The Project Gutenberg eBook of Journal d'une femme de cinquante ans (2/2)

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Title: Journal d'une femme de cinquante ans (2/2)

Author: marquise de Henriette Lucie Dillon La Tour du Pin Gouvernet

Editor: comte Aymar Marie Ferdinand de Liedekerke-Beaufort

Release date: June 19, 2009 [eBook #29164]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UNE FEMME DE CINQUANTE ANS (2/2) ***

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JOURNAL D'UNE FEMME DE CINQUANTE ANS

1778-1815

Marquise de LA TOUR DU PIN

Publié par son arrière petit-fils le Colonel Comte AYMAR DE
LIEDEKERKE-BEAUFORT.

TOME II
PARIS

MARC IMHAUS & RENÉ CHAPELOT ÉDITEURS

1913

[Illustration: Comte de La Tour Du Pin]

IIe PARTIE

CHAPITRE Ier

I. Malgré son grand âge, l'auteur entreprend la seconde partie de ses mémoires.—II. A welcome breakfast.—Curiosité des Français de Boston mal satisfaite.—Adieux à l'équipage de la Diane.—La joie d'être en pays ami.—Le plaisir d'un bon déjeuner après deux mois de privations.—Installation provisoire à Boston.—III. M. Geyer.—La chienne Black.—Sympathie des habitants de Boston pour les nouveaux émigrés.—Le général Schuyler.—Vente des effets inutiles.—IV. Une histoire d'amour.—V. Départ pour Albany.—Mme de La Tour du Pin apprend la mort de son père.—Une forêt vierge.—La maison de bois.—Une belle famille.—Une santé à Washington.—L'auberge de Lebanon.—Le compagnon de lit de M. de Chambeau.—VI. Arrivée à Albany.—Incendie de la ville par les nègres.—Aimable accueil du général Schuyler et de la famille Renslaër.—Un songe réalisé.—Le Petroon.—Mme Renslaër.—Talleyrand en Amérique.

I

À Lucques, le 7 février 1843.

Il est probablement très présomptueux de continuer à rédiger ses mémoires à soixante-treize ans moins dix jours[1]. Mais ayant fini aujourd'hui de copier la partie que j'en avais écrite sur des feuilles volantes, je vous préviens, mon cher fils[2], que vous aurez le reste si Dieu le permet, avec ou sans rature, tant que je conserverai un peu de force, de raison et des yeux pour guider ma main. Une entreprise de ce genre exige surtout de la mémoire, et il me semble que je ne l'ai pas tout à fait perdue. Vous savez que j'ai conservé celle du passé tout autant que celle du présent, et cette dernière ravive en moi des souvenirs peut-être aussi pénibles que ceux des temps plus anciens, quels qu'aient été les malheurs qui ont assombri ma longue vie.

Mais abandonnons les préambules. Retournons à l'entrée de la rade de Boston, où j'ai laissé votre pauvre frère Humbert[3] dans le ravissement de revoir les vaches, les prés, les arbres en fleurs et tout ce qui s'était effacé de sa jeune imagination.

II

Nos transports, à nous autres, gens raisonnables, je l'avoue, à notre honte, étaient entièrement concentrés sur un énorme poisson frais que le pilote venait de pêcher, et qui, avec un pot de lait, du beurre frais et du pain blanc, devait composer ce que le capitaine nomma a welcome breakfast[4]. Pendant que nous le mangions avec un appétit vorace, nous avancions, remorqués par notre canot, dans cette magnifique baie. À deux encablures de terre, notre capitaine jeta l'ancre, puis il nous quitta, promettant de revenir le soir, après nous avoir trouvé un logement.

Nous n'avions pas une seule lettre de recommandation, et nous attendîmes patiemment son retour. Les vivres frais arrivèrent de tous côtés. Il vint aussi plusieurs Français fort impatients d'avoir des nouvelles et qui nous assaillirent de questions auxquelles nous ne pouvions répondre que très imparfaitement. L'un voulait savoir ce qui se passait à Lille, l'autre à Grenoble, un troisième à Metz, tous surpris et presque en colère de n'obtenir de réponses que sur Paris ou sur la France en général. C'étaient pour la plupart des gens fort communs: des marchands ruinés, des ouvriers qui cherchaient du travail. Ils nous semblèrent plus ou moins tous révolutionnaires, et ils trouvèrent à leur tour que nous étions des aristocrates échappés au supplice que, selon eux, nous avions bien mérité pour notre tyrannie passée. Ils nous quittèrent de fort mauvaise humeur, et nous en fûmes débarrassés pour tout le temps que nous restâmes à Boston.

Le reste de la journée se passa à mettre nos effets en ordre. Le soir, le capitaine revint. Il nous avait trouvé un petit logement sur la place du Marché, et son armateur l'avait chargé de nous offrir ses services. Mon mari résolut d'aller le voir le lendemain en descendant à terre. Le capitaine nous dit que c'était un homme riche et considéré, et nous nous trouvâmes heureux d'être sous sa protection.

Vous croirez aisément que l'aube du jour me trouva éveillée le lendemain matin. Je procédai à la toilette de mes enfants et, dès que le canot fut prêt, je fis mes adieux à tout l'équipage individuellement par un shake hands[5] donné de bon coeur. Ces braves gens avaient été remplis d'attentions pour nous. Le mousse pleurait à chaudes larmes de se séparer de mon fils. Chacun avait son regret à témoigner, et j'en éprouvais un très vif de ne pas emmener la chienne Black qui s'était attachée à moi. J'avais consulté mon ami Boyd pour savoir si le capitaine me la donnerait volontiers. Il m'assura qu'elle me serait refusée, et je n'osai donc pas la demander.

Il faut avoir été exposé à toutes les souffrances que nous avions subies depuis deux mois, aux contraintes que j'avais endurées auparavant, aux inquiétudes provoquées par la situation de mon mari et à celles que j'avais éprouvées pour ma propre sécurité, aux angoisses causées par la crainte prolongée d'une mort toujours imminente entraînant l'abandon, sans aide ni appui, de mes deux pauvres enfants, pour pouvoir apprécier le sentiment de joie avec lequel je posai le pied sur cette terre amie. Notre bon capitaine en jouissait autant que nous. Il nous mena d'abord à une des meilleures auberges, où il avait fait préparer un excellent déjeuner, et nous y trouvâmes tout ce dont nous étions privés depuis si longtemps. Quoique ce sentiment puisse paraître bien trivial aux gens qui n'ont jamais manqué de rien, je les prie de me permettre d'avouer que je ressentis, à la vue d'une table bien garnie, un sentiment de plaisir tel que je ne me souviens pas d'en avoir éprouvé de si vif en aucune autre occasion.

Nous prîmes ensuite le chemin du petit logement choisi par notre aimable capitaine, et mon mari m'y laissa pour aller voir l'armateur de notre navire.

III

M. Geyer était un des plus riches propriétaires de Boston. Quoiqu'il fût revenu, depuis la paix, jouir de sa fortune dans son pays d'origine, il avait compté parmi les partisans de l'Angleterre, et n'avait pris aucune part à l'insurrection contre la mère-patrie. À l'exemple de plusieurs autres négociants de Boston, il avait même emmené sa famille en Angleterre. Mon mari fut reçu par M. Geyer avec une cordialité qui le charma.

À Pauillac, j'ai oublié de le dire, nous étions mouillés auprès d'un vaisseau qui attendait le vent, comme nous, et qui allait en Angleterre. J'adressai à la hâte quelques mots à Mme d'Hénin, établie à Londres, pour la prier de nous écrire à Boston chez M. Geyer, dont le capitaine m'avait donné l'adresse. La longueur de notre traversée avait permis que ma tante nous répondît, et nous trouvâmes, en débarquant, des lettres qui nous fixèrent sur le point des États-Unis que nous devions habiter. J'y reviendrai tout à l'heure.

La maison où se trouvait le logement que nous avait choisi notre capitaine était habitée par trois générations de femmes: Mme Pierce, sa mère et sa fille. Elle était située sur la place du Marché, place la plus fréquentée et la plus animée de la ville. Notre logement comprenait, d'un côté un petit salon éclairé par deux fenêtres donnant sur la place; de l'autre côté, et au delà d'un très petit escalier, une bonne chambre à coucher destinée à mon mari, à mes enfants et à moi. Cette dernière avait vue sur un chantier isolé, où travaillaient des charpentiers de navire. Au delà s'étendait la campagne voisine. On verra plus loin pourquoi j'entre dans ces détails.

Nous prîmes pension chez ces excellentes personnes, qui nous nourrirent fort bien, à l'anglaise. La jeune fille, Sally, qui aimait passionnément les enfants, m'enleva ma petite fille et voulut la soigner; la grand'mère s'empara d'Humbert, déjà très grand pour son âge et d'une intelligence singulière. On ne pouvait avoir un début plus heureux. Le soir de ce premier jour, nous nous trouvions installés comme si jamais aucune douleur ni aucune inquiétude n'avaient traversé notre vie.

Vers le milieu de la nuit, je fus réveillée par les aboiements d'un chien et par les gémissements qu'il poussait tout en grattant à la porte de la cuisine, qui ouvrait sur le chantier. Cette voix de chien ne m'était pas inconnue. Je me levai et j'ouvris la fenêtre. Le clair de lune me permit de reconnaître la chienne Black. Je descendis aussitôt pour lui ouvrir la porte. Une fois entrée dans la chambre, je m'aperçus que la pauvre bête était si mouillée que certainement elle avait dû rester longtemps dans l'eau. En effet, j'appris le lendemain qu'on l'avait tenue enchaînée à bord toute la journée, mais qu'à 10 heures du soir le matelot, ayant cru pouvoir la détacher, elle ne fit qu'un saut dans la mer. Or, la Diane était à l'ancre à plus d'un mille du quai. Il est donc vraisemblable que la bonne bête avait franchi cette distance à la nage; puis, que, nous ayant cherchés dans cette ville qui lui était étrangère, elle avait enfin découvert précisément la porte de la maison la plus rapprochée de la chambre où nous couchions. Le capitaine mit une sorte de superstition scrupuleuse à ne pas contrarier un attachement si bien prouvé. Black ne nous quitta plus et est revenue avec nous en Europe.

Dans la matinée du lendemain de notre arrivée, M. Geyer vint me voir avec sa femme et sa fille. Il parlait assez bien français, mais les dames n'en savaient pas un mot. Elles furent charmées de constater que leur langue m'était aussi familière qu'à elles-mêmes. Leur bienveillante hospitalité n'avait pas besoin, pour être offerte, de lettres de recommandation. Les dangers que nous avions courus en France inspiraient une sympathie générale, et l'on alla jusqu'à croire qu'un peu de merveilleux se mêlait à notre histoire. Mes cheveux coupés courts derrière la tête parurent avoir été un commencement de préparation au dernier supplice. L'intérêt qu'on nous témoignait en fut encore augmenté. J'eus beau expliquer qu'il n'en était rien. Il n'y eut pas moyen de faire renoncer les bons habitants de Boston à leur idée.

La ville avait encore, il y a quarante-cinq ans, toute l'apparence d'une colonie anglaise. C'est là cependant que se produisit le soulèvement initial contre la mère-patrie. On nous montrait avec orgueil la colonne élevée sur le sommet de la colline où l'on s'était rassemblé pour prendre les premières résolutions à l'égard des injustes impôts dont l'Angleterre écrasait la colonie; la partie du port où l'on avait jeté à la mer deux cargaisons de thé plutôt que de payer le droit exorbitant que l'on voulait percevoir sur cette marchandise; la belle pelouse, où s'était assemblée la première troupe, et le lieu où le premier combat avait été livré: Bunker's hill. Cependant les habitants les plus riches et les plus distingués, quoique soumis au nouveau gouvernement, regrettaient, sans la désapprouver toutefois, la séparation d'avec l'ancienne patrie. Ils tenaient encore, par des liens d'affection et de parenté, à l'Angleterre. Ils en conservaient les moeurs sans mélange, et plusieurs d'entre eux, après s'y être réfugiés, n'en étaient revenus qu'à la paix. Le peuple les désignait sous le nom de loyalistes. De ce nombre était M. Jeffreys, frère de l'illustre rédacteur de l'Edinburgh Review, puis une famille Russell, qui cherchait à ne pas laisser ignorer sa proche parenté avec le duc de Bedford. Toutes ces personnes nous accueillirent avec une bienveillance sans égale et nous témoignèrent le plus vif intérêt.

M. Geyer nous offrit d'aller habiter une ferme qu'il possédait à dix-huit milles de Boston. Peut-être aurions-nous bien fait d'accepter. Mais mon mari voulait se rapprocher du Canada, où il aurait souhaité s'établir. Il parlait l'anglais avec difficulté, quoiqu'il l'entendît parfaitement, et la pensée que le français était, comme il l'est encore, la langue dont on se servait habituellement à Montréal, lui donnait envie de gagner le voisinage de cette ville.

Nous venions de recevoir des lettres d'Angleterre. Mme d'Hénin, notre tante, tout en regrettant que nous n'eussions pas été la rejoindre en Angleterre, nous envoyait des lettres d'une Américaine de ses amies, Mme Church, nous recommandant à sa famille en résidence à Albany. Mme Church était fille du général Schuyler, qui s'était créé une grande réputation dans la guerre de l'Indépendance. Il avait fait prisonnier le général Burgoyne avec tout le corps d'armée qu'il amenait du Canada pour renforcer l'armée anglaise retranchée à New-York, et la capitulation de Saratoga lui avait acquis une popularité prodigieuse[6]. Depuis la paix, le général Schuyler, Hollandais d'origine, habitait ses terres avec toute sa famille. Sa fille aînée avait épousé le chef de la famille Renslaër, installé à Albany et possesseur d'une immense fortune dans le comté.

Mme Church donc, voyant le très grand et maternel intérêt qui animait ma tante, à laquelle l'unissait la plus tendre amitié, écrivit à ses parents, et nous reçûmes, à notre arrivée à Boston, des lettres très pressantes du général Schuyler par lesquelles il nous engageait à nous rendre sans délai à Albany où, assurait-il, nous trouverions aisément à nous établir. Il nous offrait dans ce but tout son appui. Nous prîmes donc notre résolution, et, ayant embarqué nos effets pour les expédier par mer jusqu'à New-York, et de là par la rivière d'Hudson jusqu'à Albany, nous attendîmes à Boston la nouvelle de leur arrivée à destination, avant de nous mettre en route par terre. Nous préférions faire ainsi ce trajet de cinq cents milles. Cela nous permettait de voir le pays tout en ne nous coûtant pas plus cher.

Avant d'expédier nos effets, nous fûmes obligés de déballer toutes les caisses pour les réempaqueter ensuite. Zamore, dans sa précipitation à les remplir, n'avait pas eu le loisir de distinguer les effets les uns des autres. Elles contenaient une foule de choses inutiles à des gens qui, comme nous, allaient vivre à la campagne très sérieusement, dans des conditions équivalentes à celles des paysans en Europe. Rien ne faisait présager que la tourmente révolutionnaire dût nous permettre de retourner en Europe de longtemps, et j'étais heureuse, je l'avoue, que mon mari eût été accueilli aux États-Unis de manière à lui ôter toute idée de gagner l'Angleterre, où une sorte de pressentiment me donnait la crainte d'être mal reçue par ma famille.

Je vendis à Boston tout ce qui pouvait valoir quelque argent parmi les effets que nous avions apportés. Comme la Diane avait fait la traversée sans cargaison, notre bagage ne nous avait rien coûté, et il était considérable. Nous le diminuâmes de plus de moitié. Habillements, étoffes, dentelles, piano, musique, porcelaines, tout ce qui eût été superflu dans un petit ménage fut converti en argent, puis en lettres de change sur des gens sûrs d'Albany.

IV

Nous restâmes un mois à Boston, allant presque tous les jours chez les aimables personnes qui nous comblaient de soins et de prévenances. Je reçus la visite de plusieurs créoles de la Martinique qui connaissaient mon père. L'un d'eux, qui s'était marié à Boston, nous engagea à aller passer quelques jours chez lui, à la campagne, et nous y fûmes avec plaisir. C'était à Wrentham, village à moitié chemin entre Boston et Providence. Ce lieu était délicieux par sa situation, sa fraîcheur, sa fertilité. Des lacs parsemés de petites îles couvertes de bois et qui avaient l'aspect de jardins flottants sur l'eau, des futaies aussi vieilles que le monde baignant leurs troncs décrépits ou leurs jeunes pousses dans une eau pure comme du cristal, en faisaient un séjour enchanteur. Pour que rien ne manquât à l'imagination d'un poète, s'il y en avait eu un parmi nous, qui ne pensions qu'à des défrichements, des charrues, des pommes de terre, à ces lieux se rattachait une histoire d'amour… Je vais pourtant la raconter.

Sally W… allait épouser, pendant la dernière année de la guerre, un jeune officier du nom de William. C'était une demoiselle jeune, jolie, et qui avait reçu une bonne éducation en Angleterre. Le régiment du jeune homme reçut un ordre d'embarquement pour aller rejoindre l'armée anglaise à Boston, sans délai. Le mariage fut ajourné. Mais Sally en conçut un si violent chagrin que son père, dont elle était la fille unique, consentit à prendre passage sur un navire en partance pour Providence, à dix-huit milles de Boston, et où le bataillon auquel appartenait William devait débarquer, dans le but d'y faire célébrer le mariage.

Après une heureuse traversée, le père et la fille abordent à Providence. Le premier spectacle qui s'offre à leurs yeux, en mettant le pied sur le quai, ce sont des brancards et des charrettes portant des blessés. Sally, anxieuse, questionne un soldat qu'elle rencontre sur le sort de William. Le militaire répond sans ménagement que dans la déroute il a été tué, mais qu'on n'a pu retrouver son corps. La pauvre jeune fille perd la raison à l'instant même et depuis elle ne l'a jamais recouvrée. On a essayé de l'enfermer. Elle devenait alors furieuse, se frappait la tête contre les murs ou refusait toute nourriture. Après plusieurs vaines tentatives du même genre, on avait pris le parti de la laisser en liberté. Aussitôt elle devenait douce et tranquille et, poursuivant une idée fixe, se dirigeait à pied vers Boston. Sa famille a organisé des points d'arrêts sur la route, où on la soigne, en nourriture et en vêtements, sans qu'elle s'en aperçoive. Lorsque je la vis, elle venait lentement sur le chemin, un bâton à la main, toujours hantée par la pensée que, sous des feuilles, dans de hautes herbes, derrière un buisson, elle trouvera le corps de William. Arrivée à Boston, elle va toujours au même endroit du quai, puis regarde un moment la mer, dans l'espoir que celui qu'elle attend va débarquer. Elle se remet ensuite en route et retourne à Providence, demandant asile la nuit à des gens de sa connaissance. Mme Madey, chez qui je me trouvais, était une des personnes qui l'accueillaient et qu'elle préférait. L'infortunée consentit à entrer dans la maison et à accepter un peu de lait; mais au bout d'un moment elle dit tristement: «Je n'ai pas le temps de rester»; et elle partit.

Depuis vingt ans, la pauvre femme fait ce voyage une fois par semaine. Elle me parut avoir quarante ans. Elle était grande, belle et très pâle, mise proprement, avec un grand manteau. Elle m'intéressa au dernier point. En France, les enfants se seraient moqués de la malheureuse ou l'auraient tourmentée. En Amérique, ils la respectaient, lui offraient des fleurs, des fruits, lui prenaient la main pour la faire entrer sous un abri quand il pleuvait. Mais, même en hiver, elle ne voulait pas coucher dans une chambre. Elle préférait la grange ou l'étable, pourvu qu'on laissât la porte ouverte. Je crois me souvenir qu'un jour on la trouva morte sur la route. Hélas! pauvre Sally! c'est ainsi qu'elle aura retrouvé William!

V

Nous partîmes tous trois[7] avec les enfants[8], dans les premiers jours de juin, et quinze jours après nous arrivâmes à Albany. Nous avions traversé tout l'État de Connecticut[9], dont nous admirions la fertilité et l'air de richesse. Mais une fatale nouvelle m'avait rendue si triste que je ne jouissais de rien. M. de La Tour au Pin avait appris la mort de mon père[10] avant de quitter Boston. Il attendit le voyage pour me l'annoncer, dans l'espoir que la distraction forcée et le mouvement me seraient une sorte d'adoucissement. Ce fut à Northampton, capitale de l'État de Connecticut[11], où nous couchâmes, qu'il se résolut à me le dire, craignant que je ne lusse le funeste événement dans quelque gazette. En effet, toutes les nouvelles de France étaient reproduites par les journaux américains aussitôt qu'elles arrivaient, dans quelque port de l'Union que ce fût.

La mort de mon père m'affecta vivement, bien que je m'y attendisse depuis longtemps. Quoique je l'eusse bien peu vu depuis des années, je n'en avais pas moins la plus tendre affection pour lui. J'écrivis à ma belle-mère, installée à la Martinique ainsi que ma soeur Fanny, alors âgée de douze ans. Longtemps après, je reçus la réponse de Mme Dillon, dans laquelle elle m'annonçait son départ pour l'Angleterre avec Fanny et Mlle de La Touche, fille de son premier mariage. La lettre était très froide, et ma belle-mère ne s'inquiétait nullement des conditions de mon existence en Amérique.

Malgré tout, comme il arrive toujours quand on voit des objets nouveaux, je fus distraite de ma douleur par la beauté des bois que nous eûmes à traverser pour arriver à Lebanon, dernière étape où nous couchâmes avant d'arriver à Albany. Un massif de bois épais de cinquante milles qui séparait alors l'État de Connecticut[12] de celui, je crois, de New-York, et qui n'existe sans doute plus maintenant, m'offrit le spectacle, inconnu par moi, d'une forêt présentant tous les degrés de la végétation, depuis l'arbre commençant à sortir de terre jusqu'à celui qui y retombait par vétusté. La route tracée dans ces bois admirables n'avait que la largeur de deux voies de voiture. C'était une simple tranchée où les arbres, coupés par le pied, étaient abattus à droite et à gauche, pour laisser un passage libre. Dieu sait quels cahots nous éprouvions lorsque les troncs n'avaient pas été coupés assez ras de terre. La prodigieuse fécondité de cette terre vierge avait développé une grande quantité de plantes parasites, de vignes sauvages, de lianes qui couraient d'un arbre à l'autre. Dans les endroits moins ombragés, des bosquets de rhododendrons couverts de fleurs, les unes de violettes, les autres d'un lilas pâle, et des rosiers de toute espèce, formaient comme des massifs colorés au milieu de gazons émaillés de mousses et d'herbes fleuries, tandis que dans les parties basses du sol, sillonnées et arrosées par de petits ruisseaux—des creeks[13]—toutes les variétés de plantes aquatiques s'épanouissaient en pleine floraison. Cette jeunesse de la nature m'enchanta au point que je passai la journée dans une extase continuelle.

Vers le milieu du jour, nous nous arrêtâmes pour déjeuner dans une auberge établie depuis peu au milieu de ces immenses bois. En Amérique, lorsqu'une maison rustique s'élève dans une forêt et qu'elle est près d'un chemin, ne dût-il y passer qu'une personne dans toute l'année, la première dépense du maître est l'achat d'une enseigne et son premier ouvrage l'érection d'un poteau pour l'y attacher. Puis on cloue au poteau, au-dessous de l'enseigne, une boîte aux lettres, et ce lieu que vous traversez et où la route est à peine tracée se nomme déjà, sur la carte du pays, une ville.

La maison de bois où nous nous arrêtâmes avait atteint le second degré de la civilisation, puisque c'était une frame house, c'est-à-dire une maison pourvue de fenêtres garnies de vitres. Mais c'est l'incomparable beauté de la famille qui l'habitait surtout qui l'a gravée dans ma mémoire en caractères ineffaçables. Trois générations y étaient établies. D'abord un ménage: l'homme et la femme, âgée de quarante à quarante-cinq ans, tous deux des modèles de force, d'élégance, et doués de ces formes exquises et parfaites qu'on trouve dans les tableaux des plus grands maîtres seulement. Autour d'eux se groupaient huit ou dix enfants, filles et garçons, parmi lesquels on pouvait admirer depuis la jeune adolescente semblable aux belles vierges de Raphaël, jusqu'aux petits enfants avec des figures d'ange, que Rubens n'aurait pas désavoués. Enfin, dans la même maison, vivait un grand-père, d'apparence la plus vénérable, les cheveux blanchis par l'âge, mais sans aucune infirmité.

À la fin du déjeuner, pris en commun, il se leva, ôta son bonnet, et d'un air respectueux prononça ces paroles: «Nous boirons à la santé de notre bien-aimé Président—our beloved Président—». On n'eût pas alors trouvé une cabane, si reculée qu'elle fût dans les bois, où cet acte d'amour pour le grand Washington ne terminât chaque repas. Quelquefois on y ajoutait la santé du marquis… M. de La Fayette avait laissé un nom chéri aux États-Unis.

À Lebanon existait un établissement de bains sulfureux déjà assez important. L'auberge était très bonne et surtout d'une propreté parfaite. Mais le luxe des draps blancs était alors inconnu dans cette partie des États-Unis. En demander qui n'eussent pas servi paraissait une fantaisie que l'on ne comprenait pas, et même, quand le lit présentait une certaine largeur, on vous proposait avec simplicité d'y admettre un compagnon. C'est ce qui arriva à M. de Chambeau ce même soir, à Lebanon. Des jurements français, que lui seul pouvait proférer, se firent entendre subitement au milieu de la nuit. Le matin il nous apprit que, vers minuit, il avait été réveillé par un monsieur qui se glissait sans façon dans la partie vacante du lit double où il reposait. Furieux de cet envahissement, il s'était hâté de sauter hors de sa couchette du côté opposé, puis avait passé la nuit sur une chaise à entendre ronfler son compagnon, qui ne s'était nullement inquiété de sa colère. Sa mésaventure fut l'objet des moqueries de tout le monde. En arrivant le soir à Albany, on lui réserva une petite chambre pour lui seul. Cela le consola.

VI

La ville d'Albany, capitale du comté, avait été presque entièrement brûlée deux ans auparavant, par une conspiration des nègres. L'esclavage n'était encore aboli, dans l'État de New-York, que pour les enfants à naître en 1794 et après lorsqu'ils atteindraient leur vingtième année. Cette mesure très sage, en obligeant les propriétaires d'esclaves à les élever, donnait, d'un autre côté, à l'esclave le temps de dédommager son maître, par son travail, des frais occasionnés par son éducation. Un de ces noirs, très mauvais sujet, qui avait espéré que la décision de la législature lui rendrait la liberté sans condition, résolut de se venger. Il enrôla quelques misérables comme lui, et ils résolurent de mettre, à jour nommé, le feu à la ville, construite encore à cette époque, en grande partie en bois. Cet atroce projet réussit au delà de leurs espérances. Le feu prit dans plus de vingt endroits à la fois. Les maisons, les magasins, les marchandises furent consumés, malgré le zèle des habitants, à la tête desquels travaillèrent le vieux général Schuyler et toute sa famille. Une petite négresse de douze ans fut arrêtée au moment où elle mettait le feu au magasin à paille de l'écurie de son maître. Elle révéla les noms des complices. Le lendemain, le tribunal s'assembla sur les débris encore fumants de la construction où il siégeait d'habitude et condamna le chef noir et six de ses complices à être pendus, ce qui fut exécuté sur-le-champ.

Les familles Renslaër et Schuyler firent des merveilles de charité éclairée et donnèrent l'exemple de l'activité à réparer le désastre. Des convois chargés de marchandises, de briques, de meubles, remontèrent de New-York et une charmante ville nouvelle sortit des cendres de l'ancienne. Des maisons de pierre et surtout de briques s'élevèrent, furent couvertes de plaques de zinc et de fer-blanc, et lorsque nous arrivâmes à Albany, il n'y avait plus aucun vestige de l'incendie.

La maison du général Schuyler et celle de son gendre, M. Renslaër, toutes deux isolées au milieu d'un jardin, avaient été épargnées. C'est là que nous trouvâmes un accueil aussi flatteur que bienveillant. Le général Schuyler, en me voyant, me dit: «Voilà donc que j'aurai une sixième fille.» Il entra dans tous nos projets, nos désirs, nos intérêts. Il parlait parfaitement le français, ainsi que tous les siens. C'est ici le lieu de parler de cette famille, ou plutôt de celle de son gendre, puissante dans le comté d'Albany, originairement peuplé par des Hollandais.

Avant que Guillaume III ne montât en usurpateur sur le trône d'Angleterre, et lorsqu'il n'était encore que prince d'Orange et stathouder de Hollande, des colons hollandais avaient remonté la rivière du Nord ou d'Hudson, et s'étaient établis[14] au confluent de celle-ci avec la Mohawk, dans la belle plaine—flats—qui s'étend d'Albany à Half Moon Point, lieu où les deux rivières se confondent. Un jeune page de Guillaume, nommé Renslaër, d'une famille noble de la Gueldre, avait su s'attirer les bonnes grâces de son maître. Un jour, en servant le prince à table, il lui dit qu'il avait fait un rêve. Guillaume voulut le connaître, et Renslaër conta alors avoir rêvé qu'il marchait derrière lui, portant la queue de son manteau royal, pendant qu'on le couronnait roi d'Angleterre. À quoi le prince d'Orange répondit que, si telle devait être sa destinée, son page pourrait lui demander n'importe quelle faveur avec l'assurance de l'obtenir.

Les années et les événements réalisèrent le songe de Renslaër[15]. Il réclama de Guillaume III l'accomplissement de sa promesse, et, lui présentant une carte du comté d'Orange, aux États-Unis, il demanda une concession de terres chez les Mohawks. Le roi prit un crayon et traça un carré long de quarante-deux milles et large de dix-huit, au milieu duquel coulait la rivière du Nord[16].

Renslaër passa en Amérique, avec son acte de cession bien en règle, et s'établit à Albany, alors représentée par le rassemblement de quelques colons seulement. Il en attira d'autres en leur cédant des terres, grevées à perpétuité d'une redevance en grains ou en argent, de si peu d'importance pour la plupart, qu'elles ne servaient guère qu'à consacrer le droit du seigneur suzerain. En outre, il vendit des terrains, des fermes, et développa ainsi considérablement sa fortune, que la Révolution ne fit qu'augmenter.

Lorsque nous débarquâmes en Amérique, l'aîné et le chef de la famille Renslaër, divisée en un grand nombre de branches, toutes riches, avait pour femme la fille aînée du général Schuyler. Le peuple l'avait surnommé le Petroon, mot hollandais qui signifie «Seigneur». Le jour même de notre arrivée à Albany, vers le soir, nous nous promenions dans une longue et belle rue à l'extrémité de laquelle on découvrait un enclos fermé d'une simple palissade peinte en blanc. C'était un parc très soigné, planté de beaux arbres et de fleurs, et renfermant une jolie maison, d'une architecture très simple, n'affichant aucune prétention à l'art et à la beauté extérieure. On voyait s'élever par derrière des dépendances considérables, qui donnaient à tout l'établissement l'air d'une superbe et riche ferme soigneusement tenue. Je demandai à un jeune garçon, qui nous ouvrait une barrière pour nous permettre de descendre sur le bord de la rivière, quel était le propriétaire de cette grande maison. «Mais, dit-il d'un air stupéfait, c'est la maison du Petroon.—«Je ne sais pas ce que c'est que le Petroon», lui dis-je.—Vous ne le savez pas!» s'écria-t-il en levant les mains au ciel. Ne pas savoir ce que c'est que le Petroon! qui êtes-vous donc?—who are you, then?»—Et il s'en alla avec une sorte d'horreur et de crainte d'avoir parlé à des gens qui ne connaissaient pas le Petroon.

Deux jours après, nous étions reçus dans cette maison, avec une bonté, une prévenance, une amitié qui ne se sont pas un moment démenties. Mme Renslaër était une femme de trente ans, parlant bien le français qu'elle avait appris en accompagnant son père au quartier général des armées américaines et françaises. Elle était douée d'un esprit supérieur et d'une faculté de jugement peu commune des hommes et des choses. Depuis des années elle ne sortait plus de sa maison, où la retenaient, souvent clouée pendant des mois sur son fauteuil, une santé détruite et les atteintes d'un mal qui l'ont conduite au tombeau quelques années après. La simple lecture des journaux lui avait appris l'état des partis en France, les fautes qui avaient amené la Révolution, les vices de la haute classe de la société, la folie des classes moyennes. Avec une perspicacité extraordinaire, elle avait pénétré les causes et les effets des troubles de notre pays mieux que nous. Elle était très impatiente de connaître M. de Talleyrand, qui venait d'arriver à Philadelphie, renvoyé d'Angleterre dans un délai de huit jours. Avec la finesse démoniaque de son esprit, il avait jugé que la France n'avait pas fini de parcourir les diverses phases de la Révolution. Il nous apportait des lettres importantes de Hollande, que Mme d'Hénin lui avait confiées. Elle m'écrivait, entre autres choses, que M. de Talleyrand était venu passer, dans le pays de la véritable liberté, le temps de folie cruelle dont souffrait la France. M. de Talleyrand me fit demander où il pourrait me trouver, à la fin d'un voyage dans la partie intérieure du pays qu'il méditait d'entreprendre en compagnie de M. de Beaumetz, son ami, et d'un Anglais millionnaire qui arrivait de l'Inde.

CHAPITRE II

I. En pension chez les van Buren.—M. de Chambeau apprenti menuisier.—Mme de La Tour du Pin apprend la mort de son beau-père.—Apprentissage de fermière.—Un passage dangereux.—II. Achat d'une ferme.—Installation provisoire à Troy.—Une log house.—Visite imprévue de M. de Talleyrand.—III. La nouvelle du 9 Thermidor.—Mme Archambauld de Périgord.—Appréciation de Mme de La Tour du Pin sur M. de Talleyrand.—M. Law.—Un ministre des finances trop pauvre pour élever sa famille.—Une proposition aussi aimable qu'originale.—IV. Les commencements de l'hiver: la neige et la prise en glace des rivières.—Rencontre des premiers sauvages.—Emménagement à la ferme.—Achat du premier nègre, Mink.—V. Arrangements et réparations à la maison de ferme.—Activité de Mme de La Tour du Pin.—Achat du nègre Prime.—Deux heureux: la négresse Judith et son mari.

I

Comme nous ne voulions pas rester à Albany, le général Schuyler se chargea de nous trouver une ferme à acquérir dans les environs. Il nous conseilla, en attendant, de prendre pour trois mois pension chez un fermier de sa connaissance, installé non loin de la ferme où son frère, le colonel Schuyler, habitait avec ses douze enfants. Notre séjour à Albany ne se prolongea donc pas au delà de quelques jours. Après quoi nous allâmes chez M. van Buren, à l'école des moeurs américaines, car nous avions mis pour condition que nous vivrions avec la famille, sans que l'on changeât la moindre chose aux habitudes de la maison. Il fut en outre convenu que Mme van Buren m'emploierait aux ouvrages du ménage, comme si j'eusse été une de ses filles. M. de Chambeau se mit, à la même époque, en apprentissage chez un menuisier de la petite ville naissante de Troy, située à un quart de mille de la ferme des van Buren. Il partait le lundi matin et revenait le samedi soir seulement pour passer le dimanche avec nous. La nouvelle de la fin tragique de mon beau-père[17] venait de nous parvenir. M. de Chambeau avait appris en même temps celle de son père. Comme j'étais très bonne couturière, je confectionnai moi-même mes habits de deuil, et ma bonne hôtesse, ayant ainsi apprécié l'agilité de mon aiguille, trouvait très doux d'avoir une ouvrière à ses ordres pour rien, alors qu'elle lui aurait coûté une piastre par jour et la nourriture, y compris deux fois le thé, si elle l'eût prise à Albany.

Mon mari alla visiter plusieurs fermes. Nous attendions, pour choisir celle dont nous ferions l'acquisition l'arrivée des fonds qu'on nous avait envoyés de Hollande. Le général Schuyler et M. Renslaër conseillaient à M. de La Tour du Pin de répartir ces fonds en trois parts égales: un tiers pour l'acquisition; un pour l'aménagement, achat de nègres, chevaux, vaches, instruments aratoires et meubles; le troisième, joint à ce qui nous restait des 12.000 francs emportés de Bordeaux, pour faire face aux cas imprévus, perte de nègres ou de bétail, et pour vivre pendant la première année. Cet arrangement devint notre règle de conduite.

Personnellement, je résolus de me mettre en état de diriger mon ménage de fermière. Je commençai par m'accoutumer à ne jamais rester dans mon lit, le soleil levé. À 3 heures du matin, l'été, j'étais debout et habillée. Ma chambre ouvrait sur une petite pelouse donnant sur la rivière. Quand je dis ouvrait, je ne parle pas de la fenêtre, mais bien de la porte, qui était à fleur du gazon. Aussi de mon lit, aurais-je pu voir passer les vaisseaux sans me déranger.

La ferme des van Buren, vieille maison hollandaise, occupait une situation délicieuse sur le bord de l'eau. Parfaitement isolée du côté de la terre, elle avait des communications faciles avec l'autre côté de la rivière. En face, sur la route du Canada, s'élevait une grande auberge où l'on trouvait tous les renseignements, les gazettes et les affiches de ventes. Deux ou trois stages[18] y passaient par jour. Van Buren possédait deux pirogues, et la rivière était toujours si calme qu'on pouvait la traverser à tous les moments. Aucun chemin ne coupait cette propriété, bornée à quelques centaines de toises par une montagne couverte de beaux bois appartenant à van Buren. Nous disions parfois que cette ferme nous conviendrait, mais elle était d'un prix supérieur à celui que nous pouvions y mettre. Cela seul nous empêcha de l'acquérir, car, règle générale en Amérique à cette époque—et je pense qu'il en est toujours de même—quelque attaché qu'un homme fût à sa maison, à sa ferme, à son cheval, à son nègre, si vous lui en offriez un tiers de plus que sa valeur, vous étiez assuré, dans un pays où tout est coté, d'en devenir le propriétaire.

Un sentier menait de la ferme à la petite ville naissante de Troy. Ce sentier passait pendant un quart de mille au travers d'herbes que l'on coupait tous les ans, en automne, pour faire de la litière aux vaches. La puissance de végétation des terres voisines de la rivière était prodigieuse. Ainsi ces herbes qui, à notre arrivée, avaient cinq ou dix pouces de haut seulement, s'élevaient, deux mois plus tard, au moment de notre départ, en septembre, à une hauteur de huit ou dix pieds. On y marchait à l'ombre. Il m'est arrivé, par la suite, de passer à cheval dans des champs de maïs qui, en hauteur, me dépassaient de beaucoup, moi et ma monture.

Quelques jours après notre installation chez van Buren, j'eus besoin d'aller à Troy acheter quelques objets. On me dit de prendre le sentier et de le suivre sans m'en écarter. Je parvins ainsi à l'embouchure d'un creek ou petite rivière qui se jetait dans l'Hudson. Elle était remplie de grosses pièces de bois flottant destinées à un moulin à scie qui venait de s'établir un peu plus haut. Ces pièces de bois tenaient ensemble par des liens et ne pouvaient pas se séparer. Cependant, encore peu aguerrie, j'hésitais à me hasarder sur ce pont mobile, d'autant plus que la marée était haute. Je remarquai que le sentier finissait tout près de l'eau, reprenait en face sur l'autre rive, et que les morceaux de bois portaient des traces de pas. Donc on passait là, Black m'accompagnait. La chienne avait déjà fait plusieurs allées et venues. Mais Black était bien légère, et moi…? J'eus honte cependant de retourner à la maison et d'avouer que je n'avais pas osé affronter la traversée. Certes je serais l'objet des moqueries de tous. Ce fut un mauvais moment. Enfin, réfléchissant, que s'il y avait eu du danger, on m'eût prévenue, je posai un pied sur la première pièce. Elle enfonça un peu, mais je vis que c'était là tout le péril et qu'en somme il n'était pas bien effrayant. Je me gardai bien de raconter mes hésitations, et dans la suite je franchissais tous les jours ce passage, sans préoccupation d'aucune sorte.

II

Au mois de septembre, mon mari entra en marché avec un fermier dont la terre était de l'autre côté de la rivière, sur la route de Troy à Schenectady, à deux milles dans l'intérieur. Sa situation sur une colline dominant une grande étendue de terrain nous parut agréable. La maison était neuve, jolie et en très bon état. Les terres étaient cultivées en partie seulement. Il y avait cent cinquante acres d'ensemencés, autant en bois et en pâturages, un petit potager d'un quart d'acre rempli de légumes, enfin un beau verger semé de trèfle rouge et planté de pommiers à cidre, de dix ans, tous en plein rapport. On nous demandait 12.000 francs. Le général Schuyler ne trouva pas le prix exorbitant. Le bien se trouvait à quatre milles d'Albany, sur une route qu'on allait entreprendre pour communiquer avec la ville de Schenectady, alors dans un état de progrès très positif, en d'autres termes, in a thriving situation, ce qui disait tout dans ce pays.

Le propriétaire ne voulait déménager que lorsque la neige serait établie. Comme nous avions fait marché avec les van Buren, qui en avaient évidemment assez de nous, pour deux mois seulement, il nous fallait donc chercher un autre abri du 1er septembre au 1er novembre. Nous trouvâmes à Troy, pour une somme modique, une petite maison de bois au milieu d'une grande cour, clôturée par des murs en planches. Nous nous y établîmes, et comme nous devions acheter quelques meubles pour la ferme, nous en fîmes tout de suite l'acquisition. Ces meubles, joints aux choses que nous avions apportées d'Europe, nous permirent d'être tout de suite installés. J'avais engagé une fille blanche, très bon sujet. Elle devait se marier dans deux mois et consentit à entrer à mon service en attendant que son futur eût bâti la log house où ils devaient se loger après leurs noces.

Voici ce qu'on entendait par une log house. Un dessin, mieux qu'une description, en donnerait une idée exacte. On aplanit un terrain de quatorze à quinze pieds carrés et on commence par y bâtir une cheminée en briques. C'est là le premier confort de la maison. Puis on élève les murs. Ils sont composés de grosses pièces de bois couvertes de leur écorce, que l'on entaille de manière à les joindre exactement les unes aux autres. Sur ces murs on construit un toit avec un passage pour la cheminée. Une porte est ménagée au midi. On voit beaucoup de ces maisons en Suisse, dans les pâturages des Hautes-Alpes, où elles servent exclusivement à abriter le bétail ainsi que les bergers qui le gardent. En Amérique, elles représentent le premier degré de l'établissement, et souvent le dernier, car il y a des infortunés partout, et ces log houses, quand la ville a prospéré, deviennent le refuge du pauvre.

Betsey attendait donc que son futur mari eût bâti la maison qu'elle était appelée à habiter. C'était un ouvrier à tout faire. Il travaillait à la journée, parfois dans les petits jardins des bourgeois qui tenaient en ville de ces magasins où l'on vendait les choses les plus variées: des clous et du ruban, de la mousseline et du porc salé, des aiguilles et des socs de charrue. Le reste du temps, il s'adonnait à une autre besogne quelconque. Cet homme gagnait jusqu'à un dollar ou piastre par jour. À présent il est sûrement devenu riche et propriétaire.

Un jour de la fin de septembre, j'étais dans ma cour, avec une hachette à la main, occupée à couper l'os d'un gigot de mouton que je me préparais à mettre à la broche pour notre dîner. Betsey n'étant pas cuisinière, on m'avait confié le soin de la nourriture générale, dont je cherchais à m'acquitter de mon mieux, aidée par la lecture de la Cuisine bourgeoise. Tout à coup, derrière moi, une grosse voix se fait entendre. Elle disait en français: «On ne peut embrocher un gigot avec plus de majesté.» Me retournant vivement, j'aperçus M. de Talleyrand et M. de Beaumetz. Arrivés de la veille à Albany, ils avaient appris par le général Schuyler où nous étions. Ils venaient de sa part nous inviter à dîner et à passer le lendemain chez lui avec eux. Ces messieurs ne devaient rester dans la ville que deux jours. Un Anglais de leurs amis les accompagnait et était fort impatient de retourner à New-York. Cependant, comme M. de Talleyrand s'amusait fort de la vue de mon gigot de mouton, j'insistai pour qu'il revînt le lendemain le manger avec nous. Il y consentit. Laissant les enfants aux soins de M. de Chambeau et de Betsey, nous partîmes pour Albany. À cela se borne ma rencontre avec M. de Talleyrand, que Mme d'Abrantès et Mme de Genlis ont revêtue de circonstances si sottes, si ridiculeusement romanesques.

III

Nous causâmes beaucoup en route, sur tous les sujets, comme on a coutume de le faire lorsqu'on se retrouve. Les dernières nouvelles d'Europe, dont ils n'avaient pas eu connaissance pendant leur course au Niagara—ils en étaient revenus la veille au soir seulement—étaient plus terribles que jamais. Le sang coulait à flots à Paris. Mme Elisabeth avait péri. Nos parents, nos amis, aux uns et aux autres, comptaient au nombre des victimes de la Terreur. Nos prévisions ne nous laissaient pas pressentir où cela s'arrêterait.

Lorsque nous arrivâmes chez le bon général, il était sur son perron, nous faisant des signes de loin, et criant: «Venez donc, venez donc. Il y a de grandes nouvelles de France!» Nous entrâmes dans le salon, et chacun s'empara d'une gazette. On y racontait la révolution du 9 thermidor, la mort de Robespierre et des siens, la fin de l'effusion du sang, et le juste supplice du tribunal révolutionnaire. Nous nous félicitions mutuellement. Mais les vêtements de grand deuil dont nous étions vêtus, mon mari et moi, attestaient trop tristement que cette justice du ciel arrivait trop tard pour nous. L'événement nous apportait donc moins de cause de satisfaction personnelle qu'à MM. de Talleyrand et de Beaumetz.

Le premier se réjouissait surtout que Mme Archambauld de Périgord, sa belle-soeur, eût échappé au supplice, lorsque beaucoup plus tard dans la soirée, ayant repris sur la table un journal qu'il croyait avoir lu, il y trouva la terrible liste des victimes exécutées le jour même du 9 thermidor, au matin, pendant la séance où l'on dénonçait Robespierre, et dans laquelle elle figurait. Cette mort le frappa bien douloureusement. Son frère, qui ne se souciait guère de sa femme, était sorti de France dès 1790, et comme leur fortune appartenait à sa femme, il avait trouvé plus convenable, et surtout plus commode, qu'elle restât, pour éviter la confiscation. Cette vertueuse personne avait obéi; et lorsque, après sa condamnation, on lui proposa de se déclarer grosse, affirmation qui l'aurait sauvée au bout de quelques heures, elle ne le voulut pas. Elle laissait trois enfants: une fille, Mme Juste de Noailles, maintenant duchesse de Poix, et deux fils, Louis, mort à l'armée, sous Napoléon, et Edmond, qui épousa la plus jeune des filles de la duchesse de Courlande. Sans la connaissance de ce cruel événement, notre soirée chez le général Schuyler aurait été des plus agréables.

M. Law, le compagnon de voyage de MM. de Talleyrand et de Beaumetz, pouvait passer pour le plus original des Anglais, qui le sont tous plus ou moins. C'était un grand homme blond, de quarante à quarante-cinq ans, d'une belle figure mélancolique. Quand une idée le préoccupait, la maison se serait écroulée qu'il n'aurait pas levé les yeux. Le soir, en retournant à l'auberge, il dit brusquement à M. de Talleyrand:

«Mon cher, nous ne partirons pas après-demain.»

«—Et pourquoi? Vous avez retenu votre passage sur le sloop qui descend à New-York.»

«—Oh! cela est égal. Je ne veux pas partir. Ces gens de Troy que vous avez été chercher…»

«—Eh! bien?»

«—Je veux les revoir encore plusieurs fois. Demain, vous irez chez eux?»

«—Oui.»

«—J'irai vous y prendre le soir. Je veux voir cette femme-là chez elle.»

Puis il retomba dans son silence dont on ne put le faire sortir.

Le lendemain matin, après avoir déjeuné chez notre paternel général, M. de Talleyrand et mon mari revinrent à Troy. Je les y avais précédés dès le matin, car il me fallait préparer le dîner pour mon hôte. Un petit nègre conduisant une carriole, qu'on se procurait facilement à Albany pour un dollar, attelage semblable aux chaises à un cheval—«baroccini»—qui parcourent si lestement les routes de la Toscane, m'avait ramenée à mon emploi de cuisinière et de maître d'hôtel.

M. de Talleyrand fut aimable, comme il l'a toujours été pour moi, sans aucune variation, avec cet agrément de conversation que nul n'a jamais possédé comme lui. Il me connaissait depuis mon enfance, et prenait par là une sorte de ton paternel et gracieux d'un très grand charme. On regrettait intérieurement de trouver tant de raisons de ne pas l'estimer, et l'on ne pouvait s'empêcher de chasser ses mauvais souvenirs, quand on avait passé une heure à l'écouter. Ne valant rien lui-même, il avait, singulier contraste, horreur de ce qui était mauvais dans les autres. À l'entendre sans le connaître, on aurait pu le croire un homme vertueux. Seul son goût exquis des convenances l'empêchait de me dire des choses qui m'auraient déplu, et si, comme cela est arrivé parfois, elles lui échappaient, il se reprenait aussitôt en disant: «Ah! c'est vrai. Vous n'aimez pas cela.»

Le soir, M. Law, accompagné de M. de Beaumetz, vint prendre le thé. J'avais déjà une vache. Je leur donnai d'excellente crème. Nous allâmes nous promener. M. Law m'offrit le bras, et une longue conversation s'engagea entre nous.

Frère de lord Landaff, il était parti étant encore jeune pour l'Inde, où il avait occupé pendant quatorze ans l'emploi de gouverneur de Patna, ou quelque chose d'analogue. Là il avait épousé une veuve bramine très riche, dont il avait eu deux fils, encore enfants. Sa femme était morte en lui laissant des sommes considérables. De retour en Angleterre, il s'y était ennuyé et avait pris le parti de venir en Amérique pour dépenser dans ce pays, en acquisitions de terrains, une partie des capitaux qu'il avait rapportés de l'Inde. Son intention était de s'assurer si le peuple nouveau méritait l'estime qu'il songeait à lui accorder. J'en doutai et ne le lui cachai pas, mais il n'adopta pas ma manière de voir. Son imagination avait créé une Amérique chimérique dont il ne voulait pas démordre. C'était un idéologue, mais pour le reste spirituel, instruit, poète et historien. Il avait écrit en anglais plusieurs choses intéressantes de l'histoire du Mogol[19] et traduit un poème hindou du dernier souverain[20], à qui on avait crevé les yeux et qui était en prison depuis je ne sais combien d'années. Après m'avoir promis de m'envoyer cette traduction le lendemain, il tomba dans une profonde rêverie et ne parla plus jusqu'à la fin de la promenade. Seulement, en entrant dans la maison, il poussa un grand soupir et s'écria: Poor Mogol![21].

Le surlendemain de ce jour, nous allâmes passer la journée chez Mme Renslaër avec tous les Schuyler. M. de Talleyrand avait été extrêmement impressionné par la grande distinction d'esprit de Mme Renslaër, et ne pouvait croire, à la manière dont elle en jugeait les événements et les hommes, qu'elle n'eût pas passé des années en Europe. Elle était également fort intéressante à entendre sur l'Amérique et sur la révolution de ce pays, dont elle avait une connaissance très étendue et très approfondie grâce à son beau-frère, le colonel Hamilton, l'ami en même temps que le confident le plus intime de Washington.

On attendait le colonel Hamilton à Albany, où il comptait passer quelque temps chez son beau-père, le général Schuyler. Il venait de quitter le ministère des finances qu'il dirigeait depuis la paix, et c'était à lui que l'on devait le bon ordre établi dans cette partie du gouvernement des États-Unis. M. de Talleyrand le connaissait et en avait la plus haute opinion. Mais il trouvait très singulier qu'un homme de sa valeur, doué de talents si supérieurs, quittât un ministère pour reprendre la profession d'avocat, en donnant pour motif de sa décision que cette place de ministre ne lui procurait pas les moyens d'élever sa famille de huit enfants. Un tel prétexte paraissait à M. de Talleyrand passablement singulier et, pour tout dire, même un peu niais.

Le dîner terminé, M. Law prit M. de Talleyrand par le bras et l'emmena dans le jardin pendant assez longtemps. Le départ de ces messieurs était fixé au lendemain, et ils avaient formé le projet de venir nous dire adieu dans la matinée à Troy. M. Law, après sa conversation avec M. de Talleyrand, allégua avoir des lettres à écrire et retourna à son auberge. M. de Talleyrand, nous emmenant alors dans un coin du salon, mon mari et moi, nous raconta ce que M. Law lui avait dit, en ces termes: «Mon cher ami, j'aime beaucoup ces gens-là—parlant de nous—mon intention est de leur prêter mille louis. Ils viennent d'acheter une ferme. Il leur faut du bétail, des chevaux, des nègres, etc. Tant qu'ils habiteront le pays, ils ne me rembourseront pas mon prêt… d'ailleurs je n'accepterais rien… J'éprouve le besoin de leur être utile pour me sentir heureux, et s'ils me refusent.. j'ai de mauvais nerfs… j'en tomberai malade. Ils me rendront un véritable service en accueillant mon offre.» Puis il ajouta: «Cette femme, si bien élevée! qui fait la cuisine… qui trait sa vache… qui lave son linge… Cette idée m'est insupportable… elle me tue… Voilà deux nuits que je n'en ai pas dormi.»

M. de Talleyrand était un homme de trop bon goût pour tourner en ridicule un trait semblable. Il nous demanda très sérieusement ce qu'il devait répondre. À vrai dire, nous nous sentions profondément touchés de cette proposition, quelle que fût l'originalité avec laquelle elle était énoncée. Nous le priâmes d'exprimer à son ami toute notre sincère reconnaissance et de l'assurer que, pour le moment, nous pouvions faire face à toutes les exigences de notre établissement, mais que si ultérieurement, par quelque circonstance inattendue, nous nous trouvions dans l'embarras, nous lui promettions de nous adresser à lui. Cette promesse, qu'il reçut le soir même, le tranquillisa un peu. Le lendemain matin, il vint nous dire adieu. Le pauvre homme se sentait embarrassé comme s'il eût commis une mauvaise action. Aussi fut-ce de bon coeur que, sans lui parler d'autre chose, je lui donnai un hearty shake hands[22]. Il m'avait apporté sa traduction du poème du Mogol en vers anglais. À ma grande surprise, je reconnus l'histoire textuelle de Joseph et de l'amour de la femme de Putiphar, telle qu'on la trouve dans la Bible.

IV

Nous attendions impatiemment la chute de la neige, et le moment où la rivière gèlerait pour trois ou quatre mois. La congélation s'opère en une seule fois et, pour que la glace soit solide, il faut qu'elle prenne dans les vingt-quatre heures et qu'elle ait de deux à trois pieds d'épaisseur. Cette particularité tient exclusivement à la localité et à la grande quantité de bois qui couvrent cet immense continent à l'ouest et au nord des établissements des États-Unis, mais n'est pas une conséquence de la latitude du lieu. Il est bien probable que les grands lacs étant maintenant, en 1843, presque tous entourés d'établissements cultivés, le climat de la région que nous habitions aura notablement changé. Quoi qu'il en soit, les choses se passaient alors ainsi que je vais le décrire.

Du 25 octobre au 1er novembre, le ciel se couvrait d'une masse de nuages si épais que le jour en était obscurci. Un vent du nord-ouest horriblement froid les poussait avec une grande violence, et chacun faisait ses préparatifs pour mettre à l'abri ce qui ne devait pas être englouti par la neige. On retirait de la rivière les bateaux, les pirogues et les bacs, en retournant la quille en haut ceux qui n'étaient pas pontés. Tout le monde, à ce moment, déployait la plus grande activité. Puis la neige commençait à tomber avec une telle abondance que l'on ne voyait pas un homme à dix pas. Ordinairement la rivière avait pris deux ou trois jours auparavant. Le premier soin était de tracer avec des branches de sapin une large route le long d'une des berges. On marquait de même les endroits où la rive n'était pas escarpée et où l'on pouvait passer sur l'eau congelée. Il eût été dangereux de passer ailleurs, car dans beaucoup d'endroits la glace manquait de solidité sur les bords.

Nous avions fait l'acquisition de mocassins, espèce de chaussons de peau de buffles, fabriqués et vendus par les sauvages. Le prix de ces objets est quelquefois assez élevé, quand ils sont brodés avec de l'écorce teinte ou avec des piquants de porcs-épics.

Ce fut en achetant cette chaussure que je vis pour la première fois des sauvages. Ceux-là étaient les derniers survivants de la nation des Mohawks, dont le territoire a été acheté ou pris par les Américains depuis la paix. Les Onondagas, établis près du lac Champlain, vendaient aussi leurs forêts et se dispersaient également à cette époque. Il en venait quelques-uns de temps à autre. Je fus un peu surprise, je l'avoue, quand je rencontrai pour la première fois un homme et une femme tout nus se promenant tranquillement sur la route, sans que personne songeât à le trouver singulier. Mais je m'y accoutumai bientôt, et lorsque je fus établie à la ferme, j'en voyais presque tous les jours pendant l'été.

Nous profitâmes du premier moment où la route fut tracée et battue pour commencer notre déménagement. Les fonds que nous attendions de Hollande étaient arrivés, et ma grand'mère, lady Dillon, qui vivait encore, m'avait envoyé, quoiqu'elle ne m'eût jamais vue, trois cents louis[24], avec lesquels nous achetâmes notre mobilier aratoire. Nous possédions déjà quatre bons chevaux et deux traîneaux de travail. Un troisième servait à notre personnel et se nommait the pleasure sledge[25]. Il pouvait tenir six personnes. C'était une espèce de caisse très basse. À son arrière se trouvait une première banquette, un peu plus large que le corps du traîneau; elle surmontait un caisson dans lequel on mettait les petits paquets et avait un dossier assez haut pour dépasser la tête, ce qui nous mettait à l'abri du vent. Les autres bancs, au nombre de deux, se composaient de simples planches. Des peaux de buffles et de moutons garantissaient les pieds. On y attelait deux chevaux et l'on marchait très vite.

Lorsque cet équipage fut organisé, nous allâmes nous établir à la ferme, quoique nos vendeurs l'occupassent encore. Mais, fort peu embarrassés de ce qui nous était agréable et commode, ils ne se pressaient pas de déménager. Nous nous trouvâmes littéralement dans l'obligation les pousser dehors.

Pendant ce temps nous achetâmes un nègre, et cette acquisition, qui paraissait la chose du monde la plus simple, me causa un effet si nouveau que je me souviendrai toute ma vie des moindres circonstances de l'événement.

La législature avait décidé, comme je l'ai rapporté antérieurement, que les nègres nés en 1794 seraient libres à l'âge de vingt ans. Mais quelques-uns avaient déjà été libérés, soit par leurs maîtres à titre de récompense, soit pour un autre motif quelconque. De plus, un usage s'était établi auquel aucun maître n'aurait osé se soustraire, sous peine d'encourir l'animadversion publique. Lorsqu'un nègre était mécontent de sa situation, il allait chez le juge de paix et adressait à son maître une prière officielle de le vendre. Celui-ci, conformément à la coutume, était tenu de lui permettre de chercher un maître qui consentît à le payer tant. Le maître pouvait spécifier un délai de trois ou de six mois, mais il le faisait rarement, ne voulant plus conserver un ouvrier ou un domestique connu pour vouloir le quitter. De son côté, le nègre cherchait une personne disposée à l'acheter. Il avait ordinairement trouvé un nouveau maître avant d'avertir celui chez lequel il ne voulait pas rester. C'est ce qui nous advint. Betsey, qui jouissait d'une très bonne réputation, avait fait notre éloge et se désolait de devoir nous abandonner. Quelques bouts de ruban et quelques vieilles robes que je lui donnai m'acquirent à bien bon marché une réputation de générosité surprenante, renom qui s'était même propagé parmi les fermiers de l'ancienne colonie hollandaise. Un jeune nègre souhaitait quitter le maître chez lequel il était né, dans le but d'échapper ainsi à la sévérité de son père, nègre comme lui, et de sa mère. Il vint nous apporter l'écrit l'autorisant à chercher une autre situation. Ayant pris des informations, nous sûmes qu'en effet on le traitait très rigoureusement, et son père lui-même nous ayant demandé d'acheter son fils, nous y consentîmes.

Nous montâmes dans notre traîneau jaune et rouge, attelé de nos deux excellents chevaux noirs, et nous nous en allâmes à quatre milles de notre ferme, dans une partie du pays—a tract of land—où il y avait huit ou dix fermes voisines, dont tous les propriétaires se nommaient Lansing. Cette singularité tient à ce que, originairement, un premier colon a acheté un morceau de terre, dans le temps où, couvertes de forêts, les terres se vendaient quatre ou cinq sous l'acre. Le défrichement de la partie achetée, commencée par lui, a été continué par ses enfants. Ces derniers ont ensuite bâti, sur les parcelles défrichées par eux, des maisons semblables de tout point à la maison-mère. C'est comme cela qu'il n'est pas rare d'errer pendant tout un jour, de ferme en ferme en trouvant partout des propriétaires de même nom, sans rencontrer la personne à qui on a affaire.

Néanmoins, comme nous savions le nom de baptême de notre nègre—si tant est qu'il ait été baptisé—nous arrivâmes dans la jolie maison de M. Henry Lansing, maison bâtie en briques, ce qui est un grand honneur que nous ne possédions pas. Là, nous demandâmes à Mme Lansing le nègre Mink, nom de celui qui nous avait offert d'entrer à notre service. En véritable Hollandaise qui n'avait pas dégénéré, elle s'inquiéta de savoir, en assez mauvais anglais, si nous avions apporté l'argent. Mon mari compta alors sur la table les 1.000 francs que je tenais sous mon manteau, et M. Lansing parut. C'était un homme de grande taille, vêtu d'un excellent habit de drap gris, home span[26], filé dans sa maison. Il fit entrer Mink, et lui prenant la main, la mit dans celle de mon mari en lui disant «Voici ton maître.» Cela fait, nous dîmes à Mink que nous allions partir. Mais Mme Lansing nous ayant préparé un verre de vin de Madère et un biscuit, il fallut absolument les avaler, sous peine de passer pour de mauvais voisins. Dans la conversation, le père Lansing apprit que mon mari avait représenté le roi de France en Hollande, sa terre-mère,—mother country—comme il l'appelait. Cela augmenta prodigieusement sa considération pour nous. Nous prîmes ensuite congé et trouvâmes Mink déjà installé dans le traîneau. Il était monté dans sa chambre se revêtir de ses meilleurs habits. Ceux-ci lui appartenaient, car il n'emporta aucun des effets achetés des deniers de son maître, pas même ses mocassins. Tous ses autres effets personnels, et qui auraient tenu dans le fond d'un chapeau, il les plaça dans le caisson du traîneau, puis se retournant en touchant son chapeau, comme aurait pu le faire le cocher anglais le mieux stylé, il me dit en montrant les chevaux: «Sont-ce mes chevaux?» Sur l'affirmative, il prit les rênes et partit à toute allure pour sa nouvelle résidence, bien moins préoccupé que moi, car, n'ayant jamais acheté un homme, j'étais encore toute saisie de la manière dont la chose s'était passée.

V

Peu de jours après, nos vendeurs quittèrent la ferme, nous laissant une maison sale et mal tenue, ce qui leur fit beaucoup de tort. C'étaient des colons anglais, c'est-à-dire venant des bords de la mer. Ils abandonnèrent la propriété après l'avoir occupée pendant quelques années, parce qu'elle était devenue trop petite pour eux et qu'ils allaient entreprendre un défrichement de l'autre côté de la rivière. Ces gens n'avaient pu rassembler des fonds en quantité suffisante pour permettre aux diverses générations de la famille de se séparer et d'avoir chacune un établissement particulier. C'était un signe de pauvreté, de mauvaise conduite ou de défaut d'intelligence, que de continuer à vivre tous ensemble. Les Américains sont comme les abeilles: les essaims doivent sortir périodiquement de la ruche pour n'y plus rentrer.

Dès que nous fûmes seuls dans notre maison, nous consacrâmes un peu d'argent à l'arranger. Elle comprenait un rez-de-chaussée seulement, élevé de cinq pieds au-dessus de terre. Quand on l'avait bâtie, on avait commencé par construire un mur s'enfonçant de six pieds en terre et dépassant le sol de deux pieds. Cette partie formait la cave et la laiterie. Au-dessus, le reste de la maison était en bois, comme cela se voit encore beaucoup dans l'Emmenthal suisse. Les espaces vides de la charpente étaient remplis de briques séchées au soleil, ce qui formait un mur très compact et très chaud. Nous fîmes revêtir l'intérieur des murs d'un enduit de plâtre mêlé à de la couleur, d'un très joli effet.

M. de Chambeau avait très bien profité de ses quatre mois d'apprentissage chez son maître menuisier et était véritablement devenu très bon ouvrier. D'ailleurs il lui eût été impossible de songer à se négliger, car mon activité n'admettait aucune excuse. Mon mari et lui auraient pu m'appliquer ces paroles de M. de Talleyrand sur Napoléon: «Celui qui donnerait un peu de paresse à cet homme, serait le bienfaiteur de l'univers.» En effet, pendant tout le temps que j'ai habité la ferme, bien portante ou malade, le soleil ne m'a jamais trouvée dans mon lit.

Mink, en prenant une nouvelle situation, avait cherché à échapper, ai-je dit, à la sévérité de son maître, et aussi à celle de son père. Sa déception fut cruelle quand, quelques jours après, il vit arriver son père à la ferme pour traiter également avec nous de son prix. C'était un nègre de quarante-cinq à quarante-huit ans, ayant une très grande réputation d'intelligence, d'activité et de connaissances en agriculture. Il avait adroitement et justement calculé qu'avec des maîtres d'une condition élevée, mais sans expérience, il deviendrait facilement le maître de la maison et l'homme nécessaire. Son esprit, véritablement supérieur, lui suggérait souvent des innovations dont le vieux Lansing ne voulait pas entendre parler. Il brûlait d'être avec des gens nouveaux qui ne seraient pas uniquement guidés par des préjugés comme son maître hollandais, lequel n'admettait pas que l'on changeât la moindre chose à des pratiques vieilles de cent ans.

Nous allâmes consulter le général Schuyler et M. Renslaër. Tous deux connaissaient ce nègre de réputation. Ils nous complimentèrent sur l'envie qu'il avait de nous appartenir, nous engagèrent à le prendre en nous donnant même le conseil de le consulter sur tous les détails de l'exploitation de la ferme. Nous l'achetâmes très bon marché à cause de son âge, car on n'était plus admis à vendre un nègre quand il avait dépassé cinquante ans. M. Lansing opposa même cette raison pour ne pas nous le céder. Mais le nègre, en produisant son extrait de baptême, prouva qu'il n'en avait que quarante-huit.

Nous le vîmes avec plaisir établi dans la ferme. Son fils seul ne partagea pas notre satisfaction. Il se nommait Prime, sobriquet qu'il s'était acquis par sa supériorité en toutes choses. Pour en finir avec l'histoire de notre établissement et de nos nègres, je dirai que nous en acquîmes deux autres dont nous fîmes le bonheur. Ils le méritaient d'ailleurs bien. L'un d'eux était une femme. Mariée depuis quinze ans, elle avait perdu tout espoir de pouvoir être réunie au mari qu'elle adorait, son maître, brutal et méchant, ayant toujours refusé de la vendre. Prime nous ayant fait acheter le mari, excellent sujet et bon travailleur, je me mis dans la tête d'avoir également la femme. Une négresse m'était nécessaire. J'avais trop d'ouvrage, et une femme à la journée m'eût coûté trop cher.

Je m'en fus donc un matin, en traîneau, avec un sac d'argent chercher cette négresse, nommée Judith, chez son maître Wilbeck. Ce dernier était le frère de l'homme d'affaires de M. Renslaër. Je lui dis que j'avais appris par le Petroon son intention de vendre la négresse Judith. Il s'en défendit, prétextant qu'elle lui était très utile. Je lui répondis qu'il n'ignorait pas que l'on ne pouvait refuser de vendre un nègre quand il le demandait; que cette femme lui en avait témoigné le désir, mais qu'il l'avait battue au point de la tuer et qu'elle en était encore malade. Brutalement il répliqua qu'elle pourrait chercher un maître quand elle serait guérie. «Faites-la appeler, lui dis-je, elle en a trouvé un.» Elle vint. En apprenant que j'avais acheté son mari et que je voulais l'acheter également pour les réunir, la pauvre femme tomba pâmée sur une chaise. Alors Wilbeck, qui connaissait mes relations avec M. Renslaër, ne résista pas plus longtemps. Je lui comptai l'argent et prévint Judith que son mari viendrait le lendemain la chercher, ainsi que sa petite fille. Celle-ci, âgée de trois ans moins quelques mois, devait suivre sa mère, d'après la loi. C'est ainsi que notre ménage noir se trouva formé. Nous eûmes véritablement beaucoup de bonheur. La femme comme l'homme étaient d'excellents sujets, actifs, laborieux, intelligents. Ils s'attachèrent à nous avec passion, parce que les nègres, quand ils sont bons, ne le sont pas à demi. On pourrait compter sur leur dévouement jusqu'à la mort. Judith avait trente-quatre ans et était excessivement laide, ce qui n'empêchait pas son mari d'en être fou. M. de Chambeau leur organisa une chambre, réservée à eux seuls, dans le grenier, jouissance que leur ambition n'aurait jamais osé espérer.

