The Project Gutenberg eBook of Discours par Maximilien Robespierre — 21 octobre 1789-1er juillet 1794

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Title: Discours par Maximilien Robespierre — 21 octobre 1789-1er juillet 1794

Author: Maximilien Robespierre

Editor: Laponneraye

Release date: October 1, 2009 [eBook #30144]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DISCOURS PAR MAXIMILIEN ROBESPIERRE — 21 OCTOBRE 1789-1ER JUILLET 1794 ***

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Maximilien Robespierre (1758-1794),

Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 21 octobre 1789 (21 octobre 1789)

Texte en français moderne par Albert Laponneraye

(Un boulanger avait été mis à mort par le peuple; la commune de Paris envoya à l'assemblée nationale une députation pour lui rendre compte de cet événement et pour demander qu'elle rendît une loi martiale et qu'elle s'occupât de pourvoir aux subsistances de la capitale. Barnave fit observer qu'une loi martiale ne serait pas suffisante, et proposa de créer un tribunal ad hoc pour juger les crimes de lèse-nation. La motion de Barnave fut appuyée par plusieurs députés. Robespierre prit la parole en ces termes:)

Ne serait-il donc question dans cette discussion que d'un fait isolé, que d'une seule loi?… Si nous n'embrassons pas à la fois toutes les mesures, c'en est fait de la liberté. Les députés de la commune vous ont fait un récit affligeant; ils ont demandé du pain et des soldats. Ceux qui ont suivi la révolution, ont prévu le point où vous êtes: ils ont prévu que les subsistances manqueraient; qu'on vous montrerait au peuple comme sa seule ressource: ils ont prévu que des situations terribles engageraient à vous demander des mesures violentes, afin d'immoler à la fois et vous et sa liberté. On demande du pain et des soldats; c'est dire: le peuple attroupé veut du pain; donnez-nous des soldats pour immoler le peuple. On vous dit que les soldais refusent démarcher… Eh! peuvent-ils se jeter sur un peuple malheureux dont ils partagent le malheur? Ce ne sont donc pas des mesures violentes qu'il faut prendre, mais des décrets sages pour découvrir la source de nos maux, pour déconcerter la conspiration qui peut-être, dans le moment où je parle, ne nous laisse plus d'autres ressources qu'un dévouement illustre. Il faut nommer un tribunal vraiment national.

Nous sommes tombés dans une grande erreur, en croyant que les représentants de la nation ne peuvent juger les crimes commis envers la nation. Ces crimes, au contraire, ne peuvent être jugés que par la nation, ou par ses représentants, ou par des membres pris dans votre sein. Qu'on ne parle pas de constitution quand tout se réunit pour l'écraser dans son berceau. Des mandements incendiaires sont publiés, les provinces s'agitent, les gouverneurs favorisent l'exportation sur les frontières… Il faut entendre le comité des rapports; il faut entendre le comité des recherches, découvrir la conspiration, étouffer la conspiration Alors nous ferons une constitution digne de nous et de la nation qui l'attend.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 25 janvier 1790 (25 janvier 1790)

(Le commencement de la séance avait été consacré à divers travaux, entre autres à la lecture d'un rapport sur un secours demandé par la ville de Valenciennes. Lorsque la tribune fut libre, Robespierre y monta et s'exprima ainsi:)

Nous venons soumettre à votre délibération un objet infiniment plus intéressant pour plusieurs provinces du royaume… Il tient à la liberté générale… Il est d'une telle nature, que vous nous accuseriez d'une malversation odieuse, si nous ne soutenions pas avec force la cause qui nous est en ce moment confiée. Parmi les décrets qui fixent la quotité d'impositions nécessaires pour exercer les droits de citoyen actif, et pour être électeur et éligible, il en est qui ont donné lieu à une demande d'explication…

Des contributions directes, personnelles et réelles, sont établies dans une grande partie du royaume. Dans l'Artois et dans les provinces qui l'avoisinent, on paie peu de contributions directes; la corvée n'y existe pas; la taille et la capitation y sont converties en impositions indirectes. Il en est de même des contributions par les propriétaires de fonds: les centièmes établis depuis deux siècles étaient bien loin de produire une imposition proportionnée à la valeur des fonds: ils ont été abolis par les soins des Etats d'Artois. Ainsi, cette province ne contiendrait qu'un très petit nombre de citoyens actifs; ainsi, une partie considérable des habitants de la France seraient frappés de l'exhérédation politique…

Si vous considérez maintenant que presque la totalité du territoire des provinces belgiqnes est possédée par des ecclésiastiques, par des nobles et par quelques bourgeois aisés, que dans une communauté de 1,000 âmes, il y a à peine quatre citoyens actifs…

(M. de Montlausier interrompt et demande la preuve de ces assertions.)

J'ai l'honneur d'observer que la cause que je défends touche de si près aux intérêts du peuple, que j'ai droit à toute votre attention.

Dans l'état actuel, l'égalité politique est détruite… Prononcez sur cette importante réclamation. Nous la soumettons à votre justice, à la raison qui vous a dicté la déclaration des droits de l'homme. Jetez vos yeux sur cette classe intéressante, qu'on désigne avec mépris par le nom sacré de peuple Voulez-vous qu'un citoyen soit parmi nous un être rare, par cela seul que les propriétés appartiennent à des moines, à des bénéficiers, et que les contributions directes ne sont pas en usage dans nos provinces? Voulez-vous que nous portions à ceux qui nous ont confié leurs droits, des droits moindres que ceux dont ils jouissaient? Que répondre quand ils nous diront: vous parlez de liberté et de constitution, il n'en existe plus pour nous. La liberté consiste, dites-vous, dans la volonté générale, et notre voix ne sera pas comptée dans le recensement général des voix de la nation. La liberté consiste dans la nomination libre des magistrats auxquels on doit obéir, et nous ne choisissons plus nos magistrats. Autrefois, nous les nommions, nous pouvions parvenir aux fonctions publiques; nous ne le pourrons plus, tant que les anciennes contributions subsisteront… Dans la France esclave, nous étions distingués par quelques restes de liberté; dans la France devenue libre, nous serons distingués par l'esclavage.

Si nous pouvons vous proposer un parti qui, loin de compromettre vos décrets et vos principes, les cimente et les consacre; s'il n'y a d'autre effet que de fortifier vos décrets, et de vous assurer de plus en plus la confiance et l'amour de la nation, quelle objection pourrez-vous faire?

L'assemblée nationale considérant que les contributions maintenant établies dans diverses parties du royaume, ne sont ni assez uniformes, ni assez sagement combinées pour permettre une application juste et universelle des décrets relatifs aux conditions d éligibilité, voulant maintenir l'égalité politique entre toutes les parties du royaume, déclare l'exécution des dispositions concernant la nature et la quotité des contributions nécessaires pour être citoyen actif, électeur et éligible, différée jusqu'à l'époque où un nouveau mode d'imposition sera établi; que jusqu'à cette époque, tous les Français, c'est-à-dire, tous les citoyens domiciliés, nés Français ou naturalisés Français, seront admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talons; sans qu'il soit dérogé toutefois aux motifs d'incompatibilité décrétés par l'assemblée nationale.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 22 février 1790 (22 février 1790)

(Des troubles ayant éclaté sur différons points de la France, le garde des sceaux donna lecture à l'assemblée constituante d'un mémoire pour l'inviter à prendre des mesures de répression. L'assemblée décida que son comité de constitution lui présenterait un projet de décret tendant au rétablissement de la tranquillité publique. Ce projet de décret armait les officiers municipaux d'une sorte de dictature en leur permettant de faire usage contre les attroupements de la loi martiale, qui ordonnait de faire feu sur le peuple après trois sommations. Lafayette, Barnave, Caza- lès, Mirabeau et d'autres députés encore furent successivement entendus sur cette question; tous furent d'avis de mettre la loi martiale en vigueur avec quelques modifications plus ou moins restrictives. Chapetier et Malouet proposèrent deux nouveaux projets de décret. Robespierre prononça à ce sujet le discours suivant:)

Avant d'examiner les différens décrets, je dois vous exposer dans quelles circonstances et sous quels auspices ils vous sont présentés. Il y a peu de jours, sur le simple récit des événements du Quercy, l'Assemblée, par un décret, a ordonné la réunion des troupes soldées et des maréchaussées aux gardes nationales, pour réprimer les désordres. Ce décret a paru insuffisant aux ministres, qui ont demandé, dans leur mémoire, que le pouvoir exécutif soit autorisé à déployer la terreur des armes. Ce mémoire a été renvoyé au comité, et, samedi, des membres de cette Assemblée vous ont fait des propositions conformes à celles des ministres. Qu'on me pardonne de n'avoir pu concevoir comment les moyens du despotisme pouvaient assurer la liberté; qu'on me pardonne de demander comment une révolution faite par le peuple peut être protégée par le déploiement ministériel de la force des armes. Il faudrait me démontrer que le royaume est à la veille d'une subversion totale: cette démonstration a paru nécessaire à ceux-là mêmes qui se joignent à la demande des ministres, puisqu'ils assurent qu'elle est acquise. Voyons si cela est vrai.

Nous ne connaissons la situation du royaume que par ce qui a été dit par quelques membres sur les troubles du Quercy, et vous avez vu que ces troubles ne consistent qu'en quelques châteaux brûlés. Des châteaux ont le même sort dans l'Agénois. Nous nous rappelons avec plaisir que deux députés nobles* [* MM. d'Aiguillon et Chartes de Lameth.], ont préféré à ce vain titre celui de défenseurs du peuple: ils vous ont conjuré de ne pas vous effrayer de ces événements, et ils ont présenté les principes que je développe aujourd'hui. Il y a encore quelques voies de fait en Auvergne et quelques-unes en Bretagne. Il est notoire que les Bretons ont calmé des émotions plus violentes: il est notoire que, dans cette province, ces accidents ne sont tombés que sur ces magistrats qui ont refusé la justice au peuple, qui ont été rebelles à vos décrets, et qui s'obstinent à les mépriser* [* La chambre des vacations du parlement de Rennes avait refusé d'enregistrer les décrets de l'Assemblée. Ses membres furent mandés à la barre, et déclarés inhabiles à remplir aucune fonction de citoyen actif. (Séances du 11 et 16 janvier 1790.)]. Les députés des contrées agitées m'ont assuré que les troubles se calment. Vous avez dû être rassurés à un certain point par le mémoire du garde des sceaux, plus effrayant par la force et l'exagération des expressions que par les faits: il en articule un seul: les malheurs arrivés à Béziers. Vous avez blâmé le peuple; vous avez donné une preuve touchante d'intérêt à ses malheurs: vous avez vu qu'ils ne tiennent pas à une cause générale, mais qu'ils prennent leur source dans les contraintes exercées sur la perception d'un impôt odieux, que le peuple croit détruit, et que, depuis le commencement de la révolution, il refuse de payer. Que ces faits ne nous inspirent donc aucune terreur. Rapportons maintenant les événements qui peuvent dissiper nos craintes

Vous savez quels moyens on a employés en Normandie pour soulever le peuple, pour égarer les habitants des campagnes; vous avez vu avec quelle candeur ils ont désavoué les signatures surprises et apposées à une adresse, ouvrage de sédition et de délire, rédigée par les auteurs et les partisans de l'aristocratie. Qui est-ce qui ignore qu'on a répandu avec profusion, dans les provinces belgiques, des libelles incendiaires, que les principes de l'insurrection ont été prêchés dans la chaire du Dieu de paix; que les décrets sur la loi martiale, sur les contributions, sur la suppression du clergé ont été publiés avec soin; qu'on a caché tous ceux de vos décrets qui, non moins utiles, présentaient aux peuples des objets de bienfaisance faciles à saisir? Qu'on ne vienne donc pas calomnier le peuple! J'appelle le témoignage de la France entière: je laisse ses ennemis exagérer les voies de fait, s'écrier que la révolution a été signalée par des barbaries: moi j'atteste tous les bons citoyens, tous les amis de la raison, que jamais révolution n'a coûté si peu de sang et de cruautés. Vous avez vu un peuple immense, maître de sa destinée, rentrer dans l'ordre au milieu de tous les pouvoirs abattus, de ces pouvoirs qui l'ont opprimé pendant tant de siècles; sa douceur, sa modération inaltérables ont seules déconcerté les manoeuvres de ses ennemis, et on l'accuse devant ses représentants!

A quoi tendent ces accusations? Ne voyez-vous pas le royaume divisé? ne voyez-vous pas deux partis, celui du peuple et celui de l'aristocratie et du despotisme? Espérons que la constitution sera solidement affermie; mais reconnaissons qu'il reste encore à faire: grâce au zèle avec lequel on a égaré le peuple par des libelles, et déguisé les décrets, l'esprit public n'a pas encore pris l'ascendant si nécessaire. Ne voyez vous pas qu'on cherche à énerver les sentiments généreux du peuple, pour le porter à préférer un paisible esclavage à une liberté achetée au prix de quelques agitations et de quelques sacrifices? Ce qui formera l'esprit public, ce qui déterminera s'il doit pencher vers la liberté ou se reporter vers le despotisme, ce sera l'établissement des assemblées administratives. Mais si l'intrigue s'introduisait dans les élections, si la législature suivante pouvait ainsi se trouver composée des ennemis de la révolution, la liberté ne serait plus qu'une vaine espérance que nous aurions présentée à l'Europe. Les nations n'ont qu'un moment pour devenir libres; c'est celui où l'excès de la tyrannie doit faire rougir de défendre le despotisme. Ce moment passé, les cris de bons citoyens sont dénoncés comme des actes de sédition; la servitude reste, la liberté disparait. En Angleterre, une loi sage ne permet pas aux troupes d'approcher des lieux où se font chaque année les élections; et dans les agitations incertaines d'une révolution, on nous propose de dire au pouvoir exécutif: Envoyez des troupes où vous voudrez, effrayez les peuples, gênez les suffrages, faites pencher la balance dans les élections!

Dans ce moment même des villes ont reçu des garnisons extraordinaires, qui ont par la terreur servi à violer la liberté du peuple, à élever aux places municipales des ennemis caches de la révolution. Ce malheur est certain; je le prouverai, et je demande pour cet objet une séance extraordinaire. Prévenons ce malheur; réparons-le par une loi que la liberté et la raison commandent à tout peuple qui veut être libre, qu'elles ont commandée à une nation qui s'en sert avec une respectueuse constance pour maintenir une constitution à laquelle elle reconnaît des vices; mais ne proclamons pas une nouvelle loi martiale contre un peuple qui défend ses droits, qui recouvre sa liberté. Devons-nous déshonorer le patriotisme en l'appelant esprit de sédition, et honorer l'esclavage par le nom d'amour de l'ordre et de la paix? Non; il faut prévenir les troubles par des moyens plus analogues à la liberté. Si l'on aime véritablement la paix, ce ne sont pas des lois martiales qu'il faut présenter au peuple; elles donneraient de nouveaux moyens d'amener des troubles: lorsqu'il sera porté quelque cause à votre tribunal, protégez la cause, protégez les principes populaires.

Tout cet empire est couvert de citoyens armés par la liberté; ils repousseront les brigands pour défendre leurs foyers. Rendons au peuple ses véritables droits; protégeons, je le répète, protégeons les principes patriotiques, attaqués dans tant d'endroits divers; ne souffrons pas que des soldats armés aillent opprimer les bons citoyens, sous le prétexte de les défendre; ne remettons pas le sort de la révolution dans les mains de chefs militaires; faisons sortir des villes ces soldats armés qui effraient le patriotisme pour détruire la liberté.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 13 mars 1790 (13 mars 1790)

(II y avait près d'un an que la régénération de la France avait commencé, et l'Assemblée nationale, absorbée par une multitude d'autres soins, ne s'était pas encore occupée du sort des détenus par lettres de cachet. Dans la séance du 13 mars au soir, le député Castellane présenta un projet de loi en plusieurs articles sur ce sujet. Le premier article ordonnait la mise en liberté dans le délai de six semaines de toutes les personnes détenues sans jugement préalable. L'abbé Maury se hâta de prendre la parole et de combattre cet article du projet de loi, demandant le maintien des lettres de cachet. Robespierre lui répliqua ainsi:)

En me bornant au premier article soumis à votre discussion, j'observe que c'est sur le sort des personnes qui ne sont accusées d'aucun crime que nous avons à prononcer. Nous ne favoriserons pas, sans doute, ces actes de despotisme; des législateurs n'ont autre chose à faire que d'anéantir ces abus. Comment les anéantir s'ils laissent gémir ceux qui sont dans l'oppression? En vertu de quoi ont-ils été privés de leur liberté? En vertu d'un acte illégal. Ne serait-ce pas consacrer cet acte illégal que d'ordonner des délais? Si quelque chose peut nous affecter, c'est le regret de siéger depuis dix mois, sans avoir encore prononcé la liberté de ces malheureux, victimes d'un pouvoir arbitraire. L'assemblée sera, sans doute, étonnée de voir que, lorsqu'il est question de la cause de l'innocence, on lui parle sans cesse, non pas de ces infortunés détenus, souvent pour leurs vertus, pour avoir laissé échapper quelques preuves d'énergie et de patriotisme; mais qu'on fixe son attention sur des hommes emprisonnés à la sollicitation des familles. Vous n'avez pas, sans doute, oublié cette maxime: Il vaut mieux faire grâce à cent coupables, que punir un seul innocent. Je propose pour amendement au premier article que tous ceux qui seront détenus seront mis en liberté le jour même de la publication du présent décret, et que dans huit jours votre décret sera publié.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 7 avril 1790 (7 avril 1790)

(L'Assemblée Constituante s'occupait de l'organisation du pouvoir judiciaire. Trois projets de décret lui étaient soumis sur cette matière importante. Les avis étant partagés sur la question de savoir auquel des trois projets on accorderait la priorité; il fut décrété que plusieurs questions fondamentales seraient discutées et décidées préalablement. Au nombre de ces questions étaient les deux suivantes: 1° Etablira-t-on des jurés? 2° Les établira-t-on en matière civile et en matière criminelle? La discussion s'engagea La majorité de l'assemblée penchait en faveur du jury, mais parmi ceux qui reconnaissaient l'utilité de cette institution admirable, il en était qui ne la croyaient applicable qu'au criminel, d'autres qui renvoyaient a l'année 1792 l'application du Jury au civil. Un député ayant dit: "Avant de discuter, qu'on me définisse donc ce que c'est que des jurés," Robespierre se leva et répondit ainsi à cette question.)

D'après tout ce qui a été dit, il semble que pour fixer l'opinion il suffit de répondre à la question du préopinant eu définissant l'essence et en déterminant le principal caractère de la procédure par juré. Supposez donc, à la place de ces tribunaux permanents auxquels nous sommes accoutumés, et qui prononcent à la fois sur le fait et sur le droit, des citoyens jugeant le fait et des juges appliquant ensuite la loi. D'après cette seule définition, on saisira aisément la grande différence qui se trouve entre les jurés et les différentes institutions qu'on voudrait vous proposer. Les juges des tribunaux permanents, investis pour un temps du pouvoir terrible de juger, adopteront nécessairement un esprit de corps d'autant plus redoutable que, s'alliant avec l'orgueil, il devient le despotisme. Il est trop souvent impossible d'obtenir justice contre des magistrats en les attaquant soit comme citoyens soit comme juges. Quand ma fortune dépendra d'un juré je me rassurerai en pensant qu'il rentrera dans la société; je ne craindrai plus le juge qui, réduit à appliquer la loi, ne pourra jamais s'écarter de la loi: je regarde donc comme un point incontestable que les jurés sont la base la plus essentielle de la liberté; sans cette institution je ne puis croire que je sois libre, quelque belle que soit votre constitution.

Tous les opinants adoptent l'établissement des jurés au criminel. Eh! quelle différence peut-on trouver entre les deux parties distinctes de notre procédure? Dans l'une, il s'agit de l'honneur et de la vie; dans l'autre, de l'honneur et de la fortune. Si l'ordre judiciaire au criminel sans jurés est insuffisant pour garantir ma vie et mon honneur, il l'est également au civil, et je réclame les jurés pour mon honneur et pour ma fortune. On dit que cette institution au civil est impossible: des hommes qui veulent être libres et qui en ont senti le besoin sont capables de surmonter toutes les difficultés; et s'il est une preuve de la possibilité d'exécuter l'institution qu'on attaque, je la trouve dans cette observation que beaucoup d'hommes instruits ont parlé dans cette affaire sans présenter une objection soutenable! Peut-on prouver qu'il est impossible de faire ce que l'on fait ailleurs, qu'il est impossible de trouver des juges assez éclairés pour juger des faits? Mais partout, malgré la complication de nos lois, malgré tous nos commentaires, les faits sont toujours des faits; toute question de fait sur une vente se réduira toujours à ce point: La vente a-t-elle été faite? (Murmures.) J'éprouve en ce moment même que l'on confond encore le fait et le droit. Quelle est la nature de la vente? Voilà ce qui appartient à la loi et aux juges. N'avez vous pas vendu? Cette question appartient aux jurés… Quoi! vous voulez donc que le bon sens, que la raison soit exclusivement affectée aux hommes qui portent une certaine robe? On a dit que notre situation politique ne permettait pas l'établissement des jurés: quelle est donc notre situation politique? Les Français, timides esclaves du despotisme, sont changés par la révolution en un peuple libre qui ne connaît pas d'obstacles quand il s'agit d'assurer la liberté; nous sommes au moment où toutes les vérités peuvent paraître, où toutes seront accueillies parle patriotisme. On dit que nous ne connaissons pas les jurés: j'en atteste tous les gens éclairés; la plupart des citoyens connaissent les jurés et en désirent l'établissement. On veut vous faire redouter les obstacles des gens de loi: c'est une injure qui leur est faite; ceux qui n'ont porté au barreau que le désir d'être utiles à leurs concitoyens saisiront avec enthousiasme l'occasion de sacrifier leur état si l'utilité publique l'exige… Suffit-il donc de se borner à apposer des convenances aux principes? rappelez-vous ce que vous avez fait; souvenez-vous que quand vous avez changé ce mot servile et gothique: Etats généraux, en cette expression: Assemblée nationale, qui a consacré tout à la fois vos droits et vos principes les plus sacrés de la constitution, les mêmes convenances ont été opposées par les mêmes personnes.

Je conclus, et je dis que différer jusqu'à 1792 l'établissement des jurés au civil, c'est peut-être y renoncer pour toujours, c'est aider à la renaissance de cet esprit aristocratique qui se montre chaque jour avec une assurance qu'il avait perdue depuis plusieurs mois. Le moment le plus favorable pour cette belle institution était venu: vous différez! Qui vous a dit que ce moment reviendra? Et si vous n'êtes pas sûrs de son retour, de quel droit hasarderez-vous le bonheur du peuple.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 28 avril 1790 (28 avril 1790)

(L'assemblée avait chargé son comité de jurisprudence criminelle de lui présenter un travail sur les conseils de guerre. Le député Beaumetz donna lecture d'un projet de décret dont les principales dispositions consistaient à rendre la procédure publique et à donner un conseil à l'accusé. Robespierre l'apprécia en ces termes:)

Le décret qu'on vous propose est si important, qu'il est difficile de se déterminer après une seule lecture: cependant il est impossible de n'être pas frappé de son insuffisance; il ne fallait pas se borner à réformer quelques détails; mais on devait toucher à la composition des conseils de guerre. Vainement vous auriez donné un conseil à l'accusé, si, comme les autres citoyens, les soldats ne tenaient de vous le droit d'être jugé par ses pairs. Je ne prétends rien dire de désobligeant à l'armée française, en exposant avec force un sentiment que vous trouverez sans doute plein de justice. Il est impossible de décréter, dans les circonstances actuelles, que les soldats n'auront pas d'autres juges que les officiers… (Il s'élève quelques murmures). J'en conviens, il faut du courage pour dire, dans cette tribune, où une expression d'un membre patriote a été interprétée d'une manière défavorable, qu'il y a entre les soldats et les officiers des intérêts absolument opposés. Si cette réflexion est juste, serez-vous suffisamment rassurés sur le sort des soldats qui pour, raient être accusés? Ne craindrez-vous pas que quelquefois cette différence de sentiments sur la révolution se fasse naître des préjugés contre l'innocence des soldats? ne craindrez-vous pas que, sous prétexte de discipline, on ne punisse le patriotisme et l'attachement à la révolution? Mes observations sont conformes aux principes de l'Assemblée nationale: elle ne les violera pas, quand il s'agit de la sûreté des braves soldats auxquels nous devons une reconnaissance si sincère et si méritée.

Je demande que désormais le conseil de guerre soit composé d'un nombre égal d'officiers et de soldats.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 15 mai 1790 (15 mai 1790)

(Un grand différend s'était élevé entre l'Espagne et l'Angleterre; les deux puissances faisaient des armements considérables et Louis XVI, par l'organe de M. de Montmorin, avait donné communication à l'assemblée des mesures qu'il avait cru devoir prendre pour assurer la tranquillité générale et pour la sûreté du commerce. Une discussion s'éleva à ce sujet sur la question de savoir à qui appartenait, du roi ou de l'assemblée, le droit de faire la paix ou la guerre. Voici quelle fut l'opinion de Robespierre:)

S'il est un moment où il soit indispensable de juger la question de savoir à qui appartiendra le droit de faire la paix ou la guerre, c'est à l'époque où vous avez à délibérer sur l'exercice de ce droit. Comment prendrez-vous des mesures si vous ne connaissez pas votre droit. Vous déciderez provisoirement, au moins, que le droit de disposer du bonheur de l'empire appartient au ministre. Pouvez-vous ne pas croire, comme on vous l'a dit, que la guerre est un moyen de défendre le pouvoir arbitraire contre les nations? Il peut se présenter différents partis à prendre. Je suppose qu'au lieu de vous engager dans une guerre dont vous ne connaissez pas les motifs, vous vouliez maintenir la paix; qu'au lieu d'accorder des subsides, d'autoriser des armements, vous croyez devoir faire une grande démarche et montrer une grande loyauté. Par exemple, si vous manifestiez aux nations que, suivant des principes bien différents de ceux qui ont fait les malheurs des peuples, la nation française, contente d'être libre, ne veut s'engager dans aucune guerre, et veut vivre avec toutes les nations, dans cette fraternité qu'avait commandée la nature. Il est de l'intérêt des nations de protéger la nation française, parce que c'est de la France que doivent partir la liberté et le bonheur du monde. Si l'on reconnaissait qu'il est utile de prendre ces mesures ou toutes autres semblables, il faudrait décider si c'est la nation qui a le droit de les prendre. II faut donc, avant d'examiner les mesures nécessaires, juger si le roi a le droit de faire la paix ou la guerre.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 18 mai 1790 (18 mai 1790)

(Continuation de la séance du 15 mai sur le droit de guerre.)

Après les vérités importantes qui vous ont été présentées sur la question, il reste encore à répondre à un très-petit nombre d'objections, à résumer les points principaux, à réduire la question à ses termes les plus simples, et à fixer vos regards sur notre situation actuelle. En me rappelant ce qu'ont dit les deux préopinants, je ne vois qu'une seule objection: la nation étant obligée de déléguer tout le pouvoir, autant vaut et mieux vaut de léguer au roi, qui est représentant de la nation, le droit de déclarer la guerre. Il est inexact de dire représentant de la nation. Le roi est le commis et le délégué de la nation pour exécuter les volontés nationales… (MM. Destourmel, de Murinais, etc., demandent que l'opinant soit rappelé à l'ordre.) Certainement le murmure qui s'élève n'aurait pas eu lieu, si l'on avait compris ma pensée; on ne m'aurait pas soupçonné de manquer de respect à la majesté royale, puisqu'elle n'est autre chose que la majesté nationale. J'ai voulu donner une magnifique idée de…. (Murmures) Si mes expressions ont affligé quelqu'un, je dois les rétracter: par commis, je n'ai voulu entendre que l'emploi suprême, que la charge sublime d'exécuter la volonté générale; j'ai dit qu'on ne représente la nation que quand on est spécialement chargé par elle d'exprimer sa volonté, toute autre puissance, quelque auguste qu'elle soit, n'a pas le caractère de représentant du peuple. Je dis donc que la nation doit confier à ses représentants le droit de la guerre et de la paix. A toutes ces réflexions, j'ajoute qu'il faut déléguer ce pouvoir à celui qui a le moins d'intérêt à en abuser; le corps législatif n'en peut abuser jamais. Mais c'est le roi armé d'une puissante dictature qui peut le rendre formidable, qui peut attenter à la liberté, à la constitution. Le roi sera toujours tenté de déclarer la guerre pour augmenter sa prérogative; les représentants de la nation auront toujours un intérêt direct et même personnel à empêcher la guerre. Dans un instant, ils vont rentrer dans la classe de citoyens, et la guerre frappe sur tous les citoyens. Pour éviter ces inconvénients sans nombre qui se présentent à nos regards, je propose à l'assemblée de fixer son opinion sur le projet de décret de M. de Pétion; c'est ici le moment de commencer cette grande révolution, qui s'étendra sur toutes les parties du monde. Je ne crois pas qu'il soit facile de supporter l'idée de la guerre qui l'annonce. C'est l'Espagne qui a fait les premiers préparatifs; c'est l'Espagne qui a réclamé des possessions éloignées. On nous parle d'un traité: quel traité? un pacte de famille est un pacte national? Comme si les querelles des rois pouvaient encore être celles des peuples…. (On observe que ce n'est pas l'ordre du jour.) Il est impossible que des événements qui amènent cette discussion, soient étrangers à cette discussion. Il est important d'avertir l'assemblée nationale que cette question traitée, elle en aura une autre à traiter. Pourquoi voulez-vous m'empêcher de vous dire que vous êtes exposés aux plus grands des dangers, si vous ne prenez pas un décret sage. Je conclus à ce que l'assemblée délibère, d'abord sur le projet de décret de M. Pétion de Villeneuve, et ensuite sur les circonstances présentes.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 25 mai 1790 (25 mai 1790)

(Opinion de Robespierre sur l'organisation de la Cour de cassation:)

Pour découvrir les règles de l'organisation de la Cour de cassation, il faut se former une idée juste de ses fonctions et de son objet. Elle ne jugera pas sur le fond des procès. Uniquement établie pour défendre la loi et la constitution, nous devons la considérer, non comme une partie de l'ordre judiciaire, mais comme placée entre le législateur et la loi rendue, pour réparer les atteintes qu'on pourrait lui porter. Il est dans la nature que tout individu, que tout corps qui a du pouvoir, se serve de ce pouvoir pour augmenter ses prérogatives; il est certain que le tribunal de cassation pourra se faire une volonté indépendante du corps législatif, et s'élever contre la constitution. Ces idées m'ont conduit à adopter une maxime romaine qui pourrait paraître paradoxale, et dont vous reconnaîtrez sans doute la vérité: "Aux législateurs appartient le pouvoir de veiller au maintien des lois." Cette maxime était rigoureusement observée. Quand il y avait quelque obscurité, les lois romaines ne voulaient pas que les juges se permissent aucune interprétation, dans la crainte qu'ils n'élevassent leur volonté au-dessus de la volonté des législateurs. D'après ces réflexions, j'ai pensé que vous ne trouveriez pas étrange qu'on vous proposât de ne pas former de tribunal de cassation distinct du corps législatif, mais de le placer dans ce corps même. On objectera que vous avez distingué les pouvoirs, et que vous confondriez le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif; mais un tribunal de cassation n'est point un tribunal judiciaire. On objectera encore la durée des sessions; mais vous n'avez pas encore décrété cette durée; mais on le pourrait, sans inconvénients, si les affaires publiques, si la liberté, l'exigeaient. Mon avis est donc que le tribunal de cassation soit établi dans le sein du corps législatif, et qu'un comité soit chargé de l'instruction et de faire le rapport à l'assemblée qui décidera.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 20 juin 1790 (20 juin 1790)

(L'abbé Jaquemard, membre de l'assemblée constituante, voutait que l'élection des prélats fût faite par le bas clergé et que le peuple ne participât point à cette élection. Robespierre combattit cette doctrine qui ne tendait à rien moins qu'à maintenir le clergé à l'état de caste et à perpétuer son omnipotence.)

M. l'abbé Jaquemard propose de faire nommer les évêques par les ecclésiastiques, concurremment avec les membres de l'assemblée administrative; ceci est directement opposé aux principes de la constitution. Le droit d'élire ne peut appartenir au corps administratif; celui en qui réside la souveraineté, a seul le droit d'élire, et ce droit ne peut être exercé que par lui ou par ceux auxquels il l'a délégué. On vous propose de faire intervenir le clergé dans l'élection de cette portion d'officiers publics, appelés les évêques: c'est bien là l'exercice d'un droit politique. Vous l'appelez à l'exercice de ce droit, non comme citoyen, mais comme clergé, mais comme corps particulier, dès lors vous dérogez aux premiers principes; non seulement vous rompez l'égalité des droits politiques; vous faites du clergé un corps isolé; vous consacrez vous-mêmes le retour des abus; vous vous exposez à l'influence dangereuse d'un corps qui a opposé tant d'obstacles à vos travaux. Ni les assemblées administratives ni le clergé ne peuvent concourir à l'élection des évêques. La seule élection constitutionnelle, c'est celle qui vous a été proposée par le comité. Quand on dit que cet article contrevient à l'esprit de piété; qu'il est contraire aux principes du bon sens; que le peuple est trop corrompu pour faire de bonnes élections, ne s'aperçoit-on pas que cet inconvénient est relatif à toutes les élections possibles; que le clergé n'est pas plus pur que le peuple lui-même? Je conclus pour le peuple.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 27 septembre 1790 (27 septembre 1790)

(Lors de la discussion sur l'institution du jury, l'Assemblée Constituante rejeta les jurés en matière civile et décréta leur établissement en matière criminelle. Elle chargea en même temps ses comités de constitution et de jurisprudence de lui présenter une loi qui réglât l'exécution de son décret. Ce travail lui fut soumis quelques mois après par Duport au nom des comités de constitution et de jurisprudence réunis. L'assemblée ordonna l'impression du projet de loi et du rapport dont il était précédé. Robespierre prit la parole pour le combattre dans une de ses dispositions seulement, celle qui était relative à la gendarmerie et à la police de sûreté.)

Je m'élève contre la disposition du plan des comités qui associe les officiers de la maréchaussée aux fonctions de juge de paix, et qui les érige en magistrats de police. Je soutiens qu'ils ne peuvent être que les exécuteurs des ordonnances de la police, mais qu'ils ne peuvent eux-mêmes occuper son tribunal et rendre des décisions sur la liberté des citoyens. Je fonde mon opinion sur les premières notions de toute constitution libre: vos comités ont fondé leur système sur une nuance qu'ils ont remarquée entre la justice et la police. Cette nuance peut être exprimée avec assez de justesse, sous le rapport de la question actuelle, en définissant la police de sûreté une justice provisoire.

Le juge absout ou condamne; le magistrat de police décide si un citoyen est assez suspect pour perdre provisoirement sa liberté et pour être remis sous la main de la justice: l'une et l'autre ont un objet commun, la sûreté publique; leurs moyens diffèrent en ce que la marche de la police est soumise à des formes moins scrupuleuses, en ce que ses décisions ont quelque chose de plus expéditif et de plus arbitraire. Mais remarquez que l'une et l'autre doivent concilier, autant qu'il est possible, la nécessité de réprimer le crime avec les droits de l'innocence et de la liberté civile, et que la police même ne peut, sans crime, outrepasser le degré de rigueur ou de précipitation qui peut être absolument indispensable pour remplir son objet; remarquez surtout que de cela même que la loi est obligée de laisser plus de latitude à la volonté et à la conscience de l'homme qu'elle charge de veiller au maintien de la police, plus elle doit mettre de soin et de sollicitude dans le choix de ce magistrat, plus elle doit chercher toutes les présomptions morales et politiques qui garantissent l'impartialité, le respect pour les droits du citoyen, l'éloignement de toute espèce d'injustice, de violence et de despotisme. "Ce danger, ce malheur de perdre la liberté avant d'être convaincu, et quoique l'on soit innocent, dit le rapporteur des deux comités, est un droit que tout citoyen a remis à la société; c'est un sacrifice qu'il lui doit." Mais c'est précisément par cette raison qu'il faut prendre toutes les précautions possibles pour s'assurer que ce sera l'intérêt général, que ce sera le v½u et le besoin public, et non les passions particulières qui commanderont ces sacrifices et qui réclameront ce droit; c'est-à-dire, pour ne pas faire d'une institution faite pour maintenir la sûreté des citoyens le plus terrible fléau qui puisse la menacer. Si ces principes sont incontestables, mon opinion est déjà justifiée.

J'en tire déjà la conséquence que des officiers militaires ne doivent pas être magistrats de police: ce n'est que sous le despotisme que des fonctions aussi disparates, que des pouvoirs aussi incompatibles peuvent être réunis, ou plutôt, cette réunion monstrueuse serait elle-même le despotisme le plus violent, c'est-à dire le despotisme militaire. Or, qu'est-ce que les officiers de maréchaussée, si ce ne sont des officiers militaires? Vous vous rappelez sans doute la constitution que vous avez donnée à ce corps; vous savez que vous avez déclaré qu'il faisait partie de l'armée de ligne, qu'il serait soumis au même régime, vous avez décrété que, pour y être admis, il fallait avoir servi dans les troupes de ligne pendant un certain nombre d'années déterminé; vous avez décrété que les trois quarts des lieutenants seraient des officiers de troupes de ligne; il faut passer par ce grade pour arriver aux grades supérieurs, qui sont tous assimilés à ceux de l'armée de ligne: le législateur ne peut donc confier des fonctions civiles si importantes et si délicates aux officiers de la maréchaussée, sans oublier ce principe sacré qu'il doit trouver dans ceux qu'il investit d'une telle magistrature la garantie la plus sûre possible de l'usage humain et modéré qu'ils en feront.

Il est surtout une garantie qu'il n'est pas permis de négliger; c'est celle que vous avez vous-même cherchée en décrétant que les fonctionnaires publics qui doivent décider des intérêts des citoyens soient nommés par le peuple. Quand les citoyens soumettent leur liberté aux soupçons, à la volonté d'un homme, la moindre condition qu'ils puissent mettre à ce sacrifice, c'est sans doute qu'ils choisiront eux-mêmes cet homme-là; or, les officiers de la maréchaussée ne sont pas choisis par le peuple; les colonels, les chefs de ce corps, sont choisis par le directoire, et ils choisissent à leur tour les autres officiers. Observons encore que vous avez vous-mêmes consacré le principe que j'invoque, dans la matière même dont je parle, en confiant l'autorité de la police à des juges de paix nommés par le peuple; or, comment vos comités peuvent-ils vous proposer de la partager entre eux et les officiers de maréchaussée, et même de donner à ceux-ci un pouvoir plus étendu; de fonder cette institution si intimement liée aux droits les plus sacrés des citoyens, sur deux principes si opposés, ou plutôt sur des contradictions si révoltantes?

Mais il est un troisième rapport qui marque d'une manière plus sensible encore l'opposition de ce système avec les maximes de justice et de prudence que j'ai exposées. Pourquoi n'aurais-je pas le courage de le dire, ou plutôt pourquoi faut-il que les représentants de la nation aient besoin de courage pour dire les vérités qui importent le plus à son bonheur? S'il est vrai que tous les abus de l'autorité viennent des intérêts et des passions des hommes qui les exercent, ne devez-vous pas calculer les intérêts, les passions qui, dans les circonstances où nous sommes, c'est-à-dire à l'époque la plus importante de notre gouvernement, pourraient diriger l'autorité entre les mains des officiers de police? Pouvons-nous oublier que longtemps encore la différence des sentiments et des opinions sera marquée par celle des conditions et des anciennes habitudes? Pouvez-vous croire que le moyen de donner au peuple les juges, les magistrats de police les plus impartiaux, les plus dévoués à ses intérêts, les plus religieusement pénétrés des respects qui lui sont dus, serait de les choisir précisément dans la classe des ci-devant privilégiés, des officiers militaires chez qui l'amour de la révolution est combattu par tant de causes différentes? Or, les officiers de maréchaussée ne seront-ils pas composés de cette manière par les dispositions qui destinent la plupart des places importantes à des officiers de troupes de ligne, et qui font dépendre l'avancement des autres du suffrage de ces derniers? Vous ne pouvez donc leur abandonner l'autorité de la police sans exposer les patriotes les plus zélés, sans livrer le peuple à ces persécutions secrètes, à ces vexations arbitraires, dont votre comité avoue que l'exercice de la police peut être facilement le prétexte; vous ne le pouvez pas sans démentir à la fois et votre humanité, et votre sagesse, et votre justice.

Vous seriez effrayés, si vous examiniez en détail les fondions qu'on leur attribue. Quoi! un officier militaire pourra faire amener devant lui, par la maréchaussée, tout citoyen qu'il lui plaira de suspecter, à quelque distance qu'il se trouve! Il pourra le relâcher s'il se trouve satisfait de ses réponses, ou l'envoyer dans une prison! Il pourra le faire arrêter dans sa propre maison! Il pourra recevoir des plaintes, dresser des procès-verbaux., entendre des témoins, et former les premiers titres qui compromettront l'honneur et la vie d'un citoyen! Un officier militaire pourra susciter un procès criminel à tout citoyen, le flétrir d'abord d'un jugement qui le déclarera prévenu du crime, et le retenir provisoirement dans une prison jusqu'à ce que le directeur du juré ait rendu un second jugement provisoire sur sa liberté!

Je cherche en vain, je l'avoue, en quoi l'ancien régime était plus vicieux que celui-là; je ne sais pas même s'il ne pourrait pas nous faire regretter jusqu'à la juridiction prévotale, moins odieuse sous beaucoup de rapports, et qui parut un monstre politique, précisément parce qu'elle remettait dans les mêmes mains une magistrature civile et le pouvoir militaire.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 23 octobre 1790 (23 octobre 1790)

(Opinion de Robespierre sur la Haute Cour nationale.)

J'ai quelques observations à vous soumettre sur l'organisation de la haute cour nationale. Les crimes de lèse-nation sont des attentats commis directement contre les droits du corps social. Il en est de deux espèces; ceux qui attaquent son existence physique, et ceux qui cherchent à vicier son existence morale. Ces derniers sont aussi coupables que les premiers. Celui qui attente à la liberté d'une nation, est autant son ennemi que celui qui voudrait la faire périr par le fer. Dans ce cas, ce n'est plus une nation, ce n'est plus un roi; il n'y a que des esclaves et un tyran. Les crimes de lèse-nation sont rares quand la constitution de l'Etat est affermie, parce qu'elle comprime de toutes parts, avec la force générale, les individus qui seraient tentés d'être factieux. Il n'y a alors que les hommes publics armés de grands pouvoirs qui puissent ruiner l'édifice de la liberté publique. Ce n'est donc que sur eux qu'il est utile de fixer alors la défiance d'un tribunal. Mais dans un temps de révolution, lorsqu'un peuple secoue le joug, que le despotisme fait des efforts pour se relever, alors le tribunal de surveillance doit scruter plus particulièrement les factions particulières. Il faut que ce tribunal soit composé de personnes amies de la révolution. Il ne doit ressembler en rien à ce siège anticonstitutionnel à qui vous avez remis le soin de punir les forfaits des nombreux ennemis qui ont entouré le berceau de la liberté; il faut que le tribunal que vous avez formé soit investi de courage, de force armée, puisqu'il aura à combattre les grands, qui sont ennemis du peuple. De là découle cette vérité incontestable, que le peuple seul a droit de nommer ses protecteurs. Conférer au roi une partie de ce droit d'élection, ce serait faire un écueil de ce qui doit être un rempart pour la liberté.

Le comité a donc commis une erreur, en vous proposant de faire nommer les juges par le roi. Ce n'est pas même assez, il faut que, pour éloigner de ce tribunal l'illusion des promesses et la séduction des grâces, ceux qui seront membres de ce tribunal ne puissent accepter aucune grâce ou commission du pouvoir exécutif, avant deux ans; et même, s'il est possible, il faut fixer une époque plus reculée. Où peut-on mieux placer ce tribunal que dans Paris, cette ville qui a tant rendu de services à la révolution, et qui fut de tout temps le centre des lumières? Je me borne à ces réflexions; je n'ai point eu le temps de rédiger un projet de décret; une discussion plus mûre, et vos lumières y suppléeront.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 9 novembre 1790 (9 novembre 1790)

(Opinion de Robespierre sur le tribunal de cassation.)

Quel est l'objet de l'institution d'un tribunal de cassation. Voilà la première question et peut-être la seule que vous ayez à juger. Les tribunaux sont établis pour décider les contestations entre citoyens cl citoyens: là finit le pouvoir judiciaire; là commence l'autorité de la Cour de cassation. C'est sur l'intérêt général, c'est sur le maintien de la loi et de l'autorité législative que la Cour de cassation doit prononcer. Le pouvoir législatif n'établissant que la loi générale, dont la force dépend de l'exacte observation, si les magistrats pouvaient y substituer leur volonté propre, ils seraient législateurs. Il est donc nécessaire d'avoir une surveillance qui ramène les tribunaux aux principes de la législation. Ce pouvoir de surveillance fera-t-il partie du pouvoir judiciaire? Non, puisque c'est le pouvoir judiciaire qu'on surveille. Sera-ce le pouvoir exécutif? Non, il deviendrait maître de la loi. Sera-ce enfin un pouvoir différent des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire? Non; je n'en connais pas quatre dans la constitution. Ce droit de surveillance est donc une dépendance du pouvoir législatif. En effet, selon les principes authentiquement reconnus, c'est au législateur à interpréter la loi qu'il a faite: dans l'ancien régime même, ce principe était consacré.

Je passe à l'examen rapide des bases et de l'esprit du plan du comité. Tout projet, dont le résultat livre une institution à l'influence ministérielle, doit être rejeté. Tout le système qu'on vous propose se réduit à une cascade d'élections, qui se termine par le choix du ministre et par le jeu toujours désastreux des intrigues de cour.

Comment peut-on vous proposer de donner au pouvoir exécutif, sur les membres du tribunal de cassation, cette fatale influence que vous leur avez ôtée sur les juges? Quel étrange système! On veut épurer le choix du peuple par ses représentants; et le choix des représentants par les ministres. Ce n'est qu'ouvrir un plus vaste champ à la cabale, à la corruption et au despotisme. Que resterait-il à faire pour livrer le tribunal aux ministres? Etablir que le garde des sceaux présidera ce tribunal? Eh bien! tel est l'article XXI. Dans l'article IV, le comité veut que, sans plaintes, le tribunal juge la conduite et les fautes d'un autre tribunal, de quelques-uns des juges qui le composent ou du commissaire du roi. Il veut que ce même tribunal prononce sur les prises à partie des tribunaux et des commissaires du roi. Il fait plus: ne donne-t-il pas au garde des sceaux le droit d'humilier des juges ou des commissaires du roi pour des choses qui ne sont pas des délits, mais des négligences dans l'exercice de leurs fonctions, mais une conduite contraire à la dignité des tribunaux? Il veut que sur la dénonciation du garde des sceaux et l'avis du directoire du district, le tribunal de cassation prononce des injonctions, des amendes, des suspensions de fonctions. Nul système ne fut jamais mieux imaginé pour avilir l'autorité judiciaire, pour la ramener entre les mains du despotisme. Rien ne m'étonne autant que ce système, si ce n'est qu'on vous l'ait présenté. Je ne puis en ce moment proposer aucun détail; je demande seulement que l'assemblée, en consacrant le principe, déclare qu'au corps législatif seul appartient le droit de maintenir la législation et sa propre autorité, soit par cassation, soit autrement. Quant au plan proposé, je pense qu'il n'y a pas lieu à délibérer, et que les membres qui composent le comité doivent être rappelés au respect pour les principes constitutionnels.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 14 décembre 1790 (14 décembre 1790)

(Opinion de Robespierre sur l'organisation judiciaire.)

La partie de la législation que l'on vous propose en ce moment tient aux premiers principes de la liberté et du bien public. Dans les circonstances où nous sommes, elle intéresse essentiellement l'existence d'une multitude innombrable de citoyens: c'en est assez pour éveiller toute votre attention. Cherchons les premiers principes de cette matière importante; ils nous conduiront peut-être facilement au parti que nous devons adopter… Dès que la société a établi et déterminé l'autorité publique qui doit prononcer sur les différends des citoyens, dès qu'elle a créé les juges destinés à leur rendre en son nom la justice qu'ils avaient droit de se faire par eux-mêmes avant l'association civile; pour mettre le dernier sceau, et pour donner le mouvement à cette institution, il ne reste plus qu'à instruire les juges des différends qui doivent être soumis à leurs décisions. A qui appartient le droit de défendre les intérêts des citoyens? Aux citoyens eux-mêmes, ou à ceux en qui ils ont mis leur confiance. Ce droit est fondé sur les premiers principes de la raison et de la justice; il n'est autre chose que le droit essentiel et imprescriptible de la défense naturelle. S'il ne m'est pas permis de défendre mon honneur, ma vie, ma liberté, ma fortune par moi-même, quand je le veux et quand je le puis, et, dans le cas où je n'en ai pas les moyens, par l'organe de celui que je regarde comme le plus éclairé, le plus vertueux, le plus humain, le plus attache à mes intérêts; si vous me forcez à les livrer à une certaine classe d'individus que d'autres auront désignés, alors vous violez à la fois et cette loi sacrée de la nature et de la justice, et toutes les notions de l'ordre social, qui, en dernière analyse, ne peuvent reposer que sur elles… Ces principes sont incontestables; il ne s'agit plus que de l'application.

Je me permettrai cependant d'observer avant tout qu'il ne faut pas se porter trop aisément à opposer sans cesse des inconvénients à des droits inviolables, et des circonstances à des vérités éternelles. Ce serait imiter les tyrans, à qui il ne coule rien de reconnaître les droits des hommes, à condition de pouvoir les violer toujours sous de nouveaux prétextes, à condition de les reléguer, dans la pratique, parmi ces théories vagues qui doivent céder à des maximes politiques et à des considérations particulières; ce serait abandonner le guide fidèle que nous avons promis de suivre, pour embrasser des combinaisons arbitraires, qui ne seraient que le résultat de nos anciennes habitudes et de nos préjugés. Quoi qu'il en soit, pour déterminer l'application des principes que j'ai posés, il ne s'agit que d'éclaircir la question, en définissant et en distinguant d'une manière précise les diverses fonctions qui font l'objet du rapport de nos comités de constitution et de judicature.

Le législateur a vu qu'il fallait d'abord que la demande du citoyen qui veut traduire un autre citoyen devant les tribunaux, fût formée et constatée d'une manière certaine et authentique, afin qu'aucun jugement ne pût être surpris, et l'on institua les officiers chargés de ce soin sous le nom d'huissiers. Le législateur a voulu établir ensuite un ordre de procédure dont l'objet était de donner au défenseur le loisir de préparer sa défense; ensuite au demandeur, le temps de répliquer, jusqu'au moment où la cause devait être discutée devant le juge, et recevoir sa décision: de là des délais fixés, des formules, des actes de procédure déterminés par la loi; et cette partie mécanique de l'instruction des affaires, cette routine de la procédure, furent confiées à d'antres officiers connus sous le nom de procureurs.

Il restait la partie la plus importante, la partie principale et essentielle de la défense des citoyens, qui demeure séparée des fonctions dont nous venons de parler, la fonction de présenter les faits aux yeux des magistrats, de développer les motifs des réclamations des parties, de faire entendre la voix de la justice, de l'humanité, et les cris de l'innocence opprimée. Cette fonction seule échappa à la fiscalité et au pouvoir absolu du monarque. La loi tint toujours cette carrière libre à tous les citoyens; du moins n'exigea-t-elle d'eux que la condition de parcourir un cours d'études faciles, ouvert à tout le monde, tant le droit de la défense naturelle paraissait sacré dans ce temps-là? Aussi, en déclarant, sans aucune peine, que cette profession même n'était pas exempte des abus qui désoleront toujours les peuples qui ne vivront point sous le régime de la liberté, suis-je du moins forcé de convenir que le barreau semblait montrer encore les dernières traces de la liberté exilée du reste de la société; que c'était là où se trouvait encore le courage de la vérité, qui osait réclamer les droits du faible opprimé contre les crimes de l'oppresseur puissant; enfin, ces sentiments généreux qui n'ont pas peu contribué à une révolution, qui ne s'est faite dans le gouvernement que parce qu'elle était préparée dans les esprits. Si la loi avait mis au droit de défendre la cause de ceux qui veulent nous la confier, une certaine restriction, en exigeant un cours d'études dégénéré presque entièrement en formalité, elle semblait s'être absoute elle-même de cette erreur par la frivolité évidente du motif… En dépit des maximes qui jusqu'à ce moment avaient paru le résultat d'une profonde sagesse, vous convenez tous que, sous aucun prétexte, pas même sous le prétexte d'ignorance, d'impéritie, la loi ne peut interdire aux citoyens la liberté de défendre eux-mêmes leur propre cause. Quoi qu'il en soit, l'ancien régime était à cet égard infiniment plus près de la raison, du bien public et de la constitution nouvelle, que le système proposé par vos comités de constitution et de judicature. Réunir et confondre le ministère des procureurs, les fonctions des avocats, pour soumettre l'un et l'autre à un privilège exclusif qui deviendra le patrimoine d'un petit nombre d'individus, tel est le fond de ce plan.

Ainsi voilà les privilèges que vous avez proscrits, rétablis sur la ruine du droit le plus sacré de l'homme et du citoyen; voilà, en dépit du décret qui proscrit jusqu'au costume des gens de loi, par la raison qu'ils ne doivent point former une classe particulière, voilà le corps des gens de loi recréé sous une forme beaucoup plus vicieuse que l'ancienne! En effet, ce pouvoir exclusif de défendre les citoyens sera conféré par trois juges et par deux hommes de loi, et pour être éligible, pour être l'objet de leur suffrage ou de leur faveur, il faudra non-seulement avoir travaillé cinq ans chez un homme de loi, mais avoir encore été inscrit sur un tableau dressé par le directoire de l'administration du district, dont les membres pourront exclure qui ils jugeront à propos, puisqu'ils seront constitués juges de la probité des candidats. Je ne dirai pas que ce système est contraire à la constitution, que c'est donner à des fonctionnaires publics un pouvoir étranger à leurs fonctions, que c'est un attentat à la souveraineté du peuple, puisqu'il n'appartient qu'au souverain d'ôter ou d'accorder un droit à un citoyen; je m'attache particulièrement aux inconvénients de l'institution qu'on vous propose: elle tend à former un corps d'hommes de loi, vil et indigne de ses fonctions; elle présente un petit nombre de places à une multitude de candidats. L'intrigue assurera le succès, et la probité inflexible ne connaît pas l'intrigue, et le génie n'attend rien que de lui-même.

Jusqu'à ce que nos moeurs soient changées, il y aura de l'intrigue, de la faveur partout où un corps, ou quelques hommes seront les dispensateurs de quelques avantages que ce soit. La formalité du concours laissera subsister ces inconvénients. Trois membres du tribunal et deux hommes de loi décideront, à la pluralité de trois voix données secrètement et au scrutin. Les deux hommes de loi jalouseront, craindront le mérite éclatant. Si un juge se range de leur parti, toutes les chances sont nécessairement contre le plus digne: alors vous ne verrez plus dans le sanctuaire de la justice ces hommes sensibles, capables de se passionner pour la cause des malheureux, et par conséquent seuls dignes de la défendre; ces hommes intrépides et éloquents, appuis de l'innocence et fléaux du crime; la faiblesse, la médiocrité, l'injustice et la prévarication les redouteront; ils en seront toujours repoussés; mais vous verrez accueillir des gens de loi sans délicatesse, sans enthousiasme pour leurs devoirs, et poussés seulement dans une noble carrière par un vil intérêt. Ainsi vous dénaturez, vous dégradez des fonctions précieuses à l'humanité, essentiellement liées au progrès de l'esprit public, au triomphe de la liberté; ainsi vous fermez cette école de vertus civiques où les talents et le mérite apprendraient, en plaidant la cause du citoyen devant les juges, à défendre un jour celle du peuple parmi les législateurs. Chez quel peuple libre a-t-on jamais conçu l'idée d'une pareille institution? Ces citoyens illustres qui, en sortant des premières magistratures, où ils avaient sauvé l'Etat, venaient devant les tribunaux sauver un citoyen opprimé, avaient-ils pris l'attache des édiles, ou des juges qu'ils venaient éclairer? Les Romains avaient-ils des tableaux, des concours et des privilèges? Quand Cicéron foudroyait Verrès, avait-il été obligé de postuler un certificat auprès d'un directoire et de faire un cours de pratique chez un homme de loi? Oh! les Verrès de nos jours peuvent être assez tranquilles; car le système du comité n'enfantera pas des Cicérons. Ne vous y trompez pas, on ne va point à la liberté par des routes diamétralement opposées. Si le législateur ne se défend pas de la manie qu'on a reprochée au gouvernement, de vouloir tout régler, s'il veut donner à l'autorité ce qui appartient à la confiance individuelle, s'il veut faire lui-même les affaires des particuliers, et mettre pour ainsi dire les citoyens en curatelle, s'il veut se mettre à ma place pour choisir mon défenseur et mon homme de confiance, sous le prétexte qu'il sera plus éclairé que moi sur mes propres intérêts, alors, loin d'établir la liberté politique, il anéantit la liberté individuelle et appesantit à chaque instant sur nos têtes le plus ridicule et le plus insupportable de tous les jougs.

On voudra peut-être défendre le plan du comité, eu observant qu'il admet des défenseurs officieux; mais cette disposition ne justifie pas l'institution d'un corps d'hommes de loi privilégiés; elle en fait mieux ressortir les vices et l'inutilité. Le comité lui-même rend cette disposition illusoire: il exige que, pour avoir communication des pièces de la partie adverse, le défenseur officieux se rende chez l'homme de loi qui défendra cette partie. Il donne aux juges le droit d'exclure du tribunal les officieux, après deux injonctions successives pour n'avoir pas observé la décence et le respect envers ce tribunal, termes vagues qui s'interpréteront suivant les intérêts, les caprices, les degrés de morgue, de faiblesse ou d'ignorance; pour avoir manqué de modération à l'égard de la partie adverse, ce qui n'est pas plus déterminé; pour avoir manqué d'exactitude dans l'exposition des faits et des moyens de la cause. Or, comme un procès suppose des faits litigieux ou des moyens susceptibles de discussion, il s'ensuit que nul défenseur officieux ne sera à l'abri de l'interdiction déshonorante, puisqu'il suffit qu'il ne soit pas infaillible, ou même simplement que les juges aient, sur les faits et les moyens de la cause, une opinion différente de la sienne, c'est-à-dire qu'il faudra qu'il gagne sa cause à peine d'interdiction… Mais quoi! donner à des juges le droit de dépouiller ignominieusement les citoyens sans aucune forme de procès, du plus touchant, du plus sacré de leurs droits, celui de défendre leurs semblables! Quels principes! Occupons-nous moins de décence, de morgue, de la dignité du tribunal, de modération, d'exactitude. La justice, l'humanité, l'égalité, la liberté, la loi, voilà les premiers intérêts du législateur, voilà les objets du culte des hommes libres…

Je conclus et je me borne à établir ce principe, qui me paraît devoir être l'objet actuel de votre délibération et de votre premier décret: "Tout citoyen a le droit de défendre ses intérêts eu justice, soit par lui-même, soit par celui à qui il voudra donner sa confiance."

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours non prononcé mais publié en décembre 1790 sur l'organisation des gardes nationales, par Maximilien Robespierre, membre de l'Assemblée nationale (décembre 1790)

Texte en français moderne par Albert Laponneraye (principaux extraits du discours)

Note : Robespierre exposa finalement ses vues à l'Assemblée constituante les 27 et 28 avril 1791

(…)

Les gardes nationales ne seront jamais ce qu'elles doivent être si elles sont une classe de citoyens, une portion quelconque de la nation, quelque considérable que vous la supposiez.

Les gardes nationales ne peuvent être que la nation entière armée pour défendre au besoin ses droits; il faut que tous les citoyens en âge de porter les armes y soient admis sans aucune distinction: sans cela, loin d'être les appuis de la liberté, elles en seront les fléaux nécessaires; il faudra leur appliquer le principe que nous avons rappelé au commencement de cette discussion en parlant des troupes de ligne: dans tout état où une partie de la nation est armée et l'autre ne l'est pas, la première est maîtresse des destinées de la .seconde; tout pouvoir s'anéantit devant le sien; d'autant plus redoutable qu'elle sera plus nombreuse, cette portion privilégiée sera soûle libre et souveraine; le reste sera esclave.

Etre armé pour sa défense personnelle est le droit de tout homme: être armé pour défendre la liberté et l'existence de la commune patrie, est le droit de tout citoyen. Ce droit est aussi sacré que celui de la défense naturelle et individuelle, dont il est la conséquence, puisque l'intérêt et l'existence de la société sont composés des intérêts et des existences individuelles de ses membres: dépouiller une portion quelconque des citoyens du droit de s'armer pour la patrie et en investir exclusivement l'autre, c'est donc violer à la fois et cette sainte égalité qui fait la base du pacte social, et les lois les plus irréfragables et les plus sacrées de la nature.

Mais remarquez, je vous prie, que ce principe ne souffre aucune distinction entre ce que vous appelez citoyens actifs, et les autres. Que les représentants du peuple français aient cru pendant quelque temps* [* Je dis pendant quelque temps, parce que le décret du marc d'argent et ceux qui tiennent au même principe, sont jugés depuis longtemps par l'Assemblée nationale, qui ne se séparera pas sans avoir exaucé à cet égard le voeu de la nation. (Note de Robespierre.) qu'il fallait interdire à tant de millions de Français, qui ne sont point assez riches pour payer une quantité d'impositions déterminée, le droit de paraître aux assemblées où le peuple délibère sur ses intérêts ou sur le choix de ses représentants et de ses magistrats, je ne puis en ce moment que me prescrire sur ces faits un silence religieux, tout ce que je dois dire, c'est qu'il est impossible d'ajouter à la privation de ces droits la prohibition d'être armé pour sa défense personnelle on pour celle de sa patrie; c'est que ce droit est indépendant de tous les systèmes politiques qui classent les citoyens, parce qu'il tient essentiellement au droit inaltérable, au devoir immortel de veiller à sa propre conservation.

Si quelqu'un m'objectait qu'il faut avoir ou une telle espèce ou une telle étendue de propriété pour exercer ce droit, je ne daignerais pas lui répondre. Eh! que répondrais-je à un esclave assez vil ou à un tyran assez corrompu pour croire que la vie, que la liberté, que tous les biens sacrés que la nature a départis aux plus pauvres de tous les hommes, ne sont pas des objets qui vaillent la peine d'être défendus! Que répondrais-je à un sophiste assez absurde pour ne pas comprendre que ces superbes domaines, que ces fastueuses jouissances des riches, qui seules lui paraissent d'un grand prix, sont moins sacrées aux yeux des lois et de l'humanité que la plus chétive propriété mobilière, que le plus modique salaire auquel est attachée la subsistance de l'homme modeste et laborieux. Quelqu'un osera-t-il me dire que ces gens-là ne doivent par être admis au nombre des défenseurs des lois et de la Constitution, parce qu'ils n'ont point d'intérêt au maintien des lois et de la Constitution? Je le prierai à mon tour de répondre à ce dilemme: Si ces hommes ont intérêt au maintien des lois et de la Constitution, ils ont droit, suivant vos principes mêmes, d'être inscrits parmi les gardes nationales: s'ils n'y ont aucun intérêt, dites-moi donc ce que cela signifie, si ce n'est que les lois, que la Constitution n'auraient pas été établies pour l'intérêt général, mais pour l'avantage particulier d'une certaine classe d'hommes; qu'elles ne seraient point la propriété commune de tous les membres de la société, mais le patrimoine des riches, ce qui serait, vous en conviendrez sans doute, une supposition trop révoltante et trop absurde. Allons plus loin. Ces mêmes hommes dont nous parlons sont-ils, suivant vous, des esclaves, des étrangers, ou sont-ils citoyens? Si ce sont des esclaves, des étrangers, il faut le déclarer avec franchise, et ne point chercher à déguiser cette idée sous des expressions nouvelles et assez obscures: mais, non; ils sont en effet citoyens; les représentants du peuple français n'ont pas dépouillé de ce titre la très grande majorité de leurs commettants; car on sait que tous les Français, sans aucune distinction de fortune ni de cotisation, ont concouru à l'élection des députés à l'Assemblée nationale; ceux-ci n'ont pas pu tourner contre eux le même pouvoir qu'ils en avaient reçu, leur ravir les droits qu'ils étaient chargés de maintenir et d'affermir, et par cela même anéantir leur propre autorité, qui n'est autre que celle de leurs commettants; ils ne l'ont pas pu, ils ne l'ont pas voulu, ils ne l'ont pas fait. Mais si ceux dont nous parlons sont en effet citoyens, il leur reste donc des droits de cité, à moins que cette qualité ne soit un vain titre et une dérision: or, parmi tous les droits dont elle rappelle l'idée, trouvez m'en, si vous le pouvez, un seul qui y soit plus essentiellement attaché, qui soit plus nécessairement fondé sur les principes les plus inviolables de toute société humaine que celui-ci. Si vous le leur ôtez, trouvez moi une seule raison de leur en conserver aucun autre: il n'en est aucune. Reconnaissez donc comme le principe fondamental de l'organisation des gardes nationales, que tous les citoyens domiciliés ont le droit d'être admis au nombre des gardes nationales, et décrétez qu'ils pourront se faire inscrire comme tels dans les registres de la commune où ils demeurent.

C'est en vain qu'à ces droits inviolables on voudrait opposer de prétendus inconvénients et de chimériques terreurs; non, non; l'ordre social ne peut être fondé sur la violation des droits imprescriptibles de l'homme, qui en sont les bases essentielles: après avoir annoncé d'une manière si franche et si imposante dans cette déclaration immortelle où nous les avons retracés, qu'elle était mise à la tête de notre code constitutionnel, afin que les peuples fussent à portée de la comparer à chaque instant avec les principes inaltérables qu'elle renferme, nous n'affecterons pas sans cesse d'en détourner nos regards sous de nouveaux prétextes, lorsqu'il s'agit de les appliquer aux droits de nos commettants et au bonheur de notre patrie. L'humanité, la justice, la morale, voilà la politique, voilà la sagesse des législateurs; tout le reste n'est que préjugés, ignorance, intrigues, mauvaise foi. Partisans de ces funestes systèmes, cessez de calomnier le peuple et de blasphémer contre votre souverain, en le représentant sans cesse indigne de jouir de ses droits, méchant, barbare, corrompu! C'est vous qui êtes injustes et corrompus, ce sont les castes fortunées auxquelles vous voulez transférer sa puissance: c'est le peuple qui est bon, patient, généreux; notre révolution, les crimes de ses ennemis l'attestent; mille traits récents et héroïques qui ne sont chez lui que naturels en déposent; le peuple ne demande que tranquillité, justice, que le droit de vivre, les hommes puissants, les riches sont affamés de distinctions, de trésors, de voluptés; l'intérêt, le voeu du peuple est celui de la nature, de l'humanité; c'est l'intérêt général; l'intérêt, le voeu des riches et des hommes puissants, est celui de l'ambition, de l'orgueil, de la cupidité, des fantaisies les plus extravagantes, des passions les plus funestes au bonheur de la société; les abus qui l'ont désolée furent toujours leur ouvrage; ils furent toujours les fléaux du peuple. Aussi qui a fait notre glorieuse révolution? Sont-ce les riches, sont-ce les hommes puissants? Le peuple seul pouvait la désirer et la faire; le peuple seul peut la soutenir par la même raison… Et l'on ose nous propose de lui ravir les droits qu'il a reconquis! On veut diviser la nation en deux classes, dont l'une ne semblerait armée que pour contenir l'autre, comme un ramas d'esclaves toujours prêts à se mutiner! Et la première renfermerait tous les tyrans, tous les oppresseurs, toutes les sangsues publiques, et l'autre le peuple! Vous direz après cela que le peuple est dangereux à la liberté! Ah! il en sera le plus ferme appui si vous la lui laissez! Cruels et ambitieux sophistes, c'est vous qui à force d'injustices voudriez le contraindre en quelque sorte à trahir sa propre cause par son désespoir! Cessez donc de vouloir accuser ceux qui ne cesseront jamais de réclamer les droits sacrés de l'humanité? Qui êtes-vous pour dire à la raison et à la liberté: Vous irez jusque-là; vous arrêterez vos progrès au point où ils ne s'accorderaient plus avec les calculs de notre ambition ou de notre intérêt personnel? Pensez-vous que l'univers sera assez aveugle pour préférer à ces lois éternelles de la justice, qui l'appellent au bonheur, ces déplorables subtilités d'un esprit étroit et dépravé, qui n'ont produit jusqu'ici que la puissance, les crimes de quelques tyrans, et les malheurs des nations! C'est en vain que vous prétendez diriger par les petits manèges du charlatanisme et des intrigues de cour une révolution dont vous n'êtes pas dignes; vous serez entraînés comme de faibles insectes dans son cours irrésistible; vos succès seront passagers comme le mensonge, et votre honte immortelle comme la vérité! Mais, au contraire, supposons qu'à la place de cet injuste système, on adopte les principes que nous avons établis, et nous voyons d'abord l'organisation des gardes nationales en sortir pour ainsi dire naturellement avec tous ses avantages, sans aucune espèce d'inconvénient.

D'un côté, il est impossible que le pouvoir exécutif et la force militaire dont il est armé puissent renverser la Constitution, puisqu'il n'est point de puissance capable de balancer celle de la nation armée.

D'un autre côté, il est impossible que les gardes nationales deviennent elles-mêmes dangereuses à la liberté, puisqu'il est contradictoire que la nation veuille s'opprimer elle-même. Voyez comme partout à la place de l'esprit de domination ou de servitude naissent les sentiments de l'égalité, de la fraternité, de la confiance, et toutes les vertus douces et généreuses qu'ils doivent nécessairement enfanter!

Voyez encore combien, dans ce système, les moyens d'exécution sont simples et faciles!

On sent assez que pour être en état d'en imposer aux ennemis du dedans, tant de millions de citoyens armés répandus sur toute la surface de l'empire, n'ont pas besoin d'être soumis au service assidu, à la discipline savante d'un corps d'armée destiné à porter au loin la guerre; qu'ils aient toujours à leur disposition des provisions et des armes, qu'ils se rassemblent et s'exercent à certains intervalles, et qu'ils volent à la défense de la liberté lorsqu'elle sera menacée, voilà tout ce qu'exigé l'objet de leur institution.

Les cantons libres de la Suisse nous offrent des exemples de ce genre, quoique leur milice ait une destination plus étendue que nos gardes nationales, et qu'ils n'aient point d'autre force pour combattre les ennemis du dehors.

Là tout habitant est soldat, mais seulement quand il faut l'être, pour me servir de l'expression de J.-J. Rousseau; les jours de dimanche et de fête, on exerce ces milices selon l'ordre de leur rôle; tant qu'ils ne sortent point de leurs demeures, peu ou point détournés de leurs travaux, ils n'ont aucune paie; mais sitôt qu'ils marchent en campagne, ils sont à la solde de l'Etat. Quelles qu'aient été nos moeurs et nos idées avant la révolution, il est peu de Français, même parmi les moins fortunés, qui ne pussent ou qui ne voulussent se prêter à un service de cette espèce, qu'on pourrait rendre parmi nous encore moins onéreux qu'en Suisse. Le maniement des armes a pour les hommes un attrait nature! qui redouble lorsque l'idée de cet exercice se lie à celle de la liberté et à l'intérêt de défendre ce qu'on a de plus cher et de plus sacré.

Il me semble que ce que j'ai dit jusqu'ici a dû prévenir une difficulté rebattue qu'on sera peut-être tenté d'opposer à mon système; elle consiste à objecter qu'un très grand nombre de citoyens n'a pas les moyens d'acheter des armes ni de suffire aux dépenses que le service peut exiger. Que concluez-vous de là? que tous ceux que vous appelez citoyens non actifs, qui ne paient point une certaine quotité d'imposition, sont déchus de ce droit essentiel du citoyen? Non; en général l'obstacle particulier qui empêcherait ou qui dispenserait tels individus de l'exercer, ne peut empêcher qu'il appartienne à tous sans aucune distinction de fortune, et, quelle que soit sa cotisation, tout citoyen qui a pu se procurer les moyens, ou qui veut faire tous les sacrifices nécessaires pour en user, ne peut jamais être repoussé… Cet homme n'est pas assez riche pour donner quelques jours de son temps aux assemblées publiques; je lui défendrai d'y paraître!… Cet homme n'est point assez riche pour faire le service des citoyens soldats; je le lui interdis! Ce n'est pas là le langage de la raison et de la liberté; au lieu de condamner ainsi la plus grande partie des citoyens à une espèce d'esclavage, il faudrait au contraire écarter les obstacles qui pourraient les éloigner des fonctions publiques: payez ceux qui les remplissent; indemnisez ceux que l'intérêt public appelle aux assemblées; équipez, armez les citoyens soldats: pour établir la liberté, ce n'est pas même assez que les citoyens aient la faculté oisive de s'occuper de la chose publique, il faut encore qu'ils puissent l'exercer en effet.

Pour moi, je l'avoue, mes idées sur ce point sont bien éloignées de celle de beaucoup d'autres: loin de regarder la disproportion énorme des fortunes qui place la plus grande partie des richesses dans quelques mains comme un motif de dépouiller le reste de la nation de sa souveraineté inaliénable, je ne vois là pour le législateur et pour la société qu'un devoir sacré de lui fournir les moyens de recouvrer l'égalité essentielle des droits au milieu de l'inégalité inévitable des biens. Hé quoi! ce petit nombre d'hommes excessivement opulents, cette multitude infinie d'indigents n'est-elle pas en grande partie le crime des lois tyranniques et des gouvernements corrompus! Quelle manière de l'expier que d'ajouter à la privation des avantages de la fortune l'opprobre de l'exhérédation politique, afin d'accumuler sur quelques têtes privilégiées toutes les richesses et tout le pouvoir, et sur le reste des hommes toutes les humiliations et toute la misère! Certes il faut ou soutenir que l'humanité, la justice, les droits du peuple sont de vains noms, ou convenir que ce système n'est point si absurde.

Au reste, pour me renfermer dans l'objet de cette discussion, je conclus de ce que j'ai dit que l'Etat doit faire les dépenses nécessaires pour mettre les citoyens en état de remplir les fonctions de gardes nationales, qu'il doit les armer., qu'il doit, comme en Suisse, les salarier lorsqu'ils abandonnent leurs foyers pour le défendre! Eh! quelle dépense publique fut jamais plus nécessaire et plus sacrée! Quelle serait cette étrange économie qui, prodiguant tout au luxe funeste et corrupteur des cours ou au faste des suppôts du despotisme, refuserait tout au besoin des fonctionnaires publics et aux défenseurs de la liberté! Que pourrait-elle annoncer, si ce n'est qu'on préfère le despotisme à l'argent, et l'argent à la vertu et à la liberté!

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 27 mars 1791 (27 mars 1791)

(Opinion de Robespierre sur les troubles de Douai.)

Les lieux où se sont élevés les troubles de Douai, sont voisins de celui qui m'a député à cette assemblée. A l'intérêt général qui m'attache à tout ce qui peut contribuer à la liberté publique, se joint celui qui me lie à mon pays. Ce double sentiment m'engage à examiner avec scrupule les faits qui sont la base du rapport que vous venez d'entendre; et je dois avouer que je suis forcé de regretter que l'assemblée soit exposée à prendre une délibération subite sur une affaire aussi grave, d'après un rapport fait avec autant de précipitation (II s'élève des murmures.) Voici sur quoi porte mon observation. M. le rapporteur a lu un projet de décret dans lequel il propose de mander la municipalité de Douai à la barre. A ces mots, il s'est élevé de violents murmures qui voulaient dire que ce décret ne disait pas assez, et qu'il fallait sans doute la condamner sur-le-champ. (Il s'élève des murmures. Plusieurs voix: On n'a pas dit cela.) J'ai entendu crier à la fois par un très grand nombre de voix qu'il fallait l'envoyer dans les prisons d'Orléans; et moi, au contraire, je suis d'avis qu'il faut se contenter de la mander à la barre; car avant de juger, il faut commencer par entendre toutes les parties. (Nouveaux murmures. Un député: Il ne s'agit pas déjuger la municipalité, ni de l'envoyer en prison sans l'entendre. Ce projet absurde n'existe que dans la tête de l'opinant.) J'ai cependant, à la lecture du projet de décret, entendu dire, et crier unanimement qu'il fallait l'envoyer à Orléans. (Murmures). Il m'est impossible de résister à la force tumultueuse des interruptions… S'il fallait une profession de foi pour se faire entendre dans cette assemblée… Je déclare que je suis moins que tout autre, porté à approuver, ou à excuser la municipalité; je discute les principes généraux qui doivent déterminer une assemblée sage et impartiale. Je pense que dans une affaire aussi importante, le corps législatif doit s'imposer la loi d'examiner, je ne dis pas avec scrupule, mais avec cette attention réfléchie que s'impose tout juge Ce n'est point l'ajournement que je propose, c'est au contraire le premier article du projet de décret. J'ai entendu dire qu'il fallait déterminer les peines à infliger aux ecclésiastiques qui, par leur discours ou leurs écrits, excitent le peuple à la révolte. Un pareil décret serait du plus grand danger pour la liberté publique; il serait contraire à tous les principes. On ne peut exercer de rigueur contre personne pour des discours, on ne peut infliger aucune peine pour des écrits… (Il s'élève dos murmures.) Rien n'est si vague que les mots de discours, écrits excitant à la révolte. Il est impossible que l'assemblée décrète que des discours, tenus par un citoyen quelconque, puissent être l'objet d'une procédure criminelle. Il n'y a point ici de distinction à faire entre un ecclésiastique et un autre citoyen. Il est absurde de vouloir porter contre les ecclésiastiques une loi qu'on n'a pas encore osé porter contre tous les citoyens. Des considérations particulières ne doivent jamais l'emporter sur les principes de la justice et de la liberté. Un ecclésiastique est un citoyen; et aucun citoyen ne peut être soumis à des peines pour ses discours; et il est absurde de faire une loi uniquement dirigée contre les discours des ecclésiastiques… J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus zélés partisans de la liberté, et ils appuieraient eux-mêmes mes observations, s'il n'était pas question des affaires ecclésiastiques (Applaudissements du côté droit. Murmures de la gauche. M. Dumetz: Je demande que l'opinant soit rappelé à l'ordre, comme ayant outragé l'assemblée. Ce n'est pas la liberté qu'il défend: il semble qu'il ait formé le dessein d'insulter le corps-législatif.) Je demande, comme je l'ai déjà souvent proposé, et comme l'assemblée l'a décrété, qu'une loi qui tient à la liberté des écrits et des opinions, ne soit portée qu'après une discussion générale et approfondie des principes et qu'elle ne porte pas sur une classe particulière. Je demande ensuite qu'il n'y ait point de jugement sur le fond, avant que la municipalité de Douai ait été entendue.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 6 avril 1791 (6 avril 1791)

(Opinion de Robespierre sur l'organisation ministérielle.)

