The Project Gutenberg eBook of Fils d'émigré

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Title: Fils d'émigré

Author: Ernest Daudet

Release date: January 11, 2009 [eBook #27774]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FILS D'ÉMIGRÉ ***

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FILS D'ÉMIGRÉ

PAR
ERNEST DAUDET
NOUVELLE ÉDITION
PARIS

_À ma Fille

MARIE-THÉRÈSE DAUDET

Ce Roman est dédié._

CHAPITRE PREMIER

CE QUI SE PASSAIT À SAINT-BASLEMONT EN 1792

En juin 1792, à la tombée du jour, dans une chambre du château de Saint-Baslemont, à l'entrée des Vosges, une femme et un enfant sont agenouillés devant un grand crucifix accroché au mur, entre des portraits d'ancêtres. Quoique la femme ait dépassé la première jeunesse, on la devine vieillie par la douleur plus que par l'âge. Ce qui lui reste de beauté resplendit encore sous ses cheveux blonds, dans l'éclat de ses yeux, dans la pureté de ses traits, dans la pâleur de son teint. Habillée d'une robe noire, en laine, sans ornements, toute sa personne, cependant, trahit tant d'élégance hautaine que ce vêtement de deuil la pare à l'égal des habits de cour qu'elle est accoutumée à porter. Elle se nomme la comtesse Louise de Malincourt.

L'enfant est son second fils, Bernard, celui qu'on appelle M. le chevalier. Il a treize ans à peine. Mais, depuis longtemps, il voit autour de lui des visages si tristes, il entend exprimer de si vives alarmes, raconter de si sombres histoires, proférer de si violentes menaces, que son esprit s'est mûri prématurément, et, qu'enfant par l'âge, c'est presque un homme par la pensée. Cette précocité se devine à l'expression inquiète de son regard, à la gravité répandue sur ses traits, au pli contracté de ses lèvres déshabituées du rire. Il est mince et brun, son front haut et large sous la perruque poudrée. Son habit violet, en soie unie, flotte sur les formes de son buste, élégantes quoique un peu grêles, et plus bas que la boucle d'argent qui arrête la culotte au-dessous du genou, la jambe se dessine fine et vigoureuse.

Agenouillé près de sa mère, il s'associe mentalement à la prière qu'elle récite à haute voix.

—Mon Dieu! dit-elle, daignez protéger et soutenir dans leur infortune S. M. Louis XVI, sa famille, les princes ses frères et ses neveux. Je vous implore aussi pour mon mari, pour moi-même, pour mes enfants, surtout pour l'aîné que le service du roi expose, loin de nous, à d'innombrables périls.

Dans l'accent de cette ardente supplication se devinent les angoisses de l'épouse et de la mère. Elles sont cruelles, ces angoisses, cruelles et justifiées par les événements survenus depuis la Révolution: le 14 juillet 1789, la prise de la Bastille; le 5 octobre de la même année, l'invasion de Versailles et le retour forcé de la famille royale aux Tuileries; en 1790, la fête de la Fédération; en 1791, la tentative avortée de Varennes et l'arrestation du roi fugitif; puis les massacres dans les rues de Paris, le pillage d'un grand nombre de châteaux, la fuite précipitée de plusieurs milliers de nobles, l'arrestation de beaucoup d'autres, l'audace croissante du parti jacobin et de la Commune de Paris. Avec un tel passé, que ne peut-on craindre de l'avenir? Cet avenir, la comtesse de Malincourt, à travers son imagination enfiévrée, le voit troublé, violent et sombre.

Et sa vision n'exagère rien. Ne touche-t-on pas à la journée du 10 août, durant laquelle sera proclamée la déchéance de Louis XVI, et aux journées de septembre, effroyable prologue du 21 janvier et des actes féroces qui suivront? Sans cesse cette vision angoissante la poursuit, lui montre son mari et son fils aîné payant de leur vie leur dévouement à la cause royale. Ne recevant, depuis qu'ils sont partis, que de rares nouvelles, toujours seule avec son fils cadet dans ce grand château où, quoiqu'elle n'ait jamais fait que du bien aux habitants de Saint-Baslemont, elle n'ose se croire en sûreté, elle vit écrasée sous une douleur persistante que les tendres soins de Bernard ne parviennent pas à alléger.

Quand, la prière achevée, elle se lève et va s'asseoir près de la croisée ouverte pour respirer un moment l'air apaisant de cette journée d'été qui finit, des larmes mouillent ses joues.

Bernard s'approche d'elle, se met à ses pieds, les coudes sur ses genoux, les mains croisées, et lui dit:

—Si vous saviez, mère chérie, combien je suis malheureux quand vous pleurez, vous ne pleureriez plus!

Ce reproche affectueux; la rend à elle-même. Elle prend à deux mains la tête de l'enfant, et, l'embrassant passionnément, elle soupire:

—Pardonnez-moi, mon fils. Je voudrais vous offrir toujours un visage souriant. Mais la poussée de mes pleurs est plus forte que ma volonté. Je songe aux malheurs publics, aux malheurs privés, aux nôtres…

—Vous disiez cependant, ma mère, qu'il fallait avoir confiance?

—Oh! je l'ai eue, je l'ai eue longtemps. Même lorsque, l'an dernier, votre frère est parti pour aller rejoindre à Coblentz nos seigneurs les princes, frères du roi, elle ne m'a pas abandonnée. Mais, depuis, tant de catastrophes sont survenues, tant de dangers nous menacent!… Si, du moins, votre père était près de nous…

—Il reviendra, il reviendra bientôt!

—Depuis qu'il est parti, depuis trois mois durant lesquels nous n'avons reçu ni lettres de lui, ni lettres d'Armand, je me suis souvent leurrée du même espoir… Mais on se lasse à la fin!

—Moi, je ne me lasse pas, reprend résolument Bernard. Mon père, vous le savez, a toujours blâmé les émigrés; il a toujours déclaré qu'il ne les imiterait pas, qu'il resterait à Saint-Baslemont, tout prêt à retourner à Paris si le roi faisait appel à son dévouement.

—C'est vrai, dit la comtesse. Quand il est parti pour Coblentz, c'est qu'il voulait voir Armand et mettre un terme à nos inquiétudes. Mais son dessein était de rentrer au plus vite, de reprendre sa place auprès de nous.

—Ayez donc du courage, ma mère. Il fera comme il a dit, et, avant peu, il sera de retour.

—Dieu vous entende, mon fils, et qu'il vous bénisse pour toute la joie que me cause votre tendre sollicitude!

Mme de Malincourt pose de nouveau ses lèvres sur le front de l'enfant, et ils restent ainsi, pressés l'un contre l'autre, immobiles et pensifs, le regard perdu dans le vaste horizon qui se déroule à leurs pieds.

Derrière les Vosges, le soleil décline lentement. À la cime des forêts dont la masse sombre, mouvante comme la mer, s'éclaire, çà et là, de couleurs lumineuses qu'y mettent les toitures de quelques villages, il laisse de longues traînées d'or. Une brise fraîche s'élève, chasse la chaleur, agite les feuilles d'où tombe la poussière qui s'y est amassée depuis le matin. Dans le ciel encore embrasé des feux en train de s'y éteindre, la lune dessine son disque argenté. Tout autour d'elle, de rares étoiles commencent à piquer de leurs pointes étincelantes la blancheur du vide. Une brume empourprée flotte sur les pelouses, caresse les massifs de fleurs, leur dérobe des parfums qu'elle répand ensuite dans l'ombre grandissante. Du fond des prairies qui séparent le parc seigneurial de Saint-Baslemont de la forêt de Relanges, elle a grimpé le long des terrasses étagées qui descendent du château en degrés géants, tout chargés de végétations arborescentes. Maintenant, elle escalade les murailles de l'antique demeure, ses lourdes tours, son faîte ardoisé, sa façade grisâtre, enveloppant comme d'un voile aux tremblantes transparences sa masse altière dressée en avant du village à l'extrémité d'un plateau qui domine la plaine. De tous côtés, à perte de vue, dans l'espace immense compris entre Saint-Baslemont et les coteaux de Darney qui dominent la Saône, dans les vallées, sur les collines, sous les feuillages, ce coin de terre où commencent les Vosges respire tant de paix et de sérénité qu'on ne pourrait croire qu'au delà des régions où règne ce silence auguste éclate une crise tragique.

Cependant, par toute la France, sous l'action des fanatiques et des méchants, la terreur s'est répandue. Elle commence, à travers d'émouvantes péripéties, son oeuvre sanglante. Aux frontières menacées par la coalition des armées étrangères, la guerre se prépare. Dans les campagnes, des châteaux incendiés étalent au soleil leurs ruines fumantes. Dans les villes, persécuteurs et bourreaux marquent la place où fonctionnera la guillotine, et déjà les victimes futures remplissent les prisons. Dans la poussière des routes, la trace des fugitifs que l'on a comptés par milliers depuis trois ans se devine à l'empreinte de leurs pas non encore effacés. Mais à ces agitations des hommes, la nature, comme toujours, demeure indifférente sans cesser d'obéir aux lois immuables qui règlent sa marche, et ce soir-là, comme les autres soirs, le jour, témoin insensible et complice inconscient des crimes qu'a éclairés sa lumière, va se perdre dans la nuit.

Brusquement, un coup discret frappé à la porte de la chambre vient mettre fin à l'étreinte silencieuse de la mère et de l'enfant. Ils se lèvent tous deux.

—Valleroy! s'écrie Bernard.

Celui qu'il nomme ainsi a trente ans. C'est un homme de haute taille, très large d'épaules, avec des yeux bruns qui révèlent une intelligence affinée, des traits à la fois énergiques et doux que couronne une chevelure épaisse et noire, toute crépue. Dans le château, où il est né, il remplit les fonctions d'intendant.

—Je viens rendre compte à Mme la comtesse de l'exécution de ses ordres, dit-il. Je me suis promené cette après-midi par tout le village afin de m'enquérir de l'état des esprits. Je suis entré dans plusieurs maisons, j'ai causé avec leurs habitants; dans la rue, j'ai interrogé les passants, et nulle part je n'ai constaté de défiance. Personne ne se doute de l'absence de M. le comte. On le croit malade, hors d'état de sortir, et on m'a parlé de sa santé avec intérêt.

—Puisse cette croyance durer jusqu'au retour de mon mari, répond la comtesse, et ces braves gens ignorer toujours qu'il est allé à Coblentz!

—En est-il donc parmi eux qui le dénonceraient? demande Bernard.

—Interrogez Valleroy, mon fils.

—La propagande jacobine fait de grands progrès dans nos contrées, dit
Valleroy sans attendre la question de l'enfant; on peut tout craindre.

—Même une trahison de la part de ceux dont mon père a été le bienfaiteur?

—Peut-être de ceux-là, Monsieur le chevalier, non par méchanceté, mais par peur, la peur de se compromettre en cachant la vérité. Heureusement, ils ne la connaissent pas, et, pour cette nuit encore, Mme la comtesse pourra dormir en repos.

Le langage de Valleroy exprime tant de confiance que Mme de Malincourt ne peut contenir l'élan de sa gratitude pour l'honnête serviteur qui s'attache à la rassurer. Elle s'écrie:

—Merci de votre zèle, Valleroy; nous ne perdrons jamais le souvenir des preuves que vous nous en donnez à toute heure.

—Jamais, répète gravement Bernard en mettant sa main petite et fine dans la robuste main de Valleroy.

Très ému, ce dernier s'incline et son geste proteste.

—Valleroy appartient à Malincourt, murmure-t-il.

Et c'est tout. Les quelques paroles qu'il vient d'entendre ont récompensé son dévouement du plus haut prix qu'il ait ambitionné. Il n'en attend rien de plus. Il est tout heureux d'avoir mérité la bienveillante parole de ses maîtres. Pendant cet entretien, les dernières lueurs du jour se sont dissipées; la nuit est venue à grands coups d'ailes. La comtesse et son fils descendent dans la salle à manger pour prendre le repas du soir.

C'est une vaste pièce voûtée, qui s'ouvre sur le parc. Jadis, autour de la table immense, de nombreux convives s'asseyaient gais et bruyants. Alors, tout brillait, tout étincelait, les lumières, les cristaux taillés, l'argenterie massive. Maintenant, sombre est la salle, à peine éclairée par quelques bougies. Les hauts dressoirs sculptés, rangés au long du mur, restent vides, depuis que la crainte d'un pillage a contraint le châtelain à mettre en sûreté les trésors qu'ils contenaient. Sur un bout de la table, deux couverts très simples. Ce n'est pas un domestique portant la riche livrée des seigneurs de Saint-Baslemont qui va servir le souper. C'est Valleroy, qui ne croit pas s'abaisser en se prodiguant pour ses maîtres. Au dedans du château comme au dehors, l'existence quotidienne se déroule sous une impression de terreur, qui en a changé les habitudes et éteint l'éclat. Exposé aux soupçons et à la délation, chacun évite d'attirer l'attention des espions révolutionnaires.

Maintenant, la mère et l'enfant mangent en hâte; ils ne parlent pas, comme s'ils redoutaient que, passant par les croisées largement ouvertes à la brise fraîche du soir, leurs paroles soient entendues au dehors. Valleroy s'applique à marcher sans bruit, pour ne pas troubler le silence qui pèse sur les hommes et sur les choses, traversé seulement par les rumeurs confuses de la nuit, chants d'oiseaux, cris d'insectes, murmures des forêts, qui montent des profondeurs de la vallée. Tout à coup, Mme de Malincourt voit son fils devenir très pâle, se lever et rester debout à sa place, cloué par l'effroi.

—Qu'est-ce donc, Bernard, demande-t-elle.

—Là, là, murmure-t-il en tendant le bras vers l'une des croisées.

La comtesse regarde dans la même direction et ne peut retenir le cri que la peur pousse à ses lèvres. Dans le cadre de la croisée, une ombre vient d'apparaître et se découpe immobile sur le fond des futaies baignées de lumière pâle.

Un peu avant l'heure où, au château de Saint-Baslemont, la comtesse et son fils se mettent à table, un homme a débouché de la forêt de Relanges par l'étroit sentier qui, du fond de Bonneval, conduit au village. Enveloppé, malgré la chaleur, d'un épais manteau à pèlerine, en grossière étoffe de couleur jaunâtre, le visage dissimulé sous les larges bords d'un chapeau brun, en feutre, il marche à pas pressés, enfonçant lourdement, dans la poussière, à chaque enjambée, ses pieds chaussés de gros souliers poudreux, aux semelles hérissées de têtes de clous. À quiconque le verrait passer, il suffirait d'observer son allure pour deviner qu'il ne veut pas être reconnu et qu'à cet effet, il a attendu la nuit et le moment du repas des habitants de Saint-Baslemont pour entrer dans le village. Du reste, il ne fait que le traverser. Au delà de la dernière maison, le chemin monte vers le château. Il le gravit sans ralentir sa marche jusqu'à ce qu'il ait atteint le mur du parc. Là, protégé par l'ombre du mur et des arbres, qui s'allonge sur la route toute blanche sous la lune, il ne peut plus être vu. Il en profite pour reprendre haleine, se découvrir et essuyer son front baigné de sueur. Puis, à la faveur de l'obscurité qui le cache et de la clarté du ciel qui le guide, il s'avance lentement, comme s'il cherchait à s'orienter. Mais ce n'est pas sa route qu'il cherche, c'est une brèche dans la muraille, brèche bien connue de lui. Il l'a vite trouvée et pénètre dans le parc, à travers l'amoncellement des pierres effondrées. Il marche vers le château, conduit par la lumière qui brille aux fenêtres du rez-de-chaussée.

Au fur et à mesure qu'il avance, l'intérieur de la salle à manger, le couvert mis, la comtesse et Bernard assis à table, Valleroy qui les sert prennent corps et se dessinent avec netteté. Son front s'éclaire; au fond de son regard passe un sourire. Sans s'inquiéter de savoir s'il ne sera pas aperçu, il demeure immobile dans le large cadre de la fenêtre ouverte, cloué sur place par l'émotion poignante qui l'étreint! Mais, de l'endroit où il est, il voit soudain Bernard se lever, le désigner à la comtesse et il entend le cri qu'à son aspect pousse celle-ci. Alors, il n'hésite plus et saute d'un bond dans la salle, en disant:

—Soyez sans crainte; c'est moi, Malincourt.

Trois cris simultanément lui répondent:

—Jacques! Mon cher mari!

—Mon père!

—Monsieur le comte!

Les êtres qu'il adore, desquels, depuis trois mois, il vit séparé, se précipitent dans ses bras, l'écrasent sous leurs caresses, tandis que Valleroy ferme les fenêtres et tire les rideaux. Ce n'est, pendant quelques minutes, qu'ardentes effusions, que n'épuisent ni les baisers, ni les étreintes, et qui ne laissent aucune place aux paroles.

—Nous ne vous aurions pas reconnu sous cet accoutrement, mon père, dit enfin Bernard qui, le premier, recouvre le sang-froid.

—C'est bien pour qu'on ne me reconnaisse pas que je l'ai pris, répond
M. de Malincourt.

En même temps, il se débarrasse du manteau qui le couvre, sous lequel il est vêtu comme un paysan, et le jette à Valleroy, dont les yeux sont mouillés de larmes de joie.

—En allant à Coblentz, continue le comte, j'ai couru tant de périls que, instruit par l'expérience, je me suis efforcé de les éviter au retour. J'y ai réussi, puisque me voilà.

—C'est vrai, vous voilà, Jacques! soupire la comtesse dont les traits s'illuminent.

—D'abord, je me suis travesti le mieux que j'ai pu. Puis, la frontière franchie, j'ai fait la route à pied, marchant la nuit, me cachant le jour, ne m'arrêtant pour manger que dans des maisons isolées, évitant, en un mot, d'attirer l'attention. Ce matin, au lever du soleil, j'arrivais aux ruines de Bonneval, bien près de vous, chers aimés; mais, quelque hâte que j'eusse de vous embrasser, j'ai résisté à la tentation et attendu la nuit pour venir vous retrouver. Puisqu'on ne m'a pas su parti, il importait qu'on ne me sût pas revenu. J'espère que mon voyage est resté ignoré.

—On l'ignore encore, répond la comtesse.

—Je m'en suis assuré aujourd'hui même, ajoute Valleroy.

—Alors, Dieu soit loué! reprend M. de Malincourt.

Et comme il est affamé par une longue route, il se met, sans ajouter un mot, à la place que vient de quitter son fils et mange avec avidité. Valleroy lui passe les plats, lui verse à boire, tandis que la comtesse et Bernard, pressés l'un contre l'autre, ne le quittent pas des yeux, affaissés sous le poids de leur soudain bonheur, succédant aux larmes qu'ils répandaient tout à l'heure. Quand elle juge que la faim du cher voyageur est apaisée, la comtesse lui dit:

—Vous ne nous avez pas parlé d'Armand, mon ami. J'espère que vous l'avez trouvé sain et sauf?

—Oui, sain et sauf, et, toujours digne de nous. Le comte d'Artois m'a fait son éloge en ces termes: «Le vicomte de Malincourt connaît son devoir et sait le remplir.» Tous ceux qui m'ont parlé de lui vantent sa courtoisie chevaleresque et son courage. Il fait honneur à notre maison.

—Pauvre cher enfant! soupire la comtesse. Quand le reverrons-nous?

—Plus tôt que vous ne pensez, Louise, car, avant peu, vous serez près de lui.

—Nous quitterions donc Saint-Baslemont?

—Je crois bien qu'il faudra s'y résigner.

—Vous savez, Jacques, que je suis prête à partir avec vous: mais sans vous, non.

Le comte ne proteste pas contre la ferme résolution que trahissent ces paroles.

—Nous reparlerons de ce projet tout à l'heure, se contente-t-il de répondre.

—La situation s'est-elle donc aggravée? demande la comtesse.

—Vous en jugerez quand je vous l'aurai exposée.

Pressée d'entendre les explications auxquelles fait allusion son mari, mais comprenant qu'il ne les lui donnera que lorsqu'il sera seul avec elle, la comtesse change le sujet de l'entretien.

—Vos cheveux ont blanchi, mon cher Jacques, dit-elle.

—Oui; c'est le résultat de mon voyage. Encore un peu, et je passerai pour un vieillard.

—Un vieillard à cinquante-cinq ans! objecte Bernard.

—Qu'importe l'âge, mon fils, si l'on vit plus vite aujourd'hui qu'autrefois?

L'enfant demeure rêveur. Il voudrait pénétrer la pensée de son père. Quant à la comtesse, elle examine son mari, cherchant si les émotions et les fatigues endurées par lui, au cours de l'excursion qu'il vient de faire comme un fugitif et comme un proscrit, n'ont pas causé dans sa personne d'autres dommages que ceux qu'elle vient d'y découvrir. Elle est bientôt rassurée. M. de Malincourt possède toujours au même degré l'élégance de sa jeunesse, sa taille svelte, sa vigoureuse agilité, son énergie physique et morale. Mais, obsédée du désir de s'entretenir librement avec lui, la comtesse dit à son fils:

—L'heure est venue d'aller dormir, Bernard.

—Déjà! quand j'ai à peine vu mon père! s'écrie l'enfant.

—Vous le verrez plus à loisir demain.

Bernard se résigne. Il vient présenter son front aux baisers paternels.

—Rentrez aussi chez vous, Louise, dit alors M. de Malincourt. J'ai diverses instructions à donner à Valleroy. J'irai vous retrouver ensuite.

Mme de Malincourt ne se montre pas moins docile que son fils. Le comte les embrasse tour à tour et les regarde sortir. Puis, quand la porte s'est fermée sur eux, il se tourne vivement vers Valleroy.

—J'ai besoin de toi, mon camarade, fait-il.

Et comme en lui parlant il tend la main, Valleroy la prend, se courbe pour y poser ses lèvres, et, se redressant, répond:

—Je suis à vos ordres, Monsieur, aujourd'hui et toujours.

—C'est que je ne sais si je ne vais pas t'envoyer à la mort, mon pauvre garçon!

—Je tâcherai de vivre pour vous servir. Mais, s'il faut mourir, je mourrai.

—Toi seul peux accomplir la mission dont je vais te charger, continue le comte. Demain, tu partiras pour Paris. Je te laisse maître de décider quelles précautions tu dois prendre pour y arriver sans encombre.

—Monsieur le comte peut s'en fier à moi.

—En y arrivant, tu te rendras à l'hôtel de Malincourt. Tu y pénétreras en veillant à n'être vu de personne, si ce n'est du suisse Kelner à qui j'en ai confié la garde.

—Kelner est un ami. Nous nous comprendrons à demi mot.

—Ecoute-moi bien, maintenant. Tu monteras dans ma chambre. À la tête du lit se trouve un bénitier; derrière le bénitier, un bouton de cuivre, dissimulé sous la tenture; Tu presseras ce bouton et tu découvriras une cachette ménagée dans le mur. Dans cette cachette, il y a un petit coffre en fer qui contient quatre mille louis. Tu me l'apporteras.

—Entendu, Monsieur, et, sauf incident, dans quinze jours je serai rentré à Saint-Baslemont.

—Ce n'est pas à Saint-Baslemont qu'il faudra venir me rejoindre.

—Et où donc, Monsieur?

—À Coblentz.

—C'est donc vrai, s'écrie Valleroy, Monsieur le comte songe à émigrer?

—J'y suis résolu. Oh! ne t'étonne pas, Valleroy. Il y a trois mois, quand je me mettais en route pour l'Allemagne dans l'unique but d'embrasser mon fils et de rapporter de ses nouvelles à sa mère, si quelqu'un m'eût attribué le dessein de vivre hors de France, j'aurais protesté.

—Et vous auriez eu raison, Monsieur. La place des bons Français est en France. Si tant de gentilshommes n'avaient pas émigré, les bandits dont nous subissons le joug ne seraient pas victorieux.

—C'est vrai; mais leur victoire est réalisée. Il en résulte qu'il n'y a plus sûreté dans le royaume pour les familles nobles. Moi-même, qui n'ai rien à me reprocher, j'ai été averti, en traversant Nancy, que le Comité révolutionnaire d'Epinal se propose de réclamer mon arrestation.

—Vous, Monsieur, vous! Que vous reproche-t-on?

—Mon nom, ma naissance, ma fortune, mon vieux dévouement au roi, la présence de mon fils sous l'étendard des princes.

—Alors, vous avez raison; il faut émigrer.

—Nous partirons la nuit prochaine, la comtesse, Bernard et moi. Je me suis procuré des passeports. Je sais quelle route nous devons suivre jusqu'à la frontière pour n'être pas inquiétés. Tandis que tu arriveras à Paris, nous arriverons à Coblentz. C'est là que tu m'apporteras le trésor dont je viens de te révéler l'existence et que je te confie. Sois-en le gardien courageux et vigilant, défends-le au prix même de ta vie, car il ne m'appartient plus; je n'en suis désormais que le dépositaire. Je l'ai offert aux princes frères du roi.

—Vous leur donnez cent mille livres!

—Il le faut bien, puisque leurs ressources sont épuisées.

—Ils peuvent s'en procurer d'autres, tandis que vous…

—Plus un mot, Valleroy, j'ai promis.

—Mais de quoi vivrez-vous dans l'exil, Monsieur? De quoi vivront Mme la comtesse et M. le chevalier?

—Dieu y pourvoira, réplique simplement le comte. Pour toi, ne pense plus maintenant qu'à l'exécution de mes ordres. Va faire tes préparatifs et te reposer, car il importe que tu te mettes en route demain en même temps que nous.

—Je partirai demain et Monsieur le comte peut compter sur moi.

C'est dit d'un ton qui, sous l'invincible dévouement de Valleroy, dissimule mal sa tristesse.

—Tu me désapprouves donc? lui demande M. de Malincourt.

—Vous désapprouver, moi! Je ne l'oserais. Mais, quitter son pays, aller vivre à l'étranger parmi ceux qui s'arment contre la France, au risque d'être confondu avec eux… je vous plains, je nous plains.

—Tu ne seras pas obligé d'y rester. Ta mission remplie, tu pourras revenir ici.

—Non, Monsieur, car ma place est près de vous. Rappelez-vous la vieille devise de mon père, que lui avait léguée le sien: «Valleroy appartient à Malincourt!»

—Si ta place est auprès de moi, la mienne est auprès des princes.
Malincourt appartient aux Bourbons.

Sur ces mots décisifs, Valleroy croit l'entretien terminé. Il va se retirer. Mais le comte le retient.

—Encore un mot, ajoute-t-il. Nous allons courir, l'un et l'autre, de grands périls, Valleroy, toi, pour mon service, moi pour la cause royale et aussi pour mettre en sûreté ma femme et mon fils. Je ne sais ce qu'il adviendra de nous. Mais, quoi qu'il arrive, et si je meurs et si tu me survis, souviens-toi que je remets à ta garde mon fils Bernard, et que, à défaut de son frère, tu dois le protéger jusqu'au jour où il sera devenu un homme.

—Oh! pour cela, Monsieur, la recommandation était inutile. Depuis qu'ont éclaté les tourmentes qui nous emportent Dieu sait où, je me suis dit souvent que si M. le chevalier venait à vous perdre, c'est à moi qu'incomberait la tâche de veiller sur lui. Soyez donc sans crainte, mon noble seigneur: tant que je vivrai, il sera bien gardé!

Cette promesse sincère et généreuse va au coeur de M. de Malincourt. Il ouvre les bras. Valleroy se presse contre lui, et, dans cette étreinte, le maître et le serviteur scellent le solennel engagement que vient de prendre ce dernier.

CHAPITRE II

SUITE DU PRÉCÉDENT

Tandis que M. de Malincourt s'entretenait avec Valleroy, la comtesse, rentrée dans son appartement, attendait impatiente. Rassurée sur le sort de son fils aîné, heureuse du retour de son mari, elle était troublée cependant par le peu qu'elle savait de ses projets. Elle avait hâte de les mieux connaître, et surtout d'en connaître les causes. Elle se disait que si, résolu naguère à ne pas quitter Saint-Baslemont, il avait changé d'avis et voulait maintenant en partir, c'est qu'il ne s'y croyait plus en sûreté; elle tremblait pour des jours qui lui étaient plus chers que les siens.

Afin de tromper son attente, elle présida au coucher de Bernard; elle fit avec lui la prière du soir et ne s'éloigna que lorsqu'elle le vit endormi, après l'avoir tendrement embrassé. Alors, elle revint dans sa chambre. Là, bercée par le silence de la nuit, elle laissa s'en aller librement sa pensée vers les souvenirs d'un passé lointain. Elle se revoyait jeune fille, quand, orpheline et unique héritière de l'antique maison de Saint-Baslemont, elle fut recherchée par le brillant comte de Malincourt, colonel d'un régiment du roi, l'un des favoris de Marie-Antoinette, et alors dans tout l'éclat de sa jeunesse. Devenue sa femme, elle l'adora. Au milieu d'une société sceptique et pervertie, ils donnèrent, le rare exemple d'une fidélité réciproque, qui n'eut d'égale que leur félicité successivement accrue par la naissance des deux enfants devenus la parure et l'orgueil de leur foyer. Elle repassait tous les incidents de sa vie d'épouse et de mère heureuse, ses succès à la cour, sa joie lorsque, à sa demande, la reine accorda à M. de Malincourt un brevet de maréchal de camp, en la nommant elle-même dame d'honneur. Son existence s'était écoulée ainsi sans nuages jusqu'à la Révolution. Alors, autour d'elle, tout s'était assombri, tout était devenu sujet d'angoisses et d'alarmes. Ses amies les plus chères avaient émigré. Elle-même avait dû s'éloigner de la cour, quitter Paris, se réfugier avec son mari et ses enfants au château de Saint-Baslemont où l'attendaient d'autres tristesses. C'est là que, contrainte de se séparer de son fils aîné, elle avait versé d'amères larmes au spectacle des tragiques infortunes de la famille royale et de la noblesse de la France; là qu'elle avait ressenti les angoisses et l'épouvante en voyant s'accroître et s'étendre de toutes parts la puissance inconnue et terrible qui emportait aux abîmes la vieille société française. Et, après avoir jeté un regard doux et attendri sur ce passé mort, douloureusement impressionnée par le présent qu'elle était en train de vivre, elle n'osait interroger l'avenir qu'elle n'entrevoyait qu'à travers un long torrent de sang.

Heureusement, dans le vaste corridor, des pas se firent entendre. Leur bruit sur les dalles coupa court à sa pénible rêverie. C'était son mari qui venait la rejoindre. Elle courut à sa rencontre. Sur le seuil de la porte, brusquement ouverte et vite refermée, elle le reçut dans ses bras.

—Je vous ai fait attendre, mon amie, dit-il, ne m'en veuillez pas. Les instructions que j'étais tenu de donner à Valleroy ne souffraient aucun retard.

Et, sans lui laisser le temps de l'interroger, il lui expliquait pourquoi il avait décidé d'envoyer Valleroy à Paris.

Elle approuva tout ce qu'il avait résolu, tout ce qu'il disait, et surtout le don généreux qu'il avait fait aux princes. Il lui exposa ensuite les motifs pour lesquels il fallait quitter Saint-Baslemont.

—Je me suis convaincu, continua-t-il, que nous n'y sommes plus protégés. On commence à nous surveiller, à tenir sur notre compte des propos malveillants. On a parlé de me dénoncer au Comité révolutionnaire d'Epinal comme entretenant des intelligences avec les émigrés. Si nous demeurions ici plus longtemps, nous y serions arrêtés.

—Oh! partons, partons, s'écria la comtesse.

—Nous partirons demain à la nuit, répondit-il.

—Où irons-nous, Jacques?

—A Coblentz. C'est là qu'est la place de tout bon gentilhomme.

—Mais pourrons-nous y arriver?

—Je l'espère. Durant le voyage que je viens d'accomplir, j'ai constaté que, dans les petites communes comme dans les grandes villes, aux relais, dans les auberges, partout où s'arrêtent les voitures publiques et les chaises de poste des particuliers, les municipalités, excitées par des agents venus de Paris, exercent une surveillance rigoureuse. À chaque arrêt, les voyageurs sont examinés et interrogés par des individus défiants et soupçonneux, devenus les maîtres du pays, disposés à voir dans tout inconnu amené devant eux un royaliste déguisé, un aristocrate, comme ils disent. Tant pis pour celui dont le passeport n'est pas en règle, dont la mine déplaît ou qui perd le sang-froid en répondant aux questions qu'on lui adresse. On le retient jusqu'au jour où le caprice qui l'a fait arrêter lui permet de continuer sa route ou l'envoie en prison comme suspect.

—Mais, alors, comment ferons-nous pour gagner l'Allemagne? demanda la comtesse. Et Valleroy, comment fera-t-il pour gagner Paris?

—Oh! je ne m'inquiète pas de Valleroy. Vous connaissez son courage et sa présence d'esprit. Il est de taille à se dérober aux investigations dangereuses. Et puis, un homme du peuple allant à Paris et voyageant seul ne court pas les mêmes dangers qu'un gentilhomme allant vers la frontière, accompagné d'une femme et d'un enfant. Valleroy saura conjurer ceux qu'il peut redouter. Pour moi, je devais surtout me mettre à même d'éviter ceux qui nous attendent.

—Et vous croyez y avoir réussi?

—Jugez-en, ma chère Louise.

À demi-voix, M. de Malincourt, maintenant, confiait à sa femme les mesures prises pour assurer leur fuite. À une courte distance de Saint-Baslemont et à l'entrée de la forêt, se creusait entre des hauteurs boisées un vallon agreste et mystérieux où existait autrefois un prieuré, le prieuré de Bonneval. De cette antique dépendance de l'abbaye de Relanges, il ne restait plus qu'une chapelle, au milieu de ruines croulantes. Ce site pittoresque où l'on ne passait guère, car on ne pouvait y accéder et on ne pouvait en sortir que par d'étroits sentiers escarpés et sablonneux, perdus sous les arbres, la comtesse le connaissait bien; naguère encore, c'était pour elle un but de promenade. C'est là que, le lendemain. M. de Malincourt devait envoyer, dès le matin, par un homme sûr, une voiture de ferme, légère, juste assez grande pour contenir trois personnes et attelée d'un vigoureux cheval. La nuit venue, les fugitifs quitteraient sans bruit le château pour se rendre à pied au prieuré, où les attendrait leur modeste équipage. De Bonneval à la frontière, la route est longue. Mais le comte, qui venait de la parcourir, savait que sur toute sa longueur elle est côtoyée par des chemins se déroulant à travers bois et montagnes. En suivant cet itinéraire et en évitant les lieux habités, on devait arriver sans encombre au point où sa famille et lui-même seraient hors de danger. Pour le cas où se présenterait quelque obstacle, il s'était procuré, à prix d'argent, des passeports au nom d'un fermier suisse habitant aux environs de Bâle. Un déguisement propre à confirmer la qualité qu'il avait prise devait compléter ces précautions. La comtesse écoutait avec avidité et d'un coeur ferme l'exposé de ce plan. En l'écoutant, elle sentait lui revenir la confiance. Quand s'acheva cette longue veille consacrée à étudier et à combiner les mesures de salut, elle s'endormit apaisée, un ardent espoir dans l'âme, l'espoir d'une délivrance prochaine.

Le lendemain, debout dès l'aube, M. de Malincourt, secondé par Valleroy, s'occupait des préparatifs de leur départ. Il était convenu que Valleroy quitterait Saint-Baslemont à la même heure que lui et marcherait toute la nuit, pour se trouver à Langres dès le matin, au passage du coche qui faisait la route de Nancy à Paris. En même temps, le comte et sa famille se dirigeraient vers Bonneval, où les attendrait la voiture qui devait les conduire à la frontière. Jusqu'au lever du jour, ils pourraient voyager librement, protégés par l'obscurité de la nuit. Lorsqu'à Saint-Baslemont on s'apercevrait de leur fuite, ils seraient déjà loin et hors d'atteinte. Du reste, comme on pouvait compter sur le dévouement des serviteurs, ils reçurent l'ordre de taire le départ des maîtres aussi longtemps qu'il leur serait possible d'en garder le secret. Grâce à tant de multiples précautions, le comte espérait que ses projets s'exécuteraient sans difficulté.

Ces dispositions arrêtées, il était tenu d'en prendre d'autres non moins importantes. En quittant la France, il ne se dissimulait pas que, lorsque son départ serait connu, il deviendrait passible des lois rigoureuses édictées contre les émigrés, qu'il serait condamné à mort et sa tête mise à prix, que ses biens seraient confisqués et vendus au profit de la nation. Ces biens, il ne pouvait les emporter avec lui. Il en avait donc fait le sacrifice, le sacrifice de ses terres, de son château, des richesses mobilières que dix générations y avaient accumulées. Mais il était convaincu que, lorsque, la Révolution finie, il rentrerait en France, la confiscation arbitraire et la vente illégale seraient déclarées nulles et que ses propriétés lui seraient rendues. Il entendait y retrouver alors les objets précieux qu'il était tenu maintenant de laisser derrière lui, les archives de sa maison, les portraits des aïeux, les souvenirs de famille, la vieille argenterie, les diamants de la comtesse. Durant tout le jour, il travailla à enfermer ces trésors dans des coffres, lesquels furent descendus ensuite dans les souterrains du château et enterrés, de telle sorte que les futurs propriétaires de l'antique demeure, qu'ils la démolissent ou la conservassent, ignoreraient toujours que sous ses murailles était cachée une fortune dont ses maîtres légitimes seuls connaissaient l'existence. Cette besogne, commandée par la prudence, s'accomplit sans bruit, sans qu'aucun témoignage extérieur la dénonçât à ceux qui devaient l'ignorer. Quand elle fut terminée, M. de Malincourt alla se montrer aux habitants du village, à l'effet de prévenir leurs soupçons. Il parcourut les rues, entra dans deux ou trois maisons, s'entretint avec diverses personnes. Depuis plusieurs semaines, ces braves gens le croyaient malade et couché. Ils parurent heureux de le revoir, le félicitèrent de sa guérison, le louèrent de n'avoir pas imité d'autres gentilshommes qui s'étaient enfuis depuis les troubles, protestèrent de leur dévouement envers sa famille et envers lui, et lui donnèrent enfin l'assurance qu'au milieu d'eux il était en sûreté. Par malheur, et comme pour démentir ces paroles rassurantes, des hommes étrangers au pays circulaient depuis quelques jours aux environs du château. M. de Malincourt les vit passer et devina en eux des agents Jacobins venus d'Epinal pour le surveiller, pour exciter contre lui ses anciens vassaux. C'en était assez pour justifier ses craintes et fortifier ses résolutions.

Quand il revint au château, la nuit approchait et avec elle le moment du départ. Bernard, à qui dès le matin en avait été confié le secret, guettait le retour de son père, après avoir erré tout le jour dans le parc, comme s'il eût voulu revoir, avant de s'en éloigner les terrains fleuris, les avenues ombreuses, les prairies vertes. Quoique la perspective d'un voyage en pays étranger séduisit son imagination, la tristesse était dans son coeur, au moment de s'éloigner de ce domaine enchanté, son berceau, où si longtemps il avait vécu heureux. Mais cette tristesse, il la dissimulait, et quand son père se pencha sur lui pour l'embrasser, c'est par une caresse presque joyeuse que Bernard lui répondit.

—Allez vous préparer, mon fils, dit M. de Malincourt, et venez me retrouver dans la salle à manger.

Quelques instants après, le père, la mère et l'enfant étaient réunis autour de la table familiale, silencieux, surpris de se voir sous les déguisements qu'ils avaient dû prendre en vue de leur voyage. La comtesse s'était vêtue comme une paysanne. Ses cheveux sans poudre, serrés sur la tête, disparaissaient sous un bonnet de deuil, tel que le portaient alors dans les Vosges les femmes du peuple. À la voir ainsi, personne ne pouvait deviner en elle une grande dame, car seules l'élégance de sa démarche et la blancheur de ses mains l'auraient trahie si elle ne s'était appliquée à les dissimuler. M. de Malincourt avait le costume qu'il portait la veille en arrivant de Coblentz. Quant à Bernard, il était habillé à l'unisson de ses parents.

Le repas fut rapide et silencieux. L'émotion étreignait les poitrines; l'angoisse pesait sur les âmes. Si grave était l'aventure qu'on allait courir! Puis, quand ce fut fini et quand M. de Malincourt eut dit à haute voix une courte prière, il s'adressa à Valleroy qui venait d'entrer, prêt aussi à se mettre en route.

—Fais venir nos gens, mon brave, lui ordonna-t-il. Valleroy ouvrit une porte, et, sur un geste de lui, se présentèrent cinq domestiques, hommes et femmes, les seuls qui, depuis la Révolution, eussent été gardés au château. Serviteurs éprouvés, ils se seraient laissés égorger plutôt que de trahir leurs maîtres, et ceux-ci, qui le savaient, n'avaient pas voulu partir sans leur dire adieu.

—Il faut nous séparer, mes amis, leur dit avec émotion M. de Malincourt. Il le faut, car ici votre seigneur et sa famille sont menacés dans leur liberté et dans leur vie. Nous partons, mais pour peu de temps, je l'espère, et avec l'espoir de vous être bientôt rendus.

Un sanglot lui répondit. Avant qu'il eût pu reprendre la parole, la comtesse, Bernard et lui furent entourés par ces obscurs et fidèles amis de leur maison qui s'inclinaient devant eux, leur baisaient les mains en les baignant de larmes.

—Mes pauvres chers enfants, murmura la comtesse défaillante, épargnez-nous!

En ce moment, au dehors, du côté de la cour d'honneur qui précédait le château, un bruit sourd troubla le silence. On eût dit une marche pesante sur le sol. M. de Malincourt prêta l'oreille.

—N'entends-tu rien, Valleroy? demanda-t-il.

Valleroy écoutait. À son tour il répondit:

—Je n'entends rien, si ce n'est la brise du soir qui se lève.

—Je me trompais, murmura le comte.

Et il reprit à haute voix:

—Madame a raison, mes amis. Ce n'est pas le moment de nous attendrir, et je vous supplie de m'écouter avec le calme que nécessitent les avertissements que je dois vous donner. Je voudrais vous emmener tous avec moi, mais force m'est d'y renoncer. Nous ne pourrions voyager aussi nombreux que nous le sommes sans attirer l'attention, et ce serait notre perte à tous. Je vous laisse donc ici, où votre obscurité vous protège contre les périls auxquels m'exposent ma naissance et mon rang. Si, lorsque je serai parti, le château n'est ni confisqué ni vendu, je vous autorise à y résider. Je souhaite même que vous y demeuriez aussi longtemps que vous le pourrez et que vous en soyez les gardiens. Si vous en êtes chassés, ne vous en éloignez pas et conservez fermement l'espoir d'y rentrer.

—J'y suis né et je veux y mourir, dit le plus âgé des serviteurs.

—Bien, mon brave Chourlot. Ton langage me prouve que je peux compter sur ton énergie et ta fidélité. Alors, écoute-moi, écoutez-moi tous. En mon absence, en l'absence de ma femme et de mes enfants, c'est Valleroy qui commandera sur mes domaines. Mais lorsque, pour me servir, il en sera loin, c'est toi, Chourlot, qui exerceras à sa place mon autorité. Tant que tu n'en seras pas empêché, cultive les terres avec l'aide de tes camarades ici présents; vends les récoltes et partages-en le prix avec eux.

—Je vous le conserverai, Monseigneur.

—Je m'y oppose, et j'entends que les choses s'exécutent ainsi que je viens de l'ordonner. De même, si le château est vendu, efforcez-vous de vous faire engager par les nouveaux propriétaires. Il me sera doux de savoir que vous continuez à vivre à l'ombre des vieilles tours de Saint-Baslemont, plus doux encore de vous y retrouver un jour. Maintenant, mes amis, disons-nous adieu.

Et déjà M. de Malincourt tendait ses mains ouvertes, quand, de nouveau, se fit entendre un bruit au dehors. Mais, cette fois, c'était une rumeur grossissante, une rumeur de foule à laquelle on ne pouvait se méprendre.

—Je ne me trompais pas! s'écria le comte.

Il s'élança vers l'une des croisées donnant sur la cour, souleva les rideaux et regarda. Sous la flamme vacillante et rougeâtre d'une demi-douzaine de torches, un groupe tumultueux s'était formé, au milieu duquel on distinguait des uniformes de gardes nationaux, et s'avançait vers le château.

—Sauvez-vous par le parc, Monsieur, dit vivement Valleroy.

Et il entraîna le comte vers la porte qui s'ouvrait de ce côté, suivi de Mme de Malincourt et de Bernard. Mais, comme ils y arrivaient, des crosses de fusils tombèrent avec fracas sur le sable de la terrasse.

—Les bandits ont cerné la maison, fit Valleroy avec un geste de fureur, et pas une arme pour leur résister!

—Leur résister! objecta le comte. Nous sommes ici quatre hommes valides, et ils sont cinquante.

—Que faire, alors?

—Nous résigner fièrement et sans peur.

Mais ses yeux s'arrêtèrent sur sa femme et sur son fils, qui s'étaient rapprochés de lui.

—Emmène-les, ordonna-t-il à Valleroy. Avec eux, on te laissera passer.

À ces mots, qu'elle entendit, Mme de Malincourt s'empara de son bras.

—Je ne vous quitte pas, Jacques, dit-elle; ma place est auprès de vous.

—Vous vous devez à votre fils, Louise.

—Je me dois d'abord à son père; il le sait.

La parole et le geste révélaient tant d'indomptable volonté que le comte se résigna. Il enveloppa sa femme d'un regard reconnaissant où se trahissaient sa tendresse ardente pour elle et le désespoir où le jetait son impuissance à la défendre. Puis ce regard revint vers Bernard, qui, pressé contre sa mère, portait haut la tête, comme si, dans cette minute critique, il eût voulu élever sa taille d'enfant à la hauteur d'un homme.

—Soit, reprit à voix basse M. de Malincourt. Mais que lui du moins soit sauvé.

Et, s'adressant à Valleroy, il ajouta:

—Souviens-toi de mes recommandations d'hier. Je te le confie. Pars avec lui.

Bernard eut un cri de révolte.

—Je veux rester avec vous, mon père, avec ma mère; je veux vous suivre et partager votre sort.

—Et moi, mon fils, j'exige que vous m'obéissiez et que vous vous éloigniez avec Valleroy.

—Mon père, je vous supplie…

La comtesse l'interrompit d'une voix qu'étranglaient les sanglots.

—Votre père a ordonné, Bernard…

Au même instant, l'enfant se sentit enlevé entre des bras robustes qui paralysèrent ses mouvements, comme l'ordre de son père et la prière de sa mère venaient de paralyser sa volonté. Sur son front renversé tombèrent des larmes et se posèrent des lèvres, tandis qu'à son oreille arrivait, comme une plainte, l'adieu suprême de ses parents auxquels l'arrachait Valleroy.

Il était temps. Par les portes de la vaste salle brusquement ouvertes, des hommes faisaient irruption. Le comte, que cette entrée violente ne détourna pas de la préoccupation paternelle qui le dominait, vit le fidèle Valleroy chargé de son précieux fardeau se jeter de côté pour éviter le choc des arrivants, puis, lorsqu'étant entrés comme un flot tumultueux, ils eurent dégagé la porte du côté du parc, s'élancer dehors et disparaître dans la nuit.

—Ma chère femme, supplia-t-il, de manière à n'être entendu que d'elle, ayez du courage; notre fils est sauvé.

Un éclair de joie traversa le regard de la mère.

—Que Dieu le protège jusqu'au bout! soupira-t-elle. Et, faisant violence à son effroi, elle redressa son front, défiant les nouveaux venus, toujours suspendue au bras de son mari. Ils venaient d'entrer au nombre d'une soixantaine, paysans et gardes nationaux confondus. Les paysans, M. de Malincourt les connaissait tous. Il n'en était pas un, parmi eux, auquel, durant les années de mauvaises récoltes ou au cours des rigoureux hivers, il n'eût tendu la main et porté secours. Quant aux gardes nationaux, étrangers au pays et venus de loin, tout poudreux encore de la poussière des routes, il n'avait jamais vu leur visage pas plus que celui de quelques hommes en haillons et de méchante mine qui s'étaient glissés dans leurs rangs. Après avoir envahi tumultueusement la salle par toutes les portes à la fois, la bande s'était massée dans un coin, tout à coup silencieuse et comme intimidée par le groupe que formaient le comte, la comtesse et leurs serviteurs.

—Que désirez-vous, Messieurs? demanda avec hauteur M. de Malincourt.
Depuis quand envahit-on les maisons des citoyens patriotes?

—Depuis que ces citoyens soi-disant patriotes conspirent contre le peuple.

Le personnage qui venait de prononcer ces paroles sortit de la foule. C'était un homme encore jeune, vêtu d'une carmagnole, coiffé d'un feutre en pain de sucre que décorait une cocarde rouge, et ceint d'une écharpe de même couleur. À sa démarche, à son attitude, on le devinait investi d'une autorité quelconque et chargé de commander aux autres.

—Votre nom, Monsieur! reprit le comte; vos titres, vos qualités?

L'individu se campa non sans arrogance devant le gentilhomme assez téméraire pour l'interroger.

—Mon nom, dit-il: Joseph Moulette, surnommé Curtius Scoevola; mes titres et qualités: membre de la municipalité d'Epinal, délégué par l'accusateur public de cette ville pour procéder à une visite domiciliaire dans ce château et à ton arrestation, Monsieur le ci-devant comte.

—On n'arrête que les coupables. De quoi m'accuse-t-on?

—Je ne suis pas chargé de te le dire, citoyen, et tu t'en expliqueras avec ceux qui m'ont envoyé. Je me figure cependant que, comme la plupart de tes pareils, tu es prévenu de communication avec les ennemis du dehors et du dedans et peut-être aussi d'émigration.

—Prévenu d'émigration quand vous me trouvez chez moi, au milieu de ma famille! s'écria M. de Malincourt. Il y a ici des braves gens qui me connaissent et m'ont vu depuis de longs mois. Qu'ils disent si j'ai émigré!

Du regard comme du geste, il semblait prendre à témoin ses anciens vassaux de la vérité de sa protestation. L'appel qu'il adressait à leurs souvenirs fut entendu. Il put même croire qu'ils étaient disposés à le défendre, car plusieurs voix s'élevèrent en sa faveur.

—Tout le monde à Saint-Baslemont peut affirmer que le citoyen n'a pas émigré, dit l'une d'elles.

—Depuis longtemps il était malade, dans son lit, hors d'état de voyager, dit une autre.

—Il a toujours été bon et compatissant pour les pauvres gens, ajouta une troisième.

—On ne peut l'arrêter, reprirent-elles en choeur, et déjà menaçantes.

Mais, d'un signe, Curtius Scoevola ordonna aux gardes nationaux disséminés dans la foule de se rapprocher de lui, et d'un ton de commandement il cria:

—Silence, et que nul de vous ne s'avise de résister à la loi, s'il ne veut tâter de la prison d'Epinal. J'ai ordre d'emmener le citoyen, et cet ordre je l'exécuterai. Qu'on se le tienne pour dit. Je pourrais borner là mes explications. Mais je veux bien vous en donner de plus complètes, ne serait-ce qu'afin de vous montrer jusqu'où peut aller la perfidie des aristocrates. Celui-ci vous a trompés, braves gens. Alors qu'on vous faisait croire que la maladie le clouait sur sa couche, il était à Coblentz. Il peut nier devant vous. Mais niera-t-il encore quand on le mettra en présence de ceux qui l'ont vu dans cette ville, au café des Trois-Couronnes, assis à la même table que les émigrés et en train de conspirer avec eux?

L'éloquent Curtius s'arrêta pour reprendre haleine et juger de l'effet de ses révélations. Cet effet était tel qu'il, le souhaitait. Se voyant trahi, et répugnant à un mensonge qu'il sentait inutile, devinant à l'attitude des gens de Saint-Baslemont leur surprise et comme un commencement d'irritation, M. de Malincourt se taisait.

—Il ne proteste pas, continua Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola; il n'ose protester, et son silence est un aveu.

—Je suis allé à Coblentz avec l'intention d'en revenir, objecta simplement le comte, et j'en suis revenu.

—Avec le dessein d'y retourner, car tu allais partir, à preuve ce déguisement et celui de la citoyenne ton épouse. Depuis quand les riches seigneurs accoutumés au velours et à la soie revêtent-ils la laine et la bure, si ce n'est dans de méchants desseins? Tu déclares n'avoir pas émigré en fait, soit; mais tu as émigré d'intention, et c'est tout comme. Si j'étais arrivé une heure plus tard, j'aurais trouvé la maison vide, avoue-le.

—Eh bien! oui, je l'avoue, s'écria fièrement M. de Malincourt; c'est trop s'abaisser que de mentir. Je fuyais, non seulement pour sauver ma liberté et ma vie, la vie et la liberté de ma famille, mais encore pour ne pas rester dans un pays où l'innocence est persécutée et le crime triomphant.

Joseph Moulette souriait dédaigneusement.

—Vous l'avez entendu, mes amis, dit-il; non content d'avouer, il blasphème. Pensez-vous encore qu'il n'a pas mérité la rigueur des lois?

Et comme personne ne répondait, il ajouta en s'adressant à M. de
Malincourt:

—Citoyen, en vertu des ordres dont je suis porteur et au nom de la loi, je t'arrête. Dans deux heures, nous partirons pour Epinal.

À ce moment, Mme de Malincourt intervint.

—J'espère, Monsieur, que vous me permettrez de partir avec lui, fit-elle.

—C'est que je n'ai pas reçu d'instructions à ton sujet, citoyenne!

—Vous êtes donc libre d'agir à votre gré, et vous ne serez pas assez cruel pour me séparer de mon mari. S'il est coupable, je ne le suis pas moins.

—C'est vrai, ce que tu dis là. Eh bien, c'est entendu, je t'arrête aussi. Si vous avez tous deux quelques dispositions à prendre, je vous autorise à y consacrer le temps qui vous reste avant le départ. Quant à moi, je vais opérer une perquisition dans vos papiers.

Il donna un ordre aux gardes nationaux qui l'entouraient, et ceux-ci firent évacuer la salle, où bientôt le comte et la comtesse se trouvèrent seuls, gardés à vue, après avoir vu sortir lentement et tête basse leurs fidèles serviteurs impuissants à les sauver.

—Nous sommes perdus! dit alors M. de Malincourt.

—Qu'importe! répondit sa femme, si jusqu'à la fin on ne nous sépare pas.

—Mais nos enfants, Louise?

—Dieu veillera sur eux, répondit-elle.

Quelques heures plus tard, deux voitures sortaient du château de Saint-Baslemont, remis à la garde de la municipalité. Elles emportaient vers Epinal les prisonniers et leur escorte, tandis que, non loin de là, au prieuré de Bonneval, se mettait en route, s'en allant vers l'inconnu, sous la conduite de Valleroy, un enfant qui pleurait.

CHAPITRE III

SUR LE RHIN

Au lever du soleil, un bateau parti de Bâle et chargé de passagers descendait le Rhin, ses voiles ouvertes, gonflées par la brise. Après avoir dépassé Mayence, il se trouvait maintenant entre Bingen et Coblentz. Le matin était radieux. Sous la fraîcheur de l'air, on sentait pointer la chaleur. Du ciel qui s'embrasait, s'abaissait sur les choses, en les enveloppant, une lumière éblouissante. Aux bords du fleuve, se déroulait un paysage magique. C'étaient, tout au ras de la rive, des bourgs, des vignes, des forêts; au delà, des montagnes boisées, courant parallèlement au Rhin, portant sur leurs flancs ou à leur sommet des châteaux féodaux en ruines, et parfois, accroupies à leur pied, les murailles écroulées de quelque abbaye, percée de fenêtres ogivales qui encadraient, depuis des siècles, les mêmes coins d'azur. Brusquement, à de fréquents intervalles, cette splendeur de nature s'éteignait, dans l'évanouissement des horizons soudain disparus. Au-dessus des berges, des rochers sombres remplaçaient villages, vignobles et futaies. Ils surplombaient le fleuve où se reflétait leur paroi glissante et haute, couronnée de déchiquetures capricieuses, et le bateau, poursuivant sa route, paraissait s'engager dans un défilé sauvage sans lumière et sans issue. Mais bientôt le défilé cessait, et de nouveau le soleil caressait de ses feux la nappe mouvante des eaux s'étalant plus librement dans leur lit élargi.

Pour admirer la grandiose beauté de ce spectacle et goûter le charme infini de ce matin d'été, les passagers, depuis qu'avait commencé à poindre le jour, étaient montés sur le pont, peu à peu. Réunis en groupes, appuyés sur la balustrade en bois qui bordait le bateau, assis sur des bancs, des malles, des tas de câbles enroulés, ils causaient entre eux, en regardant fuir le rivage des deux côtés de l'immense fleuve au courant rapide, ou en se montrant les grands radeaux formés de troncs d'arbres fraîchement coupés, reliés entre eux par des cordes et des clous, et qui s'en allaient, au fil de l'eau, de leur point de départ à leur point d'arrivée.

Dans ces groupes, toutes, les conditions sociales étaient représentées. Il y avait des gentilshommes et des grandes dames que désignaient l'élégance de leurs vêtements et la blancheur de leurs mains; des paysans aux costumes pittoresques et variés, qui trahissaient pour quelques-uns une origine étrangère; des soldats de tous grades, aux uniformes divers, qui n'appartenaient pas tous aux armées de la Confédération germanique, bien qu'on fût en pays allemand; des prêtres en habit noir, reconnaissables à leur petit collet, des moines et des religieuses. Pour la plupart, ils parlaient en français, sans crainte de trahir leur qualité d'émigrés.

Les émigrés, à cette époque, remplissaient l'Allemagne et surtout les contrées du Rhin. On ne pouvait guère voyager sans en rencontrer, dans les villes, sur les routes, aux relais, sur les bateaux, dans les voitures publiques, dans les auberges. Partout ils révélaient leur nationalité par la spirituelle gaieté de leurs propos, par leur courtoisie envers les femmes, par leur générosité s'ils avaient la bourse pleine, et, si elle était à sec, par les bonnes et aimables paroles à l'aide desquelles, à défaut d'argent, ils payaient les services qu'on leur rendait. Les habitants des territoires qu'ils traversaient s'étaient tellement accoutumés à leur présence qu'ils ne la remarquaient plus. Leur rassemblement sur ce bateau, ce matin-là, n'offrait donc qu'une image réduite de ce qui se passait à la même heure, un peu partout, dans les pays suisses et allemands, où, quoique étrangers, ils se considéraient comme chez eux.

Il s'en fallait cependant que, dans cette foule nomade, réunie au hasard des voyages, tous les visages fussent heureux. Même sur ceux où s'affichait l'insouciance et s'épanouissait le rire, il y avait comme un reflet de mélancolie, et, tout au fond du regard, une expression d'inquiétude qui protestait contre la gaieté factice sous laquelle les plus fiers s'efforçaient de cacher leur peine. Comment en eût-il été autrement? D'abord exilés volontaires, les émigrés étaient bientôt devenus des proscrits, par suite des terribles châtiments édictés contre eux par l'Assemblée nationale de France. Cette patrie d'où ils s'étaient enfuis, poussés les uns par la peur, les autres par la colère, ils n'y pouvaient plus rentrer. Tous ou presque tous y avaient laissé des êtres chers, leurs biens, leur fortune, ce qui fait la douceur du sol natal et le charme de la vie. Ces trésors perdus, un ciel étranger ne pouvait les leur rendre; ils étaient condamnés à les pleurer jusqu'au jour où la patrie se rouvrirait devant eux.

Cette intime et cruelle douleur, aucun des passagers réunis sur le bateau allant de Bâle à Coblentz ne paraissait la ressentir au même degré qu'un enfant d'une douzaine d'années, qui affectait de se tenir à l'écart, à l'arrière du bateau, adossé au cabestan, d'où, les yeux fixés devant lui, il semblait suivre, dans le vide, une vision attristante. Son costume était celui d'une condition modeste. Mais la finesse de ses traits, la fierté de son regard, la grâce de sa personne révélaient si clairement la race et la haute éducation, que ses modestes habits en drap noir, où ne se voyaient ni soie, ni broderies, ni dentelles, ni rien de ce qui relevait alors la toilette des nobles, avaient l'air d'un déguisement. À quelque distance de lui, un homme, qu'à sa tenue on pouvait prendre également pour un artisan aisé ou pour un bourgeois de petite ville, ne le perdait pas de vue, tout en respectant son isolement et son silence. À les voir tous deux ainsi, il n'aurait pas fallu une longue observation pour deviner que le plus jeune avait le droit de commander au plus âgé, mais que le plus âgé n'était là que pour veiller sur le plus jeune et le protéger.

Depuis déjà longtemps ils gardaient l'un et l'autre la même attitude, lorsque, tout à coup, l'enfant sortit de sa rêverie, et se tournant vers son compagnon:

—Quand arriverons-nous à Coblentz, Valleroy? demanda-t-il.

Tout en se rapprochant, Valleroy répondit:

—Dans la soirée, Monsieur le chevalier.

—Encore douze heures, soupira Bernard; que c'est long!

—Et ce sera bien plus long encore si vous ne vous armez de résignation et de courage, Monsieur le chevalier; si vous vous obstinez dans votre tristesse, au lieu de vous distraire!

—Me distraire! Est-il donc possible de ne pas songer à mes malheureux parents? Me distraire! Quand ils sont emprisonnés, séparés de leurs enfants, privés de toute consolation!

—Il faut se dire que leur captivité ne durera pas.

—Qu'en sais-tu, Valleroy?

—Il n'est pas d'usage qu'on retienne des innocents sous les verrous.

—Ah! Valleroy, pourquoi m'as-tu emporté? Pourquoi ne m'avoir pas laissé avec eux?

—Parce que j'avais reçu de M. le comte l'ordre de vous sauver. D'ailleurs, même sans ordre, j'aurais agi de même. Nous serions bien avancés si vous étiez en prison! Cela n'eût fait que rendre moins aisée la délivrance de ceux sur qui vous vous hâtez trop de pleurer.

—Tu espères donc les délivrer?

—Oui, certes, je l'espère. Je n'ai cessé d'y penser depuis que nous sommes partis de Saint-Baslemont, Durant l'affreuse nuit témoin de notre fuite, dans la petite voiture qui nous emportait à travers bois, tandis que vous versiez des larmes, moi j'arrêtais les grandes lignes de mon plan. Pendant les quelques heures que nous avons passées à Bâle à attendre le bateau, j'y travaillais encore; j'y ai travaillé depuis, et maintenant je le tiens.

—Parle, parle, mon bon Valleroy, supplia Bernard en entraînant son compagnon plus loin des groupes que formaient les passagers. Confie-le moi, ton plan.

—Oh! il est bien simple. Quand je vous aurai remis à votre frère, à M. le vicomte Armand, je reviendrai sur mes pas; je referai seul le trajet que je fais en ce moment avec vous, et j'irai à Epinal. Là, j'ai des amis, des amis résolus, dévoués, à l'aide desquels je délivrerai M. le comte et Mme la comtesse.

—Comptes-tu forcer les portes de leur prison?

—Je compte acheter leurs geôliers.

—Et tu crois… As-tu de l'argent, seulement?

—Mes économies d'abord, que je portais sur moi quand le malheur est arrivé, puisque, par l'ordre de M. le comte, je me disposais à partir pour Paris.

—Et si tes économies ne suffisent pas?…

—Elles suffiront. Les services des gredins à qui j'aurai affaire ne coûtent pas cher. D'ailleurs, à Epinal on me connaît, j'ai du crédit, et, au besoin, je trouverai à emprunter.

—Mais je ne veux pas que tu y sois du tien…

—Le mien est le vôtre, Monsieur le chevalier. Vous me rembourserez plus tard, si tel est votre bon plaisir.

Bernard prit la main de Valleroy et dit:

—Pourrons-nous reconnaître jamais ce que tu fais pour nous?

—Vous ne me devez rien, Monsieur le chevalier. M. le comte a été mon bienfaiteur, et jamais je ne m'acquitterai envers lui. Et puis, vous le savez, Valleroy appartient à Malincourt.

—Oui, s'écria Bernard, mais si, grâce à toi, mes parents sont sauvés, c'est Malincourt qui appartiendra à Valleroy.

Pendant leur entretien, le soleil qui, tout à l'heure, était encore à son lever, avait poursuivi sa course dans le ciel. Après être sorti de derrière les montagnes qui fermaient l'horizon du côté de l'Orient, il planait maintenant tout en haut du vide immense que ses rayons chauffaient et éclairaient de leurs pointes de feu, en fouillant profondément le paysage. Sous sa lumière vibrante, le vert des arbres et le bleu des eaux étincelaient, chargés de paillettes d'or, que les forêts du rivage envoyaient au fleuve et que le fleuve leur renvoyait. Elles flottaient de toutes parts, ces paillettes lumineuses; elles s'accrochaient aux arbres, se laissaient charrier par les ondes, donnaient aux rochers nus, noyés dans leurs feux, l'aspect de gisements aurifères.

Sur le pont du bateau, on avait tendu des tentes sous lesquelles les passagers cherchaient un abri contre la chaleur. Tous jouissaient de cette matinée vivifiante et saine, si propre à rendre courage et sérénité aux âmes énervées par l'excès des infortunes subies déjà ou redoutées pour un avenir prochain. Les tristesses que la nuit amasse autour des malheureux, en vagues rêves ou en réflexions poignantes, se dissipaient, cédant la place pour quelques heures aux espérances qui soutiennent et consolent, sans lesquelles l'homme serait écrasé sous le poids de ses maux. Bernard lui-même, malgré de légitimes motifs d'angoisses, se sentait allégé, voyait l'avenir moins sombre, revenait à la gaieté de son âge. Oh! le puissant magicien, l'admirable guérisseur de plaies que le divin soleil!

—Ne voulez-vous pas déjeuner, Monsieur le chevalier? demanda Valleroy.

—Pourrons-nous nous procurer des vivres sur ce bateau? objecta l'enfant.

—Oui, à prix d'argent, un prix très haut sans doute. Mais, grâce à mes précautions, je suis en état de vous servir un repas à peu près convenable.

—Auquel je ne goûterai que si tu en prends ta part, assis à mon côté.

—Je n'oserai jamais, Monsieur le chevalier. Je n'oublie pas que vous êtes mon seigneur et que je ne suis ici que pour vous servir.

—Que parles-tu de me servir, Valleroy, quand mon père m'a confié à toi comme à un protecteur? Il n'y a plus ici ni serviteur, ni maître, mais seulement des amis, entre qui tout doit être commun.

Ce fut dit d'un accent de résolution et de crânerie qui ne permettait ni protestation ni résistance. Valleroy se résigna, sans mot dire, et s'éloigna docilement après avoir enveloppé Bernard d'un regard chargé d'admiration et de sollicitude, qui signifiait que, pour l'enfant remis à sa garde, il était prêt à se faire hacher en morceaux. Après avoir disparu la durée de quelques minutes, il revint. Il portait d'une main une sacoche en cuir, de l'autre, une vieille caisse vide. Il jeta le tout sur le plancher en disant:

—Voici la table et voici de quoi la garnir.

En un tour de main, le couvert fut dressé, une serviette blanche sur la caisse, et, sur la serviette, un poulet froid, un pâté à la croûte luisante, des cerises et une bouteille de vin du Rhin qui, sous le soleil, semblait contenir un flot de rubis.

—D'où vient tout cela? demanda Bernard surpris.

—De chez un traiteur de Mayence, Monsieur le chevalier. C'est moins brillant qu'au château de Malincourt, mais vous jugerez que c'est aussi bon.

Les sièges manquaient. À l'exemple de Valleroy, Bernard en improvisa un à l'aide d'un tas de cordes et, une fois installé, se mit à manger de grand appétit. Autour d'eux, beaucoup de passagers en faisaient autant. Des victuailles apparaissaient de toutes parts. Chacun s'était arrangé à qui mieux mieux, étalant son repas, qui sur ses genoux, qui sur un banc, qui sur un panier. Les menus, par exemple, étaient loin de se valoir; tandis que, pour les uns, ils se composaient de mets choisis, poissons bouillis ou viandes froides, ils se réduisaient pour d'autres à un morceau de pain bis sur lequel, très humbles, ils mordaient à la dérobée, en regardant le paysage, comme honteux d'être contraints de se nourrir pauvrement et comme si la nature radieuse, qui déroulait ses splendeurs sous leurs yeux, eût insulté à leur misère.

À ce moment, l'attention de Bernard fut soudain captivée par l'apparition d'une enfant qui venait de se montrer sur la plus haute marche de l'escalier conduisant dans l'intérieur du bateau. Huit ans à peine, des cheveux noirs épars sur les épaules qu'ils caressaient de leurs boucles soyeuses, des yeux larges et rieurs illuminant le visage d'une blancheur éclatante, une fossette à la joue droite, cette fillette vêtue de blanc était, des pieds à la tête, dans ses traits, ses mouvements, sa démarche, d'une grâce invraisemblable, d'une beauté de rêve. Timide et hardie à la fois, elle circulait à travers les groupes, avec l'attitude envieuse et gourmande d'un jeune chien qui rôde autour d'une table avec l'espoir qu'il en tombera quelque rogaton.

D'où venait-elle, l'adorable enfant? Comment se trouvait-elle là toute seule, ayant l'air de mendier sa nourriture? Qui était-elle? Oh! ce n'était pas difficile à deviner. Une petite Française, probablement une fille d'émigré…

—Peut-être est-elle comme moi, séparée de ses parents, pensa Bernard.

Sous l'empire d'un sentiment qu'il éprouvait pour la première fois, fait de commisération soudaine et d'involontaire attrait, son coeur allait d'un bond vers la mignonne créature dans laquelle il devinait une compagne d'infortune, et que le hasard de sa promenade conduisait vers lui et vers Valleroy. A trois pas d'eux, elle s'arrêta, l'oeil sur les cerises, dont la blancheur de la nappe avivait la couleur vermeille.

—Viens, petite! lui cria Bernard.

Elle obéit avec lenteur, un doigt sur ses lèvres, dévorant les fruits de son regard candide. Alors, il lui dit:

—Veux-tu déjeuner avec moi?

Comme elle ne répondait pas, Valleroy ajouta:

—Puisque M. le chevalier vous invite, acceptez, ma mignonne.

Elle hésitait encore. Mais Bernard tendit la main, attira l'enfant, l'obligea à s'asseoir sur ses genoux, et, lui donnant une aile du poulet déjà dépecée, il reprit:

—Mange donc, ma petite amie, et si tu as soif, bois.

Il lui offrait son verre. Elle y trempa ses lèvres et, sans se faire prier davantage, mordit à belles dents sur le morceau de viande qu'elle tenait au bout de ses doigts. Mais une voix grondeuse se fit entendre:

—N'as-tu pas de honte, Nina? Est-il convenable qu'une demoiselle de bonne maison s'attable avec des inconnus? Remercie ces messieurs et viens près de moi.

À ces mots, Bernard releva la tête pour voir la personne qui venait de parler. C'était une jeune femme, grande, mince et blonde, avec des yeux très doux, coiffée d'un chapeau de paille à larges bords, vêtue d'une robe en soie couleur feuille morte, jadis élégante, mais maintenant usée aux coutures et toute fripée. Surprise et mécontente de la hardiesse de l'enfant, elle la rappelait du geste et de la voix, avec des airs de colère qui n'étaient qu'en surface et ne l'empêchèrent pas de sourire, quand elle vit l'embarras de Nina partagée entre la nécessité d'obéir et le regret de quitter si vite le festin devant lequel elle venait de s'asseoir. Bernard s'était levé, et s'avançant vers l'inconnue:

—Ne la grondez pas, madame: la pauvre petite avait refusé d'abord.
C'est moi qui l'ai obligée à accepter.

—Alors, Monsieur, agréez mes remerciements.

—Je ne les accepterai, Madame, que si vous permettez à votre fille de rester avec nous et si vous vous joignez à elle pour partager notre repas.

Et relevant fièrement la tête, il ajouta, à demi-voix:

—On me nomme le chevalier Bernard de Malincourt.

L'inconnue s'inclina; puis montrant Nina, qui, sûre de son consentement, recommençait à manger:

—Je ne suis pas sa mère, dit-elle, mais, malgré l'apparente humilité de sa condition, elle est fille de gentilhomme. Son père était le baron d'Aubeterre, il commandait une compagnie dans le Royal-Allemand, régiment du prince de Lambesc. Il est mort, le 12 juillet 1789, pour le service du roi.

—Et sa mère? demanda Valleroy.

—Morte aussi, un an après, à Bruxelles, où elle avait émigré. Elle n'a pu résister à sa douleur.

—Si jeune et déjà si malheureuse! murmura Valleroy en couvrant l'orpheline d'un regard de commisération.

—Oui, et bien digne de pitié, continua l'inconnue, car, malgré mes efforts pour lui faire un sort meilleur, je n'ai pu que l'associer à ma misère. Sans vous, Messieurs, la pauvre chérie eût été réduite à déjeuner comme moi d'un morceau de pain… Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.

—C'est bien simple, répliqua Valleroy avec enjouement; mettez-vous là,
Madame, et suivez l'exemple de Nina.

Elle résistait encore, malgré la pressante invitation de Valleroy, que charmaient sa réserve, sa discrétion et sa grâce. Mais Nina, qui n'avait encore rien dit, joignit sa prière» à celle de ses nouveaux amis:

—Fais comme moi, tante Isabelle; cela vaudra mieux que de manger ton pain tout sec. N'est-ce pas, Monsieur le chevalier, que tu veux bien? ajouta-t-elle en s'adressant à Bernard.

—Je le veux, à condition que tu m'embrasseras.

Un rire clair et perlé lui répondit. Agitant au bout de ses doigts l'os de poulet qu'elle ne voulait pas lâcher bien qu'il ne restât plus de viande autour, Nina éleva ses lèvres à la hauteur des joues de Bernard et l'embrassa en disant:

—Tu es bien gentil, Monsieur le chevalier, et je t'aime de tout mon coeur.

—Maintenant qu'elle a payé, mettez-vous à table, Madame, reprit
Bernard.

—J'accepte puisque vous le voulez, répondit tante Isabelle souriante, et aussi parce que j'ai grand'faim.

Valleroy, très empressé, l'obligea à s'asseoir sur le rouleau de cordes dont il s'était fait un siège et lui-même resta debout, heureux de la servir, en la regardant. Pendant quelques instants, tante Isabelle mangea en silence. Puis quand sa faim fut rassasiée, elle dit:

—Je vous ai fait connaître qui était cette enfant. Je dois vous avouer mon nom et ma profession. On me nomme Isabelle Lebrun et je suis comédienne.

—Vous jouez la comédie? demanda Bernard, dont la curiosité brusquement s'éveillait.

—Et aussi la tragédie, tout comme la mère de Nina, qui faisait partie de la troupe des comédiens du roi quand le baron d'Aubeterre l'épousa. À cette époque, je ne l'avais jamais vue; je ne savais rien d'elle que son nom, qui était célèbre, car elle s'appelait Mme Dangeau.

—La grande tragédienne? reprit Bernard. Mais je la connaissais; ta maman, ajouta-t-il en embrassant Nina. Elle est venue une fois à l'hôtel de Malincourt, un soir de fête, il y a quelques années. Elle a récité des vers. J'étais tout petit, mais je m'en souviens.

—Puisque, vous l'avez connue, continua tante Isabelle, je ne vous parlerai ni de son talent ni de sa beauté. En épousant M. d'Aubeterre, elle avait quitté le théâtre et s'était fait oublier. Mais lorsque, après la mort de son mari, elle eut émigré, se trouvant à Bruxelles, dénuée de ressources, l'idée lui vint d'utiliser ses talents. Une troupe de comédiens français, dont je faisais partie, donnait des représentations dans cette ville. Elle alla leur offrir ses services, qui furent acceptés avec joie, comme bien vous pensez. Jusqu'à son arrivée, nous avions végété, tant étaient peu nombreux les spectateurs que nous attirions. Mais quand on sut que la célèbre Dangeau nous apportait son concours, ils affluèrent, et ce fut pour elle, pendant une année, sur toutes les grandes scènes de Flandre et des Pays-Bas, une suite de triomphes. C'est ainsi que j'eus l'honneur non seulement de paraître sur les planches à côté de la Dangeau, mais encore de recevoir ses conseils et de conquérir son amitié. Et cela vous explique comment sa fille se trouve aujourd'hui entre mes mains. En mourant, elle me l'a confiée.

Valleroy avait écouté ce récit avec une attention émue et attendrie.

—Et maintenant, comment vivez-vous? fit-il.

—De ma profession, quand je trouve à l'exercer. Je parcours les villes de Suisse et d'Allemagne où se trouvent des Français. S'il y a des comédiens donnant des représentations, je tâche de me faire admettre parmi eux. Malheureusement, ces occasions sont rares, d'autant plus rares que plusieurs dames de l'aristocratie, obligées de gagner leur vie, se sont résignées à monter sur les planches et y tiennent les mêmes emplois que moi. Alors, je vais réciter des vers dans les cafés, dans les auberges, sur les bateaux, partout où il y a des rassemblements. La petite est intelligente; je l'ai dressée à me donner la réplique. Elle s'en acquitte gentiment. Puis elle fait la quête parmi les auditeurs. Quelquefois, elle recueille beaucoup, d'autres fois, très peu. Comment nous vivons? Au hasard des chemins, comme les hirondelles.

—Vous étiez digne d'une existence meilleure, remarqua Valleroy.

—Aussi, suis-je horriblement lasse de celle que je mène, et si ce n'était cette enfant à laquelle je me suis dévouée…

Elle n'acheva pas et demeura rêveuse, tandis que Bernard, pressant plus étroitement contre lui la petite Nina qui s'endormait entre ses bras, interrogeait Valleroy d'un air inquiet comme s'il craignait de comprendre le langage de tante Isabelle.

—Si ce n'était cette enfant, que feriez-vous? s'écria Valleroy, tout à coup anxieux.

Elle regarda le ciel bleu, puis les eaux aux vagues étincelantes, et murmura:

—La mort, c'est la délivrance.

—La mort! À votre âge! Quelle impiété! Il faut vivre, tante Isabelle, surtout maintenant que vous avez des amis…

Valleroy parlait avec véhémence, comme inspiré par une ardente sollicitude. Mais tante Isabelle, un peu surprise, ne comprit pas ce que signifiait ce langage. Elle ne devait le comprendre que bien des années après. Elle y puisa cependant assez de confiance et de courage pour répondre, résignée, au cri de Valleroy:

—Vous avez raison, Monsieur; il faut vivre pour la petite, et je vivrai. Après tout, la vie n'est pas toujours inclémente. Elle est comme la nature, qui nous donne, après les jours d'orage, des jours de soleil. Aujourd'hui est un bon jour puisqu'il nous apporte la sympathie de coeurs généreux et bons.

Le repas était terminé. Valleroy en serra les restes dans la sacoche, jeta les débris par-dessus bord. Puis il se rapprocha de tante Isabelle pour continuer l'entretien commencé, tandis que Bernard, toujours assis à la même place, demeurait immobile, afin de ne pas réveiller Nina, endormie sur ses genoux.

Autour d'eux, le pont du bateau, tout à l'heure vivant, bruyant, animé comme une place publique ou une salle de restaurant, avait pris une physionomie de somnolence. La chaleur battait son plein. Le soleil de midi incendiait l'onde calme et unie, les forêts du rivage, les toitures des maisons, les rochers géants qui dressaient au-dessus d'elles leurs cimes altières, couronnées de ruines. La brise du matin ayant cessé, les voiles pendaient dégonflées, piteusement plates, aux mâts qui craquaient dans l'air brûlant et alourdi. Sous la tente, quelques passagers faisaient la sieste; d'autres lisaient qui des lettres, qui des gazettes. Ceux qui causaient entre eux parlaient à demi-voix comme s'ils eussent subi les effets de l'engourdissement qui pesait sur le paysage et sur les eaux.

Bernard, à l'exemple de Nina, s'était assoupi, et c'était un groupe exquis qu'ils formaient tous deux, lui assis sur le plancher, adossé au cabestan, protégeant de ses bras d'enfant, ainsi qu'un trésor précieux, l'autre enfant qui dormait la tête sur son épaule, mêlant ses cheveux aux siens. Comme si le souci de la petite créature laissée sans sa garde l'eût empêché de s'endormir, de temps en temps, il ouvrait les yeux. Mais il regardait sans voir et, presque aussitôt, ses paupières appesanties se refermaient. Tout en poursuivant sa causerie avec tante Isabelle, Valleroy ne le perdait pas de vue.

—M. le chevalier s'est endormi, dit-il, au bout de quelques instants. Le pauvre enfant tombait de sommeil. Il a passé la nuit dernière à pleurer.

—C'est comme Nina, répondit tante Isabelle. Elle avait des rêves affreux et ne cessait de m'appeler, bien que je l'eusse couchée près de moi sur un banc de l'entrepont.

—Les chères créatures auront connu bien jeunes de dures épreuves, observa Valleroy.

—Et cependant, que n'eussions-nous donné pour les leur épargner!

—Vous aimez tendrement cette petite Nina, tante Isabelle?

—Autant que vous aimez votre maître, Monsieur Valleroy.

Ils se regardèrent. À leur insu, l'identité de leurs sentiments rapprochait leurs coeurs, formait entre eux un lien plus fort.

—Nous avons tous deux ici-bas une tâche égale, reprit Valleroy, un enfant à protéger et à élever.

—Oui, mais celui qu'on vous a confié aura une destinée meilleure que celui dont j'ai la garde.

—Qu'en sait-on? Les parents de M. le chevalier sont en prison, réservés peut-être à quelque mort affreuse.

—S'il a le malheur de les perdre, il aura du moins leur fortune pour assurer son existence, son frère pour l'élever; enfin, à défaut de fortune, à défaut de son frère, il peut compter sur vous.

—Je ne suis qu'un homme, moi; je ne saurais lui tenir lieu de mère si jamais il devenait orphelin; si j'étais chargé de le préparer aux devoirs de la vie, je voudrais une compagne comme vous pour m'aider à remplir ma tâche. Elle serait une mère pour M. le chevalier; je serais un père pour Nina.

—Vous me jugez avec trop de bienveillance.

—C'est mon coeur qui vous juge, et il ne se trompe pas.

Ils restèrent silencieux, accoudés à la balustrade. Tout à coup, tante
Isabelle toucha le bras de Valleroy.

—Connaissez-vous cet homme qui rôde autour de nos enfants?

—Quel homme?

—Ce vieux à longs cheveux blancs.

—Oui, un drôle de particulier et d'allure étrange. Que leur veut-il? Pourquoi les regarde-t-il ainsi? C'est un personnage à surveiller. On rencontre tant de coquins en voyage!

L'individu qui attirait ainsi l'attention de Valleroy et de tante Isabelle ne méritait pas, cependant, à le juger du moins sur les apparences, la sévère appréciation dont il venait d'être l'objet. Son regard doux et clair respirait la bonté et sous les cheveux blancs qui sentaient de son chapeau en feutre, à larges bords, et couvraient ses épaules de leurs boucles en désordre, il avait une physionomie tout à fait vénérable. Par malheur pour lui, l'excentricité de son accoutrement ne prévenait pas en sa faveur. Il portait un vieux pourpoint en velours noir, serré à la taille par une ceinture de cuir, des culottes bouffantes également en velours, des bas de soie et des souliers ornés sur le coup-de-pied de rosettes bouffantes. Comme le fit remarquer tante Isabelle, on eût dit un personnage de Van Dyck, et, ce qui complétait l'illusion, c'était une barbe grise, taillée en pointe, et des moustaches dont les bouts effilés se relevaient menaçants au coin des lèvres, accusant les rides de la peau jaunie comme un vieux parchemin.

—Ce n'est pas un coquin, fit-elle en souriant.

—Un fou, alors?

—Plutôt un artiste, je suppose.

Comme pour justifier cette opinion, le personnage s'arrêta brusquement en face des enfants endormis, tira de la poche de son pourpoint un album auquel attenait un crayon et se mit à croquer rapidement les deux petits dormeurs.

—Que vous disais-je? continua tante Isabelle. C'est un peintre.

Mais, à ce moment, Bernard se réveillait et tournait la tête, cherchant des yeux Valleroy.

—Ne bougez pas, mon jeune seigneur, lui cria l'artiste avec un rude accent tudesque; je n'en ai pas pour longtemps.

D'abord surpris et craintif, mais vite rassuré en apercevant à quelques pas de lui tante Isabelle et Valleroy, Bernard ne remua plus. Ce fut, d'ailleurs, terminé en dix minutes et le peintre ferma gravement l'album en disant:

—Ce n'est qu'un souvenir que j'utiliserai dans mon prochain tableau, mais dont, moi, Venceslas Reybach de Coblentz, peintre breveté de S. A. S. Mgr le prince-évêque, électeur de Trêves, je serai enchanté d'offrir une copie à mes charmants modèles.

Dans ce boniment ampoulé, débité avec emphase, Valleroy n'avait saisi qu'une chose, c'est que Venceslas Reybach était de Coblentz et que, sans doute, il y retournait. Il alla vivement à lui.

—Puisque vous êtes de Coblentz, Monsieur, vous avez entendu peut-être parler du vicomte Armand de Malincourt.

—J'ai fait plus que d'en entendre parler, répliqua Venceslas avec hauteur; je suis son ami comme je suis l'ami de tous les grands seigneurs français émigrés, en résidence sur les bords du Rhin.

—Vous connaissez mon frère, Monsieur? s'écria Bernard d'un mouvement si brusque qu'il réveilla Nina.

—Le vicomte de Malincourt, votre frère!

—Oui, Monsieur, et nous sommes à sa recherche.

—Eh bien! soyez sans inquiétude, je vous conduirai vers lui. Est-ce là votre soeur? ajouta le peintre en désignant Nina qui, tout effarouchée par la soudaineté de son réveil, se réfugiait dans les jupes de tante Isabelle.

—Ce n'est qu'une petite amie, mais je l'aime comme si elle était ma soeur.

Sur cette réponse qui exprimait l'intime et pure pensée de son coeur, Bernard se mit à examiner le vieux Reybach, qui devenait un personnage à ses yeux puisqu'il était l'ami d'Armand, et qui se drapait dans sa défroque comme un paon dans l'auréole de ses plumes étalées, tout fier d'être devenu, grâce à ce petit incident, le point de mire de la curiosité des passagers. Du reste, en dépit de ses allures excentriques et de son costume invraisemblable, c'était le meilleur des hommes. Il eut vite fait d'en convaincre Bernard, tante Isabelle et Valleroy, auxquels, pressé de questions, il parla longuement de Coblentz, des princes frères du roi de France, du vicomte Armand. Bernard apprit ainsi que son frère était attaché, comme officier, à la personne du comte d'Artois, qu'à Coblentz, et partout dans les villes des bords du Rhin, les émigrés étaient si nombreux qu'il n'y avait plus de logements pour les nouveaux arrivants.

—C'est très heureux, dit Reybach à Bernard, que le vicomte de Malincourt soit en état de vous offrir un abri, car je ne sais trop où vous en auriez trouvé un, tant la ville est pleine.

—Mais alors, qu'allons-nous devenir, Nina et moi? demanda tante
Isabelle avec inquiétude.

—Nous ne vous abandonnerons pas, répondit vivement Valleroy.

—Partout où il y aura place pour moi, il y aura place pour Nina et pour vous, Madame, ajouta Bernard.

Venceslas ne voulut pas être en reste et dit à tante Isabelle avec bonne grâce:

—Ma maison n'est pas grande; mais, au besoin, je vous ferai dresser un lit dans mon atelier.

Les heures s'étaient écoulées ainsi. Maintenant, la chaleur s'apaisait et, du fleuve, commençait à monter, autour du bateau, un peu de fraîcheur. Sur le pont, le mouvement des passagers s'accusait dans la confusion de leurs allées et venues, dans le bruit des conversations reprises peu à peu.

—Ma mignonne, dit alors tante Isabelle à Nina, il faut tacher de gagner notre souper. Nous allons donner une séance.

À ces mots, Nina devint très sérieuse. Bernard la vit se recueillir, lever les yeux au ciel avec des airs inspirés et se poser immobile à côté de tante Isabelle. Sur un mot de celle-ci, un homme de l'équipage était descendu dans l'entrepont. Il en revint avec une guitare, que prit tante Isabelle, et dont elle tira quelques accords pour obtenir le silence. La rumeur des conversations tomba aussitôt, un cercle se forma autour des deux femmes, et ce fut dans un calme profond que tante Isabelle éleva la voix.

—Mesdames et Messieurs, dit-elle, je suis comédienne, et je vais avoir l'honneur de vous réciter des vers. Je commencerai par une scène d'Athalie, le chef-d'oeuvre du grand Racine. Mlle Nina, ma nièce et mon élève, me donnera la réplique. Elle sollicitera votre offrande pour elle et pour moi. Je fais appel à votre générosité.

En écoutant ce discours, Bernard sentait son coeur se serrer. Quoi! cette petite Nina, qui venait de le captiver, réduite à ce triste métier! Et tante Isabelle, si douce, si fière, si digne d'être heureuse, obligée d'implorer la charité publique! Cramponné au bras de Valleroy, il les suivait des yeux, secoué par l'émotion, ayant peine à refouler ses larmes, ne sachant s'il devait admirer les infortunées ou les plaindre. Pendant ce temps, tante Isabelle, figurant Athalie, commençait:

—Comment vous nommez-vous?

Et d'une voix douce, grave, ferme, qui paraissait être la voix d'une autre tant elle ressemblait peu à celle que Bernard avait entendue déjà, Nina répondait:

—J'ai nom Éliacin.

—Votre père?

—… Je suis, dit-on, un orphelin…

Et devant les spectateurs attendris, oublieux un moment des misères de l'exil, la scène se déroula dans la beauté radieuse des vers par lesquels ils étaient bercés, comme aux accents d'une musique divine.

CHAPITRE IV

LE FRÈRE DE BERNARD

À la fin du même jour, vers 9 heures, la population de Coblentz était sur les promenades, sous les quinconces, aux devantures des cafés, attirée au dehors par la beauté du ciel et le calme apaisant de cette soirée d'été. À cette époque où la science n'avait encore découvert ni le gaz, ni l'électricité pour éclairer les rues, elles n'avaient pour tout éclairage, la nuit venue, que la flamme pâle des réverbères à huile, et Coblentz, quoique capitale de la principauté de Trêves et résidence de l'électeur régnant, n'était pas mieux partagée que les plus grandes villes. Mais, ce soir-là, très claire était la nuit, de telle sorte qu'on y voyait comme en plein jour, et que nul ne semblait pressé d'aller dormir.

C'était surtout du côté des quais du Rhin, et vers le point où ce fleuve reçoit les eaux de la Moselle, que la foule se portait de préférence avec l'espoir de trouver au bord de l'eau un peu plus de fraîcheur que dans l'intérieur de la ville. De tous côtés elle circulait animée et bruyante, et, aux propos qui se croisaient, à l'accent des voix, aux locutions qu'employaient les parleurs, on se serait cru, non en Allemagne, mais sur les boulevards de Paris. Les costumes des hommes, les toilettes des femmes, les uniformes des soldats ajoutaient encore à l'illusion, car uniformes, toilettes, costumes sortaient de chez les faiseurs de Paris ou avaient été calqués sur les modes de France. Cette particularité ne pouvait surprendre. Si Coblentz, en cette année 1792, était la capitale de l'électorat de Trèves, c'était aussi la capitale de l'émigration, depuis que les frères de Louis XVI étaient venus y chercher un asile auprès de leur oncle l'électeur, et, grâce à sa faiblesse, avaient en toute liberté organisé dans ses États leur gouvernement, leur armée, leur police, en ressuscitant du même coup les élégances des Tuileries et les magnificences de Versailles. Dès ce moment, Coblentz était devenue une succursale de Paris, où des gentilshommes émigrés, accourus en grand nombre autour des princes, avaient imposé aux habitants leurs goûts, leurs habitudes, leurs moeurs. Coblentz n'appartenait plus aux Allemands qui y vivaient, mais aux Français qui y recevaient l'hospitalité et s'y conduisaient à peu près comme en pays conquis.

En même temps que la foule circulait bruyamment à travers les rues, de nombreux consommateurs étaient réunis au café des Trois-Couronnes, le café à la mode. Il y en avait sur la terrasse extérieure; il y en avait dans la salle principale, dont les fenêtres s'ouvraient toutes grandes à la brise du soir. Presque tous étaient gentilshommes; pour la plupart officiers dans l'armée du prince. On les reconnaissait à leurs allures hautaines, à leurs uniformes éclatants, et surtout à leur arrogance envers les rares bourgeois de la ville qu'une vieille habitude conduisait encore au café des Trois-Couronnes, bien que, depuis l'arrivée des Français, ils n'y fussent plus considérés que comme des intrus. Tandis que ces humbles bourgeois se tenaient à l'écart, timides, comme honteux d'oser fumer leurs pipes de porcelaine, peintes, à tuyau recourbé, en buvant de la bière, les gentilshommes, au contraire, allaient et venaient, encombrants, pariant haut, tenant là comme ailleurs toute la place et les meilleures places, affectant de dédaigner la bière allemande et se faisant servir des liqueurs, des sirops, des boissons glacées, toutes choses qui leur rappelaient la France, et, à défaut du vin de Champagne, les vins mousseux du Rhin qui seuls trouvaient grâce à leurs yeux.

À une table placée auprès d'une croisée, trois d'entre eux étaient assis. Indifférents aux bruyantes paroles qui s'échangeaient de table à table dans le tumulte grossissant des appels, des discussions, des entrées et des sorties, ils ne semblaient préoccupés que de ne rien laisser entendre de leur conversation. Penchés les uns vers les autres, ils parlaient à demi-voix.

