The Project Gutenberg eBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 7

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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 7

Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary

Release date: August 25, 2007 [eBook #22386]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON, TOME 7 ***

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MEMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.

TOME SEPTIÈME.
PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.

1828.

CHAPITRE PREMIER.

L'impératrice quitte Paris.—Le roi de Rome refuse de sortir des Tuileries.—Conseil de défense.—Le prince Joseph.—Arrivée du général Dejean.—Encore le duc de Dalberg.—Je reçois ordre de suivre l'impératrice.—M. de Talleyrand.—Ses instances pour se faire autoriser de rester à Paris.—Il n'était donc pas bien sûr de ses trames, ou il avait de bien grandes répugnances pour les Bourbons.

Le lendemain, dès sept heures, les dispositions du départ étaient faites. Le bruit se répandit promptement que l'impératrice s'éloignait. La foule accourut, et la place du Carrousel fut bientôt couverte d'une multitude d'hommes, de femmes qui ne demandaient pas mieux que de couper les traits, de renvoyer les attelages, et de voir la régente courir généreusement avec eux les dernières chances de la fortune. Mais tel était le respect que l'on portait encore à sa personne et à ses volontés, que, dans une foule immense dont chacun eût voulu la retenir, il ne se trouva personne qui osât même en manifester l'intention. Une simple tentative eût cependant tout sauvé, car l'impératrice était loin d'approuver la résolution qui avait été prise. Le prince Joseph, l'archi-chancelier ne l'approuvaient pas davantage. Ils l'avaient appuyée, parce que les ordres de l'empereur étaient précis; mais ni l'un ni l'autre ne se faisaient illusion sur les conséquences dont elle serait suivie.

Marie-Louise était dans la même situation d'esprit. Chacun voyait ce qu'il fallait faire, sans que personne osât l'ordonner. Joseph proposait à l'impératrice de prendre l'initiative, l'impératrice se rejetait sur le conseil de régence, et observait que l'empereur ne lui avait donné un conseil que pour la guider; que c'était à ceux qui en étaient membres à lui tracer la conduite qu'elle devait suivre; que pour rien au monde elle ne se mettrait en opposition avec les volontés de l'empereur. Joseph observa alors qu'avant de quitter la capitale, il convenait au moins de s'assurer des forces qui la menaçaient. Il partit à la pointe du jour pour aller lui-même prendre connaissance de l'état des choses. L'impératrice voulait, comme elle en était convenue, attendre son retour pour prendre une décision; mais les avis les plus alarmans, les rapports les plus contradictoires se succédaient d'un instant à l'autre: le ministre de la guerre la pressait, elle céda et monta en voiture sur les onze heures du matin.

Elle fut suivie des personnes qu'elle avait désignées pour l'accompagner, et s'éloigna sous l'escorte de ses gardes ordinaires. La foule lui donna des marques d'intérêt dans ce moment cruel; mais si quelqu'un eût été assez hardi pour couper les traits des attelages, il n'y eût plus eu de responsabilité à craindre, l'indécision eût disparu, et tout eût été sauvé. Une chose remarquable, c'est la résistance qu'opposa le roi de Rome au moment où l'on voulut l'emporter chez sa mère. L'enfant se mit à crier que l'on trahissait son papa, qu'il ne voulait pas partir. Il saisissait les rideaux de l'appartement, et disait que c'était sa maison, qu'il n'en sortirait pas. Il fallut tout l'ascendant de madame de Montesquiou pour le calmer; encore fallut-il qu'elle lui promît bien de le ramener pour le décider à se laisser emporter chez sa mère.

Après le départ de l'impératrice, le pouvoir tomba dans les mains du prince Joseph, qui quitta le Luxembourg, où il demeurait, pour venir s'établir aux Tuileries. Il chercha à prolonger la défense, à utiliser le peu de moyens qui nous restaient, et ne se montra indifférent qu'à ce qui n'intéressait pas le service de l'empereur; car, je dois le dire, l'intrigue ne fut pas inactive autour de lui. Déjà avant que l'armistice de Lusigny fût rompu, il y avait eu un commencement de tentative pour le décider à se déclarer protecteur de l'empire, et faire prononcer par le sénat la déchéance de l'empereur. Les hommes qui étaient à la tête de ce complot étaient à peu près les mêmes que ceux qui, quinze jours après, se mirent en mouvement pour faire rappeler la maison de Bourbon, avec laquelle ils répugnaient de s'allier, ou du moins n'avaient pas encore de rapports bien arrêtés. Le prince Joseph non seulement rejeta l'insinuation, mais il démontra à ceux qui la lui présentaient le danger d'une entreprise dont le résultat le moins fâcheux devait détruire les dernières ressources qui restaient à l'empereur, dont l'ombre nous défendait encore; qu'elle pouvait même engendrer la guerre civile, et mettre les Français aux prises les uns avec les autres; qu'au surplus, quelles que fussent les chances, on se trompait beaucoup, si on le croyait capable de se ranger parmi les ennemis de son frère. Il ajouta qu'il voulait bien oublier cette proposition, mais il défendit qu'on lui en parlât davantage, ou que l'on y donnât aucune suite, parce qu'alors, il en ferait poursuivre les auteurs.

