The Project Gutenberg eBook of Petite Mère

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Title: Petite Mère

Author: Mme. E. de Pressensé

Release date: October 7, 2008 [eBook #26827]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

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Produced by Daniel Fromont

Mme de Pressensé (Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret, épouse d'Edmond Dehault de Presssensé) (1827-1901), Petite mère, édition de 1881

L'orthographe et la ponctuation ont été conservées.

PETITE MERE

PAR

MADAME E. DE PRESSENSE

SIXIEME EDITION

PARIS

G. FISCHBACHER, EDITEUR

33, rue de Seine, 33

1881

Tous droits réservés.

PETITE MERE

I

Deux enfants étaient seuls sans une chambre obscure. Ils attendaient leur père; l'heure où il avait coutume de rentrer était bien passée. Les deux pauvres petits s'étaient blottis l'un contre l'autre tout près de la fenêtre que les dernières lueurs du crépuscule éclairaient encore faiblement. Le plus jeune, un garçon de cinq ans, appuyait sa tête toute bouclée sur les genoux de sa soeur qui avait passé son bras autour de lui. Celle-ci était petite et menue; sa figure fine et pâle était à demi éclairée, tandis que celle du petit garçon se trouvait dans l'ombre; il eût été difficile de discerner l'expression de ses yeux baissés, mais son attitude avait quelque chose de protecteur et de maternel.

— Tu as donc bien sommeil, mon Charlot, dit-elle à l'enfant, dont les paupières se fermaient et dont elle sentait la tête s'alourdir sur ses genoux.

Il fit un mouvement, puis on entendit une voix dolente:

— J'ai faim!…

— Pauvre chéri, mais pourtant tu as mangé à midi.

— Oui, mais je veux manger encore. Je ne peux pas dormir sans avoir dîné. Petite mère, donne-moi à manger!…

— Mon pauvre Charlot, je n'ai rien… Je t'ai donné, à midi, le dernier morceau de pain. Le père rapportera aujourd'hui sa quinzaine, tu sais?…

— Pourquoi est-ce qu'il ne revient pas? demanda Charlot d'un ton courroucé.

— Je ne sais pas. Il n'est jamais rentré si tard. Il va venir, bien sûr.

Les enfants se turent, et Charlot referma les yeux, un instant seulement. Un bruit de pas retentit dans l'escalier et l'enfant releva la tête, tandis que sa soeur disait:

— Voilà le père.

Mais les pas s'arrêtèrent à l'étage au-dessous; on entendit une porte s'ouvrir et se refermer, puis un bruit de voix irritées, puis le silence… et bientôt des ronflements sonores montèrent à travers le plancher. Il était bien tard.

— Il faut te coucher, Charlot, dit la petite fille.

— Mais je ne peux pas dormir sans avoir mangé.

— Je n'ai rien, mon pauvre chéri… Essaie, tu verras… Une fois endormi, tu ne sentiras plus la faim.

— Et demain?… demanda le prévoyant Charlot.

— Demain, le père sera revenu, tu comprends?…

La certitude exprimée par ces paroles calma le petit garçon, qui se laissa déshabiller et mettre au lit dans l'obscurité, car il n'y avait dans la pauvre demeure pas plus de chandelle que de pain.

Lorsque Charlot fut couché dans le lit qu'il occupait d'habitude avec son père, sa soeur se rassit près de la fenêtre et se remit à écouter si elle entendait des pas dans la rue. Ce n'était pas rare; mais ils s'éloignaient toujours sans s'arrêter. Elle commençait à être bien inquiète. Depuis quatre ans que la mère était morte, le père n'avait pas manqué une seule fois de revenir après sa journée de travail. Les yeux de la pauvre enfant se fermaient malgré elle; elle sommeillait un instant, mais le plus léger bruit la faisait tressaillir. Charlot s'agitait dans son lit, gémissait en dormant et, de temps en temps, s'éveillait tout à fait en disant: J'ai faim! — Heureusement, le sommeil l'emportait bientôt, et sa respiration égale montrait que la souffrance de son jeûne prolongé n'était pas encore bien vive.

Enfin, la petite fille se laissa glisser de sa chaise sur le carreau, et, la tête appuyée sur son bras, elle s'endormit profondément. Lorsqu'elle s'éveilla, il faisait jour. Elle s'étonna d'être couchée par terre, et se premier mouvement fut de regarder vers le lit. Voyant que Charlot avait profité de ce qu'il était seul pour se mettre en travers, et laissait sa tête frisée un peu en dehors du matelas, elle se rappela tout. Ses pauvres membres étaient si engourdis, qu'il lui fallut un bon moment pour en retrouver l'usage.

Alors elle balaya, épousseta avec soin, comme elle avait coutume de faire chaque matin; puis elle ouvrit un vieux panier qui lui servait de garde-manger et eut peine à retenir un cri de joie lorsqu'elle découvrit tout au fond une croûte de pain qui y avait été oubliée. Elle la posa sur la table d'un air joyeux. Au même moment, Charlot se remua, se retourna, se mit sur son séant; puis, s'étant frotté les yeux, il dit encore une fois:

— Petite mère, j'ai faim!…

Il jeta un regard peu bienveillant sur la croûte sèche qu'on lui offrait, mais elle n'en fut pas moins bien vite dévorée, et il tendit la main pour en avoir encore.

Alors sa soeur, voulant le distraire, lui dit de s'habiller bien vite pour aller chercher le père.

Tout joyeux de la perspective d'une promenade, le petit sauta hors du lit, mais il fallut contenir son impatience jusqu'à ce que son visage et ses mains fussent bien lavés, ses boucles rebelles brossées avec soin. Petite mère, sur le chapitre de la toilette, était inflexible. Charlot le savait bien, et ne résistait que tout juste assez pour allonger un peu les choses.

Enfin, les enfants sortirent de la chambre, la laissant propre et en ordre, comme si une fée y eût passée; la petite fille en prit la clef pour la remettre à la concierge.

— Voilà notre clef, madame, dit-elle de sa voix douce. Si le père revient, vous aurez la bonté de la lui donner.

— Il n'est donc pas rentré hier soir? demanda la concierge, occupée à débarbouiller un peu rudement un gros marmot qui, un instant auparavant, criait à rendre sourd tous les locataires de la maison, mais s'était arrêté la bouche grande ouverte pour regarder les deux enfants.

— Ce n'est pas probable qu'il rentre de si tôt, ajouta-t-elle en jetant la clef sur la table. Allez, vous êtes sur mon chemin!…

On entendit sortir de l'arrière-loge un sifflement prolongé. C'était un petit recoin qui donnait sur la cour, et où le concierge travaillait de son état de cordonnier pendant que sa femme faisait l'ouvrage de la maison.

Petite mère, un peu effrayée du ton brusque dont on lui parlait, se hâta de sortir, tirant par le bras Charlot, qui regardait de tous ses yeux et aussi de toute son âme une grande écuelle de soupe fumante sur la table de la loge. La brave femme, trop affairée pour remarquer ce regard, ferma la porte sur eux.

— Qui est-ce donc que tu brusques ainsi? demanda le concierge, qui ne pouvait voir dans la loge.

— C'est les petits au locataire du quatrième. Il n'est pas rentré. N'est-ce pas une honte de se mettre en ribotte et d'abandonner deux pauvres petits êtres comme ceux-là?…

Madame Perlet — c'était le nom de la concierge — était bien accoutumée aux misères et aux duretés de la vie, il y en avait tant autour d'elle; mais elle avait le coeur compatissant pour les enfants et pour les animaux, et ne pouvait supporter qu'on les négligeât. Elle oublia pourtant bientôt son indignation: il fallait se hâter de faire déjeuner les enfants et de les expédier à l'école, afin de pouvoir balayer ses escaliers. Elle avait le coeur tendre, cette brave femme qui débarbouillait si vigoureusement son garçon, sans s'inquiéter de ses cris, mais le matin le temps lui manquait pour donner libre cours à ses bons sentiments. L'après-midi, lorsque les nettoyages étaient finis, les enfants à l'école ou occupés à jouer devant la porte, et qu'elle était tranquillement assise à ses raccommodages, madame Perlet était pleine de bienveillance. Les enfants de la maison le savaient bien et ne fréquentaient la loge que lorsque midi avait sonné.

Petite mère et Charlot n'étaient pas hardis. D'ailleurs, ils n'habitaient la maison que depuis peu de temps et n'étaient pas encore au courant de ces choses. Ils s'éloignèrent la main dans la main.

II

On me demandera peut-être si Petite mère n'avait pas d'autre nom.

Dans la maison on ne lui connaissait que celui-là, et Charlot lui-même, s'il avait jamais su que sa soeur n'avait pas été baptisée Petite mère, l'avait parfaitement oublié. Voici comment il s'était fait que ce nom était devenu le sien, bien que son père l'eût fait inscrire à la mairie sous celui de Joséphine.

Fifine, comme on l'appelait alors, avait cinq ans lorsque sa mère lui donna un petit frère. La pauvre femme, délicate et faible de tempérament, en se remit jamais tout à fait, elle languit pendant une année et mourut en confiant son gros Charlot à la petite, toute petite Fifine. Déjà, pendant la longue maladie de sa mère, Joséphine avait pris l'habitude de soigner l'enfant. C'était elle qui lui faisait avaler sa bouille; c'était elle qui le lavait, qui l'habillait, qui le promenait même devant la porte. En la voyant toujours occupée de son gros bébé, les voisins avaient pris l'habitude de l'appeler Petite mère. La vraie mère elle-même, obligée de transmettre à cette petite créature ses devoirs et ses droits, aimait à lui donner ce nom; le père l'adopta aussi et Charlot n'en entendit jamais d'autre.

Ainsi habituée de bonne heure à vivre entre une malade et un petit enfant qui tous deux avaient besoin de ses soins, Fifine devint étonnamment raisonnable et oublieuse d'elle-même; cela lui semblait tout simple, tout naturel, d'être sans cesse au service des autres et de n'avoir dans la vie d'autre part que le devoir; elle ne se demandait jamais s'il aurait pu en être autrement.

Etait-elle heureuse? Elle ne le savait pas elle-même, n'ayant jamais songé à se poser cette question. Peut-être l'était-elle au fond plus que beaucoup d'enfants qui ont tout ce que leur coeur peut désirer, tout ce que leur imagination peut rêver, et qui sont le centre d'un petit monde où chacun s'occupe d'eux et où ils ne s'occupent que d'eux-mêmes.

Jusqu'à la naissance de son petit frère, Fifine n'avait jamais eu d'autre poupée que celles qu'elle se faisait elle-même avec des chiffons, mais après… Est-il beaucoup de petites filles riches qui aient une poupée comme la sienne?

Représentez-vous cela… Une poupée qui non seulement ouvre et ferme les yeux, mais qui remue ses petits membres, qui les agite dans tous les sens, qui s'égratigne la figure, qui mange, qui crie, qui se fâche, qui sourit aussi, et qui, de plus, grossit et grandit de jour en jour, tellement que si vous étiez resté six mois sans voir cette merveilleuse poupée de Fifine, vous ne l'auriez certainement pas reconnue.

Pensez-vous que la petite fille fut ravie lorsqu'un jour sa poupée lui passa les deux bras autour du cou et appliqua sur sa joue une bouche grande ouverte? c'était le premier baiser de Charlot.

Tel était le cadeau que le bon Dieu avait fait à Fifine. Sans doute elle avait bien des petits défauts, cette poupée, car elle avait coutume de se démener juste au moment où l'on voulait qu'elle restât tranquille, de crier et de faire de laides grimaces juste au moment où on voulait la faire admirer, de se réveiller juste au moment où l'on soupirait après le sommeil. Enfin cette poupée avait surtout un grand inconvénient, c'est qu'elle était toujours affamée. A toute heure du jour et de la nuit elle ouvrait la bouche pour chercher la nourriture, et à toute heure du jour et de la nuit elle jetait des cris perçants pour peu qu'on la lui fît attendre.

Mais Fifine ne lui voyait aucun défaut; elle était infatigable dans ses soins, dans ses caresses, dans ses admirations. Il faut reconnaître que, la nuit, le bon sommeil d'enfant de la petite fille résistait aux plus formidables piaulées de son tyran, mais lorsque la mère était trop souffrante pour l'apaiser elle-même, et qu'elle était forcée, bien malgré elle, d'appeler la dormeuse, un seul mot de cette voix douce la tirait de son profond repos, et elle venait, tout ensommeillée, mais pleine de bonne volonté et de tendresse, prendre le petit aux bras affaiblis qui ne pouvaient plus le tenir. Le père ne demandait pas mieux que d'avoir sa part de fatigue, mais il travaillait dur tout le jour et avait besoin de ses forces: on le ménageait et son sommeil était pesant. Une fois la première année passée, Charlot commença à avoir de bonnes nuits paisibles et les autres en profitèrent, mais ce fut à ce moment-là que la pauvre mère mourut après avoir béni ses deux enfants et remercié son mari de ce qu'il avait toujours été bon pour elle. Son dernier regard fut pour Fifine et elle l'appela encore une fois "Petite mère."

C'était une dernière recommandation: Fifine le comprit ainsi. Alors commença pour les pauvres petits une singulière vie. Le père s'en allait le matin et ne revenait que le soir; ils restaient tout le jour seuls ensemble. Une voisine venait de temps en temps voir ce qu'ils faisaient et leur donnait un peu de soupe. Jamais elle ne trouva Petite mère négligeant un moment sa tâche, jamais elle ne la surprit en défaut de vigilance et de soin. Charlot commençait à marcher et grimpait partout; elle le suivait pas à pas, prévenant ses chutes, le consolant lorsqu'elle n'avait pu l'empêcher de tomber. Quand il faisait beau elle sortait avec lui et le promenait sur le trottoir, ou un peu plus loin jusqu'au square. Les voisins disaient: Voilà Petite mère avec son gros Charlot. — On leur faisait un signe de tête, on leur jetait un bonjour amical. Petite mère était un peu timide et réservée; elle répondait poliment, mais ne s'approchait pas et ne jouait guère avec les autres enfants; c'eût été plus difficile, si elle l'avait fait, de surveiller Charlot.

Charlot était son unique pensée. Quand le père revenait elle était contente et se relâchait un peu de son attitude sérieuse; elle allait quelquefois jusqu'à réclamer une caresse pour elle-même. Puis elle l'aidait, car c'était lui qui faisait le repas du soir. Ensuite Petite mère lavait les deux assiettes (il n'y en avait qu'une pour elle et Charlot) et l'on se couchait.

Quand elle eut atteint l'âge de sept ans, son père lui laissa la responsabilité du ménage. La voisine secourable avait quitté la maison, et puis Petite mère était devenue si raisonnable, si adroite, et même si forte, bien qu'elle eût de toutes petites mains. On eût dit qu'elle savait tout faire par instinct, allumer le feu, assaisonner la soupe, la faire cuire juste à point. La cuisine n'était pas compliquée: on mettait une fois par semaine un petit pot-au-feu; les autres jours c'étaient des pommes de terre, des haricots. A midi, été comme hiver, les enfants mangeaient un peu de fromage avec leur pain ou des pommes de terre froides de la veille. Charlot avait bon appétit comme lorsqu'il était au maillot, mais il était devenu plus patient, et suivait des yeux les mouvements de sa soeur sans la déranger. Quelquefois même il l'aidait… alors le repas leur paraissait meilleur; mais un gros garçon de trois ans ne peut pas faire grand'chose dans un ménage, il fallait attendre d'être plus fort, plus habile. Charlot riait d'un air ravi en écoutant Petite mère lui raconter tout ce qu'il ferait pour elle lorsqu'il serait devenu homme. Lui-même renchérissait. Les travaux d'Hercule, dont il n'avait, du reste, jamais entendu parler, n'étaient rien en comparaison de toutes les merveilles qu'il devait accomplir quand le temps serait venu. La moindre était peut-être la construction d'une maison qu'il voulait faire si haute, si haute qu'on ne verrait pas le dernier étage.

— Une belle, belle maison… disait Charlot en enflant sa voix et en grossissant ses yeux comme pour mieux voir cette construction sans pareille, beaucoup plus belle que la grande maison du boulevard. Elle ira jusqu'au ciel, Petite mère, et elle sera toute pour toi.

C'était le rêve d'un futur maçon. Le père, lui, n'était qu'homme de peine; il servait les maçons, et il parlait quelquefois des belles maisons qu'il aidait à construire, aussi Charlot avait déjà choisi un métier.

— Mais si elle est si haute, ce sera bien fatigant de monter l'eau, observa Petite mère qui se voyait déjà portant un seau plein dans l'escalier sans fin de sa magnifique maison.

— Ah! dit Charlot à qui cette idée parut juste, mais alors tu n'auras pas besoin de monter; tu pourras demeurer tout en bas, comme les vieux qui sont dans la cour, tu sais bien, ceux qui ont un chat…

Les revendeurs de vieux habits? dit la petite… Oui, ce serait plus commode, mais alors ce ne serait pas nécessaire de faire la maison si haute. J'aimerais mieux une petite maison avec un jardin devant, comme celle qui est dans notre rue; il y a un arbre et une belle corbeille de fleurs au milieu. Voilà comme je voudrais ma maison.

Mais Charlot n'aimait pas les maisons si modestes, il n'aimait que les choses grandioses. Bâtir une maison à trois fenêtres et à un étage!… cela n'en vaudrait vraiment pas la peine. Il voulait faire à sa soeur un plus beau cadeau… et ne s'inquiétait guère de ce qui lui serait le plus agréable.

Les dimanches étaient les bons jours pour les deux enfants. A midi le père revenait du travail, la petite fille faisait à son gros Charlot sa plus belle toilette: il avait une robe de fille que Fifine avait portée quand elle avait son âge et qui, pour lui, était si étroite qu'elle éclatait sur toutes les coutures et ne pouvait s'agrafer. Pour remédier à cet inconvénient Petite mère y avait cousu tant bien que mal des cordons. Un grand tablier noir traînant jusqu'aux pieds recouvrait tout cela. Pendant longtemps Charlot eut, au lieu de chapeau, un bonnet blanc tout uni, et sans aucune dentelle, qui encadrait sa bonne figue ronde; Fifine cachait de son mieux sous cette coiffure peu flatteuse les boucles épaisses et rebelles qui étaient la plus grande beauté de son petit frère. Quant à elle, Petite mère portait dans ces occasions un bonnet de sa pauvre maman dans lequel elle aurait pu se loger tout entière. Ses cheveux étaient bien lissés, mais on ne les voyait guère et son petit visage fin se laissait à peine entrevoir sous l'ample garniture. Le père n'était pas sûr que les toilettes du dimanche fussent tout à fait irréprochables: il regardait tout cela d'un oeil un peu inquiet, mais il ne savait pas ce qui pouvait y manquer, et puis les enfants étaient couverts, c'était l'essentiel. On riait en voyant passer le trio: on appelait Charlot le poupard, Fifine la petite vieille, mais s'ils s'en apercevaient ils ne s'en offusquaient pas. Un jour pourtant Charlot fit acte d'indépendance et déclara qu'il sortirait avec ses cheveux, "comme les autres garçons." Le père le soutint et Petite mère dut céder, non sans souci car il faisait froid.

— Et pourquoi ne fais-tu pas comme lui, toi, Petite mère, au lieu de t'emmitoufler dans ce bonnet?

— La mère le mettait toujours pour sortir, répondit-elle.

— Est-ce que la mère était un petit rat comme toi? Tu pourrais te cacher tout entière dedans…

Mais sortir le dimanche sans son bonnet eût semblé à la petite une inconvenance; elle garda donc ce costume qui faisait sourire les passants, mais qui, sans qu'elle s'en doutât, donnait à sa figure fine et pensive un charme tout particulier pour ceux qui parvenaient à la découvrir.

On allait au cimetière et, lorsqu'on était riche, on portait une couronne à la croix de bois noir qui marquait la place étroite; d'autres fois c'était seulement un bouquet de pâquerettes cueilli par les enfants le long du chemin. A Charlot, ce pèlerinage ne disait pas grand'chose, car il n'avait pas connu sa mère, mais Petite mère, elle, se souvenait bien… Elle voyait la pâle figure, elle entendait la voix brisée qui lui donnait ce nom, le nom qui était toujours resté le sien. Elle devenait toute pensive et se demandait si ceux qui sont morts peuvent nous voir et si sa mère était contente d'elle. Et le soir elle embrassait Charlot avec plus de tendresse en pensant qu'il ne pouvait pas se souvenir de celle qui l'aimait si tendrement, et elle redisait sa prière, souvent oubliée:

— Mon Dieu, fais que je sois pour lui une bonne petite mère!

Ainsi les semaines passaient et Petite mère avait atteint sa dixième année, au moment où nous la voyons, tenant Charlot par la main, sortir de la maison pour aller à la recherche du père.

III.

Le premier événement de leur voyage fut la rencontre de la boutique du boulanger. Les petits pains tout chauds s'amoncelaient déjà dans la vitrine; Charlot s'arrêta pour les dévorer des yeux. La bonne odeur du pain frais remplissait ses narines dilatées; si l'on pouvait réellement manger des yeux, plus d'une brioche y eût passé. — Mais elles restaient bien en sûreté dans leurs corbeilles, et Petite mère tirait Charlot par le bras, mais en vain. Je crois bien qu'elle n'aurait pu réussir à l'éloigner si le boulanger ne se fût levé tout à coup derrière son comptoir en regardant Charlot. Celui-ci lui trouva un air terrible et s'enfuit juste au moment où le brave homme, touché de compassion pour cette mine affamée, allait lui donner, non une des brioches convoitées, mais un morceau de pain rassis qui eût été le bienvenu. En voyant sa bonne intention méconnue, le boulanger reprit sa place et ne fut point fâché d'avoir ainsi échappé à la tentation d'être trop généreux, car sa femme venait d'entrer dans la boutique et c'était une personne sage et prudente qui n'admettait pas qu'on donnât rien pour rien et ne se laissait jamais émouvoir comme lui par des yeux suppliants.

Charlot n'osa regarder derrière lui que lorsqu'il eut tourné le coin de la rue. Personne ne les poursuivait. Rassuré, il reprit haleine et, encore ému du spectacle appétissant auquel il venait de s'arracher si brusquement, il répéta:

— Petite mère, j'ai faim…

Elle avait encore plus faim que lui, la pauvre petite qui, depuis vingt-quatre heures n'avait rien mangé, pour ne pas rogner la chétive portion de son frère, mais elle n'en parla pas et se contenta de répondre:

— Quand nous aurons trouvé le père il nous donnera à manger.

Charlot reprit un peu de courage, mais au bout d'un instant il recommença à traîner les pieds.

— Où allons-nous? demanda-t-il.

— Tu sais bien que nous allons chercher le père.

— Oui, mais où est-il?

— Là où l'on bâtit la grande maison tu sais…

— Ah! soupira Charlot, est-ce que c'est encore loin?

— Je ne sais pas.

Ils arrivaient à un boulevard et aussi loin que les yeux pouvaient atteindre, on voyait des maisons grandes et petites, toujours des maisons, et des arbres alignés, puis des maisons encore dans toutes les directions, mais on n'en apercevait aucune en construction.

— Ce n'est pas ici, dit Petite mère d'un air désappointé, il faut demander à quelqu'un.

Mais à qui s'adresser? elle était si timide… Les passants ne la regardaient pas. Une fois elle essaya de tirer une dame par sa manche — il lui semblait qu'elle serait plus bienveillante qu'un monsieur, — mais la dame secoua la petite main mal assurée et passa. Une ou deux personnes lui dirent rudement: "Je ne donne pas aux enfants." — Petite mère ne comprit pas d'abord ce que cela voulait dire: elle n'avait jamais demandé l'aumône, et n'en aurait jamais eu la pensée. Un ouvrier en blouse bleue s'arrêta pourtant et la regarda un instant, puis, lorsqu'il eut compris que les pauvres petits cherchaient une maison en construction et ne savaient ni dans quelle rue, ni dans quel quartier, il se mit à rire en donnant un petit coup amical sur la tête de Fifine.

— Vous êtes de fameux innocents, dit-il; retournez chez vous et dites à votre maman de vous mieux garder.

— Nous n'avons pas de maman, s'écria Charlot d'un air indigné, et nous cherchons notre papa.

Il regardait en parlant le gros morceau de pain que l'ouvrier tenait sous son bras, et il n'y avait pas moyen de se méprendre sur le langage de ses yeux affamés. Le brave homme mit sa main dans sa poche pour chercher son couteau.

— Allons, dit-il, vous aurez un morceau de mon pain, mais à condition que vous allez retourner tout de suite chez vous. Des petits oisillons sans plumes, ça ne doit pas courir tout seuls si loin du nid. Où demeurez-vous?

Fifine nomma la rue.

— Eh bien, allez, refaites bravement votre chemin: le papa sera rentré pendant que vous le cherchez.

Il les laissa appuyés contre un mur, mangeant à belles dents le pain frais et savoureux. Oh! comme ils le trouvaient bon!

Avant de tourner le coin d'une rue, il les regarda encore. Charlot lui fit un signe amical et ouvrit sa bouche pleine pour lui crier: Merci!

Ainsi restaurés ils reprirent le chemin de la maison ou plutôt ils crurent le reprendre.

Un boulevard ressemble tant à un autre boulevard, une rue à une autre rue!… Ils marchaient, marchaient toujours, Charlot se faisant traîner. Petite mère était bien lasse, bien inquiète, mais ne se laissait pas aller à son découragement.

— C'est bien par ici que nous avons passé, disait-elle. Regarde, Charlot, tu reconnais cette haute maison et cette grande porte, n'est-ce pas?

— Je ne sais pas, répondait-il.

Et elle s'arrêtait pour regarder tout autour d'eux avec angoisse, puis reprenait son chemin en croyant reconnaître un arbre, une porte… mais elle comprenait peu à peu qu'elle s'était égarée. Charlot ne pouvait plus marcher; il buttait à chaque pas et enfin il tomba assis et refusa de se relever. Alors Petite mère s'assit en pleurant à côté de lui.

Au même instant une porte s'ouvrit et une foule d'enfants se précipitèrent dans la rue. Les horloges sonnaient en choeur midi: c'était la sortie de la classe du matin.

Les garçons venaient les premiers: ils criaient, se bousculaient, se battaient même, mais pour rire. Ils passaient à côté des deux pauvres petits sans les regarder; un d'eux marcha sur la petite main de Charlot qui l'avait appuyée contre terre pour se soutenir. Ensuite vinrent les filles, moins bruyantes. Chacune d'elles portait un sac, et lorsque les plus petites eurent passé il en vint quelques grandes qui avaient l'air tout à fait raisonnables. L'une d'elles s'arrêta et regarda Charlot qui sanglotait en faisant des yeux lamentables à sa pauvre main un peu écorchée par le gros soulier à clous.

— Qu'est-ce que tu fais là? lui demanda-t-elle, tu n'es pas de l'école?

Petite mère répondit pour lui car il n'était pas en état de se faire entendre.

L'écolière comprit bien vite la situation. C'était une douce enfant chez qui l'instinct maternel avait été développé de bonne heure par les soins qu'elle avait donnés à une petite soeur qui était morte. Elle se pencha vers le petit désolé et, voyant que sa main saignait un peu, elle trempa son mouchoir à la fontaine voisine, et pansa la blessure.

— Où est-ce que vous demeurez? demanda-t-elle à la petite qui la regardait faire.

Celle-ci nomma la rue.

— Je connais ça. Ma marraine demeure tout près. Mais c'est bien loin; comment allez-vous retourner?

— Je ne sais pas, répondit Petite mère qui sentait que ses pieds ne pouvaient plus la porter et qui savait que Charlot était encore plus fatigué qu'elle.

— Venez chez nous, dit la petite fille après un moment d'hésitation; grand'mère vous dira ce qu'il faut faire. Voyez-vous? c'est là, cette petite porte de l'autre côté de la rue.

Les deux enfants se levèrent doucement et suivirent leur nouvelle amie. C'était une fillette de treize ou quatorze ans; elle avait un tablier de cotonnade qui lui donnait l'air enfant, mais elle était grande et de belles nattes blondes tombaient sur son dos. Elle les fit entrer dans une petite chambre au rez-de-chaussée qui, donnant sur une cour, était un peu sombre même en plein midi.

Une femme âgée était occupée à poser deux assiettes de soupe sur une petite table; elle avait pour cela poussé de côté des morceaux d'étoffe qui s'y trouvaient entassés. La chambre était petite, encombrée, mais très propre. Un rayon de soleil venait justement d'y pénétrer et il faisait reluire une casserole et un plat d'étain suspendus au mur. Sur la commode on voyait deux tasses et une théière de porcelaine; le lit était soigneusement recouvert et les deux chaises de paille en bon état; aux yeux de Petite mère cette chambre était un vrai paradis. Charlot n'en avait, lui, que pour la soupe fumante. C'était la seconde fois de la journée qu'il voyait des assiettes pleines. Faudrait-il encore les regarder sans y toucher?

Pauvre Charlot!…

— C'est toi, petite, dit la vieille dame sans se retourner, tu arrives juste à point.

Elle s'arrêta, étonnée, car elle entendant plusieurs petits pas.

— Grand'mère, dit Céline, voilà des petits enfants qui se sont perdus. Ils sont bien loin de chez eux, et je les ai amenés pour se reposer un moment, ils sont si fatigués!…

Charlot s'était laissé tomber par terre, mais il ne perdait pas de vue les deux assiettes dont le fumet savoureux se répandait tout autour de la table.

— Qui sont-ils? demanda la grand'mère.

— Des petits enfants, répondit Céline.

— Je le vois bien, reprit la vieille dame en affermissant ses lunettes, mais pourquoi me les amènes-tu?

— Ils étaient tout seuls à pleurer dans la rue, un méchant garçon de l'école a marché sur la main du pauvre petit. Vois-tu, grand'mère, il a les cheveux tout frisés comme notre petite Berthe.

A ce souvenir le coeur de la bonne femme s'attendrit.

— Ils ont bien faim, continua Céline.

La grand'mère prit la casserole de terre cuite dans laquelle avait chauffé la soupe. Il n'y avait rien, plus rien au fond. Et les deux assiettes déjà servies n'étaient pas trop pleines, mais Céline n'hésitait pas.

Elle fit asseoir Charlot devant une des deux assiettes, et mettant une cuiller dans la main de sa soeur, elle lui dit: Voilà pour vous deux.

Puis elle se mit gaiement à partager l'autre avec sa grand'mère; c'était elle qui jouait le rôle de pourvoyeuse, et elle riait, en faisant avaler à la vieille dame autant de cuillerées qu'elle en avalait elle-même. Le jeu fut vite fini. Charlot avait essuyé ses yeux et mangeait en regardant les autres d'un air très grave et très observateur. La grand'mère avait remarqué que la chétive petite fille donnait au gros joufflu au moins deux cuillerées pour une qu'elle s'administrait à elle-même.

— Tu es une bonne petite fille, lui dit-elle quand tout fut fini. Comment t'appelles-tu?

Charlot fut le plus prompt à répondre. Il était content de l'approbation donnée à sa soeur.

— Elle s'appelle Petite mère, dit-il.

— Mais ce n'est pas un nom, s'écria Céline.

— Elle s'appelle Petite mère, répéta Charlot avec fermeté en jetant un regard mécontent sur celle qui osait ne pas admirer le nom qu'il aimait.

— Je crois que je devine pourquoi on l'appelle ainsi, dit la vieille dame, mais elle a un autre nom, sans doute?…

— Je m'appelle Joséphine, mais depuis que notre maman est morte on ne me l'a plus jamais dit.

— Votre maman est morte! pauvres petits agneaux! Et votre père, où est-il?

— Il n'est pas rentré hier soir, dit Petite mère, reprenant son air soucieux: nous le cherchons depuis ce matin, mais nous nous sommes perdus.

— Et où alliez-vous le chercher?

— A la grande maison qu'on bâtit….. une grande maison sur le boulevard.

— Oui, dit Charlot qui se ranima à cette pensée, c'est une grande maison, une énorme maison… J'en bâtirai comme ça, moi, quand je serai grand…

— Et vous n'avez pas d'autre indication que celle-là, pauvres petits! Mais pourquoi ne pas attendre à la maison?

— Nous avions bien faim, dit Petite mère.

— Oui, ajouta Charlot qui croyait de son devoir de confirmer chaque parole de sa soeur, j'avais bien faim et Petite mère aussi.

— Et personne dans votre maison ne prend soin de vous quand votre père n'y est pas?

— C'est Petite mère qui prend soin de moi, dit Charlot avec fierté.

— Et qui prend soin d'elle? est-ce toi?

— Non, parce que je suis trop petit… mais quand je serai grand je lui donnerai une maison… magnifique.

Ce mot ambitieux sortit de la bouche ronde du petit garçon avec une emphase comique. La soupe lui avait rendu la force de faire les châteaux en Espagne dont il avait coutume de se charmer lui-même, et de récompenser toutes les peines que sa soeur prenait pour lui. Il allait faire une énumération de tous les cadeaux splendides dont il la comblerait, mais on lui conseilla de se taire et de se coucher un moment sur le lit pour reprendre la force de marcher. Quelques minutes après il dormait de tout son coeur.

— Grand'mère, dit Céline, permets-moi de les reconduire, je sais le chemin, c'est le même que pour aller chez ma marraine.

— J'aimerais mieux les mettre dans l'omnibus, les pauvres petits, mais douze sous c'est beaucoup pour nous. Quel dommage que les omnibus soient si chers!

En parlant ainsi la grand'mère de Céline regardait dans son tiroir: il n'y avait que bien juste de quoi aller jusqu'au samedi, jour où elle reportait son ouvrage. Elle le referma tristement.

Déjà âgée la pauvre femme n'avait d'autre ressource que son travail et elle gagnait peu. Les parents de Céline étaient morts jeunes, lui laissant leurs deux enfants avec quelques ressources bientôt épuisées. Maintenant Céline était seule, car la petite Berthe n'avait pas vécu longtemps. Malgré sa pauvreté sa grand'mère l'envoyait encore à l'école, car elle savait que l'instruction est une chose précieuse. En rentrant la petite fille gagnait quelques sous à faire des boutonnières, mais on comprend pourquoi les portions de soupe étaient si petites.

Petite mère ne dormait pas et causait peu. Soit timidité, soit réserve naturelle, elle était avare de paroles. Pourtant ses nouvelles amies parvinrent à découvrir que, toute petite et mince qu'elle fût, elle avait tout près de dix ans. On lui en aurait donné sept.

C'est encore tout de même bien jeune pour être une petite mère de famille, se dit la bonne grand'mère en regardant les enfants s'éloigner ensemble. Céline les tenait tous deux par la main et paraissait enchantée de faire du même coup une longue promenade et une bonne action.

On marcha longtemps, bien longtemps, le soleil de mai était chaud, il fallait beaucoup de courage pour ne pas s'arrêter lorsqu'on rencontrait un banc. Céline commençait à trouver sa promenade moins amusante qu'elle ne s'y attendait, car les enfants étaient si fatigués qu'ils ne pouvaient ni rire ni causer. Tout à coup Charlot s'arrêta et déclara que Petite mère devait le porter. Celle-ci, sans hésiter, l'entoura de ses petits bras pour le soulever, mais Céline l'arrêta.

— Es-tu folle? s'écria-t-elle: tu ne peux pas même le soulever…

— Oh! je pourrais bien le porter sur mon dos, répondit Petite mère, il serait moins lourd comme cela.

— Tiens, c'est une idée! Allons, Charlot, puisque tu es si paresseux, je vais te prendre sur mon dos, moi, mais gare à toi si tu me donnes des coups de pied.

Ils marchèrent un moment ainsi, mais Céline le remit bientôt à terre, car même pour elle c'était un lourd fardeau. Alors le petit garçon commença à harceler sa soeur pour qu'elle le portât, mais Céline s'y opposa avec fermeté.

— Non, dit-elle, nous sommes bientôt arrivés; tu peux marcher encore un peu, tu es beaucoup trop lourd pour elle.

Petite mère regardait Charlot d'un air désespéré. Elle ne lui avait jamais rien refusé, et cela la navrait de le voir si las, mais Céline les tenait chacun par une main; il fallait marcher. Charlot trouva pourtant des forces pour arracher sa main de celle de sa conductrice et pour pincer Petite mère derrière le dos de celle-ci, en disant:

— Méchante!… Je ne te donnerai jamais rien quand je serai grand!…

Le soleil commençait à leur envoyer en pleine figure ses rayons horizontaux qui les éblouissaient et les forçaient à fermer les yeux, quand Petite mère s'écria tout à coup:

— C'est ici!

Et Céline entra avec eux dans la pauvre maison.

— Le père est-il revenu, Madame? demanda la petite en s'arrêtant sur le seuil de la loge.

— Non, mes chérubins, répondit madame Perlet qui était au repos et par conséquent très-abordable. Tenez, voilà votre clef.

L'enfant prit la clef et regarda Céline d'un air indécis. Lui demanderait-elle de monter? Mais elle n'avait rien à lui offrir, à peine une chaise pour se reposer, car il n'y avait, dans la chambre, que la chaise sans dossier sur laquelle Petite mère avait veillé une partie de la nuit.

Céline la tira d'embarras en les embrassant et en disant qu'elle allait retourner bien vite avant qu'il fît nuit. Et lorsqu'elle les eut quittés en promettant de venir les voir en même temps que sa marraine, Petite mère se sentit seule et triste. Une aimable figure blonde et rose, la bienveillance, la gaieté sont choses si agréables à rencontrer sur son chemin!

La chambre était en ordre comme on l'avait laissée, mais elle était tout aussi dépourvue de quoi que ce fût qui pût se mettre sous la dent. Petite mère ouvrit le vieux panier avec un faible espoir que la bonne chance du matin se renouvellerait, mais il était cette fois absolument vide. Charlot, après avoir un peu gémi, s'endormit sur le lit sans avoir voulu se déshabiller. Sa soeur s'assit sur sa chaise et attendit.

Oh! comme elle attendit longtemps!… Le jour décroissait lentement, puis il n'y eut plus qu'une lueur de crépuscule, puis la nuit devint tout à fait sombre. Dans le petit coin de ciel qu'on apercevait entre les toits et les cheminées Petite mère vit briller une étoile, puis une autre encore. Elle entendait l'horloge de la paroisse au travers d'une carreau cassé qui laissait mieux pénétrer les sons lointains. Petite mère n'avait jamais été à l'école et on ne lui avait jamais rien appris, mais — elle n'aurait pu dire comment cela lui était venu — elle savait compter jusqu'à dix, autant qu'elle avait de doigts à ses petites mains. Lorsque l'horloge eut sonné dix coups, elle comprit qu'il était inutile d'attendre encore. Il était trop tard, le père ne reviendrait plus. Charlot se remuait et se plaignait en dormant; elle se demanda comment elle ferait le lendemain pour lui donner à manger. Alors le coeur lui manqua… et elle se mit à pleurer sans bruit, comme pleurent ceux qui n'ont personne pour les consoler. Pendant qu'elle se désolait ainsi elle se souvint que sa mère lui avait dit une fois que lorsqu'elle serait malheureuse il fallait prier et que Dieu l'entendrait. Dans ce temps-là elle avait l'habitude de s'agenouiller chaque soir près du lit de la malade et de joindre ses petits mains dans les siennes en répétant une prière. Elle avait continué quelque temps à le faire, puis elle en avait perdu l'habitude et personne ne le lui avait rappelé. Pourtant les mots qu'elle avait eu coutume d'employer lui revinrent en mémoire et elle répéta comme autrefois:

— Mon Dieu, rends-moi bien sage, bénis papa et mon petit frère, guéris maman…

Alors elle se souvint que sa mère n'avait plus besoin d'être guérie et elle s'arrêta court pour réfléchir, puis elle ajouta presque à haute voix et non plus comme on récite une formule, mais avec un accent suppliant:

— Donne-nous du pain et fais que papa revienne, oh! je t'en prie, bon Dieu, fais qu'il revienne!

Alors elle se sentit moins désolée, elle se coucha près de Charlot, passa son bras autour de lui comme pour le protéger encore en dormant, et bientôt elle avait oublié tous ses chagrins.

Le sommeil de Petite mère fut doux et profond. Il faisait jour lorsqu'elle se réveilla en sursaut.

IV

La pauvre petite était si fatiguée de ses voyages de la veille qu'elle ne se serait peut-être pas réveillée sans un événement extraordinaire. Elle ne s'était pas aperçue en se couchant que la fenêtre se trouvait entr'ouverte; comme il ne faisait pas de vent les deux battants étaient restés rapprochés et l'air frais de la nuit ne s'était pas trop fait sentir aux petits dormeurs. Vers le matin, un des battants céda tout doucement comme sous une pression lente, puis encore un peu, et encore un peu… et, lorsque l'ouverture se trouva assez grande, un visiteur inattendu sauta dans la chambre, mais avec tant de légèreté et de souplesse qu'il n'en résulta pas le moindre bruit. Personne ne bougea dans le lit.

Le visiteur commença par s'étirer et regarda autour de lui comme quelqu'un que rien ne presse; il fit ensuite le tour de la chambre, lentement, avec précaution, toujours sans bruit. Lorsqu'il eut achevé son voyage d'exploration, il s'arrêta au pied du lit et fixa des yeux peu bienveillants sur les deux petits dormeurs qui ne se doutaient guère qu'ils étaient regardés de la sorte, puis, tout à coup, sans dire gare, il sauta sur le lit et, après s'être tourné et retourné en tous sens, il se blottit en boule tout contre la joue de Petite mère et commença à faire entendre un son tout particulier qui s'harmonisait avec la respiration égale des deux enfants.

Petite mère avait un peu détourné la tête comme pour fuir ce contact inquiétant et elle avait étendu sa petite main pour s'en défendre, mais cette main avait rencontré un objet doux, chaud et moelleux sur lequel elle s'était arrêtée avec plaisir sans que la dormeuse en eût conscience. Les occupants du lit continuèrent donc leur somme, à trois maintenant et non plus à deux.

Pourtant le sommeil de Petite mère était un peu troublé, et bientôt elle ouvrit des yeux étonnés. Le visiteur s'était retourné et une partie de sa personne, dont tous les visiteurs ne sont pas ornés, sa belle queue touffue, avait effleuré le visage de la fillette. Elle retint un cri qui allait lui échapper et s'aperçut qu'un beau chat était couché à côté d'elle.

D'autres petite filles auraient peut-être crié, mais Petite mère, si timide avec les gens, n'avait aucune frayeur des bêtes. Elle avança sa main pour caresser doucement son nouvel ami, à qui cette petite main légère parut si sympathique qu'il recommença de plus belle son ronron un moment interrompu. Petite mère se souleva pour mieux l'admirer.

C'était un beau chat gris avec des reflets fauves, une queue magnifique, une petite tête fine et intelligente. Il regardait aussi Petite mère, et après un moment d'examen, il se frotta contre elle.

— Que tu es beau et gentil! s'écria-t-elle. Mais par où as-tu pu entrer?

La vue de la fenêtre entr'ouverte lui expliqua le mystère. Il fallait être chat pour prendre ce chemin; sans doute il avait sauté de la gouttière sur le rebord de la croisée… L'enfant frémit en pensant que, s'il avait mal pris son élan, il aurait pu tomber dans la cour; mais il n'y avait pas de danger, Minet était plus habile que ça.

Charlot se réveilla et la vue du chat détourna un moment son attention de la faim qui recommençait à ronger son petit estomac si creux. Une parole imprudente de sa soeur le ramena à cette préoccupation bien légitime.

— Si seulement j'avais un peu de lait à lui donner! dit-elle.

— J'en veux, moi, du lait, cria Charlot de son ton le plus lamentable; Petite mère, je vais mourir de faim!…

— Non, non, répondit-elle un peu effrayée de cette perspective, non, Charlot, tu ne mourras pas de faim.

— Alors donne-moi à manger!…

— Je n'ai rien, tu le sais bien, mon pauvre chéri.

— Alors je vais mourir de faim, répliqua Charlot avec une terrible logique.

— Non, j'irai demander à quelqu'un… dans un moment…

Cela lui coûtait tant!… et puis à qui demander?… Tous les voisins étaient pauvres, elle le savait. C'était une raison pour mieux oser, car le pauvre comprend le pauvre, et dans cette maison misérable aucune mère n'eût refusé un morceau de pain aux petits délaissés; mais Petite mère était la délicatesse même: elle n'aurait jamais pu se décider à demander pour elle, et même quand c'était pour son Charlot, il fallait rassembler tout son courage.

Le chat avait certainement moins faim que les enfants car il s'était remis en boule et s'endormit, mais les mouvements désordonnés de Charlot qui ne voulait ni se lever, ni essayer de dormir encore, le dérangeaient fort, et il battait le lit de sa longue queue en signe de mécontentement. Tandis que Petite mère suppliait Charlot de se lever pour venir avec elle et que celui-ci s'y refusait, on frappa à la porte.

— Entrez! cria le petit garçon, qui eut un instant le fol espoir que c'était son père, comme s'il était probable qu'il frappât à sa propre porte.

Une vieille dame introduisit sa tête, coiffée d'un bonnet blanc.

— Vous n'avez pas vu mon chat? demanda-t-elle. Je ne sais pas où il est passé, et je ne puis pas déjeuner sans lui.

Comme elle parlait, le chat se mit sur ses quatre pattes, s'étira, sauta du lit et s'avança lentement vers sa maîtresse, qui poussa un cri de joie, le prit dans ses bras et referma la porte.

Petite mère n'avait pas eu le temps de parler. Elle soupira et se reprocha de n'avoir rien dit, car, puisqu'un bon déjeuner attendait le chat, peut-être y aurait-il quelque chose pour eux, au moins pour le pauvre Charlot.

La vieille dame n'avait pas l'air terrible, elle aurait peut-être écouté sa prière… mais il était trop tard!

Charlot grognait de tout son pouvoir.

— Le chat va déjeuner et moi je vais mourir de faim, répéta-t-il.

Alors Petite mère prit son courage à deux mains et alla frapper à la porte à côté.

La vieille dame était assise dans son fauteuil, devant une petite table ronde, sur laquelle son chat achevait de lapper dans une soucoupe sa portion de lait frais. Il se pourléchait et paraissait content de lui-même et des autres. Sa maîtresse posa la tasse qu'elle portait à ses lèvres. C'était vraiment un tableau de confort et de bien-être tranquille que ce petit intérieur, dont les seuls habitants étaient une vieille dame et un beau chat.

Petite mère aurait voulu se sauver; mais l'un et l'autre la regardaient d'un air interrogateur: il fallait parler, expliquer son apparition.

— Madame, dit-elle, Charlot va mourir de faim…

— Charlot, mourir de faim!… Que veux-tu dire, petite?… Je te certifie qu'il ne manque de rien.

Le chat, s'étant assuré qu'il ne restait plus une goutte de lait dans sa moustache, se coucha les pattes repliées sous lui et se mit à filer d'une air de parfait contentement.

— Il n'a rien mangé depuis hier à midi, madame…

— Tu ne sais ce que tu dis, ma petite; il a eu un bon repas hier soir et un bon repas ce matin. N'est-ce pas, Minet? ajouta la vieille dame en se tournant vers le chat, qui la regardait de ses yeux à demi-fermés.

— Il n'a rien mangé depuis hier à midi, insista l'enfant, sans chercher à comprendre ces singulières réponses, et il pleure… c'est mon petite frère, madame…

— Bon Dieu! s'écria la bonne dame, qui commençait à comprendre, c'est de ton petit frère que tu parles!… Mais, Charlot, c'est mon chat… ne le sais-tu pas?…

— Non. Je croyais que c'était un nom de garçon.

Un appel énergique du vrai Charlot retentit alors, et Petite mère effrayée s'arrêta court.

— Qui est-ce qui crie ainsi? demanda la maîtresse de l'autre
Charlot.

— C'est lui, mon petit frère, qui a faim…

— Bon Dieu! répéta-t-elle, est-ce possible, et pourquoi ne lui donnes-tu pas à manger?

— Il n'y a rien chez nous, et le père ne revient pas…

— Ah! les pauvres enfants!…

Et la bonne dame, dans son émotion, avala précipitamment le reste de son café et s'étouffa horriblement.