—Malincourt ne viendra donc pas? dit brusquement le plus jeune, un officier des gardes du comte d'Artois, très élégant sous son costume vert, à parements, revers et collet cramoisi, galonnés d'argent.

—Eh! patience donc, marquis, il est à peine 9 heures. Malincourt était, ce soir, de service auprès du prince. Après le dîner, il aura dû l'accompagner chez Mme de Polastron, et peut-être l'aura-t-elle retenu pour faire la partie de Monseigneur.

Celui qui venait de parler était aussi un jeune homme de belle mine, qui portait avec aisance l'uniforme bleu des chevau-légers.

—Vous êtes heureux d'être patient, vous, mon cher Morfontaine, répliqua son compagnon, moi, je suis loin de vous ressembler. La patience ne fut jamais la vertu favorite de la noble maison de Guilleragues à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir.

—Êtes-vous donc si pressé, mon neveu, de voir le vicomte Armand de Malincourt? demanda le troisième personnage, un vieillard, celui-là, qui n'avait rien d'un soldat, ni l'uniforme, ni les manières, mais dont le fin visage, la taille élancée et toute la personne, des pieds à la tête, révélaient la haute naissance. Aussi vrai que je m'appelle le vidame d'Épernon, je ne vous vis jamais agité comme ce soir.

—On le serait à moins, mon oncle, puisque j'attends une réponse d'une extrême importance pour moi.

—Quelle réponse? reprit le vidame, tout en ouvrant la tabatière ornée de diamants qu'il tournait entre ses doigts fins et blancs et en y prenant une prise de tabac.

Le marquis de Guilleragues regarda rapidement autour de lui pour s'assurer que ses paroles ne pouvaient être entendues, puis, se penchant vers son oncle, il dit:

—Nos princes ont été invités au couronnement de S. M. François II, roi de Bohême et de Hongrie, comme empereur d'Allemagne. La cérémonie, qui doit avoir lieu à Mayence, est fixée au 12 juillet et sera l'occasion de fêtes brillantes. Désireux d'y aller, j'ai sollicité l'honneur d'être attaché, pendant la durée du voyage, à la suite de Mgr le comte d'Artois. Malincourt, qui le voit librement à toute heure, s'est chargé de lui présenter ma requête. Il devait la présenter ce soir et m'en faire connaître ici le résultat.

—Alors, vous allez être fixé sur votre sort, mon cher, fit vivement celui qu'on avait appelé Morfontaine. Voilà le vicomte Armand.

Tous les trois tournèrent la tête vers la porte et virent Malincourt qui les cherchait du regard, et répondait aux obséquieux saluts que lui valaient de tous côtés la bienveillance et la faveur du comte d'Artois.

—Par ici, Malincourt, lui cria Guilleragues en se levant.

Armand s'avança, le sourire aux lèvres. C'était un beau garçon de vingt ans, à l'oeil pur et hardi, dont son uniforme, le même que celui de Guilleragues, mettait en relief les formes sveltes et vigoureuses.

—C'est fait, dit-il à son ami, en tendant la main au vidame d'Épernon et au comte de Morfontaine. Tu viens avec nous à Mayence.

Guilleragues lui sauta au cou.

—C'est entre nous à la vie et à la mort, vicomte. Je n'oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi.

—Adresse surtout tes remerciements à Monseigneur, répondit Armand en s'asseyant. Il a été charmant. À peine j'ai eu prononcé ton nom et formulé ton désir qu'il m'a coupé la parole en disant qu'il était très heureux de saisir cette occasion de te prouver l'estime particulière en laquelle il te tient.

—J'irai lui exprimer ma reconnaissance, fit joyeusement Guilleragues, et, dès demain matin, je m'occuperai de mes équipages.

Le vidame souriait à cet enthousiasme, tout en donnant de la main de petits coups secs sur son jabot de dentelle pour en faire tomber quelques grains de tabac qui en tachaient la blancheur.

—Est-ce de moi que vous souriez, mon oncle? lui demanda Guilleragues.

—De vous, non, mon neveu, mais de votre bonheur. Ah! c'est beau, la jeunesse! Et vous voilà tout content de pouvoir faire sauter vos écus.

—Puisque j'accompagne un prince de sang à un sacre impérial, il est tout naturel que je veuille m'y montrer à sa suite dans une tenue digne de lui.

—Oui, certes, et il est très heureux que votre grand-père maternel ait été fermier général et se soit enrichi. Seulement, mon enfant, si j'étais à votre place, je me contenterais des équipages que vous possédez actuellement et qui sont encore en bon état, et, au lieu de me livrer à une dépense au moins inutile, qui ne réjouira que vos fournisseurs, j'en distribuerais le montant entre les camarades moins fortunés que vous.

—Le fait est que nous ne sommes pas tous sur des roses! soupira
Morfontaine.

—Mais je ne demande qu'à vous rendre service, comte, s'écria Guilleragues, un peu troublé par la petite leçon que venait de lui donner son oncle.

—Eh bien, marquis, je ne vous cache pas que cinquante louis seraient en ce moment les bienvenus dans ma bourse.

—Vous les aurez demain, mon cher, et cela ne m'empêchera pas, tout en tenant compte du conseil de M. le vidame, mon oncle, de m'acheter un cheval qui soit digne de figurer dans le cortège de Monseigneur.

Pendant que s'échangeaient ces propos, Armand de Malincourt, qui s'était fait servir une glace, la dégustait à petites gorgées, silencieux et préoccupé. Tout à coup, du bout de la cuillère en vermeil, il frappa sur la table.

—Assez d'enfantillages! dit-il. J'ai à vous entretenir de choses plus graves.

Et comme les yeux de ses amis, subitement fixés sur lui, l'interrogeaient, il continua:

—De graves nouvelles sont arrivées ce soir, de Paris, de Berlin et de
Vienne, Monseigneur m'en a fait la confidence.

—Qu'est-ce donc? interrogea le vidame d'Épernon.

—À Paris, la situation du roi devient pire de jour en jour. Sa Majesté est réellement prisonnière aux Tuileries, n'ayant plus ni la liberté de ses paroles, ni celle de ses actes. Les scélérats qui gouvernent en son nom viennent de signifier à l'électeur de Trèves l'invitation pressante, presque un ordre, de licencier l'armée des princes, et s'ils résistent, de chasser les émigrés. L'électeur s'est effrayé; il a transmis cet ordre à nos augustes seigneurs, en les suppliant de s'y conformer.

—Il fallait s'y attendre, objecta le vidame. Voici trois mois que le gouvernement de Paris, pressé par l'Assemblée nationale, a fait connaître sa volonté. Il ne se laissera pas braver indéfiniment.

—Par bonheur, les puissances ont enfin mesuré le danger dont les menace la Révolution. Elles sont décidées à agir. L'empereur François II a donné l'ordre à ses troupes des Pays-Bas de marcher sur la frontière de France. D'un autre côté s'avance un Corps prussien. Il traversera Coblentz vers le milieu du mois prochain. Le duc de Brunswick est nommé généralissime des armées alliées. Il arrive ici demain.

—L'impératrice Catherine intervient-elle? demanda Morfontaine.

—Non encore par les armes. Mais le prince de Nassau est arrivé ce soir de Saint-Pétersbourg, apportant un million qu'elle offre à la cause royale. Quant aux émigrés, le général marquis de Bouillé vient d'obtenir du roi de Prusse qu'ils soient employés dans les opérations qui se préparent. Brunswick résistait. Il ne voulait pas de nous. Mais Frédéric-Guillaume s'est prononcé. L'armée des princes et l'armée de Condé seront de la partie. On doit négocier à Mayence les conditions de leur entrée en campagne.

—Enfin, nous allons donc combattre! s'écria Guilleragues dont le visage s'illuminait.

Le vidame intervint.

—Ne vous réjouissez pas, mon neveu, dit-il. Ce sera un triste spectacle que celui de Français mêlés aux armées étrangères pour combattre contre des Français.

Les jeunes gens protestèrent.

—Quoi, Monsieur le vidame, c'est vous qui parlez ainsi? dit
Morfontaine.

—Quand il s'agit de délivrer le roi et de rendre à la noblesse de
France ses antiques privilèges! continua le vicomte Armand.

—Mon oncle a toujours été un peu jacobin, ajouta Guilleragues en riant.

Le vidame allait répondre, mais sa parole fut étouffée sur ses lèvres par un cri de surprise que poussa Malincourt en se précipitant vers la porte, au seuil de laquelle venaient d'apparaître de nouveaux venus. Ces nouveaux venus étaient Bernard et Valleroy, accompagnés ou plutôt guidés par Venceslas Reybach. Quelques instants avant, au moment de quitter le bateau, le peintre leur avait dit:

—À cette heure-ci, c'est au café des Trois-Couronnes que vous êtes sûrs de trouver le vicomte de Malincourt. Je vous y conduirai; si vous le voulez bien.

Et à peine débarqué, après avoir laissé à sa porte tante Isabelle et Nina, auxquelles il avait offert une hospitalité provisoire, en attendant qu'elles trouvassent à se loger, il s'était empressé d'amener Bernard et Valleroy au café des Trois-Couronnes. Au moment où ils y arrivèrent, Armand regardait du côté de l'entrée. Il les vit surgir tout à coup, alors qu'il ne songeait guère à eux. Peut-être, si Bernard se fût présenté seul, il ne l'eût pas reconnu sur-le-champ, tant était complète la transformation qu'avait subie l'enfant depuis une année. Mais il reconnut Valleroy et son jeune frère du même coup. C'est alors que, au grand étonnement de ses amis, il s'était précipité vers la porte.

—Bernard! Valleroy! s'écria-t-il. Vous ici! Quelles circonstances?…

Il ne put achever, Bernard se jetait dans ses bras, secoué jusqu'aux larmes par l'émotion que déchaînait dans tout son être leur soudaine rencontre.

—Armand! mon Armand chéri!

Suspendu au cou de son aîné, il lui prodiguait passionnément de tendres caresses, tandis que Valleroy, respectueux, son chapeau à la main, répétait à demi-voix:

—Ah! Monsieur le vicomte, quelle joie de vous revoir!

—Je vous avais bien dit que nous le trouverions ici, observa Reybach.

—Quoi! mon vieux Reybach, c'est vous qui me les amenez?

—C'est moi, Monsieur le vicomte. Le hasard m'a fait connaître l'aimable Bernard et son digne compagnon sur le bateau qui vient de Mayence et je me suis engagé à les piloter jusqu'à vous.

—Comment vous remercier?

—En me permettant de me retirer et de rentrer chez moi où m'attendent deux charmantes Françaises à qui j'ai offert l'hospitalité.

—J'irai vous voir demain, Reybach, pour vous exprimer ma reconnaissance.

—Et la nôtre aussi, Armand, ajouta Bernard, car depuis ce matin M.
Reybach s'est prodigué en bons soins et en attentions.

—Eh bien, c'est entendu, répondit le peintre; je serai heureux de vous revoir demain, mes gentilshommes, et je crois bien que vous trouverez chez moi une petite personne qui sera enchantée, elle aussi, de retrouver Monsieur le chevalier. Sur ce, je me sauve.

Il s'esquiva, et Armand, qui le suivit d'un oeil reconnaissant, vit son grand feutre penché cavalièrement sur l'oreille et son pourpoint noir se perdre dans la foule pressée aux abords du café. Alors, il entraîna son frère et Valleroy au fond de la salle, et, s'asseyant avec eux à une table, il les interrogea.

—M'expliquerez-vous comment vous êtes à Coblentz tous les deux, quand je vous croyais à Saint-Baslemont?

—Nous avons été contraints de fuir, Monsieur le vicomte, dit Valleroy.

—Contraints de fuir! Et notre père, Bernard? Et notre mère?

—Ils ont été arrêtés, mon frère, et emprisonnés à Épinal.

Depuis qu'Armand vivait éloigné de ses parents, tant de malheurs avaient assailli la France; il avait subi lui-même tant de déceptions, tant d'angoisses, qu'il lui semblait qu'aucune catastrophe, quelle qu'elle fût, ne pouvait plus survenir qu'il ne s'y fût attendu et préparé. Mais celle-ci dépassait ses prévisions et ses craintes. Il s'attendait à tout, sauf à l'arrestation du comte et de la comtesse de Malincourt, qu'il croyait protégés par l'attachement de la population de Saint-Baslemont. Il fut comme écrasé sous cette nouvelle, et, mêlant ses larmes à celles de son frère, il resta pendant quelques instants sans pouvoir prononcer une parole, abîmé dans son silence.

—Comment cela est-il arrivé? demanda-t-il enfin.

Bernard étant hors d'état de répondre, Valleroy fit le récit que voulait connaître Armand, il raconta comment l'arrivée imprévue des gardes nationaux d'Épinal était venue surprendre M. et Mme de Malincourt dans les préparatifs de leur départ; comment lui-même, par l'ordre du comte, avait emporté Bernard, et, après l'avoir mis en sûreté, était revenu sur ses pas pour assister sans être vu à l'arrestation.

—Il y avait là, dit-il, un certain Joseph Moulette, surnommé Curtius Scoevola, qui est un fier bandit. Ah! si jamais il me tombe sous la main…

—Ce n'est probablement pas lui le plus coupable, objecta tristement le vicomte. Les vrais criminels sont ceux qui ont dénoncé mon père, des jacobins, assurément, et ces gens de Saint-Baslemont qui n'ont pas eu le courage de le défendre.

—Oh! ceux-là n'ont fait montre que de couardise. À la première menace du citoyen Curtius Scoevola, ils se sont mis à trembler comme des roseaux et n'ont plus songé qu'à se dérober. Peut-être, s'il s'était trouvé au milieu d'eux un homme énergique, se seraient-ils soulevés. J'ai été au moment de me présenter, de me mettre à leur tête. Mais nous n'avions pas d'armes, tandis que les brigands étaient armés jusqu'aux dents. Et puis, que serait devenu M. le chevalier?

—Oh! moi, je serais mort avec joie pour sauver nos parents! soupira
Bernard.

—Hélas! Monsieur le chevalier, nous aurions bien pu y passer tous; ils n'auraient pas été sauvés. Et puis, j'avais les ordres de M. le comte; j'étais tenu d'obéir.

Armand tendit la main à Valleroy.

—Tu as rempli tout ton devoir, mon brave, lui dit-il, et au nom de ma famille, en mon nom, je te remercie d'avoir sauvé mon frère.

—Vous me remercierez quand j'aurai complété mon oeuvre, Monsieur le vicomte, répondit Valleroy.

—Que veux-tu dire?

—Je veux dire que je partirai dès demain pour Épinal et que, dussé-je y laisser ma peau, je délivrerai nos prisonniers.

—Il a un plan, un plan superbe, ajouta Bernard.

Armand secoua la tête et fit un geste de dénégation.

—Je ne doute pas de la beauté de ton plan, Valleroy, reprit-il, ni du courage que tu mettrais à l'exécuter; mais je doute de son efficacité. Toute la noblesse de France conjurée, soutenue par l'or des puissances, n'a pu délivrer le roi.

—Justement parce que c'est le roi, et peut-être aussi parce qu'elle n'a pas su s'y prendre.

—Tu es libre de le croire; mais tu n'es pas libre d'aller exposer ta vie sans mon consentement, et sans que nous ayons étudié le moyen d'atteindre le but que nous poursuivons. Et puis si nous décidons qu'il y a lieu de tenter cette grande entreprise, n'est-ce pas à moi qu'il appartient d'agir?

—Vous, Monsieur le vicomte, mais vous ne feriez pas trois pas dans l'intérieur du royaume sans être arrêté! Songez que vous figurez sur la liste des émigrés. Ce n'est pas de vous que vos parents peuvent attendre un prompt secours.

—Aussi n'ai-je pas dit que je veux partir: j'ai dit que je ne veux pas que tu partes à la légère, sans accord préalable avec moi. D'ailleurs, en cette circonstance, j'ai le devoir de consulter Mgr le comte d'Artois. Peut-être sera-t-il d'avis qu'il vaut mieux attendre que les armées coalisées soient en marche sur Paris. Alors il me sera facile de m'engager à leur suite, et, en passant à Épinal, de rendre la liberté à nos parents.

—Mais est-il question de la mise en marche des troupes étrangères? demanda Valleroy.

—Elle est décidée, et, du même coup, celle de l'armée des princes.
Avant un mois nous serons à Paris.

—Après avoir combattu sous les drapeaux de l'Autriche et de la Prusse, et Français contre Français! Ce sera une victoire chèrement achetée.

—Et qu'importe, si le résultat final nous dédommage! Si j'étais homme à avoir comme toi des scrupules, crois-tu que les nouvelles que tu viens de m'apporter ne les dissiperaient pas? Catholique, hier, je défendais mon Dieu, et royaliste, je défendais mon roi; fils, je défends aujourd'hui mon père.

—Et la patrie. Monsieur le vicomte?

—La patrie! Elle est là où est le drapeau royal.

Un silence suivit ces paroles que Valleroy n'osa relever. Son dévouement à la maison de Malincourt n'altérait pas l'indépendance de ses opinions. Mais il y puisait l'énergie de ne pas les défendre contre ses maîtres, même lorsque, sans le vouloir, ils les froissaient. Et puis, il comprenait qu'un débat eût été en ce moment inutile et cruel, en présence de deux fils livrés à la plus légitime douleur. Cependant, ce fut une sensation d'une douceur infinie lorsque, après avoir parlé, il sentit la petite main de Bernard se poser sur la sienne et la presser. Il lui semblait que c'était un témoignage d'approbation, et il se réjouit en pensant que, sur ces graves questions de patriotisme et d'honneur, le coeur de l'enfant qu'il aimait battait à l'unisson du sien.

Quant au vicomte, les coudes sur la table, le front dans ses mains, il pleurait de nouveau en se rappelant que quinze jours avant, assis à la même place, il avait son père en face de lui, qu'ils causaient ensemble de leur réunion prochaine, en se leurrant de doux espoirs, et que ces espoirs étaient maintenant détruits. Perdu dans ses souvenirs, que le présent rendait plus affreux, il ne s'apercevait pas que Bernard, énervé par la fatigue autant que par la douleur, s'attendrissait encore au spectacle de celle de son frère, et allait, lui aussi, éclater en sanglots. Ce fut Valleroy qui le rappela à la réalité.

—Monsieur le vicomte, lui dit-il, pour vous-même et pour M. le chevalier, il est nécessaire que vous ne vous laissiez pas abattre. La situation est grave, mais non désespérée. Nous en viendrons à bout.

—Tu as raison, Valleroy. Pleurer est indigne d'un gentilhomme. Désormais, je serai courageux, je serai fort. Par exemple, si jamais les misérables qui, ce soir, ont fait couler mes larmes me sont connus!…

Et il eut un geste de menace.

—Oh! pour cela, je vous aiderai, interrompit Valleroy en essayant de rire, et le nommé Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, passera un mauvais quart d'heure.

À ce moment, le regard d'Armand s'arrêta sur son frère. Il le vit pâle, les traits altérés.

—Mais tu tombes de lassitude, mon pauvre chevalier, fit-il d'un accent de tendre sollicitude. Et moi qui ne m'en apercevais pas, égoïste que je suis! Allons, viens, rentrons.

Il se leva. Alors seulement il s'aperçut que l'explosion de sa douleur avait eu pour témoins les consommateurs réunis au café des Trois-Couronnes, et que, de toutes parts, les yeux étaient fixés sur lui. En même temps, le vidame d'Épernon, le marquis de Guilleragues, le comte de Morfontaine s'approchaient.

—Ne prenez pas en mauvaise part notre curiosité, mon cher Malincourt, lui dit le vidame, mais, en voyant votre désespoir, vos amis se sont inquiétés. Ne nous direz-vous pas quel événement vous afflige et refuserez-vous de mettre à l'épreuve, en cette circonstance, notre dévouement?

—Messieurs, répondit Armand en désignant Bernard, je vous présente mon frère, le chevalier de Malincourt. Chevalier, ajouta-t-il en s'adressant à celui-ci, je te présente les plus brillants gentilshommes de France.

Et les ayant nommés, il leur dit:

—Le comte et la comtesse de Malincourt ont été arrêtés par les jacobins d'Épinal, et le chevalier n'a pu se dérober au même sort qu'en prenant la fuite. En apprenant de sa bouche ce funeste événement, je n'ai pas été maître de mon émotion. Mais c'est fini maintenant, et je ne veux plus songer qu'à délivrer nos parents et à tirer vengeance de leurs persécuteurs. Au besoin, je ferai appel à votre aide, Messieurs.

—Tu peux compter sur moi, vicomte, s'écria Guilleragues.

—Sur moi aussi, ajouta Morfontaine.

—Sur nous tous, reprirent quelques voix.

Seul, le vidame d'Épernon, qui n'était pas soldat, ne s'associa pas à cette manifestation. Mais, tandis qu'Armand se prodiguait en remerciements et en reconnaissantes poignées de mains, il s'approcha de Bernard et lui dit d'un ton affectueux:

—Je vous plains de tout mon coeur, mon cher enfant, car c'est pitié de vous voir, à peine entré dans la vie, en butte à d'aussi rudes épreuves. Si vous voulez me rendre en confiance un peu de l'intérêt que vous m'inspirez, je serai heureux de vous aider à supporter vos peines.

—Oh! merci, Monsieur! s'écria Bernard avec effusion.

À Coblentz, comme dans toutes les villes qui donnaient asile aux émigrés, la plupart d'entre eux étaient réduits à la gêne ou même à la misère. On comptait ceux dont les ressources suffisaient à leurs besoins et qui pouvaient vivre sans faire appel à la générosité des princes ou à la bienveillance des cours étrangères. Armand de Malincourt appartenait à ce petit nombre de privilégiés. Grâce à la sollicitude paternelle, grâce à l'emploi qu'il occupait auprès du second frère de Louis XVI, il vivait dans l'aisance et pouvait même, de temps en temps, s'offrir le luxe de venir en aide à un camarade. Dans le quartier le plus élégant de Coblentz, il avait loué une petite maison, haute de deux étages, où il résidait avec un seul domestique qui devenait tour à tour cuisinier, maître d'hôtel, valet de chambre, palefrenier, selon les exigences du moment. C'est là qu'en quittant le café des Trois-Couronnes, il conduisit Bernard et Valleroy. Son appartement occupait le premier étage. Mais, au second, se trouvaient des chambres où il les installa. Bernard, excédé de fatigue, se mit au lit sans tarder et s'endormit à peine couché.

Le lendemain, quand il ouvrit les yeux, son frère était auprès de lui, debout et déjà en grande tenue.

—Oh! comme vous voilà beau, Armand! lui dit-il. Est-ce donc aujourd'hui que vous partez en guerre?

—Chaque chose vient à son heure, répondit Armand, et la guerre viendra plus tard. Aujourd'hui, j'ai un autre devoir à remplir. Pare-toi de tes plus beaux habits, chevalier, je vais te présenter à Mgr le comte d'Artois.

—Mes plus beaux habits! Hélas! Ils sont restés à Saint-Baslemont.

—N'en as-tu pas d'autre que celui que tu portais hier?

—Pas d'autre, mon frère. Le voilà sur cette chaise, regardez-le et vous comprendrez que je ne puis aller chez un prince du sang en si pauvre équipage.

—Bah! ce n'est que demi-mal. Nous allons passer chez le fripier et peut-être y trouverons-nous un costume à ta taille.

—Mais si nous n'en trouvons pas?

—Alors, nous en commanderons un au tailleur.

—Le tailleur demandera plusieurs jours pour le faire, et ma visite au prince devra être forcément remise.

—Nous ferons notre visite quand même. Une fois n'est pas coutume, et Monseigneur t'excusera, vu la gravité des circonstances. Allons, debout, chevalier, et hâte-toi.

Bernard s'empressa d'obéir. Valleroy étant entré sur ces entrefaites, l'aida à se vêtir, et, quelques instants après, comme sonnaient 9 heures à la cathédrale de Coblentz, les deux frères sortirent ensemble. De même que la journée précédente, celle qui commençait s'annonçait radieuse. Le soleil, déjà haut dans le ciel tout bleu, achevait de boire la fraîcheur de la nuit. Dans les arbres des promenades, les oiseaux piaillaient, mêlaient leurs cris aux chansons des joueurs de vielle et à la musique des orgues de barbarie. Au milieu des places, des charlatans en costumes mirifiques, juchés sur le siège de leurs voitures, récitaient leur boniment, arrachaient les dents «sans douleur» ou débitaient des fioles d'élixir bon à guérir toutes les maladies. Le long des quais du Rhin, quelques compagnies de l'armée des princes s'exerçaient aux manoeuvres militaires, et comme tous n'étaient pas encore armés, beaucoup de soldats se servaient de bâtons. La foule des oisifs circulait lentement, s'arrêtait à des échoppes en bois, dressées tout près du marché aux herbes, où des femmes de la noblesse, obligées de travailler pour vivre, vendaient des broderies, des dentelles, des étoffes, des parfums, des estampes et des livres. Au coin d'une rue, Bernard vit son frère saluer avec déférence un cireur de bottes, et comme il s'en étonnait:

—C'est un bon gentilhomme du Poitou, répondit Armand.

Un peu plus loin, une sémillante jeune femme arrêta le vicomte et lui demanda si son linge n'avait pas besoin d'être ravaudé. Le jeune homme la remercia en l'appelant madame la marquise. Puis il traita de baronne une marchande de fleurs, et, comme Bernard ne pouvait dissimuler sa surprise, il lui dit:

—Ne t'étonne de rien, chevalier, tu en verras bien d'autres. Partout où il y a des émigrés, ils font tous les métiers; cordonniers, cuisiniers, gardes-malades, porteurs d'eau, comédiens, d'autres encore. Avant tout, qu'on soit plébéien ou gentilhomme, il importe de ne pas mourir de faim.

Tout en parlant, ils étaient arrivés devant la boutique d'un fripier, reconnaissable aux innombrables habits accrochés à la devanture et dans l'intérieur; habits de toutes sortes, de toutes nuances et pour toutes conditions: en velours, en soie, en drap; les uns sans ornement, les autres chargés de broderies d'or et d'argent ou agrémentés de dentelles, mêlés à des chapeaux, à des bas de soie, à des souliers à boucles, à des bottes, à des chemises, le tout, neuf ou vieux, étalé au tas dans une confusion bizarre et criarde de formes et de couleurs.

—C'est ici, fit Armand.

Et sur le seuil de la boutique, au moment d'entrer, il ajouta:

—Le propriétaire de toutes ces défroques est un ancien fermier général.
Le voilà qui vient vers nous.

Un petit vieux, propret, turbulent, très affairé, s'avançait à leur rencontre.

—Qu'y a-t-il pour votre service, mes gentilhommes? demanda-t-il.

—Nous voudrions un costume élégant pour M. le chevalier, lui dit Armand en désignant son frère, un costume de cour qui lui fasse honneur et profit, sans coûter un gros prix.

—M. le chevalier est de petite taille, observa le marchand, et je ne sais si nous trouverons… Parbleu, j'ai votre affaire, s'écria-t-il tout à coup, en se frappant le front. C'est la garde-robe des enfants d'un duc, qui me l'a cédée l'an dernier, au moment de partir pour Rome. Il était pressé de se mettre en route, et comme les fonds qu'il attendait n'arrivaient pas, j'ai pourvu aux frais de son voyage. Il m'a laissé ses malles en gage.

Il s'enfonça dans son magasin, disparut un moment derrière un comptoir chargé de marchandises, et revint bientôt, traînant péniblement un immense coffre en bois à ferrures.

—Nous devons trouver là-dedans ce qu'il vous faut, dit-il, en l'ouvrant, après s'être essuyé le front.

Il en tira d'abord toute une toilette de petite fille, une robe en soie rose, une écharpe blanche, en gaze, à paillettes d'or, une guimpe en point de Malines, et enfin une mante en satin, couleur feuille morte, à triple collet, bordée autour du cou d'une fine fourrure de petits gris. Il maniait délicatement ces divers objets et les mit de côté, en faisant remarquer qu'ils avaient appartenu à la fille cadette de M. le duc, une jolie blonde de sept ans.

—L'âge de Nina, pensa Bernard en jetant un regard de convoitise sur la toilette de la petite duchesse.

—Voici ce que je cherchais, ajouta triomphalement le marchand.

Et il présentait à Bernard, en les dépliant devant lui, un habit en soie, couleur chocolat, à boutons en similor, un gilet gris perle en satin, à semis de fleurettes bleues, une culotte de même étoffe et de même nuance, avec les bas assortis, des souliers à boucles et un tricorne à la mode de 1789.

—Ceci doit vous aller comme un gant. Monsieur le chevalier, et c'est neuf, entièrement neuf. Remarquez qu'aucun de ces vêtements n'a été porté.

—Le tout est qu'ils soient à ma mesure, objecta Bernard.

—Nous allons nous en assurer. Venez, mon jeune gentilhomme.

Le marchand entraînait Bernard dans son arrière-boutique, en priant Armand d'attendre. La transformation fut vite opérée, et le vicomte vit reparaître son frère, vêtu selon son rang, charmant dans sa tenue nouvelle.

—C'est à croire qu'on l'a fait pour lui, répétait le petit vieux en s'extasiant; oui, c'est à le croire.

—Et le prix? demanda le vicomte.

—Pour vous, mon officier, c'est soixante-quinze livres, tout au juste.

—Je ne marchande pas; voici votre argent.

Armand jeta trois louis sur le comptoir, et s'adressant à son frère:

—Filons vite, chevalier, Monsieur fera porter chez nous les vêtements que tu viens de quitter.

Mais, au lieu d'obéir à son aîné, Bernard interrogeait le marchand, en lui désignant la robe rose, l'écharpe blanche, la guimpe en point de Malines et la mante à triple collet.

—Combien voulez-vous vendre ceci, Monsieur?

—Vingt-cinq livres seulement, à cause de la difficulté que j'ai à m'en défaire.

—Mon frère, continua Bernard en se tournant vers Armand, permettez-moi d'offrir ces parures à une pauvre petite fille avec qui j'ai fait la route de Mayence à Coblentz?

—Ton amie Nina dont Valleroy m'a parlé? À ton aise, chevalier. Voici un louis de plus, Monsieur le marchand.

Une pièce d'or alla rejoindre les trois autres. Puis, après que Bernard eut donné l'ordre d'apporter chez le peintre Venceslas Reybach, pour Mlle Nina, les objets qu'il venait d'acheter, les deux frères sortirent pour se rendre au château de Schonbornlust, somptueuse résidence située aux portes de la ville et mise par l'électeur de Trêves à la disposition des princes français.

Au fur et à mesure qu'ils avançaient, les maisons s'espaçaient. Ils se trouvèrent bientôt en pleine campagne, sur une route qu'ombrageaient de vieux arbres déjà poudreux de la poussière du jour, et tout au bout de laquelle le château dressait sa masse imposante. Sur cette route, les piétons étaient nombreux, tous des émigrés, à en juger par les costumes des hommes, les toilettes des femmes, les uniformes des officiers. Plus rares étaient les voitures. Cependant, il en passait quelques-unes, antiques et vénérables berlines pour la plupart traînées par de lourds chevaux que conduisaient des cochers à la livrée usée et défraîchie. Parmi ces équipages d'un autre temps, Bernard aperçut un de ces cabriolets, appelés «pots de chambre», qu'ils avaient vus souvent à Paris.

—Un fiacre de Paris à Coblentz! s'écria-t-il.

—Nous en avons une douzaine, répondit Armand. Ils ont amené des émigrés, et les cochers, la course faite, ont trouvé plus simple de rester ici que de retourner en France.

Ainsi, tout était pour Bernard sujet de surprise: des princes français en Allemagne, la noblesse dans l'exil, des gentilshommes vivant du travail de leurs mains, des grands seigneurs et des grandes dames s'en allant à pied par les routes, des fiacres entreprenant des voyages de trois cents lieues, et lui, le chevalier de Malincourt, jeté tout à coup dans cette existence aventureuse et se rendant à l'audience du comte d'Artois, ayant sur le dos des vêtements d'emprunt, la défroque d'un petit duc qui sans doute à cette heure menait la même vie nomade que lui!

Cependant, il continuait à interroger Armand:

—Est-ce que tous ces gens se rendent à Schonbornlust, mon frère?

—Ils vont, comme nous, faire leur cour à nos seigneurs les princes, qui, tous les matins, reçoivent la noblesse.

—Manifeste-t-elle toujours le même empressement?

—Aujourd'hui, l'affluence est plus nombreuse que de coutume. Cela tient à ce que la nouvelle s'est répandue que le prince de Nassau est revenu de Saint-Pétersbourg, apportant un million de livres que l'impératrice Catherine offre aux frères du roi de France pour subvenir aux frais de la campagne qui se prépare. Il y a beaucoup de malheureux parmi les émigrés. Ils se hâtent avec l'espoir qu'en arrivant les premiers ils recueilleront quelques gouttes de cette pluie d'or.

—Mais si on leur distribue le million, objecta Bernard, il ne restera plus rien pour les frais de la campagne?

Armand regarda son frère, comme s'il eût été frappé par la justesse de cette remarque et surpris de l'entendre sortir de la bouche d'un enfant. Mais il n'y répondit pas.

Qu'aurait-il pu répondre, sinon que la misère et l'exil sont choses lamentables et compromettent le succès des meilleures causes. Il ne le savait que trop, lui qui, depuis dix-huit mois, avait vu des sommes énormes se fondre entre les mains des princes, absorbées, sans profit pour la cause de la royauté, par l'entretien de leur maison et les pressants besoins des gentilshommes qui formaient leur cour.

D'ailleurs, on arrivait au château. Deux soldats de la garde des princes se promenaient devant la porte, silencieux, le fusil sur l'épaule. Ils présentèrent les armes au vicomte de Malincourt qui passa, suivi du chevalier.

CHAPITRE V

PRINCES ET GRANDS SEIGNEURS

L'intérieur du château du Schonbornlust présentait la même animation que l'intérieur du palais de Versailles aux beaux jours de la royauté, à l'heure du lever du roi. Au pied de l'escalier, des soldats formaient des groupes bruyants, en attendant le moment d'aller prendre faction sur quelque point de la vaste demeure. En haut, des suisses armés de hallebardes gardaient l'entrée du salon d'attente, qui précédait le cabinet des princes. De toutes parts, dans l'allure et la tenue des gens, dans les consignes, dans la diversité et l'éclat des uniformes, se révélaient le souci de l'étiquette, la constante préoccupation des représentants de la monarchie de s'entourer, dans l'exil, d'un appareil décoratif aussi pompeux que celui dont elle avait été, durant des siècles, entourée en France.

La porte du salon d'attente s'ouvrit devant Armand, avant même qu'il eût fait un signe, car les suisses le connaissaient, et, en sa qualité d'officier attaché à la personne du comte d'Artois, il avait accès partout, à tout instant du jour et de la nuit. À sa suite, Bernard se trouva donc tout à coup, sans avoir attendu ni sollicité, parmi les personnages les plus considérables de la cour de Coblentz. Ils remplissaient déjà la vaste et luxueuse salle, très imposante avec ses boiseries sculptées et ses lambris dorés. Devant le cabinet des princes, se tenaient immobiles deux gardes du corps, l'épée au poing, et tout à côté, assis à une petite table, un gentilhomme de la chambre qui inscrivait les noms des arrivants et désignait à ceux qui avaient obtenu une audience particulière l'heure à laquelle ils seraient reçus.

À tout moment, cette porte s'entre-bâillait pour laisser entrer ou sortir des visiteurs. Quelques-uns étaient introduits sans attendre, sur le simple énoncé de leur nom. Ceux-là étaient les membres du Conseil, à qui leur fonction assurait cette faveur. Sur le visage de ceux qui sortaient, ceux qui attendaient leur tour cherchaient à saisir un reflet, une impression, quelque trait propre à les fixer sur le sort de la requête qu'eux-mêmes venaient présenter. Ils allaient et venaient, impatients, dissimulant mal leur anxiété, interrogeant du regard le gentilhomme chargé de les appeler et de les conduire auprès des princes. Très mêlée et très bigarrée, cette foule! À côté de hauts seigneurs, faisant montre de leur nom et de leurs titres, on voyait des individus d'humble mine, solliciteurs d'argent ou solliciteurs d'affaires, les uns venus au nom des royalistes de leur province apporter des plans ou quémander des secours, les autres gentillâtres obscurs en quête d'un emploi dans l'armée royale, ou encore des banquiers juifs, cherchant à faire accepter leurs services. Tous n'avaient pu obtenir audience. Mais, comme ils savaient que les princes traversaient le salon d'attente en se rendant à la chapelle du château pour la messe et en revenant, ils tenaient à se trouver sur leur passage pour se faire voir et saisir l'occasion de toucher un mot de ce qui les avait amenés.

Au milieu de cette assemblée, Bernard fut d'abord perdu et tout étourdi. Son frère distribuait saluts et poignées de mains, s'inclinait respectueusement devant certains personnages, en traitait dédaigneusement d'autres qui semblaient se courber à ses pieds. Au passage, il présentait Bernard à quelques-uns qui l'accueillaient avec bienveillance, mais que, dans la cohue, celui-ci avait à peine le temps d'entendre et d'entrevoir. Ce fut pour le pauvre enfant, pendant quelques minutes, un inexprimable trouble, presque de l'effarement. Mais, soudain, il se trouva en présence du vidame d'Épernon. Le fringant et aimable vieux, assis auprès d'une croisée, paraissait se divertir à observer la physionomie des allants et venants et à tâcher de deviner les préoccupations qu'elle dissimulait. La veille, au café des Trois-Couronnes, il avait adressé à Bernard d'affectueuses paroles, et d'instinct l'enfant se sentait attiré vers lui. Il allait le saluer, quand Armand se jeta entre eux.

—Pardieu! voilà qui se trouve bien, dit-il. Monsieur le vidame, je sollicite vos bontés pour mon frère. Je cherchais quelqu'un à qui le confier pendant que je vais rentrer chez Monseigneur pour l'annoncer. Voulez-vous, pour quelques instants, le prendre sous votre égide? Je ne saurais le mettre en meilleures mains.

—Je m'en charge volontiers, répondit M. d'Épernon.

Et tandis qu'après l'avoir remercié le vicomte s'éloignait, il dit à
Bernard en lui désignant une chaise à son côté:

—Asseyez-vous près de moi, chevalier. On est très bien ici pour voir ce qui peut vous intéresser.

Bernard obéit, et ils restèrent là, tous deux, l'enfant assis au bord de la chaise, son chapeau sur les genoux, le vieillard enfoncé dans son fauteuil, sa canne droite entre ses jambes croisées, tournant dans ses doigts sa tabatière dont les pierreries étincelaient au soleil, entrant à flots par la croisée.

—Vous étiez triste et bien las, hier, mon enfant, dit M. d'Épernon à
Bernard. Vous sentez-vous mieux, ce matin?

—Oui, Monsieur, et je vous remercie pour la sollicitude que vous me témoignez.

—Elle est toute naturelle. Dès que je vous ai vu, je me suis intéressé à vous, à vos malheurs. Il faudrait avoir un coeur de pierre pour n'en pas être ému. Et voyez, ajouta-t-il avec un sourire, si vous interrogiez la plupart de ceux qui ne me connaissent que de réputation, ils vous diraient que le vidame d'Épernon n'est qu'un vieil égoïste sans entrailles.

—Vous avez, cependant, l'air bon et humain, observa Bernard.

—Et cet air n'est pas trompeur, croyez-le, chevalier. Il serait malséant de faire mon éloge. Au milieu de la société besogneuse et mendiante que vous voyez ici, j'ai le bonheur de n'être à charge à personne. J'ai trouvé dans l'héritage de mes parents des terres en Bavière. J'en touche le revenu librement et je vis à Coblentz comme je vivrais à Paris, si j'avais cru prudent d'y rester. En de telles conditions, je serais ingrat envers le ciel si je ne venais en aide à d'autres moins heureux que moi. Mais, grâce à Dieu, je n'ai point manqué à ce devoir.

—Mais alors, Monsieur le vidame, d'où vous vient cette réputation d'égoïsme?

M. d'Épernon protesta d'un geste, et se redressant, il reprit:

—D'où elle me vient, cette réputation imméritée? De ma franchise, de ce que je n'approuve pas tout ce qui se passe ici et de ce que j'ose le dire, de ce que je m'irrite au spectacle des sottises, des hypocrisies, des bassesses dont je suis le témoin. Plus tard, quand on parlera du temps où nous vivons, vous et moi, on vous dira que les princes frères du roi se sont héroïquement dévoués à leur aîné, que la noblesse de cour s'est sacrifiée pour la cause royale… N'en croyez rien, mon enfant.

—Cependant, Monsieur, il y a ici de grands dévouements.

—Ils n'existent qu'en apparence, chacun songe à soi. Ces gens que vous voyez se presser à la porte de nos seigneurs ne sont là qu'avec l'espoir de tirer d'eux pied ou aile. C'est à qui les exploitera le mieux. Autour d'eux, tout est intrigues, rivalités. Le comte de Calonne, leur homme de confiance, leur ministre, le personnage le plus puissant de l'émigration, jalouse le baron de Breteuil, l'homme de confiance du roi, et le baron de Breteuil jalouse le comte de Calonne, lequel, en sa qualité d'ami du comte d'Artois, est battu en brèche par le comte de Jaucourt, ami de Monsieur, comte de Provence. Ces divisions, au sommet, se répercutent à tous les degrés de l'échelle sociale et produisent de funestes conséquences. Les princes eux-mêmes, unis à la surface, sont désunis au fond. Condé, leur cousin, ne veut pas se soumettre à eux et eux ne veulent pas se soumettre au roi.

—Ils agissent pourtant en son nom, objecta Bernard.

—En son nom sans doute, mais contre lui. Monsieur, comte de Provence, déteste la reine, et, malgré le roi, voudrait être régent. Le comte d'Artois se plaint de Monsieur et déclare, comme lui, que le roi n'étant pas libre a perdu le droit d'ordonner. Ils ne se mettent d'accord que pour le blâmer, le bafouer et lui désobéir. Ils voudraient bien qu'il fût sauvé, mais non par d'autres que par eux, et quiconque n'est pas de leur avis perd leur faveur et tombe en disgrâce. Cette disgrâce, moi qui vous parle, j'en ai subi les effets.

—Vous, un vaillant gentilhomme, un serviteur éprouvé de la monarchie!

—Sans doute, mais j'ai l'impardonnable tort d'avoir proclamé que, par certains côtés, la Révolution était légitime, qu'elle serait déjà finie, si l'on avait donné satisfaction à celles de ses exigences qui étaient fondées, et surtout si l'on ne s'était attaché à exciter contre la France les puissances étrangères. Oui, poursuivit M. d'Épernon, qui s'animait, je passe ici pour un frondeur, pour un sceptique, pour un jacobin, et si l'on me ménage encore, c'est qu'aux jours de détresse on a trouvé ma bourse ouverte et qu'on se flatte d'y recourir encore. Mais, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, on ne m'empêchera pas de penser et au besoin d'affirmer tout haut que la politique de Coblentz est une politique fatale, et qu'après avoir perdu la monarchie, elle enverra la famille royale à l'échafaud.

Bernard, très impressionné par ce qu'il entendait, s'étonnait de retrouver dans la bouche du vidame d'Épernon des propos que, en d'autres circonstances, il avait entendu tenir à son père et à Valleroy.

—Êtes-vous d'avis, Monsieur, que la noblesse eût mieux fait de ne pas émigrer? demanda-t-il.

—Oui, certes, et ceux-là ont été bien coupables qui ont donné l'exemple de la fuite.

—Mais vous-même, Monsieur? se permit de dire Bernard.

—Oh! moi, je n'ai pas donné l'exemple, je l'ai suivi. Je n'ai pas émigré en 1789, mais en 1791, quand les irréparables fautes des princes et des gentilshommes partis les premiers n'ont plus permis aux autres de rester en France.

Au cours de cet entretien, qui en apprenait long à Bernard, le salon s'était rempli au point d'y rendre impossible la circulation. Il régnait une chaleur lourde qui ajoutait à l'excitation des paroles échangées bruyamment. Quand s'ouvrait la porte du cabinet des princes, un mouvement se produisait dans cette foule. Toutes les têtes se tournaient du même côté, accompagnant d'un regard d'envie ceux qu'appelait le gentilhomme de la chambre pour les introduire auprès des Altesses Royales. Soudain, le mouvement s'accentua, la rumeur des conversations devint plus forte. Instinctivement, et sans qu'aucun ordre eût été donné, la foule se divisa, de manière à laisser un passage libre de l'entrée du salon au cabinet des princes. Trois personnages venaient d'apparaître devant lesquels tous les fronts se courbaient. Ils s'avançaient lentement, saluant à droite et à gauche, non sans un peu de hauteur dédaigneuse, qui se marquait surtout chez celui qui paraissait servir de guide aux deux autres.

—Voulez-vous voir de près les hommes du jour, chevalier? demanda en se levant M. d'Épernon à Bernard. Montez sur votre chaise et regardez. Celui qui marche au milieu, en uniforme de général prussien, est le duc régnant de Brunswick, à qui l'Autriche et la Prusse ont confié le commandement supérieur des armées qu'elles envoient contre la Révolution. Il est arrivé tout à l'heure pour attendre ici les troupes qu'il doit commander, et il vient présenter ses hommages aux frères de Louis XVI. Tel que vous le voyez, avec ce ventre proéminent, cette démarche lourde, ce nez busqué, ces gros yeux ronds et cette tête carrée d'Allemand, il n'a tenu qu'à lui de devenir roi des Français, oui, mon enfant, roi des Français. L'abbé de Talleyrand-Périgord et ses amis ne s'étaient-ils pas imaginé de lui offrir la couronne!

—Cet étranger sur le trône des Bourbons! s'écria Bernard.

—Il a refusé et il a bien fait. On dit qu'il possède tout le génie nécessaire pour délivrer le roi et le rétablir dans son autorité, on le dit, mais personne n'en est sûr. À sa droite, c'est le prince de Nassau, un aventurier de haute extraction, mais un aventurier qui a couru le monde, tour à tour au service de la France et de la Russie, et qui s'est offert, grâce à sa fortune, le luxe de devenir le trésorier des princes, leur chevalier servant, leur courtisan et même leur ambassadeur. Il revient de Saint-Pétersbourg. C'est lui qui a porté le million dont nous parlions tout à l'heure.

—Et le troisième, Monsieur, celui qui marche à gauche du duc?

—Celui-là, c'est le véritable roi de Coblentz, M. de Calonne.

Bernard observait avidement. Il vit passer un homme assez grand, mince, touchant à la soixantaine, portant haut la tête, au sommet de laquelle une perruque cachait mal les cheveux déjà gris et marchant avec une affectation d'élégance hautaine, qui évoqua dans l'imagination de l'enfant l'image d'un paon faisant la roue.

À l'aspect des nobles visiteurs qui s'avançaient, les gardes du corps placés à l'entrée de l'appartement des princes s'étaient empressés d'en ouvrir la porte. Au même instant, sortait de cet appartement un homme encore jeune, à la figure osseuse et maigre, d'un caractère ascétique, au regard pénétrant, les cheveux en coup de vent. Il s'effaça pour laisser passer les nouveaux venus, et s'inclina quand ils défilèrent devant lui. Puis, comme il relevait la tête, il aperçut M. de Calonne qui lui souriait d'un air de condescendance railleuse en accompagnant le sourire d'un geste de salut protecteur. Il répondit en courbant de nouveau le front, mais sans bassesse, très sérieux, très froid, et se faufila dans le salon d'attente, tandis que la porte se fermait sur ses talons et dérobait aux profanes le sanctuaire où venaient d'être introduits le ministre Calonne, le duc de Brunswick et le prince de Nassau. Mais, une fois en présence du flot pressé des courtisans, il fut tout décontenancé. Il ne connaissait aucun d'eux, et, s'ils le connaissaient, ils ne voulaient pas lui faire accueil, car il les vit lui tourner le dos et s'éloigner de lui comme d'un pestiféré.

—Quel est cet homme dont chacun s'écarte? demanda Bernard au vidame d'Épernon.

—Un messager envoyé officieusement par le roi à ses frères, répondit M. d'Épernon, en saluant avec bienveillance l'inconnu. À la manière dont on le reçoit, qui s'en douterait? Mais à Coblentz, les ambassadeurs des Tuileries ne sont pas en odeur de sainteté. M. Mallet du Pan est en train d'en faire l'expérience. Il a porté ici des ordres ou des avis qui déplaisent. On le sait, et vous voyez qu'on le traite en paria. Du reste, on ne comprendrait guère que Sa Majesté ait choisi pour l'investir de sa confiance un homme de peu, un gazetier comme l'est M. Mallet du Pan, si l'on ne savait que, prisonnier dans son palais, Louis XVI n'est pas libre de communiquer à son gré avec ses frères.

M. Mallet du Pan avait vu M. d'Épernon. Il le rejoignit, tout heureux de trouver à qui parler. Le vidame l'interrogea à demi-voix.

—Eh bien, Monsieur, êtes-vous satisfait de votre entrevue avec leurs
Altesses Royales?

—Non, Monsieur le vidame, et vous vous en doutez bien, vous qui savez qu'à Coblentz on ne tient aucun compte de l'autorité du roi. On me l'avait dit quand j'ai quitté Paris; M. le maréchal de Castries, que j'ai vu à Cologne, me l'avait répété. Mais je ne pouvais croire que les princes poussaient à ce point le mépris pour les ordres de leur frère…

—Ils vous ont mal reçu?

—En ennemi, pour dire le mot, et, à mes pressantes exhortations pour les détourner de prendre part à la guerre contre la France, ils ont répondu en se moquant du roi. Ah! Monsieur le vidame, pourquoi tout le monde ici ne vous ressemble-t-il pas? Pourquoi M. de Calonne est-il le maître?

Il soupira, puis, après avoir adressé ses compliments à M. d'Épernon, il s'éloigna, traversant la foule pour regagner la sortie. Maintenant, dans la vaste pièce, on ne parlait plus qu'à voix basse, comme si chacun eût été pénétré de la gravité des conversations qui se tenaient de l'autre côté de la porte close, et se fût attaché à ne pas les troubler. On attendit ainsi pendant vingt minutes environ. Puis cette porte se rouvrit, et on vit sortir les trois personnages qu'on avait vus entrer. La visite officielle terminée, ils se retiraient comme ils étaient venus. Mais, derrière eux, sur le seuil du cabinet des princes, se montrait le vicomte Armand. D'un signe, il appela son frère. Celui-ci courut à lui.

—Mgr le comte d'Artois consent à te recevoir, dit l'aîné. Viens vite: nous n'avons qu'une minute avant la messe.

Bernard suivit Armand et se trouva soudain en présence des deux princes, frères du roi de France. Ils n'étaient d'un grand âge ni l'un, ni l'autre: Monsieur, comte de Provence, avait trente-cinq ans; le comte d'Artois, trente-deux. Mais, auprès de l'aîné, le plus jeune, avec sa taille svelte, son regard clair, sa figure fine et rosée, semblait un enfant, tandis qu'auprès du plus jeune, le corps obèse, enflé par la goutte, le masque lourd et déjà ridé, l'aîné semblait un vieillard. Tous deux portaient un habit en drap bleu, à boutons d'or, flottant sur un gilet blanc, et sur ce gilet le grand cordon des Ordres du roi. Sous des bas noirs en soie, les jambes du comte d'Artois se dessinaient fringantes et nerveuses, tandis que celles de Monsieur apparaissaient épaisses et traînantes dans des guêtres qui montaient jusqu'au genou. Comme écrasé par son précoce embonpoint, ce prince était assis auprès d'une croisée ouverte, dans un fauteuil très large, fait exprès pour lui, et écoutait un de ses secrétaires qui lui lisait une lettre de façon à n'être entendu que de cinq ou six personnages, membres du Conseil intime, qui, tout en écoutant, gardaient une attitude de déférence. Le comte d'Artois, au contraire, allait et venait, parlait à son frère, voltigeait vers une table où travaillaient deux commis de la correspondance, dictait une phrase à l'un, jetait un ordre à l'autre, adressait entre temps la parole à ses officiers groupés dans un coin, pétulant, bruyant, toujours en mouvement, ayant réponse à tout, sans embarras ni réflexion.

Le hasard de sa marche à travers la salle l'amena vers les messieurs de
Malincourt, qui attendaient, immobiles, qu'il leur adressât la parole.

—Est-ce là votre frère, vicomte? dit-il à Armand en s'arrêtant devant eux.

—Mon frère, le chevalier Bernard de Malincourt, oui, Monseigneur.

—Vous nous avez apporté de tristes nouvelles, Monsieur le chevalier, continua le comte d'Artois d'une voix indifférente, comme si ses lèvres eussent exprimé d'autres idées que celles dont son esprit était maintenant assailli. Nous sommes sensibles à vos malheurs, car nous tenons le comte de Malincourt, votre père, pour un féal serviteur, quoique son zèle ait paru refroidi par le retard qu'il a mis à nous rejoindre, en dépit de nos avertissements; comme si les bons royalistes pouvaient hésiter à nous obéir. Mais ces malheurs sont réparables et seront réparés avec les autres. Le règne des méchants touche à son terme.

En écoutant le prince, Armand s'était presque agenouillé, témoignant ainsi sa reconnaissance. Mais Bernard, lui, ne retenait qu'un trait du langage qu'il venait d'entendre, le blâme indirect infligé à son père. Ses joues s'empourprèrent, son regard protesta, et, au lieu de s'incliner, il resta la tête haute. L'auguste interlocuteur ne comprit pas, et, interpellant un des personnages groupés autour de Monsieur, un gros homme aux cheveux grisonnants:

—Quand serons-nous à Paris, marquis de Bouillé? demanda-t-il.

Le général marquis de Bouillé, qui ne pouvait se consoler d'avoir été impuissant à sauver le roi, lors de la fuite à Varennes, tourna vers le comte d'Artois son morne et martial visage et répondit:

—Vers les derniers jours d'août, Monseigneur, si M. le duc de Brunswick tient ses promesses.

—Dans six semaines, vos parents seront en liberté, Messieurs, reprit le comte d'Artois avec assurance en s'adressant aux frères de Malincourt.

Il passa. L'audience était terminée, et Armand déjà entraînait son frère quand s'éleva, dans le silence, la voix grave de Monsieur. Elle interrogeait:

—Quel est ce jeune enfant?

À cette question, les deux frères revinrent sur leurs pas, et Armand répondit:

—C'est mon cadet, Monseigneur.

—Qui donc m'a parlé de lui? Ah! je me souviens, c'est dans un rapport de police que j'ai lu tout à l'heure le récit de son arrivée au café des Trois-Couronnes, hier soir, Eh bien, vicomte, il faut lui dire de se consoler, de se rassurer. Il verra de meilleurs jours. Qu'il travaille, et, à notre retour à Paris, nous le ferons entrer au corps des pages.

Puis tout retomba dans le silence aux entours de Monsieur. Quant au comte d'Artois, il avait repris sa pétulante promenade de l'un à l'autre. Armand, comprenant que la bienveillance des princes était épuisée, allait se retirer. Mais il n'en eut pas le temps. La pendule ayant sonné dix heures, le comte de Provence se leva:

—La messe, mon frère, s'écria-t-il.

Son frère se rapprocha de lui. Un gentilhomme remit à chacun d'eux un paroissien, un chapeau et, en plus, une canne à l'aîné. La porte qui donnait sur le salon d'attente fut ouverte: on entendit résonner sur les dalles le bruit des hallebardes, et comme le cortège se mettait en marche, Bernard perçut ces trois mots jetés à la foule des courtisans:

—Les princes, Messieurs.

Alors, ce fut dans cette foule une agitation et une rumeur qui éclatèrent brusquement, qui s'apaisèrent presque aussitôt. Les princes s'avançaient au milieu d'elle, dans un calme tel qu'on eût entendu voler une mouche si, de temps en temps, eux-mêmes ne l'avaient troublé en adressant la parole à quelqu'un de ceux qui formaient la haie sur leur passage. Armand avait pris sa place accoutumée derrière le comte d'Artois; Bernard marchait à côté de son aîné, mais sans rien distinguer de ce que disaient les princes, quand ils parlaient, bien qu'il le devinât à l'expression des visages. C'étaient des encouragements aux uns, des refus à d'autres; ici un éloge, là un blâme, et personne ne répondait. De toutes parts, on ne voyait que bustes inclinés et têtes courbées.

La chapelle était au rez-de-chaussée, à l'autre extrémité du château. En y arrivant, Bernard fut tout heureux de se retrouver à côté du vidame d'Épernon.

—Permettez-moi de rester auprès de vous. Monsieur le vidame, lui dit-il, et daignez me nommer encore les personnages fameux.

—Avec plaisir, chevalier, répondit M. d'Épernon. Mais, dites-moi, vous avez approché Leurs Altesses Royales! Vous ont-elles consolé?

—Elles m'ont parlé brièvement et je n'ai rien trouvé à leur répondre.

—Vous étiez intimidé?

—Irrité plutôt, répliqua Bernard.

Et il raconta les détails de l'audience.

—Toujours les mêmes, observa M. d'Épernon, se croyant déjà les maîtres et professant la haine de quiconque ne partage pas leurs téméraires et imprudentes ardeurs.

À ce moment, dans la chapelle, chacun avait pris sa place. Mgr de Conzié, évêque d'Arras, montait à l'autel. Au premier rang des fidèles, à droite, on voyait Madame, comtesse de Provence; derrière elle, l'orgueilleuse comtesse de Balbi, sa dame d'honneur, que l'amitié de Monsieur avait faite reine de l'émigration; la belle et modeste Louise de Polastron, favorite du comte d'Artois, et la princesse de Monaco, la vieille amie du prince de Condé, venue de Worms le matin, envoyée par lui pour faire connaître aux frères du roi la détresse de l'armée qu'il commandait. À gauche, se tenaient ceux-ci, ayant à côté d'eux le duc d'Angoulême et le duc de Berry, fils de l'un et neveux de l'autre, tous deux encore enfants.

Le vidame d'Épernon désignait au chevalier, en les nommant, ces hauts personnages. Puis, celui-ci, sa curiosité satisfaite, s'agenouilla et se recueillit. Alors sa pensée, un moment distraite, s'envola vers Saint-Baslemont. Il ne vit plus ni princes, ni princesses, ni grands seigneurs, ni grandes dames. Bercé par l'harmonie des chants religieux que l'orgue accompagnait, il revoyait le château où il était né, son père, sa mère. Il revivait tour à tour les jours heureux et les jours tristes, et la comparaison de ce passé avec le présent, son isolement au milieu de cette cour en apparence brillante, misérable en réalité, où il savait bien qu'il ne trouverait aucun secours, faisaient monter à ses yeux les larmes qui gonflaient sa poitrine, à ses lèvres des prières… Il resta longtemps ainsi.

—Venez-vous, chevalier? lui dit le vidame d'Épernon. C'est fini.

Les princes étaient sortis sans qu'il s'en aperçût. La foule se pressait sur leurs pas, dans le bruit des chaises sur les dalles, dans la rumeur des voix; que grossissait la sonorité des voûtes. Bernard suivit le vidame, mais il le perdit à la porte de la chapelle. Alors il revint dans le salon d'attente. C'est là que le retrouva son frère, quelques instants après, et ils quittèrent le château pour rentrer à Coblentz. Maintenant rassasié des splendeurs de la cour des princes, Bernard avait hâte de revoir Nina.

Dans sa modeste maison, située au coeur de la ville, le peintre Venceslas Reybach vivait seul avec sa gouvernante, Fraulein Lisbeth, qui le servait, depuis quarante ans. Indépendamment de l'atelier, l'habitation ne se composait que de deux chambres, l'une occupée par le peintre, l'autre par Fraulein. Aussi l'arrivée de deux étrangères dans cette demeure exiguë avait-elle pris aux yeux de la vieille gouvernante les proportions d'une inoubliable aventure. Pour la contraindre à les y installer, il avait fallu la volonté formelle de son maître. Il s'était empressé de céder sa chambre à tante Isabelle et à Nina, se résignant lui-même à coucher dans son atelier sur un matelas jeté par terre. Après avoir dormi comme au bivouac, il s'était mis au travail dès le matin et n'avait interrompu sa tâche que pour céder la place à Lisbeth qui venait dresser le couvert pour le dîner.

Maintenant, le repas s'achevait. On dînait alors à midi, et les aiguilles de l'antique cartel en cuivre, accroché au mur, au-dessus d'un grand buffet flamand, allait marquer une heure. C'est dire que, ce jour-là, le repas de Reybach, qui l'expédiait ordinairement en dix minutes, avait duré plus que de coutume. Il est vrai qu'un solitaire comme lui n'a pas tous les jours à sa table une aimable tante Isabelle et une mignonne Nina, et que, lorsqu'un heureux hasard les a conduites, il est bien excusable de s'attarder aux charmes d'une aussi séduisante compagnie. Un jour radieux entrait dans l'atelier par une vaste baie, inondait d'une lumière chaude les tableaux épars sur des chevalets, les vieux meubles ramassés un peu partout par Reybach, au hasard de ses voyages en Allemagne et dans les Flandres, et au milieu desquels il vivait comme un de ces peintres du XVIe siècle dont il portait le costume autant parce qu'il le trouvait commode et seyant qu'afin de témoigner de son enthousiasme pour l'époque de la renaissance artistique dont il suivait les traditions.

Amadouée par la bonne grâce de la comédienne et les caresses de l'enfant, Fraulein, le repas terminé, s'était retirée dans sa cuisine, et Venceslas Reybach causait librement avec ses petites amies. À cette heure, l'entretien roulait sur un incident qui venait de se produire. Quelques instants avant, un homme était entré, apportant un paquet pour Mlle Nina. Comme on lui objectait qu'il se trompait, que Mlle Nina, ne connaissant personne à Coblentz et personne ne la connaissant, n'attendait aucun envoi, il avait répliqué qu'il ne se trompait pas et était parti sans s'expliquer autrement. Alors, tante Isabelle ayant défait le paquet, en avait retiré une robe rose, une écharpe blanche, une guimpe en dentelles et un manteau garni, autour du cou, d'une fourrure, le tout à la taille de Nina, qui avait voulu revêtir sur-le-champ ces brillants atours, et, parée comme une fille de gentilhomme, ne cessait depuis de se pavaner, se trouvant belle comme le jour. Ce que tous trois cherchaient à deviner, c'était le nom du donateur généreux auquel l'enfant devait la possession de ces choses. Mais vains étaient leurs efforts; ils ne savaient à qui attribuer ce présent, et Nina parlait déjà d'aller promener sa toilette par la ville que sa protectrice en était encore à se demander si, une fois dehors, on ne l'arrêterait pas comme une voleuse.

Soudain, à la porte qui s'ouvrait sur la rue, un coup de marteau annonça des visiteurs. On entendit les pas alourdis de Fraulein qui descendait ouvrir, puis on l'entendit remonter précipitamment. Elle entra dans l'atelier comme un ouragan, sa coiffe sur la nuque et dardant sur son maître ses gros yeux effarés:

—Ils sont trois, Monsieur, gémit-elle.

—De qui me parlez-vous, vieille folle?

—De ceux qui marchent derrière moi. Je ne les connais pas, ou plutôt, il y en a bien un que j'ai déjà vu; quant aux deux autres…

Elle n'eut pas le temps d'achever. Au seuil de l'atelier venaient d'apparaître Bernard de Malincourt qu'accompagnaient Armand et Valleroy. La figure parcheminée de Reybach s'épanouit dans un bienveillant sourire, et s'adressant à sa gouvernante:

—Vous avez eu peur de ces gentilshommes! Les prenez-vous pour des malfaiteurs?

—Dans une ville pleine d'émigrés, on doit s'attendre à tout, grommela Lisbeth, traduisant à sa manière l'opinion défavorable que professait contre eux la population de Coblentz.

Satisfaite d'avoir décoché ce trait, qui, du reste, n'atteignit personne, elle disparut tandis que Reybach faisait fête à ses nouveaux amis.

—Nous venons vous remercier de vos courtois procédés envers mon frère, mon cher Reybach, lui dit Armand. Il a voulu le faire lui-même avec moi, et le fidèle Valleroy a tenu à se joindre à nous.

—Nous sommes tous ici les obligés de M. Reybach, ajouta Valleroy, n'est-ce pas, tante Isabelle?

Il saluait celle-ci, qui s'était levée pour faire sa révérence à la société. Elle le remercia d'un regard et répondit:

—Les heures de repos et de trêve sont rares dans la vie des proscrits. Nina et moi nous devons à M. Reybach quelques-unes de ces heures réparatrices.

—Et moi, intervint tout à coup Nina, je dois à M. le chevalier une belle toilette. N'est-ce pas, Monsieur, que c'est toi qui me l'a envoyée? fit-elle en se jetant dans ses bras.

Et comme le silence de Bernard équivalait à un aveu, le peintre se récria contre lui-même, tout honteux, à ce qu'il confessa, d'avoir laissé à la petite l'honneur de cette découverte.

—Vous allez la gâter, Monsieur le chevalier, murmura d'un accent de gratitude tante Isabelle, en s'approchant de Bernard.

—Oh! laissez-les tous deux jouir de leur bonheur, Madame, dit le vicomte. Le bonheur de recevoir n'a d'égal que le bonheur d'offrir. Vous pouvez voir que si Mlle Nina est heureuse, mon frère ne l'est pas moins.

Et c'était la vérité, car Bernard tournait et retournait comme une poupée la mignonne fillette, adorable dans sa robe rose, en riant aux éclats de ses attitudes coquettes et de la gravité qu'elle affectait, en croisant sur sa frêle poitrine l'écharpe blanche à paillettes d'or. Ce joyeux incident avait mis tout le monde à l'aise, et l'intimité nouée la veille sur le bateau reprit son cours, malgré la présence du vicomte qui ne demandait qu'à s'y associer. Valleroy, toujours empressé auprès de tante Isabelle, l'interrogea sur ses projets. Il sut d'elle qu'elle allait s'enquérir d'un logement pour ne pas rester plus longtemps à la charge de M. Reybach. Une fois installée chez elle, elle s'annoncerait dans la ville comme professeur de diction. Cette idée lui était venue pendant la nuit, et elle en attendait d'heureux résultats, surtout si M. le vicomte de Malincourt voulait la recommander aux personnes influentes de la société française réunie à Coblentz, et M. Reybach la présenter dans la société allemande. Elle s'offrirait en même temps pour réciter des vers dans les salons de la noblesse. Elle pourrait assurer ainsi l'existence de Nina et la sienne et goûter enfin un repos que n'avait pu lui assurer la vie errante qu'elle menait depuis quelques mois. Le peintre approuva ce plan, promit son concours et son appui.

—Je suis aimé, connu, honoré dans ma ville natale plus que ne le fut jamais citoyen dans la sienne, affirma-t-il. Il n'est pas un de mes compatriotes qui ne tienne à honneur de faire droit à mes requêtes, et quand on saura que je protège tante Isabelle, elle sera à la mode.

Il parlait, la tête fièrement dressée, le bras tendu, campé comme une statue héroïque sur son piédestal. C'était à croire qu'il prenait tout Coblentz à témoin de la vérité de ses déclarations. Avec moins d'emphatique solennité, mais avec un égal empressement, le vicomte de Malincourt fit des promesses identiques. Par malheur, obligé de partir le lendemain pour Mayence avec Monsieur et Mgr le comte d'Artois, ce n'était qu'à son retour qu'il pourrait s'employer utilement pour tante Isabelle. Mais il ajouta qu'en attendant il la mettrait sous la protection de ses amis.

—Je la recommanderai au vidame d'Épernon, s'écria Bernard. Il connaît tout le monde et ne refusera pas de nous servir.

Émue jusqu'aux larmes par ces témoignages d'intérêt, tante Isabelle ne savait comment remercier, se déclarait impuissante à exprimer sa reconnaissance. Mais ce fut pis encore, lorsque Valleroy s'approcha d'elle et lui dit à voix basse:

—Il se peut qu'avant que ces promesses se réalisent vous vous trouviez dans la gêne, tante Isabelle; sachez qu'aujourd'hui comme demain, comme toujours, la bourse de Valleroy est à votre disposition.

Elle prit la main du loyal garçon qui lui offrait ainsi son dévouement, et la gardant dans les siennes, elle murmura:

—Il est donc vrai que mes malheurs touchent à leur terme, puisqu'à l'improviste ont surgi sur mon chemin tant de coeurs généreux et secourables?

Et son regard interrogeait le ciel, comme si elle eût attendu qu'il lui révélât le secret de son destin. Hélas! si le ciel avait pu répondre, s'il avait répondu, voici ce qu'il lui aurait dit:

—Tu te trompes, tante Isabelle. L'heure de douceur et d'apaisement que tu es en train de vivre ne marque pas la fin de tes infortunes. Sur ta route escarpée et dure, ce n'est qu'une halte, une halte fortifiante mais brève, au delà de laquelle t'attendent de nouvelles épreuves. Prépare ton coeur, apprête tes larmes. Le présent est trompeur, l'avenir redoutable, et les années s'écouleront longues, terribles, sanglantes, avant que tu puisses atteindre le bonheur qui doit te dédommager de tes peines supportées avec vaillance et résignation.

Mais le ciel restait muet, et tante Isabelle, redevenue confiante, était rassurée et heureuse.

Dans la matinée du lendemain, vers 10 heures, la population de Coblentz se pressait sur les quais pour assister au départ du prince électeur de Trêves, Mgr Clément Venceslas de Saxe, et des frères du roi de France qui se rendaient à Mayence afin d'assister au couronnement de l'empereur François II, roi de Bohême et de Hongrie. Les augustes personnages devaient faire le voyage par le Rhin, et, dès 9 heures, le yacht de l'électeur, toutes voiles dehors, orné, pavoisé, enrubanné, se balançait au ras du ponton d'embarquement. Bernard et Valleroy, venus de bonne heure pour ne rien perdre du spectacle, virent arriver tour à tour et prendre place à bord le duc de Brunswick, généralissime des armées alliées, le prince de Nassau, fidèle ami des Bourbons, le comte de Romanzof, délégué auprès d'eux comme ambassadeur par l'impératrice Catherine, le comte d'Oxenstiern, ambassadeur du roi de Suède, le baron de Duminique, ministre de l'électeur, le chevalier de Bray, représentant de l'Ordre de Malte, puis les seigneurs français, le comte de Calonne, les maréchaux de Broglie et de Castries, chargés d'ans et de gloire, l'évêque d'Arras, le duc de Grammont, le général de Bouillé, le marquis de Vaudreuil, d'autres encore, officiers et gentilshommes que les princes avaient désignés pour les accompagner.

Tandis que sur un autre bateau où les gardes du corps occupaient une place réservée on embarquait pêle-mêle chevaux, voitures, des bagages et une nombreuse domesticité, les musiciens de l'électeur, groupés à l'avant du yacht, épuisaient leur répertoire, et le son des instruments, la rumeur des voix, les cris, les appels, les ordres, les acclamations de la foule se confondaient dans un indescriptible tumulte. C'est là qu'Armand de Malincourt, précédant les princes de quelques instants, retrouva son frère et qu'ils échangèrent de tendres adieux. Bien que l'absence du vicomte ne dût pas dépasser la durée de quinze jours, ils étaient émus l'un et l'autre. C'était si triste, à peine réunis, de se séparer de nouveau! Armand répétait ses dernières recommandations.

—Veille sur mon frère comme s'il était de ton sang, disait-il à Valleroy. Ne l'abandonne en aucun cas et n'oublie jamais que tu es responsable de sa vie devant nos parents. Et toi, chevalier, ne cesse de voir en Valleroy le plus sûr des protecteurs, le plus fidèle des amis.

Ces pressantes exhortations n'étaient pas nécessaires. Entre Bernard et Valleroy régnaient la confiance et l'amitié; ils rassurèrent la sollicitude d'Armand, qui pressait le chevalier sur son coeur. Soudain, dans la foule, une rumeur s'éleva. Elle annonçait l'arrivée des voitures de la cour. Les deux frères échangèrent une dernière étreinte, et le vicomte, après avoir embrassé Valleroy, courut où son devoir l'appelait. Bientôt, au milieu des acclamations redoublées, au bruit des fanfares retentissantes, le yacht s'ébranlait, gagnait majestueusement le milieu du fleuve et se mettait en route. Tant qu'on put le voir, Bernard et Valleroy restèrent à la même place, les yeux fixés sur le jeune officier qu'emportait le navire, et qui, le sourire aux lèvres, des larmes aux joues, agitait son mouchoir en signe d'adieu.

CHAPITRE VI

LE CITOYEN PRÉSIDENT

Il y avait à peine quinze jours qu'Armand était parti pour Mayence. Cinq jours encore et il serait revenu. Mais le temps écoulé depuis son départ, comme le temps à courir avant son retour, paraissait à Bernard démesurément long. C'étaient des jours et ils lui pesaient comme des années, non seulement parce qu'il souffrait d'être loin de son frère, mais encore parce que Coblentz ayant, en l'absence des princes, perdu l'éclat qu'y répandait leur présence, la misère des émigrés revêtait une physionomie plus lamentable. Chaque matin et chaque après-midi, Bernard sortait avec Valleroy, tantôt pour faire une excursion aux environs de la ville, tantôt pour en parcourir les rues ou en visiter les monuments, ou encore pour aller voir le vidame d'Épernon, à l'Hôtel de la Cigogne où il était en campement comme un voyageur, Venceslas Reybach à son atelier, tante Isabelle et Nina, installées toutes deux chez un épicier qui avait consenti à leur céder deux chambres au-dessus de sa boutique, tantôt enfin pour recueillir des nouvelles au café des Trois-Couronnes où elles arrivaient toutes. Mais, au terme de ces différentes stations, longtemps et à dessein prolongées, restaient encore bien des heures à remplir. C'était dans la vie de l'enfant comme un trou qui se creusait chaque matin, qu'il n'avait pu combler quand arrivait le soir, une monotone uniformité dont il ne parvenait pas à vaincre l'ennui, quelque effort que fit Valleroy pour l'en distraire, et qui le disposait à voir l'avenir sous des couleurs assombries et attristantes.

Par suite de cet état d'âme, quand sa pensée s'arrêtait au souvenir de ses parents, et c'est sur ce souvenir qu'elle était ordinairement fixée, il se sentait envahi et dominé par une noire mélancolie, pire qu'un bruyant désespoir. Vainement Valleroy s'engageait à partir pour Épinal aussitôt après le retour d'Armand, à en ramener le comte et la comtesse de Malincourt, à les rendre à la tendresse de leurs fils, Bernard refusait de croire au succès de cette entreprise. C'était pitié de mesurer l'influence qu'exerçait sur ce jeune coeur le doute affreux par lequel il était possédé et qui trouvait un aliment incessant dans le caractère tragique des événements qui se déroulaient en France et arrivaient à l'étranger travestis ou dénaturés, mais non exagérés. Le roi prisonnier dans son palais, sa liberté, sa couronne et sa vie menacées, les factions dominant le pays, les prisons remplies d'innocents, le gouvernement déclarant la guerre à la Confédération germanique et au Piémont, une armée austro-prussienne se préparant à franchir la frontière, toutes les puissances s'armant en hâte, la noblesse émigrée mourant de faim, tel était à mi-juillet de cette année 1792 le spectacle qu'offrait notre pays.

Quand ces nuages s'amassaient dans le ciel, comment concevoir l'espérance de se dérober aux tempêtes? Les folles illusions des émigrés pouvaient seules leur faire croire qu'ils s'y déroberaient. Mais ces illusions, à la faveur desquelles princes et gentilshommes élaboraient avec enthousiasme des plans dont ils se promettaient merveilles, Bernard ne les partageait pas. Ses précoces malheurs avaient mûri sa raison en donnant à sa jeunesse une rare prévoyance, et la captivité de ses parents fermé son âme aux espoirs chimériques. Valleroy se désolait de ne pouvoir guérir ce mal qu'avait fait éclater le départ d'Armand. S'il s'était agi de défendre son cher chevalier contre un danger visible et tangible, il aurait aisément trouvé des armes dans son dévouement, dans son énergie. Mais contre le danger mystérieux créé par l'état d'âme de Bernard, il se sentait impuissant. Il n'en déployait pas moins d'incessants efforts pour distraire son jeune maître. Il appelait à son aide tour à tour le vieux Reybach, l'aimable vidame, la chère tante Isabelle et surtout Nina, car il avait remarqué qu'auprès d'elle Bernard retrouvait facilement sa bonne humeur et son sourire. Souvent, tandis que tante Isabelle courait le cachet, se rendait chez les élèves qu'elle devait aux recommandations de M. d'Épernon et du peintre breveté de Son Altesse Sérénissime l'électeur de Trêves, Valleroy emmenait les enfants quelque part aux environs de Coblentz, les promenait tantôt en voiture, tantôt à pied, à travers monts et plaines, dans les forêts qui bordent le Rhin, demandant à l'exercice, au grand air, à l'enfantine gaieté de Nina la guérison de Bernard. Mais, un moment oublieux de ses peines, le chevalier, à peine rentré en ville et séparé de sa petite amie, retombait dans sa tristesse. C'était à croire qu'il ne voulait pas guérir. Aussi Valleroy appelait-il de ses voeux le retour d'Armand qu'il considérait comme un médecin indispensable à Bernard. Par bonheur, la date fixée pour ce retour était proche. Valleroy se rassurait en répétant aux trois amis qui partageaient ses angoisses, en se répétant à lui-même qu'elles touchaient à leur terme. Ce jour-là, vers la fin du jour, il s'était rendu, suivant sa coutume, au café des Trois-Couronnes, en compagnie du chevalier. C'était l'heure où s'y réunissaient les émigrés en résidence à Coblentz; toujours en quête de nouvelles, ils venaient en ce lieu lire les gazettes, interroger les voyageurs arrivés de France. Il était rare qu'une journée s'écoulât sans y amener des visages nouveaux. Malgré la rigueur des lois édictées par le gouvernement français contre les émigrés, le nombre des fugitifs, loin de diminuer, allait toujours en augmentant comme la terreur générale qu'ils invoquaient pour justifier leur fuite. À peine apparus au café des Trois-Couronnes, ces voyageurs y devenaient sur-le-champ un objet de curiosité. On commençait par les examiner en silence, par étudier leurs gestes, leurs allures; on les jaugeait en quelque sorte pour savoir ce qu'ils valaient, et, s'ils étaient pris au sérieux, jugés dignes de foi, on les interrogeait avidement.

Ce soir-là, comme il s'en était présenté quelques-uns, on les avait soumis aux formalités ordinaires, et maintenant l'attention était suspendue aux lèvres de l'un d'entre eux, un Parisien qui prétendait avoir quitté Paris cinq jours avant, parce que les royalistes n'y étaient plus en sûreté. Il décrivait l'aspect sinistre de la capitale livrée à l'émeute; il racontait les méfaits révolutionnaires, les rigueurs exercées contre des innocents, les violences des clubs, les rivalités de la Commune et de l'Assemblée, la misère publique, les humiliations subies par la famille royale. Ses récits consternaient et excitaient tour à tour ses auditeurs, leur arrachait des clameurs de colère et des cris de pitié, auxquels succédèrent des exclamations de surprise quand il révéla que les armées françaises en marche vers les Flandres et le Rhin étaient des armées redoutables, bien commandées, formées des vieilles troupes royales et de plusieurs milliers de volontaires, des adolescents pour la plupart, qui s'enrôlaient en jurant de mourir pour la patrie. Plusieurs voix protestèrent.

—Ce sont des contes que vous nous faites là!

—La Révolution ne trouvera pas de défenseurs parmi les braves.

—Calonne ne cesse d'affirmer que les factieux n'ont ni soldats ni argent.

—Calonne s'est trompé, répliqua le Parisien, et vous vous en convaincrez bientôt, Messieurs.

M. d'Épernon, assis à la même table que Bernard et Valleroy, assistait impassible à cette scène, et n'avait rien perdu des propos du voyageur.

—Cet homme ne ment pas, dit-il à demi-voix. Quoique dans l'entourage des princes on affecte de traiter avec dédain les soldats que le gouvernement français envoie contre les Autrichiens et les Prussiens, ceux-ci trouveront à qui parler.

En entendant M. d'Épernon rendre cet hommage à la valeur des soldats de la France, Bernard ne put se défendre d'un mouvement de joie qu'il eut peine à dissimuler. Étrange et troublant, le sentiment qui s'emparait de lui. La royauté qu'avaient servie ses ancêtres était en péril; l'ancien régime, source des richesses et des honneurs de la maison de Malincourt, s'effondrait dans les débris du trône des Bourbons; son père et sa mère étaient en prison; lui-même n'était plus qu'un pauvre petit émigré ne pouvant rien attendre que des victoires de l'étranger, et cependant, quand tout lui commandait de former des voeux pour le triomphe de celui-ci, c'est aux armes françaises qu'inconsciemment, comme malgré lui, il les adressait, animé d'admiration et de sympathie pour ces jeunes volontaires dont venait de parler le voyageur, qui donnaient leur vie au pays, et tout brûlant du désir de les imiter. Dans son esprit, ces choses restaient encore vagues, ne prenaient corps que lentement, peu à peu. Il eût été bien embarrassé pour les expliquer et les définir, n'aurait même su de quel nom les appeler. Mais, c'était le patriotisme qui s'éveillait en lui, et dont il devait, à quelques années de là, subir la puissance et les entraînements.

Les émotions confuses qu'à cette heure il ressentait, il se garda de les confier à ses amis, et ils ne les devinèrent pas. M. d'Épernon suivait avec intérêt la discussion engagée par les habitués du café des Trois-Couronnes et le nouvel arrivant. Quant à Valleroy, tout en feignant d'écouter, il ne perdait pas de vue un personnage inconnu de lui, entré depuis quelques instants et qui se tenait à l'écart, le nez dans une gazette allemande. C'était un jeune homme, épais et replet, aux manières communes, à mine futée, avec des yeux gris et fuyants, percés en trou de vrille, sous un front bas et étroit, qui formait un saisissant contraste avec le reste du visage trop large et trop gras. Il portait une lévite noire à pèlerine, des culottes blanches, des bottes à la russe et un chapeau haut de forme, à grandes ailes, orné d'une boucle sur le devant. Bien qu'il affectât de se tenir éloigné des groupes que formaient les émigrés et parût indifférent à leurs propos, il y prêtait, à ce que crut remarquer Valleroy, une attention soutenue.

—Je connais cette figure, dit l'honnête serviteur des Malincourt. Je l'ai déjà vue. Mais où?

Et il scrutait ses souvenirs les plus récents comme les plus anciens, cherchant à y retrouver le personnage dont la présence lui causait maintenant un indicible malaise. Tout à coup, il tressaillit. Il se rappelait. À la clarté de sa mémoire, un tableau se dessinait dans sa pensée, dont les lignes vagues d'abord et comme à demi effacées sortaient peu à peu des nuages de l'oubli, prenaient une forme précise. C'était au château de Saint-Baslemont, le soir du funeste jour. Il se revoyait debout, sur la terrasse du château, secoué par la colère, le front contre les vitres, à travers lesquelles il embrassait du regard une vaste salle pleine de gardes nationaux et de peuple auxquels M. de Malincourt tenait tête. Dans ce tumulte, un petit homme vêtu d'une carmagnole, coiffé d'un feutre en pointe, s'agitait, pérorait et finalement donnait l'ordre d'arrêter les châtelains. Et c'était le même homme auquel, bien des fois depuis, avait songé Valleroy en se promettant de tirer vengeance de lui, s'il le rencontrait jamais, qui maintenant se trouvait là, sous sa main, audacieux et tranquille, parce qu'il se croyait inconnu. Oui, c'était Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, membre de la municipalité d'Épinal et président du club des Jacobins créé dans cette ville à l'image de celui de Paris.

Quand Valleroy fut assuré qu'il ne se trompait pas, sa physionomie prit, à son insu, l'expression menaçante d'un bouledogue en arrêt, la nuit, devant un malfaiteur. Ah! citoyen Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, que ne pouviez-vous comprendre la signification du terrible regard braqué sur vous!…

—Qu'est-ce qui l'amène à Coblentz? se demandait Valleroy. Sans doute une méchante action à commettre. C'est comme espion qu'il est venu. Il s'agit donc pour moi, non seulement de venger mes seigneurs, mais encore d'empêcher le citoyen de faire des victimes nouvelles. Ah! nous allons rire, maître Moulette. Monsieur le chevalier, dit-il soudain à Bernard, je suis obligé de vous quitter un moment. Vous voudrez bien m'attendre ici, et si je tardais trop à revenir, rentrez sans moi. M. le vidame daignera vous accompagner jusqu'à la maison.

—Où vas-tu donc, Valleroy? demanda l'enfant avec surprise.

—Je vous le dirai plus tard, Monsieur le chevalier, et vous aussi, vous le saurez, Monsieur le vidame.

Sans attendre leur réponse, il se leva et partit sur les traces de Joseph Moulette, qui venait de quitter sa place et se dirigeait vers la porte. Une fois dehors, le président du club des jacobins d'Épinal jeta dans la rue à droite et, à gauche un regard chercheur et inquiet, le regard d'un homme fraîchement débarqué dans une ville qu'il ne connaît pas, et embarrassé, la nuit venue, d'y trouver son chemin. Puis, s'étant retourné, il aperçut derrière lui, sur le seuil du café des Trois-Couronnes, Valleroy qui se donnait l'air débonnaire d'un bon bourgeois regagnant son gîte. Avec une politesse exagérée, il lui dit en allemand:

—Voudriez-vous bien, Monsieur, m'indiquer la route que je dois suivre pour regagner la Wilhelmstrasse?

Comme beaucoup de Français habitant les provinces de l'Est, Valleroy comprenait et parlait la langue allemande. Il s'en servit donc pour répondre:

—Je vais de ce côté. Monsieur, et je me ferai un plaisir de vous accompagner.

Sur cette offre courtoise, acceptée aussitôt que formulée, les deux hommes se mirent à marcher côte à côte. La nuit venait; les réverbères n'étaient pas encore allumés. Joseph Moulette ne pouvait lire le nom des rues, ni se rendre compte que son guide allongeait le chemin. Ce dernier, qui voulait se donner le temps de causer sans contrainte, se garda donc de prendre par le plus court et commença par tourner le dos à la Wilhelmstrasse.

Après quelques minutes de marche silencieuse, il interrogea son compagnon.

—Vous êtes Français, Monsieur?

—Vous l'avez deviné? s'écria Joseph Moulette.

—À votre accent, quand vous m'avez parlé tout à l'heure. Vous avez une certaine manière de prononcer l'allemand qui est commune aux gens de votre pays, du nôtre devrais-je dire, car je ne saurais dissimuler que je suis votre compatriote.

—Mon compatriote! Émigré, peut-être?

—Émigré comme vous, citoyen président.

Le citoyen président bondit.

—Eh! prenez garde, que diable! On peut nous entendre… D'ailleurs, je ne vous comprends pas; je suis voyageur en grains.

—La rue est déserte, observa Valleroy avec flegme. Vous êtes voyageur en grains comme moi voyageur en vins, ce qui est la qualification que je me donne ici.

—Ainsi, vous me connaissez? reprit Joseph Moulette résigné.

—Quand on a eu l'honneur de vous voir et de vous entendre à la tribune des jacobins d'Épinal, on ne peut plus vous oublier. Votre éloquence, la pureté de votre civisme laissent dans le coeur des vrais patriotes des traces ineffaçables.

—Est-ce sincère, ce que vous me dites là? demanda le citoyen président en essayant de dévisager son interlocuteur qu'enveloppait l'ombre du soir. N'est-ce pas plutôt un piège que vous me tendez?

—Un piège! s'écria Valleroy, continuant à mentir avec aplomb pour garder le rôle qu'il avait imaginé. Vous tendre un piège, moi! Dans quel but? Et quel gage faut-il vous donner de ma sincérité?

—Avouez-moi qui vous êtes.

—Qui je suis? Tiburce Valleroy, délégué à Coblentz par la commune de
Paris pour observer les menées des émigrés et lui en rendre compte.

—Un collègue, alors, un observateur comme moi.

—Parbleu, je m'en doutais, pensa Valleroy.

Et tout haut, il reprit:

—Ah! vous aussi, vous êtes délégué…

—Par la commune d'Épinal comme vous par celle de Paris, avoua Joseph
Moulette, mais avec une mission plus restreinte que la vôtre.

—Quelle est-elle, cette mission? continua le faux espion dont la curiosité s'excitait.

—Elle consiste à rechercher si un ci-devant comte de Malincourt, récemment arrêté par mes soins en son château de Saint-Baslemont, dans les Vosges, comme prévenu d'émigration, a séjourné, le mois dernier, à Coblentz, et si ses fils s'y trouvent encore.

Valleroy dressait l'oreille.

—Quel intérêt présente cette recherche? fit-il avec bonhomie.

—Un intérêt majeur, répliqua Joseph Moulette gravement. Comme je vous le disais, c'est par mes soins que le ci-devant comte a été décrété d'arrestation et emprisonné à Épinal avec la ci-devant comtesse qui n'avait pas voulu se séparer de lui. Le mandat d'arrêt se justifiait deux fois, d'abord par le séjour que le prévenu a fait à Coblentz, ensuite par sa volonté d'y revenir. Le séjour n'est pas contestable; il a eu un témoin; la volonté est évidente, puisque, lorsque j'ai arrêté le ci-devant comte, il se préparait à fuir.

—Ah! bandit, ta confession te condamne, murmura Valleroy.

—Vous dites?

—Moi? Rien; je vous écoute.

—L'arrestation était donc légitime et faisait honneur à ma perspicacité, continua Joseph Moulette. Mais figurez-vous qu'on l'a blâmée à Paris, où divers habitants de Saint-Baslemont ont, paraît-il, porté plainte contre moi, pour excès de pouvoir. Oui, on a critiqué mon zèle, on m'a désavoué, moi dont le civisme est si pur! Paris a commencé par revendiquer les prisonniers et par nous les enlever. Puis, l'accusateur public a fait savoir à la municipalité d'Épinal qu'aucune charge n'existait contre eux, puisqu'il n'était pas démontré que le ci-devant comte eût commis le crime d'émigration et qu'il était certain que la ci-devant comtesse ne l'avait pas commis, qu'en conséquence, il n'y avait pas lieu de poursuivre.

—Mais, alors, on les a mis en liberté? dit Valleroy qu'étouffaient la colère et l'angoisse.

—Oh! pas encore. Transférés à Paris, ils y ont trouvé des défenseurs. Mais, si malins que soient ceux-ci, Curtius Scoevola est plus malin qu'eux. Sur ses conseils, la municipalité d'Épinal a protesté contre l'esprit de modérantisme de Paris et obtenu un délai pour fournir les preuves du crime imputé au ci-devant comte. C'est afin de trouver ces preuves que je suis ici.

À ce moment, Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, courut à son insu le plus sérieux péril, celui d'être étranglé par les robustes mains de son prétendu collègue qu'indignait cette confession arrachée par son habileté à la sotte vanité du citoyen président. Mais, par bonheur pour ce dernier, Valleroy avait en horreur le meurtre et sut réprimer sa violence. Il recouvra même assez de sang-froid pour dire avec calme:

—Vous aviez sûrement à tirer vengeance de la famille de Malincourt?
Comment expliquer autrement que vous vous acharniez contre elle?

—Je n'en avais jamais entendu parler. Mais, vous concevez… des aristocrates… je suis patriote. Et puis, ils ont un château, des terres; ces biens seront confisqués, mis en vente au profit de la nation, et peut-être ne me sera-t-il pas impossible de me les faire adjuger à vil prix.

—Nous voici dans la Wilhelmstrasse, interrompit Valleroy, heureux de couper court à des propos qui mettaient sa patience à une trop rude épreuve.

—Et voici ma demeure, ajouta Joseph Moulette en s'arrêtant devant une auberge reconnaissable à son enseigne, qui représentait, grossièrement peint sur un fond de verdure, un boeuf couronné.

—Heureux de vous avoir rendu service, fit Valleroy en feignant de s'éloigner. Je vous souhaite de réussir dans votre entreprise.

Mais l'espion le retint.

—Je ne vous quitte pas si vous ne vous engagez à me revoir, à me venir en aide. Puisque nous servons tous deux la même cause, j'ai le droit de compter sur votre concours.

—Il ne vous sera pas refusé, s'il peut vous être utile. Mais que puis-je pour vous?

—Ce que vous pouvez pour moi? Tout ce que je ne peux moi-même. Me guider dans cette ville que vous connaissez et où je viens pour la première fois, m'introduire dans la société des émigrés, qui vous est familière puisque vous étiez tout à l'heure au milieu d'eux; seconder enfin les efforts que je viens faire pour découvrir les fils du ci-devant comte de Malincourt, et leur faire avouer, par la ruse, que leur père était ici le mois dernier.

Valleroy resta d'abord silencieux, comme si la réponse qu'attendait
Moulette eût mérité réflexion. Puis il dit résolument:

—Je n'ai rien à refuser aux amis du peuple, surtout lorsque, comme vous, ils s'attachent à déjouer les complots liberticides. Je vous guiderai dans la ville, je vous présenterai aux plus influents des émigrés et je vous ménagerai une entrevue avec les fils du ci-devant comte de Malincourt.

—Ils sont à Coblentz et vous les connaissez?

—Ils sont à Coblentz et je les connais.

—Mais alors, vous devez savoir si leur père est venu à une époque récente.

—Il est venu.

—Et vous n'en disiez rien!

—Avant de rien dire, j'ai voulu me convaincre que vous ne m'aviez pas menti, quand vous vous êtes attribué la qualité de délégué de la commune d'Épinal.

—Et maintenant, vous êtes convaincu?

—Absolument convaincu, et, dès demain, je vous le prouverai.

