The Project Gutenberg eBook of Paternité

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Title: Paternité

Author: Max Du Veuzit

Release date: December 25, 2008 [eBook #27626]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PATERNITÉ ***

Produced by Daniel Fromont

[Transcriber's note: Max du Veuzit (pseudonyme d'Alphonsine
Vavasseur-Acher Mme François Simonet) (1876-1952), Paternité (1912)]

Max du VEUZIT

PATERNITE

COMEDIE EN UN ACTE

Représentée pour la première fois au GRAND THEATRE DU HAVRE

PARIS

C. JOUBERT, Editeur, 25 rue d'Hauteville

Répertoire de la Société Dramatique

Tous droits de traduction,de reproduction et de représentation réservés pour tous pays y compris la Suède, la Norvège et le Danemark

Copyright By. Joubert 1912.

Extraits de presse :

"…L'auteur vise aussi une autre thèse—et cette idée est haute et noble en soi par sa justice et sa générosité. Elle défend ardemment la cause qui veut que les enfants soient moins étroitement liés par les liens du sang que par ceux qu'ont formés entre eux et leurs éducateurs, les témoignages répétés d'affectueuse confiance et de tendresse éprouvée.

Cette pièce n'est pas sans valeur. Une âme féminine y flotte, délicate et sensible. Elle y a mis le meilleur de son sentiment ému." (Albert HERRENSCHMIDT, Petit Havre)

"…Max du Veuzit ainsi qu'il l'avait déjà fait dans C'est la loi!… met la loi en contradiction avec les sentiments et les situations de tous les jours." (Georges RIMAY, Cloche illustrée)

Paternité

Pièce en un acte

PERSONNAGES:

LUCIENNE VILLERS… 16 ans.

JULIA…

MAURICE VILLERS, père de Lucienne… 48 ans.

PAUL ROMAGNY, beau-père de Lucienne… 45 ans.

La scène représente un salon de gens riches: fauteuils, guéridon, bureau; au premier plan, à gauche, un canapé. Porte à droite; double porte au fond. Beaucoup de fleurs partout. Un grand portrait de femme au mur. Sur le guéridon, un écrin vide; sur le bureau un encrier. Au lever du rideau, Lucienne brode silencieusement, assise sur le canapé, sa corbeille à ouvrage auprès d'elle.

SCENE PREMIERE

LUCIENNE, JULIA

JULIA, entrant, un bouquet de roses rouges dans les bras.

Mademoiselle doit être contente. Ce ne sont pas les fleurs qui lui manquent! Depuis le matin, il en arrive à chaque instant.

LUCIENNE, cessant de broder

On en a encore apporté?

JULIA

A la minute, ce gros bouquet!

LUCIENNE, se levant

Oh, mais il est joli! Qui l'envoie?

JULIA

C'est une commissionnaire qui me l'a remis… Il y a une carte.

LUCIENNE

Ah!… voyons… (elle cherche dans les fleurs). Voici. (lisant)
Monsieur Fernand Desmoulins. (joyeuse) Oh!

JULIA

Monsieur Desmoulins ne pouvait pas oublier mademoiselle.

LUCIENNE

Naturellement… un ami d'enfance! (prenant le bouquet). Elles sont jolies ces fleurs.

JULIA

Des roses rouges, c'est significatif!

LUCIENNE

Significatif?

JULIA

Dame!… le langage des fleurs…

LUCIENNE

Tu connais ça, toi?

JULIA

Un peu.

LUCIENNE

Alors… des roses rouges… ça veut dire?

JULIA

Que mademoiselle me pardonne… ça veut dire: violent amour.

LUCIENNE

Bah! (elle rit) ah! ah!… quelle idée! (rendant les fleurs à Julia).
Tiens, mets ces fleurs dans l'eau.

JULIA

Bien (elle va à la porte. Se retournant). Faut-il les laisser aussi dans le salon, celles-là?

LUCIENNE

Non, non!… Porte-les dans ma chambre.

JULIA, riant

Ah! ah! Mademoiselle voit bien.

(Elle se sauve).

SCENE II

LUCIENNE, puis PAUL ROMAGNY

LUCIENNE

Quelle sotte! Elle s'imagine… Il est vrai qu'il n'est pas marié, monsieur Fernand… et très joli garçon!… On jouait au petit mari et à la petite femme autrefois! (Elle sourit, prend la carte et l'examine). J'aimerais m'appeler madame Fernand Desmoulins… ça m'irait très bien ce nom-là!…

Oui, mais voilà: je suis jeune… trop jeune! Ses parents ne voudraient pas… Bah! attendons!

ROMAGNY, entrant

Eh bien, fillette, es-tu contente?

LUCIENNE

Si je suis contente! (lui sautant au cou) Oh, papa, comme tu es gentil!

ROMAGNY

Alors, mon cadeau t'a fait plaisir?

LUCIENNE

Mais beaucoup, beaucoup!… Quand j'ai ouvert l'écrin, j'ai poussé un cri de joie… Tiens, vois… (elle montre un bracelet autour de son bras) Je l'ai mis tout de suite… (gravement) pour aujourd'hui seulement… Je sais bien, nous sommes en deuil (elle regarde le portrait) Pauvre maman!… (un temps).

