The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une contemporaine. Tome 6

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Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 6

Author: Ida Saint-Elme

Release date: May 31, 2009 [eBook #29012]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE. TOME 6 ***

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MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,

OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.

«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.

TOME SIXIÈME.

Troisième Édition.

PARIS.
LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.

1828.

CHAPITRE CXLIV.

Approches du 20 mars.—Nouvelle du débarquement de Napoléon.

Depuis mon retour à Paris, j'étais chaque jour plus mêlée à toutes les espérances des amis de Napoléon. Sans avoir le mot d'aucune intrigue, j'en remplissais les missions avec toute la chaleur d'un enthousiasme désintéressé, et, la main sur la conscience, j'étais un véritable conspirateur sans le savoir. Ce qu'il y a de certain, c'est que pendant l'époque la plus rapprochée du 20 mars, je fis un grand tort à la petite poste. Il était bien rare qu'en ma qualité de fama volat, je n'eusse pas quelque secrète missive à porter. Un matin, Regnault me chargea de trois commissions de ce genre, en me disant de les remettre à un homme qui m'aborderait en me demandant comment se porte monsieur votre oncle? Mon instruction était d'attendre cet homme dans un café du passage Feydeau, d'y rester jusqu'à onze heures.

«Faut-il que je demande un reçu?

«—On vous le donnera sans que vous le demandiez, L'échange des lettres se fait sur la reconnaissance d'une médaille; vous les apporterez aussitôt.» J'allai en effet au café à neuf heures et demie; l'on m'aborda avec la formule convenue; l'échange se fit comme il m'avait été recommandé. Je connaissais très bien la personne; c'était un officier de hussards. Il me parla assez lentement du retour de l'Empereur, et de l'attente générale des militaires; qu'ils étaient tous comme des fous, et lui le premier. Quand je rendis compte de ma mission à Regnault, il murmura avec une colère mal déguisée: «Ces officiers sont bavards, ils se battent comme des lions, mais cela jacasse comme des femmes.» Mais il m'adressa personnellement mille choses flatteuses sur mon activité, ma prudence. Je voyais très bien qu'il voulait me faire un point d'honneur de la discrétion, et si j'avais été femme à profiter des occasions, j'aurais largement été payée des services que je mettais, au contraire, une espèce d'orgueil à rendre par souvenir et opinion. Je continuai ces courses mystérieuses avec toute la discrétion d'un néophyte. Regnault, par son ton confidentiellement important, excitait mes bonnes dispositions, et je me croyais un personnage destiné à jouer un rôle. Les dangers ne m'ont jamais effrayée, et j'y courais avec plaisir et vanité. Le lendemain, 9 mars, il m'avait donné un rendez-vous à deux heures; il me fit attendre long-temps: il était extrêmement agité, tenant une lettre ouverte à la main. Il me fit entrer dans sa chambre à coucher, et écrivit à la hâte les deux lignes:

«J'ai la certitude que Pontécoulant est contre nous. Brûlez…»

«Tenez, me dit-il, dépêchez-vous de porter cela au Marais, rue Barbette, vis-à-vis l'hôtel Corberon. Vous demanderez M. Victor; vous vous annoncerez de ma part; mais vous ne remettrez le billet que lorsqu'on vous aura montré une médaille pareille à celle de l'autre jour. Retenez bien la réponse, mais ne l'apportez pas écrite; il peut arriver un accident: il faut tout prévoir.

«—Eh bien! reprenez votre billet; je dirai tout de vive voix.

«—Non, non, il faut qu'on voie, par un signe palpable, que cela vient de moi. Souvenez-vous bien de me rapporter le billet.

«—Ah! dis-je en riant, et l'accident?

«—Vous avez raison. Déchirez le billet vous-même.

«—Soyez tranquille.» Et me voilà partie, fière de ma mission, comme si le bonheur de la France en eût dépendu.

En tournant la rue Barbette au Marais, le conducteur arrête pour demander l'hôtel à un homme de fort bonne mine. «Est-ce que vous y allez, demanda-t-il au cocher. C'est Victor que vous cherchez,» ajouta-t-il en me regardant d'un air qui me le fit prendre pour un agent chargé de m'arrêter! Cette idée me frappa tellement, que rouler le petit papier et le jeter furtivement dans ma bouche fut l'affaire d'une seconde. «Je vais au numéro 22,» m'écriai-je.

«—Il me semble qu'il n'y en a pas dans la rue.» Et après cette parole il disparut. Mais lorsque le cabriolet vint à s'arrêter, le même homme se présenta pour me faire descendre. J'avoue que je me crus déjà en puissance de police; mais le billet étant en sûreté, je sautai lestement sans prendre la main qu'on m'offrait. Mais toutes mes craintes s'évanouirent; c'était presque un confrère. Regnault rit beaucoup quand je lui racontai ma frayeur et ma précaution pour le billet; la présence d'esprit que j'avais montrée accrut encore sa bonne opinion sur ma sagacité, et sur une prudence que je savais si bien avoir pour les autres après en avoir toujours tant manqué pour moi-même.

Je fus à même de remarquer ce jour-là que jamais l'excès de prévention de Regnault pour Napoléon n'avait été plus loin. Naturellement éloquent, il ne le fut jamais davantage, et s'enflamma même jusqu'à revenir sur la campagne de Russie et celle de 1814, pour en enlever tous les torts à son idole.

«Je sais bien, lui dis-je en riant, que ce n'est pas Napoléon qui a fait geler et neiger; mais, au fait, qu'allait-il faire dans cette Russie? Le beau pays à conquérir! la France vaut bien qu'on s'en contente.

«—Aussi l'Empereur ne veut plus de guerre…

«—Il revient donc, m'écriai-je vivement?

«—Dans une quinzaine, vous irez le voir aux Tuileries.

«—Êtes-vous fou?

«—Pas le moins du monde.

«—Et vous croyez que cela se passera sans plus de façon.»

À cela je lui fis quelques objections si pressantes, qu'il s'emporta jusqu'à la colère. Cette petite altercation nous avait fait passer une heure, et éloignés de notre objet, Regnault y revint de lui-même en me donnant deux nouvelles commissions, dont l'une auprès de Cambacérès. Il me recommanda de bien regarder en sortant si l'on m'observait, et de prendre un cabriolet un peu loin. J'ai déjà dit que sans savoir le mot des intrigues, j'avais mis une sorte de vanité à ces services, vanité qui me faisait mépriser le danger. Plus instruite, je ne redoutais pas davantage les espions; d'ailleurs, quand on se sait observé, il est si aisé de dérouter l'attention. Il suffit de la fixer sur des démarches insignifiantes pour la détourner de celles qu'on veut cacher. Aux approches du retour de Napoléon, la police était ou aveugle ou complice; car j'ai surpris des signes d'intelligences faits par des officiers à l'heure même de la parade, au mot d'ordre et sous le balcon du roi. Je me rappelle avoir déjeûné, dans les premiers jours de mars, dans un café qui fait le coin de la rue de l'Échelle, avec plusieurs militaires habillés en bourgeois. On se faisait des signes, on se montrait des cocardes, des proclamations vraies ou fausses: on peut dire que les conspirateurs jouaient cartes sur table.

Je ne pouvais croire que si Napoléon revenait, Ney partirait avec le roi. Dans tout cela, lui seul m'occupait et m'intéressait; et je ne voyais pas trop comment il réussirait à faire cadrer le passé et le présent. La dernière fois que je vis Regnault, il me parla encore du maréchal, et de manière à m'effrayer. «Il a, disait-il, bien durement conseillé l'abdication. Je ne sais pas trop de quel œil l'Empereur va le revoir.—Et moi je pense que Ney sent trop sa propre gloire pour se laisser regarder de travers,» lui répondis-je avec une émotion secrète qui semblait me faire pressentir que ce retour allait lui devenir fatal. Je ne vis pas une seule fois Mme Regnault dans ces visites pourtant si fréquentes à son hôtel; il me semble qu'elle était à sa terre, ignorant tous les mouvemens que son mari se donnait.

Quelques jours après la fatale catastrophe du général Quesnel, Regnault me parut extrêmement joyeux, quoique très agité. Il me lut quelques lignes que je ne me rappelle pas assez pour les citer, mais qui venaient de Porto-Ferrajo. Il me demanda «si je croyais pouvoir me fier absolument au dévouement de Léopold?

«—Oui, lui-dis-je, pour tout ce qui me concerne; peut-être même pour autre chose. Mais son avenir m'a été confié par sa mère, et je n'en jouerai pas le bonheur contre des folies politiques. Si l'on se bat, Léopold sera le premier à son poste: voilà tout ce qu'en fait de dévouement vous devez attendre de lui.

«—Vous n'avez pas le sens commun, ma pauvre amie; il y a de l'étoffe chez vous, mais votre tête gâte tout.

«—Vous croyez? Réellement, vous rêvez donc tous le retour de l'Empereur?

«—Rêver est excellent; si vous voulez lui présenter votre nouvelle passion, allez à Barême, vous y avez des amis, et là vous pourrez demander à l'Empereur une lieutenance pour Léopold.»

Je regardais Regnault d'un air ébahi et presque stupide. Il me poussait d'autres papiers sous les yeux, que je n'osais pas lire, tout entière absorbée par des paroles énigmatiques. Mais Regnault aimait Napoléon de si bonne foi, que cela pouvait s'appeler bien plus une vertu de reconnaissance qu'un intérêt de sédition. «Laissez faire les événemens, disait-il, la France reprendra son rang avec lui; l'idolâtrie de l'armée est telle pour cet homme, que tout lui deviendra possible.

«—Convenez, entre nous, sans phrases, que l'armée est bien bonne?» Paroles qui ne venaient pas de ma pensée, mais destinées à lui arracher la sienne tout entière; car je me plaisais autant que lui-même à cette extase continuelle d'admiration.

«Mon Dieu! on fait beaucoup sonner le bonheur pour les soldats de n'être plus exposés à une mort de chaque jour; mais les dangers sont la vie du soldat…

«—Cependant vous disiez tout dernièrement que si Napoléon revenait, il ne serait plus le même?

«—Cela est bon à dire pour le moment, c'est une excellente phrase de préface. Au fond, il nous faudra des hommes et des millions; mais, soyez tranquille, on les trouvera.

«—C'est ici le cas de dire,» répliquai-je:

     Qu'il se montre, il deviendra le maître.
     Un héros qu'on opprime attendrit tous les cœurs;
     Il les anime tous quand il vient à paraître[1].

À cette citation, faite, je l'avoue, avec un peu de prétention, je crus que Regnault allait perdre la tête. Il écrivit à la hâte quelques mots, et pendant ce temps on vint lui apporter un énorme paquet de papiers; il les parcourut, et brûla tout aussitôt, à l'exception d'une lettre qu'il me fit lire. Elle était de Mouton-Duvernet; Regnault savait que je le connaissais depuis les campagnes d'Allemagne. Hélas! cette lettre que Regnault me dit de garder, lettre absolument sans importance politique, manqua de me devenir funeste, un an plus tard, dans les premiers jours de mars 1816.

Le lendemain de cette visite, Léopold, qui dînait souvent avec des officiers, ses anciens frères d'armes de la guerre de Russie, vint tout agité, dès huit heures du matin, m'annoncer qu'il partait avec trois de ses anciens chefs, qu'il reprenait du service, qu'à coup sûr l'Empereur serait à Paris dans peu avec Marie-Louise et le roi de Rome.

«Va-t'en voir s'ils viennent, Jean!» fut la seule réponse que je fis à ce qui me semblait le comble de l'extravagance; mais cette extravagance me gagna subitement, et ma discussion avec Léopold durait encore, quand trois personnes qui vinrent me rendre visite, m'assurèrent que, pendant qu'on perdait à Paris le temps en si et en mais, Napoléon faisait ses affaires, qu'il avait avec lui assez d'hommes tant Polonais que grognards, pour tenter un coup de main; que les munitions et l'or ne lui manqueraient…—«Ni les cœurs, ni les bras,» s'écria Léopold, avec une énergie qui attira sur sa figure inspirée tous les regards, et me fixa, moi, immobile à ma place. Sans chercher à justifier la cause d'un si brûlant enthousiasme, son spectacle était trop entraînant pour que je restasse froide à côté de Léopold. Il me semblait retrouver en lui l'idole de mes plus beaux jours, le héros de ma constante admiration, c'était Ney dans toute son énergie, patriotique et militaire… Dès que je fus seule avec Léopold, il me dit: «Ne nous quittons pas; allons ensemble nous joindre aux fidèles serviteurs d'une haute infortune, vaincre ou succomber auprès de l'Empereur, mon amie! mon amie! ce sera une belle page dans notre histoire.

«—Que fera Ney?

«—Qui le sait? Il est tout au nouvel ordre de choses, il attendra l'événement.

«—Vous avez tort, Léopold; vous jugez avec aigreur le maréchal; il n'est pas homme à chercher la gloire de la prudence. Si quelque chose est changé dans ses sentimens, c'est qu'il pense que cela est mieux pour la France. Léopold, si mon repos vous est cher vous attendrez quelques jours.

«—Mon amie; ce départ est la seule chose que je ne puisse vous sacrifier. Tous mes préparatifs sont faits, je n'ai plus qu'à monter en chaise de poste.» J'eus la force de résister, mais non pas celle de le convaincre. Il me quitta bon gré mal gré, et je ne le revis que le 20 mars, dans la foule qui porta l'Empereur en triomphe, à neuf heures du soir, par le grand escalier que S. M. Louis XVIII avait descendu à minuit pour quitter le trône et la France.

Sur ces entrefaites Napoléon débarquait à Cannes. Le 6 mars je traversais les Tuileries, après avoir rencontré Regnault, qui m'apprit l'événement et qui avait l'air fort inquiet. Comme il me quittait tout effaré, j'aperçus Ney sortant du château, et causant au milieu d'un groupe d'officiers. Il me vit, et je profitai de cette heureuse inspiration de nos regards pour lui faire un signe auquel il était convenu entre nous de nous rendre toujours. Je pris un cabriolet pour aller attendre chez moi le maréchal. Dans une angoisse où il me semblait que j'allais perdre la raison, je marchais à grands pas dans ma chambre, je courais à l'antichambre. À sept heures du soir j'arrêtai la pendule pour échapper à l'impatience que me causait l'aiguille immobile. N'en pouvant plus, je me jetai à genoux devant mon lit, enfonçant ma tête brûlante dans les couvertures, de manière que je n'entendis pas arriver le maréchal, et me trouvai enlevée et pressée dans ses bras avant d'être revenue à moi-même. Le bonheur fut inexprimable, mais de courte durée. Ney avait cédé à l'intérêt de mon abattement, dont il devinait le motif; mais ce motif lui rendit aussitôt le visage sévère, lorsqu'avec un accent passionné je lui dis, me pressant fortement sur son cœur: «N'est-ce pas que vous ne marcherez jamais contre lui?» Ce n'est-ce pas était un souvenir de nos plus heureux instans, une de ces paroles inachevées qui représentent tout un monde d'illusions, que le mystère protége contre l'oubli, et dont le cœur retient toujours le sens puissant et magique. L'interpellation magnétique me valut, hélas! une brusque réprimande que j'étais d'autant moins disposée à souffrir patiemment, que je la trouvais on ne peut plus déplacée. «Vous partez donc, heureux et content d'être choisi pour marcher contre Napoléon, ayant promis d'arrêter l'Empereur.

«—Il ne l'est plus: il ne revient que pour perdre la France. Si vous n'étiez femme, je vous demanderais raison de votre opinion…

«—Séditieuse, n'est-ce pas?

«—Oui, et, de plus, extravagante. Ida, si vous tenez à mon amitié, croyez-moi, sachez réprimer le délire de vos passions.

«—À commencer, M. le maréchal, par celles qui firent si long-temps ma félicité et ma gloire.»

«—Mauvaise tête.

«—Pas si mauvaise, ce me semble, car elle ne tourne pas à tout vent.

«—Eh bien! ayez vos opinions, mais ne m'en parlez plus.

«—Cela vous blesse donc les oreilles?

«Il suffit que vos idées soient contraires à mes nouveaux devoirs, pour que vous deviez me les taire.» Ici j'éclatai par douleur et comme par pressentiment.

«Vos nouveaux devoirs! et voilà ce que vous avez de mieux à dire à celle qui vous en a connu d'autres, qui vous a vu grandir sous celui que vous courez combattre! Ah! sans doute je vous parle pour la dernière fois. Je vous l'ai dit, je le répète, vous êtes peut-être celui des maréchaux qui aurait dû le moins se séparer du culte de l'empire, auquel moi, dans ma nullité, j'ai voulu être fidèle de cœur. Il n'y a pas besoin de conspirer, de trahir personne, mais on peut se tenir à l'écart et attendre.

«—Adieu, Ida, pour toujours adieu!» Et il me quitta. J'étouffais, mes larmes coulaient en abondance; je restais debout; immobile, écoutant ses pas fugitifs, je pressais mes mains contre mon cœur comme pour l'étouffer; ses pas ne retentirent plus dans l'escalier, la porte cochère retomba lourdement, j'entendis un cabriolet s'éloigner, et pendant deux heures je cessai presque de vivre.

J'eus à peine la force de m'étendre sur mon lit, où le sommeil vint heureusement me saisir. On m'éveilla de bonne heure en m'apportant une lettre de Léopold. Il m'envoyait des extraits des proclamations qu'il avait ramassées sur toute la route «Ah! pourquoi, ajoutait Léopold, n'êtes-vous pas avec moi? rien alors n'égalerait mon bonheur.»

Je courus porter cette lettre à Regnault. Je le trouvai plus agité que moi-même, quoiqu'il n'eût pas les mêmes raisons d'émotion. Il me blâma d'avoir laissé partir Léopold sans l'en prévenir. Je crus que la tête lui tournait. Il tenait une de ces proclamations et une lettre de M. Bonnest; puis, tout en marchant, il s'écria: «Le général Marchand est à Grenoble; il n'aime pas l'Empereur. Ney part pour Besançon. Le débarquement est un coup de tête dont Napoléon n'a pas calculé toutes les chances difficiles. Il a mal fait de ne pas se rapatrier avec Murat.

«—M. le comte, tout cela me paraît encore un rêve.

«—Oh! non;… le gant est jeté, la partie engagée… Mais croyez-vous réellement Ney dans l'intention de marcher contre l'Empereur?

«—Nul doute.

«—Il vous l'a dit?

«—Et presque d'une manière trop significative, en commençant contre moi la guerre. Ney prétend que ce retour serait fatal à la France, et Ney est la loyauté même; il ne dit que ce qu'il pense, et il agit comme il dit; je lui dois au moins cette justice. Je n'ai pas à me louer de ses adieux; il résistera, soyez-en certain.

«—Eh bien! dans ce cas, tout est perdu.

«—Que ne restait-il donc dans son île, votre Empereur! Mon Dieu! il y était si tranquille.

«—La plaisanterie est excellente.

«—Excellente! non, sans doute, mais juste. Consultez l'embarras où vous êtes, le trouble qui vous agite, et vous penserez comme moi.»

Je rentrai petit à petit dans ses idées, et je lui annonçai que puisque Ney était parti pour Besançon, j'allais y aller aussi. Regnault parut ravi de ma résolution.

Je trouvai en rentrant une lettre qui me fit changer d'itinéraire et je partis pour ce voyage impromptu, et sans avoir, dans un trajet de quarante ou quarante-cinq heures, d'autre pensée fixe que l'incertitude de ce que j'allais dire à Ney? Comment va-t-il me recevoir?… Partout l'aspect des troupes suffisait pour me faire juger que Napoléon n'aurait qu'à reparaître au milieu d'elles pour ramasser encore une fois la couronne. Ce spectacle en quelque sorte de la destinée qui se prononçait, ne faisait qu'augmenter mes angoisses sur le maréchal… Je ne pourrai l'aborder; ai-je encore le droit et aurai-je encore le courage de lui parler après le cruel adieu de Paris?

CHAPITRE CXLV.

Débarquement de Bonaparte en France.—Événemens de l'intérieur.—Ney à
Lons-le-Saulnier.

En chaise de poste, il est impossible que la réflexion ne vienne pas même à une femme, et j'avoue que depuis que j'étais en route le retour de Napoléon me paraissait plus naturel. Il était impossible que Napoléon gardât prison à Porto-Ferrajo, quand un parti puissant et une armée dévouée l'appelaient à Paris. Le mouvement inquiet et tumultueux de la population à chaque pas me révélait une partie des événemens. J'appris ainsi qu'à Lyon flottait déjà le drapeau tricolore. L'ancienne reine des Gaules s'était rendue sans résistance au souverain d'une petite île de la Méditerranée, suivi ou pour mieux dire escorté d'une armée de mille hommes. Et cependant, aucune haine fondée ne s'était attachée aux Bourbons, dans ce règne de dix mois qui était près de s'évanouir. Un sentiment général d'intérêt, qui allait en quelques ames jusqu'à l'attendrissement, en quelques autres jusqu'à la passion, se mêlait dans la multitude à l'expression d'entraînement et d'enthousiasme qu'avait développée le retour du héros. Napoléon venait de prouver aux cabinets de l'Europe que la gloire est aussi une espèce de légitimité, et cette leçon terrible, qui a coûté si cher aux nations, devait laisser des traces ineffaçables dans l'histoire. Pourquoi fallait-il que je l'y visse plus tard écrite en lettres de sang!

Je croyais pénétrer les dispositions de Ney, mais je m'étonnais qu'elles ne s'accordassent point avec sa conduite; et si j'avais moins connu son caractère, l'étrange antipathie qui dut s'établir dès le premier jour de la restauration entre ses sentimens et ses devoirs, serait encore pour moi un mystère inexplicable: mais quand j'ai essayé de peindre cette grande ame, une des plus tendres, des plus généreuses et des plus dévouées que la nature se soit plue à former, je me suis condamnée à reconnaître ce qui lui manquait de perfection pour atteindre à une sublimité idéale. Ney portait sous ses formes héroïques le cœur le plus doux et le plus facile. Accessible à tous les témoignages de bienveillance et d'affection, il s'y livrait avec une mobilité qui a peu de dangers dans la société privée où elle ne saurait effrayer que l'amitié et l'amour, mais qui a des inconvéniens très graves par leurs résultats dans une vie placée si haut, et quand il s'agit de si grands intérêts. Tout ce qu'il disait, il le sentait profondément; tout ce qu'il promettait, il était décidé à le faire; tout ce qu'il voulait, il croyait le vouloir en effet. Ce fut abuser indignement des mots que d'appeler Ney un traître; il n'a trahi que sa volonté et ses résolutions. On l'a calomnié en lui supposant un plan. L'idée d'un plan suivi qui exigeait l'habitude du mensonge, est incompatible avec cette naïveté d'ame et d'esprit qui l'a toujours caractérisé. Un de ses officiers les plus aimés, le brave et spirituel Esménard, me disait un jour: «Le maréchal est un demi-dieu sur son cheval; quand il en est descendu, c'est un enfant.» Voilà le prince de la Moskowa tout entier.

On pense bien que je m'empressai de lire les journaux, et d'y chercher tout ce qu'ils avaient pour moi, c'est-à-dire, ce qui se rapportait au nom de Ney et à sa position politique. Il avait reçu les ordres de Louis XVIII, et il s'y était dévoué avec franchise, car il ne savait pas se dévouer autrement. S'il abjura quelques jours après cet engagement, c'est que derrière la monarchie détruite par une puissance irrésistible, il voyait encore la patrie. Sa position était unique dans tous les siècles et dans toutes les histoires. Il prit beaucoup sur lui, parce qu'il était seul, mais il est difficile de comprendre ce qu'il aurait pu faire d'utile en agissant autrement. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il épargna beaucoup de malheurs, qu'il conserva à la France ces départemens sub-Alpins qui subirent l'usurpation de Louis XIV, peut-être sans l'aimer, et qu'il ne lui manqua pour être absous que d'être apprécié par des hommes capables de calculer l'immense responsabilité dont il était chargé devant le pays et devant l'histoire. Ce sont des difficultés de situation que l'on ne peut pas mesurer en courant du château des Tuileries au vestiaire du Luxembourg.

J'anticipe malgré moi sur cet avenir dont l'idée me tourmente et me bouleverse, je voudrais m'y dérober. Je voudrais réveiller dans mon cœur l'impression de ces beaux sites du Jura qui me rendaient les Alpes Helvétiques et les Alpes Tyroliennes. Toutefois mon cœur était trop préoccupé pour en goûter le charme. Ney devait être à Lons-le-Saulnier. Sa conduite dans ces jours d'orage allait décider de tout son avenir; je prévoyais avec inquiétude, avec effroi, les dangers auxquels il exposait sa tête. Mille présages de mort que je n'avais jamais accueillis dans le tumulte des camps et des champs de bataille, se fixaient invinciblement devant ma pensée. J'étais si absorbée dans ces réflexions en arrivant à la ville qui était le but de mon voyage, qu'aucun bruit, aucun événement extérieur n'avait pu m'en distraire. Plusieurs voitures s'étaient croisées avec la mienne, sans que je les aperçusse; l'une d'elles renfermait le maréchal. Quand je m'informai de lui, on m'apprit qu'il était parti depuis deux heures. Cette nouvelle produisit sur moi une commotion qui me rendit à la perception, au sentiment des objets dont j'étais entourée. Je crus sortir d'un songe; je me réveillais en effet. Il était neuf heures du soir. De la fenêtre de mon auberge de la Pomme d'Or on apercevait quelques croisées illuminées. Des banderoles aux trois couleurs y flottaient d'espace en espace. Des groupes animés parcouraient au loin la rue Saint-Désiré et la Grande Place. Je prêtai l'oreille, et j'y saisis le nom du maréchal; j'écoutai plus attentivement. J'entendis crier: Vive l'Empereur! et ce cri courant de proche en proche vint se répéter jusque auprès de moi. Je ne pus douter qu'un grand événement ne se fût accompli. Une révolution était faite.

Empressée de savoir quelle part Ney avait prise à cette grande scène historique, je fis monter dans ma chambre une des jeunes et très jolies demoiselles que j'avais remarquées dans l'auberge; c'était la fille du propriétaire. Elle me raconta avec chaleur et naïveté ce que l'histoire a déjà répété tant de fois, et ce qu'une procédure sanglante a révélé dans tous ses détails. Je n'en dirai que ce qui m'a paru altéré dans les récits vagues et confus sur lesquels sir Walter Scott a brodé sa longue et mensongère vie de Napoléon. Le maréchal ne manifesta point ce qu'on appelle sa défection par un ordre du jour écrit. Cette pièce ne parut qu'après avoir été lue à la tête des troupes, dans une promenade de Lons-le-Saulnier où se passent ordinairement les revues, et qui tire, ou d'une institution ancienne, ou d'une tradition du moyen âge, son nom légalement romantique: elle s'appelle la Chevalerie. La première phrase de ce discours ne pouvait pas laisser de doute; elle en renfermait tout le sens. «Soldats, dit le maréchal, la cause des Bourbons est à jamais perdue.» Cette déclaration de principes produisit l'effet de l'étincelle électrique. L'armée se la répéta d'homme en homme, et l'enthousiasme, porté à son comble, se manifesta par des éclats qui empêchèrent long-temps l'orateur de poursuivre. On vit voler en un instant les cocardes blanches et les fleurs de lis. On vit couler des larmes de joie des yeux de ces vieux soldats qui n'avaient jamais pleuré. Les fantassins couvrirent leurs fusils de baisers; les cavaliers embrassèrent leurs chevaux. Le peuple seul resta calme et presque morne, car il y avait au fond de cet événement une immense incertitude de l'avenir, qu'aucun esprit sage ne pouvait envisager sans épouvante. La dernière résolution de Ney lui était d'ailleurs si personnelle, elle était si universellement inattendue, que le commandant de la garde nationale, M. de Grivel, qui était à cheval à côté de lui, étendant le doigt vers le papier que le maréchal roulait dans ses mains, lui dit avec un sourire inquiet: «Vous vous trompez, M. le maréchal.—Non, mon cher ami, répondit Ney. J'ai dit ce que je voulais dire»; et il répéta. M. de Grivel se retira du rang de l'état-major, et brisant son épée sur sa selle, il en jeta les tronçons au vent. «Adieu, maréchal, cria-t-il. Souvenez-vous qu'il est plus facile à un Franc-Comtois de rompre du fer que de violer sa parole.»

La défection de Ney ne pouvait être déterminée que par de hautes considérations que l'histoire appréciera. Il eut lieu de croire que le sort de la France dépendait de lui, et il agit comme il crut devoir agir, selon sa conscience et sa raison, dans l'intention évidente de ne pas livrer son pays aux chances d'une guerre civile; mais une ame telle que la sienne savait apprécier tout ce qui est généreux. Elle aimait tout ce qui est grand, et la belle conduite de M. de Grivel avait laissé une tendre et profonde impression dans son esprit. Il en a parlé dix fois dans le cours de sa procédure, et le témoignage d'un grand homme est assez glorieux pour dédommager M. de Grivel des oublis ingrats du pouvoir. Si j'avais la force de mêler quelques réflexions à des détails si pénibles à écrire, et qui m'entraînent de plus en plus vers un dénouement épouvantable que je ne puis repousser de ma pensée, je ferais remarquer ici une des causes qui ont le plus contribué à entretenir dans la mémoire du peuple quelque amour et quelque regret pour cette ère impériale, si rapide et si brillante. C'est peut-être de tous les temps historiques celui où le gouvernement a le mieux apprécié les hommes, parce que, suivant l'heureuse expression de madame de Staël, le gouvernement de Bonaparte s'était fait homme, et que, semblable à l'homme de Térence, il ne connaissait rien qui lui fût étranger. Le génie, la valeur et la vertu n'avaient pas besoin de l'intermédiaire d'un grand seigneur, ou d'un homme éminent dans l'Église. Ils avaient à qui parler en montant droit au trône; et aucun titre n'était repoussé, aucun service n'était exclu. Quand Napoléon passa à Lyon, il envoya la croix d'honneur au seul citoyen qui eût accompagné MONSIEUR jusqu'à la fin, dans une démarche bien difficile, où ce prince fit preuve à la fois de courage, de prudence et de générosité. Si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo, s'il avait affermi cet empire dont l'heure était venue, si ses institutions s'étaient consolidées avec son pouvoir, M. de Grivel serait assis à côté de Ney dans la chambre des Pairs, et c'est Ney qui l'y aurait appelé.

«Enfin, dit la jeune narratrice, dont je ne fais depuis long-temps que paraphraser le discours, si Madame en veut savoir davantage, elle apprendra tout ce qui l'intéresse à la salle à manger, où sont réunies les personnes les plus notables de l'endroit. Le souper a été un peu retardé à cause des circonstances; mais il y a trente-cinq couverts.

«—Mettez-en trente-six», répondis-je, et je passai devant un mauvais miroir pour faire de ma toilette de voyage une toilette de table d'hôte. Il y avait peu de chose à changer. Ce genre de rapports nécessaires avec des gens dont on ne ferait nulle part ailleurs sa société, et qui ne répondent pas une fois sur mille à la disposition de votre esprit et aux mouvemens de votre humeur, m'a toujours singulièrement déplu. Mais c'était un jour, un événement historique; j'allais entendre nommer celui dont le nom était le bonheur et la gloire de ma vie, et j'attachais aussi quelque importance à connaître ces fiers montagnards dont l'histoire se rattache à tant d'événemens extraordinaires. J'avais entendu parler de l'effet que ces géans du Jura produisirent à la fédération de 1790, quand leur bataillon de colosses entra dans le Champ-de-Mars, précédé d'un ermite des rochers, et d'un vieillard de cent vingt ans, doyen de sa province, et peut-être du genre humain; j'aimais le Jura par cet instinct qui m'attache aux pays et aux mœurs extraordinaires; j'aimais surtout ce qui avait vu Ney, tout ce qui pouvait m'apporter un souvenir de lui, tout ce qui pouvait en réfléchir l'image sur mon cœur. Je descendis.

La longue et triste salle à manger était encore vide. Elle me rappelait quelque chose d'une station de guerre dans une place menacée. Des feux de joie ou de précaution passaient de minute en minute devant la fenêtre; des pétards éclataient sur la place. Des chants extraordinaires se mêlaient à ces scènes de terreur et ne les embellissaient pas. Les belles demoiselles de la maison se pressaient autour de moi, en me disant: «Ah! Madame la maréchale!» C'était l'idée qu'elles s'étaient faite, et je ne sais pourquoi, car il y a des secrets de l'ame qui ne se révèlent que par une longue habitude ou une puissante sympathie, et je n'avais pas même nommé le maréchal. Rebutée aux Français sous la couronne d'une reine tragique, il m'était réservé de passer malgré moi pour une impératrice à l'île d'Elbe, et pour une princesse dans le Jura.

Peu à peu la scène s'anima d'une manière étrange. Des soldats d'ordonnance se succédaient dans la salle. Un lieutenant général, en grand uniforme, descendu d'un petit escalier obscur, la traversa en passant une main soucieuse dans ses cheveux, et en regardant à droite et à gauche s'il était observé. Je crus reconnaître M. de Bourmont. Les groupes se pressaient; il les parcourut en souriant aux femmes, en pressant la main des officiers qui avaient suivi le mouvement du matin, en adressant aux autres un regard de reconnaissance, de tristesse et de regret, et en jetant de loin quelques mots caressans aux enfans. Peu d'hommes ont eu plus d'art à faire valoir ces prestiges gracieux de l'esprit qu'enseigne le besoin de plaire. Il avait été si malheureux! Pourquoi a-t-il oublié plus tard ce qu'une infortune honorable, et qui tiendra une place distinguée dans l'histoire, devait à une infortune glorieuse dont le souvenir retentira dans tous les siècles?

Un autre personnage qui le cherchait probablement (je crois qu'ils allaient partir ensemble) le rencontra presque sous mes yeux. C'était un homme d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, dont les formes lourdes et carrées n'annonçaient qu'un paysan à son aise, et qu'on aurait pris tout au plus à son visage couperosé, à ses manières brusques et tranchantes, à son chapeau rond de flibustier, à sa démarche abandonnée et sauvage, pour un officier de marine en réforme. Il fit le tour de la salle en promenant sur tous les convives un regard mort qui étincela quand il arriva aux femmes. Ce rayon d'un feu cynique m'avait effrayée chez Moreau et ailleurs; je me couvris de mon voile: je venais de reconnaître Lecourbe.

L'aspect de cette table était pour moi un objet d'études toutes nouvelles. J'étais dans le Jura, c'est-à-dire dans le pays le plus caractérisé de la France, le jour de l'événement le plus extraordinaire des temps modernes, et sur le théâtre où il venait de se passer. Je cherchai à distinguer parmi les convives quelques unes de ces figures saillantes que la nature semble avoir moulées pour l'histoire. À ma droite était assis un homme que l'on appelait le commandant Vivian, et dont la taille presque gigantesque, dont les cheveux noirs, épais et crépus, dont la physionomie rude et austère contrastaient d'une manière surprenante avec le son de voix le plus doux qui ait jamais vibré dans mon oreille, et surtout avec le ton de conversation le plus affectueusement obligeant, le plus réservé, le plus poli, dont une voyageuse un peu aventurière ait jamais eu à se louer dans une auberge. Il était souffrant encore d'une blessure très grave et presque incroyable: un biscayen avait traversé sa poitrine, quelques lignes au-dessous du cœur, à la bataille de Lutzen.

La conversation ne tarda pas à s'animer. On déplora des excès dont l'éloignement trop subit du maréchal avait rendu la répression impossible. Le café Bourbon, qui était le point de réunion des royalistes, venait d'être livré aux violences de la populace. Une femme charmante qui en faisait l'ornement, et dont tout le monde s'accordait à louer la vertu, l'esprit et la beauté, avait été obligée de se réfugier, au péril de sa vie, sur les toits d'une maison voisine. En général, ces messieurs paraissaient fort opposés au gouvernement des Bourbons, mais je n'avais pas conçu jusque là qu'une opinion aussi absolue que la leur pût se concilier avec tant de modération et de bienveillance; je m'expliquai cette idée en les regardant. La nature leur avait imprimé à un si haut degré les signes de la force, que l'on concevait qu'un peuple ainsi organisé aurait dérangé trop aisément l'équilibre du monde, si un profond sentiment de la justice et une extrême douceur n'eussent tempéré l'immense puissance physique dont ils étaient doués. Je me rappelai ces rois géans dont l'imagination de Rabelais a doté la Touraine, et qui étaient les meilleurs des hommes.

«—En dernière analyse, dit un jeune homme qui n'avait parlé jusqu'alors qu'à basse voix, et qui cédait pour la première fois à l'entraînement d'une conversation publique, à quoi cela nous mènera-t-il? À retomber sous le sceptre d'un tyran… Je ne prendrai part à de semblables succès que lorsqu'ils tourneront à l'avantage de la liberté!…

«À merveille! s'écria Vivian, riant aux éclats; je ne doutais pas que tu ne revinsses encore ce soir à la république séquanoise.

«—Pourquoi pas? répondit le jeune homme.

«—Pourquoi pas? continua un troisième interlocuteur dont l'éloquence originale et bizarre paraissait en droit de fixer exclusivement l'attention des auditeurs, car un silence universel s'établit; pourquoi pas? reprit-il en promenant un regard extraordinaire de calme et de fixité sur la société attentive et muette, et en bourrant son nez de tabac à quatre reprises, exercice qu'il renouvelait d'ailleurs à chaque membre de ses périodes, et qui était comme la ponctuation de son discours: il ne faudrait pour cela qu'apprécier nos forces et en faire un bon usage; mais ce n'est pas dans l'état où nous sommes que nous pouvons jouir des douceurs de la liberté. Nous avons des casernes, et cela amène des soldats; nous avons des églises, et cela appelle des prêtres; nous avons des maisons élégantes et ornées, et c'est ce qui plaît aux riches. Comment voulez-vous être libres dans un pays où il y a des riches, des prêtres et des soldats? Nos montagnes suffiraient dix fois à loger sous leurs grottes et à nourrir de leurs herbages et de leurs laiteries ce qui mérite d'être conservé dans la population. Un peuple parvenu à cette hauteur n'a plus besoin, ni de sciences, ni d'arts, ni de métiers, et une fois qu'on s'est mis au-dessus de ces besoins, on est sûr d'être libre. N'est-il pas honteux pour nous de l'être moins que les ours et les hiboux de nos rochers, nous à qui ces rochers appartiennent au moins autant qu'aux ours et aux hiboux, et qui ne savons pas être heureux, parce que nous ne daignons pas jouir de l'indépendance facile que nous a donnée la nature. Si vous m'en croyez, ajouta-t-il en plongeant solennellement trois doigts dans sa tabatière, nous mettrons le feu ce soir à ces horribles repaires d'hommes, où tous les despotes et toutes les factions viennent nous apporter des séductions ou des chaînes? Bathilde, allez acheter six torches de résine. Voilà de l'or.»

J'avoue que ce qui m'étonna le plus dans cette étrange allocution, ce fut de voir qu'elle n'était accueillie que par une expression d'hilarité complaisante et presque respectueuse, qui ne se communiqua pas à l'orateur. Il garda son effrayante gravité et vida sa tabatière.

Je me trompe cependant; quelque chose m'étonna davantage. Un convive que je n'avais pas remarqué, et qui s'était placé à l'extrémité la plus obscure de la longue table, se leva tout à coup, et nous montra la figure la plus martiale, mais la plus hétéroclite que j'aie observée en ma vie. Il était mis avec une propreté assez recherchée, mais il n'avait point de cravatte; des cheveux d'un noir d'ébène flottaient sur ses larges épaules, et une barbe plus noire encore s'échappait du col de sa chemise et à travers les plis de son jabot. «Tout cela est à merveille, dit-il, et j'y souscris, sauf un point; car je suis prêt à brûler ma jolie petite ferme, et j'invite à voir cela, ces messieurs ainsi que ces dames; cependant, mon camarade, vous avez mal parlé des soldats, et nous ne pouvons pas nous en passer; car nous avons, 1° une redoute à garder à Saint-Laurent, auprès de ma ferme; 2° un poste essentiel à placer sur la côte; 3° des troupes à échelonner pour la défense de la route de Lyon, du moins tant qu'elle ne sera pas coupée, ce qu'on ne saurait faire trop tôt. Il y a, mordieu, une belle position pour nos avant-postes entre Beaufort et Meynal…

«—Meynal, dit brusquement Vivian!

«—Meynal», répéta brusquement un homme d'une figure sévère que je n'avais pas encore entendu, mais dont j'avais remarqué seulement l'impatience ironique et la dérision amère au milieu de toutes ces folies. «Si Oudet vivait aujourd'hui!…

«—Oudet, s'écria le jeune homme qui avait parlé le premier: Si Oudet vivait, ce ne serait pas le drapeau tricolore qui flotterait ce soir sur la tour de l'Horloge; ce serait le drapeau rouge et noir du Jura.

«—Cela est possible, dit Vivian, mais il est mort, et notre république avec lui. Que Dieu nous garde l'Empereur!…

«—Malédiction sur les tyrans de toutes les couleurs et de toutes les dynasties, dit le jeune homme en se levant: Je bois ceci à la mémoire d'Oudet, et j'y boirais du sang!

«—À Oudet, crièrent tous les convives. À Oudet, répétai-je en tremblant: Quel est donc cet Oudet, ajoutai-je, en me retournant du côté de Vivian: Qui a laissé de pareils souvenirs?…

«—Un grand homme mort trop tôt, me répondit Vivian, et qui, si la mort l'avait respecté, aurait placé dans l'histoire un nom dont Napoléon serait jaloux. Il était né dans un village qu'on appelle Meynal, et que vous avez laissé, il y a quelques heures, à votre gauche, si vous arrivez de Lyon.

«—Il est mort, repris-je, à Wagram.—À Wagram!…» C'était cet Oudet dont le nom, dont le souvenir, dont la gloire planaient sur mon ame comme une apparition, objet de tendresse et de terreur, de désir et d'inquiétude, qui me poursuivait dans tous les pays, et qui vit pour ma pensée, comme si une pareille existence ne pouvait pas se détruire. Il me semble encore qu'il m'écoute et qu'il me lit.

Je ne dormis pas pendant quelques jours; j'écrivis. Voilà pourquoi je retrace les souvenirs de cette soirée avec la précision et la vivacité d'une impression récente. Au reste, j'ai visité beaucoup de pays, et je ne crois pas qu'on puisse oublier jamais le Jura ni ses habitans.

CHAPITRE CXLVI.

Retour à Paris par Auxerre.—Entrevue du maréchal Ney.—Les
Tuileries.—Le 20 mars.

Le spectacle de ces troupes qui semblaient avoir retrouvé les joies bruyantes et presque furieuses du combat et de la victoire, ces discours militaires respirant le double enthousiasme de la guerre et de la liberté, le délire pour Napoléon et l'admiration pour Ney, qui devant moi s'étaient enflammés, tout cet ensemble de faits miraculeux, de passions héroïques, m'avaient replacée au milieu de la vie que j'aime, celle des émotions. Quoique arrivée à Lons-le-Saulnier à la fin de l'hiver, je trouvais le temps magnifique, le ciel sans nuage; l'espérance semblait un astre nouveau qui se levait pour tout embellir. Quant à moi, la visite de Lons-le-Saulnier m'avait soulagée. Ney, me disais-je, va m'apparaître comme aux plus beaux jours de l'empire. Dans mon impatience de lui témoigner tout ce que me faisait éprouver de bonheur la sympathie renaissante de nos effusions politiques, je quittai l'hôtel qui servait de quartier général à l'enthousiasme impérial, républicain, et surtout militaire du moment. Je courus à l'endroit qu'on m'avait indiqué pour être la résidence du maréchal. La cour de la maison était encombrée d'officiers qui venaient de prendre ses ordres, mais j'appris d'eux que lui-même venait de monter en chaise de poste, et que leur général courait depuis un quart d'heure sur la route d'Auxerre.

Trouver des chevaux, une voiture, stimuler au poids de l'or le dévouement des postillons, arriver à Auxerre comme le vent, on devine bien que telles furent ma pensée et ma conduite. C'était un spectacle bien extraordinaire que celui des routes et des campagnes. Les paysans accourus dans les villes, tout le monde sur les portes et sur les places publiques, des ordonnances traversant au galop les routes et arrêtées à chaque pas par l'impatience populaire, à laquelle elles jetaient en passant proclamations et cocardes. C'était partout un mélange de surprise, d'incertitude, de stupeur de la part des autorités, et une ivresse de mouvement, de curiosité et d'enthousiasme dans la plus grande partie de la population.

Je vis le maréchal Ney quelques heures; il venait d'avoir une première entrevue avec Napoléon; il s'était présenté avec franchise et loyauté; il avait annoncé à celui avec qui il avait vaincu vingt ans, que son ancien compagnon rentrait sous les aigles, parce qu'il sentait bien qu'il faudrait bientôt les défendre contre l'étranger. Ney n'éprouva aucun embarras à mon aspect imprévu, parce que son cœur n'avait à se reprocher aucun détour: dès le premier mot, toutes mes craintives hésitations étaient évanouies.«—Eh bien, Ida, me dit-il en riant, les événemens ont tourné à vos souhaits; vous êtes ravie, n'est-ce pas?

«—À en perdre la tête. Mon ami, comment est l'Empereur? a-t-il bonne mine? est-il content?

«—Il serait bien difficile, s'il n'était enchanté! Jamais dans les plus beaux jours de sa fortune il ne fut salué par les acclamations d'un pareil enthousiasme. Je ne vous cache pas que je ne pouvais croire à cette réaction d'admiration et d'amour.

«Et maintenant, y croyez-vous?

«J'ai fait plus que le reconnaître, je l'ai partagé. Il était impossible qu'un vieux soldat ne fût pas entraîné par le flot des affections militaires. Au surplus, cet élan de l'armée, se levant comme un seul homme, peut être aussi utile à la France, qu'il a été pour moi irrésistible. Ce ne sera pas trop de cette force électrique contre l'Europe en masse. Dans ces critiques circonstances, j'ai parlé, j'ai agi dans ce que j'ai cru, l'intérêt et l'opinion de mon pays. Mais je ne sais, Ida, en vous l'avouant, c'est à peine si je veux le croire; il me semble que l'Empereur a une arrière-pensée avec moi.

«—Cela lui irait bien, en vérité!»

Apparemment que mon intention de rassurer le maréchal me fit mettre un ton comique à ma réplique; car je réussis complétement à dissiper les nuages qui chargeaient encore son noble front. Le peu d'instans qu'il put me donner ne furent perdus ni pour son bonheur ni pour le mien; et, dans notre rapide inspiration militaire, nous embellîmes l'avenir de tous les souvenirs de gloire et de félicité dont le passé avait été si riche pour nous. Mon imagination rajeunie semblait ressaisir toutes ses illusions, mon ame reprendre tout son délire de tendresse pour Ney; le temps écoulé du 20 avril 1814 au 14 mars 1815, avec ses fâcheuses réminiscences, était oublié; ma main pressait la main du héros de la Moskowa et de Smolensk; mes regards se perdaient dans ses nobles regards, et ma voix, attendrie par tout ce qui peut remuer le cœur d'une femme, prédisait victoires, bonheur, long et glorieux avenir à celui que l'implacable fatalité inscrivait déjà parmi les grandes victimes que les lauriers ne préservent pas de la foudre.

J'osai parler à Ney de Léopold; c'était la preuve de la pureté du sentiment que m'avait inspiré ce jeune homme, envers qui mon ame croyait avoir pris les engagemens sacrés d'une mère.

«—Il n'a pas besoin d'une autre protection que sa conduite, me dit le maréchal; mais je ne le perdrai point de vue; je le ferai entrer à la jeune garde; écrivez-lui.»

Ainsi nous nous quittâmes bien autrement que le 6 mars; et en montant, le 15, joyeusement dans le courrier, pour retourner à Paris, je me disais: quel changement dix jours peuvent opérer sur la destinée; et ces subites révolutions de deux cœurs m'expliquaient les révolutions des empires, passant aussi en un si court espace par la même mobilité de fortune. Je revis le maréchal Ney à Paris, après le retour de l'Empereur; et c'est au sujet de ce retour si diversement raconté, que je vais dire ce que j'ai vu; ce que j'ai entendu, comme spectateur et comme témoin, au château des Tuileries, le 20 mars, où je restai de planton volontaire, depuis sept heures jusqu'à onze heures, sans faire à mes plaisirs le tort d'une minute.

L'Empereur, revenu par Fontainebleau, était entré aux Tuileries à neuf heures du soir. On a attribué cette nocturne occupation du trône, cette espèce d'incognito de la victoire, à des soupçons, au moins à des craintes sur les dispositions de Paris. Il savait trop bien l'état de la France, pour se défier d'une ville après avoir traversé tant de provinces. Il pouvait être bien tranquille. Il y a dans la bonne ville de Paris de quoi faire de l'enthousiasme pour le compte de tous les nouveaux venus paisibles. Si, depuis Fontainebleau jusqu'à la capitale, il avait rencontré un peu plus de silence qu'ailleurs, dès qu'il approcha des Tuileries, les transports unanimes durent lui prouver que les précautions étaient inutiles. L'attente d'une foule immense fut enfin satisfaite; Napoléon arriva porté par une foule plus grande encore: cela pouvait s'appeler une cohue à cause du nombre; mais les plus hauts personnages s'étaient faits peuple par dévouement et par délire. Les croix, les broderies, les grands cordons, se poussaient pêle-mêle avec l'artisan et le soldat. Déjà on se heurtait au milieu du bataillon fidèle de l'exil, afin de montrer qu'on était là des premiers pour prêter main-forte à l'empire renaissant, afin de profiter le lendemain d'un regard de reconnaissance. Au premier abord, le spectacle était imposant; avec un peu de réflexion, il offrait aussi ses côtés comiques. Que de personnages qui, la veille encore, pleuraient, humblement royalistes, sur les malheurs du drapeau blanc, relevaient fièrement une tête chargée de la cocarde tricolore!… Je me garderai bien d'aucune citation: il faut que tout le monde vive; et comme quelques unes de ces figures ont trouvé l'art d'un troisième dévouement en faveur de la monarchie, une seconde fois restaurée, il faut savoir ménager chacun dans son industrie: la pitié n'est jamais méchante, et elle doit avoir, dans certains cas, la générosité du silence.

J'aperçus l'Empereur sur ce pavois de bras qui l'élevaient de nouveau vers le trône; je remarquai son sourire; son regard rencontra un grand personnage efflanqué qui se haussait encore sur la pointe de ses énormes pieds, pour cacher entièrement fama volat, qui ne venait chercher que des émotions au milieu de cette scène. J'avoue que ma vanité fit son profit de ce sourire si fin, si inexprimablement significatif; mais je fus bien plus heureuse encore en me disant: Il m'a vue; il dira: elle est partout. Je me trouvai mieux récompensée que tous ces entrepreneurs de politique. Dans cet immense mouvement, il n'y avait de beau et d'intéressant que le côté militaire. Là on voyait des grenadiers pleurant de joie au milieu de leurs chefs, les Drouot, les Bertrand, les Cambrone, également attendris. Pleine de toutes les illusions qui m'avaient été si long-temps chères et auxquelles j'avais été fidèle, je me mêlais avec toute l'ivresse du bonheur aux flots tumultueux qui me poussèrent au bas de l'escalier.

Tout était confiance de la part de celui que pressaient tant d'hommages. Il fallait que Napoléon fût un tyran bien peu soupçonneux, car dans cette bagarre joyeuse, non seulement on l'avait approché; mais foulé, heurté, coudoyé. Loin de s'en effrayer, le tyran souriait à chaque mouvement qui le faisait trébucher; il savait bien que ce ne sont pas ces secousses-là qui renversent les trônes. Tout en descendant, je me sentis légèrement touchée à l'épaule et vis un visage comme me faisant signe. Nous traversâmes rapidement les cours, en répondant aux mille questions de ceux dont l'impatience n'avait pas encore été satisfaite. À toutes ces questions de l'avez-vous vu, se porte-t-il bien? la personne qui m'avait interpellée, ajouta, en me remettant un papier: «Voici vos instructions, votre itinéraire.» Elles consistaient en quelques mots à l'adresse de cinq ou six officiers occupant des postes aux principales casernes de Paris, telles que Clichy, Popincourt, l'Ave Maria, la Nouvelle-France. Me voilà aussitôt montée dans mon cabriolet, m'élançant au grand trot d'un bout de Paris à l'autre, m'arrêtant à chaque quartier le temps nécessaire pour demander l'adjudant, et recevant dans cette tournée de poste en poste la conviction que l'arrivée, à neuf heures du soir, le 20 au lieu du 21 en plein jour, était, non pas un calcul timide de la part de l'Empereur, mais une nouvelle preuve de sa profonde conviction que, quelles que fussent les dispositions de l'opinion publique, il était sûr de sa destinée par ses anciens soldats. Quoique ma ronde du soir se fût assez prolongée, et qu'il fût déjà tard, je passai, avant de rentrer chez moi, à l'hôtel du comte Regnault. Ne l'ayant pas trouvé, je rentrai chez moi harassée de bonheur, et je me mis à faire au maréchal un rapport militaire sur tous mes travaux de la journée.

CHAPITRE CXLVII.

Une visite à M. le comte Carnot.—Réception chez M. le duc d'Otrante, ministre de la police.

Le Moniteur, espèce de maire du palais de tous les régimes, truchement immobile de tous les actes du pouvoir, quel qu'il soit, vint le lendemain même du 20 mars, comme le lendemain de tous les triomphes successifs et contraires des partis, proclamer les victoires de la veille et les ministres du jour. Les nouvelles nominations étaient toutes choisies parmi les plus fidèles amis de Napoléon, la plupart ayant déjà appartenu à ses conseils, et lui ayant donné, lors de sa chute, des preuves d'un attachement sincère et d'une religieuse reconnaissance. Deux noms, portés sur cette liste du cabinet, portaient un caractère plus prononcé et avaient plus mis en émoi les conjectures des politiques. Ces noms étaient ceux de Carnot et de Fouché. On pensait généralement que cette adjonction de deux des représentans de l'ancien parti républicain indiquait dans Napoléon, empereur pour la seconde fois, la volonté de gouverner autrement qu'il n'avait fait, et de tremper de nouveau son pouvoir, sorti de la souveraineté populaire, dans la source où il avait pris naguère origine, ce qu'il avait pendant dix ans trop oublié. C'est du moins le sens que Regnault de Saint-Jean-d'Angely attachait à ce premier acte de la restauration impériale, tout en laissant percer un secret dépit contre les deux hommes qui avaient été pris pour opérer ce mouvement et cette fusion de tous les intérêts diversement opposés à la dynastie en exil.