Lorsqu'elle eut recouvré sa respiration, et que ses yeux pleins de larmes se furent éclaircis, elle ne vit plus personne que son chat qui dormait sur la table; mais elle entendait distinctement la voix de Charlot dans la chambre voisine de la sienne. Elle se leva lentement et prit sur la fenêtre un petit pot brun qui contenait le lait qu'elle avait mis en réserve pour le repas de son chat et pour le sien, car madame Charles prenait deux fois par jour son café au lait. Elle le considéra un instant, le reposa à la même place, le regarda encore et finit par le remettre définitivement sur le rebord de la fenêtre, qu'elle ferma comme pour s'ôter une tentation. Après quelques hésitations, elle ouvrit son armoire, y prit un pain de deux livres et en coupa deux morceaux qu'elle mit sur la table. Alors, elle s'achemina vers la chambre voisine, où elle trouva Charlot, le garçon, en train de donner à la pauvre Petite mère de grands coups de poing pour se venger de son jeûne. La bonne dame resta immobile, scandalisée par ce spectacle. Charlot s'arrêta aussi et cessa de crier pour la considérer attentivement.

La visiteuse, qui n'avait jamais eu d'enfants, et dont le chat avait des habitudes paisibles et somnolentes qui lui laissaient un complet repos, était un peu effrayée à la pensée d'introduire dans sa chambre le petit démon qu'elle avait sous les yeux. Mais, bien que sa charité n'eût pas été jusqu'au sacrifice du repas de Minet, ce bon sentiment l'emporta sur la peur du bruit. Elle mit sa main sur la tête frisée et ébouriffée du petit garçon:

— Viens, dit-elle, je te donnerai à manger.

A ces mots, la figure de Charlot s'illumina; mais il lança encore à sa soeur un regard irrité.

— Elle ne veut rien me donner, elle!… dit-il.

La bonne dame jeta un coup d'oeil autour de la chambre; elle ne pouvait s'étonner de ce que la pauvre petite ne voulait rien donner au déraisonnable Charlot.

— Je voudrais le laver et le peigner avant, dit celle-ci de sa voix douce.

— Non!… cria Charlot exaspéré; je veux manger d'abord!…

— Tu es tout barbouillé de larmes; ce sera tout de suite fait.

— Elle a raison, dit la vieille dame, il faut toujours être propre. Vous viendrez tout à l'heure. Je laisserai ma porte ouverte.

Charlot n'osa plus résister; mais il était si fâché contre sa soeur qu'il la pinça au bras pendant qu'elle le débarbouillait. Petite mère se contenta de dire:

— Oh! Charlot!…

Elle savait que la faim rend méchants ceux qui n'ont pas un grand courage pour la supporter.

La porte était ouverte, et les yeux de Charlot se portèrent immédiatement vers la table, où il s'attendait à voir un repas aussi confortable que celui du chat. La vue des deux morceaux de pain lui causa une déception; mais il se dit que le reste viendrait sans doute. Lorsque la bonne dame y eut ajouté un petit morceau de sucre pour chacun, en leur disant que c'était excellent avec le pain, son illusion s'évanouit.

— J'aime mieux du lait, dit-il en regardant le morceau de sucre avec défaveur.

— Il n'y en a pas, dit la vieille dame un peu sèchement.

— Je suis sûr qu'il y en a dans ce pot brun, répliqua Charlot avec audace.

— S'il y en a, il est pour mon chat et non pas pour toi, dit-elle plus sévèrement.

Cette réponse étonna tellement le petit garçon qu'il ne trouva rien à dire. Il se mit piteusement à manger son pain sec. A la quatrième bouchée, il s'arrêta.

— N'as-tu plus faim, Charlot? demanda sa soeur.

— Si, mais ça m'étouffe, répondit-il en montrant son gosier d'un air désolé.

— Tiens, voilà un peu d'eau, dit madame Charles en lui tendant un verre. Bois, mon garçon, et mange lentement, ça passera mieux. Ainsi donc, tu t'appelles Charlot, comme mon chat?

— Ce n'est pas un nom de chat, dit Petite mère, timidement.

— Non; mais comme je m'appelle madame Charles, et qu'on nous voit toujours ensemble, les gens de la maison lui ont donné ce nom, et j'en ai pris moi-même l'habitude. Pourtant, je l'appelle plus souvent Minet.

— J'aime mieux l'appeler Minet, dit Petite mère.

— Moi aussi, ajouta Charlot. Est-ce qu'il aime beaucoup le lait?

— Oh! il l'aime à la folie. Il ne peut pas s'en passer. Jamais il ne mangerait un morceau de pain sec. C'est un chat gâté; mais, aussi, il est ma seule compagnie, et nous faisons bon ménage à nous deux. Nous ne nous disputons jamais. Ce Charlot-là ne donne pas de coups de poing.

— Il ne pourrait pas en donner, dit le petit garçon qui comprenait bien l'allusion mais ne voulait pas en avoir l'air.

— Il pourrait mordre, égratigner, mais il est doux comme un agneau. Ca a de la raison, ces pauvres bêtes, ça sent quand on est bon pour eux, et ça vous paie en bonnes manières et en gentillesses. Je connais des enfants qui sont moins aimables pour ceux qui les soignent.

Etait-ce encore une pierre dans le jardin de Charlot le garçon, et la maîtresse de Charlot le chat voulait-elle faire honte au premier de sa conduite envers sa soeur? Si cela était il n'eut pas l'air d'y faire attention, mais il sentait qu'il détestait de plus en plus ce chat gâté qui avait tant de vertus mais ne mangeait jamais de pain sec.

— C'est plus beau ici que chez nous, dit-il les yeux fixés sur la pendule qui ornait la cheminée.

C'était en effet une jolie chambre, bien qu'elle ne fût séparée que par une petite cuisine et un cabinet noir de la misérable chambre qu'habitaient les deux enfants. Il y avait sur la commode des tasses de porcelaine, deux petits vases, deux flambeaux; près de la fenêtre un grand fauteuil et des rideaux au lit. Tout était bien en ordre, tout reluisait de propreté.

Petite mère admirait aussi, mais avec une nuance de tristesse; ses instincts de ménagère lui faisaient faire une comparaison défavorable pour la chambre voisine qu'elle nettoyait pourtant avec tant de soin.

Toujours discrète et réservée, Petite mère craignait de déranger; elle voulut emmener son frère et le tira par le bras en disant:

— Remercie la dame, Charlot.

Mais lui n'avait point de semblables scrupules.

— Je veux rester encore, dit-il en se campant fermement sur ses petites jambes écartées, j'aime mieux être ici que chez nous. Toi tu peux t'en aller si tu veux; moi, je reste.

— Il peut rester un moment si ça lui fait plaisir, pourvu qu'il ne fasse pas de bruit et ne tourmente pas mon chat.

La petite retira sa main, mais elle resta indécise, n'osant ni s'en aller ni prendre pour elle la permission donnée à son frère.

Celui-ci trancha la difficulté.

— Va-t'en, lui dit-il avec son amabilité accoutumée.

— Oh! dit madame Charles, elle peut bien rester; elle ne prend pas beaucoup de place et elle ne fait pas beaucoup de bruit.

— Non, dit Charlot avec décision, j'aime mieux qu'elle retourne chez nous.

Et Petite mère s'en alla un peu triste sans bien savoir pourquoi.

Elle s'assit sur le banc de bois près de la fenêtre et se mit à regarder; il lui revint tout à coup à l'esprit que quelqu'un, elle ne savait plus qui, lui avait dit une fois que sa mère était au ciel. Elle resta longtemps les yeux fixés sur un petit coin de ciel bleu qui paraissait encore entre d'épais nuages, sans avoir de pensées bien précises, mais songeant et se souvenant, et se disant qu'elle était bien heureuse quand elle avait sa mère pour l'aimer.

Pendant ce temps Charlot attendait une occasion de se venger.

V

Madame Charles s'était établie dans son fauteuil et avait repris son tricot. Habituée comme elle l'était depuis des années à vivre avec un chat qui n'exigeait pas beaucoup de conversation, elle avait presque perdu l'habitude de parler. Aussi elle laissa la petit garçon s'amuser comme il pouvait. Lorsqu'il eut épuisé l'examen de la chambre et de tout ce qu'elle contenait Charlot se mit à contempler la vieille dame elle-même. De temps en temps ses lunettes glissaient sur le bout de son nez, le mouvement de ses aiguilles se ralentissait, puis s'arrêtait tout à fait, et sa tête tombait sur sa poitrine. Charlot la trouvait très drôle ainsi. Elle avait oublié que le petit garçon était dans la chambre, mais un miaulement aigu de son chat le lui rappela tout à coup. La bonne bête, accoutumée à des procédés tranquilles et bienveillants, ne connaissait pas la défiance; elle avait donc quitté sa place moelleuse sur l'édredon et, se trouvant assez reposée pour le moment, était venue lentement, en se frottant à chaque meuble, auprès du petit garçon qui la regardait venir avec une maligne joie. Minet se frotta aussi contre lui, comme pour lui dire qu'il venait avec de bonnes intentions et comptait sur sa bienveillance. Charlot commença par le caresser pour l'attirer plus sûrement, puis, l'ayant pris sur ses genoux, il se mit à le caresser à l'envers; puis, le tenant ferme, il lui fit subir, malgré sa résistance, une petite opération peu agréable en lui arrachant un des longs poils de sa moustache. Alors, voyant que l'on répondait par de si mauvais procédés à ses avances amicales; le chat fit un violent effort pour se dégager, mais il se sentit retenu par la queue et poussa ce miaulement formidable qui tira sa maîtresse de sa somnolence. Elle se leva en sursaut, le tricot tomba de ses mains, le peloton roula sous un meuble et la vieille dame cria d'une voix sévère:

— Qu'est-ce qu'on fait à mon chat?

— Il m'a griffé, répondit le petit garçon en montrant une goutte de sang qui perlait sur le revers de sa main.

— Tu lui as fait du mal, sans cela il ne t'aurait pas griffé; je connais mon chat, il ne fait jamais de mal à personne, à moins que ce ne soit pour se défendre, et alors il est dans son droit. Est-ce que tu crois que le bon Dieu a fait les chats pour que les méchants enfants les tourmentent?

— Je ne sais pas… répondit Charlot un peu ahuri du ton irrité de la vieille dame.

— Tu ne sais pas!… Eh bien, moi, je sais. Le bon Dieu punit ceux qui font du mal aux pauvres bêtes.

— Est-ce que c'est un méchant monsieur? demanda Charlot.

La bonne dame lui fit répéter deux fois sa question, puis elle leva les mains au ciel…

— Est-ce possible? cria-t-elle, y a-t-il au monde un enfant qui puisse dire une chose pareille? Mais, malheureux, tu es pire qu'un païen!…

Cette accusation aurait pu laisser Charlot assez indifférent, mais il comprenait bien au ton dont elle lui était adressée que, être pire qu'un païen, devait être une vilaine chose. Il resta immobile, l'air déconfit.

Au fond il n'avait pas beaucoup de remords. S'il avait tiré la queue du chat, celui-ci l'avait griffé de la bonne manière: ils étaient quittes. Restait cette mystérieuse accusation d'être pire qu'un païen. L'enfant se la répétait, les yeux fixés sur Minet qui, réfugié près de sa maîtresse, faisait le gros dos et hérissait sa moustache endommagée. Il fallait d'abord le consoler, l'apaiser; on lui prodigua les caresses et les douces paroles jusqu'à ce qu'il fût de nouveau roulé en boule sur le lit et parût avoir tout oublié dans un paisible sommeil.

Alors madame Charles se tourna vers le petit garçon.

— Ecoute, dit-elle en changeant son ton caressant contre un ton sévère, je n'aime pas les enfants qui font du mal aux animaux et qui ne connaissent pas le bon Dieu. Tu peux t'en aller.

Charlot se dirigea sans répondre vers la porte.

La vieille dame eut peut-être un remords de le renvoyer ainsi, car elle le rappela et, le tenant par la main, elle lui dit:

— Rappelle-toi ce que je te dis, Charlot: le bon Dieu te punira si tu fais encore du mal à mon chat.

— Mais il ne le saurait pas, dit le petit garçon qui pensait qu'il aurait un certain plaisir à tirer encore une fois la belle queue de ce chat trop aimé qui était cause qu'on le mettait à la porte.

— Comment?… Il ne le saurait pas… Il sait bien ce que tu as fait… Il t'a vu et il te verra encore si tu recommences.

Charlot regarda tout autour de lui. Il n'y avait dans la chambre d'autre cachette que la grande armoire; madame Charles l'avait ouverte devant lui et il avait pu voir les étagères sur lesquelles étaient rangés, avec un peu de linge, des cartons, des sacs de papier, toutes les provisions de la bonne dame. Où donc quelqu'un pouvait-il être caché? Peut-être il y avait un trou dans le mur et on l'avait vu de la chambre à côté. Charlot pensa que dans leur chambre, à eux, il n'y avait pas de trou et que si jamais le chat y revenait, il pourrait lui tirer la queue tout à son aise, sans que personne le sût. Depuis ce moment il voua une haine mortelle à l'autre Charlot.

Tout en faisant ces réflexions, il retourna auprès de sa soeur qui fut contente de le voir. Elle se trouvait si seule sans lui.

— Ecoute, lui demanda-t-il: sais-tu qui est le bon Dieu?

— Pas très-bien, répondit Petite mère, je sais seulement qu'il demeure très loin, tout là-haut, plus loin que les nuages, et portant il entend ce que nous disons, puisque notre maman m'a dit de lui demander tout ce que je voudrais avoir.

— Alors il nous voit ici?… dit Charlot, d'un air réfléchi.

— Peut-être…

— Est-ce qu'il y a un trou au plafond? demanda le petit garçon en levant les yeux.

— Oh! non, parce qu'alors quand il pleut la pluie tomberait dans la chambre.

— Je ne comprends pas… Mais, pense donc, Petite mère, il aime beaucoup mieux les chats que les enfants.

— Comment le sais-tu?

— La vieille dame a dit qu'il me punirait parce que j'avais tiré la queue de son chat; mais le chat m'a griffé, et au lieu de le punir on l'a caressé et on l'a mis sur le lit. Moi, on m'a chassé.

Petite mère ne répondit rien, elle était perplexe.

— Maman disait qu'il est bien bon, dit-elle.

— Eh bien, moi, je ne le crois pas, répondit le petit garçon de son ton décidé. Il n'est pas bon, et si je le rencontre une fois je lui dirai que c'est mal d'aimer mieux les chats que les enfants; je n'irai plus chez la vieille dame, elle est méchante.

— Oh! Charlot, il ne faut pas être ingrat. Elle nous a donné de son pain.

— Oui, dit Charlot, mais pas de son lait… Elle en avait pourtant, et à présent, Petite mère, qui est-ce qui nous donnera à manger à midi?

Petite mère n'en savait là-dessus pas plus que lui; elle baissa la tête tristement et ne répondit pas.

— Je veux manger à midi, moi!… ajouta le petit garçon irrité de ce silence peu rassurant; tu sais bien que tu dois prendre soin de moi, mais ça te fait plaisir de me laisser mourir de faim.

— Oh! Charlot, comment peux-tu me faire tant de peine!…

Elle aurait pu dire: Et moi, est-ce que n'ai pas faim aussi?

Mais cette pensée ne lui vint pas, pas plus qu'elle ne venait à Charlot. Ils avaient toute la naïveté, l'un de son égoïsme, l'autre de son oubli d'elle-même.

C'était vraiment une triste situation que celle de ces pauvres petits: leur père ne revenait pas, personne dans le vaste monde ne semblait se soucier d'eux, et ils étaient si petits, si faibles pour être ainsi abandonnés!… Heureusement ils ne se rendaient pas compte de tout cela: l'absence de leur père les étonnait plus encore qu'elle ne les inquiétait. Ils se répétaient souvent: "Ce soir il reviendra."

La journée passa lentement, il pleuvait… la prudente Petite mère ne voulut pas permettre à Charlot de sortir avec ses souliers percés; il ne trouva donc de meilleur moyen de passer le temps que de grogner beaucoup et de dormir un peu. Petite mère aurait bien voulu raccommoder ses vêtements et ceux de son frère, mais elle n'avait pas le plus petit bout de fil. Elle s'arrêta devant cet obstacle et après avoir essuyé trois fois la table boiteuse et le vieux bois de lit, elle se livra à son occupation favorite de regarder le ciel. Mais il était tout gris, d'un gris uniforme comme lorsqu'il doit pleuvoir longtemps; il n'en tombait pas le moindre rayon de soleil, et son petit coeur devenait de plus en plus lourd à mesure que ses yeux étaient attristés par ce spectacle.

Tout à coup on frappa à la porte, puis on l'ouvrit doucement et la concierge apparut. Elle avait fini son ouvrage du matin et revêtu sa figure bienveillante de l'après-midi; son regard parcourut la chambre démeublée; elle se doutait bien qu'il n'y avait rien dans ce pauvre logis, mais elle eut le coeur serré en voyant que ce rien était aussi rien que possible.

Petite mère la regardait sans parler; Charlot qui était étendu sur le lit, se souleva sur son coude et gémit: J'ai faim.

— Pauvres enfants! dit la bonne femme, venez avec moi à la loge: les petits vont bientôt rentrer de l'école et je vais leur tremper leur soupe. En attendant vous vous réchaufferez un peu. Ces pluies de printemps ça glace tout de même, surtout quand on ne bouge pas; allons, venez, n'ayez pas peur!…

En entendant parler de soupe, Charlot s'était laissé glisser à bas du lit et il accompagna la brave dame sans se faire prier; Petite mère suivit plus timidement. Dans la loge elle s'assit tout près de la porte et regarda faire, tandis que Charlot obtenait une croûte de pain et se mettait à l'aise en donnant son opinion sur tout ce qu'il voyait. Bientôt un petit chat sortit de dessous le lit et vint tourner autour de Petite mère. Elle n'osait pas le caresser et se contentait de le regarder, mais le petit animal, plus confiant, grimpa lestement le long de sa robe, car il était encore trop jeune pour sauter, et se blottit sur ses genoux. Elle sourit de contentement et posa sa main sur lui pour l'empêcher de s'en aller. La familiarité de cette petit bête lui donnait le sentiment d'être moins étrangère.

— Ah! voilà un chat! s'écria Charlot en se retournant, donne-le-moi.

— Non, non… tu ne les aimes pas. Tu lui feras du mal comme à celui de la dame.

— Ah! pour ça non, dit la concierge, ou bien tu retourneras bien vite chez toi, mon bonhomme. On ne touche pas à mon petit chat quand on est méchant pour les bêtes. Est-ce que tu es donc un mauvais garçon?…

— J'ai tiré la queue au chat de la grosse dame, répondit Charlot d'un air sombre.

— Au gros Charlot!… Eh bien, tu as du toupet, mon gars. Si la grosse dame t'a bien grondé, tu n'as eu que ce que tu méritais. Puisque ces pauvres bêtes ont confiance en nous et viennent demeurer dans nos maisons, c'est très mal de les faire souffrir.

— Mais il m'a griffé, dit le petit garçon en regardant sa main.

— Il a bien fait. Que je t'attrape à tirer la queue au mien!… tu n'auras pas envie de recommencer. Je ne dis pas qu'on doive vivre pour une bête comme madame Charles pour son Charlot, mais… Tiens, la voilà justement… quand on parle du loup…

La grosse dame du quatrième parut en effet sur le pas de la porte.

— Madame Perlet, dit-elle, vous n'avez pas une goutte de lait de trop, aujourd'hui? je vous la rendrai demain. J'ai eu un malheur, j'ai renversé mon pot à lait, c'est la première fois que ça m'arrive.

— Du lait de trop!… A quoi pensez-vous, madame Charles?…Demandez-moi plutôt si j'en ai eu assez. Il n'y en a plus qu'une goutte pour notre petit chat; vous savez qu'il ne prend que ça.

— Alors il faut en aller chercher chez la fruitière, et voyez, la rue est un vrai ruisseau et je n'ai que mes pantoufles… Que faire? Remonter mes quatre étages, c'est tuant pour moi qui n'ai pas de souffle.

En entendant ces paroles, Petite mère s'était levée et se tenait timidement debout, le chat dans ses bras.

— Je pourrais y aller, dit-elle, voyant que son offre muette n'était pas comprise.

— Toi!… dit madame Charles en la regardant avec surprise, car elle ne l'avait pas aperçue dans l'ombre. Eh! c'est ma petite voisine, et ça c'est le gros Charlot, le méchant garçon qui tire la queue de mon chat. Ah! pour celui-là, il peut bien se dire qu'il ne remettra jamais le pied chez moi. Est-ce une conduite de tirer la queue de mon chat qui ne lui faisait aucun mal?… Le pauvre chéri, il ne peut pas s'en remettre; il se réveille en sursaut à tout moment et il miaule beaucoup plus que de coutume d'un ton si triste que ça fait pitié. Ca se comprend… une bête qui est habituée à être traitée avec tant d'égards… ça l'a blessé au coeur. Et dire que j'ai encore eu le malheur de renverser son lait. Pauvre petite bête! il lui en faut deux fois par jour, sans quoi il n'est pas content.

Madame Perlet ne répondait pas: elle était occupée à activer le feu de son fourneau.

— Tu veux donc aller me chercher mon lait, mais tu ne me le renverseras pas, au moins, reprit madame Charles en se retournant vers la petite fille. Tiens voilà une tasse et voilà deux sous. C'est tout à côté.

Charlot accompagna sa soeur hors de la loge; il était bien aise de se soustraire aux reproches de la maîtresse de son ennemi. Il sentait de plus en plus qu'il le détestait, ce gros chat si bien fourré, pour qui on allait chercher du lait frais tandis que lui, Charlot, n'en avait pas eu; aussi il resta sur la porte de la maison suivant Petite mère d'un regard sombre.

Petite mère revint bientôt avec la tasse de lait dont elle n'avait pas répandu une goutte. Pendant son absence madame Perlet avait mis le temps à profit pour sa soupe qui se trouvait toute prête à être servie.

Elle posa six couverts, bien près les uns des autres, car la table était petite.

— Combien êtes-vous donc aujourd'hui? demanda madame Charles.
Est-ce que votre mari est déjà rentré?

— Non, il est allé chercher de l'ouvrage; il ne reviendra pas de sitôt, on le fait toujours attendre; mais ces deux pauvres petits vont manger la soupe avec les nôtres.

— Ah! c'est tant mieux pour eux. Si j'avais eu de la soupe, je leur en aurais donné, mais je ne pouvais pas leur donner le lait de mon chat…

— Cela aurait bien valu tout autant que de le renverser, dit la concierge en se relevant brusquement, sa casserole à la main.

— Aussi je lui en achète d'autre…

— Ecoutez, madame Charles, je ne vous comprends pas… les enfants sont des enfants, et les chats sont des chats…

— Je ne dis pas non, tout au contraire, mais j'aime mieux les chats.

— C'est bien ce que je vous reproche, riposta la concierge avec animation. Vous nourrissez votre chat comme on nourrirait un chrétien, au lieu de le laisser chercher sa vie sous les toits et dans les caves. Vous en faites un propre à rien… Ce n'est cependant pas pour dormir sur un duvet que le bon Dieu l'a créé. Et avec ça vous refusez une goutte de lait à ces pauvres petits abandonnés!… Ca n'est pas beau, madame Charles, aussi le bon Dieu vous a punie en vous faisant renverser votre lait.

— Ecoutez, madame Perlet, je ne vous ai pas demandé de me faire la morale, dit la grosse dame en colère. Je vous prie de me laisser agir comme je l'entends.

Elle se détourna majestueusement et se trouva en face de Petite mère qui lui présentait la tasse pleine.

— Je suis sûre que tu en as versé la moitié, dit-elle aigrement en la prenant.

— Oh! non, madame, je vous assure…

Madame Charles ne répondit rien, ne dit même pas merci, et en passant par la porte un peu étroite de la loge elle se heurta de telle manière que la moitié du lait de son chat tomba sur la première marche de l'escalier.

VI

Les enfants étaient autour de la table, les grands debout, les plus petits assis; Charlot et les petits garçons se regardaient d'un air moitié curieux, moitié hostile et semblaient surpris de se retrouver si rapprochés les uns des autres. A force de dévisager le nouveau venu, les plus jeunes laissaient leur soupe tomber de leur cuiller qu'ils mettaient de travers dans leur bouche. Personne ne parlait et le père qui se trouva tout à coup sur le pas de la porte s'arrêta tout étonné de voir tant de monde et de n'entendre que si peu de bruit.

Il entra et alla poser dans un coin une grande enveloppe noire qu'il rapportait vide.

— Eh bien, dit-il alors, il n'y en avait que quatre ce matin, si je sais bien compter, et maintenant j'en vois six!

— Pourquoi reviens-tu si tôt? demanda la mère en le regardant d'un air inquiet.

— Quand il n'y a pas d'ouvrage à rapporter c'est vite fait. A qui sont ces petits?

— Au nouveau locataire du quatrième, celui qui n'est pas rentré depuis deux jours. Je leur fais manger un peu de notre soupe, il y en aura assez pour tous.

— Tu fais bien, dit le père en s'asseyant près de la commode, car il n'y avait plus de place autour de la table. En voilà une qui n'a pas mangé plus de soupe qu'il ne faut.

Il regardait Petite mère dont la figure pâle et fine faisait contraste avec les mines rondes et joufflues de ses propres marmots.

— Comment t'appelles-tu? ajouta-t-il.

On fit répéter trois fois la réponse. Ernest, l'aîné des enfants, déjà gamin, se mit à rire, mais le père lui imposa silence.

— C'est un nom qui lui fait honneur, dit-il. Personne ne s'en moquera devant moi. Allons, Petite mère, raconte-nous pourquoi on t'a appelée ainsi.

Elle baissa la tête et n'osa rien répondre.

— Et toi, mon gros, le sais-tu? demanda le cordonnier à Charlot.

— C'est comme ça qu'elle s'appelle, dit celui-ci étonné qu'il fallût une explication d'une chose si simple.

— C'est une bonne petite fille, j'en suis sûr, reprit le père en tendant la main pour avoir son assiette un peu moins pleine que de coutume. Tant qu'il y aura de la soupe chez nous elle en aura sa part si elle a faim.

Petite mère leva un regard reconnaissant sur le brave homme dont la voix cordiale lui réchauffait le coeur, mais elle ne put encore rien dire.

— Quand auras-tu de l'ouvrage? demanda la mère.

— On ne m'a rien promis. Ca ne va pas du tout, à ce qu'ils disent.

— Ont-ils au moins payé ce qu'ils te devaient?

— Ce n'était pas lourd. Tu sais que j'avais eu une avance la semaine dernière.

— C'est vrai… Combien nous reste-t-il?

— Voilà… dit le père en déposant sur la commode quelques pièces de monnaie.

— Ca!… dit la femme, mais ce n'est rien…

— Ce n'est pas beaucoup, mais c'est pourtant mieux que rien, et puis nous allons avoir notre trimestre, le propriétaire ne l'a pas encore payé. Vois-tu, femme, il ne faut pas se plaindre. Il y en a tant d'autres plus malheureux que nous.

Nous avons un logement gratis pour nous et la marmaille et c'est beaucoup, nous n'avons pas besoin de nous tourmenter pour le 8 juillet. J'en connais qui n'en dorment pas à l'heure qu'il est. Et puis je retrouverai de l'ouvrage. Ce serait bien malheureux, si l'on n'en pouvait avoir quand on ne demande que ça!…

A ce moment l'ombre s'accrut dans la loge, un monsieur était débout sur le seuil, le chapeau sur la tête.

— Bonjour, dit-il brusquement.

Le cordonnier se leva. Les enfants considéraient cette apparition avec une sorte d'effroi; le plus petit se réfugia près de sa mère, un autre se glissa sous la table. Petite mère et Charlot partageaient la consternation générale.

— C'est à vous, ce tas d'enfants?…

— Il y en a deux à un de mes locataires, monsieur.

— Pourquoi ne restent-ils pas chez eux? Une loge n'est pas une salle d'asile.

— Ils vont remonter, s'empressa de répondre madame Perlet.

— Les quatre autres sont à vous?…

— Oui, monsieur, dit la mère, qui était plus fière de son quatuor qu'elle ne l'eût été d'un royaume; ils sont tous à moi, et, avec votre permission, nous en aurons encore un en automne.

— Les concierges ne doivent pas avoir tant d'enfants; c'est très incommode dans une maison.

— Mais, monsieur, ils vont tous à l'école, répondit la pauvre mère très désappointée de cette manière de considérer sa richesse, même notre petit dernier, qui n'a que trois ans et demi.

— Et celui qui viendra en automne, est-ce qu'il ira aussi à l'école? demanda le visiteur d'un ton rude. Puis, s'adressant au père, cette fois:

— Vous êtes cordonnier?

— Oui, monsieur.

— C'est un métier trop sale pour un concierge.

— Je travaille dans la petite pièce de derrière.

— L'odeur du cuir pénètre partout. Je n'entends pas avoir un cordonnier dans ma loge. Vous quitterez la maison le 1er du mois prochain.

Madame Perlet, en entendant ces paroles, s'assit sur la chaise que le plus petit venait de quitter, car ses jambes tremblantes ne la soutenaient plus; mais sons mari resta très calme et répondit d'un ton ferme et doux:

— Vous ne savez peut-être pas, monsieur, que nous sommes depuis douze ans dans cette maison et que l'ancien propriétaire avait une entière confiance en nous.

— L'ancien propriétaire était libre de faire ce qui lui plaisait; moi, j'entends que ma maison prenne une toute autre tournure. J'ai des concierges comme il faut et sans enfants à mettre à votre place. Je vous donnerai un dédommagement; mais il faut que la loge soit vide dans quinze jours. Allons, c'est entendu; mettez-vous, dès demain, à la recherche d'un logement ou d'une autre loge où l'on aime l'odeur de cuir et les marmots. Bonsoir!

Et le nouveau propriétaire s'éloigna. Longtemps, le bruit de son pas retentit dans le silence, car personne ne bougeait, personne ne parlait. Les enfants même semblaient frappés de stupeur.

Madame Perlet parla la première.

— Tout vient à la fois, dit-elle. Je ne m'attendais pas à quitter cette maison où tous nos enfants sont nés, où tout le monde nous connaît, où j'ai tant de fois lavé et balayé chaque marche et chaque carreau. Ca me brisera le coeur, pour sûr.

— C'est dur, dit le cordonnier; mais il y en a de plus malheureux que nous. Nous trouverons une autre loge et, qui sait? peut-être meilleure. Nous sommes connus dans le quartier…

— Ce ne sera pas facile…

— Allons, ne perdons pas courage. On nous renvoie parce que nous avons trop d'enfants: tu ne voudrais pourtant pas en avoir moins, la mère?…

— Si c'est pour les voir mourir de faim…

— Voyons, voyons!… il ne s'agit pas encore de mourir de faim. Nous avons des bras, des jambes, du courage, et le bon Dieu n'abandonne pas ceux qui s'aident eux-mêmes.

— Je ne sais pas, répliqua la pauvre femme d'un ton lugubre. Il me semble qu'il nous abandonne bien au jour d'aujourd'hui.

— Papa! cria Ernest, qui commençait à se remettre de sa consternation, je n'irai plus à l'école, je travaillerai avec toi…

— Nous verrons, mon garçon. Tu iras, en tout cas, encore jusqu'à la fin de l'année, et tu tâcheras d'en bien profiter.

— Et moi?… dit le troisième, en sortant de dessous la table.

— Oh! toi, tu vas commencer par ne plus te cacher sous les tables; après, nous verrons…

— Si, au moins, il y avait de l'ouvrage!… reprit madame Perlet un peu consolée par le calme de son mari.

— Il y en aura… il y en aura… Allons! ne te tourmente pas, ma brave femme. Tu es une vaillante, toi, et tu trouveras toujours quelque chose à faire.

On avait un peu oublié Petite mère et Charlot, qui regardaient et écoutaient sans mot dire.

— Oh! ces pauvres enfants, s'écria la brave femme, se les rappelant tout à coup, ils sont encore bien plus à plaindre que les nôtres. Allez, mes petits, allez vous coucher pendant qu'il y a encore un peu de jour.

Petite mère se leva; mais elle ne pouvait partir ainsi sans un mot de reconnaissance. Elle s'approcha de la concierge et lui dit: Merci! mais, si bas, que celle-ci ne comprit pas et lui demanda ce qu'elle voulait encore. Tout intimidée de cette méprise, la pauvre petite rougit et les larmes lui vinrent aux yeux. Alors Charlot prit la parole:

— Elle vous dit: Merci! mais elle n'ose pas parler haut. Moi, j'ose… Quand je serai grand, c'est moi qui dirai tout.

"Quand je serai grand!" c'était le mot favori de Charlot. Lorsqu'il fut couché et Petite mère assise tout près de lui, la tête appuyée contre le lit, — car elle ne voulait pas se coucher elle-même sans être sûre que le père ne rentrerait pas ce soir-là, — il entama la conversation:

— Ecoute… dit-il.

— Quoi, mon chéri?

— Elle est bien bête, madame Perlet.

— Pourquoi donc? demanda la petite fille étonnée de ce jugement sévère.

— Moi, si j'étais elle, je serais bien content de m'en aller de cette petite loge, où l'on ne voit pas clair. Je me mettrais dans une belle grande maison, et alors on ne se cognerait pas les uns contre les autres, comme chez eux. Est-ce que ce n'est pas vrai qu'il seraient bien mieux dans une grande maison?

— Peut-être. Mais ils n'en ont pas.

— Ils n'ont qu'à en bâtir une. Moi, je t'en ferai une, tu sais? quand je serai grand.

— Oui, je sais; mais c'est que, vois-tu, pour bâtir une maison, il faut de l'argent, beaucoup d'argent.

— Où est-ce qu'on trouve l'argent? demanda Charlot après un moment de réflexion.

— Je ne sais pas… On le gagne, tu sais? Papa en rapporte toutes les semaines; il en a quelquefois beaucoup.

— Combien est-ce qu'il gagne pour sa semaine?

— Je crois qu'il a dit vingt francs… Mais il faut payer son déjeuner, tu sais? alors, il ne peut pas tout rapporter.

— Vingt francs, répéta Charlot, c'est beaucoup. Crois-tu qu'avec vingt francs on pourrait bâtir une belle maison?

— Je ne sais pas… Ce ne serait peut-être pas assez.

Charlot soupira.

— Mais, moi, reprit-il, quand je serai grand, je veux gagner beaucoup. Où est-ce que papa trouve l'argent? Crois-tu que c'est dans la terre?…

Petite Mère secoua la tête; elle n'avait pas d'idée bien nette là-dessus.

— Ou derrière les grosses pierres qu'on apporte pour faire la maison?…

— Je crois que c'est un monsieur qui le lui donne…

— Alors, si c'est un monsieur qui le donne, quand je serai grand, je lui dirai: Donnez-m'en beaucoup; et, s'il ne veut pas, je lui donnerai des coups…

— Oh! Charlot, ce ne serait pas bien…

— J'aime à donner des coups, moi.

Et, allongeant son pied hors du lit, Charlot montra qu'il avait bien réellement cet aimable goût, en appliquant à sa soeur un soufflet d'un nouveau genre.

— Oh! Charlot, c'est vilain!… cria-t-elle en se reculant et en essuyant sa joue.

— Eh bien, alors, dis que le monsieur me donnera beaucoup d'argent!…

— Comment puis-je le savoir?

— Dis-le… Je le veux!…

— Que tu es déraisonnable, Charlot!

— Et toi tu est méchante. Tu ne veux pas dire ce que je veux.

C'était souvent ainsi que finissaient les conversations de Charlot avec sa soeur. Petite Mère était trop raisonnable pour accepter toutes les idées un peu extravagantes du petit homme, et trop sincère pour en faire semblant; lui ne pouvait supporter la contradiction. Heureusement, il s'endormit bientôt.

Alors Petite mère se mit à rêver, car elle aussi avait ses rêves; mais ils étaient moins ambitieux que ceux de Charlot. Ceux qui revenaient le plus souvent étaient des souvenirs, et non des châteaux en Espagne: elle se revoyait auprès de sa mère malade; elle entendait encore sa douce voix; elle sentait sa main s'appuyer sur sa tête. Alors, elle tâchait de se rappeler tout ce que cette mère tendre et chérie lui avait dit, et la pensée que Charlot lui avait été confié par elle venait ranimer et réchauffer son dévouement à son petit tyran. Elle posa sa petite main protectrice sur l'enfant endormi; puis, lorsqu'elle fut bien sûre que le père ne reviendrait pas, elle se coucha près de lui et tomba dans un profond sommeil.

VII

Le lendemain il faisait un temps magnifique, l'air était pur, les rayons du soleil avaient une douce chaleur, le ciel était d'un bleu lumineux; sur les toits, dans les arbres au feuillage encore si frais, même dans les cages qui leur servaient de prison, une multitude d'oiseaux chantaient gaîment. Petite mère, tout heureuse, réveilla Charlot en lui disant:

— Lève-toi, nous irons chercher le père aujourd'hui.

Mais l'humeur de Charlot n'était nullement au beau comme le temps. Il grogna en s'éveillant, il grogna en se levant, il grogna… — j'allais dire en déjeunant, — mais, pauvre petit! l'absence de ce repas excusait peut-être sa mauvaise humeur. Vainement Petite mère lui rappela qu'ils avaient eu une bonne soupe la veille; Charlot pensait que ce souvenir ne pouvait remplacer le lait du matin, ou tout au moins un morceau de pain; peut-être, les enfants qui liront cette histoire seront-ils de son avis.

Lorsque les deux petits passèrent devant la loge, la concierge y était; Petite mère posa la clef sur la commode en disant: Voilà notre clef, madame.

— C'est bien, répondit-elle sans même les regarder.

Hélas! elle avait devant elle tout l'ouvrage de la journée, et puis les soucis étouffaient dans son coeur la pitié. Charlot avait espéré un morceau de pain, mais il vit bien qu'il ne fallait rien attendre.

Ce jour-là Petite mère prit le chemin opposé à celui qu'ils avaient suivi la première fois: sans avoir aucun plan arrêté elle monta la rue au lieu de la descendre. A mesure qu'ils avançaient, le nombre des boutiques de boulanger et d'épicier allait en diminuant, et par conséquent les tentations de Charlot aussi; à la dernière il s'arrêta pour contempler les petits pains frais. Dans l'intérieur de la boutique on voyait les deux petits garçons du boulanger, leur sac au dos, qui tendaient la main pour avoir chacun un gâteau sortant du four.

— Vous reviendrez tout droit à midi pour déjeuner, leur cria leur mère. Ne vous faites pas attendre.

— Quels heureux enfants! se dit Charlot. Absorbé par la contemplation de leurs gâteaux, dans lequel ils mordaient à belles dents, il ne se dérangea pas pour leur laisser le passage libre, et le plus grand le poussa un peu rudement en lui disant:

— Ote-toi donc du chemin!

— Peut-être qu'il a faim, dit le plus petit en se retournant.

— Bah! on vient de déjeuner, répondit son frère en mettant dans sa bouche le dernier morceau.

Et ils s'éloignèrent, laissant les pauvres petits sur le trottoir devant la boutique fermée.

Une dame passa, elle venait de faire son marché et de son panier sortaient des herbes et des fruits. Elle se heurta à Charlot et cela la mit de mauvaise humeur.

— Que faites-vous là, petits? dit-elle d'une voix un peu rude, allez donc à l'école au lieu d'encombrer la rue.

Petite mère aurait volontiers pleuré de toutes ces rebuffades, mais elle était accoutumée à retenir ses larmes. Charlot, lui, était en colère et il montra son petit poing fermé à la dame au panier, par derrière, il est vrai, en sorte qu'elle ne s'en douta pas.

— Allons-nous-en d'ici, dit Petite mère.

Et ils recommencèrent à marcher.

Tout au bout de la rue ils rencontrèrent une marchande d'oranges avec sa charrette. Charlot s'arrêta en contemplation devant les beaux fruits d'or; la vieille marchande prit une orange de rebut qu'elle lui donna. Tout joyeux de cette générosité les enfants allèrent s'asseoir sur les marches d'une porte et entamèrent ce repas inattendu. Certes, un petit pain chaud, ou même un morceau de main rassi, eût bien mieux fait leur affaire, mais une orange était préférable à rien.

— Je n'en ai jamais mangé, dit Charlot, les yeux fixés sur les mains de sa soeur qui enlevaient l'écorce qu'elle avait entamée avec ses dents, et toi, Petite mère?

— J'en ai mangé une fois, mais ne je ne me rappelle pas le goût.
Maman en avait quelquefois quand elle était malade.

— Ca sera bon, dit le petit homme qui se régalait en imagination.

Il eut le premier quartier; l'orange était un peu amère et lui fit faire une vilaine grimace.

— Je croyais que c'était meilleur que ça, dit-il d'un air désappointé. — Mais c'était au moins quelque chose dans son estomac creux, et le second morceau lui parut meilleur. Ce frugal déjeuner fut bien vite achevé.

— Il n'y en a déjà plus? dit Charlot qui ne s'était pas aperçu que sa soeur lui donnait la part du lion. Donne-moi ça, je veux le manger.

— L'écorce… oh! non, ce n'est pas bon, tu verras comme c'est amer.

Mais Charlot n'écoutait rien que son appétit. Il arracha l'écorce de la main de sa soeur et en mit dans sa bouche un grand morceau qu'il rejeta bien vite. Pourtant Petite mère serra le reste dans sa poche, car, toujours prévoyante, elle pensa qu'elle pourrait en tirer parti.

Un peu restaurés ils reprirent leur voyage.

Les maisons devenaient plus rares, de longs murs les séparaient les unes des autres. Qu'y avait-il au delà? Les enfants auraient bien voulu le savoir, mais ils ne voyaient rien. Pourtant ils arrivèrent à un endroit où le mur était plus bas et Charlot pria sa soeur de le soulever pour qu'il pût regarder.

— Oh! comme c'est joli, s'écria-t-il. Il y a un grand jardin et une quantité de petites plantes vertes tout en ligne, et des choses en verre qui brillent, et des fleurs, des masses de fleurs dans un coin. Si tu voyais comme c'est beau. Tiens-moi toujours, Petite mère, je veux encore regarder!

Mais Petite mère, en dépit d'un effort héroïque, ne pouvait le tenir plus longtemps. Elle laissa retomber le gros garçon qui se retourna vers elle avec colère.

— Tu pourrais bien me laisser regarder encore, méchante! cria-t-il.

— Mes bras me font mal, répondit la pauvre petite. Tu es lourd,
Charlot.

Ils continuèrent à marcher; la bonne humeur du petit garçon était partie; il traînait les pieds, il se plaignait du soleil, des cailloux, il était vraiment insupportable; mais la patience de Petite mère ne s'épuisait pas facilement.

Ils passèrent le chemin de fer de ceinture et les fortifications sans rencontrer aucune maison en construction; puis ils virent s'étendre devant eux la vraie campagne, des champs labourés, des prés, des haies. Ils oublièrent le but de leur expédition et Charlot reprit courage.

— Je voudrais aller là-bas, dit-il en montrant les bois qui couronnaient le côteau au-dessus des pentes cultivées.

— C'est bien loin, dit la petite qui mesurait mieux la distance.

— Je veux y aller, répéta le petit volontaire.

Ils recommencèrent à marcher, non plus cette fois pour chercher leur père, mais pour voir du pays. Bientôt ils quittèrent la route et entrèrent dans un sentier qui longeait les prés et les carrés de terre labourée, jardins potagers en plein vent où les légumes commençaient à pousser en abondance. Charlot marchait de son mieux et vraiment ses petites jambes faisaient merveille soutenues qu'elles étaient par sa volonté d'arriver aux bois; mais elles finirent pourtant par refuser leur service. Il s'assit sur le bord du chemin en pleurant de fatigue et de faim.

Que faire? Oh! s'il avait été un petit chevreau et qu'il eût pu manger l'herbe tendre!… Dans la campagne un animal trouve toujours sa pâture, mais il n'en est pas de même d'un enfant.

Petite mère commençait à être bien inquiète. Pourquoi s'était-elle laissé entraîner si loin? Ils étaient en plein midi et le soleil de mai tombait d'aplomb sur leurs têtes nues.

Comme elle allait peut-être commencer à pleurer aussi — et cela lui arrivait rarement, car Petite mère, comme tous ceux qui n'ont personne pour essuyer leurs larmes, pleurait peu, — elle entendit un bruit singulier se répéter en se rapprochant. L'enfant se rappelait qu'elle l'avait déjà entendu, mais où? Tandis qu'elle rassemblait ses souvenirs, une petite tête fine, ornée de deux cornes noires, parut au détour du sentier, puis une chèvre tout entière, brune et blanche suivie d'une jeune fille qui portait un panier sur la tête. Elles arrivèrent bientôt devant les deux enfants. Charlot avait cessé de pleurer pour regarder la jolie bête, mais les larmes coulaient encore sur ses joues et il avait l'air bien désolé.

La maîtresse de la chèvre s'arrêta devant cette petite figure bouleversée; la jolie bête s'arrêta aussi et les enfants virent alors qu'elle était tenue par une corde mince et assez longue pour lui laisser une certaine liberté.

— Qu'est-ce qu'il a, ce pauvre petit? demanda la jeune paysanne à Petite mère.

— Il est bien fatigué, madame.

— Et j'ai faim!… ajouta Charlot qui trouvait ce mal au moins aussi cruel que l'autre.

— D'où venez-vous?

— De là-bas…

Et Petite mère montrait à l'horizon l'immense amas de maisons enveloppé de fumée qu'ils avaient laissé derrière eux.

— De Paris!… mais c'est un long chemin pour de petits enfants comme vous.

— Ah! oui, bien long, mais nous voulions aller dans les bois.

— Et pour quoi faire?

Vraiment ils ne le savaient pas et ne purent répondre.

— Il faut retourner chez vous; votre maman sera inquiète.

— Notre maman est morte et notre papa… nous ne savons pas où il est.

— Oh! les pauvres petits!… Eh bien, venez avec moi, je vous donnerai du lait.

Du lait, le rêve de Charlot!… Il essaya de se lever et de marcher, mais ses pauvres petites jambes étaient trop lasses, il fut forcé de se rasseoir.

— Est-ce bien loin? demanda Petite mère.

— Non, c'est là tout près, la maison dont vous voyez le toit dans les arbres. Allons, si tu peux me porter mon panier, petite, moi je prendrai ce gros garçon.

Si Petite mère n'avait pas beaucoup de force elle avait en revanche beaucoup de courage. Elle prit le panier presque aussi grand qu'elle, mais pas aussi lourd qu'il était grand, et suivit la jeune fille qui avait pris Charlot à califourchon. Il fallait monter une côte et Charlot était, au rebours du panier, plus lourd encore qu'il n'était gros; aussi les deux pauvres petites haletantes, ne pouvaient guère parler.

Charlot, lui, goûtait fort cette façon d'aller, et se sentait très disposé à faire un bout de conversation.

— Est-ce qu'il est méchant? demanda-t-il à sa monture.

— Qui? dit la jeune paysanne en s'arrêtant pour reprendre haleine.

— Votre chien…

— Je n'ai pas de chien.

— Mais, continua Charlot très-étonné, en montrant la chèvre qui tirait sa corde pour brouter une branche de genêt, est-ce que ce chien n'est pas à vous?

— Ce n'est pas un chien, dit Petite mère, c'est un mouton. N'as-tu pas entendu comme il bêle?

La jeune fille s'arrêta, cette fois pour rire aux éclats.

— Mais d'où venez-vous donc, vous deux? Vous ne me ferez pas croire que vous n'avez jamais vu une chèvre…

— C'est une chèvre? demanda Petite mère.

— Certainement que c'est une chèvre. Oser dire que ma chevrette est un chien ou un mouton!… avec ses jolies cornes et sa tête fine!… Est-ce qu'on ne voit donc jamais de chèvre à Paris?

— J'en ai vu une fois, mais j'ai cru que c'étaient des moutons à cornes, répondit Petite mère un peu honteuse de son ignorance.

Quant à Charlot, il n'était pas honteux, mais il était choqué, en conséquence de quoi il desserra ses bras qui étaient noués autour du cou de sa porteuse, et se rejeta en arrière, pesant beaucoup plus lourd et menaçant de tomber à chaque secousse que la chèvre, dans ses mouvements capricieux, imprimait au bras de la jeune paysanne autour duquel était passée la corde.