—Vous me rendez un fier service, citoyen Valleroy, et si jamais Joseph Moulette est à même de vous exprimer sa reconnaissance, il le fera, n'en doutez pas. C'est égal, continua le président du club des jacobins d'Épinal, quand le hasard se mêle d'être bienveillant pour ceux qui s'abandonnent à lui, il ne l'est pas à moitié. Lorsqu'il y a quelques heures je débarquais à Coblentz, pouvais-je croire que j'allais réussir du premier coup?

—Cela vous était bien dû, répondit Valleroy.

—Un mot encore. Demain, où vous verrai-je?

—Chez vous, à 5 heures: jusque-là, gardez-vous de sortir et d'attirer l'attention. La police de l'électeur est défiante et disposée en ce moment à voir dans tout nouveau venu un agent révolutionnaire. Il est inutile de vous attirer des avanies.

—Oui, vous avez raison. Demain, je ne bougerai pas de mon auberge et je vous y attendrai à l'heure dite. Au revoir, citoyen Valleroy.

—Au revoir, citoyen président.

Ils se séparèrent sur ces mots.

Il était temps, car, brisé par les efforts qu'il avait faits pour dissimuler ses sentiments et en contenir l'explosion, Valleroy n'en pouvait plus. Ainsi, le comte et la comtesse de Malincourt n'étaient plus à Épinal; on les avait transférés à Paris. Fallait-il s'en réjouir ou s'en attrister? On les avait soustraits aux basses vexations de Joseph Moulette et des tyranneaux d'Épinal, disposés à se faire honneur de cette importante arrestation. Mais on les avait jetés dans la vaste fournaise parisienne où dix prisons se disputaient les infortunés de leur condition et de leur rang et où l'oeuvre de leur délivrance rencontrerait plus de difficultés que dans une petite ville. À Épinal, Valleroy aurait aisément trouvé des complices pour aider à l'entreprise qu'il méditait. À Paris, il ne connaissait personne. Les preuves, il est vrai, manquaient à l'accusation. En empêchant Joseph Moulette de quitter Coblentz, où il était venu les chercher, on les empêcherait d'arriver à Paris, puisque seul il pouvait les fournir. Mais le comte et la comtesse de Malincourt n'en resteraient pas moins captifs, et à quels dangers une captivité prolongée ne les exposait-elle pas? Le séjour de Paris devenait d'autant plus redoutable aux aristocrates que la populace, surexcitée par la menace d'une invasion, ne parlait de rien moins que de les massacrer avec la famille royale, le jour où les armées étrangères, à supposer qu'elles fussent victorieuses, arriveraient sous les murs de la capitale. Ainsi, de quelque côté qu'on envisageât la situation, elle ne présentait que périls, et ce qui achevait de désoler Valleroy, c'est que son infatigable dévouement à la maison de Malincourt devenait impuissant et qu'il craignait de ne plus trouver une propice occasion de l'exercer.

Tout en examinant ces perspectives angoissantes, il revenait vers le café des Trois-Couronnes. Quand il y entra, Bernard et le vidame d'Épernon étaient encore à la place où il les avait laissés. Comme il les rejoignait, Bernard, sans lui laisser le temps de s'asseoir, l'interrogea.

—Nous diras-tu maintenant pourquoi tu nous as quittés si vite tout à l'heure?

—Pour aller chercher des nouvelles de vos parents. Monsieur le chevalier.

Bernard devint très pâle.

—Des nouvelles de mes parents? Tu en as?

—J'en ai, et quoiqu'elles ne soient pas telles que je le voudrais, elles ne sont pas aussi alarmantes qu'on pouvait le craindre.

Et, pressé de décharger son coeur des émotions qu'il y renfermait depuis une heure, il fit à Bernard et au vidame d'Épernon le récit fidèle de ce qu'il avait dit et appris dans son entretien avec le citoyen Joseph Moulette.

—Ainsi, murmura Bernard quand ce fut fini, cet homme est à Coblentz! Ah! pourquoi mon frère est-il loin de nous? À défaut de lui, pourquoi moi-même ne suis-je qu'un enfant?

—Que feriez-vous donc, chevalier, si vous étiez un homme? demanda le vidame.

—Je me vengerais. Je châtierais ce misérable comme il le mérite.

—Laissez là les idées de vengeance, Bernard. Celui que vous appelez un misérable n'est, comme ses pareils, que l'instrument de desseins qu'il ignore et d'ambitions qu'il ne comprend pas. Il n'est qu'une parcelle de la masse inconsciente, au nom de laquelle quelques fanatiques nous oppriment, un flot d'écume du torrent qu'ils ont déchaîné pour se frayer un chemin. Vous venger de lui, la belle affaire! Ne songeons qu'à l'empêcher de nuire, cela vaudra mieux.

—Oui, l'empêcher de nuire, c'est bien cela, observa Valleroy. Mais comment?

—Il est fâcheux que nous nous trouvions dans l'impossibilité de consulter le vicomte Armand, reprit M. d'Épernon, il nous eût suggéré peut-être un moyen. Pour moi, je n'en vois qu'un, un seul. Pour que le citoyen Moulette soit impuissant à nuire, il faut le retenir à Coblentz, l'empêcher de communiquer avec ses amis, et pour le retenir, l'enfermer. Eh bien, mais, les prisons ne manquent pas à Coblentz. La forteresse de la Chartreuse vaut bien la défunte Bastille. Nous y ferons mettre M. Moulette.

—Vous obtiendrez un ordre d'arrestation? s'écria Valleroy.

—Le chef de la police électorale est mon ami. Il ne me refusera pas une lettre de cachet. Ce ne sera peut-être pas très régulier, mais il y a force majeure. Et puis, nous trouverons un prétexte.

—Et si le prisonnier se réclame du ministre de France?

—On étouffera sa réclamation… Mais il est 9 heures, ajouta le vidame d'Épernon en se levant. L'heure de mon souper a sonné depuis longtemps et je vous quitte. Venez me trouver demain, dès le matin, maître Valleroy. Nous aviserons. Je vais réfléchir de mon côté; réfléchissez du vôtre. La nuit porte conseil.

Il s'éloigna à pas comptés, toujours fringant, toujours alerte, cachant sous son fin sourire ses impressions de la journée. Comme un philosophe, il les rapportait chaque soir en son logis pour y méditer à loisir et y puiser la sagesse. Bernard et Valleroy ne tardèrent pas à l'imiter. Mais ils ne possédaient ni son sang-froid ni son aimable scepticisme, et ils rentrèrent tristement, portant en eux, obsédante et troublante comme un cauchemar, la perspective des périls auxquels étaient exposés à Paris le comte et la comtesse de Malincourt.

Durant l'après-midi du lendemain, à l'auberge du Boeuf Couronné, dans la chambrette qu'il occupait sous les toits, la seule que l'affluence des émigrés eût laissée disponible, Joseph Moulette attendait la visite de Valleroy. Très agité, dévoré d'impatience, il allait et venait entre les quatre murs de son domicile, tirant sa montre à tout instant pour s'assurer qu'elle ne marquait pas 5 heures. Comme elle allait les marquer, il entendit un bruit de pas dans le corridor, courut ouvrir et se trouva en présence de celui qu'il attendait.

—Vous êtes exact, citoyen, lui dit-il. M'apportez-vous de bonnes nouvelles?

—Vous allez en juger, répondit Valleroy en entrant dans la chambre, dont il ferma la porte. J'ai vu ce matin les fils du ci-devant comte de Malincourt. Ils sont deux, l'un officier dans l'armée des émigrés, l'autre un enfant, de la graine d'aristocrate. Je leur ai annoncé l'arrivée à Coblentz d'un messager de leur père. C'est en cette qualité que, tout à l'heure, vous vous présenterez à eux.

—Oh! c'est bien imaginé, admirablement imaginé, s'écria Joseph Moulette emporté par l'enthousiasme…

—Une fois dans leur confiance, il ne tiendra qu'à vous, si vous êtes habile, de leur faire avouer tout ce que vous voudrez et d'en apprendre long. C'est eux qui vous fourniront ainsi les preuves que vous venez chercher et qui seront au besoin fortifiées par mon témoignage, puisque j'aurai assisté à l'entrevue.

—Bravo! Le ci-devant comte est frit et son château de Saint-Baslemont est à moi!

Et le président du club des Jacobins manifesta son contentement en exécutant une belle pirouette. Mais, à ce moment, on frappait à la porte.

—Entrez, fit-il sans défiance.

Ceux qui entraient étaient au nombre de cinq. Ils portaient l'uniforme des gendarmes de l'électeur de Trèves. L'un d'eux, un officier, commandait aux quatre autres.

—Qui demandez-vous, Messieurs? bégaya le citoyen président, médusé par cette apparition.

—Vous êtes bien le sieur Joseph Moulette? dit l'officier.

—Oui, Joseph Moulette, émigré français, faisant le commerce des grains.
Et voici mon ami Tiburce Valleroy, honorablement connu à Coblentz.

—Connu à Coblentz, oui, reprit l'officier en portant un regard de défiance sur Valleroy qui baissait les yeux: mais honorablement, c'est une autre affaire, et peut-être n'est-il pas bon pour lui d'être trouvé ici en votre compagnie… Peu importe, d'ailleurs; ce n'est pas de lui qu'il s'agit en ce moment, mais de vous, Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola: au nom de Mgr l'électeur, je vous arrête.

Il fit un signe et les quatre gendarmes entourèrent le citoyen président.

—Messieurs, il y a méprise, protesta celui-ci; je ne m'appelle pas Curtius Scoevola. Je suis un homme inoffensif qui s'est vu contraint de fuir son pays pour échapper à ses persécuteurs. Vous arrêtez un innocent.

—Vous direz cela au magistrat chargé de vous interroger. Prenez vos hardes, si vous voulez, et en route!

—Ne résistez pas, souffla Valleroy à l'oreille de Joseph Moulette, vous aggraveriez votre cas. Je cours chez le ministre de France pour l'avertir; il vous fera mettre en liberté.

—Le ministre de France, Bigot de Sainte-Croix, un aristocrate! Il n'interviendra pas pour moi.

—Alors, j'écrirai à Paris; mais, au nom du ciel, soumettez-vous. Ne vous inquiétez pas, vous serez bientôt délivré. En attendant, je payerai votre auberge et vous enverrai vos vêtements là où vous serez.

—Je vous recommande mes papiers, s'ils ne sont pas saisis, murmura-t-il, surtout le sauf-conduit et la carte de civisme qui m'ont été délivrés par la municipalité d'Épinal…

Dans la rue, un attroupement s'était formé autour de la voiture qui devait emporter le prisonnier. Les gendarmes écartèrent cette foule pour permettre à celui-ci de passer. Ils le firent monter dans le carrosse où ils s'empilèrent avec lui, qui dans l'intérieur, qui sur le siège. Au moment où le cocher fouettait ses chevaux, Joseph Moulette aperçut Valleroy qui lui adressait dans un regard de pitié un triste adieu. Ce regard le réconforta. Mais, quand la voiture eut tourné le coin de la rue, le visage de Valleroy se détendit.

—Nous voilà toujours tranquilles de ce côté, pensait le loyal serviteur de la maison de Malincourt. Les preuves qui pourraient faire condamner M. le comte n'arriveront pas à Paris.

Il remonta dans la chambre où Joseph Moulette venait d'être arrêté, fourra pêle-mêle dans une valise les effets du citoyen président dont il paya la dépense, et donna l'ordre à l'aubergiste d'envoyer le tout à la forteresse de la Chartreuse. Quant aux papiers, il les mit dans sa poche en disant:

—Un sauf-conduit! Une carte de civisme! Cela peut servir un jour ou l'autre. Si jamais il les réclame, on lui répondra qu'ils ont été saisis.

Le même soir, Joseph Moulette était écroué à la forteresse de la
Chartreuse, prison d'État de l'électorat de Trèves. Sur le registre
d'écrou, à côté de son nom, on écrivit ces mots: «Homme très dangereux.
Devra être l'objet d'une surveillance rigoureuse.»

Peu de jours après, au commencement d'août, l'électeur de Trèves et les frères du roi de France rentrèrent à Coblentz, faisant escorte à Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, qui venait attendre son armée dans cette ville, où elle devait se concentrer pour marcher sur la frontière française. Ce ne fut pendant une semaine que «noces et festins», banquets, bals, illuminations, revues. Armand de Malincourt était revenu en même temps que le comte d'Artois. Son retour, les bruyantes solennités qui suivirent, furent un allégement à la tristesse de Bernard, une éclaircie dans l'ombre qui l'enveloppait. Heureux de revoir son frère, rassuré par l'arrestation de Joseph Moulette sur le sort de ses parents, excité par les brillants spectacles dont il était témoin, il recouvra la gaieté de son âge, son ordinaire sérénité, la confiance naturelle de la jeunesse dans l'avenir.

Malheureusement, le séjour des princes à Coblentz devait être de courte durée. À Mayence, ils avaient plaidé leur cause auprès de l'empereur François II et du roi de Prusse, obtenu de prendre part aux opérations militaires, eux et les vingt mille hommes enrôlés sous leurs ordres et sous les ordres du prince de Condé. Attaché à la personne du comte d'Artois, Armand était tenu de le suivie, et Bernard, trop jeune encore pour être admis parmi les belligérants, contraint de résider à Coblentz jusqu'à la fin de la campagne. Une séparation nouvelle s'imposait donc aux deux frères. Mais, quelque chagrin qu'il en ressentît, Bernard semblait disposé à la supporter plus courageusement que la première. C'est que cette fois, partageant de nouveau les illusions des émigrés, il entrevoyait le terme de leurs communes douleurs et la délivrance de ses parents.

Ces illusions dont, durant quelques jours, par suite de son isolement, il avait cessé de subir l'influence, de nouveau le dominaient, l'emportaient sur leurs ailes, et quoique la guerre qui allait s'engager choquât son patriotisme à peine éveillé, il la considérait comme une nécessité, comme l'unique moyen d'abréger les malheurs qui désolaient la patrie. De toutes parts, autour de lui, l'ardeur des émigrés se donnait libre cours. C'était une ivresse folle qui mettait des menaces dans leur bouche et gonflait leur coeur d'insatiables besoins de représailles et de vengeances. Ils annonçaient bruyamment leurs prochaines victoires, l'écrasement de leurs ennemis, la défaite des armées françaises, la restauration de l'ancien régime et des privilèges de la noblesse. Princes et gentilshommes, officiers et soldats, tous tenaient le même langage, en proie à la même exaltation et au même aveuglement. Chaque jour, des régiments autrichiens et prussiens arrivaient à Coblentz, allaient camper autour de la ville, où le roi de Prusse les passait en revue. Les émigrés se portaient à leur rencontre, visitaient leurs campements, les acclamaient.

Ces événements grisaient Bernard, et, n'ayant en vue que la mise en liberté de ses parents, il faisait des voeux pour le succès des armes étrangères. Plus tôt elles seraient à Paris, plus tôt ses parents seraient délivrés et plus tôt lui-même pourrait se réunir à eux. Il n'était plus question maintenant du départ de Valleroy. Armand avait jugé que ce voyage devenait inutile et que M. et Mme de Malincourt ayant été transférés à Paris, à leur fils incombait le devoir de les secourir. Valleroy, constitué protecteur et gardien de Bernard, devait rester à Coblentz avec lui jusqu'à la victoire définitive de la coalition. À ce moment, Armand, ayant tiré de leur captivité le comte et la comtesse de Malincourt, appellerait Bernard auprès d'eux, et celui-ci partirait sous la conduite de Valleroy pour aller les rejoindre. Tels étaient les plans qui furent concertés entre les deux frères pendant les quelques jours qui précédèrent le nouveau départ d'Armand. Celui-ci voulut aussi assurer l'existence de Bernard et de Valleroy, pendant la durée de son absence. Aux économies de Valleroy il joignit tout l'argent dont il pouvait disposer, ne gardant pour lui-même que ce qui lui était nécessaire durant sa route jusqu'à Paris. Là, il devait trouver des ressources et notamment les cent mille livres cachées dans l'hôtel de Malincourt et dont le comte avait révélé l'existence à Valleroy en le chargeant d'aller les chercher pour les offrir aux princes.

Ces arrangements occupèrent les dernières heures de son séjour auprès de son frère, puis vint le moment de la séparation. Ce jour-là, Coblentz assista à un inoubliable spectacle. Dès la veille, la presque totalité de l'armée prussienne s'était mise en marche sur l'Alsace, suivie des Corps d'émigrés qui devaient combattre à ses côtés. Il ne restait plus au camp que quelques régiments. Le roi de Prusse à cheval se met à leur tête, ayant à ses côtés les princes français, le duc de Brunswick, et derrière eux une escorte dans laquelle figuraient pêle-mêle des officiers de tous grades, français et allemands. Au bruit des acclamations et au son des musiques, le brillant cortège et les régiments défilèrent devant cent mille spectateurs accourus de toutes parts. C'était le prologue de la guerre.

CHAPITRE VII

DOULEURS D'EXIL

Le jour commençait à baisser. Dans son atelier où déjà pénétrait l'ombre, Wenceslas Reybach, penché, depuis plusieurs heures, sur son travail, se hâtait, afin de mettre à profit les derniers éclats de la lumière expirante. Ce travail, qu'il espérait finir avant la nuit, était un portrait, non un portrait sur toile et de grande taille, mais une miniature sur émail reproduisant avec fidélité la brune chevelure et le pur visage de la petite Nina. La plus importante partie de l'oeuvre était terminée. Sur un fond rouge sombre, les traits de l'enfant s'enlevaient avec vigueur. Maintenant, le peintre en était au dernier coup de pinceau, à ces perfectionnements de la fin par lesquels l'artiste imprime aux enfants de sa pensée, livre ou statue, musique ou tableau, son empreinte personnelle et son cachet définitif.

En face de lui, tante Isabelle, posée au bord d'un fauteuil, tenait Nina sur ses genoux. Celle-ci, entourée de deux bras dont toujours l'étreinte lui était douce, demeurait immobile dans la pose que lui avait donnée le peintre. Méritante était cette immobilité, car, autour de Nina Bernard présent à la séance s'agitait à outrance sans parvenir à se dominer assez pour rester en place. Tantôt assis tantôt debout, il allait du portrait à peine terminé de sa petite amie à un autre portrait également sur émail, achevé et parachevé, celui-là, et qui reproduisait ses propres traits. À chaque halte près de l'un ou de l'autre, il s'épandait en cris d'admiration et d'enthousiasme, tandis que, tout en lui souriant, tante Isabelle enveloppait Nina d'une attention plus grande afin d'éviter qu'elle se laissât distraire par le bruit qu'il faisait.

—Là, là, tout beau; du calme. Monsieur le chevalier, répétait Wenceslas Reybach. Évitez, je vous en prie, de tourner autour de moi. Vous troublez mon recueillement et vous faites trembler mon pinceau entre mes doigts.

—C'est que je suis si heureux de penser que, grâce à vous, Nina aura mon portrait et que j'aurai le sien!

—Tu le garderas, dis? reprenait la petite.

—Sur mon coeur, dans un médaillon, répondait Bernard car c'est pour le porter toujours sur moi que j'ai prié M. Reybach de le faire. Je posséderai ton image, Nina; tu posséderas la mienne, de telle sorte que si nous sommes séparés, nous ne nous oublierons pas.

—Séparés! Crois-tu que nous le serons?

—J'espère que non; mais il faut tout prévoir.

—Me pleurerais-tu pendant longtemps, si tu me perdais? demanda Nina.

Sans rire et très grave, il répondit:

—Je te pleurerais toujours.

—Passez à un autre sujet d'entretien, mes chéris, fit tante Isabelle. À peine entrés dans la vie, vous redoutez déjà des catastrophes! Laissez cette crainte aux vieillards.

—Y penser n'est pas les redouter, observa Bernard avec simplicité. Ce que je voulais dire, c'est que ce portrait, destiné à me rappeler ma petite amie, ne me quittera jamais.

—Ne vous rappellera-t-il qu'elle, chevalier? demanda le peintre, en reculant d'un pas pour mieux juger de l'ensemble de son oeuvre.

—Il me rappellera ceux que j'ai connus et aimés en même temps qu'elle,
Monsieur Reybach.

Il formula cette réponse d'un ton si pénétrant que le vieux Reybach jeta sur Isabelle un regard entendu, en murmurant à demi-voix:

—Enfant par l'âge, homme par le coeur.

Le peintre, de nouveau, se penchait sur la miniature, s'attaquant aux yeux cette fois pour leur donner tout l'éclat que venaient de prendre ceux de Nina qu'émerveillait le beau langage de son petit ami, et qui, n'osant remuer, manifestait son émerveillement par un sourire. Bientôt, personne ne parla plus, comme si l'ombre, en montant dans l'atelier, eût imposé silence. Le peintre s'acharnait au travail. Bernard, devenu immobile, se tenait près de lui dans l'attente d'une parole qu'il devinait imminente et qui indiquerait que le portrait était fini. Quant à tante Isabelle, l'expression de son regard témoignait qu'à la faveur de ce silence une distraction puissante s'emparait d'elle et l'emportait loin, bien loin de l'atelier de Wenceslas Reybach. Et attristantes devaient être les images qu'évoquait sa pensée, car son visage s'était assombri, comme si elle eût subi l'influence d'une angoisse soudaine.

En ces temps calamiteux, ces angoisses étaient fréquentes dans les âmes, aussi fréquentes qu'étaient nombreuses les causes qui les engendraient. Deux cent mille Français erraient hors de leur patrie. Ceux qui n'avaient pu s'enfuir; ceux que l'amour du sol natal tenait attachés à leur foyer, tremblaient sans cesse pour leur liberté et pour leur vie. Dans Paris, la guerre civile devenait de jour en jour plus imminente. Le 10 août, après la tragique invasion des Tuileries, le roi avait été arrêté, sa déchéance prononcée. Au commencement de septembre, des bandes féroces avaient massacré des prisonniers par centaines, et parmi eux la princesse de Lamballe, amie de la reine. Dans l'est et le nord de la France, la guerre étrangère déchaînait ses horreurs. Longwy et Verdun étaient tombés au pouvoir des armées alliées. Ces armées assiégeaient Thionville, et le duc de Brunswick marchait sur Paris. Quelle serait l'issue de la campagne commencée depuis six semaines? Aurait-elle pour effet de délivrer le roi, de relever son trône, de rouvrir la patrie aux proscrits, ou, au contraire, ne ferait-elle qu'accroître le pouvoir de la Révolution et ses fureurs?

En France ou dans l'exil, il n'était pas un Français qui chaque jour ne se posât ces questions, qui n'eût à se débattre contre les incertitudes et les doutes qu'elles soulevaient. Vainement on tentait de s'y dérober; elles s'imposaient, sans éclairer l'avenir. Il demeurait obscur, cet avenir, obscur et sanglant, car de toutes parts on n'entendait que des cris de vengeance, défis et menaces, car aucun des partis engagés dans ces luttes meurtrières ne pouvait se flatter d'obtenir la victoire sans faire des victimes par milliers. C'est à ces désastres prochains que pensait sans doute tante Isabelle, et c'est parce qu'elle y pensait que son coeur se serrait.

Dans cette tourmente qui brisait tout sur son passage, quelle serait sa destinée? Quelle serait la destinée de l'enfant confiée à sa garde? Pauvres, inconnues, abandonnées, que deviendraient-elles toutes deux, livrées à l'ouragan? Allait-il les emporter dans son tourbillon comme les feuilles détachées d'un arbre? Et lorsqu'il les aurait roulées sans pitié, pareilles à des épaves que se disputent les flots de la mer, où les déposerait-il?

Cette douloureuse rêverie fut subitement interrompue. Longtemps courbé sur la miniature qu'il parachevait, Wenceslas Reybach venait de se relever rayonnant, criant dans un soupir de soulagement:

—Je n'y vois plus; d'ailleurs, j'ai fini.

Ce cri ramena tante Isabelle dans l'atelier d'où son imagination l'avait emportée. Nina glissait de ses genoux, venait se placer à côté de Bernard, regardant de tous ses yeux, dans l'obscurité grandissante, son portrait minuscule et ressemblant.

—Est-ce que je peux l'emporter? demanda-t-elle à Reybach.

—Oh! pas encore, répondit le peintre. Je veux le revoir au jour. Et puis, il faut le laisser sécher.

—Quand je pourrai le prendre, ce sera pour l'offrir à Bernard.

—Et en échange, reprit celui-ci, je te donnerai le mien.

Tante Isabelle s'était rapprochée de Reybach et le remerciait.

—Laissez donc, faisait le brave homme. Tout le plaisir est pour moi.

En ce moment, Fraulein Lisbeth entra. Dans chaque main, elle portait un flambeau dont la flamme vacillante éclairait capricieusement les rides de sa figure grimaçante. Elle vint tout droit devant les portraits, les contempla d'un air capable.

—Êtes-vous satisfaite, Fraulein Lisbeth? lui dit son maître.

—Très satisfaite, Monsieur.

Grave et solennelle, elle posa les flambeaux sur une table et sortit.
Mais, comme elle passait le seuil de l'atelier, elle dut s'effacer pour
livrer passage à Valleroy. Il entra en coup de vent, tout essoufflé.
Bernard courut à lui, prit sa main, l'entraîna.

—Les portraits sont finis, fit-il; viens les voir.

Mais c'est à peine si Valleroy donnait son attention aux miniatures.
S'adressant à tante Isabelle et à Reybach, il dit:

—Il y a des nouvelles du théâtre de la guerre.

—Bonnes ou mauvaises? demanda tante Isabelle.

—Le 20 septembre, au village de Valmy, entre Sainte-Menehould et Châlons-sur-Marne, les Français, commandés par les généraux Dumouriez et Kellermann, ont remporté une grande victoire. L'armée austro-prussienne est en déroute. Brunswick renonce à marcher sur Paris et bat en retraite.

—Mais alors, tout est perdu! gémit tante Isabelle.

—Perdu! quand les Français sont victorieux? s'écria Bernard.

Il ne continua pas. Ce cri, un inconscient sentiment de joie l'avait poussé à ses lèvres et il n'avait pu le contenir. Mais brusquement il mesurait toutes les conséquences de cette victoire des Français qui mettait en péril les jours de son frère et reculait la délivrance de ses parents.

—Et Armand, soupira-t-il, qu'est-il devenu?

—J'ai lieu de croire que M. le vicomte est sain et sauf, répondit Valleroy, et qu'il est resté à Verdun avec le comte d'Artois. Il paraît certain que les émigrés n'ont pas pris part au combat du 20 septembre.

Rassuré de ce côté, Bernard songeait à son père et à sa mère, et il pleurait en silence ses espoirs détruits, ces espoirs qu'avait éveillés la marche des alliés sur Paris et qu'anéantissait la nouvelle de leur retraite. Nina, ayant vu ses larmes, se serra contre lui, et pleurant elle-même, répétait d'une voix caressante:

—Ne pleure pas, Bernard. Ça me fait trop de peine.

—Qu'allons-nous devenir? interrogea tante Isabelle.

Et après une pause, elle ajouta:

—Est-ce par le vidame d'Épernon que vous avez appris ces nouvelles,
Monsieur Valleroy?

—Le vidame d'Épernon est parti ce matin pour ses terres de Bavière. Mais il ne pourrait en dire plus que ce que je sais. Ce sont des fugitifs qui me l'ont raconté tout à l'heure au café des Trois-Couronnes, où ils sont arrivés exténués, les vêtements en lambeaux, remplis d'épouvante. Les Français ont été admirables, disent-ils, ils se sont battus comme des lions, et, quoique mal équipés, mal armés, quelques-uns même chaussés de sabots, ils ont enfoncé les carrés prussiens. La défaite de Brunswick est complète, et, s'il est en fuite, c'est qu'il a perdu l'espoir de vaincre. Ce qu'il y a de plus grave, c'est qu'il a entraîné les émigrés dans sa déroute et que tous les efforts faits par ceux-ci depuis deux ans sont perdus.

Valleroy semblait se complaire à ces détails, comme s'il se fût fait violence pour ne pas se réjouir de la victoire des Français. Bernard l'écoutait avec avidité, partagé entre une satisfaction qu'il ne pouvait étouffer et ses alarmes filiales renaissantes. Tante Isabelle était très agitée.

—Si ces graves nouvelles se confirment, dit-elle, il n'y aura bientôt plus de sûreté à Coblentz pour les émigrés. Ils seront réduits à quitter cette ville.

Mais Valleroy s'attacha à lui donner du courage, à lui rendre confiance. Selon lui, avant de songer à fuir, il convenait d'attendre les événements.

—Restez avec nous, tante Isabelle, ajouta-t-il. Quoi qu'il arrive, nous ne partirons pas sans vous.

—Et puis, ne serai-je pas là pour vous protéger? remarqua Reybach.

En rentrant dans leur demeure, Bernard et Valleroy y trouvèrent une lettre d'Armand. C'était la troisième qu'ils recevaient depuis son départ. Mais, autant les deux premières manifestaient de confiance, autant celle-ci trahissait de découragement. Datée de Verdun au lendemain de la bataille de Valmy, elle racontait les lamentables événements déjà connus à Coblentz. Elle décrivait en termes émouvants l'échec des alliés, la misère des émigrés et l'affreuse situation de l'armée des princes. C'était la débâcle dans toute son horreur. Elle entraînait les princes eux-mêmes. Ils se hâtaient de regagner Coblentz sans savoir s'ils pourraient y résider encore ou même y arriver. Parmi leurs partisans, les rivalités qu'avait longtemps contenues l'espoir du succès éclataient maintenant. Brunswick reprochait à Calonne de l'avoir trompé. Calonne reprochait à Breteuil d'avoir perdu la cause royale, Breteuil répliquait que la responsabilité du désastre n'était imputable qu'à Calonne.

«Au milieu de nos malheurs, ajoutait Armand, j'ai du moins la consolation, mon frère, de pouvoir te donner des nouvelles de nos parents. Un Français, envoyé secrètement à Paris par le duc de Brunswick pour porter au roi un message, a pu se renseigner sur leur sort. Ils sont à la prison des Carmes, où on semble les oublier. On ne les a pas encore interrogés. Ils ont couru, le 2 septembre, durant les massacres, les plus grands périls. Mais ils y ont échappé. Leur santé est bonne et ils supportent leur infortune avec courage. Pour moi, je pars à l'instant pour Londres, où m'envoie Mgr le comte d'Artois. Je vais porter une lettre au roi d'Angleterre. Dès mon arrivée, je t'écrirai, et ce sera, je l'espère, pour t'annoncer mon retour à Coblentz.»

Bernard et Valleroy ne furent rassurés qu'à demi par cette lettre. Elle les éclairait sur le sort des êtres chéris dont l'absence déchirait leur coeur. Mais elle ne permettait pas de prévoir le terme de leurs malheurs communs, indéfiniment ajourné par l'échec des alliés.

Durant les jours qui suivirent, parvinrent de Paris à Coblentz des nouvelles de plus en plus alarmantes. Après l'emprisonnement de la famille royale au Temple, la déchéance du roi et la proclamation de la République, c'était maintenant le général de Montesquiou entrant en Savoie, et le général de Custine franchissant le Rhin, entrant en Allemagne, marchant sur Mayence et s'emparant tour à tour des villes qui se trouvaient sur sa route. Worms, Spire, Wurtzbourg ouvraient leurs portes sans coup férir à ses armes triomphantes.

Ainsi, non contents de se défendre, les Français portaient l'attaque chez les imprudents qui avaient osé franchir leur frontière. On faisait de leurs soldats de terrifiantes peintures. On les représentait animés de fureur, redoutables comme des barbares, invincibles comme des héros. Tout fuyait devant eux. Tandis que l'armée de Brunswick, décimée, en désordre, se hâtait de repasser le Rhin, les émigrés quittaient les pays où ils avaient trouvé un refuge en deçà de Mayence, les uns pour s'enfoncer en Allemagne, les autres pour gagner les Pays-Bas, d'où à quelques semaines de là la victoire de Jemmapes devait encore les chasser. Leur fuite revêtait un caractère tragique. Avec l'automne était venu le mauvais temps. Sous la pluie qui ne cessait de tomber, dans le brouillard qui ne faisait trêve que durant quelques heures du jour, ces malheureux s'en allaient par les routes encombrées déjà de soldats fugitifs, à pied, à cheval, en voiture, en charrette, comme ils pouvaient, et tous portant sur leur personne, sur leurs traits, sur leurs vêtements, tant de visibles traces de leur infortune qu'on eût dit un défilé de vagabonds et de mendiants. Sur le Rhin, des bateaux, des radeaux, des petites barques en transportaient d'autres. Ils laissaient en chemin des villes et des villages, où ils n'osaient s'arrêter, préférant s'en aller toujours plus loin, craignant d'être repoussés. Là où, deux ans auparavant, ils avaient trouvé un fraternel accueil, on refusait à présent de les recevoir.

Les émigrés réfugiés à Coblentz vivaient en de continuelles alarmes. La bienveillance persistante de l'électeur les protégeait encore contre l'animadversion des habitants qui, longtemps excités par leur présence, les accusaient d'avoir attiré sur la ville les rigueurs des Français. Mais, à la tournure que prenaient les événements, il était aisé de comprendre que bientôt cette protection deviendrait insuffisante et que Coblentz n'offrait plus aux émigrés un asile sûr. D'autre part, on était convaincu que si Custine s'emparait de Mayence, il marcherait ensuite sur l'électorat de Trêves et que les émigrés seraient contraints de suivre l'irrésistible courant des fugitifs qui s'écoulait sous leurs yeux.

À la fin de la première quinzaine d'octobre, les princes français rentrèrent à Coblentz. Quelle différence entre ce retour lamentable et le triomphal départ du mois précédent! Les habitants qui se trouvaient encore dans les rues à 9 heures du soir virent passer trois chaises de poste allant à toute vitesse. Elles contenaient les frères du roi de France et une poignée de courtisans indissolublement liés à leur fortune. Elles traversèrent la ville pour gagner le château de Schonbornlust. Sur leur passage, plus d'acclamations retentissantes, plus de bruyantes fanfares; derrière elles, plus de bruyante escorte, mais partout un morne silence, dissimulant mal la sourde colère d'un peuple menacé, par la faute des émigrés, de l'invasion étrangère. Les princes ne devaient résider à Schonbornlust que quelques jours. Ils en repartirent nuitamment comme ils y étaient arrivés, en fugitifs et en proscrits, allant devant eux sans savoir où ils s'arrêteraient.

Après leur départ, les craintes des émigrés s'accrurent. Du matin au soir, ils circulaient dans les rues, s'attroupaient au café des Trois-Couronnes, à l'affût de nouvelles. Dans toutes les maisons, les malles étaient bouclées. Chacun se disposait à partir à la première alerte. On se disputait les voitures disponibles, les bateaux du Rhin. Les riches s'assuraient à prix d'or des moyens de transports. Les pauvres se résignaient à faire la route à pied. Mais où aller? Nul ne le savait, et, pour ajouter à leur détresse, voici que des pays allemands, où ils espéraient trouver repos et sûreté, on leur faisait savoir qu'on ne les recevrait pas. Cette incertitude les retenait encore à Coblentz, quel que fût le péril d'y rester.

Ce furent des heures cruelles, remplies par la terreur et l'angoisse. Bernard et Valleroy en connurent toute l'horreur, Valleroy surtout, qui se considérait comme responsable envers la maison de Malincourt de la vie du chevalier, et qui s'était engagé à veiller sur Nina et sur tante Isabelle. Ayant charge d'âmes, il tremblait pour les chers êtres qu'il devait protéger. Libre d'agir à son gré, il aurait quitté Coblentz sans attendre que les événements se fussent encore aggravés. Après avoir pris conseil de tante Isabelle, il était résolu à se rendre avec elle en Hollande, malgré la difficulté d'y arriver, parce que là du moins on trouverait un abri à proximité de la France. Mais Bernard, qu'excitait l'espérance du prochain retour de son frère, ne voulait pas partir sans l'avoir revu.

Le temps s'écoulait ainsi dans les incertitudes et les larmes Du dehors, n'arrivait aucune nouvelle sûre et précise. On ne voyait passer à Coblentz que des fugitifs. Affolés, brisés par la fatigue et par l'effroi, ils ne savaient rien, ne parlaient que de leur malheur. Ils faisaient de dramatiques récits de la détresse des émigrés, de cette débâcle effroyable qui emportait au hasard jeunes et vieux, femmes et enfants, les laissait sans gîte et sans pain, les jetait au bord des routes, exténués, les livrait à la brutalité des soldats, conduisait au suicide les moins vaillants d'entre eux. Impossible de tirer de ces infortunés aucun renseignement.

Mais, brusquement, la foudre éclata. C'était dans la nuit du 21 octobre. Après avoir passé la soirée avec Nina chez tante Isabelle et fait une courte halte au café des Trois-Couronnes, Bernard et Valleroy, rentrés chez eux, s'étaient couchés et endormis. Vers 3 heures du matin, Valleroy fut brusquement réveillé. Il se souleva et prêta l'oreille. Un bruit de foule montait de la rue, dominé par des rumeurs confuses qui, d'abord lointaines, se rapprochaient et grossissaient avec rapidité. Il se jeta à bas de son lit, s'habilla en un tour de main, courut à la croisée et l'ouvrit. La rue était pleine de monde, et de toutes parts éclataient l'effarement et l'épouvante. C'étaient des gens qui s'éloignaient à grands pas, un léger bagage à la main: d'autres qui se montraient aux croisées, à peine vêtus, d'autres enfin qui se lamentaient.

Dans ce tumulte de voix et de cris, se croisaient des phrases sinistres.

—Les Français sont entrés dans Mayence.

—Ils marchent sur Coblentz.

—Ils vont y arriver avant le lever du jour.

—Nous sommes perdus.

Valleroy ne voulut pas en entendre davantage. Depuis plusieurs jours, il attendait ce moment et s'y était préparé. Il entra dans la chambre de Bernard, et, réveillant l'enfant endormi, il lui dit avec sang-froid:

—Habillez-vous, Monsieur le chevalier. Nous partons.

—Nous partons! Pourquoi?

—Parce que, dans quelques heures, Coblentz sera occupé par l'armée de
Custine.

—Crois-tu donc que les soldats français nous feraient du mal s'ils nous trouvaient ici?

—Je ne le crois pas. Mais cette expérience, que j'oserais tenter si je n'avais à exposer que moi-même, je n'ai pas le droit de l'affronter alors que vous êtes sous ma garde. Le malheur des temps a fait de nous des émigrés. Nous sommes, vous et moi, passibles des lois révolutionnaires, vous surtout, en votre qualité de gentilhomme, fils d'un suspect. Il importe que les Français ne nous trouvent pas ici.

—Il faut donc fuir?

—Il le faut et sans tarder, Monsieur le chevalier. Hâtez-vous de vous préparer. Moi, je cours chercher la voiture et le cheval dont je me suis assuré la possession en vue de l'éventualité qui se produit.

—Fais prévenir tante Isabelle et Nina, reprit Bernard. Tu sais qu'elles doivent partir avec nous.

—Je vais les chercher. Elles me sont aussi chères qu'à vous-même, et pas plus que vous je ne veux les abandonner.

Mais comme Valleroy allait quitter la chambre, le bruit de la rue redoubla. C'étaient des pas rapides, un fracas de chevaux et de roues brûlant le pavé, qui cessèrent tout à coup. Puis on frappa à la porte de la maison.

—C'est Armand qui revient, s'écria Bernard, rouge de plaisir.

Ce n'était pas Armand, mais le vidame d'Épernon.

—Vous! Monsieur le vidame, dit Valleroy, qui lui avait ouvert, je vous croyais en Bavière?

—J'y étais en effet, répondit l'aimable gentilhomme, toujours guilleret, fringant et souriant. C'est même là que j'ai appris la marche des Français dans les pays du Rhin. Je n'ai pas voulu que le chevalier restât exposé aux dangers de la guerre et je viens le chercher. J'arrive à temps, à ce que je suppose.

—Nous allions partir pour La Haye.

—Vous y rencontreriez d'autres dangers. Je vous emmène en Bavière chez moi. Vous y attendrez la fin des mauvais jours.

—C'est qu'on assure que les émigrés n'y sont pas reçus.

—Rien de plus vrai; mais, grâce à moi, on vous y recevra. Faites mettre vos malles sur la berline, et partons. Il faut éviter de tomber dans l'avant-garde de Custine.

—Est-ce vous, mon frère? demandait Bernard du haut de l'escalier.

—Ce n'est pas votre frère, chevalier; mais c'est un fidèle ami.

Et le vidame enlevait Bernard dans ses bras, le serrait contre sa poitrine, le couvrait de baisers, en répétant:

—Je vous conduis en Bavière. Pressons-nous. Il n'y a pas une minute à perdre.

Bernard n'essaya pas de résister. Résigné à partir, il était heureux de trouver, à défaut de la protection de son frère, celle de M. d'Épernon.

—C'est que nous ne partons pas seuls, fit-il en regardant Valleroy, il y a Nina et tante Isabelle.

—Vos amies! répondit le vidame. Vous ne voulez pas vous séparer d'elles? Qu'à cela ne tienne! Nous allons les prendre en passant.

—Oh! que vous êtes bon, Monsieur! s'écria Bernard.

Quelques instants après, la voiture du vidame d'Épernon emportait l'enfant à travers les rues de Coblentz.

Oh! cette course dans la nuit, au coeur d'une ville qui s'attend à être prise d'assaut, il ne devait jamais l'oublier. Parvint-il à une vieillesse avancée, il reverrait toujours ce spectacle d'une population qu'a abandonnée le sang-froid et qui se croit perdue. Il reverrait ces fuyards affolés, leur cohue envahissant les bureaux des coches et des bateaux, des hommes campés au coin des avenues, montrant le ciel d'un geste menaçant; d'autres, d'un accent impérieux, demandant l'aumône pour subvenir aux frais de leur route, d'autres enfin portant des torches allumées pour guider leurs pas.

Devant le palais électoral, un attroupement plus nombreux que les autres arrêta la voiture pendant quelques minutes; c'étaient des sujets de l'électeur de Trêves, qui, sur le bruit répandu soudain de son prochain départ, venaient de se soulever, décidés à l'empêcher de fuir. Pour les apaiser, ce prince, dont leur révolte paralysait les projets secrets, se voyait contraint de renoncer à s'éloigner et de se résigner à partager leur sort jusqu'au bout; perspective affreuse, puisqu'ils s'attendaient à être massacrés par ces soldats français dont chacun parlait sans les avoir jamais vus, en racontant à leur propos les plus terrifiantes histoires.

Bernard, penché à la portière de la voiture, ne perdait pas un trait de ces scènes que dramatisait la nuit et par où se manifestait la panique de tout un peuple éperdu. Un indicible effroi le tenait à la gorge, oppressait son coeur. Il avait hâte maintenant d'être hors la ville, non seulement pour échapper aux Français que les cris de la foule représentaient comme au moment d'entrer dans Coblentz, mais encore pour se délivrer de cette foule que la fureur qui s'était emparée d'elle rendait agressive et menaçait de rendre meurtrière.

Enfin, on arriva devant la maison qu'habitaient tante Isabelle et Nina, dans une rue étroite, moins passagère et moins encombrée que les autres. Mais, au moment où Valleroy se jetait à bas de la voiture pour monter chez ses amies, sur le seuil de la maison apparut le propriétaire lui-même, qui, tout en larmes, à moitié fou, fit connaître qu'il ne savait ce qu'elles étaient devenues. Dès le début de la panique, M. Wenceslas Reybach, arrivant à l'improviste pour leur porter secours, les avait emmenées avec lui, sans dire en quel lieu. Valleroy jeta au cocher l'adresse du peintre, et le lourd équipage de nouveau s'ébranla. Mais, chez Reybach, portes et fenêtres étaient hermétiquement closes. Lui-même avait quitté la maison, et, vainement appelée à plusieurs reprises, Fraulein Lisbeth ne répondit pas.

—Que faire? demanda Valleroy dévoré d'inquiétude.

—Voilà qui est grave, objecta le vidame d'Épernon, car sous peine de nous mettre dans l'impossibilité de sortir de la ville, nous ne pouvons courir plus longtemps à la recherche de ces dames.

—Oh! Monsieur, ne les abandonnez pas! supplia Bernard.

—Ce n'est pas volontairement que je les abandonne, chevalier; mais encore faut-il ne pas nous perdre tous. Il est 4 heures… Au petit jour les Français seront devant Coblentz.

—Il était convenu avec tante Isabelle qu'à la première alerte nous nous réunirions, observa Valleroy. Peut-être allait-elle chez nous, pendant que nous venions chez elle.

—Assurons-nous-en, répondit M. d'Épernon.

Par son ordre, la voiture rebroussa chemin. Cette fois, elle n'avançait plus qu'avec difficulté, tant la foule se faisait compacte, devenait malveillante et soupçonneuse. On passa cependant, grâce au sang-froid et à l'énergie du cocher. Mais ce fut un vain et inutile effort. Pas plus là où on allait que là d'où l'on venait, on ne trouva trace de celles qu'on cherchait. Dans la tourmente de cette affreuse nuit, Nina et tante Isabelle avaient disparu.

Au moment où cette disparition mystérieuse venait d'être constatée, et comme le vidame d'Épernon et Valleroy se consultaient, se produisit non loin d'eux un nouveau mouvement de foule, une de ces furieuses poussées de peuple qui brisent tout sur leur passage. En même temps des clameurs plus bruyantes s'élevèrent. De toutes parts on n'entendait que ce cri:

—L'ennemi! Voilà l'ennemi!

—Il n'y a plus à hésiter, s'écria d'une voix énergique M. d'Épernon.

Il dit un mot au cocher, et la chaise de poste s'éloigna au galop de ses chevaux robustes. Quelques instants après, elle était hors la ville et cheminait rondement sur une route déserte allant vers le Nord.

Bernard, le front dans ses mains, pleurait et gémissait:

—Nina! ma pauvre Nina!

Plus intrépide et plus fort, Valleroy se dominait, contenait sa douleur. Mais le nom qu'étouffait sa bouche retentissait dans son coeur, et ce nom, c'était celui de tante Isabelle.

—Pauvre tante Isabelle!

En haut d'une montée gravie d'un train rapide, les chevaux s'arrêtèrent pour souffler. De cet endroit, à travers les brumes grisâtres du matin, on apercevait la masse confuse des maisons de Coblentz, et, autour de cette masse, la ceinture phosphorescente que lui faisaient les eaux du Rhin et de la Moselle. Les rumeurs de tout à l'heure s'étaient éteintes et la nuit s'achevait silencieuse. M. d'Épernon avait mis la tête à la portière.

—C'est étrange, murmura-t-il, on n'entend ni le son des tambours ni le bruit d'une armée en marche… Si c'était une fausse alerte!

Et c'était une fausse alerte, en effet. En arrivant au terme de leur course, nos voyageurs devaient apprendre que le général de Custine, après avoir annoncé, à peine entré dans Mayence, qu'il se portait sur Coblentz, avait modifié ses plans et s'était décidé à marcher sur Francfort.

CHAPITRE VIII

POUR LA REINE

À Hamm, en Westphalie, un soir des premiers jours du mois de mars 1793, dans une salle du château seigneurial appartenant au roi de Prusse, un gros homme en grand deuil occupait un fauteuil bas et large, au coin d'une haute cheminée, où brûlaient de lourdes bûches enterrées à moitié sous la cendre.

Ce qui caractérisait ce personnage dont le regard fin et clair révélait seul la jeunesse, c'était, indépendamment d'un masque bourbonien aux proéminences accusées, l'énorme embonpoint qui semblait le clouer sur son siège d'où pendaient, touchant à peine au sol, ses jambes épaissies par des enflures de goutte et presque caricaturales sous le bas de soie qui les dessinait. Sa main droite, enflée comme le reste du corps, s'étalait sur le bras du fauteuil. De la gauche, il tenait une canne à pommeau d'or dont il avait enfoncé l'extrémité dans son soulier, derrière le talon. À cette attitude qui lui était familière, tout émigré ayant vécu naguère à Coblentz aurait reconnu Monsieur, comte de Provence, ou Monseigneur le régent, pour rappeler le titre qu'il avait pris après la mort de Louis XVI, et dont il persistait à se parer, bien que les puissances eussent refusé de l'admettre en cette qualité.

C'était lui, en effet. Depuis déjà trois mois, il résidait à Hamm, où, en fuyant les bords du Rhin, il s'était réfugié, ainsi que le comte d'Artois, après avoir erré longtemps de tous côtés au milieu des plus pressants périls et où la Prusse consentait à lui accorder un asile provisoire. Là était venue le surprendre la nouvelle du tragique trépas de son frère aîné; là, son frère cadet l'avait quitté pour aller plaider auprès de l'impératrice Catherine de Russie la cause des Bourbons. Maintenant, il s'y trouvait seul, ou presque seul, entouré de quelques courtisans, oublié, perdu, si loin de tout, que souvent il pouvait croire qu'un voile épais le séparait du reste de l'Europe et qu'il n'était plus le représentant de la maison de France qu'aux yeux de ses compagnons d'exil ou des rares Français qui venaient protester auprès de lui de leur inébranlable fidélité.

Sans doute, c'était un de ces loyaux serviteurs, ce vieillard de petite taille, au corps mince, au visage maigre, qui se tenait assis, en face du prince, au bord d'une chaise, dans une attitude de déférence, vêtu comme un seigneur de la cour à l'époque de sa splendeur, tiré à quatre épingles, et si soigné sur toute sa personne qu'en son costume de velours aux parements ornés de jais il semblait sortir d'une boite. Oui, c'en était un, car un ardent dévouement à la cause royale avait seul pu le conduire à Hamm au cours d'une saison rigoureuse à peine achevée, et il se nommait le vidame d'Épernon.

En ce moment, sans se départir du respect qu'il devait à un prince du sang, le brillant gentilhomme causait librement avec Monsieur; et très attachant devait être le sujet de l'entretien, car le vidame s'était échauffé à parler, et Monsieur avait blêmi d'impatience en l'écoutant.

—Enfin, si je vous comprends bien, Monsieur le vidame, s'écria le prince tout à coup, vous venez nous solliciter d'approuver un complot qui a pour but de sauver notre belle-soeur, S. M. Marie-Antoinette, reine de France, veuve du roi défunt.

—C'est en effet pour solliciter l'approbation de Monseigneur que je suis venu du fond de la Bavière dans le fond de la Westphalie, répondit M. d'Épernon.

—On nous a proposé déjà plusieurs projets analogues, objecta Monsieur; mais, après examen, il a été reconnu qu'ils étaient inexécutables.

—Celui que j'ose soumettre à Votre Altesse Royale ne mérite pas le même reproche. C'est en cela qu'il se distingue des autres. Il est l'oeuvre de mon neveu le marquis de Guilleragues et de quelques vaillants gentilshommes qui en garantissent la réussite.

—La reine est détenue au Temple; elle y est gardée par des jacobins forcenés, inaccessibles à la pitié. Avant d'étudier les moyens de la faire sortir de Paris, il faudrait s'assurer qu'il sera possible de l'arracher à sa prison.

—L'exécution de cette partie du programme appartient aux royalistes fidèles qui n'ont pas quitté la capitale et dont le dévouement veille nuit et jour autour de la reine. Ils se disent sûrs de l'enlever du Temple et prétendent qu'ils l'eussent déjà fait s'ils savaient à quel lieu conduire Sa Majesté après l'avoir délivrée. C'est à les seconder et à couronner leur entreprise que mon neveu et ses amis se sont attachés.

—De Paris à toutes les frontières, les routes sont surveillées, reprit
Monsieur.

—Pas également, Monseigneur, et celle qu'aurait à suivre la reine n'offre pas ce danger au même degré que les autres. Du reste, si Votre Altesse Royale daigne jeter les yeux sur le plan que voici, elle verra que, grâce aux forêts de l'Oise et de la Normandie, il n'est pas impossible d'arriver à Dieppe par des chemins isolés, couverts et généralement peu surveillés par les autorités révolutionnaires.

—Voyons votre plan, Monsieur le vidame.

M. d'Épernon s'était levé. Il tira de sa poche une carte géographique, la déplia et la mit sous les yeux de Monsieur.

—Voilà l'itinéraire, continua-t-il. Monseigneur le régent peut voir que les grands centres de population sont soigneusement évités et qu'on n'a devant soi qu'une douzaine de villages qu'il est aisé de contourner.

—Mais vos relais de chevaux, où les placez-vous?

—Il y en a cinq, le premier dans une ferme au-dessus d'Andrésy, le second dans la forêt de Gisors, le troisième à Gournay sans y entrer, le quatrième à Serqueux, également sans y entrer, et le cinquième en vue de Gamaches. À Dieppe, ou plutôt à une lieue de cette ville, en remontant vers Saint-Valéry-en-Caux, une embarcation attendra la reine pour la transporter à bord d'un navire anglais qui stationnera non loin des côtes.

—Oui, c'est assez bien imaginé, fit Monsieur d'une voix grave et lente. Mais, si sûre que soit cette route, ajouta-t-il, comment la franchira-t-on? Car il y aura quatre personnes à transporter, Monsieur le vidame. Je connais la reine. Elle ne consentira à fuir que si sa fille, son fils et Madame Élisabeth, ma soeur, peuvent fuir avec elle.

—Tout est prévu, Monseigneur. Nos amis de Paris affirment que, grâce aux relations qu'ils se sont ménagées parmi les gardes nationaux, ils pourront faire sortir les quatre prisonniers en même temps. Au jour fixé pour leur évasion, ce sera le soir, une berline les attendra dans la plaine Saint-Denis. Le marquis de Guilleragues, mon neveu, sera sur le siège. Un autre gentilhomme, M. de Morfontaine, ira à cheval en avant de la voiture pour préparer les relais confiés à des hommes d'un dévouement à toute épreuve.

—En supposant qu'il n'y ait ni contre-temps, ni pertes de temps, combien faudra-t-il d'heures pour franchir la distance qui sépare Dieppe de Paris?

—Quatorze heures, Monseigneur. La famille royale sera déjà loin lorsqu'au Temple on s'apercevra de sa disparition.

—Ne sera-t-elle pas arrêtée en chemin? demanda encore Monsieur.

—C'est peu probable, répondit M. d'Épernon. Le plan que j'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse Royale a pour base la certitude acquise que la route choisie est libre jusqu'au bout. Cependant, en prévision d'une mauvaise rencontre, nous nous sommes procuré des passeports au nom de la femme d'un conventionnel, voyageant avec sa famille.

—Décidément, vidame d'Épernon, vous avez réponse à tout, fit Monsieur, en se carrant dans son fauteuil sur lequel il s'était soulevé pour suivre les indications que lui donnait son interlocuteur.

Il garda un moment le silence, puis il reprit:

—Lorsque des gentilshommes français vont exposer leur vie pour sauver la reine, nous ne saurions, quoique leur entreprise nous inspire peu de confiance, refuser de l'approuver. Mais il faut que vous compreniez, Monsieur le vidame, que nous avons quelque mérite à donner cette approbation, car la reine en liberté deviendra pour nous une cause d'embarras.

—La reine! Une cause d'embarras?

—Elle voudra exercer seule le pouvoir; elle nous disputera la régence… Enfin, peu importe! On saura du moins combien étaient calomnieux les propos abominables qui nous ont accusé de souhaiter la mort de notre belle-soeur. Car, on l'a dit, Monsieur le vidame, on l'a dit, s'écria Monsieur d'un accent d'indignation.

—Il n'est pas un royaliste qui n'ait repoussé ces accusations avec énergie, Monseigneur, protesta M. d'Épernon.

—La reine y a cru, dit Monsieur. Tant pis pour elle, au surplus. Quant à nous, notre devoir consiste à lui prouver qu'elle s'est trompée, et ce devoir nous l'accomplirons. Nous approuvons en principe votre plan.

—Ce n'est pas mon plan, Monseigneur. L'honneur en revient tout entier au marquis de Guilleragues, au comte de Morfontaine et à leurs amis.

—Où sont actuellement ces messieurs?

—M. de Morfontaine est en route pour Paris, sous un déguisement, bien entendu. En attendant les ordres de Votre Altesse Royale, il se concertera avec ceux de nos amis qui travaillent à faire sortir du Temple la famille royale.

—Et le marquis de Guilleragues?

—Il est à Bruxelles, où je dois lui faire parvenir les avis d'après lesquels il agira.

—À Bruxelles! s'écria Monsieur. Mais, depuis la bataille de Jemmapes, cette ville est occupée par les Français. Il y a péril pour lui à y résider.

—Mon neveu parle la langue allemande comme sa langue maternelle. À Bruxelles, il se fait passer pour un artiste de Munich en tournée de visite dans les musées de Belgique et de Hollande, et, à la faveur de ce mensonge, il n'y est pas inquiété. Dès que je l'aurai fait avertir, il ira s'embarquer à Ostende pour l'Angleterre. Là, il frétera un navire qui le conduira sur les côtes de France près de Dieppe et qui devra venir l'y reprendre dix jours plus tard. Une fois débarqué, il partira pour Paris, à pied, par la route qu'il devra suivre au retour. Chemin faisant, il verra les royalistes qui se sont chargés d'organiser les relais de chevaux et ne s'arrêtera qu'à Gennevilliers, près de Saint-Denis, où M. de Morfontaine viendra le retrouver. Monseigneur estimera sans doute que nos dispositions sont bien prises.

—Oui, mais on y peut objecter qu'elles manquent de cohésion, remarqua Monsieur. Je vois bien que chacun des conjurés sait en gros ce qu'il doit faire, mais non à quelle date il doit le faire. Il faudrait à votre plan un lien qui en coordonnât toutes les parties. Il faudrait surtout une note qui les précisât, les résumât et les fit concorder.

—Cette note existe, Monseigneur. Elle prévoit tout ce qui doit être prévu; elle assigne à chacun sa tâche, et tous les associés de l'entreprise la recevront en temps opportun.

—Comment la leur ferez-vous parvenir?

—Par un messager très fidèle et très sûr.

—Si fidèle et si sûr qu'il soit, s'il est arrêté en route et si l'on trouve sur lui des instructions que vous lui aurez confiées, non seulement votre plan ne pourra plus être utilisé, mais tous ceux qui auront participé à son exécution payeront de la vie leur dévouement à la famille royale.

—Ce danger ne se présentera pas, Monseigneur. Le messager ne portera pas de papiers compromettants. Il n'aura à transmettre que des instructions verbales.

—Mais ne craignez-vous pas qu'en les transmettant il en oublie d'essentielles?

—Il les aura apprises par coeur et se contentera de les réciter à ceux vers qui il aura été envoyé, à M. de Guilleragues à Bruxelles, à M. de Morfontaine à Paris, et à Sa Majesté la reine au Temple, s'il est assez heureux pour arriver jusqu'à elle.

—Il faudra donc que sa mémoire n'ait pas de défaillances?

—La mémoire des enfants est sûre. C'est le privilège de leur âge.

—Que parlez-vous d'enfants, Monsieur le vidame? Est-ce à un enfant que vous confierez d'aussi grands intérêts?

—Celui auquel je pense, Monseigneur, possède la raison d'un homme; il en aura la prudence et le courage.

Un sourire s'esquissa sur la large face de Monsieur, et il dit non sans raillerie:

—C'est donc un oiseau rare, un prodige? Comment se nomme-t-il?

—Il se nomme le chevalier de Malincourt, répondit M. d'Épernon en s'inclinant.

—Le chevalier de Malincourt? répéta Monsieur. Je connais ce nom.

—Votre Altesse Royale connaît aussi le noble enfant qui le porte. À
Coblentz, il fut présenté à Monseigneur par son frère le vicomte de
Malincourt.

—Oui, je m'en souviens… Une physionomie intelligente et recueillie, le fils d'un des plus fidèles serviteurs du roi… Et c'est cet adolescent que vous allez exposer aux périls dont nous venons de parler?

—Il s'est offert lui-même à les affronter. Durant l'hiver qui vient de finir, il vivait auprès de moi, en Bavière, où je lui donnais l'hospitalité. C'est pendant son séjour dans ma maison, qu'à diverses reprises il m'a exprimé sa ferme volonté d'aller à Paris pour se rapprocher de ses parents, détenus à la prison des Carmes.

—C'est un trait rare de vaillance et d'intrépidité, observa Monsieur.

Le vidame d'Épernon continua:

—J'ai vainement essayé de combattre ce projet, en montrant au chevalier les innombrables difficultés qui se dresseraient sur sa route. Mais, n'ayant pu le dissuader de faire ce qu'il avait résolu, après m'être convaincu qu'il le ferait malgré tout, l'idée m'est venue d'utiliser pour la cause royale son voyage en France. Je lui ai donc fait connaître ce que j'attendais de lui. Il s'est engagé à me servir, et, dans ce but, il a appris de mémoire le texte précis des instructions que je suis maintenant tenu d'envoyer à mon neveu et à ses amis.

—Il faudra nous présenter le chevalier de Malincourt, Monsieur le vidame. Nous serons heureux de le féliciter et de l'assurer de notre bienveillance. Amenez-nous-le demain.

—C'est qu'il est là, reprît le vidame, en désignant la porte close qui ouvrait sur une galerie servant d'antichambre. Il est là, ainsi que l'homme qui doit l'accompagner à Paris et veiller sur lui. Cet homme, qu'on appelle Valleroy, est aussi dévoué à la maison de Malincourt que je le suis moi-même à la famille royale. Monseigneur le régent veut-il m'autoriser à lui présenter sur-le-champ le chevalier et son compagnon?

—Faites, Monsieur le vidame, faites, dit Monsieur.

M. d'Épernon alla ouvrir la porte, appela de la main, et Bernard parut, suivi de Valleroy, qui marchait à trois pas de lui, sans embarras ni timidité. Depuis qu'il s'était enfui de Coblentz et durant le séjour qu'il venait de faire en Bavière, divers changements s'étaient opérés dans la personne de Bernard. D'abord, il avait grandi de manière à pouvoir tromper sur son âge. Il n'avait pas encore atteint sa quatorzième année et semblait cependant l'avoir dépassée. L'ensemble de son corps restait grêle, mais sa taille, en s'allongeant, était devenue plus flexible et plus élégante. Dans l'enfant, elle laissait deviner ce que serait le jeune homme quand ses membres se seraient développés et fortifiés.

Toutefois, c'est surtout le visage pâli, la grave expression du regard, la mobilité des traits qui trahissaient la maturité précoce de Bernard. Cette maturité, il en portait depuis longtemps le signe, depuis surtout qu'il avait vu pleurer sa mère. Elle formait en quelque sorte le trait caractéristique de sa physionomie. Mais, durant les six mois qu'il venait de passer en Bavière auprès du vidame d'Épernon, elle s'était encore accentuée. C'est que, pendant ce long hiver, au fond d'un vieux château perdu sous la neige, séparé du reste du monde, éloigné de ses parents, le pauvre enfant, malgré l'ingénieuse et infatigable bonté de M. d'Épernon, malgré la tendre sollicitude de Valleroy, avait beaucoup souffert et répandu, lui aussi, bien des larmes. Appelant vainement à son aide, pour se distraire et se consoler, la lecture et l'étude, il ne pouvait secouer les angoisses qu'amassait dans son coeur l'incessante vision des malheurs de sa famille et des malheurs de son pays. On vieillit vite au contact d'épreuves aussi cruelles. Le corps conserve sa jeunesse; mais l'âme se virilise, et c'est ainsi qu'un matin, Bernard s'était réveillé en possession de l'énergie qu'exigent les mâles résolutions.

Alors, il avait entretenu Valleroy de son dessein d'aller à Paris afin de se rapprocher de ses parents. Valleroy, loin de l'en détourner, ayant encouragé ce dessein et s'y étant associé, la volonté de Bernard était devenue peu à peu inébranlable, si bien que les prudentes objections qu'y fit d'abord M. d'Épernon, quand il en fut averti, étaient venues se briser contre le parti pris le plus absolu. À ce moment, le vidame correspondait avec son neveu le marquis de Guilleragues, réfugié à Berlin, au sujet d'un projet ayant pour but la délivrance de la reine Marie-Antoinette. Il pensa que Bernard, étant invinciblement décidé à se rendre à Paris, pourrait participer utilement à l'exécution de ce projet. Il le lui confia ainsi qu'à Valleroy, et tous deux promirent de se prêter à ce qu'on attendait d'eux. Telles étaient les circonstances qui les avaient conduits à Hamm et les mettaient, ce jour-là, en présence de Monsieur, comte de Provence.

Avant d'entrer dans la salle où il allait les recevoir, Bernard et
Valleroy s'arrêtèrent comme s'ils attendaient des ordres.

—Avancez, chevalier, cria Monseigneur le régent, et vous aussi. Monsieur Valleroy. Le bien que M. le vidame d'Épernon nous a dit de vous nous a suggéré le désir de vous connaître. Nous savons à quels nobles et louables projets vous êtes associés l'un et l'autre, et j'ai tenu à vous dire que non seulement je les approuve, mais qu'encore il m'est agréable de penser que l'exécution en est confiée à des vaillants tels que vous.

Bernard répondit au compliment par une inclination silencieuse, tandis que Valleroy balbutiait:

—Monseigneur me comble et me rend très fier.

—Il faudra que vous soyez prudents, jeunes gens, extrêmement prudents, insista Monsieur. Vous, Monsieur Valleroy, en votre qualité du plus âgé, vous veillerez sur le chevalier; vous modérerez ses ardeurs, vous lui interdirez tout ce qui pourrait trahir sa qualité et vos intentions. Quant à vous, chevalier, fiez-vous à votre compagnon, laissez-vous guider par lui et n'ayez d'autre souci que de ne pas perdre la mémoire, d'y garder très exactement les instructions confiées à votre honneur et à votre zèle.

—Je suis sûr de les apporter à Bruxelles et à Paris telles qu'elles m'ont été remises, fit Bernard à qui revenait le sang-froid. D'ailleurs, ajouta-t-il, pour ne pas les oublier, je les réciterai soir et matin.

Monsieur approuvait de la tête.

—Excellent système, fit-il.

Et après une pause, il ajouta:

—Nous avons encore une mission personnelle à vous confier, chevalier.

—Je la remplirai de mon mieux, Monseigneur, comme l'autre.

—Si vous voyez la reine, offrez-lui nos hommages et assurez-la du dévouement d'un frère quelle a méconnu et qui mérite sa confiance. Dites-lui qu'elle aurait tort, une fois en Angleterre d'y rester. Sa place est à Vienne, où sa présence aura pour effet d'exciter le zèle par trop boiteux de l'empereur.

—J'aurai l'honneur de répéter à la reine les propres paroles de Votre
Altesse Royale.

Il y eut encore un silence. Puis Monsieur reprit:

—N'avez-vous pas oublié votre leçon, chevalier, seriez-vous en état de nous la dire?

—Je le crois, Monseigneur.

—Eh bien, j'en veux faire l'expérience. Donnez-moi le texte des instructions, Monsieur le vidame.

M. d'Épernon présenta au prince une feuille de papier couverte d'écriture. D'un signe, Monsieur engagea Bernard à réciter.

Celui-ci commença d'une voix assurée:

—On sent combien il y a de difficultés présentement à s'en aller, et combien de danger à le risquer. Mais on croit qu'il est encore plus dangereux de rester, et qu'il est même impossible de sortir, autrement que par une fuite courageuse de l'état où l'on est réduit. C'est ce qui engage à demander attention et résolution très prompte sur un projet proposé par des serviteurs très fidèles, duquel on assure que Sa Majesté a déjà quelque connaissance. On l'a soigneusement examiné et discuté dans toutes ses parties il paraît avoir des avantages qui le rendent préférable à tous ceux dont il avait été question jusqu'à ce moment.

À cet endroit, Monsieur interrompit Bernard.

—Il importe que tout ce qui précède soit textuellement répété à la reine, Monsieur le chevalier. Vous aurez soin de n'en rien omettre. Continuez.

Bernard reprit sans hésiter:

—La sortie par mer n'est qu'à la distance de quarante lieues. On ne passera par aucune ville, ni par aucun lieu où il y ait garnison, garde nationale ou bureaux; la route est facile et connue dans les vingt premières lieues qu'il faudra faire avec grande vitesse. Elle est ensuite détournée et ne rentre dans aucune des parties sur lesquelles on a eu l'éveil et à l'égard desquelles on peut avoir des soupçons. D'ailleurs tout se fera par des relais et sous la conduite de gentilshommes sûrs qui périront tous plutôt que de laisser manquer l'entreprise.

Monsieur, brusquement, arrêta la récitation, et pliant la feuille de papier qu'il rendit au vidame d'Épernon, il s'écria:

—Inutile d'aller plus loin. C'est merveilleusement su.

Puis, d'une voix qui trahissait une émotion jusqu'à ce moment contenue, il ajouta:

—Quoique vous soyez un enfant, chevalier, on vous traite en homme. Montrez-vous digne du nom que vous portez et de la confiance qu'on vous témoigne. Macte animo, generose puer!

Monsieur savait ses classiques et aimait à les citer.

—Quand partez-vous? demanda-t-il encore, en s'adressant cette fois à
Valleroy.

—Demain matin, Monseigneur.

—Eh bien, demain, nous ferons prier Dieu et célébrer la messe pour l'heureuse issue de votre entreprise. Bon voyage et prompt retour, Messieurs. Vidame d'Épernon, nous serons heureux de vous revoir avant que vous ne retourniez en Bavière.

—Demain, alors, Monseigneur.

—Demain, soit. Nous vous recevrons après midi.

L'audience était terminée. Déjà, marchant à reculons, et le front incliné, le vidame et Valleroy se rapprochaient de la porte, quand ils s'aperçurent que Bernard, au lieu de les suivre, demeurait debout et immobile devant Monseigneur le régent.

—Avez-vous autre chose à nous dire, mon enfant? fit celui-ci.

—J'ai une grâce à vous demander, Monseigneur, répondit le chevalier.

—S'il est en notre pouvoir de vous l'accorder, c'est fait.

—Depuis plus de six mois, Monseigneur, je suis séparé de mon frère aîné le vicomte de Malincourt. Il m'a quitté en septembre dernier pour suivre Mgr le comte d'Artois à l'armée de Brunswick, et je ne l'ai plus revu. Un peu plus tard, j'ai su qu'il partait pour l'Angleterre. Ce sont les dernières nouvelles qui me soient parvenues de lui, et j'ignore s'il est mort ou vivant.

—Mais nous avons lieu de croire qu'il est vivant, s'écria Monsieur. Le comte d'Artois l'a chargé de diverses missions pour Londres, Copenhague et Stockholm. Si, durant ce long voyage, il lui était arrivé quelque accident, nous en serions averti déjà.

—Si donc je suis sans nouvelles de lui, c'est qu'il n'a su où m'écrire, ou que ses lettres ne me sont pas parvenues.

—C'est probablement cela.

—Eh bien, continua Bernard, je supplie Votre Altesse Royale de donner des ordres pour qu'on s'inquiète du vicomte de Malincourt, pour qu'on le retrouve et qu'on lui fasse savoir que son frère est parti pour Paris.

—Ce sera fait, chevalier, je vous le promets.

—Alors, je n'ai plus qu'à prendre congé de Monseigneur en le remerciant.

Bernard, pénétré de respect, se courba. Puis il rejoignit M. d'Épernon et Valleroy qui l'attendaient au seuil de la salle, et sortit avec eux, suivi du regard de Monsieur où passait un sourire de bienveillante et douce pitié.

Resté seul, le prince frappa deux coups sur un timbre. Presque aussitôt, à une porte basse dissimulée dans la boiserie qui cachait les murs, parut un homme en deuil. Quoique d'aspect jeune et dans la force de l'âge, il semblait n'avoir que le souffle, tant étaient pâles ses lèvres, décharné son visage et maladif son teint. C'était le comte d'Avaray, le conseiller privé, le favori préféré, l'ami fidèle dont l'habileté, le dévouement, le sang-froid avaient, en 1791, tiré Monsieur de la fournaise de Paris. Actif et remuant, toujours à portée de son prince, il exerçait sur lui une influence toute-puissante; nulle décision grave ne se prenait sans son avis.

—Venez, cher d'Avaray, lui dit Monsieur en le voyant; je suis seul; mes visiteurs sont partis.

—Ils vous ont longtemps retenu, Monseigneur…

—C'était ce vieux fou de d'Épernon… Ne s'est-il pas avisé de nous arriver du fond de la Bavière pour nous faire part d'un complot ourdi dans le but de délivrer la reine!… Comprenez-vous cela, d'Avaray! On n'a pu, malgré tant d'efforts successifs et combinés, sauver le roi mon frère, et on sauverait la reine!…

—Une telle tâche est impossible aujourd'hui, répondit le courtisan.

—J'ai essayé de le dire; mais on ne voulait pas m'entendre, et le vidame d'Épernon aurait pris en mauvaise part les efforts que j'aurais faits pour empêcher quelques braves gentilshommes d'aller périr dans une héroïque, mais folle aventure J'ai donc écouté, émis quelques conseils et donné l'approbation qu'on me demandait.

—Et vous avez bien fait, Monseigneur, M. d'Épernon est une si méchante langue…

—Ce qui m'attriste le plus, c'est qu'on jette un enfant dans cette équipée… Autant l'envoyer à la mort…

Mgr le régent fut un moment silencieux; puis, d'une voix un peu éteinte, comme s'il se parlait à lui-même, il reprit:

—Car il est évident que la reine ne peut plus être délivrée… Elle périra comme son mari; ses enfants périront avec elle; Madame Élisabeth ma soeur partagera leur sort, et, contraint d'accomplir le rigoureux devoir que m'impose ma naissance, j'aurai la douleur de monter sur un trône ensanglanté… C'est le destin, et nul n'est assez puissant pour en arrêter le cours… N'est-ce pas votre avis, cher d'Avaray?

—C'est mon avis, Monseigneur…

—Une couronne! Quel lourd fardeau dans les temps où nous sommes! continua Monseigneur en s'agitant dans son fauteuil.

Un nouveau silence suivit cette exclamation douloureuse. Le prince paraissait en proie à de sombres méditations.

—Allons, Monseigneur, reprenez courage et confiance, revenez à vous, lui dit le comte d'Avaray.

Et, désignant sur une table un volume in-folio, relié en cuir rouge, doré sur tranches, portant sur le plat les armes de France, il ajouta:

—Monseigneur le régent veut-il que je lui relise le cérémonial du sacre des rois?

—Oui, c'est cela, d'Avaray. Commencez là où nous en étions restés, quand le roi quitte son prie-Dieu pour aller recevoir la couronne des mains du cardinal archevêque… Si ce n'était ma maudite goutte, j'aurais pu m'exercer à cette belle cérémonie… Lisez, cher d'Avaray, je vous écoute…

CHAPITRE IX

À BRUXELLES

En ce mois de mars 1793, les Pays-Bas étaient en feu. Depuis l'automne, le général Dumouriez occupait Bruxelles, dont la victoire de Jemmapes lui avait ouvert la route et d'où les Autrichiens s'étaient enfuis à son approche. Maître de cette ville, il y avait pris ses quartiers d'hiver, et son armée confortablement installée en Belgique, il était parti pour Paris afin d'y faire accepter son plan de campagne en Hollande qu'il voulait exécuter au printemps. Après une absence de quelques semaines, il venait de rentrer à Bruxelles, et ses dernières dispositions arrêtées, il s'était porté à la rencontre des Autrichiens qui prenaient l'offensive en vue de reconquérir la capitale belge qu'ils considéraient comme la clé de voûte de leur puissance dans les Pays-Bas.

À la date du 15 mars, les belligérants étaient en présence aux environs de Liège. Une bataille paraissait donc imminente, et de toutes parts les populations en attendaient l'issue, affolées par les perspectives diverses qu'elles pouvaient craindre ou espérer. À Bruxelles, le trouble était à son comble, car c'est là que les événements qui se préparaient devaient avoir les contre-coups les plus retentissants et les plus funestes. À l'exception d'une faible garnison à qui restait confiée la garde de la ville, toutes les forces disponibles en étaient sorties ou continuaient à en sortir, se dirigeant sur Nerwinde, où Dumouriez les concentrait. Ce n'étaient que marches et contre-marches, ordres arrivant du quartier général, instructions arrivant de Paris, et un perpétuel va-et-vient de personnages de tous rangs et de toutes conditions, de visages plus ou moins suspects, et, à vrai dire, un désordre que favorisaient l'insuffisance et le désarroi de la police locale, placée sous les ordres d'un officier de Dumouriez.

C'est dans ces circonstances que, le matin du 17 mars, se présentait, à l'une des barrières de la ville, un marchand colporteur, jeune homme à mine débonnaire dont les simples allures, même en ce temps où les autorités se montraient aisément soupçonneuses, ne pouvaient éveiller leur défiance. Il conduisait l'ordinaire équipage des gens de sa profession, une voiture-fourgon, attelée d'un seul cheval, dans laquelle étaient ses marchandises. Arrivé à la barrière, il s'arrêta, et, s'adressant au factionnaire de garde, il demanda à entrer dans la ville.

—As-tu un passeport, citoyen? lui dit le soldat. Est-il en règle? Dans ce cas, exhibe-le, afin qu'on voie d'où tu arrives.

—J'arrive de Coblentz, répondit le colporteur.

—De Coblentz! Mais, alors, tu es un émigré!… Et tu oses…

—J'ose parce que je ne suis pas un émigré. Voici ma carte de civisme qui prouve que je suis un bon Français, et voici un sauf-conduit qui établit qu'il y a déjà plusieurs mois j'ai été chargé par la municipalité d'Épinal d'une mission secrète en Allemagne.

Le soldat eut un geste de mépris. Il repoussa dédaigneusement les papiers que lui présentait le colporteur.

—Tu soumettras ces pièces au chef du poste, citoyen espion, fit-il.

Cette qualification ne parut pas offenser celui à qui elle s'adressait. Sans la relever, il entra dans le corps de garde et s'y trouva en présence de l'officier qui en avait le commandement. Il renouvela sa demande en montrant ses papiers. L'officier les prit et les parcourut.

—Quoique la sentinelle m'ait traité d'espion, dit le colporteur, je suis un ami désintéressé de la République une et indivisible, un défenseur de la liberté.

—Tu te nommes Joseph Moulette? demanda l'officier d'une voix brève.

—Joseph Moulette, d'Épinal, délégué de la municipalité de cette ville.

—Et tu viens de Coblentz?

—Oui, mon officier.

—Non pas à pied, j'imagine.

—Ma voiture est là.

—Eh bien, on va l'inspecter, ta voiture, et si elle ne contient aucun objet suspect, tu pourras entrer en ville, car tes papiers sont en règle.

Le colporteur sortit aussitôt. L'officier le suivit. Sur son ordre, deux soldats s'avancèrent pour procéder à l'inspection du fourgon dont le colporteur s'était empressé d'ouvrir les portes placées sur les côtés. On put voir alors, comme dans l'intérieur d'une boutique, tout un étalage de tricots, maillots, bas de laine et foulards couchés sur une étagère, ou suspendus à une tringle transversale, le tout en si bel ordre qu'il ne pouvait venir à l'idée qu'entre des marchandises si bien rangées, il y eût place pour quelqu'un des objets que l'officier avait qualifiés de suspects.

—C'est bon, laissez passer! dit ce dernier.

Le colporteur ferma sa voiture, et, se mettant à la tête du cheval qu'il prit par la bride, il pénétra dans la ville par une large rue que parcouraient en tous sens des piétons et des véhicules, au milieu desquels il se confondit. Pendant une demi-heure, il continua à avancer ainsi, regardant à droite et à gauche, comme s'il cherchait son chemin. Puis, lorsque, d'un rapide coup d'oeil, il eut constaté que, dans la foule qu'il traversait, personne ne l'observait, il s'arrêta. Il se trouvait alors devant l'église de Sainte-Gudule, au centre d'une vaste place. L'endroit, sans doute, lui parut propice au débit de ses marchandises, car il rangea sa voiture au long d'un mur et en détacha les auvents comme pour se préparer à exercer son commerce accoutumé. Mais, tout en feignant de mettre la dernière main à son étalage, il se penchait dans l'intérieur du fourgon, et parlant à demi-voix, il dit:

—Nous voici dans la citadelle, Monsieur le chevalier, vous pouvez vous montrer.

Sous une couverture jetée tout au fond du fourgon et dissimulée par les marchandises, un corps se dessinait. La couverture fut rejetée d'un brusque mouvement, et entre les tricots tendus sur les tringles apparut la tête fine et pâle de Bernard de Malincourt.

—Si tu continues à m'appeler Monsieur le chevalier, tu nous attireras quelque algarade, mon bon Valleroy, dit l'enfant en sautant à terre.

—C'est vrai, confessa Valleroy, j'oublie toujours…

—N'oublie plus, que diable! Rappelle-toi qu'il n'y a ici ni chevalier ni serviteur, mais seulement un oncle et un neveu, colporteurs de profession, voyageant ensemble. Tu es célibataire, et moi je suis Bernard, le fils de ta soeur.

—Entendu, Bernard; j'oublierai que je te dois le respect.

—Alors, nous sommes à Bruxelles? reprit Bernard en jetant des regards curieux autour de lui…

—À Bruxelles, place Sainte-Gudule, et très exacts au rendez-vous, puisque c'est aujourd'hui le 17 mars et que c'est du 17 au 20 que M. de Guilleragues, averti par M. d'Épernon, doit nous rencontrer ici.

—Nous n'avons donc qu'à attendre avec patience.

—C'est toute notre tâche pour le moment. Je vais profiter du répit qu'elle nous laisse pour me mettre en quête d'une auberge où nous prendrons nos repas et où nous coucherons, car je pense que vous en avez assez des nuits à la belle étoile…

—Oui, et j'avoue que ce soir, il me sera doux de dormir dans un bon lit… C'est égal, ajouta Bernard, il est heureux qu'au poste de la barrière on n'ait pas eu l'idée de regarder au fond de la voiture… Si on m'y avait découvert, comment aurais-tu expliqué ma présence sous la couverture et l'absence de mon nom sur ton passeport?…

—Aussi ai-je eu terriblement peur, sans compter que si l'officier avait regardé de près au signalement, il aurait vu que Valleroy ne ressemble guère à Joseph Moulette. Du reste, je renonce à me servir du sauf-conduit de ce vilain personnage. J'en ai fait usage à défaut de mieux et parce qu'il fallait entrer dans Bruxelles, coûte que coûte. Mais, maintenant que nous voici parmi des Français, nous ne nous remettrons en route qu'avec des passeports réguliers, un pour vous et un pour moi.

—Crois-tu pouvoir te les procurer?

—M'est avis que M. de Guilleragues m'y aidera.

Tandis qu'il s'entretenait ainsi, Valleroy avait dételé et attaché le cheval derrière la voiture, en jetant devant lui une botte de foin. Maintenant, quelques passants, attirés par l'étalage, s'arrêtaient, s'informaient des prix, marchandaient, achetaient, et Bernard, à l'exemple de Valleroy, se prodiguait pour répondre aux clients. Jusqu'à midi, ils furent ainsi tenus l'un et l'autre, empêchés de se distraire de leur besogne. Mais, à ce moment, il y eut un répit. Ils en profitèrent pour manger un morceau sur le pouce. Puis Valleroy, laissant Bernard à la garde de la boutique, s'éloigna afin de s'assurer un gîte pour la nuit. Bernard resta donc seul, et comme, en cette fin d'hiver, soufflait encore une bise froide sous un ciel grisâtre, chargé de neige, il se mit à marcher de long en large pour se réchauffer.

Sa station durait depuis une heure quand, d'une des rues donnant sur la place, il vit déboucher un individu qui, le nez au vent, les mains dans les poches, marchait en sifflotant. Sur-le-champ, il le reconnut. C'était le marquis de Guilleragues, non tel qu'il l'avait entrevu au café des Trois-Couronnes, le soir de son arrivée à Coblentz, tout pimpant sous le brillant uniforme des gardes du comte d'Artois, mais vêtu de noir, portant toute la barbe, coiffé d'un feutre à larges bords, d'où sortaient en désordre de longs cheveux dont les boucles flottaient sur ses épaules. De son côté, M. de Guilleragues le dévisagea et d'un air d'indifférence s'approcha de lui, comme attiré par l'étalage des marchandises exposées.

—Votre serviteur, chevalier de Malincourt.

—Votre serviteur, marquis de Guilleragues.

—À Bruxelles on m'appelle Wilhem Mauser, un passionné d'art et ami des
Français.

—Et moi, Bernard, neveu de Valleroy, marchand colporteur.

—Où est votre oncle?

—Le voici qui revient.

Valleroy s'avançait, en effet, paisible et souriant.

—Vous m'apportez les instructions du vidame d'Épernon? lui dit le faux
Wilhem Mauser.

—Mon neveu Bernard est chargé de vous les transmettre.

—Alors, ce sera pour ce soir, à l'hôtel de la Providence, où je loge, dans la rue de la Montagne-aux-Herbes.

—Pourquoi ce soir, et pas tout de suite? demanda Bernard.

—Parce que Bruxelles, depuis que les Français y sont entrés, regorge d'espions jacobins, répondit M. de Guilleragues, et qu'ici nous sommes par trop exposés à leur curiosité. Il n'en sera pas de même à mon hôtel, où vous ne viendrez d'ailleurs qu'à la nuit. À ce soir, Messieurs, et soyez circonspects; les murs ont des oreilles.

Il s'éloigna sans ajouter un mot. Jusqu'au soir, Bernard et Valleroy appartinrent aux clients qui se pressaient autour de leur voiture. À la nuit, ils plièrent bagage comme des gens éreintés, pressés de goûter le repos, et allèrent s'abriter, eux, le cheval, le fourgon et les marchandises, dans une pauvre auberge de la chaussée de Louvain. Puis, à l'heure fixée pour leur rendez-vous, ils se rendirent à l'hôtel de la Providence, où les attendait le marquis de Guilleragues. Ils le trouvèrent au second étage, dans une chambre isolée, à l'extrémité d'un long corridor. Quand ils furent entrés, il ferma la porte et poussa le verrou.

—De cette manière, dit-il, personne ne saurait ouvrir du dehors à l'improviste, et comme je me suis assuré que rien de ce qui se dit ici ne peut être entendu au delà des murs, nous sommes à l'aise pour causer librement. À vous de parler, Monsieur le chevalier.

Bernard n'eut pas besoin de se recueillir pour retrouver gravées dans sa mémoire les instructions dont il était dépositaire. Il les récita d'une haleine, sans en omettre un seul mot, tandis que Guilleragues en écrivait les parties essentielles sous sa dictée, en une forme abrégée et indéchiffrable.

—Ainsi, notre projet a reçu l'approbation des princes, fit-il avec satisfaction, quand Bernard, ayant achevé la leçon, s'arrêta. Nous sommes autorisés, mes amis et moi, à travailler à la délivrance de la famille royale!

—Et nous-mêmes, ajouta Valleroy, nous vous sommes adjoints pour seconder vos efforts, si besoin est.

—Votre concours sera précieux et je l'accepte.

—Alors, marquez-nous ce que nous devrons faire, dit Bernard.

Guilleragues demeura pensif un moment, mais non immobile. Il faisait le tour de la chambre rasant la muraille comme pour s'assurer une fois de plus qu'elle ne présentait ni lézardes ni ouvertures quelconques. Il s'arrêtait devant la porte, y collait son oreille, s'attachant à épier les bruits affaiblis du dehors. Bientôt rassuré, il vint reprendre sa place entre Bernard et Valleroy et leur parla à voix basse.

—Écoutez-moi bien tous deux, afin que, si l'un de vous est empêché d'agir, l'autre puisse le suppléer. Dès que vous aurez pris à Bruxelles le repos qui vous est nécessaire, vous partirez pour Paris. En y arrivant, ou plutôt, quand vous vous serez mis en règle avec les autorités de votre section, et qu'en conséquence vous pourrez espérer de n'être ni surveillés, ni inquiétés, vous vous rendrez rue du Four Saint-Germain.

—Dans le voisinage de l'hôtel de Malincourt, remarqua Valleroy.

—Justement à deux pas de votre ancienne demeure. Monsieur le chevalier… Vers le milieu de cette rue, se trouvent les magasins d'un marchand de meubles nommé Grignan. Le nom est sur l'enseigne. Vous entrerez dans ces magasins et demanderez à parler au propriétaire. Lorsque vous serez en sa présence, seuls avec lui, vous lui direz: «Nous venons pour ce que tu sais.»

—Et que nous répondra-t-il? interrompit Bernard, que le langage de
Guilleragues intéressait comme un récit d'aventures.

—Il vous révélera la retraite où vit caché, depuis qu'il est rentré dans Paris, notre principal complice, M. de Morfontaine. Ce gentilhomme est mon ami. Vous lui réciterez les mêmes instructions qu'à moi, chevalier. Ensuite, il vous donnera les siennes que vous suivrez aveuglément.

—Mais nous-mêmes, demanda Valleroy, n'aurons-nous, aucun message à lui transmettre de votre part?

—Un message très bref. Vous lui ferez connaître qu'à dater du 5 avril prochain il devra se trouver tous les soirs à 8 heures dans le parc de la Folie-d'Épernon, à Gennevilliers, près Saint-Denis.

—Tous les soirs à 8 heures?

—Jusqu'à ce qu'il y ait rencontré celui qu'il attend.

—Est-ce tout?

—C'est tout pour aujourd'hui. M. de Morfontaine et le citoyen Grignan vous apprendront le reste. Maintenant, quand comptez-vous partir pour Paris? ajouta le marquis.

—Dès que nous aurons des passeports qui nous permettent de circuler librement sur le territoire de la République, répondit Valleroy.

—Vous n'avez pas de passeports! Mais alors comment avez-vous pu pénétrer dans Bruxelles?

—Grâce à un peu d'audace et à beaucoup de bonheur; grâce surtout à un subterfuge qui nous aurait perdus s'il n'avait pas réussi et auquel la prudence nous oblige à renoncer.

—J'espérais que mon oncle d'Épernon vous aurait mis en état d'arriver jusqu'à Paris, dit M. de Guilleragues d'un accent de regret. Il lui était plus facile qu'à moi de vous procurer des pièces d'identité. Voilà un contre-temps inattendu.

—Qu'allons-nous faire? soupira Bernard.

M. de Guilleragues eut soudain un geste de confiance.

—Bah! nous trouverons! s'écria-t-il. Je vais chercher, et d'ici à vingt-quatre heures j'aurai trouvé.

—Où nous reverrons-nous? interrogea Valleroy au moment de se retirer avec Bernard.

—Demain, comme aujourd'hui, devant l'église de Sainte-Gudule.

Ils se séparèrent sur ces mots. La nuit, obscurcie par un brouillard épais, avait protégé l'entrée de Bernard et de Valleroy à l'hôtel de la Providence; elle protégea leur sortie. Par les rues noyées dans la brume, ils arrivèrent sans encombre à leur auberge, en dépit des patrouilles qui, jusqu'au jour, parcouraient la ville.

Le lendemain, la voiture, avec son étalage, vint, dès le matin, occuper la même place que la veille, contre un mur, en face de l'église. Seulement, cette fois, les chalands furent plus nombreux, et durant plusieurs heures les colporteurs improvisés ne surent à qui répondre. Les marchandises qu'ils offraient étaient de qualité supérieure et d'un prix modéré. On se les arrachait.

—C'est qu'ils vont vider la boutique, disait Valleroy, en encaissant la menue monnaie mêlée d'assignats, qui lui tombait de toutes parts. Si nous restons ici deux heures de plus, nous n'aurons plus rien à vendre.

Heureusement, vers midi, la foule se dispersa. Valleroy et Bernard s'empressèrent de fermer la voiture, mais ils procédaient avec lenteur, n'ayant pas encore vu venir le marquis de Guilleragues et ne voulant pas quitter la place sans avoir échangé quelques mots avec lui. Ils l'aperçurent enfin, les mains dans les poches, la tête en arrière, et son chapeau sur la nuque, les airs d'un homme qui dédaigne la terre et vit dans l'idéal. Il marcha de leur côté. En passant devant eux, il dit rapidement et à demi-voix:

—Vous vous présenterez aujourd'hui chez le colonel Jussac, commandant du bureau de police. Il est prévenu de votre visite, et, sur votre demande, il vous délivrera des passeports.

—Sans autres explications? s'écria Valleroy.

—Sans autres explications, répéta M. de Guilleragues. Le colonel, quoique servant dans les armées de la République, n'oublie pas qu'il est gentilhomme et qu'il s'agit aujourd'hui du salut d'une reine, d'une femme… Quant à vous, une fois munis de vos passeports, vous vous mettrez en route. Le temps presse. Dumouriez est au moment d'en venir aux mains avec les Autrichiens. S'il est victorieux, il sera le maître de la France. Mais ce n'est pas au service, du roi légitime qu'il consacrera son pouvoir. Il est dévoué à la faction d'Orléans et c'est un prince d'Orléans qu'il veut mettre sur le trône. Il importe donc, pour déjouer ses intrigues, que la reine délivrée soit en état de rallier autour d'elle la noblesse de France afin de défendre la couronne de son fils.

—Nous partirons sans tarder, répondit Valleroy.

—Au revoir donc, Messieurs, continua le marquis. Soyez courageux et prudents et que Dieu vous protège!

Le même jour, vers 5 heures Bernard et Valleroy se présentaient au bureau de police, demandaient à parler au colonel Jussac et furent introduits aussitôt auprès de lui. Cet officier était gentilhomme. Mais, comme beaucoup de ses pareils que la Révolution avait trouvés dans les rangs de l'armée, il y était resté, résolu à ne pas émigrer et à servir la France, sous le régime nouveau aussi bien que sous l'ancien. Oublieux de ses origines, abdiquant titre et particule, il n'était plus aujourd'hui que le colonel Jussac, un vieux soldat, patriote avant tout, que la confiance du général Dumouriez avait commis à la garde de Bruxelles. Il touchait à la soixantaine. Mais, sous ses cheveux gris, son visage conservait la jeunesse, comme, dans sa poitrine, son coeur conservait, pour tout ce qui touchait au drapeau, l'enthousiasme des jeunes années.