J'avoue que je partageais bien quelques unes des défiances de Regnault à l'égard du dernier des nouveaux alliés de Napoléon, parce que quelques relations, trop vagues pour être précisées, m'avaient laissé la conviction que l'ancien ministre de la police n'avait pas été sans rapports avec le château des Tuileries et ses hôtes de 1814. D'ailleurs, plus habituée, dans les vicissitudes alors si extraordinaires de la politique, à suivre les inspirations de mon cœur qu'à supputer les chances diverses et les fines combinaisons des partis, je ne saisissais pas trop bien l'alliance dont Regnault m'avait parlé de la révolution avec l'empire. Dans ma candeur de dévouement impérialiste, je voyais cependant avec un extrême plaisir la présence d'un caractère aussi franc que celui de Carnot auprès du caractère trop altier, trop volontaire, qui avait joué plusieurs fois sa fortune et la nôtre. Il me sembla que la bienveillance que m'avait témoignée le défenseur d'Anvers lors de ma dernière entrevue, me faisait un devoir d'aller le complimenter, non pas sur une faveur (une faveur ne devait être rien pour lui), mais sur le rapprochement amical qui s'était opéré entre l'ami de la république et le défenseur de l'empire. Le titre de comte, que venait de recevoir le citoyen Carnot quelques jours après sa nomination au ministère de l'intérieur, indiquait trop de sacrifices mutuels qu'avaient dû se faire deux hommes depuis long-temps séparés de vues, pour ne pas redoubler à mes yeux l'obligation d'un compliment.

Un matin que j'étais allée de bonne heure à l'École-Militaire voir Léopold, désigné et installé déjà comme officier de la jeune garde qui se recomposait, je passai à mon retour par la rue de Grenelle, et l'idée me vint d'entrer chez Carnot. Je le rencontrai dans la cour comme il sortait à pied, en vrai lacédémonien. Dès qu'il m'aperçut, il fit un signe de joyeuse surprise, et nous entrâmes dans son cabinet.

«Qui me vaut, Madame, le bonheur de votre visite? car il me semble que vous m'avez bien négligé. Les brillans militaires vous ont fait oublier le vieux philosophe.»

J'étais fort embarrassée cette fois pour causer avec Carnot, comme cela arrive avec les personnes dont la position a changé, et quand on ne sait pas comment ils veulent eux-mêmes qu'on la prenne. Devais-je dire Citoyen, Monsieur, M. le Comte? Je tournai ma langue avant de parler, car il n'est rien de plus contrariant que ces petites cacophonies des exordes de conversation; enfin, je me décidai, et je lâchai le mot de monseigneur, qualification qui était celle de la place, plus encore que celle de la personne, et qui, quoique entachée de vernis aristocratique, devait, selon moi, sous ce rapport, moins effrayer l'oreille de l'Excellence spartiate.

«Non, Monseigneur, je n'oublie point mes amis; et la meilleure preuve, c'est que je suis ici, et je vous prie de le croire, uniquement pour vous, car je ne viens point en solliciteuse. Je ne ressors pas, vous savez bien, du département de l'intérieur, mais de celui de la guerre. Ce n'est point le ministre que je viens voir, mais l'ami. Je crois vous avoir déjà fait connaître que j'avais fidèlement rempli la mission que vous aviez bien voulu me donner pour le Midi. J'ai bien couru depuis que je ne vous ai vu!

«—Il est quelqu'un qui a plus couru que vous, et ce quelqu'un-là avait l'Europe entière pour surveillant.

«—Oh! que je vous sais gré de cette allusion à l'homme extraordinaire appelé désormais à nous gouverner! Cela me prouve ce que vos nouvelles dignités m'avaient si agréablement appris, que votre génie et votre vertu sont désormais engagés au service de Napoléon.

«—Tout ne me plaît pas dans ma nouvelle situation; je suis bien aise d'être ministre, parce que je crois que je puis rendre quelque service à mon pays, mais je suis assez humilié d'un second titre qu'il m'a fallu accepter de la générosité de mon ancien ennemi. Cela sonne assez mal avec mes opinions bien connues; mais il faut pardonner quelque chose à un homme qui a joué si long-temps à la monarchie de Louis XIV. La patrie a besoin du concours de tous ses enfans; ce n'est pas le moment des petites querelles, nous avons bien une autre dispute sur les bras.

«—Mais, Monsieur le Comte, car vous l'êtes bien, puisque vous l'avez mérité, les titres de Napoléon sont de grandes récompenses nationales qui n'ont rien de commun avec la noblesse à parchemins portant privilége et exemption d'impôt.

«—Encore une fois, ce n'est point l'heure de bataille sur ces hochets; je les ai acceptés pour ne point paraître répondre par une mauvaise humeur au retour d'une confiance qui m'honore et qui met au moins près du seul homme qui puisse nous tirer d'affaire, un conseiller qui saura ne pas oublier son mandat de citoyen, et qui, petit à petit, tâchera de rendre tout-à-fait homme un capitaine indispensable à la défense de nos frontières. À vous dire vrai, je ne crois même pas que ce titre de comte me vienne de l'Empereur lui-même. Malgré nous, il a encore auprès de lui un autre cabinet qui contrôle le nôtre, et qui, nourri dans toutes les habitudes de 1812, et dans le rêve d'une monarchie qui était devenue vieille en dix ans, a cru faire une grande chose que de m'ôter, par cette singulière promotion, ma teinte un peu trop prononcée de républicanisme. Cela est parti de la secrétairerie d'État ou des petits comités du soir. Je me suis laissé faire, pour la première fois de la vie, parce que cela ne pouvait causer de tort qu'à moi, et qu'aux yeux de ceux qui me connaissent cela paraîtra bien plus une complaisance qu'une adhésion. J'ai laissé faire un comte, afin de pouvoir, avec l'aide du temps, de la victoire, du progrès de l'opinion publique et de la raison du chef de l'État, arriver à l'heureuse possibilité de défaire tous les comtes passés et présens. Car enfin je ne suis pas entré dans les affaires pour ne pas tâcher d'en tourner la direction au triomphe des principes.

«—Et croyez-vous que l'Empereur laisse dépouiller ses frères d'armes de trophées qu'ils ont, la plupart, conquis sur les champs de bataille?

«—L'Empereur paraît de très bonne foi dans l'intention de consulter les droits de l'homme, un peu plus qu'il ne l'a fait dans son gouvernement précédent. Il a parcouru la France; il a pu se convaincre que les peuples ne se lèvent pas pour un homme. Le temps de l'égoïsme royal est passé, et j'aime à penser que la victoire ne l'enivrera plus, et qu'il viendra déposer ses nouveaux lauriers sur l'autel de la patrie et de la liberté. Quant à ses compagnons d'armes, à ses frères, il ne les emmènera plus dans ses campagnes comme des favoris. Les récompenses corrompent jusqu'à ce dévouement de la vie, qui est le plus beau titre qui puisse honorer le champ de bataille. Quand une première fois le mot de liberté, prononcé par vingt-cinq millions d'hommes, arma l'Europe entière contre la France, la révolution venait de rayer par la main de la loi toutes les distinctions, tous les ordres et toutes les décorations militaires; nos armées étaient pleines d'officiers restés à leur régiment malgré les appels de l'étranger. La perte de ces cordons ne nuisit point à la valeur, et si le courage de quelques uns n'en diminua pas, l'enthousiasme de ceux qui n'avaient pas ce regret ou qui n'avaient pas eu cette envie, n'en fut que plus électrique et plus général. Avec les jouets de la vanité, on peut tout au plus s'attacher quelques individus, mais les masses ne viennent à vous qu'à la vue de ces grands principes inhérens au cœur humain, et qui le font battre d'un bout de l'univers à l'autre.

«—Mon Dieu! Monsieur le Comte, croyez-vous du moins à la victoire? vous me promettez, j'espère, de conserver cette illusion-là.

«—Le vrai patriote doit toujours y croire, car pour lui la mort est encore un triomphe, puisqu'elle le fait échapper à l'esclavage. Et vos relations militaires vous donnent-elles bon espoir?

«—Tout ce que je connais est dans un délire qui doublera les forces de l'armée. Je suis sûre qu'un homme en vaudra quatre.» Et nous continuâmes sur ce ton pendant presque deux heures. À travers les mots de gloire, de guerre, il jeta aussi de temps en temps dans la conversation le mot de constitution. Carnot m'avoua même qu'il s'occupait d'un grand travail sur ce sujet, qu'il me serait obligé si je voulais revenir le voir, qu'il m'en lirait l'introduction. Montrer un pacte social à une femme était une grande galanterie qu'il croyait lui faire, et je fis de mon mieux pour le remercier de son amabilité. Je crus même apercevoir dans ses paroles une espèce de crainte, car il ajouta à la fin de quelques idées émises: «Je crains bien que cette œuvre difficile ne soit l'occasion d'une rupture…» Avec qui? je l'ignore, car la phrase ne fut point achevée. On annonça une députation des colonels de la garde nationale, et je me retirai en assurant l'inflexible républicain, comte malgré lui, que je ne manquerais pas de me rendre à sa bienveillante et flatteuse invitation. Mes courses militaires, qui vinrent bientôt de nouveau absorber tout mon être, m'enlevèrent ce plaisir; l'exil seul me rapprocha de Carnot une seule fois, encore en Belgique; et une heure encore, ces deux grands débris de la tempête se consolèrent entre eux.

Vers le même temps à peu près, j'eus également une audience d'un des ministres des cent jours, de Fouché, que, malgré ses bons procédés d'Illyrie, je ne pouvais me résoudre à classer parmi les hommes objets pour moi d'une favorable prévention. Aussi je m'empresse de le confesser, cette dernière visite n'était pas entièrement volontaire. Voici, en effet, comment je fus conduite à l'hôtel du ministère de la police. Un soir que je rentrais chez moi assez tard, j'aperçus deux sentinelles à la porte de la maison. «Ah! Madame, que vous arrivez bien! me dit dès l'escalier ma femme de chambre; ce pauvre Monsieur du troisième qui vient d'être arrêté. Sa femme est dans les larmes; une si bonne femme, et que je cause tous les soirs, avant que Madame rentre, avec Joseph, leur domestique.

«—Qu'y a-t-il? m'écriai-je; la maison qu'habite mon valet devrait bien n'être pas plus mal notée sous l'empire, qu'elle ne l'était sous la police de M. D'André.

«—Madame, voyez-vous, voilà comme cela s'est fait: le Monsieur du troisième, il est très attaché aux ci-devans; ce n'est pas étonnant, ce pauvre cher homme, on lui avait donné la croix dans les gardes du corps, où il servait, et depuis trois mois il se levait tous les matins de bonne heure pour aller passer par tous les guichets du Louvre, afin de se faire porter les armes. L'autre, que vous aimez tant, il est revenu, et depuis ce temps-là le maître de Joseph ne peut plus sortir le matin, parce qu'on lui a ôté sa décoration. Alors il a travaillé dans un sens opposé, à ce qu'ils disent, aux constitutions de l'empire; il a répandu des proclamations, il a fait enfin beaucoup de choses; si bien, Madame, que les gendarmes viennent de venir chercher ce pauvre cher homme, qui ne faisait de mal à personne, pour le conduire chez le ministre de la police. Ah! si Madame, qui a des protections auprès des grands, voulait s'en mêler, elle ferait une bonne action qui causerait bien du plaisir à une honnête famille, et surtout à Joseph.»

Je montai aussitôt au troisième, où je trouvai une famille en larmes, une femme jeune et intéressante, qui m'assura que son mari n'était point coupable, qu'il avait reçu de Gand des papiers qui lui étaient adressés par un de ses oncles pour être distribués à des adresses indiquées, et qu'il les avait répandus même sans les lire. Cédant à toute la chaleur de ma prompte sensibilité, je promis que, dès le lendemain, mon bon et estimable voisin serait rendu à son domicile, et qu'à cet effet je serais, chez le ministre de la police dès mon lever.

J'eus hâte en effet d'aller tenter mon ancien crédit sur l'ame du vieux renard de la police. Je n'avais point demandé d'audience; aussi j'eus bon espoir, rien que par la facilité d'introduction avec laquelle l'Excellence daigna faire répondre, à mon nom, qu'il serait à moi dans une demi-heure. J'attendis avec assez d'impatience, n'ayant pour me distraire que les ordonnances de gendarmerie, qui se succédaient dans la cour de l'hôtel. Comme j'avais l'air d'être fort émue en entrant dans le cabinet de M. le duc d'Otrante, il vint à moi avec une grâce plus aristocratique que celle que je lui avais connue, et me dit: «Ah! mon Dieu! Madame, moi qui sais tout, je ne savais pas que vous étiez à Paris; mon ministère est en défaut.

«—Rassurez-vous, Monseigneur, vos agens ne sont point en arrière de précautions, et s'ils ont oublié dans leurs rapports de vous faire part de mon séjour à Paris, s'ils ne vous ont point donné connaissance des preuves de dévouement qui ont dû me signaler dans ces derniers temps comme une des plus sincères amies de l'Empereur, cela est naturel; la police n'est pas instituée pour noter les bons, mais pour surveiller les mauvais. La démarche que je hasarde aujourd'hui près de Votre Excellence vous témoignera que, loin de se relâcher, votre administration pèche plutôt peut-être par excès de zèle et de précautions.

«—Ce n'est pourtant point mon système de rendre en rien odieux et tracassier un pouvoir destiné dans tous les temps à modérer les passions. Dans le premier mouvement de toutes les réactions, la police se ressent un peu de la position de ses agens, presque toujours les mêmes, obligés à chaque nouveauté de gagner leur brevet de zèle et de dévouement. Il y a un premier coup de gueule, passez-moi l'expression, que ces honnêtes gens sont obligés de donner pour assurer la conservation de leurs appointemens. Avec moi cette précaution, ils le savent, est inutile; mais les subalternes n'estiment jamais assez leur supérieur pour le croire au-dessus des haines de parti.»

Cette petite explication, échappée à la causerie d'un homme que je savais peu habitué aux épanchemens, me rendit toute ma présence d'esprit, que l'aspect de cette figure impassible a dû nécessairement toujours ôter aux interlocuteurs de M. le duc d'Otrante. C'était même, je crois, auprès de lui un moyen de flatterie que l'embarras et un air un peu déconcerté quand on l'approchait, et on lisait dans son œil enfoncé et habitué à la dissimulation de tout sentiment, une certaine joie d'état de ce premier succès de son ministère. Je profitai bien vite de son demi-sourire pour lui raconter le cas de mon pauvre voisin, et comme je m'élevais déjà jusqu'à l'éloquence de l'indignation et de la prière, il me répondit: «Voilà bien les femmes: un papillon souffrant leur fait verser des larmes. Un homme est arrêté, c'est une chose toute simple. L'arrestation est en général un acte paternel qui, fait à temps, empêche un fou d'aller plus loin dans les sottises qui pourraient le perdre. D'après ce que vous me dites, votre voisin est un imbécille: on le relâchera en lui recommandant de se tenir tranquille, et tout sera fini. Vous vous chargerez de lui donner ce conseil, quand je lui aurai donné sa liberté, que je signerai d'ici à quelques heures. De quoi diable se mêlent des individus obscurs? est-ce que leur cause a besoin d'eux? Il y a un peuple dans tous les partis qui gâte toujours les affaires; voyez si le faubourg Saint-Germain bouge: il veut toujours la même chose, et sait ne pas se compromettre; mais il y a un tas d'écervelés dans tous les camps qu'il ne faut pas persécuter, parce que les persécutions ne sont jamais bonnes à rien, mais qu'il faut surveiller et museler comme votre voisin. Vos militaires, par exemple, est-ce qu'ils ne pourraient pas crier vive l'Empereur avec plus de modération?

«—Mais, Monsieur le duc, on ne saurait crier cela trop haut.

«—Je suis enchanté de vous voir dans ces idées d'enthousiasme; mais est-ce bien vive l'Empereur! que vous criez, et n'y a-t-il pas quelqu'autre sentiment caché derrière cette exclamation?

«—Oui, Monsieur le duc, il y a l'amour d'une gloire qui m'est chère.

«—Je le sais bien.

«—Comment! vous le savez bien?

«—Est-ce que la police n'est pas un tribunal de pénitence générale. On y connaît les péchés militaires aussi bien que les autres; seulement, comme ceux-là sont innocens et qu'ils ne font de mal à personne, on les tient secrets jusqu'à ce qu'on ait besoin d'en profiter pour quelque lumière politique.»

Le taciturne ministre se faisait bavard, peut-être afin que je le devinsse; mais je m'en gardai bien, car je ne sais si mes anciennes préventions me trompaient, mais il me semblait entrevoir un peu trop de modération dans le dévouement de Fouché à Napoléon. Un dernier mot surtout éveilla mes idées à cet égard, car en me reconduisant il me dit: «Recommandez bien à vos amis quels qu'ils soient de se modérer et de s'assagir.»

Une fois hors du salon ministériel, je m'élançai comme une folle, tout heureuse de respirer un air plus libre que celui de cet hôtel, qui me rappelait de pénibles souvenirs, plus heureuse encore de la bonne nouvelle que j'allais porter à une famille désolée qui me combla de bénédictions. Deux heures après, les ordres généreux de M. le duc d'Otrante avaient été exécutés. Un ministre de la police qui tient sa parole mérite une note bienveillante dans l'histoire contemporaine.

CHAPITRE CXLVIII.

Papiers brûlés.—Lettres de S. M. Louis XVIII.—Le jeune conscrit.

Au plus fort du délire impérialiste de 1815, je puis me vanter d'avoir eu une admiration sincère, mais de ne l'avoir profanée par aucun sentiment de haine personnelle. Je ressentais toute la chaleur d'une opinion, mais sans jamais descendre aux petites passions et aux sottes vengeances de parti; je n'appelle même pas cela de la générosité, c'était tout simplement du bon sens. On a vu, il y a quelques pages, comment j'avais pris fait et cause pour un brave chevalier de Saint-Louis, colporteur bénévole et inutile de proclamations! À quelque temps de là je fus priée par une dame de mes amies de m'intéresser à un de ses neveux, seul soutien de sa famille, et que la conscription allait enlever, ce qui contrariait, outre ses intérêts, ses opinions. Édouard R. était conscrit en 1814; fils de veuve, il avait été sauvé par les événemens du malheur de quitter sa mère. Au moment de la restauration, un vieil ami de sa famille lui avait fait obtenir un petit emploi au château, je crois, dans les bureaux de M. de Blancas. On m'amena ce jeune homme, qui se croyait royaliste, parce qu'il prenait sa reconnaissance pour une doctrine. Sa figure, plus intéressante que belle; ses manières, timides et brusques quelquefois; de la candeur dans les sentimens, et de la finesse dans l'esprit; je ne sais quoi de distingué, tout annonçait dans Édouard mieux qu'un commis. On lui avait tant parlé de l'Empereur comme d'un méchant homme, chez quelques vieilles dames où il avait la complaisance d'aller tous les soirs entendre dire du mal de l'ogre de Corse, pour donner à sa bonne mère le plaisir de se faire tricher au boston; enfin, Édouard avait vécu dans un monde si étroit, qu'il craignait d'être persécuté pour avoir passé quelques mois dans un cabinet du pavillon de Flore. Il me disait:

«Imaginez, Madame, toutes mes inquiétudes: Non seulement j'ai à craindre d'être reconduit de brigade en brigade à un régiment, parce que je suis coupable de résistance à la conscription, mais voici encore ce que j'ai fait: Depuis le 17 jusqu'au 20 mars au matin, je suis resté à mon bureau d'expéditionnaire au château. Tous les zélés serviteurs de la monarchie ont déserté les appartemens pour suivre les fourgons de S. M. Louis XVIII. On m'avait bien recommandé de ne point quitter mon poste avant d'avoir brûlé une énorme quantité de papiers, témoignages de beaucoup de confidences, de sollicitations et de renseignemens qui pouvaient compromettre des hommes de tous les rangs et des familles de toutes les classes. Hélas! mon chef aurait bien pu ajouter: et de tous les partis; car figurez-vous, Madame, qu'il y avait parmi nos solliciteurs des gens qui sont venus me faire déloger des Tuileries. Dans le premier moment de ce bienveillant incendie où Bonaparte aurait trouvé des secrets précieux sur un certain nombre de ceux qui crient le plus fort aujourd'hui sous ses fenêtres ou dans ses appartemens mêmes; dans ce premier moment, dis-je, je jetais toujours un œil de curiosité sur le nom et l'objet qui me frappaient le plus dans les dangereux papiers; et je peux vous assurer que la plupart de ces documens, qu'on pouvait croire historiques, étaient beaucoup plus plaisans que sérieux. La singularité qui m'a le plus frappé, c'est la rareté des noms vendéens. L'heure finit par tant me presser, que, bien innocent Érostrate, et pour la sûreté de tous, beaucoup plus que pour ma gloire personnelle, je brûlai en masse, et sans aucune autre préoccupation que celle de ne point mettre le feu aux cheminées; enfin, je n'avais point terminé mon opération, quand un officier à moustaches énormes est venu me signifier l'ordre de vider la place, en ne me disant pas autre chose, si ce n'est que mon cabinet devait être prêt pour un des officiers du grand-maréchal du Palais. L'officier ajouta: Emportez, Monsieur, vos bagages. Je jetai en effet dans un carton tout ce que, dans mon trouble, je croyais m'appartenir. En rentrant chez ma mère, je mis en ordre ce petit paquet de la peur et de la précipitation; mais je m'aperçus qu'il s'y était glissé des copies de lettres de S. M. Louis XVIII, que j'avais été chargé de transcrire. Je me rappelle bien avoir rendu les originaux; car, à mesure que j'en expédiais une, mon chef les remettait dans un petit portefeuille rouge qui n'est jamais resté dans mon cabinet. Cela n'en est pas moins inquiétant, parce que si l'on venait à me persécuter pour mes affaires de conscription et à faire une descente chez moi, on pourrait me supposer capable ou d'une pensée d'infidélité, ou, dans un autre sens, d'une pensée de conspiration. Tenez, Madame, j'ai mis de côté ces papiers, soyez assez bonne pour en devenir dépositaire: vous n'avez rien à craindre du gouvernement impérial ni de sa police.

«—Mais, Monsieur, vous concevez des terreurs paniques que rien ne justifie: voyez, depuis son retour, si l'Empereur a exercé la moindre persécution. Il ne sait pas ce que c'est que de descendre à un despotisme de détails; il ne tourmentera jamais ses peuples à coups d'épingles. Ainsi, soyez sans inquiétudes, et parlons d'une affaire plus sérieuse, des moyens de vous exempter du service militaire, afin que vous puissiez remplir tous les devoirs d'un bon fils.

«—Voici, Madame, ce qu'une personne qui me veut du bien m'a conseillé; c'est de me rendre au rappel des conscrits de ma classe que l'on vient de faire, d'obtenir d'un colonel d'être porté sur les contrôles de son régiment, en restant porté à une compagnie de dépôt. Un commissaire des guerres employé à Paris m'attachera à ses bureaux avec un petit traitement. Ce commissaire pense très bien; mais il tient à ne rien demander dans les bureaux de la guerre, parce qu'il est déjà un peu mal noté comme blanc. Il a même agi envers moi avec beaucoup de franchise: il m'a dit qu'il me prendrait dans ses bureaux pour m'obliger et pour s'obliger lui-même, parce que, m'a-t-il avoué, en cas de retour des autres, je lui ferai donner des apostilles du château pour conserver sa place.

«—Mon ami, quoique je plaigne beaucoup votre commissaire de songer à un avenir qui ne se réalisera peut-être jamais, je traduis tout simplement sa politique par ce mot: il pense en père de famille qui a sans doute des enfans.

«—Oui, Madame, il pense pour quatre personnes.

«—À la bonne heure. Quant à vous, j'aime trop ma mère pour ne pas comprendre votre attachement pour la vôtre. Le moyen que vous m'avez indiqué me paraît convenable; il vous permettrait de remplir vos devoirs de fils, sans vous soustraire aux devoirs d'un Français, qui ne doit jamais fuir un drapeau.»

J'écrivis au maréchal Ney une petite note bien détaillée, qui resta sans réponse, parce qu'il avait voulu me ménager une surprise; car, quelques jours après, Édouard R. vint me voir avec sa mère, pour m'annoncer que tout avait été enlevé dans les bureaux de la guerre, de la manière juste qui lui convenait le plus. Au milieu de la reconnaissance de ce bon fils et de cette bonne mère, je me crus presque de leur famille.

Ce pauvre jeune homme est mort il y a deux ans, après avoir retrouvé, après bien de l'attente, le petit emploi qu'il avait quitté au 20 mars. Il ne m'a jamais demandé la copie des lettres qu'il m'avait confiées, son ancien chef lui ayant assuré que les originaux seuls étaient précieux en fait de lettres autographes. Cependant, comme S. M. Louis XVIII a toujours passé pour très bien écrire, je crois qu'on ne sera point fâché de rencontrer, sous le rapport de la curiosité historique et littéraire, ces courts fragmens de correspondance dans les Mémoires d'une Contemporaine.

À Hartwell, ce 11 septembre 1810.

«On vient, mon ami, de me donner une alerte épouvantable, en me disant que le comte de Pradel avait été ces jours passés à la cité, pour savoir quand il pourrait écrire à son fils, et qu'on lui avait répondu que la Princesse Amélie ayant beaucoup tardé, le second packet-boat était parti peu de jours après. Je suis d'autant plus fondé à n'en rien croire, qu'après votre départ, craignant que le vent, qui n'était pas trop favorable pour votre route, ne vous eût peut-être forcé à rentrer, j'ai lu dans les papiers l'article des ports, que je ne lis jamais, et je n'ai vu le départ d'aucun packet-boat de Falmouth. N'importe, j'ai pris cela pour un warning, et j'ai tout de suite sauté sur ma plume.

«J'ai reçu, dans leur temps, les différentes lettres que vous m'avez écrites tant de la route que de Falmouth; j'ai vu après que j'aurais aussi pu vous donner de mes nouvelles, mais je ne l'ai jamais su à temps. Ce n'est pas que je ne vous aie écrit une fois dès le lendemain de votre départ d'ici, mais vous n'avez eu garde de recevoir ma lettre: elle était avec votre voiture que vous aviez demandée à Thames; elles y ont monté toutes deux la garde pendant deux ou trois jours, et sont ensuite revenues ici de compagnie.

«J'ai vu avec plus de chagrin que de surprise que le voyage a été loin de vous faire du bien. Le temps était si exécrable! mais ce qui m'a fait le plus de peine, c'est que vous ayez été mécontent de votre packet-boat, et elle a été d'autant plus sensible qu'elle était inattendue; je croyais, sur la foi de tous les voyageurs, que ceux de ces bâtimens qui sont destinés à des voyages de long cours, étaient des espèces de petits palais, et il m'a été dur de déchanter. Que vous preniez un jour le stage coach pour venir de Londres, et que vous arriviez ici cahoté, ballotté, maudissant la voiture, une heure après nous en rirons ensemble, mais passer quinze jours, peut-être plus, dans la saloperie, et à mourir de faim, c'en est trop. Hélas! mon Dieu! j'avais bien lu dans les papiers qu'il y avait une frégate destinée à transporter une dame de Madère, vous auriez pu le lire aussi; mais que peut-on faire sur une pareille indication? Il s'est trouvé que cette dame est lady Tankerville, mère de lord Ossulstone, que la santé de sa fille conduit là. C'est une très bonne femme, très obligeante. Je suis sûr que le duc de Grammont aurait facilement arrangé tout cela, et vous seriez parti huit jours plus tôt de Portsmouth, sur une frégate, faisant en chemin des connaissances agréables à cultiver là-bas. Il y a de quoi se pendre d'avoir manqué une telle occasion.

«En tâchant d'écarter ces regrets, désormais superflus, je m'attache à une idée consolante; c'est celle du temps qu'il a fait les derniers jours du triste carême que vous avez passé à Falmouth, et depuis, jusqu'à hier. J'espère que le commencement aura réparé les torts du voyage par terre, et la suite compensé les inconvéniens de la navigation; mais c'est surtout sur le climat de Madère que je compte. Chassez, je vous en conjure, chassez de votre esprit le calcul de dix années de plus, ou s'il revient, mettez au mois, l'air plus salutaire aux Açores qu'en Italie.

«Nous nous portons tous bien. Je me suis acquitté de toutes vos commissions, qui toutes ont été accueillies comme nous pouvions le désirer. Nous avons été passer la semaine de votre départ (c'est-à-dire, du lundi 27 au samedi 1er) à Stowe, où nous ayons eu le plus beau temps possible. Stowe est beau en toute saison; mais la verdure et le soleil l'embellissent encore beaucoup. Le marquis m'a mené faire une petite excursion de quelques heures sur le grand canal de jonction, alias de Paddington. Elle a commencé sous terre et fini dans les airs; c'est-à-dire qu'à l'endroit où nous nous sommes embarqués, le canal passe pendant un mille trois quarts sous une montagne où il y a jusqu'à cent vingt pieds de terre au-dessus de la voûte, et qu'auprès du lieu de débarquement, il traverse une vallée d'environ un demi-mille de largeur, à cent cinquante pieds au-dessus de la rivière qui coule au milieu. Ces ouvrages sont vraiment admirables, et j'ai été fort satisfait de ma course. M. le marquis m'a dit que la totalité du canal de Liverpool à Paddington, dans un espace de cent quinze milles, avait coûté 1,600,000 livres sterling, et je le crois. Notez que ce sont des particuliers, et non le gouvernement, qui ont fait l'ouvrage.

«Mon malheureux ami le roi de Suède est vengé de la criminelle ingratitude de ses sujets, par l'élection de Bernadotte; et en se proposant lui-même un pareil successeur, le duc de Sudermanie, a mis le dernier sceau à son infamie. J'espère que le duc de P…, qui doit aller conduire la comtesse Piper en Russie, aura accompli son projet, et ne remettra plus les pieds en Suède; la Prusse aura bientôt le même sort. On dit que la malheureuse reine, qui effectivement est morte bien vite, a été empoisonnée, parce qu'elle était la seule qui pût encore inspirer un peu d'énergie à son mari.

«Rien de nouveau d'Espagne. Lord Wellington et Masséna sont toujours sur le qui vive. Le premier, très inférieur en forces, a jusqu'ici fait une bien belle campagne. M. le prince de Condé (vous allez dire que je faufile) la comparait hier à celle de Courtray en 1744, qui fit tant d'honneur au maréchal de Saxe.

«Adieu, mon ami, adieu. Dieu vous rende la santé; c'est mon souhait de tous les instans; adieu.»

À Hartwell, ce 5 novembre 1810.

«J'ai reçu, mon ami, vos lettres du 18 et du 21 septembre; j'avais déjà eu indirectement de vos nouvelles par la lettre que vous avez écrite le 29 à La Neuville; j'étais donc rassuré quant à l'essentiel; mais j'étais inquiet pour l'accessoire. Le fait est que le bâtiment porteur des lettres auxquelles je réponds, était bound for Ramsgate, qu'il a mis un grand mois et plus à y parvenir; enfin, il est arrivé et j'ai eu le plaisir d'entendre parler directement de vous. Je suis fâché que vous ayez souffert pour le sommeil et pour la nourriture; il faut que celle-ci fût bien mauvaise, car je ne connais personne moins difficile que vous sur ce chapitre; mais celui du sommeil est bien plus important, et je crains qu'à cet égard vous n'ayez pas réparé le temps perdu aussi promptement que je l'aurais désiré. Le raisin, les figues, les attentions même des personnes obligeantes qui recueillent les arrivans, en quoi je suis fort reconnaissant envers Wesber Gordon et M. de Loweia, et je vous prie de le leur dire; tout cela, dis-je, ne suffit pas; encore faut-il pour dormir avoir un gîte à soi. Dans la triste alternative où vous vous êtes trouvé sur ce point, vous avez fait le choix que j'aurais fait: dépense pour dépense, il vaut mieux en faire pour être, suivant ses propres idées, dans une situation plus agréable, que pour prendre ce qu'on trouve dans un endroit qui plaît moins. Cela me fait en ce moment tirer le bien du mal; et la distance qui nous sépare, le temps écoulé depuis votre dernière lettre a du moins l'avantage, tout chèrement acheté qu'il est, de me faire penser qu'à l'heure qu'il est, votre nid doit être fait; et que déjà un peu remonté pour cela seul que vous aviez fait votre choix, vous vous trouverez peut-être confortably.

«J'ai été attrapé tout net par le packet-boat de septembre, quelques efforts que j'eusse faits pour me persuader que je ne l'avais pas été; votre lettre en fait foi. Je crains qu'il n'en ait été de même pour celui d'octobre. J'espère être plus heureux ou plus avisé cette fois-ci, m'y prenant la veille du jour auquel on ferme, dit-on, la malle à Londres. D'ailleurs Bl*** adresse, ainsi qu'il l'a fait les deux dernières fois, le paquet directement à Falmouth; ce qui, d'ici, doit faire gagner au moins vingt-quatre heures. Quant à votre mot du 3 septembre, je ne sais si le brick était simplement croiseur, ce qui est une chose indéfinie, ou s'il avait une autre destination. Tout ce que je sais, c'est que la lettre est à venir; je ne vous remercie pas moins de l'avoir écrite.

«Que de choses depuis ma dernière lettre! M. le duc d'Orléans renvoyé en Sicile par les cortès; la motion en fut faite le 18 septembre à cette monstrueuse assemblée (je dis monstrueuse, car je ne crois pas que les annales d'Espagne en fassent mention d'une où il ne se trouve que trois personnes titrées), et passa à une simple majorité de cinq voix; l'exécution en fut confiée à la régence. Un membre avertit M. le duc d'Orléans d'aller parler aux cortès; il y courut, leur fit une peur effroyable; puis, sans être admis, fut renvoyé au pouvoir exécutif. De retour chez lui, il y trouva le gouverneur de Cadix, qui lui tint poliment compagnie jusqu'à son embarquement. Premiers actes de ces mêmes cortès, qui rappellent ceux de 1789.

«Grande victoire remportée sur Masséna par lord Wellington; d'où il résulte que le dernier est à vingt lieues du champ de bataille, dans la position qu'occupait Junot lors de la convention de Cintra, avec cette différence que les vainqueurs de Simiera ne possédaient qu'une petite langue de terre le long de la côte, au lieu que celle dont les vaincus sont les maîtres s'étend des bords du Tage jusqu'à ceux du Niemen. Voilà pour le Midi.

«Le roi de Suède est en Russie; il a voulu s'embarquer à Pillau pour venir joindre l'escadre de sir James Saumares; on l'en a empêché. Il a été bien accueilli en Russie. L'Empereur lui a, dit-on, offert l'option de prendre asile dans ses États, ou d'être conduit en Angleterre; on ne sait ce qu'il aura préféré. Je lui ai écrit en Russie pour lui offrir le peu de moyens que je possède. J'ai pris des mesures pour être instruit sur-le-champ s'il arrive dans ce pays-ci. Je n'en sais pas plus s'il reste en Russie (comme l'assure une gazette que je viens de lire depuis que j'ai commencé cet article); je doute fort d'être en état de vous en dire plus, même le mois prochain.

«La princesse Amélie a succombé vendredi dernier à sa longue et douloureuse maladie, et ce malheur a eu des conséquences plus funestes que lui-même. Adorée de toute sa famille, recevant de tous les plus tendres soins, sensible surtout à l'attachement du roi son père, elle a, lorsque les médecins lui ont, environ quinze jours avant sa mort, prononcé son arrêt fatal, envoyé chercher un joaillier de Londres, et a fait, sous ses yeux, monter en bague une boucle de ses cheveux, avec cette inscription: Remember of me after I am gone. Elle a placé elle-même l'anneau au doigt paternel. Cette dernière épreuve a été trop forte pour un cœur déchiré depuis si long-temps; et, dès le soir même, le roi a commencé à manifester quelques symptômes de son ancienne maladie: ils ont toujours été croissans. Enfin, des médecins ont déclaré aux ministres que, jusqu'à son rétablissement (qu'ils espèrent, mais dont jusqu'à présent rien n'annonce l'approche), sa majesté était hors d'état de vaquer aux affaires. J'ignore si la princesse a eu, avant d'expirer, la douleur d'apprendre ce que sa maladie et peut-être l'excès de sa piété filiale ont causé.

«Le parlement était prorogé jusqu'au 1er de ce mois: sa prorogation jusqu'au 29 était décidée; mais le roi n'a pu signer la proclamation nécessaire, au moyen de quoi les deux chambres se sont rassemblées jeudi; et fort sagement, elles se sont ajournées jusqu'au 15. Ainsi, d'aujourd'hui en dix, commencera a very momentous crisis.

«Je me suis acquitté de vos commissions, qui ont été de part et d'autres accueillies avec la grâce coutumière. Je me porte bien; puissé-je apprendre qu'il en est de même de vous! Adieu, mon ami.»

À Hartwell, ce 9 novembre 1810.

«Je commence, mon ami, à avoir besoin de réfléchir souvent à la salubrité du climat de Madère, et à tout ce que m'en a dit M. de La Chapelle: car la distance me paraît un peu bien grande. Il y a eu dimanche six semaines que vous avez mis à la voile, et je n'ai pas encore de vos nouvelles. Je m'étais résigné pour tout le mois de septembre, mais mon pacte ne pouvait aller plus loin: il aurait même été plus court, si j'avais écouté tout plein de gens, qui, au bout de trois semaines, s'étonnaient de ne pas vous savoir arrivé depuis un mois. Ce n'est pas que j'aie la moindre inquiétude; il n'y a que deux dangers sur mer, le mauvais temps et les mauvaises rencontres. La Providence a pris elle-même le soin de me rassurer sur le premier par la plus belle saison que de pieça l'on ait vue, et quant au second, voici mon calcul: mis à la voile le 29 août, vent supposé mauvais, quinze jours pour avoir passé la hauteur de Gibraltar, après laquelle il n'y a plus rien à craindre; quinze autres jours pour apprendre un malheur, s'il était arrivé; partant, plus d'inquiétude, même déraisonnable, à concevoir depuis le 26 septembre; mais pour ne rien appréhender, on n'est pas moins affamé de nouvelles, et leur défaut se fait sentir chaque jour davantage, surtout les mardis, comme aujourd'hui, parce qu'il semblerait qu'après deux jours de stagnation, on aurait plus de droit à en recevoir.

«Vous n'en attendez sûrement pas ici de la péninsule; il doit nécessairement y avoir une communication fréquente entre le Portugal et Madère; ainsi vous devez être instruit de la prise d'Almeïda, plus que suspecte de trahison, de la découverte du complot de Lisbonne, et du mouvement rétrograde de lord Wellington, peut-être même de l'arrivée de Lucien à Malte. On veut le représenter comme s'étant évadé, et il avait quarante personnes à sa suite. B. P. ne pouvait donc pas l'ignorer, car il n'est pas servi par des imbécilles. Quel est donc le but de ce départ? Je l'ignore complétement. Tout ce que je sais, c'est que je regarde M. Lucien comme un autre Sinon. Mais il était brouillé avec son frère… Plaisante raison! Querelle de coquin n'est rien. Ils ont le même intérêt, et voilà le lien de ces gens-là.

«Du côté du Nord les cartes se brouillent beaucoup, et ce qui me persuade le plus qu'il va y avoir guerre, c'est que B. P. a fait mettre dans le Moniteur qu'il n'avait jamais été mieux avec la Russie. Pauvre Alexandre! il est bien temps d'ouvrir les yeux! Je ne lui donne pas un an pour être réduit au point de son malheureux voisin, dont quelqu'un disait l'autre jour qu'il n'était plus le roi de Prusse, mais le roi Prusias. Viendra ensuite le tour du beau-père, que son indigne vente de chair humaine ne sauvera pas plus que les autres.

«Pour vous donner des nouvelles d'un autre genre, je croyais ce matin que je cachèterais ma lettre en noir, car la pauvre princesse Amélie était sans ressource dès samedi; elle vivait pourtant encore lorsque les gazettes d'hier ont été imprimées; mais je ne sais si ce n'est pas un malheur pour elle, car à la maladie de foie dont elle meurt, s'est joint le feu saint Antoine, sorte d'éruption fort âcre et fort douloureuse. Les médecins se sont crus obligés de déclarer leur opinion au roi d'Angleterre, et (dit l'Observer, que je craindrais d'affaiblir en le traduisant) «he received the fatal intelligence with the affliction of a father, the humility of a Christian, the fortitude of a man.»

«Melchior de Polignac a épousé, le lundi de l'autre semaine, Mlle Levassor, nièce de Mme Ed. Dillon. Les nouveaux mariés ont été passer leur honey-moon, non pas à l'anglaise; mais avec leurs parens et tout plein d'amis, à Gouldgreen, chez Édouard Quelquim. Je ne sais plus qui, étonné qu'il y pût tenir tant de monde, disait l'autre jour: «Mais il faut donc que la maison prête.—Vous verrez, a repris le chevalier de Rivière, qu'elle est de tricot.»

«Tout le monde se porte bien ici; pour moi, vous n'en pouvez douter, au superbe bouhampere dont cette lettre est décorée. Adieu, mon ami.»

À Wimbledon, ce 18 novembre 1810.

«Je suis veuf, mon ami; ma pauvre femme est morte mardi. Mes inquiétudes n'ont commencé que le 5, jour où je vous ai écrit; je vous les ai cachées pour ne pas vous en donner à vous-même. Mon ame souffre cruellement, mon corps se porte bien. Ma consolation est de penser à sa mort, la plus courageuse et la plus édifiante qui fut jamais. Elle a reçu, et moi après mon malheur, les soins les plus touchans de la famille et de tout ce qui nous entoure.

«Le roi de Suède est en Angleterre; je ne l'ai pas encore vu. Je vous donnerai des détails par le prochain packet-boat; je n'en ai aujourd'hui ni le temps ni la force, car M. de La Chapelle part demain matin pour Londres. Adieu, mon ami; aimez-moi, plaignez-moi; je vous embrasse de tout mon cœur.»

À Hartwell, ce 2 décembre 1810.

«J'espère, mon ami, que vous aurez reçu avant cette lettre un mot que je vous ai écrit par M. de La Chapelle, et qu'ainsi elle vous trouvera instruit de mon malheur; il m'est (ce n'est pas vis-à-vis de vous que je monterai sur les planches) infiniment plus sensible que je ne le croyais. Je ne croyais, je l'avoue, aimer la reine au point où je l'aime. Je sentais bien une chose, c'est que les jours où sa santé (injuste que j'étais, je la croyais malade imaginaire!) influait sur son humeur, j'avais toute la journée un fonds de tristesse, et qu'au contraire, lorsque se portant mieux elle était elle-même, j'étais tout en gaieté et en bonne humeur (in high spirits). Mais je ne cherchais à me rendre raison ni de l'une ni de l'autre de ces affections. Le moment où j'ai vu le danger m'a fait lire dans mon cœur; ce moment commença, ainsi que je vous l'ai mandé, le 5 du mois dernier; lorsque je vous ai écrit ce n'était encore qu'une inquiétude vague, que je ne puis me repentir de ne vous avoir pas fait partager. Je vais m'expliquer.

«Je vous ai dit que je l'accusais d'être malade imaginaire, et sur cela je me fondais sur le dire de Collignon. Ma confiance en lui était fondée sur la manière dont il l'avait traitée en 1803, et je croyais tout ce qu'il me disait. Je savais très bien qu'un médecin peut se tromper dans la partie conjecturale de son art, mais je n'imaginais pas qu'il pût en être de même pour un fait matériel. Par exemple, elle, me disait qu'elle avait les jambes enflées; il le niait, et moi je m'en rapportais à celui des deux qui semblait devoir le mieux s'y connaître. Enfin, le dimanche 4 novembre, elle me dit qu'elle voulait consulter Lefaivre. Je lui transmis ses ordres; il y alla le lendemain au matin, tout aussi incrédule que moi; mais au retour il n'était plus le même; cependant, pour me ménager, il ne me montra pas toute la triste vérité, et se contenta de me dire qu'il y avait réellement de l'enflure, et que cela pourrait devenir sérieux. Ce fut ce jour-là que je vous écrivis; mais dès le mardi 6 il changea de langage, et me déclara sans détour que l'hydropisie était formée, et que le défaut absolu d'urines la rendait très alarmante; qu'à la vérité il ne désespérait pas que les remèdes pussent les rappeler, mais que, s'ils n'en venaient pas à bout, cela serait fort court. Ce furent ses propres expressions, et le bandeau tomba de mes yeux.

«La nuit avait été fort agitée, et le matin on lui appliqua des vésicatoires aux deux bras, pour tâcher de s'opposer à l'infiltration dans la poitrine. J'eus, pour la dernière fois, le triste mais sensible bonheur de la servir, en replaçant les couvertures que l'agitation de la nuit avait dérangées. La journée du mardi ne se passa pas mal. Elle avait repris sa sérénité, et plaisanta même avec moi sur les premières souffrances que les vésicatoires lui causèrent; mais, le soir, la levée des emplâtres fut pénible; le pansement du mercredi 7 au matin le fut encore plus, et fut suivi d'une crise de faiblesse et d'étouffement qui la fatigua beaucoup; elle ne fut pas de longue durée; mais elle revint à midi, à la suite de laquelle elle prévint la proposition qu'on allait lui faire de voir son confesseur; et d'abord après sa confession, elle demanda les sacremens, qui lui furent administrés vers les trois heures par M. l'archevêque. On eût dit que Dieu lui avait rendu toutes ses forces pour ce grand acte, car l'excellent archevêque, accablé de douleur, se trompa plus d'une fois dans les cérémonies de l'extrême-onction, et elle le redressa avec un calme et un sang-froid qu'elle n'aurait pas eus si elle avait été près du lit d'un autre. Le reste de la soirée s'en ressentit; je rentrai chez elle un peu après la cérémonie, et je voudrais que vous eussiez vu l'expression de son visage lorsqu'elle me tendit la main.

«La nuit ne fut pas très mauvaise, mais le réveil du jeudi 8 fut fâcheux, et il y eut une crise un peu moins forte cependant que celle du mercredi; mais les urines ne coulèrent pas plus que les jours précédens. Cependant, sur le soir, il y eut une petite évacuation de ce genre, et votre pauvre ami, qui saisit facilement la moindre espérance, était presque remonté; mais cet effet de la nature n'eut pas de suite. Ce jour-là fut celui des arrivées. Du moment que les sacremens avaient été décidés, j'avais envoyé avertir tout le monde; mon frère arriva de Londres à onze heures du matin; mes neveux, qui étaient à Domington, chez lord Moira, à neuf heures du soir, et M. et Mme la princesse de Condé à dix heures. M. le duc de Bourbon, qui n'était pas à Londres, n'arriva que le lendemain. La nuit ne fut pas mauvaise; le vendredi 9 la crise du réveil fut moindre que les autres, et la journée ne fut point mauvaise; mais point d'urines et beaucoup de difficulté à avaler. J'ai oublié de vous dire que les médecins avaient exigé qu'il n'y eût que peu de monde à la fois dans la chambre et qu'on n'y restât pas long-temps; de manière que nous passions la journée dans son salon, et nous nous relayions pour entrer dans la chambre, où il ne restait toujours que Mme de Narbonne; et puis, un peu plus que nous, le duc d'Havré, l'archevêque et l'abbé de Bréan. Ce même vendredi au soir, elle voulut que l'abbé de Bréan l'entretînt de religion; ce qu'il fait presque aussi bien que le respectable abbé Edgeworth. Elle prenait part à la conversation quasi comme en société; et ce jour-là je me retirai avec de l'espoir, quoiqu'il n'y eût point d'urines.

«Le samedi 10, la nuit avait été passable, et à neuf heures, qui était le moment ordinaire des crises, il n'y en avait point encore eu; mais peu après elles commencèrent. Je vis alors combien peu elle se faisait illusion et avec quelle tranquillité elle envisageait sa fin. Pour me faire comprendre, il faut vous dire qu'un homme attaché à mon frère, qui s'appelait Motte, mourut en 1769 par une si grande tempête, que, depuis ce temps-là, pour exprimer le temps le plus affreux, nous disions entre nous temps de la mort de Motte. Le triste samedi, la pluie et le vent étaient plus violens que je ne les ai encore vus en Angleterre, et nous en parlions. Tout d'un coup elle s'interrompit en disant: «On ne dira plus temps de la mort de Motte.» Je ne répondis rien, mais la mort retentit dans mon cœur plus encore qu'à mes oreilles. Elle avait peine à respirer dans son lit: on la plaça dans un fauteuil, et là la crise augmenta à tel point que les médecins craignaient qu'elle ne pût pas la supporter. Elle demanda l'abbé Bréan, qui, n'ayant pas vu le commencement, avait cru pouvoir aller à Aylesbury; à son défaut elle fit appeler M. l'archevêque, et, après s'être entretenue un moment avec lui, elle l'envoya nous dire qu'elle désirait nous voir tous encore une fois; mais dès lors, n'ayant pas la force de nous parler, nous entrâmes, et au bout de quelques momens elle nous fit signe de nous retirer. Peu après elle demanda les prières des agonisans, que l'archevêque récita. L'abbé de Bréan arriva vers la fin et les acheva, car l'archevêque ne pouvait presque plus articuler; ensuite celui-ci lui donna l'indulgence in articulo mortis. Cependant la crise diminuait, et ses forces étaient revenues. Elle me fit appeler; et l'archevêque, portant la parole, me demanda pour elle pardon de tous les chagrins qu'elle avait pu me donner. «C'est moi, répondis-je, qui vous conjure de me pardonner tous mes torts.—Non, me dit-elle, l'abbé de Bréan sait bien que je n'ai rien contre vous.» Ensuite, sentant que mes larmes inondaient sa main: «Ne m'attendrissez pas davantage, ajouta-t-elle avec la même douceur, je ne dois plus m'occuper que du Créateur, devant qui je vais paraître, et que je prierai bien pour vous.» Quand je fus sorti, elle fit successivement appeler mon neveu et ma nièce, qu'elle bénit avec les expressions les plus tendres; le duc de Berri, auquel elle donna des avis aussi sages que touchans, et mon frère, auquel elle parla avec la même sensibilité. Peu après, l'abbé de Bréan vint de sa part me prier de m'en aller chez moi. J'obéis; mais vous pensez que ce…» (La suite manque.)

CHAPITRE CXLIX.

Le rendez-vous avec Ney.—Le balcon et le parapluie.

Dès que le maréchal Ney revint à Paris, appelé pour la formation de la jeune garde, je reçus un mot de lui qui, sans aucune provocation de ma part, vint me surprendre par l'indication d'un rendez-vous chez un restaurateur des Champs-Élysées. Heureuse de cette tendre spontanéité, j'arrivai la première, suivant mon impatiente habitude en pareil cas. J'étais en femme, et sans aucune affectation de parure. Toutefois ma toilette se faisait remarquer par cette élégance riche qui, pour peu qu'elle ne revête pas une figure désespérée, attire toujours un peu l'attention dans les promenades. Il y avait une grande affluence de militaires dans les Champs-Élysées. Toutes ces martiales physionomies respiraient la joie et la confiance. Comme aux plus beaux jours de nos triomphes, et pour peu qu'on prêtât l'oreille, on entendait citer quelque parole populaire de Napoléon. «Quel avancement dans l'armée! voilà tous nos sergens, sous-lieutenans; tous nos lieutenans, capitaines!» tel était le cri de la plupart des groupes; «car ce sont les sous-officiers qui ont ramené le petit homme. Les gros bonnets se faisaient prier, craignaient de se mettre en avant: l'Empereur a bien remarqué cette différence de dévouement; nous autres seuls nous l'aimons, il nous aime aussi de préférence. Entre lui et ses vieilles moustaches, c'est à la vie et à la mort.»

Emportée par ma curiosité, et plus encore par cette expression de sentimens qui m'étaient chers, pour écouter tous ces belliqueux propos, je m'étais un peu éloignée du point indiqué de notre rendez-vous. Pour surcroît de distraction, je fus abordée par une de ces connaissances bannales qu'on rencontre toujours avec indifférence, mais dont la présence me devenait ce jour-là une insupportable contrariété qui allait jusqu'au malaise. Je tremblais de voir paraître celui que j'attendais avec tant d'impatience, et j'écoutai avec une espèce de rage les mille et mille réflexions que cet importun me faisait subir.

Ce monsieur m'annonça, au milieu de toutes ses inutilités, une agréable nouvelle: une revue où Cambrone devait apporter les aigles de la garde. «L'Empereur prononcera un de ces discours qui vont droit au cœur du soldat; tout ira comme par le passé. Rien n'est changé autour de lui, ni lui-même; c'est tout notre empereur de Tilsitt et de Moskou.» Je réussis enfin à me débarrasser dès que j'aperçus Ney, qui me faisait signe de le suivre.

Ney avait pris sur la gauche, et moi je le suivais à grandes enjambées. J'arrivai toute hors d'haleine, et fus plus que surprise de voir Ney renvoyer son cabriolet et entrer dans une de ces petites guinguettes de médiocre apparence, où les ouvriers vont passer leur second dimanche, autrement dit leur lundi. Le maréchal était enveloppé dans une immense redingote, et le visage caché sous un vieux chapeau rond; moi, au contraire, avec mon vitchoura, mon voile et mon cachemire, j'éprouvai quelque hésitation à entrer, et je faisais presque la mine de Clara au petit escalier du château de Hachincterzof. Ney monta sur une espèce de balcon de bois, jetant sur moi des regards mécontens et boudeurs. Il semblait me reprocher mon indécision…; dès lors je n'en eus plus l'ombre. Un gouffre, un brasier, un abîme, je ne sais quoi de plus effrayant encore ne m'eût point arrêtée. De bonne grâce je m'y fusse précipitée pour répondre à celui qui m'appelait. En moins d'une minute, et rapide comme la pensée, je me trouvai au haut du plus hideux et du moins commode des escaliers; mais j'étais pressée dans les bras du maréchal… Que de questions! que de joie! Il connaissait l'homme que j'avais rencontré dans les Champs-Élysées. Je contai ce qu'il m'avait dit.