— C'est un chien, répéta-t-il d'un ton péremptoire.

La chèvre prit cette affirmation en mauvaise part, car elle y répondit par un bêlement énergique, et une secousse de la corde si violente, que Charlot en perdit l'équilibre et se raccrocha vivement au cou de la jeune fille. Celle-ci, à moitié étranglée par cette étreinte et par les rires qu'elle ne pouvait réprimer, le laissa glisser jusqu'à terre. Petite mère s'arrêta et posa son panier.

Voyez-vous ce groupe? la jeune fille riant aux éclats, Charlot assis par terre l'air offensé et déconfit, Petite mère, sérieuse, les regardant tous deux sans comprendre la cause de cette scène, et la bête broutant activement et bêlant de temps à autre pour affirmer cette qualité de chèvre qui lui était contestée.

Quand elle eut assez ri, la jeune fille voulut reprendre Charlot pour continuer leur chemin. Il aurait bien aimé faire le fier et refuser, mais il était si las!… Il reprit donc sa place et, une minute après il dormait sur l'épaule qui lui servait d'oreiller.

La maison était petite, toute cachée sous les arbres. Devant la porte s'ébattaient quelques poules, un chat dormait en plein soleil contre le mur; il entr'ouvrit les yeux pour voir qui arrivait, mais ne jugea pas à propos de se déranger comme la gent emplumée qui s'était enfuie avec mille démonstrations de terreur. Dans la cuisine une femme âgée tricotait dans un coin; elle ne se retourna pas. La jeune fille posa à terre son lourd fardeau sans troubler son sommeil, puis elle attacha la corde de sa chèvre à un gros clou planté au mur extérieur, et, s'approchant de la vieille femme:

— Grand'mère, cria-t-elle d'une voix forte et aiguë, je vous amène des visites.

— Qu'est-ce que c'est? grommela la vieille dame d'une voix peu encourageante.

— Des visites de Paris… des enfants qui se sont perdus…

La pauvre sourde se retourna et aperçut la petite créature qui se tenait debout, à moitié cachée par son grand panier et le paquet qu'on venait de poser dans un coin.

— Qu'est-ce que c'est donc que ça? répéta-t-elle d'une voix plus dure. Elle n'aimait pas les intrus, et d'ailleurs elle ne pouvait modérer le son de sa voix.

— C'est une brave petite fille, j'en réponds, car elle a porté une charge plus lourde qu'elle. Quant à l'autre nous ne dirons pas qu'il ne pèse rien, les bras m'en font mal, ajouta la jeune fille en les étirant. Pourtant le pauvre petit a l'estomac creux, paraît-il. Depuis quand n'avez-vous pas mangé?

— Nous avons eu une orange ce matin, répondit Petite mère en regardant d'un air inquiet la vieille paysanne rechignée.

— Une orange, en voilà un déjeuner!… Grand'mère, ils ont déjeuné avec une orange!…

— C'est bien la manière de faire de Paris, dit la grand'mère qui, par miracle, avait entendu et qui jugeait très-sévèrement la grande ville. Au lieu de donner du bon lait à des enfants, on leur donne des oranges… des fruits qui ne croissent pas chez nous, encore!… Aussi quelle mine a-t-elle, cette petite!… une figure grosse comme le poing et pâle, si ça ne fait pas pitié!… Il faut faire attention, c'est voleur, ces enfants de Paris!…

Cette dernière phrase avait été prononcée pour les seules oreilles de sa petite-fille, du moins la bonne dame le croyait, mais d'une voix encore tout à fait assez haute pour que Petite mère l'entendît.

— Allons, grand'mère, vous ne pensez pas à ce que vous dites, dit la jeune fille qui avait vu du coin de l'oeil la pauvre petite devenir écarlate. Je vais donner à ces pauvres enfants une tasse de lait de ma chèvre, ça leur fera plus de bien qu'une orange, et peut-être ce petit entêté croira que ce n'est pas du lait de chien.

Elle riait pour distraire l'enfant… puis elle sortit, laissant
Petite mère seule avec la redoutable vieille.

— Approche, lui dit celle-ci.

Petite mère obéit lentement.

— Que viens-tu faire ici?

Que pouvait-elle répondre? Elle était vraiment tentée de se croire coupable, mais de quoi?

— Que viens-tu faire ici? Répéta la sourde, rien de bon, j'en réponds.

Cette voix formidable réveilla Charlot qui se mit sur son séant et regarda tout autour de la chambre avec un profond étonnement. Petite mère courut auprès de lui comme s'il eût pu être pour elle un protecteur.

— Oh! Charlot, dit-elle, allons-nous-en! Elle est si fâchée… je ne sais pas pourquoi. Mais Charlot était moins timide que sa soeur. Il se leva et, s'approchant de la dame, il la regarda bien en face comme s'il eût voulu pouvoir la reconnaître où qu'il la rencontrât, puis il lui dit tranquillement:

— Tu es donc bien méchante, toi?…

Elle ne le comprit pas, mais elle regarda avec surprise ce petit homme qui lui parlait d'un ton si assuré.

La jeune fille, qui rentrait, avait entendu l'étrange apostrophe de Charlot.

— Pourquoi dis-tu cela? c'est très-malhonnête, lui cria-t-elle.

— Non, dit Charlot, ce n'est pas malhonnête. Elle parlait si fort qu'elle m'a réveillé, et moi je ne veux pas qu'on fasse du chagrin à Petite mère!…

Il aurait pu ajouter: Je me réserve exclusivement ce privilége.

— Petite mère! répéta la jeune fille, entendant ce nom pour la première fois.

— Oui, elle lui parlait d'une voix méchante, et Petite mère avait peur.

— Elle n'est pas méchante, la pauvre grand'mère, mais elle est sourde, et c'est bien heureux pour toi, petit impertinent. Les sourds n'aiment pas voir autour d'eux des gens qu'ils ne connaissent pas. Allons, grand'mère, ajouta-t-elle en criant de tout son pouvoir, ne vous tourmentez pas… Ces petits ont faim, je vais leur donner à manger et ils s'en iront.

— Oui, oui, répondit la vieille femme qui avait à moitié compris, c'est ça… ils vont tout manger comme si nous en avions de trop. Ces enfants sont mal élevés… Ils viennent de Paris, je ne m'y fie pas.

En parlant ainsi elle se retourna, de manière à ne pas voir ce qui se passerait derrière elle.

La jeune fille était accoutumée à ne pas trop s'inquiéter des gronderies de la vieille femme qui, du reste, la laissait faire à sa tête, se contentant de grommeler un peu. Elle remplit deux tasses de terre brune d'un lait tiède et écumeux, coupa deux grandes tranches de pain, et fit signe aux enfants que c'était pour eux. Comme elle vivait avec une sourde elle avait pris l'habitude de parler souvent par signes.

Les enfants ne se firent pas prier. Ah! quel bon repas, que régal délicieux!…

Quand il eut apaisé sa première faim, Charlot se tourna vers la jeune paysanne qui les regardait manger d'un air de contentement et lui dit:

— Pourquoi est-ce que ne gardes pas ton lait pour ton chat?

— Pour mon chat!… quelle idée as-tu là?

— Oui, la grosse dame de chez nous n'a pas voulu nous en donner parce qu'il était pour son chat.

— Mon chat en a quand il en reste, dit la jeune fille en riant; mais il n'est jamais servi le premier. Maintenant, racontez-moi ce que vous venez faire ici? Vous vous êtes sauvés?

— Oh! non, dit Petite mère, à qui ce bon repas et plus encore la figure gracieuse et riante de la jeune paysanne avaient rendu le courage, nous allions chercher notre papa, et nous avons marché longtemps, et alors nous avons trouvé la campagne, et c'était si joli!… nous avons marché encore, et ensuite nous ne pouvions plus marcher, et vous êtes venue avec la jolie chèvre.

— Mais est-ce qu'on n'est pas inquiet chez vous?

— Non, puisqu'il n'y a personne.

— Personne!… mais vous ne pouvez pas vivre seuls!…

— Le père reviendra, répondit Petite mère.

— Nous pourrions bien vivre tout seuls, reprit Charlot, si seulement nous avions du pain et du lait.

— Pauvres petits!… mais où est donc votre père?

— Je ne sais pas, répondit Petite mère à qui cette compassion faisait paraître son sort plus triste qu'elle ne l'avait cru.

— Est-ce qu'il est bon pour vous?

— Oh! oui, s'écrièrent ensemble les deux enfants.

— Alors il ne vous a pas abandonnés, il reviendra… Je vous ramènerai demain chez vous. Pour aujourd'hui vous coucherez ici et demain nous partirons de grand matin ensemble. — Grand'mère, nous les garderons cette nuit…

Il fallut beaucoup de temps pour arriver à s'entendre: la sourde persistait à croire que les enfants coucheraient dans le lit qu'elle partageait avec sa petite-fille, mais elle fut à moitié calmée lorsqu'elle comprit qu'un peu de paille dans un coin leur suffirait pour dormir. Elle s'apaisa encore plus en voyant Petite mère peler très-adroitement des pommes de terre et couper des navets pour la soupe. Quant au pauvre Charlot il avait vraiment fait sur elle une impression fâcheuse; elle ne pouvait supporter qu'il s'approchât de son fauteuil, et suivait tous ses mouvements d'un oeil inquiet. Charlot ne s'en préoccupait guère: il avait bien déjeuné, un bon souper se préparait dont il était persuadé qu'il aurait sa part, et cette maison hospitalière, où les chats n'avaient que la seconde place, lui plaisait infiniment, de même que sa jeune maîtresse.

— Comment vous appelez-vous? demanda-t-il à celle-ci.

— Je m'appelle Sylvanie, n'est-ce pas un joli nom?

Oui, c'était un bien joli nom, Petite mère le trouvait et sourit en le répétant.

— Et toi?… lui demanda la jeune fille, tout le monde ne t'appelle pas Petite mère comme ton frère?…

— C'est son nom, cria Charlot d'un ton indigné, tout le monde l'appelle ainsi.

Sylvanie se mit à rire.

— Eh! bien, Petite mère, je pense que ton nom te fait honneur, mais il est drôle tout de même.

Sylvanie n'était pas fâchée d'avoir un peu de société; elle menait une vie assez triste avec sa grand'mère, et bien qu'elle ne s'en plaignît jamais, parce qu'elle était bonne et gaie, elle était heureuse de voir de jeunes visages autour d'elle. La maison était à l'écart et cachée dans un pli de terrain; de tous côtés, il est vrai, pour peu qu'on s'élevât sur la hauteur, on apercevait d'autres habitations, mais en regardant par la petite fenêtre on aurait pu se croire loin des humains.

Charlot, toujours prompt à parler, raconta à Sylvanie tout ce qu'il savait de leur vie. En l'écoutant elle répétait souvent: "Pauvres petits!" et dans ses yeux bruns si brillants il y avait un rayon d'une douceur infinie.

— Ce doit être bien triste de demeurer à la ville, disait-elle. Moi, je ne pourrais pas vivre ailleurs qu'ici. En hiver c'est un peu solitaire, mais quand les bourgeons commencent à entr'ouvrir l'écorce des arbres, et que l'herbe verdit près du ruisseau, comme on est joyeux! Voyez, hier j'ai cueilli toutes ces fleurs et j'ai trouvé des violettes sous la haie. Elles ne sont pas en avance, cette année, il a fait si froid!…

— Nous cueillons aussi des fleurs en allant au cimetière, dit
Petite mère, des petites fleurs blanches avec du jaune au milieu.

— Des pâquerettes! il en croît au bord des grandes routes. J'en ai vu quand je suis allée à Paris, mais elles sont laides en comparaison de nos jolies pâquerettes rosées. Allez dans le jardin pendant que la soupe cuit, vous vous amuserez mieux qu'ici.

Quand les enfants furent sortis, la vieille femme appela Sylvanie et lui cria dans l'oreille.

— Il faut tout enfermer. Ces enfants de paris, ça ne vaut rien…

VIII

Le jardin potager était vite parcouru: de grands carrés de pommes de terre, d'autres plus petits de laitue, bordés d'oseille, çà et là quelques buissons de groseilliers, c'était tout; mais au delà quel monde enchanté! De beaux arbres aux troncs noueux, dont les branches s'abaissaient jusqu'à terre, de jolis sentiers qu'on voyait disparaître et reparaître entre les haies, des pentes de gazon, et plus bas, près du ruisseau, de grands prés où les boutons d'or émaillaient l'herbe encore courte et d'un vert tendre. C'était pour les pauvres petits enfants, venus de la ville, un spectacle tout nouveau et qui les ravissait.

— Oh! les belles fleurs, s'écria Charlot, allons les cueillir!…

— Est-ce que nous osons? demanda Petite mère d'un air inquiet.

— J'y vais, moi, cria Charlot qui osait toujours.

Et il courut au pré où il cueillit un énorme bouquet. Sa soeur le suivit et fit de même, non sans quelques battements de coeur.

Charlot fut las le premier et ils s'assirent au bord d'un sentier pour admirer leurs trésors; il donna à sa soeur tout ce qu'il avait cueilli: il en avait assez et ne savait que faire de ces fleurs qui, de loin, lui avaient paru si jolies. Petite mère les arrangea soigneusement. Elle mettait du goût et du soin à tout ce qu'elle faisait; elle était bien une vraie petite femme. Lorsqu'elle eut fait son bouquet à sa pleine satisfaction, elle le posa à côté d'elle sur le talus où ils étaient assis, et se mit à regarder. Au loin, à travers le feuillage et la vapeur légère d'une belle journée, elle voyait de sa place un immense amas de maisons et de cheminées, et quand tout à coup elle se dit que c'était Paris, et qu'il fallait y retourner, elle sentit son coeur se serrer, car personne ne l'y attendait.

— Oh! dit-elle avec un soupir, si nous pouvions rester ici!…

— Nous pouvons bien rester, répondit Charlot qui, sans s'en rendre compte, partageait la même impression.

— Et le père?… Et puis la vieille dame ne voudrait pas.

— Oui, mais Sylvanie voudrait bien. Je le lui demanderai.

— Non, Charlot, nous devons retourner demain. Pense à ce que ferait le père s'il revenait; peut-être qu'il reviendra ce soir, continua-t-elle, et comme il sera triste de ne pas nous trouver. Personne ne saura lui dire où nous sommes. Oh! Charlot, nous n'aurions pas dû venir si loin.

— Ca ne ferait rien. Le père pensera bien que nous allons revenir.

— Il sera inquiet, il aura beaucoup de chagrin…

— Le père est un homme, il ne pleurera pas, dit Charlot avec une grande dignité.

— Non, répliqua sa soeur d'un air réfléchi, mais il aura du chagrin; les hommes ont du chagrin aussi. Tu pleures bien quelquefois, toi, Charlot, quand même tu es un garçon.

— Mais quand je serai grand je ne pleurerai jamais; le père a dit que les hommes ne doivent pas pleurer. Je me mettrai en colère et je te battrai, parce que je serai fort, mais je ne pleurerai pas.

— Pourquoi me battras-tu?

— Quand tu ne voudras pas m'obéir, je te battrai comme ça…

Et le petit garçon commença une démonstration qui n'avait rien d'agréable pour sa soeur. Elle lui prit les deux mains pour l'empêcher de la frapper: alors il lança un coup de pied à ses fleurs qui se dispersèrent de tous côtés.

— Oh! mes belles fleurs!… cria-t-elle, Charlot, c'est vilain! tu aimes à me faire du chagrin.

Au même moment une tête fine et cornue s'allongea de derrière un buisson, et la chèvre happa quelques fleurs et les broya de ses dents aiguës, avec un bruit de mastication qui montrait que c'était pour elle un vrai régal. Sa maîtresse la suivait de près; elle souriait aux enfants, mais lorsqu'elle vit l'air méchant de Charlot, elle changea de visage.

— Est-ce qu'il est de mauvaise humeur, ce petit homme? demanda-t-elle.
Pourquoi a-t-il une si vilaine figure?

— Je ne suis pas de mauvaise humeur, répliqua Charlot, mais je veux qu'elle m'obéisse quand je serai grand. Si elle ne le veut pas je la battrai. Je lui ai montré comment je ferai.

— Ah! par exemple, voilà une jolie invention! Est-ce que ce gros garçon te traite souvent ainsi? Je le punirais de la bonne manière, moi, s'il s'avisait de me battre. Venez, mes enfants, allons manger la soupe, elle sera cuite à point quand nous rentrerons. Vous allez m'aider à mettre Brunette dans son écurie; elle fait des farces quelquefois, la petite coquine; elle aime la liberté, mais à nous trois nous en viendrons bien à bout.

— Laissez-moi la tenir, dit Charlot en prenant la corde.

— Non, non, tu ne la tiendrais pas ferme.

— Oh! si, je la tiendrai bien…

En parlant ainsi il tira si vivement la corde que Sylvanie la laissa glisser de son bras, et la chèvre, se sentant libre, grimpa lestement le talus et disparut en un clin d'oeil au milieu des buissons, tandis que les enfants la regardaient d'un air consterné.

— Ne courez pas après elle, dit Sylvanie elle s'en irait pour tout de bon et nous ne pourrions plus la rattraper. Restez bien tranquilles, qu'elle ne vous voie pas! Je vais l'appeler.

Alors elle s'avança doucement vers la jolie bête qui, débout sur une pierre moussue, la regardait d'en haut d'un air mutin et provocant, comme pour lui dire: Tu seras bien habile si tu me reprends!…

Pauvre Brunette, elle était bien fière d'avoir conquis sa liberté, mais elle ne se connaissait pas elle-même; elle ne savait pas encore, malgré de nombreuses expériences, combien elle était accessible à la tentation.

Lorsqu'elle eut flairé de loin une pincée de sel dans la main ouverte de sa maîtresse, elle avança sa tête et son museau friand, puis elle fit encore un ou deux bonds de côté comme pour fuir un piége, et enfin, n'y pouvant plus tenir, elle vint, l'air plus mutin et plus délibéré que jamais, lécher la main appétissante. Alors Sylvanie, tout en la caressant, reprit possession de la corde. Le tour était joué.

Brunette suivit sa maîtresse en se léchant le museau, comme si elle n'avait fait qu'obéir à son propre caprice.

— J'ai toujours un peu de sel dans la poche de mon tablier, dit Sylvanie; avec cela, je suis bien sûre de la ravoir; mais ça n'empêche pas que cela pourrait, une fois ou l'autre, être difficile. Maintenant, dépêchons-nous. Elle nous a fait perdre du temps, et la grand'mère attend.

Ce fut encore toute une affaire de renfermer la chèvre dans la petite cabane de planches, adossée au mur de la maison, qui lui servait d'étable. Tantôt elle se mettait en travers de l'étroite porte, et il n'y avait pas moyen de la faire entrer; d'autres fois, elle résistait ouvertement et faisait semblant de donner des coups de corne. Mais Brunette, étant au fond bonne et soumise, abusait rarement du droit de résistance et n'en faisait guère usage que pour maintenir sa réputation de chèvre, la réputation d'avoir "certain esprit de liberté."

Cinq minutes suffirent pour la caser bien et dûment dans sa logette et en fermer l'entrée avec une planche, par-dessus laquelle elle montrait sa jolie tête et cherchait une dernière caresse de Sylvanie. Les deux enfants de Paris étaient enchantés de tout cela.

— Eh bien, dit la jeune fille, maintenant vous saurez reconnaître une chèvre quand vous en verrez. Tu ne l'appelleras plus un chien ou un mouton à cornes, Charlot?

— Non, je vois bien maintenant qu'ils ne se ressemblent pas beaucoup. Comme c'est amusant d'avoir une chèvre!… bien plus amusant que ce gros vilain chat de la grosse dame qui dort toujours, et qui ferme les yeux pour vous regarder. Je ne l'aime pas, ce chat…

— Sans compter que ma chèvre me donne du lait…

— Oui, au lieu que ce vieux vilain chat boit tout le lait, lui… continua Charlot, s'exaspérant à ce souvenir. Je le déteste… Et encore il s'appelle Charlot, comme moi!… Je le tuerai quand je serai grand.

— Oh! Charlot!… il n'est pourtant pas méchant et il est si beau!… Ce n'est pas sa faute si la vieille dame lui donne tout le lait et si elle l'appelle Charlot.

— Eh bien, je lui tirerai au moins la queue quand elle ne me verra pas… Mais elle dit que Dieu me verra. Est-ce que c'est vrai?

En parlant ainsi, Charlot s'était tourné vers Sylvanie, espérant qu'elle, au moins, aurait une bonne réponse à lui faire.

— Sans doute, répondit celle-ci, puisque Dieu voit tout.

— Il ne peut pourtant pas nous voir, à présent que nous sommes ici?…

— Mais, mon pauvre Charlot, quelle idée te fais-tu donc? Dieu est partout.

Charlot réfléchit un instant à cette étrange assertion, puis il demanda:

— Qu'est-ce que ça veut dire: partout?

— Partout?… Cela veut dire dans tous les endroits: à Paris, ici et dans beaucoup d'autres encore.

— Est-ce que vous le connaissez?

— Moi? répondit Sylvanie, un étonnée de cette question. J'entends parler de lui souvent et je sais que c'est lui qui a tout fait: la terre, le soleil, le ciel avec ses millions d'étoiles…

— L'avez-vous vu? demanda Charlot d'une voix plus basse, car il commençait à pressentir qu'il y avait dans tout cela quelque chose de mystérieux et d'incompréhensible.

— Non, personne ne l'a vu. Mais vous ne savez donc rien de rien, pauvres enfants?

— Maman me parlait du bon Dieu, dit Petite mère, qui crut discerner un reproche dans ces paroles; mais, depuis qu'elle est morte, on ne m'a plus jamais parlé de lui.

— Je ne suis pas bien savante non plus, reprit Sylvanie, mais j'aime à penser que c'est Dieu qui prend soin de nous et qui me donne tout ce que j'ai: mon jardin, ma chèvre, ma bonne grand'mère, qui m'a élevée depuis que mes parents sont morts. Tenez, la voilà qui nous appelle. Allons vite, nous l'avons oubliée en causant. Nous voilà, grand'mère, nous voilà!…

Un instant plus tard, les enfants étaient assis autour de la table, devant une assiette de soupe fumante et un morceau de pain noir, un peu dur, mis d'un goût excellent, coupé pour eux à une miche énorme qui leur faisait ouvrir de grands yeux. Cette abondance les étonnait et les charmait.

— Est-ce que j'en aurai encore? demanda Charlot.

— Tant que tu en voudras, mon garçon, répondit Sylvanie.

La grand'mère vint prendre place à table, vis-à-vis d'eux. Elle n'avait pas l'air content, et Petite mère se sentit tout intimidée; Charlot lui-même était moins à son aise que de coutume. Les plus petits, les animaux mêmes, sentent vite s'ils sont les bienvenus ou si on les reçoit à contre-coeur. Petite mère avait peine à avaler, tant son pauvre gosier était contracté par le regard sévère qu'elle rencontrait dès qu'elle levait les yeux. Pourtant, elle se laissa distraire un moment par l'admiration que lui inspira une croix d'or que Sylvanie avait au cou, et qu'elle ôta pour la montrer aux enfants.

— C'est de l'or? dit Charlot avec respect.

— Oh! comme elle est jolie! ajouta Petite mère en avançant la main pour la toucher.

— Tiens, je vais te la passer un moment autour du cou… Comme te voilà belle!…

Petite mère se tenait droite et souriait de plaisir de se voir ainsi parée.

— Je veux l'avoir aussi! dit Charlot.

— Non, non, pas toi; les garçons ne portent pas de croix. Et puis, tu serais capable de te sauver avec comme ma chèvre. J'y tiens beaucoup, à ma croix; elle était à ma mère.

La vieille dame suivait cette scène d'un oeil mécontent.

— Je te conseille de prendre garde, dit-elle à sa petite-fille; aie l'oeil sur ces enfants… Je ne te dis que ça.

En entendant ces paroles, qu'elle ne comprenait pas bien, Petite mère se hâta de rendre la croix, et Charlot, loin d'avoir faim pour un second morceau de pain, demanda tout bas la permission de porter le reste du sien à la chèvre.

— Est-ce qu'elle l'aime? demanda Petite mère.

— Beaucoup. Mais n'avez-vous donc déjà plus faim?

— Eh non! nous avons eu tant de soupe!

— Eh bien, allez! je vous rappellerai pour m'aider à arranger votre lit.

Ils partirent bien soulagés de s'éloigner de la vieille dame.

La chèvre accepta très-gracieusement leur offrande. Afin de faire durer le plaisir, et de la voir plus souvent avancer son fin museau et broyer le morceau de main avec ses petites dents aiguës, ils firent les morceaux plus petits qu'elle n'aurait voulu si elle avait pu exprimer sa manière de voir. C'était si amusant!… Petite mère trouvait que non-seulement c'était un amusement, mais encore une joie de pouvoir donner et faire plaisir à quelqu'un. Elle caressait la petite tête cornue, et aurait volontiers embrassé la jolie bête qui se laissait nourrir par eux; seulement, les cornes pointues lui faisaient un peu peur, et elle n'osait pas trop s'en approcher.

Lorsque le pain fut tout donné — et il n'y en avait pas une bien grosse provision — elle essaya de cueillir une touffe d'herbe et de la présenter au museau que la chèvre tendait encore, mais celle-ci trouva mauvais qu'on lui offrît, après un mets délicat, sa chère ordinaire, et se détourna d'un air offensé. Puis comme Charlot, plus hardi que sa soeur, insistait d'une manière indiscrète, elle lui détacha un coup de corne, qui ne le blessa nullement, mais le fit fuir à vingt pas. Alors, certain d'être à l'abri de la pauvre prisonnière, il s'arrêta, ramassa une grosse motte de terre et la lui lança de toutes ses forces. La motte se brisa en morceaux avant d'atteindre son but, et la chèvre n'eut pas plus de mal que n'en avait eu le petit garçon lui-même; mais elle était excitée, et si son corps avait pu suivre sa tête à travers l'étroite ouverture, elle se serait vengée de son petit persécuteur. Lui aussi était en colère; nous savons qu'il ne fallait pas beaucoup pour cela. Il ramassa une grosse pierre qui se trouvait sur le chemin, et il allait la lancer contre la pauvre bête, malgré un cri suppliant de Petite mère, lorsqu'une main l'arrêta et lui enleva la pierre, qu'elle jeta au loin.

— Tu es donc un méchant garçon, lui dit Sylvanie? Je n'aurais jamais cru que tu voudrais me remercier en assommant ma chèvre.

— Elle m'a donné un coup de corne.

— Que lui avais-tu fait?

— Je lui avais donné du pain.

— Tu l'avais sans doute irritée, et une chèvre ne sait pas ce qu'elle fait, tandis qu'un petit garçon le sait, lui. Allons, venez vous coucher, le soleil nous a donné l'exemple, et nous devons nous lever demain matin avant lui pour partir.

Il y avait du foin sous un petit hangar. Sylvanie, aidée des enfants, en transporta dans un coin de la cuisine pour en faire un lit qui, s'il n'était ni bien épais ni bien moelleux, était pourtant assez bon pour qu'on pût y dormir.

Lorsque les dernières lueurs du jour s'éteignirent dans la nuit, tout le monde dormait dans la petite maison sur la lisière du bois. Tout le monde, excepté pourtant la pauvre grand'mère qui n'avait plus beaucoup de sommeil et que la défiance tenait éveillée.

— Ces enfants de Paris, ça ne vaut pas grand'chose. Il ne faut dormir que d'un oeil, car ils sont capables de tout, se disait-elle.

Pourtant, un peu après minuit, comme ils n'avaient pas fait un mouvement et qu'elle n'entendait que leurs respirations égales et douces, elle s'endormit à son tour.

IX

Il ne faisait pas encore jour lorsque Petite mère fut tirée de son sommeil par une voix qui disait tout près d'elle:

— Allons, levez-vous vite, enfants; nous allons partir.

Elle fut bientôt debout car elle avait le sommeil léger, et, secouant les brins de foin attachés à ses cheveux et à ses vêtements, elle se mit en devoir de réveiller Charlot. C'était une besogne plus difficile; il fallut au moins cinq minutes pour lui faire entr'ouvrir les yeux, puis il les referma aussitôt et se retourna sur sa paille avec un grognement et un vigoureux coup de poing à l'adresse de ceux qui le dérangeaient. Un mot de Sylvanie produisit plus d'effet que toutes les supplications de sa soeur; elle rentra en disant:

— Voilà du lait tout chaud pour vous.

Assez réveillé pour que cette bonne nouvelle parvînt jusqu'à son intelligence, le petit affamé ouvrit les yeux, tout grands cette fois, et se tint debout. Petite mère l'emmena à la fontaine pour lui laver la figure et les mains, puis Sylvanie leur prêta un peigne pour mettre un peu d'ordre dans leur chevelure. Après cela ils burent leur lait et mangèrent du pain noir sans que la grand'mère sourde se fût éveillée.

Alors Sylvanie prit une brassée de foin et la porta à la chèvre qui devait rester prisonnière jusqu'à son retour; elle ferma la porte de la maison et tous les trois commencèrent à descendre vers la plaine. Le soleil ne tarda pas beaucoup à paraître; les gouttes de rosée brillaient sur chaque brin d'herbe au bord du chemin; les oiseaux gazouillaient et voletaient autour de leurs nids, joyeux de se retrouver en pleine lumière après la nuit; les haies en fleurs répandaient leurs parfums et le grand ciel lumineux enveloppait la terre d'un rayonnement. Sylvanie, qui aimait toutes ces choses, ayant toujours vécu au milieu d'elles, faisait admirer aux enfants tous les détails de cette beauté de la nature, si nouvelle pour eux. Petite mère aurait voulu cueillir chaque fleur, s'arrêter pour regarder l'arc-en-ciel dans chaque perle de rosée. Elle fut surtout charmée par la vue d'un nid posé dans un buisson, où des oisillons encore inhabiles à voler tendaient vers leur mère leurs petits becs avides. Se dit-elle qu'il y avait dans le monde d'autres oisillons dont le nid était moins douillet et qui n'avaient pas de mère pour leur apporter leur nourriture? — Non, elle ne fit pas de retour sur elle-même et sur sa situation, ce n'était pas son habitude, et puis tout était si nouveau autour d'elle, si différent de ce qu'elle était accoutumée à voir! Les enfants n'ont pas de prévoyance, heureusement. Petite mère et Charlot avaient mangé le matin; ils étaient contents et ne se demandaient pas s'il en serait de même le soir ou le lendemain. Personne ne leur avait jamais dit que celui qui donne aux petits des oiseaux leur pâture est aussi le père des orphelins, mais sans doute les petits enfants innocents le savent sans en avoir conscience; ce n'est que plus tard qu'on oublie et qu'il faut rapprendre la confiance comme une leçon difficile.

Arrivés au bas de la colline, Sylvanie les fit marcher rapidement vers une ferme qui était un peu à l'écart de la route, au milieu d'un beau groupe d'arbres fruitiers encore en fleurs. Dans la cour ils virent une charrette attelée d'un cheval qu'un homme et un jeune garçon étaient occupés à charger de bidons pleins de lait.

— Nous sommes à temps, dit Sylvanie, j'avais bien peur d'arriver en retard. Où est madame Nanette? N'est-ce pas elle qui va à la ville?

— Oui, avec moi, répondit le jeune garçon en soulevant le dernier bidon. Nous sommes un peu en retard aujourd'hui, mais nous irons bon train pour rattraper le temps perdu. Tenez, voilà madame Nanette.

Une femme d'une belle prestance et d'une figure avenante parut sur le pas de la porte et, tout en saluant Sylvanie d'un bonjour amical, elle se rapprocha de la charrette pour y monter sans un instant de retard.

— Madame Nanette, dit Sylvanie, voulez-vous prendre ces deux enfants dans votre voiture pour les ramener chez eux?

La laitière fronça légèrement le sourcil.

— Nous n'avons pas une minute à perdre, dit-elle.

— Le temps seulement de les mettre derrière vous parmi les bidons. Il y a bien une place pour eux.

— Qui sont-ils? où vont-ils?

— Ils vous le diront en chemin. Je vous remercie mille fois.

— Vous sont-ils parents? demanda encore madame Nanette pendant que le petit cocher faisait claquer son fouet.

— Non. Hier je n'avais jamais entendu parler d'eux, mais ils ont couché chez nous; la petite vous racontera leur histoire.

Et la charrette, avec son surcroît de chargement, partit en cahotant et en faisant un tel bruit sur les cailloux du chemin qu'il fut impossible à Petite mère d'entendre un mot de ce que lui dit la laitière qui était assise devant elle et se retournait pour lui parler. Raconter une histoire, si courte qu'elle fût, c'était hors de question, aussi madame Nanette dut se résigner à emmener dans sa charrette les deux petits inconnus sans rien savoir, si ce n'est qu'on les lui avait mis sur les bras. Elle les regardait de temps en temps et la douce figure de Petite mère lui gagnait le coeur, tandis que la tête frisée de Charlot lui rappelait une tête du même genre appartenant à un des nombreux marmots qu'elle laissait chaque matin à la ferme pendant qu'elle allait vendre son lait.

Charlot avait d'abord un peu peur des secousses. C'était la première fois de sa vie qu'il allait en voiture et cela lui semblait bien moins agréable qu'il ne l'aurait cru. A chaque cahot il se cramponnait à sa soeur et aurait volontiers poussé des cris aigus, sans la crainte que lui inspirait madame Nanette. Peu à peu la route devint meilleure et Charlot commença à se rassurer; il ne tarda même pas à trouver que cette façon d'aller avait du bon, et, avant une demi-heure, il était ravi et jouissait en plein de sa situation au milieu des bidons. Quel plaisir d'aller si vite et sans aucune fatigue, de regarder fuir les haies et les champs, et les petites maisons qui bordaient la route avec leurs jardins, de tout voir de haut et d'avancer sans se donner aucune peine. Il était même fier de se voir au milieu des bidons et s'irritait lorsque Petite mère paraissait moins enchantée que lui. Elle aussi jouissait, mais à sa manière; elle n'éprouvait aucun besoin d'exprimer ce qu'elle sentait, et puis, il faut le dire, la crainte de voir madame Nanette se retourner et fixer sur elle ses yeux brillants la troublait constamment dans sa joie. Charlot, lui, était déjà familiarisé avec la laitière jusqu'à lui sourire quand elle le regardait, et à promener sa main sur sa robe de cotonnade.

Pauvre Charlot! ce voyage délicieux ne pouvait pas durer toujours. Il fut même bien vite à son terme, car le cheval de la ferme était un excellent petit trotteur, bien qu'il ne payât pas de mine, et il connaissait bien son chemin qu'il faisait trois cent soixante-cinq fois par an pour aller et autant pour revenir. Il atteignit donc bientôt la première maison d'une longue rue qui commençait presque dans la campagne et qui semblait descendre à perte de vue vers le centre du grand Paris. Enfin la charrette s'arrêta devant une boutique de fruitier; un homme et une femme en sortirent pour prendre les bidons qui leur étaient destinés.

— Hé! dit l'homme en regardant les enfants, qu'est-ce que c'est que ce chargement que vous avez là? Vous avez voulu nous faire voir un échantillon de la petite famille?

— Non, ils ne sont pas à moi, les pauvres petits. A vrai dire, je ne serais pas fière d'une petite sauterelle comme ça, ajouta la laitière en regardant Petite mère et ses bras maigres. Je ne sais même pas à qui ils sont ni où ils vont. On le me les a perchés sur ma charrette au moment où nous partions. Où demeures-tu, petite?

— C'est tout près, dit le fruitier, lorsque Charlot eut répété la réponse de Petite mère que personne n'avait entendue, il faut descendre ici. Allons, venez que je vous aide.

Il enleva Petite mère comme une plume, puis il prit Charlot en faisant semblant de fléchir sous ce lourd fardeau. Lorsqu'ils furent tous deux à terre et qu'ils regardèrent autour d'eux sans savoir où aller, ils paraissaient si petits, si chétifs, si perdus, que la bonne laitière, bien qu'elle eût à craindre, en s'attardant, les reproches de ses pratiques, ne put s'empêcher de descendre de son siège pour leur demander si personne ne les attendait.

— Non, répondit Petite mère, il n'y a personne chez nous.

— Personne!… Est-ce possible!… Où allez-vous donc?

— A la maison…

— A la maison… et personne ne vous attend!… mais ce n'est pas croyable.

— Peut-être que le père sera revenu, dit Petite mère.

— Où est-il, votre père?

— Il travaille, mais il y a bien longtemps qu'il n'est pas rentré.

Petite mère ne savait plus le compte des jours et on lui aurait dit qu'il y avait des semaines qu'elle l'aurait cru.

— Et votre maman?

— Elle est morte depuis longtemps… quand Charlot était tout petit.

— Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible? répétait la bonne femme. Quand je pense que nos pauvres enfants pourraient être ainsi abandonnés!… Si je savais ce que dirait notre homme, je les ramènerais avec moi, mais il y en a tant déjà!…

— Allons donc! dit la fruitière qui assistait à cette scène, Paris en est plein de ces enfants-là. Ils se tirent toujours d'affaire. Et puis, qui vous dit que c'est vrai, cette histoire!… Laissez-les aller tranquillement, ne vous faites pas de mauvais sang pour eux…

— Je ne crois pourtant pas qu'elle mente, dit la laitière, un peu refroidie, en regardant dans les yeux de la petite fille, mais il faut que je m'en aille bien vite. Ecoute, petite, tu as vu où je demeure, ce n'est pas bien loin. Si ton père ne revient pas, et que tu ne trouves personne pour prendre soin de vous, tu peux venir chez nous, entends-tu?

Ayant ainsi tranquillisé sa conscience, la brave femme remonta sur sa charrette et continua sa tournée, la fruitière rentra dans l'intérieur de sa boutique et les deux petits restèrent sur le trottoir.

— Allons! dit Petite mère en soupirant.

La rue lui semblait si triste, le pavé si dur après le chemin qu'elle avait fait le matin dans le sentier en fleurs! Elle prit la main de Charlot pour s'en aller, mais où? Elle ne connaissait pas la rue et ne voyait rien qui lui fût familier.

Elle s'aperçut tout à coup qu'ils allaient se jeter dans les jambes d'un agent de police d'une taille très élevée qui allait et venait au coin de la rue. Petite mère leva la tête vers lui et lui demanda son chemin. L'homme la regarda d'en haut, comme on regarde une chose sur laquelle on craint de marcher par inadvertance, puis il tendit la main dans une direction en disant:

— Troisième à droite.

Le malheur, c'est que ni Petite mère ni Charlot n'étaient bien sûrs de connaître leur main droite. Pourtant ils prirent d'instinct le bon chemin et reconnurent bientôt leur rue à un long mur sans fenêtres qui en longeait la première partie.

— Nous étions tout près de chez nous sans le savoir, dit Petite mère joyeuse de se retrouver en pays de connaissance.

Charlot n'était pas content du tout: il marchait lentement et se faisait traîner.

— Si le père n'est pas rentré, j'aime mieux retourner dans la campagne, dit-il; notre maison est trop laide, et puis ça sent mauvais ici.

Il parlait ainsi en entrant dans l'allée étroite qui conduisait à la loge et à l'escalier noir. C'est que l'air était en effet bien différent de celui qu'il avait respiré le matin sur la colline.

— Allons demander si le père est revenu, dit Petite mère qui avait tout à coup une lueur d'espoir.

Il était encore de bien bonne heure et pourtant madame Perlet vint au devant d'eux dès qu'elle les aperçut.

— Bon Dieu! dit-elle, qu'êtes-vous devenus depuis hier matin, mes pauvres agneaux? Vous nous avez fait une fameuse peur. Mon mari allait vous réclamer à la police si vous n'étiez pas revenus. Pauvres enfants, où avez-vous donc couché? dans la rue? sous une porte?…

— Nous avons eu un bon lit de foin, répondit Charlot, et on nous a donné à manger.

— Le bon Dieu soit béni!… Mais où donc êtes-vous allés? Nous avons eu une belle peur!…

— Le père est-il revenu, madame? demanda Petite mère.

— Non… c'est-à-dire il n'est pas revenu, mais il y a des nouvelles… Pauvres petits, qui est-ce qui vous a donné à manger?

— La maîtresse du chien, répondit Charlot qui retombait dans son erreur de la veille. Non, c'est une chèvre, elle a des cornes et elle donne du bon lait.

— Par exemple!… et où l'avez-vous trouvée, cette chèvre? C'est comme un conte, ce que tu me dis là…

— Et le père?… répéta Petite mère inquiète.

— Eh bien, il est à l'hôpital, votre pauvre papa. Il était tombé d'une échelle et on l'avait porté à l'hôpital; voilà pourquoi il n'était pas rentré. On n'est pas venu le dire parce qu'on ne savait pas son adresse, mais hier un de ses camarades l'a apprise, et il est venu nous donner la nouvelle.

— A l'hôpital! répéta Petite mère à qui ce mot était peu familier. Elle se souvenait seulement que sa mère avait dit une fois: — Je ne veux pas aller à l'hôpital, je veux mourir chez nous, — et que son père avait répondu: Sois tranquille, tant que je vivrai tu n'iras pas à l'hôpital. Plus tard, un dimanche, elle avait passé devant une grande maison où des gens entraient en foule par une grande porte, et son père avait dit: Voilà un hôpital. Y en a-t-il des malheureux là dedans!…

Une autre fois encore une voisine avait porté son petit enfant malade à l'hôpital; elle y était retournée deux jours après et en était revenue en pleurant. On avait dit que le pauvre petit était mort.

Tout cela avait fait une impression profonde sur Petite mère. Rien ne s'effaçait de sa mémoire; elle avait appris peu de chose depuis qu'elle était au monde, mais elle n'avait guère oublié. Un sentiment de terreur s'attachait pour elle à ce mot mystérieux: l'hôpital. La pensée que son père y était l'avait fait devenir tout pâle.

— Il ne faut pas t'effrayer ainsi, ma fille, dit la bonne concierge en la faisant asseoir, il paraît qu'il en reviendra. Il était tombé de haut et il n'avait pas encore repris connaissance; mais à présent peut-être qu'il est déjà mieux. Nous irons chercher des nouvelles aujourd'hui. C'est jeudi, jour de visite, nous irons nous trois; vous le verrez, votre pauvre papa. Allons, ma fille, n'aie pas peur! nous irons ensemble, mais il y a encore du temps jusqu'à ce que les portes soient ouvertes. Voilà les marmots qui s'éveillent. J'ai tout mon ouvrage à faire… Tiens, prends la clef et montre avec ton frère dans votre chambre. Je n'aime pas à avoir tant de monde dans les jambes, ça n'avance pas l'ouvrage. Je vous appellerai quand il sera temps.

Petite mère prit la clef mais sans avoir l'air de comprendre. Elle regardait la concierge et ses lèvres tremblaient. Enfin elle parvint à dire:

— Est-ce que le père est bien malade?

— Mais non, mais non… Il est tombé de l'échelle, voilà tout.
Le pauvre homme! moi qui l'accusais de vouloir vous abandonner.
Ce n'était pas sa faute, le pauvre malheureux!

Petite mère, suivie de Charlot qui ne comprenait pas très bien ce qui s'était passé, monta lentement les quatre étages. Elle n'était pas sûre elle-même de bien comprendre et ne savait si elle devait être triste ou joyeuse; ce terrible mot d'hôpital lui serrait le coeur. Lorsque la porte fut refermée sur eux, Charlot tira de sa poche de petits cailloux qu'il avait ramassés sur le chemin et se mit à jouer. Petite mère mit tremper dans une vieille tasse ébréchée quelques fleurs qu'elle avait cueillies le matin et gardées tout le temps dans sa main. Puis elle aperçut, suspendu à un clou derrière la porte, le pantalon que son père mettait le dimanche; elle en essuya le bas et le frotta tendrement pour en ôter un peu de poussière. Alors, prenant Charlot dans ses bras, elle s'écria moitié riant, moitié pleurant:

— Charlot, nous allons voir le père!… Nous allons aller à l'hôpital!…

— A l'hôpital! répéta le petit garçon, où est-ce, ça? Est-ce qu'on nous donnera à manger?

— Je ne sais pas, mais nous verrons le père…

— Eh bien! allons-y tout de suite.

— Non, pas encore, il faut attendre l'heure… Madame Perlet nous appellera.

— Je ne veux pas attendre! cria Charlot qui ne demandait qu'un prétexte pour se fâcher.

Et une grêle de coups de poing et de coups de pied fondit sur Petite mère qui était si absorbée par ses pensées qu'elle les reçut avec indifférence, se contentant de dire comme de coutume:

— Oh! Charlot!…

X

Un peu avant une heure, madame Perlet vint appeler les enfants. Elle avait fait un brin de toilette; pour une visite à l'hôpital il faut un peu de cérémonie. Aussi, n'ayant qu'un châle assez chaud pour se parer, la bonne dame s'était persuadée qu'il faisait un peu frais et elle était déjà tout en sueur rien que pour avoir monté l'escalier. Elle examina les enfants d'un oeil critique, et demanda à Petite mère s'ils n'avaient pas de meilleures chaussures. Hélas! la course de la veille avait achevé de mettre en lambeaux les vieux souliers qu'ils avaient aux pieds. Elle les fit entrer dans la loge, leur donna un morceau de pain — non sans soupirer, car elle savait que le lendemain il faudrait commencer à le prendre à crédit — puis elle leur mit à chacun un tablier propre de ses enfants et ils partirent.

L'hôpital n'était pas bien loin. Petite mère reconnut celui quelle avait vu en se promenant avec son père; c'était la même longue façade, la même entrée. Il lui sembla entendre encore ces mots: Y en a-t-il là dedans, des malheureux! — Et c'était son père qu'elle allait y chercher!… Madame Perlet sentit la petite main trembler dans la sienne.

On les laissa passer sans même les fouiller, comme on fait aux portes des hôpitaux; il était bien visible qu'ils n'apportaient rien. La concierge leur demanda pourtant:

— Voulez-vous acheter des oranges, des biscuits?

Madame Perlet s'arrêta et, touchant une orange, la plus petite:
Combien? demanda-t-elle.

— Quinze centimes, fut la réponse.

Elle n'en avait que dix dans sa poche.

— Vous n'en avez pas de moins chères? demanda l'acheteuse. J'en voudrais une de dix centimes.

— Dix centimes, en mai!… allons donc! vous vous moquez.

Et les trois visiteurs se hâtèrent de passer. On leur fit traverser une cour, puis suivre plusieurs couloirs, puis monter un étage. Enfin ils arrivèrent à la porte de la salle où était le blessé. Madame Perlet ne savait pas son numéro; elle marchait entre les deux rangées de lits, regardant à droite et à gauche, et ne voyant que des figures inconnues.

Tout à coup Petite mère la tira fortement par sa robe et lui montra un lit, le dernier de la rangée. Un cerceau soulevait la couverture au-dessus des jambes et une tête pâle, rigide comme du marbre reposait sur l'oreiller.

Petite mère ne dit rien. Ses yeux étaient fixes, sa figure presque aussi pâle que celle qu'elle montrait de sa petite main étendue; elle avait recommencé à trembler.

— Est-ce lui? demanda madame Perlet.

La petite essaya de dire oui, mais elle ne put articuler un son. Charlot avait aussi regardé dans la direction que sa soeur indiquait et il se mit à crier de toutes ses forces.

Alors une soeur s'approcha du groupe arrêté à quelques pas du lit au milieu de la salle.

— Il ne faut pas crier comme cela, mon petit homme, dit-elle.
Cela fait mal aux malades.

— Ce n'est pas le père! criait le pauvre petit sans l'écouter et d'une voix lamentable, ce n'est pas le père!… Je veux m'en aller d'ici.

— Est-ce leur père? demanda à voix basse la soeur à madame Perlet qui s'efforçait de calmer le petit garçon. Est-ce votre mari?

— Non, non, Dieu merci. C'est leur père, mais ce n'est pas mon mari. Il est sain et sauf à la maison. On a déjà bien assez de misère sans celle-là. Il n'y a plus de mère, elle est morte.

— Pauvres enfants! dit la soeur avec compassion.

— Est-ce qu'il est bien mal? demanda madame Perlet se plaçant entre la soeur et Petite mère afin que celle-ci ne pût entendre.