Je pense avec plaisir à ces braves gens. Après m'avoir bien servi, ils m'ont procuré, comme on le verra plus loin, ce que j'ai nommé, à juste titre, le plus beau jour de ma vie.

CHAPITRE III

I. Nouvelles relations: MM. Bonamy et Desjardin.—Le beurre de Mme de La Tour du Pin.—Une famille de défricheurs.—Vie d'intérieur.—Un présent fait à propos.—II. La venue du printemps.—Les sauvages.—Leur respect pour la parole donnée.—Leur passion pour le rhum: une scène odieuse.—La Old Squaw.—III. La visite de M. de Novion.—Squaw John.—Un passage en bac émouvant.—Le petit Humbert chez Mme Ellisson.—IV. Les quakers trembleurs.—Une visite à leur établissement.—V. Mme de La Tour du Pin adopte le costume de fermière.—Visite de MM. de Liancourt et Dupetit-Thouars.—VI. Un acte de cruauté.—M. de Talleyrand et le banquier Morris.—Projet de voyage à Philadelphie et New-York.

I

Deux familles françaises avec lesquelles nous avions lié connaissance vivaient à Albany. Elles étaient loin de se ressembler. L'une était celle d'un petit marchand fort commun, nommé Genetz, qui arriva dans la localité avec quelques fonds en argent et des marchandises de toute espèce en mercerie. Il se montrait complaisant, quoiqu'au fond ce fût un mauvais drôle, révolutionnaire caché. Mais comme il avait loué un petit logement à un Français créole de nos amis, nous le traitions bien en qualité de compatriote.

Ce créole de Saint-Domingue connaissait beaucoup mon père, chez qui je l'avais vu moi-même à Paris. Il se nommait Bonamy. Ruiné de fond en comble par l'incendie du Cap[27], il n'avait sauvé que quelques fonds placés en France où sa femme, originaire de Nantes, s'était réfugiée avec ses deux filles. Elle mourut dans cette ville, et ses filles, encore enfants, avaient été recueillies par des oncles qui les élevaient. M. Bonamy, déclaré émigré, ne pouvait retourner ni à Saint-Domingue ni en France. Il cherchait le moyen d'assurer son existence en Amérique, quand les 10.000 ou 12.000 francs qu'il avait pu sauver du Cap auraient été dépensés. C'était un homme de la meilleure compagnie, instruit, même savant, rempli d'esprit, d'agrément, de facilité à vivre. Il venait souvent chez nous. Prime le ramenait dans le traîneau à son retour du marché, où il allait presque tous les jours vendre une charge de bois, ainsi que du beurre et de la crème pour les déjeuners.

Mon beurre avait pris une grande vogue. Je l'arrangeais soigneusement en petits pains, avec un moule à notre chiffre, et le plaçais coquettement dans un panier bien propre, sur une serviette fine. C'était à qui en achèterait. Nous avions huit vaches bien nourries, et notre beurre ne se ressentait pas de l'hiver. Ma crème était toujours fraîche. Cela me valait tous les jours pas mal d'argent, et la charge de bois du traîneau rapportait au moins deux piastres[28].

Prime, quoique ne sachant ni lire ni écrire, n'en tenait pas moins son compte avec une telle exactitude qu'il n'y avait jamais la moindre erreur. Il rapportait souvent de la viande fraîche achetée à Albany, et, à son retour, mon mari, sur ses indications, inscrivait le montant de ses recettes et de ses dépenses.

M. Bonamy venait ordinairement le samedi et restait à la ferme jusqu'au lundi. Une fois, au commencement du printemps, son séjour fut plus long. Une chute de cheval le retint chez nous au delà de quinze jours.

L'autre famille habitait Albany, en attendant le moment d'aller s'établir au Blackriver, du côté du lac Erié. Son chef, M. Desjardin, était l'agent d'une compagnie propriétaire d'immenses terrains qu'elle revendait en parcelles à de pauvres colons irlandais ou écossais, ou même français, que des négociants de New-York lui adressaient.

Suivons un de ces groupes de colons, que j'ai connu, pour faire comprendre cette sorte d'établissement.

Il était composé du mari, de la femme, d'un garçon de quinze à dix-sept ans et de deux filles. Je les vis partir à pied, marchant sur la neige, chacun des trois premiers le dos chargé d'un paquet disposé en forme de hotte. Le mari conduisait à la main un mauvais cheval attelé à un petit traîneau, sur lequel il avait placé deux barriques, l'une de farine, l'autre de porc salé, plusieurs haches, des outils de jardinage ou autres, quelques paquets et les deux petites filles.

Arrivés au Kentucky, État maintenant si florissant, mais désert alors, ils se seront adressés au représentant de la personne qui leur avait ou vendu ou affermé la terre sur laquelle ils devaient s'établir. Leur premier soin aura été d'abattre des arbres pour construire la log house. Provisoirement des voisins les auront logés. Ils auront ensuite débarrassé le sol de ses broussailles en y mettant le feu qui aura également brûlé les basses branches des arbres. À la fonte des neiges, ils auront ratissé ces charbons avec une herse et semé du blé. Il n'en fallait pas davantage pour avoir une bonne récolte. Peu à peu on se sera servi des grands arbres, dont quelques branches seulement étaient brûlées, pour construire des clôtures—fences—destinées à séparer la propriété en plusieurs lots, parmi lesquels le plus arrosé devient une prairie et une pâture. Et voilà une famille appelée à prospérer. Si un voyageur passe par là, il voit sortir de la hutte sept ou huit enfants de tout âge, frais et dispos, vivant de farine de maïs, de lait, de beurre, et tous se rendant utiles dès l'âge de quatre ans.

Ordinairement cette propriété est grevée d'une petite rente soit en blé soit en argent. Notre ferme payait quinze boisseaux de blé en nature ou en argent au Petroon Renslaër, et il en était de même pour toutes les fermes de son immense propriété de dix-huit milles de large sur quarante-deux de long.

M. Desjardin avait apporté d'Europe un mobilier complet et, entre autres choses, une bonne bibliothèque de mille à quinze cent volumes. Il nous les prêtait, et mon mari ou M. de Chambeau me faisait la lecture le soir pendant que je travaillais.

Nous déjeunions à 8 heures et nous dînions à 1 heure. Le soir, à 9 heures, nous prenions le thé, avec des tartines de notre excellent beurré et du bon fromage de stilton que M. de Talleyrand nous avait expédié. À cet envoi, il avait joint, à mon intention, un présent qui me causa le plus grand plaisir: c'était une belle et bonne selle de femme, y compris la bride, la couverture et les autres accessoires. Jamais don n'était venu si à propos. Nous avions, en effet, acheté avec la ferme, et par-dessus le marché, deux jolies juments pareilles de robe et de taille, mais très dissemblables de caractère.

L'une avait le tempérament d'un agneau, et quoiqu'elle n'eût jamais eu de mors dans la bouche, je la montai le jour même qu'elle fut sellée pour la première fois. En peu de jours, je la dressai aussi bien qu'aurait pu l'être un cheval de manège. Ses allures étaient très agréables et à l'occasion elle vous suivait comme un chien. L'autre était un démon que toute l'habileté de M. de Chambeau, officier de cavalerie, n'était pas parvenue à dompter. On arriva à la maîtriser au printemps seulement, en la faisant labourer entre deux forts chevaux et en fixant par les naseaux à un même gros bâton les têtes des trois bêtes. Elle en fut si furieuse, les premières fois, qu'au bout de dix minutes elle était mouillée de sueur. Avec le temps cependant on put la calmer. C'était une excellente jument valant au moins de 25 à 30 louis.

II

À propos du printemps, il est intéressant de rapporter avec quelle promptitude il arrivait dans ces parages. La latitude, 43 degrés, se faisait sentir alors et reprenait tout son empire. Le vent du nord-ouest, après avoir régné tout l'hiver, cessa brusquement dans les premiers jours de mars. Les brises du Midi commencèrent à souffler, et la neige fondit avec une telle promptitude que les chemins se transformèrent en torrents pendant deux jours. Comme notre habitation occupait le penchant d'une colline, nous fûmes bientôt débarrassés de notre manteau blanc. La neige, épaisse de trois à quatre pieds, avait garanti pendant l'hiver l'herbe et les plantes de la gelée. Aussi, en moins d'une semaine, les prés verdissaient, se couvraient de fleurs et une innombrable variété de plantes de toute espèce, inconnues en Europe, remplissaient les bois.

Les sauvages, qui n'avaient pas paru de tout l'hiver, recommencèrent à visiter les fermes. L'un d'eux, au commencement des temps froids, m'avait demandé la permission de couper des branches d'une espèce de saule dont les jets, gros comme le doigt, ont de cinq à six pieds de long, en promettant de me tresser des paniers pendant la saison hivernale. Je ne comptais guère sur cette promesse, doutant fort que les sauvages fussent esclaves de leur parole à ce point, quoiqu'on me l'eût cependant affirmé. Je me trompais, car la neige n'était pas fondue depuis huit jours que mon Indien reparut avec une charge de paniers. Il m'en donna six, enchâssés les uns dans les autres. Le premier, rond et fort grand, était tellement bien tressé que, rempli d'eau, il la retenait comme un vase de terre. Ayant voulu les lui payer, il s'y refusa absolument et accepta seulement une jatte de lait de beurre[29], dont ils sont très friands. On m'avait avertie de ne leur donner jamais de rhum, pour lequel ils ont une passion immodérée, et j'avais d'ailleurs été témoin, à Troy, d'une scène affreuse à ce sujet.

Un sauvage, passant dans la localité avec sa femme, s'était arrêté devant un peintre occupé à décorer une boutique. Quelques jeunes gens lui demandèrent de se peindre sur la peau, en noir et rouge, les figures qu'il portait en allant en guerre. Il y consentit, à condition qu'on lui donnerait un quart de rhum. Cette mesure anglaise vaut un litre et demi de France[30]. Puis il s'assit avec beaucoup de gravité sur un banc, et sa femme prenant un pinceau lui traça sur la peau, avec beaucoup d'exactitude, des croissants, des serpents, des images du soleil et d'autres encore. Après quoi, il poussa le cri de guerre, celui de l'appel, de l'attaque, etc… Jusque-là, rien que d'assez amusant. Mais il réclama le salaire promis, et on lui apporta un quart de rhum. Il le prit et le but d'un trait sans en laisser une goutte. Aussitôt il tomba, comme mort, étendu sur le sable au bord de la rivière. Sa compagne, avec cette prodigieuse patience des femmes sauvages, s'assit près de lui et resta là plusieurs heures sans remuer. En sortant de son engourdissement, il se précipita dans la rivière pour effacer les dessins coloriés dont il était couvert. Mais l'eau, loin de les enlever, ne faisait que mêler et étendre davantage les couleurs sur son corps. Le spectacle était horrible à voir. Il comprit alors seulement qu'on s'était moqué de lui, chose que les sauvages ne pardonnent jamais. Aussi s'en alla-t-il en prononçant des menaces et des malédictions, et les gens raisonnables avertirent les auteurs de la plaisanterie que si jamais il trouvait l'occasion de se venger, fût-ce dans vingt ans, il le ferait.

Je me gardais donc bien de donner du rhum à mes visiteurs. Mais j'avais dans un ancien carton des restes de fleurs artificielles, des plumes, des bouts de rubans de toutes couleurs, des grains de verre soufflé, qui avaient été autrefois à la mode, et je les distribuais aux femmes que cela ravissait. Parmi elles s'en trouvait une très vieille à l'aspect repoussant. On la nommait la Old Squaw[31], et lorsqu'elle paraissait, ma négresse n'était pas tranquille. Elle jouissait de la réputation d'être sorcière et de jeter des sorts. Quand on avait des poules à couver, des vaches ou des truies prêtes à mettre bas; quand on avait semé des légumes ou que l'on entreprenait quelque détail important du ménage, si la Old Squaw survenait, il était essentiel de se la rendre favorable par quelque présent qu'elle pût employer à sa parure.

Une vieille femme est toujours, même dans la vie civilisée, une chose fort laide. Que l'on se figure maintenant la Old Squaw, femme de soixante-dix ans, à la peau noire et tannée, qui a passé sa vie entière le corps nu exposé à toutes les intempéries des saisons, la tête couverte de cheveux gris que le peigne n'a jamais touchés; ayant pour tout vêtement une sorte de tablier de gros drap bleu et une petite couverture de laine—effets qui ne sont remplacés que lorsqu'ils tombent en guenilles;—la couverture jetée sur les épaules et attachée, les deux pointes sous le menton, au moyen d'une broche de bois, d'un clou ou d'une épine d'acacia. Eh! bien, cette femme, qui parlait assez bien l'anglais, aimait la parure avec fureur. Tout lui était bon pour cela. Le bout d'une vieille plume rose, un noeud de ruban, une vieille fleur, la mettaient de bonne humeur. Lui permettait-on en outre de se regarder un moment dans le miroir, on pouvait se flatter qu'elle était favorable à vos couvées et à vos vaches, que votre crème ne tournerait pas et que votre beurre aurait une belle couleur jaune.

Cependant ces sauvages, à peine familiarisés avec quelques mots d'anglais, qui passaient leur été à courir de ferme en ferme, étaient aussi sensibles aux bons procédés, à une réception amicale, que l'aurait été un seigneur de la cour. Ils avaient bientôt compris que nous n'appartenions pas à la même classe que les autres fermiers nos voisins. Aussi disaient-ils en parlant de moi: Mrs Latour… from the old country… great lady… very good to poor squaw[32].

Ce mot de squaw signifie sauvage. Il qualifie indifféremment tout être ou tout objet provenant des pays où la civilisation européenne n'a pas encore pénétré. Ainsi il s'applique aux oiseaux de passage: squaw pigeon, squaw turkey[33]; aux objets apportés par les sauvages: squaw baskett[34], etc., etc.

III

Un jour, nous eûmes la visite d'un Français, officier du régiment de mon mari, M. de Novion. Tout frais débarqué d'Europe, il fut fort heureux d'apprendre que son ancien colonel était devenu fermier. Ayant apporté avec lui quelques fonds, il en aurait volontiers disposé pour acheter une petite ferme dans notre voisinage. Mais, ne possédant aucune notion d'agriculture, ne sachant pas un mot d'anglais, sans femme ni enfants, il manquait de toutes les qualités requises pour faire un établissement raisonnable. M. de La Tour du Pin le lui représenta. Il eut quand même l'envie de parcourir le pays. Nous montâmes à cheval ensemble. Au bout de quelques milles, je m'aperçus que j'avais oublié mon fouet. Comme M. de Novion n'avait pas de couteau pour me tailler une baguette, il ne pouvait m'en procurer une. Le bois était assez fourré. À ce moment, j'aperçus, assis derrière un buisson, un de mes amis, et je l'appelai: «Squaw John»

Rien ne saurait peindre la surprise, presque l'effroi de M. de Novion, lorsqu'il vit sortir du buisson et venir à nous, en me tendant la main, un homme de grande taille, avec une bande de drap bleu, qui lui passait entre les jambes et venait se fixer à un bout de corde roulée autour de la ceinture, pour tout vêtement. Son étonnement s'accrut en voyant la familiarité de cet homme à mon égard et le sang-froid avec lequel nous engageâmes, l'Indien et moi, une conversation dont, pour sa part, il ne comprenait pas un mot. Poursuivant notre route au pas, je n'avais pas eu le temps encore de lui donner des explications sur ma singulière connaissance et sur son costume bizarre, que Squaw John sautait légèrement du haut d'un tertre qui dominait la route et me présenta poliment, en guise de cravache, une baguette dont il achevait d'enlever l'écorce avec son tomahawk[35].

M. de Novion, je n'en doute pas, résolut au fond de son coeur de ne jamais habiter un pays où l'on était exposé à de semblables rencontres. «Et si vous aviez été seule, madame?» s'écria-t-il.—«J'aurais été tout aussi rassurée, répondis-je. Sachez même que si, pour me défendre de vous, je lui avais dit de vous lancer son casse-tête, il l'aurait fait sans hésiter.» Ce genre d'existence ne sembla pas lui sourire. En rentrant, il confia à mon mari que j'avais de singuliers amis, que, quant à lui, sa détermination était prise et qu'il irait vivre à New-York, où la civilisation paraissait plus avancée.

Cette promenade un peu trop longue me fatigua, et fut la cause d'une rechute de la fièvre double tierce dont je souffrais déjà depuis deux mois. J'en avais été atteinte à la suite d'une grande frayeur que j'ai oublié de raconter.

J'eus besoin, un jour du printemps, d'aller à Troy chercher quelque ingrédient d'ouvrage. Les nègres travaillaient aux champs avec mon mari, et M. de Chambeau était dans son atelier de menuiserie. Je me rendis donc à l'écurie, où je sellai et bridai moi-même ma jument, comme cela m'arrivait souvent, puis j'étais partie au petit galop. En revenant, je passai la rivière en bac avec ma monture, dans l'intention d'aller voir une de mes amies qui habitait un moulin situé à un mille de la ville. Elle me retint pour prendre le thé, et, comme il se faisait tard, je regagnai le bac à une bonne allure, ce qui me donna très chaud. Au moment de quitter le bord, quatre gros boeufs, allant à Albany avec leur conducteur, entrèrent dans le bac, malgré Mat, le batelier. Celui-ci ne voulait pas les passer, car il s'était aperçu que ma jument en avait peur. Mon premier mouvement fut de ressortir, mais le jour s'avançait et j'eus la crainte que mon mari ne s'inquiétât. Je restai donc. Voilà qu'au milieu du courant, ces quatre colosses de boeufs, en liberté naturellement, se mettent tous à boire du même côté de l'embarcation. Le bac penche, et nous étions sur le point de chavirer. Mat s'approche de moi et me dit: «Lâchez votre cheval et prenez-moi par la ceinture.» Je n'avais pas, jusque-là, eu conscience de l'imminence du danger, mais en entendant ces mots le sang se glaça dans mes veines. À ce moment critique, un passager tira heureusement son couteau et l'enfonça dans la cuisse d'un des boeufs. L'animal, sous le coup de la douleur, saute dans la rivière; les trois autres le suivent, et le bac se redressa, non sans embarquer toutefois assez d'eau pour qu'on en eût jusqu'à la cheville du pied.

Mat voulait me faire boire un petit verre de rhum. Je refusai, et j'eus grand tort. En grande hâte, je remontai sur ma jument pour rentrer à la ferme d'un bon galop. Aussitôt arrivée, ma négresse me força de prendre une boisson bien chaude. Malgré cela j'eus la fièvre le lendemain, et tous les jours suivants à la même heure et pendant le même temps. Rien ne pouvait m'en guérir, ni l'admirable quinquina que M. de Talleyrand m'envoya de Philadelphie, ni les drogues d'un chirurgien français nommé Rousseau. Ce dernier n'était peut-être pas plus médecin que moi. Mais il était Français et nous avait rendu quelques services. Cela suffisait pour m'inspirer de la confiance.

Ces accès de fièvre, dont la durée variait entre cinq et six heures, nuisaient beaucoup à ma besogne journalière. Ils m'affaiblissaient, m'enlevaient l'appétit, et, quoique je ne sois jamais restée couchée, ils me faisaient grelotter cependant par une chaleur de 30 degrés et me rendaient incapable de tout travail. Une bonne fille, ma voisine, qui demeurait non loin de nous dans le bois avec ses parents, me vint en aide dans la circonstance. Elle était couturière de son métier et travaillait parfaitement. Le matin, elle arrivait à la ferme, y restait toute la journée, ne réclamant pour unique salaire que la nourriture.

Mon fils avait alors cinq ans passés, quoique, à en juger par sa taille, on lui en aurait donné sept. Il parlait parfaitement l'anglais, beaucoup mieux même que le français. Une dame d'Albany, amie des Renslaër et femme du ministre anglican, l'avait pris en affection. Plusieurs fois déjà il avait été passer des après-midi chez elle. Un jour, elle me proposa de se charger de l'enfant pour tout l'été, me promettant de lui apprendre à lire et à écrire. Elle me représenta qu'à la campagne je n'avais pas le temps de m'occuper de lui, qu'il gagnerait ma fièvre, et ajouta plusieurs autres raisons pour m'engager à céder à son désir.

Cette dame s'appelait Mme Ellison. Elle était âgée de quarante ans et n'avait jamais eu d'enfants, ce dont elle ne pouvait se consoler. Je finis par consentir à lui donner Humbert; et il fut très heureux et parfaitement soigné chez elle. Cette détermination m'ôta beaucoup de souci. À la ferme, je craignais sans cesse qu'il ne lui arrivât quelque accident avec les chevaux qu'il aimait beaucoup. Il n'y avait presque pas moyen de l'empêcher d'accompagner les nègres aux champs et surtout de se mêler aux sauvages, avec lesquels il voulait toujours s'en aller. On m'avait raconté que les Indiens enlevaient quelquefois les enfants. Aussi lorsque je les voyais pendant des heures entières assis immobiles à ma porte, je me figurais qu'ils épiaient le moment favorable de prendre mon fils.

IV

Un joli wagon chargé de beaux légumes passait souvent dans notre cour. Il appartenait aux quakers trembleurs, installés à six ou sept milles de là. Le conducteur de ce chariot s'arrêtait chaque fois chez nous, et je ne manquais jamais de causer avec lui de leur manière de vivre, de leurs coutumes, de leur croyance. Il nous engagea à visiter leur établissement, et nous nous y décidâmes un jour. On sait que cette secte de quakers appartient à la secte réformée des anciens quakers qui s'étaient réfugiés en Amérique avec Penn.

Après la guerre de 1763, une femme anglaise s'érigea en apôtre réformatrice. Elle fit beaucoup de prosélytes dans l'État de Vermont et dans celui de Massachusetts. Plusieurs familles mirent leurs biens en commun et achetèrent des terres dans les parties alors encore inhabitées du pays. Mais à mesure que les défrichements se rapprochaient et les atteignaient, ils vendaient leurs établissements pour se retirer plus avant dans les terres. Cependant ils ne se décidaient à se déplacer que lorsque quelque propriétaire étranger à leur secte les touchait immédiatement.

Ceux dont je parle étaient alors protégés de tous côtés par une épaisseur de forêts de plusieurs milles. Ils n'avaient donc pas encore à craindre des voisins. Leur établissement était limité d'un côté par des bois d'une superficie de 20.000 acres, appartenant à la ville d'Albany, et de l'autre par une rivière, la Mohawk. Sans doute qu'ils n'habitent plus maintenant dans la région où je les ai connus et qu'ils se sont retirés au delà des lacs. C'était un essaim de leur chef-lieu de Lebanon, l'établissement installé dans la grande forêt que nous avions traversée en allant de Boston à Albany.

Notre nègre Prime, auquel aucun des chemins des environs n'était inconnu, nous mena chez eux. Nous fûmes d'abord au moins trois heures sous bois, suivant un chemin à peine tracé; puis, après avoir passé la barrière qui marquait la limite de la propriété des quakers, la route devint plus distincte et même soignée; mais nous eûmes encore à traverser une grande épaisseur de forêt, coupée çà et là de prairies, où des vaches et des chevaux paissaient en liberté. Enfin, nous débouchâmes dans une vaste éclaircie, traversée par un beau ruisseau et entourée de bois de tous côtés. Au milieu s'élevait l'établissement, composé d'un grand nombre de belles maisons en bois, d'une église, d'écoles et de la maison commune, construites en briques.

Le quaker dont nous avions fait connaissance nous accueillit avec bienveillance, quoique avec une certaine réserve. On indiqua à Prime une écurie où il pouvait mettre ses chevaux, car il n'y avait pas d'auberge. Nous avions été prévenus que personne ne nous offrirait rien et que notre guide seul nous parlerait. Il nous mena d'abord dans un superbe potager, parfaitement bien cultivé. Tout y était dans l'état le plus prospère, mais sans le moindre vestige d'agrément. Beaucoup d'hommes et de femmes travaillaient à la culture ou au sarclage de ce jardin, dont la vente des légumes représentait la plus grande branche des revenus de la communauté.

Nous visitâmes les écoles de garçons et de filles, les immenses étables communes, les laiteries, les fabrications de beurre et de fromage. Partout on constatait un ordre et un silence absolus. Les enfants, garçons ou filles, étaient tous vêtus d'un habit de même forme et de même couleur. Les femmes, quel que fût leur âge, portaient des habillements pareils en laine grise, très soignés et très propres. Par les fenêtres, on pouvait apercevoir des métiers de tisserands, des pièces de drap que l'on venait de teindre, des ateliers de tailleurs ou de couturières. Mais pas une parole, pas un chant ne se faisaient entendre.

Enfin une cloche sonna. Notre guide nous dit qu'elle annonçait la prière et nous demanda si nous voulions y assister. Nous y consentîmes très volontiers, et il nous mena vers la plus grande des maisons, qu'aucun signe extérieur ne distinguait des autres. À la porte, on me sépara de mon mari et de M. de Chambeau, puis on nous plaça aux extrémités opposées d'une immense salle, de chaque côté d'une cheminée où brûlait un magnifique feu. On était alors au commencement du printemps et le froid se faisait encore sentir dans ces grands bois. Cette salle pouvait avoir de cent cinquante à deux cents pieds de long sur cinquante de large. On y accédait par deux portes latérales. Une grande clarté y régnait et les murs, sans aucun ornement quelconque, étaient parfaitement unis et peints en bleu clair. À chaque bout de la salle s'élevait une petite estrade sur laquelle était placé un fauteuil en Bois.

J'étais assise dans le coin de la cheminée, et mon guide m'avait recommandé le silence, d'autant plus facile à garder d'ailleurs que je me trouvais seule. Tout en me tenant dans la plus stricte immobilité, j'eus le loisir d'admirer le plancher, fait de bois de sapin sans aucun noeud et d'une perfection rare de blancheur et de construction. Sur ce beau plancher étaient dessinées, en sens divers, des lignes représentées par des clous de cuivre, brillants de propreté, et dont les têtes se touchaient à fleur de bois. Je recherchais en moi-même quel pouvait être l'usage de ces lignes, qui ne semblaient avoir aucun rapport entre elles, quand à un dernier coup de cloche les deux portes latérales s'ouvrirent, et je vis arriver de mon côté cinquante à soixante jeunes filles ou femmes précédées par l'une d'entre elles, déjà âgée, qui s'assit sur l'un des fauteuils. Aucun enfant ne les accompagnait.

Des hommes se rangèrent de même du côté opposé, où se trouvaient MM. de La Tour du Pin et de Chambeau. Je remarquai alors que les femmes se tenaient debout sur les lignes de clous, en observant de ne pas les dépasser avec la pointe des pieds. Elles restèrent immobiles jusqu'au moment où la femme assise sur le fauteuil poussa une sorte de gémissement ou de hurlement qui n'était ni une parole ni un chant. Toutes changèrent alors de place, et je crus comprendre que l'espèce de cri étouffé que j'avais entendu devait représenter un commandement. Après plusieurs évolutions, on s'arrêta, et la vieille femme marmotta encore une assez longue suite de paroles dans une langue tout à fait inintelligible, mais à laquelle se mêlaient, me sembla-t-il, quelques mots anglais. Après quoi la sortie se fit dans le même ordre qu'à l'entrée. Ayant ainsi visité l'établissement dans tous ses détails, nous prîmes congé de notre bienveillant guide et nous remontâmes dans notre wagon pour rentrer chez nous, peu édifiés de l'hospitalité des quakers.

Lorsque celui d'entre eux qui allait vendre les légumes et les fruits passait devant notre ferme, je lui achetais toujours quelque chose. Jamais il ne voulait prendre l'argent de ma main. Avais-je fait observer que le prix qu'il réclamait était trop élevé, il disait: «Comme vous voudrez—Just as you please.» Alors je mettais sur le coin de la table la somme que j'estimais suffisante. Si le prix lui convenait, il le prenait; sinon, il remontait sur son wagon et s'en allait sans dire un mot. C'était un homme à l'air très respectable, toujours parfaitement vêtu d'un habit, d'une veste et d'un pantalon en drap gris—home spun[36]—sortant de leur propre manufacture.

V

Une chose m'avait rendue tout de suite très populaire. Le jour où je m'établis à la ferme j'adoptai, sans témoigner la moindre surprise de ma métamorphose, l'habillement porté par les fermières mes voisines: la jupe de laine bleue et noire rayée, la petite camisole en toile de coton rembrunie, le mouchoir de couleur, les cheveux séparés comme on les porte maintenant et relevés avec un peigne; en hiver, des bas de laine gris ou bleus, avec des mocassins ou chaussons de peau de buffle; en été, des bas de coton et des souliers. Je ne mettais de robe ou de corset que pour me rendre à la ville. Parmi les effets que j'avais apportés en Amérique se trouvaient deux ou trois habits de cheval. Je les utilisais pour me transformer en dame élégante, quand je n'allais faire qu'une visite aux Schuyler ou aux Renslaër, car, le plus souvent, nous dînions et nous restions ensuite toute la soirée avec eux, particulièrement quand il faisait clair de lune, et surtout pendant la neige. Dans ce dernier cas, la route, une fois tracée, formait un chemin creux d'un à deux pieds de profondeur dont les chevaux ne sortaient jamais.

Plusieurs de nos voisins avaient l'habitude de passer dans notre cour pour aller à Albany. Les connaissant tous, nous ne nous y opposions pas. De plus, en causant un moment avec eux, j'apprenais toujours l'une ou l'autre nouvelle. De leur côté, ils aimaient à parler of the old country[37]. Ils se plaisaient aussi à admirer nos petits embellissements. Une élégante petite maison en bois pour nos cochons, chef-d'oeuvre de M. de Chambeau et de mon mari, excitait surtout leur admiration. Ils l'exprimaient avec une pompe de langage qui nous amusait toujours: What a noble hog sty![38].

Au commencement de l'été de 1795, nous eûmes la visite du duc de Liancourt. Il en a parlé fort obligeamment dans son Voyage en Amérique. Il arrivait des nouveaux établissements formés depuis la guerre de l'Indépendance sur les bords de la Mohawk et dans le territoire cédé par la nation des Onéidas. M. de Talleyrand lui avait remis des lettres pour les Schuyler et les Renslaër. Après un séjour d'une journée chez nous, je lui proposai de le ramener à Albany pour le présenter à ces deux familles. Avait-il pris au sérieux ma jupe de laine et ma camisole de toile? Je ne sais, mais le fait est que c'est seulement quand il me vit paraître avec une jolie robe et un chapeau très bien fait, quoique la marchande de modes ne s'y fût pas employée, et quand mon nègre Mink avança le joli wagon attelé de deux excellents chevaux porteurs de harnais luisants de propreté, qu'il sembla commencer à comprendre que nous n'étions pas encore devenus tout à fait des mendiants. Ce fut à moi, à ce moment, de m'écrier que pour rien au monde je ne le mènerais chez Mmes Renslaër et Schuyler, s'il ne faisait lui-même un peu de toilette. En effet, avec ses vêtements couverts de boue, de poussière, déchirés en plusieurs endroits, il avait l'air d'un naufragé échappé aux pirates, et personne n'aurait pu se douter que sous cet accoutrement bizarre se cachait un premier gentilhomme de la chambre. Nous fîmes nos conditions: j'acceptai de le conduire chez Mmes Renslaër et Schuyler, et il consentit à ouvrir sa malle, laissée à l'auberge d'Albany, pour se vêtir plus convenablement. Puis j'allai faire une visite dans la ville en attendant qu'il eût procédé à sa toilette. La transformation ne devait pas être aussi complète qu'il me l'avait laissé espérer. Je lui reprochai amèrement, en particulier, une pièce au genou ornant un pantalon de nankin, apporté sans doute d'Europe tant il était usé par le blanchissage.

Nos visites faites, il me promit de revenir le lendemain à la ferme, et je le laissai à Albany, ramenant avec moi son compagnon de voyage, M. Dupetit-Thouars.

Ce dernier resta plusieurs jours chez nous, pendant que M. de Liancourt visitait les environs de la ville. M. Dupetit-Thouars, homme fort aimable, arrivait alors de cet établissement de Français, nommé Asilum, qui avait si mal réussi dans la Caroline. Les associés ne s'étaient pas entendus et avaient mal employé leurs fonds. Au bout d'un an, on fut obligé de tout revendre à perte, et chacun avait tiré de son coté. M. Dupetit-Thouars, extrêmement spirituel et gai, nous lit les récits les plus comiques de ce défrichement manqué, et les trois ou quatre jours qu'il passa à la ferme nous laissèrent un bon et agréable souvenir. Il devait finir d'une mort glorieuse, quelques années après, à Aboukir.

Quant à M. de Liancourt, je ne le revis plus. La fièvre double tierce dont je souffrais à tout moment me rendait peu propre aux courses et aux promenades. D'ailleurs, ce grand seigneur philanthrope, avec sa prétention de toujours en remontrer aux gens du pays sans en vouloir rien apprendre, m'avait déplu extrêmement. Les amis chez lesquels nous étions allés ensemble ne l'avaient pas goûté davantage. La spirituelle Mme Renslaër l'avait jugé, dès le premier abord, comme un homme fort médiocre. On me reprochera comme une ingratitude de le traiter si mal, car il a parlé de moi de la manière la plus flatteuse dans son livre[39], dont la lecture, je l'avoue à ma honte, ne m'a laissé que le souvenir du passage que je lui ai inspiré.

VI

Ma fièvre commençait à passer, les accès diminuaient de durée, quand l'émotion causée par un acte de cruauté inouï commis par l'un de nos voisins, me la rendit plus forte que jamais. Cet homme possédait un beau chien de Terre-Neuve. L'animal m'avait prise en amitié et ne voulait pas quitter la ferme. J'eus beau le faire ramener tous les soirs chez son maître par Prime qui, en allant coucher chez sa femme, passait devant l'habitation du propriétaire du chien, c'était peine perdue. Une heure après, si on ne le mettait pas à l'attache, on le voyait de nouveau apparaître. Je ne savais quel moyen employer pour l'obliger à ne pas quitter son maître, lorsqu'un jour, comme, je me trouvais seule à la maison avec ma négresse, nous vîmes passer le propriétaire de la pauvre bête monté sur un cheval porteur d'un harnais dont les traits étaient attachés à un palonnier armé d'un crochet. L'infortuné Trim, c'était le nom du chien, alla le caresser et le suivit hors de la cour. Au bout d'un moment, des hurlements affreux se font entendre. Judith et moi nous sortons en toute hâte, et nous voyons avec horreur que cet homme cruel avait attaché le malheureux chien par les quatre pattes au crochet du palonnier, et qu'il s'en allait au galop traînant la pauvre bête sur le chemin pierreux. Peu à peu les cris se perdirent dans le lointain, mais cette action m'avait si vivement émue que, deux heures après, j'étais reprise d'un accès de fièvre, le plus violent que j'eusse encore éprouvé.

Quelques jours après le passage de M. de Liancourt, vers le mois de juin, nous reçûmes de M. de Talleyrand une lettre par laquelle il nous informait d'un fait qui aurait pu avoir pour nous de sérieuses conséquences, et, en même temps, du service important que, dans la circonstance, il venait de nous rendre. Le reliquat des fonds que nous devions recevoir de Hollande, 20.000 à 25.000 francs, avaient été consignés à la maison Morris de Philadelphie. M. de Talleyrand s'était chargé de retirer cette somme, et il attendait, pour le faire, l'autorisation de mon mari. Par un hasard vraiment providentiel, il apprit un soir, grâce à une indiscrétion, que M. Morris devait déclarer sa faillite le lendemain. Sans perdre un instant, il se rend chez le banquier, force sa porte dont on défendait l'entrée, et pénètre dans son cabinet. Il lui apprend qu'il connaît sa situation, et le contraint à remettre entre ses mains les lettres de change hollandaises dont il n'était nanti qu'à titre de dépositaire. M. Morris se laissa persuader par la crainte du déshonneur qui résulterait pour lui de l'abus de confiance que M. de Talleyrand ne manquerait pas de publier. Il y mit pour seule condition que M. de La Tour du Pin lui signerait une déclaration du versement des fonds. M. de Talleyrand engageait donc mon mari à venir à Philadelphie pour régler cette affaire. En même temps, il me conseillait de l'accompagner, car, ayant consulté plusieurs médecins, disait-il, sur l'obstination de ma fièvre, tous émettaient l'avis qu'un voyage pouvait seul m'en débarrasser.

M. Law possédait une charmante maison à New-York. Plusieurs fois déjà il nous avait proposé de venir lui faire une visite. La moisson ne devait pas se faire avant un mois. M. de Chambeau était au courant de tous les détails de la ferme. Rien ne s'opposait donc à ce voyage. Susy[40], notre voisine, la jeune fille, dont j'ai déjà parlé, acceptait de venir me remplacer pour soigner ma petite fille. Quant à mon fils Humbert, toujours chez Mme Ellison à Albany, il ne s'apercevrait même pas de notre absence.

CHAPITRE IV

I. Ce qui donna à Fulton l'idée d'appliquer la vapeur à la navigation.—Voyage à New-York.—La rivière d'Hudson.—West-Point.—La trahison du général Arnold et le supplice du major André.—II. Séjour à New-York.—Regrets de Mme de La Tour du Pin de n'avoir pas vu le général Washington.—M. Hamilton.—Intéressantes conversations chez M. Law.—Une émeute populaire à New-York.—La fièvre jaune.—Départ précipité.—Le général Gates.—Échouement du sloop.—Deux fermiers inexpérimentés—III. Rentrée à la ferme.—Mort de Séraphine.—Retour à la religion.—IV. La récolte des pommes et la fabrication du cidre.—Histoire d'un cheval.—La récolte du maïs, les frolicks.—Préparatifs de l'hivernage.—Le blanchissage à la ferme.—La préparation du beurre.—V. Prise en glace de la rivière: les précautions à observer.—Un diplomate peu délicat: comment Mme de La Tour du Pin rentre en possession d'un portrait de la reine et de plusieurs autres objets.

I

Les bateaux à vapeur n'étaient pas encore inventés, quoique cette nature de force motrice fût déjà en usage dans quelques fabriques. Nous avions même un tourne-broche— steam jack[41]—qui fonctionnait parfaitement et dont nous nous servions toutes les semaines, soit pour le roastbeef du dimanche ou pour de très gros dindons bruns et blancs dont l'espèce est bien supérieure à celles d'Europe. Mais Fulton n'avait pas encore appliqué sa découverte aux navires, et, puisque j'ai entamé ce sujet, je conterai tout de suite comment la pensée lui en fut suggérée.

Il existe entre Long-Island et New-York un bras de mer large d'un mille ou peut-être plus, que de petits bateaux traversent sans cesse quand le temps le permet. Comme il n'y a pas de courant, puisque ce n'est pas une rivière, le flux ne s'y fait sentir que par l'élévation de l'eau, et ne contrarie pas la navigation. Un pauvre matelot avait perdu les deux jambes dans un combat. Étant encore jeune, il jouissait d'une bonne santé et avait conservé beaucoup de force dans les bras. Il eut l'idée d'établir en travers de son canot d'écorce un bâton rond portant à ses deux extrémités, à droite et à gauche du canot, des ailes qu'il faisait mouvoir à volonté en étant assis à l'arrière. Ce système ingénieux fut remarqué par Fulton, un jour qu'il se trouvait dans le canot du pauvre matelot pour aller à Brooklyn, sur Long-Island, et lui donna la première idée d'appliquer la vapeur à la navigation.

Le commerce d'Albany était très considérable et se faisait par de gros sloops ou bricks. Presque tous avaient de bonnes chambres et un joli salon sur leur arrière, et prenaient des passagers. La descente à New-York durait vingt-six heures environ, mais il fallait rester à l'ancre pendant la période des montants. On tâchait toujours de partir d'Albany à la pointe du jour. Nous allâmes donc coucher à bord d'un de ces bricks, et avant le lever du soleil nous étions déjà loin du point de départ. La rivière du Nord ou d'Hudson est admirablement belle. Ses bords, couverts de maisons ou de jolies petites villes, s'élargissent avant de franchir la chaîne de montagnes très hautes et escarpées qui traversent le continent de l'Amérique du Nord dans toute sa longueur et dont les appellations diffèrent: Black mountains, Appalaches, Alleghanys. La rivière, avant de s'engager dans le défilé, forme un grand bassin de plusieurs milles de large, semblable à la partie du lac de Genève nommée le Fond du lac, avec cette différence toutefois que les montagnes ne commencent qu'au fond du bassin et que l'entrée de la rivière, située entre deux rochers à pic, s'aperçoit seulement lorsqu'on en est tout à fait rapproché. L'eau est si profonde, dans ce passage admirable, qu'une grosse frégate pourrait s'amarrer à la côte sans craindre de toucher. Nous naviguâmes toute la matinée du lendemain de notre embarquement au milieu de ces belles montagnes. Puis la marée nous ayant quittés, nous allâmes à terre visiter le lieu historique, de West-Point, célèbre par la trahison du général Arnold et le supplice du major André.

Cette histoire est certainement connue, mais je la relaterai néanmoins en peu de mots.

Le général américain Arnold n'avait donné jusqu'à ce moment aucune raison de douter de sa fidélité à la cause de l'Indépendance des États-Unis, et on avait remis, avec confiance, entre ses mains, la défense du passage de l'Hudson à travers les montagnes. C'est ce même défilé que Burgoyne aurait voulu forcer, si le général Schuyler ne lui avait pas fait mettre bas les armes à Saratoga[42].

Le général anglais Clinton était enfermé dans New-York, où l'armée américaine, commandée par Gates, le bloquait. L'occupation de West-Point avait d'autant plus d'importance pour les Anglais qu'elle aurait rétabli leurs communications avec le Canada, qui était leur propriété depuis l'ignominieuse paix de 1763[43]. S'en emparer représentait le salut pour l'armée anglaise, et l'on eut apparemment des motifs de suspecter que la cupidité d'Arnold serait plus forte que son patriotisme. La négociation ouverte devait être conclue par le jeune André, major dans l'armée anglaise, qui avait déjà visité Arnold plusieurs fois à West-Point. Lorsque le général Gates découvrit la trame, il envoya un bateau armé à l'endroit du rivage où André devait se rembarquer. Les marins qui conduisaient son canot l'avertirent de la présence du bateau américain, et lui persuadèrent, sans prévoir les tristes conséquences de leurs conseils, de prendre des vêtements de matelot. Mais le canot n'avait pas parcouru un quart de mille qu'il fut atteint par l'embarcation américaine et le major André fait prisonnier. Il était déguisé; on le considéra donc comme espion, et comme tel on le condamna à être pendu.

Le général Gates proposa de l'échanger contre le traître Arnold, qui s'était sauvé par les montagnes. Les Anglais refusèrent. Ils avaient trop grand besoin de ses services pour le rendre. Ils sacrifièrent André, dont le supplice devint le sujet de beaucoup de complaintes en prose et en vers. Ce jeune homme avait vingt ans seulement. Il était très distingué de figure et se faisait remarquer par son éducation. Sa mort fut le motif ou le prétexte de funestes représailles de la part des Anglais.

Quoique j'aie traversé beaucoup de lieux divers et admiré maints grands effets de la nature, je n'ai jamais rien vu de comparable au passage de West-Point. Il a perdu sans doute maintenant de sa beauté, surtout si on a abattu les beaux arbres qui baignaient leurs branches séculaires dans les eaux du fleuve. Ces montagnes escarpées étaient impropres à la culture. J'espère donc, pour l'amour de la nature, que la prosaïque fureur du défrichement ne les aura pas atteintes.

II

Nous arrivâmes à New-York le troisième jour au matin, et nous y trouvâmes M. de Talleyrand chez M. Law. Leur réception fut des plus amicales. Tous deux s'effrayèrent de ma maigreur et de mon changement. Aussi ne voulurent-ils pas entendre parler de mon excursion projetée à Philadelphie, qui se serait faite en stage[44], et pour laquelle j'aurais dû passer deux nuits en route. Mon mari entreprit le voyage seul, et je fus confiée aux bons soins de Mme Foster, la house keeper[45] de M. Law. Cette excellente dame épuisa à mon profit toutes les recettes restauratives de son répertoire médical. Quatre ou cinq fois par jour, elle arrivait avec une petite tasse de je ne sais quel bouillon, puis, en me faisant la révérence anglaise, me disait: Pray, ma'am, you had better take this[46]. Ce à quoi je me soumettais volontiers, tant j'étais ennuyée des lamentations de M. de Talleyrand sur mon dépérissement.

Les trois semaines que nous passâmes à New-York sont restées dans ma mémoire comme un temps des plus agréables. Mon mari revint au bout de quatre jours. Il avait admiré la belle ville de Philadelphie. Mais, ce que je lui enviai bien davantage, il avait vu le grand Washington, qui était mon héros. Aujourd'hui encore je ne me console pas de n'avoir pas contemplé les traits de ce grand homme, dont son grand ami, M. Hamilton, me parlait si souvent.

Je retrouvai à New-York toute la famille Hamilton. J'avais assisté à son arrivée à Albany dans un wagon mené par M. Hamilton lui-même quand, après avoir quitté le ministère des finances, il venait reprendre son métier d'avocat, qui lui donnait plus de chances de laisser un peu de fortune à ses enfants. M. Hamilton avait alors de trente-six à quarante ans. Quoique n'ayant jamais été en Europe, il parlait cependant notre langue comme un Français. Son esprit distingué, la lucidité de ses idées se mêlaient agréablement à l'originalité de M. de Talleyrand et à la vivacité de M. de La Tour du Pin. Tous les soirs, ces trois hommes distingués, M. Emmery[47], membre de la Constituante, M. Law, deux ou trois autres personnages encore se réunissaient après le thé, et, assis sur une terrasse, la conversation s'engageait entre eux et durait jusqu'à minuit, parfois plus tard, sous le beau ciel étoilé du 40e degré. Soit que M. Hamilton racontât les commencements de la guerre de l'Indépendance, dont les insipides mémoires de ce niais de La Fayette ont depuis affadi les détails, soit que M. Law nous parlât de son séjour dans l'Inde, de l'administration de Patna dont il avait été gouverneur, de ses éléphants et de ses palanquins, ou que mon mari élevât quelque dispute sur les absurdes théories des constituants que M. de Talleyrand sacrifiait volontiers, l'entretien ne tarissait pas. M. Law jouissait si parfaitement de ces soirées que, lorsque nous parlions de départ, il tombait dans des tristesses affreuses, et disait à son butler[48] Foster: «Foster if they leave me, I am a dead man[49].»

Nous étions entrés en relation avec une famille fort intéressante de négociants français, M. et Mme Olive. Huit charmants enfants les entouraient, dont l'aîné n'avait pas dix ans et le cadet pas plus de huit ou dix mois. Le mari ne manquait pas d'esprit, et la femme était une belle madone de Raphaël si bonne, si gracieuse!… Je fus les voir souvent à la campagne, dans une jolie maison qu'ils avaient achetée pour s'y établir pendant l'été. La voiture de M. Law, toujours mise à ma disposition, m'y menait.

Pour que rien ne manquât à nos amusements pendant notre séjour à New-York, nous eûmes la représentation d'une émeute populaire. Elle fut provoquée, autant qu'il m'en souvient, par un traité de commerce que venait de conclure la législature de l'État de New-York avec l'Angleterre. M. Hamilton tenait pour le traité. Un colonel, Smith, chef populaire, y était opposé. On se rassemblait sur les places. Les deux leaders haranguaient leurs partisans. J'étais assise, en compagnie d'autres femmes, sur les marches d'un perron, d'où M. Hamilton parlait au peuple pressé sur la place. On lui jeta une pierre qui l'atteignit à la tête, mais sans lui faire beaucoup de mal. Il n'en continua pas moins son discours, qui excita un enthousiasme prodigieux. Puis chacun s'en alla chez soi, et il m'offrit le bras tout tranquillement pour me ramener chez moi, en évitant pourtant de passer dans les rues où le parti Smith était établi. Cette esquisse du gouvernement républicain m'amusa beaucoup par la comparaison que j'en fis avec le nôtre. Les Américains s'étaient donné un gouvernement libre sans révolution, mais nous autres Français, nous avions une révolution sans gouvernement.

Trois semaines s'étaient écoulées lorsque le bruit se répandit un soir que la fièvre jaune se manifestait dans une rue, très près de Broadway, où nous demeurions. La nuit même, soit que nous ressentîmes les premières atteintes du mal, soit que nous eûmes mangé trop de bananes, d'ananas et d'autres fruits des Îles apportés par le même navire qui avait propagé la fièvre, mon mari et moi nous fûmes terriblement malades. Craignant d'être enfermée par le cordon sanitaire, je résolus de partir à l'instant, et à la pointe du jour, notre malle faite, nous allâmes retenir des places à bord d'un sloop prêt à mettre à la voile. Nous rentrâmes ensuite chez M. Law pour lui faire nos adieux. Il se décida alors à partir aussi, sous le prétexte d'aller visiter les propriétés qu'il avait achetées dans la nouvelle ville de Washington, que l'on commençait à bâtir. C'est dans ces acquisitions qu'il compromit la majeure partie de sa fortune. Notre départ fut si précipité que je ne vis pas même M. de Talleyrand: il ne songeait pas encore à se lever que déjà nous étions loin de New-York.

Nous refîmes en sens contraire, mais avec la même admiration, le beau passage de West-Point, et cette fois nous fîmes une longue promenade à terre pendant les six heures que notre bateau resta à l'ancre. Nous montâmes sur la colline où était située l'auberge, lieu de la dernière conversation d'Arnold avec André. J'avais vu à New-York le vieux général Gates. Il avait connu tous les officiers français et aimait à parler d'eux. On m'avait bien recommandé toutefois de ne pas aborder l'incident du major André, sujet de conversation qui lui était très pénible, non pas qu'il se reprochât sa condamnation, prononcée conformément aux règles de la justice militaire, mais cela lui rappelait les affreuses représailles exercées par les Anglais, qui avaient sacrifié plusieurs prisonniers américains.

Nous avions franchi le grand bassin en amont du passage des montagnes, lorsque notre navigation fut arrêtée par un accident assez commun en été, lorsque les eaux sont basses. Vers la fin du montant, le sloop s'engrava sur un banc de sable, et, quoique n'ayant subi aucune avarie, il resta immobilisé, au milieu du fleuve. Le capitaine déclara que la prochaine marée ne parviendrait peut-être pas assez haut pour le remettre à flot; qu'il faudrait probablement attendre l'arrivée d'un autre vaisseau descendant pour nous faire remorquer et nous remettre à flot, en ramenant le sloop dans le chenal dont un faux coup de gouvernail l'avait fait sortir.

La perspective de rester plusieurs jours au milieu de cette grande rivière sans bouger nous parut peu agréable. Le souvenir me vint alors que des créoles de Saint-Domingue, amis de M. Bonamy, étaient établis sur les bords d'une petite rivière voisine, dans les environs d'une ville devant laquelle nous venions de passer. Le capitaine me dit que nous étions précisément en face de l'embouchure de cette rivière, et il nous offrit son canot pour nous transporter chez ces Français que nous connaissions pour les avoir vus chez nous. La proposition fut aussitôt acceptée et le moment d'après nous étions dans le canot avec une malle, représentant tout notre bagage. Nous entrâmes dans la petite rivière, où nous naviguâmes pendant trois à quatre milles entre deux rives formées de rochers escarpés, et assez rapprochées pour que les plantes parasites des sommets et les vignes sauvages allassent de l'une à l'autre en guirlandes. Cette navigation était délicieuse. Elle prit fin à une petite ferme. Là on nous donna un wagon pour nous conduire à destination. Nos compatriotes, deux hommes encore assez jeunes, furent aussi charmés que surpris de cette visite inattendue. Ils ne possédaient aucune notion de l'état qu'ils avaient embrassé. Sachant très peu d'anglais, et ne trouvant à utiliser dans ce pays aucune des pratiques d'agriculture en usage à Saint-Domingue, tous deux avaient failli périr de froid et d'ennui pendant l'hiver. Ils étaient parvenus à sauver de l'incendie du Cap[50] une foule de magnifiques petites superfluités qui contrastaient avec la pauvreté et le désordre de leur ménage, où il n'y avait de femme qu'une vieille négresse. Nous couchâmes chez eux, après avoir bien causé de leur ferme et de leur établissement. Le lendemain on nous offrit à déjeûner dans de belles tasses de porcelaine dépareillées et ébréchées auxquelles j'aurais préféré un bon assortiment de faïence unie comme le nôtre. Ensuite leur wagon nous ramena sur la grande route, et de là nous gagnâmes notre logis. Sur notre invitation, ils nous accompagnèrent jusqu'à Albany, puis à la ferme, où ils furent très surpris de nous trouver en état de leur vendre plusieurs sacs d'avoine et une douzaine de boisseaux de pommes de terre.

III

Je retrouvai ma maison dans le meilleur ordre, quoique M. de Chambeau ne nous attendit pas, et ma pauvre petite fille très bien portante. Cette absence d'un mois m'avait paru longue, malgré la très aimable société dans laquelle j'avais vécu. La fièvre jaune fit beaucoup de ravages cette année à New-York. Aussi me félicitai-je d'en être partie si précipitamment.

Je m'adonnai avec une nouvelle ardeur à mes occupations rurales, ma fièvre avait cédé au changement d'air et mes forces étaient revenues. Les travaux de la laiterie furent repris, et les jolis dessins moulés sur mes pelotes de beurre apprirent mon retour à mes pratiques. Notre verger nous promettait une magnifique récolte de pommes, et notre grenier contenait du grain pour toute l'année. Nos nègres, stimulés par notre exemple, travaillaient de bon coeur. Ils étaient mieux vêtus et mieux nourris que tous ceux de nos voisins.

Je me trouvais très heureuse de ma situation, lorsque Dieu me frappa du coup le plus inattendu et, comme je me l'imaginai alors, le plus cruel et le plus terrible qu'on pût endurer. Hélas! j'en ai éprouvé depuis qui en ont surpassé la sévérité! Ma petite Séraphine nous fut enlevée par un mal subit, très commun dans cette partie du continent: une paralysie instantanée de l'estomac et des intestins, sans fièvre, sans convulsions. Elle mourut en quelques heures avec toute sa connaissance. Le médecin d'Albany, que M. de Chambeau était allé chercher à cheval aussitôt qu'elle commença à souffrir, nous ôta tout espoir dès qu'il la vit, en nous déclarant que cette maladie était alors très répandue dans le pays et qu'on n'y connaissait pas de remède. Le petit Schuyler, la veille encore compagnon de jeux de ma fille pendant toute l'après-midi, succomba au même mal quelques heures après et la rejoignit au ciel. Sa mère l'adorait et l'appelait le petit mari de ma chère enfant. Ce cruel événement nous jeta dans une tristesse et un découragement mortels. Nous reprîmes Humbert chez nous, et je cherchai à me distraire de mon chagrin en m'occupant de son éducation. Il avait, alors cinq ans et demi. Son intelligence était très développée. Il parlait parfaitement l'anglais et le lisait couramment.

Il n'y avait pas de prêtre catholique à Albany ni aux environs. Mon mari, ne voulant pas qu'un ministre protestant fût appelé, rendit lui-même les derniers devoirs à notre enfant et la déposa dans un petit enclos destiné à servir de cimetière aux habitants de la ferme. Il était situé au milieu de notre bois. Presque chaque jour j'allais me prosterner sur cette terre, dernière demeure d'une enfant que j'avais tant chérie, et ce fut là, ô mon fils[51], que m'attendait Dieu pour changer mon coeur!

Jusqu'à cette époque de ma vie, quoique je fusse loin d'être impie, je ne m'étais pas occupée de la religion. Au cours de mon éducation, on ne m'en avait jamais parlé. Pendant les premières années de ma jeunesse j'avais eu sous les yeux les pires exemples. Dans la haute société de Paris, j'avais été le témoin de scandales si répétés, qu'ils m'étaient devenus familiers au point de ne plus m'émouvoir. Aussi toute pensée de morale était-elle comme engourdie dans mon coeur. Mais l'heure avait sonné où je devais reconnaître la main qui me frappait.

Je ne saurais décrire exactement la transformation qui s'opéra en moi. Une voix me criait, me sembla-t-il, de changer tout mon être. Agenouillée sur la tombe de mon enfant, je l'implorai pour qu'il obtînt de Dieu, qui l'avait rappelée à lui, mon pardon et un peu de soulagement à ma détresse. Ma prière fut exaucée. Dieu m'accorda alors la grâce de le connaître et de le servir; il me donna le courage de me courber très humblement sous le coup dont je venais d'être atteinte et de me préparer à supporter sans plainte les nouvelles douleurs par lesquelles, dans sa justice, il jugerait à propos de m'éprouver à l'avenir. À dater de ce jour, la volonté divine me trouva soumise et résignée.

IV

Quoique toute joie eût disparu de notre intérieur, il n'en fallait pas moins continuer nos travaux, et nous nous exhortions mutuellement, mon mari et moi, à trouver une distraction dans l'obligation où nous étions de ne pas demeurer un moment oisifs. La récolte des pommes approchait. Elle promettait d'être très abondante, car notre verger avait la plus belle apparence. On comptait sur les arbres autant de pommes que de feuilles. Nous avions pratiqué ce qu'on nomme à Bordeaux une façon l'automne d'avant. Cela consiste à labourer à la bêche un carré de quatre à cinq pieds autour de chaque arbre, ce qui ne leur était jamais arrivé. Les Américains, en effet, n'avait aucune idée de l'influence que cela exerçait sur la végétation. Aussi lorsque nous leur disions que nous avions des vignes où l'on recommençait trois fois cette même opération, nous prenaient-ils pour des conteurs. Mais lorsqu'au printemps ils virent nos arbres se couvrir de fleurs, ils nous considérèrent comme des sorciers.

Un autre trait d'esprit nous attira une grande renommée. Au lieu d'acheter, pour mettre notre cidre, des barriques neuves faites d'un bois très poreux, nous recherchâmes à Albany plusieurs futailles de Bordeaux et quelques pièces, marquées cognac qui nous étaient bien connues. Puis nous disposâmes notre cave avec le même soin que si elle eût dû contenir du vin de Médoc.

On nous prêta un moulin à écraser les pommes. Un vieux cheval de vingt-trois ans, que le général Schuyler m'avait donné, y fut attelé. Je n'ai pas conté l'histoire de ce cheval. La voici.

Il avait fait toute la guerre et l'on voulait le laisser mourir de sa belle mort. Il s'en fallait de peu de jours que la chose n'arrivât, lorsque notre nègre Prime le vit sur la pâture, se traînant à peine et n'ayant que la peau sur les os. Il m'engagea à le demander au général, qui fut charmé de nous l'abandonner. C'était un magnifique animal pur sang, selon le terme employé maintenant, mais il n'avait plus de dents. Prime eut de la peine à faire parcourir à la pauvre bête les quatre milles qui séparaient la pâture de notre écurie. Chaque jour il lui donna un mélange d'avoine et de maïs bouilli, du foin haché, des carottes, etc. Toutes ces friandises en abondance rendirent au bel animal la vigueur de sa jeunesse. Au bout d'un mois, je pouvais le monter tous les jours, et bientôt, d'un temps de petit galop, il me menait jusqu'à Albany sans faire un faux pas. On se refusait à croire que ce fût le même cheval. Ce tour d'adresse augmenta beaucoup la réputation de Prime. Mais revenons à nos pommes.

Le moulin pour les broyer était fort primitif: deux pièces de bois cannelées qui s'engrenaient l'une dans l'autre et que notre cheval, attelé à une barre, faisait tourner. Les pommes tombaient d'une trémie dans l'engrenage, et quand le jus avait rempli un grand baquet, on l'emportait à la cave pour le verser dans les barriques.

Toute l'opération était fort simple, et comme nous eûmes très beau temps, cette récolte se présenta comme une récréation charmante. Mon fils, monté toute la journée sur le cheval, était très persuadé que, sans lui, rien ne se serait fait.

Le travail terminé, nous nous trouvâmes, notre provision prélevée, avoir huit à dix barriques à vendre. Notre renommée de probité, qui publia que nous n'avions pas mis d'eau dans notre cidre, en fit élever le prix à plus du double de ce qu'il valait ordinairement. Il fut vendu tout de suite. Quant à celui que nous nous étions réservé, nous le traitâmes comme nous aurions fait de notre vin blanc au Bouilh.

La récolte du maïs suivit celle des pommes. Nous en avions en abondance, car cette plante est celle qui réussit le mieux aux États-Unis, où elle est indigène. Comme il ne faut pas laisser l'épi revêtu de sa paille plus de deux jours, on réunit ses voisins pour tout terminer sans désemparer et rapidement. Cela se nomme une frolick. On balaie d'abord le plancher de la grange avec le même soin que si on allait y donner un bal. Puis, le soir venu, on allume quelques chandelles, et les gens rassemblés, une trentaine d'individus noirs et blancs, se mettent à l'ouvrage. L'un d'entre eux ne cesse de chanter ou de conter une histoire. Vers le milieu de la nuit, on sert à chacun un bol de lait bouillant que l'on a préalablement fait tourner avec du cidre. On y ajoute cinq ou six livres de cassonade quand on est magnifique ou une égale quantité de mélasse quand on ne l'est pas, puis des épices: du girofle, de la cannelle, de la muscade, etc… Nos travailleurs avalèrent, à notre grande gloire, le contenu d'un immense chaudron à lessive de cette mixture avec du pain grillé, et ces braves gens nous quittèrent à 5 heures du matin, par un froid déjà assez vif, en disant: Famous good people, those from the old country![52] Nos nègres étaient priés souvent à de semblables frolicks, mais ma négresse n'y allait jamais.

Toutes nos récoltes faites et rentrées, nous commençâmes à labourer nos terres et à entreprendre les travaux qui précèdent l'hiver. On rangea sous un abri le bois destiné à être vendu. Les traîneaux furent réparés et repeints. J'achetai une pièce de grosse flanelle bleue et blanche à carreaux pour faire deux chemises à chacun de mes nègres. Un tailleur à la journée s'installa à la ferme pour leur confectionner de bons gilets et des capotes bien doublées. Cet homme mangeait avec nous parce que c'était un blanc. Il aurait certainement refusé, si on le lui avait proposé de manger avec les esclaves, quoique ceux-ci fussent incomparablement mieux vêtus et eussent de meilleures manières que lui. Mais je me gardais bien d'exprimer la moindre réflexion sur cet usage. Mes voisins agissaient ainsi, je suivais leur exemple et dans nos relations réciproques, j'évitais toujours de faire allusion à la place que j'avais pu occuper dans l'échelle sociale. J'étais la propriétaire d'une ferme de 200 acres. Je vivais comme ceux qui en possédaient autant, ni plus ni moins. Cette simplicité et cette abnégation me valaient beaucoup plus de respect et de considération que si j'avais voulu jouer à la dame.

L'ouvrage qui me fatiguait le plus était le blanchissage. Judith et moi, nous nous partagions seules toute la besogne. Tous les quinze jours, Judith lavait le linge des nègres, le sien et celui de la cuisine. Je lavais le mien, celui de mon mari et celui de M. de Chambeau, et je repassais le tout. Cette dernière partie de l'ouvrage était fort de mon goût. J'y excellais, comme la meilleure repasseuse. Dans ma première jeunesse, avant mon mariage, j'allais souvent à la lingerie, à Montfermeil, où, comme par une sorte de pressentiment, j'avais appris à repasser. Étant naturellement très adroite, j'en avais su bientôt autant que les filles qui me montraient à travailler.

Jamais je ne perdais un moment. J'étais tous les jours levée à l'aube, hiver comme été, et ma toilette ne durait guère. Les nègres, avant d'aller à l'ouvrage, aidaient la négresse à traire les vaches: nous en avons eu jusqu'à huit. Pendant ce temps, je m'occupais de l'écrémage du lait à la laiterie. Les jours où l'on faisait le beurre, deux fois la semaine, Mink restait pour tourner la manivelle, cette besogne étant trop pénible pour une femme. Tout le reste du travail du beurre, et il était encore assez fatigant, m'incombait. J'avais une collection remarquable de jattes, de cuillers, de spatules en bois, ouvrages de mes bons amis les sauvages, et ma laiterie passait pour la plus propre, même la plus élégante, du pays.

V

L'hiver arriva de bonne heure, cette année. Dans les premiers jours de novembre, le rideau noir qui annonçait la neige commença à s'élever à l'ouest. Selon ce qu'il faut désirer, on eut huit jours d'un froid rigoureux, et la rivière se prit: en vingt-quatre heures, de trois pieds d'épaisseur, avant que la neige ne tombât. Quand il se mit à neiger, ce fut avec une telle violence qu'on n'aurait pas vu un homme à dix pas. Les gens prudents se gardent bien d'atteler leurs traîneaux pour tracer les chemins. On abandonne cette besogne aux plus pressés, à ceux que des affaires forcent à aller à la ville ou à la rivière. Puis, avant de se hasarder sur cette dernière, on attend que les passages pour descendre sur la glace soient tracés par des branches de sapin. Sans cette précaution, il serait très dangereux de chercher à s'y aventurer et il survient tous les ans des malheurs par imprudence. En effet, la marée, devant Albany et jusqu'au confluent de la Mohawk, montant de sept à huit pieds, la glace souvent ne repose pas sur l'eau.

Aussi est-il arrivé que des traîneaux, menés par des étourdis, descendant la rive au trot ou au galop, se sont engouffrés sous la glace au lieu de glisser à sa surface, et ont ainsi péri sans qu'il y eût aucun moyen de les sauver.

Notre hiver se passa comme le précédent. Nous allions très souvent dîner chez les Schuyler et les Renslaër, dont l'amitié ne se refroidissait pas. M. de Talleyrand, installé de nouveau à Philadelphie, était parvenu à retrouver, d'une manière assez singulière, certains objets qui m'appartenaient: le portrait en médaillon de la reine, la cassette que vous avez encore et une montre venant de ma mère. Il savait par moi que notre banquier de La Haye m'avait mandé avoir remis ces objets à un jeune diplomate américain—j'ai oublié son nom, heureusement pour lui—en le priant de me les faire tenir. Mais, quelque recherche qu'eût faite M. de Talleyrand, il n'avait pu mettre la main sur le personnage. Enfin un soir, étant en visite chez une dame de sa connaissance, à Philadelphie, celle-ci lui parle d'un portrait de la reine que M. X… s'est procuré à Paris et qu'il lui a confié pour le montrer à des amis. Elle désire savoir de M. de Talleyrand si ce portrait est ressemblant. À peine l'a-t-il vu qu'il le reconnaît pour le mien. Il s'en saisit en déclarant à la dame qu'il n'appartient pas au jeune diplomate. Puis, sur l'heure, il se rend chez ce dernier et, sans préambule, lui réclame la cassette et la montre que le banquier de La Haye lui a remises avec le portrait. Le jeune homme se trouble et finit par tout restituer. M. de Talleyrand nous renvoya ces objets à la ferme.

CHAPITRE V

I. Nouvelles de France: les biens confisqués rendus.—Retour en France décidé.—Regrets de Mme de La Tour du Pin.—Elle rend la liberté à ses esclaves.—II. Départ pour l'Europe.—L'attente à New-York.—Le capitaine Barré, commandant un sloop de guerre français.—La Maria-Josepha.—Les passagers.—La couturière du navire.—Arrivée à Cadix.—III. La quarantaine.—La visite de la douane.—Curieux étonnement des Espagnols.—Le petit Humbert et les moines.—M. Langton.—Un ci-devant marquis consul de la République—Comment on voyageait en Espagne à cette époque.—Un seigneur de sept ans.—Une course de taureaux.—IV. Départ de Cadix.—La maison de M. Langton.—Un équipage espagnol.—Les auberges.—Une fillette qui prend mal son moment pour venir au monde.—Horreur des Espagnols pour témoigner en justice.—V. Un baptême.—La cathédrale de Cordoue.—Une halte pittoresque.—Dans la Sierra Morena.—Les villes de La Carlota et de La Carolina.—Aranjuez.—Madrid.—Les familles Langton et d'Andilla.—Le maréchal Pérignon.—Mlle Carmen Langton.

I

À Pise, le 14 mai 1843.

Vers la fin de l'hiver 1795-1796, j'eus la rougeole. Elle me rendit assez malade, d'autant plus que je commençais une grossesse. Nous craignions qu'Humbert n'en fût aussi attaqué, mais il ne la prit pas, quoiqu'il couchât dans ma chambre. Je me trouvai bientôt rétablie, et c'est à ce moment que nous reçûmes de France des lettres de Bonie, qui nous apprenait que, joignant ses efforts à ceux de M. de Brouquens, ils étaient parvenus à faire lever le séquestre du Bouilh.

Les biens des condamnés avaient été restitués. Ma belle-mère, de concert avec son gendre, le marquis de Lameth, agissant au nom de ses enfants, était rentrée en possession des terres de Tesson et d'Ambleville, et de la maison de Saintes, dont le département de la Charente-Inférieure s'était emparé. Mais lorsqu'ils demandèrent la levée des scellés au Bouilh, on leur objecta l'absence du propriétaire. Ils répondirent qu'il était établi en Amérique avec passeport, et que ni M. de La Tour du Pin ni moi, personnellement propriétaire d'une maison à Paris, nous n'étions inscrits sur la liste des émigrés. Après de nombreuses démarches, on nous accorda alors un sursis d'un an pour nous représenter. À défaut de quoi le Bouilh serait mis en vente comme bien national, sauf à M. de Lameth a faire valoir les droits de ses enfants à titre de petits-fils de l'ancien propriétaire. On nous pressait, en conséquence, de revenir le plus tôt possible. Toutefois, comme la stabilité du gouvernement français inspirait, à cette époque encore, bien peu de confiance, on nous recommandait en même temps de ne pas prendre notre passage pour un port de France, mais de revenir plutôt par l'Espagne, avec laquelle la République venait de conclure une paix qui semblait devoir être durable.