Mais j'étais si heureuse, j'ai voulu l'essayer. Il est joli, hein? Il fait très bien… C'est le premier bijou sérieux que tu me donnes… Il faut que je t'embrasse encore. (elle l'embrasse) Mon papa chéri!

ROMAGNY, rendant le baiser

Ma petite fille! (il s'asseoit sur le canapé).

LUCIENNE

Maintenant, je vais le retirer et le serrer précieusement avec les bijoux de maman… dans son coffret (elle défait le bracelet et le serre dans l'écrin).

J'ai déjà beaucoup de choses, tu sais! Vous m'avez toujours très gâtée, tous les deux.

ROMAGNY, tristement

Elle t'aimait tant ta pauvre maman!

LUCIENNE, émue

Oui, elle m'aimait… elle était si bonne et si douce! (après un silence très triste, elle se penche vers Romagny). Il ne faut pas pleurer, papa… sois moins triste… surtout aujourd'hui… (un temps). Voyons, fais risette à ta petite Lucienne… une grosse risette… (Romagny sourit) Là!… Oh! mon papa chéri, comme je t'aime! (câlinement) Tu m'aimes bien aussi, toi, dis?

ROMAGNY

Mais, oui, je t'aime, ma fillette… Et pourtant!…

LUCIENNE

Comment, tu m'aimes et pourtant! il faut m'aimer tout court, moi!… vilain papa qui dit des choses… (elle l'examine et change de voix brusquement). Mais qu'est-ce que tu as?… Pourquoi me regardes-tu ainsi? Qu'est-ce qu'il y a?

ROMAGNY

Rien.

LUCIENNE

Mais si… je vois bien, je te connais tant! Tu es soucieux?

ROMAGNY

Eh bien, oui!… J'ai des ennuis.

LUCIENNE

Tu as des ennuis!… dans tes affaires!…

ROMAGNY

Non, malheureusement… Si c'était une perte d'argent, je ne me tracasserais pas tant[.]

LUCIENNE

C'est autre chose de plus pénible?

ROMAGNY

Oui… C'est à cause de toi.

LUCIENNE

De moi! Comment cela? (Elle s'asseoit auprès de lui).

ROMAGNY

Maurice Villers m'a écrit ce matin.

LUCIENNE

Mon père?

ROMAGNY

Oui, ton père.

LUCIENNE

Qu'est-ce qu'il veut?

ROMAGNY

Il dit que maintenant, ta mère étant morte, il tient à t'avoir auprès de lui.

LUCIENNE

Ce n'est pas possible!

ROMAGNY

Si, malheureusement.

LUCIENNE

Mais alors, toi, papa?

ROMAGNY

Moi, je ne suis que ton beau-père, le second mari de ta mère après son divorce avec Maurice Villers… Et voilà bien ce qui me tracasse: je t'ai élevée, aimée, vue grandir; j'ai vécu de ta vie depuis treize ans!… et aujourd'hui, je ne suis rien… L'autre peut t'enlever à moi quand il voudra.

LUCIENNE

Comment? Il peut! Il a le droit!

ROMAGNY

Il est ton père, ton vrai père, il a la loi pour lui… les enfants appartiennent au père.

LUCIENNE

Pourtant lorsque maman vivait?

ROMAGNY

Il n'usait pas de ses droits… par délicatesse envers ta mère, dit-il… peut-être aussi parce qu'il était toujours absent de Paris. Je ne crois pas d'ailleurs qu'il eût pu se charger de ton éducation… Il n'est pas riche!… De mauvaises spéculations… un caractère un peu léger, volage… des goûts trop dispendieux… Enfin, il s'est ruiné très jeune.

LUCIENNE

Et j'aurais été une lourde charge pour lui jusqu'ici?

ROMAGNY

Oui, je crois.

LUCIENNE, se levant brusquement

Ah, je devine! Il t'a laissé le soin de mon entretien, de mon éducation et maintenant que je suis élevée, que tu as payé tous les frais, il vient te dire: rendez-moi ma fille!

ROMAGNY

Je n'ai pas dit…

LUCIENNE

J'ai compris, va!

ROMAGNY

Non, vraiment, je ne puis croire… d'un père…

LUCIENNE

Comment expliquer autrement son silence jusqu'à ce jour? (Un temps. Changeant de ton) Il veut me reprendre! oh! cela ne sera pas! Il faut lutter, me refuser à lui… Il ne faut pas que tu consentes.

ROMAGNY

S'il veut te prendre, je n'ai pas le pouvoir de l'en empêcher… Je ne suis rien, moi!

LUCIENNE

Mais c'est abominable, cela! (Elle éclate en sanglots). Je ne veux pas aller avec lui! Je ne veux pas te quitter, moi, papa.

ROMAGNY, l'attirant contre lui

Ma petite Lucienne… Voyons, ma chérie, ne pleure pas… Il faut être bien raisonnable, bien forte, pour ne pas m'enlever mon courage… Et puis, le dernier mot n'est pas dit. Tu penses bien que je ne vais pas te laisser partir comme cela. Je vais le prier, le convaincre, essayer de tous les moyens.