— Très-mal; depuis lundi qu'il est ici il n'a pas repris connaissance. Le médecin dit pourtant qu'il y a encore de l'espoir, mais pour moi je n'en ai guère.

— Ne le dites pas aux enfants! les pauvres petits, ils sauront bien assez tôt qu'ils n'ont plus personne au monde!

— Ils auront le bon Dieu, dit la soeur.

— Ah! oui, ma soeur, sans doute, mais voyez-vous, ça ne suffit pas à des petits malheureux qui ont faim et soif. C'est bon pour ceux qui peuvent s'aider; alors le bon Dieu les aide aussi, comme dit mon mari, mais pour des enfants comme ceux-là, il faut une mère, voyez-vous. C'est comme si on me disait que le bon Dieu prend soin d'un petit oiseau sans plumes qui tombe du nid. Il n'en périt pas moins, le pauvret. Tout ce que je lui demande, moi, c'est qu'il nous laisse à nos enfants jusqu'à ce qu'ils soient grands; sans cela on a beau dire qu'il les aime, je ne m'y fierais pas.

La soeur était un peu embarrassée pour répondre à ce discours.
Elle se contenta de sourire et de dire:

— Vous n'avez pas de foi en Dieu.

— C'est possible. Je me contente de faire mon devoir de mon mieux et je pense que c'est tout ce que le bon Dieu peut demander de moi. Quant au reste, je n'y entends rien.

— Mais, dit la soeur, je ne sais qu'une chose, c'est que nous devons avoir confiance. Si de pauvres petits êtres souffrent ici, ils auront leur récompense là-haut.

Pendant cet entretien les deux enfants s'étaient approchés tout doucement du lit. Charlot ne criait plus, il regardait de tous ses yeux et, sous la pâleur et la rigidité de cette figure il retrouvait peu à peu des traits familiers. Une des mains était étendue sur le drap; il la toucha doucement. Elle était froide, mais pas assez pour lui faire peur. Petite mère avança aussi la sienne et la laissa sur celle du malade, puis elle dit tout bas:

— Père!

Rien ne répondit, pas le plus léger signe de vie.

— Ce n'est pas le père, dit Charlot à haute voix.

Alors il y eut comme une contraction sur cette figure immobile, les yeux s'ouvrirent et se refermèrent aussitôt. Ce mouvement avait suffi pour que le petit garçon reconnût entièrement son père. Il se jeta sur lui en l'appelant de toutes ses forces, mais la soeur le prit et l'emporta de l'autre côté de la salle.

— Tais-toi, tais-toi, disait-elle, tu peux faire beaucoup de mal à ton papa. Si tu ne veux pas être tranquille il faut t'en aller.

Cette menace effraya Charlot qui se tut aussitôt et revint près du lit que Petite mère n'avait pas quitté. Le malade était retombé dans son insensibilité absolue.

— Nous allons partir, dit madame Perlet, ça ne sert à rien de rester ici, et j'ai assez de besogne à la maison, Dieu merci.

Petite mère la regarda d'un air suppliant sans oser parler, mais
Charlot avait plus de courage.

— Je ne veux pas m'en aller, dit-il.

— Il le faut pourtant, mon garçon. Nous reviendrons dimanche.

— Je ne veux pas m'en aller, dit tranquillement le petit homme qui avait toujours pensé que la répétition des mêmes paroles leur donnait une force irrésistible.

Pour toute réponse madame Perlet le prit d'une main ferme.

Alors Petite mère leva sur elle des yeux pleins de larmes en disant:

— Ne pouvons-nous pas rester un peu?

— Ecoutez, dit la bonne soeur, s'ils veulent promettre de ne rien dire et d'être bien tranquilles, ils peuvent rester sans vous. Je les avertirai quand l'heure sera venue. Mais il faut être parfaitement sages, sans cela je les mettrai bien vite à la porte.

En parlant ainsi elle regardait Charlot qui répondit par un signe de tête.

— Vous saurez trouver votre chemin pour revenir? demanda la concierge.

— Oh! oui, je suis sûre que je pourrai le retrouver, répondit
Petite mère.

Un moment après les deux pauvres petits étaient seuls, assis sur une chaise entre le mur et le lit où leur père était étendu sans mouvement. Ils ne voyaient de lui que sa main gauche qui reposait sur la couverture. Cette immobilité absolue ressemblait à la mort… Le savaient-ils? Petite mère, qui avait vu sa mère couchée sur son lit et l'avait appelée sans pouvoir lui faire ouvrir les yeux, le comprenait mieux que son frère. Elle ne pleurait pas, mais son pauvre petit coeur était comme glacé au dedans d'elle.

L'hôpital!… c'était donc là l'hôpital… En face elle voyait les premiers lits d'une longue rangée, et dans chacun, en passant, elle avait vu une figure souffrante. Cette parole lui revenait comme un refrain:

— Y en a-t-il, là dedans, des malheureux!

Et maintenant, c'était son père qui était "là dedans." Y resterait-il toujours? Ne reviendrait-il plus jamais dans leur petite chambre, leur apportant avec le pain, le sentiment si doux de ne plus être seuls? Ces pensées absorbaient Petite mère lorsqu'elle s'aperçut tout à coup que le malade qui occupait le troisième lit en face d'elle faisait de vains efforts pour atteindre quelque chose sur la table à côté de lui. Poser doucement Charlot par terre et courir à son aide, ce fut l'affaire d'un instant.

Le malade était retombé sur son oreiller, épuisé par l'effort qu'il avait fait. Il regarda l'enfant dont les yeux anxieux l'interrogeaient et lui dit d'une voix qui n'était plus qu'un souffle:

— A boire…

Elle n'entendit pas mais elle devina, et, prenant le gobelet d'étain à moitié plein d'une boisson rafraîchissante, elle se haussa sur la pointe des pieds et l'approcha des lèvres desséchées du malade qui but avidement une gorgée. Elle l'avait fait avec tant de soin qu'il n'y eut pas une goutte répandue.

C'était un homme encore jeune que la maladie avait atteint et consumé en peu de semaines. Il savait qu'il allait mourir. Petite mère, oubliant sa timidité, essaya d'arranger son oreiller pour qu'il fût plus à l'aide, puis elle posa une petite main fraîche et caressante sur sa main brûlante.

Le malade la regarda de ses yeux déjà voilés. La voyant si petite et si chétive, et pensant qu'elle n'aurait bientôt plus de père, car il devinait qu'elle était l'enfant de l'homme que, depuis trois jours, il voyait étendu sans mouvement en face de lui, il se sentit ému de pitié pour elle et murmura:

— Que Dieu te bénisse, pauvre petite!

Ainsi Petite mère emporta la bénédiction d'un mourant.

Charlot l'avait suivie; ils retournèrent s'asseoir à leur place.
Toujours même silence, toujours même immobilité.

Charlot finit par s'endormir sur les genoux de sa soeur. Lorsque la soeur vint les avertir qu'il était temps de partir, elle les trouva ainsi.

Petite mère était bien triste de devoir s'éloigner de son père; mais elle comprit qu'il fallait se soumettre comme tout le monde. Autour d'elle, les visiteurs et les malades échangeaient leurs adieux: les uns se retournant pour faire un dernier signe, les autres les suivant des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent disparu. Quelques-uns de ces derniers se demandaient sans doute si leurs amis les retrouveraient au jour de la prochaine visite; d'autres se consolaient en regardant ou en savourant les petites douceurs qu'on leur avait laissées: une orange, un pot de confiture, quelquefois une fleur. Et dans cette grande salle, où se trouvaient réunies tant de souffrances, il y avait aussi des joies, des attendrissements, des sentiments d'une inexprimable douceur. Plus d'une pauvre femme avait apporté à son mari un petit cadeau acheté au prix d'une dure privation, et tous deux étaient heureux, l'un de son sacrifice, l'autre de se sentir aimé.

Le malade à qui Petite mère avait donné à boire était presque le seul qui n'eût pas eu de visite. En passant près de lui, elle le regarda; elle aurait voulu lui rendre encore un petit service, mais il s'était assoupi et ne la vit pas.

La soeur, qui s'était prise d'affection pour les deux enfants, les accompagna jusqu'au haut de l'escalier. Là, elle se baissa pour embrasser Charlot en disant:

— Tu pourras revenir dimanche; mais il faudra encore être bien sage, tu sais?…

— Est-ce qu'il sera mieux dimanche? demanda Petite mère.

— Dieu seul le sait, ma fille. Il faut le lui demander.

— Mais nous ne savons pas où il est, dit Charlot.

— Comment! s'écria la bonne soeur, confondue de cette ignorance, tu ne sais pas où est le bon Dieu?…

— Non. Je ne l'ai jamais vu…

— Il est dans le ciel, mon enfant… On ne t'a donc rien appris… Ta mère ne t'enseigne donc pas à prier?

— Je n'en ai pas, répondit Charlot.

— Elle est morte quand il était tout petit, ajouta Petite mère.

— Oh! pauvres enfants!…

Et la soeur les regarda d'un air de pitié si profonde que Petite mère en fut troublée. Ils étaient donc bien à plaindre, puisque tout le monde les regardait ainsi.

Lorsqu'ils eurent descendu la moitié du grand escalier, la soeur les rappela et les embrassa encore une fois.

— Le bon Dieu prend soin des orphelins, dit-elle. N'oubliez pas de le prier. Est-ce que personne ne vous l'a jamais dit?

— Si, répondit Petite mère, ma maman me l'a dit; mais je ne sais plus…

Il fallait retourner auprès de ses malades. La soeur soupira et s'éloigna rapidement en répétant:

— Pauvres petits!…

Lorsqu'ils eurent refait tout le chemin dans l'intérieur du vaste édifice et qu'ils se retrouvèrent dans la rue, Charlot leva les yeux et vit le ballon captif qui planait au-dessus des dômes et des hautes tours des églises, dans le bleu du ciel.

— Petite mère, dit-il, ne crois-tu pas qu'il demeure dans le ballon, le bon Dieu?…

— Je ne sais pas, répondit-elle, un peu surprise de cette idée. Peut-être… Mais alors il ne pourrait pas nous entendre. Je voudrais bien que quelqu'un nous explique tout cela.

XI

Les deux enfants s'étaient arrêtés, les yeux fixés sur le ballon qui montait lentement dans l'air lumineux, lorsqu'une voix fraîche et douce, parlant tout près d'eux, attira leur attention. C'était celle d'une petite fille qui marchait à côté de sa mère. Elle était plus grande que Petite mère, mais ne paraissait guère plus âgée. Sa figure et son costume faisaient le plus parfait contraste avec la chétive enfant qu'elle regardait: une robe de mousseline blanche, de larges rubans bleus, une longue et abondante chevelure blonde tout ondulée, des gants blancs, de petits souliers blancs aussi, une figure rosée et de riants yeux bleus, voilà ce que vit Petite mère lorsqu'elle se retourna. Elle en fut toute saisie, toute ravie, et regarda la petite fille comme on regarde un tableau.

— Maman, disait celle-ci, vois-tu comme ils ont l'air malheureux, ces pauvres petits!

— Oui, répondait la mère distraite, mais nous sommes pressées.
Viens, Edith, ne m'arrête pas ainsi.

— Oh! maman, je suis sûre qu'ils ont faim.

— Eh bien, voilà des sous, donne-les-leur, ma fille, mais dépêche-toi…

Edith prit les gros sous que sa mère avait tirés de sa poche et les regarda d'un air mécontent.

Au même moment une dame de la connaissance de madame Grandville traverse la rue pour lui parler. Voilà la petite fille libre de ses mouvements; elle se hâte d'en profiter.

Glissant les gros sous dans sa poche, elle y prit un porte-monnaie en miniature fait pour contenir des centimes ou des pièces d'or: ce qu'elle en sortit, c'était son petit trésor, une pièce brillante qu'on lui avait donnée la veille, puis elle s'approcha de Petite mère qui était toujours en contemplation devant cette apparition merveilleuse.

— Je suis sûre que tu as faim, lui dit-elle.

Petite mère devint très rouge et ne répondit pas, mais Charlot n'avait pas tant de scrupules.

— Moi, j'ai faim, dit-il. Petite mère n'a pas aussi faim que moi, elle.

— Est-ce que tu mendies?… demanda encore Edith sans faire attention au petit garçon, mais s'adressant toujours à sa soeur.

— Oh! non, répondit la petite que ce mot fit rougir encore davantage.

— Tant mieux, parce que maman dit qu'aux mendiants il faut donner des sous, mais puisque tu ne mendies pas, tiens, prends ça: tu pourras acheter tout ce que tu voudras.

La petite pièce jaune brilla dans la main gantée de blanc et passa dans la main brune et menue de l'autre enfant, sans que celle-ci comprît ce que cela voulait dire. Et avant qu'elle fût revenue de sa surprise, la figure rose et riante avait effleuré la sienne, et elle avait reçu un baiser.

Puis Edith, légère et joyeuse d'avoir pu faire sa volonté, rejoignit sa mère avant que celle-ci se fût aperçue de son absence; toutes deux s'éloignèrent rapidement et tournèrent le coin de la rue.

Petite mère restait immobile, ne sachant pas si ce qui venait de se passer était un rêve. Jamais elle n'en avait fait de si beau.

Cette jolie créature vêtue de blanc, ce sourire, cette douce voix, ce baiser, toute cette apparition avait été si rapide! mais elle tenait la preuve de sa réalité, la petite pièce ronde qui brillait au soleil. Elle la regardait dans sa main ouverte et certes les passants auraient pu s'étonner de voir une petite fille si pauvrement vêtue en possession d'une pièce de dix francs.

— Oh! que c'est beau! dit Charlot lorsqu'il la vit briller. Petite mère, qu'est-ce que c'est? donne-la-moi, je veux jouer avec.

— Non, non, répondit-elle, car, sans se rendre compte de sa valeur, elle savait que c'était une chose précieuse. Non, Charlot, ce n'est pas pour jouer. C'est une pièce de cinquante centimes en or. Je vais la mettre dans un coin de mon mouchoir pour ne pas la perdre. Mais pourquoi est-ce qu'elle m'a donné cela? Oh! comme elle était jolie!.. Je voudrais la revoir, Charlot.

— Mais tu n'as qu'à la regarder, elle est dans ta poche.

— Ce n'est pas la pièce de cinquante centimes, c'est la petite dame. Charlot, as-tu vu comme elle avait de beaux cheveux d'or? et sa robe, elle était toute blanche comme ce nuage qui est là-haut, et sa figure était comme une rose de mai; tu sais nous en avons vu à l'hôpital, des roses de mai. Il y a une dame qui en a apporté.

— Moi je voudrais bien mieux qu'elle m'eût donné à manger, dit
Charlot d'un ton de mécontentement.

— Mais avec dix sous nous aurons beaucoup à manger, Charlot.

— Alors achète-moi un gâteau.

— Non, il vaut mieux aller d'abord dire à madame Perlet que nous sommes revenus et elle nous dira ce que nous pouvons acheter avec tout cet argent. Tu sais, Charlot, les gâteaux ne sont pas si bons pour toi que le pain et le lait, ou peut-être un petit morceau de viande… ajouta la sage Petite mère dont les ambitions grandissaient à mesure qu'elle réfléchissait à tout ce qu'elle pourrait avoir avec sa nouvelle richesse.

De temps en temps elle mettait sa main dans sa poche pour s'assurer que la pièce de cinquante centimes ne s'était pas envolée, mais le noeud au mouchoir était fait solidement et elle la retrouvait toujours à sa place.

Nous allons laisser les deux enfants suivre le chemin qui les ramène à la maison, pour rejoindre la petite Edith et sa mère.

— Leur as-tu donné les sous? demanda celle-ci au bout d'un moment, car la rencontre de son amie lui avait fait oublier l'incident.

— Non, maman.

— Et pourquoi?

— C'est qu'ils ne mendient pas. On ne donne des sous qu'à ceux qui mendient, n'est-ce pas?

— Sans doute.

— Alors je leur ai donné ma pièce.

— Ta pièce?… Que veux-tu dire?

— Celle que tu m'avais donnée hier, maman.

— Edith!… s'écria la mère s'arrêtant court et regardant en face la petite fille, tu n'as pas donné ta pièce de dix francs?…

Edith regarda sa mère, sans s'émouvoir et répondit:

— Mais si, maman. Ils ne sont pas des mendiants, la petite fille me l'a dit.

— Mais alors pourquoi la lui donner?

— Maman, tu m'avais dit que tu me la donnais pour me faire plaisir…

— Sans doute, pour t'acheter quelque chose qui t'aurait fait plaisir…

— Eh bien, maman, cela m'a fait plaisir de la donner.

— Mais, mon enfant, c'est une action déraisonnable. On donne des sous dans la rue, on ne donne pas des pièces d'or.

— Je donnerai des sous aux mendiants; mais à cette petite fille j'ai donné ma pièce d'or, parce que je l'aime.

— Comment peux-tu l'aimer? tu ne la connais pas.

— Oh! cela ne fait rien. Elle est si pâle et si maigre, et elle a l'air si gentil! J'ai oublié de lui demander son nom. Quel malheur! je ne saurai pas quel nom lui donner quand je penserai à elle. Eh bien, je l'appellerai Fleurette. C'est un joli nom, n'est-ce pas, maman?

— Tu l'auras bien vite oubliée, ma fille.

— Oh! non, je t'assure que je ne l'oublierai pas et quand je la rencontrerai je la reconnaîtrai tout de suite et je l'embrasserai encore.

— Comment, encore? est-ce que tu l'as donc embrassée?…

— Mais oui, maman. Ce n'est pas mal n'est-ce pas?

— C'est absurde, mon enfant. Embrasser une petite fille de la rue, déguenillée, sale sans doute.

— Non, maman, pas sale. Elle était très propre et son petit frère aussi. Elle a une jolie petite figure, toute pâle et si douce!… Oh! maman, tu ne l'as pas regardée, sans cela tu l'aimerais.

— Quelle singulière petite fille tu es, Edith, dit madame Grandville, on ne sait où tu prends tes idées. Nous voilà arrivées un peu en retard, je le crains. Montons vite et tâche d'oublier ta nouvelle amie.

Madame Grandville conduisait sa fille à un cours à la mode où toutes les jeunes filles se rendent en grande toilette, à peu près comme Edith elle-même. Elle était une des élèves favorites, car outre qu'elle avait assez d'intelligence et de désir d'apprendre pour faire honneur à ses maîtres, on ne pouvait s'empêcher de l'aimer pour elle-même.

Jamais peut-être, sans être précisément une princesse, une enfant n'avait été placée dans une situation mieux faite pour la gâter et l'enorgueillir que ne l'était Edith Grandville. Fille unique de parents très riches elle avait été toujours, non seulement aimée, mais admirée, et l'admiration est une nourriture malsaine pour les petits comme pour les grands. Jamais on ne l'avait punie, et lorsqu'on la reprenait c'était avec tant de douceur et de tendresse que son petit coeur ne pouvait être ni froissé ni attristé. Elle avait eu bien peu de désirs qui ne fussent satisfaits. A part quelques petites maladies que les soins de sa mère transformaient presque en plaisirs, elle ne savait ce que c'est que de souffrir. Elle n'avait jamais vu autour d'elle que des visages souriants, jamais entendu que des paroles affectueuses et enjouées.

Chose étrange, chose bien rare et presque contre nature, car Edith était gâtée en ce sens qu'il lui semblait naturel d'avoir tout ce qu'elle désirait, elle n'était pas égoïste. Il ne lui venait pas à l'esprit qu'une de ses volontés pût être contrariée, mais elle voulait rendre les autres heureux autour d'elle tout autant qu'être heureuse elle-même. Ses dispositions naturelles étaient si aimables qu'elle s'oubliait même souvent pour les autres, et lorsque le soir elle faisait sa prière, son coeur débordait d'amour pour les siens, de reconnaissance envers Dieu qui lui avait donné tant de bonheur, et de pitié pour ceux dont la vie n'était pas douce comme la sienne. Sa mère aurait voulu lui laisser ignorer qu'il y a des malheureux, mais Edith n'était pas de ceux qui passent, sans rien voir et sans rien comprendre, au milieu des misères humaines. Toute petite elle avait eu pitié de l'aveugle qui mendie sous une porte cochère, du pauvre chien affamé, et elle savait reconnaître sur les traits des enfants qu'elle rencontrait dans la rue, les traces de la souffrance et de la faim. Elle avait pour cela les yeux pénétrants de l'amour.

Sa mère l'emmenait de préférence dans les beaux quartiers où l'on rencontre moins de misère, et où l'on peut plus facilement les oublier; mais dans une grande ville, où ne rencontre-t-on pas la souffrance?

Tout en regardant sa fille au milieu de ses compagnes, madame Grandville pensait à ce qui venait de se passer, et se demandait comment les autres mères jugeraient une action aussi extravagante. Donner dix francs et un baiser à une petite mendiante — car elle persistait à appeler ainsi notre pauvre Petite mère — c'était la plus étrange des étranges idées de sa fille. Madame Grandville était bonne et charitable dans le sens ordinaire du mot: elle ne passait guère à côté d'une main tendue sans y mettre son obole, et elle s'occupait de beaucoup d'oeuvres de bienfaisance, mais elle n'avait pourtant rien en elle qui ressemblât aux élans d'amour de son enfant. Elle s'en étonnait, s'en inquiétait; elle y voyait pour l'avenir une source de souffrance.

— Avec l'âge elle s'en guérira peut-être, pensait-elle: il faut qu'elle soit beaucoup avec d'autres enfants, c'est ce qu'il y a de mieux pour elle. Sans cela, étant seule avec de grandes personnes, elle pourrait devenir un peu étrange.

La leçon venait de finir, un joyeux éclat de rire d'Edith tira sa mère de sa méditation et lui sembla comme une réponse à sa pensée. Les petites élèves du cours sortirent ensemble et s'éparpillèrent comme un essaim de gais papillons. Edith marcha quelques moments avec des amies qui suivaient le même chemin, puis elle se retrouva seule avec sa maman à l'endroit même où deux heures auparavant elle s'était arrêtée pour parler à Petite mère.

— C'est là qu'était Fleurette, dit-elle; je voudrais bien qu'elle y fût encore, mais nous la retrouverons bien sûr un jour.

— Ce n'est pas probable, mon enfant. Ces petites mendiantes, ça erre dans tout Paris; ces enfants-là n'ont souvent aucune demeure fixe.

— Oh! les pauvres petits!… Mais pourquoi leurs parents ne prennent-ils pas soin d'eux? Tu ne me laisserais pas errer dans tout Paris, maman?

— Non, certainement, reprit madame Grandville en serrant la petite main qu'elle tenait dans la sienne, mais c'est bien différent. Les parents de ces pauvres enfants travaillent tout le jour, ou peut-être mendient eux-mêmes. Et puis, tu comprends, ils n'ont pas les mêmes habitudes et les mêmes idées que nous.

— Je ne comprends pas, maman; ils aiment aussi leurs enfants, n'est-ce pas?

— Oui, mais ils ne peuvent pas les soigner comme nous; ils ne les aiment pas tout à fait de la même manière: ils sont habitués à les négliger et à les voir souffrir.

— Maman, reprit Edith, après un moment de réflexion, est-ce que tu pourrais t'habituer à me voir souffrir?

— Non, ma chérie, certainement pas. Cela me déchirerait le coeur.

— Pourtant, s'il le fallait?…

— Ah! s'il le fallait!… mais je ne m'y habituerais jamais.

— Peut-être qu'ils se n'y habituent pas non plus, mais qu'il faut le supporter, dit l'enfant d'un petit air réfléchi. Oh! maman, si j'étais le bon Dieu je n'aurais pas fait des pauvres. J'aurais voulu que tous les enfants fussent heureux.

— Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre, répondit madame Grandville qui ne pouvait pas expliquer à sa fille que le bon Dieu n'a pas fait les pauvres, mais que la pauvreté est le résultat de l'égoïsme, de la paresse, de la maladie, en un mot du mal qui règne sous tant de formes diverses dans le monde.

— Ah! oui, dit Edith avec un profond soupir. Mais plus tard je comprendrai et alors je tâcherai qu'il n'y ait plus de pauvres.

— Ma pauvre chérie, tu auras bien à faire; mais ne pense plus à tout cela, et va vite demander à ta bonne de te donner ton goûter.

Lorsque ce soir-là Edith fut dans le petit lit tout entouré de mousseline blanche qui faisait ressortir la jolie tenture de sa chambre bleue, et que sa mère vint l'embrasser, elle lui dit en passant ses deux bras autour de son cou:

— Maman, tu n'es pas fâchée de ce que j'ai donné ma pièce de dix francs?

— Fâchée?… non, ma chérie, mais je voudrais que tu devinsses plus raisonnable.

— Alors, maman, le Seigneur Jésus n'était pas raisonnable…

— Que veux-tu dire, mon enfant?

— Mais, maman, il l'a dit: Tout ce que vous voulez que les autres vous fassent, faites-le-leur aussi de même. Eh bien, moi, si j'étais comme Fleurette, je voudrais bien qu'on me donnât une pièce de dix francs.

— C'est vrai, mais vois-tu, ma fille, tu ne peux pas encore juger par toi-même de toutes ces choses. Tu auras peut-être fait beaucoup de mal à cette petite fille en lui donnant tant d'argent.

— Beaucoup de mal… Comment cela peut-il lui faire du mal?

— Elle en fera peut-être un mauvais usage.

— Mais, maman, tu me l'avais bien donnée à moi! Cela ne m'a pas fait de mal.

— C'est bien différent. Elle n'est pas habituée à avoir de l'argent et elle n'a peut-être personne pour la conseiller.

Edith était toute pensive.

— Maman, au moins je ne lui ai pas fait de mal en l'embrassant?…

— Non, sans doute.

— Eh bien, une autre fois je ne lui donnerai qu'un baiser.

XII

Petite mère et Charlot avaient marché lentement. Il faisait chaud, et puis Charlot avait mille choses à dire sur l'emploi des cinquante centimes en or. Ne pourrait-on pas acheter du pain et du lait, et de la viande, et du chocolat?… et peut-être encore des souliers?… Les siens laissaient entrer les petites pierres et cela lui faisait bien mal… Petite mère secouait sagement la tête: elle ne pensait pas qu'on pût avoir tant de choses, mais elle avait cependant une vague idée qu'une pièce de dix sous en or valait plus qu'une pièce de dix sous ordinaire. Tout en marchant lentement, et en se trompant de chemin une ou deux fois, ils arrivèrent pourtant.

La loge était pleine; plusieurs voisines s'y étaient réfugiées, car il commençait à pleuvoir et nos deux enfants rentrèrent à peine à temps pour échapper à l'orage qui avait menacé tout le jour. Madame Perlet causait avec ses locataires de l'injustice dont elle et son mari étaient l'objet de la part du propriétaire; tout le monde s'accordait à condamner la conduite de celui-ci.

— C'est bien triste pour vous, disait une femme d'une physionomie douce, et ce n'est pas gai non plus pour nous autres locataires, car nous avions de braves concierges, obligeants et bien honnêtes, et Dieu sait ce qu'on nous donnera à la place.

— Je ne dis pas, reprit une autre, que vous n'ayez pas été quelquefois un peu exigeante pour le terme, madame Perlet, mais vous n'auriez pas voulu nous faire mettre à la porte pour un petit retard, tandis qu'avec ceux que nous aurons… Je vois ça d'ici. Le propriétaire les a choisis exprès parce qu'ils sont durs. Sans ça il vous aurait laissée dans votre place, car quel mal lui avez-vous fait, à cet homme? Ils nous mettront à la rue le plus vite possible. Allons, nous avions sans doute la vie encore trop douce; nous en verrons de dures d'ici à quelque temps…

La locataire, après avoir exprimé ainsi ses noires prévisions, prit un lourd paquet qu'elle avait déposé sur le carreau et allait quitter la loge, lorsqu'un mot de Charlot lui fit dresser l'oreille.

— Madame Perlet, disait le petit garçon en tirant celle-ci par sa robe pour attirer son attention, vous ne savez pas?… Petite mère a une pièce de dix sous en or?

— Que veux-tu dire, petit? répondit la concierge, qu'est-ce que c'est qu'une pièce de dix sous en or?

— Oh! c'est si joli… c'est tout jaune et ça brille! C'est une belle petite dame qui la lui a donnée. Montre-la, Petite mère.

Petite mère tira son mouchoir de sa poche, en défit soigneusement le noeud, et montra aux regards étonnés des assistants une jolie pièce d'or toute neuve.

— Mais c'est une pièce de dix francs! s'écria madame Perlet. Où est-ce que ces enfants ont pu la prendre?…

— Je vous dis que c'est la belle petite dame qui l'a donnée, cria Charlot.

— Quelle petite dame?

— Elle était dans la rue, elle est venue vers nous, elle a donné cette belle pièce de dix sous à Petite mère, elle l'a embrassée, et ensuite elle est partie.

— Tu ne la connaissais pas? demanda madame Perlet en s'adressant à la petite fille.

— Non, répondit celle-ci.

— Où l'as-tu rencontrée?

— Je ne sais pas… dans une rue.

— Et tu lui as demandé l'aumône?

— Oh! non, je ne lui ai rien demandé.

— Ca n'est pas croyable, dit une des voisines.

— Ca me fait l'effet d'une histoire, ajouta une autre.

Cette bonne fortune des deux pauvres enfants avait tourné les esprits à la malveillance. Petite mère le sentait vaguement et paraissait plus timide encore que de coutume.

— Allons, dit madame Perlet, c'est sans doute quelqu'un qui a cru donner une pièce de monnaie, mais le bon Dieu l'aura permis pour venir en aide à ces enfants. Si vous aviez vu comme moi leur père, dans l'état où il est, vous auriez pitié d'eux.

Les voisine continuaient à secouer la tête et à chuchoter entre elles!

— Ecoutez, dit la concierge, ce n'est pas pour vous fâcher, mais vous devriez voir d'un coup d'oeil que ces enfants sont honnêtes et ne peuvent pas même deviner vos mauvaises idées; quant à moi je suis sûre qu'ils disent vrai.

Les voisines, un peu offensées de ce discours, sortirent sans
répondre et continuèrent leur conversation dans l'escalier.
Lorsque madame Perlet fut seule avec les enfants, elle regarda
Petite mère dans les yeux et lui demanda:

— C'est bien vrai, ce que vous avez raconté?

— Oui, répondit-elle sans hésiter.

— Dis-moi bien maintenant comment cela s'est passé.

Petite mère refit d'une manière plus détaillée le récit de son frère. Madame Perlet comprit que la "belle petite dame" était une enfant.

— Il y en a comme ça de ces riches, dit-elle à son mari qui était dans l'arrière-loge occupé, faute d'autre ouvrage, à réparer les chaussures de ses enfants, il y en a qui donnent sans compter, par caprice. Peut-être qu'elle ne s'est pas trompée.

— Si on la retrouvait on le lui demanderait, répondit le cordonnier, mais… allez-moi retrouver dans Paris quelqu'un dont on ne sait pas le nom!…

— En attendant, reprit la femme s'adressant de nouveau à Petite mère, tu feras bien de me confier ta pièce de dix sous, comme tu l'appelles, et je t'achèterai tous les jours du pain, du lait, des haricots… enfin de quoi vous nourrir tous les deux.

— Et des souliers?… dit Charlot en montrant les siens.

— Oh! des souliers!… il faudrait plus que cela pour vous en acheter à tous deux. Ceux de ta soeur sont encore plus mauvais que les tiens, mais il n'y a pas moyen d'y penser. Sais-tu ce que tu pourrais faire, Perlet? — les leur réparer, et nous prendrions sur les dix francs de quoi te payer ta peine. Ce serait toujours ça.

— Prendre l'argent de ces pauvres petits!… Tu n'y penses pas, madame Perlet!… Je leur réparerai leurs chaussures après celles des enfants. Ca ne me coûtera rien, j'ai encore des morceaux de cuir et mon temps n'est pas bien précieux maintenant. Je leur ferai ça un de ces soirs quand ils seront couchés. — Mais dis donc, madame Perlet, qu'est-ce que tu vas faire de leur argent.

— Je vois bien que tu as peur que je ne le prenne pour les nôtres, mais sois tranquille, je sais bien que ça ne leur profiterait pas. Je leur achèterai pour cinquante centimes par jour: ça leur en durera vingt, et peut-être qu'au bout de ce temps le père sera guéri, car il paraît qu'il y a de l'espoir. Avec cinquante centimes ils auront une livre de pain, deux sous de lait et quatre sous de légumes secs que je leur ferai cuire; ils ne mourront pas de faim. C'est une bonne idée qu'elle a eue là, cette belle petite dame.

— Ah! elle était bien belle! dit Charlot qui suivait attentivement la conversation; elle avait de beaux cheveux d'or et une robe toute blanche…

— C'était peut-être une princesse, dit madame Perlet; pour les princesses une pièce d'or c'est comme un sou pour d'autres.

— Bah! dit le cordonnier, les princesses ne courent pas les rues. La pièce d'or est là; c'est l'essentiel. Ne nous occupons pas du reste.

Quand la nuit vint, les deux enfants étaient dans leur chambre, et sur la table que Petite mère nettoyait si bien quoiqu'on ne la salît guère, on voyait un gros morceau de pain et une tasse de lait. C'était le déjeuner du lendemain, car la bonne madame Perlet leur avait donné une assiettée de soupe avant de les faire monter. Charlot regardait ces provisions d'un air très-tendre; il proposa à sa soeur d'en goûter "un tout petit peu". Mais celle-ci, prévoyante et raisonnable, savait bien qu'il n'y en avait pas trop pour le lendemain. Elle savait aussi que si l'on y goûtait "seulement un tout petit peu", comme disait son frère, il était probable que tout y passerait. Elle prit donc le lait et le pain et, montant avec précaution sur la chaise sans dossier, elle plaça les précieuses provisions sur une planche, à l'abri même des regards de convoitise du petit garçon.

Celui-ci soupira et se soumit.

— Petite mère, demanda-t-il en se déshabillant pour se mettre au lit, crois-tu que la belle petite dame a tous les jours du pain et du lait tant qu'elle en veut?

— Je crois qu'oui, répondit Petite mère d'un air réfléchi, et peut-être encore d'autres choses.

— Quoi donc? demanda Charlot, s'arrêtant et fixant sur sa soeur des yeux pleins d'une ardente curiosité.

— Oh! je ne sais pas. Peut-être qu'elle a tous les jours de la viande, et des pommes de terre, et des gâteaux, et du chocolat!..

Charlot soupira encore; il pensait que c'était un sort bien heureux et qu'il voudrait que ce fût aussi le sien.

— Te rappelles-tu, demanda-t-il, quand le père nous a donné du chocolat?…

— Oh! oui, c'était bien bon. Maintenant que nous avons tant d'argent je veux t'en acheter pour deux sous.

— Demain, dès que nous serons levés!… dit Charlot.

— Oui, si madame Perlet veut nous donner l'argent; mais, tu sais, le matin elle n'est pas si bonne que l'après-midi; il vaudrait peut-être mieux le lui demander l'après-midi.

Un troisième soupir. Charlot était dans une disposition de douceur et de soumission tout à fait extraordinaire; ce qu'il avait vu dans la journée l'avait rendu sérieux.

— Charlot, dit Petite mère lorsqu'il fut couché, tu sais que la bonne soeur a dit qu'il faut prier pour que le père se guérisse.

— Je ne sais pas, répondit le petit homme à moitié endormi: qu'est-ce que c'est que prier?

— C'est demander au bon Dieu… Peut-être qu'il faudrait aussi le remercier pour la pièce d'or.

— Non, puisque c'est la petite dame qui l'a donnée.

— Madame Perlet a dit que c'est peut-être le bon Dieu qui l'a voulu afin que nous ayons du pain jusqu'à ce que notre papa soit guéri. Alors, tu comprends, il faut lui dire merci.

Le petit garçon ne répondit pas; cela ne lui paraissait pas clair du tout.

— Charlot, ne veux-tu pas prier pour que le pauvre père soit guéri quand nous irons le voir dimanche?

Une vision de la figure immobile et rigide qu'il avait vue passa devant les yeux fermés de l'enfant. Il murmura:

— Je ne veux pas aller le voir… Ca me fait peur…

— Oh! Charlot, notre pauvre papa! tu veux bien venir avec moi voir si le bon Dieu l'a guéri?

Mais Charlot dormait et Petite mère fit toute seule sa prière.

XIII

Madame Nanette monta le lendemain sur sa charrette chargée de bidons plus tôt que de coutume. Elle n'avait pas ce jour-là sa bonne figure souriante; elle était soucieuse et préoccupée. Pendant tout le trajet elle ne prononça pas une parole et ne regarda pas autour d'elle. C'est que madame Nanette avait un gros poids sur le coeur.

Arrivée devant la boutique du fruitier, elle descendit lentement de son siége et entra, ce qui n'était pas sa coutume.

— Vous êtes bien matinale aujourd'hui, madame Nanette, dit le fruitier en venant au devant d'elle.

— J'ai à vous parler, répondit brusquement la laitière. Vous savez, ces petits enfants que j'ai ramenés hier matin?…

— Oui, après?

— Connaissez-vous leur adresse?

— Non… et pourtant ils me l'ont dite. Attendez, n'était-ce pas?… Je ne puis me rappeler la rue, mais c'était près d'ici. Avez-vous absolument besoin de cette adresse?

— Oui, il me la faut tout de suite; ces malheureux enfants ont volé, la petite fille au moins, car le petit garçon est bien jeune. Cela paraît certain.

— Que vous avais-je dit? s'écria le fruitier d'un air triomphant. Ces enfants-là, c'est de la canaille, de la canaille en herbe, j'ai vu ça tout de suite. Qu'est-ce qu'ils ont pris?

— La jeune fille qui les a reçus pour passer la nuit avait au cou une croix en or qu'ils ont beaucoup admirée. Elle ne l'a pas retrouvée après qu'ils étaient partis. Elle a cherché partout.

— Ca ne demandait pas beaucoup de réflexion pour savoir que la petite drôlesse l'avait emportée; c'est futé comme des renards, ces petits va-nu-pieds. Je l'ai bien su voir tout de suite, que ce n'était rien de bon.

— Eh bien, moi, j'aurais mis ma main au feu que cette petite était honnête, dit madame Nanette, qui ne pouvait s'empêcher de trouver que le fruitier prenait un peu trop de plaisir à voir ses soupçons confirmés; elle avait une figure si douce.

— Une petite figure d'hypocrite… Mais comment faire pour avoir cette adresse? Tenez! je me souviens maintenant que, en descendant la rue, ils ont parlé au grand agent de police… Sans doute qu'ils lui ont demandé leur chemin. Le voilà justement en face sur l'autre trottoir, je vais l'appeler.

Le grand agent de police vint aussitôt. Il se souvenait bien des enfants qui s'étaient jetés dans ses jambes et qu'il avait regardés de si haut, mais il eut un peu de peine à retrouver le nom de la rue. Quant au numéro il ne se le rappelait plus du tout, mais la rue n'était pas si longue et les deux pauvres petits y étaient sans doute connus.

Munie de ces renseignements, madame Nanette continua sa tournée; elle avait l'air de plus en plus sombre. Ce matin-là elle n'eut pas le moindre sourire pour ses pratiques, tout au plus la politesse indispensable. On avait peine à la reconnaître.

C'est que madame Nanette avait bon coeur, et cela lui faisait beaucoup de peine de penser que la petite figure pâle et sérieuse, qui lui avait inspiré tant d'intérêt, était celle d'une voleuse et d'une hypocrite.

Sa tournée finie elle fit arrêter sa charrette à l'entrée de la rue que l'agent de police lui avait indiquée et, d'après sa description de nos deux pauvres petits, la première personne à qui elle s'adressa comprit sans difficulté de qui elle voulait parler.

— Eh! c'est Petite mère et son gros Charlot, dit la bonne dame qu'elle interrogeait. Tout le monde les connaît dans notre rue, les pauvres enfants. Tenez, c'est là à droite. Adressez-vous à la concierge, ils sont toujours fourrés chez elle.

Madame Nanette entra dans la loge où elle ne trouva que madame
Perlet et son mari.

— Vous voulez leur parler? dit la concierge, lorsque la visiteuse lui demanda les deux enfants, ils ne sont pas encore descendus. Attendez, je vais les appeler. Vous êtes sans doute une parente? C'est le bon Dieu qui bous envoie.

Madame Perlet la retint.

— Non, dit-elle, je ne leur suis rien. Est-ce que vous connaissez les parents de ces enfants?

— La mère est morte depuis longtemps, le père est à l'hôpital.

— Ils disaient qu'ils ne savaient pas où il était?…

— Oui, mais nous l'avons retrouvé depuis hier.

— Alors, ils n'ont au moins pas menti.

— Menti! et pourquoi auraient-ils menti, les pauvres innocents? C'est-il vous qui les avez pris chez vous avant-hier à la campagne?

— Non, mais c'est moi qui les ai ramenés. Leur père est-il un honnête homme?

— Il a l'air d'un bien honnête homme, mais nous ne le connaissons pas depuis longtemps.

— S'il est honnête, il sera bien malheureux d'apprendre que sa petite fille a volé.

— Volé!… s'écria la concierge.

— Oui, elle a volé dans la maison où on les a recueillis et où l'on a été si bon pour eux.

Alors elle raconta l'histoire de la croix d'or disparue.

Madame Perlet écoutait avec stupeur.

— Mon Dieu! s'écria-t-elle, voilà pourquoi elle avait une pièce de dix francs! Elle avait vendu la croix, la petite malheureuse!

Le sifflement particulier du cordonnier se fit entendre; c'était ainsi qu'il faisait en général comprendre à sa femme qu'elle avait fait une bêtise ou une maladresse, mais elle était trop préoccupée pour y faire attention.

— Voyons, dit-il, n'allons pas si vite. Rien n'est prouvé encore; je ne croirai pas facilement que cette Petite mère soit une voleuse, elle est trop bonne pour son petit frère. C'est admirable de voir comme elle s'oublie pour lui.

— Ah! dit madame Nanette, et si c'est pour lui qu'elle a volé?…

— On pourrait s'expliquer qu'elle prît pour lui un morceau de pain s'il avait faim… et encore je ne l'en crois pas capable… Mais un vol comme celui-là, je ne le croirai jamais.

Madame Perlet se sentait un peu rassurée par la ferme conviction de son mari.

— Mais cette croix qui a disparu, comment expliquez-vous cela? demanda madame Nanette, et justement après que la petite fille l'avait admirée.

— C'est vrai, répondit madame Perlet, et puis il y a la pièce d'or…

— Il faut l'appeler, dit le cordonnier, elle pourra sans doute s'expliquer.

Madame Perlet alla dans la rue et appela. Au bout de quelques minutes les enfants parurent se tenant la main. Charlot regarda d'un air curieux tout autour de lui; il s'était mis dans la tête qu'on les appelait ainsi pour leur donner le chocolat tant désiré. D'où serait-il venu? Il n'en savait rien. Il sentait seulement qu'il avait encore place dans son estomac pour l'accueillir, quoiqu'il eût, comme de coutume, absorbé une part très-considérable du déjeuner que nous savons; mais son regard inquisiteur ne rencontra rien, absolument rien qui pût confirmer cette espérance. Madame Nanette, M. et madame Perlet étaient tous les trois debout et graves. Sans s'en rendre bien compte, les deux enfants sentirent qu'il y avait quelque chose de particulier dans l'atmosphère. Ils reconnaissaient bien madame Nanette, mais comme elle ne leur disait rien, ils n'osèrent pas la saluer et se tinrent debout aussi devant ce redoutable groupe.

— Laissez-moi la questionner, dit le cordonnier.

— Petite mère, ma fille, continua-t-il avec un accent de bonté qui mit un peu au large le coeur de la pauvre enfant, dis-nous encore l'histoire de ta pièce d'or.

Ce n'était pas facile pourtant de répondre à une injonction comme celle-là. Petite mère resta muette, ne comprenant pas pourquoi elle devait redire ce qu'elle avait déjà dit.

— Dis-nous qui te l'a donnée, répéta le cordonnier d'un air encourageant.

— C'est la belle petite dame, cria Charlot avant que sa soeur pût ouvrir la bouche.

— Attends ton tour, mon garçon. Où as-tu rencontré cette belle petite dame, ma fille?

— Dans la rue, répondit Petite mère d'une voix mal assurée et d'un air si timide qu'elle avait vraiment les apparences d'une coupable.

— Dans quelle rue?

— Je ne sais pas.

— Comment était-elle habillée?

Petite mère répéta exactement sa description.

— Etait-elle seule?

— Non, avec une dame.

— C'était sa maman, interrompit Charlot.

— Et tu ne demandais rien?…

— Non.

— Alors comment se fait-il qu'elle ait eu l'idée de te donner?

— Je ne sais pas… Elle est venue vers moi pendant que sa maman causait avec une autre dame, et elle m'a demandé si je mendiais. J'ai dit non; alors elle m'a donné la belle pièce de cinquante centimes et elle m'a embrassée.

Au souvenir de ce baiser, la voix de Petite mère trembla un peu plus; elle croyait le sentir encore.

— Oui, dit Charlot, et alors elle s'est vite sauvée et nous ne l'avons plus revue.

— Voilà, dit madame Nanette, une histoire qui n'est guère probable. Je m'en vais te dire, moi, ce que tu as fait, petite menteuse! Tu as volé la croix d'or de cette bonne Sylvanie qui vous a fait du bien à ton frère et à toi; tu as été la vendre pour dix francs, et tu as inventé cette histoire absurde pour tromper les braves gens qui ont confiance en toi. Et maintenant tu me regardes avec de grands yeux étonnés, comme si tu ne savais pas tout cela mieux que moi; mais nous ne sommes pas si bêtes que tu crois et nous savons ce qui en est aussi bien que si tu nous le racontais toi-même. Une petite créature pas plus haute que ça qui sait déjà voler, mentir, tromper, c'est du gibier de prison! Allons, allons, pas de ces airs d'innocence!… tu ne trompes plus personne, ainsi c'est inutile.

Madame Nanette était tellement indignée de ce qu'elle croyait être l'hypocrisie de la pauvre enfant, qu'elle n'avait plus de pitié dans le coeur. Elle s'était attendue à trouver une petite fille coupable, mais honteuse de sa mauvaise action, et prête à tout avouer. Elle pensait que peut-être une enfant si jeune, et qui n'avait plus de mère, n'avait pu se rendre compte de ce qu'elle faisait en prenant ce qui ne lui appartenait pas; mais l'histoire si bien inventée de la pièce d'or, cette habileté, cette ruse, ces mensonges si bien combinés et qu'elle avait même appris à son petit frère, cet air d'étonnement qu'elle croyait joué, tout cela remplissait l'âme honnête de la fermière d'un tel dégoût, qu'elle n'avait plus qu'une pensée, faire partager aux autres ses sentiments d'indignation et voir traiter la malheureuse enfant avec le mépris qu'elle méritait.

— N'est-ce pas affreux? demanda-t-elle au concierge et à sa femme.

— Ah! oui, c'est affreux, répondit madame Perlet.

Mais le cordonnier prit la parole: Ce qui est affreux, dit-il, c'est qu'on puisse croire si facilement au mal. Je ne dis pas que la pauvre petite n'ait pas bien des choses contre elle, mais moi qui la connais un peu, je sais qu'elle a pour elle son bon caractère, sa bonne conduite, et son nom lui-même. Allons, Petite mère, ma fille, viens ici, ajouta le brave homme en l'attirant à lui, et dis-moi si tu sais de quoi on t'accuse.

Petite mère le regarda d'un air terrifié et suppliant. Il vit bien qu'elle n'avait pas entièrement compris.

— Cette dame dit que tu as pris la croix d'or de Sylvanie et que tu l'as vendue pour ta pièce d'or.

L'enfant resta muette. C'était si étrange qu'on pût croire une semblable chose.

— Tu l'as vue, cette croix d'or?

— Oui, elle me l'a mise au cou un petit moment.

— Qu'en as-tu fait?

— Je la lui ai rendue.

— Et quand tu es partie, où était-elle, la croix?

— Sylvanie ne l'avait pas au cou, répondit Petite mère, rassemblant ses souvenirs, je ne crois pas, au moins.