«Cet homme a raison, sa politique est la bonne; mon Dieu! tout roule sur le même pied que s'il n'eût jamais été question d'abdication.

«—L'empire, cette fois, durera-t-il?

«—Ma chère, nous y ferons de notre mieux. Les républicains seront furieux, l'Empereur est tout d'une pièce comme avant.

«—Avez-vous vu Regnault depuis votre retour?

«—Non.» et alors nous causâmes quelques instans de choses fort inutiles à répéter. Le temps était à la pluie, mais très doux. Rien ne peut donner une idée de l'étrange retraite qui recevait nos confidences: une laide chambre, remplie de tables, avec des nappes fort peu engageantes.

«Il faut pourtant, Ida, avoir de l'appétit ici.

«—La chose est difficile.

«—Allons, ma chère, quand on a mangé de la vache enragée en Russie, il ne faut pas reculer devant la gibelotte de la guinguette et le litre de la barrière, et la bonne compagnie dont nous sommes menacés.

«—Vous n'avez pas à la craindre, j'ai loué toutes les tables, et nous sommes pour un jour propriétaires exclusifs du balcon;» là-dessus il ouvrit la porte de plain-pied qui y donnait entrée, et son mouvement était si original, que j'éclatai de rire à l'exécution. Depuis bien long-temps je n'avais vu Ney que triste, souvent contrarié, et toujours plus que raisonnable. La différence de ses manières était aussi grande qu'agréable pour moi, et ce contraste me rendit, avec la puissance des souvenirs, toute l'ivresse d'une des plus douces réalités. Je lui communiquais ces empressemens passionnés auxquels, dans mes plus heureux jours, il trouvait tant de charmes!

«Ida, me dit-il, nous nous battrons encore. Aurez-vous un reste de goût pour le plus beau métier du monde?

«—Tant que vous en serez, M. le Maréchal.

«—Allons, à la dernière campagne.» Nous continuâmes long-temps sur le même ton; j'étais dans mon élément, la folie, et Ney, en la partageant, l'excitait encore davantage. Je ne sais pourquoi je hasardai quelque chose sur ma conduite de 1814, et le mot de fama volat m'échappa.

«Ah! c'est donc vous qu'on appelle ainsi? Comment! cette histoire est vraie?» Par bonheur le pas lourd de la fille d'auberge retentit dans l'escalier, et vint me sauver l'embarras des explications, sans quoi j'eusse grandement couru risque d'une répétition de la scène du Dniéper. «Mon ami, ne me gâtez pas cette bonne journée, je n'ai aucun tort là-dessus.» Je brodai fort adroitement ce que je savais pouvoir le mieux le calmer, et j'y réussis complétement. Je ne parlerai pas même de notre dîner de campagne, nous n'y songeâmes ni l'un ni l'autre; mais je ne puis taire les plaisirs du dessert qui fut pris sur le balcon, et marqué par une singularité trop piquante pour n'en pas faire mention. Il se faisait dans l'établissement quelque vacarme; je passai sur le balcon, d'où l'on entendait tout; c'étaient des soldats et des hommes du peuple, quelques femmes plus que suspectes. Tout cela parlait, buvait, chantait à étourdir. Ney avait fait servir et fermer la salle; mais pour sortir, il eût fallu passer au milieu de ce monde, et il était probable que si l'on eût reconnu le maréchal, dont l'humeur était fort gaie, il eût fait là quelque station. Les jours n'étaient point encore longs, et la nuit, déjà favorable, nous donna l'idée de nous mettre dans le coin du balcon, pour prendre le dessert et écouter seulement ce qu'il était plus dangereux de voir. Nous voilà donc installés presqu'en dehors de l'appartement. Quelques minutes après, un coup de vent pousse et ferme derrière nous la porte, et nous suspend en plein air devant l'enseigne mal barbouillée d'une gargotte de barrière. Mon Dieu, où le bonheur va-t-il se nicher? Car dans ma longue carrière de folies, je ne puis me rappeler qu'un seul moment comparable en émotions enivrantes à ce moment bizarre et, délicieux, placée entre des ressouvenirs pénibles et de prochaines et éternelles douleurs. Pour échapper aux regards qui pouvaient nous surprendre, nous nous étions assis du même côté, bien près, trop près l'un de l'autre, serrés entre la table et le mur; par une singularité du moment, la circonstance qui devait le plus faciliter la conversation la ralentit jusqu'au silence, mais jusqu'à un silence qui n'était point un vide de l'ame.

La société, que nous entendions malgré nous, était fort curieuse à écouter comme étude populaire; les soldats, qui en faisaient le fond, retombaient toujours, malgré leurs distractions bachiques et sentimentales, dans leurs joies guerrières. L'Empereur était plus souvent invoqué que l'Amour. «Nous l'avons enfin le petit homme, et dans quelques jours la mère et l'enfant viendront le rejoindre aux Tuileries.—Oui, dit Ney, si nous réussissons à les aller enlever tous deux.» Le temps était magnifique lorsque nous étions arrivés; mais le ciel s'était couvert, et la pluie commença à tomber. J'avais par hasard pris la précaution d'un parapluie. Impossible de penser à évacuer la place avant la garnison d'en bas: «Résignons-nous à l'abri du parapluie, m'écriai-je en l'ouvrant; cela n'est pas noble comme un drapeau; mais puisque nous sommes en habits, nous ne dérogerons pas. Wellington s'en sert bien en grand uniforme et à cheval; les soldats du pape montent la garde avec des ombrels. Au fait, tout est préjugé et habitude.» Pendant la savante dissertation sur les parapluies, nous en profitâmes; et chacun de nous le plus possible, ce qui nous rapprochait encore plus; j'étouffais de rire et j'osais à peine respirer. C'était absolument la scène de Paul et Virginie. Malgré la ressemblance de la position, j'en fis la remarque: mais je ressemblais si peu à l'innocente créole, que Ney n'y tint plus. Il quitta le parapluie et se rapprocha de moi davantage pour que la comparaison fût moins vraisemblable, ou plutôt pour qu'elle le fût moins. Mais si je n'étais point Virginie, s'il n'était point Paul par la candeur, les battemens de nos cœurs nous disaient cependant que nous nous aimions autant. Ma tête se perdait par la crainte du voisinage, par le trouble d'une chute si facile dans un équilibre de position si menaçante. Il me sembla alors que le balcon se brisait, que la terre tournait autour de nous, que le monde entier échappait à ses mouvemens et à ses lois.

Nous restâmes là plus d'une heure, et sans le tambour de l'appel, qui renvoya le poste militaire assez bruyamment, je ne sais quelle aurait été la fin de ce tête-à-tête en plein air, dont le mystérieux abri dérobait au moins le charme à tous les regards. Le siége étant levé, Ney me prévint qu'il ne pourrait me voir de plusieurs jours.

«Mais demain je vous apercevrai à la revue, aujourd'hui me console de demain; demain, cependant, je veux encore, cachée dans la foule, jouir de cet incognito du cœur qui, sous le soleil brûlant de l'Espagne et sous le sombre ciel de la Prusse, me valut si souvent le bonheur de rencontrer vos regards, dont un seul payait si bien mes périls et mes fatigues.»

Nous nous quittâmes près de l'arc de triomphe; le lendemain devait avoir lieu la revue d'un corps d'armée qu'avait commandé le malheureux duc de Berri; j'y courus, j'espérais voir Ney. Il y eut un beau moment, celui où Cambrone et les compagnons de l'île d'Elbe passèrent avec les aigles de l'exil; l'Empereur, à ce moment, prononça un de ces discours où se trouvait toute l'éloquence qui si souvent a réuni les Français par les images de la gloire et des prédictions de triomphes.

«Que ces aigles vous servent de ralliement; les donnant à la garde, je les donne à toute l'armée… Jurez que ceux qui voudraient envahir notre France n'en soutiendront jamais les regards.» Le cri de nous le jurons! s'éleva dans les airs; à ces éclats on eût dit que la Victoire elle-même le répétait. Je rencontrai une foule de frères d'armes, et il fallut accepter un déjeûner militaire après la revue. C'est là que furent tumultueusement discutés les projets et les vues de l'Empereur; il y avait quatre fort jolies femmes à ce déjeûner, et toutes nous étions parées du bouquet de violettes obligé; ces dames, à chaque bond du Champagne, en détachaient quelques feuilles pour les placer aux boutonnières des cavaliers, aux cris de vive l'Empereur! vivent les braves! J'aimais à les entendre; mais je ne faisais point chorus avec elles, ce qui me valut plus d'une maligne remarque. L'une de ces dames était amie d'un peintre célèbre qui avait fait passer ses opinions sous son pinceau; elle montra les plus jolies et les plus plaisantes caricatures, en riant aux larmes; enfin, la petite personne pétillait de bonapartisme au commencement de 1815, et le 26 septembre de la même année, elle déclara à quelqu'un que mes angoisses pour un illustre prisonnier intéressaient vivement; «que cette pitié et cet intérêt étaient fort mal placés, parce qu'elle me connaissait pour une femme révolutionnaire.» Je pense que cette dame, qui était, comme moi, assez bien encore en 1815, doit en être au repentir, et ce petit trait de souvenir sera toute ma vengeance. Parmi nos convives il y avait un parent de Lanjuinais, dont l'enthousiasme pour Napoléon allait presque jusqu'à l'aliénation mentale; et lorsque, dans le fol entraînement de la conversation, j'eus laissé échapper que je connaissais le colonel de Labédoyère, je craignis que son dévouement ne me prît à la gorge par excès d'admiration. «Voilà, s'écria-t-il, le modèle à tous! Labédoyère est noble pourtant; mais c'est, comme Lasalle, une fois noble de naissance et six fois noble par sa bravoure.» Je fus contrainte de donner à l'orateur mon adresse, et nous nous séparâmes.

Je reçus le lendemain une lettre de Léopold, qui venait de changer de régiment, et qui se trouvait alors avec le général Clausel à Bordeaux. Cette lettre me causa une joie bien vive; j'y lus la certitude que Ney même, sans me le dire, avait pensé à celui que je lui avais peint digne de son glorieux appui. Je répondis à Léopold de façon à flatter ses espérances ambitieuses. Hélas! les illusions qui font braver la mort sont bien excusables! Que de milliers d'hommes se faisaient tuer, en croyant trouver dans leur giberne le bâton de maréchal!

N'ayant point vu Ney depuis notre dernière et si singulière entrevue, je lui écrivis; mais n'ayant point reçu de réponse à une lettre qui n'avait pas été reçue elle-même, je ne saurais dire l'effroi que me causa le sort de ce billet, écrit avec sécurité sous l'inspiration du délicieux souvenir qui l'avait dicté. Mais comme Ney ne me répondait jamais exactement, je fus bien obligée de me calmer un peu jusqu'à notre première entrevue. Quand je lui parlai de mes inquiétudes sur cette lettre, il tomba dans une inexprimable agitation.

«Je ne puis vous faire aucun reproche, ma pauvre Ida; mais si la lettre a été remise à ma femme, je serai l'homme le plus malheureux. Ma bonne et chère Ida, je puis vous le dire: Je l'aime! Son bonheur, son repos, me sont plus chers que ma vie. Si elle est instruite, je le découvrirai aisément, car ni son cœur ni ses regards ne savent feindre.» Je fis effort pour dissiper l'effroi tendre de ce guerrier qui ne trembla jamais. Je ressentais presque aussi vivement que lui son émotion; car au lieu de lui en vouloir, je l'aimais de son amour pour la jeune et belle mère de ses enfans; c'était une qualité de plus qu'il ajoutait à toutes les qualités du guerrier qui avait captivé mon cœur. Le billet ne se retrouva point, mais le repos de Ney ne fut nullement troublé; lui et moi nous nous tranquillisâmes sur le sort de cette pauvre lettre. Qu'on juge de ma surprise, lorsqu'à quelque temps de là D. L*** vint me montrer une copie exacte de ce billet et une note très exacte aussi des lieux où je m'étais trouvée avec le maréchal la veille du billet! Napoléon avait à peine remis le pied sur le territoire français, que toutes les vigilances bonnes ou cruelles avaient repris leur inquisitoriale activité. Je ne pus de plusieurs jours joindre Regnault; enfin il m'écrivit de venir le trouver; il voulut me faire faire un voyage à Lille, dernier séjour de S. M. Louis XVIII.

Regnault me lut une lettre que M. le duc d'Orléans avait adressée au duc de Trévise; j'en ai retenu quelques expressions: j'avais dit souvent à Regnault que j'avais vu ce prince (alors duc de Chartres) au moulin de Valmy, à Jemmapes, à Tirlemont. En citant le passage de cette lettre, Regnault ajoutait: «Voilà les sentimens d'un grand cœur, d'un prince français; l'Empereur, qui se connaît en supériorités, admire cette conduite. La première fois que je vous ferai parler à Napoléon, il faut amener vos souvenirs de 92, et parler du bataillon de Mons.

«—Pour demander la retraite ou les invalides?

«—Non, pas encore, mais pour entendre l'éloge du prince dont vous m'avez vanté la bravoure. L'Empereur aura les plus grands égards pour toute la famille.»

Regnault me paraissait moins transporté que Ney, et presque soucieux, quoiqu'il fût enchanté du retour de l'Empereur, mais il ne se faisait pas illusion; et cet enthousiasme du retour, il savait bien que sa durée tenait à l'espoir qu'on donnait de l'alliance de l'Autriche, de l'arrivée de Marie-Louise et du roi de Rome.

Vers cette époque, un officier de la division Gardanne, qui combattait dans le Midi avec le général Grouchy, m'adressa une longue épître fort enthousiaste. Cette lettre sans date, restée dans mes papiers, me valut, en 1817, douze jours d'arrestation à Ostende, et me fit bien prendre la résolution de ne garder désormais aucune correspondance sujette à la plus légère interprétation politique.

CHAPITRE CL.

Coup d'œil sur Paris après le 20 mars.—Mon Journal.—Mes projets.—Nouvelles de Noémi.—Chute de Murat.

Une chose était bien remarquable alors, c'était la crédulité des personnes les plus distinguées de tous les partis. J'ai entendu de jolies femmes fort dévouées aux Bourbons m'affirmer que le roi n'avait pas quitté Lille, et que les provinces entières, à l'exception de Paris, avaient repris le drapeau blanc. D'un autre côté, j'ai vu mes amis les plus avant dans les affaires et dans les confidences du gouvernement et de l'Empereur, compter, pour la fortune de Napoléon, sur le concours de l'Autriche. Beaucoup avaient la certitude qu'en attendant qu'il se prononçât, le beau-père de Vienne enverrait toujours, en avance de son dévouement, Marie-Louise et le roi de Rome. Dès que le télégraphe remuait, on était aussitôt persuadé que c'était pour signaler leur arrivée.

Malgré son scepticisme en toutes choses, Regnault de Saint-Jean-d'Angely lui-même n'était pas loin de partager les croyances populaires. Je les combattais quelquefois dans mes conférences du matin, ou dans un petit journal que je faisais pour lui avec toutes les observations que ma vie un peu nomade me mettait plus que personne en état de rendre curieux et instructif pour un homme qui ne voyait l'opinion que de sa voiture. Si Regnault ne l'a pas égaré ou détruit, on a dû trouver dans ses papiers un album quotidien commencé le 20 mars et continué jusqu'à mon départ pour l'armée. Je lui rendais compte, jour par jour, de mes démarches, de mes courses, de ce que le hasard et mes relations de toutes espèces avaient pu m'apprendre en ce qui touchait l'Empereur et son gouvernement. Je ne désignais personne, jamais d'insinuations sur les noms propres, parce que je voulais bien éclairer sur ce qu'il pouvait être utile de connaître, mais je me fusse empoisonnée plutôt que de laisser percer quoi que ce fût qui eût pu attirer, je ne dis pas les persécutions, mais encore les plus simples attentions sur le moindre des citoyens.

Je ne relate ce petit service d'une correspondance toute d'intimité entre moi et un ancien ami, que parce que le souvenir de Napoléon s'y rattache. J'eus la certitude que mon journal passa plus d'une fois sous ses yeux, et que quelques bonnes et sévères vérités, mêlées à d'utiles avertissemens, furent plus d'une fois approuvées par lui.

Ma vie tout entière se dépensait ainsi gratuitement. Jamais la pensée d'un sordide intérêt n'enflamma l'ardeur de mon zèle. Je puis dire que la poursuite des seules illusions du cœur m'a coûté des flots d'or et quelquefois des torrens de larmes. Regnault cependant, à cette époque, me parla du projet de me placer dans la maison de la reine Hortense; mais cela ne fut pas discuté. Ce n'était guère qu'un de ces propos de bienveillance que les grands politiques risquent quelquefois avec leurs créatures, pour tenir en haleine un dévouement que leur connaissance du cœur humain ne leur permet guère d'attendre toujours du désintéressement et de l'affection.

Ce besoin d'agitation et de mouvement que j'éprouve sans cesse me donnait en effet une certaine utilité politique: je voyais, en outre, beaucoup de monde, et de tous les rangs. Il me semblait déjà remarquer un certain changement dans l'opinion publique. Toutes tentatives de résistance avaient cependant échoué.

Madame la duchesse d'Angoulême avait quitté Bordeaux, M. le duc d'Angoulême pacifié le Midi par une capitulation. Avec ces apparences de force et de victoire, je pensais que l'Empereur pouvait se trouver heureux d'être monté de nouveau sur un trône défendu par une armée: mais il y avait une tendance d'opposition sourde, sinon déclarée; ses partisans mêmes le blâmaient sur quelques points. Partout on parlait politique; et, ce qui n'était pas arrivé autrefois, on ne craignait pas de discuter les intentions de l'Empereur. Souvent, dans les salons que je devais supposer les plus bienveillans, j'entendais dire: «En débarquant, Napoléon a bien proclamé notre indépendance, mais voyez ce qui arrive, la Constitution se fait attendre.» Puis des plaintes sur cette nouvelle Charte, que l'on dénigrait avant de la connaître; sur la cour, qui envahirait encore tout. Dans cette confusion de doléances, il me semblait que personne ne savait ce qu'il voulait. Malgré quelques démonstrations extérieures, Napoléon montrait encore clairement qu'il voulait, comme toujours, être très absolu, et placer toute sa confiance dans son armée, qui le lui rendait bien en fanatisme et en amour.

Je vis Ney le jour où on nomma la chambre des pairs; je lui dis tout ce que j'entendais: «Laissez-les se débattre, ils cèderont à la main de fer de la nécessité; il y aura de beaux discours, puis des soumissions.» Toutes les mairies, toutes les officialités, publiques venaient d'être ouvertes aux votes que l'acte additionnel engageait tous les Français à émettre. Ney me cita comme curieux par leur énergique simplicité deux votes de ces registres de l'opinion, écrits de la main de deux personnes bien connues. L'un acceptait, parce que l'acte proscrivait la famille royale; l'autre disait: moi je refuse pour cette clause. Voilà, ajoutait le maréchal, quelque chose de bien, de la franchise; au surplus, je suis content de Napoléon, il y a dans sa conduite du grand, du vraiment loyal.

Je voyais quelquefois, à cette époque, un Hollandais lié intimement avec le secrétaire de M. Bondiskeen; il me disait: «Napoléon se laisse tromper; tous les souverains sont d'accord contre lui; ils veulent gagner du temps pour mieux cerner le banni: voilà comme on le désigne.» Je courus chez Regnault lui faire part de cette intention des puissances; il était enfermé, cependant il me reçut. C'est ce jour-là qu'il me lut quelques passages de la fameuse réfutation du conseil d'État, destinée à répondre à la déclaration du congrès de Vienne, du 14 mars. Tous les passages étaient brûlans d'éloquence et d'énergie. Regnault cependant se plaignit de quelques brusqueries de Napoléon; mais comme il lui était cordialement attaché, il en rejetait le tort sur les tracasseries que lui suscitait le parti républicain. Il me sut gré de ce que je lui avais dit, sans paraître y attacher une haute importance; mais à peine y avait-il quelques heures que je l'avais quitté, qu'il m'envoya prier de revenir. «Ma bonne amie, il faut me dire quel est le jeune homme qui vous a communiqué la nouvelle de tantôt.

«—Il est parti hier, je crois, pour La Haye.

«—J'aurais voulu apprendre de lui si son ami ne sait rien des relations de Fouché avec M. Bondiskeen. Je crains quelque intrigue, quelque trahison: Napoléon ne veut punir qu'avec des pièces de conviction, et peut-être alors ne punira-t-il jamais.»

J'étais vraiment contrariée d'avoir parlé, car je craignais des investigations ennuyeuses, même à l'innocence: il n'en fut rien. Quelques jours après, Ney me parla aussi de toute cette affaire, en me confiant qu'il croyait l'Empereur livré jusque dans ses conseils; que Napoléon lui-même en convenait, mais en avouant qu'il fallait marcher ainsi dans le moment; que le temps des défiances et des précautions n'était pas encore arrivé. L'Empereur venait de recevoir de bien fâcheuses nouvelles de l'Italie, et les fausses combinaisons de Murat, au lieu de débrouiller, rembrunirent son horizon politique. Brave comme César, Joachim avait cru tout pouvoir par lui-même; mais plusieurs puissances réunies avaient répondu à son manifeste, et, dans les premiers jours de mai, la déroute de Tolentino lui présagea la perte de son trône. Un mois après, il fuyait de Naples sur un bateau de pêcheurs. Noémi arriva en France vers la fin de mai; elle m'écrivit de Toulon pour me rappeler ma promesse d'aller passer un mois avec elle; mais y avait-il moyen d'y songer? l'orage grondait de trop près sur des têtes qui m'étaient chères. «Tous les rois, disait Ney, se liguent contre l'ennemi commun, comme l'appellent les diplomates de ces messieurs; eh bien! on se battra. Cette exécrable tête de Murat nous joue un vilain tour. Je suis en peine de son sort; car, malgré sa sotte équipée, il est aussi bon que brave. Vous avez une amie près de lui; vous a-t-elle écrit? que vous dit-elle?

«—Elle a quitté Naples au moment où le roi, après avoir remis le commandement au général Carascosa, était rentré dans sa capitale avec sa simple escorte. Murat, d'après les conjectures de Noémi, espérait reconquérir sa popularité; mais le prestige était détruit. Joachim malheureux n'était plus pour les Napolitains qu'un aventurier; ses conseillers nationaux travaillaient sourdement le peuple. Noémi ajoutait: J'ai tremblé non seulement pour le trône, mais même pour la vie de ce roi ébranlé; car, à Naples surtout, on peut hardiment avancer; rien n'est si près du cœur d'un honnête homme que le poignard d'un assassin. Noémi s'était retirée à peu de distance, attendant le moment favorable pour rentrer en France. Elle connaissait beaucoup le colonel Beaufremont et le duc de la Romana; le lendemain même, Joachim sortit de Naples; elle le vit à la plage de Miniscola, où il s'embarqua; il n'était déguisé aucunement; ses beaux cheveux, ses noires moustaches et tout son costume chevaleresque le faisaient remarquer parmi tous, comme au jour de ses plus grands triomphes. On fit voile pour Gaëte; mais les croisières anglaises forcèrent de rentrer et de débarquer à Ischia. Dans les troubles politiques, si féconds en ingratitudes de toutes sortes, il y a un bonheur à pouvoir retracer un trait honorable pour le cœur humain. Aussi ne passerai-je point sous silence (c'est toujours Noémi qui parle) celui du brave et fidèle Malleswki, cherchant à procurer au roi fugitif des nouvelles ardemment désirées de sa femme et de ses enfans. Malleswki s'est jeté dans une barque et a tenté de pénétrer dans Gaëte. Surpris par les Anglais, son touchant dévouement, qui eût dû être admiré, fut puni, mais avec une barbarie indigne d'un peuple qui se proclame noble et généreux.

«Quant au roi lui-même, il n'a couru aucun danger. À Ischia, où tant de bienfaits eussent dû le faire bénir, il eut à craindre de rencontrer les dangers d'une haine plus violente. Une nièce de Joachim, qui était à Naples, avait frété un bâtiment pour passer en France; elle le proposa à Murat au moment où il venait d'apprendre la capitulation de Casa-Laura, la prise de possession par l'Autriche d'une partie du royaume au nom de Ferdinand IV, suivie d'une proclamation dans laquelle Murat n'était pas même désigné, ni sa famille. Ce fut une heure terrible et amère que celle où il connut à la fois toutes les trahisons de ceux qui lui devaient le plus. Je puis vous assurer, à vous qui sans doute avez cruellement souffert de sa défection, qu'il vous eût attendrie par ce seul mot qui lui échappa: «Eh quoi! pas un seul mot de stipulation pour ma femme et pour mes enfans! Je suis puni par où j'ai failli.» Enfin, le 21, il a pu s'embarquer. La reine est restée au pouvoir des Anglais jusqu'à la remise de la ville aux troupes autrichiennes. Joachim a l'intention de se tenir en France dans un lieu caché. J'en suis au désespoir; car la France, ce me semble, ne lui doit point d'asile.

«Hélas! je pense comme Noémi, dis-je à Ney; cependant ce bras peut être utile. Où ira Joachim?»

Nous éprouvions un égal intérêt pour cet homme si imprudent, mais si admirablement brave. Ney aimait Murat comme frère d'armes. Avant la fin du mois de mai, je reçus deux lignes de Noémi qui prouvaient toute son inquiétude; elle me suppliait de savoir de Regnault ce que l'Empereur pensait sur son malheureux beau-frère. Elle ajoutait: «Napoléon est bon; il a si souvent fait grâce à tant d'autres ingratitudes, qu'il tiendra compte, j'en suis sûre, du caractère connu de Joachim, des liens du sang et de l'émotion des souvenirs.»

Je ne trouvai rien de mieux pour remplir cette mission du cœur, que de confier la lettre à Ney, après en avoir tiré un extrait pour Regnault. Ce dernier me dit: «Il n'y a rien à faire.» Ney me donna un peu plus d'espoir, car il assura que Napoléon ne pouvait haïr Murat, et je le pensais bien. L'Empereur avait de la générosité naturelle et une facilite politique de pardon. Mais, le surlendemain, Ney arriva tout abattu: «Il n'y a plus rien à tenter, ma chère amie, pour ce pauvre Murat!» Pendant ce temps, le malheureux proscrit débarquait en Provence.

Je reçus encore une nouvelle lettre de Noémi: elle connaissait mon amitié; aussi ne craignait-elle pas de me demander un service intime. Elle me priait d'aider une de ses cousines dans la vente de ses diamans et de son argenterie, afin de lui en faire passer le produit devenu nécessaire à ses besoins.

* * * * *

«Je ne quitte plus les traces du roi proscrit; ce qui le désespère plus que la perte de son trône, c'est la nouvelle qu'il a reçue, que lord Exmouth n'a pas voulu ratifier le traité, et que Caroline et ses enfans seront séparés de lui. Ah! puisse mon dévouement soutenir son courage!»

* * * * *

Aussitôt je me mis en campagne pour rendre le service que Noémi attendait de moi. Je savais qu'il est de ces momens où un peu d'or peut tout sur la destinée. Nous lui procurâmes de la vente en question 23,000 francs, qu'elle n'eut pas, hélas! la consolation d'employer pour l'ami de son enfance, le frère d'armes de Jules son frère. Il me reste plus loin à parler de ses douleurs.

Mon cœur était triste déjà du sort de Murat; il le devint encore plus par un spectacle dont je fus témoin, la revue des fédérés. L'avant-veille de ce vilain jour, je vis un personnage très au courant de toutes les affaires; il me parla de la lettre que l'Empereur avait écrite aux souverains. «Napoléon est aux abois. Cette lettre ne prendra pas; il a tort de faire des démarches près la cour de Vienne; il ne peut rien attendre que du gain d'une bataille. La diplomatie le joue; Talleyrand y est plus fort que lui, et il est plénipotentiaire du roi au congrès.» L'Empereur s'y préparait par tous les moyens de ses souvenirs et de son génie; il avait électrisé la garde nationale, en passant seul dans les rangs. Le banquet du Champ-de-Mars, de quinze mille couverts, donné par la garde impériale, était une noble et belle cérémonie; les six armées nommées reçurent les noms d'armées du Nord, du Jura, de la Moselle, du Rhin, des Alpes, des Pyrénées. Des batteries étaient en marche, trois cents canons furent placés sur les hauteurs de Paris; les corps francs, les partisans s'organisaient. On parlait de la levée en masse des départemens frontières du Nord et de l'Est; les défilés, les passages se hérissaient de retranchemens. J'aimais à voir tous ces préparatifs, toutes ces industries de l'activité française, dirigés par un homme qui pensait que courir c'est régner, et que la promptitude est encore la première chance de la victoire. On avait rendu aux régimens les glorieux surnoms que la guerre leur avait valus, tels que l'Invincible, le Terrible, Un contre Dix. Dans ces corps, électrisés par l'amour-propre de corps, le simple soldat se croyait un Montebello. Les vieux rangs de la garde se renforcèrent de six mille hommes d'élite. «Que Napoléon se fasse dictateur, me disait un ami du malheureux Quesnel et l'initié d'Oudet: avec la république et le mouvement donné aux esprits, Montmartre même deviendrait Jemmapes et Valmy.» Il y a chez nous comme un fanatisme national, une haine de l'étranger, qui eussent pu faire de chaque Français armé un homme des Thermopyles.

Au milieu de tous ces grands mouvemens de l'empire, les républicains ne s'endormaient pas; il y avait même bien quelque peu de jacobinisme au fond de la fermentation générale: je le devinai, sans beaucoup d'efforts de pénétration, aux aveux du militaire dont je viens de parler. Il rêvait je ne sais quelle forme de gouvernement provincial; il me citait des particularités d'opinions fort curieuses sur les départemens des Vosges et du Jura. «Il ne faut qu'une seule résolution d'un grand homme caché quelque part dans la population, pour donner le branle à la France entière.

«—Sans l'Empereur? répondis-je.

«—Sans lui, non; mais avec lui, sous un autre titre.

«—Mon Dieu, cela serait bonnet blanc ou blanc bonnet; croyez-moi, laissez-le empereur, cette dignité lui a été si bien pendant dix ans; car vous n'en feriez jamais qu'un républicain manqué.» Quand je fis part à Regnault de cette conversation, il me répliqua: «On connaît bien tous ces songes-creux; beaucoup avec de la bonne foi, quelques uns avec du talent, ne songent pas que le despotisme seul serait assez fort pour créer une république; cependant je sais bien qu'on l'espère, mais l'Empereur a une antipathie décidée pour le nom et pour la chose.

«—Tels ne sont pas les discours publics, et, entre nous, les triomphes de la république ne sont pas les moins beaux lauriers; Napoléon peut préférer le trône, mais il n'aura jamais droit de maudire la révolution. Puis n'a-t-il pas fait ouvrir des clubs? et cette revue des fédérés, annoncée pour demain, n'est-elle point une occasion, un pas rétrograde? Voulez-vous que je vous l'avoue, Napoléon me fait peine: maître encore de tout, il n'a plus l'air d'être maître de lui.»

Enfin cette revue, à laquelle je venais de faire allusion, eut lieu sur la place du Carrousel. Personne moins que moi n'est disposé à mépriser le peuple; mais, pour qu'il me paraisse respectable, il faut le prendre dans son ensemble, et non pas aux extrémités. Ce rassemblement de gens déguenillés, dont les plus propres étaient des charbonniers, arrivèrent pleins d'enthousiasme, mais d'un enthousiasme hurleur qui semblait autant une menace pour l'ordre qu'une défense pour l'empire. Il y avait entre ces livrées de la misère et l'admirable discipline des troupes un contraste qui inspirait de la tristesse et de l'épouvante. J'étais en homme, et partout. Trois fois j'approchai l'Empereur à lui toucher le coude; ses traits avaient une expression de malaise qui me donna une oppression pénible; oui, il me fit comme pitié, et cependant je m'en voulais de ce sentiment; car, enfin, cette scène, qui me pesait et plut si peu à l'Empereur, était encore un effet de sa seule volonté! Rien ne saurait rendre la contenance humiliée des soldats; les vieux guerriers décorés touchaient ou regardaient leurs croix avec un air qui semblait répondre aux regards de Napoléon; les plus jeunes disaient des choses que je me garderais bien de répéter; mais je ne puis m'empêcher de peindre le geste très significatif que quelques uns ajoutaient à l'expression de la mauvaise humeur: chaque fois qu'un mouvement dans les rangs portait les fédérés vers les militaires, ces derniers se frottaient la manche en la secouant, comme on le ferait par la crainte de quelque contagieuse malpropreté.

Au moment où les chefs des fédérés firent des motions et essayèrent quelques discours, je surpris un mouvement de Napoléon où se lisaient du dégoût et de l'effroi, et une sorte d'intérêt. Je m'en fus avant la fin de cette déplaisante parade; j'avais vraiment mal pour l'Empereur.

Quelques grands personnages que je vis le soir, et quelques uns amis de principes républicains, me parurent presque malades à ma manière. Un conseiller d'État raconta devant moi, que Napoléon avait saisi son épée à la lecture du programme de la fédération bretonne. Tout le monde s'écriait: «Pourvu que nous soyons vainqueurs à la première bataille! Sans un triomphe militaire, nous ne nous sauverons pas de nos propres fureurs.»

Regnault, je l'ai déjà dit, aimait sincèrement Napoléon, et il avait beaucoup trop d'esprit pour ne pas voir ce qu'il y avait de dangereux dans sa position. Ney s'en prenait à tout le monde; il était tour à tour furieux contre les ministres, contre le peuplé, contre l'Empereur lui-même, à cause de cette revue. En effet les soldats de la révolution, s'ils en avaient épousé les principes, n'en avaient pas partagé les excès; les scènes populaires n'étaient point de leur goût; les soldats en murmurèrent, et les chefs en rougirent pour eux et pour Napoléon; je sais que, pour mon compte, j'aurais donné des années de ma vie pour que Napoléon n'eût pas été dupe de cette farce démocratique.

CHAPITRE CLI.

Une conférence nocturne.

Les joyeux transports qu'avait excités le retour de Napoléon se prolongèrent, parce que chaque jour tous les différent corps de l'armée passaient par Paris, et que la politique de l'homme qui a le mieux connu le cœur humain, et surtout le cœur français, savait bien que la vue de sa capote grise n'était pas inutile à l'enthousiasme du soldat, et que l'enthousiasme du soldat devenait indispensable à l'entretien de l'esprit public de la capitale.

Malgré tant de démonstrations extérieures, Regnault de Saint-Jean-d'Angely, que je voyais presque tous les jours, et qui se connaissait un peu mieux que moi en matière politique, me répétait bien souvent: «Il me tarde que Napoléon impérialise les opinions par la popularité de nouvelles victoires; car l'alliance ne durera pas.

«—Quelle alliance?

«—Celle des républicains et des napoléonistes; Carnot et Fouché nous joueront quelque mauvais tour. Les Jacobins sont venus à l'Empereur en haine des Bourbons; mais ils ne l'aiment pas davantage. Ils le prennent comme un pis aller, comme un instrument qu'ils briseront à la première occasion.»

J'avais beau dire à Regnault que ce parti me paraissait bien vieux pour lutter contre le génie de Napoléon. «Bah! me répondit-il, est-ce qu'un coup de dé en politique ne peut pas rajeunir les plus vieilles choses. Mon amie, la Convention a ses voltigeurs aussi bien que l'ancien régime, tous les événemens sont possibles: et ceux-là sont les plus affreux et les plus à craindre qui sont toujours prêts à dire: Périsse le monde plutôt qu'un principe!»

Moi si crédule, si superstitieuse pour tout ce qui tient au sentiment, je riais presque de la crédulité de Regnault pour tout ce qui touchait à la politique, et je ne m'effrayais pas du Croquemitaine de la révolution. Quelques jours après, j'eus occasion de voir et d'entendre des choses qui ne me permirent plus de plaisanter un ministre d'État dont l'œil n'avait peut-être que trop de perspicacité. À la suite d'un dîner militaire, comme j'en faisais quelquefois à cette époque, Léopold étant revenu du Midi et aimant à mettre en commun avec ses camarades les espérances qui animaient alors notre jeunesse militaire, après toutes les santés et tous les toasts du moment, deux officiers nous engagèrent à une réunion dont ils nous vantèrent l'utilité et l'agrément. «Là, nous dirent ces Messieurs, vous verrez une assemblée de jeunes gens qui, pendant que nous serons aux frontières, se chargent d'entretenir et d'organiser l'esprit public de Paris.» Léopold était ce soir-là dans une telle verve d'enthousiasme, que je craignais de le mécontenter par une résistance et un refus dont je ne sais quel pressentiment me donnait l'envie. Comme j'étais en habits d'homme, suivant l'habitude que je commençais à reprendre, je me laissai aller à un désir presque violemment exprimé par le jeune fou que je ne surpassais guère en sagesse.

Ce jour-là j'avais fait quelques visites dans une remise, dont les chevaux par hasard étaient fort fringans. La voiture s'arrêta devant une maison de la rue de Grenelle Saint-Honoré, où paraissait arriver en hâte une foule de personnes. La vue de la voiture semblait les offusquer, et j'entendis quelques murmures qui fussent devenus des huées, si ceux qui en descendirent n'eussent porté moustache. Nous suivîmes le flot, et nous entrâmes dans une salle qui sert, je crois, aujourd'hui aux bals de la petite propriété et aux concerts de la grande. L'un des officiers qui nous avaient introduits se détacha pour aller se mêler aux groupes et parler au président de la société. Nous nous assîmes sur une espèce de gradin, et je promenai des regards un peu inquiets sur une assemblée qui était fort tumultueuse.

Le président prit place au bureau. C'était un petit homme appelé Carret, qui avait été médecin, et qui était à cette époque conseiller à la cour des comptes. Sa figure n'avait pas l'imposante attitude qu'on attend d'un magistrat, ni sa toilette la propreté que se doit un fonctionnaire à 15,000 francs d'appointemens. Je devinai dès lors que cette négligence était un essai d'imitation des mœurs républicaines, un modèle ou une flatterie offerte au civisme de l'auditoire. Rien pourtant n'indiquait la trace des passions dans la physionomie creuse et morte de ce tribun rajusté, si de temps en temps une voix criarde, et l'étincelle d'un œil qui semblait se ranimer à certains mots, n'eussent annoncé un de ces tempéramens nerveux qui cachent souvent, sous de grêles apparences, les convulsions plutôt encore que les passions d'un parti.

Aux côtés de M. Carret se trouvaient deux jeunes gens tenant la plume. Ils déposèrent sur le bureau une liasse de papiers. Je n'avais jamais, dans tout le cours de la révolution, assisté ni à aucune assemblée législative ni à aucune assemblée populaire, et j'avoue que, quoique ce club fût un club comme il faut, il ne me réconcilia guère avec toutes les réunions de ce genre. Tous les âges, toutes les classes différentes semblaient cependant s'être donné là rendez-vous; quelques têtes chauves ou blanches se distinguaient au milieu de la foule. Ces orateurs émérites paraissaient dresser le reste de l'assemblée, et lui souffler les mots assez nouveaux encore de liberté. Quelques officiers faisaient résonner leurs éperons, et causaient bruyamment avec leurs voisins, et sans tenir beaucoup de compte de ce qui se débitait; ils n'interrompaient guère leurs aparté que quand le nom de l'Empereur, un peu fortement prononcé, venait provoquer leurs bruyantes acclamations.

Les jeunes gens qui composaient le gros de l'assemblée ne ressemblaient point encore à ces générations instruites, calmes et fortes, qui n'ont pas besoin de chef de file pour penser et pour agir. La jeunesse de l'empire, dans tout ce qu'elle avait de viril et de capable, avait été élevée surtout pour les camps; et, magnifique sur les champs de bataille, elle était un peu frivole dans la cité. C'était quelque chose de bizarre et non de grand, que cette fermentation d'une assemblée composée de tant d'élémens contraires, que cette entreprise d'esprit public, que cette espèce d'établissement qui semblait prendre de petits républicains en sevrage. J'avoue franchement que je ne retrouvais là aucune de mes illusions, et qu'une femme qui avait vu la révolution si grande avec ses généraux, ouvrant à travers mille périls un passage à ses principes, devait un peu sourire de ne la voir plus travailler qu'en chambre. Malgré ce retour involontaire de mes souvenirs, je me résignai au spectacle, sans pousser trop loin la comparaison, et je songeai beaucoup plus à observer qu'à réfléchir. D'ailleurs, quoique je crusse bien que cette réunion avait patente officielle de la police, je pensai que je ferais grand plaisir à Regnault, en servant, par quelques aveux, ses préventions contre un ministre, et j'écoutai.

Les personnes qui faisaient fonctions de secrétaires lurent la correspondance de province. On appelait de ce nom des adhésions de certaines villes, ou seulement de certaines personnes aux bases de la société. La plupart des affiliés accusaient réception de proclamations et de pièces envoyées de Paris. Toutes ces lettres respiraient la plus ronflante fraternité, et ne ressemblaient pas mal à cette réponse d'un maire, à qui l'on venait d'envoyer la constitution de l'an 8: «Citoyen ministre, j'ai reçu avec reconnaissance la constitution que vous m'avez envoyée; il en sera de même de toutes celles que vous voudrez bien m'adresser par la suite.»

«Messieurs, je demande la parole, cria une petite voix glapissante qui n'était pas celle du président, pour une simple motion, et il continua sur un signe silencieux de l'auditoire. Messieurs, nous n'avons fait jusqu'ici que des appels, des sollicitations improvisées aux bons Français; mais tel est le peu d'énergie de Paris que nous ne grossissons pas assez nos rangs. Il est de vertueux amis de l'humanité qui ne lisent pas, et qui, faute de connaître notre institution, nous privent de leurs lumières, de leur commerce et surtout de leur nombre. Beaucoup de quartiers de la capitale sont mauvais: il faut qu'ils dansent avec nous, afin de faire marcher le reste au pas. Je propose, à cet effet, de leur envoyer des ménétriers; et les ménétriers seraient des commissaires qui, partis de notre orchestre, iraient dans chaque quartier de la capitale, de maison en maison, exposer le but de notre association à tous ceux qui ne se doutent pas que la France est en danger, et qui, par intérêt, par souvenir, n'importe quel autre motif, seraient heureux du triomphe de la liberté.»

Des acclamations universelles se firent entendre; tout le monde se mit à parler à la fois. Celui-ci disait: «Ma rue est excellente; je réponds d'autant de recrues qu'on en voudra.» Celui-là: «Il n'y a rien à faire dans mon faubourg, c'est un tas de propriétaires sans énergie, dont les femmes sont livrées à l'influence du confessionnal.» Tous: «C'est égal, il faut se propager ou se dissoudre; les masses sont la force, la liberté doit écraser tous ses ennemis.»

Au milieu d'un vacarme par lequel les assistans mettaient en action leurs principes, on procéda à la nomination des commissaires de l'enthousiasme. Cette opération terminée, le président annonça que l'ordre du jour était la question de la dictature. «M. L*** de la Manche a la parole.»

Alors se lève un grand monsieur, blond, d'une cinquantaine d'années, à la figure rose, d'une toilette recherchée, et d'une propreté presque aristocratique.

«Messieurs, la question est très grave. La dictature est une délégation de la liberté, un sacrifice de toutes les indépendances, entre les mains, d'un pouvoir ou d'un homme. Elle est utile pour rassembler toutes les forces d'un État contre l'étranger ou contre des ennemis intérieurs: c'est le cas où nous sommes. L'Europe et sa meute coalisée vont être à nos portes, le privilége secoue ses torches dans la Vendée; mais la dictature est un remède qui, à son tour, peut devenir une maladie: c'est encore le cas où nous pouvons être.» Puis vinrent les exemples de l'histoire, les Camille, les Fabricius, les Scipions, et tous les noms en us qui servent depuis deux mille ans à défrayer les harangues populaires. Le discours de l'orateur blond dura près d'une demi-heure. Après le pompeux exorde que j'ai rapporté, il me fut impossible de suivre le fil des phrases les plus métaphysiques que j'aie entendues de ma vie; elles parurent toutefois du goût de l'auditoire, et je crois qu'en les analysant en quelques mots, la conclusion de toute cette industrie, de toute cette érudition éloquente, peut se traduire ainsi: Nous avons besoin de Napoléon, parce que son bras est nécessaire contre l'ennemi, parce qu'il se battra pour nous, tandis que nous bavarderons contre lui; mais grandissons, parce que nous aurons plus tard à nous en passer. «Oui, oui, tenons-nous prêts, crièrent mille voix ensemble, contre tous les despotismes; aujourd'hui, achevons d'abattre l'hydre de la féodalité, mais afin de nous servir de l'hécatombe de l'ancien régime, comme d'un rempart contre l'oppression des factieux militaires.»

Dans ce moment, il se fit un frémissement dans l'assemblée: on admirait cette vaste salle qui, n'étant éclairée que par les deux chandelles du bureau de la présidence, ressemblait dans son nocturne spectacle à une cérémonie des morts. On ne distinguait point le jeu des figures et la diversité des impressions ne se devinait qu'aux inflexions des organes et au contraste des murmures. J'aperçus cependant un des officiers qui nous avaient amenés, lequel, après un long et bruyant murmure, s'était jeté au milieu du groupe d'où les applaudissemens étaient sortis avec le plus de violence, après cette directe allusion contre l'Empereur, qui avait en quelque sorte couronné la discussion. Léopold s'élança pour aller rejoindre son ami, que le nombre des dissidens n'effrayait pas. Dans ces fluctuations orageuses au milieu de la salle, je remarquai assez distinctement que l'ami de Léopold tira de sa poche, comme par une victoire de sa discussion, un petit buste de Napoléon, aux bras croisés, qu'il portait toujours sur lui, et qu'il força les auditeurs un peu démocrates à le couvrir d'un baiser de pardon, d'hommage et de dévouement. La partie militaire de l'assemblée, quoique composée à peine d'une trentaine de personnes, parvint facilement à la dominer par l'énergie de la parole, l'éclat des voix et les argumens de la gesticulation.

Enfin, à force de coups de sonnettes, on parvint à rétablir un peu de calme. M. Carret annonça qu'il allait résumer la discussion, et lire un projet d'adresse, qui serait ensuite délivré à chaque membre pour exposer les principes sur lesquels les bons Français entendraient que fût composée la constitution dont la patrie avait reçu la promesse, et attendait les garanties sacrées et les bienfaits tutélaires. L'organe du président s'était un peu enroué dans le tumulte, et je n'entendis pas très distinctement la lecture à laquelle il se livra à ce sujet.

C'était, ce me semble, une suite de déclarations politiques dont je n'attrapai qu'une partie seulement, à la suite de l'expression des doctrines, corroborées de l'autorité des lois de Minos, de la loi des Douze Tables, de Lycurgue, du Contrat social; venaient des détails d'application, des appels de numéros et des chiffres de chapitres et d'articles. Quand j'entendis le nombre 573, et que je vis le vieux législateur entamer un cahier, plus gros que les deux qu'il venait d'épuiser, la patience m'abandonna, et je pensai que je n'avais plus rien à observer que l'ennui et le sommeil qui allaient peut-être gagner toute la salle. Je fis un signe à Léopold qui était resté au-dessous des gradins où j'étais assise; il serra la main de l'officier qui avait ramené à l'Empereur une discussion qui sans cela se fût peut-être égarée jusqu'à l'oubli de ce premier sauveur de l'État. «Adieu Léopold, s'écria l'officier, à demain: je reste ici, parce qu'il ne me paraît pas inutile que les pékins soient maintenus dans la bonne voie. Tout ce monde-là ne sait pas trop ce qu'il fait: il est bon que l'esprit et les opinions de l'armée restent ici comme l'aigle pour entretenir les sentimens et rallier les indécis.

«—Cela m'embête, les assemblées», me dit Léopold, dès que nous eûmes franchi le couloir du forum de la rue de Grenelle. «À quoi cela mène-t-il, de parler de la chose publique? ce qu'il faut, c'est agir pour elle. Si je n'étais que de l'Empereur, je profiterais de la bonne volonté de ces messieurs; les trois quarts sont jeunes, je les prierais de venir avec nous causer avec les Prussiens à coups de fusil. Ma foi on ferait bien avec tout cela un bataillon de la jeune garde, et les vieux je les placerais aux Invalides à la garde des drapeaux que les autres seraient chargés de leur envoyer de leur champ de batailles.

«—Oh! mon cher Léopold, que c'est bien là le langage d'un Français. Voilà comme se levèrent, en 92, tous ces bataillons de volontaires; des médecins, des avocats, des marchands arrivèrent à l'armée sans savoir manier un fusil, mais de leurs rangs bientôt formés par les balles sortirent tous nos grands capitaines.

«—Je ne sais pas, mais il me semble que ce n'est plus la même chose. Au surplus, l'Empereur n'a pas besoin du civil, on lui a laissé une armée excellente; nous avons tous vu le feu, nos soldats tels qu'ils sont disposés vaudront le double. Mon amie, il s'agit d'une revanche de la victoire; nous sommes tous prêts à mourir pour la lui arracher.»

Je renaissais à ces nobles accens; les yeux de Léopold, comme par une illumination divine, me replaçaient au milieu de cette gloire dont quelques rayons étaient tombés sur moi. Malgré cette heureuse fin d'une soirée qui avait été peu de mon goût, dès que Léopold fut parti, mes souvenirs s'effacèrent pour faire place à quelques appréhensions tristes, et quelques pressentimens funestes. Je m'endormis avec peine; je rêvai d'Oudet, et le lendemain je sentis le besoin d'aller chez Regnault lui faire part de mes observations, et recevoir de lui l'assurance que l'Empereur n'aurait rien à craindre. Il me remercia beaucoup de mon dévouement, me dit qu'il éclairerait là-dessus l'Empereur qui, d'ailleurs, en savait assez, et me répéta ce qu'il m'avait déjà dit que la guerre était là pour tout purifier, et que la première campagne rendrait toutes les questions pacifiques. Hélas! il ne disait que trop vrai.

CHAPITRE CLII.

L'Empereur.—Montmartre.—Mon Journal.—Le sergent Dalmont.

Tout étant à la guerre, Paris ressemblait presque à un camp par tous les préparatifs qui l'encombraient. L'Empereur allait très souvent le matin visiter les fortifications de Montmartre, et toujours sans autre suite que Bertrand et Montholon. On l'approchait sans façon. Dans le conflit de haines, d'enthousiasmes et d'opinions diverses, qui remuaient alors la population, j'admirais cette sécurité, cette confiance de l'Empereur, s'exposant gratuitement au coup du premier poignard qui l'eût frappé sans beaucoup de périls. J'étais curieuse de le surprendre dans une de ces promenades téméraires. Je le guettai un jour, et le vis arriver avec trois ou quatre officiers à cheval. Avec sa redingote et son petit chapeau de fortune militaire, l'air tranquille, l'œil attentif, Napoléon parcourait, à six heures du matin, le faubourg Saint-Denis. Deux motifs ajoutaient à mon désir de le voir: je voulais saisir l'occasion de lui présenter une supplique, tendant à me faire attacher définitivement à la maison de quelqu'une des princesses de sa famille. Je tenais mon papier prêt, et dès que je l'aperçus, je descendis de cheval pour l'aborder: dès qu'on l'approchait, l'Empereur tendait toujours la main pour prendre ce qu'on lui présentait; mouvement qui n'est peut-être pas autorisé par l'étiquette, mais qui pourtant va bien aux souverains. Napoléon tenait déjà mon placet, et je touchais presque sa botte; je l'observais; j'étais contente, heureuse et fière. «Et votre journal?» me dit-il. À cette interpellation brusque et inattendue, une sueur froide me saisit de la tête aux pieds. Je pourrais placer ici de belles phrases sur ma courageuse réponse, mon sang-froid intelligent; mais je préfère avouer avec franchise qu'il n'en fut rien, et que la certitude que l'Empereur connaissait l'album où j'écrivais ce que j'entendais et ce que je pensais, où très souvent je parlais fort lestement de lui; cette conviction m'inspira les terreurs les plus ridicules. Je n'avais écrit cette espèce de journal que pour un ami. Il m'a trahie, fut ma première pensée; la seconde, un examen mental de ce qui pouvait avoir paru peu révérencieux. Je tremblais en me rappelant que souvent je me servais de cette expression: «Votre Empereur en fera tant…; on n'aime plus votre Napoléon; le peuple et le soldat, voilà tout ce qui lui reste.» J'aurais voulu être à cent lieues; je comptais, pour le moins, sur quelque brusquerie; j'en fus quitte pour la peur. Il y a plus, le regard le plus bienveillant me fut accordé en récompense de ce que je craignais qui me fît punir. Puis, mettant le placet dans sa poche, Napoléon ajouta: «Nous verrons cela,» et deux ou trois autres paroles que je n'ai point retenues, étant presque imbécille de saisissement.

Je le vis monter au pas le faubourg Saint-Denis; je le suivis de très loin; on ne faisait entendre aucun cri; mais le peuple sortait des boutiques, et l'attendait chapeau bas. On se parlait avec un air d'espoir et de tristesse, qui était dans toutes ses diverses nuances, qui semblait plutôt de l'intérêt pour la personne, que de l'adhésion pour le gouvernement de Napoléon. «Ah! disait une paysanne assise sur son trône de pots de lait, le voilà revenu, mais va-t-il rester? Si on se bat à Montmartre nous ne serons pas bien; tant pis; j'ai encore un garçon à son service.» Je descendis, et m'approchai du groupe formé à cet endroit; la paysanne continuait ses commentaires: «Allez, allez, Monsieur; si l'Empereur fait bien, il se confiera à son armée et au peuple, et non pas à tous les trahisseurs brodés, chamarrés, qu'il a autour de lui; cela leur sera égal à ceux-là, ils ont tiré leur épingle du jeu.» Pendant ce colloque populaire, l'Empereur avait gagné du terrain, et je mis mon cheval au galop, je ne pressais plus ses traces; je ne l'aperçus, ni lui ni son escorte, à la barrière Saint-Denis, et ne le retrouvai qu'au delà des barrières.