Il est impossible d'être assez préparé pour examiner ce projet, qu'on présente à l'improviste. (Plusieurs voix: Il est presenté depuis deux mois.) Je suis effrayé de ce projet, et plus encore de la précipitation avec laquelle… (On murmure.) Je le dis avec l'effroi que m'inspire l'esprit qui, depuis quelque temps, préside à vos délibérations. (Les murmures augmentent; on crie: A l'ordre.) Mais je ne m'effraie pas de cette manière d'étouffer la voix de ceux qui veulent dire la vérité. Pourquoi vient-on nous présenter ici des projets à l'improviste? On compte bien s'appuyer sur un motif qui produira toujours un très grand effet; on vous dira qu'il faut accélérer vos travaux. (Un très grand nombre de voix: Oui, oui.) Autant il est vrai qu'il faut accélérer vos travaux, autant il est criminel de présenter à l'improviste, et sur ce prétexte, un projet de décret qui tend à détruire les bases de la liberté. Le caractère de ce projet, caractère imprimé dans chaque ligne, est d'anéantir la liberté et les principes constitutionnels établis par les précédents décrets, eu donnant aux ministres un pouvoir immense. Voilà l'instruction essentielle que je présente à l'assemblée nationale.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 7 avril 1791 (7 avril 1791)

(Robespierre prit une seconde fois la parole sur la même matière que la séance du 6 avril.)

J'ai à faire une proposition simple, qui ne peut être adoptée que dans ce moment. Un philosophe dont vous honorez les principes, disait que pour inspirer plus de respect et de confiance, le législateur devait s'isoler de son ouvrage. C'est l'application de cette maxime que je veux vous proposer, et je fais la motion qu'aucun membre de cette assemblée ne puisse être porté au ministère pendant les quatre années qui suivront cette session.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante les 27 et 28 avril 1791 (27 avril 1791)

(La garde nationale avait été improvisée au 14 juillet 1789 sous le nom de garde bourgeoise. Son organisation première était très-imparfaite. Plusieurs décrets provisoires, rendus par l'Assemblée constituante, ne statuaient qu'incomplètement sur la formation et sur le service de la garde nationale, et laissaient désirer une organisation définitive. L'Assemblée ayant ordonné à ses comités de lui présenter un projet d'organisation, Rabaut-Saint-Etienne, rapporteur, donna lecture d'un projet, qui n'admettait dans les gardes nationales que les citoyens actifs. Robespierre prit la parole pour combattre le projet des comités.)

Une constitution militaire et nationale est la plus difficile de toutes les entreprises; car si elle n'est pas le plus ferme appui de la liberté, elle devient le plus dangereux instrument du despotisme. Avant tout il faut rechercher le véritable objet de l'organisation de la garde nationale: est-elle établie pour repousser les ennemis du dehors? Non; vous avez pour cela une armée formidable… Il est certain que partout où la puissance du chef d'une force militaire considérable existe sans contrepoids, le peuple n'est pas libre. Ce contrepoids quel est-il? Les gardes nationales. D'après ce principe fondamental, il faut organiser la garde nationale de manière que le pouvoir exécutif ne puisse abuser de la force immense qui lui est confiée, ni la garde nationale opprimer la liberté publique et le pouvoir exécutif. Ces deux points de vue doivent nous servir de guide dans la question qui nous occupe. Sous ce premier point de vue il faut organiser la garde nationale de sorte qu'aucune de ses parties ne puisse dépendre du pouvoir exécutif. Le prince et ses agents ne doivent donc pas nommer les chefs. Les chefs des troupes de ligne ne doivent donc pas devenir chefs des gardes nationales; le roi ne doit donc ni récompenser ni punir les gardes nationales.

Sous le second point de vue, il faut reconnaître comme principe général la nécessité d'empêcher que les gardes nationales ne forment un corps, et n'adoptent un esprit particulier qui serait un esprit de corps, et qui menacerait bientôt, soit la liberté publique, soit les autorités constitutionnelles. Pour y parvenir, on doit adopter toutes les mesures qui tendront à confondre la fonction de soldat avec celle de citoyen, diminuer autant qu'il sera possible le nombre des officiers, ne les nommer que pour un temps très-limité, ne pas étendre le commandement à plus d'un district, et établir que la marque extérieure des grades ne sera portée que pendant le temps du service. Ces décorations ne sont accordées que pour le service public, et non pour satisfaire un ridicule orgueil. Ces distinctions extérieures, qui autrefois poursuivaient partout les fonctionnaires publics, excitaient la vanité des uns, produisaient l'humiliation des autres, avilissaient le peuple, enhardissaient ses tyrans, détruisaient ainsi l'énergie publique, et corrompaient le caractère national. Défenseurs de la liberté! vous ne regrettez pas ces hochets du despotisme; votre dévoûment, votre courage, vos succès, la cause sacrée pour laquelle vous êtes armés, voilà votre gloire, voilà vos ornements. (On applaudit.) Pour parvenir à confondre le citoyen et le soldat, il reste encore une disposition à prendre. Elle est une obligation réelle, l'équité, l'égalité la réclament…. (Ou entend un peu de bruit dans quelques parties de la salle. Montlausier: Ce que dit M. Robespierre, vaut sans doute la peine d'être écouté: ainsi, Messieurs qui causez, silence. On applaudit.) Tous les citoyens doivent être admis à remplir les fonctions de garde nationale. Ceux qui n'ont pas de facultés déterminées; ceux qui ne paient pas de certaines contributions, sont-ils esclaves? sont-ils étrangers aux autres citoyens? sont-ils sans intérêts dans la chose publique? Tous ils ont contribué à l'élection des membres de l'Assemblée nationale; ils vous ont donné des droits à exercer pour eux; vous en ont-ils donné contre eux? Ils ne l'ont pas voulu; ils ne l'ont pas pu; ils ne l'ont pas fait. Sont-ils citoyens? Je rougis d'avoir à faire cette question. Ils jouissent du droit de cité. Voulez-vous jouir seuls du droit de vous défendre et de les défendre. Reconnaissez donc et décrétez que tous les citoyens domiciliés ont le droit d'être inscrits sur le registre des gardes nationales. Ne calomniez pas le peuple en élevant contre lui d'injustes craintes. Le peuple est bon, il est courageux. Vous connaissez les vertus du peuple par ce qu'il a fait pour la liberté, après avoir travaillé avec tant de courage à la conquérir. Il demande le droit de remplir les devoirs qui seront imposés à tous les citoyens pour la conserver… (Lucas. J'entends par peuple tous les citoyens.) J'entends par peuple la généralité des individus qui composent la société; et si je me suis un moment servi de cette expression dans un sens moins étendu, c'est que je croyais avoir besoin de parler le langage de ceux que j'avais à combattre. Répondrai-je à une observation bien futile? On a dit que la partie du peuple qui ne jouit pas de l'activité, ne pourra supporter ni les dépenses, ni la perte de temps qu'entraînerait le service; mais l'Etat doit fournir aux frais nécessaires pour mettre les citoyens à même de servir; il doit les armer, et les solder, comme on fait en Suisse, quand ils quittent leurs foyers…. Après avoir établi ces principes constitutionnels, il resterait à déterminer les fonctions des gardes nationales… (Plusieurs personnes demandent que la suite du discours de Robespierre soit renvoyée à demain.)

(Séance du 28.)

J'ai établi hier les principes fondamentaux de l'organisation de la garde nationale; j'ai prouvé que tous les citoyens devaient y être admis, si l'on ne voulait diviser la nation en deux classes dont l'une serait à la discrétion de l'autre. J'ai prouvé qu'il fallait soustraire la garde nationale à l'influence du pouvoir exécutif, puisqu'elle doit servir au besoin pour nous défendre contre la force militaire dont ce pouvoir exécutif est armé. Maintenant j'applique ces principes au projet qui nous est présenté par les deux comités, et je trouve qu'il les viole entièrement; il fait de la garde nationale un corps qui peut devenir l'instrument du pouvoir exécutif. Il est vrai que pour cela le comité suppose le cas d'une invasion subite par une troupe étrangère. C'est ainsi que toutes les lois dangereuses ont été justifiées par des motifs honnêtes. C'est le fond du projet qu'il faut examiner. Ne voit-on pas que le gouvernement pourra faire naître facilement l'événement qu'a prévu le comité, avec l'influence qu'a le pouvoir exécutif sur la paix et la guerre. On dirait que les gardes nationales ne doivent être employées que pour faire la guerre aux ennemis du dehors, tandis que les principes veulent qu'elles ne soient employées que dans les cas extrêmes. Serait-ce un projet de circonstance qu'on a voulu nous présenter, ou bien un projet qui embrasse tous les temps!

Le comité a méconnu l'objet unique et véritable de l'institution des gardes nationales. Il place sans cesse la garde nationale dans les circonstances où elle doit faire la guerre sous les ordres du roi; mais n'est-elle pas faite aussi pour défendre la liberté contre les attaques du despotisme. Ce mot liberté n'a pas été proféré une seule fois dans tout le projet. Repousser les brigands, livrer à la justice les séditieux, voilà les seules idées que présente la partie du projet qui lise les fonctions de la garde nationale. Il semble qu'elle ne sera instituée dans les campagnes que pour soutenir la gendarmerie nationale et les troupes de ligne. Faire ainsi une armée subsidiaire pour combattre les citoyens, n'est-ce pas là l'oubli de tous les principes? Pourrons-nous soutenir l'idée de voir les paisibles habitants des campagnes présentés comme la partie de la nation qui a le plus besoin d'être contenue. Cette distinction est insultante. Ces détails sont inutiles. Il suffit bien d'avoir prouvé que la composition des gardes nationales présentée par le comité, est le renversement des principes de la liberté. Il interdit jusqu'au port d'armes aux citoyens non actifs. N'est-ce pas là créer un vaste corps armé pour asservir le reste de la nation? n'est-ce pas remettre le pouvoir politique et la force armée dans les mains d'une seule classe, et cette force armée à la disposition du pouvoir exécutif par des voies indirectes? Tous les citoyens ne sont-ils pas également enfants de la patrie? quels sont ceux que vous jugez incapables de porter les armes? Teniez-vous ce langage, lorsqu'ils se sont armés pour vous défendre, lorsqu'enfin ils ont fait la révolution? Mais, dira-t-on, le comité propose de maintenir dans la fonction de gardes nationales, ceux qui ont pris les armes depuis l'époque de la révolution, s'ils en sont jugés dignes. Et pourquoi leur faudrait-il subir un jugement nécessairement arbitraire? Est-ce parce qu'ils ne seraient pas favorisés par la fortune? Où étaient donc les comités au 14 juillet! S'ils avaient vu cette journée, ils n'auraient pas fait cette insulte à une partie respectable de leurs concitoyens. Je conclus à ce que l'assemblée décrète que tout citoyen domicilié a droit d'être inscrit sur le registre des gardes nationales.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 9 mai 1791 (9 mai 1791)

(Opinion de Robespierre sur le droit de pétition.)

Le droit de pétition est le étroit imprescriptible de tout homme en société. Les Français en jouissaient avant que vous fussiez assemblés; les despotes les plus absolus n'ont jamais osé contester formellement ce droit à ce qu'ils appelaient leurs sujets. Plusieurs se sont fait une gloire d'être accessibles et de rendre justice à tous. C'est ainsi que Frédéric II écoutait les plaintes de tous les citoyens. Et vous, législateurs d'un peuple libre, vous ne voudrez pas que des Français vous adressent des observations, des demandes, des prières, comme vous voudrez les appeler! Non, ce n'est point pour exciter les citoyens à la révolte que je parle à cette tribune, c'est pour défendre les droits des citoyens; et si quelqu'un voulait m'accuser, je voudrais qu'il mît toutes ses actions en parallèles avec les miennes, et je ne craindrais pas le parallèle. Je défends les droits les plus sacrés de mes commettants; car mes commettants sont tous Français, et je ne ferai sous ce rapport aucune distinction entre eux: je défendrai surtout les plus pauvres. Plus un homme est faible et malheureux, plus il a besoin du droit de pétition; et c'est parce qu'il est faible et malheureux que vous le lui ôteriez! Dieu accueille les demandes non-seulement des plus malheureux des hommes, mais des plus coupables. Or, il n'y a de lois sages et justes que celles qui dérivent des lois simples de la nature. Si vos sentiments n'étaient point conformes à ces lois, vous ne seriez plus les législateurs, vous seriez plutôt les oppresseurs des peuples. Je crois donc qu'à titre de législateurs et de représentants de la nation, vous êtes incompétents pour ôter à une partie des citoyens les droits imprescriptibles qu'ils tiennent de la nature.

Je passe au titre II, à celui qui met des entraves de toutes espèces à l'exercice du droit de pétition. Tout être collectif ou non qui peut former un voeu, a le droit de l'exprimer; c'est le droit imprescriptible de tout être intelligent et sensible. Il suffit qu'une société ait une existence légitime pour qu'elle ait le droit de pétition; car si elle a le droit d'exister reconnu par la loi, elle a le droit d'agir comme une collection d'êtres raisonnables, qui peuvent publier leur opinion commune et manifester leurs voeux. L'on voit toutes les sociétés des Amis de la constitution vous présenter des adresses propres à éclairer votre sagesse, vous exposer des faits de la plus grande importance; et c'est dans ce moment qu'on veut paralyser ces sociétés, leur ôter le droit d'éclairer les législateurs! Je le demande à tout homme de bonne foi qui veut sincèrement le bien, mais qui ne cache pas sous un langage spécieux le dessein de miner la liberté; je demande si ce n'est pas chercher à troubler l'ordre public par des lois oppressives, et porter le coup le plus funeste à la liberté Je réclame l'ajournement de cette question jusqu'après l'impression du rapport.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 8 juin 1791 (8 juin 1791)

(Opinion de Robespierre sur le licenciement de l'armée.)

Je ne viens pas ici vous proposer des mesures sur le licenciement, ni approfondir les inconvénients dont on prétend qu'il peut être suivi. Je viens épancher dans votre sein quelques-uns de ces sentiments qu'inspirent à tout bon citoyen et l'amour de la patrie, et la vue des dangers dont elle est menacée. (Ici Robespierre peint l'état de l'armée, et puis il ajoute:) Pour achever ce tableau, il faudrait parler des malheurs de Nanci, vous montrer les citoyens plongeant leurs bras dans le sang de leurs concitoyens, pour procurer à quelques chefs le plaisir d'assouvir leur haine; vous rappeler les supplices qui suivirent ces jours de malheurs, supplices qui présentèrent pendant plusieurs jours le spectacle le plus satisfaisant pour des ennemis de la liberté. Il faudrait les voir se réjouir de leurs crimes, forcer la patrie en deuil d'applaudir au supplice de ses défenseurs. Les intrigues des officiers de ces corps, furent la seule cause de toutes ces horreurs. Vous doutez que le licenciement soit nécessaire: avez-vous oublié que des officiers ont arboré la cocarde blanche? Ne font-ils pas profession ouverte de mépriser le peuple; et n'affectent-ils pas, au contraire, le plus profond respect pour la cour, à laquelle seule ils veulent tenir? El vous croyez qu'il vous soit possible de les conserver!… Vous voulez, dites-vous, prendre des mesures pour assurer le maintien de notre constitution. N'est-il pas trop ridicule de mettre au nombre de ces mesures, celle de confier vos troupes aux ennemis de la constitution? Les despotes en agissent-ils ainsi? Confient-ils à des personnes dont ils ne sont pas sûrs, la garde de leurs places, la défense de leurs frontières? La France n'est-elle plus digne d'être conservée, depuis qu'elle est devenue le séjour de la liberté? Je le dis avec franchise, peut-être même avec rudesse: quiconque ne veut pas, ne conseille pas le licenciement, est un traître.

Rien ne doit vous dispenser de le prononcer ce licenciement, pas même les craintes qu'on cherche de toutes parts à vous inspirer.

Avec quelle docilité les soldats n'obéiront-ils pas à des officiers patriotes, à des officiers qu'ils estimeront? Si c'est vraiment l'intérêt de la discipline qui vous touche, donnez-leur des officiers qui, par leur exemple, leur conduite, ne cherchent pas à leur inspirer le mépris de notre constitution, qui leur donne des ordres auxquels ils puissent obéir sans répugner à leur patriotisme.

Pourquoi leur en laisser qui ne peuvent mériter leur confiance?
Pourquoi attacher des cadavres à des corps vivants?…

Quel étrange projet que celui de vouloir changer des soldats en automates? El cela, afin qu'ils soient plus propres à défendre notre constitution! Un jour peut-être, ces questions seront éclaircies à la honte de nos charlatans politiques. Après tout, il faut que la nation soit sauvée, et, si elle ne l'est pas par ses représentants, elle le sera par ses mandataires… Prenez-y garde, le trouble ou le despotisme, ou peut-être tous les deux, voilà le but où tendent les ennemis du licenciement. Il n'y a que les seuls amis de la liberté qui puissent le désirer…

Craignez ces chefs de parti qui, dans des moments de troubles et d'inquiétudes, cherchent toujours par quelques fausses démarches à vous faire violer quelques uns de vos principes.

Craignez ces serpents qui s'insinuent près de vous, et par des conversations insidieuses, des assertions jetées comme par hasard, se flattent à l'avance d'avoir préparé vos décisions. Toujours ils ont cherché à vous faire renoncer à vos principes, pour l'amour de la paix et de la liberté.

Craignez ces hommes qui, ne se sentant pas assez de force pour être sûrs de trouver les places qu'ils ambitionnent dans le nouvel ordre de choses, seraient tentés de regretter l'ancien, qui n'ont pas assez de talent pour faire le bien, mais assez pour faire le mal, et qui n'ont vu dans la révolution, que des moyens d'avancer leur fortune.

Craignez ces hommes dont la fausse modération, plus atroce que la plus affreuse vengeance, vous tend continuellement des pièges.

Craignez enfin votre propre bonne foi, votre facilité; car je ne redoute pour notre constitution que deux ennemis: la faiblesse des honnêtes gens et la duplicité des malveillants.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 19 juin 1791 (19 juin 1791)

(Instruction rédigée par Robespierre pour les élections de 1791.)

Je n'ai reçu que ce matin, en rentrant de l'Assemblée nationale, la lettre par laquelle le comité me chargeait de cette rédaction; je n'ai pu y donner d'autre temps que le court intervalle qui se trouve entre ce moment et notre séance; il m'a donc été impossible de la porter au comité. Obligé de faire un petit voyage demain soir, il m'eût été impossible de vous la lire demain. Je vous prie d'excuser les fautes de rédaction qui pourront s'y trouver, en faveur de la précipitation avec laquelle elle a été faite.

Citoyens, ce serait perdre un temps précieux que de vous parler de l'importance des élections dont vous allez vous occuper. Vous savez que les électeurs que vous allez choisir, nommeront à leur tour les députés dont dépend ou votre bonheur ou votre misère. Vous vous rendrez donc exactement aux assemblées primaires, vous surtout qui, par vos faibles moyens, pourriez craindre l'oppression; songez que c'est à vous qu'il importe d'être éclairés sur ces choix, puisqu'il est question de discuter vos plus chers intérêts. Si vous êtes obligés par là à des sacrifices, la raison, la justice et l'intérêt public vous assurent des indemnités.

Dans les choix que vous ferez, songez que la vertu et les talents sont nécessaires, mais que, des deux, la vertu est la plus nécessaire encore. La vertu sans talent peut être encore utile; les talents sans vertu ne peuvent être qu'un fléau. (On applaudit.) Et, en effet, la vertu suppose ou donne assez souvent les talents nécessaires aux représentants du peuple. Quand on aime la justice et la vérité, on aime les droits des citoyens, et on les défend avec chaleur. Tenez-vous en garde contre les apparences trompeuses: les amis et les ennemis de la liberté se présenteront à vous avec les mêmes dehors et le même langage. Si vous voulez vous assurer des sentiments de quelques citoyens, remontez au-delà de l'époque où vous êtes aujourd'hui. L'homme ne se détache pas tout à coup de tous les préjugés qui ont formé ses sentiments. Si, une fois dans sa vie, un homme s'est montré vil ou impitoyable, rejetez-le; rejetez ces hommes qu'on a vus ramper honteusement aux pieds d'un ministre ou d'une femme. Leur manière est changée: leur coeur est resté le même. (On applaudit.) Ils flattent aujourd'hui leurs concitoyens, comme ils flattaient les tyrans subalternes. On ne devient pas subitement d'un vil adulateur, d'un lâche courtisan, un héros de la liberté.

Mais si vous connaissez des hommes qui aient consacré leur vie à venger l'innocence; si vous connaissez quelqu'un d'un caractère ferme et prompt, dont les entrailles se soient toujours émues au récit des malheurs de quelques-uns de ses concitoyens, allez le chercher au fond de sa retraite, priez-le d'accepter la charge honorable et pénible de défendre la cause du peuple contre les ennemis déclarés de la liberté, contre ces ennemis bien plus perfides encore qui se couvrent du voile de l'ordre et de la paix. Ils appellent ordre tout système qui convient à leurs arrangements; ils décorent du nom de paix la tranquillité des cadavres et le silence des tombeaux.

Ce sont ces personnages, cruellement modérés, dont il faut vous défier le plus. Les ennemis déclarés de la révolution sont bien moins dangereux. Ce sont ceux-là qui assiègent les assemblées primaires, pour obtenir du peuple, qu'ils flattent, le droit de l'opprimer constitutionnellement. Evitez leurs pièges, et la patrie est sauvée. S'ils viennent à vous tromper, il ne nous reste plus qu'à réaliser la devise qui nous rallie sous les drapeaux de la liberté: Vivre libre ou mourir.

(On demande l'impression sur-le-champ, et l'envoi aux sections assemblées. Roederer. Je demande que M. Robespierre veuille bien relire l'article concernant les électeurs, parce que, quelque fondé que soit son principe, l'application pourrait en être dangereuse pour cette année; car il n'y a pas de fonds faits pour les électeurs.)

Robespierre. L'observation de M. Roederer porte sur un fait qui n'est pas exact. Il a supposé qu'il était décidé que les électeurs ne seraient pas payés cette année, et cela n'est pas décidé. La motion en fut faite, il y a quelques jours, à l'Assemblée nationale. M. Desmeuniers, rapporteur, n'a pas du tout été éloigné de cette idée, et l'avis des membres de l'assemblé m'a paru y être favorable. J'ai donc cru pouvoir annoncer cet avis dans un moment où il s'agit de porter un plus grand nombre de citoyens dans les assemblées primaires, qui, en général, sont peu nombreuses.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 22 juin 1791 (22 juin 1791)

(De la délégation de la souveraineté.)

(Les diverses parties de la constitution, avant d'être coordonnées les unes avec les autres et de former un tout complet, furent soumises à la révision. Quand on en vint à discuter sur les pouvoirs publics et les assemblées électorales, Roederer prononça un discours dans lequel il exprima son opinion sur l'essence du pouvoir exécutif et sur les bases du système administratif. Puis Robespierre parla ainsi:)

II y a dans l'opinion de M. Roederer beaucoup de principes vrais, et auxquels il serait difficile de répliquer d'après vos principes… Cependant, ce n'est pas sur cet objet principalement que je me propose d'insister; je crois qu'il y a dans le titre soumis à votre délibération beaucoup d'expressions équivoques et de mots qui altèrent le véritable sens et l'esprit de votre Constitution: c'est pour rectifier ces mots et pour rendre d'une manière claire les principes de votre Constitution, que je vous supplie d'écouter avec patience quelques principes dont le développement ne sera pas long.

Je commence par le premier article du projet: "La souveraineté est une, indivisible, et appartient à la nation; aucune section du peuple ne peut s'en attribuer l'exercice." J'ajoute que la souveraineté du peuple est inaliénable. Il est dit ensuite que la nation ne peut exercer ses pouvoirs que par délégation… Les pouvoirs doivent être bien distingués des fonctions: les pouvoirs ne peuvent être ni aliénés ni délégués. Si l'on pouvait déléguer les pouvoirs en détail, il s'ensuivrait que la souveraineté pourrait être déléguée, puisque ces pouvoirs ne sont autre chose que des diverses parties essentielles et constitutives de la souveraineté; et alors remarquez que, contre vos propres intentions, vous décréteriez que la nation a aliéné sa souveraineté; remarquez bien, .surtout, que la délégation proposée par les comités est une délégation perpétuelle, et que les comités ne laissent à la nation aucun moyen constitutionnel d'exprimer une seule fois sa volonté sur ce que ses mandataires et ses délégués auront fait en son nom. Il n'est pas même question de convention dans tout le projet; de manière que la délégation des trois pouvoirs constitutifs serait, d'après le projet des comités, l'aliénation de la souveraineté elle-même. J'observe, en particulier, que rien n'est plus contraire aux droits de la nation que l'article 3, qui concerne le pouvoir législatif. Lisez cet article 3 dans la Constitution, où il est conforme au projet.

Permettez-moi de vous citer ici l'autorité d'un bomme dont vous adoptez les principes, puisque vous lui avez décerné une statue à cause de ces principes-là et pour le livre que je vais citer. Jean-Jacques Rousseau a dit que le pouvoir législatif constituait l'essence de la souveraineté, parce qu'il était la volonté générale, qui est la source de tous les pouvoirs délégués; et c'est dans ce sens que Rousseau a dit que, lorsqu'une nation déléguait ses pouvoirs à ses représentons, cette nation n'était plus libre, et qu'elle n'existait plus. Et remarquez comment on vous fait déléguer le pouvoir législatif; à qui? Non pas à des représentants élus périodiquement et à de courts intervalles, mais à un fonctionnaire public héréditaire, au roi! D'après l'article des comités, le roi partage véritablement le pouvoir législatif, et j'observe qu'il a dans le pouvoir législatif une portion plus grande que celle des représentants de la nation, puisque sa volonté peut seule paralyser pendant quatre ans la volonté de deux législatures. Votre Constitution, vos premiers décrets ne portaient pas, et vous n'avez pas entendu que le roi faisait partie du pouvoir législatif. Le veto suspensif, accordé au roi, ne fut jamais regardé que comme un moyen de prévenir les funestes effets des délibérations précipitées du corps législatif, et ne fut considéré que comme un appel au peuple; mais il a toujours été reconnu que l'exercice du pouvoir législatif résidait essentiellement et uniquement dans l'Assemblée nationale. Le roi ne fut jamais regardé comme partie intégrante du pouvoir législatif, et l'on ne peut supposer ceci dans la rédaction des comités sans anéantir les premiers principes de la Constitution.

Qu'il me soit permis de lier cette idée aux principes développés par M.
Roederer.

M. Roederer vous a dit une vérité qui n'a pas même besoin de preuve; c'est que le roi n'est pas le représentant de la nation, et que l'idée de représentant suppose nécessairement un choix par le peuple; et vous avez déclaré la couronne héréditaire: le roi n'est donc pas représentant du peuple; le hasard seul vous le donne, et non votre choix. M. Roederer vous a dit avec raison qu'il ne fallait pas donner au roi seul cette prérogative, ou qu'il fallait la donner à tous les fonctionnaires publics. Si l'on entend par représentant celui qui exerce une fonction publique au nom de la nation, si le titre de représentant a quelque chose de relatif à la nomination du peuple, certes, le roi n'a pas ce caractère, ou les autres ne l'ont pas. Il est évident qu'on ne peut lui appliquer la qualité de représentant; mais, ce qu'il est important de remarquer, c'est la conséquence immédiate de cette idée de représentant: pourquoi veut-on investir le roi du titre de représentant héréditaire de la nation? Voilà, messieurs, une partie des atteintes que porte à la Constitution la rédaction des comités.

Il est dit dans deux articles de la Constitution: "Aucune section du peuple ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté." 'J'adopte bien le véritable sens qu'on veut exprimer par ces mots, mais je dis qu'il faut éclaircir les mots équivoques. On ne peut pas dire d'une manière absolue et illimitée qu'aucune section du peuple ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté. Il est bien vrai qu'il sera établi un ordre pour la souveraineté; il est bien vrai encore qu'aucune section du peuple, en aucun temps, ne pourra prétendre qu'elle exerce les droits du peuple tout entier; mais il n'est pas vrai que, dans aucun cas et pour toujours, aucune section du peuple, ne pourra exercer, pour ce qui la concerne, un acte de la souveraineté… (Interruptions: Ah! ah! ah!) Je m'explique; c'est d'après vos décrets que je parle: n'est-il pas vrai que le choix des représentants du peuple est un acte de la souveraineté! N'est-il pas vrai même que les députés, élus pour une contrée, sont les députés de la nation entière? Ne résulte-t-il pas de ces deux faits incontestables que, des sections exercent, pour ce qui les concerne partiellement, un acte de la souveraineté? Il est impossible de prétendre, comme on l'a fait, que la nation soit obligée de déléguer toutes les autorités, toutes les fonctions publiques; qu'elle n'ait aucune manière d'en retenir aucune partie sans aucune modification que ce soit.

Je n'examine pas un système que l'Assemblée a décrété; mais je dis que, dans le système de la Constitution, on ne peut point rédiger l'article de cette manière; on ne peut pas dire que la nation ne peut exercer ses pouvoirs que par délégation; on ne peut point dire qu'il y ait un droit que la nation n'ait pas: on peut bien régler qu'elle n'en usera point; mais on ne peut pas dire qu'il existe un droit dont la nation ne peut pas user si elle veut.

Je reviens au principe de toutes les observations que je viens de vous faire. Je dis qu'il résulte de l'article des comités que la nation déléguerait ses pouvoirs, le pouvoir souverain, qui est unique et indivisible, en déléguant à perpétuité chaque partie du pouvoir. Je dis que ce titre blesse encore les premiers principes de la Constitution en présentant le roi comme un représentant héréditaire qui exerce le pouvoir législatif, conjointement avec les véritables représentants du peuple. Je demande, en conséquence, qu'au mot pouvoirs soit substitué celui fonctions; je demande que le roi soit appelé le premier fonctionnaire public, le chef du pouvoir exécutif, mais point du tout le représentant de la nation; je demande qu'il soit exprimé d'une manière bien claire que le droit de faire les actes de la législation appartient uniquement aux représentants élus par le peuple.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 11 août 1791 (11 août 1791)

(Opinion de Robespierre sur la rédaction définitive de la constitution.)

Les comités vous proposent de substituer à une condition mauvaise une condition plus injuste et plus onéreuse encore. Les inconvénients s'appliquent d'une manière plus forte au nouveau système. Le peuple est-il libre de choisir ses représentants, s'il ne l'est pas dans le choix de ses intermédiaires? Les comités me paraissent dans une contravention continuelle. Vous avez reconnu, sur leur proposition, que tous les citoyens étaient admissibles à toutes les fonctions, sans autre distinction que celle des vertus et des talents. A quoi nous sert cette promesse, puisqu'elle a été violée sur-le-champ? Que nous importe qu'il n'y ait plus de noblesse féodale, si vous y substituez une distinction plus réelle, à laquelle vous attachez un droit politique? Et que m'importe à moi qu'il n'y ait plus d'armoiries, s'il faut que je voie naître une nouvelle classe d'hommes à laquelle je serai exclusivement obligé de donner ma confiance? Cette contradiction permettrait de douter de votre bonne foi et de votre loyauté. Je conviens cependant qu'il faut une garantie qui rassure contre les électeurs; mais est-ce la richesse? L'indépendance et la probité se mesurent-elles sur la fortune? Un artisan, un laboureur, qui paient dix journées de travail, voilà des hommes plus indépendants que le riche, parce que leurs besoins sont encore plus bornés que leurs fortunes. Quoique ces idées soient morales, elles n'en sont pas moins dignes d'être présentées à l'assemblée. Ce ne sont pas là des lignes sans largeur. On nous a cité l'exemple des Anglais et des Américains: ils ont eu tort, sans doute, d'admettre des lois contraires aux principes de la justice; mais, chez eux, ces inconvénients sont compensés par d'autres bonnes lois. Quelle était la garantie d'Aristide lorsqu'il subjugua les suffrages de la Grèce entière? Ce grand homme qui, après avoir administré les deniers publics de son pays, ne laissa pas de quoi se faire enterrer, n'aurait pas trouvé entrée dans vos assemblées électorales. D'après les principes de vos comités, nous devrions rougir d'avoir élevé une statue à J. J. Rousseau, parce qu'il ne payait pas le marc d'argent. Apprenez à reconnaître la dignité d'homme dans tout être qui n'est pas noté d'infamie. Il n'est pas vrai qu'il faille être riche pour tenir à son pays; la loi est faite pour protéger les plus faibles; et n'est-il pas injuste qu'on leur ôte toute influence dans sa confection? Pour vous décider, réfléchissez quels sont ceux qui vous ont envoyés? Etaient-ils calculés sur un marc, sur un demi-marc d'argent? Je vous rappelle au titre de votre convocation: "Tout Français ou naturalisé Français, payant une imposition quelconque, devra être admis à choisir les électeurs." Nous ne sommes donc pas purs, puisque nous avons clé choisis par des électeurs qui ne payaient rien.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 23 août 1791 (23 août 1791)

(Opinion de Robespierre sur la liberté de la presse.)

M. Dandré et les autres partisans du comité semblent quelquefois se rapprocher des principes pour s'en éloigner sur-le-champ. M. Dandré paraît dans la dernière partie de son opinion déterminé à nous accorder… (Il s'élève des murmures. Regnault de Saint-Jean-d'Angely: Je demande que le préopinant veuille bien indiquer la corporation dont il est le chef.) Je m'en vais satisfaire à l'interpellation du préopinant. Quand j'ai dit nous, je parlais de ceux que la question intéresse, c'est-à-dire de la généralité des citoyens: ce sont les droits de la nation que je réclame contre un article qui me paraît les attaquer. Je dis donc que M. Dandré paraissait accorder le droit d'une censure salutaire et libre sur les actes d'administration; si l'article remplissait cet objet, alors on pourrait dire que nous sommes d'accord; mais il ne le remplit pas.

Qu'est-ce que la liberté d'exercer la censure? (On murmure.) La puissance des comités s'étend-elle jusqu'à parler aussi longtemps qu'ils veulent et à ne laisser parler personne? Je dis que cette censure sur les actes d'administration ne pourra pas s'exercer sans que, en vertu de l'article qui vous est proposé, on puisse poursuivre le censeur comme calomniateur. Par exemple, un ministre parlant toujours de patriotisme et d'ordre public, peut mettre une négligence coupable dans l'exécution des lois relatives à la défense du royaume, entretenir des intelligences secrètes avec les ennemis du dehors. Je demande si le droit du citoyen se réduira à dire très modestement, très respectueusement: M. le ministre a négligé de porter tel corps de troupes sur les frontières; ou n'aura-t-il pas le droit de dire s'il en a le courage: j'aperçois dans sa conduite un plan de conspiration contre le salut public; j'invite mes concitoyens à le surveiller.

Voici un autre exemple. Un général préposé à la défense de nos frontières a exécuté un plan dont le résultat devait être de livrer la nation à tous les fléaux de la guerre domestique et extérieure. Je suppose que j'aie eu des indices certains de ce crime, comme tout homme de bonne foi et clairvoyant a pu en avoir, je ne pourrai donc pas provoquer la surveillance publique sur un tel homme sans être puni comme calomniateur? Je dis que par la nature des choses l'intention de faire le mal touche de si près à l'action même, qu'il y a une connexité si évidente entre le crime consommé et l'intention du crime, qu'on ne pourra dénoncer un délit d'administration, sans risquer d'être poursuivi comme calomniateur des intentions.

A quoi sert cette distinction qu'il est si facile d'éluder dans son usage entre un délit commis et l'intention, si ce n'est à gêner la censure sur tous les points?

Consultons l'expérience: sur cent accusations intentées par l'Assemblée nationale elle-même contre des citoyens, 99 sont restées sans preuves. Si M. Bouillé eût été dénoncé comme un homme méditant des projets contre la patrie, le citoyen clairvoyant et zélé, qui en eût découvert les indices sans en découvrir encore les preuves juridiques, n'eût-il pas passé pour calomniateur? Pour appuyer la vérité de cette observation, je rappellerai l'engouement général excité en faveur du patriotisme et du zèle de cet officier, les éloges qui lui ont été prodigués par l'intrigue et les remercîments même surpris à la sagesse de l'Assemblée nationale. Lorsque les chances de l'équité sont tellement incertaines en faveur de l'un et de l'autre système, je demande s'il faut priver la société de l'avantage suprême d'une censure illimitée sur les fonctionnaires publics. Je demande que la rédaction plus précise de M. Larochefoucault soit préférée à celle du comité.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 23 août 1791 (23 août 1791)

(Opinion de Robespierre sur les hommes libres de couleurs dans les colonies françaises.).

Lorsqu'on se présente à votre tribunal pour défendre celui de vos décrets qui, au jugement de la nation, a le plus honoré cette Assemblée; pour empêcher que dans un moment, et presque sans discussion, d'après des faits recueillis par des parties qui ne sont pas entièrement désintéressées dans cette affaire, d'après des déclamations plusieurs fois répétées, et toujours repoussées par vous dans cette affaire, on n'élève contre ce système, conforme aux droits de la justice, de la raison, de l'intérêt national, un système nouveau, fondé sur des principes absolument différents; alors le premier sentiment qu'on éprouve, c'est l'étonnement de discuter devant vous une pareille question: on est bien éloigné surtout de penser que cette question soit déjà préjugée avant d'avoir été discutée avec la profondeur qu'elle exige. Eh! fût-il vrai qu'on dût faire encore des efforts impuissants pour réclamer les droits de l'humanité, ce serait encore un devoir de les réclamer: c'est ce qui m'encouragera à vous parler encore, et de l'intérêt national, qui paraît si méconnu par les sentiments de ceux que je combats, et même de justice et de philosophie,

La première question que l'on doit se faire, ce me semble, dans ce moment, c'est de demander si, pour attaquer les décrets que vous avez rendus, l'on vous présente des raisons qui n'aient été ni prévues ni discutées lorsque vous les avez portés. Or, je vois ici les mêmes moyens employés: d'une part, des maux infinis qu'on nous pronostique pour vous faire peur; de l'autre, des raisonnements qui ne pouvaient souffrir le plus léger examen, raisonnements démentis à la fois et par la raison et par les faits.

Je commence par examiner, en très peu de mots, les raisonnements moraux et politiques, allégués par le rapporteur du comité colonial. Il vous a exposé sa théorie sur l'unique moyen, suivant lui, de conserver la tranquillité et la subordination des esclaves dans les colonies. Or, il nous a dit que cet ordre de chose tenait essentiellement et exclusivement à l'extrême distance que ces esclaves a percevaient entre les blancs et eux; que cette distance disparaîtrait à leurs yeux, si les hommes de couleur jouissaient des mêmes droits que les blancs.

Voilà un raisonnement qui est absolument démenti par les faits et par les raisons d'analogie. Il ne faut pas perdre de vue qu'avant votre décret les hommes libres de couleur jouissaient des droits de citoyen, qu'ils ne jouissaient pas des droits politiques, parce qu'alors nul citoyen n'avait des droits politiques; mais ils étaient dans la classe des blancs sous le rapport des droits civils dont les citoyens jouissaient seuls alors; ainsi, alors, les esclaves voyaient des hommes de couleur à une distance infinie d'eux, et cette distance était celle de l'esclavage à la liberté, du néant à l'existence civile: or, je demande si ces nouveaux droits que vous avez accordés aux hommes libres de couleur, mettraient entre eux et les autres une distance plus grande que ne mettait entre eux et les esclaves l'acquisition de la liberté et de l'existence civile. Or, si cette distance n'a rien diminué de la subordination des esclaves, s'il est faux que ces idées parviennent jusqu'à leur esprit, n'est-il pas évident que le raisonnement qu'on vous fait pour égarer votre justice, est une pure illusion, et le résultat de l'imagination des partisans du projet que je combats. On n'a pas manqué d'appuyer ce système extravagant d'un fait très extraordinaire: on vous a dit que la déclaration des droits que vous avez reconnus dans les hommes libres de couleur, avait excité une insurrection parmi les esclaves; on vous a cité la Croix des Bouquets; j'affirme que ce fait est faux, et j'atteste tout homme raisonnable qui voudra réfléchir et sur les faits et sur la nature même de la chose, que quelques lettres que l'on peut se faire écrire, n'auront jamais autant de poids sur les personnes raisonnables que ce fait connu de tout le monde, que dans les colonies nulle lettre, depuis l'origine des contestations que la révolution a fait naître entre les blancs et les hommes libres de couleur, ne peut parvenir aux hommes de couleur sans avoir été décachetée; c'est un fait notoire connu de tout le monde, et qui est beaucoup plus certain que les fables que l'on nous débite pour appuyer le système du comité. On ne persuadera jamais à personne, je ne dis pas seulement que les décrets de l'Assemblée nationale, mais même les relations de ces décrets avec les droits de citoyens, puissent donner des idées assez nettes à des hommes abrutis par l'esclavage, qui ont très peu d'idées ou qui n'ont que des idées absolument étrangères à celles dont il s'agit en ce moment pour les engager à rompre tout à la fois, et leurs anciennes habitudes et leurs chaînes.

Les colons sont indignés, dit-on, de ce que vous avez violé la foi que vous leur aviez donnée!… Mais quel homme de bonne foi peut soutenir ici que, par aucun de vos décrets, vous ayez pris avec les colons blancs l'engagement de dépouiller les hommes libres de couleur de la qualité de citoyens actifs; que vous ayez promis de ne rien décréter à cet égard sans le consentement et l'initiative des colons blancs? Qu'on me le cite ce décret: est ce celui du 28 mars? Eh! c'est celui que j'invoque pour réclamer la foi qui avait été donnée à tous les membres de celle Assemblée.

Je rappelle à l'Assemblée qu'alors en effet quelques personnes eurent des inquiétudes, non pas sur le fond de la chose, qui ne pouvait présenter aucune difficulté, mais sur les intentions de ceux qui auraient pu désirer favoriser les colons blancs aux dépens des hommes libres de couleur. Ils manifestèrent ces inquiétudes, et demandèrent que l'Assemblée déclarât que ces mots ne renfermaient point les esclaves; on répondit: cela n'est point nécessaire; il est bien entendu que les hommes libres de couleur sont seuls compris: et c'est sur la foi de cette explication, qui n'était pas même nécessaire, que tous les membres acquiescèrent au décret qui vous fut présenté par le même rapporteur qui vous présente celui-ci.

(Barnave: Ce fait est absolument faux. Grégoire: Je demande la parole. Je ne conçois pas comment M. Barnave ose nier ce fait. Le 28 mars, ce fut moi qui demandai que nominativement les gens de couleur fussent dénommés dans ce décret. Il est de fait que M. Barnave me dit-lui-même qu'il ne les avait pas exclus; et il est de fait qu'au mois de mai dernier, après bien des interpellations, M. Barnave a été obligé d'en faire l'aveu lui- même. Barnave: Quoique le fait dont il s'agit n'intéresse pas la délibération actuelle, attendu que c'est un fait purement particulier, et qui n'intéresse pas l'Assemblée, je dois dire ce qui est véritable, et ce pour quoi j'ai interrompu l'opinant. Il est deux circonstances qu'il faut absolument distinguer. Il est vrai que sur l'interpellation de M. Grégoire, qui me demanda si l'article excluait les hommes de couleur, je lai dis en particulier, comme je le dirais encore, que l'article n'entendait établir aucune espèce de préjugé pour ou contre. En effet, nous n'avions envoyé un mode de convocation, déclaré provisoire par notre décret, que dans le cas où les Assemblées coloniales actuellement existantes ne seraient pas maintenues. Par le même décret, nous avons dit que le mode de convocation, pris de celui de la Martinique, n'était que provisoire, et, pour cette première fois, dans le cas où l'Assemblée ne serait pas maintenue; et que, pour le définitif et pour l'avenir, ces mêmes Assemblées feraient leurs propositions sur la totalité de la constitution, et notamment sur les droits de citoyen actif et d'éligibilité. Lucas: Je conclus au moins de là qu'on ne viole pas, comme on le prétend, le décret du 8 mars.)

Ce qui vient d'être dit prouve la vérité de ce que j'ai avancé; car dès qu'une fois ces mots toute personne ne préjugent rien contre les bommes libres de couleur, il s'ensuit que vous n'avez fait aucune promesse aux colons blancs, relativement aux gens de couleur. C'est à tort, par conséquent, qu'on vous objecte la prétendue foi donnée aux colons blancs, comme une raison de leur sacrifier les droits des hommes de couleur libres, et comme un motif qui peut les exciter à la révolté contre vos décrets; et si j'avais besoin de restituer dans toute son intégrité le fait que j'avais posé, je vous rappellerais un autre fait certain qui vous a été rappelé par M. Tracy, savoir: qu'à l'époque de ces décrets, toutes les prétentions que les colons blancs annonçaient n'étaient que celle de garantir leurs propriétés de la crainte de voir toujours les esclaves parvenir à la liberté; c'est que ces mots toute personne, c'est que les clauses qu'ils renferment ne leur furent données que pour calmer leurs inquiétudes. Elles leur furent même alors vivement disputées, parce que nous avions une extrême répugnance à consacrer formellement l'esclavage. Ces temps devaient-ils changer?

Je passe maintenant à l'examen des faits préparés, présentés avec beaucoup de chaleur et de véhémence pour exciter dans vos âmes des alarmes capables de l'emporter sur votre justice et sur votre sagesse. Quels sont donc ces faits? Qui oserait donc ici invoquer l'expérience? A-t-on fait quelque tentative pour exécuter vos décrets? A-t-on employé un seul moyen pour aplanir les difficultés qui pouvaient se rencontrer dans leur exécution? A-t-on exigé l'obéissance comme on devait le faire? A-t-on manifesté que l'on voulait réellement que ce décret fût exécuté? Ce décret n'a pas même été envoyé! mais à sa place des libelles séditieux ont été envoyés, des manoeuvres coupables ont été employées pour exciter la révolte. De tous les faits que l'on vous présente, ou que l'on aurait dû vous présenter, celui-là seul est vrai. Que nos adversaires démentent cet écrit incendiaire, envoyé dû sein du comité colonial dans les colonies, pour empêcher l'exécution de votre décret.

Des intrigues sont-elles des raisons péremptoires contré une loi sage, et faut-il que vous vous hâtiez d'anéantir la vôtre pour conserver des intrigues? Après tout, qu'y a-t-il donc dans tous ces événements que vous n'ayez prévu; lorsque vous rendîtes votre décret; alors aussi on voulut vous épouvanter par des menaces; alors on osa vous faire entendre qu'on provoquerait l'insurrection des blancs contre votre autorité, vous sentîtes que vous ne deviez point céder à ces lâches terreurs, vous eûtes la sagesse de ne point encourager l'audace, et de dédaigner les pièges de l'intrigue; vous ne pensiez pas que la volonté et les passions d'une classe quelconque osassent lutter sérieusement contre la fermeté de l'Assemblée nationale, armée de la justice, et contre la puissance de la nation française. Abjurerez-vous aujourd'hui ces grands principes, pour ne montrer que faiblesse, légèreté, inconséquence? Oublierez-vous que c'est la faiblesse et la lâcheté qui perdent les Etats et les gouvernements, et que c'est le courage et la constance qui les conservent? Mais, d'abord jusqu'à quel point faut-il y croire? n'est-ce pas une chose étonnante que lorsqu'on délibère sur un objet aussi important, aussi intimement lié et à la propriété nationale, et à la gloire des représentants de la nation, on ne se donne pas seulement la peine d'examiner les faits dont on parle si souvent sans en prouver aucun, et dont personne ne s'est donné la peine d'apprécier, ni la nature, ni les circonstances, ni les auteurs? Qui sont ceux qui les ont produits? Qui sont ceux qui les attestent? Ne sont-ce pas les parties intéressées? Ne sont-ce pas ceux qui, après avoir extraordinairement redouté le décret avant qu'il fût porté, n'ont cessé depuis de le calomnier et de l'enfreindre? Ne sont-ce pas ceux qui, après avoir prédit de sinistres événements, se seraient appliqués à les faire naître, et qui voudraient ensuite les supposer ou les exagérer.

Ah! donnez-nous au moins le temps d'examiner: on a bien pris le temps nécessaire pour préparer, pour recueillir ces adresses présentées dans le moment qui a paru le plus convenable. Qu'il nous soit au moins permis aussi de recueillir tous les faits qui les démentent, et de nous munir de toutes les preuves que le hasard et l'amour de l'humanité peuvent avoir jetées au milieu de nous. Défions-nous au moins du tumulte et des cabales qui ont trop souvent présidé à nos délibérations sur cet important objet. Opposez aux adresses de plusieurs chambres de commerce les pétitions des citoyens moins intéressés des mêmes villes, qui en prouvent toute l'exagération et même quelque chose de plus, telles que celles des citoyens de Rennes, de Brest, de Bordeaux. L'arrêté du département de cette dernière ville, vous instruit de ce que l'intrigue peut faire pour opprimer la liberté et la justice. Faites-vous représenter toutes ces lettres qui prouvent que la situation des colonies ne présente rien qui puisse faire craindre une résistance décidée à l'exécution du décret, quand l'autorité de la nation a parlé; ou plutôt réduisez à leur juste valeur les faits même que nos adversaires nous attestent. Alors, loin d'être effrayés, vous verrez que tout se réduit à des signes de mécontentement plus ou moins prononcés par une partie des citoyens de quelques parties de nos colonies.

Certes, il n'était pas difficile de prévoir qu'une loi qui blessait l'égoïsme d'une classe de colons, occasionnerait des mécontentements; et vous l'aviez prévu au mois de mai dernier. Il n'est pas plus difficile de concevoir que les chefs d'une insurrection apparente aient tenu des propos insensés et séditieux, qu'ils aient affecté même de les tenir, pour fournir aux chefs de leur faction en Europe un prétexte de faire craindre la chimérique scission des colonies; mais, en vérité, aux yeux des hommes raisonnables, n'y a-t-il pas une distance infinie entre le mécontentement, entre les menaces de quelques malintentionnés, et le dessein formé de lever l'étendard de la révolte contre la nation, de briser violemment les liens de l'habitude, de l'honneur, du devoir et surtout de l'intérêt, seul lien durable qui les attache à nous. Aussi, fixez votre attention sur toutes les pièces relatives aux colonies, qui ne paraissent point avoir été fabriquées par l'esprit de parti; vous y verrez qu'au milieu de quelques insurrections partielles, la disposition général des esprits est d'obéir à la loi, si la soumission est exigée avec fermeté; vous y verrez que les colons blancs eux-mêmes vous avertissent des pièges que l'on vous tend en Europe, et qu'ils vous conjurent de déployer la fermeté qui vous convient, en vous donnant la garantie que la résistance de l'orgueil, de l'intérêt particulier céderont à l'intérêt général et à la justice.

Qu'il me soit permis de vous le dire, quelque haine qui puisse exister contre moi, le courage gratuit que j'ai montré à défendre la justice, l'humanité et les intérêts sacrés d'une partie des citoyens que nous devons protéger en Amérique, puisque nous nous occupons de leur sort, ne m'abandonnera pas; qu'il me soit permis de remettre sons vos yeux quel spectacle nous a présenté l'affaire des colonies depuis qu'il en a été question parmi nous. Rappelez-vous les dispositions particulières toujours présentées à l'improviste. Jamais aucun plan général qui vous permit d'embrasser d'un coup d'oeil et le but où l'on voulait vous conduire, et les chemins par lesquels on voulait vous faire parvenir. Rappelez-vous toutes ces délibérations où, après avoir remporté l'avantage auquel on semblait d'abord borner tous ses voeux, on s'en faisait un titre pour en obtenir de nouveaux; où, en vous conduisant toujours de récits en récits, d'épisodes en épisodes, de terreurs en terreurs, ou gagnait toujours quelque chose sur vos principes et sur l'intérêt national, jusqu'à ce qu'enfin, échouant contre un écueil, on s'est bien promis de réparer son naufrage.

Mais, je ne puis me dispenser de répondre à une certaine observation que l'on vous a présentée pour affaiblir l'intérêt des hommes libres de couleur. Remarquez qu'il n'est pas question de leur accorder leurs droits, remarquez qu'il n'est pas question de les leur reconnaître, remarquez qu'il est question de les leur arracher, après que vous les leur avez reconnus. Et quel est l'homme qui, avec quelque sentiment de justice, puisse se porter légèrement à dire à plusieurs milliers d'hommes: nous avions reconnu que vous aviez des droits, nous vous ayons regardés comme citoyens actifs; mais nous allons vous replonger dans la misère et dans l'avilissement; nous allons vous remettre aux pieds de ces maîtres impérieux dont nous vous avions aidés à secouer le joug?

Qu'est-ce donc, surtout dans les colonies, que les droits civils qu'on leur laisse, sans les droits politiques? Qu'est-ce qu'un homme privé des droits de citoyen actif dans les colonies, sous la domination des blancs? C'est un homme qui ne peut influer ni directement, ni indirectement sur lès intérêts les plus touchants, les plus sacrés de. la société dont il fait partie; c'est un homme qui est gouverné par des magistrats au choix desquels il ne peut concourir en aucune manière, par des lois, par des règlements, par des actes d'administration pesant sans cesse sur lui, sans avoir usé du droit qui appartient à tout citoyen d'influer pour sa part dans les conventions sociales, en ce qui concerne son intérêt particulier. C'est un homme avili dont la destinée est abandonnée aux caprices, aux passions, aux intérêts d'une caste supérieure. Voilà les biens auxquels on attache une médiocre importance! Que l'on pense ainsi, lorsqu'on regarde la liberté comme le superflu dont le peuple français peut se passer, pourvu qu'on lui laisse la tranquillité et du pain; que l'on raisonne ainsi avec de tels principes, je ne m'en étonne pas. Mais moi. dont la liberté sera l'idole, moi, qui ne connais ni bonheur, ni prospérité, ni moralité pour les hommes, ni pour les nations, sans liberté, je déclare que j'abhorre de pareils systèmes, et que je réclame votre justice, l'humanité, la justice et l'intérêt national en faveur des hommes libres de couleur.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 19 mars 1792 (19 mars 1792)

(Intervention de Robespierre au sujet d'un discours de Dumouriez, alors ministre des affaires étrangères et membre de la société des jacobins.)

S'il n'avait été question que de la première demande à laquelle a donné lieu le discours de M. Dumouriez et la réponse de M. le président, je n'aurais point élevé la voix. Maintenant ce sont les principes de la société qui se trouvent en cause. Je ne suis point de ceux qui croient qu'il est absolument impossible qu'un ministre soit patriote et même j'accepte avec plaisir les présages heureux que nous offre M. Dumouriez. Quand il aura rempli ces présages, quand il aura dissipé les ennemis armés contre nous par ses prédécesseurs, et les conjurés qui dirigent notre gouvernement, malgré l'expulsion de quelques ministres, alors, seulement alors, je serai disposé à lui décerner tous les éloges dont il sera digne; alors néanmoins je ne penserai point qu'un bon citoyen de cette société ne soit pas son égal, et que tout membre qui montera à cette tribune pour s'élever contre l'impression du discours d'un ministre quel qu'il soit, puisse être réduit à la quitter par des cris et des clameurs confuses. C'est par amour pour la liberté, c'est par respect pour les droits du peuple, qui seul est grand, qui seul est respectable à mes yeux, et devant lequel s'évanouissent les hochets des puissances ministérielles, que je rappelle la société à ses principes. C'est pour la société, c'est pour le ministre même, que je demande que l'on n'annonce pas à son arrivée la décadence de l'esprit public. Que des ministres viennent ici pour unir leurs efforts à ceux de tous les bons citoyens qui composent cette société, qu'ils viennent demander des conseils, qu'ils en reçoivent et qu'ils les pratiquent, qu'ils méritent l'amour de la nation; c'est à ces conditions seulement que leur présence peut être utile dans cette société, et s'il faut des conseils aux ministres, je promets pour ma part de leur en donner qui seront avantageux et pour eux et pour la chose publique.

J'ai rempli mon objet, puisque ces principes sont gravés dans les coeurs de tous les membres de cette société, puisque rien ne pourra jamais en altérer la pureté. Aussi longtemps que M. Dumouriez par des preuves éclatantes de patriotisme et surtout par des services réels rendus à la patrie, prouvera qu'il est le frère des bons citoyens et le zélé défenseur du peuple, il ne trouvera parmi nous que des appuis.

Je ne redoute pour cette société la présence d'aucun ministre, mais je déclare qu'à l'instant où un fonctionnaire semblable y aurait plus d'influence qu'un bon citoyen qui s'est constamment distingué par son patriotisme, il nuirait à la société, et je jure au nom de la liberté qu'il n'en sera jamais ainsi. Cette société sera toujours l'effroi de la tyrannie et l'appui de la liberté.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 19 mars 1792 (19 mars 1792)

(Opinion de Robespierre sur le bonnet rouge.)

(Pétion, maire de Paris, avait écrit à la Société pour l'engager à s'abstenir de tous signes extérieurs qui pourraient lui donner le caractère d'un parti, d'une faction. Il voulait parler du bonnet rouge que portait chaque membre des Jacobins. Robespierre prit ta parole en cette occasion et s'exprima ainsi:)

Je respecte, comme le maire de Paris, tout ce qui est l'image de la liberté; mais nous avons un signe qui nous rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir, et ce signe, le voilà! (Il montre sa cocarde.) En déposant le bonnet rouge, les citoyens qui l'avaient pris par un patriotisme louable, ne perdront rien. Les amis de la liberté continueront à se reconnaître sans peine au même langage, au signe de la raison et de la vertu, tandis que tous les autres emblèmes peuvent être adoptés par les aristocrates et les traîtres.

II faut, dit-on, employer de nouveaux moyens pour ranimer le peuple. Non, car il a conservé le sentiment le plus profond de la patrie. C'est lui qui attend constamment le jour du bonheur commun, retardé par les perfides intrigues de ceux qui ont voulu le mettre dans les fers. Le peuple n'a pas besoin d'être excité, il faut seulement qu'il soit bien défendu. C'est le dégrader que de croire qu'il est sensible à des marques extérieures. Elles ne pourraient que le détourner de l'attention qu'il donne aux principes de liberté et aux actes des mandataires auquel» il a confié sa destinée.

Je vous rappelle, au nom de la France, à l'étendard qui seul en impose à ses ennemis, le seul qui puisse rallier à vous tous ceux que l'intrigue a trompés. Ils voudraient, vos ennemis, vous faire oublier votre dignité, pour vous montrer comme des hommes frivoles et livrés à un esprit de faction. Vous devez donc vous décider à ne conserver que la cocarde et le drapeau, sous les auspices desquels est née la Constitution.

J'appuie les propositions de M. Pétion, et je demande que la société ordonne l'impression et l'envoi de sa lettre à toutes les sociétés affiliées, comme exprimant nos vrais principes.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à la société des
Amis de la Constitution le 26 mars 1792 (26 mars 1792)

Note: ce discours fut ensuite publié dans le Défenseur de la
Constitution n° 8 de début juillet 1792

(Discours de Robespierre sur les circonstances actuelles.)

Une conspiration formidable, tramée dès longtemps contre notre liberté, était près d'éclater. La guerre civile s'allumait au moment où la guerre étrangère nous menaçait; les prêtres secouaient les torches du fanatisme et de la discorde; des administrateurs infidèles secondaient leurs fureurs et favorisaient les complots de tous les ennemis de la révolution; une coalition, fameuse par ses attentats contre la liberté naissante, dominait à la cour; elle occupait les premiers emplois dans nos armées; le gouvernement nous trahissait; nul ne s'occupait du salut de l'état. Au milieu de tous ces désordres, des cris de guerre se faisaient entendre; on ne songeait ni à étouffer les troubles du dedans, ni à soulager le peuple, ni à protéger les soldats patriotes, persécutés par un ministère odieux, ni à le forcer à donner des armes aux gardes nationales, ni à pourvoir à la défense de nos frontières. D'un côté l'indolence, la faiblesse; de l'autre, la tyrannie, l'aristocratie, le machiavélisme semblaient présider aux destins de la France; et sans le courage inébranlable des bons citoyens, sans la patience invincible et le sublime caractère du peuple, il eût été permis à l'homme le plus ferme de douter du salut public; lorsque la providence, qui veilla toujours sur nous, beaucoup mieux que notre propre sagesse, en frappant Léopold, parût déconcerter les projets de nos ennemis, au moins pour quelque temps. Ce délai suffit pour donner à l'humanité le temps de respirer. Il remet entre nos mains notre destinée et celle du monde.

Saurons-nous mettre à profit cette grande occasion qui nous est offerte, de réduire tous les tyrans à l'impuissance de nous nuire et de nous opprimer? C'est en avoir triomphé que de connaître et de dévoiler les secrets de leur ténébreuse politique. Quelle soit donc longtemps présente à tous les esprits, cette fameuse correspondance concertée entre le cabinet de Vienne et le comité des Tuileries.

Exciter, entretenir les troubles du dedans, et nous susciter en même temps la guerre au dehors, pallier ce double projet, en l'imputant aux amis les plus zélés de la constitution, détruire les sociétés patriotiques, et pour cela les décréditer dans l'opinion publique, par l'imputation vague et insignifiante de républicanisme, les accuser de et l'intervention des puissances étrangères qu'ils appelaient travaillait à détruire la liberté; tel est tout le plan de conjuration qu'elle vient de révéler aux yeux de l'univers.

Ainsi donc tous les sophismes, toutes les calomnies par lesquelles les ennemis hypocrites de la constitution s'efforcent de dégrader l'esprit public et d'énerver le caractère national, nous les avons retrouvées dans la bouche de Léopold. Il est curieux de voir les agents, interprètes des volontés du cabinet des Tuileries, parler de la dignité nationale, et annoncer le désir de maintenir la paix, lorsque de concert avec eux, Léopold nous menaçait de la guerre; il est curieux de les voir défendre les patriotes de France, et prêcher contre eux la croisade, par l'organe de l'empereur des Allemands. Mais, voyez comme celui-ci nous développe lui-même le projet de nos ennemis intérieurs; voyez avec quelle affectation il rappelle le passage de la lettre de Louis XVI, du mois de septembre 1791, où, en acceptant la constitution, il annonce d'avance des obstacles à son exécution qui pourraient un jour en exiger le changement; rappelez-vous qui a dicté cette lettre; je veux dire la coalition qui, depuis le départ du roi, dirigea toutes ses démarches, en même temps qu'elle cherchait à maîtriser l'Assemblée constituante; écoutez ce même Léopold reprocher aux sociétés patriotiques le dessein de vouloir troubler l'Etat, en se refusant à toute espèce de conciliation, sur ce qu'il appelle les accessoires de la constitution. Est-il clair que le but de la faction qui dirigeait la cour était d'établir ce système des deux chambres, annoncé dès long temps, et d'élever la puissance d'un parti sur les ruines de la liberté publique? Est-il clair qu'il faut rapporter à ce projet à leur secours, et les désordres qu'ils excitaient au dedans? Les perfides! et ils ont osé nous imputer ces troubles? Ils ont osé nous charger de leurs propres crimes? Que dis-je? Ils ont réussi à tromper une foule de citoyens de bonne foi! Ils ont ligué contre la liberté tous les hommes ignorants, faibles ou timides, ils ont formé, dans la nation, un troisième parti, sous la dénomination de modérés, dont ils se sont déclarés les chefs et les protecteurs; ils n'ont rien négligé pour présenter aux yeux des Français et des étrangers, tous les amis de la constitution et de la patrie, comme une secte particulière, aussi opposée à l'intérêt général que le parti connu sous le nom d'aristocrates. Réunis à ces derniers, ils auraient bientôt accablé les patriotes et ramené, sous des formes nouvelles, l'empire du despotisme et de l'aristocratie, ou plutôt le règne des crimes et des factions. Pour mieux cacher leurs desseins, ils avaient créé des sociétés séduisantes pour les hommes froids et pusillanimes; ils avaient fait arborer à leurs partisans et à leurs créatures, une devise qui annonçait le rigorisme le plus scrupuleux en fait de constitution; mais depuis qu'ils ont choisi Léopold pour interprète, depuis que, de concert avec eux, le despote autrichien a daigné emprunter leur langage et revêtir le costume des feuillants, depuis qu'ils se sont déclarés patriotes et français à la manière du chef de nos ennemis étrangers, l'homme le plus crédule a pu apprécier leur système, et tous les prosélytes qu'ils avaient égarés, peuvent, sans scrupule, abjurer leur doctrine pour professer avec nous les principes de la véritable religion politique, c'est-à-dire, ceux de l'égalité, de la liberté, de l'humanité et de la constitution.

Telle était cependant la trame qu'ils avaient ourdie contre le salut public, lorsque Léopold mourut. Presque au même instant, un ministre fut frappé d'un décret d'accusation; les autres disparurent successivement.

Le nouveau ministère s'annonce avec des circonstances qui peuvent être regardées comme d'heureux présages, et qui semblent permettre aux amis de la liberté et de se livrer aux charmes de l'espérance.

Au reste, louer les ministres nouveaux, serait un trait de flagornerie d'autant plus servile et d'autant plus gratuit que bientôt leurs oeuvres mêmes peuvent les louer et les mettre même au-dessus des éloges. Bientôt une preuve décisive nous apprendra si la conversion de la cour est sincère, si l'esprit du ministère est changé avec les ministres. Qu'ils tiennent en tout une conduite opposée à celle de leurs prédécesseurs; que la franchise et la probité du gouvernement écartent tous les maux que sa perfidie nous attirait; que les vrais patriotes soient protégés; que le peuple soit honoré et respecté, non par de vains discours, mais par des actes de justice et de fidélité soutenus; que l'ordre et la prospérité renaissent, et nous aurons, pour le pouvoir exécutif, autant de vénération qu'il nous a inspiré jusqu'ici d'inquiétude et de défiance.

Avec un ministère patriote et éclairé, à quelles douces espérances ne pouvons-nous pas nous livrer? Quel obstacle pourrait résister à son union sincère avec tous les bons citoyens? Quel est en France l'ennemi assez audacieux et assez puissant pour lutter à la fois contre le peuple et contre le gouvernement? Quel autre motif a pu enhardir les prêtres séditieux à troubler l'ordre public; les directoires perfides et les tribunaux aristocratiques, à persécuter le patriotisme et à opprimer la liberté, si ce n'est la protection du ministère précédent? Au dehors, quelle puissance osera nous menacer, quand la paix intérieure et une administration loyale nous mettront en état de déployer toutes les forces de ce superbe empire? Quelle puissance eût osé en concevoir l'idée, sans cette coupable trahison? Les cours étrangères sont-elles plus redoutables ou plus entreprenantes aujourd'hui que la mort du chef de l'empire et de la maison d'Autriche doit les occuper de soins plus pressants, pendant un temps plus que suffisant, pour donner à un gouvernement fidèle le temps d'affermir, au sein de l'Etat, le règne des lois et la souveraineté nationale.

Hâtons-nous d'éclairer les nations de l'Europe sur les sinistres projets des traîtres qui avaient formé cette lâche conjuration contre l'humanité entière; que le nouveau ministre rappelle tous ces dangereux intrigants, que nous avons payés trop chèrement et trop stupidement jusqu'ici, près des cours étrangères, pour nous calomnier aux yeux de l'univers, et pour troubler le cours d'une révolution qui, tôt ou tard, doit changer ses destinées. Dissipons tous les nuages que la perfidie avait répandus sur la situation et sur les dispositions de la France. Proclamons solennellement, dans toutes les langues, les principes sacrés sur lesquels reposent notre constitution, la garantie de la fraternité que nous avons jurée à toutes les nations. Que le peuple français parle avec la majesté qui lui convient; qu'il trace, autour des despotes, le cercle de Popilius; et, si ces démarches sont faites avec la franchise et la solennité qu'elles exigent, vous verrez les despotes vous demander humblement la paix, et vous donner une satisfaction entière. S'ils la refusent, alors nous ferons la guerre: mais malheur aux tyrans et aux traîtres? Alors, portons nos coups dans les endroits où le despotisme peut être frappé à mort. Que la nation se lève toute entière; faisons la guerre du peuple et non celle des rois; marchons sous des chefs dignes de le guider, dont les mains ne soient souillées, ni des dons corrupteurs des cours, ni du sang des citoyens, célèbres par leurs vertus civiques, et non par le massacre des plus zélés défenseurs de la patrie. Combattons, non pour procurer des pompes triomphales et une puissance dangereuse à ces patriciens intrigants qui ont jusqu'ici fomenté nos divisions et causé tous nos maux: mais pour rétablir le règne de l'égalité et de la justice. Les Romains refusèrent de vaincre sous les drapeaux des décemvirs, mais ils citèrent, au tribunal des lois, l'infâme assassin de Virginie et de la liberté, et ils triomphèrent ensuite des ennemis de l'Etat. Ce n'est pas à ces conditions que les factieux, les tyrans, les vampires de l'Etat veulent la guerre; mais ce n'est qu'à ces conditions qu'une nation, digne de la liberté, peut la faire. C'est à ces conditions seules que des ministres et des représentants, amis du peuple, peuvent la proposer. Il faut enfin que cette guerre ne ressemble en rien à celles que provoquent les caprices des rois, les intrigues des cours ou l'intérêt des factions. Il faut que les drapeaux même qui brilleront à la tête de nos armées, en rappellent le sacré caractère; qu'ils présentent aux regards des Français et des étrangers cette inscription nouvelle: Paix, liberté universelle, guerre seulement aux despotes. Marchons à nos ennemis, non comme des hommes légers ou injustes, qui veulent punir les peuples des crimes de leurs tyrans, mais comme des amis de l'humanité qui veulent châtier l'insolence des tyrans, et venger les outrages des peuples. Marchons, après avoir prouvé à l'univers que notre modération et notre justice égalent notre courage.

Si nous suivons ces principes, si nous déployons ce caractère énergique et sage, nous serons libres, malgré la guerre; et, si les puissances étrangères la préviennent, nous serons libres plus sûrement encore sans la guerre. Une révolution, amenée par la raison, doit s'achever naturellement par la raison, par les progrès de l'esprit public; et à quoi tient-il que nous soyons heureux et libres, si un gouvernement juste s'unit à des représentons fidèles, pour ramener, au milieu de nous, le règne de l'égalité, des lois et de la justice?

C'est au sein d'une telle paix, que se développeront les vertus civiques qui font la gloire et le bonheur de la société, que s'anéantiront toutes les coupables espérances de l'ambition du fanatisme ou de la tyrannie. Une fois établie en France la liberté, par le cours naturel des choses, étendra d'elle-même ses paisibles conquêtes dans le reste du monde. Quand les peuples sont assez éclairés et assez malheureux pour vouloir être libres, ils le sont. Les tyrans tombent d'eux mêmes, quand ils sont mûrs. L'heureuse contagion de nos principes, et le spectacle de notre gloire et de notre bonheur, amèneront insensiblement cette époque; et alors l'Allemagne n'aura pas plus besoin de nos armes, pour secouer le joug du despotisme, que nous n'avons eu besoin du secours de l'Allemagne pour renverser la Bastille et conquérir une constitution. Mais, quoi que nous fassions, si notre gouvernement n'a point changé de système et de principes, ou si nous n'avons pas assez d'énergie pour forcer notre gouvernement à respecter les droits de la nation, la guerre et la paix nous conduisent également à la servitude.

Que nous reste-t il donc à faire dans ces moments décisifs, pour le salut de l'Etat et de la liberté? Préparons-nous à la guerre; veillons sur nos ennemis intérieurs, et surtout éclairons l'opinion publique qui seule fait la destinée des peuples et des gouvernements, qui règne sur les despotes eux-mêmes, et qui les anéantit, lorsqu'ils n'ont point fait alliance avec elle. Après avoir combattu le despotisme, déclarons la guerre à toutes les factions. Prévenons ce système de désorganisation et de troubles, qui est la dernière ressource des ennemis de la liberté. Rallions-nous sous l'étendard de la constitution, la constitution, qu'ils n'invoquaient jadis que pour l'anéantir. Ne soyons pas trop blessés de ses vices, et croyons qu'elle a un assez grand prix, puisque le but des ennemis de la liberté est de la détruire. Songeons qu'elle a, en elle-même, le principe immortel de sa perfection. Ses vices appartiennent aux hommes, ses bases sont l'ouvrage du ciel. Réconcilions, avec la liberté, tous les hommes honnêtes, mais faibles ou ignorants, que l'intrigue ou la calomnie en ont éloignés. Forçons-les à connaître et à chérir le véritable patriotisme.

Le patriotisme n'est ni inconséquent, ni léger, ni turbulent, comme les enfants des préjugés et des passions; il est doux, fier, calme, intrépide, comme la raison et comme la vérité dont il tire son origine. Le patriotisme n'est que la vertu dans tout son éclat, et la nature humaine dans toute sa dignité. Il parait exagéré, mais seulement aux hommes lâches et dégradés; à peu prés comme la fleur des champs paraît un colosse monstrueux à l'insecte qui rampe à ses pieds, ou comme la lumière semble trop vive aux yeux des oiseaux de la nuit. Le patriotisme ne court point après les frivoles distinctions et les honneurs créés par l'orgueil ou par les préjugés. Il peut aimer la gloire, mais il ne la courtise jamais avec inquiétude; il compte trop sur elle pour en être jaloux. S'il accepte les charges publiques sans répugnance, ce n'est que dans .les temps où Phocion boit la ciguë, où Caton, dans la tribune du peuple romain, est assailli par les pierres de Claudius, où les Graches expirent sous le poignard des patriciens. Jamais il n'habita un seul instant dans une âme où fut conçu un sentiment vil, où fut formée la pensée d'une action lâche ou injuste. Il est au-dessus de tous les succès comme de tous les revers. Si la liberté triomphe, il s'occupe, non de sa gloire, mais des moyens d'accroître le bonheur de son pays, si elle succombe, il cherche quel dernier service son désespoir peut lui rendre encore. S'il ne peut lui être utile, il perce lui-même son sein généreux, plutôt que de voir le visage odieux du tyran. Alors même, il ne blasphème point contre la vertu: le héros de la liberté expirant, et plus grand, plus heureux que le tyran élevé sur un char de triomphe; sa mémoire sera respectable et chère à la dernière postérité; le lieu où reposera sa cendre sera un temple sacré pour tous les hommes qui naîtront après lui; et, s'il existe quelque chose après la vie, si l'éternel auteur de la nature, dont l'idée éleva et consola les âmes de tous ses pareils, au milieu dés plus redoutables épreuves, n'est point une douce illusion, il ne sera point étranger à ce grand être qui mit dans son sein cette force divine et cette flamme céleste qui l'animait. Citoyens, qui osez vous dire les défenseurs de la liberté, c'est à vous de justifier ce titre auguste. Réalisez le voeu de Platon, lorsqu'il s'écriait. "Oh! si la vertu pouvait se montrer toute nue aux regards des mortels, de quel brûlant amour elle embraserait tous les coeurs!" C'est à vous de la faire briller aux yeux de tous vos concitoyens dans tout son éclat et dans toute sa majesté; faites retentir, dans tous les coeurs, sa voix puissante et irrésistible. Pour relever l'éclat de ses charmes, placez, s'il le faut, à côté d'elle, le spectre hideux de l'hypocrisie, le squelette dégoûtant de l'envie, la horde impure de tous les vices, et surtout la tyrannie entourée de victimes, toujours abreuvée et toujours altérée de sang humain. Citoyens, voilà les armes invincibles avec lesquelles vous devez les combattre; voilà la véritable puissance dont vous êtes investis. Français, si vous versez des larmes au récit des actions vertueuses, si vous frémissez au nom des tyrans, aux-cris de leurs victimes; si vous regardez comme une injure personnelle, tout acte d'oppression exercée contre vos semblables, vous êtes libres. Non, Français, vous n'êtes point corrompus; ne croyez point à ceux qui vous adressent cette injure, pour vous forcer à la mériter; ne regardez point leurs moeurs, ne regardez point les intrigants qui paraissent, dans les révolutions, comme l'écume s'élève sur la surface d'une liqueur qui fermente: regardez le peuple, comptez tous les traits héroïques que la révolution a produits, et croyez à la vertu. Amis de la constitution, répandez ces saintes maximes, et montrez-en le modèle; c'est ainsi que vous graverez la liberté, non sur nos murailles, et sur de froids monuments, mais dans tous les coeurs; c'est ainsi que vous l'affermirez sur ses rentables bases, les moeurs, l'amour de la patrie et de l'humanité.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 26 mars 1792 (26 mars 1792)

(Robespierre lit un projet d'adresse, la discussion s'engage.)