Le prince de Bénévent avec l'archi-trésorier et les ministres restèrent à Paris. Le moment approchait où cette longue agonie allait se terminer.

Le départ de l'impératrice ne pouvait rester ignoré des ennemis, qui étaient aux portes de la capitale. Il fut aussi le signal d'une quantité d'autres départs particuliers qui avaient tardé jusqu'à ce moment à s'effectuer, en sorte que, depuis la barrière de Paris jusqu'à Chartres, ce n'était plus, pour ainsi dire, qu'un immense convoi de voitures de toute espèce. On ne peut se faire une idée de ce spectacle lorsqu'on ne l'a pas vu. Que l'on se figure le désordre qui accompagnait cette scène de désolation, et l'on sera moins étonné des conséquences dont elle a été suivie.

Paris était dans un état de désertion vers le midi, et toute la population du voisinage y affluait vers le nord. Cependant les ennemis, qui avaient, les jours précédens, poussé sur la route de Meaux le petit corps aux ordres du général Compans, venaient de le rejeter encore jusque sur les approches de la barrière de Bondy, entre l'étang de la Villette et les hauteurs de Ménilmontant. Les souverains alliés étaient là en personne.

De leur côté, les corps des maréchaux Marmont et Mortier, appelés au secours de la capitale, étaient arrivés à Saint-Mandé la nuit qui précéda l'attaque. Le soir, ils prirent leur positions de bataille: Marmont appuya sa droite à la Marne, et développa à sa gauche les troupes de Mortier sous les hauteurs de Montmartre. Il était chargé de la direction des corps[1]; il avait fait reconnaître Romainville, et croyait, sur la foi des rapports qui lui avaient été faits, que les alliés n'y avaient pas paru: il fit marcher sur le village. Les Russes l'occupaient en force. L'action s'engagea, et devint bientôt des plus vives. Le duc de Padoue, qui conduisait la droite, ne put se soutenir: atteint, au milieu de la mêlée, d'un coup de feu qui le mit hors de combat, il fut remplacé par le général Lucotte, qui vint se reformer au cimetière du P. Lachaise. Ce mouvement rétrograde découvrait tout-à-fait la route qui va de Belleville à Saint-Mandé. Le duc de Raguse fut obligé d'abandonner l'attaque de Romainville pour venir en toute hâte couvrir le premier de ces deux villages. Il était temps, car le général Compans avait abandonné la position qu'il occupait dans le bassin de la Villette pour se retirer plus en arrière. Les Russes, qui n'étaient plus contenus par nos troupes, s'étaient portés en avant, et débouchaient déjà sur sa droite, que le duc de Raguse ignorait encore la retraite de son lieutenant. Il fit néanmoins bonne contenance, et réussit à opérer son mouvement.

Pendant que ces choses se passaient, Paris était témoin d'une scène qui fait la honte de ceux qui en étaient les auteurs. Il y avait plus d'un mois que la garde nationale demandait avec instance qu'on lui délivrât des fusils de munition, au lieu de ces piques ridicules avec lesquelles on l'avait en grande partie armée; elle avait renouvelé plusieurs fois sa demande sans pouvoir rien obtenir. J'en écrivis à l'empereur, qui me répondit: «Vous me faites une demande ridicule; l'arsenal est plein de fusils, il faut les utiliser.»

J'avais montré cette lettre au prince Joseph et au ministre de la guerre. Celui-ci m'avait répondu qu'il n'avait que très peu de fusils, qu'il les conservait pour l'armée, qui en avait besoin à chaque instant, en sorte que je ne pus rien obtenir. Ce ne fut qu'au moment où l'on attaquait les troupes postées sous les murailles de Paris, que le duc de Feltre consentit à livrer à la garde nationale quatre mille fusils au lieu de vingt mille dont elle avait besoin; encore, pour couronner l'oeuvre, ne distribua-t-on les quatre mille fusils que lorsque les différentes légions étaient déjà réunies. Les chariots chargés de ces armes furent amenés devant elles, et on en fit la distribution. L'artillerie n'avait reçu que la veille dans la nuit l'ordre de délivrer ces fusils; à cette heure, le sort de Paris ne paraissait plus douteux. Le ministre de la guerre surtout ne dissimulait pas qu'il regardait la capitale comme perdue. Pourquoi donc ne pas ouvrir alors les arsenaux à la population, ne pas lui abandonner tout ce qu'ils contenaient, puisqu'on ne pouvait pas empêcher ces armes de tomber dans les mains des ennemis?