LUCIENNE

Oh, oui! tu vas l'empêcher, n'est-ce pas… Il ne faut pas qu'il me prenne. Qu'est-ce que je ferais sans toi? j'ai l'habitude… je te dis tout… je me sens vivre à tes côtés. Auprès de lui, je serais toute seule, je le connais à peine: je ne l'ai vu que deux fois à la pension!… Je n'oserais même pas lui parler de maman!… Aucun souvenir qui nous lierait, aucune douleur commune qui nous rapprocherait… ce serait atroce!

ROMAGNY

Pour moi aussi ce serait dur! Pourtant, si le sacrifice de mes sentiments devait assurer ton bonheur, je le ferais volontiers… J'accepterais tout pour que tu sois heureuse! Mais voilà: le seras-tu seulement ensuite?

LUCIENNE

Non, non. Je ne puis être heureuse loin de toi… Pour moi, tu es mon vrai papa; celui que toute petite, on m'a appris à aimer et à respecter; celui qui m'a toujours entourée de soins et comblée de caresses… Te quitter! Ne plus te voir! oh, comme je m'ennuierais!… (un temps). Ecoute, tu lui diras que je veux rester ici, que maman m'a confiée à toi et qu'elle m'a recommandé de t'aimer toujours comme un père.

ROMAGNY

Pauvre femme!… Elle ne se doutait guère que sa mort ferait changer si vite d'attitude Monsieur Villers… Trois mois seulement, qu'elle n'est plus là et déjà il te réclame.

LUCIENNE

Oui, mais tu vas lui écrire…

ROMAGNY

Il va venir lui-même chercher ma réponse.

LUCIENNE

Ici?

ROMAGNY

Oui!

LUCIENNE

Quand?

ROMAGNY

Aujourd'hui… cet après-midi à trois heures.

LUCIENNE

Déjà!

ROMAGNY

C'est pourquoi je t'en ai parlé si tôt. Je n'avais pas le temps de différer.

LUCIENNE

Trois heures! mais, alors, c'est tout de suite!

ROMAGNY, consultant sa montre

L'heure approche effectivement.

LUCIENNE

Il nous donne à peine le temps de réfléchir… C'est ce matin que tu as reçu sa lettre?

ROMAGNY

Oui. (Il cherche dans sa poche). Tiens, la voici. Lis-la. (Il lui donne la lettre).

LUCIENNE, lisant

"Monsieur,

"Je désire reprendre ma fille auprès de moi. Sa mère est morte depuis trois mois. D'un autre côté, je compte me fixer définitivement à Paris; rien ne m'oblige donc plus à vivre séparé de mon enfant. Je me présenterai chez vous, demain mardi, vers trois heures.

"Veuillez agréer, etc."

ROMAGNY

Il ne tergiverse pas.

LUCIENNE

Non, c'est net!

ROMAGNY

Il ne semble pas admettre la possibilité que je te dispute à lui.

LUCIENNE

Il est fort de ses droits.

ROMAGNY

Je serai fort de ma tendresse, moi!

LUCIENNE

Et aussi de la mienne… de mon désir de ne pas te quitter. Ma volonté doit bien compter pour quelque chose… Il faut le lui dire!

ROMAGNY

Oui, oui! je lui dirai tout ça… et encore autre chose! Depuis ce matin, je me suis renseigné… je crois savoir à présent quelle musique il faut chanter pour plaire à ses oreilles… J'userai de tous les moyens, sois tranquille! Je ne me rendrai pas facilement.

LUCIENNE

C'est ça! ne cédons pas! (Elle écoute) On a sonné, je crois.

ROMAGNY

Serait-ce déjà lui… il est trois heures, c'est le moment.

(La bonne entre).

SCENE III

LES MEMES, JULIA

JULIA, entrant

Monsieur… c'est un Monsieur.

ROMAGNY

Il a donné son nom?

JULIA

Non, mais il m'a dit que Monsieur devait l'attendre.

ROMAGNY

Bon! Faites entrer… (Julia sort. — A Lucienne). Et toi, ma fillette, éloigne-toi.

LUCIENNE

Comme je vais être inquiète!… Tu me diras…

ROMAGNY

Je t'appellerai aussitôt.

LUCIENNE

Refuse surtout!

ROMAGNY

Oui, oui, Va!

(Elle sort emportant sa corbeille à ouvrage).

SCENE IV

ROMAGNY, puis MAURICE VILLERS

ROMAGNY

Pauvre petite! Jamais je ne pourrai me séparer d'elle…

JULIA, à la cantonade

Oui, oui, Monsieur est seul.

ROMAGNY, se tournant vers la porte

Le voici.

VILLERS, entrant

Monsieur.

ROMAGNY, s'inclinant

Monsieur.

VILLERS

C'est à Monsieur Paul Romagny que j'ai l'honneur de parler.

ROMAGNY

A lui-même… Monsieur Mauriec Villers sans doute?