Quand Bernard et Valleroy entrèrent dans le cabinet où il se tenait, ils le trouvèrent devant un bureau élevé où il écrivait debout.

—Que désirez-vous de moi? demanda-t-il en se tournant vers eux.

—Des passeports qui nous permettent de nous rendre à Paris, où nous appellent des affaires pressantes, répondit Valleroy.

—Vous vous nommez Valleroy et ce jeune enfant est votre neveu?

—Vous nous connaissez, colonel? s'écria Bernard.

—Wilhem Mauser m'a parlé de vous.

Il alla vers la porte pour s'assurer qu'elle était fermée, puis, revenant du côté des visiteurs, il reprit:

—Je sais quelles affaires vous appellent à Paris et je veux vous faciliter les moyens d'y arriver. Quoique serviteur passionné de mon pays, quoique désavouant les irréparables fautes de la noblesse, je sais me souvenir à propos que je suis gentilhomme. Je m'honore de m'associer aux efforts d'un enfant qui veut délivrer ses parents. Vous aurez vos passeports.

—Merci, mon colonel, murmura Bernard très ému.

—J'ai songé même à vous assurer, indépendamment de ces passeports, une protection plus efficace, propre à vous éviter les tracasseries des municipalités auxquelles vous aurez affaire en route. Demain, partiront de Bruxelles, sous la garde d'un détachement de troupes, des papiers saisis dans les bagages des prisonniers autrichiens et que j'ai ordre d'expédier au gouvernement. S'il vous convient de vous joindre à ce convoi, je vous recommanderai au sergent commandant l'escorte, et de cette manière vous arriverez sans encombre à votre destination.

—On pourrait même charger les papiers dans ma voiture, remarqua
Valleroy.

—Vous avez une voiture?

—Pour le transport de mes marchandises, oui, mon colonel, répondit Valleroy. Mais comme nous les avons vendues ici, en deux jours, le fourgon est vide ou c'est tout comme.

—Mais voilà qui se trouve à merveille et qui vaut mieux que des passeports. Vous serez roulier pour le compte de l'État, et à ce titre respecté partout où vous passerez. Est-ce convenu?

—C'est convenu, mon colonel. Mais comment vous exprimerons-nous notre reconnaissance?

—En me rendant à votre tour un service.

—Nous pourrions vous rendre un service, mon colonel?

—Pour arriver à Paris, vous traverserez Compiègne, continua le colonel. En avant de cette ville, sur les bords de l'Oise, se trouve un château qui m'appartient et où réside ma soeur, la chanoinesse de Jussac. Le service que j'attends de vous consiste à vous arrêter en cet endroit, à dire à ma soeur que vous m'avez vu bien portant et à lui remettre une lettre dont je vous chargerai pour elle.

—Madame votre soeur a pu demeurer dans un château, aux portes de Paris, sans être inquiétée! s'écria Bernard.

—Son histoire est celle de Mgr le duc de Penthièvre, qui a continué à résider à Sceaux. Comme lui, elle est protégée par la gratitude des habitants, par le souvenir de ses bienfaits.

—Un souvenir analogue n'a pu défendre mon père contre la haine des jacobins.

—Ils redoutaient son énergie… tandis qu'ils n'ont rien à craindre d'un vieillard, d'une femme.

—Vous pouvez être assuré que nous ferons vos commissions, mon colonel, dit alors Valleroy; mais, même après les avoir faites, nous resterons vos obligés.

—On va dresser vos passeports, reprit le colonel, et rédiger le contrat par lequel vous vous engagez à transporter, moyennant un prix convenu et que je fixe à cent livres payées d'avance, les papiers que je dois faire parvenir à Paris.

Il alla ouvrir la porte et appela un de ses officiers, auquel il donna ses ordres. Puis, avisant un sergent de grenadiers qui se tenait debout, au port d'armes, dans la place où travaillaient les secrétaires:

—Viens ici, Rigobert, lui dit-il.

Le sergent s'avança silencieux. C'était un vieux soldat, maigre et de haute taille, au visage rude, tanné, ridé, avec de petits yeux où pétillait la malice, et dont les allures automatiques et déférentes révélaient une longue habitude de la discipline et de la vie des camps.

—Je vais te charger d'une mission de confiance, mon vieux Rigobert, continua le colonel. Il s'agit de convoyer jusqu'à Paris des papiers d'État dont je te confie la garde et dont tu me réponds sur ta tête. Les caisses qui les contiennent seront chargées sur la voiture du citoyen Valleroy que voici, un bon patriote avec qui j'ai fait marché pour ce transport. L'escorte que tu commanderas se composera de cinq hommes. Tu vas les choisir toi-même parmi les bons. Vous partirez demain matin au petit jour.

—Bien, mon colonel, répondit Rigobert.

—À propos, ajouta le colonel Jussac, je te recommande le citoyen Valleroy et son neveu. Ce sont de braves gens en qui on peut avoir confiance.

Rigobert enveloppa Bernard et Valleroy d'un regard de sympathie qui signifiait que la protection de son chef les rendait sacrés à ses yeux. Puis, après avoir échangé quelques mots avec Valleroy pour s'entendre avec lui sur l'heure du départ et le chargement des papiers, il sortit. Pendant ce temps, les passeports avaient été préparés, ainsi que le contrat. Sur ce contrat, Valleroy apposa sa signature, en même temps que lui était comptée la somme stipulée pour prix de ses services. Il enferma dans sa bourse les quatre louis, en soufflant à l'oreille de Bernard:

—La protection des autorités et, par-dessus le marché, cent livres en or, décidément, M. de Guilleragues a bien travaillé.

Ils allaient se retirer; mais, à ce moment, entra dans la pièce un hussard aux vêtements en désordre et couvert de boue.

—Le colonel Jussac, demanda-t-il.

—C'est moi, répondit l'officier en s'avançant.

—J'arrive du quartier général, reprit le hussard, et j'ai ce papier à remettre à mon colonel.

C'était un pli fermé par un cachet de cire rouge. Le colonel le prit, l'ouvrit et y jeta les yeux sans se départir de son impassibilité.

—À quelle heure êtes-vous parti? interrogea-t-il, sa lecture achevée.

—À 9 heures, mon colonel, au moment où s'ouvrait le feu. Mon cheval a bien marché.

Le colonel se tourna alors vers ses officiers, dont l'arrivée du cavalier avait excité la curiosité, et d'un accent où se devinaient l'émotion et l'enthousiasme:

—Le général Dumouriez est aux prises avec les Autrichiens, non loin de Louvain, dit-il. Nous déplorons tous de n'être pas associés aux glorieux périls que courent nos compagnons d'armes et nous formons des voeux ardents pour leur triomphe. Vive la République!

—Vive la République! répondirent d'un élan unanime tous les soldats.

Et Bernard demeura stupéfait en constatant que lui aussi avait poussé ce cri. Et comme ses yeux surpris interrogeaient Valleroy, celui-ci dit gravement:

—Devant l'ennemi, la République, c'est la France.

On ne dormit guère à Bruxelles durant la nuit qui suivit. Vers le soir, s'était répandu le bruit qu'à vingt lieues de la ville, entre Louvain et Tirlemont, se livrait depuis le matin une grande bataille. Cette bataille, on l'avait prévue. Mais, maintenant qu'on la savait engagée, on en discutait fiévreusement les conséquences. Gagnée par le général Dumouriez, elle lui ouvrirait la Hollande que son ambition brûlait de conquérir; perdue par lui, elle l'obligerait à évacuer Bruxelles, à se replier sur les frontières françaises, en abandonnant les conquêtes déjà faites en Belgique. Ces deux perspectives étaient également espérées et redoutées. Ceux qui, lassés de l'ancienne domination autrichienne, avaient accueilli avec enthousiasme les Français, craignaient de tomber de nouveau aux mains d'un maître qui leur ferait expier les sympathies manifestées par eux aux soldats de la Révolution. Ceux qui, par haine du régime nouveau de la France ou par des motifs d'intérêt, appelaient le retour des Autrichiens, se demandaient avec angoisse si leurs voeux, contenus depuis quatre mois, allaient se réaliser ou s'il fallait renoncer pour toujours à leur réalisation. Puis, il y avait les indifférents, ceux que le joug autrichien laissait résignés au même degré que le joug français, et enfin les patriotes, ceux qui ne voulaient d'aucun maître étranger et qui rêvaient de reconstituer l'autonomie des Pays-Bas, longtemps asservis par l'Autriche.

Toutes ces opinions s'exprimaient avec la même exaltation dans les groupes qui, durant cette nuit, circulaient dans les rues de Bruxelles; chacun, à cette heure, y voyait l'avenir au gré de ses espérances. Tandis qu'à tout hasard les Français arrivés dans la ville à la suite de Dumouriez préparaient leur fuite, en prévision de sa défaite, les sujets belges colportaient de tous côtés leurs craintes et leurs désirs.

Les rares nouvelles qui parvinrent à Bruxelles, durant cette longue nuit, ne modifièrent pas l'état des esprits. Elles montraient les deux armées aux prises dans une action formidable, un des lieutenants de Dumouriez, le général Valence, disputant à l'archiduc Charles le village de Racourt; un autre, le général Neuilly, s'emparant de Nerwinde, et délogé ensuite par le général Clairfayt, puis le généralissime autrichien, prince de Cobourg, établissant son artillerie sur les hauteurs de Wommersse, et l'impétueux Dumouriez montant à l'assaut de ces positions formidables sous une pluie de feu. Mais ces épisodes isolés, successivement connus, ne présageaient rien quant à l'issue finale. Ce fut seulement au lever du jour que commencèrent à arriver quelques fuyards français. Ils avaient marché toute la nuit pour faire connaître la défaite de Dumouriez.

Par toute la ville se produisit alors un effroyable affolement. Dès 6 heures du matin, tandis que la population se demandait ce qu'allaient faire les Français, la plupart de ceux-ci commençaient à partir, et les autorités militaires, attendant d'un moment à l'autre l'ordre d'évacuer Bruxelles, se préparaient à l'exécuter. Six mois avant, les habitants de la ville avaient vu s'enfuir les Autrichiens et avec eux les émigrés. Maintenant, ils voyaient s'enfuir les soldats de la République.

À la même heure, Bernard et Valleroy étaient déjà loin de Bruxelles. Assis dans le cabriolet de leur voiture, ils allaient vers Mons, au petit trot de leur cheval, un tout petit trot, tranquille et doux, qui permettait aux cinq grenadiers de l'escorte que commandait le sergent Rigobert de suivre au pas accéléré.

CHAPITRE X

SUR LA ROUTE DE PARIS

—Vois-tu, petit, comme j'ai déjà fait la route de Paris à Bruxelles, je connais dans tous ses détours la route de Bruxelles à Paris. Au train dont nous allons, nous en avons pour huit jours. Ce soir, nous coucherons à Mons. Il y a dans cette ville, à l'entrée du faubourg, une bonne auberge, où nous descendrons. Le vin y est mauvais, mais la bière y est bonne, et dans ces pays du Nord, même quand on est du Midi, il vaut mieux boire de la bonne bière que du mauvais vin. Demain, nous coucherons à Valenciennes. Là, je connais un fameux cabaret où ils ont une eau-de-vie…

Le sergent Rigobert n'acheva pas sa phrase. Mais un fort coup de langue exprima clairement toute la douceur du souvenir que lui avait laissé l'eau-de-vie du cabaret de Valenciennes.

C'est à Bernard qu'il était en train de faire ces confidences, tandis qu'ils marchaient d'un bon pas sur la route durcie par la bise aigrelette qui soufflait de la plaine. Bernard et Rigobert étaient devenus bien vite une paire d'amis. Après un long trajet silencieux, dont quelques voitures, emportant des fugitifs de Bruxelles à Mons, interrompaient seules l'uniformité, on avait fait halte, vers 11 heures, sous un hangar abandonné, au bord de la route, pour manger un morceau et laisser le cheval se reposer.

Là, devant un bon feu, allumé par les grenadiers de l'escorte, à l'aide de quelques débris de poutres, tandis qu'installés comme au bivouac ils tiraient de leur sac un pain de munition et un morceau de boeuf bouilli, Valleroy avait pris dans la voiture des provisions un peu plus substantielles, une volaille froide, un pâté de gibier, quelques bouteilles de vin de Moselle, en déclarant que désormais et jusqu'à Paris grenadiers et rouliers partageraient le même ordinaire et qu'il entendait être leur pourvoyeur. Cette déclaration avait eu pour effet de jeter entre les voyageurs les jalons d'une amitié solide que le vin de Moselle ne fit que cimenter et qui revêtit les formes les plus joyeuses, quand Bernard ajouta que le cabriolet du fourgon pouvant contenir trois voyageurs, tout le monde y aurait place tour à tour. De cette manière, comme le fit observer le sergent Rigobert, on arriverait à Paris sans fatigue, et pour peu que le printemps qui commençait se montrât clément, ce voyage qui s'était annoncé à l'égal d'une corvée deviendrait une partie de plaisir.

C'est ainsi que, lorsqu'on se remit en route, Bernard et Rigobert étaient compère et compagnon, comme si jadis, ils eussent été conscrits ensemble. Et vite, Bernard de faire parler Rigobert, ayant deviné que le sergent devait être un puits d'histoires intéressantes. Songez donc, un ancien garde-française de Louis XV, un soldat de Bergen et de Clostercamp, de Rosbach et de Minden, de Valmy et de Jemmapes, qui avait connu les maréchaux de Broglie et de Castries, sans compter la campagne d'Amérique, faite avec le général de Lafayette! En avait-il vu, celui-là, des victoires et des défaites, des triomphes et des revers, des jours de joie et des jours de deuil! Donc, tout en marchant et après que Rigobert eut énuméré les étapes auxquelles on s'arrêterait de Bruxelles à Paris et les bonnes auberges où l'on trouverait un gîte, Bernard le mit sur le chapitre de ses campagnes.

Sur ce chapitre, le sergent était aussi intarissable qu'était infatigable l'attention de Bernard. Les souvenirs imaginés et peut-être très embellis de ses faits d'armes charmaient à ce point l'enfant et trompaient si bien les longueurs de la route qu'on approchait déjà de Mons qu'il s'en croyait encore séparé par une longue distance.

—N'est-ce pas étonnant, sergent, que le général Dumouriez ait été battu hier par les Autrichiens? demanda-t-il tout à coup, convaincu par le récit des prouesses guerrières de Rigobert que tous les Français étaient invincibles.

—Tellement étonnant, petit, que je ne sais s'il faut croire à cette défaite. Quand nous sommes partis de Bruxelles, on ne pouvait encore rien savoir, et ce qu'on racontait, personne ne l'avait vu.

—Oh! puissiez-vous dire vrai!

—Battu, Dumouriez! Et par Cobourg encore! Allons donc… Il faudrait donc qu'il l'eût voulu… Je sais bien qu'on l'accuse de trahir…

—Un traître, lui! Un général français…

—Il y en a dans tous les pays, des traîtres, dit Rigobert d'un accent de fureur, et, à ce jour, la République compte tant d'ennemis… tous les nobles d'abord…

Bernard, à ces mots, redressa la tête comme un jeune coq:

—Vous vous trompez, sergent, pas tous les nobles… Vous oubliez que l'armée en est peuplée; Chartres, Valence, La Fayette, Biron, Custine, Montesquiou, Beurnonville et tant d'autres… Et votre colonel, un noble aussi, celui-là…

Le sergent Rigobert, écrasé par cette sortie véhémente, regarda Bernard avec stupéfaction. Puis, d'un ton contrit, il murmura:

—J'ai tort, car celui qui dirait que mon colonel Jussac est un traître, je lui passerais ma baïonnette à travers le corps.

Après cet aveu, il reprit sa mine joviale et ajouta:

—C'est égal, petit, pour un colporteur, tu en sais long. Où diantre as-tu appris tout cela?

Et comme Bernard à son tour demeurait interdit, en se confessant son imprudence, le sergent reprit:

—Quant à Dumouriez, quoi qu'on en dise, il n'a pas été vaincu, j'en suis bien sûr, et pour croire qu'il l'a été, je voudrais voir des fuyards de son armée.

—En voilà, dit brusquement une voix derrière lui.

S'étant rapproché sur la fin de la phrase, Valleroy l'avait entendue et y répondait en désignant un peloton de soldats qui débouchait d'un chemin de traverse sur la grande route.

—Ça, des fuyards! fit dédaigneusement Rigobert.

—Parbleu! Vous n'avez qu'à voir leurs mines déconfites, leurs habits en haillons, leurs bottes éculées par la marche et leurs mains sans armes. Et ces longues dents, et ces faces hâves ou congestionnées… Ils crèvent de faim, les malheureux!…

Rigobert, immobile, ne cherchant plus à taire son étonnement et son indignation, embrassait d'un regard furibond la procession sinistre qui défilait devant lui.

—Halte-là, vous autres! cria-t-il tout à coup.

Et comme les fuyards feignaient de ne pas l'entendre, il continua:

—C'est moi qui vous parle, moi Rigobert, sergent au 2e grenadiers.
Avancez à l'ordre.

Cette fois, son énergie en imposa à la bande. Ceux qui marchaient en tête s'arrêtèrent intimidés. Les autres suivirent leur exemple, et l'un d'eux s'avança, tête basse, vers Rigobert.

—D'où venez-vous? demanda ce dernier.

—Nous venons de Nerwinde, où nous nous sommes battus hier depuis le matin jusqu'au soir.

—C'est parce que vous vous êtes battus que vous n'avez plus de fusils?

—C'est parce que nous n'avions plus de poudre et que nos fusils nous gênaient.

—Ils vous gênaient pour courir, mauvais drôles! N'avez-vous pas de honte de fuir comme des lièvres devant les Autrichiens?

—Ils nous ont tué quatre mille hommes et fait six mille prisonniers.

—C'est donc vrai que Dumouriez est vaincu?

—Oui, vaincu, mais après une résistance héroïque… Il était nuit quand il a ordonné la retraite…

—Et c'est alors que vous l'avez abandonné, tas de lâches… Faites donc la guerre avec des clampins pareils… Vous êtes des volontaires, n'est-ce pas?

—Oui, sergent.

—Je m'en doutais. Des vieux soldats auraient déployé plus de courage.
Et maintenant, où allez-vous?

—Nous rentrons en France.

—Vous avez tort et vous feriez mieux de retourner là d'où vous venez! Ce que je vous en dis, c'est dans votre intérêt. Si vous passez la frontière, vous serez fusillés… La loi punit de mort la désertion devant l'ennemi.

Les fuyards hésitaient. Mais celui qui avait déjà parlé reprit:

—Alors, il faudra fusiller plusieurs milliers d'hommes…

Un geste d'indifférence compléta sa pensée. Il jeta les yeux sur ses compagnons, et derrière eux, sur la route qu'ils venaient de parcourir et par où s'avançaient en groupes d'autres fuyards dont les silhouettes lointaines allongeaient leur ombre dans la poussière.

—Jamais on ne pourra fusiller tant de monde! observa-t-il.

Il se remit en marche, suivi de ses camarades, et tous passèrent devant
Rigobert qui les injuriait au passage, irrité de ne pouvoir les arrêter.

—C'est parce que vous êtes des couards que Dumouriez est en déroute, balbutiait-il, tremblant de colère.

Il fit un signe, et le convoi qu'il escortait reprit son chemin. L'heure avançait et il fallait se hâter pour arriver à Mons avant la nuit.

Neuf heures sonnaient quand on entra dans cette ville. Pour y entrer et se rendre à l'auberge que Rigobert avait indiquée, Bernard, Valleroy et les grenadiers durent se résigner à être confondus parmi les fuyards, à marcher pêle-mêle avec eux. À ce contact, Rigobert s'exaspérait, et ce ne fut que devant l'hôtellerie hospitalière où l'on buvait de la bonne bière à défaut de bon vin que tomba son irritation. Cette hôtellerie était confortable et vaste. On mit le cheval à l'écurie, le fourgon sous une remise, avec un factionnaire à la porte, et les voyageurs pénétrèrent dans la salle commune.

Ils furent assez longtemps sans parvenir à se caser, tant les fuyards s'y trouvaient en nombre et y tenaient de place. Puis l'hôtelier, dûment sermonné par Valleroy, excité surtout par le menu du fin repas qui lui fut commandé, vint à leur aide et fit dresser dans un coin une table pour eux. Après une longue attente, ils purent enfin, comme disait Rigobert, se mettre une croûte sous la dent, ce qu'ils firent avec conscience, sans négliger d'envoyer sa part à celui des grenadiers qui veillait à la garde du fourgon.

Bernard fut le premier rassasié. Alors, ayant cédé à sa faim, il céda à sa curiosité. Si nouveau pour lui était ce spectacle, bien qu'il commençât à s'accoutumer aux foules! Pour la troisième fois il les surprenait dans le désarroi de la défaite et de la terreur. Il les avait vues cinq mois avant à Coblentz, quand les habitants de cette ville, se croyant menacés par Custine, fuyaient de toutes parts. Il les avait vues, la veille à Bruxelles, effarées à l'approche des Autrichiens. Mais jamais elles ne s'étaient offertes à ses yeux aussi hideuses que ce soir-là, dans cette salle d'auberge où montaient au plafond, avec le bruit des voix rauques et haletantes, la vapeur des haleines et l'odeur des victuailles.

Le visage et les mains noircis par la poudre, les vêtements maculés par la boue des routes, gardant encore dans le regard l'épouvante de la mort entrevue sans les ivresses de la victoire, ces soldats dépenaillés avaient l'air de bandits, mais de bandits exténués de besoin, rompus de fatigue, et si faibles, si démoralisés, si dépourvus d'énergie, qu'il aurait suffi pour les faire tous prisonniers d'une poignée d'hommes entrant à l'improviste.

Tandis que Bernard, recouvrant son sang-froid, accoutumait son coeur et ses yeux à ces images brutales, son attention tout à coup fut attirée par une image plus douce qui, dès ce moment, le prit tout entier. Il la contempla, silencieux, pendant quelques instants. Puis, touchant le bras de Valleroy:

—Regarde donc, lui dit-il.

Comme lui, Valleroy observa. Assis seuls à une table et adossés au mur, deux soldats avaient couché entre eux sur leur banc un enfant roulé dans une vieille couverture. Comme il dormait, et comme pour protéger son sommeil ils avaient couvert son visage d'un mouchoir, on ne voyait de lui que sa tête voilée, posée sur les genoux de l'un d'eux dans un flot de cheveux noirs, et ses pieds mignons, posés sur les genoux de l'autre. De temps en temps, celui qui soutenait la tête se penchait, écartait le mouchoir avec des gestes de femme et regardait l'enfant dormir, tandis que celui qui soutenait les pieds tirait la couverture pour les mieux envelopper. Rien ne se pouvait de plus émouvant que la sollicitude de ces deux hommes à mine de forban, pour l'être faible, délicat et fragile, endormi sous leur protection.

Cédant à un entraînement dont il n'était pas maître, Bernard se leva, quitta sa place, et, se glissant à travers les tables, se rapprocha de celle où mangeaient les deux soldats. Ils le virent venir, et, comme s'ils eussent deviné, à son oeil si doux, éclairant son teint si pâle, ce qui l'attirait, ils le saluèrent d'un sourire.

—Tu veux voir la petite, mon garçon, dit l'un d'eux; alors, approche.

—Justement la voilà qui s'éveille, dit l'autre.

Elle s'éveillait en effet. Se soulevant, toute surprise de son réveil dans cette salle bruyante et chaude, elle montra sa figure à Bernard, avant même de l'avoir vu. Il chancela sous le coup dune émotion trop violente, à laquelle il n'était pas préparé. Tout ce qui l'environnait disparut, pour ne laisser dans sa mémoire d'autre souvenir que celui qui maintenant le dominait. Il s'élança, sans savoir ce qu'il faisait, franchit la table d'un bond, se trouva sur le banc, entre les deux soldats, l'enfant dans ses bras, tandis qu'il criait à pleins poumons:

—Valleroy, c'est Nina!

Ce cri strident couvrit tous les autres bruits. Brusquement ils cessèrent, et, dans ce silence, une voix grêle et rieuse s'éleva:

—C'est mon ami Bernard; c'est M. le chevalier.

Puis, soudain, elle s'attendrit, s'abîma dans un sanglot en appelant d'un accent de détresse:

—Tante Isabelle! Tante Isabelle!

Un enfant qui pleure, ce n'est rien. Les conversations reprirent de plus belle; la rumeur bruyante recommença et l'incident fut vite oublié. Mais, au cri de Bernard, Valleroy était accouru. Il avait enlevé Nina, en faisant un signe aux soldats qui la gardaient, et maintenant, ayant regagné sa place auprès de Rigobert, il les interrogeait.

—Comment Nina est-elle entre vos mains? leur demanda-t-il.

—Vous savez qui elle est? fit l'un d'eux, défiant.

—Oui, je le sais. C'est une orpheline. Elle vivait avec une jeune femme qui l'avait recueillie et qu'elle appelait tante Isabelle.

—Tante Isabelle doit être morte à l'heure qu'il est, répondit le soldat.

—Morte! crièrent en même temps Bernard et Valleroy, consternés.

Le soldat reprit:

—C'était hier soir. Nous défendions la chaussée de Tirlemont, canonnée par les batteries autrichiennes étagées sur les hauteurs de Racourt. Écrasés et enveloppés, nous avons dû céder la place. Nous nous sommes enfuis, allant devant nous, serrés de près par la cavalerie de Clairfayt qui galopait sur nos talons. Tout à coup, du fond d'un fossé que nous venions de franchir, se sont élevés des gémissements et des cris de détresse, nous nous sommes arrêtés. Au fond du fossé, gisait une femme blessée. À côté d'elle, une enfant pleurait; c'était la petite; et la femme, en nous la montrant, nous a suppliés de la recueillir, de l'emporter. «Ne l'abandonnez pas, nous a-t-elle dit. Elle se nomme Nina d'Aubeterre. À Coblentz, il y a un brave homme, un peintre connu, Wenceslas Reybach. Tâchez de le retrouver, et, à défaut de lui, le sieur Valleroy, du village de Saint-Baslemont, dans les Vosges. Dites-leur que tante Isabelle leur confie la petite. Ils ne refuseront pas de s'en charger.» Après nous avoir fait cette recommandation, la pauvre femme s'est évanouie.

—Et vous l'avez abandonnée! fit Valleroy frémissant.

—Nous ne pouvions songer à la secourir, ni à l'emporter. Les
Autrichiens s'avançaient. Nous avons pris l'enfant, et nous voilà.

Du revers de sa main, Valleroy essuya ses yeux, qu'aveuglaient les larmes. Puis il dit:

—Vous pouvez me laisser Nina. C'est moi qui suis Valleroy.

Les soldats se consultèrent. Quoique Valleroy leur fût inconnu, ils ne songeaient pas à mettre en doute sa parole, à laquelle la présence du sergent Rigobert donnait à leurs yeux une autorité indéniable et que confirmait la joie qu'avait manifestée Nina en retrouvant ses amis. Mais on eût dit qu'il leur en coûtait de se séparer d'elle, comme si, durant les quelques heures où elle avait reçu leurs soins, ils eussent appris à la chérir.

—Puisque vous la connaissez, dit enfin l'un d'eux, gardez-la.

—En vous la laissant, continua l'autre, nous ne faisons qu'obéir.

Très émus, ils se penchèrent sur Nina et, après l'avoir embrassée tour à tour, ils s'éloignèrent.

—Nous ne nous séparerons plus, ma chérie, s'écria alors Bernard; désormais, tu resteras avec nous. Seulement, il ne faut plus m'appeler M. le chevalier. Je suis ton ami Bernard.

Le sergent Rigobert avait entendu, et, s'adressant à Valleroy:

—Cela vaudra mieux, fit-il. J'avais bien compris que ce petit-là n'est pas plus colporteur que je ne suis gentilhomme. Et cela ne m'empêche pas de déclarer que c'est un aimable enfant et d'être tout prêt à me faire trouer la peau pour lui. Mais, maintenant que nous allons entrer en France, il ne serait pas bon que d'autres découvrissent ce que j'ai découvert.

—Vous êtes un brave homme, sergent, répondit Valleroy, en secouant la main de Rigobert. C'est égal, ajouta-t-il en souriant tristement, me voilà, quoique célibataire, avec deux enfants sur les bras!

Ensuite, il interrogea Nina. Il voulait savoir ce qu'elle et tante Isabelle étaient devenues depuis le jour déjà lointain de la séparation et connaître surtout les circonstances dans lesquelles celle-ci avait été blessée. Mais tous les souvenirs de l'enfant n'avaient pas une égale précision. Elle se souvenait d'être partie de Coblentz, une nuit, avec tante Isabelle et Wenceslas Reybach, d'un long séjour à Liège, d'où le peintre, après les y avoir installées, était retourné dans son pays. À Liège, il y avait un théâtre et des comédiens français. Avec eux et pendant plusieurs semaines, tante Isabelle avait donné des représentations. Puis des événements inattendus étaient venus interrompre ces jours de trêve.

La mémoire et le coeur de Nina gardaient une empreinte confuse de ces événements sans en conserver les détails, car ils s'étaient précipités en quelques heures et elle ne les avait entrevus que comme dans un furieux grondement d'orage. C'était une armée autrichienne entrant dans Liège, une fuite haletante de femmes et d'enfants, un bruit ininterrompu de fusillade, dominé par celui du canon, des cris, des lamentations, des cavaliers à mine farouche, des blessés, des morts, une épaisse fumée criblée d'étincelles, enveloppant les hommes et les choses, toutes les horreurs d'une tempête dans la nuit, et tante Isabelle tombant tout à coup au bord d'une route en poussant un douloureux gémissement. Nina ne savait rien de plus.

Bernard et Valleroy durent se contenter de ce qu'elle racontait. Bernard s'y résigna. La jeunesse lui rendait facile la résignation, et le bonheur d'avoir retrouvé sa petite amie suffisait à cette heure à le consoler. Mais il n'en fut pas de même pour Valleroy. Il n'osait espérer que tante Isabelle eût survécu à sa blessure et ne pouvait se résoudre à croire qu'il ne la verrait plus. Cette horrible incertitude pesa sur son coeur durant toute la nuit, et longtemps encore il devait en souffrir. C'était comme un trou creusé soudain dans sa vie et qui jamais ne devait être fermé.

Le lendemain, dès le matin, on se remit en route, après que Valleroy eut couru par la ville, afin d'acheter pour Nina des vêtements plus chauds que ceux qu'elle portait et plus en harmonie avec sa condition nouvelle. De même que Bernard passait pour son neveu, elle devait passer pour sa nièce, et ce fut toute joyeuse qu'elle dit en l'embrassant:

—Tu seras mon oncle et Bernard sera mon frère.

Désormais, le voyage allait se poursuivre sans incidents. On marchait tout le jour, en faisant deux haltes, le temps de déjeuner et de laisser le cheval manger une mesure d'avoine ou une botte de foin. Pendant la marche, Nina, bien enveloppée, restait dans le cabriolet de la voiture, où Bernard, Valleroy et les grenadiers prenaient tour à tour place à côté d'elle. Au fur et à mesure qu'on s'éloignait des contrées du Nord, le ciel devenait plus bleu et l'air plus tiède, et la douceur de la température ouvrait à la gaieté l'âme des soldats comme celle des enfants. Quand c'était au tour de Bernard de monter auprès de Nina, il se faisait plus jeune que son âge, comme pour se mieux mettre à sa portée. Il avait toujours pour elle des pousses d'herbes ou des fleurettes à peine écloses, cueillies au bord du chemin, et aussi de belles histoires qui la faisaient se pâmer d'aise. Lorsqu'il la quittait pour céder sa place à l'un de ses compagnons, il redevenait sérieux, et quand, d'aventure, il marchait à côté du sergent Rigobert, il prenait des airs d'homme grave, interrogeant le vieux soldat, le provoquant à raconter ses souvenirs, les batailles auxquelles il avait assisté, ses veillées au bivouac, les légendes de son régiment, les faits et gestes des héros illustres qu'il avait connus.

Le soir, on s'arrêtait dans une auberge de grande ville, ou dans une grange de village, ou dans quelque ferme. Partout le convoi et son escorte recevaient bon accueil. La défiance des habitants, ordinairement excitée, en ces temps de trouble, par des visages nouveaux, tombait vite au spectacle de ces grenadiers dont le chef parlait haut et dur, comme un soldat qui ne craint ni le diable ni les hommes. On regardait avec respect le fourgon qu'ils escortaient, et quand le sergent racontait que la voiture transportait à Paris des papiers saisis sur les ennemis de la République et des preuves formelles de leur trahison destinées à en assurer le châtiment, ces propos, qui donnaient à Bernard et à Valleroy l'envie d'éventrer les caisses et d'en brûler le contenu, faisaient passer un frisson chez les auditeurs.

Valleroy et les deux enfants bénéficiaient de ce respect et de cette terreur. Grâce à leur escorte, ils passaient partout librement, sans que les sans-culottes des pays où on s'arrêtait manifestassent l'envie de les interroger, et quand Rigobert avait fait viser aux bureaux des municipalités le sauf-conduit délivré au convoi par les autorités militaires de Bruxelles, c'était à qui se prodiguerait pour lui et ses compagnons.

En plusieurs circonstances, ils purent mesurer l'étendue du service que leur avait rendu le colonel Jussac, en les plaçant sous la protection des armes françaises. Plus on approchait de Paris, plus les municipalités se montraient soupçonneuses, plus elles exerçaient une surveillance inquisitoriale sur les voyageurs. À la plupart des relais, on rencontrait nombre de ceux-ci que cette surveillance empêchait de continuer leur route, qu'on retenait durant plusieurs jours, sous prétexte de s'assurer de la sincérité de leurs déclarations, de la régularité de leurs papiers. Puis, c'étaient des prisonniers conduits par des gardes nationaux ou des gendarmes, pauvres diables, nobles et roturiers, hommes et femmes, jeunes ou vieux, arrêtés dans leur ville natale ou dans leur château, sur une dénonciation sans preuve, ou même sur un simple soupçon, et envoyés au chef-lieu de leur district ou à Paris, pour y répondre à quelque accusation de modérantisme ou de communication avec les émigrés.

Ces spectacles entrevus au passage, ces angoisses devinées dans l'effroi des yeux assombris ou mouillés de pleurs, ces traitements barbares infligés à des innocents sur qui déjà pesait la mort, serraient le coeur de Bernard, indignaient Valleroy, arrachaient un murmure à Rigobert. Mais il fallait passer, passer vite sans s'attendrir, car toute marque de pitié eût été recueillie par les affidés des jacobins et imputée à crime à ceux qui l'auraient manifestée.

En même temps, on recueillait d'affreux récits sur l'état de la capitale. Par les voyageurs qui en revenaient et qui osaient parler, on apprenait qu'à Paris les prisons étaient pleines, et que depuis la mort du roi on s'attendait chaque matin à voir fonctionner la guillotine. La vie sociale y était transformée, le commerce n'allait plus, on crevait de faim; la moitié de la population avait peur de l'autre moitié. La Convention tremblait devant la Commune, la Commune devant les clubs, les clubs devant l'horrible plèbe des sans-culottes et des tricoteuses.

À ces récits, Bernard se demandait ce qu'au milieu de tant de périls étaient devenus ses parents, et son impatience de les revoir devenait plus aiguë et plus douloureuse. Maintenant, le voyage, peu à peu, perdait tout charme pour lui; la route lui paraissait démesurément longue, et ce Paris où tout était sujet d'effroi l'attirait avec une puissance fascinatrice.

Il y avait déjà sept jours qu'on était en route, quand le soir, comme on s'arrêtait pour la nuit, le sergent Rigobert dit à Bernard:

—Demain, nous serons à notre avant-dernière étape, mon petit. Nous coucherons à Compiègne, et le surlendemain nous serons au bout de notre course.

—Alors c'est demain que la soeur du colonel Jussac aura des nouvelles de son frère, répondit Valleroy.

Ce soir-là, Bernard fut long à s'endormir. La fièvre de l'attente le tint longtemps éveillé, et quand le sommeil vint enfin fermer ses yeux, ce fut pour le transporter au pays du rêve, pays aux horizons capricieux, tour à tour riants et sombres, selon que le coeur de l'homme est joyeux ou triste à l'heure où les portes s'en sont ouvertes devant lui. Le voyage de Bernard à travers ce pays fut cette nuit-là douloureux et accidenté.

Le lendemain, vers 4 heures, au moment où le soleil pâle des premières journées du printemps commençaient à décliner, une petite barque, élégante de forme et peinte en vert, que conduisaient deux rameurs en livrée, s'arrêta au pied d'une terrasse dont les eaux de l'Oise baignaient les dernières marches. Un des rameurs se leva, et laissant à son camarade le soin de maintenir l'embarcation fixée au rivage, il tendit la main à une femme assise à l'extrémité, sous une tente en toile grise et l'aida à débarquer. Elle mit pied à terre aussi lestement que le lui permettait son embonpoint de quadragénaire, accusé par le fichu croisé sur le corsage de sa robe en soie grise.

Un jeune domestique à mine de page, imberbe et futée, vêtu d'une livrée pareille à celle des rameurs, l'attendait sur le bord et lui offrit une haute canne. Appuyée d'une main sur cette canne, de l'autre sur l'épaule du domestique, elle demeura debout et immobile, regardant les rameurs qui attachaient l'embarcation à un anneau rivé dans la pierre du quai.

—La promenade était délicieuse, leur dit-elle quand ils eurent fini.
Nous la recommencerons demain, si le temps le permet. Merci, mes amis.

Ils la saluèrent, tandis que, soutenue par son page, elle montait d'un pas solennel et lourd les marches de l'escalier en haut duquel commençait un parc suspendu en cet endroit au-dessus de l'Oise. Là, de nouveau, elle s'arrêta pour respirer. Sa figure, aux lignes restées pures, malgré l'envahissement des chairs, s'éclairait, sous les larges ailes de son chapeau, d'un regard énergique, dont les bandeaux des cheveux grisonnants, tombant le long des joues, adoucissaient l'expression dominatrice. Très vivant et très mobile, ce regard trahissait à la fois une grande intrépidité d'âme et une infinie bonté.

De l'endroit où elle avait fait halte, on découvrait un panorama riant et agreste. À quelque distance de la rive, à droite et à gauche, des coteaux accidentés découpaient sur l'horizon leurs sinuosités capricieuses, où s'étageaient des villages, des clochers d'église, des toitures de chaumières, des pignons de châteaux. À la base de ces collines, dans l'espace qui s'étendait entre elles et l'eau, des prairies déroulaient leur tapis d'herbe verte, tout étoilé de petites fleurs aux couleurs délicates et encadré de peupliers formant des avenues circulaires qui donnaient aux champs l'air d'un immense damier dans lequel, à deux kilomètres de là, Compiègne mettait l'agglomération confuse de ses maisons. Tout ce paysage à cette heure s'enveloppait de clartés mourantes, et l'air commençait à fraîchir. Alors et sans se départir de sa solennité, dont il eût été difficile de dire si elle était naturelle ou voulue, la femme se remit en marche, entre sa canne et son page, à travers les allées ombreuses et sablées du parc, dans la direction d'un château qui dessinait à travers les arbres sa façade, où la grâce luxuriante de l'art italien le disputait à la majesté mélancolique de l'architecture Louis XIII.

Sur le perron, trois laquais guettaient la venue de la châtelaine. En la voyant apparaître, ils se rangèrent devant la porte, où vint se camper un suisse qui la salua, à son entrée dans l'habitation, d'un coup de sa hallebarde sur les dalles.

Qu'en pleine Terreur et à quelques lieues de Paris, une châtelaine eût conservé ses habitudes d'avant la Révolution et l'apparat de son ancienne existence, cela paraissait à peine croyable. C'était cependant le cas de Mlle Sophie de Jussac, chanoinesse du Chapitre des dames nobles de Largentière. Alors qu'autour d'elle la haute société française, appauvrie, menacée, dépossédée de ses antiques privilèges, émigrait, cette grande dame, qu'on appelait Mlle la chanoinesse, était venue s'installer dans la demeure où elle était née et qui appartenait à son frère le colonel. Protégée par les services de ce frère, soldat dans les armées de la République, protégée aussi par le souvenir reconnaissant qu'avaient gardé les habitants de Compiègne des bienfaits de sa famille, elle vivait sous la Révolution comme elle avait vécu sous la monarchie. Non seulement elle continuait à faire montre de son opulence, mais encore elle en accentuait l'éclat, au risque d'attirer sur sa tête les soupçons, l'envie, la délation.

Il est vrai qu'en toutes circonstances elle affectait de donner au régime nouveau des témoignages de sa déférence, et, par tous ses actes, de prouver qu'elle n'en avait pas peur. Dans la cour du château, elle avait fait planter un arbre de la liberté. À l'occasion des solennités républicaines, elle ouvrait son parc aux habitants de Compiègne et des environs. Ils y trouvaient sur les pelouses des pièces de vin où ils étaient libres de boire à leur soif, et le soir ils pouvaient applaudir aux splendeurs d'un feu d'artifice tiré sur la terrasse.

—Je paye ma dette aux idées nouvelles, avait-elle coutume de dire, et j'achète ainsi le droit de conserver mes habitudes anciennes.

Chaque jour, on la rencontrait sur les routes en brillant équipage, allant visiter les pauvres gens des communes environnantes. Dans son château, elle comptait autant de domestiques qu'autrefois. Deux jardiniers entretenaient son parc. Elle continuait à affermer ses terres, et, tout en venant en aide à ses fermiers, elle exigeait qu'ils payassent avec exactitude le prix de leur fermage. Dans tous les actes de sa vie, elle apportait un si viril esprit de résolution, elle parlait d'un ton si ferme, qu'elle déconcertait, par son audace et ses attitudes d'homme habillé en femme, les pires énergumènes, déjà disposés, d'ailleurs, à respecter en elle la soeur d'un officier dont la République appréciait les services.

Si quelques amis scrupuleux ou pusillanimes, qu'effrayait cette audace, lui en signalaient les périls, elle levait les épaules et répondait:

—Je n'ai rien à redouter, puisque j'observe les lois.

Et elle les observait avec ostentation, exigeant même que ses gens l'appelassent citoyenne. Mais elle les enfreignait secrètement en donnant asile à des proscrits qui s'arrêtaient chez elle comme à la première étape de leur fuite, en cachant dans son château des prêtres non assermentés, en faisant chaque jour célébrer la messe par l'un d'eux, dans une chambre transformée en chapelle. Républicaine en apparence, royaliste en réalité, elle accomplissait ces choses simplement, en y apportant une prudence égale à sa témérité. Après la mort de Louis XVI, elle avait passé toute une semaine en prières et en larmes, sans que personne eût pu s'en apercevoir.

En rentrant dans son appartement, après sa promenade sur l'Oise, elle changea de toilette, aidée de ses femmes de chambre. Puis, les ayant renvoyées, elle prit un livre pour attendre ainsi le moment de souper. Mais une demi-heure s'était à peine écoulée, quand un de ses domestiques se présenta devant elle. Elle leva les yeux, et le regardant par-dessus ses bésicles, elle dit:

—Que me veut-on?

—Citoyenne, des soldats viennent d'entrer dans la cour.

—Ont-ils des intentions hostiles?

—Je ne le crois pas, citoyenne. Ils escortent un fourgon qui vient de Bruxelles et qu'ils conduisent à Paris. Avec eux, se trouvent un homme et deux enfants qui demandent à vous parler.

—S'ils viennent de Bruxelles, ils m'apportent des nouvelles de mon frère! s'écria-t-elle. Je vais les recevoir.

À son appel, le page sur lequel elle avait coutume de s'appuyer accourut. Avec son aide et celui de sa canne, elle descendit au rez-de-chaussée, traînant avec des allures de prêtresse sur les marches du monumental escalier les lourds falbalas de sa toilette de maison. Quand elle fut sur le perron, elle regarda.

Au milieu de la cour était une lourde voiture attelée d'un seul cheval encore suant de sa longue course. Autour de la voiture se tenaient six grenadiers qui venaient de mettre leurs fusils en faisceaux, et, près d'eux, un homme vêtu comme un marchand de campagne, tenant par la main un jeune garçon et une petite fille.

—Est-ce à la citoyenne Jussac que vous désirez parler? demanda-t-elle à haute voix, en enveloppant d'un regard hautain et défiant la troupe immobile.

—À elle-même, répondit l'homme qui tenait les enfants.

—Alors, je t'écoute, citoyen.

L'homme reprit en désignant les soldats:

—Ces braves gens te demandent l'hospitalité pour quelques heures, citoyenne. On leur a vanté ton civisme et ils espèrent trouver dans ta maison la bonne table et le bon gîte auxquels ont droit partout de vaillants serviteurs de la République, et, ici, des grenadiers appartenant au régiment de ton frère.

—À ce double titre ils sont les bienvenus, répondit la chanoinesse.
Mais toi, qui es-tu?

—Tu vas le savoir, si tu veux m'entendre en particulier.

La chanoinesse donna des ordres afin d'assurer aux grenadiers une hospitalité large et confortable. Puis, ayant fait signe à l'homme, elle rentra dans le château où, sans quitter les enfants, il la suivit.

—Maintenant, tu peux parler, citoyen, dit-elle, quand ils furent seuls dans un salon dont elle avait eu soin de fermer la porte.

Mais, au lieu de répondre, il s'inclina respectueusement et tendit une lettre à la chanoinesse de Jussac.

—Une lettre de mon frère! s'écria-t-elle en jetant les yeux sur l'adresse.

Elle la prit, les mains tremblantes, et, affaiblie soudain par la violence de son émotion, elle tomba dans un fauteuil, si troublée, qu'elle fut quelques secondes avant de trouver ses lunettes et de pouvoir briser le cachet. Elle lut enfin et eut vite fait de dévorer les quatre pages que lui écrivait le colonel Jussac. Quand ce fut fini, elle porta les feuillets à ses lèvres et les embrassa en murmurant:

—Mon frère chéri! Dieu te garde à ma tendresse!

Puis, tirant de sa poche, brusquement, un mouchoir, elle essuya ses larmes, et du même coup, sans doute, domina son émoi passager, car son visage rasséréné reprit son ordinaire physionomie, tranquille et hautaine.

—Mais tout cela ne m'apprend pas qui tu es, citoyen, fit-elle, ni ce que je peux pour toi.

—Le colonel ne le dit pas?

—Il me dit seulement que tu es un brave homme et que je peux ajouter foi à tes paroles. Fais-moi donc connaître ton nom.

—On me nomme Valleroy, Madame la chanoinesse.

—Et moi, la citoyenne Jussac, répliqua-t-elle vivement, je te dispense des vieilles formules; elles n'ont plus cours.

Valleroy s'inclina comme s'il s'excusait d'obéir et répéta:

—On me nomme Valleroy, citoyenne. Je suis l'intendant du comte de Malincourt, mestre de camp des armées royales, actuellement enfermé dans la prison des Carmes, à Paris, avec Mme la comtesse. Ce jeune homme est leur fils cadet, le chevalier de Malincourt; l'aîné est en émigration.

—Et cette fillette? demanda la chanoinesse en désignant Nina.

—Nina d'Aubeterre, fille du capitaine d'Aubeterre, qui servait dans le
Royal allemand et qui fut tué lors des troubles de 1789.

—Mais pourquoi avez-vous quitté Bruxelles, et où allez-vous?

—Nous allons à Paris.

—À Paris! Avec ces chérubins! Miséricorde! s'écria la chanoinesse en agitant sa canne. À Paris! Es-tu fou, brave homme? Ne sais-tu pas qu'on s'y tue avec fureur et que…

Elle fut soudain interrompue. C'était Bernard. Il avait fait un pas vers elle et dit avec exaltation:

—N'essayez pas de nous détourner de notre chemin, Madame. Plus on nous démontrera que Paris est dangereux et plus sera impérieux le devoir qui nous y appelle.

—Le devoir! Quel devoir?

—Je veux me rapprocher de mes parents, essayer de les arracher à leur cachot.

—C'est donc là ce but secret dont me parle mon frère?

—Nous en poursuivons encore un autre, reprit Bernard. Mais, sur celui-là, nous devons garder le silence. Seulement, soyez convaincue, Madame, qu'aucun obstacle, si grand qu'il fût, ne le serait assez pour nous empêcher d'aller à Paris.

Le regard de la chanoinesse arrêté sur Bernard exprima tour à tour l'admiration, la sollicitude, la pitié, et d'une voix grave et attendrie elle répondit:

—Vous vous êtes mépris, mon enfant. Je n'entendais pas vous détourner de vos projets que j'ignorais. J'ai seulement cédé à mon coeur en vous signalant les dangers que vous allez courir. Votre entreprise est digne d'un bon fils, d'un gentilhomme. Mais vous êtes bien jeune pour les efforts qu'elle exigera.

—Voici l'ami qui doit me seconder, dit Bernard en posant sa main sur le bras de Valleroy. À deux, nous réussirons.

—Je prierai Dieu pour vous, ajouta la chanoinesse.

Elle avait attiré Nina sur ses genoux et la caressait tout en parlant.
Puis elle dit:

—Mais cette petite mignonne, qu'allez-vous en faire une fois à Paris?

—J'espère trouver quelqu'un à qui la confier, répondit Valleroy, sinon elle partagera notre sort, car il ne m'est pas permis de l'abandonner.

À l'appui de sa déclaration, il racontait maintenant à la chanoinesse de Jussac l'histoire de Nina depuis le jour où il l'avait rencontrée et les circonstances par suite desquelles elle se trouvait sous sa protection. En écoutant son récit, la chanoinesse éprouvait une émotion poignante. Au fur et à mesure que se déroulait le tableau des malheurs de l'enfant, elle la serrait plus étroitement entre ses bras, et Nina, qui s'y trouvait comme dans un nid chaud et moelleux, se laissait bercer par les caresses silencieuses qu'on lui prodiguait.

—Au lieu de l'emmener à Paris, dit tout à coup la chanoinesse, laissez-la moi. Je suis seule ici, isolée, triste, et, sous la fermeté dont je fais montre, souvent épouvantée par la perspective des catastrophes que je prévois. La chère petite sera ma joie, ma consolation, le charme de ma vie. Elle est orpheline. Plus tard, après les mauvais jours, mon frère et moi nous l'adopterons.

—Me séparer encore de Nina! soupira Bernard.

—Mais vous pourrez la voir, la voir souvent. Compiègne n'est pas loin de Paris… Vingt lieues à peine… une petite nuit en poste…

—Et puis, ce serait d'un affreux égoïsme de priver Nina de la maternelle protection qui s'offre à elle, observa Valleroy.

—Elle aurait eu celle de ma mère, objecta Bernard.

—Eh bien, laissez-la moi provisoirement, jusqu'au jour où la comtesse de Malincourt délivrée pourra se charger d'elle. Voulez-vous, Monsieur le chevalier?

—Oui, cela, je le veux bien, Madame, car je sais, qu'elle sera heureuse près de vous, et pourvu que je la retrouve…

À ce moment, on vint annoncer à la chanoinesse que son souper était servi.

—Vous vous mettrez à table avec moi, dit-elle à Valleroy et à Bernard.

—Gardez les enfants, Madame, répondit Valleroy. Pour moi, permettez que je rejoigne mes compagnons de voyage. Ils ont été compatissants tout le long du chemin. Je ne veux pas avoir l'air de les abandonner.

—Soit, allez souper en leur compagnie. Tout à l'heure, j'irai vous retrouver au milieu d'eux. Ils pourront ainsi dire à mon frère qu'ils m'ont vue. D'ailleurs, je veux les prier de repasser par ici à leur retour de Paris et leur confier ma réponse au colonel. Pensez-vous que je puisse le faire en toute sûreté?

—En toute sûreté, Madame. Le sergent Rigobert qui les commande est dévoué corps et âme à votre frère, et si ce dernier m'a remis à moi et non au sergent la lettre qui vous était destinée, ce n'est point par défaut de confiance en lui, mais uniquement parce qu'il voulait assurer ainsi à mon jeune maître un meilleur accueil de votre part.

Valleroy prit congé de la chanoinesse et des enfants et se hâta de descendre dans la salle où se trouvaient réunis les grenadiers. Déjà, grâce aux ordres de la châtelaine, le couvert était mis. Rigobert et ses hommes, déshabitués depuis longtemps de tout confortable et des fins repas, se préparaient à faire honneur à celui qu'on venait de leur servir.

—La maison de mon colonel est une maison très hospitalière, observa sentencieusement Rigobert en montrant la table tout attrayante avec son luxe de linge et d'argenterie, qui flamboyait sous les bougies allumées. Les enfants ne soupent-ils pas avec nous?

—La citoyenne s'est intéressée à eux et a voulu les retenir, répondit Valleroy. Elle nous offre même de garder la petite pendant que nous irons à Paris.

—Elle est donc aussi bonne que son frère? Ah! si tous les aristocrates ressemblaient à ces deux-là, le peuple n'aurait pas eu besoin de démolir la Bastille ni de couper le cou à Capet.

Sur cette belle réflexion, on prit place autour du couvert. Il suffit du premier verre de vin avalé par-dessus une grande assiettée de soupe au lard pour ranger les cinq grenadiers à l'avis de leur sergent. Au rôti, ils confessaient que l'ancien régime avait du bon. Mais c'est surtout au dessert que fut ébranlé leur civisme. La châtelaine étant venue les visiter et boire avec eux à la santé du colonel Jussac, leur enthousiasme n'eut plus de bornes. Pour un rien, ils se fussent déclarés prêts à rétablir la monarchie.

CHAPITRE XI

LA PREMIÈRE CHARRETTE

Il y avait sept mois que la royauté était abolie et la république proclamée, deux mois que Louis XVI était monté sur l'échafaud, trois jours que le Comité de Salut public avait inauguré ses pouvoirs, et vingt-quatre heures que fonctionnait le tribunal révolutionnaire institué par la Convention pour juger les émigrés et les suspects. Paris, devenu, depuis 1789, un foyer d'agitations incessantes, de soulèvements populaires, d'émeutes sanglantes, de meurtres atroces, prenait la lugubre physionomie qu'il devait conserver jusqu'au 9 thermidor. Les lois édictées contre les émigrés et leurs complices ayant reçu un commencement d'exécution, les prisons se remplissaient. À peine installé, le Comité de Salut public y envoyait de nouvelles victimes.

À la Conciergerie, au Luxembourg, aux Carmes, à Sainte-Pélagie, à Saint-Lazare, à la Force, partout ailleurs, concierges, greffiers, guichetiers, étaient sur les dents, et les listes des registres d'écrou s'allongeaient indéfiniment. Ce n'étaient pas seulement des noms d'aristocrates qui figuraient sur ces listes, pourvoyeuses de la guillotine, mais aussi des noms de citoyens humbles et obscurs, qui avaient eu le malheur d'encourir la haine de quelqu'un des despotes subalternes chargés d'exécuter les ordres du gouvernement, agents de bas étage, plus féroces que les chefs auxquels ils obéissaient. Chaque jour et chaque nuit, les visites domiciliaires se multipliaient. Il n'était pas de famille, quelque ignorée qu'elle fût, qui n'eût à les redouter. La dénonciation d'un voisin ou d'un débiteur y suffisait.

Tout devenait crime en ces temps calamiteux. Dans le nom qu'on portait, dans les relations qu'on entretenait, dans les propos qu'on se permettait, dans les objets qu'on possédait, l'infâme ingéniosité des jacobins et des sans-culottes trouvait les éléments d'une accusation capitale. Crime, la carrière qu'on avait suivie autrefois; crime, le cri de colère que poussait à vos lèvres le spectacle de quelque injustice ou le soupir de pitié que vous arrachait l'infortune d'autrui; crime, quelques provisions mises en réserve en vue des mauvais jours; crime, un vieux parchemin conservé dans les archives familiales. On était dénoncé pour rien, pour moins que rien, et traité au gré du caprice de ceux dont, sans le savoir et sans le vouloir, on avait attiré l'attention, excité la cupidité. Arrêté par un officier municipal qu'escortaient des gardes nationaux, il fallait assister sans se plaindre au pillage légal de sa maison, décoré du nom de perquisition. On était conduit ensuite à la municipalité de son district, car Paris était divisé maintenant en quarante-huit districts ou sections dont chacune formait pour les citoyens qui en dépendaient un gouvernement plus redoutable encore que le gouvernement central. Après une longue attente dans la boue, sous la pluie ou sous le soleil, parmi d'autres infortunés, on comparaissait à son tour devant le Comité révolutionnaire de la section, auquel s'adjoignaient les plus fameux jacobins du quartier, ou même, quelquefois, un conventionnel. On subissait un premier interrogatoire à la suite duquel on était incarcéré dans l'une des prisons de Paris. C'est ainsi qu'elles s'étaient remplies peu à peu, tandis que la Convention avisait aux moyens de les vider et confiait ce soin au tribunal révolutionnaire présidé par le citoyen Dumas, à l'accusateur public Fouquier-Tinville et au bourreau Samson.

L'aspect général de Paris se ressentait de tant de mesures arbitraires et vexatoires. Elles déchaînaient la terreur. Dans les quartiers luxueux et riches, la plupart des maisons étaient abandonnées. Dans le faubourg Saint-Germain, dans la chaussée d'Antin qu'on appelait alors rue du Mont-Blanc, dans le faubourg du Roule, la plupart des hôtels de l'aristocratie avaient été confisqués et vendus. Payés à vil prix et en assignats, le papier-monnaie ayant remplacé l'or et l'argent, ils étaient devenus la proie de brocanteurs qui attendaient une occasion propice pour s'en défaire, ou les dépeçaient, débitant en détail les persiennes et les portes, les rampes et les balcons en fer forgé, les boiseries sculptées dont les murs étaient revêtus, les peintures des plafonds, les marbres des escaliers. Quand ces bandes dévastatrices avaient passé par là, quand il ne restait que les quatre murs, avec leurs fenêtres béantes n'encadrant plus que le vide, survenait un entrepreneur qui réparait les dégâts, et l'aristocratique demeure, tant bien que mal rafistolée, se transformait en une vulgaire auberge ou en un dépôt de marchandises.

Les couvents, si nombreux à Paris, n'avaient pas été davantage épargnés. Mais comme il était plus difficile de leur donner une affectation nouvelle, ils restaient pour la plupart dans un état complet d'abandon et de délabrement, ouverts à tout venant et surtout à des bandes d'enfants qui allaient jouer dans les cloîtres déserts. Quant aux églises, après en avoir supprimé les croix, remplacées maintenant par des piques surmontées d'un bonnet rouge, on en avait respecté les murailles extérieures. Mais à l'intérieur elles étaient dépouillées. Tableaux, statues, ornements, vases sacrés, ce qui naguère en formait la richesse, le Trésor national avait fait tout vendre à son profit, ne laissant dans le temple que ce qui était strictement nécessaire au culte qu'exerçaient des prêtres assermentés dont la présence éloignait plus de fidèles qu'elle n'en attirait. Encore quelque temps, et ces nobles monuments allaient servir de théâtre aux orgies des fêtes de la Raison.

Sur les boulevards, dans les rues réputées jadis comme les plus aristocratiques, il ne restait rien de ce qui en avait fait l'éclat. Toute vie élégante était morte; mort aussi le commerce, mortes surtout les industries de luxe. Elle ne se révélait plus que par la vente aux encans d'objets dérobés ou saisis dans les maisons des aristocrates. Seuls les cafés et les restaurants, les théâtres, les lieux publics et le Palais-Royal notamment, conservaient encore quelque animation. Mais, rares et isolés, ces points lumineux semblaient perdus dans l'immensité de la capitale, livrée le jour à une populace déguenillée, bruyante, et menaçante, et s'enveloppant le soir d'une tristesse silencieuse et morne, troublée seulement par les rumeurs fiévreuses des clubs.

Telle qu'elle vient d'être décrite, la capitale n'attirait plus d'étrangers. Il était si difficile d'en sortir par suite des surveillances qu'exerçait la police révolutionnaire, que le nombre des départs, comme celui des arrivées, décroissait de jour en jour. On ne pouvait fuir Paris, mais on n'y venait pas. Les barrières ne s'ouvraient plus qu'à des charrettes de maraîchers ou de meuniers, destinées à empêcher la population de mourir de faim, ou à des détachements de troupes revenant des frontières, ou enfin à des convois de prisonniers envoyés par les provinces sous la conduite des gendarmes. Si, dans ce défilé, se montrait une chaise de poste, on pouvait être sûr qu'elle ramenait à Paris quelque conventionnel dont la mission dans les départements ou aux armées avait pris fin et qui venait en rendre compte au Comité de Salut public.

C'est dans ces circonstances que, huit jours après avoir quitté Bruxelles et douze heures après avoir quitté Compiègne, le convoi que conduisaient Valleroy et Bernard et qu'accompagnaient le sergent Rigobert et ses grenadiers se présenta à la barrière Saint-Denis. Habituellement, cette halte à l'entrée de Paris était de longue durée. On opérait des perquisitions dans les voitures, on fouillait les voyageurs et leurs bagages, on vérifiait leurs passeports, et si leur mine déplaisait, on les soumettait à mille taquineries.

Mais, ce jour-là, quand Rigobert eut présenté au poste de la barrière, occupé par des gardes nationaux, le sauf-conduit qui lui avait été délivré à son départ de Belgique, et lorsqu'on sut qu'il amenait de loin des papiers d'État, à destination du Comité de Salut public, toutes les difficultés ordinaires s'évanouirent. Le fourgon de Valleroy, conduit par son propriétaire, assis dans le cabriolet, et à côté duquel se tenait Bernard, passa librement, escorté par les six grenadiers, entre une double haie de curieux, et s'engagea dans le faubourg Saint-Denis pour gagner la place de l'Hôtel-de-Ville et de là les Tuileries, où siégeait le tout-puissant et redoutable Comité.

Mais les gens qui d'abord s'écartaient pour lui livrer passage ne tardèrent pas à se rapprocher, et bientôt des groupes se trouvèrent devant lui et lui barrèrent le chemin. En d'autres circonstances, Rigobert n'eût pas hésité à croiser la baïonnette pour se dégager. Mais, outre qu'il n'ignorait pas que dans Paris le peuple était souverain, l'attitude de cette fouie ne présentait rien de malveillant ni d'hostile. Il résolut donc d'agir par la douceur.

—Que désirez-vous, mes amis? demanda-t-il. Votre intention est-elle de nous empêcher d'arriver à notre destination? Je dois vous faire remarquer que je suis chargé d'une mission importante et que je suis résolu à la remplir, et mes camarades autant que moi.

—Il n'est pas question d'y mettre obstacle, sergent, répondit un homme qui s'était placé en tête de la bande, une pique à la main et un bonnet rouge sur la tête.

—Mais, alors? fit Rigobert.

—Voilà ce que c'est, camarade, reprit l'homme. On nous dit que tu arrives de Bruxelles.

—C'est vrai. Mes compagnons et moi en sommes partis à la fin de la semaine dernière.

—Alors, tu sais que Dumouriez a été battu par les Autrichiens?

—Vous en avez déjà la nouvelle?

—Elle est arrivée voici trois jours par estafette au Comité de Salut public, qui l'a communiquée à la Convention.

—Alors, je n'ai plus rien à vous apprendre.

—Au contraire, car tu peux nous dire s'il est vrai, comme on l'affirme, que Dumouriez est en train de trahir.

À cette question, Rigobert tressaillit.

—Eh! ce n'est pas mon affaire, camarades, répondit-il avec embarras, n'osant prendre sur lui d'accuser Dumouriez et encore moins de le défendre…

—C'est l'affaire de tous les patriotes, citoyen sergent, reprit l'homme d'une voix sombre.

—Comment se fait-il que Dumouriez se soit laissé battre! ajouta un autre.

—Si tu le sais, ton devoir est de le dire, continua un troisième.

La situation se compliquait. Ne sachant quel parti prendre, Rigobert regardait Valleroy comme pour lui demander conseil. Mais Valleroy, résolu, au moment où il entrait dans Paris, à ne se laisser détourner sous aucun prétexte du but qu'il poursuivait en y venant, affectait de ne pas comprendre la question muette du sergent et paraissait très occupé à contenir son cheval qui se cabrait, effrayé par la foule. Alors Rigobert prit un grand parti.

—Ce que je pense, résultat de ce que je sais et de ce j'ai vu, je ne dois le dire qu'aux membres du Comité de Salut public. Mais je ne refuse pas de vous raconter les incidents de la bataille. Seulement, je vous ferai observer qu'il est 11 heures et que depuis le petit jour nous sommes en route et à jeun.

—Viens te réconforter, sergent, toi et tes braves compagnons, s'écria l'orateur qui avait parlé au nom du peuple. Puis tu nous raconteras la bataille et nous te laisserons ensuite poursuivre ton chemin, ou plutôt nous t'accompagnerons jusqu'à la place de l'Hôtel-de-Ville, où doit fonctionner aujourd'hui la guillotine.

Sans attendre la réponse de Rigobert, il prit le cheval par la bride et le fit entrer sous une remise qui se trouvait en cet endroit, à côté d'une boutique de marchand de vin.

Bernard se pencha sur Valleroy.

—Si ces gens-là nous retiennent longtemps ici, j'en deviendrai fou, murmura-t-il d'un accent désespéré. J'ai hâte d'arriver à la prison des Carmes, de voir mes parents ou d'avoir de leurs nouvelles.

—Mon impatience est égale à la tienne, mon enfant, répondit Valleroy; mais gardons-nous de nous trahir. Descendons d'abord en feignant la résignation. Je vais aviser aux moyens de nous délivrer.

Ils mirent pied à terre au milieu de la cohue qui s'agitait aux abords de la remise. À ce moment, la foule poussait vers le cabaret Rigobert qui se débattait, ne voulant pas s'éloigner du fourgon sans y laisser un factionnaire.

—Que redoutes-tu, lui criait l'orateur de la bande, que redoutes-tu, puisque ta voiture reste sous la garde du peuple?

Rigobert n'était pas insensible aux attraits d'un verre de vin. Mais, soldat avant tout, il s'en tenait aux devoirs de son état et à la discipline. Il comprit que, s'il ne faisait pas acte d'autorité, quelque incident grave allait se produire. D'un violent coup de coude, il se dégagea de ceux qui l'environnaient, et d'un ton de commandement:

—En voilà assez, déclara-t-il; je ne connais que ma consigne. J'accepte volontiers de boire avec vous, mais à la condition que personne ne restera sous la remise et qu'on en fermera les portes.

Son accent et son attitude en imposèrent à la bande, et cette fois il fut obéi. Les portes de la remise closes, il y mit un de ses grenadiers en faction, et alors seulement il consentit à entrer dans le cabaret. Comme il allait en franchir le seuil, Valleroy s'approcha et lui dit à voix basse:

—L'enfant et moi avons autre chose à faire qu'à t'attendre, sergent. Je te confie l'équipage, pour lequel tu trouveras bien un conducteur parmi ces braillards. Je compte sur toi pour le faire ramener ici, quand les caisses qu'il contient seront déchargées. Je reviendrai demain pour le chercher. Tu me feras connaître par l'homme que tu en auras constitué le gardien où je peux te revoir.

—Compris, répondit simplement Rigobert.

Il se laissa entraîner chez le marchand de vin, où le suivit la foule, tandis que Bernard et Valleroy, profitant de ce que personne ne s'occupait d'eux, s'éloignaient à grands pas dans la direction de l'hôtel de ville. À d'autres époques et à plusieurs reprises, Valleroy était venu à Paris, appelé par son maître. Il connaissait donc suffisamment la ville pour s'orienter.

—Avant tout, dit-il à Bernard, nous allons nous rendre à l'hôtel de Malincourt. Il est probable que le suisse Kelner pourra nous renseigner sur le sort de M. le comte et de Mme la comtesse et nous fournir les moyens d'arriver jusqu'à eux.

Mais Bernard semblait soucieux et garda le silence.

—As-tu entendu ce que disait à Rigobert l'homme de tout à l'heure? demanda-t-il tout à coup.

—Que disait-il?

—Il disait que la guillotine allait fonctionner aujourd'hui sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Cette place ne se trouve-t-elle pas sur notre chemin?

—Il nous sera facile de l'éviter, répliqua Valleroy, essayant de se montrer plus rassuré qu'il ne l'était.

Ils passaient en ce moment sous la porte Saint-Denis. Ils traversèrent le boulevard et entrèrent dans l'étroite et longue rue qui va de cet endroit vers la Seine. Mais à peine y eurent-ils fait quelques pas, qu'ils s'aperçurent qu'un grand nombre de gens suivaient la direction qu'ils suivaient eux-mêmes. Ces gens étaient animés et bruyants. Il y avait parmi eux des gardes nationaux, des hommes vêtus de la carmagnole, coiffés du bonnet rouge, quelques-uns portant des piques, d'autres en haillons, à face patibulaire, et des mégères qui traînaient derrière elles des enfants et hurlaient d'une voix avinée des refrains patriotiques, la Marseillaise, le Ça ira, ou menaçaient les passants, en proférant le terrible cri: «À la lanterne, les aristocrates!» Les flots de cette plèbe grouillante se grossissaient de tout ce qu'elle ramassait au coin de chaque rue, comme un fleuve qui se grossit sur son parcours des rivières qui lui portent leurs eaux. Bientôt, la rue fut trop étroite pour la foule, et on n'avança plus qu'avec lenteur. En cet instant, dans la poussée tumultueuse qui l'emportait ainsi que Bernard, Valleroy se trouva auprès d'un homme âgé, dont la figure lui inspira confiance. Il le questionna:

—Citoyen, quoique tu ne me connaisses pas, veux-tu me permettre de te demander en quel endroit se rend tout ce peuple?

À cette question, l'individu à qui elle s'adressait leva les yeux, dévisagea son interlocuteur et répondit non sans ironie:

—Ce peuple va voir couper le cou à quatre aristocrates, que le nouveau tribunal révolutionnaire, pour ses débuts, a condamnés hier à mort. Depuis l'exécution de Capet, c'est la première fois que se dresse l'échafaud.

—Quatre! s'écria Valleroy, sans dissimuler la commisération qui s'emparait de son coeur. De quel crime se sont-ils rendus coupables, les malheureux?

Au lieu de lui répondre l'inconnu saisit sa main, et comme, s'il eût compris à qui il avait affaire, il dit à voix basse, avec douceur et courtoisie:

—Gardez-vous de tout mouvement généreux, Monsieur, si vous ne voulez suivre à la mort ceux que vous plaignez. Ces quatre infortunés n'en ont peut-être pas fait autant dans le passé que vous dans la seconde durant laquelle vous avez parlé, et si d'autres que moi vous avaient entendu…

—Mais, encore une fois qui sont-ils? murmura Valleroy. Pourquoi va-t-on les guillotiner!

—L'un se nomme Guyot-Dumollans. Il avait émigré; il a cru pouvoir rentrer. Cette imprudence va lui coûter la vie. L'autre est un soldat appelé Luthier. Il s'est fait condamner pour avoir osé prétendre que Louis XVI était un bon prince. Quant aux deux autres, un homme et une femme, il paraît…

L'individu ne put achever. Une poussée de foule, plus violente que les autres, le sépara de Valleroy, et lorsque ce dernier le chercha des yeux autour de lui, il lui fut impossible de le retrouver.

Alors, son regard s'abaissa vers Bernard, qui, suspendu à son bras, réglait son pas sur le sien, et il s'aperçut que le visage de l'enfant, couvert d'une pâleur livide, exprimait l'horreur.

—Qu'as-tu donc, petit? lui demanda-t-il.

—Je songe à ces pauvres gens qui vont mourir, murmura Bernard et je hais les monstres qui vont les voir mourir.

Valleroy ne releva pas cette phrase imprudente. Mais une pression de son bras sur celui de Bernard fit comprendre à ce dernier qu'il fallait s'abstenir, à cette heure et en ce lieu, de toute marque de compassion. Du reste, la conversation devenait maintenant impossible, tant la foule se faisait épaisse et houleuse. Entre ses chocs tumultueux, Valleroy se sentait ballotté comme une épave. Ce n'était pas trop de toute sa vigueur pour protéger Bernard. Il le tenait devant lui et s'efforçait en vain de faire le vide autour d'eux.

—Nous avons bien choisi notre jour pour arriver à Paris! pensait-il avec amertume.

Il semblait en effet que toute la population fût dehors par cette radieuse journée de printemps. Sous le ciel bleu, vibrant de soleil, aussi loin que s'étendait la vue, ont ne voyait que têtes remuantes, pressées entre les hautes maisons, aux croisées desquelles on en apercevait d'autres suspendues par grappes. Il y en avait même sur les toits, et l'immense clameur qui, du haut en bas des édifices, montait, étage par étage, jusqu'à leur sommet, y trouvait des échos qui la renvoyaient à la rue.

Tout à coup, par-dessus ces vagues humaines que, par intervalles, il parvenait à dominer, Valleroy vit l'espace s'élargir et la lumière du ciel devenir plus éclatante. On venait de sortir du long boyau de la rue Saint-Denis et on touchait à la place de l'Hôtel-de-Ville. Mais, tandis que la foule croyait pouvoir se répandre librement, elle se trouva subitement comprimée entre les gendarmes à cheval qui gardaient toutes les issues de la place et les larges masses de peuple, qui, faisant irruption des rues voisines, affluaient en cet endroit. Un remous effroyable se produisit. Il arracha des cris de détresse à ceux qui en étaient les victimes et un cri d'épouvante à ceux qui, des croisées où ils se tenaient, en furent les témoins.

—Grimpe sur mes épaules, Bernard, cria Valleroy.

Raidissant son buste et ses bras, il fit de ses mains un marchepied à Bernard et parvint à le mettre à califourchon sur son dos. Mais, presque aussitôt, il sentit se plier le corps frêle de l'enfant, et il l'entendit pousser un gémissement de terreur.

—Qu'est-ce encore, Bernard? lui demanda-t-il.

—Remets-moi par terre, Valleroy. Ce que je vois est horrible; je ne veux pas voir.

—Si je te remettais par terre, tu serais écrasé. Qu'as-tu vu?

—Là, là! C'est affreux, reprit Bernard éperdu, en tendant le bras devant lui.

Ce qu'il avait vu, c'était, au milieu d'un carré vide formé par les gendarmes devant la façade de l'hôtel de ville, les armatures de la guillotine, dressée sur un haut échafaudage, et, entre ces armatures, une planche inclinée sous une poutre transversale à laquelle attenait un large coutelas. Trop effrayante pour lui était cette vision. Il courba le front, et, penché à l'oreille de Valleroy, il lui retraça le spectacle qu'avait saisi son regard.

—Courage et patience, lui répondit Valleroy; nous allons sortir d'ici.
En attendant, si tu crains de voir, ferme les yeux.

Bernard obéit, tandis que Valleroy essayait de se frayer un passage à la suite d'un courant de foule qui se formait pour contourner l'hôtel de ville. Pendant une demi-heure, il dut se résigner à un piétinement sur place qu'interrompait de temps en temps, tantôt une poussée en avant, tantôt une poussée en arrière, et qui recommençait ensuite pour s'interrompre de nouveau. Par bonheur, Valleroy était grand et vigoureux, sa vigueur lui permettait, quoiqu'il portât Bernard, de résister aux poussées de la foule, et sa taille, de respirer librement. Son sang-froid ne contribua pas moins à le tirer d'affaire. Après un dernier et suprême effort, il put enfin reprendre haleine et se décharger de son précieux, mais lourd fardeau.

Il se trouvait en ce moment sur les quais de la Seine, aux abords d'un pont au delà duquel s'étendait la cité et se déroulait la masse imposante du Palais de justice et de la Conciergerie. À sa droite, il avait la place de l'Hôtel-de-Ville qu'il ne pouvait voir, et les grilles du monument contre lesquelles il s'appuyait; à sa gauche, le fleuve, le long duquel s'échelonnaient quelques privilégiés que les gendarmes avaient laissés arriver jusque-là. Comment lui-même était-il en cet endroit, dont l'accès restait interdit à la foule? C'est ce qu'il lui eût été impossible de dire. Le flot populaire l'avait porté sur ce point, et quand il s'en aperçut, ce fut pour constater que la circulation, tout à coup, venait d'y être interdite, et qu'en conséquence Bernard et lui y étaient en sûreté.

Alors il respira soulagé, et, s'asseyant au pied des grilles de l'hôtel de ville, sur les pierres dans lesquelles elles étaient plantées, il dit à Bernard:

—Force nous est d'attendre ici qu'on nous permette de poursuivre notre chemin. Profitons-en pour nous reposer.

Mais l'enfant, au lieu de suivre ce conseil, grimpait sur les pierres, se dressait sur la pointe des pieds, afin de regarder par-dessus les groupes qui se trouvaient devant lui, derrière une rangée de gardes nationaux formant la haie. Entre ces gardes nationaux et des gendarmes à cheval immobiles en face d'eux était ménagé un large chemin, se déroulant comme un ruban blanc à travers les masses profondes de la foule, tout brillant du scintillement des baïonnettes au bout des fusils et des sabres tirés du fourreau: il partait de la place de l'Hôtel-de-Ville, longeait le quai jusqu'au pont de la Cité, traversait la Seine sur ce pont et venait s'arrêter aux portes de la Conciergerie. Il mettait ainsi en communication la prison et l'échafaud, et c'est par là qu'allaient passer les condamnés.

—Ces pauvres gens vont défiler devant nous, remarqua Bernard, qu'obsédait maintenant un impérieux besoin de regarder en face ce qui tout à l'heure lui faisait peur.

—Tu ne les verras que si tu veux les voir, répondit Valleroy, et peut-être vaut-il mieux que tu renonces à ce douloureux spectacle.

Bernard allait obéir et s'asseoir à côté de Valleroy, quand monta de la foule une clameur plus forte que les autres, qui, d'abord faible, grossit rapidement, s'éleva dans l'air et couvrit la rumeur confuse de ce peuple accouru pour voir mourir des innocents. Toutes les têtes se tournaient du même côté, du côté de la Conciergerie, et de toutes parts retentissait le même cri:

—Les voilà! Les voilà!

Bernard ne fut pas maître de sa curiosité. C'était une attraction dominatrice à laquelle il fallait obéir. Valleroy lui-même la subit. Il se levât et, debout sur les pierres, il regarda. À l'extrémité du chemin formé par la double haie de soldats, une charrette venait de sortir de la Conciergerie. Valleroy vit les gens qu'elle transportait, bien qu'il ne pût distinguer leurs traits. Il les compta; ils étaient cinq, quatre assis, un debout. La charrette tourna sur le quai. Elle fut enveloppée aussitôt par une escorte de cavaliers, et ce ne fut pendant un moment, dans la poussière et sous le soleil, qu'une masse confuse d'uniformes, sillonnée de miroitements sur les armes étincelantes.

—Viens, Bernard, supplia Valleroy en quittant sa place.

—Laisse-moi, je veux voir, répondit l'enfant d'un accent impérieux où se trahissait la fièvre.

Il était parvenu à se hisser à la cime des grilles et se tenait là, à peine assis, accroché aux pointes qu'il serrait de ses mains crispées, blême, l'oeil brillant d'émotion et de colère. Valleroy ne tenta pas de vaincre sa résistance ni de l'arracher à sa contemplation. Mais il se rapprocha de lui, et, grimpé de nouveau sur les pierres, il le soutint de ses mains robustes. Le lugubre cortège se rapprochait. Encore quelques minutes et il allait passer près d'eux.

Autour de la charrette qu'entouraient de près les gendarmes, sautait et gambadait une bande d'êtres hideux, des hommes en bras de chemise, aux culottes fripées sur leurs jambes nues, coiffés d'un bonnet rouge, et des femmes aux vêtements sordides, les cheveux sur les épaules. Au passage, ils haranguaient la foule en lui montrant les condamnés qu'ils apostrophaient, le rire aux yeux, l'injure aux lèvres, avec des gestes immondes. Ceux-ci ne leur répondaient pas, ne les regardaient même pas. Deux d'entre eux, un homme et une femme, étaient placés sur le devant de la charrette, les cheveux coupés ras, vêtus tous deux comme des gens de haute condition, les mains liées derrière le dos. Sur une seconde banquette, se trouvaient leurs compagnons d'infortune, et, au milieu d'eux, le bourreau, qui tenait dans la main gauche l'extrémité de leurs liens. Traînée par un seul cheval, la charrette avançait lentement, mais elle avançait. De la place où ils se trouvaient, Bernard et Valleroy commençaient à distinguer les visages des condamnés, entre les rangs des gendarmes, et le regard de l'enfant était invinciblement attiré vers eux. Soudain, Valleroy, qui le tenait dans ses bras, le sentit se raidir; une main frémissante se posa sur sa tête en même temps qu'un cri d'épouvante et de terreur déchirait l'air et jetait dans les clameurs de la foule ces deux mots, qui la dominèrent la durée d'une seconde:

—Papa! Maman!

Valleroy chancela sous le choc du corps de Bernard convulsé, et son sang se glaça. S'il ne s'était arc-bouté contre les grilles, il serait tombé, car, en même temps que Bernard se renversait sur lui, il venait de reconnaître dans les deux condamnés assis sur le devant de la charrette le comte et la comtesse de Malincourt.

—Viens! viens! murmura-t-il on essayant d'enlever Bernard.

Mais celui-ci se cramponnait aux grilles en criant:

—Non! non! Je veux leur parler, les embrasser. Au secours!
Délivrez-les! Ce sont mes parents!

À ces cris, des gens se retournaient.

—Emportez cet enfant! crièrent quelques voix.

Mais ce fut tout. Le spectacle de cette charrette traînant des innocents à la mort était plus pathétique sans doute que celui d'une douleur d'enfant. Ceux qu'avait importunés cette douleur l'oublièrent presque aussitôt pour s'absorber dans la vision sinistre qui maintenant prenait corps. Le cortège passait au milieu d'un silence que troublaient seuls les hurlements des sans-culottes et des tricoteuses, attachés à ce char mortuaire comme une bande de démons.

Bernard, le coeur étreint par la violence de son désespoir, la gorge obstruée par des sanglots qui n'en pouvaient sortir, était impuissant à proférer un son. Ses lèvres remuaient et demeuraient silencieuses. Il croyait crier et on ne l'entendait pas. Il n'avait plus de force que pour résister à Valleroy, qui voulait l'emporter et ne pouvait y parvenir, en dépit de la force qu'il déployait.

Enfin, l'enfant triompha. Il recouvra la liberté de ses bras et de ses jambes que Valleroy avait essayé en vain de comprimer. Sa fine silhouette se dressa au sommet des grilles, et, retrouvant la parole, il adressa à ses parents un suprême appel. Alors on vit la comtesse de Malincourt relever son front courbé; ses yeux suivirent la direction d'où venait le cri qui l'avait arrachée à ses pensées. Son visage, dans un sourire où déjà passait la mort, exprima la stupéfaction, la douleur et la joie. D'un bond de tout son corps, elle se pencha vers son mari, et lui parla fiévreusement. Le regard du comte suivit le sien. À leurs joues qu'avait blêmies l'approche du trépas, monta un flot de sang qui les colora. Et sur leur visage effaré se traduisit le martyre indicible de leur âme, quand, au moment où la charrette allait tourner sur la place, ils aperçurent leur fils adoré, leur cher Bernard, qui, dans une convulsion, leur envoyait de la main un baiser.

Puis, brusquement, avant qu'ils eussent pu comprendre si cette image fugitive était un rêve ou la réalité, elle s'évanouit. Ils ne virent plus rien que les armatures de la guillotine, qui se détachaient sur les vieilles murailles de l'Hôtel-de-Ville, et la foule immense qui, de toutes les extrémités de Paris, était accourue pour assister à leur supplice. Quant à Bernard, en les voyant disparaître, accablé par l'immensité du coup qui le frappait, il perdit toute volonté et toute énergie. Ses doigts se détendirent, lâchèrent les grilles auxquelles il se retenait, et, poussant un gémissement, il roula inanimé dans les bras de Valleroy. Ce dernier ne songeait plus qu'à s'enfuir. Par bonheur, la foule, en se ruant derrière les condamnés, avait laissé un passage libre jusqu'au pont de la Cité. Ce pont lui-même par où venait de défiler le cortège était encore presque vide. Valleroy s'y engagea, traversa la Cité devant le Palais de justice et put atteindre ainsi la rive gauche de la Seine, portant toujours, serré contre sa poitrine, Bernard évanoui. Là, il aperçut des fiacres qui stationnaient. Il en héla un, y déposa avec sollicitude l'enfant dont il était désormais l'unique protecteur et y monta lui-même en donnant l'ordre au cocher de les conduire dans la rue de l'Université, où était situé l'hôtel de Malincourt.

CHAPITRE XII

L'HÔTEL DE MALINCOURT

L'hôtel de Malincourt était une des plus pompeuses résidences de la rue de l'Université. Construit sous Louis XV, il s'élevait entre une cour d'honneur d'aspect monumental et un jardin qui s'étendait jusqu'aux murs d'une abbaye de Bénédictins, morcelée et vendue en partie en 1791, en exécution des décrets de l'Assemblée nationale par lesquels les biens du clergé avaient été déclarés propriété de l'État. À sa droite et à sa gauche, s'élevaient d'autres hôtels «t s'étendaient d'autres jardins, de telle sorte que, quoique situé en plein Paris, il donnait, avec sa ceinture d'arbres séculaires, ses vieilles charmilles et ses larges pelouses, l'impression d'un château planté au milieu d'un parc solitaire.

Cette physionomie de solitude s'était encore accentuée depuis que la vente de plusieurs parcelles des terrains du couvent et des constructions voisines, dont les propriétaires figuraient sur la liste des émigrés, avait détruit l'opulence et éteint l'éclat de ce quartier où vivaient jadis en bons rapports moines et noblesse. De cet éclat, de cette opulence, plus rien ne restait, pas même les armoiries sculptées dans la pierre, qui naguère s'étalaient au-dessus des hautes portes et qu'avaient effacées à coups de pic et de marteau les émeutes populaires, comme elles avaient détruit à l'entrée de la plupart des églises les statues de saints et les croix qui les décoraient. Sur le pavé de ces rues aristocratiques, les carrosses aux portières blasonnées ne roulaient plus. En beaucoup d'endroits, des vitres brisées, des trous dans la muraille, des traces d'incendie, des débris de marbres, des portes enfoncées attestaient que les mains dévastatrices de la racaille de Paris avaient, là comme ailleurs, tenté de détruire.

Cependant, sauf ses armoiries enlevées, l'hôtel de Malincourt ne portait aucune trace apparente de ces profanations. On ne l'avait encore ni confisqué ni vendu, son propriétaire n'étant pas considéré comme émigré, et il était resté sous la garde du suisse Kelner, honnête homme, depuis longtemps au service du comte de Malincourt. À l'entrée de la cour d'honneur, se trouvait un étroit pavillon avec un premier étage en mansardes. C'est là que vivaient Kelner et sa femme Rose, filleule de la comtesse, dotée par elle quand elle s'était mariée.

Le jour et à l'heure où, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, la population de Paris assistait à l'exécution des malheureux contre lesquels le tribunal révolutionnaire avait rendu ses premiers arrêts de mort, Rose se trouvait seule au rez-de-chaussée de son habitation. Sûre de n'être pas vue, elle s'était agenouillée dans un coin et priait en pleurant. C'était une jeune femme, petite et mince, à la figure maladive, aux traits étiolés, dont le regard exprimait les angoisses affreuses qu'elle subissait depuis les débuts de la Révolution par suite des événements tragiques dont elle avait été témoin.

Vivement, la porte s'ouvrit sous la poussée d'une main robuste. Un homme gros et court entra, jeta son chapeau sur une table et alla tomber dans un fauteuil qui figurait parmi le modeste mobilier de la pièce. L'épouvante dans le regard, une pâleur livide sur la face, il était haletant, et la sueur qui perlait sous ses cheveux grisonnants descendait le long de ses joues grasses, où elle traçait un sillon humide.

Rose, en l'apercevant, s'était levée. Elle alla vers lui.

—Est-ce fini, Kelner? demanda-t-elle, le visage convulsé par la peur.

—Oui, ce doit être fini maintenant, répondit-il.

—Tu les as vus?

—Au moment où ils sortaient de la Conciergerie, la durée d'un éclair. Les gendarmes empêchaient d'approcher. J'ai voulu les suivre jusqu'au bout, mais le coeur m'a manqué. Et puis, il aurait fallu se mêler aux scélérats qui dansaient autour de la charrette, et j'ai craint de me trahir. Plutôt que de faire comme eux, j'en aurais étranglé un.

—Nos pauvres maîtres! soupira Rose dans un sanglot.

Et croisant les mains, les yeux au ciel, elle pria:

—Mon Dieu, ayez pitié de leur âme!

Kelner fit un geste de dénégation.

—Inutile de prier pour eux, Rose; c'est eux qu'il faut prier, à qui il faut demander de veiller sur nous, car, pour sûr, le ciel les attendait. Ils sont morts comme des martyrs, comme des saints.

—Crois-tu qu'ils t'aient vu?

—Je l'espère et il me semble bien que M. le comte m'a reconnu, car il a souri et a parlé à Mme la comtesse, qui a paru chercher dans la foule. Comme ils étaient beaux tous deux! Le regard si fier, l'attitude si dédaigneuse, Madame surtout… Ah! malheur sur les bourreaux qui ont mis à mort des innocents…

Il s'arrêta, écrasé sous sa douleur, et sa femme resta debout devant lui, affaissée elle aussi, et hors d'état de le consoler.

À la porte de la rue, un coup de marteau résonna.

—Qui nous arrive? murmura Rose d'une voix étranglée.

Kelner s'était soulevé pour écouter.

—Peut-être les sectionnaires de la municipalité, fit-il. Ils viennent nous signifier la sentence de confiscation.

—Déjà, quand le corps des victimes n'est pas encore refroidi!

Kelner allait répondre. Mais il en fut empêché. À l'entrée, on frappait de nouveau, et, cette fois, c'étaient des coups précipités qui couvraient le bruit d'une voiture en train de s'éloigner. Il se décida à aller ouvrir, sans se presser cependant, redoutant quelque nouveau malheur. Il entre-bâilla la porte et allait passer la tête pour voir qui venait, quand un choc violent le jeta de côté. Un homme qui portait un enfant entre ses bras se précipitait dans l'hôtel d'un élan furieux.

—Monsieur Valleroy! s'écria Kelner. Vous ici!

—Oui, moi, répliqua Valleroy. Ne m'interroge pas. Je te dirai tout à l'heure d'où je viens et pourquoi je viens. Mais avant tout il me faut un lit pour cet enfant.

—M. le chevalier! Miséricorde!

C'était Rose qui, tout effarée, avait poussé ce cri,

—Ne l'appelez pas ainsi, Rose, reprit Valleroy. Pour vous, pour moi, pour tout le monde, c'est mon neveu Bernard, fils de ma soeur, marchand colporteur comme moi-même, et nous sommes vos cousins. Ceci dit, couchons-le vite, car il est sous le coup de la plus horrible émotion. Il a reconnu ses parents sur la charrette des condamnés.

—Ah! le pauvre agneau, où allons-nous le mettre?

—Dans la chambre de M. le comte, répondit Kelner. C'est la seule qui soit en état de le recevoir.

—Mais tu redoutais la visite des sectionnaires, Kelner. S'ils viennent…

—S'ils viennent, je leur dirai que j'ai mis mon jeune cousin malade dans les draps d'un aristocrate et ils me féliciteront de cet acte de civisme. Venez, Monsieur Valleroy.

—Si tu me donnes du monsieur, tu me feras couper le cou.

—Tu as raison, citoyen. Suis-moi.

Ils traversèrent la cour déserte et pénétrèrent dans l'hôtel abandonné. Puis, par l'escalier monumental, aux murs dépouillés de leurs tentures, ils montèrent au premier étage. Au milieu d'un large palier, s'ouvrait l'ancien appartement de M. de Malincourt composé d'un salon et d'une immense chambre dont les croisées donnaient sur le jardin. Dans cette chambre se trouvait, dressé sur une estrade et abrité sous de lourds rideaux, un lit de pied. Bernard, déshabillé par Rose en un tour de main, y fut couché. Mais il ne reprenait pas connaissance. Son immobilité, la pâleur de ses lèvres, ses mains glacées lui donnaient l'apparence d'un cadavre, et, sans les battements de son coeur qu'on entendait, en collant l'oreille contre sa poitrine, on aurait pu le croire mort.

—Maintenant, il nous faudrait un médecin, dit Valleroy.

—Est-ce prudent d'introduire un étranger ici? demanda Kelner.

—Je ne sais si c'est prudent. Mais ce que je sais, c'est que nous ne pouvons laisser mourir le fils de notre maître, faute de soins.

Kelner consulta sa femme du regard; Rose devina sa question. Et ce fut par un signe d'adhésion qu'elle lui répondit. Alors, s'adressant à Valleroy:

—Nous aurons un médecin, lui dit-il. Mais, avant de l'aller quérir, je dois te confier un secret qui ne m'appartient pas, un secret dont la découverte nous enverrait tous à l'échafaud et avec nous un proscrit.

—Un proscrit! répéta Valleroy sans comprendre;

—Il vit caché près d'ici, dans une retraite qui communique avec cette maison. C'est un moine bénédictin dont la tête a été mise à prix parce qu'il a protesté publiquement contre la mise en vente de l'abbaye dont il faisait partie. Il y est resté, dans une partie du couvent qui n'est pas encore vendue, et comme il ne pourrait en sortir sans danger, c'est nous qui le nourrissons.

—Mais, en quoi peut-il nous servir?