À la pointe du jour, le prince Joseph s'était établi à Montmartre, et avait fait prévenir les membres du conseil de défense de venir le joindre. J'y étais appelé, je m'y rendis un des premiers. Le tambour battait de tous côtés dans Paris; les citoyens s'assemblaient, le dévouement était général dans les faubourgs. Lorsque j'arrivai à Montmartre, je ne fus pas peu surpris de n'y voir aucune disposition de défense; on y avait grimpé deux ou trois pièces de campagne, et il y en avait deux cents dans le Champ-de-Mars, que l'on aurait pu transporter sur n'importe quel point de Paris avec les chevaux de carrosses de cette capitale. Le ministre de la guerre n'avait qu'un mot à dire, il ne le dit pas; rien ne fut disposé pour la défense, les plateformes n'étaient pas même ébauchées; il n'y avait pas une esplanade de faite pour mettre du canon en batterie.

Bien plus, Montmartre était sans troupes; la garde nationale fut obligée de l'occuper. Le moment où sa présence aurait pu y être utile était celui où elle recevait les quatre mille fusils que l'on avait eu tant de peine à arracher des arsenaux.

L'ennemi, dont le plan était arrêté, avait développé tous ses moyens. Il faisait des progrès rapides sur les hauteurs de Belleville et de Ménilmontant, où on n'avait pas à lui opposer le quart des troupes qu'il avait déployées sur ce point.

Les membres qui devaient composer le conseil de défense n'étaient pas arrivés; le prince Joseph m'engagea à aller moi-même voir ce qui se passait sur le point où l'attaque paraissait s'échauffer, et revenir lui rendre compte de ce que j'aurais vu. Je m'y rendis par l'extérieur de la muraille d'enceinte. Déjà nos troupes commençaient à céder; elles se défendaient cependant avec courage, et cela était d'autant plus méritoire, que l'issue du combat ne pouvait pas devenir favorable.

Un autre incident qui survint contribua encore à aggraver leur position: les deux maréchaux furent obligés de se rendre au conseil de défense; pendant qu'ils se transportaient des hauteurs de Ménilmontant à celles de Montmartre, les ennemis, qui étaient déjà si nombreux, avaient encore l'avantage de n'avoir pas affaire à ceux qui étaient personnellement chargés du commandement.

Le conseil était composé du ministre de la guerre, des deux maréchaux, du commandant de Paris avec quelques autres officiers-généraux. Il lui arrivait à chaque instant les nouvelles les plus fâcheuses; il voyait, du point où il était, les troupes ennemies qui couvraient la plaine entre Saint-Denis et la capitale. Les chefs de corps, revenus à leur poste, donnèrent cependant à la défense un élan qui imposa quelque temps aux alliés. Mais ceux-ci recevaient incessamment de nouveaux renforts, le soleil n'était pas aux deux tiers de sa course. Une plus longue résistance fut jugée impossible. Marmont fit connaître ce fâcheux état de choses à Joseph, qui lui répondit par le billet suivant:

«Paris, le 30 mars 1814.

«Si M. le maréchal duc de Trévise et M. le maréchal duc de Raguse ne peuvent plus tenir leurs positions, ils sont autorisés à entrer en pourparlers avec le prince de Schwartzenberg et l'empereur de Russie, qui sont devant eux.

«Signé JOSEPH.

«Montmartre, à midi un quart.

«Ils se retireront sur la Loire.»

Marmont se mit alors en communication avec l'ennemi. Ses parlementaires, accueillis à coups de fusil sur la route de Belleville, furent mieux reçus sur celle de la Villette. Ils furent admis, annoncèrent que le maréchal était autorisé à traiter, et demandèrent une suspension d'armes, qui fut accordée.

Au moment où ces choses se passaient à Belleville, le général Dejean arrivait à Paris avec des dépêches de l'empereur. Ce prince se trouvait aux alentours d'Arcis-sur-Aube, lorsqu'il apprit la marche des alliés sur la capitale. Il entrevit de suite les fatales conséquences que ce mouvement pouvait avoir; il chargea le colonel Gourgaud d'aller en toute hâte s'emparer des ponts de Troyes, d'expédier de cette ville un courrier qui annonçât au ministre de la guerre que l'armée accourait au secours. Le colonel Gourgaud n'était pas arrivé à Troyes, qu'il y fut joint par le général Dejean, dépêché directement à Paris. La poste manquait de chevaux; Gourgaud donna celui qu'il était parvenu à se procurer, et Dejean poursuivit sa route. Il arrive au moment où l'attaque est la plus vive, descend chez son père, prend un cheval et court à Montmartre. Le prince Joseph venait de s'éloigner; il se mit sur ses traces, et le joignit au milieu du bois de Boulogne. Il lui transmit les dépêches de l'empereur, et l'engagea à retourner à Paris. Le prince s'y refusa; il répondit qu'il était trop tard, qu'il avait autorisé les maréchaux à traiter; il engagea du reste le général à se rendre auprès d'eux et à leur faire connaître les ordres dont il était porteur. Dejean joignit en effet le maréchal Mortier, qui combattait près du canal de la Villette, lui transmit les instructions dont il était chargé. De nouvelles ouvertures avaient été faites; les alliés ou du moins l'Autriche semblaient disposés à les accueillir; on était près de s'entendre. Il fallait, à tout prix, gagner quelques heures, et sauver la capitale des malheurs de l'occupation. Le duc de Trévise adopta vivement cette idée. Il fit approcher un tambour, et écrivit, au milieu de la mitraille qui décimait ses carrés, la lettre suivante.