Frères et amis, une conspiration formidable se tramait dès longtemps contre notre liberté et était prête à éclater. La guerre civile s'allumait, la guerre étrangère menaçait l'empire. Les prêtres secouaient les torches du fanatisme et de la discorde; des directoires perfides soutenaient les complots de tous les ennemis de la révolution; des traîtres occupaient dans l'armée les grades les plus considérables; la cour nous trahissait. Des cris de guerre se faisaient entendre, mais on n'avait pris aucune mesure certaine, soit pour la faire avec succès, soit pour la prévenir. On ne songeait, ni à soulager le peuple, ni à protéger les soldats patriotes, chassés, persécutés par le ministre de Narbonne, ni à forcer ce ministre audacieux à donner des armes aux gardes nationales, ni à pourvoir à la sûreté des frontières. D'un côté la faiblesse et l'ignorance, de l'autre, le despotisme, l'hypocrisie et la haine de la vérité, semblaient obscurcir le génie de la France.

Sans le courage inébranlable des citoyens, sans la patience invincible du sublime caractère du peuple, il était permis à l'homme le plus ferme de désespérer du salut public, lorsque la Providence, qui veille toujours sur nous beaucoup mieux que notre propre sagesse, en frappant Léopold, paraît déconcerter pour quelque temps les projets de nos ennemis. Ce délai suffit pour que la liberté puisse écarter à jamais les fléaux dont elle est menacée.

Nous tenons dans la main la paix ou la guerre; nous sommes les maîtres de notre destinée et de celle du monde, pourvu que nous ne retombions pas encore une fois dans notre léthargie ordinaire; pourvu que nous ne nous lassions pas d'entendre la voix de la prudence et de la raison; que, mettant à profit l'occasion unique qui nous est offerte, nous forcions les choses à prendre une tournure franche et plus sincère que la politique de nos tyrans; que nous mettions dans l'impuissance de nous insulter à l'avenir ceux qui nous trompent. Craignons, sans cela, de lasser la bonté céleste, qui jusqu'ici s'est obstinée à nous sauver malgré nous.

…On répète que les nouveaux ministres sont Jacobins. A Dieu ne plaise que j'attende de quelques hommes la destinée de la nation, qui est immortelle. La liberté repose sur des bases plus fermes et plus élevées: elle repose sur la justice et la sagesse des lois, sur l'opinion publique, la force souveraine parce qu'elle est la lumière du peuple; sur la défiance même des amis de la Constitution, justifiée dès longtemps par ce qui s'est passé; sur la défiance, seule égide de la liberté jusqu'à ce que la révolution soit terminée, jusqu'à ce que tous vos ennemis soient confondus. Au reste, louer le nouveau ministère serait une flagornerie d'autant plus maladroite, que bientôt leurs actions pourront les mettre au-dessus de tout éloge. Nous verrons si ce changement est, de la part de la cour, l'effet de la peur ou de la vertu; s'il est le triomphe de l'intrigue ou celui de la liberté!…

(L'impression et l'envoi de cette adresse sont demandés par certains, repoussés par d'autres Guadet demande le renvoi de l'impression à trois commissaires: Premièrement, dire, comme l'a fait M. Robespierre, que l'on demande la guerre sans but et sans préparatifs, me paraît être une critique amère de toutes les sociétés patriotiques qui ont été de l'avis de la guerre, et de celle-ci en particulier. Comment pourrait-on douter que le voeu général de la nation soit pour la guerre, lorsque, en dépouillant les registres des départements, on trouve plus de six cent mille citoyens inscrits pour marcher à l'ennemi. Secondement, j'ai entendu souvent, dans cette adresse, répéter le mot Providence, je crois même qu'il y est dit que la Providence nous a sauvés malgré nous. J'avoue que, ne voyant aucun sens à cette idée, je n'aurais jamais pensé qu'un homme qui a travaillé avec tant de courage, pendant trois ans, pour tirer le peuple de l'esclavage du despotisme, pût concourir à le remettre ensuite sous l'esclavage de la superstition. En troisième lieu, il me semble que dire, comme l'a fait M. Robespierre, que nous sommes maîtres de la paix et de la guerre, c'est en quelque sorte donner d'avance un tort au ministère, dans le cas où nous serions forcés à faire la guerre, et cependant il serait possible que nous fussions dans cette position. N'est-ce point élever la défiance des sociétés contre un ministère patriote, et semer le découragement parmi elles en leur montrant la paix comme le seul moyen de salut; enfin, j'avoue que je n'attendais rien de pareil de M. Robespierre.)

Je ne viens pas combattre un législateur distingué (Plusieurs voix: Il n'y en a pas) Je veux dire un législateur distingué par ses talents; mais je viens prouver à M. Guadet qu'il m'a mal compris. Je viens combattre pour des principes communs à M. Guadet et à moi; car je soutiens que tous les patriotes ont mes principes: il est impossible qu'ils n'admettent les principes éternels que j'ai énoncés. Quand j'aurai terminé ma courte réponse, je suis sûr que M. Guadet se rendra lui-même à mon opinion; j'en atteste et son patriotisme et sa gloire, choses vaines et sans fondement si elles ne s'appuyaient sur les vérités immuables que je viens de proposer.

L'objection qu'il m'a faite tient trop à mon honneur, à mes sentiments et aux principes reconnus par tous les peuples du monde, et par les assemblées de tous les peuples et de tous les temps, pour que je ne croie mon honneur engagé à les soutenir de toutes mes forces.

La première objection sur ce que j'aurais commis la faute d'induire les citoyens dans la superstition après avoir combattu le despotisme. La superstition, il est vrai, est un des appuis du despotisme, niais ce n'est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité. J'abhorre, autant que personne, toutes ces sectes impies qui se sont répandues dans l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les passions, en se couvrant du pouvoir sacré de l'Eternel qui a créé la nature et l'humanité; mais je suis bien loin de la confondre avec ces imbéciles dont le despotisme s'est armé.

Je soutiens, moi, ces éternels principes sur lesquels s'étaie la faiblesse humaine pour s'élancer à la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche, pas plus que dans celle de tous les hommes illustres qui n'en avaient pas moins de morale, pour croire à l'existence de Dieu. (Plusieurs voix: A l'ordre du jour! Brouhahas) Non, messieurs, vous n'étoufferez pas ma voix, il n'y a pas d'ordre du jour qui puisse étouffer cette vérité: je vais continuer de développer un des principes puisés dans mon coeur, et avoués par tous les défenseurs de la liberté; je ne crois pas qu'il puisse jamais déplaire à aucun membre de l'Assemblée nationale d'entendre ces principes, et ceux qui ont défendu la liberté à l'Assemblée constituante ne doivent pas trouver d'oppositions au sein des amis de la constitution. Loin de moi d'entamer ici aucune discussion religieuse qui pourrait jeter de la division parmi ceux qui aiment le bien public, mais je dois justifier tout ce qui est attaché sous ce rapport à l'adresse présentée à la Société.

Oui, invoquer la Providence et omettre l'idée de l'Etre éternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me parait à moi veiller d'une manière toute particulière sur la révolution française, n'est point une idée trop hasardée, mais un sentiment de mon coeur, un sentiment qui m'est nécessaire à moi, qui, livré dans l'Assemblée constituante à toutes les passions et à toutes les viles intrigues, et environné de si nombreux ennemis, me suis toujours soutenu. Seul avec mon âme, comment aurais-je pu suffire à des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point élevé mon âme à Dieu. Sans trop approfondir cette idée encourageante, ce sentiment divin m'a bien dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le peuple.

Qu'y a-t-il dans cette adresse, une réflexion noble et touchante, adoptée par ceux qui ont écrit avec l'inspiration de ce sentiment sublime: je nomme Providence ce que d'autres aimeront peut-être mieux appeler hasard, mais ce mot Providence convient mieux à mes sentiments.

On a dit que j'avais fait une injure aux sociétés populaires. Ah! certes, messieurs, je vous en atteste tous, s'il est un reproche auquel je sois inaccessible, c'est celui qui me prête des injures au peuple, et cette injure consiste en ce que j'ai cité aux sociétés la Providence et la Divinité. Certes, je l'avoue, le peuple français est bien pour quelque chose dans la révolution: sans lui nous serions encore sous le joug du despotisme. J'avoue que tous ceux qui étaient au-dessus du peuple auraient volontiers renoncé pour cet avantage à toute idée de la Divinité, mais est-ce faire injure au peuple et aux sociétés affiliées que de leur parler de la protection de Dieu, qui, selon mon sentiment, nous sert si heureusement.

Oui, j'en demande pardon à tous ceux qui sont plus éclairés que moi, quand j'ai vu tant d'ennemis avancer contre le peuple, tant d'hommes perfides employés pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que le peuple lui-même ne pouvait agir et qu'il était obligé de s'abandonner à des traîtres, alors plus que jamais j'ai cru à la Providence, et je n'ai pu insulter ni le peuple, ni les sociétés populaires, soit en parlant, comme je l'ai fait, des mesures qu'il faut prendre pour la guerre ou pour la paix; soit dans le retour que j'ai fait sur ce qui s'est passé.

En disant que la demande de la guerre ne me semblait avoir ni place, ni objet déterminé, je n'ai point insulté les sociétés populaires, car on n'a pas recueilli leur voeu: Celle-ci même n'a pas émis une opinion positive. Je n'ai point insulté le peuple. J'ai demandé la guerre, s'il faut avoir la guerre; et la paix, si on peut l'avoir, et je crois qu'il est possible d'avoir la paix. Je n'ai insulté personne quand j'ai dit que l'on parlait plus de guerre que des moyens de la faire avec succès. Serait-ce les patriotes de l'Assemblée nationale, serait-ce les législateurs patriotes! en est-il un qui puisse nier qu'avant la mort de Léopold, Narbonne et La Fayette étaient présentés comme les héros qui devaient sauver la nation? en est-il un qui puisse nier que de toutes les parties de la France, s'adressaient ici des plaintes que les gardes nationales n'étaient point armées, que les officiers aristocrates commandaient, qu'on demandait en vain leur expulsion? En est-il un qui puisse dire qu'un général qui, les mains teintes de sang de ses concitoyens, devait les mener au combat, pût inspirer la confiance? En est-il un qui puisse dire qu'ils avaient pris des mesures nécessaires pour déjouer les conspirations ourdies par nos ennemis communs. Oui, c'est la providence qui a fait tomber leurs correspondances en nos mains; j'applaudis à ce qu'a fait l'Assemblée nationale, à condition que sa démarche sera soutenue, et que la paix et le bonheur du peuple en seront les résultats. Est-il quelqu'un qui puisse me reprocher d'avoir offensé les patriotes et les députés, qui ont la preuve personnelle que je les estime; et quand j'étais investi du caractère sacré de représentant du peuple, m'a-t-on vu trouver mauvais que des citoyens courageux présentassent à l'Assemblée constituante des observations rigoureuses sur les fautes ou elle était tombée?

J'atteste que je n'ai pas trouvé de plaisir plus doux que lorsque au milieu de ces plates flagorneries qui inondaient la salle, je voyais percer quelques pétitions qui montraient le véritable voeu du peuple français, trop longtemps outragé, trop longtemps oublié. Comment y aurait-il un citoyen qui pût adopter d'autres sentiments que ceux que je viens d'exprimer?

Je passe à la troisième objection. Je n'ai point loué d'avance le ministère nouveau; je n'estime que ce que je connais, et je n'applaudis qu'au bien qui est fait. Parmi les ministres, il en est tel que je ne nomme pas, qui a les intentions les plus droites: je souhaite qu'il ne soit contredit par aucun obstacle. Mais comme il leur est très facile de prouver tout cela, je ne veux point les louer. Les circonstances et le bien public les mettront au-dessus de tout éloge. Sur les intrigues de la cour, rien ne nous permet de jeter des idées anticipées. Je ne veux en parler ni en bien ni en mal. J'ai dit que les ministres étaient jacobins, et que cela ne nous en imposait aucunement; j'ai dit que le ministère s'annonçait avec des circonstances heureuses; voilà ce que j'ai dit. Je ne pourrais rien dire de plus; ma conscience s'y répugne.

Rien de ce que j'ai dit ne peut décourager le peuple; le peuple a triomphé jusqu'ici des plus grands dangers, et il triompherait encore des plus grands obstacles, s'il s'en présentait. Est-ce décourager les sociétés que de présenter le tableau civique des vertus; n'est-ce pas du patriotisme que dépend le succès des révolutions? Le patriotisme n'est point une convenance, ce n'est point un sentiment qui se ploie aux intérêts, mais c'est un sentiment aussi pur que la nature, aussi inaltérable que la vérité.

Je conclus et je dis que c'était pour rétablissement de la morale de la politique que j'avais écrit l'adresse que j'ai lue à la Société. Je demande qu'elle décide si les principes que j'annonce sont les siens.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 26 avril 1792 (26 avril 1792)

(Opinion de Robespierre sur La Fayette.)

Dans tous les événements, c'est aux causes précises qu'il faut s'attacher, et dans la question qui s'élève savez-vous quelle est la cause qui s'oppose au triomphe de la liberté du peuple et du patriotisme opprimé? Contre qui croyez-vous avoir à lutter? Contre l'aristocratie? non. Contre la cour? non: c'est contre un général destiné depuis longtemps par la cour à de grands desseins, qui après avoir trompé le peuple, trompe encore la cour elle-même; qui ne connaît ni les principes de la liberté, ni ceux de l'égalité dont il est le plus grand ennemi. Or, messieurs, à des hommes exercés dans toutes les manoeuvres de l'intrigue pour renverser les plus utiles projets et pour semer la discorde, il faut opposer la célérité.

Il suffit de rapprocher les circonstances présentes de tout ce qui s'est passé, des menées que nous avons reprochées au même agent dans d'autres circonstances, pour se convaincre que c'est sa seule résistance que nous avons à combattre. Ce n'est pas la garde nationale qui voit les préparatifs de cette fête avec inquiétude, c'est dans l'état-major que le génie de La Fayette conspire contre la liberté et les soldats de Château-Vieux. C'est le génie de La Fayette qui égare dans la capitale et dans les départements une foule de bons citoyens, qui, si cet hypocrite n'eût point existé, seraient avec nous les amis de la liberté. C'est La Fayette qui, dans le moment où les amis de la Constitution se réunissent contre les ennemis, forma un parti redoutable contre la Constitution, et qui divise les amis de la Constitution eux-mêmes. Partout où il y a des ennemis de la liberté, La Fayette est le plus dangereux de tous, parce qu'il conserve encore un masque de patriotisme suffisant pour retenir sous ses drapeaux un nombre considérable de citoyens peu éclairés. C'est lui qui, joint à tous les ennemis de la liberté, soit aristocrates, soit feuillants, se met en état, dans les moments de troubles ou de crise, de renverser la liberté ou de nous la faire acheter par des torrents de sang et par des calamités incalculables.

C'est La Fayette que nous avons ici à combattre; c'est La Fayette qui, après avoir fait, dans l'Assemblée constituante tout le mal que le plus grand ennemi pouvait faire à la patrie, c'est lui qui, après avoir feint de se retirer dans ses terres, est revenu briguer la place de maire, non pour l'accepter, mais pour la refuser, afin de se donner par là un air de patriotisme; c'est lui qui a été promu au généralat de l'armée française pour que les complots ourdis depuis trois ans atteignissent enfin le but. Oui, c'est La Fayette que nous avons à combattre.

Il faut ici faire une observation bien importante sur le projet présenté par le comité central des sociétés patriotiques: c'est sans le savoir et sans son intention qu'il a proposé une devise équivoque, qu'il a entendue certainement dans un bon sens, mais que l'on doit rejeter par cela seul qu'elle est équivoque, par cela seul qu'il faut porter devant le peuple des inscriptions simples et claires. La devise: Bouillé seul est coupable, n'a été sans doute appliquée qu'aux bons citoyens trompés, mais elle pourrait paraître une absolution de La Fayette. Bouillé seul est-il en effet coupable? N»n certes; ils sont innocents, tous ceux qui ont agi pour la loi, qui ont cru l'exécuter et défendre la liberté. C'est toujours sous ce point de vue que j'ai présenté cette affaire à l'Assemblée constituante; j'ai toujours soutenu que les tyrans et leurs chefs seuls étaient coupables. Bouillé n'était que l'instrument de ceux qui le dirigeaient; l'agent de la cour et surtout l'agent de La Fayette. Les gardes nationales de Metz étaient innocentes; comme celles de Paris, elles ne peuvent être que patriotes; l'une et l'autre a été trompée par La Fayette. Et comment pourrions-nous dire à la face de la nation, dans la fête de la liberté, que Bouillé seul est coupable? A-t-il osé agir sans ordres? N'a-t-il pas toujours marché avec un décret à la main? Et qui sont ceux qui ont sollicité ce décret? Sur quels rapports a-t-il été rendu? D'abord sur le rapport des officiers en garnison à Nanci, qui avaient intention de jeter de la défaveur sur les soldats; sur le rapport du ministre de la guerre M. Latour-Dupin. Quels étaient les intermédiaires de La Fayette? ceux qui circulaient dans le sein de l'Assemblée constituante, la veille du décret fatal. Qui répandait le fiel de la calomnie? La Fayette. Quels étaient ceux qui excitaient les clameurs, qui ne permettaient pas une seule réflexion dans une discussion dont on voulait que le résultat fût d'égorger nos frères? Qui m'a empêché moi-même de parler? La Fayette. Qui sont ceux qui me lançaient des regards foudroyants? La Fayette et ses complices. Qui sont ceux qui ne voulurent pas donner un seul moment à l'Assemblée nationale? Qui est-ce qui précipita le fatal décret qui immola les plus chers amis du peuple? La Fayette et ses complices. Qui voulut étouffer ce grand attentat en le couvrant d'un voile impénétrable, et qui demanda une couronne pour les assassins des soldats de Château-Vieux? La Fayette. Enfin, quel est celui qui pour mieux insulter à la mémoire des infortunés que notre zèle et nos regrets ne ressusciteront pas, fit donner des fêtes dans tous le royaume aux infâmes qui les avaient égorgés! Quel est celui qui excitait ces fêtes? La Fayette. Et dans un triomphe populaire consacré à la liberté et à ses soutiens, on verrait une inscription qui absoudrait La Fayette; qui ferait tomber le coup sur un ennemi impuissant, pour sauver celui qui tient encore, dans ses mains ensanglantées, les moyens d'assassiner notre liberté. Non.

Cette fête qu'on prépare peut être vraiment utile à la liberté, et devenir le triomphe du peuple longtemps outragé, parce qu'elle terrasse les oppresseurs de la vertu et fait luire le jour de la vérité sur les attentats des tyrans. Il faut donc que cette fête remplisse cet objet; or, ce n'est point par des devises brillantes, c'est par l'esprit patriotique que ce but sera rempli; c'est pour cela que je demande l'exécution de l'arrêté de la société, par lequel elle ordonne qu'il sera fait une pétition individuelle à la municipalité pour demander que les bustes de La Fayette et de Bailly disparaissent de la maison commune.

Je demande aussi que la devise, Bouillé seul est coupable, soit changée en celle-ci: Les tyrans seuls sont coupables. Quand les bons citoyens verront que La Fayette est seul moteur de ces intrigues, tout se ralliera.

(Ces propositions furent adoptées.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 2 mai 1792 (2 mai 1792)

(Réponse de Robespierre à Sillery au sujet de la guerre.)

(Sillery: J'ai appris qu'hier on disait à la tribune: Où sont-ils donc ceux qui soutenaient le parti de la guerre? Hé bien, me voici: je vous déclare que j'ai cru et que je crois encore la guerre nécessaire, indispensable. Robespierre demande à parler. Tumulte. Robespierre parvient enfin à se faire entendre.)

Voici l'ordre que vous auriez dû suivre, monsieur le président: quand un membre demande la parole, fût-ce moi, que l'on accuse d'assiéger cette tribune, si la majorité veut l'entendre, ce n'est pas à un petit nombre d'intrigants et de perturbateurs à étouffer sa voix. Alors ce que doit faire le président, c'est d'imposer silence à ceux qui sèment le trouble et la discorde, pour l'imputer ensuite aux véritables amis de la liberté. C'est assez que partout ailleurs la patrie soit trahie; il faut qu'ici la liberté triomphe, et que la vérité soit entendue.

Maintenant je viens à l'objet dont vous a parlé M. Sillery. Je ne puis approuver ce qu'il a dit contre ceux qui ne voulaient pas la guerre, telle qu'on la demandait, et qui pensent encore qu'elle est funeste. Je déclare que cette affectation à présenter notre opinion sous un point de vue désavantageux, est une insigne calomnie.

Je ne prononce pas sur les faits qui nous ont été annoncés: mon opinion ne manquerait pas d'être défigurée par le Patriote français, la Chronique, etc. S'il faut le dire: Non, je ne me fie point aux généraux; et, faisant quelques exceptions honorables, je dis que presque tous regrettent l'ancien ordre de choses, les faveurs dont dispose la cour. Je ne me repose donc que sur le peuple, sur le peuple seul. Mais, je vous prie, pourquoi saisit-on la moindre occasion de tourner en ridicule et même de calomnier ceux qui pensent d'une manière différente des partisans de la guerre? Cette animosité est-elle bien naturelle? Au reste, je pense comme M. Sillery, qu'il est bon de se défier de toutes les nouvelles qui nous seront données. Qui doit en être plus convaincu que lui? car il a été trompé dans une affaire bien importante. Faut-il lui rappeler l'affaire de Nanci?

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 5 mai 1792 (5 mai 1792)

(Quelques observations de Robespierre sur la correspondance de la société des jacobins avec les sociétés affiliées.)

Il n'est rien de si important dans les circonstances que la correspondance avec les sociétés affiliées. C'est pour cela que je vais faire quelques observations. Quoiqu'il semble qu'on veuille imposer silence aux défenseurs du peuple… (Plusieurs voix. Non, non! à l'ordre du jour!) Je déclare que, pour mettre un frein à l'ambition de ceux qui nous agitent, je déclare que je. n'abandonnerai jamais cette société. (Bravo, bravo, applaudissements redoublés, etc.) Je déclare que, nonobstant toute motion d'ordre du jour, que nonobstant toutes calomnies que l'on se plaît à répandre contre moi; je déclare, dis-je, que je ne cesserai de combattre les intrigants jusqu'à ce que la société les ait ignominieusement chassés de son sein. (Applaudissement.) Je vais donc me permettre quelques observations sur les abus qui se sont glissés dans la correspondance.

Pour qu'elle devienne plus utile, il ne faut pas seulement de ces détails piquants, de ces bons mots qui ne prêtent qu'à rire; mais il faut que ceux qui s'y livrent s'attachent à dévoiler les manoeuvres des fripons et les complots des traîtres. Il m'est parvenu quelques nouvelles intéressantes de ce genre: je m'étonne qu'on n'ait que des choses stériles à soumettre à notre attention.

Je n'ai en vue personne de cette société; je déclare que je n'inculpe ici aucun individu, ni aucun comité; mais je dis qu'il est de graves objets dans la correspondance auxquels on pourrait donner le pas sur la lettre de Cambrai, par exemple. Quoiqu'on semble vouloir m'imputer les divisions qui règnent dans cette société, et que ceux qui paraissent me désigner par leurs murmures veuillent me donner à penser que je me suis rendu coupable de perfides manoeuvres; cependant je ne me lasserai pas de faire mon devoir, et de dévoiler les trames ourdies pour perdre cette société et ses plus fermes soutiens. Vous ne savez pas, messieurs, tous les moyens dirigés contre nous.

Il faut donc vous avertir que c'est eu entretenant les sociétés affiliées des détails sur les scènes que les menées des intrigants ont rendues nécessaires; que c'est en faisant passer, sous le couvert des ministres, par la voie de M. Lanthenas, les discours de MM. Guadet et Brissot, que l'on obtient des adresses concertées. En ne présentant les choses que sous une face, il est facile de donner le change aux esprits. Au surplus, il n'est pas besoin de dire que les promoteurs de lettres de cette espèce sont ceux qui me provoquent actuellement par leurs murmures. Que ne parlent-ils à nos correspondants des grands intérêts qui doivent nous occuper, au lieu de circonscrire leurs pensées aux débats qui ont agité plusieurs de nos séances? Pourquoi leur dire ce qu'il faudrait pouvoir nous cacher à nous-mêmes? Qu'ils aient plutôt le courage de leur apprendre que ce sont des gens couverts du manteau patriotisme qui donnent lieu à ces discussions. Il faut que nos sociétés affiliées soient instruites que c'est en attaquant sourdement les principes les plus sacrés, que ces mêmes hommes espèrent parvenir aux places. Voilà le moyen d'empêcher des citoyens mal informés de tomber dans les pièges qui leur sont tendus. Voilà ce qui devrait faire l'objet d'une correspondance utile.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 10 mai 1792 (10 mai 1792)

(Réponse de Robespierre à Méchin, secrétaire de Brissot, qui proposait d'une part d'écrire aux sociétés affiliées une circulaire pour hâter le paiement des contributions; d'autre part qu'aucun membre ne pût, au prochain trimestre, recevoir sa carte sans exhiber la quittance du percepteur. Robespierre demanda la parole et ne l'obtint qu'après la plus vive opposition de la part des membres girondins.)

Ce n'est pas s'écarter de l'ordre du jour que de dire qu'il a fallu combattre pendant trois quarts d'heure pour obtenir la parole; pourquoi se fait-il que, pour monter à celte tribune, il faille autant de courage que pour monter à la brèche? Ces hommes manquent à toutes les règles d'honnêteté, aux premiers principes de sociabilité, qui ne veulent souffrir aucune contradiction, qui cherchent à étouffer toutes les réclamations suggérées par la vérité et l'amour du bien public. Je suis obligé de m'élever contre la proposition qui a été faite, avec d'autant plus de force qu'elle se présente sous une apparence de patriotisme; je m'attends bien que je serai dénoncé par ses auteurs, par tous les ennemis de la liberté, comme le défenseur de l'anarchie, des sans-culottes, des perturbateurs; mais rien ne m'effraie.

Les propositions qui portent avec elles leur réfutation n'ont pas besoin d'être combattues; mais celles qui sont décorées des vains dehors de patriotisme, doivent attirer toute la sagacité d'un zélé patriote. A-t-on espéré donner à entendre que je veuille attenter aux lois constitutionnelles, que je ne cesserai de soutenir? a-t-on espéré faire croire que je prétende m'opposer à la perception des impôts? On dira tout ce qu'on voudra, qu'importe? ma conscience, la vérité que je défends, me suffisent.

Je vais vous prouver que les propositions qui vous ont été faites sont dangereuses, inutiles, fallacieuses et attentatoires aux principes de l'égalité: inutiles, en ce que les contribuables n'ont jamais attendu que la main du receveur public. (Bravo! Bravo!) Il n'est pas vrai que, actuellement, on manque de zèle pour l'acquittement des contributions: j'ai par devers moi des preuves de ce que j'avance: et quand je vois qu'on vient nous embarrasser de choses inutiles, tandis qu'il est si important de s'occuper des grands intérêts de la liberté; quand je vois qu'on détourne l'attention des véritables citoyens des dangers que court la patrie, pour la porter sur des objets qui n'en ont nul besoin (Ah! ah! applaudissements.), quoi qu'en dise les calomniateurs, je m'indigne.

On sait bien, messieurs, que les contributions sont nécessaires; en cela on ne peut me prêter de mauvaises intentions, et les risées qui viennent de s'élever sont aussi déplacées qu'elles décèlent de méchanceté. Je le répète: cet objet est en ce moment inutile. S'occuper de ce qu'on a, et négliger ce qu'on n'a pas, c'est laisser aux maux politiques le temps de pousser de profondes racines; je ne vois d'ailleurs, dans la proposition de M. Méchin, que l'intention du ministre d'avoir une lettre qui fasse l'éloge de son zèle (Ah! ah!); j'y vois une affectation, qui des pamphlets se communique aux journaux prétendus patriotiques, d'avilir les citoyens: voilà ma première proposition. La seconde est beaucoup plus importante.

Que signifie donc ce zèle de vouloir des quittances d'impositions pour assister à nos séances? Ce titre suffit-il pour être garant du patriotisme? (Ah! ah! Applaudissements.) Vous voyez combien on redoute l'examen de cette question qui paraissait si facile. Il serait commode sans doute de substituer cette espèce de scrutin épuratoire à celui qui demande des certificats de patriotisme. Certes, Messieurs, un homme gorgé du sang de la nation viendrait apporter sa quittance; et le premier qui l'aurait donnée serait en droit d'assister à vos séances. (Ce n'est pas cela. Tumulte.) Je regarderai cette motion comme puisée dans l'esprit public, lorsqu'on m'aura prouvé que tout homme qui aura payé ses impositions, ne sera pas un perturbateur; lorsqu'on m'aura prouvé que ceux qui ont payé les impôts n'ont jamais vendu leurs poumons, leur plume, soit à la cour des Tuileries, soit aux ennemis de la révolution. (Bravo! bravo! Murmures.) Je regarderai cette motion comme faite pour obtenir la priorité, lorsqu'il me sera prouvé que ceux qui nous montreront ici leur quittance, ne doivent pas être chassés pour d'autres motifs; lorsqu'il me sera prouvé que ceux qui combattent mon opinion sont les plus ardents soutiens de l'indigence, les plus fermes défenseurs de la liberté de la presse; lorsqu'il me sera prouvé qu'ils sont évidemment les meilleurs citoyens. Jusque-là, je dirai qu'il n'y a aucun mérite à payer les contributions; c'est un acte de nécessité; il est absurde de s'en faire un mérite. (Bravo! bravo!) Je dirai que c'est anéantir tous les principes, et dénaturer l'opinion publique, que de vouloir substituer un sacrifice apparent à tous ceux qu'exige la liberté. Je dis que propager de pareilles idées serait mettre à la place des actes de patriotisme, des actions forcées par la loi. J'ajouterai qu'il me paraîtrait un meilleur citoyen, celui qui pauvre, mais honnête homme, gagnerait sa vie, sans pouvoir payer ses contributions, que celui-là qui, gorgé peut-être de richesses, ferait des présents puisés à une source corrompue; qui, engraissé de la substance du peuple, viendrait se faire un mérite des actions dont une société fondée sur la justice, aurait peut-être à rechercher les moyens pour les punir comme des crimes.

Observez combien un pareil système tend à la subversion de tous les principes de l'égalité. Que veulent ses auteurs? Ecarter des sociétés patriotiques quiconque ne paierait pas de contributions.

Or, je soutiens que c'est faire un nouvel outrage à l'humanité; car, si les citoyens qui ne paient pas d'impôts sont exclus des sociétés politiques, ils doivent être accueillis dans celles qui ont pour objet de relever la nature humaine; je dis que cette motion, civique en apparence, ne l'est point en effet; je dis qu'elle est flagorneuse, puisqu'elle contiendrait nécessairement un éloge des ministres, et les ministres qui font le bien ne méritent point d'éloges, ils ne font que leur devoir.

Elle est attentatoire aux principes de l'égalité, en ce qu'elle écarterait des sociétés patriotiques, les citoyens qui n'auraient pas payé de contributions; elle est attentatoire aux droits de l'humanité, en ce qu'elle élève les riches et abaisse les indigents; elle est fallacieuse, en ce qu'elle érige en titre de patriotisme ce qui n'est qu'an devoir et une exécution de la loi; et en ce qu'elle tend à donner le change à l'opinion publique et à la détourner de choses plus intéressantes, ainsi que beaucoup d'autres motions aristocratiques qu'on renouvelle tous les jours. (Ah! Ah! Oui! Oui!) C'est par elle qu'on s'efforce d'étouffer la voix des bons patriotes. En me résumant, je dis que cette motion a été faite, surtout dans l'intention de calomnier ceux qui l'auraient combattue; et certes on n'y manquera pas. (Ah! Ah! Bravo! Bravo!)

On dira qu'elle a été combattue par ces hommes à principes exagérés, qui ne veulent point de constitution; par des chefs de factieux; par des tribuns, par des agitateurs du peuple, qui se coalisent pour calomnier ses plus zélés défenseurs. (Murmures. Applaudissements.) On dira que la société des amis de la constitution est tellement composée de sans-culottes, qu'elle a manifesté le désir de ne pas payer les contributions malgré les touchantes exhortations du patriote Clavière. Je suis exposé à toutes ces calomnies; c'est pour cela que je suis venu à cette tribune énoncer hautement mon opinion, c'est pour cela que je viens défendre les droits les plus sacrés du peuple.

Je dirai que plus le zèle à soutenir sa cause deviendra dangereux, que plus il confondra les factieux, et plus je défendrai les principes de la liberté, de l'égalité, de l'humanité. Perfides intrigants, vous vous acharnez à ma perte; mais je vous déclare que plus vous m'avez isolé des hommes… (Tallien, vice-président: Réduisez-vous, monsieur l'orateur, dans le véritable état de la question. Plusieurs voix: II y est.) Oui, plus vous m'aurez isolé des hommes, plus vous m'aurez privé de toute communication avec eux, plus je trouverai de consolation dans ma conscience et dans la justice de ma cause.

Je conclus à ce qu'attendu que la société veut le paiement des contributions, mais qu'elle veut en même temps le maintien de la constitution; attendu que pour y parvenir, il n'est pas utile d'avilir l'indigence, d'ouvrir une large porte à l'intrigue, à la calomnie, au privilège de l'opulence, de dénaturer toutes les idées, je conclus à l'ordre du jour.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 10 juillet 1792 (10 juillet 1792)

(Sur les dangers de la patrie.)

Le moment est arrivé d'écarter tous les intérêts personnels, pour ne s'occuper que de l'intérêt public. Ce sentiment était gravé dans tous les coeurs; un décret solennel vient de nous en faire une obligation.

Qu'est-ce que ce décret? Est-ce une vaine formule vide de sens? Est-ce une arme dont le despotisme compte pouvoir faire usage pour écraser la liberté, pour opprimer ses vrais adorateurs? Non! Et ce n'est point en vain que les citoyens des départements seront venus se rallier aux cris de la patrie en danger.

La patrie est en danger! Ces mots disent tout pour des coeurs ardents, vraiment épris de l'amour de la patrie et de la liberté. Cette formule ne nous apprend pas de nouveaux faits. Avant cette déclaration, nous savions qu'un général conspirateur était à la tête de nos armées; nous savions qu'une cour corrompue machinait sans relâche contre notre liberté et notre Constitution. Ce n'est donc pas pour nous instruire, que l'Assemblée nationale a prononcé cette formule imposante. Ces mots la patrie est en danger sont une exhortation à toute la nation, de déployer toute l'énergie dont elle est capable pour prévenir ces dangers.

La nation connaissait bien ses dangers; mais elle semblait engourdie sur le bord de l'abîme, et l'Assemblée nationale a voulu la réveiller de sa léthargie. Lorsque l'Assemblée nationale a prononcé sa formule, elle a voulu dire: En vain, nous faisons de bonnes lois, si le pouvoir exécutif ne les fait pas exécuter, s'il les entrave par des veto perfides, si des administrateurs corrompus conspirent avec la cour pour tuer la Constitution par la Constitution; en vain des armées de soldats patriotes et valeureux exposent leurs vies en combattant, si l'on arrête leur marche victorieuse, ou si on ne les envoie au combat que pour les faire succomber sous un nombre d'ennemis double du leur. Dans des circonstances aussi critiques, les moyens ordinaires ne suffisent pas: Français, sauvez-vous.

Ou bien cette déclaration solennelle signifie ce que je viens de dire, ou bien elle ne serait qu'une trahison, en montrant à la nation les dangers auxquels elle est exposée, sans lui laisser la faculté de prendre les moyens qu'elle croira propres à la sauver. Déjà même, les ennemis de la liberté espèrent en faire un usage meurtrier, et, quand j'ai vu à la suite de cette déclaration, un Vaublanc proposer une adresse à l'armée, je me suis dit: puisque cette formule n'effraie pas certaines gens, il faut qu'ils espèrent en tirer parti.

Ces hommes vous diront: "La patrie est en danger, il est vrai; mais, d'où viennent les dangers de la patrie? Est-ce de la part de la cour? Non, car elle veut la Constitution et l'obéissance aux lois. Est-ce de la part des prêtres qui fomentent le feu de la guerre civile? Non? car que peuvent des êtres isolés privés de tout moyen de séduction. Est-ce de la part de la noblesse qui voudrait recouvrer ses privilèges? Non, car ces nobles sont à la tête de vos armées pour soutenir la cause de l'égalité. Si la patrie est en danger, c'est de la part des citoyens réunis en sociétés pour surveiller la conduite des fonctionnaires qu'ils se sont choisis; c'est de la part du peuple, qui ne veut pas qu'on le mène en aveugle; c'est de la part des magistrats du peuple, qui n'ont pas voulu vendre ou leurs talents, ou leur silence aux conspirateurs." Ainsi, ces hommes ne seront pas gênés par cette formule, ils l'interpréteront comme ils interprètent la Constitution, dans laquelle ils trouvent les moyens de la détruire.

Pour nous, qui ne voulons que le bien général de l'humanité, la patrie est en danger, parce qu'il existe une cour scélérate et inconvertissable; la patrie est en danger, parce que l'idolâtrie et la séduction ont procuré à cette cour des administrateurs assez vils pour se prosterner devant elle, et qui, à peine sortis de ces assemblées où ils flattaient le peuple pour obtenir des places, sont assez vils, comme les administrateurs de la Somme, du Pas-de-Calais et autres, pour entrer dans une fédération coupable avec la cour contre la liberté. La patrie est en danger, parce que, sur la base de la liberté, s'est élevée une classe aristocratique d'hommes qui n'ont cherché qu'à convertir leurs frères en cannibales; parce qu'il existe un état-major qui, quoique licencié par l'Assemblée nationale, subsiste encore pour conspirer.

Comment la patrie ne serait-elle pas en danger, quand un général, qu'on a cru le général des Français, et qui n'est que celui de la cour de Vienne, dont il épouse les intérêts et emprunte le langage, foule aux pieds la nation française en insultant ses représentants? Comment la patrie ne serait-elle pas en danger, quand un tel homme circonvient de ses émissaires et de ses complices, un autre général, lorsque les flammes de Courtrai sont les seuls gages que nous donnons de notre attachement aux Brabançons, lorsque ce Jarry reste impuni, que nous abandonnons nos conquêtes, et que nous donnons le temps aux puissances ennemies de rassembler leurs forces?

Voilà, de l'avis de la nation, la cause de nos dangers. Nos dangers ne cesseront donc que lorsque cette cause sera extirpée. Si l'on avait frappé ce général, auteur de tous nos maux, la guerre serait terminée; le Brabant serait libre, il y aurait longtemps que tous ces petits électeurs seraient sans trône et sans sujets; la liberté serait fermement établie sur les bords du Rhin et de l'Escaut, et formerait une barrière impénétrable d'hommes libres autour de nos frontières.

La liberté sera en danger tant que La Fayette sera à la tête de nos armées, tant que l'administration des départements sera confiée à des hommes assez impudents pour oser honorer de leur persécution les magistrats que seuls le peuple honore de son estime.

J'espère qu'avant trois jours nous seront délivrés de notre plus dangereux ennemi, qu'un décret nous aura fait justice de La Fayette, car, sans ce décret, comment pourrions-nous entreprendre de combattre pour la liberté? Osons nous flatter encore que ces directoires rebelles, sinon contre l'autorité de la cour, au moins contre la souveraineté du peuple, n'existeront pas. Espérons qu'au sein même de l'Assemblée nationale, des hommes qui doivent au peuple toute leur existence, n'oseront pas diviser la nation en côté autrichien et en côté français.

Si, dans un mois, la patrie est encore en danger, si l'état des choses n'est pas entièrement changé, il ne faudra pas dire alors la nation est en danger, il faudra dire la nation est perdue. J'ai toujours été l'apôtre de la Constitution, le défenseur des lois; mais la première des lois est celle sur laquelle repose la Constitution, l'égalité, la liberté. Il faut donc la Constitution décrétée; mais il la faut toute entière, religieusement observée pour le salut du peuple, sans quoi le mot Constitution ne devient plus qu'un mot de ralliement pour les factieux qui voudraient s'en emparer pour combattre la liberté. C'est dans ces principes que j'ai rédigé une adresse aux fédérés, dont je fais faire lecture à la société, si elle le trouve bon.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé au Club des
Jacobins le 6 août 1792 (6 août 1792)

(Proposition de Robespierre tendant à empêcher la fuite du roi et à ce qu'il ne lui soit fait aucun mal.)

L'attention que nous donnons ici à la discussion des mesures générales propres à sauver l'Etat, ne doit pas empêcher qu'on ne prenne les précautions nécessaires pour déjouer les conspirations les plus prochaines. Il en est une qui, depuis quelque temps, ne paraît qu'ajournée, c'est le départ du roi. Des témoins qui sont autour de moi attestent qu'ils ont vu dans la cour des Tuileries une armée de Suisses, qu'on les a fait boire largement, qu'on leur a distribué à chacun quinze cartouches, en leur disant que ce n'était que pour repousser ceux qui pourraient les attaquer.

Toutes ces mesures annoncent une conspiration prochaine, contre laquelle il faut employer autant d'énergie que de prudence.

II est quelques bons citoyens qui regardent ce départ, s'il avait lieu, comme une chose assez indifférente: je crains même que cette opinion ne soit celle de plusieurs députés. Quant à moi, je noe puis partager cette opinion et je crois qu'il est important, sinon au salut public, au moins à la conservation de beaucoup d'individus.

Le fait du départ du roi me paraît certain; si ce n'est pas pour aujourd'hui, ce sera pour demain. Je conclus donc à ce que deux choses étant indispensablement nécessaires; l'une d'empêcher que le roi ne parte, l'autre de veiller à ce qu'il ne lui arrive aucun mal, ni à aucun individu de sa famille. Il est du devoir de tout bon citoyen, de tout vrai patriote, de toutes les autorités constituées de veiller et de surveiller le château.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à la barre de l'Assemblée législative au nom des citoyens de la place Vendôme le 13 août 1792 (13 août 1792)

Les citoyens de la section de la place Vendôme nous envoient vers vous pour présenter à vos délibérations un objet digne de vous. Nous avons vu tomber la statue d'un despote, et notre première idée a été d'ériger à sa place un monument à la liberté. Les citoyens qui meurent en défendant la patrie sont au second rang. Ceux-là sont au premier, qui meurent pour l'affranchir. Les héros dont je parle ne valent-ils pas ceux d'Athènes et de Rome? Sachons nous estimer ce que nous valons. Hâtez-vous d'honorer les vertus dont nous avons besoin, en immortalisant les martyrs de la liberté. Ce ne sont pas des honneurs seulement, c'est une apothéose que nous leur devons. Peuple, quand la tyrannie est couchée par terre, gardez-vous de lui laisser le temps de se relever.

Nous vous proposons de décréter qu'au lieu où était la statue de Louis XIV à la place Vendôme, il sera élevé une pyramide aux citoyens morts le 10 en combattant pour la liberté. Les citoyens de la section voulaient élever, à leurs frais, ce monument, mais ils ont pensé qu'à la nation seule il appartenait de la consacrer.

(Les pétitionnaires obtinrent les honneurs de la séance, et traversèrent la salle au milieu des applaudissements. Cette pétition fut renvoyée au comité d'instruction publique.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Deuxième discours prononcé à la barre de l'Assemblée au nom d'une députation de la commune le 15 août 1792 (15 août 1792)

Si la tranquillité publique, et surtout la liberté, tient à la punition des coupables, vous devez en désirer la promptitude, vous devez en assurer les moyens. Depuis le 10, la juste vengeance du peuple n'a pas encore été satisfaite. Je ne sais quels obstacles invincibles semblent s'y opposer. Le décret que vous avez rendu nous semble insuffisant; et, m'arrêtant au préambule, je trouve qu'il ne contient point, qu'il n'explique point la nature, l'étendue des crimes commis dans la journée du 10 août, et c'est trop restreindre la vengeance du peuple; car ces crimes remontent bien au-delà. Les plus coupables des conspirateurs n'ont point paru dans la journée du 10, et d'après la loi il serait impossible de les punir. Ces hommes qui se sont couverts du masque du patriotisme pour tuer le patriotisme; ces hommes qui affectaient le langage des lois pour renverser toutes les lois; ce La Fayette, qui n'était peut-être pas à Paris, mais qui pouvait y être; ils échapperaient donc à la vengeance nationale! Ne confondons plus les temps. Voyons les principes, voyons la nécessité publique, voyons les efforts que le peuple a faits pour être libre. 1l faut au peuple un gouvernement digne de lui; il lui faut de nouveaux juges, créés pour les circonstances; car si vous redonniez les juges anciens, vous rétabliriez des juges prévaricateurs, et nous rentrerions dans ce chaos qui a failli perdre la nation. Le peuple vous environne de sa confiance, Conservez-la cette confiance, et ne repoussez point la gloire de sauver la liberté pour prolonger, sans fruit pour vous-mêmes, aux dépens de l'égalité, au mépris de la justice, un état d'orgueil et d'iniquité. Le peuple se repose, mais il ne dort pas. Il veut la punition des coupables, il a raison. Vous ne devez pas lui donner des lois contraires à son voeu unanime. Nous vous prions de nous débarrasser des autorités constituées en qui nous n'avons point confiance, d'effacer ce double degré de juridiction, qui, en établissant des lenteurs, assure l'impunité; nous demandons que les coupables soient jugés par des commissaires pris dans chaque section, souverainement et en dernier ressort.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Troisième discours prononcé à la barre de l'Assemblée au nom d'une nouvelle députation de la commune le 22 août 1792 (22 août 1792)

Vous voyez une députation composée d'une partie des membres de la commune, et d'une partie des membres nommés par les sections pour remplacer ce qu'on appelait le département. Déjà nous avions déposé dans votre sein nos inquiétudes sur la formation d'un nouveau département; déjà nous croyions voir renaître les germes de division et d'aristocratie. Nous avons éclairé nos commettons, ces nuages se sont dissipés d'eux-mêmes. Les membres nommés par les sections se sont présentés à la commune; ils ont juré de n'accepter d'autre titre que celui de commission des contributions. Nous vous prions de consacrer par un décret ce grand acte de fraternité et d'union.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur l'institution d'une nouvelle garde pour la Convention nationale, prononcé au Club des Jacobins le 15 octobre 1792 (15 octobre 1792)

(Les Girondins demandèrent la formation d'un corps de troupes spécialement chargé de garder la convention nationale. Robespierre s'éleva contre cette proposition.)

Une question aussi bizarre par son objet qu'importante par ses conséquences, agite, depuis quelque temps, les esprits.

Ceux qui se sont formé une juste idée des devoirs, de la puissance et de la majesté de la convention nationale, ne s'attendaient guère à la voir mettre au rang de ses plus sérieuses occupations, celle de se donner une garde imposante et extraordinaire. Les haines connues de la coalition qui semble la dominer actuellement contre les citoyens de Paris et contre plusieurs députés de ce département; toutes les fureurs de l'orgueil offensé ne suffiraient pas pour expliquer ce phénomène politique. Il faut nécessairement le lier à des vues plus profondes et plus importantes.

Les observateurs les moins attentifs ont dû apercevoir avec quelle activité et avec quel art les inventeurs de ce projet en ont d'avance préparé le succès. Dénonciations journalières du ministre de l'intérieur, combinées avec les déclamations éternelles de quelques députés, contre tout ce qui porte le nom parisien; toutes les ressources de la calomnie, tous les petits manèges de l'intrigue furent prodigués pour remplir l'Assemblée de préventions sinistres et de ridicules alarmes sur sa propre sûreté. On se rappelle que ce fut à la suite d'un discours insidieux du ministre Rolland, et d'une diatribe véhémente de Buzot, contre ce qu'il appelle les flatteurs et les agitateurs du peuple, que fut rendu le décret qui suit:

1° Il sera nommé six commissaires pour rendre compte, à la convention, de la situation de la république et de Paris; 2° il sera fait un projet de loi contre les provocateurs au meurtre et à l'assassinat; 3° il sera proposé un mode, pour que la convention nationale puisse s'environner d'une armée choisie dans les quatre-vingt trois départements.

On n'oublia point d'introduire, dans la nouvelle commission, les détracteurs les plus infatigables de la ville de Paris. Cependant, la moitié des membres qui la composaient s'opposa à l'institution de la force armée. On fit décréter que trois autres membres seraient adjoints au comité. Trois députés, dont le zèle pour le projet n'était point douteux, furent choisis par le président, et Buzot fut chargé de le rédiger et de le présenter à l'Assemblée. Ce projet a alarmé tous les bons citoyens. Je vais en développer l'esprit et les dangers dans les observations adressées à la convention nationale, que je crois devoir remettre sous les yeux de mes concitoyens.

La discussion du projet qui vous est présenté ne peut être ni longue, ni difficile, si vous voulez remonter au principe de la question.

Dans tout état bien constitué, la force publique est une, comme la volonté générale qu'elle est destinée à faire respecter. Elle a un objet unique, celui de maintenir l'exécution des lois, en protégeant les personnes et les droits de tous les citoyens.

Elle ne peut être dirigée qu'au nom de la loi, et par l'ordre du magistrat qui en est l'organe. Les personnes, l'autorité de tous les délégués du peuple reposent, comme les droits et les personnes des citoyens, sous la sauvegarde de cette force publique unique et toute puissante; car elle est la force de la société entière.

Toute force particulière armée, affectée à un homme, à une assemblée, quelque constituée qu'elle soit en puissance, est un monstre dans l'ordre social. Elle est toujours sans objet, puisqu'on ne peut jamais supposer que la force publique, dont je viens de parler, soit insuffisante pour les défendre. Elle est dangereuse, car elle n'est plus dirigée par la volonté générale, mais par la volonté particulière du corps ou de l'individu auquel elle appartient. Elle n'est plus un moyen de protection universelle pour la société; ce n'est qu'un instrument de violence et de tyrannie pour ceux qui l'ont usurpée; c'est, tout au moins un absurde et dangereux privilège. C'est pour cela, sans doute, qu'aux yeux des hommes éclairés, la garde armée, qui environnait les monarques, parut toujours une absurdité tyrannique, même dans le système de la monarchie. C'est pour cela que, dans la première législature, les députés, fidèles au principe, réclamèrent contre l'institution d'une garde pour le roi des Français. Or, si la raison, si le civisme ne pardonne point à la maison militaire des rois, de quel oeil verra-t-il la maison militaire des mandataires du peuple, et le nouveau capitaine des gardes que l'on veut vous donner? Une pareille question est décidée par ce simple dilemme. Ou bien les délégués du peuple ont sa confiance, ou ils ne l'ont pas. Au premier cas, ils n'ont pas besoin de force armée; dans le second, ils ne l'appellent que pour opprimer le peuple. Craignent-ils les entreprises de quelques malveillants? Le peuple et la loi les garantissent contre ce danger. Craignent-ils le peuple lui-même? Ils ne sont plus que des tyrans. Ces principes suffisent pour écarter le projet du comité. Mais combien vous paraîtra-t-il ridicule et funeste à la fois, si vous l'examinez sous le rapport des considérations politiques!

D'abord par quelle fatalité, une assemblée qui commence avec le règne de la république, sous les auspices de l'estime universelle, semble-t-elle écarter cette multitude d'objets d'intérêt public qui la presse de toutes parts pour s'occuper de sa garde particulière? Par quelle fatalité ne se-repose-t-elle pas, soit de sa dignité, soit de sa sûreté, sur celle qui avait environné les deux assemblées précédentes, et qui jusqu'ici lui avait rendu les mêmes services? Ces questions, quoiqu'on puisse dire, ne sont point faciles à résoudre, à moins qu'on ne suppose, à cette conduite, quelques motifs cachés et extraordinaires. .

Eh bien! ces motifs, quels sont ils? Il faut les approfondir. Est-ce la sûreté de la convention nationale? Si ce motif a quelque fondement, il est le plus impérieux de tous; et, dans ce cas, je vote pour le projet. Mais, dans le cas contraire, il faut dissiper de vaines alarmes qui ont été jetées au milieu de vous. Or, quel est l'insensé qui a espéré de vous persuader que les représentants du peuple n'étaient point en sûreté dans cette grande cité qui fut à la fois le berceau, le foyer, le boulevard de la révolution, au milieu de ce même peuple qui a gardé, défendu les deux premières législatures, malgré toutes leurs trahisons? Eh quoi! vos prédécesseurs de l'une et l'autre assemblée avaient lâchement abandonné la cause publique; et ils ont fourni paisiblement leur carrière, en dépit de toute la puissance et de toutes les conspirations de la cour; et vous, les fondateurs de la république, vous, dont tous les actes seront des titres à la reconnaissance de l'humanité, on pourrait vous faire croire à quelques dangers, dans ces mêmes lieux où la liberté vient de remporter un dernier triomphe sur la tyrannie. On vous parle sans cesse de factions conjurées contre vous; où sont-elles? En avez-vous découvert quelque trace? Et s'il s'en élevait, seraient-elles plus puissantes que celles qui environnaient vos devanciers? Les ennemis de la liberté sont-ils plus forts aujourd'hui, depuis la chute des rois? ou bien auriez-vous d'autres ennemis que ceux de la liberté? Sont-ils plus imposants que les représentants de la. nation française, investis de la suprême puissance? Sont-ils plus forts que le peuple immense qui vous entoure? ou bien doutez-vous de ce peuple lui-même? Ah! fussiez-vous despotes, prévaricateurs, il vous respecterait. Les plus ardents amis de la liberté savent mieux que personne, qu'aujourd'hui l'insurrection même la plus légitime ne ferait que hâter la perte de l'Etat et de la liberté. Le peuple français souffrirait avec patience les erreurs, les crimes même de ses mandataires, et il attendrait le moment de juger leur ouvrage. Quelle prétexte d'inquiétude peut donc rester à des hommes qui veulent remplir, avec gloire, les devoirs sublimes qui leur sont imposés? Depuis quand la vertu partage-t-elle les terreurs du crime? Depuis quand le courage raisonne-t-il comme la lâcheté, et la liberté comme la tyrannie?

Mais ce motif, aussi absurde que honteux, il semble que personne ne veuille plus l'avouer aujourd'hui; examinons donc ceux que le rapport des comités nous présente.

La nation entière, dit-on, doit être appelée à couvrir ses représentants de son égide; elle doit concourir de la même manière à la garde de tous les dépôts et de tous les établissements publics qui sont la propriété commune.

La nation, sans doute, doit beaucoup de reconnaissance au zèle de ceux qui réclament, pour elle, ce droit qu'elle avait oublié jusqu'ici; sans doute parce qu'elle croyait en avoir de plus sacrés à conquérir ou à cimenter. C'est à eux qu'il était réservé de découvrir ce principe inconnu, d'où il résulte que la souveraineté du peuple français est compromise, si les quatre-vingt-trois départements ne nomment point des représentons particuliers pour concourir à la garde des ministres, du tribunal de cassation; que dis-je? pour garder nos ports, nos arsenaux, nos forteresses, qui sont aussi des dépôts et des établissements nationaux. Et pourquoi aussi les commis, les huissiers de la convention nationale, ne seraient ils pas pris, aussi bien que ses gardes, dans les quatre-vingt-trois départements de la république. Car toutes ces conséquences dérivent évidemment du même principe; et si elles sont absurdes, ce n'est peut être que la faute du principe.

Mais d'où vient donc ce bizarre scrupule? Partout où l'Assemblée nationale résidera, ne sera-t-elle pas gardée par des Français? à Bordeaux, à Marseille, à Paris, peut importe; elle ne doit point voir des Bordelais, des Marseillais, des Parisiens; mais des citoyens placés sur différons points, d'un état unique et d'une patrie commune à tous. N'est-ce pas la nature même des choses qui veut que, dès que son séjour est fixé à Paris, elle soit gardée par la portion du peuple français qui habite Paris? Et comment peut-on présenter, comme un privilège odieux, ce qui n'est que l'effet de la nature des choses; et que les mêmes circonstances transporteraient indifféremment à d'autres.

Cependant on nous présente la force armée, qu'on veut appeler des départements, comme un lien moral que l'on ne peut méconnaître sans compromettre l'unité, la force et la paix intérieure de l'Etat. Qui l'eût jamais soupçonné, que le salut de l'Etat tenait à un corps de 4000 hommes réunis pour faire le service militaire auprès de l'assemblée représentative? Et ne pensez-vous pas vous-mêmes, citoyens, que le véritable lien de l'unité, de l'indivisibilité de la république française, c'est celle du gouvernement et de la représentation nationale; c'est le système entier de nos lois constitutionnelles?

Mais comment veut-on nous faire voir la consolidation de l'unité politique dans un projet qui tend évidemment à l'altérer? Eh! qu'y a-t-il donc de plus naturellement lié aux idées fédératives que ce système d'opposer sans cesse Paris aux départements, de donner à chaque département une représentation armée particulière; enfin, de tracer de nouvelles lignes de démarcation entre les diverses sections de la république, dans les choses les plus indifférentes et sous les plus frivoles prétextes?

Que dis-je? qui peut songer aux circonstances qui ont accompagné et précédé le projet que je combats, sans voir qu'il ne fait que préparer celui de morceler l'état en républiques fédérées? Eh! que signifient donc ces déclamations intarissables contre l'esprit qui anime les citoyens de Paris contre tous les mandataires que cette ville a choisis? Que signifient ces suppositions éternelles de complots, dont on prétend qu'elle est le foyer; ces dénonciations prodiguées à tous propos par un ministre, commentées avec tant de perfidie, soutenues avec tant de fureur, et que l'on a donné pour motifs à la proposition d'appeler autour de vous une force armée extraordinaire? Que signifie ce ton menaçant avec lequel on annonce sans cesse les bataillons qui arrivent pour nous contenir? Hier encore, l'auteur du projet que nous discutons, n'invitait-t-il pas formellement les quatre-vingt-deux autres départements à s'élever contre celui de Paris? Quel peut être le but de ce système de calomnie et de persécution, si ce n'est de semer l'alarme dans les départements et dans votre sein, pour diviser l'Etat et détruire Paris? Dans ces circonstances, est-il difficile de prévoir les conséquences du décret que l'on vous propose? Ne le regardez-vous pas comme une semence de discorde jetée entre les citoyens de Paris qui ne verront, dans les motifs et dans la nature de cette constitution, qu'une injure et des dangers et ces surveillants armés, qui arriveront pleins de ces préventions sinistres, fruits amères de tant de libelles et de tant d'intrigues? Déjà je crois voir renouveler ces actes arbitraires contre la liberté individuelle, provoqués par les haines personnelles et par l'esprit de parti. Je vois d'un côté l'oppression, de l'autre la résistance; partout l'animosité et les défiances, c'est à-dire, la guerre civile commençant dans Paris. Et dès-lors, quel vaste champ ouvert aux intrigues et aux factions! Quels prétextes de persuader aux départements qu'ils doivent accourir au secours de leurs compatriotes; de crier aux conspirations, aux agitateurs, de grossir la garde de 4000, qu'on avait d'abord proposé de porter à 24000! Et qui peut répondre que l'intrigue et l'esprit de parti ne présideront point à sa composition, ou ne la circonviendront pas; que l'aristocratie déguisée, que les royalistes devenus républicains ne s'y introduiront pas?

De tous les résultats sinistres que ce projet peut produire, qui peut prédire, avec précision, ceux que le temps ferait éclore? Mais aussi, qui peut ne pas les redouter? qui ne doit point les prévenir autant qu'il est en son pouvoir?

Cependant on nous présente la garde nouvelle comme un bienfait pour la ville de Paris, et comme un moyen nécessaire pour resserrer les liens de la confiance et de l'affection entre elle et les départements. Eh! ne les relâchez pas, ces liens, ils seront immortels. Ne vous appliquez point à attiser contre elle une haine ingrate, une absurde jalousie, et elle comptera toujours sur l'attachement des Français. Nous ne craignons pas qu'ils perdent le souvenir des événements immortels de la révolution, ni de la sainte alliance que nous avons jurée tant de fois, et que nous venons de cimenter par notre sang et par la mort des tyrans. Que nous importe, au surplus, cet éloge de Paris, démenti un moment après par des reproches amers, et balancé par le tableau des avantages qu'on semble lui envier! Non, Paris, quoi qu'en dise le rapporteur du comité, ne s'enorgueillit point de cette opulence qu'il a immolée sans regret à la liberté, des monuments dont les arts l'ont embelli; il a renversé tous ceux qui nous rappelaient l'idée du despotisme. Nous avons oublié tous les arts, pour ne connaître que celui de combattre la tyrannie; nous ne sommes pas fiers des vertus d'un petit nombre d'hommes qui viennent les cultiver au milieu de nous. Cette corruption, enfantée par l'opulence que vous nous reprochez, ne nous appartient pas. Elle est le partage de ceux qui possèdent ces richesses; et ces gens là sont bien plus près des principes de nos calomniateurs que des nôtres. Au reste, nous croyons aussi que le peuple magnanime, qui a renversé la Bastille et le trône, qui a souffert les proscriptions et la misère pour conquérir la liberté, n'est pas tout à fait corrompu; et nous pensons que la vertu de nos sans-culottes vaut bien celle des rhéteurs feuillantins, et des républicains-royalistes qui daignent venir cultiver leurs talents sublimes au milieu de nous.

Ne dites donc plus que cette garde est nécessaire, parce qu'on pourrait un jour faire oublier aux habitant de Paris (ce sont les termes du rapport), que leur existence est attachée à l'indépendance des représentants, qu'il doivent s'honorer de posséder dans leurs murs; mais qu'ils ne peuvent jamais influencer impunément!

Représentants du peuple, l'entendez vous? Le voilà donc découvert ce motif caché de l'institution qu'on vous propose! C'est contre les citoyens de Paris qu'elle est invoquée. N'était-ce pas là l'esprit et le langage de ces fougueux défenseurs de l'aristocratie qui, depuis, ont tourné un fer parricide contre le sein de leur patrie, lorsqu'ils déploraient la perte de leurs odieux privilèges anéantis par la volonté souveraine? N'était-ce pas celui de La Fayette, lorsqu'il se baignait dans le sang des plus vertueux citoyens; lorsqu'il environnait cette salle même de satellites égarés, pour enhardir l'assemblée constituante à assassiner la liberté? Eh! pour quel autre raison voudrait on mettre des gens armés entre le peuple et soi, si ce n'est pour le trahir? La vertu n'appelle-t-elle pas toute la force de l'opinion publique, comme le crime la repousse?

Le texte ordinaire des déclamations de tous ces ennemis de la liberté, c'était la tyrannie du peuple de Paris; comme si les Français de Paris étaient d'une autre nature que ceux qui habitaient les autres contrées de la France. Ils savaient bien que s'élever contre l'influence des Français de Paris, c'était un moyen adroit d'attaquer l'opinion générale; qu'attaquer le peuple.de Paris, c'était attaquer indirectement le peuple français; car ce n'était point les citoyens de Perpignan ou de Quimper, qui pouvaient exercer l'heureux ascendant des regards publics sur les opérations dont Paris est le théâtre. Paris avait un tort irréparable aux yeux de tous les fripons politiques; c'était de renfermer une immense population, qui était à chaque instant témoin de tous les événements qui intéressent la liberté publique. Pour affermir la liberté, il faut à ce vaste empire un foyer de lumières et d'énergie, d'où l'esprit public put se communiquer à la multitude infinie de toutes les petites sections qui composent l'universalité du peuple français. Paris fut à ce titre l'écueil du despotisme royal; il est destiné à être celui de toutes les tyrannies nouvelles. Aussi, tant qu'il existera en France des ambitieux qui méditeront des projets contraires à la cause publique, ils chercheront à calomnier, à détruire Paris; ils voudront au moins dérober leurs crimes aux regards du peuple magnanime et éclairé qu'il renferme dans son sein. Citoyens représentants, voilà toute la politique de ceux qui veulent vous égarer et vous maîtriser. Qu'ajouterai-je à tout cela? Vous dirai-je que le corps particulier qu'on veut vous attacher n'est pas plus digne de vous, que la masse des citoyens qui vous entourera partout où vous porterez vos pas; que cette maison militaire choisie par les administrations; que cet équipement, que ces uniformes dont vos comités ont daigné s'occuper, ne valent pas, aux yeux des amis de la liberté, les habits grossiers et variés, ces épaulettes de laine et ces piques de nos sans-culottes que vous allez éloigner de vous? Je ne vous dirai plus qu'un mot. La nation française vous regarde. L'Europe vous observe, et elle vous voit délibérer sur les moyens de vous garder contre le peuple qui vous entoure; le dirai-je? elle vous voit, depuis longtemps, servir, à votre insu, de petites passions qui ne doivent jamais approcher de vous. Il est temps de vous délivrer de ces honteux débats. Hâtez-vous de déclarer qu'il n'y a pas lieu de délibérer sur le projet qu'on vous propose.

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur l'influence de la calomnie sur la révolution, prononcé au Club des Jacobins le 28 octobre 1792 (28 octobre 1792)

Citoyens,

Je veux vous entretenir aujourd'hui d'un sujet qui n'a point encore été traité, que je sache, par aucun écrivain politique. Je parle du pouvoir de la calomnie. Il fallait une révolution telle que la nôtre pour le déployer dans toute son étendue. Je vais vous révéler les prodiges qui l'ont signalé; et vous conviendrez que ce sera puissamment contribuer aux progrès de l'esprit public et de la vérité.

Sous le régime despotique, tout est petit, tout est mesquin; la sphère des vices, comme celle des vertus, est étroite. Sous l'ancien gouvernement, la puissance de la calomnie se bornait à diviser les frères, à brouiller les époux, à élever la fortune d'un intrigant sur la ruine d'un honnête homme; elle n'opérait de révolutions que dans les antichambres et dans le cabinet des rois; le plus noble de ses exploits consistait à déplacer des ministres ou à chasser des courtisans. Notre révolution lui a ouvert une immense carrière. Ce ne sont plus des individus, c'est l'humanité elle-même qui est devenue l'objet de ses trames perfides. Compagne inséparable de l'intrigue, elle a embrassé, comme elle, l'univers dans ses complots. Toutes les factions qui se sont élevées, l'ont invoquée tour à tour pour combattre la liberté.

L'opinion avait donné le branle à la révolution; l'opinion pouvait seule l'arrêter; chaque parti devait donc naturellement faire tous ses efforts pour s'en emparer. Les intrigants savaient bien que la multitude ignorante est portée à lier les principes politiques avec les noms de ceux qui les défendent; ils se sont appliqués surtout à diffamer les plus zélés partisans de la cause populaire. Ils ont fait plus, ils ont calomnié la liberté elle-même. Mais comment déshonorer la liberté? Comment diffamer même ceux qui défendent publiquement sa cause? Il n'était qu'un seul moyen d'y réussir, c'était de peindre chaque vertu sous les couleurs du vice opposé, en l'exagérant jusqu'au dernier excès. C'était d'appeler les maximes de la philosophie appliquées à l'organisation des sociétés politiques, une théorie désorganisatrice de l'ordre public; de nommer le renversement de la tyrannie, anarchie, le mouvement de la révolution, troubles, désordres, factions; la réclamation énergique des droits du peuple, flagorneries séditieuses; l'opposition aux décrets tyranniques qui réduisaient la plus grande partie des citoyens à la condition d'ilotes, déclamations extravagantes ou ambitieuses; c'était, en un mot, de flétrir les choses honnêtes et louables, par des mots odieux, et de déguiser tous les systèmes de l'intrigue et de l'aristocratie, sous des dénominations honorables; car on connaît l'empire des mots sur l'esprit des hommes. Or, les hommes de la révolution étaient les hommes de l'ancien régime; et partout où il y a un sot, un homme faible ou pervers, la calomnie et l'intrigue trouvent à coup sûr une dupe ou un agent. Par là on trouvait le moyen de ressusciter les préjugés et les habitudes faibles ou vicieuses de l'ancien régime, pour les opposer aux sentiments généreux, aux idées saines et pures que suppose le règne de la liberté. Ainsi, on faisait passer l'opinion publique par une route oblique tracée entre les excès monstrueux de l'ancien régime et les principes du gouvernement juste qui devait les remplacer, pour la conduire au but des intrigants ambitieux qui voulaient la maîtriser.

Suivez les progrès de la calomnie, depuis l'origine de la révolution, et vous verrez que c'est à elle que sont dus tous les événements malheureux qui en ont troublé ou ensanglanté le cours. Vous verrez que c'est elle seule qui s'oppose encore au règne de la liberté et de la paix publique.

N'est-ce pas la calomnie qui, par la bouche des prêtres, peignant les travaux de l'Assemblée constituante, comme autant d'attentats contre la morale et contre la divinité, arma la superstition contre la liberté, qui fit couler le sang dés citoyens à Nîmes, à Montauban, et dans plusieurs contrées de l'empire français?

N'est-ce pas la calomnie qui arrêta longtemps les progrès de l'esprit public, tantôt en flétrissant du nom de régicides les premiers représentants de la nation, qui n'osaient pas même toucher à la royauté, tantôt en présentant les défenseurs des droits de l'humanité comme les perturbateurs de la société, et comme les apôtres insensés de la loi agraire?

N'est-ce pas la calomnie qui, déliant toutes les langues aristocratiques, prêchait dès-lors la guerre civile, en excitant la haine et la jalousie des provinces contre les Parisiens? N'est-ce pas elle qui voulait flétrir le berceau de la liberté par ces déclamations éternelles contre les premiers actes de la justice du peuple exercés sur quelques scélérats qui avaient conspiré sa ruine? N'est-ce pas elle qui éleva une barrière entre la révolution et les autres peuples de l'Europe, en leur montrant sans cesse la nation française comme une horde de cannibales, et le tombeau de la tyrannie comme le théâtre de tous les crimes?

Je viens de vous développer le système des champions déclarés du despotisme et de l'aristocratie. La Fayette vint, et le perfectionna. Personne, avant lui, n'avait aussi bien connu la puissance de la calomnie, ni l'art de la mettre en oeuvre. La cour avait cultivé les heureux talents qu'il avait reçus de la nature.

Tout le monde connaît maintenant quel était l'objet de ses vues politiques. Ce petit émule de Monk ou de Cromwell, qui n'était pas plus le chef que l'instrument de la faction qu'il avait embrassée, voulait créer un parti mitoyen entre l'aristocratie hideuse de l'ancien régime et le peuple, et l'appuyer de toute la puissance royale, en faisant entrer Louis XVI dans ce projet. Or, pour le réaliser, il fallait encore commencer par présenter le parti du peuple lui-même, comme une faction. Il fallait travestir la morale de l'égalité et de la justice sociale, en système de destruction et d'anarchie, peindre les plus zélés défenseurs de la liberté, soit dans l'Assemblée constituante, soit dans Paris, soit dans tout l'empire, sous des traits effrayants pour l'ignorance et pour les préjuges. On les montrait aux grands propriétaires comme les flatteurs des artisans et des pauvres; aux marchands, comme les fléaux du commerce; aux hommes pusillanimes, comme les auteurs de tous les mouvements de la révolution, et comme les perturbateurs de la paix publique; à tous, comme des extravagants ou comme des séditieux. Le chef-d'oeuvre de la politique de ce parti fut de faire servir à ses projets le nom des lois et le prestige de la constitution même. Tandis qu'il mettait tout en oeuvre pour la modifier, selon leurs vues ambitieuses et les intérêts de la cour, il s'attachait à persuader que les amis de la liberté, dont le seul voeu était alors de la voir exécuter d'une manière loyale et populaire, n'avaient d'autre but que de la détruire. Cette constitution, dont tous les vices étaient son ouvrage, devint bientôt, entre ses mains, un instrument de tyrannie et de proscription. Toujours nulle pour protéger les patriotes persécutés, elle était toujours active pour justifier tous les attentats contre la liberté, pour pallier tous les complots de la cour et de l'aristocratie,

Par ce système de calomnie, on fournit à tous les mauvais citoyens, trop prudents ou trop lâches pour arborer ouvertement les livrées de l'aristocratie, le moyen de combattre la liberté sans paraître déserter ses drapeaux. On détacha de la cause populaire tous les hommes timides, faibles ou prévenus. Les riches, les fonctionnaires publics, les égoïstes, les intrigants ambitieux, les hommes constitués en autorité, se rangèrent en foule sous la bannière de cette faction hypocrite, connue sous le nom de modérés, qui seule a mis la révolution en péril.

Ainsi on voit que la calomnie est encore la mère du feuillantisme, ce monstre doucereux qui dévore en caressant, et qui a pensé tuer la liberté naissante, en secouant sur son berceau tous les serpents de la haine et de la discorde. C'est la calomnie qui fonda ces clubs anti-populaires, destinés à assurer l'empire de la faction, en dégradant l'opinion publique; c'est elle qui poursuivit, avec un si long et si ridicule acharnement, les jacobins et les sociétés populaires pour anéantir, avec eux, le patriotisme et le peuple.

N'est-ce pas la calomnie qui avait prépare ces forfaits, plus abominables encore, lorsque La Fayette et ses complices égorgèrent, sur l'autel de la patrie, cette multitude de patriotes, paisiblement assemblés, pour provoquer, par une pétition, le jugement de Louis XVI? Comme en un moment elle couvrit toute la France d'un voile funèbre! Avec quelle facilité elle rendit tous les défenseurs de la liberté, les objets de la prévention et de la haine publique, sous les noms de factieux, de républicains, etc., etc., etc.

C'est la calomnie seule qui fit absoudre la tyrannie et la trahison, dans la personne du dernier de nos rois. Quel est donc son fatal ascendant, puisqu'alors réclamer, dans la tribune de l'Assemblée constituante, la juste sévérité des lois et des droits de la nation outragée, ne paraissait, aux représentants de la nation, qu'un langage séditieux, qu'un projet coupable de renverser toutes les lois et de dissoudre l'état? Quel est ce pouvoir magique de changer la vertu en vice, et le vice en vertu! de donner à la sottise, à la corruption et à la lâcheté, le droit d'accuser hautement le courage, l'intégrité et la raison! J'ai vu ce scandale. J'ai vu les délégués d'un grand peuple, vils jouets de perfides charlatans qui trahissaient la patrie, redouter, calomnier le peuple, déclarer la guerre à ceux de ses mandataires qui voulaient rester fidèles à sa cause; leur imputer à crime, et l'estime de leur concitoyens, et les moments spontanés de l'indignation publique, provoqués par la tyrannie; croire stupidement à tous ses fantômes de complots, de brigandage, de dictature, dont on les épouvantait; je les ai vus applaudir eux-mêmes à leur sagesse, à leur modération, à leur civisme, lorsqu'ils renversaient, de leurs propres mains, les bases sacrées de la liberté qu'ils avaient fondée. Je m'en souviens encore, le lendemain de ce jour cruel, qui éclaira le massacre des meilleurs citoyens, dont la démarche légitime nous était aussi étrangère que le crime de leurs bourreaux, j'ai vu Pétion, qui alors luttait aussi contre les intrigants, accueilli par les sénateurs français, à peu près comme Catilina le fut un jour par le sénat romain. Moi-même j'éprouvai le même sort; et de plus, la coalition coupable qui maîtrisait l'Assemblée constituante, ces mêmes hommes, que la république a proscrits, comme des traîtres, agitèrent sérieusement, avec nos collègues, dans leur club anti-révolutionnaire, la question de faire rendre contre moi un décret d'accusation; et, s'il eût été proposé, ce n'eût peut-être pas été la justice qui aurait arrêté l'Assemblée nationale, mais quelque reste de pudeur.

C'est la calomnie qui, alors, éleva le monstrueux ouvrage de la révision de l'acte constitutionnel.

C'est elle qui, avant cette époque, avait assassiné, à Nancy, les plus zélés défenseurs de la liberté; c'est elle qui immola ou chassa de nos armées, avec des cartouches infamantes, par les jugements iniques et par les ordres .arbitraires de l'aristocratie, les soldats les plus dévoués pour la cause publique. C'était elle, qui, dans toutes ces occasions, dictait les lettres des officiers de l'armée, les rapports des ministres, des corps administratifs, les discours des législateurs qui prostituaient leur organe à l'intrigue. C'est elle qui remplit nos cachots des citoyen» dont les tyrans redoutaient l'énergie, c'est elle qui, depuis le commencement de la révolution, à fait couler cent fois le sang du peuple, au nom d'une loi barbare dont le nom seul déshonore les législateurs français.

Dieux! à quelles méprisables causes tiennent les malheurs des nations! et comme le philosophe doit sourire de pitié, lorsqu'il voit de près les vils ressorts des grands événements, qui changent quelquefois la face du globe! La Fayette fut deux ans, au moins, un grand homme et le héros des deux mondes. Le mérite de bien payer, ou de caresser des faiseurs de journaux, lui tint lieu de talents et de vertus; et peu s'en fallut que ce petit homme s'élevât à la dictature, sur des tas de pamphlets. Les folliculaires tiennent dans leurs mains la destinée des peuples. Ils font ou défont les héros, comme un certain Warwic faisait et défaisait les rois. Aussi, comme les princes calculent leurs forces par la multitude de leurs soldats et par les ressources de leurs finances, les chefs des factions rivales, parmi nous, calculent les leurs par le nombre de leurs écrivains et par les moyens pécuniaires qu'ils ont de les alimenter. La Fayette était pénétré de ces grands principes; il sut s'environner d'une armée de journalistes; la Gazette Universelle, l'Ami des Patriotes, le Journal de Paris, la Chronique, Monsieur Perlet lui-même, et tant d'autres firent à son parti plus de conquêtes, dans l'espace de quelques mois, qu'il n'en eût pu faire lui-même à la révolution, durant un demi-siècle, même à la tête d'une armée française.