VILLERS

Oui, monsieur…

ROMAGNY, désignant un siège

Veuillez vous asseoir, je vous prie.

VILLERS

Merci. Vous avez reçu ma lettre?

ROMAGNY

Oui, ce matin… je vous attendais.

VILLERS

Alors, vous savez…

ROMAGNY

Quelle est votre intention? Parfaitement.

VILLERS

Je veux reprendre ma fille auprès de moi.

ROMAGNY

Vous me l'avez écrit, mais…

VILLERS

C'est mon plus vif désir.

ROMAGNY

J'ai cru le comprendre. Cependant, j'avoue que ce désir si vite exprimé m'a un peu surpris.

VILLERS, simplement

Pourquoi? C'est tout naturel que je reprenne ma fille puisque sa mère est morte…

Je dois même m'excuser auprès de vous d'avoir attendu jusqu'à ce jour pour régler la situation… J'étais loin, il y a trois mois… en Egypte. Je n'ai appris la mort de madame Romagny que six semaines après l'événement. Je me suis mis en route aussitôt et me voici… Je suis à Paris depuis deux jours seulement. Pardonnez-moi donc ce retard absolument involontaire.

ROMAGNY

Oh, monsieur!

VILLERS

Vous aviez peut-être pensé que je me désintéressais du sort de Lucienne?

ROMAGNY

Je n'ai pas supposé un instant…

VILLERS

Le doute était possible. Mon silence, mon absence permettaient toutes les suppositions… Enfin me voici! Il me reste à vous remercier d'avoir bien voulu garder ma fille jusqu'à ce jour.

ROMAGNY

Ne me remerciez pas! Je considère Lucienne comme ma propre fille. Ici, auprès de moi, elle est chez elle, et elle peut y rester aussi longtemps qu'il lui plaira.

VILLERS, un peu embarrassé

Je suis vivement touché, monsieur…

ROMAGNY, un temps. Changeant de ton

Ainsi vous comptez la reprendre? Votre intention est bien arrêtée.

VILLERS

Sans doute… C'est tout indiqué! Tant que la mère a vécu, par délicatesse, pour racheter quelques-uns des torts que j'ai eus vis-à-vis d'elle, j'ai pu accepter de vivre complètement séparé de mon enfant. Mais à présent, rien ne s'oppose plus à ce que je goûte enfin, aux joies de la paternité.

ROMAGNY

Je comprends vos sentiments. Pourtant, avez-vous réfléchi aux difficultés que votre décision allait soulever?

VILLERS, surpris

Quelles difficultés?

ROMAGNY

Lucienne ne vous connaît pas.

VILLERS

Elle apprendra à me connaître et j'espère à m'aimer.

ROMAGNY

A son âge, un nouveau visage…

VILLERS

Elle n'est plus une enfant: elle prend seize ans aujourd'hui. (Gaiement). Je ne pense pas qu'elle voit en moi un croquemitaine disposé à la dévorer.

ROMAGNY, hochant la tête

Elle a ses habitudes: ce changement va bouleverser sa vie.

VILLERS, un peu étonné

Mon Dieu, je ne vois pas. Elle va être comme tous les enfants élevés loin de leurs parents. A un certain âge, on les retire de pension. Je n'ai jamais entendu dire qu'aucun d'eux ait souffert de ce changement d'habitudes.

ROMAGNY, arpentant la scène

Ce n'est pas tout à fait la même chose. Il ne s'agit pas pour elle de quitter une pension étroite où l'on étouffe entre les murs… C'est le foyer où elle a été élevée, où elle a grandi, c'est la vie large et facile qu'elle y a trouvée, qu'il lui faudra abandonner… Pardonnez-moi d'entrer dans ces détails, mais vous devez comprendre… le bonheur de Lucienne m'oblige à toucher certaines questions…

VILLERS

N'insistez pas, j'ai compris! Vous voulez parler de ma situation modeste relativement à la vôtre.

ROMAGNY

Justement.

VILLERS

Je n'ai jamais fait l'injure à ma fille de croire qu'elle pouvait rougir de se trouver chez son père dans une position plus précaire que celle où elle a vécu jusqu'ici.

ROMAGNY, vivement

Vous m'avez mal compris. Loin de moi, l'idée d'une pareille insinuation. Lucienne est trop droite, trop bonne et trop fière pour ressentir un sentiment aussi bas.

VILLERS

Je l'espère bien.

ROMAGNY

En évoquant ce sujet, c'était à vous, à vos sentiments paternels que je faisais appel… Avant votre propre satisfaction, vous cherchez surtout le bonheur de votre fille?

VILLERS

Sans doute.

ROMAGNY

Or, la richesse ne le donne pas toujours mais elle est tout au moins un puissant auxiliaire.

VILLERS

Ce qui veut dire?

ROMAGNY, appuyant

Que tant que Lucienne vivra au près de moi, sa situation, son avenir, seront complètement assurés. (Après un temps, changeant de ton) Votre intention est de la reprendre. Vous voulez qu'elle vive à vos côtés, qu'elle partage votre existence, mais avez-vous réfléchi à toutes les conséquences, aux devoirs, aux charges que vous assumiez du même coup? En un mot, pouvez-vous lui donner une situation équivalente à celle que vous allez lui faire perdre.