Ces dépêches tombèrent, au milieu de nos tranquilles occupations, comme un brandon qui alluma brusquement dans le coeur de tous, autour de moi, des idées de retour dans la patrie, des prévisions d'une existence meilleure, des espérances d'ambitions futures satisfaites, en résumé tous les sentiments qui animent la vie des hommes. Pour moi j'éprouvai une tout autre sensation. La France ne m'avait laissé qu'un souvenir d'horreur. J'y avais perdu ma jeunesse, brisée par des terreurs sans nombre et inoubliables. Je n'avais plus et je n'ai jamais eu depuis dans l'âme que deux sentiments qui la maîtrisèrent entièrement et exclusivement: l'amour de mon mari et celui de mes enfants. La religion, seul mobile désormais de toutes mes actions, me commanda de ne pas opposer le plus léger obstacle à un départ dont je m'effrayais et qui me coûtait. Une sorte de pressentiment me faisait entrevoir que j'allais au-devant d'une nouvelle carrière de troubles et d'inquiétudes. M. de La Tour du Pin ne se douta jamais de l'intensité de mes regrets quand je vis fixer le moment où nous quitterions la ferme. Je ne mis qu'une condition à ce départ: celle de donner la liberté à nos nègres. Mon mari y consentit et me réserva, à moi seule, ce bonheur.

Les pauvres gens, en voyant arriver des lettres d'Europe, s'étaient doutés de quelques changements dans notre existence. Ils étaient inquiets, alarmés. Aussi est-ce en tremblant qu'ils entrèrent tous les quatre, Judith tenant dans ses bras sa petite Maria, âgée de trois ans, et sur le point d'accoucher d'un autre enfant, dans le salon où je les avais appelés ensemble. Ils m'y trouvèrent seule. Je leur dis avec émotion: «Mes amis, nous allons retourner en Europe. Que faut-il faire de vous?» Les pauvres gens furent atterrés. Judith tomba sur une chaise en sanglotant; les trois hommes se cachèrent le visage dans les mains, et tous demeurèrent immobiles. Je repris: «Nous avons été si contents de vous qu'il est juste que vous soyez récompensés. Mon mari m'a chargé de vous dire qu'il vous donne la liberté.» En entendant ce mot, nos braves serviteurs furent si stupéfaits qu'ils restèrent quelques secondes sans parole. Puis, se précipitant tous les quatre à genoux à mes pieds, ils s'écrièrent; Is it possible? Do you mean that we are free?[53] Je répondis: Yes, upon my honour, from this moment, as free as I am myself[54].

Qui pourrait décrire la poignante émotion d'un pareil moment! Je n'ai rien éprouvé de ma vie d'aussi doux. Ceux que je venais de libérer m'entouraient en pleurant; ils baisaient mes mains, mes pieds, ma robe; et puis brusquement leur joie s'arrêta, et ils dirent: «Nous aimerions mieux demeurer esclaves toute notre vie et que vous restiez ici.»

Le lendemain, mon mari les emmena à Albany devant le juge pour la cérémonie de la manumission[55], qui devait se faire en public. Tous les nègres de la ville se rassemblèrent pour y assister. Le juge de paix, qui se trouvait être en même temps le régisseur de M. Renslaër, était de fort mauvaise humeur. Il tenta de soutenir que, Prime étant âgé de cinquante ans, on ne pouvait, aux termes de la loi, lui donner la liberté sans lui assurer une pension de cent dollars. Mais Prime avait prévu le cas, et il produisit son extrait de baptême, qui attestait qu'il n'en avait que quarante-neuf. On les fit agenouiller devant mon mari, et il leur mit la main sur la tête pour sanctionner la libération, absolument comme dans l'ancienne Rome.

Nous affermâmes notre habitation avec les terres qui en dépendaient à l'individu même qui nous les avait cédées, et nous vendîmes la plus grande partie du mobilier. Les chevaux montèrent à un assez haut prix. Je distribuai en souvenir plusieurs petits objets en porcelaine que j'avais apportés d'Europe. Quant à ma pauvre Judith, je lui laissai de vieilles robes de soie, qui auront, sans doute, passé à sa postérité.

II

Vers le milieu d'avril, nous nous embarquâmes à Albany pour descendre à New-York, après avoir fait de tendres et reconnaissants adieux à tous ceux qui, pendant deux ans, nous avaient comblés de soins, d'amitiés et de prévenances de tous genres. Combien de fois, deux ans après, repoussée dans un nouvel exil, n'ai-je pas regretté ma ferme et mes bons voisins!

Nous allâmes, à New-York, chez M. et Mme Olive, qui nous reçurent dans leur jolie petite maison de campagne. Nous y trouvâmes M. de Talleyrand décidé, comme nous, à regagner l'Europe. Mme de Staël, de retour à Paris, où elle était établie avec Benjamin Constant, le pressait de rentrer et de servir le Directoire, qui demandait l'aide de son habileté. Nous avions cru, un moment, que nous pourrions prendre passage sur le même vaisseau que lui. Mais quand il apprit notre intention de débarquer dans un port d'Espagne, pour gagner ensuite Bordeaux, il modifia ses projets pour ne pas se trouver, même momentanément, sous la domination du roi catholique, qui aurait pu trouver, non sans raison, qu'il n'était pas un évêque assez édifiant. Il résolut donc de prendre passage sur un navire à destination de Hambourg. Aucun bateau ne partait pour la Corogne ou pour Bilbao, comme nous l'aurions souhaité. Un seul, de quatre cents tonneaux, superbe navire anglais, allait à Cadix, et devait lever l'ancre incessamment. Faute de mieux, et malgré le grand voyage que nous aurions à faire en Espagne, nous nous décidâmes à arrêter notre passage sur celui-là. Il naviguait sous pavillon espagnol, quoiqu'il appartint, ainsi que sa cargaison—en blé, je crois—à un Anglais. Le propriétaire se trouvait à bord comme passager. Il se nommait M. Ensdel. C'était un ancien armateur pour la pêche de la baleine. Il ne savait pas un mot de français. Mais le capitaine, originaire de la Jamaïque, parlait anglais. D'ailleurs il trouva tout de suite un interprète très intelligent dans mon fils qui, quoique âgé de six ans seulement, lui fut d'une grande utilité. Tout en nous occupant de notre établissement et de nos arrangements à bord, nous passâmes encore trois semaines cependant chez Mme Olive en compagnie de M. de Talleyrand.

Dans la rade se trouvait un sloop de guerre français, commandé par le capitaine Barré, dont mon mari avait connu le père dans la maison du vieux duc d'Orléans[56]. Fort aimable homme, quoique un vrai loup de mer, il venait tous les jours nous chercher dans son canot et nous promenait sur tous les points de la rade, se gardant bien toutefois d'approcher de Sandy-Hook, où le capitaine Cochrane, plus tard amiral, l'attendait depuis deux mois pour le happer au passage, s'il tentait de sortir. Nous visitâmes son sloop, armé de quinze canons. C'était un bijou d'ordre, de propreté, de soin. Combien j'aurais aimé à retourner en Europe sur ce joli navire!

Mais la Maria-Josepha nous attendait. Nous y montâmes tous les quatre[57], le 6 de mai 1796, et le même jour on mettait à la voile. Plusieurs autres passagers se trouvaient à bord. Parmi eux, M. de Lavaur, émigré, ancien officier dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, échappé après mille dangers aux massacres du 10 août. Comme il était de Bordeaux, une sorte de liaison se forma tout de suite entre mon mari et lui. Puis un ménage français, un négociant et sa femme[58]. Celle-ci était, comme moi, dans une position intéressante, mais beaucoup plus avancée dans sa grossesse. Le négociant avait fait de mauvaises affaires à New-York et allait essayer à Madrid d'en faire de meilleures. La femme était jeune, douce, assez bien élevée, mais paresseuse. Enfin un jeune homme de Paris, plutôt niais, nommé Lenormand, qui fut pendant toute la traversée notre souffre-douleur. Les personnes que je viens de nommer, M. Ensdel et le capitaine, composaient la table de la grande chambre.

Je ne souffris pas du mal de mer, et, le temps étant superbe, je m'occupais toute la journée. Aussi eus-je vite épuisé l'ouvrage que j'avais emporté pour moi et pour mon mari. Je m'érigeai alors en couturière générale, et je fis une proclamation pour que l'on me donnât du travail. Chacun m'en apporta. J'eus des chemises à faire, des cravates à ourler, du linge à marquer. La traversée dura quarante jours, parce que le capitaine, rebelle aux avis de M. Ensdel, était descendu au sud, entraîné par des courants. Ce temps me suffit pour mettre en bon ordre toute la garde-robe de l'équipage.

Enfin, vers le 10 juin, nous vîmes le cap Saint-Vincent, et le lendemain nous entrâmes dans la rade de Cadix. Le capitaine, par sa maladresse et son ignorance, avait prolongé au moins de quinze jours notre traversée, en se laissant entraîner vers la côte d'Afrique, d'où l'on a beaucoup de peine à se relever vers le nord. Il se croyait si loin de la terre qu'il n'avait pas seulement songé à faire monter un matelot en vigie sur le mât. Lorsqu'on découvrit, à la pointe du jour, le cap Saint-Vincent, qui est très élevé, il fut tout déconcerté.

III

Nous mouillâmes sous le bord d'un vaisseau français à trois ponts, le Jupiter; il se trouvait là avec une flotte française, empêchée de sortir par des bâtiments de guerre anglais, supérieurs en nombre, qui croisaient tous les jours presque en vue du port.

Un bateau de la santé, par lequel nous avions été visités, nous avait avertis que nous ferions huit jours de quarantaine à bord. Nous préférions cela, plutôt que d'aller au lazaret pour y être dévorés par tous les genres d'insectes dont l'Espagne abonde. Si même il s'était trouvé un navire qui allât à Bilbao ou à Barcelone, nous y aurions pris passage. Le voyage eût été ainsi plus court, moins fatigant et meilleur marché.

M. de Chambeau n'était pas rayé de la liste des émigrés et ne pouvait rentrer en France. Il désirait se rendre à Madrid, où il connaissait quelques personnes, mais il nous aurait volontiers accompagnés néanmoins jusqu'à Barcelone, ce qui l'aurait rapproché beaucoup d'Auch, ville auprès de laquelle il avait des propriétés.

L'incertitude de nos projets formait l'objet de nos conversations, pendant la quarantaine, qui dura dix jours. Elle aurait pu se prolonger bien davantage grâce à la désertion d'un de nos matelots et à l'impossibilité, par conséquent, de le représenter en personne. Cet homme, de nationalité française, avait été pris après un combat sur un sloop de guerre. Il reconnut un matelot à bord du Jupiter, dont nous étions très rapprochés, et lui parla avec le porte-voix. La même nuit, il gagna le Jupiter à la nage, et quand les employés de la santé procédèrent à l'appel, le lendemain matin, on ne trouva de lui que sa chemise et son pantalon. C'était tout son mobilier. L'incident prolongea notre quarantaine jusqu'au jour où l'on eut constaté que le manquant était sur le navire français.

La quarantaine faillit m'être fatale. Toute la journée, des marchands de fruits venaient sous le bord, et je passais mon temps, ainsi que Mme Tisserandot, à descendre une corbeille au moyen d'une ficelle pour avoir des figues, des oranges, des fraises. Cet abus de fruits m'occasionna une affreuse dysenterie dont je fus très malade.

Enfin la permission de prendre libre pratique, comme on dit, arriva. Le capitaine nous mit à terre, et jamais de ma vie je ne me sentis aussi embarrassée qu'à ce moment. En débarquant, on nous fit entrer, Mme Tisserandot et moi, dans une petite chambre ouvrant sur la rue, pendant qu'on visitait nos effets avec la rigueur la plus exagérée. Nos robes de couleur et nos chapeaux de paille attirèrent bientôt une foule immense d'individus de tout âge et de tout état: des matelots et des moines, des portefaix et des messieurs, tout anxieux de voir ce qu'ils considéraient sans doute comme deux bêtes curieuses. Quant à nos maris, ils étaient retenus dans la pièce où avait lieu la visite de nos bagages. Nous étions donc seules toutes deux, avec mon fils. Il n'avait pas peur, mais me faisait mille questions, surtout sur les moines qu'il n'avait jamais vus. À un moment il s'écria, comme passait un jeune moine à la figure imberbe: Oh! I see now, that one is a woman[59].

Cette indiscrète curiosité nous décida tout d'abord, ma compagne et moi, à nous vêtir comme les Espagnoles. Avant même de nous rendre à l'auberge, nous allâmes donc acheter une jupe noire et une mantille, afin de pouvoir sortir sans scandaliser toute la population. Nous descendîmes dans un hôtel réputé le meilleur de Cadix, mais dont la saleté me causa néanmoins un si grand dégoût, accoutumée comme je l'étais à la propreté exquise de l'Amérique, que je serais volontiers retournée à bord.

Je me rappelai qu'une des soeurs du pauvre Théobald Dillon, massacré à Lille en 1792, avait épousé un négociant anglais établi à Cadix, M. Langton. Lui ayant écrit un billet aimable, il vint à l'instant et nous fit beaucoup de politesses. Mme Langton se trouvait à Madrid chez sa fille, la baronne d'Andilla, en compagnie de Mlle Carmen Langton, sa fille cadette. M. Langton nous engagea néanmoins à dîner. Il désirait même nous emmener loger chez lui. Mais nous ne l'acceptâmes pas. J'étais trop souffrante pour me gêner et faire des compliments. Il fut convenu que le dîner serait ajourné au premier jour où je me sentirais mieux.

Le lendemain de notre arrivée, mon mari porta notre passeport à viser chez le consul général de France. C'était un M. de Roquesante, ci-devant comte ou marquis, métamorphosé en chaud républicain, si ce n'est en terroriste. Il fit cent questions à mon mari, en prenant note de ses réponses. Cela ressemblait fort à un interrogatoire. Puis, sans doute pour surprendre un premier mouvement: «Nous avons reçu aujourd'hui, dit-il, d'excellentes nouvelles de France, citoyen.»—On en était encore là!—«Ce scélérat de Charette a enfin été pris et fusillé.»—«Tant pis», répondit M. de La Tour du Pin, «c'est un brave homme de moins.» Le consul se tut alors, signa le passeport et nous rappela qu'il devait de nouveau être présent à l'ambassade de France à Madrid. Plus tard, nous sûmes comment il nous avait recommandés à Bayonne.

À cette époque, l'Espagne, après avoir conclu la paix avec la République française, avait licencié la plus grande partie de son armée, probablement sans la payer. Les routes étaient infestées de brigands, surtout dans les montagnes de la Sierra Morena, que nous devions traverser. On voyageait en convois composés de plusieurs voitures seulement. On ne prenait pas d'escorte militaire,—elle aurait peut-être été d'accord avec les brigands ci-devant soldats—mais les voyageurs à cheval qui se joignaient au convoi avaient la précaution de s'armer jusqu'aux dents. Un convoi comprenait habituellement de quinze à dix-huit charrettes couvertes attelées de mules.

C'est ainsi que nous partîmes de Cadix. Nous occupions, mon mari, moi et mon fils, un de ces chariots—carro—couchés tout au long sur nos matelas de bord. Au-dessous, dans le fond du chariot, se trouvaient nos bagages, recouverts d'un lit de paille qui remplissait également les vides existants entre les malles. Une capote en cannes artistement cousues et recouverte d'une toile goudronnée nous garantissait du soleil pendant le jour et de l'humidité la nuit, car il arriva plusieurs fois que nous préférâmes la charrette à l'auberge.

Mais j'ai anticipé en parlant déjà de notre départ, puisque nous restâmes huit jours à Cadix, nous promenant tous les soirs sur la belle promenade de l'Alameda, qui domine la mer et où l'on va respirer un peu d'air, après avoir subi toute la journée une chaleur de 35 degrés. Mon petit Humbert m'accompagnait, et un jour nous rencontrâmes un jeune seigneur de sept ans, en habit de soie habillé et brodé, l'épée au côté, poudré à frimas et le chapeau sous le bras. Mon fils le regarda avec une grande surprise, puis, se demandant si ce n'était pas un de ces singes savants que je l'avais mené voir à New-York, il s'écria: But, is it a real boy, or is it a monkey?[60]

Un spectacle qu'il n'oublia jamais, pas plus que moi, ce fut le magnifique combat de taureaux du jour de la Saint-Jean. On a si souvent décrit cette fête nationale de l'Espagne que je n'entreprendrai pas de le faire ici. Le cirque était immense, et contenait au moins de quatre à cinq mille personnes assises sur des gradins et garanties du soleil par une toile tendue, à l'instar du vélum des amphithéâtres romains. Des pompes mouillaient constamment cette toile d'une pluie très fine qui ne la traversait cependant pas. Aussi, quoique le spectacle commençât après la messe de midi et qu'il durât jusqu'au soleil couchant, je ne me souviens pas d'avoir souffert un moment de la chaleur.

On tua dix taureaux d'une telle beauté de race qu'ils auraient fait chacun la fortune d'un fermier américain. Le matador était le premier de son espèce à l'époque. C'était un beau jeune homme de vingt-cinq ans. Malgré le danger affreux qu'il courait, on ne concevait, grâce à son incroyable agilité, aucune inquiétude. Assurément, à l'instant où les deux adversaires, seul à seul en face l'un de l'autre, se regardent fixement avant que le taureau ne se précipite sur le matador, l'émotion la plus poignante que l'on puisse éprouver étreint tous les spectateurs. On entendrait voler une mouche. Mais il faut comprendre que le matador ne donne pas le coup d'épée. Il ne fait qu'en diriger la pointe sur laquelle le taureau vient s'enferrer de lui-même. Ce spectacle a fait époque dans ma vie, et aucun autre ne m'a laissé une impression aussi profonde. Je n'en ai oublié aucune particularité, et le souvenir en est aussi présent à ma mémoire, après tant d'années, que si j'y eusse assisté hier.

IV

Le jour fixé pour le départ, nous laissâmes le convoi se mettre en route et nous restâmes, mon mari, moi et notre fils, pour dîner chez M. Langton. Une barque, préparée par ses soins, devait nous mener de l'autre côté de la baie, pour rejoindre notre caravane au port Sainte-Marie, où elle devait coucher, car nous ne devions pas, pendant ce long voyage, aller plus vite qu'un homme marchant à pied.

J'étais si souffrante d'une affreuse dysenterie, compliquée de fièvre, que mon mari hésitait à me laisser partir, et cependant il n'y avait pas moyen de reculer. Nos bagages étaient chargés. Nous avions payé la moitié du voyage jusqu'à Madrid. Notre passeport était visé, et M. de Roquesante, le consul républicain, aurait pris de l'ombrage d'un retard. Il l'eût attribué à un prétexte, je ne sais lequel, et comme j'ai toujours cru qu'on peut surmonter le mal quel qu'il soit, à moins qu'on n'ait une jambe cassée, la pensée ne me vint pas de rester à Cadix. Nous dînâmes donc chez M. Langton, après avoir assisté au départ de nos compagnons de voyage, qui s'en allaient coucher à Port-Sainte-Marie.

Rien n'était délicieux comme cette habitation à l'anglaise, pour la propreté et le soin. M. Langton n'avait adopté des coutumes espagnoles que celles en usage pour éviter l'inconvénient d'un climat brûlant. La maison s'élevait autour d'une cour carrée remplie de fleurs. Elle avait une rangée d'arcades au rez-de-chaussée et une galerie ouverte au premier. Une toile, tendue à la hauteur du toit, couvrait toute la surface de la cour. Au milieu, un jet d'eau atteignait la toile, qui, tenue ainsi toujours mouillée, communiquait une délicieuse fraîcheur à toute la maison. J'avoue que j'éprouvai un sentiment bien pénible en pensant qu'au lieu de rester dans ce lieu si agréable, il me fallait, grosse de six mois, commencer un long voyage par une chaleur de 35 degrés. Mais le sort en était jeté; le départ s'imposait. Après ce dîner d'adieux, nous montâmes dans la barque vers le soir, et, en une heure et demie, le vent étant bon, nous fûmes arrivés à Port-Sainte-Marie. Nous trouvâmes là notre caravane, composée de quatorze voitures et de six ou sept hidalgos, armés de pied en cap.

Le terme de la seconde journée était Xérès, situé à cinq lieues seulement. Comme j'avais besoin de me reposer, nous résolûmes de laisser encore partir la caravane et de la rejoindre le soir à Xérès. Nous dînâmes donc de bonne heure, dans la jolie localité de port Sainte-Marie, puis nous montâmes tous trois dans un calesa ou cabriolet, semblable à ceux que je vois ici à Pise, où j'écris ces souvenirs. Notre équipage était attelé d'une grande mule. Elle n'avait pas de bride, ce qui me parut singulier, mais sur sa tête se balançait un haut plumet chargé de grelots. Un jeune garçon, son fouet à la main, sauta lestement sur le brancard, prononça quelques paroles cabalistiques, et la mule partit à un trot aussi rapide qu'un bon galop de chasse. La route était superbe, nous allions comme le vent, la mule obéissant docilement à la voix de son petit conducteur, évitant les obstacles, serpentant dans les rues des villages que nous traversions avec une sagacité miraculeuse. D'abord la peur me prit, puis, pensant que l'usage du pays était d'aller ainsi, je me résignai.

Arrivée à Xérès, je fus curieuse de connaître le prix que pouvait valoir une mule comme celle qui nous avait menés; on me répondit de soixante à soixante-dix louis. Cela me parut cher.

Le lendemain, commença le vrai voyage. Mon indisposition durait toujours, mais, étendue comme je l'étais sur un bon matelas et la route étant superbe, je ne souffrais pas davantage que si je fusse demeurée tranquille. On s'arrêtait deux heures pour dîner dans des auberges abominables, et il arriva deux ou trois fois que nous préférâmes passer la nuit dans notre charrette, plutôt que de coucher dans des lits d'une saleté révoltante.

Nous approchions de Cordoue, lorsque la pauvre Mme Tisserandot fut prise du mal d'enfant, à quatre lieues de cette ville, dans une grande plaine où il n'y avait pas trace d'habitation. Elle accoucha heureusement d'une petite fille, que le muletier lava dans du vin emprunté à son outre. Nous n'avions rien pour la couvrir, car la pauvre mère était précisément couchée sur les malles qui contenaient son linge. On ne pouvait pas attendre. Le reste du convoi avait marché. Il était déjà à une assez grande distance pour qu'il devînt très dangereux pour nous de rester en arrière surtout dans cette plaine de Cordoue, à laquelle s'attachait une très mauvaise réputation, et dont on venait précisément de nous raconter, à dîner, des histoires toutes récentes et très lamentables. Le muletier me remit entre les mains la pauvre petite toute nue. Je l'enveloppai tant bien que mal dans les cravates de nos compagnons de voyage, puis nous nous remîmes en route, au trot, pour rejoindre la queue de notre caravane. La pauvre accouchée souffrait mortellement d'une telle allure, mais il fallut en passer par là.

Nous arrivâmes à Cordoue à la nuit. Comme nous marchions à une certaine distance en arrière, tous les autres voyageurs étaient déjà placés lorsque les gens de l'auberge s'approchèrent de notre chariot. Voyant une personne malade, ils crurent que c'était la victime d'un assassinat. Or, il est bon de savoir que, lorsque les circonstances sont de nature à exposer, quand un crime a été commis, les gens du pays à être appelés à témoigner en justice, ils prennent le parti de s'enfuir, afin de pouvoir dire, en sûreté de conscience, qu'ils n'ont rien vu. Ceux-ci donc posèrent leurs lampes à terre et disparurent. Le muletier, devinant leurs motifs, eut beau les appeler, ils ne reparurent plus. Je passai une partie de la nuit à défaire les malles de la malade pour en retirer ce qui était nécessaire pour l'arranger, ainsi que le nouveau-né. Mais auparavant il fallait manger, et, dans cette auberge, on n'offrait que le coucher. Encore dormait qui pouvait, car des millions d'insectes de tous genres habitaient la maison en vous guettant. Force nous fut d'aller à la recherche d'un cabaret quelconque, où nous trouvâmes avec beaucoup de peine, vu l'heure indue, du pain et quelques tranches de lard frit dans la poêle.

V

Le lendemain matin, le convoi retarda d'une heure son départ pour me permettre de faire baptiser la pauvre petite, bien vivante malgré toutes ces vicissitudes. Je dois à cette cérémonie d'avoir vu la magnifique cathédrale de Cordoue, dont M. de Custine[61] et tant d'autres ont donné des descriptions détaillées. On concevra aisément que, voyageant d'une façon si incommode, malade et grosse de six mois, je ne fusse guère disposée, par la chaleur qui sévit en Andalousie de midi à 3 heures—moment de la journée pendant lequel on s'arrêtait—à visiter des monuments. La petite baptisée fut donc cause que je vis cette admirable église. Après la cérémonie du baptême—par immersion, car on lui plongea la tête dans l'eau des fonts—nous passâmes une heure à parcourir cette forêt de colonnes. Les muletiers vinrent nous presser de partir. Ils emportaient des provisions pour deux repas que nous devions faire en plein air ce jour-là aucune habitation n'existant dans la partie du pays que nous allions traverser.

En sortant de Cordoue, on voyage une heure durant au milieu de jardins abondamment arrosés, de citronniers, d'oliviers mauresques, avant de parvenir à la muraille de l'ancienne ville, dont on découvre encore des vestiges. Cela donne une idée, comme en Italie les limites de la Rome antique, de l'immense surface qu'occupait autrefois cette grande ville maure.

Nous dînâmes, comme on nous l'avait annoncé, près d'un puits, au milieu d'une pâture couverte de moutons. L'oeil ne pouvait mesurer l'étendue de cette plaine, longue de plusieurs lieues et couverte, tantôt d'une herbe fine, tantôt de petits myrtes nains. Quelques grenadiers chargés de fleurs se dressaient autour du puits. Cette halte avait quelque chose d'oriental qui me plut singulièrement. Je la préférai de beaucoup à ces séjours de trois heures dans des auberges affreuses et sales, où la chaleur se faisait encore plus sentir.

Le lendemain et les jours suivants, nous traversâmes la Sierra Morena, et nous vîmes les deux jolies petites villes de La Carlota et de La Carolina. Elles avaient été bâties pour les colonies allemandes appelées en Espagne par M. de Florida Blanca[62], le grand ministre de Charles III, et nous remarquâmes que certains caractères de la physionomie germanique ne s'étaient pas encore effacés. On rencontrait des enfants à cheveux blonds, dont le teint brûlé tout espagnol contrastait avec leurs yeux bleus. Ces petites villes sont pittoresques, bâties avec régularité et dans de beaux sites. La route, bordée dans toutes les pentes d'un parapet de marbre, est d'une beauté admirable. C'était alors la seule qui mît en communication le midi de l'Espagne avec la Castille.

À mon grand regret, nous ne passâmes pas à Tolède, et nous arrivâmes à Aranjuez pour le dîner, le quinzième jour du voyage, je crois. Nous y restâmes le reste de la journée, occupés à admirer les frais ombrages, les beaux saules pleureurs, les prairies verdoyantes qui, lorsqu'on vient de l'Andalousie, épuisée, calcinée par un soleil de juillet, vous apparaissent comme de vertes oasis au milieu du désert. C'est la Tage, encore petite rivière, qui, répandue avec art dans cette charmante vallée, y entretient une aussi délicieuse fraîcheur. La cour ne se trouvait pas à Aranjuez, et cependant, pour une raison que j'ai oubliée, nous ne visitâmes pas le château.

Le lendemain, nous étions à Madrid, après deux heures de halte à la Puerta del Sol, pour attendre que l'on eût fini de visiter, fouiller, inspecter effets et personnes des quatorze voitures de notre convoi. Et l'on ne permettait pas à ceux qui avaient déjà subi l'inspection de partir. Le sang-froid castillan ne se dérange pour rien. Il eût été inutile de témoigner de l'impatience. Les douaniers ne l'auraient même pas comprise. Enfin, le signal du départ est donné, et l'on nous mena à l'hôtel Saint-Sébastien, auberge médiocre située dans une petite rue.

Nous prîmes une assez bonne chambre. Mon mari envoya immédiatement les lettres et les paquets dont M. Langton nous avait chargés pour sa femme et ses deux filles. Puis je fis une toilette plus soignée que celle du chariot, avec l'intention d'aller voir ces dames après notre dîner. Mais elles nous prévinrent. Une demi-heure s'était à peine écoulée quand nous vîmes entrer les deux plus belles personnes du monde, la baronne d'Andilla et Mlle Carmen Langton. La mère, souffrante, n'avait pu sortir. Un beau-frère[63] les accompagnait, veuf d'une troisième demoiselle Langton, qui, disait-on, était encore plus belle que ses soeurs. Elles se montrèrent d'une bonté et d'une obligeance sans pareilles, et leur beau-frère proposa que nous prissions un petit logement garni dans le quartier où ces dames demeuraient. Il se chargea de tous les arrangements que cela nécessitait et se mit à notre disposition pour tout le temps que nous resterions à Madrid. Notre séjour ne pouvait pas être de moins d'un mois ou six semaines, puisque nous attendions des lettres et des réponses de Bordeaux aux lettres que nous avions écrites de Cadix.

Cependant j'avançais dans ma grossesse et je désirais être au Bouilh pour mes couches avant le 10 novembre. Mon mari se rendit le lendemain chez l'ambassadeur du Directoire pour mettre son passeport en règle. Comme il conservait encore le souvenir très vif de la réception du citoyen ci-devant comte ou marquis de Roquesante, il fut très agréablement surpris de l'aimable réception de l'ambassadeur. C'était le général, depuis maréchal Pérignon. Autrefois sous les ordres de mon père, il en avait reçu des services qui avaient avancé sa carrière. Ne l'ayant pas oublié, il fit beaucoup de politesses à mon mari. Toutefois sa gratitude n'alla pas jusqu'à m'honorer de sa visite. Les seigneurs d'autrefois n'étaient pas encore à la mode, comme ils le devinrent plus tard.

Nous restâmes six semaines à Madrid, comblés de soins, d'attentions, de prévenances de la part des familles Langton et Andilla. Le gendre de Mme Langton, M. Broun, dont la femme était morte l'année précédente, nous fit visiter toutes les parties intéressantes de la ville, et chaque soir Mme d'Andilla nous conduisait au Corso, puis de là prendre des glaces dans un café à la mode, au bas de la rue d'Alcala. M. Broun nous montra le portrait de sa femme. Elle avait été aussi belle, sinon plus belle que ses soeurs. Il ne se consolait pas de l'avoir perdue à vingt-deux ans.

Mlle Carmen Langton avait l'exquise beauté d'un ange. Elle s'était fiancée à un jeune seigneur espagnol. Celui-ci tomba malade et mourut quelques jours avant la date fixée pour la célébration de cette union d'inclination. Mlle Carmen Langton en avait conçu un chagrin mortel. Un soir, en me ramenant, le cocher se trompa de rue et passa devant la maison qu'elle devait occuper avec son fiancé et où il était mort. Cet incident la révolutionna. Un sourd et long gémissement s'exhala de sa poitrine, et son beau visage devint blanc comme celui d'une statue d'albâtre. Cette charmante personne était aussi distinguée par ses sentiments et son esprit que par sa figure.

CHAPITRE VI

I. Départ de Madrid.—M. de Chambeau quitte ses amis.—Le collieras à sept mules.—L'Escurial.—La maison du Prince.—La granja. M. Rutledge.—Arrivée à Saint-Sébastien. Bonie nous y rejoint.—II. Les appréhensions de Mme de La Tour du Pin en rentrant en France.—Arrivée à Bayonne.—L'interrogatoire et la feuille de route.—Une chevelure de grande valeur.—M. de Brouquens retrouvé.—Arrivée au Bouilh.—La dévastation du château.—La bibliothèque sauvée.—Arrivée de Marguerite.—Sa vie pendant la Terreur.—Naissance de Charlotte.—III. Absence de M. de La Tour du Pin.—La crainte des chauffeurs.—Fortune compromise.—Comment fut vendue la terre de Cénevières.—Dispersion des souvenirs de famille.—IV. Voyage à Paris.—Barras et la contre-révolution.—La dévastation du château de Tesson.—M. de Talleyrand ministre des Affaires étrangères grâce à Mme de Staël.—Conspirateurs frivoles: les collets noirs.—Propos imprudents.—V. Un déjeuner chez M. de Talleyrand.—Galanterie de l'ambassadeur de Turquie pour Mme de La Tour du Pin.—Jalousie conjugale de Tallien.—Acte d'ingratitude incroyable de M. Martell.

I

Enfin nous reçûmes une lettre de Bonie déterminant le jour où il nous attendrait à Bayonne, et nous arrêtâmes cette fois un collieras de retour pour nous transporter ainsi que nos bagages. M. de Lavaur, dont la radiation était arrivée, proposa de nous accompagner, et quoique cela ne nous convînt guère, nous y consentîmes. M. de Chambeau fut obligé de rester à Madrid. La tendre amitié qu'il nous portait, et dont il nous a donné tant de preuves, rendit cette séparation très pénible pour lui et pour nous. Depuis près de trois ans, il partageait toutes nos vicissitudes, nos intérêts, nos peines. Mon mari le considérait comme un frère. Pendant ces longues années d'exil, nos pensées avaient été communes. Aussi notre pauvre ami éprouva-t-il de notre départ un affreux déchirement. Il était sans argent. Personne n'avait songé à lui en envoyer. Heureusement nous nous trouvâmes en mesure de pouvoir lui laisser cinquante louis, et le bonheur voulut qu'on l'accueillit dans la maison de la comtesse de Galvez, où il resta jusqu'en 1800.

Nous partîmes de Madrid à 2 heures après-midi pour aller coucher à l'Escurial. Le collieras était une bonne ancienne berline, attelée de sept mules, menées—disons plutôt conseillées ou exhortées—par un cocher assis sur le siège et par un aide-postillon armé d'un long fouet. Ce dernier sautait alternativement sur l'une ou sur l'autre des mules, qui n'avaient pas de brides et obéissaient à la voix. Pourtant je crois que les mules du timon avaient des rênes, mais les cinq autres certainement pas. L'une d'elles, la septième, marchait isolée en avant. Elle se nommait la generala, et guidait toutes les autres.

À un quart de lieue de Madrid, le cocher s'aperçut qu'il avait oublié son manteau. Malgré la chaleur étouffante, il ne voulut pas faire un pas de plus, avant que le postillon n'eût été le chercher monté sur l'une des mules. Cela nous retarda beaucoup, et nous n'arrivâmes à l'Escurial que fort avant dans la nuit.

Presque toute la journée du lendemain fut consacrée à visiter l'admirable monastère[64] dont on a fait tant de descriptions. Aucune ne m'a paru moralement exacte, parmi toutes celles que j'ai lues depuis. Elles ne peignent pas l'espèce de triste recueillement religieux que ce lieu, ce chef-d'oeuvre de tous les arts, au milieu d'un désert, jette dans l'âme. Tant de merveilles semblent n'avoir été rassemblées dans cette solitude que pour nous ramener à la pensée de la futilité et de l'inutilité des oeuvres des hommes. Depuis, quand se sont déroulés les événements qui ont déchiré l'Espagne, j'ai été bien frappée de l'espèce de prophétie du Père qui nous montrait la chapelle souterraine où sont enterrés les rois d'Espagne depuis Philippe II. Après nous avoir promenés au milieu des tombes, qui toutes sont semblables, il nous fit remarquer qu'une seule restait vide: celle destinée au roi régnant, Charles IV, et posant en même temps la main sur le sarcophage, dont un coin de marbre tenait le dessus ouvert, il nous dit en italien: «Qui sait s'il y sera jamais?» Sur le moment, ce propos n'attira pas mon attention. Mais, longtemps après, quand je vis ce malheureux prince chassé du trône, cette parole si prophétique me revint à l'esprit.

Depuis la découverte de l'Amérique et des mines d'or et d'argent du Pérou, les rois d'Espagne faisaient chaque année, à l'église l'Escurial, un présent magnifique de ces deux métaux. Aussi en résultait-il que son trésor devint le plus riche de toute l'Europe. Tous les objets qui provenaient de ce luxueux usage, rangés par ordre d'années, témoignaient, pour un oeil observateur, de la décroissance successive du goût, depuis les premiers, signés de Benvenuto Cellini, jusqu'au dernier, de date toute récente.

Le dessus du maître-autel, bas-relief tout en argent, représentant l'apothéose de saint Laurent, patron de l'Escurial, quoique d'une magnificence sans égale, satisfaisait peu comme objet d'art. Je dis satisfaisait, car il y a lieu de supposer que les malheurs de l'Espagne auront amené la destruction de tous ces chefs-d'oeuvre. Les divers objets à l'usage du culte étaient rangés dans des armoires à glaces faites avec les plus beaux bois des Indes orientales. J'ai conservé le souvenir précis d'un saint ciboire, en forme de mappemonde, surmonté d'une croix dont le milieu était orné d'un énorme diamant et les branches de quatre grosses perles. Il y avait des ostensoirs tout brillants de pierreries. On nous montra l'ornement du jour de Pâques, fait de velours rouge entièrement brodé en perles fines de grosseurs différentes, selon le dessin. Bien des personnes n'auraient peut-être pas apprécié cette magnificence, car la moindre étoffe brochée d'argent produisait plus d'effet, et cependant il y avait pour plusieurs millions de perles sur ce velours tout uni.

Nous montâmes au jubé, où on voyait les admirables livres d'église formés de feuillets en vélin dont les marges sont peintes par les élèves de Raphaël, d'après ses dessins. Ces volumes, grand in-folio garni de coins d'argent, reliés d'une peau brune montrant le côté de l'envers, étaient placés, séparés les uns des autres par une planche mince, dans une sorte de buffet ouvert. À cause de leur poids, il eût été difficile de les sortir de leur case. Pour obvier à cet inconvénient, on avait disposé sur le fond de chacune des cases des petits rouleaux d'ivoire traversés par des broches de fer, autour desquelles ils tournaient. De cette manière, le moindre effort suffisait pour amener un de ces livres à soi. Je n'ai vu ce moyen employé dans aucune bibliothèque.

C'est dans la galerie haute de l'Escurial que se trouvait le beau christ en argent, de grandeur naturelle, de Benvenuto Cellini. Après avoir parcouru, admiré, cette magnifique église, j'y restai seule, tandis que mon mari et M. de Lavaur allèrent visiter le couvent et la bibliothèque, où on voyait le beau tableau de Raphaël, nommé la Perle[65]. On ne m'avait pas prévenue, à Madrid, qu'une femme ne pouvait visiter la bibliothèque située dans l'intérieur du couvent sans une permission particulière. Je le regrettai vivement.

J'attendis assez longtemps mes compagnons de voyage pour que mon esprit eût le loisir de se perdre dans beaucoup de méditations. Je pensai à la beauté de cet édifice, puis à la bataille de Saint-Quentin[66], perdue par les Français, et en commémoration de laquelle l'Escurial avait été bâti par le farouche père[67] de don Carlos[68], Aussi quand mon mari revint me frapper sur l'épaule en me disant: «Allons voir la maison du prince!» je fus presque contrariée d'être dérangée dans mes pensées. Mon fils, en qualité de garçon, avait accompagné son père et se montrait tout fier d'avoir à me raconter ce qu'il avait vu.

Nous nous dirigeâmes donc vers cette maison du prince, bâtie par Charles IV pendant qu'il était prince des Asturies, et où il se retirait, quand la cour était à l'Escurial, pour échapper aux rigoureuses étiquettes espagnoles. Elle ressemblait à une maisonnette fort élégante et dont un modeste agent de change aurait de la peine à se contenter de nos jours. De jolis meubles, des tableautins, des ornements d'un goût douteux, une quantité de draperies du plus vilain effet lui donnaient l'aspect d'un petit logis de fille. Quel contraste avec l'admirable église que nous venions de quitter! J'en éprouvais une bien désagréable impression.

Étant retournés à l'auberge, nous en partîmes bientôt après pour aller coucher à la Granja[69], où était installée la cour. Nous y devions prendre des paquets du ministre d'Amérique, M. Rutledge, pour son consul à Bayonne. Il nous offrit à souper, et le lendemain nous nous dirigeâmes sur Ségovie, petite ville très pittoresque, avec un château dont nous ne vîmes que la cour entourée d'arcades d'un style mauresque.

Le reste de notre voyage présenta peu d'événements. Nous restâmes un jour à Vittoria, pour permettre de soigner la generala, car sans elle on ne pouvait marcher, puis une journée à Burgos, où j'allai voir la cathédrale, et enfin nous arrivâmes à Saint-Sébastien, où Bonie nous attendait.

II

Je n'éprouvais aucun plaisir à rentrer en France. Au contraire, les souffrances que j'y avais endurées pendant les six derniers mois de mon séjour m'avaient laissé un sentiment de terreur et d'horreur que je ne pouvais surmonter. Je songeais que mon mari revenait avec une fortune perdue, que des affaires difficiles allaient l'occuper désagréablement, et que nous étions condamnés à habiter un grand château dévasté, puisque tout avait été vendu au Bouilh. Ma belle-mère vivait encore. Elle était rentrée en possession de Tesson et d'Ambleville. Dépourvue de toute intelligence, très méfiante, très obstinée, elle n'avait, pour les affaires, de confiance en personne. Combien je regrettais ma ferme, ma tranquillité! Ce fut avec un véritable serrement de coeur que je passai le pont de la Bidassoa, et que je me sentis sur le territoire de la République une et indivisible.

Nous arrivâmes le soir à Bayonne. À peine étions-nous entrés dans l'auberge que deux gardes nationaux vinrent chercher M. de La Tour du Pin pour l'amener devant l'autorité, représentée alors, me semble-t-il, par le président du département. Ce début me causa une grande frayeur. Conduit, accompagné par Bonie devant les membres du tribunal assemblés, il fut questionné sur ses opinions, ses projets, ses actions, sur les causes et les raisons de son absence et sur celles de son retour. Il s'aperçut aussitôt qu'il avait été dénoncé par M. de Roquesante, et le déclara franchement, en disant, en même temps, combien il avait au contraire eu à se louer de l'ambassadeur à Madrid. Après des pourparlers qui durèrent au moins deux heures—elles me parurent avoir duré un siècle, tant j'étais restée inquiète à l'auberge—mon mari revint. On l'autorisait à continuer sa route jusqu'à Bordeaux, mais muni d'une espèce de feuille de route officielle où toutes les étapes étaient marquées, et avec l'injonction de faire viser cette feuille à chaque arrêt. De telle sorte que, si je m'étais trouvée fatiguée ou souffrante, ce qui n'aurait pas été impossible, avancée comme je l'étais dans ma grossesse, il eût fallu le faire constater officiellement par l'autorité du lieu.

Bonie nous quitta et retourna à Bordeaux par le courrier. Nous prîmes un mauvais voiturier, qui nous conduisit à petites journées. Un seul événement marqua notre route. À Mont-de-Marsan, ayant fait venir un perruquier pour me peigner, il me proposa, à ma grande surprise, 200 francs en échange de mes cheveux. Les perruques blondes étaient tellement à la mode à Paris, disait-il, que certainement il gagnerait au moins 100 francs si je consentais à lui vendre ma tête. Je refusai cette proposition, bien entendu, mais j'en conçus beaucoup de respect pour mes cheveux, qui étaient, modestie à part, très beaux dans ce temps-là.

Nous retrouvâmes à Bordeaux l'excellent Brouquens. Il avait prospéré pendant la guerre contre l'Espagne et se trouvait réengagé alors dans la compagnie des vivres des armées d'Italie. Il nous reçut avec cette tendre amitié qui ne s'était jamais un instant démentie. Mais j'étais impatiente de me retrouver chez moi, et je pris des arrangements avec mon bon docteur Dupouy qui devait venir me soigner. Puis, l'affaire de la levée du séquestre terminée, nous arrivâmes au Bouilh pour y faire ôter les scellés.

Le premier moment, je l'avoue, mit singulièrement à l'épreuve ma philosophie. Cette maison, je l'avais laissée bien meublée, et si on n'y trouvait rien d'élégant, tout y était commode et en abondance. Je la retrouvais absolument vide: pas une chaise pour s'asseoir, pas une table, pas un lit. J'étais sur le point de céder au découragement, mais la plainte eût été inutile. Nous nous mîmes à défaire nos caisses de la ferme, depuis longtemps déjà arrivées à Bordeaux, et la vue de ces simples petits meubles, transportés dans ce vaste château, provoqua en nous bien des réflexions philosophiques.

Le lendemain, beaucoup d'habitants de Saint-André, honteux d'être venus à l'encan de nos meubles, vinrent nous proposer de les racheter pour ce qu'ils leur avaient coûté. Nous reprîmes ainsi, dans des conditions raisonnables, ce qui nous convint le mieux, quand nous jugeâmes que les acheteurs n'avaient acquis que par poltronnerie. Quant aux bons républicains, ils ne se soumirent pas à cette complaisance antinationale. La batterie de cuisine, une des choses ayant le plus de valeur, était très belle. On l'avait transportée au district de Bourg avec l'intention de l'envoyer à la Monnaie. On nous la rendit, ainsi que la bibliothèque, qui avait été également déposée au district. Nous passâmes très agréablement plusieurs jours à la placer sur ses étagères, et, avant l'arrivée du docteur Dupouy, tous nos arrangements intérieurs étaient terminés comme si nous avions été installés au Bouilh depuis un an.

J'eus à ce moment un très grand bonheur: ce fut l'arrivée de ma chère bonne Marguerite. Mme de Valence, en sortant de prison à Paris, l'avait appelée chez elle pour soigner ses deux filles. Mais dès que cette excellente femme apprit mon retour, rien ne put l'empêcher de venir me rejoindre. Je la revis avec un sensible plaisir. Elle avait échappé, malgré l'aristocratie de son tablier blanc, à tous les dangers de la Terreur. Un mois après mon départ pour l'Amérique, elle arrivait à Paris, où une bourgeoise de ses amies lui donnait asile. Quelques jours après elle sortait, vêtue comme d'habitude en bonne de grande maison, avec un tablier d'une blancheur de neige. À peine avait-elle fait quelques pas dans la rue, qu'une cuisinière, le panier au bras, la poussa dans un de ces passages sombres que l'on nomme à Paris une allée, et lui dit: «Ah! malheureuse, vous ne savez donc pas que vous serez arrêtée et guillotinée avec un tablier comme celui-là!» Ma pauvre bonne fut stupéfaite d'avoir encouru la peine de mort pour cette habitude de toute sa vie. Elle remercia celle qui venait de la lui sauver, et ayant caché son ajustement antirépublicain, elle s'empressa d'acheter quelques aunes de toiles pour, comme elle le disait, se déguiser.

Peu de temps après, passant sur la place Vendôme, elle aperçut deux enfants de six à sept ans jouant devant une porte cochère, et, les trouvant jolis, elle leur parla. Elle apprit d'eux qu'ils demeuraient avec leur grand-père qui était impotent et avait des gardes chez lui, que leur papa et leur maman étaient en prison, que tous les domestiques avaient quitté et qu'ils restaient seuls avec grand-papa. Il n'en fallait pas davantage à l'excellent coeur de Marguerite. S'étant fait conduire par les enfants chez leur grand-père, celui-ci lui confirma la vérité de leur récit. Elle lui proposa de rester à son service pour le soigner, ainsi que les enfants. Il accepta avec bonheur, et, deux heures après, elle s'installait auprès d'eux. Son séjour dans cette maison se prolongea jusqu'après la mort de Robespierre. Mme de Valence la prit alors chez elle. Dès mon retour, comme je l'ai dit, elle vint me retrouver. Elle arriva au Bouilh à temps pour recevoir ma chère fille Charlotte, dont j'accouchai le 4 novembre 1796. Je la nommai Charlotte[70] parce qu'elle était filleule de M. de Chambeau. Sur le registre de la commune, néanmoins, elle fut inscrite sous le nom d'Alix, seul nom, par conséquent, qu'elle put prendre dans les actes.

III

Lorsque je fus rétablie, dans le mois de décembre, mon mari alla faire une tournée à Tesson, à Ambleville et à La Roche-Chalais, où il ne nous restait que quelques vieilles tours ruinées, de 30.000 francs de cens et rentes que valait cette terre. Je restai seule dans le grand château du Bouilh, avec Marguerite, deux servantes et le vieux Biquet, qui s'enivrait tous les soirs. Les paysans de la basse-cour étaient loin. Quelques mauvaises planches seulement fermaient la partie du rez-de-chaussée non encore achevée. C'était le temps où les troupes de brigands nommé chauffeurs jetaient la terreur dans tout le midi de la France. Tous les jours on contait d'eux de nouvelles horreurs. Ils avaient brûlé les pieds d'un M. Chicous, négociant de Bordeaux, à deux lieues du Bouilh, pour l'obliger à dire où était son argent. Plusieurs années après, j'ai vu cet infortuné marchand, appuyé sur des béquilles. J'étais glacée de terreur, je l'avoue à ma honte. Combien de fois, assise sur mon lit, n'ai-je pas passé la moitié de la nuit écoutant les chiens de garde aboyer, et croyant qu'à tous moments les brigands allaient forcer les planches minces qui fermaient alors les fenêtres du rez-de-chaussée. Il me semble n'avoir jamais passé de ma vie un temps plus pénible! Comme je regrettais ma ferme, mes bons nègres, ma tranquillité d'autrefois! Mes jours n'étaient pas plus heureux que mes nuits. Je pensais à mon mari, courant le pays sur un mauvais cheval, au milieu de l'hiver, dans des chemins affreux comme étaient ceux des provinces méridionales, surtout à cette époque.

Nos affaires, qui étaient loin de prendre une tournure favorable, me préoccupaient aussi constamment. On avait conseillé à mon mari de n'accepter la succession de son père que sous bénéfice d'inventaire, et plût à Dieu qu'il l'eût fait! Mais la manière funeste dont nous avions perdu mon beau-père et le profond respect que M. de La Tour du Pin avait pour sa mémoire le détourna d'adopter un tel parti. Cette succession comprenait la terre du Bouilh, quelques parties de La Roche-Chalais et nos droits sur la fortune de ma belle-mère, qui s'était engagée par notre contrat de mariage.

Je n'entrerai pas dans les détails de notre ruine, dont le souvenir m'échappe maintenant, et ne les ayant d'ailleurs jamais bien exactement connus. Je sais seulement que, lorsque je me suis mariée, mon beau-père passait pour avoir 80.000 francs de rentes. Pendant son ministère, il vendit le domaine d'une terre en Quercy, nommé Cénevières. Cette terre avait perdu, par l'abolition des cens et rentes, la plus grande partie de sa valeur, représentée par un revenu de 15.000 à 20.000 francs. Elle fut achetée par un ancien administrateur de la monnaie de Limoges, M. Naurissart[71]. On spécifia dans le contrat que l'acheteur n'était pas acquéreur des droits de cens et rentes, pour le cas où on les rétablirait.

La terre de La Roche-Chalais, près de Coutras, n'avait pas de domaine foncier. Elle était toute en rentes. Mon beau-père y entretenait un régisseur pour les percevoir, et un vaste grenier pour emmagasiner celles qui se percevaient en nature et que l'on vendait au fur et à mesure de leur rentrée. Le revenu de cette terre se montait à 30.000 francs nets. Mon beau-père, étant passé à La Roche-Chalais en se rendant aux États généraux, céda à un meunier, moyennant une rente de 2.400 francs, les débris du vieux château pour construire des moulins sur la rivière qui dépendait de la terre. Le passage de la rivière était déjà affermé pour une somme de 1.000 à 1.100 francs.

Trois mois après, le meunier se considéra comme propriétaire. Mon beau-père l'attaqua devant les tribunaux pour le mettre en demeure de payer les matériaux avec lesquels il avait construit les moulins. Le procès traîna en longueur, et, ayant été porté devant le Conseil d'État, sous Napoléon, nous le perdîmes.

Ainsi donc, voici comment on peut évaluer nos pertes:

À La Roche-Chalais 30.000 fr.

Le passage de Cubzac 12.000 fr.

Les droits et rentes du Bouilh 6.000 fr.

Les droits et rentes de Tesson 7.000 fr.

Les droits et rentes d'Ambleville 3.000 fr.

Total 58.000 fr.

On pourrait ajouter la maison de Saintes, belle habitation en parfait état d'entretien et dont on aurait pu tirer un loyer de 3.000 francs. L'autorité départementale s'en empara, et quand, au bout de quelques années, on nous la rendit, son état de délabrement était tel qu'elle avait perdu toute sa valeur.

Nous perdîmes aussi le mobilier du château de Tesson. M. de Monconseil le laissa à mon beau-père. Celui-ci l'avait non seulement entretenu, mais considérablement augmenté, car ce château étant dans son commandement du Poitou, Saintonge et pays d'Aunis, il y faisait toutes ses affaires publiques et y recevait beaucoup de monde. Ce mobilier fut vendu en même temps que celui du Bouilh, c'est-à-dire pendant les mois qui s'écoulèrent entre l'époque de la condamnation suivie de l'exécution de mon beau-père et la date du décret qui restitua les biens des condamnés à leurs enfants. On peut dire que c'est pendant cette période de quelques mois que presque tous les mobiliers des châteaux de France ont été vendus. Il faut en excepter les bibliothèques qui, après avoir été transportées dans les chefs-lieux de canton, furent ensuite rendues à leurs propriétaires. Ces ventes ont porté le coup le plus désastreux aux souvenirs de famille. Personne n'a revu la chambre où il était né, ni retrouvé le lit où était mort son père, et il est incontestable que la dispersion soudaine de tous ces souvenirs du toit paternel ont fortement contribué à la démoralisation de la jeune noblesse.

IV

Nous demeurâmes au Bouilh tout l'hiver et une partie du printemps. Vers le mois de juillet 1797, mon mari reconnut la nécessité de se rendre à Paris pour terminer le règlement de ses affaires avec M. de Lameth. Inspirée comme par un pressentiment, je demandai à l'accompagner. Mme de Montesson, toujours pleine de bontés pour moi, me fit proposer par Mme de Valence de loger chez elle à Paris. Personnellement, elle était établie pour l'été à la campagne, dans une maison qu'elle venait d'acheter auprès de Saint-Denis. Les six semaines que nous comptions passer à Paris, avant de revenir au Bouilh pour les vendanges, ne demandaient pas un gros bagage. Nous n'emportâmes donc que le strict nécessaire pour nous et les enfants.

Un grand nombre d'émigrés étaient rentrés sous des noms empruntés. Mme d'Hénin, revenue sous celui d'une marchande de modes de Genève, Mlle Vauthier, avait été s'établir chez Mme de Poix, à Saint-Ouen. Mme de Staël, protégée par Barras, le directeur, et beaucoup d'autres encore, se trouvaient à Paris.

M. de Talleyrand nous y appelait et engageait en particulier mon mari à venir. On commençait à parler de contre-révolution, à laquelle tout le monde croyait. Le gouvernement s'était constitué et les deux assemblées, le conseil des Cinq-Cents et celui des Anciens, comptaient beaucoup de royalistes. Le salon de Barras, le directeur influent, dont la duchesse de Brancas faisait les honneurs, en était rempli. Et, quoique les autres directeurs ne semblassent pas disposés à suivre l'exemple de leur collègue, il est certain que jamais la cause des Bourbons n'a eu autant de chances de succès qu'à cette époque.

Nous partîmes, dans une espèce de voiturin, mon mari, moi, ma bonne Marguerite et nos deux enfants: l'un, Humbert, âgé de sept ans et demi; l'autre Charlotte, que je nourrissais, de huit mois.

Nous passâmes quelques jours à Tesson. Le château se trouvait dans un état de délabrement affreux. On avait non seulement enlevé tous les meubles, mais on avait arraché les papiers, ôté les serrures de beaucoup de portes, les jalousies de plusieurs fenêtres, les fers de la cuisine, les grilles des fourneaux. C'était une véritable dévastation. Heureusement, Grégoire avait empilé sur son lit, sur celui de sa femme et de sa fille, autant de matelas qu'il avait été en son pouvoir de sauver, et ils servirent à nous coucher pendant notre séjour à Tesson.

Mon émotion fut vive en revoyant ce bon ménage Grégoire, qui avait caché mon mari avec tant de soin et de dévouement. Auparavant, en passant à Mirambeau, j'avais vu le serrurier Potier et sa femme, chez lesquels M. de La Tour du Pin était resté trois mois enfermé dans un trou où l'on ne voyait pas assez clair pour lire. Combien je rendis de nouveau grâce à Dieu de lui avoir permis d'échapper à tous les dangers de cet affreux temps de la Terreur. Le souvenir en restait gravé avec tant d'intensité dans mon esprit, que très souvent encore j'avais des cauchemars où je rêvais que l'on cherchait mon mari, qu'on le poursuivait de chambre en chambre, et brusquement je me réveillais couverte d'une sueur froide et avec de douloureux battements de coeur.

Nous arrivâmes enfin au but de notre voyage. Mme de Valence me reçut avec bonheur, et Mme de Montesson, qui n'était pas encore à la campagne, m'accueillit avec mille bontés. À Paris, un peu de singularité appelle toujours l'attention; aussi y fis-je tout de suite effet.

En descendant de voiture, et comme mon mari et moi nous soupions dans la chambre de Mme de Valence, on annonça M. de Talleyrand. Il fut fort aise de nous voir, et au bout d'un moment, il dit: «Eh! bien, Gouvernet, qu'est-ce que vous comptez faire?»—«Moi, répondit M. de La Tour du Pin tout surpris, mais je viens pour arranger mes affaires.»—«Ah! dit M. de Talleyrand, je croyais…» Puis il changea de conversation et parla de choses futiles et indifférentes. Quelques instants plus tard, s'adressant à Mme de Valence, il se prit à dire, avec cet air nonchalant qu'il faut avoir vu pour s'en faire une idée: «À propos, vous savez que le ministère est changé; les nouveaux ministres sont nommés.»—«Ah! fit-elle, et quels sont-ils?» Alors, après un moment d'hésitation, comme s'il avait oublié les noms et qu'il les recherchait, il dit: «Ah! oui, voici: un tel à la guerre, un tel à la marine, un tel aux finances…» Et aux affaires étrangères, dis-je… «Ah! aux affaires étrangères? Eh! mais… moi, sans doute!» Puis, prenant son chapeau, il s'en va.

Nous nous regardâmes, mon mari et moi, sans surprise, car rien ne pouvait surprendre de M. de Talleyrand, si ce n'est qu'il eût fait quelque chose de mauvais goût. Il restait éminemment grand seigneur, tout en servant un gouvernement composé du rebut de la canaille. Le lendemain, on le trouvait établi aux affaires étrangères, comme s'il avait occupé ce poste depuis dix ans. L'intervention de Mme de Staël, toute-puissante en ce moment par Benjamin Constant, l'avait fait ministre. Il était arrivé chez elle, et jetant sur la table sa bourse contenant quelques louis seulement, il lui dit: «Voilà le reste de ma fortune! Demain ministre ou je me brûle la cervelle!» Aucune de ces paroles n'était vraie, mais c'était dramatique, et Mme de Staël aimait cela. D'ailleurs, la nomination ne fut pas difficile à obtenir. Le Directoire, et surtout Barras, se trouvaient trop honorés d'avoir un tel ministre.

Je ne ferai pas ici l'histoire du 18 fructidor. On peut la lire dans tous les mémoires du temps. Les royalistes avaient beaucoup d'espoir, et les intrigues se croisaient dans tous les sens. Beaucoup d'émigrés étaient rentrés. Ils portaient des signes de ralliement, tous parfaitement connus de la police: le collet de l'habit en velours noir, un noeud, je ne sais plus de quelle forme, au coin du mouchoir, etc., etc. Et c'était par des absurdités de ce genre que l'on croyait sauver la France. Mme de Montesson revenait tout exprès de la campagne pour donner à dîner aux députés bien disposés. M. Brouquens, notre excellent ami, était aussi un des amphitryons de ces dîners, où l'on parlait avec une imprudence incroyable. Nous retrouvions tous les jours, mon mari et moi, des gens de notre connaissance, et la singularité de la vie que j'avais menée en Amérique, le désir que je témoignais d'y retourner, me rendirent fort à la mode pendant un mois.

Mme d'Hénin, notre tante, était revenue, comme je l'ai dit, sous un nom supposé, avec un passeport genevois. Elle habitait chez Mme de Poix, installée elle-même, pour la durée de l'été, dans une maison qu'on lui avait prêtée, à Saint-Ouen. Nous y fûmes passer quelques jours, au grand plaisir d'Humbert, qui s'ennuyait fort à Paris, où il ne sortait pas.

J'étais frappée de l'extrême imprudence avec laquelle on parlait à table, devant les gens de service, des projets et des espérances des royalistes. On désignait tout haut, par leur nom, les émigrés, rentrés avec de faux papiers, qu'on avait rencontrés le matin dans Paris. On ne se taisait pas davantage sur les députés du conseil des Cinq-Cents ou sur ceux du conseil des Anciens sur lesquels on croyait pouvoir compter. On me trouvait ridicule et pédante quand je disais, comme j'en avais la certitude, que M. de Talleyrand n'ignorait rien de ce qui se tramait, au cas où il fût vrai qu'il se tramât quelque chose, et même qu'il s'en moquait.

Je voyais également Mme de Staël presque tous les jours. Malgré sa liaison plus qu'intime avec Benjamin Constant, elle travaillait pour le parti royaliste, ou plutôt pour les transactions. Un jour je dînais chez elle avec huit ou dix des députés les plus distingués; parmi eux, MM. Barbé-Marbois, Portalis, Villaret de Joyeuse, Dupont de Nemours, et le défenseur de la reine, Tronson du Coudray. Ce dernier disait à Benjamin: «Vous qui allez tous les jours chez Barras, vous savez bien que nous marchons sur du velours.» À quoi l'autre répondit par ce vers de M. de Lally:

«Ils n'arracheront pas un cheveu de ta tête.»

«Ah! certes, je le crois, puisque j'ai une perruque», reprit Tronson du Coudray. Voilà comment badinaient et traitaient les affaires les infortunés qui quinze jours après partaient pour Cayenne.

V

Sur ces entrefaites arriva à Paris une ambassade turque, et M. de Talleyrand offrit un magnifique déjeuner à l'ambassadeur et à sa suite. On ne se mit pas à table. Mais, sur le côté d'un grand salon, on dressa un buffet en gradins s'élevant à moitié de la hauteur des fenêtres, garni de mets exquis de tous genres entremêlés de vases remplis des fleurs les plus rares. Des canapés occupaient les autres côtés du salon, et l'on apportait de petites tables rondes toutes servies devant les personnes qui s'asseyaient. M. de Talleyrand conduisit l'ambassadeur vers un divan, où il s'accroupit aussitôt à la mode orientale, et l'engagea, par l'intermédiaire d'un interprète, à choisir la dame en la compagnie de laquelle il lui serait agréable de déjeuner. Il n'hésita pas, et me désigna. Je n'en devrais pas tirer grande vanité, car parmi celles qui assistaient à ce déjeuner, aucune ne supportait le grand jour de midi du mois d'août, dont mon teint et mes cheveux blonds ne craignaient pas la clarté. Ma confusion, néanmoins, fut extrême, quand M. de Talleyrand vint me chercher pour m'amener auprès de ce musulman, qui me tendit la main avec beaucoup de grâce. C'était un bel homme de cinquante à soixante ans, bien vêtu, comme les Turcs s'habillaient alors, et coiffé d'un énorme turban de mousseline blanche. Pendant le déjeuner, il fut fort galant, et j'achevai sa conquête en refusant un verre de vin de Malaga. Il me fit tenir mille propos aimables par son interprète grec, M. Angelo, que tout Paris a connu. Entre autres choses, il me demanda si j'aimais les odeurs. Comme je répondis que j'aimais ce qu'on nommait en France les pastilles du sérail, il prit mon mouchoir, l'étendit sur ses genoux, puis, fouillant dans une immense poche de sa pelisse, il remplit ses deux mains de petites pastilles grosses comme des pois, que les Turcs ont coutume de mettre dans leurs pipes, et, les ayant placées dans le mouchoir, il me les donna.

Le lendemain il m'envoya, par M. de Talleyrand, un grand flacon d'essence de roses, ainsi qu'une très belle pièce d'étoffe vert et or de fabrique turque. À cela se borna mon triomphe, dont on parla un jour. Aucune des dames que l'on nommait du Directoire: la duchesse de Brancas, Mme Tallien, Mme Bonaparte, etc., n'avaient été invitées à ce déjeuner.

Vous pensez bien, mon fils[72], que mon premier soin, en arrivant à Paris, fut d'aller voir Mme Tallien, à qui nous devions la vie. Je la trouvai établie dans une petite maison nommée la Chaumière, au bout du cours la Reine. Elle me reçut avec beaucoup d'affection, et voulut aussitôt m'expliquer comme elle s'était trouvée dans l'obligation d'épouser Tallien, dont elle avait un enfant. La vie commune avec ce nouvel époux lui semblait déjà insupportable. Rien n'égalait, paraît-il, son caractère ombrageux et soupçonneux. Elle me conta qu'un soir, étant rentrée à une heure du matin, il eut un accès de jalousie tel qu'il avait été sur le point de la tuer. Le voyant armer un pistolet, elle prit la fuite, et ayant été demander asile et protection à M. Martell, dont elle avait sauvé la vie à Bordeaux, celui-ci avait refusé de la recevoir. Elle pleurait amèrement en me racontant ce trait d'ingratitude. Aussi ma reconnaissance, que je lui témoignai avec chaleur, comme je la sentais, lui sembla douce. Tallien vint un moment dans la chambre de sa femme. Je le remerciai assez froidement, et il me dit de compter sur lui en toute occasion. On verra plus loin de quelle façon il tint parole.

CHAPITRE VII

I. Le 18 Fructidor.—Une promenade dans Paris.—Mme de Staël et Benjamin Constant professent des opinions différentes.—Expulsion des émigrés rentrés.—Le dépit de Mme de Pontécoulant.—La situation de M. et de Mme de La Tour du Pin. Conduite de Talleyrand et de Tallien en cette circonstance.—II. Nouvel exil.—Rencontre d'un ami d'Amérique.—Les douaniers anglais.—Aimable accueil de lady Jerningham.—Un ami retrouvé.—Visite de Mme Dillon.—III. Betsy et Alexandre de La Touche.—Mme de La Tour du Pin revoit Mme de Rothe et l'archevêque de Narbonne.—Lord Dillon. Son apostasie et son mariage avec une actrice, Mlle Rogier.—Lord Kenmare et sa fille lady Charlotte Goold.—IV. Caractère dominateur de Mme d'Hénin.—La société des émigrés.—Départ pour Cossey.—Les courses de Newmarket.—L'amabilité de lady Jerningham.—La vie à Cossey.—La table de famille.—V. Installation à Richemond avec Mme d'Hénin.—Affaires litigieuses entre Mme Dillon et M. Combes.—Un héritage difficile à réaliser.—Gêne de Mme de la Tour du Pin.—Situation difficile du ménage en commun avec Mme d'Hénin.

I

Mon mari travaillait à ses affaires, et avait entrepris des négociations pour racheter une partie de la terre de Hautefontaine, qu'on venait de vendre, lorsqu'un matin, à la pointe du jour, le 18 fructidor—4 septembre 1797—étant assise sur mon lit, occupée à donner le sein à ma fille, je crus entendre sur le boulevard un bruit de voiture d'artillerie. Ma chambre donnant sur la cour, je dis à Marguerite d'aller voir à la fenêtre de la salle à manger ce qui se passait. Elle revint en m'annonçant que de nombreux généraux, des troupes, des canons remplissaient le boulevard. Je me levai au plus vite et j'envoyai réveiller mon mari qui couchait au-dessus de ma chambre. Nous allâmes tous deux à la fenêtre, où bientôt après Mme de Valence nous rejoignit. Augereau était là, donnant des ordres. On barra la rue des Capucines et la rue Neuve-du-Luxembourg. M. de La Tour du Pin se rendit alors chez M. Villaret de Joyeuse, qui demeurait à l'entrée de cette dernière rue, et ne le quitta qu'au moment de son arrestation.

Vers midi, comme personne ne nous apportait de nouvelles, Mme de Valence et moi, poussées par la curiosité d'être renseignées, nous sortîmes, modestement vêtues pour ne pas être remarquées, avec l'intention d'aller chez Mme de Staël. Nous pensions prendre la rue Neuve-du-Luxembourg. Elle était barrée par une pièce de canon. Celle des Capucines de même. La rue de la Paix n'existait pas à cette époque. Nous dûmes remonter jusqu'à la rue de Richelieu pour trouver un passage libre. Toutes les boutiques étaient fermées. Il y avait beaucoup de monde dehors, mais on ne se parlait pas. Parvenues au guichet, nous le trouvâmes encombré d'une quantité de personnes que l'on empêchait de pénétrer sur le quai. À force de pousser et de nous glisser, nous parvînmes enfin à être au premier rang de la foule. Devant nous, des soldats faisaient la haie pour assurer le passage de cinq ou six voitures fortement escortées qui se dirigeaient au petit pas vers le pont Royal. Dans l'une d'elles—la dernière—nous reconnûmes MM. Portalis et Barbé-Marbois. Nous ayant aperçues, ils nous firent un signe d'amitié qui semblait dire: «Nous ne savons pas ce qu'on va faire de nous.» En voyant ce signe, une quantité de ces horribles femmes qu'on ne rencontre qu'aux jours de révolution et de tumulte, se mirent à nous apostropher et à crier: «À bas les royalistes!» La peur me prit, je l'avoue. Heureusement, comme nous nous trouvions immédiatement derrière le cordon des soldats, nous nous faufilâmes entre eux et, passant de l'autre côté, nous arrivâmes chez Mme de Staël.