Je m'approchai de nouveau à une distance respectueuse; l'Empereur monta les hauteurs, et parcourut les travaux; il causait assez longuement et en connaisseur avec les chefs; je crus remarquer qu'il n'était pas fort content. Quoiqu'il fût encore de bonne heure pour les habitudes parisiennes, il y avait déjà là beaucoup de monde; la plupart des ouvriers, et quelques personnes qu'on est convenu, d'après l'habit, d'appeler comme il faut, et j'en vis plusieurs qui étaient certes, malgré les dehors, comme il n'en faudrait pas; car, à l'approche de Napoléon, ils s'égosillaient en cris de vive l'Empereur! que personne ne leur imposait; et, quelques instans après, proféraient d'ignobles plaisanteries sur des travaux ordonnés pour la défense du territoire contre l'ennemi. Je trouvai cette conduite si indigne, que je m'éloignai avec dégoût. À peu de distance, une compensation m'attendait: Napoléon continuait sa visite, causant avec deux généraux, et souvent s'arrêtant aux groupes d'ouvriers; alors c'étaient des cris de vive l'Empereur! qui fendaient l'air. Deux ou trois fois je m'étais assez approchée pour distinguer sur une physionomie, dont les moindres signes m'étaient familiers, l'effet de ces scènes populaires; il me semblait y lire du triste et du mélancolique; puis, comme un rayon plus doux, comme une pensée consolante, Napoléon semblait dire: «Ils ne me doivent rien, et comme ils m'aiment, c'est l'instinct du bon sens qui se révèle, et qui persuade à ces braves gens que je leur suis nécessaire pour défendre leurs foyers.»

Malgré cette interprétation, je ne pouvais prendre confiance dans tous ces préparatifs de défense, et je fis de vains efforts pour chasser les noirs pressentimens. Je revenais malgré moi au souvenir de ce qui s'était passé à Essonne. Tout ce que je voyais et entendais ressemblait aux avant-coureurs d'une grande catastrophe, et mon cœur, par une de ces divinations qui trompent rarement, entrevoyait déjà les aigles de nouveau trahies ou désertées… Hélas! Waterloo allait bientôt se charger de la réponse aux soupçons d'une femme.

En descendant le côté rapide des hauteurs de Montmartre, j'avais mis pied à terre. Quelques paroles vinrent exciter vivement ma curiosité; elles avaient échappé à la bouche d'un homme et d'une femme assis derrière un des talus; j'allais passer outre par convenance, mais je fus clouée à ma place en entendant une voix mâle et sonore répéter ces quatre vers d'Othello:

     Ils n'ont pas tous ces grands manqué d'intelligence
     En consacrant entre eux les droits de la naissance;
     Comme ils sont tout par elle, elle est tout à leurs yeux;
     Que leur resterait-il, s'ils n'avaient point d'aïeux?

Je pris d'abord l'inconnu pour un acteur qui étudiait son rôle; mais je reconnus bientôt que c'était un ouvrier assis à côté d'une jeune femme modestement vêtue; j'avoue que des vers tragiques dans la bouche d'un artisan me parurent chose trop extraordinaire pour ne pas vaincre mes scrupules de discrétion. Je tendis l'oreille, et mon intérêt redoubla.

«Si la pensée de ces vers est juste, ma bonne Louise, disait l'ouvrier de la jeune fille, quoique excellence et comte, il ne resterait pas grand'chose à ton oncle; car je crois qu'il en est de ses parens comme des miens. Encore je crois ma noblesse mieux établie que la sienne; car, de père en fils, nous en avons enlevé les brevets à la pointe de la baïonnette et du sabre: et tout simple tailleur de pierres que me voilà, mon arbre généalogique n'en est pas moins solide, car c'est une croix d'honneur.

«—Aussi, reprit la douce voix de la femme, quel dommage d'être dans une position qui empêche de la porter toujours, cette croix si belle! Alors on nous recevrait chez mon autre oncle le receveur, et…

«—Louise, voilà encore des retours d'orgueil; pense à ta tante, à ce qu'elle a osé te dire, qu'elle te pardonnerait une sottise qui eût pu se cacher; mais qu'elle ne te pardonnerait jamais d'avoir épousé un simple sergent; comme si un sergent de la garde, blessé sous les yeux de l'Empereur, ne valait pas le plus vieux des gentilshommes! Ne prendrait-on pas cette béguine pour une duchesse d'avant la révolution? elle qui a pourtant passé sa jeunesse entre le résiné et la chandelle… Louise, Louise, l'orgueil, qui s'appuie sur la vanité des titres, étouffe les bons sentimens chez les hommes, et pousse ton sexe aux mauvais. Ma femme, promets-moi que lorsque je serai parti, tu ne chercheras pas à voir ta sotte et orgueilleuse famille. Aurais-tu peur de manquer du nécessaire avec moi? Ne pleure pas mon départ, chère Louise. Nous voilà dans une crise qui me rend aux drapeaux. J'attends l'Empereur; voilà mon placet: plutôt partir simple soldat, que de ne pas être à la bataille de la grande famille; nous la gagnerons. Je crois encore à l'étoile d'Austerlitz.» Il pressa sa femme sur son cœur à sa réponse, que je n'entendis pas; puis je saisis encore quelques mots sur leurs petits intérêts de ménage, sur le choix d'un parrain. La douce voix s'opposait avec adresse au nom que le mari voulait absolument donner à l'enfant.

«—Mais, mon ami, c'est un nom commun, un vilain nom.

«—Louise, celui qui porte ce nom, et que la gloire a élevé si haut, est fils d'un simple et honnête artisan; il n'est né ni duc, ni prince, il l'est devenu sur le champ d'honneur. Quel plus noble patron peut avoir l'enfant d'un grenadier français? Garçon, ce sera Michel; fille, Michèle. Ainsi n'en parlons plus…»

J'en avais trop entendu pour ne pas vouloir connaître davantage ceux qui, par ce dernier mot, venaient de m'intéresser tant. La disposition de la route les forçait de passer près de moi; la femme était fort jeune et d'une figure douce et bonne. Elle portait avec fierté

L'appareil imposant de la maternité.

Sous la casquette et la blouse de l'ouvrier, la tournure et le maintien du mari révélaient le brave; sa taille était haute et fière, mais il était beaucoup plus âgé que sa femme, et me parut un de ces débris de nos plus glorieux triomphes.

«Mon brave, lui dis-je, sans le vouloir, je viens d'entendre votre conversation; je vous approuve de tenir au nom de Michel…» Il me regarda avec surprise: je l'attribuai au contraste de ma voix avec mes habits d'homme; puis ajouta, en me prenant la main sans façon: «Vous m'aiderez, Madame, à faire entendre à ma Louise qu'elle doit plus s'enorgueillir d'avoir Michel pour parrain, que son oncle, qui la dédaigne, elle, moi et son enfant.

«—Vous me connaissez! m'écriai-je.

«—Quoi! Madame, vous ne me remettez pas?

«—Non, mon brave; non, en vérité.

«—La faute en est à cet habit de pékin; mais j'espère bien demain, endosser celui sous lequel je vous ai menée voir, à Insbruck, les drapeaux du 76e.»

Alors je remis très bien le vieux sergent, et mon intérêt en augmenta. Il tenait à la main une pétition à l'Empereur pour redemander de l'activité de service. Sans le heurter trop, je lui donnai des idées plus pacifiques, ce qui charma la jeune mère; ce n'était pas faire grand tort à l'armée, quoiqu'un bon sous-officier soit toujours précieux; et l'idée de cette jeune femme laissée seule, prête à devenir mère, me parut l'excuse de mon infidélité à mes goûts; mais je ne réussis pas à faire partager mes observations raisonnables au brave Dalmont. Je lui demandai son adresse. Hélas! j'ai revu cette famille, et c'est dans son sein que j'ai trouvé les seuls véritables amis au jour de l'infortune. Dalmont me demanda si j'avais vu l'Empereur à Montmartre, et s'il devait passer de notre côté. Je répondis que je le croyais rentré au château. Alors Dalmont me pria de lire son placet. Je ne dirai pas qu'il était rédigé en style académique, mais l'ame n'y manquait pas, et en suppliant l'Empereur de lui permettre d'aider encore ses anciens camarades ou de mourir sous ces drapeaux

     Poudreux et déchirés,
     Mais déchirés par la Victoire.

Je quittai Dalmont et sa femme, leur promettant de les voir le lendemain. Le premier me dit tout bas: «Madame, vous aurez pitié de ma Louise, n'est-ce pas, au moment du départ? C'est sûr; il faut que je descende encore, avant de mourir, quelques uns de ces gredins de Prussiens ou de Russes.» Je ne m'obstinai pas, le voyant si résolu, et rentrai pour écrire aussitôt à Ney toute cette rencontre, qui avait encore été un hommage à son glorieux nom.

CHAPITRE CLIII.

Le Champ-de-Mai.—Le député du Jura.—Lettre du duc d'Orléans au maréchal Mortier.

Quand on a lu un peu l'histoire des rois de France, on sait que, sous le nom d'assemblée de Champ-de-Mars, de Champ-de-Mai, avaient eu lieu, même après Charlemagne, des solennités déjà nationales et libres, où tous les ordres se réunissaient pour discuter avec barbarie encore, mais enfin pour discuter les intérêts de la patrie. À ces époques reculées, on s'essayait déjà à lutter contre les vices et les envahissemens du pouvoir. Dès que le présent annonça une imitation de ce passé, voulant me donner un air d'importance et même de savoir près de Regnault, je me mis à feuilleter dans l'histoire des États-Généraux (édition de La Haye, 1788), les discours du lieutenant général de Xaintes Savaron, du lieutenant général de Clermont et de Miron, président du tiers-état. Je voulais près de Regnault étaler ma petite érudition, rafraîchie pour la circonstance, un peu avec ce que j'avais lu, un peu avec ce que j'entendais chez des amis et des ennemis de l'Empereur. Quant au Champ-de-Mai en lui-même, je me le représentais d'avance et tour à tour comme une grande scène de patriotisme, ou comme un habile jeu du pouvoir absolu caché derrière; cependant l'armée fut encore la portion des acteurs qui y mit le plus de bonne foi. Les pouvoirs civils avaient un peu hésité avant d'aborder la question. Je vis Regnault la veille, et je lui parlai dans le double sens des enthousiastes et des censeurs: «Ne serait-ce pas Carnot qui vous aura mis en tête que l'Empereur proclamera le roi de Rome; qu'il se retirera en signant la paix: vous irez, j'espère, et je pense que vous me direz que l'Empereur fait bien tout ce qu'il fait.

«—Puis-je répéter cette assurance?

«Non, si vous ne le pensez; mais je suis sûr que vous le penserez.

«—Je serai là avec toute ma bonne volonté, répondis-je en riant; en vérité, je vous crois amoureux de l'Empereur.

«—Et vous?

«—Moi, non, je l'aime d'enthousiasme de gloire seulement.

«—Eh bien! faites des vœux pour qu'il nous reste, car la grandeur de la France et la gloire de nos armées tiennent pour des siècles peut-être au prestige d'un nom.»

Le lendemain de bonne heure, je me rendis au Champ-de-Mars; je fus étourdie du coup d'œil matériel, et bientôt attristée de l'effet moral. J'aperçus aussitôt une espèce d'hostilité contre l'Empereur: j'entendis la conversation de deux fonctionnaires en costume civil; leur hardiesse était presque cynique de malveillance: «Que nous veut-il avec sa parodie du règne de Charlemagne? Les barons et les preux! après avoir fait passer nos libertés sous le niveau de l'acte additionnel, croit-il nous en consoler par sa farce impériale?»

L'Empereur et ses frères parurent sous toute la magnificence d'un accoutrement chevaleresque. À la vue de ces vêtemens étrangers à nos mœurs, je remarquai sur les visages même de la multitude que l'effet était manqué. Il y avait dans ces parures impériales quelque chose de si élégant et de si soigné, qu'au lieu de cet élan admiratif qu'inspire l'aspect d'un grand homme, d'un capitaine illustre, prêt à remonter à cheval pour une nouvelle victoire et pour le salut de la patrie, on ne ressentait guère que la curiosité qu'excite un acteur qui compte dans ses débuts sur la richesse de son costume. Voilà quelle était la généralité des commentaires. On les risquait autour de moi avec une spirituelle malignité qui m'attristait d'autant plus, qu'il n'y avait rien à répondre. La nécessité du silence me faisait un mal affreux.

J'étais placée assez près du théâtre, et dans une des places réservées à la bonne compagnie; une petite femme, d'une beauté sur son déclin, mais d'une grande toilette, et en tout de cet air que le peuple, dans son énergique malice, désigne par le sobriquet de vieille comtesse, se livrait, en allemand, à des remarques où respirait toute l'amertume des opinions ennemies; elle croyait faire de l'opposition sûre au milieu d'une réunion française, en s'exprimant contre le chef de la nation dans une langue apprise assez mal, sans doute à Coblentz. Ne voulant ni surprendre ses secrets, ni entendre des lazzis humilians pour moi, je ne pus cependant me refuser le petit plaisir de son effroi. Je lui fis sentir sa sottise de supposer qu'au milieu d'une pareille foule, elle n'était comprise que de son pauvre chevalier; je la punis même un peu, je ne dis pas de ses opinions, mais de leur exagération; car enfin, qu'elle n'aimât pas l'Empereur, je le concevais; mais l'appeler un poltron, un lâche, c'était trop fort. Je m'approchai très près d'elle, et lui jetai ces mots en allemand: «Cet Empereur est encore le même homme qui écrasa tant de fois toutes les puissances que vos vœux appellent pour l'abattre; regardez-le au milieu de cette armée de cinquante mille braves prêts à mourir ou à vaincre, et persuadez bien à ceux qui le haïssent, que l'acte de souveraineté que l'Empereur commence au Champ-de-Mars, il l'achèvera dans toutes les capitales de l'Europe. Toutes les intrigues viendront encore pâlir devant son étoile.» J'accompagnai cette petite harangue nationale, qui atterra la petite comtesse, d'un certain regard insolemment moqueur, dont je sus bon gré à mes yeux. Je quittai le voisinage de quelques pas, comme s'il eût été pestilentiel intérieurement, très satisfaite de l'effet que j'avais produit; et pourtant je venais d'exprimer tout le contraire de ce que je pensais réellement, car toute la cérémonie m'avait jusque là indisposée. Au moment du service religieux qui précéda le serment, je jetai un regard de triomphe vers la petite comtesse; j'étais rendue à toute la réalité de mon enthousiasme confiant. Ce moment fut imposant de simplicité et de grandeur. Napoléon, au pied d'un autel immense, comme étendu sur le Champ-de-Mars, sembla par la dignité de son attitude, dominer cette scène. À son riche costume, je repris toute mon illusion. L'Empereur me parut alors un des plus grands hommes de l'antiquité, sacrifiant aux dieux protecteurs et aux dieux infernaux avant les batailles. Je m'unissais si bien de vœu avec lui, que j'aurais voulu avoir les vertus d'une noble victime et sublime Iphigénie, je me serais offerte en holocauste pour le salut de tous et la gloire d'un seul. Il y avait cependant sur sa figure quelques nuages de mélancolie. Je cherchais Ney et Regnault, mais impossible de les distinguer dans cette forêt de têtes. La plupart des électeurs eurent une fort belle contenance aux pieds du trône; le discours prononcé par leur orateur parut soulever aussi l'émotion populaire: je n'en puis parler, ne l'ayant ni entendu ni lu. Celui de l'Empereur arriva jusqu'à nous, et attendrit les plus indifférens; il forçait en quelque sorte les opinions, car je croyais lire sur les physionomies comme un regret d'avoir mal jugé ses intentions. Cette bienveillance passa comme l'éclair qui sillonne un hoir horizon. La proclamation du résultat des votes ramena les nuages qu'un touchant discours avait dissipés.

Napoléon, après avoir parlé d'une voix ferme, prêta serment sur l'Évangile aux constitutions de l'empire, et reçut à son tour les sermens de fidélité du peuple par les électeurs; celui de l'armée, par le ministre de la guerre; celui des gardes nationales, par le ministre de l'intérieur, qui avait la mine triste comme un reproche. Napoléon ne fit pas distribuer, mais il distribua lui-même les aigles à la garde nationale de Paris, et à la garde impériale. Alors, le silence solennel fut rompu par le cri éclatant de vive l'Empereur! qui, du Champ-de-Mars, se prolongea dans la foule inondant les quais. Les troupes défilèrent devant celui qui les avait tant de fois conduites à la victoire; chefs et soldats le saluèrent de ce regard filial de reconnaissance qui promettait de nouveaux triomphes. La foule ne se lassait d'admirer ces braves, ces bataillons vieillis de la garde, où, sur des rangs entiers, toutes les poitrines portaient cette croix d'honneur qui cachait des blessures et rappelait des services; leur attitude toujours héroïque devint pourtant silencieuse en traversant Paris; partout on se pressait sur leurs pas, on les saluait par entraînement; on semblait les plaindre par réflexion; les personnes sensées disaient: «Ils marchent à un sacrifice sublime, mais inutile.»

Je suivis long-temps ces cohortes immortelles qui emportaient mes souvenirs et aussi toutes mes espérances. Je rentrai mourant de fatigue; j'étais sur pied depuis le matin comme un vétéran qui ne peut quitter le champ de bataille que le dernier. Le soir, je rêvai gloire et bonheur: mais le lendemain cette flatteuse fumée s'était déjà évanouie devant l'image plus réfléchie des dangers publics.

Le lendemain de la cérémonie du Champ-de-Mai, j'étais chez le comte Regnault, où se trouvait beaucoup de monde. Le pour et le contre du Champ-de-Mai y fut vivement discuté; les uns blâmaient le costume de l'Empereur et de ses frères. «Et vous, mon amie, qu'en pensez-vous?» À cette brusque interpellation que Regnault me fit, un homme d'une haute stature, plutôt laid que beau, mais de ce laid de physionomie qui surprend et étonne, et qui n'est pas sans effet sur l'imagination, se mit à me regarder, et je devinai, à la surprise dont mon nom le fit tressaillir, qu'il touchait par quelques souvenirs à Oudet. Je croyais reconnaître un anneau de cette invisible chaîne qui m'attachait au passé par un regret, et me lançait dans l'avenir par l'épouvante. Je ne me trompais point. Je répondis à Regnault, les yeux sur le citoyen du Jura. Un signe mystérieux confirma mes soupçons, lorsque j'annonçai que j'aurais mieux aimé l'Empereur avec sa redingote grise et son petit chapeau, qu'en toque emplumée et en mantaille d'or et de soie, hochets d'une représentation inutile pour l'homme qui avait immortalisé un chapeau et une redingote: que tout ce luxe était pauvre et triste.

«Triste, dit Regnault?

«—Madame, répondit plus haut l'étranger, triste solennité où chacun s'observait, où personne n'était content, et où celui en qui reposent toutes les espérances avait l'air d'un roi de mélodrame. À quoi bon réveiller ces vieilles cérémonies, prêter serment sur l'Évangile. On comparait cette singulière fête à celle de la fédération de 89.

«—Les républicains, reprit Regnault avec une sorte d'amertume, sont mécontens.

«—Mais, grâce au ciel; il en reste; vous avez pu vous en convaincre, Monsieur le comte, au moment où l'on a proclamé le résultat des votes pour l'acte additionnel»; et pendant ce discours assez véhément, l'électeur du Jura ne me quitta pas des yeux; son signe m'avait interdit, et ses manières me déplurent, car j'étais effrayée de la confiance qu'il affectait de me témoigner comme à une affiliée. Je me tus, mais sans en être quitte; mon homme rompit la glace en m'adressant la parole directement:

«Vous êtes fort liée, Madame, reprit-il plus haut, avec des chefs supérieurs; demandez-leur ce qu'indiquait la contenance de la troupe en défilant devant l'Empereur. On a crié vive l'Empereur! Qu'est-ce que cela signifie? mais il y avait je ne sais quels noirs pressentimens dans les rangs. On ne sent que trop qu'ils marchent à un sacrifice qui ne sauvera ni l'empire ni la liberté. Non, continua-t-il, cette assemblée n'a pas produit l'effet que Napoléon s'en promettait. On l'attendait à son acte additionnel. Est-ce un ennemi qu'il a placé entre lui et l'opinion?»

Regnault combattit avec sa chaleureuse éloquence ce discours qui m'était en quelque sorte adressé, et auquel certainement je n'avais aucune envie de répondre. Plusieurs autres personnes présentes se joignirent à Regnault, aucune voix ne se joignit à celle de l'électeur du Jura.

La majorité était pleine de confiance dans l'Empereur, et ceux qui n'en avaient pas affectaient d'en montrer. Mon député secouait la tête. «Son régime, moitié féodal, moitié militaire, perdra Napoléon, et malheureusement la France peut-être avec lui.» J'avais intention de lui répliquer que rien n'était ennuyeux comme une république; mais je n'eus garde de m'attirer son éloquence démocratique sur les bras: je guettais, au contraire, l'occasion d'esquiver l'orateur sans qu'il me remarquât, mais impossible; il était écrit là-haut que le souvenir du malheureux Oudet m'attirerait une confiance et des aveux que, certes, j'étais loin de chercher; il me témoigna sa joie et sa surprise d'avoir enfin trouvé l'ancienne amie du général Moreau, l'homme que vous et moi nous avons vu si grand en 96, et qui, s'il eût voulu avoir un peu d'ambition seulement pour nous, nous eût épargné la représentation d'hier. Ce discours se tenait à mi-voix, comme on le pense bien. Il ne m'en inquiétait pas moins, en me déplaisant aussi: car, sans avoir de bien profondes connaissances politiques, j'en avais trop pour ne pas apprécier la position difficile de l'Empereur, et cette réflexion nuisait encore à l'électeur du Jura qui s'acharnait, dans un pareil moment, sur une pareille victime. «Oudet vous estimait fort… Il allait, je crois, dire citoyenne, tant il était dans ses montagnes. Ah! s'ils ne l'eussent assassiné!

«—Je pense, Monsieur, que Moreau n'eût point répondu à vos idées; cet illustre capitaine s'entendait à commander; mais quant au gouvernement ou à la conduite des affaires, il n'en avait ni la portée, ni le penchant.»

J'avais tourné mon visage au grand sérieux, et mon air jouait la grande importance politique. Mon initié du Jura me pressa la main, et ne me demanda pas, mais me donna, sans la moindre hésitation, rendez-vous chez moi pour le lendemain. Il y avait dans cette façon d'agir et le signe qui l'accompagnait, un je ne sais quoi de Oudet, qui, en me causant la terreur la plus sotte, me rendit docile. Je baissai la tête en signe de consentement, tout en essayant in petto d'esquiver la visite de l'électeur, que je n'évitai pas; heureusement enfin j'en fus débarrassée. Parmi les assistans était un capitaine de chasseurs; il arrivait de Lille, où il s'était trouvé avec le duc de Trévise. Je m'approchai du groupe qui environnait cet officier; car j'avais entendu prononcer le nom du duc d'Orléans, prince que je n'avais pas vu à l'époque du retour des Bourbons en 1814, mais dont le souvenir se mêlait trop aux brillantes époques de nos premiers triomphes pour que j'entendisse prononcer son nom sans un vif enthousiasme. Je ne savais pas alors qu'en admirant avec tous ceux qui se trouvèrent chez le comte Regnault, la lettre que le duc d'Orléans avait adressée au duc de Trévise, et que je copie comme on me l'a lue, je ne savais pas alors que, bientôt j'allais avoir un autre motif d'admiration et d'éternelle reconnaissance pour la noble et courageuse compassion que le prince français témoigna à d'illustres victimes. On interrogeait à l'envi cet officier, qui ne tarissait pas sur l'éloge de la belle tenue, du bon air que le duc avait en militaire. J'étais à Péronne quand Mortier fit mettre à l'ordre du jour les lettres de service qui le firent connaître aux troupes comme leur commandant en chef; je l'ai entendu répéter avec plaisir, au duc de Trévise, qu'il avait servi avec lui dans la mémorable campagne de 92. Vous ne sauriez croire l'enthousiasme qui éclatait partout, à Douai, à Lille. Le 20 mars, l'admiration avait également accueilli l'instruction si sage, que le duc d'Orléans envoya aux commandans «de faire céder toute opinion au cri pressant de la patrie, d'éviter les horreurs de la guerre civile; de se rallier autour du roi et de la charte constitutionnelle; surtout de n'admettre, sous aucun prétexte, dans nos places, les troupes, étrangères.» C'était peu d'heures avant que nous arriva le message de l'Empereur, de rétablir le pavillon tricolore et de ne plus obéir à d'autres ordres qu'aux siens. Le duc partit le 21 pour Valenciennes, où il fut également accueilli avec un remarquable intérêt; on se rappelait l'y avoir vu commander au commencement de la glorieuse lutte de la France contre les armées coalisées. Le duc d'Orléans revint, sachant le roi arrivé le 22 à Lille, qu'il quitta le 23; il n'y avait aucun ordre donné, ni au prince, ni aux autres commandans militaires; tout se ressentit dans ce départ de l'avis que le maréchal Mortier donna au roi. Je ne saurais rendre avec quel intérêt on se faisait répéter tous ces détails. Cet officier ajoutait encore une infinité de traits du caractère affable et plein d'aménité du prince, et il mettait une extrême importance à parler de l'estime et de l'amitié que S. A. R. témoignait partout pour le maréchal Mortier. «En voici, disait-il, un monument honorable, autant pour celui qui l'a écrit que pour celui qui l'a reçu», et il nous montrait la copie de la lettre. Pour être sûre d'en avoir une, et écrivant très vite, j'offris d'en faire plusieurs à l'instant. «Pour moi! si ce n'est pas abuser de votre obligeance,» retentit à mes oreilles. J'en fis cinq, dont j'en transcris une, la garantissant authentique; on peut le croire à mon respect pour le prince, dont, bien jeune, j'admirai le bouillant courage, à Valmy, Jemmapes, au moulin de Rousu, au bois de Frenu et en tête du bataillon de Mons, culbutant l'armée autrichienne, et pénétrant dans les redoutes la baïonnette en avant.

COPIE DE LA LETTRE DU DUC D'ORLÉANS AU MARÉCHAL MORTIER.

Lille, 23 mars 1815.

«Je viens, mon cher maréchal, vous remettre en entier le commandement que j'aurais été heureux d'exercer avec vous dans les départemens du nord. Je suis trop bon Français pour sacrifier les intérêts de la France, parce que de nouveaux malheurs me forcent à la quitter. Je pars pour m'ensevelir dans la retraite et dans l'oubli. Le roi n'étant plus en France, je ne puis plus vous transmettre d'ordre en son nom, et il ne me reste qu'à vous dégager de l'observation de tous les ordres que je vous avais transmis, et à vous recommander tout ce que votre excellent jugement et votre patriotisme si pur vous suggéreront de mieux pour les intérêts de la France, et de plus conforme à tous les devoirs que vous avez à remplir. Adieu, mon cher maréchal; mon cœur se serre en écrivant ce mot. Conservez-moi votre amitié dans quelque lieu que la fortune me conduise, et comptez à jamais sur la mienne. Je n'oublierai jamais ce que j'ai vu de vous pendant le temps trop court que nous avons passé ensemble. J'admire votre noble loyauté et votre beau caractère, autant que je vous estime et que je vous aime; et c'est de tout mon cœur, mon cher maréchal, que je vous souhaite toute la prospérité dont vous êtes digne, et que j'espère encore pour vous.

«Signé L. P. D'ORLÉANS.»

Voici encore un des incidens qui avaient marqué pour moi la journée du Champ-de-Mai, et que j'allais passer sous silence, quoiqu'il me rappelle une scène touchante. Les troupes marchaient par pelotons sur toute la largeur du boulevart. Près de la Madeleine, je remarquai une femme d'une quarantaine d'années, forte, grande, et d'un air même un peu dur; elle tenait le bras d'un jeune homme de quinze ou seize ans, et regardait les soldats qui défilaient, comme pour y reconnaître quelqu'un. Au deuxième rang des grenadiers de la jeune garde, elle s'élance en s'écriant: «Henri! mon fils! ah! laisse-moi te voir encore une fois;» et elle marche au pas de la colonne, parlant toujours à son fils, qui était second de file du premier rang. Je suivais de très près; je n'aurais pas voulu perdre cette scène faite pour mon imagination et mon cœur. Cette femme montrait le sien à découvert, et tout y était digne d'admiration. Son langage, s'il manquait du poli de l'usage et de l'éducation, n'avait rien non plus du trivial qui déparerait les plus beaux sentimens: «Mon fils, mon Henri, tu vas combattre pour la troisième fois les étrangers qui en veulent à notre belle France; rappelle-toi ton père, que tu suivis, enfant encore, à Austerlitz, à Iéna, à Wagram; cher Henri, je te vois peut-être pour la dernière fois. Tu viens de prononcer en face de la France le serment patriotique de vaincre ou de mourir pour sa défense. Va, mon fils, sois digne de ton père, et surtout fidèle au drapeau.» Le jeune grenadier répondait à sa mère, et pressait son arme contre son cœur, regardant avec fierté la croix qui le couvrait: tout le monde était attendri; car, malgré ses élans de patriotisme énergique, il y avait une douleur si maternelle dans ses regards étendus sur un fils chéri, qu'on ne pouvait entendre ces adieux sans soupçonner quelque chose d'extraordinaire dans leur destinée.

Au moment où les troupes passèrent devant la place Vendôme: «Henri, dit la mère en élevant la voix, et en étendant la main pour désigner la colonne de nos triomphes, Henri, mes amis, camarades de mon fils, rapportez encore assez de canons ennemis pour élever un monument pareil à la gloire nouvelle de l'armée.» Les grenadiers levèrent la tête avec un air qui en donnait l'espoir. Les personnes, que la curiosité avait, comme moi, pressées près de la mère de Henri, crièrent, comme par inspiration, vive l'Empereur! et ce cri se répéta par la foule, qui suivait ou venait au devant des troupes.

Un peu plus loin, la femme, qui avait excité si vivement ma curiosité, s'adressa à son plus jeune fils, qui suivait tristement: «Louis, dis adieu à ton frère; et si nous devons pleurer sa mort, jure-lui de vivre et mourir comme tous les nôtres, pour la France.» Les colonnes ne s'arrêtaient plus, et marchaient à pas plus pressés. Un pressement de main, un dernier regard, un dernier cri d'adieu se firent entendre, et alors la mère, s'échappant de la foule, traversa rapidement le boulevart. Je la suivis; elle ne se croyait pas observée: elle céda alors à toutes les terreurs maternelles. Elle descendait par la rue Basse-du-Rempart; je la vis s'appuyant contre l'hôtel d'Osmond: son jeune fils tâchait de la consoler par toutes ces assurances d'amour qui vont si bien au cœur d'une mère.

Je m'approchai de cette scène filiale, et ayant toujours regardé la franchise comme un moyen de succès, je m'avançai et avouai que je l'avais suivie, écoutée. À mes premières paroles, cette femme me lança un regard où respirait toute la dignité maternelle, et me dit: «Je suis française et mère, fille, sœur et veuve de braves morts pour la France; je lui donne aujourd'hui mon fils, mon aîné, mon fils bien-aimé; j'ai dû ne pas affaiblir son courage par la vue de mon désespoir; mais croyez, Madame, qu'on ne fait pas de pareils sacrifices après tant d'efforts, sans que le cœur ne se déchire?… Ah! Louis, attirant son jeune fils dans ses bras, viens, oh! viens consoler ta malheureuse mère.

«—Si l'amitié d'une étrangère peut quelque chose pour de tels chagrins, venez chez moi; ma demeure est près d'ici, vous y reprendrez un peu de calme.

«—Vous êtes bien bonne, Madame, mais excusez-moi de n'en point profiter; si vous me donnez votre adresse, j'aurai le plaisir de vous aller voir un autre jour; car vous n'êtes déjà plus une étrangère pour moi, et vos traits même ne me sont pas inconnus. Je crois bien vous avoir vue chez la reine Hortense, nous sommes de la maison.» Je ne la remis point, mais je fus charmée du hasard qui me rapprochait de Mme Dallié, comme elle disait se nommer, et je me promis bien de faire connaître et valoir cette scène si honorable pour elle, dont je venais d'être témoin; nous montâmes la rue ensemble, et j'appris que cette dame était veuve d'un militaire qui avait commencé comme soldat, à Lodi, et qui était mort lieutenant de la vieille garde à Leipsick.

«J'avais confié Henri à son père pour l'aguerrir; en le voyant partir aujourd'hui pour cette décisive campagne, je n'ai pu agir autrement que je n'ai fait; mais pensant maintenant que peut-être je ne verrai plus mon fils, hélas! je sens comme un remords… Mais, non, nous sommes Français; périssons tous plutôt que de voir l'étranger encore inonder nos villes…

«—Croyez-vous, Madame, que l'Empereur restera le maître.

«—Je le désire et l'espère.

«—Ah! qu'il revienne victorieux; que la France soit encore grande.» Je quittai Mme Dallié, qui me promit de nouveau de venir me voir. Je racontai à mes amis, à Regnault surtout, cette rencontre, en lui rendant mes impressions du Champ-de-Mai; il fut plus content de la première que des autres, et me dit de Mme Dallié des choses faites pour me la rendre une amie précieuse. «C'est dans un genre moins élevé, un dévouement comme le vôtre, même désintéressement, même courage; elle aurait dix garçons, qu'ils seraient soldats! Elle a été attachée à l'impératrice Joséphine, et vous dira des anecdotes fort piquantes de l'intérieur de l'Empereur et de sa première femme; en vérité, ma chère amie, vous êtes la femme aux rencontres; celle-là est fort bizarre; tenez, vous devriez m'écrire cela tel que vous venez de me le raconter.

«—Pourquoi?

«—Que sais-je, pour le montrer à l'Empereur, peut-être.

«—Allons donc; mais, au fait, cela ne peut lui faire de la peine; qui sait s'il ne faudra pas bientôt, enrégimenter le sexe de la faiblesse, mais des nobles sentimens; Mme Dallié a des dispositions et la taille des grenadiers.

«—Moi, je m'enrôle dans la cavalerie légère.»

«—Corps d'avant-garde du maréchal Ney», ajouta-t-il en riant.—«Vous l'avez dit, monsieur le comte.»

Ce ton de plaisanterie cessa bien vite, car Regnault était péniblement agité; il avait beaucoup trop de pénétration en politique, pour ne pas entrevoir le véritable état des choses; il était en outre tourmenté par la crainte des intrigues intérieures: «l'Empereur est entouré de gens qui le haïssent, parce qu'ils lui doivent tout; il y en a d'autres qui ne l'acceptent que comme un figurant de leur république impossible. Il a reçu les lettres les plus insolentes au sujet du Champ-de-Mai. L'Empereur est sombre, inquiet. Nous allons encore avoir la cérémonie des aigles, au Louvre; c'est presque par prévoyance contre des mécontentemens que je suis fâché de lui voir craindre.

«—Vous ne savez pas, monsieur le comte, que si j'étais conseiller de l'Empereur, je lui dirais: Aujourd'hui, où le sort des armes va décider entre vous et l'Europe, ne consultez que votre armée; là est votre véritable force, et, couvert de votre manteau de victoire, venez mettre à la raison toutes ces importances civiles, si insolentes dans la prospérité, si hautaines aujourd'hui envers le génie militaire qui seul peut les défendre. Battons-nous, monsieur le comte, et si Napoléon succombe, eh bien, nos sénateurs, et le corps-législatif, si fiers, pourront s'immortaliser à la républicaine, en attendant leur sort dans leur chaise curule. Je ne sais quel gouvernement peut être le meilleur, mais celui de la gloire a du moins un si brillant côté; voilà mon avis.

«—Et vous avez bien raison; mais si l'intrigue, la haine, la force d'inertie des royalistes, le fanatisme des initiés d'Oudet se donnent la main et s'entendent, Fouché peut organiser cette coalition contre nous. L'Empereur le sait: que ceux qui le disent cruel le connaissent mal; il y a dans son caractère une pente irrésistible pour le pardon, et une confiance toujours disposée à croire au repentir.»

Regnault, en parlant des peines qu'il supposait à Napoléon, m'inspirait comme du respect; car il y avait un intérêt d'ami, qui rend honorable jusqu'à la prévention dans les jours de malheur. Hélas! nous avancions à grands pas du moment qui allait ensevelir les espérances de la plus brave armée, sous le deuil du Mont-Saint-Jean.

CHAPITRE CLXI.

Veille de mon départ pour l'armée.—Noémi.—La dame allemande.—Regnault.—Mme Lavalette.

La campagne allait s'ouvrir. Le départ de Napoléon était imminent. Tous les généraux avaient pris la poste pour les frontières, et j'avais eu bien des adieux sur le cœur. Une journée tout entière, consacrée à ces soins, avait à peine suffi; et j'étais rentrée à près de huit heures sans avoir dîné. Une surprise bien extraordinaire m'attendait: je trouvai chez moi Noémi, qui s'y trouvait depuis plusieurs heures; elle me parut au désespoir. «Murat est en France, me dit-elle, détrôné, fugitif, proscrit. Je veux voler sur ses traces, le rejoindre, le consoler, ou mourir avec lui.

«—Calmez-vous, mon amie. Mais pourquoi ne vous vois-je qu'aujourd'hui? Pourquoi n'êtes-vous pas venue plus tôt vers ce cœur fait pour vous comprendre?

«—Ah dieu! depuis l'imprudente et coupable ingratitude de Murat pour l'Empereur, j'ai vécu dans de mortelles angoisses et une anxiété inconcevable. J'ai presque toujours voyagé. J'arrive d'Aubagne en ce moment, et j'y retourne. Le général Manhès, aide de camp de Joachim, est arrivé à Toulon. Tout est fini. La capitulation de Casa-Lauza a livré le royaume du beau-frère de Napoléon aux Autrichiens, qui y sont abhorés, mais souverains maîtres. Lord Exmouth occupe la rade de Naples pour garantir les traités. Joachim n'est pas même nommé dans les stipulations; il a été trahi par ses alliés étrangers avec le cruel remords de l'avoir mérité; mais en est-il moins à plaindre? Grand Dieu! le malheur de celui qu'on aime est une épreuve au-dessus des forces d'une femme! Il n'a pas voulu rester oisif. Caché à Cannes, toute obscurité pèse à son caractère; je le crois néanmoins en ce moment à la campagne de l'amiral Allemand. Il craint que la reine ni ses enfans ne puissent venir le rejoindre en France; il s'en désespère. Le jour où Baudus, l'envoyé de Fouché, lui a porté la sèche, hélas! et trop juste réponse de l'Empereur, Joachim s'est abandonné à toute la violence de son caractère; et, malgré les mystérieuses réticences de l'ambassadeur, il en avait été assez dit pour que tout l'être du roi malheureux en fût bouleversé; il voulait se travestir, s'embarquer, aller à Paris à la tête d'un escadron… Ah! que n'ai-je pas déjà tenté pour le calmer, et que ne me reste-t-il pas à souffrir encore?»

Je tâchai d'offrir à la pauvre Noémi toutes les consolations du plus tendre intérêt; elle venait me prier de la tenir au courant de tout ce que je pourrais savoir de Regnault et de mes autres connaissances sur les dispositions de l'Empereur à l'égard de Murat. «Il a le cœur bon, il ne sait pas se venger; il ne commencera pas par son malheureux beau-frère.»

Non seulement je promis tout à la triste amie du roi proscrit, mais, en la prévenant de mon départ pour l'armée, je lui dis de m'adresser ses lettres chez le comte Regnault; que je le préviendrai de les ouvrir, et que de cette façon elle aurait de promptes et sûres réponses. Pauvre Noémi! elle partit moins agitée. Je ne prévoyais guère que la rapidité des événemens allait bientôt niveler la destinée des deux monarques. Je vis le soir un instant le comte Regnault, et il me montra toute son obligeante bonté, en promettant de tenir la pauvre Noémi exactement au fait.

«Quant à de l'espoir, je ne lui en saurais beaucoup donner, me dit-il; car Murat a tout gâté encore, par sa folle entreprise de l'affranchissement de l'Italie. L'Empereur n'avait cessé de lui recommander de se tenir tranquille. La capitulation de Caza-Lauza est une infamie, et prouve que l'on ne cherche qu'à le traiter en proscrit, et non en souverain malheureux. Les Autrichiens ont pris possession du royaume de Naples au nom de Ferdinand IV, et cette capitulation ne contient pas un seul article en faveur du roi de Naples, pas une disposition qui puisse le rassurer sur le sort de sa famille. Tout cela, ma chère amie, est triste, désolant; mais n'en montrez pas toutes les noires couleurs à Noémi. La victoire peut tout changer, tout rétablir. Le cœur de Napoléon ne tiendra pas aux larmes d'une sœur aimable et chérie, et au repentir d'un homme dont il admire l'éclatante bravoure.

«—Mon ami, que vous êtes bon de penser et de vous exprimer de la sorte; mais écrivez-le à cette pauvre Noémi, cela la rassurera et adoucira l'agitation pénible du malheureux Joachim.» Et Regnault, qui avait le meilleur cœur du monde, écrivit à l'instant même quelques lignes que j'envoyai aussitôt.

Regnault, ce jour-là, me reparla de sa correspondante allemande. «Comment, lui dis-je, une femme charmante et jeune peut-elle s'abaisser à un métier plus vil que celui des malheureuses, qui, du moins, ne perdent qu'elles-mêmes; mais vivre pour trahir, trafiquer de l'infortune des autres, n'avoir pas un égard qui ne cherche à nuire, pas une pensée qui ne soit un lâche intérêt, voilà, je vous l'avoue, une existence que j'ai de la peine à comprendre, et pourtant cette maudite petite figure est ravissante.

«—Si Charles de Labédoyère voulait penser cela, me dit-il en riant, la petite femme étoufferait de bonheur.

«—Elle l'aime?

«—À en perdre la tête, et cela finira mal. Labédoyère la dédaigne, parce qu'il connaît son état.

«—Et parce qu'il est fou d'une autre.

«—Eh bien! j'estime encore plus Labédoyère pour cette délicatesse; et cependant je plains la jolie Allemande; car être dédaignée dans ses charmes est chose bien pénible à l'amour-propre d'une femme; mais être repoussée pour mépris mérité, c'est à en mourir. L'amour que celle-ci éprouve me la fait prendre en compassion; elle vous intéressera plus encore, lorsque vous saurez l'enchaînement de circonstances qui l'ont réduite à avoir recours au potere tenebroso[2]. Mariée fort jeune, la baronne Za fut malheureuse avec le mari que sa famille seule avait choisi. Dans un premier voyage en France, les répugnances de la baronne prirent un caractère si prononcé, que son mari demanda et obtint une séparation à l'amiable, en lui accordant une pension de 12,000 francs; elle resta à Paris, et cette somme lui fut pendant six ans régulièrement payée. Une pareille fortune eût été suffisante pour une femme raisonnable; mais la baronne avait contracté des goûts ruineux; jeune et belle, elle n'eut pas assez de force pour renoncer à l'éclat dont elle avait brillé, et ne rabattit rien de ses dépenses, quoiqu'on lui eût plus tard retiré sa pension. Des lettres de sa famille lui avaient ouvert les salons de Mme de Staël; elle y fut remarquée, et son goût pour le luxe en augmenta. Ce n'était pas assez; la fatale passion du jeu la posséda bientôt. Les dettes arrivèrent. Le départ de sa célèbre amie la livra à toute l'horreur d'une humiliante position. Elle la peignit à son amie dans une lettre éloquente qui, malheureusement, ne parvint pas, Mme de Staël, à cette époque, étant observée et menacée de l'exil. On crut avoir surpris une trame; le ministre de la police envoya des agens secrets chez la baronne, qu'on trouva chez elle occupée à écrire sur un secrétaire couvert de lettres et autres papiers. L'ordre était de tout saisir; il fut exécuté. La pauvre baronne était restée anéantie; l'un des visiteurs, homme adroit et entraînant, lui parla avec intérêt de ses relations avec Mme de Staël. Les lettres trouvées là venaient d'apprendre que Mme de Staël avait souvent usé de son ascendant sur le mari et la famille de la baronne pour lui faire obtenir des secours, sans lesquels la ruine eût été plus tôt et plus complétement consommée. Dans plusieurs de ces lettres, son père, faisant allusion à l'intérêt que Mme de Staël prenait à la baronne, lui recommandait de ne se diriger que par ses avis. À cette condition, il lui disait qu'elle pouvait espérer de se revoir un jour chérie et honorée dans sa famille et sa patrie. On attacha un sens politique à cette exhortation paternelle, la baronne resta quelques jours en surveillance. Ce qui prouve qu'elle était née bonne et sensible, c'est que dans ce terrible moment la pauvre baronne pensait plus à Mme de Staël qu'à elle-même. On avait parlé de cette dame comme suspecte au gouvernement, et elle s'occupait de l'avoir peut-être compromise sans le vouloir. On ne trouva heureusement rien dans les papiers qui pût donner lieu à priver la baronne de sa liberté; mais son esprit, ses relations tentèrent; on pensa qu'une personne de ce rang pourrait être utile. Sa fâcheuse position aida à la faire donner dans le piége. On lui détacha un homme habile qui vint l'endoctriner avec des maximes captieuses et des offres brillantes; la malheureuse baronne l'écouta avec cette espérance qui est bien près du consentement; cependant, lorsqu'elle pénétra toute l'étendue des services qu'on voulait d'elle, son ame, un peu relevée, repoussa avec mépris l'or de la corruption. On la laissa quelques jours à elle-même; l'ennui, la solitude, les chagrins l'ébranlèrent. Le besoin fit le reste. Je l'ai toujours crue très malheureuse; jamais je ne l'ai vue sourire.

«—Je le conçois; j'en avais presque pitié; à présent, je la déteste. Une femme bien née, assez heureuse pour pouvoir invoquer l'amitié de la femme célèbre qui n'eût point repoussé sa détresse, a pu consentir à un opprobre qui dégrade l'ame sans retour! ah! ne me parlez plus de votre Allemande; elle m'avait naguère séduite; mais je la trouve bien hardie d'oser aimer le plus aimable et plus séduisant des braves. Y pense-t-elle?

«—Ma chère amie, le métier qu'elle fait est pourtant nécessaire.

«—Hélas! oui; et il n'aurait tenu qu'à moi que vous ne me rangiez dans cette belle catégorie.

«—Non, non, jamais vous n'auriez pu lui ressembler; mais avec la déférence que mérite votre caractère, vous auriez dû penser un peu plus à la fortune.

«—Je vous crois trop mon ami, pour penser que vous parliez sérieusement.

«—Vous avez raison; mais l'Empereur sait vos services d'enthousiasme, et ils mériteront une haute reconnaissance.

«—Puissiez-vous dire vrai, monsieur le comte; je croirais alors avoir une noble et honorable fortune.

«—Bizarre et excellente femme», me dit-il d'un ton qui me fit bien plaisir, et nous nous séparâmes, non sans quelques amicales remarques sur ma passion pour la guerre, qui allait dès le lendemain m'emporter à de nouveaux hasards.

Parmi les femmes que j'avais rencontrées soit chez Regnault, soit chez Cambacérès, celle que j'avais le plus remarquée était madame Lavalette[3]; quelque chose d'attrayant dans ses manières et son enthousiasme de parti me captivaient: nous n'avions aucune relation intime à cette époque; cependant nous nous rencontrions toujours avec un extrême plaisir, et j'avoue que je fus bien agréablement surprise de voir arriver cette dame chez moi, me demander si j'avais quelque facilité pour faire parvenir directement une lettre. J'eus un bien réel plaisir à causer d'intimité avec cette femme aimable et spirituelle, à qui le sort me réservait plus tard de donner une preuve de vif intérêt, qu'elle sut apprécier d'une manière touchante. Madame Lavalette était très amie avec Charles de Labédoyère, à cette époque encore au sein de la gloire et de ses brillantes espérances, rêvant, comme Ney, gloire et bonheur pour la France, et qui bientôt allait, comme le prince de la Moskowa, terminer sa carrière sans utilité pour la patrie. Je vis ainsi, avant mon départ, madame Lavalette; mais avec de pénibles pressentimens. Je promis de lui écrire; car, partant pour rejoindre l'armée, nous devions supposer une longue absence. «Nous vaincrons; l'Empereur commencera par repousser l'ennemi au delà des frontières; qui sait ensuite jusqu'où nous irons?» Hélas! nous comptions sur des triomphes, et déjà le mot de défaite était murmuré dans les cyprès qui allaient ombrager, au Mont-Saint-Jean, le vaste tombeau de la valeur malheureuse.

CHAPITRE CLV.

Rencontre de D. L*** chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely.—Départ de
Paris pour la Belgique.

J'ai oublié, je crois, de dire que depuis notre entrevue à Naples j'avais rencontré D. L*** à plusieurs reprises, et même jusque chez le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely, dont il avait fini par faire tourner les anciennes préventions en une sorte de confiance. Le jour que je vins prendre congé du comte, je lui dis, qu'outre l'intérêt de cœur et de gloire qui m'entraînait à l'armée, il était piquant de rentrer dans ma famille comme Napoléon entrait dans les capitales, et d'aller terminer quelques vieilles affaires entre deux victoires.

D. L*** se présenta chez Regnault comme j'allais en sortir: il était radieux d'impudence; mais, après ce premier moment d'aplomb, dont on a préparé le courage à la porte, il retomba dans une visible agitation, et pour en sortir, apparemment, il me parla de Ney, me demanda si je le voyais. «Non, répondis-je très sèchement.» Il me donna son adresse, et me renouvela ses offres de service, me disant que je le trouverais toujours. D. L*** m'avait quittée le matin, et le soir il revint chez moi sous le prétexte d'un message de la part de Regnault, et m'apprit que Ney allait partir, ce qu'il savait que je ne pouvais ignorer. Ce n'était pas sans intention que D. L*** venait me donner cette nouvelle; il savait combien il allait me devenir nécessaire: il me surprit par son air de franchise, et, quoique je le connusse, il parvint à captiver mon laisser-aller, au point que je le priai, comme si jamais je n'eusse eu la moindre défiance de lui, de se charger de tous les détails d'un brusque départ de mon logement. Je lui remis aussi la clef d'une chambre que j'avais louée pour une amie, je voulus lui donner 300 francs pour tout régler; non seulement il refusa, mais, énumérant les frais inévitables de la tournée à laquelle j'étais résolue, il me força d'accepter cinquante Napoléons en or, qu'il avait eu la précaution de placer dans une ceinture telle qu'il savait que j'en portais sous mes habits d'homme: il m'assura que Ney s'était dirigé sur Charleroi; il se chargea de me procurer un passeport, me traça mon itinéraire, et se vit, grâce à tant de prévenances, un moment réintégré dans ma confiance illimitée. Maître du peu que je possédais, et d'une cassette renfermant tous mes papiers, on lira plus loin le parti qu'il en tira. Je quittai Paris dans la nuit du 12; Ney avait rejoint l'armée le matin. J'arrivai bientôt sur le théâtre de ses nouveaux exploits. Si Ney eût été instruit que j'avais volé sur ses tracés, il m'aurait signifié l'ordre que je retournasse à Paris; aussi me tenais-je hors de vue. Quoique tout fût succès et victoires, les premiers jours je ne pus surmonter la cruelle pensée que c'étaient là peut-être les derniers triomphes de l'armée française.

J'arrivai à Charleroi deux heures après que le maréchal en était parti. Je ne le revis qu'à Ligny, où il avait pris position, et peu avant la bataille du 16 juin. On connaît les brillans préludes à la suite desquels l'armée marcha sur les Quatre-Bras: Moitié hasard, moitié entraînement, je me trouvai en face du maréchal. Selon l'usage, un peu d'emportement et l'ordre de retourner à Paris, ou du moins à Charleroi; mais selon l'usage aussi, je n'en fis rien; et je n'étais pas à plus de deux portées de fusil, au moment où arrivèrent les vingt-cinq mille hommes de troupes fraîches, amenés à l'ennemi par le prince d'Orange. Ah! si les Anglais pouvaient être une fois justes pour notre gloire militaire, ils diraient la bravoure immortelle du prince de la Moskowa dans tous les combats multipliés, où nous fûmes constamment vainqueurs. Le moment où il prit un drapeau anglais de sa propre main fut un moment de délire. Ceux qui ont prétendu que les soldats français n'avaient pas, à ces funestes journées, la bravoure ordinaire ni leur gaieté habituelle, ceux-là étaient dans d'autres rangs; j'ai vu là, en quelque sorte, l'intimité du champ de bataille. Je n'ai cessé de parcourir les lignes, et je puis assurer que, la nuit encore qui précéda le funeste dix-huit juin, nos troupes chantaient comme lors des premiers triomphes et des premiers chants nationaux.

Ici je dois m'élever contre une accusation portée contre Ney pour n'avoir pas occupé les Quatre-Bras. Brunswick venait d'être tué, le prince d'Orange blessé; un avantage complet avait couronné les efforts de notre aile gauche. Ney sentait trop bien le besoin de vaincre pour laisser paralyser ses premiers avantages; Ney n'a rien oublié, rien négligé. Son active bravoure ne parut jamais sous un plus beau jour: obligé de se maintenir sur la position de Frasnes, il y resta constamment maître; c'est alors au moment où, par de savantes combinaisons, Ney allait poursuivre ses succès, qu'il reçut l'avis que l'Empereur venait de disposer du corps du général d'Erlon. Fallait-il alors exposer 17,000 hommes contre 50,000 Anglais, supérieurs dans la position des Quatre-Bras? Il les tint en échec tout le reste de la journée du 16; le matin du 17, on marcha vers le débouché de Soigne, où toute l'armée anglaise était assise. Tout se disposa le soir, et le lendemain se donna la bataille de Waterloo.