VILLERS, froissé

Monsieur, cette insistance…

ROMAGNY, vivement

Serait très indiscrète et très maladroite s'il ne s'agissait pas du bonheur de Lucienne. (S'excusant). Avant de commencer, je vous ai prié de m'excuser si je touchais certains sujets… Il faut bien que nous envisagions la question sous toutes ses faces… (Le priant). C'est moi qui ai élevé l'enfant, vous ne pouvez me refuser aujourd'hui le droit de savoir ce qu'elle va devenir?

VILLERS

Soit… Je comprends les sentiments qui vous guident et je veux bien y faire droit.

ROMAGNY

Eh bien?

VILLERS

Rassurez-vous! ma fille peut me suivre sans inquiétude. Je ne la reprends pas pour la voir souffrir ni pour la rendre malheureuse et j'espère qu'auprès de moi, elle continuera d'ignorer la gêne.

ROMAGNY

Comment ferez-vous? Vous êtes sans fortune.

VILLERS, un peu gêné

Mais pas complètement… j'ai des ressources.

ROMAGNY

Aucune. Inutile de chercher… Je me suis renseigné et je sais quelle est exactement votre situation… Vous comptiez beaucoup sur vos chemins de fer égyptiens. Mais vous avez été trompé, volé plutôt, comme vous avez pu vous en rendre compte, vous-même, en allant là-bas… Pour sauver votre signature de certaines promiscuités, vous avez dû sacrifier tout ce qui vous restait. Vos terres de Blagny elles-mêmes, sont hypothéquées pour une somme supérieure à leur réelle valeur.

VILLERS, amèrement

Vous êtes bien renseigné!

ROMAGNY

C'est pourquoi je m'étonne que vous cherchiez à reprendre Lucienne…
Le moment pour vous est plutôt mal choisi.

VILLERS

Ce n'est pas moi qui ai dirigé les événements… Je regrette que la mort de madame Romagny corresponde avec les pertes d'argent que je viens de subir, mais mes droits et mes devoirs de père n'en sont pas diminués pour ça. (Un temps. Doucement) A mes côtés, ma fille ne manquera de rien. Je me priverai plutôt du nécessaire pour satisfaire tous ses désirs.

ROMAGNY

Mais son avenir? Avez-vous réfléchi à son avenir.

VILLERS

Son avenir? je l'assurerai.

ROMAGNY

Comment?

VILLERS

Par mon travail.

ROMAGNY, haussant les épaules

Travailler! A votre âge! Vous n'avez jamais rien fait!

VILLERS

Parce que ma vie n'avait pas de but, parce que j'étais seul monde jusqu'ici. (Avec feu) Ah, vous vous étonnez que je veuille reprendre mon enfant alors que dans ma situation, mes sentiments paternels sont presque un luxe! Mais ne comprenez-vous donc pas que c'est justement parce que je suis malheureux qu'il me faut Lucienne. Elle sera ma richesse comme elle sera tout mon courage et tout mon espoir!… Travailler pour moi seul? oui, vous avez raison, j'en suis incapable. (Avec force) Mais travailler pour elle, pour la rendre heureuse, pour assurer son avenir! Ah, cela c'est autre chose!… Elle sera ma force, mon but, le talisman qui me donnera le courage de persévérer et de vaincre, l'aimant qui me guidera vers le succès final.

ROAGNY

Prenez garde de ne trop vous illusionner. Vous courez après un mirage, car ce gain que vous envisagez, cette richesse future que vous espérez sont tellement problématiques!… Dans toutes les entreprises on escompte toujours la réussite: il serait beaucoup plus sage de prévoir le contraire.

VILLERS, un peu ironique

Alors, vous pouvez tout aussi bien redouter pour vous la ruine matérielle.

ROMAGNY, souriant

Mes chances de misère sont moins grandes que vos chances d'insuccès. La situation que je ferai à Lucienne si elle reste avec moi, est moins aléatoire que celle que vous comptez lui donner, voyons?

VILLERS

J'en conviens.

ROMAGNY, changeant de ton

Tenez… jouons franchement, cartes sur table. (Un temps) Vous ne connaissez pas Lucienne… ou si peu! Vous voulez la reprendre parce que, surtout, vous espérez puiser à ses côtés, le courage qui vous manque pour recommencer tout seul votre vie… (Avec une émotion grandissante) Moi, j'ai élevé l'enfant, je l'ai vue grandir, pendant treize ans, j'ai vécu de sa vie, formant son intelligence et pétrissant son coeur. Je l'aime autant que si elle était vraiment ma fille. La pensée de la perdre me cause un déchirement profond. Ce m'est atroce de songer que je puis cesser de la voir… Je ne sais si vous comprenez tout mon affolement. Vous avez vécu seul, vous ignorez ce que c'est que d'avoir toujours eu un être chéri auprès de soi… Mais moi!… (il regarde le portrait tristement) En trois mois, perdre la mère, perdre l'enfant… C'est ma vie complètement brisée.