— Je crois bien qu'elle ne l'avait pas!… interrompit madame
Nanette.

— L'avais-tu revue le matin avant de partir?

— Non, répondit l'enfant dont la voix peu à peu se raffermissait.

— Tu nous dis bien la vérité?… Tu sais que Dieu t'entend.

En parlant ainsi le cordonnier regardait au fond de ses yeux limpides; il ne put s'empêcher de sourire en rencontrant son regard candide lorsqu'elle répondit:

— Oui.

En entendant ces paroles, Charlot jeta un coup d'oeil inquiet autour de lui: "Tu sais bien que Dieu t'entend," avait dit le cordonnier. Il fallait bien que ce fût vrai puisque tout le monde le disait. Dieu n'était donc pas dans le ballon, car il n'aurait pas pu entendre de si loin Petite mère qui parlait si bas. Où était-il donc?

— Eh bien, dit M. Perlet, c'est une singulière histoire, mais je suis convaincu — vous m'entendez, madame — que cette petite n'a rien fait de mal et qu'elle dit la vérité. Je ne puis pas vous forcer à le croire, mais souvenez-vous de ce que je dis. Un jour viendra où tout sera expliqué.

— Vous êtes facilement satisfait, répondit madame Nanette; je ne demanderais pas mieux que de le croire car cette petite m'avait pris le coeur; mais que voulez-vous? je ne peux pourtant pas dire qu'il fait nuit en plein midi, et je vous conseille tout de même de bien la surveiller.

Et madame Nanette sortit de la loge sans saluer personne. Elle craignait que tout le monde ne fût d'accord pour la tromper.

— Ecoute, madame Perlet, dit le cordonnier lorsqu'elle eut disparu, tu as confiance en moi, n'est-ce pas?

— Certainement… mais pourtant… Es-tu bien sûr? Tout cela est si singulier!… Nous ne connaissons pas beaucoup ces enfants.

— Il n'y a pas besoin de tant de connaissance. On voit bien vite si l'on a affaire à un bon petit coeur, et je suis sûr que celle-ci en a un où il n'y a pas plus place pour le mensonge que pour l'égoïsme. Voyons, ma bonne femme, j'ai plus fréquenté le monde que toi, et je te dis que cette petite-là est un trésor. Et maintenant, écoute-moi bien! Que personne dans la maison ne sache un mot de ce qui s'est passé ce matin! C'est heureux que je me sois trouvé ici. Au revoir, je m'en vais chercher de l'ouvrage.

— Et si tu n'en trouves pas?…

— Eh bien, j'en chercherai encore. Il faudra bien qu'il s'en trouve une fois. C'est déjà un soulagement de savoir que nous avons un logement assuré.

— Oui, mais il faut payer d'avance, et si tu ne travailles pas, ce n'est pas le dédommagement que le propriétaire nous accorde…

— Allons, allons, ne croasse pas!… Je vais peut-être avoir du travail aujourd'hui. Bien sûr qu'il y en a pour moi quelque part, il ne s'agit que de le trouver.

A peine M. Perlet était-il parti qu'une des locataires entra dans la loge que les enfants venaient aussi de quitter.

— Dites donc, madame Perlet, il y a eu du monde chez vous ce matin… Qu'est-ce qu'elle voulait donc, cette dame? Est-ce vrai, ce qu'on dit dans la maison que la petite au locataire du quatrième est une voleuse?…

— Qui vous l'a dit? demanda la concierge.

— Je n'en sais rien, tout le monde en parle.

La bonne dame se garda bien de dire que c'était elle qui avait entendu de la cour une partie de la scène qui avait eu lieu dans la loge, et qu'elle s'était hâtée de le colporter.

— Vous savez, ajouta-t-elle tout se redit…

— Oui, par ceux qui écoutent aux portes, répondit madame Perlet qui savait bien à qui elle avait affaire.

— Dites-moi ce qui en est, continua la voisine qui fit semblant de ne pas entendre afin de ne pas être obligée de se fâcher, et de ne pas perdre ainsi sa chance de savoir tous les détails de l'histoire.

— Il n'y a rien à dire. On s'était trompé, voilà tout.

— Vraiment? Cette dame a été convaincue?.. Elle avait l'air de bien mauvaise humeur en s'en allant.

— Ca m'est égal, qu'elle soit convaincue ou non, mon mari sait bien ce qui en est.

— Vraiment? On l'accuse donc d'un vol, cette petite?

— Puisque vous le savez, vous n'avez pas besoin de me questionner!

— Voyons, madame Perlet, vous feriez mieux de me dire tout, parce que, vous savez, on exagère… Il faut que je puisse raconter la vérité vraie.

Madame Perlet se rendit à ce raisonnement, et une demi-heure après l'histoire de Petite mère, de sa pièce d'or et de l'accusation portée contre elle, courait le voisinage. Bien peu doutaient qu'elle fût coupable: on aime mieux être crédule au mal qu'au bien, et puis il faut le reconnaître, les apparences étaient contre elle. On mettait bien une sorte de charité à dire en hochant la tête: Pauvre petite, c'est si jeune et ça n'a pas de mère. Ce n'est pas étonnant qu'elle tourne mal, mais faut-il qu'elle soit rusée pour avoir inventé une pareille histoire!…

Les enfants de la maison furent mis au courant lorsqu'ils revinrent de l'école, et je ne jurerais pas que quelques-uns d'entre eux n'aient pas envié à Petite mère son habileté à se procurer des pièces d'or, mais ils n'en étaient pas moins remplis d'une vertueuse indignation et ils se promirent de la lui faire sentir par tous les moyens en leur pouvoir.

C'est étonnant combien la triste aventure de la pauvre enfant excita autour d'elle, dans tous les coeurs, un sentiment de propre justice et d'intime satisfaction de ce que, sur elle seule dans la maison, pesait une telle honte. Il semblait que chacun eût monté d'un degré dans sa propre estime. Depuis longtemps il n'y avait eu autant d'animation, autant de fraternité dans cette pauvre maison. On s'abordait, on se réunissait pour causer tout en travaillant. Seule madame Charles, à qui son chat n'apportait pas les nouvelles, resta dans une ignorance complète de ce qui mettait tout ce petit monde en émoi.

XIV

Petite mère avait remonté les quatre étages suivie de Charlot qui tenait sa robe et s'accrochait à elle comme s'il avait peur. Il avait peur, en effet, mais de quoi?… Il n'aurait pu le dire, car il ne comprenait que bien vaguement de quoi il s'agissait. Petite mère s'assit sur sa chaise sans dossier, et se mit à réfléchir. Charlot s'était accroupi par terre tout près d'elle; suivant son ancienne habitude il appuyait sa tête sur ses genoux et levait vers elle des yeux inquiets.

— Petite mère, demanda-t-il, pourquoi pleures-tu? Est-ce qu'ils veulent te faire du mal?

— Oh! Charlot, répondit-elle, et elle ne put plus retenir ses sanglots, ils croient que j'ai volé!…

— Volé!… répéta le petit garçon pour qui ce mot avait un sens vague et terrible.

Il se souvenait que dans la maison qu'ils avaient habitée autrefois il y avait un jeune garçon que l'on appelait "le voleur", que l'on montrait au doigt et dont tout le monde s'éloignait. Ce malheureux enfant, que le mépris dont on l'accablait avait endurci plutôt qu'humilié, était la terreur des petits sur qui il se vengeait de la sévérité des grands. Charlot avait gardé de lui un souvenir plein d'effroi, car il lui donnait une taloche à chaque rencontre et il lui avait plus d'une fois enlevé son morceau de pain lorsqu'il le trouvait le mangeant seul dans l'escalier. Et maintenant c'était Petite mère qu'on accusait d'être une voleuse!… Il ne pouvait comprendre cela, c'était monstrueux…

— Mais tu n'as pas volé, toi?… dit-il

— Non, tu le sais bien, Charlot; je ne voudrais pas voler pour rien au monde. Comment est-ce qu'ils peuvent le croire?…

Sa pensée se perdait dans ce mystère; tout à coup il se fit un rayon de lumière.

— Oh! dit-elle, je sais maintenant!… je n'avais pas pu comprendre tout de suite. Oh! Charlot, si nous pouvions rencontrer encore la petite dame! Elle se souviendrait bien qu'elle m'a donné une pièce d'or… Alors on ne croirait plus que j'ai volé.

— J'irai la chercher, dit Charlot en se redressant.

— Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas elle demeure, ni moi non plus; nous l'avons rencontrée dans la rue, tu sais bien.

— J'irai dans la rue!…

Il allait ajouter: Quand je serai grand, mais il s'arrêta.
Peut-être serait-ce bien long d'attendre…

Petite mère regardait le ciel d'un air désolé.

— Si le père était ici, il dirait que je ne suis pas une voleuse et on le croirait, mais nous sommes tout seuls!…

Tout à coup elle se souvint des paroles du cordonnier, sa figure s'illumina.

— Monsieur Perlet ne l'a pas cru, lui, dit-elle. Il est bon; je l'aime beaucoup.

Cette pensée que quelqu'un dans la maison avait confiance en elle raffermit son courage. Elle essuya ses yeux et embrassa Charlot.

— Ah! dit celui-ci dont la figure s'illumina aussi, quand je serai grand je les battrai, ceux qui disent que tu es une voleuse, et même je les tuerai!…

— Oh! non, Charlot, tu ne voudrais tuer personne. Maintenant ne pensons plus à tout cela. Vois-tu, il fait beau, nous irons nous promener.

— J'ai faim, répondit le petit garçon revenant à sa préoccupation dominante.

— Déjà!… Oh! Charlot, tu sais bien pourquoi nous ne pouvons rien avoir avant midi, et je crois qu'il a sonné dix heures il y a un moment. Viens, sortons un peu, cela te fera oublier.

Ils descendirent. Au second étage une porte était entr'ouverte: une figure d'enfant parut dans l'ouverture, puis on entendit une voix qui disait:

— Mère, c'est elle!…

Et la mère répondit:

— Comment ose-t-elle se montrer? je te défends de lui parler, tu m'entends?…

Il était impossible que ces paroles, prononcées d'une voix haute et claire, ne parvinssent pas aux oreilles de Petite mère. Elle rougit, pâlit et hésita à passer; c'était d'elle qu'on parlait, elle en était sûre; mais Charlot n'avait pas entendu, ou il n'avait pas compris et il la tirait en avant.

Lorsqu'elle posa sa clef sur la table de la loge madame Perlet la prit sans la regarder et sans lui dire un mot. Petite père vit que le cordonnier était absent et s'éloigna bien vite.

Dans la rue une ou deux voisines vinrent sur le seuil de leurs boutiques et la regardèrent d'un air particulier. Petite mère n'y fit d'abord pas attention; elle ne pensait pas que sa réputation de voleuse se fût déjà répandue en dehors de la maison, mais elle entendit la fruitière dire à haute voix à une personne qui regardait par-dessus son épaule:

— Ca a des airs doux, timides… On ne sait plus à qui l'on peut se fier dans ce monde.

Alors Petite mère se hâta de tourner le coin de la première rue et elle essuya une grosse larme sans que Charlot s'en aperçût.

Ils marchèrent longtemps sans se rien dire, puis ayant atteint un boulevard ils s'assirent sur un banc. Une femme pauvrement vêtue y était établie avant eux, et deux enfants d'aussi misérable apparence que leur mère jouaient auprès d'elle, prenant la terre avec leurs mains et faisant des creux et des pâtés comme ils l'avaient vu faire à d'autres enfants avec des pelles en bois. La mère paraissait triste et abattue; elle regardait les enfants et soupirait de temps à autre. Pourtant lorsqu'elle vit que les deux petits s'amusaient, riaient en secouant leurs mains sales, et que le soleil avait mis un peu de couleur à leurs joues pâles, elle se mit à sourire et dit en caressant la tête du plus jeune:

— Nous sommes bien ici, n'est-ce pas, mon Georges?

Le petit ne répondit pas, mais l'aîné, qui venait d'ajouter une poignée de terre à son édifice, se retourna en disant:

— Nous resterons encore longtemps.

— Jusqu'à midi, répondit la mère, ce bon soleil me réchauffe et vous êtes mieux ici que dans notre chambre humide.

Petite mère avait remarqué que la pauvre femme était pâle et maigre à faire pitié; elle paraissait respirer avec peine, et comme le banc n'avait pas de dossier, sa taille se pliait en deux n'ayant pas la force de se soutenir. Elle était bien malade, il était facile de le voir.

Au bout d'un moment elle parut remarquer les deux enfants qui étaient venus s'asseoir à côté d'elle. Charlot suivait d'un oeil d'envie le jeu des deux petits, dont l'aîné était à peu près de sa taille mais moins vigoureux que lui.

— Veux-tu jouer avec eux? demanda la mère qui devinait son désir.

Quand il eut mis, comme les autres la main au pâté de terre, elle regarda plus attentivement sa soeur et fut frappée de son air chétif, qui faisait contraste avec la bonne mine du petit garçon, et de l'expression triste de son visage pâle.

— C'est ton frère? demanda-t-elle pour entrer en conversation.

— Oui, madame.

— Où est ta maman?

— Elle est morte, depuis bien longtemps…

— Pauvres petits!…

Petite mère ne s'étonnait plus de cette exclamation. Elle savait bien maintenant qu'ils étaient de "pauvres petits!"

— Et ton père?

— Il est bien malade à l'hôpital.

La pauvre femme ne dit rien, mais Petite mère vit bien qu'elle avait beaucoup de pitié pour eux. Elle savait que bientôt peut-être les deux petits enfants qui jouaient à ses pieds seraient, eux aussi, abandonnés.

Elle n'avait pas la force de parler beaucoup, et Petite mère n'était guère disposée à entretenir une conversation; outre sa timidité naturelle, elle avait sur le coeur un poids écrasant. Pourtant elle était heureuse d'être assise auprès de cette inconnue qui la regardait avec compassion; elle se sentait comme abritée et oubliait un peu les regards malveillants et les paroles dures qui lui avaient fait tant de mal. Et puis Charlot était content de jouer, et Petite mère aimait à le voir content. Le doux soleil de mai, traversant le maigre feuillage de l'arbre sous lequel elles étaient assises, réchauffait ces deux êtres souffrants, la pauvre mère minée par la maladie et le souci, et la frêle enfant qui ne connaissait guère de la vie que ses tristesses. Après l'angoisse qu'elle avait éprouvée le matin, Petite mère se sentait rafraîchie par ce voisinage doux et bienveillant. Hélas! ce sentiment de bien-être et de repos ne devait pas durer longtemps.

Deux jeunes filles passèrent en se donnant le bras, riant et causant très-haut comme pour attirer l'attention. Lorsqu'elle furent en face du banc, l'une d'elles s'arrêta brusquement en montrant Petite mère.

— Tiens! dit-elle, regarde, c'est la voleuse!

Puis s'adressant à la pauvre enfant, elle lui demanda, avec un ricanement grossier, si elle avait encore trouvé une pièce d'or, et si elle était contente de sa matinée, après quoi la saluant du nom de "mademoiselle la voleuse," elles s'éloignèrent.

Petite mère, tout effarée, reconnut deux jeunes filles qu'elle rencontrait souvent dans son escalier.

La pauvre femme, assise près d'elle, l'avait regardée d'un air d'étonnement et avait fait un mouvement instinctif pour s'éloigner d'elle; Petite mère avait baissé la tête et deux larmes coulaient le long de ses joues. La malade y vit un signe qu'elle était coupable; sa pitié, pour l'enfant sans mère qui avait pu être entraînée au mal par la misère et l'abandon, lutta dans son coeur avec l'horreur que lui inspirait une voleuse. Si elle avait été seule, la pitié l'eût emporté et elle aurait montré de l'intérêt à Petite mère; mais ses enfants… elle ne pouvait pas les laisser dans la société d'enfants vicieux. Elle se leva donc sans mot dire et voulut prendre les deux petits garçons par la main pour les éloigner, mais l'émotion lui avait ôté le peu de force qui lui restait; elle chancela et dut s'appuyer contre le tronc d'arbre. Petite mère courut à elle et la ramena au banc où elle la fit asseoir en appuyant sa tête contre son épaule. Au bout d'un moment la pauvre femme rouvrit les yeux et, repoussant l'enfant avec une sorte de violence, elle se redressa et respira avec effort.

— Laisse-moi, dit-elle, je me remettrai mieux toute seule.
Emmène ce petit! je ne veux pas qu'il joue avec mes enfants.

La petite fille se leva et emmena Charlot qui essaya de résister, mais se tut et obéit lorsqu'il eut jeté un regard sur la figure bouleversée de sa soeur.

Quelques pas plus loin, Petite mère, par une impulsion soudaine, lâcha sa main et revint près du banc.

— Madame, dit-elle à la malade qui la regardait d'un air étonné et sévère, je ne suis pas une voleuse, je vous assure que je ne le suis pas.

Avant que celle-ci eût pu répondre, Petite mère avait rejoint Charlot et s'en allait avec lui sans se retourner. Si elle en avait eu la force, la pauvre femme l'aurait suivie, l'aurait prise dans ses bras et lui aurait dit:

— Je te crois, ma fille. Non, tu n'es pas une voleuse.

Les paroles de Petite mère, son accent, son regard avaient porté la conviction dans son âme et elle la suivit longtemps des yeux.

Où aller maintenant? Petite mère était si lasse… Nulle part dans ce dédale de rues, dans cette fourmilière humaine elle ne pouvait trouver un asile, une protection… Ils errèrent encore un peu; car elle n'avait pas le courage de rentrer… De loin elle vit l'hôpital et le montra à Charlot.

— Vois-tu, dit-elle, c'est là qu'est le père, dans cette grande maison.

— Je ne veux pas y aller! cria le petit garçon qui frissonnait au souvenir de ce qu'il avait vu la veille.

— Nous ne pouvons pas y aller avant dimanche; peut-être qu'alors il sera guéri, Charlot. Il nous faut le demander au bon Dieu, la bonne soeur nous l'a dit.

— Mais, répondit le petit garçon, nous ne pouvons pas le lui demander puisque nous ne savons pas où il est.

— Vois-tu, Charlot, il est partout. Tu ne peux pas comprendre ça, ni moi non plus, mais Sylvanie l'a dit et monsieur Perlet aussi. Il voit tout… il entend tout.

Comme elle prononçait ces mots, sa figure s'illumina tout à coup…

— Mais alors, ajouta-t-elle, il sait que je n'ai pas volé la croix!… Il sait que je ne mens pas!… Oh! Charlot, quel bonheur!… peut-être qu'il le dira aux autres qui ne veulent pas le croire… Charlot, je suis si contente qu'il le sache.

Charlot ne partageait pas la joie de sa soeur; il ne pouvait absolument pas débrouiller ses idées sur ce sujet, et la pensée du ballon s'associait obstinément dans son esprit à celle de cet être mystérieux qui, disait-on, voyait tout, entendait tout, et que lui ne pouvait ni voir ni entendre nulle part.

Midi sonnait à toutes les églises et les enfants reprirent le chemin de la maison. La pensée qu'il y avait quelqu'un qui savait qu'elle n'était pas coupable donnait à Petite mère un courage tout nouveau pour braver les regards et la malveillance des voisins.

Lorsqu'ils arrivèrent à la loge, le déjeuner était servi. C'était un ragoût de pommes de terre avec quelques débris de viande qui était fort apprécié des enfants. Madame Perlet ne les regarda pas, elle était occupée d'un visiteur qui, debout, appuyé contre la commode, causait avec elle. C'était un des locataires.

— Vraiment, disait-elle, vous avez fait une pareille folie!… vingt francs pour voir ce que le moindre moineau peut voir tous les jours.

— Pardon, pardon, madame Perlet. Les moineaux ne montent pas si haut que ça. Je n'ai pas d'enfants, voyez-vous, et je gagne bien ma vie, je puis donc m'accorder de temps à autre une petite fantaisie. Eh bien, vrai, ça en valait la peine.

Pendant qu'il parlait, monsieur Perlet avait attiré Petite mère sans rien dire, et il la tenait serrée contre lui. Cette étreinte affectueuse donnait à la pauvre petite un sentiment délicieux de protection.

— Avec qui étiez-vous là dedans? demanda le cordonnier au voisin.

— Avec des messieurs et une dame, du beau monde, qui me regardait un peu de travers comme si mon argent ne valait pas le leur. Une fois dans les nuages je voudrais bien savoir si je ne pesais pas autant qu'eux. Ah! je ne me repens pas d'y être allé, vraiment, et je vais recommencer à économiser pour faire encore un voyage en ballon l'année prochaine.

Charlot écoutait de toutes ses oreilles. Quand il fut bien sûr d'avoir compris il prit la parole.

— Est-ce que le bon Dieu y était? demanda-t-il au voyageur en le tirant par sa manche.

— Où donc, mon petit ami?

— Dans le ballon…

— Mais non, pas que je sache; du moins pas plus qu'il n'est ici.
Pourquoi demandes-tu cela?

— Ah! dit Charlot avec un soupir, alors s'il n'est pas dans le ballon, je ne comprends pas où il peut être.

— Qu'est-ce qu'il veut dire? demanda le locataire étonné.

— Je croyais qu'il demeurait dans le ballon, reprit l'enfant d'un ton de complet découragement, et je voudrais tant le trouver parce que Petite mère dit qu'il sait qu'elle n'est pas un voleuse.

— Qu'est-ce qu'il veut dire? répéta le visiteur de plus en plus étonné, car il n'avait pas encore entendu parler de la triste histoire qui remplissait la maison.

— Il ne sait ce qu'il dit, répliqua M. Perlet. Allons, Charlot mon garçon, tais-toi et laisse-nous causer raisonnablement.

Charlot recula d'un pas, mais il ne pouvait renoncer à la parole sans une dernière question.

— Alors, dit-il, à quoi sert le ballon si le bon Dieu n'y demeure pas?

XV

Lorsque les enfants remontèrent dans leur chambre ils y trouvèrent un hôte inattendu: Charlot, le chat, avait repris le même chemin qui l'avait amené la première fois; il était sur le rebord de la fenêtre et miaula piteusement en les voyant. L'autre Charlot, implacable dans son ressentiment, voulut se jeter sur lui pour lui tirer la queue, mais Petite mère le retint.

— Non, non, dit-elle, tu le ferais sauver. Laisse-moi le prendre tout doucement. Je ne veux pas que tu lui fasses du mal, Charlot, il ne t'en a pas fait.

Le chat ne songeait point à se sauver: il se laissa prendre sans aucune difficulté mais, après avoir subi de bonne grâce quelques caresses, il sauta à terre et se dirigea vers la porte où il miaula jusqu'à ce que la petite fille la lui eût ouverte; alors il sortit, mais une fois dans le couloir il se retourna et regarda Petite mère en miaulant encore.

— Qu'est-ce qu'il a donc? demanda celle-ci; allons avec lui,
Charlot; on dirait qu'il veut nous montrer quelque chose.

Content de voir qu'on le comprenait enfin, le chat conduisit les enfants devant la porte de sa maîtresse. Là il regarda de nouveau Petite mère comme pour lui demander son secours. Elle frappa, n'osant ouvrir comme le chat semblait l'y inviter. Une voix faible répondit et Petite mère entra. Le chat, ayant réussi dans son entreprise, passa devant elle et, s'avançant d'un air calme et majestueux, il sauta à sa place accoutumée, mais le lit cette fois n'était pas vide.

— Ah! dit la vieille dame qui y était couchée la figure toute rouge de fièvre, vous voilà enfin! j'ai tant appelé que ma voix en est tout enrouée. Est-ce qu'on n'aurait pas pu deviner que j'étais malade en ne me voyant pas sortir de ma chambre?… Dans cette maison on ne s'inquiète pas plus de vous que si vous n'existiez pas. On peut mourir sans que personne y prenne garde.

Un peu effrayée de cet accueil, Petite mère s'approcha timidement en disant:

— Etes-vous malade, madame?

— Je le pense bien que je suis malade!… C'est facile à voir que je suis malade! Depuis hier matin que je suis clouée dans mon lit sans pouvoir me remuer!… C'est mon rhumatisme dans le dos, je souffre comme une misérable… Et mon pauvre chat qui n'a pas eu son lait hier ni ce matin, c'est encore ça qui me tourmente le plus.

A ce moment, apercevant Charlot derrière sa soeur, madame Charles fit une exclamation de mécontentement.

— Je ne veux pas que ce méchant garçon reste ici, dit-elle, il est capable de me tuer mon chat. Renvoie-le, petite!

— J'aime mieux m'en aller, répliqua Charlot, je n'ai pas du tout envie de rester avec vous, parce que vous êtes méchante.

— Oh! Charlot! dit Petite mère, tu ne dois pas parler ainsi. Va jouer dans la cour. Je t'appellerai quand j'aurai fini.

Charlot jeta un regard de haine sur le chat. Ne pourrait-il donc jamais se venger de son ennemi? Mais d'un autre côté il aimait réellement mieux quitter cette chambre, car notre Charlot avait toujours éprouvé peu de sympathie pour les malades, et l'humeur grondeuse de la vieille dame ne lui paraissait nullement agréable. Faisant donc un geste menaçant à l'adresse du chat qui, roulé en boule et confortablement assoupi, ne s'en aperçut pas, il s'en alla.

— A présent, dit la malade, tu vas d'abord m'arranger mon oreiller. Il me semble que j'ai une pierre sous la tête. Là, fais attention, petite. Tu l'ôteras tout doucement, tu le secoueras bien et puis tu me le remettras. Je puis me soulever un peu…

Petite mère se souvenait-elle encore de ce qu'il faut aux malades? Elle était si adroite dans ses mouvements et avait la main si légère, que la vieille dame ne lui fit aucun reproche et soupira de satisfaction lorsqu'elle put reposer sa tête sur un oreiller lisse et moelleux. L'abandon où elle était restée depuis deux jours l'avait irritée, mais au fond madame Charles était bonne et elle remercia l'enfant d'un ton plus doux.

— Tu sais mieux t'y prendre que je n'aurais cru, lui dit-elle.

Petite mère se sentit encouragée par ces paroles.

— Maintenant, ouvre le tiroir d'en haut de ma commode. Il y a dans le coin de droite, sous mes mouchoirs, un porte-monnaie?

Petite mère l'eut bientôt trouvé.

— Apporte-le-moi. Ouvre-le et prends-y deux gros sous: referme-le et mets-le sous mon oreiller. Tu vas aller me chercher mon lait. Prends la tasse avec toi.

En un clin d'oeil Petite mère l'eut découverte.

— N'en verse pas, et n'en bois pas une goutte! lui cria madame
Charles lorsqu'elle quitta la chambre.

En revenant de chez la fruitière la petite fille trouva Charlot sur l'escalier; il s'ennuyait sans elle, étant si accoutumé à ne pas la quitter. Ses yeux brillèrent lorsqu'il vit la tasse pleine d'un lait blanc et épais.

— Donne m'en une goutte, dit-il en se haussant pour l'atteindre.

— Non, Charlot, j'ai promis de n'y pas toucher, tu vas le renverser et alors qu'est-ce que je ferai?

— J'en veux, dit le petit garçon en faisant un mouvement si violent que la tasse faillit échapper aux mains de sa soeur.

— Oh! Charlot, que fais-tu? cria la pauvre petite.

Il était parvenu à lui faire baisser le bras et il avait bu une gorgée, mais l'accent suppliant de sa soeur l'arrêta.

— Charlot, c'est voler! disait-elle, ce lait n'est pas à nous.

Une voisine avait assisté sans qu'elle s'en doutât à cette petite scène, et regardant Petite mère d'un air méprisant, elle lui dit:

— Te voilà tout à coup bien sainte n'y touche. Mieux vaut encore voler une goutte de lait qu'une croix d'or.

— Vous êtes une méchante! cria Charlot en fermant ses deux petits poings avec colère, elle n'a pas volé la croix d'or, le bon Dieu le sait.

Petite mère montait en pleurant.

Arrivée auprès de madame Charles elle reçut ses instructions sur la quantité de lait qu'elle devait donner au chat.

— Tu n'y as pas touché? demanda la malade.

L'enfant hésita. Elle n'y avait pas touché elle-même, mais on y avait touché pourtant. Elle répondit que son petite frère avait voulu en boire une goutte.

— C'est un mauvais garçon, dit la malade: il ne faut pas le laisser entrer dans ma chambre.

— Il n'est pas méchant, répondit Petite mère, mais il est encore petit et il aime tant le lait…

Le chat était descendu du lit et suivait tous ses mouvements, de ses yeux demi-fermés, avec un intérêt qu'il parvenait mal à dissimuler. Son repas fut placé comme de coutume sur la table car, dit sa maîtresse, il en a l'habitude et il n'aime pas qu'on le dérange. Alors Petite mère dut faire le café de la malade, ranger sa chambre, épousseter les meubles. Elle s'en acquitta si bien que celle-ci en fut attendrie pour elle.

— As-tu mangé? lui demanda-t-elle lorsqu'elle fut sûre que le chat n'avait pas laissé une goutte de son lait.

Sur sa réponse affirmative la vieille dame chercha une bonne place sur son oreiller et s'assoupit. Minet était resté sur la table devant sa soucoupe bien léchée, filant d'un air de béatitude.

Petite mère ne savait que faire. Elle avait bien envie de rejoindre Charlot, mais elle craignait que la porte ne fît du bruit. Ce fut le chat qui vint à son secours; il voulut sortir et comme madame Charles avait fait fermer la fenêtre il alla miauler devant la porte. Sa maîtresse, sans se retourner, dit à demi-voix:

— Ouvre-lui!… Et Petite mère le suivit et entra un moment dans sa chambre.

Lorsqu'elle descendit dans la cour pour y chercher son frère, un vrai tumulte y régnait. Aidé des enfants du concierge, Charlot avait réussi à attraper son homonyme, puis on l'avait lâché après lui avoir attaché à la queue une pelle en fer battu qu'il traînait avec épouvante derrière lui; plus il courait, faisant mille tours et détours, plus la belle bondissait sur le pavé avec un tapage étourdissant. Le pauvre animal semblait affolé. Lui si lent et si majestueux dans ses allures, courait, sautait, tournait et retournait sur lui-même, par moments il avait presque des convulsions de rage et de terreur.

Une voisine regardait et riait tout en essayant de gronder.

Petite mère se précipita dans la loge en appelant madame Perlet; elle savait combien celle-ci avait le coeur tendre pour les animaux. Un moment après le chat était délivré, ses persécuteurs avaient reçu chacun un soufflet, et la concierge, toute tremblante d'indignation, leur déclarait que les enfants qui font souffrir les pauvres bêtes sans défense peuvent être assurés de périr sur l'échafaud. — Après cette exécution qui n'avait pris que deux minutes, madame Perlet monta auprès de la malade qui l'accueillit par des reproches.

— Sans cette petite fille que serai-je devenue? lui dit-elle. Je serais morte s'il m'avait fallu passer encore une journée sans aucun soin et une nuit avec la fenêtre entr'ouverte!… Oui, ce serait vraiment la mort pour une personne qui a des rhumatismes, même en été et vous savez si les nuits sont fraîches maintenant. Vous auriez bien pu vous inquiéter un peu de moi, madame Perlet, en ne me voyant pas descendre depuis avant-hier. Et mon pauvre chat qui n'avait rien mangé de tout ce temps!… S'il n'avait eu l'intelligence de pousser la fenêtre avec sa patte jusqu'à ce qu'il ait pu passer, nous serions encore dans cette belle situation.

— Le voilà que je vous le rapporte, votre chat, dit madame Perlet que ces reproches irritaient un peu. Sans moi il serait devenu enragé. Vous pouvez bien penser que j'ai autre chose à faire qu'à m'inquiéter de savoir si mes locataires descendent ou ne descendent pas; vous aurez du reste bientôt une autre concierge qui saura peut-être mieux s'y prendre que moi pour vous contenter.

— Ne vous fâchez pas, madame Perlet, reprit la malade avec plus de douceur. Si vous saviez ce que c'est que d'être là pendant plus de trente heures toute seule et sans pouvoir remuer, vous auriez plus de pitié.

— C'était bien pénible, sans doute, reprit la concierge adoucie à son tour, mais nous avons tous nos maux, madame Charles. Mon mari n'a pas encore trouvé d'ouvrage, et ça me ronge, voyez-vous.

— Faut avoir confiance en Dieu, madame Perlet.

— Oui, oui, sans doute, c'est comme pour vous, madame Charles. Il sait bien que vous êtes malade et ça ne vous empêche pas de souffrir, tout comme ça ne nous empêchera pas de mourir de faim.

— Eh bien, dit madame Charles, il m'a pourtant envoyé cette petite qui m'a très-bien soignée. C'est une enfant bien aimable et bien douce. Ah! que mon dos me fait mal, madame Perlet.

— Ecoutez, reprit la concierge après un moment d'hésitation, mon mari me gronderait s'il savait que je vous parle de ça, mais il faut pourtant que vous sachiez que cette petite fille n'est pas honnête. Méfiez-vous d'elle. C'est une menteuse et une voleuse.

— Comment! cette enfant si douce et si tranquille! En êtes-vous bien sûre, madame Perlet?

Celle-ci raconta l'histoire.

— Peut-être qu'on se trompe, dit la malade, mais je suis bien aise que vous me l'ayez dit, je me méfierai. Mon lit peut aller encore pour cette nuit, mais demain matin si vous pouvez venir le faire, je vous serai bien obligée, madame Perlet. Je me sens mieux; ce ne sera peut-être après tout qu'une petite crise.

— Je le souhaite pour vous, madame Charles; tenez je mets votre chat sur le lit. C'est lui qui a amené la petite, vous savez; il a bien mérité un peu de gâterie pour sa belle conduite. A revoir. Je monterai ce soir avant de me coucher.

Avant la nuit Petite mère frappa doucement à la porte. Elle s'acquitta avec intelligence des soins que la malade réclama d'elle et donna au chat sa seconde portion de lait, puis elle s'assit sur une petite chaise d'un air fatigué. Lorsque le chat eut fini son repas, sans se presser, il tourna sur lui-même avec une lenteur majestueuse, descendit de la table et vint s'établir sur les genoux de l'enfant qui se mit à le caresser doucement.

— Ecoute, dit madame Charles, sais-tu ce qu'on dit de toi, petite?…

— Oui, répondit l'enfant en baissant la tête.

— Est-ce vrai que tu es une voleuse?…

— Non, dit Petite mère, mais son accent n'avait pas de fermeté parce qu'elle savait qu'on ne la croyait pas.

— Ils ne veulent pas me croire, ajouta-t-elle d'un ton abattu.

— Eh bien, moi, je te crois, dit la vieille dame. Tu es bonne pour les bêtes et les bêtes t'aiment…, c'est un signe qui ne trompe pas. Et puis tu m'as dit la vérité aujourd'hui quand tu aurais pu me la cacher, je ne me méfierai pas de toi. Si je me trompe, tant pis. Va dire à madame Perlet que je n'ai pas besoin qu'elle monte ce soir, et reviens demain matin pour faire mon ménage.

Les yeux de Petite mère brillèrent, mais elle n'osa rien dire et se contenta de souhaiter à madame Charles une bonne nuit en posant doucement le chat sur son lit.

— Cette petite est la seule enfant que j'aie vue fermer une porte sans la frapper, se dit la malade lorsqu'elle fut sortie, et puis mon chat l'aime et se trouve bien avec elle, c'est une preuve certaine qu'elle n'a pas de méchanceté. Allons, bonsoir, Minet, nous allons dormir un peu tous les deux si ces malheureuses douleurs veulent bien me le permettre.

Le chat parut comprendre que sa maîtresse ne pouvait pas le caresser comme de coutume; il fit un pélerinage jusqu'à sa figure, et se frotta contre sa joue, après quoi il retourna à sa place accoutumée, et s'installa confortablement pour suivre ses instructions.

Le lendemain, madame Charles était mieux et put se lever un peu. Petite mère fut fidèle au rendez-vous, elle mit la chambre en ordre, alla chercher le lait et fit le café.

Charlot laissa passer la tasse pleine sans essayer d'y toucher pour son compte, mais comme Petite mère remontait en la portant il vit qu'elle était obligée de s'appuyer contre le mur tant elle était fatiguée. Il crut qu'elle avait faim; quel autre mal pouvait-il supposer? et il lui conseilla de boire une goutte de ce bon lait.

— Oh! non, répondit-elle, je n'ai pas du tout faim.

Et en effet, à dîner, elle ne put pas toucher à ses pommes de terre; toute l'après-midi elle resta assise sans bouger, se sentant tour à tour glacée et brûlante. Charlot voulait aller se promener et elle se leva pour le suivre, mais la tête lui tourna si fort qu'elle fut obligée de se rasseoir. Charlot grogna un peu, puis il alla jouer dans la cour, et lorsqu'il revint Petite mère était étendue sur le lit: elle lui fit place pour qu'il se couchât près d'elle.

— Comme tu as chaud! dit-il en sentant ses mains brûlantes, moi je n'ai pas chaud, il fait froid ce soir dans la cour.

— Tu n'as pas pris un rhume, mon Charlot? demanda la petite dont la sollicitude était toujours éveillée.

— Non, mais tu prends trop de place. Laisse-moi me mettre au fond, j'aime mieux ça, et donne-moi toute la couverture. Tu n'en as pas besoin, tu as si chaud.

Il s'enveloppa de son mieux et Petite mère que la fièvre agitait, se tint immobile pour ne pas l'empêcher de dormir. Au milieu de la nuit, elle se réveilla glacée et frissonnante, les membres lourds, la tête en feu.

— Qu'est-ce que deviendrait Charlot si j'allais être malade? se demanda-t-elle.

Mais elle ne s'appesantit pas sur cette pensée, et vers le matin elle dormit un peu.

XVI

On était au dimanche matin. Petite mère s'était levée, faible et brisée par sa mauvaise nuit, mais elle n'avait plus la fièvre et se croyait guérie. Elle fit son service auprès de madame Charles qui allait de mieux en mieux, alla chercher le lait de sa majesté fourrée, et en le rapportant dut s'asseoir trois fois dans l'escalier tant elle se sentait lasse. Personne ne s'aperçut qu'elle avait une petite figure pâle et étirée, qu'elle ne mangeait pas, qu'elle se traînait avec peine. Elle ne s'en étonna pas. Pauvre enfant sans mère, depuis longtemps elle ne savait plus ce que c'est que d'être l'objet d'une tendre sollicitude!

Il fallait faire la toilette de Charlot pour aller à l'hôpital, et le petit rebelle avait coutume de transformer cette cérémonie en une véritable épreuve pour la patience de sa soeur. Ce jour-là il fut particulièrement indocile, Petite mère, trop lasse pour lutter avec lui, s'assit sur le bord du lit et se mit à pleurer.

Charlot la regarda un peu surpris et presque repentant de l'avoir mise dans cet état, car il savait bien que Petite mère ne pleurait pas pour peu de chose.

— Voilà le quart qui sonne et tu n'es pas encore prêt, Charlot. Nous arriverons trop tard. Si le père est mieux il doit nous attendre.

— Mais s'il n'est pas mieux? dit Charlot. Ecoute! moi je ne veux pas le voir s'il est encore comme l'autre jour, ça me fait peur.

— Je suis bien sûre qu'il sera mieux, mon Charlot. Il nous reconnaîtra, il nous parlera peut-être. Oh! dépêchons-nous! Je voudrais déjà y être.

Et, ranimée par cette espérance, elle se leva, acheva la toilette du petit garçon qui ne résistait plus, et tous deux s'en allèrent la main dans la main, comme nous les avons vus tant de fois.

L'hôpital n'était pas bien loin, mais les forces de Petite mère furent vite épuisées. Elle dut s'arrêter plusieurs fois; il lui semblait que ses jambes étaient de plomb. Enfin ils parvinrent à l'entrée de la grande salle; la pauvre petite s'arrêta avec un battement de coeur. Si elle allait retrouver son père dans le même état où elle l'avait laissé? L'espérance qui l'avait soutenue jusque-là l'avait tout à coup abandonnée. Elle n'osait plus même regarder autour d'elle.

Mais le bonne soeur les avait reconnus; elle vint au-devant d'eux et les embrassa en disant:

— Remerciez le bon Dieu, mes enfants, votre père est mieux.

A ces mots, le coeur de Petite mère fit un grand saut dans sa poitrine. Elle suivit la soeur qui avait pris Charlot par la main.

Oui, le père était mieux. Il les vit et leur sourit; il caressa leurs têtes et leur parla même un peu; mais comme il était changé! Les yeux enfoncés, les joues creuses, la figure livide et une voix si faible qu'on l'entendait à peine. C'était lui pourtant, et Petite mère, qui tenait sa main dans les siennes, pleurait de joie. Charlot, lui, avait encore un peu peur de cette étrange figure; il la regardait avec de grands yeux effrayés et se tenait à distance; mais peu à peu le sentiment familier se réveilla, il lâcha la robe de Petite mère qu'il avait tenue serrée jusque-là, et se rapprocha du lit. Tous deux s'assirent et la soeur leur dit qu'ils resteraient longtemps pourvu qu'ils se tinssent bien tranquilles. Puis elle les quitta pour aller soigner ses autres malades.

Pendant un moment personne ne parla. Petite mère regardait en face d'elle et, dans le lit où était trois jours auparavant le malade qui lui avait demandé à boire, elle vit une autre figure. Où était-il? Elle parcourut des yeux tous les lits qu'elle pouvait voir et ne l'aperçut nulle part. Sans qu'elle se rendît bien compte de son impression, cela lui donna le frisson.

Tout à coup son père parla:

— Pauvre enfants, qui est-ce qui a pris soin de vous?

Petite mère répondit que M. et madame Perlet étaient bien bons pour eux.

— Oui, ajouta Charlot qui avait retrouvé sa langue en même temps que son assurance, et puis nous avons une pièce d'or, — et tu ne sais pas, père, ils disent que Petite mère a volé, mais ce n'est pas vrai.

Le père tressaillit en entendant ces paroles; il laissa aller la main de Petite mère et se tournant péniblement vers elle:

— Volé!… répéta-t-il, tu n'as pas volé, enfant?…

Et il la regardait dans les yeux.

— Non, non, père. Je n'ai pas volé.

— Mais comment est-ce qu'on peut le croire? Raconte-moi tout…

L'enfant raconta en quelques mots son histoire; le malade l'écoutait avec une attention intense; il lui fallait un effort pour vaincre sa faiblesse et suivre le récit de la petite fille; ses yeux caves étaient attachés sur elle avec une anxiété pénible à voir.

Quand elle eut fini il retomba en arrière en poussant un grand soupir.

Il ne savait que penser… Sans doute, Petite mère n'avait jamais menti… Mais son histoire était si extraordinaire, et puis elle n'avait jamais été au pas avant dans une si grande misère; la tentation avait pu être trop forte pour elle. Sa grande faiblesse l'empêchait de bien étreindre sa pensée et de tenir compte de tout pour juger. Il ne voyait rien bien clairement dans son esprit, mais on lui disait que tout le monde accusait Petite mère, et lui-même il n'avait pas la certitude qu'elle ne fût pas coupable.

Il laissa échapper un gémissement.

Petite mère comprit qu'il doutait d'elle.

— Père, dit-elle d'une voix pleine d'angoisse, tu me crois, n'est-ce pas?… dis que tu me crois!…

Il ne lui répondit pas.

Les paroles les plus dures n'auraient pas fait à la pauvre enfant plus de mal que ce silence.

— Père, dis que tu me crois! répéta-t-elle d'une voix déchirante.

Toujours le même silence. Le malade avait fermé les yeux: il se sentait trop faible pour penser, trop faible pour avoir une idée nette. Petite mère crut qu'il se trouvait mal et appela la soeur. Celle-ci vit son malade si faible et si agité qu'elle ne voulut pas permettre aux enfants de rester plus longtemps près de lui.

— Vous reviendrez jeudi, dit-elle, il sera alors plus fort et en état de vous voir: pour aujourd'hui c'est assez, il faut vous en aller, mes enfants. Ne t'afflige pas, ma fille, tu es toute tremblante. On dirait que tu as fait une maladie depuis jeudi. Viens avec moi, je te donnerai une goutte de vin pour que tu aies la force de t'en retourner.

Petite mère redescendit le grand escalier le coeur bien plus lourd que lorsqu'elle l'avait monté, et pourtant le père était mieux; il les avait regardés, il leur avait parlé… Mais il avait, lui aussi, pu croire qu'elle était une voleuse!… Oh! comment pouvait-il le croire? Son coeur se brisait en y pensant.

Et puis comme il était changé, comme il était faible! serait-il jamais de nouveau comme autrefois?… reviendrait-il à la maison? reprendrait-il son travail? et si même ils pouvaient recommencer la vie ensemble, seraient-ils encore heureux, puisqu'il n'avait plus confiance en elle?

Perdue dans ses pensées, Petite mère ne remarqua pas que Charlot lui avait fait prendre le chemin qu'ils avaient suivi l'autre fois, un chemin qui les éloignait un peu de la maison. On ne voyait pas le ballon, mais elle s'aperçut tout à coup qu'ils étaient revenus juste à la place où la "petite dame" les avait abordés. Epuisée, elle s'arrêta et s'assit sur une marche d'escalier.

— Ah! si seulement nous ne l'avions pas rencontrée! se dit-elle.

Charlot ne disait rien. Il avait bien reconnu l'endroit, et il regardait attentivement autour de lui comme pour graver tout ce qu'il voyait dans sa mémoire. Il avait un petit air raisonnable et réfléchi qui ne lui était pas habituel.

Que de temps il fallut pour retourner jusqu'à la maison! Que de fois les enfants s'assirent, tantôt sur un banc, lorsqu'ils en trouvaient, tantôt sur une marche dans une rue tranquille. Que de fois Petite mère pensa: Si j'avais seulement une goutte d'eau, j'ai si soif! Que de fois aussi elle s'appuya au mur pour ne pas tomber!… Elle était courageuse, la pauvre petite, dès que l'insupportable douleur qu'elle avait à la tête se calmait un peu elle rassemblait ses forces et se remettait à marcher. Arrivée dans sa chambre elle ne put pas se déshabiller et s'étendit sur le lit. Là elle se sentit un peu mieux. C'était un si grand soulagement d'être à la maison et de pouvoir se tenir tranquille! mais dès qu'elle faisait un mouvement il lui semblait que sa tête allait se fendre.

— Petite mère, dit Charlot au bout d'un moment, lève-toi, allons manger la soupe, j'ai faim.

— Vas-y seul, mon chéri; je voudrais tant dormir un peu.

— Non, il faut que tu viennes avec moi, répondit le petit garçon. Allons, lève-toi, tu es assez reposée maintenant.

Elle essaya de se lever, mais lorsqu'elle eut mis les pieds par terre, tout tournait autour d'elle.

— Je ne peux pas, Charlot, laisse-moi me recoucher. Je ne peux pas me tenir debout.

— Je veux que tu viennes, répéta le petit entêté.

Il la tira par le bras et Petite mère, qui n'avait pas la force de résister, tomba sur le plancher où elle resta sans mouvement.

Charlot l'appela, la tira, la secoua. Quand il vit qu'elle ne répondait pas, qu'elle ne remuait pas, qu'elle était toute froide, il prit peur et descendit l'escalier en poussant des cris.

Au premier étage, il rencontra madame Perlet et lui dit:

— Petite mère est morte!…

Lorsque la concierge entra dans la chambre elle cru un instant qu'il avait dit vrai, mais en soulevant l'enfant pour la mettre au lit, elle sentit que le pauvre petit coeur battait faiblement, et elle envoya le petit garçon chercher du vinaigre. Une demi-heure plus tard, l'enfant, revenue à elle, était déshabillée, couchée, réchauffée et assurait qu'elle n'avait plus aucun mal.

— Seulement un peu à la tête, mais ce n'est rien, disait-elle.

La bonne concierge l'embrassa en la quittant.

— Allons, dit-elle, tu seras toute guérie demain.

Petite mère leva sur elle ses yeux profonds en lui disant: Merci. Il y avait une interrogation suppliante dans ses yeux, mais madame Perlet ne la comprit pas. En voyant l'enfant si malade elle avait oublié l'accusation qui pesait sur elle, mais Petite mère en avait retrouvé le souvenir dès qu'elle avait repris conscience d'elle-même.