Indépendamment de ces grands moyens, il avait fondé les plus belles fabriques, et les plus magnifiques arsenaux que l'on eût encore vus, de libelles, soit laudatifs, soit vitupératifs, soit éphémères, soit périodiques, qu'il pouvait transporter, à chaque instant, aux extrémités de l'empire, soit par le ministère de ses aides de camp, soit par celui du gouvernement, Je n'ai pas besoin d'observer qu'il n'oubliait pas de tirer parti de son crédit à la cour et de ses rapports avec la liste civile, pour étendre chaque jour ces utiles établissements.

Cependant, comme la vérité a aussi sa puissance et ses soldats, la petite phalange des jacobins et des défenseurs de la liberté le harcelait dans sa marche avec assez de succès. ll ne put jamais l'entamer, aussi longtemps qu'il demeura séparé d'une autre faction, qui combattait quelquefois avec les patriotes pour arriver à la domination par une autre route.

Je parle de celle qui avait pour chefs les Lameth, Barnave et Duport. Mais, lorsque quelque temps avant la fuite de Louis XVI, elles se confédérèrent pour accabler le parti du peuple, les Lameth renforcèrent le corps d'armée des libellistes de La Fayette, par la jonction de ceux qui étaient à leur solde, et surtout du Logographe, journaliste très fidèle, car il remplissait scrupuleusement l'engagement qu'il avait contracté avec le maître de la liste civile, de défigurer les opinions des députés patriotes et d'embellir celles des orateurs vendus à la cour* [* On trouve la preuve authentique et littérale de ce fait dans les papiers dont la nation doit la découverte à la fermeté inébranlable et à l'infatigable vigilance du comité de surveillance de la commune de Paris.].

Ce fut alors que les deux factions combinées, retranchées sous le château des Tuileries, et à l'abri de la partie de la constitution qui protégeait le despotisme royal, tombèrent sur les patriotes avec toutes leurs forces, et remportèrent les victoires du Champ-de-Mars, de l'inviolabilité absolue et de la révision. Ce fut alors que la France entière fut désolée par l'épidémie du feuillantisme.

Durant cette période, La Fayette et ses alliés régnèrent en effet sur la France. Il était le héros, le libérateur de la nation Il parut au milieu du corps législatif; le président lui dit: "la nation montrera, avec fierté, à ses amis et à ses ennemis la constitution et La Fayette;" et le corps législatif applaudit avec transport. Il vint une autre fois traiter les représentants du peuple beaucoup plus durement que Louis XIV ne harangua le parlement de Paris, le jour où il vint le visiter, le fouet à la main; et les représentants du peuple se prosternèrent devant lui un peu plus bas que le parlement de Paris devant Louis XIV. Pendant toute la durée de son empire, toute parole, tout écrit qui attaquait La Fayette, était un crime. Tous les patriotes, dont les cachots regorgeaient, le savent bien. Médire de La Fayette, c'était détruire la discipline militaire, c'était favoriser Coblentz et l'Autriche, c'était prêcher l'anarchie et bouleverser l'Etat. Aujourd'hui encore, il ne resterait à ceux qui avaient le courage de dénoncer ses crimes passés, et de prédire ceux qu'il méditait, que le nom de fous ou de factieux, s'il n'avait pris le soin de se dénoncer lui-même, et s'il n'avait voulu abuser trop brusquement de la crédulité, j'ai presque dit de la stupidité publique. Le peuple de Paris, qui le détestait depuis longtemps, quand on l'adorait ailleurs, et les fédérés des autres départements, aidés par La Fayette lui- même, renversèrent le monstrueux édifice de sa réputation et de sa fortune, qui ne tomba qu'avec le trône.

Toutes les factions ont-elles été ensevelies sous ses ruines? L'égoïsme, l'ambition, l'ignorance, tous les préjugés et toutes les passions ennemies de l'égalité, ont elles disparu avec La Fayette? Non, son esprit vit encore au milieu de nous; il a laissé des héritiers de son ambition et de ses intrigues. Et quels succès ne peuvent-ils pas se promettre encore, avec un peuple aussi confiant, aussi léger que généreux, qui a longtemps encensé de si ridicules idoles? Que dis-je? Otez le mot de république, je ne vois rien de changé. Je vois partout les mêmes vices, les mêmes cabales, les mêmes moyens, et surtout la calomnie. Vous qui vous dis posez à me démentir, si vous êtes de bonne foi, apprenez à vous défier de vous mêmes; songez que votre usage est d'apercevoir la vérité deux ans trop tard; songez qu'il est bien des intrigues funestes dont vous favorisiez le succès par voire nonchalante incrédulité, et que j'ai dévoilées. Si vous êtes de mauvaise foi, je vous récuse; ce que je vais dire vous intéresse. Qui que vous soyez, qu'aurez-vous à répondre à des faits? Que direz vous, quand je vous aurai démontré qu'il existe une coalition de patriotes vertueux, de républicains austères, qui perfectionne la criminelle politique de La Fayette et de ses alliés, comme ceux-ci avaient perfectionné celle des aristocrates déclarés. Je n'aurai pas même besoin de vous les nommer, vous les reconnaîtrez à leurs oeuvres.

Que dis-je? Dans tout ce que je viens de dire jusqu'ici, n'avez-vous pas cru lire l'histoire des intrigants du jour? N'avez-vous pas reconnu leur tactique et leur langage?

Après la révolution du 14 juillet, vous avez entendu les aristocrates crier à l'anarchie, parler de démagogues incendiaires; déplorer éternellement le brûlement de quelques châteaux et la punition de quelques scélérats. Vous avez vu La Fayette et ses complices commenter ensuite ce texte à leur manière et dans le même esprit.

Que fait la faction nouvelle depuis la révolution du 10 août? Elle crie à l'anarchie, parle sans cesse d'un parti désorganisateur, de démagogues forcenés, qui égarent et qui flattent le peuple. Brigandage, assassinats, conspirations, voilà toutes les idées dont elle entretient sans cesse les quatre-vingt trois départements. Seulement, au mot de factieux, usé par ses prédécesseurs, elle a substitué celui d'agitateurs, un peu moins trivial; car, elle sait, comme eux, que c'est avec des mots qu'on conduit les sots et les ignorants, Et à qui adresse-t-elle ces reproches? Aux aristocrates, aux émigrés, aux royalistes? Non. Aux feuillants; aux modérés hypocrites, aux patriotes dont le zèle républicain remonte jusqu'au dix août? Non. Aux patriotes qui, depuis le commencement de la révolution, étrangers à toutes les factions, imperturbablement attachés à la cause publique, ont marché par la même route au but unique de toute constitution libre, le règne de la justice et de l'égalité; à ceux qui se sont montrés dans la révolution du 10 août, et qui veulent qu'elle ait été faite pour le peuple, et non pour une faction; enfin à ceux-là même qui furent les objets éternels des persécutions de La Fayette, de la cour et de tous leurs complices.

Les aristocrates et les feuillants trouvaient toujours quelques motifs pour méconnaître les droits du peuple, ou pour avilir son caractère.

Les intrigants de la république les copient, en cela, avec une exactitude servile. Comme leurs devanciers, ils déclament contre le public qui assiste aux séances de l'assemblée nationale. Ils n'ont pas dédaigné d'adopter les bons mots dos plus insolents détracteurs du peuple. Comme eux, ils s'égaient sur le souverain des tribunes, sur le souverain de la terrasse des feuillants. D'André et Mauri auraient le droit de poursuivre, comme plagiaires, tels journalistes, prétendus patriotes, que leurs lecteurs peuvent reconnaître à ce trait.

Les aristocrates et les feuillants osaient imputer aux amis de la liberté l'absurde projet de la loi agraire. Mais c'était en rougissant, et dans les ténèbres, qu'ils faisaient circuler cette calomnie. Les intrigants de la république l'ont affichée sur les murs de Paris; ils l'ont fait débiter à l'assemblée législative où ils dominaient, par un ministre qui est leur créature, et c'est contre l'assemblée électorale même du département de Paris qu'ils ont osé diriger cette absurde inculpation, démentie par la notoriété publique et par l'indignation universelle. Il y a plus, lorsqu'immédiatement avant le décret de l'abolition de la royauté, provoqué par un député de Paris, un autre député du même département, connu par les grands services qu'il a rendus à la révolution, eut fait décréter que toutes les propriétés étaient sous la sauvegarde de la nation, n'a-t-on pas vu l'un des journalistes et des coryphées de la coalition dont je parle, membre aussi de la convention nationale, imprimer le lendemain que cette motion n'avait point été faite de bonne foi.

Vous avez vu les aristocrates et les feuillants déclamer éternellement contre Paris. Les intrigants de la république déclament éternellement contre Paris, avec cette différence que, de la part des premiers, ce n'était que des déclamations, et que, de la part des autres, c'est une conspiration contre Paris et contre la république entière.

Voyez avec quel acharnement ils accusent cette cité du projet insensé de vouloir subjuguer la liberté du peuple français, au moment où elle vient de l'enfanter. Voyez comme ils lui reprochent son opulence, quand elle s'est ruinée pour la défense de la cause commune. Voyez comme ils érigent en privilège odieux le séjour fortuit de l'assemblée représentative dans son sein, lorsque c'est à cette circonstance que sont dus, eu partie, et la naissance et les progrès de la révolution. Voyez comme ils vont jusqu'à lui faire un crime même de rappeler ses services et ses sacrifices pour répondre à leurs calomnies. Prennent-ils même le soin de dissimuler que c'est en haine de la liberté qu'ils lui déclarent la guerre? Et pourquoi donc ne cessent-ils d'outrager le conseil général de la commune, qui s'est dévoué à toutes les fureurs de la cour dans la nuit du 9 au 10 août; qui a donné à cette immortelle révolution le mouvement nécessaire pour foudroyer le despotisme? Pourquoi ne cessent-ils d'outrager les sections qui l'ont choisi; les sections qui ont choisi ces mêmes électeurs qu'ils ont diffamé avec tant d'audace; qui ont ratifié solennellement, par elles-mêmes, le choix de ces mêmes députés qu'ils ne rougissent pas de proscrire; ces sections enfin qui ont mérité la reconnaissance, non du peuple français, mais de l'humanité, par la profonde sagesse avec laquelle elles ont préparé, pendant plus de quinze jours, la dernière révolution; par le courage sublime avec lequel elles ont donné solennellement à toute la France le signal de la sainte insurrection qui a sauvé la patrie? Tandis que les Parisiens, unis avec les fédérés, terrassaient le despotisme; tandis qu'ils envoyaient quarante mille défenseurs intrépides pour combattre les ennemis de l'Etat, de lâches libellistes soulevaient contre eux les Français des autres départements, remplissaient de ridicules terreurs et de fatales préventions les députés qui devaient composer la convention nationale, et jetaient partout le germe de la discorde et de tous les maux qui la suivent. Si la convention nationale n'a rien fait encore qui réponde ni à la hauteur de la nouvelle révolution, ni à l'attente du peuple français, il n'en faut pas chercher la cause ailleurs que dans la confiance avec laquelle un grand nombre de ses membres s'est abandonné aux guides infidèles qui les avaient trompés d'avance. Comment s'occuper du bonheur de la nation et de la liberté du monde? lorsqu'on n'est occupé qu'à faire le procès au patriotisme parisien; lorsqu'au milieu du calme profond dont on est environné, on attend sans cesse les orages dont on a tant entendu parler, et ces terribles agitateurs dont une coalition intrigante nous entretient tous les jours; lorsqu'on semble regretter de ne les rencontrer nulle part? Arrive t-il dans le fond de quelque département un de ces mouvemens inséparables de la révolution qui, dans tout autre moment, ne serait pas même aperçu? un ministre ne manque pas d'en faire à l'assemblée un récit épouvantable, et les intrigants de la république de pérorer contre les agitateurs de Paris? Un bateau de blé est il arrêté par un peuple alarmé pour sa subsistance? ce sont les agitateurs de Paris? Des soldats sont-ils accusés d'insubordination justement ou injustement? ce sont les agitateurs de Paris? Cent mille Français infortunés sont-ils à la veille de manquer de pain par la faillite des directeurs d'une banqueroute publique, croyez-vous que les intrigants s'occuperont des moyens de les secourir? Ils ne songeront qu'à déclamer contre la commune de Paris, qui n'en est aucunement coupable. Une pétition qui, dans la bouche de tout autre, eût obtenu des-éloges, est-elle présentée par des citoyens de Paris? le président la calomnie par une réponse insidieuse et préparée, et la faction la dénonce à la France entière. Des citoyens, des magistrats ont-ils mérité l'estime de la république, par la vigilance courageuse avec laquelle ils ont découvert et étouffé les conspirations de la cour dont ils apportent les preuves authentiques? il n'est question que de leur faire le procès; c'est le comité de surveillance de la commune de Paris. Des ouvriers du camp, qui manquent notoirement de travail, viennent-ils spontanément et paisiblement présenter à l'assemblée une pétition légitime? c'est une émeute excitée par les députés de Paris. Un membre apprend que quatre mille ouvriers sont en insurrection sur la place Vendôme, l'assemblée s'alarme. Il n'y a pas un seul ouvrier. Une autre fois, un autre membre vient annoncer que le peuple s'est révolté au Palais-Royal. Le Palais-Royal est calme et désert.

Que serait-ce donc, s'il arrivait, en effet, quelque mouvement partiel qu'il serait impossible de prévoir ou d'empêcher? C'est alors qu'il serait prouvé, aux yeux de tous les départements, que rien n'est exagéré dans le portrait hideux qu'ils ont tracé des horreurs dont Paris est le théâtre, et que les représentants de la république doivent le fuir, en secouant la poussière de leurs pieds. Voilà l'événement que les intrigants de la république attendent avec impatience. Heureusement jusqu'ici les citoyens semblent avoir deviné leur intention. Ce peuple si féroce a lutté contre la misère; il a imposé silence à l'indignation que pouvaient exciter toutes ces lâches persécutions; et ce n'est pas le moindre prodige de la révolution, que ce calme profond qui règne dans une ville immense, malgré tous les moyens qu'ils emploient chaque jour pour exciter eux- mêmes quelque mouvement favorable à leurs vues perfides. C'était là encore un des principaux points de la politique de La Fayette, de provoquer lui-même quelques troubles pour effrayer l'Assemblée nationale et tous les gens paisibles, et pour les imputer ensuite aux patriotes. Or, ils savent encore imiter en cela ce conspirateur, leur ancien ami, et peut-être plus près de l'être encore qu'on ne le pense.

Mais la tranquillité publique les irrite; ils n'en sont que plus ardents à calomnier les Français de Paris; et ce cri séditieux, par lequel l'un des leurs dans la tribune de l'assemblée nationale osa formellement inviter tous les départements à se liguer contre Paris, est tous les jours répété de mille manières différentes dans toute l'étendue de la république,

Ah! du moins les aristocrates, même les plus décriés de l'assemblée constituante, convenaient qu'on pouvait vivre paisiblement à Paris, même en insultant à la révolution. J'ai vu l'abbé Mauri et ses pareils, après avoir blasphémé contre le peuple, s'étonner de la sécurité avec laquelle il traversait tous les jours une multitude immense de citoyens qui savaient les apprécier. Et lorsqu'il s'avisait, par hasard, de menacer le peuple assemblé, en lui montrant les pistolets dont il était muni, je l'ai vu rendre hautement justice aux citoyens armés de Paris, qui l'avaient soustrait facilement à la juste indignation qu'il venait de provoquer.

Les intrigants de la république n'ont pu parvenir encore à exciter ces marques du mépris public, dont ils paraissent assez jaloux. Le zèle inquiet du patriotisme ne forme même plus, dans les lieux voisins de la salle, ces groupes nombreux tant calomniés par les ennemis de la révolution; et ils n'ont pas le désagrément insigne de rencontrer des citoyens assemblés sur leur passage. N'importe, ils ne cessent d'entretenir la France entière des périls épouvantables auxquels leurs personnes sacrées sont exposées. Combien l'abbé Mauri doit paraître aimable aux parisiens, auprès de tels républicains qui occupent chaque jour la tribune nationale!

La Fayette et ses amis avaient bien imaginé de s'environner quelquefois d'un plus épais bataillon de gardes nationales parisiennes, sous le prétexte de garder les représentants de la nation. Mais ils ne s'avisèrent jamais de créer pour eux une maison militaire, et des gardes du corps attachés au service des députés. Jamais ils ne songèrent à appeler à eux les départements, pour les défendre contre Paris. Tous ces tyrans constitutionnels étaient des princes débonnaires en comparaison des petits tyrans de la république. Sans doute, les personnes de ces derniers sont d'une bien autre importance que celles des législateurs précédents, et ce serait manquer à l'espèce humaine toute entière de confier ce dépôt sacré à une seule cité: il faut que tous les départements français partagent l'honneur de leur conservation; ils se trompent, il faut que ce soit toutes les nations du monde.

Encore s'ils n'étaient que ridicules! mais quelle profonde perversité! Quel mépris de la pudeur et des lois les plus saintes! Voyez comme ils se jouent de la majesté des représentants de la nation française! Comme ils leur présentent aujourd'hui brusquement à sanctionner leur honteux projet; comme ils lui en interdisent ensuite la discussion au moment où ils s'aperçoivent que l'opinion publique en éclaire toute la turpitude, ou que le seul instinct de la probité le rejette. Comptez, si vous le pouvez, tous les petits moyens qu'ils ont en vain tentés pour l'extorquer à la convention nationale. Mais ils savent bien se passer de son aveu, et, tandis qu'ils soumettaient cette question à ses lumières, ils la méprisaient assez pour appeler autour d'elle, à son insu, et contre toutes les lois, des corps d'armée considérables. Ne les craignons pas, ils sont composés de citoyens; mais hâtons-nous de les détromper. Jugez par certaines démarches, jugez, par les discours de certains individus, de l'astuce avec laquelle quelques intrigants cherchent à les égarer. A chaque instant, ils versent dans leurs coeurs tous les poisons de la haine et de la défiance; que ne font-ils pas déjà pour engager des rixes funestes, et souffler le feu de la guerre civile? Ah! Français, qui que vous soyez, embrassez-vous comme des frères, et que cette sainte union soit le supplice de ceux qui cherchent à vous diviser.

Ils veulent qu'on les garde. Quel crime veulent-ils donc commettre?

Ils veulent quitter Paris; ils ne dissimulent plus ce projet; ils ont raison. C'est à eux de réaliser le voeu secret que formaient sans doute ces premiers ennemis de la révolution, que je crois quelquefois avoir outragés en les comparant à eux. Dans le fait, ce n'est point au milieu d'un peuple immense, éclairé, accoutumé à démêler le fil des intrigues, et dont ils sont déjà connus; ce n'est point dans une cité, qui est, pour ainsi dire, le rendez-vous de tous les Français; ce n'est point sous les regards les plus perçants et les plus vastes de l'opinion publique qu'il faut rester, lorsqu'on a quelque trame ténébreuse à ourdir. Paris fut tour à tour l'accueil de l'aristocratie ancienne, du despotisme royal et de la tyrannie constitutionnelle; il serait encore celui de toutes les tyrannies nouvelles. Qu'ils partent donc. Qu'ils cessent de fatiguer la nation par de vaines terreurs, par les misérables artifices qu'ils emploient chaque jour pour parvenir à ce but. Qu'ils partent. Où vont-ils? Dans quelle contrée bien froide, bien inaccessible aux ardeurs du patriotisme ou à la lumière de la philosophie; dans quelle ville bien ignorante ou bien travaillée par leurs manoeuvres, vont-ils exercer leur heureux talent pour la calomnie, pour la fraude et pour l'intrigue? Où vont-ils se cacher pour démembrer l'Etat et pour conspirer contre la liberté du monde?

Plus criminels dans leurs moyens que toutes les factions qui les ont précédés, auraient-ils des vues funestes? Mais quelle différence y a-t-il entre les factions? Les autres se disputaient le fantôme du monarque pour exercer l'autorité sous son nom, ceux-ci veulent régner sous un autre titre; et si, pour conserver la puissance, il leur fallait rétablir un roi, pourraient-ils hésiter? A quoi sert en effet l'empire de la justice et de l'égalité! Il n'est bon que pour le peuple, et quand le peuple est ce qu'il doit être, les ambitieux, les hommes cupides et corrompus ne sont rien.

Aussi les voyez-vous former un parti mitoyen entre l'aristocratie rebelle et le peuple, ou les francs républicains. Observez s'ils ne caressent pas toujours les personnages les plus puissants de la république, si ce ne sont pas ceux-là qu'ils fréquentent, qu'ils favorisent eu toute occasion. Observez si ce n'est pas à eux que se rallient les riches, les corps administratifs, les fonctionnaires publics et les citoyens qui inclinent aux idées aristocratiques, tous ceux même qui jadis suivaient le parti des intrigants auxquels ils ont succédé. Enfin, ils sont les honnêtes gens, les gens comme il faut de la république; nous sommes les sang-culottes et la canaille.

Sont-ils moins puissants que leurs prédécesseurs? Ils le sont beaucoup plus. Ils nous accusent de marcher à la dictature, nous, qui n'avons ni armée, ni trésor, ni places, ni parti; nous, qui sommes intraitables comme la vérité, inflexibles, uniformes, j'ai presque dit insupportables, comme les principes. Mais voyez en quelles mains sont passés tout le pouvoir et toutes les richesses. Le trésor public, toute l'autorité du gouvernement, la disposition de toutes les places qu'il dispense leur a été dévolue; voilà leur liste civile. Ils exercent la puissance royale sous un autre nom. Ils dominent au conseil exécutif; ils dominent au sein de la convention: le bureau, le fauteuil, les comités, la tribune même semblent être devenus leur patrimoine. Parler dans l'Assemblée nationale est moins un droit des représentais du peuple qu'un privilège réservé à leurs amis. Etre soupçonné de vouloir contredire leurs vues, équivaut à la privation du droit de suffrage. La loi, si on n'y prend garde, ne sera plus que leur volonté; et pour lui donner le caractère d'un décret, et l'autorité de la volonté générale, il leur suffira d'entretenir, dans l'assemblée des législateurs du peuple français, un tumulte scandaleux qui favorise toutes les intrigues; de prolonger ou de précipiter avec art la fin des délibérations, et de déployer toutes les ressources que présentent au génie la science sublime de poser la question, et surtout l'art de faire mourir subitement la discussion.

Malheur aux patriotes sans appui, qui oseront encore défendre la liberté! ils seront encore écrasés comme de vils insectes. Malheur au peuple, s'il ose montrer quelque énergie ou quelque signe d'existence! Ile savent le diviser pour l'égorger par ses propres mains, et ils ont soif de son sang. Lorsqu'ils luttaient contre une autre faction, et qu'ils cherchaient à transiger avec la cour, ils étaient forcés à caresser le peuple et à ménager jusqu'à un certain point les patriotes pour intimider leurs adversaires ou pour les combattre; et cette lutte même des ennemis de l'égalité laissait respirer les bons citoyens. Mais aujourd'hui qu'ils sont les maîtres, leur unique affaire est de se défaire des plus intrépides amis de la patrie, et de les accabler du poids de leur toute-puissance. Il est vrai que leur empire, comme celui de leurs devanciers, est fondé sur l'erreur et doit être passager comme elle. J'ajouterai même qu'ils sont déjà connus à Paris, Mais ne vous rassurez pas trop vite. Voyez quelle barrière ils ont élevé entre Paris et les autres parties de la république, et ne perdez pas de vue que leur système est précisément de fuir, d'annuler Paris pour éteindre ce grand fanal qui devait éclairer toute la France, de manière qu'ils semblent s'être ménagés le moyen d'échapper à l'opinion, en se réfugiant dans la confusion qu'ils amènent et dans le chaos de la république bouleversée. Est-il temps d'éclairer encore les citoyens des 82 départements, et d'étouffer les dissensions funestes qu'ils cherchent à exciter? En avez-vous les moyens? Car, ne vous y trompez pas, ce qui semble leur garantir la durée de leur puissance, ce sont les facilités immenses qu'ils se sont ménagées dès longtemps pour propager l'erreur et pour intercepter la vérité. Toutes les trompettes de la Renommée, tous les canaux de l'esprit public sont entre leurs mains; et cette confédération de tant d'écrivains perfides, soutenue par toutes les ressources de la puissance publique, est peut- être la plus redoutable à la liberté que toutes les conspirations de la cour.

Quels moyens nous reste-t-il donc aujourd'hui pour déconcerter leurs funestes projets? Je n'en connais point d'autre, en ce moment, que l'union des amis de la liberté, la sagesse et la patience. Citoyens, ils veulent vous agiter pour vous affaiblir, pour vous déchirer par vos propres mains, et vous rendre ensuite responsables de l'ouvrage même de leur perversité: restez calmes et immobiles. Observez, en silence, leurs coupables manoeuvres; laissez-les se démasquer et se perdre eux-mêmes par leurs propres excès. Un peuple magnanime et éclairé est toujours à temps de réclamer ses droits et de venger ses injures. Eclairez-vous, éclairez vos citoyens autant qu'il est en votre pouvoir; dissipez l'illusion sur laquelle se fonde l'empire de l'intrigue, et il ne sera plus.

Passer la vérité, en contrebande, à travers tous les obstacles que ses ennemis lui opposent; multiplier, répandre, par tous les moyens possibles, les instructions qui peuvent la faire triompher: balancer, par le zèle et par l'activité du civisme, l'influence des trésors et des machinations prodiguées pour propager l'imposture, voilà, à mon avis, la plus utile occupation et le devoir le plus sacré du patriotisme épuré; des aimes contre les tyrans, des livres contre les intrigants; la force pour repousser les brigands étrangers, la lumière pour reconnaître les filous domestiques, voilà le secret de triompher à la fois de tous vos ennemis

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours pour s'opposer à la permanence des débats de la Convention sur la mise en jugement de Louis XVI, prononcé à la Convention nationale le 4 décembre 1792 (4 décembre 1792)

(Petion ayant demandé que la Convention nationale restai en permanence tous les jours, depuis dix heures du matin jusqu'à six heures du soir, pour terminer et le jugement de Louis XVI, el la loi sur les émigrés, et celles sur les subsistances, Robespierre paraît à la tribune. Une partie de l'assemblée se lève, et réclame la clôture de la discussion.)

Je demande enfin la parole en vertu de mon droit de représentant du peuple. Vous ne pouvez me la ravir….

(Plusieurs voix: Nous pouvons fermer la discussion.)

Il faut que vous m'entendiez, puisque je vous annonce que j'ai une proposition nouvelle à énoncer: car s'il était décidé qu'il faut venir d'un certain côté, et parler le langage convenu, pour avoir la parole…

(Les murmures continuent dans une partie de l'assemblée; l'autre réclame la parole pour Robespierre.)

Je demande, président, que la dignité de l'assemblée soit maintenue par vous. Je dénonce à la nation ces atteintes continuelles portées à k liberté des suffrages.

(Une voix: Je dénonce le despotisme.de Robespierre.)

Robespierre. Je réclame contre cette intrigue abominable.

(Le tumulte redouble. Des cris s'élèvent: A bas de la tribune! à l'Abbaye!)

Duquesnoy, s'avançant an milieu de la salle. Je demande, président, que vous réprimiez les clameurs de ce côté droit, car il est ressuscité parmi nous.

Plusieurs voix: Et les vôtres.

Thuriot. Je demande que tous les membres qui se permettront des personnalités soient rappelés à l'ordre. Il est temps que toutes les personnalités disparaissent devant l'intérêt général.

(Le président se dispose à consulter l'assemblée sur le point de savoir si Robespierre sera entendu. Robespierre quitte la tribune. Réclamations bruyantes d'une partie de l'assemblée. Murmures des tribunes. Quelques membres demandent la parole contre le président; d'autres: Il faut qu'on entende Robespierre, ou nous n'entendrons personne. L'agitation se fait sentir dans l'assemblée et dans les tribunes.)

Le Président. Si l'on veut faire silence, je maintiendrai la liberté des opinions. Robespierre, vous avez la parole.

(Robespierre traverse la salle au milieu des applaudissements tumultueux des spectateurs et d'une partie de l'assemblée. Il remonte à la tribune. Les applaudissements continuent.)

Robespierre. Citoyens, je vous prie de vouloir me permettre d'exprimer librement ma pensée.

Une voix. Non.

(II s'élève un murmure général.)

Birotteau, Lindon, Rebecqui, plusieurs autres membres, tons ensemble. Consultez donc l'assemblée pour savoir si nous serons obligés d'entendre Robespierre.

Le Président. Je maintiendrai la liberté des opinions.

Robespierre. Je demande à exprimer ma pensée aussi librement…

(Plusieurs voix: Au fait, à la question.)

Robespierre. On me rappelle aux bornes de la question; je dis que ces bornes ne peuvent être que celles que me tracent l'intérêt du salut public et le danger de prolonger le désordre où nous nous trouvons. Je vous dénonce un projet formé de perdre la Convention nationale, en mettant le trouble dans son sein.

(Des applaudissements s'élèvent de tous les côtés.)

Robespierre. Pour que vous jugiez le ci-devant roi, il faut que vous soyez dans un état de délibération calme et digne de vous. Avant de juger le dernier des hommes, il faut être justement pénétré des principes de la justice et de l'intérêt publie. Rien n'est plus contraire à cet intérêt suprême que l'habitude où l'on est d'empêcher sans cesse certains membres d'exprimer librement leurs pensées, desquelles cependant peut dépendre quelquefois la sagesse de vos délibérations. C'est pour vous rappeler ces principes que je suis monté à cette tribune, et ai l'on m'eu conteste le droit, on porte par là même une atteinte à la souveraineté du peuple, en privant du droit de suffrage un seul de ses représentants. Croyez-vous qu'il ne soit pas plus satisfaisant pour vous, et d'un meilleur augure pour le salut public, qu'on vous voie délibérer avec calme, que si l'on voit des orateurs, contre lesquels des préventions perfides ont été suscitées par l'ignorance et la calomnie, être arrêtés à chaque instant par des chicanes plus dignes du palais que des fonctions augustes que vous êtes appelés à remplir?

(Applaudissements d'une partie des membres et des spectateurs.)

Robespierre. Mon devoir est donc de me plaindre de la violation plusieurs fois répétée, qui a été faite en ma personne, du droit de représentant, par des manoeuvres multipliées, et je dénonce l'intention où l'on paraît être de mettre le trouble dans l'assemblée, en faisant opprimer une partie par l'autre.

(Mêmes applaudissements des tribunes. Le président leur ordonne le silence.)

Robespierre. Aujourd'hui plusieurs mesures fatales au bien public sont sorties de ce tumulte. Si on avait écouté des explications nécessaires, qui auraient en même temps contribué à diminuer les préventions et les méfiances, on aurait peut-être adopté une mesure grande, qui aurait honoré la Convention: c'était de réparer l'outrage fait à la souveraineté nationale par une proposition qui supposait qu'une nation avait le droit de s'asservira la royauté. Non. C'est un crime pour une nation de se donner un roi.

(On applaudit. Quelques voix: Ce n'est plus la question.)

Robespierre. Ce qu'il m'a été impossible de proposer dans le tumulte, je le propose dans le calme de l'assemblée nationale, réfléchie et pensant aux intérêts de la patrie. Je demande que d'abord il soit décrété en principe que nulle nation ne peut se donner un roi.

(II s'élève quelques murmures. Une voix: Le renvoi au congrès général des nations!)

Robespierre. Je dis que l'assemblée a perdu la plus belle occasion de poser, sinon par un décret au moins par une déclaration solennelle, la seule borne qui convienne au principe trop illimité, et souvent mal entendu, de la souveraineté des peuples. Vous voyez que la sagesse des délibérations tient plus que vous ne pensez au calme des discussions.

C'est ainsi que tout-à-l'heure vous alliez, dans le tumulte et sans m'entendre, porter un décret qui aurait l'influence la plus funeste sur le jugement du ci-devant roi. En effet, la question ne peut plus être pour des Français libres, pour des hommes sincèrement, profondément pénétrés de l'horreur de la tyrannie; elle ne peut plus être de savoir si nous nous tiendrons en séance permanente pour juger Louis Capet; car cette permanence pourrait produire de funestes longueurs; la lassitude amènerait une décision fatale. Quelle est donc la mesure que vous devez prendre? C'est de juger sur-le-champ, sans désemparer. Remarquez bien que cette question, qui ne vous paraît qu'une question minutieuse de forme, aura cependant une influence nécessaire sur le sort de Louis XVI; car votre décision sur ce point entraînera la question de savoir si Louis XVI doit être jugé en vertu de l'insurrection, ou s'il faut lui faire un procès d'après les règles ordinaires.

(On observe qu'il a été décidé que Louis XVI serait jugé.)

Robespierre. Il ne faut pas s'envelopper d'une équivoque. L'assemblée n'a pas décrété qu'il y aurait un procès en forme; seulement elle a décidé qu'elle prononcerait elle-même le jugement ou la sentence du ci-devant roi. Je soutiens que, d'après les principes, il faut le condamner sur-le-champ à mort, en vertu d'une insurrection.

(Un mouvement d'approbation se manifeste dans les tribunes. Des murmures se font entendre dans une grande partie de l'assemblée.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours pour appuyer la projet de décret du bannissement des tous les Bourbons de la république, prononcé au Club des Jacobins le 16 décembre 1792 (16 décembre 1792)

(La proposition de bannir tous les Bourbons, faite à la Convention par
Buzot et appuyée par Louvet, fut vivement combattue aux Jacobins par
Camille Desmoulins. Robespierre monta à la tribune ensuite.)

Camille Desmoulins vous a entretenus de l'astuce des ennemis de la liberté; mais je crois qu'il ne les a pas pénétrés dans toute leur profondeur. Il m'a été impossible de me trouver à la Convention aujourd'hui; mais je déclare que si je m'y étais trouvé, j'aurais voté pour la motion de Louvet. Elle est conforme aux principes, et la conduite de Brutus est applicable à notre position actuelle. J'avoue que la maison d'Orléans a montré beaucoup de patriotisme. Je ne m'oppose aucunement à la reconnaissance que l'on doit à cette famille; mais quels que soient les membres de la ci-devant famille royale, ils doivent être immolés à la vérité des principes. La nation peut-elle s'assurer que tous les membres de cette famille seront invariablement attachés aux principes? Je suis loin d'accuser ceux de ses membres qui semblent avoir été accusés ce matin par le parti aristocratique; je ne les crois d'aucune faction: mais nous devons tenir aux principes. Or, tels sont les nuages répandus sur les caractères, que nous ne pouvons pas connaître le but direct de la maison d'Orléans. Les patriotes ont paru défendre le citoyen Egalité, parce qu'ils ont cru la cause des principes attachée à la cause d'Egalité. Et une chose bien certaine, c'est que les patriotes n'ont jamais eu de liaisons avec la maison d'Orléans, et que ceux qui ont provoqué ce décret ont les plus grandes liaisons avec cette maison. Comment se fait-il que Pétion, qui est de la faction Brissotine, qui est évidemment l'ami d'Egalité, se soit déclaré contre lui? Voilà matière à réflexions. Comment se fait-il que Sillery, confident de la maison d'Orléans n'abandonne pas la société de Brissot et de Pétion? Comment se fait-il que les patriotes qui ont défendu d'Orléans n'ont jamais eu aucune liaison avec la maison d'Orléans? Comment se fait-il que d'Orléans ait été nommé député à la Convention par ceux qui ont des liaisons avec Brissot? Comment se fait-il que Louvet ait cherché à accréditer le bruit que nous voulions élever d'Orléans à la royauté? Comment se fait-il que Louvet, qui sait fort bien que, dans l'assemblée électorale, j'ai voté contre Egalité, ait répandu dans ses libelles que je veux donner la couronne à d'Orléans?

Voici les conséquences que je tire de tout cela: c'est que la motion faite ce matin n'a été qu'une comédie, comme beaucoup d'autres: c'est que cette motion cache un piège où l'on voulait entraîner les patriotes. Le but de cette faction est de se donner un air républicain; et, pour arriver à ce but, elle veut nous imputer tous les projets qu'elle médite elle-même. Le but de cette faction, c'est de jeter dans les esprits un peu crédules les alarmes que répandent quelques mots dont elle se sert. On a parlé de dictature; on a vu que cette calomnie ne faisait pas fortune; en conséquence, on veut faire mouvoir un autre ressort: on veut nous appeler la faction orléaniste. Le but des Brissotins est d'anéantir le peuple en faisant alliance avec un tyran, quel qu'il soit. Cette observation peut répandre quelques lumières. Quant à moi, j'avais depuis longtemps le projet de demander l'exil d'Egalité et de tous les Bourbons; et cette demande n'est point inhumaine comme on vous l'a dit, car ils peuvent se réfugier à Londres, et la nation peut pourvoir d'une manière honorable à la subsistance de la famille exilée. Ils n'ont point démérité de la patrie; leur exclusion n'est point une peine, mais une mesure de sûreté, et si les membres de cette famille aiment, non pas les Brissotins, mais les véritables principes, ils s'honoreront de cet exil, car il est toujours honorable de servir la cause de la liberté; car son exil ne durerait sûrement que pendant les dangers de la patrie, et elle serait rappelée lorsque la liberté aurait été raffermie.

Actuellement voici les dangers de la motion de Louvet. Le but de cette motion est de chasser de la .Convention les meilleurs patriotes; car après avoir chassé Egalité, on voudra encore en chasser d'autres; et lorsqu'ils auront empoisonné l'opinion publique, ils leur sera facile de faire renvoyer les vrais patriotes et les vrais amis du peuple, jusqu'à ce qu'ils restent seuls maîtres du champ de bataille. Déjà ils ont posé en principe que dès qu'une fois le nom d'un homme pouvait alarmer ses concitoyens, on pouvait le chasser par la voie de l'ostracisme. Bois-Guyon a soutenu ces principes dans la Chronique de Paris, Louvet les a développés dans ses libelles contre moi; mais, je le déclare, toutes ces raisons ne doivent point nous empêcher de voter pour les principes de Buzot; je déclare que si les conséquences de ces principes pouvaient s'appliquer un jour contre les amis de la liberté, contre moi-même, je m'y soumettrais avec joie, et je consentirais volontiers à un exil pour le bien de ma patrie; je vivrais heureux dans cet honorable exil, pourvu que je pusse y trouver un asile obscur contre les: persécutions des Brissotins.

J'invite donc mes collègues à voter pour le projet de décret présenté par Buzot; je les invite en même temps à s'opposer aux conséquences que les Brissotins veulent en tirer contre les meilleurs amis du peuple.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur la nécessité d'instituer un pouvoir plus unitaire et plus actif que celui du conseil exécutif, prononcé à la Convention nationale le 30 mars 1793 (30 mars 1793)

Je demande à parler sur les nouvelles des armées. Citoyens, les nouveaux événements dont vous venez de recevoir la nouvelle ne doivent pas nous étonner. Pour moi, je suis loin de me décourager de la marche rétrograde de notre armée. Quelque affligeant qu'il soit de voir les courageux Liégeois abandonnés à la merci des tyrans dont nous les avons délivrés, il n'est pas pour des hommes de revers réels. Nous irons à l'ennemi, nous terrasserons encore une fois les tyrans qui veulent attenter à notre liberté. Mais il faut que l'ardeur guerrière des défenseurs de la patrie soit secondée par la sagesse et le courage des représentants de la nation. Pour moi, j'avoue que mes notions en politique ne ressemblent en rien à celles de beaucoup d'hommes. On croit avoir tout fait en ordonnant qu'il serait fait un recrutement dans toutes les parties de la république, et moi je pense qu'il faut encore un régulateur fidèle et uniforme de tous les mouvements de la révolution. Je ne doute pas du courage de nos soldats, personne ne doit en douter; mais comment veut-on que cette ardeur se soutienne, si les soldats voient à leur tête des chefs coupables et impunis? Je ne vois pas que l'on se soit encore occupé de tel officier, dont la trahison n'a été justifiée par personne. Vous avez entendu vos commissaires vous dire que, lors de la dernière action, la plupart des officiers avaient abandonné leur poste. Vous avez entendu vous dénoncer celui qui a dit à Dumouriez: "Je n'aime pas la république, mais je combattrai pour vous." Vous avez entendu vous dénoncer celui qui disait: "Si la neutralité venait à être rompue entre la France et l'électeur palatin, il ne faudrait pas me laisser dans cette armée, car, sujet de l'électeur, je ne pourrais répondre de moi." Stengel, enfin, est convaincu de trahison, et le décret d'accusation n'est pas encore porté contre lui! Quels succès pouvons-nous attendre, si nous pardonnons de pareils attentats? Quant à Dumouriez, j'ai confiance en lui, par cette raison qu'il y a trois mois il voulut entrer dans la Hollande, et que, s'il eût exécuté ce plan, la révolution était faite en Angleterre, la nation serait sauvée et la liberté établie.

Dumouriez n'a eu jusqu'ici que des succès brillants, et qui ne me sont pas à moi une caution suffisante pour prononcer sur lui. Mais j'ai confiance en lui, parce que son intérêt personnel, l'intérêt de sa gloire même est attaché au succès de nos armes; mais n'est-il pas prouvé que, dans l'affaire d'Aix-la-Chapelle, la république a été trahie par des officiers qui n'étaient pas à leur poste, par ceux surtout qui se font rendus coupables de faits dénoncés par vos commissaires? Je demande enfin que Stengel soit mis en état d'accusation; s'il a fui, que ses biens soient confisqués, et que la conduite des autres officiers soit examinée.

Ce n'est pas assez d'attacher ses regards sur un fait isolé, sur un individu. En examinant l'ensemble, la marche de la révolution, ou trouve que la même cause enfante tous nos maux; je veux dire l'indulgence coupable que l'on a toujours eue pour les ennemis du bien public. Il est difficile de concevoir comment des hommes à qui l'honneur de réformer le monde semble être réservé tremblent devant un ancien aristocrate; je ne sais par quelle fatalité la loi ne peut atteindre encore un ci-devant noble, un riche même; mais je dis que tant que les traîtres seront impunis, la nation sera toujours trahie. Il ne suffit pas de remporter des victoires éclatantes, il faut faire la guerre avec vigueur, avec audace même; il faut la finir bientôt. La guerre ne peut pas être longue; il est un terme aux dépenses énormes d'une nation généreuse, et ce terme ne peut pas être éloigné. Il faut que cette campagne finisse la guerre, il faut que tous les despotes soient renversés, et la liberté établie sur les débris de toutes les aristocraties; pour cela, il faut des représentants du peuple fermes et plein d'énergie: sans cela, nous ne verrons que troubles dans l'intérieur, et nous n'aurons au dehors que des succès brillants. Nous verrons peut-être même s'établir le système de nous donner alternativement des revers et des succès, jusqu'à ce que l'épuisement de nos forces et de nos richesses nous entraîne dans l'abîme. Tout vous commande donc de jeter un oeil vigilant sur l'armée; voyez ce qui se passe autour de nous: déjà à Lyon l'aristocratie relève une tête insolente, et à Montpellier les patriotes sont opprimés et désarmés par l'ordre despotique d'un directoire oppresseur. Les exemples des persécutions se multiplient contre les plus chauds amis de la liberté.

Tandis que le patriotisme de nos braves frères d'armes porte la terreur au dehors, au dedans il est abattu per les coups de l'aristocratie. Je vous conjure, au nom de la patrie, de changer le système actuel de notre gouvernement; et, pour cela, il faut que l'exécution des lois soit confiée à une commission fidèle, d'un patriotisme épuré; une commission si sûre, que l'on ne puisse plus vous cacher ni le nom des traîtres ni la trame des trahisons. Eh quoi! citoyens, si Lacroix et Danton n'étaient pas venus vous instruire, vous seriez encore dans l'ignorance profonde des circonstances qui ont accompagné l'affaire d'Aix-la-Chapelle! Rappelez-vous le contraste de ce que Lacroix vous a dit avec les lettres que les généraux ont écrites au ministre de la guerre.

La veille de l'arrivée des commissaires, nous étions enivrés de la conquête de la Hollande; nous ne rêvions que succès: un mot de vos commissaires dissipa ce prestige, et fit connaître l'austère vérité. Ce mélange de bonnes et de mauvaises nouvelles ressemble parfaitement à ce qui arrivait dans l'ancien régime, et quand Lafayette commandait nos armées. Il importe donc de nous défier de tout ce qui ne porte pas un caractère de patriotisme marqué.

Il nous faut un gouvernement dont toutes les parties soient rapprochées. Il existe entre la Convention et le conseil exécutif une barrière qu'il faut rompre, parce qu'elle empêche cette unité d'action qui fait la force du gouvernement. Voyez ce qui se passe à Londres; voyez avec quelle promptitude s'exécutent toutes les résolutions du gouvernement britannique. C'est que toutes les autorités, divisées en apparence, se réunissent en effet contre la liberté française.

Chez nous, au contraire, le conseil exécutif, presque isolé, ne communique avec vous non pas seulement par les moyens des comités, mais par celui de tel ou tel individu plus intimement lié à telle ou telle partie du ministère. Les comités se saisissent d'une affaire; sur leur rapport, vous prenez des décisions précipitées. Ainsi, vous avez déclaré la guerre tantôt à un peuple, tantôt à un autre, sans avoir consulté quels étaient vos moyens de soutenir vos résolutions: ainsi, la Convention marche sans se rendre compte de ce qu'elle a fait et de ce qu'elle a à faire. Et c'est ici, citoyens, que j'appelle toute votre attention. Ne conviendrez-vous pas que, placés par votre organisation même au centre de l'Europe politique, au centre de tous les peuples qui veulent être libres, vous deviez vous assurer les moyens de communiquer avec eux et d'exciter ces mouvements que le despotisme a su employer si habilement? Ne conviendrez-vous pas que vous devez employer quelque chose de cet art dont il se sert pour diviser ses ennemis? Qu'est-il résulté des opérations politiques de votre cabinet? quels ennemis a-t-il écartés? quels alliés vous a-t-il faits, même parmi les peuples qui paraissaient être portés pour vous?…

Ce qu'il en est résulté, c'est que tous les gouvernement» vous ont tour à tour déclaré la guerre; que tour à tour ils ont fait des démarches que vous avez réputées hostiles; que, dans aucun pays étranger, il ne s'est fait un mouvement en votre faveur. Quels sont donc les résultats visibles des opérations invisibles d'un ministre dont vous n'avez jamais envisagé la conduite? Une calomnie perpétuelle contre la révolution, l'envoi avec profusion, dans tous les pays, de libelles où les principaux événements de notre révolution étaient dénaturés, et dont l'effet était d'aliéner l'opinion des peuples et de dénigrer les hommes qui ont le plus combattu pour la liberté. Voyez ce qui se dit, ce qui se fait chez l'étranger; voyez ce qui se dit, ce qui se fait parmi nous: le même esprit anime et nos ennemis et nos agents; ils suivent tous le même système. Ici, j'articule un fait qui ne pourra être nié: c'est qu'il a existé parmi les agents français auprès des puissances étrangères une opposition constante à la réunion des peuples à notre république, et que ceux qui l'ont opérée ont eu à lutter contre la volonté de ceux qui étaient chargés de la protéger. J'affirme que Dumouriez proposa, il y a trois mois, l'invasion de la Hollande, et qu'elle fut toujours repoussée par le comité diplomatique; interrogez là-dessus les patriotes bataves, ils vous diront que, pendant ce délai, on a donné le temps à l'intrigue de se développer, et aux despotes de se rassembler. Et comment auriez-vous pu prendre des mesures justes à cet égard, lorsque vous ignoriez les faits?

J'ai été amené à développer ces idées par cette conviction intime, que tout le mal vient de ce que nous n'avons pas un gouvernement assez actif. Je conclus à ce que beaucoup de réformes soient faites dans cette partie, parce que c'est la plus grande mesure de salut public que vous puissiez prendre, et que sans elle vous irez toujours de révolution en révolution, et vous conduirez enfin la république à sa perte.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours contre le comité de sûreté générale, et en particulier contre Brissot, prononcé à la Convention nationale le 3 avril 1793 (3 avril 1793)

Citoyens, dans ce moment-ci je me dois à moi-même, je dois à la patrie une profession de foi. Nommé membre du comité de défense générale, mais convaincu que les principes qui doivent sauver la patrie ne peuvent pas y être adoptés, je déclare que je ne me regarde plus comme faisant partie de ce comité. Je ne suis pas bien convaincu qu'un système où la royauté serait combinée avec une sorte de constitution aristocratique déplairait à certains membres de ce comité; je ne suis pas bien convaincu qu'un pareil système ne conviendrait pas à certaines gens qui, quelquefois, parlent de patriotisme, mais qui nourrissent et conservent dans leur âme une haine profonde pour l'égalité. Je ne veux pas délibérer avec ceux qui ont parlé le langage de Dumouriez, avec ceux qui ont calomnié les hommes à qui maintenant Dumouriez déclare une guerre implacable, avec ceux qui, à l'exemple de Dumouriez, ont calomnié Paris et la portion de l'assemblée vraiment amante de la liberté.

S'il ne m'est pas donné de sauver la liberté, je ne veux pas du moins être le complice de ceux qui veulent la perdre; je ne veux pas être membre d'un comité qui ressemble plutôt à un conseil de Dumouriez qu'à un comité de la Convention nationale.

(Murmures à la droite de la tribune.)

Robespierre. J'invoque à l'appui de ce que je dis le témoignage de Dumouriez lui-même, car, dans une de ses lettres, il a dit que le comité dont je parle était excellent, à l'exception de six membres: or, ces six membres, dont je m'honore de faire partie, ne peuvent obtenir la majorité; enfin, je ne veux pas être d'un comité dont la plupart des membres poursuivent avec acharnement les patriotes, tandis qu'ils gardent le silence sur les crimes de nos généraux.

Je ne puis vous dissimuler ma surprise de voir que ceux qui, depuis le commencement de la dernière révolution, n'ont cessé de calomnier ce côté (désignant le côté gauche) qui fut et qui sera toujours la patrie de la liberté, soient restés muets sur les crimes de Dumouriez, et qu'il n'y ait que nous, tant calomniés, qui ayons élevé la voix sur les perfidies de ce traître.

Brissot. Je demande la parole après Robespierre.

Robespierre. Pour étouffer la voix de la vérité dans les moments critiques pour le salut public, on a coutume d'amollir le courage des patriotes par certaines idées de réunion qu'on a l'adresse de jeter en avant; mais moi, je fais profession de croire que l'amour seul de la liberté doit réunir les hommes, et je me défie de ces protestations brusques faites dans des moments critiques où l'on croit avoir besoin de feindre un rapprochement que l'on est bien loin de désirer: je me défie de ceux qui, dans des moments critiques, m'ont tendu la main, et qui, le lendemain, m'ont calomnié. Et, puisque Brissot demande la parole pour me foudroyer, je vais faire sur Brissot l'application de ce que je viens de dire. Je ne veux point sacrifier la patrie à Brissot, et, Brissot eût-il la confiance de cette assemblée, je déclare que si j'avais des faits certains à alléguer contre lui, je ne balancerais pas un moment à le démasquer.

J'applique à Brissot le principe que j'ai avancé.

J'ai dit que je ne voulais point délibérer avec les amis de Dumouriez: eh bien! Brissot a été et est encore l'intime ami de Dumouriez; c'est l'histoire de Dumouriez à la main que je veux le juger. Brissot est lié à tous les fils de la conspiration de Dumouriez. Je déclare qu'il n'y a pas un homme de bonne foi, qui ait suivi la vie politique de Brissot, qui puisse ne pas être convaincu de ce que j'avance.

Je déclare qu'il n'y a pas une seule circonstance où Brissot n'ait pris la défense de Dumouriez. Le système de Dumouriez a été de nous engager dans une guerre funeste et périlleuse, afin de la faire tourner contre la liberté. Dumouriez et Brissot furent les premiers à proposer la guerre contre l'Autriche. Et remarquez que nous leur disions: Avant de déclarer la guerre à l'Europe, abattez la cour et remplacez vos généraux. Que nous répondait-on? On excusait la cour; on nous disait que dire du mal de Lafayette et des généraux, c'était troubler la discipline militaire, c'était se déclarer les ennemis de la patrie; on nous montrait tous les peuples, et principalement la Belgique, disposés à venir au devant des Français, et on nous faisait voir l'étendard de la liberté flottant sur le palais des rois.

Cependant cette guerre commença par des revers, et, malgré cela, on protégeait les généraux, et on les investissait d'un pouvoir dictatorial sur la motion des chefs de parti, ennemis jurés des patriotes.

Après l'époque du 10 août, nous étions cernés de despotes qui avaient juré la perte de la liberté, et qui avaient combiné leurs projets avec les ennemis de l'intérieur; au mois de septembre, nous apprîmes la prise de Verdun et que l'ennemi se portait sur Paris: personne jusqu'alors n'avait donné avis de son approche. Cependant quels étaient les ministres? C'étaient ceux qu'avait fait nommer Brissot. Quels étaient les membres qui composaient la commission des Vingt-et-Un? Brissot et ses partisans. Et ces ministres, nommés par Brissot, vinrent proposer à l'assemblée d'abandonner Paris avec le roi et sa famille, qui étaient alors au Temple! Et si un autre ministre, qui n'est pas du parti Brissot, n'était venu apprendre au peuple ce que lui cachaient les hommes qui le dirigeaient; si la France ne s'était pas levée en masse, les ennemis seraient venus à Paris, et la république serait anéantie!

Dumouriez fut alors nommé pour commander l'armée qu'avait abandonnée Lafayette, et ce furent Brissot et ses partisans qui le portèrent à cette place. Je ne sais ce qu'eut fait Dumouriez, si la France ne s'était levée tout entière; mais ce que je sais, c'est que Dumouriez conduisit poliment le roi de Prusse aux frontières; ce que je sais, c'est que l'armée française était furieuse de voir échapper les ennemis, quand elle eut pu les écraser; ce que je sais, c'est que Dumouriez se montra aussi respectueux envers le monarque prussien, qu'il se montre maintenant insolent envers les représentants du peuple français; enfin, ce que je sais, c'est qu'il ravitailla l'armée ennemie lorsqu'elle était prête à périr de misère et de faim.

Dumouriez, au lieu d'exterminer les Prussiens, qui s'étaient si imprudemment engagés dans le coeur même de la France, vient à Paris. Après avoir passé quelques jours avec les détracteurs des amis de la liberté, dans des festins scandaleux, il va dans la Belgique, où il débute par des succès éclatants pour ceux qui ne l'avaient pas apprécié.

Dumouriez, après avoir établi son empire dans cette partie de la Belgique, part pour la Hollande: s'il fût parti trois mois plus tôt, le succès de cette expédition était assuré. J'ai cru un moment que la gloire retiendrait pendant quelque temps Dumouriez dans les bornes de ses devoirs, et qu'il n'attenterait à la liberté de son pays qu'après avoir abattu les despotes conjurés contre elle; alors Dumouriez, dont les projets auraient été à découvert, me paraissait facile à renverser.

Dumouriez, après s'être emparé de quelques places de la Gueldre, se découvre tout à fait, et, tandis que tout était arrangé pour évacuer la Belgique, les généraux allemands, en partie donnés par Brissot, qui commandaient l'armée devant Maëstricht, nous trahissent. Si l'on ose nier ces faits, j'en donnerai des preuves plus authentiques.

A son retour de la Gueldre, Dumouriez se plaint-il d'avoir été trahi? Non. Il jette au contraire un voile sur tous les faits: il fait l'éloge des généraux; il loue Miranda et Lanoue, généraux très connus par leur incivisme; il impute tous nos malheurs aux soldats; il veut persuader à la France que ses armées ne sont composées que de lâches et de voleurs. Nos revers se succèdent. Il donne une bataille, il la perd; il en accuse l'aile gauche de son armée, qui, dit-il, a plié; mais cette aile gauche était commandée par Miranda, par son ami, et l'on doit se rappeler que Dumouriez disait à son armée: "Ne vous découragez pas; surtout ayez confiance en vos généraux: ils sont mes élèves, ils sont mes amis."

Dumouriez avait établi l'aristocratie dans la Belgique, eu réintégrant les officiers municipaux destitués par vos commissaires; Dumouriez avait fait des emprunts énormes; Dumouriez s'était emparé du trésor public, après en avoir fait emprisonner les gardiens: Dumouriez avait assuré sa fortune et sa trahison; ensuite il déclare la guerre à la Convention nationale; il distingue deux partis qui la composent: l'un qui est subjugué (et Brissot doit se ranger dans ce parti ) et l'autre qui domine.

Dumouriez dit qu'il vient protéger ce parti, qu'il dit être opprimé; il dit que Paris donne la loi à la nation, et qu'il faut anéantir Paris, et c'est dans ce moment que nous délibérons, et que l'on me fait un crime de penser que Dumouriez a ici des partisans, et que ces partisans sont les hommes qu'il veut protéger! On m'en fait un crime, lorsqu'ils tinrent toujours un langage qui devrait les faire reconnaître! on m'en fait un crime, lorsqu'ils firent tout pour se partager la puissance! on m'en fait un crime, lorsque les Anglais, accusés d'avoir des partisans dans cette enceinte, menacent nos côtes! enfin, l'on m'en fait un crime, lorsque Dumouriez s'efforce de décourager la nation, en lui disant que les troubles qui nous agitent nous mettent dans l'impossibilité de résister aux ennemis extérieurs, en même temps que nous réduirons les révoltés de l'intérieur; lorsque Dumouriez méprise la nation au point de dire qu'elle n'a plus d'autre parti à prendre que de transiger avec les ennemis! Et il se propose pour médiateur, lorsqu'il propose de diviser son armée et de marcher avec une partie sur Paris….

Voilà une partie de mes doutes; voilà la source dans laquelle nous devons puiser les moyens de sauver la liberté. Sauver la liberté!… Mais la liberté peut-elle se sauver, lorsque les amis du roi, lorsque ceux qui ont pleuré la perte du tyran, et qui ont cherché à réveiller le royalisme, paraissent nos protecteurs, paraissent les ennemis de Dumouriez, lorsqu'il est évident à mes yeux qu'ils "ont ses complices.

Voilà mes faits: ils ne convaincront que les hommes de bonne foi, mais je déclare que lorsque Dumouriez est d'intelligence avec l'homme que j'ai nommé, et avec tous ceux…..

(Quelques voix: Nommez-les donc!)

Robespierre. Je ne veux point convaincre les conspirateurs ni les ennemis de la France; je ne veux que dire la vérité, et, quand les hommes que j'ai désignés auront assassiné la liberté et ses défenseurs, on dira qu'au moment où ils allaient exécuter leur complot liberticide, je disais la vérité, et que je démasquais les traîtres.

Je déclare que la première mesure de salut à prendre, c'est de décréter d'accusation tous ceux qui sont prévenus de complicité arec Dumouriez, et notamment Brissot.

(Applaudissements des tribunes.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours contre Dumouriez et
Brissot, prononcé au Club des Jacobins le 3 avril 1793 (3 avril 1793)

Le préopinant vous a annoncé des faits; cela suppose que la société n'est pas instruite des dangers qui nous menacent: il faut savoir que Dumouriez est le général de tous les contre-révolutionnaires de France, de tous le royalistes, de tous les feuillants; il faut savoir qu'il est d'intelligence avec les puissances étrangères; il faut savoir qu'il veut nous forcer de transiger sur notre liberté, et qu'il s'offre pour médiateur; il faut savoir qu'on veut rétablir le despotisme. A qui persuadera-t-on que Beurnonville ait été sérieusement arrêté par Dumouriez? Beurnonville est le premier complice de Dumouriez.

Dumouriez n'a pas sérieusement blâmé Brissot, et ce passage du rapport où il reproche à Brissot de nous avoir suscité la guerre est un piège qu'il a tendu aux commissaires. Dumouriez feint d'être l'ennemi de Brissot, pour faire croire qu'il n'est pas d'intelligence avec la faction Brissot; mais il y a dans ce rapport plusieurs passages qui sont faits pour détourner l'attention des vrais complices de Dumouriez.

On a proposé d'envoyer des courriers. Qui les enverra? La Convention? Alors ces courriers seront dévoués à nos ennemis. On nous propose d'écrire aux sociétés affiliées; croyez-vous que cette mesure puisse être exécutée? Je vous ai dit que le premier plan de contre-révolution était dans le directoire de la poste: tant que la poste sera dans la main de nos ennemis, il est impossible que nous ayons aucune correspondance.

Tandis que nous délibérons, nos ennemis correspondent sans cesse; il faut voir si la Convention n'a pas un bandeau sur les yeux, et si les mesures proposées pour arrêter Dumonriez ne sont pas un piège de la cabale qui veut endormir le peuplé sur le bord de l'abîme. C'est contre les députés patriotes, contre les députés énergiques, contre les Jacobins, contre le peuple de Paris. Quant aux royalistes, aux feuillants, c'est de concert avec eux que Dumouriez vient pour écraser la liberté.

Je suis fondé à croire que je suis un de ceux contre lesquels marche Dumouriez. Que m'importe que Paris ait été calomnié; Paris est le boulevard de la liberté. Comme député de Paris, mon devoir est de l'avertir du complot. Toutes les autorités constituées doivent veiller à la conservation de Paris, ïl faut que les sections, que la municipalité, que le département, soient dans la plus active surveillance.

Il faut lever une armée révolutionnaire; il faut que cette armée soit composée de tous les patriotes, de tous les sans-culottes; il faut que les faubourgs fassent la force et le noyau de cette armée. Je ne dirai pas qu'il faut aiguiser nos sabres pour tuer les calotins; ce sont des ennemis trop méprisables, et les fanatiques ne demanderaient pas mieux pour avoir un prétexte de crier.

Il faut chasser impitoyablement de nos sections tous ceux qui se sont signalés par un caractère de modérantisme; il faut désarmer, non pas les nobles et les calotins, mais tous les citoyens douteux, tous les intrigants, tous ceux qui ont donné des preuves d'incivisme; on a pris ces mesures à Marseille. Dumouriez doit arriver à Paris avant les bataillons de Marseille; voilà pourquoi il précipite ses pas. Paris menacé doit se défendre. Il n'y a personne qui puisse s'opposer à ces mesures sans se déclarer mauvais citoyen.

Le moment est venu de transiger avec les despotes ou de mourir pour la liberté, .l'ai pris mon parti: que tous les citoyens m'imitent. Que tout Paris s'arme, que les sections et le peuple veillent, que la Convention se déclare peuple. Je déclare que tant que la poste restera entre les mains des contre-révolutionnaires, que tant que des journaux perfides, qui font l'éloge de Dumouriez, corrompront l'opinion publique, il n'y aura aucun espoir de salut. Mais le génie de la liberté triomphera; le patriotisme et le peuple doivent dominer et dominer partout!

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur la conspiration tramée contre la liberté, prononcé à la Convention nationale le 10 avril 1793 (10 avril 1793)

(Les sections de Paris venaient journellement dénoncer les Girondins à la barre de la Convention. A l'occasion d'une de ces adresses, Robespierre s'exprima ainsi:)

Une faction puissante conspire avec les tyrans de l'Europe, pour nous donner un roi avec une espèce de constitution aristocratique; elle espère nous amener à cette transaction honteuse par la force des armes étrangères et par les troubles du dedans. Ce système convient au gouvernement anglais, il convient à Pitt, l'âme de toute cette ligne; il convient à tous les ambitieux; il plaît à tous les aristocrates bourgeois, qui ont horreur de l'égalité, à qui l'on a fait peur, même pour leurs propriétés; il plaît même aux nobles, trop heureux de trouver, dans la représentation aristocratique et dans la cour d'un nouveau roi, les distinctions orgueilleuses qui leur échappaient. La république ne convient qu'au peuple; aux hommes de toutes les conditions qui ont une âme pure et élevée, aux philosophes amis de l'humanité, aux sans-culottes, qui se sont on France parés avec fierté de ce titre, dont Lafayette et l'ancienne cour voulaient les flétrir, comme les républicains de Hollande s'emparèrent de celui de gueux, que le duc d'Albe leur avait donné.

Le système aristocratique dont je parle était celui de Lafayette et de tous ses pareils, connus sous les noms de feuillants et de modérés; il a été continué par ceux qui ont succédé à sa puissance. Quelques personnages ont changé, mais le but est semblable, les moyens sont les mêmes, avec cette différence que les continuateurs ont augmenté leurs ressources et accru le nombre de leurs partisans.

Tous les ambitieux qui ont paru jusqu'ici sur le théâtre de la révolution ont eu cela de commun, qu'ils ont défendu les droits du peuple aussi longtemps qu'ils ont cru en avoir besoin. Tous l'ont regardé comme un stupide troupeau, destiné à être conduit par le plus habile ou par le plus fort. Tous ont regardé les assemblées représentatives comme des corps composés d'hommes ou cupides ou crédules, qu'il fallait corrompre ou tromper, pour les faire servir à leurs projets criminels. Tous se sont servis des sociétés populaires contre la cour, et, dès le moment où ils eurent fait leur pacte avec elle ou qu'ils l'eurent remplacée, ils ont travaillé à les détruire. Tous ont successivement combattu pour ou contre les jacobins, selon les temps et les circonstances.

Comme leurs devanciers, les dominateurs actuels ont caché leur ambition sous le masque de la modération et de l'amour de l'ordre; comme leurs devanciers, ils ont cherché à décréditer les principes de la liberté.

Pour mieux y réussir, ils ont même cherché à en faire quelquefois de ridicules applications. Ils ont appelé tous les amis de la patrie des agitateurs, des anarchistes, quelquefois même ils en ont suscité de véritables, pour réaliser cette calomnie. Ils se sont montrés habiles dans l'art de couvrir leurs forfaits, en les imputant au peuple. Ils ont, de bonne heure, épouvanté les citoyens du fantôme d'une loi agraire; ils ont séparé les intérêts des riches de ceux des pauvres; ils se sont présentés aux premiers comme leurs protecteurs contre les sans-culottes; ils ont attiré à leur parti tous les ennemis de l'égalité. Maîtres du gouvernement et de toutes les places, dominant dans les tribunaux et dans les corps administratifs, dépositaires du trésor public, ils ont employé toute leur puissance à arrêter les progrès de l'esprit public, à réveiller le royalisme, et à ressusciter l'aristocratie; ils ont opprimé les patriotes énergiques, protégé les modérés hypocrites; ils ont corrompu successivement les défenseurs du peuple, attaché à leur cause ceux qui montraient quelque talent, et persécuté ceux qu'ils ne pouvaient séduire. Comment la république pouvait-elle subsister, quand toute la puissance publique s'épuisait pour décourager la vertu et pour récompenser l'incivisme et la perfidie?

La faction dominante aujourd'hui était formée longtemps avant la Convention nationale. A la fin de juillet dernier, ils négociaient avec la cour, pour obtenir le rappel des ministres qu'ils avaient fait nommer au mois de janvier précédent. L'une des conditions du traité était la nomination d'un gouverneur au prince royal (il n'est pas nécessaire de dire que le choix devait tomber sur l'un d'entre eux). A la même époque, ils s'opposaient de tout leur pouvoir à la déchéance de Louis, demandée par le peuple et par les fédérés; ils firent décréter un message et des représentations au roi. Ils n'ont rien négligé pour empêcher la révolution du 10 août; dès le lendemain, ils travaillèrent efficacement à en arrêter le cours. Le jour même du 10, ils firent tout ce qui était en eux pour que le ci-devant roi ne fût pas renfermé au Temple; ils tâchèrent de nous rattacher à la royauté, en faisant décréter par l'assemblée Législative qu'il serait nommé un gouverneur au prince royal. A ces faits, consignés dans les actes publics et dans l'histoire de notre révolution, vous reconnaissez déjà les Brissot, les Guadet, les Vergniaud, les Gensonné, et d'autres agents hypocrites de la même coalition.

En même temps, ils n'oublièrent rien pour déshonorer la révolution qui venait d'enfanter la république. Dès le lendemain du 10 août, ils calomniaient le conseil de la commune, qui, dans la nuit précédente, venait de se dévouer pour la liberté, en même temps qu'ils entravaient toutes ses opérations par leurs intrigues et par les décrets qu'ils dictaient à l'assemblée Législative.

Eux seuls recueillirent les fruits de la victoire du peuple; ils s'en attribuèrent même tout l'honneur. Leur premier soin, après l'acte conservatoire du prince royal et de la royauté, fut de rappeler au ministère leurs créatures, Servan, Clavière et Roland. Ils s'appliquèrent surtout à s'emparer de l'opinion publique, ils avaient eu soin de faire remettre entre les mains de Roland des sommes énormes pour la façonner à leur gré. Auteurs ou payeurs des journaux les plus répandus, ils ne cessèrent de tromper la France et l'Europe sur la révolution qui venait de renverser le trône. Ils dénoncèrent chaque jour le peuple de Paris et tous les citoyens généreux qui y avaient le plus puissamment concouru.

Il fallait détruire ce vaste foyer du républicanisme et des lumières publiques; ils s'accordèrent tous à peindre cette immortelle cité comme le séjour du crime et le théâtre du carnage, et à travestir en assassins ou en brigands les citoyens et les représentants dont ils redoutaient l'énergie. Ils cherchèrent à armer contre Paris la défiance et la jalousie des autres parties de la république, et cependant les Prussiens se préparaient à envahir notre territoire (c'était l'époque du mois de septembre 1792). Les dominateurs étaient membres du comité diplomatique, du comité de défense générale; ils dirigeaient le ministère, ils avaient eu d'étroites relations avec la cour, et ils laissaient ignorer à la France entière, au corps Législatif même, les dangers qui nous menaçaient. Les ennemis s'étaient rendus maîtres de Longwi, de Verdun; ils s'avançaient vers Paris, et les dominateurs avaient gardé le silence; ils ne s'occupaient que d'afficher, que d'écrire contre Paris. Notre armée était faible, divisée, mal approvisionnée, et si Paris ne s'était levé tout à coup, si, à son exemple, la France ne s'était pas ébranlée, Brunswick pénétrait sans résistance jusqu'au coeur de l'Etat. Mais ce n'est pas tout, la faction voulait livrer Paris et la France; elle voulait fuir avec l'assemblée Législative, avec le trésor public, avec le conseil exécutif, avec le roi prisonnier et sa famille. Les ministres qu'ils avaient nommés, Roland, Servan, Clavière, Lebrun, parlaient de ce projet aux députés; il fut proposé dans le conseil, et il était adopté, si le ministre de la justice n'en eût empêché l'exécution, en menaçant ses collègues de les dénoncer au peuple, et si Paris ne l'eût fait avorter, en se levant pour écraser les ennemis de la France. Ce projet de fuite est connu des membres de l'assemblée Législative et de plusieurs citoyens; il a été dénoncé à la Convention nationale, et Roland lui-même a été forcé de l'avouer dans sa lettre à la Convention nationale, du [30 septembre 1792].

La Convention nationale était convoquée.

La majorité était pure; mais un grand nombre de représentants, trompés d'avance par les papiers imposteurs dont la faction disposait, apportèrent à Paris des préventions sinistres, qui devaient causer bien des maux, et d'ailleurs ce fut toujours le sort des hommes qui ont des lumières sans probité, ou de la probité sans lumières, d'être les complices ou les jouets de l'intrigue.

Le décret qui déclare la royauté abolie, proposé à la fin de la première séance par un des députés de Paris calomniés, fut rendu avec enthousiasme. Si le lendemain on eût agité l'affaire du tyran, il eût été condamné; et si la Convention, libre de leur dangereuse influence, s'était ensuite occupée du bonheur public, la liberté et la paix seraient maintenant affermies; mais les intrigants, qui n'avaient pu s'opposer à la proclamation de la république, s'appliquèrent à l'étouffer dans sa naissance. En possession des comités les plus importants de l'assemblée Législative, qu'ils firent conserver provisoirement, ils composèrent bientôt les nouveaux à leur gré; ils s'emparèrent du bureau, du fauteuil et même de la tribune. Ils tenaient toujours dans leurs mains le ministère et le sort de la nation. Ils occupèrent sans cesse la Convention nationale de dénonciations contre la municipalité de Paris, contre le peuple de Paris, contre la majorité des députés de Paris. Ils inventèrent, ils répétèrent cette ridicule fable de la dictature, qu'ils imputaient à un citoyen sans pouvoir comme sans ambition, pour faire oublier, et l'affreuse oligarchie qu'ils exerçaient eux-mêmes, et le projet de la tyrannie nouvelle qu'ils voulaient ressusciter. Par là, ils cherchaient encore à dégoûter le peuple français de la république naissante, à arrêter les progrès de notre révolution dans les contrées voisines, en leur présentant la chute du trône comme l'ouvrage d'une ambition criminelle, et le changement de gouvernement comme un changement de maître.

De là ces éternelles déclamations contre la justice révolutionnaire qui immola les Montmorin, les Lessart et d'autres conspirateurs, au moment où le peuple et les fédérés s'ébranlaient pour repousser les Prussiens. Dès ce moment, ils ne cessèrent de remplir les âmes des députés de défiance, de jalousie, de haine et de terreurs, et de faire entendre dans le sanctuaire de la liberté, les clameurs des plus vils préjugés, et les rugissements des plus furieuses passions. Dès lors ils ne cessèrent de souffler le feu de la guerre civile, et dans la Convention même, et dans les départements, soit par leurs journaux, soit par leurs harangues à la tribune, soit par leur correspondance.

Ils étaient venus à bout de reculer par là, pendant quatre mois, le procès du tyran. Quelles chicanes! quelles entraves! quelles manoeuvres employées durant la discussion de cette affaire! Qui peut calculer sans frémir les moyens employés par Roland, les sommes prodiguées par le ministère pour dépraver l'esprit public, pour apitoyer le peuple sur le sort du dernier roi? Avec quelle lâche cruauté les avocats du tyran appelaient des corps armés contre Paris et contre les députés patriotes, dénoncés par eux des assassins et comme des traîtres! Avec quel insolent mépris des lois des corps administratifs, dignes de ces députés, les levaient de leur autorité privée aux dépens du trésor public! Avec quelle perfide audace cette même faction protégeait de toutes parts la rentrée des émigrés, et ce rassemblement de tous les assassins et de tous les scélérats de l'Europe à Paris! Avec quel odieux machiavélisme on emploie tous les moyens de troubler la tranquillité de cette ville et de commencer la guerre civile, sans même dédaigner celui de faire ordonner, par un décret, la représentation d'une pièce aristocratique (l'Ami des Lois), qui avait déjà fait couler le sang, et que la sagesse des magistrats du peuple avait interdite!

A quoi a tenu le salut de la patrie et la punition du tyran? Au courage invincible des patriotes, à l'énergie calme du peuple, éclairé sur ses véritables intérêts, et surtout à la réunion imprévue des fédérés. S'ils avaient conservé les fatales préventions que leur avaient inspirées ceux qui les avaient Appelés, si le bandeau était resté deux jours de plus sur leurs yeux, c'en était fait de la liberté: le tyran était absous, les patriotes égorgés, le fer même des défenseurs de la patrie, égarés, se serait combiné avec celui des assassins royaux; Paris était en proie à toutes lès horreurs, et la Convention nationale, escortée des satellites qu'ils avaient rassemblés, fuyait an milieu de la confusion et de la consternation universelle.

Mais, ô force toute-puissante de la vérité et de la vertu! ces généreux citoyens ont abjuré leurs erreurs; ils ont reconnu avec une sainte indignation les trames perfides de ceux qui les avaient trompés; ils les ont voués au mépris public, ils ont serré dans leurs bras les Parisiens calomniés; réunis tous aux jacobins, ils ont juré avec le peuple une haine éternelle aux tyrans et un dévouaient sans bornes à la liberté. Ils ont cimenté cette sainte alliance, sur la place du Carrousel, par des fêtes civiques où assistèrent tous les magistrats de cette grande cité, avec un peuple généreux que l'enthousiasme du patriotisme élevait au dessus de lui- même. Quel spectacle! comme il console des noirceurs, de la perfidie et des crimes de l'ambition! Ce grand événement fit pencher la balance dans la Convention nationale en faveur des défenseurs de la liberté; il déconcerta les intrigants et enchaîna les factieux. Lepelletier seul fut la victime de son courage à défendre la cause de là liberté, quoique plusieurs patriotes aient été poursuivis par des assassins. Heureux martyr de la liberté, tu ne verras pas les maux que nos ennemis communs ont préparés à là patrie!

Au reste, quelques efforts qu'ils aient faits pour sauver Louis XVI, je ne crois pas que ce soit lui qu'ils voulussent placer sur le trône; mais il fallait lui conserver la vie, pour sauver l'honneur de la royauté qu'on voulait rétablir, pour remplir un des articles du traité fait avec Londres et là promesse donnée à Pitt, comme le prouvent les discours de ce ministre au parlement d'Angleterre. Il fallait surtout allumer la guerre civile par l'appel au peuple, afin que les ennemis qui devaient bientôt nous attaquer nous trouvassent occupés à nous battre pour la querelle du roi détrôné.

La punition éclatante de ce tyran, la seule victoire que les républicains aient remportée à la Convention nationale, n'a fait que reculer le moment où la conspiration devait éclater; les députés patriotes, désunis, isolés, sans politique et sans plan, se sont rendormis dans une fausse sécurité, et les ennemis de la patrie ont continué de veiller pour la perdre.