VILLERS, gêné du désespoir qu'il cause

Vous saviez bien que Lucienne n'était pas réellement votre fille… vous n'ignoriez pas mon existence… ce qui arrive aujourd'hui était prévu.

ROMAGNY, même air

Non, je n'avais pas prévu!… Votre long silence… vous vous êtes si peu occupé de Lucienne jusque-là… J'avais fini par vous oublier… (Un temps. S'animant) Mais, voyons! il doit y avoir un moyen… Je suis riche, très riche! Outre le bonheur de votre fille, je puis aussi faire le vôtre… Votre fortune est compromise, je puis vous fournir les moyens de la rétablir et vous assurer une nouvelle existence sans soucis matériels.

VILLERS, sans comprendre

M'assurer une nouvelle existence?

ROMAGNY, fébrilement

Oui, vous faire riche, tout de suite… un chèque… cent mille francs! Deux cent mille francs, tenez! Avec cette somme, vous payez vos créanciers et vous vous remettez à flot. C'est la vie large et facile, à la minute même, comprenez bien!… C'est plus sûr que votre travail cela! (Il va à son bureau, prend un carnet de chèques dans un tiroir et vivement, en griffonne une page). Vous acceptez, n'est-ce pas?… (Villers le regarde agir sans répondre) Deux cent mille francs. Il vous faudrait plusieurs années pour gagner cette somme en admettant que vous réussissiez… (cessant d'écrire) Tenez, c'est fait!… (Il revient vers Villers) Vous n'avez plus qu'à me signer un reçu… Lisez…

(Villers lit, puis fixe longuement Romagny).

VILLERS, très calme

Vous voulez?… Quoi?…

ROMAGNY, nettement

Je veux garder Lucienne.

VILLERS

Et moi?

ROMAGNY, avec brusquerie

Vous aurez les deux cent mille francs, vous! C'est bien payé, il me semble!

VILLERS, secoue lentement la tête, puis dépose le chèque sur le guéridon.

Simplement.

Votre chagrin vous égare, monsieur; autrement, je m'expliquerais mal votre offre injurieuse.

ROMAGNY, décontenancé

Vous refuser?… Comment!… C'est la fortune que je vous donne.

VILLERS, sourire hautain

Je ne vous demande que ma fille.

ROMAGNY, suppliant

Mais puisque pour moi, elle est tout… que vous ne la connaissez pas, vous!

VILLERS

Je n'en suis pas moins son père.

ROMAGNY, s'énervant

Vous ne l'aimez pas comme moi!

VILLERS, vivement

Qu'est-ce qui vous fait croire que je n'aime pas mon enfant?

ROMAGNY, même ton

Votre indifférence depuis treize ans.

VILLERS, calme

Je vous ai déjà donné les motifs qui ont dicté ma conduite jusqu'à ce jour.

Faut-il vous les répéter?

ROMAGNY, avec rage

Comment vous croire, avec la vie que vous avez toujours menée!

VILLERS, froidement

Je pourrais vous répondre, monsieur, que ma conduite passée ne regarde que moi. Mais tout à l'heure, comme beau-père de Lucienne, je vous ai reconnu certains droits. Je prendrai donc la peine, sinon de me disculper, du moins de remettre les choses au point. (S'échauffant) Parce que j'ai mené jusqu'ici une vie joyeuse de plaisirs, de fêtes, d'aventures, parce qu'en un mot, j'ai fait la noce, pour me servir de l'expression courante, s'ensuit-il que je sois incapable de ressentir les mêmes sentiments qu'un autre mortel plus sage et plus calme que moi?… d'après vous, le rire exclurait les larmes, le bonheur ignorerait l'inquiétude et les soirs de folies ne seraient jamais suivis d'amertumes matinales! A l'homme rangé, seulement, les sensations du coeur et le pouvoir d'aimer; aux autres, la froideur, la sécheresse et l'indifférence, alors!!… (plus doucement) Non, l'humanité n'est pas si compliquée que ça: elle pleure quand elle souffre, elle rit quand elle est heureuse. Dans tous les coeurs, il y a place pour ces deux sentiments: la joie et la tristesse, qu'on soit léger, volage, sérieux ou grave. (Un temps. Il réfléchit, puis a un rire nerveux) Ah! ah! j'ignore ce que c'est que d'avoir eu toujours un être chéri auprès de moi! Mais vous, monsieur, avez-vous connu la tristesse de la solitude?

ROMAGNY, amèrement

Je vais l'apprendre si vous m'enlevez Lucienne.