Je n'entamerai pas une discussion stratégique; mais j'ai vu Ney le soir du 17, et j'atteste sur ses mânes que Ney n'a pu agir autrement; qu'il n'y eut ni délai, ni désobéissance. J'ai vu, j'ai tenu les ordres de l'Empereur, qui ne peuvent laisser l'ombre d'un doute sur l'obéissance héroïque et loyale de Ney. La haine ou la légèreté, aussi coupable quand il s'agit d'un tel capitaine, a pu seul inventer et propager de pareils bruits; j'ose les démentir en face de la France, dussé-je payer de mon sang ma fidélité au plus glorieux souvenir. Ney ne put agir autrement, sans sacrifier son corps d'armée. Si le maréchal Grouchy, au lieu de promener ses bivacs, se fût immédiatement mis en marche par l'inspiration de la canonnade qu'il entendait, si l'Empereur eût laissé à Ney les troupes de d'Erlon, le fatal sauve qui peut! eût été répété en allemand et en anglais par les échos de Soigne et de Mont-Saint-Jean. Le lendemain de l'arrivée à Soigne devait se livrer la bataille de Waterloo. Depuis deux jours on se battait; les troupes étaient harcelées, mais n'étaient point abattues. L'enthousiasme circulait encore dans tous les rangs. Je racontai le soir au maréchal les joyeux propos des soldats qui tâchaient de garantir leurs armes de la pluie qui tombait par torrens. Malgré le mois de juin, le temps était déplorable. Cette dernière journée fut peut-être la plus brillante des innombrables et immortelles journées du prince de la Moskowa. Oui, j'en appelle à tous les militaires qui ont pu entendre les balles qui sifflaient dans les habits du guerrier, ils diront si sa pensée, si son courage n'étaient pas là avec toute leur jeunesse pour la cause de cette France, dont Mont-Saint-Jean allait fixer les destins. Comme partout, Michel Ney défendit au prix de son sang cent mille Français, sauvés, en Russie, par son héroïsme dévoué. Sa conduite apparaîtra dans tout son éclat devant la postérité. Ombre chère et sanglante! le reste de ma vie est dévoué à célébrer ton courage et tes nobles qualités, et à pleurer jusqu'à mon dernier soupir ta fin si déplorable! Ney fut chargé du centre, sur la grande route. Peu après l'attaque, l'ennemi fut délogé, et notre cavalerie de réserve l'occupa; là je le suivis de près, nous étions encore triomphans. Tout en me cachant à la vue du maréchal, je m'écartai un moment de mon guide. En un instant, je me trouvai comme portée vers la droite, et presqu'au milieu des feux; je ne vis plus que de loin les efforts des troupes, que Ney animait de son exemple!

Dans ce moment j'aperçus une femme vêtue comme moi en homme: elle avait très imprudemment mis pied à terre; je l'aidai à se remettre en selle. Elle me rapporta qu'elle arrivait du château de Hougommont, que le général Reille avait enlevé au commencement de la journée. «Blücher n'a pas 30,000 hommes, me dit-elle; si Grouchy attaque, les Français gagnent la bataille.» Je ne sais quoi me déplaisait dans cette femme, lorsqu'elle m'annonça que Napoléon était sur les hauteurs de Vousomme, avec 66,000 hommes, mais que Wellington en a 100,000. J'eus envie d'essayer ma valeur en combat singulier, et pour n'y pas céder, je sautai aussitôt à cheval et le mis de suite au galop dans la direction où l'Empereur avait tourné la gauche de l'ennemi pour faciliter au maréchal Grouchy le moyen de le joindre, ce qui eût décidé la victoire. J'approchai de ce point, et j'étais de ce côté quand l'Empereur apprit que le maréchal avait bivaqué, pendant qu'il le croyait en pleine attaque sur Wavres pour en chasser les troupes de Blücher. On avait détaché du monde en observation du côté de Saint-Lambert; de là on attendait du renfort, et c'était l'avant-garde d'un corps de 30,000 Prussiens qui arrivait. Il était alors deux heures. Sur la ligne, il n'y avait alors d'engagés que les tirailleurs. En ce moment, vers la gauche, un officier de l'Empereur passa; il portait l'ordre au maréchal Ney de commencer le feu, et de prendre la ferme de la Haie-Sainte et le village de la Haie. Jamais ordre ne fut plus promptement ni plus complétement exécuté. La division anglaise tomba foudroyée.

La montre à la main, je suivis pendant trois heures cette scène de carnage dont notre cavalerie vint achever les résultats. Il y avait fuite de tous ces débris anglais vers la route de Bruxelles. Nos ennemis déclarent que les Français sont perdus une fois qu'ils sont en déroute. Je crois que ceux qui se rappellent cette course désordonnée des corps britanniques avoueront qu'on ne peut rien imaginer de plus entier que cette débandade. La victoire parut décidée, et elle l'était par l'impétueuse attaque de Ney. Mais voilà que Bulow (par le retard involontaire et fatal du maréchal Grouchy) opère un funeste retour avec ses trente mille hommes de troupes fraîches arrivant l'arme au bras. Était-ce Ney qui avait amené ce passage? n'avait-il pas conduit ses troupes à Ligny, aux Quatre-Bras? n'y avait-il pas combattu, payé de sa personne; la position du centre ne fut-elle pas gardée d'après les ordres de l'Empereur? N'avait-il pas triomphé à la Haie-Sainte; ne chassa-t-il pas les Anglais?… Quelle voix pourra s'élever contre celui qui, voyant la bataille perdue, après avoir eu plusieurs chevaux tués sous lui, deux bataillons écrasés, se jeta l'épée à la main, les vêtemens criblés de balles, le visage inondé de sang, au milieu d'un carré de braves de la vieille garde, dont les cadavres s'entassaient autour de lui? Est-ce l'homme qui eût fléchi dans son devoir qui se serait conduit avec cet héroïsme. «La France est perdue, il faut mourir ici,» fut le cri de son cœur. Le peu de braves qui restaient debout, qui tous depuis si long-temps le regardaient comme le plus brave, l'entraînèrent avec les débris de la colonne.

CHAPITRE CLVI.

Soirée du 18 juin.

Qu'on se représente une femme égarée sur un champ de bataille, en proie à toutes les fatigues du corps, à toutes les angoisses du cœur; et l'on ne s'étonnera pas que dans cette peinture d'un effroyable désastre je ne sois pas fidèle aux rigoureux calculs des mouvemens militaires. Ma tête se perd encore aux souvenirs de ces terribles péripéties d'un carnage. Hélas! voudrait-on qu'une pauvre femme, qui ressentait là tout-à-fait les dangers et des inquiétudes mille fois plus cruelles que ces périls, conservât ce sang-froid stratégique qui déduit minutieusement les circonstances d'une bataille? Je suis à cheval; le flot des Prussiens m'emporte, et je m'égare dans la mêlée. Je ressemble, hélas! dans ce moment de mes Mémoires, à Napoléon dans les dernières heures de cette journée fatale; j'obéis au torrent, et ne le vois plus que quand il me presse de trop près.

J'arrivai à Furnes le 17; tout y exaltait le nom si souvent prononcé par la victoire. Ney y resta après avoir remporté un brillant avantage sur les Anglais, malgré les renforts qui arrivaient de tous côtés aux ennemis. C'est Ney qui arracha le drapeau du 69e régiment. Au premier moment de sourire de la victoire, et avant cette arrivée inattendue des Prussiens, j'avais rencontré par un choc le maréchal Ney. Son premier mouvement fut de surprise, la réflexion fut de colère; à tout je ne répondis qu'en posant la main sur mon cœur et en disant: «Je n'ai pu agir différemment; ne pensez pas à moi.—Par Dieu, je le crois, j'ai bien autre chose à penser. La responsabilité de tant de braves sur les bras;» puis se laissant aussitôt entraîner à cet enthousiasme qu'il aimait à me voir partager: «J'espère, m'avait-il dit, que nous achèverons messieurs de l'Angleterre.» Là, Ney était bouillant d'espoir; mais lorsqu'il eut reçu l'ordre de laisser partir le corps d'Erlon, il devint soucieux. Il m'avait très sérieusement interdit de jamais lui demander compte, aussi m'en gardai-je soigneusement; mais je compris très bien à son air et par des mots échappés pendant les rares minutes que je le vis, que cette disposition de l'Empereur le contrariait. Je sais que j'entendis qu'il disait: «Il ne faut plus penser à avancer; nous nous soutiendrons bien ici contre cinquante mille hommes, quoique je n'en aie que quinze mille.» Alors il m'ordonna positivement de retourner, tandis que je le pouvais encore; je feignis d'obéir. J'avais pris mes précautions pour être toujours à même de me rapprocher des bagages. On commençait à montrer des inquiétudes sur l'armée de Grouchy. Quelle plume il faudrait pour peindre ce qui se passait sous mes yeux et autour de moi dans un intervalle de peu d'heures. Tout à coup on eut encore une grande joie; le général Pajol venait, par un miracle de bravoure, de chasser des Prussiens triples en nombre. Je m'adressai à un sous-officier de la cavalerie Michaud. «Les ordres arrivent-ils?» me dit-il; il y a des engagemens de tirailleurs vers la Haie-Sainte. J'étais montée à cheval; tout à coup j'entendis de nouveaux cris de victoire. Desnouette venait de chasser les Prussiens du mont Saint-Jean; à sept heures les Français avaient triomphé trois fois, et cependant le mot destruction bruissait déjà dans les cyprès qui allaient ombrager le vaste tombeau de la valeur malheureuse. À huit heures, la garde était tombée en s'immortalisant.

Ceux qui ont dit que Napoléon était lâche et qu'il avait fui le champ de bataille, après y être resté spectateur à l'abri du péril, ne l'ont jamais vu à la guerre; il y était exposé aux boulets; qu'on se rappelle Kaya et la journée qui frappa Duroc près de lui. Moi, qui ne prétends pas à l'immortalité, je me tenais autant que possible à l'abri avant la bagarre, et j'ai observé de près, avec une excellente longue-vue, le visage de l'Empereur, un quart d'heure avant le terrible sauve qui peut; et lorsque, par une tentative désespérée, il ordonna à ses grenadiers de passer un ravin qu'ils comblèrent de leurs cadavres, la physionomie de l'Empereur était effrayante de sang-froid; autour et devant lui tombaient les plus braves, son front ne sourcillait pas: il mesurait l'abîme et semblait de son regard d'aigle y chercher encore une issue; il attendait les troupes de Grouchy: qu'on juge de l'épouvantable certitude qu'au lieu d'un renfort lui causa l'aspect des Prussiens, enveloppant et inondant nos lignes déjà éclaircies! C'est alors que les officiers qui entouraient l'Empereur l'entraînèrent: cela ne s'appelle fuir dans aucun pays du monde. Les soldats, dans leurs cris de rage, accusaient quelques généraux malheureux; je restai au milieu d'eux à pied, ne prononçant qu'un seul mot, c'était le nom de Ney: «Il s'est fait tuer au milieu d'un carré de la jeune garde», me dit enfin un de ces hommes fuyant par force et le désespoir dans l'ame. À mon cri d'effroi, un officier me répondit: «De quoi vous plaignez-vous? il est plus heureux que nous, il a pu se battre jusqu'à la fin; ils n'en auront pas eu bon marché, ces gredins de Prussiens et d'Anglais.» Le nom de Ney, cher au cœur des soldats, avait fait son effet, et ce militaire tâcha de me protéger, autant que possible dans la bagarre contre la foule.

La nuit commençait à être profonde; la pluie tombait par torrens; les chemins étaient fangeux et impraticables; on trébuchait sur des cadavres et des mourans.

Au moment de la bagarre, j'avais mis pied à terre; la terrible vue de ce mouvement me fit m'élancer du côté opposé, sans penser au cheval ni à celui qui le tenait, et qui en aura profité, j'espère, pour se sauver. J'étais tombée dans une colonne de fuyards, et force me fut de suivre le mouvement ou de me faire écraser.

Mon guide trouva cependant encore à me parler d'autre chose que des horreurs qui nous environnaient. «Vous aimez donc le maréchal, me disait-il, pour être venue ici?» Je me pressai convulsivement contre le bras qui me soutenait: «Ah! conduisez-moi vers le lieu où il est tombé.» Ce brave ralentit sa marche, et laissant s'écouler un peu la foule, prit avec moi vers la route où avait combattu le centre que Ney avait commandé. Il allait m'y conduire, quand, à peu de distance, nous vîmes un gros de Prussiens s'efforçant à faire mettre bas les armes à un reste de peloton qui s'était réuni, et quittait ce champ de regret avec une attitude française. Les apercevoir et voler à leur secours fut même chose pour mon intrépide compagnon. Je fis des efforts pour m'éloigner de ce spectacle d'horreur: ils étaient vingt contre trois cents! Les Prussiens les massacrèrent avec fureur; c'est là où fut tué Duhesme, qui, ne pouvant plus se défendre, serra son arme contre son cœur, où son lâche adversaire enfonça sa baïonnette. Mon guide eut le même sort sans doute, car je ne le vis plus, quoiqu'en s'éloignant il m'eût crié de ne pas bouger, de l'attendre: hélas! c'était un ami de moins. Cette protection, accordée dans de pareils instans au seul nom de Ney, m'eût été un appui bien nécessaire dans ces jours d'angoisses qui allaient suivre cette terrible défaite.

Je regardais autour de moi, et partout ce n'étaient qu'objets d'épouvante: des morts, des débris et des mourans; les clameurs du courage remplacées par le silence d'une affreuse destruction; déchirant spectacle d'innombrables agonies, qui n'attire pas même en de tels instans les regards de la pitié: la mienne, cependant, fut excitée jusqu'aux larmes, au point de me faire oublier tout pour voler au secours de plus à plaindre que moi. À cinquante pas, je vis un homme, marchant péniblement, ou plutôt se traînant, et que je crus blessé et échappé au massacre des Prussiens. Sans aucune réflexion, je volai vers lui au moment où je le vis tomber anéanti sur ce sol inondé de sang. J'approche, et je reconnais de suite, aux formes, que c'était une femme.

Je ne m'arrêterai pas à peindre les sentimens qui m'agitèrent en reconnaissant, lorsque j'eus soulevé sa tête, mon amie Camilla, la maîtresse si tendre du jeune et brave Duhesme, qu'elle avait toujours suivi, à qui elle avait immolé rang et fortune, et qu'elle venait de voir massacrer sous ses yeux. Quelles fictions inventées par les poètes pour de nouvelles terreurs approchent de l'épouvantable réalité de cette scène? Ô Camilla! tu vis; tu as trouvé le repos au sein de ta famille, dans cette Toscane, notre commune patrie. Si mon livre te parvient un jour; ton ame bonne et reconnaissante ressaisira avec des pleurs de reconnaissance le souvenir de l'intérêt intrépide avec lequel je t'arrachai à la mort. J'étais à genoux, tâchant de ranimer ma malheureuse amie. Tout était à redouter; mais je ne pouvais songer qu'à elle. Son premier retour vers la vie fut un cri d'effroi; elle ne me reconnut point; s'arrachant de mes bras, elle me dit avec une angoisse déchirante: «Je suis couverte de son sang! ayez pitié de moi.—Camilla, c'est moi.» Elle me reconnut, se jeta sur mon sein, disant: «Ida, ils l'ont massacré sous mes yeux.—Confondons nos pleurs: Ney aussi est tombé», lui dis-je. L'idée de ma douleur put seule la distraire de son désespoir. Sa reconnaissance cherchait à balbutier la consolation; mais les sanglots coupèrent sa voix. Nous résolûmes de rester là quelques instans, et d'aller en recherches de ce que nous avions perdu de cher et sacré.

Je fis avaler quelques gouttes de Madère à ma défaillante amie; je relevai ses cheveux épars sous mon foulard, et réparai, tant bien que mal, un désordre qui montrait son sexe. L'infortunée avait lutté dans la mêlée; sa main droite était déchirée, et son épaule droite légèrement effleurée par un coup de pointe. Elle me répétait: «Ce sont des assassins et non des soldats; ils ne combattent pas, ils égorgent à dix contre un.» La nuit était encore devenue plus profonde; quelques lueurs l'interrompaient par intervalles; on voyait à ces rares clartés se promener de ces hommes, qui arrivent d'un pas décidé, quand le silence de la mort règne là où brilla l'héroïsme, pour dépouiller sans pudeur l'ami tombé pour les défendre, et l'ennemi qu'ils n'ont pas osé combattre. C'étaient des paysans; l'un d'eux s'étant approché, je lui offris de l'or pour nous procurer un guide: heureusement l'homme auquel je venais de m'adresser n'obéissait qu'à la misère, en venant chercher des cadavres. Il ne fut pas insensible au triste aspect de Camilla ni à ma voix suppliante. Il ne fixa rien pour son important service, et je crus ne plus pouvoir le récompenser, même avec beaucoup d'or, lorsqu'en m'informant de Ney, cet homme me donna, comme témoin, tous les détails de son héroïque défense, m'assura qu'il n'était que blessé, et que ses troupes l'avaient entraîné, lorsqu'à sept heures on avait vu la bataille perdue. Le maréchal avait encore emmené au feu un bataillon de la jeune garde, qui fut écrasé; que lui, Ney, s'était alors jeté à pied, l'épée à la main, dans le carré de la vieille garde.

Si cet homme avait su sur quel point les troupes de Ney s'étaient dirigées, j'aurais confié Camilla à sa générosité, et volé vers le maréchal; mais, dans l'incertitude, je crus faire mieux en employant tous les moyens de me rendre directement à Paris. J'arrivai au bout de deux jours, et fis avertir D. L***. On plaça quelques matelas pour moi, et je fis coucher mon infortunée compagne dans mon lit. La fièvre l'avait prise; en peu d'heures elle fut au plus mal: je fis appeler un médecin et une bien excellente garde, prévoyant trop que mes soins ne pouvaient être assez assidus, mon cœur étant en proie à l'affreux tourment d'ignorer la destinée de Ney. L'arrivée de D. L*** diminua mon incertitude et mon impatience, mais sans la satisfaire; il me dit: «N'allez pas courir, laissez aller les événemens, vous reverrez le maréchal, il est à Paris; il a cru joindre Grouchy et l'Empereur pour se réunir à eux, pour se battre encore; mais il n'y a plus rien à tenter. Ney n'a trouvé personne; depuis hier il est près de l'Empereur, à l'Élysée. Davoust rassemble les débris de l'armée sous Paris. Il y a de quoi faire contenance; du moins l'ennemi n'entrera pas sans capitulation.» D. L*** était le seul qui me mît exactement au courant des événemens qui me touchaient si fort; puisque la destinée de Ney y était attachée. D. L*** venait deux et trois fois par jour me rendre compte, m'offrait tout l'argent dont j'avais besoin, ne me parlait que de Ney, m'approuva dans ce qu'il appelait ma pitié héroïque pour Camilla, et pour comble de bienfaits me donna l'espoir d'une entrevue avec le maréchal.

Nous étions arrivés, les images de la mort devant les yeux. Les heures furent autant de siècles d'angoisses et de combats avec moi-même. Sachant que la plus vive peine à causer au cœur de Ney eût été de faire des démarches qui eussent, par une imprudente preuve d'intérêt, pu troubler le repos d'une épouse entourée de son respect et de son amour, je restai donc, m'abstenant de toute tentative pour le voir: seulement j'avais remis à D. L*** une lettre pour la faire tenir au maréchal.

CHAPITRE CLVII.

Coup d'œil sur la capitale.—Angoisses des amis de Napoléon.

Fatiguée de douleurs, de noires pensées, des images sanglantes d'une défaite, dès mon retour à Paris ma tristesse s'accrut encore, en jugeant, dès le premier aspect de la capitale, qu'il n'y avait plus de réparations possibles à nos désastres. Il semblait que je sortais d'un songe affreux, dont le réveil était la mort.

Je courus chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely, n'ayant pris que le temps de m'occuper de Camilla. J'étais affamée de nouvelles. «Ah! mon amie, s'écria-t-il en apercevant mes vêtemens encore tout empreints des traces du voyage, embrassons-nous, car c'en est fait de nous tous.

«—Eh quoi! plus d'espoir! Napoléon nous reste cependant? Quand j'ai quitté l'armée, les bandes se reformaient. Des soldats restent encore déterminés à mourir. Le désespoir ne peut-il pas quelquefois devenir un triomphe?

«—S'il était général, ce désespoir, il pourrait, comme un rocher inaccessible, arrêter le danger; mais, sans compter le parti qui regrette et qui attend les Bourbons, il y a maintenant dissolution, anarchie, dans nos propres rangs. Croiriez-vous que la Chambre des Représentans s'occupe d'une constitution, au lieu d'une levée en masse. Ce sont des hommes qu'il faudrait, et ce sont des lois qu'on fabrique. On dirait qu'un fléau en amène toujours un autre. Ce n'est pas assez de l'Europe entière pour déchirer la France; à cette inondation des barbares vient se joindre une armée de sauterelles législatives. La sottise d'une part, l'intrigue de l'autre, on ne sait quel démon de discuter sur des principes et de faire des doctrines, enfin une malveillance générale contre l'Empereur, paralysent ce qui reste de vie à la France. On veut faire abdiquer Napoléon. Rome avait des félicitations pour le consul qui n'avait point désespéré de la patrie. On n'a ici que des défiances, que de l'ingratitude, que des affronts, pour l'homme dont le génie ne saurait être remplacé.

«—Mais, mon ami, est-ce que l'Empereur se laissera dépouiller? Est-ce que les soldats se laisseront enlever le seul homme auquel ils se fient?

«—Napoléon sait d'où partent toutes ces menées; mais il est trop tard. Les Bourbons le traiteraient avec plus de générosité que le parti qu'il a appelé à son aide, et qui profite des infidélités de la victoire pour l'étouffer.

«—Et la Chambre des Pairs, celle-là, composée de tant d'illustres guerriers, sait au moins que le premier intérêt d'un peuple, c'est de résister à l'étranger.

«—Celle-là n'est pas meilleure que l'autre. On a refusé la parole à
Lucien, en prétendant qu'il n'était pas prince français.

«—Que veut-on faire?

«—Dans ce moment, chacun sait bien ce qu'il ne veut pas; mais personne ne sait ce qu'il préfère. Des mains habiles et savantes entretiennent ou organisent peut-être ces divisions, afin de diminuer d'autant les chances d'un concours universel pour se targuer ensuite de l'impuissance qu'ils auront créée, et qu'ils appelleront du dévouement, s'il y a des vainqueurs.

«—Je venais chercher auprès de vous des consolations, des espérances, et vous mettez encore un poids de plus sur d'immenses douleurs. J'aimais mieux la mort de l'épouvantable champ de bataille que j'ai quitté, que cette mort d'anéantissement et de langueur. Si vous aviez vu à Mont-Saint-Jean, à Waterloo, les prodiges de courage, d'héroïsme furieux ou tranquille, vous ne comprendriez pas non plus que la victoire n'ait pas couronné tant d'efforts, ni payé tant de sang. Tous les généraux étrangers voudraient de bonne foi expliquer leurs triomphes, les nôtres tout ensemble, notre défaite, qu'au lieu d'une cause palpable, d'une saisissante raison, on n'étalerait encore que des cadavres. On peindra, mais on n'instruira jamais cette grande catastrophe. Une fatalité telle qu'il n'en est point de pareille dans l'histoire, un effroyable que sais-je, seront les derniers mots de la postérité sur Waterloo.

«—L'Empereur, entre nous, a-t-il été lui-même?

«—Jamais son génie, jamais sa bravoure personnelle, ne déployèrent plus de ressources. Au milieu de la garde impériale, au milieu des généraux redevenus soldats, on se croyait dans une armée de géans.

«—Pauvre Napoléon! c'est après de tels sacrifices que l'ingratitude des uns, la démence des autres, veulent t'immoler à des rêves, à des utopies. Oui, mon amie, tous nos idéologues veulent, avant d'être écrasés, avoir la satisfaction de résister à la tyrannie, de se précautionner contre le despotisme. N'importe, l'Empereur abdiquera encore une fois, j'en suis sûr; les traîtres et les niais l'emporteront. Cet homme, qu'on accuse d'être ambitieux, égoïste et sanguinaire, aura donné deux fois au Monde un exemple inouï de désintéressement et d'immolation. S'il l'eût voulu, s'il le voulait encore, il pourrait s'ensevelir sous les débris de la capitale, faire sortir de Paris embrasé son salut et le nôtre, mourir du moins en jouant tout, en même temps que lui-même. Non, il sait résister à l'intérêt de son orgueil outragé; il sait regarder en face une chute qu'il pourrait rendre terrible.»

Je quittai Regnault après beaucoup d'autres effusions que je me rappelle un peu moins, parce qu'il y avait plus de vivacité dans ses sentimens que de suite dans ses idées. Je l'assurai que, le feu fût-il aux quatre coins de Paris, mon dévouement n'en serait pas moins entier, absolu, infatigable; que j'oublierais mes propres chagrins pour ne songer qu'à la grande douleur de l'homme qui avait à jamais enchaîné nos cœurs.

Ce jour-là, je repris ma vie de Paris, cette vie de courses, de communications de toute espèce, qui se trouvait naître de mes goûts, et fort bien servir en même temps les intérêts des autres. Le lendemain de ma visite à Regnault, je rencontrai M. le comte Carnot dans un salon du Marais, où j'étais allée porter une lettre du fils de la maison, jeune officier, qui m'avait, à Laon, prié de lui rendre ce service. Dès que Carnot m'aperçut, il eut la bonté de venir à moi; et, malgré les préoccupations du moment, à peine lui eus-je dit que je venais de l'armée et que Waterloo s'était trouvé entre nos deux rencontres, qu'il me fit remarquer, avec assez de poésie pour un mathématicien, qu'il fallait en quelque sorte que le monde s'ébranlât pour nous mettre en présence. Dans les violentes secousses des événemens ou des passions, il suffit quelquefois d'un mot, d'une idée soudainement jetée en avant, pour m'enlever à tout ce que mes sensations présentes ont de plus poignant, et me transporter dans le cercle d'une causerie calme et tranquille. Quoique M. le comte Carnot fût un personnage plus positif que fantasmagorique, je lui sus gré de me traiter en événement; mais il retomba bientôt de cette politesse phraséologique dans le lieu commun de ses idées exclusives. Ainsi, au lieu de me parler de la campagne que je venais de faire, de déplorer les pertes effroyables, les conséquences menaçantes de Waterloo, il me dit que ce serait peut-être un bien pour la patrie, qu'au lieu de devoir son salut à une armée et à un chef, les citoyens soulevés la dussent à eux-mêmes, parce qu'ainsi, après avoir chassé les ennemis, ils n'auraient pas à craindre que la victoire devînt de nouveau l'instrument de leur servitude. Je tâchai de tirer Carnot de ses préventions, et surtout de ses illusions; car on ne peut se faire d'idée de ses crédules espérances. Il prétendait que nous allions avoir un million de soldats; que toutes les gardes nationales immobilisées allaient remplacer une armée seulement militaire par une armée citoyenne. Cette fascination me chagrina au lieu de m'indigner; et comme la société était peu nombreuse, je profitai de cette circonstance pour éviter une dispute avec un vieillard dont l'ancien caractère avait commandé à mes respects.

En rentrant chez moi je trouvai un message de la reine Hortense, dont j'étais pourtant peu connue, et qui vint faire un moment diversion à mes cruelles agitations. Cette femme, à tant de titres intéressante, était venue de la Malmaison pour un jour. Je me rendis à l'Élysée-Bourbon où elle m'attendait. Elle me questionna sur toutes les circonstances des journées des 16, 17 et 18 juin, et me parut bien inquiète. «N'est-il pas vrai, répéta-t-elle à plusieurs reprises, que l'Empereur s'est jeté au milieu des grenadiers avec son état-major, et qu'on l'a forcé de quitter le champ de bataille? qu'il ne l'a pas volontairement abandonné?

«—L'Empereur abandonner le champ de bataille! Ses braves l'en ont arraché.» La reine m'avait écoutée avec avidité.

«Vous y étiez, vous, et ce n'était pas votre première bataille; le danger n'est donc rien pour vous?

«—Tant que cela va bien, on n'oserait paraître timide, et quand cela va mal, on pense au salut; ainsi on n'a pas le temps d'avoir peur.»

L'aimable fille de Joséphine me parla de Regnault, du maréchal Ney. Je crus devoir nier ma liaison. Elle avait beaucoup trop d'esprit, et surtout alors avait bien autre chose dans la tête pour s'arrêter à cet objet. Elle ajouta encore à mes peines par les nouvelles qu'elle me donna de Murat. «Il est malheureux et il l'a mérité, disait-elle; car de tout ce qui arrive, Joachim doit en partie s'accuser. Avec ses idées d'affranchir l'Italie, il a ôté un appui et une ressource à celui dont il tenait sa couronne; il peut se regarder aujourd'hui comme à jamais perdu.» Elle me demanda si j'étais revenue avec la suite de l'Empereur, et je trouvai je ne sais quoi d'un peu inquisitorial dans ces questions. Je lui racontai ma rencontre avec la malheureuse Camilla, et notre triste retour: «Ainsi, vous n'étiez pas à Philippeville?

«—Mon Dieu, non.

«—Qui était donc cette femme qui est revenue avec une des voitures du maréchal Soult? en avez-vous connu à la suite?

«—Aucune; mais j'ai vu à Mont-Saint-Jean une femme qui se prétendait maîtresse du général Bourmont.

«—Est-elle belle et jeune?

«—Elle est assez bien, elle galoppe, habillée en homme; espèce de volontaire comme moi.

«—C'est cela alors;» et la reine resta pensive quelques instans: «L'Empereur est à Laon, ajouta-t-elle; il est persuadé que tout peut se réparer encore, qu'il ne faut que de l'énergie et de la résolution, de la part des officiers et du gouvernement. Il ignore tout ce qui se trame ici. Je voudrais qu'il le sût et directement; j'ai beaucoup de choses à communiquer à l'Empereur.» Ici la reine me regarda de toute l'expression de sa spirituelle physionomie, et je crus si bien la deviner, que je lui répondis, en mettant la main sur mon cœur: «La place est sûre, vous pouvez tout y déposer.

«—Vous êtes encore au-dessus du bien que m'a dit de vous Élisa et quelqu'un que vous aimez… Passez, je vous conjure, chez mon secrétaire ainsi que chez Regnault, puis partez sans délai pour Laon.» Alors elle me prit les deux mains, les serra avec une agitation convulsive. «Voici ce que vous devez dire de ma part ou à Bertrand ou à l'Empereur, à personne autre: que j'ai la certitude que les Chambres se déclareront contre lui, qu'on ne le regarde plus même comme chef de la nation; en un mot, qu'ils ne veulent plus de lui, heureux si on ne le juge pas traître à la patrie; qu'il doit rester avec l'armée et que je veux m'y rendre. Je hais et crains les républicains: ils se sont courbés, mais leur haine existe tout entière. Direz-vous bien tout cela?» Je le lui répétai à l'instant, et involontairement je saisis une de ses jolies mains que je pressai contre mon sein. Hortense sourit avec une bonté triste, mais tout obligeante. Il y eut, dans ce tête-à-tête de la fille de l'impératrice Joséphine et de moi, un bizarre rapprochement de circonstances: le cabinet où me reçut la reine Hortense au mois de juin 1815 était le même où, seize ou dix-huit ans auparavant, la citoyenne Bonaparte et la citoyenne Moreau se reposèrent amicalement en prenant des sorbets, après les fatigues d'un bal champêtre. Ma visite s'était assez prolongée pour que je me trouvasse forcée de remettre au lendemain ma visite à son secrétaire. Ce lendemain même était le jour fixé de mon départ. J'accourus chez Regnault sans le rencontrer. J'y retournai quelques heures après, toutes mes dispositions étant faites. Quoique déjà si cruellement agitée pour moi-même, je puis dire que non seulement j'étais résolue à ce voyage, mais que je mettais une sorte d'orgueil à donner cette nouvelle preuve de mon dévouement actif à l'Empereur et à sa famille. J'allai donc chez Regnault très fermement déterminée à partir immédiatement. Regnault me demanda si j'avais une lettre.

«Non.

«—Qu'allez-vous donc faire?

«—Dire deux mots à l'Empereur.

«—Folle!

«—Pas du tout, et deux mots à l'oreille.

«—Et je ne puis les savoir?

«—On me les a fait apprendre par cœur pour ne les dire qu'à Napoléon; les tortures ne m'en arracheraient pas le secret.

«—C'est très bien, ma chère amie; si les choses se replâtrent, votre avenir sera superbe.

«—Je suis si loin d'y prétendre, comme vous l'entendez, Monsieur le comte, que cette seule pensée gâterait mon zèle, si le moment me paraissait moins impérieux. Hélas! ce zèle allait s'évanouir, et un moment allait m'en faire perdre jusqu'à l'idée.» Regnault, sans y trop réfléchir, me donna à lire le bulletin de la bataille de Waterloo. À peine avais-je vu cette phrase si cruellement injuste: «J'aurais pu rejeter sur le maréchal Ney une partie des malheurs de cette journée;» que je jetai le bulletin, en éclatant sans ménagemens contre l'Empereur: «Il veut le compromettre, le perdre peut-être; il n'y réussira pas… Moi, servir qui offense Ney, m'exposer encore pour le prévenir du danger qui peut le menacer? Moi!… je l'y pousserais plutôt mille fois. L'ingrat, il ose toucher à la gloire de son plus grand capitaine!» Je marchais à grands pas dans l'appartement, j'étouffais de fureur. Regnault crut me ramener, juste par un mot qui m'exaspéra sans retour. «Allons, mon amie, allons, vous savez bien qu'il ne peut arriver rien de fâcheux pour cela au maréchal. Hâtez-vous de remplir la mission que vous avez acceptée.

«—Moi, partir?

«—Sans doute, et le plus tôt possible.

«—J'aimerais mieux mourir dans un cachot.

«—Êtes-vous folle? vous avez promis?

«—Mais on ne me paie pas, je pense, et si mon fol enthousiasme m'a fait faire beaucoup d'extravagances pour leur service, il ne me fera jamais descendre à l'indignité de renier un sentiment qui fait l'orgueil de ma vie. N'y pensez pas au moins, et chargez-vous, je vous prie, d'en instruire la reine.

«—Mais y songez-vous? vous voulez donc vous perdre?

«—Y pensez-vous à votre tour, vous-même? et en quoi, s'il vous plaît, Monsieur le comte, me perdrai-je? ai-je une place? suis-je payée? mon zèle ne pouvait venir que de mon dévouement. Napoléon, vient de me désenchanter par son ingratitude pour Ney; je ne saurais jamais le haïr, mais je ne le servirai plus en rien; c'est mon ultimatum.

«—Saint-Elme, si je vous connaissais moins, je dirais: c'est parce que l'étoile pâlit.

«—Monsieur le comte, cela ne peut m'atteindre. Toutefois je partirai; je vous le promets; mais je vous avoue, que c'est à contre-cœur.» Je m'y tins prête, lorsqu'à l'Élysée je reçus contre-ordre, parce que l'Empereur y venait d'arriver; tout semblait se réunir pour s'emparer de sa volonté. Napoléon avait voulu rester à Laon; il pouvait avec quelques mille hommes défendre l'approche de Paris: il en eut l'idée, parce qu'il sentait sa force au milieu d'une troupe dévouée et fidèle; mais on lui fit entendre qu'on aurait pu croire à Paris qu'il était mort, que cela découragerait le zèle de ceux qui avaient pu s'armer pour tenter la fortune d'une défense. L'Empereur sentait qu'on ne lui conseillait que des sottises.

L'arrivée brusque de l'Empereur me sauva une course que j'allais entreprendre d'assez mauvaise volonté, et me rendit cependant en peu de jours tout mon zèle pour la cause de Napoléon, justement par l'indécent acharnement qu'on mettait à l'accabler.

En effet, Napoléon avait été froidement accueilli, même par les courtisans qui lui devaient le plus. Regnault me dit, le soir, que l'Empereur était dans une agitation convulsive depuis qu'il avait su le vœu de la Chambre des Députés. Je ne sais si la réponse qu'on a prétendu avoir été faite par l'Empereur à M. Benjamin Constant, est vraie; mais je puis assurer que s'il l'a faite, elle fut une preuve de plus de la connaissance de l'esprit du peuple à son égard; car nul doute que s'il eût voulu le soulever contre les Chambres, il le pouvait. Dans ces derniers momens de Napoléon, dans cette agonie terrible de son génie et de sa fortune, j'avais un extrême désir de voir l'Empereur; je voulais lui parler du maréchal: je me rendis donc à l'Élysée. Au moment où j'arrivai, une foule immense remplissait l'avenue de Marigny. Ce n'était pas seulement ce qu'on appelle du peuple, mais il y avait aussi des gens fort bien vêtus, beaucoup de citoyens de toutes les classes, bourgeois aisés et de la partie marchande. La personne par laquelle je pouvais être introduite me prévint que c'était impossible, qu'il y avait une députation près de l'Empereur, qu'on en attendait une autre, que cela n'en finissait pas. «On lui tourne la tête», me disait M. Machembled, que je connaissais depuis mon dernier voyage en Italie, et que j'avais rencontré à ma première visite à la reine Hortense, comme une connaissance qu'on revoit avec plaisir. Machembled avait servi dans le génie, et l'Empereur en faisait cas; il me parut à moi instruit, affable et loyal dans son dévouement, sans aucune prévention violente. Pendant que nous causâmes dans le vestibule, les cris allaient toujours croissant; on assura depuis qu'ils avaient fourni un mot heureux à l'Empereur. Je n'en puis répondre, n'étant pas présente; mais je puis dire que jamais je n'avais entendu proférer de si bruyantes et de si cordiales acclamations.

La seconde abdication fut enfin arrachée à Napoléon. Ce furent les ducs d'Otrante, Decrès et de Vicence qui la portèrent. Je sus que quelqu'un de la foule qui environna constamment l'Élysée, avait dit en voyant ces trois Messieurs: «Voilà le bourreau, le confesseur et le geôlier!» Dès qu'elles eurent reçu l'abdication, les Chambres députèrent une commission à l'Empereur: celle-ci reçut à son tour des lazzis populaires en passant. «Qu'ils sont pressés de se défaire de celui à qui ils doivent leurs cordons et leurs équipages!» disaient les beaux esprits ambulans. On avait vu passer un officier supérieur de la garde nationale; lorsqu'on sut qu'il était venu pour presser l'abdication, il fut heureux de s'éloigner à toutes brides, car on se promettait de lui faire un mauvais parti. En courant de l'Élysée chez moi, je rencontrai Labédoyère; c'était la veille de cette séance orageuse à la Chambre des Pairs, où il déploya une énergie si fougueuse pour soutenir l'hérédité de Napoléon II. Labédoyère était hors de lui; il ne parlait de rien moins que d'enlever l'Empereur, de le conduire à l'armée, et d'imposer des lois à ces Messieurs les modernes Romains. Labédoyère n'entendait rien aux finesses politiques. Il voyait dans Napoléon l'homme des soldats, et, soldat lui-même avant tout, il portait jusqu'au fanatisme sa religion politique. Je ne trouvai pas moins de charmes dans l'excès même d'un sentiment si honorable, car c'était de la reconnaissance pour le génie malheureux. Rien n'était plus beau que Labédoyère plaidant la cause de l'Empereur. «Plutôt que de souffrir encore leur trahison, je les défierai tous», disait-il, et en le disant, il avait fortement la mine d'y être résolu.

CHAPITRE CLVIII.

Entrevue avec Ney.—Encore Camilla.

Il n'y avait pas trente-six heures que j'avais chargé D. L*** de ma lettre au maréchal Ney, quand je vis arriver mon adroit messager vers le soir, haletant, tout ému, me criant dès la porte de mon appartement: «Vite un schall, un chapeau, je vais vous conduire vers lui.» Il n'avait pas achevé cette douce quoique brusque allocution, que déjà j'étais sur l'escalier.

D. L***, vous lirez ces Mémoires, vous savez tout ce que j'ai droit de vous reprocher; vous n'avez point oublié votre lâche menace à l'époque où, toujours du parti vainqueur, vous osâtes menacer ma liberté, me faire un crime des sentimens dont seul vous connaissiez toute la force. Abus de confiance, calomnie, sourde persécution, sordide intérêt, je pourrais avec tant de remords vous accabler de votre opulence et de votre réputation; rassurez-vous. Du 12 juin au 7 décembre de 1815, le souvenir le plus déchirant vous a donné un droit immortel à ma reconnaissance, un droit qui vous répond de mon silence. Pour prix de ce dernier dévouement, D. L***, ces initiales que vous seul connaissez, ce chiffre mystérieux de vos fautes, ne vous désignent à personne, et jamais votre nom ne sortira ni de ma plume ni de mes lèvres. Vivez en paix!

Nous nous rendîmes en peu d'instans rue de Richelieu; le cabriolet entra dans la cour. J'aperçus Ney à une croisée, pâle, défait: Je repoussai D. L***; je franchis l'escalier, et je me trouve sur le cœur du maréchal: il m'y pressa long-temps. «Ma pauvre amie! grand Dieu! comment avez-vous pu échapper à cette abominable journée du 18?» Nous étions dans une chambre où il y avait un très beau portrait en pied de l'Empereur. Ney le fixa avec un regard qui peignit à la fois de l'admiration et de la douleur. Nous restâmes plus d'une heure ensemble dans cet entretien déchirant. Ney se laissait aller à plusieurs reprises à son emportement, en rappelant les détails du désastre de Waterloo. «Nous étions vainqueurs, disait-il; les dispositions étaient admirables de la part de l'Empereur; nos soldats ne furent jamais animés de plus d'ardeur; les malheureux chantaient, criaient, ne cherchaient qu'à garantir leurs armes. Ah! ne pas vaincre avec de pareils hommes!»

J'entretins le maréchal d'une séance de la Chambre des Pairs dont j'avais entendu parler d'une manière contradictoire, et sa gloire m'était si chère, que j'avais besoin d'entendre de sa bouche le récit de cette séance qui avait pu être si diversement interprétée.

«La franchise est un besoin de mon caractère. Comme je ne tromperais jamais un ami, je ne saurais tromper mon pays. Il faut dire la vérité aux peuples, toute la vérité, surtout dans les circonstances grandes et difficiles. Tenez, lisez cette lettre au duc d'Otrante, elle vous donnera toutes les explications possibles. Gardez cette copie, j'en ferai faire une autre; je désire surtout, à cet égard, la plus entière publicité.» Voici cette précieuse lettre; elle met en effet dans tout son jour l'ame et la conduite du maréchal.

LETTRE DE M. LE MARÉCHAL PRINCE DE LA MOSKOWA À S. EXC. M. LE DUC D'OTRANTE.
«MONSIEUR LE DUC,

«Les bruits les plus diffamans et les plus mensongers se répandent, depuis quelques jours, dans le public, sur la conduite que j'ai tenue dans cette courte et malheureuse campagne; les journaux les répètent et semblent accréditer la plus odieuse calomnie. Après avoir combattu pendant vingt-cinq ans, et versé mon sang pour la gloire et l'indépendance de ma patrie, c'est moi que l'on ose accuser de trahison; c'est moi que l'on signale au peuple, à l'armée même, comme l'auteur du désastre qu'elle vient d'essuyer!

«Forcé de rompre le silence, car s'il est toujours pénible de parler de soi, c'est surtout lorsque l'on a à repousser la calomnie, je m'adresse à vous, Monsieur le duc, comme président du gouvernement provisoire, pour vous tracer un exposé fidèle de ce dont j'ai été témoin.

«Le 11 juin, je reçus l'ordre du ministre de la guerre de me rendre au quartier impérial; je n'avais aucun commandement, ni aucunes données sur la composition et la force de l'armée; l'Empereur ni le ministre ne m'avaient rien dit précédemment qui pût même me faire pressentir que je dusse être employé dans cette campagne: j'étais conséquemment pris au dépourvu, sans chevaux, sans équipages, sans argent, et je fus obligé d'en emprunter pour me rendre à ma destination. Arrivé le 12 à Laon, le 13 à Avesnes, et le 14 à Beaumont, j'achetai, dans cette dernière ville, de M. le maréchal duc de Trévise, deux chevaux, avec lesquels je me rendis, le 15, à Charleroi, accompagné de mon premier aide de camp, le seul officier que j'eusse auprès de moi. J'y arrivai au moment où l'ennemi, attaqué par nos troupes légères, se repliait sur Fleurus et Gosselies.

«L'Empereur m'ordonna aussitôt d'aller me mettre à la tête des premier et deuxième corps d'infanterie, commandés par les lieutenans généraux d'Erlon et Reille, de la division de cavalerie légère du lieutenant général Piré; d'une division de cavalerie légère de la garde, sous les ordres des lieutenans généraux Lefebvre-Desnouettes et Colbert; et de deux divisions de cavalerie du comte de Valmy: ce qui formait huit divisions d'infanterie, et quatre de cavalerie. Avec ces troupes, dont cependant je n'avais encore qu'une partie sous la main, je poussai l'ennemi, et je l'obligeai d'évacuer Gosselies, Frasnes, Mellet et Heppignies: là elles prirent position le soir, à l'exception du premier corps qui était encore à Marchiennes, et qui ne me rejoignit que le lendemain.

«Le 16, je reçus l'ordre d'attaquer les Anglais dans leur position des Quatre-Bras; nous marchâmes à l'ennemi avec un enthousiasme difficile à dépeindre: rien ne résistait à notre impétuosité. La bataille devint générale, et la victoire n'était pas douteuse, lorsqu'au moment où j'allais faire avancer le premier corps d'infanterie, qui jusque là avait été laissé par moi en réserve à Frasnes, j'appris que l'Empereur en avait disposé sans m'en prévenir, ainsi que la division Girard du deuxième corps, pour les diriger sur Saint-Amand, et appuyer son aile gauche qui était fortement engagée contre les Prussiens. Le coup que me porta cette nouvelle fut terrible; n'ayant plus sous mes ordres que trois divisions, au lieu de huit sur lesquelles je comptais, je fus obligé de laisser échapper la victoire, et malgré tous mes efforts, malgré la bravoure et le dévouement de mes troupes, je ne pus parvenir dès lors qu'à me maintenir dans ma position jusqu'à la fin de la journée. Vers les neuf heures du soir, le premier corps me fut renvoyé par l'Empereur, auquel il n'avait été d'aucune utilité; ainsi vingt-cinq à trente mille hommes ont été pour ainsi dire paralysés, et se sont promenés pendant toute la bataille, l'arme au bras, de la gauche à la droite, et de la droite à la gauche, sans tirer un seul coup de fusil.

«Il m'est impossible de ne pas suspendre un instant ces détails, pour vous faire remarquer, Monsieur le duc, toutes les conséquences de ce faux mouvement, et en général, des mauvaises dispositions prises pendant cette journée.

«Par quelle fatalité, par exemple, l'Empereur, au lieu de porter toutes ses forces contre lord Wellington, qui aurait été attaqué à l'improviste et ne se trouvait point en mesure, a-t-il regardé cette attaque comme secondaire? Comment l'Empereur, après le passage de la Sambre, a-t-il pu concevoir la possibilité de donner deux batailles le même jour? C'est cependant ce qui vient de se passer contre des forces doubles des nôtres, et c'est ce que les militaires qui l'ont vu ont encore peine à comprendre.

«Au lieu de cela, s'il avait laissé un corps d'observation pour contenir les Prussiens, et marché avec ses plus fortes masses pour m'appuyer, l'armée anglaise était indubitablement détruite entre les Quatre-Bras et Genappe; et cette position, qui séparait les deux armées alliées, une fois en notre pouvoir, donnait à l'Empereur la facilité de déborder la droite des Prussiens, et de les écraser à leur tour. L'opinion générale en France, et surtout dans l'armée, était que l'Empereur ne voulait s'attacher qu'à détruire d'abord l'armée anglaise, et les circonstances étaient bien favorables pour cela: mais les destins en ont ordonné autrement.

«Le 17, l'armée marcha dans la direction de Mont-Saint-Jean.

«Le 18, la bataille commença vers une heure, et quoique le bulletin qui en donne le récit ne fasse aucune mention de moi, je n'ai pas besoin d'affirmer que j'y étais présent.

«M. le lieutenant général comte Drouot a déjà parlé de cette bataille dans la Chambre des Pairs: sa narration est exacte, à l'exception toutefois de quelques faits importans qu'il a tus ou qu'il a ignorés, et que je dois faire connaître. Vers sept heures du soir, après le plus affreux carnage que j'aie jamais vu, le général Labédoyère vint me dire, de la part de l'Empereur, que M. le maréchal Grouchy arrivait à notre droite, et attaquait la gauche des Anglais et Prussiens réunis; cet officier général, en parcourant la ligne, répandit cette nouvelle parmi les soldats, dont le courage et le dévouement étaient toujours les mêmes, et qui en donnèrent de nouvelles preuves en ce moment, malgré la fatigue dont ils étaient exténués; cependant, quel fut mon étonnement, je dois dire mon indignation, quand j'appris, quelques instans après, que non seulement M. le maréchal Grouchy n'était point arrivé à notre appui, comme on venait de l'assurer à toute l'armée, mais que quarante à cinquante mille Prussiens attaquaient notre extrême droite et la forçaient à se replier! Soit que l'Empereur se fût trompé sur le moment où M. le maréchal Grouchy pouvait le soutenir, soit que la marche de ce maréchal eût été plus retardée qu'on l'avait présumé par les efforts de l'ennemi, le fait est qu'au moment où l'on annonçait son arrivée, il n'était encore qu'à Wavres sur la Dyle: c'était pour nous comme s'il se fût trouvé à cent lieues de notre champ de bataille.

«Peu de temps après, je vis arriver quatre régimens de la moyenne garde, conduits par l'Empereur en personne, qui voulait, avec ces troupes, renouveler l'attaque et enfoncer le centre de l'ennemi; il m'ordonna de marcher à leur tête avec le général Friant; généraux, officiers, soldats, tous montrèrent la plus grande intrépidité; mais ce corps de troupes était trop faible pour pouvoir résister long-temps aux forces que l'ennemi lui opposait, et il fallut bientôt renoncer à l'espoir que cette attaque avait donné pendant quelques instans. Le général Friant a été frappé d'une balle à côté de moi; moi-même j'ai eu mon cheval tué, et j'ai été renversé sous lui. Les braves qui reviendront de cette terrible affaire me rendront, j'espère, la justice de dire qu'ils m'ont vu à pied, l'épée à la main, pendant toute la soirée, et que je n'ai quitté cette scène de carnage que l'un des derniers, et au moment où la retraite a été forcée.

«Cependant les Prussiens continuaient leur mouvement offensif, et notre droite pliait sensiblement: les Anglais marchèrent à leur tour en avant. Il nous restait encore quatre carrés de la vieille garde, placés avantageusement pour protéger la retraite; ces braves grenadiers, l'élite de l'armée, forcés de se reployer successivement, n'ont cédé le terrain que pied à pied, jusqu'à ce qu'enfin, accablés par le nombre, ils ont été presque entièrement détruits. Dès lors, le mouvement rétrograde fut prononcé, et l'armée ne forma plus qu'une colonne confuse; il n'y a cependant jamais eu de déroute ni de cri sauve qui peut, ainsi qu'on en a osé calomnier l'armée dans le bulletin. Pour moi, constamment à l'arrière-garde, que je suivis à pied, ayant eu tous mes chevaux tués, exténué de fatigue, couvert de contusions, et ne me sentant plus la force de marcher, je dois la vie à un caporal de la garde qui me soutint dans ma marche, et ne m'abandonna point pendant cette retraite. Vers onze heures du soir, je trouvai le lieutenant général Lefebvre-Desnouettes, et l'un de ses officiers, le major Schmidt, eut la générosité de me donner le seul cheval qui lui restât. C'est ainsi que j'arrivai à Marchienne-au-Pont, à quatre heures du matin, seul, ignorant ce qu'était devenu l'Empereur, que, quelque temps avant la fin de la bataille, j'avais entièrement perdu de vue, et que je pouvais croire pris ou tué. Le général Pamphile Lacroix, chef de l'état-major du deuxième corps, que je trouvai dans cette ville, m'ayant dit que l'Empereur était à Charleroi, je dus supposer que S. M. allait se mettre à la tête du corps de M. le maréchal Grouchy, pour couvrir la Sambre, et faciliter aux troupes les moyens de rallier vers Avesnes, et, dans cette persuasion, je me rendis à Beaumont; mais des partis de cavalerie nous suivant de très près, et ayant déjà intercepté les routes de Maubeuge et de Philippeville, je reconnus qu'il était de toute impossibilité d'arrêter un seul soldat sur ce point, et de s'opposer aux progrès d'un ennemi victorieux. Je continuai ma marche sur Avesnes, où je ne pus obtenir aucun renseignement sur ce qu'était devenu l'Empereur.

«Dans cet état de choses, n'ayant de nouvelles ni de S. M. ni du major général, le désordre croissant à chaque instant, et, à l'exception des débris de quelques régimens de la garde et de la ligne, chacun s'en allant de son côté, je pris la détermination de me rendre sur-le-champ à Paris, par Saint-Quentin, pour faire connaître le plus promptement possible au ministre de la guerre la véritable situation des affaires, afin qu'il pût au moins envoyer au devant de l'armée quelques troupes nouvelles, et prendre rapidement les mesures que nécessitaient les circonstances. À mon arrivée au Bourget, à trois lieues de Paris, j'appris que l'Empereur y avait passé le matin à neuf heures.

«Voilà, Monsieur le duc, le récit exact de cette funeste campagne.

«Maintenant, je le demande à ceux qui ont survécu à cette belle et nombreuse armée: de quelle manière pourrait-on m'accuser du désastre dont elle vient d'être victime, et dont nos fastes militaires n'offrent point d'exemple? J'ai, dit-on, trahi la patrie, moi qui, pour la servir, ai toujours montré un zèle que peut-être j'ai poussé trop loin, et qui a pu m'égarer; mais cette calomnie n'est et ne peut être appuyée d'aucun fait, d'aucune circonstance, d'aucune présomption. D'où peuvent cependant provenir ces bruits odieux qui se sont répandus tout à coup avec une effrayante rapidité? Si, dans les recherches que je pourrais faire à cet égard, je ne craignais presque autant de découvrir que d'ignorer la vérité, je dirais que tout me porte à croire que j'ai été indignement trompé, et qu'on cherche à envelopper du voile de la trahison les fautes et les extravagances de cette campagne, fautes qu'on s'est bien gardé d'avouer dans les bulletins qui ont paru, et contre lesquelles je me suis inutilement élevé avec cet accent de la vérité que je viens encore de faire entendre dans la Chambre des Pairs.

«J'attends de la justice de V. Ex., et de son obligeance pour moi, qu'elle voudra bien faire insérer cette lettre dans les journaux, et lui donner la plus grande publicité.

«Je renouvelle à V. Ex., etc.

«Le maréchal prince de la Moskowa,

«Signé NEY.»

Paris, le 26 juin 1815.