Elle était avec Benjamin Constant et fort animée contre lui parce qu'il soutenait que le Directoire, en arrêtant les députés, avait fait un coup d'État indispensable. Comme elle exprimait la crainte qu'on ne les fît juger par une commission, il ne repoussa pas cette idée et dit, avec son air hypocrite: «Ce sera fâcheux, mais c'est peut-être nécessaire!» Puis il nous apprit que tous les émigrés rentrés recevraient l'ordre de quitter de nouveau la France, sous peine d'être jugés par des commissions militaires. Cette nouvelle me consterna et j'eus hâte de rentrer chez moi pour l'apprendre à mon mari. Hélas! on criait déjà dans les rues l'ordonnance du Directoire. En arrivant, je trouvai mon mari très perplexe quant au moyen d'avertir de tous ces événements sa tante, qui habitait Saint-Ouen. Les portes de Paris étaient fermées. Personne ne pouvait sortir des barrières sans une permission spéciale.

Par un bonheur singulier, je rencontrai Mme de Pontécoulant, que je connaissais pour l'avoir vue souvent chez Mme de Valence. Je dirai ultérieurement qui elle était. Elle se rendait à Saint-Denis, où se trouvait sa maison de campagne, munie d'un laissez-passer de sa section pour elle et pour sa femme de chambre. Je la priai de me permettre de me substituer à cette dernière, et, avec son obligeance habituelle, elle y consentit. Sur quoi, comme je ne pouvais abandonner ma petite Charlotte que je nourrissais, je lui demandai de m'adopter non pas à titre de femme de chambre, mais à titre de nourrice. La pensée qu'à son âge—elle avait de quarante cinq à cinquante ans—on la croirait, à la barrière, mère d'un enfant de huit mois, lui sourit. Nous partîmes donc ensemble. La pauvre femme fut bien vite désillusionnée. En effet, arrivées à la porte de la ville, les commis et les soldats, au lieu de féliciter la maîtresse, prodiguèrent leurs compliments à la nourrice. Mme de Pontécoulant en conçut de l'humeur, ce qui fut cause qu'au lieu de me mener à Saint-Ouen—ce détour n'aurait pas allongé son chemin de dix minutes—elle me déposa tout uniment sur la route, à l'extrémité d'une avenue très longue, que le poids de ma fille, alors fort grassouillette, me fît paraître plus longue encore à parcourir.

On imaginera aisément avec quelles exclamations je fus reçue par Mme de Poix et par ma tante. Celle-ci se décida à repartir aussitôt pour l'Angleterre. Auprès de ces dames se trouvaient plusieurs anciens émigrés que la nécessité de s'éloigner de nouveau de France désespéra. Cela mettait fin brusquement et d'une façon irrémédiable à tous les arrangements entrepris avec les acquéreurs de biens nationaux, et il est permis d'affirmer, avec raison, que les événements du 18 fructidor ont été aussi funestes aux fortunes des particuliers que la Révolution elle-même, car ils arrêtèrent net toutes les transactions auxquelles étaient, à cette époque, disposés les détenteurs des propriétés qui venaient d'être vendues au profit de la nation.

Le décret ordonnait à tous les émigrés rentrés sur le territoire français de sortir de Paris dans les vingt-quatre heures et de la France dans les huit jours. Mon avis était de repartir à l'instant même pour le Bouilh. Ayant quitté la France avec un passeport en règle et étant revenus avec ce même passeport dûment visé par les autorités françaises, aux États-Unis et en Espagne, je pensais que le décret ne pouvait s'appliquer à nous qui n'étions pas rentrés furtivement. Pour s'en assurer, mon mari alla trouver M. de Talleyrand. Fort occupé de son propre avenir, il ne s'embarrassait aucunement de celui des autres. Aussi, répondit-il sans hésiter que cela ne le regardait pas, et il nous engagea à soumettre le cas au ministre de la police, Sottin. Je me rendis alors chez Tallien, qui me fit très bon accueil. Il libella la situation dans laquelle nous nous trouvions, sans mentionner nos noms: «Un particulier, parti en 1794, avec passeport, etc., etc.» Les circonstances étaient relatées de la manière la plus favorable. Tallien me promit d'aller, à l'instant même, chez Sottin, pour lui faire apostiller ce papier, sans lequel nous ne pourrions faire viser le passeport de la municipalité de Saint-André-de-Cubzac, avec lequel nous étions venus à Paris, et dont nous devions être porteurs pour pouvoir sortir des barrières.

Je rentrai chez moi assez inquiète et commençai à faire mes paquets. On venait d'afficher un ordre de police mettant en demeure les propriétaires de dénoncer tout habitant de leurs maisons qui serait à Paris sans papiers en règle. Nous ne voulions pas créer des ennuis à Mme de Montesson, qui nous logeait. Sa propre position l'inquiétait et la préoccupait déjà suffisamment, car, comme depuis plusieurs mois elle recevait et accueillait avec une grande bienveillance les députés déportés, elle craignait d'être fort compromise.

Enfin, après plusieurs heures d'une attente très pénible, Tallien me retourna la demande qu'il avait soumise à l'inspection de Sottin. Ce ministre y avait ajouté, de sa main, et signé, l'annotation suivante: «Ce particulier est dans la loi.» Tallien, dans un billet qu'il m'écrivait en même temps à la troisième personne, s'excusait assez poliment de n'avoir rien pu obtenir, mais la fin de son billet aurait pu se traduire par ces mots: Je vous souhaite un bon voyage.

II

Il y avait deux partis à prendre. Nous pouvions demander un passeport pour l'Espagne et passer au Bouilh, où je serais restée quelque temps, tandis que mon mari aurait gagné Saint-Sébastien. C'eût été le plus sage. Nous pouvions aussi aller en Angleterre, et, de là, selon les circonstances, retourner en Amérique. Ma tante, Mme d'Hénin, avait beaucoup d'empire sur mon mari. Elle le décida à adopter ce dernier parti. Nous avions très peu d'argent, mais assurés de trouver à Londres ma belle-mère, Mme Dillon, et beaucoup d'autres très proches parents, qui sans doute seraient disposés à nous venir en aide, nous nous décidâmes à partir pour l'Angleterre.

Venus à Paris avec l'intention d'y passer cinq ou six semaines seulement, nous n'avions emporté avec nous que les effets strictement nécessaires. J'avais de plus quelques robes que l'on m'avait faites à Paris. Deux très petites malles continrent ce chétif mobilier, y compris celui de ma bonne Marguerite, bien décidée, cette fois, à ne pas nous quitter. Ce départ devait avoir pour nous les plus fâcheuses conséquences. Nous étions en négociation avec les acquéreurs de Hautefontaine, mais pour nous substituer à eux seulement, car ma grand'mère[73] n'était pas morte. Toutefois comme, par mon contrat de mariage, j'étais instituée sa légataire universelle, je pensais, avec raison, pouvoir, en toute conscience, acquérir ses biens. Cette nouvelle émigration entrava tous les arrangements. La Providence avait décrété que nous finirions, mon mari et moi, notre vie dans la ruine la plus complète. Elle nous condamna, hélas! à des peines autrement cruelles! Mais n'anticipons pas sur les chagrins que j'ai éprouvés. Le récit en viendra assombrir les dernières pages de cette relation.

Les deux ou trois jours qui précédèrent notre départ se passèrent dans la tristesse et l'agitation. Peut-être aurions-nous dû retourner au Bouilh. Le bruit courait que Barras, cédant pour le moment aux exigences de ses collègues, regagnerait bientôt son crédit et reprendrait en même temps ses bonnes dispositions envers les émigrés.

On ne rencontrait que gens désespérés de cette nouvelle émigration. Nous prîmes trois places dans une voiture qui devait nous mener, en trois jours, à Calais. Deux autres places étaient occupées par M. de Beauvau et par un cousin de Mme de Valence, le jeune César Ducrest, aimable jeune homme qui devait périr si misérablement quelques années après.

Les Français sont naturellement gais. Aussi, malgré que nous fussions tous désolés, ruinés, furieux, nous ne trouvâmes pas moins le moyen d'être de bonne humeur et de rire. M. de Beauvau, notre cousin, allait retrouver sa femme, Mlle de Mortemart, et ses trois ou quatre enfants. Elle habitait une maison de campagne à Staines, près de Windsor, en compagnie de son grand-père, le duc d'Harcourt, autrefois gouverneur du premier Dauphin[74], mort à Meudon en 1789. Mme de Beauvau était la cadette des trois petites filles[75] du duc d'Harcourt. Leur mère[76] avait épousé le duc de Mortemart et était morte bien avant la Révolution. M. de Mortemart épousa ensuite Mlle de Brissac[77], dont il eut le duc[78] actuel.

Nous comparûmes devant toutes les municipalités des localités situées sur le chemin, y compris celle de Calais, où nous nous embarquâmes sur un packet[79], le soir à 11 heures.

J'étais assise sur une écoutille fermée du pont, tenant ma fille[80] dans mes bras; Marguerite s'occupait de coucher mon fils[81], et mon mari, depuis qu'il avait mis le pied sur le vaisseau, souffrait du mal de mer, quoiqu'il fît peu de vent et que la nuit fût superbe. À côté de moi se trouvait un monsieur qui, me voyant embarrassée d'un enfant, me proposa, avec un accent anglais, de m'appuyer contre lui. Comme je me retournai pour le remercier, les rayons de la lune éclairèrent mon visage et il s'écria: Good god, is it possible![82]. C'était le jeune Jeffreys, fils du rédacteur de l'Edinburgh Review. Je l'avais vu tous les jours à Boston, chez son oncle, lors du séjour que nous avions fait dans cette ville hospitalière trois ans auparavant. Nous causâmes beaucoup de l'Amérique et des regrets que j'avais de l'avoir quittée, accrus encore par ces nouvelles menaces d'émigration. Je lui laissai entendre que, malgré la présence de toute ma famille en Angleterre, j'y allais exclusivement inspirée par le désir et le projet de retourner à ma ferme, si tout espoir de retour en France s'évanouissait ou, du moins, s'éloignait indéfiniment.

Tout en causant de l'Angleterre avec mon compagnon, la nuit se passa, et les premières lueurs du jour nous montrèrent la blanche Albion, dont un fort vent du sud-est nous avait rapprochés. Lorsque l'ancre tomba sur le sol britannique, on vit sortir de l'écoutille les tristes figures des passagers, plus ou moins pâles et défaits. Ma pauvre bonne, dont la plus longue navigation avait été du Bouilh à Bordeaux, fut charmée de revoir la terre ferme. Nous descendîmes pour nous trouver livrés à la brutalité des douaniers anglais, qui me sembla surpasser de beaucoup celle des douaniers espagnols. À la vue de mon passeport, que je présentai au bureau chargé de les vérifier—alien office[83]—on me demanda si j'étais sujette du roi d'Angleterre, et, sur ma réponse affirmative, on me dit que je devais me réclamer de quelqu'un de connu en Angleterre. Ayant nommé, sans hésiter, mes trois oncles: lord Dillon, lord Kenmare et sir William Jerningham, le ton et les manières des employés changèrent tout aussitôt. Ces détails occupèrent la matinée. Après un déjeuner anglais, ou pour mieux dire, un dîner, nous partîmes de Douvres pour Londres. Nous couchâmes à Cantorbéry ou à Rochester—mes souvenirs ne sont plus bien précis quant au nom de la localité—et le lendemain matin nous arrivions à Londres, dans une des auberges de Piccadilly. Comme j'avais annoncé de Douvres à ma tante, lady Jerningham, notre arrivée, elle avait envoyé son cher et aimable Edward[84] au-devant de nous pour nous amener chez elle, dans Bolton-Row. Son accueil fut tout maternel. Elle nous annonça tout d'abord son départ pour la campagne, à Cossey, où son séjour, disait-elle, serait au moins de six mois. Elle nous engageait à venir les passer auprès d'elle, ce qui nous laisserait toute latitude de réfléchir au parti que nous déciderions d'adopter. Ma bonne tante fut particulièrement aimable pour mon mari, et, aimant beaucoup les enfants, elle prit tout de suite une passion pour Humbert. Il est vrai de dire qu'à sept ans et demi qu'il avait alors, il était d'une intelligence extraordinaire, parlait et lisait couramment le français et l'anglais, et écrivait déjà sous la dictée dans l'une et l'autre langue.

Nous nous établîmes donc dans Bolton-Row comme les enfants de la maison. J'y retrouvai mon excellent et ancien ami, le chevalier Jerningham, frère de sir William, mari de ma tante. La fidèle amitié qu'il m'avait témoignée dès mon enfance me fut aussi douce qu'utile pendant mon séjour en Angleterre.

Je me disposais à aller chez ma belle-mère, Mme Dillon, établie en Angleterre depuis près de deux ans, lorsqu'elle arriva chez ma tante. Elle fut prise d'une douloureuse émotion en me revoyant et quand je lui parlai des derniers temps de la vie de mon pauvre père, avec qui j'avais passé l'hiver de 1792 à 1793.

III

Mon arrivée à Londres fut un événement dans la famille. Je retrouvai Betsy de La Touche, fille de ma belle-mère. On me l'avait confiée en 1789 et 1790, lorsqu'elle était au couvent de l'Assomption, où j'allais souvent la voir et d'où j'avais seule la permission de la faire sortir de temps en temps. Elle venait d'épouser Edward de Fitz-James et se trouvait grosse de son premier enfant. C'était une douce et aimable jeune femme, digne d'un meilleur sort. Elle se prit à aimer passionnément son mari, qui ne le lui rendait pas, et dont les cruelles et publiques infidélités lui brisèrent le coeur.

Alexandre de La Touche, son frère, était plus jeune qu'elle de trois ans. Joli jeune homme, bien étourdi, bien gai, de peu d'esprit, d'encore moins d'instruction, il avait tous les travers de la jeunesse inoccupée de l'émigration, était dépourvu de tout talent, aimait les chevaux, la mode, les petites intrigues, mais n'ouvrait jamais un livre. Ma belle-mère qui, à ma connaissance, n'en avait jamais eu un sur sa table, ne pouvait lui en avoir donné le goût. Elle-même ne manquait pas d'esprit naturel, avait de bonnes manières et l'usage du monde. Cependant, je me suis souvent demandé pourquoi mon père, doué d'un esprit supérieur, d'une grande instruction, avait épousé une femme plus âgée que lui. Elle était riche, il est vrai, mais ne pouvait pourtant pas passer pour ce que l'on appelait une héritière. Souhaitant par-dessus tout un garçon, il n'eut d'elle que trois filles. Deux moururent dans leur petite enfance, l'aînée, Fanny[85], seule survécut.

Mon oncle l'archevêque et ma grandmère, Mme de Rothe, habitaient Londres. Je ne les avais pas revus depuis mon départ de chez eux, en 1788; il y avait de cela neuf ans. Ma tante, lady Jerningham, pensait que je ferais bien de leur donner un témoignage de respect, et le bon chevalier, son beau-frère, se chargea de leur demander s'ils consentaient à me recevoir. Ma grand'mère, voyant que l'archevêque le désirait, n'osa pas s'y opposer. Toutefois, elle y mit la condition que M. de La Tour du Pin ne m'accompagnerait pas. J'aurais pu prétexter de cette condition pour ne pas aller les voir, mais je feignis de l'ignorer. Mon mari, d'ailleurs, se trouva très heureux d'être dispensé de la visite, car, déjà à cette époque, il me l'avoua plus tard, il savait que ma grand'mère parlait très méchamment de lui depuis qu'elle se trouvait à Londres. Si je l'eusse su alors, je me serais certainement abstenue d'aller chez elle.

Un matin, donc, je me dirigeai vers Thayer-Street avec mon petit Humbert. Ce ne fut pas sans une émotion mélangée de beaucoup de sentiments divers que je frappai à la porte de la modeste maison à cinq fenêtres habitée par mon oncle et ma grand'mère. Cette maison semblait remplacer pour moi, sans transition, le bel hôtel du faubourg Saint-Germain, où j'avais passé mon enfance, entouré du luxe et de la splendeur que peuvent procurer dans la vie 400.000 francs de rentes, revenu dont jouissait alors l'archevêque de Narbonne. Ce qui ne l'empêcha pas, soit dit en passant, de laisser 1.800.000 francs de dettes en sortant de France.

Un vieux domestique m'ouvrit la porte. En me voyant, il fondit en larmes. C'était un homme de Hautefontaine, qui avait assisté à mon mariage. Il me précéda et j'entendis qu'il m'annonçait d'une voix émue, en disant: «Voilà Mme de Gouvernet.» Ma grand'mère se leva et vint à moi. Je lui baisai la main. Sa réception fut très froide et elle m'appela: «Madame.» Au même moment, l'archevêque entra et, me jetant les bras autour du cou, il m'embrassa tendrement. Puis, voyant mon fils, il l'embrassa également à plusieurs reprises. Lui ayant adressé plusieurs questions en anglais et en français, l'enfant répondit avec une hardiesse et une perspicacité qui charmèrent mon oncle. Comme il me demandait de l'emmener avec lui dans une maison, située à peu de distance, où il allait tous les matins se faire électriser pour sa surdité, je craignais un peu qu'Humbert ne voulût pas l'accompagner; mais, au contraire, l'enfant répondit sans hésiter qu'il irait volontiers with the old gentleman[86].

Appelée ainsi à passer une demi-heure de tête-à-tête avec ma grand'mère, je fus prise d'une grande inquiétude. Je redoutais qu'elle n'entamât le chapitre des récriminations. Je frémissais aussi à la pensée qu'elle ne mît la conversation sur mon pauvre père ou sur mon mari. Elle les détestait tous deux également, et je ne me sentais pas assez d'empire sur moi-même pour entendre de sang-froid les attaques que sa haine invétérée pour eux pouvait lui suggérer. Heureusement elle se contint jusqu'au moment où l'archevêque revint, charmé d'Humbert, que la machine électrique n'avait pas le moins du monde effrayé, et qui avait même reçu plusieurs secousses sans sourciller.

Mon oncle m'engagea à venir dîner le lendemain avec les six vieux évêques languedociens qu'il avait pris en pension à sa table. Ils étaient tous pour moi d'anciennes connaissances. Quant à mon mari, il n'en fut pas question. J'annonçai mon projet d'aller passer à Cossey, avec ma tante, tout le temps de son séjour là-bas. L'archevêque s'en montra satisfait, mais ma grand'mère laissa entendre une espèce de grognement que je connaissais comme le signe précurseur de quelque phrase désagréable qu'elle ne pouvait contenir. Aussi me levai-je pour partir et lui baisai la main, sur quoi l'archevêque m'embrassa de nouveau en me faisant des compliments sur ma beauté.

Lady Jerningham, très inquiète du résultat de la visite, fut heureuse qu'elle se fût bien passée. Le lendemain, ma tante me mena chez deux autres oncles.

L'un était lord Dillon, frère aîné de mon père. Il habitait une belle maison dans Portman Square, avec sa seconde femme, deux de ses filles[87] et un jeune fils[88], âgé de huit ou neuf ans et beau comme un ange. Lady Dillon était une demoiselle Rogier, d'origine belge. Elle avait toutes les apparences de ce qu'elle était en réalité, une vieille actrice. Mon oncle l'avait eue pour maîtresse avant d'épouser miss Phipps, fille de lord Mulgrave. De cette liaison naquit un garçon[89] qui, selon la coutume admise en Angleterre parmi les protestants, avait été autorisé à porter le nom de son père. Ainsi que je l'ai déjà dit au début de mes mémoires, lord Dillon, à l'époque où il ne portait encore que le titre d'honorable Charles Dillon, était joueur, dépensier et accablé de dettes. Il abjura la religion de ses pères pour se faire protestant, à l'instigation de son grand oncle maternel, lord Lichfield[90], qui avait mis son héritage de 15.000 livres de rentes et du beau château de Ditchley à ce prix. Assuré de cette belle fortune et voulant avoir un héritier, il épousa une protestante, miss Phipps, et la rendit si malheureuse qu'elle mourut à vingt-cinq ans, lui laissant un garçon[91] et une fille[92].

Mon oncle vécut alors ouvertement avec Mlle Rogier, dont il avait eu deux filles[93] pendant la vie de sa femme, et, comme elle devint de nouveau grosse, quoiqu'elle fût loin d'être jeune, il l'épousa publiquement. Sa soeur, lady Jerningham, en éprouva une peine extrême. Pour l'apaiser, il lui confia, pour l'élever, sa fille légitime[94], et ne garda avec lui que les deux bâtardes[95]. Celles-ci portaient son nom, avec cette différence qu'elles ne mettaient pas sur leurs cartes de visite honorable miss Dillon mais miss Dillon tout court. Toutes deux étaient charmantes, belles et bien élevées. L'une est morte à dix-huit ans. La seconde a épousé lord Frederick Beauclerk, frère du duc de Saint-Albans.

Comme ma tante ne se souciait pas beaucoup de voir lady Dillon, je fus chez elle avec sa fille, ma cousine, lady Bedingfeld, en ce moment à Londres pour quelques jours. Lord Dillon nous reçut de façon convenable, mais en homme du monde, sans le moindre intérêt. Il nous offrit sa loge à l'Opéra pour le soir même et nous l'acceptâmes. C'est le seul bienfait que j'aie reçu de lui. Il faisait une pension de 1.000 livres sterling à son oncle l'archevêque, âgé de quatre-vingts ans. Pour ce qui me concerne, j'eus beau être la fille de son frère, il ne me vint jamais en aide pendant les deux ans et demi que je passai en Angleterre.

Le deuxième oncle que je visitai, cette fois avec lady Jerningham, lord Kenmare, qui portait auparavant le nom de honorable Valentin Browne, me reçut tout autrement, quoique je ne fusse sa nièce que par sa première femme, soeur de mon père et morte depuis de longues années. Il était alors remarié. Du premier lit, il avait eu une fille, ma cousine par conséquent, lady Charlotte Browne. Celle-ci, par son mariage, devint plus tard lady Charlotte Goold.

Lord Kenmare, sa fille et tous les siens m'accueillirent avec une obligeance et une bonté sans pareilles, et l'amitié de lady Charlotte en particulier ne s'est jamais démentie. Elle avait alors dix-huit ans, et on la recherchait beaucoup comme étant un bon parti de 20.000 livres sterling.

IV

J'allai voir, à Richmond, notre tante, Mme d'Hénin. Elle prit beaucoup d'humeur de notre projet de passer quelque temps à Cossey avec lady Jerningham.

Mme d'Hénin était dominante à l'excès, jusqu'à la tyrannie même, et tout ce qui portait le plus léger ombrage à son empire la contrariait plus que de raison. Son autorité s'exerçait principalement sur M. de Lally, quoiqu'elle lui fût, il faut le reconnaître, très utile par sa décision et par sa fermeté. Mais elle ne souffrait pas de rivale, et M. de Lally ayant commis l'imprudence, pendant les trois ou quatre mois que Mme d'Hénin avait passés en France, d'aller à Cossey, où il s'était amusé comme un écolier en vacances, elle avait pris lady Jerningham en horreur. Aussi, en apprenant que son neveu, M. de La Tour du Pin, et moi, nous projetions de nous établir pendant six mois à la campagne, chez lady Jerningham, elle en éprouva un dépit non dissimulé. Malgré son caractère emporté et entier, Mme d'Hénin ne manquait cependant pas d'esprit de justice. Elle fut donc forcée de convenir que, débarqués sans ressources en Angleterre, il était bien naturel pour nous d'accepter avec joie d'être accueillis par une parente si proche et si considérée dans le monde que l'était ma tante Jerningham. Mme d'Hénin et M. de Lally avaient un établissement commun. Leur âge à tous deux aurait dû empêcher le public de trouver un motif à scandale dans cette association. On la tourna fort en ridicule cependant. Mme d'Hénin, malgré ses réelles et grandes qualités, n'était pas aimée généralement. Quelques amies lui restaient très fidèles; mais son caractère facilement irascible et emporté lui créait des ennemis presque à son insu.

Après trois jours de résidence à Londres, je constatai que je n'aurais aucun plaisir à y demeurer davantage. La société des émigrés, leurs caquets, leurs petites intrigues, leurs médisances m'en avaient rendu le séjour odieux. Un soir, j'allai chez Mme d'Ennery, amie et proche parente de Mme d'Hénin. Sa fille, la duchesse de Levis, très jeune encore, remplie de prétentions, était une des pâles constellations autour de laquelle voltigeait tout ce qui avait des airs parmi les émigrés. J'y rencontrai Mme et Mlle de Kersaint, et j'appris que le fougueux aristocrate, Amédée de Duras, si hautain, si intolérant, ne dédaignait pas les 25.000 francs de rente de cette jeune personne, parente de Mme d'Ennery. Sa mère avait pu préserver la fortune qu'elle possédait à la Martinique. J'étais plus âgée que Mlle de Kersaint de six ans, et je lui faisais grand peur, comme elle me l'a dit depuis.

Enfin, le départ pour Cossey s'organisa, à ma grande joie. Lady Jerningham devait nous précéder à la campagne. Il fut donc décidé que je m'installerais chez ma belle mère, Mme Dillon, pendant quelques jours. Là, j'appris avec grande satisfaction qu'Edward de Fitz-James emmenait des chevaux de selle. Comme j'avais la réputation d'être une excellente écuyère, il emporta pour mon usage une selle de femme. Ma belle-mère me donna un charmant habit de cheval, et nous nous promîmes de faire de belles promenades.

Nous partîmes de Londres, comme une caravane: ma belle-mère[96], moi, ma fille[97], mon fils[98], la bonne[99], et Flore, la mulâtresse de Mme Dillon, dans une berline; Mme de Fitz-James, Alexandre de La Touche et mon mari, dans une autre. Puis la vieille gouvernante de Betsy, et enfin M. de Fitz-James, ses chevaux, grooms, etc.

Nous allâmes coucher à Newmarket, où avaient lieu les fameuses courses que j'étais bien curieuse de voir. Nous y restâmes toute la journée du lendemain. C'était le dernier jour de courses et celui où l'on se disputait le prix du roi. Nous passâmes toute la journée sur le turf[100], et par un bonheur fort rare en Angleterre, il fit le plus beau temps du monde. J'ai conservé le souvenir de cette journée comme une de celles de ma vie où je me suis le plus amusée et intéressée. Le lendemain, nous repartîmes pour aller coucher à Cossey. C'était, je crois, dans les premiers jours d'octobre 1797.

Ma tante aimait beaucoup les enfants; elle s'empara d'Humbert. Aussitôt après le déjeuner, elle l'emmenait dans sa chambre et le gardait toute la matinée, s'occupant de lui donner des leçons, de le faire écrire et lire en anglais et en français. Sa toilette même était l'objet de ses soins. Je voyais arriver des habits, des redingotes, du linge, etc., tout un mobilier pour mes enfants. Elle était pour moi aussi d'une bonté extrême. Ayant remarqué que je faisais bien mes robes, sous prétexte de donner le goût de l'ouvrage à Fanny Dillon[101], ma cousine, qui se trouvait également à Cossey, elle apportait dans ma chambre et mettait à ma disposition des pièces de mousseline, des étoffes de toutes espèces, attention qui me semblait d'autant plus agréable que j'étais arrivée de France fort légèrement vêtue pour le climat de l'Angleterre.

Ma tante apprit que mes enfants n'avaient pas été encore inoculés—la vaccine venait seulement d'être découverte—elle se chargea d'y suppléer et fit venir son chirurgien de Norwich pour procéder à l'opération. Enfin, elle nous entoura de soins de tous genres, et le temps que je passai à Cossey fut aussi agréable que nous pouvions le souhaiter.

Nous étions nombreux. Autour de la table se réunissaient un grand nombre de très proches parents, surtout quand lady Bedingfeld[102] était là. Voici les convives qui s'y assirent durant les quatre premiers mois: sir William et lady Jerningham, leurs trois fils, George, William et Edward, lady Bedingfeld et son mari[103]; Fanny Dillon, fille de lord Dillon et nièce de ma tante, lady Jerningham; mon mari et moi; ma belle-mère Dillon, ses deux enfants, Betsy et Alexandre de La Touche, et son gendre, Edward de Fitz-James; puis John Dillon, un de nos cousins. Je ne dois pas oublier ma soeur Fanny, que l'on nommait la petite pour la distinguer de l'autre Fanny, ma cousine, et la gouvernante. Enfin, en y comprenant le bon chevalier Jerningham et le chapelain, cela faisait une table de dix-neuf couverts. Le cuisinier français était excellent, et la chère abondante, sans recherche extraordinaire.

Sir William possédait des revenus évalués à 18.000 livres sterling, ce qui ne constitue pas une grande fortune en Angleterre, mais était suffisant pour lui permettre de vivre largement. La maison était vieille, mais commode. La chapelle où officiait le chapelain avait été installée dans les greniers, suivant l'usage des catholiques avant l'émancipation.

Tout l'hiver se passa très agréablement. Vers le mois de mars, Mme Dillon, ma soeur Fanny, M. et Mme de Fitz-James retournèrent à Londres pour les couches de cette dernière, mais nous restâmes à Cossey jusqu'au mois de mai. Ma tante devant passer l'été à Londres, sir William nous proposa de nous installer, pendant la durée de son absence, dans un joli cottage qu'il avait bâti dans le parc. Comme j'étais grosse de quatre mois, et assez souffrante de ma grossesse, je préférai ne pas rester aussi isolée, dans la crainte de ne pas mener à bien l'enfant que je portais. D'un autre côté, Mme d'Hénin jetait feu et flamme à la pensée de la prolongation de notre séjour à la campagne, et insistait pour nous avoir chez elle, à Richmond, où elle pouvait nous loger. Nous acceptâmes donc d'aller l'y rejoindre, quoique ce fût bien contre mon gré. Mais mon mari ne voulait pas désobliger sa tante, et d'ailleurs nous avions à Londres quelques affaires dont je vais conter le sujet.

Je ne relis pas les cahiers précédents de ces souvenirs. Je n'ai donc pas la certitude d'avoir dit qu'à mon arrivée à Boston, j'avais écrit à mon excellent instituteur, M. Combes, alors établi chez, ma belle-mère, Mme Dillon, à la Martinique. Mon père lui avait donné une bonne place: celle de greffier de l'île. Il avait exercé cette fonction à Saint-Christophe et à Tabago, et, demeurant dans la maison, il avait pu en accumuler les émoluments jusqu'à concurrence d'une somme de 60.000 francs. Mme Dillon lui avait emprunté ce capital moyennant le payement des intérêts. Lorsque M. Combes apprit, à la Martinique, où il se trouvait, notre arrivée à Boston, et qu'il fut au courant de notre intention d'acheter une propriété, l'excellent homme, qui m'aimait comme un père, eut l'idée de joindre la totalité de cette somme, son unique fortune, aux fonds dont nous disposions, afin de nous permettre d'acquérir un établissement plus considérable, où il viendrait nous rejoindre pour ne plus nous quitter.

Il sollicita donc de Mme Dillon le remboursement du capital qu'il lui avait prêté. Elle repoussa non seulement sa demande, mais refusa même de prendre des termes pour le lui restituer. Désespéré de l'écroulement de ses projets, il conjura, menaça: tout fut inutile. Chaque vaisseau qui venait de la Martinique aux États-Unis m'apportait une lettre de lui. Il m'écrivait qu'il n'osait pas quitter Mme Dillon, espérant que par sa présence il parviendrait à lui arracher quelque chose. Sur ces entrefaites, Mme Dillon partit pour l'Angleterre. Avant son départ, le pauvre M. Combes, qui resta à la Martinique, se fit délivrer un acte de reconnaissance en forme des 60.000 francs de capital et des intérêts, se montant alors à près de 10.000 francs, qu'elle lui devait.

Lors de mon arrivée à Richmond, je reçus la triste nouvelle de la mort de mon vieil ami. Peu de temps auparavant, dans une dernière lettre, il me disait que le climat des Îles, et plus encore le chagrin de me savoir de nouveau hors de France, sans ressources, le tuait; il ajoutait qu'il écrivait à Mme Dillon pour la prier de me payer les intérêts du capital de 70.000 francs qu'elle lui devait, etc.

Par un testament en bonne forme, il me laissait sa créance de 70.000 francs sur Mme Dillon ainsi que les intérêts courants, qui se montaient à 1.500 ou 1.800 francs. À dater du jour où elle connut ce legs, l'attitude de Mme Dillon à notre égard changea complètement. Elle tenait une bonne maison à Londres et dépensait largement en dîners, soirées et comédies de société. Mais, avions-nous besoin de quelque argent, elle nous renvoyait à un émigré créole chargé du soin de ses affaires. À toutes nos demandes tendant à obtenir qu'elle prît des termes pour nous payer les intérêts de notre créance, elle répondait évasivement. Tantôt les sucres ne se vendaient pas, tantôt les fonds n'étaient pas arrivés; enfin chaque jour on nous opposait de nouvelles excuses. M'étant adressée directement à elle, je fus fort mal reçue. Nous parlâmes de la chose à son fils, Alexandre de La Touche. Mon mari en entretint également l'homme d'affaires. Nos démarches restèrent sans succès.

On nous donnait en somme comme une aumône ce qu'on prélevait sur notre propre bien. Cependant il nous fallait payer notre part du ménage chez Mme d'Hénin et cela aussi constituait pour nous une nouvelle cause de gêne, à laquelle vint s'ajouter la nécessité de refaire une layette pour l'enfant attendu, car j'avais laissé en France tout ce qui était nécessaire au premier âge. Ah! que de fois je gémissais de n'être pas demeurée à Cossey!

L'association de ménage avec Mme d'Hénin m'était insupportable. Elle nous avait si mal logés que nous ne pouvions recevoir personne. Notre installation comprenait deux uniques petites chambres à coucher au rez-de-chaussée, et, en Angleterre, il n'est pas d'usage d'admettre des visiteurs dans la chambre où l'on couche. J'occupais une de ces chambres avec ma fille; M. de La Tour du Pin, l'autre, avec son fils. Le soir seulement, nous retrouvions ma tante dans un joli salon qu'elle avait au premier étage. C'était très incommode, assurément; mais si la vie eût été donnée, je ne m'en serais pas tourmentée. J'admettais les grandes et éminentes qualités de Mme d'Hénin, jamais je ne sortais du respect que je lui devais; il me fallait reconnaître cependant que nos caractères ne sympathisaient pas. Peut-être était-ce de ma faute, et aurais-je dû rester insensible aux mille petits coups d'épingle qu'elle me donnait. M. de Lally, le plus timoré des hommes, n'aurait osé risquer la moindre drôlerie dont j'eusse pu m'amuser. J'étais encore jeune et rieuse. À vingt-huit ans, comment aurais-je pu avoir la sévérité de maintien qui s'imposait aux cinquante ans qu'avait ma tante? Toute à la politique, la constitution qu'il fallait donner à la France seule l'occupait. Cela m'ennuyait à mourir. Et puis venaient les écrits de M. de Lally, qu'il fallait lire et relire mot à mot, phrase à phrase!…

Enfin, j'aspirais à avoir un ménage à moi, tel petit qu'il fût. Comme je n'en voyais pas le moyen, je me résignais.

CHAPITRE VIII

I. La princesse de Bouillon en Angleterre.—Son gendre M. de Vitrolles.—Une étrange passion.—Un fou furieux.—II. Naissance d'Edward.—Changement de logement à Richmond.—Mort du petit Edward.—Facilités de la vie en Angleterre: usages des fournisseurs.—La famille de Thuisy.—Un aide en repassage.—III. Grande gêne de M. et de Mme de La Tour du Pin.—Détresse de M. de Chambeau.—M. de La Tour du Pin lui vient en aide.—Les cent livres sterling d'Edward Jerningham.—Miss Lydia White.—Une semaine à Londres.—Naissance d'une amie.—Excursion de huit jours.—IV. Projets de voyage en France abandonnés.—Exécution de MM. d'Oilliamson et d'Ammécourt.—Voyage à Mittau de M. de Duras et de sa femme.—Refus de Louis XVIII de recevoir celle-ci.—Désaccord dans le ménage des Duras.—V. Bon accueil fait à un abonnement de lecture.—Un voisin galant et original.—Un accident de voiture: le tilbury de M. de Poix brisé.

I

Ce fut au commencement de l'été 1798 que la princesse de Bouillon, dont j'ai parlé au commencement de ces souvenirs, vint en Angleterre pour régler la partie de la succession que lui avait laissée son amie la duchesse de Biron. Si je ne me trompe, il s'agissait de 600.000 francs placés en fonds anglais. Mme de Bouillon était Allemande, princesse de Hesse-Rothenbourg, quoiqu'elle eût passé sa vie en France et qu'elle y eût épousé le cul-de-jatte qui n'avait jamais été son mari que de nom. Liée par un long et fidèle sentiment au prince Emmanuel de Salm, elle en avait eu une fille, élevée sous le nom supposé de Thérésia… Pendant son émigration, elle l'avait mariée avec un jeune conseiller au parlement d'Aix, devenu célèbre depuis, M. de Vitrolles. J'entre dans ce détail pour servir d'exorde au récit qui va suivre.

Ce jeune homme pouvait avoir alors vingt-huit ou trente ans. Il accompagna Mme de Bouillon en Angleterre. Thérésia resta en Allemagne avec deux ou trois de ses enfants. Un seul, le petit Oswald, âgé de trois ans, accompagna sa grand'mère.

Ma tante avait loué, pour trois mois, pour Mme de Bouillon et son gendre, un petit appartement situé non loin de la maison que nous habitions. La première fois que M. de Vitrolles se présenta chez nous, ce fut ma bonne Marguerite qui lui ouvrit la porte, comme elle en avait coutume, parce que sa chambre donnait dans le petit vestibule d'entrée. Un moment après, elle entra chez moi en me disant: «Vous savez comme je connais les personnes à la première vue?»—«Eh! bien, lui dis-je, tu as sans doute déjà porté un jugement sur le monsieur que tu viens d'introduire?»—«Oh! mon Dieu, oui, répondit-elle. C'est un homme qui est fou ou qui est capable de tout. Gardez-vous de lui.» Je me mis à rire, comme de raison; mais, comme on le verra par la suite, les pressentiments de ma bonne ne l'avaient pas trompée.

Le séjour de Mme de Bouillon à Richmond nous attira plusieurs invitations agréables. La duchesse de Devonshire donna un grand déjeuner d'émigrés, dans sa délicieuse campagne de Chiswick; sa soeur, lady Bessborough, un beau dîner à Rochampton, où elle passait l'été dans une maison ravissante. Nous fûmes priés à ces deux réunions, et j'y allai avec plaisir, quoique je fusse grosse de sept mois et demi.

Les personnes qui n'avaient pas vu Mme de Bouillon depuis quelques années ne pouvaient la reconnaître. Comme je l'ai déjà dit, elle n'avait jamais été jolie, du moins je le présume; mais à l'époque dont je parle, âgée de cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans, elle vous apparaissait comme une femme de grande taille, courbée et littéralement desséchée. Une peau jaune et tannée était collée sur ses os, et, à travers les joues, on pouvait compter ses grandes dents noires et cassées. Son visage était véritablement effrayant à regarder, et sa santé, détruite depuis plusieurs années, ne permettait pas de supposer qu'il pût jamais redevenir autre qu'on le voyait. Je me hâte d'ajouter que son esprit, sa grâce, sa bienveillance n'avaient rien perdu de leur charme. Souvent j'allais la voir le matin, et elle m'accueillait toujours avec une bonté qu'elle n'a jamais cessé de me témoigner. M. de Vitrolles se trouvait parfois avec elle. Lorsque j'entrais, il sortait, et je voyais alors Mme de Bouillon dans une émotion qui me surprenait. Elle tremblait, se plaignait d'avoir mal aux nerfs. Ses yeux rouges attestaient des larmes dont la trace se constatait encore sur la peau ridée des joues. Le moindre bruit, une porte que le vent fermait, la faisaient tressaillir. La pauvre femme reprenait avec peine un air plus calme. Quand, au bout d'une demi-heure, je me levais pour partir, elle me retenait, en me disant: «Restez, restez, jusqu'à ce qu'il vienne quelqu'un.»

Je rapportais mes observations à Mme d'Hénin, qui, dans les mêmes circonstances, en avait fait de semblables, et, comme moi, ne savait qu'en penser. Un matin, après une visite de ma tante à Mme de Bouillon, je vis revenir ces dames ensemble. Quelques moments plus tard, Mme d'Hénin entra chez moi accompagnée de M. de La Tour du Pin: «Nous avons disposé de vous,» dit-elle, «M. de Vitrolles part, et Mme de Bouillon ne veut pas rester seule dans son logement, quoiqu'elle l'ait encore à sa disposition pendant trois mois. Elle vous le cède en échange du vôtre. Vous y serez beaucoup mieux pour faire vos couches.» Un signe de mon mari me laissa comprendre que je devais accepter la proposition. Ma tante reprit: «Allons, allons, il faut tout lui dire. Autrement, elle va vous croire tous fous.»

Elle me fit alors le récit suivant: S'étant présentée chez Mme de Bouillon de beaucoup meilleure heure qu'à l'ordinaire, elle n'avait trouvé personne pour l'annoncer, était montée et avait entendu des cris étouffés et des sanglots. Au moment où elle ouvrait la porte de la chambre de Mme de Bouillon, M. de Vitrolles en sortit précipitamment, tenant quelque chose sous son habit que ma tante, dans son trouble, ne put distinguer. Renversée sur un fauteuil, à demi évanouie, pâle comme une morte, se trouvait Mme de Bouillon, hors d'état d'articuler une parole. Après quelques instants, pressée par les questions inquiètes de ma tante, elle finit par lui faire la confidence du mystère le plus extravagant. M. de Vitrolles s'était pris ou feignait d'être pris pour elle, malgré son âge, malgré son effrayante maigreur, d'une passion inexplicable, effrénée. Envahi par sa folie, il venait de se laisser aller aux derniers excès de la fureur, jusqu'à la menacer, un pistolet sur la gorge, pour lui arracher la promesse de céder à ses monstrueux désirs. Rien au monde, avait-elle ajouté, ne pourrait la décider à rester un jour de plus seule avec un tel insensé. C'est alors que ma tante l'avait emmenée dans sa maison.

M. de Lally et M. de La Tour du Pin, en compagnie de M. Malouet, en ce moment à Richmond, et de M. de Poix, se rendirent au logement de ce fou. Ils craignaient que dans son délire il n'eût attenté à ses jours. Bien loin de là, il avait simplement fait son portemanteau et était parti pour Londres. Ces messieurs l'y suivirent, car Mme de Bouillon exigeait qu'il quittât l'Angleterre sur-le-champ. Le même soir, ils le trouvèrent dans un lodging[104] qu'il s'était procuré. À leur vue, il se mit à simuler le fou furieux, avec une telle violence que, craignant une catastrophe, et n'osant pas se fier à la pensée que ce n'était qu'une feinte, ils envoyèrent chercher un médecin séance tenante. Celui-ci fut-il induit en erreur par un rôle joué dans la perfection ou prit-il les apparences de l'être, je ne le sais, mais le fait est qu'il fit venir des gardiens qui mirent le strait waiscoat[105] à M. de Vitrolles et le couchèrent à plat sur son lit. M. de La Tour du Pin et ses trois compagnons s'en allèrent alors en promettant de revenir le lendemain matin. M. Malouet dirigeait à Londres, avec quelques autres personnes, les affaires des émigrés. Il s'occupa de faire viser le passeport de M. de Vitrolles à l'alien office[106]. Sur le passeport, on ajouta une clause spéciale lui ordonnant d'être sorti de l'Angleterre sous trois jours, avec défense d'y rentrer.

Le lendemain matin, ces quatre messieurs trouvèrent notre fou calmé et prétendant n'avoir aucun souvenir de ce qui s'était passé. Il n'en fut pas moins consigné à un messager d'État, qui le mena, je crois, à Yarmouth, où on l'embarqua pour Hambourg.

Je ne l'ai revu, depuis, qu'en 1814. Par une chaude soirée d'août, j'étais chez Mme de Staël. Nous causions, assises sur le perron, dans l'obscurité. Un monsieur survint et se mêla à la conversation. Parmi les personnes présentes, l'une d'elles m'ayant appelée par mon nom, le nouvel arrivé s'empressa de saisir son chapeau et de s'en aller. Mme de Staël de s'écrier: «Où allez-vous donc, M. de Vitrolles?» Mais il ne répondit pas et s'enfuit. Comme la nuit cachait nos physionomies, je pus sourire sans le compromettre. Mme de Bouillon était morte, et nous avions tous pris l'engagement de ne pas dévoiler cette circonstance.

II

Je m'installai donc dans le logement de Mme de Bouillon et j'y accouchai d'un garçon auquel on donna le nom d'Edward[107], comme étant le filleul de lady Jerningham et de son fils Edward.

Le bon chevalier Jerningham vint me voir. Il m'apprit que ma tante, sa belle-soeur, était d'avis qu'avec trois enfants je ne pouvais, lorsque je quitterais mon installation actuelle, retourner dans les deux petites chambres du modeste logement que j'occupais chez Mme d'Hénin. D'ailleurs, quelque gênés que nous fussions, ou à cause même de cette gêne, elle pensait que nous préférerions être seuls et indépendants. Dans ce but, elle l'avait chargé de trouver une petite maison à Richmond où nous serions chez nous. Ses recherches réussirent au delà de ce que nous pouvions désirer. Il fallut néanmoins une négociation assez difficile, soin dont le chevalier s'acquitta avec tout le zèle que lui inspirait son amitié pour moi.

La maison appartenait à une ancienne actrice de Drury Lane, qui avait été fort belle et très à la mode. Elle ne l'occupait jamais, mais l'habitation était si propre et si soignée qu'elle ne tenait pas à la louer. L'éloquence du chevalier et les 45 livres sterling de lady Jerningham la décidèrent. Cette petite maison, un véritable bijou, n'avait pas plus de quinze pieds de façade. En bas on trouvait un couloir, un joli salon à deux fenêtres, puis un escalier imperceptible. Le premier comprenait deux chambres à coucher charmantes; l'étage au-dessus, deux autres chambres de domestiques. Au fond du couloir du rez-de-chaussée, une jolie cuisine donnait sur un jardin minuscule composé d'une allée et de deux plates-bandes. Des tapis partout, de belles toiles cirées anglaises dans les passages et sur l'escalier. Rien de plus coquet, de plus propre, de plus gracieusement meublé que cette maisonnette, qui aurait tenu tout entière dans une chambre de moyenne grandeur.

Pourtant j'y entrai bien malheureuse, car ce fut le jour où je perdis mon pauvre petit garçon, âgé de trois mois seulement, mais plein de force et d'une beauté admirable. Il fut emporté en un moment par une pleurésie, que j'attribuai à une négligence de la bonne anglaise qui le soignait. C'était à l'arrière-saison, et elle commence de bonne heure en Angleterre. Comme je nourrissais le cher petit ange, le chagrin tourna mon lait. Je fus fort malade, et j'arrivai presque mourante dans la petite maison, avec mes deux enfants survivants: mon fils Humbert, qui avait neuf ans et demi, et ma fille Charlotte, qui en avait deux passés. N'ayant plus que ces deux enfants à soigner, nous réformâmes la servante anglaise. La bonne Marguerite avait appris un peu de cuisine pendant le temps de mon absence aux États-Unis. Elle mit bien volontiers son talent et surtout son zèle à nous nourrir.

L'Angleterre, où il y a des fortunes si immenses, des existences si fastueuses, est en même temps le pays du monde où les gens pauvres peuvent vivre de la manière la plus confortable. Il n'y a, par exemple, aucune nécessité d'aller au marché. Le boucher ne manque jamais un jour de venir à une heure fixe, crier butcher![108] à la porte. On ouvre, on lui dit ce que l'on veut. Est-ce un gigot? on vous l'apporte tout arrangé et prêt à mettre à la broche. Sont-ce des côtelettes? elles sont rangées sur un petit plateau de bois qu'il reprend le lendemain. Une petite broche de bois est fichée dans un morceau de papier où sont écrits le poids et le prix. Rien d'inutile, rien de ce qu'on nomme ailleurs de la réjouissance. Pour tous les autres fournisseurs, il en est de même. Ni difficultés, ni discussions ne sont à craindre.

Au bout de deux jours, mon fils, qui parlait anglais comme un naturel du pays, passait chez les fournisseurs, le matin, en allant à sa pension, où il restait toute la journée. Le samedi, il payait nos dépenses de la semaine. Jamais il n'y eut d'erreur ou de barbouillage.

Une respectable famille française, M. et Mme de Thuisy, demeurait assez près de nous, à Richmond. Ils avaient quatre garçons que M. de Thuisy élevait lui-même. Tous les jours, après notre dîner, Humbert s'en allait seul chez eux et y restait de 7 heures jusqu'à 9 heures. C'était la grande récréation de sa journée. Il partait pour la pension après notre déjeuner seulement, y dînait, revenait à 6 heures à la maison, et se rendait ensuite chez les Thuisy. Quelquefois le chevalier de Thuisy le ramenait, quand il rentrait après 9 heures, ce qui était rare. Cet excellent homme, chevalier de Malte, était la providence de tous les émigrés installés à Richmond. Une fois par semaine, quelquefois plus souvent, il allait à pied à Londres, et on ne peut se figurer l'indiscrétion avec laquelle on le chargeait de commissions.

Je le voyais tous les jours. Une fois la semaine, je faisais mon repassage. Il s'asseyait alors auprès du feu et me donnait mes fers, après les avoir passés sur la brique et le papier de sable, comme cela est d'usage quand on les chauffe avec du charbon de terre. Parfois, quand nous nous rencontrions le soir chez Mme d'Ennery, qui avait toujours du monde, ou chez une dame anglaise, Mrs Blount, le chevalier s'approchait de moi de l'air de la meilleure compagnie, et me disait tout bas: «Est-ce demain que nous repassons?»

Plusieurs dames émigrées de sa connaissance ne sortaient jamais; elles travaillaient pour vivre. Le chevalier, connaissant mon habileté à manier l'aiguille, m'apportait souvent, quand elles étaient pressées, une partie de l'ouvrage qu'on leur avait confié: particulièrement du linge à marquer, parce que c'était dans ce genre de travail que je brillais.

III

Au bout de quelque temps, Mme Dillon, faisant des difficultés pour nous payer, nous nous trouvâmes très gênés. Tout notre avoir était représenté par 500 ou 600 francs, et nous nous disions que, lorsqu'ils seraient épuisés, nous ne saurions comment faire, non pas pour coucher, puisque notre petite maison ne nous coûtait rien, mais, littéralement, pour manger. Mon ami le chevalier Jerningham m'avait informée que notre oncle lord Dillon refusait avec la plus grande dureté de nous venir en aide. D'un autre côté, toute communication avait cessé avec la France.

Nous reçûmes à ce moment de M. de Chambeau, toujours établi en Espagne, une lettre de désespoir. Il n'avait aucune nouvelle de France. On ne lui envoyait pas un sou. Son oncle, ancien fermier général, dont il était héritier universel, venait de mourir après avoir fait un testament en sa faveur. Le gouvernement avait confisqué la succession comme bien d'émigré. Le jour où il nous écrivait, un dernier louis constituait toute sa fortune, et il ne pouvait plus compter sur les Espagnols de ses amis dont il avait déjà épuisé la charité. En recevant cette lettre, M. de La Tour du Pin ne balança pas un moment à partager avec son ami le fond de sa bourse. Il courut chez un banquier sûr et prit une lettre de change de 10 livres sterling, payable à vue, sur Madrid. Le jour même, elle partait. C'était à peu près la moitié de notre propre fortune. Nous demeurâmes avec 12 livres sterling dans notre trésor, sans aucune autre ressource pour faire face à nos besoins quand elles seraient dépensées. Nous ne voulions pas réclamer le secours que le gouvernement anglais accordait aux émigrés, par égard pour ma famille, mais surtout à cause de lady Jerningham; car, en ce qui concerne lord Dillon, je me trouvais complètement dégagée vis-à-vis de lui de tout scrupule. Par respect pour la mémoire de mon père, je ne voulais pas cependant avoir à déclarer publiquement que sa veuve, Mme Dillon, ma belle-mère, propriétaire d'une maison à Londres, où elle donnait des dîners, des soirées, où l'on jouait la comédie, refusait de venir à mon secours.

Un dernier billet de 5 livres sterling nous restait, lorsque mon bon et aimable cousin Edward Jerningham vint me voir un matin à cheval. C'était un charmant jeune homme qui venait d'avoir vingt et un ans. Tout en lui justifiait l'amour passionné dont sa mère l'entourait. Spirituel, bienveillant, instruit, il joignait toutes les qualités de l'âge mur à tous les agréments et à la gaieté de la jeunesse. La bonté de son caractère égalait l'élévation de ses sentiments et la distinction de son esprit. En retour de la grande amitié qu'il me témoignait, je l'aimais comme s'il eût été mon jeune frère. Il allait partir pour Cossey, et me raconta que son père venait de lui remettre je ne sais quelle somme provenant d'un legs qu'on lui avait fait dans son enfance. «Je parie bien, lui dis-je, qu'il en passera une bonne partie en vêtements d'hiver pour les bons pères de Juily.» C'était les oratoriens chez qui il avait passé plusieurs années de son enfance. «Pas tout,» répondit-il en rougissant jusqu'au blanc des yeux, et il se mit à parler d'autre chose.

Comme il se levait pour me quitter, j'allai à la porte pour le voir monter à cheval. Il resta en arrière, et je vis qu'il glissait quelque chose dans mon panier à ouvrage. Je ne fis pas semblant de m'en apercevoir, en présence de son embarras qui était extrême. Après son départ, je trouvai dans ma corbeille une lettre cachetée à mon adresse. Elle contenait ces seuls mots: «Offert à ma chère cousine par son ami Ned[108].» et un billet de 100 livres sterling.

M. de La Tour du Pin rentra un moment après, et je lui dis: «Voilà la récompense de ce que vous avez fait pour M. de Chambeau.» S'étant rendu, comme on le pense bien, à Londres le lendemain matin pour remercier Edward, il le trouva déjà parti pour Cossey.

Quelques jours plus tard, j'allai aussi à Londres avec des dames anglaises que je connaissais et que je voyais souvent à Richmond. C'étaient deux soeurs, dont l'aînée, miss Lydia White, a été célèbre comme une fameuse blue stocking[110]. Cette dernière s'était prise pour moi d'une sorte de passion romanesque à cause de mes aventures d'Amérique. L'une de ces dames chantait bien, et nous faisions de la musique ensemble. Leurs livres étaient à ma disposition. Quand je leur rendais visite, le matin, elles me retenaient chez elles toute la journée, et le soir venu je ne pouvais les quitter qu'en promettant de revenir dans la semaine. Enfin, ayant formé le projet de passer une semaine à Londres, elles conjurèrent M. de La Tour du Pin de me permettre de les accompagner.

Ce petit voyage à Londres avec miss Lydia White et sa soeur me mit un peu en rapport avec la société. Nous allâmes à l'Opéra, où l'on donnait Elfrida et où chantait la Banti, que j'avais déjà entendue avec lady Bedingfeld. On me mena aussi à une grande assemblée chez une dame que j'aperçus à peine. Il y avait du monde jusque sur l'escalier. Personne ne songeait à s'asseoir. Le hasard me poussa dans le coin d'un salon où l'on essayait de faire de la musique que personne n'écoutait. Un homme était au piano. Je l'écoutai avec surprise; il me sembla n'avoir jamais rien entendu d'aussi agréable, d'aussi plein de goût, d'expression, de délicatesse. Au bout d'un quart d'heure, voyant que personne ne l'écoutait, il se leva et s'en alla. Je demandai son nom… C'était Cramer! Nous sortîmes avec peine de cette cohue, tant la foule des invités était nombreuse; mais la voix du portier: Miss White's carriage stops the way[111] nous obligea à nous hâter. C'est un ordre auquel il faut obéir sous peine de perdre son tour dans la file et d'être condamné à attendre une heure de plus.

Au bout de la semaine, qui me parut longue et ennuyeuse, je revins à Richmond avec plaisir. Il m'était né, pendant ce temps, une amie qui lira peut-être ces souvenirs quand je ne serai plus. Mme de Duras[112] accoucha avant terme, le 19 août, de ma chère Félicie. Je m'étais liée avec Claire pendant un court séjour qu'elle avait fait à Richmond, et, quoique nos caractères ne fussent pas très sympathiques, nous nous prîmes cependant de goût l'une pour l'autre. Elle était alors folle de son mari, qui lui faisait des infidélités qu'elle ressentait, quand elle les apprenait, avec une passion et des désespoirs très peu propres à le ramener. Peu de temps après ses couches, ils louèrent une maison à Teddington, village à deux milles de Richmond. Amédée de Duras était la plus ancienne de mes connaissances. Dans notre première jeunesse, nous avions fait de la musique ensemble. Nous recommençâmes à Teddington, où j'allais souvent passer la journée. M. de Poix, établi à Richmond, avait un cheval excellent et un tilbury. Bien des fois je me rendais à pied à Teddington et il me ramenait à Richmond dans sa voiture. Ainsi se passa l'été de 1798.

Nous fîmes une excursion de huit jours dont j'ai conservé le meilleur souvenir. Mes enfants étaient si en sûreté avec mon excellente bonne, que cette petite absence ne me causait aucune inquiétude. Nous partîmes, M. de Poix et moi dans son tilbury, M. de la Tour du Pin à cheval, et, après être passés à Windsor, nous allâmes coucher à Maidenhead. Nous y passâmes le lendemain à visiter Park Place et à nous promener en bateau:

     Where beauteous Isis and her husband Tame
     With mingled waves, for ever flow the same[113].

(Prior.)

De là nous allâmes à Oxford, à Blenheim, à Stowe, etc., et nous revînmes par Aylesbury et Uxbridge. Les beaux établissements de campagne qu'il nous fut donné de visiter me charmèrent. C'est là seulement que les Anglais sont vraiment grands seigneurs. Un très beau temps favorisa toute la semaine que nous employâmes à cette excursion, entreprise à frais communs. Je dirai, à ce propos, que le climat de l'Angleterre, hors de Londres, est fort calomnié. Je ne l'ai pas trouvé plus mauvais que celui de la Hollande, et incomparablement meilleur et moins incertain que celui de la Belgique. Notre petit voyage me laissa la plus agréable impression. Il y a ainsi dans ma longue vie de rares points lumineux, comme dans les tableaux de Gérard delle Notti[115], et cette courte excursion en est un.

IV

Revenus à Richmond, je repris mes occupations de ménage. Les nouvelles de France paraissaient moins mauvaises. Mon mari projetait même de m'y envoyer pour quelques jours, munie d'un passeport anglais, qui n'aurait pas été tout à fait faux, puisque je l'aurais signé de mon nom, Lucy Dillon. À ce moment, on apprit que deux émigrés, MM. d'Oilliamson[116] et d'Ammécourt, rentrés en fraude, avaient été pris et fusillés. Cela se fit sans aucune forme de procès, et je crois que le fait n'a été mentionné dans aucun des nombreux mémoires écrits depuis. J'avais rencontré autrefois M. d'Oilliamson dans des bals et j'avais même dansé avec lui. Sa mort me frappa beaucoup plus que celle de son compagnon d'infortune, M. d'Ammécourt, conseiller au Parlement.

Ce funeste événement nous détermina à renoncer à ma course en France. La nouvelle nous en parvint le jour même où je devais partir. Personnellement je fus ravie de ne pas entreprendre ce voyage, qui me coûtait extrêmement, non pas que je fusse effrayée du danger, mais quitter mon mari et mes enfants me causait un chagrin mortel. Aussi je me promis bien de ne plus chercher à rentrer sans eux.

Ma vie à Richmond était fort monotone. Je ne voyais plus du tout Mme Dillon depuis que nous lui avions arraché quelque argent, à la suite de correspondances assez vives échangées entre M. de La Tour du Pin et son homme d'affaires. MM. de Fitz-James et de La Touche s'abstenaient de venir chez nous à Richmond. Quand j'allais à Londres, ce qui ne m'arriva qu'une fois ou deux, je ne voyais que lady Jerningham ou lord Kenmare, qui me donnait six louis par mois depuis un an.

Une fois la semaine, je faisais une visite à Mme de Duras, à Teddington, où je me rendais, soit seule à pied, soit avec M. de Poix, en voiture.

Après la naissance de sa seconde fille, Clara, Mme de Duras, en compagnie de son mari, fit un voyage à Hambourg. Le roi Louis XVIII était toujours à Mittau et les grandes charges de la couronne ou de la maison se rendaient dans cette ville, quand arrivait leur temps de service. Les premiers gentilshommes de la chambre venaient de résider auprès du roi pendant leur année.

Le tour de service de M. de Duras étant arrivé, il témoigna le désir d'emmener sa femme avec lui à Mittau. Ils confièrent leurs enfants à Mme de Thuisy. Le père de Mme de Duras, M. de Kersaint, avait siégé à la Convention[117] pendant le procès du roi. Dans la crainte que cette tache, que la mort même de son père pouvait bien ne pas avoir effacée, l'empêchât d'être reçue à Mittau, Mme de Duras donna comme prétexte de son départ la nécessité d'aller s'occuper de certaines affaires de sa mère, partie pour la Martinique dans le but de vendre l'habitation qu'elle possédait là-bas. Quoi qu'il en soit, j'ai eu lieu de croire que, lorsque M. de Duras arriva à Hambourg, il y trouva le duc de Fleury venu pour lui déclarer de la part du roi, que sa femme ne serait pas reçue. Là s'arrêta donc le voyage de Mme de Duras, mais j'ai oublié si M. de Duras alla de sa personne à Mittau. En tout cas, ils revinrent à Teddington peu de temps après.

Le ménage s'accordait moins que jamais. M. de Duras avait une attitude de plus en plus mauvaise à l'égard de sa femme. Elle en pleurait jour et nuit, et adoptait malheureusement des airs déplorables qui ennuyaient son mari à périr. Il le laissait voir avec un sans-gêne blessant, que je lui reprochais souvent. À quoi il répondait que l'amour ne se commandait pas et qu'il détestait les scènes.

Le mari sermonné, je consolai la femme. Je tâchais de lui inspirer un peu d'indépendance, de la convaincre que sa jalousie et ses reproches, en rendant leur intérieur insupportable, éloignaient d'elle son mari. Les journées se passaient tant bien que mal: ils avaient sans discontinuer du monde; il n'en était pas de même des soirées, quand ils étaient seuls. Un vieil officier des gardes du corps, M. de La Sipière, rompait presque toujours par sa présence le tête-tête. Souvent Amédée de Duras profitait de son arrivée pour s'en aller à Londres. C'étaient alors des pleurs et des récriminations sans fin de la part de sa femme. La pauvre Claire ne pensait qu'à faire du roman, avec un mari qui était le moins romantique de tous les hommes! Certes, il aurait joui de son intérieur, si on le lui eût rendu agréable. Mais, sous les apparences de la passion, se dissimulait mal, chez Mme de Duras une arrogance et un empire qui depuis se sont développés encore. Avec beaucoup d'esprit, elle a fait le malheur des siens et d'elle-même.

V

Vers la fin de l'hiver, miss White quitta Richmond. Ce me fut un chagrin, non pas que nous eussions contracté une amitié durable, mais elle avait été si aimable pour moi que je trouvais très agréable son séjour dans notre voisinage.

Ma santé, depuis quelque temps, laissait à désirer. Je me sentais fort languissante sans savoir précisément d'où je souffrais. Je ne pouvais avoir de voiture. D'un autre côté, notre maison était située dans un quartier assez éloigné, le Green[118]. J'avais donc renoncé à sortir après souper et je consacrais mes soirées à la lecture des livres que Mlle White, dont la bibliothèque était bien garnie, m'envoyait en grande quantité. Les abonnements étant chers en Angleterre, je n'aurais pu m'accorder la jouissance d'en prendre un. Aussi quelle ne fut pas ma joie, lorsqu'un jour je reçus une boîte sur laquelle mon nom était écrit, et dont le commissionnaire me remit la clef. Je l'ouvris, et j'y trouvai dix volumes de la bibliothèque d'Ookam, de Londres—Ookam's circulating library[119]—avec un catalogue des vingt mille volumes de toutes espèces, anglais et français, dont cette bibliothèque se composait. Un reçu, à mon nom, de l'abonnement pour un an, était joint à l'envoi, avec l'avis qu'en remettant la boîte fermée au stage[120] de 7 heures du matin, celui du soir la rapporterait contenant les livres demandés. Jamais rien ne m'a été plus agréable que cette attention. Je l'attribuai à miss White. Lui ayant écrit pour la remercier, elle ne me répondit pas, d'où je présume qu'elle n'avait pas voulu être devinée.

L'été de 1799 améliora un peu ma santé. Notre maison, sur le Green[121], était mur mitoyen avec celle d'un riche alderman de Londres. Une petite grille s'élevait, comme c'est l'usage en Angleterre, à huit ou dix pieds de nos fenêtres du rez-de-chaussée, pour empêcher qu'on pût en approcher. La maison de l'alderman avait une jolie cour en gazon, entourée comme la nôtre, d'une grille dont le retour était mitoyen. Mon fils avait arrangé en plate-bande ce très petit espace, qu'il nommait son jardin. Il y pénétrait par la fenêtre de notre salon, fenêtre très basse et devant laquelle je me tenais toujours assise à travailler. Sa soeur Charlotte l'accompagnait souvent dans son jardin. Comme nous habitions une promenade écartée, il ne passait jamais personne près de notre maison.

Un jour, j'entendis mon fils en conversation avec l'alderman, arrivé depuis peu pour passer l'été dans sa belle maison proche de la nôtre. Quelques instants plus tard Humbert vint me demander la permission d'aller voir le monsieur, qui l'en avait prié. Y ayant consenti, il se rendit chez notre voisin, dont je n'ai pas su le nom, et qui le questionna sur nous, sur ma solitude, sur mes goûts, etc. Cette conversation fut accompagnée d'un bon luncheon[122] de gâteaux et de fruits. Depuis lors, le bienveillant alderman, personnellement je ne l'ai jamais vu, nous envoyait sans cesse une petite corbeille des plus beaux fruits de ses serres, tantôt for the young gentleman[123], tantôt for the young lady[124]. Puis il fit aménager, dans la partie de sa cour qui longeait la grille mitoyenne, un support en gradins sur lequel on disposa et entretint des pots contenant les fleurs les plus odorantes. Cette galanterie anonyme et mystérieuse dura tout l'été. Humbert ne manqua pas de retourner souvent chez l'aimable voisin. Il se promenait dans son jardin, dans ses serres, visitait sa bibliothèque. Mais jamais cet original ne vint me voir, jamais il ne tourna les yeux de mon côté quand il traversait sa cour, et je n'ai jamais connu de lui que l'odeur de ses tubéreuses, de ses violettes et de son réséda.

Durant cet été, je courus un grand danger. M. de Duras vint à Richmond un matin, pour me dire que disposant du tilbury de son oncle, M. de Poix, il m'emmènerait pour dîner à Teddington. Lorsqu'il arriva, à 4 heures, je constatai qu'un nouveau cheval était attelé à la voiture de M. de Poix. Amédée m'apprit que ce cheval avait été acheté deux jours auparavant par son oncle, qui en était fort entiché, et que d'ailleurs la bête se montrait très pacifique. Comme je menais très bien, je montai la première, et pris les rênes. Au moment où M. de Duras posait le pied sur le marchepied, le vilain animal mit la tête entre les jambes, puis s'élança d'un bond au galop. M. de Duras tomba à la renverse. Le cheval enfila une petite rue—Kew lane—très étroite et fort longue, ce qui me donna le temps de réfléchir à ce que je ferais pour éviter la mort. Je ne perdis pas la tête. Je me levai, sans lâcher les rênes, et je me rendis encore assez maîtresse du cheval pour l'empêcher d'accrocher. À l'extrémité de la rue, il y avait un tournant à angle droit où je prévoyais bien que mon sort se déciderait. En effet, le cheval, subitement atteint de vertigo, alla se frapper le front contre un mur en planches qui entourait un potager. La secousse fut si violente que je fus projetée, comme une balle par une raquette, dans un carré de choux, où le jardinier me ramassa un peu étourdie, mais sans aucun mal. Cela n'empêcha pas le brave homme de me répéter que j'étais morte. Le tilbury de M. de Poix fut brisé en mille morceaux, et quand Amédée me rejoignit, persuadé, comme le jardinier, que j'avais cessé de vivre, il me trouva au contraire disposée à m'en aller à pied avec lui à Teddington. Mon mari s'y trouvait depuis le matin et m'attendait. Heureusement le bruit de ma chute, qui avait attiré une foule nombreuse, ne me précéda pas à Teddington. Cette promenade, en me remettant le sang en mouvement, me fit beaucoup de bien.

Nous fûmes distraits de l'émotion que cet accident avait provoquée par la fureur de M. de Poix. La perte de son tilbury le fâchait bien moins que la pensée d'avoir été amené à acheter et à payer cher un cheval qui avait le vertigo. Ce bon prince était en vérité l'homme le plus personnel que j'aie connu. La naïveté avec laquelle il déployait, en toute occasion, cette passion pour lui-même, et dont il se gardait bien d'avoir honte, était certes la chose du monde la plus plaisante.