VILLERS

Vous ignorerez quand même l'intime et indicible mélancolie de ceux dont le foyer a été brisé par leur faute, de ceux qui, après avoir connu les joies de la famille, sentent le vide de l'abandon moral autour d'eux… (Avec ironie et avec tristesse) On est jeune et le plus souvent orgueilleux; on ne veut pas avouer sa souffrance, et pour la cacher ou ne pas la sentir, on rit, on joue, on fait la noce… comme moi!… La pente est dangereuse quand aucune main amie n'est là pour vous retenir… Ca va vite! On commence pour s'étourdir, pour oublier, et c'est par faiblesse qu'on continue… Mais la nature ne perd pas ses droits pour ça et le moi intérieur n'en est pas émoussé au point de rester neutre lorsqu'il s'agit de son enfant, de sa race… (Emu, à mi-voix) Sous le sourire railleur du blasé, se cache une âme qui se souvient, qui pense… et quand on a quitté le masque, de commande, que nul témoin ne nous observe, on soupire, on regrette et parfois, on pleure… (Après un temps, il reprend le chèque, le froisse légèrement, puis le rejette. Assez brusquement:) Comment avez-vous osé m'offrir de l'argent pour que j'abdique mes droits de père, pour que je renonce à la douceur d'être aimé de ma fille?

ROMAGNY, embarrassé

J'espérais… Je ne m'attendais pas à votre révolte paternelle…

VILLERS, avec force

Parce que je suis ruiné vous me supposiez capable de toutes les bassesses!

ROMAGNY

Non, non! ne croyez pas!… Ce n'est pas ça… (tristement) Si vous saviez combien j'aime Lucienne! Pour la conserver près de moi, il me semblait que tous les moyens étaient bons… Vous m'auriez demandé la moitié de ma fortune, je vous l'aurais donnée… (Il s'accoude la tête dans ses mains) Vous venez de m'enlever mon dernier espoir… Ne plus voir ma fille autour de moi!… après treize ans!… Pauvre petite… comme elle va pleurer…

VILLERS, inquiet

Lucienne va pleurer?

ROMAGNY

Hélas!

VILLERS

Sait-elle que je veux la reprendre avec moi?

ROMAGNY

Oui. Je le lui ai appris.

VILLERS, hésitant

Alors… que dit-elle?

ROMAGNY

Elle ne veut pas (vivement) Elle ne nous connaît pas, c'est un peu naturel.

VILLERS, amèrement

Je lui fais peur… A ses yeux, je suis un étranger qui veut troubler sa vie.

ROMAGNY

Mon Dieu!… Il ne faut pas lui en vouloir. Elle ne m'a jamais quitté, n'est-ce pas…

VILLERS, réfléchissant

Elle va pleurer… Je ne voulais pas la faire pleurer… Pourtant.

ROMAGNY

Voulez-vous la voir?

VILLERS

Volontiers.

ROMAGNY

Vous pourrez lui expliquer…

VILLERS

Lui expliquer?… Non! C'est vous qui lui parlerez… je préfère.

ROMAGNY

Qu'est-ce que je lui dirai?

VILLERS

Vous lui direz.. que… (Il réfléchit, puis tristement:) Tenez, vous lui direz que je la laisse libre. C'est elle qui choisira entre nous deux.

ROMAGNY, joyeusement

Oh, merci!… Je n'osais pas vous le demander, mais il faut bien que la volonté de la petite compte un peu pour quelque chose. (il sonne).

VILLERS, soupirant

Votre joie me fait pressentir ma défaite.

ROMAGNY, gravement

Je vous donne ma parole, monsieur, que je ne vais pas influencer Lucienne… Avant votre arrivée, je lui ai dit seulement mon vif désir de ne pas me séparer d'elle, mais le choix qu'elle va faire tout à l'heure, sera librement consenti. Je vous l'affirme.

VILLERS

Je vous crois.

(La bonne entre).

SCENE V

LES MEMES, JULIA

JULIA

Monsieur a sonné?

ROMAGNY

Priez mademoiselle de venir ici.

JULIA

Bien, monsieur.

(Elle sort).

SCENE VI

VILLERS, ROMAGNY, puis LUCIENNE

(Jusqu'à l'arrivée de Lucienne, les deux hommes gardent le silence).

VILLERS, entendant des pas

La voici. (Il va s'accouder à la cheminée).

ROMAGNY

Oui.

(Lucienne entre. Elle s'arrête gênée près de la porte après avoir salué
Villers).

LUCIENNE, à Romagny

Vous me demandez, mon père?

ROMAGNY

Oui, ma chérie. Approche, là, près de moi… (Un temps. Lucienne s'avance vers lui. Lentement et avec émotion:) Je t'ai fait connaître tantôt la situation telle qu'elle se présente aujourd'hui pour nous tous. Ton père désire te reprendre avec lui… Tu sais que s'il ne tenait qu'à moi, je te garderais toujours ici… mais je ne suis que ton beau-père, moi! Monsieur Villers est ton père, ton vrai père! Il t'aime et il souffre d'être séparé de toi. (Lucienne pleure silencieusement) Cependant, il ne veut pas user de ses droits pour contraindre ta volonté. Il te laisse le droit de choisir entre lui et moi… Réfléchis bien, Lucienne. La minute est grave… Tous les deux nous t'aimons vraiment, chacun pour des raisons personnelles… Mais moi, je ne suis presque rien! L'affection et l'habitude m'unissent seulement à toi… Tandis que lui! (Chaleureusement) Lui, c'est ton sang, c'est ta race, c'est l'hérédité, l'atavisme, c'est tout, quoi!… (Un temps) Eh bien? Nous attendons, Lucienne?… Que décides-tu?