Tout ce qu'un cœur passionné peut inventer de consolations, je les mis en usage pour le calmer. Il ne redoutait rien pour lui, ni les autres généraux; mais il était hors de lui à l'idée que les alliés allaient peser sur la France et y dicter des lois. Je ne lui fis aucune question. J'écoutais avec avidité cette voix chérie. Je n'ai jamais compris la maxime de la Rochefoucault qui dit: «qu'il y a, dans les chagrins de nos meilleurs amis, toujours quelque chose qui flatte notre amour-propre;» mais je sentis que dans les peines d'un homme aimé il peut y avoir quelque chose qui flatte notre cœur. Je n'étais pas rassurée et confiante comme Ney; je prévoyais des persécutions, un exil, peut-être, et je me disais: Riche de sa seule gloire, n'emportant de trésors dans son exil que ses lauriers et le nom de cent combats soutenus pour sa patrie dans les rangs français, je pourrai le suivre, le servir, l'entourer de soins, et trouver dans le plus grand sacrifice le plus noble prix d'un amour si tendre. C'est dans cette entrevue, que nous ne prévîmes pas être presque la dernière, que nous eûmes un moment de pénible attendrissement. Je lui racontai en peu de mots ma rencontre avec Camilla. «La pauvre infortunée, elle a été en Espagne, me disait-il; que n'a-t-elle pas souffert pour suivre son amant! Foy la connaît, il a souvent engagé son amant à la renvoyer dans sa patrie jusqu'à la paix. Au premier mot elle menaçait de se brûler la cervelle à la tête du régiment.

«—Elle l'aurait fait! répondis-je; elle a tout quitté pour lui, n'a vécu que pour l'aimer, et il était libre.» Ney voulut me donner deux billets de banque, sous prétexte des besoins supposés de Camilla. Je refusai, me faisant, certes, bien plus riche que je ne l'étais; mais n'avais-je pas la terrible crainte que bientôt peut-être il ne lui resterait de fortune que son nom. Il me fit promettre de me calmer, d'attendre tranquillement les événemens.

«Et s'ils devenaient, funestes, me dit-il, je compte sur vos sermens, Ida. Vous êtes résolue, courageuse, et je sens qu'en recevoir une preuve dans un moment décisif me serait toujours une grande consolation.

«—Mon Dieu! lui répondis-je, auriez-vous quelque chose à craindre?

«—Comme les autres, ni plus ni moins. Si la politique demande des victimes, alors…

«—Mais pourquoi attendre la politique? partez.

«—Pas encore; mais si je vois que cela tourne trop mal, je m'expatrie, ne fût-ce que pour éviter l'horreur de l'étranger foulant aux pieds nos provinces. Et si cela arrivait, Ida, alors…

«—Alors je vivrais pour vous servir, vous consoler partout où mon constant dévouement pourrait alléger les injustices du sort qui vous aurait frappé.»

D. L*** frappa à la porte, et avertit Ney de l'heure.

Alors s'ouvrit pour moi une scène nouvelle, et si mon cœur eût été moins préoccupé, il y aurait eu sujet à d'étranges réflexions. Ney prenant D. L*** par la main, me le présenta comme un ami zélé, dévoué et sûr; me dit «de ne me fier qu'à lui, de ne me conduire en ce qui touchait nos relations, que d'après ses avis, et de ne lui envoyer de lettre ni de message que par ce précieux intermédiaire.»

Il fallut nous séparer; mais je ne quittai Ney qu'après être revenue plusieurs fois près de lui. Je n'osais pleurer, et mes larmes me suffoquaient. J'étais pâle, agitée; je pressais sa main contre mon cœur, je la tenais sans pouvoir l'abandonner. Mon état pénible l'attendrit. «Il faut partir! Adieu, Ida!» À ces mots il descendit rapidement, me laissa avec D. L***. J'entendis ouvrir la porte cochère, rouler une voiture; et, saisie tout à coup d'une affreuse angoisse de pressentiment, je tombai à genoux, répétant d'une voix entrecoupée de sanglots: Adieu, Ida! Ô mon Dieu! sont-ce les derniers accens que j'entendrai de cette voix chérie! Ah! que je meure avant! D. L*** me releva, mit son zèle à me rassurer, et m'ayant vainement engagée à souper chez lui, me reconduisit auprès de Camilla, que je trouvai sans aucune amélioration. D. L*** voulut aller chercher un second médecin, et l'amena peu d'instans après; je lui sus bien gré de cette preuve d'intérêt. Camilla demanda à rester seule avec son nouveau docteur, et D. L*** et moi nous nous retirâmes pour causer des moyens de faire parvenir une lettre pour elle au général Foy. Il me promit de s'en occuper, me rassura de toutes mes craintes pour Ney, montra le plus tendre intérêt pour mon amie, et pour moi le zèle le plus dévoué. Il me prévint qu'il ne me verrait pas de trois ou quatre jours, me força d'accepter encore 500 livres, et me remit les clefs de mon secrétaire, m'informant qu'il avait enlevé et réuni tous mes papiers qui étaient dans ma cassette; qu'il l'avait emportée chez lui, et qu'elle était à mes ordres. Je le priai de garder le tout jusqu'à décision des affaires, le croyant plus en sûreté chez lui que chez moi; il en a fait depuis un abominable usage. Il me quitta, et je crus n'avoir jamais eu à me plaindre de lui. Ma confiance était alors bien plus naturelle qu'elle ne l'avait été naguère. Il était mon seul intermédiaire dans l'intérêt le plus sacré de ma vie.

En rentrant auprès de Camilla, la crainte d'augmenter ses angoisses m'empêcha de parler du conseil de Ney; mais elle me parut si agitée, si malade, que je me bornai à la secourir. Elle eut une attaque de nerfs qui me donna les plus vives alarmes, et jusqu'à minuit nos soins furent sans succès. À deux heures, la voyant calme, je fus me jeter sur mon lit, recommandant à la garde d'appeler au moindre changement. À six heures j'étais à son chevet. Elle était sans fièvre, et le lendemain elle entra en pleine convalescence. Elle commença alors à entrer avec moi dans quelques détails sur sa cruelle position et sur la mienne. J'y vis la source de ses dernières agitations. Je la rassurai, en lui montrant beaucoup d'argent qui me restait encore, en lui disant qu'il y en avait assez pour nous deux. «Mais tu n'as pas, chère Ida, un sort assuré? Quand cet or, qui fuit si vite entre tes mains libérales, sera épuisé; quand le malheur sera là avec ses privations, ses humiliantes peines, chère, bien chère Ida, que deviendras-tu?» Je lui répondis avec plus d'insouciance encore que je n'en avais: «Eh bien! alors on verra. Je possède quelques talens, j'ai un ami sûr.

«—Ney?

«—Sans doute.

«—Ney est perdu, me dit-elle, d'un ton convaincu qui me glaça de terreur. Ida, trop bonne Ida, pensez à vous.

«—Et si Ney était perdu, de quoi aurai-je besoin?

«—Mon amie, le chagrin ne tue pas, vous le voyez, puisque je ne suis pas morte de douleur, après l'avoir vu massacrer sous mes yeux.»

J'en voulus presque à Camilla de s'être de la sorte appesantie sur un avenir que je m'efforçais de repousser. Camilla me parut fortement préoccupée, elle feignit la fatigue pour rester seule; à plusieurs reprises je la vis comme prête à une confidence, puis se retenant par effort. La crainte de trop vives émotions me réduisit au silence, et, l'ayant aidée à se remettre au lit, j'appelai la garde et sortis pour faire une commission que je ne voulais confier à personne. Paris était dans une violente agitation. Craignant que D. L*** ne pût venir ou envoyer pendant mon absence, je retournai le plus vite possible chez moi; je n'avais pas été deux heures dehors. Je trouvai à mon retour la garde chez le portier, se désolant et me criant de loin: «Madame, ne vous effrayez pas, elle n'est pas en danger: tenez, lisez, elle est partie; sans doute son soldat n'a pas été tué tout-à-fait; il lui a écrit, et elle court après, pourvu encore qu'elle ne vous ait rien emporté.» Tout cela fut dit avec une véhémence et une volubilité qui ne me permirent pas de placer un mot. J'ouvris le billet: je n'avais pas eu besoin de son contenu pour apprécier les charitables suppositions de la garde, mais il me fit mieux sentir encore la délicatesse de la pauvre Camilla, qui, par l'excès d'un sentiment tendre et honorable, venait de s'exposer aux plus fâcheuses préventions, et de me causer, à moi, son amie, la plus vive et la plus douloureuse surprise. Le dernier médecin que D. L*** lui avait amené lui avait dit qu'elle était enceinte. Prévoyant alors tout l'embarras et la dépense qu'elle m'occasionerait, elle avait résolu de me quitter. Enveloppée d'une douillette et d'un grand schall, elle s'était jetée dans le premier fiacre pour se faire conduire à un hospice. Je sus ces détails en 1819, lorsque je la retrouvai, comme je vais le dire. Son billet ne me disait rien, sinon qu'elle était incapable de rien faire contre ses jours; qu'elle me quittait pour ne pas devenir une charge trop longue; qu'elle avait prévu mon opposition et cru de son devoir d'agir comme elle venait de le faire. Rien ne saurait peindre ma peine; je crus perdre une sœur chérie, vainement je fis prendre toutes les informations dans les hospices; je n'appris rien qui pût me mettre sur ses traces, et mes propres inquiétudes augmentant d'heure en heure pour le sort du maréchal, j'oubliai plus vite que je ne l'aurais fait dans tout autre circonstance, cet événement douloureux. Je veux, avant d'en peindre de bien plus déchirans, dire en peu de mots comment je revis Camilla et quel est son sort actuel.

Je revenais de la Belgique, en 1819; j'étais à Paris depuis peu de jours, lorsqu'un jour, passant rue Castiglione, je vois une femme plus que simplement vêtue, mais d'une tournure charmante, marchant avec tristesse et tenant par la main une petite fille de trois à quatre ans, jolie comme une des têtes du Gnide; je reconnus Camilla. Est-ce ta fille fut ma première parole; ses larmes répondirent seules. Je pris son bras et la conduisis vers la terrasse des Tuileries; elle ne pouvait revenir de son saisissement; ses premiers mots furent un reproche qui peignit son ame; elle ne me dit que ces mots: «Pourquoi n'avoir pas mêlé votre désespoir au mien, depuis le 5 août au 5 décembre? qui deviez-vous chercher, sinon l'amie que vous avez sauvée près du cadavre massacré de l'homme qu'elle idolâtrait?» Elle m'avait écrit la nouvelle de l'arrestation de Ney, mais j'avais quitté mon logement, et j'étais sur la route de Lyon. Sa lettre ne me parvint pas; elle tomba entre les mains de D. L*** qui avait tout réglé pour la vente de mes meubles, et quoique Camilla m'eût quittée avec l'idée d'aller droit à un hospice, elle apprit, en descendant, que la pauvreté elle-même avait besoin de formalités pour être secourue, qu'il fallait un billet pour être admise. Camilla avait une fort belle chaîne en or, une montre et plusieurs bagues; elle fit vendre le tout, à l'exception des bagues dont les chiffres étaient trop précieux. Avec la petite somme, produit de cette vente, elle se plaça dans une maison de santé du faubourg Saint-Denis. À peine y était-elle, qu'on parla de l'arrestation de Ney, du sort qu'on redoutait pour lui. Camilla sentit, à cette nouvelle, que le mien serait une proie du désespoir, et ne balança plus à m'écrire. J'ai dit plus haut que je ne reçus point sa lettre. Je l'eusse reçue, qu'elle n'eût rien changé à mes résolutions; mais j'aurais du moins, dans le plus épouvantable instant de ma vie, eu aussi un cœur ami qui eût compris mon agonie. Lorsque je rencontrai Camilla, en 1819, j'étais bien loin d'être heureuse; revenue de la Belgique par cette agitation qui nous fait un besoin d'être près du lieu d'un déchirant souvenir, mon caractère se ressentait des embarras de ma position. Mon humeur était bizarre; mes pensées étaient sombres, un abandon, un laisser-aller presque sauvage. Je ne pouvais plus alors rien pour Camilla, et la retrouver; mais assez malheureuse pour craindre de lui communiquer mon malheur était un dernier coup que le sort m'avait réservé. Elle habitait alors un triste cabinet garni, vivant du produit de quelques petits ouvrages.

Je ne raconterai pas toutes les peines qu'elle avait supportées, la misère qu'elle avait vaincue à force de résignation et de travail. Sa fille n'avait manqué de rien; Camilla s'était trouvée riche; cette petite était ravissante de douceur et de grâce. J'allais quelquefois passer des jours entiers chez elle, nous faisions ensemble les frais de nos modestes repas. Nous formions des projets, c'est le trésor inépuisable du malheur. J'avais commencé à enseigner l'italien à sa fille; l'amitié de Camilla s'augmentait de toutes les attentions que je prodiguais à sa fille, et cet enfant charmant m'en récompensait par ses caresses naïves. Il y avait près de quatre mois que nous vivions ainsi, lorsqu'un jour, en entrant chez elle, je trouvai Camilla rayonnante de joie et d'espérance. «Mon amie, me dit-elle, un sauveur, un ami, un ancien chef de mon Alfred, un de nos plus illustres guerriers a su ma position, l'a peinte à ma famille dans des lettres pressantes, s'est porté fort en son nom glorieux de tous mes titres à l'indulgence, au pardon et au bienfait. Sa propre générosité a fini par exciter celle de mes parens. Le bienfaiteur me presse maintenant de profiter de ce retour de ma famille pour assurer le sort de mon enfant. Il se charge de tous les frais de ce dernier voyage.»

Au commencement de novembre 1819, Camilla et sa fille chérie quittèrent pour jamais la France. Je serais partie avec elles, mais je savais, sans pouvoir en douter, que mon amie avait le projet de n'opposer aucun refus aux volontés de ses parens, et elle prévoyait que ces volontés seraient encore et difficiles et capricieuses, incompatibles à mon humeur. Je me serais donc éloignée de la France que j'aime, pour devenir un objet de gêne, de défiance. L'idée de rendre ma présence défavorable aux intérêts de Camilla me fit donc un devoir de ne point l'accompagner. Nos adieux furent tendres et douloureux, Camilla avait peine à croire au bonheur. Hélas! elle n'a pas été complétement détrompée de ses défiances, et c'est beaucoup.

CHAPITRE CLIX.

Derniers jours de l'Empire.—Adieux à Napoléon.

Je suis arrivée au dénouement de cette grande épopée de l'empire, qui attend, pour être dignement racontée, une autre plume que la mienne, et une ame plus désintéressée que celle du romancier, d'ailleurs justement célèbre, dont elle a trahi les efforts et compromis la renommée. Peu de jours de cette longue histoire m'ont laissé un souvenir plus profond, plus triste, et cependant plus vague et plus indécis. Je n'en retrouve aucune mention dans mes tablettes, parce que mon esprit, préoccupé de ses craintes et de ses pressentimens, s'appartenait trop peu pour essayer de les fixer. Tout ce que je me rappelle, c'est que c'était le 28 ou le 29 juin que ces émotions s'accumulèrent sur mon cœur, et commencèrent à l'exercer à des émotions plus douloureuses encore.

L'étranger était aux portes. Paris offrait un aspect étrange, plus étrange que celui d'aucune ville que j'aie vue assaillie par une armée. Ce n'était pas la consternation de la terreur, c'était le mélange incroyable de passions qui semblaient se multiplier par tous les individus. Quelques nobles figures exprimaient une douleur sérieuse et concentrée, un plus grand nombre la colère, certaines la vengeance et le désespoir; le sentiment dominant de la foule était une espèce de gaieté maligne et ironique. On lisait, sur presque tous les visages, je ne sais quelle espérance impatiente, sur tous, sans exception, une curiosité avide de l'avenir. Ce besoin bizarre d'un peuple, à qui une invasion récente avait appris à ne considérer une invasion que comme un spectacle, se manifestait par une circonstance peut-être unique dans l'histoire des villes assiégées. Toute la population était dans les rues. On aurait dit une fête publique, et une représentation gratis.

Qu'on me permette une réflexion qui n'est guère du caractère d'une femme, mais que des mœurs nomades et martiales m'autorisent plus qu'une autre à soumettre à la raison du lecteur. Il faut rendre grâce à la civilisation de l'amélioration immense que ses progrès ont apportée dans les rapports des peuples en guerre; mais cette amélioration incontestable ne s'est opérée qu'au grand préjudice du patriotisme et de l'esprit national. La modération convenue, la politesse obligée des conquérans a concilié facilement tous les esprits méticuleux, intéressés, calculateurs, qui ne se lient à la défense du pays que par amour pour leur existence privée, et qui n'ont de dévouement que pour leur fortune. À l'époque où nous sommes, et dans l'absence, dans l'oubli presque général, du moins des anciennes théories sur lesquelles reposaient les légitimités, des anciennes affections sur lesquelles elles s'appuyaient, un vainqueur gracieux et courtois qui jette au milieu de la population un million de consommateurs payans, devient facilement un maître. Je ne regrette pas, Dieu m'en garde, le temps où le bulletin de la prise d'une ville ne s'écrivait que sur ses cendres avec la pointe d'un tison encore ardent; mais il faut avouer que c'était le temps des nobles défenses et des grandes vertus civiles.

Paris, je le répète, jouissait d'une tranquillité relative qui m'étonnait. Les tribunaux étaient en séance. Je crois que les spectacles étaient ouverts. Quelques ordonnances traversaient de loin à loin les rues et les boulevarts; quelques voitures de blessés y défilaient lentement; un officier d'état-major venait inspecter un poste; un ingénieur, le lorgnon à l'œil, reconnaître une position, et désigner du doigt les maisons dans lesquelles on pourrait se retrancher. Le peuple, immobile et muet, regardait, sans laisser percer dans son regard ni une volonté ni un désir. Il y avait dans tout cela quelque chose qui révélait que son éducation expérimentale était complète, et qu'il avait compris, à travers tant de changemens de gouvernemens, qu'il n'y en a point qui ne soit fait pour des ambitions et des intérêts étrangers à la multitude: leçon d'autant plus sensible, que ces innombrables vicissitudes n'avaient presque remué qu'une génération, et que tout le monde savait, dès lors, pour qui les révolutions sont faites.

La chambre des pairs était assemblée. L'abdication de Napoléon était connue. Il me semble que Regnault de Saint-Jean-d'Angely avait su concilier dans son discours les devoirs de l'ami et ceux de l'homme d'État; mais ma tête de femme ne s'expliquera jamais ces abdications de Napoléon, et l'idée de cette épée dont on a jeté le fourreau est une chose qui me passe. On ne descend pas du pouvoir tant qu'on a une épée.

Ney avait parlé dans ces discussions pour rendre compte des événemens du Mont-Saint-Jean. Il avait parlé avec ce mélange de candeur et d'énergie, qui était le trait distinctif de son caractère, mais seulement pour constater quelques faits mal exposés, et qui pouvaient induire l'opinion en erreur. Sa déclaration fit une profonde impression en France, beaucoup plus qu'à la chambre haute, où l'on était généralement occupé d'intérêts qui n'avaient rien de commun avec ceux du pays. Il ne s'agissait de rien moins que de se rattacher à une nouvelle forme de gouvernement, quelle qu'elle fût, et d'y rentrer comme partie essentielle de l'institution. Qu'étaient, au prix d'une considération pareille, le salut, la grandeur et les futures destinées de l'empire?

La chambre élective offrait un autre aspect qui n'était pas moins frappant. Cette assemblée, improvisée au milieu des anxiétés d'une des époques les plus orageuses de l'histoire, et qui avait pu se croire appelée à renouveler un peuple, était si pénétrée de la gravité de sa destination, elle s'était, pour ainsi dire, endormie avec tant de confiance dans le songe de sa puissance et de sa durée, que le canon de Waterloo ne la réveilla qu'à demi. Que dis-je? il grondait déjà sur les hauteurs de Paris, qu'elle sommeillait encore; et que, semblable à ces cataleptiques qu'un accès de leur bizarre maladie a saisis au milieu d'un geste ou d'une action, elle suivait machinalement le cours d'un travail stérile que les circonstances rendaient absurde. Jamais l'application du mot fameux de Bonaparte: Il n'y a qu'un pas du sublime au ridicule, ne s'était présentée plus naturellement à l'esprit, que dans cette contre-épreuve maladroite de l'impassibilité des sénateurs de Rome investie par les Gaulois. Ceux-ci attendaient, silencieux, une mort inévitable. Ceux-là faisaient étalage d'un héroïsme sans péril, et usaient gravement leurs journées à traduire, en subtilités métaphysiques, un thème d'idéologie. Il y avait certainement dans cette chambre un ensemble remarquable de beaux talens et d'excellentes intentions, mais elle ne put se soustraire à la fatalité de sa position qui la condamnait à être inutile, et par conséquent à être grotesque; car il n'y a rien qui le soit davantage que l'importance de la nullité. Quelques jours plus tard, un poste de la garde bourgeoise vint s'établir sur les degrés du palais; quatre fusiliers imberbes et un vieux caporal firent évacuer le sénat, et cette cohorte de tribuns s'en alla comme elle était venue, sans laisser de traces de son passage, si ce n'est dans les colonnes somnifères du Moniteur. Hâtons-nous de recueillir ici les seuls souvenirs vraiment imposans qu'elle puisse léguer à la postérité. Elle vit se développer le talent jeune encore de l'éloquent Manuel, et briller d'un immortel éclat le jugement infaillible et la noble modération du vertueux Lanjuinais. On n'oubliera pas non plus la verve entraînante, quoiqu'un peu désordonnée, du colonel Bory de Saint-Vincent, qui préludait alors par les élans passionnés d'un jeune homme plein de fougue et d'enthousiasme, aux précieux travaux d'un savant, et aux méditations d'un sage.

Je reviens à cette journée. Napoléon était à Malmaison, nom funeste et de mauvais augure, si j'en crois mon latin (Mala Mansio). Il est certain que César n'y aurait pas pris domicile dans une occasion décisive, et qu'il se serait bien gardé de confier sa liberté à ce Bellerophon, dont le nom rappelle un grand prince proscrit, trahi par l'hospitalité. L'infortune de l'Empereur n'avait pas éloigné tous ses amis. Il lui en restait un, dont le cœur plus fidèle encore au malheur qu'à la gloire, éprouvé depuis un an par de grands revers, était armé de dévouement contre des revers nouveaux. C'est nommer le comte Bertrand, ou la vertu elle-même. Beaucoup d'autres généraux, des ministres, des pairs, des magistrats, se croisaient sur cette route, et je devinai cependant qu'en ce moment d'inquiétude et de défiance universelle, il y avait des secrets qu'on hésitait à confier à un intermédiaire douteux. Je fis mieux; je compris ces secrets, et sous cet habit d'amazone que j'avais porté quelquefois avec orgueil, je vins annoncer que je savais tout, et que je partais pour Malmaison. Il fallait pour passer les barrières un permis du directeur général des postes; je l'eus bientôt obtenu. À onze heures du soir, j'étais à cheval, et cinq minutes après, je touchais à la barrière de l'Étoile.

«On ne passe point, dit le factionnaire.—Voilà mon ordre.—Entrez au poste.—Cet ordre est d'un directeur général; il faut celui du gouvernement provisoire.—Je l'ai négligé, parce que je n'en prévoyais pas la nécessité, mais ma mission est pressante, essentielle, et en me retardant d'un moment, vous compromettez la sûreté de l'État!…»—Vous sortiriez inutilement, reprit l'officier d'un air sombre; le pont de Neuilly est coupé.—Je prendrai une barque.—Elles sont détruites.—Je passerai à la nage, m'écriai-je! Il faut que je voie l'Empereur.—Très bien, Madame, reprit-il; je conçois que l'état militaire peut imposer des devoirs plus pénibles que la mort. Je vous ai vue, je vous ai parlé, et si vous faites un pas hors de la barrière, je vous brûle la cervelle; c'est ma consigne.» En prononçant ces derniers mots, il appuya le canon de son pistolet sur mon cœur, et le factionnaire, averti par notre débat, croisa sur moi sa baïonnette. «Antonio, dis-je à mon domestique, retournez à l'hôtel avec les deux chevaux. Ma place est ici, et j'y resterai jusqu'à ce que j'aie obtenu de passer ou de mourir.» Mon Napolitain partit au galop.

Je me promenai pensive dans les Champs-Élysées, qui en dépit de leur nom hyperbolique, ressemblaient plus au Tartare qu'à la demeure des bienheureux. Cette nuit était étrange et terrible; le ciel qui avait été nébuleux toute la journée, et dont la teinte sombre, s'était de plus en plus obscurcie au-dessus de ma tête, paraissait s'illuminer à l'horizon de je ne sais quelles lueurs fantastiques, comme celles des aurores boréales. Le silence universel était à peine troublé de temps à autre, par un bruit semblable à celui d'un char qui roule sur une voûte, et chacun de ces roulemens menaçans s'annonçait par un éclair comme la foudre. Il n'y avait cependant point d'orage dans la nature.

Tout à coup la rumeur d'une conversation éloignée et cependant bruyante, me frappa. À mesure que je me rapprochais de cette foule animée, j'entendais s'en détacher plusieurs voix qui ne résonnaient pas pour la première fois à mon oreille. Une entre autres, brusque mais pénétrante, et dont la sévérité n'excluait pas quelque harmonie qui allait au cœur, me rappela Caulaincourt, ce Caulaincourt si mal jugé, qu'on a fait solidaire d'une violence ou d'un attentat, et qui était incapable de servir un crime et peut-être de le comprendre; homme nerveux, irritable, facile par bonté dans son intérieur, difficile et fier dans ses rapports diplomatiques, et que l'amour ou l'amitié aurait peut-être entraîné à une faiblesse, mais dont la volonté de fer n'aurait jamais accédé au moindre sacrifice, quand il ne s'agissait que de sa fortune ou de son ambition. Un rayon du réverbère tomba subitement sur ce front si blanc, si pur, autour duquel se roulaient encore quelques boucles de beaux cheveux devenus rares: c'était lui! sûre de mon fait, je me glissai aisément dans ce groupe de soixante ou quatre-vingts personnes, qui ne s'étaient jamais trouvées aussi près les unes des autres; c'était en vérité un étrange spectacle! Des généraux en frac, et sans décorations; des conseillers d'État qui avaient eu la précaution de garder le costume sous une redingote mystérieuse; des officiers éveillés qui allaient solliciter du danger et de la gloire; de vieux serviteurs qui allaient faire acte de fidélité ou de reconnaissance; des courtisans encore mal désabusés, qui se ménageaient dans un cas inespéré le souvenir d'un acte de courage; des hommes adroits qui ne visitaient le prince déchu que pour surprendre à l'agonie de son pouvoir quelque mystère dont ils pourraient trafiquer avec son successeur; des valets qui calculaient à l'écart ce qui pourrait leur revenir des dépouilles de leur maître, et par quel acte de dévouement, sans danger, ils parviendraient à augmenter leur part aux dépens de celle des autres. Nous passâmes sans objection, au cri d'un officier d'ordonnance qui annonça le gouvernement provisoire, et qui donna une espèce de mot d'ordre à l'officier du poste. Je ne vis là cependant du gouvernement provisoire que le duc de Vicence tout seul, et j'évitai d'en être aperçue. Quinette, enchaîné par sa goutte, n'aurait pu entreprendre cette caravane pédestre; quant à Fouché, il était déjà sans doute à la rencontre du roi, dont il attendait grâce pour le passé et une nouvelle fortune pour l'avenir.

Je ne réfléchis pas long-temps sur ma position. Elle était trop facile à juger pour demander le moindre travail d'esprit. Ou l'objet de la mission que je m'étais en quelque sorte donnée à moi-même, était aussi celui de la démarche de Vicence, et il était alors important pour moi d'arriver la première, ou bien il avait formé des vues contraires qui pouvaient avoir quelque chose de spécieux, et déterminer un parti pris avant que je ne fusse entendue, et cette seconde hypothèse me conduisait précisément à la même conséquence. Je n'étais pas effrayée du trajet qui me restait à parcourir, et quoique les habitudes de la petite maîtresse eussent un peu altéré en moi l'énergie virile de l'amazone, je redoutais peu d'être précédée par cette cohue dont l'âge et les fatigues, et surtout le luxe et le plaisir, avaient usé depuis long-temps les forces et l'activité. Je la devançai de beaucoup en quelques minutes, et je ne m'aperçus pas sans un plaisir très vif, en arrivant au pont de Neuilly, que le passage était encore possible. On commençait à le barricader, en y roulant sur toute son étendue de lourdes voitures qu'on démontait de leurs roues quand elles étaient réunies, et qu'on renversait confusément les unes sur les autres. Cet obstacle, difficile à vaincre pour la cavalerie et pour les caissons, n'était rien pour un piéton agile et décidé. J'en fus venue à bout en moins d'un quart d'heure, tantôt en suivant d'un pas un peu hasardeux les étroits parapets, tantôt en sautant de train en train, sur les brancards mobiles et les planches élastiques, non sans compromettre souvent la sûreté de mes membres fragiles dans de périlleux équilibres. J'arrivai enfin au sommet du mont qui domine Nanterre, et je compris là fort distinctement le phénomène qui m'avait rappelé un instant auparavant les aurores nocturnes du Nord. Quel spectacle, grand Dieu! et qu'il parut triste à mes regards, tout accoutumés qu'ils fussent aux tableaux désastreux de la guerre! Ce n'étaient plus ces climats éloignés où j'avais vu nos armes porter tant de fois la terreur; c'étaient les environs et pour ainsi dire les faubourgs de la capitale du monde, qui déployaient alors des scènes rendues plus effrayantes et plus hideuses par le contraste de mes impressions passées. Hélas! il n'y avait pas un de ces jolis villages, pas un de ces bois enchanteurs qui se mirent dans les eaux de la Seine, dont l'aspect ne me retraçât le souvenir d'une fête, d'une partie de chasse, d'un rendez-vous d'amour ou d'amitié, les illusions peut-être à jamais perdues d'un plaisir ou d'une espérance! Et à quelles lueurs elles s'offraient à mes yeux! Je voyais briller à ma droite la lumière périodique et rapide de l'artillerie, vers la plaine de Saint-Denis, comme de courts éclairs qui se renouvellent à peu de distance au commencement d'un orage. Des fermes incendiées, des ruines brûlantes, ou s'étendaient sur la vallée, ou se dressaient sur le revers des collines, celles-ci semblables à des lacs de feu, celles-là à des cheminées de volcan. Le pont de Chatou, le pont de Bezons, quelques autres dont le nom m'échappe, ou que la difficulté d'apprécier les espaces et les localités dans un incendie éloigné m'empêchait de reconnaître, embrassaient çà et là la rivière comme des ceintures flamboyantes. Au milieu de tout cela, la verdure était noire et triste. Aucune fabrique ne se détachait dans les lieux enfoncés de l'obscure et sombre monotonie des ténèbres. Quelques reflets seulement glissaient sur les points élevés, comme ces feux de communication dont se servent les artificiers, enflammaient les girouettes des clochers, pétillaient sur le faîte des maisons opulentes, ou rougissaient plus loin de je ne sais quelle clarté sanglante la caserne de Ruelle et les murailles de Malmaison.

Je pénétrai enfin dans le château, à travers une foule observatrice et silencieuse, dans laquelle il était aisé de remarquer deux intérêts très distincts; car ce n'était plus la cour d'un roi, c'était celle d'un proscrit. La première partie de ces témoins assidus d'une haute infortune, se composait des créanciers inquiets qui venaient solliciter de la plume de l'abdication le règlement d'une créance; l'autre était formée de ces hommes dont la physionomie attentivement sinistre se retrouve dans tous les grands mouvemens des États, à l'affût d'une lâcheté et d'une délation. Le sceptre, en échappant aux mains de Bonaparte, était tombé dans celles de la police, et c'était cette armée de Fouché qui venait substituer ses sales trophées à ceux de la vieille garde, sur les ruines du grand empire.

J'entrai sans difficulté dans le cabinet de l'Empereur. La confusion et le désordre étaient portés à un tel degré, que pas un seul domestique ne se serait opposé à la tentative d'un assassin. Combien ce beau séjour avait changé d'aspect, depuis les années de gloire et de bonheur qui s'y étaient écoulées jusqu'au divorce et à l'exil de Joséphine! Que de déplorables souvenirs s'étaient amassés dès lors sous ces voûtes naguère si paisibles, parmi ces bosquets naguère si délicieux! Quelle scène de désolation était réservée enfin à ce théâtre éblouissant de triomphes et de plaisirs! Mon cœur, préoccupé du triste et profond sentiment de cet effroyable contraste, eut peine à résister à ses illusions, au moment où j'entendis mes pas résonner sous le vestibule. J'y crus reconnaître dans l'air la voix gémissante de Joséphine; je crus voir son ombre errer dans l'obscurité des corridors déserts; je crus la suivre auprès de son époux, et entendre le dernier baiser, le baiser de présage et de mort qu'elle imprimait à son front découronné!…

Je ne dirai rien du peu de mots que j'échangeai avec le maître déchu de l'Europe. Ils furent inutiles: sa résolution était arrêtée de toute la force de la fatalité qui l'accablait… Oserai-je l'ajouter! de toute la force de sa faiblesse et de son abattement. Dans ce jour de désabusement et de misère, Napoléon n'était qu'un homme.

Peut-être mes idées n'étaient qu'un rêve, mais c'était du moins un rêve héroïque et royal. Mon habitude de jeter toutes les pensées élevées de mon ame dans le moule des compositions tragiques, avait peut-être fait illusion à ma raison; mais mon erreur, si c'en était une, offrait quelque chose de généreux, de grandiose, de gigantesque, qui a manqué au dernier malheur du captif du Northumberland.

C'était aussi une belle et grande conception, que d'aller donner en garde aux républiques naissantes du nouveau monde, ce chef des rois du monde ancien, et de mettre en présence des jeunes libertés de l'Amérique, le dispensateur des couronnes de la vieille Europe. Mais on est obligé de croire qu'une volonté supérieure à tous les desseins des hommes, ne permit pas que ce projet s'accomplît, et que celui qui représentait en lui seul toutes les facultés de la civilisation la plus perfectionnée, tombât libre au milieu d'une civilisation si puissante de jeunesse, de sentiment et de volonté. Il n'en fallait pas davantage pour détruire l'équilibre des deux hémisphères, et pour renouveler tout le monde social.

CHAPITRE CLX.

Inquiétudes qui suivirent le 8 juillet 1815.—D. L***.—Voyage à
Bessonis.—Retraite du maréchal Ney.

J'ai dit que D. L*** m'avait écrit le 30 juin, mais qu'il ne vint me voir que le 3 juillet, jour de la signature de la capitulation de Paris. C'est ici que commence pour moi une chaîne de jours d'épouvante et de douleurs, qui vinrent, par le désespoir, aboutir à une catastrophe digne de toutes les larmes généreuses. D. L*** crut endormir mes terreurs déjà si vives, en me citant quelques unes des clauses de cette convention. Je le priai de me la procurer, et bientôt je sus que l'article 12 était ainsi conçu:

«Que les personnes et les propriétés seraient respectées; que tous les individus qui seraient dans la capitale continueraient à jouir de leurs droits, sans pouvoir être inquiétés ni recherchés, soit en raison des places qu'ils occupent ou ont occupées, ou de leur opinion politique, ou de leur conduite.» Cette lecture me rassura un moment, mais la réflexion amenait toujours quelque crainte. Je me disais bien: mais cela est positif et doit être sacré; ne sont-ce pas des souverains qui traitent, et l'honneur ne doit-il pas rendre leur promesse inviolable? Alors je respirais; mais l'instant d'après, me rappelant ce que j'avais lu et ce que j'avais vu déjà des retours sanglans de la politique, je retombais dans des terreurs sinistres, sans que pourtant mon imagination allât à soupçonner la dernière péripétie de ce drame.

Il y a une fatalité qui s'acharne aux grandes destinées; car Ney, je le savais, avait eu l'idée nette et positive de s'expatrier; j'en eus une irrécusable preuve par une lettre que le maréchal m'écrivit, et l'instruction qui y était jointe, de me tenir prête au voyage, de ne me tourmenter de rien, de ne rien confier à personne, pas même à D. L***. On donna à Ney le funeste et bien imprudent avis de fuir, perfide conseil qui le détourna de sa prudente résolution, et le fit se borner à s'éloigner seulement de Paris; plus tard je reçus deux lignes m'annonçant qu'il était très certain que personne ne serait inquiété, et qu'il allait seulement passer quelques jours chez une des parentes de sa femme; qu'il ne fallait pas lui écrire avant d'avoir reçu de ses nouvelles. Hélas, sa confiante sécurité dans une parole qui devait être sacrée le perdit. En vain Suchet, ce vétéran de la gloire, ce compagnon des anciens triomphes, pénétré du sort qui menaçait le héros, usa-t-il du pouvoir de l'amitié pour lui conseiller l'éloignement: Ney n'écouta rien, et poursuivit sa route jusqu'à Bessonis. Qui pourrait rendre les longues heures d'incertitude et de crainte qui composaient mes tristes jours, depuis le 7 juillet jusqu'au 5 août, jour terrible où elles firent place à la plus affreuse réalité du désespoir?

Le 18 juillet, D. L*** arriva chez moi dans une grande agitation:
«—Écoutez-moi, me dit-il, et surtout soyez calme.

«—Il est arrêté! m'écriai-je.

«—Non, mais je crois qu'il le sera, il faut du sang-froid et de la raison. Écoutez: dites-moi où il est, donnez-moi les moyens de le joindre, de le prévenir, vous le pouvez peut-être, et j'y suis disposé, mais à des conditions.

«—Ah! je consens à toutes, j'y consens, quelles qu'elles puissent être; si je le sauve, je consens à tout: parlez, par pitié, parlez!» Alors il me dit que Ney était parti pour Saint-Alban.

Alors D. L*** entra dans des détails qui, malgré mon agitation, me firent bien vite sentir que déjà il avait endossé les livrées du nouveau pouvoir; il devina ma pensée, et ne se gêna pas pour convenir qu'elle était juste. Il m'énuméra avec la même franchise les moyens de me servir: ce n'était pas le moment de lui dire que je le trouvais bien vil: D. L*** m'exprimait son dévouement avec une chaleur si inconnue! Il me jura de me tenir exactement au courant de tout, et de me procurer les facilités de rejoindre Ney, s'il en voyait la nécessité et l'avantage. D. L*** eut l'habileté de précipiter ma tendresse, dans la crainte d'une arrestation, et me fit naître ainsi tout naturellement l'idée de mettre en sûreté tout ce que j'avais de correspondances et autres papiers encore; j'en fis un paquet et voulus le lui confier, mais il m'obligea à venir chez lui, et là je les enfermai dans ma cassette qui y était restée depuis mon départ pour Charleroi; je conservai la clef, et nous y mîmes une adresse qui indiquait, en cas d'événement, que la cassette m'appartenait et devait m'être livrée sans contestation[4]. Il voulut me faire une reconnaissance, je la refusai. J'ai beaucoup commis de pareilles imprudences dans ma vie, parce qu'il m'a toujours paru qu'envers l'amitié ces défiantes précautions sont des offenses. C'est ainsi que toujours j'ai poussé la confiance jusqu'au ridicule, et après avoir été si souvent trompée, je ne répondrais pas que tant et de si tristes expériences m'aient corrigée.

Je demandai à D. L*** s'il ne savait rien de Regnault.—«Il est perdu», me répondit-il, avec un ton détestable d'indifférence. Je voulus en savoir plus long: il me força au silence, en me disant que si je faisais à ma tête il craignait de se voir compromis par mes démarches près de personnes sur qui le gouvernement avait les yeux ouverts, et qu'il ne se mêlerait plus en rien de me servir pour Ney; c'était me faire oublier tout autre intérêt. Non seulement je me tus, mais je le flattai par tout ce que je savais de plus propre à lui faire illusion sur le mépris que sa dureté et son affreux égoïsme m'inspiraient.

D. L*** venait tous les matins et tous les soirs me dire ce qui se passait, ou du moins ce qu'il voulait me faire connaître. Je ne l'accuse pas ici de m'avoir méchamment trompée; je crois même que l'espèce de prison où il me tenait, était une mesure de prudence pour m'empêcher d'apprendre au dehors le cours que prenait un événement qu'il sentait que je ne pouvais ni empêcher de s'accomplir, ni changer en rien. D. L***, pour de l'or et des places, se vendrait à toutes les dynasties de l'Europe: je l'ai vu républicain, dévoué au Directoire, servir le consulat, l'empire, la restauration, les cent jours, et puis encore la restauration; aujourd'hui hantant les églises, et habitué des processions. D. L*** n'en voulait pas à Ney, pas plus qu'à aucun de nos braves; mais il le voyait, perdu, et lui ne voulait rien perdre; ce n'était donc que dans de bonnes intentions, selon lui, qu'il me cachait la vérité; mais puis-je oublier que si j'eusse été instruite deux jours plus tôt, j'aurais pu joindre Ney, qui n'eût peut-être pas résisté à tout ce que je lui aurais répété des propos de D. L***, qui aurait peut-être été moins fort contre mes prières et ces preuves du danger, qu'il ne le fut contre les pressantes sollicitations de l'amitié d'un compagnon d'armes.

Le 5 d'août seulement, D. L*** me dit enfin que les ordres étaient donnés, et que le maréchal allait être arrêté. D. L*** me promit de me faciliter pour le soir même les moyens de me rendre auprès de Ney, sans délai. À peine fut-il dehors, qu'il me prit une affreuse inquiétude: il ne viendra que pour m'empêcher de partir, me disais-je; et aussitôt, sans m'arrêter aux réflexions, je prends quelque linge dans un foulard, je m'habille à la hâte d'une robe de voyage, je remplis ma bourse d'environ 700 francs qui me restaient. Ayant tout fermé, et écrit deux lignes à D. L***, pour le prier de veiller à tout, je vole rue du Bouloi, et sans passeport, sans aucun papier, je paie ma place, et pars pour rejoindre le maréchal avec l'espoir de le décider à fuir.

Je respirais à peine, car j'avais mis dans mon départ la précipitation irréfléchie de mon malheureux caractère dans toutes les circonstances où mon cœur est vivement agité. Ne supportant pas l'idée des lenteurs d'une diligence, je m'étais jetée dans la malle, ayant eu le bonheur d'y trouver une place; ce n'était qu'à Lyon que je pouvais espérer de sûrs renseignemens sur le maréchal Ney, et sur les moyens de le voir. Je n'avais pas dit cent paroles durant ce fatigant trajet; car, par un hasard extraordinaire, le sort m'avait donné un courrier qui eût été bien éloigné de prendre aucune part à mon affreuse angoisse; c'était un de ces hommes appartenant à un autre fanatisme que le mien, pour qui Napoléon était un usurpateur, et tous nos guerriers des brigands et des révolutionnaires; un de ces hommes qui croient prouver la sainteté de leurs principes par des injures à leurs ennemis. J'étais souffrante et de la présence de cet homme et des préoccupations de mon ame. J'avais feint de sommeiller pour échapper à l'éloquence politique de mon compagnon. Il donna cours à sa verve de persécution avec un autre voyageur, moins silencieux que moi, mais également difficile à convaincre. L'orateur s'en donnait à cœur joie sur le pauvre tyran, que bien certainement il avait, dans sa classe, aussi servilement adoré que les habitués du château des Tuileries, qui, la veille, disaient Sire au Roi, et le 20 mars, V. M. à l'Empereur. Je crois que c'est à Tornus que je vis arrêter un homme, parce qu'il avait tenu des propos séditieux. Nouvelle éloquence de la part du courrier devant qui le nom du maréchal Ney fut prononcé. Il ne savait pas encore qu'il dût être arrêté, car il eût dans ce cas entonné un Te Deum; mais il était sûr qu'il le serait, et bien mieux encore, fusillé. L'autre voyageur hasarda de dire: Je ne crois pas cela. Enfoncée dans mon coin, retenant ma respiration, craignant ma colère, il me semblait voir du sang aux mains du courrier, et la crainte du moindre contact m'eût fait jeter à bas de la voiture. Je ne rapporte ces tristes scènes, trop communes dans les temps de parti, que pour qu'on juge de ce qu'un pareil voyage dut me coûter d'angoisses, de sentimens étouffés, d'affreux pressentimens. Je touchais heureusement à la dernière poste.

Je connaissais dans ce pays la sœur d'un sergent de la garde que le maréchal protégeait particulièrement. Cette excellente femme était dévouée comme son frère au héros qu'on ne pouvait connaître sans l'aimer. Son frère avait quitté le service avec un bras de moins et une croix de plus, comme il disait plaisamment, et vivait dans une petite métairie avec sa sœur. Je fus chez eux: on me guida vers le château où Ney s'était retiré. On se chargea de l'avertir que j'étais dans le voisinage. Pauvre jeune fille! comme elle me pressait les mains en me demandant si je croyais qu'il y eût à craindre pour Monsieur le maréchal! Comme sa sensibilité naïve se montrait bien dans ses regards. «Oh mon Dieu! Madame, mais mon pauvre frère Henri, il n'y survivrait pas. Il parle de réunir des amis et d'enlever son général si on venait pour le prendre.» J'écoutais cela, j'étais tout oreille et espérance. «Oui, Madame, si on osait venir, il y a vingt amis de mon frère Henri qui sont prêts à se dévouer. Nous avons déjà un mot d'ordre, courage, bravoure.

«—Eh bien! lui dis-je, ma bonne Louise, je suis des vôtres, et que le mot d'ordre soit: Sauvons le héros!

«—Ah! oui, sauvons-le, répondit Louise, en pressant ma main entre les siennes.

Il était près de huit heures et demie. Nous étions arrivées derrière le château d'une des parentes de l'épouse du maréchal, chez laquelle Ney s'était réfugié. J'avais eu soin de m'informer si la maréchale y était; car n'ayant jamais manqué en rien au respect que je lui devais, la bienséance eût encore imposé des bornes à la douleur, comme elle avait souvent réprimé les élans de la tendresse. Mais la maréchale était restée à Paris, veillant aux démarches que pouvait rendre nécessaire une précieuse destinée. Ce fut encore un court instant de bonheur que le sort m'avait ménagé de pouvoir, sans offense, prouver à Ney malheureux toute la profondeur d'un amour ranimé par l'idée de son péril. Louise fut l'avertir avec précaution; elle m'avait laissée seule dans un endroit écarté, derrière le château. J'étais vêtue en homme: je ne me cachais donc pas autant, étant sûre d'être moins remarquée, s'il fût venu quelqu'un du château; mais cependant je sentais la nécessité de n'être pas reconnue, et je ne saurais dire les cruelles réflexions dont cette nécessité accabla mon ame. Tous les sentimens qui la remplissaient alors ne pouvaient que m'honorer, car Dieu m'est témoin que depuis long-temps je n'avais plus sur Ney que les droits du souvenir et de l'amitié. Dans cet instant terrible, j'aurais donné ma vie pour sauver la sienne, pour le conserver à son épouse et à ses fils. Oui, pour le sauver j'eusse fait, je crois, le serment de ne le revoir jamais, ma mission une fois accomplie.

Quand une pensée profonde m'agite vivement dans la solitude, il est rare qu'il ne m'échappe pas quelque exclamation. Qui sait, mon Dieu! si lui-même ne me blâmera pas? ah! m'écriai-je, qu'il est affreux d'être descendue à une position où on n'a même plus l'espoir d'être approuvé pour un dévouement qui nous ferait mépriser la mort et les tortures; je pressais mon cœur qui battait à s'échapper de mon sein. De rares mais brûlantes larmes coulaient le long de mes joues. Les momens étaient longs, l'obscurité commençait à s'étendre autour de moi. Cette démarche faite dans un si noble but et avec cette ardente précipitation d'agir que les lecteurs me connaissent, cette démarche commençait à me paraître sujette à une fâcheuse interprétation, et si une voix qui trouvait toujours le chemin de mon cœur, si la voix de Ney ne m'eût rendue à moi-même, à l'idée de son péril, je crois que je me serais enfuie avec terreur de ces lieux où je n'étais venue que pour conserver un ami, et sauver ses jours.

«Ida, me dit-il avec une vive émotion; quoi, pauvre Ida! vous ici;» et il m'entraîna vers un banc. «Je vois bien, ma pauvre amie, que vous craignez pour moi.

«—Oui, et votre sécurité me désole, car vous allez être arrêté. Oh! fuyez, allez en Suisse pendant qu'il en est temps; laissez passer l'orage. Si vous voulez m'admettre au partage glorieux de votre exil, je suis prête; si vous voulez m'employer pour rassurer votre femme, vos fils, vous connaissez mon cœur et mon activité; je puis hasarder ce que son titre de mère et son rang lui défendent. Ney, fuyez, prenez pitié de vous-même, de votre famille et de moi.» Il y avait une aveugle confiance dans sa résolution, et encore plus une preuve de sa loyauté.

«Ma bonne Ida, reprit-il, mais je n'ai rien fait de plus que les autres maréchaux, que l'armée tout entière; j'ai résisté plus long-temps au torrent; Bertrand peut en rendre témoignage: je suis retourné à mes aigles comme mes frères d'armes; mais ne suis-je compris comme eux dans l'article XII de la convention militaire. C'est cette espérance de sécurité qui nous a fait à tous déposer les armes. Tranquillisez-vous donc, bonne Ida, retournez à Paris. Si je crois nécessaire de partir, j'irai en Suisse, et alors je vous ferai connaître à ma femme, peut-être; mais, à présent, promettez-moi de reprendre la poste de Paris; attendez paisiblement mes nouvelles.

«—Paisiblement! lorsque tout y tremble pour vous.

«—C'est sans motif, sans raison; car je suis positivement sûr que je n'ai rien à craindre.

«—Et vous les croyez, ces conseils dangereux; et les prévoyances du cœur, vous y restez sourd! Ney, fasse le ciel que vous n'ayez pas à vous repentir d'une confiance qui prouve beaucoup plus de loyauté que de prudence!»

Nous nous étions levés, et nous marchions vers la porte derrière le château; je pressais son bras contre mon sein; je m'y attachais avec une sorte de douloureuse sécurité. Tout à coup Ney s'arrête, et, avec un ton qui me semblait très ému, il me dit: «Ida, vous rappelez-vous la conversation que nous eûmes à Michelberg, et votre promesse?

«—Mon ami, pourquoi me la rappeler en ce moment? Oh! mon Dieu, ce souvenir serait-il un affreux pressentiment? oh! sauvez-moi la douleur de cette parole, je suis prête à la tenir; mais ne vaut-il pas mieux en prévenir pour vous les dangers?»

Et ma tête brûlante tomba sur son sein; il m'y pressa fortement, me tint long-temps serrée dans ses bras; puis, s'en arrachant comme par un effort pénible: «Adieu, Ida, me dit-il, mais non… au revoir à Paris. Calme, prudence et souvenir.» Nous étions à la porte du château, je l'ouvris: «Adieu, au revoir,» lui dis-je; il déposa un baiser sur mon front, et, s'éloignant avec rapidité, il me cria: «Dans tous les cas, chère Ida, je compte toujours sur l'exécution de la promesse faite à Michelberg.»

Il n'était plus là, et je restai les bras tendus vers le lieu où il venait de disparaître; et ces paroles, cette promesse rappelée, me fixèrent immobile à ma place, jusqu'au moment où la douce voix de Louise vint me tirer de cet anéantissement.

Je restai une heure à la métairie du frère de Louise, puis ils me reconduisirent à l'auberge de la poste, à une assez grande distance. Bognot (nom du sergent retiré), qui partageait mes craintes, ne cessait cependant de m'assurer qu'il n'y avait pas encore de danger; que, dans tous les cas, il ne laisserait certainement pas enlever son maréchal; qu'il y avait des hommes braves et dévoués en force pour résister à la gendarmerie. Hélas! Ney lui-même se livra à ceux qui vinrent l'arrêter; il les appela, il paralysa le zèle de ses amis, de ce militaire courageux qui voulut l'arracher à l'escorte. La fatalité avait marqué cette grande victime; et celui que la mort épargna dans cent batailles, toutes soutenues pour la France, se rendit lui-même aux mains chargées de le livrer à la rigueur des lois!

CHAPITRE CLXI.

Retour à Paris.—Arrestation du maréchal Ney.—Le maréchal à Paris.

J'emportai de mon voyage de bien tristes pressentimens. Je trouvai à l'auberge de la première poste une connaissance précieuse dans cette cruelle circonstance; c'était un ancien militaire qui avait servi sous les ordres du maréchal; il était retiré depuis la bataille de Leipsick, et revenait, quand je le vis à Lémonest, des eaux du Mont-d'Or. Je l'avais quelquefois rencontré à Paris; je savais tout son enthousiasme pour celui qu'il ne nommait que le brave des braves: il me sembla voir qu'il me faisait des signes d'intelligence. Aussitôt mon parti fut pris: je quittai la malle, et me mis immédiatement en rapport avec M. de Belloc, persuadée qu'il pourrait me donner d'utiles éclaircissemens. M. de Belloc chercha à m'inspirer une sécurité dont il était lui-même bien éloigné: il partait pour Paris, la nuit même; et, sans vouloir me reposer, je refis la route avec un cœur navré, où, par tous les moyens, mon compagnon cherchait à exciter l'espérance; du moins il me soutenait un peu par une conformité d'admiration et d'intérêt pour le même objet. Il ne devait pas séjourner à Paris plus de vingt-quatre heures, mais il me promit de me mettre en relations avec un de ses infimes amis qui en avait avec tous ceux dont on pouvait espérer des nouvelles certaines et journalières du maréchal. Il m'a tenu parole; il m'a fait connaître l'homme bon et courageusement dévoué qui a mis son empressement et sa gloire à me procurer, pendant la détention et le procès de Ney, ces détails et ces nouvelles que j'appelle les joies du désespoir; car ils ne dissipent aucune crainte, et pourtant nous soulagent.

L'ami de M. de Belloc était dans la garde nationale à cheval. À notre première entrevue, je lui contai toutes mes relations avec le maréchal: «Je servirai votre douleur aux dépens de tout,» me disait cet être si bon, et il a tenu parole, comme je vais le prouver plus loin, mais en ayant soin de ne pas le compromettre. Je lui parlai franchement de ma singulière liaison avec D. L***, des obligations que je lui avais, et de ce qu'il m'avait promis. L'ami de de Belloc, que j'appellerai Eugène, m'assura qu'il connaissait D. L***, qu'il était agent aussi actif du pouvoir nouveau, que de tous ceux qui s'étaient succédé depuis vingt ans. «Oui, certes, je le connais et je le méprise, me disait-il; mais, dans votre position, il ne faut pas l'irriter; au contraire, flattez-le, il peut vous servir. Il m'est bien possible de vous procurer, par mes amis, des nouvelles; mais D. L*** est plus à la source: il faut le flatter, ne point l'humilier pour sa nouvelle métamorphose, qui est tout-à-fait dans son métier de Protée. Profitez de sa position pour les intérêts de votre cœur.» Oh! Eugène, vous que je ne dois point nommer, et que ma reconnaissance proclame sous le nom d'un père chéri, que cette discrétion de la reconnaissance vous soit une nouvelle preuve de ce sentiment d'estime dont vous avez reçu les témoignages au milieu de mes cris et de mes sanglots!