CHAPITRE IX

I. Retour à Cossey.—Nouvelle du 18 Brumaire.—Projets de rentrée en France.—L'attente à Yarmouth.—La traversée.—Un débarquement précipité à Cuxhaven.—Maladie heureusement conjurée.—II. Dans le nord de l'Allemagne.—À Wildeshausen.—Mme de La Tour du Pin accouche de sa fille Cécile.—Menace d'expulsion changée en bienveillant accueil.—III. En route pour la Hollande.—À Utrecht.—Le passeport délivré par M. de Semonville.—Rencontre inopinée de Mme d'Hénin.—Arrivée à Paris.—Incident à l'hôtel Grange-Batelière.—Installation rue de Miromesnil.—Mme Bonaparte.—Les traîneuses.—M. de Beauharnais le plus beau danseur de Paris.—IV. La morale de M. de Talleyrand.—Une visite à Mme Bonaparte.—Le général Sheldon.—Le prince de Galles et Mme Fitzherbert.—Les certificats de résidence.—La commission des émigrés.—V. Les serins.—À la Malmaison.—La galerie de Mme Bonaparte.—Froideur avec laquelle est accueillie la nouvelle de la victoire de Marengo.—Mme de Staël et Bonaparte.

I

L'été de 1799 s'écoula sans rien de remarquable, Lady Jerningham venait de s'installer à Cossey, où elle m'engageait de nouveau à la rejoindre pour passer auprès d'elle les six mois de son séjour à la campagne. Le loyer de notre maison à Richmond, qu'elle avait pris à sa charge, était sur le point d'expirer, et il eût été peu délicat de notre part de lui demander de le renouveler dans le but de ne pas accepter l'hospitalité qu'elle nous offrait. Ma tante était seule à Cossey. Sa nièce, Fanny Dillon, ma cousine germaine, qu'elle avait élevée, venait d'épouser sir Thomas Webb, baronnet catholique, assez médiocre sujet, quoique très bien né. Son fils aîné, Georges Jerningham, s'était aussi marié avec une demoiselle Sulyarde, d'une beauté remarquable et appartenant à une ancienne et noble famille catholique. William Jerningham se trouvait en Allemagne. Son cher Edward ne l'avait pas quittée, et cela lui suffisait. Dans ces conditions, c'eût été la disgrâce la plus marquée de ne pas aller à Cossey. Nous nous préparions donc à nous mettre en route lorsqu'arriva la nouvelle du retour inopiné d'Égypte du général Bonaparte, débarqué à Fréjus.

En apprenant cet événement, nous partîmes aussitôt pour Cossey, avec l'espoir de pouvoir même bientôt passer sur le continent et peut-être de rentrer en France. C'est pendant notre séjour là-bas que l'heureuse nouvelle de la chute du Directoire et de la révolution du 18 brumaire nous atteignit. Quelque temps après, des lettres de M. de Brouquens et de notre beau frère, le marquis de Lameth, nous engagèrent à revenir en France avec des passeports allemands et en passant par la Hollande.

Lady Jerningham proposa que mon mari partît seul. Cela eût peut être mieux valu, car j'étais grosse de six mois passés, et de cette façon j'aurais fait mes couches à Cossey. Mais aucune considération ne put me déterminer à me séparer de mon mari pour un temps indéterminé. Les communications entre l'Angleterre et la France, en temps de guerre, pouvaient être tout à fait interrompues. Les nouvelles que l'on recevait par Hambourg avaient souvent un mois de date. Enfin, je repoussai toutes les propositions de lady Jerningham. Une des principales raisons qui me confirmèrent dans ma décision fut une parole malheureuse de ma tante: elle dit un jour que l'enfant attendu serait le sien et qu'elle le garderait. Jamais je n'aurais consenti à cet abandon. D'un autre côté, j'envisageais avec peu de confiance cette rentrée en France. Je me disais: «Mon mari peut être chassé une fois encore, comme il l'a déjà été, et si à ce moment il se trouve au Bouilh, il ira en Espagne. Comment l'y rejoindre, seule avec trois enfants, si on ne peut traverser la France? Puis, ayant une maison à Paris, on ne pourra jamais, en mon absence, tenter aucune démarche pour chercher à la vendre.» En résumé, je ne voulais pas quitter mon mari, et je résistai à tous les raisonnements.

On nous envoya de Londres, pour mon mari, moi et mes enfants, un passeport danois. Nous partîmes pour Yarmouth, afin de prendre passage sur un paquebot de la marine royale. Dans ce temps-là, il n'y avait pas de bateaux à vapeur. Notre attente à Yarmouth se prolongea pendant tout le mois de décembre. Nous n'osions pas retourner à Cossey, quoique la distance ne fût que de dix-huit milles, le capitaine nous ayant déclaré que dès que le vent deviendrait favorable, c'est-à-dire soufflerait du sud-est, il mettrait sur l'heure à la voile. C'est tout au plus s'il consentait à nous laisser à terre, tant il avait hâte de partir dès que ce serait possible. Chaque courrier apportait des dépêches du gouvernement.

Jamais les jours ne me parurent plus tristes que pendant ce mois passé à Yarmouth. Nous étions installés dans un mauvais petit lodging[125] de deux chambres, où l'on nous nourrissait, et dont nous ne pouvions sortir, car le temps était affreux. Le vent contraire soufflait avec furie. Tous les jours on parlait de vaisseaux échoués ou qui avaient péri. On ne peut s'imaginer combien de tels récits sont de nature à déprimer les personnes appelées à s'embarquer d'un moment à l'autre. Je voyais avec effroi le temps s'écouler et le terme de ma grossesse s'approcher. La crainte d'accoucher en route ne me quittait pas, et c'est ce qui arriva, en effet. Dix fois par jour, mon fils[126] allait sur le port pour consulter la girouette. Le vent, toujours au nord-est, nous était absolument contraire.

Enfin, un matin on vint nous chercher pour monter sur le bateau, où se trouvaient nos effets depuis longtemps déjà. À peine avions-nous mis le pied sur le pont qu'on leva l'ancre.

Je me réfugiai aussitôt dans un lit. Comme il y avait beaucoup de passagers, il était prudent de ne pas tarder à se procurer un gîte assuré. D'ailleurs, dans mon état, le roulement de ce packet[127], une vraie coquille de noix, aurait pu m'être funeste. Je me couchai toute habillée. Ma couchette se trouvait dans la chambre commune à tous les passagers. Au nombre de quatorze, ils comprenaient des hommes de toutes les nationalités et de toutes les catégories: Français, Russes, Allemands, courriers, etc.. les uns atteints du mal de mer avec toutes ses suites, les autres buvant du punch, de l'eau-de-vie, du vin. Tout ce monde était réuni dans une petite chambre, où l'air n'arrivait que par la porte. On avait, en effet, fermé l'écoutille, tellement la mer était grosse. Une lampe infecte servait d'éclairage de jour comme de nuit et augmentait encore la masse de dégoûts de toutes sortes dont on était accablé dans cet horrible trou. Je ne pense pas avoir jamais autant souffert que pendant les quarante-huit heures que dura la traversée.

Mon mari et ma bonne[128], accablés du mal de mer, étaient étendus comme morts dans leurs lits. Couchée près de moi se trouvait ma fille[129], effrayée par la vue des hommes qui nous entouraient. Mon fils seul, avec ses dix ans, restait debout et suppléait à tout. Il avait lié connaissance avec les passagers, parlait anglais avec l'équipage, et le capitaine l'appelait my brave little fellow[130]. Vers le milieu de la seconde nuit de notre voyage, nous eûmes pendant quelques heures la cruelle inquiétude d'être laissés à Héligoland, petite île à l'embouchure de l'Elbe, au cas où le fleuve ne serait pas dégagé de glaces. Le capitaine déclara ensuite qu'en raison du gros temps, si le vent tournait à aucun point du nord, il se trouverait contraint, pour éviter les atterrissages, de retourner en Angleterre sans chercher à débarquer. Heureusement, nous échappâmes à ces deux éventualités. Après avoir passé devant l'île d'Héligoland sans nous y arrêter, nous pénétrâmes dans l'Elbe pour aller mouiller au large du petit port de Cuxhaven, dans lequel nous n'entrâmes pas.

Le capitaine avait hâte de se débarrasser de ses passagers. On jeta dans une chaloupe les effets pêle-mêle. Mon mari et ma bonne partirent avec mon fils. Quant à moi, le capitaine, compatissant à mon état, m'embarqua, ainsi que ma fille dans un canot particulier, et donna l'ordre aux deux matelots qui le montaient de me mettre à terre le plus près possible de la ville. Cette recommandation faillit m'être fatale. La marée étant basse, lorsque nous accostâmes la jetée, j'éprouvai beaucoup de peine à monter, les deux matelots me saisirent alors par les poignets; malgré le balancement du canot, ils ne me lâchèrent plus, et cela bien heureusement, car je serais certainement tombée dans la mer; puis ils me hissèrent sur la jetée, de telle sorte que pendant quelques instants je fus suspendue par les bras: ils me quittèrent ensuite en me laissant seule avec ma petite Charlotte. Je sentis que je m'étais fait beaucoup de mal. Je dus néanmoins me mettre en route pour retrouver mon mari, que j'apercevais au loin monté sur une charrette, qui portait également la bonne et nos effets. Ce ne fut pas sans peine que je le rejoignis. Je ressentais une violente douleur au côté droit, et depuis j'ai toujours été persuadée que je m'étais fait une lésion interne dans la région du foie. Les médecins n'ont jamais voulu reconnaître ce mal, mais il n'en est pas moins vrai que je n'ai pas cessé d'en souffrir à dater de ce jour et qu'à soixante-treize ans que j'ai aujourd'hui, j'en souffre encore.

Nous allâmes frapper à la porte de deux ou trois auberges sans pouvoir trouver de logement, tant il y avait d'émigrés partant pour l'Angleterre ou en venant.

Enfin, dans l'une d'entre elles cependant, quand on s'aperçut que je souffrais, on m'apporta, par charité, une paillasse et des draps avec lesquels on me fit un lit par terre. Marguerite me déshabilla, ce qui ne m'était pas arrivé depuis trois jours, et je pus me coucher. Quelques instants après, je fus prise d'une fièvre violente, jointe à un transport au cerveau, qui dura toute la nuit. M. de La Tour du Pin, très inquiet, craignait une fausse couche ou une maladie grave. Il envoya chercher un médecin. Après bien des recherches on en ramena un qui ne parlait pas un mot de français. Je parvins, aidée toutefois d'un interprète, à lui faire comprendre que j'attribuais ma douleur au côté, au fait d'avoir été tenue suspendue par les bras au moment où les matelots m'enlevèrent du canot pour me mettre sur la jetée. Il m'appliqua sur le point malade un grand cataplasme composé d'avoine bouillie dans du vin rouge, et m'ordonna une drogue si calmante que je dormis vingt-quatre heures de suite. À mon réveil, j'étais tout à fait rétablie.

II

Pendant que je reposais, mon mari avait acheté, pour 200 francs, une vieille petite calèche, assez spacieuse pour nous contenir tous. Après un second jour de repos, nous nous mîmes en route dans cette voiture ouverte, au mois de janvier, dans le nord de l'Allemagne. Heureusement le temps favorisa les premiers jours de notre voyage. Une pluie torrentielle ne cessa de tomber pendant la quatrième journée. Marguerite et moi étions à peu près à couvert dans le fond de la calèche; mais M. de La Tour du Pin et Humbert, malgré un parapluie, furent mouillés jusqu'aux os. Nous restâmes deux jours à Brême pour sécher leurs habits et leurs manteaux, auprès de ces beaux grands poêles qu'on trouve dans les maisons allemandes, et aussi pour nous reposer. Puis le temps étant redevenu beau, nous nous mîmes de nouveau en route. Il était tombé beaucoup de neige, et la route se distinguait à peine dans les plaines de bruyères que nous traversions. Quoique marchant continuellement au pas, nous n'en versâmes pas moins trois fois dans la journée sans nous faire de mal ou sans croire sur le moment nous en être fait.

Vers le soir, nous arrivâmes dans une petite ville, Wildeshausen, où nous devions coucher. Elle était située dans l'électorat de Hanovre et avait par conséquent une garnison hanovrienne. Les officiers, ce jour-là, donnaient un grand bal à un autre régiment de passage. Toutes les chambres de l'unique auberge de l'endroit étaient occupées. Nous avions cherché un refuge dans le vestibule, près du poêle, et nous nous tenions là fort attristés par la perspective de passer la nuit sur des bancs de bois, lorsqu'un officier pimpant et vêtu pour la soirée dansante vint galamment me dire en anglais que, prévoyant qu'il passerait toute la nuit au bal, il mettait sa chambre à ma disposition. Nous y entrâmes pour souper. Le repas servi, mon mari, remarquant que je ne mangeai pas, me demanda si je souffrais. Je ne pus lui cacher davantage l'impossibilité où je me trouvais d'aller plus loin, et que je sentais proche le moment de mon accouchement. À ces paroles, son désespoir ne saurait se peindre. Ce fut à mon tour de le consoler en lui disant que les enfants naissaient partout et que tout se passerait bien. Mais il fallait sortir de la chambre du capitaine.

Le maître d'hôtel, mis au courant, par signes, de la situation, envoya réveiller au bout de la ville un vieux perruquier, Français d'origine, établi à Wildeshausen depuis la guerre de Sept Ans. Il arriva très promptement, car les toilettes du bal l'avaient empêché de se coucher. Son premier soin fut de courir à la recherche du médecin de la localité. Celui-ci, un élégant jeune homme, arriva ganté de blanc. Il sortait du bal et était encore tout essoufflé de sa dernière valse. Sa connaissance du français se réduisait à quelques phrases de la grammaire et toutes médicales. Comme j'étais étendue sur le lit, enveloppée dans mon manteau, il ne put, par la rondeur de ma taille, pronostiquer le genre de maladie dont je souffrais. «La fièvre?» dit-il.—«Mais non», répondis-je.—«Alors?» reprit-il d'un ton interrogateur. Le vieux perruquier Denis, qui avait déserté pendant la guerre de Sept Ans, intervint heureusement à ce moment pour lui expliquer la nature de ma maladie. Il demanda si je pouvais être transportée sans inconvénient dans deux chambres qu'il savait être à louer au bout de la petite ville. Le médecin y consentit, puis retourna au bal. Denis courut réveiller le propriétaire de ces deux chambres, et avant le jour j'y étais installée.

La maison, comme toutes celles des gros paysans de cette partie de l'Allemagne, avait une grande porte cochère par laquelle on pénétrait dans une large remise qui occupait toute la profondeur de la maison. Sur le devant, à droite et à gauche de cette remise, au rez-de-chaussée, se trouvaient deux bonnes chambres bien propres et convenablement meublées. Marguerite et mes deux enfants, Humbert et Charlotte, se mirent dans l'une. La plus grande me fut affectée, et mon mari s'installa dans un cabinet attenant.

Nous avions heureusement avec nous le linge et tout ce qui pouvait être nécessaire au petit être qui allait venir au monde. Ne souffrant pas encore beaucoup, j'eus le temps de vaquer à tous nos petits arrangements, et c'est le lendemain matin seulement, 13 février 1800, que je donnai le jour à une petite fille[131] d'une extrême délicatesse, née à sept mois et demi. J'osais à peine concevoir l'espoir de la conserver, tant elle était maigre et chétive. Hélas! je l'ai gardée dix-sept ans, pour me la voir ravie ornée de tous les dons de la beauté, du caractère, de l'esprit et douée d'agréments de tous genres… Dieu me l'a reprise: Sa sainte volonté soit faite!

Elle se nommait Cécile, nom chéri qu'a porté, en la remplaçant, celle[132] qui parcourt peut-être ces lignes. Qu'elle y lise aussi ma reconnaissance pour tout le bonheur qu'elle a répandu sur ma vieillesse.

Le lendemain du jour où j'étais accouchée, le bailli de la localité, qui avait une première fois déjà envoyé chercher nos passeports, dépêcha un de ses gardes de ville pour lui amener M. de La Tour du Pin. Il dit à mon mari en bon français: «Monsieur, votre passeport danois est sous un faux nom. Vous êtes Français et émigré, et dans l'électorat de Hanovre où vous vous trouvez, il est défendu de laisser séjourner les émigrés français plus de deux fois vingt-quatre heures.» M. de La Tour du Pin fut terrifié par ce discours. Il allégua que je ne pouvais être transportée, étant accouchée seulement depuis quelques heures. Mais le bailli fut inflexible quant au départ de mon mari et déclara qu'avant la fin de la journée il devait, à son choix, partir pour Hanovre ou retourner à Brême. Puis il ajouta: «Monsieur, puisque vous avouez votre qualité de Français, faites-moi connaître votre vrai nom.»—«La Tour du Pin.»—«Ah! mon Dieu, s'écria le bailli, seriez-vous l'ancien ministre de France à La Haye?»—«Précisément.»—«Eh! bien, monsieur, s'il en est ainsi, restez ici tout le temps qu'il vous plaira. Mon neveu, M. Hinuber, un très jeune homme, était ministre de Hanovre à La Haye. Il allait souvent chez vous, vous aviez mille bontés pour Lui, etc.» Et voilà ce brave homme qui énumère les soupers, les tasses de thé, les verres de punch que son neveu avait mangés ou bus chez nous, les contredanses qu'il avait dansées dans nos salons. À partir de ce moment, il se mit à notre disposition avec un zèle qui ne se démentit pas. Je ne serais pas surprise, en vérité, qu'il eût fait publier que tous les habitants devaient être à nos ordres. Jamais on n'a offert une hospitalité aussi franche, des soins aussi recherchés que ceux dont, dès lors, nous fûmes l'objet dans cette petite ville.

Le ministre luthérien avait des pensionnaires et des enfants, parlant anglais, de l'âge de mon fils. Il venait le chercher tous les jours à l'heure de la récréation, qui se passait sur la neige, dont il y avait encore deux pieds. Les chasseurs m'apportaient du gibier. De bonnes dames, dont je n'ai jamais su le nom, m'envoyaient des confitures, des gâteaux, des livres anglais ou français. Quant au médecin, je recevais sa visite tous les jours… mais c'était pour que je lui donnasse une leçon de français.

Je fus rétablie en quinze jours, et le vingt et unième nous partîmes, non sans avoir été prendre le thé chez le bailli, le bourgmestre, le curé, etc. Wildeshausen avait une église catholique. Ma toute petite fille y fut baptisée et tenue sur les fonts par le vieux perruquier et sa femme qui, depuis quarante ans qu'elle l'avait épousé, n'avait pas appris un mot de français. J'allai faire mes relevailles dans la même église.

III

Nous prîmes la route de Lingen pour entrer en Hollande. Un certain nombre de jeunes gens nous accompagnèrent pendant plusieurs lieues. Ils nous quittèrent dans une auberge où nous nous étions arrêtés pour faire déjeuner les enfants. Avant de se séparer de nous, ils voulurent à toute force me décider à boire une tasse d'un mélange allemand dont ils avaient préparé les ingrédients. Je pensais que ce serait détestable, et néanmoins, après en avoir goûté, je trouvai le breuvage excellent. Il se composait de vin de Bordeaux chaud, dans lequel on mettait des jaunes d'oeufs et des épices. Le médecin se trouvait parmi ceux qui me reconduisaient. Ce fut par son ordonnance que j'avalai ce mélange qui me grisa un peu.

Les braves gens de mon escorte nous quittèrent alors en nous souhaitant avec ferveur un bon voyage. Leurs voeux nous portèrent bonheur car il ne nous arriva rien de fâcheux, et ma petite fille supporta étonnamment bien la route, pour une enfant qui n'avait pas un mois. Elle ne quittait pas, il est vrai, mon sein le jour comme la nuit, et j'eus grand soin de ne pas lui laisser respirer une seule fois l'air glacial de ces plaines du Nord. Sans les soins minutieux dont elle fut entourée par Marguerite et par moi, elle aurait pu difficilement résister à un voyage si long et si pénible au mois de mars.

Nous arrivâmes enfin à Utrecht, et mon mari alla aussitôt à La Haye pour se faire délivrer un passeport en règle par l'ambassadeur de la République française auprès de la République batave, M. de Semonville. Celui-ci, tournant toujours au vent qui soufflait, avait déjà su plaire au nouveau gouvernement, dont Bonaparte était le chef. M. de La Tour du Pin connaissait très intimement, depuis longtemps, M. de Semonville. Aussi fut-il reçu à bras ouverts, et on lui fabriqua un superbe passeport attestant qu'il n'était pas sorti d'Utrecht depuis le 18 fructidor.

Pendant la courte absence de M. de La Tour du Pin, Mme d'Hénin, par le plus grand des hasards, passa à Utrecht, et mon mari fut fort surpris de trouver sa tante au retour du voyage qu'il venait de faire à La Haye.

Mme d'Hénin s'en allait, je crois, chez M. de La Fayette, établi depuis sa sortie de prison, après le traité de Campo-Formio, à Vianen, près d'Utrecht. Je ne puis me rappeler si elle venait de France ou d'Angleterre. Elle possédait toujours deux ou trois passeports différents, et changeait de nom et de route à tous moments.

Nous restâmes deux jours avec elle; puis, profitant d'une voiture que l'on dirigeait sur Paris, et que nous nous chargeâmes de remettre à destination, nous partîmes.

En arrivant à Paris, nous étions descendus à l'hôtel Grange-Batelière. Mon mari y fut réveillé, au milieu de la nuit, d'une façon singulière. Le garçon d'auberge avait entendu prononcer plusieurs fois, pendant notre souper, le nom de mon fils: Humbert. Or, il se trouva qu'on recherchait pour l'arrêter, j'ai oublié pour quel motif, un certain général Humbert, logé comme nous dans l'hôtel. Les gendarmes chargés de l'arrestation furent, quand ils se présentèrent, conduits dans la chambre de mon mari par ce même garçon d'auberge, qui affirmait que nous avions souvent répété le nom d'Humbert pendant la soirée. Le quiproquo fut bientôt expliqué. Les gendarmes, de fort mauvaise humeur contre le garçon qui les avait induits en erreur, s'en plaignirent au maître de la maison. Ce dernier n'était autre que l'ancien tailleur Pujol. Il avait, à cette époque, fait fortune, et sa jolie fille a épousé plus tard le peintre célèbre, Horace Vernet.

Mon beau-frère Lameth et notre ami Brouquens se trouvaient à Paris. M. de Lameth nous logea dans une charmante petite maison toute meublée, rue de Miromesnil, occupée jusque-là par deux de ses amis qui venaient de la quitter pour s'en aller passer à la campagne tout l'été. Nous étions prédestinés à habiter des maisons de filles. Celle de Richmond appartenait à une actrice. Celle-ci avait été arrangée pour Mlle Michelot, ancienne maîtresse de M. le duc de Bourbon. Tous les murs étaient ornés de glaces, et cela avec une telle prodigalité que je fus obligée de tendre de la mousseline pour en dissimuler la plus grande partie, tant j'étais ennuyée de ne pouvoir bouger sans rencontrer ma figure reflétée de la tête aux pieds.

Je trouvai à Paris, déjà revenues de l'émigration, beaucoup de personnes de ma connaissance. Tous les jeunes gens tournaient, dès ce moment, les yeux, vers le soleil levant, Mme Bonaparte, installée aux Tuileries, dont les appartements avaient été remis à neuf comme par enchantement. Elle avait déjà des airs de reine, mais de la reine la plus gracieuse, la plus aimable, la plus prévenante. Quoique n'ayant pas beaucoup d'esprit, elle avait bien compris cependant les projets de son mari. Le premier consul avait donné à sa femme la mission de ramener à lui la haute société. Joséphine lui avait persuadé, en effet, qu'elle en avait fait partie, ce qui n'était pas exact. Avait-elle été présentée à la cour, allait-elle à Versailles? Je l'ignore, mais grâce au nom de son premier mari, M. de Beauharnais, la chose eût été certainement possible. Quoi qu'il en soit, en admettant même sa présentation, elle aurait été comprise alors dans la catégorie de ces dames qui, après avoir été présentées, ne revenaient faire leur cour qu'au jour de l'an. Nous les appelions insolemment les traîneuses. On les reconnaissait à la gêne que leur causaient leurs paniers et le bas de leurs robes, dans lequel elles embarrassaient leurs jambes ou celles de leurs voisines, et aussi parce qu'elles levaient les pieds en marchant dans la galerie de Versailles. Dans cette galerie, dont le parquet était uni comme une glace, nous autres, élégantes habituées, nous glissions nos petits souliers blancs comme en patinant. Ne pas se soumettre à cette dernière absurdité de la mode était la raison la plus péremptoire pour acquérir le titre de traîneuse.

Je rencontrais M. de Beauharnais tous les jours dans le monde, de 1787 à 1791. Comme il avait également beaucoup vu M. de La Tour du Pin, quand mon mari était aide de camp de M. de Bouillé, pendant la guerre d'Amérique, M. de Beauharnais lui dit un jour: «Viens donc me voir, pour que je te présente à ma femme.» M. de La Tour du Pin se rendit une fois chez eux, mais n'y retourna plus ensuite. La société qui se réunissait dans leur salon n'était pas la nôtre. M. de Beauharnais, toutefois, allait partout, car il s'était lié pendant la guerre avec plusieurs sommités de la grande société. Il avait une charmante figure, et, dans ces temps où la danse était un art, il passait à juste titre pour le plus beau danseur de Paris. J'avais beaucoup dansé avec lui; aussi quand j'appris sa mort sur l'échafaud, j'en éprouvai un sentiment des plus pénibles. Mon souvenir ne me le représentait que dans une contredanse… Quel terrible et frappant contraste!

IV

Je revis M. de Talleyrand toujours animé des mêmes sentiments à mon égard: aimable sans être réellement utile. Pendant les deux dernières années, il avait travaillé à sa fortune d'une manière si efficace que je le retrouvai établi dans une belle maison, sa propriété personnelle, de la rue d'Anjou, riant sous cape de la disposition de se rattacher au gouvernement où il voyait tous ceux qui rentraient en France. Il me dit: «Que fait Gouvernet? Veut-il quelque chose?»—«Non, répondis-je, nous comptons aller nous installer au Bouilh.»—«Tant pis, s'écria-t-il, c'est une bêtise.»—«Mais, repris-je, nous ne sommes pas en état de rester à Paris.»—«Bah! dit-il, on a toujours de l'argent quand on veut.» Voilà l'homme!

Dès que Mme Bonaparte connut, par Mme de Valence et Mme de Montesson, ma présence à Paris, elle désira que je vinsse chez elle. Attirer à soi une femme, jeune encore, ancienne dame de la cour, très à la mode, voilà une conquête, si j'ose le dire, dont elle était très impatiente de se vanter au premier consul. Aussi me fis-je un peu prier, pour donner du prix à ma condescendance; puis, un matin, je me rendis chez Mme Bonaparte avec Mme de Valence. Je trouvai dans le salon un cercle de femmes et un groupe de jeunes gens, tous de ma connaissance. Mme Bonaparte vint à moi en s'écriant: «Ah! la voilà!» Elle m'assit à côté d'elle, me dit mille choses gracieuses en répétant: «Comme elle a l'air anglais!»—ce qui cessa d'être une éloge quelque temps après. Elle m'examina de la tête aux pieds, et son attention se porta surtout sur une grosse tresse de cheveux blonds qui entouraient ma tête et dont ses yeux ne pouvaient se détacher. Comme nous nous levions pour partir, elle ne put s'empêcher de demander tout bas à Mme de Valence si cette tresse était bien faite avec mes propres cheveux.

Mme Bonaparte me parla de Mme Dillon, ma belle-mère, avec beaucoup de bienveillance; exprima un vif désir de faire la connaissance de ma soeur Fanny, qui était en même temps sa nièce—la mère de Mme Dillon et celle de Joséphine étaient soeurs.—Puis elle continua en disant que tous les émigrés allaient rentrer, qu'elle en était charmée, qu'on avait assez souffert, que le général Bonaparte souhaitait avant toute autre chose amener la fin des maux de la Révolution, etc., enfin toute une suite de propos rassurants. Elle demanda aussi des nouvelles de M. de La Tour du Pin et témoigna le désir de le voir. Elle partait pour la Malmaison et m'invita à y venir. De toutes façons elle fut fort aimable, et je vis clairement que le premier consul lui avait donné le département des dames de la cour et confié le soin de leur conquête quand elle en rencontrerait. La tâche n'a guère été difficile, car toutes se sont précipitées vers le pouvoir naissant, et je ne connais que moi qui aie refusé d'être dame du palais de l'Impératrice Joséphine.

Je retrouvai à Paris le général Sheldon. Nous avions été élevés ensemble et il avait pour moi l'amitié d'un frère. Le malheureux homme fut à un moment atteint d'une affreuse maladie qui mit fin à sa carrière militaire, pleine de brillantes promesses. Après avoir pris part à toutes les campagnes à la suite desquelles on l'avait promu général de brigade, il fut frappé de fréquentes attaques d'épilepsie. On lui avait donné le commandement de la petite place de Draguignan et de quelques troupes sur la frontière. Il vint à Paris pour tâcher d'obtenir quelque chose de mieux par l'entremise du général Clarke, depuis duc de Feltre, son compagnon d'armes dans le régiment de Dillon. Personnellement sans fortune, il avait commis la très grande sottise d'épouser par amour la fille d'un notaire de Draguignan, riche seulement de sa très jolie figure. Ce pauvre Sheldon a accumulé maladresse sur maladresse pendant toute sa vie. Notre oncle commun, l'archevêque de Narbonne, après l'avoir élevé, le confia tout jeune à mon père, qui l'incorpora dans son régiment. Ce fut Sheldon[133] qui apporta les drapeaux conquis à la prise de Grenade. Cette victoire, due à la vaillance des grenadiers du régiment de Dillon, qui étaient montés à l'assaut commandés par Sheldon, âgé de vingt-deux ans seulement, lui valut le brevet de colonel. Ce fut pour le brave garçon une mauvaise chance, car dès lors il devint impossible de l'employer dans son grade. À la paix, il fut mis à la suite de la légion des hussards de Lauzun. Il n'en tira d'autre avantage que l'obligation d'acheter un uniforme dont le prix dépassait de beaucoup une année d'appointements. Puis il passa en Angleterre, sur l'invitation du beau et célèbre colonel Saint-Léger, ami intime du prince de Galles. Par cette longue digression, je me suis proposé d'arriver à une circonstance remarquable dans laquelle mon cousin a joué un rôle qui mérite d'être rappelé. Logé chez le prince et comblé de ses bontés, c'est lui, en sa qualité d'Anglais catholique, qui fut témoin du mariage du prince de Galles avec Mme Fitzherbert. On a beaucoup nié la célébration de ce mariage. Comme Mme Fitzherbert était catholique, et que ce fut un prêtre catholique qui bénit le mariage, il est très plausible de supposer que les dispenses nécessaires avaient été accordées. Ceci explique comment les dames catholiques les plus rigides, et, entre autres, ma tante lady Jerningham, continuèrent à la voir, malgré la publicité de son union avec le prince de Galles[134].

M. de La Tour du Pin et moi, nous n'avions jamais été inscrits—je ne m'explique pas pourquoi—sur la liste des émigrés. Il nous fallut donc prendre un certificat de résidence en France, signé de neuf témoins, formalité indispensable, dont personne n'était dupe cependant. Dans ce but, je me rendis à la municipalité du quartier avec mon escouade de témoins. Lorsque le certificat fut signé et revêtu de tous les mensonges nécessaires, le maire, en m'en remettant très poliment une expédition, me dit tout bas: «Cela n'empêche pas que toutes les pièces de votre habillement n'arrivent de Londres.» Puis il se mit à rire. Quelle comédie!

L'endroit de Paris où, pendant cet été, se réunissait la meilleure compagnie se trouvait sous la voûte d'une maison de la place Vendôme: celle qui forme le pan coupé de la place, à droite en allant vers la rue Saint-Honoré et du côté de cette rue. C'était là que siégeait la Commission des émigrés, tribunal assez facile à se concilier quand on n'y arrivait pas les mains vides. Dans la foule qui se pressait sur ce point, on rencontrait les plus grands personnages mêlés à des agents d'affaires de toutes catégories. Dominant le bruit des conversations les plus variées, ces phrases surtout se faisaient entendre: «Êtes-vous rayé?»—«Allez-vous l'être?» Et tel, muni d'une suite respectable et non interrompue de certificats de résidence en France attestant combien il avait été injuste d'inscrire son nom sur la fatale liste, s'entretenait ouvertement, sur le seuil de la maison, de ses faits, gestes et paroles à Coblentz, à Hambourg ou à Londres.

Les Français s'amusent de tout. La Commission des émigrés était devenue un lieu de réunion. On s'y donnait rendez-vous. On y allait pour rencontrer d'anciennes connaissances, pour causer de ses projets, du choix de sa résidence, etc. Beaucoup de ceux qui revenaient considéraient l'endroit comme un bureau de placement. Les pères se demandaient si leurs fils entreraient au service militaire. On commençait aussi à parler du pays, dont on s'embarrassait si peu quelques mois auparavant. Les plus beaux noms de France coudoyaient, sous la porte, les représentants des familles nobles de province. Quel dommage qu'il n'y eût pas à l'entrée une balance ou un pont à bascule semblable à ceux qui pèsent les voitures sur les chemins de fer. Combien de bons et loyaux gentilshommes de province qui, en rentrant d'exil, ne trouvaient plus que les quatre murs nus de leurs habitations, souvent même sans un toit pour les abriter eux et leur famille, auraient pesé d'un plus grand poids que tel duc au nom retentissant!…

Nous n'avions pas affaire à la commission, puisque nous ne figurions pas sur la liste des émigrés. Il fut pourtant nécessaire de faire rayer de cette liste le nom de ma belle-mère. Quoique établie depuis trente ans au couvent des dames anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor, qu'elle n'avait jamais quitté, on l'y avait inscrite. La vente de tout le mobilier de son château de Tesson et de deux métairies avait été la conséquence de cette inscription non justifiée.

V

Bonaparte, avant son départ pour le fameux passage du Grand-Saint-Bernard, eut l'idée de créer, avec de jeunes volontaires, un régiment de hussards. Dans le cadre des officiers de ce corps étaient bientôt entrés les jeunes gens les moins avancés en âge de la haute société. Parmi eux se trouvait notre neveu, Alfred de Lameth. Il avait dix-huit ans seulement. Comme l'uniforme en était jaune clair, le peuple de Paris nomma ce nouveau corps les serins. L'occasion d'acheter de beaux chevaux, de faire de la dépense eut bien vite tenté les jeunes gens. Mais, quand ils virent que le peuple se moquait d'eux, ils se fondirent peu à peu dans l'armée.

Je me rendis un matin à la Malmaison. C'était après la bataille de Marengo. Mme Bonaparte me reçut à merveille, et, après le déjeuner, qui eut lieu dans une délicieuse salle à manger, elle me fit visiter sa galerie. Nous étions seules. Elle en profita pour me faire des contes à dormir debout sur l'origine des chefs-d'oeuvre et des admirables petits tableaux de chevalet que la galerie contenait. Ce beau tableau de l'Albane, le pape l'avait contrainte à l'accepter. La Danseuse et l'Hébé, elle les tenait de Canova. La ville de Milan lui avait offert ceci et cela. Je n'eus garde de ne pas prendre ces dires au sérieux. Mais ayant une grande admiration pour le vainqueur de Marengo, j'aurais estimé davantage Mme Bonaparte si elle m'eût simplement dit que tous ces chefs-d'oeuvre avaient été conquis à la pointe de son épée. La bonne femme était essentiellement menteuse. Lors même que la simple vérité aurait été plus intéressante ou plus piquante que le mensonge, elle eût préféré mentir.

Le pauvre Adrien de Mun, alors un brillant jeune homme, m'accompagnait dans cette visite. Je trouvai à la Malmaison les de L'Aigle, les La Grange, Juste de Noailles, et tutti quanti[135], se faisant déjà prendre la mesure, en imagination, des habits de chambellan dont je les ai vus revêtus depuis.

Une chose nous avait beaucoup frappés, mon mari et moi: c'est la froideur avec laquelle le peuple de Paris, si aisément enthousiaste, reçut la nouvelle de la bataille de Marengo. Nous allâmes, en compagnie de M. de Poix, nous promener au Champ de Mars, le jour anniversaire du 14 Juillet. Après la revue de la garde nationale et de la garnison, un petit bataillon carré d'une centaine d'hommes revêtus d'effets sales et déchirés, les uns le bras en écharpe, d'autres la tête entourée de bandages, et portant les étendards et les drapeaux autrichiens pris à Marengo, entra dans l'enceinte. Je m'attendais à des applaudissements forcenés et bien motivés. À l'encontre de mes prévisions, pas un cri, et très peu de signes de joie. Nous en fûmes aussi surpris qu'indignés, et même, depuis, en y réfléchissant à loisir, la cause de cette froideur nous a toujours paru inexplicable. Ces braves soldats étaient arrivés en poste, nous dit-on, pour paraître ce jour-là à la revue devant le public.

Mme de Staël avait quitté ma maison. Son mari était mort[136], à ce qu'il me semble ou retourné en Suède. Après s'être installée dans un petit appartement, elle se préparait à aller rejoindre son père à Coppet. Bonaparte ne pouvait la souffrir, quoiqu'elle eût fait mille avances pour lui plaire. Je crois même qu'elle n'allait pas chez Mme Bonaparte. Un jour, cependant, je rencontrai Joseph Bonaparte dans son salon. Elle recevait des gens de tous les régimes. Les émigrés revenus en France abondaient chez elle, mêlés aux anciens partisans du Directoire.

CHAPITRE X

I. Vente de la maison de Paris.—Départ pour le Bouilh.—Les récits de la Vendéenne.—Un accident de voiture: dévouement de Marguerite.—La vie au Bouilh.—Mme de Bar et ses enfants.—Grande influence exercée par Mme de La Tour du Pin sur la destinée du jeune de Bar.—II. Mme de Maurville.—L'éducation de Mlle de Lally.—Préoccupations d'avenir.—Le concordat et ses effets.—L'archevêque de Bordeaux, d'Aviau de Sanzai.—L'établissement de l'Empire.—Un oui qui préoccupe beaucoup.—Mme d'Hénin et M. de Lally.—III. Séjour au Bouilh de Mme de Duras et de ses enfants.—Sa nouvelle attitude dans le monde.—Elle cherche à consoler M. d'Angosse.—Mme de Lally et M. Henri d'Aux.—Les cent mille francs de M. de Lally.—Mort de Marguerite.—IV. M. de La Tour du Pin refuse de solliciter un emploi.—Arrangement avec M. Malouet pour l'avenir d'Humbert.—Naissance d'Aymar, le seul des enfants de Mme de La Tour du Pin qui lui ait survécu.—M. Marbotin de Couteneuil, oncle de M. Henri d'Aux.—Mariage de Mlle de Lally et de M. Henri d'Aux.—Mort brillante du lieutenant Alexandre de Maurville.

I

Enfin, vers le mois de septembre, nous nous décidâmes à partir pour le Bouilh. Nous avions vendu notre maison[137] à Paris assez mal. Elle était située dans un vilain quartier, la rue du Bac. Je ne me souviens plus de l'affectation donnée par mon mari aux fonds provenant de cette vente. Il trouva à son retour un si grand désordre dans les affaires de son père et dans les siennes propres, tant de malheur s'attachait à tout ce qu'il entreprenait que, malgré son intelligence et sa capacité, rien ne lui réussissait. Assurément, tous ses actes étaient uniquement inspirés par le seul désir d'améliorer la fortune de ses enfants! Paix et respect donc à sa mémoire.

Nous emmenâmes de Paris un instituteur pour mon fils, c'était un prêtre qui avait émigré en Italie et qui en avait étudié la langue à fond. Il se nommait M. de Calonne. Comme société, sa présence offrait peu de ressource. Mais, quoiqu'il fût dans une position fort précaire, on nous donna de très bonnes recommandations sur son compte et sur sa moralité. Cela nous détermina à le prendre. Mon mari s'en alla seul par Tesson, et je pris un voiturier qui nous mena à petites journées dans un grand carrosse, où prirent place, en plus de moi, M. de Calonne, mon fils[138], mes deux filles[139], ma bonne Marguerite et une fille de la nourrice d'Humbert, dont nous avions fait notre femme de chambre. Humbert s'assit à coté du cocher. À Tours, nous rencontrâmes une femme qui s'en allait à Bordeaux dans une petite charrette chargée de toiles et de mouchoirs de Cholet. Appelée à voyager seule, elle fut bien aise de se joindre à nous, comme moyen de protection, car les routes étaient peu sûres. Humbert, ayant lié conversation avec notre compagne de route, vint me demander la permission de monter dans sa charrette. Il y resta jusqu'au Bouilh.

Cette femme était Vendéenne. Elle avait fait la guerre, assisté à toutes les affaires, passé et repassé la Loire. Elle racontait tous les événements auxquels elle avait pris part à Humbert, qui ne se lassait pas d'écouter ses récits. Puis il me les répétait, et ce fut ainsi que j'appris l'histoire de cette intéressante et admirable guerre, dont j'avais à peine entendu parler pendant les cinq mois que nous passâmes à Paris, tant le gouvernement prenait de soin pour que les détails n'en fussent pas publiés. Plus tard j'acquis la certitude, comme je le dirai par la suite, que Bonaparte lui-même ignora tous les détails de cette noble lutte, jusqu'au jour où il lut les mémoires manuscrits de Mme de La Rochejaquelein[140].

Nous eûmes un affreux accident en arrivant au Bouilh. Les chemins étaient affreux, presque impraticables. J'avais suspendu au milieu de la voiture une barcelonnettte dans laquelle ma petite Cécile, si délicate, se trouvait couchée. En sortant d'un village, la voiture donna dans une ornière profonde. La cheville ouvrière cassa et nous versâmes. La glace était levée du côté de la tête de l'enfant, côté précisément vers lequel nous tombions, assez doucement d'ailleurs, puisque nous allions au pas. Mon excellente Marguerite vit que la tête de la petite était sur le point de heurter la glace qui venait de se briser en éclats. Elle n'hésita pas, allongea le bras qui, jeté contre les débris de verre, reçut une coupure affreuse jusqu'à l'os, et s'écria: «La petite n'a rien.» Mais l'enfant ayant été en un instant couverte du sang de la pauvre bonne, j'éprouvai tout d'abord une mortelle frayeur. Un chirurgien de la localité fut appelé pour panser la blessée. Quant à la femme de chambre, elle avait le bras démis, et je fus obligée de la laisser pendant quelques jours dans le village.

Enfin, nous arrivâmes au Bouilh, où je fus heureuse de me retrouver. J'avais grand besoin de repos. Une excellente fille que j'y avais laissée avait pris soin de tout, malgré l'apparence de séquestre que l'on avait remis sur le château. Mon mari arriva peu de jours après, et nous nous trouvâmes enfin tous réunis chez nous.

M. de La Tour du Pin se consacra à l'agriculture et à l'éducation de son fils, à laquelle je contribuais pour ma part, afin qu'il n'oubliât pas l'anglais. Humbert était âgé de dix ans et demi, Charlotte allait en avoir quatre, et Cécile avait six mois. Mon excellente bonne, Marguerite, se dévouait avec plus d'attention et de tendresse aux chers enfants que je ne le faisais moi-même.

Je revis avec plaisir notre bonne et spirituelle voisine, Mme de Bar. Sa fille, alors dans sa vingtième année, me témoignait beaucoup d'amitié. Elle avait aussi un fils, âgé de dix-sept ans. J'ai exercé une grande influence sur sa destinée, sans qu'il s'en soit peut-être jamais rendu compte. Aussi son souvenir m'est-il resté cher et douloureux.

Mme de Bar, femme de prodigieusement d'esprit, se trouvait veuve d'un officier du génie très distingué, ami intime de mon beau-père. Il mourut au commencement de la Révolution, et sa femme se retira à la campagne sans autre fortune qu'une propriété en vignes qu'elle faisait valoir. Malgré son esprit, ses bons sentiments, sa distinction, et quoiqu'elle aimât passionnément son fils, âgé de dix ans seulement lorsqu'il perdit son père, elle avait complètement négligé son éducation. M. de La Tour du Pin le lui reprocha vivement. À quoi elle répondit qu'il ne voulait rien faire, qu'il avait horreur des livres et ne témoignait de goût pour aucune carrière. Elle lui reconnaissait cependant de l'esprit naturel. Comme je n'ajoutai pas foi à ces excuses d'un amour maternel mal entendu, elle me pria de parler à son fils. Je m'y prêtai volontiers. Un matin donc que j'étais seule à arranger les livres dans la bibliothèque, il vint me trouver. Je lui demandai de m'aider. Il y mit un zèle et une intelligence qui me surprirent. L'occasion était propice pour lui faire un peu de honte de son ignorance, puis je lui fis promettre de s'arracher à sa paresse, d'étudier, de lire. Je lui donnai des livres à emporter, en lui demandant de me faire de ces ouvrages des extraits que je corrigerais, sans en parler, même à sa mère. Il fut transporté de reconnaissance. Quinze jours plus tard, Mme de Bar me dit que j'avais fait un miracle: son fils passait maintenant les jours et les nuits à écrire. Il m'apporta ses premiers essais, je les corrigeai, et au bout de deux mois, son esprit très supérieur s'était développé au point que je dus reconnaître mon insuffisance à être plus longtemps son institutrice. Le désir d'entrer dans la marine lui vint, et comme je connaissais beaucoup le commissaire général de la marine à Bordeaux, M. Bergevin, j'obtins son admission à l'École de marine, à titre d'élève aspirant. Au moment de partir, le pauvre enfant fut désespéré. Il me demanda la permission de m'écrire ses progrès, et je lui promis de lui répondre exactement. Cette âme si ardente et ce coeur si pénétré, hélas! d'un sentiment dont il ne se doutait pas, avaient besoin de croire que ses progrès m'intéressaient. Mais n'interrompons pas ce triste récit; je veux le continuer tout de suite.

Le jeune de Bar alla à Bordeaux, où ses études se firent avec une distinction si extraordinaire, qu'au bout d'un an, après les examens du célèbre Monge, il fut envoyé à Brest avec le grade d'aspirant de deuxième classe. Quand, revêtu de son uniforme, et en route pour rejoindre une grande école d'où il sortirait officier, il vint me voir, rien ne peut peindre les sentiments de bonheur, d'orgueil, de gloire dont il était animé. Quand il entra dans le salon, je ne le reconnus tout d'abord pas. Il avait grandi, sa figure s'était développée. Je lui parlai avec intérêt du succès de ses études. Il répondit les larmes aux yeux: «C'est votre ouvrage.» Pauvre enfant! À Brest, il eut les mêmes succès, au premier examen. On le mit sur les rangs pour être aspirant de première classe, et on l'embarqua sur un vaisseau de guerre. Mais il fallait beaucoup travailler. Il y consacrait ses nuits. Pour ne rien coûter à sa mère, il se nourrissait mal. La maladie vint; son sang, brûlé par l'étude et par les veilles, s'alluma. En quelques jours, le mal l'emporta, et la cruelle mission de l'apprendre à sa pauvre mère m'incomba. Il ne revint de lui qu'un petit étui de mathématiques. Son père l'avait donné à mon beau-père, et je lui en avais fait cadeau.

Après mes propres douleurs, la mort de ce charmant jeune homme représente le plus triste de mes souvenirs. Le sentiment que j'avais fait naître en lui avait été le flambeau qui l'avait éclairé, mais en le dévorant. Sa mort me causa presque un remords, puisque sans mon intervention dans sa vie il aurait vécu paisiblement, dans son ignorance, il est vrai, mais enfin, il aurait vécu. Sa mère, tout en le pleurant, ne m'en a pas voulu pourtant d'avoir développé des facultés qu'elle laissait endormies. Que serait-il devenu sans moi? Sa vie eût-elle répondu à ce qu'elle promettait d'être par moi?

II

Mais revenons au Bouilh. Peu de temps après notre installation, une cousine de mon mari, Mme de Maurville, vint nous y retrouver. Elle avait été dépouillée des biens qu'elle possédait en France, et sa principale ressource consistait en une pension de 40 livres sterling que lui faisait l'Angleterre. On la lui avait accordée comme veuve d'un officier général de la marine française qui avait pris un grade en Angleterre, chose, on peut le dire en passant, assez vilaine. Elle avait une soeur dont le mari, M. de Villedon, servait la République de corps et d'âme. M. de Villedon avait le malheur d'être gentilhomme et sa femme était très bien née. Ils crurent devoir donner des arrhes, comme on disait alors, à la Révolution, et, dans ce but, achetèrent la terre de Mme de Maurville, avec tout son mobilier. À son retour en France, Mme de Maurville croyait encore que M. de Villedon avait racheté sa terre pour la lui restituer. Mais elle fut bientôt détrompée, et retrouva de ses biens moins que rien: 500 à 600 francs de rente, et pas un toit pour s'abriter. Le nôtre lui fut offert. Elle l'accepta avec cette simplicité de coeur qui caractérise la véritable noblesse. Quoique douée de peu d'esprit, elle avait l'âme très élevée, un excellent caractère, dénué de ces petits inconvénients qui troublent souvent un intérieur plus que de véritables défauts, quand pour dissimuler ceux-ci on possède assez d'empire sur soi. Mme de Maurville aimait tendrement M. de La Tour du Pin. Plus âgée que lui de quatre ans, elle le connaissait depuis son enfance. Elle se trouva très heureuse chez nous. Son unique fils[141] avait été élevé à l'école fondée par le célèbre Burke pour les jeunes émigrés. Revenu d'Angleterre à dix-huit ans sans aucune fortune, il s'engagea dans un régiment de chasseurs à cheval, comme simple chasseur, sous la protection du colonel, M. de La Tour Maubourg. Cette protection lui fut acquise sur l'initiative de Mme d'Hénin, et grâce à l'entremise de M. de La Fayette.

Mme d'Hénin vint au Bouilh à différentes reprises pendant les huit ans que nous y avons habité. Lors de son premier séjour, qui dura plusieurs mois, elle m'amena la fille[142] de M. de Lally, qui sortait de chez Mme Campan, en me priant d'achever son éducation. Mlle de Lally avait près de quinze ans. Je l'accueillis avec plaisir. Elle était douce, bonne enfant, savait assez bien l'orthographe, la musique et la danse. Quant à la culture de l'esprit, elle avait été complètement négligée. J'envisageai la mission que l'on me confiait comme une grande charge et comme une responsabilité un peu lourde à porter. Mon mari m'engagea à l'accepter néanmoins, et son désir était pour moi une loi contre laquelle la pensée ne me vint même pas de résister. Comme nous étions trop peu fortunés pour augmenter sans inconvénient nos dépenses, ma tante voulut que M. de Lally nous remît pour la pension de sa fille une somme équivalente à celle qu'il payait pour elle chez Mme Campan. Accepter une telle condition me parut déchoir un peu; nous nous y soumîmes cependant. M. de Lally, en outre, conservait le soin de l'entretien personnel de sa fille. Elle n'a pas eu à se plaindre de ces arrangements, et, de mon côté, je puis dire que nous n'avons pas eu à les regretter. Je fis, en m'occupant de Mlle de Lally, la répétition de l'éducation que plus tard je devais donner à mes filles. Mon mari se chargea de lui apprendre l'histoire, la géographie. L'enseignement de l'anglais, dont elle avait déjà quelques notions, me revint, et l'instituteur de mon fils lui donna des leçons d'italien. Nos lectures à haute voix, en commun, lui profitèrent également. Elle aima beaucoup mes enfants, surtout Cécile, dont elle commença l'éducation première. Très bonne enfant, d'un caractère sûr, quoique un peu sournois, elle s'arrangeait fort bien avec Mme de Maurville, n'ayant pas plus d'esprit l'une que l'autre. Je ne suis pas éloignée de penser que toutes deux éprouvaient pour moi un sentiment plus rapproché du respect et de la crainte que de l'affection. Quoi qu'on ait pu dire, je ne suis pas dominante. Jamais je n'ai demandé à ceux avec qui j'ai vécu plus que ce qu'ils pouvaient donner. Ce qu'on nomme la querelle de sentiments m'a toujours paru la chose la plus absurde du monde, quand elle n'est pas fondée sur celui dont dépend le destin de la vie.

Nous songions, mon mari et moi, à l'avenir de nos enfants, et cette préoccupation n'était pas la moindre des inquiétudes que le mauvais état de nos affaires nous causait. La terre du Bouilh, réduite à sa seule valeur territoriale, représentait peu de chose. La guerre avec l'Angleterre avait mis à rien le prix des vins, surtout des vins blancs, déjà de peu de valeur, de tout temps, dans nos contrées. On les achetait au prix de 4 à 5 francs la barrique. Mon mari installa une brûlerie à eau-de-vie, et engagea de fortes dépenses pour la mettre en état de fonctionner convenablement. Mais les profits de cette sorte de commerce nous permettaient tout au plus de vivre, et bientôt il faudrait songer à l'avenir de mon fils[143]. C'était notre unique et dévorante pensée.

Ma tante et M. de Lally nous écrivaient de Paris que toutes les personnes que nous avions connues autrefois se ralliaient au gouvernement. On venait de publier le concordat, et le rétablissement de la religion eut un effet prodigieux dans nos provinces. Jusqu'à ce moment, on n'assistait à l'office divin que dans les chambres, sinon tout à fait en secret, du moins assez silencieusement pour ne pas compromettre l'officiant, presque toujours un prêtre émigré rentré. Aussi quand on vit arriver un respectable archevêque, M. d'aviau de Sanzai, à Bordeaux, et que l'intrus disparut sans que j'aie jamais su ce qu'il était devenu, ce fut une joie qui tenait du délire. Nous eûmes l'honneur de le posséder au Bouilh pendant les deux premiers jours qui suivirent son entrée dans le diocèse. Nous réunîmes pour le recevoir tous les bons curés de notre ancien domaine, qui comprenait dix-neuf paroisses. La plupart, nommés récemment, revenaient des pays étrangers. D'autres avaient vécu cachés chez leurs paroissiens ou dans des maisons particulières. Notre saint archevêque se fit adorer de tous. Son entrée à Bordeaux fut un triomphe. La reconnaissance qu'on éprouvait s'en allait au grand homme qui tenait les rênes du gouvernement. Quand il se déclara consul à vie, elle se traduisit par une approbation presque unanime de ceux appelés à voter sur cette proposition.

Un peu plus tard, enfin, parurent dans les communes les listes où l'on devait inscrire son nom et répondre par oui ou par non à la question de savoir si le consul à vie devait se proclamer empereur.

M. de La Tour du Pin fut dans une agitation extraordinaire avant de se décider à mettre oui sur la liste de Saint-André-de-Cubzac. Je le vis se promener seul dans les allées du jardin, mais je ne me permis pas de pénétrer dans ses incertitudes. Enfin, un soir il rentra, et j'appris avec plaisir qu'il venait d'écrire un oui comme résultat de ses réflexions.

On se sera aperçu que je brouille un peu les époques. Assurément je ne suis pas dans leur ordre les événements qui ont rempli les huit ans que nous avons passés au Bouilh. Six mois de ce temps me parurent très agréables. Ce furent ceux du séjour de Mme de Duras et de ses enfants[144].

Ma tante ne se trouvait pas alors avec nous, ce dont nous nous consolâmes aisément. Malgré son esprit, sa bonté, l'amitié qu'elle avait pour son neveu—car, pour moi, elle ne m'a jamais aimée que par reflet—l'existence avec elle était une fatigue. L'emportement de son caractère bannissait toute facilité dans la vie journalière. Il fallait partager sa manière de voir sur tous les sujets. Nous étions parfaitement soumis à ses volontés comme à ses fantaisies, mais cela même ne suffisait pas à assurer la paix. Quand elle se trouvait au Bouilh avec M. de Lally, son caractère dominateur le prenait pour victime, ce qui nous donnait un peu de repos. Elle le menait, comme on dit très vulgairement, à la baguette. Quoiqu'elle lui ait fait un très grand bien, en substituant son propre grand caractère à celui qu'aurait dû avoir ce gros homme qui n'était qu'un composé de paroles, elle ne le rendait pas moins malheureux. Elle le contrariait sur tout, le forçait à travailler à des choses sérieuses, quand son penchant le portait à ne s'occuper que de niaiseries. Au fond, c'était là son goût. Jamais il n'y eut un esprit si petit dans une aussi grosse personne.

III

Mme de Duras arriva au Bouilh pour y attendre son mari, qui devait venir la prendre pour la mener à Duras, chef-lieu de sa famille, situé entre Bordeaux et Agen. Ils venaient d'acheter Ussé[145], où Mme de Kersaint, mère de Mme de Duras, avait colloqué les fonds provenant de la vente de son habitation à la Martinique. La duchesse de Duras, mère d'Amédée, y avait ajouté 400.000 francs de ses propres biens. Cette belle habitation leur coûta 800.000 francs. C'était un excellent marché.

Lorsque je revis Claire, que j'avais laissée à Teddington en proie à une passion malheureuse pour son mari, je la retrouvai tout autre. Elle était devenue un des coryphées de la société antibonapartiste du Faubourg Saint-Germain. Ne pouvant se distinguer par la beauté du visage, elle avait eu le bon sens de renoncer à y prétendre. Elle visa à briller par l'esprit, chose qui lui était facile, car elle en avait beaucoup, et par la capacité, qualité indispensable pour occuper la première place dans la société où elle vivait à Paris. Il est nécessaire de trancher sur tout, sans quoi on est écrasé: en termes de marine, il faut faire feu supérieur. Son caractère naturellement présomptueux et dominateur la préparait pardessus tout à jouer un tel rôle. J'ignore si elle a jamais écouté le langage d'une coquetterie un peu caractérisée, mais je serais assez portée à le croire. Pendant son séjour au Bouilh, elle avait engagé une correspondance très vive avec M. d'Angosse, dans le but de le consoler de la mort de sa femme, Mlle de Châlons. Les lettres qu'elle recevait de lui, dont elle me montra quelques-unes, me parurent celles d'un homme tout disposé à être consolé. Le lui ayant dit, elle me jugea prude et même un peu provinciale. Je crois qu'en retournant à Paris elle trouva M. d'Angosse revêtu de l'habit rouge de chambellan[146]. Comme tant d'autres, il l'avait pris par prudence. L'Empereur disait: «Je leur ai ouvert mes antichambres, et ils s'y sont tous précipités.» Ce propos ne peut paraître insolent, puisqu'il était juste et fondé.

Pendant deux mois, les petites de Duras restèrent au Bouilh sans leur mère, qui alla s'occuper de ses affaires avec son mari. Je les aimais comme mes enfants, et elles ont conservé un bon souvenir de ce temps de leur jeunesse, comme elles me l'ont souvent répété depuis. Leur amitié pour mes chères filles, Charlotte et Cécile, a pris naissance alors pour ne cesser qu'à la mort de ces deux gloires de ma vie. L'une et l'autre m'ont conservé des sentiments filiaux dont j'ai reçu le témoignage toutes les fois que l'occasion s'en est présentée. Puissent-elles trouver ici l'expression de ma vive et tendre reconnaissance!

En 1805, j'allai avec Élisa—Mlle de Lally—passer quelque temps à Bordeaux. Un jour, à la messe, Élisa fut remarquée par un jeune homme, le plus distingué de Bordeaux par la naissance, la figure et la fortune: M. Henri d'Aux. Très petite de taille, la tête ornée de superbes cheveux noirs, elle avait un teint éblouissant, d'une fraîcheur de rose, et les plus beaux yeux du monde. Notre ami Brouquens, après des catastrophes de fortune causées par la chute de la compagnie des vivres de l'armée, était revenu s'installer à Bordeaux pour un temps indéfini. Il apprit, par des amis, que M. Henri d'Aux avait parlé à certains de ses camarades de la jeune personne élevée par Mme de La Tour du Pin en termes élogieux. Aucune des demoiselles de Bordeaux, aurait-il déclaré, n'avait ce maintien convenable et décent. Il prit des informations sur nous, sur notre manière de vivre, sur nos moeurs, etc.

Mon mari, qu'on avait nommé président du canton, sans qu'il l'eût sollicité, s'était rendu à Paris pour le couronnement. Je lui écrivis les propos que l'on m'avait rapportés et il en parla à M. de Lally. Celui-ci s'occupait alors de poursuivre le payement d'une assez grosse somme dont il avait obtenu le remboursement, et que l'État lui devait depuis la réhabilitation de la mémoire de son père et la cassation de son arrêt de mort, c'est-à-dire depuis trois ans avant la Révolution. La dette de l'État avait été reconnue valable par le Conseil d'État. Mais, réduite des deux tiers comme tous les fonds, elle ne s'élevait plus qu'à la somme de 100.000 francs. Napoléon, qui désirait rallier M. de Lally à son gouvernement, voulut que sa réclamation eût un plein succès. M. de Lally, quand mon mari lui fit part du contenu de ma lettre, déclara sans hésiter que, s'il touchait cette somme, il la donnerait à sa fille le jour de son mariage. Il tint parole. Nous arrangeâmes d'aller passer le carnaval à Bordeaux pour procurer à M. d'Aux l'occasion de voir Élisa à des bals de la bonne compagnie, qui se donnaient dans les salons de l'ancienne Intendance.

Dans ce même temps, j'eus le cruel chagrin de perdre notre chère bonne Marguerite, que j'aimais comme ma mère. J'en ressentis une vive douleur. Elle conserva sa connaissance jusqu'au dernier moment, et ce fut pour me faire les plus tendres adieux. Ce triste événement causa à Humbert et à Charlotte une véritable peine, et je fus très touchée de leur sensibilité dans cette occasion. L'excellente fille les avait comblés de soins.

IV

Mon mari avait vu à Paris plusieurs personnes de ses connaissances de jadis, et qui toutes alors étaient dans le gouvernement, entre autres M. Maret, depuis duc de Bassano. Elles le pressèrent de tenter quelques démarches pour obtenir un emploi. Sans s'y refuser précisément, il répondit que, si l'Empereur avait envie de le prendre, il saurait bien où le trouver, que le rôle de solliciteur ne lui convenait pas, etc. M. de Talleyrand ne comprenait les répugnances d'aucun genre, mais il sentait pourtant, par son esprit plutôt que par son coeur, qu'il y avait une sorte de distinction à ne pas se mêler à la foule des solliciteurs. Il se contenta de dire, en levant les épaules: «Cela viendra.» Et puis, il n'y pensa plus.

M. de La Tour du Pin revint au Bouilh. Il avait vu M. Malouet, qui venait d'être nommé préfet maritime à Anvers pour y établir le grand chantier de construction auquel il donna une si prodigieuse impulsion. Ces messieurs s'étaient entendus pour qu'Humbert, lorsqu'il aurait dix-sept ans, fût placé dans les bureaux de M. Malouet. L'institution des auditeurs au Conseil d'État n'existait pas encore. On commençait cependant à en parler, et nous fûmes d'avis qu'il serait très utile à un jeune homme qui se destinait aux affaires de travailler pendant un certain temps sous les yeux d'un homme aussi éclairé et aussi habile que l'était M. Malouet. Comme il avait beaucoup d'amitié pour nous, nous pouvions lui confier notre fils en toute sécurité. La pensée de cette séparation, toutefois, pesait cruellement sur mon coeur.

Mon mari revint de Paris, et peu après je m'aperçus, mon cher fils[147], que j'étais grosse de vous. L'année précédente, j'avais fait une fausse couche. Je résolus, pour éviter un nouvel accident, de ne pas faire d'exercice violent pendant tout le temps de ma grossesse, au cours de laquelle je fus toujours plus ou moins souffrante. Mme de Maurville, Élisa, ma tante, M. de Lally se rendirent à Tesson. Je restai au Bouilh avec mes filles. Par une sorte de pressentiment que, de tous mes chers enfants, vous seriez le seul à me fermer les yeux, jamais je ne me soignai autant que pendant cette grossesse.

Le 18 octobre 1806, comme je m'habillais le matin, j'aperçus mon bon docteur Dupouy, établi au Bouilh depuis quelques jours, qui passait sur la terrasse. Je lui demandai en riant d'où il venait si matin. Il me répondit qu'on était venu le chercher pour constater le décès d'une de nos voisines, morte subitement en sortant de son lit. Je connaissais beaucoup cette personne, avec laquelle j'avais précisément causé longtemps la veille. Cet événement me bouleversa au point que je fus prise à l'instant même de douleurs qui vous amenèrent au monde pour le bonheur de mes vieux ans.

Je ne me remis que lentement des suites de mes couches, ayant été atteinte de la fièvre double tierce, pendant laquelle je ne cessai pourtant pas de nourrir.

Nous n'avions pas perdu de vue l'affaire importante du mariage d'Élisa. Sous le prétexte de faire vacciner le nouveau-né, nous allâmes, vers Noël, passer six semaines à Bordeaux, chez notre excellent Brouquens. Cet incomparable ami était parvenu à mettre dans nos intérêts M. de Marbotin de Couteneuil, ancien conseiller au Parlement, le propre oncle de M. d'Aux. Sa femme était soeur de la mère de M. d'Aux. Le jeune homme, après la mort de sa mère, survenue depuis longtemps déjà, avait voué à sa tante une véritable affection filiale. M. de Couteneuil désirait rentrer dans la judicature. M. de Lally passait pour avoir du crédit. Ce fut une raison de plus pour engager M. de Couteneuil à travailler au mariage de son neveu. D'ailleurs, orgueil à part, nous jouissions d'une assez grande considération à Bordeaux pour qu'une personne admise dans notre vie de famille depuis cinq ans en reçut une sorte de relief.

Les jeunes gens se retrouvèrent dans plusieurs bals. Élisa, qui dansait à ravir—dans ce temps on ne valsait pas, et la danse était un art—y brilla de tout son éclat. Ils se revirent dans des promenades, puis à des offices à l'église, où l'on était toujours sûr de rencontrer M. d'Aux. Enfin un jour Mme de Couteneuil se présenta chez moi officiellement pour me demander la main de ma jeune personne pour son neveu. Je lui répondis, en bonne et ancienne diplomate, que j'ignorais les projets de M. de Lally sur sa fille, mais que M. de La Tour du Pin irait lui faire part au Bouilh, où il se trouvait, de la proposition qu'on me transmettait.

Il y alla, en effet, et revint le lendemain avec M. de Lally. Tout fut bientôt arrangé. Puis suivirent les compliments, les dîners, les soirées. Nous reçûmes la visite du vieux père d'Aux. C'était un gentilhomme de la vieille roche, sans le moindre vestige d'esprit ni d'instruction. On racontait qu'il avait fait mourir sa femme d'ennui. Cela ne l'empêchait pas de posséder 60.000 francs de rente et plus.

À la signature du contrat, M. de Lally compta à M. d'Aux, comme il s'y était engagé, cent sacs de 1.000 francs, représentant la dot de sa fille. C'est la seule fois de ma vie que j'ai vu tant d'argent réuni.

La noce se fit au Bouilh, le 1er avril 1807. Il n'y avait encore de fleurs que des petites marguerites doubles, roses et blanches. Mme de Maurville, Charlotte et moi, nous fîmes un charmant surtout pour le dîner: le fond était de mousse, avec les noms d'Henri et d'Élisa écrits en fleurs.

Tous ces préliminaires et le mariage lui-même m'avaient fort dérangée et sortie de mes habitudes tranquilles et régulières. Je fus bien aise de les reprendre pour jouir des derniers mois que mon fils devait encore passer avec nous. Ma tante retourna à Paris. M. de Lally s'en fut aussi. Je demeurai seule avec Mme de Maurville. Elle eut le bonheur de recevoir la visite de son fils pendant un court congé qu'on lui accorda avant de rejoindre son régiment qui allait en Espagne. Ce bon et aimable jeune homme était entré, comme je l'ai déjà dit, six ans auparavant comme simple chasseur dans le 22e de chasseurs à cheval. Il était maintenant lieutenant et avait la croix. Chaque grade, il l'avait conquis par des actions d'éclat, et avait mérité la dernière distinction pour un fait de la plus grande audace au cours de la dernière campagne. Il séduisait autant par le charme de la figure que par l'agrément du caractère. Quand il partit, sa pauvre mère ne croyait certes pas l'embrasser pour la dernière fois! Pour moi, j'en avais le pressentiment, hélas! par trop justifié. Un an après, il fut massacré dans un village, en Espagne, où il entra quarante pas en avant de sa troupe. Pauvre Alexandre!

CHAPITRE XI

I. Humbert part pour Anvers.—Douleur de la séparation.—Ennuis causés pour le logement des officiers et des soldats au Bouilh.—Derniers adieux d'Alfred de Lameth.—Sa mort et la vengeance de son assassinat.—II. Voyage de l'Empereur à Bordeaux.—Son passage de la Dordogne, à Cubzac.—Mme de La Tour du Pin appelée à Bordeaux auprès de l'Impératrice.—Le cercle.—Présentation à l'Empereur.—Mme de Montesquieu s'embrouille.—L'embarras d'un chambellan.—Dans le salon de l'Impératrice.—Son entourage.—La règle stricte de ses journées tracée par l'Empereur.—Un madrigal.—Inquiétudes de Joséphine à propos des bruits qui courent sur son divorce.—Un billet de l'Empereur.—Départ de l'Impératrice.—III. Retour au Bouilh.—M. de La Tour du Pin nommé préfet du département de la Dyle, à Bruxelles.—Mme de La Tour du Pin, dame d'honneur de la reine d'Espagne.—Présentation à la reine.—Le prince de la Paix.—Le concert et la partie du roi.—Départ des souverains espagnols.