(Villers écoute avec angoisse).

LUCIENNE, éclatant en sanglots

Je ne veux pas te quitter, moi, papa!

ROMAGNY, faiblement

Ma petite Lucienne! Je sais bien… Mais ton père! Regarde-le… Il souffre!

LUCIENNE, se serrant contre lui

Je ne veux pas te quitter. Non! non!

VILLERS, après un silence pénible

Ne pleurez pas, Lucienne. Je ne suis pas venu vers vous pour vous faire de la peine… Votre désir est un ordre pour moi… Restez auprès de votre… père. Moi, je vais partir.

ROMAGNY, se levant vivement

Monsieur, je…

VILLERS, l'interrompant d'un geste

Non! ne vous excusez pas… J'aurais dû prévoir… C'est si naturel!
(Il prend son chapeau). Adieu!

(Comme il se dirige vers la porte, Lucienne a un geste pour le retenir.
Un sanglot convulsif souligne son geste).

ROMAGNY, bouleversé

C'est terrible! (à Villers) Ne partez pas comme ça. Ce n'est pas possible!… Vous allez être très malheureux… (Il regarde le portrait et hésite) Avant, ça n'aurait pas été possible… mais aujourd'hui!… Ce n'est qu'un préjugé à vaincre… (A Villers). J'ai besoin d'un associé, soyez-le. Restez. Voulez-vous?… Notre fille aura deux pères.

LUCIENNE, à travers ses larmes

Oh, oui! (Elle a un élan vers Villers comme pour le supplier d'accepter).

VILLERS

Rester?… moi?

ROMAGNY

Oui: demeurez ici, avec nous.

LUCIENNE

Oh, oui!

VILLERS

Rester? Oh non! ce n'est pas possible!

LUCIENNE

Oh!

ROMAGNY

Pourquoi?

VILLERS

Parce que… demain… plus tard… vous regretteriez la généreuse proposition que la pitié vous arrache en ce moment.

ROMAGNY

Mais non!

VILLERS

Si. Entre nous, il y a un passé que nous ne pouvons abolir ni l'un ni l'autre et qui se dressera toujours pour nous séparer.

ROMAGNY

Nous avons de la volonté…

VILLERS, l'interrompant

Oh! il ne suffit pas de vouloir pour ne pas penser…

ROMAGNY

Lucienne serait là pour nous rapprocher.

LUCIENNE

Oui…

VILLERS

Au contraire, c'est sa présence qui nous rappellerait sans cesse ce que nous voudrions oublier… Ce sont ses baisers et ses caresses dont nous deviendrions jaloux… Ce sont surtout les souvenirs intimes qu'elle éveillerait en nous que nous nous reprocherions mutuellement au point d'en éprouver de la haine l'un pour l'autre.

ROMAGNY

Mais alors?

VILLERS

Je vais m'éloigner.

LUCIENNE

Oh!

ROMAGNY

L'enfant vous appartient autant… plus qu'à moi…

VILLERS

Non… elle est à vous surtout.

ROMAGNY

Mais…

VILLERS

Elle est à vous plus qu'à moi, oui!… Je comprends bien à présent… Je lui ai donné la vie, c'est vrai, mais c'est vous qui m'avez remplacé auprès d'elle. C'est vous qui avez assumé la tâche de l'élever. Vous avez rempli envers elle tous les devoirs que j'aurais dû accomplir… Aujourd'hui, l'enfant vous préfère à moi, c'est tout naturel… c'est son droit, c'est même son devoir… Je recueille maintenant le fruit de ma négligence et de mon indifférence… (avec force) Un homme ne devrait jamais oublier qu'il est père ni momentanément abdiquer ses droits au profit d'un autre.

ROMAGNY

Il y avait le divorce.

VILLERS

Le divorce n'est pas en cause. Le divorce sépare l'homme et la femme, le père et la mère, mais il ne diminue pas les devoirs de ceux-ci vis-à-vis de leurs enfants… leurs charges restent les mêmes… Pour l'avoir oublié ou pour ne pas y avoir pensé plus tôt, je paye cruellement aujourd'hui mon erreur… Enfin! le châtiment doit atteindre le coupable… Gardez l'enfant! C'est à moi de me priver de ses baisers et de ses caresses.

LUCIENNE, à Villers

Mon père.

VILLERS, la regarde et va vers elle.

Merci, Lucienne… merci de ce cri-là. (Il l'embrasse longuement)
Adieu! (Il se dégage et sort brusquement pour cacher son émotion).

LUCIENNE

Oh! (Elle tombe assise sur un canapé et pleure la tête dans ses mains).

ROMAGNY, l'examine un moment avec tristesse, puis à mi-voix Lucienne…

(Elle le regarde, se lève, se jette dans ses bras. Le rideau tombe lentement pendant qu'elle continue de pleurer sur l'épaule de Romagny).

FIN

Grande Imp du Centre — Herbin, Montluçon.