M. de Belloc resta, contre son attente, un mois à Paris. Je voyais tous les jours de Belloc ou son ami Eugène; tous deux s'occupaient à savoir ce qui touchait l'illustre proscrit. Je courais moi-même partout, seule ou avec l'un d'eux, écoutant tout ce qui se disait avec avidité, tantôt ranimée par toutes les espérances les plus consolantes, tantôt plongée dans l'effroi et le désespoir. Dans la peine comme dans la joie le temps s'écoule, et le muet interprète de l'éternité ne s'arrête devant aucune félicité ni aucune douleur.

Moi si facile dans mes illusions, si disposée à croire aux espérances douces et consolantes, j'avais emporté de Bessonis un pressentiment pénible qui me poursuivait chaque jour davantage, et qui me semblait plus fort que toutes les raisons de sécurité, qui plaidaient cependant pour un illustre guerrier au nom de tant de victoires. Mes nouveaux amis tentaient de me rassurer; mais il est des alarmes qu'on endort quelques instans mais qui se réveillent plus vives, comme par un instinct du cœur. D. L*** prit de l'ombrage des personnes qui m'apportaient des nouvelles. Je lui avais caché cette heureuse rencontre, et jamais il ne m'avait vue avec elles; mais il avait tant de ressources pour suivre ou deviner mes démarches, qu'il m'en parla avec une sorte d'attendrissement. «Promettez-moi, ajoutait-il, de n'avoir recours qu'à moi, et de me garder un inviolable secret; à ces conditions je viendrai deux fois par jour vous confier ce que j'aurai appris, le mal comme le bien; car l'incertitude est, pour un cœur pareil au votre, un tourment chaque jour plus horrible, qui vous exalte au point de vous exposer et d'exposer davantage le maréchal, par contre-coup.» Ce mot-là m'allait droit au cœur. Je remerciai D. L*** et lui promis tout.

J'étais trop bien servie par l'intérêt de celui-ci et par la généreuse bienveillance d'Eugène. J'appris à peu de minutes d'intervalle, des deux, l'arrestation du maréchal à Bessonis. Eugène le savait par une lettre du capitaine Jaumard, officier de gendarmerie, chargé de la douloureuse mission de conduire le maréchal à Paris. Voici le récit d'Eugène:

* * * * *

«Avant de se mettre en route, le maréchal avait donné sa parole d'honneur à l'officier de ne faire aucune tentative pour s'évader. Cet officier avait autrefois servi sous les ordres du maréchal, et il avait eu la générosité de s'en rapporter à la parole de son ancien général: il n'eut point à se repentir de la confiance qu'il lui témoigna dans le voyage.

«Entre Moulins et Aurillac, le maréchal Ney et ses conducteurs s'arrêtèrent dans un village pour prendre quelques instans de repos. Après le repas, un fonctionnaire public des environs vint prévenir l'officier de gendarmerie qu'à quelque distance de là il trouverait sur la route des gens apostés, qui avaient formé le projet d'enlever le maréchal. Celui-ci était dans la même pièce où cette confidence avait lieu: quelques mots qu'il entendit lui firent facilement deviner le sujet de la conversation; il s'avança, prit la parole, et dit à l'officier: «Capitaine, je me borne à vous rappeler que je vous ai donné ma parole d'honneur de me rendre avec vous à Paris; si, contre votre attente, et contre toute vraisemblance, on voulait essayer de m'enlever, alors je vous demanderais des armes pour m'opposer aux tentatives qu'on prétendrait faire sur ma personne, et pour remplir jusqu'au bout la promesse sacrée que je vous ai faite.»

«Les voyageurs ont continué leur route, et aucune tentative n'a été faite pour enlever le maréchal.

«Arrivé à quatre lieues de Paris, le maréchal Ney a trouvé dans une auberge madame la Maréchale, qui était venue à sa rencontre dans une voiture de place. Ils ont eu ensemble un entretien de deux heures; au bout de ce temps, le maréchal a averti le capitaine de gendarmerie qu'il était prêt à partir; quelques larmes coulaient de ses yeux. «Ne vous étonnez pas, dit-il à l'officier, si je n'ai pu retenir les pleurs que vous voyez couler; ce n'est point pour moi que je pleure, c'est sur le sort de mes enfans; quand il s'agit de mes enfans, je ne suis plus le maître de retenir mes larmes.»

«Le maréchal et sa femme sont montés, dans le fiacre, l'officier de gendarmerie s'y est placé; un domestique de madame la Maréchale accompagnait derrière la voiture.

«C'est ainsi qu'ils sont arrivés à Paris, aujourd'hui, 19 août. Après avoir traversé les rues de la capitale, lorsque la voiture est arrivée au bout de la rue de Sèvres, l'officier de gendarmerie est descendu pour aller chercher une autre voiture, placée d'avance à soixante ou quatre-vingts pas de distance.

«Le maréchal a fait ses adieux à sa femme, et une fois monté dans le second fiacre, il a été conduit à la prison militaire de l'Abbaye.»

* * * * *

Mon ame se brisa à cette funeste nouvelle. D. L*** accourut aussi pour m'en faire part, et pour me renouveler toutes les assurances d'un dévouement qui m'allait devenir plus nécessaire. D. L*** devenait en effet ma plus grande ressource pour connaître à la minute ce qu'il m'importait le plus de savoir. Il y avait et il y aura toujours deux hommes dans cet homme-là. Renoncer à ses ambitieuses espérances de fortune (quelle fortune, grand Dieu!) eût été un effort au-dessus de son ame vulgaire; mais rester sans pitié à la vue de mon désespoir lui était également impossible; il cherchait avec un bien louable empressement à me dire tout ce qui pouvait me donner quelque espoir.

C'est à D. L*** que je dus la connaissance du noble et courageux discours d'un prince français contre les adresses au roi pour l'épuration des administrations et le châtiment des délits politiques. L'ame généreuse du jeune guerrier qui cueillit à Jemmapes ses premiers lauriers, cette ame libérale et généreuse pressentit, dans ces rigoureuses mesures, l'orage qu'on allait former sur une tête épargnée dans cent combats; et ce discours, dont je dus la copie à D. L***, est un morceau d'une éloquence trop française, pour que je ne me fasse pas un honneur d'en enrichir mes Mémoires.

Séance du 13 octobre 1815.

DISCOURS DU DUC D'ORLÉANS EN RÉPONSE À L'ADRESSE AU ROI POUR L'ÉPURATION ET LE CHÂTIMENT DES DÉLITS POLITIQUES.

«Ce que je viens d'entendre achève de me confirmer dans l'opinion qu'il convient de proposer à la Chambre un parti plus décisif que les amendemens qui lui ont été soumis jusqu'à présent. Je propose donc la suppression totale du paragraphe. Laissons au roi le soin de prendre constitutionnellement les précautions nécessaires au maintien de l'ordre public, et ne formons pas des demandes dont la malveillance ferait peut-être des armes pour troubler la tranquillité de l'État. Notre qualité de juges éventuels de ceux envers lesquels on recommande plus de justice que de clémence nous impose un silence absolu à leur égard. Toute énonciation antérieure d'opinion me paraît une véritable prévarication dans l'exercice de nos fonctions judiciaires, en nous rendant tout à la fois accusateurs et juges.»

À l'époque où je lus ce discours, mon cœur eut un moment d'espérance; j'y pensais souvent, oh! bien souvent. Plus tard, lorsque l'incompétence des maréchaux fut déclarée, je pleurai avec amertume l'absence du prince dont, sans doute, la voix se serait élevée pour le parti de la clémence, dont ses lumières et son équité leur avaient fait proclamer et invoquer les droits. Il me restera à dire, plus tard, avec quelle magnanimité ce même prince accueillit et répondit aux prières de l'épouse infortunée de l'illustre prisonnier qui osa, avec la confiance des droits d'un légitime amour, lui confier ses douloureuses espérances, dans ses nobles sentimens; époux heureux et père, le prince français eût-il pu rester insensible aux larmes d'une mère, de l'épouse d'un guerrier malheureux[5]!

Dans mon obscurité, sans titre légitime, je ne me crois pas le droit de parler de ma reconnaissance, mais elle est gravée dans mon ame pour un prince généreux, et je mets ma gloire à la publier.

CHAPITRE CLXII.

Ma vie pendant l'instruction du procès du maréchal Ney.—Espérances d'évasion.—Générosité du pauvre.

Dans cette vie de tortures, je n'étais soutenue que par la généreuse compassion d'Eugène. Je dus cependant au hasard deux rencontres qui répandirent un peu de baume sur des blessures toujours saignantes; la première fut celle d'un gendarme qui avait été de service plusieurs fois à la prison du maréchal, et qui, racontant cette circonstance dans un lieu public où j'étais entrée pour me reposer d'une longue course, s'était exprimé avec une touchante vivacité d'intérêt et d'admiration pour le noble prisonnier. Quand il sortit de l'endroit où il venait de frapper mon cœur d'une consolante surprise, je l'abordai avec franchise, et je le félicitai au nom de la gloire française des sentimens généreux qu'un militaire conservait ainsi pour un de ses anciens chefs. Sans lui livrer le secret de tout mon intérêt, je demandai au militaire s'il voudrait se charger de faire tenir quand il serait de service quelques mots à celui que le témoignage d'une tendre compassion consolerait. Je vous jure sur l'honneur du héros, dont le caractère vous est un sûr garant de ma parole, que je ne mêlerai rien de politique à cette communication tout intime. Je donnai à cet excellent homme mon adresse, et il ne manqua point à la parole qu'il venait de me donner d'accorder ce pieux hommage à la mémoire d'un brave avec ses pénibles devoirs.

L'autre rencontre dont je veux parler fut encore un plus grand événement, car c'était presque une espérance de salut pour la victime. Eugène et moi nous avions, un jour que les nouvelles de la procédure étaient mauvaises, cherché à distraire nos tristes et mortelles pensées par une longue promenade, par une de ces courses sans but, où sous des pas indolens les lieues cependant s'accumulent. Sur les huit heures du soir seulement, nous nous aperçûmes que nous avions passé l'heure du repas, et que notre état exigeait quelque nourriture impérieusement. Nous étions arrivés au quai qui longe la place de l'Hôtel-de-Ville; l'endroit était peu favorable à la découverte d'un restaurant; nous aperçûmes cependant un petit établissement qui avait l'air d'y ressembler, et nous y entrâmes. La société était heureusement fort peu nombreuse, et le besoin nous y fit encore accorder plus d'attention qu'aux mets des modestes ouvriers.

À la table qui touchait presque la nôtre, soupait nonchalamment un homme en blouse de voiturier d'une assez bonne mine, d'une figure ouverte et franche, quoiqu'une extrême pâleur fût empreinte sur ses traits. Quelques larmes bientôt arrosèrent son chétif repas. Il les essuyait furtivement, car il est un âge où les hommes, par une singulière pudeur de faiblesse, craignent de laisser découvrir qu'ils sont encore sensibles. Cet effort de mystère, qui ajoutait à la sincérité de ce que cet homme paraissait éprouver, me fit supposer quelque infortune extraordinaire.

Eugène était si bon que je ne craignis point d'être démentie par lui, et me fiant aux droits de mon sexe, je me tournai vers celui qui me semblait malheureux par quelque événement digne d'un de ces secours que j'allais m'empresser à lui offrir. Hélas! il était malheureux, mais du même malheur que nous; c'était un sous-officier d'un régiment qui avait toujours combattu sous les ordres de Ney, à qui une blessure reçue en 1814 au plateau de Craone, le 6 mars, lorsque Ney en chassa les Russes, avait fait quitter le service qu'il aurait, disait-il encore, repris pour aller mourir sous les aigles à Waterloo, si la balle ne l'eût privé de l'usage du bras droit. Mais, me servant de l'épithète qui va si bien au militaire français: «Mais mon brave, lui dis-je, vous avez éprouvé d'autres malheurs que votre blessure, car un militaire ne verse pas de larmes pour un pareil accident.» Alors il nous avoua que c'était l'arrestation et le danger que courait son ancien chef qui le rendaient imbécille de douleur. Mon premier mouvement fut de me jeter sur son cœur, de le serrer contre le mien, mais il y avait des témoins, et je me contins assez pour ne presser que sa main. Eugène l'invita à se mettre à notre table, et notre nouvel ami continua ainsi à voix basse: «Vous le connaissez, vous l'aimez aussi; ah! cela se voit. N'y a-t-il pas de quoi mettre le feu à une ville, de songer qu'il y a pourtant des gens qui se réjouissent de la mort de celui qui a sauvé tant de milliers de Français?» Je l'excitais à parler, car chaque parole était un éloge pour Ney. La confiance s'établit bientôt davantage et l'on parla à cœur ouvert. Notre sergent nous déclara qu'ils étaient plus de trente, tous résolus, si le maréchal était condamné, de former un complot pour l'enlever. «Nous sommes trente, mais il ne faudra que frapper du pied pour faire sortir plus d'un millier d'hommes. Ney est adoré du soldat et admiré et respecté des bourgeois; mais on ne le condamnera pas.» Léopold, avec beaucoup d'adresse, sut pénétrer tous les desseins du militaire, et découvrir à quel point on pourrait s'engager et compter sur un dévouement si franchement exprimé. Mon cœur me fit voir tout ce que j'osais espérer, en cas d'un jugement fatal. On se quitta après de bien cordiales effusions. Eugène dit au brave de venir le trouver le lendemain, qu'il lui donnerait asile à son domicile, pour éviter les allées et venues qui pourraient exciter des soupçons.

J'appris par une autre voie encore, qu'on avait un plan arrêté d'évasion, dans le cas où Ney serait condamné, et, je l'avoue sans craindre d'exprimer toute ma pensée, j'applaudissais non seulement à ce dévouement intrépide pour sauver une tête si chère, mais je fis tous mes efforts pour encourager et soutenir ces généreuses résolutions.

Eugène était lié avec le bon, le sensible Gamot, beau-frère de Ney; il me le fit connaître, et cet excellent homme voulut bien pardonner ce qu'il y avait eu d'égaremens et de faiblesses dans ma liaison avec Ney, en faveur de l'intérêt courageux et passionné qu'il me vit pour celui dont la mort cruelle a abrégé ses propres jours. Gamot espérait peu, il redoutait même la franchise un peu rude du maréchal, et sa juste fierté dans les réponses de l'instruction. J'étais convenue d'un lieu sûr pour rencontrer le gendarme dont j'ai parlé plus haut. J'y courus à la première nouvelle que le procès allait commencer. On vivait dix ans dans de pareilles journées. L'ame soutenait les forces du corps, sans cela le mien n'eût pu, malgré ma force physique, résister à toutes mes courses, tantôt en voiture, plus souvent à pied, d'un lieu à un autre, rentrant chez moi pour changer de vêtemens, en mettant souvent, pour dérouter D. L***, que je supposais m'épier, de différentes classes et allant dans toutes sortes de lieux où je n'aurais certes jamais mis les pieds sans le sentiment tout-puissant qui, dans ces jours d'effroi et d'incertitude, me rendait tout indifférent, hors le nom de la victime menacée. Je sentais naître dans mon cœur bouleversé d'affreux desseins dont la seule pensée me fait frémir aujourd'hui où tant d'années de deuil ont posé sur mon désespoir cette terrible empreinte du temps, qui efface tout, bonheur, joie, désespoir et haine. Mais dans un tel oubli je ne puis comprendre d'indignes trahisons dont j'épargne à mes lecteurs la triste énumération.

Toutefois il m'est doux de rendre justice aux traits honorables d'un dévouement qui fut sans récompense, et qui n'était pas sans dangers. Je trouvai le gendarme fidèle au rendez-vous; il se chargea d'un billet ouvert qui parvint encore à Ney; ce fut le dernier. J'employai tous les moyens pour obtenir de voir le maréchal: ce fut impossible. Le messager de ma douleur me parut convaincu que le maréchal serait condamné; mais il ajoutait: «Qu'importe la condamnation! elle ne sera pas exécutée, car on tentera de l'enlever très certainement, et l'escorte laissera faire, soyez-en sûre.

«—Oui, si elle était composée de soldats ayant vu sa bravoure et apprécié sa loyauté.» Quel or eût pu payer de pareilles assurances en pareille position? Aussi je prodiguais à pleines mains ce qui m'en restait; et je dois à la vérité de dire qu'il me fallut user de ruse et presque de force pour le faire accepter de ce brave homme, qui, dans cet entretien, me dit aussi que madame la maréchale était l'ame d'une foule de généreuses démarches formées pour son malheureux époux. J'ai dit que j'avais deux logemens et une chambre où j'allais me travestir pour mes courses; l'un était situé dans le faubourg Poissonnière. Sans absolument faire liaison, j'avais contracté avec une ouvrière en dentelle, dont le mari peignait sur porcelaine, cette bienveillance du bonsoir et du bonjour, inévitables questions du voisinage. La femme avait une trentaine d'années et le mari un peu plus; ils avaient trois enfans. Je ne puis passer devant des enfans sans éprouver le désir de les embrasser. Mes attentions bienveillantes m'avaient d'abord valu la joyeuse familiarité des marmots et toute la politesse amicale du père et de la mère, des saluts, des révérences et des questions. La femme avait eu un frère tué à Waterloo, et son mari, garde nationale, avait commencé sa carrière militaire assez noblement sur les hauteurs de Montmartre. On ne m'approche pas long-temps sans connaître mon humeur guerrière, et cette tournure d'esprit avait encore accru la bonne prévention de mes hôtes.

Un soir que je venais pour brûler quelques lettres, j'appelai: personne ne répondit. À tout hasard je frappe un coup très fort. «On y va», répond alors une voix entrecoupée de sanglots. Au même instant la porte s'ouvre et me montre la pauvre voisine tout en larmes. Un malheur venait de frapper son mari: il s'était trouvé avec quelques amis dans un café; on y avait parlé de l'affaire du maréchal Ney, la grande affaire du jour; on n'avait dit que ce qu'on pensait, mais peut-être comme on n'aurait pas dû le dire; il y avait là des gens qui écoutaient, et avec de bonnes instructions sans doute; on vint sur la place même arrêter le groupe dont son mari faisait partie, et avec les autres il a été conduit à la préfecture de police. Je rassurai de mon mieux la petite famille, en disant ce que je pensais, et ce qui arriva, que, le lendemain, le mari serait libre. Je restai près de deux heures pour consoler cette pauvre mère; la sienne arriva: c'était une femme fort âgée. Je promis à ces bonnes gens de suivre l'affaire, et dès le lendemain je fus assez heureuse, grâces aux démarches d'Eugène, pour que lui-même allât reconduire un fils, un époux, un père chéri, au foyer d'une famille désolée. Je vins le soir, avec Eugène et ce militaire dont j'ai parlé, qui ne le quittait plus, chez ces bonnes gens; le mari renouvela à Eugène les remerciemens qu'il lui avait faits déjà, et nous conta en peu de mots le sujet de la dispute. Parmi les personnes avec lesquelles il s'était trouvé, il y avait trois ou quatre militaires qui s'étaient battus à Waterloo sous le général Gérard. Dans le même café étaient en même temps des individus s'appelant volontaires royaux; ceux-ci, ajoutait le naïf narrateur, se mêlèrent de la conversation, et après beaucoup d'autres disputes, ils voulurent parler de Waterloo; là-dessus trois des nôtres prirent feu.

Le pour et le contre des opinions de part et d'autre échangées, avaient poussé la discussion jusqu'aux injures personnelles, et, comme derniers argumens, les coups de poing étaient arrivés, puis l'intervention des gendarmes et le séjour à la préfecture de police.

Nous conseillâmes à notre garde national d'éviter ces réunions; il nous dit n'y avoir été que dans l'espoir d'apprendre quelque chose de relatif au maréchal Ney, et il était bien désolé de l'imprudence de ses amis, qui, n'étant pas de Paris, allaient sans doute être renvoyés dans leurs départemens. Circonstance d'autant plus fâcheuse, ajoutait notre homme, que ses six camarades valaient un bataillon en cas d'événement. Il n'y avait pas à se tromper sur de pareilles révélations, et nous apprîmes qu'une tentative d'évasion bien combinée restait toujours possible pour celui que tous nous eussions voulu sauver au prix de notre sang: au besoin, l'or n'eût point manqué, mais il n'était qu'un accessoire, et nullement un stimulant nécessaire d'une telle entreprise; car les cœurs volaient au devant de ce sacrifice d'une pitié généreuse. Comme preuve de ces dévouemens désintéressés, il suffit de citer mes voisins du faubourg Poissonnière. Ils étaient plus près de la pauvreté que de l'aisance; eh bien, lorsqu'ils surent que je passais mes jours dans des démarches infructueuses, hélas! mais dont Ney était l'objet, non seulement le mari m'offrit son temps, son zèle, mais sa femme, sa mère et lui, me supplièrent de disposer, si cela pouvait servir, de 1600 francs, fruit de leurs longues épargnes, espoir de leur petite ambition; ils me portèrent leur trésor; ils me dirent, pour me le faire accepter, de ces choses que l'ame seule inspire, et auxquelles la recherche du langage ne fait qu'ôter leur énergique et inestimable prix: «Prenez, Madame, prenez, il faut beaucoup d'argent; ne craignez pas de ne pouvoir rendre: allez, nos enfans ne manqueront pas pour cela; et devraient-ils porter la hotte du chiffonnier, ce sera un beau patrimoine à leur laisser, que de leur dire: Nous avons employé votre légitime à une belle action, nous sommes pour quelque chose dans des efforts qui ont sauvé la vie du guerrier qui la prodigua toujours pour la France.» À pareils élans de générosité, je ne pouvais répondre que par des larmes. Pour excuser et faire accepter mon refus, il me fallut montrer les sommes que j'avais encore en portefeuille, promettre que si l'argent me manquait, je reviendrais frapper à leur petite bourse. «La somme reste là, me dirent-ils, elle attendra vos ordres.» Cette scène se passait dans une petite chambre d'ouvriers; les héros de ces offres généreuses, inspirés par une noble pitié pour un guerrier malheureux, vivaient péniblement du fruit de leurs labeurs: c'était un sacrifice pour un proscrit, un sacrifice sans espoir d'autre récompense que le bonheur même de la bonne action.

Je le demande à tous ceux qui ont un peu expérimenté le cœur humain: si l'on trouverait dans les classes élevées une aussi prompte élévation de sentimens, et si l'opulence offre son superflu avec ce noble élan de cœur qui porte quelquefois la médiocrité à immoler son nécessaire?

Je revis une fois encore ces braves gens, ce fut après la mort du maréchal Ney; j'étais prête alors à partir pour Bruxelles, d'où je ne comptais plus revenir. Leur muette pitié, en mêlant leurs larmes aux miennes, était une déchirante éloquence, et elle fut alors ma seule consolation, s'il est des consolations pour de pareilles douleurs!

CHAPITRE CLXIII.

Souvenirs de Labédoyère.—Procès du maréchal Ney.—Sa comparution devant le conseil de guerre.

Chaque jour me devenait une inquiétude nouvelle, un sommeil affreux. Le maréchal était en prison, et D. L*** m'avait tant recommandé, dans l'intérêt même de Ney, de ne faire aucune démarche qui pût soit éveiller les soupçons, soit même ajouter, par ma présence et la publicité de notre liaison, aux peines d'un ami malheureux des chagrins de plus d'une nature, que je commençais à me laisser persuader.

C'est le 19 août que l'infortuné guerrier était arrivé à Paris, et immédiatement enfermé à la prison militaire, et de là à la conciergerie. L'instruction du procès fut longue, bien longue, surtout pour mon cœur. D. L*** me tenait alors en prison chez moi, et chez lui ensuite, avec l'autorité de ce qu'il appelait mes plus chers intérêts, afin, sans doute, que deux destinées fussent jusque dans leurs douleurs enchaînées par une triste ressemblance. Chaque jour, D. L*** me rendait compte du résultat de l'enquête qui se poursuivait avec une extrême activité de la part de ceux qui eu étaient chargés, et avec une lenteur excessive pour les inquiétudes impatientes de l'accusé. Comment peindre mes angoisses à chaque récit! Quand on me citait le sens d'une déposition de quelque témoin important, je la faisais répéter, je la tournais et la retournais en quelque sorte sur mon cœur, pour y chercher quelque côté favorable.

Par un de ces hasards que la fortune se plaît à rapprocher comme pour combler la mesure des terreurs attachées aux discordes civiles, le 19 août, ce jour même qu'un maréchal de France revoyait, à la manière d'un criminel, caché dans un fiacre, ce Paris dont son bras avait enrichi les monumens de drapeaux enlevés sur vingt champs de bataille, ce même 19 août avait retenti un premier arrêt de mort contre un jeune guerrier, triste prélude de celui qui semblait réservé à un vétéran. Charles Labédoyère venait de comparaître devant un conseil de guerre, et avait subi la sentence qu'il avait lui-même prédite, dans une discussion orageuse de la Chambre des Pairs, par cette réplique douloureuse: «En cas de changement, ne serais-je pas le premier fusillé?» Charles était depuis quelque temps mon ami; j'avais partagé ses illusions. Son corps percé de balles, voilà l'épouvantable horizon à travers lequel le retour de Ney m'avait apparu. Les circonstances avaient précipité Ney; Labédoyère avait précipité les circonstances. En pesant les accusations à la manière des casuistes politiques, je trouvais une différence dans la conduite de ces deux guerriers, et comme une lueur d'espérance; mais quand la douleur nous porte un premier coup, on ne mesure plus les chances de ceux dont il lui reste à nous frapper. La pensée ne s'arrête plus alors aux calculs, elle court droit aux pressentimens fiévreux du désespoir. Labédoyère, dont le nom était déjà célèbre par les aventures déplorables de son aïeul, qu'un roman connu à célébrées, venait de marquer sa place dans l'histoire par sa part active dans les événemens de 1815, et plus encore par sa mort tragique et malheureuse. Hélas! en me rappelant son ardeur bouillante, cette soif de périls et de belliqueuses émotions, cet abandon de tous les intérêts à une sorte de fanatisme militaire, je croyais me rappeler aussi qu'il y avait quelquefois des accès de sombre mélancolie dans cette ame de feu; je croyais avoir surpris sur ce noble front quelques vagues présomptions de malheur, passant quelquefois à travers les rayons de cette gloire dont il était si avide.

Plongée dans une espèce de délire pendant la courte procédure qui conduisit le jeune compagnon de mes rêves de victoire sous le feu… qui n'était pas, hélas! celui de l'ennemi, le nom chéri de Ney s'était mêlé au sien dans mes cris de douleur! D. L*** et la rumeur publique m'avaient seuls appris les détails de ce cruel événement. Je ne le rappelle qu'en ce moment dans mes Mémoires, parce qu'il y a toujours dans les grandes catastrophes un accablement du cœur qui fait qu'on les sent plus quand elles s'éloignent, que quand elles vous surprennent.

C'est ainsi que le jugement du plus jeune de nos guerriers, sa calme attitude devant le conseil de guerre, son courage plus difficile devant des fusils français dirigés sur sa poitrine, étaient devenus en quelque sorte le cauchemar de mes nuits, et les avaient troublées davantage à mesure que le temps s'écoulait. Peut-être aussi, outre l'intérêt tendre et religieux qui m'attachait au souvenir du malheureux Labédoyère, sentais-je retentir plus effrayantes les menaces de cette première rigueur, à mesure que le moment approchait, où Ney lui-même allait comparaître devant un tribunal, et voir mettre ses lauriers et sa conduite dans le bassin des préventions politiques.

Quoi qu'il en soit de ces terreurs superstitieuses d'une femme, je n'en supportais pas avec moins d'impatience les délais si prolongés d'une pénible et humiliante détention, et je craignais, avec le bon et sensible Gamot, que l'esprit impétueux du maréchal, fatigué des minutieux détails des interrogatoires et du greffe, ne tranchât ces inextricables lenteurs par quelque imprudence, ou quelque violente exclamation. Pourtant, de l'aveu même de D. L***, qui, d'avance, savait, je ne sais comment, mais d'une manière précise, le sens de toutes les dépositions des témoins, le maréchal montrait un grand caractère et un calme qui pouvait singulièrement influer sur la conviction des juges.

La fameuse Ordonnance du 24 juillet 1815 portait que les généraux et officiers qui avaient contribué au renversement du gouvernement royal, seraient traduits devant des conseils de guerre compétens dans leurs divisions militaires respectives. En vertu de cette Ordonnance, le maréchal Ney, qui y était désigné, devait être traduit devant un conseil de guerre à Paris. Les formes de la justice militaire ont quelque chose de si expéditif, la promptitude de l'exécution des jugemens laisse si peu de repos aux préventions pour s'éclaircir, aux preuves pour s'accumuler, qu'il est bien naturel, malgré la loyauté des personnes, de se défier des périls inséparables de ces sortes de juridiction. Aussi, dès les premiers pas de l'instruction, les conseils de Ney furent d'avis d'élever, avant tout, une question d'incompétence, le maréchal faisant, à l'époque des événemens qui donnaient lieu aux poursuites, partie de la Chambre des Pairs; inviolable par cette qualité, il ne pouvait être jugé que par les siens. On avait même été d'avis que le maréchal ne fît aucune défense devant le tribunal primitivement désigné.

Dès que je connus la composition du conseil de guerre dont les membres venaient d'être choisis, par une de ces divinations du cœur, je n'entrevis pas les avantages de l'incompétence qu'il s'agissait de décliner. Quand l'histoire verra que c'était la valeur, la loyauté, l'identité presque parfaite de la situation et de la conduite, qui allaient prononcer sur le sort de l'amitié, elle inscrira comme une fatalité de plus dans une destinée fatale le choix et la préférence accordée à une cour qui ne pouvait être plus imposante par les titres, ni plus indulgente par les souvenirs. En effet, quels allaient être les juges de Ney? ses frères d'armes, les maréchaux Jourdan, président, Masséna, Augereau, Mortier, les lieutenans généraux Gazan, Claparède et Villatte.

J'écrivis à Ney quelques mots que j'essayai de lui faire parvenir par le gendarme dont j'ai parlé, pour lui communiquer, avec toute l'inspiration de la tendresse, mes craintes et mes pressentimens. Hélas! cette fois mon messager me rapporta ma lettre, que ses fonctions n'avaient pu lui permettre d'utiliser.

Je le regrettai d'autant plus, que je me persuadais que l'inspiration d'une cour qu'il savait dévouée modifierait peut-être sa résolution, et l'engagerait à accepter des juges dont le cœur lui était acquis. Je ne sais point ce qui s'est passé dans l'ame de Ney sur ce sujet délicat, mais j'eus quelques soupçons qu'il répugnait à donner à des frères d'armes la triste mission et peut-être le pénible embarras de se prononcer sur des événemens qui étaient pour la plupart leur propre cause.

Sans chercher à sonder davantage la pensée de l'illustre accusé et de ses habiles défenseurs, MM. Berryer père et Dupin, je me contenterai de dire que la séance de ce conseil de guerre où le maréchal Ney parut devant les maréchaux, le 9 novembre, fut grande et imposante. Le vainqueur de la Moskowa en face des vainqueurs de Jemmapes, de Zuric, de Castiglione, sentit admirablement le respect dû à ces grands noms, dernier et singulier rendez-vous de la gloire française prononçant sur elle-même, et, après trente ans de bataille, venant s'asseoir sur une sellette de tribunal. Il y avait là pour Ney, comme pour tous ces illustres complices des mêmes triomphes, une dernière épreuve à laquelle tous devaient au fond désirer d'échapper. En allant au devant de l'incompétence, Ney ne fit peut-être qu'interpréter les intimes pensées de ceux qui l'eussent d'eux-mêmes invoquée. Le succès de ce premier jugement ne paraissait douteux à personne: l'accusé demandait ce qu'à sa place eussent demandé les guerriers magistrats.

La première séance dura près de sept heures; elle fut absorbée par la lecture des pièces, des témoignages, et de tous les autres papiers de la procédure.

Le lendemain, la lecture de l'instruction continua. Quand elle fut achevée, le maréchal Ney fut introduit dans la salle d'audience. Je n'étais point présente. D. L*** avait eu soin de me rendre toute sortie impossible; mais il me rendit un compte si animé, si exact de cette scène à laquelle il assistait comme témoin volontaire pour moi, et comme témoin obligé pour son office, que je ne crains point de me tromper en en reproduisant quelques traits. D. L*** me répéta lui-même, les larmes aux yeux, qu'il avait pleuré à l'aspect du maréchal, entrant en quelque sorte dans sa famille des camps, la démarche ferme, l'attitude calme, le regard fier et bienveillant. «Il était, ajoutait D. L***, revêtu d'un simple uniforme: sans broderie, portant les épaulettes de son grade, et la grande décoration de la Légion-d'Honneur. Aussitôt que le maréchal a eu pris place sur le siége qui lui était destiné, le maréchal Jourdan, président du conseil, lui a adressé ces paroles: «Quels sont vos noms, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile et qualités.»

«—Par déférence pour MM. les maréchaux, j'ai consenti à répondre aux questions de M. le rapporteur. Je dois maintenant me borner à déclarer que je décline la compétence du conseil.»

«Le président a repris: «Le conseil donne acte à l'accusé de sa déclaration. Maintenant, M. le maréchal, vous devez répondre à la question que je vous ai faite, afin que votre identité soit constatée. Votre défenseur aura la parole ensuite pour développer vos moyens d'incompétence.»

«Le maréchal a déduit alors ses qualités, et cette touchante simplicité à produit un mouvement inexprimable d'intérêt. Après ce court interrogatoire, M. Berryer, dans un long et éloquent plaidoyer, a développé les moyens d'incompétence, par tous les argumens que l'histoire, les lois anciennes et nouvelles pouvaient offrir. Le général Grundler, rapporteur, a résumé la discussion avec une noble et délicate impartialité.

«Le conseil n'est pas resté plus d'un quart d'heure en délibération, ce qui justifie jusqu'à un certain point vos conjectures que l'opinion sembla faite, et que le maréchal aura peut-être à regretter de n'avoir pas été jugé là définitivement. Quand le conseil a reparu dans la salle d'audience, le maréchal Jourdan a dit: qu'à la majorité de cinq voix contre deux, le conseil se déclarait incompétent. Voici les termes du jugement tel qu'il fut inscrit sur les registres. Je vous en apporte une copie qui circule.» J'ai eu lieu de vérifier depuis que D. L*** avait dans cette occasion parlé comme l'histoire, et je donne en conséquence la pièce telle qu'elle est devenue un document impérissable de ce grand événement.

«Sur le rapport de M. le maréchal de camp Grundler, et après avoir entendu le réquisitoire de M. le commissaire ordonnateur Joinville, procureur du Roi;

«Le conseil, considérant:

«1° Que M. le maréchal Ney était pair de France à l'époque où il a commis le délit pour lequel il est mis en jugement, en conformité de l'ordonnance du Roi du 24 juillet dernier;

«2° Qu'un prévenu doit toujours être jugé dans le grade ou suivant la qualité qu'il avait au moment où il a commis le délit dont il est accusé;

«3° Que les maréchaux de France n'ont jamais reconnu, sous nos rois, d'autre juridiction que celle du parlement de Paris; qu'à l'époque de la création de ceux existans, ils ont été déclarés justiciables d'une haute cour, et qu'assimilant M. le maréchal Ney à un général d'armée, pour lui appliquer les dispositions de la loi du 4 fructidor an 5, on n'a pas dû former, par analogie, un tribunal dont l'existence n'est reconnue par aucune loi;

«4° Que M. le maréchal Ney est accusé d'un crime de haute trahison et d'un attentat contre la sûreté de l'État, et qu'aux termes de l'article 33 de la Charte constitutionnelle, la connaissance de ces crimes est attribuée à la chambre des pairs;

«5° Que l'ordonnance du 24 juillet qui prescrit l'arrestation et la traduction devant les conseils de guerre compétens, de plusieurs généraux, officiers supérieurs, et autres individus, et que celle du 2 août, qui a renvoyé tous les prévenus dénommés dans celle du 24 juillet par-devant le conseil de guerre permanent de la première division militaire, ne juge rien sur la compétence du conseil de guerre, tandis que celle du 6 septembre, qui a renvoyé M. de Lavalette, dénommé dans celle du 24 juillet, par-devant ses juges naturels aux termes des articles 62 et 63 de la Charte constitutionnelle, donne lieu de penser que la dérogation aux lois et formes constitutionnelles, prononcée par l'article 4 de cette ordonnance, ne s'applique point à la compétence, et nonobstant la réquisition de M. le procureur du Roi, déclare, à la majorité de cinq voix contre deux, qu'il est incompétent pour juger le maréchal Ney.

«Le conseil étant rentré en séance publique, M. le président a prononcé à haute voix le jugement rendu par le conseil de guerre.

«Le conseil enjoint à M. le rapporteur de lire de suite le présent jugement à M. le maréchal Ney, en présence de la garde rassemblée sous les armes, et de le prévenir que la loi lui accorde vingt-quatre heures pour se pourvoir en révision; et au surplus, de faire exécuter le jugement dans tout son contenu.

Signé MM. les maréchaux JOURDAN, président; MASSÉNA, prince d'Esling; AUGEREAU, duc de Castiglione; MORTIER, duc de Trévise; et par MM. les lieutenans généraux des armées du roi, CAZAN, VILLATTE et CLAPARÈDE.

J'oubliais une circonstance de ce premier procès du maréchal, qui, s'il eût été le dernier, ferait peut-être aujourd'hui une des plus belles pages des annales de la monarchie; j'oubliais, dis-je, une circonstance qui fit grande sensation dans le public, ce fut le refus du maréchal Moncey de présider, en sa qualité de doyen des maréchaux, le conseil de guerre. Les uns blâmaient, les autres exaltaient cette conduite. Le Fabius en cheveux blancs fut mis aux arrêts par ordre du ministre de la guerre, en punition de cette infraction aux réglemens militaires. Mais, si après le jugement il restait des éloges pour le refus touchant du vétéran de nos vétérans, il n'y eut aussi que des applaudissemens pour les maréchaux qui avaient accepté et accompli la mission également honorable de juger, avec une impartialité et une franchise d'opinion si dignes de leur caractère, celui auquel pas un de ces grands capitaines ne refusait la qualification de brave des braves.

CHAPITRE CLXIV.

Sinistres présages.—Lettre de Noémi.—Le domestique d'Eugène.—Détails sur la mort de Murat.

Elle fut courte la trêve donnée aux inquiétudes de mon cœur, par l'issue favorable du jugement des maréchaux. Vingt-quatre heures étaient à peine écoulées, que D. L*** vint me dire que mes angoisses n'avaient été que suspendues, et que Ney, suivant son vœu, allait être jugé par la Chambre des Pairs. Les ministres devaient aller, dès le lendemain, porter à cette assemblée l'ordonnance réglementaire des formes à observer dans sa formation en cour de justice; car c'était pour la première fois que cette attribution criminelle, prévue et indiquée par la Charte, se trouvait mise en vigueur.

Avant d'entrer dans cette série d'émotions, qui allaient pour moi sortir des incidens de chaque journée, il est encore un douloureux souvenir qui demande place dans ce volume, comme si la perte des illusions de toute ma vie n'eût pu se consommer qu'au bruit de la foudre frappant toutes les têtes qui m'avaient été chères.

Pendant le commencement de la procédure de la Chambre des Pairs, je reçus une lettre de Noémi, qui devint pour moi l'objet d'un nouveau et terrible pressentiment. Elle m'annonçait l'errante destinée de Murat. Je laisse parler Noémi.

«Les heures d'angoisses que je viens de passer, ne sont, je le crois bien, ma chère amie, qu'un avant-coureur d'un plus grand désespoir encore. Depuis ma dernière lettre, j'avais rejoint Joachim à la campagne de l'amiral Allemand. Murat en est parti pour se rendre à Lyon. Il voulait forcer l'Empereur à accepter son épée, et à lui permettre de se battre en soldat, sinon en roi. Les événemens du 18 juin, qui venaient d'abattre cette dernière espérance de mourir sur un champ de bataille, l'ont fait revenir précipitamment dans ces contrées. Durant cet intervalle, j'étais partie pour le rejoindre, et le prévenir contre des intrigues préparées pour abuser encore son orgueil du fol espoir de reconquérir un trône perdu maintenant sans retour. Revenue également sur mes pas, je ne l'ai plus trouvé à Aubagne. Je tremblais pour sa vie, sachant qu'une bande d'assassins, partie de Marseille, devait l'enlever ou le tuer. Le maréchal Brune venait, contraint par les événemens, de faire arborer le drapeau blanc. Pendant ce temps, Joachim arrivait à la maison que j'ai près d'Antibes. Tout était combiné pour le sauver. Rosetti, Bonafoux et Gueliani étaient à Toulon. Il était convenu que Joachim se rendrait par des chemins de traverse à Roane, tandis qu'on faisait courir le bruit qu'il se rendait dans l'intérieur de la France. Tout était prêt quand il apprit qu'un bâtiment allait mettre à la voile pour le Havre. Le duc della Rocca crut sans doute donner un utile conseil à Murat, en lui persuadant que la mer avec ses naufrages serait encore plus sûre à traverser, que la Provence avec ses passions; mon cœur, sur ce point, eut bien de la peine à empêcher mon désespoir de devenir injuste.

«Malgré mes avis, malgré mes prières, Joachim a voulu prendre un parti différent de celui que ma prudence préférait, et cette résolution l'a perdu. Ne pouvant s'embarquer à Toulon, il devait, sur le rivage, rejoindre une chaloupe qui le conduirait à bord. Je l'attendais à ma campagne. Une vieille paysanne vint m'apporter une boîte, et me donner les détails suivans: Joachim était venu, mais la chaloupe avait été à trois fois repoussée. Le bâtiment s'éloignant trop, Joachim, toujours généreux, craignait de compromettre les marins qui devaient le conduire; il leur donna tout l'or qui lui restait, ne gardant qu'une seule pièce. Après avoir renoncé à cet espoir d'embarquement, Joachim gagna les hauteurs; c'était encore son esprit aventureux qui le guidait, et sa délicatesse naturelle, car il eût pu directement venir chez moi; il y eût été en sûreté, et m'eût épargné bien des larmes et de cruelles incertitudes.

«Après avoir passé la nuit, battu par une pluie d'orage, Murat arriva, exténué de fatigues, à la cabane d'une pauvre femme; et celui qui avait remué les trésors d'un royaume, errant, mourant de faim, donna sa dernière pièce d'or pour la récompense d'un chétif service. Il m'écrivit alors ces deux lignes, auxquelles il joignit la bague qu'il portait depuis long-temps, et sur laquelle se trouvaient enlacés son chiffre, le mien et celui de Jules:

«Je ne vais pas chez vous, bonne sœur de mon frère d'armes, chère Noémi; mon malheur s'accroîtrait encore si quelqu'un pouvait être inquiété et compromis à cause de moi. Je suis voué à la vie des proscrits. Si je succombe, unissez mon souvenir à celui de Jules, de votre frère, de mon premier ami. Adieu, chère Noémi; tâchez, si je meurs, de vous rapprocher de ma femme, de mes enfans; vous parlerez de notre enfance, de ces doux souvenirs qui ne sont pas trompeurs comme ceux de la gloire. Noémi, Joachim ne fixe plus les étoiles, la sienne est couverte d'un crêpe funèbre; mais non, n'ai-je pas sur mon cœur celle du brave, la mort donne à celle-là son éclat immortel.

«MURAT, roi proscrit.»

«N'est-ce pas quelque chose de grand et de beau que cette infortune qui donnait encore, et qui bientôt n'aura pas un abri pour reposer sa tête, cette tête si belle, couverte de tant de lauriers. Enfin il a pu s'embarquer, pour jouer encore une fois à cette loterie de la guerre, comme il l'a dit, et j'attends dans d'inexprimables tourmens le succès d'une entreprise qui me paraît de la plus téméraire imprudence. Je me prépare à venir à Paris. Tout ce qu'on apprend ici, ma chère amie, ne me révèle que trop les peines que vous partagez avec moi pour d'illustres infortunés. Mon projet est de réaliser le peu que je possède, de quitter la France pour jamais. Je place sur mon cœur le dernier don du roi proscrit, les dernières lignes de l'ami d'enfance. S'il échappe aux dangers de ses aventureuses tentatives, s'il y échoue sans périr, nous nous rejoindrons sur les heureuses terres de la libre Amérique. Je compte vous voir, mon amie, au premier jour du mois prochain. Ney, j'espère, ne restera pas en France, et Joachim, si son bouillant courage ne l'emporte trop, et qu'il rêve seulement le bonheur, il pourra encore le trouver auprès de l'amie de son enfance, de la sœur de son premier ami et votre toute dévouée.

«NOÉMI.»

J'avais moi-même le cœur trop oppressé pour répondre à la pauvre Noémi. Sa lettre avait singulièrement accru mes terreurs. Murat était presque le synonyme de Ney pour la bravoure, pour l'enthousiasme de la gloire, pour la générosité de tous les sentimens. Hélas! combien, deux jours après la réception de la lettre de Noémi, ces mortelles superstitions vinrent encore rembrunir davantage mon imagination déjà si chargée de nuages, au récit des malheurs accomplis et de la ruine consommée de Murat. Toutes les tendres et involontaires appréhensions de ma pauvre amie sur ce roi, ami de son enfance, avaient même été cruellement dépassées par une horrible réalité. Quel prélude à mes craintes qu'un pareil accomplissement! Et encore la catastrophe de la mort de Joachim ne vint pas comme un fantôme isolé effrayer mes songes. Je ne l'appris pas dans sa nudité; elle se déroula sous mes yeux avec cette abondance de tristes détails qui ajoutent encore mille terribles épisodes à un drame terrible. Un pauvre domestique d'Eugène lui avait, quelques jours après le 20 mars, demandé la permission d'aller fermer les yeux à sa vieille mère, mourant à Marseille. Il achevait de remplir ce pieux devoir avec son frère, marinier du port, au moment où Murat vint errer dans ces contrées. La fortune des princes malheureux tente peu d'ambitions, mais elle suscite quelquefois de nobles et extraordinaires dévouemens. Tel fut celui de ces pauvres jeunes gens qui, séduits par le malheur d'un roi proscrit, s'étaient élancés, par piété pour une grande misère, dans la chaloupe qui l'avait emporté des côtes de la Provence pour le déposer en Corse et de là le jeter sur les rivages de la Calabre. L'un des frères avait péri dans la traversée, et l'autre, celui qui avait été au service d'Eugène, fidèle à un vœu de son frère, suivit le héros qu'ensemble ils avaient choisi.

Après la fatale exécution qui avait tranché une des vies les plus brillantes par la mort la plus déplorable, Hilarion avait été pris les armes à la main; échappé par miracle, il avait trouvé moyen de gagner à la nage une felouque anglaise, et, par une pitié bien rare, accueilli par elle, il fut déposé sur les côtes de la Provence. Arrivé sans ressource à Marseille, quelques pauvres ouvriers du port, amis de son frère, avaient fait entre eux une petite collecte, pour fournir à un ancien compagnon les moyens de revenir à Paris, reprendre sa place auprès de son ancien maître, dont il connaissait assez la générosité pour espérer qu'il lui pardonnerait une négligence excusée par les dangers de plus d'une bonne action. Il ne s'était pas trompé. Eugène avait accueilli son pauvre Hilarion avec cette estime qu'inspire la domesticité, quand elle s'élève au-dessus d'elle-même par de nobles sentimens.

Eugène, pressé de m'apporter quelques nouvelles du jour, car tout est nouvelle pour les cœurs qui ont un grand et douloureux intérêt dans la vie, Eugène, n'ayant eu que le temps de reconnaître son fidèle serviteur, l'avait amené avec lui chez moi, et c'est en ma présence qu'il acheva le récit de tout ce qu'il avait souffert et de tout ce qu'il avait oublié à l'aspect du pauvre Joachim, comme il l'appelait.

«Oh! monsieur, oh! madame, ce n'est rien que tout ce qu'on lit dans l'histoire des revenans, en comparaison de ce que j'ai vu de mes yeux. Je défie qu'on me montre un roman où le héros fasse tout ce que j'ai vu faire à Murat. Ce qui m'a entraîné vers lui, c'est d'abord mon frère, qui avait servi dans sa marine. Avant de prendre le parti de s'embarquer, et d'aller tenter la fortune sur mer, figurez-vous un homme qui voulait la tenter sur terre, et qui avait demandé au maréchal Brune seulement une compagnie de chasseurs, et qui, s'il l'eût obtenue, fût venu fièrement du sein de la Provence soulevée jusqu'à Paris, et qui avait conçu le projet gigantesque de traverser la France entière, pour venir, le sabre à la main, faire signer à un Autrichien, nommé Metternich, avec lequel il avait des affaires, un passeport bien en règle pour aller rejoindre sa femme et ses enfans.

«—Mais comment, mon cher Hilarion, dit Eugène en l'interrompant, une fois Murat échappé des dangers de Marseille, et abrité en Corse chez un ami, a-t-il conçu le fol espoir de reconquérir son royaume?

«—Ah dame! c'est ce que je ne vous expliquerai pas. Il y a bien des choses là-dessous. Tous nos Messieurs disaient que cela n'avait pas le sens commun; mais j'ai entendu le roi répondre: «Il n'y a pas de sens commun à être brave, et cependant qui n'est fier d'être brave!» Mon beau-frère, ajoutait le roi qui devenait encore plus beau en disant cela, mon beau-frère n'a guère été plus raisonnable que je ne veux l'être, en me représentant, comme lui, à mes sujets qui me redemandent; eh bien! ce qui n'était pas raisonnable a été sublime une fois, il en sera de même une seconde. La seule chose que j'aie observée, c'est que, la veille du départ, le roi passa quatre grandes heures d'horloge avec un officier anglais qui venait tous les jours de la côte, et qui avait l'air diablement renard, quoiqu'il laissât toujours deux napoléons pour boire à nous autres.

«Mais figurez-vous que personne de nous n'a pas plus réfléchi que le roi quand il a été question de s'embarquer. Au moment du départ, un homme, expédié de Paris par M. Fouché de Nantes, apporta au roi des passeports, au moyen desquels il pouvait tranquillement se retirer en Autriche. Qu'étaient le repos, la retraite, l'espoir d'une vie privée et monotone, pour celui dont la vie avait été une longue aventure. Joachim se tourna vers nous tous; car il ne nous cacha plus rien dès que nous lui eûmes tous juré de le suivre, et il nous dit: «On me propose une existence de chanoine, cela ne va pas à ma taille; d'ailleurs, il ne me faut pas moins qu'un royaume pour récompenser tant de braves gens qui ont tout sacrifié pour moi.» Hélas! il n'a conquis que le royaume des cieux par le martyre le plus cruel qui puisse être donné à subir. Une tempête vint en route nous entourer de présages de mort. Les bâtimens de notre petite escadre, commandée par Barbara, marin inhabile où déjà traître, furent dispersés, et quand nous fûmes en vue des côtes de la Calabre, il ne restait plus au roi que le bâtiment sur lequel l'ex-grand-amiral de France était monté avec cinquante soldats. Tous les signes étaient funestes, et les premiers mouvemens de l'entreprise en annonçaient déjà la fin déplorable. Un émissaire fut dépêché vers le rivage; mais les douaniers n'en continuèrent pas moins à faire feu sur nos barques, en gardant notre pauvre camarade. On s'éloigna un moment pendant la nuit; l'officier qui commandait la barque du roi s'évada pour ne plus reparaître. Nouveau symptôme de fatalité; car, voyez-vous, tout est écrit là-haut, comme disait ma vieille mère en nous faisant ses adieux. Joachim, qui était bon croyant, hésita un moment, averti par tous ces signes funestes. Les vivres commençaient à nous manquer. Barbara, le commandant, annonça qu'il avait des intelligences sûres, et demanda un passeport pour se rendre à terre, se faisant fort de nous rapporter des provisions. Le roi entrevit l'intention de le trahir et il eut encore la magnanime imprudence d'accepter cette nouvelle fatalité.

«Malgré tant de sinistres présages, ou peut-être à cause de leurs menaces, le roi voulut débarquer; l'impossible était un défi devant lequel il n'était pas dans son caractère de reculer. Ce monarque-soldat, suivi d'une armée de trente hommes, crut, à l'accueil des marins qui gardaient le rivage, et qui le lui livrèrent aux cris de vive Joachim! qu'il allait aussi mettre dans son histoire son épisode du golfe Jean; mais un capitaine de gendarmerie ameuta les paysans; et notre petite troupe, décimée par les balles, enveloppée par le nombre, après des efforts acharnés, mais inutiles, fut contrainte de céder. C'est là que j'ai reçu ma blessure. Le digne capitaine qui nous avait faits prisonniers, nous fit tous fouiller, et nous enleva tout ce que nous possédions. Un pareil vol annonçait toute une vengeance napolitaine. L'assassinat ne se fit pas attendre. Tout ce que le roi, enfermé dans une chambre, séparé de ses serviteurs, put obtenir, fut d'écrire aux ambassadeurs d'Autriche et d'Angleterre pour réclamer l'exécution des traités à son égard; mais, par une fatalité nouvelle, et une bien italienne combinaison, ses lettres furent envoyées au gouvernement napolitain, qui, maître du télégraphe, ordonna que le jugement de Joachim fût immédiatement entrepris et aussitôt exécuté. Sitôt pris, sitôt pendu! c'est le credo de la générosité de ces gens-là. La commission militaire ne se le fit pas dire deux fois, et elle expédia son ancien roi avec toute la rage de l'ingratitude.

«Figurez-vous que pendant qu'on était censé juger le pauvre Joachim, on agissait déjà avec lui comme avec un condamné. On lui enlevait son valet de chambre, le fidèle de ses fidèles, qui ne l'avait jamais quitté, qui fût mort avec lui. Dans la journée, le roi demanda à plusieurs reprises l'heure: «Puisque le jugement se fait attendre, qu'on ne fasse pas attendre mon dîner.» Non, jamais il ne se retrouvera un caractère de cette trempe brillante! C'est un acier éblouissant qui aura été brisé sans avoir reçu une tache.