I

Vers la fin de l'été, ou, pour mieux dire, en termes d'agriculture, tout de suite après vendanges, il fallut me séparer de mon cher fils[148] pour la première fois. Ah! que cette séparation me fut cruelle! Combien j'eus besoin de toute ma raison, de ma soumission aux volontés de Dieu pour la supporter. Il partit avec son père, qui le conduisit jusqu'à Paris. Quel déchirement en l'embrassant pour une absence d'une durée indéterminée! La douleur de sa soeur aînée[149] fut également très vive. Charlotte avait alors onze ans. Elle était si avancée pour son âge, si raisonnable, que son frère ne la considérait plus comme une enfant. Elle perdait un compagnon de ses études et de ses jeux, un véritable ami. Avec le partant s'en allait la joie de notre intérieur. Quand, un mois plus tard, M. de La Tour en Pin revint sans son fils, notre douleur se raviva.

Le Bouilh était accablé de logements de gens de guerre. Toute l'armée en route pour l'Espagne passait à Saint-André-de-Cubzac. Nous avions souvent à héberger des officiers, chose fort importune, surtout quand j'étais seule, à cause de la nécessité de les recevoir à dîner et dans le salon. Il m'arriva à ce propos une petite aventure pendant l'absence de mon mari, dont je me tirai à mon avantage, mais après laquelle je demandai à loger à l'avenir le double de soldats ou de cavaliers, et pas d'officiers.

On avait envoyé au Bouilh deux officiers, dont un déjà assez âgé. Ce dernier, lorsqu'il vit notre beau château et la jolie chambre où on le logeait, entra dans une de ces fureurs démagogiques digne des plus beaux temps de la Convention. Elle était telle que, me rencontrant dans un corridor, il m'apostropha en jurant, et s'écria «qu'il savait qu'on avait coupé la tête à l'ancien maître de la maison, qu'il aurait souhaité qu'on en fît autant à tous les nobles possesseurs d'aussi belles demeures et qu'il se réjouirait si on mettait le feu au château». À sa mine, je jugeai qu'il était homme à mettre la menace à exécution. Aussi lui répondis-je avec le plus grand sang-froid: «Monsieur, je vous préviens que je vais porter plainte.»

Sur ce, j'écrivis le plus poliment du monde au colonel, logé à Saint-André, pour l'informer des propos tenus par le capitaine, dont j'avais demandé le nom. Une demi-heure après, le colonel intimait au forcené l'ordre de revenir et de se rendre aux arrêts forcés.

À dater de ce jour, on ne nous envoya plus d'officiers. Nous eûmes bien encore quelques tapageurs, mais qui faisaient le train chez le maître valet.

Un soir, une douzaine de ces furibonds étaient abrités dans les écuries. Tout à coup un tapage effroyable se fit entendre dans le vestibule. Nous étions à table. Nous nous levâmes. Le colonel dînait avec nous. C'était Philippe de Ségur[150]. Son apparition, quand ils distinguèrent au milieu de nous leur chef, fut le quos ego…[151]. Jamais on n'a vu des figures si consternées que celles de ces terribles soldats. Ils disparurent dans le grenier à foin, et lorsqu'on se mit à leur recherche, le dîner terminé, ils étaient devenus invisibles.

Un jour de grande fête, j'assistais à la messe à Bordeaux. À un moment donné, j'avais remarqué que, pour une cause quelconque, l'attention de toute la congrégation était attirée vers le fond de la chapelle dans laquelle je me trouvais. Comme je me levais pour sortir, j'aperçus un superbe officier, enveloppé dans un ample manteau blanc, drapé avec grâce et qui, relevé sur le bras qui soutenait le sabre, laissait entrevoir un pantalon amaranthe à la mamelouk. Il se mêla à la foule pour quitter l'église et prit ensuite le chemin de la maison de M. de Brouquens. Il y entra, et comme je le suivais dans la cour, il se retourna et s'écria: «Ah! c'est donc ma tante!» Puis il me sauta au cou.

C'était mon neveu, Alfred de Lameth. Qu'il était beau! On eût dit l'Apollon du Belvédère en uniforme d'aide de camp de Murat! Le pauvre garçon aussi me fit ses derniers adieux. Il avait de tristes pressentiments, car, après avoir causé avec moi pendant deux heures de toutes ses folies de jeunesse, dont il commençait à se lasser, de la guerre où il n'avait pas encore reçu, disait-il, une égratignure, il exprima le désir de me laisser quelque souvenir de lui. En même temps, ouvrant son écritoire, il me donna ce couteau à manche de nacre qu'on a toujours pu voir sur ma table. Puis il m'embrassa tendrement à plusieurs reprises, et comme mes veux se remplissaient de larmes, il me dit: «Oui, chère tante, c'est pour la dernière fois!» L'infortuné garçon fut misérablement assassiné au milieu du quartier général du maréchal Soult, en Espagne, en traversant un petit village pour aller déjeuner chez le maréchal. On ne put découvrir le meurtrier. À titre de représailles, on livra le village à la fureur des soldats, qui en firent une sanglante et brûlante hécatombe.

II

Les affaires d'Espagne occupaient beaucoup à Bordeaux, où quelques réfugiés de ce pays étaient déjà arrivés. Ma tante nous écrivit de Paris que l'Empereur devait se rendre en Espagne, accompagné peut-être par l'Impératrice Joséphine, et que M. de Bassano ferait partie de leur suite. Elle conseillait à son neveu d'aller faire sa cour à l'Empereur, et de voir M. de Bassano, qui lui portait de l'intérêt. M. de La Tour du Pin reçut cette lettre au moment où il partait à cheval pour Tesson. Une affaire de lettre de change réclamait absolument sa présence là-bas. «Je ne serai que deux jours, dit-il, j'ai bien le temps d'y aller,» et il partit. Le lendemain arrivait à la poste l'ordre de préparer les chevaux pour l'Empereur. Cela me désespéra, mais je n'en fus pas moins empressée de voir cet homme extraordinaire.

Mme de Maurville, ma fille Charlotte et moi, nous allâmes à Cubzac, résolues de n'en pas revenir que nous n'eussions vu Napoléon. Nous demandâmes asile à Ribet, le grand commissionnaire du roulage, que nous connaissions, et nous nous installâmes dans une chambre donnant sur le port. Le brigantin destiné au passage de la Dordogne se trouvait déjà là avec ses matelots à leur poste. Toute la population du pays bordait la route. Les paysans, tout en maudissant l'homme qui leur enlevait leurs enfants pour les envoyer à la guerre, voulaient quand même le voir. C'était une folie, une ivresse. Un premier courrier arriva. On voulut le questionner. Le général Drouet d'Erlon, commandant du département, lui demanda quand l'Empereur arriverait. Cet homme était tellement fatigué qu'on ne put en tirer pour toute réponse que le mot: «Passons.» Son bidet sellé, il l'accompagna dans le bateau, puis tomba comme mort au fond de l'embarcation, d'où on le tira pour le remettre à cheval de l'autre côté de la rivière.

Notre impatience devenait fiévreuse depuis le passage du courrier. Pour moi, j'étais absorbée par la fatalité qui retenait mon mari loin du lieu où l'appelaient ses fonctions. La municipalité de Cubzac était présente, et lui, président du canton, dont la place était là, se trouvait absent. C'était une occasion perdue qui ne se représenterait pas. J'en éprouvai une excessive contrariété. Enfin, après une attente qui dura la journée entière, vers le soir, une première voiture arriva, et peu après une berline à huit chevaux, escortée par un piquet de chasseurs, s'arrêta sous la fenêtre où nous nous trouvions. L'Empereur en descendit, revêtu de l'uniforme de chasseur de la garde. Deux chambellans, dont l'un était M. de Barral, et un aide de camp l'accompagnaient. Le maire lui débita un compliment. Il l'écouta avec un air de grand ennui, puis descendit dans le brigantin qui s'éloigna aussitôt.

À cela se borna notre vue du grand homme. Nous retournâmes au Bouilh toutes trois, fatiguées et de mauvaise humeur.

Mon mari arriva le lendemain. Je lui donnai le temps de déjeuner seulement, et le forçai de partir pour Bordeaux, où l'on attendait l'Impératrice le jour suivant. Dès son arrivée, il alla voir M. Maret, qui professait à son égard beaucoup d'amitié et d'intérêt. Il le trouva aimable et obligeant. Mais quel fut son étonnement lorsque celui-ci lui dit: «Vous avez éprouvé beaucoup de contrariété de la nécessité d'aller à Tesson, précisément quand l'Empereur passait chez vous, et vous avez mis une grande diligence à revenir.»—«Vous avez donc vu Brouquens,» répliqua M. de La Tour du Pin.—«Non.»—Mais alors, comment savez-vous cela?»—«C'est l'Empereur qui me l'a dit.» Vous sentez si mon mari fut surpris. «Mme de La Tour du Pin doit venir à Bordeaux,» ajouta M. Maret; «elle restera ici pendant le temps du séjour de l'Impératrice. Il y aura cercle demain; l'Empereur veut qu'elle y soit.»

Mon mari m'envoya une voiture aussitôt, car il n'y avait pas à hésiter. J'avais quelques robes à Bordeaux, faites au moment où je menais Élisa dans les bals et aux soirées données à l'occasion de son mariage. Mais parmi elles il n'y en avait pas de noire, et la cour était en deuil. Le cercle était à huit heures et il en était cinq. Heureusement, j'avisai une jolie robe de satin gris. J'y mis quelques ornements noirs, un bon coiffeur arrangea des rubans noirs dans mes cheveux, et cela me sembla aller fort bien pour une femme de trente-huit ans qui, soit dit sans vanité, n'avait pas l'air d'en avoir trente. On se réunit dans la grande salle à manger du palais. Je ne connaissais presque personne à Bordeaux, excepté Mme de Couteneuil et Mme de Saluces qui précisément étaient absentes. Soixante à quatre-vingts femmes se trouvaient là réunies. On nous rangea selon une liste lue à haute voix par un chambellan, M. de Béarn. Il répéta que personne ne devait se déplacer sous aucun prétexte, sans quoi il ne retrouverait plus les noms pour les appliquer aux personnes, et nous recommanda de nous bien aligner. Cette manoeuvre quasi militaire était à peine achevée, qu'on annonça à haute voix: «l'Empereur!», ce qui me fit battre le coeur. Il commença par un bout et adressait la parole à chaque dame. Comme il s'approchait de l'endroit où je me tenais, le chambellan lui dit un mot à l'oreille. Il fixa les yeux sur moi en souriant de la manière la plus gracieuse, et, mon tour venu, il me dit en riant, sur un ton familier, en me regardant de la tête aux pieds: «Mais vous n'êtes donc pas du tout affligée de la mort du roi de Danemark?» Je répondis: «Pas assez, Sire, pour sacrifier le bonheur d'être présentée à Votre Majesté. Je n'avais pas de robe noire.»—«Oh! voilà une excellente raison, répliqua-t-il, et puis vous étiez à la campagne!» S'adressant ensuite à la femme à côté de moi: «Votre nom, Madame?» Elle balbutia. Il ne comprit pas. Je dis: «Montesquieu.»—«Ah! vraiment, s'écria-t-il; c'est un beau nom à porter. J'ai été ce matin à La Brède voir le cabinet de Montesquieu.» La pauvre femme reprit, croyant avoir trouvé une belle inspiration: «C'était un bon citoyen.» Ce mot de citoyen fit bondir l'Empereur. Il lança à Mme de Montesquieu, de ses yeux d'aigle, un regard qui aurait pu la terrifier si elle l'avait compris, et répondit très brusquement: «Mais non, c'était un grand homme.» Puis, levant les épaules, il me regarda comme voulant dire: «Que cette femme est bête!»

L'Impératrice passait à quelque distance de l'Empereur, et on lui nommait les femmes dans le même ordre. Mais, avant qu'elle arrivât à ma hauteur, un valet de chambre vint me demander de passer dans le salon pour y attendre Sa Majesté. L'infortuné chambellan ne trouvant plus alors à la place qu'elle occupait sa Mme de La Tour du Pin, fit des barbouillages sans fin qui prêtèrent à la plaisanterie pendant toute la soirée.

Lorsque l'Impératrice entra dans le salon, elle se montra extrêmement aimable pour moi et pour mon mari, qu'elle avait également fait appeler. Elle exprima le désir de me voir tous les soirs pendant son séjour à Bordeaux et se mit à jouer au trictrac avec M. de La Tour du Pin. On servit du thé et des glaces. J'espérais toujours revoir l'Empereur. La déception fut cruelle quand j'appris que, sur l'arrivée d'un courrier de Bayonne, il avait aussitôt quitté Bordeaux pour s'y rendre.

L'Impératrice était accompagnée de deux dames du Palais, Mme de Bassano et une autre dame dont je ne puis retrouver le nom: de sa charmante lectrice, devenue depuis la belle Mme Sourdeau, dont l'empereur Alexandre fut amoureux; du vieux général Ordener, de M. de Béarn, etc.

L'empereur, quoique ayant, comme on dit vulgairement, sur les bras toute l'Espagne et toute l'Europe, avait pris le temps de dicter l'ordre des journées de l'Impératrice dans le plus minutieux détail et prévu jusqu'à la toilette qu'elle devait porter. Elle n'aurait ni voulu ni pu en déranger la moindre particularité, à moins d'être malade au lit. J'appris par Mme Maret que l'Empereur avait ordonné que nous viendrions, mon mari et moi, tous les jours passer la soirée, ce que nous fîmes.

On s'amusa beaucoup de l'improvisation d'un galant garde national de la grand'garde, qui avait écrit sur la baraque dressée dans la cour pour le poste:

     Vénus ou Madame Maret,
     C'est bonnet blanc ou blanc bonnet.

Ce distique gascon eut un grand succès.

Cependant la pauvre Impératrice commençait à s'inquiéter cruellement des bruits de divorce qui circulaient déjà. Elle en parla à M. de La Tour du Pin, qui la rassura de son mieux. Il s'efforça ensuite d'arrêter les confidences que l'imprudente et légère Joséphine semblait disposée à lui faire et dont il ne paraissait pas prudent de se charger. Elle en voulait beaucoup à M. de Talleyrand, qu'elle accusait de pousser l'Empereur au divorce. Personne ne s'en trouvait plus persuadé que mon mari, car il lui en avait parlé plusieurs fois pendant son dernier voyage à Paris, mais il se garda bien de dévoiler la chose à Joséphine. Accoutumée à l'adulation des uns, à la fausseté des autres, elle trouvait une grande douceur à causer avec M. de La Tour du Pin et à lui ouvrir son coeur sur un sujet qu'elle n'avait osé aborder avec aucune des personnes de son entourage. Elle mourait d'envie de partir pour Bayonne et demandait tous les jours à Ordener: «Quand partons-nous?» À quoi il répondait avec son accent allemand: «En férité, che né sais pas encore.»

Un soir, j'étais assise à côté de l'Impératrice, auprès de la table à thé. Elle reçut un billet de l'Empereur, de quelques lignes, et se penchant vers moi elle me dit tout bas: «Il écrit comme un chat. Je ne puis pas lire cette dernière phrase.» En même temps, elle me tendit le billet en mettant furtivement un doigt sur ses lèvres en signe de mystère. Je n'eus que le temps de lire des tu et des toi, puis la dernière phrase ainsi conçue: «J'ai ici le père et le fils; cela me donne bien de l'embarras.» Depuis, ce billet a été cité, dans une note, mais fort amplifié. Il était de cinq à six lignes, écrit en travers d'une feuille de papier déchiré et plié en deux. Si on me le montrait, je le reconnaîtrais.

Après le thé, le général Ordener s'approcha de l'Impératrice et lui dit: «Votre Majesté partira demain à midi.» Cet oracle prononcé réjouit tout le monde. Le séjour à Bordeaux avait été une cause de dépense pour moi, qui avais dû, depuis dix jours, être parée chaque soir. Je mourais d'envie de revoir mes enfants. Élisa nourrissait son fils et n'était pas venue, à son grand regret, chez l'Impératrice. Elle avait assisté seulement au cercle, où on lui fit un accueil très flatteur. Son mari s'était mis de la garde d'honneur à cheval, dont faisaient partie tous les jeunes gens distingués de Bordeaux.

III

Nous retournâmes donc au Bouilh, et, malgré la bonne réception des hauts personnages que nous avions vus à Bordeaux, nous n'entretenions que peu ou point d'espérances pour l'avenir. Comment croire, en effet, qu'un homme éloigné de toute intrigue, inconnu pour ainsi dire du pouvoir, puisqu'il n'avait été mêlé à rien de ce qui s'était passé depuis des années, vivant retiré dans son château, en une retraite d'autant plus profonde qu'il était à peu près sans fortune, eût attiré le regard de l'aigle maître des destinées de la France.

M. de La Tour du Pin était resté à Bordeaux pour terminer quelques affaires, et je me trouvais assise auprès de ma lampe, en tête à tête avec une pauvre cousine, Mme Joseph de La Tour du Pin, que nous accueillions par bonté. À ce moment—9 heures du soir sonnaient—un paysan envoyé exprès de Bordeaux arriva à cette heure indue avec un billet de mon mari, sur lequel étaient tracés ces simples mots: «Je suis préfet de Bruxelles… de Bruxelles à dix lieues d'Anvers!» J'avoue que j'eus un grand mouvement de joie, dans laquelle la pensée de revoir mon fils me touchait surtout.

M. Maret ignorait la vacance de cette préfecture. Le travail du ministre de l'intérieur arriva à Bayonne, tout comme s'il eût été présenté aux Tuileries ou à Saint-Cloud, car rien n'était jamais dérangé dans les habitudes de l'Empereur. Il bouleversait la monarchie espagnole, il envoyait en prison et en exil ses deux rois, père et fils. Cela lui donnait bien de l'embarras, comme je l'avais lu écrit de sa propre main, mais malgré tout, quand le travail d'un ministre arrivait, il lisait, rectifiait, changeait les nominations. Préfecture de la Dyle: un nom était proposé pour ce poste. Il prend la plume, le raie, et écrit au-dessus: La Tour du Pin. Voilà ce que nous apprit par la suite M. Maret, qui ne soulevait jamais une objection, mais ne faisait aussi jamais une proposition. C'était une très honnête machine.

Mon fils se trouvait à Anvers, assis à son bureau de secrétaire de M. Malouet, lorsqu'il aperçut celui-ci traverser la cour en courant. Or, jamais on n'avait vu M. Malouet, le plus grave des hommes, hâter le pas pour quoi que ce fût. Il entra en criant: «Votre père est préfet de Bruxelles!» Cher Humbert, combien sa joie fut grande!

[152] J'ai négligé d'écrire une particularité que je rapporterai ici. Je trouve, mon cher fils[153] qu'il est déjà assez singulier qu'ayant six mois accomplis de ma soixante-quatorzième année, j'aie conservé un aussi fidèle souvenir de toutes les choses qui me sont arrivées! Cependant l'une d'elles m'avait totalement passé de l'esprit. La voici:

Quelques jours avant le départ de M. de La Tour du Pin du Bouilh pour se rendre à Bruxelles, je reçus un courrier, en grande hâte, de notre ami Brouquens, qui m'annonçait l'envoi d'une voiture à Cubzac. Il m'informait en même temps que le roi Charles IV d'Espagne et son indigne femme[154] arrivaient à Bordeaux, au palais, et que l'Empereur avait ordonné que je servirais de dame d'honneur à la reine pendant son séjour à Bordeaux, qui serait de trois ou quatre jours. Heureusement tous mes vêtements de cérémonie se trouvaient encore chez Brouquens. Mon paquet fut donc bientôt fait. Mon mari m'accompagna, et nous partîmes. Aussitôt à Bordeaux, je m'habillai à la hâte et me rendis au palais, où Leurs Majestés espagnoles venaient d'arriver. En entrant dans le salon de service, je trouvai des gens de connaissance, et le cri: «Venez donc, nous vous attendons pour dîner!» me fut très agréable, car je n'avais pris qu'une tasse de thé en partant du Bouilh.

Le roi et la reine s'était retirés dans leur intérieur avec le prince de la Paix. Je trouvai là M. d'Audenarde et M. Dumanoir, l'un écuyer, l'autre chambellan de l'Empereur; le général Reille, M. Iyequerdo, un chapelain, et deux ou trois autres Espagnols, dont j'ai ignoré les noms, qui ne parlaient pas français. Nous nous mîmes à table. Ces messieurs me dirent que deux autres dames d'honneur avaient été nommées—Mme d'Aux (Élisa) et Mme de Piis—et que j'étais chargée de les avertir d'avoir à se rendre au palais le lendemain à midi. On m'informa, en outre, que Leurs Majestés recevraient les autorités le matin et les dames le soir. M. Dumanoir ajouta que personnellement je devais me trouver au palais à 11 heures pour être présentée à la reine, et que moi-même je présenterais ensuite les deux autres dames d'honneur désignées pour être de service auprès de la souveraine.

Pendant le repas, ces messieurs furent très empressés auprès de leur nouvelle camarade. Ils ne cessaient de répéter qu'ils m'emmèneraient jusqu'à Fontainebleau—menace que je pris fort au sérieux, en m'en défendant, et eux de dire: «Cependant, si l'Empereur le voulait, il faudrait bien marcher!»—Après le dîner, nous tâchâmes de trouver le moyen d'amuser le roi pendant les deux soirées qu'il passerait à Bordeaux, chose d'autant plus difficile qu'il ne voulait pas ou ne pouvait pas aller au théâtre, où l'on craignait l'effet que sa présence produirait. Je me souvins d'avoir entendu dire en Espagne qu'il aimait la musique avec passion, et que chaque soir il faisait sa partie dans un quatuor où il jouait ou croyait jouer l'alto. Nous résolûmes donc d'organiser un petit concert instrumental. On chargea de ce soin le préfet, M. Fauchet, qui, soit dit en passant, était de fort mauvaise humeur parce que sa femme n'avait pas été nommée auprès de la reine. Je n'y pouvais rien. Cette faveur m'avait même fort dérangée.

Une fois rentrée chez moi, il me revint encore dans la pensée qu'à Madrid on prétendait que, lorsque le roi faisait de la musique, il y avait toujours à côté de lui un musicien habitué à faire sa partie. En réalité, le substitut exécutait le passage, en donnant au roi l'illusion que c'était lui qui jouait. Je me promis d'user de la même supercherie, sans cependant la divulguer, par respect pour la Majesté royale déjà si éprouvée.

Le lendemain, à 11 heures, je me trouvai au palais, et M. Dumanoir demanda à entrer chez la reine pour me présenter. Se tournant vers moi, avant d'ouvrir la porte, il me dit: «N'allez pas rire!» Cela m'en donna envie, et, en vérité, il y avait de quoi, car je vis le spectacle le plus surprenant et le plus inattendu.

La reine d'Espagne se tenait au milieu de la chambre devant une grande psyché. On la laçait. Elle avait pour tout vêtement une petite jupe de percale très étroite et très courte, et sur la poitrine—la plus sèche, la plus décharnée, la plus noire que l'on pût voir—un mouchoir de gaze. Sur ses cheveux gris était disposée, en guise de coiffure, une guirlande de roses rouges et jaunes. La reine s'avança vers moi, la femme de chambre la laçant toujours, en opérant ces mouvements de corps que l'on fait quand on veut, en termes de toilette, se retirer de son corset. Auprès d'elle se trouvait le roi, accompagné de plusieurs autres hommes que je ne connaissais pas. La reine demanda à M. Dumanoir: «Qui est celle-là?» Il le lui dit. «Quel est son nom?» fit-elle. Il le lui répéta, et la reine adressa alors au roi quelques paroles en espagnol, auxquelles il répondit en disant que j'étais ou que mon nom était très noble. Puis elle acheva sa toilette, tout en racontant que l'Impératrice lui avait donné plusieurs de ses robes, car elle n'avait rien apporté de Madrid. Ce degré d'avilissement me causa une impression pénible. On passa, en effet, à la souveraine une robe de crêpe jaune, doublée de satin de même nuance, que je reconnus pour avoir été portée par l'Impératrice. Toute envie de rire m'avait alors abandonnée; j'étais plutôt prête à pleurer.

Lorsque la reine fut habillée, elle me congédia. J'allai dans le salon, où je trouvai Élisa et Mme de Piis, et nous attendîmes ensemble l'arrivée des autorités, que je devais présenter à Sa Majesté. À ce moment, un gros homme, avec un emplâtre noir sur le front, traversa le salon. Je le reconnus pour le fameux prince de la Paix. Il passa grossièrement devant nous, sans nous saluer, et nous fûmes d'accord pour constater que ni sa figure ni sa tournure ne justifiaient les faveurs que lui attribuait la chronique scandaleuse.

Les salons étant alors remplis, on avertit la reine. Je lui nommai un à un tous les chefs de corps ou d'administration, à commencer par l'archevêque, le seul à qui elle adressa la parole. M. Dumanoir en fit de même pour le roi, qui se montra beaucoup plus gracieux. La tournée finie, on retourna dans le petit salon, où la reine se mit à me parler tout haut, m'exprimant d'abord son inquiétude d'être sans nouvelles de l'arrivée de la Tudo, la maîtresse du prince de la Paix, puis me disant «qu'elle savait que ses deux fils[155] étaient prisonniers…, qu'elle en était bien aise, qu'il ne leur arriverait jamais autant de mal qu'ils en méritaient, que tous deux étaient des monstres et la cause de tous ses malheurs.» Elle criait tout cela d'une voix très forte et sans que le pauvre bonhomme de roi cherchât à la faire taire. J'en frémissais. Enfin, elle nous congédia en disant: «À ce soir.»

Après avoir résisté aux sollicitations de mes compagnons de la cour improvisée, qui me voulaient à dîner, je rentrai chez moi, où je racontai les propos de cette méchante mère à mon mari.

Le soir, il y eut cercle et présentation de beaucoup de femmes que je ne connaissais pas. Mme de Piis me disait leurs noms, que je répétais à la reine. Puis l'on rentra dans le petit salon, où la musique s'établit, le roi criant à tue-tête: «Manuelito!» C'était le nom[156] du prince de la Paix. On donna au roi son violon; il l'accorda lui-même, puis le quatuor commença, le truchement imaginé par moi jouant la partie du roi, dans laquelle se perdait à tous moments le pauvre prince. On passa ensuite des glaces et du chocolat, et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain, visite d'un quart d'heure le matin, et même musique le soir. Le jour d'après, à ma grande joie, j'appris le prochain départ des membres de la famille royale espagnole. Le préfet et l'archevêque vinrent prendre congé d'eux. Puis nous montâmes en voiture pour gagner le passage de la rivière, car il n'y avait pas encore de pont. Nous trouvâmes là le brigantin tout prêt, et la traversée effectuée, je pris congé de ces malheureux souverains. L'infortuné roi n'avait pas eu l'air un seul instant de comprendre la tristesse de sa position. Son attitude manquait complètement de dignité et de gravité. Pendant le passage de la rivière, il avait causé tout le temps avec mon domestique, qui se trouvait sur le pont. C'était un bon Allemand, qui ne voulait pas croire que ce fût le roi. Il me disait après: «Mais, Madame, il n'a donc pas de chagrin!»

Voilà l'histoire de mes courtes fonctions à la cour du roi Charles IV et auprès de la reine son horrible femme[157].

CHAPITRE XII

I. Commencement d'une nouvelle vie.—Billet à Mme de Maurville.—Choix judicieux de M. de La Tour du Pin pour la préfecture de Bruxelles.—Les premiers préfets de cette ville: MM. de Pontécoulant et de Chaban.—Une note du poème de la Pitié.—II. Départ du Bouilh. Visite à Ussé.—Mlle Fanny Dillon et le prince Pignatelli.—Un projet de mariage de Mlle Fanny Dillon avec le général Bertrand rencontre des difficultés.—Une mission délicate auprès de l'Impératrice Joséphine.—Chagrin et mort de Mme de Fitz-James.—III. Les femmes des fonctionnaires de Bruxelles.—Mme de Chambarlhac et Mme Betz.—La duchesse douairière d'Arenberg. Ses soupers. Son accueil à M. et Mme de La Tour du Pin.—Étude de la société bruxelloise.—Organisation de la maison.—Le comte de Liedekerke.—IV. Napoléon obtient enfin le consentement de Mlle Fanny Dillon à son mariage avec le général Bertrand.—Huit jours pour se marier.—Intervention opportune de Mme de La Tour du Pin.—Rencontre avec le général Bertrand.—Tous les détails de la célébration du mariage réglés par l'Empereur.—V. Mme de La Tour du Pin est reçue par l'Empereur à Saint-Cloud.—La signature du contrat.—Les Bertrand de Châteauroux.—Le mariage à Saint-Leu.—La parure d'émeraudes de la reine Hortense.

I

Voilà donc une nouvelle vie qui commence! Je vais quitter mon potager, mes poules, mes vaches, mes fleurs, mes occupations régulières et tranquilles, conformes à mes goûts, pour aller mener une tout autre existence. Mais la Providence m'avait douée du désir de toujours chercher à faire pour le mieux dans toutes les situations où j'étais placée. C'est vers 9 heures du soir, comme je l'ai dit, que je reçus, par un messager, le billet de M. de La Tour du Pin m'annonçant sa nomination de préfet à Bruxelles. Toute à mes réflexions, je me sentis bientôt importunée par le bavardage sans portée de ma cousine, Mme Joseph de La Tour du Pin. Je lui proposai donc d'aller nous coucher. Ce ne fut pas cependant sans avoir écrit à Mme de Maurville pour lui dire que la nomination de mon mari ne changeait rien à nos positions respectives et que j'espérais qu'elle nous accompagnerait à Bruxelles. Elle se trouvait chez des amis à deux lieues. Je donnai ordre qu'on lui portât mon billet à la pointe du jour, désirant ne pas lui laisser le temps de se poser cette triste question: «Que vais-je devenir?» J'aurais pu la laisser au Bouilh, où son ménage ne nous aurait pas été une dépense. Mais pourquoi ne pas la faire participer à la bonne fortune, quand elle avait partagé la mauvaise? D'ailleurs, son tendre attachement devait nous la rendre très utile. Elle était sans aucune instruction, possédait peu d'esprit, mais beaucoup d'observation, ainsi qu'une très grande capacité à démêler les caractères. Son dévouement pour mon mari était entier et elle avait la préoccupation constante de servir ses intérêts. Mes enfants, elle les considérait comme les siens. Grâce à Dieu! je n'ai jamais eu auprès d'eux de gouvernante, mais je savais que je pouvais les laisser avec Mme de Maurville en toute sérénité, quand des devoirs de société, que je tâchais de rendre aussi rares que possible, m'en séparaient momentanément. Je fis plus de réflexions au cours des quelques heures passées à ce moment seule dans ma chambre, qu'en temps habituel je n'en aurais fait pendant six mois. Dans les événements de la vie, ce que l'on n'a pas pensé dans les premières vingt-quatre heures n'est plus que de l'inutilité ou du rabâchage. Quand mon mari arriva le lendemain matin pour déjeuner, il me trouva déjà toute préparée à l'entretenir du changement de notre existence et à lui confier les arrangements et les projets qui, selon moi, devaient en être la conséquence.

Charlotte avait alors onze ans et demi. Très avancée pour son âge, l'envie de tout apprendre la dévorait. Elle se mit à feuilleter tous les dictionnaires géographiques sur la Belgique, à examiner les cartes du pays, et quand son père, qui la connaissait bien, arriva et qu'il la questionna sur le département de la Dyle, elle en savait déjà tous les détails statistiques. Quant à la petite Cécile, déjà bonne musicienne à huit ans, et sachant bien l'italien, sa première question fut de demander si elle aurait un maître de chant à Bruxelles.

Mon mari fit tout de suite les arrangements nécessaires au Bouilh, et mit malheureusement sa confiance dans un homme dont il croyait pouvoir répondre comme de lui-même. On m'abandonna tous les soins de la maison et des emballages.

M. de La Tour du Pin avait reçu l'ordre de se rendre à Paris sans délai, M. de Chaban, son prédécesseur, ayant déjà quitté Bruxelles pour aller organiser les départements de la Toscane, qui venait d'être réunie à l'Empire. Notre ami Brouquens, plus heureux que mon mari lui-même de sa bonne fortune, vint le prendre quelques jours après, et ils s'en furent ensemble à Paris.

La nouvelle de cette nomination avait surpris tous ceux qui sollicitaient depuis longtemps des grâces sans les obtenir. Personne ne voulut croire qu'on fût venu chercher M. de La Tour du Pin à sa charrue, comme Cincinnatus, pour lui donner la plus belle préfecture de France.

Ce choix était pourtant le plus judicieux que la prodigieuse prévision de Napoléon pût faire, et en voici la raison: Bruxelles était une capitale conquise, et aucun effort n'avait encore été tenté pour la rattacher à la nouvelle patrie. Ville de cour et de haute naissance, on ne l'avait jusqu'alors gouvernée que par des instruments obscurs ou méprisables.

M. de Pontécoulant, son premier préfet, était un homme de naissance et de formes aristocratiques assurément. Ancien officier des gardes françaises, sa jeunesse s'était passée à Versailles et à Paris, et il aurait peut-être réussi à Bruxelles sans sa femme, dont j'ai déjà parlé. Elle passait pour lui avoir sauvé la vie pendant la Terreur. Auparavant, elle avait été la maîtresse de Mirabeau, dont Lejai, son mari, était le libraire. On dit qu'elle avait été jolie, ce dont il ne lui restait aucun vestige. Depuis, étant déjà Mme de Pontécoulant, on l'avait vue dans les salons de Barras, ce qui ne constituait pas une recommandation. Emmenée à Bruxelles par son mari, ses antécédents avaient peu attiré la grande et haute société aristocratique qui jadis formait la cour de l'archiduchesse.

Entouré d'intrigants français qui s'étaient jetés sur la Belgique comme sur une proie, M. de Pontécoulant ne se préoccupait guère des soins de l'administration. L'Empereur l'avait rappelé en le nommant au Sénat, et avait envoyé pour le remplacer M. de Chaban. Homme honnête, éclairé, ferme et excellent administrateur, il avait réformé beaucoup d'abus, puni des malversations et destitué leurs auteurs. Tous ses actes avaient été justes et éclairés. Il suffisait de marcher dans ses voies pour bien administrer le pays. Mais il n'avait exercé aucune action sur l'éloignement moral que les hautes classes conservaient pour la domination française. Cette tâche nous incombait, à mon mari et, j'ose le dire, à moi également, puisque la source de toute influence de cette nature se trouvait dans le salon.

M. de Chaban, il est vrai, était marié, mais sa femme, maladive, obscure, choisie, d'après les on-dit, dans les classes peu élevées de la société, ne recevait pas, et personne, par conséquent, ne l'avait jamais vue.

Une sorte de réputation romantique m'avait précédée à Bruxelles. Je la devais à mes aventures en Amérique, ébruitées par une note[158] du poème de la Pitié, de Delille. Cette dame de la cour de Marie-Antoinette, soeur de l'archiduchesse si aimée de tous en Belgique, qui avait été, dans ces pays lointains, traire les vaches et vivre au milieu des bois, se présentait avec quelque chose de piquant qui excitait la curiosité.

II

Après avoir procédé à tous mes arrangements au Bouilh et fait partir par le roulage tout ce que je croyais devoir nous être utile à Bruxelles de façon à diminuer la dépense très grande de l'établissement d'une maison considérable, je partis en poste avec Mme de Maurville, mes filles[159] et mon petit Aymar. Une personne de Bordeaux, M. Meyer, me prêta une voiture que je vendis pour lui à Bruxelles. Nous nous arrêtâmes deux ou trois jours à Ussé pour voir Mme de Duras, à la grande joie de nos filles à l'une et à l'autre. J'admirai ce beau lieu, que ma chère Félicie vient encore d'embellir et que je ne reverrai plus, puis j'arrivai à Paris, où je restai trois ou quatre semaines chez ma tante, alors établie avec M. de Lally dans sa jolie maison de la rue de Miromesnil, qu'elle a vendue depuis.

Mme Dillon était de retour d'Angleterre depuis longtemps. J'allai la voir, car elle avait très bien accueilli M. de La Tour du Pin quand, l'année précédente, il était passé par Paris, avec Humbert. Ma soeur Fanny avait grandi. Elle était alors âgée de vingt-trois ans, et, sans être jolie, avait l'air très distingué. Plusieurs partis s'étaient présentés pour elle, mais, de tous ses prétendants, celui qu'elle avait préféré et qu'elle aurait épousé n'existait plus: c'était le prince Alphonse Pignatelli. Une maladie de poitrine avait emporté cet aimable jeune homme. Il eût souhaité, avant de mourir, épouser Fanny, afin de pouvoir lui laisser sa fortune. Malgré ses instantes pressantes, elle s'y refusa. Les jours de l'infortuné étaient comptés, et elle estima qu'il y aurait de sa part absence de délicatesse envers la famille de M. Pignatelli, en s'unissant à lui, dans ses derniers moments, quoiqu'elle l'aimât beaucoup et qu'elle eût été heureuse, même en le perdant, de porter son nom. Pour moi, cela me désola, car j'aurais préféré que ma soeur s'appelât Pignatelli plutôt que Bertrand.

Et puisque ce nom vulgaire vient au bout de ma plume, c'est le cas de raconter ce qui s'est passé lors du dernier voyage de mon mari à Paris.

L'Empereur avait itérativement témoigné à l'Impératrice et à Fanny elle-même combien il désirait son mariage avec Bertrand[160], amoureux d'elle depuis longtemps. Ma soeur n'y voulait pas consentir et l'Empereur en était contrarié. Quand il connut ses préférences pour Alphonse Pignatelli, il cessa toutefois ses sollicitations. Mais, après la mort du prince, il recommença ses poursuites. Mme Dillon pria M. de La Tour du Pin, précisément à Paris au moment où elle avait promis une réponse définitive, de voir l'Impératrice pour lui faire part du refus formel de ma soeur. La commission était assez délicate. Cependant il s'en chargea. L'Impératrice le reçut dans sa chambre à coucher, dont la profonde alcôve était fermée, dans la journée, par un épais rideau de grosse étoffe très ample, formant comme un mur de damas brodé et maintenu en place par une lourde bordure de crépines d'or. Elle le fit asseoir à ses côtés, sur un canapé placé contre le rideau. Comme ils étaient en tête à tête, M. de La Tour du Pin fit sans détours à l'Impératrice la commission dont il était chargé, en s'excusant d'apporter une décision contraire aux désirs de l'Empereur. L'Impératrice insistant beaucoup, il exprima dans le cours de la conversation, qui fut assez longue, des sentiments fort aristocratiques qui ne déplurent pas. Enfin, après lui avoir parlé de lui-même, de moi, de nos enfants, de sa fortune, de ses projets, elle le congédia. Mon mari alla aussitôt rendre compte à Mme Dillon de l'entretien qu'il venait d'avoir. Le soir même, chez M. de Talleyrand, celui-ci le prit sous le bras, comme il avait l'habitude quand il voulait causer familièrement dans un coin: «Qu'aviez-vous à faire, dit-il, d'aller refuser le général Bertrand pour votre belle-soeur. Cela vous regardait-il?»—«Mais Fanny l'a voulu, reprit M. de La Tour du Pin, et mon âge me permet de lui servir de père.»—«Enfin, reprit le fin renard, heureusement vous n'avez pas gâté vos affaires avec toute votre aristocratie. On aime cela aux Tuileries maintenant.»—«Qui donc vous a raconté tout cela? demanda mon mari. Vous avez donc vu l'Impératrice?»—«Non pas, répliqua l'autre, mais j'ai vu l'Empereur, qui vous écoutait!» Ce fut peut-être cette conversation entendue derrière un rideau qui fit préfet à Bruxelles M. de La Tour du Pin.

Je trouvai la pauvre Betsy, Mme de Fitz-James[161], à la dernière période de la consomption, à laquelle elle succomba bientôt. Sa délicate et frêle constitution n'avait pu résister au torrent de chagrins dont elle était accablée. Son mari entretenait une maîtresse, avec laquelle on le rencontrait partout, au spectacle, à la promenade, mais jamais on ne le voyait chez la malheureuse femme mourante. Sa mère, Mme Dillon, l'avait recueillie et la logeait. Elle finissait là sa courte et triste vie, emportée par ce que les Anglais appellent a decline[162]. Elle n'avait aucun mal à la poitrine, elle ne souffrait pas. Ses forces, seulement, l'abandonnaient peu à peu. En me voyant, elle me tendit sa petite main décharnée, et, comme je ne pouvais dissimuler mon émotion qui était fort vive, car je l'aimais véritablement, elle me dit: «Il faut rendre grâces à Dieu de me retirer de ce monde, où je n'ai plus rien à espérer.» Et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues pâles. Elle s'éteignit quinze jours après. Sur quatre enfants qu'elle avait eus, il lui en restait trois. L'aîné était un garçon. Elle l'avait perdu pendant sa seconde grossesse. La mort de cet enfant enlevé en quelques heures, la frappa si violemment que celui qu'elle portait en elle fut atteint d'imbécillité. C'était une fille. Mme Dillon la recueillit et la garda toujours auprès d'elle. Après la mort de Mme Dillon, je n'ai pas su ce qu'elle devint. Ses deux autres enfants, des garçons, sont le duc de Fitz-James[163] actuel[164] et son frère Charles[165].

Fanny était très bien traitée par l'Impératrice et par l'Empereur. Comme il désirait qu'elle fût d'un voyage à Fontainebleau, qui venait d'avoir lieu, il lui avait envoyé 30.000 francs pour les frais de sa toilette.

III

Il me serait difficile de raconter mon séjour de Bruxelles avec exactitude. J'y fus reçue avec une extrême bienveillance. On y aime beaucoup le monde, et on était bien aise d'avoir enfin un salon de préfet tenu par une femme qui appartînt à la classe aristocratique. Les femmes des diverses autorités établies dans la ville ne réussissaient pas par leurs manières, et croyaient, très à tort, plaire au gouvernement en ne faisant aucuns frais pour les dames belges. Deux d'entre elles étaient mes supérieures par les places qu'occupaient leurs maris: la femme du général commandant la division dont le chef-lieu était à Bruxelles, et la femme du premier président de la cour impériale, siégeant aussi à Bruxelles.

La première, Mme de Chambarlhac, était une belle Savoyarde, Mlle de Coucy. Elle avait pour neveu M. de Coucy, que nous avons connu depuis. On racontait qu'étant religieuse ou novice, son mari, dans une des campagnes d'Italie, l'avait enlevée et épousée. Quoique âgée de quarante ans, elle était encore assez belle. Accoutumée à vivre avec des militaires de toute espèce, elle avait pris un mauvais ton, entremêlé cependant de certaines lueurs aristocratiques. On comprend que je ne pouvais ni ne voulais me lier avec une semblable personne. Ses antécédents me repoussaient. Je me la représentais toujours en idée avec l'habit de hussard qu'elle avait revêtu, disait-on, pour suivre son mari dans plusieurs campagnes. Quant au général de Chambarlhac, c'était un sot qui, dès le premier jour, entra en hostilité avec mon mari par jalousie.

La seconde femme était celle du premier président, M. Betz, savant allemand de beaucoup d'esprit et de capacité. Elle appartenait à la classe la plus minime de l'échelle sociale. Assez laide à cinquante ans qu'elle avait alors, elle pouvait cependant avoir été belle. On la voyait toujours parée, décolletée, coiffée comme une jeune personne. Je la recevais chez moi, aux grandes soirées, mais je ne me souviens pas d'être jamais entrée chez elle, quoique je ne manquasse pas de lui faire des visites de loin en loin.

La très grande jalousie de ces deux dames provenait de ce qu'elles ne soupaient pas chez la douairière, dont les soupers constituaient la grande distinction et la ligne de démarcation entre les sociétés de Bruxelles.

La douairière: c'est ainsi qu'on désignait la duchesse douairière d'Arenberg, née comtesse de La Marck et la dernière descendante du Sanglier des Ardennes[166]. Elle représentait, comme le disait l'archevêque de Malines, l'abbé de Pradt, l'idéal de la reine-mère. Retirée dans la maison affectée aux veuves de la maison d'Arenberg, elle y avait un état simple, mais noble, et invitait tous les jours à souper un certain nombre de personnes de tout âge, hommes et femmes. Elle dînait toujours seule, sortait en voiture découverte quelque temps qu'il fît, et voyait, dans le cours de la journée, ses enfants, surtout son fils aveugle qu'elle aimait tendrement. Toutes les fois qu'une légère incommodité causée par la goutte empêchait ce dernier de sortir, elle ne manquait pas de se rendre chez lui. À 7 heures, elle recevait des visites jusqu'à neuf. À partir de ce moment, quelqu'un se présentait-il, le suisse demandait si on était invité à souper? Si la réponse était négative, on ne vous admettait pas. Les invités arrivaient alors, et tel était le respect dont on entourait la duchesse, que pas une personne dans Bruxelles ne se serait permis d'arriver à 9 heures et demie. À 10 heures, quand même quelqu'un se serait fait attendre jusqu'à ce moment, elle sonnait, et disait sans impatience: «À présent l'on peut servir.»

Après souper, on jouait au loto jusqu'à minuit. Quand son fils assistait à la soirée, il faisait une partie de whist ou de préférence une partie de tric-trac avec M. de La Tour du Pin, s'il se trouvait là. La réunion ne comprenait jamais plus de quinze ou dix-huit personnes, choisies parmi les plus distinguées de la ville ou parmi les étrangers de marque. Mais la présence d'étrangers était rare, puisque la France, en guerre avec toute l'Europe, ne pouvait être visitée alors comme elle l'a été depuis.

J'avais souvent rencontré Mme la duchesse d'Arenberg à Paris, avant la Révolution, à l'hôtel de Beauvau, où l'on me traitait avec une grande bonté. De plus, je savais avoir été précédée à Bruxelles par des lettres de Mme de Poix et de Mme la maréchale de Beauvau, adressées à la duchesse. Dès le lendemain de mon arrivée j'allai donc, accompagnée de mon mari, voir cette respectable personne. Nous fûmes reçus avec une bienveillance toute particulière et invités à souper pour le lendemain même. La duchesse voulut aussi que je lui présentasse mon fils[167], venu à Bruxelles pour nous recevoir. Ce fut le signal de la considération avec laquelle nous devions être traités. Toute la ville se fit inscrire chez nous. On y vint en personne. Je pris un soin tout particulier de rendre les visites. Je n'en oubliai aucune. J'établis des listes raisonnées de toutes les personnes qui étaient venues chez moi. À la suite du nom, j'inscrivis un extrait des détails que j'avais pu recueillir sur chaque famille dans la conversation ou dans les nobiliaires que je me procurai à la bibliothèque de Bourgogne, qui était et est encore très riche en ouvrages de ce genre. J'avais comme aides dans ce travail, pour le présent, M. de Verseyden de Wareck, secrétaire général de la préfecture, et, pour le passé, un vieux commandeur de Malte, qui venait tous les soirs chez moi, le commandeur de Nieuport. Au bout d'un mois j'étais familiarisée avec le monde de Bruxelles, comme si j'y avais été toute ma vie. Je connaissais les liaisons de tout genre, les animosités, les tracasseries, etc… Ce fut un véritable travail dont je m'occupai avec l'ardeur que j'ai toujours mise à ce qui est nécessaire.

Notre établissement nous coûta beaucoup d'argent. Il me semble que mon mari reçut une certaine somme pour monter sa maison, mais je n'en suis pas sûre. Le personnel de service comprenait deux domestiques en livrée et le garçon de bureau habillé également, un portier, un valet de chambre maître d'hôtel, l'huissier du cabinet, servant aussi les jours de réception, et deux hommes d'écurie. Nous habitions le palais[168] où le roi de Hollande[169] a demeuré depuis. Mon appartement particulier, de plain-pied avec celui des jours de grandes soirées, était agréable et commode. Il comprenait en particulier un joli salon et un billard. Je m'annonçai dès l'abord pour ne jamais recevoir le matin, sous quelque prétexte que ce fût. Les heures de la matinée, en effet, je les consacrais à l'éducation de mes filles, assistant à leurs leçons, ou sortant avec elles pour les promener soit à pied, soit en voiture.

Plusieurs personnes se mirent bientôt dans notre intimité, entre autres M. et Mme de Trazegnies, le prince Auguste d'Arenberg, le commandeur de Nieuport, etc. Mon mari retrouva avec plaisir le comte de Liedekerke[170], un de ses anciens compagnons d'armes, avant la Révolution, dans le régiment de Royal-Comtois, dont M. de La Tour du Pin avait été colonel en second. Le comte de Liedekerke avait épousé Mlle Desandrouin, destinée à être à la tête d'une fortune immense, dont elle possédait déjà une bonne partie. Ils n'avaient qu'un fils[171] et deux filles[172]. Le jeune homme, alors âgé de vingt-deux ans, était auditeur au Conseil d'État. Comme on parlait d'en attacher un à la personne de chaque préfet pour former ces jeunes gens à la connaissance de l'administration et les employer comme secrétaires du cabinet particulier du préfet, M. de Liedekerke pria M. de La Tour du Pin, son ancien colonel, de demander son fils en cette qualité.

Notre fils Humbert quitta Anvers, où M. Malouet avait été pour lui un second père, et revint à Bruxelles pour se livrer à quelques études préparatoires nécessitées par son examen au Conseil d'État, qui devait avoir lieu dans quelques mois.

IV

Au mois de septembre 1808, je reçus une lettre de Mme Dillon, ma belle-mère. Elle m'apprenait que ma soeur s'était enfin décidée, après bien des hésitations et des incertitudes, à épouser le général Bertrand, vaincue par sa constance d'une part, et de l'autre par les instances renouvelées de l'Empereur, à qui on ne pouvait rien refuser, tant il mettait de grâce et de séduction à obtenir ce qu'il désirait. Ma soeur était alors d'une extrême frivolité, d'une frivolité de créole, comme sa mère. Napoléon avait voulu qu'elle accompagnât l'Impératrice Joséphine dans un voyage de Fontainebleau. Pour qu'elle y fût à son avantage, il lui avait envoyé, ainsi que je l'ai dit précédemment, 30.000 francs pour sa toilette pendant les huit jours que dura ce déplacement, au cours duquel il obtint enfin son consentement au projet d'union qu'elle avait écarté si obstinément jusque-là.

Il décida que le mariage se ferait tout de suite, bien que ma soeur alléguât que sa mère venait de perdre sa fille, la pauvre Mme de Fitz-James. L'Empereur, en présence de ces longueurs et jugeant que les deux femmes, abandonnées à elles-mêmes, ne sortiraient jamais de leurs embarras, dit à Fanny: «Faites venir votre soeur, elle arrangera tout. Je pars pour Erfurt dans huit jours. Il faut être mariée alors.»

J'en fus informée par une lettre du duc de Bassano, car ni Mme Dillon, ni Fanny ne surent m'écrire. Quoique la lettre fût très aimable, elle avait si bien l'air d'un ordre, que la pensée de refuser ne me vint pas dans l'esprit. Deux heures après l'avoir reçue, je partais pour Paris. À la pointe du jour, j'arrivai chez Mme d'Hénin, stupéfaite, à son réveil, de me voir auprès de son lit. Elle tenait toujours une chambre à notre disposition dans sa jolie maison de la rue de Miromesnil, où elle habitait alors. Je ne restai auprès de ma tante que le temps de changer de robe et d'envoyer chercher une voiture de remise, et, après avoir pris une tasse de thé, je me fis mener chez Mme Dillon, rue Joubert. Là j'appris que depuis quelques jours elle était à la campagne, non loin de Saint-Cloud, chez Mme de Boigne. Elle n'avait laissé aucun ordre pour moi. Je demandai donc le nom et le chemin de cette maison, et je partis aussitôt pour m'y rendre, ayant auparavant écrit un mot au duc de Bassano pour lui annoncer mon arrivée.

J'arrivai à Beauregard, la maison de Mme de Boigne, au-dessus de la Malmaison, après une heure et demie de route. Onze heures et demie sonnaient quand j'y parvins, et Mme Dillon était encore au lit. Fanny s'écria: «Ah! nous sommes sauvées, voilà ma soeur!» Sa mère, au contraire, fut saisie d'effroi à la pensée du mouvement que mon activité allait lui imprimer. Elle n'avait songé à rien. Je commençai par lui conseiller de se lever, de s'habiller, de déjeuner et de revenir, ainsi que ma soeur, à Paris avec moi. Le général Bertrand arriva à cet instant. Jusque-là, je ne l'avais jamais rencontré, et il savait probablement que mon mari avait été chargé par Mme Dillon de refuser ses propositions de mariage deux ans auparavant. Il se trouva très embarrassé, étant extrêmement timide de son naturel. Pour le mettre à son aise, je lui proposai une promenade dans le parc en attendant le moment où Mme Dillon serait habillée. Pendant cette promenade, qui dura plus d'une heure, nous nous entendîmes si facilement et si bien qu'en rentrant nous avions tout réglé et tout arrangé.

Nous trouvâmes dans le salon Mme de Boigne, que je n'avais pas revue depuis son enfance, et sa mère, Mme d'Osmond, soeur d'Édouard Dillon et de tous les Dillon de Bordeaux. Ni l'une ni l'autre de ces dames ne pouvaient me souffrir. Il fallut pourtant bien, quand on vint annoncer que l'on avait servi, qu'elles me proposassent de déjeuner, ce qui me convenait d'autant mieux que j'en étais encore à la tasse de thé prise à 7 heures du matin chez Mme d'Hénin. Le pauvre général, charmé de trouver enfin quelqu'un qui allait faire cesser les lenteurs de sa future belle-mère, nous vit monter avec bonheur en voiture pour rentrer à Paris, où il promit de nous rejoindre le soir.

Sans entrer dans de plus longs détails, je dirai que le lendemain matin tout était prêt, la signature du contrat décidée et fixée au surlendemain au soir. On afficha à la mairie. Le tribunal s'assembla extraordinairement par ordre. Le grand-juge Régnier fut réveillé à 5 heures du matin pour faire expédier je ne sais quel acte qui devait servir d'extrait de baptême à ma soeur, Mme Dillon ayant perdu celui qu'elle possédait, ou ne l'ayant peut-être jamais eu. Le courrier, même le plus diligent, n'aurait pu aller à Avesnes, en Flandre, où ma soeur était née, et en revenir avant le jour désigné par Napoléon pour le mariage. Il avait, en outre, arrêté que la cérémonie aurait lieu à Saint-Leu, chez la reine Hortense[172]. Ayant annoncé qu'il se pourrait qu'il y assistât, cela rendit ladite reine fort attentive à exécuter de point en point tous les ordres donnés par l'Empereur pour cette solennité. Ainsi, dans un moment où allaient se réunir autour de lui tous les potentats qui étaient alors à ses pieds, le grand homme avait trouvé le temps de régler les plus minutieux détails de la célébration du mariage de son aide de camp favori.

V

Je fus présentée à l'Empereur à Saint-Cloud, par Mme de Bassano. Dès 8 heures du matin, il me fallut être rendue chez elle, en habit de cour et en toque à plumes. Il m'accueillit de la façon la plus gracieuse, me fit des questions sur Bruxelles, sur la société, la haute société, avec un sourire qui voulait dire: «Vous n'aimez que celle-là.» Puis il rit de m'avoir fait lever si matin, et se moqua un peu de Mme de Bassano à ce sujet, moquerie qu'elle prit d'un petit air boudeur qui lui allait à merveille. Il s'occupait fort d'elle alors, comme depuis elle me l'a conté.

Je vous vois sourire, mon fils[173], quand vous lirez que, comme j'arrangeais le salon pour la signature du contrat et que je voulus mettre sur la table une écritoire avec du papier et des plumes, je ne trouvai pas un meuble semblable dans tout l'appartement de ma belle-mère et de sa fille. Bien m'en prit d'y avoir songé. Heureusement le beau marchand de papier d'alors, d'Expilly, demeurait tout près. J'envoyai mon domestique chercher tout ce que la circonstance exigeait, et ma belle-mère fut agréablement surprise de ma présence d'esprit.

Les grands de la terre arrivèrent avec l'époux. On lut les clauses du contrat, dont je n'ai pas conservé le souvenir. Je pense qu'elles étaient favorables à ma soeur. Fanny, fort à son avantage ce jour-là, avait un excellent maintien. Parmi les assistants se trouvaient trois ou quatre Bertrand venus de Châteauroux. Le nom de l'un d'entre eux nous fit échanger un sourire avec M. de Talleyrand. Il était inspecteur des forêts et se nommait Bertrand de Boislarge. Sa femme, très jeune, extrêmement jolie, n'était jamais sortie de son endroit, ce qui la rendait d'une timidité à faire pitié. Je la soignai beaucoup à Saint-Leu, où nous allâmes coucher le lendemain.

La soirée qui précéda le jour du mariage s'écoula d'une façon assez insipide. On fit de la musique. Le déjeuner du lendemain ne fut pas plus amusant. Le mariage devait avoir lieu à 3 heures et demie. Tous les archi arrivèrent: des maréchaux, des généraux, etc. On marcha en cortège à la chapelle. L'abbé d'Osmond, évêque de Nancy, et depuis archevêque de Florence, donna la bénédiction nuptiale. On servit ensuite le dîner, et après dîner on dansa. Il était venu beaucoup de jeunesse de Paris. La reine Hortense, qui aimait la danse et y excellait, se montra cependant de mauvaise humeur à la suite d'un petit incident assez amusant. L'Empereur n'avait pas paru, mais il avait laissé savoir à la reine Hortense qu'après avoir examiné la parure d'émeraudes entourées de diamants que l'Impératrice avait donnée à Fanny, il ne la trouvait pas suffisante. Comme il lui en connaissait une semblable, il la priait de l'ajouter à celle offerte par sa mère pour la compléter. Elle ne s'attendait à rien de ce genre, et cela lui déplut fort. Mais il fallait se soumettre.

CHAPITRE XIII

I. La saison d'hiver à Bruxelles.—L'ennui de la reine Hortense.—Les familles de Solre et du Croy.—Arrivée de Marie-Louise à Compiègne.—Impatience conjugale des nouveaux époux.—Une complaisante permission de l'archevêque de Vienne.—II. Ralliement de la haute société de Bruxelles au gouvernement impérial.—La garde d'honneur.—Napoléon et Marie-Louise à Bruxelles.—La présentation et la partie de whist.—Le dîner avec l'Empereur.—Ses plaisanteries au roi Jérôme.—Bal à l'Hôtel de Ville.—Départ de l'Empereur.—Le descendant d'un connétable du temps de saint Louis.—III. L'été à Bruxelles.—Visite aux chantiers de construction d'Anvers.—L'examen d'Humbert au Conseil d'État.—M. de La Tour du Pin subit une douloureuse opération.—M. Dupuytren et Mlle Boyer.—IV. Entreprise des Anglais sur Flessingue et sur Anvers.—Le plan de campagne de l'archevêque de Malines.—L'hôpital improvisé de la Cambre.—Intrigues contre M. de La Tour du Pin.—Irritation de l'Empereur calmée par le sous-lieutenant Loiseau.—M. Casimir de Montrond prisonnier à Ham.—V. Humbert part pour la sous-préfecture de Florence.—Un congé au général Bertrand.—Les 300 livres sterling de M. de Lally.—M. de Chateaubriand et son trio d'adoratrices.—Son premier livre.—Les mémoires de Mme de La Rochejaquelein annotés par l'Empereur.—L'Avocat Patelin aux Tuileries.—VI. Premiers symptômes d'accouchement de Marie-Louise.—Un congé équivoque.—Naissance du Roi de Rome.—Victor Sambuy à la poursuite de 10.000 francs de rente.—L'ondoiement.—Les vieux grognards.—Un enfant qui n'a pas l'air d'être né le matin de ce même jour.

I

Je retournai à Bruxelles après quelques grands dîners de noce très ennuyeux, en particulier chez les quatre témoins, MM. de Talleyrand, de Bassano, Lebrun; j'ai oublié le nom du quatrième. Je partis avec joie pour retrouver mon mari et mes enfants. L'automne et l'hiver s'écoulèrent fort agréablement à Bruxelles. Je donnai deux ou trois beaux bals. Mme de Duras vint passer quinze jours auprès de nous avec ses filles[174]. Je les fis danser et les menai au spectacle, dans une excellente loge de la préfecture. Elles s'amusèrent beaucoup.

La reine Hortense avait traversé Bruxelles au cours du dernier voyage qu'elle fit pour rejoindre son mari pendant quelques jours à Amsterdam. Je la vis à son passage. Elle affectait un ennui sans exemple de la nécessité d'aller remplir ses devoirs de reine.

Je ne me souviens plus si ce fut cette année-là qu'elle reçut à Aix-la-Chapelle la nouvelle de l'accouchement de sa belle-soeur[175], survenu à Milan à 9 heures du matin. On le savait à midi à Paris, à 1 h 30 à Bruxelles, et, par un courrier de la poste à cheval, à 8 heures du soir à Aix-la-Chapelle. Le télégraphe, la vapeur et les chemins de fer ont changé le monde!

C'est vers ce même temps, me semble-t-il, que la fille unique du prince de Solre épousa Fernand de Croy, son cousin. Fernand de Croy était le second fils du duc de Croy, frère aîné du prince de Solre. Le mariage fut célébré au château du Roeulx en grande pompe et avec une splendeur toute aristocratique. Cette belle habitation est située dans les environs de Mons, et hors des confins du département de la Dyle. M. de Solre, que j'avais connu tout jeune, ainsi que ses frères, dans mon enfance, venait souvent à Bruxelles. Aucun membre de la famille ne s'était rapproché du régime impérial. Le duc de Croy, père du nouveau marié, habitait en Westphalie, la petite principauté de Dülmen, où il était souverain. Le duc d'Havré, père de la princesse de Solre et oncle du prince, se trouvait en Angleterre auprès de Louis XVIII. Toute cette famille déplaisait à l'Empereur. Il voulut ou crut les intimider en les persécutant. La noce, célébrée au Roeulx, lui en fournit le prétexte. M. de Solre et tous les siens furent exilés au Roeulx. Cela touchait presque au ridicule, car aucun d'eux n'avait l'intention de s'en absenter. Le duc de Montmorency s'en tira en faisant entrer son fils au service et en acceptant que sa femme devînt dame du palais de la nouvelle Impératrice. M. de Vérac fut fait chambellan. On envoya M. de Caraman en exil en Piémont, où il resta enfermé à Ivrée pendant quelque temps.

N'ayant pas la prétention d'écrire l'histoire, je ne dirai rien du mariage de l'empereur Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise. Je rapporterai seulement ce que ma soeur me raconta de l'arrivée de cette princesse à Compiègne. Elle en avait été témoin oculaire, et pouvait d'ailleurs par son mari, Bertrand, savoir certaines choses que d'autres ignoraient.

L'Empereur se trouvait donc à Compiègne avec les nouvelles dames de l'Impératrice, et dans une impatience sans bornes de voir sa nouvelle épouse. Une petite calèche attendait tout attelée dans la cour du château pour le conduire au-devant d'elle. Lorsque l'avant-courrier parut, Napoléon se précipita dans la calèche et partit à la rencontre de la berline qui contenait cette épouse tant désirée. Les voitures s'arrêtèrent. On ouvrit la portière et Marie-Louise s'apprêtait à descendre, mais son époux ne lui en donna pas le temps. Il monta dans la berline, embrassa sa femme et, ayant repoussé sans façon sa soeur, la reine de Naples, sur le devant de la voiture, il s'assit à côté de Marie-Louise. En arrivant au château, il descendit le premier, lui offrit son bras et la mena dans le salon de service, où toutes les personnes invitées étaient rassemblées. Il faisait déjà nuit. L'Empereur présenta, l'une après l'autre, toutes les dames de la maison, puis les hommes. Cette présentation terminée, il prit l'Impératrice par la main et la conduisit dans son appartement. Chacun crut que la souveraine procédait à sa toilette. On attendit une heure, et l'on commençait à avoir grande envie de souper, lorsque le grand chambellan vint annoncer que leurs Majestés étaient retirées.—Bertrand dit à l'oreille de sa femme: «Ils sont couchés.» La surprise fut grande, mais personne n'en laissa rien voir, et on alla souper.

Ma soeur apprit le lendemain par son mari que Marie-Louise avait présenté à l'Empereur une permission ou déclaration signée de l'archevêque de Vienne, attestant «que le mariage par procureur était suffisant pour que l'on pût se livrer à la consommation sans plus de cérémonie».

Comme mon beau-frère était l'homme le plus véridique, je ne doute pas un moment de l'authenticité de cette particularité.

II

À Bruxelles, on célébra par de grandes réjouissances ce mariage avec une archiduchesse. Les souvenirs de la domination autrichienne étaient loin d'être effacés. La noblesse de Bruxelles, jusqu'alors peu rapprochée du nouveau gouvernement, attirée maintenant par les bonnes façons d'un préfet de la classe aristocratique, trouva le moment favorable pour renoncer à ses anciennes répugnances, qui commençaient à lui peser.

M. de La Tour du Pin forma une garde d'honneur pour faire le service du château de Laeken, lorsqu'il apprit que l'Empereur allait amener la jeune Impératrice dans la capitale des anciennes possessions de son père[176] en Belgique. Cette garde fut uniquement composée de Belges, à l'exclusion de tout employé français. Le marquis de Trazegnies en prit le commandement. On lui adjoignit le marquis d'Assche comme commandant en second. Beaucoup de membres des premières familles de Bruxelles figurèrent dans ses rangs. Les jeunes gens qui se destinaient à une carrière, soit dans l'administration, soit dans le militaire, profitèrent de cette occasion pour se faire connaître. Parmi eux se trouvait le jeune de Liedekerke[177], ainsi que notre pauvre fils Humbert. L'uniforme était fort simple: habit vert avec pantalon amaranthe. C'était un corps à cheval et très bien monté. Ma soeur vint à Bruxelles et logea à la préfecture. Elle assista à un grand dîner que nous donnâmes en l'honneur de cette garde et où les femmes parurent avec des rubans aux couleurs de l'uniforme.

Rien n'est fastidieux comme la description des fêtes. Je laisserai donc de côté le récit du détail des illuminations, des transparents, etc., etc., dont j'aurais d'ailleurs peine moi-même à me souvenir.

L'Empereur arriva pour dîner à Laeken. Le lendemain, il reçut la garde d'honneur et toutes les administrations. Le maire, le duc d'Ursel, lui présenta la municipalité. Le soir, il y eut cercle, et je présentai les dames, que je connaissais presque toutes. Marie-Louise n'adressa à aucune d'elles un mot personnel. Le nom le plus illustre—celui de la duchesse d'Arenberg ou de la comtesse de Mérode, née princesse de Grimberghe, par exemple—ne frappa pas plus son oreille que celui de Mme P…, femme du receveur général.

Après le cercle, on m'appela à l'honneur de jouer avec Sa Majesté. Je crois que ce fut au whist. Le duc d'Ursel me nommait les cartes qu'il fallait jeter sur la table et me prévenait lorsque c'était à moi à donner. Cette espèce de comédie dura une demi-heure. Il me semble que le comte de Mérode était mon partner et M. de Trazegnies celui de l'Impératrice. Après quoi, l'Empereur s'étant retiré dans son cabinet, on se sépara, et je fus charmée de retourner chez moi.

Le lendemain devait avoir lieu un grand bal à l'Hôtel de Ville. Aussi fus-je un peu contrariée lorsqu'on me pria à dîner à Laeken, car je ne voyais pas trop comment je trouverais le moment de changer de toilette ou au moins de robe entre le dîner et le bal. Toutefois le plaisir de voir et d'entendre l'Empereur pendant deux heures était trop grand pour que je ne sentisse pas tout le prix d'une telle invitation. Le duc d'Ursel m'accompagna, et comme il devait ensuite se trouver à l'Hôtel de Ville pour recevoir l'Empereur, je donnai ordre que ma femme de chambre s'y trouvât avec une autre toilette toute prête.

Ce dîner a été une des choses de ma vie dont j'ai conservé le souvenir le plus agréable. Voici quelles étaient les places occupées par les convives, au nombre de huit: l'Empereur: à sa droite, la reine de Westphalie puis le maréchal Berthier, le roi de Westphalie, l'Impératrice, le duc d'Ursel, Mme de Bouillé, enfin moi, à la gauche de l'Empereur. Il me parla, presque tout le temps, sur les fabriques, les dentelles, le prix des journées, la vie des dentellières, puis des monuments, des antiquités, des établissements de charité, du béguinage[178], des moeurs du peuple. Par bonheur, j'étais au courant de tout cela. «Combien gagne une dentellière?» dit-il au duc d'Ursel. Le pauvre homme s'embarrassa un peu en cherchant à exprimer le chiffre en centimes. L'Empereur vit son hésitation, et, s'adressant à moi: «Comment se nomme la monnaie du pays?»—«Un escalin ou soixante-trois centimes,» dis-je.—«Ah! c'est bien,» fit-il.