Déjà ils recueillent les fruits des semences de guerre civile qu'ils ont jetées depuis si longtemps, et la ligue des traîtres de l'intérieur avec les tyrans du dehors se déclare.

On se rappellera ici que ce sont les chefs de cette faction qui, en 1791, prêtèrent à la cour le secours de leur fausse popularité, pour engager la nation dans cette guerre provoquée par la perfidie, déclarée par l'intrigue et conduite par la trahison. Je leur disais alors, aux Jacobins, où ils venaient prêcher leur funeste croisade, où Dumouriez lui-même, coiffé d'un bonnet rouge, venait étaler tout le charlatanisme dont il est doué: "Avant de déclarer la guerre aux étrangers, détruisez les ennemis du dedans; punissez les attentats d'une cour parjure, qui cherche elle-même à armer l'Europe contre vous; changez les états-majors qu'elle a composés de ses complices et de ses satellites; destituez les généraux perfides qu'elle a nommés, et surtout Lafayette, déjà souillé tant de fois du sang du peuple. Forcez le gouvernement à armer les défenseurs de la patrie, qui demandent en vain des armes depuis deux ans; fortifiez et approvisionnez nos places frontières, qui sont dans un dénûment absolu. Faites triompher la liberté au dedans, et nul ennemi étranger n'osera vous attaquer; c'est par les progrès de la philosophie et par le spectacle du bonheur de la France! que vous étendrez l'empire de notre révolution, et non par la force des armes et par les calamités de la guerre. En vous portant agresseurs, vous irritez les peuples étrangers contre vous, vous favorisez les vues des despotes et celles de la cour, qui a besoin de faire déclarer la guerre par les représentants de la nation, pour échapper à la défiance et à la colère du peuple."

Les chefs de la faction répondaient par des lieux communs, pour allumer l'enthousiasme des ignorants; ils nous montraient l'Europe entière volant au devant de la constitution française, les armées des despotes se débandant partout pour accourir sous nos drapeaux, et l'étendard tricolore flottant sur les palais des électeurs, des rois, des papes et des empereurs. Ils excusaient la cour, ils louaient les ministres, et surtout Narbonne; ils prétendaient que quiconque cherchait à inspirer la défiance contre les ministres, contre Lafayette et contre les généraux, était un désorganisateur, un factieux qui compromettait la sûreté de l'Etat.

En dépit de toutes leurs intrigues, les jacobins résistèrent constamment à la proposition qu'ils leur firent de prononcer leur opinion en faveur de la guerre; mais tel était le prix qu'ils attachaient à consacrer les projets de la cour par la sanction des sociétés populaires, que le comité de correspondance de cette société, composé de leurs émissaires, osa envoyer, à son insu, une lettre circulaire à toutes les sociétés affiliées, pour leur annoncer que le voeu des jacobins était pour la guerre; ils portèrent même l'imprudence jusqu'à dire que ceux qui avaient combattu ou embrassé l'opinion contraire l'avaient solennellement abjurée. Ce fut par ces manoeuvres que l'on détermina les patriotes même de l'assemblée Législative à voter comme le côté droit et comme la cour

Le prix de cette intrigue fut l'élévation de la faction au ministère, dans la personne de Clavière, Roland, Servan et Dumouriez.

Nos prédictions ne tardèrent pas à s'accomplir. La première campagne fut marquée par des trahisons et par des revers, qui ne furent, pour la cour et pour Lafayette, que de nouveaux prétextes pour demander des lois de sang contre les plus zélés défenseurs de la patrie, et un pouvoir absolu, qui leur fût accordé sur la motion des chefs de la faction, et particulièrement des Guadet, des Gensonné. Dès ce temps-là, tous ceux qui osaient soupçonner les généraux et la cour furent dénoncés comme des agitateurs et des factieux. On se rappellera avec quel zèle les mêmes hommes défendaient, divinisaient le ministre Narbonne, avec quelle insolence ils outrageaient l'armée et les patriotes.

Bientôt tous nos généraux nous trahirent à l'envi. Une invasion dans la Belgique ne produisit d'autre effet que de livrer ensuite nos alliés à la vengeance de leur tyran, et d'irriter les étrangers contre nous, par l'infâme attentat du traître Jarri, qui n'a pas même été puni. Nos places fortes étaient dégarnies; notre armée divisée par les intrigues des états-majors, et presque nulle; tous les chefs s'efforçaient à l'envi de la royaliser, la ligue des tyrans étrangers se fortifiait; l'époque du mois d'août ou de septembre était destinée pour leur invasion, combinée avec la conspiration de la cour des Tuileries contre Paris et contre la liberté. C'en était fait de l'une et de l'autre, sans la victoire remportée par le peuple et les fédérés, le 10 août 1792; et lorsqu'au commencement du mois de septembre suivant, Brunswick, encouragé sans doute par la faction, osa envahir le territoire français, vous avez vu qu'ils ne songeaient qu'à abandonner et qu'à perdre Paris.

Mais, en dépit de tous les factieux hypocrites qui s'opposaient à cette insurrection nécessaire, Paris se sauva lui-même. Dumouriez était à la tête de l'armée. Auparavant Brissot avait écrit de lui, qu'après Bonne-Carrère, Dumouriez était le plus vil des hommes. Dumouriez avait répondu, par écrit, que Brissot était le plus grand des fripons, sans aucune espèce de réserve. Il avait affiché que la cause du courroux que la faction affectait contre lui était le refus qu'il avait fait de partager avec elle les six millions qu'elfe lui avait fait accorder pour dépenses secrètes, dans le temps de son ministère et de leur amitié. Ils annoncèrent des dénonciations réciproques, qui n'eurent point lieu. C'est encore un problème à quel point cette brouillerie était sérieuse; mais ce qui est certain, c'est qu'au moment où il prit le commandement de l'armée de Châlons, il était très bien avec la faction et avec Brissot, qui le pria d'employer Miranda dans une commission importante, s'if en faut croire ce que Brissot a dit lui-même au comité de défense générale. J'ignore ce qu'aurait fait Dumouriez, si Paris et les autres départements ne s'étaient levés au mois de septembre pour écraser les ennemis intérieurs et extérieurs; mais ce qui est certain, c'est que ce mouvement général de la nation n'était pas favorable au roi de Prusse pour pénétrer au coeur de la France. Dumouriez l'éconduisit avec beaucoup de politesse pendant une longue retraite assez paisible, en dépit de nos soldats, dont on enchaînait constamment l'impétuosité, et qui mordaient leurs sabres en frémissant de voir que leur proie leur échappait. L'armée prussienne, ravagée par la maladie et par la disette, a été sauvée; elle a été ravitaillée, traitée avec une générosité qui contraste avec les cruautés dont nos braves défenseurs ont été les victimes. Dumouriez a parlementé, a traité avec le roi de Prusse, dans le moment où la France et l'armée s'attendaient à voir la puissance et l'armée de ce despote ensevelies à la fois dans les plaines de la Champagne ou de la Lorraine, où Dumouriez lui-même avait annoncé, dans ses lettres à l'assemblée nationale, que les ennemis ne pouvaient lui échapper. Il se montra aussi complaisant et aussi respectueux pour le roi de Prusse, qu'il fut depuis insolent avec la Convention nationale. Il est au moins douteux s'il a rendu plus de services à la république qu'aux Prussiens et aux émigrés. Au lieu de terminer la guerre et d'affermir la révolution en exterminant cette armée, dont nos ennemis n'auraient jamais pu réparer la perte; au lieu de se joindre aux autres généraux pour pousser nos conquêtes jusqu'au Rhin, il revient à Paris; et, après avoir vécu quelque temps dans une étroite intimité avec les coryphées de la faction, il part pour la Belgique.

Il débute par un succès brillant, nécessaire pour lui donner la confiance que sa conduite avec les Prussiens était loin de lui avoir assurée; et quiconque rapprochera de ce qui se passe aujourd'hui la brusque témérité qui acheta la victoire de Jemmapes, par le sacrifice de tant de Français républicains, concevra facilement que ce succès même était plus favorable au despotisme qu'à la liberté, Dumouriez était maître de la Belgique; si, dès ce moment, il avait aussitôt envahi la Hollande, la conquête de ce pays était certaine; nous étions maîtres de la flotte hollandaise; les richesses de ce pays se confondaient avec les nôtres, et sa puissance était ajoutée à celle de la France: le gouvernement anglais était perdu, et la révolution de l'Europe était assurée. On a dit, et je l'ai cru moi-même un instant sur ces ouï-dire, que tel était le projet de Dumouriez, qu'il avait été arrêté par le conseil exécutif; mais il est démontré que ce bruit n'était qu'une nouvelle imposture répandue par la faction. En effet, si, comme on l'a dit, Dumouriez avait conçu ce grand dessein, s'il y attachait sa gloire et sa fortune, pourquoi n'a-t-il pas réclamé l'appui de l'opinion publique contre les oppositions perfides du conseil exécutif? pourquoi n'a-t-il pas invoqué la nation elle-même contre des intrigues qui compromettaient son salut? Il est bien plus naturel de penser que ce bruit n'avait été répandu par les ennemis de Dumouriez que pour lui concilier la confiance. On sait assez que les chefs de cette faction ont l'art de paraître quelquefois divisés pour cacher leur criminelle intelligence. Au surplus, que Dumouriez ait eu part ou non au retard funeste qu'a éprouvé l'expédition de la Hollande, il doit au moins être imputé à la malveillance de la majorité du conseil exécutif et des coryphées de la faction, qui dominaient dans les comités diplomatique et de défense générale. Les députés bataves se sont plaints eux-mêmes hautement, dans un mémoire qu'ils ont rendu public, et qui est entre nos mains, de l'opiniâtreté avec laquelle leurs offres et leurs instances ont été repoussées depuis trois mois par le ministre des affaires étrangères. On ne peut nier au moins que Dumouriez et les chefs de la faction ne fussent parfaitement d'accord sur le projet de ravir la Belgique à la France. On connaît les efforts de Dumouriez pour empêcher l'exécution des décrets des 15 et des 25 de décembre. On connaît toutes ses perfidies. D'un autre côté, on sait comment le comité diplomatique a repoussé tous les peuples qui voulaient s'incorporer à nous. Roland disait des députés de la Savoie: "On doit m'envoyer des Savoisiens pour solliciter la réunion de ce pays; je les recevrai à cheval."—"Comment est-il possible que vous vouliez vous réunir à notre anarchie, disait Brissot aux Belges et aux Liégeois?" Tel était le langage des Guadet, des Gensonné. Ils sont venus à bout de retarder toutes ces réunions jusqu'au moment où le parti ennemi de la révolution eut tout disposé pour les troubler, et que les despotes eurent rassemblé des forces suffisantes contre nous.

Dumouriez et ses partisans portèrent un coup mortel à la fortune publique en empêchant la circulation des assignats dans la Belgique. Après avoir fatigué cette contrée par ses intrigues, après avoir levé, de son autorité privée, des sommes énormes qu'il chargeait la nation de rembourser, il part enfin pour la Hollande, et s'empare de quelques places dans la Gueldre. Mais, tandis qu'on ne nous parlait que de succès et de prodiges, tout était disposé pour nous enlever en un moment la Belgique. Stengel et Miranda, le premier, aristocrate allemand, l'autre, aventurier espagnol, chassé du Pérou, ensuite employé par Pitt et donné par l'Angleterre à la France, enfin adoptés particulièrement par Dumouriez, Brissot, Pétion, nous trahissaient en même temps à Aix-la-Chapelle et à Maëstricht. Une partie de l'armée, exposée dans un poste désavantageux, appelée improprement l'avant-garde puisqu'elle n'avait rien derrière elle, disséminée sur un si grand espace de terrain qu'en cas d'attaque les corps qui la composaient ne pouvaient se rallier ni se soutenir, est livrée à une armée ennemie dont notre général avait l'air de ne pas soupçonner l'existence: il avait repoussé tous les avis qu'on lui avait donné? de son approche; le corps les plus distingués par leur patriotisme sont spécialement trahis et égorgés par les ennemis, le reste est obligé de fuir. En même temps, le siège de Maëstricht, entrepris sans aucuns moyens, avec des boulets qui n'étaient pas de calibre, dirigé par une perfidie profonde, pour se défaire de nos plus braves défenseurs en les exposant sans défense à l'artillerie supérieure de nos ennemis; le siège de Maëstricht est levé avec précipitation; nos conquêtes sont abandonnées, les braves Liégeois, nos fidèles alliés, devenus nos frères, sont remis sous la hache des tyrans pour expier encore une fois leur généreux attachement à la cause de la France et de la liberté.

Dumouriez laisse son armée dans la Gueldre et se rend dans la Belgique, pour se mettre à la tête de celle qui a été trahie. Va-t-il se plaindre d'avoir été lui-même trahi par les généraux? va-t-il les dénoncer à la Convention? Non: il jette un voile sur la trahison, parle seulement de quelque imprudence de la part du général de l'avant-garde, montre la plus grande confiance en l'armée, et promet de la conduire à la victoire. Il donne une bataille; elle est perdue. Cependant le centre et l'aile droite, suivant lui, ont eu l'avantage; l'aile gauche a plié, or, l'aile gauche était commandée précisément par ce même Miranda, qui avait trahi à Maëstricht. La suite de ce nouvel échec est la perte de la Belgique. Alors Dumouriez se découvre tout entier; il se déclare ouvertement pour les généraux perfides: il se plaint du décret qui mande à la barre Stengel et Lanoue; il fait le plus pompeux éloge de ce dernier, convaincu d'avoir conspiré en faveur du tyran avant la révolution du mois d'août. Il veut que la Convention imite le sénat romain, et qu'elle remercie les traîtres de n'avoir pas désespéré de la patrie; il menace de l'abandonner, si on contrarie aucune de ses vues. Il loue le civisme et le courage de Miranda, et de tous les autres généraux et officiers, sans distinction. Il impute tous nos maux aux soldats; il oublie que lui-même les avait attribués à celui qui commandait à Aix-la-Chapelle; il oublie qu'il avait vanté lui-même le courage et la conduite de l'armée, et surtout la patience héroïque avec laquelle elle avait supporté la disette et des fatigues au dessus des forces humaines, dans tous les temps, et récemment encore au siège de Maëstricht. Il prétend que l'armée n'est qu'un ramas de lâches et de pillards: ce sont ses propres expressions. Il fait plus, il déclame avec la même insolence contre les nouveaux défenseurs qui volent dans la Belgique de toutes les parties de la république, pour réparer ces revers: il les appelle des brigands.

Tandis qu'il écrivait tout cela, il abandonnait la Belgique aux despotes; il leur abandonnait nos immenses provisions qu'il y avait ramassées: il avait ordonné aux commissaires de compter quatre millions aux Belges; mais, auparavant, il avait eu soin en partant d'y éteindre, autant qu'il était en lui, une espèce d'affection pour les principes de notre révolution, et d'allumer la haine du nom français; il avait été jusqu'à publier hautement, dans une lettre adressée à la Convention, que la Providence punissait le peuple français de ses injustices. Il avait peint Paris comme un théâtre de sang et de carnage; la France comme le séjour du crime et de l'anarchie; les députés patriotes de la Convention, comme des fous ou comme des scélérats. Il avait fait des proclamations qui, sous le prétexte de réprimer certains actes impolitiques, tendaient à réveiller tous les préjugés du fanatisme et de l'aristocratie. Il avait rétabli dans leurs fonctions les administrateurs destitués pour cause d'incivisme par les commissaires de la Convention nationale; il avait détruit les sociétés populaires attachées à notre cause. Il a voulu excuser tous ses forfaits, en disant que l'on avait irrité les Belges par quelques actes de cupidité et d'irréligion. Sans doute c'était le comble de l'étourderie et peut-être de la perfidie de faire la guerre à des saints d'argent. Mais, qui pouvait prévenir ces désordres, si ce n'était un général tout-puissant? Quant aux commissaires du conseil exécutif, contre lesquels il a paru sévir, qui les avait nommés, si ce n'est son propre parti? N'étaient-ils pas l'ouvrage de Roland et des ministres coalisés avec le généralissime Dumouriez?

Ni les déclamations, ni les ordres sévères de ce général intrigant contre un Cheppi et contre d'autres créatures de la même faction ne prouveront jamais qu'il n'était point d'intelligence avec eux. Pour exécuter le projet d'empêcher la réunion de la Belgique à la France, il fallait que la faction employât à la fois des agents qui s'appliquassent à mécontenter les Belges et un général qui profitât de ce mécontentement pour les éloigner à jamais de notre révolution. On parle des désorganisateurs commis pour semer le trouble dans l'armée; mais quoi de plus facile aux généraux que de les réprimer, que de maintenir une discipline sévère; si tous les généraux perfides n'avaient besoin de ces moyens pour exécuter et pour pallier leurs trahisons. Lafayette aussi entretenait, autant qu'il était eu lui, des désordres dans son armée, pour la calomnier, la dissoudre, et pour perdre la liberté; il n'avait oublié qu'une chose; c'était de débuter, comme Dumouriez, par un succès.

Enfin Dumouriez a levé l'étendard de la révolte; il menace de marcher vers Paris, pour ensevelir la liberté sous ses ruines; il déclare qu'il veut protéger les ennemis de la liberté que la Convention renferme dans son sein contre les députés attachés à la cause du peuple, qu'il appelle aussi des anarchistes et des agitateurs: il ne dissimule pas le projet de rétablir la royauté. Après avoir fait égorger une partie de l'armée, il trompe l'autre, et s'efforce de la débaucher, après l'avoir calomniée à son insu. Fier du succès de ses trahisons, gorgé des trésors qu'il a puisés dans la Hollande, dans la Belgique et dans les caisses nationales, dont il s'est emparé; fort de son alliance avec nos ennemis, à qui il a livré nos magasins; fort de l'appui des Belges, qu'il a armés contre nous, il cherche à jeter le découragement dans la nation; il s'efforce de déshonorer le peuple français et nos braves défenseurs aux yeux des peuples étrangers; il nous annonce hautement qu'il ne nous reste plus aucune ressource. Dans ses lettres officielles à Beurnonville, il parle avec une joie insolente des troubles qui allaient éclater au milieu de nous; il en présage de nouveaux; il nous montre déjà les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme en état de contre-révolution; il déclare en propres termes que nous ne pourrons tenir tête à nos ennemis étrangers, parce que nous serons obligés d'employer nos forces à réprimer ceux du dedans. Il nous montre en même temps toutes nos places sans défense; et il ose nous déclarer que nous n'avons d'autre parti à prendre que de demander la paix, et de transiger avec les despotes; que dis-je, il ose se montrer lui-même comme médiateur!

Tel était le coupable secret de la conspiration tramée depuis longtemps contre notre liberté. Le chef de la faction l'a dévoilé, au moment où il croyait pouvoir l'exécuter avec succès. En effet, tout semblait disposé pour la favoriser. Un ministre de la guerre audacieux et hypocrite avait été nommé tout exprès par la faction, pour les grands événements qui devaient arriver. En peu de temps, il avait purgé les bureaux de la guerre, les garnisons et l'armée de tous les agents et de tous les chefs patriotes; il les avait remplacés par des hommes plus que suspects; il avait laissé nos places fortes sans garnisons et sans munitions. On se rappelle avec quelle hardiesse il trompait la Convention nationale sur l'état de nos affaires dans la Belgique, au moment où les trahisons des généraux les avaient déjà perdues, et comment les fausses nouvelles qu'il débitait furent démenties par les commissaires de l'assemblée. Les autres généraux étaient entrés dans ce plan de conspiration; et, pour mieux en assurer le succès, le ministre avait mis le comble à ses attentats, en faisant suspendre la fabrication des armes dans toutes nos manufactures. Dans le même temps, on excitait des troubles dans une grande partie de la France, et surtout dans nos départements maritimes. Les aristocrates révoltés avaient levé de grandes armées bien approvisionnées; ils avaient saccagé des villes, égorgé une multitude de patriotes; et personne n'avait songé à réprimer cette conspiration tramée depuis quatre mois, et ni le ministre, ni le comité de défense générale, composé en grande partie de la faction que je dénonce, n'en avait donné avis à l'assemblée ni à la nation. Enfin le ministre de la guerre nomme un général pour commander les patriotes, et ce général (Marcé) est un traître qui livre notre artillerie aux révoltés, et qui mène les défenseurs de la liberté à la boucherie. Partout il nomme des officiers également perfides, des Witencok, des d'Hermigies, des Ligonier. Il montre surtout, dans ses choix, une prédilection singulière pour les étrangers, pour les sujets des despotes, nos ennemis, et quelquefois même pour les parents de nos tyrans. Grâces à ces criminelles machinations, les troubles se prolongent, et la victoire coûte beaucoup de sang aux républicains; on vient de nous dire que le calme pourra être rétabli dans six semaines ou deux mois. Deux mois de guerre civile et de massacres des plus zélés patriotes, quand l'infâme Dumouriez conspirait contre nous dans la Belgique, avec les despotes de l'Europe et tous les ennemis de l'intérieur! Dumouriez, qui nous annonçait, avec une insolente satisfaction, que, dès le moment où l'équinoxe serait passé, nos départements maritimes seraient envahis par les Anglais. Encouragés par tant d'attentats, les royalistes relevaient partout une tête audacieuse, et osaient menacer les amis de la liberté.

Eh! pourquoi non? Ne pouvaient-ils pas compter sur l'ascendant que la faction exerçait au sein de la Convention nationale? N'était-ce pas elle qui depuis longtemps dépravait l'esprit public dans les départements révoltés? Et les massacres de la Bretagne, et le fanatisme royal et religieux qui égarait les habitants des campagnes, n'étaient-ils pas les dignes fruits des écrits empoisonnés qu'elle avait semés sur la surface de cette importante contrée, de la correspondance perfide des députés qui suivaient sa bannière; enfin, des persécutions suscitées à tous les vrais républicains? N'était-ce pas elle qui, chaque jour, cherchait à dégoûter le peuple de la révolution en aggravant sa misère; qui repoussait toutes les mesures nécessaires pour réprimer la fureur de l'agiotage, pour assurer la subsistance publique, pour mettre un freina l'excès des accaparements? N'était-ce pas elle qui faisait, défaisait les ministres, protégeait tous leurs crimes, et multipliait les conspirateurs par l'impunité? N'était-ce pas elle qui, à la place des lois bienfaisantes que sollicitaient les besoins pressants de la patrie, ne nous donnait que des déclamations, des libelles et des crimes?

Mais son audace redoublait surtout au moment où la conspiration était près d'éclater. Avec quelle perfidie ils désorganisaient tout en criant aux désorganisateurs! avec quelle lâche cruauté ils cherchaient à exciter dans Paris quelques petits mouvements aristocratiques pour préparer au traître Dumouriez le prétexte de marcher contre cette cité, et à les imputer ensuite aux patriotes dont le zèle les avait constamment écartés! Voyez quel affreux parti ils ont voulu tirer d'un attroupement excité par eux, qui s'était porté chez quelques épiciers! Voyez comme l'exécrable Dumouriez, dans sa lettre du 12 mars à la Convention, travestit la vente illégale et forcée des marchandises de quelques marchands et de quelques accapareurs, en scènes de sang et de carnage, et comme il en conclut qu'il doit faire la guerre à Paris et aux patriotes!

Ils avaient dénoncé les députés patriotes qui avaient pressé la condamnation du tyran comme des agitateurs, et il déclare qu'il veut employer la moitié de son armée à les subjuguer. Ils avaient déclamé contre les tribunes, c'est-à-dire contre la portion du peuple qui pouvait assister aux séances de l'assemblée représentative; ils avaient protesté solennellement qu'ils n'étaient pas libres, lorsque le tyran avait été condamné; et il menace les tribunes, et il promet d'aller bientôt affranchir de leur influence la faction qui avait voulu sauver le tyran, qu'il appelle la saine partie de la Convention nationale. Il proclame leurs principes; il consacre leurs calomnies, il déclare la guerre à leurs adversaires, il rédige en forme de manifeste contre la république, les journaux des chroniqueurs, des Brissot, des Gorsas, des Rabaud, des Gensonné, Vergniaud et Guadet, etc. Comme eux, il veut être, dit-il, le restaurateur de l'ordre publique, le fléau de l'anarchie, le libérateur de son pays; enfin, il déclare hautement qu'il veut redonner un roi à la France. Quel était le roi qu'il voulait nous donner? Peu importe sans doute aux républicains qui les détestent tous également; mais c'était apparemment quelque rejeton de la famille de nos tyrans. Or, parmi les généraux de l'armée de Belgique, je vois Valence l'ami de Dumouriez; Valence, le gendre de Sillery, le confident intime du ci-devant duc d'Orléans; Sillery, ci-devant comte de Genlis: ce seul nom dit tout. Je vois le ci-devant duc de Chartres promu au commandement des armées dans un âge ou les citoyens sont à peine dignes d'être soldats. Je vois dans le camp de Dumouriez la soeur de ce jeune général avec la ci- devant comtesse de Genlis, la plus intrigante des femmes de l'ancienne cour, malgré ses livres sur l'éducation; je vois le victorieux Dumouriez aux pieds de la soeur, et dans une attitude respectueuse en présence du frère.

Je vois ensuite le fils de d'Orléans écrire comme Dumouriez; je le vois fuir précipitamment avec Dumouriez, avec Valence, et je n'ai pas besoin d'en savoir davantage pour connaître la faction toute entière. Je devine la perfidie profonde des conspirateurs qui, pour couvrir leurs complots d'un voile impénétrable, avaient feint de vouloir expulser les individus de la ci-devant famille royale, dans un temps où la France entière ne voyait aucun motif à cette proposition imprévue, dans un temps où des patriotes de bonne foi croyaient défendre, en les repoussant, les principes et l'intégrité delà représentation nationale. Je conçois pourquoi ils demandaient l'expulsion des Bourbons en général, pour éloigner la condamnation de la royauté dans la personne de Louis XVI, et pourquoi, depuis la punition du tyran, ils ont oublié et même rejeté cette mesure, dans le moment où l'aristocratie levait l'étendard de la révolte pour rétablir la royauté.

Les amis et les complices de Dumouriez, membres du comité de défense générale, connaissaient sans doute ces secrets mieux que personne; mais ils comptaient sur le succès de sa criminelle entreprise. Aussi, nous les avons vus d'abord excuser la lettre insolente du 12 mars à la Convention, sous le prétexte que ce général devait être irrité par les dénonciations faites contre lui dans les sociétés populaires. Nous les avons vus cherchant à écarter les accusations qu'ils redoutaient, en se hâtant de répéter leurs déclamations ordinaires contre les députés patriotes, contre les jacobins, etc., etc. Là, nous avons entendu Vergniaud prétendre que les opinions politiques de Dumouriez étaient indifférentes, et qu'il était intéressé à la cause de la révolution; là, nous avons vu Gensonné s'indigner de ce que l'on donnait à Dumouriez les qualifications qu'il méritait, et vanter impudemment son civisme, ses services et son génie. Il est prouvé que Gensonné entretenait une correspondance habituelle avec Dumouriez, courrier par courrier; et Gensonné voulait se charger, vis-à-vis des membres de la Convention, présents au comité, du rôle de médiateur auprès de son correspondant et de son ami Dumouriez. Là, nous avons vu Pétion embrasser avec chaleur la défense de Miranda; et, après que j'eus dénoncé ce général, et Stengel et Lanoue, se lever en courroux en s'écriant que l'on dénonçait toujours sans preuves; et le siège de Maëstricht était levé, et l'armée trahie à Aix-la-Chapelle, et la Belgique livrée à nos ennemis: et c'était le moment où on délibérait sur la révolte déclarée de Dumouriez!

Là, nous avons vu, le même jour, Brissot, pour toute mesure de salut public, déclarer que la Convention nationale avait perdu la confiance publique; que son unique devoir était de faire bien vite la constitution et de partir. Je l'ai entendu proposer de s'arranger, dans le comité de défense générale, sur les divers articles de la constitution qui pouvaient partager les avis, et de la faire ensuite adopter d'emblée par la Convention, pour éviter, disait-il, des débats scandaleux. Là, nous avons vu les chefs de la faction refuser ensuite de discuter la conduite de Dumouriez, pour proposer un rapprochement entre ses amis et ses adversaires; et, sous le prétexte de s'expliquer, renouveler toutes les calomnies dont ils avaient tant de fois souillé la tribune et les papiers publics. Nous avons entendu les ministres apporter à ce comité des nouvelles et des projets illusoires, concertés d'avance avec eux; nous avons vu le ministre de la guerre déclamer contre l'insubordination des soldats, sans vouloir convenir de la perfidie des généraux; provoquer des mesures rigoureuses contre ceux qui médisaient des généraux; citer pour preuve de leur républicanisme la fameuse blessure de Valence: nous l'avons entendu faire l'éloge du système défensif, nous garantir la neutralité de la Savoie et du comté de Nice, comme si ces deux départements français étaient pour nous des contrées étrangères. Nous l'avons entendu préparer une trahison ultérieure, et nous annoncer d'avance la retraite de Custines. Nous l'avons entendu répéter tous les lieux communs de Dumouriez sur l'éloignement des Belges pour la révolution française, et le comité approuver beaucoup toutes ces vues. Nous avons entendu surtout Brissot, à ce propos-là même, déclarer que nous étions trop heureux que l'esprit public des Belges ne fût pas plus français, par la raison qu'en renonçant à la Belgique, nous pourrions, avec plus de facilité, obtenir la paix des puissances ennemies. Brissot fut toujours le plus hardi de tous les conspirateurs à jeter en avant les idées de transaction ouvertement proposées par Dumouriez. Dans la discussion de l'affaire de Louis XVI, il osa demander qu'il fût sursis à l'exécution du décret qui le condamnait, jusqu'à ce que l'opinion des puissances étrangères sur ce jugement nous fût manifestée. C'est lui qui nous avait menacés de la colère des rois de l'Europe, si nous osions prononcer la peine de mort contre le tyran. Brissot! combien de faits n'aurais-je pas à rappeler sur lui et sur la faction dont il est le chef!

Enfin, nous avons vu le comité de sûreté générale s'appliquer constamment à retarder toute mesure nécessaire au salut public, pour donner le temps à Dumouriez d'exécuter sans obstacle ses détestables projets. Ensuite on le recomposa de vingt-cinq membres qui lui appartenaient tous, excepté cinq à six patriotes qu'elle y avait introduits par une sorte de transaction, pour endormir les amis de la liberté, et faire servir des noms qui inspiraient la confiance A couvrir leurs perfidies. Aussi Dumouriez écrivait-il que ce comité était bien composé, à l'exception de sept à huit membres. Indigné de tant de perfidies, et reconnaissant le motif qui avait engagé les intrigants à me choisir, je déclarai hautement à la Convention nationale que ce comité n'était que le conseil de Dumouriez, et que, ne pouvant lutter contre la majorité, je donnais publiquement ma démission. Nous avons vu avec douleur, qu'égarée par la même influence, la Convention avait envoyé à Dumouriez cinq commissaires dont l'arrestation était concertée d'avance, et surtout ce Beurnonville, qui fut arrêté par son complice! Que dirons-nous de la comédie grossière de cet aide-de-camp qui vint deux jours après raconter à la barre de l'assemblée nationale qu'il avait reçu un coup de sabre d'un satellite de Dumouriez, et de cette pasquinade plus grossière encore de Dumouriez, qui se plaignait de ce que son confident Beurnonville était venu pour l'assassiner au milieu de son armée, et qui ensuite disait hautement qu'il répondait de lui, parce qu'il était son ami?

Qu'avons-nous vu depuis ce temps jusqu'au moment où je parle? Aucune mesure décisive pour le salut de la patrie; parce que l'influence de la faction les a toutes dirigées. Quelques individus ont été mis en état d'arrestation; le scellé a été apposé sur leurs papiers, mais après qu'ils ont été bien et dûment avertis, et que plusieurs d'entre eux, tels que Sillery et d'Orléans, ont eux-mêmes invoqué cette formalité. Bonne-Carrère, Laclos, Sauvin, et d'autres également suspects, ont été relâchés aussitôt qu'arrêtés. On a mis en otage tous les Bourbons; mais il fallait remettre les prévenus entre les mains de la justice. Les constituer en otage et les envoyer aux extrémités de la république, qu'était-ce autre chose que les soustraire à l'empire de la loi et à l'autorité du tribunal révolutionnaire, que les conspirateurs redoutent? Qu'était-ce autre chose que les réserver, en quelque sorte, comme des objets d'échange avec nos commissaires arrêtés par la connivence de Dumouriez avec les chefs de la faction, et comme des moyens de transaction avec les tyrans?

Je demande que les individus de la famille d'Orléans dite Egalité, soient traduits devant le tribunal révolutionnaire, ainsi que Sillery, sa femme, Valence, et tous les hommes spécialement attachés à cette maison; que ce tribunal soit également chargé d'instruire le procès de tous les autres complices de Dumouriez. Oserai-je nommer ici des patriotes tels que Brissot, Vergniaud, Gensonné, Guadet?—Je renouvelle en ce moment la même proposition que j'ai déjà faite à l'égard de Marie-Antoinette d'Autriche. Je demande que la Convention nationale s'occupe ensuite sans relâche des moyens tant de fois annoncés de sauver la patrie, et de soulager la misère du peuple.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur les moyens à prendre pour sauver la république, prononcé au Club des Jacobins le 17 avril 1793 (17 avril 1793)

Il est très vrai que l'objet de nos ennemis extérieurs et intérieurs est de nous amener à une transaction avec les despotes, et, pour y parvenir, ils répandent de fausses alarmes. Ne négligeons aucune nouvelle. La vérité ne saurait être trop terrible pour nous. Ceux qui veulent nous forcer à transiger ne connaissent ni l'esprit des républiques, ni le génie de la liberté; mais nous ne pouvons compter sur la punition de nos ennemis qu'autant que nous adopterons des mesures sages et décisives. . .

La conjuration de Dumouriez a fait de grands maux à la France; mais elle n'est point arrivée à son terme. Pour la première fois nous avons un comité patriote. Le comité de salut public n'a pas encore pris toutes les mesures pour sauver la patrie; mais il a fait des choses très utiles, et il n'est question que d'éveiller le patriotisme des citoyens qui composent ce comité.

(Bruit.)

Tout ce qui ne porte pas le caractère d'emportement est écouté avec défaveur, et cependant jamais nous n'avons eu un plus grand besoin du sang-froid de la réflexion.

Ce comité a déjà fait destituer plusieurs officiers aristocrates. Le ministère de la guerre va bien actuellement, je ne réponds pas de l'avenir; mais ce ministère, composé de vrais patriotes, se concerte avec le comité de salut public et travaille avec autant de zèle que de civisme.

Notre armée s'est ralliée et a remporté déjà quelques avantages sur les Autrichiens, et c'est un miracle que notre armée ait survécu aux trahisons de Dumouriez. Si cette trahison était arrivée à son terme, nos places fortes auraient été livrées à l'ennemi, et c'en était fait de la liberté.

Pour assurer le salut de la république, il faut que tous les officiers suspects, placés par Beurnonville et ses complices, soient chassés; il faut ensuite, pour purger l'intérieur, chasser tous les agents du pouvoir exécutif; il faut renouveler le directoire des postes; il faut chasser Clavière, l'artisan de tous nos maux, le protecteur de l'agiotage. Toute la France le proscrit, et le comité de salut public ne tardera pas à le chasser.

Un fléau non moins redoutable, ce sont les papiers publics soudoyés par nos ennemis étrangers. Il est bien singulier qu'ils soient les défenseurs de Dumouriez, les interprètes de Cobourg, et qu'ils s'unissent à nos ennemis pour égarer l'opinion publique et étouffer la liberté.

Une mesure révolutionnaire et indispensable, c'est de créer des papiers patriotes et de proscrire tous ceux que l'aristocratie enfante et protège.

C'est sur la Convention nationale que nous devons fixer nos regards. Dans son sein, il existe un parti qui veut la perte de la république; ce parti a été déconcerté par la découverte de la trahison de Dumouriez; mais il conserve encore une grande force, et il la puise dans son système de calomnie, et dans les journaux qui lui sont dévoués et qui corrompent l'esprit public. Je vous ai dit que les ennemis que la république a au sein de la Convention veulent favoriser la contre-révolution par la convocation des assemblées primaires. Cette vérité est sensible. Plusieurs départements sont déjà, en quelque sorte, en état de contre-révolution. Les choix seraient influencés par les riches, par les égoïstes: le plan de nos ennemis est de ressusciter l'aristocratie. Les assemblées primaires seraient un instrument de guerre civile: parce que le peuple est égaré, il faut s'attacher à l'instruire.

Les chefs de la faction profitent de l'indignation qu'ils allument dans le coeur des citoyens, pour les forcer à convoquer les assemblées primaires; il faut éviter ce piège. Notre objet doit être de déconcerter la manoeuvre de nos ennemis, qui ont voulu profiter de la pétition pour calomnier les patriotes. Ils ont imaginé des moyens pris dans la source même du patriotisme. On vous a parlé d'un courrier arrêté à Bordeaux. J'ignore de quelles dépêches était porteur ce courrier. Le projet de nos ennemis est de dénoncer encore une fois les Jacobins, de remplir la république de calomnies, d'horreurs et d'intrigues, pour opérer un mouvement favorable aux armées étrangères. Je suis instruit qu'il est faux que six mille Marseillais soient en marche pour se rendre à Paris. Si vous avez ordonné l'impression et l'affiche de la lettre de Marseille, c'est un arrêté sur lequel vous pouvez revenir, parce qu'il pourrait fournir à nos ennemis un nouveau prétexte de renouer leurs intrigues.

Je propose donc à la société: 1° de rapporter l'arrêté par lequel elle a ordonné la publicité et l'affiche de la lettre de Marseille, et d'attendre de nouveaux renseignements à ce sujet; 2° de prendre connaissance du contenu des dépêches du courrier arrêté à Bordeaux

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur les moyens propres à arrêter les progrès des Vendéens, prononcé à la Convention nationale le 8 mai 1793 (8 mai 1793)

La nécessité de s'armer pour repousser les ennemis de la liberté est sentie par tous les citoyens. Le besoin de venger nos frères massacrés est dans le coeur des concitoyens de cette grande cité, qui a si bien mérité de la patrie. Une seule raison doit frapper la Convention, c'est d'empêcher que les efforts du patriotisme ne tournent au profit de la trahison et de l'aristocratie. La guerre étrangère et la guerre civile ont été jusqu'ici des gouffres qui ont dévoré les meilleurs citoyens. Paris a fourni plus de cinquante mille hommes, soit contre les despotes coalisés, soit contre les ennemis intérieurs. Ce n'est point assez que nous arrêtions la marche des contre-révolutionnaires; prenons des mesures contre les complices des rebelles et de l'ennemi extérieur, qui cherchent à faire la contre-révolution dans Paris. Paris est le centre de la révolution; Paris fut le berceau de la liberté, Paris en sera le plus ferme rempart. A ce titre, Paris mérite d'être attaqué par tous les ennemis; c'est contre lui que Brunswick, Cobourg et les rebelles dirigent tous leurs efforts. S'il y a une armée de contre-révolutionnaires dans la Vendée, il y en à une autre dans Paris; il faut contenir l'une et l'autre, et quand nous envoyons les patriotes de Paris à la Vendée contre les rebelles, il faut que nous n'ayons rien à craindre ici de leurs complices.

Si l'aristocratie, dans ces derniers jours, a osé lever la tête; si des citoyens que leur incivisme condamnait au silence se sont répandus dans les sections, que sera-ce lorsqu'il sera parti une armée de patriotes? Il faut que les ennemis de la liberté, sous quelque nom qu'ils se présentent, robins, nobles, financiers, banquiers ou prêtres, ne puissent lui nuire. Je demande, en conséquence, que tous les gens suspects soient gardés en otage et mis en état d'arrestation.

(Une grande partie de l'assemblée et les citoyens des galeries applaudissent. Des rumeurs s'élèvent dans la partie opposée.)

Je dis que, sans cette précaution, les efforts des patriotes tourneraient au profit de l'aristocratie. Il ne faut pas non plus déclarer la guerre aux autorités constituées; il faut encourager les efforts de la commune de Paris, du maire, qui, en mettant en état d'arrestation les coupables, est loin encore d'avoir rempli la tâche que lui impose le salut public. Il faut que les bons citoyens veillent sur les intrigants qui affluent dans les sections, et que nos femmes et nos enfants respirent en sécurité. Il faut que les citoyens qui vivent de leur travail, et qui peuvent à peine pourvoir à la subsistance de leurs familles, reçoivent une indemnité le jour où ils monteront leur garde.

Il faut veiller à ce que l'on fabrique des armes de toute espèce, afin de mettre Paris dans un état respectable de défense; car le but des ennemis est de détruire cette ville. Il faut que des forges soient établies dans toutes les places publiques, afin de ranimer l'énergie des citoyens par la vue de nouveaux moyens de défense. Voilà les mesures que je propose; je prie la Convention de les prendre en très grande considération.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours insurrectionnel contre les
Girondins, prononcé au Club des Jacobins le 26 mai 1793 (26 mai 1793)

Que le triomphe momentané de l'aristocratie ne vous effraie pas plus que le succès des intrigants dans quelques sections corrompues! Le faubourg Saint-Antoine écrasera la section du Mail, comme les sans-culottes de Bordeaux écraseront les aristocrates. Songez que le peuple de Paris existe encore, que les aristocrates sont innombrables. Vous devez vous prémunir contre les tours du brissotisme. Les brissotins sont adroits; mais le peuple est encore plus adroit qu'eux. Je vous dirais que le peuple doit se reposer sur sa force; mais, quand le peuple est opprimé, quand il ne lui reste plus que lui-même, celui-là serait un lâche qui ne lui dirait pas de se lever! C'est quand toutes les lois sont violées, c'est quand le despotisme est à son comble, c'est quand on foule aux pieds la bonne foi et la pudeur, que le peuple doit s'insurger! Ce moment est arrivé: nos ennemis oppriment ouvertement les patriotes; ils veulent, au nom de la loi, replonger le peuple dans la misère et dans l'esclavage. Je ne serai jamais l'ami de ces hommes corrompus, quelques trésors qu'ils m'offrent. J'aime mieux mourir avec les républicains que de triompher avec ces scélérats.

Je ne connais pour un peuple que deux, manières d'exister: ou bien qu'il se gouverne lui-même, ou bien qu'il confie ce soin à des mandataires. Nous, députés républicains, nous voulons établir le gouvernement du peuple par ses mandataires, avec la responsabilité; c'est à ces principes que nous rapportons nos opinions, mais le plus souvent on ne veut pas nous entendre. Un signal rapide, donné par le président, nous dépouille du droit de suffrage. Je crois que la souveraineté du peuple est violée, lorsque ses mandataires donnent à leurs créatures les places qui appartiennent au peuple. D'après ces principes, je suis douloureusement affecté….

(L'orateur est interrompu par l'annonce d'une députation Tumulte).

Je vais (s'écrie Robespierre) continuer de parler, non pas pour ceux qui m'interrompent, mais pour les républicains.

J'exhorte chaque citoyen à conserver le sentiment de ses droits; je l'invite à compter sur sa force et sur celle de toute la nation; j'invite le peuple à se mettre, dans la Convention nationale, en insurrection contre tous les députés corrompus. Je déclare qu'ayant reçu du peuple le droit de défendre ses droits, je regarde comme mon oppresseur celui qui m'interrompt ou qui me refuse la parole, et je déclare que, moi seul, je me mets en insurrection contre le président et contre tous les membres qui siègent dans la Convention. Lorsqu'on affectera un mépris coupable pour les sans-culottes, je déclare que je me mets en insurrection contre les députés corrompus. J'invite tous les députés montagnards à se rallier et à combattre l'aristocratie, et je dis qu'il n'y a pour eux qu'une alternative: ou de résister de toutes leurs forces, de tout leur pouvoir aux efforts de l'intrigue, ou de donner leur démission.

Il faut en même temps que le peuple français connaisse ses droits, car les députés fidèles ne peuvent rien sans le peuple.

Si la trahison appelle les ennemis étrangers dans le sein de la France; si, lorsque nos canonniers tiennent dans leurs mains la foudre qui doit exterminer les tyrans et leurs satellites, nous voyons l'ennemi approcher de nos murs, alors je déclare que je punirai moi-même les traîtres, et je promets de regarder tout conspirateur comme mon ennemi, et de le traiter comme tel.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Deuxième discours contre les Girondins, prononcé à la Convention nationale le 28 mai 1793 (28 mai 1793)

Je réclame votre attention et votre indulgence, parce que je suis dans l'impossibilité physique de dire tout ce que m'inspire ma sensibilité pour les dangers de la patrie, indignement trahie. Pour sonder toute la profondeur de l'abîme, il suffit de parcourir cette enceinte, de se rappeler ce qui s'est fait hier, alors on concevra qu'il est à craindre que le triomphe de la vertu soit passager, et le triomphe du vice éternel. J'ai promis de ne dire que deux mots. Voici mon opinion. Vous êtes menacés d'une conspiration que des hommes stupides ont pu seuls ne pas apercevoir. Vous avez vu depuis quelques jours une ligue forcenée s'armer contre le patriotisme. Se présentait-on à l'assemblée avec les livrées de l'aristocratie, on était accueilli, embrassé. Les malheureux patriotes paraissaient-ils à leur tour, on les écrasait. On ne respectait pas même les bienséances dont les tyrans s'environnaient. On n'a pas rougi de nommer une commission inquisitoriale; on l'a composée des hommes évidemment connus pour les ennemis des patriotes. La conspiration a été déjouée hier; mais la perfidie a renoué ses trames cette nuit.

Voulez-vous en saisir les fils? rapprochez la conjuration de Dumouriez; rappelez-vous qu'il mettait pour première base de ses propositions la perte des vrais républicains, la perte des patriotes, la perte de Paris. Eh bien! tout ce que vous avez vu depuis quelques jours n'est que la suite de cet infernal système.

Puisqu'il ne m'est pas possible de m'étendre davantage, permettez-moi de vous montrer la véritable cause de nos dangers. Tout ce qui se passe n'a d'autre objet que de rétablir le despotisme. (Il lit.) "On nous parle d'une troisième faction, d'une faction de régicides, qui veut créer un dictateur et établir une république. Si ce parti du régicide existe, s'il existe des hommes qui tendent à établir actuellement la république sur les débris de la constitution, le glaive de la loi doit frapper sur eux comme sur les partisans des deux chambres et sur les rebelles de Coblentz."

Plusieurs voix: La date!

Robespierre. Ne m'interrompez pas!

Biroteau. Tu défendais la constitution.

Robespierre. Voulez-vous comprendre le véritable sens de cette doctrine? Il suffit de rapprocher l'époque où le discours dont je viens de lire un passage a été tenu. C'était le 21 juillet, à la tribune de l'assemblée Législative, à l'époque où les fédérés étaient rassemblés à Paris pour punir un tyran parjure et conspirateur, et demandaient à grands cris la république.

Barbaroux. A cette époque, ne faisais-tu pas le Défenseur de la
Constitution?

Robespierre. Vous voyez qu'on profite de la faiblesse de mon organe pour m'empêcher de faire entendre des vérités. Vous voyez par ce passage d'un ouvrage d'un homme dont ceux qui veulent nous subjuguer proclament l'ardent civisme, le républicanisme imperturbable, et qui cependant disait à la tribune que ceux qui pouvaient attaquer le roi étaient des ennemis de la patrie; vous voyez qu'on cherchait à déshonorer la sainte entreprise des fédérés, en les accusant de vouloir faire un dictateur. Vous voyez que l'orateur disait que ceux qui concevaient ces idées républicaines devaient être frappés du glaive de la loi, comme les contre-révolutionnaires de Coblentz et les partisans des deux chambres. D'après cette doctrine, ouvertement professée par Brissot, à cette époque critique de notre révolution, ne vous étonnez pas que depuis on ait poursuivi les républicains. Ne vous étonnez pas si, dans le moment où je vous parle, on nomme des commissaires perfides, on répand des libelles pour faire égorger les républicains échappés au glaive de ces ardents amis des rois; ne vous étonnez pas qu'au moment où nos troupes éprouvent quelques revers, où l'on apprend que Valenciennes était bloquée, on ait ourdi la conspiration qui s'est hier dévoilée à nos yeux d'une manière si éclatante, et que, tandis que par de subtiles chicanes on tient la Convention dans l'inaction, vous assuriez le triomphe des royalistes. Ils ne cessent de conspirer avec les ennemis intérieurs et extérieurs de la république. Voilà la déclaration que je voulais faire avant de voir la faction détestable consommer la ruine de la patrie, si toutefois la patrie pouvait périr sous les coups des plus vils mortels.

Maintenant, je laisse ces hommes criminels finir leur odieuse carrière. Je leur abandonne cette tribune; qu'ils viennent y distiller leurs poisons; qu'ils viennent y secouer les brandons de la guerre civile; qu'ils entretiennent des correspondances avec les ennemis de la patrie; qu'ils finissent leur carrière: la nation les jugera. Que ce qu'il y a de plus lâche, de plus vil et de plus impur sur la terre triomphe et ramène à l'esclavage une nation de vingt-cinq millions d'hommes qui voulaient être libres! Je regrette que la faiblesse de mes organes ne me permette pas de développer toutes leurs trames. C'est aux républicains à les replonger dans l'abîme de la honte.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Troisième discours contre les Girondins, prononcé à la Convention nationale le 31 mai 1793 (31 mai 1793)

Citoyens, ne perdons pas ce jour en vaines clameurs et en mesures insignifiantes. Ce jour est peut-être le dernier où le patriotisme combattra la tyrannie. Que les fidèles représentants du peuple se réunissent pour assurer son bonheur!

(Vergniaud rentre dans l'assemblée. Il s'élève quelques rumeurs. )

Robespierre. Je n'occuperai point l'assemblée de la fuite ou du retour de ceux qui ont déserté ses séances.

(Vergniaud. Je demande la parole.)

Robespierre. Je vous ai déjà dit que ce n'était pas par des mesures insignifiantes qu'on sauvait la patrie. Votre comité de salut public vous a fait plusieurs propositions. Il en est une que j'adopte, c'est celle de la suppression de la commission des Douze; mais croyez-vous que cette mesure ait assez d'importance pour contenter les amis inquiets de la patrie? Non; déjà cette commission a été supprimée, et le cours des trahisons n'a pas été interrompu; car le lendemain on a osé faire rapporter ce décret salutaire, et l'oppression a pesé sur la tète des patriotes. Supprimez donc cette commission; mais prenez des mesures vigoureuses contre les membres qui la composent; et à cet égard, les pétitionnaires qui viennent d'être entendus vous ont indiqué la marche que vous devez suivre.

Quant à la force armée qu'on propose de mettre à la disposition de l'assemblée, en rendant justice aux motifs patriotiques qui ont dicté cette mesure au comité de salut public, je dois la combattre. En effet, qu'est-ce que la force armée qu'on veut mettre à la disposition de la Convention? Ce sont des citoyens armés pour défendre leur liberté contre les scélérats qui les trahissent, et il y en a dans l'assemblée. De quoi se composent les délibérations de la Convention? N'est-ce pas des individus dénoncés par Paris? et nous avons trop d'exemples que nos délibérations ont été dirigées par ces mêmes hommes; mais n'ai-je pas aujourd'hui même entendu faire la proposition de poursuivre les auteurs de l'insurrection qui vient d'éclater? Il est donc ici des hommes qui voudraient punir cette insurrection? Ce serait donc une absurdité de remettre entre leurs mains la force armée. Mais les mesures proposées par le comité sont-elles les seules que vous deviez adopter? Les pétitionnaires ne vous en ont-ils pas proposé de capables de sauver la chose publique? Les propositions que j'ai combattues peuvent-elles empêcher l'armée d'être trahie? Non. Il faut purger l'armée; il faut….

(Vergniaud. Concluez donc.)

Robespierre. Oui, je vais conclure, et contre vous! contre vous qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite! contre vous, qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris! contre vous, qui avez voulu sauver le tyran! contre vous, qui avez conspiré avec Dumouriez! contre vous, qui avez poursuivi avec acharnement les mêmes patriotes dont Dumouriez demandait la tête! contre vous, dont les vengeances criminelles ont provoqué ces mêmes cris d'indignation dont vous voulez faire un crime à ceux qui sont vos victimes! Eh bien! ma conclusion, c'est le décret d'accusation contre tous les complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours au sujet d'une adresse lue à la Convention par le citoyen Royer, curé de Chalons-sur-Saône, prononcé au Club des Jacobins le 7 août 1793 (7 août 1793)

Les envoyés de la république française viennent de sauver la patrie; l'acte qu'ils viennent de faire est le garant immortel de la liberté; il est la réponse à quatre ans de calomnies, qui ont manqué de perdre sans retour la république.

C'est le quatrième démenti qu'ils donnent aux espérances coupables des coupables ennemis du peuple.

Le premier est lorsqu'on 89 ils se rangèrent, malgré les intrigues des ordres privilégiés et la volonté impérieuse d'un despote, sous l'étendard de la liberté naissante.

Le second est lorsqu'au 10 août, malgré le soin des traîtres qui croyaient avoir séduit la majorité des sans-culottes, ils surent déjouer leurs combinaisons astucieuses, en marchant en masse pour écraser le tyran.

Le troisième est lorsqu'à la voix des législateurs ils surent repousser le fédéralisme, que leur insinuaient adroitement les plus perfides et les plus scélérats des hommes.

Le quatrième est en venant aujourd'hui confondre avec nous leurs voeux pour la patrie, et ajouter leurs efforts à ceux que nous déployons sans cesse pour le maintien de la république et l'anéantissement des conspirateurs.

J'applaudis à l'adresse présentée par Royer; j'invite les envoyés de la république à venir en faire hommage à la Convention, et leur promets qu'elle en ordonnera l'insertion dans son bulletin, et l'envoi dans tous les départements de la république.

(Ici un envoyé des départements demande qu'on n'accorde la parole qu'aux envoyés, et qu'on en prive les Parisiens. Après un long murmure, on la réclame pour Robespierre.)

C'est avec regret que je me vois forcé de prendre aujourd'hui la parole: mon devoir était de me taire et de laisser parler les citoyens qui, avec moins d'habitude de le parole, ont apporté ici l'intention et les moyens de sauver la chose publique; mais j'atteste les citoyens qui me connaissent, que la nécessité seule de vous entretenir du salut public a pu m'y engager en cet instant.

Les ennemis du peuple n'ont jamais pris de mesure plus adroite pour perdre la patrie, que d'attribuer aux plus chauds amis de la liberté leurs propres crimes.

Le cabinet de Saint-James, qui a des agents dans la république, et spécialement dans tous les ports de mer, a la plus grande part dans tous ces complots.

J'annonce des nouvelles désastreuses qui ne doivent pas effrayer les républicains, parce qu'ils ne doivent s'effrayer de rien, parce qu'un malheur de plus n'est que l'assurance réitérée d'un succès plus constant.

A Huningue, dans quelques autres villes, des magasins ont été incendiés, et l'on ignore encore, peut-être parce qu'on veut l'ignorer, si ce malheur .est dû au hasard ou à la malveillance.

Tous les moyens ont été employés pour occasionner un mouvement, en amenant une disette factice. Depuis une quinzaine de jours, il est sorti de Paris, en subsistance seulement, au moins de quoi nourrir cent mille hommes; on fomente encore des troubles, et c'est particulièrement vers trois objets que paraissent se diriger les mouvements qu'on provoque.

Faire piller les magasins par le peuple, ou plutôt par des scélérats déguisés sous l'habit que porte le peuple, sous l'habit respectable de la pauvreté.

Le second, de porter le peuple vers les prisons, et d'y renouveler les horreurs de septembre.

Le troisième est de se porter sur l'Arsenal, et de s'y emparer des munitions de toute espèce..

J'engage nos frères des départements à inviter le peuple au courage, à la persévérance, par l'aspect du bonheur que lui procureraient son obéissance aux lois, sa confiance dans ses législateurs, son union et son dévoûment au maintien de la république.

Ces complots auront la même destinée que tous les autres, si tous les citoyens secondent le zèle du maire et du commandant général de la garde nationale parisienne, qui ont pris, dans ces circonstances, toutes les mesures que doivent prendre deux véritables amis du peuple, pour le mettre à l'abri de l'attaque des ennemis.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur les lenteurs perfides et calculées du tribunal révolutionnaire avant sa réorganisation, prononcé au Club des Jacobins le 25 août 1793 (25 août 1793)

Il faut faire une guerre éternelle aux agents de Pitt et de Cobourg qui infectent nos villes et nos départements. Du sommet de la Montagne, je donnerai le signal au peuple, et lui dirai: Voilà tes ennemis; frappe.

J'ai suivi les formes avocatoires dont s'est entortillé le tribunal révolutionnaire. Il lui faut des mois entiers pour juger un Custine, l'assassin du peuple français! Dans vingt-quatre heures, ses antagonistes seraient écrasés, si la tyrannie pouvait renaître pour ce temps-là seulement. La liberté doit aujourd'hui user des mêmes moyens; elle tient le glaive vengeur qui doit enfin délivrer le peuple de ses plus acharnés ennemis: ceux qui le laisseraient reposer seraient coupables.

Il ne faut pas qu'un tribunal établi pour faire marcher la révolution la fasse rétrograder par sa lenteur criminelle; il faut qu'il soit actif autant que le crime; il faut qu'il soit toujours au niveau des délits. Il faut que ce tribunal soit composé de dix personnes qui s'occupent seulement à rechercher le délit et à appliquer la peine; il est inutile d'accumuler des jurés et des juges, puisqu'il n'existe qu'une seule sorte de délit à ce tribunal, celui de haute-trahison, et qu'il n'y a qu'une seule peine, qui est la mort; il est ridicule que des hommes soient occupés à chercher la peine qu'il faut appliquer à tel délit, puisqu'il n'en est qu'une, et qu'elle est applicable ipso facto.

Le comité de sûreté générale a bien des torts à se reprocher; mais la police de Paris en a de même, et il faut la réformer comme lui. Le comité de sûreté générale a, comme le tribunal révolutionnaire, des vices de forme et d'organisation. D'abord, il est trop nombreux, et cela seul doit entraver ses opérations, outre que cela rend plus difficile la certitude du patriotisme des membres qui le composent.

Il est un autre inconvénient qui souvent fait un grand tort à la marche des affaires. Le comité de salut public, chargé de déjouer les complots, de quelque nature qu'ils soient, fait souvent arrêter telle personne que le comité de sûreté générale, dont les fonctions sont à peu près les mêmes, avait fait rechercher aussi; il en résulte un conflit de juridiction, qui devient souvent nuisible au salut de l'Etat. Le comité de sûreté générale fait mettre en liberté ou absout celui que le comité de salut public avait incarcéré et condamné, parce que tous deux ne jugent pas sur les mêmes pièces, et qu'on supprime avec l'un ce qui a servi de base aux jugements de l'autre, ce qui laisse toujours une porte à l'intrigue.

Je me résume: réforme du tribunal révolutionnaire, et sa prompte réorganisation sur de nouvelles formes; il condamnera, dans une époque déterminée et toujours très prochaine, les coupables ou élargira les innocents;—Création de plusieurs comités révolutionnaires, qui jugeront conjointement les nombreux délits qui se forment tous les jours contre la liberté;—Surveillance générale de la police;—Renouvellement du comité de sûreté générale, et sa composition de dix membres seulement, dont les fonctions seront déterminées;—On tirera une ligne de démarcation entre ses fonctions et celles du comité de salut public.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur diverses questions d'administration, prononcé au Club des Jacobins le 4 septembre 1793 (4 septembre 1793)

(Robespierre commence par démontrer la nécessité de renouveler promptement l'administration des postes, puis il ajoute:)

On a voulu empêcher dans la Convention la destitution de ces employés rolandistes, et on s'est servi pour cela du prétexte qu'un homme suspect (Duplain) se trouvait sur la liste des remplaçants. Je conviens que la conduite qu'a tenue Duplain dans l'affaire de Custine lui a fait perdre l'estime des patriotes, et qu'ils ne le verront pas sans peine occuper une place quelconque, que lorsqu'il aura réparé ses torts; mais on a affecté de le confondre avec Duplain, auteur de l'Echo. Il est, sur la liste qu'on a présentée, des hommes sûrs et qui monteront cette machine d'une manière vraiment républicaine. Il faut renouveler, à quelque prix que ce soit, cette administration gangrenée, et, quand il s'y glisserait un homme faible, il n'en résulterait pas d'aussi grands maux que d'y laisser plus longtemps des conspirateurs et des hommes infiniment suspects: tout délai est donc dangereux.

(Mais c'est sur un complot d'affamer Paris et de le plonger dans le sang, complot dont le comité de salut public a des preuves, que Robespierre veut fixer l'attention de la société. L'orateur développe les mesures perfides qu'emploient les ennemis du peuple pour amener la famine, et présente les remèdes qu'on peut y apporter.)

Toulon (ajoute-t-il) est peut-être pris; déjà le bruit s'en est répandu. Je dois dire pourtant que la nouvelle n'est pas absolument certaine, et qu'on peut encore élever quelques doutes à cet égard: mais supposons qu'il le soit, assurément ce serait un grand malheur pour la république; faudrait-il en désespérer pour cela? Nous vaincrons sans Toulon, et nos succès ailleurs nous en sont de sûrs garants. Déjà Marseille est au pouvoir des patriotes; Bordeaux est venu à résipiscence, et Lyon va s'écrouler sous les efforts des soldats républicains. Les armées du Nord, du Rhin et de la Moselle sont dans une situation brillante, et Dunkerque a juré de se défendre jusqu'à la mort. Le peuple n'a qu'un voeu unanime, c'est de sauver la patrie. Croyons donc que les succès de nos ennemis seront éphémères, et que la liberté triomphera….

Quant aux subsistances, nous ferons des lois sages, mais en même temps terribles, qui, en assurant tous les moyens d'existence, détruiront à jamais les accapareurs, pourvoiront à tous les besoins du peuple, préviendront tous les complots, les trames perfides ourdies par les ennemis du peuple pour l'insurger par la faim, l'affaiblir par les divisions, l'exterminer par la misère. Si les fermiers opulents ne veulent être que les sangsues du peuple, nous les livrerons au peuple lui-même. Si nous trouvions trop d'obstacles à faire justice des traîtres, des conspirateurs, des accapareurs, nous dirions au peuple de s'en faire lui-même justice. Réunissons donc ce faisceau redoutable contre lequel tous les efforts des ennemis du bien public se sont brisés jusqu'à ce jour. Ne perdons pas de vue qu'ils ne désirent autre chose que de nous rendre suspects les uns aux autres, et particulièrement de nous faire haïr et méconnaître toutes les autorités constituées. Des malveillants, des scélérats, se joignent aux groupes qu'on voit à la porte des boulangers, et les irritent par des propos perfides. On alarme le peuple, en lui persuadant que les subsistances vont lui manquer. On a voulu armer le peuple contre lui-même, le porter sur les prisons pour y égorger les prisonniers, bien sûr qu'on trouverait moyen de faire échapper les scélérats qui y sont détenus, et d'y faire périr l'innocent, le patriote que l'erreur a pu y conduire.

Ces scélérats ont voulu égorger la Convention nationale, les jacobins, les patriotes. Ils ont cherché à leur aliéner le peuple, en leur attribuant tous les maux dont ils l'ont rendu victime. On assure que dans ce moment Pache est assiégé, non pas par le peuple, mais par quelques intrigants qui l'injurient, l'insultent, le menacent….

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours en réponse à une pétition qui demandait la permanence des sections, prononcé à la Convention nationale le 17 septembre 1793 (17 septembre 1793)

Le peuple n'a pas dicté la pétition qui vient de vous être présentée; il avait au contraire provoqué le décret contre lequel on réclame, et, lorsqu'il fut rendu, il vous témoigna sa reconnaissance par ses nombreux applaudissements. Vous le savez, citoyens, et vous en avez acquis la triste expérience, c'est pour anéantir les droits du peuple que quelques intrigants ont l'air de réclamer pour lui une étendue illimitée. Et, pour faire l'application de ce principe, n'est-il pas vrai que pendant la permanence des sections, le peuple ne délibérait pas sur ses intérêts? En effet, quels étaient ceux qui pouvaient sacrifier leur temps pour assister aux assemblées: était-ce la classe industrieuse et estimable des artisans? était-ce les citoyens vivant du produit de leur travail? Non; c'était les riches, les intrigants, les muscadins. Le peuple dérobait au plus deux jours par semaine, qu'il aurait employé à soulager ses besoins, pour exercer son droit de souveraineté, et pour assurer sa liberté; et, quand il paraissait dans les assemblées politiques, alors les muscadins étaient muets et l'aristocratie impuissante…. Je crois me connaître en morale et en principes aussi bien que l'orateur des pétitionnaires, et j'avoue hautement que je professe une opinion contraire à la sienne sur l'indemnité; il n'y a que l'aristocratie qui puisse entreprendre de faire croire au peuple qu'il est avili, parce que la patrie vient au devant de ses besoins, et qu'elle tâche de rapprocher la pauvreté de l'insolente richesse.

Pourquoi donc cet avilissement qu'on prétend jeter sur l'homme qui reçoit une indemnité de la justice nationale? Sommes-nous donc avilis, nous, représentants du peuple, en recevant l'indemnité qu'il nous accorde pour subvenir à nos besoins? Non, sans doute; je m'honore de l'indemnité que je reçois, parce qu'elle m'est nécessaire, et je déclare que le jour où, par l'effet d'une motion aristocratique, je me trouverais privé de cette indemnité, il ne me serait plus possible de rester au poste où la confiance du peuple m'a appelé, pour la conservation de ses droits, et que, dès ce moment, la liberté serait perdue par l'assemblée nationale.

Citoyens, rappelez-vous que le premier moyen qu'employa l'aristocratie à l'assemblée Constituante, pour la dissoudre, fut de tâcher d'avilir cette indemnité, parce qu'elle savait bien qu'un grand nombre de membres ne pourraient supporter les dépenses qu'occasionnait leur déplacement; mais nous, représentants du peuple, incorruptibles, nous avons combattu pour conserver cette indemnité qui nous rappelait sans cesse et nos devoirs et nos engagements. Je demande, au nom de l'honorable indigence, de la vertu laborieuse et des droits sacrés de l'homme, l'ordre du jour sur la pétition qui vient de vous être présentée, et sur laquelle peut-être le peuple fera plus que de passer à l'ordre du jour.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur l'opposition dont le comité de salut public était l'objet au sein de la Convention, prononcé à la Convention nationale le 25 septembre 1793 (25 septembre 1793)

Texte en français moderne par Albert Laponneraye, d'après le rapport de
Courtois qui reproduit le manuscrit

Si ma qualité de membre du comité de salut public doit m'empêcher de m'expliquer sur ce qui s'est passé avec une indépendance entière, je dois l'abdiquer à l'instant, et après m'être séparé de mes collègues, que j'estime et que j'honore (et l'on sait que je ne suis pas prodigue de ce sentiment), je vais dire à mon pays des vérités nécessaires. La vérité est la seule arme qui reste entre les mains des intrépides défenseurs de la liberté pour terrasser les perfides agents de l'aristocratie. Celui qui cherche à avilir, à diviser, à paralyser la Convention, est un ennemi de la patrie, soit qu'il siège dans cette enceinte, soit qu'il y soit étranger; qu'il agisse par sottise ou par perversité, il est du parti des tyrans qui nous font la guerre. Or, il existe ce projet d'avilissement, il existe dans les lieux même où le patriotisme devrait régner, dans des clubs qui prétendent être plus que patriotes. On fait la guerre à la Convention dans la personne de tous les défenseurs de la liberté. Mais, ce qu'il y aurait de plus déplorable, ce serait que ce lâche système eût des partisans. Depuis longtemps le comité de salut public soutient la guerre que lui font quelques membres, plus envieux et plus prévenus que justes. Quand il s'occupe jour et nuit des grands intérêts de la patrie, on vient vous apporter ici des dénonciations écrites, présentées avec astuce. Serait-ce donc que les citoyens que vous avez voués aux plus pénibles fonctions auraient perdu le titre de défenseurs imperturbables de la liberté, parce qu'ils ont accepté ce fardeau? Ceux qui les attaquent sont-ils plus patriotes, parce qu'ils n'ont pas reçu cette marque de confiance? Prétendez-vous que ceux qui ont ici défendu la liberté et les droits du peuple au péril de leur vie, au milieu des poignards, doivent être traités comme de vils protecteurs de l'aristocratie.

Nous braverons la calomnie et les intrigues. Mais la Convention est attachée au comité de salut public; votre gloire est liée au succès des travaux de ceux que vous avez revêtus de la confiance nationale.

On nous accuse de ne rien faire; mais a-t-on donc réfléchi à notre position? Onze armées à diriger le poids de l'Europe entière à porter, partout des traîtres à démasquer, des émissaires soudoyés par l'or des puissances étrangères à déjouer, des administrateurs infidèles à surveiller, à poursuivre; partout à aplanir des obstacles et des entraves à l'exécution des plus sages mesures; tous les tyrans à combattre, tous les conspirateurs à intimider, eux qui se trouvent presque tous dans une caste si puissante autrefois par ses richesses, et encore par ses intrigues: telles sont nos fonctions. Croyez-vous que sans unité d'action, sans secret dans les opérations, sans la certitude de trouver un appui dans la Convention, le gouvernement puisse triompher de tant d'obstacles et de tant d'ennemis? Non, il n'y a que la plus extrême ignorance, ou la plus profonde perversité qui puisse prétendre que, dans de pareilles circonstances, on ne soit pas un ennemi de la patrie, alors qu'on se fait un jeu cruel d'avilir ceux qui tiennent le timon des affaires, d'entraver leurs opérations, de calomnier leur conduite. Ce n'est pas impunément que vous lasseriez la force d'opinion nécessaire. Je n'en veux d'autre preuve que les discussions qui viennent d'avoir lieu.

Le comité de salut public voit des trahisons au milieu d'une victoire; il destitue un général encore investi de la confiance, et revêtu de l'éclat d'un triomphe apparent: et on lui fait un crime de son courage même! Il expulse les traîtres, et jette les yeux sur les officiers qui ont montré le plus de civisme; il les choisit après avoir consulté les représentants du peuple qui avaient des connaissances particulières sur le caractère de chacun d'eux: cette opération demandait du secret pour avoir son plein succès; le salut de la patrie l'exigeait; on avait pris toutes les mesures nécessaires pour que ce secret fût gardé, ne fût-ce que par rapport aux autres armées. Eh bien! au moment où nous sommes impatients de connaître le résultat de ces mesures, on nous dénonce à la Convention nationale; on critique notre travail sans en connaître les motifs. On veut que nous divulguions le secret de la république, que nous donnions aux traîtres le temps de s'échapper; on cherche à frapper de défaveur les nouveaux choix, sans doute pour que la confiance ne puisse se rétablir,

On déclame sans cesse contre les nobles, on dit qu'il les faut destituer; et, par une étrange contradiction, quand nous exécutons cette grande mesure de révolution, et que même nous y apportons tous les ménagements possibles, on nous dénonce. Nous venons de destituer deux nobles, savoir l'un des hommes de cette caste proscrite les plus suspects par leurs antiques relations avec la cour, et un autre, connu par ses liaisons et ses affinités avec les nobles étrangers; l'un et l'autre d'une aristocratie prononcée: eh bien! on nous accuse de tout désorganiser. On nous disait qu'on ne voulait voir que de vrais sans-culottes à la tête des armées, nous avons choisi ceux que des exploits nouveaux à l'affaire de Bergues et de Dunkerque désignaient à la reconnaissance nationale, qui ont vaincu malgré Houchard, qui ont déployé le plus grand talent; car l'attaque de Hondschoote devait faire périr l'armée française; c'est principalement à Jourdan qu'est dû le succès étonnant qui a honoré cette armée, qui a forcé la levée du siège de Dunkerque; c'est cet officier qui, au moment où l'armée ne s'attendait pas à trouver 18,000 hommes bien retranchés, et où elle était surprise par la décharge d'une artillerie effrayante, c'est Jourdan qui s'élança à la tête d'un bataillon dans le camp ennemi, qui fit passer son courage au reste de l'armée, et la prise de Hondschoote fut l'effet de ses habiles dispositions et de l'ardeur qu'il sut inspirer!

Le chef de l'état-major étant justement suspect, nous l'avons remplacé par un homme dont les talents et le patriotisme ont été attestés par tous vos commissaires, un homme connu par des exploits qui l'ont signalé du temps même où les plus odieuses trahisons sacrifiaient cette armée. Il s'appelle Ernould, il s'est distingué dans la dernière affaire, et a même reçu des blessures. Et l'on nous dénonce!

Nous avons fait les mêmes changements dans les armées de la Moselle et du Rhin; tous les choix ont porté sur des hommes du caractère de celui que je viens de vous dépeindre. Et l'on nous accuse encore!

S'il est quelques présomptions morales qui puissent diriger le gouvernement et servir de règles aux législateurs, ce sont celles que nous avons suivies dans ces opérations.

Quelle est donc la cause de ces dénonciations?

Ah! cette journée a valu à Pitt, j'ose le dire, plus de trois victoires. A quel succès, en effet, peut-il prétendre, si ce n'est à anéantir le gouvernement national que la Convention a établi, à nous diviser, à nous faire déchirer de nos propres mains? et si nous passons dans l'Europe pour des imbéciles ou des traîtres, croyez-vous qu'on respectera davantage la Convention, qui nous a choisis, qu'on sera même disposé à respecter les autorités que vous établirez par la suite?

Il est donc important que le gouvernement prenne de la consistance et que vous remplaciez un comité qui vient d'être dénoncé avec succès dans votre sein

Il ne s'agit pas ici des individus, il s'agit de la patrie et des principes. Je le déclare, il est impossible que dans cet état de choses, le comité puisse sauver la chose publique; et si on me le conteste, je rappellerai combien est perfide, combien est étendu le système de nous avilir et de nous dissoudre, combien les étrangers et les ennemis de l'intérieur ont d'agents payés à cet effet; je rappellerai que la faction n'est point morte, qu'elle conspire du fond de ses cachots, que les serpents du Marais ne sont point encore écrasés.

Les hommes qui déclament perpétuellement, soit ici, soit ailleurs, contre les hommes qui sont à la tête du gouvernement, ont eux-mêmes donné des preuves d'incivisme ou de bassesse. Pourquoi donc veut-on nous avilir? quel est celui de nos actes qui nous a mérité cette ignominie?

Je sais que nous ne pouvons nous flatter d'avoir atteint la perfection; mais lorsqu'il faut soutenir une république environnée d'ennemis, armer la raison en faveur de la liberté, détruire les préjugés, rendre nuls les efforts particuliers contre l'intérêt public; il faut alors des forces morales et physiques que la nature a peut-être refusées, et à ceux qui nous dénoncent, et à ceux que nous combattons.

Le comité a des droits à la haine des rois et des fripons; si vous ne croyez pas à son zèle, aux services qu'il a rendus à la chose publique, brisez cet instrument; mais auparavant, examinez dans quelles circonstances vous êtes. Ceux qui nous dénoncent sont dénoncés eux-mêmes au comité, d'accusateurs qu'ils sont aujourd'hui, ils vont devenir accusés. Mais, quels sont les hommes qui s'élèvent contre la conduite du comité, et qui, dans cette séance, ont aggravé vos revers, pour aggraver leurs dénonciations?

Le premier se déclara le partisan de Custine et de Lamarlière; il fut le persécuteur des patriotes dans une forteresse importante, et dernièrement encore, il a osé ouvrir l'avis d'abandonner un territoire réuni à la république, dont les habitants, dénoncés par lui, se défendent aujourd'hui avec énergie contre les fanatiques et les Anglais.

Le second n'a pas encore réparé la honte dont il s'est couvert en revenant d'une place confiée à sa défense après l'avoir rendue aux Autrichiens. Sans doute, si de tels hommes parviennent à prouver que le comité n'est pas composé de bons citoyens, la liberté est perdue; car sans doute ce ne sera pas à eux que l'opinion éclairée donnera sa confiance, et remettra les rênes du gouvernement. Qu'on ne pense pas que mon intention est de rendre ici imputation pour imputation. Je prends l'engagement de ne jamais diviser les patriotes; mais je ne comprends pas, parmi les patriotes, ceux qui n'en ont que le masque, et je dévoilerai la conduite de deux ou trois traîtres qui sont ici les artisans de la discorde et de la dissension.

Je pense donc que la patrie est perdue, si le gouvernement ne jouit d'une confiance illimitée, et s'il n'est composé d'hommes qui la méritent. Je demande que le comité de salut public soit renouvelé. (Non, non! s'écrie-t-on de nouveau dans l'assemblée entière.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours en réponse à quelques calomnies qui avaient pour but de diviser les jacobins, prononcé au Club des Jacobins le 9 novembre 1793 (9 novembre 1793)

Je profite des éclaircissements qu'on vient de vous donner pour vous soumettre des questions importantes.

Enfin, nous avons purgé les armées de la république des traîtres qui compromettaient le succès de ses armes.

Enfin, nous avons découvert un petit nombre de guerriers républicains, auxquels nous avons confié le sort de l'Etat. Nous avons cru pouvoir nous reposer sur des sans-culottes du soin d'exterminer les satellites des tyrans.

Le but de nos ennemis a donc dû être de nous faire traiter les généraux républicains comme nous traiterions des traîtres qui auraient vendu la république; de là les calomnies que vous avez vu se reproduire sur le compte des généraux.