«Le roi n'avait pas achevé son dîner que sa sentence arriva; il quitta alors tranquillement la table, et demanda à voir ses généraux et son fidèle valet de chambre; c'était bien peu accorder à un roi que de lui laisser remplir ses devoirs d'ami; mais Murat, durant son empire, avait trop pardonné pour qu'on lui pardonnât, et on lui a refusé cette dernière grâce. Tout ce qu'on avait permis à celui qui avait si bien porté le sceptre, cela a été d'écrire à sa femme une lettre qui fendrait le cœur le plus dur, et que voici:

13 Octobre 1815.

«MA CHÈRE CAROLINE,

«Ma dernière heure est sonnée: encore quelques instans j'aurai cessé de vivre; tu n'auras plus d'époux, et mes enfans n'auront plus de père! Pense à moi, ne maudis pas ma mémoire. Je meurs innocent, ma vie n'a été souillée par aucune injustice. Adieu, mon Achille; adieu, ma Lætitia; adieu, mon Lucien; adieu, ma Louise: montrez-vous toujours dignes de moi. Je vous laisse sans biens, sans royaume, au milieu de mes nombreux ennemis: restez toujours unis; montrez-vous supérieurs à l'adversité, et pensez plus à ce que vous êtes qu'à ce que vous étiez. Que Dieu vous bénisse! Souvenez-vous que la plus vive douleur que j'éprouve dans mes derniers momens est de mourir loin de mes enfans. Recevez ma bénédiction paternelle, mes larmes et mes tendres embrassemens. N'oubliez pas votre malheureux père!».

«Il coupa une mèche de ses cheveux, la renferma dans la lettre, et chargea le capitaine-rapporteur de la faire parvenir à sa femme. Au moment de mourir, il refusa le bandeau et la chaise qui lui furent offerts. «J'ai trop souvent bravé la mort pour la craindre, dit-il à l'officier chargé de faire exécuter sa sentence.» Le portrait de la reine était empreint sur le cachet de sa montre; il le posa sur son cœur, recommanda ses compagnons d'infortune, et reçut la mort avec cette insouciance sublime qui l'avait fait si grand sur les champs de bataille.

Nous restâmes quelques instans muets d'admiration et d'attendrissement. Eugène embrassa son fidèle domestique, qui avait eu assez de générosité dans l'ame pour se dévouer à un proscrit, à ce Murat, vrai preux, égaré un moment sur un trône. Quant aux dangers que le brave Hilarion avait courus pour revenir en France, il les avait oubliés. Il ne connaissait pas de malheur plus grand que d'avoir perdu ce dieu de Joachim. Et moi, j'emportai de cette séance de nouvelles terreurs. La catastrophe de Murat me sembla une sorte de malédiction lancée contre nos grands capitaines, et j'en tremblai davantage pour celui qui allait se présenter devant des juges, au moins français et justes, mais sous le poids de bien périlleux et accablans témoignages.

CHAPITRE CLXV.

Procès du maréchal Ney devant la Chambre des Pairs.—Espérances d'évasion.—Le maréchal Davoust, prince d'Eckmülh.

J'ai dit que D. L*** n'était pas l'ennemi du maréchal, mais simplement une créature toujours dévouée du pouvoir qui paie; je dois même déclarer que le soin qu'il se donnait pour connaître mes démarches, était au contraire, à cette époque, plutôt l'effet de l'intérêt qu'il prenait à ma tranquillité, que d'une pensée ambitieuse. Mais je n'ose affirmer que s'il eût pu connaître mes relations avec le généreux Eugène, pénétrer les plans de ce brave sergent, et les officieux services du gendarme dont j'ai parlé, il n'eût pas cru de son devoir de dénoncer ces compassions séditieuses. Aussi je poussai à cet égard la prudence jusqu'au scrupule.

Le 21 novembre au soir, je reçus d'Eugène l'avis que le lendemain le maréchal allait paraître devant la Chambre des Pairs. Tout le monde connaît le procès et sa terrible issue. Les paroles du héros de la Moskowa iront à la postérité; mais mon cœur ne peut résister au douloureux plaisir de les transcrire.

Eugène, qui trouvait moyen de m'écrire quand il ne me voyait pas, D. L***, qui me voyait ou m'écrivait plusieurs fois dans la journée, me donnaient alors, séance par séance, les moindres paroles, les signes successifs de la physionomie des juges.

Le premier jour l'accusé parut, comme devant le conseil de guerre, accompagné de ses défenseurs MM. Berryer père et Dupin. Le Chancelier de France, président, établit l'ordre réglementaire de la discussion, engagea le public, admis pour la première fois dans l'auguste assemblée, à une entière impassibilité, les avocats à la modération, tout le monde au respect du malheur. Après l'interrogatoire ordinaire de tout procès criminel, le maréchal a dit avec une effusion pleine de candeur et de noblesse:

«Monsieur, avant de répondre à aucune autre question, je vous prie d'insérer ici que je mets aux pieds du Roi l'hommage de ma respectueuse et vive reconnaissance pour la bonté que S. M. a eue d'accepter mon déclinatoire, de me renvoyer devant mes juges naturels, et d'ordonner, le 12 de ce mois, que les formes constitutionnelles soient suivies dans mon procès. Ce nouvel acte de sa justice paternelle me fait regretter davantage que ma conduite au 14 mars dernier ait pu faire soupçonner que j'avais eu l'intention de le trahir. Je le répète dans toute l'effusion de mon ame, à vous, Monsieur, à la France, à l'Europe, à Dieu qui m'entend, que jamais, lors de la fatale erreur que j'ai déjà tant expiée, je n'ai eu d'autre pensée que celle d'éviter à mon malheureux pays la guerre civile et tous les maux qui en découlent. Je l'ai déjà dit: j'ai préféré la patrie à tout; si c'est un crime aujourd'hui, j'aime à croire que le Roi, qui porte ses peuples dans son cœur, oubliera cette funeste erreur, et que si je succombe, la loi n'aura puni qu'un sujet égaré, et non un traître…»

Je ne veux point ici diminuer la part de l'éloquence courageuse qui défendit pied à pied la gloire, l'honneur et la vie d'un guerrier sans peur, et qui se croyait, dans le fond de son ame loyale, sans reproche; mais il me semble que la simple voix du soldat fut au-dessus de la voix savante des orateurs. Que Ney dut paraître beau, lorsque, dans l'excès d'une défense qui semblait avoir besoin de tous les moyens, M. Dupin invoqua la convention qui sépare Sar-Louis de la France. «Non, Messieurs, s'écria celui qui avait fait ses preuves de nationalité au prix de son sang, j'ai vécu, j'ai combattu en Français, je mourrai Français.»

Craignant, malgré les preuves d'un zèle alors réel, que D. L*** ne m'avouât pas toute la vérité, cette vérité douloureuse et cependant nécessaire à mes inquiétudes, des détails de chaque jour, je multipliai mes rapports mystérieux avec Eugène. Nous étions convenus de quatre endroits secrets pour nous voir. Je m'échappais de chez moi sous des costumes divers, tantôt en femme du peuple, tantôt en marchande, quelquefois en homme. Ces sorties avaient pour but de courir dans l'intérêt du mouvement, sans intentions séditieuses, par lequel, en cas de condamnation, j'espérais que le maréchal pourrait être sauvé. Def… (le sergent qui avait servi dans le 6e corps) avait compté jusqu'à trente hommes résolus à tout, et sur cinquante autres prêts à les seconder. Le gendarme également dévoué avait assuré que son corps n'agirait pas contre toute tentative de pure évasion. Un jour, que nous parlions de ces chances du désespoir, Eugène exprima des doutes sur l'approbation du maréchal: «Il est assez grand, disait-il, pour résister le premier à une tentative d'enlèvement.—Eh bien, répondait l'intrépide sergent, on le sauvera malgré lui!»

Quand j'écoutais ces paroles, auxquelles aucune autre arrière-pensée que la conservation d'une vie précieuse ne se rattachait, je me sentais renaître; mais la solitude des nuits me remettait bientôt en face du désespoir. Un soir, que j'étais rentrée plus tard qu'à l'ordinaire d'une de ces courses consolantes, je trouvai D. L*** installé chez moi; étonnée qu'il m'attendît à une heure déjà indue, je devinai à son ton qu'il avait des données sur mes démarches. Ses premiers mots me l'assurèrent: «Sous votre calme apparent, me dit-il, je lis votre émotion; vous ne venez point du spectacle. Votre sensibilité vous égare dans des démarches au moins inutiles et qui peuvent être dangereuses. On ne changera point le cours des choses, on l'empirera peut-être: il n'y a là que des chances de persécution et point de salut.» Tout ce que l'éloquence a d'entrailles fut inutile pour convertir D. L*** à la générosité; la gangrène était au cœur, sa réponse le prouve: «Je vous ai donné une parole, je la tiendrai: vous verrez le maréchal; mais rien au delà de ce dévouement. Je ne tenterai rien qui puisse me perdre moi-même.—Et ces nobles enfans, et cette famille entière, et cette France?

«Je ne suis point sourd à la pitié, mes soins vous le témoignent assez; mais encore une fois, doit-on se perdre soi-même?» Et il n'y eut pas moyen de le faire sortir de ce terrible argument de l'égoïsme. Puis il voulut me faire parler, mais je ne risquai que ce qu'il fallait d'appât pour le faire causer lui-même sur les moyens de sûreté qu'on avait pris. Il m'en exposa plusieurs, et il compromit presque son rôle en m'affirmant qu'il était matériellement sûr que toute tentative hostile aggraverait la position de l'accusé.

Il y avait tant de bonne foi, j'oserais presque dire tant d'innocence dans le projet dont on m'avait parlé, que je m'étonnais que tout le monde n'en partageât point les périls. Je m'étonnai cependant encore plus d'un billet que je reçus par la poste, le 24 novembre. Il ne contenait que ces mots énigmatiques: «Il s'agit du plus haut intérêt: trouvez-vous chez moi à midi.» Quoiqu'il n'y eût ni signature ni adresse indiquée, je compris très bien; et arrivée au domicile d'Eugène, je l'y rencontrai avec Def… et deux autres personnes parmi lesquelles était M. Gamot. Cet excellent homme, avec un accent de douleur qui égalait la mienne, me dit: «Vous êtes courageuse et intelligente: chargez-vous d'une démarche qu'aucun de nous ne peut hasarder. L'un des officiers supérieurs des cent-suisses se fait remarquer par son zèle et la franchise de son indignation contre mon malheureux beau-frère; il faut le voir, l'interroger d'une manière habile et indirecte sur la possibilité d'une demande en grâce. Abondez dans son sens, laissez un libre cours à ses colères politiques.

«—Mais où trouverai-je ce M. d'A***? je ne connais personne au château.

«—Allez demain à la salle des Maréchaux, vers l'heure de la messe. Que votre toilette soit assez remarquable pour exciter tout d'abord son attention. Sa vieille galanterie provoquera d'elle-même la conversation.»

Fière de cette mission, j'éprouvai une approbation de ma conscience, et je sentis qu'il peut être quelquefois honorable de tromper. Je pris mes précautions d'élégance et de langage monarchiques. Je m'installai dans la salle des Maréchaux. Par un premier succès, le vieux d'A*** était de service; il accompagna le roi dans le passage des appartemens à la chapelle. Mon enthousiasme, quoique factice, parut faire une agréable sensation; ce sont ceux-là qui réussissent le mieux. Je n'étais plus alors de la première jeunesse ni d'une beauté infaillible; mais aux Tuileries cela fit merveille, et de vingt femmes qui se trouvaient là, je fus la seule qui, au retour de la messe, et lorsque S. M. rentra dans ses appartemens, obtint les regards et les paroles du fidèle d'A***. La conversation engagée une fois d'une manière assez vive, nous descendîmes ensemble le grand escalier. La parade commençait, et l'aspect des troupes nous amena facilement au triste et cher intérêt qui avait inspiré ma démarche. Le vénérable chevalier s'exprimait sur le compte du maréchal avec une verve d'indignation qu'il me fallut supporter; il ne mesurait pas ses termes, et les épithètes ne manquaient pas à son opinion, d'ailleurs sincère et respectable. J'eus bien de la peine à retenir mes répliques, qui eussent été également vives comme mes propres sentimens, et je m'estimai heureuse de ne me point trouver là sous mon costume militaire de la bataille d'Eylau, car notre conversation eût bien pu finir par un duel. Les choses se passèrent mieux, grâces à ma toilette, et je n'en remerciai que mon habit. Je revis plusieurs fois M. d'A***, mais je ne retirai d'autre fruit de mes tentatives, que la stérile conviction que le bon-homme ne savait ni ne pouvait rien. La cour a son peuple comme la ville. Assister à la parade, montrer son habit brodé aux factionnaires pour se faire porter les armes, causer avec les gobe-mouches dorés, cohue tout comme les autres multitudes, ce n'est point là une position politique et une source de secrets d'État. J'en fis la complète expérience avec M. d'A***.

Au moment où je rendais compte à Eugène de ma troisième et infructueuse démarche aux Tuileries, arriva le brave Def***, hors de lui. «Je suis sûr de mon monde; nous avons des intrépides pour enlever le maréchal, et des complaisans qui nous laisseront agir. Ney sera sauvé, quand même…» J'avoue qu'en finissant par croire à un complot, mon cœur se troublait. Je connaissais assez le noble cœur pour lequel je tremblais, pour m'effrayer d'un moyen mêlé d'intrigues qui ne furent jamais dans son caractère. Il fallait que dans cette pénible crise de ma vie tout fût effroi, même l'espérance.

Outre ces amis si bons, si dévoués, dont on vient de voir le dévouement prêt à tout, je m'étais mise en rapport avec tous les amis, tous les anciens compagnons du héros, toujours en me cachant de D. L***, dont l'inquisition redoublait de rigueur depuis que la marche du procès se précipitait davantage. Mais plusieurs fois la chaleur de mon intérêt ne trouva pas des échos bien fidèles; partout il est vrai on gémissait, mais à voix basse, mais avec précaution. Dans le cours des dangers qui commandaient chaque jour plus de prudence, le meilleur accueil qui me reste à mentionner fut celui que je reçus du maréchal Davoust. D'une grande rigidité de principes, d'une sécheresse et d'une brusquerie toute militaire, le prince d'Eckmülh éprouva en me voyant une émotion bien sincère, car elle l'entraîna à une affabilité inaccoutumée. Ce rival de gloire d'un illustre guerrier compatit à mon désespoir, dont je ne lui laissai pas pénétrer toutes les nuances. Mais que son intérêt était vif pour son vieux compagnon d'armes! mais que sa bonté sympathisait bien avec les vœux de mon cœur! Le ton du maréchal, alors déjà souffrant, portait l'empreinte de cette secrète mélancolie, qui de nos propres peines se porte avec une bienveillance douloureuse sur celles des autres. Son esprit plein de sens, sans passions, déduisait avec une triste vérité toutes les difficultés des circonstances. Étranger aux partis et à leurs tentatives, il me rassurait cependant davantage, il m'inspirait plus de confiance pour le salut de son glorieux rival, par le calme de sa raison et la vraisemblance de ses argumens pacifiques, que mes bouillans amis avec leurs aventureux projets. Dans une de ces entrevues avec le vertueux prince d'Eckmülh, je m'emportai dans l'expression de mes terreurs, rendues plus violentes par l'approche d'une catastrophe trop prévue, jusqu'à m'écrier: Wellington sera pour beaucoup dans le sort du maréchal; si Ney succombe, eh bien, je m'en vengerai sur une vie ennemie, je l'irai chercher jusqu'à Londres s'il le faut. Davoust me serra la main, en me disant: «Vous êtes une brave femme et une femme brave.»

J'essayai aussi d'avoir quelques relations avec l'aide de camp du maréchal Ney, qui, par son dévouement et sa position, me paraissait en mesure de satisfaire cette curiosité affamée de nouvelles et de confidences que l'état de mon cœur justifiait assez. Mais une prudence, légitime sans doute, car elle ne pouvait prendre sa source que dans un zèle long-temps éprouvé, lui fit éviter tout contact avec une personne que tant d'honorables confiances entouraient. Le soin d'un repos qu'il croyait nécessaire à son chef, mais que le caractère des événemens recommandait suffisamment à mon cœur religieux, engagea sans doute l'aide de camp à cette réserve. J'en souffris, mais je la trouvais trop respectable pour m'en plaindre.

Pendant ce temps, le procès marchait toujours. Il arrivait, hélas! à sa dernière péripétie; l'audition des témoins était épuisée; les plaidoieries des avocats s'étaient multipliées sous toutes les faces. La discussion allait s'engager dans le sein de la Chambre elle-même, sur toutes les questions de peines, et sur la manière de compter les voix. La surveillance de D. L*** redoubla; aidée par toutes les fatigues corporelles qui accompagnaient mon supplice, elle eut plus de facilité à me soustraire cette foule de détails précurseurs qui annonçaient le fatal dénouement. Toute communication me devint presque impossible avec le dehors. J'attendais de D. L*** l'accomplissement d'une promesse sainte, qui, pour prix d'une douloureuse et dernière consolation, me rendait résignée, presque obéissante, moi si indépendante, si impérieuse! Tant il est vrai qu'un grand sacrifice de cœur assouplit toutes les facultés de notre être.

CHAPITRE CLXVI.

Le 7 décembre 1815.—Derniers momens du maréchal Ney.—Visite à la Maternité.—La sœur Thérèse.—Le serment du cercueil.

Le moment décisif approchait, et ce procès, qui avait duré si long-temps, me semblait alors trop près de finir. Les heures, ces heures de si mortelle inquiétude, je les comptais avec regret. Je passai les journées des 5 et 6 décembre, et les deux nuits, dans toutes les alternatives de l'espérance, de la crainte et de la douleur. D. L***, attendri par le spectacle de mes larmes, avait retrouvé quelque chose d'humain; il s'occupait avec une religieuse exactitude, et presque une touchante tendresse, des soins qu'exigeait mon affreux état; il sortait, rentrait, revenait de momens en momens, répandant sur mon ame tout ce qui pouvait la soutenir et la ranimer. Tantôt je le repoussais avec horreur, tantôt je l'implorais comme un dieu tutélaire; je le rappelais en le suppliant de me rendre à la liberté; tantôt je l'accablais d'injures pour avoir osé m'en priver. Dans les accès de mon délire, je m'écriais avec désespoir: «Ne le verrai-je donc plus?

«—Vous le reverrez, mon amie; je vous l'ai promis, je vous le jure encore», répondait-il avec une expression de douleur qui me glaçait d'effroi.

«—Mais vivant, mais avant le dernier coup de la fatalité? Ô Dieu! seriez-vous donc assez barbare pour vous jouer de mon désespoir?» Et à plusieurs reprises je tombai sans force et sans voix à ses pieds.

«—Il n'est pas condamné encore, me disait-il; les hommes les plus éloquens sont ses défenseurs. Tout Paris semble assister à ce procès comme à celui d'un frère, d'un ami. Les débats font entrer la pitié dans toutes les ames. Demain la commission des maréchaux paraîtra à la barre des Pairs. Les plus puissantes intercessions, les plus vives démarches seront tentées.

«—Laissez-moi libre; que du moins je m'associe à cet intérêt universel que vous assurez qu'il inspire. Au nom du ciel, n'enchaînez point mes pas, ne paralysez point mes efforts.

«—Ils vous perdraient sans rien ajouter à ses chances de salut; vous lui raviriez un repos qui lui reste du moins dans cette pénible lutte, le repos de ses consolations légitimes.

«—Vous m'assurez, sur l'honneur, qu'il n'est point condamné encore?

«—Non, je vous le jure, pauvre et malheureuse amie!» Et je laissai encore arracher de mon cœur un sacrifice, celui de rester immobile.

Le 6 décembre, après une longue conférence où j'avais renouvelé toutes mes prières de liberté, D. L*** sortit en faisant, à voix basse, des recommandations à ses domestiques. Trois ou quatre fois il revint sur ses pas, rentra enfin chez moi sans avoir la force de parler. Je le regardais avec terreur, car il y avait aussi de l'effroi sur son visage, si impassible ordinairement. «D. L***, vous me trompez, je le vois; tout est fini, osez me le dire; peut-être cette ruse l'avez-vous employée par compassion pour mes tortures, mais vous m'avez plus que tuée. Oh! votre cruelle pitié me laisse en proie au plus affreux désespoir.

«—Je ne vous trompe point, malheureuse femme; je vous l'ai promis, vous verrez le maréchal, mais calmez-vous; car votre désespoir ne peut le sauver, et pour le revoir il faut du courage.» Mon cœur ne comprenait que trop ces paroles terribles. Je tombai à genoux, cachant ma tête sur l'ottomane, et faisant signe à D. L*** de me laisser seule; dans ce moment sa vue m'était impossible à soutenir; et, dans ce moment même, par une subite révolution de sentimens, lui seul me semblait cependant encore capable de porter quelques adoucissemens à ma déchirante agonie. Je pressais convulsivement ma tête dans mes mains; je parcourais l'appartement à grands pas; les sanglots étouffaient ma voix; il n'y avait plus dans tout mon être qu'une seule idée, qu'une seule sensation, et elle était affreuse: il est perdu! Je restai plus d'une heure dans cette crise du désespoir; enfin, une voix de femme m'en tira, en m'adressant des paroles de consolation, avec un accent de bonté qui me réveilla de ma stupeur, pour me faire apercevoir seulement alors qu'une personne de la maison était accourue à mes cris. Par un pouvoir infini de l'espérance, elle mesure ses illusions aux coups du malheur. Je vis des larmes dans les yeux de cette femme, et je crus à l'humanité; j'écoutai ses paroles: «Espérez, pauvre chère Madame; tout le monde plaint le maréchal; allez, si les juges le condamnent, il est bien certain qu'une grâce auguste viendra l'absoudre!» Cette femme était une bonne et honnête royaliste, bien ardente dans ses affections politiques, mais assez généreuse pour faire des vœux en faveur de celui qu'elle appelait un si brave Français. «Ah! mon Dieu, continuait-elle, on perdrait la tête d'un pareil événement. Tenez, tout le monde, dans la maison, ne parle que du maréchal; on raconte ses exploits; on cite, mieux que cela encore, ses traits d'humanité envers des émigrés et des proscrits… «Allez, ma chère dame, croyez que rien n'est perdu quand on porte un nom respecté même de ses ennemis.» J'écoutais… Je ne partageais pas, hélas! la confiante sécurité de Mme Brunet; mais j'avais trop besoin d'y croire pour ne pas recueillir avidement chacune de ses paroles… Hélas! quelques heures encore, et Paris, la France, attendris sur une haute infortune, allaient apprendre que cette vie toute de gloire, et d'impayables services étaient à jamais perdus pour la France, pour une noble épouse, pour de nobles enfans, pour l'amitié, inconsolables!

Lorsque madame Brunet me vit un peu calmée, elle me pria avec de touchantes instances de prendre quelque repos. Ce mot me causa un frisson de mort. «Je veillerai près de vous, chère Madame, je vous avertirai de tout; allez, si vous saviez comme M. D. L*** vous a recommandée à nous!

«—Oui, répondis-je avec d'amères larmes, pour me priver de ma liberté.

«—Oh non, ma chère dame, pour vous empêcher de vous perdre et de donner une douleur de plus à l'infortuné maréchal; il a une épouse, des enfans, voyez-vous, et cet éveil de certaines relations différentes, dans un pareil moment, pourrait… vous sentez cela; car je sais de M. D. L***, qui vous respecte et qui vous sert en véritable ami, que vous avez une belle ame.»

Il y a toujours du charme à inspirer de l'intérêt, mais les circonstances donnent des nuances diverses à cette sensation, et les expressions de la compassion de la bonne madame Brunet ne pouvaient en trouver de plus favorables; elle était d'un âge fort avancé. Je me jetai dans ses bras, y versant toutes mes douleurs, et son langage simple mais doux m'arrachait à moi-même. Je cédai à ses prières, j'aurais cru repousser les conseils d'une mère. Elle me fit avaler quelques cuillerées de bouillon, car depuis quarante-huit heures je n'avais pris aucune espèce de nourriture. Je ne pus me coucher, et je me jetai tout habillée sur mon canapé. Madame Brunet s'établit près de moi et ne voulut plus me quitter. Je la priai de me faire parler au fils du portier. «Quand Monsieur sera rentré, me disait cette excellente femme, car à présent il pourrait nous surprendre, et cela causerait de la peine à son pauvre père, qui a tant besoin de ménager M. D. L***, pour une affaire bien désagréable.

«—Comment, ce n'est donc pas un honnête homme que le père d'un brave dont vous m'avez fait l'éloge?

«—Trop honnête, ma chère dame; mais la probité n'empêche pas d'être mal avec la police.

«—D. L*** en est donc?

«—Oh mon Dieu! Madame; mais non pourtant…»

Voyant que mon ton interrogatif affligeait celle qui me prodiguait tant de soins, et n'ayant pas besoin de son aveu pour asseoir mon opinion, je la tranquillisai en paraissant m'intéresser à cette espèce de service que D. L*** avait rendu au bon-homme de portier. «Eh bien, Madame, sachez que le père Bertrand habitait Vannes à l'époque de l'affaire du fameux Cadoudal. Il y était arrivé une dame en habits de deuil, avec cet intérêt mystérieux et imposant qu'éveillent les apparences d'une haute infortune. La dame n'était accompagnée que d'un seul domestique. La chambre où elle couchait n'était séparée que par une cloison de celle de la fille de Bertrand: veillant plus tard qu'à l'ordinaire, elle entendit la dame parcourir à grands pas son appartement, prononçant des mots sans suite… «Oui, disait cette dame, j'irai porter l'effroi dans ton cœur au milieu du palais où tu te crois à l'abri de la vengeance.» D'autres paroles prouvèrent trop de qui parlait l'étrangère. Bertrand, averti par sa fille, frappa à sa porte et dit: «Madame, vous êtes découverte; mon devoir serait de vous faire arrêter, mais votre sexe, votre douleur, me retiennent. Cependant il faut vous éloigner à l'instant, et je vais vous faire conduire jusque vers un point sûr, où vous pourrez vous embarquer pour l'Angleterre.» L'étrangère, épouvantée, souscrivit à tout. Bertrand l'accompagna lui-même; mais, à quelques lieues de Vannes, il fut arrêté par des hommes déguisés en paysans. Entraîné dans le bois, il y vit une voiture arrêtée et un homme qu'on déshabillait: c'était un parti de chouans. Dans la voiture se trouvait M. de Pancemont, évêque de Vannes, qu'on affublait à la hâte avec un habit de paysan. Le pauvre Bertrand perdait la tête. Une fois entre les mains de la troupe, la dame lui jeta une bourse qu'il eut la générosité de ne pas ramasser. Au milieu des émotions de cette scène, Bertrand eut le bonheur de s'échapper. L'évêque fut ramené mourant, et, depuis ce singulier événement, ne fit que languir. Une lettre, une arme, trouvées sur le pauvre Bertrand, le firent impliquer dans cette affaire. Sous Napoléon, vous le savez, la police aimait mieux se tromper par excès de précaution que par défaut de zèle. M. D. L***, qui a toujours eu le bonheur d'avoir des amis partout, et qui pour son compte avait quelques obligations à Bertrand, le sauva des mains de l'inquisition. Comme il aurait été inquiété à Vannes, M. D. L*** le prit avec lui, sachant qu'il n'y a pas au monde un homme plus sûr et plus honnête; mais vous sentez, Madame, qu'il ne doit plus se mêler désormais en rien de ce qui touche à la politique; vous parlerez donc à son fils quand on pourra ne pas s'en douter.

J'avais laissé parler Mme Brunet sans l'interrompre; je savais l'affaire de Vannes à peu près, et elle me fit du bien par ces détails, auxquels j'attachai aussitôt une espérance utile pour le moment. «Bertrand est sensible et bon, me disais-je; il n'a pas même voulu perdre une femme qui venait pour conspirer; eh bien! il m'aidera peut-être, il aura pitié de moi, moi qui veux dévouer ma vie pour sauver celle d'un héros malheureux!» Je fis promettre à Mme Brunet de m'amener Bertrand et son fils aussitôt que D. L*** serait rentré. Elle resta encore près de moi pendant un léger assoupissement, courte trêve de la fatigue et de la douleur, que j'interrompis bientôt par des cris d'horreur. Je venais d'entendre comme des soupirs d'agonie; il me semblait que j'étais inondée de sang.

Peu d'instans après, vers minuit, D. L*** arriva, avant qu'on eût encore pu calmer le délire qui m'avait saisie. La douloureuse condamnation du héros de la Moskowa venait d'être prononcée; il venait de rentrer dans sa prison, pouvant compter les heures qui lui restaient à vivre, et venait de s'endormir d'un paisible sommeil. D. L***, d'une pâleur horrible, violemment agité, cherchait à se contraindre.

«Eh bien!» lui dis-je, tenant mes yeux fixés sur les siens.

«—Rien de nouveau! répondit-il; tâchez de prendre quelque repos. Demain matin nous sortirons ensemble…» D. L*** avait prononcé ces mots avec un calme apparent qui ne m'en fit point pressentir le sens terrible. D. L*** me quitta fort tard. Je rappelai à Mme Brunet sa promesse; elle descendit aussitôt, mais revint seule, m'assurant que Bertrand viendrait le lendemain, mais que ce soir-là il était trop tard. Je me contentai d'autant mieux de cette réponse, que j'avais ressaisi un peu d'espérance à l'idée de ma sortie. Je ne me sentais ni le pouvoir ni le besoin du sommeil, et cette dernière nuit, d'une illusoire espérance, se passa à me livrer aux consolations de la bonne Mme Brunet, à écouter tout ce qu'elle voulait bien répéter de généreux, de grand; car il est des momens où tous les récits ont des charmes, toutes les voix de l'éloquence, tous les détails de l'intérêt. J'écoutais avidement une vieille et bonne femme, qui comprenait toute ma douleur, et qui n'ignorait pas la gloire de celui qui la causait. Ses traits d'héroïsme étaient venus jusqu'à elle. Mon cœur se flattait encore, et croyait voir des chances de grâce dans cet intérêt de tous entourant la gloire et l'infortune d'un seul. J'avais encore de l'or, j'en voulais offrir pour prix de cette dernière illusion. Oh! oui, j'aurais donné tout ce qui me restait au monde pour une de ces larmes d'une si touchante pitié.

La longueur d'une de ces premières nuits d'hiver finit par accorder un peu de sommeil à ma garde si dévouée. Vers six heures du matin, on frappe légèrement à la porte de la chambre. Je cours ouvrir… C'est D. L***. Il vient à moi, me prend la main, et avec une émotion que je ne lui avais jamais vue, et dont je ne l'eusse jamais cru capable, il me dit, après m'avoir forcée de m'asseoir: «Mon amie, ce moment vous deviendra la preuve que je suis fidèle à la parole donnée; l'exécution en est cruelle, mais vous et lui l'avez voulu… Mon amie… Ney est condamné. Il va périr, rien ne peut le sauver. Préparez-vous au dernier regard.»

Je ne répondis pas un mot; ma raison, ma vie étaient comme suspendues. Je regardais sans voir, mais j'agissais pour partir, j'agissais convulsivement; je sentais un besoin d'air, un besoin de larmes. Un si cruel désespoir n'en pouvait connaître le bienfait… D. L*** avait fait sortir Mme Brunet; il me prit la main… Je reculai en frissonnant, mais je ne la retirai pas.

«Ah! partons, par pitié! m'écriai-je.

«—Pauvre et chère amie! vous me faites tant de mal, je souffre tant de vos peines, que je tremble de les aggraver…» Ici je fis un mouvement qui épouvanta D. L***.

«—Quoi! m'écriai-je de nouveau; barbare! serait-il trop tard? M'auriez-vous si atrocement jouée! Quoi! il serait tombé sans m'avoir vue?… Mort! en emportant l'idée que j'aie pu manquer aux promesses de nos beaux jours?… Mort! en me croyant infidèle à son infortune?… D. L***, si vous m'avez privée de son dernier regard, arrachez-moi la vie, ou tremblez pour la vôtre…»

À ces derniers mots, je m'étais élancée vers la porte… Effrayé, il me dit: «Le maréchal respire encore, vous le verrez… Mais j'exige un serment, un serment sans lequel je vous retiens ici aujourd'hui, et… dans moins de deux heures, tout sera fini… Partons…, partons…, soumettez-moi vos sermens, je souscris à tout.» Je le prononçai, ce serment exigé, et D.. L*** me connaissait trop pour n'être pas certain que ma promesse de ne jamais le faire connaître sous son véritable nom serait sacrée.

Un fiacre nous attendait. D. L*** m'y fit monter; puis parla à l'homme qui était sur le siége. J'étais tombée comme anéantie sur la banquette de devant. Mes genoux se choquaient à blesser mes mains jointes étendues devant moi; je voulais parler, je ne pouvais articuler un mot. D. L*** était lui-même horriblement agité. Je ne voyais rien; mais sur le pont Louis XV, l'air plus vif qui me frappait le visage me fit lever les yeux, et j'éprouvai un mouvement de joie en pensant aux amis intrépides qui restaient au maréchal pour le sauver. On l'enlèvera, il ne périra point, me répétai-je bien bas, en croyant aller à la plaine de Grenelle. Hélas! j'oubliais que mes paroles pouvaient éveiller une affreuse prudence. Il m'était réservé, avant le moment funeste, de passer par toutes les alternatives de l'espérance et du désespoir. La voiture prit par la rue du Bac… «Où me conduisez-vous?

«—Laissez-vous guider, pauvre amie.» Nous entrâmes par la petite rue du Bac et par la rue Notre-Dame-des-Champs; D. L*** fit arrêter au bout, tout près du mur; il était alors plus de huit heures. Personne ne se trouvait là… Oh! que j'étais loin de pressentir le spectacle d'effroi et de douleur qui allait m'accabler! Mon cœur s'oppressait à ne pouvoir respirer, et je priai D. L*** de me faire descendre. «Plus tard, me dit-il, en fixant toujours ses regards vers la grille du Luxembourg.

Tout à coup il s'empare fortement de mes mains; et pâle, défiguré, me clouant à ma place: «Vous allez voir passer le maréchal, dit-il; c'est ici le lieu du dernier regard… N'oubliez jamais que vous m'en devez le déchirant bonheur.

«—Je le jure! pourvu que vous ayez enfin pitié de moi… Mais laissez… laissez… descendre…; le voilà!» tels furent mes cris d'agonie.

Ney descendait de voiture à la porte extérieure du Luxembourg; l'expression de son visage était de ce calme sans ostentation qu'il eut toujours sur les champs de bataille, en face des ennemis de la France, et il y avait quelque chose de plus doux. J'étais anéantie et glacée… Il regarda à droite et à gauche… Il cherchait le regard promis… Il le rencontra… Il dut entendre mes sanglots… Je tendis les bras vers lui, son regard me remercia… Puis il baissa légèrement la tête, comme s'il eût craint de communiquer, par un regard d'adieu, la contagion des proscrits aux cœurs fidèles et dévoués. À ce moment, je découvris le peloton… Je m'élançai par un mouvement convulsif… D. L*** me retint fortement. À l'instant même nous entendîmes le galop d'un cheval: «C'est sa grâce!» disait D. L*** avec un accent qui l'honore à mes yeux; et ayant eu plus de force contre la douleur que pour la joie, je tombai anéantie sur le bras qui avait peine à me soutenir… Ce n'était point la grâce… c'était le dernier ordre pour l'exécution… Je n'entendis plus qu'une détonation sourde; le froid de la mort engourdissait mes membres, j'étais immobile; mon ame seule était vivante… Oui, elle seule, et je compris son immortalité à l'excès de ma douleur…

D. L***, qui avait des intelligences partout, me conduisait alors à la Maternité, où il avait su me ménager la compatissante pitié d'une des Sœurs, qui m'avait placée dans une petite chambre… Bientôt le silence des vastes salles de l'hospice fut interrompu par des cris d'effroi; les femmes fuyaient comme devant un objet d'épouvante. «Hélas! nous disait la Sœur, c'est un objet d'éternelle pitié…» On venait d'apporter les restes sanglans du héros…

Dans l'excès du malheur, le sort m'avait donc ménagé une dernière faveur! La sœur Thérèse n'avait pris l'habit que pour suivre la plus noble des vocations, celle de secourir et de prier. Elle avait perdu un frère à la bataille de Montereau. Thérèse me pressait sur son cœur. Elle ne me consolait point; elle pleurait avec moi le héros tombé sans combattre… Pieuse et compatissante créature, elle me promit le bonheur de voir les restes, «qu'on croirait, disait-elle, endormis sur des trophées…» C'est entre ses mains que j'ai renouvelé mon serment à D. L***; il put emporter la certitude de mon inviolable silence. Sœur Thérèse me fit quitter une partie de mes vêtemens, pour m'habiller comme elle. Je revis ce qui restait de mortel de Michel Ney. Gamot…, qui oserait peindre les déchiremens de ton ame si belle? Quelle éloquence rendrait le désespoir déchirant qui, près du cercueil du héros, marquait la place que bientôt tu occuperais toi-même dans un tombeau?… Il n'est plus!… Le voilà étendu percé de balles… Et ce n'est point ici un champ de bataille. Ses restes mortels ne sont pas couverts des insignes de sa glorieuse carrière… Ici il y a des larmes… des sanglots. Quel cœur français en refuserait à une pareille infortune?

Adossée contre le mur en face du corps mutilé, je le regardais; je comptais les blessures. Je me sentis tout à coup, par cette cruelle contemplation, animée d'un délire féroce… Ah! sont-ce bien des larmes que tu demandes, murmurai-je?… Non, non, le noble sang qui coula toujours pour la France, ce sang demande… «des prières et des larmes!» me dit la douce voix de sœur Thérèse et cette voix si compatissante alla droit à mon cœur. Son visage, couvert de larmes, parlait si éloquemment le langage de la douleur, que la mienne s'y confondit… Elle chercha à détourner ma vue des restes glacés du héros; ses efforts étaient d'une adorable charité. Je posai ma tête affaiblie contre son cœur; mes pleurs, retenus long-temps dans mes yeux brûlans, s'échappèrent. J'étais à genoux près de l'humble et pieuse fille; son doux visage offrait le plus beau modèle d'une piété divine, de celle qui ne porte pas seulement sur ses lèvres la prière d'une ame religieuse, mais qui l'élève du fond du cœur au trône d'un Dieu qui pardonne. De grosses larmes coulaient aussi sur sa paupière; elle prit mes mains, et les unissant aux siennes, son rosaire se trouva dessus comme pour les enlacer. J'inclinai ma tête brûlante sur le signe révéré de notre salut devant les restes du héros, et du fond de mon ame s'échappa le vœu de ne vivre que dans une religion qui me laissait l'espoir d'obtenir des prières pour son ame immortelle, qu'escortent cent mille Français sauvés par son courage; une si glorieuse carrière, une si déplorable fin s'inscriront mieux qu'ici dans les plus éloquentes pages de l'histoire. On la redira d'âge en âge la terrible catastrophe d'une si haute infortune. Oh! pourquoi l'éternité n'a-t-elle pas quelques momens de clémence? Oh! si la tombe relâchait quelques instans sa proie… Ney, ombre illustre, avec quel regard assuré j'oserais dire mes souffrances à tes mânes sanglantes! J'ai accompli aux jours de deuil la promesse faite dans les jours de bonheur, le serment du cercueil est gravé dans mon ame; Ida, en y restant fidèle, en redisant tes nobles qualités, a pu espérer le pardon de ses erreurs…

Douze années ont passé sur la tombe du grand capitaine, et douze années de larmes auraient dû épuiser ma vie; mais la source s'en renouvelle par la puissance du souvenir et la religion du regret. Mes actions les plus indifférentes, la Providence se plaît encore à en faire autant d'hommages à une impérissable mémoire: par un rapprochement de pieuses circonstances que mon cœur n'a point cherchées, mais qui devient une des joies de mon éternelle douleur, c'est aujourd'hui, 7 décembre, que Michel Ney succomba, et c'est aujourd'hui, 7 décembre, qu'à mon retour du salut et des prières que je viens de déposer sur sa tombe; je trouve chez moi, sous le tableau qui reproduit des traits chéris, les dernières feuilles de mes mémoires, pour les corriger et les livrer à la bienveillance publique.

Sœur Thérèse, vous n'êtes point là pour recevoir les sanglots qui s'échappent d'un cœur dont toutes les blessures se rouvrent! vous n'êtes point là pour demander grâce en faveur d'une vie d'erreurs, au nom de tout ce que vous avez vu de souffrances et de tout ce que tous verriez encore de larmes! Je suis seule avec tout le poids de mes douleurs rajeunies. Mais de là-haut il me regarde, il m'entend peut-être: Michel Ney reconnaît que j'ai tenu toutes mes promesses, et que mes jours sont devenus une longue et fidèle prière sur son tombeau!

FIN DU SIXIÈME VOLUME.

NOTE DE L'AUTEUR.

La seule histoire complète du Procès du maréchal Ney, que l'on publia dans le temps, est due à un écrivain courageux; elle est terminée par le texte du jugement et la note qui le suit. Ces deux pièces complètent en quelque sorte l'histoire de la catastrophe du 7 décembre 1815.

«À onze heures et demie du soir l'audience publique a été rouverte.

«M. le président a dit: Appelez à haute voix les défenseurs.

«Les défenseurs étaient absens[6].

«On n'a pas fait venir l'accusé.

«M. le chancelier, président, a prononcé l'arrêt suivant:

«Vu par la chambre l'acte d'accusation dressé le 16 novembre dernier par MM. les commissaires du Roi, nommés par ordonnances de S. M. des 11 et 12 dudit mois, contre Michel Ney, maréchal de France, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, ex-pair de France, né à Sar-Louis, département de la Moselle, âge de quarante-six ans, taille d'un mètre soixante-treize centimètres, cheveux châtains-clairs, front haut, sourcils blonds, yeux bleus, nez moyen, bouche moyenne, barbe blonde-foncée, menton prononcé, visage long, teint clair; demeurant à Paris.

«Duquel acte d'accusation la teneur suit (suit la teneur de l'acte d'accusation);

«L'ordonnance de prise de corps rendue le 17 dudit mois de novembre contre ledit maréchal Ney;

«Le procès-verbal de signification tant de l'acte d'accusation que de la susdite ordonnance de prise de corps faite audit maréchal Ney, accusé, le 18 dudit mois, et de remise de sa personne en la maison de justice du département de la Seine;

«Ouï les témoins cités à la requête du ministère public en leur déposition orale;

«Ouï également les témoins cités à la requête de l'accusé;

«Ouï le ministère public en ses conclusions motivées, et tendantes à ce que l'accusé soit déclaré coupable du crime qui lui est imputé, et condamné à la peine que la loi prononce pour le cas dont il s'agit;

«Ouï les défenseurs de l'accusé en leurs plaidoieries;

«Ouï également l'accusé en ses moyens de défense;

«La chambre, après en avoir délibéré, attendu qu'il résulte de l'instruction et des débats, que le maréchal Ney, prince de la Moskowa, est convaincu d'avoir, dans la nuit du 13 au 14 mars 1815, accueilli des émissaires de l'usurpateur; d'avoir, ledit jour 14 mars 1815, lu sur la place publique de Lons-le-Saulnier, département du Jura, à la tête de son armée, une proclamation tendant à l'exciter à la rébellion et à la désertion à l'ennemi; d'avoir immédiatement donné l'ordre à ses troupes de se réunir à l'usurpateur, et d'avoir lui-même à leur tête effectué cette réunion;

«D'avoir ainsi commis un crime de haute trahison et d'attentat à la sûreté de l'État, dont le but était de détruire ou de changer le gouvernement et l'ordre légitime de successibilité au trône;

«Le déclare coupable des crimes prévus par les articles 77, 87, 88 et 102 du Code pénal, et par les articles 1er et 5 du titre 1er de la loi du 21 brumaire an 5, et encore par l'art. 1er du titre 3 de la même loi;

«En conséquence, faisant application desdits articles, lesquels sont ainsi conçus, savoir:

«L'article 77: «Sera également puni de mort quiconque aura pratiqué des manœuvres ou entretenu des intelligences avec les ennemis de l'État, à l'effet de faciliter leur entrée sur le territoire et dépendances du royaume de France, ou de leur livrer des villes, forteresses, places, postes, ports, magasins, arsenaux, vaisseaux ou bâtimens, appartenant à la France; ou de fournir aux ennemis des secours en soldats, hommes, argent, vivres, armes ou munitions; ou de seconder les progrès de leurs armes sur les possessions ou contre les forces françaises de terre ou de mer, soit en ébranlant la fidélité des officiers, soldats, matelots ou autres envers le Roi et l'État, soit de toute autre manière;»

«L'article 87: «L'attentat ou le complot contre la vie et la personne des membres de la famille royale;

«L'attentat ou le complot dont le but sera:

«Soit de détruire ou changer le gouvernement ou l'ordre de successibilité au trône;

«Soit d'exciter les citoyens ou habitans à s'armer contre l'autorité royale, seront punis de la peine de mort;»

«L'article 88: «Il y a attentat dès qu'un acte est commis ou commencé pour parvenir à l'exécution de ces crimes, quoiqu'ils n'aient pas été consommés;»

«L'article 102: «Seront punis comme coupables des crimes et complots mentionnés dans la présente section, tous ceux qui, soit par discours tenus dans des lieux ou réunions publics, soit par placards affichés, soit par des écrits imprimés, auront excité directement les citoyens ou habitans à les commettre;

«Néanmoins, dans le cas où lesdites provocations n'auraient été suivies d'aucun effet, leurs auteurs seront simplement punis du bannissement;»

«L'article 1er de la loi du 21 brumaire an 5: «Tout militaire ou autre individu attaché à l'armée et à sa suite, qui passera à l'ennemi sans une autorisation par écrit de ses chefs, sera puni de mort;»

«L'article 5: «Tout militaire ou autre individu attaché à l'armée ou à sa suite, qui sera convaincu d'avoir excité ses camarades à passer chez l'ennemi, sera réputé chef de complot, et puni de mort, quand même la désertion n'aurait point eu lieu;»

«L'article 1er, titre III: «Tout militaire ou autre individu, attaché à l'armée ou à sa suite, convaincu de trahison, sera puni de mort;»

«Condamne Michel Ney, maréchal de France, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, ex-pair de France, à la peine de mort; le condamne pareillement aux frais du procès;

«Ordonne que l'exécution aura lieu dans la forme prescrite par le décret du 12 mai 1793, et ce, à la diligence des commissaires du Roi;

«Et, conformément à la faculté accordée par l'ordonnance de Sa Majesté, en date du 12 novembre dernier, sera le présent arrêt prononcé publiquement, hors la présence de l'accusé, et en présence de ses conseils, ou eux appelés, et lu et notifié à l'accusé par le secrétaire-archiviste de la chambre des pairs, faisant les fonctions de greffier, à la diligence des commissaires du Roi.

Après le jugement, M. le procureur général a requis que, conformément à la loi du 24 ventôse, an 12, le condamné fût dégradé de la Légion-d'Honneur.

M. le président a prononcé que le maréchal Ney avait manqué à l'honneur, et a déclaré, au nom de la Légion-d'Honneur, qu'il avait cessé d'en être membre.

«Le présent arrêt sera imprimé et affiché à la diligence de MM. les commissaires du Roi.

«Fait et prononcé en chambre des pairs, à Paris, le 6 décembre 1815, en séance publique.»

* * * * *

«Le 7 décembre, à trois heures du matin, la garde du maréchal avait été remise à M. le maréchal de camp comte de Rochechouart, commandant de la place de Paris, qui avait été chargé par M. le lieutenant général Despinois, commandant la première division, d'après les ordres de MM. les commissaires du roi, d'assurer l'exécution de l'arrêt de la cour.

«À trois heures et demie, M. le chevalier Cauchy, secrétaire-archiviste de la Chambre des Pairs, remplissant les fonctions de greffier, s'est présenté dans la prison du maréchal, qui dormait profondément, pour lui lire son arrêt. Lorsque M. le chevalier Cauchy en vint à la lecture des titres et qualités du maréchal; celui-ci l'interrompit en lui disant: «Dites Michel Ney, et un peu de poussière…»

«Le maréchal entendit la lecture de l'arrêt avec le plus grand calme.

«Sur l'observation qui lui fut faite qu'il était le maître de faire ses adieux à sa femme et à ses enfans, il demanda qu'on leur écrivît de venir entre six et sept heures du matin. «J'espère, ajouta-t-il, que votre lettre n'annoncera point à la maréchale que son mari est condamné: c'est à moi à lui apprendre quel est mon sort.»

«M. Cauchy s'est alors retiré, et le maréchal se jeta tout habillé sur son lit. Il ne tarda pas à s'endormir.

«À quatre heures et demie du matin, il fut réveillé par l'arrivée de la maréchale accompagnée de ses enfans et de madame Gamot, sa sœur. Cette femme infortunée, en entrant dans la chambre de son mari, tomba roide sur le plancher; le maréchal, aidé de ses gardes, la releva; à un long évanouissement succédèrent des pleurs et des sanglots. Madame Gamot, à genoux devant le maréchal, n'était pas dans un état moins déplorable que sa sœur. Les enfans, sombres et silencieux, n'ont pas pleuré; l'aîné est âgé de onze à douze ans. Le maréchal leur a parlé assez long-temps, mais à voix basse. Tout à coup il s'est levé, et a engagé sa famille à se retirer.

«Resté seul avec ses gardes, il s'est promené dans sa chambre. Un de ses gardes, grenadier de Laroche-Jacquelin, lui a dit: «Maréchal, au point où vous en êtes, ne devriez-vous pas penser à Dieu? C'est toujours une bonne chose que de se réconcilier avec Dieu.» Le maréchal s'arrêta, le regarda; et, après un moment de silence, il lui dit: «Vous avez raison; oui, vous avez raison: il faut mourir en honnête homme et en chrétien: je désire voir M. le curé de Saint-Sulpice.» Ce brave grenadier ne se le fit pas dire deux fois; l'ordre fut donné, et le curé de Saint-Sulpice ne tarda pas à être introduit dans la chambre du maréchal. Il resta enfermé trois quarts d'heure avec lui. Lorsqu'il se retira, le maréchal lui témoigna le désir de le revoir à ses derniers momens. Ce vertueux ecclésiastique lui tint parole. À huit heures et demie il était de retour. À neuf heures le maréchal, averti que le moment était arrivé, a descendu d'un air ferme et tranquille, au milieu de deux lignes de militaires, les degrés de l'escalier du palais du Luxembourg. Une voiture l'attendait à la porte du jardin; M. le curé de Saint-Sulpice y est monté avec lui, et le maréchal lui a dit: «Montez le premier, monsieur le curé; je serai plus vite que vous là-haut.» Arrivé à la grille qui donne du côté de l'Observatoire, le maréchal a mis pied à terre et s'est allé placer plus loin, en face des vétérans commandés pour l'exécution de l'arrêt.

«Sur la proposition faite au maréchal de lui bander les yeux et de se mettre à genoux, il a répondu: «Ignorez-vous que depuis vingt-cinq ans j'ai l'habitude de regarder en face la balle et le boulet?» Il a ajouté: «Je proteste devant Dieu et la patrie, contre le jugement qui me condamne. J'en appelle aux hommes, à la postérité, à Dieu: Vive la France!»

«Les vétérans ayant reçu l'ordre de tirer, le maréchal leur a crié, en mettant la main sur son cœur: «Soldats, hâtez-vous et tirez là.» Les vétérans ont fait feu.

«Ainsi périt, le 7 décembre 1815, et dans sa quarante-septième année, un guerrier dont les exploits retentirent pendant vingt-cinq ans dans toute l'Europe. Sa mort n'effacera point sa vie; et l'histoire conservera soigneusement le souvenir des hauts faits qui l'ont illustrée.»

FIN DE LA NOTE.

NOTES

[1: Tancrède, tragédie de Voltaire.]

[2: Le pouvoir ténébreux.]

[3: Non pas la noble et courageuse épouse que la postérité classera parmi les modèles d'amour conjugal; mais celle qui fut compromise dans les troubles de 1816, à Lyon, dont l'époux fut conduit au château d'If, et qui alla plus tard, avec son épouse et ses enfans, chercher une patrie au delà des mers.]

[4: La cassette dont je parle ici resta entre les mains de D. L*** jusqu'au mois de juillet 1825. Je laisserai de côté tous les ennuis, toutes les tracasseries que me suscita l'orgueil blessé et la haine enfin déclarée de D. L***, après le fatal 7 décembre 1815; mais ayant vainement tout employé pour me décider, je me garderai de dire tout ce qu'il fit pour me forcer à la récompense; il lui plut de rappeler son long attachement, ce qui n'était tout simplement qu'une lâche spéculation, sûr moyen de contribuer à sa fortune politique. Je me dois de déclarer que, lorsque j'eus traité de la publication de mes Mémoires avec M. Ladvocat, mon premier soin fut de rembourser l'argent que D. L*** m'avait offert en 1815; et, quoiqu'il eût reçu de moi, long-temps avant, des sommes bien plus considérables, je lui ai porté, le 9 juillet 1825, 1325 francs en espèces, à son domicile, rue de la Paix! Par un trait digne de D. L***, après avoir reçu mon argent, il m'a encore retenu ma cassette jusqu'au mois d'octobre, et ne me l'a rendue qu'ouverte, me forçant de lui donner connaissance des papiers, et déchirant toutes les lettres où il était désigné par son nom, me faisant des menaces bien inutiles, car il me reste une terrible preuve si je voulais me venger: 1799 m'en laisse un infaillible moyen; mais que D. L*** soit tranquille: le 7 décembre 1815 est son égide contre ma juste indignation, et l'inviolable garant de mon silence.]

[5: Mme la maréchale Ney écrivit au duc d'Orléans, alors en Angleterre, pour le supplier d'intéresser une grande puissance en faveur de son époux; le prince répondit de la manière la plus honorable à cet appel fait à la générosité de son caractère. J'ai vu une copie de la lettre au régent, en 1817, entre les mains du duc de Kent, frère du roi d'Angleterre.]

[6: À six heures et demie ils s'étaient rendus dans la salle servant de prison au maréchal; celui-ci, voyant leur profonde affliction, leur dit, après les avoir embrassés: «Calmez-vous, mes chers amis; nous allons nous quitter, mais nous nous reverrons là-haut.»]