—Le P. David a étudié la médecine. C'est lui qui soignait les membres de sa communauté.

—Cours vite l'appeler, Kelner. Pour le rassurer, dis-lui qui je suis, qui est cet enfant. Il verra bien qu'il n'a rien à redouter de nous.

—J'y vais, répondit simplement Kelner en s'éloignant.

—Et moi, ajouta Rose, je vais chercher du vinaigre et préparer des compresses pour le cas où on en aurait besoin.

Valleroy resta seul avec Bernard. Il se pencha sur lui, et il lui sembla que la respiration reprenait sa régularité et que la chaleur revenait aux extrémités glacées tout à l'heure. Il se rassura, et, en attendant les secours que lui-même était impuissant à donner, il resta debout à la tête du lit, essayant de se remettre des émotions qu'il venait de subir.

Autour de lui, tout était paix et sérénité. À voir par les croisées les pelouses du jardin et les arbres avec leurs branches toutes vertes des premières feuilles qui venaient caresser les vitres; à entendre les cris d'oiseaux qui seuls troublaient le silence, il pouvait se faire illusion et se croire loin, bien loin de Paris, loin de cette cité maudite où les innocents tremblaient devant les juges et devant un bourreau. Alors, dans ce profond recueillement succédant aux dramatiques agitations de tout à l'heure, un épisode déjà lointain, auquel il n'avait jamais cessé de penser, mais qui n'était plus qu'un souvenir à demi effacé, reprit corps dans sa mémoire. Il se rappelait le dernier entretien qu'il avait eu avec son maître à Saint-Baslemont et les ordres de ce dernier qu'il s'était engagé à exécuter.

Ces ordres résonnaient maintenant à son oreille, clairs et précis.

—Tu iras à Paris. En y arrivant, tu te rendras à l'hôtel de Malincourt. Tu monteras dans ma chambre. À la tête du lit, se trouve un bénitier; derrière le bénitier, un bouton de cuivre dissimulé sous la tenture. Tu presseras ce bouton et tu découvriras ainsi une cachette ménagée dans le mur. Dans cette cachette, il y a un petit coffre en fer qui contient quatre mille louis. Tu me l'apporteras. Il était à Paris, à l'hôtel de Malincourt, dans la chambre, à la tête du lit… Il chercha le bénitier. Le bénitier avait disparu, enlevé par une main prudente, les objets de piété étant assimilés à des insignes séditieux. Mais un clou doré marquait sa place vide, et la tenture soulevée laissa voir le bouton de cuivre. Alors, Valleroy s'assura qu'il était seul auprès de Bernard, et, sans hésiter, poussa le bouton. Sous cette pression, un pan de la boiserie s'écarta du mur, se renversa, et, au fond d'une niche apparut le petit coffre en fer. Valleroy l'attira à lui, tourna une clé laissée sur la serrure, souleva le couvercle et vit les pièces d'or soigneusement empilées.

—Cela pourra servir, pensa-t-il.

Mais Bernard remuait. Aussitôt le couvercle retomba sur le coffre, la boiserie se referma et la tenture reprit sa place.

—Valleroy! gémit l'enfant.

—Je suis là, Bernard, mon cher Bernard.

—Où sommes-nous?

—Dans un asile sûr, où tu recevras des soins et où tu pourras guérir.

—Ai-je donc été malade?

—Très malade et tu l'es encore assez pour que j'aie cru nécessaire de mander un médecin. Il va venir.

Bernard s'était soulevé, regardait avec surprise autour de lui.

—Mais nous sommes à l'hôtel de Malincourt, s'écria-t-il… Je me reconnais dans la chambre de… Je me souviens… je me souviens… Papa, maman!… Au secours! Ils sont morts, morts, morts…

Et, renversé sur l'oreiller, il y enfonçait son visage, tandis que de nouveau une convulsion tordait ses membres.

Heureusement, Kelner et Rose revenaient, amenant avec eux le P. David. Valleroy vit entrer un vieillard septuagénaire, aux traits fins, au regard à la fois énergique et doux, cassé, maigre, ridé, et dont cependant les allures révélaient la force comme sa parole révélait une indomptable volonté. Vêtu ainsi qu'un artisan, rien en lui ne trahissait son caractère ecclésiastique, et personne n'eût deviné qu'il avait porté la robe noire des Bénédictins. En route, Kelner lui avait confié le nom et l'histoire de Bernard. Elle était émouvante, cette histoire. Mais le P. David avait vu, depuis trois ans, se dérouler tant de péripéties sanglantes; il vivait en butte à tant de redoutables périls, que, toujours prêt à mourir, il était cuirassé contre les émotions qui altèrent le sang-froid. Ce fut donc avec son entière présence d'esprit qu'il examina Bernard.

—Ce n'est qu'une crise passagère, dit-il à Valleroy. Nous en aurons promptement raison. Cet enfant a besoin de pleurer. Il faut qu'il pleure. Les larmes le soulageront. Laissez-moi seul avec lui. Je vous appellerai quand j'aurai besoin de vous.

Sa parole inspirait confiance. Personne ne songea à protester, moins encore à désobéir, et tandis que, s'asseyant au chevet de Bernard et lui prenant les mains, il commençait à prononcer des paroles consolantes, Valleroy, Rose et Kelner se retirèrent pour aller attendre dans le logement du suisse que le P. David les appelât.

Valleroy profita de ce répit pour raconter à ses amis les événements qui s'étaient accomplis depuis qu'il avait dû s'enfuir de Saint-Baslemont. Kelner, à son tour, lui révéla comment M. de Malincourt, en arrivant à Paris, l'avait averti qu'il était détenu à la prison des Carmes avec la comtesse, en lui ordonnant de le faire savoir à ses fils. Kelner avait écrit aussitôt à Coblentz. Mais sa lettre, envoyée par des voies détournées, était à peine partie que les hostilités s'engageaient sur les bords du Rhin entre Prussiens et Français, et il avait pu se convaincre qu'elle ne parviendrait pas à sa destination. Il s'était alors occupé d'adoucir le sort des prisonniers. Malheureusement, ses efforts avaient été vains. Maintes fois il avait tremblé pour eux, notamment durant les terribles journées de septembre. Puis, ce danger redoutable écarté, il se leurrait de l'espoir de conjurer les autres, lorsque tout à coup il avait appris que le comte et la comtesse étaient renvoyés devant le tribunal révolutionnaire à peine constitué. Témoin de leur procès, de leur condamnation et presque de leur mort, il n'avait rien pu pour les sauver.

—Et cependant, ajouta Kelner en finissant, quels efforts n'ai-je pas tentés pour assurer leur délivrance! Tel que tu me vois, citoyen Valleroy, je me suis fait jacobin, jacobin farouche, un habitué des clubs, un orateur populaire… J'ai hurlé avec les loups, et, puisque ce fut en pure perte, je ne m'en consolerai jamais.

—Ne regrette rien, Kelner, car il est heureux que tu sois en faveur auprès des puissants du jour. Nous allons avoir besoin d'eux.

—Pour quelle entreprise?

—Pour préserver les héritiers de nos maîtres d'une spoliation, pour empêcher qu'on les dépouille de leurs biens.

—Et comment, puisque la confiscation a été prononcée?

—En rachetant ces biens nous-mêmes et en nous en constituant les dépositaires jusqu'au jour où nous pourrons les leur restituer.

—J'y ai bien songé. Mais, pour acheter, il faut des fonds.

—J'en aurai, des fonds, moi, répondit Valleroy avec assurance. Cent mille livres en or suffiront-elles?

—Tu as cent mille livres en or?

—Je les ai et peut-être davantage.

—C'est plus qu'il n'en faut pour acheter la moitié de Paris. Avec mille francs d'or, bien employés, on peut avoir des assignats pour une somme cent fois supérieure. Nous serons donc en état de payer l'hôtel de Malincourt et le château de Saint-Baslemont.

—C'est déjà beaucoup; mais on pourrait mieux encore. Il faut voir tes amis, Kelner, et recourir à leur protection pour nous faire adjuger les biens à vil prix, quand ils seront mis en vente. Puisque tu comptes parmi les bons patriotes, ils te doivent leur appui. Tu me présenteras comme ton associé pour le commerce des biens d'émigrés. Je me ferai jacobin comme toi, et à nous deux nous défendrons l'héritage de la maison des Malincourt. Est-ce entendu?

—C'est entendu, Valleroy, répondit Kelner en lui tendant la main.

Il n'y eut pas entre eux d'autre pacte que ce pacte verbal. Mais il suffisait de leur loyale étreinte pour le sceller à jamais et le rendre plus solide que s'il eût été écrit et revêtu de leur signature. Ils causèrent encore pendant quelques instants en présence de Rose. Elle était de bon conseil et approuva leurs plans. Il fut convenu que, dès le lendemain, Kelner commencerait des démarches pour hâter la mise en vente des biens de Malincourt et se les faire adjuger. Leur entretien ne fut interrompu que lorsque le P. David vint les chercher pour les ramener auprès de Bernard. Ils trouvèrent l'enfant toujours accablé par sa douleur, mais apaisé par les réconfortantes paroles du P. David, comme par les larmes qu'il avait versées.

—Longtemps encore il sera triste, dit le vieux moine à Valleroy; longtemps encore il sera poursuivi par l'horrible vision de ses parents traînés au supplice. Pour consoler cette douleur filiale, il faudrait des secours qui ne sont pas en mon pouvoir, les tendresses du vicomte Armand, par exemple. Mais, à force de sollicitude, nous empêcherons le retour des crises violentes et ce sera le commencement de la guérison.

Tandis qu'il parlait, Bernard lui avait pris la main.

—Je vous reverrai souvent, mon Père? dit l'enfant.

—Aussi souvent que vous voudrez, mon cher petit. Dès que vous serez sur pied, vous connaîtrez la retraite où je vis caché. Je serai toujours heureux de vous y recevoir.

Jusqu'à la nuit, le P. David resta près de lui, veillant sur son sommeil qu'interrompaient parfois des gémissements, lui prodiguant ses soins avec une sollicitude paternelle. Kelner et Rose, pendant ce temps, étaient aux aguets, car, ainsi qu'ils l'avaient dit, ils redoutaient la visite des sectionnaires chargés de prendre possession, au nom de l'État, des biens des condamnés, et il importait que ces personnages n'entrassent pas dans l'hôtel avant que le P. David en fût sorti. Mais ils ne se présentèrent pas ce jour-là. Quant à Valleroy, quoique accablé par la fatigue, il était parti sous le prétexte de retrouver le sergent Rigobert et de rentrer en possession de son cheval et de sa voiture. Lorsque le soir il revint, il raconta à ses amis qu'il avait pris congé du brave soldat auquel était donné l'ordre de rejoindre sur-le-champ l'armée de Dumouriez. Il ajouta qu'ayant trouvé un acquéreur pour son équipage, il le lui avait vendu à un bon prix.

Puis, après s'être assuré que Bernard ne pouvait l'entendre, il continua:

—J'ai fait autre chose encore. J'ai procuré à la dépouille mortelle de nos malheureux maîtres une sépulture décente en un endroit connu de moi seul.

—Tu as osé aller réclamer les corps, Valleroy! s'écria Kelner. Tu n'as pas craint de te compromettre?

—J'ai acheté des influences, répliqua Valleroy. Vois-tu, Kelner, avec quelques pièces d'or habilement distribuées, on peut payer bien des consciences de patriotes, car ça ne vaut pas cher. Le comte et la comtesse reposeront en terre sainte, et plus tard leurs fils pourront aller s'agenouiller sur leur tombe.

À la nuit, le P. David laissa Bernard, en lui promettant de revenir le lendemain dès le matin. Puis, après avoir échangé avec Kelner et Valleroy quelques paroles qui échappèrent à l'enfant, il se retira. Valleroy s'étendit sur un matelas auprès du lit de son maître, et celui-ci, rassuré par sa présence, s'endormit. Lorsque, le lendemain matin, il se réveilla, un spectacle étrange frappa ses yeux. Entre les croisées de la chambre, par où entrait à flots le soleil, un autel s'élevait, et, agenouillé devant un crucifix, priait le P. David revêtu d'habits sacerdotaux.

—Qu'est-ce donc? demanda Bernard à Valleroy.

Ce fut le moine qui lui répondit.

—Mon cher enfant, dit-il, j'ai pu jusqu'à ce jour, en dépit de la persécution, célébrer chaque matin le Saint Sacrifice de la messe. Aujourd'hui, j'ai tenu à le célébrer ici pour le repos de l'âme de vos parents, et j'ai pensé qu'il vous serait doux d'implorer pour eux avec moi la miséricorde divine.

Bernard éclata en sanglots.

—Merci, mon Père, murmura-t-il.

La pieuse cérémonie commença. Il y assista, assis sur son lit, les mains jointes, et se joignit d'un coeur fervent aux oraisons du prêtre. Kelner faisait le clerc, tandis que Rose et Valleroy se tenaient à genoux. Ce fut une suprême émotion pour Bernard. Elle couronnait toutes les autres, mais elle fut salutaire et hâta sa guérison. Le même jour, il voulut se lever. Et, comme Valleroy insistait pour l'obliger à se reposer encore, il lui dit:

—Je me sens redevenu fort, Valleroy, et je dois être courageux pour te seconder dans l'entreprise que nous avons pris l'engagement d'exécuter. M. de Morfontaine nous attend pour s'occuper du salut de la famille royale.

—C'est y songer trop tôt, répondit Valleroy.

—Nous devons nous en occuper sans tarder, reprit Bernard avec énergie.
Nous nous mettrons à l'oeuvre dès demain. Plus tard, ce serait trop tard.

Devant ce langage, Valleroy céda. Bernard essaya ses forces en allant visiter le P. David dans sa retraite. Au fond du jardin de l'hôtel de Malincourt, une brèche dans la muraille donnait accès à l'ancien couvent, pour lequel, lors de la mise en vente des biens ecclésiastiques, ne s'était pas présenté d'acquéreur et où se trouvaient la chapelle et le cloître. En sa qualité de voisin et d'ardent patriote, Kelner avait été préposé, par les officiers municipaux de sa section, à la garde de ces bâtiments où, en attendant l'occasion de les vendre, personne ne venait jamais, parce qu'on les croyait inhabités. Autant dire qu'il en était le maître, ce qui lui permettait d'y donner secrètement l'hospitalité au P. David.

Le vieux moine habitait son ancienne cellule, au-dessus du cloître, ayant à sa portée, pour s'y réfugier en cas de surprise, les caveaux de l'abbaye et les jardins de l'hôtel. Ses journées s'écoulaient dans la prière et dans l'étude. Nourri par le ménage Kelner, objet de la part de Rose de soins incessants, il attendait sans impatience le terme des mauvais jours. C'est là que, dès ce moment, Bernard prit l'habitude d'aller le voir. Au cours des heures tragiques qui commençaient, il devait trouver auprès du saint religieux des conseils, des encouragements, des consolations, et, par-dessus tout, un exemple de l'intrépidité que savent opposer les grandes âmes aux plus dures épreuves.

CHAPITRE XIII

LES CONSPIRATEURS

Quoi qu'en eût dit Bernard et de quelque énergie qu'en dépit de son malheur et malgré son jeune âge il parût animé, Valleroy n'espérait pas le voir de sitôt se dérober aux cruelles impressions qu'il venait de subir, recouvrer sa sérénité et se rattacher à la vie. Mais c'est le privilège de la jeunesse de plier sous les coups de l'adversité sans en être brisée. Elle possède des ressorts merveilleux qui lui permettent de se redresser après avoir paru à jamais accablé. C'est ainsi qu'au lendemain de l'affreux événement qui le faisait orphelin, Bernard se retrouva debout. Un inoubliable et cruel souvenir désormais pèserait sur lui. Longtemps, bien longtemps, son existence en serait assombrie. Mais ce souvenir obsédant et impitoyable ne devait affaiblir ni sa vaillance ni sa confiance. Au moment de se jeter dans une aventure où il pouvait périr, il les retrouvait en lui, accrues, développées et en quelque sorte exaspérées par la grandeur de la tâche qu'il avait entreprise. Dans l'entraînement de cette excitation intérieure, il parut transformé. Sous son enveloppe d'enfant perçait déjà la virilité de l'âge mûr.

Ce fut avec les allures d'un homme que, trois jours après son arrivée à Paris, il mit Valleroy en demeure de tenir sans délai l'engagement qu'ils avaient pris ensemble. Quelques instants après, ils arpentaient la rue du Four-Saint-Germain, à la recherche du personnage vers lequel les avait envoyés le marquis de Guilleragues, et qui devait leur révéler la retraite du comte de Morfontaine. Alors, comme il y a peu de temps encore, la rue du Four était une rue tortueuse où se pressaient, dans une indicible confusion, boutiques et enseignes. Bernard et Valleroy y marchèrent pendant quelques instants sans trouver ce qu'ils cherchaient.

—C'est ici, dit soudain Bernard, en désignant une large plaque de tôle peinte en vert, couverte de hautes lettres noires et qui se balançait au vent à l'extrémité d'une longue tige de fer, plantée dans le mur, en bras de potence.

—Grignan, marchand de meubles vieux et neufs, lut Valleroy; oui, nous voilà rendus, ajouta-t-il.

Une boutique étroite et profonde s'ouvrait devant eux, comme une galerie, laissant voir à droite et à gauche, rangés le long du mur et empilés jusqu'au plafond, des meubles de toutes sortes et de toutes formes, de tous les pays et de toutes les époques, amassés là, peu à peu, dans l'attente des clients. Les meubles neufs étaient de fabrication courante et de qualité commune. On les devinait destinés aux gens d'humble condition auxquels le luxe est interdit. Les vieux, au contraire, se faisaient remarquer par leur élégance, leur caractère artistique dont les moulures dorées et les cuivres ciselés rehaussaient la valeur. Il suffisait de voir la place qu'ils occupaient dans l'étalage pour comprendre que ces débris de l'opulence aristocratique détruite par la Terreur, ramassés un peu partout, au hasard des ventes, dans les hôtels confisqués, étaient la véritable raison d'être du commerce de Grignan, tandis que les meubles neufs n'en étaient que le prétexte.

La douceur de la température permettant de laisser la porte ouverte, le regard embrassait du dehors la boutique jusqu'au fond, arrêté, au passage par les commodes au ventre rebondi, les pieds tournés des tables, les fins contours des consoles, les étoffes claires des fauteuils aux formes élégantes, toute une richesse d'ameublement que les ineptes décrets de la Révolution n'avaient pu proscrire qu'en décapitant la plus belle et la plus lucrative des industries parisiennes. Puis c'étaient, dans des coins, des rideaux non encore dépliés, des candélabres tordus, des glaces brisées et des portraits de famille, des toiles crevées dans des cadres en bois, oeuvre de quelque artiste ignoré, et, suspendus au plafond, des lanternes et des lustres si nombreux et si pressés qu'ils cachaient la voûte à laquelle ils étaient accrochés.

Bernard et Valleroy, étant entrés dans la boutique, virent sortir de derrière ces amas de meubles un gros homme court et joufflu, avec une figure rougeaude et placide sous ses cheveux, gris ébouriffés, et vêtu d'un uniforme de garde national.

—Le citoyen Grignan? demanda Valleroy.

—C'est moi, répondit l'homme. Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen?

Valleroy fouilla des yeux la boutique, et, s'étant assuré que Bernard et lui s'y trouvaient seuls avec Grignan, il reprit à demi-voix:

—Nous venons pour ce que tu sais.

Grignan ne broncha pas. Son visage conserva sa placidité. Il répondit sur le même ton:

—Voilà plusieurs jours que je t'attendais, toi ou d'autres, et je m'étonnais de n'avoir encore vu personne.

—Nous avons été empêchés de venir plus tôt.

—Suis-moi, avec ton jeune compagnon, et ayons l'air d'examiner des meubles. On peut nous voir du dehors, et, quoique garde national bien noté dans ma section, je ne suis pas sûr de n'être pas surveillé. Il y a des espions partout.

Grignan se mit à marcher dans sa boutique, à pas lents, le bras tendu vers les meubles, comme s'il en détaillait les beautés, accentuant son attitude de commerçant qui vante sa marchandise et cherche à séduire le client. Tout en marchant, il continuait l'entretien.

—Le comte de Morfontaine est absent pour le moment et vous ne pourrez le voir qu'un peu plus tard.

—Où le verrons-nous?

—Ici même. Il vit près de moi dans cette maison où il passe pour mon commis. Ce matin, il est sorti pour aller prendre possession de divers objets que j'ai achetés dans un hôtel d'émigré. Je ne peux dire au juste quand il rentrera, peut-être tout à l'heure, peut-être ce soir.

—Es-tu au courant des causes de son séjour à Paris? demanda Valleroy, qui n'osait encore se livrer.

—Comment ne serais-je pas au courant, moi son complice? Il est à Paris pour essayer de tirer la veuve Capet et sa famille de la prison du Temple.

Ces mots arrachèrent Bernard à son silence.

—C'est vous, un royaliste, qui appelez la reine du nom que lui donnent ses ennemis! fit-il vivement.

—Mais je ne suis pas royaliste, mon petit homme, répondit Grignan, et tu t'en apercevrais bien vite si ton ami et toi étiez ici pour tramer des complots contre la liberté, car j'irais vous dénoncer!

—Vous n'êtes pas royaliste?

—Pas plus royaliste qu'aristocrate. Je suis patriote avant tout. Mais on peut être patriote et homme généreux… Marie-Antoinette n'est plus la reine, puisqu'il n'y a plus de royauté. Mais elle est femme, elle est malheureuse. Chargé de la garder dans sa prison, j'ai admiré ses vertus et je l'ai prise en pitié. Elle est si belle et si bonne, et son infortune si touchante! J'ai résolu de la sauver. Et je ne suis pas seul à le vouloir. Parmi les sectionnaires qui ont été de faction au Temple, il en est d'autres qui sont décidés à faire comme moi. Aussi quand M. de Morfontaine est venu me trouver pour solliciter mon concours, je n'ai pas hésité. «Topez là, mon ci-devant gentilhomme, lui ai-je dit, et comptez sur moi.»

—Mais comment as-tu été mis en relations avec lui? demanda Valleroy.

—Je l'ignore et, je dois supposer que la veuve Capet, devant laquelle je me suis agenouillé un jour pour lui baiser la main, lui a fait savoir qu'on pouvait compter sur mon dévouement. Du reste, interroge-le toi-même, car le voilà.

Bernard et Valleroy tournèrent la tête du côté de la porte. Un homme entrait dans le magasin. C'était M. de Morfontaine. Ils l'avaient vu quelques mois avant à Coblentz. Mais, sous son costume actuel, costume d'artisan aisé, avec ses longs cheveux et son épaisse barbe noire, ils n'auraient pas reconnu en lui le brillant officier des chevau-légers de l'armée des princes, si Grignan ne le leur eût désigné.

—Mathieu, lui cria celui-ci, voici des citoyens qui désirent te parler.

Et M. de Morfontaine s'étant approché, il ajouta:

—Ils viennent pour ce que tu sais!

—Je vous reconnais, dit spontanément le comte Mathieu de Morfontaine à
Bernard et à Valleroy, en leur tendant la main.

Il retint celle de Bernard dans les siennes et continua:

—Je compatis à votre malheur, mon cher chevalier. J'ai vu vos héroïques parents gravir leur calvaire. J'ai pensé à vous, à votre frère, mon ami Armand de Malincourt, et je me suis associé à vos larmes. J'espère que vous puiserez dans votre infortune le courage qui vous est nécessaire aujourd'hui.

Quoique en proie à une cruelle émotion, Bernard se redressa.

—J'aurai ce courage. Monsieur, répondit-il. Mais vous parliez de mon frère. L'avez-vous vu? Savez-vous ce qu'il est devenu?

—Nous étions à Verdun la dernière fois que je l'ai embrassé. Il partait pour Londres où l'envoyait Mgr le comte d'Artois. Depuis, on m'a dit qu'il était allé en Russie et je ne sais rien de plus.

—C'est donc comme moi, soupira Bernard. Où est-il, mon frère, où est-il? Il m'eût été si doux de le revoir après ces jours de détresse et d'horreur… Mais ce n'est pas pour pleurer que je suis ici, reprit-il. Ne songeons qu'à ce qui doit faire l'objet de notre entretien. Valleroy et moi sommes envoyés vers vous par le marquis de Guilleragues pour vous communiquer ses instructions et recevoir les vôtres.

—C'est que l'endroit n'est guère propice pour un si grave entretien, objecta M. de Morfontaine.

—Pourquoi pas? demanda Grignan. Tant qu'il n'entrera pas de clients, on peut causer ici en liberté, avec la certitude de n'être pas entendu.

—Eh bien, soit! Parlez d'abord, Monsieur le chevalier.

—J'ai à vous transmettre en premier lieu l'exposé du plan d'évasion, tel que l'a dressé le marquis de Guilleragues, rectifié le vidame d'Épernon, et approuvé Monsieur, comte de Provence, frère du roi. Pour ne rien oublier de cet important document, je l'ai appris par coeur. Je l'ai récité à M. de Guilleragues à Bruxelles, et je vais vous le réciter à vous-mêmes.

D'une voix lente et grave, Bernard s'exécuta. En l'écoutant, M. de Morfontaine ne savait ce qu'il devait le plus admirer des habiles dispositions prises par l'inventeur de ce projet d'évasion ou de la fidélité avec laquelle les lui révélait le jeune messager de M. d'Épernon.

—Je n'ai rien à objecter, dit-il quand ce fut fini. Tout est prévu et je ne saurais rien faire de mieux que de me conformer aux ordres que vous m'apportez.

—Nous devons vous en communiquer un autre, dit alors Valleroy. Vous êtes invité à vous trouver tous les soirs à 8 heures, à partir du 5 avril, dans le parc de la Folie d'Épernon, à Gennevilliers, jusqu'à ce que vous y ayez vu la personne qui doit vous y rejoindre.

—À partir du 5 avril j'y serai. Grâce à Grignan et au sauf-conduit qu'il m'a fait délivrer à la section, je peux aller librement de Paris à Gennevilliers et de Gennevilliers à Paris. J'en ai profité déjà pour me procurer la voiture et les chevaux qui conduiront la famille royale à Dieppe, et pour les cacher dans les écuries de cette propriété, aujourd'hui délaissée.

—Alors, il ne nous reste plus qu'à recevoir vos instructions, continua
Valleroy.

—Vous les recevrez en temps opportun. Au dernier moment, il sera nécessaire que le plan d'évasion soit communiqué à la reine. C'est au chevalier, puisqu'il en est le dépositaire, qu'incombera cette mission.

—Je verrai Sa Majesté! s'écria Bernard.

—C'est moi qui te conduirai auprès d'elle, mon enfant, répondit Grignan. Tu auras soin de caser dans ta mémoire tout ce que tu devras lui dire, car, grâce à mes arrangements, tu seras seul en sa présence pendant quelques minutes, et il importe de profiter d'une occasion qui ne se représentera plus.

—Je tâcherai de ne rien oublier.

Sur cette réponse de Bernard, et après que ces obscurs mais intrépides conspirateurs se furent entendus pour décider comment ils se retrouveraient quand ils auraient besoin de se voir, ils se séparèrent. Bernard et Valleroy revinrent à l'hôtel de Malincourt. Là, Kelner leur apprit qu'en leur absence les officiers municipaux de la section de Grenelle-Fontaine étaient venus lui signifier le décret de confiscation des biens du comte et de la comtesse, et en prendre possession au nom de l'État. Ainsi qu'il l'espérait, et grâce à sa réputation d'ardent patriote, ils lui en avaient confié la garde jusqu'à la mise en vente, fixée à quelques jours de là.

—Si nous voulons, dit-il à Valleroy, que l'hôtel nous soit adjugé préférablement aux concurrents qui pourront se présenter, il importe d'agir sans retard. Tu m'as avoué que tu disposais de cent mille livres en or, ami Valleroy. C'est le moment d'échanger une partie de cette somme contre des assignats.

—Pourquoi faire, des assignats? interrogea Bernard.

—Pour payer l'hôtel quand nous l'aurons acheté.

—Ne peut-on le payer avec de l'or?

—Ce serait le moyen de nous faire arrêter comme accapareurs. Posséder de l'or aujourd'hui est un crime qui conduit à l'échafaud. Mais je connais un individu qui exerce secrètement l'industrie du change. Grâce à lui, j'aurai en papier-monnaie toute la somme qui nous est nécessaire.

Quelques instants après, Kelner quittait l'hôtel, emportant vingt mille livres en pièces d'or éparpillées dans toutes ses poches. Quant, au bout de plusieurs heures, il rentra, il rapportait cinq cent mille francs en assignats. C'était plus qu'il n'en fallait pour payer la demeure des Malincourt quand elle serait mise en vente, et pour acheter les services des employés de la municipalité chargés de prononcer l'adjudication.

Ces précautions prises, il n'y avait plus qu'à attendre les événements. Impuissants à les hâter, Bernard et Valleroy se résignaient à les attendre. Les jours qui suivirent n'amenèrent aucun incident. Cependant, Kelner ayant trouvé une occasion sûre de faire sortir une lettre de Paris, Bernard en profita pour écrire à Nina. Au milieu de ses agitations, il n'oubliait pas sa petite amie. Il tenait à lui apprendre l'irréparable malheur qui l'avait frappé. Il espérait qu'elle prendrait part à sa douleur et obtenir une réponse, sinon d'elle, puisqu'elle ne savait pas encore écrire, du moins de la chanoinesse de Jussac.

Sa lettre partie, il resta dans l'attente de cette réponse et des instructions promises par M. de Morfontaine et par Grignan. Elle se prolongea pendant une semaine, cette attente. Les journées étaient longues au logis, aussi longues qu'eussent été dangereuses les courses à travers Paris pour un enfant dont la distinction et les allures, sous ses simples habits de deuil, pouvaient trahir les origines aristocratiques et la haute naissance.

Par bonheur, pour charmer son isolement, il avait sous la main des moyens efficaces, les promenades dans le jardin de l'hôtel, les séances dans la bibliothèque, et enfin les visites au P. David. Il passait de longues heures auprès du vieux moine dont la parole le consolait, le charmait, réconfortait son âme ébranlée par les épreuves. Ensemble, ils allaient à travers le cloître désert, sous les nefs silencieuses de la chapelle abandonnée, dans la crypte mystérieuse où, sur l'unique autel resté debout au milieu des pierres tombales, le P. David, chaque matin, à la lueur crépusculaire du jour naissant, disait la messe. Pendant que Paris s'abîmait dans la Terreur, un prêtre et un orphelin, l'un proscrit, l'autre jeté dans une conspiration à l'âge où l'âme s'éveille aux joies de la vie, devisaient librement et, cachés au coeur même de la ville ensanglantée, priaient pour les victimes et aussi pour les bourreaux.

Bernard goûta une autre joie. Il reçut par une voie sûre une lettre écrite par la chanoinesse de Jussac, au nom de Nina, peut-être même dictée par celle-ci. Des consolations enfantines, des pensées naïves et pures, la promesse de prier pour les pauvres morts, des détails sur son existence quotidienne, un cri de reconnaissance pour sa bienfaitrice, un pieux souvenir à la mémoire de tante Isabelle et enfin une protestation de tendresse pour Bernard, tout cela signé Nina d'Aubeterre, telle était cette lettre. Bernard la lut, en ayant sous les yeux le portrait de la fillette, peint sur émail par Wenceslas Reybach. Le portrait ne le quittait jamais et la lettre alla rejoindre le portrait dans la poche où il le tenait enfermé comme un talisman qui devait lui porter bonheur.

Huit jours après la visite faite à M. de Morfontaine dans la boutique de Grignan, c'est-à-dire le 7 avril, cette paisible et réparatrice existence fut interrompue. Le marchand de meubles se présenta à l'hôtel de Malincourt. Il portait son uniforme de garde national. Cet uniforme, en ce temps-là, conférait une autorité et assurait une protection à qui en était vêtu, de telle sorte que, loin d'arriver à l'hôtel en se cachant, Grignan put y entrer la tête haute sans s'exposer aux soupçons des voisins.

—M. de Guilleragues est arrivé hier soir à la Folie d'Épernon, dit-il à Valleroy. M. de Morfontaine l'y attendait. Ils ont conféré ensemble. Ils conféreront de nouveau aujourd'hui et ils désirent que ton jeune compagnon et toi assistiez à l'entretien.

—Mais comment nous y prendrons-nous pour nous rendre à Gennevilliers? demanda Valleroy.

—Vous y viendrez tous deux avec moi, répondit Grignan. Il y a des meubles à vendre dans la maison de campagne d'un aristocrate qui vient d'être condamné. Je vais voir s'ils peuvent me convenir, et je vous emmène dans ma voiture pour faire faire une promenade à l'enfant.

Dans l'après-midi du même jour, un cabriolet sortait de Paris par la barrière Saint-Denis. Dans ce cabriolet, que conduisait Grignan; se trouvaient Bernard et Valleroy. Il était très fier, l'honnête Grignan, très fier et très important dans son uniforme, qui équivalait, pour lui-même et pour ses amis, à une sauvegarde. Au poste de la barrière il dut présenter leurs papiers et les siens, cette formalité étant exigée de quiconque franchissait l'enceinte de Paris, même pour une simple excursion aux environs. Mais le chef du poste n'y procéda que par acquit de conscience et pour se conformer à sa consigne. Le civisme du citoyen Grignan, de la section de Grenelle, était trop connu pour qu'on le soupçonnât d'avoir pris des émigrés sous sa protection et de conspirer avec eux.

—Vous voyez que ce n'est pas bien difficile, observa le marchand de meubles, une fois qu'on fut hors de la ville le tout est de savoir s'y prendre… Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il philosophiquement, que nous jouons notre tête. Mais je ne regrette pas d'avoir mis la mienne au jeu pour la veuve Capet, pardon, pour la reine Marie-Antoinette, reprit-il en regardant Bernard.

Ce dernier lui prit la main, en disant:

—Vous êtes un brave homme, citoyen Grignan!

La voiture roulait sur le pavé d'une route déserte. Au loin, des collines et des bois se déroulaient sur l'horizon en un arc de cercle dont les extrémités revenaient du côté de Paris. Mais à droite et à gauche de la route, s'étendait une plaine triste et nue, à travers laquelle étaient jetées au hasard des masures de maraîchers, reconnaissables aux champs de légumes qui les entouraient. Dans ce monotone et plat paysage, l'oeil ne distinguait que de rares taches claires et riantes; c'était çà et là une agglomération de maisons dans un flot de verdure. Le village de Gennevilliers se présentait avec cette physionomie, grâce aux quelques parcs dont il était environné et qui rappelaient les temps encore récents où de grands seigneurs possédaient là, aux portes de la capitale, des habitations de plaisance.

Entre toutes, il n'en était pas de plus élégante que celle qu'avait jadis possédée le vidame d'Épernon, et qu'après sa fuite les autorités révolutionnaires avaient fait saisir comme bien d'émigré. Haute de deux étages, avec une toiture en terrasse, ornée de balustres sur lesquels se dressaient des statues mythologiques et précédée d'un portique monumental que soutenaient six colonnes de marbre grisâtre, elle était construite en pierres de taille, sur un monticule dominant un parc à la française dessiné dans le goût de celui de Versailles. Entre les murailles de ce parc, que tapissait un lierre vieux d'un siècle, on pouvait admirer des pelouses, encadrées de buis, d'épaisses charmilles taillées en voûte, de fines colonnades se mirant dans le bassin d'une source, des fontaines en rocaille au fond de niches mystérieuses qu'éclairait la blancheur marmoréenne de nymphes souriantes et de satyres ricanants, le bas du corps perdu dans une gaine, et enfin, çà et là, des kiosques d'une architecture capricieuse, offrant des haltes aux promeneurs et des points de vue habilement ménagés.

Ce n'était pas sans raison que les gens du pays désignaient ce domaine enchanteur sous le nom de Folie d'Épernon. Au dehors comme au dedans, où le luxe élégant et l'art raffiné du XVIIIe siècle s'étaient donné carrière par le pinceau ou le ciseau des artistes les plus renommés, il exprimait bien les entraînements d'une folie. Mise en vente un beau matin, la Folie d'Épernon avait été achetée à vil prix par un habitant de Gennevilliers, un pâtissier-traiteur qui rêvait d'y installer un cabaret où viendrait se divertir la jeunesse dorée de Paris.

Malheureusement, les promenades hors de la capitale exigeaient tant de formalités, et les plaisirs champêtres, en ces temps lugubres, étaient si peu compatibles avec l'état des esprits et la rigueur de la loi des suspects, que, faute de clients, l'acheteur de la Folie d'Épernon s'était vu obligé de renoncer à son projet avant de l'avoir exécuté. Depuis, le domaine était livré à l'abandon, la maison restait close, et, sur plus d'un point, les murs du parc tombaient en ruines. Des brèches même y avaient été pratiquées par les rôdeurs nocturnes ou par les enfants du pays et on pouvait y pénétrer librement.

Grignan, sans doute, connaissait ces particularités, car, contournant Gennevilliers, il dirigea son cheval par un étroit sentier du côté de la Folie d'Épernon et l'arrêta devant une des ouvertures que, de distance en distance, présentait le mur. C'est par là qu'étant descendu de voiture avec ses compagnons il les introduisit à sa suite dans le parc après avoir attaché à un arbre son cheval tout attelé. Le jour baissait. Mais il était encore assez clair, pour guider les pas sous les charmilles. Les trois amis prirent ce chemin mystérieux et arrivèrent ainsi à un kiosque perdu au milieu des arbres. C'était un de ces monuments minuscules, délicats et fragiles, tel que les aimait l'époque qui précéda la Révolution, la réduction d'un temple païen tout en marbre avec un dôme à jour, qui mettait dans la verdure la tache grise de sa toiture et le scintillement de son vitrage.

Au bruit de la marche de Grignan et de ceux qui le suivaient, un homme se montra sur le seuil du petit temple, et ils reconnurent le comte de Morfontaine.

—Le marquis est là, leur dit-il.

Ils entrèrent tous ensemble dans le kiosque. Au milieu d'une pièce étroite, meublée comme un boudoir, et du haut en bas revêtue de glaces qu'encadraient des guirlandes dorées figurant des feuilles d'acanthe, M. de Guilleragues se tenait debout. Il vint à eux les mains tendues, et, après un échange d'ardentes effusions, il parla de l'objet de leur réunion.

—Vous voyez que je vous ai tenu parole, fit-il. Tandis que vous partiez de Bruxelles pour Paris, moi j'en partais pour Ostende, d'où j'ai gagné l'Angleterre. À Brighton, j'ai frété un navire qui m'a conduit aux environs de Dieppe et qui doit se retrouver, à une date déterminée, à l'endroit où il m'a débarqué. De Dieppe à Gennevilliers, où je suis arrivé dans la soirée d'hier, j'ai fait la route à pied en suivant le chemin par où passera la voiture de la reine, dont je serai le postillon. Je me suis arrêté aux relais établis par nos amis, en des endroits désignés d'avance, pour les vérifier et pour me faire connaître. Je peux affirmer aujourd'hui que, grâce aux mesures prises, la famille royale sera sauvée si vous parvenez à la faire sortir du Temple d'abord, de Paris ensuite, et si elle arrive ici.

—Elle sortira du Temple, affirma Grignan, elle sortira de Paris et elle arrivera ici.

Il y avait tant d'assurance dans ce langage qu'il ne vint à la pensée de personne de mettre en doute l'engagement qu'il formulait. Cependant, comme une explication était nécessaire entre tous les conjurés et qu'ils devaient tous être mis à même d'apprécier les mesures prises, M. de Guilleragues interrogea Grignan.

—Comment la famille royale sortira-t-elle du Temple?

Grignan se recueillit avant de répondre. Puis il dit:

—Dans trois jours, je serai de garde à la prison pour vingt-quatre heures; à partir de 9 heures du soir, et en même temps que moi, cinq camarades sur lesquels on peut compter. En prenant la faction à la porte de la reine, je la préviendrai que tout doit s'effectuer dans la soirée du lendemain. Le lendemain, j'introduirai auprès d'elle le jeune citoyen Bernard qui lui récitera l'exposé du plan d'évasion que vous connaissez.

—Mais comment entrerai-je au Temple? interrompit Bernard.

—Tu le sauras au moment voulu, petit, reprit Grignan. Après t'avoir entendu, la reine, mise, par les instructions que tu lui portes, au courant de ce qu'elle doit faire, se tiendra prête ainsi que son fils, sa fille et sa belle-soeur. À la nuit, mes camarades et moi nous souperons. Il y aura, ce soir-là, sous un prétexte quelconque, abondance de vin d'Aï, et quiconque nous paraîtra suspect sera impitoyablement grisé.

—Même les deux officiers municipaux de service? demanda M. de
Morfontaine.

—L'un d'eux conspire avec nous. L'autre roulera sous la table. Pendant ce temps, la reine et sa belle-soeur endosseront l'uniforme de garde national, et quand on viendra relever la garde, à l'heure où d'ordinaire elles sont couchées, elles se mettront dans le rang et sortiront l'arme au bras, en réglant leur pas sur le nôtre.

—Mais le jeune roi et Madame Royale?

—Ils marcheront au milieu de nous. Ils sont de petite taille, et, à la faveur de la nuit, ils passeront inaperçus. D'ailleurs, le guichetier fermera les yeux.

Grignan débitait ces choses avec placidité, sans paraître se douter que son obscur et généreux héroïsme pouvait avoir la mort pour récompense. Mais, quand il eut fini, il crut discerner, à l'attitude de ses auditeurs, que l'audace de son plan excitait leur incrédulité en même temps que leur admiration.

—Ayez confiance, Messieurs, ajouta-t-il d'un accent solennel. Vous m'avez demandé de faire sortir du Temple la famille royale. J'ai tout calculé, tout prévu, tout combiné et, à moins que la fatalité vienne s'en mêler, elle en sortira.

—Mais une fois hors du Temple, dit M. de Guilleragues, reste à la faire sortir de Paris?

—Ceci regarde M. de Morfontaine.

—Oui, répondit ce dernier, c'est ici que mon rôle commence, pendant que Grignan opérera dans la prison, je serai dans une rue voisine, avec un fiacre que j'ai acheté. La famille royale y montera, moi sur le siège, et, protégé par un sauf-conduit que nous devons au savoir-faire de notre intrépide complice, je te l'amènerai, Guilleragues.

—Ajoutez, Monsieur, continua Grignan, que j'irai avec vous jusqu'à la barrière pour vous aider au besoin à la passer; justement, ce soir-là, le poste sera commandé par un de mes amis.

—Alors, la partie la plus difficile de notre entreprise sera accomplie, s'écria Guilleragues avec feu. La berline que Morfontaine s'est procurée sera tout attelée. Nous nous mettrons en route aussitôt et nous irons bon train toute la nuit. Quand, au matin, on s'apercevra au Temple que la famille royale est en fuite, nous aurons brûlé déjà deux étapes.

Et, dans l'excès de sa joie, l'enthousiaste gentilhomme ôta son chapeau et cria:

—Vive le roi!

—Eh! Monsieur, reprocha Grignan, ce n'est pas pour rétablir la royauté renversée par le peuple français que je conspire avec vous; c'est par humanité, par compassion, par admiration de celle que vous appelez la reine et qui n'est pour moi qu'une femme infortunée. Ne m'obligez pas, en criant; «Vive le roi!» à crier: «Vive la République!…» Je suis bon patriote.

—Pardonnez-moi, citoyen Grignan, répondit M. de Guilleragues… ce cri qui résume ma foi politique et ma foi religieuse m'a échappé. Je respecte vos convictions, et si tous ceux qui les professent étaient à votre image, je les honorerais… Il n'y a ici ni républicains, ni royalistes; il n'y a que des hommes de coeur.

Un court silence succéda à ces paroles. Puis M. de Morfontaine, qui avait à coeur de dissiper le léger nuage qu'avait attiré sur l'alliance l'étourderie de son ami, résuma les dispositions qui venaient d'être arrêtées.

—Tout est donc bien entendu, dit-il. Dans la soirée du 10 avril, la reine sera prévenue que le complot dont il lui a été parlé une fois, et auquel elle a adhéré, est mûr pour l'exécution. Le lendemain, notre ami le chevalier sera introduit auprès d'elle et lui communiquera le plan dans tous ses détails. Le soir à 9 heures, elle sortira du Temple. Une heure après, elle sera ici, amenée par moi. Guilleragues nous attendra et nous partirons aussitôt. Est-ce tout?

—C'est tout, déclara M. de Guilleragues.

—Et moi, n'aurai-je donc rien à faire? interrogea mélancoliquement Valleroy qui avait assisté silencieux à l'entretien. Il y aura dans cette entreprise de l'ouvrage pour vous tous, Messieurs. Pourquoi suis-je seul excepté?

—Nous songerons à vous en une autre circonstance, Monsieur Valleroy, répliqua en riant M. de Morfontaine.

—Et puis, ajouta Grignan, il n'est pas encore dit que nous ne trouvions pas à t'occuper ce soir-là, citoyen. Prends patience.

Tout étant définitivement arrêté, il n'y avait plus qu'à se séparer. La nuit était venue, et au moment de traverser le parc avec Bernard et Valleroy pour aller retrouver sa voiture, Grignan venait d'allumer une lanterne dont il s'était muni par précaution.

—Citoyen Grignan, dit alors M. de Guilleragues, jusqu'au grand jour je ne bougerai pas de la Folie d'Épernon. J'y suis dans les propriétés de ma famille, n'en déplaise à ceux qui les ont confisquées, et la sollicitude de Morfontaine m'y a assuré le vivre et le couvert. Vous sauriez donc où me trouver si vous aviez besoin de me revoir.

—Entendu, Monsieur.

Et comme les mains s'étreignaient, le marquis de Guilleragues reprit:

—Mes amis, que Dieu nous garde!

CHAPITRE XIV

À LA TOUR DU TEMPLE

La prison dans laquelle, après la déchéance de Louis XVI, avait été incarcérée la famille royale, s'élevait dans le quartier du Marais, sur l'emplacement où existe encore aujourd'hui le marché du Temple. Cette prison, connue sous le nom de la Tour du Temple, constituait le dernier vestige de la somptueuse résidence que, dès le XIIIe siècle, s'était créée au coeur de Paris l'Ordre des Templiers. Après la suppression de l'Ordre, les palais, construits au temps de sa splendeur et groupés dans une même enceinte, avaient d'abord changé de destination, puis disparu avec le temps. Au moment de la Révolution, la Tour du Temple en rappelait seule le souvenir. C'était une massive construction carrée, haute de quatre étages et flanquée de quatre tourelles. Chaque étage comprenait quatre pièces, la plus grande occupant l'étendue de la tour carrée, les plus petites ménagées, ainsi que l'escalier, dans les tours d'angle.

C'est au second étage de ce sombre bâtiment qu'habitaient Marie-Antoinette d'Autriche, fille de la grande Marie-Thérèse et reine de France, le jeune Dauphin son fils, sa fille qu'on appelait alors Madame Royale et qui devait épouser plus tard son cousin le duc d'Angoulême, et enfin Madame Élisabeth, soeur du roi défunt. Triste, affreusement triste, était l'existence des prisonniers, surtout depuis la mort du roi. Bien qu'après ce cruel événement la surveillance et les rigueurs dont ils étaient l'objet eussent paru se relâcher, ils n'en restaient pas moins soumis aux vexations quotidiennes de leurs geôliers et au caprice de la tourbe jacobine qui, après avoir envoyé Louis XVI à l'échafaud, les menaçait du même sort.

La reine avait alors trente-huit ans. Mais vieillie par les longues angoisses et par sa récente douleur, elle ne conservait de son imposante beauté d'autrefois que la calme fierté de son regard à l'expression douce et hautaine. Au coin des yeux et des lèvres, des rides s'étaient creusées; dans les cheveux, se marquaient des sillons d'argent, et, sous les coups du malheur, la peau, naguère d'une blancheur éclatante, commençait à se flétrir. Après l'exécution de son mari, elle était tombée dans une torpeur affreuse. Les caresses de ses enfants, la sollicitude de sa belle-soeur l'avaient peu à peu ramenée à la vie; mais sous son sourire contraint se devinait l'inguérissable plaie qui saignait dans son coeur.

Elle souffrait dans le passé qui n'ouvrait sa mémoire aux souvenirs heureux de Versailles que pour rendre plus douloureux les dramatiques souvenirs des Tuileries. Elle souffrait dans le présent où, à toute heure du jour et de la nuit, des incidents successifs et multiples venaient lui faire mesurer la profondeur de sa déchéance et l'étendue de sa misère. Elle souffrait enfin dans l'avenir, où tout s'annonçait redoutable et qu'elle ne scrutait qu'avec épouvante, tant il paraissait difficile qu'il mît un terme à son malheur.

Malgré tout, cependant, elle ne pouvait renoncer à l'idée d'une délivrance prochaine.

Avant l'horrible événement du 21 janvier, elle comptait fermement sur les secours du dehors, sur l'intervention de la maison d'Autriche dont elle était fille. Les égoïstes lenteurs apportées par les puissances aux préparatifs de la guerre avaient dissipé ces illusions sans cependant détruire entièrement dans ce pauvre coeur meurtri l'espérance de la liberté. Seulement, cette liberté, elle n'osait plus l'espérer de l'action des cours européennes. Elle en était réduite, maintenant, à l'attendre du hasard ou d'un coup d'audace accompli par quelques âmes généreuses dont son malheur exciterait la pitié, presque d'un miracle. Elle voulait fuir, non pas seule, mais avec ses enfants et sa belle-soeur, et dans tous ceux que leur grade ou leurs fonctions amenaient autour d'elle, elle cherchait des complices, non qu'elle tint à la vie pour elle-même, mais parce qu'elle voulait vivre pour les chers êtres qui partageaient sa captivité.

À la fin de ses journées monotones, sans joie et sans lumière, qui lui apportaient avec une régularité désespérante les mêmes soucis, les mêmes humiliations, les mêmes avanies; lorsque, la nuit venue et le repas pris en commun, elle avait couché ses enfants et était obligée de se coucher elle-même, en butte à une surveillance soupçonneuse qui blessait à la fois sa fierté de reine et sa pudeur de femme, elle gardait au coeur ce secret espoir. C'est lui qu'elle opposait, tantôt affaibli, tantôt surexcité, à ses épreuves réitérées. Il l'avait soutenue quand un jour, sous sa croisée, elle avait vu apparaître au bout d'une pique la tête sanglante de son amie la princesse de Lamballe, ou quand un autre jour on avait arraché son mari de ses bras. Et même maintenant, lorsque la cruauté railleuse de ses geôliers venait greffer des menaces sur les horreurs de sa prison, c'est encore dans cet espoir, cet espoir inavoué, cet espoir divin, dont ses enfants étaient l'âme, qu'elle puisait le courage.

Aussi quel ne fut pas son émoi lorsqu'un matin, peu de temps après la mort du roi, étant dans sa chambre avec son fils et sa fille, elle vit le garde national en faction à la porte restée ouverte la suivre d'un regard de respect et de compassion. Oh! ce regard, quel baume il versa dans son coeur ulcéré! Comme il était éloquent! Le sien l'interrogea. Ce fut un échange de pensées, rapide et lumineux comme un éclair, qui contenait plus de promesses de la part de l'homme, plus de prières de la part de la reine que n'auraient pu en exprimer des paroles. Puis elle attendit. Alors, le garde national tira de sa tunique un oeillet et, sans quitter sa place, le jeta sur le lit, en disant à demi-voix:

—Il y a un papier.

La reine prit la fleur et chercha. Sous les pétales, et fixé au calice par une épingle imperceptible, était cachée une étroite bande de papier, pliée en rouleau. Elle la déroula et lut ces mots tracés au crayon:

«Parmi ceux que leur malheur condamne à surveiller la reine, il y a des hommes généreux et dévoués, résolus à s'employer pour sa délivrance. Celui qui sera de garde à sa porte ce soir, à l'heure où les officiers municipaux et les sectionnaires de service descendent souper, profitera de ce répit pour exposer à Sa Majesté, si elle veut s'arranger pour être seule, un plan de fuite.»

La reine leva vers le garde national ses yeux chargés de gratitude et fit un signe d'intelligence. Mais celui-ci ajouta:

—Il faut détruire cet écrit ou me le rendre.

La reine avait roulé le papier. Elle le glissa dans la main de Madame
Royale qui se trouvait à sa portée et lui dit:

—Allez embrasser Monsieur, mon enfant.

La princesse s'élança, et déjà le garde national se penchait pour recevoir le baiser, lorsque dans l'escalier, auquel il tournait le dos, un bruit de pas se fit entendre. Brusquement, il reprit son papier, le fourra dans sa tunique et, écartant Madame Royale, il fit d'un accent de gronderie:

—Apprends à respecter les serviteurs de la loi, ma petite citoyenne. Je ne suis pas ici pour jouer.

—N'as-tu pas honte de maltraiter cette enfant, citoyen Grignan? dit une voix à son côté.

Grignan se retourna et reconnut un des officiers municipaux qui revenait prendre son service auprès de la reine.

—Chacun pratique son devoir civique comme il l'entend, citoyen Michonis, répondit-il. Grands et petits, les tyrans et les aristocrates ont souvent besoin qu'on leur donne une leçon de politesse.

L'officier municipal ne répondit pas. Mais il haussa les épaules, une expression de mépris sur le visage, et il entra chez la reine pour procéder à l'inspection des chambres occupées par la famille royale, inspection qui avait lieu à toute heure et au moins deux fois par jour.

La journée fut longue au gré de Marie-Antoinette, plus longue que les précédentes que cependant elle trouvait interminables. L'impatience la dévorait, et jusqu'au soir, elle se montra plus agitée que de coutume, quelque effort quelle fît pour dissimuler son émotion. Après lui avoir parlé, Grignan avait été relevé de faction et, depuis, il n'était pas revenu. Marie-Antoinette commençait à s'en inquiéter, lorsqu'à la nuit il reparut. C'était l'heure où le personnel de la prison prenait son repas et, comme Madame Élisabeth venait d'emmener chez elle le petit Dauphin et Madame Royale, la reine se trouva seule avec Grignan. Alors, celui-ci s'avança et lui remit un billet en disant:

—Lisez d'abord ceci, Madame.

Elle obéit et lut:

«On peut avoir confiance dans le porteur et croire ce qu'il dira,—Comte de MORFONTAINE.»

—Vous connaissez le signataire? demanda Marie-Antoinette.

—Je le connais depuis hier, Madame. Il s'est présenté chez moi et, après m'avoir dit qu'il me savait humain et généreux, quoique patriote, il m'a demandé si je voulais l'aider à délivrer la famille royale. J'ai promis.

—Mais qui êtes-vous, Monsieur, pour vous intéresser ainsi à nous?

—Un ennemi des rois, quand ils sont puissants; le serviteur de quiconque est malheureux, quand il est en mon pouvoir de le servir.

Après avoir formulé avec emphase cette réponse, comme s'il eût voulu affirmer ainsi sa foi républicaine, Grignan continua:

—Maintenant, Madame, écoutez-moi. Je ne sais pas si je retrouverai de sitôt l'occasion de m'entretenir avec vous, et les moments sont précieux. Voici ce que je suis chargé de vous dire: Trois ci-devant gentilshommes, MM. d'Épernon, de Guilleragues et de Morfontaine, se sont mis en tête de vous tirer de cette prison. Ils sont convaincus que cela est possible et qu'il est possible aussi de vous conduire hors de France vous et votre famille. Leur plan a été longuement mûri. Je n'en connais pas les détails. Je sais seulement qu'il consiste à vous emmener de Paris à Dieppe et à vous faire embarquer pour l'Angleterre. À eux seuls, ils ne peuvent l'exécuter, puisqu'il n'est pas en leur puissance de vous ouvrir les portes du Temple. Mais ce qu'ils ne peuvent, moi, je crois le pouvoir, avec le concours de quelques dévouements encore endormis dont je connais l'existence, et qui s'éveilleront quand on aura besoin d'eux. Si la reine donne à ses amis et à moi-même l'autorisation d'agir, nous nous occuperons de l'exécution.

—Merci, Monsieur, répondit la reine très émue, merci pour les vaillants gentilshommes dont vous me révélez les intentions, merci surtout pour vous qui vous associez à eux dans un généreux entraînement et sans y être poussé par les mêmes motifs. Mon coeur gardera de leur proposition et de la vôtre une éternelle reconnaissance. Mais je ne peux accepter votre dévouement à tous que s'il m'est prouvé qu'il ne coûtera la vie ou la liberté à aucun de vous.

—Oh! Madame, c'est une preuve que personne ne saurait fournir. Je ne peux affirmer qu'une chose, c'est que ces Messieurs et moi nous tenons à notre peau et que nous ferons en sorte qu'elle ne soit pas entamée dans l'aventure.

—Et vous croyez au succès de votre entreprise? demanda la reine ébranlée.

—J'y crois fermement, Madame.

—Dès lors, où puiserais-je la force de vous défendre d'agir et de vous dévouer? J'ai perdu mon mari: je voudrais au moins sauver mes enfants. Si ma réponse est égoïste, ne vous en prenez qu'à la confiance que vous m'inspirez.

—Voilà qui est entendu, Madame, reprit Grignan que ces accents ne semblaient pas émouvoir et qui conservait son ordinaire placidité. Nous allons nous occuper des détails de l'affaire. Il y faudra trois semaines, un mois peut-être. Ce délai sera long, mais la pensée qu'autour de vous des amis agissent en vue de votre salut vous suggérera la patience. Jusque-là, défiez-vous des pièges qui vous seront tendus, des propositions d'évasion qui pourraient vous être faites. Fermez impitoyablement l'oreille à tout ce qui ne vous sera pas transmis de ma part ou par moi; et si je ne vous fais rien dire, si vous restez quelque temps sans me voir, n'ayez pas d'inquiétude et ne vous découragez pas.

—J'aurai la patience et la confiance, soupira la reine.

—À bientôt donc, Madame, dit Grignan en s'inclinant au moment de se retirer.

Mais d'un geste, Marie-Antoinette l'arrêta.

—Je ne sais comment reconnaître ce que vous faites pour nous. Monsieur, dit-elle d'un accent où se révélaient les sentiments de reconnaissance qui gonflaient son coeur. Je ne puis même vous prier d'accepter un souvenir de quelque prix. On m'a dépouillée de tout; on ne m'a rien laissé, fit-elle en jetant un regard de regret sur sa pauvre robe de veuve sans ornements, et la reine de France ne peut vous offrir qu'une fleur, celle que vous lui avez donnée ce matin. La voulez-vous, Monsieur? Elle est flétrie; mais durant quelques heures, je l'ai portée…

Et elle tendait à Grignan l'oeillet penché sur sa tige, qu'elle venait de prendre dans son corsage, où elle l'avait caché. Grignan chancela comme s'il eût été frappé d'un coup. Un sanglot s'échappa de sa gorge, et, tombant à genoux, il reçut la fleur dans ses doigts tremblants, tandis qu'il touchait de ses lèvres la main amaigrie et pâle qui la lui offrait.

—Oh! Madame, bégaya-t-il…

Il ne trouvait plus les mots qu'il voulait prononcer. Enfin, il murmura:

—Je serais heureux de mourir pour Votre Majesté.

—Relevez-vous, Monsieur, fit vivement la reine, on vient.

Depuis ce jour, un mois, s'était écoulé et la reine n'entendait plus parler de ce projet de fuite. Une seule fois Grignan reparut devant elle, étant de garde à l'entrée de sa prison, mais sans pouvoir lui parler. Ce n'est qu'à force de ruse et d'habileté qu'il était parvenu à lui glisser ces trois mots:

—Tout va bien.

Elle avait dû se contenter de cette assurance verbale et y puiser la patience et le courage. Il lui semblait cependant qu'autour d'elle les conditions de son existence de captive se modifiaient. Les officiers municipaux chargés de la surveiller ne se montraient plus tous, au même degré, malveillants et soupçonneux. Il en était même trois qui saisissaient toutes les occasions de manifester leur respect. Les jours où leur service les réunissait autour de la reine étaient des jours presque heureux qu'elle aurait pu marquer d'une pierre blanche, tant ils lui donnaient la sensation d'un courant d'ardente sympathie en train de se créer autour d'elle.

Les gardes nationaux eux-mêmes affectaient des allures compatissantes. Le gardien chargé de veiller à la propreté des chambres qu'elle occupait, ayant, à diverses reprises, manqué d'égards, on le renvoya, sans qu'elle en eût fait la demande. Son remplaçant se montra respectueux et empressé. Un jour, comme il venait de servir le dîner, la reine ayant rompu son pain, en vit tomber sur son assiette un crayon. Le lendemain, elle reçut sous une forme analogue du papier et de la cire à cacheter. Elle ne jugea pas prudent de s'en servir, ni d'écrire au dehors, mais elle eut ainsi la preuve que quelqu'un travaillait pour elle et que l'évasion se préparait.

Enfin la certitude lui en fut donnée. Un soir, au moment de se mettre au lit, elle aperçut Grignan debout devant sa porte. Quoiqu'elle l'attendît, elle resta saisie. Quant à lui, sans émotion apparente, il lui jeta de brèves paroles.

—Le moment est venu. Demain matin, à 9 heures. Votre Majesté en saura plus long.

Elle dut se contenter de cet avertissement et se résigna. Mais, durant toute la nuit, il la tint éveillée. De bonne heure, elle fut debout. Le factionnaire de garde à ce moment lui était inconnu. Mais, à 9 heures, on vint le relever et ce fut Grignan qui le remplaça. En même temps entra l'officier municipal chargé de l'inspection quotidienne. Son inspection fut sommaire. Au bout de quelques minutes, il s'éloigna pour aller rédiger le rapport qu'on envoyait chaque matin à la section.

À ce moment, à l'entrée du Temple, se présentait un petit mitron, portant sur sa tête une corbeille couverte d'un linge blanc. Un homme qui, de loin, l'avait suivi jusque-là, se retira après l'avoir vu disparaître sous la voûte où se trouvait la loge du portier. Par une circonstance bizarre, le portier venait de s'absenter. Un garde national occupait sa place.

—Où vas-tu, petit? dit-il à l'enfant.

—J'apporte le pain de la famille Capet, répondit ce dernier. Mon patron m'a envoyé parce que mon oncle, le citoyen Grignan, est de garde aujourd'hui et qu'il sait que ça me fera plaisir de le voir.

—Alors, monte, répliqua le garde national, en quittant la loge pour ouvrir la lourde porte de fer au delà de laquelle se trouvait l'escalier.

Ordinairement, les consignes étaient rigoureuses et il fallait d'autres formalités pour entrer au Temple. C'était miracle que le petit pâtissier y pénétrât si facilement. Cependant, il s'était engagé dans l'escalier et monta jusqu'au second sans rencontrer personne. Là, il se trouva en présence de Grignan.

—Te voilà, mon neveu? fit ce dernier.

—Me voilà, mon oncle, avec le pain.

—Eh bien, entre. On t'attend.

Il désignait la chambre de Marie-Antoinette. L'enfant obéit et se trouva en présence de la reine. D'un mouvement spontané, après avoir déposé son panier, il s'agenouilla. Mais elle l'obligea à se relever aussitôt.

—Qui êtes-vous, mon petit ami? Que me voulez-vous? demanda-t-elle.

—Madame, je suis le chevalier de Malincourt. Je suis envoyé à Votre Majesté par S. A. R. Monsieur, que j'ai vu le mois dernier à Hamm, en Westphalie, et par MM. d'Épernon, de Guilleragues et de Morfontaine. Je suis chargé de faire connaître à la reine les dispositions arrêtées en vue de sa fuite.

—Mais comment êtes-vous arrivé jusqu'ici?

—Grâce aux combinaisons du brave Grignan, qui a si bien travaillé qu'aujourd'hui et jusqu'à ce soir Votre Majesté n'a autour d'elle que des amis.

—Alors, parlez, mon enfant, je vous écoute.

Une fois de plus, Bernard récita la leçon qu'il avait apprise à Hamm et qui contenait l'exposé fidèle des mesures prises pour sauver la famille royale. Mais cette fois, à la leçon, il dut ajouter divers commentaires. Son exposé ne s'occupait en effet que de la sortie de Paris et du voyage jusqu'en Angleterre, ce qui concernait la sortie du Temple ayant été laissé à l'intelligence de ceux qui en seraient chargés, et Grignan s'étant engagé à élaborer cette partie du plan. Bernard en révéla les détails à la reine.

Quand Marie-Antoinette apprit qu'elle et Madame Élisabeth devraient revêtir un uniforme de garde national, elle demanda comment on le leur procurerait.

—Voici les deux costumes, Madame, répondit Bernard en découvrant la corbeille qu'il avait apportée.

Ils y étaient en effet, très habilement cachés sous le pain et dans un double fond.

—Mais qu'allons-nous en faire jusqu'à ce soir? interrogea la reine.

—Que Votre Majesté les mette entre les matelas de son lit. Personne, aujourd'hui, ne s'avisera de les chercher là.

Marie-Antoinette suivit ce conseil, et, aidée de Bernard, eut caché en un tour de main les uniformes.

—Est-ce là ce que vous aviez à me dire, mon enfant? reprit-elle alors.

—C'est ce que M. de Morfontaine m'a prié de répéter à Votre Majesté.

—Vous m'aviez parlé de mon beau-frère, le comte de Provence. Ne vous a-t-il confié aucun message pour moi?

Bernard se recueillit, puis il dit:

—Son Altesse Royale conseille à Votre Majesté, si elle arrive en
Angleterre, de n'y pas résider, mais de se rendre plutôt à Vienne.

La reine se raidit.

—Je sais ce que j'ai à faire, répliqua-t-elle avec hauteur et d'un ton de mécontentement; le conseil de Monsieur est superflu. Est-ce tout?

—C'est tout, Madame. J'attends maintenant les ordres de Votre Majesté.

Il y eut un silence, la reine enveloppait Bernard d'un regard curieux et bienveillant.

—Vous êtes mêlé bien jeune à de terribles événements, chevalier, dit-elle enfin. Pour venir de Hamm à Paris, il vous a fallu beaucoup d'audace et d'énergie. Au cours de votre voyage, n'avez-vous pas couru de dangers?

—Une main dévouée et prudente les avait écartés de mon chemin, Madame; et pour m'aider à surmonter ceux qui auraient pu surgir, j'avais un compagnon sûr et fidèle.

—Dites-moi son nom, je le fixerai dans ma mémoire à côté du vôtre et de celui de vos généreux complices, et si jamais je redeviens reine…

—Il se nomme Valleroy, Madame. Ce n'était qu'un serviteur de la maison de Malincourt. Il est maintenant mon ami.

—Malincourt, Valleroy, d'Épernon, Guilleragues, Morfontaine, Grignan! soupira la reine. Je me souviendrai de ces coeurs intrépides!…

—Ce n'est pas seulement pour parler à Votre Majesté que je suis venu à Paris, continua Bernard, c'était aussi pour travailler à la délivrance de mes parents, emprisonnés comme prévenus d'émigration.

—Avez-vous réussi à les délivrer? interrogea Marie-Antoinette avec intérêt.

—Je suis arrivé pour les voir aller à l'échafaud.

Et comme Bernard, accablé par ce souvenir, courbait la tête afin de cacher les larmes qui montaient à ses yeux, la reine posa la main sur son épaule et, tout attendrie, murmura:

—Ils ont tué aussi ma chère Malincourt! Pauvre enfant, je vous plains!

Elle allait continuer mais elle en fût empêchée. De la porte où il veillait, Grignan cria tout à coup:

—As-tu fini, mon neveu?

—On m'appelle, Madame, dit Bernard, et Votre Majesté ne m'a pas donné ses ordres.

—Je n'en ai point à vous donner, chevalier. Faites seulement connaître à vos amis que je me confie à eux comme je leur confie mes enfants et ma belle-soeur. Ce soir, à 9 heures, nous serons prêts, armés de sang-froid et de courage. Jusque-là, nous prierons Dieu pour qu'il protège cette grande entreprise et la fasse réussir. Quant à vous, aimable enfant, j'espère vous revoir un jour et récompenser votre héroïsme…

—Oh! Madame, je suis payé par la bonté de la reine.

Il voulut de nouveau s'agenouiller comme il l'avait fait en entrant. Mais Marie-Antoinette le retint, l'attira dans ses bras et l'embrassa comme elle eût embrassé son fils. Il demeura tremblant et pâle sous ce témoignage de gratitude le seul que pût lui donner la souveraine captive, mais qui, pour un gentilhomme, avait plus de prix qu'un riche trésor. Puis, se remettant, il prit sa corbeille vide et se dirigea vers la sortie. En même temps que lui, y arrivait le garde national qui venait relever de sa faction l'impassible Grignan.

—Je vais avec toi, mon neveu, cria ce dernier.

Ils descendirent ensemble, sans parler. Mais lorsqu'au bas de l'escalier, la porte de fer s'ouvrit devant Bernard, Grignan ajouta:

—File, maintenant, et qu'on ne te revoie pas ici. Il est plus facile d'y entrer que d'en sortir.

En mettant le pied dans la rue du Temple, Bernard aperçut Valleroy qui l'attendait. Au lieu de venir à sa rencontre, Valleroy se mit à marcher, sans hâter le pas et sans chercher à le rejoindre; Bernard le suivit. Ils allèrent ainsi, parmi les passants affairés, à travers des rues tortueuses, jusqu'aux abords de la place Royale. Là se trouvait la boutique d'un boulanger. Valleroy étant entré dans cette boutique, Bernard y entra derrière lui.

Cinq minutes après, ils en sortaient tous deux. L'enfant avait quitté son déguisement pour reprendre ses habits ordinaires. Ils se dirigeaient à grands pas du côté de la Seine, pressés de s'éloigner de ce quartier où il importait que personne ne fût à même de les reconnaître un jour. Ce n'était en effet que par un coup d'audace de M. de Morfontaine et de Grignan, une de ces ruses dont usent fréquemment les conspirateurs, mais qu'à cette époque payaient de leur tête ceux qui se laissaient surprendre, après y avoir participé, qu'avec la complicité payée à prix d'or du boulanger du Temple, Bernard avait pu arriver jusqu'à la reine. Ils marchèrent sans s'arrêter jusqu'à la rue du Four-Saint-Germain, où le magasin de Grignan leur offrait un asile.

CHAPITRE XV

SOMBRES JOURS

En l'absence du marchand de meubles, c'était son prétendu commis, M. de Morfontaine, qui gardait la maison. Quand ils y pénétrèrent, le gentilhomme ne s'y trouvait pas seul. Un personnage inconnu d'eux causait avec lui. Mais, à l'aspect des nouveaux venus, il prit congé brusquement et s'éloigna sans se retourner.

—C'est fait, dit alors Valleroy.

—Vous avez vu la reine? demanda M. de Morfontaine à Bernard.

—Je l'ai vue. Elle a tout écouté, tout compris, tout accepté…

Il s'arrêta stupéfait. Au lieu de paraître heureux du succès de sa démarche, M. de Morfontaine donnait les signes du plus grand accablement.

—Qu'y a-t-il donc? questionna Valleroy.

—Il y a que nous avons trop tardé, répondit M. de Morfontaine d'un accent où perçait son angoisse. Il fallait agir hier, car aujourd'hui, au moment de réussir, nous sommes menacés d'échouer.

—Le complot est-il découvert?

—Non, mais son exécution peut être entravée par un événement dont la nouvelle est arrivée à Paris dans la nuit.

—Quel événement?

M. de Morfontaine se rapprocha de ses amis et répondit à voix basse:

—L'homme que vous avez vu sortir est un de nos agents, employé dans les bureaux de la Guerre. Il est venu me confier que le général Dumouriez a fait arrêter, il y a quelques jours, le ministre Beurnonville et les quatre représentants Quinette, Lamarque, Bancal et Camus, qui s'étaient rendus à son camp, devant Condé, pour lui intimer l'ordre de comparaître à la barre de la Convention afin de rendre compte de sa conduite.

—Il a trahi! s'écria Bernard. Le sergent Rigobert le prévoyait.

—Non seulement il a fait arrêter le ministre et les quatre conventionnels, mais, le même jour, 2 avril, il les livrait aux Autrichiens, et, le lendemain, menacé lui-même par ses soldats qui l'accusaient de trahison, il prenait la fuite… Il a passé à l'ennemi.

—Mais en quoi l'infamie de ce traître peut-elle nous empêcher de réussir? fit Valleroy.

—C'est qu'elle aura pour résultat d'exciter les alarmes et les soupçons de la Convention, de la Commune et des clubs; d'accroître les mesures de surveillance dans tout Paris, au dedans et au dehors du Temple, dans les prisons, aux barrières… Si l'on découvre que Dumouriez voulait s'emparer du pouvoir, songeait à marcher sur la capitale, y avait des complices, c'en est fait de nos projets… Dans quelques heures, ces graves nouvelles seront communiquées à la Convention. Nul ne peut prévoir l'effet qu'elles y produiront.

—Alors la famille royale ne pourrait être délivrée? demanda Bernard anxieusement.

—Pas cette fois, hélas! Comment pourrait-elle l'être si l'on change ses gardiens, si l'on éloigne ceux dont nous avions acquis le concours, si les rigueurs redoublent autour d'elle. Tout serait â recommencer, à supposer qu'on nous en laissât la faculté et qu'un de nos complices prenant peur n'allât pas nous dénoncer… Et Guilleragues qui ne sait rien… ajouta M. de Morfontaine.

—Voulez-vous que j'aille à Gennevilliers? demanda Valleroy.

—Comment y arriveriez-vous sans sauf-conduit? Vous ne parviendriez même pas à passer la barrière, surtout en plein jour… D'ailleurs, c'est moi que ce soin regarde. À la nuit, quand j'aurai vu Grignan, je sortirai de Paris, coûte que coûte…

Bernard et Valleroy, obligés de rentrer à l'hôtel de Malincourt, où Kelner les attendait, quittèrent M. de Morfontaine en lui promettant de le revoir dans la journée. Mais, lorsqu'au cours de l'après-midi, ils revinrent au magasin de la rue du Four, ce fut pour constater qu'il était fermé et que M. de Morfontaine avait disparu. Quant à Grignan, que son service de garde national devait retenir au Temple jusqu'au soir, il ne pouvait songer à le rejoindre. Ils se dirigèrent alors du côté des Tuileries et des bâtiments où siégeait la Convention. Déjà, les nouvelles qu'ils avaient apprises le matin commençaient à être connues et se propageaient rapidement. Elles attiraient la foule dans les rues où se formaient des groupes bruyants et agités. On y discutait avec fièvre les événements. Les visages étaient consternés et des menaces tombaient des lèvres contractées par la colère. De bouche en bouche se colportait un seul mot: trahison. Des crieurs de gazette et de pamphlets annonçaient la grande trahison du général Dumouriez. Des bandes avinées de sans-culottes et de tricoteuses parcouraient les rues en criant: «Mort aux traîtres! À la lanterne, les aristocrates!» Aux portes de la Convention, on se battait pour entrer dans les tribunes et de toutes parts se répandait le bruit que les Comités allaient proposer des mesures nouvelles de salut public, plus rigoureuses que celles qui avaient été édictées déjà. Bientôt les attroupements devinrent si compacts que Valleroy, jugeant qu'il n'était pas prudent de rester dehors, voulut retourner à l'hôtel, malgré les prières de Bernard que passionnait ce spectacle. Ils revinrent tristement vers leur demeure et, jusqu'au soir, y restèrent enfermés. Ces heures furent longues. Bernard les passa auprès du P. David, dans la pauvre et paisible cellule où vivait caché le vieux moine, et au seuil de laquelle expiraient les retentissantes rumeurs du dehors. À la nuit, Valleroy sortit seul pour aller aux nouvelles et tâcher de retrouver Grignan. Jusqu'à une heure avancée de la soirée, Bernard l'attendit en compagnie de Kelner et de Rose. Alors, écrasé par la fatigue et tombant de sommeil, il se mit au lit en exigeant de Kelner la promesse de le réveiller au retour de Valleroy. Mais on ne le réveilla pas, et ce ne fut que le lendemain matin qu'il connut les lamentables nouvelles recueillies par son ami.

Au Temple, dans la soirée de la veille, au moment où la reine et Madame Élisabeth songeaient à se préparer pour la fuite, étaient arrivés brusquement trois commissaires de la Convention. Ils avaient procédé à des perquisitions minutieuses dans la prison, jusque dans les lits, et découvert des uniformes, du papier, un crayon, des pains à cacheter, d'autres preuves encore des complicités que la reine était parvenue à nouer avec le dehors. Une enquête ouverte sur-le-champ pour découvrir les complices était restée sans résultat. Mais les gardiens des prisonniers avaient été changés sur-le-champ, et Grignan, son service expiré, s'était vu contraint de quitter le Temple sans pouvoir échanger un seul mot avec Marie-Antoinette. Comme l'avait redouté M. de Morfontaine, tout était à recommencer.

Ces nouvelles accablèrent Bernard. S'exaltant à la pensée qu'il contribuerait au salut de la famille royale, il avait subi sans défaillance les émotions de son long voyage et de son arrivée à Paris. Sa douleur filiale même n'avait pas ébranlé son énergie. Il avait supporté, sans en être écrasé, l'horrible événement qui le faisait orphelin. Mais l'échec de la tentative dans laquelle il s'était jeté avec l'ardeur et la confiance de son âge ravivait sa douleur. Son courage l'abandonnait. Sous le coup de tant d'épreuves successives, il tombait de toute la hauteur de ses illusions dans le gouffre creusé par l'implacable réalité.

Ce fut comme un ébranlement de ses facultés, comme un choc violent sous lequel chancela sa nature, en train de se former, en même temps qu'il se prenait à douter de la justice divine qui favorisait les méchants et leurs desseins. Que ses parents fussent morts à l'heure même où il venait les retrouver, que le complot ourdi pour délivrer la reine eût échoué au moment de réussir, que de vaillants gentilshommes tels que MM. de Guilleragues et de Morfontaine se fussent en pure perte dévoués jusqu'à jouer leur vie, c'est là ce que sa raison se refusait à admettre et ce qui dépassait son entendement. Un grand trouble s'emparait de lui. Dans son esprit, se dressaient de lugubres images; dans son coeur, naissaient d'inguérissables regrets. L'absence de Nina, par deux fois séparée de lui, ajoutait à sa tristesse, et, l'imagination surexcitée par le spectacle de Paris livré aux émeutes, il subissait maintenant les premières atteintes de cette Terreur à laquelle il avait d'abord échappé et qui déjà régnait de toutes parts.

Pendant quelques jours, il demeura silencieux et morne.

Puis, une nuit, son sommeil fut troublé par le délire et la fièvre. Il eut d'affreuses visions qui lui arrachèrent des cris et des plaintes. Valleroy accourut à son appel, et sur ce visage d'enfant, pâle, décomposé, baigné d'une sueur glacée, il crut voir passer la mort. Il alla chercher le P. David. L'ancien moine reconnut tous les symptômes d'une affection cérébrale qui échappait à sa rudimentaire science médicale. Il fut d'avis qu'on devait appeler un médecin.

C'était grave, en ce temps, d'introduire un étranger chez soi. Dans tout inconnu, on pouvait craindre un espion ou un dénonciateur. Il fallut cependant se résoudre à suivre le conseil du P. David. Heureusement, lui-même désigna un praticien habitant le quartier, très brave homme auquel on pouvait se confier. Celui-ci fut mandé, vint, examina Bernard et diagnostiqua une de ces maladies du cerveau qui succèdent souvent aux commotions trop violentes, surtout chez les adolescents et pour lesquelles il n'est guère de remèdes si ce n'est ceux que porte en soi le malade quand il possède un tempérament vigoureux, une santé robuste. Le lendemain, le mal éclatait avec violence. Pendant trois semaines, Bernard resta littéralement entre la vie et la mort, et quand, à force de soins, de dévouement, de sollicitude, il fut enfin sauvé, le médecin déclara que longtemps encore il demeurerait faible, délicat et débile.

Oh! le printemps et l'été de 1793! Cette époque n'eût-elle pas été rendue inoubliable par les événements qu'elle vit se dérouler, que Valleroy, pour lequel, à cette heure, il n'en était pas de plus important que la maladie de Bernard, n'en aurait pas perdu le souvenir. Que de fois, durant ces sombres jours, il crut que c'en était fait de son cher chevalier! Que de fois Kelner et Rose, qui se dévouaient comme lui, le surprirent accablé par le désespoir! Que de fois le P. David dut le consoler et le réconforter! Enfin, le mal s'apaisa, la convalescence se fit pressentir. Elle fut longue, beaucoup plus longue que la maladie elle-même. Mais, du moins, elle apportait l'espoir et non l'angoisse, et chaque jour quelque progrès nouveau dans l'état de l'enfant.

Quand il put se lever pour la première fois, ses amis constatèrent qu'il avait grandi. Dans sa maigreur maladive, avec ses membres élancés et frêles, il ressemblait à un long roseau. Sa physionomie s'était assombrie, et sur son visage sillonné de rides que devait effacer la guérison, la douleur semblait s'être à jamais imprimée. Par bonheur, ces ravages accidentels n'étaient qu'à la surface. La maladie vaincue, l'intelligence redevenait vive et brillante, et la mémoire, un moment affaiblie, se raffermissait. Bernard, maintenant, se rappelait les événements dont le choc l'avait brisé. Mais il se les rappelait sans en souffrir au même degré qu'autrefois.

Au cours de sa convalescence, un soir d'été où, étendu sur une chaise longue, dans le jardin, il s'entretenait avec Valleroy, il se mit tout à coup à en parler, de ces événements funestes, déjà vieux de plus de trois mois, et comme Valleroy le suppliait de les oublier:

—Je ne les oublierai jamais, répondit Bernard. Mais je m'engage à n'y plus revenir à la condition que tu me feras connaître ceux qui les ont suivis.

—Je ne te comprends pas, mon Bernard.

—Alors, je vais t'interroger.

Valleroy écoutait anxieux, ne devinant que trop quelles questions allaient lui être posées et se demandant comment il devait y répondre.

—Interroge, fit-il enfin.

—Nous continuons à habiter l'hôtel de Malincourt, reprit Bernard. Au moment où je suis tombé malade, il allait être vendu Ne l'a-t-il pas été? Et s'il l'a été, comment se fait-il que nous y soyons encore?

—Il l'a été, dit Valleroy. Mais Kelner et moi, nous l'avons acheté afin de vous le conserver, à ton frère et à toi-même. Il t'appartient donc toujours. Pour ne pas éveiller de soupçons, nous l'avons mis en location. Mais comme nous ne voulons pas de locataires, nous avons écarté, sous divers prétextes, ceux qui se sont présentés.

—Et tu crois, qu'à force de les écarter, vous ne vous attirerez pas des plaintes et des remontrances de la part de la section?

—Nous l'espérons. Au surplus, nous comptons des amis parmi les officiers municipaux.

—Parmi les jacobins?

—Nous avons braillé et vociféré avec eux.

—Oh! Valleroy, jacobin, toi, mon ami!

—Il le fallait bien pour nous éviter les perquisitions et les avanies auxquelles sont exposés les suspects.

—Alors nous pouvons être tranquilles de ce côté?

—Je le crois, et Kelner le croit aussi.

—Tu parlais de mon frère. Pendant ma maladie, n'est-il arrivé aucune nouvelle de lui?

—Aucune. Comment, d'ailleurs, pourrions-nous en recevoir? Il ne sait pas plus où nous sommes que nous ne savons où il est.

—C'est vrai! soupira Bernard. Mon pauvre frère, quand le reverrai-je?… Et Nina, fit-il tout à coup, a-t-elle su que j'étais malade?

—Une occasion s'est offerte de prévenir Mlle de Jussac. À deux reprises, elle s'est informée de ta santé, en me disant que Nina s'associait comme elle à mes angoisses.

—J'écrirai bientôt à Nina, répliqua Bernard.

Et comme il restait silencieux.

—Est-ce là tout ce que tu voulais me demander? interrogea Valleroy.

—Je voulais te demander aussi où est la reine?

—Plus tard, mon enfant, plus tard, s'écria Valleroy. Tu te fatigues et le médecin a recommandé…

—Je veux savoir ce qu'est devenue la reine… Je le veux…

—Elle est toujours au Temple…

—Nos amis ont donc renoncé à la sauver?

—Ils ont dû y renoncer par sa volonté.

—Elle a refusé de les suivre!… Parle, Valleroy, parle donc!

—Je pense qu'il eût été mieux à toi de ne pas m'interroger, Bernard, et qu'il serait sage à moi de me taire. Mais tes questions ont un tel accent d'exigence… Et puis, ce que je te cacherais aujourd'hui, tu l'apprendrais demain. Autant donc te le dire, puisqu'aussi bien te voilà redevenu fort. La reine est toujours au Temple, mais pas pour longtemps, je le crains. On prépare son procès et il est question de la transférer à la Conciergerie.

—Ainsi, on n'aura pu la sauver! murmura Bernard.

—On aurait pu si elle avait voulu. Grignan malgré l'avortement de sa première tentative, ne s'était pas découragé. Avec MM. de Guilleragues et de Morfontaine, il avait combiné un nouveau plan d'évasion. Seulement, cette fois, il n'était plus possible de faire partir les enfants en même temps que leur mère. Celle-ci serait partie en avant… Mais elle a refusé.

—Il fallait s'y attendre. Une mère n'abandonne pas ses enfants.

—La reine n'a voulu abandonner ni les siens, ni Madame Élisabeth. Le jour où Grignan parvint à s'introduire auprès d'elle—c'était le 2 juillet,—il la trouva en proie au plus affreux désespoir. Le matin même, on lui avait enlevé son fils. C'est alors qu'elle déclara que tout projet de fuite devait être abandonné…

—Et nos amis, que sont-ils devenus? demanda encore Bernard.

Cette fois, Valleroy baissa la tête sans répondre.

—On les a arrêtés? s'écria l'enfant en se soulevant.

—Un misérable, qui s'était fait leur complice, les a trahis et dénoncés.

—On les a arrêtés tous les trois?

—Tous les trois.

—Et où sont-ils, ces pauvres gens?

—Là où vont les martyrs et les saints.

—Morts! Ils sont morts!

—Exécutés il y a huit jours.

Bernard retomba sur sa chaise, stupéfait et comme anéanti. Des larmes obscurcirent son regard. Mais, en même temps qu'il pleurait, il priait pour les deux gentilshommes et pour le modeste plébéien qu'un même dévouement à la reine captive avait conduit au même supplice.

La douloureuse et nouvelle émotion qu'il venait de ressentir n'entrava pas cependant sa guérison. À la fin de l'été, il était complètement rétabli et sur son visage ne restait aucune trace de la maladie, au cours de laquelle il avait été si souvent près de périr. Dès ce moment, commença pour lui une triste et monotone existence. Valleroy et Kelner étaient appelés chaque jour au dehors, non seulement par la nécessité d'aller aux provisions et aux nouvelles, mais encore par l'obligation où ils étaient de faire preuve de civisme en se montrant aux clubs, dans les réunions populaires, aux solennités légales. Comme le disait Valleroy, pour ne pas être dévoré par les loups, il fallait hurler avec eux, et, comme Kelner, il ne perdait aucune occasion d'étaler ses sentiments patriotiques. Mais Bernard sortait peu. Il vivait entre Rose et le P. David, n'ayant d'autre horizon que le jardin abandonné de l'hôtel de Malincourt ou le cloître désert du couvent des Bénédictins, d'autre distraction que l'étude à laquelle il s'astreignait sous la direction du moine.

Si longs et si sombres que fussent les jours dans Paris terrorisé, ils passaient cependant. Malheureusement, le temps s'écoulait sans que se montrât au ciel un seul coin bleu. Ni l'été, ni l'automne de 1793 ne virent la fin des tragiques péripéties commencées au mois de janvier, et l'hiver de 1794 arriva.

Oh! l'horrible hiver! Il semble que tous les fléaux s'y soient donné rendez-vous. La Terreur bat son plein et un fleuve de sang coule à travers la France. L'année précédente, le roi a péri le premier, condamné à mort par la Convention. Après lui, trois aristocrates et un obscur soldat sont envoyés à l'échafaud. Le 14 octobre seulement, on y conduit la reine. Mais déjà, d'innombrables victimes en ont rougi le chemin. Madame Élisabeth y sera conduite un peu plus tard. Le Dauphin a été remis aux mains d'un cordonnier ivrogne et brutal chargé désormais de son éducation. Madame Royale vit au Temple, malheureuse, isolée, séparée de son frère.

Partout, la guillotine est dressée. À Paris, elle fonctionne sur la place de la Révolution. Il ne s'écoule pas de jour où le tribunal révolutionnaire ne lui envoie des condamnés. L'accusateur public Fouquier-Tinville en est le grand pourvoyeur. Instrument impassible des Comités, de la Commune et des clubs, c'est lui qui dispose des malheureux dont les prisons sont remplies. Émigrés, conspirateurs, gentilshommes, artisans, suspects de tout sexe, de tout âge et de toute condition, c'est lui qui les tue ou les sauve au gré de son caprice et de son humeur. S'il veut qu'ils meurent, il les envoie au tribunal révolutionnaire; s'il veut qu'ils vivent, il les oublie. Quelquefois, c'est à son insu qu'ils vivent ou qu'ils meurent, grâce à un hasard ou à une erreur.

Le bourreau Samson est en permanence. On ne saurait compter ceux qui lui passent par les mains. Ses victimes sont tour à tour inconnues ou illustres. Un jour, c'est Vergniaud, le groupe des Girondins, Mme Rolland; un autre jour, Danton et Camille Desmoulins, puis pêle-mêle, des prêtres, des conventionnels, des religieuses, des généraux, des duchesses, des paysans, André Chénier, Mme du Barry. Plus tard, ce sera Robespierre et la fleur de ses partisans. Dans les prisons peuplées d'innocents, il n'est personne qui puisse affirmer, le matin à son réveil, qu'il ne sera pas guillotiné le soir, tant les sentences arrivent imprévues et soudaines. Les greffiers du tribunal passent chaque jour, suivis d'une charrette. Ils appellent les prisonniers désignés pour cette fournée. Ceux-ci quittent le groupe où ils se tenaient, embrassent leurs compagnons, échangent avec ceux qu'ils aiment de tendres adieux, et en route pour le supplice. Aussi s'est-on accoutumé à l'idée de la mort. Elle n'épouvante plus. Les femmes mêmes vont à elle comme à une amie. C'est par exception que fait défaut le courage de mourir.

Ce qui se passe dans les provinces est à l'image de ce qui se passe à Paris. Partout, dans les départements, la Convention a envoyé des commissaires armés de pouvoirs souverains. Sur leur, passage, ils répandent la terreur. Arrivés à leur poste, ils reçoivent les dénonciations, et, en quelques ordres d'arrestation, décernés contre quiconque est suspect, ils remplissent les prisons et alimentent la guillotine. Quand elle ne fonctionne pas assez vite à leur gré, ils inventent d'autres procédés homicides. À Lyon, Fouché procède par fusillades; Carrier, à Nantes, par noyades. Dans le Midi, en Bretagne, en Vendée, partout où la République rencontre des résistances, c'est de la mort qu'elle use et toujours de la mort.

En même temps que la Terreur, règne une effroyable misère. À Paris, durant l'hiver de 1794, les denrées n'arrivent plus, et on meurt de faim. Pour avoir un morceau de pain chez les boulangers ou un morceau de viande aux halles, il faut attendre de longues heures, et, quand on a longtemps attendu, se battre pour n'avoir pas attendu en vain et ne pas revenir les mains vides. La capitale de la France n'est plus la brillante cité, la première ville du monde, mais une vaste prison où chacun surveille son voisin ou se défie de lui. Par les rues, on ne voit que gens pressés, s'en allant tête basse, comme s'ils redoutaient d'être reconnus. Le pavé appartient aux sans-culottes et aux tricoteuses, ordinaire escorte des condamnés. Dans le jour, le peuple, s'il n'est sur leur passage, est aux abords de la Convention ou dans les tribunes de l'assemblée. Du dehors ou du dedans, il dicte ses volontés à ceux qui légifèrent, et ceux-ci obéissent. Comme le confessera, un jour, l'un d'eux, ils votent sous les poignards. Le soir venu, le peuple se répand dans les clubs. Il se presse surtout aux Cordeliers et aux Jacobins, et sous les voûtes vers lesquelles montaient naguère les prières et les psalmodies, résonnent maintenant les cris furieux de la poignée de brigands qui fait trembler Paris.

Parfois, à l'improviste, se produit un symptôme de réaction brusque, lorsque, par exemple, Charlotte Corday assassine Marat. Mais, immédiatement, les réactionnaires sont écrasés, terrorisés, et le Comité de Salut public, par des mesures radicales et rapides, coupe court à leurs tentatives de protestations et de représailles.

Entre temps on se bat de toutes parts. En Bretagne, en Vendée, dans le Vivarais, dans la Lozère, sous les murs de Lyon, c'est la guerre civile avec toutes ses horreurs, royalistes contre républicains, blancs contre bleus. Aux frontières, vers l'Espagne, vers la Savoie, sur le Rhin, dans les Pays-Bas, à Toulon, c'est la guerre étrangère avec ses abominations et ses gloires. Partout où il y a des grottes et des forêts, elles donnent asile à des proscrits, poursuivis et traqués sans savoir quel est leur crime. On se cache dans les champs, sous les ruines, au fond des granges, un peu partout, comme on peut. Ainsi, la guillotine et la misère se sont alliées pour répandre la Terreur. Comme pour régler ce tragique désordre et diriger ces sanglantes saturnales, existent trois pouvoirs rivaux: la Convention, la Commune, les clubs. Mais, au-dessus d'eux, règne le Comité du Salut public et sur ce Comité règne Robespierre, qui croit encore à l'éternelle durée de sa puissance quand déjà le guette le bourreau.