Deux espèces d'hommes s'attachent particulièrement à servir nos ennemis et à perdre la république. Ce sont, d'une part, des patriotes faibles, égarés, qui ne sont que l'écho des fripons.

De l'autre, des émissaires de nos ennemis, cachés parmi nous.Doute-t-on qu'il n'y en ait qu'ils entretiennent, avec de grandes dépenses, pour deviner nos secrets et rendre nul l'effet de nos plus heureuses résolutions.

D'abord, je vous dirai que nous sommes parvenus à réunir dans l'armée du Nord trois républicains, qu'il serait peut-être fort difficile de rencontrer ailleurs. C'est Beauregard, général sans-culotte, dont vous connaissez les talents;

C'est Renoud, chef de l'état-major, ami de Jourdan; c'est Duquesnoy, aussi ami de Jourdan. Tous trois s'entendent parfaitement, et l'amitié de ces trois hommes peut sauver la chose publique.

Un homme que je suppose peu instruit ou trompé est venu vous dire que Duquesnoy, député, et Duquesnoy, général, étaient des ambitieux qui voulaient perdre Jourdan. Il m'a dit, à moi, cet homme, qu'il le tenait de Renoud lui-même; ainsi Renoud devait regarder Duquesnoy comme un coquin; et j'avais une lettre de Renoud, qui faisait l'éloge de Duquesnoy, en rendant hommage à ses talents.

Je l'observe ici, l'homme qui me parlait, frappé de ce raisonnement, se hâta de me quitter et vint vous débiter les mêmes mensonges.

On a reproché à Duquesnoy d'être dur; d'abord ce n'est pas avec les soldats, mais au contraire avec les généraux; reproche bien rare. Je n'ai vu dans sa conduite qu'un patriotisme ardent qui a pu quelquefois le pousser un peu loin.

Je lui ai dit à lui-même qu'il ne fallait pas dégoûter les généraux quand ils étaient bons, mais cela ne lui est jamais arrivé.

On lui a reproché d'avoir promu son frère au grade de général. Il s'est lavé de ce reproche par ce qu'il nous a dit; il aurait pu y ajouter encore que Duquesnoy lui-même refusa le grade qui lui était offert;

Que le ministre de la guerre écrivit au député: "Vous ne connaissez pas assez votre frère; il a plus de talent que vous ne lui en supposez."

Si un député avait un frère qui pût sauver la patrie, pourquoi ne voudrait-on pas qu'il pût le proposer?

Il fallait, au contraire, qu'il le nommât devant le peuple, comme l'homme dont il pouvait attendre des services éminents, qu'il fît tout pour lui obtenir le poste où il était nécessaire.

Je n'ai rien vu de plus admirable dans toute la révolution que cet amour qui unit deux frères à la tête d'une armée; dont l'un la guide aux combats par le chemin de la victoire, et l'autre combattant dans le rang, fait passer dans l'âme des soldats son amour, son enthousiasme, son dévoûment pour la patrie.

La plus grande vérité qu'on puisse vous dire à cette tribune, c'est que l'on cherche à vous perdre par vous-mêmes.

C'était le but et le moyen des fédéralistes, des aristocrates, des puissances étrangères….. Divisez les Jacobins, disaient-ils, en suscitant au milieu d'eux des hommes qui les égarent et répandent le soupçon sur le plus ferme appui de la révolution.

Je voudrais les voir, ces hommes qui nous calomnient et se prétendent plus patriotes que nous. Ils veulent nos places… Eh bien! qu'ils les prennent…

Je voudrais les voir, sondant nuit et jour les plaies de l'Etat, sans cesse occupés du peuple, consacrant leur existence entière à son salut. Veut-on seulement détruire la liberté, en calomniant ses défenseurs? Qu'on ne s'imagine plus y réussir, ce n'est pas seulement le patriotisme, cet amour inné de la liberté, l'enthousiasme qui nous soutient; c'est la raison qui doit éterniser la république: c'est par son empire que le peuple doit régner, son règne est donc impérissable.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours dans lequel il attaque le philosophisme et répond aux déclamations des athées par une profession de foi, prononcé au Club des Jacobins le 1er frimaire an II de la république française (21 novembre 1793)

J'avais cru que le préopinant traiterait l'objet important soumis par Hébert à l'attention de l'assemblée; il ne l'a pas même abordé, et il nous reste à chercher les véritables causes des maux qui affligent encore notre patrie.

Est-il vrai que nos plus dangereux ennemis soient les restes impurs de la race de nos tyrans, les odieux captifs dont les noms servent encore de prétexte à la politique criminelle de quelques rebelles, et surtout des puissances étrangères? Je vote en mon coeur pour que la race des tyrans disparaisse de la terre; mais puis-je m'aveugler sur la situation de mon pays, au point de croire que cet événement suffirait pour éteindre le foyer des conspirations qui nous déchirent? A qui persuadera-t-on que la punition de la méprisable soeur de Capet en imposerait plus à nos ennemis que celle de Capet lui-même et de sa criminelle compagne?

Est-il vrai encore que la principale cause de nos maux soit le fanatisme? Le fanatisme! il expire; je pourrais même dire qu'il est mort. En dirigeant depuis quelques jours toute notre attention contre lui, ne la détourne-t-on pas de nos véritables dangers?

Vous craignez, dites-vous, les prêtres! les prêtres craignent bien davantage les progrès de la lumière. Vous avez peur des prêtres! et ils s'empressent d'abdiquer leurs titres, pour les échanger contre ceux de municipaux, d'administrateurs, et même de présidents de sociétés populaires. Croyez seulement à leur amour pour la patrie, sur la foi de leur abjuration subite, et ils seront très contents de vous…. Vous ne le serez peut-être pas également d'eux. Avez-vous peur de ces évêques qui naguère étaient très attachés à leur bénéfice constitutionnel, qui leur rapportait soixante-dix mille livres de rentes, et qui en ont fait le sacrifice dès qu'il a été réduit à six mille livres; de ces évêques qui, aujourd'hui, en sollicitent et en ont peut-être obtenu l'indemnité? Oui, craignez, non pas leur fanatisme, mais leur ambition; non pas l'habit qu'ils portaient, mais la peau nouvelle dont ils se sont revêtus. Au reste, ceci ne s'applique point à tous les prêtres; je respecte les exceptions, mais je m'obstine à croire qu'elles sont rares.

Non, ce n'est point le fanatisme qui doit être aujourd'hui le principal objet de nos inquiétudes. Cinq ans d'une révolution qui a frappé sur les prêtres déposent de son impuissance; la Vendée même, son dernier asile, ne prouve point du tout son pouvoir. C'est la politique, c'est l'ambition, ce sont les trahisons de ceux qui gouvernaient jadis qui ont créé la Vendée; c'étaient des hommes sans honneur, comme sans religion, qui traînaient des brigands étrangers ou français au pillage, et non au pied des autels. Encore, la force de la république et le zèle du gouvernement actuel les ont-ils frappés à mort, malgré tant d'obstacles et de crimes; car ils ont perdu leur place d'armes, leurs magasins, la plus grande partie de leur force; il ne leur reste qu'une horde fugitive, dont l'existence ne pourrait être prolongée que par la malveillance et par l'ineptie. Je ne vois plus qu'un seul moyen de réveiller parmi nous le fanatisme, c'est d'affecter de croire à sa puissance. Le fanatisme est un animal féroce et capricieux; il fuyait devant la raison: poursuivez-le avec de grands cris, il retournera sur ses pas.

Et quels autres effets peut produire cette chaleur extraordinaire et subite, ce zèle exagéré et fastueux avec lequel on semble lui faire la guerre depuis quelque temps. Je l'ai dit à la Convention, et je le répète ici, il est une infinité de choses que le bon esprit du peuple a tournées au profit de la liberté, et que nos ennemis n'avaient imaginées que pour la perdre.

Que des citoyens animés par un zèle pur viennent déposer sur l'autel de la patrie les monuments inutiles et pompeux de la superstition, pour les faire servir à son triomphe, la patrie et la raison sourient à ces offrandes. Que d'autres renoncent à telles ou telles cérémonies, et adoptent sur toutes ces choses l'opinion qui leur paraît la plus conforme à la vérité, la raison et la philosophie peuvent applaudir à leur conduite; mais de quel droit l'aristocratie et l'hypocrisie viendraient-elles ici mêler leur influence à celle du civisme et de la vertu? De quel droit des hommes inconnus jusqu'ici dans la carrière de la révolution viendraient-ils chercher au milieu de tous ces événements les moyens d'usurper une fausse popularité, d'entraîner les patriotes même à de fausses mesures, et de jeter parmi nous le trouble et la discorde? De quel droit viendraient-ils troubler la liberté des cultes, au nom de la liberté, et attaquer le fanatisme par un fanatisme nouveau? De quel droit feraient-ils dégénérer les hommages solennels rendus à la vérité pure, en des farces éternelles et ridicules? Pourquoi leur permettrait-on de se jouer ainsi de la dignité du peuple, et d'attacher les grelots de la folie au sceptre même de la philosophie?

On a supposé qu'en accueillant des offrandes civiques, la Convention avait proscrit le culte catholique.

Non, la Convention n'a point fait cette démarche téméraire: la Convention ne la fera jamais. Son intention est de maintenir la liberté des cuites, qu'elle a proclamée, et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour troubler l'ordre public; elle ne permettra pas qu'on persécute les ministres paisibles du culte, et elle les punira avec sévérité toutes les fois qu'ils oseront se prévaloir de leurs fonctions pour tromper les citoyens et pour armer les préjugés ou le royalisme contre la république. On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe: ils la diront plus longtemps, si on les empêche de la dire. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe.

Il est des hommes qui veulent aller plus loin; qui, sous le prétexte de détruire la superstition, veulent faire une sorte de religion de l'athéisme lui-même. Tout philosophe, tout individu peut adopter là-dessus l'opinion qu'il lui plaira. Quiconque voudrait lui en faire un crime est un insensé; mais l'homme public, mais le législateur serait cent fois plus insensé qui adopterait un pareil système. La Convention nationale l'abhorre. La Convention n'est point un faiseur de livres, un auteur de systèmes métaphysiques, c'est un corps politique et populaire, chargé de faire respecter, non seulement les droits, mais le caractère du peuple français. Ce n'est point en vain qu'elle a proclamé la déclaration des droits de l'homme en présence de l'Etre suprême!"

On dira peut-être que je suis un esprit étroit, un homme à préjugés; que sais-je, un fanatique.

J'ai déjà dit que je ne parlais, ni comme un individu, ni comme un philosophe systématique, mais comme un représentant du peuple. L'athéisme est aristocratique; l'idée d'un grand être, qui veille sur l'innocence opprimée, et .qui punit le crime triomphant, est toute populaire. Le peuple, les malheureux m'applaudissent; si je trouvais des censeurs, ce serait parmi les riches et parmi les coupables. J'ai été, dès le collège, un assez mauvais catholique; je n'ai jamais été ni un ami froid, ni un défenseur infidèle de l'humanité. Je n'en suis que plus attaché aux idées morales et politiques que je viens de vous exposer: "Si Dieu n'existait pas, il faudrait |'inventer."

Je parle dans une tribune où! impudent Guadet osa me faire un crime d'avoir prononcé le mot de providence. Et dans quel temps! lorsque le coeur ulcéré de tous les crimes dont nous étions les témoins et les victimes; lorsque versant des larmes amères et impuissantes sur la misère du peuple éternellement trahi, éternellement opprimé, je cherchais à m'élever au dessus de la tourbe impure des conspirateurs dont j'étais environné, en invoquant contre eux la vengeance céleste, au défaut de la foudre populaire. Ce sentiment est gravé dans tous les coeurs sensibles et purs; il anime dans tous les temps les plus magnanimes défenseurs de la liberté. Aussi longtemps qu'il existera des tyrans, il sera une consolation douce au coeur des opprimés; et si jamais la tyrannie pouvait renaître parmi nous, quelle est l'âme énergique et vertueuse qui n'appellerait point en secret, de son triomphe sacrilège, à cette éternelle justice, qui semble avoir écrit dans tous les coeurs l'arrêt de mort de tous les tyrans. Il me semble du moins que le dernier martyr de la liberté exhalerait son âme avec un sentiment plus doux, en se reposant sur cette idée consolatrice. Ce sentiment est celui de l'Europe et de l'univers, c'est celui du peuple français. Ce peuple n'est attaché ni aux prêtres, ni à la superstition, ni aux cérémonies religieuses; il ne l'est qu'au culte en lui-même, c'est-à-dire à l'idée d'une puissance incompréhensible, l'effroi du crime et le soutien de la vertu, à qui il se plaît à rendre des hommages qui sont autant d'anathèmes contre l'injustice et contre le crime triomphant.

Si le philosophe peut attacher sa moralité à d'autres bases, gardons-nous néanmoins de blesser cet instinct sacré et ce sentiment universel des peuples. Quel est le génie qui puisse en un instant remplacer, par ses inventions, cette grande idée protectrice de l'ordre social et de toutes les vertus privées?

Ne voyez-vous pas le piège que nous tendent les ennemis de la république et les lâches émissaires des tyrans étrangers? En présentant comme l'opinion générale les travers de quelques individus, et leur propre extravagance, ils voudraient nous rendre odieux à tous les peuples, pour affermir les trônes chancelants des scélérats qui les oppriment. Quel est le temps qu'ils ont choisi pour ces machinations? Celui où les armées combinées ont été vaincues ou repoussées par le génie républicain; celui où ils veulent étouffer les murmures des peuples fatigués ou indignés de leur tyrannie; celui où ils pressent les nations neutres et alliées de la France de se déclarer contre nous. Les lâches ne veulent que réaliser toutes les calomnies grossières dont l'Europe entière reconnaissait l'impudence, et repousser de vous, par les préjugés ou par les opinions religieuses, ceux que la morale et l'intérêt commun attiraient vers la cause sublime et sainte que nous défendons.

Je le répète: nous n'avons plus d'autre fanatisme à craindre que celui des hommes immoraux, soudoyés par les cours étrangères pour réveiller le fanatisme, et pour donner à notre révolution le vernis de l'immoralité, qui est le caractère de nos lâches et féroces ennemis.

J'ai parlé des cours étrangères. Oui, voilà les véritables auteurs de nos maux et de nos discordes intestines.

Leur but est d'avilir, s'il était possible, la nation française, de déshonorer les représentants qu'elfe a choisis, et de persuader aux peuples que les fondateurs de la république n'ont rien qui les distingue des valets de la tyrannie.

Ils ont deux espèces d'armées; l'une, sur nos frontières, impuissantes, plus près de sa ruine, à mesure que le gouvernement républicain prendra de la vigueur, et que la trahison cesse de rendre inutiles les efforts héroïques des soldats de la patrie; l'autre, plus dangereuse, est au milieu de nous: c'est une armée d'espions, de fripons stipendiés, qui s'introduisent partout, même au sein des sociétés populaires. Depuis que les chefs d'une faction exécrable, le plus ferme appui des trônes étrangers, ont péri; depuis que la journée du 31 mai a régénéré la Convention nationale qu'ils voulaient anéantir, ils redoublent d'activité, pour séduire, pour calomnier, pour diviser tous les défenseurs de la république, pour avilir et pour dissoudre la Convention nationale.

Bientôt cet odieux mystère sera entièrement dévoilé. Je me bornerai dans ce moment à vous offrir quelques traits de lumière, qui sortent de 1a discussion même qui vous occupait.

Hébert vous a révélé deux ou trois mensonges impudents dictés par la faction dont je parle.

Un homme, vous a-t-il dit, un homme très connu, a voulu lui persuader qu'après l'arrestation de la Montansier, je devais dénoncer cette mesure, dénoncer à cette occasion Pache, Hébert et toute la Commune. Je devais apparemment prendre un vif intérêt à cette héroïne de la république, moi qui ai provoqué l'arrestation de tout le Théâtre Français, sans respect pour les augustes princesses qui en faisaient l'ornement; moi qui n'ai vu dans tant de solliciteuses enchanteresses, que les amantes de l'aristocratie, et les comédiennes ordinaires du roi. Je devais dénoncer Pache, moi qui l'ai défendu dans un temps où une portion du peuple, trompée par les ennemis de notre liberté, vint lui imputer à la barre de la Convention la disette qui était leur ouvrage; moi qui, alors, président de la Convention, opposais l'éloge de sa vertu pure et modeste, qui m'est connue, à un orage passager excité par la malveillance! Peut-être ai-je montré alors une fermeté que n'auraient point eue ceux qui, lâches calomniateurs du peuple opprimé n'auraient jamais osé dire la vérité au peuple triomphant; je me confiais alors, et je me confie encore dans ce moment au caractère du peuple, qui, étranger à tous les excès, est toujours du parti de la morale, de la justice et de la raison.

Enfin j'aurais dénoncé en faveur de la Montansier, la municipalité et les braves défenseurs de la liberté, moi qui, défenseur de tous les patriotes, et martyr de la même cause, ai toujours eu pour principe qu'il fallait autant d'indulgence pour les erreurs mêmes du patriotisme, que de sévérité pour les crimes de l'aristocratie, et pour les perfidies des fripons accrédités.

Hébert vous a dit encore que je l'avais accusé d'être payé par Pitt et par Cobourg. Dans la dernière séance, vous m'avez entendu, vous avez vu que je n'ai attribué qu'à une erreur patriotique des inculpations qui pouvaient perdre cinq ou six défenseurs de la liberté, et que j'en ai trouvé la source dans le plan de calomnie inventé par les ennemis de la république. Vous pouvez apprécier ce nouveau trait d'impudence qui tendait à diviser les patriotes; je le dénonce avec Hébert, et comme il est émané d'un prétendu patriote membre de cette société qu'Hébert nous nommera, j'en conclus qu'il faut soulever le masque du patriotisme qui cache certains visages, et purger cette société des traîtres qu'elle renferme dans son sein.

.le vous ai promis de vous indiquer quelques-uns des agents soudoyés par les tyrans pour nous diviser, pour déshonorer la cause du peuple français, en avilissant la représentation nationale. Je citerai d'abord un homme qu'Hébert a nommé comme l'auteur de la première des deux calomnies. Quel est cet homme? Est-ce un aristocrate? Il n'a porté ce titre que jusqu'au trois quarts à peu près du chemin de la révolution.

Depuis cette époque, c'est un patriote, c'est un Jacobin très ardent. Il est membre de vos comités, il les dirige. Un jour il sortit tout à coup de son obscurité. Lebrun l'avait envoyé en qualité de commissaire dans la Belgique au temps des trahisons de Dumouriez. Dumouriez avait déjà menacé la Convention par ses manifestes séditieux; la Convention avait déjà fulminé contre ce traître. Dubuisson (c'est son nom) parut tout à coup à cette tribune, le coeur comme oppressé des grands secrets qu'il avait à nous révéler, avec l'air d'un homme accablé du poids des destinées de la France qu'il portait. Il vous découvrit la trahison de Dumouriez, qui était découverte; à la place des pièces authentiques qui la constataient, il vous substitua une prétendue conservation de lui et de ses deux compagnons avec Dumouriez, bien louche, bien bizarre, et où les intérêts de J.-P. Brissot étaient ménagés. Il vous annonça en même temps que s'il n'était pas assassiné dans la nuit, il ferait le lendemain son rapport à la Convention nationale, et que la patrie serait sauvée. Il ne fut point assassiné; il parla à la Convention, où il se fit escorter par des députés de la société des Jacobins; il obtint les honneurs de la mention honorable et de l'impression, votés par la faction girondine et par le côté droit, avec un empressement qui dut beaucoup édifier les patriotes.

Mais il est un autre personnage, plus important encore, et le véritable chef de la clique, le compagnon de Dubuisson dans la fameuse mission dont je viens de parler.

Que la république est heureuse! Si elle a été trahie par une multitude d'enfants ingrats, elle est servie avec un désintéressement admirable par des seigneurs étrangers, et même par les fils des princes allemands. De ce nombre est le fils du principal ministre de la maison d'Autriche, du fameux prince de Kaunitz. Il se nomme Proli. Vous savez que renonçant à son père, à sa patrie, il s'est dévoué tout entier à la cause de l'humanité. Il prétend diriger les Jacobins, dont il n'a pas voulu être membre par discrétion. Il tient chez lui des directoires secrets, où l'on règle les affaires de la société, où on lit la correspondance, où on prépare les motions, les dénonciations; où l'on organise un système patriotique de contre-révolution qui n'a pu être déjoué que par le génie de la liberté, qui éclaire la majorité de vos membres, et la masse du peuple qui vous entend. Le même seigneur a fondé une cinquantaine de clubs populaires pour tout bouleverser et pour perdre les Jacobins. Il s'occupe aussi des sections, et surtout des femmes révolutionnaires, dont il fait nommer les présidentes. C'est le sylphe invisible qui les inspire; il a sous ses ordres plusieurs autres sylphes visibles qui appellent le mépris public et le carnage sur la Convention nationale, depuis la journée du 3l mai. Proli est connu, et cependant Proli est libre: il est imprenable comme ses principaux complices, qui sont des aristocrates déguisés sous le masque du sans-culotisme, et surtout des banquiers prussiens, anglais, autrichiens, et même français.

Souffrirons-nous que le» plus vils scélérats de l'Europe détruisent impunément sous nos yeux les fruits de nos glorieux et pénibles travaux? Ferons-nous alliance avec les complices, avec les valets de ces mêmes tyrans, dont les satellites égorgent sans pitié nos femmes, nos enfants, nos frères, nos représentants? Je demande que cette société se purge enfin de cette horde criminelle; je demande que Dubuisson soit chassé de cette société, ainsi que deux autres intrigants dont un vit avec Proli, sous le même toit, et qui tous sont connus de vous comme ses affiliés; je parle de Desfieux et de Pereyra.

Je demande qu'il soit fait un scrutin épuratoire à la tribune, pour reconnaître et chasser tout les agents des puissances étrangères, qui, sous leurs auspices, se seraient introduits dans cette société.

Je demande qu'on renouvelle de la même manière les comités de la société qui renferment sans doute d'excellents patriotes, mais où ils ont, sans doute aussi glissé plusieurs de leurs affidés.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur les partis qui agitent la France, prononcé au Club des Jacobins le 8 frimaire an II de la république française (28 novembre 1793)

Je demande la parole, non pour faire un discours, mais pour faire connaître des faits propres à répandre un grand jour sur les machinations des ennemis de la liberté. Je vais commencer par lire une lettre saisie sur un émigré, qu'a fait passer au comité du salut public le général Pichegru, et que le comité m'a autorisé à vous communiquer. Elle est adressée à madame Larive, à Fribourg. Elle est remplie d'écritures différentes, dont une composée par des moyens chimiques. La voici.

Lyon, le 26 mai.

"La faction maratiste est tombée dans le plus grand discrédit, le parti contraire réussit dans presque toute la France, et ce parti est le républicanisme voilé dont se sont couverts tous les honnêtes gens. Une chose qui a été nécessaire pour faire tomber le parti de Marat, qui n'avait pas moins que le projet de faire égorger tous les honnêtes gens, ç'a été de se dire vraiment républicain; et ce qui me paraît encore plus fâcheux, c'est qu'il a fallu dire hautement que cette faction abominable de Jacobins s'entendait avec les puissances étrangères et les émigrés, chose que je n'ai jamais sue. On assure que des lettres prouvent évidemment cette connivence. Je crois que ceci peut être très défavorable aux émigrés; car le peuple est toujours avide de nouvelles choses. Et aujourd'hui qu'on lui fait ouvrir les yeux sur ses véritables intérêts, tous ceux qui pensent comme moi voient avec peine qu'il faut se servir de ce prétexte pour mériter sa confiance. Nous croyons donc qu'il serait très à propos que tous les émigrés fissent une adresse aux Français, pour leur annoncer que jamais leurs sentiments n'ont été ceux d'une faction abominable et désorganisatrice; que jamais les chevaliers français n'ont pris part à toutes les horreurs qui, depuis si longtemps, ravagent nos misérables contrées. Un exposé court de leurs sentiments, et surtout de leur amour pour le peuple serait, je crois, absolument nécessaire dans la circonstance où nous nous trouvons."

Vous voyez ici tout le plan des conspirations: l'aristocratie, dirigée par la faction brissotine, avait donné au parti républicain le nom de maratiste. Pour le combattre, on avait pris le parti de se dire républicain, et même de publier que les Jacobins étaient coalisés avec les puissances étrangères et avec les émigrés; mais l'aristocrate qui développe ce système à son ami ne lui dissimule pas qu'il est triste que les honnêtes gens soient obligés de prendre ce parti; car il craint qu'à force de parler république, on ne finisse par fortifier l'attachement du peuple à la liberté.

Un autre fait pourra jeter quelque lumière sur les manoeuvres actuelles. On vous a dit que le système des agents de nos ennemis était de calomnier et de perdre les plus zélés défenseurs de la liberté, pour amener la dissolution de la Convention nationale. Vous allez voir quels sont les moyens qu'ils emploient pour parvenir à ce but.

Voici une lettre adressée à M. Brissot, dans sa maison, rue Grétry; elle n'a été mise à la poste que pour qu'elle y fût arrêtée.

De Londres, le 9 novembre 1793.

"Cher ami et frère, j'adresse à votre maison, pour que ma lettre ne soit pas interceptée, parce que j'espère que vous y avez des gens de confiance qui vous la feront tenir. Je vous apprendrai que je suis arrivé d'hier dans cette ville: que ma tournée d'Irlande et d'Ecosse a été des plus heureuses, pour moi personnellement, bien au dessus de mes espérances. Je n'ai été troublé dans ma course que par la nouvelle de votre arrestation: je me suis flatté qu'elle était sans fondement; il m'a semblé qu'il était impossible que vos amis vous abandonnassent, vu que vous étiez un des meilleurs amis de la patrie; que les bruits qui couraient étaient pour amuser les aristocrates; mais quelle a été ma surprise et mon chagrin , quand nos amis m'ont confirmé que cette malheureuse nouvelle n'était que trop vraie ? Hélas! c'est donc le prix de votre zèle, non seulement à les servir, mais encore à leur donner les moyens de saisir l'occasion que les circonstances leur procuraient de faire leur fortune et celle de la mettre à couvert. Nos amis et moi sommes confondus et outrés de l'ingratitude des hommes; j'en avais quelque expérience, mais jamais je n'aurais imaginé qu'elle pourrait être poussée ace point, mais au moins, cher ami, si c'est une consolation pour les malheureux d'espérer d'être vengés, vous pouvez en jouir d'avance; car, s'ils vous abandonnent réellement, leur triomphe passera comme une fumée, même leur fortune, excepté ce qu'ils ont dans les banques.

"Je vous préviens que je viens d'expédier à nos correspondants d'Amsterdam, de Gênes et de Genève, enfin à tous nos associés, de se tenir prêts d'un commun accord; et que s'il vous arrive la moindre chose, qu'il ne soit plus question de leurs dix-sept millions. Tous nos amis ici sont très décidés à cela, ainsi que la convenance pour le bien des émigrants rompue; prévenez-en, s'il en est encore temps, comme je l'espère, Danton, Robespierre et Lecointre; j'espère que tout sentiment n'est pas encore éteint en eus, et surtout leur position étant la plus considérable, ça sera sur eux que nous tomberons les premiers. Pour Pétion, il n'est plus à craindre, vous êtes déjà vengé de lui-même pour sa fortune; les agents de l'égalité s'en sont emparé. Pour Bazire, Legendre, Buzot et Collot-d'Herbois, qu'ils tremblent de pousser trop loin leurs criaillements, nous les tenons: ainsi, qu'ils vous ménagent, s'ils ne veulent point se perdre.

"Pour votre fortune, cher infortuné ami, tel malheur qu'il vous arrive, elle est à l'abri, soyez tranquille; même proposez-la à vos ennemis, vous pouvez leur promettre en foi d'honnête homme, et la leur donner eu sûreté, je m'en rends garant; si cela peut les engager à vous servir, faites-le-moi savoir au plus vite, alors j'enverrai tout de suite un exprès à Gènes, et vous pouvez prendre sur M. K. F. tout ce qui vous sera nécessaire pour leur prouver que vous êtes de bonne foi; prenez tout de suite cinquante ou soixante mille livres. Ne soyez pas inquiet, je vous en prie, sur l'avenir; que ça ne vous occupe en rien: pensez à gagner vos ennemis, persuadez-vous que vous avez de bons amis ici, et surtout moi; que je me trouve bien malheureux d'avoir douté jusqu'à présent de la vérité, je crains d'être en partie la cause de votre malheur. Si ma lettre, qui est mon seul espoir, arrive trop tard, je ne m'en consolerai jamais. Adieu, trop infortuné ami, de grâce répondez-moi tout de suite pour dissiper mes craintes qui sont extrêmes, ou faites-le-moi faire si vous êtes privé de cette liberté. Adieu; au moins ne doutez pas un moment de l'amitié lit ph« Sincère de votre ami pour la vie.

A. C. D.

"P S. Nos amis me chargent de vous assurer que vos malheurs resserrent encore, s'il est possible, l'amitié qu'ils vous ont toujours vouée. M. L. écrira demain à M.K.F. Adieu."

Je ne ferai point de commentaire sur cette lettre; je vais vous en communiquer une autre qui n'est ni moins curieuse, ni moins instructive. Celle-ci m'est adressée; je l'ai reçue hier par la poste. Le cachet porte l'empreinte d'un gros évêque; sur l'enveloppe est écrit au crayon, Soleure.—Plus bas, à la main: Très pressée. De l'autre côté: On prie les personnes par les mains desquelles passera cette lettre de ne pas l'ouvrir. Cette lettre ne fut pas ouverte, quoiqu'elle dût l'être comme on voit; elle me fut remise, et voici ce qu'on y lit:

Ce 16 novembre. "Je connais trop bien, citoyen, ta façon de penser aristocrate, pour que je te puisse laisser dans l'incertitude sur l'état de nos affaires, et cela est d'autant plus important, que la place que tu occupes est plus éminente. Je sais que tu veux la république, mais tu veux aussi les nobles et les prêtres, selon que tu l'as mainte et mainte fois déclaré à Paris lorsque j'y séjournais. Je te parle à coeur ouvert, parce que je sais que, persuadé de ton civisme, on ne te fera pas de mal. Les patriotes, ces f….. sacrés coquins, pour me servir de tes expressions, sont battus de toutes parts. J'espère que bientôt le temps viendra de te manifester. Il est très adroit à toi d'avoir fait mourir le duc d'Orléans, ce vilain, et en même temps de t'être emparé de l'autorité, afin de pouvoir la remettre entre les mains des princes, qui, comme je l'espère, ainsi que toi, ne tarderont pas à venir. Tu me mandes, dans ta dernière lettre, que tu es dans une situation affreuse; je me le persuade facilement, étant obligé d'approuver toutes les horreurs qui se commettent sous tes yeux. J'ai écrit au comte d'Artois pour ce que tu sais bien: il m'a dit que tu devais te tenir tranquille jusqu'à ce que le prince de Cobourg soit proche de Paris. Il accepte la proposition de livrer Paris à ce général autrichien; j'ai fort bien fait tes affaires auprès de lui. Adieu, cher citoyen; je t'aime et t'embrasse de tout mon coeur, et suis à la vie ton ami."

Et sur un chiffon inclus dans la lettre est écrit, par P.S.: "Comme ma lettre est déjà cachetée, je veux l'ouvrir pour te dire que, depuis ma dernière lettre, je n'ai pas changé de demeure; je suis toujours où tu sais bien, chez le citoyen N. Il n'est pas étonnant que tu aies été affligé de la mort de la reine, c'est un événement fait pour cela, et tous les gens de bien en sont là. Fais graver le cachet dont je me suis servi pour cacheter ma lettre; c'est Pie VI, il est très ressemblant. Tout le monde que tu m'as chargé de saluer te fait bien des remercîments et te salue bien."

Ces coups sont dirigés par les agents des cours étrangères, qui ont juré la perte des vrais patriotes, comme le seul moyen de faire triompher la cause des tyrans. Je ne craindrai pas de dire que cette lettre a été faite à Paris, malgré les apparences contraires.

Voyez quels rapports on peut saisir: comme ceci s'adapte aux dernières réflexions que je fis à cette tribune. Parce que je me suis opposé au torrent des extravagances contre-révolutionnaires imaginées par nos ennemis pour réveiller le fanatisme, on a prétendu pouvoir en conclure que j'étayais les prêtres, que je soutenais le fanatisme, et la lettre que je viens de vous lire porte principalement sur cette idée. S'il n'était question que de conjectures. je croirais pouvoir affirmer que j'ai reconnu la main qui a composé ce tissu d'horreurs. Elles sont vraisemblablement l'ouvrage de ce vil Proli et de ses complices, de ce criminel étranger qui prétend diriger les Jacobins pour les compromettre.

Réfléchissez avec quelle perfidie on attaque chaque jour les membres de la Convention nationale en détail, surtout ceux qui jouissent d'une longue réputation de civisme et d'énergie; voyez comme on commence à répandre sur la Montagne tout entière les plus sombres nuages; voyez comme on cherche à décréditer le comité de salut public, trop redouté des ennemis de la France pour n'être pas le principal objet des attaques de leurs lâches émissaires.

Une longue diatribe écrite par un Gascon, et venue dit-on de Bayonne, vient d'être lue à cette tribune; croyez-vous que ce soit l'homme qui a été faible jadis qu'on poursuit aujourd'hui; non, c'est l'homme qui, détrompé sur le compte de quelques hypocrites dangereux, leur a porté des coups mortels, et sert très utilement la république; ce n'est point l'individu qu'on attaque: c'est le représentant du peuple, membre du comité de salut public, et tout ce qu'on veut en conclure, c'est ce que dit formellement l'auteur même de la lettre, "Que le peuple doit se défier des hommes habiles qui composent le comité de salut public."

Au reste, je vous l'ai déjà dit, vous à qui notre vigilance déplaît, venez prendre nos places.

Venez résister à tous les tyrans venez étouffer les conspirations, déjouer les intrigues, punir les traîtres, stimuler les lâches; venez d'une main repousser la calomnie; de l'autre, tous les efforts des innombrables ennemis de la liberté! Nous, alors, nous serons dans les tribunes; si vous commettez des erreurs, ne trouvez pas mauvais que nous ayons pour vous un peu plus d'indulgence que vous ne nous en témoignez, mais si vous commettez des crimes, si vous ne voulez gouverner que pour livrer la république aux tyrans que nous combattons, alors nous vous dénoncerons; nous périrons, s'il le faut, pour conserver le plus grand ouvrage que la raison humaine ait élevé.

Croient-ils donc que nous laisserons la patrie en proie à leur extravagance incivique, et que nous souffrirons au sein de la république le règne des valets de Georges et de l'Autriche? Croient-ils que, dupes de leurs déclamations philosophiques, nous n'étoufferons pas dans leurs mains les flambeaux de la guerre civile, qu'ils jettent au milieu de nous! Oui, dans le mouvement subit et extraordinaire qui vient d'être excité, nous prendrons tout ce que ce peuple peut avouer, et nous rejetterons tous les excès par lesquels nos ennemis veulent déshonorer notre cause; nous tirerons de ces moments les ressources dont la patrie a besoin pour foudroyer ses ennemis; nous en tirerons un hommage rendu à la morale et à la liberté; mais nous ne souffrirons pas qu'on lève l'étendard de la persécution contre aucun culte; que l'on cherche à substituer des querelles religieuses à la grande cause de la liberté, que nous défendons. Nous ne souffrirons pas que l'on confonde l'aristocratie avec le culte, et le patriotisme avec l'opinion qui les proscrit. A ce compte, les perfides ennemis de la liberté acquerraient des titres de civisme, et le peuple serait proscrit par le peuple lui-même. Un Canisi, un évêque fanatique qui .prêchait naguère la guerre civile au nom du Néant, deviendrait un héros de la république en se déprêtrisant!

La Convention nationale maintiendra. la liberté des cultes, en proscrivant le fanatisme et en punissant la rébellion: elle protégera les patriotes mêmes contre leurs erreurs; elle fera justice des contre-révolutionnaires, malgré le masque dont ils se couvrent; elle imposera silence à toutes les disputes religieuses, et elle ralliera tous les citoyens contre les ennemis de l'humanité. Il est des prêtres philosophes, que des intentions pures ont déterminés, ils ont droit à |'estime de leurs concitoyens et à la protection du gouvernement républicain; quant à ceux qui n'ont pris qu'une nouvelle forme pour intrigu.er et pour conspirer, on ne leur tiendra pas compte d'une comédie nouvelle; on doit distinguer les citoyens paisibles et patriotes, qui apportent sur l'autel de la patrie les monuments inutiles de la superstition, des aristocrates déguisés qui affectent d'insulter aux choses que le peuple a révérées, pour irriter les esprits; qui prêchent l'athéisme, avec un fanatisme outré, dans la seule vue d'imputer cette conduite à la Convention nationale et aux amis de la patrie.

On a vu des aristocrates décriés se mettre à la tête de certaines processions, et aller ensuite en d'autres lieux exciter le peuple par le récit de certaines farces très ridicules, qu'ils avaient eux-mêmes jouées; on en a vu d'autres se signaler par leur zèle à honorer la mémoire de ce même Marat, qu'ils ont fait assassiner, et répandre le bruit que Paris adorait Marat, et qu'il ne reconnaissait plus d'autre dieu. On en a vu d'autres employer la violence, ou l'autorité, pour interdire aux citoyens l'exercice de leur culte accoutumé, et cela dans les lieux où la superstition régnait, et voisins des armées rebelles. Plusieurs espèces de causes ont concouru à ces abus: les uns, couverts d'une tache originelle en révolution, ont voulu l'effacer par les démonstrations d'un zèle outré, beaucoup de prêtres et de nobles sont de ce genre; les autres ont été guidés par une sorte de manie philosophique et par l'ambition du bel esprit; semblables à ce Manuel, qui, pendant sa magistrature, sua sang et eau pour faire des épigrammes contre les prêtres. Emportés par la juste indignation que l'hypocrite perfidie des prêtres a allumée dans les coeurs, les patriotes ont applaudi à ces mesures excessives.

Une quatrième classe a calculé, avec un sang-froid atroce, le parti que les ennemis de la liberté pouvaient tirer de ces événements pour troubler l'Etat et élever une nouvelle barrière entre le peuple français et les autres nations, et ils ont poussé aux excès; ils ont mis en oeuvre les différents mobiles que je viens de développer pour arriver à leur but.

A la tête de ce complot sont les agents détestables des cours étrangères, que j'ai déjà désignés plusieurs fois, et qui sont les véritables auteurs de nos maux.

Ce sont ces misérables qui sèment au milieu de nous la division, l'imposture, la calomnie, la corruption, qui cherchent à immoler les fondateurs de la république et les représentants du peuple français aux vils tyrans qui les soudoient.

Les rois de l'Europe ont vu partout leurs armées repoussées ou arrêtées, leurs sujets fatigués, le peuple français déterminé à défendre sa liberté, et assez puissant pour exterminer tous ses ennemis; la république, s'affermissant par l'énergie de la Convention nationale, ils ont tenté un dernier effort pour nous diviser: ils ont imaginé de faire déclarer cette guerre étrange et subite au culte en vigueur, et à tous les cultes; et, tandis que leurs complices exécutent ce projet en France, ils nous dénoncent à tous les peuples comme une nation athée et immorale. Tous les peuples sont attachés à un culte quelconque, et ils abusent de cet empire que la religion ou la superstition ont acquis sur les hommes pour recruter leurs armées, raffermir leurs trônes, prévenir les insurrections qu'ils redoutaient, refroidir nos alliés et multiplier nos ennemis.

Et de quoi s'avisent ceux qui les secondent, soit par imprudence, soit par malveillance? D'où vient qu'on nous occupe uniquement, éternellement, de prêtres et de religion? N'avez-vous plus d'ennemis à vaincre, de traîtres à punir, de conspirations à étouffer, de lois salutaires à exécuter?

N'est-il plus rien à faire ou à imaginer pour assurer l'abondance et la paix? Les pleurs de tous les malheureux sont-ils séchés? Les veuves de nos défenseurs sont-elles assez promptement secourues? Les décrets qui assurent leur subsistance sont-ils toujours respectés? Que ne vous occupez-vous à aplanir les obstacles que la froideur, que l'aristocratie souvent oppose à leurs justes réclamations. Au lieu de nous harceler sans cesse par de vaines déclamations, que ne travaillez-vous à faciliter l'exécution des lois populaires? Que ne surveillez-vous des détails intéressants, auxquels nous ne pouvons suffire dans des temps orageux? Des républicains doivent-ils avilir le gouvernement do leur pays, lorsqu'il lutte avec courage contre tous les ennemis du peuple français, ou bien l'aider, le faire respecter autant qu'il est en leur pouvoir? Se dispute-t-on les places de la république avant qu'elle soit sauvée? Est-ce au fort de la tempête que l'équipage dispute le gouvernail aux pilotes ?

An reste, nous protestons ici, à la face de l'univers, que jamais ni la calomnie, ni les dangers ne nous forceront à dévier un moment de la carrière que nous parcourons sous les auspices sacrés de la patrie, et s'il faut qu'un combat s'élève entre la vérité et l'intrigue, entre les représentants fidèles du peuple et ses ennemis, nous déclarons que nous comptons sur la raison publique et sur la victoire.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours pour déterminer la Convention à protéger la liberté des cultes, prononcé à la Convention nationale le 15 frimaire an II de la république française (5 décembre 1793)

Citoyens, les projets des intrigants qui veulent renverser fa liberté semblent déjà s'exécuter. C'est une chose remarquable que l'émigration qui se fait du Midi en Suisse, depuis qu'on a imprimé le mouvement extraordinaire contre le culte. Il existe des communes qui ne sont pas fanatiques, mais où cependant on trouve mauvais que des autorités, que la force armée, ordonnent de déserter les églises et mettent en arrestation des ministres du culte, à cause de leur qualité seule: des hommes qui les premiers ont apporté les dépouilles du culte ont aussi réclamé; ils ont cédé dans les premiers moments à l'impulsion, par amour pour la paix. Je ne dis pas que ces communes soient moins attachées à la liberté qu'à leur culte, mais enfin elles réclament.

Nos ennemis se sont proposé un double but en imprimant ce mouvement violent contre le culte catholique: le premier de recruter la Vendée, d'aliéner les peuples de la nation française, et de se servir de la philosophie pour détruire la liberté; le second.de troubler la tranquillité de l'intérieur, et de donner ainsi plus de force à la coalition de nos ennemis.

Je pourrais démontrer jusqu'à l'évidence la conspiration dont je viens de vous montrer les principales bases, si je voulais mettre à nu ceux qui en ont été les premiers agents. Je me contenterai de vous dire qu'à la tête il y a des émissaires de toutes les puissances qui nous font la guerre; qu'il y a des ministres protestants. (Rabaut Saint-Etienne venait d'être arrêté à Paris.) Qu'avez-vous à faire dans de pareilles circonstances? parler en philosophes? Non, mais en législateurs politiques, en hommes sages et éclairés. Vous devez protéger les patriotes contre leurs ennemis, leur indiquer les pièges qu'on leur tend, et vous garder d'inquiéter ceux qui auraient été trompés par des insinuations perfides; protéger enfin ceux qui veulent un culte qui ne trouble pas la société. Vous devez encore empêcher les extravagances, les folies qui coïncident avec les plans de conspiration: il faut corriger les écarts du patriotisme, mais faites-le avec le ménagement qui est dû à des amis de la liberté qui ont été un instant égarés.

Je demande que vous défendiez aux autorités particulières de servir nos ennemis par des mesures irréfléchies, et qu'aucune force armée ne puisse s'immiscer dans ce qui appartient aux opinions religieuses, sauf dans le cas où elle serait requise pour des mesures de police.

Enfin, je vous propose une mesure digne de la Convention; c'est de rappeler solennellement tous les citoyens à l'intérêt public, de les éclairer par vos principes, comme vous les animez par votre exemple, et de les engager à mettre de côté toutes les disputes dangereuses, pour ne s'occuper que du salut de la patrie.

Le projet du comité de salut public présente les mêmes vues. En y réfléchissant, vous sentirez la nécessité d'adopter les mesures que nous vous proposons: si vous ne le faites pas, comptez que les émissaires des cours étrangères profiteront de votre silence pour exécuter leurs projets criminels.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur les sourdes menées de l'étranger pour égarer et pour perdre les patriotes, prononcé au Club des Jacobins le 6 nivôse an II de la république française (26 décembre 1793)

On vous a dit à cette tribune des vérités qui seront toujours un préservatif contre le poison de l'intrigue, vous venez d'entendre la voix de patriotes dont l'énergie est connue de toute la France; vous venez d'entendre une adresse de la part d'une partie intéressante de cette commune où naquit la liberté, qui fut toujours la terreur de l'intrigue et de la tyrannie. C'est là, c'est parmi les vertueux sans-culottes du faubourg Saint-Antoine que les ennemis de la liberté cherchent à se glisser pour égarer le patriotisme sans défiance.

Je suis plus en état que qui que ce soit de juger et de prononcer sur les personnes; je crois connaître les véritables causes de cet imbroglio politique. Je connais toutes le» intrigues, et je vois que si les citoyens sont suspects les uns aux autres, s'ils craignent d'être trompés les uns par les autres, c'est parce qu'il se trouve des politiques adroits qui font naître des inimitiés entre des hommes qui devraient naturellement agir ensemble d'une manière amicale. Lorsque nous devrions nous réjouir de nos victoires, toute notre attention est absorbée dans des querelles particulières. A Londres, à Vienne et à Berlin, on s'imagine que la société des Jacobins s'occupe de préparer des triomphes à nos guerriers vainqueurs de la tyrannie sous les murs de Toulon, et, pendant ce temps, elle s'occupe à des altercations qui se sont élevées entre quelques-uns de ses membres. Les papiers publics vont apprendre à l'Europe que les grands succès qui devraient vous enivrer, ont fait si peu d'impression sur vous, que vous n'avez fait que continuer les vils débats des séances précédentes. Pitt, dans sa frayeur, a pensé que c'en était fait de la ligue abominable des rois, que les Jacobins allaient triompher, et mettre à profit leurs victoires, en achevant d'exterminer tous les tyrans échappés à la vengeance du peuple français; il devra se réjouir, quand il apprendra que s'il est un lieu où les succès de nos armes n'ont produit aucun effet, c'est dans la société des Jacobins.

Il s'en faut bien que je sois un modéré, un feuillant, comme on le débite dans les cafés; mais voilà mes sentiments, et puisque mon âme est tout entière absorbée dans |es grands événements qui se passent, je ne puis m'empêcher de dire que cette séance fera un grand plaisir à M. Pitt. S'il était à craindre qu'un patriote fût opprimé, si je ne savais pas que la Convention défend tous les patriotes, alors .je quitterais ces grands objets pour vous entretenir des opprimés, parce que je sais que la cause d'un opprimé intéresse le peuple entier.

Une dénonciation avait été faite contre Ronsin. La Convention avait décrété que le rapport lui en serait fait: pourquoi le lendemain de ce décret vient-on présenter une pétition pour demander ce qu'elle avait décrété? Ne voyez-vous pas que cette conduite a été dictée par les agents de nos ennemis. Pitt, l'infâme Pitt, dont nous devons faire et dont nous avons fait justice, a l'insolence de se jouer de notre patriotisme! Il doit bien s'applaudir des petites trames qui engagent les patriotes faits pour porter la foudre contre les tyrans, et dont le c½ur brûlant de patriotisme est le foyer d'où doivent partir les traits destinés à frapper tous les ennemis de l'humanité; il doit, dis-je, s'applaudir des trames qui engagent les patriotes à oublier les grands objets de salut public, pour nous entretenir des principes qui sont déjà gravés dans nos c½urs.

Je suis convaincu qu'il y a des hommes qui se regardent mutuellement comme des conspirateurs et des contre-révolutionnaires, et qui ont pris cette idée des coquins qui les environnent, et qui cherchent à exciter des défiances entre nous. Ce sont les étrangers qui entraînent les patriotes dans des malheurs inconsidérés et qui les poussent dans des excès contraires. C'est de cette source que viennent ces accusations précipitées, ces pétitions imprudentes, ces querelles où l'on prend le ton de là menace. Dans ce système, suivi par les puissances étrangères, on veut faire croire à l'Europe que la représentation nationale n'est pas respectée, que pas un patriote n'est en sûreté, et que tous sont exposés aux mêmes dangers que les contre-révolutionnaires. Qu'est-ce qu'il nous importe de faire, à nous patriotes et républicains? C'est d'être au but que nous nous sommes proposé, c'est d'écraser les factions, les étrangers, les modérés, mais non de perdre des patriotes, et bien moins de nous égarer dans les routes où les passions les ont jetés. Pour cela, il faut éloigner l'aigreur et les passions, en écoutant les réflexions de chacun; il faut que ceux qui les feront en agissent de même. N'oublions pas les grands principes qui ont toujours germé dans nos c½urs: l'amour de la patrie, l'enthousiasme des grandes mesures, le respect de la représentation nationale. S'il est des crises où le peuple soit obligé de s'armer contre quelqu'un de ses mandataires infidèles, la représentation nationale n'en est pas moins sacrée lorsqu'elle marche d'un pas ferme et assuré; elle a droit d'exiger le respect et l'amour de tous les individus.

Si je voulais entrer dans des détails, je vous prouverais que la pétition faite pour Ronsin, ou qui parait avoir été faite pour lui, l'a été au contraire pour le perdre. Le but de nos ennemis est de rendre Ronsin suspect, en faisant croire que le faubourg Saint-Antoine est disposé à le défendre et à s'armer pour lui. A-t-on oublié que des patriotes ont été incarcérés, mais qu'ils n'ont excité aucun trouble pour se procurer la liberté? Pourquoi ne serait-on pas calme? pourquoi ne se reposerait-on pas comme eux sur leur innocence? La Convention veut attendre que la vérité soit connue tout entière; elle le sera, n'en doutez pas, et alors on distinguera le crime de la vertu; et les patriotes qui se trouveront purs pourront se réunir contre les ennemis communs.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur Camille Desmoulins, accusé de modérantisme, prononcé au Club des Jacobins le 18 nivôse an II de la république française (7 janvier 1794)

Il est inutile de lire le cinquième numéro du Vieux Cordelier; l'opinion doit être déjà fixée sur Camille. Vous voyez dans ses ouvrages les principes les plus révolutionnaires à côté des maximes du plus pernicieux modérantisme. Ici il rehausse le courage du patriotisme, là il alimente l'espoir de l'aristocratie. Desmoulins tient tantôt un langage qu'on applaudirait à la tribune des Jacobins; une phrase commence par une hérésie politique; à l'aide de sa massue redoutable, il porte le coup le plus terrible à nos ennemis; à l'aide du sarcasme le plus piquant, il déchire les meilleurs patriotes. Desmoulins est un composé bizarre de vérités et de mensonges, de politique et d'absurdités, de vues saines et de projets chimériques et particuliers.

D'après tout cela, que les Jacobins chassent ou conservent Desmoulins, peu importe, ce n'est qu'un individu: mais ce qui importe d'avantage, c'est que la liberté triomphe et que la vérité soit reconnue. Dans toute cette discussion, il a beaucoup été question d'individus, et pas assez de la chose publique. Je n'épouse ici la querelle de personne; Camille et Hébert ont également des torts à mes yeux. Hébert s'occupe trop de lui-même, il veut que tout le monde ait les yeux sur lui, il ne pense pas assez à l'intérêt national.

Ce n'est donc pas Camille Desmoulins qu'il importe de discuter, mais la chose publique, la Convention elle-même, qui est en butte aux intrigues du parti de l'étranger, qui cause tous les maux dont nous sommes victimes, qui dicte la plus grande partie des erreurs, des exagérations dont nous sommes environnés.

Ce sont ces petits ambitieux, qui, pour avoir occupé une place dans l'ancien régime, se croient faits pour régler les destinées d'un pussant empire; ce sont eux qu'il faut surveiller, puisque leurs passions nous sont devenues si funestes.

Citoyens, vous seriez bien aveugles si, dans tout ce conflit, et les opinions qui se heurtent avec tant de violence, vous ne voyiez que la querelle de quelques particuliers et des haines privés. L'½il observateur d'un patriote éclairé soulève cette enveloppe légère, écarte tous les moyens, et considère la chose sous son véritable point de vue. Il existe une nouvelle faction qui s'est ralliée sous les bannières déchirées du brissotisme. Quelques meneurs adroits font mouvoir la machine, et se tiennent cachés dans les coulisses. Au fond, c'est la même faction que celle de la Gironde, seulement les rôles sont changés, mais ce sont toujours les mêmes acteurs avec un masque différent. La même scène, la même action théâtrale subsistent toujours. Pitt et Cobourg, désolés de voir les trônes s'écrouler, et la cause de la raison triompher, n'ont plus d'autres moyens que de dissoudre la Convention nationale. Aussi tous les efforts des factieux sont-ils dirigés vers ce seul et unique but. Mais deux espèces de factions sont dirigées par le parti étranger.

Voici comment ils raisonnent. Tous moyens sont bons, pourvu que nous parvenions à nos fins; ainsi, pour mieux tromper le public et la surveillance du patriotisme, ils s'entendent comme des brigands dans une forêt. Ceux qui sont d'un génie ardent et d'un caractère exagéré proposent des mesures ultra-révolutionnaires; ceux qui sont d'un esprit plus doux et plus modéré, proposent des moyens citra-révolutionnaires. Ils se combattent entre eux; mais que l'un ou l'autre parti soit victorieux, peut leur importe; comme l'un ou l'autre système doit également perdre la république, ils obtiennent un résultat également certain, la dissolution de la Convention nationale.

On n'ose pas encore heurter de front le pouvoir des représentants du peuple réunis; mais on fait de fausses attaques; on tâte, pour ainsi dire, son ennemi.

On a une certaine phalange de contre-révolutionnaires masqués, qui viennent, à certains temps, exiger de la Convention au delà de ce que le salut public commande.

On a des hypocrites et de scélérats à gages; on propose aujourd'hui un décret impolitique, et le soir même, dans certains cafés, dans certains groupes, on crie contre la Convention, on veut établir un nouveau parti girondin: on dit que la Montagne ne vaut pas mieux que le Marais. On ne dira pas au peuple: Portons-nous contre la Convention; mais, portons-nous contre la faction qui est dans la Convention, sur les fripons qui s'y sont introduits.

Les étrangers seront de cet avis; les patriotes seront égorgés, et l'autorité restera aux fripons. Les deux partis ont un certain nombre de meneurs, et, sous leurs bannières, se rangent des citoyens de bonne foi, suivant la diversité de leur caractère.

Un meneur étranger, qui se dit raisonnable, s'entretient avec des patriotes de la Montagne, et leur dit: Vous voyez que l'on enferme des patriotes (or c'est lui qui a contribué à les faire arrêter); vous voyez bien que la Convention va trop loin, et qu'au lieu de déployer l'énergie nationale contre les tyrans, elle la détourne sur les prêtres et sur les dévots. Et ce même étranger est un de ceux qui ont tourné contre les dévots la foudre destinée aux tyrans.

On sait que les représentants du peuple ont trouvé dans les départements des envoyés du comité de salut public, du conseil exécutif, et que ces mêmes envoyés ont semblé, par leur imprudence, manquer de respect au caractère de représentant.

L'étranger ou le factieux dit aux patriotes: Vous voyez bien que la représentation nationale est méprisée; vous voyez que les envoyés du pouvoir exécutif (car on n'a pas osé encore mettre le comité de salut public en scène), vous voyez que les envoyés du conseil exécutif sont les ennemis de la représentation: donc le conseil exécutif est le foyer de la contre-révolution, donc tel secrétaire de Bouchotte est le chef du parti contre-révolutionnaire.

Vous voyez que le foyer de la contre-révolution est dans les bureaux de la guerre; il est nécessaire de l'assiéger. (On n'ose pas dire: Allez assiéger le comité de salut public.)

Je sens que ces vérités sont dures. Il est certaines gens qui ne s'attendaient pas si tôt à les entendre, mais la conjuration est mûre, et je crois qu'il est temps de prononcer.

Vous apercevez d'un seul coup d'½il tout le système de conspiration qui se développe; vous distinguez les étrangers cherchant, par le moyen de certains fripons, à ressusciter le girondinisme.

Peu leur importe que ce soit Brissot ou un autre qui en soit le chef. Les fautes apparentes des patriotes sont converties en torts réels; les torts réels sont transformés en un système de contre-révolution. Les fripons cherchent à faire croire que la liberté n'a plus d'autres ennemis que ceux que les agents étrangers ont désignés comme tels, afin de trouver un moyen de s'en défaire. On se permet de proposer à la Convention des mesures qui tendent à étouffer l'énergie nationale; et, d'un autre côté, on excite des inquiétudes, on dit que la Convention n'est pas à sa véritable hauteur. Il en est qui vont jusqu'à dire confidentiellement qu'il faut la changer. Dans le même moment, on fait à la Convention des propositions modérées, auxquelles les patriotes ne peuvent répondre, à cause des occupations qui les obligent de s'absenter; alors on fait colporter dans les groupes des motions dangereuses et des calomnies.

Je vous l'ai déjà dit, les moyens ne sont que changés, afin qu'il soit plus difficile de les reconnaître. C'est une trentaine de scélérats qui ont corrompu le côté droit, en s'emparant dans les départements de l'opinion de ceux que le peuple appelait à la Convention: on avait eu soin de leur représenter Paris comme un fantôme épouvantable; chaque jour on augmentait leur terreur par des motions exagérées, que des gens affidés proposaient dans les sections, et par des affiches rédigées par des libellistes contre- révolutionnaires.

On était enfin parvenu à persuader à une foule d'hommes faibles que leurs ennemis étaient dans la Commune de Paris, dans le corps électoral, dans les sections, en un mot, dans tous les républicains de Paris: voilà le système qui est encore suivi actuellement.

(Fabre-d'Eglantine se lève et descend de sa place. Robespierre invite la société à prier Fabre de rester à la séance. Fabre monte à la tribune et veut parler.)

Robespierre. Si Fabre-d'Eglantine a son thème tout prêt, le mien n'est pas encore fini. Je le prie d'attendre.

Il y a deux complots, dont l'un a pour objet d'effrayer la Convention, et l'autre d'inquiéter le peuple. Les conspirateurs qui sont attachés à ces trames odieuses semblent se combattre mutuellement, et cependant ils concourent à défendre la cause des tyrans. C'est la seule source de nos malheurs passés: ce serait celle de nos malheurs à venir, si le peuple entier ne se ralliait autour de la Convention, et n'imposait silence aux intrigants de toute espèce.

Si les tyrans paraissent si opiniâtres à la dissolution de la Convention actuelle, c'est parce qu'ils savent parfaitement qu'ils seraient alors les maîtres de créer une Convention scélérate et traîtresse, qui leur vendrait le bonheur et la liberté du peuple. A cet effet, ils croient que le plus sûr moyen de réussir est de détacher peu à peu beaucoup de patriotes de la Montagne, de tromper et d'égarer le peuple par la bouche des imposteurs.

Notre devoir, amis de la vérité, est de faire voir au peuple le jeu de toutes les intrigues, et de lui montrer au doigt les fourbes qui veulent l'égarer.

Je finis en rappelant aux membres de la Convention ici présents, et au peuple français, les conjurations que je viens de dénoncer. Je déclare aux vrais Montagnards que la victoire est dans leurs mains, qu'il n'y a plus que quelques serpents à écraser.

Ne nous occupons d'aucun individu, mais seulement de la patrie. J'invite la société à ne s'attacher qu'à la conjuration, sans discuter plus longtemps les numéros de Camille Desmoulins, et je demande que cet homme, qu'on ne voit jamais qu'une lorgnette à la main, et qui sait si bien exposer des intrigues au théâtre, veuille bien s'expliquer ici; nous verrons comment il sortira de celle-ci. Quand je l'ai vu descendre de sa place, je ne savais s'il prenait le chemin de la porte ou de la tribune, et c'est pour s'expliquer que je l'ai prié de rester.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur le gouvernement anglais, prononcé au Club des Jacobins le 1er pluviôse an II de la république française (28 janvier 1794)

Tous les orateurs qui ont parlé sur cet objet ont manqué le véritable but pour lequel ils devaient parler. Ce but consiste à éclairer le peuple anglais, et à imprimer dans l'âme des Français une indignation profonde contre le gouvernement anglais.

Il ne fallait pas parler au peuple anglais, il fallait que ce peuple fût simplement le témoin attentif de nos discussions, de nos vertus républicaines et de notre gloire. Il fallait que le peuple pût prendre, lui seul, dans notre constitution ce qui lui convient; on a pris une mauvaise marche en la lui présentant et en la lui jetant pour ainsi dire à la figure.

C'est une vengeance éclatante que nous avons à tirer du gouvernement anglais, et non des leçons à donner. Il ne fallait donc pas s'adresser au peuple anglais, mais discuter en sa présence et devant toute l'Europe les crimes de Pitt et les droits imprescriptibles de l'homme.

Il est plusieurs orateurs qui ont fait, par rapport aux Anglais, ce que ceux-ci ont fait pour une partie de la France; c'est cet effort liberticide qui tend à faire rétrograder l'opinion publique en la devançant. Quiconque a des idées de la situation politique de l'Europe, et surtout de l'Angleterre, doit savoir que les tyrans ont élevé entre les peuples et nous une barrière morale, qui est la calomnie, et des nuages épais, qui sont les préjugés et les passions.

D'après cela, vous sentez que pour être goûté des peuples, il faut se prêter à leurs faiblesses, et s'accommoder de leur langage. Vous vous trompez, si vous croyez que la moralité et les lumières du peuple anglais soient égales aux vôtres: non, il est à deux siècles loin de vous; il vous hait, parce qu'il ne vous connaît pas, parce que la politique de son gouvernement a toujours intercepté la vérité; il vous hait, parce que depuis plusieurs siècles la politique du ministre a été d'armer les Anglais contre les Français, et que la guerre a toujours été un moyen pour se soutenir contre le parti de l'opposition.

Il ne suit pas de là que le peuple anglais ne fera pas une révolution; il la fera, parce qu'il est opprimé, parce qu'il est ruiné. Ce sont vos vaisseaux qui feront cette révolution: elle aura lieu, parce que le ministre est corrompu; Pitt sera renversé, parce qu'il est un imbécile, quoi qu'en dise une réputation qui a été beaucoup trop enflée.

Ceci pourrait être un blasphème aux oreilles de quelques Anglais, mais c'est une vérité aux oreilles des personnes raisonnables.

Pour le prouver, je n'ai besoin que de nos armées, de nos flottes, de notre situation sublime et grande, et des cris élevés contre Pitt dans toute l'Angleterre. Le ministre d'un roi fou est un imbécile, parce qu'à moins d'être un imbécile, on ne peut pas préférer l'emploi de ministre d'un roi fou à l'honorable titre de citoyen vertueux.

Un homme qui, placé à la tête des affaires d'un peuple chez qui la liberté poussa autrefois des racines, veut faire rétrograder vers le despotisme et l'ignorance une nation qui a conquis ses droits, est à coup sûr un imbécile. Un homme qui, abusant de l'influence qu'il a acquise dans une île jetée par hasard dans l'Océan, veut lutter contre le peuple français; celui qui ne devine pas l'explosion que la liberté doit faire dans son pays; celui qui prétend servir longtemps la ligue des rois aussi lâches et aussi bêtes que lui; celui qui croit qu'avec des vaisseaux il va bientôt affamer la France, qu'il va dicter des lois aux alliés de la France; celui-là, dis-je, ne peut avoir conçu un plan aussi absurde que dans la retraite des Petites-Maisons, et il est étonnant qu'il se trouve au dix-huitième siècle un homme assez dépourvu de bon sens pour penser à de pareilles folies.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours non prononcé sur la faction Fabre-d'Eglantine (c. février 1794)

Texte en français moderne par Albert Laponneraye, d'après le rapport de
Courtois qui reproduit le manuscrit

Deux coalitions rivales luttent depuis quelque temps avec scandale, l'une tend au modérantisme, et l'autre aux excès patriotiquement contre-révolutionnaires. L'une déclare la guerre à tous les patriotes énergiques, prêche l'indulgence pour les conspirateurs; l'autre calomnie sourdement les défenseurs de la liberté, veut accabler en détail tout patriote qui s'est une fois égaré, en même temps qu'elle ferme les yeux sur les trames criminelles de nos plus dangereux ennemis. Toutes deux professent le patriotisme le plus brûlant, quand il s'agit d'attaquer leurs adversaires; toutes deux font preuve d'une profonde indifférence, lorsqu'il est question de défendre les intérêts de la patrie et de la vérité: toutes deux cherchent à sacrifier la république à leur intérêt particulier. Le patriotisme dont elles se vantent n'est point absolu ni universel; il n'éclate que dans certaines circonstances, et se renferme dans la sphère des intérêts de la secte. Il n'a rien de commun avec la vertu publique. Il ressemble à la haine, à la vengeance, à l'intrigue et à l'ambition. Toutes deux ont raison, lorsqu'elles se dénoncent réciproquement; elles ont tort, dès qu'elles prétendent conclure quelque chose en leur faveur des vices de leurs adversaires. Toutes deux prouvent tout contre leurs adversaires, et rien en leur faveur.

L'une cherche à abuser de son crédit ou de sa présence dans la Convention nationale; l'autre, de son influence dans les sociétés populaires. L'une veut surprendre à la Convention des décrets dangereux, ou des mesures oppressives contre ses adversaires; l'autre fait entendre des cris douloureux dans les assemblées publiques. L'une cherche à alarmer la Convention, l'autre à inquiéter le peuple; et le résultat de cette lutte indécente, si l'on n'y prend garde, serait de mettre la Convention nationale en opposition avec le peuple, et de fournir aux ennemis de la république l'occasion qu'ils attendent d'exécuter quelque sinistre dessein; car les agents des cours étrangères sont là qui soufflent le feu de la discorde, qui font concourir à leur but funeste l'orgueil, l'ignorance, les préjugés des deux partis, et tiennent tous les fils de cette double intrigue, et en dirigent tous les résultats vers leur but.

Le triomphe de l'un ou de l'autre parti serait également fatal à la liberté et à l'autorité nationale. Si le premier écrasait l'autre, le patriotisme serait proscrit, la Convention nationale perdrait l'énergie qui seule peut sauver la république, et la chose publique retomberait entre les mains de l'intrigue, de l'aristocratie et de la trahison: si le second l'emportait, la confusion et l'anarchie, l'avilissement de la représentation nationale, la persécution de tous les patriotes courageux et sages, seraient les fruits de sa victoire.

Dissoudre la Convention nationale, renverser le gouvernement républicain, proscrire les patriotes énergiques et remettre à la fois le commandement des armées et les rênes de l'administration révolutionnaire dans les mains des fripons et des traîtres: tel est, tel sera l'intérêt, le but de tous les tyrans coalisés contre la république, jusqu'à ce que le dernier d'entre eux ait expiré sous les coups du peuple français. Tel est aussi le véritable but de l'intrigue que je vais développer.

Un système d'attaque se développa contre le comité de salut public, dès le moment où il commença à montrer un caractère vraiment inquiétant pour les ennemis de la république.

Peu de temps après l'époque où il fut renouvelé, et que Lacroix et quelques autres en sortirent, on se flattait hautement qu'il ne pourrait jamais porter le poids des fonctions qui lui étaient imposées. Pour le paralyser tout à coup, ou proposa à la Convention de détruire le conseil exécutif, et de le charger seul de tout le fardeau de l'administration, sous le nom de comité du gouvernement. Le comité de salut public, à qui cette question fut renvoyée, prouva facilement que cette proposition, soutenue avec beaucoup d'opiniâtreté, tendait à détruire le gouvernement, sous le prétexte de le perfectionner, et à annuler le comité de salut public, sous le prétexte d'augmenter sa puissance; et la Convention eut la sagesse de laisser les choses dans l'état où elles étalent. Cependant le gouvernement, quel qu'il fût, comprimait vigoureusement les ennemis du dedans, et combattait avec avantage les ennemis du dehors. On continua de le harceler d'une autre manière. Non content de contrarier indirectement par des motions insidieuses ses mesures les plus sages, on employa contre lui l'arme la plus puissante et la plus familière des ennemis de la liberté, la calomnie (on peut se rappeler l'époque). Un représentant du peuple qui était sorti vivant de Valenciennes, tombée sous le joug autrichien (Briez, séance du 25 septembre 1793) osa, dans un libelle qu'il qualifiait rapport, rejeter sur le comité de salut publie l'ignominie d'une trahison, que la patrie indignée reprochait en grande partie à sa lâcheté, et cette calomnie impudente fut accueillie avec transport par les ennemis secrets de la république, que la punition récente des conspirateurs avait condamnés an silence. Elle fut même récompensée par un décret qui adjoignait son auteur au comité de salut public, mais cette erreur fut à l'instant même reconnue et réparée.

On n'en continua pas moins de calomnier et d'intriguer dans J'ombre. Les meneurs cherchaient un champion assez déhonté pour le lancer le premier dans l'arène. Il se présenta un homme (Philippeaux), qui avait joué dans la Vendée un rôle aussi honteux que le premier délateur dans Valenciennes. Un représentant du peuple, naguère avocat du tyran, et lâche flagorneur de Roland et de la faction brissotine dans un journal ignoré, un homme dont l'existence équivoque était à peine aperçue des amis et des ennemis de la liberté, un homme dont le rappel de la Vendée avait été l'un des remèdes nécessaires pour mettre fin à nos désastres, et l'époque de nos succès, cet homme répandit tout à coup un libelle, où l'effronterie supplée en même temps à la vérité et à la vraisemblance, où il se constitue le panégyriste des généraux perfides et diffamés avec lesquels il a vécu; un dénonciateur des représentants fidèles qui l'avaient dénoncé, des patriotes qu'il a constamment persécutés, enfin, du comité de salut public, qui n'avait à se reprocher qu'un excès d'indulgence à son égard.

Le comité de salut public, qu'on voulait distraire des travaux immenses sous lesquels on le croyait près de succomber, pour le forcer à répondre aux pamphlets, se reposa sur le mépris que devaient inspirer et l'ouvrage et l'auteur. Il se trompa.

L'atrocité de la calomnie fut précisément ce qui en fit la fortune: tous les ridicules mêmes de l'auteur ne purent nuire à ses succès. Tous les hommes faciles à tromper, tous les intrigants à qui un gouvernement patriote était redoutable se rallièrent sous les bannières d'un homme qu'ils méprisaient. Il n'était question que de trouver quelqu'un pour ouvrir la tranchée. La sottise et la perversité lui prodiguèrent les encouragements les plus flatteurs, et il enfanta de nouveaux libelles, tous imprimés et distribués avec une profusion scandaleuse. Chaque jour, la tribune retentit de ses insolentes déclamations. Il fut secondé par tous ceux qui avaient partagé ses torts dans la Vendée. Bientôt parurent les numéros de Camille Desmoulins, égaré par une impulsion étrangère, mais qui développa, par des motifs personnels, la doctrine liberticide de la nouvelle coalition.

Dès le mois de….. elle était déjà si forte, que le comité de salut public était fortement ébranlé dans l'opinion d'une partie de la Convention nationale. On avait déjà fait passer en principe qu'il était responsable de tous les événements fâcheux qui pouvaient arriver, c'est-à-dire des torts de la fortune, et même des crimes de ses ennemis; et le triomphe de la calomnie était d'autant plus certain, que l'on ne doutait pas qu'il ne succombât nécessairement sous le poids de la tâche qui lui était imposée.

Au moment de la plus grande tourmente du gouvernement naissant, on en provoqua brusquement le renouvellement, motivé par des diatribes violentes contre ses membres; mais cette hostilité subite heurtait, choquait trop violemment l'opinion publique; et, le lendemain, le décret qui changeait l'existence du comité fut rapporté, au moment où les listes des meneurs étaient suspendues au scrutin. Parmi les noms inscrits sur ces listes, on distinguait celui de Dubois-Crancé et ceux de quelques autres membres intéressés particulièrement à la ruine du comité.

Les intrigants poursuivirent l'exécution de leur plan avec une activité nouvelle. Calomnié au dehors par tous les tyrans et par tous les traîtres, le comité de salut public l'était d'une manière beaucoup plus dangereuse, au sein de la Convention même, par tous ses ennemis. Déjà ceux-ci avaient fait passer en principe qu'il était responsable de tous les événements malheureux qui pouvaient arriver, c'est-à-dire des torts de la fortune et des crimes mêmes de ses ennemis. C'en était fait, si le génie de la liberté n'avait opéré tout à coup les prodiges étonnants qui ont sauvé la république. Déjà on avait répandu dans tout le Midi que le comité de salut public avait pris la résolution de livrer Toulon, et d'abandonner tous les pays méridionaux au delà de la Durance, tandis qu'au sein de la Convention on l'accusait sourdement de ne pas prendre les mesures nécessaires pour réduire Toulon. La victoire prodigieuse qui remit cette cité au pouvoir de la république fit taire pour un moment la calomnie; mais si cet heureux événement avait été seulement reculé, le gouvernement républicain était accablé sous le poids de la calomnie. Alors les ennemis de la révolution auraient proscrit à leur gré les défenseurs de la liberté, qu'ils avaient renfermés dans le comité de salut public, comme dans un défilé, pour les immoler. Le sort de la liberté retombait entre les mains des fripons et des traîtres; la Convention nationale perdait la confiance publique, et la cause de la tyrannie triomphait. Aussi, quand le comité de salut public apporta à la Convention cette heureuse. nouvelle, tous les amis purs de la liberté qui siègent à la Montagne, dans les transports de leur joie civique, nous témoignèrent à l'envi leur satisfaction, sous le rapport même de la persécution suscitée aux plus zélés défenseurs de la patrie.—Vous avez bien fait de réussir, nous disaient-ils, car si Toulon n'avait pas été pris si tôt, vous étiez perd.us; je crois qu'ils nous auraient fait décréter d'accusation. D'un autre côté, il était facile de lire sur les visages des calomniateurs que cet heureux événement n'était pour eux qu'un revers personnel, et que le triomphe de la république déconcertait leurs projets.

Mais ni Toulon enlevé, ni la Vendée détruite, ni Landau délivré, rien ne put arrêter le cours des libelles: il semblait qu'on voulût se venger de tant de succès en outrageant ceux qui y avaient coopéré. Cependant, comme on n'osait plus attaquer directement le comité de salut public, on revint au premier système, de le paralyser, en désorganisant le gouvernement et en minant tous ses appuis. On déguisa, selon l'usage, ce projet sous des prétextes très patriotiques. On commença par répéter, contre les agents nécessaires du gouvernement républicain, choisis par les patriotes et nommés par la Convention, tous les reproches qui s'appliquaient aux ministres de la cour. On enchérit sur les injures prodiguées naguère par la faction brissotine aux patriotes qui secondaient les vues du comité de salut public, et qui étaient investis de sa confiance. On renouvela la motion insensée de changer le gouvernement actuel, et d'en organiser un nouveau. Des commis du département de la guerre, accusés d'impertinence ou d'intrigue, des rixes survenues entre eux et certains membres de la Convention, les torts plus ou moins graves de plusieurs agents du conseil exécutif, et surtout les discours ou les procédés peu respectueux de quelques-uns d'entre eux à l'égard de quelques représentants du peuple: tels étaient les prétextes dont on se servait pour tout entraver, pour tout bouleverser, pour arrêter le cours de nos succès, pour rassurer les ennemis de la république, pour encourager tous les anciens complices des Dumouriez et des Custine, en avilissant le ministère actuel, et en portant le découragement dans le coeur de tous les patriotes appelés à concourir au salut de la patrie.

Quel était leur but? De porter le découragement dans le coeur de tous les patriotes appelés à concourir au salut de la patrie, de les remplacer par de nouveaux Dumouriez et par de nouveaux Beurnonville, afin d'arrêter le cours de nos succès, et de rassurer les ennemis de la France par le spectacle de nos divisions et de notre folie.

En effet, quel temps choisissait-on pour déclamer contre le gouvernement, et particulièrement contre l'administration de la guerre? Celui où nos armées victorieuses faisaient oublier les époques de l'histoire les plus fécondes en exploits militaires. Pouvait-on avouer plus clairement avec quel chagrin on avait vu le succès de nos armes, victorieuses de l'Europe? La Convention, trompée par ces tristes déclamateurs, semblait regarder comme un triomphe d'écraser un commis de la guerre ou un officier de l'armée révolutionnaire. Non contente de venger l'humanité outragée, elle vengeait encore les querelles de Philippeaux. Avec quelle perfidie ils la faisaient descendre à ces débats scandaleux et à de honteuses divisions, dans le moment où elle devait se montrer si imposante à toute l'Europe!

Et quels sont les auteurs de ce système de désorganisation? Ce sont des hommes qui tous ont un intérêt particulier et coupable à renverser le gouvernement républicain, de manière qu'on ne trouve guère, parmi les ennemis du comité de salut public et de ses coopérateurs, que des fripons démasqués, dont la sévérité contraste ridiculement avec les rapines que la voix publique leur reproche:

C'est un Dubois-Crancé, accusé d'avoir trahi les intérêts de la république devant Lyon;

C'est Merlin, fameux par la capitulation de Mayence, plus que soupçonné d'en avoir reçu le prix:

C'est Bourdon, dit de l'Oise; c'est Philippeaux; ce sont les deux Goupilleau, tous deux citoyens de la Vendée; tous ayant besoin de rejeter sur les patriotes qui tiennent les rênes du gouvernement, les prévarications multipliées dont ils se sont rendus coupables durant leur mission de la Vendée;

C'est Maribon, dit Montaut, naguère créature et partisan déclaré du ci-devant duc d'Orléans; le seul de la famille qui ne soit point émigré, jadis aussi enorgueilli de son titre de marquis et de sa noblesse financière qu'il est maintenant hardi à les nier; servant de son mieux ses amis de Coblentz dans les sociétés populaires, où il vouait dernièrement à la guillotine cinq cents membres de la Convention nationale; cherchant à venger sa caste humiliée par ses dénonciations éternelles contre le comité de salut public et contre tous les patriotes.