Au milieu de la nuit, Charlot fut réveillé en sursaut. Il faisait clair de lune et la fenêtre, sans volets et sans rideaux, laissait entrer à flots la lumière blanche et transparente. Petite mère, assise sur le lit, parlait et faisait des gestes. Charlot fut très-étonné de la voir ainsi, car sa voix était beaucoup plus haute que de coutume, et elle paraissait très-excitée.

— Charlot, disait-elle, ne leur dis pas que nous avons une pièce d'or, parce qu'ils diront que je l'ai volée. Cache-la bien. Le père croit aussi que je l'ai volée, le père aussi… le père aussi… Vois-tu! ils sont tous là… ils me montrent au doigt et ils disent: Voleuse, voleuse… Le chat sait que ce n'est pas vrai et il l'a dit à la vieille dame… Le bon Dieu aussi le sait, mais il ne veut pas le leur dire… Et je ne sais pas où il est… Oh! Charlot, il faut le trouver pour lui demander de le leur dire… Entends-tu, il faut le trouver!… Pourquoi est-ce que personne ne veut nous dire où il est?… Il faut le trouver.

Elle se tut un moment, puis se mit à gémir en disant:

— Oh! Charlot, ne me bats pas!… tu me fais tant de mal! ce n'est pas ma faute si je ne puis pas aller avec toi. Vois-tu, mes jambes sont en pierre maintenant et je ne peux pas marcher. Charlot, ne te mets pas en colère, je ne peux pas… je voudrais pouvoir te porter, mais je n'en ai pas la force.

— Mais je ne te fais pas de mal, cria Charlot stupéfait, je ne te bats pas, Petite mère, je ne veux pas que tu me portes… Nous sommes dans notre lit… Ne parle pas ainsi, tu me fais peur!…

Petite mère ne semblait pas le comprendre, mais elle se taisait lorsqu'il lui parlait.

Elle reprit d'une voix moins plaintive:

— Ah! voilà la chèvre; elle veut te donner des coups de corne. Charlot, sauve-toi!… On lui a mis la croix d'or au cou!… Vous voyez bien que je ne l'ai pas prise, la croix d'or, elle est au cou de la chèvre!

Et elle éclata de rire.

Charlot n'y comprenait rien. Il regardait tout autour de lui, avec une sorte d'effroi, s'attendant à voir ce que sa soeur voyait. Lorsqu'elle parla de la croix d'or au cou de la chèvre, il ne put s'empêcher de rire comme elle.

— Elle rêve, se dit-il, mais comme c'est drôle… elle a les yeux tout ouverts, et pourtant on dirait qu'elle ne voit pas. Petite mère, Petite mère, réveille-toi! Il n'y a pas de chèvre ici, tu as fait un rêve. Tu m'as réveillé, c'est très-égoïste, je dormais si bien. Maintenant, tiens-toi tranquille.

Ces paroles parvinrent jusqu'à un certain point à l'intelligence de la pauvre petite. Elle comprit qu'elle avait réveillé son frère, se recoucha docilement et se tint aussi tranquille que le lui permit le violent accès de fièvre auquel elle était en proie. Charlot se blottit tout au fond du lit et s'endormit.

Lorsque la concierge vint le matin pour savoir des nouvelles, elle vit que l'enfant était réellement bien malade. La faiblesse et l'abattement avaient succédé à la fièvre, et Petite mère pouvait à peine sortir de sa stupeur pour lui répondre. Pourtant l'instinct maternel triomphait encore de son extrême faiblesse.

— Charlot!… dit-elle tout bas, en attachant un regard anxieux sur sa visiteuse.

— Je prendrai soin de lui. Ne t'inquiète pas.

— Mais s'il reste ici, il prendra ma maladie.

Il lui fallut un grand effort pour dire ces mots.

— Nous le prendrons tout à fait chez nous, répondit madame
Perlet, touchée de cette sollicitude.

L'enfant referma les yeux avec un air de lassitude, mais aussi avec un sourire de reconnaissance.

— Nous allons la faire porter à l'hôpital, disait, un moment après, madame Perlet à la maîtresse du chat, à qui elle donnait les nouvelles et qu'elle avait trouvée sur pied.

— A l'hôpital!… répéta la vieille dame.

— Que puis-je faire? Je n'ai pas le temps de la soigner, et d'ailleurs, nous quittons la maison dans quelques jours.

— Eh bien! reprit madame Charles, laissez-la-moi. Je me charge d'elle.

— Vrai? demanda madame Perlet d'un air de doute, vous voulez faire cela?

— Oui, et je suis une bonne garde malade, je m'y connais, j'en ai eu entre les mains dans mon temps! Cette petite m'a soignée aussi bien qu'une enfant de son âge peut le faire; maintenant qu'elle est malade et que je suis à peu près guérie, je ne la laisserai pas aller à l'hôpital.

XVII

Il n'y a que les pauvres gens pour savoir que rien n'est impossible. Madame Perlet avait trouvé une place pour Charlot dans la petite arrière-loge où les enfants dormaient ensemble. Coucher trois dans un petit lit à peine assez grand pour un, ce n'est pas une affaire… Charlot, étant accoutumé à être plus au large, donnait des coups de pied à tort et à travers, forçait son voisin de droite à rouler hors de la paillasse, son voisin de gauche à se blottir tout au fond; mais ils dormaient tout aussi bien l'un sur le plancher, l'autre aplati contre le mur. Charlot régnait donc en maître sur cette paillasse qu'il s'était appropriée et dormait comme un roi, disait madame Perlet. Peut-être eût-il été plus juste de dire qu'il dormait comme un gros garçon de cinq ans.

Madame Perlet lui avait enjoint de ne pas retourner dans la chambre du quatrième en lui disant que Petite mère avait besoin d'être bien tranquille. Le premier jour cela alla bien jusque vers le soir. La nouveauté, le plaisir d'être avec d'autres enfants, les petits services qu'il put rendre dans le ménage firent passer le temps. La concierge monta trois fois dans la journée pour voir comment allait la petite malade. Hélas! à chaque visite le mal semblait avoir empiré. Madame Charles parlait de faire venir un médecin; mais qui paierait la visite? C'était une grosse question à laquelle personne ne pouvait répondre, et on attendait.

Il faisait encore jour lorsque Charlot profita dune courte absence de madame Perlet pour monter au quatrième. Il écouta un moment à la porte et n'entendit rien. Alors il entra, pensant que sans doute il allait trouver sa soeur prête à lui sourire comme de coutume…. mais elle le regarda sans paraître le voir et ne lui parla pas. Pourtant elle avait des couleurs sur ses joues, beaucoup plus de couleurs que d'habitude. Ses yeux grands ouverts étaient brillants, elle ne devait plus être malade. Charlot s'approcha d'elle et toucha sa main qui jouait fièvreusement avec la couverture.

— Petite mère, dit-il, lève-toi, je m'ennuie sans toi. Pourquoi est-ce que tu restes ainsi dans le lit?

La malade ne répondit pas. Elle le regardait avec des yeux toujours plus fixes qui lui faisaient presque peur.

— Petite mère, reprit-il, tu ne dois pas me laisser seul! tu dois prendre soin de moi!… Entends-tu? lève-toi!…

Avait-elle compris? Ses lèvres tremblaient, une lueur d'intelligence brilla dans ses yeux; elle essaya de se soulever et demanda:

— Charlot, as-tu mangé?

— Oui. Madame Perlet m'a donné à manger.

— Est-ce qu'il y a bien longtemps que je suis malade?

— Oui, tu m'as laissé tout seul tout le jour… Madame Perlet dit qu'il faut te laisser tranquille, mais moi je ne veux pas… Je veux que tu te lèves et que tu prennes soin de moi; tu n'es plus malade à présent.

Accoutumée comme elle l'était à céder à tous les désirs de son frère et à ne vivre que pour lui, la pensée qu'elle l'avait abandonné pendant toute une journée à des étrangers pénétra jusqu'à son cerveau affaibli et lui causa une souffrance inexprimable. Elle fit un effort suprême pour se lever, mais retomba en arrière en disant d'une voix suppliante:

— Charlot, je ne peux pas!…

Et elle recommença à divaguer, interrompant ses paroles sans suite par des cris déchirants qui attirèrent bientôt madame Charles tout épouvantée.

— Que fais-tu ici? dit-elle à Charlot qui restait près du lit l'air consterné, ne sachant s'il devait se fâcher ou avoir peur. C'est toi qui l'agites ainsi. Je l'avais laissée bien tranquille et assoupie. Qui t'a permis de venir ici? Allons, descends tout de suite et ne t'avise pas de remonter…

Comme le pauvre petit, partagé entre l'irritation et le chagrin, commençait à descendre l'obscur escalier, elle le rappela.

— Si tu es capable d'être bon à quelque chose va dire à madame
Perlet qu'elle aille tout de suite chercher un médecin, entends-tu?
Dis-lui que ta soeur est bien mal et que c'est moi qui paierai.
Allons, va!…

— Est-elle donc beaucoup plus mal, ta soeur? demanda M. Perlet qui venait de rentrer.

— Non, répondit Charlot, elle était toute rouge et elle voulait se lever pour venir avec moi, et puis tout à coup, elle a dit qu'elle ne pouvait pas et elle s'est mise à crier. Je ne sais pas pourquoi elle crie, je ne lui ai pas donné de coups…

— Comment, Charlot?… qui pourrait lui donner des coups quand elle est si malade?

— Je ne lui en ai pas donné, reprit le petit garçon, mais je lui ai dit que c'était égoïste de rester ainsi dans son lit et de ne pas prendre soin de moi… Alors elle a crié qu'elle ne pouvait pas et la vieille dame est venue et elle a dit qu'il faut chercher un médecin et qu'elle paiera.

— J'y vais, dit le cordonnier, et je ramènerai le meilleur du quartier. Ah! tu lui as dit qu'elle est égoïste… Eh bien, tu mérites que le bon Dieu te la prenne; alors tu sauras peut-être ce qu'elle vaut.

— Je ne veux pas qu'il la prenne, dit Charlot. Demain elle sera guérie et alors elle pourra se lever et elle prendra soin de moi. Je n'aime pas qu'elle soit malade…

— Tu es un fameux égoïste, mon garçon, mais peut-être est-ce un peu la faute de ta soeur. Allons! je ne veux pas perdre une minute. Il faut d'abord la guérir, après nous tâcherons de la corriger de son défaut de te gâter.

Malgré la défense de madame Perlet, Charlot profita encore d'une courte absence pour remonter au quatrième. Il s'assit sur la dernière marche de l'escalier et attendit. On n'entendait plus que de loin en loin un gémissement. L'enfant avait mis ses bras sur ses genoux et y appuyait sa tête: il était dans l'obscurité et rien ne venait le distraire de ses pensées. Peut-être n'étaient-ce pas précisément des pensées; il était trop jeune pour cela, mais il voyait passer des tableaux devant ses yeux. Il se voyait lui-même à tous les moments de sa petite vie, toujours avec Petite mère, toujours soigné, protégé, caressé, consolé par elle. Il commençait à comprendre un peu ce qu'elle avait été pour lui, mais il y avait une chose qu'il ne comprenait pas encore, c'était combien il avait été, lui, exigeant, égoïste, volontaire. Il ne le comprenait pas du tout, et pourtant son petit coeur s'attendrissait peu à peu et il pensait qu'il voulait lui faire un plaisir. Il se rappela qu'elle lui donnait sa part à elle des rares friandises qui lui étaient tombées en partage; si ce n'était pas le tout, au moins la meilleure moitié. Cela lui avait semblé tout naturel, mais maintenant il voulait lui donner quelque chose à son tour. En songeant ainsi, il s'assoupit, et comme personne ne passait, il ne fut pas dérangé jusqu'au moment où un bruit de voix le tira de son sommeil.

— Encore un étage, Monsieur, disait la voix de madame Perlet.

Elle montait avec une petite lampe précédant un monsieur dont les chaussures craquaient. Ce détail fut le premier qui attira l'attention de Charlot. Il avait toujours envié les personnes qui ont le bonheur de posséder des chaussures qui craquent, et Petite mère lui avait plus d'une fois promis qu'il en aurait lorsqu'elle serait assez riche pour lui en acheter. Charlot était persuadé que c'étaient des chaussures toutes spéciales, que les gens riches pouvaient seuls se procurer, et qui coûtaient d'autant plus cher qu'elles faisaient plus de bruit. Il se recula tout contre le mur et regarda attentivement l'heureux possesseur des chaussures de ses rêves.

— Nous y voici, Monsieur, dit encore madame Perlet, et au même moment elle se heurta à Charlot qu'elle n'avait pas aperçu, la lumière de la lampe ne tombant pas sur lui.

— Ah! dit-elle, c'est toi! Que fais-tu ici?… Va vite te mettre au lit.

Mais elle ne pouvait pas s'arrêter pour s'assurer de son obéissance, et Charlot, qui aimait à faire sa volonté, résolut d'attendre à la même place qu'on sortît de la chambre. Il avait bien deviné que c'était le médecin qui venait de passer à côté de lui.

La visite fut longue, si longue même que Charlot avait refermé les yeux et recommencé à rêver sans être précisément endormi, lorsque la porte se rouvrit; il se hâta de se cacher dans un angle du mur, car il avait peur que madame Perlet ne le grondât.

— La trouvez-vous bien mal, Monsieur? demanda-t-elle au médecin.

— Elle est très-malade, mais il y a encore de l'espoir. C'est une petite nature épuisée, sans cela il y aurait plus de ressources.

— Vous croyez qu'elle mourra? demanda encore la concierge d'une voix émue.

— Je ne puis rien dire, tout dépend de la constitution de l'enfant. Est-elle orpheline?

— Elle a son père, Monsieur, mais il est à l'hôpital, bien malade.

— Et qui la soigne? Vous ne pouvez y suffire.

— C'est la vieille dame que vous avez vue, une voisine.

— Je reviendrai demain. Ayez soin que l'on fasse tout ce que j'ai ordonné. C'est peu de chose, du reste.

Un seul mot avait frappé Charlot: "Croyez-vous qu'elle mourra?" Il savait, bien qu'il ne pût s'en souvenir, que sa mère était morte et qu'on l'avait mise dans la terre, et que personne ne l'avait jamais revue… Et Petite mère, si elle mourait, la mettrait-on aussi dans la terre? Non, il ne le permettrait pas. Il avait vu bien des fois des cercueils, et on lui avait dit ce que c'était, et jamais il ne permettrait qu'on mît Petite mère dans une de ces vilaines boîtes. Il allait entrer auprès d'elle pour le lui dire et lui promettre que jamais il ne la laisserait traiter de cette manière, quand la voix de madame Perlet se fit entendre, l'appelant du bas de l'escalier; il n'osa pas désobéir. Bientôt après Charlot dormait entre ses deux infortunés camarades de lit, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant qu'il eût pris la place qui lui appartenait, non pas peut-être du droit du plus fort, car les deux garçons étaient plus grands que lui, mais du droit du plus égoïste.

Petite mère eut une nuit moins agitée. Elle était un peu mieux le lendemain, mais d'une faiblesse extrême. Monsieur Perlet avait trouvé du travail: c'était peu de chose, mais il semblait que la mauvaise chance fût lasse de le poursuivre, et sa femme en était toute remontée. Dans sa joie elle acheta pour Charlot et pour son plus petit un bâton de chocolat. En voyant cette munificence, Charlot comprit que le moment était venu de mettre en action sa bonne résolution. Le chocolat était là dans sa main, il pouvait immédiatement en faire le sacrifice à sa soeur. Sans doute il lui eût été plus agréable de le manger sans un moment de retard, et de s'en barbouiller à coeur joie la figure et les mains; il le porta même plusieurs fois à sa bouche et en suça "un tout petit peu". Mais il se souvint que Petite mère lui avait bien souvent tout donné sans rien garder pour elle, et cette pensée le fortifia contre la tentation. Lorsqu'il vit madame Perlet occupée dans son ménage, il monta en hâte au quatrième et entra tout droit dans la chambre. Petite mère était étendue toute blanche et le regarda, mais sans faire un mouvement. Elle le reconnaissait bien, mais sa faiblesse était si grande que même dire: Bonjour Charlot, lui eût paru impossible. Le petit garçon s'approcha du lit et mit le bâton de chocolat dans la petite main qui reposait sur la couverture; cette pauvre main inerte ne se referma pas pour le saisir.

— C'est pour toi, Petite mère, dit-il, je te le donne.

Point de réponse.

— Mange-le, je l'ai gardé pour toi.

Et comme elle ne faisait toujours aucun mouvement, il se dressa sur la pointe des pieds et essaya de lui mettre le chocolat dans la bouche. Petite mère serra les lèvres et détourna un peu la tête. Charlot fut choqué.

— Petite mère, dit-il, c'est très-mal! Je t'ai gardé mon chocolat et tu ne veux pas le manger. Tu n'es pas gentille, et puisque tu fais comme cela, quand je serai grand je ne te donnerai rien, tu verras… Tu es bien meilleure quand tu n'es pas malade; je ne t'aimerai plus si tu continues. Pourquoi ne me parles-tu pas?

— Je ne peux pas, Charlot, répondit d'une voix faible la pauvre enfant que son amour pour son frère rendit capable de cet effort.

— Tu peux bien manger le chocolat… Goûte-le…

— Non, non, je t'en prie…

— Eh bien, dit-il en retirant son cadeau d'un air offensé, je vais te dire ce que je ferai. Quand tu seras morte je te laisserai mettre dans la terre, et alors tu ne reviendras plus jamais.

— Qu'est-ce que tu dis, malheureux enfant? s'écria madame Charles qui était entrée sans bruit après avoir pourvu au repas de son chat. Es-tu fou de venir lui parler de choses pareilles!… Va-t'en et ne remets pas les pieds ici!…

— Il ne voulait pas me faire de peine, murmura Petite mère.

Elle ne put en dire davantage, mais son regard suppliant suivait la vieille dame tandis qu'elle mettait assez brusquement Charlot à la porte. Celui-ci se consola un peu dans l'escalier en mangeant son chocolat.

Il avait vu ses bonnes intentions repoussées et méconnues, il se sentait le droit d'être froissé et mécontent. Petite mère, pensait-il, aurait bien pu manger le chocolat, c'était mauvaise volonté toute pure de sa part, et quand elle savait qu'il l'avait gardé tout exprès pour elle!… Eh bien, maintenant il ne lui garderait plus rien, il mangerait tout, oui, tout. — Il y avait dans cette résolution un certain adoucissement à sa peine, et puis le chocolat était bon. Mais comme il fut vite fini!… En arrivant à la dernière marche il ne lui en restait plus rien qu'une petite moustache.

Quand le médecin eut fait sa seconde visite, Charlot demanda à madame Perlet:

— Est-ce qu'il a dit que Petite mère sera bientôt morte?

— Comment peux-tu parler ainsi? répondit la concierge étonnée. Est-ce que cela ne te ferait donc pas de peine si ta soeur mourait?

— Si, dit-il, mais je ne la laisserai pas mettre dans la terre; alors elle restera tout de même avec moi si elle mourt.

— Que veux-tu dire, petit?

— Je dis que, quand même elle n'a pas été gentille et qu'elle n'a pas voulu manger le chocolat, je ne permettrai pas qu'on la mette dans la terre comme notre maman, et alors elle sera encore avec moi.

— Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas ce que c'est que de mourir. Si elle meurt elle ne pourra pas rester avec toi, elle ira auprès du bon Dieu.

— Non, puisqu'elle ne sait pas où il est.

— Il est dans le ciel.

— Mais on ne peut pas y aller, il n'y a pas d'escalier!…

— Tu ne peux comprendre cela, mon pauvre Charlot, mais tu peux bien te dire une chose, c'est que si elle meurt tu auras perdu une bonne soeur. Je ne sais pas si elle a volé ou non, mais je sais qu'elle prenait soin de toi comme une vraie petite mère aurait pu le faire. Elle t'aimait bien.

Involontairement, elle mettait Petite mère au passé, et pourtant le médecin n'avait pas dit qu'il n'y avait plus d'espoir.

— Oui, répondit Charlot, mais pourquoi n'a-t-elle pas voulu manger le chocolat que j'avais gardé pour elle?

— Tu as essayé de lui faire manger ton chocolat?…

— Oui, mais elle n'a pas voulu.

— Je le crois bien. Cela l'aurait peut-être fait mourir tout de suite. Quand on est si malade on ne peut pas manger du chocolat.

— Oh! mais moi j'en mangerais quand même je serais bien malade, dit Charlot en passant encore sa langue sur ses lèvres.

— Petit gourmand!… Maintenant écoute bien ce que je dis: Ne va pas fatiguer ta pauvre soeur, laisse-la bien tranquille et demande au bon Dieu de la guérir.

— Puisque je ne le connais pas! répliqua le petit garçon d'un ton boudeur.

— Il t'entendra si tu es sage, mais si tu désobéis il ne t'écoutera pas. Il n'aime pas les méchants enfants.

— Est-ce qu'il aime Petite mère?

Madame Perlet hésita, puis elle répondit: Oui.

— Alors il voudra la prendre, et moi j'aime mieux qu'elle reste avec moi.

— Eh bien, ne va plus la tourmenter et lui faire manger du chocolat… Souviens-toi qu'il faut qu'elle soit bien tranquille.

Il y avait eu dans la maison une réaction en faveur de Petite mère, c'est-à-dire que ceux qui s'étaient montrés le plus sévères, maintenant qu'on la savait bien malade, avaient un retour de pitié pour la pauvre enfant et demandaient avec intérêt de ses nouvelles. Une voisine lui apporta une tasse de bouillon, une autre demanda à la veiller, mais madame Perlet, qui devait bientôt quitter la maison, déclara qu'elle s'en chargeait jusqu'à son départ. C'était, comme le disait son mari, une vaillante femme qui ne ménageait pas sa peine.

Cette nuit-là, lorsqu'elle fut seule avec Petite mère, celle-ci lui dit:

— Si je meurs, est-ce que Charlot pourra rester avec vous jusqu'à ce que le père revienne?

— Tu ne mourras pas, ma fille, répondit la bonne concierge en lui caressant la main.

— Je ne sais pas, mais le voulez-vous?…

— Oui, nous prendrons soin de lui jusqu'à ce que ton père revienne, tu peux compter sur nous.

— Merci, dit l'enfant, et elle referma les yeux.

Madame Perlet la regarda un moment d'un air d'hésitation. Une question lui brûlait les lèvres, mais elle ne savait pas si c'était le moment de la faire.

Enfin elle se pencha sur elle et lui dit tout bas:

— Dis-moi la vérité As-tu pris la croix d'or?

— Non, répondit Petite mère ouvrant ses grands yeux sérieux et les attachant sur elle.

— Enfant, si tu savais que tu dois mourir aujourd'hui, que répondrais-tu?

— Je dirais non, répondit-elle encore.

— Je te crois, ma fille, lui dit madame Perlet en l'embrassant.

Et elle s'assit près du lit tenant la petite main brûlante dans la sienne.

XVIII

Quittons maintenant la chambre nue où Petite mère est étendue sur son lit de souffrance, l'escalier noir que Charlot monte si souvent et sur lequel ouvrent tant de portes qui laissent entrevoir des intérieurs aussi misérables que le sien. Eloignons-nous pour un moment de la pauvre maison où s'est passée jusqu'ici la plus grande partie de cette histoire, et entrons dans une demeure bien différente. C'est un joli hôtel situé entre une cour qui ouvre sur un boulevard extérieur et un jardin dont les beaux ombrages attirent les regards de tous ceux qui en longent les murs. Nous passons d'un vestibule orné de plantes vertes à un salon élégant qui communique avec une serre. De tous côtés l'air et la lumière entrent à flots, les yeux se reposent sur la verdure de la pelouse et des massifs, les oreilles sont charmées par le murmure rafraîchissant d'un jeu d'eau, et des centaines d'oiseaux chantent dans les arbres en fleurs. Quiconque serait transporté de la triste maison que nous venons de quitter dans cette ravissante habitation pourrait certainement se croire dans un paradis.

Cette maison était celle d'Edith Grandville, et c'était bien vraiment une sorte de paradis, car ceux qui l'habitaient s'aimaient et étaient heureux.

Ils n'étaient que trois et quelques domestiques pour remplir cette maison et ce beau jardin. Edith n'avait ni frère ni soeur. C'était son seul chagrin, mais elle n'y pensait pas souvent et lorsqu'elle y pensait, elle ne s'en plaignait jamais de peur de faire de la peine à sa mère. Madame Grandville avait eu plusieurs enfants tous morts très-jeunes; Edith, la dernière, était la seule qui eût dépassé l'âge de sept ans. Elle en avait maintenant plus de dix et elle était si fraîche et si bien portante que sa mère commençait à se rassurer pour elle. Et cependant souvent encore une inquiétude lui traversait le coeur comme une lame aiguë, et elle serrait la petite fille dans ses bras comme si quelqu'un avait voulu la lui arracher. Edith, dans ces moments-là, regardait sa mère avec étonnement, puis elle l'embrassait en riant, et madame Grandville, la voyant si gaie, ne savait plus elle-même d'où lui était venue cette impression d'effroi, si ce n'est l'excès même de sa tendresse pour cette enfant.

Chacun dans la maison aimait Edith; elle en était le plus beau rayon de soleil. Jamais elle n'avait rencontré dans ce monde autre chose que la bienveillance et l'affection. Nous savons déjà qu'elle était la favorite de ses maîtres; elle l'était aussi de ses compagnes; il n'y avait pas jusqu'au mendiant à qui elle donnait un sou qui ne la remerciât avec un sourire. C'est qu'elle avait elle-même un sourire joyeux et des manières gracieuses qui épanouissaient tous les coeurs.

Le jeudi matin était revenu, car une semaine seulement s'était écoulée depuis qu'Edith avait donné sa pièce d'or.

— Maman, dit-elle à madame Grandville qui écrivait, si nous allions encore aujourd'hui rencontrer Fleurette!

— Fleurette! que veux-tu dire, mon enfant?

— Tu sais bien, la petite fille que j'ai appelée ainsi, parce que je ne sais pas son nom.

— Ah! oui, je me rappelle… Mais ce n'est pas probable qu'elle se retrouve au même endroit, à moins que ce ne soit dans l'espoir de te rencontrer encore.

— Si nous la retrouvons, tu me laisseras lui parler, maman?…

— Je lui parlerai moi-même, ma fille.

— Il faudra lui parler très doucement, parce qu'elle est timide.

— Tu crois donc que je lui ferai peur?

— Oh! non, maman, mais elle n'osera peut-être pas te répondre comme à moi, parce que tu es une dame, tandis que moi je suis une petite fille comme elle.

— Comme elle!… répéta madame Grandville, en regardant sa fille; pauvre petite!… elle ne te ressemble guère, si je m'en souviens bien.

— C'est vrai, maman, elle était si pâle, si maigre et si pauvrement vêtue… Oh! pourquoi est-ce que tout le monde n'est pas heureux comme nous?…

Elle soupira et sa mère s'empressa de détourner la conversation, car elle n'aimait pas à voir Edith s'attrister.

— Es-tu prête pour ton cours?

— Oui, tout à fait prête.

— Eh bien, ma chérie, pendant que j'achève mes lettres, mets-toi au piano et étudie jusqu'à ce qu'il soit temps de t'habiller pour déjeuner. Nous partirons un peu plus tôt que la dernière fois, car c'est désagréable d'arriver en retard.

Edith alla en dansant dans le grand salon où était le piano. Elle aimait beaucoup la musique et, comme elle recevait d'excellentes leçons, elle était déjà capable de faire plaisir à ceux qui l'entendaient. Elle étudia un morceau qu'elle aimait, et juste au moment où elle pensait qu'elle le savait maintenant assez bien pour le jouer à son père, la femme de chambre vint l'appeler pour faire sa toilette.

Encore une danse légère tout au travers du vestibule et tout le long de l'escalier, et Edith entra en chantant dans sa chambre, cette jolie chambre bleue où nous l'avons vue s'endormir. Sa robe était étalée sur le lit, tout était préparé pour elle.

— Est-ce que je ne dois pas mettre une robe blanche aujourd'hui? demanda la petite fille.

— Madame a dit que l'air est un peu plus frais et qu'elle préfère que vous mettiez une robe moins légère, Mademoiselle, répondit la femme de chambre qui était toute nouvelle dans la maison.

— Cela m'est bien égal au fond, toutes mes robes sont jolies.

Et elle commença sa toilette en chantant toujours.

— On dirait que vous voulez rivaliser avec les oiseaux du jardin, dit Félicie en riant.

— Ah! ils chantent mieux que moi. Quand je serai grande, j'apprendrai à chanter, maman me l'a promis, mais eux savent chanter sans leçons. Qui sait, pourtant?… Peut-être qu'ils s'en donnent entre eux. Les jeunes apprennent des vieux… Ce serait drôle d'assister à une leçon d'oiseaux. Je voudrais bien savoir s'ils sont sévères, les professeurs… Monsieur le Merle et madame la Fauvette doivent donner d'excellentes leçons, mais elles sont trop chères pour les moineaux. Voilà pourquoi ils ne savent rien, les pauvres petits.

Ainsi babillait l'heureuse petite fille, pendant que Félicie l'habillait. Comme celle-ci lui mettait ses bottines et allait les boutonner, Edith s'aperçut qu'elle était très-pâle et paraissait souffrir.

— Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle.

— Oh! rien. Un peu mal à la tête seulement.

— Je ne veux pas que vous vous baissiez ainsi pour me mettre mes bottines, je suis sûre que cela vous fait très mal. Donnez-moi le crochet, je saurai bien les boutonner moi-même.

— Oh! Mademoiselle Edith, dit la pauvre fille étonnée, car elle n'avait point été accoutumée à tant d'égards, madame serait peut-être fâchée si elle vous voyait vous chausser vous-même.

— Maman! oh! non, soyez tranquille.

Après ce petit incident, Félicie déclara à qui voulait l'entendre qu'elle n'avait jamais vu une petite demoiselle aussi aimable. Ce n'est vraiment pas difficile de gagner les coeurs.

Lorsque la mère et la fille sortirent ensemble il faisait un temps radieux. Edith était joyeuse et avait peine à marcher raisonnablement. Il lui eût été plus facile de sauter et de courir, mais il fallait obéir à l'étiquette; dans une rue de Paris il n'est pas admis que des jeunes demoiselles, même de dix ans seulement, se livrent à leurs ébats comme les chevreaux dans les prairies, aussi Edith suppliait sa mère de la mener bientôt à la campagne où elle pourrait sauter et s'amuser en liberté.

Au milieu d'un plan charmant pour le jour suivant, elle s'arrêta tout à coup, le regard fixé sur un point encore éloigné. Sa mère en suivit la direction pour voir ce qui la préoccupait si fortement, mais elle n'aperçut qu'un petit garçon debout, appuyé contre un mur.

— Qu'est-ce que tu regardes donc? demanda-t-elle.

— Maman, c'est… Oui, je crois que c'est le petit garçon qui était avec Fleurette, du moins il lui ressemble beaucoup, et puis, vois-tu? il est juste à la même place où ils étaient quand je leur ai parlé. Mais pourquoi est-il tout seul?

— Comment peux-tu le reconnaître?

— Oh! je le reconnais parfaitement. Il a une tête toute frisée et une bonne petite figure toute ronde. Maman, je veux lui parler…

— Pourquoi, ma fille? tu ne peux pas parler à tous les petits gamins de la rue.

— Non, mais celui-là était avec Fleurette. Permets-le-moi, je t'en prie!

— Eh bien! j'irai avec toi.

Elles s'avancèrent vers le petit garçon qui les regarda d'abord d'un air étonné, mais bientôt sa figure s'illumina car il avait reconnu "la petite dame".

— N'est-ce pas toi qui étais ici il y a huit jours avec
Fleurette? demanda Edith en le regardant attentivement.

— Non, j'étais avec Petite mère.

En entendant cette réponse, Edith parut fort désappointée, mais elle reprit:

— C'est pourtant bien toi, je te reconnais. Ne t'en souviens-tu pas? Je t'ai rencontré ici avec elle.

— Je m'en souviens bien. Nous étions à nous deux, Petite mère et moi, et vous lui avez donné une belle pièce de cinquante centimes en or.

— C'est cela!… cria joyeusement Edith, mais comment donc s'appelle la petite fille qui était avec toi?

— Elle s'appelle Petite mère. C'est ma soeur.

— Petite mère!… répéta Edith avec surprise, et où est-elle aujourd'hui?

— Elle est malade, bien malade. Ils disent que c'est parce qu'elle a eu tant de chagrin à cause de la pièce de cinquante centimes.

— Comment, tant de chagrin? Que veux-tu dire?…

— On a dit qu'elle avait volé la croix d'or, et elle pleurait, Petite mère, et elle disait: Je n'ai pas pris la croix d'or. Mais personne ne voulait la croire. Alors elle a été triste, triste… et elle est devenue bien malade… et à présent elle ne peut pas même manger de chocolat…

Ce récit n'était pas très intelligible.

— Qu'est-ce qu'il veut dire, maman? demanda Edith d'un air de détresse profonde.

— Je n'en sais rien, ma fille. Qu'est-ce que c'est que cette croix d'or?

— C'est la croix d'or à Sylvanie, répondit Charlot. Ils disent que Petite mère l'a prise, mais ce n'est pas vrai, elle ne l'a pas prise!… Petite mère m'a dit que la croix d'or est au cou de la chèvre, et elle m'a dit aussi que le chat le sait bien, qu'elle ne l'a pas prise. Et le bon Dieu aussi le sait, mais il ne veut pas le dire. Et alors tout le monde croit qu'elle est une voleuse, et elle a tant de chagrin!…

C'était de plus en plus incompréhensible. Madame Grandville eut un instant l'idée de laisser déraisonner le petit garçon, sans plus s'inquiéter de son histoire impossible, et d'emmener Edith à son cours, mais celle-ci résista.

— Maman, te rappelles-tu que tu m'as dit que je lui aurais peut-être fait beaucoup de mal en lui donnant ma pièce d'or? Si c'était vrai?…

Ce mot fut comme un trait de lumière pour madame Grandville.

— Tu as raison, ma fille, et si tu as fait du mal sans le vouloir, nous devons tâcher de le réparer. Mais nous ne pouvons nous arrêter plus longtemps maintenant. Ecoute, petit, veux-tu me promettre d'être ici dans deux heures?… tu nous attendras à cette place où nous sommes,. Sauras-tu y revenir?…

— Je vais rester, répondit l'enfant en s'asseyant sur une marche d'escalier.

— Mais ce sera long, tu t'ennuieras…

— Non. Petite mère est malade, on me défend d'entrer dans la chambre, j'aime autant être ici. On m'avait dit d'aller à l'hôpital, mais je n'ose pas entrer dans cette grande maison.

— Qui est-ce qui est à l'hôpital?

— Le père.

— Et ta maman?

— Je n'ai pas de maman, répondit l'enfant de ce ton indigné qu'il prenait lorsqu'on lui faisait une question qui lui semblait oiseuse. Elle est morte, et Petite mère prend soin de moi, mais maintenant qu'elle est malade elle me laisse seul et je m'ennuie…

— Eh bien, nous te trouverons ici, reprit madame Grandville. Je vais t'acheter un petit pain pour t'aider à attendre.

— Il est évident, se disait la mère d'Edith, qu'il y a là quelque chose que nous ne pouvons comprendre. Cette accusation de vol pourrait bien avoir eu pour cause le don imprudent de ma petite fille; mais ce qui est singulier, c'est qu'il soit question d'une croix d'or.

— Maman, demanda Edith, qu'est-ce qu'il a donc pu vouloir dire avec cette croix d'or qui est au cou d'une chèvre?

— C'est une histoire tout à fait absurde. Le pauvre petit ne sait ce qu'il dit. Il est tout jeune d'ailleurs.

— Il disait encore: Le chat le sait bien et le bon Dieu aussi, mais il ne veut pas le dire.

Malgré son souci pour Fleurette, Edith ne pouvait s'empêcher de rire au souvenir de cette phrase.

Charlot fut fidèle au rendez-vous. Madame Grandville et sa fille le virent de loin à la place même où elles l'avaient laissé. Si Petite mère avait été avec lui elle lui aurait dit qu'il devait, en les reconnaissant, se lever et venir au devant d'elles, mais Charlot avait peu de politesse naturelle, et sa soeur n'était pas encore parvenue à lui en inculquer beaucoup.

Il resta donc tranquillement assis, attendant qu'on fût près de lui et même alors il se contenta de regarder les deux dames d'un air de connaissance.

— Comment t'appelles-tu? lui demanda madame Grandville.

— Je m'appelle Charlot.

— Eh bien, Charlot, dis-moi où tu demeures.

Madame Grandville avait un agenda de poche et bien qu'elle ne connût pas la rue qu'il nommait, elle s'assura qu'elle n'était qu'à une petite distance.

— Nous allons, dit-elle, prendre une voiture. Je te ramènerai à la maison, Edith, et j'irai avec Charlot voir sa soeur.

— Oh! maman, s'écria Edith consternée, et pourquoi pas moi aussi?

— Ma chérie, tu vas le comprendre. Cette petite est malade, nous ne savons pas ce qu'elle a; c'est peut-être une maladie contagieuse. Je ne voudrais pour rien au monde t'exposer à un pareil danger.

— Mais, maman, je n'ai pas du tout peur de prendre la maladie.
Je t'en supplie, maman, emmène-moi!

Mais madame Grandville fut inflexible, il fallut se soumettre; Edith fut ramenée à la maison et le fiacre repartit aussitôt emmenant sa mère et Charlot. Celui-ci, pour la seconde fois de sa vie, allait en voiture et il en jouissait silencieusement, regardant de tous ses yeux les maisons et les boutiques qui passaient si rapidement devant lui.

Plus d'une figure curieuse se montra à la fenêtre lorsque la voiture s'arrêta devant la pauvre maison; plus d'un regard étonné suivit Charlot lorsqu'il en descendit accompagné d'une dame élégante; plus d'un commentaire fut échangé entre voisines sur cet événement extraordinaire.

Pendant ce temps madame Grandville entrait dans la loge où elle ne trouvait que le cordonnier, car madame Perlet venait de monter auprès de la petite malade. Lorsqu'il fut bien établi par les renseignements que donna le concierge que tout ce qu'avait dit Charlot sur sa famille était exactement vrai, madame Grandville ajouta:

— Pouvez-vous m'expliquer, Monsieur, ce que veut dire l'histoire de vol que ce petit garçon nous a faite d'une manière tout à fait incompréhensible.

— Voilà ce que c'est, madame. La petite fille, qui est malade maintenant, a rapporté il y a huit jours une pièce de dix francs en disant qu'on la lui avait donnée dans la rue. Il s'est trouvé qu'en même temps une croix d'or avait disparu dans une maison où elle avait été la veille. Vous devinez ce qui en est résulté. Personne dans la maison n'a douté qu'elle ne fût la voleuse, si ce n'est moi pourtant. Je suis persuadé que cette affaire s'expliquera. Les apparences sont contre elle, pauvre petite!… mais elle n'est pas coupable, j'en ai la conviction.

— Et vous avez raison, dit madame Grandville, car c'est ma petite fille qui lui a donné, il y a huit jours, la pièce de dix francs.

— Oh! Madame, s'écria le brave homme, vous m'ôtez un poids de dessus le coeur, car je craignais qu'elle ne pût jamais se justifier aux yeux des autres, la pauvre enfant!

Alors il raconta à madame Grandville l'histoire de Petite mère; il lui dit combien elle était dévouée à son petit frère, douce, serviable, bonne pour tous, courageuse et endurante.

— Elle est tombée malade de chagrin, ajouta-t-il, c'est une chose certaine. Elle répète sans cesse dans son délire: "Le bon Dieu sait bien que je ne l'ai pas prise, mais il ne veut pas le leur dire." Et maintenant lorsqu'elle comprendra que son innocence est prouvée, elle se guérira sans doute.

— Je voudrais la voir, dit madame Grandville qui avait les yeux pleins de larmes.

— Montez au quatrième, Madame, c'est la première porte à droite.
Ma femme y est justement.

En gravissant l'étroit escalier, la mère d'Edith se disait:

— Je lui avais bien dit, à ma pauvre petite chérie, que son imprudente générosité avait pu faire du mal, mais j'étais loin de me douter qu'elle causerait un mal aussi terrible. Ma pauvre Edith, quel chagrin elle en aura!

XIX

Madame Grandville avait rarement vu une aussi pauvre demeure que cette chambre où elle entra. Sauf le lit avec sa mince paillasse et sa couverture déchirée, il n'y avait que la petite table de sapin, la chaise sans dossier, une petite caisse qui servait de siége aux enfants quand le père était là, le vieux panier dont nous avons déjà parlé, et un tout petit poële en fonte dont le tuyau passait par la cheminée. Sur une planche on voyait un ou deux ustensiles de ménage, deux assiettes, une tasse ébréchée. Deux clous plantés au mur tenaient lieu d'armoire; le pantalon du dimanche et quelques vieux vêtements des enfants y étaient accrochés. C'était vraiment la misère profonde.

Madame Charles avait apporté de sa chambre une chaise pour s'asseoir, et madame Perlet se tenait debout près du lit regardant la petite malade qui respirait péniblement. Toutes deux restèrent immobiles d'étonnement en voyant entrer la visiteuse. Celle-ci s'approcha.

— Je suis la mère de la petite fille qui a donné à cette pauvre enfant une pièce de dix francs, dit-elle.

Ce mot expliquait tout.

— Ah! Dieu soit loué! s'écria madame Perlet. C'était donc bien vrai. Depuis cette nuit que je l'ai veillée, la pauvre petite, je le croyais… mais maintenant il faudra bien que tout le monde le croie. Pauvre petit ange! comme elle serait heureuse si elle pouvait vous entendre… Mais, voyez, depuis ce matin, elle n'a pas bougé plus que ça… Elle est très mal.

— Quelle est sa maladie? demanda madame Grandville.

— Je ne sais pas bien: le médecin n'a rien dit. Elle n'a plus beaucoup de fièvre, mais c'est la faiblesse qui la tient. Elle n'a pas pour deux sous de vie dans son pauvre petit corps.

— Est-ce qu'elle prend des fortifiants?

— Oui, une voisine a apporté un peu de bouillon, je lui en fais avaler des cuillerées… Le médecin a parlé de bon vin, mais où le prendre?… Notre vin est trop aigre, et même en le payant vingt sous le litre nous n'en aurions pas d'assez bon.

— Prend-elle volontiers ce qu'on lui donne?

— Elle fait tout ce qu'on veut… C'est un petit ange du bon Dieu… Croiriez-vous, Madame, que cette nuit, quand je pensais qu'elle était assoupie, elle m'a demandé tout à coup si je n'étais pas trop fatiguée, et comme je lui disais: Non, ma fille, ne t'inquiète pas de moi, elle me dit: "Merci, vous êtes bonne." Si ça ne vous fait pas venir les larmes aux yeux!… C'est bien ça qui m'inquiète… Elle est trop bonne, cette enfant, elle ne peut pas vivre.

— Dieu ne reprend pas tous les enfants doux et aimants, heureusement!…. dit madame Grandville.

— Ah! répondit madame Perlet en secouant la tête, j'ai toujours vu que les meilleurs s'en vont.

Les trois femmes groupées près du lit regardaient ce petit visage pâle et immobile. Elles ne s'étaient jamais vues avant ce moment-là, mais elles ne se sentaient pas étrangères les unes aux autres. Un même sentiment de pitié attendrie les pénétrait.

Madame Perlet, la plus expansive, reprit après un moment de silence:

— Je m'en veux de l'avoir soupçonnée. Mon mari me le disait bien, pourtant, qu'elle n'avait rien fait de mal… mais je ne voulais pas le croire.

— Tant qu'à moi, dit madame Charles, du moment que mon chat avait confiance en elle j'étais bien tranquille. On trompe les gens, mais on ne trompe pas les bêtes. Si vous voyez qu'un animal se trouve bien auprès de quelqu'un, homme ou enfant, et qu'il recherche ses caresses, vous pouvez être sûr que c'est de la bonne espèce. Minet y voit plus clair que moi, je vous en réponds. Vous m'aviez dit de me méfier, madame Perlet, mais je l'ai écouté plutôt que vous, et vous voyez que j'ai eu raison.

Ces paroles expliquaient à madame Grandville une des mystérieuses phrases de Charlot: "Elle dit que le chat le sait bien." Elle ne put s'empêcher de sourire et passa sa main sur le front moite de l'enfant.

Pauvre petite! Quel contraste entre sa vie de misère et l'heureuse vie d'Edith! Elles avaient le même âge, l'une si frêle, si chétive, l'autre si fraîche, si élancée, si brillante de santé… Quelle différence! et pourtant au fond toutes deux vivaient de la même vie, celle de l'amour.

Madame Grandville s'éloigna en promettant de revenir bientôt. Elle s'en alla le coeur plus ému qu'elle ne l'avait peut-être jamais eu en présence d'une misère, et non-seulement plein de compassion pour la petite malade, mais aussi d'admiration pour ces deux pauvres femmes qui donnaient leur temps, leurs forces, leur sommeil à une étrangère, sans avoir l'air d'y attacher la moindre importance.

— C'est la vraie charité, cela, se disait-elle, celle qui donne non le superflu, mais le nécessaire, celle dont Jésus a dit: "Celle-ci a donné de sa disette."

Edith attendait sa mère avec une impatience fiévreuse. Elle lui fit tout raconter et répéta dix fois les mêmes questions tant elle était avide de détails. Lorsque madame Grandville lui décrivit la chambre où elle avait trouvé Fleurette, sa figure s'attrista; elle n'avait jamais rien supposé de pareil.

— Et son lit? demanda-t-elle.

— C'est une paillasse sur les planches d'un vieux bois de lit. La pauvre enfant doit être aussi mal couchée que possible, mais elle n'est pas gâtée car, avant l'accident de son père, elle couchait sur un tas de paille dans un recoin sombre.

— Oh! maman, c'est affreux!…

Quand madame Grandville en vint à Petite mère elle-même et qu'elle décrivit cette petite figure immobile, ces grands yeux fermés et tout cernés de noir, ces traits pâlis et contractés par la souffrance, Edith éclata en sanglots.

Madame Grandville s'arrêta. Elle s'était laissé entraîner par sa propre sympathie et avait oublié sa crainte d'exposer sa fille à des impressions tristes. Voulant la distraire de son chagrin elle lui proposa de lui aider à préparer ce qui pourrait être utile à la petite malade.

— Oh! oui, maman! Qu'est-ce qui pourrait lui faire plaisir?…

— Nous voulons d'abord chercher ce qui peut lui faire du bien, et si nous parvenons à lui rendre un peu de force, alors on pourra songer à lui faire plaisir. Pour le moment ce serait bien inutile. Va demander à Félicie un panier et apporte-le-moi à la salle à manger.

Edith s'empressa d'obéir.

— Maintenant, maman, qu'allons-nous y mettre?

— La seule chose qu'elle puisse prendre dans l'état où elle est, c'est un peu de bouillon et de bon vin. Demande pour moi à la cuisinière un demi-litre de son bouillon. Il était excellent aujourd'hui. Pour demain nous lui ferons un consommé.

Toute joyeuse de s'employer pour Fleurette, Edith courut à la cuisine. Il fallut expliquer à la cuisinière pourquoi on lui demandait du bouillon. Lorsqu'elle eut entendu l'histoire un peu confuse que lui fit la petite fille, elle fut tout empressement pour la servir de son mieux.

— Maintenant, dit madame Grandville, nous allons encore mettre dans le panier quelque chose pour les deux gardes-malades: du café et du sucre. Puisqu'elles veillent c'est sans doute ce qui leur conviendra le mieux. Je vais y joindre une couverture chaude et légère pour la malade, et nous leur enverrons cela tout de suite. Félicie le portera sans doute volontiers, ce n'est pas bien loin…

— Ne pourrais-je pas aller avec elle?

— Non, mon enfant, tu iras voir la petite fille lorsqu'elle sera en convalescence, mais avant c'est inutile de me le demander.

Ce soir-là, M. Grandville devait rester à la maison après le dîner. Edith était bien joyeuse car son père avait tant d'occupations que c'était une fête chaque fois qu'il annonçait une soirée de famille. Et ce jour-là cette perspective était d'autant plus délicieuse qu'elle avait étudié pour lui un morceau de piano, et qu'elle avait à lui raconter tant de choses qu'il lui eût semblé impossible d'attendre un jour de plus.