CHAPITRE XVI

OÙ L'ON REVOIT D'ANCIENNES CONNAISSANCES

Depuis près d'une année, Bernard et Valleroy vivaient à Paris, résignés à leur sort, attendant avec une secrète impatience, comme la plupart des Parisiens, la fin des mauvais jours. On était en mars 1794, quand, un matin, vers 10 heures, sous une de ces violentes averses qui éclatent au printemps entre deux rayons d'un pâle soleil, une voiture s'arrêta devant le ci-devant hôtel de Malincourt. C'était le moment de la journée où, là-bas, tout au fond du cloître, dans la pauvre cellule du P. David, Bernard travaillait avec l'ancien religieux qui avait entrepris son instruction, négligée depuis de longs mois, par suite des événements. À la même heure, aux étages supérieurs de l'hôtel, Valleroy procédait au classement des papiers de M. de Malincourt, laissés en désordre depuis le commencement de la Révolution. Kelner étant aux provisions, Rose se trouvait seule dans le pavillon d'entrée qu'elle habitait avec lui. Au bruit des roues sur le pavé, elle alla ouvrir la porte de la rue et regarda au dehors.

La voiture qui venait de s'arrêter devant l'hôtel, après avoir fait vibrer les vitres des maisons du quartier, était une antique et vénérable berline peinte en jaune, portant encore sur ses panneaux des traces d'armoiries mal effacées. Attelée de deux robustes chevaux à qui des harnais sans élégance donnaient l'air d'un attelage de labour, elle avait un paysan pour cocher. Dans l'intérieur étaient assises une femme et une petite fille; celle-ci au regard vif et pénétrant, avivant son teint de brune qu'accentuait sa chevelure noire toute bouclée; la femme, déjà grisonnante, avec son visage énergique et ayant haute mine, en dépit de l'embonpoint qui alourdissait ses mouvements et ses gestes.

Toutes deux étaient vêtues comme des femmes de condition, et, avant même de savoir qui elles étaient, Rose éprouva cette surprise qu'on éprouvait alors, toutes les fois que dans Paris, en proie à la Terreur, apparaissait sur les gens, dans leurs allures, leur langage, leur manière d'être, quelque vestige de la vie d'autrefois. Deux femmes habillées à la mode de 1789, circulant à travers les rues, dans un équipage aristocratique, qui conservait, malgré tout, des airs d'ancien régime, c'était à cette époque, dans une existence aussi monotone que celle de Rose, aussi dominée par d'incessantes craintes, un événement.

En voyant s'ouvrir la porte de l'hôtel et Rose sur le seuil, la grosse dame mit la tête à la portière.

—Citoyenne, demanda-t-elle d'une voix où se révélait une hardiesse toute virile, n'est-ce pas ici qu'habite le citoyen Valleroy?

—C'est ici, Madame, répondit Rose, impressionnée au point d'oublier que la Révolution avait décrété l'égalité entre tous les Français.

—Alors, ma bonne, aidez-nous à descendre et veuillez le prévenir que la chanoinesse de Jussac désire lui parler.

Et prenant l'enfant entre ses fortes mains, après avoir, d'un geste brusque, ouvert la portière, elle la passait à Rose et mettait ensuite pied à terre aussi lestement que le lui permettait sa massive carrure.

Mme la chanoinesse de Jussac! s'était écriée Rose; mais, alors, cette jolie enfant est Mlle Nina d'Aubeterre!

—Vous me connaissez? fit Nina.

—Je vous connais, oui, ma mignonne, pour avoir souvent entendu parler de vous par votre ami Bernard, et c'est de même aussi que je connais Mme la chanoinesse.

—Mais, vous, comment vous nomme-t-on? demanda celle-ci.

—On me nomme Rose, Madame, Rose Kelner.

—Eh bien, Rose, hâtez-vous d'aller quérir le citoyen Valleroy, car ce que j'ai à lui dire ne souffre aucun retard.

La chanoinesse et Nina entrées dans l'hôtel et la lourde porte refermée. Rose s'empressa d'obéir. Moins de cinq minutes après, Valleroy arrivait, manifestant de loin la joyeuse surprise que lui causait l'arrivée des deux visiteuses. En le voyant, Nina s'était précipitée dans ses bras. Quand il l'eut tendrement embrassée, tout en saluant la chanoinesse, il interrogea celle-ci.

—D'où venez-vous et où allez-vous? dit-il.

—D'où je viens? répondit-elle. Je viens de Compiègne où, par suite de l'audace croissante des jacobins du cru, je n'étais plus en sûreté. Où je vais? Au Comité de Salut public pour réclamer contre les traitements que je subis là-bas, malgré ma réputation de bonne patriote.

—On vous a maltraitée?

—Maltraitée, non. Mais, depuis huit jours, des bandes de chenapans sont venues, à diverses reprises, aux abords du château, proférer des injures et des menaces, chanter la Carmagnole et le Ça ira. D'abord, j'ai toléré ce supplice quotidien. Puis, quand j'ai compris que mes oreilles s'échauffaient et que l'aventure tournerait mal, je suis allée me plaindre à la municipalité de Compiègne.

—Elle vous devait protection, en effet.

—Elle me la devait et me l'a promise. Mais, promettre et tenir font deux, et, soit méchanceté, soit impuissance, on ne m'a pas protégée. Dès lors, que pouvais-je toute seule contre cinquante mauvais drôles dont la malice inventait chaque jour quelque nouvelle avanie, et qui se sont même avisés de mettre le feu à l'une de mes granges? Si j'eusse été seule, j'aurais livré bataille, et, aidée de mes gens, je me serais défendue, eussé-je dû voir mon château mis au pillage. Mais la présence de Nina m'a empêchée de suivre mes instincts belliqueux. J'ai décidé de me réfugier dans Paris, et, puisque m'y voilà, j'en veux profiter pour dénoncer les malfaiteurs qui m'ont chassée de ma demeure. Il m'a semblé que la soeur du colonel de Jussac pouvait et devait obtenir justice.

—Justice contre d'intrépides sans-culottes! fit Valleroy.
Détrompez-vous, Madame, vous ne l'obtiendrez pas.

—Paris est donc une caverne de brigands?

—Dites même d'assassins… Une caverne, oui, Madame. À supposer que vous trouviez un conventionnel de bonne volonté pour écouter vos doléances, il n'en tiendra aucun compte. Si vous objectez que votre frère est un des plus vaillants serviteurs de la République, on vous répondra que le colonel de Jussac a été l'ami du traître Dumouriez et que, sans doute, ils ont conspiré ensemble. Peut-être même serez-vous soupçonnée d'avoir conspiré avec eux, de telle sorte qu'en voulant vous défendre, vous vous exposez à attirer sur vous les foudres du terrible Comité, sur vous et sur votre frère.

-Que faire alors? demanda la chanoinesse, dont le langage de Valleroy contrariait les résolutions sans les ébranler.

—Rien: ne pas vous montrer, ne pas agir, vous faire oublier. C'est déjà un miracle que vous ayez pu rester jusqu'à ce jour dans votre château sans y rien changer à votre vie. C'était trop beau pour durer et, à l'improviste, on vous l'a fait comprendre. Maintenant, moins vous ferez parler de vous, mieux cela vaudra.

—Mais, pendant que je m'appliquerai à garder le silence, qu'adviendra-t-il du château de Jussac? Sera-t-il mis à sac, ou démoli, ou incendié?

—Nul ne peut le dire et tout est à craindre.

—Et vous croyez que je me résignerai à voir MM. les jacobins de Compiègne consommer leur attentat sur les pierres innocentes de Jussac? s'écria la chanoinesse avec impétuosité. Cela est impossible, citoyen Valleroy. Je me dois, je dois à mon frère, au nom que nous portons tous deux, de ne renoncer à la lutte qu'après avoir épuisé les moyens de défense et de salut. Quoi que vous en disiez, j'irai s'il le faut jusqu'à Robespierre en demandant justice et sûreté. Si je ne réussis pas à les obtenir, je retournerai à Compiègne, et là, à l'exemple d'une de mes aïeules, Yolande-Athénaïs de Jussac, qui soutint un siège contre les Anglais, j'en soutiendrai un contre les jacobins; je me défendrai par le fer et par le feu, et, plutôt que de me rendre, je m'ensevelirai sous les ruines de mon château.

La vaillante femme debout, le bras tendu, l'air impérieux, semblait chercher une épée pour engager le combat. Et tant de mâle résolution éclatait sur son visage empourpré que Valleroy n'osa tenter de la dissuader de son dessein, ni lui démontrer que son héroïsme n'aurait d'autre effet que de la marquer irréparablement pour l'échafaud.

—Mais, Nina, qu'en ferez-vous? se contenta-t-il de demander, en désignant l'enfant qui, durant cette scène, était restée silencieuse, collée aux jupes de Rose Kelner.

—Nina, je vous la laisserai, répondit Mme de Jussac. Je vais même vous la laisser dès maintenant. Je ne dois pas l'associer aux aventures où je m'engage. Si j'en sors saine et sauve, je viendrai vous la redemander et elle continuera à vivre auprès de moi. Sinon, et comme il faut tout prévoir, vous trouverez dans ce pli, en billets de la banque d'Angleterre, de quoi assurer son avenir.

Et elle tendait à Valleroy une large enveloppe scellée à ses armes, qu'il prit en tremblant, tant il était ému par la sollicitude et la générosité que la chanoinesse prodiguait à Nina.

—La petite vous a-t-elle remerciée? interrogea-t-il, ne sachant que dire.

—Elle sait combien je l'aime, et sa reconnaissance s'est manifestée par un redoublement de caresses. À son âge, je ne puis rien lui demander de plus. Plus tard, que je vieillisse près d'elle ou que je ne sois plus pour elle qu'un souvenir, c'est vous, Valleroy, qui lui apprendrez à bénir mon nom.

En prononçant ces mots, sa voix virile et dure s'était attendrie. Elle se baissa pour embrasser l'enfant qui se suspendit à son cou en disant d'un accent d'effroi:

—Est-ce que vous me quittez, bonne amie?

—Non, certes, se hâta de répondre la chanoinesse. Je sortirai tout à l'heure, mais, je reviendrai. En attendant, tu joueras avec ton ami Bernard. Où est-il, Bernard? ajouta-t-elle en s'adressant à Valleroy.

Celui-ci fit un signe à Rose qui s'éloigna aussitôt. Alors il se rapprocha de la chanoinesse, et, après s'être assuré que Nina ne pouvait l'entendre, il dit:

—Madame, par pitié, réfléchissez avant de donner suite à vos projets. Vous avez parlé d'aller trouver Robespierre. Autant vous jeter dans la gueule du loup!

—Je me suis toujours montrée bonne patriote, répliqua Mme de Jussac, et j'ai le droit de vivre libre dans ma maison. Qu'on m'y protège ou je m'y défendrai contre ceux qui viennent en troubler la paix. C'est tout ce que je veux dire à Robespierre. Il doit m'écouter et m'écoutera quand je lui rappellerai que mon frère a versé son sang pour la République.

—Robespierre est jacobin, Madame, et auprès de lui la voix des jacobins de Compiègne sera plus puissante et plus écoutée que la vôtre.

—Tant pis pour lui, alors, reprit l'intraitable chanoinesse. Quant à moi, tant qu'il me restera un souffle, je réclamerai la liberté d'exercer tous mes droits.

L'entretien fut interrompu. Rose revenait et ramenait Bernard qu'elle était allée chercher dans la cellule du P. David. Nina, en l'apercevant, courut à lui, le rire aux lèvres, et ils s'embrassèrent avec effusion.

—Petite Nina, je ne m'attendais guère à te voir aujourd'hui, disait
Bernard à travers les baisers.

—Moi, je savais que je te verrais. Quand, ce matin, nous sommes montées en voiture avec bonne amie, elle m'a dit que c'était pour venir te retrouver.

Laissant un moment sa petite camarade, Bernard alla saluer gravement la chanoinesse. D'un brusque mouvement, elle l'attira sur son coeur, en témoignage du plaisir qu'elle avait à le revoir. Mais lorsqu'après un échange de tendres propos, il voulut s'informer des motifs de ce voyage impromptu, ce fut Valleroy qui répondit:

—Tu les connaîtras plus tard, mon garçon, dit-il. À cette heure, je dois te demander d'emmener Nina dans le jardin et de jouer avec elle jusqu'à ce que j'aille vous rejoindre.

Bernard le regarda, comprenant qu'il y avait du nouveau. Mais il se garda d'interroger, et, sans mot dire, il entraîna sa petite amie qui le suivit toute joyeuse.

—Maintenant, je peux partir sans faire verser des larmes, observa la chanoinesse. À bientôt, je l'espère, Valleroy. Au revoir, ma bonne Rose.

Elle se dirigeait vers la porte. Alors seulement Valleroy vit la vieille berline qui stationnait dans la rue.

—Vous êtes venue de Compiègne dans cet équipage? s'écria-t-il. Et on ne vous a pas arrêtée en route?

—Au contraire, on m'a arrêtée plusieurs fois. Mais il m'a suffi de montrer mes passeports pour circuler librement. À l'entrée de Paris, on me les a redemandés, on les a visés… J'ai bien aperçu des gens de méchante mine qui se retournaient pour nous voir. Mais, en somme, je suis arrivée ici sans encombre.

—C'est extraordinaire, Madame, et providentiel le hasard qui vous a protégée! Se promener dans une voiture pareille est le plus souvent un crime. C'est déjà grave qu'elle ait stationné devant le ci-devant hôtel de Malincourt, et si cela se renouvelait, il y aurait de quoi nous compromettre tous.

—Je ne peux cependant aller à pied dans Paris.

—Prenez un fiacre, alors; ce sera plus prudent.

—Pauvre Paris, comme ils me l'ont changé…

—Oui, la guillotine en permanence et tout luxe proscrit! C'est ce qu'ils appellent le règne de la liberté.

La chanoinesse remonta dans sa voiture, et, à son départ comme à son arrivée, le fracas des roues et des chevaux sur le sol parut ébranler les maisons de la rue ordinairement silencieuse. Quand il eut perdu de vue l'équipage, Valleroy ferma la porte, et, très triste, dominé par de sinistres pressentiments, il revint vers Rose.

—Nous voilà avec un enfant de plus, Rose, dit-il. Il faudra maintenant que vous teniez lieu de mère à cette fillette; je crains bien que la chanoinesse ne puisse de si tôt venir la chercher.

—Je l'aimerai comme j'aime Bernard, répondit la brave femme, et elle trouvera en mon mari comme en vous un protecteur qui ne cessera de veiller sur elle.

Dans la soirée du même jour, Valleroy, laissant les enfants à la garde du ménage Kelner, sortit pour se rendre au club des jacobins où le rôle qu'il s'était donné l'obligeait à se montrer assidu. En ce temps-là, pour être classé parmi les bons citoyens, pour rester à l'abri des soupçons et des dénonciations, il ne suffisait pas de manifester une fois des sentiments civiques. Il fallait les manifester souvent, par les actes, par le langage, par une exemplaire assiduité aux réunions populaires, par les applaudissements accordés aux orateurs les plus exaltés.

Valleroy, résolu à écarter de Bernard et de lui-même la foudre toujours grondante, ne négligeait rien pour tromper sur ses véritables sentiments la clique tumultueuse et malfaisante au milieu de laquelle il était obligé de vivre. C'est donc par prudence et sur le conseil de Kelner qu'il s'était affilié à la Société des jacobins. Fondée au commencement de la Révolution, cette société comptait dans son sein les terroristes les plus ardents, et le plus redoutable de tous, Robespierre. Par la création de Sociétés similaires, émanées d'elle, qui correspondaient avec elle, sollicitaient ses ordres et les exécutaient, elle avait étendu son action sur tout le territoire de la République. Si forte était son organisation, si puissante son influence, que tout tremblait au simple énoncé de son nom et qu'elle dictait sa volonté à la Convention, à la Commune et même au Comité de Salut public qui seul, à cette heure, constituait le gouvernement de la France. Elle tenait ses réunions dans la chapelle d'un ancien couvent de Dominicains ou Jacobins, située sur l'emplacement actuel du marché Saint-Honoré.

Là, chaque soir, devant une foule passionnée, docile à la voix de quelques fanatiques qui menaient tout le reste comme un troupeau, des orateurs se faisaient entendre. Des conventionnels, revenant d'une tournée de province ou d'une inspection aux armées, y rendaient compte de leur mission. Des publicistes y examinaient, soit pour les critiquer, soit pour les approuver, les décrets de la Convention. De cette tribune retentissante tombaient tour à tour des accusations contre les hommes publics, des propositions de lois que le vote des sociétaires imposait au pouvoir, des protestations ardentes en faveur de la Révolution. En un mot, la Société des jacobins était une puissance dans l'État, avec laquelle toutes les autres devaient compter.

Lorsque, ce soir-là, Valleroy entra dans la salle des séances, un orateur occupait la tribune. Si pressés étaient les auditeurs, que, obligé de rester aux derniers rangs de cette foule compacte, Valleroy d'abord ne le vit pas. Il se contenta donc d'écouter. Mais, soudain, il tressaillit. Cette voix aiguë, qui montait vers les voûtes de la vieille chapelle et remplaçait les chants religieux, il la connaissait, et ces accents évoquaient dans sa mémoire les douloureux souvenirs d'un passé déjà lointain.

—Oui, citoyens, disait l'orateur, je suis moi aussi une victime des tyrans et des aristocrates, et j'ai voué une haine éternelle au vil Cobourg par qui je fus emprisonné. Je voulais déjouer les complots liberticides et je m'étais rendu à Coblentz, dans la citadelle même de l'émigration scélérate pour surveiller ses menées. Par un vote patriotique, la Société des jacobins d'Épinal m'avait confié cette périlleuse mission, et je l'avais acceptée à l'image de ces vieux Romains qui brûlaient de mourir pour la liberté.

—Mais c'est Joseph Moulette! se dit Valleroy.

En jouant du coude à travers la foule, il put s'approcher assez de la tribune pour distinguer les traits de l'orateur. C'était bien Joseph Moulette, en effet, mais Joseph Moulette amaigri, transformé, une expression tragique dans le regard.

—Dénoncé, arrêté, jeté au fond d'un obscur cachot, continua-t-il, j'y suis resté durant une année, séparé du monde, chargé de chaînes. Voyez, citoyens, voyez mes poignets meurtris par le poids des fers! Enfin j'ai pu m'enfuir, et je suis ici pour te vouer, Coblentz, à l'exécration de l'univers et de la postérité!

Des applaudissements couvrirent ces paroles, et Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, descendit de la tribune au milieu d'une bruyante ovation. Valleroy restait anxieux.

Qu'allait-il faire? Devait-il s'esquiver, éviter Joseph Moulette? Valait-il mieux aller à lui, feindre d'être heureux de le revoir, s'exposer à encourir ses reproches et les conséquences d'une colère qui serait terrible, si le citoyen président connaissait les circonstances de son arrestation?

Valleroy hésitait. Mais il était homme de décision et n'hésita pas longtemps. Il se décida pour le parti le plus énergique, quelque périlleux qu'il fût. Justement, Joseph Moulette, poussé par la foule, venait de son côté. Il l'attendit au passage et le salua.

—Je suis heureux de te revoir, citoyen président, et d'attester dans cette assemblée de patriotes la vérité de ton récit.

—Valleroy! s'écria Joseph Moulette.

Il se jeta dans les bras de Valleroy, lui donna l'accolade et s'élança, le traînant derrière lui, vers la tribune qu'il venait de quitter.

—Citoyens, reprit-il, voici un témoin de mes souffrances et de mes malheurs. Interrogez-le et que la foudre m'écrase si j'ai menti!

—Le citoyen Joseph Moulette a dit la vérité, dit d'une voix forte Valleroy, debout sur les degrés de la tribune. Il a été victime de son civisme et d'un infâme guet-apens, et moi-même, après avoir tenté en vain de le délivrer, je n'ai pu me dérober que par la fuite au même sort que lui.

Des acclamations nouvelles saluèrent ce langage. Un orateur proposa de déclarer que les citoyens Moulette et Valleroy avaient bien mérité de la patrie.

—Qu'ils se réjouissent, ajouta-t-il. Ils seront vengés. Avant peu l'armée du Rhin marchera sur Coblentz, et ce boulevard de la tyrannie tombera au pouvoir de la République. Alors, justice sera faite.

La proposition fut votée d'enthousiasme, et, quelques instants après, les deux amis quittaient la salle, enivrés de leur triomphe. Une fois dans la rue, Moulette prit le bras de Valleroy.

—Je t'avais promis, dit-il, de n'oublier jamais ce que tu avais fait pour moi. Estimes-tu que j'ai tenu parole?

—Tu ne me devais rien, citoyen président. Ma conduite à Coblentz a été conforme aux sentiments fraternels que tu m'avais inspirés.

—Oui, j'ai su que tu t'es efforcé, au prix des plus grands périls, d'obtenir ma mise en liberté.

—Tu le sais! répéta Valleroy abasourdi.

—Mes geôliers eux-mêmes ont rendu témoignage à ton dévouement républicain. S'il n'a pas porté les fruits que tu en attendais, tu n'en mérites pas moins ma gratitude. Aussi, n'hésite pas, si je peux quelque chose pour toi, à me le demander. Mais, d'abord, parle-moi de toi, de ta condition. J'ai vu avec joie que tu t'étais affilié aux jacobins.

—Peut-on être bon patriote sans cela?

—Exerces-tu un métier? Es-tu content?

—Tout en me consacrant à mes devoirs civiques, je me suis fait acheteur de biens nationaux et, pour commencer mes opérations, j'ai acquis l'hôtel du ci-devant comte de Malincourt.

—Malincourt! Celui que j'avais arrêté?

—Lui-même. La justice du peuple t'a donné raison, Moulette. Elle a condamné le ci-devant et sa femme et les a envoyés à la lunette.

—Ce que fait le peuple est bien fait, murmura Moulette. Périssent les traîtres et les aristocrates!

Résolu à tenir son rôle jusqu'au bout, Valleroy ne broncha pas. Il continua à régler son pas sur celui du citoyen président, et, comme ils arrivaient au bord de la Seine, il eut vaguement la pensée de débarrasser la société du malfaisant personnage, en le jetant à l'eau. Puis il se dit qu'il aurait peut-être besoin de lui et il écarta l'homicide obsession qui le poursuivait.

—Et toi, que fais-tu? demanda-t-il.

—Je suis employé dans les bureaux de l'accusateur public, Fouquier-Tinville. À mon retour de captivité, je suis allé le voir. Il a compris, me jugeant à ma valeur, quels services il pouvait attendre de moi. Il m'a proposé un poste de confiance auprès de lui, et, ma foi, jaloux de servir la République une et indivisible, j'ai renoncé à retourner à Épinal. Je suis chargé des enquêtes que nécessitent les dénonciations contre les suspects.

—Un bon métier, sans doute, remarqua Valleroy.

—Oui, excellent, répondit Joseph Moulette, qui s'abandonnait au besoin de faire étalage de son crédit et de son influence. Les aristocrates prévenus d'émigration, ou de relations avec des ennemis du dehors, ou de quelque autre crime, ont toujours l'argent au bout des doigts et croient pervertir ainsi la conscience des patriotes. On feint d'être sensible à leurs séductions et c'est tout bénéfice. Il y a aussi les visites domiciliaires qui rapportent. Il est si difficile de ne rien garder des objets précieux sur lesquels on fait main basse.

Le drôle souriait complaisamment.

—Tu es riche, alors? fit Valleroy avec admiration.

—Ça commence, mais ça ne fait que commencer.

—On pourrait peut-être violenter la fortune, et si deux hommes comme toi et moi s'alliaient secrètement, résolus à marcher d'accord, il y aurait plus d'un bon coup à faire.

Moulette regarda Valleroy, et la physionomie de ce dernier lui inspira tant de confiance qu'il s'écria, en tendant la main:

—Tope là, et soyons unis.

—Compris et entendu. C'est entre nous à la vie et à la mort.

Ils se séparèrent en se promettant de se revoir désormais tous les jours.

—C'est dur de feindre d'être l'ami, de ce coquin, pensait Valleroy en regagnant sa demeure, à travers les rues désertes et obscures. Mais il n'était pas d'autre moyen de se mettre à l'abri de sa méchanceté.

Le lendemain, dès le matin, comme Valleroy venait de se lever, Kelner lui remit une lettre qu'avait apportée, quelques instants avant un inconnu. Cette lettre, signée Sophie de Jussac, était datée de la prison du Luxembourg et ne contenait que quelques lignes ainsi conçues:

«Ainsi que je vous en avais prévenu, écrivait la chanoinesse, je me suis présentée hier dans les bureaux du Comité de Salut public, qui m'ont renvoyée au Comité de sûreté générale. Là, quand j'ai commencé à formuler mes plaintes, on m'a mis sous les yeux une dénonciation en règle, signée contre moi par ces coquins de Compiègne et qui m'avait devancée à Paris. Je suis accusée de complicité avec les ennemis de la République, de relations avec les émigrés et de résistance aux décrets de la Convention. On m'a arrêtée séance tenante et conduite à la prison du Luxembourg, où je suis incarcérée. Un homme sûr se charge de vous faire parvenir cet avis.»

—Pauvre femme! murmura Valleroy. La voilà victime de sa présomption et de sa confiance dans la justice des scélérats!

Et, songeant tout-à-coup à Joseph Moulette, il ajouta mentalement:

—Je ne peux abandonner à son sort la chère créature, et il faut que ce drôle m'aide à la sauver.

CHAPITRE XVII

CHEZ LES LOUPS

Les bureaux de l'accusateur public Fouquier-Tinville étaient situés dans les bâtiments du Palais de justice, entre la salle où le tribunal révolutionnaire tenait ses audiences et la prison de la Conciergerie destinée à recevoir les prévenus, au moment où commençait leur procès. Cette prison et cette salle pouvaient être considérées comme les deux étapes qui les séparaient de l'échafaud.

Ce fut donc au Palais de justice, que, au lendemain de l'arrestation de la chanoinesse de Jussac, se rendit Valleroy pour voir Joseph Moulette. À l'extrémité d'un long corridor, il entra dans une salle d'attente déjà remplie de gens, hommes et femmes de tous rangs et de tout âge.

C'étaient pour la plupart des solliciteurs qui venaient implorer, en faveur de parents incarcérés, la pitié du magistrat qu'avait investi de pouvoirs souverains un décret de la Convention, et dont le peuple de Paris ne prononçait le nom qu'avec terreur.

Au milieu de ces solliciteurs éplorés qui risquaient eux-mêmes leur vie en essayant de sauver celle d'autrui, parmi ces hommes dont le visage exprimait l'angoisse, parmi ces femmes en deuil, venues pour disputer à la guillotine un époux, un père, un frère, un fils, Valleroy, ne sachant à qui s'adresser, resta un moment décontenancé. Enfin, ayant interrogé un des sectionnaires préposés à la garde de la salle, il parvint à faire avertir de sa présence Joseph Moulette. Celui-ci vint aussitôt, et, apparaissant sur le seuil de la pièce où il se tenait, il appela d'un geste Valleroy qui s'empressa de le suivre.

—Je te sais gré, citoyen Valleroy, de n'avoir mis aucun retard à tenir ta promesse et d'être venu me trouver, dit Joseph Moulette. Que puis-je pour toi? As-tu un service à me demander ou une affaire à me proposer?

—C'est d'une affaire qu'il s'agit, répondit résolument Valleroy.

—Parle alors, je t'écoute avec l'attention que je dois à mon associé.

—On a arrêté hier une femme se disant chanoinesse de Jussac, continua
Valleroy. Elle est prévenue d'avoir conspiré contre la République.

—La chanoinesse de Jussac? dit Joseph Moulette. Il me semble que j'ai vu déjà ce nom quelque part.

Tout en parlant, il s'était assis devant une table couverte de papiers, et, maintenant, il avait l'air d'en chercher un parmi les autres.

—Que cherches-tu? demanda Valleroy.

—Parle, parle, je ne perds pas un mot de ce que tu dis. Justement, voilà le dossier de ta citoyenne. Je savais bien qu'il m'avait passé par les mains.

Il le feuilletait en murmurant entre ses dents:

—Une dénonciation de la Société des jacobins de Compiègne… Complicité avec des aristocrates et des émigrés… La messe célébrée la nuit dans son château… Luxe scandaleux… Oh! mais, tout cela est très grave!

Et se renversant dans son fauteuil, il ajouta:

—L'affaire de ta ci-devant chanoinesse est claire. Dans trois jours elle ira au tribunal et, le lendemain…

Il n'acheva pas; mais portant la main à sa nuque, il eut le geste tragique d'un bourreau.

Valleroy ne sourcilla pas, et ce fut avec le plus grand calme qu'il répondit.

—C'est que, justement, il n'y a pas lieu de se presser.

—Tu t'intéresses à elle?

—Comme on peut s'intéresser à une poule aux oeufs d'or qu'il serait imprudent de tuer trop vite.

—La citoyenne est riche?

—Très riche, et j'ai su par hasard qu'avant de partir de son château de Jussac pour venir se faire prendre à Paris, elle a enterré quelque part, dans un endroit connu d'elle seule, une grosse, très grosse somme en beaux louis comptant. Avant qu'elle soit envoyée à la guillotine, je voudrais gagner sa confiance, lui arracher son secret et savoir où est caché le magot. Quand nous le saurons, il sera temps de requérir sa condamnation et de nous débarrasser d'elle. Alors, part à deux!

—Oui, je comprends, et ton plan est certes bien imaginé. Mais l'exécution n'en est pas facile. Gagner la confiance de la citoyenne, comment?

—Rien de plus facile, au contraire, si tu veux me seconder.

—Tu as un moyen?

—Notre ci-devant chanoinesse est détenue au Luxembourg. Suppose que je sois nommé geôlier dans cette prison. Me voilà en relations quotidiennes avec la citoyenne. Je feins de m'intéresser à elle, de vouloir la sauver…

—Oui, oui, je comprends. Je comprends et je t'admire, car tu es un habile homme. Mais moi, que dois-je faire?

—Obtenir de Fouquier-Tinville ma nomination comme geôlier au Luxembourg. Tu me feras passer pour un de tes amis, bon patriote. D'ailleurs, je suis connu pour mon civisme. À la Commune et aux jacobins, vingt voix affirmeront que mes opinions sont pures et que jamais je ne tombai dans le modérantisme.

—Il suffira que je me porte garant pour toi, observa fièrement Joseph
Moulette. Fouquier-Tinville n'a rien à me refuser.

—Ce n'est pas tout, ajouta Valleroy, qui puisait l'imperturbable aplomb de son mensonge dans le souvenir qu'il avait gardé de la crédulité de Joseph Moulette, puisque ton crédit est tel que tu le dis, l'opération peut devenir plus lucrative que je n'espérais. La ci-devant Jussac possède un château aux environs de Compiègne. Après sa mort, ce château sera confisqué, mis en vente et nous tâcherons de nous le faire adjuger à bas prix. Il serait donc à souhaiter que, jusque-là, sous prétexte de frapper les aristocrates dans leurs biens comme dans leur vie, les jacobins de Compiègne n'allassent pas le détériorer.

—Ordre sera donné à la municipalité de cette ville d'y mettre bonne garde.

Joseph Moulette s'était levé. Soudain, il reprit:

—Mais, j'y songe! Attends-moi là. Fouquier-Tinville est dans son cabinet. Je vais lui parler de toi, séance tenante, et, si je le trouve en belle humeur, je lui arrache ta nomination.

Le citoyen président disparut et Valleroy resta seul, tout heureux du succès de sa ruse, se leurrant de l'espoir qu'il pourrait la prolonger et en obtenir ce qu'il en espérait: le salut de Mme de Jussac et la conservation du château. Ces pensées captivaient encore son esprit quand Joseph Moulette reparut et l'appela, en disant:

—Le citoyen accusateur public va te recevoir.

Sur son invitation, Valleroy entra derrière lui dans le cabinet de Fouquier-Tinville. Au milieu de la vaste pièce, que chauffait un grand feu, le terrible pourvoyeur de la guillotine travaillait, assis à son bureau encombré de lettres et de dossiers. Au bruit des visiteurs derrière lui, il tourna la tête, et Valleroy eut quelque peine à supporter sans en être intimidé le regard qui se posa sur lui. Il tombait, ce regard, de deux yeux chatoyants, ronds et petits, dont l'éclat sombre se reflétait sur le visage grêlé, couturé, exprimant à la fois une audace servile et cynique, une incessante agitation intérieure, et pour tout dire, hideux avec son front étroit et blême, à moitié caché par les cheveux noirs. Mais, à peine arrêtés sur Valleroy, ces yeux mobiles et fuyants prirent une autre direction, et ce fut sans le regarder que Fouquier-Tinville lui parla:

—C'est toi qu'on nomme Valleroy? demanda-t-il.

—C'est moi, citoyen.

—Tu désires être employé dans la prison du Luxembourg?

—Mon ambition serait comblée si je pouvais l'être.

—Est-ce dans celle-là ou dans une autre que tu veux servir la patrie?

—Dans celle-là, citoyen.

—Pourquoi?

—Parce que je sais que, dans celle-là, les ennemis de la République ourdissent plus qu'ailleurs des complots liberticides.

—Et tu espères les déjouer?

—C'est mon principal souci.

—Tu sais que si tu trompais la confiance du peuple dont je suis ici le représentant, tu périrais?

—Je le sais.

—N'as-tu pas été jadis observateur pour le compte de la Commune?

—Elle m'a envoyé à Coblentz en l'an I de l'ère de la liberté pour surveiller les émigrés, affirma Valleroy avec effronterie.

—Le citoyen Joseph Moulette me répond de toi et cela me suffit. Je vais donc faire ce que tu me demandes. Dès demain, tu seras geôlier au Luxembourg. Mais ce n'est pas seulement pour garder les prisonniers que je t'y envoie; c'est aussi pour surveiller ceux qui les gardent. Partout règne la trahison. Nous croyons tout savoir et nous ne savons rien. Le plus souvent, nos agents eux-mêmes pactisent avec nos ennemis. Ta vigilance devra donc s'exercer surtout sur le personnel de la prison, sur les gardiens, sur les sectionnaires, sur le greffier, et, fréquemment, tu me rendras compte par écrit de ce que tu auras découvert.

—Je me conformerai scrupuleusement à tes ordres, citoyen.

—N'oublie pas qu'il y va de ta tête.

Valleroy s'inclina comme s'il mettait sa tête à la disposition de Fouquier-Tinville. Le mouvement eut sans doute de l'éloquence et de l'à-propos, car l'accusateur public reprit:

—Je te crois bon patriote; sois-le toujours. Voici un ordre qui t'ouvrira les portes du Luxembourg.

Il tendait à Valleroy un papier, après l'avoir signé, et d'un geste il le congédia. Puis il se plongea de nouveau dans les paperasses où il cherchait les éléments des actes d'accusation qu'il dressait en grand nombre tous les jours.

—Est-ce là ce que tu souhaitais? demanda Joseph Moulette à son associé quand ils furent seuls.

—Tu as réalisé mes désirs.

—Alors, citoyen, bonne chance. Je ne te recommande pas d'agir loyalement avec moi, d'abord parce que, convaincu de ta probité, je suis sûr que tu ne manqueras pas au contrat verbal qui nous lie; ensuite, parce que, si tu me trompais, je consacrerais tout mon pouvoir à tirer vengeance de toi.

—Ne menace pas, Joseph Moulette, répliqua Valleroy d'un accent solennel. Je t'ai déjà prouvé que je suis au-dessus du soupçon. Les gains de nos entreprises doivent être partagés entre nous; et ils le seront tout aussi bien que si j'en avais signé l'engagement.

Sur cette superbe réponse, que le citoyen président accueillit par un silence embarrassé, ils se séparèrent, et comme Valleroy descendait lestement l'escalier du Palais de Justice, il ne put se défendre de penser que souvent rien n'est plus bête qu'un coquin. Il revint en toute hâte à l'hôtel de Malincourt, et, à peine arrivé, réunissant Bernard et Kelner, il leur annonça qu'il allait s'éloigner d'eux pendant quelques semaines. D'abord Bernard protesta. Mais, quand il sut à quelle noble tâche se dévouait son ami, loin de protester, il lui dit:

—Espérons que tu seras plus heureux que lorsque nous avons tenté de délivrer mes pauvres parents et la reine. Je t'approuve, Valleroy. Je regrette seulement que tu ne m'aies pas convié à te seconder.

—Eh! je le ferai peut-être, mon garçon! s'écria Valleroy. Attends-toi à être appelé à la prison du Luxembourg. Dès que je serai familiarisé avec mes nouvelles fonctions, je ne manquerai pas de t'inviter à me venir voir.

Ces paroles aidèrent Bernard à se résigner.

—N'estimes-tu pas qu'il serait bon de faire connaître au colonel de Jussac l'arrestation de sa soeur? demanda-t-il alors. Sans doute, il volerait à son secours, et on écouterait un brave soldat tel que lui.

—J'y ai pensé. Mais comment l'avertir? Par une lettre? Si elle était ouverte, elle nous perdrait tous. Par un messager? Où en trouver un assez sûr?

—Ne suis-je pas là? dit Kelner.

—Ta présence, Kelner, est nécessaire ici en mon absence pour garder la maison, ta femme et les enfants. Et puis, à supposer que le colonel soit prévenu, à supposer qu'il arrive, parviendra-t-il à sauver sa soeur? Ne s'exposerait-il pas lui-même à être soupçonné, arrêté, condamné? La République n'est pas tendre pour les soldats qui la défendent. Plus d'un a déjà payé de sa vie l'honneur de la servir. Laissons M. de Jussac aux armées. Là, du moins, sa qualité de gentilhomme n'est pas crime, et il est protégé. Si sa soeur doit être sauvée, elle le sera plus sûrement par nous que par lui.

Bernard et Kelner se rangèrent à cette opinion. Le lendemain, dès le matin, Valleroy les quittait pour aller prendre au Luxembourg ses nouvelles fonctions. Les arrestations, à cette époque, se multipliant incessamment et les prisons de Paris étant devenues insuffisantes pour recevoir les prévenus, il avait fallu en augmenter le nombre. C'est ainsi que le Palais du Luxembourg, ancienne résidence de Monsieur, comte de Provence, avait été transformé, après la fuite de ce prince, en maison de détention. À l'entrée de la vaste cour, sous les voûtes donnant accès dans l'intérieur des bâtiments, en bas et en haut des escaliers, dans les corridors, on avait planté de lourdes et solides grilles de fer. Les galeries, les salles aux proportions monumentales étaient devenues des dortoirs, des réfectoires, des cellules, et maintenant, sous les lambris dorés où, tour à tour, avaient vécu Marie de Médicis, Gaston d'Orléans, Mlle de Montpensier, la duchesse de Berry, fille du régent, et le frère de Louis XVI, des centaines d'innocents promenaient leur infortune, en attendant que leur destinée se réalisât.

C'est là qu'avait été conduite la chanoinesse de Jussac. Écrouée sur l'ordre du Comité de surveillance qui fonctionnait à côté du Comité de Salut public, on l'avait placée dans une salle où se trouvaient déjà d'autres femmes. Les unes étaient, comme elle, de nobles dames dont le crime consistait dans un passé aristocratique, dans le nom qu'elles portaient, dans les services rendus à l'État par leurs aïeux. Filles ou épouses d'émigrés, les relations entretenues par elles avec des êtres chers étaient assimilées à des complots contre la République, et, pour avoir obéi au plus naturel, au plus légitime des sentiments humains, elles étaient prévenues de communications avec les ennemis du dehors et du dedans. À côté d'elles, il en était de plus obscures, d'humbles épouses d'artisans, dénoncées pour avoir donné asile à des proscrits, pour avoir caché des prêtres insermentés, ou même pour moins que cela, pour des propos imprudents que l'étendue de leur misère avait arrachés un jour à leur bouche exaspérée.

Rapprochées par la communauté de leur malheur et par l'identité de leur sort, patriciennes et plébéiennes vivaient entre elles fraternellement. Les premières oubliaient leur éducation, leurs origines pour relever le moral de leurs compagnes par la parole et par l'exemple. Celles-ci, en retour, se prodiguaient pour leur rendre les mille soins auxquels étaient accoutumées les femmes de la noblesse et que le régime de la prison leur refusait. Monotone était leur existence, mais non sans charme, car, sauf la privation de la liberté et la perspective de la guillotine, leur sort ne comportait pas de trop cruelles rigueurs. Mal nourries, mal couchées, entassées dans des pièces trop étroites, exposées sans cesse à la brutalité de leurs gardiens, elles jouissaient, d'autre part, de précieuses faveurs. Le plus souvent, il leur était permis de circuler dans la prison. Elles pouvaient se visiter, se réunir, causer longtemps, se promener dans les cours transformées en préau, où elles retrouvaient parmi les hommes détenus comme elles des amis des jours heureux. Aussi, chacun organisait-il sa vie au gré de ses goûts et de ses sympathies, et, fréquemment, il arrivait que les journées, en s'écoulant, amenaient des douceurs et des surprises qui en abrégeaient la longueur. Ce qui dominait les préoccupations quotidiennes, c'était l'insouciance, le détachement de l'existence, le mépris de la mort. Comme, à toute heure, on pouvait croire qu'on allait être envoyé au tribunal, comme on savait que le tribunal précédait l'échafaud, on ne songeait qu'à être heureux durant les moments dont on disposait encore. Ce fut le trait caractéristique de ces temps que les plus faibles et les plus frêles se préparaient au supplice avec sérénité et l'attendaient non avec des larmes, mais avec des sourires. Ce qui se passait au Luxembourg se passait dans toutes les autres prisons. Seulement, dans ce vieux palais, on avait de plus qu'ailleurs des salles aérées, des cours spacieuses, la vue de jardins où se reposaient les yeux, et c'était encore une infinie douceur d'être incarcéré là plutôt qu'au Plessis, ou aux Madelonnettes, ou dans quelque autre des édifices où on emprisonnait les prévenus, édifices plus sombres et d'aspect plus effrayant que ce somptueux et élégant Luxembourg qui n'avait pas été construit pour recevoir des prisonniers. Mais si la captivité y revêtait une physionomie moins lugubre que dans les autres prisons de Paris, la mort s'y présentait dans des conditions analogues. C'étaient toujours les mêmes émissaires accompagnant la même charrette, et s'arrêtant à cette étape de leur tournée comme aux autres, afin d'y prendre les victimes désignées pour ce jour-là. C'étaient les mêmes formalités, le même appel, les mêmes adieux, et quand les victimes étaient parties, la même tristesse parmi ceux qui leur survivaient, tristesse bientôt dissipée par la volonté de ne pas affaiblir leur propre courage, appelé à subir, le lendemain, de nouvelles épreuves.

En moins de quarante-huit heures, la chanoinesse de Jussac fut faite à sa nouvelle vie. Elle trouva parmi les prisonnières l'accueil auquel lui donnaient droit dans le monde son rang, son âge et son nom. À peine incarcérée, elle s'occupa d'avertir Valleroy, et, à force de se remuer, elle parvint à trouver un homme sûr à qui elle crut pouvoir confier une lettre. Puis, certaine qu'elle serait promptement secourue, elle attendit, s'occupant à préparer sa défense, en prévision de sa comparution devant le tribunal. La salle dans laquelle on l'avait mise contenait douze lits où couchaient vingt femmes. Arrivée la dernière, elle aurait dû en partager un avec une de ses compagnes. Mais, par égard pour elle, celles-ci voulurent lui épargner cette obligation. Elle eut donc son lit. En outre, une femme du peuple, détenue comme elle, sollicita l'honneur de la servir, de telle sorte que la chanoinesse, accoutumée au confort et au luxe de son château, put espérer qu'elle n'aurait pas trop à souffrir de son changement d'existence.

Le surlendemain de son entrée au Luxembourg, vers 10 heures du matin, comme elle descendait dans la cour, accompagnée d'autres prisonnières, elle se trouva soudainement en présence de Valleroy. Mais il était accoutré de telle sorte, que, d'abord, elle ne le reconnut pas. Il portait une veste longue en ratine verte, ainsi que des culottes de même étoffe et de même couleur. Il était coiffé d'un bonnet rouge et tenait à la main un trousseau de clés. Ce costume le transformait et le déguisait à ce point que la chanoinesse ne se tourna même pas pour le voir. Ce fut seulement lorsqu'à deux reprises, il eut passé devant elle avec l'évidente intention de se faire remarquer qu'elle mit un nom. Elle allait manifester sa surprise. Mais Valleroy ne lui en laissa pas le temps. Avant que son étonnement se fût exprimé, il se trouva près d'elle et dit à voix basse, d'un air bourru, comme s'il adressait une remontrance à la prisonnière.

—Feignez de ne pas me connaître. Je suis ici pour travailler à votre délivrance.

Il s'éloigna sans ajouter un mot, la laissant stupéfaite. Durant la journée, ayant obtenu d'être préposé à la garde de la salle où elle se tenait, il trouva moyen, à diverses reprises de communiquer avec elle, tantôt dans cette salle, tantôt dans le préau. Elle sut ainsi que, désormais, elle avait auprès d'elle un protecteur et un ami.

—Si je peux quelque chose pour améliorer votre sort matériel, dites-le moi, ajouta-t-il. Je m'efforcerai de l'obtenir.

—Il me serait très doux d'être transférée du dortoir commun dans une cellule où je serais seule, répondit-elle.

—Ce n'est peut-être pas impossible.

Impossible ou non, ce fut fait dès le lendemain, et la chanoinesse de Jussac eut un chez elle où elle pouvait rester seule et recevoir, durant le jour, les prisonniers qu'elle avait distingués. Chaque après-midi, vers 3 heures, sa chambre se remplissait de ses compagnons d'infortune. On venait la voir, comme si elle eût eu encore un salon, et c'était un touchant spectacle que celui de ces réunions de grandes dames et de gentilshommes où, pour tromper les cruels loisirs de la détention, on remontait aux souvenirs du passé, sans négliger de s'entretenir des tristesses du présent.

Souvent manquaient à l'appel un ou plusieurs visiteurs qu'on avait vus la veille. C'est que, dans l'intervalle, ils avaient été mandés au tribunal et n'en étaient revenus que pour annoncer qu'ils étaient condamnés à mort. On leur donnait un souvenir, quelques larmes; puis on s'attachait à consoler ceux que leur brusque départ laissait dans le deuil.

Quand la chanoinesse restait seule, Valleroy, après avoir rempli les nombreuses obligations de sa charge, venait à son tour la voir. Leurs entretiens étaient toujours rapides, fréquemment interrompus et auraient pu se résumer dans cette phrase que Valleroy ne cessait de répéter:

—Tant que je serai près de vous, vous ne serez pas appelée au tribunal.

Il y avait déjà huit jours qu'il était entré au Luxembourg quand, un matin, il fut appelé chez le directeur de la prison. Il s'y rendit aussitôt et y trouva Joseph Moulette venu pour le voir. Sur l'ordre du citoyen président, le directeur, très humble devant lui, les laissa seuls dans son cabinet.

—Eh bien, où en sommes-nous? demanda le secrétaire de Fouquier-Tinville. Crois-tu que ta ci-devant chanoinesse déliera sa langue et te confessera l'endroit où elle cache son trésor?

—Je le crois, répondit Valleroy. Mais il ne faut pas lui manifester d'impatience. Nous nous exposerions à tout gâter. Elle est défiante, la vieille! Il faudra des ruses et du temps pour lui arracher son secret. Elle m'a bien avoué que le trésor, existe, mais elle ne semble pas encore disposée à dire où elle le détient.

—Il est dommage que Capet, quand il régnait, ait aboli la torture, fit observer Joseph Moulette. Nous aurions obligé ta chanoinesse à parler.

—Oui, mais nous n'avons plus la torture à notre service!

—Ce qu'elle nous eût donné en quelques minutes, combien te faudra-t-il de temps pour l'obtenir?

—Six semaines ou deux mois, répliqua Valleroy, peut-être davantage.

Le citoyen président bondit.

—Mais il sera impossible de résister durant si longtemps aux démarches de la Société des jacobins de Compiègne!

—Elle est donc bien pressée de voir couper le cou à la ci-devant
Jussac?

—Elle affirme que ce grand exemple est nécessaire dans le pays pour en imposer à l'audace des aristocrates. À deux reprises déjà, le Comité de surveillance a transmis à Fouquier-Tinville les requêtes des patriotes de Compiègne, et, par deux fois, celui-ci m'a ordonné de dresser le dossier.

—Mais alors notre opération est compromise? fit Valleroy d'un accent d'inquiétude.

—Oh! j'ai plus d'un moyen de gagner du temps, dit Joseph Moulette, avec un sourire hautain et ironique. Mais je tenais à exciter ton zèle, à te démontrer la nécessité d'agir rapidement. Si Fouquier-Tinville me demande de nouveau le dossier, je serai obligé de le lui remettre et de trouver des raisons pour retarder l'envoi au tribunal.

—Tu pourras invoquer les services que rend à la République le frère de la citoyenne Jussac.

—Le colonel? s'écria Joseph Moulette. Mais il est mort! La nouvelle en est arrivée à Paris durant la dernière décade.

—Il est mort!

—Tué à l'ennemi, dans un combat d'avant-garde.

—Et on oserait guillotiner la soeur de ce brave? Valleroy, un moment oublieux de son rôle, avait poussé ce cri avec impétuosité.

—Entre-t-il dans tes desseins de la sauver? demanda froidement Joseph
Moulette.

—Si elle était sauvée, fit Valleroy se reprenant, il n'y aurait plus ni château à vendre, ni trésor à retrouver, partant, plus de gain pour nous. Je ne peux donc vouloir la sauver. J'ai voulu seulement t'indiquer comment, en invoquant les services du frère, tu pourras ajourner la mort de la soeur jusqu'au moment où il ne sera plus utile qu'elle vive.

Si la généreuse mais imprudente exclamation de Valleroy avait éveillé un soupçon dans l'âme défiante de son interlocuteur, ce soupçon fut effacé par l'explication que son ordinaire présence d'esprit venait de lui suggérer.

—La ci-devant chanoinesse de Jussac vivra aussi longtemps que son existence nous sera nécessaire, déclara Joseph Moulette rassuré. Tu peux t'en fier à moi. Ne laisse pas cependant de t'appliquer à provoquer des aveux. Plus tôt nous les aurons et mieux cela vaudra, car nous avons tout intérêt à éviter que Fouquier-Tinville s'aperçoive que je n'apporte à l'exécution de ses ordres qu'un zèle refroidi. Et, à ce propos, ne néglige pas de lui envoyer les rapports qu'il t'a demandés.

—T'en a-t-il reparlé?

—Non; mais cet homme terrible n'oublie rien; il feint d'oublier; puis un beau jour, brusquement, il s'étonnera de ton silence, et alors… il a des colères terribles!

—Mais je ne sais qui lui dénoncer! Le personnel de la prison est dévoué à la République, à la liberté, à la cause du peuple.

—Et qu'importe! Invente, laisse pressentir que tu es sur la trace d'un complot. Fais comme moi; gagne du temps.

—Je tâcherai… Quand te reverrai-je?

—Oh! pas de sitôt. Il faut craindre les dénonciations que ne manqueraient pas d'exciter nos entrevues, si elles devenaient fréquentes. Il me suffit d'être venu et de t'avoir reçu dans ce cabinet pour donner à ta personne et à tes modestes, mais utiles fonctions, le prestige que tu dois conserver dans l'intérêt de notre entreprise, aux yeux de tes égaux, comme aux yeux de ceux de qui tu reçois les ordres. Désormais, sois-en sûr, on ne te demandera dans cette prison aucun compte de ta conduite, et, en ta qualité de protégé de Fouquier-Tinville, tu inspireras à tous une terreur salutaire; à toi d'en profiter. Quant à moi, je n'ai plus rien à faire ici.

—Mais alors, comment communiquerai-je avec toi?

—N'as-tu pas un intermédiaire à mettre entre nous?

Valleroy réfléchit un moment; puis, soudain, se frappant le front:

—J'en ai un, mon neveu, Bernard. Il va sur ses quinze ans. Il est, comme son oncle, ardent patriote et, soit dit en passant, pétri de malice. C'est lui que je chargerai de porter mes rapports à Fouquier-Tinville, et il aura ainsi une occasion toute naturelle de te voir, de te parler, de te donner mes avertissements et de recevoir les tiens. Est-ce entendu?

—C'est entendu. Maintenant, retourne à ton poste. Et crois-moi, ne perds pas ton temps. Il importe que le trésor des Jussac arrive à bref délai dans nos mains. Retrouverions-nous plus tard, pour nous l'approprier, des circonstances aussi favorables que les circonstances présentes? Si, d'aventure, les ennemis de Robespierre l'emportaient, qu'adviendrait-il de Fouquier-Tinville et de moi-même?…

—Robespierre! Que dis-tu là? Est-il menacé?

—Eh! que sait-on! Il est des scélérats aux yeux de qui son civisme est suspect et qui lui reprochent les impitoyables rigueurs qu'il déploie contre les ennemis de la patrie. Ils sont puissants, quoiqu'il les domine encore. Mais s'il allait faiblir…

—Pour la République et pour nous, puisse l'Être suprême écarter ces sombres perspectives! murmura hypocritement Valleroy.

Et d'un ton presque badin, il ajouta:

—Je m'engage à travailler activement à notre fortune.

Il alla ouvrir la porte du cabinet et, avant de se retirer, salua respectueusement Joseph Moulette et le citoyen directeur qui rentrait. Puis il s'éloigna, une grande joie au coeur et aussi un peu de tristesse; un peu de tristesse, quand il songeait au brave colonel de Jussac, mort à l'ennemi; une grande joie, lorsqu'il se disait que, grâce à son subterfuge, il pourrait mander auprès de lui son cher Bernard et le voir désormais en toute liberté. Pour la première fois, depuis une semaine qu'il l'avait quitté, il lui écrivit ce soir-là; sa lettre était brève et ne contenait que ces quelques mots:

«Viens, Bernard, j'ai besoin de toi.—Valleroy.»

Quant à la chanoinesse, en la revoyant, il se garda bien de lui annoncer le trépas glorieux de son frère. Si elle devait vivre, elle apprendrait son malheur toujours assez tôt; si elle devait mourir, autant épargner à son coeur ce nouveau déchirement.

CHAPITRE XVIII

BERNARD S'AGITE

Depuis qu'il habitait Paris, Bernard avait contracté l'habitude de ne sortir de l'hôtel de Malincourt qu'à de rares intervalles. C'est sur le conseil de Valleroy qu'il s'y était résigné. Si triste était la capitale avec ses solennités civiques et ses manifestations patriotiques, avec les convois de condamnés, parcourant la ville à toute heure, avec les sans-culottes et les tricoteuses maîtres du pavé, les longues files formées aux abords des halles et des boulangeries, la guillotine en permanence, que Valleroy s'efforçait d'en dérober le spectacle à Bernard. Mais lorsqu'il l'eut quitté pour s'enfermer au Luxembourg, l'enfant manifesta la volonté de changer d'existence et d'aller tous les jours par la ville. Il se considérait maintenant comme un homme, quoiqu'il n'eût pas quinze ans, et il voulait accoutumer son coeur et ses yeux aux émotions que, en ces jours douloureux, la rue, du matin jusqu'au soir, présentait aux Parisiens.

Kelner tenta vainement de le détourner de ce projet. Bernard demeura inébranlable, et le lendemain du jour où Valleroy était parti, il sortit accompagné du brave Suisse qui, pour cette première promenade, n'avait jamais voulu le laisser seul. Par la rue de Seine et par la rue de Tournon, ils arrivèrent au Luxembourg. Avant toute autre excursion, Bernard avait voulu voir la résidence de Valleroy et de la chanoinesse de Jussac. Ils en firent le tour, en traversant les jardins ouverts au public et, tant que dura la promenade, il tint ses yeux fixés sur les croisées du monument, comme s'il eût espéré d'y voir apparaître le visage énergique et doux de son ami.

De là, contournant le théâtre de l'Odéon et à travers le quartier Latin non encore ouvert par des boulevards, ainsi qu'il l'est aujourd'hui, à la lumière et à l'air salubre, ils gagnèrent le Palais de Justice. Ils y entrèrent. Le tribunal révolutionnaire siégeait ce jour-là. Bernard voulut graver dans sa mémoire la vision d'une de ces audiences où des innocents étaient jugés par des criminels. Il vit l'accusateur public Fouquier-Tinville, le président Dumas et ses assesseurs. Il vit aussi les prévenus: une femme du peuple et deux gentilshommes, compromis dans un prétendu complot contre la République. Il assista à leur interrogatoire et, après avoir constaté qu'on ne leur accordait pas la liberté de se défendre, il entendit la sentence qui les condamnait à mort tous les trois.

Très exalté et très ému, il entraîna Kelner, auquel il demanda de le conduire à l'entrée de la Conciergerie. Une fois là, il se dirigea vers la place de l'Hôtel-de-Ville, désireux de parcourir le chemin par lequel ses parents avaient été conduits au supplice. À cette heure, les souvenirs du passé assaillaient son esprit. Remontant à une année en arrière, il se revoyait arrivant à Paris, tombant à l'improviste dans la foule hurlante, et, parmi les flots pressés de cette foule, il suivait par la pensée la sinistre charrette où, pour la dernière fois, il avait aperçu ses parents ainsi que dans un sinistre cauchemar, sans pouvoir les embrasser ni même leur parler.

Comme au jour de ce drame abominable. Un tiède soleil de printemps descendait du ciel et éclairait la terre. La Seine coulait lumineuse entre ses hautes berges, au bord desquelles le Louvre, les Tuileries, le Palais Mazarin, dressaient leurs façades monumentales et allait se perdre au loin, sous les hauteurs verdoyantes de Passy qui s'étageaient dans une lumière éclatante, où flottait une poussière d'or. Et devant ce radieux spectacle, Bernard se demandait comment une ville si belle était tombée au pouvoir des scélérats qui la déshonoraient et pourquoi Dieu permettait que la nature, créée par lui et embellie par la main des hommes, servît de cadre à leurs forfaits. Silencieux, le coeur oppressé, il marchait à côté de Kelner qui n'osait interrompre ses rêveries et réglait son pas sur le sien, sans protester contré la longueur de la course.

Lorsque, après plusieurs heures, ils revinrent à l'hôtel, Bernard tombait de fatigue. Mais, résolu à se mêler désormais à la vie de Paris, il déclara qu'il sortirait le lendemain et ensuite tous les jours. Seulement, il entendait sortir seul, ayant, disait-il, acquis et payé chèrement le droit d'être traité comme un homme et non comme un enfant. Kelner, effrayé en songeant aux périls auxquels son jeune maître serait exposé, alla supplier le P. David d'user de l'ascendant moral qu'il exerçait sur Bernard pour le retenir. Mais, à sa grande surprise, le P. David fut d'un autre avis que lui.

—Laissez donc le chevalier agir à sa guise, dit-il. On ne saurait trop le pénétrer du sentiment de sa responsabilité personnelle. Il est jeune d'âge, mais mûr d'esprit, et à cette maturité, il faut un aliment qu'il ne peut trouver qu'au dehors. C'est une émancipation prématurée peut-être; mais dans les temps où nous sommes, on vieillit plus vite qu'autrefois.

À partir de ce jour, couvert par l'opinion du P. David, Bernard entreprit des excursions quotidiennes à travers Paris, et si rapidement se familiarisa avec les rues de la capitale qu'au bout d'une semaine il était en état de s'y guider. On le voyait sous les galeries du Palais-Royal où il assistait aux séances de clubs formés en plein vent, sous les arbres du jardin, par des orateurs improvisés; au restaurant Méot où dînaient d'illustres conventionnels; sur la terrasse des Tuileries, où, à deux pas de la Convention, représentants et spectateurs venaient continuer, en respirant l'air du jardin, les ardents débats commencés dans l'assemblée. Un jour, perdu dans des groupes hideux, il suivit jusqu'à la place de la Révolution, où avaient lieu maintenant les exécutions capitales, une charrette de condamnés. Cédant à une soudaine défaillance de son coeur, il ne cessa de les regarder qu'au moment où ils montaient sur l'échafaud.

À ces spectacles, son esprit et son coeur se trempaient: il y puisait l'art de juger hommes et choses au gré de sa raison grandissante et de sa jeune expérience. Il apprenait à détester le crime, à plaindre les criminels, et, en enveloppant d'une commisération plus attendrie leurs victimes, à reconnaître les fautes qu'elles expiaient quelquefois pour leur compte et plus souvent pour autrui. Les gens qui voyaient passer, à travers les tragiques et tumultueuses agitations de Paris, cet enfant long et frêle, vêtu de noir comme un petit bourgeois et dont un grave et ardent regard éclairait le visage pâle, ne se doutaient guère des idées qu'il portait en lui, ni des chocs qui se produisaient entre celles qu'il tenait de son éducation première et celles qu'il devait à sa précoce science de la vie. Pour les comprendre, il aurait fallu causer avec lui. Mais depuis que Valleroy s'était enfermé au Luxembourg, Bernard ne parlait à personne de l'état de son âme, sauf au P. David auquel chaque jour, en rentrant, il aimait à confier les impressions qu'il rapportait de ses promenades et à qui il les confiait parce qu'il savait que le vieux religieux ne le trahirait pas.

C'est dans ces circonstances qu'il reçut un matin le billet de Valleroy qui l'appelait au Luxembourg. Il se rendit à cet appel sans tarder. À la porte de la prison, on lui demanda qui il était et ce qu'il voulait. Quand il eut répondu qu'il venait pour voir son oncle, le geôlier Valleroy, on le fit entrer dans la salle du greffe, où celui qu'il demandait et qu'on était allé quérir devait venir le retrouver. Et là, soudainement, il eut l'impression nette et saisissante des rapides formalités de l'incarcération des détenus. Justement, on venait d'en amener six, parmi lesquels se trouvaient deux femmes, l'une en cheveux blancs, l'autre qui semblait avoir à peine vingt ans.

Assis sur un banc contre le mur, ces infortunés paraissaient accablés. Leur regard exprimait la résignation et l'angoisse. À l'appel de leur nom, ils se levaient, s'approchaient du greffier, et d'une voix brisée, répondaient à ses questions, questions brèves destinées uniquement à établir leur identité. Le nom inscrit sur le registre d'écrou, on y mentionnait sous une forme concise les causes de l'arrestation. Ces causes ne variaient guère. C'était toujours de complot contre la République et de relations avec les émigrés qu'on accusait les suspects.

Le coeur serré, Bernard s'intéressait passionnément à ces scènes douloureuses, quand entra Valleroy. Si vive fut la joie de l'enfant en retrouvant son ami que les cruelles impressions qu'il venait de ressentir s'apaisèrent un moment. Valleroy lui serra la main, puis s'approcha du greffier auquel il dit quelques mots à voix basse. Celui-ci regarda Bernard. Il écrivit ensuite quelques mots sur une feuille imprimée qui se trouva sous sa main et qu'il lui remit en disant:

—Tiens, citoyen, voici une autorisation qui te permettra de circuler librement dans la prison.

—Suis-moi! dit alors Valleroy.

Il entraîna Bernard dans la cour du palais, muette et déserte, les prisonniers n'étaient pas encore descendus.

—Tu m'as appelé, fit Bernard, et je me suis empressé de venir.

—Je suppose que Kelner t'a accompagné jusqu'à la porte du Luxembourg.

—Comme quand tu m'accompagnas au Temple, lorsque j'allai voir la reine? demanda Bernard en souriant. Non, Kelner ne m'a pas accompagné. Je suis assez grand pour aller seul, et je n'ai besoin ni de lui ni de personne. Traite-moi comme un homme, Valleroy.

—Tu vas voir que c'est comme un homme que je veux te traiter.

—En quoi puis-je servir?

Valleroy répondit à cette question en exposant à Bernard ce qu'il attendait de lui. La mission qu'il entendait lui confier consistait à être son intermédiaire auprès de Joseph Moulette, à recevoir les communications de ce dernier et à lui transmettre celles que l'intérêt de Mme de Jussac commanderait de faire au citoyen président, devenu secrétaire de Fouquier-Tinville.

—Ainsi, dit Bernard, je devrai me trouver en présence du personnage qui a arrêté mes parents: qui, sans les connaître, les a poursuivis de sa haine et est cause de leur mort?

—Oui, tu devras te trouver en sa présence, Bernard, et ne rien trahir des sentiments qu'il t'inspire.

—Sais-tu que c'est une dure tâche que tu m'imposes?

—Il te sera facile de l'accomplir jusqu'au bout, si tu veux te souvenir que le salut de la chanoinesse de Jussac l'exige et qu'elle est la bienfaitrice de Nina. Je pense de ce coquin ce que tu en penses toi-même. Je feins cependant d'être son ami, son associé, son complice. Guide-toi sur cet exemple, Bernard, il le faut.

—J'y consens, mais à une condition.

—Laquelle?

—C'est que plus tard, quand nous n'aurons plus besoin de lui, nous nous vengerons.

À ces mots Valleroy parut hésiter. Mais le visage et la parole de Bernard exprimaient tant d'ardeur passionnée et de volonté qu'il lui prit les mains et répondit:

—Oui, nous nous vengerons. Pour aujourd'hui, tu te rendras au Palais de Justice afin de remettre à Fouquier-Tinville le pli que voici. Tu arriveras à lui en t'adressant à Joseph Moulette, et tu ne manqueras pas de dire à ce dernier que tu attends ses ordres pour me les apporter. Désormais, tu viendras ici tous les matins.

Ils causèrent encore quelques instants. Puis Bernard songea à se retirer. Mais, à ce moment, éclatèrent à l'entrée de la cour un grand mouvement et du bruit. La lourde grille tourna sur ses gonds, s'ouvrit toute grande; une voiture entra, protégée par une escorte de gendarmes et vint s'arrêter devant un perron par où on accédait au greffe.

—Qu'est-ce que ces gens-là? demanda Bernard.

—Des prisonniers qu'on vient écrouer. Ils arrivent de loin sans doute; leur voiture est couverte de poussière et de boue.

Un gardien s'était approché, ouvrait la portière, et les voyageurs mirent pied à terre. Ce fut d'abord un vieillard de haute mine, vêtu comme un homme de condition. À peine descendu, il se retourna et, se découvrant, il tendit la main à une femme qui descendait à son tour. Celle-ci, étant enveloppée d'une mante brune dont le capuchon enveloppait sa tête, Bernard et Valleroy ne purent d'abord voir son visage. Mais, une fois sur le perron, elle rejeta le capuchon sur ses épaules d'un geste alangui, et alors, dans la pleine lumière du matin apparut, sous un casque de cheveux blonds, sa figure fine et voilée de mélancolie. Valleroy chancela. Bernard, saisi comme lui par la surprise, lui prit fiévreusement le bras, et ils restèrent ainsi tous deux, cloués au sol, tandis que de leur bouche sortait, dans un cri, ce nom si souvent répété par eux depuis un an.

—Tante Isabelle!

Oui, c'était elle! Ils l'avaient crue morte et elle vivait! Mais d'où venait-elle? Quelles aventures l'avaient conduite du champ de bataille de Nerwinde à Paris? Comment y était-elle et pourquoi venait-elle, après tant d'épreuves, s'échouer dans une prison? Et à la joie qui pénétrait leur coeur, alors qu'ils la retrouvaient vivante, se mêlait une inquiétude. Toujours immobiles, ils suivaient des yeux tante Isabelle et la virent entrer dans la salle du greffe.

—Il faudrait la rejoindre, dit Bernard, lui parler.

—Gardons-nous-en bien, répliqua Valleroy. La secousse serait trop violente pour son coeur et son émotion aussi funeste pour elle que dangereuse pour nous. Je trouverai une occasion meilleure de l'avertir que je suis près d'elle. Éloigne-toi, Bernard; ne songe qu'au message que je t'ai confié. Demain, tu en sauras plus long sur la tante Isabelle. Quelque excitée que fût sa curiosité, Bernard se résigna à obéir. Il sortit et se dirigea vers le Palais de Justice, ayant hâte de s'acquitter des commissions dont l'avait chargé Valleroy. Peu d'instants après, il était en présence de Joseph Moulette. Quoiqu'il se fût rencontré une fois avec lui, l'année précédente, au café des Trois-Couronnes à Coblentz, il ne se souvenait pas de l'avoir vu, et quand on l'introduisit auprès du secrétaire de Fouquier-Tinville, auprès de ce personnage malfaisant, cause première de ses malheurs, il était aussi ému, aussi troublé que s'il fût entré dans la cage d'une bête fauve.

—Qui es-tu, petit, et que veux-tu? lui demanda Joseph Moulette.

—Je suis Bernard, neveu de Valleroy, citoyen. Il m'envoie auprès de toi, d'abord pour que tu me conduises chez l'accusateur public à qui je dois remettre un rapport secret; ensuite, pour que tu me communiques les instructions ou les ordres que tu aurais à lui faire parvenir.

—Mais, toi-même, n'as-tu aucune communication à me faire de sa part?

—Une communication très brève. Les choses qui t'intéressent marchent à souhait.

—Es-tu au courant de ces choses?

—Mon oncle a confiance en moi et ne me cache rien.

—Tu sais alors que tu ne dois me répéter ce qu'il te confie que lorsque nous sommes seuls…

—Je le sais, répondit Bernard.

—Si nos accords étaient découverts, continua Joseph Moulette, notre tête à tous trois aurait cessé d'être solide sur nos épaules. Maintenant que te voilà prévenu, je vais avertir Fouquier-Tinville de ta présence.

Il s'éloigna, revint presque aussitôt, fit un signe, et Bernard le suivit dans le cabinet de l'accusateur public, sanctuaire redoutable où il n'était aisé d'entrer et de s'assurer un favorable accueil que si l'on venait comme dénonciateur ou comme espion.

Fouquier-Tinville se tenait debout devant la cheminée sur laquelle un buste de la liberté, coiffé du bonnet phrygien, étalait ses robustes appas. Impénétrable et froid, il regarda venir Bernard qui, le coeur agité, se dominant pour ne pas trahir ses émotions, s'avançait vers lui.

—Tu as une lettre à me remettre, mon jeune citoyen? demanda l'accusateur public. Presse-toi de me la donner. Le tribunal n'attend plus que moi pour ouvrir l'audience et elle doit être longue… Il y a toute une fournée d'accusés.

Bernard, qui avait tiré de sa poche le pli destiné à l'accusateur public, le lui tendit en saluant. Puis il resta debout, promenant ses yeux autour de lui, tandis que le terrible magistrat lisait le mémoire rédigé par Valleroy. Joseph Moulette, pendant ce temps, allait et venait, autour du bureau, feuilletant les dossiers qui s'y trouvaient et en prenant quelques-uns qu'il mettait à part. Quand il en eut formé une liasse, il alla les enfermer dans un carton placé sur une étagère à côté de beaucoup d'autres, et sur lesquels Bernard lut ces mots: Dossiers des prévenus à envoyer au tribunal. Un frisson secoua son corps, car il venait de comprendre que ce carton contenait la liste des futures victimes et les pièces accusatrices savamment coordonnées pour justifier leur condamnation.

Cependant, Fouquier-Tinville avait achevé sa lecture et, par-dessus le papier qui tremblait entre ses doigts, il regardait de nouveau l'enfant. Tout à coup, s'adressant à Joseph Moulette, il lui dit d'un accent bref et impérieux:

—Laisse-nous, citoyen Moulette.

Les yeux de Joseph Moulette exprimèrent la surprise que lui causait cet ordre. Néanmoins, il mit un servile empressement à obéir. Il se dirigea vers la porte, comme il y arrivait, Fouquier-Tinville reprit:

—Il est arrivé hier de Lille au Luxembourg des prisonniers que le Comité de surveillance a mandés à Paris. Parmi eux se trouve une femme nommée Isabelle Lebrun. Elle est signalée comme ayant vécu à Coblentz et à Liège parmi les émigrés. Dès que tu auras reçu les papiers qui la concernent, tu me dresseras un rapport sommaire sur cette prévenue. Je te rappelle aussi l'affaire Jussac.

—Bien, citoyen accusateur public, répondit Joseph Moulette, qui s'était arrêté pour recevoir les ordres de Fouquier-Tinville.

Après ces mots, il sortit. Fouquier-Tinville et Bernard restèrent seuls.

—Tu es le neveu de Valleroy? demanda le premier.

—Oui, citoyen, le propre fils de sa soeur, répondit Bernard.

—Professes-tu les mêmes opinions que lui?

—Comme lui, je suis prêt à mourir pour la République et pour la liberté.

—Et en attendant de verser ton sang pour elles, tu les sers?

—Je suis son exemple.

—Quel âge as-tu?

—Quinze ans, citoyen.

—Connais-tu le contenu du pli que tu viens de m'apporter?

—Non, citoyen; c'est ce matin seulement que, pour la première fois, mon oncle m'a mandé près de lui. Il m'a fait connaître que, désormais, je serais chargé de t'apporter les rapports qu'il aurait à te faire parvenir. Il avait préparé celui-ci à l'avance et me l'a confié pour te le remettre sans avoir le temps de m'en révéler le contenu.

—Tu ne sais donc rien des tentatives de complot qu'il me dénonce?

—Rien, citoyen. Mais ce n'est pas que mon oncle doute de ma discrétion. Ce qu'il m'a laissé ignorer aujourd'hui, il se peut qu'il me l'apprenne demain.

—C'est donc qu'il te croit capable de garder un secret? Je veux espérer qu'il ne se trompe pas. Tu es jeune, non assez cependant pour ne pas être responsable de tes actes. Par conséquent, si tu te laissais tenter par les ennemis de la République, si tu versais dans la trahison, tu serais châtié comme un homme.

—Les menaces ne sont pas nécessaires pour m'inciter à remplir mon devoir, répliqua Bernard, d'un accent où se révélait l'orgueilleuse et ferme volonté de ne jamais faillir.

—Ta réponse est fière. Elle me garantit la pureté de ton civisme. Mais, peut-on compter sur ton énergie, sur ta clairvoyance pour surveiller les ennemis du peuple et déjouer les complots liberticides? Et si la conduite de quelque citoyen te semblait louche, celui-là fût-il Joseph Moulette ou ton oncle lui-même, le dénoncerais-tu?

À ces paroles odieuses, un flot de sang monta aux joues de Bernard, une indignation irritée gonfla son coeur. Sa jeunesse généreuse fut au moment de protester. Mais il se contint à temps, saisi par cette pensée que, s'il était assez faible pour se trahir, il se perdait et Valleroy avec lui. Sous l'empire de cette crainte, il parvint non seulement à se dominer, mais encore à feindre des sentiments contraires aux siens, et d'une voix que faisait vibrer sa colère, il s'écria:

—Celui-là, fût-il mon oncle, je le dénoncerais.

Un mauvais sourire éclaira le visage de Fouquier-Tinville, comme s'il eût été satisfait de découvrir, sous l'apparente candeur de l'enfant, des sentiments aussi féroces que les siens.

—Bien, bien, fit-il, je trouverai à utiliser ces heureuses dispositions. Tu diras à ton oncle de continuer à épier les menées des aristocrates et à se faire au besoin seconder par toi. Tu te prépareras ainsi à rendre de plus grands services à la République. Toutes les fois que tu voudras me parler, viens librement par la même porte qu'aujourd'hui. Joseph Moulette recevra des ordres pour que tu puisses toujours arriver jusqu'à moi, et même m'attendre ici, si j'étais au tribunal.

Bernard tressaillit. Presque malgré lui, son regard se coula vers le carton où se trouvaient les dossiers des prévenus bons à envoyer devant les juges et, une fois de plus, il dut se faire violence pour ne pas se trahir, tant il était ému à la pensée qu'il pourrait se trouver seul dans le cabinet de Fouquier-Tinville, en tête-à-tête avec ces dossiers qui contenaient la mort, et qu'il rêvait de détruire pour anéantir les preuves qu'ils renfermaient.

Cependant, il fallait feindre encore, et, poursuivant son rôle, il dit avec aplomb:

—Merci pour ta bienveillance, citoyen. Je saurai m'en montrer digne.

Il salua fièrement et sortit, tandis que Fouquier-Tinville se hâtait de se rendre à l'audience du tribunal, qui allait s'ouvrir à quelques pas de là. Joseph Moulette, très humilié de n'avoir pu assister à l'entretien, en attendait la fin avec impatience. Dès qu'il vit Bernard, il courut à lui:

—Que t'a-t-il dit? demanda-t-il.

Mais Bernard, le prenant de haut, répondit d'un ton pénétré.

—Le citoyen accusateur public m'a fait défense de répéter à qui que ce soit les propos qu'il m'a tenus. Sûrement, il t'en fera part. Mais c'est un soin que je suis contraint de lui laisser.

Joseph Moulette n'osa insister, et, quel que fût son dépit, il parvint à le dissimuler.

—La défense qui t'est faite est sacrée pour moi comme pour toi, fit-il.
Garde-toi de l'enfreindre.

—Que devrai-je dire de ta part à mon oncle? reprit Bernard.

—Rien, sinon qu'il se hâte d'agir. Tu as entendu Fouquier-Tinville me réclamer le dossier de la ci-devant Jussac. Il serait fâcheux que ma bonne volonté fût impuissante. Notre opération serait manquée.

—Heureusement, tu pourras lui livrer celui d'Isabelle Lebrun qu'il t'a réclamé aussi, observa Bernard.

—Oh! celui-là, il l'aura dans trois jours et beaucoup d'autres en même temps. C'est un loup affamé, ce Fouquier-Tinville, ajouta Joseph Moulette en souriant ironiquement; il faut tromper sa faim.

Pressé de revoir Valleroy et de lui révéler les détails de son entrevue avec l'accusateur public, Bernard n'eut pas la patience d'attendre jusqu'au lendemain. Dans l'après-midi, il retourna à la prison du Luxembourg dont les grilles, sur le vu du sauf-conduit qui lui avait été délivré le matin, s'ouvrirent devant lui. Libre de circuler à travers les bâtiments, il se mit à la recherche de Valleroy et finit par le découvrir dans un corridor, non loin de la cellule où était enfermée la chanoinesse de Jussac.

—Toi, encore! s'écria Valleroy. Qu'arrive-t-il?

—Il arrive qu'à moins d'un miracle, tante Isabelle est perdue et que
Mme de Jussac le sera bientôt.

Et Bernard répéta à son ami les paroles de Fouquier-Tinville.

—Joseph Moulette, excité par sa cupidité, ajouta-t-il, trouvera moyen de retarder la comparution de la chanoinesse devant le tribunal. Mais, n'ayant pas de motifs pour déployer les mêmes efforts en faveur de tante Isabelle, il va se hâter de préparer son dossier. Il le livrera, et, alors, c'est la mort.

—Il ne faut pas qu'il le livre, s'écria Valleroy.

—Comment l'en empêcher?

—Tu lui diras qu'Isabelle Lebrun est une ancienne amie de la chanoinesse, que je les ai mises dans la même cellule, qu'avant peu, rapprochées par la communauté de leur sort, elles n'auront plus de secrets l'une pour l'autre et que tout ce qui aura été confié par celle-ci à celle-là, je le saurai; que je suis sûr en conséquence de connaître bientôt le secret de Mme de Jussac, mais à la condition que les jours d'Isabelle Lebrun soient prolongés. Si elle meurt, je ne réponds de rien.

—Oh! voilà qui est bien trouvé! dit Bernard avec admiration. Nous gagnerons ainsi un peu de temps. Mais en gagnerons-nous assez? Et pourras-tu user longtemps de ce stratagème?

—J'ai confiance en Dieu. Il ne voudra pas laisser périr ces deux nobles créatures. Il étendra sa main pour les protéger, j'en suis sûr. Vois-tu, Bernard, continua Valleroy avec conviction, les Parisiens commencent à se lasser de voir verser des flots de sang. Après les avoir terrorisés, Robespierre les irrite; ils sont las de son joug, et, un de ces jours, ils se soulèveront. Déjà, dans la Convention, les ennemis de cet homme commencent à relever la tête; ils s'agitent…

—Tu crois qu'ils oseront se révolter?

—Je crois surtout à une réaction.

—Ce que tu penses, le P. David le pense aussi. Depuis quelque temps, il a repris confiance et ne cesse de répéter que le règne des méchants va finir.

—Alors, nos amis seront sauvés!

—Le ciel t'entende! murmura Bernard. Mais, dis-moi, ajouta-t-il, as-tu pu t'entretenir avec tante Isabelle?

—Quelques instants seulement, assez cependant pour savoir que ses malheurs, depuis que nous l'avons perdue, ont égalé son courage. Relevée grièvement blessée sur le champ de bataille de Nerwinde, elle fut transportée par des Français fugitifs, d'abord à Bruxelles, puis à Mons et de là à Lille, où elle fut soignée à l'hôpital et emprisonnée après sa guérison.

—Emprisonnée! Pourquoi?

—À l'hôpital, on trouva dans ses vêtements des lettres d'émigrés qu'elle avait emportées en quittant Liège. Ces lettres ont servi de base à l'accusation dressée contre elle.

—Et il a fallu plus d'une année pour la dresser?

—Oui, plus d'une année. Pauvre tante Isabelle, que de souffrances, que d'angoisses! D'abord, trois mois à l'hôpital; puis oubliée dans les prisons de Lille; enfin, une instruction longue et vexatoire, rendue plus longue par les exigences du Comité de surveillance de Paris qui avait jugé l'affaire assez grave pour vouloir en connaître lui-même et qui, plus tard, a exigé que l'accusée fût amenée ici. Et pour rendre plus cruelle cette persécution, l'inconsolable douleur d'avoir perdu Nina!

—Mais, maintenant, elle doit savoir que Nina est vivante! Tu le lui as dit, n'est-ce pas?

—Oui, je le lui ai dit, et cette nouvelle a cicatrisé la plus profonde plaie de son coeur meurtri. Mais la chère créature est encore bien accablée! Pour lui rendre confiance après tant de déceptions et d'épreuves, il faudrait la liberté et les caresses de sa fille adoptive.

—Ne puis-je la voir, ne fût-ce qu'une minute? supplia Bernard.

Valleroy ne répondit pas. Mais, après avoir regardé autour de lui et s'être assuré que le corridor était désert en ce moment, il alla tirer les verrous d'une porte qu'il entr'ouvrit en faisant signe à Bernard d'avancer. Bernard s'approcha et, par l'entre-bâillement, il vit tante Isabelle et Mme de Jussac. Au bruit des gonds, elles s'étaient levées et se tenaient débout dans un angle de leur étroite cellule, l'inquiétude aux yeux, effarées et toutes pâles. Mais à l'aspect de l'enfant qui leur envoyait de la main des baisers, leur visage se transfigura.

—J'embrasserai Nina pour vous deux!

Bernard leur jeta ces mots d'une voix éteinte. Mais elles les entendirent, et ce fut, dans les ténèbres de leur prison un rayon de soleil qui les réchauffa pour tout le jour, et porte se referma sans bruit.

—Maintenant, sauve-toi, mon Bernard, dit Valleroy. Tu verras plus longuement les nobles femmes à une heure plus propice; Quant à toi songe, cher enfant, que, hors de cette prison, tu es leur unique appui; que moi-même je n'ai d'autre complice que toi et ne peux compter que sur toi pour tirer parti de la cupidité du citoyen Moulette et pour détourner d'elles la férocité du tigre Fouquier-Tinville.

—Oh! nous les sauverons! s'écria Bernard.

À dater de ce jour, tous les matins, à la même heure, on eût pu voir Bernard à la prison du Luxembourg et au Palais de Justice. À la prison, il échangeait quelques mots avec Valleroy qui lui confiait, à d'assez fréquents intervalles, une communication pour Joseph Moulette ou un message pour Fouquier-Tinville. Au Palais de justice, il traversait gravement les salles d'attente remplies de solliciteurs. Cuirassant son coeur contre les émotions et la colère, il pénétrait chez Joseph Moulette et même dans le cabinet de Fouquier-Tinville, où, sous prétexte d'attendre l'accusateur public, il lui arrivait de rester seul. C'est ainsi qu'il parvint à se rendre compte que chaque jour, en arrivant à son bureau, Fouquier-Tinville tirait de son carton quelques dossiers pour les envoyer au tribunal, prenant ordinairement ceux qui se trouvaient au-dessus, ne touchant presque jamais à ceux qui se trouvaient au-dessous, plus pressé de fournir des victimes au bourreau que de les choisir. Il constata encore que, chargé de besogne, détourné à tout instant, par des incidents imprévus et multiples, des affaires qu'il avait paru suivre, le terrible accusateur les oubliait, arrivant à la fin de ses fiévreuses journées sans avoir pu épuiser les occupations qu'il s'était proposées le matin. Ces circonstances frappaient Bernard. Il se promettait d'en tirer parti au profit de tante Isabelle et de Mme de Jussac.

Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi sans amener de changement dans la situation des deux prisonnières. Il semblait même qu'on ne songeait plus à elles, et Valleroy, heureux d'avoir gagné du temps, se flattait d'en gagner encore. Au commencement du mois de juin, ou, pour parler comme le calendrier républicain, à la fin de prairial, Bernard, en arrivant un matin au Palais de justice, ne trouva pas Joseph Moulette dans la pièce où il se tenait ordinairement. Il allait s'enquérir des motifs de son absence, quand Fouquier-Tinville apparut, traversant cette pièce pour se rendre à l'audience.

—Tu cherches Joseph Moulette? dit-il à Bernard. Tu ne le reverras pas. Ce misérable a été surpris en flagrant délit de trahison. Il usait des pouvoirs dont je l'avais investi pour soustraire des coupables à la justice du peuple et leur vendre ses services. Son crime est grand et il le payera de sa tête. Médite cet exemple, et, puisque je t'ai accordé ma confiance, songe au châtiment que subiront ceux qui l'ont trompée. Il attend ceux qui la tromperaient.

Il sortit, laissant Bernard terrifié par la perspective des périls que l'arrestation de Joseph Moulette créait à ses amis et à lui-même. En toute autre circonstance, il se fût réjoui de l'événement qui le vengeait du personnage qu'il considérait comme l'artisan le plus actif de son malheur. Mais il craignait que le coquin, en se voyant perdu, ne voulût perdre du même coup ceux qui s'étaient servis de lui, et il quitta le Palais de justice en proie à la plus vive inquiétude. Lorsqu'au bout de vingt-quatre heures il y revint, il était anxieux, pressé de savoir si ses amis et lui-même n'étaient pas compromis dans l'aventure de Joseph Moulette. Et comme, avec une réserve prudente, il cherchait à s'en informer, un des employés du bureau lui apprit que le secrétaire de Fouquier-Tinville, arrêté, dans son lit, la veille, à 5 heures du matin, avait été conduit à la prison du Plessis, non sans avoir énergiquement protesté de son innocence et s'être réclamé des habitants d'Épinal. L'ordre était donné d'instruire son procès. Mais, sans doute, ce procès traînerait en longueur, et comme Joseph Moulette comptait parmi ses compatriotes des défenseurs ardents il ne désespérait pas de dérober sa tête au bourreau.

Ces renseignements ne rassurèrent Bernard qu'à demi. Ils permettaient de penser que le prévenu serait oublié au fond de sa prison, et que tant qu'il ne verrait pas sa vie menacée, il s'abstiendrait de toute révélation compromettante pour ses complices. Mais son arrestation n'en mettait pas moins les prisonniers du Luxembourg à la merci de Fouquier-Tinville, et c'est de cela, surtout, que Bernard s'alarmait. Ce même jour, sous l'influence de ses alarmes, il pénétra dans le cabinet de l'accusateur public. Avec une témérité qui pouvait lui coûter la vie, il alla droit au carton où étaient enfermés les dossiers, l'ouvrit et tira ceux du dessus. Sur l'un d'eux, il lut ce nom: «Ci-devant chanoinesse de Jussac»; sur l'autre: «Isabelle Lebrun».

Elles étaient là, les pièces accusatrices, les preuves accablantes. Allait-il les détruire? Non, car si Fouquier-Tinville s'apercevait de leur disparition, il en demanderait compte. Seulement, il les glissa sous les autres, tout au fond du carton, en se promettant de venir s'assurer tous les jours qu'elles étaient à la même place.

CHAPITRE XIX

HÉROÏSME DE FEMME

On était maintenant en plein été et le mois de thermidor venait de commencer. Dans le calendrier républicain, inauguré l'année précédente, le 1er thermidor correspondait au 19 juillet. À cette époque, une protestation lente et sourde commençait à s'élever contre la Terreur. Elle montait de toutes parts, cette protestation. Elle se dressait en face de Robespierre devenu, depuis la chute des Girondins, le maître tout-puissant de la France; en face de ses complices, Couthon et Saint-Just, membres comme lui du Comité de Salut public, et des nombreux exécuteurs de leurs volontés. Ceux qui la formulaient n'étaient pas seulement terrorisés, c'étaient aussi les premiers terroristes que Robespierre avait espéré anéantir en frappant Danton et qui maintenant relevaient la tête, devenaient menaçants, appuyés sur la réaction que provoquait l'abus qu'il avait fait de son pouvoir.

Lui-même comprenait la nécessité d'arrêter la Terreur. Il le proclamait en déclarant que seuls les tyrans et les aristocrates devaient subir les rigueurs des lois et que, désormais, les innocents devaient être épargnés. Mais arrêter la Terreur n'était point facile à ceux qu'on accusait de l'avoir déchaînée, et de plus en plus, la Convention, où il comptait plus d'ennemis que d'amis, s'attachait à le leur faire comprendre. Lancés sur la pente où d'autres avant eux avaient glissé, nul frein ne pouvait les y retenir. Ils étaient condamnés à aller jusqu'au bout et à périr par les armes qu'ils avaient forgées. Tout appel à la modération formulé par eux ne pouvait que les affaiblir, et tout retour en arrière leur était interdit. C'est en vain qu'ils s'efforçaient de résister à l'évidence, elle les écrasait. L'instrument dont ils avaient abusé s'énervait, se paralysait entre leurs mains, et en même temps qu'éclatait pour eux la nécessité de fortifier par un acte énergique, avec l'appui de la Commune et des clubs, leur pouvoir ébranlé, un parti se formait dans la Convention pour les renverser.

Au 1er thermidor, cette situation se posait nettement, grosse de complications prochaines et de crises violentes. Les Parisiens, chaque jour, à leur réveil, se demandaient qui allait l'emporter de la faction de Robespierre, ayant avec elle et pour elle le club des Jacobins, la Commune et les principaux chefs de la garde nationale, ou de la coalition des réactionnaires que la Convention comptait dans son sein. En attendant le dénouement, et comme pour se le rendre plus sûrement favorable, les terroristes redoublaient de rigueurs et de cruautés. Le tribunal révolutionnaire ne cessait pas de condamner, la guillotine d'exécuter, et alors qu'ils n'avaient jamais été plus près de la délivrance, les Parisiens pouvaient craindre de n'être jamais délivrés. La physionomie de Paris était lamentable. La ville appartenait aux brigands. Les honnêtes gens évitaient de se montrer dans les rues. Avec l'été revenu, la misère, dont on avait tant pâti durant les mois d'hiver, perdait son caractère aigu, non que les privations fussent moindres, mais parce que, grâce à la belle saison, on les supportait mieux.

Il n'y avait jamais eu plus grand encombrement dans les prisons. Les vides qu'y faisait le bourreau étaient comblés aussitôt, grâce à des arrestations nouvelles. Le pain manquait ainsi que la viande. Les citoyens étaient à la ration, et la difficulté de se procurer des vivres devenait telle que des familles entières souffraient de la faim. Il était clair que cet état de choses ne pouvait durer. Cependant, si grave qu'il fût, la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle avaient jusqu'à ce jour échappé à la mort. Il est vrai que l'accusateur public Fouquier-Tinville, emporté maintenant par une folie homicide poussée au paroxysme, avait chaque jour tant d'arrêts de mort à signer qu'il les signait sans les lire, et que pour fournir un aliment à l'activité du tribunal révolutionnaire, comme à celle du bourreau, il leur envoyait des victimes sans se demander si elles étaient innocentes ou coupables. C'est au hasard et non d'après une volonté raisonnée qu'il les désignait, prenant dans l'énorme tas de dossiers que lui envoyait le Comité de Sûreté générale ce qui tombait sous sa main, négligeant même d'établir l'identité des prévenus, si bien qu'il arrivait que ceux auxquels on ne songeait pas étaient conduits à l'échafaud à la place de ceux qu'on avait voulu y envoyer.

Si la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle étaient encore épargnées, si jamais le dossier contenant l'acte d'accusation dressé contre elles ne se présentait aux mains de Fouquier-Tinville, c'est que Bernard, habitué du cabinet de l'accusateur public, s'y introduisait tous les jours à l'heure où il était sûr de n'y rencontrer personne et enfouissait ce dossier sous les autres, avec l'espoir qu'on n'irait pas le chercher où il l'avait mis. Mais, en s'exposant ainsi pour les sauver, il ne se dissimulait pas que leur vie ne tenait qu'à un fil. Qu'il fût surpris au moment où il cachait la pièce accusatrice et tout était perdu. Il suffisait même qu'un jour, il lui fût impossible de se trouver seul dans le repaire de Fouquier-Tinville pour que le nom des deux prisonnières oubliées se présentât au souvenir ou aux yeux de ce dernier et pour qu'il les traduisît devant le tribunal. C'est là surtout ce que redoutait Bernard, ce qui lui suggérait les angoisses qu'il confiait au P. David, à Valleroy, à Kelner, et qu'ils ressentaient au même titre que lui.