(lacune dans le manuscrit)

[C'est Fabre-d'Eglantine]…..Des principes, et point de vertus; des talents, et point d'âme; habile dans l'art de peindre les hommes, beaucoup plus habile dans l'art de les tromper, il ne les avait peut-être observés que pour les exposer avec succès sur la scène dramatique; il voulait les mettre en jeu, pour son profit particulier, sur le théâtre de la révolution: connaissant assez bien les personnages qui marquaient dans tous les partis, parce qu'il les avait tous servis ou trompés, mais affectant de se tenir à côté des plus zélés défenseurs de la liberté; se tenant à l'écart avec un soin extrême, tandis qu'il faisait agir les autres à leur insu, moins encore pour cacher ses intrigues que pour les soustraire à la défaveur de sa mauvaise réputation, seul préservatif contre son caractère artificieux; mais compromettant le succès de ses intrigues politiques par le scandale de ses intrigues privées, et nuisant à son ambition par sa sordide avarice. Placé au centre des opinions diverses et des factions opposées, il travaillait avec assez d'habileté à en diriger les résultats vers son but particulier: des intérêts de plus d'un genre l'attachaient au projet de renverser le gouvernement actuel. Fabre a un frère digne de lui, dont il voulait absolument faire un général; c'est pour cela qu'à diverses époques il avait courtisé Beurnonville, ensuite intrigué pour faire nommer Alexandre et perdre Bouchotte. Un motif plus puissant encore le portait à cabaler contre le comité de salut public et contre le ministre de la guerre: sans compter le désir ambitieux de placer à la tête des affaires ses amis et lui-même, il était tourmenté par la crainte de voir la main sévère des patriotes déchirer le voile qui couvrait ses criminelles intrigues et sa complicité dans la conspiration dénoncée par Chabot et Bazire.

De là, le plan conçu par cette tête féconde en artifices d'éteindre l'énergie révolutionnaire, trop redoutable aux conspirateurs et aux fripons; de remettre le sort de la liberté entre les mains du modérantisme: de proscrire les vrais amis de la liberté, pour provoquer une amnistie, en forçant les patriotes même à la désirer, et, par conséquent, de changer le gouvernement, dont les principes connus étaient de réprimer les excès du faux patriotisme, sans détendre le ressort des lois vigoureuses, nécessaires pour comprimer les ennemis de la liberté.

Telle fut la source principale des dissensions et des troubles qui, dans les derniers temps, agitèrent tout à coup la Convention nationale. Fabre et ses pareils avaient jeté un oeil observateur sur cette auguste assemblée, et ils avaient cru y trouver les éléments nécessaires pour composer une majorité conforme à leurs vues perfides.

Fabre ne doutait pas d'abord que les anciens partisans de la faction girondine ne fussent prêts à saisir l'occasion de se rallier à toute secte anti-civique, et d'accabler les patriotes que leurs chefs avaient proscrits. Il comptait sur tous les hommes faibles; il comptait sur ceux des représentants du peuple qui étaient assez petits pour regarder la fin de leur mission comme une injure, ou qui ne pouvaient pardonner au comité de salut public les fautes dont ils s'étaient rendus coupables. Il comptait sur l'ambition des uns, sur la vanité des autres, sur les ressentiments personnels de ceux-ci, sur la jalousie de ceux-là. Il comptait particulièrement sur les terreurs de ceux qui avaient partagé ses crimes; il se flattait même d'intéresser au succès de son plan la vertu des bons citoyens, offensés de certains abus, et alarmés de certaines intrigues dont ils n'avaient point approfondi les véritables causes.

Le moment sans doute était favorable pour prêcher une doctrine lâche et pusillanime, même à des hommes bien intentionnés, lorsque tous les ennemis de fa liberté poussaient de toutes leurs forces à un excès contraire; lorsqu'une philosophie vénale et prostituée à la tyrannie oubliait les trônes pour renverser les autels, opposait la religion au patriotisme, mettait la morale en contradiction avec elle-même, confondait la cause du culte avec celle du despotisme, les catholiques avec les conspirateurs, et voulait forcer le peuple à voir dans la révolution, non le triomphe de la vertu, mais celui de l'athéisme; non la source de son bonheur, mais la destruction de toutes ses idées morales et religieuses; dans ces jours où l'aristocratie, affectant de délirer de sang-froid, croyait forcer le peuple à partager sa haine pour l'égalité, en attaquant les objets de sa vénération et de ses habitudes; où le crime de conspirer contre l'Etat se réduisait au crime d'aller à la messe, et où dire la messe était la même chose que conspirer contre la république.

La république était alors déchirée entre deux factions, dont une paraissait incliner à un excès d'énergie, l'autre à la faiblesse; factions opposées en apparence, mais unies en effet par un pacte tacite, et dont les chefs avaient le secret de les diriger par l'influence des tyrans étrangers; factions qui, par leurs crimes mutuels, se servaient réciproquement d'excuse et de point d'appui, et qui, par des routes opposées, tendaient au même but, le déchirement de la république et la ruine de la liberté.

Fabre prétendait faire la guerre à celle qui fut appelée, assez légèrement, ultra-révolutionnaire. Voulait-il la détruire? Non; il ne voulait qu'en faire le prétexte de ses propres machinations et le point d'appui de son système perfide. Le vit-on jamais dénoncer les grands conspirateurs qui ont tour à tour déchiré la république? quelle résistance a-t-il opposée à ce dernier complot où il était initié, dont le but était de mettre la liberté aux prises avec la religion? ne l'eût-il pas favorisé, même pour son compte? Il a dénoncé clandestinement le nommé Proli, et il dînait avec lui.

Comment un coupable tremblant devant son crime peut-il poursuivre d'autres coupables? Les fripons de tous les partis se connaissent, se craignent et se ménagent mutuellement; ils laissent combattre les hommes purs, et cherchent ensuite à usurper les fruits de la victoire.

Que voulait-il? Gagner la confiance des patriotes, en leur dénonçant des abus véritables et quelques intrigues subalternes; confondre ensuite, avec ces intrigants, les vrais patriotes, dont il voulait se défaire; répandre des nuages épais sur les trames contre-révolutionnaires, dont il était un des principaux artisans; donner le change à l'opinion publique, et surtout à la Convention nationale, sur le but des conspirations et sur leurs chefs; frapper les imaginations d'un grand danger, et détourner ensuite les soupçons et la sévérité de la Convention contre des personnages insignifiants, et contre les patriotes qu'il voulait perdre.

Quel est le résultat de tontes ces confidences mystérieuses, de toutes .ces dénonciations sourdes? quels sont ces ennemis redoutables qui conspirent depuis si longtemps contre la république? C'est un adjoint de Bouchotte; c'est le commandant d'un escadron de l'armée révolutionnaire; c'est le commandant de l'armée révolutionnaire, nommé par le comité de salut public, sur la proposition de Bouchotte, revêtu de la confiance des représentants du peuple à Ville-Affranchie. Voilà la première et la dernière dénonciation de Fabre-d'Eglantine, voilà le fruit de toutes les recherches précieuses de ce défenseur inquiet de la liberté, et de cet espionnage civique qu'il a exercé si longtemps parmi les contre-révolutionnaires, et chez les amis de la république.

Mais est-ce Ronsin, est-ce Mazuel, est-ce Vincent qui sont le véritable but des attaques de Fabre et de ses adhérents? Non, ce n'est là qu'une fausse attaque; c'est contre le gouvernement qu'il dirige toutes ses forces; c'est le comité de salut public, c'est le ministre de la guerre et tous les agents fidèles du gouvernement qu'il veut atteindre.

Au moment où ce personnage si discret hasardait, pour la première fois, une dénonciation publique, il croyait avoir rempli les esprits d'assez de terreur; il croyait avoir assez artistement rassemblé les circonstances dont il voulait composer son système de calomnie.

Aussi, parcourons les débats de la Convention, à commencer par ceux où ce discret personnage se détermina à cette explosion, si contraire à son tempérament politique; voyez si tout ne se rapporte pas à ce but.

S'il dénonce Vincent, c'est pour affirmer que le foyer des conspirations est dans les bureaux de la guerre. Avec quel art il avait saisi le moment d'apprendre à la Convention qu'il existait, au comité de salut public, une lettre du représentant Isabeau à Bouchotte, où celui-ci était accusé de lui avoir écrit en termes despectueux! Un politique si réservé ne se serait pas permis une dénonciation publique, la première qu'il ait hasardée de sa vie, s'il n'avait compté sur les alliés qu'il s'était déjà assurés d'avance, et s'il n'avait pas regardé cette démarche comme un coup décisif.

Mais il avait endoctriné Philippeaux, il avait inspiré Desmoulins, il s'était associé Bourdon (de l'Oise). Aussi, quels étaient les conspirateurs auxquels Philippeaux imputait les maux de la république, et même la guerre de la Vendée? Etait-ce Biron, Brissot, Dumouriez, Beurnonville, et tous les conjurés accusés par le peuple français? Non; mais Bouchotte, Rossignol, Ronsin et le comité de salut public. Quels sont ceux que Desmoulins accuse de l'ordre de chose actuel, qui lui paraît si déplorable? Bouchotte, Vincent, Ronsin, les ministres et le comité de salut public. Que faut-il à Fabre et à ses pareils? Indulgence, amnistie. Que demande Desmoulins? Indulgence, amnistie, cessation des lois révolutionnaires, l'impunité de l'aristocratie et le sommeil du patriotisme.

Que dit Bourdon (de l'Oise) à la Convention? Il faut détruire
Bouchotte, et le conseil exécutif, et le comité de salut public.

Il faut voir, dans la fameuse séance de frimaire (27 frimaire—17 décembre 1793), le concert de quelques fripons pour tromper la Convention. C'est Laurent Lecointre qui ouvre la tranchée, en lui annonçant, avec horreur, un grand attentat commis par un agent du conseil exécutif, qui a arrêté un courrier venant de Givet.

Boursaut, l'honnête Boursaut, ajoute que le même agent a exigé, à Saint-Germain, la représentation de son passeport, et n'a pas voulu le laisser passer outre, sans l'avoir visé.

"Avais-je raison, s'écrie Bourdon, de vous dire que le conseil exécutif est une puissance monstrueuse et abominable, qui vêtit rivaliser avec la Convention nationale?" II est vrai que c'était la quatrième fois, depuis quatre jours, que Bourdon répétait cet anathème, et qu'il demandait formellement la suppression des ministres.

Charlier demande qu'on les frappe d'une manière terrible. Philippeaux dénonce un autre agent, qui, dit-il, a arrêté un paquet. Il invoque Fabre-d'Eglantine, qui, à la suite d'une terrible diatribe contre les bureaux de la guerre, fait décréter que Ronsin, Vincent et Maillard sont des contre-révolutionnaires, et mis, comme tels, en arrestation.

Pressavin veut immoler Héron, patriote connu, qui est défendu par Vadier. On décrète aussi que les membres du conseil exécutif seront mandés à la barre, pour recevoir les témoignages de l'indignation de l'assemblée. Ils paraissent, ils se justifient d'une manière aussi simple que péremptoire: Bourdon, ne pouvant les accuser, les insulte avec grossièreté.

Chaque jour cette lâche intrigue se reproduit sous des formes aussi ridicules. Tantôt on fait paraître à la barre un soldat qui se plaint de n'avoir pas été secouru, tantôt un général qui se plaint d'avoir été suspendu.

Bourdon (de l'Oise) avait dénoncé, du même coup, la commune, l'armée révolutionnaire, Bouchotte et tous les bureaux de la guerre, qu'il déclare être le véritable foyer de la contre-révolution.

Tantôt on lui fait un crime des obstacles insurmontables qui ont été apportés par d'autres à l'arrivée des secours destinés aux prisonniers de Mayence; et Bourdon lui fait un nouveau crime de s'être trop bien justifié sur ce point. Bourdon lui fait un crime, tantôt de ce que l'un de ses commis l'a dénoncé aux Cordeliers; tantôt de ce que lui, Bourdon, s'est pris de querelle avec ce commis, dans une taverne; tantôt de ce qu'il a mal dîné.

Le….., paraît une brochure où d'Aubigny révèle quelques-uns des délits reprochés à Bourdon; et le lendemain, sur la motion de Bourdon, d'Aubigny est traduit au tribunal révolutionnaire par un décret, sur un prétexte si frivole, qu'un instant après, la Convention, éclairée, s'empresse de le rapporter.

Philippeaux prétend que Vincent lui a manqué de respect dans un repas, et veut que la nation entière soit insultée dans sa personne, et demande qu'on fasse le siège des bureaux de la guerre, comme Junon, pour une pareille offense, provoqua jadis le siège de Troie.

Au milieu de tous ces incidents, le comité de salut public, qui, malgré tous les efforts de la malveillance, avait proposé, établi, organisé la plus belle manufacture d'armes de l'Europe, est dénoncé par Bourdon, par Montant, par Philippeaux, sous le prétexte qu'elle n'était point encore en pleine activité; et on confie la surveillance de cette manufacture à un nouveau comité.

C'était toujours le comité de salut public qu'on attaquait, quoiqu'on se crût obligé de protester du contraire, soit en attaquant les agents qu'il employait, en divinisant ceux qu'il destituait par l'intermédiaire du ministre, en critiquant toutes ses opérations, et surtout en les contrariant sans cesse.

Fabre, Bourdon et leurs pareils, dénonçaient à la fois, comme le foyer de la contre-révolution, la commune de Paris, l'armée révolutionnaire, le conseil exécutif, le ministre de la guerre, l'assemblée électorale et le comité de salut public. On aurait cru que Brissot et ses complices étaient ressuscités; du moins, on retrouvait dans la bouche de leurs héritiers, leur langage, leur esprit, leur système: il n'y avait de changé que quelques dénominations et quelques formes.

Dans ce temps-là, en effet, les patriotes étaient partout persécutés, incarcérés; les fédéralistes, les brissotins, les aristocrates avaient arboré l'étendard de la Montagne et de la république, pour égorger impunément les Montagnards et les amis de la république. Les Philippeaux, les Bourdon étaient leurs patrons; les libelles de Desmoulins, leur évangile; Fabre-d'Eglantine et ses complices étaient leurs oracles.

Qui pouvait méconnaître leurs intentions contre-révolutionnaires, en voyant les mêmes hommes qui poursuivaient avec tant d'acharnement les anciens défenseurs de la liberté montrer tant d'indulgence pour les conspirateurs, tant de prédilection et de faiblesse pour les traîtres? Quels étaient leurs héros? un Tunck, misérable escroc, dont le nom même ne peut pas être prononcé sans pudeur; un homme décrié parmi les escrocs eux-mêmes; couvert des blessures que lui a faites, non le fer des ennemis, mais le glaive de la justice; digne compagnon d'armes et de table du procureur Bourdon; Westerman, digne messager de Dumouriez, qui, destitué, a été, au mépris des lois, reprendre le commandement d'une brigade en Vendée; qui dernièrement, contre les ordres du comité de salut public a osé distribuer aux habitants de la Vendée trente mille fusils, pour ressusciter la rébellion. Venu ensuite à Paris, sans congé, pour cabaler contre le gouvernement, avec les Bourdon, les Fabre-d'Eglantine et les Philippeaux; Westerman, absous de tous les crimes aux yeux de ces derniers par quelques succès partiels dans la Vendée, exagérés par lui-même avec une impudence rare; mais destitué par le comité de salut public, comme un intrigant dangereux et coupable; voilà l'homme que ces sévères républicains ont fait venir à la barre, comme un nouveau Dumouriez, pour le couronner des mains de la Convention nationale. Ce que la Convention n'a pas fait, depuis le règne des principes, pour les généraux qui ont vaincu à Toulon, sur les bords du Rhin et de la Moselle; pour ceux qui ont commandé les armées victorieuses des brigands de la Vendée, ils n'ont pas rougi de le faire pour ce ridicule fanfaron, pour ce coupable et lâche intrigant. Quelqu'un a eu l'impudeur de demander que la Convention nationale rendît un décret pour déclarer que Westerman a bien mérité de la patrie; on a fait taire la loi en sa faveur; on a fait décréter que, quoique destitué, il fût défendu au gouvernement de le priver de sa liberté.

Ce sont les mêmes hommes qui accueillaient avec un intérêt si tendre les femmes insolentes des conspirateurs de Lyon, qui venaient à la barre outrager, menacer les patriotes de la Montagne, les vainqueurs du fédéralisme et de la royauté; ce sont les mêmes hommes qui, non contents de proscrire l'armée révolutionnaire et ses chefs envoyés à Lyon pour comprimer cette ville rebelle, calomniaient les intrépides représentants du peuple qui exécutaient contre elle les salutaires décrets de la Convention nationale. Ce sont ces mêmes hommes qui encourageaient sourdement l'aristocratie bourgeoise à reprendre cette audace contre-révolutionnaire que la faction girondine lui avait inspirée; ce sont les mêmes qui, pour faire rétrograder la révolution et flétrir toutes les mesures vigoureuses qui ont arraché la république des mains de la trahison, excitèrent la pitié de la Convention sur les parents des conjurés, constituaient les veuves et les enfants des traîtres créanciers de la république, et les rangeaient, par cet insolent privilège, dans la même classe que les veuves et les enfants des généreux défenseurs de la patrie. Que dis-je! ils les traitaient avec beaucoup plus de faveur et de générosité.

Ce signal de persécution, élevé par des traîtres jusque sur le sommet de la Montagne, fut bientôt entendu dans toute la république: dans le même temps, les patriotes étaient partout persécutés.

Déjà les conspirateurs croyaient avoir atteint le but. Il semblait prouvé que nul homme de bien ne pouvait servir impunément la liberté, et il ne restait plus aux patriotes énergiques, qui avaient triomphé un instant, que de céder pour toujours le champ de bataille aux aristocrates et aux fripons.

Mais le grand objet était la désorganisation du gouvernement.

Bourdon se surpassa lui-même dans un discours révolutionnaire à toute outrance, où il prouva que le gouvernement ne devait plus faire aucune dépense sans un décret formel de la Convention.

Rien n'était plus patriotique que ce discours. On commençait par des sorties contre la royauté et contre la défunte cour, et on y développait les grands principes de la liberté: rien de plus adroit. On y faisait l'éloge du peuple, de la Convention, de la révolution du 10 août et de celle du 31 mai, et on y déployait tous les moyens qui pouvaient chatouiller l'amour-propre des auditeurs.

Mais on concluait à une nouvelle organisation du gouvernement, et provisoirement à ce qu'il ne pût tirer aucun fonds du trésor public sans un décret préalable. Ces dispositions furent adoptées avec enthousiasme, car les esprits étaient préparés: aussi, dès ce moment, le service se trouva arrêté d'une manière si évidente, que les réclamations se firent entendre aussitôt de toutes parts, et que le service des armées allait manquer absolument, si le comité de salut public n'avait pris le parti de violer le décret pour conserver la république. Cette manoeuvre était assez savante: aussi était-elle l'ouvrage de Fabre-d'Eglantine. Ce grand maître s'était même donné la peine de composer lui-même le beau discours que Bourdon avait lu à la tribune, tant le sujet lui semblait important; car tel est le genre de sa politique, qu'il aime beaucoup mieux mettre les autres en action que d'agir lui-même. Fabre est peut-être l'homme de la république qui connaît le mieux le ressort qu'il faut toucher pour imprimer tel mouvement aux différentes machines politiques dont l'intrigue peut disposer. Le mécanicien ne dispose pas plus habilement les rouages de la machine qu'il veut organiser, que cet artisan d'intrigues ne dispose les passions et les caractères, pour concourir à l'exécution de ses intrigues.

Personne ne connaît mieux l'art de faire concourir à l'exécution de son plan d'intrigue la force et la faiblesse, l'activité et la paresse, l'apathie et l'inquiétude, le courage et la peur, le vice et la vertu.

Personne ne connut mieux l'art de donner aux autres ses propres idées et ses propres sentiments, à leur insu; de jeter d'avance, dans les esprits, et comme sans dessein, des idées dont il réservait l'application à un autre temps, et qui semblaient se lier d'elles-mêmes à d'autres circonstances qu'il avait préparées, de manière que c'étaient les faits, la raison, et non lui, qui semblaient persuader ceux qu'il voulait tromper, le patriote faible et fier de ses talent?.

Par lui le patriote indolent et fier, amoureux à la fois du repos et de la célébrité, était enchaîné dans une lâche inaction, ou égaré dans les dédales d'une politique fausse et pusillanime; par lui, le patriote ardent et inquiet était poussé à des démarches inconsidérées; par lui, le patriote inconséquent et timide devenait téméraire par peur, et contre-révolutionnaire par faiblesse. Le sot orgueilleux courait à la vengeance ou à la célébrité par le chemin de la trahison ou de la folie. Le fripon, agité de remords, cherchait un asile contre son crime dans les ruines de la république. Il avait pour principe que la peur est l'un des plus grands mobiles des actions des hommes; il savait qu'elle avait souvent dicté les décrets coupables des assemblées précédentes; il savait avec quel succès les chefs de la faction girondine l'avaient souvent invoquée: il voulut lui élever un temple jusque sur la Montagne. Il entreprit de persuader aux représentants du peuple français, aux vainqueurs de la royauté et du fédéralisme, qu'ils avaient à redouter la puissance d'un commis; il voulut faire peur à la Montagne de Bouchotte, de Henrion, de Ronsin, comme Brissot avait fait peur de la Montagne au reste de la Convention. L'existence de quelques intrigants était pour lui un prétexte de donner ce titre à tous les martyrs de la liberté. Par lui des propos indiscrets, des opinions dictées par l'ignorance ou par la vanité se changeaient en conspiration profonde; il rapportait à ce système les circonstances les plus indifférentes et les faits les plus isolés. Il avait sans cesse l'air d'un homme effrayé devant le fantôme qu'il avait formé pour en épouvanter la Convention entière, et pour la rendre faible par orgueil et injuste par faiblesse.

Quel était le résultat de ces sourdes manoeuvres? La division des défenseurs de la république, la dégradation de la représentation nationale, la dissolution morale de la Convention, l'avilissement du gouvernement républicain, le découragement de tous les patriotes qui en portent le poids, le triomphe de la friponnerie, de l'intrigue et de la tyrannie.

Ainsi, tel qu'un fruit de superbe apparence qu'un insecte invisible dévore en secret, la république, minée sourdement parle ver rongeur de l'intrigue, dépérissait, malgré ses succès brillants, et mourait, pour ainsi dire, dans le sein de la victoire.

Il est sans doute des intrigues, il est des factions; ce sont celles de l'étranger et des fripons: en se combattant, elles sont d'accord sur les points essentiels, qui sont la ruine de la république et la proscription des vrais patriotes; elles marchent quelquefois sous des bannières de diverses couleurs, et par des routes différentes; mais elles marchent au même but.

Des hommes que l'on a vus se battre dans les tribunes comme des champions en champ clos se sont accordés sur les deux points essentiels, la fin de la Convention et la dissolution du gouvernement actuel.

Hébert et Desmoulins, Fabre et Proli, Clootz et Bourdon, Lacroix et Montaut, Philippeaux et ont tour à tour calomnié et caressé le comité de salut public.

Des intrigants subalternes, souvent même des patriotes trompés, se rangent sous l'étendard de différents chefs de conspiration, qui sont unis par un intérêt commun, et qui sacrifient tous les partis à leur ambition ou aux tyrans. Des fripons, lors même qu'ils se font la guerre, se haïssent bien moins qu'ils ne détestent les gens de bien, ils sont toujours à se rallier contre l'ennemi commun, qui est pour eux la vertu et la vérité. Des brigands se disputent pour le partage d'un butin sanglant, mais ils étaient unis pour égorger leur proie. Qu'une nouvelle victime se présente à leurs yeux, ils courront ensemble l'égorger. La proie de tous les tyrans et de tous les fripons, c'est la patrie.

Vous semblez placés aujourd'hui entre deux factions: l'une prêche la fureur, et l'autre la clémence; l'une conseille la faiblesse, et l'autre la folie; l'une veut miner le temple de la liberté, l'autre veut le renverser d'un seul coup; l'une veut faire de la liberté une bacchante, et l'autre une prostituée; l'une veut nous transporter dans la zone torride, et l'autre dans la zone glaciale, mais remarquez bien qu'aucune d'elles ne veut avoir rien à démêler avec le courage, avec la grandeur d'âme, avec la raison, avec la justice. Il est assez difficile de démêler les individus qui appartiennent à l'une et à l'autre; ils ne valent pas même la peine d'être distingués. Ce qui importe, c'est de les apprécier par leur but et par leur résultat: or, sous ce rapport, vous trouverez que les deux factions se rapprochent et se confondent. Les modérés et les faux révolutionnaires sont des complices qui feignent de se brouiller pour exécuter plus facilement leur crime. Il y a plus d'esprit que de justesse dans la qualification d'ultra-révolutionnaire donnée à ces vils scélérats, que la tyrannie soudoie pour parodier notre sublime révolution, et pour la surcharger d'excès, ou funestes ou ridicules. Il importe de la réformer pour rectifier les fausses idées qu'elle peut répandre. Le faux révolutionnaire est encore plus souvent en deçà qu'au delà de la révolution; modéré ou frénétique, selon l'intérêt de la contre- révolution, et selon les ordres de la tyrannie: outrant les mesures révolutionnaires, quand il n'a pas pu les empêcher; terrible à l'innocence, mais…. [le reste du discours n'a pas été retrouvé.]

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours au sujet du rapport d'Amar sur l'affaire Chabot, prononcé à la Convention nationale le 28 ventôse an II de la république française (16 mars 1794)

Comme Billaud-Varennes, je dois manifester ma surprise de ce que le rapporteur n'a pas mieux saisi l'esprit dans lequel il devait faire son rapport; de ce qu'il a oublié l'objet le plus important, celui de dénoncer à l'univers le système de diffamation adopté par la tyrannie contre la liberté, par le crime contre la vertu.

Oui, il le faut dire hautement ici: les crimes de quelques-uns de nos collègues sont l'ouvrage de l'étranger; et le principal fruit qu'il se proposait d'en recueillir n'était pas la perte de ces individus, mais celle de la république française, qui devait s'opérer en ôtant au peuple la confiance dont il investit ses représentants.

Il y a, sur tout ce qui vient de se passer, une observation péremptoire à faire, et je vais vous la soumettre.

J'appelle les tyrans de la terre à se mesurer avec les représentants du peuple français; j'appelle à ce rapprochement un homme dont le nom a trop souvent souillé cette enceinte, et que je m'abstiendrai de nommer; j'y appelle ce parlement d'Angleterre, associé aux crimes liberticides du ministre que je viens de vous indiquer, et qui a, dans ce moment, avec tous nos ennemis, les yeux ouverts sur la France, pour voir quels seront les résultats du système affreux que l'on dirige contre nous.

Savez-vous quelle différence il y a entre eux et les représentants du peuple français? C'est que cet illustre parlement est entièrement corrompu, et que nous comptons dans la Convention nationale quelques individus atteints de corruption; c'est qu'à la face de la nation britannique, les membres du parlement se vantent du trafic de leur opinion et la donnent au plus offrant; et que, parmi nous, quand nous découvrons un traître ou un homme corrompu, nous l'envoyons à l'échafaud.

Je soutiens, moi, et tout homme raisonnable et juste le soutiendra de même, quelque pays qu'il habite, eût-il le malheur de vivre sous le joug des tyrans coalisés contre nous, que cette affaire même est un nouveau titre de gloire pour la Convention nationale. Oui, elle prouve qu'à notre existence est attachée la destinée des peuples, puisque les tyrans réunissent tous leurs efforts pour nous accabler; puisque nous les soutenons avec la dignité qui convient aux mandataires d'un grand peuple; puisqu'enfin notre existence est le prix du courage héroïque avec lequel nous les repoussons. La corruption de quelques individus fait ressortir, par un contraste glorieux, la vertu publique de cette auguste assemblée.

Peuple, dans quel pays a-t-on vu encore celui qui était investi de la souveraine puissance tourner contre lui-même le glaive de la loi? Dans quel pays a-t-on vu encore un sénat puissant chercher dans son sein ceux qui auraient trahi la cause commune, et les envoyer sous le glaive de la loi? Qui donc encore a donné ce spectacle au monde? Vous, citoyens!

Voilà citoyens, la réponse que je fais en votre nom à tous les tyrans de la terre: voilà celle que vous ferez au manifeste de vos ennemis, à ces hommes couverts de crimes, qui oseraient chercher la destruction de la Convention nationale dans l'avilissement de quelques hommes pervers.

Je suis obligé de le dire avec douleur, le rapport que l'on vous a fait aurait dû renfermer les observations que je viens de vous présenter; et peut-être sa rédaction, dans ce système, eût-elle été mieux conçue. Comme nous devons faire, dans toutes les circonstances, le sacrifice de ce qui est personnel à la chose publique, je demande, en appuyant l'amendement de Billaud-Varennes, que le rapport d'Amar ne soit pas livré à l'impression avant d'avoir été revu.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours en réponse aux attaques calomnieuses dont les agents du comité de salut public étaient l'objet, prononcé à la Convention nationale le 30 ventôse an II de la république française (20 mars 1794)

Je ne vous parlerai pas de Héron personnellement. Vous venez de voir que ce qui avait été allégué contre lui a été démenti par des témoignages imposants et des faits certains. Je me contenterai d'ajouter à ce qui en a été dit, que les comités de salut public et de sûreté générale s'étant informés auprès de l'accusateur public pour savoir s'il y avait quelque renseignement contre Héron, il a répondu qu'il ne lui était rien parvenu contre lui.

Vous voyez donc dans ce qui vient de se passer un exemple déplorable des efforts que la malveillance ne cesse de faire pour induire la Convention en erreur, el c'est sur cela principalement que je me propose de fixer votre attention.

Quand les comités découvrirent, dénoncèrent et confondirent, avec l'appui de votre puissance, la faction qui menaçait la liberté, ils ne se dissimulèrent point que les formes dont la faction s'était couverte exposaient la liberté à de grands dangers. Ils avaient bien prévu que l'aristocratie et les autres factions, car il serait absurde de croire qu'il n'y en eût qu'une dans une république en temps de révolution, ils avaient prévu, dis-je, qu'elles se prévaudraient des coups que nous portions sur une d'elles pour exterminer les patriotes qui refusaient de se ranger sous leur bannière, pour suivre l'étendard de la république et de la Convention. Ils ont promis, en votre nom, au peuple, de frapper tous.les conspirateurs; ils ne souffriront pas que le glaive de la tyrannie effleure un seul patriote. Ils ont promis de conserver le" amis de la liberté, ils ont promis que nul ne serait alarmé, excepté ceux dont les desseins criminels auraient servi les factions, quelque nom qu'ils portent, de quelque forme qu'ils s'enveloppent. On a apporté mille obstacles au zèle des comités; on a voulu donner au cours de la justice une impulsion fausse et précipitée; on a osé former le coupable projet d'envelopper dans la procédure tous les patriotes, dont une faction, maintenant bien connue du peuple et de nous tous, redoute la pureté et l'énergie.

Pour consommer ce crime, il fallait dépouiller peu à peu les comités et le tribunal révolutionnaire de la connaissance de la conspiration. Pour cela, il fallait répandre dans la Convention nationale des insinuations perfides et de fausses idées, pour lui donner le change sur la nature et les auteurs de la conspiration. On a voulu établir deux espèces de puissances, pour suivre un plan dont les succès tiennent à l'unité de conduite. Pour cela, on s'est flatté qu'on calomnierait les hommes les plus purs, qu'on les rendrait suspects à la confiance publique, qu'on surprendrait à la Convention des décrets, parce que, ne pouvant pas elle-même connaître les faits, elle les adopterait sur-le-champ, sur la motion d'un membre qui l'alarmerait sur des dangers chimériques. Par là, la procédure ne devait pas avoir le cours certain et uniforme qui lui appartient. Comme les conspirateurs s'étaient cachés sous le masque du patriotisme, on croyait facile de perdre ainsi les sincères amis de la liberté, en les rangeant dans la classe de ces faux patriotes. Hier encore, un membre fit une irruption au Comité de salut public, et, avec une fureur qu'il est impossible de rendre, demanda trois têtes.

Ce système de calomnie est suivi d'une manière effrayante et porté jusqu'à l'atrocité; il est vrai que nous sommes, comme on l'a dit, pressés entre deux crimes; il est vrai qu'une faction qui voulait déchirer la patrie est près d'expirer; mais l'autre n'est point abattue, elle veut trouver dans la chute de la première une espèce de triomphe, et dans tout cela, on compte pour rien la république. Il semblerait que le sang du peuple ne coule que pour quelques conspirateurs; que les prodiges de sa vertu n'éclatent que pour le triomphe de quelques fripons. Non, ce n'est ni pour assurer l'impunité aux coupables, ni pour servir les projets de quelques ambitieux soudoyés par l'étranger, ni pour laisser au crime le patrimoine de la vertu, que nous nous sommes dévoués à la fureur des factions les plus dangereuses, que nous avons bravé les périls qui nous étaient offerts. En combattant la folie armée du glaive du patriotisme, nous avons consenti à mourir, s'il le fallait, pour la patrie, pourvu que nous eussions soulevé un coin du voile qui couvrait l'abîme où l'on voulait l'entraîner. Eh bien! ce courage, nous l'avons montré contre toutes les factions de la république, et nous ne prendrons point de repos qu'elle ne soit affermie.

Si l'influence de l'amour de la patrie, si les droits du peuple français ne triomphaient pas en ce moment de toutes les factions, vous manqueriez la plus belle occasion que la Providence vous ait présentée pour consolider la liberté. La faction qui survivrait rallierait tous ceux de l'autre qui auraient échappé au glaive de la loi. Pressés comme vous entre deux crimes, je ne sais si nous serons étouffés; mais si cela arrive, si la vertu de la Convention n'est pas assez forte pour triompher de ses ennemis, ce qui sera le plus heureux pour nous, c'est de mourir, c'est d'être enfin délivrés du spectacle trop long et trop douloureux de la bassesse et du crime qui ont passé depuis trois ans sur la scène de la révolution, et qui se sont efforcés de ternir l'éclat des vertus républicaines; mais si la Convention est demain et après-demain ce qu'elle est depuis quelques mois; si elle est décidée à faire triompher le peuple, la justice et la raison….; si telle est la disposition constante de la Convention; si elle veut atteindre la palme de la gloire qui lui est offerte; si nous voulons tous, au sortir de notre mission, goûter le bonheur des âmes sensibles, qui consiste dans la jouissance du bien qu'on a fait, à voir un peuple grand s'élever à ses hautes destinées et jouir du bonheur que nous lui aurons préparé, je dis que si la Convention, exempte de prévention et de faiblesse, veut terrasser d'un bras vigoureux une faction après avoir écrasé l'autre, la patrie est sauvée!

Le résultat de ce que je viens de dire est le rapport du décret illégalement surpris à la Convention.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur la situation des partis, prononcé au Club des Jacobins le 1er germinal an II de la république française (21 mars 1794)

La république est placée entre les muscadins, les aristocrates, et la faction dont Hébert et complices peuvent vous donner une idée. Les muscadins ne veulent pas la punition des traîtres; ceux qui sont patriotes à la manière de Proly attaquent bien les aristocrates; mais ils veulent perdre avec eux les patriotes pour régner sur leur ruine totale; et les patriotes sont à la veille d'en être les victimes, si nous ne déployons une énergie capable d'effrayer et de terrasser nos ennemis.

A Commune-Affranchie, les amis de Chalier et de Gaillard, de ce patriote malheureux qui s'est poignardé par un mouvement de désespoir, parce qu'au moment où tout semblait être tranquille il prévoyait les maux qui devaient fondre sur la patrie; les amis dis-je de ces deux amis de la liberté sont proscrits dans le moment actuel. J'ai vu des lettres de quelques-uns d'entre eux, de ceux qui, échappés des prisons, étaient venus implorer le secours de la Convention. Ils expriment le même désespoir que Gaillard, et si l'on n'apporte le remède le plus prompt à leurs maux, ils ne trouveront de soulagement que dans la recette de Caton et de Gaillard.

L'étranger soudoie parmi nous la faction des modérés et celle des hommes perfides qui, sous le masque d'un patriotisme extravagant, voulaient égorger les patriotes. Il est indifférent pour l'étranger que l'une ou l'autre de ces deux factions triomphe. Si c'est Hébert, la Convention est renversée, les patriotes sont massacrés, la France retombe dans le chaos, et la tyrannie est satisfaite. Si se sont les modérés, la Convention perd son énergie, les crimes de l'aristocratie sont impunis, et les tyrans triomphent. L'étranger doit protéger toutes ces factions, sans s'attacher à aucune. Que lui importe qu'Hébert expie ses trahisons sur l'échafaud, s'il se trouve après lui d'autres scélérats qui veulent perdre la république et égorger tous ceux qui ont combattu constamment contre les traîtres et les tyrans!

Tous ces scélérats, ligués avec l'étranger, comptent pour rien la république; ce n'est pour eux qu'un objet de rapine. Le peuple n'est à leur yeux qu'un vil troupeau qu'ils croient fait pour s'attacher à leur char et les traîner à l'opulence et à la fortune. A chaque révolution le peuple triomphe, parce qu'il est debout, et qu'alors ils se cachent. Mais à peine est-il rentré dans ses foyers, que les factieux reparaissent, et aussitôt le peuple est replongé dans le même état de détresse d'où il était sorti. Vous avez vu Lafayette, Pétion, Dumouriez concevoir te projet affreux de l'affamer et de l'asservir. Ces monstres sont tombés. Après eux, on a vu s'élever une faction nouvelle qui voulait exécuter le même complot. Après elle, il en paraîtra une autre qui aura le même but, si la Convention diffère de foudroyer toutes les factions. Il faut enfin tout rapporter au peuple et à l'intérêt général. Que ceux qui se groupent pour arrêter la marche de la révolution tombent sous le glaive de la loi. Si tous ceux qui ont formé des projets contre la liberté; si les successeurs de Brissot ne subissent pas le même sort que lui, attendez-vous aux plus grands malheurs. Vous verrez les fripons s'introduire dans les armées, certains fonctionnaires publics se liguer avec eux, comme autrefois ils se sont ligués avec les autres: la paix d'aujourd'hui ne sera que passagère, les armées seront battues, les femmes et les enfants égorgés… Je défie qui que ce soit de démentir ces vérités terribles. Si la dernière faction ne périt pas demain, ne périt pas aujourd'hui, les armées seront battues, vos femmes et vos enfants égorgés, la république sera déchirée par lambeaux, Paris sera affamé, vous tomberez vous-mêmes sous les coups de vos ennemis, et vous laisserez une postérité sous le joug de la tyrannie. Mais je déclare que la Convention est déterminée à sauver le peuple, en écrasant à la fois toutes les factions qui menacent la liberté.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours au sujet de l'arrestation de Danton et de ses complices, prononcé à la Convention nationale le 11 germinal an II de la république française (31 mars 1794)

A ce trouble, depuis longtemps inconnu, qui règne dans cette assemblée; aux agitations qu'ont produites les premières paroles de celui qui a parlé avant le dernier opinant, il est aisé de s'apercevoir, en effet, qu'il s'agit ici d'un grand intérêt; qu'il s'agit de savoir si quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie. Quel est donc ce changement qui paraît se manifester dans les principes des membres de cette assemblée, de ceux surtout qui siègent d»ns un côté qui s'honore d'avoir été l'asile des plus intrépides défenseurs de la liberté? Pourquoi une doctrine qui paraissait naguère criminelle et méprisable est-elle reproduite aujourd'hui? Pourquoi cette motion, rejetée quand elle fut proposée par Danton, pour Bazire, Chabot et Fabre-d'Eglantine, a-t-elle été accueillie tout à l'heure par une portion des membres de cette assemblée? Pourquoi? Parce qu'il s'agit aujourd'hui de savoir si l'intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l'emporter sur l'intérêt du peuple français.

Et quoi! nous n'avons donc fait tant de sacrifices héroïques, au nombre desquels il faut compter ces actes d'une sévérité douloureuse, n'avons-nous fait ces sacrifices que pour retourner sous le joug de quelques intrigants qui prétendent dominer?

Que m'importent à moi les beaux discours, les éloges qu'on se donne à soi-même et à ses amis! Une trop longue et trop pénible expérience nous a appris le cas que nous devions faire de semblables formules oratoires. On ne demande plus ce qu'un homme et ses amis se vantent d'avoir fait dans telle époque, dans telle circonstance particulière de la révolution; on demande ce qu'ils ont fait dans tout le cours de leur carrière politique.

Legendre paraît ignorer les noms de ceux qui sont arrêtés: toute la Convention les sait. Son ami Lacroix est du nombre de ces détenus. Pourquoi feint-il de l'ignorer? Parce qu'il sait bien qu'on ne peut sans impudeur défendre Lacroix. Il a parlé de Danton, parce qu'il croit sans doute qu'à ce nom est attaché un privilège: non, nous n'en voulons point de privilège: non, nous n'en voulons point d'idoles!

Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps, ou si, dans sa chute, elle écrasera la Convention et le peuple français. Ce qu'on a dit de Danton ne pouvait-il pas t'appliquer à Brissot, à Pétion, à Chabot, à Hébert même, et à tant d'autres qui ont rempli.la France du bruit fastueux de leur patriotisme trompeur? Quel privilège aurait-il donc? En quoi Danton est-il supérieur à ses collègues, à Chabot, à Fabre-d'Eglantine, son ami et son confident, dont il a été l'ardent défenseur? En quoi est-il supérieur à ses concitoyens? Est-ce parce que quelques individus trompés, et d'autres qui ne l'étaient pas, se sont groupés autour de lui pour marcher à sa suite à la fortune et au pouvoir? Plus il a trompé les patriotes qui avaient en confiance en lui, plus il doit éprouver la sévérité des amis de la liberté.

Citoyens, c'est ici le moment de dire la vérité. Je ne reconnais à tout ce qu'on a dit que le présage sinistre de la ruine de liberté et de la décadence des principes. Quels sont en effet ces hommes qui sacrifient à des liaisons personnelles, à la crainte peut-être, les intérêts de la patrie? qui, au moment où l'égalité triomphe, osent tenter de l'anéantir dans cette enceinte? On veut vous faire craindre les abus du pouvoir, de ce pouvoir national que vous avez exercé, et qui ne réside pas dans quelques hommes seulement. Qu'avez-vous fait que vous n'ayez fait librement, qui n'ait sauvé la république, qui n'ait été approuvé par la France entière? On veut nous faire craindre que le peuple périsse victime des comités qui ont obtenu la confiance publique, qui sont émanés de la Convention nationale, et qu'on veut en séparer; car tout ceux qui défendent sa dignité sont voués à la calomnie. On craint que les détenus ne soient opprimés; on se défie donc de la justice nationale, des hommes qui ont obtenu la confiance de la Convention nationale: on se défie de la Convention qui leur a donné cette confiance, de l'opinion publique qui l'a sanctionnée. Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable; car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique.

Je dois ajouter ici qu'un devoir particulier m'est imposé de défendre toute la pureté des principes contre les efforts de l'intrigue. Et à moi aussi, on a voulu inspirer des terreurs; on a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton, le danger pourrait arriver jusqu'à moi; on me l'a présenté comme un homme auquel je devais m'accoler comme un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart, qui, une fois renversé, me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. On m'a écrit, les amis de Danton m'ont fait parvenir des lettres, m'ont obsédé de leurs discours. Ils ont cru que le souvenir d'une ancienne liaison, qu'une foi antique dans de fausses vertus me détermineraient à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté. Eh bien! je déclare qu'aucun de ces motifs n'a effleuré mon âme de la plus légère passion. Je déclare que s'il était vrai que les dangers de Danton dussent devenir les miens, que s'ils avaient fait faire à l'aristocratie un pas de plus pour m'atteindre, je ne regarderais pas cette circonstance comme une calamité publique. Que m'importent les dangers. Ma vie est à la patrie; mon coeur est exempt de crainte; et si je mourrais, ce serait sans reproche et sans ignominie.

Je n'ai vu dans les flatteries qui m'ont été faites, dans les caresses de ceux qui environnaient Danton, que des signes certains de la terreur qu'ils avaient conçue, avant même qu'ils fussent menacés.

Et moi aussi, j'ai été ami de Pétion; dès qu'il s'est démasqué, je l'ai abandonné: j'ai eu aussi des liaisons avec Roland; il a trahi, et je l'ai dénoncé. Danton veut prendre leur place, et il n'est plus à mes yeux qu'un ennemi de la patrie.

C'est ici sans doute qu'il nous faut quelque courage et quelque grandeur d'âme. Les âmes vulgaires ou les hommes coupables craignent toujours de voir tomber leurs semblables, parce que, n'ayant plus devant eux une barrière de coupables, ils restent plus exposés au jour de la vérité; mais, s'il existe des âmes vulgaires, il en est d'héroïques dans cette assemblée, puisqu'elle dirige les destinées de la terre, et qu'elle anéantit toutes les factions.

Le nombre des coupables n'est pas si grand; le patriotisme, la Convention nationale ont su distinguer l'erreur du crime, et la faiblesse des conspirations. On voit bien que l'opinion publique, que la Convention nationale marchent droit aux chefs de partis, et qu'elles ne frappent pas sans discernement.

Il n'est pas si nombreux le nombre des coupables; j'en atteste l'unanimité, la presque unanimité avec laquelle vous avez voté depuis plusieurs mois pour les principes. Ceux qu'on méprise le plus ne sont pas les plus coupables, ce sont ceux qu'on prône et dont on fait des idoles pour en faire des dominateurs. Quelques membres de cette-assemblée, nous le savons, ont reçu des prisonniers des instructions portant qu'il fallait demander à la Convention quand finirait la tyrannie des comités de salut public et de sûreté générale; qu'il fallait demander à ces comités s'ils voulaient anéantir successivement la représentation nationale. Les comités ne tiennent que de la patrie leurs pouvoirs, qui sont un immense fardeau, dont d'autres, peut-être, n'auraient pas voulu se charger. Oui, demandez-nous compte de notre administration, nous répondrons par des faits: nous vous montrerons les factions abattues; nous vous prouverons que nous n'en avons flatté aucune, que nous les avons écrasées toutes, pour établir sur leurs ruines la représentation nationale.

Quoi! on voudrait faire croire que nous voulons écraser la représentation, nous qui lui avons fait un rempart de nos corps! nous qui avons étouffé ses plus dangereux ennemis! on voudrait que nous laissassions exister une faction aussi dangereuse que celle qui vient d'être anéantie, et qui a le même but, celui d'avilir la représentation nationale et de la dissoudre.

Au reste, la discussion qui vient de s'engager est un danger pour la patrie, déjà elle est une atteinte coupable portée à la liberté; car c'est avoir outragé la liberté que d'avoir mis en question s'il fallait donner plus de faveur à un citoyen qu'à un autre: tenter du rompre ici cette égalité, c'est censurer indirectement les décrets salutaires que vous avez portés dans plusieurs circonstances, les jugements que vous avez rendus contre les conspirateurs; c'est défendre aussi indirectement ces conspirateurs, qu'on veut soustraire au glaive de la justice, parce qu'on a avec eux un intérêt commun: c'est rompre l'égalité. Il est donc de la dignité de la représentation nationale de maintenir les principes. Je demande la question préalable sur la proposition de Legendre.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours non prononcé sur l'affaire
Chabot (c. mars 1794)

(Il en fut de ce projet comme de celui sur la faction
Fabre-d'Eglantine; il ne fut point accepté par les collègues de
Robespierre. Nous le reproduisons tel qu'il a été publié par Courtois.)

Citoyens représentants du peuple, vous attendez de nous la révélation d'une grande conspiration; nous allons vous la donner; nous allons surtout en fixer le véritable caractère; nous allons remonter à ses véritables chefs, et saisir la main invisible qui en a ourdi les fils dans d'affreuses ténèbres. Quel autre guide peut nous diriger, dans de telles recherches, que les grands principes de la liberté publique? Quel autre motif peut nous y forcer, sinon la nécessité de sauver la patrie? Les représentants du peuple sont-ils des inquisiteurs minutieux, chargés de fouiller dans la vie privée des hommes, et de porter la terreur dans toutes les âmes faibles? Sont-ils des hommes avides de sang, comme la plus lâche hypocrisie a osé nous en accuser? Non; s'ils demandent, au nom des lois, le sang des tyrans, c'est pour épargner celui du peuple; s'ils foudroient les palais, c'est pour protéger les chaumières; s'ils frappent les méchants, s'ils punissent les coupables puissants, c'est pour sauver les bons et soulager les malheureux: ils sont sévères par sensibilité, et inexorables par humanité.

Sommes-nous appelés à respecter le crime, parce qu'il est entouré d'un grand titre et de devoirs plus grands encore? Non.

Sommes-nous appelés aussi à persécuter gratuitement les représentants du peuple français, à verser le mépris sur ceux qui défendirent courageusement la cause de la liberté; à exagérer leurs crimes, à nous réjouir de leurs faiblesses ou de leurs humiliations; à préparer le triomphe des tyrans par une espèce de suicide national? Non. En poursuivant les traîtres, nous saurons venger l'honneur du patriotisme, sauver la majesté du peuple. En dépit des espérances de Londres et de Vienne, cette grande affaire ne sera point le procès de la représentation nationale, mais celui des tyrans qui ont conspiré sa ruine. Loin de nous attacher à une faible ramification du complot, nous en embrasserons, nous en déracinerons le tronc tout entier.

Nous ne voulons point immoler les victimes à la place des oppresseurs, et frapper le peuple lui-même du glaive qui doit exterminer ses ennemis. Nous sommes moins jaloux de briser l'instrument que la main coupable qui le dirigea, et de trouver des conspirateurs que d'étouffer la conspiration. A travers les passions et les intérêts individuels de tous les partis, à travers les préventions, les erreurs et les intrigues, nous irons au but, la justice: à cette justice nationale, la seule que nous devions exercer; à cette justice, qui n'est autre chose que le salut du peuple et la mort des tyrans.

Quelle est la première époque de cette conspiration? L'origine même de la révolution.—Quels en sont les premiers moteurs? Toutes les cours liguées contre nous.—Le but? La ruine de la France.—Les victimes? Le peuple et vous.—Les moyens? Tous les crimes.

Les moyens ont varié suivant les différentes circonstances: l'esprit et la main qui la dirigeaient furent toujours les mêmes.

Nous ne vous retracerons pas ici les innombrables forfaits d'une cour impie, et surtout les manoeuvres ourdies par tous les ennemis de notre liberté, depuis les premiers jours de la révolution, pour corrompre, avilir et détruire la représentation nationale dès sa naissance

Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est principalement contre vous qu'elles furent dirigées. Vous avez décrété la république, nulle trêve n'était possible entre vous et la tyrannie.

La Convention nationale naquit au milieu des conspirations, et c'est dans son berceau qu'étaient placés les serpents qui devaient l'étouffer, semblable à ce dieu qui devait purger la terre des monstres qui l'infestaient.

Vous rappellerai-je les moyens odieux et multipliés qu'elle employait pour perdre toute la portion de la représentation nationale qui ne voulait être ni sa dupe ni sa complice? On se plaignait de votre inaction, et on vous paralysait; on disait que vous n'étiez pas libres, et on vous tyrannisait; on invoquait votre dignité, et on vous outrageait avec insolence; on réclamait votre sûreté, et on ne cherchait qu'à vous anéantir: tantôt on appelait contre vous, sous le nom de garde, les phalanges exterminatrices; tantôt on voulait vous traîner à Versailles; tantôt on vous proposait Bourges, tantôt on voulait convoquer une autre assemblée nationale dans une autre lieu; tantôt on voulait réunir les assemblées primaires pour vous renouveler; enfin, on tenta plusieurs fois d'exterminer la Montagne. Deux de vos collègues ont péri martyrs de la cause que nous défendons: nous étions tous voués au même couteau; ne pouvant vous égorger par leurs satellites, les scélérats avaient agité la république entière, comme pour vous ensevelir sous ses ruines.

Enfin, le temps était arrivé où les tyrans, fatigués de la résistance, et le peuple, de la tyrannie, provoquaient à l'envi une crise qui devait perdre ou sauver la patrie. Les jours qui viennent de luire sont gros des destinées de l'univers; les deux génies qui s'en disputaient l'empire sont en présence: la servitude ou la liberté du genre humain sont le prix du combat. La faction criminelle croit toucher au moment de se baigner dans le sang des fidèles représentants du peuple; tous les agents et tous les sicaires des rois étrangers veillent et s'agitent pour les seconder ou pour anéantir du même coup la représentation nationale tout entière; mais le peuple est présent; il entoure la Convention de son bras puissant, il protège même ses lâches ennemis. La Convention, d'une main, remet les traîtres entre les mains de la loi; de l'autre, elle montre à l'univers le pacte social des Français; et, pure, libre enfin, elle s'avance majestueusement dans son immense carrière.

Mais les ennemis de la patrie lui permettront-ils de la parcourir en paix? Non! les fondateurs de la république ne peuvent trouver le repos que dans le tombeau: les traîtres meurent, mais la trahison survit à leur châtiment. Les tyrans coalisés vivent encore, et, tant qu'ils vivront, ils conspireront contre l'existence du peuple français; ils verseront sur nous tous les maux dont la corruption des coeurs est la source inépuisable. Ils ont à leur solde des armées subsidiaires d'espions et de traîtres qui se succèdent sans cesse; ils ont à leur solde toutes les passions et tous les vices, et ils poursuivent avec une activité nouvelle le projet savant de détruire la Convention nationale. Et quelle autre ressource peut leur rester? Sont-ce leurs armées? Elles fuient devant les défenseurs de la république, dès qu'ils cessent un moment d'être guidés par la perfidie. Est-ce la perfidie de vos généraux! Vous en avez cherché, vous en avez trouvé de fidèles: vous punissez les traîtres, vous les arrachez de votre propre sein pour les livrer au glaive des lois; il ne leur reste que de vous détruire vous-mêmes, pour anéantir le point central auquel se rallient toutes les portions de cette immense république, et partager entre eux les lambeaux épars de ce vaste empire. Si vous étiez des traîtres et des lâches, tous les ennemis de la liberté, tous les hommes corrompus se seraient ligués avec vous contre le peuple: vous vous êtes montrés fidèles, ils se sont réunis pour vous déclarer la guerre.

Ce qui prouve que ce n'était point la faction criminelle que certaines gens voulaient détruire, mais les représentants républicains, c'est que les premiers jours qui suivirent le triomphe de la Montagne; vous fûtes insultés dans cette enceinte par un prêtre méprisable* [*Jacques Roux.], qui vint vous dénoncer à vous-mêmes comme auteurs de la disette publique. Ce fut à cette époque que l'on provoqua les rassemblements qui s'étaient formés dans toutes les grandes crises de la révolution; c'est alors que, sous le nom de Marat, des écrivains mercenaires cherchaient sans cesse à exciter le peuple et blasphémaient contre vous; c'est alors que vous fûtes sans cesse assaillis par des pétitions qui tendaient à vous rendre responsables de la disette factice causée par les conspirateurs. Ces manoeuvres perfides ne furent déconcertées que par la vertu de ce même peuple qui vous avait fait triompher le 31 mai.

Dans le même temps, des écrivains mercenaires, osant usurper le nom de Marat, pour le profaner, cherchaient à exciter le peuple aux mêmes désordres que la faction girondine lui avait imputés lâchement: elle cherchait à avilir la Convention nationale. On distinguait parmi ces libellistes le prêtre sacrilège, auteur de la pétition dont je vous ai déjà parlé, émigré, qui avait conduit les patriotes de Lyon sous le couteau de leurs assassins, et ouvert la contre-révolution qui a livré cette ville au pouvoir des rebelles. Ces misérables, et d'autres agents des puissances étrangères, agitaient les clubs populaires et les assemblées sectionnaires, dont les intrigants s'étaient emparés à la faveur de la permanence qui en bannissait le peuple et les patriotes. Plus le peuple vous prodiguait de preuves de sa confiance, plus on s'efforçait de la détruire: tandis que de toutes les parties delà république, on vous conjurait de ne point abandonner le gouvernail de l'Etat au milieu de la tempête, de prétendus patriotes vous sommaient ici de leur céder vos places; des intrigants faisaient adopter cette motion par un club célèbre, l'affichaient sur les murs de Paris, et le publiaient.

Les lâches! ils se mêlent avec les défenseurs de la patrie; ils imitent notre langage; ils flattent notre amour pour la liberté; ils ont l'air quelquefois de le surpasser: ils se parent de tous les signes extérieurs de la révolution, ils en imaginent même de nouveaux; ils ne siègent pas dans les sociétés populaires, ils les président, ils les dirigent. Une fois munis de ces brevets de patriotisme qui les associent à notre cause, ils s'efforcent de la rendre ridicule à force d'exagération et d'extravagances; ils la chargent de toute leur infamie; ils entraînent le zèle ardent et irréfléchi dans leurs perfides systèmes. Les Français applaudissent quelquefois à des motions arrêtées dans les cabinets de Londres ou de Vienne: quelque temps après, on découvre tous les maux qu'elles ont entraînés, et le sang de cent mille Français coule pour expier l'erreur d'un moment. Malheur à quiconque oserait parler alors le langage de la raison! Ils le proscrivent comme un lâche modéré ou comme un ennemi de la liberté. A quels dangers la république ne sera-t-elle pas exposée, si le législateur n'est pas assez éclairé pour les démasquer!

(Ici manque quelque chose. )

A la tête de ce complot était le baron de Batz.

Nous allons vous dire ce que nous pensons sur les chefs de cette conspiration; nous les jugerons, non pas précisément par ce qu'en ont dit ou connu les dénonciateurs, mais par tout ce que nous en connaissons nous-mêmes, et par l'ensemble des preuves qui nous sont parvenues d'autres parts.

D'abord, l'existence du complot de diffamer et de dissoudre la Convention; il est impossible d'en douter. Nous l'avons déjà prouvé par des faits indépendants de la dénonciation; il est attesté par la conduite et par les écrits de tous les ennemis de la France, il est aussi certain que l'existence des rebelles et des rois conjurés contre la république.

Les hommes dénoncés par Bazire et Chabot en sont-ils coupables? Nous allons le discuter.

Le premier qui se présente est Delaunai. Le caractère et la conduite de ce citoyen démentent-ils ou confirment-ils le double témoignage porté contre lui? Delaunai est du nombre de ceux qui semblent avoir joué un rôle équivoque aux yeux du public; mais tous les membres de l'assemblée Législative et de la Convention qui l'ont connu, tous les citoyens initiés dans les événements de la révolution, savent que Delaunai était un agent hypocrite de la faction girondine, le confident et le valet de ce lâche Caritat, qui à l'exemple de son ami Brissot, a fui la justice nationale, et qui ne l'a pas moins méritée. En continuant de conspirer contre l'honneur de la Convention nationale, aurait-il fait autre chose que de continuer son ancien métier? Delaunai était un des faiseurs de cet exécrable libelle nommé la Chronique, où la faction girondine déposait ses poisons les plus subtils. Pendant plus d'un an, il appela à ce titre l'opprobre et les poignards sur les républicains et sur la Montagne; lorsqu'à l'approche de la lumière, le lâche Condorcet commença à redouter la responsabilité de ses impostures liberticides, Delaunai les signa conjointement avec lui; et ces deux hommes donnèrent alors la mesure de leur courage et de leur bonne foi. Quand les patriotes indignés leur demandaient compte de leurs calomnies, Condorcet rejetait la faute sur Delaunai, et Delaunai renvoyait les plaignants à Condorcet.

Delaunai était, comme Ducos et Fonfrède, un émissaire de la faction fédéraliste, siégeant à la Montagne pour la profaner et pour la trahir; il était au chef de la faction ce qu'est un espion aux généraux ennemis qui le soudoient. Son silence et ses discours, ses intrigues sourdes et ses actes publics le décèlent également. Ce député n'était point sans talent, et ne rompit le silence que lorsqu'il fut question de finances. Muet sur les crimes des traîtres et des tyrans, il s'échauffa tout à coup contre les manoeuvres de l'agiotage; il épouvantait les agioteurs pour partager leur proie, comme les Condorcet, les Brissot, et tous les fripons girondins, menaçaient quelquefois la cour, pour partager ses brigandages et son pouvoir.

Le second personnage est Julien. Julien était déjà jugé par l'opinion publique, par des faits antérieurs devenus trop publics; Julien, flottant sans cesse entre tous les partis, avait paru se fixer sur la Montagne, pour cacher ses vues cupides et ambitieuses sous le masque du patriotisme; mais il s'était trahi dès le moment où il était entré au comité de sûreté générale; il ne s'était emparé du soin de faire les rapports des administrations coupables que pour trahir la cause de la liberté, du peuple et de la vérité. Là, les crimes des conspirateurs furent palliés, les vertus des républicains furent calomniées, la mémoire même des martyrs de la liberté fut outragée: la municipalité de Lyon, assassinée par ce royaliste, et son digne chef, le magnanime Chalier, furent lâchement outragés. Cet ouvrage excita les réclamations de tous les amis de la patrie. Son auteur, redoutant la censure de la Convention nationale, s'efforça de la prévenir, en le mettant sous la sauvegarde des Jacobins, qui le rejetèrent, et en le présentant à la municipalité de Paris, qui rétracta, sur la pétition des Jacobins, l'acceptation qu'on lui avait surprise. Enfin Julien, qui s'était obstiné à faire ce rapport après le renouvellement du comité de sûreté générale, déconcerté par la force de l'opinion publique, avoua lui-même l'infidélité de son rapport, demanda que le nouveau comité de sûreté en présentât un nouveau à la Convention nationale.

La résolution vigoureuse et sage que prirent les membres du nouveau comité de sûreté générale, en commençant leur carrière, de mettre les scellés sur ses papiers lui procura de nouvelles preuves de ses prévarications.

Julien entretenait la correspondance la plus intime et même la plus tendre avec l'abbé d'Espagnac.

Cette horde impure était payée pour blasphémer contre la Convention nationale du peuple français. Les tyrans étrangers regardaient comme une victoire de faire tomber du haut de la Montagne un des représentants du peuple, célèbres par leur zèle pour la cause populaire. S'ils pouvaient en égarer un seul, ils auraient conclu que tous étaient capables de la même faiblesse, et qu'il ne restait plus au peuple que de briser le gouvernement républicain, comme il avait renversé le trône, et de se reposer ensuite sous le joug des monarques incorruptibles de l'Autriche, de la Prusse et de Berlin.

Plusieurs représentants du peuple étaient devenus leurs complices et s'étaient ligués avec eux pour étendre sur tous leurs collègues l'ignominie dont ils étaient couverts. Ce n'étaient que des lâches, dont la probité et le civisme avaient toujours été plus qu'équivoques, il fallait tenter des conquêtes plus difficiles et plus intéressantes. On chercha d'abord ou à séduire ou à compromettre des patriotes, ceux qu'un penchant dangereux à la confiance, et peut-être un penchant au plaisir, plus dangereux encore, rendaient plus accessibles à ces attaques: on leur lança deux des plus habiles scélérats que l'Autriche ait vomis parmi nous. Il existe à Paris, depuis les premier" temps de la révolution, deux monstres dignes de servir la cause des tyrans par la profonde hypocrisie qui les caractérise. Ils avaient perdu à Paris les titres et le nom qu'ils portaient à la cour de Vienne; l'un d'eux avait associé à celui qu'il a adopté le nom du fondateur de la liberté romaine; il était entouré de titres patriotiques; il avait composé des ouvrages éloquents pour la défense des droits de l'homme et de la révolution française; il avait même des brevets de persécution; il avait été banni de l'Allemagne par l'empereur Joseph II. Aucun des patriotes qu'il attirait chez lui n'y entrait sans le surprendre, la plume à la main, rêvant sur les droits de l'humanité, ou courbé sur les oeuvres de Plutarque ou de Jean-Jacques. L'extérieur austère et le costume révolutionnaire de Junius répondaient parfaitement à l'idée d'un si grand caractère; la coupe philosophique de sa chevelure, le bonnet rouge qui ornait sa tête philosophique garantissaient à toute la terre la pureté de son patriotisme. Junius Frey avait acquis l'estime de toute sa section; il s'était lié avec des patriotes qui s'honoraient de l'amitié de ce vertueux ami de l'humanité.

Junius chercha particulièrement la société, ensuite l'amitié de François Chabot. Il ne trouvait pas d'expression assez forte pour peindre l'estime, l'admiration, la tendresse que lui inspiraient le caractère et les principes de ce représentant du peuple. Cet estimable étranger, cet ami, ce martyr de la liberté avait une soeur, le modèle de toutes les vertus de son sexe: modestie, naïveté même, patriotisme, talents.

Le généreux cosmopolite se garda bien d'offrir à Chabot cette femme intéressante.

(Lacune.)

Je n'ai pas besoin de peindre la joie que ce triomphe remporté sur la conduite d'un patriote tel que Chabot dut répandre dans les cavernes des brigands autrichiens. L'Autriche crut, dès ce moment, tenir entre ses mains l'honneur de la Convention nationale. Le monstre qui avait trompé Chabot osa se vanter alors que les représentants les plus purs n'échapperaient pas aux filets qui étaient tendus autour d'eux: vous ne serez pas étonnés que, dès ce moment, la calomnie ait tiré parti d'un prétexte si favorable, vous ne le serez pas même d'apprendre que le premier artisan de la diffamation de Chabot ait été le prétendu beau-frère qui en avait préparé le prétexte. Dès ce moment, cette victime de la perfidie fut l'objet de l'attention de toutes les sociétés populaires; le patriotisme inquiet et ardent se réunit en pareil cas pour l'accabler. Je n'ai pas besoin de dire que cet événement fut présenté sous les couleurs les plus défavorables à Chabot, et chargé de toutes les circonstances que la malveillance et l'intrigue pouvaient inventer.

On a raisonné diversement sur la dot de 200,000 livres donnée par Frey à la femme de Chabot. Les uns ont prétendu que cette dot était fournie par Chabot lui-même, et que le contrat de mariage n'était qu'un moyen de déguiser les richesses que Chabot avait déjà amassées précédemment.

Les autres ont trouvé aussi naturelle l'hypothèse contraire; ils ont prétendu qu'un législateur corrompu n'aurait pas cherché à cacher le prix de sa corruption sous un manteau autrichien, qui n'aurait pu que l'afficher.

Ils ont observé qu'un législateur célèbre qui veut se vendre peut se faire acheter, sans se marier à une étrangère, et déguiser sa bassesse sous un voile moins transparent; ils ont conclu au contraire du mariage et de la dot, que les ennemis de la révolution, qui n'auraient pas osé proposer à Chabot de se vendre, avaient été obligés de le tromper, pour le couvrir des apparences de la corruption, parce qu'ils n'espéraient pas le corrompre, et lui ont caché leur présent perfide sous des apparences légitimes.

Les uns ont adopté les interprétations les plus favorables aux vues de l'aristocratie; les autres ont préféré celles qui flattaient le plus le voeu des patriotes.

Mais ce sont les premières qui ont dû naturellement prévaloir dans le public: dans un tel événement, il faut nécessairement que la malignité et l'aristocratie prennent chacune sa part. Malheur à l'homme qui a longtemps défendu la cause du peuple! S'il commet ou une faute, ou une erreur ou une indiscrétion, il est perdu; car le patriotisme, sévère et soupçonneux, et la vengeance des ennemis du peuple se réunissent contre lui: il faut qu'il porte à la fois la peine, et de sa faiblesse actuelle, et de ses services passés.

Au reste, ce n'était ni la personne de Chabot, ni celle de Bazire, que poursuivaient les agents des cours étrangères: nous allons nous-mêmes les laisser à l'écart, pour suivre le système étranger dans son ensemble et dans ses conséquences.

Il existait, en effet, parmi les représentants du peuple français des hommes pervers, initiés dans les mystères de la conspiration étrangère, des hommes qui n'étaient point faibles, mais pervers; qui n'étaient point corrompus, mais corrupteurs; qui n'étaient ni dupes, ni complices, mais chefs des conspirations tramées contre la liberté du peuple.

Or, ces gens-là je ne les ai jamais vus dénoncés; mais prônés, mais défendus par les écrivains plus que patriotes, qui ont sans cesse dénoncé la Convention nationale, et tous les vrais patriotes, depuis le triomphe des principes et de la Montagne.

Cependant ces représentants étaient coalisés avec les banquiers des puissances étrangères et avec leurs principaux agents; ils siégeaient avec la Montagne, comme d'Orléans, pour obscurcir sa gloire, et pour cacher leur bassesse et leurs crimes; ils conspiraient avec les tyrans de l'Angleterre, de l'Autriche et de la Prusse: les uns, par leur patriotisme hypocrite; les autres, par leur or, conspiraient contre l'honneur de la représentation nationale et contre le salut de la république. Plusieurs patriotes furent tentés par eux; Bazire et Chabot furent attirés dans leur société. Le caractère de ceux qui la composaient était plus qu'équivoque. La sollicitude des patriotes cherchait à deviner quelle était cette puissance invisible, qui continuait de porter des coups funestes à la liberté, quand tous ses ennemis étaient dans le silence et dans la terreur. On connaissait leur but, mais non leurs moyens: on devinait le crime, on cherchait le nom des coupables: Bazire et Chabot nous les ont dénoncés. Sont-ils coupables eux-mêmes? A quel point le sont-ils? Les dénonciateurs et ceux qu'ils ont dénoncés doivent-ils être confondus dans la même classe? C'est un des objets que nous soumettons à votre justice impartiale. Pour nous, c'est la conspiration que nous avons voulu atteindre, sans respect des personnes; c'est au salut public que nous avons marché. Nous avons été jusqu'ici plus sévères envers les accusateurs qu'envers les accusés; car les dénonciateurs ont été arrêtés les premiers, presque tous les dénoncés ont fui, ou sont en liberté: ils parlent, ils écrivent tout ce qu'ils jugent à propos sur cette affaire, non seulement contre les dénonciateurs, mais contre la Convention nationale. Vous pouvez, en cela, nous accuser de partialité, ou d'une excessive rigueur envers nos collègues. Si nous méritons ce reproche, nous ne voulons pas y échapper; mais nos intentions sont pures, et nous allons continuer de vous développer les faits qui peuvent éclairer votre sa gesse et votre justice.

Le…… Chabot vint trouver un des membres du comité de salut public, et lui dit: "Je viens te réveiller; mais c'est pour sauver la patrie; je tiens le fil de la conspiration la plus dangereuse qui ait été tramée contre la liberté—Eh bien! il faut la dévoiler.—Mais, pour cela, il faut que je continue de fréquenter les conjurés; car j'ai été admis dans leur société. Ils m'ont conduit par degrés à des propositions, ils m'ont tenté par l'appât de partager le fruit de leur brigandage: le jour est pris où ils doivent se réunir; je dois m'y trouver aussi. Ils croient que je ne devine pas le reste de leur projet; mais ils vont à la contre-révolution ouverte. Si l'on veut, je ferai prendre, en flagrant délit, les conspirateurs.—On ne peut pas rendre un plus grand service à la patrie; tu ne dois pas balancer. Mais quelles seront tes preuves? (Chabot tenait un paquet dans sa main.)—Voilà dit-il, un paquet que l'on m'a remis, pour que je tâchasse de déterminer un membre de la Montagne à se désister des oppositions qu'il a apportées au projet financier de la clique; je n'ai pas voulu rejeter cette commission, pour ne pas me mettre dans l'impossibilité de découvrir et de dévoiler le fond de la conspiration; mais mon intention est d'aller de ce pas déposer ce paquet au comité de sûreté générale, et de dénoncer les traîtres. Au reste, j'offre de donner au comité le moyen de les prendre tous, rassemblés dans un lieu où je me trouverai.—Hâte-toi donc de te rendre au comité de sûreté générale; il accueillera, sans doute, cette offre-là avec empressement.—Oui; mais je ne veux pas que l'on puisse induire de ma présence au milieu des conjurés que je le suis moi-même. Je demande une sûreté. Je veux bien mourir pour ma patrie, mais je ne veux pas mourir en coupable. Ma mère et ma soeur sont ici; je ne veux pas qu'elles expirent de douleur. Ma soeur me disait dernièrement: Si tu as trahi la cause du peuple, je serai la première à te poignarder.—Tu ne dois pas douter que le comité de sûreté générale ne prenne avec toi les moyens nécessaires pour découvrir la conspiration. Tes intentions et l'avis que tu lui auras donné seront ta garantie. Au surplus, tu peux en parler au comité de salut public; il saisira tous les moyens qui lui sont offerts de sauver la patrie." Chabot partit, en annonçant qu'il ferait sa dénonciation au comité de sûreté générale; il la fit le même jour. Bazire en fit une autre relative au même complot.

Il résulte de l'une et de l'autre qu'il existait une conspiration dont le but était de corrompre les représentants du peuple, de diffamer tous les autres, et surtout les patriotes, pour arriver à la contre-révolution par l'anéantissement de la représentation nationale, celui de ruiner les finances, en entraînant la Convention dans des mesures impolitiques, déguisées sous les apparences du bien public.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur le décret qui oblige les membres de la Convention de mettre au jour leur conduite morale et politique, prononcé au Club des Jacobins le 16 germinal an II de la république française (15 avril 1794)

Puisque l'on convient qu'il s'est passé un événement intéressant pour la liberté, que les opérations sublimes de la Convention viennent encore de sauver la patrie, si elle persévère dans ces opérations, si elle continue de distinguer l'innocence de l'aristocratie, si enfin elle se montre aussi soigneuse de protéger l'une que de frapper l'autre; puisque l'on convient de tous ces faits, je demande que la conjuration soit à l'ordre du jour; que si quelque bon citoyen peut développer les circonstances affreuses qui dérivent du principe de cette conspiration, s'il peut vous faire part des détails importants qui n'ont pas été connus jusqu'à présent, il monte à la tribune, et qu'il fasse connaître toute la scélératesse des conspirateurs qui voulaient nous entraîner dans le précipice où seuls ils sont tombés.

C'est ce cette manière que nous porterons des coups terribles; c'est ainsi que nous écraserons les ennemis de la liberté, et non par des mesures partielles et inconsidérées; c'est en allant droit à eux; c'est en les attaquant en face et avec acharnement; c'est en plongeant dans leur coeur le poignard de la justice, que nous pourrons délivrer la liberté de tous les scélérats qui veulent la détruire.

Cet ordre du jour doit sans contredit l'emporter sur celui que vous a proposé Chasles. Eh! qu'importe que la Convention oblige chacun de ses membres à rendre compte de leur fortune! N'est-il pas évident que les fripons seuls pourront échapper à la rigueur de cette mesure? Les fripons ont leur fortune en portefeuille ou chez l'étranger: Brissot se disait pauvre, et l'on sait qu'il avait des maisons à Londres. Chabot disait qu'il n'avait pas touché la dot de sa femme: tous les coupables qui ont péri par la main de la justice se disaient pauvres. Les scélérats diront toujours au peuple: Nous sommes pauvres et incorruptibles; vous ne pouvez pas prouver que nous sommes riches.

Citoyens, regardons comme un principe invariable de ne jamais présenter aux mauvais citoyens le moyen de se ranger parmi les patriotes; exigeons d'eux des preuves qui appartiennent exclusivement aux patriotes, et rejetons tout ce qui peut être commun aux patriotes et aux aristocrates; les patriotes sont purs; s'il en est à qui la fortune ait accordé des dons que la vertu méprise et que la cupidité seule estime, ils sont bien loin de vouloir les cacher; ils n'ont pas de plus grand désir que d'en faire un noble usage; il n'y a que les conspirateurs qui mettent leur intérêt à les soustraire à la vue du peuple.

Les preuves que nous devons exiger, c'est une vie dont les moments soient tous marqués par des actions vertueuses, une vie remplie de sacrifices faits à la patrie. Qu'importe que l'on ait monté ses gardes et payé régulièrement ses impositions! Qu'importe que l'on me dise: Tu ne prouveras pas que ma fortune est augmentée depuis la révolution! Il faut renvoyer au temps de Lafayette ces moyens, qui n'étaient mis en usage que par ses amis et ses partisans. C'est avec de telles preuves qu'ils prétendaient être les seuls patriotes: eux seuls possédaient au suprême degré le patriotisme, parce qu'eux seuls pouvaient remplir les formalités qu'ils exigeaient eux-mêmes pour être patriotes. Ce n'est donc pas par le nombre des gardes qu'ils ont montées, ou qu'ils ont fait monter pour eux qu'il faut juger les hommes, mais par le sacrifice continuel de leur ambition et de leur orgueil à la cause de la patrie. Il résulte de là, que la proposition faite à la Convention d'obliger tous les membres à rendre compte de leur fortune n'est pas aussi importante qu'elle le paraît au premier coup d'oeil. Je sais qu'elle part d'une âme honnête et juste, mais elle ne présente pas de résultats heureux.

En déjouant les conspirations, nous n'avons pas .encore atteint le but auquel nous tendons; tant qu'il y aura une ligue de tyrans conjurés contre la France, la liberté sera exposée à de grands dangers. Cette réflexion doit soutenir votre justice et notre vigilance, et nous engager à ne pas abandonner les grandes mesures que nous devons prendre. Frapper l'aristocratie dès qu'elle paraît vouloir devenir insolente, lui arracher le masque dont elle se couvre: voilà l'ordre du jour. Epouvantons l'aristocratie, de manière non seulement qu'elle ne puisse plus nous attaquer, mais qu'elle n'ose pas même essayer de nous tromper. D'un autre côté, protégeons l'innocence, et ravissons à la tyrannie l'affreux espoir de détruire les patriotes.