On ne resta pas plus de trois quarts d'heure à table. En rentrant dans le salon, l'Empereur prit une grande tasse de café et recommença à causer. D'abord sûr la toilette de l'Impératrice, qu'il trouva bien. Puis, s'interrompant, il me demanda si je me trouvais convenablement logée. «Pas mal, lui répondis-je, dans l'appartement de Votre Majesté.»—«Ah! vraiment, dit-il, il a coûté assez cher pour cela. C'est ce coquin de…»—le nom m'échappe—«le secrétaire de M. Pontécoulant, qui l'a fait arranger. Mais la moitié de la dépense a passé dans sa poche, n'en déplaise à mon frère,» ajouta-t-il en se tournant vers le roi de Westphalie, «qui l'a pris à son service, car il aime les fripons.» Et il leva les épaules. Jérôme se préparait à répondre, lorsqu'il s'aperçut que l'Empereur avait déjà abordé un tout autre sujet de conversation. Il avait sauté au duc de Bourgogne[179] et à Louis XI, d'où il descendit assez brusquement à Louis XIV, en disant qu'il n'avait été vraiment grand que dans ses dernières années. Constatant avec quel intérêt je l'écoutais, et surtout que je le comprenais, il retourna à Louis XI, et s'exprima ainsi: «J'ai mon avis sur celui-là, et je sais bien que ce n'est pas l'avis de tout le monde.» Après quelques mots sur les hontes du règne de Louis XV, il prononça le nom de Louis XVI, sur quoi, s'arrêtant avec un air respectueux et triste, il dit: «Ce malheureux prince

Puis il parla d'autre chose, se moqua de son frère, qui accueillait en Westphalie le rebut de la population française, et Dieu sait le nombre de mauvaises plaisanteries que Jérôme aurait emboursées si, à ce moment, quelqu'un n'avait dit qu'il faudrait partir pour le bal.

M. d'Ursel et moi, nous nous précipitâmes en voiture, et ses chevaux d'un temps de galop, nous menèrent à l'Hôtel de Ville. Je montai quatre à quatre. Une toilette toute prête m'attendait; je la revêtis, et je pus être rendue dans la salle de bal, ayant changé entièrement de costume, quand l'Empereur arriva.

Il me fit compliment sur ma promptitude et me demanda si je comptais danser. Je répliquai que non, parce que j'avais quarante ans. À quoi il se mit à rire, en disant: «Il y en a bien d'autres qui dansent et qui ne dévoilent pas leur âge comme cela.» Le bal fut beau. Il se prolongea après le souper, où l'on but à la santé de l'Impératrice, avec l'arrière-pensée qu'elle pourrait bien avoir des raisons pour n'avoir pas dansé.

L'Empereur et sa jeune épouse partirent le lendemain matin. Un yacht très orné les transporta jusqu'au bout du canal de Bruxelles, où ils trouvèrent des voitures qui les menèrent à Anvers. En entrant dans le yacht, M. de Le Tour du Pin aperçut le marquis de Trazegnies, commandant de la garde d'honneur. Craignant que l'Empereur ne l'invitât pas à prendre place dans le yacht, où il ne pouvait tenir que peu de monde, il le nomma en ajoutant: «Son ancêtre connétable sous saint Louis.» Ces mots produisirent un effet magique sur l'Empereur, qui appela aussitôt le marquis de Trazegnies et causa longuement avec lui. Peu de temps après, sa femme fut nommée dame du palais. Elle fit semblant d'être fâchée de cette nomination, quoique au fond elle en fût ravie. Mme de Trazegnies est née Maldeghem et sa mère était une demoiselle d'Argenteau.

III

Après ce voyage de l'Empereur, nous reprîmes notre train de vie ordinaire à Bruxelles. L'été se passa à visiter les différentes maisons de campagne où l'on nous invitait à dîner. Nous allâmes à Anvers pour assister au lancement d'un gros vaisseau de soixante-quatorze, l'un des neuf en ce moment sur le chantier. Notre excellent ami, M. Malouet, était à la tête des travaux en sa qualité de préfet maritime. Tous les détails de ces constructions m'intéressaient au dernier point, et ma fille Charlotte, dont l'intelligence précoce et la perspicacité étaient si remarquables, acquérait une foule d'idées et de connaissances nouvelles dont, hélas! elle n'a pas joui longtemps.

Notre fils Humbert se rendit à Paris pour passer son examen. C'était une chose bien imposante pour un jeune homme de vingt ans que de répondre à toute la série de questions que l'on posait. Mais ce l'était bien plus encore lorsque l'Empereur, assis dans un fauteuil et devant qui le patient se tenait debout, prenait la parole et vous demandait des choses tout à fait inattendues. Humbert entendit l'examinateur dire à l'oreille de Napoléon, en le désignant: «C'est un des plus distingués,» et cette bonne parole le réconforta. L'Empereur lui demanda s'il connaissait quelque langue étrangère. À quoi il répondit: «L'anglais et l'italien, comme le français.» Ce fut cette facilité avec laquelle il parlait italien qui décida sa nomination à la sous-préfecture de Florence. Afin d'augmenter le nombre de places disponibles pour les auditeurs, on en envoyait comme sous-préfets dans les chefs-lieux, où les préfets les avaient jusqu'alors suppléés.

Quoique le temps qui s'est écoulé depuis l'époque dont je vais entreprendre le récit ait un peu brouillé mes souvenirs, il me semble que c'est dans l'été de l'année 1809[180] qu'eut lieu la ridicule entreprise des Anglais sur Flessingue et sur Anvers.

M. de la Tour du Pin venait de subir la douloureuse, opération de l'extirpation d'un ganglion qui s'était formé sous la cheville du pied. Depuis bien des années, toutes les fois qu'il heurtait cette petite tumeur, pas plus grosse qu'un pois, il ressentait une vive douleur. Dans les derniers mois, elle avait un peu grossi, ce qui l'exposait par conséquent davantage à en souffrir par le contact avec quelque corps dur. Ayant consulté un mauvais chirurgien de Bruxelles, celui-ci lui ordonna d'appliquer un caustique sur la partie malade, afin de détruire la peau et de rendre ainsi plus facile l'extirpation de la tumeur. Mon mari suivit malheureusement ce conseil. Quelques heures après l'application du caustique, il fut pris de douleurs atroces et une vive inflammation envahit tout le pied. Cela m'inquiétait, et j'envoyai une consultation, écrite par mon excellent médecin, M. Brandner, à ma tante à Paris. Elle la porta elle-même chez M. Boyer, qui la lut avec attention et écrivit en bas, avec une brutale franchise: «Si M. de La Tour du Pin n'est pas opéré d'ici quatre jours, dans huit il faudra lui couper la jambe.»

Cet arrêt terrifia Mme d'Hénin et la décida à expédier à Bruxelles M. Dupuytren, premier élève de M. Boyer. Il arriva à 5 heures du matin, et alla au bain avant de venir à la préfecture. Peu d'instants auparavant, j'avais reçu la lettre de ma tante, m'annonçant l'arrivée du chirurgien et me communiquant la déclaration de M. Boyer.

M. Dupuytren entra, visita la plaie, et comme mon mari lui demandait quand aurait lieu l'opération, il répondit: «Tout de suite.» Puis, après avoir parlé un moment à son aide, il me pria de me retirer, ajoutant que la chose serait bientôt faite. J'allai dans la pièce voisine, et les vingt minutes que dura l'opération me parurent vingt heures. Lorsque M. Dupuytren sortit, il me dit qu'il n'avait jamais fait une opération plus difficile. La sueur ruisselait de son front. Il se retira dans la chambre préparée à son intention et se coucha. Je trouvai mon pauvre mari fort pâle, et notre fils Humbert, qui était resté auprès de son père, plus pâle encore. Cependant le malade ne souffrait pas et s'endormit bientôt paisiblement. Il n'avait pas fermé l'oeil depuis dix jours.

Le soir, je comptai cent louis à M. Dupuytren plus les frais de poste de son voyage, et dix louis à son aide. Je lui donnai, de plus, un joli voile de dentelle, en le priant de l'offrir de ma part à Mlle Boyer, qu'il devait, disait-il, épouser dans quelques jours. Mais le mariage n'eut pas lieu. M. Dupuytren se brouilla avec M. Boyer, son maître et son bienfaiteur, n'épousa pas sa fille et garda mon voile.

IV

M. de La Tour du Pin se remettait à peine de l'opération qu'il venait de subir. Il ne marchait même pas encore, lorsqu'un matin, ou, pour mieux dire, une nuit, un exprès de M. Malouet apporta la nouvelle de l'entrée dans l'Escaut de la flotte anglaise, forte de plusieurs vaisseaux de haut bord et d'une multitude de bâtiments de transport. À la pointe du jour, le télégraphe l'avait apprise à Paris, d'où Napoléon était absent. L'archichancelier Cambacérès mit une grande activité à réunir des troupes. Tous les détachements furent transportés en poste. Il en résulta une activité et un mouvement prodigieux. Les Anglais, au lieu de prendre Anvers et détruire nos arsenaux et nos chantiers, comme cela leur eût été facile, s'amusèrent à assiéger Flessingue. Ils laissèrent ainsi le temps à Bernadotte de rassembler une armée composée de gardes nationales et des garnisons de quelques places. On peut lire les détails de cette ridicule tentative des Anglais dans tous les mémoires du temps. M. de La Tour du Pin n'avait rien à faire avec le militaire. Il réunit cependant toute la garde nationale du département de la Dyle, mais on l'accusa dans la suite d'y avoir mis de la lenteur, comme on le verra plus loin.

Je rapporterai ici une petite anecdote personnelle assez singulière.

Nous étions si animés par l'intérêt qu'inspirait cette expédition, que nous allions presque tous les jours à Anvers. À cette époque, le chemin de fer n'existait pas. Nous avions donc échelonné sur la route, comme relais, trois chevaux de tilbury. L'un d'eux se trouvait à Malines. Nous partions de Bruxelles à 5 heures du matin. À 8 heures nous arrivions à Anvers, où nous déjeunions avec M. Malouet, et à midi nous étions de retour à Bruxelles pour le courrier. Un jour, pendant le trajet, nous prenions une tasse de café chez l'archevêque de Malines, de Pradt, et dans la conversation, qui avait pour objet cette fameuse expédition des Anglais, l'archevêque nous dit: «Ce lord Chatham n'est qu'une bête. Au lieu d'entrer dans l'Escaut, d'où il ne sait plus comment sortir, il aurait dû descendre à Breskens et débarquer ses troupes là où nous n'avions pas un homme à leur opposer. Il aurait alors mis une partie de la Belgique à contribution: à Bruges, à Gand, à Bruxelles, etc.» M. de Pradt n'oublia aucun détail de ce plan de campagne. Il traça la route qu'on aurait dû suivre, stipula les sommes, les argenteries qu'on aurait prises, les églises, les caisses que l'on aurait pu piller, et termina en s'écriant: «Et qu'aurait-il fait, lui, là-bas, au fond de l'Allemagne?» Tout cela, dit sur un ton cavalier et décidé, peu en harmonie avec l'habit ecclésiastique, me parut si comique, qu'en rentrant à Bruxelles je me mis à l'écrire à ma tante, à ce moment à Mouchy, auprès de Mme de Poix. Ma lettre n'arriva pas à destination, et je dirai plus bas ce qu'elle devint.

Les gardes nationales des Vosges et des départements de l'Est, arrivées en poste de leurs montagnes, furent envoyées dans l'île de Walcheren, où bientôt la fièvre les attaqua plus vivement que les Anglais. Au bout de huit jours, les hôpitaux d'Anvers, de Malines, de Bruxelles, regorgèrent de malades. M. de La Tour du Pin en installa un dans le nouveau dépôt de mendicité, qu'on venait d'établir près de Bruxelles, dans l'abbaye de la Cambre. La popularité dont il jouissait dans toutes les classes se montra, en réponse à un appel personnel qu'il adressa au public pour l'engager à contribuer par des dons à l'installation de l'hôpital. En vingt-quatre heures, 300 matelas, 400 paires de draps, etc., furent déposés à la préfecture et transportés de là à la Cambre. Je visitai, quelques jours après, l'hôpital ainsi improvisé. Les malades étaient tous de jeunes conscrits. Dans une salle de cent lits, on ne voyait pas un visage qui eût plus de vingt ans. Le spectacle était affligeant.

Les ennemis de mon mari ne manqueront pas, le général Chambarlhac en tête, de tâcher de le desservir, au retour de l'Empereur, en prétendant que la garde nationale de Bruxelles n'avait pas marché à Anvers par la faute du préfet. M. Malouet venait d'être nommé conseiller d'État, et l'avertit des intrigues que l'on fomentait, contre lui. Le duc de Rovigo, entre autres, poussait au déplacement de M. de La Tour du Pin pour une raison personnelle. Il avait envoyé à Bruxelles Mme Hamelin, célèbre intrigante et femme perdue de moeurs, pour engager M. de La Tour du Pin à négocier le mariage de son beau-frère, M. de Faudoas, avec Mlle de Spangen, depuis Mme Werner de Mérode. Mon mari s'y refusa absolument et mit ainsi obstacle à l'union de cette jeune personne avec un très mauvais sujet. Elle lui en a conservé une vive et durable reconnaissance.

L'Empereur fit une course en Belgique, mais il passa quelques heures seulement à Laeken. Mon mari s'y rendit et demanda une audience particulière. Avant qu'elle n'eût lieu, on annonça le corps de ville et l'état-major de la garde nationale. Napoléon, sur les rapports qui lui avaient été faits, les traita très durement. Le chef de la garde nationale, dont j'ai oublié le nom, chercha à se justifier en attaquant le préfet. Alors un jeune sous-lieutenant de la garde, sortant du groupe des officiers, dit hardiment: «Je demande la permission à Votre Majesté de démentir tout ce que Monsieur vient de dire.» Puis, entrant en matière, il expliqua tout ce qui s'était passé avec une hardiesse et une lucidité dont l'Empereur fut charmé. Il l'écouta jusqu'au bout sans l'interrompre. Quand il eut fini, il le frappa sur l'épaule et dit: «Vous êtes un brave petit homme. Qui êtes-vous?—«Chef du bureau de la garde nationale à la préfecture.»—«Votre nom?»—«Loiseau.» L'Empereur, se retournant alors vers les accusateurs, prononça ces paroles: «Tout ce qu'il a dit est la vérité.» En rentrant dans son cabinet, il fit appeler M. de La Tour du Pin, et l'écouta avec bienveillance, d'irrité qu'il était auparavant.

Le soir même, Loiseau recevait un brevet de sous-lieutenant dans un régiment, et se mettait en route le lendemain pour rejoindre son corps. Le pauvre garçon a pris part depuis à toutes les campagnes. À la dernière, il eut la figure fracassée. Je crois qu'il en est mort.

Je connaissais depuis ma première jeunesse Casimir de Montrond, dont on a tant parlé et si diversement. Sa mère était amie de couvent de ma tante, Mme d'Hénin, et quoique leurs existences fussent bien différentes, elles avaient conservé de l'amitié l'une pour l'autre. M. de La Tour du Pin avait en outre fort protégé le jeune Casimir au moment de son entrée au service. Nos relations avec lui revêtaient donc le caractère d'une véritable cordialité, lorsque nous nous rencontrions de loin en loin. Il venait d'aller à Aix-la-Chapelle pour retrouver la princesse Borghèse avec qui il paraissait être très bien. À son retour, il trouva à Anvers ni plus ni moins que Napoléon. Je ne sais pas ce qui se passa, mais le lendemain, comme nous déjeunions, on me remit un billet de M. de Montrond, ainsi conçu: «Excusez-moi de ne pas venir vous demander une tasse de thé, à cause de deux gendarmes qui veulent bien me conduire au château de Ham.» Mon mari se rendit aussitôt à l'hôtel de Bellevue, où on le gardait étroitement, et le vit monter en voiture pour Ham. On le retint là prisonnier, je crois, près de deux ans. Son ami intime, M. de Talleyrand, ne s'en embarrassa guère.

V

Vers la fin de l'hiver de 1810 à 1811, nous allâmes, M. de La Tour du Pin et moi, passer deux mois à Paris pour y accompagner notre fils Humbert, qui partait pour Florence. Ma soeur Fanny était à Paris avec ses deux enfants, dont le dernier, la petite Hortense, n'avait que trois mois. C'est au retour d'un long voyage fait en Allemagne en compagnie de son mari, le général Bertrand, et au cours duquel elle versa plusieurs fois, qu'elle accoucha. Peu de temps avant ses couches, elle avait passé quelques jours à Bruxelles avec moi. Le général Bertrand accompagnait l'Empereur dans une visite des abords d'Anvers. À un moment donné, il roula avec son cheval au bas d'une digue. L'Empereur lui cria du haut du talus: «Avez-vous la jambe cassée?»—«Non, Sire.»—«Eh! bien, allez chez votre belle-soeur, à Bruxelles. Vous me rejoindrez à Paris.» Ils restèrent chez nous, l'un et l'autre, jusqu'au jour où Fanny, étant déjà dans le neuvième mois de sa grossesse, se décida à partir pour aller accoucher à Paris.

Nous avions laissé à Bruxelles Mme d'Hénin, mes filles[181] et M. de Lally, qui passait pour un prisonnier anglais. Il était très intéressé à ne pas perdre cette qualité, afin de conserver une pension de 300 livres sterling que lui payait, à ce titre, le gouvernement anglais, je n'ai jamais su pourquoi.

Je retrouvai à Paris Mme de Bérenger. Elle logeait dans la maison même où nous avions un appartement. Je la voyais tous les jours, à Bruxelles, lorsqu'elle se trouvait chez son père, le comte de Lannoy. Ce dernier était sénateur. Quand il allait siéger à Paris, sa fille l'accompagnait. Mme de Bérenger, Mme de Levis et Mme de Duras étaient les trois prêtresses du temple où l'on déifiait M. de Chateaubriand. Il se laissait flatter, aimer, admirer etc., par ces trois femmes avec une exagération dont le spectacle me paraissait véritablement burlesque. Également jalouses l'une de l'autre, sous les apparences d'une intime amitié, elles ne perdaient pas une occasion de se déprécier réciproquement aux yeux du dieu qui avalait leur encens avec une rare complaisance.

Mon séjour à Paris donna à deux d'entre elles, Mmes de Duras et de Bérenger, l'espoir que j'accepterais de les éclairer mutuellement sur la dose de soins que le grand homme accordait à l'autre. Mais elles n'obtinrent rien de ma discrétion.

Mme de Duras me trouva un matin lisant un volume que M. de Narbonne m'avait prêté. C'était le tout premier ouvrage[182] de M. de Chateaubriand, écrit à son retour d'Amérique, dans des idées révolutionnaires et irréligieuses très accentuées. Il l'avait publié en Angleterre à très peu d'exemplaires et avait ensuite fait tout son possible pour les retrouver et les brûler. On ne connaissait pas l'ouvrage à Paris, et l'exemplaire que je lisais était peut-être le seul qui y fût parvenu. Mme de Duras, en apprenant ce que je lisais, se jeta sur moi comme une lionne pour m'arracher le livre. Je m'assis dessus, et elle ne put parvenir à s'en emparer par la force. Ma pauvre amie se mit alors à mes genoux et me conjura, en versant des larmes, de lui donner le volume. Je résistai à ses instances, et elle me quitta furieuse et désespérée. On aurait dit une vraie scène de mélodrame.

Une autre de mes lectures fut aussi bien curieuse et intéressante. C'était celle des Mémoires[183] de Mme de La Rochejaquelein. Elle avait confié son manuscrit à M. de Talleyrand pour le remettre à Napoléon, qui désirait le lire. Par une sorte de défiance du duc de Rovigo, alors ministre de la police, M. de Talleyrand ne voulut pas se dessaisir du manuscrit original et en dicta lui-même le texte à un secrétaire, et c'est cette copie remise à l'Empereur, et annotée par celui-ci au crayon, qu'il me prêta[184]. On y voyait tantôt des phrases soulignées, tantôt des points d'exclamation à la marge, des: «Bien!… beau!… superbe!… oh! oh!… héros de l'Arioste!… etc.» On s'imaginait volontiers que le vers: «Si je n'étais César…[185]» était venu à la pensée du souverain. Je ne saurais dire l'intérêt que cette lecture eut pour moi.

Mon cher Humbert partit pour Florence. Ce départ, prologue d'une longue absence, me fut bien sensible. Vous possédez, cher Aymar[186], les trois cent cinquante lettres qu'il m'a écrites dans sa trop courte vie. J'étais son amie autant que sa mère. Son éloignement me causa une douleur que chacune de ses lettres renouvelait. Aussi désirais-je vivement retourner tout de suite à Bruxelles. Mais mon mari trouvait convenable de ne pas quitter Paris avant les couches de l'Impératrice, attendues d'un moment à l'autre.

Un soir, on me pria au spectacle donné aux Tuileries, dans une petite galerie où avait été construit un théâtre. On se réunissait dans le salon de l'Impératrice. L'Empereur vint droit à moi. Avec une extrême bienveillance, il me parla d'abord de mon fils[187], puis s'écria sur la simplicité de ma robe, sur mon bon goût, sur mon air si distingué, et cela à la grande surprise de quelques dames couvertes de diamants, qui se demandaient quelle pouvait bien être cette nouvelle venue. En entrant dans la galerie, on me plaça sur une banquette très rapprochée de l'Empereur. Des acteurs admirables jouèrent L'Avocat Patelin[188]. La pièce, très comique, amusa singulièrement Napoléon. Il riait aux éclats. La présence du grand homme ne m'empêcha pas d'en faire autant. Cela lui plut beaucoup, comme il le dit après, en se raillant des dames qui avaient cru devoir garder leur sérieux.

On considérait comme une grande faveur d'être invité à ce spectacle.
Cinquante femmes au plus y assistaient.

VI

Enfin, l'Impératrice commença à souffrir dans la soirée du 19 mars. Mme de Trazegnies, à ce moment à Paris, se rendit aux Tuileries et y passa la nuit avec tout le service, les grands dignitaires, etc. Le lendemain, vers 8 ou 9 heures, je courus chez elle, rue de Grenelle, à quatre portes de nous. Nous causions, M. de. La Tour du Pin et moi, avec M. de Trazegnies, qui avait été aux nouvelles aux Tuileries, quand arriva sa femme, aussitôt assaillie par nos questions. Grosse elle-même elle était harassée. Elle nous raconta que l'Empereur était entré dans le salon de service où elle se trouvait avec ses compagnes, et leur avait dit: «Mesdames, vous pouvez aller chez vous deux ou trois heures. Le travail de l'Impératrice est suspendu. Elle s'est endormie, et Dubois[189] annonce qu'elle accouchera vers midi seulement.» Sur cela chacun s'en fut de son côté. Mme de Trazegnies venait déjà de détacher son manteau—car on était en habit de cour—lorsque le premier coup de canon des Invalides se fit entendre. Aussitôt elle redescendit au plus vite et remonta dans sa voiture. Nous allâmes dans la rue. Les voitures étaient arrêtées. Les marchands sur le seuil de leurs boutiques, les habitants aux fenêtres, comptaient les coups. On entendait ces mots à demi-voix: «Trois, quatre, cinq, etc.» Une minute à peu près s'écoulait entre chaque coup. Après le vingtième, il y eut un silence profond. Mais, au vingt et unième, des cris spontanés et très naturels de: «Vive l'Empereur!» éclatèrent. Quelques instants plus lard, nous fûmes témoin de l'accident arrivé à Victor Sambuy, dont le cheval s'abattit en tournant dans la rue Hillerin-Bertin. Il était premier page, et chargé de porter au Sénat la nouvelle de la naissance du roi de Rome, mission qui devait lui valoir 10,000 francs de rente. Comme il descendait le pont Royal, voyant la rue du Bac embarrassée, il crut bien faire en prenant le plus long. Sa chute lui donna une terrible secousse; mais il ne perdit pas connaissance et put dire: «Remettez-moi à cheval.» Puis il but un verre d'eau-de-vie et se remit au galop à la poursuite de ses 10,000 francs.

Le soir, je dînai chez ma soeur[190], où l'on vint nous dire que le nouveau-né serait ondoyé à 9 heures et que les dames présentées pouvaient assister à la cérémonie.

Nous y allâmes, Mme Dillon, ma soeur et moi. On nous fit entrer par le pavillon de Flore et traverser tout l'appartement jusqu'à la salle des Maréchaux. Les salons étaient pleins de tout le monde de l'Empire, hommes et femmes. On se pressa pour tâcher d'être sur le bord du passage, maintenu libre par des huissiers, où devait défiler le cortège pour descendre à la chapelle. Nous avions savamment manoeuvré pour nous trouver sur le palier de l'escalier et pouvoir nous mettre à la suite du nouveau-né. Nous jouissions, de ce point, du spectacle incomparable donné par les vieux grognards de la vieille garde, rangés en faction un sur chaque marche et tous la poitrine décorée de la croix. Tout mouvement leur était interdit, mais une vive émotion se peignait sur leurs mâles visages, et je vis des larmes de joie couler de leurs yeux. L'Empereur parut à coté de Mme de Montesquiou, qui portait l'enfant[191] à visage découvert, sur un coussin de satin blanc couvert de dentelles. J'eus le temps de le bien voir, et la conviction m'est toujours restée que cet enfant-là n'était pas né le matin. C'est un mystère bien inutile à éclaircir, puisque celui qui en est l'objet a fourni une aussi courte carrière. Mais j'en fus troublée et préoccupée, sans assurément en faire part à personne, si ce n'est à mon mari.

CHAPITRE XIV

I. Louis Napoléon abandonne le trône de Hollande. L'administration de M. de Celles.—Le conseiller d'État Réal offusqué par le salon de Mme de La Tour du Pin.—Marie-Louise à Laeken.—Grande animosité de M. de Pradt.—Le commissaire de police Bellemare.—Les prêtres non concordataires.—II. Débuts de la campagne de Russie. Mouvements de troupes et réquisitions.—La précaution du géographe Lapic.—Les deux Robiano.—Mlle Charlotte de La Tour du Pin.—M. de Liedekerke fait demander sa main.—Humbert est nommé sons-préfet de Sens.—III. Destitution du préfet de Bruxelles.—Mme de La Tour du Pin part pour Paris.—La demande d'audience.—Conversation avec l'Empereur.—Surprise de M. de Montalivet.—M. de La Tour du Pin nommé préfet d'Amiens.—Au cercle de la cour.—L'amabilité de Napoléon.—IV. Les derniers jours passés à Bruxelles.—Regrets de la population.—Mariage de Mlle Charlotte de La Tour du Pin.—Un beau trait de M. de Chambeau.

I

Peu de jours après, nous retournâmes à Bruxelles, où l'Empereur s'annonça pour le printemps. Son frère Louis avait déserté le trône de Hollande, où la main de fer de Napoléon l'empêchait de faire le bien qu'il entrait dans ses intentions de réaliser. Il a laissé dans ce pays, comme je le tiens du roi Guillaume[192] lui-même, un souvenir très honorable. On appréciait tout autrement l'administration de M. de Celles, gendre de Mme de Valence, dont la mémoire là-bas est restée en horreur. L'Empereur le plaça comme préfet à Amsterdam, où il fit tout le mal dont un homme, joignant l'esprit à la méchanceté, est capable quand il est sans principes.

Ce fut vers le printemps de cette année 1811, autant que je m'en souviens, que nous eûmes la visite, toujours redoutée des préfets, d'un conseiller d'État en mission, espèce d'espion d'une catégorie relevée, décidé à trouver des torts même chez ceux qu'il ne pouvait s'empêcher d'estimer. M. Réal tomba en partage à M. de La Tour du Pin, qui reconnut, dès sa première visite, qu'il tâcherait de lui faire tout le mal possible. Nous lui donnâmes, pendant son séjour, un dîner suivi d'une réception. J'avais dit aux dames qui me témoignaient de la bienveillance qu'elles me feraient plaisir en venant passer la soirée chez nous. En rentrant après le dîner, dans le grand salon, nous y trouvâmes réunies les personnes les plus distinguées—femmes et hommes—de la société de Bruxelles. M. Réal fut stupéfait des noms, des manières, des parures. Il ne put se contenir et dit à M. de La Tour du Pin:—«Monsieur, voilà un salon qui m'offusque terriblement.» À quoi mon mari répondit: «J'en suis fâché; mais heureusement il ne fait pas le même effet à l'Empereur.»

Napoléon vint en Belgique vers la fin de l'été avec l'Impératrice. Il ne s'arrêta pas à Bruxelles. Mais, comme Marie-Louise continuait à être très souffrante depuis ses couches, il la laissa au château de Laeken[193]. On nous invita à y venir tous les jours passer la soirée et jouer au loto. Cela dura environ une semaine, et fut très ennuyeux. L'Impératrice se montra d'une insipidité dont elle ne se départit pas. Chaque jour, elle me disait la même chose, en me donnants son pouls à tâter: «Croyez-vous que j'aie la fièvre?» Je lui répondais invariablement: «Madame, je ne m'y connais pas.» Quelques hommes se trouvaient là pour causer un peu pendant qu'on prenait le thé, entre autre le maréchal Mortier, M. de Béarn. Le duc d'Ursel, en sa qualité de maire, était chargé de proposer les promenades du matin, selon le temps. Marie-Louise, un jour qu'elle visitait le musée, avait eu l'air de remarquer un beau portait de son illustre grandmère Marie-Thérèse. Le duc d'Ursel lui proposa de le placer à Laeken, dans son salon. Mais elle répondait: «Ah! pour cela, non; le cadre est trop vieux.» Une autre fois, il lui indiqua, comme but de promenade intéressante, la partie de la forêt de Soignes connue sous le nom de pèlerinage de l'archiduchesse Isabelle, dont la sainteté et la bonté sont restées dans le coeur du peuple. Elle répliqua qu'elle n'aimait pas les bois. En somme, cette femme insignifiante, si indigne du grand homme dont elle partageait la destinée, semblait prendre à tâche de désobliger, autant qu'il était en son pouvoir, ces Belges dont les coeurs étaient si disposés à l'aimer. Je ne l'ai plus revue que détrônée, mais toujours aussi dépourvue d'esprit.

M. de Talleyrand vint, dans l'été de 1811, présider le collège électoral appelé à élire un sénateur et deux députés au Corps législatif. Du moins, il me semble que c'était cela, car je brouille un peu dans ma tête les diverses constitutions. Il arriva avec un grand train de maison et donna plusieurs dîners dans le bel appartement de l'hôtel d'Arenberg, mis à sa disposition par le duc, l'aveugle. On le retrouva, dans cette occasion, avec toutes ses grandes et charmantes manières. Elles contrastaient d'une façon bien comique avec celles de l'archevêque de Malines, qui avait l'air de Scapin en soutane violette.

L'Empereur, à son dernier passage à Malines, avait interpellé devant tout le monde M. de Pradt sur le plan de campagne qu'il avait imaginé pour remplacer celui de lord Chatham. Cela confirma M. de Pradt dans la pensée que j'étais coupable de l'avoir dénoncé à la suite du déjeuner[184] qu'il nous offrit chez lui, à Malines, un matin, à mon mari et à moi, pendant l'expédition des Anglais à l'île de Walcheren, déjeuner au cours duquel il nous développa avec détail ce plan.

L'Empereur aimait que chacun fît son métier. Aussi ne manqua-t-il pas de se moquer impitoyablement du projet d'invasion archiépiscopal. M. de Pradt me prit donc en horreur. Il en parla à M. de Talleyrand qui, de son côté, se railla et de lui et de son idée de mon espionnage. Cette plaisanterie dura pendant les quatre jours de la représentation du prince vice-grand Électeur—titre, je crois, des fonctions attribuées à M. de Talleyrand. Cela contribua à exaspérer l'archevêque et acheva de l'aigrir, non pas seulement contre moi, la chose m'eût été assez indifférente, mais également contre mon mari. Aussi mit-il le plus grand acharnement à lui nuire, et je ne pense pas me tromper en attribuant aux efforts de M. de Pradt et à ceux du commissaire général de police Bellemare, la destitution de M. de La Tour du Pin. Quoi qu'il en soit, ils étaient capables l'un et l'autre d'en être la cause. Bellemare, commissaire général de police dans les départements belges limitrophes de celui de la Dyle, n'était jamais parvenu, en dépit de toutes ses instances, à englober ce dernier dans sa juridiction. Il s'entendait parfaitement avec l'archevêque pour faire arrêter les prêtres peu attachés au gouvernement et qui refusaient de reconnaître le concordat. Plusieurs avaient déjà été transférés dans les prisons du château de Ham. On racontait qu'un jour Bellemare réclamait à l'archevêque quelques-uns des prêtres réfugiés dans son diocèse. Celui-ci lui répondit: «Vous en voulez huit? Je vous en donnerai quarante-cinq.» Le chef de ces prêtres, nommé Steevens, leur conseil et leur appui, se cachait dans le département de la Dyle où, il faut en convenir, M. de La Tour du Pin ne le cherchait pas fort activement. Il n'eût pas manqué de le faire cependant, s'il avait estimé que tel était son devoir, mais ces persécutions lui paraissaient de nature à nuire au gouvernement, au lieu de le servir.

II

Vers le milieu du printemps, en 1812, nous commençâmes à voir passer des troupes en route pour l'Allemagne. Plusieurs régiments de la jeune garde vinrent à Bruxelles et y séjournèrent. D'autres ne faisaient que traverser la ville en poste. Des instructions arrivaient prescrivant de rassembler des chariots de fermiers attelés de quatre chevaux. Parfois on recevait l'ordre le matin seulement, et il fallait que le soir même quatre-vingts ou cent chariots fussent rassemblés, pourvus de fourrages pour deux jours. Les gendarmes galopaient dans tous les sens pour avertir les fermiers. Ceux-ci, obligés de quitter leurs charrues, leurs travaux, étaient de fort mauvaise humeur. Mais qui aurait osé résister? La pensée n'en serait venue à personne, depuis Bayonne jusqu'à Hambourg. Nous donnâmes quelques collations solides à des corps d'officiers qui arrivaient à 10 heures du soir pour repartir à minuit. Sans doute, bien peu de ces braves gens seront revenus de cette funeste campagne.

On était peu préparé à la pensée que l'armée française pût aller à Moscou. Aussi, lorsque M. de La Tour du Pin, à son retour d'un voyage de quelques jours à Paris, rapporta une belle carte d'Allemagne, de Pologne et de Russie, nous nous étonnâmes que Lapic eût ajouté sur la marge un petit carré de papier où était Moscou. La carte n'allait pas jusqu'au méridien de cette ville, et lorsque, attachée sur la tenture du salon, on l'examinait, chacun ne manquait pas de prétendre que cette précaution du géographe semblait bien inutile. C'était un pronostic!

Pendant la courte absence de mon mari, j'eus l'occasion d'appliquer une certaine décision subite qui m'a réussi plusieurs fois dans la vie. Un matin, avant déjeuner, je vis entrer, pâle, tout troublé, le conseiller de préfecture remplissant les fonctions de préfet par intérim. Il tenait dans la main trois ou quatre nominations de sous-lieutenants et d'auditeurs. Parmi elles, entre autres, s'en trouvait une pour chacun des deux messieurs de Robiano: pour le cadet, celle de sous-lieutenant dans un régiment partant pour l'année, et pour son frère aîné, celle d'auditeur. Le sous-lieutenant était marié et avait deux jeunes enfants. Quelle désolation dans cette famille. Sans perdre un instant, je pris mon parti. Je courus chez la mère Robiano, je lui apprends cette funeste nouvelle, et je lui dis: «Il est 9 heures; partez à midi pour Paris avec votre belle-fille. Allez trouver M. de La Tour du Pin. Que votre fils aîné vous accompagne; qu'il accepte la nomination de sous-lieutenant pour que son frère reste.» La pauvre femme n'avait pas bougé de Bruxelles depuis quarante ans. La jeune Mme de Robiano se rangea de mon avis, et à midi toutes deux se mettaient en route. Elles obtinrent que le jeune père de deux garçons resterait dans sa famille. Combien ces pauvres femmes m'ont souvent remerciée depuis de la détermination que je les avais amenées à prendre.

Pendant les derniers mois de cette même année, le jeune de Liedekerke[195] faisait une cour assidue à ma fille aînée Charlotte. Âgée, à cette époque, de seize ans, elle était très grande, et, sans être jolie, avait l'air éminemment distingué. C'était une noble demoiselle dans toute l'acception du terme. Son esprit à la fois vif et raisonnable, sa compréhension, sa mémoire, avaient été au-devant du maternel intérêt avec lequel je m'étais consacrée à son éducation. Quoique déjà fort instruite, sa passion d'apprendre la dominait à un tel point qu'il fallait lui ôter ses livres et lui enlever le moyen d'avoir de la lumière la nuit, sans quoi elle aurait lu ou écrit jusqu'au jour. Cependant on ne pouvait lui reprocher aucune pédanterie, aucune prétention. Elle était gaie, originale sans être moqueuse. Les qualités de son coeur surpassaient encore celles de son esprit. Charitable par religion, serviable pour tous, elle ne laissait échapper aucune occasion d'être utile. Ses manières, étaient si aimables et si séduisantes qu'on ne lui en voulait pas de sa supériorité.

Le jeune Liedekerke, inspiré par un entraînement du coeur associé à un certain esprit de calcul, comprit que Mlle de La Tour du Pin, avec ses agréments personnels, son nom et ses alliances, quoique sans fortune, convenait mieux à sa propre aisance que quelque bonne Belge bien riche et bien obscure. Il déclara à ses parents qu'il n'aurait jamais d'autre femme que ma fille. Son père[196] souleva quelques objections. Mais sa mère, dans l'espoir que la carrière politique de son fils serait favorisée par un mariage qui le sortirait de son pays, obtint le consentement de son mari. Le premier de l'an 1813, à 10 heures du matin, on m'annonça Mme de Liedekerke[197]. Elle me demanda ma fille pour son fils. J'étais préparée à cette demande, que je reçus et que j'accordai avec bonheur. Mme de Liedekerke voulut voir ma fille, qu'elle embrassa, et il fut convenu que dans six semaines le mariage se ferait. Nous ne donnâmes que 2.000 francs de rente à Charlotte, et ma tante, Mme d'Hénin, pourvut au trousseau.

Ma fille Cécile se trouvait au couvent des dames de Berlaimont depuis six mois pour faire sa première communion. Je lui promis de la reprendre le jour du mariage de sa soeur, et dans le même temps nous reçûmes la nouvelle qu'Humbert, alors sous-préfet à Florence, venait d'être nommé sous-préfet de Sens, département de l'Yonne. Cette nouvelle mit le comble à notre satisfaction. Nous ne nous attendions guère à la catastrophe qui nous allait atteindre.

III

M. de La Tour du Pin était allé à Nivelles assister au tirage de la conscription ou, pour mieux dire, à une nouvelle levée d'hommes nécessitée par la continuation de la guerre que l'Empereur avait entreprise. Je me trouvais seule chez moi avant le déjeuner, lorsque je vis entrer le secrétaire général de la préfecture, la figure renversée, qui m'apprit que le courrier de Paris venait d'apporter la destitution de mon mari et son remplacement par M. d'Houdetot, préfet de Gand.

Cette nouvelle m'atteignit comme un coup de foudre, car j'y vis, dans le premier moment, une cause de rupture pour le mariage de ma fille. Cependant, je résolus de ne pas céder sans combattre, et me décidai, sans attendre M. de La Tour du Pin, à qui j'envoyai un courrier, de partir sur l'heure pour Paris. Je dois à M. de Liedekerke[198] de déclarer qu'il monta chez moi avec un empressement, et une chaleur qui doivent le surprendre maintenant, s'il se rappelle cette circonstance, pour me conjurer, de ne rien changer à nos projets.

Je laissai ma tante et Mme de Maurville emballer tout ce qui nous appartenait dans la préfecture, et à 4 heures je me mettais en route pour Paris. J'avais eu tant de choses à faire et à régler, en deux heures, que j'étais déjà fatiguée lorsque je partis. La nuit passée dans une mauvaise chaise de poste et l'anxiété causée par notre nouvelle position, me causèrent une fièvre assez forte, avec laquelle j'arrivai à Paris à 10 heures du soir, le lendemain. Je descendis chez Mme de Duras, que je trouvai sortie. Ses filles venaient de se coucher. Elles se levèrent et envoyèrent chercher leur mère. Celle-ci, en rentrant, me trouva couchée sur son canapé, exténuée de fatigue. La place lui faisait défaut pour me loger. Mais elle avait les clefs de l'appartement du chevalier de Thuisy, notre ami commun. Ma femme de chambre et le domestique qui m'avaient suivie, allèrent m'y préparer un lit, dans lequel je me réfugiai aussitôt, sans y trouver le repos dont j'avais un grand besoin. Mme de Duras vint le lendemain de bonne heure avec Auvity[199], qu'elle avait envoyé chercher. Il me trouva encore beaucoup de fièvre. Mais je lui déclarai qu'il fallait me remettre sur pied coûte que coûte et que je devais être en état de me rendre Versailles avant le soir. Il me donna alors une potion calmante qui me fit dormir jusqu'à 5 heures. Je ne sais dans quel état de santé je me trouvais. En tout cas, je ne m'en occupai guère.

Je fis venir une voiture de remise, et, vêtue d'une toilette fort élégante, j'allai chercher Mme de Duras. Nous partîmes ensemble pour Versailles. L'Empereur était à Trianon. Nous descendîmes dans une auberge, rue de l'Orangerie, où on nous installa ensemble dans un appartement. J'ouvris aussitôt mon écritoire. Mme de Duras, à qui j'avais confié seulement mon désir d'avoir une audience de Sa Majesté, me voyant prendre une belle grande feuille de papier, puis copier un brouillon que j'avais retiré de mon portefeuille, me dit: «À qui écrivez-vous donc?»—«À qui? répliquai-je, mais à l'Empereur apparemment. Je n'aime pas les petits moyens.»

La lettre écrite et cachetée, nous remontâmes en voiture pour aller la porter à Trianon. Là, je demandai le chambellan de service. J'avais pris la précaution de préparer pour lui un petit billet. Le bonheur voulut que ce fût Adrien de Mun, qui était fort de mes amis. Il s'approcha de la voiture et me promit qu'à 10 heures, quand l'Empereur viendrait au thé de l'Impératrice, il lui remettrait ma lettre. Il tint sa promesse, et fut aussi satisfait que surpris quand, en regardant l'adresse, Napoléon dit, se parlant à lui-même: «Mme de La Tour du Pin écrit fort bien. Ce n'est pas la première fois que je vois son écriture.» Ces paroles confirmèrent mes soupçons que certaine lettre, écrite à Mme d'Hénin, qui ne la reçut jamais, et dans laquelle je lui racontais, assez plaisamment, le plan de campagne imaginé par l'archevêque de Malines pour remplacer celui de lord Chatham, avait été saisie avant d'arriver à destination[200].

Après notre course à Trianon, nous revînmes à notre hôtel. Vers 10 heures du soir, comme nous étions, Claire et moi, à discuter si j'aurais mon audience oui ou non, le garçon de l'auberge, qui jusqu'alors nous considérait comme de simples mortelles, ouvrit la porte tout effaré et s'écria:

«—De la part de l'Empereur!»

Au même moment, un homme fort galonné entrait en disant:

«—Sa Majesté attend Mme de La Tour du Pin demain à 10 heures du matin.»

Cette heureuse nouvelle ne troubla pas mon sommeil, et le lendemain matin, après avoir avalé un grand bol de café que Claire avait fabriqué de ses propres mains, pour me réveiller l'esprit, disait-elle, je partis pour Trianon. On me fit attendre dix minutes dans le salon qui précédait celui où Napoléon recevait. Personne ne s'y trouvait, ce dont je fus bien aise, car j'avais besoin de ce moment de solitude pour fixer le cours de mes pensées. C'était un événement assez important dans la vie qu'une conversation en tête à tête avec cet homme extraordinaire, et cependant je déclare ici dans toute la vérité de mon coeur, peut-être avec orgueil, que je ne me sentais pas le moindre embarras.

La porte s'ouvrit; l'huissier, par un geste, me fit signe d'entrer, puis en referma les deux battants sur moi. Je me trouvai en présence de Napoléon. Il s'avança à ma rencontre et dit d'un air assez gracieux:

«—Madame, je crains que vous ne soyez bien mécontente de moi.»

Je m'inclinai en signe d'assentiment, et la conversation commença. Je ne saurais au bout de tant d'années, ayant perdu la relation que j'avais écrite de cette longue audience, qui dura cinquante-neuf minutes à la pendule, me souvenir de tous les détails de l'entretien. L'Empereur chercha, en résumé, à me prouver qu'il avait agir comme il l'avait fait. Alors, je lui peignis en peu de mots l'état de la société de Bruxelles, la considération que mon mari y avait acquise, à l'encontre de tous les préfets précédents, la visite de Réal, la sottise du général Chambarlhac et de sa femme, religieuse défroquée, etc… Tout cela fut débité rapidement, et, comme j'étais encouragée par des airs d'approbation, je finis par annoncer à l'Empereur que ma fille allait épouser un des plus grands seigneurs de Bruxelles. Sur ce, il m'interrompit, posa sa belle main sur mon bras, et me dit:

«—J'espère que cela ne fera pas manquer le mariage, et, dans ce cas, vous ne devriez pas le regretter.»

Puis tout en parcourant de long en large ce grand salon où je le suivais en marchant à ses côtés, il prononça ces paroles—c'est la seule fois peut-être qu'il les ait proférées dans sa vie, et le privilège m'était réservé de les entendre:

«—J'ai eu tort. Mais comment faire?»

Je répliquai:

«—Votre Majesté peut le réparer.»

Alors il passa la main sur son front, et dit:

«—Ah! il y a un travail sur les préfectures; le Ministre de l'Intérieur vient ce soir.»

Il nomma ensuite quatre ou cinq noms de départements, et ajouta:

«—Il y a Amiens. Cela vous conviendrait-il?»

Je répondis sans hésiter:

«—Parfaitement, Sire.»

«—Dans ce cas, c'est fait, dit-il. Vous pouvez aller l'apprendre à
Montalivet.»

Et avec ce charmant sourire dont on a tant parlé:

«—À présent, m'avez-vous pardonné?»

Je lui répondis de mon meilleur air:

«—J'ai besoin aussi que Votre Majesté me pardonne de lui avoir parlé si librement.»

«—Oh! vous avez très bien fait.»

Je lui fis la révérence, et il s'approcha de la porte pour me l'ouvrir lui-même.

Je retrouvai, en sortant, Adrien de Mun et Juste de Noailles, qui me demandèrent si j'avais arrangé mes affaires. Je leur répondis seulement que l'Empereur avait été très aimable pour moi. Sans perdre de temps, je remontai en voiture, et prenant Mme de Duras qui, ne pouvant maîtriser son impatience, était venue m'attendre dans l'allée de Trianon, nous retournâmes à Paris.

Après avoir déposé Mme de Duras à sa porte, j'allai chez M. de Montalivet, où j'arrivai vers 2 heures et demie. Il me reçut avec amitié, d'un air fort triste, en me disant: «Ah! je n'ai rien pu empêcher. L'Empereur est très monté contre votre mari. On lui a fait mille contes. On prétend que l'on va chez vous comme à la cour.» Dans le but de m'amuser un peu de lui, je répondis: «Mais ne serait-il pas possible de replacer mon mari?»—«Oh! fit-il, je n'oserais jamais proposer une chose semblable à l'Empereur. Quand il est indisposé, justement ou injustement, contre quelqu'un, on a de la peine à le faire revenir.»—«Eh! bien,» répliquai-je d'un air un peu cafard, «il faut baisser la tête. Cependant, lorsque vous irez ce soir à Trianon pour présenter à signer les quatre nominations de préfet…»—«Mais, d'où savez-vous cela?» s'écria-t-il avec emportement. Sans avoir l'air de le comprendre, j'ajoutai: «Vous proposerez M. de La Tour du Pin pour la préfecture d'Amiens.» Il me regarda avec stupéfaction, et je repris tout simplement: «L'Empereur m'a chargée de vous le dire.» M. de Montalivet poussa un cri, me prit les mains avec beaucoup d'amitié et d'intérêt, et en même temps, me regardant des pieds à la tête: «Vraiment, dit-il, j'aurais dû deviner que cette jolie toilette-là, le matin, ne m'était pas destinée.»

La nomination de M. de La Tour du Pin parut le soir même dans le Moniteur, et je reçus les compliments des gens de ma connaissance, qu'avait affligés la nouvelle de sa disgrâce. Dans le fait, cette destitution fut un bonheur pour mon mari, comme on le verra plus tard.

Je restai quelques jours à Paris, où j'attendis le comte de Liedekerke et M. de La Tour du Pin, qui vinrent m'y retrouver pour la signature du contrat de mariage de nos enfants. À cette époque, il y eut un cercle à la cour, et j'y allai avec Mme de Mun. J'étais mise fort simplement, sans un seul bijou, contrairement aux habitudes des dames de l'Empire, qui en étaient couvertes, et je me trouvai placée au rang de derrière, dans la salle du Trône, dépassant de la tête deux petites femmes qui se mirent, sans compliment, devant moi. L'Empereur entra, il parcourut des yeux ces trois rangs de dames, parla à quelques-unes d'un air assez distrait, puis, m'ayant aperçue, il sourit de ce sourire que tous les historiens ont tâché de décrire et qui était véritablement remarquable par le contraste qu'il présentait avec l'expression toujours sérieuse et parfois même dure de la physionomie. Mais la surprise de mes voisines fut grande quand Napoléon, tout en souriant, m'adressa ces mots: «Êtes-vous contente de moi, Madame?» Les personnes qui m'entouraient s'écartèrent alors à droite et à gauche, et je me trouvai, sans savoir comment, sur le rang de devant. Je remerciai l'Empereur avec un accent très sincèrement reconnaissant. Après quelques mots fort aimables, il s'éloigna. C'est la dernière fois que j'ai vu ce grand homme.

IV

Je repartis pour Bruxelles, où je désirais vivement retrouver mes enfants et où j'avais d'ailleurs mille choses à faire. M. de La Tour du Pin passa par Amiens pour préparer notre installation. Il vint ensuite me rejoindre, avec mon cher Humbert, de retour de Florence, et qui avait reçu à Paris sa nomination à la sous-préfecture de Sens. Qui aurait prévu, à ce moment, que dix mois plus tard, il en serait chassé par les Wurtembergeois.

Lorsque M. de La Tour du Pin arriva de Bruxelles, dans les derniers jours de mars, il me trouva établie avec mes enfants chez le marquis de Trazegnies, qui nous avait offert une bonne et cordiale hospitalité. M. d'Houdetot avait annoncé, sans délicatesse, qu'il prendrait possession de la préfecture le surlendemain même du jour de mon retour à Bruxelles. Je désirais qu'il ne trouvât aucun vestige de notre séjour de cinq ans dans la maison qu'il allait habiter. Tout ce qui nous appartenait était emballé et parti. Quant au mobilier de la préfecture, chaque objet avait été remis à la place désignée par l'inventaire. Rien ne manquait. M. d'Houdetot prit de l'humeur de cette exactitude, et fut plus sensible encore aux regrets que toutes les classes exprimaient hautement du déplacement de M. de La Tour du Pin. Il chercha un prétexte pour retourner à Gand et y demeurer jusqu'après notre départ, fixé au 2 avril. Ma fille devait se marier le 1er[201]. Mon mari pouvait dire, comme Guzman[202]:

J'étais maître en ces lieux, seul j'y commande encore.

Il fit donc venir le chef de la police, M. Malaise, et l'engagea à empêcher qu'il n'y eût quelque manifestation trop prononcée de la part du peuple lors du mariage de notre fille. Le maire, le duc d'Ursel, fixa dans le même but une heure avancée de la soirée, 10 heures et demie, pour le mariage à la municipalité. Cela n'empêcha pas le peuple de se porter en foule dans toutes les rues où nous devions passer et à l'Hôtel de Ville, brillamment illuminé. On n'entendait que des phrases de regret et de bienveillance à l'adresse de M. de La Tour du Pin. Lorsque nous revînmes, après le mariage à l'Hôtel de Ville, chez Mme de Trazegnies, nous trouvâmes tous les salons du rez-de-chaussée éclairés, et établie dans la rue, sous les fenêtres, pour nous donner une sérénade, une troupe nombreuse composée de tous les musiciens de la ville. Mon mari fut, comme de raison, fort sensible à ces manifestations de la bienveillance publique.

Le lendemain, ma fille se maria dans la chapelle particulière du duc d'Ursel. Après un beau déjeuner de parents et d'amis, elle partit avec son mari pour Noisy[203], où son beau-père l'avait précédée de quelques heures. Je la conduisis jusqu'à Tirlemont. Ce fut une cruelle séparation. Il fallait cependant que je parusse heureuse!… J'étais bien loin de l'être!… Mon gendre, peu de temps auparavant, avait été nommé sous-préfet du chef-lieu, à Amiens. Nous ne devions donc pas, grâce au ciel, être longtemps loin l'une de l'autre, Charlotte et moi.

Jusqu'ici, je n'ai plus parlé de M. de Chambeau, notre ami et notre compagnon d'infortune pendant notre émigration en Amérique. Il était rentré en possession de quelque peu de la fortune qui devait lui revenir et avait passé à Bruxelles la plus grande partie de ses jours de loisirs. Ses affaires, en effet, l'obligeaient à faire de longs séjours dans le midi de la France. Depuis un an, il occupait à Anvers un emploi temporaire, il est vrai, mais qui lui assurait de l'avancement. Quand il apprit la catastrophe qui nous éloignait si précipitamment de Bruxelles, il arriva aussitôt, connaissant le mauvais état de nos affaires, chez M. de La Tour du Pin et lui dit: «Vous mariez votre fille et vous perdez votre place. J'ai 60.000 francs en valeurs, je vous les apporte. Usez-en comme des vôtres.» Il assista au mariage de Charlotte, dont il était le parrain.

Au moment où j'écris ces lignes, à Pise, au commencement de 1845, je ne sais plus rien de cet excellent homme. Je l'ai revu il y a dix ans à Paris. À cette époque, installé dans une petite maison de campagne à Épinay, il était tout entier subjugué par deux jeunes servantes qui avaient acquis un fâcheux empire sur sa vieillesse. Elles ont pris soin d'empêcher qu'il ne se rapprochât de nous. Notre pauvre ami n'existe probablement plus.

CHAPITRE XV

I. La société d'Amiens.—La préfecture.—Nos relations dans le voisinage.—Les talents de Cécile.—Les réquisitions, les levées d'hommes et les gardes d'honneur.—Le général Dupont.—Apparition des Cosaques.—Merlin de Thionville et l'enrôlement des prisonniers.—II. Course à Mouchy.—Les démêlés de Mme de Duras et de son gendre Léopold de Talmond.—«Un homme qui n'avait pas un défaut quoiqu'il eut bien des vices».—Conversation avec M. de Talleyrand.—Sa haine contre Napoléon.—III. L'auditeur au Conseil d'État de Beaumont.—Ses intrigues à Amiens et son expulsion du département.—La fuite d'Humbert de Sens.—Dans l'antichambre de M. de Talleyrand.—«Vive le roi!»—La distribution des cocardes blanches.—La Révolution biffée de l'histoire.—Préparatifs de réception du roi.—M. de Blacas.—Les meuniers d'Amiens.—Le Te Deum.—Le roi sensible à la bonté du dîner.—IV. Procédés peu aimables de la duchesse d'Angoulême.—Le dévouement de Mme de Maussion.—Une fête chez le prince de Schwarzenberg.—M. de la Tour du Pin rentre dans la diplomatie.—Humbert est nommé lieutenant des mousquetaires noirs.

I

Ce fut au mois d'avril 1813 que nous arrivâmes à Amiens, où nous étions destinés à voir se dérouler des événements auxquels nous étions loin de nous attendre. Nous y trouvâmes notre beau-frère, le marquis de Lameth, dont l'amitié nous avait déjà ménagé une réception très favorable de la part de la noblesse et des gens en vue de la ville, jusqu'alors fort mécontents de leurs préfets.

Les autorités étaient assez mal composées. Au chef-lieu, l'un des hauts fonctionnaires, le receveur général, un régicide, venait de se suicider. On l'avait remplacé par son gendre, M. d'Haubersaert. Un magistrat, M. de La Mardelle, procureur général, ancien officier de hussards, se comportait comme s'il n'avait pas changé d'état. Les présidents étaient tout à fait communs. Leurs femmes se faisaient remarquer par des tournures grotesques, des manières ridicules. Elles appelaient en public leurs maris ma poule ou mon rat. Comme général commandant la division nous avions M. d'Aigremont. Sa femme était jolie et assez bonne enfant. Un tel milieu ne pouvait convenir ni à Charlotte, ni à moi, et dès le début de mon séjour, je m'arrangeai pour ne composer ma société que des gens considérables de l'endroit. Le dépôt du régiment des chasseurs de la garde tenait garnison à Amiens. Le major, M. Le Termelier, homme très agréable et de la meilleure compagnie, le commandait. La famille de Bray, négociants très considérés d'Amiens, firent aussi partie de nos relations, ainsi que plusieurs autres personnes dont j'ai malheureusement oublié les noms.

La maison affectée à la préfecture était charmante. Elle venait d'être remeublée à neuf, avec élégance et avec luxe. Le rez-de-chaussée comprenait un appartement complet, où je me logeai avec mon mari. À côté se trouvait aussi le cabinet du préfet, communiquant avec les bureaux. Le tout donnant sur un magnifique jardin de sept à huit arpents, bien planté. Cela nous procurait presque le plaisir d'être à la campagne.

Les premiers jours de l'été se passèrent très agréablement. Nous allions souvent dîner dans les environs, chez des voisins qui y résidaient pendant la belle saison: Mme d'Hauberville, les Rougé, un M. de Vismes, le marquis de Lameth. Ma fille Cécile, âgée à cette époque de treize ans, possédait déjà un talent distingué en musique, en même temps qu'une voix charmante et très étendue. Je lui avais donné, pendant les cinq ans que nous avions passés à Bruxelles, un excellent maître d'italien. Originaire de Rome et ne sachant pas le français, il avait habitué ma fille à parler le bel idiome romain. Elle s'exprimait dans cette langue avec facilité. Charlotte et elle faisaient en outre des lectures non seulement en italien, mais également en anglais. Nous nous trouvions très bien établis à Amiens, quand nous commençâmes à entendre gronder l'orage. On était si confiant dans la fortune de Napoléon, que l'idée ne venait à personne d'admettre qu'il eût d'autre ennemi à craindre que les frimas qui lui avaient été si fatals pendant la campagne de Russie.

Cependant, après la bataille de Leipzig, commencèrent les réquisitions, les levées d'hommes et l'organisation des gardes d'honneur. Cette dernière mesure jeta la désolation dans les familles.

M. de La Tour du Pin eut besoin, dans cette circonstance, de toute sa fermeté. Il servait le gouvernement de bonne foi, et la pensée de la restauration n'avait pas encore surgi dans son esprit. Il ne la prévoyait ni ne la désirait. Toutes les fautes et tous les vices, causes de la première Révolution, lui étaient encore trop présents à la mémoire pour qu'il pût écarter la crainte de voir la famille royale exilée ramener avec elle, par faiblesse, des abus de tous genres. Le mot si bien justifié: «Ils n'ont rien oublié, ni rien appris!» revenait souvent à sa pensée. Cependant il tâchait, autant que possible, d'apporter des adoucissements dans l'application de l'organisation des gardes d'honneur. C'était parmi les gens riches qu'on trouvait le plus de résistance à certaines mesures, et je lui ai souvent entendu répéter: «Ils donnent plus volontiers leurs enfants que leur argent.» Dans une ville de fabriques de laines, comme Amiens, les réquisitions étaient très pesantes, et mon mari redoutait surtout l'avidité et la friponnerie des réquisitionnaires.

Le canon de Laon, que nous entendîmes à Amiens, nous donna la première pensée de l'envahissement du territoire. Quelques jours plus tard, M. d'Houdetot, le préfet de Bruxelles, fuyant devant l'invasion, entra un soir dans notre salon au moment même où le receveur général, M. d'Haubersaert, qui voyait tout en beau, nous disait qu'il venait de recevoir une lettre de Bruxelles, et que la Belgique était à l'abri d'un coup de main.

Bientôt après, on signala l'apparition d'un corps de Cosaques, commandé par le général Geismar, dans les plaines aux environs de la ville. C'est à cette époque que passa à Amiens le général Dupont, sous l'escorte de gendarmes. Il avait d'abord été transféré du château de Joux, où Napoléon l'avait fait enfermer après la capitulation de Baylen, à la citadelle de Doullens. On le conduisait maintenant à Tours, afin qu'il ne fût pas délivré par les alliés. Il n'alla pas plus loin que Paris, et la sévérité dont il avait été l'objet fit sa fortune.

Les Cosaques s'approchèrent si près d'Amiens qu'on les voyait du clocher de la cathédrale. L'escadron de chasseurs en garnison dans la ville, commandé par notre aimable major, se porta au-devant d'eux, et leur en imposa si bien qu'ils ne reparurent plus.

Ma fille Charlotte attendait le moment de ses couches, et nous n'osâmes pas hasarder de la laisser à la préfecture, dans la pensée que si la ville était prise, la maison du préfet serait une des premières livrées au pillage. Nous l'établîmes dans un appartement, obligeamment mis à notre disposition, avec sa soeur Cécile et toi-même, mon cher fils[204]. On y transporta également la plus grande partie des effets que nous avions à la préfecture, où je restai avec mon mari.

Un soir, un homme qui nous était inconnu arriva de Paris. C'était Merlin de Thionville. Il avait reçu la mission, disait-il, de former un corps franc, et possédait un ordre du ministre de la police, Rovigo, pour enrôler dans les prisons tous les individus qui n'y étaient pas détenus pour crime capital. Il emmena tous ces vauriens, dont on n'entendit plus parler.

II

Ma tante, Mme d'Hénin, était installée pour l'automne au château de Mouchy, près de Beauvais, chez son amie la princesse de Poix. Mme de Duras s'y trouvait également avec ses filles, et on m'invita à y venir passer quelques jours. M. de La Tour du Pin m'engagea à accepter, et me demanda de passer par Paris en revenant, pour voir M. de Talleyrand et recueillir quelques nouvelles. M. de Talleyrand lui avait fait remettre un billet par Merlin de Thionville. Mais ce billet était si amphigourique, la réputation du porteur était si mauvaise, que mon mari, éloigné de toute intrigue, se souciait peu d'être entraîné, malgré lui, dans quelque aventure par M. de Talleyrand qui ne répugnait à rien, et qui mettait volontiers en avant les gens, quitte à les abandonner ensuite pour se sauver lui-même.

Je partis donc pour Mouchy, où je demeurai trois jours. J'y arrivai deux heures avant dîner, et après avoir été voir la bonne princesse de Poix et ma tante, je montai chez Mme de Duras. Je la trouvai de très mauvaise humeur, et déjà brouillée avec son gendre, Léopold de Talmond[205], à la suite de plusieurs scènes ridicules. Ils en étaient arrivés à s'écrire des lettres d'explications de quatre pages, from my own apartment[206], comme dit le Spectateur. Elle entama le détail de ses griefs, puis me montra une lettre de Léopold, du matin même, dont la lecture me convainquit qu'il avait raison d'un bout à l'autre. Je le lui dis avec la franchise d'une amitié tendre et sincère. Sa colère se tourna alors contre moi, et les deux jours de mon séjour à Mouchy, je les employai à lui faire entendre raison, ce à quoi je ne réussis pas. Mme de Poix, fort ennuyée des scènes que faisait Mme de Duras dans le salon, à table et devant les domestiques, perdit l'espoir de les voir cesser quand je lui avouai que mon crédit y avait échoué.

Je partis un matin, après déjeuner, pour retourner à Amiens, en passant par Paris. Ne voulant pas y coucher, je descendis dans l'appartement de M. de Lally, qui était à Mouchy.

Après le temps nécessaire pour faire une légère toilette, j'allai chez M. de Talleyrand, que je trouvai dans sa chambre, et seul. Il me reçut, comme toujours, avec cette grâce familière et aimable dont il ne s'est jamais départi à mon égard. On a dit de lui beaucoup de mal—il en méritait peut-être davantage, quoiqu'on ne soit pas toujours tombé juste,—et on aurait pu lui appliquer le mot de Montesquieu sur César: «Cet homme qui n'avait pas un défaut, quoiqu'il eût bien des vices[207].» Eh! bien, malgré tout, il possédait un charme que je n'ai rencontré chez aucun autre homme. On avait beau s'être armé de toutes pièces contre son immoralité, sa conduite, sa vie, contre tout ce qu'on lui reprochait, enfin, il vous séduisait quand même, comme l'oiseau qui est fasciné par le regard du serpent.

Notre conversation, ce jour-là, n'eut rien de particulièrement remarquable. Seulement je trouvai qu'il répétait avec une certaine affectation que M. de La Tour du Pin était bien, très bien, à Amiens. Je lui fis part de mon intention de partir le lendemain matin. Il me dit de n'en rien faire. L'Empereur était attendu précisément dans la journée du lendemain, il le verrait, viendrait me trouver en sortant de chez lui, et me laisserait savoir pour quelle heure je pourrais commander mes chevaux de poste, ce qui ne serait certainement pas avant 10 heures du soir.

Je rentrai chez moi fort ennuyée d'être retenue encore vingt-quatre heures à Paris. Après avoir écrit à mon mari pour l'informer de ce retard, je tâchai d'occuper ma journée du lendemain en allant déjeuner chez ma bonne amie Mme de Maurville, et en faisant quelques visites. Paris m'avait paru morne, mais avant qu'il fît nuit, j'entendis quelques coups de canon qui annonçaient l'arrivée de l'Empereur. Le grand homme rentrait dans sa capitale, mais il y était suivi par l'ennemi!

À 10 heures, mes chevaux étaient attelés et attendaient à ma porte. Le postillon commençait à s'impatienter, moi aussi, lorsqu'à 11 heures arriva M. de Talleyrand: «Quelle folie de partir par ce froid, dit-il, et en calèche encore! Mais où êtes-vous donc ici?»—«Chez Lally.» Prenant alors une bougie sur la table, il se mit à regarder les gravures pendues dans de beaux cadres autour de la chambre: «Ah! Charles II[208], Jacques II[209], c'est cela!» Et il remit le flambeau sur la table. «Mon Dieu! m'écriai-je, il est bien question de Charles II, de Jacques II! Vous avez vu l'Empereur. Comment est-il? que fait-il? que dit-il après une défaite?»:—«Oh! laissez-moi donc tranquille avec votre Empereur. C'est un homme fini.»—«Comment fini? fis-je. Que voulez-vous dire?»—«Je veux dire, répondit-il, que c'est un homme qui se cachera sous son lit!» Cette expression, sur le moment, ne me surprit pas autant qu'après la suite de notre conversation. Je connaissais, en effet, la haine et la rancune de M. de Talleyrand contre Napoléon, mais jamais je ne l'avais encore entendu s'exprimer avec une telle amertume. Je lui fis mille questions auxquelles il répondit par ces seuls mots: «Il a perdu tout son matériel… Il est à bout. Voilà tout.» Puis, fouillant dans sa poche, il en tira un papier imprimé en anglais et, tout en mettant deux bûches dans le feu, ajouta: «Brûlons encore un peu du bois de ce pauvre Lally. Tenez, comme voue savez l'anglais, lisez-moi ce passage-là.» En même temps, il m'indiqua un assez long article marqué au crayon, à la marge. Je prends le papier et je lis:

Dîner donné par le prince régent[210] à Mme la duchesse d'Angoulême.

Je m'arrête, je lève les yeux sur lui, il a sa mine impassible: «Mais lisez donc, dit-il, votre postillon s'impatiente.» Je reprends ma lecture. L'article donnait la description de la salle à manger, drapé en satin bleu de ciel avec des bouquets de lis, du surtout de table tout orné de cette même fleur royale, du service de Sèvres représentant des vues de Paris, etc… Arrivée au bout, je m'arrête, je le regarde stupéfaite. Il reprend le papier, le plie lentement, le remet dans sa vaste poche et dit, avec ce sourire fin et malin que seul il possédait: «Ah! que vous êtes bête! À présent partez, mais ne vous enrhumez pas.» Et, sonnant, il dit à mon valet de chambre: «Faites avancer la voiture de madame.» Il me quitte alors et me crie en mettant son manteau: «Vous ferez mille amitiés à Gouvernet de ma part. Je lui envoie cela pour son déjeuner. Vous arriverez à temps.»

J'atteignis de si bonne heure Amiens que M. de La Tour du Pin n'était pas encore levé. Sans perdre un instant, je lui raconte la conversation ci-dessus, qui m'avait préoccupée toute la nuit au point de m'empêcher de dormir. Il y trouva l'explication de certaines phrases embarrassées de Merlin de Thionville, et me recommanda de garder le secret le plus absolu sur ce que j'avais appris, car si c'était par de pareils moyens, dit-il, que les Bourbons prétendaient monter sur le trône, ils n'y resteraient pas longtemps.

III

Depuis quelques jours, un auditeur au Conseil d'État en mission extraordinaire était arrivé à Amiens pour accélérer, déclarait-il, la levée des gardes d'honneur. C'était un jeune homme de la plus charmante figure et de manières élégantes. Il se nommait M. de Beaumont. Peu à peu, on le vit déployer des prétentions exorbitantes. Quoiqu'on ne trouvât rien à reprendre ni à blâmer ouvertement à sa manière d'être, M. de La Tour du Pin le faisait cependant observer de près, et apprit bientôt qu'il avait des conciliabules avec tous les gens les plus mauvais de la ville. Notre fils Humbert avait amené de Florence un jeune Italien, dont il s'était séparé à Sens, à la suite d'une scabreuse affaire de femme. M. de La Tour du Pin le nomma à un emploi dans les bureaux de la préfecture, et il donnait des leçons d'italien à mes filles. Son intelligence était prodigieuse. On le chargea de suivre les faits et gestes de M. de Beaumont. Il ne fut pas long à découvrir ses menées contre mon mari et ses liaisons avec tous les anciens terroristes de la ville, ainsi que ses relations avec André Dumont, sous-préfet d'Abbeville.