Cependant, depuis trois mois que la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle étaient détenues à la prison du Luxembourg, l'espoir de la délivrance ne les avait pas un seul jour abandonnées. C'est à Valleroy qu'elles devaient le maintien de cet espoir, aux soins empressés qu'il ne cessait de leur prodiguer, à sa sollicitude toujours en éveil, qui les accompagnait à toutes les heures des longues et monotones journées de leur captivité. Quoiqu'il affectât de se montrer bienveillant et humain envers les nombreuses prisonnières placées sous sa surveillance, c'est surtout pour la chanoinesse et pour tante Isabelle qu'il se plaisait à adoucir les rigueurs du règlement de la prison. Elles jouissaient de toutes les faveurs qu'il pouvait accorder sans se compromettre. Elles en jouissaient avant de les avoir sollicitées. Elles vivaient librement dans la cellule où il les avait réunies. Elles pouvaient même y recevoir quelques-uns de leurs compagnons d'infortune, et comme, d'autre part, un lien d'étroite sympathie s'était formé entre elles, qu'elles y fussent en nombreuse compagnie ou seules, elles s'y trouvaient heureuses.

Dès leur première rencontre dans l'étroite chambre elles s'étaient senties attirées l'une vers l'autre. En dépit de ses préjugés aristocratiques, la chanoinesse n'avait pas été longue à tomber sous le charme de tante Isabelle, à lui témoigner un tendre attachement, et celle-ci à payer en respectueuses et incessantes prévenances la dette qu'elle avait contractée envers la mère adoptive de Nina. Nina! c'était elle qui réunissait dans un même sentiment affectueux les deux pauvres captives; par elle, en parlant d'elle qu'elles se consolaient. Privées de voir l'enfant, ne sachant de son sort que ce que leur en disait Valleroy, elles se promettaient une égale joie de la retrouver un jour, de la reprendre sous leur protection. La chanoinesse allait même plus loin. Elle rêvait d'une rentrée triomphante au château de Jussac et s'y voyait à jamais établie entre Nina et tante Isabelle. Ces divers espoirs fréquemment et longuement caressés apaisaient les tristesses de la prison, et tante Isabelle déclarait qu'après les cruelles épreuves qu'elle avait subies, nulle existence ne lui eût semblé plus douce que celle qu'on menait au Luxembourg, si seulement elle avait été libre d'y garder Nina à côté d'elle.

Cette vie, d'ailleurs, était presque joyeuse, comparée à celle des infortunés, détenus dans les autres prisons de Paris. Au Luxembourg, les prisonniers jouissaient d'une liberté relative. Ils pouvaient se réunir entre eux, se visiter, et même, avec un peu d'habileté, s'assurer, à un prix modéré, le droit de recevoir des communications du dehors, à la condition qu'elles auraient pour unique objet les nouvelles publiques ou le sort d'êtres chers et aimés. Brusquement, ces faveurs diminuèrent et finirent par être supprimées par une décision du bureau de la police générale, qui découvrit ou feignit de découvrir au Luxembourg une conspiration. Il y eut parmi les prisonniers des arrestations opérées. Plusieurs d'entre eux payèrent de leur vie le soupçon faux ou fondé qu'ils avaient encouru. La surveillance, dès ce moment, devint plus sévère.

Mais, grâce à Valleroy, la chanoinesse et tante Isabelle n'eurent pas trop à en souffrir. La protection de leur gardien continua à veiller sur elles, leur évita les mesures vexatoires que d'autres durent supporter, sans que jamais les traitements dont elles étaient l'objet donnassent lieu à des protestations. On redoutait Valleroy parce qu'on le savait en relations avec Fouquier-Tinville, mais on l'aimait parce qu'il avait maintes fois employé son crédit à améliorer le sort des prisonniers, et ses protégées bénéficièrent autant de la reconnaissance qu'il méritait que des craintes qu'il inspirait. Quand Joseph Moulette fut arrêté, Valleroy partagea un moment l'effroi de Bernard et redouta comme lui d'être compromis par les dénonciations du citoyen président ou même par le souvenir de leurs relations en apparence amicales. Il s'attendit durant tout un jour à être décrété d'arrestation et ne respira que lorsqu'il apprit que Joseph Moulette s'était laissé emprisonner sans le désigner comme son complice.

À ce moment, les échos du dehors commençaient à apporter dans la prison les rumeurs qui s'élevaient à travers Paris et présageaient la fin du pouvoir exécré de Robespierre. À partir du Ier thermidor, ces rumeurs se précisèrent. Elles annonçaient l'éclat des rivalités qui, depuis longtemps, s'étaient élevées entre le parti de Robespierre et la Convention. On racontait que Robespierre, appuyé sur les sections de Paris et de la garde nationale, voulait provoquer dans le sein même de la Convention un mouvement en sa faveur et l'écraser si elle lui résistait. Mais on disait celle-ci résolue à se défendre, à user de ses pouvoirs, pour mettre hors la loi quiconque méconnaîtrait son autorité, celui-là fût-il Robespierre.

Dans ces nouvelles qui se pressaient et enfiévraient Paris, Valleroy puisait l'espérance de voir finir la captivité des milliers d'innocents qu'avaient incarcérés les terroristes. Il se croyait au terme de ses angoisses et goûtait une indicible joie à communiquer à ses protégées tous les bruits propres à faciliter leur confiance et la sienne. Maintenant, le matin venu, il attendait avec impatience l'heure qui devait amener Bernard au Luxembourg. Dès qu'il l'apercevait, il courait à lui, l'interrogeait, dévorait des yeux les journaux que lui apportait l'enfant. Puis il se hâtait d'aller répéter à Mme de Jussac et à tante Isabelle ce qu'il venait d'apprendre.

C'est ainsi que le 8 thermidor, alors qu'entre les autorités rivales, Robespierre et la Commune d'un côté, et de l'autre, la Convention, parlant au nom de la loi, la lutte se préparait sans qu'on pût prévoir encore pour qui se prononcerait Paris, Valleroy se promenait à grands pas dans la cour du Luxembourg chauffée par le soleil de juillet, qui au même moment, incendiait les cervelles des Parisiens et ajoutait à leur exaltation. À tout instant, ses yeux se tournaient vers la grille d'entrée, exprimaient les anxiétés d'une attente prolongée et paraissaient interroger un être invisible et mystérieux. Soudain, un rayon de plaisir éclaira son visage. Mais ce ne fut qu'un éclair qui s'éteignit presque aussitôt dans un assombrissement soudain de sa physionomie. Bernard venait vers lui, non avec l'expression de gravité douce qu'il portait ordinairement sur le visage, mais livide, le regard effaré, les cheveux en désordre et tout essoufflé par la rapidité de sa course.

Valleroy pressentit un malheur.

—Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il.

—J'ai que le dossier de tante Isabelle n'est plus dans le carton de Fouquier-Tinville. Il y était hier avec celui de la chanoinesse; je les ai vus tous deux. Il n'y en a plus qu'un aujourd'hui.

—On a enlevé l'autre! s'écria Valleroy écrasé par cette nouvelle.

—On l'a enlevé pour l'envoyer au tribunal, sans doute.

—Non, non, c'est impossible! Le ciel ne peut vouloir que tante Isabelle périsse, alors que nous sommes parvenus à la dérober jusqu'ici au bourreau et que, demain peut-être, la guillotine sera renversée! C'est impossible.

Sa voix tremblait; des larmes montaient à ses yeux, coulaient sur ses traits où se révélait son désespoir, tandis que ses mains s'agitaient convulsivement.

—Par grâce, Valleroy, supplia Bernard, domine-toi, ou tu vas te perdre.

—Et qu'importe! soupira le pauvre garçon… Pourquoi vivre si tante
Isabelle meurt?

—Pourquoi vivre? Ne suis-je donc plus rien pour l'ami à qui je dois de n'être pas mort de douleur et de misère? Pourquoi vivre! As-tu oublié ton devoir? Valleroy n'appartient-il plus à Malincourt?

Et comme dans la cour presque déserte personne ne s'occupait d'eux, Bernard saisit la main de son ami et la garda dans la sienne, s'efforçant, par cette étreinte, de le rappeler à lui-même.

—Oui, tu as raison, reprit alors Valleroy, j'ai fait à ton père une promesse, celle de ne pas t'abandonner. Je dois la tenir, je la tiendrai. Mais je veux tenter de sauver tante Isabelle.

—La sauver! Comment?

—Je ne sais encore. Mais je trouverai. Dieu m'inspirera.

Il poussa ce cri sans conviction, comme un soldat désarmé qui ne veut pas s'avouer vaincu. Sauver tante Isabelle, alors qu'elle serait appelée au tribunal et condamnée, était une tâche au-dessus de ses forces, et il le savait bien. Quant à la faire évader, il n'y fallait pas songer, les consignes étaient trop sévères et trop rigoureusement observées pour qu'on pût tenter de les enfreindre avec quelque chance d'y réussir. Il aurait fallu un miracle, et déjà, à cette époque, on ne croyait plus aux miracles.

Ces objections s'élevaient dans la pensée de Valleroy, et pour la première fois depuis qu'il était venu s'enfermer au Luxembourg, il sentait s'ébranler les fermes espoirs qui, jusqu'à ce jour, avaient fortifié son énergie et sa confiance. Mais ce fut pire encore quand la lourde grille de l'entrée s'ouvrit avec fracas pour livrer passage à une charrette vide qu'escortaient des gendarmes et qui, après avoir franchi l'enceinte de la prison, vint s'arrêter devant le greffe. Oh! cette charrette, il la connaissait bien, étant accoutumé à la voir arriver tous les jours. C'était elle qui venait chercher les prisonniers pour les conduire au tribunal et de là à la mort, après une courte halte à la Conciergerie.

—Tout est perdu! murmura Valleroy en désignant à Bernard le lugubre équipage.

Et tous deux restèrent debout au milieu de la cour, immobiles, les jambes tremblantes, pendant que le chef de l'escorte descendait de cheval et entrait dans le bureau du greffier où il resta quelques instants. Quand il en sortit, il n'était pas seul. Il avait à ses côtés le gardien-chef de la prison et le greffier, ce dernier tenant à la main une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits plusieurs noms. C'était la liste des détenus que réclamait l'accusateur public.

—Qu'on fasse descendre tous les prisonniers, ordonna le gardien-chef en s'adressant à Valleroy.

Valleroy, contraint d'obéir, rentra dans la prison, transmit l'ordre à ses camarades qui le répétèrent. Alors, ce fut, dans les corridors, des cris d'appel, des fracas de portes ouvertes et fermées, des bruits de pas sur les dalles, une rumeur de voix éplorées, à travers laquelle on était surpris d'entendre passer des rires. Et à tous les étages, de toutes les issues aboutissant aux escaliers, sortaient des gens de tout âge et de toute condition qui se hâtaient de descendre dans la cour où ils se rangeaient en demi-cercle, les vieillards appuyés aux bras d'hommes plus jeunes qui les soutenaient les femmes pressées et effarées, les unes contre les autres, la pâleur aux joues, mais se raidissant pour surmonter leur angoisse et ne pas paraître avoir peur. Le nombre de ces infortunés était considérable; c'est par centaines qu'on les comptait. Parmi eux, on distinguait des gentilshommes, dont quelques-uns portaient encore les riches costumes d'autrefois, des bourgeois des paysans, pour la plupart vêtus de noir; des grandes dames parées comme pour un jour de fête, des femmes du peuple, des prêtres, des religieuses et même des enfants. C'est dans toutes les classes sociales que la Terreur ramassait ses victimes.

Bernard s'était jeté dans un coin et regardait, le coeur serré, ce triste spectacle, cherchant dans cette foule la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle. Il s'étonnait de ne les avoir pas encore vues, quand, sur le seuil de la prison, apparut la chanoinesse, conduite par Valleroy.

Alourdie par son embonpoint, appuyée sur sa haute canne, elle marchait lentement et vint se placer dans un groupe formé de gens qu'elle connaissait. Alors, un vieillard lui offrit son bras, et elle s'y suspendit, en prononçant des paroles de remerciement.

Valleroy s'était rapproché de Bernard.

—Et tante Isabelle? demanda ce dernier.

—Elle est couchée, souffrante, et dormait encore, répondit Valleroy. Je n'ai pas osé la réveiller. Il sera toujours temps d'aller la chercher, si on l'appelle.

À ce moment, l'appel commençait. Dans le silence, le greffier jetait les noms à haute voix. Homme ou femme, le prévenu désigné pour le bourreau disait rapidement adieu à ses compagnons, recevait leurs étreintes, et venait se ranger près de la charrette, entre les gendarmes.

On n'entendait ni plaintes ni cris, à peine un gémissement répondant à la voix du greffier. Les douleurs restaient muettes, les larmes coulaient sans bruit, soit que l'habitude de voir mourir eût cuirassé les coeurs contre les émotions bruyantes, soit que ceux que la Terreur laissait encore vivre eussent compris qu'il importait de ne pas ébranler, par d'inutiles manifestations, le courage de ceux qui allaient quitter la vie. Quatorze personnes furent ainsi appelées. Valleroy et Bernard écoutaient cette funèbre énumération, saisis d'une horrible angoisse, espérant toujours que la liste était épuisée et que le nom de tante Isabelle n'y figurait pas.

Mais, tout à coup, le greffier reprit:

—Isabelle Lebrun, comédienne.

Valleroy chancela, s'appuyant d'une main sur le bras de Bernard, et, de l'autre, étreignant sa poitrine en feu, sous sa veste d'uniforme. Personne ne répondait à l'appel du greffier.

—Isabelle Lebrun, répéta ce dernier.

Valleroy, dont relevait la prisonnière absente, s'attendait à être interpellé par le gardien-chef et à recevoir l'ordre d'aller la quérir, quand, soudain, il vit la chanoinesse de Jussac abandonner le bras sur lequel elle s'appuyait, sortir des groupes et s'avancer vers le gardien-chef, en disant:

—Excusez-moi, Monsieur, je n'avais pas entendu.

Il y eut dans les rangs de ceux qui la connaissaient comme un murmure de protestation. Mais, d'un regard impérieux, elle imposa silence à ses amis, et aucun d'eux ne dénonça son généreux mensonge qu'au milieu de cette foule de prisonniers les gardiens ne remarquèrent même pas. L'accusateur public leur demandait une femme; c'est une femme qu'ils lui livraient sans demander qui elle était. Quant à Valleroy, il s'était élancé pour protester à son tour, entraîné par l'ardent désir d'arracher la chanoinesse à la mort. Mais, sans que ni Bernard, ni personne l'eût retenu, il s'arrêta aussi épouvanté par ce qu'il allait faire que par ce qu'il laissait faire. D'un mot, il pouvait sauver Mme de Jussac. Il lui suffisait de pousser un cri, de signaler au greffier l'erreur volontairement commise par celle qui devait en être la victime. Mais, prononcer ce mot, pousser ce cri, signaler cette erreur, c'était perdre tante Isabelle, l'envoyer à la guillotine. Oh! qu'avec joie il eût, en ce moment, offert sa vie pour les délivrer toutes deux. Par malheur, en se perdant, il ne les aurait pas sauvées, et il se trouvait dans cette effroyable alternative d'avoir à laisser mourir l'une ou de condamner l'autre. Et tandis que ces pensées torturaient son esprit, ordre avait été donné aux prisonniers de monter dans la charrette. Maintenant, ils s'y trouvaient tous, les femmes assises sur des planches posées transversalement en guise de banquettes, les hommes debout.

—C'est complet, cria le gendarme commandant l'escorte, qui venait de se remettre à cheval. En route!

Et, comme une voiture de boucher chargée de moutons qu'on mène à l'abattoir, la charrette s'ébranla et roula lourdement sous la voûte du palais, tandis que les prisonniers à qui on permettait encore de vivre se désespéraient de toutes parts et que Bernard et Valleroy assistaient de loin à ce départ, consternés et pénétrés d'épouvante. Le fracas des roues se perdit dans une subite poussée de cris. C'était la foule massée au dehors qui accueillait de ses huées les prévenus dont commençait le supplice. La grille s'était déjà refermée que ces cris retentissaient encore. Bernard dit alors:

—Si tante Isabelle, en s'éveillant, s'aperçoit de la disparition de la chanoinesse et apprend la vérité, elle ira se livrer pour son amie.

Valleroy tressaillit.

—Elle n'apprendra pas la vérité, fit-il brusquement. Je vais l'enfermer à clé dans sa cellule, et, jusqu'à demain, personne ne pénétrera auprès d'elle. Quant à toi, suis la charrette, et sache ce que va devenir Mme de Jussac.

Ils se séparèrent, et Bernard sortit du palais en toute hâte. En marche vers la Conciergerie, par les rues tortueuses du quartier Latin, le convoi des prévenus, quand il le rejoignit, entrait dans la rue Dauphine, où déjà stationnait une grande foule venue là, non pour voir passer la sinistre charrette, mais pour commenter les événements qui se précipitaient et allaient mettre aux prises la Convention et la Commune. Cette foule rejetée à droite et à gauche, contre les maisons, par les gendarmes, regarda défiler le cortège sans pousser les ordinaires cris qu'en pareil cas, et depuis de si longs mois, la peur lui arrachait. Son attitude maintenant disait l'horreur du sang versé, la pitié pour les victimes, la haine des bourreaux et l'impérieux besoin de tirer vengeance de leurs forfaits.

Ces sentiments, non encore hautement manifestés, éclataient avec tant de force dans l'expression des visages que les sans-culottes et les tricoteuses qui suivaient la charrette arrêtèrent leurs danses et leurs clameurs cannibalesques, dans la crainte de provoquer des protestations. Quelques voix même s'élevèrent en faveur des prévenus. Allait-on encore guillotiner ceux-là? N'était-ce pas assez d'avoir coupé le cou à des milliers d'innocents? Les juges et le bourreau ne se lasseraient-ils donc pas de leur sanglante besogne? Il y eut un moment où la foule devint menaçante. Les gendarmes se regardèrent et, aux signes échangés entre eux, on put deviner que si quelque tentative était faite pour délivrer les prisonniers, ils ne s'y opposeraient pas. Qu'un homme énergique et entreprenant se fût trouvé là, et les sans-culottes eussent été culbutés, les prévenus mis en liberté. Mais cet homme ne se rencontra pas et le peuple, si longtemps terrorisé, n'osa violer les lois. Robespierre vivait encore; il exerçait encore le pouvoir. À cette heure, il allait monter à la tribune de la Convention pour dévoiler les iniquités de ses ennemis, et ses partisans annonçaient qu'il en descendrait triomphant.

Les prévenus arrivèrent donc sans encombre jusqu'au Pont-Neuf. Là, leur escorte se resserra autour d'eux et on atteignit ainsi la Conciergerie dont les portes s'ouvrirent pour les recevoir et se refermèrent aussitôt. Alors, Bernard se rendit au Palais de justice et entra dans la salle où le tribunal révolutionnaire allait tenir son audience. Il attendit une heure environ, perdu parmi les spectateurs qui se pressaient dans l'espace réservé au public. Puis il vit entrer successivement l'accusateur public Fouquier-Tinville, les juges, en tête desquels marchait leur président Dumas, et enfin les accusés désignés pour comparaître les premiers.

Leur procès fut bref. Un interrogatoire sommaire, le réquisitoire de l'accusateur public, la condamnation et ce fut tout. La chanoinesse de Jussac comparut à son tour. Assurément, si elle eût révélé son nom, évoqué le souvenir de son frère mort au service de la République, on n'eût osé la condamner. Mais aux premières questions qui lui furent posées, elle répondit:

—Je me nomme Isabelle Lebrun.

—Tu as conspiré avec les ennemis de la patrie, lui dit le président. Tu étais à Coblentz, à Bruxelles, à Liège, partout où se tramaient des complots.

—J'y étais et j'ai conspiré, répliqua-t-elle. Condamnez-moi.

On la condamna. Elle écouta l'arrêt, la tête haute, un sourire dédaigneux sur les lèvres. Les sentences prononcées à cette audience reçurent leur exécution le même jour, comme si Fouquier-Tinville, en prévision des événements qui se préparaient, eût voulu hâter le supplice des condamnés que ces événements auraient sauvés. C'est ainsi que périt, victime de son héroïque dévouement, la chanoinesse de Jussac. Quant à tante Isabelle, elle devait ignorer longtemps en quelles circonstances elle avait été sauvée, Valleroy ayant jugé prudent de les lui taire pour ne pas accroître la vive douleur qu'elle ressentit en apprenant la mort de sa compagne de captivité.

Le 9 thermidor, dans l'après-midi. Robespierre, son frère, et ceux de ses collègues du Comité de Salut public qui avaient pris parti pour lui étaient décrétés d'arrestation par la Convention nationale et mis hors la loi. Le lendemain, après des tragiques péripéties qui appartiennent à l'histoire, ils montaient sur l'échafaud et y recevaient la mort de la main du même bourreau par lequel ils avaient fait verser à flots le sang des innocents, celui de leurs rivaux et de leurs complices. Ce jour-là Paris et la France se crurent délivrés. Ils se trompaient. Leurs maux n'étaient pas finis. Longtemps encore ils devaient subir d'autres tortures et connaître d'autres douleurs. Mais à ce premier moment, ils respiraient, soulagés; ils s'attachaient passionnément à l'espoir d'un avenir réparateur, et l'allégresse était générale parmi tous ceux qui, si longtemps, avaient été menacés, opprimés et persécutés. Ce qui ajoutait à la joie publique, c'est que partout s'ouvraient les prisons, et que les détenus étaient mis en liberté, tandis que les suspects qui, durant la Terreur, s'étaient tenus cachés, osaient enfin se montrer dans la rue.

Vers la fin de cette émouvante journée, dans une salle du ci-devant hôtel de Malincourt, tante Isabelle, Nina, Bernard, Valleroy et le P. David étaient réunis. Après un court repas servi par Kelner et par Rose, les coudes sur la table, ils s'entretenaient des événements passés et des pauvres morts tombés en chemin au cours de ces émouvantes aventures. Tout à coup et comme la conversation semblait languir, Valleroy, assis à côté de tante Isabelle, désigna Nina qui jouait avec Bernard sous le regard attendri de l'ancien moine bénédictin et dit à demi-voix:

—Vous souvenez-vous, tante Isabelle, de l'entretien que nous eûmes, sur le bateau de Coblentz, la première fois que nous nous vîmes, voici deux ans?

—Quel entretien? demanda la jeune femme.

—Je vous disais que nous avions tous deux, vous et moi, une tâche égale, un enfant à protéger et à élever et que, pour m'aider à préparer aux devoirs de la vie celui qui m'était confié, je voudrais une compagne comme vous. «Elle serait une mère pour lui, ajoutais-je, et je serais un père pour Nina.»

—Oui, je me souviens, répondit tante Isabelle avec mélancolie.

—Bernard sera bientôt un homme, reprit Valleroy; mais, en attendant qu'il le devienne, une maternelle influence lui serait nécessaire. Quant à Nina, elle est si jeune encore qu'elle aura longtemps besoin d'une sollicitude telle que la vôtre et d'un appui tel que le mien, de telle sorte que le voeu que j'exprimais il y a deux ans n'a rien perdu de sa raison d'être. Ne pensez-vous pas comme moi?

—Oui, je pense comme vous.

—Alors, ce voeu, voulez-vous le réaliser, tante Isabelle? Si vous me jugez digne de vous, voulez-vous être ma femme?

Et la main ouverte sur la table, le regard anxieux et suppliant, il implorait une réponse favorable. Tante Isabelle ne la fit pas longtemps attendre. Pendant quelques minutes, elle resta silencieuse et recueillie, les yeux à demi clos, comme si elle interrogeait sa raison et son coeur. Puis elle se redressa, et, laissant tomber sa main dans celle qui la sollicitait, elle répondit:

—Je le veux bien, Monsieur Valleroy.

Ce même soir, Joseph Moulette parvenait à sortir de la prison du Plessis où il avait été enfermé par ordre de Fouquier-Tinville. À lui comme à d'autres, la chute de Robespierre apportait le salut. Mais ce salut, il le devait au hasard seulement, car il n'avait cessé, depuis le commencement de la Révolution, d'être pour les oppresseurs contre les opprimés. Aussi, redoutant d'être recherché comme jacobin et de devenir victime de la réaction qui commençait, s'empressait-il de quitter Paris.

CHAPITRE XX

RETOUR À SAINT-BASLEMONT

Une lourde chaise de poste chargée de bagages et contenant cinq voyageurs, sans compter le postillon, venait de traverser au grand trot des quatre chevaux qui y étaient attelés un des pittoresques vallons qu'on rencontre à l'entrée des Vosges. On était en l'an III de la République une et indivisible, au mois de brumaire, c'est-à-dire en octobre 1794, vers le milieu de l'après-midi. Des nuages grisâtres voilaient le fond du ciel et, lorsqu'à de longs intervalles, ils se déchiraient sous les efforts du soleil automnal, ce n'était que pour laisser passer de pâles rayons impuissants à égayer la mélancolie du paysage sur lequel soufflait un vent sec et rude, qui emportait dans ses courtes rafales les dernières feuilles des arbres, desséchées et jaunies.

Au sortir du vallon, la route se bifurquait. D'un côté, elle allait vers Épinal; de l'autre, par une montée très dure, vers le village de Saint-Baslemont qu'on apercevait au sommet du coteau que couronnait, comme une forteresse, le vieux château apporté en dot au comte de Malincourt par la riche héritière qu'il avait épousée. C'est cette montée que prirent les chevaux, en ralentissant leur allure.

Par des sentiers pierreux, la voiture s'éleva, dominant de plus en plus les prairies, les vignes, les forêts, au fur et à mesure que s'élargissait l'espace, vu de plus haut, dans son cadre de collines qui se violaçaient sous la lumière assombrie du jour déclinant.

—Réveille-toi, Bernard, dit tout à coup l'un des voyageurs, en s'adressant au chevalier de Malincourt qui sommeillait dans le fond de la voiture entre Nina endormie et tante Isabelle pensive, dans son coin.

—Où sommes-nous donc, Valleroy? demanda Bernard en frottant ses yeux encore appesantis.

—Nous arrivons à Saint-Baslemont et, comme je l'avais prévu, nous y arrivons avant la nuit.

Bernard, sans répondre, allongea le cou par-dessus les genoux de tante Isabelle, pour passer la tête à la portière afin de voir plus vite la maison où s'était écoulée son heureuse enfance et d'où il s'était enfui deux ans auparavant. Mais il ne vit rien qu'un grand mur du haut duquel tombait, sur les pierres moussues, un épais rideau de lierre et coupé, çà et là, par intervalles, de brèches qu'avait ouvertes le temps ou la main des malfaiteurs. Par ces brèches, le regard pénétrait dans le parc mais sans en percer les profondeurs, tant étaient pressés et branchus les troncs des arbres. Bernard se rejeta dans le fond de la voiture, dépité de n'avoir pu même apercevoir la façade grise dont sa mémoire conservait le souvenir, ni les vieilles tours de Saint-Baslemont. Puis, se tournant vers sa petite amie que venaient d'éveiller ses mouvements:

—Nina, fit-il, nous allons entrer dans mon château.

—Où est-il, ton château? interrogea Nina.

—Là, parmi ces arbres, répondit Bernard.

—Ne te hâte pas de le déclarer tien, mon petit, intervint alors Valleroy. Savons-nous seulement en quelles mains il est tombé et si elles voudront nous le restituer?

—Qu'on nous le restitue ou non, il n'en est pas moins la propriété de mon frère et la mienne, l'héritage de nos parents. On a pu nous en déposséder. Ce n'est pas ce qui nous empêche d'en être les maîtres légitimes, les seuls. N'ai-je pas raison, tante Isabelle?

—Vous avez raison, Monsieur Bernard. Mais il ne faut pas le crier trop vite ni trop haut.

—Ne pas crier si je suis dépouillé! répliqua Bernard avec impétuosité.
On me vole et je n'ai pas le droit de crier: «Au voleur!»

—Ce n'est pas le droit que je conteste, objecta tante Isabelle. Je dis qu'il est prudent, par les temps où nous sommes, de ne pas se lancer à l'aventure dans des réclamations bruyantes que la résistance des détenteurs actuels de votre bien, appuyés sur les lois, rendrait inutiles et que tout acte de violence rendrait dangereuses. Interrogez le P. David, Monsieur Bernard. Je suis sûre qu'il sera de mon avis.

Assis à côté de Valleroy, le P. David suivait ce débat en silence, mais un sourire sur les lèvres comme s'il eût été satisfait d'assister à cette éclosion de virile énergie dans l'âme de Bernard qu'il considérait un peu comme son ouvrage. Interpellé par tante Isabelle, il répondit:

—Votre droit n'est pas contestable, Bernard. Mais les jacobins en ont violé beaucoup d'autres qui n'étaient pas moins sacrés et que leurs victimes ne recouvreront jamais. Ils ont, par des lois arbitraires, sanctionné leurs iniquités et ils ont coupé le cou à ceux qui protestaient contre ces lois.

—Ce temps est passé, mon Père. Robespierre n'est plus.

—Ses successeurs valent-ils mieux que lui? demanda le vieillard d'un air de doute. Avant de quitter Paris, Valleroy, après avoir établi votre qualité d'héritier du comte de Malincourt, a fait constater que vous n'avez pas été porté sur la liste des émigrés et qu'en conséquence, vous n'êtes pas déchu de votre droit à l'héritage de vos parents. On lui a répondu qu'après leur mort, leurs biens ont été confisqués et mis en vente, et vous savez quelles démarches longues et multipliées il a dû faire pour obtenir que, si le château de Saint-Baslemont n'a pas trouvé d'acquéreur, mais dans ce cas seulement, vous en soyez considéré comme propriétaire.

—Alors, s'il y a eu un acquéreur?… fit Bernard.

—S'il y a eu un acquéreur, vous ne rentrerez en possession de votre bien qu'autant qu'il voudra bien vous le revendre. C'est inique; mais cela est ainsi.

Bernard ne protesta pas. Mais son attitude révélait qu'il n'était pas convaincu.

—Ajoutez, mon Père, reprit Valleroy, que la décision qui rend au chevalier son héritage, s'il n'a pas passé dans des mains étrangères, constitue une rare faveur; qu'elle n'a été rendue que parce que j'ai pu acheter les bonnes grâces de ceux qui étaient chargés de la rendre, et surtout parce qu'ils ignoraient que Bernard a été émigré de fait. Mais cette circonstance peut être divulguée, et alors nos efforts auraient été inutiles. Les lois contre les émigrés sont toujours en vigueur.

—La sagesse ne t'abandonne jamais, Valleroy, murmura Bernard vaincu par ce raisonnement et déjà résigné. Je me tairai, quoi qu'il arrive; je serai prudent et j'approuve d'avance ce que tu feras.

Le silence recommença dans l'intérieur de la voiture qui continuait à gravir la côte de Saint-Baslemont, et l'on n'entendit plus que le bruit des roues écrasant les cailloux et le pas régulier des chevaux sur la route montante.

Trois mois s'étaient écoulés depuis la chute de Robespierre. La France respirait, délivrée du sanglant cauchemar qui, durant deux ans, avait pesé sur elle. Peu à peu, elle prenait une physionomie nouvelle par suite du rétablissement de la vie sociale et de la vie domestique. Le luxe longtemps proscrit réapparaissait dans les rues de Paris comme dans les maisons! L'or recommençait à circuler. Les salons se rouvraient, non ceux de la noblesse que la peur et des lois rigoureuses non encore abolies retenaient à l'étranger, mais ceux de la bourgeoisie qui se hâtait de ressaisir son influence. Chacun se sentait redevenir libre. Sur les visages, si longtemps en larmes, des sourires révélaient l'allégement des âmes.

Cet allégement, il est vrai, n'était pas sans contrainte. Le coup de thermidor qui avait renversé Robespierre s'était produit plutôt comme un accident brutal et inattendu, aux effets passagers, que comme un événement venant en son temps et à son heure, avec un caractère définitif. On ne pouvait oublier que les personnages qui s'étaient déclarés brusquement contre Robespierre avaient été ses complices, que ses crimes étaient leurs crimes, et que, durant la Terreur, ils ne s'étaient montrés ni moins impitoyables, ni moins féroces que lui. Sur les mains de Tallien, de Barrère, de Collot d'Herbois, de Fouché, de Fréron, de Barras, de tous ceux qu'on appelait les thermidoriens, il n'y avait pas moins de sang que sur les siennes. S'ils s'étaient décidés à faire le siège de son pouvoir, c'est qu'ils avaient craint de devenir ses victimes. En l'envoyant à la mort, ils s'étaient moins préoccupés de faire cesser la Terreur que de sauver leur tête. Mais, à peine maîtres du gouvernement, ils avaient confirmé les mesures déjà votées contre les émigrés et les prêtres, et il n'était pas sûr que si quelque événement menaçait leur puissance, ils n'eussent recours, pour la consolider ou la défendre, à ces mêmes terroristes parmi lesquels ils comptaient tant d'anciens alliés et qui, même lorsqu'ils étaient traqués et proscrits, ne se résignaient pas à leur défaite.

Ces circonstances paralysaient encore les espoirs conçus au lendemain du 9 thermidor et maintenaient sur la France une anxieuse inquiétude. On s'efforçait cependant de la dissimuler ou de l'oublier. On se jetait avec d'autant plus d'ardeur dans la vie reconquise qu'on avait été plus près de la mort. Ce qui caractérisait la réaction soudain déchaînée c'était le besoin de représailles et de vengeances qui animait les coeurs. De toutes parte, elles commençaient à s'exercer, faisant succéder aux crimes qu'elles voulaient châtier d'autres crimes non moins abominables. Dans le Midi, c'étaient des massacres où périssaient par centaines coupables et innocents; un peu partout des assassinats isolés, quelques-uns aggravés par la cruauté des raffinements ajoutés au supplice. Pour assouvir ces fureurs, des bandes s'étaient formées. Elles allaient par les campagnes, pillaient les propriétés de ceux qui s'étaient montrés favorables au régime de la Terreur. Elles mettaient les propriétaires à mort. La plupart du temps, les assassins étaient masqués. Leur ordinaire vengeance consistait dans la chauffe, d'où le nom de chauffeurs qu'on leur donna. Avant de tuer la victime, on lui brûlait les pieds pour l'obliger à confesser ses crimes ou à révéler en quel lieu elle cachait son argent. C'était une Terreur nouvelle.

Au début, elle avait eu pour unique mobile des motifs politiques. Mais bientôt vinrent s'y mêler des motifs personnels et particuliers. Dès lors, personne ne fut assuré d'être à l'abri des exploits des réactionnaires thermidoriens. Ces exploits devinrent non moins atroces que ceux des terroristes. Ils dégénérèrent en un vaste brigandage: diligences arrêtées, voyageurs détroussés, courriers de poste attaqués et volés.

À Paris, la réaction offrait une physionomie moins barbare. Mais elle accomplissait son oeuvre avec une égale ardeur, une égale violence. Des bandes de jeunes hommes allaient par les rues, armés de gourdins, toujours prêts à courir sus à quiconque était suspect de terrorisme. On les rencontrait dans les bals populaires, dans les cafés, dans les salles de spectacles, sur les promenades, faisant fête aux nobles non émigrés, à peine sortis de leur prison ou des retraites obscures où ils avaient vécu depuis deux ans, et menaçant les jacobins exposés à leur tour aux délations, à l'emprisonnement ou même à la mort. La Convention s'effrayait de ces représailles déchaînées par elle, le jour où elle avait condamné Robespierre. Elle s'alarmait des progrès de l'opinion thermidorienne que professaient les royalistes, et, bien qu'elle s'efforçât de les contenir et de paralyser leur action, bien qu'elle les combattit sans répit ni trêve, ainsi qu'elle le fit en les écrasant à Quiberon, elle était contrainte de tolérer leurs violences dans les villes et leurs crimes dans les campagnes, de telle sorte qu'à l'effusion du sang des aristocrates succédait l'effusion du sang des révolutionnaires sans qu'il lui fût possible de l'arrêter. Tel était l'état de la France au moment où Bernard et Valleroy, accompagnés de Nina, de tante Isabelle et du P. David, arrivaient à Saint-Baslemont.

Plusieurs causes avaient déterminé ce voyage. L'une d'elles n'intéressait que Valleroy. Son mariage avec tante Isabelle étant décidé, c'est dans son village qu'il souhaitait de le voir célébrer. À cet effet, dès le lendemain du 9 thermidor, il avait fait part de ses intentions à sa fiancée, qui les avait approuvées, heureuse d'aller vivre durant quelques mois, sinon toujours, dans la paix des champs, sous le ciel natal de son mari. Les autres motifs du départ étaient tirés de l'intérêt de Bernard, que Valleroy considérait comme supérieur au sien.

Après avoir conservé l'hôtel de Malincourt aux héritiers du comte et de la comtesse, grâce au dévouement de Kelner et à sa propre habileté, il avait hâte de savoir ce qu'il était advenu du château de Saint-Baslemont. Pendant les jours sanglants de la Terreur, il n'avait osé s'en informer, une telle démarche offrant trop de périls, alors surtout qu'il faisait passer Bernard pour son neveu. Après la chute de Robespierre, quand il devenait possible de se renseigner, il s'était heurté à d'autres difficultés. On n'avait pu lui dire à Paris si le château confisqué de droit, à la suite de la condamnation de ses propriétaires, avait été mis en vente, ni même si des acquéreurs s'étaient présentés. Le désordre administratif, en ces temps agités, s'aggravait de la difficulté des communications, et, finalement Valleroy, résolu à partir pour les Vosges, s'était borné à faire établir que Bernard, ne figurant pas sur la liste des émigrés, devait être mis en possession des biens de ses parents, s'ils n'avaient pas été aliénés.

À une époque où toute faveur était tarifée, il n'avait pu enlever qu'à prix d'or et qu'à la suite de démarches multipliées cette décision bienveillante. Mais, à l'heure où il s'éloignait de Paris, en emmenant avec lui les êtres qu'il aimait, tant de joie gonflait son coeur qu'il ne regrettait ni le temps perdu ni l'argent dépensé. Les mauvais jours eux-mêmes, ces jours allongés par la douleur et l'angoisse, il les oubliait. Parvenu au terme de sa course, après un long et fatigant voyage, il n'y pensait plus, à ces jours maudits; toute son âme se concentrait dans la contemplation de l'avenir qui, pour la première fois, s'annonçait clément et doux. Cependant, on atteignait le sommet de la côte de Saint-Baslemont. La chaise de poste, emportée par son robuste attelage, roula avec fracas sur le pavé, entre les maisons du village, se dirigeant vers le château. Alors, dans l'entre-bâillement des portes, aux croisées entr'ouvertes se montrèrent des têtes curieusement penchées. Attirés au seuil de leurs demeures par le bruit des roues, les habitants de Saint-Baslemont se demandaient quels étaient ces voyageurs qui arrivaient en grand équipage dans un temps et dans un pays où, en fait d'équipages, on ne rencontrait guère, depuis plusieurs années, que ceux des commissaires de la République en mission. Et comme la voiture s'arrêtait sur la place du château, devant les vieilles grilles, elle y fut entourée d'une foule de gens pressés de voir les arrivants. Valleroy ouvrit vivement la portière et mit pied à terre. Puis, tandis que ses compagnons descendaient derrière lui, il interpella les curieux.

—Bonjour, mes amis, dit-il. Ne me reconnaissez-vous pas?

Et comme on lui répondait en prononçant son nom, il ajouta:

—Oui, c'est moi qui vous reviens après une longue séparation, et qui vous ramène le fils de vos anciens seigneurs, celui que vous appeliez le chevalier de Malincourt. Embrasse ces braves gens, Bernard, continua-t-il, en s'adressant à ce dernier. Ils ont toujours été les fidèles amis de ta maison.

Bernard s'exécutait. Très ému, mais très digne, il parcourait les groupes, distribuait des poignées de main, recevait de rudes accolades, et son retour inattendu provoquait tant de cris de joyeuse surprise, tant de manifestations sympathiques, qu'il ne savait comment exprimer sa propre joie et traduire sa reconnaissance. Pendant ce temps, Valleroy causait à l'écart avec de vieilles connaissances, s'informait des événements survenus en son absence et se renseignait, afin de savoir si le château avait été mis en vente. Tout à coup, il appela Bernard, et celui-ci s'étant approché, il lui dit:

—Remercions Dieu, Bernard. Le château t'appartient toujours. Après la mort de tes parents, il a été confisqué avec leurs autres biens et le décret de confiscation a même été signifié à la municipalité de Saint-Baslemont. Mais elle n'en a tenu aucun compte. Elle a toujours négligé de mettre le domaine en vente et s'est contentée de le prendre sous sa protection, de telle sorte qu'à défaut d'un nouveau propriétaire et grâce à la décision que j'ai fait rendre en ta faveur, non seulement tu es libre de rentrer à Saint-Baslemont, mais encore tu peux t'y considérer toujours comme chez toi, et ce résultat, tu le dois aux anciens vassaux de ton père qui, tous, sans exception, se sont faits les complices de la municipalité pour empêcher la vente de tes biens.

—Oh! les braves gens! s'écria Bernard. Mes amis, dit-il en s'adressant à eux, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour mon frère et pour moi.

—Mais où est-il, votre frère? demanda une voix. Pourquoi ne le voyons-nous pas avec vous?

Embarrassé pour répondre, Bernard regarda Valleroy comme pour solliciter un conseil. Valleroy comprit et fit lui-même la réponse.

—Le citoyen Armand nous rejoindra bientôt et il s'unira au citoyen Bernard pour vous remercier du dévouement dont vous leur avez donné l'éclatant témoignage. Et maintenant, reprit-il, en s'adressant à Bernard, entre dans ta maison, mon enfant; entres-y la tête haute et reprends-en publiquement possession.

Lui-même s'avança vers la grille, saisit une chaîne qui descendait le long de la porte et la tira brusquement. On entendit un son de cloche, et, des communs situés sur la droite de la cour d'honneur, on vit sortir un vieillard robuste et très droit, dont le visage sillonné de rides s'éclaira d'un sourire d'étonnement en apercevant la bonne figure de Valleroy.

—C'est Chourlot! fit Valleroy. Arrive, mon vieux, cria-t-il. Je te ramène ton maître.

Chourlot hâtait le pas. Puis, quand il fut près de la grille, il tira de sa poche une clé que ses mains tremblantes introduisirent dans la serrure, tandis qu'il bégayait, d'une voix qu'étranglaient les larmes:

—Valleroy! Monsieur le Chevalier!

—Ne m'appelle plus ainsi, dit Bernard. La Révolution a aboli les titres.

—Elle a eu beau les abolir, vous serez toujours pour moi M. le chevalier!

La porte était ouverte, et Bernard, sautant au cou du brave homme, l'embrassa vigoureusement! Ce dernier balbutiait:

—M. le comte m'avait confié le château. Je vous le remets, Monsieur le chevalier; vous le trouverez tel qu'il l'a laissé. Grâce à Dieu, je n'ai pas eu à défendre votre domaine, car toute la population de Saint-Baslemont m'aidait à le garder.

Bernard, de nouveau, remercia ces braves gens. Puis, prenant congé d'eux, il franchit la grille, suivi de ses compagnons de route, et pénétra dans la cour d'honneur, au fond de laquelle le château déroulait son antique façade, enveloppée de silence et voilée de mélancolie, avec ses portes et ses fenêtres closes. Mais, quelques instants après, elles s'ouvraient, ces fenêtres et ces portes, et, de nouveau, la vieille maison se remplissait d'air et de lumière. Comme l'avait dit Chourlot, elle était telle que l'avait laissée Bernard, deux ans avant, lorsqu'il s'enfuyait sous la conduite de Valleroy. Il voulut la parcourir du haut en bas, revoir la chambre de ses parents, la salle où ils avaient été arrêtés par Joseph Moulette, la chambre où lui-même était né et où, tant de fois, il avait attendu le sommeil, bercé dans les bras de sa mère.

Pendant ce temps, Valleroy descendait dans les souterrains et s'assurait que les trésors de la famille de Malincourt étaient toujours à la place où le comte, au moment de partir, les avait enfouis. Tranquille de ce côté, il s'occupa de préparer pour Bernard, pour tante Isabelle, pour Nina, pour le P. David et pour lui-même, une installation provisoire, en attendant qu'on pût secouer la poussière entassée sur les murs, sur les meubles, sur le plancher, remettre chaque chose à sa place, rendre au château sa physionomie d'autrefois.

—Si j'avais été prévenu de votre arrivée, disait Chourlot, j'aurais tout préparé pour vous recevoir.

—Mais je ne pouvais te prévenir, répondait Valleroy. Je ne savais si le château n'avait pas passé en d'autres mains, ni même si tu y étais encore.

Avant la nuit, grâce à Chourlot et à d'anciens serviteurs du comte de Malincourt qui s'étaient consacrés aussi à la garde et à la conservation du domaine, les ordres donnés par Valleroy étaient exécutés, les chambres prêtes, et les voyageurs pouvaient procéder à quelques soins de toilette avant de se réunir pour le souper. Quand on se mit à table, Bernard avait déjà parcouru le parc en compagnie de Nina et revu les lieux familiers où s'était écoulée son enfance.

Après le repas, tante Isabelle alla coucher l'enfant, qui tombait de fatigue et de sommeil. Elle ne vint retrouver, ses amis qu'après l'avoir vu s'endormir. Bernard alors se retira, car lui aussi était las de ce long voyage de Paris à Saint-Baslemont qui durait depuis huit jours.

Tante Isabelle, le P. David et Valleroy restèrent donc seuls.

—Parlons maintenant de nous, mon Père, dit alors Valleroy à l'ancien religieux. Avant de quitter Paris, je vous ai confié l'intention où nous sommes, tante Isabelle et moi, de nous marier et notre volonté de célébrer ici notre mariage. C'est même pour nous aider à réaliser ce projet que vous avez consenti à nous accompagner à Saint-Baslemont.

—Ce n'est en effet, que dans ce but, répondit le P. David. J'ai hâte de partir pour l'Italie. Il y a à Rome une maison de l'Ordre auquel j'appartiens. J'espère qu'on voudra m'y recevoir. La Révolution m'a délié de mes voeux, mais elle n'en avait pas le droit, et l'eût-elle possédé, ce droit, je n'en voudrais pas profiter. Moine je suis, moine je veux mourir. Je partirai donc, dès que vous serez mariés, mes amis.

—Nous ne vous retiendrons pas longtemps, mon Père. Dès demain, je ferai à la municipalité de Saint-Baslemont les déclarations nécessaires en vue de notre union. D'ici à huit jours, elle pourra y procéder. Mais comme tante Isabelle et moi ne considérons le mariage civil que comme une formalité insuffisante, nous vous demanderons ensuite de nous bénir. La cérémonie s'accomplira ici, secrètement, et ensuite vous serez libre. M'approuvez-vous, tante Isabelle?

—J'approuve tout ce que vous faites, Valleroy, répondit la jeune femme en tendant la main à son fiancé.

—Tout reste donc ainsi convenu, reprit Valleroy.

On dormit paisiblement cette nuit-là au château de Saint-Baslemont. Pour la première fois depuis deux ans, après tant de cruelles épreuves héroïquement supportées, Bernard et ses amis pouvaient se livrer au repos en toute sécurité, sans avoir à redouter les jours qui devaient suivre.

Le lendemain, tout le monde était debout de bonne heure. Tandis que Bernard promenait à travers le domaine de Malincourt tante Isabelle, Nina et le P. David, Valleroy commençait ses démarches auprès de la municipalité en vue de hâter son mariage et de faire régulariser en même temps la situation de Bernard, à l'aide des décisions qu'il avait obtenues avant de quitter Paris, en faveur de l'héritier des Malincourt. Comme il l'avait prévu, ces démarches et les formalités qu'elles nécessitaient exigèrent une semaine durant laquelle il eut à s'occuper de rendre habitable le château. Mais il se prodigua, et, grâce à son activité, les choses, à l'expiration du terme qu'il s'était fixé, avaient marché comme il le souhaitait.

CHAPITRE XXI

LE TEMPS S'ENVOLE

Un matin, de bonne heure, tante Isabelle et Valleroy se rendirent à la municipalité de Saint-Baslemont. En présence de quatre témoins, le maire les maria conformément aux lois nouvelles édictées par la Révolution. Puis ils rentrèrent au château où le P. David devait, la nuit venue, consacrer leur union d'après les rites de l'Eglise, abolis par le nouveau régime, mais que, même en pleine Terreur, les catholiques avaient observés autant qu'ils le pouvaient. Après le souper, dans une pièce située au premier étage, qui servait jadis d'oratoire à la comtesse de Malincourt, le P. David, aidé de Bernard et de Valleroy, dressa un autel qu'il orna de guipures et de dentelles, de candélabres d'argent et de fleurs d'arrière-saison, cueillies dans le parc avant la fin du jour par tante Isabelle. L'église du village, abandonnée depuis longtemps, avait fourni les vêtements sacerdotaux, les vases sacrés, et même pour Bernard, qui devait assister l'officiant, une soutane rouge et un surplis d'enfant de choeur.

Puis, lorsque ces préparatifs furent terminés, on attendit dans le recueillement que sonnât minuit. Alors, dans cette chapelle improvisée, vinrent prendre place Chourlot et Nina qui seuls devaient être présents à la cérémonie, puis Valleroy et tante Isabelle. Ils s'agenouillèrent devant l'autel, et, au moment où les pendules du château frappaient les douze coups de minuit, le P. David entra, précédé de Bernard.

En quelques paroles éloquentes, il traça aux époux le tableau de leurs nouveaux devoirs et formula les voeux dont il allait demander pour eux la réalisation. Il les unit ensuite et célébra la messe à leur intention, tandis que, courbés au pied de la croix, ils remerciaient Dieu qui mettait un terme à leurs épreuves et liait à jamais leurs coeurs en leur versant l'oubli du passé dans la perspective d'un bonheur infini.

La cérémonie était terminée déjà, le P. David avait quitté les vêtements sacerdotaux, quand soudain, du rez-de-chaussée, monta un bruit sourd. À l'une des portes du château, du côté du parc, des coups précipités se faisaient entendre. Il y eut un moment de surprise et d'inquiétude.

—Qui nous arrive? demanda Valleroy en se levant.

—Nous n'attendons personne, objecta tante Isabelle.

—C'est peut-être Armand qui revient! s'écria Bernard. Sur ce mot, Valleroy s'élança hors de la pièce, suivi de Chourlot qui portait un flambeau. Ils arrivèrent au rez-de-chaussée contre la porte à laquelle on frappait. Et comme les coups redoublaient:

—Qui va là? interrogea Valleroy.

—Un proscrit qui sollicite un asile, répondit une voix mâle.

—Il n'y a de proscrits aujourd'hui que les jacobins et les terroristes souffla Valleroy à l'oreille de Chourlot. Défions-nous…

—N'ouvrez pas! murmura Chourlot.

—Tous les malheureux ont droit à notre pitiés Tournant la clé dans la serrure, Valleroy entre-bâilla la porte. L'ouverture n'était pas grande, mais, si peu qu'elle le fût, elle l'était assez pour permettre à un homme de passer, et le proscrit, s'y précipitant, entra dans le château où, à peine entré, il tomba à genoux, sans qu'on pût voir son visage dissimulé sous les larges bords de son chapeau.

—Par pitié, ne me repoussez pas, murmura-t-il. Je suis poursuivi; j'ai marché depuis le lever du jour et n'ai pu trouver ni un morceau de pain ni un verre d'eau.

—Dites au moins qui vous êtes, reprit Valleroy. Puisque vous vous êtes arrêté à cette porte, c'est que vous saviez que personne, dans notre maison, n'est capable de vous dénoncer.

Alors, l'inconnu redressa son front courbé, en se relevant lentement. Mais, tout à coup, il bondit et poussa un cri en montrant son visage à Valleroy, qui, stupéfait à son tour, laissait échapper de ses lèvres le nom de celui qu'il venait de reconnaître et qui n'était autre que Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, président du club des jacobins d'Epinal, et ancien secrétaire de l'accusateur public Fouquier-Tinville.

—Oui, c'est moi, c'est bien moi, Joseph Moulette. Mais, toi-même,
Valleroy, comment es-tu ici?

—Je répondrai plus tard à ta question, fit Valleroy. Tu m'as dit tout à l'heure que tu avais faim et soif. Tu vas manger et boire. Nous causerons ensuite.

À voix basse, il donna un ordre à Chourlot, qui disparut.

—Le château est-il habité? interrogea Joseph Moulette en promenant tout autour de lui des regards qui trahissaient son inquiétude.

Valleroy devina sa pensée;

—Il est habité. Mais ceux qui l'habitent ont l'âme noble et généreuse, et tu ne cours aucun risque au milieu d'eux.

—Je peux donc respirer. C'est la première fois depuis mon départ de Paris, que je dormirai sans craindre d'être surpris par ceux qui me cherchent.

—Viens d'abord te rassasier.

Passant le premier, Valleroy conduisit le citoyen président dans la salle à manger où Chourlot venait de mettre un couvert sur un coin de table et de servir les restes du souper.

—Je me reconnais, dit Joseph Moulette, on s'asseyant. C'est ici, dans cette pièce, qu'en 92, j'arrêtai le ci-devant comte de Malincourt et la ci-devant comtesse, son épouse.

—C'est donc par ta faute qu'ils sont allés à l'échafaud, répliqua Valleroy. Ne rappelle pas ce souvenir dans leur maison. Cela te porterait malheur.

Joseph Moulette le regarda, une expression de crainte aux yeux, car, dans cet avertissement, il avait saisi comme un accent de menace. La physionomie tranquille de Valleroy le rassura. Cédant au besoin, il se mit à manger avec avidité. Tant que dura son repas, Valleroy resta silencieux, se contentant de le contempler. Mais, bientôt, cette attitude devint intolérable à Joseph Moulette. Pour échapper plus vite à ce regard qui l'enveloppait et semblait vouloir pénétrer jusqu'à son âme, il se hâta.

—J'ai fini, dit-il tout à coup en repoussant son assiette d'un geste brusque et en s'écartant de la table. Raconte-moi maintenant comment il se fait que je te retrouve dans cette maison.

—Parle le premier, citoyen président.

—Eh ne me donne plus ce titre. J'expie assez cruellement le périlleux honneur de l'avoir porté. Je lui dois mes malheurs actuels. C'est grâce à lui que je suis hors la loi.

—Après le rôle que tu as joué pendant la Terreur, il fallait s'y attendre, observa philosophiquement Valleroy.

—Tu te souviens qu'au moment de la chute de Robespierre, j'étais en prison, continua Joseph Moulette. L'événement de thermidor ne me surprit pas. Je l'avais prévu le jour même de mon arrestation. Du moment qu'il tolérait qu'on emprisonnât les patriotes tels que moi, Robespierre était perdu.

—Tu fus arrêté parce que Fouquier-Tinville t'accusa de le trahir.

—Et c'est vrai que je le trahissais. Mais, tu sais pourquoi, Valleroy.
Je voulais que la ci-devant chanoinesse de Jussac et la nommée Isabelle
Lebrun vécussent aussi longtemps que ce serait utile à nos intérêts.

—N'invoque pas cette excuse, Joseph Moulette. Ce n'est pas en prolongeant l'existence de ces pauvres femmes que tu t'es perdu. Fouquier-Tinville a toujours ignoré les engagements que tu avais pris envers moi et notre accord. Ce qui t'a valu ta disgrâce, c'est que tu vendis tes services à d'autres malheureux auxquels tu avais promis de les sauver. Et cela, tu le faisais à mon insu. Tu ne les as pas sauvés, quoique ayant reçu le prix dont vous étiez convenus ensemble, et leurs parents t'ont dénoncé.

Joseph Moulette ne put contenir un geste de surprise irritée. Mais, il le réprima presque aussitôt, et, souriant d'un mauvais sourire, il reprit:

—Quelle qu'ait été la cause de mon arrestation, sans le 9 thermidor, j'étais perdu. Cette journée assura mon salut, et le mois suivant, j'obtenais ma mise en liberté. J'en profitai pour fuir Paris où les patriotes ne trouvaient plus justice. Je retournai à Épinal avec l'espoir de m'y faire oublier. Mais, là aussi la réaction triomphait, et quand j'arrivai dans cette ville ce fut pour apprendre que les autorités nouvelles avaient demandé à Paris et obtenu ma mise hors la loi, comme terroriste. Depuis, j'erre de tous côtés, dénoncé, poursuivi, traqué. Partout on me demande mes papiers d'identité, et comme je ne puis les exhiber sans révéler qui je suis et sans me perdre de partout je suis obligé de m'enfuir.

—Mais, dans quel but es-tu venu te réfugier ici?

—Les hasards de ma fuite m'ont conduit de ce côté. Alors, je me suis rappelé que ce château, son parc, les bois qui l'entourent offraient d'inaccessibles retraites. J'y suis venu dans la pensée d'y vivre caché. Mais, ce soir, j'étais exténué, affamé, couvert de meurtrissures. Quand, tout à l'heure, j'ai frappé à cette porte, au risque de rencontrer des hommes sans entrailles, capables de me livrer à mes ennemis, j'étais las de vivre, et la mort me semblait préférable aux souffrances que j'ai endurées. Heureusement, je t'ai trouvé et tu me sauveras.

—Oui, je te sauverai, répondit gravement Valleroy. L'humanité m'en fait un devoir.

—L'humanité et l'amitié, car tu es mon ami.

—Dis plutôt que tu as cru que je l'étais.

—M'aurais-tu trompé? demanda Joseph Moulette stupéfait.

Depuis un moment, Valleroy se contenait. À cette question, il éclata:

—Si je t'ai trompé! Mais je n'ai pas fait autre chose depuis que je te connais! Je t'ai trompé à Coblentz où, tout en feignant de seconder tes menées criminelles, je te dénonçais à la police de l'Électeur et obtenais ton arrestation pour t'empêcher de nuire à la famille de Malincourt. Je t'ai trompé au club des jacobins quand je t'y retrouvai en te laissant croire que j'étais disposé à devenir de nouveau ton complice pour t'enrichir et m'enrichir de la dépouille des innocents. Je t'ai trompé, le lendemain, dans le cabinet de Fouquier-Tinville, en inventant une histoire de trésor caché dans le château de Jussac, à l'unique effet de sauver la chanoinesse. Je t'ai trompé plus tard encore quand j'exigeai qu'Isabelle Lebrun ne comparût pas devant le tribunal révolutionnaire. Oui, grâce à ta sottise plus encore qu'à mon habileté, j'avais fait de toi ma dupe et l'instrument de mes desseins. Et toi, pauvre niais, tu n'as rien vu, rien deviné, rien compris. Tu as ajouté foi à tous mes mensonges. Plus ils étaient grossiers, plus ils te trouvaient crédule. Si tu m'avais observé pourtant… Regarde-moi, citoyen président, ai-je l'air d'un scélérat de ton espèce?

Tout en parlant, Valleroy marchait fiévreusement à travers la salle, passant et repassant devant Joseph Moulette médusé, immobile et comme cloué sur sa chaise.

-Mais qui donc es-tu? demanda timidement ce dernier. Valleroy s'arrêta et, penché sur lui, il répondit:

—Je suis le fidèle serviteur du comte et de la comtesse de Malincourt, que tu es venu surprendre ici quand ils allaient s'enfuir et dont, pour t'emparer de leurs biens, tu as causé la mort. Je suis l'ami de leurs fils qui auraient subi le même sort que leurs parents si, à Coblentz, je ne m'étais mis entre eux et toi pour les protéger contre tes tentatives d'espionnage. Je suis enfin le mari d'Isabelle Lebrun qui, plus heureuse que la chanoinesse de Jussac, a été préservée et qui seule te protège aujourd'hui, car si elle avait péri, tu ne serais pas vivant.

—Vas-tu maintenant chercher à te venger de moi? interrogea Joseph
Moulette, courbé sous l'effroi.

—Me venger? Non, dit dédaigneusement Valleroy. Tu es arrivé à Saint-Baslemont dans un jour heureux, un de ces jours qui disposent à la clémence. Je t'ai promis de te sauver et je te sauverai. Seulement, je dois t'avertir que le maître de ce château se nomme le chevalier Bernard de Malincourt. C'est cet enfant qui, à Paris, passait pour mon neveu, et qui, maintes fois, alla te porter mes messages. Tâche de ne pas te trouver sur son chemin, car il te connaît, et je ne sais si, en songeant à ses parents guillotinés, il serait disposé à user envers toi d'une clémence égale à la mienne.

À ces mots, Joseph Moulette se leva. S'efforçant de dissimuler sous une ironie voulue la peur qu'excitait en lui l'impétueux discours de Valleroy, il murmura:

—Elle me semble dangereuse, ta clémence, citoyen. Et peut-être vaut-il mieux que j'aille chercher ailleurs un autre asile…

—Tu es libre de partir et libre de rester. Si tu restes et si tu suis aveuglément mes conseils, je me porte garant de ta sécurité. Si tu pars, on tâchera de t'oublier. Choisis.

Joseph Moulette ne répondit pas sur-le-champ, comme s'il eût voulu se recueillir avant de prendre une décision. Eh attendant qu'il la fit connaître, Valleroy allait et venait de nouveau dans la salle silencieuse, cherchant à dominer son impatience et sa colère, évitant d'arrêter ses regards sur le sinistre coquin que la destinée vengeresse venait de lui livrer. En se montrant généreux, il croyait n'avoir rien à redouter de lui. Il ne le considérait plus que comme une bête venimeuse mise à jamais dans, l'impossibilité de mordre. Mais, s'il l'eût observé, il aurait bien vite compris que le drôle ne se jugeait pas ainsi, et que, loin de se croire désarmé, il ruminait déjà quelque vengeance, car sur sa face blêmie revenait l'expression sournoise qui lui était habituelle.

—Es-tu décidé? demanda brutalement Valleroy lassé d'attendre.

—Je reste et je me fie à ta générosité, supplia d'un ton très humble
Joseph Moulette.

Chourlot attendait dans une pièce voisine la fin de cet entretien.
Valleroy l'appela.

—Voici un homme que je te confie, lui dit-il, en désignant le citoyen président. C'est un proscrit. À ce titre, et puisqu'il est venu chercher près de nous un refuge, nous lui devons secours. Cette nuit, il couchera près de toi, dans les communs. Demain, nous aviserons à le mieux installer.

—Suivez-moi, Monsieur, répondit Chourlot.

Joseph Moulette balbutia un remerciement. Puis il sortit; la tête basse, derrière le vieux paysan, à la garde duquel Valleroy venait de le remettre, et ce dernier s'empressa de rejoindre sa femme et ses amis. Nina dormait. Mais Bernard n'avait pas voulu se coucher sans revoir Valleroy. Il veillait avec tante Isabelle et le P. David.

—Que s'est-il passé? demanda-t-il à Valleroy.

—Un événement sans importance. Nous en reparlerons:

Ce soir-là, Valleroy ne voulut rien dire de plus. Mais, le lendemain, il confessa à Bernard toute la vérité.

—Comment ce misérable a-t-il osé se présenter ici? s'écria Bernard; indigné.

—Il ignorait qu'il nous y trouverait;

—Mais, maintenant qu'il sait que nous y sommes, persistera-t-il à y demeurer?

—Il est convaincu que tu ne chercheras pas à tirer vengeance de lui.

—Il se trompe. J'ai le droit de châtier le meurtrier de mes parents.

—As-tu ce droit, Bernard? N'est-ce pas à Dieu, à Dieu seul qu'il appartient? Et puis, frapper un homme qui est venu se réfugier à ton foyer!… Laisse-le à ses remords.

—Alors, qu'il aille les traîner ailleurs. Je ne puis répondre de moi si mon regard s'arrête sur lui.

—Tu lui refuses donc l'hospitalité?

—Je consens à la lui accorder tant qu'il sera empêché de trouver un autre asile. Mais, peut-être, est-il possible de lui en assurer un ailleurs que dans cette maison, ou même de le faire sortir de France. Tout ce que tu voudras, Valleroy, sauf la prolongation de son séjour ici.

—C'est bien, il partira, répondit Valleroy.

Le même jour; il signifia à Joseph Moulette la volonté de Bernard.

—Tu ne peux rester près de lui, dit-il. Ta présence lui rappellerait trop d'affreux souvenirs, et toi-même, tu comprendrais bientôt que tu n'es pas en sûreté dans une maison où tu as laissé des traces sanglantes.

—Je partirai, puisqu'on me chasse.

—On ne te chasse pas. On consent même à te garder tant que ta vie et ta liberté seront en péril. Mais on souhaite ton éloignement et on pense, que tu trouveras aisément une autre retraite. Si même tu veux passer la frontière on s'offre à seconder tes efforts, pour y atteindre.

—Passer la frontière! Comment? Elle est occupée par l'armée de la République, et je ne parviendrais pas jusque-là. Je ne veux pas tenter l'aventure. Je quitterai Saint-Baslemont à la nuit.

En prononçant ces mots sa voix révélait moins de résignation que de sourde colère. On eût dit qu'il menaçait. Mais Valleroy ne s'en alarma pas convaincu que le personnage ne pouvait rien, contre les habitants du château. Toutefois, par prudence, il le surveilla jusqu'au soir. La nuit venue, dans la petite chambre qu'occupait Joseph Moulette et de laquelle il n'était pas sorti de tout le jour, Chourlot lui servit un copieux repas. Le citoyen président put manger à sa faim et boire à sa soif. Quand il eut fini, Valleroy lui glissa quelques pièces d'or dans la main et accompagna ce don généreux d'un avertissement solennel:

—Tu nous as fait beaucoup de mal, Joseph Moulette. Tu as vu comment nous nous vengeons. Profite de cet exemple et puisse le ciel ouvrir ton âme au repentir! Et surtout, garde-toi de revenir par ici. Il ne faut braver ni Dieu ni les hommes.

Joseph Moulette s'inclina sans prononcer une parole. Puis il s'éloigna, suivi de Valleroy et de Chourlot qui l'escortèrent jusqu'au delà de la grille et demeurèrent debout, sur le seuil du château jusqu'à ce qu'il eût disparu au détour de la route déserte qu'enveloppait l'ombre du soir.

—Bon voyage! murmura Valleroy.

—Est-ce bien prudent de laisser partir ce coquin? demanda Chourlot. M'est avis que, puisque vous le teniez, il fallait le mettre dans l'impossibilité de nuire.

—L'assassiner? Y penses-tu, Chourlot?

—Quand on rencontre une vipère, on l'écrase.

—Bah! celle-ci a épuisé son venin.

—Puissiez-vous dire vrai, Monsieur Valleroy, et n'avoir pas à regretter un jour votre bonté!

Durant la semaine qui suivit cet événement, les habitants de Saint-Baslemont assistèrent à un autre départ. Mais loin d'être pour eux une délivrance, celui-ci devait exciter leurs regrets. Le P. David les quittait pour se rendre à Rome, où il allait reprendre le joug monastique sous lequel il voulait finir sa vie. Depuis longtemps, il partageait et consolait leurs douleurs. Grands et petits lui avaient voué autant d'affection que de reconnaissance. Tout ce qu'avait appris Bernard pendant ces deux années, tout ce qu'il savait, les développements de son esprit, la maturité de ses jugements, l'élévation de son âme, c'est au P. David qu'il en était redevable non moins qu'aux tragiques événements dans lesquels il avait puisé l'expérience, le sang-froid, l'énergie. En le perdant, il perdait un maître indulgent, patient et sûr, une source inépuisable de sages conseils. La séparation fut cruelle, et Bernard pleurait quand, au moment de s'éloigner, le P. David voulut bénir les amis qu'il laissait derrière soi. Le jour de son départ fut un jour de tristesse et de deuil.

Maintenant, l'existence des habitants de Saint-Baslemont allait revêtir une physionomie nouvelle. Aux troubles de Paris, à ces agitations révolutionnaires au milieu desquelles ils avaient vécu de longs jours, succédait pour eux le calme réconfortant de la libre vie des champs. En quelques semaines, ils en avaient ressenti si vivement les salutaires effets que, venus dans les Vosges avec le dessein de n'y faire qu'une halte, Bernard, tante Isabelle et Valleroy tombèrent d'accord pour y demeurer jusqu'au moment où la France serait pacifiée. Les intérêts de Bernard n'exigeaient pas sa présence à Paris, pas plus que celle de Valleroy; Kelner suffisait à les défendre. En revanche, ils justifiaient son séjour à Saint-Baslemont, où manquait depuis longtemps l'oeil du maître, où manquait surtout pour l'exploitation du domaine la main habile et vigoureuse de l'intendant des Malincourt. Il était donc décidé qu'on ne retournerait pas à Paris de si tôt, et comme après les épreuves antérieures, la perspective de quelques mois à passer loin du bruit des villes et dans la paix de la campagne offrait une rare douceur, la décision rendait tout le monde heureux.

On touchait alors à la fin de l'automne. Au-dessus des bois effeuillés et jaunis, le vent froid des hautes montagnes annonçait l'hiver. Mais la neige ne tombait pas encore et fréquemment le soleil se montrait. On partait alors pour de grandes promenades d'où les enfants rapportaient appétit, force et santé. Nina se développait à miracle. Sous son visage de chérubin brun, dans le flot de ses cheveux noirs, perçait la beauté de la jeune fille en éclosion.

Ce n'était pas seulement une fraternelle tendresse que Bernard nourrissait pour elle: c'était aussi une admiration passionnée qui ne tolérait ni les critiques ni même les maternelles remontrances de tante Isabelle. Cette admiration était d'ailleurs réciproque, car Nina considérait son chevalier comme le plus accompli des chevaliers comme le plus beau, le plus vigoureux, le plus habile, et à la voir près de lui, on devinait aisément qu'elle tirait vanité de ce protecteur dont ses exigences enfantines et ses caprices ne lassaient jamais la patience. Quoi quelle voulût, quoi qu'elle demandât, Bernard s'ingéniait toujours à la satisfaire. Rien ne se pouvait de plus touchant que les témoignages de son incessante sollicitude pour la mignonne créature que la destinée avait introduite et fixée au foyer des Malincourt.

Quant à lui, il se transformait à vue d'oeil. Il allait vers, seize ans et avait presque la taille d'un homme. Bien qu'encore un peu grêle, sa poitrine s'élargissait. Son visage s'était virilisé; l'expression pénétrante et grave de son regard s'accentuait. Sa démarche, ses gestes, son allure décelaient le noble sang dont il était issu. Sous cette séduisante enveloppe, battait un coeur fier, généreux, sensible, une âme ardente, toujours prête à s'enthousiasmer au spectacle des actions éclatantes et des mâles vertus. Tout en lui révélait qu'il était d'assez forte trempe pour affronter les luttes de la vie. Son esprit de résolution, sa raison s'affirmaient en toutes circonstances avec tant de spontanéité que Valleroy lui-même en subissait l'empire et qu'après avoir été longtemps les guide il se laissait tenant guider volontiers.

Au moment où commençait l'hiver de 1794, le bonheur semblait, revenu au château de Saint-Baslemont. Bernard en aurait joui sans contrainte si l'absence de son frère n'eût entretenu dans son coeur une plaie toujours saignante. Mais cette absence incompréhensible et mystérieuse se prolongeait. Après avoir vainement attendu Armand, après avoir patiemment attendu de ses nouvelles, Bernard, déçu dans son attente, ne savait que penser ni comment s'y prendre pour s'éclairer sur le sort de ce frère chéri duquel il ne pouvait dire s'il était vivant ou s'il était mort.

Dès les premiers froids, la neige avait étendu sur le sol, en couches épaisses, son tapis blanc et ouaté. Le pays des Vosges, dans le cercle de ses montagnes, était comme enseveli sous ce linceul. Les routes devenant impraticables, il semblait séparé du reste du monde. Les nouvelles du dehors n'arrivaient plus que rarement à Saint-Baslemont. On n'en connaissait guère que ce que racontait Kelner dans les lettres qu'il écrivait une ou deux fois par mois, que ce qu'on apprenait par quelques rares voyageurs. Les uns et les autres décrivaient l'état de Paris, ses agitations incessantes la lutte qui s'engageait entre les thermidoriens et les royalistes, les progrès de l'esprit réactionnaire, activés par ceux-ci, combattus par ceux-là. Unies quand il s'était agi de renverser Robespierre, ces deux factions maintenant se menaçaient, et leur accidentelle alliance était en train de se rompre.

Paris, si longtemps dominé par la Terreur, se prononçait pour les royalistes. La Convention, à l'effet de lui résister, cherchait un point d'appui du côté des jacobins, qui commençaient à reprendre espoir. À la veille de se séparer, l'Assemblée discutait une constitution nouvelle, qui devait, sous le nom de Constitution de l'an III, remplacer celle qui, dans les mains de Robespierre, était devenue l'instrument des maux de la France et qu'elle ne considérait plus qu'avec horreur.

Aux frontières, les hostilités duraient encore. Des seize armées que la France avait opposées à ses ennemis, il en restait huit. Au Nord, au Midi, avec des fortunes diverses, elles défendaient son territoire. Mais la Prusse et l'Espagne demandaient la paix. Les Autrichiens et les Anglais étaient seuls disposés à continuer la guerre, les premiers en Allemagne et en Italie, les seconds sur les mers et en Vendée, où ils soutenaient de leur or et de leurs conseils l'insurrection non encore abattue.

Les causes de troubles et de conflits étaient donc innombrables. L'avenir restait obscur tant à cause des difficultés du dehors que des rivalités du dedans. Mais, en attendant qu'il se réalisât, la société française se livrait au bonheur de vivre, sans regarder au delà de l'heure présente.

Ces événements n'avaient à Saint-Baslemont que des échos affaiblis. Ils n'altéraient pas la sérénité de l'existence et ne troublaient en rien le repos réparateur que goûtaient Bernard, tante Isabelle et Valleroy. Quand tombait la neige ou la pluie, ils restaient enfermés. Le travail, l'étude, les occupations usuelles remplissaient leurs instants. La pétulance juvénile de Nina les égayait. Dès qu'un rayon de soleil se montrait dans le ciel, on allait courir les bois. Le soir, à la veillée, devant les flammes dansantes sur les bûches énormes entassées dans la cheminée, on commentait les incidents de la promenade, à défaut de mieux.

Ce long hiver durant lequel Bernard vécut comme dans une retraite fut salutaire à son corps et à son esprit. L'exercice et l'air sain des montagnes imprimèrent la vigueur à son organisme, en même temps que son instruction se complétait par des lectures suivies. La salle où se trouvait la bibliothèque devint son séjour préféré. Il y passait des heures et des heures sans se lasser. Il en dévora tous les volumes, s'attachant de préférence à ceux qui racontaient des batailles, d'éclatants faits d'armes, la vie de soldats illustres. Ces récits flattaient son goût pour les choses de la guerre, qu'avaient fait naître, depuis 1792, les périls de la patrie attaquée de toutes parts et l'héroïsme déployé par ses défenseurs. Cette patrie devenue l'objet de son culte, il brûlait de la défendre. Il s'y préparait en ne négligeant aucune occasion d'admirer ceux qui l'avaient défendue et qu'il se proposait d'imiter.

Au printemps, les relations de Saint-Baslemont avec le reste de la France se renouèrent. On put recevoir régulièrement les journaux de Paris. Les lettres de Kelner devinrent plus fréquentes, et on cessa de vivre dans l'ignorance complète de ce qui se passait au dehors. Alors Bernard s'intéressa aux événements plus encore qu'il ne l'avait fait jusque-là. Mais c'est le mouvement des armées engagées sur le Rhin et en Italie qu'il suivait de préférence au mouvement des partis dans Paris. Sa pensée le conduisait anxieux, fiévreux, passionné, à la suite des soldats français. Il pleurait sur leurs défaites, applaudissait à leurs victoires, accordant à peine une attention dédaigneuse aux luttes politiques qui présageaient la guerre civile. Il suivait dans leurs campagnes les généraux de la République: Pichegru, Moreau, Jourdan, Kellermann, Moncey, Hoche, Marceau, Kléber, Championnet, Lefebvre, d'autres encore, destinés, les uns, à une glorieuse carrière, les autres, à une mort prochaine, non moins glorieuse. Il connaissait leurs noms, leur valeur, leurs exploits, tandis qu'il n'aurait pu dire quels hommes étaient Barras, Tallien, Fouché, ni ceux qui, par eux et avec eux, allaient devenir les maîtres de la France, en attendant celui qui devait les éclipser tous, Bonaparte, dont à ce moment les services étaient encore trop obscurs pour être admirés et commentés dans un village perdu du département des Vosges.

C'est ainsi que le temps s'écoula heureux et paisible pour les habitants du château de Saint-Baslemont.

CHAPITRE XXII

LES DERNIERS MÉFAITS DU CITOYEN PRÉSIDENT

Vers la fin de l'été de 1795, une après-midi du mois de vendémiaire, Valleroy rentrait d'une promenade sur les terres de Saint-Baslemont quand il vit une voiture qu'escortaient deux gendarmes à cheval s'arrêter sut la place du château devant la grille, et descendre de cette voiture trois personnages. Il pressa le pas et les rejoignit au moment où ils pénétraient dans la cour d'honneur. De loin, il n'avait reconnu aucun d'eux. Mais, en les abordant, il éprouva la même sensation que s'il se fût trouvé à l'improviste en présence d'une bande de malfaiteurs. L'un de ces personnages était Joseph Moulette.

Si violent fut le saisissement de Valleroy que, d'abord, il perdait son ordinaire sang-froid, affolé par le retour inattendu du sinistre coquin parti de Saint-Baslemont, un an auparavant, misérable, vêtu de haillons, proscrit, et qui s'y présentait maintenant en brillant équipage, les pistolets à sa ceinture et, des pieds à la tête, transformé. Assurément, ce retour ne présageait rien de bon. Il suffisait de voir le méchant sourire qui voltigeait sur la face patibulaire du citoyen président pour comprendre, bien qu'il affectât de garder le silence et de s'effacer derrière ses compagnons, qu'il revenait triomphant, animé de mauvais desseins, avide de reprendre sa revanche, ainsi qu'un messager de malheur.

Comme Valleroy s'était trouvé aux prises avec d'autres périls, la nécessité de faire face à celui-ci lui rendit bientôt son énergie. Les individus qu'accompagnait Joseph Moulette lui étaient inconnus. Mais ils portaient une écharpe sur leur habit à longues basques et à larges revers, une cocarde rouge à leur chapeau, autour des reins une ceinture à laquelle attenait un sabre, et il n'eut aucune peine à deviner leur qualité. Celui qui semblait le plus important des deux s'empressa d'ailleurs de la décliner.

—Nous sommes délégués par le district d'Épinal, citoyen, dit-il, et envoyés vers toi pour procéder à une enquête sur des faits qui te concernent.

—Je suis à vos ordres, citoyens, répondit Valleroy. Si vous voulez entrer dans la maison, nous pourrons causer librement.

Marchant devant eux, il traversa la cour et les introduisit dans une salle au rez-de-chaussée. En y entrant, celui qui avait déjà parlé s'allongea dans un fauteuil avec un air de grande fatigue, et, d'un geste lassé, jeta son chapeau sur une table.

—Vous arrivez d'Epinal? demanda Valleroy en essayant de se donner des airs niais.

—Sans débrider, répondit le délégué. Nous sommes partis au petit jour.

—Mais alors, vous devez avoir besoin de vous réconforter! Le délégué consulta du regard ses compagnons et répondit:

—II est certain qu'un verre de vin et une croûte de pain seraient les bienvenus.

—Je vais vous faire servir une collation, reprit Valleroy.

—Nous acceptons, et, avec le consentement du citoyen Joseph Moulette ici présent, nous t'autorisons à nous envoyer deux ou trois bonnes bouteilles de ce vin vieux de Moselle dont la cave du château de Saint-Baslemont était abondamment pourvue, à ce qu'il paraît, au temps du tyran Capet. Tu permets, citoyen Moulette?

—Je permets, dit froidement celui-ci.

Valleroy était stupéfait.

—Je ne vois pas en quoi le consentement du citoyen Moulette…

Le délégué l'interrompit.

—Tu verras tout à l'heure, citoyen Valleroy. Mais, d'abord, fais-nous servir; nous causerons ensuite.

Quoiqu'il ne comprît rien à ce langage, Valleroy ne s'attarda pas à discuter. Il sortit, saisissant avec empressement l'occasion qui lui était offerte d'être seul un moment, de se recueillir et d'aviser aux moyens de conjurer le danger qui venait d'éclater. Dans quel but le district d'Épinal envoyait-il des délégués à Saint-Baslemont? De quelle mission étaient-ils chargés? Pourquoi Joseph Moulette les accompagnait-il? Autant de questions auxquelles Valleroy était empêché de répondre. Mais la présence des nouveaux venus, leur langage, leurs allures, les airs mystérieux et compassés que se donnait Joseph Moulette en disaient assez pour prouver à Valleroy que la sécurité des habitants de Saint-Baslemont était menacée. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'exprimer, cette conviction se forma dans son esprit, et, du même coup, il conçut tout un plan, d'une exécution rapide et facile, à l'effet de mettre à l'abri du péril mystérieux qu'il devinait sans le voir les êtres aimés confiés à sa garde.

Une fois hors de la pièce où venaient d'entrer les délégués, il aperçut
Chourlot. Le vieux brave homme avait assisté à leur arrivée. Saisi
d'inquiétude, il attendait anxieux, le moment de se trouver seul avec
Valleroy. Il allait l'interroger. Celui-ci lui coupa la parole.

—Ecoute-moi, lui dit-il, et n'oublie aucune des instructions que je vais te donner. Notre salut à tous en dépend. Ce que veulent ces gens-là, je l'ignore. Mais Joseph Moulette est avec eux. Par conséquent, leurs intentions sont perfides.

—Je vous l'avais bien dit, que ce coquin nous jouerait un vilain tour! objecta Chourlot. Vous vous êtes montré généreux envers lui. Il en a profité pour nous nuire.

—Je que j'ai fait, je le ferais encore, si c'était à recommencer, répliqua Valleroy. Je ne suis pas un assassin et je n'avais pas le droit de me faire justicier. Les récriminations d'ailleurs sont maintenant inutiles, et nous ne devons songer qu'à nous tirer de la situation où nous sommes.

—Que dois-je faire? demanda Chourlot.

—Tu vas servir aux citoyens du vin, du pain, de la viande froide, des fruits, ce que tu trouveras à l'office, du vin surtout. Tu en feras autant pour leur postillon, à qui tu promettras de prendre soin de ses chevaux, et pour les deux gendarmes que tu installeras avec lui dans la cuisine. Puis, quand tu les verras attablés, tu monteras sur le siège de leur voiture et tu la conduiras au bas du parc. Une fois là, tu attendras M. le chevalier. Il ne tardera pas à te rejoindre avec ma femme et Nina, et tous trois partiront pour une destination que je leur aurai indiquée. Quand ils seront partis, tu viendras me le dire.

—Mais, vous, Monsieur Valleroy?

—Ne t'inquiète pas de moi. Je filerai quand il en sera temps. Après notre départ, et si notre absence devait se prolonger, tu demeureras ici et, quoi qu'il arrive, tu laisseras faire sans protester. Si même il faut feindre de nous oublier et de nous trahir tu feindras. M'as-tu compris?

—Je vous ai compris. Mais que redoutez-vous donc?

—La vengeance de Joseph Moulette, et je veux la déjouer.

Tu vois que j'ai besoin de compter sur ton activité, sur ta présence d'esprit pour exécuter mes ordres. Il faut que, dans une demi-heure, M. le chevalier ne soit plus à Saint-Baslemont.

—Je cours, je cours, répondit Chourlot. Seulement, si, au lieu de prendre la voiture des délégués, vous preniez une des nôtres?

—Ce serait du temps de perdu, et les moments sont comptés. Va, mon bon Chourlot, et souviens-toi que je fais appel aujourd'hui à ton vieux dévouement, à ce même dévouement qu'invoquait, il y a trois ans, notre maître, au moment de s'enfuir.

À ce moment, Bernard, tante Isabelle et Nina étaient réunis dans la bibliothèque du château. Tous les jours, ils s'y trouvaient ainsi, à la même heure, l'heure de l'étude, assis autour d'une grande table. À l'un des bouts de cette table, Bernard lisait; à l'autre bout, Nina, un modèle sous les yeux, prenait sa leçon d'écriture, surveillée par tante Isabelle, qui s'était improvisée professeur pour l'instruire. Comme les croisées de la bibliothèque donnaient sur le parc, ils ignoraient l'arrivée des délégués du district d'Epinal et ne se doutaient pas qu'à côté d'eux, commençaient de graves événements qui, de nouveau, allaient bouleverser leur existence. Aussi, furent-ils surpris en voyant apparaître Valleroy; non qu'il ne lui fût jamais arrivé de venir assister au travail de Bernard et de Nina, mais, parce qu'à l'expression de sa physionomie, ils devinèrent qu'il avait hâte de leur parler. Bernard quitta sa place pour aller au-devant de lui; tante Isabelle se leva, dominée par le pressentiment d'un malheur, et Nina resta, la plume en l'air, une expression de crainte dans les yeux.

—Joseph Moulette est revenu, dit Valleroy, sans attendre qu'on l'interrogeât.

—Il a été assez imprudent pour revenir! s'écria Bernard. Vas-tu, une fois de plus, le laisser s'échapper?

—Il n'est pas revenu seul, continua Valleroy. Deux délégués du district d'Epinal l'accompagnent, escortés eux-mêmes par deux gendarmes.

—Oh! mais c'est une expédition! observa tante Isabelle.

—Quel en est le but? reprit Bernard.

—Je ne sais encore, puisque je n'ai pu m'entretenir avec ces puissants personnages. Mais, quel qu'il soit, m'est avis qu'ils ont en tête de détestables desseins. Je serai mieux instruit tout à l'heure. Toutefois, comme j'entends ne pas vous mettre à leur merci, vous partirez sur le champ tous les trois.

—Ne partez-vous pas avec nous? dit tante Isabelle alarmée déjà.

—Je ne peux pas partir sans avoir conversé avec nos voyageurs, sans m'être enquis de leurs projets, ni m'exposer à laisser derrière moi un danger inconnu. Mais soyez sans crainte. Avant la fin du jour, je vous rejoindrai.

—En quel lieu? demanda Bernard.

—Au bourg de Darney.

—À quatre lieues d'ici! C'est un long trajet pour des piétons.

—Il est court, pour de bons chevaux. Au moment où je vous parle, une voiture attelée stationne en bas du parc, où vous allez vous rendre. Tu prendras les rênes, Bernard, et tu conduiras, bon train, tante Isabelle et Nina à Darney, où tu m'attendras avec elles. Tu auras soin de renvoyer ici l'équipage sous la conduite d'un homme sûr, afin qu'il soit restitué à ses propriétaires, les citoyens délégués du district d'Épinal, à qui je l'emprunte pour quelques heures. Nous ne sommes pas des voleurs, nous!

—Tu as l'esprit ingénieux, Valleroy, fit Bernard en riant.

Je me demande seulement comment tu nous rejoindras.

—C'est mon affaire. Je vous rejoindrai.

—Et alors, que ferons-nous?

—Ce que les circonstances exigeront.

Ce fut dit avec tant de force que ni tante Isabelle, ni Bernard ne songèrent à résister. Accoutumés à l'intrépide sang-froid dont Valleroy avait fait preuve en maintes circonstances périlleuses, ils savaient qu'on pouvait se confier à lui, et ses rapides conseils les trouvèrent prêts à obéir.

—En route donc, dit résolument Bernard.

—Oui, pressez-vous, fit Valleroy, il n'y a pas un instant à perdre.

Tante Isabelle se hâtait de jeter dans un sac de voyage ses rares bijoux, un peu d'or, de couvrir Nina d'une mante, d'en prendre une pour elle-même, un vêtement chaud pour Bernard. Ces préparatifs terminés, elle embrassa son mari, très émue, mais sans défaillance, se mettant courageusement à la hauteur du péril qu'il s'agissait de conjurer. Valleroy l'étreignit entre ses bras et, après elle, leur fille adoptive et le cher chevalier. Puis il les accompagna jusqu'à l'une des portes du château du côté du parc, et resta là les regardant s'éloigner.

Quand il les eut vus disparaître au détour d'une avenue qui descendait vers l'endroit où attendait la voiture, il soupira en essuyant du doigt une larme. Mais cet attendrissement ne dura pas. À cette heure, il avait mieux à faire qu'à s'attendrir. Une fois seul, il courut aux écuries. Des nombreux et superbes chevaux qu'elles contenaient autrefois, au temps de la splendeur de Saint-Baslemont, il n'en restait que deux. Employés maintenant à tous les usages, ils avaient perdu leur ardeur. L'un, cependant, était encore assez agile pour fournir une longue course. Valleroy le sella, sans le détacher, de manière à l'avoir sous la main et prêt à partir au moment opportun. Quant à ceux des gendarmes, il les enferma sous clé dans l'arrière-écurie. Puis, ces précautions prises, il revint à pas comptés vers la salle où l'attendaient les délégués et Joseph Moulette. Il trouva les deux personnages officiels attablés, le teint haut monté en couleur et la face épanouie. Trois bouteilles vides attestaient qu'ils avaient agréablement employé la durée de son absence. Quant à Joseph Moulette, assis avec eux, il s'abstenait de manger et de boire, et le regard dédaigneux dont il les enveloppait exprimait le blâme muet que leur intempérance mettait sur ses lèvres.

—Voilà un drôle qui tient à ne pas laisser sa raison dans les pots, pensa Valleroy. C'est donc qu'il médite quelque crime. Attention!

Comme pour justifier cette opinion, Joseph Moulette, en le voyant entrer, lui dit d'un accent de froide sévérité:

—Tu as bien tardé, citoyen Valleroy!

—Le temps m'était-il mesuré, citoyen Moulette?

—Les citoyens t'attendent pour t'interroger.

—Me voici prêt à leur répondre.

Joseph Moulette fit aux délégués un signe à la fois impérieux et suppliant. Ce signe fut compris et l'un d'eux, se tournant vers Valleroy, lui parla:

—Une grave accusation pèse sur toi, citoyen, et nous sommes ici pour nous informer de ce qui peut la fortifier ou la réduire à néant. Avant de commencer notre enquête, j'ai le devoir de t'interroger et je vais le remplir.

—Je remplirai le mien en répondant sans détours.

—Savais-tu qu'après la mort du ci-devant comte et de la ci-devant comtesse, propriétaires de ce château, leurs biens avaient été confisqués au profit de la nation? Ne me réponds pas que tu l'ignorais. Nous savons le contraire.

—Alors, pourquoi m'interrogez-vous? observa railleusement Valleroy.

L'observation décontenança le citoyen délégué, préparé déjà par quelques verres de vin à une défaite facile. Il adressa à Joseph Moulette, dans un regard éteint, une interrogation.

—Cède-moi la parole, dit ce dernier. Ce n'est pas un interrogatoire qu'il y a lieu de faire subir au citoyen, mais un acte d'accusation qu'il faut lui signifier.

—Et je l'aime mieux ainsi, répliqua Valleroy. Voyons ton acte d'accusation, citoyen président.

Celui-ci continua:

—L'an dernier, à Paris, après thermidor, tu t'es présenté au Comité de sûreté générale, et, surprenant sa bonne foi, tu as fait restituer ce château de Saint-Baslemont à celui que tu appelles ton maître, le ci-devant chevalier Bernard de Malincourt. Tu n'as obtenu cette restitution qu'à l'aide d'un mensonge. Contrairement à la vérité, et profitant d'une erreur, tu as affirmé que le ci-devant chevalier n'avait pas émigré. C'était faux. Non seulement il avait émigré, mais tu ne l'ignorais pas, puisque tu vécus avec lui à Coblentz, où vous conspiriez tous deux contre la République et contre la liberté. J'ai été le témoin de vos complots et j'en fus la victime.

—Où veux-tu en venir, citoyen président?

—A ceci, c'est que la restitution prononcée au profit du ci-devant chevalier de Malincourt, n'ayant été obtenue que par un subterfuge coupable, elle est nulle en fait et en droit; qu'en conséquence, ce château n'a pas cessé d'appartenir à la nation, et que c'est faussement que le ci-devant chevalier s'en prétend propriétaire. Il le prétend sans droit et c'est sans droit aussi qu'il l'habite et que tu l'habites avec lui. Tu ne seras donc pas surpris si les citoyens délégués vous signifient à tous deux un arrêté d'expulsion.

—Un arrêté d'expulsion! Pris par qui?

—Par le Comité de sûreté générale, qui l'a transmis au district d'Epinal avec l'ordre de l'exécuter. Injonction vous est faite à ton prétendu maître et à toi de vider les lieux. Et pour que tu n'en ignores, voici l'arrêté.

Joseph Moulette tira d'une des poches de son habit une liasse de papiers et de cette liasse une feuille, couverte d'écriture qu'il brandit triomphalement.

—Est-ce tout? demanda Valleroy.

—Ce n'est pas tout, reprit Joseph Moulette. Écoute encore. Le château appartenant à la nation, elle avait le droit de le vendre. Elle l'a vendu, et c'est moi qui en ai été l'acquéreur. Voici l'arrêté de mise en vente et l'acte qui me déclare propriétaire au lieu et place de la nation. Tu verras que je suis ici chez moi.

Il tira deux autres feuilles de sa liasse de papiers et les présenta à
Valleroy.

—Est-ce tout? répéta Valleroy.

—Non, ce n'est pas tout. Mais ce qui reste à dire doit être dit par le représentant de la loi. Parle citoyen délégué.

Durant cette scène, le citoyen délégué, un moment perdu dans les brouillards du vin, s'était retrouvé et ressaisi. Il se leva et dit à Valleroy:

—J'ai l'ordre de procéder à ton arrestation, citoyen, et à celle du ci-devant chevalier. Voici les mandats, ajouta-t-il, en désignant deux autres feuilles que Joseph Moulette agitait en souriant haineusement.

—Et quand nous serons arrêtés, que fera-t-on de nous?

—Vous serez conduits à Epinal et incarcérés pour être soumis aux formalités judiciaires.