(La proposition de Robespierre fut adoptée.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur les menées contre-révolutionnaires de Dufourny, prononcé au Club des Jacobins le 16 germinal an II de la république française (15 avril 1794)

Je suis loin de vouloir faire un crime de l'opinion que l'on peut avoir sur un individu. Je ne veux pas douter de la probité d'un homme, quand elle est aussi bien attestée que celle de Dufourny, attestée par lui-même. Je laisse de côté toutes ces choses, pour ne vous parler que de l'ensemble de la conduite de Dufourny.

Il fréquentait, il n'y a pas longtemps, le comité de sûreté générale, jadis c'était le comité de salât public. Il assistait à toutes les délibérations; il ne pouvait pas manquer à une séance: c'est une preuve de son zèle excessif pour le bien public! Il avait pour prétexte la qualité de président au département de Paris. Il y avait une telle affectation dans ses assiduités, que je lui dis: Vous assistez trop régulièrement à nos délibérations; il me semble que votre premier devoir serait de faire mettre en arrestation tous les aristocrates qui nous entourent.

Il n'y avait pas alors d'autorité qui pût les arrêter autre que le département de Paris. Toujours ils furent tranquilles; toujours Paris fut cerné par eux; ils affluaient dans tous les lieux voisins de cette commune. Le président du département, malgré son patriotisme et sa probité, a donc alors oublié le premier de ses devoirs, celui de dissiper les rassemblements.

Fabre-d'Eglantine jouait une comédie auprès des comités; le métier de cet habile fourbe était de faire de petites dénonciations contre de petits conspirateurs avec lesquels il s'entendait, mais qu'il dénonçait pour faire ignorer ses sentiments. Il trouvait ensuite, par ses fourberies, le moyen d'embrouiller les faits, de manière que la dénonciation était nulle. Je suis fâché qu'un homme probe comme Dufourny ait été le second d'un pareil intrigant.

Le jour où je dénonçai ici Fabre-d'Eglantine, où je traçai ici l'esquisse de son caractère odieux, Dufourny ne put pas s'empêcher de dire que j'avais été engagé par quelque intrigant à faire cette dénonciation; cependant, il était reconnu dès lors que Fabre-d'Eglantine était un fripon.

Le même esprit qui portait Dufourny à repousser les premiers traits de lumière jetés sur Fabre-d'Eglantine lui dicta la conduite qu'il a tenue quand cet intrigant a été conduit au tribunal; je ne dirai pas que ce fut ce même esprit qui engagea Dufourny à mendier la faculté de déposer dans cette affaire; je ne dirai pas que c'était cet esprit qui le rendait si assidu aux séances du tribunal, et qui provoquait de sa part des mouvements en faveur des prévenus; je ne rappellerai pas qu'au club électoral, il dirigea des calomnies obliques contre les Jacobins et contre la Convention elle-même. Croit-il nous donner le change en disant que la Convention ne veut pas que ceux qu'elle envoie au tribunal ne puissent pas se faire reconnaître innocents? N'est-ce pas assez d'avoir dit an milieu du peuple, en parlant des prévenus: Il faut des preuves. C'est-à-dire que c'est sans preuves que la Convention envoie des hommes au tribunal révolutionnaire!

(Dufourny interrompt par quelques paroles.)

Robespierre. Rappelle-toi que Chabot, que Ronsin furent impudents comme toi, et que l'impudence est le caractère hideux que l'on voit imprimé sur le front du crime.

(Dufourny. Le mien, c'est le calme…)

Robespierre. Ah! le calme n'est pas dans ton âme: je prendrai toutes tes paroles pour te dévoiler aux yeux du peuple; je lui ferai voir que chacune d'elles est dite à contre sens, et que, par conséquent, elles ne peuvent pas venir d'une âme pure.

Le calme! les conjurés ne font que l'invoquer: ils voudraient jeter dans nos coeurs un calme et un assoupissement profonds; mais ils n'obtiendront pas ce calme qu'ils désirent; ils ne parviendront pas non plus à troubler la paix de nos âmes.

Quoi! tandis que le peuple demande justice de ses ennemis et de ses assassins; quand les représentants ont la consolation de le sauver du péril, un homme ose prendre leur défense! Quand les crimes des conspirateurs sont écrits avec le sang du peuple; quand la Belgique, encore fumante de carnage, atteste la trahison; quand les coeurs indignés sont convaincus de tant de scélératesse, dont les stupides seuls peuvent douter, un homme ose demander où sont les preuves! c'est-à-dire que les républicains ne savent pas rendre justice, que la Convention et le tribunal révolutionnaire égorgent les innocents!

Tu crois nous donner le change par un lieu commun: Perfide! tu oses nous observer que la Convention n'accuse pas pour interdire à l'accusé la faculté de se justifier. Tous les ennemis de la liberté ont fait ces observations; je crois que tout le monde est convaincu de tes intentions en les faisant.

Tu as été l'ami de Fabre-d'Eglantine; tu t'es agité pour le sauver, pour égarer les citoyens qui devaient le juger, pour diviser l'opinion publique sur le compte de cet intrigant.

Tu as fait souvent des motions malignes, tu as brigué toutes les places, et il était impossible de t'en arracher aucune; et quand celle de président te fut enlevée, tu te déclaras l'ennemi des comités.

Tu as cru en imposer en te donnant un air d'opiniâtreté; tu as défendu ton opinion avec indécence, et tu croyais être assez excusé par cette même opiniâtreté. Tu t'es supposé une maladie, afin d'excuser tes démarches nocturnes. Fabre-d'Eglantine et Danton faisaient de même: tous deux ils croyaient nous fermer les yeux en nous parlant de leur mauvais tempérament. Il n'est pas un homme mal intentionné qui ne se soit prêté quelque défaut physique et moral pour servir d'excuse contre ses torts; voilà ton portrait.

Quelle est cette correspondance dont tu as fait part à la société? Qu'on se rappelle que tu voulais lui faire adopter une opinion contre-révolutionnaire, une opinion qui tendait à exclure du sein de la société les fonctionnaires publics et les membres des sociétés affiliées. Il était évident que les sociétés étant isolées, elles devenaient impuissantes, et que celle-ci était paralysée. Il n'y avait plus alors de barrière contre le fédéralisme. Il résultait aussi de cette opinion que les fonctionnaires publics perdaient le droit le plus cher aux citoyens, celui de contribuer de leurs lumières au salut de la patrie, et qu'un patriote délicat n'aurait jamais voulu recevoir une fonction publique, pour ne pas perdre le droit de citoyen: voilà tes principes. Autant tu fus indulgent envers les ennemis de la liberté, autant tu fus actif à calomnier ses amis.

La journée du 31 mai a sans contredit sauvé la patrie, c'est pour cela que Danton voulut se venger d'Henriot, qui avait écarté les dangers qui environnaient la Convention; c'est pour cela que Danton, Hérault, Lacroix voulurent le faire arrêter, afin de faire tourner l'insurrection contre le peuple: toi, tu as fait la même chose. A la réunion du 10 août, époque critique à laquelle nous étions environnés d'ennemis, il était question de rallier tous les départements autour de la Convention. Le commandant de Paris donnait alors des repas fraternels à nos frères qui étaient venus de toutes les parties de la république, pour resserrer les liens d'amitié qui unissent les bons Français; dans la maison qui avait été donnée à Henriot pour faire ces repas, il se trouva quelques bouteilles de vin appartenant à des émigrés, et les fédérés en burent. Dufourny voulut flétrir cette époque de la révolution et faire de cette action un chef d'accusation contre le commandant, afin de faire dire aux aristocrates qu'Henriot était un voleur.

Au 31 mai, Dufourny s'était introduit dans le comité d'insurrection: quand il vit que son mouvement populaire réussissait, il se retira du comité et chercha les moyens de le rendre impuissant. Dufourny a été le colporteur et l'avocat des calomnies de nos ennemis; on l'a vu assiéger le tribunal révolutionnaire et demander à être entendu, afin de donner à la conjuration une tournure favorable.

Je demande que la société prenne une mesure à l'égard de cet individu.

(Un membre fait la motion de chasser Dufourny et. de le traduire au comité de sûreté générale. Cette proposition est adoptée.)

* * * * * * * * *

Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur les deux tentatives d'assassinat dont il avait été l'objet de la part de L'Admiral et de Cécile Renault, prononcé à la Convention nationale le 7 prairial an II de la république française (26 mai 1794)

Ce sera un beau sujet d'entretien pour la postérité, c'est déjà un spectacle digne de la terre et du ciel, de voir l'assemblée des représentants du peuple français, placée sur un volcan inépuisable de conjurations, d'une main apporter aux pieds de l'éternel auteur des choses les hommages d'un grand peuple, de l'autre, lancer la foudre sur les tyrans conjurés contre lui, fonder la première république du monde, et rappeler parmi les mortels la liberté, la justice et les vertus exilées!

Ils périront, tous les tyrans armés contre le peuple français! elles périront, toutes les factions qui s'appuient sur leur puissance pour détruire notre liberté! Vous ne ferez pas la paix, mais vous la donnerez au monde, et vous l'ôterez au crime. Cette perspective prochaine s'offrait aux regards des tyrans épouvantés, et ils ont délibéré avec leurs complices que le temps était arrivé de nous assassiner, nous, c'est-à-dire la Convention nationale: car, s'ils nous attaquent, tantôt en masse, et tantôt en détail, vous reconnaîtrez toujours le même plan et les mêmes ennemis. Sans doute ils ne sont pas assez insensés pour croire que la mort de quelques représentants pourrait assurer leur triomphe; s'ils ont cru, en effet, que pour anéantir votre énergie ou pour changer vos principes, il suffit d'assassiner ceux à qui vous avez spécialement confié le soin de veiller pour le salut de la république; s'ils ont cru qu'en nous faisant descendre au tombeau le génie des Brissot, des Hébert et des Danton en sortirait triomphant pour nous livrer une seconde fois à la discorde, à l'empire des factions et à la merci des traîtres: ils se sont trompés! Quand nous serons tombés sous leurs coups, vous voudrez achever notre sublime entreprise, ou partager notre sort; ou plutôt il n'y a pas un Français qui ne voulût alors venir sur nos corps sanglants jurer d'exterminer le dernier des ennemis du peuple!

Cependant, leur délire impie atteste à la fois leurs espérances et leur désespoir.

Ils espéraient jadis réussir à affamer le peuple français; le peuple français vit encore, et il survivra à tous ses ennemis, sa subsistance a été assurée, et la nature, fidèle à la liberté, lui présente déjà l'abondance. Quelle ressource leur reste-t-il donc? l'assassinat!

Ils espéraient exterminer la représentation nationale par la révolte soudoyée, et ils comptaient tellement sur le succès de cet attentat, qu'ils ne rougirent point de l'annoncer d'avance à la face de l'Europe, et de l'avouer dans le parlement d'Angleterre; ce projet a échoué. Que leur reste-t-il? l'assassinat!

Ils ont cru nous accabler sous les efforts de leur ligue sacrilège, et surtout par la trahison: les traîtres tremblent ou périssent, leur artillerie tombe en notre pouvoir, leurs satellites fuient devant nous; mais il leur reste l'assassinat!

Ils ont cherché à dissoudre la Convention nationale par l'avilissement et par la corruption; la Convention a puni leurs complices, et s'est relevée triomphante sur la ruine des factions, et sous l'égide du peuple français: mais il leur reste l'assassinat!

Ils ont essayé de dépraver la morale publique, et d'éteindre les sentiments généreux dont se compose l'amour de la liberté et de la patrie, en bannissant de la république le bon sens, la vertu et l'humanité. Nous avons proclamé la divinité de l'immortalité de l'âme: nous avons commandé la vertu au nom de la république. Il leur reste l'assassinat!

Enfin, calomnies, trahisons, incendies, empoisonnements, athéisme, corruption, famine, assassinats: ils ont prodigué tous les crimes! Il leur reste encore l'assassinat, ensuite l'assassinat, et puis encore l'assassinat!

Réjouissons-nous donc, et rendons grâces au ciel, puisque nous avons assez bien servi notre patrie, pour avoir été jugés dignes des poignards de la tyrannie!

Il est donc pour nous de glorieux dangers à courir! Le séjour de la cité en offre au moins autant que le champ de bataille. Nous n'avons rien à enviera nos braves frères d'armes: nous payons de plus d'une manière notre dette à la patrie.

O rois et valets des rois, ce n'est point nous qui nous plaindrons du genre de guerre que vous nous faites, et nous reconnaissons d'ailleurs qu'il est digne de votre prudence auguste! Il est plus facile, en effet, de nous ôter la vie que de triompher de nos principes et de nos armées: l'Angleterre, l'Italie, l'Allemagne, la France elle-même nous fourniront des soldats pour exécuter ces nobles exploits. Quand les puissances de la terre se lignent pour tuer un faible individu, sans doute il ne doit point s'obstiner à vivre; aussi n'avons-nous pas fait entrer dans nos calculs l'avantage de vivre longuement. Ce n'est point pour vivre que l'on déclare la guerre à tous les tyrans, et, ce qui est beaucoup plus dangereux encore, à tous les crimes. Quel homme sur la terre a jamais défendu impunément les droits de l'humanité? Il y a quelques mois, je disais à mes collègues du comité de salut public: "Si les armées de la république sont victorieuses, si nous démasquons les traîtres, si nous étouffons les factions, ils nous assassineront, et je n'ai point du tout été étonné de voir réaliser m» prophétie; je trouve même pour mon compte que la situation où les ennemis de la république m'ont placé n'est pas sans avantage, car plus la vie des défendeurs de la patrie est incertaine et précaire, plus ils sont indépendants de la méchanceté des hommes. Entouré de leurs assassins, je me suis déjà placé moi-même dans le nouvel ordre de choses où ils veulent m'envoyer; je ne tiens plus à une vie passagère que par l'amour de la patrie et la soif de la justice; et, dégagé plus que jamais de toute considération personnelle, je me sens mieux disposé à attaquer avec énergie tous les scélérats qui conspirent contre mon pays et contre le genre humain! Plus ils se dépêchent de terminer ma vie ici-bas, plus je veux me hâter de le remplir d'actions utiles au bonheur de mes semblables. Je leur laisserai du moins un testament, dont la lecture fera frémir les tyrans et tous leurs complices; je révélerai peut-être des secrets redoutables qu'une sorte de prudence pusillanime aurait pu me déterminer à voiler; je dirai à quoi tiennent encore le salut de la patrie et le triomphe de la liberté; si les mains perfides qui dirigent la rage des assassins ne sont pas encore visibles pour tous les yeux, je laisserai au temps le soin de lever le voile qui les couvre, et je me bornerai à rappeler les vérités qui peuvent seules sauver cette république!

Oui, quoi que puisse penser l'imprévoyante légèreté, quoi que puisse dire la perfidie contre-révolutionnaire, |es destinées de la république ne sont pas encore entièrement affermies, et la vigilance des représentants du peuple français est plus que jamais nécessaire!

Ce qui constitue la république, ce n'est ni la pompe des démonstrations, ni la victoire, ni la richesse, ni l'enthousiasme passager; c'est là sagesse des lois, et surtout la bonté des moeurs; c'est la pureté et la stabilité des maximes du gouvernement. Les lois sont à faire, les maximes du gouvernement à assurer, les moeurs à régénérer. Si l'une de ces choses manque, il n'y a dans un état qu'erreurs, orgueil, passions, factions, ambition, cupidité: la république alors, loin de réprimer les vices, ne fait que leur donner un plus libre essor, et les vices ramènent naturellement à la tyrannie. Quiconque n'est pas maître de soi est fait pour être l'esclave des autres; voulez-vous savoir quels sont les ambitieux? examinez quels sont ceux qui protègent les fripons, qui encouragent les contre-révolutionnaires, qui excusent tous les attentats, qui méprisent la vertu, qui corrompent la morale publique: c'était la marche des conspirateurs qui sont tombés sous le glaive de la loi. Faire la guerre au crime, c'est le chemin du tombeau et de l'immortalité; favoriser le crime, c'est le chemin du trône et de l'échafaud!

Les êtres pervers étaient parvenus à jeter la république et la raison humaine dans le chaos; il s'agit de les en retirer, et de créer l'harmonie du monde moral et politique. Le peuple français a deux garants de la possibilité d'exécuter cette héroïque entreprise: les principes de sa représentation actuelle et ses propres vertus. Le moment où nous sommes est favorable, mais il est peut-être unique. Dans l'état d'équilibre où sont les choses, il est facile de consolider la liberté; il est facile de la perdre. Si la France était gouvernée pendant quelques mois par une législature corrompue, la liberté serait perdue: la victoire resterait aux factions et à l'immoralité. Votre concert et votre énergie ont étonné l'Europe et l'ont vaincue. Si vous savez cela aussi bien que vos ennemis, vous en triompherez facilement?

J'ai parlé de la vertu du peuple, et cette vertu, attestée par toute la révolution, ne suffirait pas seule pour nous rassurer contre les factions, qui tendent sans cesse à corrompre et à déchirer la république. Pourquoi cela? C'est qu'il y a deux peuples en France: l'un est la masse des citoyens, pure, simple, altérée de la justice et amie de la liberté; c'est ce peuple vertueux qui verse son sang pour fonder la république, qui impose aux ennemis du dedans et ébranle les trônes des tyrans;—l'autre est ce ramas d'ambitieux et d'intrigants; c'est ce peuple babillard et charlatan, artificieux, qui se montre partout, qui persécute le patriotisme, qui s'empare des tribunes et souvent des fonctions publiques, qui abuse de l'instruction que les avantages de l'ancien régime lui ont donnée, pour tromper l'opinion publique; c'est ce peuple de fripons, d'étrangers, de contre-révolutionnaires, d'hypocrites, qui se place entre le peuple français et ses représentants, pour tromper l'un et pour calomnier les autres, pour entraver leurs opérations, pour tourner contre le bien public les lois les plus utiles et les vérités les plus salutaires. Tant que cette race impure existera, la république sera malheureuse et précaire. C'est à vous de l'en délivrer par une énergie imposante et par un concert inaltérable. Ceux qui cherchent à nous diviser, ceux qui arrêtent la marche du gouvernement, ceux qui le calomnient tous les jours près de vous par des insinuations perfides, ceux qui cherchent à former contre lui une coalition dangereuse de toutes les passions funestes, de tous les amours-propres irascibles, de tous les intérêts opposés à l'intérêt public, sont vos ennemis et ceux de la patrie, ce sont les agents de l'étranger, ce sont les successeurs des Brissot, des Hébert, des Danton: qu'ils règnent un seul jour, et la patrie est perdue! En disant ces choses, j'aiguise contre moi des poignards, et c'est pour cela même que je les dis. Vous persévérerez dans vos principes et dans votre marche triomphante; vous étoufferez les crimes et vous sauverez la patrie… J'ai assez vécu…, j'ai vu le peuple français s'élancer du sein de l'avilissement de la servitude au faîte de la gloire et de la liberté; j'ai vu ses fers brisés, et les trônes coupables qui pèsent sur la terre près d'être renversés sous ses mains triomphantes; j'ai vu un prodige plus étonnant encore, un prodige que |a corruption monarchique et l'expérience des premiers temps de notre révolution permettent à peine de regarder comme possible, une assemblée investie de la puissance de la nation française, marchant d'un pas rapide et ferme vers le bonheur public, dévouée à la cause du peuple et au triomphe de l'égalité, digue de donner au monde le signal de la liberté et l'exemple de toutes les vertus!

Achevez, citoyens, achevez vos sublimes destinées! vous nous avez placés à l'avant-garde pour soutenir le premier effort des ennemis de l'humanité; nous méritons cet honneur, et nous vous tracerons de notre sang la route de l'immortalité. Puissiez-vous déployer constamment cette énergie inaltérable dont vous avez besoin pour étouffer tous les monstres de l'univers conjurés contre vous, et jouir ensuite en paix des bénédictions du peuple et du fruit de vos vertus!

(Décret voté par acclamation. "La Convention nationale décrète que le discours du citoyen Robespierre sera inséré dans le Bulletin; il sera imprimé aussi sous la forme ordinaire et traduit dans toutes les langues. Il en sera donné six exemplaires à chaque membre de la Convention.")

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Premier discours de Robespierre, président de la convention nationale, au peuple réuni pour la fête à l'Etre-Suprême, le 20 prairial an II de la république française (8 juin 1794)

Français républicains, il est enfin arrivé ce jour à jamais fortuné que le peuple français consacre à l'Etre-Suprême! Jamais le monde qu'il a créé ne lui offrit un spectacle aussi digne de ses regards. Il a vu régner sur la terre la tyrannie, le crime et l'imposture: il voit dans ce moment une nation entière aux prises avec tous les oppresseurs du genre humain, suspendre le cours de ses travaux héroïques pour élever sa pensée et ses voeux vers le grand Etre qui lui donna la mission de les entreprendre et la force de les exécuter!

N'est-ce pas lui dont la main immortelle, en gravant dans le coeur de l'homme le code de la justice et de l'égalité, y traça la sentence de mort des tyrans? N'est-ce pas lui qui, dès le commencement des temps, décréta la république, et mit à l'ordre du jour, pour tous les siècles et pour tous les peuples, la liberté, la bonne foi et la justice?

Il n'a point créé les rois pour dévorer l'espèce humaine; il n'a point créé les prêtres pour nous atteler comme de vils animaux au char des rois, et pour donner au monde l'exemple de la bassesse, de l'orgueil, de la perfidie, de l'avarice, de la débauche et du mensonge; mais il a créé l'univers pour publier sa puissance; il a créé les hommes pour s'aider, pour s'aimer mutuellement, et pour arriver au bonheur par la route de la vertu.

C'est lui qui plaça dans le sein de l'oppresseur triomphant le remords et l'épouvante, et dans le coeur de l'innocent opprimé le calme et la fierté; c'est lui qui force l'homme juste à haïr le méchant, et le méchant à respecter l'homme juste, c'est lui qui orna de pudeur le front de la beauté pour l'embellir encore; c'est lui qui fait palpiter les entrailles maternelles de tendresse et de joie; c'est lai qui baigne de larmes délicieuses les yeux du fils pressé contre le sein de sa mère; c'est lui qui fait taire les passions les plus impérieuses et les plus tendres devant l'amour sublime de la patrie; c'est lui qui a couvert la nature de charmes, de richesses et de majesté. Tout ce qui est bon est son ouvrage, ou c'est lui-même: le mal appartient à l'homme dépravé qui opprime ou qui laisse opprimer ses semblables.

L'auteur de la nature avait lié tous les mortels par une chaîne immense d'amour et de félicité: périssent les tyrans qui ont osé la briser!

Français républicains, c'est à vous de purifier la terre qu'ils ont souillée, et d'y rappeler la justice qu'ils en ont bannie! La liberté et la vertu sont sorties ensemble du sein de la Divinité: l'une ne peut séjourner sans l'autre parmi les hommes. Peuple généreux, veux-tu triompher de tous tes ennemis? Pratique la justice, et rends à la Divinité le seul culte digne d'elle. Peuple, livrons-nous aujourd'hui sous ses auspices aux transports d'une pure allégresse! Demain, nous combattrons encore les vices et les tyrans; nous donnerons au monde l'exemple des vertus républicaines, et ce sera l'honorer encore!

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Second discours du président de la convention, au moment où l'Athéisme, consumé par les flammes, a disparu, et que la Sagesse apparaît à sa place aux regards du peuple, le 20 prairial an II de la république française (8 juin 1794)

Il est rentré dans le néant, ce monstre que le génie des rois avait vomi sur la France! Qu'avec lui disparaissent tous les crimes et tous les malheurs du monde! Armés tour à tour des poignards du fanatisme et des poisons de l'athéisme, les rois conspirent toujours pour assassiner l'humanité: s'ils ne peuvent plus défigurer la Divinité par la superstition, pour l'associer à leurs forfaits, ifs s'efforcent de la bannir de la terre pour y régner seuls avec le crime.

Peuple, ne crains plus leurs complots sacrilèges; ils ne peuvent pas plus arracher le monde du sein de son auteur que le remords de leurs propres c½urs! Infortunés, redressez vos fronts abattus; vous pouvez encore impunément lever tes yeux vers le Ciel! Héros de la patrie, votre généreux dévoûment n'est point une brillante folie; si les satellites de la tyrannie peuvent vous assassiner, il n'est pas en leur pouvoir de vous anéantir tout entiers! Homme, qui que tu sois, tu peux concevoir encore de hautes pensées de toi-même; tu peux lier fa vie passagère à Dieu même et à l'immortalité! Que la nature reprenne donc tout son éclat, et la sagesse tout son empire! L'Etre-Suprême n'est point anéanti.

C'est surtout la sagesse que nos coupables ennemis voulaient chasser de la république: c'est à la sagesse seule qu'il appartient d'affermir la prospérité des empires; c'est à elle de nous garantir les fruits de notre courage. Associons-la donc à toutes nos entreprises! Soyons graves et discrets dans nos délibérations, comme des hommes qui stipulent les intérêts du monde; soyons ardents et opiniâtres dans notre colère contre les tyrans conjurés, imperturbables dans les dangers, patients dans les travaux, terribles dans les revers, modestes et vigilants dans les succès; soyons généreux envers les bons, compatissants envers les malheureux, inexorables envers les méchants, justes envers tout le monde; ne comptons point sur une prospérité sans mélange et sur des triomphes sans obstacles, ni sur tout ce qui dépend de la fortune ou de la perversité d'autrui; ne nous reposons que sur notre constance et sur notre vertu, seuls, mais infaillibles garants de notre indépendance; écrasons la ligue impie des rois par la grandeur de notre caractère, plus encore que par la force de nos armes.

Français, vous combattez les rois; vous êtes donc dignes d'honorer la Divinité! Etre des êtres, auteur de la nature, l'esclave abruti, le vil suppôt du despotisme, l'aristocrate perfide et cruel t'outragent en t'invoquant; mais les défenseurs de la liberté peuvent s'abandonner avec confiance dans ton sein paternel!

Etre des êtres, nous n'avons point à t'adresser d'injustes prières: tu connais les créatures sorties de tes mains; leurs besoins n'échappent pas plus à tes regards que leurs plus secrètes pensées. La haine de la mauvaise foi et de là tyrannie brûle dans nos c½urs avec l'amour de la justice et de la patrie; notre sang coule pour la cause de l'humanité: voilà notre prière, voilà nos sacrifices, voilà le culte que nous t'offrons!

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours pour combattre l'ajournement demandé au sujet de la loi du 22 Prairial proposée par Couthon au nom du comité de salut public, prononcé à la Convention nationale dans la séance du 22 prairial an II de la république française (10 juin 1794).

Il n'est pas de circonstance si délicate, il n'est pas de situation si embarrassante où l'on veuille mettre les défenseurs de la liberté, qui puissent les condamner à dissimuler la vérité. Je dirai donc que quoique la liberté de demander un ajournement soit incontestable, quoiqu'on le couvre de motifs spécieux peut-être, cependant il n'en compromettrait pas moins évidemment le salut de la patrie.

Deux opinions fortement prononcées se manifestent dans la république, citoyens; l'une est celle qui tend à punir d'une manière sévère et inévitable les crimes commis contre la liberté; c'est l'opinion de ceux qui sont effrayés de l'obstination coupable avec laquelle on cherche à ranimer les anciens complots, et à en inventer de nouveaux en raison des efforts que font les représentants du peuple pour les étouffer.

L'autre, est cette opinion lâche et criminelle de l'aristocratie, qui, depuis le commencement de la révolution, n'a cessé de demander, soit directement, soit indirectement, une amnistie pour les conspirateurs et les ennemis de la patrie.

Depuis deux mois, vous avez demandé au comité de salut public une loi plus étendue que celle qu'il vous présente aujourd'hui. Depuis deux mois, la Convention nationale est sous le glaive des assassins, et le moment où la liberté paraît obtenir un triomphe éclatant est celui où les ennemis de la patrie conspirent avec plus d'audace. Depuis plus de deux mois, le tribunal révolutionnaire vous dénonce les entraves qui arrêtent la marche de la justice nationale. La république entière vous dénonce de nouvelles conspirations et cette multitude innombrable d'agents étrangers qui abondent sur la surface: c'est dans cette circonstance que le comité de salut public vous présente le projet de loi dont vous venez d'entendre la lecture. Qu'on l'examine cette loi, et au premier aspect on verra qu'elle ne renferme aucune disposition qui ne soit adoptée d'avance par tous les amis de la liberté; qu'il n'y en a pas un article qui ne soit fondé sur la justice et sur la raison; qu'il n'est aucune de ses parties qui ne soit rédigée pour le salut des patriotes et pour la terreur de l'aristocratie conjurée contre la liberté.

De plus, il n'est personne qui ne sache qu'à chaque séance le tribunal révolutionnaire passe quelques heures sans pouvoir remplir ses fonctions, parce que le nombre des jurés n'est pas complet. Nous venons vous proposer de compléter ce nombre: nous venons vous proposer de réformer deux ou trois abus reconnus dans l'institution de ce tribunal, et dénoncés de toutes parts; et on nous arrête par un ajournement! Je soutiens qu'il n'est personne ici qui ne soit en état de prononcer sur cette loi aussi facilement que sur tant d'autres de la plus grande importance, qui ont été adoptées avec enthousiasme par la Convention nationale. Pourquoi fais-je ces réflexions?

Est-ce pour empêcher l'ajournement? Non. J'ai uniquement voulu rendre hommage à la vérité, avertir la Convention des dangers qu'elle court. Car, soyez-en sûrs, citoyens, partout où il s'établit une ligne de démarcation, partout où il se prononce une division, là, il y a quelque chose qui tient au salut de la patrie. Il n'est pas naturel qu'il y ait une séparation entre des hommes également épris de l'amour du bien public. Il n'est pas naturel qu'il s'élève une sorte de coalition contre le gouvernement qui se dévoue pour le salut de la patrie. Citoyens, on veut vous diviser. Citoyens, on veut vous épouvanter. Eh bien! qu'on se rappelle que c'est nous qui avons défendu une partie de cette assemblée contre les poignards que la scélératesse et un faux zèle voulaient aiguiser contre vous. Nous nous exposons aux assassins particuliers, pour poursuivre les assassins publics. Nous voulons bien mourir, mais que la Convention et la patrie soient sauvées. Nous braverons les insinuions perfides par lesquelles on voudrait taxer de sévérité outrée les mesures que prescrit l'intérêt public. Cette sévérité n'est redoutable que pour les conspirateurs, que pour les ennemis de la liberté et de l'humanité.

(Bourdon de l'Oise. Il y a dans la discussion qui vient de s'élever un point autour duquel tous les esprits se rallieront. Dans son discours, Robespierre nous a dit qu'il manquait de jurés. Eh bien! comme aucun de nous ne veut ralentir la marche de la justice nationale, ni exposer la liberté publique, divisons la proposition, adoptons lé liste que nous présente le comité pour compléter le nombre des juges et des jurés, et ajournons le reste.)

Robespierre. Je demande que le projet soit discuté article par article et séance tenante. Je motive ma demande par un seul mot: d'abord cette loi n'est ni plus obscure ni plus compliquée que celles que le comité vous a déjà soumises pour le salut de la patrie. J'observe d'ailleurs que depuis longtemps la Convention nationale discute et décrète sur-le-champ, parce que depuis longtemps il y a dans sa très grande majorité un assentiment prononcé pour le bien public. Je dirai donc que des demandes d'attermoiement de la fortune de la république sont affectées dans ce moment; que quand on est bien pénétré des dangers de la patrie et de ceux que courent ses défenseurs, dans quelque lieu qu'ils se trouvent, quelque poste qu'ils occupent, on est plus enclin à porter des coups rapides contre ses ennemis qu'à provoquer des lenteurs qui ne sont que des délais pour l'aristocratie, qui Ies emploie à corrompre l'opinion et à former de nouvelles conspirations.

On se trompe, si l'on croit que la bonne foi des patriotes a trop de force contre les efforts des tyrans de l'Europe. et de leurs vils agents, dont la rage se manifeste par les calomnies et les crimes qu'ils ne cessent de vomir sur cette enceinte, qui ne vous laisseront aucun repos, et qui ne vous épargneront ni artifices ni conspirations impies que quand ils n'existeront plus. Quiconque est embrasé de l'amour de la patrie accueillera avec transport les moyens d'atteindre et de frapper ses ennemis.

Je demande que, sans s'arrêter à la proposition de l'ajournement, la Convention discute, jusqu'à neuf heures du soir, s'il le faut, le projet de loi qui lui est soumis.

(La proposition de Robespierre est décrétée.)

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours en réponse à diverses motions qui avaient pour objet d'atténuer la loi du 22 Prairial, prononcé à la Convention nationale dans la séance du 25 prairial an II de la république française (11 juin 1794).

Le discours que vous venez d'entendre prouve la nécessité de donner à ce qu'a dit Couthon des explications plus étendues et plus claires. Si nous avons acquis le droit de ne pas nous dévouer inutilement pour la patrie, le moment est arrivé de l'exercer.

Ce n'est pas par des rétractations éternelles et peut-être concertées; ce n'est pas par des discours qui, sous les apparences de l'accord et du patriotisme concourent toujours au système, si souvent interrompu et si souvent repris, de diviser la représentation nationale, que l'on peut justifier ces démarches. Ce qu'a dit Couthon est resté dans toute sa force, et il est bien démontré qu'il n'y avait pas lieu aux plaintes qui ont été faites.

Citoyens, était-ce bien le moment de demander ce qu'on entendait par dépraver les moeurs publiques, quand les plaies faites à la morale publique par les Chabot, les Hébert, les Danton, les Lacroix saignent encore? Et qui donc a sitôt oublié leurs crimes? Qui ne voit pas que leur système est resté organisé? Qui ne sait pas que la Convention a besoin de toute sa sagesse, de toute son énergie pour extirper les trop profondes racines que la corruption a jetées, pour réparer les maux qu'elle a causés, et pour discerner et frapper ceux qui les répandent, qui trop longtemps ont été impunis.

Quant à l'autre proposition, celle qui fut faite hier; sans doute en l'isolant, elle ne peut paraître qu'absurde; mais il faut la rapprocher de tout ce qui se dit et de tout ce qui se fait chaque jour; son but était de faire croire que le projet présenté par le comité attentait aux droits de la représentation nationale, ce qui est évidemment faux.

Le préopinant a cherché dans la discussion à séparer le comité de la Montagne. La Convention, la Montagne, le comité, c'est la même chose. Tout représentant du peuple qui aime sincèrement la liberté, tout représentant du peuple qui est déterminé à mourir pour la patrie, est de la Montagne.

Citoyens, lorsque les chefs d'une faction sacrilège, lorsque les Brissot, les Vergniaud, les Gensonné, les Guadet, et les autres scélérats dont le peuple français ne prononcera jamais le nom qu'avec horreur, s'étaient mis à la tète d'une portion de cette auguste assemblée; quand ils parvinrent, à force d'intrigues, à la tromper sur les hommes, et, par une conséquence naturelle, sur les choses, c'était sans doute le moment où la partie de la Convention qui était éclairée sur ces manoeuvres liberticides devait faire des efforts pour les combattre et les déjouer. Alors le nom de la Montagne, qui leur servait comme d'asile au milieu de cette tempête, devint sacré, parce qu'il désignait la portion des représentants du peuple qui luttaient contre l'erreur. Mais du moment que les intrigues furent dévoilées, du moment que les scélérats qui les tramaient sont tombés sous le glaive de la loi; du moment que la probité, la justice, les moeurs sont mises à l'ordre du jour; du moment que chaque membre de cette assemblée veut se dévouer pour la patrie, il ne peut y avoir que deux partis dans la Convention, les bons et les méchants, les patriotes et les contre-révolutionnaires hypocrites.

Il me convient d'autant plus de proclamer cette vérité, que personne ne me soupçonnera ici de partialité; car qui fut le premier objet de l'erreur dont je parle? et qui eût été la première victime des calomnies et des proscriptions, sans une chance heureuse de la révolution? J'ose dire que c'était moi. Non, je me trompe, ce n'était pas moi; c'était le fantôme imposteur que l'on présentait, à ma place, à une partie de nos collègues égarés, à la France, à l'univers.

Si j'ai le droit de tenir ce langage à la Convention en général, je crois avoir aussi celui de l'adresser à cette Montagne célèbre, à qui je ne suis pas sans doute étranger. Je crois que cet hommage, parti de mon coeur, vaut celui qui sort de la bouche d'un autre.

Oui, Montagnards, vous serez toujours le boulevard de la liberté publique; mais vous n'avez rien de commun avec les intrigants et les pervers, quels qu'ils soient. S'ils s'efforcent de vous tromper, s'ils prétendent s'identifier avec vous, ils n'en sont pas moins étrangers à vos principes. La Montagne n'est autre chose que les hauteurs du patriotisme; un Montagnard n'est autre chose qu'un patriote pur, raisonnable et sublime: ce serait outrager la patrie, ce serait assassiner le peuple, que de souffrir que quelques intrigants, plus méprisables que les autres, parce qu'ils sont plus hypocrites, s'efforçassent d'entraîner une portion de cette Montagne et de s'y faire les chefs d'un parti.

(Bourdon de l'Oise. Jamais il n'est entré dans mon intention de vouloir me faire chef d'un parti.)

Robespierre. Ce serait l'excès de l'opprobre que quelques-uns de nos collègues, égarés par la calomnie sur nos intentions et sur le but de nos travaux…

(Bourdon de l'Oise. Je demande qu'on prouve ce qu'on avance; on vient de dire assez clairement que j'étais un scélérat….)

Robespierre. Je demande, au nom de la patrie, que la parole me soit conservée. Je n'ai pas nommé Bourdon: malheur à qui se nomme lui-même!

(Bourdon de l'Oise. Je défie Robespierre de prouver…)

Robespierre. Mais s'il veut se reconnaître au portrait général que le devoir m'a forcé de tracer, il n'est pas en mon pouvoir de l'en empêcher. Oui, la Montagne est pure, elle est sublime, et les intrigants ne sont pas de la. Montagne.

(Une voix: Nommez-les.)

Robespierre. Je les nommerai quand il le faudra. A chaque instant du jour, à chaque instant de la nuit même, il est des intrigants qui s'appliquent à insinuer dans l'esprit des hommes de bonne foi qui siègent sur la Montagne les idées les plus fausses, les calomnies les plus atroces; il est des membres purs et respectables auprès desquels des intrigants épuisent à chaque instant les mêmes artifices par lesquels les Brissot, les Chabot, les Danton et tous les autres chefs adroits de la faction de l'étranger voulaient enlacer la Convention nationale tout entière.

Par exemple, lorsqu'il arrive des départements des représentants du peuple qui étaient en mission, et dont le rappel a été déterminé par des vues générales d'ordre public, qui n'avaient rien d'injurieux pour eux, on s'en empare, on verse à longs traits dans leur coeur le poison de la calomnie, on excite leur amour-propre; et s'il s'en trouve de faibles, d'accessibles à quelqu'un des moyens qui sont mis en usage, on les transforme en ennemis du gouvernement créé par la Convention nationale. S'il en était quelques-uns qui se ressouvinssent encore des anciennes mesures prises contre la liberté, qui tinssent à quelque parti abattu, ce serait ceux-là qu'on chercherait surtout à accaparer. Le parti une fois formé, vous verriez s'y réunir infailliblement tous les intrigants de la république, tout ce qu'il y a de fripons et d'hommes perdus; car, il faut vous le dire encore, il suffirait qu'un seul homme manifestât des principes opposés à ceux de la Convention, pour que tous les ennemis de la liberté se ralliassent à lui.

Au reste, ces intrigants cherchent à dissimuler leurs projets; ils se rétractent quand leurs tentatives n'ont pas réussi, et cherchent à dissimuler leurs démarches par des protestations hypocrites d'estime et de dévoûment pour la Convention nationale et pour le comité de salut public; aussitôt après, ils suivent constamment leur plan, et n'en cherchent pas moins à grossir la boule de neige qu'ils forment, et qui, si elle descendait du sommet de la Montagne, ne grossirait que plus rapidement encore.

Il faut rapporter ici un trait qui prouve que tout ce que nous avons dit n'est point chimérique et imaginaire: avant-hier, après que vous eûtes porté la loi que l'on avait eu soin de rendre suspecte à quelques membres, et contre laquelle voulaient conspirer ceux qui s'opposent à tout ce qui affermit la liberté, il en est qui ne purent dissimuler leur mécontentement: on voulait faire une esclandre, exciter un mouvement pour briser les ressorts du gouvernement en lui ôtant la confiance publique. Au sortir de cette enceinte, on rencontra des patriotes, parmi lesquels étaient deux courriers du gouvernement; on crut que l'occasion était favorable, on les insulta: Que faites-vous là, coquins? leur dit-on.—Représentant, je ne vous insulte pas, je suis patriote.—Tu es un coquin, un espion des comités de salut publique et de sûreté générale; ils en ont vingt mille à leurs ordres autour de nous.—Représentant, je ne puis employer la défense contre vous, mais je suis patriote autant que vous.—On répondit par des coups. Trois cents témoins en peuvent rendre témoignage.

Il est donc prouvé que l'on cherche encore à avilir la Convention nationale; qu'on veut, à quelque prix que ce soit, la troubler. Si les patriotes attaqués s'étaient défendus, vous sentez bien qu'on n'aurait pas manqué d'envenimer cette affaire; on serait venu dire le lendemain que des représentants du peuple avaient été insultés par des hommes attachés au comité de salut public, et peut-être ces inculpations, appuyées par des clameurs, n'auraient-elles pas laissé les moyens de se faire entendre. Voilà ce qui s'est passé. Et vous n'en serez pas étonnés, si vous ous rappelez ces étranges discours tenus par quelques membres qui, au sortir de cette enceinte, annonçaient publiquement, à l'exemple de Lacroix, la peur que leur inspirait la seule idée de la justice nationale.

Qui donc a dit à ceux que je désigne que le comité de saint public avait intention de les attaquer? Qui leur a dit qu'il existait des preuves contre eux? Le comité les a-t-il seulement menacés?

A-t-il manqué d'égards dans aucune circonstance envers les membres de la Convention nationale? Si vous connaissiez tout, citoyens, vous sauriez que l'on aurait plutôt le droit de nous accuser de faiblesse. Quand les moeurs seront plus pures, l'amour de la patrie plus ardent, des accusateurs généreux s'élèveront contre nous, et nous reprocheront de n'avoir pas montré assez de fermeté contre les ennemis de la patrie.

C'est à vous de soutenir notre courage et d'animer notre zèle par votre énergie. Ceux qui cherchent à nous distraire de nos pénibles travaux par des trames continuelles, dirigées contre le gouvernement même, font une diversion utile aux tyrans ligués contre nous.

Quant au système de calomnie que l'on a dirigé contre tout ce qui est patriote de bonne foi, il tombera bientôt; car c'est une propriété inséparable du temps que de découvrir toujours la vérité; et si quelques membres purs, dupes du patriotisme hypocrite des quelques gens que je vous ai désignés, avaient pu se livrer aux idées sinistres qu'on leur a suggérées, ils seront bientôt éclairés; et il en sera d'eux comme des hommes purs qui avaient été égarés par les scélérats que la justice nationale a frappés.

La patrie ne court qu'un seul danger, et c'est à vous de l'en garantir. Seulement, ne souffrez pas que des intrigues ténébreuses troublent la tranquillité publique et la vôtre, par quelque explosion subite. S'il n'y a pas eu de mouvement en effet, ce n'est pas qu'on ne l'ait tenté; mais le peuple, invariablement attaché à la cause de la liberté, a été sourd aux instigations de ses ennemis; il a su les juger. Aussi leur désespoir est-il porté à son comble Ils paraissent déterminés à tout hasarder.

A l'égard de dangers qui ne regardent que nous, reposez-vous sur nous du soin de les braver; mais veillez sur la patrie, et ne souffrez pas qu'on porte atteinte à vos principes. Quand la confiance que vous avez mise en nous sera altérée, évitez à la patrie des déchirements. Il vaudrait mieux peut-être encore que les ennemis de la patrie, que les amis de d'Orléans siégeassent momentanément au timon des affaires publiques, que de voir la Convention avilie et divisée.

Si les vérités que je viens de proférer ont été entendues, nous continuerons nos travaux avec courage. Observez toutefois que nous avons besoin d'encouragements, qu'on a tout fait pour rendre notre carrière pénible. C'est assez d'avoir à lutter contre les rois conjurés et contre tous les monstres de la terre, sans trouver à nos côtés des ennemis. Venez donc à notre secours; ne permettez pas que l'on nous sépare de vous, puisque nous ne sommes qu'une partie de vous-mêmes, et que nous ne sommes rien sans vous. Donnez-nous la force de porter le fardeau immense, et presque au dessus des efforts humains, que vous nous avez imposé. Soyons toujours justes et unis, en dépit de nos ennemis communs.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Notes écrites de la main de
Robespierre sur différents députés à la convention (c. juin 1794)

Tous les chefs de la coalition sont déjà notés par des traits d'immoralité et d'incivisme.

Dubois de Crancé. Il est dans le cas de la loi du 27 germinal, qui bannit de Paris ceux qui ont fait valoir de faux titres pour usurper la noblesse. La preuve doit en être dans |es archives du ci-devant Parlement; elle est écrite dans Denisard.

Cette circonstance n'a pas empêché qu'il ne restât en misssion dans l'armée de Cherbourg, où il| s'est fait envoyer par une intrigue, et s'est conduit en contre-révolutionnaire. Il a dit dernièrement, pour révolter toute la Bretagne, qu'il y aurait des chouans tant qu'il existerait un Breton. Cette menace a causé beaucoup de fermentation à Rennes. Elle a été dénoncée par |es officiers municipaux de cette ville, et par Sévestre et Duval, députés à la Convention nationale. Dubois, qui n'avait été envoyé là que pour l'embrigadement, après avoir fait adopter ce mode d'organisation, lié à une profonde machination, par le comité militaire, n'en a pas moins usurpé toute la plénitude des pouvoirs nationaux. Il a fait, entre autres, des arrêtés pour exclure, des sociétés populaires tous les fonctionnaires publics; il les a envoyés à Dufourny, son ami, l'ami de Danton et de l'étranger, duquel Dufourny il ignorait la détention, pour l'engager à communiquer ces arrêtés aux Jacobins, et les faire approuver dans un moment opportun. I| n'y a plus de doute aujourd'hui sur la trahison de Lyon, que Dubois de Crancé ne voulait pas prendre, et d'où il a laissé échapper Précy et ses complices. Dubois ne figura jamais dans les deux assemblées que comme partisan de d'Orléans, avec qui il était étroitement lié.

Delmas. C'est un ci-devant noble, intrigant taré. Il a joué un rôle plus qu'équivoque à l'armée du Nord, au temps des trahisons. Il était coalisé avec la Gironde et intimement lié avec Lacroix. Ce ne peut être que par un revirement d'intrigue qu'il a paru se déclarer pour la Montagne, ainsi que Lacroix dans l'affaire de Marat, dont il avait été le persécuteur. Il annonçait qu'il avait des secrets importants à révéler concernant la faction brissotine; il n'en fit jamais rien. Il n'en laissa échapper tout au plus, ainsi que Lacroix, que des demi-confidences dont le but était de donner le change sur les crimes des conjurés. On l'a connu dans le premier comité de salut public. Il s'est depuis intimement coalisé avec Danton, pour renverser celui qui existe aujourd'hui. C'est lui qui, au temps de l'accusation portée contre Danton et ses complices, ouvrit la scène scandaleuse donnée par la coalition, en demandant avec appareil l'appel de tous les membres des différents comités de la Convention, pour les opposer aux comités de salut public et de sûreté générale. Depuis cette époque, il se signala par quelques petites motions perfides dans le sens de la faction. Comme membre du comité militaire, il communique souvent avec Carnot.

Thuriot ne fut jamais qu'un partisan de d'Orléans. Son silence, depuis la chute de Danton et depuis son expulsion les Jacobins, contraste avec son bavardage éternel avant cette époque. Il se borne à intriguer sourdement et à s'agiter beaucoup à la Montagne, lorsque le comité de salut public propose une mesure fatale aux factions. Il était des dîners de Lacroix, de Danton, chez Guzman et dans d'autres lieux de la même espèce. C'est lui qui, le premier, fit une tentative pour arrêter le mouvement révolutionnaire, en prêchant l'indulgence sous le nom de morale, lorsqu'on porta les premiers coups à l'aristocratie. Il cabala d'une manière visible pour armer la Convention nationale contre le comité de salut public, lorsque ce comité fit le rapport contre Chabot, Danton et autres.

Bourdon (de l'Oise) s'est couvert de crimes dans la Vendée, où il s'est donné le plaisir, dans ses orgies avec le traître Tunk, de tuer des volontaires de sa main. Il joint la perfidie à la fureur. Depuis quelque temps il s'est introduit au comité de salut public sous différents prétextes. Il lui a présenté un commis que Carnot a placé dans ses bureaux, et qui en a été renvoyé sur la proposition réitérée de Robespierre. Il a fait la motion de ne plus payer d'impôts directs, celle de dessécher les étangs dans le moment où l'on manquait de viande, pour nous enlever la ressource du poisson. Il a déclamé dernièrement contre le décret sur le tribunal révolutionnaire. Il a été le plus fougueux défenseur du système d'athéisme. Il n'a cessé de faire du décret qui proclame l'existence de l'Etre-Suprême un moyen de susciter dans la Montagne des ennemis au gouvernement, et il y a réussi. Le jour de la fête à l'Etre-Suprême, en présence du peuple, il s'est permis sur ce sujet les plus grossiers sarcasmes et les déclamations tes plus indécentes. Il faisait remarquer avec méchanceté aux membres de la convention les marques d'intérêt que le public donnait au président, pour tirer contre lui des inductions atroces dans le sens des ennemis de la république.

Il y a à peu près dix jours, il se transporta chez Boulanger, et trouva chez ce dernier une jeune fille, qui est la nièce de ce citoyen. Il s'informa des liaisons de son oncle, de ses moyens d'existence. La fille lui répondit vaguement. Il prit deux pistolets sur la cheminée. La fille lui observa qu'ils étaient chargés. "Eh bien! répondit-il, si je me tue, on dira que c'est toi, et tu seras guillotinée." Il continua de manier les pistolets, et les tira sur la jeune fille; ils ne partirent pas, parce que l'amorce était ôtée.

Il y avait de Bourdon une lettre qui avait été déposée à la police, écrite à un contre-révolutionnaire, où il lui dit que les détenus seront bientôt mis en liberté, et qu'on mettra à leur place ceux qui les auront fait incarcérer.

Cet homme se promène sans cesse avec l'air d'un assassin qui médite un crime; il semble poursuivi par l'image de l'échafaud et par les Furies.

Léonard Boudon. Intrigant méprisé de tous les temps, l'un des principaux complices d'Hébert, ami inséparable de Clootz; il était initié dans la conjuration tramée chez Gobel. Il avait composé une pièce contre-révolutionnaire, dans le sens hébertiste, qui devait être jouée à l'Opéra, et que le comité de salut public arrêta. Rien n'égale la bassesse des intrigues qu'il met en oeuvre pour grossir le nombre de ses pensionnaires, et ensuite pour s'emparer de l'éducation des élèves de la patrie, institution qu'il dénature et qu'il déshonore. Il était aux Jacobins l'un des orateurs les plus intarissables pour propager la doctrine d'Hébert. A la Convention, il fut l'un des premiers qui introduisirent l'usage de l'avilir par des formes indécentes, comme d'y parler le chapeau sur la tête et d'y siéger avec un costume ridicule. Il vint un jour avec Clootz solliciter la liberté des banquiers hollandais Vandenyver. Je les ai vus et entendus tous deux plusieurs fois, et Bourdon a eu le courage de me le nier impudemment aux Jacobins.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours sur la fausse marche imprimée au gouvernement révolutionnaire prononcé au Club des Jacobins le 13 messidor an II de la république française (1er juillet 1794)

(Ce fut dans cette séance que Robespierre signala pour la première fois la fausse marche imprimée au gouvernement révolutionnaire. Il réclama pour les patriotes opprimés, répondit aux calomnies auxquelles il était lui-même en butte, et qui pèsent encore sur sa mémoire. Il termina par des insinuations contre ses collègues des comités qui n'échappèrent à personne, et qui furent pour ceux-ci un avis de se tenir prêts. Son discours fit une grande sensation. En voici le texte)

Il est temps peut-être que la vérité fasse entendre dans cette enceinte des accents aussi mâles et aussi libres, que ceux dont cette salle a retenti dans toutes les circonstances où il s'est agi de sauver la patrie.

Quand le crime conspire dans l'ombre la ruine de la liberté, est-il, pour des hommes libres, des moyens plus forts que la vérité et la publicité? Irons-nous, comme les conspirateurs, concerter dans des repaires obscurs les moyens de nous défendre contre leurs efforts perfides?

Irons-nous répandre l'or et semer la corruption? En un mot, nous servirons-nous contre nos ennemis des mêmes armes qu'ils emploient pour nous combattre? Non. Les armes de la liberté et de la tyrannie sont aussi différentes que la liberté et la tyrannie sont opposées. Contre les scélératesses des tyrans et de leurs amis, il ne nous reste d'autre ressource que la vérité et le tribunal de l'opinion publique, et d'autre appui que les gens de bien.

On juge de la prospérité d'un état, moins par les succès de l'extérieur que par l'heureuse situation de l'intérieur. Quand les factions sont audacieuses, quand l'innocence tremble pour elle-même, la république n'est pas fondée sur des bases durables.

Je dénonce ici aux gens de bien un système odieux qui tend à soustraire l'aristocratie à la justice nationale, et à perdre la patrie en perdant les patriotes; car la cause de la patrie et celle des patriotes, c'est la même chose.

De tout temps les ennemis de la patrie ont voulu assassiner les patriotes au physique et au moral. Aujourd'hui, comme dans tous les temps, on s'efforce de jeter sur les défenseurs de la république un vernis d'injustice et de cruauté: on dénonce comme des attentats contre l'humanité la sévérité employée contre les conspirateurs. Celui qui protège et favorise ainsi les aristocrates combat par là même les patriotes: il faut que la révolution se décide par la ruine des uns ou des autres.

L'homme humain est celui qui se dévoue pour la causé de l'humanité, et qui poursuit avec rigueur et avec justice celui qui s'en montre l'ennemi; on le verra toujours tendre une main secourable à la vertu outragée et à l'innocence opprimée.

Le barbare est celui qui, sensible pour les conspirateurs, est sans entrailles pour les patriotes vertueux; les mêmes hommes qui se laissent attendrir pour l'aristocratie sont implacables pour les patriotes. La faction des indulgents, sont des termes par lesquels on a cherché à caractériser les anthropophages, dont l'humanité consiste à parer les coups portés aux ennemis de l'humanité, pour leur donner la facilité d'en porter de nouveaux aux patriotes. Ce système ne doit avoir d'autre nom que celui de contre-révolutionnaire, parce qu'il tend à égorger les défenseurs de la patrie, et à jeter sur eux une teinte affreuse de cruauté. La faction des indulgents est confondue avec les autres; elle en est l'appui et le soutien. Le premier devoir d'un bon citoyen est donc de la dénoncer en public. Je ne prendrais pas aujourd'hui la parole contre elle, si elle n'était pas devenue assez puissante pour essayer de mettre des entraves à la marche du gouvernement.

Tandis qu'un petit nombre d'hommes s'occupe avec un zèle infatigable aux travaux qui leur sont imposés par le peuple, une multitude de fripons et d'agents de l'étranger ourdit dans le silence une combinaison de calomnies et de persécutions contre les gens de bien. Déjà sans doute on s'est aperçu que tel patriote qui veut venger la liberté et l'affermir est sans cesse arrêté dans ses opérations par la calomnie, qui le présente aux yeux du .peuple comme un homme redoutable et dangereux. Elle fait donner à la vertu l'apparence du crime, et à la bassesse du crime la gloire due à la vertu.

Chaque jour elle invente de nouveaux forfaits pour réussir dans ses affreux complots; ce sont les indulgents qui ne cessent de s'en servir comme d'une arme terrible. Cette faction, grossie des débris de toutes les autres, réunit par le même lien tout ce qui a conspiré depuis la révolution; elle a profité de l'expérience pour renouer ses trames avec plus de perfidie: aujourd'hui, elle met en oeuvre les mêmes moyens employés jadis par les Brissot, les Danton, les Hébert, les Chabot, et tant d'autres scélérats.

Plusieurs fois on a vu les comités de salut public et de sûreté générale attaqués eu masse; aujourd'hui, on aime mieux attaquer les membres en particulier, pour parvenir à briser le faisceau. Autrefois, on n'osait pas diriger ses coups contre la justice nationale; aujourd'hui, on se croit assez fort pour calomnier le tribunal révolutionnaire et le décret de la Convention concernant son organisation; l'on va même jusqu'à révoquer en doute sa légitimité. Vous sentez toute l'importance de cette machination; car détruisez la confiance accordée aux patriotes, et alors le gouvernement révolutionnaire est nul, ou il est la victime des ennemis du bien public, et alors l'aristocratie triomphe. Détruisez le tribunal révolutionnaire, ou composez-le de membres agréables aux factieux; comment pourrez-vous espérer de rompre les fils des conspirations, si la justice est exercée par les conjurés eux-mêmes?

Les despotes et leurs satellites savent bien que lors, qu'un patriote succombe, d'autres patriotes succombent aussi, et la cause du patriotisme éprouve le même sort. Ils croient pouvoir nous amener à nous détruire les uns les autres, par la défiance qu'ils veulent exciter parmi nous. Ils affectent de présenter aux citoyens les travaux de la Convention nationale comme ceux de quelque individu. On a osé répandre dans la Convention que le tribunal révolutionnaire n'avait été organisé que pour égorger la Convention elle-même; malheureusement, cette idée a obtenu trop de consistance. En un mot, je le répète, aujourd'hui les premières tentatives faites pour détruire la liberté sont renouvelées avec des formes plus respectables. Le plus haut degré du courage républicain est de s'élever au dessus des considérations personnelles, et de faire connaître, au péril de sa vie et même de sa réputation, les perfidies de nos ennemis. Quant à moi, quelque effort que l'on fasse pour me fermer la bouche, je crois avoir autant de droit de parler que du temps des Hébert, des Danton, etc. Si la Providence a bien voulu m'arracher des mains des assassins, c'est pour m'engager à employer utilement les moments qui me restent encore.

Les défenseurs de la patrie ont à combattre ordinairement les assassins et les calomniateurs; mais il est affreux d'avoir en même temps à répondre aux uns et aux autres. Qu'un homme arrange dans un cercle des actes d'accusation contre les patriotes, c'est un phénomène qui se réalise aujourd'hui. Les assassins et les calomniateurs sont les mêmes hommes envoyés ici par le tyran de Londres. On lit dans les papiers payés par l'Angleterre les mêmes choses que disent chaque jour des Français que je dénonce comme agents de l'Angleterre et de la tyrannie.

Qu'il me soit permis de parler de moi, dans une affaire qui n'est pas bien importante pour moi, du côté de l'intérêt personnel. A Londres, on me dénonce à l'armée française comme un dictateur; les mêmes calomnies ont été répétées à Paris: vous frémiriez si je vous disais dans quel lieu. A Londres, on a dit qu'en France la calomnie avait réussi, et que les patriotes étaient divisés; à Londres on fait des caricatures, on me dépeint comme l'assassin des honnêtes gens, des libelles imprimés dans les presses fournies par la nation elle-même me dépeignent sous les même traits. A Paris, on dit que c'est moi qui ai organisé le tribunal révolutionnaire, que ce tribunal a été organisé pour égorger les patriotes et les membres de la Convention nationale; je suis dépeint comme un tyran et un oppresseur de la représentation nationale. A Londres, on dit qu'en France on imagine de prétendus assassinats pour me faire entourer d'une garde militaire. Ici l'on me dit, en parlant de la Renault, que c'est sûrement une affaire d'amourette, et qu'il faut bien croire que j'ai fait guillotiner son amant. C'est ainsi que l'on absout les tyrans, en attaquant un patriote isolé, qui n'a pour lui que son courage et sa vertu.

La vérité est mon seul asile contre le crime; je ne veux ni de partisans ni d'éloges: ma défense est dans ma conscience. Je prie les citoyens qui m'entendant de se rappeler que les démarches les plus innocentes et les plus pures sont exposées à la calomnie, et qu'ils ne peuvent rien faire que les tyrans ne cherchent à le tourner contre eux.

Quelle doit être la conduite des amis de la liberté, lorsqu'ils se trouvent dans la misérable alternative ou de trahir la patrie, ou d'être traités de tyrans, d'oppresseurs, d'hommes injustes et avides de sang, s'ils ont le courage de remplir leurs devoirs et la tâche que leur impose la Convention, et de préférer l'innocence opprimée à la horde exécrable des scélérats qui conspirent contre la liberté? Trahissez ta patrie d'une manière adroite, bientôt les ennemis du peuple sont à votre secours. Défendez la cause de la justice, vous ne pourrez pas dire une parole sans être appelé tyran et despote; vous ne pourrez pas invoquer l'opinion publique, sans être désigné comme un dictateur. Ceux qui défendent courageusement la patrie sont exposés comme ils l'étaient du temps de Brissot; mais je préférerais encore au moment actuel celui où je fus dénoncé par Louvet, sous le rapport de ma satisfaction personnelle: les ennemis d«s patriotes étaient alors moins perfides et moins atroces qu'aujourd'hui.

L'accusation de Louvet est renouvelée dans un acte trouvé parmi les papiers du secrétaire de Camille Desmoulins, ami du conspirateur Danton; cet acte était près de paraître, lorsque le comité de sûreté générale l'a découvert et l'a renvoyé au comité de salut public. Les conjurés y citent tout ce qui s'est passé dans la révolution, à l'appui de leur dénonciation contre un prétendu système de dictature. A examiner l'absurdité de la dénonciation, il serait inutile d'en parler, des calomnies aussi grossières ne sont pas faites pour séduite les citoyens, mais on verra qu'elles n'étaient préparées que comme un manifeste qui devait précéder un coup de main contre les patriotes. Que direz-vous, si je vous apprends que ces atrocités n'ont pas semblé révoltantes à des hommes revêtus d'un caractère sacré, si parmi nos collègues eux-mêmes, il s'en est trouvé qui les ont colportées!

(Robespierre, après avoir fait observer que toutes les calomnies des tyrans et de leurs stipendies peuvent jeter une sorte de découragement dans l'âme des patriotes, invoque pour appui la vertu de la Convention nationale, vertu qui donne la force de résistance et l'obligation de mettre sous ses pieds les intérêts de l'amour-propre, et de ne pas se laisser ébranler par les efforts redoublés des calomniateurs; il invoque aussi le patriotisme et la fermeté des membres des comités de salut public et de sûreté générale, ainsi que la vertu des citoyens zélés pour les intérêts de la république; il représente que ce ne sont pas des applaudissements et des éloges qui sauveront la liberté, mais une vigilance infatigable; il invite donc les bons citoyens à dénoncer les actes d'oppression, à observer et à dévoiler les intrigues étrangères.)

Quand les circonstances se développeront (continue-t-il), je m'expliquerai plus au long; aujourd'hui, j'en ai dit assez pour ceux qui sentent. Il ne sera jamais au pouvoir de personne de m'empêcher de déposer la vérité dans le sein de la représentation nationale et des républicains. Il n'est pas au pouvoir des tyrans et de leurs valets de faire échouer mon courage.

Qu'on répande des libelles contre moi, je n'en serai pas moins toujours le même, et je défendrai la liberté et l'égalité avec la même ardeur. Si l'on me forçait de renoncer à une partie des fonctions dont je suis chargé, il me resterait encore ma qualité de représentant du peuple, et je ferais une guerre à mort aux tyrans et aux conspirateurs.

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Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours de Robespierre sur les persécutions dont les patriotes étaient victimes de la part des aristocrates, Club des Jacobins, Séance du 24 messidor an II de la république française (5 juillet 1794)

Toutes les injustices particulières qui vous sont dénoncées méritent de votre part une sérieuse attention. Le premier devoir d'un patriote est de secourir les opprimés; quiconque manque à ce devoir n'a pas même le sentiment du patriotisme: de toutes les vertus qui ont servi de base à la révolution, la plus belle et la plus véritable est la plus négligée. Rien de si commun que les beaux discours insignifiants; rien de plus rare que la défense généreuse des opprimés, quand on n'en attend aucun profit; rien de si commun que le ménagement pour les aristocrates; rien de si rare qu'une humanité envers les bons citoyens dans le malheur.

De tous les décrets qui ont sauvé la république, le plus sublime, le seul qui l'ait arrachée à la corruption et qui ait affranchi les peuples de la tyrannie, c'est celui qui met la probité et la vertu à l'ordre du jour. Si ce décret était exécuté, la liberté serait parfaitement établie, et nous n'aurions plus besoin de faire retentir les tribunes populaires de notre voix; mais des hommes qui n'ont que le masque de la vertu mettent les plus grandes entraves à l'exécution des lois de la vertu même; ils veulent se faire de ce masque un moyen de parvenir au pouvoir.

Il est peu d'hommes généreux qui aiment la vertu pour elle-même, et qui désirent avec ardeur le bonheur du peuple. Tous les scélérats ont abusé de la loi qui a sauvé la liberté et le peuple français. Ils ont feint d'ignorer que c'était la justice suprême que la Convention avait mise à l'ordre du jour, c'est-à-dire le devoir de confondre les hypocrites, de soulager les malheureux et les opprimés, et de combattre les tyrans; ils ont laissé à l'écart ces grands devoirs, et s'en sont fait un instrument pour tourmenter le peuple et perdre les patriotes.

Il existe un comité révolutionnaire dans la république; vous allez croire peut-être qu'il s'est imaginé qu'il fallait anéantir l'aristocratie. Point du tout, il a cru qu'il fallait arrêter tous les citoyens qui, dans un jour de fête, se seraient trouvés ivres. Grâce à cette heureuse application de la loi, tous les contre-révolutionnaires sont restés tranquilles et en pleine sécurité, tandis que les artisans et les bons citoyens, qui s'étaient par hasard livrés à un mouvement de gaîté, ont été impitoyablement incarcérés.

Sans doute nous sommes plus ennemis de toute espèce de vices que ces inquisiteurs méchants et hypocrites; nous savons que l'ivresse est une maladie dont il faut guérir les hommes, mais nous savons aussi distinguer les faux patriotes qui persécutent le peuple, tandis qu'ils sont indulgents pour les aristocrates.

La ligue de toutes les factions a partout le même système. S'il est parmi elles quelque apparence de vertu, ce n'est qu'un masque imposteur; les scélérats qui se l'adaptent n'exigent jamais une soumission réelle aux lois de la république; ils ne voient dans les nobles que des cultivateurs paisibles, de bons maris, et ils ne s'informent pas s'ils sont amis de la justice ou du peuple.

Le décret qui met la vertu à l'ordre du jour est fécond en grandes conséquences. Nous avions prévu qu'on en abuserait; mais en même temps nous avions pensé que ce décret, porté contre les oppresseurs, imposerait aux fonctionnaires publics le devoir d'exercer la vertu, et de ne jamais s'écarter des obligations qui les lient à la patrie; mais ces obligations ne les forcent point à s'appesantir, avec une inquisition sévère, sur les actions des bons citoyens, pour détourner les yeux de dessus les crimes des fripons: ces fripons, qui ont cessé d'attirer leur attention, sont ceux-là même qui oppriment l'humanité, et sont de vrais tyrans. Si les fonctionnaires publics avaient fait ces réflexions, ils auraient trouvé peu de coupables à punir, car le peuple est bon, et la classe des méchants est la plus petite.

C'est en vain que Roland me vante ses vertus et me présente le tableau de sa vie privée; sans examiner ni cette apologie fastidieuse, ni l'histoire scandaleuse de la vie privée d'un Barbaroux, je demande à un homme: Qu'as-tu fait pour la prospérité de ton pays? Quels travaux as-tu entrepris pour arracher le peuple français au joug odieux de la servitude? S'il me répond à cette question d'une manière satisfaisante, alors je le crois vertueux.

Necker fut dans le sein de sa famille un véritable tyran: n'en soyez pas étonnés; un homme qui manque des vertus publiques ne peut avoir les vertus privées. Cette vertu de Necker et de Roland, q«e des intrigants ont voulu faire résulter du décret dont je vous parlais il n'y a qu'un instant, est diamétralement opposée à l'héroïsme et à l'humanité. Si je voulais suivre le système perfide de ces hommes qui ne connaissent point la vertu, vous verriez les hommes de bien opprimés, et les intrigants relevant leur tête altière. Nos ennemis disent dans leurs assemblées secrètes:

"Faisons en sorte qu'il n'y ait que des fripons; persécutons les patriotes, et ne cessons d'appuyer ceux qui, comme Hébert, veulent détruire sourdement la liberté de la France, ainsi que ceux qui, par leur modérantisme, veulent la ramener à l'esclavage; poursuivons tous ceux qui aspirent à la liberté du genre humain."

Ces monstres dévouent, en conséquence, à l'opprobre et aux tourments tout homme dont ils redoutent l'austérité de m½urs et la sévère probité.

Le devoir du gouvernement est de remédier à cet abus. Pour remplir cet objet, il faut qu'il ait beaucoup d'unité, de sagesse et d'action. Quiconque veut cabaler contre le gouvernement est un traître, et je dénonce ici tous ceux qui se sont rendus coupables de ce crime. On veut calomnier le gouvernement révolutionnaire pour le dissoudre; on veut flétrir le tribunal révolutionnaire, pour que les conspirateurs respirent en paix; les artifices les plus infâmes sont inventés pour persécuter les patriotes énergiques et sauver leurs mortels ennemis.

Il n'est qu'an seul remède à tant de maux, et il consiste dans l'exécution des lois de la nature, qui veulent que tout homme soit juste, et dans la vertu, qui est la base fondamentale de toute société. Autant vaudrait retourner dans les bois que de nous disputer les honneurs, la réputation, les richesses; il ne résulterait de cette lutte que des tyrans et des esclaves. Après cinquante ans d'agitations, de troubles et de carnage, le résultat serait l'établissement d'un nouveau despote.

Il est naturel de s'endormir après la victoire; nos ennemis, qui le savent bien, ne manquent pas de faire des efforts pour détourner notre attention de dessus leurs crimes. La véritable victoire est celle que les amis de la liberté remportent sur les factions: c'est cette victoire qui appelle chez les peuples la paix, la justice et le bonheur. Une nation n'est pas illustrée pour avoir abattu des tyrans ou enchaîné des peuples; ce fut le sort des Romains et de quelques autres nations: notre destinée, beaucoup plus sublime, est de fonder sur la terre l'empire de la sagesse, de la justice et de la vertu.

Nous ne pourrons atteindre ce but que par des institutions sages, qui ne peuvent être fondées que sur la ruine des ennemis incorrigibles de la liberté. Voyez ce qui arrive à chaque effort du crime contre la vertu; les factions redoublent d'artifices, à mesure que nous déployons notre énergie; et si cette même énergie vient à se ralentir, elles en profiteront pour prendre de nouvelles forces; elles disputeront le terrain, et donneront aux conspirateurs le temps de se rallier; à tout moment elles cherchent à diviser et à se faire des partisans; si l'on n'y prenait garde, il se formerait bientôt des factions en assez grand nombre pour lutter contre la liberté et égorger ses amis.

En vous présentant ces réflexions, je dénonce les efforts de nos ennemis sans prédire leurs succès; je sais que tout ce qui est criminel sur la terre doit disparaître; mais il n'est pas moins vrai que le crime fit de tout temps, jusqu'à nous, le malheur du monde.

Il faut une excessive légèreté pour s'endormir sur les conjurations, et pour perdre un instant ce courage ardent qui nous porte à dénoncer les conspirateurs: ce n'est pas pour provoquer aucune mesure sévère contre les coupables, que j'ai pris ici la parole, que m'importe leur vie ou leur mort, pourvu que le peuple et la Convention soient éclairés!

Mon but est de prémunir tous les citoyens contre les pièges qui leur sont tendus, et d'éteindre la nouvelle torche de discorde qu'on cherche à allumer dans la Convention. Ce qu'on voit tous les jours, ce qu'on ne peut se cacher, c'est qu'on veut avilir et anéantir la Convention par un système de terreur; il existe des rassemblements qui ont pour but de répandre ces funestes idées; on cherche à persuader à chaque membre que le comité de salut public l'a proscrit.

Ce complot existe; mais, puisqu'on le connaît, tous les bons citoyens doivent se rallier pour l'étouffer. C'est ici que dans tous les temps les députés patriotes se sont réunis pour faire triompher la vertu: si la tribune des Jacobins devient muette depuis quelque temps, ce n'est pas qu'il ne leur reste rien à dire; mais le profond silence qui y règne est l'effet d'un sommeil léthargique, qui ne permet pas d'ouvrir les yeux sur les dangers de la patrie. On veut donc forcer la Convention à trembler; on veut la prévenir contre le tribunal révolutionnaire, et rétablir le système des Danton, des Camille Desmoulins; on a semé partout des germes de division; on a substitué la défiance à la franchise, le calcul des âmes faibles au sentiment généreux des fondateurs de la république: il faut toujours en revenir à ces principes, la vertu publique et la justice suprême sont les deux lois souveraines sous lesquelles doivent ployer tous ceux qui sont chargés des intérêts de la patrie.

Il n'y a qu'un moyen pour un peuple qui ne peut pénétrer par lui-même à chaque instant dans les replis de l'intrigue; c'est de conserver ses droits et de faire en sorte que son courage ne puisse échouer contre la perfidie; c'est de comparer avec la justice tout ce qui n'en a que l'apparence; tout ce qui tend à un résultat dangereux est dicté par la perfidie.

Il est un sentiment gravé dans le c½ur de tous les patriotes, et qui est la pierre de touche pour reconnaître leurs amis; quand un homme se tait au moment où il faut parler, il est suspect; quand il s'enveloppe de ténèbres, ou qu'il montre pendant quelques instants une énergie qui disparaît aussitôt; quand il se borne à de vaines tirades contre les tyrans, sans s'occuper des m½urs publiques et du bonheur de tous ses concitoyens, il est suspect.

Quand ont voit des hommes ne sacrifier des aristocrates que pour la forme, il faut porter un examen sévère sur leurs personnes.

Quand on entend citer des lieux communs contre Pitt et les ennemis du genre humain, et que l'on voit les mêmes hommes attaquer sourdement le gouvernement révolutionnaire; quand on voit des hommes, tantôt modérés, tantôt hors de toute mesure, déclamant toujours, et toujours s'opposant aux moyens utiles qu'on propose, il est temps de se mettre en garde contre les complots.

La révolution se terminerait d'une manière bien simple, et sans être inquiétée par les factieux, si tous les hommes étaient également amis de la patrie et des lois.

Mais nous sommes bien éloignés d'en être arrivés à ce point; j'en atteste les hommes probes, qu'ils déclarent si, lorsqu'ils veulent défendre un patriote tout criblé des blessures de l'aristocratie, et qu'un aristocrate doucereux se présente, il ne se groupe pas aussitôt autour de ce dernier beaucoup d'hommes qui cherchent à le soutenir.

Mais les gémissements d'un patriote opprimé ont-ils donc plus de peine à se faire entendre dans de certaines âmes, que les plaintes hypocrites de l'aristocratie?

Concluons de là que le gouvernement républicain n'est pas encore bien assis, et qu'il y a des factions qui contrarient ses effets. Le gouvernement révolutionnaire a deux objets, la protection du patriotisme, et l'anéantissement de l'aristocratie. Jamais il ne pourra parvenir à ce but, tant qu'il sera combattu par les factions. Assurer la liberté sur des bases inébranlables sera pour lui une chose impossible, tant que chaque individu pourra se dire: Si aujourd'hui l'aristocratie triomphe,, je suis perdu. Il y aura toujours dans le sein du peuple une grande réaction contre les intrigues, et il en résultera peut-être beaucoup de déchirements.

Mais les scélérats ne triompheront pas, car il est impossible que les hommes qui ont épousé le système profond de la justice et de la liberté consentent jamais à laisser à de si vils ennemis un triomphe qui serait à la fois la honte et la perte de l'humanité entière. Il faut que ces lâches conspirateurs, ou renoncent à leurs complots infâmes, ou qu'ils nous arrachent la vie. Je sais qu'ils le tenteront, ils le tentent même tous les jours, niais le génie de la patrie veille sur les patriotes.

J'aurais voulu donner plus d'ordre et de précision à ces réflexions, mais j'ai suivi le sentiment de mon âme. Je cherche à étouffer les germes de division et à empêcher qu'il ne se forme deux partis dans la Convention: j'invite tous les membres à se mettre en garde contre les insinuations perfides de certains personnages qui, craignant pour eux-mêmes, veulent faire partager leurs craintes. Tant que la terreur durera parmi les représentants, ils seront incapables de remplir leur mission glorieuse. Qu'ils se rallient à la justice éternelle, qu'ils déjouent les complots par leur surveillance; que le bruit de nos victoires soit la liberté, la paix, le bonheur et la vertu, et que nos frères, après avoir versé leur sang pour nous assurer tant d'avantages, soient eux-mêmes assurés que leurs familles jouiront du fait immortel que doit leur garantir leur généreux dévoûment!