Après le dîner M. Grandville s'assit dans son grand fauteuil, celui que sa petite fille appelait "le fauteuil de joie" parce qu'il s'y installait lorsqu'il avait une bonne heure à donner à la vie de famille.

— Papa, demanda Edith, as-tu beaucoup de temps ce soir?

— Pourquoi me demandes-tu cela puisque je t'ai dit que je ne sors pas?

— Oui, mais tu ne vas pas tout de suite prendre ton journal, ou bien ton gros livre. Je demande si tu as beaucoup de temps pour moi.

— Je te donne tout mon temps jusqu'à ce que tu ailles te coucher. Pour aujourd'hui le journal te cède la place… Es-tu contente?

— Quel bonheur! J'ai tant de choses à te dire, papa.

— Vraiment? Je croyais que tu avais un morceau de piano à me jouer.

— Oui, mais cela, ce n'est rien; ce sera bien vite fait. J'ai énormément de choses à te raconter.

— Eh bien, je suis prêt à recevoir cette avalanche. Qu'est-ce que c'est donc que cette multitude de choses que tu as à me dire?…

— Tu verras…

— Sont-elles gaies ou tristes?

— Je crois qu'elles sont tristes, répondit Edith, après un instant de réflexion.

— Tant pis. J'aime mieux que ma petite fille me dise des choses gaies.

— Il y en a peut-être qui te feront rire, papa, répliqua Edith, qui pensait à Charlot et à ses drôles de propos, mais pourtant c'est plutôt triste que gai. J'ai beaucoup à te raconter et aussi beaucoup à te demander.

— Des questions profondes qui mettront ma science en défaut, comme lorsque tu voulais savoir, quand tu étais petite, si les anges mettent leurs bonnets de nuit pour dormir…

— Oh! non, non, papa. Je ne suis plus si sotte à présent.

— Eh bien, dit la mère, si tu commençais par la musique?…
Ensuite vous pourrez causer tout à votre aise.

Le morceau de piano était joli et le père en fut enchanté.

— Je veux te faire un petit cadeau pour le plaisir que tu m'as fait, dit-il. Que voudrais-tu avoir? Reste dans les limites d'une sage modération; j'ai dit un petit cadeau, tu sais.

Edith réfléchit, puis elle répondit:

— Mais, papa, je n'ai envie de rien.

— Vraiment? Penses-y bien encore.

Tout à coup, relevant la tête et laissant voir ses yeux brillants, elle s'écria:

— Papa, ce que je voudrais, c'est de l'argent.

— De l'argent! répéta le père un peu étonné. Qu'est-ce qu'une petite fille comme toi peut faire avec de l'argent?

— Des cadeaux.

— C'est vrai; c'est une bonne réponse. Mais tu en as déjà de l'argent. Tu as reçu l'autre jour dix francs.

— Ah! voilà, papa, c'est justement l'histoire que j'ai à te raconter. Mets-toi bien au fond de ton fauteuil et écoute-moi.

— As-tu donc envie que je dorme?

— Non, pas du tout, mais je veux que tu sois bien afin que tu ne t'impatientes pas, parce que mon histoire est très longue.

On avait apporté la lampe et madame Grandville avait pris son ouvrage. Edith se percha sur les genoux de son père et commença.

Elle raconta très en détail ce que nous savons déjà, sa première rencontre avec Fleurette et tout ce qui en était résulté. Lorsqu'elle en arriva à la seconde partie de son récit, c'est-à-dire à ce qui s'était passé le jour même, madame Grandville lui vint en aide une ou deux fois pour le compléter. Le père écouta avec un intérêt qui ne laissait rien à désirer. Il rit des drôles de propos de Charlot, il s'attendrit sur la pauvre petite malade, il approuva l'envoi qu'on lui avait fait, il promit même de donner deux bouteilles d'un vin vieux qui lui ferait beaucoup de bien, et il exprima l'espoir qu'elle serait bientôt rétablie.

— Et à présent, papa, demanda Edith en finissant, devines-tu ce que je voudrais?

— Je n'ai pas besoin de le deviner puisque tu me l'as dit. Je te donne vingt francs.

— Est-ce assez pour acheter un lit avec un sommier, un matelas, un oreiller? demanda la petite fille.

— Non, certainement, ma fille, mais tu as bien de l'ambition.

— Pense, papa, que Fleurette est couchée sur une mauvaise paillasse. Il lui faut un lit. Si tu veux me donner de quoi l'acheter tu ne me feras pas de cadeau au jour de l'an.

— Petite rusée! tu sais bien que j'en serais le premier puni. Je me trouverais trop malheureux de ne pas te voir contente.

— Mais je serai contente. Je me souviendrai que tu m'as fait un beau cadeau.

Monsieur Grandville consulta du regard sa femme qui lui répondit:

— Ce serait certainement de l'argent bien placé.

— Allons, dit-il, je voulais t'en donner vingt, tu m'en prends cent… Je suis volé comme dans un bois. Combien me devras-tu de baisers pour cela?

— Cent, papa! cent baisers!… Je vais te les payer tout de suite.

— Non, non, ce serait trop. Nous nous en lasserions tous les deux. Donne-moi un à-compte.

Elle lui en donna bien cinquante avant qu'il criât grâce. Après quoi Edith alla se coucher heureuse de sa journée et plus heureuse encore du lendemain.

A côté de son assiette, au déjeuner, elle trouva cinq belles pièces d'or. Son père était déjà sorti.

— C'est beaucoup pour une petite fille comme toi, dit madame Grandville, et tu ne dois pas t'attendre à obtenir toujours tout ce que tu demanderas… Mais cette fois-ci je suis heureuse que la générosité de ton père te permette de faire un bien réel à notre pauvre petite malade.

Edith sortit toute joyeuse avec sa mère. Elle tâtait souvent sa poche pour s'assurer que le porte-monnaie si bien garni était en sûreté. Madame Grandville lui laissa le plaisir de payer elle-même la literie. Lorsque tout fut choisi et expédié, il restait encore une petite somme qui fut employée à acheter l'étoffe pour une paire de draps, et ce paquet-là fut envoyé chez madame Grandville.

Edith ne se possédait plus de joie en pensant que non seulement elle avait pu procurer un bon lit à la petite malade, mais encore qu'elle travaillerait pour elle. Dès que l'étoffe fut arrivée, Félicie dut l'aider à tailler les draps. Jamais broderie d'or et de soie ne fut commencée avec un plus grand ravissement.

Et il faut rendre à Edith ce témoignage que, bien que les surjets et les ourlets fussent un peu longs, et même lui semblassent interminables, elle ne se relâcha pas de son zèle et ne permit pas qu'aucune autre main que la sienne y fît un seul point.

XX

Petite mère fut transportée dans son beau lit neuf sans presque en avoir conscience. Etait-ce le résultat de ce bien-être tout nouveau pour elle, ou celui du traitement, ou bien encore le triomphe de sa bonne constitution? Personne n'aurait pu le dire, mais à partir de ce moment il y eut dans son état un changement visible, et le médecin parla de guérison. Le progrès lent continua au travers de quelques retours de fièvre. Elle commença bientôt à faire attention à ce qui se passait autour d'elle, à écouter ce qui se disait. Elle avait aussi des moments de vrai sommeil et prenait avec plaisir le vin et le bouillon que madame Grandville lui envoyait. Un jour celle-ci vint elle-même; Petite mère la regarda attentivement, mais elle ne dit rien qui pût faire deviner qu'elle l'avait reconnue. Le médecin avait si fortement recommandé qu'on lui épargnât tout ce qui pouvait l'émouvoir et surtout lui rappeler les impressions pénibles qu'elle avait eues avant sa maladie, qu'on n'osa lui faire aucune question; mais on vit bien qu'elle paraissait faire un effort pour réfléchir et se rappeler. Le lendemain elle demanda qui était la dame qu'elle avait vue.

Le nom de madame Grandville ne lui apprenait rien, mais elle se tut et ne demanda rien de plus.

Une après-midi, Charlot, qui s'ennuyait cruellement de sa soeur, se glissa dans la chambre que madame Charles venait de quitter pour rentrer un moment dans la sienne. Petite mère était toute tranquille dans son petit lit, les yeux ouverts et le regard naturel. Il s'approcha d'elle plus doucement qu'il n'avait coutume de faire, car il commençait à comprendre qu'elle avait besoin de ménagements. Elle voulut avancer sa main pour lui faire une caresse, mais elle n'en eut pas la force, la petite main retomba.

— Embrasse-moi, Charlot, dit-elle.

Il lui donna un baiser.

— Veux-tu rester un peu avec moi?

— Je veux bien, mais on me grondera. Ils disent toujours qu'il faut te laisser tranquille… Je m'ennuie tant, Petite mère!…

Les lèvres pâles de la malade s'entr'ouvrirent pour répondre, mais elle ne dit rien et regarda Charlot d'un air de compassion.

Ils restèrent un moment silencieux. Charlot se balançait d'un pied sur l'autre, incapable qu'il était de se tenir tranquille malgré sa bonne volonté. Petite mère, qui sentait que ce mouvement faisait tourner sa tête si faible, fermait les yeux pour ne pas le voir.

Au bout de deux minutes qui avaient paru bien longues à Charlot, elle lui dit:

— Qui m'a donné ce beau lit, le sais-tu?

— Mais oui, cria Charlot joyeusement, c'est elle, la "petite dame". — Elle a envoyé le lit et du vin, et du bouillon, et sa maman est venue te voir, et madame Perlet a dit que c'étaient des personnes bien comme il faut.

— La petite dame!… répéta la malade de sa voix faible.

Encore un silence, puis elle reprit:

— Charlot, est-ce qu'elle a dit?…

Elle ne put s'expliquer mieux, mais Charlot comprit.

— Elle a dit, répondit-il, qu'elle t'avait donné la pièce de cinquante centimes en or.

Petite mère referma les yeux. C'était une joie si intense de savoir qu'elle n'était plus accusée de vol que, si elle l'avait sentie dans sa plénitude, elle n'aurait pas pu la supporter.

Las du silence qui avait recommencé et n'osant pourtant le rompre, Charlot quitta la chambre. Lorsque madame Charles entra, la petite malade était paisiblement endormie, les mains sur sa poitrine, les lèvres entr'ouvertes par un demi-sourire. Elle avait une apparence de calme et de bien-être si complet que la vieille dame se dit en la regardant:

— Comme elle paraît mieux! Voilà la première fois que je la vois dormir d'un aussi bon sommeil.

Le lendemain madame Perlet était dans cette loge qu'elle devait bientôt quitter, lorsqu'une figure jeune et souriante lui apparut.

— Est-ce ici que demeure une petite fille qu'on appelle Petite mère?

— Oui, sans doute, mais que lui voulez-vous? La pauvre enfant est bien malade.

— Bien malade!… répéta Sylvanie, car c'était elle, on l'a deviné, — mais pas dangereusement pourtant?…

— Si dangereusement que ce n'est que d'aujourd'hui qu'on espère la sauver. Que lui voulez-vous?…

— Pauvre petite! qu'est-ce qui l'a rendue malade?

— J'ai idée que c'est le chagrin… On l'a accusée de vol… La pauvre enfant a trop souffert. L'injustice fait tant de mal!…

Madame Perlet parlait avec une certaine âpreté, oubliant qu'elle avait eu sa part dans cette injustice.

Sylvanie avait pâli et regardait la concierge d'un air consterné.

— Pauvre Petite mère! dit-elle. Comment avons-nous pu la soupçonner!… La croix est retrouvée de ce matin. Je suis venue le dire sans perdre une minute.

— Ah! dit madame Perlet en regardant attentivement la jeune fille, c'est donc vous, Sylvanie… Vous auriez bien pu prendre la peine de retrouver votre croix un peu plus tôt. Ca nous aurait épargné bien des tracas, et à cette pauvre enfant une maladie qui n'a pas encore dit son dernier mot.

Sylvanie aurait volontiers pleuré en écoutant ces paroles, et pourtant il n'y avait pas eu de sa faute dans tout cela; elle ne pouvait se faire de reproches.

— Ecoutez, Madame, dit-elle, je vais vous raconter comment les choses se sont passées. Lorsque je revins à la maison après avoir confié les deux enfants à madame Nanette pour les ramener, je m'aperçus que je n'avais plus ma croix d'or. Il me semblait bien être sûre que je ne l'avais pas revue depuis le moment où je la leur avais montrée la veille, mais je voulais pourtant espérer qu'elle s'était perdue en chemin, ou peut-être dans la cour de la ferme lorsque j'avais mis les enfants sur la charrette. En dépit de ma grand'mère, qui soutenait que c'étaient eux qui l'avaient prise, j'ai refait le chemin en cherchant partout et je suis allée demander à la ferme si personne ne l'avait vue. Nous avons encore cherché tout le jour sans rien trouver, et il m'a bien fallu croire que les autres avaient raison. Madame Nanette a dit qu'elle retrouverait les petits voleurs et qu'elle me rapporterait ma croix si elle était encore entre leurs mains. Vous comprenez que lorsque le lendemain elle est venue nous dire qu'ils l'avaient vendue pour une pièce de dix francs nous n'avons plus eu aucun doute; j'ai regardé ma croix comme entièrement perdue, et je n'ai plus fait de recherches. Je n'y pensais plus guère, car on se console assez vite de ces malheurs-là, quand tout à coup, ce matin, en nettoyant l'étable de ma chèvre, je vois briller quelque chose, je le ramasse… c'était ma croix d'or à moitié couverte de terre. Je ne savais comment m'expliquer cela, mais je me suis souvenue tout à coup que j'avais pris une brassée de foin, qui avait servi de lit aux enfants, pour l'apporter à Brunette; sans doute la croix y était tombée, et comme elle était légère elle s'y est perdue et n'a été retrouvée que lorsque le foin a été mangé. Heureusement encore que ma chèvre ne l'a pas avalée avec sa provende… Mais que cette pauvre petite en ait tant souffert, voilà ce qui fait mal!…

Le récit de la jeune fille avait adouci madame Perlet. Dans de telles circonstances il eût été vraiment impossible que Petite mère ne fût pas soupçonnée, surtout par des personnes qui ne savaient rien d'elle. Elle offrit une chaise à Sylvanie et lui donna quelques détails sur la maladie de l'enfant.

— Elle est mieux aujourd'hui; elle reconnaît tout le monde et parle même un peu. Peut-être que ça lui fera plaisir de vous voir, car elle nous a parlé de vous et de votre jolie chèvre, mais il ne faut pas la faire causer, elle est encore trop faible.

— Vous pouvez compter sur moi, répondit la jeune fille.

Elles montèrent ensemble. Madame Perlet n'avait pas revu la malade depuis que, au lever du soleil, elle l'avait laissée assoupie pour aller faire son ouvrage. Elle trouva un grand changement. Madame Charles l'avait lavée, lui avait mis du linge propre, sa tête était soulevée par un oreiller; elle avait vraiment l'air en convalescence.

Elle sourit et ses joues se colorèrent faiblement lorsqu'elle aperçut Sylvanie qu'elle reconnut aussitôt. Celle-ci s'approcha pour l'embrasser. Elle était tout émue en voyant à quel point quelques jours de maladie avaient changé cette petite figure déjà si chétive.

Petite mère fixa sur elle ses grands yeux sérieux.

— Je n'ai pas pris la croix d'or, dit-elle.

— Je le sais, je le sais, ma petite. La croix d'or est retrouvée depuis ce matin. Je sais maintenant que c'est moi qui l'avais perdue.

Petite mère se laissa retomber comme lorsqu'elle avait appris que la "petite dame" était retrouvée. Il semblait que la joie fût toujours trop forte pour elle, et qu'elle pût moins bien la supporter que le chagrin.

Alors Sylvanie s'assit auprès d'elle et, prenant sa main dans la sienne, elle commença à lui parler doucement, très doucement et très tranquillement, de la chèvre, du jardin, des fleurs des prés et de tout ce qui pouvait l'intéresser sans l'agiter. Charlot était entré et avait pris place sur les genoux de la visiteuse.

— Vous ne savez pas, dit-il tout à coup. Petite mère a dit que la croix d'or est au cou de la chèvre.

On rit de cette idée. Petite mère ne se rappelait pas l'avoir dit, mais on lui expliqua que c'était un de ses rêves de fièvre, et elle sourit aussi. Sylvanie raconta de nouveau à Charlot où elle avait retrouvé la croix.

— Tu vois, dit-elle, que si elle n'était pas au cou de la chèvre elle était au moins bien près d'elle.

— Alors nous ne l'avions pas volée!… s'écria le petit garçon.

On rit encore, mais toujours sans bruit pour ménager la malade; puis Sylvanie se leva en disant qu'elle devait s'en aller de peur de lui faire du mal; mais avant cela elle se pencha vers elle pour lui dire quelques mots tout bas, et la petite figure pâle s'illumina joyeusement.

Qu'étaient-ce donc que ces paroles que personne n'avaient entendues, sinon Petite mère?

— Quand tu seras plus forte, avait dit Sylvanie, je reviendrai et je t'emmènerai avec moi, afin que tu puisses boire du lait de ma chèvre et respirer le bon air des bois.

Quelle joie avait brillé dans les yeux de l'enfant! mais une inquiétude vint bien vite la troubler.

— Et Charlot?… demanda-t-elle.

— Il viendra aussi, naturellement. Je sais bien que sans lui tu ne pourrais pas être heureuse.

Après cette visite, Petite mère dormit profondément pendant plusieurs heures. Lorsqu'elle se réveilla il faisait presque nuit; elle crut d'abord qu'il n'y avait personne auprès d'elle, mais elle s'aperçut bientôt que Charlot dormait aussi, la tête appuyée sur son lit. Elle se souleva pour le regarder et vit qu'il avait sur ses joues deux grosses larmes à demi-séchées et que sa respiration était précipitée comme lorsqu'on a pleuré.

— Pauvre Charlot! pensa-t-elle, madame Perlet est bien bonne pour lui, mais je lui manque… Il s'ennuie de moi…

Et elle se mit à le caresser doucement.

Le contact de cette main familière réveilla le petit dormeur; il regarda autour de lui d'un air étonné, puis s'écria joyeusement:

— Petite mère, es-tu guérie?

— Je suis beaucoup mieux, mon chéri.

— Ah! je suis bien content! Maintenant je pourrai rester avec toi… on ne me chassera plus toujours. Je serai bien sage, Petite mère, je ne veux pas te faire de peine, je veux te soigner… Si tu savais comme je prendrai soin de toi quand je serai grand!… Je te porterai quand tu seras fatiguée, et je te donnerai tout ce que j'aurai…

— Tu es gentil, dit Petite mère plus touchée qu'elle ne pouvait l'exprimer.

— J'étais bien triste sans toi… Je voulais toujours monter, mais on disait: Non, non, tu lui ferais du mal. Et j'ai entendu la vieille dame qui disait qu'il ne fallait pas me laisser venir près de toi parce que j'étais égoïste… Est-ce vrai, Petite mère, que je suis égoïste?…

Elle ne pouvait pas dire non, elle ne voulait pas dire oui…
Elle répondit donc:

— Tu ne le seras plus, Charlot.

— Qu'est-ce que c'est que d'être égoïste?

Petite mère réfléchit. Elle n'avait là-dessus qu'une idée très-confuse.

— Je ne sais pas bien, dit-elle, mais ce n'est pas joli.

— C'est peut-être quand on prend tout pour soi? reprit le petite garçon éclairé par sa conscience.

— Oui, peut-être…

— Je n'ai pourtant pas été égoïste quand je t'ai apporté mon chocolat, tu sais?… le premier jour que tu étais malade. Et tu n'as pas voulu le manger!… C'était vilain, Petite mère.

— Je ne me rappelle pas, Charlot.

— Oh! que si… tu fermais la bouche, comme ça!… Et pourtant tu savais bien que ça me ferait plaisir si tu le mangeais…

Petite mère ne trouva rien à dire pour sa défense; elle ne se souvenait pas de ce vilain trait dont on l'accusait, mais elle était toute disposée à reconnaître qu'elle aurait dû consentir à quoi que ce fût pour faire plaisir à Charlot.

La conversation commençait à la fatiguer, le petite garçon lui-même s'en aperçut.

— Ecoute, dit-il, je vais te donner de ton bon vin. Madame Perlet dit que ça te fait tant de bien. Où est la bouteille? Ah! la voilà… Tiens, j'en verse un plein verre… Bois-le…

— Non, non, Charlot, on ne m'en donne que le fond du verre, une cuillerée seulement à la fois. Je ne pourrais pas en boire tant que ça. Oh! je t'en prie!…

Il n'écoutait rien, et approchant le verre plein des lèvres de sa soeur, il menaçait de le lui verser dans le gosier si elle ne voulait pas l'avaler de bonne grâce. C'était ainsi que Charlot entendait tenir sa promesse de la soigner si bien. Heureusement madame Charles survint au moment où la pauvre petite allait céder, ne pouvant plus lutter, même d'une manière passive, en tenant les lèvres serrées. Charlot fut grondé, renvoyé, et alla pleurer à sa place favorite sur l'escalier. Il avait beaucoup fatigué sa soeur qui eut une moins bonne nuit. Malgré cela elle était mieux le lendemain et elle demanda instamment qu'on permît à Charlot de venir s'asseoir auprès d'elle. Madame Charles se fit prier. Elle ne pouvait comprendre quel plaisir Petite mère trouvait à la société de ce méchant garçon, et lui offrit à la place celle de son chat qui, au moins; ne la fatiguerait pas.

— Je veux bien qu'il vienne sur mon lit, répondit Petite mère, mais je veux aussi Charlot.

— Non, dit la vieille dame avec décision, je n'exposerai pas cette pauvre bête à la méchanceté de ce petit drôle. Il faut choisir… l'un ou l'autre, mais pas tous les deux.

— Alors, je veux mon Charlot. Il est si triste sans moi! ajouta-t-elle d'un air suppliant.

Madame Charles, un peu scandalisée de ce choix, alla appeler Charlot et se retira dans sa chambre avec son chat. Les deux enfants se retrouvèrent avec joie. Petite mère était bien plus en train de causer que la veille; elle questionna Charlot sur tout ce qui s'était passé depuis sa maladie, en particulier sur les visites de la maman de la "jolie petite dame".

— Ah! dit-elle, lorsque Charlot lui eut raconté tout ce qu'il savait, maintenant je sais que le bon Dieu nous entend quand nous prions. Tu vois, Charlot, il leur a dit à tous que je n'avais pas pris la croix d'or…

— C'est vrai… dit le petit garçon d'un air réfléchi. Je voudrais bien savoir où il demeure.

— Il paraît qu'il nous connaît bien, lui, puisqu'il nous entend… Je voudrais savoir s'il sait mon nom et le tien, Charlot, et s'il connaît nos figures…

— C'est bien sûr qu'il sait nos noms, répondit Charlot, sans ça comment aurait-il pu dire aux gens: Petite mère n'a pas volé la croix d'or?

— C'est vrai… Eh bien, maintenant, je vais lui demander que le père soit guéri et qu'il revienne.

— Madame Perlet a dit qu'elle irait le voir, avec moi, dimanche, reprit Charlot. Mais j'aimerais mieux y aller avec toi, Petite mère.

— Peut-être que je ne serais pas encore assez forte, Charlot. Je ne crois pas que je pourrais marcher très loin.

— Je te porterai quand je serai grand, tu sais…

— Oui, mais dimanche tu ne seras pas encore grand.

— Je suis pourtant un peu grand, répliqua le petit garçon, se levant et se tenant droit comme un fusil. Tu verras, tu verras, Petite mère, comme nous serons heureux quand je serai tout à fait grand. Tu ne sais pas comme je serai gentil!…

— Tu es déjà bien gentil à présent, mon Charlot.

Et là-dessus ils s'embrassèrent.

XXI

Quelque jours s'étaient écoulés et un grand changement avait eu lieu dans la pauvre maison. La famille Perlet avait quitté la loge et s'était installée dans une maison voisine. Le cordonnier avait retrouvé un peu de travail et sa femme faisait un petit ménage; ils avaient emmené Charlot dans leur nouvelle demeure et partageaient avec lui le peu d'air respirable et le morceau de pain qu'ils possédaient.

— Là où il y a assez pour six, il y a assez pour sept, disait le père.

Cette maxime a cours parmi les pauvres, mais, si elle y est souvent mise en pratique, ce n'est pas sans qu'il en résulte des privations. Pour faire la part du septième il faut bien rogner un peu celles des six autres, et chacun sait que, dans une famille, ce n'est pas aux plus petits que l'on ôte volontiers le pain de la bouche.

Vous avez souvent vu, en peinture du moins, un nid où tous les oisillons tendent à la fois leur bec affamé au père qui leur apporte la nourriture. La table qui rassemblait trois fois par jour la famille du cordonnier ressemblait beaucoup à ce tableau classique… Les oisillons étaient très affamés et le père, hélas! ne rapportait qu'un bien petit vermisseau; mais la bonne humeur et la confiance en Dieu assaisonnaient le chétif morceau de pain, et personne ne se plaignait. La mère elle-même faisait taire ses soucis. Ne savaient-ils pas tous que des temps meilleurs viendraient?… Personne ne songeait à trouver que Charlot fût de trop. On l'aimait bien d'ailleurs, quoiqu'il ne fût pas toujours aimable, et madame Perlet avait pour lui plus d'indulgence que pour ses propres enfants. "Pauvre petit, il n'a pas eu de mère," disait-elle lorsqu'il faisait quelque sottise. Quant à Petite mère, depuis qu'elle l'avait soignée et lui avait sacrifié plus d'une nuit de sommeil, elle l'aimait comme la prunelle de ses yeux.

Les nouveaux occupants de la loge n'étaient nullement aimables. Ils étaient de la race des concierges hargneux et rageurs, de vrais chiens de garde. Lorsque Charlot passait pour aller auprès de sa soeur on trouvait toujours moyen de lui dire quelque chose de désagréable; tantôt il apportait de la boue à ses souliers, tantôt il se mettait dans le chemin de la concierge qui balayait; jamais un mot amical, ou tout au moins bienveillant. Le pauvre petit passait aussi vite que possible, tâchant de ne pas être aperçu. L'absence des Perlet avait bien changé la maison, surtout pour ceux des locataires à qui le souci du loyer pesait le plus lourdement. Si Charlot avait moins que tout autre trouvé grâce devant leurs yeux, c'est qu'ils savaient bien que son père était à l'hôpital et le paiement du terme de juillet n'était rien moins qu'assuré.

Ces terribles concierges avaient, en outre, un grand défaut: ils n'aimaient pas les chats plus que les enfants. Le Charlot à queue était aussi malmené que le Charlot à deux jambes. Il avait reçu maints coups de balai, et même une fois tout un seau d'eau sale sur sa belle fourrure fauve. Je vous laisse à penser si madame Charles avait trouvé le procédé de son goût.

Il régnait dans toute la maison un esprit de mécontentement et d'hostilité contre les nouveaux occupants de la loge.

Un matin Charlot entendit en passant des miaulements aigus. Il voulait se hâter de monter sans être aperçu, mais le spectacle qui s'offrit à ses yeux le retint cloué à sa place. Son ennemi, le chat bien-aimé de la vieille dame, était pendu par les pieds de derrière à une ficelle et le neveu de la concierge, un garçon de quatorze ans qui venait l'aider le matin, frappait à tour de bras avec une baguette le pauvre animal qui miaulait à fendre le coeur et se tordait convulsivement… Oh! si sa maîtresse avait pu le voir!…

Charlot, n'écoutant que son indignation, se précipita sur le jeune garçon, et l'empoignant tout à coup par les jambes, au moment où il s'y attendait le moins, il le fit tomber tout de son long. Alors, voyant bien qu'il ne pouvait rien de plus contre un adversaire beaucoup plus grand et plus fort que lui, il s'enfuit en criant de toutes ses forces. Le méchant garçon s'était relevé et le poursuivait dans l'escalier. Le pauvre chat était resté suspendu; il ne recevait plus de coups, mais sa position n'en était pas moins très pénible pour un animal accoutumé à ses aises.

Charlot courait toujours et lorsque, arrivé au milieu du second étage, il se vit sur le point d'être atteint par le gamin furieux, il cria de tout son gosier:

— Madame Charles, ils tuent votre chat!

La porte de la bonne dame se trouvait ouverte. Elle entendit ces paroles sinistres et se hâta d'accourir. Plusieurs personnes sortirent de leurs chambres attirées par les cris, et arrachèrent le pauvre Charlot des mains du méchant gamin qui le frappait impitoyablement.

— Où est-il? où est-il?… criait la vieille dame toute bouleversée.

— Dans la loge, répondit Charlot, pendu à une ficelle.

Il n'y avait pas rhumatisme qui pût empêcher madame Charles de descendre avec une rapidité dont elle-même ne se croyait plus capable. Arrivée à la loge elle trouva son chat pendu, comme Charlot le lui avait dit. Heureusement c'était par les pieds, en sorte qu'il ne courait aucun danger pour sa vie. Mais comme il miaulait et comme il tremblait!… D'une main aussi tremblante que l'était la pauvre bête elle-même, sa maîtresse essayait vainement de la détacher, lorsque la concierge rentra. Sa vue redoubla l'indignation de la vieille dame qui, étant parvenue à défaire le noeud, prit son chat dans ses bras, et se retournant vers la nouvelle venue:

— Votre loge est donc un coupe-gorge?… lui dit-elle, on y tue les pauvres bêtes sans défense!…

— Voilà bien du bruit pour rien, répliqua la concierge. Quel mal ça lui faisait-il à cet animal? D'ailleurs ce n'est pas moi qui l'avais attaché là.

— Non, mais votre neveu ne le ferait pas sans votre permission.
C'est odieux, Madame; je me plaindrai au propriétaire, Madame…
Vous haussez les épaules… Eh bien, je vous citerai en police
correctionnelle, Madame.

— Comme il vous plaira, Madame. Un procès parce qu'un petit garçon a fouetté un chat, ce sera du nouveau.

— Mais c'est mon chat, Madame, et personne n'a le droit de le toucher…

— Alors gardez-le dans votre chambre, Madame, et personne ne le touchera.

Toute la maison était rassemblée sur l'escalier et l'on riait de bon coeur de cette scène, mais au fond tout le monde était pour madame Charles, car personne n'aimait la nouvelle concierge et son polisson de neveu.

Bientôt le calme se rétablit, chacun rentra chez soi. Madame Charles emporta Minet toujours tremblant dans ses bras, et la concierge, restée seule avec son neveu, lui administra une paire de soufflets pour le remercier de lui avoir attiré des ennuis. Charlot s'était réfugié auprès de sa soeur.

Lorsque madame Charles eut fait prendre un peu de lait à son chat, lorsqu'elle l'eut vu, tout à fait calmé, s'endormir sur son édredon, elle se souvint de sa petite malade.

— Oh! madame Charles, s'écria Petite mère en la voyant entrer, voyez comme il saigne, mon pauvre Charlot!

Et en effet il avait reçu un coup de poing qui lui avait mis la figure dans un lamentable état.

Alors madame Charles se souvint que c'était Charlot qui l'avait appelée au secours de son chat, et que c'était pour ce précieux animal qu'il avait été battu. Son coeur se réchauffa et s'attendrit pour lui; elle le lava avec de l'eau fraîche, elle mit une compresse sur le nez malade… et elle alla lui chercher… devinez-vous?… une tasse de lait!…

Alors Charlot, bien restauré, raconta en détail son aventure. Il n'était pas peu fier du rôle qu'il avait joué dans cette affaire, et Petite mère l'admirait de tout son pouvoir.

— N'est-ce pas qu'il a été courageux? demanda-t-elle à madame Charles. Ce grand garçon… il est beaucoup plus fort que Charlot… il aurait pu lui faire beaucoup de mal. Et puis vous voyez bien maintenant, madame Charles, qu'il n'est pas méchant pour les bêtes.

— Non, j'aime beaucoup le chat maintenant, dit Charlot qui avait un sentiment très vif de ses vertus nouvellement acquises. Quand je serai grand je lui donnerai du lait. A présent je n'ai plus besoin de compresse, mon nez ne me fait presque plus mal… Ah! quand je serai grand, comme je le rosserai, ce vilain garçon!

— Ecoute, Charlot, quand tu passeras devant la loge, tâche qu'il ne te voie pas… il te battrait encore.

— Non, non, il n'oserait pas! s'écria le petit héros.

Ce jour-là Charlot avait grandi de dix pieds à ses propres yeux, et Petite mère le trouvait digne de toute son admiration. A partir de ce moment madame Charles le traita toujours avec égards et lui permit de rester dans la chambre tant qu'il voulait.

Tels étaient les incidents qui venaient distraire Petite mère pendant la première partie de sa convalescence. Le dimanche qui suivit l'aventure du chat elle eut une visite qui lui fit un bien grand plaisir. Céline, le petite fille aux tresses blondes et au grand tablier de cotonnade, était venue voir sa marraine et avait demandé en passant des nouvelles de sa petite protégée. Lorsqu'elle apprit que Petite mère était malade, elle alla demander à sa marraine, qui avait un jardin, un joli bouquet et elle le lui apporta. Céline était toujours gaie, toujours contente. Elle avait une robe neuve qui lui avait été donnée par une dame pour qui elle travaillait: sa grand'mère la lui avait taillée et elle se l'était cousue. Elle la portait ce jour-là pour la première fois, et sa marraine lui avait acheté une paire de bottines neuves.

Mais elle ne pouvait rester longtemps, elle demeurait si loin!… Lorsqu'elle fut partie la petite malade se sentait égayée par son joyeux babil et ses frais éclats de rire.

Et ce même jour, pour comble de bonheur, Charlot apporta de bonnes nouvelles du père. Il était beaucoup mieux; on espérait que dans deux semaines il pourrait revenir à la maison. Charlot avait beaucoup à raconter au retour de l'hôpital.

— Pense, Petite mère, dit-il, nous avons acheté une belle orange pour le père, pas à l'hôpital parce qu'elles sont plus cher, mais dans une boutique. Madame Perlet a dit comme ça: "Je ne suis pas bien riche, mais on n'aime pas à venir les mains vides." Et alors nous sommes allés dans la grande salle, et le père nous a parlé, et il a tout de suite demandé: "Où est Petite mère?" Madame Perlet a dit comme ça: "Elle est un peu malade, mais ça ne sera rien." Alors moi j'ai dit: "Non, elle est très malade… mais elle ne mourra pas, parce que, à présent, elle peut boire du bon vin et du bouillon." Alors madame Perlet m'a pincé le bras et elle a dit: "Laisse-moi donc parler, petit nigaud, qu'as-tu besoin d'inquiéter ton père?" Alors le père a dit: "Il faut me dire la vérité, madame Perlet: quand j'ai vu que personne ne venait me voir dimanche, j'ai bien pensé qu'il y avait un malheur." Alors on lui a raconté que tu avais eu tant de chagrins et que tu étais tombée malade… Et le père a dit… Attends, je veux bien me rappeler ce qu'il a dit…

Charlot, qui n'avait de sa vie fait un aussi long discours, reprit après un instant de réflexion:

— Il a dit comme ça: "Alors elle n'avait pas volé!…"

— Il le croyait!… dit Petite mère à demi-voix, mais avec un accent de tristesse profonde.

Au moment même où Charlot faisait à sa soeur son récit, madame Perlet racontait aussi à son mari ce qui s'était passé. Arrivée aux paroles qui avaient tant ému Petite mère, elle continua ainsi:

— Oh! Seigneur, que je lui ai répondu, la pauvre enfant! est-ce qu'elle serait capable de ça, elle qui n'a pas sa pareille dans ce monde pour le coeur et la bonne conduite. — Alors il a dit tout bas: "Ma pauvre Petite mère, ma pauvre Petite mère… moi qui l'ai soupçonnée! Je ne me le pardonnerai jamais. Ai-je été assez malheureux pendant ces quinze jours! Je ne le croyais pourtant pas tout à fait, mais j'avais peur. C'est si dur d'avoir faim, et puis je savais bien comme la petite aime ce gamin-là, et je me disais que peut-être pour lui… Ah! je m'en veux à présent d'avoir eu de pareilles idée!"

— Après ça, continua madame Perlet, je lui ai raconté la maladie de la petite, et il m'a remerciée de ce que nous avons pris soin d'elle et de Charlot. C'est un homme bien doux et bien comme il faut, mais il a encore l'air très-malade. C'est malheureux que nous ne soyons plus concierges de la maison, car nous aurions patienté pour son terme, tandis que, maintenant, on ne tiendra compte de rien… Comment est-ce qu'ils veulent, ces gens-là, qu'un homme qui est à l'hôpital depuis des semaines puisse payer son terme? Ce n'est pas raisonnable, en vérité… Enfin, nous lui nourrirons son petit jusqu'à ce qu'il puisse de nouveau travailler. Nous ne pouvons pas faire plus, n'est-ce pas?

— Non, dit le cordonnier, malheureusement.

— Il le rendra peut-être un jour à nos enfants.

— Si ce n'est pas lui, ce sera un autre; les braves gens ne sont pas rares en ce monde, ajouta M. Perlet.

— Il y en a aussi de très mauvais, reprit sa femme. Ces nouveaux concierges, par exemple… On dit…

— Allons! allons! Madame Perlet, je ne me soucie pas d'en rien savoir. On croit nous faire plaisir en disant du mal d'eux, comme si nous étions meilleurs parce qu'ils sont méchants! Ne nous mêlons pas de ce qui se passe dans cette loge, cela ne nous regarde plus. Nous avons bien de quoi nous occuper à notre propre besogne.

Madame Perlet se tut, comme elle faisait toujours quand son mari lui donnait une leçon, et elle commença à préparer la soupe du soir. Peu à peu tous les enfants rentrèrent. Charlot revint de chez sa soeur et la famille se rassembla autour de la table.

— M. Perlet, dit tout à coup Charlot en regardant autour de lui, c'est encore plus petit ici que dans la loge.

— A peu près la même chose. Pourquoi dis-tu cela, mon garçon?

— Pourquoi n'avez-vous pas pris une grande maison? demanda encore Charlot au lieu de répondre.

— C'est que, vois-tu, mon garçon, plus une maison est grande, plus on paie cher, et nous ne sommes pas bien riches, répondit le cordonnier en riant.

— Eh bien, dit Charlot avec sérieux, quand je serai grand je vous donnerai beaucoup d'argent.

— Merci, mon petit homme, et où le prendras-tu?

— Je ne sais pas, mais le bon Dieu a donné à Petite mère ce qu'elle lui a demandé, et moi je lui demanderai beaucoup d'argent.

— Ah! dit M. Perlet, cette prière-là, je ne te promets pas qu'elle sera exaucée.

XXII

Nous sommes maintenant au mois de juin; les arbres n'ont plus de fleurs, mais le feuillage en est devenu plus riche et plus épais; l'herbe est plus haute; les roses sauvages fleurissent dans les haies; de tous côtés on entend le bourdonnement des insectes: la chaleur fait partout éclore des milliers de vies qui n'auront qu'un jour. Tout s'épanouit et se vivifie aux doux rayons du soleil; la campagne est encore fraîche comme au printemps et déjà opulente comme en été.

Petite mère et Charlot sont en route vers la petite maison sur la lisière du bois. Sylvanie voulait venir les chercher avec la charrette de madame Nanette, mais la petite convalescente n'aurait peut-être pas pu supporter les cahots de ce véhicule primitif, et madame Grandville a voulu qu'elle fît le voyage dans une voiture. Et sur cette voiture on a mis le lit de Petite mère, car elle n'est pas encore en état de dormir sur une botte de foin; il faut la traiter avec ménagements. Jamais elle n'a été si gâtée, elle qui, il y a si peu de temps encore, ne savait pas ce que c'était que d'être comptée pour quelque chose. Elle en est tout étonnée et parfois même un peu embarrassée… Cela lui semble peu naturel qu'on la soigne ainsi… Mais elle se laisse faire. Comment pourrait-elle résister? Elle n'a pas encore beaucoup de force et d'ailleurs elle trouve une certaine douceur dans sa vie nouvelle.

Petite mère fait donc le voyage en voiture avec Charlot et Sylvanie; on l'a étendue dans le fond, un petit oreiller sous sa tête, et les deux autres se sont mis sur le devant. A chaque instant Charlot l'appelle pour lui faire admirer ceci ou cela, mais elle est encore faible et bien vite fatiguée de regarder… Pourtant le petit garçon ne se laisse pas décourager.

— Oh! Petite mère, regarde… Voilà la rue où nous avons passé, voilà la boutique du boulanger où étaient les deux petits garçons qui mangeaient des gâteaux. S'ils nous voyaient aujourd'hui, ils seraient bien étonnés… Voilà le beau jardin que tu m'as laissé regarder. Je puis le voir un peu en me tenant debout. Petite mère, te rappelles-tu comme tu m'as vite laissé retomber?

— Tu étais si lourd, Charlot! dit la petite qui se sent encore écrasée par ce poids.

Il retrouve ainsi à chaque pas un souvenir. Petite mère a fermé les yeux et ne lui répond plus. Sa tête tourne, elle ne peut plus regarder ces maisons, ces murs, ces maigres arbres qui passent si vite.

— Laisse-la tranquille, Charlot, dit Sylvanie, tu vois bien qu'elle est fatiguée.

Lorsque la voiture roule enfin entre des prés en fleurs et des haies vertes, la petite fille retrouve la force de regarder. Elle aime tant la campagne!… son petit coeur s'épanouit aux rayons de ce doux soleil. Il lui semble qu'elle a déjà repris des forces.

Enfin la voiture s'arrête à quelques pas de la maison connue. Le cocher descend de son siége et Sylvanie l'aide à transporter le petit lit. Charlot est très fier d'avoir reçu la mission de tenir la bride des chevaux. Lorsque le lit est dressé dans une toute petite chambre à côté de la grande cuisine, Sylvanie vient chercher la malade qu'elle prend sans ses bras.

— Tu ne pèses pas plus qu'une plume, dit-elle, j'aime mieux te porter que de porter Charlot. J'espère que tu seras plus lourde en partant.

Petite mère a bien un peu d'inquiétude au sujet de l'accueil que lui fera la grand'mère sourde; elle a recommandé à Charlot d'être poli et tranquille, mais elle sait qu'on ne peut guère compter sur sa sagesse. Elle est bien surprise en voyant la vieille dame quitter son fauteuil et venir au-devant d'eux… Son regard exprime la compassion et elle répète: "Pauvre petite! pauvre petite!…"

De sa main ridée elle caresse les cheveux frisés de Charlot, qui la regarde d'un air effaré, mais comprend bien vite qu'ils sont reçus cette fois avec bienveillance. Sylvanie était parvenue à lui faire entendre toute l'histoire de la croix d'or et du chagrin de Petite mère, et comme la pauvre grand'mère n'était pas méchante mais seulement vieille, infirme et d'une humeur un peu revêche, elle avait éprouvé une compassion réelle pour la pauvre enfant et ne demandait pas mieux que de réparer, selon son pouvoir, son injustice.

Sylvanie alla poser Petite mère dans le fauteuil de la vieille dame et la petite fille, tout interdite d'une telle audace, regarda celle-ci d'un air craintif, s'attendant à une protestation indignée. Au lieu de cela la grand'mère vint elle-même lui mettre un oreiller sous la tête et la couvrir d'un petit châle. "Car, dit-elle, il fait plus froid dedans que dehors."

Le lit fut bien vite fait, on y porta la malade, quoiqu'elle assurât qu'elle était tout à fait capable de marcher jusque-là. Lorsqu'elle fut bien établie, la porte grande ouverte lui permettant de voir tout ce qui se passait dans la cuisine, elle se sentit si heureuse qu'elle ne put s'empêcher de pleurer.

— Tu es triste, lui dit Sylvanie qui venait à chaque instant voir comment elle se trouvait.

— Oh! non…

— Alors pourquoi pleures-tu?

— Je ne sais pas. Je suis contente et je voudrais pouvoir dire merci. Tout le monde est si bon!…

Sylvanie l'embrassa, puis elle disparut et revint un moment après avec un bol de lait. Petite mère le but avec plaisir; depuis bien longtemps rien ne lui avait semblé si bon.

Lorsque Sylvanie eut fini de tout ranger dans la maison, elle prit Charlot par la main et ils revinrent bientôt amenant avec eux une visite pour Petite mère. C'était Brunette qui eut un peu de peine à se laisser persuader d'entrer dans la petite chambre, craignant peut-être que ce ne fût une prison, mais elle finit par céder et la malade eut le plaisir de lui donner un peu de pain. Elle ne s'ennuya pas un moment pendant cette première journée; Sylvanie allait, venait, faisant le ménage, chantant, riant, parlant d'une voix éclatante pour se faire entendre de sa grand'mère, et à toute minute adressant à Petite mère un mot ou un sourire en passant. C'était certainement plus gai que la société de madame Charles, bonne et dévouée, mais toujours un peu taciturne et un peu sévère, à moins que son chat ne fût en cause; alors elle savait s'animer. Sylvanie répandait la vie et la joie tout autour d'elle; il semblait que personne ne pût être malheureux dans son voisinage. Charlot aussi, sous cette douce influence, était content, de bonne humeur et prêt à rendre service. Il courait çà et là pour chercher tout ce que la ménagère lui demandait, et elle multipliait les commissions pour l'occuper. Il alla de lui-même cueillir des fleurs pour Petite mère qui les aimait tant.

— Demain, dit Sylvanie, s'il fait beau comme aujourd'hui tu pourras t'asseoir sous un arbre, mais pour le moment tu es mieux dans ton lit; le voyage est assez pour un jour.

Oui, elle était très bien dans son lit, elle ne désirait rien de plus. Lorsqu'elle eut encore bu du lait dont elle ne pouvait se lasser, elle s'endormit en regardant une branche de roses qui entrait par la fenêtre à travers un grillage et venait se balancer tout près d'elle. Sylvanie poussa la porte pour que le bruit ne la réveillât pas et dit à Charlot d'aller jouer dehors.

Petite mère se réveilla très rafraîchie, très reposée. Elle s'aperçut qu'il y avait dans la cuisine une visiteuse, car Sylvanie causait à voix basse, et ce ne pouvait être ni avec la vieille dame sourde, ni avec le bruyant Charlot. Elle resta immobile et les yeux fermés parce qu'elle se trouvait bien ainsi, et au bout d'un moment les voix devinrent plus distinctes. Peut-être, sans s'en douter, parlait-on un peu plus fort; peut-être aussi l'oreille de la petite fille s'était-elle accoutumée à ce murmure qui lui avait d'abord paru insaisissable.

Sylvanie disait:

— Elle est très faible et très maigre, c'est vrai, mais elle est guérie; elle va maintenant reprendre des forces.

— Ne vous y fiez pas, répondait l'autre voix, — Petite mère croyait déjà l'avoir entendue sans pouvoir lui donner un nom, — elle n'est pas guérie, elle n'a qu'un souffle de vie. Elle n'en a pas pour longtemps, c'est moi qui vous le dis… et ce serait un bonheur pour elle de mourir… une pauvre enfant sans mère… elle aurait trop à souffrir! Voyez-vous, si je devais m'en aller, j'aimerais mieux emmener avec moi ma pauvre petite fille… ça me déchirerait moins le coeur que de la laisser. Les garçons, c'est différent; ils ont leur père, mais le meilleur père ça ne peut pas remplacer une mère pour une fille. Votre Petite mère ira rejoindre la sienne, j'en réponds. Déjà quand elle était sur ma charrette je m'étais dit: En voilà une, avec ses grands yeux, qui n'a pas un bien long fil de vie à dérouler. Maintenant que je l'ai vue ici, sur ce lit, toute pareille à une figure de cire, je suis encore plus sûre de ce que je vous dis.

— Pensez à ce qu'elle a souffert, Madame Nanette, à ce qu'elle a supporté depuis qu'elle était toute petite. Ce n'est pas étonnant qu'elle soit chétive.

— C'est bien ce que je dis… Elle a trop souffert. Les jeunes plantes, ça a besoin de soleil; ça ne peut pas pousser dans une terre dure et froide… Allez, elle sera mieux là-haut!…

En prononçant ces derniers mots madame Nanette se leva pour s'en aller. Sylvanie l'accompagna, puis elle rentra, et encore tout émue des prédictions de la bonne dame elle vint doucement s'asseoir auprès du lit de Petite mère.