Valleroy était un peu pâle. Mais son attitude comme sa voix marquait qu'il conservait toute sa présence d'esprit. Soudain, son visage s'éclaira d'un sourire. Par la croisée, il venait d'apercevoir Chourlot, dont le retour lui annonçait que Bernard était en sûreté.

—Je proteste contre les infamies que vous venez de débiter, dit-il avec gravité. Je ne souscris ni à l'arrêté d'expulsion, ni à l'arrêté qui dépouille mon maître au profit d'un coquin. Libre à toi, Joseph Moulette, de nous chasser d'ici et de t'y mettre à notre place. Tu n'y resteras pas longtemps, car, si tu viens de Paris, moi j'irai et j'obtiendrai justice.

—Pour aller à Paris, il faut être libre. Tu oublies que tu es décrété d'arrestation, fit Joseph Moulette en ricanant.

—Est-ce toi qui m'arrêteras? demanda Valleroy.

—Je suis ici à cet effet. Je t'arrêterai, j'arrêterai ton chevalier, celui que tu appelais ton neveu!

—Pour ce qui est de lui, je t'en défie.

—Un enfant en rébellion contre les lois! Et Joseph Moulette levait les épaules.

—Il est parti, répliqua froidement Valleroy.

—Eh bien, tu payeras pour deux et tu sauras comment je me venge. Holà! gendarmes!

Le citoyen président, en poussant ce cri, avait ouvert une croisée pour le faire mieux entendre du dehors. Il le répéta d'une voix exaspérée. Mais les gendarmes étaient lents à se montrer.

—Prêtez-moi main forte, citoyens délégués, reprit-il. À nous trois nous en aurons raison.

Ils se précipitèrent sur Valleroy. Mais il s'attendait à leur agression, et, comme ils croyaient le tenir, il s'arma de deux chaises à l'aide desquelles il fit le vide autour de lui, avant de les leur jeter dans les jambes. Puis, pendant qu'ils s'efforçaient de se débarrasser de cet obstacle inattendu, Valleroy, d'un bond, sauta dans la cour par la fenêtre ouverte. Joseph Moulette, furieux et hurlant, se précipita à sa poursuite. Valleroy courait du côté des écuries. Il y entra par une porte qu'il ferma derrière lui et contre laquelle vint s'abattre Joseph Moulette, s'obstinant à vouloir passer par celle-là, sans remarquer qu'un peu plus loin il y en avait une autre par où sortit tout à coup celui qu'il poursuivait. Mais, maintenant il était à cheval et traversait la cour d'un furieux galop pour atteindre la grille. Comme il y arrivait, une détonation retentit. C'était Joseph Moulette qui venait de tirer sur lui un coup de pistolet, sans l'atteindre. Dans son trouble, il avait mal visé. La balle alla se loger dans un des piliers de l'entrée, après avoir rasé la tête du cavalier qui s'élançait sur la route.

À ce moment, à la porte des cuisines, apparurent les gendarmes et le postillon.

—Misérables! leur cria Joseph Moulette, grâce à votre négligence, le coquin nous échappe… Courez derrière lui à pied, à cheval, en voiture, comme vous voudrez; mais ramenez-le moi mort ou vif, sinon je vous envoie au Conseil de guerre.

Il y eut une minute d'affolement. Les gendarmes cherchaient de tous côtés leurs chevaux, le postillon sa voiture, les délégués, au milieu de la cour, se répandaient en gestes désespérés, tandis que Joseph Moulette écumait, debout sur la route où se formaient autour de lui des groupes de paysans attirés par cet esclandre.

—Poursuivez-le, cria-t-il. Au nom de la loi, je vous ordonne de le poursuivre.

Mais personne ne bougeait, et Valleroy gagnait du terrain. Bientôt, il disparut au détour de la route en envoyant un adieu, dans un geste railleur, à Joseph Moulette, qui s'arrachait les cheveux. Tout à coup, Chourlot apparut dans la cour, sortant du château, ayant sur le visage une expression d'ahurissement, comme s'il ne comprenait pas les causes de cette agitation. Le postillon et les gendarmes s'élancèrent vers lui.

—Ma voiture, où est-elle? cria le premier.

—Et nos chevaux? ajoutèrent les seconds.

—La voiture est sous la remise, les chevaux sont à l'écurie, répondit-il.

Le postillon et les gendarmes coururent vers l'endroit qu'il désignait. Mais la porte de la petite écurie était fermée à clé. Quant à la voiture, elle avait disparu.

—Voilà qui est bien extraordinaire, murmurait Chourlot, en feignant la surprise, tandis que les gendarmes enfonçaient la porte.

Joseph Moulette revenait dans la cour.

—Qui es-tu, toi? demanda-t-il à Chourlot.

—Un pauvre valet de ferme, obligé, pour gagner son pain, de servir les aristocrates.

—Sais-tu où est le ci-devant chevalier de Malincourt?

—Il est parti ce matin, avec la citoyenne Valleroy, pour une destination inconnue.

—Vous le voyez, citoyens délégués, reprit Joseph Moulette, nous avons été trahis. Notre visite avait été annoncée, et les coupables se sont dérobés à la vengeance des lois.

Et comme les gendarmes, ayant retrouvé leurs chevaux, se mettaient en selle pour courir après Valleroy, il les arrêta d'un geste.

—Toute poursuite serait inutile, dit-il. Le coquin a sur vous une trop grande avance. Vous ne l'atteindriez pas. Demeurez ici et attendez mes ordres.

Puis il rentra dans la maison avec les délégués, en ordonnant à Chourlot de le suivre. Chourlot s'empressa d'obéir.

—La République sait toujours retrouver ses ennemis, lui dit alors Joseph Moulette, et le citoyen Valleroy n'échappera pas au châtiment qu'ont mérité ses crimes. Sous peu de jours, le Comité de sûreté générale sera averti de ce qui vient de se passer et prendra les mesures nécessaires pour assurer l'exécution de ses volontés. Malheur à toi si, dans ces circonstances, tu as été le complice de ceux que tu servais.

—Leur complice, moi? prétexta Chourlot. Mais, si j'avais su que vous vouliez vous emparer d'eux, je vous les aurais livrés! Je suis patriote.

—Voilà de bonnes paroles et je te félicite de ces sentiments. S'ils sont sincères, tu apprendras avec satisfaction que le ci-devant chevalier de Malincourt n'a plus aucun droit sur ce domaine, et que, désormais, c'est à moi qu'il appartient. Voici les pièces légales qui m'en déclarent propriétaire.

—Me garderez-vous à votre service? demanda Chourlot avec une inquiétude jouée.

—Oui, si tu me promets de me servir avec dévouement et fidélité.

—Mettez-moi à l'épreuve, et vous verrez qu'on peut compter sur moi.

—Alors, occupe-toi de faire préparer un bon souper ainsi que des chambres pour cette nuit. Je pense, citoyens, que vous accepterez mon hospitalité fraternelle, ajouta t-il en s'adressant aux délégués, et que vous ne rentrerez pas à Épinal avant demain.

—N'y rentreras-tu pas avec nous? demanda l'un d'eux.

—Non, j'attends ici mes associés de Paris, car vous pensez bien que ce n'est pas pour ressusciter les traditions des aristocrates et pour y vivre dans un luxe antirépublicain que j'ai acheté ce château. Je l'ai acheté pour le démolir et pour en vendre les terres morcelées.

Et plus bas il ajouta en riant:

—Ce sera ma vengeance.

Chourlot sortait en ce moment. Il eut le temps de recueillir ces paroles menaçantes.

—Ah! bandit, murmura-t-il, si quelqu'un porte un jour une main sacrilège sur le château de Saint-Baslemont, ce ne sera pas toi!

Jusqu'au soir, Joseph Moulette fit aux citoyens délégués les honneurs de son château. Il voulut le leur montrer des caves aux greniers et les promener à travers les avenues de son parc. Avec eux, il s'occupa ensuite de rédiger un rapport détaillé sur les événements qui venaient de s'accomplir, rapport que le district d'Epinal devait envoyer au Comité de sûreté générale. Enfin, à 8 heures, ils se mirent à table, déjà consolés de leur déconvenue de la journée. À ce moment, un paysan ramenait leur voiture à Saint-Baslemont. Ils apprirent de sa bouche qu'à Darney, dans l'après-midi, Valleroy, Bernard, tante Isabelle et Nina avaient pris le coche qui faisait en ce temps la route de Nancy à Paris.

CHAPITRE XXIII

LES CHAUFFEURS

Le lendemain, à la tombée du jour, dans la grande salle du château de Saint-Baslemont, autour d'un luxueux couvert, vingt convives achevaient un repas qui durait depuis midi. À en juger par le nombre des plats et des bouteilles vides que Chourlot, aidé de deux camarades, employés comme lui sur les terres du château, entassait dans un coin, au fur et à mesure qu'il en débarrassait la table, le banquet avait été copieux et largement arrosé. Ce qui le prouvait encore, c'étaient les couleurs écarlates plaquées aux joues des convives par l'afflux du sang surexcité et l'expression mourante de leurs yeux où se devinait la fatigue des estomacs gorgés à l'excès. À la place d'honneur, Joseph Moulette, majestueux et solennel, présidait. À sa droite et à sa gauche, il était flanqué des deux délégués du district d'Épinal, dont il avait retardé le départ, afin de se faire honneur de leur présence aux agapes offertes par lui au maire, aux officiers municipaux et aux notables de Saint-Baslemont, à l'occasion de son installation en qualité de propriétaire.

Ah! il avait utilement employé son temps, Joseph Moulette, depuis le jour où il était parti de Saint-Baslemont, fugitif, après y avoir trouvé un refuge durant quelques heures. Pendant plusieurs mois, il s'était caché dans les montagnes des Vosges, errant, misérable, vendant ses services comme valet de ferme, n'osant rester dans le même endroit au delà de quelques semaines, de peur d'être reconnu et dénoncé comme jacobin, ne s'approchant des centres habités que pour y recueillir les nouvelles de Paris et s'informer des progrès de la contre-révolution.

Ce supplice avait duré jusqu'à l'été de 1796. À ce moment, ayant appris que le gouvernement des thermidoriens, menacé par les royalistes, recherchait l'appui des anciens partisans de la Terreur, il s'était dirigé vers Épinal. Il y était rentré un soir, à la dérobée, comme un voleur. Mais, dès le lendemain, il osait se montrer publiquement dans les rues, où ses amis et ses complices, naguère proscrits comme lui, tenaient de nouveau le haut du pavé, retrouvaient leur crédit et leur influence. Une fois de plus, royalistes et prêtres se cachaient; une fois de plus, les jacobins devenaient puissants. À la faveur de ces dispositions nouvelles, Joseph Moulette partait pour Paris. Là, le courant de l'opinion était hostile aux thermidoriens. Les sections de la capitale s'armaient contre la Convention et contre les Comités où siégeaient Barras, Tallien, Carnot. Mais ceux-ci résistaient. Ils accueillaient à bras ouverts quiconque se déclarait pour eux, Joseph Moulette avait retrouvé en place des amis d'autrefois. C'est par eux qu'il avait sollicité et obtenu les arrêtés et les ordres à l'aide desquels il s'était présenté, tête haute et triomphant, au château de Saint-Baslemont, où il poursuivait une vengeance qu'il voulait éclatante.

Maintenant, il avait réussi; il était bel et bien maître, seul maître du domaine. Afin d'établir publiquement ses droits, il avait convié les autorités du village à s'asseoir à sa table de châtelain frais émoulu et bon patriote. Tous ceux qu'il avait appelés étaient venus, non qu'ils fussent disposés à fêter le personnage qui osait se parer de la dépouille des Malincourt, mais parce que son invitation ressemblait à un ordre et que le temps n'était pas encore arrivé où les honnêtes gens cesseraient d'avoir peur des terroristes. Si, dans l'enivrement de sa facile victoire, il avait conservé assez de sang-froid pour observer ses convives, il aurait deviné, à leur attitude embarrassée, à leurs gestes compassés, à leur visage contraint, qu'ils n'étaient là qu'à contre-coeur, et que, tout en se courbant devant lui, ils souhaitaient que quelque événement soudain l'emportât aussi vite qu'il était venu. Mais, loin de comprendre cet état d'esprit, loin de pressentir les malédictions qu'ils appelaient sur sa tête, il croyait les avoir éblouis, en se montrant à eux protégé par deux des plus farouches suppôts de la Terreur, et s'être à jamais assuré leur docilité.

Le repas terminé, il se leva. Tous suivirent son exemple, quittèrent la salle où la nuit naissante allongeait ses ombres, et entrèrent derrière lui dans un salon brillamment éclairé par la flamme de cent bougies. Démeublé en partie depuis le départ du comte et de la comtesse de Malincourt, ce salon, sous l'ardente clarté qui tombait des candélabres et d'un lustre, semblait pauvre et nu. Joseph Moulette, mécontent, en fit la remarque à Chourlot.

—Valleroy, malgré le retour du jeune maître, s'est toujours refusé à remettre le château dans son ancien état, répondit froidement le brave homme, qui jouait son rôle en habile comédien.

—Mais où sont les meubles? demanda Joseph Moulette. Il y avait sans doute des tapisseries sur ces murs, des tapis sur ces planchers, des rideaux aux fenêtres, des objets de prix dans ces vitrines, des livres dans ces bahuts. Qu'a-t-on fait de ces objets?

—On les a enfermés dans des coffres.

—Avec l'argenterie probablement, avec des bijoux, des portraits. Où sont-ils, ces coffres?

—Cachés dans des souterrains du château.

—Tu les feras monter demain et nous les ouvrirons.

—Croyez-vous que ce soit prudent, citoyen? demanda Chourlot.

—Je ne comprends pas ta question. Précise…

—Depuis quelques jours, des bandes de chauffeurs et de pillards se sont montrées dans le pays. Peut-être convient-il d'éviter de les attirer ici par l'étalage de vos richesses.

—Je ne crains ni les chauffeurs ni les pillards, répliqua avec hauteur
Joseph Moulette. Tu exécuteras l'ordre que je viens de te donner.

Chourlot s'inclina en signe d'obéissance et disparut. Alors Joseph Moulette regarda autour de lui. Les convives, en ce moment, formaient un groupe dont les deux délégués occupaient le centre. Ceux-ci parlaient avec animation aux paysans, qui les écoutaient, déférents et silencieux, et le citoyen président, qui s'était approché, entendit tomber de leur bouche, dans le silence, des mots qui lui étaient familiers; devoirs civiques… complots liberticides… audace des aristocrates… infamies de Pitt et Cobourg. Il comprit que les hauts personnages plaidaient la cause du peuple et de la liberté et appelaient la foudre sur la tête des ennemis de la République. Il attendit la fin de ces harangues éloquentes. Puis, quand personne ne parla plus, il parla lui-même.

—Les ennemis de la République, fit-il d'un accent dramatique, il y en a partout. Mais qu'ils tremblent! Le châtiment qui les attend sera terrible; ils seront, écrasés…

Et comme un frisson passait dans l'âme de ses auditeurs, il ajouta:

—Doivent être tenus pour tels les émigrés, nobles ou non, les prêtres, les accapareurs et ces brigands qui infestent nos campagnes et y portent l'effroi. C'est à ces bandits que nous devons faire une guerre incessante et implacable. Peut-être certains d'entre eux en veulent-ils à mes jours. Mais je ne les crains pas, car s'ils venaient m'attaquer ici, les braves patriotes de Saint-Baslemont voleraient à mon secours. N'est-ce pas, braves patriotes que vous sauriez me défendre?…

Et comme la réponse lui parut manquer d'unanimité et d'enthousiasme, il ajouta:

—Si je périssais sans avoir été défendu, la République saurait venger un de ses plus vaillants serviteurs, en punissant les lâches qui auraient laissé triompher le crime et succomber la vertu.

—Bien dit, Joseph Moulette, répliqua l'un des délégués, en accentuant par ce mot les menaces que venait de proférer le citoyen président. Mais, tu es en sûreté, puisque nous te mettons sous la garde des habitants de cette commune, toi et tes propriétés.

Un grand silence succéda à ces discours, et Joseph Moulette en profita pour entraîner les délégués hors du groupe où ils venaient de pérorer. Une fois à l'écart, il leur dit à voix basse:

—Merci pour le secours que vous venez de me donner. Mais j'attends de vous un autre service. La population de ce pays est imbue de préjugés aristocratiques; elle s'est abreuvée du lait du modérantisme. Je ne me sens pas en sûreté au milieu d'elle. Quand vous serez rentrés à Épinal, obtenez qu'on m'envoie quelques soldats pour me garder et pour assurer dans ce pays le respect et l'exécution des lois.

Les délégués promirent à Joseph Moulette d'obtempérer à son désir. Cependant, l'heure qu'ils avaient fixée pour leur départ approchait. Chourlot vint les avertir que leur voiture les attendait, et que les gendarmes qui devaient les suivre étaient prêts à monter à cheval. Les délégués se dirigèrent vers la porte. Joseph Moulette les accompagna jusque dans la cour, suivi des autres convives, puis, quand, après un échange d'adieux, l'équipage se mit en marche, le citoyen président leva son chapeau en criant:

—Vive la République une et indivisible! Meurent les aristocrates!

Quelques voix répétèrent ces cris jusqu'au moment où voiture et chevaux se perdirent dans les brumes grises de la nuit. Alors, Joseph. Moulette rentra dans le château en compagnie des notables de Saint-Baslemont, et les entretiens recommencèrent. Mais ils n'offraient plus l'intéressante vivacité de ceux de tout à l'heure, comme si les délégués, en partant, avaient emporté l'âme de la réunion. Les conversations se traînaient dans des banalités et des lieux communs, et plus Joseph Moulette multipliait ses questions, moins on mettait d'empressement à lui répondre.

—Je ne vous retiens pas, braves patriotes, dit-il alors. Je me reprocherais de vous séparer plus longtemps de vos familles. Rejoignez-les et répétez à vos épouses et à vos fils les patriotiques propos que vous avez entendus.

Les braves patriotes ne se le firent pas dire deux fois. Humbles et respectueux, ils défilèrent un à un devant le nouveau châtelain de Saint-Baslemont, et bientôt il resta seul avec Chourlot.

—Le citoyen a-t-il des ordres à me donner? demanda ce dernier.

Au lieu de répondre à cette question, Joseph Moulette se jeta dans un fauteuil, et, regardant Chourlot bien en face, il lui dit:

—Tu m'as avoué, hier, que tu étais las d'être l'esclave des aristocrates et que tu serais heureux de te dévouer à mon service. Est-ce bien vrai?

—Je ne mens pas, répondit hypocritement Chourlot.

—Alors, quoi que je te demande, tu le feras?

—Je le ferai.

—Eh bien, je te prends au mot. Je désire, sans attendre jusqu'à demain, me rendre compte, dès ce soir, de la valeur des richesses que le ci-devant comte de Malincourt fit enfouir autrefois dans les souterrains du château. Prends une lanterne et conduis-moi dans ces souterrains. Nous examinerons ensemble les objets qu'ils renferment.

Chourlot tressaillit, et son visage exprima le sentiment de révolte qui s'emparait de lui. Mais, presque du même coup, il se domina. Son regard, où avait passé une flamme, s'éteignit, et ce fut très calme qu'il répondit:

—Ce n'est pas en quelques heures, citoyen, que vous pourrez procéder à cet examen. Il y faudra plusieurs journées, et, si vous m'en croyez, vous remettrez à demain cette longue besogne.

—Je ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire la veille, répliqua Joseph Moulette. J'ai hâte de savoir si, en achetant le château de Saint-Baslemont, mes associés et moi avons fait urne opération lucrative. Il me suffira d'un coup d'oeil pour m'en rendre compte.

—Alors, je suis à vos ordres, fit Chourlot. Je vais quérir une lanterne.

Il s'éloigna pour revenir bientôt.

—Passe devant et guide-moi, lui dit le citoyen président; je te suivrai.

Chourlot obéit. À l'extrémité d'un corridor qui traversait le château dans sa largeur, il ouvrit une porte massive. Elle laissa voir les premières marches d'un escalier descendant dans les caves. Il s'y engagea lentement, afin d'éclairer la marche de Joseph Moulette. Au bas de cet escalier, commençait un autre corridor à droite et à gauche duquel se voyaient des portes basses. Il en poussa une et introduisit Joseph Moulette dans une vaste pièce autour de laquelle étaient rangées des bouteilles de vin.

Au milieu de cette pièce, se servant d'une pelle qu'il prit dans un coin, il gratta le sol au niveau duquel la terre rejetée à droite et à gauche découvrit une large dalle blanche. La dalle soulevée, apparut un nouvel escalier plus étroit que le premier et qu'il se mit à descendre. Bientôt, les deux hommes se trouvèrent dans un caveau voûté aux murs enduits de ciment.

C'est là que, dans de nombreux coffres de toutes tailles, étaient cachées les richesses du château de Saint-Baslemont. Pressé de savoir ce qu'ils contenaient, Joseph Moulette soulevait les couvercles et les laissait aussitôt retomber ébloui par la vision rapide qui frappait ses regards: couverts et plats d'argent, aiguières en cristal montées en or, pendules artistiques, flambeaux ciselés, coffrets, flacons, écrins sur le velours desquels s'étalaient des parures précieuses. Christs en ivoire, reliquaires, tout un trésor d'un prix inestimable qui dormait depuis plusieurs années, en attendant qu'on le remît en lumière. Puis, c'étaient des tableaux de maîtres et des portraits de famille, rangés dans des coins, des glaces de Venise avec des cadres en bois sculpté et doré, des meubles de grand prix, des tentures et des tapis roulés, tout ce qui formait, en d'autres temps, la splendeur et le luxe du château de Saint-Baslemont.

Bien qu'il s'efforçât de rester impassible à la vue de ces richesses, maintenant devenues siennes, elles déchaînaient dans l'âme de Joseph Moulette d'ardentes cupidités. Sous la lueur rougeâtre de la lanterne que soulevait Chourlot, les mains du citoyen président les effleuraient, toutes tremblantes. Et si violente était son émotion, qu'il ne trouvait pas un mot à dire pour exprimer le mépris qu'en sa qualité de bon patriote il aurait voulu feindre.

—Vous voyez, citoyen, que ce n'est pas en quelques heures qu'on pourrait procéder à l'inventaire de ces trésors.

—Je commencerai demain, répondit Joseph Moulette. Remontons, maintenant.

Soudain, ses doigts heurtèrent un coffret revêtu de cuir noir. Il le tira à lui, non sans peine, car ce coffret était très lourd. Mais quand il voulut l'ouvrir, le couvercle résista.

—Je le garde, fit-il alors. J'essayerai ce soir de forcer la serrure.
Cela m'amusera.

Lentement, ils reprirent le chemin par lequel ils étaient venus, remettant en place la dalle qui cachait l'ouverture du caveau, fermant les portes derrière eux, et, quelques instants après, Joseph Moulette déposait le coffret sur une table, dans sa chambre, la propre chambre du comte de Malincourt, qu'il avait choisie, la veille, pour s'y installer. De nouveau, Chourlot se tenait debout, attendant les ordres du maître.

—Tu peux te retirer, lui dit ce dernier. Avant d'aller dormir, assure-toi que toutes choses sont en ordre et les portes et croisées closes.

Il resta seul dans la vaste chambre, très sévère avec son lit de pied, hissé sur une estrade entre de lourdes tentures. Pour combattre la fraîcheur de la nuit, on avait allumé du feu. Les flammes qui dansaient sur les bûches géantes enterrées sous les cendres, au fond de la haute cheminée, éclairaient les murs d'une clarté plus vive que celle des bougies.

—On est mieux ici qu'à battre la campagne, pensa Joseph Moulette.

Sur sa face épanouie, un sourire exprima le bien-être qu'il ressentait. Un grand calme régnait dans le château. Au dehors, l'ombre et le silence enveloppaient le paysage. Un vent très doux soufflait dans les arbres; sa rumeur arrivait, affaiblie, aux oreilles de Joseph Moulette, et berçait son repos. Il était seul, bien seul, libre de suivre sa pensée capricieuse vers l'avenir où elle l'emportait. Il le voyait radieux, cet avenir, embelli par la possession des biens dont un habile coup de main venait de le rendre maître. Les combats qu'il livrait depuis plusieurs années avaient pris fin; les aristocrates étaient vaincus, les bons patriotes installés à leur place. Les temps devenaient paisibles, des lois rigoureuses protégeaient les nouveaux seigneurs de la France. Et il était un de ces heureux, lui! Qu'aurait-il pu souhaiter de plus?

Son regard, perdu dans l'espace, s'arrêta soudain sur le coffret qu'il avait rapporté de sa visite dans les souterrains du château. Il s'assit devant la table sur laquelle en entrant il l'avait déposé, et, le prenant dans ses robustes mains, il essaya de l'ouvrir. Mais la serrure était solide, et, faute de clé, le citoyen président restait impuissant devant la lourde boite dont il brûlait de connaître le contenu. Il n'était pas homme à se résigner à cette impuissance, et brusquement il se mit en devoir de faire sauter la serrure. Les pincettes lui servirent de levier. Il en introduisit l'extrémité entre les rainures du coffret et pesa de tout son poids sur l'autre bout. On entendit un craquement, et le couvercle brisé se leva.

Joseph Moulette ne put retenir un cri d'étonnement et de joie. La boîte était pleine de pièces d'or, rangées en piles pressées les unes contre les autres, de telle sorte qu'il devait y en avoir pour une somme considérable. Il voulut les compter et retourna la boîte dont le contenu s'éparpilla sur le tapis avec un son métallique. Alors, il plongea dans cet amas d'or ses mains brûlantes de fièvre. Pendant quelques instants, il les y laissa comme s'il eût espéré trouver un remède contre son excitation passagère, et si complètement absorbé qu'il perdit soudain la sensation des choses extérieures, emporté haut et loin dans des rêves fous dont sa nouvelle fortune lui assurait la réalisation.

Il ne vit donc pas ce qui se passait, au même instant, derrière lui. La porte de la chambre s'ouvrait avec lenteur, sans bruit, et un homme entrait, marchant d'un pas si léger qu'on ne pouvait l'entendre. Cet homme portait un masque sur le visage, un masque noir aux ouvertures duquel brillaient des yeux ardents et lumineux, comme ceux d'un chat dans la nuit. Une fois le seuil franchi, cet homme, s'étant assuré que Joseph Moulette lui tournait le dos, fit un signe d'appel, et quatre autres personnages, le visage couvert d'une couche de suie qui les défigurait, entrèrent en silence l'un après l'autre. Le dernier venu ferma la porte, devant laquelle ils se rangèrent toujours silencieux. Alors, celui qui était entré le premier prononça le nom de Joseph Moulette à haute et intelligible voix. Joseph Moulette sursauta, repoussa violemment sa chaise, et se trouva debout, appuyé dans une attitude de défense et de résistance contre la table chargée d'or, véritablement pétrifié, une sueur glacée au visage et au coeur la trouée aiguë d'une lame effilée.

—Les chauffeurs! murmura-t-il enfin.

Et, comme s'il revenait à lui, il bondit vers l'une des croisées, l'ouvrit, et, se penchant au dehors, il appela:

—Au secours! À moi, Chourlot!

Les chauffeurs demeuraient immobiles et impassibles. Mais celui qui portait un masque dit:

—N'appelle pas, Joseph Moulette. Personne ne viendra à ton secours.
Nulle puissance au monde ne peut te soustraire au sort qui t'attend.
L'heure est venue d'expier tes crimes.

À ce menaçant langage, le citoyen président, qui s'était éloigné de la fenêtre, instinctivement, voulut s'en rapprocher, décidé, dans ce péril extrême, à sauter de la hauteur du premier étage pour s'enfuir à travers le parc. Mais elle était fermée et gardée par deux hommes. Il se précipita vers l'autre; elle était également gardée.

—On, ne sort plus, reprit l'homme masqué.

Il fit un signe, et ses complices au visage noir de suie se jetèrent sur
Joseph Moulette.

—Allez-vous m'assassiner? s'écria le citoyen président, tentant en vain de se débattre.

Personne ne lui répondit. On le couchait brutalement par terre, et, tandis que trois chauffeurs le clouaient au sol en fixant ses bras au long de son corps, un quatrième déroulait un peloton de grosse ficelle et ligotait le malheureux des épaules aux genoux. Ce fut fait en un tour de main. Lorsque l'opération se termina, il était hors d'état de remuer. Cependant, tout en lui infligeant cet abominable traitement, on ne l'avait pas encore frappé. Il se demandait, avec une angoisse mêlée d'espoir, à quel genre de supplice il allait être soumis. Son incertitude fut brève. Une main brutale lui arracha ses bottes et ses bas. Bientôt, sous ses jambes et ses pieds nus, il sentait la fraîcheur des dalles. Il comprit et fit entendre une plainte. Mais elle ne pouvait attendrir ses bourreaux. Ceux-ci, l'ayant soulevé, le portèrent devant la cheminée, les pieds nus tendus vers le feu.

—Chauffez! ordonna l'homme masqué.

À ce mot, un lourd tisonnier tenu par un bras ferme tomba sur les bûches à demi consumées. Dans un crépitement d'étincelles, les flammes se ravivèrent et vinrent lécher les extrémités du patient. Pendant quelques secondes il tenta de se raidir contre la douleur. Mais la chaleur devint vite intolérable. Un jet de flamme plus violent que les autres la transforma en une brûlure lancinante. Alors, aux gémissements, des cris succédèrent, des cris déchirants qui redoublaient lorsque le malheureux, essayant de plier les genoux pour éloigner ses pieds du feu, des coups de bâton sur les jambes l'obligeaient à les étendre.

—Pitié! Pitié! fit-il enfin d'une voix expirante.

Il allait perdre connaissance. Sur un geste de l'homme masqué, son corps, raide dans ses liens, fut porté en arrière comme une masse inerte, et, de sa poitrine, s'échappa un soupir de délivrance. L'homme masqué parla de nouveau:

—Tu es condamné, Joseph Moulette. Tu vas périr et rejoindre tes victimes. Mais c'est toi-même qui dois prononcer ton arrêt, après avoir confessé tes forfaits.

—Je suis innocent et n'ai rien à confesser, tas de bandits, répondit Joseph Moulette, dont le naturel reprenait le dessus en même temps que s'apaisait sa souffrance.

—C'est ce que nous allons voir. Chauffez! répéta l'homme masqué.

De nouveau, les pieds furent tendus vers la flamme, et par un raffinement de cruauté, posés sur les chenets brûlants.

—Je confesserai tout ce que vous voudrez, hurla Joseph Moulette.

Le misérable se tordait sous les mains de fer qui le maintenaient couché; une écume légère blanchissait le coin de ses lèvres et des larmes emplissaient ses yeux. Une fois de plus, on l'éloigna de la cheminée.

—Tu vois que nous avons les moyens de te faire parler, continua l'homme masqué. Parle donc de bonne grâce et réponds à mes questions sans détour.

—Interrogez-moi, scélérats, soupira Joseph Moulette en enveloppant les chauffeurs d'un regard où se trahissait, sous son involontaire résignation, sa rage impuissante.

—Reconnais-tu que tu as envoyé à l'échafaud le comte et la comtesse de Malincourt? demanda l'homme masqué. Reconnais-tu qu'ils étaient innocents?

—Ils étaient coupables; coupables d'être nobles, coupables d'avoir voulu émigrer, coupables d'avoir tramé des complots contre la liberté. Ils avaient justement encouru la rigueur des lois.

—Reconnais-tu que leur mort est un crime?

—Je ne le reconnais pas, je ne le reconnaîtrai jamais.

—À ton aise; chauffez, vous autres.

—Non, non, se hâta de supplier Joseph Moulette.

—Alors, avoue que tu as lâchement assassiné les seigneurs de ce château.

—Je l'avoue, mais je proteste contre la violence qui m'est faite.

L'homme masqué leva les épaules et continua:

—Reconnais-tu qu'après les avoir assassinés, tu as tenté de faire subir le même sort à leur fils et à leur fidèle serviteur Valleroy?

—Valleroy est un traître et…

—Veux-tu, oui ou non, avouer ta perfidie à leur égard?

Si terrible était l'accent de cette question, que Joseph Moulette frissonna.

—Eh bien oui, fit-il, vaincu, j'avoue… J'avoue, parce que je suis impuissant à me défendre et à faire entendre la vérité.

—Tu reconnais aussi que tu es venu dans ce pays pour dépouiller l'héritier des Malincourt, que tu l'as obligé à sortir de sa maison, en t'en emparant par le mensonge et la ruse?

—Je le reconnais.

—Et que, lorsque nous t'avons surpris, tu étais en train, de lui voler l'or dont cette table est couverte.

—Je le reconnais.

—Donc, tu es assassin et voleur… Veux-tu le déclarer?

Cette fois, Joseph Moulette garda le silence, comme si cet aveu était au-dessus de ses forces.

—Faut-il chauffer? demanda l'homme masqué.

Le citoyen président poussa un soupir de colère et répondit:

—Je suis un assassin et un voleur.

—Je renonce à te demander compte de tes autres crimes. Tu les expieras avec ceux que tu as confessés et toutes tes victimes seront vengées en même temps. Reconnais-tu avoir mérité la mort?

—Je le reconnais.

—Tu vas donc la recevoir, mais la recevoir de la main du seul assassin qui se trouve parmi nous, de ta propre main.

Joseph Moulette jeta autour de lui un regard effaré. Il ne comprenait pas. Soudain, il vit les chauffeurs se pencher, détendre ses liens, non pour le délivrer, mais pour rendre à son bras droit seul la liberté des mouvements, et l'un d'eux mettre un poignard dans sa main redevenue libre. Alors, il reprit espoir. Armé, il pouvait encore se sauver en tuant un ou plusieurs de ses bourreaux, après avoir coupé ses liens. L'énergie avec laquelle il serrait entre ses doigts la poignée de l'arme trahissait cet espoir soudain et inattendu.

—Frappe-toi! lui dit brusquement l'homme masqué.

—Et si je refuse? demanda Joseph Moulette en se soulevant, appuyé sur son bras lié et en agitant l'autre pour atteindre ses bourreaux.

La réponse qu'il provoquait imprudemment ne se fit pas attendre. D'un vigoureux coup de pied, il fut précipité devant la cheminée, mais si près cette fois que ses jambes nues allèrent heurter les bûches incandescentes et en firent jaillir un flot d'étincelles. Une odeur de roussi monta dans la chambre avec des hurlements de douleur.

—Bâillonnez-le! fit l'homme masqué. L'ordre fut exécuté. Dans la bouche ouverte et convulsée, un mouchoir tordu, roulé, serré, fit l'office d'une poire d'angoisse et étouffa les cris. Maintenant, le misérable était cloué au sol par les lourdes bottes des chauffeurs. Il ne pouvait ni crier, ni remuer. Son bras droit, toujours armé, s'agitait dans le vide. Sur la braise ardente, sa chair se grésillait, et la souffrance qui le laissait encore vivant était si cuisante qu'elle mettait dans ses yeux démesurément agrandis une expression de terreur et de folie furieuse qui n'avait plus rien d'humain.

L'homme masqué s'inclina vers lui.

—Tu vois bien que tu feras mieux de mourir et d'abréger ton supplice, lui criait-il d'un accent railleur.

Lui-même saisit le bras de Joseph Moulette et posa sur le coeur du supplicié la pointe du poignard. La main crispée autour du manche s'agita. Un peu de sang rougit la chemise. La lame s'enfonçait d'un seul coup dans la poitrine jusqu'à la garde. Une dernière convulsion, un bruyant soupir, et ce fut tout. Le club des jacobins d'Épinal n'avait plus de président.

Alors, l'homme masqué se releva, arracha son masque et laissa voir la vieille face parcheminée de Chourlot.

—Justice est faite, dit-il, nos maîtres sont vengés et leurs héritiers ne seront pas dépouillés. Demain, nous le ferons savoir à M. le chevalier et à Valleroy. Quant à vous autres, vous témoignerez tous au besoin que cet homme s'est donné volontairement la mort.

CHAPITRE XXIV

UN PROFIL HISTORIQUE

Dans la soirée du 13 vendémiaire, vers 11 heures, la diligence qui faisait à cette époque le service de Nancy à Paris s'arrêta toute poudreuse devant une auberge située aux portes de Meaux, à côté du relais de poste. Tandis que le postillon dételait ses chevaux couverts de sueur, qui allaient être remplacés par des chevaux frais, les voyageurs descendaient et entraient dans l'auberge où les attendait le souper. Parmi eux, se trouvaient Bernard, Valleroy, tante Isabelle et Nina, partis quatre jours avant de Darney, où ils s'étaient donné rendez-vous. En s'y rencontrant, après s'être enfuis de Saint-Baslemont, ils avaient décidé de se rendre à Paris. À Paris seulement ils pouvaient organiser «une défense efficace contre les machinations de Joseph Moulette, et s'y dérober, s'ils ne parvenaient pas à les déjouée. À Paris seulement ils pouvaient obtenir justice contre le scélérat gui venait de dépouiller traîtreusement les héritiers de Malincourt. Cette résolution une fois prise, ils l'avaient exécutée sans délai. Ayant eu la bonne fortune de trouver quatre places disponibles dans la diligence venant de Nancy, et qui s'arrêtait à Darney, ils s'étaient mis en route quelques, heures après avoir quitté Saint-Baslemont.

Maintenant ils touchaient au terme de leur voyage. Au lever du soleil, ils arriveraient à Paris, où Bernard et Valleroy entendaient commencer sur-le-champ les démarches qu'ils avaient en vue. Au mois d'octobre, les nuits sont déjà froides, et, ce soir-là, le vent soufflait avec violence, enveloppant hommes et choses de tourbillons d'une poussière sèche qui cinglait et rougissait le visage. Aussi les voyageurs ne s'attardaient-ils pas au dehors. À peine descendus de voiture, ils s'empressaient d'entrer dans la grande salle de l'auberge, ouverte sur la cuisine, où brillait, au fond d'une cheminée monumentale, une flamme joyeuse devant laquelle des poulets mis en broche achevaient de se rôtir.

Valleroy, ayant avisé dans un coin une table de quatre couverts, en prit possession pour ses compagnons et pour lui, et dit à l'aubergiste qui s'empressait autour d'eux:

—Vous nous servirez ici.

Et comme tante Isabelle s'asseyait, en plaçant à côté d'elle avec sollicitude Nina qui venait de s'éveiller et se frottait les yeux, il ajouta en s'adressant à l'enfant:

—Allons, mignonne, assez dormi. Pour le moment, il s'agit de souper. Tu feras ensuite un bon somme jusqu'à Paris, où nous serons demain matin.

Ce langage affectueux, le mouvement, la chaleur, la lumière, la perspective d'un bon repas rendirent à Nina sa vivacité:

—Où est Bernard? demanda-t-elle en voyant une place vide.

Soudain, elle l'aperçut debout au milieu de la salle. D'un bond, elle quitta sa place, courut à lui, et lui prit la main comme pour l'entraîner du côté de la table.

—Attends, répondit Bernard.

Elle obéit, demeura immobile et silencieuse, sans comprendre d'abord ce qu'il faisait. Comme elle cherchait à savoir, elle vit le regard de son ami fixé sur l'une des extrémités de la salle. Le sien suivit instinctivement la même direction. Là, se tenait seul, à l'écart et un peu perdu dans l'ombre, mangeant très vite et sans doute pressé de partir, un petit vieux vêtu de noir qui donnait l'impression d'un honnête tabellion de province ayant bon appétit et le désir de n'adresser la parole à personne.

C'est ce petit vieux que regardait Bernard et qu'à son tour se mit à regarder Nina. Brusquement et comme si leur attention l'eût importuné, il se leva et vint au-devant d'eux. Ce mouvement mit son visage en pleine lumière, et ils reconnurent le vidame d'Épernon. Mais, avant qu'ils l'eussent nommé, il les pressait dans ses bras, en disant:

—Je vous ai reconnus, mes enfants, ainsi que Valleroy et tante Isabelle. Je vous ai reconnus au moment où vous êtes entrés. Mais je redoutais, un peu les éclats de votre surprise et j'ai gardé le silence.

Et, se penchant vers Bernard, il continua:

—Vous me comprendrez quand vous saurez que je me suis enfui de Paris ce matin, afin de me dérober aux vengeances des vainqueurs.

—Quels vainqueurs? demanda Bernard.

—C'est vrai! Vous ne pouvez connaître encore les événements qui se sont accomplis ce matin. Je vous les raconterai tout à l'heure.

—Oh! oui, tout à l'heure, Monsieur, dit vivement Bernard. Avant tout, j'ai hâte de vous adresser une question.

—Parlez vite, mon enfant, et si je peux vous répondre…

—Savez-vous ce qu'est devenu mon frère?

—Le vicomte Armand? Etes-vous donc sans nouvelles de lui?

—Sans nouvelles, oui, Monsieur, et cela depuis le jour où nous nous séparâmes à Coblentz, en 1793. Est-il vivant? Est-il mort? Je l'ignore.

—Il est vivant, n'en doutez pas, se hâta de répondre M. d'Épernon pour rassurer Bernard.

—Comment donc ne m'a-t-il pas écrit?

—Avant thermidor, quand régnait la Terreur, il ne pouvait vous écrire sans vous compromettre. D'ailleurs, savait-il seulement où vous étiez? Depuis, sans doute, il vous a envoyé de ses nouvelles; mais vous ne les avez pas reçues. Songez qu'il y a loin de l'Autriche à Paris.

—Il est donc en Autriche? s'écria Bernard.

—Vous l'ignoriez!

—Par qui et comment l'aurais-je su? Et que fait-il dans ce pays lointain?

Cette fois, M. d'Épernon ne se pressait pas de répondre, et sons attitude indiquait clairement que ce n'était pas par ignorance qu'il restait silencieux, mais parce que ce qu'il avait à lui dire lui coûtait.

—L'avez-vous vu? demanda Bernard suppliant.

—Non, je ne l'ai pas vu. Mais, à diverses reprises, j'ai rencontré des gens qui m'ont parlé de lui, il y a quelques mois encore, et c'est ainsi que j'ai appris…

De nouveau M. d'Épernon hésitait.

—Qu'avez-vous appris? Par grâce, Monsieur!…

—J'ai appris qu'il avait pris du service dans l'armée autrichienne!

—Lui! mon frère le vicomte de Malincourt? Un Français dans les rangs des ennemis de la France!

Bernard était devenu très pâle et des larmes brillaient dans ses yeux.

—Malheureusement, il n'est pas le seul, reprit tristement M. d'Épernon. Que d'émigrés, étreints par la nécessité, se sont engagés dans les troupes étrangères! C'était une question de vie et de mort, et votre frère…

—C'est bien, Monsieur, c'est bien, ne parlons plus de lui, interrompit vivement Bernard.

Et changeant de ton, il ajouta:

—Voulez-vous saluer tante Isabelle?

Elle venait à la rencontre de M. d'Épernon, l'ayant, elle aussi, reconnu. Valleroy la suivait, souriant, exprimant sa surprise. Quelques instants après, assis tous ensemble à la même table, ils se confiaient les circonstances à la suite desquelles ils venaient de se retrouver. Valleroy parla le premier; il révéla au vieux gentilhomme les émouvantes aventures survenues depuis deux ans: l'arrivée de Bernard à Paris la mort de son père et de sa mère, l'échec du complot ourdi pour sauver la reine, l'exécution de Guilleragues, de Morfontaine et de Grignan. Le vidame d'Épernon ignorait la plupart de ces événements. Il n'en connaissait même qu'un seul, la tragique fin de son neveu et de ses deux complices. Après avoir donné de nouveaux regrets à leur mémoire, il interrogea Valleroy.

—Et maintenant, lui dit-il, qu'allez-vous faire à Paris?

—Nous allons demander justice contre le citoyen Joseph Moulette.

—Justice contre un jacobin! Et à qui la demanderez-vous, grand Dieu!

—Au gouvernement de la République.

—Vous ne savez donc pas ce qui se passe? Vous ignorez donc que les
Jacobins sont en train de redevenir les maîtres de la France?

—J'ai cru qu'ils tentaient de reconquérir leur ancien pouvoir. La criminelle conduite de Joseph Moulette envers Bernard nous a fourni la preuve de leurs efforts. Mais je ne pensais pas que ces efforts eussent réussi.

—Rien n'est plus vrai pourtant, reprit M. d'Épernon. C'est l'esprit jacobin qui de nouveau règne en France. Les pouvoirs de la Convention touchent à leur fin. Encore quelques semaines, cette assemblée néfaste n'existera plus et la Constitution qu'elle a votée sera mise en pratique. Nous aurons une assemblée nouvelle, un gouvernement nouveau, mais les principes resteront les mêmes. On prêchera encore au peuple la haine des nobles et des prêtres, et comme par le passé, on nous persécutera. La persécution est déjà commencée, et j'en suis, comme vous, la victime. Les royalistes ont un moment espéré de rétablir la monarchie. Mais cet espoir est détruit. Nous avons, été vaincus.

—Vaincus sans combat? demanda Valleroy.

—Après un combat opiniâtre au contraire. Aujourd'hui même, le peuple de Paris, que nous avions travaillé depuis le 9 thermidor, s'est soulevé. Les sections en armes ont marché contre la Convention pour l'abattre. Nous espérions, à la faveur de ce mouvement, nous rendre maîtres du pouvoir et préparer le retour du roi. Mais la Convention s'était mise en état de nous résister. Elle avait confié à Barras, l'un de ses membres, le soin de sa défense. Ce dernier avait investi du commandement militaire un jeune général nommé Bonaparte, qu'on dit homme d'énergie et qui nous a prouvé ce qu'il vaut.

—Il a déjà combattu à Toulon et en Italie, observa Bernard.

—C'est à lui que nous devons notre défaite, continua M. d'Épernon. Grâce aux mesures qu'il avait prises, les sections ont été écrasées, la Convention triomphe, et, de nouveau, la France est livrée aux terroristes. Pour leur échapper, je me suis enfui de Paris où j'étais revenu après la chute de Robespierre. Je n'ai plus d'autre ressource que de prendre une fois de plus le chemin de l'exil, et je crains bien, mes amis, que vous ne soyez bientôt réduits à en faire autant.

À ces mots, Bernard protesta.

—Lorsque j'ai émigré, dit-il, j'étais un enfant et tenu d'obéir aveuglément aux ordres de mon père. Mais, aujourd'hui, je suis un homme, libre de mes volontés, et, quoi qu'il arrive, je n'émigrerai pas.

—Bien dit, Bernard, s'écria Valleroy.

—Même si vous êtes décrété d'arrestation? fit M. d'Épernon.

—Même dans ce cas, ni dans aucun cas. J'ai l'âge d'être soldat, et c'est aux armées que j'irai servir ma patrie.

Il y eut un court silence; puis Mr d'Épernon reprit:

—Vous êtes jeune, Bernard. Les hommes de votre génération sont sans engagements. Ils peuvent faire ce que nous, les vieux, nous ne pouvons faire. Je vous envie: oui, je vous envie et je vous approuve.

À ces récits, à ces retours vers le passé, les instants rapidement s'étaient enfuis; de nouveau, il fallait se séparer.

La diligence qui se dirigeait vers Paris allait repartir; la chaise de poste qui devait emporter M. d'Épernon jusqu'à la frontière l'attendait tout attelée dans la cour de l'auberge. En hâte, on échangea de tendres adieux auxquels se mêlèrent des larmes. Se reverrait-on jamais? C'est sur cette question attristante qu'on se quitta. M. d'Épernon, pressé de s'éloigner de la capitale, où il n'aurait pu demeurer qu'au péril de ses jours, ses amis, au contraire, pressés d'y rentrer, parce que, quoi qu'il leur eût dit pour les détourner du but de leur course, ils attendaient des démarches qu'ils allaient entreprendre la réalisation de leurs espérances.

À minuit, la diligence qui emportait Bernard roulait dans les plaines de la Brie, en route vers Paris. Les rayons de la lune, entrant par les vitres couvertes de buée, éclairaient le visage de tante Isabelle et celui de Nina, qui, toutes deux, s'étaient endormies. Alors, quand Bernard se fut assuré qu'elles ne pouvaient l'entendre, il dit à demi-voix:

—Dors-tu, Valleroy?

—Non, cher Bernard. Comment pourrais-je dormir quand je te vois si préoccupé, si triste? Qu'as-tu donc?

—Le vidame m'a donné des nouvelles d'Armand.

—De bonnes nouvelles?

—Mon frère est soldat dans l'armée autrichienne, murmura Bernard, et je crois que j'aimerais mieux qu'il fût mort!

Et le pauvre enfant, qui, depuis quelques instants, s'efforçait de contenir ses larmes, les laissa librement couler, tandis que Valleroy, sans prononcer une parole, lui prenait les mains et les gardait dans les siennes, comme pour bercer sa douleur dans cette paternelle étreinte.

Au lever du jour, la diligence entrait dans Paris et conduisait au bureau des Messageries de la rue Notre-Dame des Victoires les voyageurs qu'elle transportait. Une heure plus tard, Bernard, Valleroy, tante Isabelle et Nina arrivaient en fiacre à l'hôtel de Malincourt, où ils étaient reçus par Kelner et par Rose, que comblait de surprise et de joie ce retour imprévu.

Dès le lendemain, tandis que Valleroy et Kelner se rendaient au Comité de sûreté générale pour s'enquérir des formes sous lesquelles devaient être présentées les réclamations des héritiers du comte de Malincourt contre le citoyen Joseph Moulette, Bernard sortait seul afin de faire une promenade à travers Paris. Il avait hâte de revoir les lieux où désormais et jusqu'à la fin de sa vie il devait retrouver vivants les poignants souvenirs de sa jeunesse. Il passa par la rue du Four-Saint-Germain et devant la boutique de Grignan. Elle s'était transformée; on n'y vendait plus de meubles; un pâtissier y débitait ses friandises. Transformé aussi le Luxembourg. Le vieux palais avait cessé d'être une prison; une armée d'ouvriers le remettait à neuf en vue de l'installation du Directoire exécutif qui allait gouverner la France pendant cinq ans.

Le Palais de justice, la Conciergerie et l'Hôtel de ville, ces étapes d'une route que Bernard ne pourrait jamais plus parcourir sans ressentir des impressions douloureuses, conservaient leur physionomie d'autrefois, assombrie encore par les pleurs et le sang que leurs murailles avaient vu verser. De tous côtés, ce n'étaient que maisons à louer, antiques hôtels et vieux mobiliers à vendre. Au fronton des monuments, on lisait en gros caractères ces mots sinistres: «Unité, indivisibilité de la République; liberté, égalité, fraternité ou la mort.» Au sommet des églises, un bonnet phrygien au bout d'une pique remplaçait la croix renversée. Mais, en dépit de tant de témoignages de la Terreur non encore apaisée, la vie de Paris avait pris un air plus rassurant et plus joyeux. La foule qui circulait dans les rues osait sourire, et, quoiqu'on fût au lendemain de l'émeute du 13 vendémiaire, quoique les rues fussent sillonnées de patrouilles et les maisons assaillies par des descentes de police, qui allaient à domicile désarmer les citoyens, on devinait que, indifférente ou insensible à ces derniers épisodes d'un temps exécré, la population cessait d'avoir peur et s'adonnait de nouveau à la douceur de vivre.

Dans le jardin des Tuileries, sur la terrasse des Feuillants, au palais Egalité, Bernard rencontra des femmes en parure élégante, poussée jusqu'à l'excentricité. Les sans-culottes et les tricoteuses ne circulaient plus dans les rues, ni en aussi grand nombre qu'autrefois, ni avec la même audace. Sur les murs s'étalaient des affiches annonçant des spectacles innombrables, des bals publics, des plaisirs variés. Enfin, les brillants équipages, longtemps proscrits, de nouveau se montraient et transportaient, à défaut des grands seigneurs de jadis, tous morts ou émigrés, les parvenus du moment, les puissants du jour, pour la plupart spéculateurs véreux qui s'étaient enrichis pendant la Révolution au détriment de ce peuple qu'elle n'avait délivré d'un tyran que pour lui en imposer des milliers d'autres.

Bernard avait commencé sa promenade, un trouble amer au coeur. Mais, bientôt, il s'était laissé prendre par le mouvement des rues, par les vitrines des magasins où réapparaissait le luxe des jours heureux. Il n'était si mince épisode qui ne captivât ses regards. Marchands ambulants, chanteurs, joueurs de vielle, charlatans, escouades de soldats, tout contribuait à le distraire de sa tristesse, et, la naturelle gaieté de son âge reprenant le dessus, il se sentait redevenir confiant et fort.

Sur les boulevards, à la hauteur de la rue du Mont-Blanc, il se trouva soudain arrêté par un flot de foule qui stationnait aux abords de cette rue, vers laquelle tous les regards se dirigeaient. Il fit comme la foule, il s'arrêta et regarda dans la même direction qu'elle. Alors il vit s'avancer vers le boulevard, venant du fond de la rue, un homme à cheval, portant l'uniforme des généraux de la République, suivi à une courte distance de deux hussards. Cet homme avait des cheveux noirs, longs et plats, dont les extrémités cachaient sa nuque et caressaient le collet montant de son habit à larges revers. Son visage aux joues creuses, éclairé par des yeux où s'allumait, dans un éclat sombre, une expression saisissante d'indomptable volonté, ressemblait à celui d'un ascète. Il était impassible et impénétrable, ce masque blême qui rappelait celui de César.

Mais ce qui frappa Bernard, ce fut l'air d'extrême jeunesse du cavalier.
C'était à croire qu'il n'avait pas vingt ans.

—Voilà le général Bonaparte! dit une voix.

Le général Bonaparte, le héros du jour, celui qui, la veille, avait mitraillé les sections et sauvé la Convention d'une chute irrémédiable, celui dont maintenant, et après les avoir longtemps tenus en oubli, on vantait les éclatants services en Italie, celui enfin que, depuis quelques heures, on commençait à désigner comme le futur commandant en chef de l'armée des Alpes, c'était lui. Bernard fut bouleversé. Ses yeux s'attachèrent sur le cavalier silencieux qui passait au milieu de la foule sans avoir l'air de la voir, et il était déjà loin qu'ils le suivaient encore avec admiration. L'enfant rentra très impressionné à l'hôtel de Malincourt, si plein de cette vision qu'il n'entendit que d'une oreille distraite le récit que lui faisait Valleroy de sa visite au Comité de sûreté générale. Et comme Valleroy se plaignait de l'accueil qu'il avait reçu dans les bureaux du Comité, des mauvaises dispositions des jacobins qui y régnaient en maîtres et qui avaient osé opposer à ses justes réclamations les prétendus droits de Joseph Moulette, Bernard s'écria:

—Eh bien, j'irai trouver le général Bonaparte et je lui demanderai justice! Oui, justice et l'autorisation de servir comme volontaire dans les rangs de l'armée qu'il commandera.

—Es-tu donc résolu à être soldat? demanda Valleroy avec émotion.

—Inébranlablement résolu. Il est grand temps qu'on voie un Malincourt combattre à l'ombre du drapeau tricolore.

Cette résolution hantait depuis longtemps la pensée de Bernard. Elle s'était présentée à son esprit pour la première fois, à Bruxelles, dans le cabinet du colonel de Jussac, lorsque, à l'exemple de ce vaillant soldat, passionnément dévoué à sa patrie, il avait crié, lui, fils de noble et émigré: «Vive la République!» Il avait compris, ce jour-là, que quel que ce soit le drapeau sous lequel elle s'abrite, les enfants d'une même patrie lui doivent de l'aimer, de la servir et de la défendre. Ces sentiments, son voyage de Bruxelles à Paris, en compagnie du sergent Rigobert, les avait fortifiés. Pendant le long séjour qu'il venait de faire à Saint-Baslemont, la réflexion, des lectures quotidiennes les avaient entretenus, et maintenant, après sa rencontre imprévue avec le général Bonaparte, ils gonflaient son coeur. Il brûlait du désir de voler aux frontières pour combattre les ennemis de son pays, C'était comme un accès de patriotisme qui, brusquement, éclatait en lui, après avoir mis des années à mûrir sous les impressions successives que subissait son âme réfléchie et enthousiaste. Ces dispositions, personne autour de lui ne tentait de les contrarier. Dès ce moment, il fut admis que Bernard serait soldat. Il n'attendait plus qu'une occasion propice pour mettre son projet à exécution. Elle ne tarda pas à se présenter.

Quelques jours après son arrivée à l'hôtel de Malincourt, on reçut une lettre de Saint-Baslemont. Elle était de Chourlot, ou plutôt du maître d'école du village, qui l'avait écrite sous sa dictée:

«Je dois faire connaître à Monsieur le chevalier, y était-il dit, que le lendemain de son départ, est survenu ici un fâcheux événement. Le citoyen Joseph Moulette a été trouvé dans sa chambre les pieds rôtis et un poignard dans le coeur. On n'a pu établir si la mort était le résultat d'un crime ou d'un suicide. Le juge de paix de Saint-Baslemont a été immédiatement prévenu. Il a dressé un procès-verbal qui a été envoyé à Épinal et a fait enterrer le défunt dans le cimetière de la commune.

»S'il y a eu crime, il est à craindre que les assassins, des chauffeurs probablement, restent inconnus. S'il y a eu suicide, on n'en peut attribuer la cause qu'à la fièvre chaude ou peut-être à des remords, car il paraît que ce Joseph Moulette était un grand scélérat. Le district d'Épinal a déclaré que le château de Saint-Baslemont devait faire retour à la nation, et moi j'ai pensé que ces détails pourraient être utiles, à Monsieur le chevalier.»

—Voilà un bon débarras, dit Valleroy, après avoir lu cette lettre, très propre à faciliter nos démarches au Comité de sûreté générale.

Il y retourna le même jour, accompagné de Kelner, le brave suisse ayant conservé dans les bureaux des intelligences qui pouvaient servir. Mais cette démarche n'avança pas leurs affaires. On leur déclara que le château était devenu une fois de plus la propriété de la nation, la nation avait le droit et le devoir de le mettre en vente de nouveau.

—Nous n'obtiendrons rien de ces drôles-là, soupirait Valleroy découragé. Vois-tu, Bernard, ajouta-t-il, si tu persistes dans ton projet de faire appel à la protection du général Bonaparte, le moment est venu de l'exécuter, car un miracle peut seul nous faire obtenir justice.

—Eh bien, j'irai voir le général, répondit résolument Bernard.

Le lendemain, dès le matin, sans faire part à personne de ses intentions, il sortit. Depuis son retour à Paris, il avait repris les habits de sa condition, des habits à la mode du jour, lévite en velours noir à pèlerine, culotte grise, bottes à revers. Il était coiffé d'un chapeau noir en soie bas de forme, orné sur le devant d'une boucle d'acier: il avait fière mine sous ce costume, la mine d'un homme de race, sans pouvoir cependant être confondu avec ces jeunes incroyables qui tenaient le haut du pavé et qu'il méprisait parce qu'ils affectaient une mise excentrique. Sa taille svelte, son fin visage au regard grave et doux, son élégance naturelle ne pouvaient que prévenir en sa faveur le puissant général auquel, avec la téméraire confiance que donne la jeunesse, il allait porter ses réclamations.

Depuis la journée du 13 vendémiaire, Bonaparte commandait les forces militaires réunies à Paris. En cette qualité, il y avait son quartier général dans la rue Neuve-des-Capucines. Bernard connaissait bien ce somptueux hôtel, ancienne demeure d'une noble famille, devant lequel il lui était arrivé de passer à plusieurs reprises et même de stationner, curieux du va-et-vient des officiers à travers la cour pavée qu'il fallait traverser pour accéder au perron d'entrée où se tenaient deux factionnaires. C'est donc au quartier général qu'il se rendit. Il passa sous la haute porte, si fier, l'air si décidé, que le portier, debout sur le seuil de sa loge, ne songea même pas à lui demander où il allait et ce qu'il voulait. À la suite d'un groupe d'officiers, Bernard gravit le monumental escalier de l'hôtel. Au premier étage, il entra derrière eux, dans un salon où quelques personnes attendaient, après avoir donné leur nom à l'aide de camp de service.

Le coeur de Bernard battait très fort, mais ce n'était ni crainte, ni timidité. Enfant, il avait connu les splendeurs de la cour de France; plus tard approché les frères du roi dans leur exil. En des circonstances mémorables, il s'était agenouillé devant la reine Marie-Antoinette captive; il avait subi sans trembler les menaces de Fouquier-Tinville. Il n'éprouvait donc aucune appréhension à la pensée de se présenter devant Bonaparte. Mais la gloire naissante de ce soldat l'éblouissait, et son émotion prenait sa source dans l'admiration même qu'excitait en lui cette gloire. Il s'approcha de l'aide de camp pour solliciter la faveur d'être introduit auprès du général.

—Que lui voulez-vous? demanda l'officier.

—Je ne peux le dire qu'à lui.

—Avez-vous une lettre d'audience?

—On m'a affirmé que je n'en avais pas besoin et que le général recevait tous ceux qui se présentaient pour le voir.

—Il faudrait donc qu'il reçût tout Paris. On vous a trompé, mon jeune ami. D'ailleurs, il est occupé. La veuve du général de Beauharnais est auprès de lui.

—J'attendrai, répondit froidement Bernard.

Triste et pensif, il se mit à l'écart. Le nom de Beauharnais venait de lui rappeler un trait raconté, peu de jours avant, par les gazettes et dont tout Paris s'était entretenu. Le général de Beauharnais, quoique gentilhomme, était resté au service de la République. Mais ce témoignage de son patriotisme n'avait pu le défendre contre les fureurs jacobines. Déclaré suspect, décrété d'arrestation, traduit devant le tribunal révolutionnaire, condamné, il était monté à l'échafaud quelques jours avant le 9 thermidor, ne laissant à sa femme et à son fils unique d'autre héritage que le souvenir de ses exploits. Lorsque, au lendemain de vendémiaire, la Convention avait ordonné le désarmement général des sections, la police s'était présentée chez sa veuve et, malgré ses supplications, lui avait enlevé le sabre de son mari, relique précieuse qui devait être transmise à son fils. Alors, ce dernier, quoique enfant, était venu réclamer ce sabre glorieux au général Bonaparte, qui, touché par ses larmes et ses prières, le lui avait fait rendre.

—C'est sans doute afin de le remercier que Mme de Beauharnais s'est présentée au quartier général, pensait Bernard. Ce qu'il a fait pour le jeune de Beauharnais en lui rendant l'arme de son père, pourquoi ne le ferait-il pas pour l'héritier des Malincourt en lui rendant le château de ses aïeux?

Et, sur cette question qu'il se posait à lui-même, Bernard, un moment découragé par l'accueil de l'aide de camp, reprenait espoir.

Soudain, une porte s'ouvrit. Sur le seuil, apparut le général Bonaparte. Il reconduisait Mme de Beauharnais. Elle lui exprimait encore sa reconnaissance, et, devant cette jeune femme, séduisante et charmante sous les blonds cheveux qui encadraient comme d'une auréole sa beauté, il semblait à ce point soumis et subjugué, que Bernard acquit instantanément la conviction que, si sa demande était présentée par elle, elle serait exaucée. Son parti fut pris aussitôt. Il s'approcha, et, s'inclinant devant Mme de Beauharnais:

—Madame, dit-il, je me nomme Bernard de Malincourt. Je suis ici pour présenter une requête au général Bonaparte. Mais on vient de me refuser sa porte et de me déclarer qu'il ne m'écouterait pas. Daignez intercéder pour moi et il consentira à m'entendre.

Bonaparte s'était retourné, surpris, une expression de mécontentement sur le visage. Quant à Mme de Beauharnais, elle souriait d'un sourire de bienveillance et d'intérêt, en enveloppant Bernard d'un regard affectueux.

—Général, dit-elle, vous vous êtes offert tout à l'heure à exaucer mes désirs. Permettez donc que j'intervienne pour cet enfant, en faveur de sa jeunesse et de l'illustre nom qu'il porte. Recevez-le, écoutez-le, et, si vous le pouvez, accueillez favorablement sa demande. Il n'est pas, en ce moment, de meilleur moyen de me faire votre cour.

—Oh! merci, Madame, s'écria Bernard.

Alors il sentit la main de Bonaparte qui s'appuyait familièrement sur son épaule et il entendit le général dire à demi-voix, en saluant Mme de Beauharnais:

—Il sera fait selon vos ordres, Madame.

Une minute après, Bernard se trouvait seul en présence du soldat à l'autorité duquel il avait osé recourir.

—Exposez-moi ce qui vous amène, dit celui-ci.

—Debout devant une table couverte de papiers et de plans, il feuilletait machinalement un dossier, comme s'il lui eût été impossible de rester inoccupé, même en accordant une audience. Alors Bernard lui raconta brièvement son histoire, sa fuite à Coblentz, son retour en France, la mort tragique de ses parents, ses efforts pour sauver la reine, sa rentrée à Saint-Baslemont et son départ, précipité quand Joseph Moulette était venu s'emparer de ses biens.

—Maintenant cet homme est mort, ajouta-t-il; le château qu'il m'avait volé est redevenu la propriété de la nation, et c'est afin d'obtenir qu'on me le rende, mon général, que je viens à vous.

—Savez-vous que vous êtes passible des lois de la République, Monsieur? objecta froidement Bonaparte. Vous avez émigré et, par conséquent, vous n'aviez pas le droit de rentrer en France sans autorisation.

Bernard ne se laissa pas décontenancer par cette parole sévère et hautaine.

—J'avais douze ans quand j'ai émigré, répondit-il avec assurance. Je n'ai pas été libre d'agir autrement. Mais j'ai abrégé autant que je l'ai pu la durée de mon séjour à l'étranger et saisi la première occasion qui m'a été offerte de rentrer dans mon pays.

—Vous y êtes revenu pour conspirer, pour vous associer à des fauteurs de complots.

—Pour arracher à sa prison et à la mort, une femme, une reine, la veuve du prince qu'on m'avait accoutumé à considérer comme mon roi, s'écria Bernard. Ce que j'ai fait, mon général, si vous aviez été à ma place, si vous aviez porté le nom que je porte, vous l'eussiez fait aussi.

Bonaparte releva brusquement son visage au teint bilieux, et ses yeux clairs et perçants s'arrêtèrent étonnés sur le jeune audacieux qui osait adressée cet appel indirect, à sa générosité.

—Avec l'éducation que vous avez reçue et dans les milieux où vous avez vécu, vous avez dû apprendre à haïr la République, ajouta-t-il.

—Je n'ai appris qu'à aimer la France, affirma Bernard.

—Et maintenant, qu'avez-vous à lui offrir en échange de ce que vous êtes venu réclamer de moi?

—J'ai à lui offrir mon bras, mon sang, toute ma vie.

—Vous voulez être soldat?

—Oui, mon général, et en même temps que je demande justice, je sollicite l'honneur de marcher à l'avant-garde de l'armée que vous commanderez.

Un éclair traversa le regard de Bonaparte. D'un geste affectueux et familier, il prit l'oreille de Bernard et en serra l'extrémité entre ses doigts, en disant:

—Bien, jeune homme. Voilà des sentiments dignes d'un Français. Ils vous assurent ma protection. Rédigez votre requête aujourd'hui; apportez-la moi demain et je la mettrai sous les yeux de Barras, en me portant garant de votre loyauté, de votre courage et de votre volonté de servir sous les drapeaux de la République. Quel âge avez-vous?

—Seize ans passés, mon général.

Bonaparte revint vers la table, y prit une plume et tirant à lui une feuille de papier il y traça quelques lignes.

—Vous vous présenterez aux bureaux de la place avec l'ordre que voici, dit-il. On y recevra votre engagement. Conduisez-vous de manière à mériter les éloges de vos chefs; j'aurai l'oeil sur vous.

Les mains de Bernard tremblaient quand il reçut de celles de Bonaparte le billet que celui-ci venait d'écrire.

—Ah! mon général, dit-il, je n'oublierai jamais que c'est à vous que j'aurai dû d'entrer dans la carrière des armes et je saurai m'y montrer digne de la protection que vous m'avez accordée.

Il sortit ivre de joie.

Vers la fin de la semaine suivante, deux gendarmes se présentaient successivement dans la même journée au ci-devant hôtel de Malincourt. Le premier était porteur d'un décret du Comité de l'Intérieur qui réintégrait l'héritier du comte et de la comtesse dans la possession du château de Saint-Baslemont; le second venait remettre au jeune volontaire l'ordre de rejoindre à Nice la cinquième demi-brigade des grenadiers d'infanterie, appartenant à l'armée des Alpes dans laquelle il était incorporé.

Bonaparte avait tenu sa promesse; c'était maintenant à Bernard à tenir la sienne.

Ce fut un triste jour, un jour de deuil et de larmes, que celui où, il dut s'arracher aux étreintes de Valleroy, de tante Isabelle et de Nina. Ils allaient quitter Paris en même temps que lui, mais c'était pour remonter vers l'Est, pour retourner à Saint-Baslemont, tandis que lui-même descendrait vers le Midi. Afin d'affronter les émotions de cette heure douloureuse, il avait fait provision d'énergie et, aux douleurs de la séparation, il s'était promis d'opposer tout son courage.

Mais, au dernier moment, énergie et courage s'évanouirent. Il redevint, pour quelques instants, l'enfant timide et doux à qui Valleroy s'était passionnément dévoué, qu'il avait protégé contre de pressants et fréquents périls et qui lui gardait au fond de l'âme une reconnaissance égale à sa tendresse. En quittant ce fidèle ami de sa maison, ce vieux compagnon d'infortune, Bernard avait le coeur déchiré, impuissant à s'arracher à ces bras vigoureux, qui tant de fois s'étaient croisés autour de son corps frêle et qui maintenant ne se résignaient pas à s'en détacher.

—Ne nous oublie pas, mon Bernard, soupirait Valleroy. Quoi qu'il arrive, souviens-toi que, toujours et pour toujours, Valleroy appartient à Malincourt.

—Valleroy et tante Isabelle, ajoutait celle-ci d'une, voix que les pleurs étouffaient.

Et Nina sanglotait aussi.

—Reviens bientôt, Bernard, suppliait-elle, car ta petite amie sera malheureuse jusqu'à ton retour…

—Sois digne de ton nom, de tes aïeux, reprenait Valleroy.

—Nous prierons pour vous matin et soir, continuait tante Isabelle.

—Nous t'aimerons éternellement, promettait Nina. Et lui ne pouvait que répéter:

—Mes amis! Mes chers amis!

Ah! la vie n'est pas rose tous les jours. Il n'est pas de bonheur qu'elle ne fasse expier. Bernard payait de ses sanglots et de ses déchirements la patriotique joie qui gonflait son coeur d'adolescent au moment où il allait combattre pour sa patrie.

CHAPITRE XXV

PREMIÈRES ARMES

En mars 1796, le volontaire Bernard de Malincourt était à Nice depuis cinq mois, dans la division du général Masséna. Cette division faisait partie de l'armée des Alpes en formation. Par suite de la rigueur de la saison, du manque de vêtements, de chaussures et de vivres, l'hiver qui finissait avait été dur pour les soldats de la République. Les ressources du trésor national étant épuisées depuis longtemps, l'administration de la Guerre en était réduite à fermer l'oreille aux plaintes et aux prières des généraux qui réclamaient des secours pour leurs troupes. Bernard avait souffert, comme les camarades, des privations imposées à l'armée, mais vaillamment supporté sa souffrance, grâce à sa belle jeunesse, à sa robuste santé, à son goût passionné pour l'état militaire.

Ardemment attaché à ses nouveaux devoirs, il s'était appliqué à l'étude de son métier. En quelques semaines, il avait acquis les connaissances techniques qui, son courage et les circonstances aidant, allaient faciliter son avancement. Quoiqu'il n'eût pas encore dix-sept ans, toute sa personne respirait une dignité si haute, tant de mâle énergie, sa parole trahissait tant de volonté, une raison si mûre, le tout sous une attrayante enveloppe de naturel et de simplicité que, bien vite autour de lui, on s'était accoutumé à le respecter et à l'aimer. Dans sa compagnie on le désignait sous le nom du «petit gentilhomme, et ses chefs eux-mêmes, séduits par sa bonne grâce et sa fière mine, pressentant qu'un jour il serait leur égal, se plaisaient à l'appeler ainsi et à lui témoigner, sous cette forme, leur estime et leur bienveillance. Pour lui, il attendait avec impatience l'ouverture de la campagne. Il brûlait de se mesurer avec les Piémontais qui, de l'autre côté des Alpes, défendaient la route de Turin, et avec les Autrichiens qui gardaient la route de la Lombardie. Avec le printemps revenu et les longues journées et la tiédeur de la température, on ne parlait plus que d'une prochaine mise en marche de l'armée et on s'attendait, chaque matin, à recevoir l'avis de la nomination du général en chef.

La nouvelle de cette nomination arriva enfin. Le commandement des troupes destinées à marcher en Italie était confié à Bonaparte. Ce général était encore un inconnu pour la plupart de ses futurs soldats. Mais Bernard, qui le connaissait se réjouit.

—J'aurai l'oeil sur vous, lui avait dit Bonaparte.

Et cette phrase résonnait, pleine de promesses, à l'oreille de Bernard. Le 2 avril, à 9 heures du matin, la demi-brigade à laquelle il appartenait était rangée aux portes de Nice, dans une plaine sur le bord de la mer. Elle allait être passée en revue par le commandant en chef. Un tiède soleil répandait sa claire lumière sur les flots bleus de la Méditerranée, sur les rochers du rivage, sur les avenues d'aloès et de palmiers, qui sillonnaient de toutes parts le paysage. Par cette matinée féerique, les soldats oubliaient leurs maux passés. Ils ne songeaient plus qu'ils avaient eu faim et froid, qu'ils étaient chaussés de bottes éculées, vêtus d'uniformes en lambeaux. L'enthousiasme qui échauffait leurs âmes effaçait le souvenir de leurs dures épreuves.

Quand le général Bonaparte apparut à cheval, à la tête de son état-major, quand son regard s'arrêta sur eux, ils furent saisis d'une émotion indicible. Ils reconnaissaient en lui celui qui devait leur donner la victoire. Il leur parla et sa parole les électrisait. Il les engageait à être patients, à se résigner à souffrir encore. Mais, en même temps, il leur disait que leurs souffrances touchaient à leur terme, et, la main tendue vers l'Italie, il leur promettait de les conduire dans les plus fertiles plaines du monde. Quand il eut fini de se faire entendre, de toutes parts des acclamations s'élevèrent. Dans le bruit des clairons vibrait l'âme même de la patrie, qui de nouveau se réveillait et se préparait à la conquête du monde.

Très pâle, le coeur agité, la fièvre aux yeux, Bernard, placé au premier rang de sa compagnie, assistait à ce spectacle, maintenant convaincu que, sous peu de jours, il verrait enfin l'ennemi. Lorsque Bonaparte passa près de lui, il se redressa vivement et demeura immobile au port d'arme, étouffant, par respect pour la discipline, le cri de reconnaissance et d'admiration qui brûlait ses lèvres. Mais le général l'avait aperçu et reconnu. Et, au passage, il lui envoya un sourire. Trois jours après, Bernard quittait Nice avec sa division. Le surlendemain, il campait avec elle, vingt lieues, plus loin, à Albenga, sur la route de Gênes.

Le projet de Bonaparte était de passer les Alpes au-dessus de Savone, de descendre en Piémont, et, une fois là, de se placer entre l'armée autrichienne, concentrée aux environs d'Alexandrie, sous les ordres du général de Beaulieu, et l'armée sarde, commandée par le général de Colli, protégeant Turin. Après un court repos à Albenga, la division Masséna se portait sur la route de Savone qui traverse la montagne et s'occupait d'y élever des redoutes. C'est là que le 10 avril, un des lieutenants de Beaulieu, le comte d'Argenteau, vint l'attaquer et que Bernard vit le feu pour la première fois. Vivement repoussé, d'Argenteau se replia sur le village de Montenotte et s'y retrancha, tandis que les soldats français, la nuit venue, se préparaient à coucher sur leurs positions. Cette soirée, Bernard la passa avec plusieurs «de ses camarades; dans une chaumière, au bord d'un chemin dont les troupes de la division Masséna occupaient toutes les issues.

Vers 11 heures, comme la fatigue l'accablait, il se jeta sur la terre durcie qui formait le plancher de la cabane, et, la tête sur son sac, il ferma les yeux et s'endormit. Mais brusquement on le réveilla. Il fut debout en un clin d'oeil et vit devant lui son sergent. Il l'interrogea.

—Qu'y a-t-il, sergent?

—Il y a, mon petit gentilhomme, que nous déménageons sans tambours ni trompettes, histoire d'aller surprendre l'Autrichien chez lui!

—Nous marchons sur Montenotte?

—Tu l'as dit, sur Montenotte où on ne nous attend pas. On se mit en route dans un profond silence. Quoique deux divisions, celle de Masséna et celle d'Augereau, fussent en mouvement, on n'entendait presque aucun bruit. La nuit n'était pas très claire, elle l'était assez cependant pour que les soldats pussent se guider par les nombreux petits chemins qui allaient sur le village où d'Argenteau passait la nuit. Le général autrichien avait pris pour se garder les précautions les plus minutieuses. Mais soit que ses ordres eussent été mal exécutés, soit que la rigueur des consignes se fut relâchée à la faveur de cette nuit paisible qui éloignait toute idée de surprise, les troupes françaises arrivèrent devant son camp vers minuit, sans avoir été signalées.

Quand les sentinelles autrichiennes donnèrent l'alarme, c'était déjà trop tard. Les Français pénétraient dans la place avec impétuosité. En quelques instants, ils s'emparaient de quatre drapeaux, et de cinq canons, faisaient deux mille prisonniers, rendaient libre la route que se proposait de suivre Bonaparte pour gagner le Piémont, et inauguraient, par un avantage marqué, cette série de combats qui allaient se succéder durant cinq jours, aboutir à la défaite de l'armée austro-sarde et permettre à Bonaparte de marcher sur Turin.

Pendant le combat d'avant-garde, engagé le matin sur la route de Savone. Bernard n'avait pas eu l'occasion de tirer un coup de fusil. Au moment de l'attaque, il se trouvait en arrière, et elle était déjà repoussée, quand sa compagnie recevait l'ordre de se porter en avant sur les talons de l'ennemi. Mais, à Montenotte, il n'en fut pas de même. Il était parmi ceux qui se jetèrent les premiers sur les Autrichiens, et, pendant plus d'une heure, il combattit effectivement, à travers les rues du village où il fallait conquérir les maisons l'une après l'autre et en déloger l'ennemi. Il ne cessait de tirer que pour croiser la baïonnette, très excité, mais n'ayant rien perdu de sa présence d'esprit, et tout aussi attentif à se défendre qu'à profiter de toute bonne occasion pour frapper.

À la première détonation, au premier sifflement de balle à ses oreilles, son intrépidité, un moment ébranlée pendant la marche en avant, lui était revenue tout entière, et, loin de l'affaiblir, la vue du sang et l'odeur de la poudre l'excitaient, le jetaient dans une sorte de griserie sous l'empire de laquelle il était entraîné. De ce qui se passait hors de sa portée, il ne voyait rien et ne savait rien. Pour lui, l'intérêt du combat était entièrement concentré dans l'espace resserré où, avec une poignée d'hommes, il s'évertuait à repousser l'ennemi. C'était maintenant sur la place du village où l'avaient conduit les péripéties de cette lutte nocturne. De tous côtés, les Autrichiens fuyaient. Mais il en restait, encore une centaine, qui s'étaient retranchés dans l'église. L'officier qui les commandait avait planté lui-même sous le porche le drapeau de son régiment, et ce drapeau, maintenant criblé de balles, semblait marquer la ligne que cette poignée d'hommes, électrisée par son chef, s'était juré de ne pas laisser franchir.

Par trois fois les Français s'étaient élancés à l'assaut de l'église, et par trois fois, une fusillade nourrie les avait obligés à reculer, en décimant leurs rangs. Assaillants et assiégés s'exaspéraient de leurs pertes inutiles, ceux-ci comprenant qu'ils étaient condamnés, à périr jusqu'au dernier et que rien ne les empêcherait de succomber; ceux-là rendus furieux par la rançon de sang et de vies humaines, dont la valeur de leurs adversaires les contraignait à payer une victoire désormais certaine. Et dans l'ombre de la nuit où passaient tour à tour la blanche lueur de pâles rayons de lune perçant les nuages, et la clarté rougeâtre de quelques torches allumées dans le temple dévasté, c'était une folle poussée d'hommes se ruant les uns sur les autres et ne se séparant qu'après avoir mis entre eux de nouveaux cadavres et fait couler des flots de sang.

Du côté des Autrichiens, ce qui tirait l'oeil, c'était la silhouette de l'officier qui les commandait. Elle se dessinait, svelte et claire dans un uniforme blanc, toujours bondissante, à travers les groupes des soldats et autour du drapeau, de telle sorte que c'est en vain que les Français la prenaient pour cible. À droite, à gauche, partout, on ne voyait qu'elle, et incessamment, elle se dérobait. Soudain, une grêle de balles s'abattit sur la hampe du drapeau. Elle s'inclina, cassée par le milieu. L'officier s'élança pour la saisir et en prévenir la chute. Mais lui-même chancela, en portant la main à sa poitrine. Cette fois, il était atteint.

Du côté des Français, un soldat, en le voyant tomber, se jeta sur le drapeau. Il s'en empara et, comme la silhouette blanche de l'officier s'abîmait parmi les cadavres, il brandit son trophée, en criant en allemand aux Autrichiens épouvantés:

—Braves gens, rendez-vous!

À ces accents, on vit l'officier renversé se redresser d'un mouvement automatique, sa main tremblante saisir par le bras le soldat français, le tirer à lui comme pour le dévisager et, dans la rumeur tumultueuse que mêlaient les vainqueurs aux gémissements des vaincus, deux voix, déchirées par le désespoir, se firent entendre.

—Bernard! Bernard! criait l'une.

—Armand, mon frère! répondit l'autre.

Et les deux fils du comte de Malincourt, effarés et frémissants, en se retrouvant les armes à la main, fondaient en larmes, tandis que le plus jeune s'agenouillait et recevant entre ses bras le corps de l'aîné qui venait de perdre connaissance, le couvrait de baisers et de larmes.

Au petit jour, dans un coin de l'église, dévastée, transformée en ambulance, Bernard se tenait agenouillé devant un matelas sur lequel son frère était étendu. Depuis plusieurs heures, le pauvre enfant demeurait immobile à la même place, anxieusement penché sur le cher blessé, qui s'était assoupi après avoir été pansé en hâte par un chirurgien militaire. Du projectile, entré dans la poitrine et logé sous le poumon gauche, on pouvait redouter d'irréparables ravages, de telle sorte que Bernard ne savait ce qu'il devait craindre et encore moins ce qu'il pouvait espérer. En suivant avec sollicitude le sommeil de son frère, en le regardant si fier et si beau sous la pâleur livide du visage, en écoutant cette respiration oppressée et sifflante, il se demandait avec effroi si, après avoir connu la douleur de voir ses parents aller au supplice, il connaîtrait cette autre douleur de perdre ce frère adoré, tombé dans les rangs ennemis, frappé par une balle française, et de le perdre au moment où il le retrouvait.

Devant l'imminence de la catastrophe qu'il redoutait, une question se dressait, terrible, dans sa pensée. Le coup auquel son frère allait peut-être succomber, qui l'avait porté? N'était-ce pas lui? Il essayait alors de reconstituer le combat et de ressusciter le moment décisif où Armand était tombé. Il aurait voulu savoir s'il avait une responsabilité quelconque dans l'événement. Mais c'est là justement ce que son esprit obscurci et troublé ne pouvait discerner. Et ce doute affreux déchirait son coeur, mettait sur ses lèvres des malédictions contre les luttes fratricides qui arment les peuples les uns contre les autres, éteignait comme dans des flots de sang et de pleurs l'enthousiasme qui naguère gonflait son âme quand, par l'imagination, il voyait se dérouler devant lui, brillante et glorieuse, sa carrière de soldat. Ah! maintenant, elle lui semblait criminelle, cette carrière, et peut-être l'eût-il, ce jour-là, prise en horreur, s'il n'eût été retenu par le caractère des engagements qu'il avait contractés et par un souci supérieur, obsédant et puissant, de se dévouer à son pays, de le défendre et au besoin de mourir pour lui.

La gloire des armes! Il la voyait à cette heure dans toute sa beauté sinistre. Son frère mourant, tué par lui peut-être, et tout autour de cette couche improvisée, d'autres grabats dressés en hâte d'où montaient des gémissements et des râles. Et un peu partout, des cadavres allongés dans des flaques de sang, des vêtements en lambeaux, des sacs éventrés, des débris d'armes dans des débris de murailles écroulées; partout la dévastation, la ruine, la mort. Sur ces abominations, le jour montait dans les brumes grisâtres du matin, un jour de printemps clair et joyeux, fouetté par une brise fraîche, toute chargée des senteurs des premières feuilles. Qu'importaient au ciel bleu, au soleil qui s'allumait vers l'Orient par-dessus les Alpes, aux fleurs, aux pousses nouvelles, que leur importaient ces sanglants témoignages de la folie des hommes! L'impassible nature, poursuivant sa marche, allait resplendir au-dessus d'eux, et verser aux vivants l'oubli des morts.

Bernard, abîmé dans son angoisse, aurait voulu ne pas penser à ces choses, mais elles l'assaillaient, l'obsédaient, le dominaient. En même temps, le passé s'implantait en maître dans sa mémoire et y revivait avec la précision de la réalité. C'était comme un tableau se déroulant devant lui et ramenant à son souvenir les innombrables épisodes de sa vie encore si courte et déjà si pleine. En se rappelant tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait souffert, il s'attendrissait, il pleurait sur lui-même, sur ses parents suppliciés, sur les défunts compagnons de ses tragiques aventures, sur la cruauté des bourreaux, sur l'infortune des victimes et aussi sur les aberrations des partis, cause initiale de la guerre civile et de la guerre étrangère.

Et une violente protestation s'élevait en lui, une révolte de tout son être qui grondait dans sa poitrine et soudain s'apaisait dans une ardente prière que sa bouche d'adolescent accoutumée à implorer le ciel aux heures de détresse envoyait vers le Dieu qui a créé les hommes non pour qu'ils se haïssent, mais pour qu'ils s'aiment. Et alors, il se sentait pris d'une pitié profonde pour ceux qui souffrent et d'une clémence infinie pour ceux qui font souffrir, les uns et les autres instruments mystérieux de desseins qu'ils ignorent et qui précipitent l'humanité vers les destinées inconnues qu'elle doit parcourir.

Tout à coup, ses méditations douloureuses furent interrompues. Son frère se réveillait. Il le vit se soulever et promener fiévreusement autour de lui ses yeux égarés, en disant d'une voix rauque:

—Où suis-je?

—Vous êtes auprès de moi, cher Armand.

—Auprès de toi, Bernard! Mais que signifie cet uniforme? Tu es donc soldat? Ah! oui, je me souviens; tout à l'heure, nous combattions l'un contre l'autre.

Et couvrant son front de ses mains tremblantes, il murmura:

—Oh! les frères ennemis!

—Non, Armand, non, pas ennemis, mais réconciliés.

—Et dire que j'aurais pu te tuer, mon Bernard! Te tuer, toi que je chéris! Mais le ciel a voulu m'éviter ce grand crime. Il m'a désarmé à temps. C'est égal, mon frère, je ne me consolerai jamais.

—De quoi ne vous consolerez-vous pas, Armand?

—D'avoir porté les armes contre la France.

Et il retomba, des sanglots plein la gorge, sur sa couchette qui trembla sous les convulsions de ses membres meurtris.

—Mon frère, par grâce, revenez à vous, supplia Bernard: vous me désespérez.

—Je ne suis pas coupable, cependant, soupira Armand. C'est pour Dieu et le roi que je combattais.

Après cette crise, le blessé parut s'apaiser. Mais son agitation, en se dissipant, en cessant de le soutenir, le laissait tel que l'avait fait sa blessure, c'est-à-dire d'une faiblesse extrême, par suite de tout le sang qu'il perdait depuis quelques heures. Il ne parlait plus que très doucement, avec lenteur, comme s'il eût cherché des mots pour exprimer sa pensée.

—Donne-moi des nouvelles de nos amis, Bernard; de Valleroy, d'abord?

—Valleroy appartient toujours à Malincourt. C'est un coeur fidèle et vaillant. Je lui dois d'avoir traversé, sans y périr, tous les dangers que j'ai courus.

—Et où est-il, ce serviteur éprouvé?

—Il est à Saint-Baslemont.

—La République n'a donc pas confisqué notre château?…

—Elle nous l'avait pris; elle nous l'a rendu.

—Oui, c'était bien assez d'avoir mis à mort nos parents.

—Vous avez connu ce malheur, mon frère?

—Par une gazette française que je lus un soir, à Londres. Ah! comme, en ce moment, j'aurai voulu me trouver près de toi, mon Bernard! Mais comment te rejoindre? Et puis, savais-je seulement où tu étais? C'est cette cruelle ignorance qui m'a empêché de t'écrire, de te donner de mes nouvelles…

—Je vous ai cru mort.

—Et tu ne te trompais pas, car, je le suis, vois-tu; c'est maintenant comme si je l'étais.

—Mon frère aimé, ne parlez pas ainsi.

—Pourquoi se dissimuler la vérité? Avec l'uniforme que tu portes, tu dois avoir le courage de la regarder en face, et la vérité, c'est que je suis flambé.

—Non, non, s'écria Bernard, nous vous guérirons. Armand secoua la tête en se frappant le coeur comme pour marquer que le mal avait son siège là, et qu'il était incurable. Puis, pour détourner l'entretien, il ajouta en souriant:

—Tu ne m'as rien dit de ta petite amie Nina?

—Elle est auprès de Valleroy avec tante Isabelle, répondit Bernard qui s'efforçait, lui aussi, de sourire pour cacher sa douleur. En épousant tante Isabelle, Valleroy a adopté l'enfant.

—Valleroy, marié! Puisse-t-il être heureux… Et la fillette aime-t-elle toujours son chevalier?

—Tout autant que son chevalier la chérit.

Il y eut un silence; puis Armand reprit, moitié sérieux, moitié plaisant:

—Je me figure qu'un jour, dans quelques années, cette petite Nina sera une charmante châtelaine pour Saint-Baslemont, et une aimable compagnie pour Bernard de Malincourt.

Les joues pâlies de Bernard se teignirent d'une légère rougeur.

—Vous vous fatiguez à parler, Armand, dit-il.

—Malheureusement, continua ce dernier, d'une voix qui s'éteignait, je ne serai plus là pour le voir.

Ses yeux se fermèrent; il demeura immobile, sans abandonner la main de Bernard qu'il avait prise dans la sienne. Celui-ci aurait voulu se dégager, se mettre à la recherche du chirurgien, le ramener auprès de son frère. Mais trop forte était l'étreinte du mourant.

—Reste là, Bernard, fit-il tout à coup; ne me quitte pas.

—Laissez-moi appeler le médecin, Armand.

—À quoi bon! Ni lui, ni personne ne pourrait me sauver. Ma blessure est mortelle; je l'ai compris en sentant pénétrer en moi la balle qui l'a faite. Que du moins je m'en aille en paix, toi à mes côtés. Il m'eût été doux d'avoir un prêtre en ce moment. Mais, à défaut de son assistance, j'ai la tienne, mon frère… Et à toi, je peux dire, comme à un confesseur, que ma conscience est en repos. J'ai aimé Dieu et mon roi! Je meurs dans la religion de mes parents et digne d'eux. Si j'ai pris les armes contre mon pays, c'est que j'ai cru que son intérêt même me le commandait. Je crois bien que je me suis trompé; mais ce n'est pas pour cette erreur involontaire dont je suis durement puni que le ciel voudra me châtier davantage.

Sa voix devenait plus faible. Bernard, dont il continuait à étreindre la main, comprit que la mort venait; il se raidit contre sa douleur, et dévorant ses larmes pour ne pas en donner au mourant le spectacle, il se courba sur lui en disant:

—Apaisez-vous, mon frère adoré, ne songez qu'à vivre pour votre petit
Bernard.

—Oh! mon petit Bernard n'a plus besoin de moi, répondit Armand d'un accent qui s'éteignait. C'est maintenant un homme mûri par les épreuves et préparé aux luttes de la vie. Il portera vaillamment le nom de Malincourt; il relèvera notre maison, et la perpétuera, toujours fidèle à la tradition de nos aïeux… Adieu, mon Bernard, adieu, ou plutôt, au revoir… Dieu m'appelle. Je vais revoir nos parents… Mon frère, en leur nom, je te bénis… Tu prieras pour le repos de mon âme et, dès que tu le pourras, tu ramèneras mon corps à Saint-Baslemont… Embrasse-moi…

Les lèvres de Bernard se posèrent sur le front de son frère au moment où la mort y déposait aussi son baiser, Alors, le pauvre enfant s'agenouilla désespéré devant le petit lit où Armand de Malincourt venait de rendre l'âme, et il laissa couler librement ses pleurs.

À ce moment, dans l'espace où maintenant resplendissait le soleil, retentit et monta un battement de tambour, que d'autres battements successifs vinrent bientôt grossir. C'était l'appel qui éveillait les troupes endormies après le combat de la nuit et leur annonçait que le moment était venu de se mettre en marche.

Quelques instants plus tard, elles couvraient la route de leurs masses sombres et bruyantes. Bernard était à son rang, la tête haute malgré sa douleur. Après avoir donné à son frère, dans le cimetière de Montenotte, une sépulture provisoire, il redevenait soldat, et le «petit-gentilhomme», mêlé aux bataillons de la République, allait suivre le drapeau tricolore dans ses pérégrinations glorieuses à travers l'Italie.