M. de La Tour du Pin résolut de se débarrasser de lui. Il le fit mander dans son cabinet. Une fois en sa présence, il lui déclara que sa conduite était connue; que la tranquillité de la ville était compromise; que, comme préfet, il en avait la responsabilité; qu'il entendait que dans une heure il eût quitté Amiens, et que dans deux heures il fût hors du département. Il ajouta que s'il ne se soumettait pas de bonne grâce, deux gendarmes convoqués dans son antichambre allaient s'assurer de sa personne. Notre homme fut si surpris de cette déclaration, qu'il n'osa pas résister.

En même temps, mon mari prescrivait à Humbert de partir pour Paris, afin de recueillir des nouvelles. Mon fils était à Amiens depuis quinze jours. Chassé de sa sous-préfecture par les Wurtembergeois, il s'était réfugié auprès de nous pour prendre quelque soin de sa santé, compromise à la suite d'une pleurésie contractée à Sens et dont il était fort malade quand l'ennemi s'approcha de cette ville. Voulant, à tout prix, éviter d'être fait prisonnier, il avait au dernier moment quitté Sens au milieu de la nuit, suivi de deux soldats malades qu'il avait recueillis et soignés à la sous-préfecture. Il se fit hisser sur un cheval, un des soldats monta en croupe pour le soutenir, et il partit ainsi par la route de Melun, où il arriva presque mourant. Les deux militaires lui prodiguèrent tant de soins, qu'au bout de deux jours ils purent le mettre dans une voiture et le transporter à Paris, chez Mme d'Hénin, où il acheva de se guérir. De là, il vint à Amiens nous rejoindre. Pour récompenser ses deux sauveurs, il les fit entrer dans la garde. Il devait plus tard les retrouver à Gand.

Humbert arriva à Paris, chez M. de Talleyrand, au moment où celui-ci recevait comme hôte l'empereur Alexandre. Il passa la nuit sur une banquette que M. de Talleyrand lui avait désignée, en lui enjoignant de n'en pas bouger, afin de le trouver sous sa main quand il jugerait à propos de le faire repartir pour Amiens. À 6 heures du matin, M. de Talleyrand lui frappa sur l'épaule. Humbert le vit coiffé et habillé: «Partez, lui dit-il, avec une cocarde blanche, et criez: Vive le roi!»

Humbert n'était pas bien sûr d'être éveillé. Se secouant, il partit néanmoins, et arriva à Amiens, où la nouvelle des événements avait déjà pénétré, et où M. de La Tour du Pin ne savait trop s'il convenait de l'accueillir ou de la repousser. Mais la voix publique ne tarda pas à se faire entendre. Les réquisitions, les gardes d'honneur, etc., avaient exaspéré toutes les classes. La crainte de l'étranger portait le trouble à son comble. Dans un moment, comme par une commotion électrique, les cris de: «Vive le roi!» sortirent de toutes les bouches. On se précipita dans la cour de la préfecture pour réclamer des cocardes blanches, dont Humbert, en quittant Paris, avait rempli tous les coffres de sa calèche. La provision en fut bientôt épuisée. J'en réservai néanmoins suffisamment pour le corps d'officiers, qui vint avec Le Termelier, leur brave major, en tête, les recevoir de ma main. Leurs physionomies, néanmoins, démentaient la sincérité de cette démarche, qu'ils faisaient à contre-coeur. Un seul d'entre eux, âgé, avec la moustache blanche, me dit tout bas: «Je la reprends avec plaisir.» Les plus jeunes étaient mornes et tristes. Il leur semblait que la gloire leur échappait.

Dans la journée, quand le bruit de l'arrivée de Louis XVIII se répandit, on commença à nous courtiser, M. de La Tour du Pin et moi. Quelques jours après, lorsqu'on apprit que le préfet partait pour Boulogne pour aller au-devant du roi, que Sa Majesté s'arrêterait à Amiens et qu'elle coucherait à la préfecture, un grand nombre de personnes vinrent m'offrir des objets de toute nature susceptibles d'orner ou d'embellir la maison: qui des pendules, qui des vases, des tableaux, des fleurs, des orangers.

M. de Duras, entrant d'année[211], avait traversé la ville pour aller au-devant du roi à Boulogne. Malgré tant de bouleversements, il avait conservé tous les préjugés, toutes les haines, toutes les petitesses, toutes les rancunes d'autrefois, comme s'il n'y avait pas eu de révolution, et répétait certainement dans son for intérieur ce propos que nous lui avions entendu tenir dans sa jeunesse, quoiqu'il l'ait désavoué depuis: «Il faut que la canaille sue.»

M. de Poix s'était aussi mis en route pour Boulogne, mais il s'arrêta à Amiens, fort préoccupé de la réception que lui ferait le roi, à cause de Juste de Noailles, son fils, chambellan de l'Empereur, et de sa belle-fille, dame du palais de l'Impératrice. J'eus beau lui dire que, comme dans tant d'autres familles, il avait payé une terrible dette à la Révolution, dont son père et sa mère avaient été les victimes, cela ne le rassurait pas. Mais le temps me manquait pour relever son courage, et je confiai à ma fille[212] le soin de le sermonner, tandis que j'ordonnais l'arrangement de la table de vingt-cinq couverts que le roi devait honorer de sa présence. Je me trouvai dans la salle à manger, lorsqu'un monsieur y entra et dit quelques mots à mon valet de chambre sur un ton qui me déplut. M'étant approchée, je lui demandai sans façon de quoi il se mêlait. Il voulut m'en imposer, en déclarant qu'il appartenait à la suite du roi. Sa surprise fut grande quand il dut constater que j'étais décidée à rester maîtresse chez moi et peu disposée à l'y laisser commander. Il s'en alla en grommelant. C'était M. de Blacas.

Un mot de M. de La Tour du Pin m'avait annoncé que le roi l'avait reçu avec beaucoup de bonté, et qu'il logerait à la préfecture avec Mme la duchesse d'Angoulême. Tout était prêt à l'heure dite. Douze jeunes demoiselles de la ville, à la tête desquelles se trouvait ma fille Cécile, avec sa délicieuse figure de quatorze ans, attendaient pour présenter des bouquets à Madame.

La voiture dans laquelle avaient pris place le roi et Madame fut traînée par la compagnie des meuniers d'Amiens, qui revendiquèrent cet ancien privilège. Ces braves gens, au nombre de cinquante à soixante, tous vêtus de neuf, à leurs frais, en drap gris blanc, avec de grands chapeaux de feutre blanc, menèrent d'abord la voiture royale à la cathédrale, où l'évêque entonna le Te Deum. On avait tenu fermées les portes de l'église, et on ne les ouvrit que lorsque le roi fut assis dans son fauteuil au pied de l'autel. Alors on entendit comme le bruit d'une inondation, et dans moins d'une minute, cette église immense fut remplie au point qu'un grain de poussière ne serait pas tombé à terre.

En pensant, à l'heure actuelle, à la masse de sottises qui ont précipité son frère[213] du trône, je ressens presque de la honte de l'émotion que me causa la vue de ce vieillard remerciant Dieu de l'avoir ramené sur le trône de ses pères. Madame se prosterna au pied de l'autel en fondant en larmes, et tout mon coeur s'unit aux sentiments qu'elle devait éprouver. Hélas! cette illusion ne dura pas vingt-quatre heures.

Les fariniers ramenèrent ensuite le roi à la préfecture, où il reçut les corps constitués et toute la ville, hommes et femmes, avant le dîner, avec cette grâce, cette présence d'esprit, ce charme spirituel qui le distinguaient éminemment. À 7 heures, on se mit à table. Le dîner était excellent, les vins parfaits, ce à quoi le roi fut singulièrement sensible, et ce qui me valut beaucoup de compliments aimables. M. de Blacas découvrit alors seulement que cette femme de préfet, avec qui il avait cru pouvoir prendre, lui simple gentilhomme provençal, un ton léger, se trouvait être une dame de l'ancienne cour. Il fut fort confus de sa maladresse et m'entoura de mille cajoleries pour me faire oublier son attitude première, sans néanmoins y réussir.

IV

Mon cousin Edward Jerningham et sa charmante femme[214] avaient accompagné, d'Angleterre en France, le roi, qui proclamait avec beaucoup de grâce qu'Edward avait servi sa cause dans les journaux anglais par des écrits qui avaient eu le plus grand succès. Edward pressentait, ainsi que sa femme, combien le costume purement anglais de Madame déplairait à la cour de Napoléon, réunie à Compiègne pour attendre le nouveau souverain. Tous deux se rendaient compte de la nécessité de ne pas heurter les sympathies au premier coup d'oeil. À leur instigation, j'en parlai à Mlle de Choisy, depuis Mme d'Agoult, dame d'honneur de Madame, et à M. de Blacas, qui en entretint le roi. Mais rien ne put vaincre l'obstination de cette princesse.

Hélas! ce ne fut pas le seul reproche qu'on eût pu lui adresser pendant son court séjour à Amiens.

Le matin de son départ, elle reçut quelques dames que je lui présentai. Parmi elles, se trouvait Mme de Maussion, née de Fougerai, femme du recteur de l'université, à Amiens, aussi recommandable par ses vertus et sa conduite que digne des plus grands respects. Ce dernier terme n'est pas exagéré, comme on peut en juger par l'anecdote suivante que je racontai à Mlle de Choisy: Enfermée à la Conciergerie en même temps que la reine, Mme de Maussion eut l'occasion de s'échapper par suite d'une circonstance que je ne puis me rappeler. Elle trouva le moyen de faire proposer à la malheureuse princesse de changer de vêtement avec elle et de prendre sa place dans son lit, tandis que la reine sortirait de la prison. Ce dévouement, admirable de la part d'une jeune femme, âgée alors de dix-huit ans, méritait assurément un accueil au moins obligeant. Elle ne l'obtint pas: Madame ne lui dit pas un mot. Je ne sais quel sentiment l'emporta en moi, de la surprise ou de l'indignation. En tout cas, je n'ai jamais oublié cet incident, et lorsque, après trente ans, j'en évoque le souvenir, il me semble que tout ce qui est arrivé depuis est justifié.

Mon gendre[215] cessait d'être Français pour devenir sujet du nouveau roi[216] des Pays-Bas, ce même prince d'Orange que j'avais revu en Angleterre dans une fortune si peu assurée. Il retourna avec ma fille à Bruxelles, dans sa famille, et cette séparation me fut cruelle. Je revins à Paris, et nous nous établîmes, mon mari et moi, dans un joli appartement, rue de Varenne, n° 6, où notre fils Humbert s'installa également.

Le soir même de mon arrivée, j'allai, avec Mme de Duras, à une fête que donnait le prince Schwarzenberg, généralissime des troupes autrichiennes. Là, je vis tous les vainqueurs, je fus témoin de toutes les bassesses dont ils étaient entourés, on pourrait dire accablés.

Quel spectacle curieux pour un esprit philosophique! Tout rappelait Napoléon: les meubles, le souper, les gens. La pensée me venait que, parmi tous ceux qui étaient là réunis, les uns, quand ils avaient été battus, tremblaient devant l'Empereur, que les autres briguaient autrefois sa faveur ou seulement son sourire, et que pas un ne me semblait digne d'être son vainqueur. Ah! certes, la situation était intéressante, quoique profondément triste. Mme de Duras n'y voyait que le bonheur d'être femme du premier gentilhomme de la chambre d'année[217]. La chute du grand homme, l'envahissement du pays, l'humiliation d'être l'hôte du vainqueur, ne paraissaient pas la troubler. Pour moi, j'en éprouvais un sentiment de honte, qui n'était probablement partagé par personne.

M. de La Tour du Pin prévoyait que la carrière administrative, tout en convenant à ses goûts, allait tomber dans une classe inférieure à celle où il avait le droit de se placer. Il désira reprendre son rang dans la carrière diplomatique, où la Révolution l'avait trouvé. M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, lui proposa la mission de La Haye. Le nouveau roi de Hollande le désirait, et M. de La Tour du Pin accepta volontiers ce poste, quoiqu'il eût pu prétendre à une mission plus élevée. Mais un mot de M. de Talleyrand: «Prenez toujours celle-là,» lui fit deviner que l'on avait dessein de l'employer autrement.

Mon fils Humbert fut séduit, hélas! par l'agrément d'entrer dans la maison militaire du roi. Le général Dupont était ministre de la Guerre. Ancien aide de camp de mon père, il professait pour moi un grand attachement. Humbert, désireux de se marier, préférait rester à Paris plutôt que de s'en aller comme préfet dans quelque petite ville éloignée de la France. Sa charmante figure, son esprit, ses manières, son instruction, lui ouvraient les portes des meilleures maisons de Paris, de tous les mondes. On le nomma lieutenant des mousquetaires noirs—nom provenant de la couleur de leurs chevaux.—Cela lui donnait le grade de chef d'escadrons dans l'armée.

CHAPITRE XVI

I. M. de La Tour du Pin envoyé au congrès de Vienne.—Sa femme l'accompagne jusqu'à Bruxelles et revient par Tournai et Amiens.—La châsse de Saint-Éleuthère.—M. Alexandre de Lameth, préfet d'Amiens.—La vie à Paris.—M. de Liedekerke décoré de la Légion d'honneur.—Le ministre de l'Intérieur, abbé de Montesquiou.—II. André Dumont et sa haine contre M. de La Tour du Pin.—Un libelle diffamatoire.—Les bonnets brodés de Mme Bertrand.—La Cour et les menées bonapartistes.—Mort de la petite-fille de Mme de Liedekerke. Celle-ci part pour Vienne avec son mari.—Maladie d'Aymar.—Guérison inespérée.—Origine de sa vocation artistique.—III. À la cour de Louis XVIII.—Les honneurs et les entrées.—Le grand couvert de la Saint-Louis.—Deux bals chez le duc du Berri.—Albertine de Staël.—Wellington et l'abbé de Pradt.—IV. Confiance présomptueuse de M. de Blacas.—Un déjeuner au Jardin Turc.—Nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan.—Mme de La Tour du Pin prend la décision de partir pour Bruxelles.—Chez M. Louis, ministre des finances.—Une nuit d'impatience.—V. À Bruxelles.—Visite au roi de Hollande.—Le duc de Berri dévalisé.—Séparation du congrès de Vienne.—Mission de M. de La Tour du Pin auprès du duc d'Angoulême.

I

À l'époque où le congrès de Vienne fut décidé, je me trouvais un matin dans le cabinet de M. de Talleyrand. M. de La Tour du Pin était allé à Bruxelles pour assister au couronnement du nouveau roi[218] et remettre ses lettres de créance. Il devait revenir dans un jour ou deux.

Je me préparais à quitter le cabinet du ministre des affaires étrangères, et j'avais déjà la main sur le bouton de la porte pour l'ouvrir, lorsqu'en regardant M. de Talleyrand, j'aperçus sur son visage cette expression que je lui connaissais quand il voulait jouer quelque bon tour de son métier: «Quand revient Gouvernet?» demanda-t-il.—«Mais, demain,» répondis-je.—«Oh! dit-il, pressez son retour, parce qu'il doit partir pour Vienne.»—«Pour Vienne, répliquai-je, et pourquoi?»—«Vous ne comprenez donc rien. Il va ministre à Vienne, en attendant le congrès, où il sera l'un des ambassadeurs.» Je m'écriai, mais il ajouta: «C'est un secret. N'en parlez pas, et envoyez-le-moi dès qu'il descendra de voiture.»

Je l'attendis impatiemment, gardant le secret de la bonne nouvelle, excepté pour mon fils Humbert.

Cette nomination suscita beaucoup d'envieux à mon mari. Mme de Duras fut outrée. Elle aurait voulu que M. de Chateaubriand, pour qui elle était alors dans toute l'effervescence de sa passion, obtînt ce poste. Adrien de Laval ne se consola même pas par la promesse de l'ambassade d'Espagne, et tous de crier à l'abus, parce que mon mari conservait en outre sa place de La Haye.

Nous décidâmes en famille, quoique j'éprouvasse un très vif chagrin, que M. de La Tour du Pin partirait seul pour Vienne, et que je resterais à Paris pour m'occuper du mariage d'Humbert. M. de La Tour du Pin écrivit à Auguste, notre gendre, disposé déjà à embrasser la carrière diplomatique dans son pays, pour l'engager à le suivre à Vienne en qualité de secrétaire particulier ou simplement de voyageur, puisque, redevenu sujet des Pays-Bas, il n'était plus Français. Nous pensâmes que si, après le congrès, M. de La Tour du Pin restait à Vienne, nous n'aurions pas de peine d'obtenir du roi des Pays-Bas d'attacher Auguste à la légation de Vienne. Nous aurions alors été retrouver nos maris, Charlotte et moi. Ces projets, comme beaucoup d'autres, furent bouleversés par les événements publics et particuliers. Il fut toutefois convenu que j'accompagnerais mon mari jusqu'à Bruxelles. Là, il prendrait son gendre, et je ramènerais ma fille avec son enfant[219] à Paris. Ce qui fut fait.

Avant de quitter Paris, où restait Humbert, je mis Aymar en pension chez un maître, M. Guillemin, dans la rue Notre-Dame-des-Champs, établissement sur lequel je possédais les meilleures attestations. De plus, j'avais recommandé mon fils à la dame de la maison. Tout me permettait de supposer qu'il serait bien soigné. On verra plus bas comment ces gens répondirent à ma confiance.

Notre voyage de retour, de Bruxelles à Paris, se passa fort agréablement, quoique je me sentisse fort triste et contrariée de n'avoir pas accompagné M. de La Tour du Pin à Vienne. Rien cependant ne me laissait prévoir que son absence dût être aussi longue qu'elle le fut en réalité. De plus, l'assurance qu'on m'avait donnée que deux courriers extraordinaires partiraient par semaine des Affaires étrangères, me permettait d'espérer que je recevrais régulièrement des nouvelles aussi fraîches que possible de mon mari.

Nous passâmes par Tournai, où nous visitâmes en détail les deux belles fabriques de tapis et de porcelaines, ainsi que la cathédrale. Nous vîmes là la superbe châsse de saint Éleuthère, qui venait d'être déterrée du lieu—un jardin—où elle avait été cachée dès la toute première invasion des Français. Notre voyage se continua par Amiens. Nous restâmes deux jours dans cette ville pour régler quelques affaires de mobilier avec M. Alexandre de Lameth, qui venait d'être nommé préfet pour succéder à M. de La Tour du Pin. Ma fille Charlotte était douée d'un esprit vif et pénétrant. Elle découvrait vite le côté faible de ceux qui l'entouraient, et avait un talent tout particulier pour mettre en lumière les prétentions et les ridicules des gens. Elle encouragea méchamment Alexandre de Lameth à manifester la très haute opinion qu'il avait de lui-même, ce qui nous procura le spectacle d'une véritable comédie pendant les deux jours que nous passâmes à Amiens.

À notre arrivée à Paris, nous y trouvâmes des nouvelles de nos voyageurs. Je m'installai dans mon appartement, et Charlotte prit possession des chambres précédemment occupées par son père.

Je la menais chez les personnes de ma connaissance. Chaque jour nous allions ensemble faire des visites aux filles de Mme de Duras—c'était le but de nos promenades du matin—ou passer nos soirées chez elles. L'une, Félicie, avait épousé le jeune Léopold de Talmond; l'autre, Clara, logeait aux Tuileries avec sa mère. Ma fille Cécile était trop jeune encore—elle n'avait pas quinze ans—pour aller dans le monde. Toutes ses matinées étaient consacrées à des leçons, et elle ne sortait le soir que pour nous accompagner soit chez Mme d'Hénin, notre tante, soit chez Mme de Duras, quand elle n'avait pas de soirée.

Le général Dupont, fort dévoué à mes intérêts, à titre d'ancien aide de camp de mon père, fit donner la croix de la Légion d'honneur à Auguste, en récompense de ses bons services comme sous-préfet d'Amiens, au moment de la Restauration. Je la lui envoyai à Vienne, ce qui lui causa un grand plaisir.

Régulièrement, il eût dû obtenir cette distinction sur la proposition de l'abbé de Montesquiou, alors ministre de l'Intérieur. Mais je n'étais nullement en faveur auprès de lui, et il m'aurait donc été désagréable d'avoir recours à son intervention. Je n'avais d'ailleurs aucune raison personnelle de le faire, car ni mon mari dans la diplomatie, ni mon fils dans l'armée, ne dépendaient de son ministère. M. de Montesquiou avait repris, avec l'habit, le maintien ecclésiastique; mais je ne pouvais oublier que je l'avais vu au spectacle, vêtu d'un gilet rose, riant de tout son coeur des farces de Brunet[220], et son attitude nouvelle me paraissait ridicule et affectée. De plus, à la suite d'une circonstance que je vais conter, nous étions assez mal ensemble.

II

J'ai déjà dit que lorsque le roi arriva d'Angleterre, M. de La Tour du Pin avait été au-devant de lui à Boulogne. À son passage à Abbeville, une des sous-préfectures de son département, il crut devoir déclarer au sous-préfet, André Dumont, qu'il jugeait impossible, en raison des antécédents malheureusement trop célèbres de sa vie passée, qu'il le présentât au roi. Son rôle à la Convention, sa conduite comme représentant du peuple en mission, paraissaient, aux yeux du préfet, constituer un obstacle insurmontable à sa présentation au nouveau souverain. M. de La Tour du Pin lui demanda donc—s'il ne s'exécutait pas de bonne grâce, il le lui ordonnait—de s'éloigner d'Abbeville, sous un prétexte quelconque, au moment où le roi passerait. Un des conseillers de préfecture le remplacerait temporairement.

André Dumont, de sanguinaire mémoire, accepta cet arrêt, appelé, d'un commun accord, à rester secret entre lui et M. de La Tour du Pin. Le roi lui-même ignora ce qui s'était passé. Malgré cela, le régicide en conçut une grande rancune contre son préfet. Aussitôt après le départ de M. de La Tour du Pin pour Vienne, il fît imprimer une brochure dans laquelle, s'appuyant sur la longanimité avec laquelle on avait traité d'autres régicides, il se présenta comme la victime du mauvais vouloir de mon mari, qu'il accusait d'injustice, d'abus de pouvoir et même de malversation, etc.

On m'écrivit d'Amiens que ce libelle était envoyé à Paris pour y être distribué par les soins de M. Benoît, secrétaire en chef du département de l'Intérieur et ami de Dumont. Mon fils Humbert alla trouver M. Benoît, qui le reçut assez mal. Il essaya, sinon de justifier Dumont, ce qui n'eût pas été possible, mais de démontrer que la sévérité de mon mari avait été excessive.

De mon côté, je me rendis chez M. Beugnot, ministre de la police, pour lui signaler cette publication, qu'il aurait pu peut-être empêcher. C'eût été très opportun, car elle était de nature à porter préjudice à M. de La Tour du Pin dans sa nouvelle situation. Il fallait prévoir que ceux qui voulaient lui nuire chercheraient à en tirer parti.

M. Beugnot se montra très obligeant et fort aimable, comme il l'était toujours. La conversation se continua ensuite sur d'autres sujets, en particulier sur les menées bonapartistes, qu'il était de bon air de nier à la cour et dans les salons royalistes, mais dont se préoccupait beaucoup le ministre de la police. Après une longue causerie en tête à tête, il finit par me demander: «Voyez-vous Mme Dillon, votre belle-mère?»—«Assurément,» lui répondis-je.—«Eh! bien, reprit-il, rendez-lui un service. «Déclarez-lui que Mme Bertrand n'a pas besoin de bonnets brodés.» J'aurais voulu en savoir davantage, mais il prétendit que cela suffisait, et je le quittai.

Le lendemain, j'allai, avec mes filles, faire une visite à ma belle-mère. Elle souffrait déjà de la maladie qui devait l'emporter trois ans plus tard. Après avoir causé de choses indifférentes, en me levant je lui dis à voix basse: «Ma soeur n'a pas besoin de bonnets brodés.» Elle poussa une grande exclamation, et s'écria: «Lucie, au nom du ciel, qui vous a dit cela.»—«M. Beugnot,» répondis-je. En entendant ce nom, elle se renversa dans son fauteuil, et dit à voix basse: «Ah! tout est perdu!»

Hélas! non, rien n'était perdu pour les conspirateurs, car on s'entêtait à ne pas croire à la conspiration. Aux Tuileries, chez les ministres, chez Mme de Duras, chez la duchesse d'Escars, c'était à qui, parmi les royalistes, tournerait le plus en ridicule les trembleurs, qui voyaient Napoléon partout. On faisait de la musique, on dansait, on s'amusait comme des écoliers en vacances. À cette époque, un soir, chez Mme de Duras, se trouvaient deux ou trois généraux, en compagnie de leurs femmes, toutes fort parées, entre autres le maréchal Soult et la maréchale. M. de Caraman se pencha derrière moi, et me dit: «Voilà les yeux de Notre-Dame-del-Pilar qui vous regardent.» Le bruit courait, en effet, que les deux énormes diamants qui pendaient aux oreilles de la maréchale avaient été enlevés à l'image miraculeuse de la vierge de ce nom, si vénérée en Espagne. La riche parure n'empêchait pas cette dame fort laide d'avoir l'air d'une vivandière.

Ma pauvre Charlotte, dont la petite fille[221] avait été sevrée à huit mois, eut le malheur de la perdre. La dentition nous l'enleva en deux jours. Elle mourut sur mes genoux, et je la pleurai comme si elle eût été mon propre enfant. La douleur de sa mère contribuait à augmenter encore mon chagrin. Je cherchai à distraire ma pauvre Charlotte en l'emmenant le lendemain passer toute la journée chez Mme d'Hénin, pendant qu'Humbert s'occupait des tristes devoirs de l'inhumation de l'infortunée et jolie enfant que nous regrettions tous.

Au moment même où Humbert venait de nous rejoindre chez Mme d'Hénin, ma femme de chambre accourut, fort troublée, pour lui dire de revenir à la maison, où quelqu'un l'attendait. Charlotte entendit, quoique la femme de chambre eût parlé tout bas, qu'il s'agissait de M. de Liedekerke, arrivé de Vienne en courrier. Le frère comme la soeur, frappés l'un et l'autre de la même crainte qu'il ne fût arrivé quelque chose à leur père, se précipitèrent dans la cour, et, montant dans le cabriolet d'Humbert, s'éloignèrent avant que j'eusse pu me douter de ce qui s'était passé.

Grâce à Dieu, leurs pressentiments furent démentis. Mon mari se portait bien, et notre gendre Auguste, chargé de dépêches, avait simplement été envoyé pour faire le service du courrier extraordinaire qu'on expédiait de Vienne chaque semaine. Tenu de repartir le surlendemain, il s'empressait de venir embrasser sa femme. Le désespoir éprouvé par Charlotte de la perte de son enfant me suggéra la pensée de l'envoyer à Vienne avec son mari. Comme son père l'aimait tendrement, sa présence là-bas serait, pour lui aussi, un bonheur inexprimable. Je possédais une excellente calèche de voyage. Je me chargeai de l'achat et de l'emballage de tous les détails des élégantes toilettes destinées à être portées par ma fille dans les fêtes du prochain congrès. De plus, je mis à sa disposition ma femme de chambre, personne fort habile. Rien ne manqua à son équipement. Grâce à mon activité habituelle, les résolutions une fois prises, le surlendemain ma fille était prête à se mettre en route. Le même jour, elle partait pour Vienne avec son mari, porteur des dépêches de M. de Talleyrand, qui n'avait pas encore quitté Paris.

Je restai seule avec ma jeune Cécile, alors âgée de quinze ans, et mes deux fils, Humbert et Aymar. Ce dernier faillit, peu de temps après, m'être enlevé par une pleurésie causée par la négligence de son maître de pension. J'allais voir Aymar deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi. Un de ces jours, vers la fin de novembre, à mon arrivée, on m'annonça qu'il était enrhumé. Je commençai tout d'abord à m'inquiéter, quand on me conduisit à l'infirmerie. Elle se composait d'une mauvaise chambre située au rez-de-chaussée sur la cour et exposée au nord. Mais je fus terrifiée d'en voir la fenêtre et la portes ouvertes, sous le prétexte, me dit-on, «que la cheminée fumait». Je trouvai mon fils avec une forte fièvre et des symptômes qui m'alarmèrent extrêmement. Je demandai le médecin de rétablissement. Il ne devait venir que le lendemain. À cette réponse, sans hésiter, je remontai en voiture et j'allai chercher Auvity, mon médecin. Il logeait rue Duphot, ce qui était bien loin de la rue de Notre-Dame-des-Champs. Heureusement, je le rencontrai, et, quoiqu'il fût lui-même bien tourmenté de l'état de sa jeune femme, il se décida à m'accompagner.

Plus de deux heures s'étaient écoulées avant que nous ne fussions de retour à la pension. L'état d'Aymar s'était encore aggravé. Auvity, outré de le trouver dans une si mauvaise chambre, me dit: «Madame, si vous voulez conserver votre enfant, il faut l'emporter d'ici.» Là-dessus, le roulant lui-même dans ses couvertures, il le porta dans la voiture, où je montai avec eux, et nous le ramenâmes chez moi. Pendant plusieurs jours, le mal alla en empirant. Auvity venait trois fois dans la journée. Le sixième jour, il demanda une consultation de son père[222] et de M. Hallé[223], grand médecin d'alors. Ils dirent à mon fils Humbert qu'il fallait me préparer à la perte de son frère et «qu'il ne passerait pas la nuit». Puis, s'étant fait remettre chacun un napoléon pour cet arrêt, ils s'en furent pour ne plus revenir.

Auvity cependant ne se découragea pas. Il envoya chercher un gilet de cantharides chez un pharmacien, le seul à Paris qui en préparât. On l'appliqua sur le petit corps de huit ans, déjà si maigri, de mon enfant, et il en fut enveloppé entièrement, à l'exception des bras. Des sinapismes aux pieds furent renouvelés tous les quarts d'heure. En même temps une boisson rafraîchissante et nourrissante était donnée toutes les deux minutes dans une cuiller à café. Le lendemain matin, le corps du pauvre petit n'était qu'une plaie; mais la fièvre avait disparu, et Auvity prononça ces paroles si douces aux oreilles d'une mère: «Il est sauvé!»

La convalescence fut longue. Le jour où le médecin conseilla le grand air et l'exercice, la saison était devenue si mauvaise que je ne pouvais conduire le petit malade dehors. La pensée me vint alors de demander une carte d'artiste pour le mener au musée. C'était comme un pressentiment du goût d'Aymar pour les arts. Par M. de Duras, j'eus la permission de l'y conduire tous les jours avec sa bonne. Là, il pouvait courir tout à son aise. Au bout de six semaines, quand le temps devint assez beau pour permettre, sans danger, de le promener aux Tuileries, mon fils regrettait le musée et les tableaux, dont il connaissait et les sujets et les auteurs. Je ne doute pas que ces longues heures passées au musée n'aient beaucoup contribué à développer le penchant d'Aymar pour les arts et à assurer sa première éducation artistique.

III

Cet hiver, quand je fus débarrassée de toute inquiétude au sujet de la santé de mon fils, j'allai beaucoup dans le monde. Je tâchais de ramasser des nouvelles, des on-dit, souvent même des caquets pour en faire la matière des lettres que j'écrivais régulièrement à M. de La Tour du Pin, deux fois la semaine, par les courriers des affaires étrangères. Logeant tout près de ce ministère, je fermais seulement mes lettres lorsque M. Rheinhardt, chargé de cette partie de l'expédition des courriers, m'envoyait un garçon de bureau pour les prendre. Si, depuis, cette correspondance n'avait été brûlée, comme je le dirai par la suite, elle servirait à rendre ces mémoires plus piquants et plus intéressants. Maintenant que tant de jours ont passé sur ma tête, que la vieillesse est venue, et que ma mémoire est plus ou moins altérée, je sens que beaucoup de faits et de détails m'échappent.

Comment mon temps se passait-il depuis cette restauration de la monarchie? J'allais d'abord aux Tuileries, quand le roi recevait les dames, à peu près une fois ou deux par semaine. En qualité d'ancienne dame du palais de la reine, j'avais les honneurs. C'est-à-dire qu'au lieu de me mêler à la foule des femmes qui se pressaient les unes sur les autres dans le premier salon, dit de Diane, en attendant que le roi eût été roulé dans la salle du Trône,—car il ne pouvait pas marcher,—je prenais place directement, ainsi que les autres femmes qui jouissaient du même privilège, sur les banquettes qui garnissaient cette salle. Là, nous trouvions beaucoup d'hommes qui avaient, eux aussi, les entrées, et, installées fort à notre aise, nous causions jusqu'au moment où la parole sacramentelle: «Le roi!» nous faisait dresser sur nos jambes et prendre un maintien plus ou moins convenable et respectueux. Puis on défilait une à une devant le fauteuil royal.

Le roi avait toujours une chose drôle ou aimable à me dire. Ainsi, le jour de la saint Louis, il y eut grand couvert dans la galerie de Diane. Une barrière posée en long dans la plus grande partie de la galerie donnait passage à toutes les personnes qui voulaient voir la table en fer à cheval, autour de laquelle était assise la famille royale. Le roi occupait seul le fond de la table, faisant face aux curieux; sur un des petits côtés se trouvaient M. le duc d'Angoulême et sa femme; en face, M. le duc de Berry, et peut-être le duc d'Orléans; mais, pour ce qui concerne ce dernier, je ne saurais l'affirmer. Derrière le roi se tenaient les grandes charges debout et les femmes sur des gradins. Ce jour-là, j'avais préféré rester peuple, afin de passer le long de la barrière avec mes filles[224]. Le roi m'aperçut dans la foule qui défilait, et me cria: «C'est comme à Amiens!» Cela m'attira une grande considération parmi le bon peuple.

M. le duc de Berry donna, ce même hiver, deux bals, où il invita toutes les notabilités bonapartistes: les duchesses de Rovigo, de Bassano, etc… Elles ne dansèrent pas et avaient l'air d'une humeur massacrante, malgré les avances et les soins du prince et de ses aides de camp. Mme de Duras et moi, nous menâmes à ces bals Albertine de Staël. Nous l'avions métamorphosée, après avoir fini par obtenir de sa mère, toujours vêtue elle-même comme une danseuse de corde, malgré ses cinquante ans, qu'elle nous permît de l'habiller à notre goût. Cela n'avait pas été sans peine, car il avait fallu refaire tout ce qu'elle portait sur le corps, jusqu'à sa chemise. Tout le monde la trouva si changée à son avantage, qu'à dater de ce jour elle abandonna toutes ses habitudes passées de toilette anglaise. Le duc de Broglie en était fort amoureux, et si je ne me trompe, ce fut à l'un de ces bals qu'il se décida à la demander en mariage à sa mère.

Puisque j'ai nommé Mme de Staël, c'est le moment de dire que j'avais renouvelé, lors de son retour à Paris, peu après la Restauration, mon ancienne liaison avec elle. Je l'avais déjà revue cependant, en 1800, quand j'arrivais d'Angleterre, un peu, avant le temps où Napoléon l'obligea à quitter Paris, puis à différentes autres époques. Au 18 fructidor, elle s'était montrée très révolutionnaire, entraînée par sa liaison plus qu'intime avec Benjamin Constant. Sa dernière transformation venait de s'accomplir en Angleterre, d'où elle revenait royaliste. Elle accueillait avec esprit et amabilité les notabilités de tous les pays d'Europe, qui abondaient à Paris pendant l'hiver de 1814 à 1815.

Je me trouvais dans son salon le soir du jour où le duc de Wellington arriva à Paris. Cent autres personnes, également curieuses de voir ce personnage déjà célèbre, étaient là réunies. Mes relations avec le duc remontaient au temps de mon enfance. Nos âges différaient peu, et lady Mornington, sa mère, était fort liée avec ma grand'mère, Mme de Rothe. Nous avions passé, le jeune Arthur Wellesley, sa soeur lady Anne et moi, bien des soirées ensemble. Je retrouvai plus tard lady Anne en Angleterre, à Hampton-Court, quand j'y fus pour voir le vieux stathouder prince d'Orange. Je me fis reconnaître du duc comme une ancienne amie. Aussi, dans ce salon où tant d'yeux étaient fixés sur lui, mais où il ne connaissait personne, fut-il bien aise de trouver quelqu'un qui pût lui répondre, s'il questionnait.

Parmi les personnes présentes se trouvait un homme qui brûlait du désir de lier conversation avec le héros du jour. C'était M. de Pradt, le ci-devant archevêque de Malines. Mme de Staël les mit en rapport. M. de Pradt s'étant assuré que le duc parlait parfaitement français, commença à lui expliquer l'Europe et la France. Une demi-heure durant, il parla sans s'arrêter. Quant au duc, à peine put-il placer quelques exclamations que l'archevêque prenait pour de l'admiration. Le prodigieux amour-propre de M. de Pradt l'emportait souvent au delà des bornes permises. Ainsi, en parlant de l'Empereur, poussa-t-il l'audace jusqu'à prononcer ces paroles: «Enfin, mylord, Napoléon a dit un jour: «Il n'y a qu'un homme qui m'empêchera d'être maître de l'Europe.» Chacun s'imagina que la suite de son discours allait être: «Et cet homme, mylord, c'est vous!» Mais point du tout; il poursuivit ainsi: «Et cet homme, c'est moi!» Le duc de Wellington s'écria: «Oh! oh!» et ne put s'empêcher de lui rire au nez, ce dont l'archevêque ne se déconcerta nullement.

Pendant le séjour que fit le duc à Paris, avant de se rendre au Congrès de Vienne, je le rencontrai presque tous les jours. Je lui présentai mon fils Humbert, pour qui il eut beaucoup de bontés. Humbert parlait l'anglais dans la perfection. En Amérique et en Angleterre, il s'était familiarisé avec cette langue. Il avait également une bonne connaissance de l'italien. Dans cet hiver, où Paris était rempli d'étrangers, on le prenait souvent pour un Anglais ou pour un Italien. En quittant Paris, le duc de Wellington partit pour le congrès, où se trouvait déjà M. de Talleyrand.

IV

M. de Blacas tenait un grand état. Son outrecuidance ne lui permettait pas de concevoir le plus léger soupçon de conspiration. Il levait les épaules, se mettait à rire et se moquait de ceux enclins à penser que Napoléon était terriblement près de nous.

Un jour Humbert rentra très préoccupé. Il avait rencontré, en revenant du quartier des mousquetaires, deux généraux—je ne puis me souvenir de leurs noms, l'un était mulâtre—qu'il avait connus à Sens assez intimement. Ils l'engagèrent à venir déjeuner avec eux au Jardin Turc. Humbert accepta. Après les huîtres et le vin de Champagne, ces messieurs commencèrent à le tâter sur la marche du gouvernement, sur le mécontentement général, sur les regrets qu'ils éprouvaient de ne plus servir l'Empereur. Puis, le vin de Champagne aidant, ils en vinrent à des indiscrétions dont Humbert fut fort frappé et qui lui inspirèrent beaucoup d'inquiétude. Il était loin de prévoir, cependant, l'audace avec laquelle Napoléon oserait débarquer sur la côte de France; mais la conversation de ses deux compagnons de table lui laissa clairement comprendre qu'un enrôlement se préparait. Les deux généraux en question étaient des gens assez obscurs, mais Humbert remonta facilement, par la pensée, jusqu'aux chefs de la conspiration, et surtout à la reine Hortense, chez qui se réunissait le comité directeur bonapartiste. Ayant raconté à Mme de Duras le déjeuner et la conversation auxquels il avait assisté, elle en conçut également des inquiétudes et en fit part à son mari. Celui-ci en parla au roi; mais M. de Blacas était là pour tout atténuer et pour tourner en ridicule les gens qui croyaient à un retour de l'Empereur.

Un soir des premiers jours de mars, je me trouvais chez Mme de Duras, aux Tuileries. Il y avait du monde, entre autres le général Dulauloy et sa femme. Je surpris entre eux deux ou trois signes imperceptibles qui excitèrent vivement ma curiosité. Ils semblaient dire: «Non, ils ne savent rien.» Mme Dulauloy paraissait, en outre, craindre quelque chose et témoignait d'une grande envie de s'en aller, surtout lorsque M. de Duras traversa le salon, venant du coucher du roi. À ce moment elle rougit, se leva et sortit en emmenant son mari. Je restai la dernière et j'attendis que Mme de Duras revînt de la chambre de son mari, où elle l'avait suivi. Je la vis très troublée, et elle me dit: «Il y a quelque chose de terrible, mais Amédée ne veut pas me le dire.» Je rentrai alors chez moi en compagnie d'Humbert et nous fîmes, comme cela arrive toujours, toutes les conjectures imaginables, excepté la véritable. Le lendemain matin, la nouvelle du débarquement au golfe Juan se répandit dans Paris. Elle fut apportée par lord Lucan. Parti la veille au soir pour l'Italie, il rencontra à quelques postes de Paris le courrier qui arrivait de Lyon avec la nouvelle. Il revint aussitôt sur ses pas et rentra à Paris, où il la fit connaître.

Les conséquences de cet événement rentrent dans le domaine de l'histoire. Je me contenterai donc de rapporter ici ce qui m'est personnel.

Je connaissais trop bien d'une part la cour, d'autre part la force du parti de Napoléon, pour conserver des doutes un moment sur l'efficacité des mesures que l'on allait adopter.

M. de La Tour du Pin, quoiqu'un des quatre ambassadeurs de la France au congrès de Vienne et employé par intérim aux affaires diplomatiques françaises en Autriche, n'en était pas moins toujours resté titulaire du poste de ministre de France en Hollande. J'estimai que je ne pouvais demeurer à Paris quand Napoléon allait y arriver, et que je devais me rendre à Bruxelles ou à La Haye. Mes projets furent soumis au roi par M. de Jaucourt, ministre des Affaires étrangères par intérim. Il approuva ma détermination, et je me préparai donc à partir.

Humbert, dès que le départ du roi fut résolu, ne put quitter le quartier des mousquetaires. Je me trouvai, par conséquent, absolument seule pour faire face à tous les arrangements du voyage que j'allais entreprendre avec ma fille Cécile, âgée de seize ans, et mon fils Aymar, qui en avait huit.

J'ai souvenir de beaucoup de petits embarras dont je me tirai avec mon sang-froid ordinaire. Après tant d'années écoulées, ils n'offrent plus guère d'intérêt. Je conterai cependant le fait suivant. Je m'étais rendue chez le ministre des Finances dans la soirée pour toucher le montant des appointements de M. de La Tour du Pin, que je désirais emporter. Le même soir, le roi devait partir à minuit. En entrant dans le cabinet du ministre, M. Louis, avec qui j'étais assez liée depuis longtemps, je le trouvai dans une colère épouvantable: «Regardez,» me dit-il en me montrant une centaine de petits barils semblables à ceux dans lesquels on vend des anchois, «j'ai fait préparer ces barils, qui contiennent chacun 10.000 ou 15.000 francs en or. Je voulais en confier un à chaque garde du corps appelé à accompagner le roi, et ces messieurs refusent de s'en charger sous prétexte qu'ils ne sont pas faits pour cela.» Tout en disant ces mots, il signa mon récépissé, dont j'allai aussitôt toucher le montant. Je portai ensuite la somme chez mon homme d'affaires pour qu'il me la changeât en or. J'avais bien demandé à M. Louis de me remettre un des barils d'or réunis dans son cabinet, mais il s'y était absolument refusé. Quand je quittai mon homme d'affaires, 9 heures avaient déjà sonné, et il me dit de revenir à 11 heures et qu'il me remettrait alors l'or qu'il se serait procuré.

Je passai chez ma tante, Mme d'Hénin, décidée elle aussi à partir, afin de lui faire mes adieux. Je la trouvai en compagnie de M. de Lally, dans un trouble inexprimable, emballant, gesticulant, pressant son gros ami, qui ne finissait rien. En me voyant, elle s'écria: «Mais vous ne partez donc pas, que vous avez l'air si tranquille?»

Je la quittai, la laissant au milieu de ses paquets et en proie à ses accès de colère contre le pauvre M. de Lally, pour aller prendre congé de M. de Jaucourt, mon ministre, lui faire viser mon passeport et réclamer un ordre pour les chevaux de poste, chose bien nécessaire, car il n'y en aurait peut-être plus un seul à avoir à minuit. Enfin, à 11 heures sonnant, je retournai chez mon homme d'affaires, rue Sainte-Anne. Il me remit 12.000 francs en rouleaux de napoléons. J'avais un cabriolet de louage à l'heure. En remontant dans la voiture, je dis au cocher: «Chez moi.» Je logeais rue de Varenne, n° 6. Nous voulons prendre par le Carrousel; mais, à cause du départ du roi, on n'y passait pas. Mon cocher longe alors la rue de Rivoli. Au moment de s'engager sur le pont Louis XVI, il entend sonner minuit. S'arrêtant tout court, il me déclare que pour rien au monde il ne fera un pas de plus. Il loge, dit-il, à Chaillot, les portes doivent être fermées à minuit; il demande à être payé et m'invite à continuer mon chemin à pied.

J'eus beau faire appel à toute mon éloquence, lui promettre un pourboire superbe pour me mener seulement jusqu'à un fiacre. Il refuse. Force m'est de descendre, quoique saisie d'une frayeur mortelle. Heureusement, au même moment, j'entends le bruit d'une voiture. C'était un fiacre, et vide, grâce à Dieu! Je m'y précipite en offrant au cocher une généreuse gratification pour me ramener chez moi.

Aussitôt rentrée, j'envoie chercher les chevaux de poste. Malgré mon service extraordinaire, malgré la signature du ministre, j'attends jusqu'à 6 heures les deux misérables chevaux destinés à être attelés à une petite calèche, dans laquelle je prends place avec Aymar, ma chère Cécile, et une petite femme de chambre belge que j'avais gardée à mon service après l'avoir élevée.

Toutes ces longues heures d'attente, je les passai à la fenêtre, à écouter si les chevaux venaient. Jamais je n'ai ressenti plus d'impatience. Un silence profond régnait dans Paris. Toutefois, à tous moments, des hommes passaient sous la fenêtre, tous suivant uniformément la même direction. Soldats pour la plupart, on les reconnaissait, aux lueurs des réverbères, à la toile cirée qui recouvrait leurs shakos. Bien que le temps fût beau, tous les militaires, pour dissimuler la cocarde blanche, avaient arboré ce signe de ralliement avec le bouquet de violettes.

V

Notre voyage ne fut marqué par aucun accident. Seulement, vers Péronne ou Ham, nous vîmes déboucher au grand trot, par un chemin de traverse croisant la grande route, un régiment de cuirassiers à la débandade. En passant près de nous, ils crièrent: «Vive l'Empereur!»

Nous arrivâmes sains et saufs à Bruxelles, où je pris un tout petit logement, rue de Namur, chez un M. Huart, avocat. Il doit avoir été depuis, je crois, ministre du roi Léopold[225]. J'étais très impatiente de recevoir des nouvelles de Vienne. L'envoi des courriers expédiés habituellement aux affaires étrangères, et par lesquels mon mari et ma fille Charlotte m'écrivaient, avait sans doute été interrompu. Quoique je leur eusse annoncé à tous deux mon départ pour Bruxelles, bien des raisons m'amenaient à craindre de demeurer longtemps sans nouvelles. C'est ce qui arriva, en effet.

Je trouvai à Bruxelles toutes les personnes de ma connaissance, tant en Belges qu'en Français. Tout le monde me fit bon accueil, à l'exception des bonapartistes, tels que les Trazegnies et les Mercy, entre autres.

Le roi de Hollande[226] était à Bruxelles. Je me présentai à lui, et il me reçut parfaitement. Nous étions assis, sur un canapé dans l'ancien cabinet de M. de La Tour du Pin. Se tournant vers moi, il me dit: «Dans ce salon, je tâche de m'inspirer du moyen de me faire aimer comme l'était votre mari.» Hélas! le pauvre prince n'a pas réussi. Je lui parlai avec insistance des intérêts de mon gendre, devenu alors son sujet. Probablement est-ce cette conversation qui lui a ouvert la carrière diplomatique. Je souhaite qu'il s'en souvienne.

Mme de Duras était aussi venue à Bruxelles avec sa fille Clara et sa mère, Mme de Kersaint. Quelques jours après notre arrivée, cette dernière fut frappée d'une attaque d'apoplexie foudroyante, le soir, en prenant le thé. La pauvre femme radotait complètement. On ne la regretta guère. Sa fille se comportait cependant très bien à son égard, mais elle était fort à charge à son gendre.

Avant ce triste événement, nous passions un jour la soirée ensemble, Mme de Duras et moi, quand on vint nous annoncer qu'un monsieur de notre connaissance désirait nous parler. On ajoutait qu'il n'osait se présenter dans notre salon parce qu'il n'était pas habillé. À cette époque, on s'attendait toujours à quelque chose de singulier. Nous sortîmes donc sur le palier, à l'hôtel de France. Devant nous, nous voyons un valet de chambre fort crotté, que Mme de Duras reconnut à l'instant. Il nous ouvre la porte d'une chambre et nous nous trouvons en présence de M. le duc de Berry. Il nous raconta que le colonel d'un corps franc, c'est-à-dire d'un rassemblement de brigands, nommé Latapie, l'avait dévalisé, pillé ses équipages et lui avait pris jusqu'à ses chemises. Comme je connaissais très bien Bruxelles, il me chargea de lui procurer tout un nouveau trousseau. Je le mis aussitôt en rapport avec la bonne Mme Brunelle, à qui je fus bien aise d'apporter cette bonne aubaine. Plus tard, j'aurais encore à parler de ce Latapie, dont je viens de citer le nom.

Ma chère fille Charlotte arriva quelque temps après toute seule de Vienne, accompagnée de sa femme de chambre et du valet de chambre de son père. Elle m'apprit que le congrès s'était dissous à la nouvelle de la descente de Napoléon à Cannes. Chacun avait couru au plus pressé, et les puissances, toutes prêtes à devenir ennemies, s'étaient réconciliées devant l'imminence du danger commun. On ne songea plus qu'à faire payer cher à la France l'accueil fait au héros qui, en la rendant si puissante et si glorieuse, lui avait suscité tant d'ennemis.

M. le Dauphin[227], dans les provinces méridionales, avait rassemblé une sorte de parti qui aurait pu prendre de l'importance sous un autre chef. On cherchait quelqu'un qui porterait à ce prince l'assurance de l'union des puissances pour anéantir Napoléon. M. de La Tour du Pin, toujours dévoué, accepta de se rendre à Marseille et de joindre M. le Dauphin. Il partit. Son gendre le suivit jusqu'à Gênes et me rapporta de là des nouvelles de mon mari à Bruxelles. Le jeune de Liedekerke retrouva dans cette ville sa femme, et je pus lui annoncer, à son arrivée, que j'avais assuré sa position auprès du roi[228] son maître.

FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.

NOTES

[1: Mme de La Tour du Pin était née exactement le 25 février 1770.]

[2: Frédéric-Claude-Aymar comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et seul fils survivant de la marquise de La Tour du Pin.]

[3: Frère aîné du précédent.]

[4: Un déjeuner qui est le bien venu.]

[5: Une poignée de main.]

[6: D'après les historiens de la guerre d'Amérique c'est le général Gates qui, après avoir remplacé dans son commandement le général Schuyler, aurait fait capituler le général Burgoyne à Saratoga.]

[7: Mme de La Tour du Pin, son mari et M. de Chambeau.]

[8: Humbert et Séraphine de La Tour du Pin.]

[9: Erreur de l'auteur. Il faut lire de Massachusetts, Le Connecticut se trouve au sud de ce dernier.]

[10: Arthur Dillon, 6e colonel propriétaire du régiment de Dillon, périt sur l'échafaud, le 13 avril 1794.]

[11: Northampton est une ville de l'État de Massachusetts, et non la capitale du Connecticut.]

[12: Lire de Massachusetts.]

[13: Des criques.]

[14: En réalité cet établissement fut fondé, avant la naissance de Guillaume III, en 1625.]

[15: Guillaume III monta sur le trône d'Angleterre en 1688.]

[16: Ou d'Hudson.]

[17: Jean-Frédéric, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, ancien ministre de la Guerre, périt sur l'échafaud le 28 avril 1794.]

[18: Mail-coach public.]

[19: Grand-Mogol, souverain de l'ancien empire des Mogols ou Mongols dans l'Hindoustan.]

[20: Chah-Alem II, 1759-1806.]

[21: Pauvre Mogol.]

[23: Cordiale poignée de main.]

[24: La vérité est que lady Dillon, morte le 19 juin 1794, avait fait à Mme de La Tour du Pin un legs de trois cents guinées, selon les termes mêmes de son testament, pour porter mon deuil.]

[25: Le traîneau de luxe.]

[26: Filé chez soi.]

[27: Ville du Cap-Français brûlée en 1793, à cette époque, chef-lieu de la colonie française de Saint-Domingue. Aujourd'hui ville de la République d'Haïti sous le nom de Cap-Haïtien.]

[28: La piastre espagnole de l'époque, celle dont il s'agit vraisemblablement, valait un peu plus de 5 francs.]

[29: Petit-lait.]

[30: Le quart anglais équivaut en réalité à 1 litre 135.]

[31: La vieille sauvage.]

[32: Madame Latour… du vieux pays… grande dame… très bonne pour le pauvre sauvage.]

[33: Pigeon sauvage, dindon sauvage.]

[34: Panier de sauvage.]

[35: Hache de guerre des sauvages de l'Amérique du Nord.]

[36: Filé chez soi.]

[37: Du vieux pays.]

[38: Quel noble toit à porcs.]

[39: Voyages dans les États-Unis d'Amérique, faits de 1795 à 1798, par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt. 8 volumes, 1800.]

[40: Diminutif du nom anglais de Susannah, en français Suzanne.]

[41: Tourne-broche à vapeur.]

[42: Voir la note 6.]

[43: Traité de paix de Paris du 10 février 1763, qui mit fin à la guerre de Sept Ans. Cette convention fut qualifiée, en France, à l'époque où elle fut conclue, de paix honteuse.]

[44: Mail-coach public.]

[45: Femme de charge.]

[46: Je vous prie, Madame! vous feriez bien de prendre ceci.]

[47: Emmery, comte de Grozyeulx, président de la Constituante le 4 janvier 1790.]

[48: Maître d'hôtel.]

[49: Foster, s'ils me quittent, je suis un homme mort.]

[50: Voir la note 27.]

[51: Frédéric-Claude-Aymard comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et seul fils survivant de la marquise de La Tour du Pin.]

[52: De fameuses bonnes gens, ces gens du vieux pays!]

[53: Est-ce possible? Entendez-vous dire que nous sommes libres?]

[54: Oui, sur mon honneur, à partir de ce moment, aussi libres que je le suis moi-même.]

[55: Acte par lequel on affranchit un esclave.]

[56: Louis-Philippe, duc d'Orléans, né en 1725, mort en 1785, père de Philippe Égalité.]

[57: M. et Mme de La Tour du Pin, leur jeune fils Humbert et M. de Chambeau.]

[58: M. et Mme Tisserandot.]

[59: Oh! Je vois maintenant. Celui-là est une femme.]

[60: Mais, est-ce un vrai garçon ou est-ce un singe?]

[61: Marquis de Custine, L'Espagne sous Ferdinand VII, 4 vol. in-8°. Ladvocat, 1838, L. II, p. 45.]

[62: Les colonies agricoles étrangères qui donnèrent naissance aux deux petites villes de La Carlota et de La Carolina, furent en réalité fondées en Espagne, vers 1768, par M. Olavidès, homme d'État espagnol, alors intendant de Séville.

Le comte d'Aranda était à cette époque premier ministre de Chartes III, et le comte de Florida Blanca ne fut appelé à ce poste qu'en 1777.]

[63: M. Broun.]

[64: L'Escurial ou Saint-Laurent de l'Escurial.]

[65: Ou la Vierge à la perle.]

[66: 10 août 1557. Jour de la fête de Saint-Laurent, patron de l'Escurial.]

[67: Philippe II, roi d'Espagne, 1527-1598.]

[68: Fils de Philippe II et de Marie de Portugal, 1545-1568.]

[69: Château royal de la Granja qui se trouve dans la ville de Saint-Ildefonse.]

[70: Alix, dite Charlotte de La Tour du Pin de Gouvernet, épousa à Bruxelles, le 20 avril 1813, Florent-Charles-Auguste, comte de Liedekerke Beaufort; décédée au château de Faublanc, près de Lausanne, le 1er septembre 1822.]

[71: La terre fut en réalité achetée par Mme Naurissart, née Anne de Labiche, avec autorisation de son mari.]

[72: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et seul survivant de la marquise de La Tour du Pin.]

[73: Comtesse Edward de Rothe.]

[74: Louis-Joseph-Xavier-François, né à Versailles le 22 octobre 1781, mort à Meudon le 4 juin 1789.]

[75: Anne de Rochechouart-Mortemart, mariée à Auguste, duc de Croy;
Nathalie de Rochechouart-Mortemart, mariée à Marc, prince de Beauvau;
Catherine de Rochechouart-Mortemart, mariée à Adrien d'Uzès, duc de
Crussol.]

[76: Anne-Gabrielle d'Harcourt, fille du duc d'Harcourt.]

[77: Fille du duc de Brissac, massacré à Versailles le 9 septembre 1792.]

[78: Casimir-Louis-Victurnien, duc de Mortemart, né le 20 mars 1787, mort le 1er janvier 1875.]

[79: Paquebot.]

[80: Alix dite Charlotte.]

[81: Humbert.]

[82: Bon Dieu, est-ce possible!]

[83: Bureau des étrangers.]

[84: Troisième fils de lady Jerningham.]

[85: Frances ou Fanny Dillon, épousa plus tard le général Bertrand.]

[86: Avec le vieux monsieur.]

[87: Henriette et Charlotte Dillon.]

[88: James-William Dillon.]

[89: Charles Dillon.]

[90: Robert Lee, quatrième et dernier earl of Lichfield.]

[91: Henry-Augustus Dillon, devint 13e viscount Dillon.]

[92: Honorable Frances-Charlotte Dillon, plus tard lady Thomas Webb.]

[93: Henriette et Charlotte Dillon.]

[94: Voir la note 92.]

[95: Voir la note 87.]

[96: Mme Dillon.]

[97: Alix, dite Charlotte.]

[98: Humbert.]

[99: La bonne Marguerite.]

[100: Champ de courses.]

[101: Fille de lord Dillon.]

[102: Fille de lady Jerningham.]

[103: Sir Richard Bedingfeld.]

[104: Un logement.]

[105: La camisole de force.]

[106: Bureau des étrangers.]

[107: Edward de La Tour du Pin de Gouvernet, mort dans la même localité à l'âge de trois mois.]

[108: Boucher!]

[109: Ned, diminutif anglais d'Edward.]

[110: Bas-bleu.]

[111: La voiture de miss White embarrasse le passage.]

[112: Avant son mariage Mlle Claire de Kersaint.]

[113: Dans ces lieux où la belle Isis[114] et son époux Thame mêlent leurs flots qui désormais coulent pour toujours unis.]

[114: Dans la partie supérieure de son cours la Thames—Tamise—est aussi désignée sous le nom d'Isis jusqu'au point où elle reçoit un affluent nommé la Thame ou Tame selon l'orthographe de Prior.]

[115: Gérard Honthorst, dit Gérard des Nuits.]

[116: Comte Guillaume d'Oilliamson, fusillé à Paris le 16 thermidor an VII (3 août 1799). La marquise de La Tour du Pin place par erreur cet événement dans le courant de l'été 1798.]

[117: Comte de Kersaint, membre de la Convention pour le département de Seine-et-Oise.]

[118: La Pelouse.]

[119: Bibliothèque circulante d'Ookam.]

[120: Mail-coach public.]

[121: La Pelouse.]

[122: Goûter.]

[123: Pour le jeune monsieur.]

[124: Pour la jeune dame.]

[125: Un logement.]

[126: Humbert.]

[127: Paquebot.]

[128: La bonne Marguerite.]

[129: Alix, dite Charlotte.]

[130: Mon brave petit homme.]

[131: Cécile-Élisabeth-Charlotte de La Tour du Pin de Gouvernet, fiancée en septembre 1816 à Charles, comte de Mercy-Argenteau, morte à Nice, le 20 mars 1817, sans avoir été mariée.]

[132: Cécile-Claire-Séraphine de Liedekerke Beaufort, petite-fille de l'auteur des mémoires; fille de Florent-Charles Auguste, comte de Liedekerke Beaufort et de Alix, dite Charlotte, de La Tour du Pin, née à La Haye le 24 août 1818, décédée à Paris le 19 août 1893; épousa à Bruxelles, le 28 décembre 1841 Ferdinand-Joseph-Ghislain, baron de Beckman.]

[133: Voir vol. I, chapitre IV, I.]

[134: Ce mariage a été pendant longtemps contesté. Il eut lieu le 15 décembre 1785 et est aujourd'hui avéré, depuis qu'on a eu connaissance de documents, tenus secrets jusqu'ici, dont le roi Edouard VII d'Angleterre a tout récemment autorisé la communication. Mais les détails de la célébration du mariage ne sont pas tout à fait conformes à la version qu'en donne Mme de La Tour du Pin.]

[135: Tous.]

[136: Mourut en 1802 seulement.]

[137: Elle fut vendue en 1797.]

[138: Humbert.]

[139: Alix, dite Charlotte, et Cécile.]

[140: Marquise de La Rochejaquelein, née Donissan, veuve du marquis de Lescure.]

[141: Alexandre de Maurville.]

[142: Élisabeth de Lally-Tollendal.]

[143: Humbert.]

[144: Mlles Félicie et Clara de Duras.]

[145: Château d'Ussé, près de Chinon, en Indre-et-Loire.]

[146: Devint, en effet, chambellan.]

[147: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis marquis de La Tour du Pin de Gouvernet, et marquis de Gouvernet, le seul enfant qui survécut à ses parents.]

[148: Humbert.]

[149: Alix, dite Charlotte.]

[150: Paul-Philippe comte de Ségur, à cette époque major commandant un régiment de hussards, né en 1780, mort en 1873.]

[151: Expression de menace suspendue que Virgile, dans l'Énéide met dans la bouche de Neptune, lorsque, pour apaiser la tempête, il apostrophe les vents déchaînés, sur la demande de Junon, par le roi Éole, dans le but de détruire la flotte montée par Énée et les Troyens (Enéide, livre I).]

[152: Cette fin du chapitre XI était intercalée dans la dernière partie des mémoires avec une annotation de l'auteur indiquant la place qu'elle devait occuper dans le texte.]

[153: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet puis marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, seul enfant qui survécut à ses parents.]

[154: La reine d'Espagne Marie-Louise.]

[155: Ferdinand, prince des Asturies, depuis Ferdinand VII, roi d'Espagne, et Don Carlos, qui prit plus tard le titre de Charles V, à l'avènement au trône de sa nièce Isabelle, reine d'Espagne, qu'il ne voulut pas reconnaître.]

[156: Don Manuel Godoï.]

[157: Fin de la partie intercalée.]

[158: La Pitié, poème par Jacques Delille, à Paris, chez Giguet et Michaud, imprimeurs-libraires, rue des Bons-Enfants, n° 34, 1805, an XIII. Notes du chant IV, page 213.]

[159: Alix, dite Charlotte, et Cécile.]

[160: Général Bertrand, alors aide de camp de l'Empereur, plus tard grand maréchal du Palais.]

[161: Née de La Touche.]

[162: Consomption.]

[163: Jacques, duc de Fitz-James, né en 1803, mort en 1846.]

[164: En 1843.]

[165: Charles-François-Henri, comte de Fitz-James, né en 1805, mort en 1883.]

[166: Guillaume de La Marck, né vers 1436, mort décapité en 1485.]

[167: Humbert.]

[168: Représenté à cette époque par une des ailes, l'aile est, du palais actuel du roi à Bruxelles, ailes réunies plus tard, en 1826, par la partie centrale en colonnade. Sur l'emplacement de la colonnade passait alors une rue, la rue Héraldique, aujourd'hui disparue. Le palais subit en ce moment une nouvelle transformation.]

[169: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.]

[170: Marie-Ferdinand-Hilarion, comte de Liedekerke Beaufort, auteur du rameau de Liedekerke Beaufort, né le 17 juin 1762, mort à son château de Noisy (Belgique), le 12 octobre 1841; fils de Jacques Ignace, comte de Liedekerke et de Marie, comtesse de Beaufort.]

[170: Florent-Charles-Auguste, comte de Liedekerke Beaufort.]

[171: Hermeline de Liedekerke Beaufort, qui épousa Alphonse, comte de Cunchy; Clara de Liedekerke Beaufort, décédée sans avoir été mariée.]

[172: Hortense-Eugénie de Beauharnais, qui épousa Louis-Bonaparte, roi de Hollande.]

[173: Frédéric-Claude-Aymar, le seul enfant qui survécut à ses parents.]

[174: Félicie et Clara.]

[175: Princesse Auguste-Amélie de Bavière, qui avait épousé, en 1806, le prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie.]

[176: François Ier, empereur d'Autriche.]

[177: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.]

[178: Communauté de béguines, femmes vivant en commun sous des règles monastiques, mais sans prononcer de voeux.]

[179: Charles le Hardi ou le Téméraire, 1433-1477.]

[180: 31 juillet 1809.]

[181: Alix, dite Charlotte, et Cécile.]

[182: Essai historique, politique et moral, sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française (Londres, 1797).]

[183: Mémoires de la marquise de La Rochejaquelein, née de Donnissan, veuve du marquis de Lescure, publiés à Bordeaux en 1815.]

[184: Le manuscrit du Journal d'une femme de cinquante ans ayant été lu par Mme la comtesse Auguste de La Rochejaquelein, belle-soeur de la marquise de La Rochejaquelein, elle annota ainsi qu'il suit ce passage: «Ce que Mme de La Tour du Pin dit des Mémoires de ma belle-soeur n'est pas très exact. Ce fut M. de Barante, à qui les Mémoires avaient été confiés, qui les prêta à M. de Talleyrand. Celui-ci en prit indélicatement la copie, ce qui obligea la marquise de La Rochejaquelein à les publier.»]

[185: «Si je n'étais César, j'aurais été Brutus». La Mort de César, tragédie de Voltaire (1743), acte I, scène I.]

[186: Frédéric-Claude-Aymar, seul enfant qui survécut à ses parents.]

[187: Humbert.]

[188: Comédie de Brueys et Palaprat (1706).]

[189: Antoine Dubois, chirurgien.]

[190: Mme Bertrand.]

[191: François-Charles-Joseph-Napoléon, roi de Rome, Napoléon II.]

[192: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.]

[193: Cela n'est pas tout à fait exact. L'Empereur partit le 19 septembre 1811 pour visiter le camp de Boulogne, la flotte française et le nord de l'Empire. Après son départ, l'Impératrice se rendit à Laeken, près de Bruxelles, où elle arriva dans la nuit du 21 au 22 septembre, et où elle devait attendre les ordres de l'Empereur. Elle le rejoignit le 30 septembre à Anvers.]

[194: Voir vol. II. p. 298.]

[195: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.]

[196: Comte Hilarion de Liedekerke Beaufort.]

[197: Comtesse Hilarion de Liedekerke Beaufort, née Desandrouin.]

[198: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.]

[199: Le docteur Auvity, médecin.]

[200: Voir vol. II, p. 299.]

[201: Erreur de mémoire de l'auteur: le mariage civil eut lieu le 20 avril 1813.]

[202: Personnage de la tragédie de Voltaire: Alzire ou les Américains, acte V, scène VII (1736).]

[203: Château de Noisy, situé près de Dinant, dans les Ardennes belges, propriété de la famille de Liedekerke Beaufort.]

[204: Frédéric-Claude-Aymar, seul enfant qui survécut à ses parents.]

[205: Prince Léopold de Talmond, avait épousé Mlle Félicie de Duras.]

[206: De mon propre appartement.]

[207: Le texte exact est le suivant: «Mais cet homme extraordinaire avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu'il eût bien des vices.»… Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734): in-12, chap. XI: De Pompée et César.]

[208: Roi d'Angleterre, de 1660 à 1685.]

[209: Roi d'Angleterre, frère de Charles II, de 1685 à 1688.]

[210: Prince de Galles, fils du roi d'Angleterre George III.]

[211: C'est-à-dire désigné pour prendre son service d'une année auprès du roi, comme gentilhomme de la chambre.]

[212: Comtesse Auguste de Liedekerke Beaufort.]

[213: Le roi Charles X.]

[214: Née Emily Middleton.]

[215: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.]

[216: Guillaume Ier.]

[217: Fonction qui avait une durée d'une année.]

[218: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.]

[219: Marie de Liedekerke Beaufort, née au commencement de l'année 1814.]

[220: Acteur comique.]

[221: Marie de Liedekerke Beaufort, née au commencement de l'année 1814.]

[222: Le chevalier Auvity, chirurgien de la maison des Enfants de France de l'Empire.]

[223: Le Dr Hallé, médecin ordinaire de l'ancienne maison de l'Empereur.]

[224: Comtesse Auguste de Liedekerke Beaufort et Cécile de La Tour du Pin.]

[225: Léopold Ier, roi des Belges.]

[226: Guillaume Ier.]

[227: Duc d'Angoulême; ne prit le titre de dauphin que le 16 septembre 1824, à l'avènement au trône de son père, le roi Charles X.]

[228: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.]