La voyant éveillée elle lui demanda si elle se sentait mieux.

— Je me sens très bien, répondit la petite, puis elle ajouta, ses grands yeux sérieux attachés sur ceux de la jeune fille:

— Est-ce vrai, ce qu'elle disait?…

Sylvanie tressaillit. Etait-il possible que l'enfant eût entendu?…

— De qui parles-tu? demanda-t-elle.

— La dame a dit que je devrai bientôt mourir…

— Elle n'en sait rien… absolument rien… Tu es beaucoup mieux, ma petite, et la campagne va te remettre tout à fait. Madame Nanette est accoutumée aux bonnes joues rouges de ses enfants, et parce que tu es maigre et pâle elle te croit bien malade, mais elle se trompe.

— A cause de Charlot je ne voudrais pas mourir, dit Petite mère d'un air pensif.

— Mais tu ne mourras pas… Ne te mets pas cela en tête!…

— Non, continua l'enfant, mais je sais qu'on meurt quelquefois tout jeune. Beaucoup d'enfants sont morts d'une mauvaise fièvre dans la maison où nous étions avant… Il y avait une petite fille de dix ans; nous avons été au cimetière avec les voisins… Cela ne me ferait pas beaucoup de peine de mourir puisque ma maman est morte, mais c'est à cause de Charlot, et puis le père aussi… il serait triste.

Sylvanie aurait volontiers battu madame Nanette pour sa malencontreuse conversation. Elle faisait de son mieux pour effacer l'impression que Petite mère en avait reçue, mais elle voyait bien que ce serait difficile.

Tout à coup celle-ci, qui avait paru un moment plongée dans ses réflexions, l'interpella vivement:

— Pourquoi a-t-elle dit que je suis malheureuse et qu'il vaudrait mieux pour moi mourir?… Je ne suis pas malheureuse… Tout le monde est bon pour moi et Charlot m'aime tant…

— C'est vrai, dit Sylvanie, elle se trompait bien, madame Nanette. Tu es une heureuse enfant, et nous ne pouvons pas nous passer de toi, Petite mère, aussi le bon Dieu te laissera avec nous, j'en suis sûre.

— Je le lui demanderai, dit l'enfant.

Ce soir-là, avant de s'endormir pour la nuit, Petite mère ajouta à la prière que sa mère lui avait enseignée ces mots qui sortirent du fond de son coeur. "Bon Dieu, laisse-moi rester avec Charlot! je suis si heureuse, tout le monde est si bon pour moi… Je voudrais bien vivre encore longtemps."

Charlot couchait sur le foin dans un coin de la grande cuisine. Il était enchanté et trouvait ce lit bien meilleur que la paillasse que depuis quelque temps il avait partagée avec les petits Perlet. Il y serait seul au moins, et personne ne pourrait se plaindre de ses coups de pied. Charlot était ivre de joie de se retrouver à la campagne. Il avait pris ses ébats dans le jardin, il s'était roulé sur l'herbe du sentier, il avait cueilli des fleurs par poignées pour Petite mère, il avait joué avec l'eau de la fontaine jusqu'à ce que son unique pantalon fût trempé à être tordu. Quand il revint pour manger sa soupe et se coucher il était sale à faire peur, mais heureux comme un roi.

— Allons, dit Sylvanie, toujours de bonne humeur, va te laver le visage et les mains à la fontaine et puis couche-toi bien vite afin que je puisse en faire autant de ton pantalon et le mettre sécher devant le feu avant qu'il soit tout à fait éteint. Demain matin un coup de fer l'achèvera. Gtand'mère, j'irai demain demander à madame Nanette si elle ne pourrait pas nous prêter quelques nippes de son petit Joseph pour Charlot, et puis je lui ferai un pantalon avec un morceau de ma toile.

— Et tes chemises? demanda la vieille dame.

— Oh! ça n'en prendra pas beaucoup, il n'est pas bien grand, notre Charlot. Quant à la pauvre petite je lui taillerai une robe dans ma jupe lilas qui est devenue beaucoup trop courte pour moi. L'étoffe n'en est plus bien bonne, mais ça lui fera encore de l'usage, elle est si soigneuse.

Lorsque le lendemain matin Charlot se réveilla et voulut se lever pour courir au jardin, il n'y avait pas moyen de mettre son pantalon qui n'avait pas voulu sécher pendant la nuit. Sylvanie lui dit qu'il fallait attendre et pendant que le fer chauffait elle l'affubla du jupon rapiécé de Petite mère qui, tombant presque sur le bout de ses pieds, lui faisait un costume assez convenable. Mais Charlot le trouvait indigne de lui; il refusa d'aller ainsi accoutré chercher de l'eau à la fontaine et s'assit sur son lit d'un air fort mécontent. Il fallut même se fâcher pour obtenir qu'il vînt boire son lait près de la table. Sylvanie se moqua un peu de sa mauvaise humeur, qui se changea alors en colère… Vous représentez-vous ce petit homme vêtu de son long jupon, rouge de fureur, frappant des pieds et menaçant des poings? C'était vraiment un spectacle à voir… Petite mère ne se doutait de rien; elle dormait encore et on avait fermé la porte pour qu'elle fût tranquille.

Sylvanie commença par rire de cette grotesque petite figure, mais lorsqu'elle vit que c'était un sérieux accès de colère, elle prit le petit méchant par le bras pour le mettre dans un coin noir où elle tenait son bois. Charlot se débattait comme un furieux.

— C'est comme ça que tu faisais avec ta pauvre soeur, lui dit-elle; je t'ai vu la battre une fois, mais avec moi tu n'en prendras pas aussi à ton aise… Tu vas te mettre là jusqu'à ce que tu sois plus raisonnable.

— Vous êtes méchante! cria Charlot exaspéré par le calme de la jeune fille. J'aime bien mieux Petite mère; elle ne me fait jamais de mal, elle… Elle est bien meilleure que vous. Petite mère! Petite mère!… je veux que tu viennes… Je ne veux pas rester avec cette méchante Sylvanie!…

La porte de la petite chambre s'entr'ouvrit doucement et Petite mère parut sur le seuil tout effrayée… Les cris de son frère l'avaient réveillée en sursaut et elle tremblait comme une feuille.

— Vois-tu ce que tu as fait, méchant garçon! dit Sylvanie en prenant Petite mère dans ses bras pour la reporter dans son lit. Elle dormait si bien et maintenant elle est toute tremblante. Allons, petite, tu dois être accoutumée à l'aimable caractère de ton Charlot, ainsi laisse-moi le mettre dans ce coin noir d'où il ne sortira que lorsqu'il m'aura demandé pardon des sottises qu'il m'a dites.

C'était la première fois de sa vie que Charlot était puni. Il avait été frappé, battu par des voisins lorsqu'il leur jouait de mauvais tours ou par des gamins plus forts que lui; quelquefois même il avait reçu un coup de son père, mais il n'avait jamais été puni lorsqu'il était méchant, comme il l'était en ce moment par Sylvanie. Petite mère se contentait de lui dire: "Oh! Charlot, tu me fais beaucoup de peine." Il avait cru qu'il en serait de même avec sa nouvelle amie, mais il s'était trompé, il le voyait bien maintenant.

Petite mère s'était recouchée et attendait avec anxiété l'issue de cette scène; Sylvanie repassait tranquillement le pantalon; Charlot avait cessé de crier. Il réfléchissait, chose salutaire qui ne lui arrivait pas souvent, et le résultat de ses réflexions fut qu'il valait mieux être sage que méchant, puisque, s'il se soumettait à demander pardon, il pourrait remettre son pantalon et aller courir dans la campagne. Une pensée meilleure encore, parce qu'elle était moins égoïste, lui vint aussi: c'est que Sylvanie avait été bien bonne pour lui et que ce n'était pas beau de la payer de cette manière, mais comme c'était difficile de demander pardon! Il ne l'avait jamais fait, son orgueil se révoltait. Pourquoi avait-il été méchant?… S'il ne s'était pas mis en colère il n'aurait pas eu besoin de demander pardon et de s'humilier devant Sylvanie. Non!… il ne le ferait pas!… il aimait encore mieux rester dans son coin noir tout le jour.

La lutte dura quelques minutes qui lui parurent très longues. L'inquiétude de Petite mère allait croissant, et si elle avait osé sortir de son lit et traverser le cuisine pour aller auprès de Charlot, elle l'aurait entouré de ses bras et lui aurait dit d'une voix suppliante: "Mon Charlot, je t'en prie, sois sage! demande pardon!"

Et probablement comme Charlot était doué d'un esprit de contradiction très prononcé, cela n'aurait fait que retarder la victoire du bon sentiment sur le mauvais.

Enfin une voix mal assurée sortit du recoin noir.

— Je veux être sage, disait-elle.

Sylvanie entr'ouvrit la porte et regarda Charlot qui eut un instant l'idée de reculer, mais elle avait un sourire sur les lèvres, cela le décida.

— Je suis fâché d'avoir été méchant, dit-il.

— A la bonne heure, c'est tout ce que je te demande. Maintenant viens mettre ton pantalon qui est à peu près sec, et tu iras me cueillir de l'oseille dans le jardin. Je te montrerai comment il faut t'y prendre.

Ce fut une heureuse matinée en dépit de son triste commencement. Charlot cueillit l'oseille pour la soupe, et, pour comble de bonheur, Sylvanie consentit à le laisser un moment conduire la chèvre le long du sentier, en lui attachant solidement autour de la taille la corde mince qui la retenait. Ils étaient donc inséparables, la chèvre et le petite garçon; il est facile de comprendre que cette situation devait donner lieu à de joyeuses luttes dans lesquelles Charlot était toujours vaincu, mais Sylvanie le suivait de près et ne permettait pas que Brunette abusât de sa force. Lorsqu'ils rentrèrent, Petite mère demanda à s'habiller; elle se sentait si bien et le temps était si beau. Sylvanie la porta sous le grand cerisier et l'assit dans le fauteuil qu'elle avait préparé pour la recevoir.

— Mais, dit Petite mère d'un air inquiet, il ne faut pas me mettre dans ce fauteuil.

— Tu t'y mettras jusqu'à ce que tu sois assez forte pour t'asseoir sur une chaise.

— Mais elle sera fâchée, peut-être…

— Qui?… ma grand'mère?… Je te dis que c'est elle qui le veut. Allons, souviens-toi que tu es une malade. Quand tu seras tout à fait guérie tu pourras t'asseoir par terre si tu veux.

Petite mère se soumit, mais non sans que son pauvre petit coeur restât quelque peu troublé.

Sylvanie l'avait quittée pour aller faire son ménage. Restée seule, elle avait fini, malgré ses scrupules, par se laisser aller tout au fond du fauteuil, et avait fermé ses yeux que le jour éblouissait. Il était près de midi, les oiseaux ne chantaient pas, mais on entendait le murmure léger de la brise dans le feuillage et celui des insectes dans l'herbe touffue. Tout cela était nouveau pour elle; elle n'avait pas la force de penser beaucoup, mais elle se laissait aller à un sentiment de bien-être inexprimable. Elle était à la campagne… Oh! que c'était beau la campagne! combien elle trouvait heureux ceux qui y vivent toujours! Elle fut tout à coup tirée de sa douce somnolence par un bruit de pas qui approchaient derrière elle; ce ne pouvait être ni Charlot, dont elle aurait bien reconnu les petits pas précipités, ni Sylvanie qui avait une démarche vive et légère. Celle de la personne qui s'avançait était lente et traînante. Etait-il possible que ce fût la vieille dame? Sans doute, alors elle venait réclamer son fauteuil, peut-être la gronder d'avoir osé s'y mettre… La pauvre petite était de nouveau toute tremblante.

Oui, c'était bien la vieille dame. Lorsqu'elle fut en face de Petite mère qui, dans sa terreur, s'était soulevée à moitié, elle la regarda d'un air de compassion et de bonté.

— Es-tu bien là, petite? lui demanda-t-elle.

Mais Petite mère ne se sentit pas encore rassurée. Elle savait qu'elle ne pouvait se faire entendre. Comment expliquer à la vieille dame que ce n'était pas sa faute si elle occupait son fauteuil et qu'elle voudrait bien pouvoir le quitter, mais qu'elle n'aurait pas la force de retourner seule à la maison et que Sylvanie lui avait dit qu'elle ne devait pas s'asseoir sur l'herbe. Elle la regardait d'un air moitié suppliant, moitié désespéré, car il lui était resté une terreur profonde de ses premiers rapports avec la pauvre sourde, et elle ne comprenait pas encore que celle-ci ne demandait qu'à réparer le tort qu'elle lui avait fait sans le vouloir.

— Eh bien, petite, répéta la vieille dame qui ne se doutait pas de la frayeur qu'elle lui inspirait, le trouves-tu bon, mon fauteuil?

Il faut se rappeler que la pauvre grand'mère n'entendait pas sa propre voix, qui était un peu rude, et ne pouvait la modérer. Cette voix paraissait formidable à la craintive Petite mère.

— Oh! madame, s'écria-t-elle, je ne savais pas… ce n'est pas ma faute…

Et, dans son effroi, elle se laissa glisser par terre malgré les efforts de la vielle dame qui tendait sa main tremblante pour la retenir.

Heureusement Sylvanie n'était pas loin. Elle arriva en courant, prit l'enfant à bras le corps et la réinstalla dans le fauteuil en lui disant:

— Petite folle, que fais-tu donc?

Puis, se tournant vers la vieille dame, elle lui cria:

— Elle croit que vous êtes fâchée de ce qu'elle est dans votre fauteuil, grand'mère.

— Non, non, répondit celle-ci, je lui donnerais bien volontiers mon fauteuil pour la dédommager du mal que je lui ai fait. Restes-y tant que tu voudras, ma fille, tu es la bienvenue.

Il n'y avait plus moyen de s'y méprendre. Petite mère comprit enfin que les sentiments de la vieille dame envers elle étaient d'une bienveillance extrême. Elle la remercia en se laissant aller de nouveau dans le fauteuil et, à partir de ce moment, elle se sentit tout à fait heureuse.

L'après-midi Sylvanie vint s'installer auprès d'elle avec son ouvrage: c'était le pantalon destiné à Charlot. On attacha la chèvre au tronc du cerisier et elle se mit à brouter de bonne grâce l'herbe rase qui croissait autour, donnant de temps à autre, par manière de diversion, un coup de dent dans une haie vive. Charlot s'amusait à se tailler, avec un vieux couteau ébréché, un petit bateau pour le faire aller sur la fontaine.

— Comme vous cousez vite, dit la petite convalescente en regardant Sylvanie.

— Tu trouves… Sais-tu coudre?

— Je me suis appris un peu, et une voisine m'a montré à mettre les pièces, mais je vais lentement, parce que je ne sais pas bien.

— Quand tu auras repris tes forces je te montrerai.

— Oh! merci.

Ce fut une délicieuse journée et certainement Petite mère fit plus de progrès pendant ces quelques heures passées en plein air et au milieu des arbres et des fleurs, que dans toute une semaine passée dans sa chambre sans air et sans soleil.

XXIII

Chaque jour, dès le matin, Petite mère s'établissait sous le cerisier. Elle ne trouvait jamais la journée trop longue: il y avait tant à regarder; tant à admirer… Tantôt c'était un oiseau qui voltigeait et sautillait autour d'elle, tantôt une fleur que Charlot lui apportait, tantôt un nuage au ciel qui changeait de place et de forme tandis qu'elle le suivait des yeux. Vers le soir, quand les ombres commençaient à s'allonger sur les prairies, on la ramenait à la maison. Le matin elle pouvait marcher en s'appuyant un peu sur le bras de Sylvanie, mais le soir elle était fatiguée et celle-ci la portait comme le premier jour. Les joues de Petite mère prenaient des teintes rosées comme elles n'en avaient pas eu depuis qu'elle était toute enfant; elles étaient aussi moins creuses et ses yeux paraissaient moins étrangement grands dans sa petite figure; sa bouche s'ouvrait souvent pour sourire. Elle était bien changée, mais elle avait toujours son air doux et sérieux, et le bonheur ne la rendait pas égoïste.

Un jour une voiture s'arrêta à l'entrée du sentier qui conduisait à la petite maison; c'était un événement. A part celle qui avait amené les enfants, Sylvanie ne se souvenait pas d'avoir vu pareille chose en sa vie. Elle regarda avec curiosité de la fenêtre de sa cuisine et vit descendre une dame et une petite fille qui s'avancèrent vers la maison. Alors Sylvanie essuya à la hâte ses mains qui étaient dans l'eau de savon et alla au-devant des visiteuses.

— Nous venons voir notre petite malade, dit madame Grandville, que la jeune fille reconnut alors pour l'avoir entrevue le jour où elle était allée chercher Petite mère. Quant à Edith elle ne l'avait pas encore rencontrée.

— Vous la trouverez dehors, Madame, je vais vous conduire auprès d'elle. Elle ne mérite presque plus le nom de malade, vous allez la trouver bien changée.

Petite mère les vit venir de loin, et reconnut aussitôt la "petite dame;" ses yeux brillèrent, elle rougit jusqu'à la racine des cheveux, et puis la timidité prit le dessus, et lorsque les visiteuses furent tout près d'elle elle n'osa rien dire, pas même tendre la main. Mais Edith ne se laissa pas arrêter par cette froideur apparente; elle l'embrassa en disant:

— Que je suis contente de te revoir, ma chère Fleurette.

Petite mère, tout interdite de s'entendre appeler ainsi, ne dit encore rien.

— Est-ce que tu m'as oubliée?

— Oh! non, répondit-elle avec un regard qui en disait bien plus que ses paroles, mais je ne m'appelle pas Fleurette.

— Je sais… Maman m'a dit qu'on t'appelle Petite mère. C'est gentil aussi, on dirait que c'est pour jouer; mais moi je t'appellerai toujours Fleurette parce que c'est le nom que je te donnais en pensant à toi. Cela ne te fait rien, n'est-ce pas? Où est Charlot?

— Il joue à la fontaine.

— Je vais le chercher, dit Sylvanie, mais il ne sera guère présentable.

Elle courut d'abord chercher des chaises pour les visiteuses, puis appeler Charlot qui vint, tout trempé et tout honteux, baissant la tête et ne voulant regarder personne en face. Pourtant au bout d'un moment, "la jolie petite dame" l'avait mis à l'aise et il babillait de bonne grâce tout en jouant avec les boucles blondes qui lui avaient laissé un si profond souvenir.

Quand madame Grandville eut bien admiré la bonne mine de la petite convalescente, la jolie vue qu'on avait sous le grand cerisier, la maison tout entourée de verdure, elle proposa à Sylvanie de venir avec elle jusqu'à la voiture pour y prendre quelques provisions qu'elle avait apportées.

— Si vous pouvez, lui dit-elle, nous donner vers la fin de l'après-midi quelque chose à manger, nous resterons un peu, et je dirai au cocher d'aller au village voisin et de revenir nous prendre avant la nuit.

— J'ai du lait de ma chèvre, du pain noir et du fromage, répondit Sylvanie, un peu inquiète de la modestie de ses ressources.

— Oh! alors nous ne manquerons de rien et si réellement cela ne vous gêne pas nous resterons.

Le cocher fut donc congédié et madame Grandville entra avec la jeune fille dans la maison.

Elle fut enchantée de l'ordre et de la propreté qui y régnaient, mais elle ne fit pas de compliments à Sylvanie, car celle-ci était si naturellement aimable et distinguée que l'on ne pouvait s'étonner que tout, autour d'elle, portât le même cachet.

La vieille grand'mère était assise sur une chaise près d'une fenêtre.

— Elle est très sourde, dit Sylvanie.

— Oh! cela ne m'empêchera pas de causer avec elle. J'ai une bonne voix pour me faire entendre des oreilles les plus dures.

Lorsque la grand'mère, qui ne s'était pas doutée de l'arrivée d'une voiture, eut compris à peu près qui était la visiteuse, celle-ci entama avec elle une conversation qui, bien qu'un peu pénible, marchait pourtant d'une manière tout à fait satisfaisante. Au bout d'une demi-heure madame Grandville était au courant de tout ce qui concernait Sylvanie et sa grand'mère. Elle prenait tant d'intérêt à ce que celle-ci lui racontait sur l'activité, le savoir-faire, la vaillance de sa petite-fille, que, tout heureuse d'être écoutée ainsi, la bonne dame aurait volontiers parlé jusqu'au soir.

Madame Grandville avait apporté ses crayons et elle voulut en profiter pour faire un croquis de la vieille petite maison à moitié cachée par les grands arbres qui, au premier coup d'oeil, l'avait frappée comme digne de figurer dans son album.

Elle choisit le point de vue le plus pittoresque et se mit à l'oeuvre. La vieille dame, flattée de ce qu'on faisait "le portrait de sa maison," vint sur le seuil pour jouir de la vue de l'artiste; Sylvanie allait et venait pour ses préparatifs, et sous le grand cerisier caché par un angle du mur, on entendait les voix de trois enfants qui causaient.

Petite mère n'était plus du tout intimidée. Elle avait la main dans celle d'Edith et la regardait avec des yeux brillants. Celle-ci avait trouvé place dans le grand fauteuil à côté d'elle et Charlot se tenait assis par terre à leurs pieds. Si ce n'avait été son admiration pour "la petite dame" il n'aurait certainement jamais abandonné la fontaine pour se tenir si tranquille et pendant si longtemps!… Ils étaient plongés dans une conversation qui les absorbait tous les trois. Petite mère racontait qu'elle avait demandé au bon Dieu de dire à ceux qui la croyaient coupable qu'elle n'avait pas volé, et elle ajoutait en regardant Edith de ses yeux pensifs:

— Il le savait bien, n'est-ce pas?

— Je le crois bien qu'il le savait. Il sait tout, même ce que nous ne disons à personne. Pauvre Fleurette, quand je pense que c'est moi qui suis cause que tu as été si malheureuse… Pourtant je ne croyais pas mal faire en te donnant ma pièce d'or. Mais maintenant tu n'y penseras plus, n'est-ce pas? Tu n'es pas fâchée contre moi!…

— Mais, dit Charlot qui n'avait écouté que les premiers mots, je voudrais pourtant bien qu'on me dît comment le bon Dieu pouvait le savoir.

— Que veux-tu dire? demanda Edith en caressant la bonne joue ronde du petit garçon. Est-ce que tu ne sais pas que Dieu voit tout?

— Nous ne savons rien, dit Petite mère tristement. On m'a dit de prier Dieu, mais je ne sais pas où il est. Est-ce que vous l'avez vu?

— Vu!… Mais personne ne l'a vu… On ne le voit pas…

— Alors comment le connaît-on?

La réponse était plus difficile qu'Edith ne l'avait cru au premier abord. Elle réfléchit un moment.

— Je ne sais pas bien, dit-elle… Jamais je n'ai eu l'idée de me le demander. Voyons, que j'essaie de le comprendre… D'abord tout ce qui est autour de nous, ces arbres, ces prés, le soleil et le grand ciel bleu, je sais bien que c'est lui qui l'a fait… Qui serait-ce? Les hommes ne pourraient pas.

— Et les maisons? demanda Charlot.

— Non. Les maisons, nous savons bien que les hommes les font, puisque nous le voyons tous les jours.

— Alors ils peuvent bien faire aussi les arbres?…

— Non, parce que, vois-tu, Charlot, c'est beaucoup plus difficile. Pense qu'un arbre est d'abord tout petit. Il croît… il grandit comme nous. Nous grandissons, tu sais, tandis que les maisons restent toujours comme on les a faites.

— C'est vrai… dit Petite mère.

— Maman m'a dit une fois que les hommes peuvent faire beaucoup de choses très belles, mais qu'ils ne peuvent rien faire de vivant.

— Je voudrais… commença Petite mère, et elle s'arrêta.

— Que voudrais-tu?

— Je voudrais qu'on me dît tant de choses!… Quand j'étais toute seule pendant que Charlot dormait et que le père ne revenait pas, je pensais quelquefois que le bon Dieu était tout près… Alors je n'avais plus peur et je lui demandais de nous donner du pain et de ramener le père. Ma maman me disait toujours; "Aie confiance en Dieu, demande-lui tout." Mais on ne m'a jamais rien expliqué, et quelquefois je pensais qu'il n'y avait personne pour m'entendre puisque jamais personne ne me répondait.

— Mais tu vois bien qu'il a pris soin de toi, Fleurette! Il t'entendait donc!…

— Oui, je le vois bien maintenant.

— Mais où est-ce qu'il est donc? demanda Charlot d'un ton impatient, car il lui fallait une réponse précise. Je croyais qu'il était dans le ballon, mais le monsieur a dit que non.

— Oh! Charlot, mon pauvre Charlot! s'écria Edith en riant, dans le ballon!… Mais le ciel même, le grand ciel bleu ne peut pas le contenir. Nous ne pouvons pas comprendre cela, mais nous pouvons au moins aimer Dieu et lui demander de nous apprendre à le connaître.

— Je l'aimerai quand je l'aurai vu, dit le petit garçon avec décision.

— Jésus a dit: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. Il faut donc bien que tu l'aimes, Charlot.

— Qui est ça, Jésus?

— Comment tu ne sais pas qui est Jésus? Et toi, Fleurette?

Petite mère était devenue toute rouge.

— J'ai vu son portrait dans une église, dit-elle. Il était sur une croix et il avait une couronne d'épines. Pourquoi est-ce qu'ils lui avaient fait tant de mal?

— Je vais vous raconter son histoire, dit Edith. Ecoute-moi bien, Charlot.

Il y avait une fois dans un pays, qu'on appelle la Judée, des bergers qui gardaient leurs troupeaux dans les champs. C'était la nuit et tout à coup ils ont vu une grande lumière et ils ont entendu une belle musique. C'étaient des anges qui chantaient. Tu sais ce que c'est que les anges, Charlot?

— Oui, dit le petit garçon, j'en ai vu dans les images.

— Eh bien, les anges dirent aux bergers que dans une ville qui s'appelait Bethléem il venait de naître un petit enfant. Alors ils se levèrent pour aller le voir et une étoile les conduisait…

— Une étoile!… répéta Petite mère avec étonnement.

— Oui, elle marchait devant eux et ils la suivaient.

— Une étoile n'a pas de jambes, dit Charlot d'un ton bourru.

— Non, mais elle marchait dans le ciel, et quand elle s'arrêta les bergers aussi s'arrêtèrent. Et ils trouvèrent le petit enfant Jésus dans une crèche. Tu sais ce que c'est?…

— Ah! oui, j'ai vu cela dans une boutique, répondit Petite mère, et on m'a dit que c'était l'enfant Jésus, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire.

— Alors les bergers se sont mis à genoux devant le petit enfant…

— Pourquoi? demande Charlot étonné.

— Parce qu'ils savaient que ce pauvre petit enfant, couché dans cette crèche, était venu du ciel pour leur apprendre à connaître Dieu et à l'aimer. Ensuite il grandit, et il était toujours sage, toujours obéissant. Et quand il fut devenu un homme il faisait du bien à tout le monde, il guérissait les malades, il consolait ceux qui étaient malheureux. Il parlait du bon Dieu et il disait: "Aimez-le de tout votre coeur, et aimez les autres comme vous-mêmes." Alors ceux qui l'entendaient disaient: "Il nous parle de la part de Dieu," et ils allaient partout avec lui pour l'entendre encore. Et les petits enfants mêmes aimaient à aller auprès de lui parce qu'il les prenait dans ses bras et les bénissait. Mais les méchants le haïssaient et voulaient lui faire du mal. Et bientôt ils l'ont pris et l'ont cloué sur une croix avec une couronne d'épines sur la tête, et ils le frappaient et l'insultaient. Et lui, il demandait à Dieu de leur pardonner…

— Est-ce qu'il est mort? demanda Petite mère qui écoutait avec une attention intense.

— Oh! oui, il est mort… et il est retourné au ciel. Mais alors, maintenant, tu comprends, nous savons que le bon Dieu nous aime, puisque Jésus nous l'a dit. Nous savons qu'il veut nous pardonner notre méchanceté et nous rendre bons comme Jésus l'était.

Petite mère écoutait toujours les mains croisées sur ses genoux, les yeux pleins de larmes.

— Oh, dit-elle, si seulement il était encore sur la terre!…

— Oui, dit Edith, je le voudrais bien aussi, mais nous irons au ciel et nous le verrons si nous aimons Dieu de tout notre coeur et notre prochain comme nous-mêmes. Et alors aussi nous verrons Dieu…

En parlant ainsi Edith levait ses yeux bleus vers le ciel; il semblait qu'elle entrevît quelque chose dans les profondeurs de l'azur. Petite mère la regardait et son coeur se remplissait de pressentiments des choses éternelles. Charlot, un peu las d'une conversation si sérieuse, s'était mis à quatre pattes pour voir de plus près une fourmi qui trottait, affairée, parmi les brins d'herbe.

— Je t'apporterai un livre où tu pourras lire l'histoire de
Jésus, dit Edith à Petite mère.

— Je ne sais pas lire, répondit la pauvre petite toute confuse.

— Oh! que c'est triste!… Mais tu apprendras, Fleurette; ce n'est pas très difficile, je suis sûre que tu sauras bien vite. Moi j'aime beaucoup à lire, mais j'aime encore mieux causer comme à présent. Quand tu seras guérie tu viendras me voir quelquefois, et je viendrai aussi chez toi. Nous causerons…

— Mais, dit Petite mère, moi, je ne sais rien…

— Je suis sûre que tu sais beaucoup de choses que je ne sais pas. Dis-moi un peu ce que tu sais faire…

— Rien… répéta la petite.

— Je suis sûre que tu sais faire ton lit, balayer ta chambre.

— Oui, mais ce n'est pas difficile. Je sais aussi faire cuire la soupe.

— Oh! que tu es habile! Moi je ne sais rien faire de tout cela.
Quand je veux m'en mêler la femme de chambre me dit "Laissez,
Mademoiselle, ce n'est pas votre affaire." Mais je voudrais
apprendre aussi, car c'est amusant de faire le ménage. Et toi,
Charlot, que sais-tu faire, gros garçon?

— Moi, répondit Charlot, je sais cueillir l'oseille, et quand je serai grand je saurai bâtir des maisons.

Sylvanie arrivait avec une petite table qu'elle couvrit d'une nappe un peu grossière, mais d'une parfaite propreté. Elle y posa des tasses, des assiettes, du lait, du pain de seigle, du fromage et une grande assiettée de fraises qu'elle venait de cueillir dans le jardin. C'était un repas charmant; Edith et sa mère croyaient n'en avoir jamais fait de si bon. Charlot en prit une large part sans se faire prier et Petite mère but son lait. Sylvanie allait et venait pour servir, tandis que ses poules s'aventuraient jusque sous le cerisier pour becqueter les miettes du festin. Il fallut ensuite montrer à Edith la chèvre dont elle venait de boire le lait, et Sylvanie voulut encore lui cueillir un bouquet moitié de fleurs de son jardin, moitié de fleurs des champs entremêlées d'herbes fines; tout cela prit du temps et le soleil était bien bas à l'horizon lorsque la voiture, qui avait attendu patiemment au bout du sentier, s'éloigna enfin emportant les deux visiteuses. Les habitants de la petite maison les suivirent des yeux tant qu'ils le purent, puis on rentra et Petite mère se remit au lit un peu lasse, mais les yeux brillants et le coeur joyeux.

— Je ne veux pas dormir, je veux penser, dit-elle à Sylvanie qui se penchait sur elle en lui souhaitant une bonne nuit.

— A qui veux-tu penser?

— A tout ce qu'elle m'a dit. Elle nous a raconté une si belle histoire, et maintenant je sais que Dieu nous aime…

Un quart d'heure après elle dormait paisiblement. De beaux et doux rêves la faisaient sourire, et lorsqu'elle s'éveilla dans la nuit elle se sentait si heureuse qu'elle aurait voulu pouvoir le dire à quelqu'un, mais tout le monde dormait. Par la petite fenêtre un rayon de lune se glissait dans la chambrette entre les branches du rosier; un rossignol tardif chantait dans les arbres et le murmure de la fontaine se mêlait à sa voix. Tout était si doux, si paisible. Petite mère se rendormit en souriant encore.

Oui, l'amour de Dieu veille sur vous, pauvres enfants, l'amour de Dieu vous enveloppe de toutes parts! Petite mère le sait maintenant. Pour en avoir conscience il faut un coeur d'enfant, un coeur pur et aimant. Quelle douceur infinie dans le sentiment de cet amour!

Elle dormit jusqu'au matin de ce sommeil profond et paisible, et lorsqu'elle se réveilla sa première pensée fut:

— Je suis tout à fait guérie…

Madame Nanette vint dans la journée, apportant un poulet de sa basse-cour pour la malade, et du beurre de sa façon pour Sylvanie. En regardant Petite mère, elle put à peine croire qu'elle avait sous les yeux la même enfant qui lui avait paru toute semblable à une figure de cire.

— Mais te voilà toute vivante, lui dit-elle, je n'aurais jamais cru qu'on pût changer à ce point en si peu de temps.

Et en s'en allant elle dit à Sylvanie:

— Vous aviez raison, ma fille, cette petite a l'air de vouloir vivre.

XXIV

Deux semaines après la visite d'Edith, Petite mère et Charlot se trouvaient de nouveau dans la chambre sombre que nous connaissons. Il faisait bien beau au dehors, mais les rayons du soleil n'y pénétraient guère, et leurs yeux n'étaient plus réjouis par la vue des arbres et des prés en fleurs, ni leurs oreilles par le murmure rafraîchissant de la fontaine. Brunette n'avançait plus sa jolie tête pour attraper un morceau de pain dans la main de sa petite amie; le joyeux rire de Sylvanie ne se faisait plus entendre. Quel changement!

Les enfants étaient dans la même attitude où nous les avons vus pour la première fois, Petite mère assise sur la chaise sans dossier et Charlot à ses pieds sur le plancher, la tête appuyée sur ses genoux; mais cette fois ils n'avaient pas faim, car, outre un bon déjeuner pris avant de quitter la maison sur la lisière du bois, ils avaient trouvé à leur arrivée un repas chez madame Charles.

Pourtant Charlot était triste et même un peu grognon.

— Je ne sais pas pourquoi nous sommes revenus ici, disait-il. C'est vilain cette chambre noire. J'aimerais mieux être resté là-bas, il y faisait si beau. Quand je serai grand, je veux rester toujours à la campagne.

— Mais, mon chéri, nous ne pouvions y rester puisque le père revient… Ne te réjouis-tu pas de le voir?

Charlot ne répondit rien.

— Aurais-tu voulu y rester tout seul?

— Non, avec toi…

— Mais moi, Charlot, je n'aurais pas voulu y rester maintenant que le père revient. Pense comme il serait triste s'il ne trouvait personne. Nous allons le soigner si bien! Il est encore faible… il faudra être bien sage, bien tranquille, Charlot.

— Où pourra-t-il s'asseoir? demanda le petit garçon.

C'était un problème, en effet. Petite mère regarda tout autour de la chambre d'un air d'anxiété. Elle y avait bien déjà pensé, mais que pouvait-elle faire?…

— Il n'y a que le lit, dit-elle.

— Est-ce qu'il restera toujours couché?

— Non, tu sais bien que madame Perlet a dit qu'il peut maintenant marcher avec une canne. Il sera bientôt tout à fait guéri. N'es-tu pas bien content de le revoir, Charlot?…

Même silence. Charlot ne pouvait pas encore oublier l'impression de terreur qu'il avait reçue la première fois qu'il avait revu son père après l'accident, alors qu'il était étendu sans mouvement et sans connaissance. Pourtant il n'aurait pas voulu dire qu'il ne se réjouissait pas de le revoir, il sentait lui-même que c'eût été mal; il aimait donc mieux ne pas répondre.

— Nous étions si bien à la campagne, reprit-il après un moment de silence.

— Oui, mais, tu sais, nous ne pouvions pas y rester toujours… Sylvanie et la vieille dame ont été bien bonnes pour nous, mais nous ne sommes pas à elles, tu comprends… Elles ne pouvaient pas nous garder toujours.

— Pourquoi? demanda Charlot qui ne comprenait rien à ces subtilités. Elles nous aiment bien…

— Oui, mais elles ne peuvent pas prendre soin de nous comme le père, parce que lui, c'est notre père… il nous aime encore mieux.

— Je voudrais bien être avec lui s'il était dans une belle campagne, mais je n'aime pas à être ici!… c'est noir, c'est vilain!…

Petite mère regarda les murs nus et noircis et soupira en pensant au beau rosier grimpant qui tapissait celui de la petite maison. Comme tout était joli et frais à la campagne! Personne mieux qu'elle ne sentait le contraste. Elle aurait volontiers pleuré, mais elle reprit bien vite le dessus en pensant que le père pouvait arriver d'un moment à l'autre.

On entendait dans le corridor un bruit inaccoutumé, et tout à coup la porte s'ouvrit, laissant paraître sur le seuil madame Charles tout essoufflée.

— J'apporte mon fauteuil pour ton père, dit-elle en s'adressant à Petite mère; il en aura besoin, le pauvre homme… Mais je n'en peux plus… Es-tu assez forte pour m'aider?

— Moi! moi! cria Charlot tout heureux de cette diversion.

Petite mère apporta aussi son faible concours, et à force de peine on parvint à faire entrer le lourd fauteuil et à le placer près de la fenêtre.

— Là!… dit la vieille dame, c'est au moins un siége convenable pour un malade. Et où se mettrait-il d'ailleurs? C'est bien heureux que cette idée me soit venue.

— Oh! merci, dit Petite mère rayonnante, comme il sera bien là!… Vous êtes bonne, madame Charles.

Et dans sa reconnaissance elle prit la main de la vieille dame et la baisa, puis resta toute honteuse de s'être ainsi livrée à son impulsion.

— Est-ce qu'on embrasse une vieille main toute ridée? dit la bonne dame en s'en allant.

Et, quittant son ton grondeur dès qu'elle fut seule, elle continua en se parlant à elle-même.

— Pauvre petite… c'est pourtant elle qui m'a appris à penser aux autres. Avant sa maladie je ne savais pas qu'on est heureux de pouvoir s'entr'aider; maintenant je le sais….. Pauvre petite!…

Les enfants, ravis de voir la chambre prendre un aspect si confortable, changèrent plusieurs fois la place du fauteuil, et finirent par le laisser à celle qu'on avait choisie en premier lieu. Tout à coup Charlot s'écria joyeusement:

— Petite mère, voilà le chat!…

En effet, sa majesté fourrée était entrée avec madame Charles et, n'étant pas partie en même temps qu'elle, faisait une apparition solennelle, sortant d'un coin où personne ne l'avait aperçue. Les deux enfants n'avaient pas revu Minet depuis leur départ pour la campagne. Charlot lui fit des avances un peu brusques sans réussir à l'attirer, mais le chat s'approcha de Petite mère et sauta sur ses genoux.

— Il sait bien que tu ne l'aimes pas, dit-elle pour expliquer cette conduite de la manière la moins blessante pour Charlot.

— Oh! je l'aime bien maintenant, mais j'aime encore bien mieux Brunette. Elle est si jolie et elle donne de si bon lait. Et toi, ne l'aimes-tu pas mieux?

— Je ne sais pas… C'est si agréable de caresser un chat, il a l'air si content. Brunette ne reste jamais tranquille un instant.

— C'est vrai, mais j'aime bien ça, moi. Ah! si nous étions encore ensemble là-bas!…

— Ecoute, mon Charlot, il ne faut pas avoir l'air triste quand le père arrivera. Tu sais bien que Sylvanie a dit qu'elle viendrait nous chercher quand elle s'ennuyerait trop de nous.

Petite mère se tut brusquement. On entendait quelque chose dans l'escalier, des pas lents, un peu traînants, accompagnés d'un autre bruit, comme celui d'un bâton qui frappait chaque marche. Les enfants se tenaient immobiles… Les pas se rapprochaient… Enfin ils s'arrêtèrent. Il y eut un moment d'hésitation, puis la porte s'ouvrit, et un homme grand, maigre, appuyé sur une canne parut sur le seuil.

— Le père!… s'écria Petite mère en s'élançant vers lui.

Elle le prit par la main et le conduisit au fauteuil où il tomba plutôt qu'il ne s'assit… il était si fatigué! Charlot, tout interdit, le regardait sans oser s'approcher. Le père avait fermé les yeux et s'était laissé aller au fond du fauteuil, car il était encore très faible. Bientôt il les rouvrit et, regardant son petit garçon:

— Tu ne me reconnais pas? lui dit-il. Je te reconnais bien, moi, tu es toujours le même, mon gros Charlot, mais Petite mère, elle, a grandi; elle est devenue presque une femme.

Cette idée que Petite mère était une femme fit rire Charlot, et une fois qu'il eut ri il se sentit plus à l'aise. Posant la main sur un des genoux de son père, il demanda:

— Est-ce que la grande maison est finie?

— La grande maison!… répéta le père un peu étonné de cette question qui n'avait aucun rapport avec ses pensées du moment. Non, elle ne doit pas être achevée, mais pourquoi penses-tu à la grande maison, mon garçon?

— C'est que j'aime beaucoup les grandes maisons. J'en bâtirai une pour Petite mère quand je serai grand.

— Il ne faut pas y retourner, père!… dit la petite fille d'un ton suppliant.

— Ah! il se passera encore un peu de temps avant que je sois capable de grimper à une échelle ou de porter un fardeau.

— Quand le père retournera à la grande maison, dit Charlot, j'irai aussi pour prendre soin de lui.

— Tu es encore trop petit, répliqua sa soeur en le caressant.

— Tu dis toujours que je suis petit!… mais je deviens grand, moi, n'est-ce pas, père?

— Cela viendra, mon garçon, avec un peu de patience. C'est bon de se retrouver chez soi et avec vous, mes enfants!… Mais d'où vient ce grand fauteuil? je ne le connais pas.

— C'est la vieille dame au chat, répondit Charlot; elle l'a apporté pour toi, père.

— La vieille dame au chat!… je ne la connais pas non plus.

— C'est elle qui a pris soin de moi quand j'étais malade, dit
Petite mère en levant sur son père ses yeux sérieux.

— Et madame Perlet m'a pris chez elle, cria Charlot.

— Ils ont tous été bien bons pour vous, dit le père, je voudrais les remercier.

Comme il parlait on frappa à la porte. C'était madame Perlet une tasse pleine dans les mains.

— Comment que ça va? dit-elle au malade en prenant un air riant pour cacher l'émotion que lui causait la vue de cette figure dévastée par la maladie. Voilà un peu de bouillon pour vous restaurer: nous avons justement mis le pot-au-feu hier. Nous sommes riches maintenant, mon mari a retrouvé du travail dans son ancienne maison; nous pouvons nous payer le pot-au-feu deux fois par semaine.

— Madame Perlet, dit le convalescent dont la voix tremblait et dont les yeux étaient humides, je vous remercie ainsi que votre mari de ce que vous avez fait pour mes pauvres enfants. Je vous en serai toute ma vie reconnaissant.

— Ne parlons pas de ça… Qui est-ce qui pourrait voir souffrir de pauvres petits innocents et ne pas leur venir en aide? Vous en feriez bien autant pour nous, n'est-ce pas?… C'est gentil tout de même de vous voir ici et non plus dans ce lit d'hôpital…

— Oui, je suis content, mais je ne dirai pas de mal de mon lit d'hôpital, car c'est là que j'ai appris à avoir confiance en Dieu.

— Vraiment? dit madame Perlet d'un air surpris.

— Est-ce qu'il n'a pas pris soin de mes pauvres enfants pendant que je ne pouvais rien faire pour eux?… C'est vous autres, braves gens, qui les avez nourris, c'est vrai, mais qui vous l'a mis au coeur? Ah! Madame Perlet on comprend bien des choses quand on est là, faible et sans mouvement, pendant des semaines. Avant cela je ne pensais pas à Dieu, mais à qui aurais-je recommandé mes pauvres petits si ce n'est à lui? Et il m'a entendu…

— C'est pourtant vrai, dit madame Perlet.

— Maintenant j'espère que nous pourrons lui montrer notre reconnaissance en faisant pour d'autres ce que vous avez fait pour nous.

— Mais vous serez longtemps avant de pouvoir travailler, dit la brave femme en regardant les mains affaiblies qui reposaient sur les bras du fauteuil.

— Encore un peu de temps, peut-être, mais les forces reviennent vite quand on est content. Voyez-vous, madame Perlet, depuis le jour où vous êtes venue à l'hôpital et où vous m'avez dit: "Votre Petite mère n'a rien fait de mal, on l'avait accusée injustement!" j'ai senti que je guérissais grand train.

— Comment avez-vous pu croire cela, vous qui la connaissiez?…

— Je n'y comprends rien… Je m'en veux maintenant, dit le pauvre père en attirant la petite fille tout près de lui, mais elle ne m'en veut pas, elle, n'est-ce pas, Petite mère?… J'étais si faible, si malheureux de la sentir abandonnée… Je ne savais pas encore ce que je sais maintenant: c'est que mes pauvres petits avaient un Père dans le ciel.

— Eh bien, vous avez plus de confiance que je n'en aurais à votre place, car enfin vous voilà pour longtemps encore incapable de travailler, et ce ne sont pas ces petits bras-là qui gagneront beaucoup de pain…

— On m'a accordé un dédommagement pour mon accident qui a été causé par l'imprudence du maître maçon. Vous voyez bien que Dieu prend soin de nous!…

Charlot tira Petite mère par le bras et la força de se baisser jusqu'à ce qu'il pût lui parler à l'oreille:

— Je crois que le père a vu le bon Dieu, dit-il. Où est-il donc?

— Il est avec nous, Charlot, répondit-elle doucement, car elle commençait à comprendre; je suis sûre qu'il est tout près puisqu'il peut toujours nous voir et nous entendre et prendre soin de nous partout où nous sommes.

Charlot réfléchit un moment, puis il dit:

— Quand je serai grand je comprendrai.

FIN

Imprimerie de Poissy — S. LEJAY et Cie.

Erreurs typographiques corrigées silencieusement:

Chapitre 3: =ainsi; dit la vieille dame= remplacé par =ainsi, dit la vieille dame=

Chapitre 7: =excusait peut être= remplacé par =excusait peut-être=

Chapitre 7: =ce jour là= remplacé par =ce jour-là=

Chapitre 7: =recommençèrent à marcher= remplacé par =recommencèrent à marcher=

Chapitre 7: =Pourtant petite mère= remplacé par =Pourtant Petite mère=

Chapitre 7: =Et pourquoi faire?= remplacé par =Et pour quoi faire?=

Chapitre 7: =— Du lait, le rêve= remplacé par =Du lait, le rêve=

Chapitre 11: =dans le petit lit- tout entouré= remplacé par =dans le petit lit tout entouré=

Chapitre 13: =— Mais le cordonnier prit la parole= remplacé par
=Mais le cordonnier prit la parole=

Chapitre 14: =faisait des creux= remplacé par =faisant des creux=

Chapitre 14: =sur cesujet= remplacé par =sur ce sujet=

Chapitre 14: =il peut-être= remplacé par =il peut être=

Chapitre 15: =depuis avant hier= remplacé par =depuis avant-hier=

Chapitre 15: =pour vous, Madame Charles= remplacé par =pour vous, madame Charles=

Chapitre 17: =frappé Charlot;= remplacé par =frappé Charlot:=

Chapitre 17: =va-t-en= remplacé par =va-t'en=

Chapitre 21: =ne se plaignait,= remplacé par =ne se plaignait.=

Chapitre 21: =tout bas: Ma pauvre= remplacé par =tout bas: "Ma pauvre=

Chapitre 22: =Ce soir là= remplacé par =Ce soir-là=

Chapitre 22: =malade, Quand= remplacé par =malade. Quand=

Chapitre 22: =bien être inexprimable= remplacé par =bien-être inexprimable=

Chapitre 23: =le savoir faire= remplacé par =le savoir-faire=

Chapitre 23: =Carlot en prit= remplacé par =Charlot en prit=

Chapitre 23: =monde dormait,= remplacé par =monde dormait.=

Chapitre 24: =ensemble là bas= remplacé par =ensemble là-bas=

Chapitre 24: =petits bras là= remplacé par =petits bras-là=