«Sous Paris, le 30 mars 1814.

«À S. A. S. le prince Schwartzenberg, commandant en chef les armées combinées.

«PRINCE,

«Des négociations viennent d'être ouvertes de nouveau, M. le duc de Vicence est parti pour se rendre auprès de S. M. l'empereur d'Autriche; le prince de Metternich doit être en ce moment auprès de l'empereur Napoléon: dans cet état de choses, et au moment où les affaires peuvent s'arranger, épargnons, prince, l'effusion du sang humain. Je suis suffisamment autorisé à vous proposer des arrangemens. Ils sont de nature à être écoutés. J'ai donc l'honneur de vous proposer, prince, une suspension d'armes de vingt-quatre heures, pendant laquelle nous pourrions traiter pour épargner à la ville de Paris, où nous sommes résolus de nous défendre jusqu'à la dernière extrémité, les horreurs d'un siége.

«Je prie V. A. S. d'agréer l'assurance de ma haute considération, et je saisis cette occasion pour lui exprimer de nouveau les sentimens de l'estime personnelle que je lui porte.

«Signé, le maréchal duc DE TRÉVISE.»

Le duc de Trévise avait à peine expédié sa lettre, qu'un des officiers du duc de Raguse vint lui donner connaissance de la convention que ce maréchal avait conclue. Dès-lors, sa démarche devenait un hors-d'oeuvre; il jugea bien que les nouvelles qu'il avait transmises au généralissime ne paraîtraient qu'un leurre destiné à gagner du temps. C'est en effet ce qui arriva. Schwartzenberg ne se borna pas à révoquer en doute les ouvertures dont il lui parlait, il contesta jusqu'à la possibilité d'un rapprochement[2]. Rien n'était cependant plus réel que les négociations qu'avait annoncées le maréchal.

Outré de voir que son négociateur n'avait rien su conclure, l'empereur avait pris le parti d'être lui-même son diplomate, et de se mettre en communication directe avec l'empereur d'Autriche. Il avait fait appeler, dans la nuit du 25 au 26 mars, le colonel Galbois, lui avait remis des dépêches pour ce prince, et après lui avoir spécialement recommandé d'éviter les Russes, de ne parlementer qu'avec les troupes du souverain auprès duquel il était envoyé, il lui avait dit: Allez, faites diligence, vous portez la paix. Le colonel réussit à échapper aux cosaques, mais ne put pousser jusqu'à Dijon. Du reste, il fut parfaitement accueilli, et reçut, dans la matinée du 28, l'assurance que les propositions qu'il avait transmises étaient agréées. L'adjudant de l'empereur d'Autriche qui vint lui donner communication des intentions de ce prince, lui apprit que chacun des trois grands souverains était autorisé à traiter, à signer pour les deux autres; que ce n'était pas avec l'Autriche seule, mais avec toute la coalition, que la paix était faite. Le colonel demandait une réponse écrite; mais la rédaction d'une pièce de cette importance exigeait du temps, le moindre retard pouvait de nouveau tout compromettre; il partit, sur l'assurance réitérée qu'elle serait incessamment expédiée. Elle le fut en effet; mais un parti de cosaques fondit sur les parlementaires qui en étaient porteurs. Français et Autrichiens, tout fut enlevé, et l'on poussa d'autant plus vivement l'entreprise qu'on avait formée sur Paris.

Cette circonstance était sans doute ignorée par Schwartzenberg, puisqu'au lieu d'accueillir les ouvertures du duc de Trévise, il lui répondit par l'envoi d'une pièce odieuse sur laquelle je reviendrai tout à l'heure. Les choses restèrent dans l'état où elles étaient; il ne vint à la pensée de Dejean ni de Mortier de faire connaître à Marmont l'arrivée prochaine de l'empereur, d'user le temps de la suspension d'armes, et de tenter un nouvel effort pour atteindre la nuit.

Les deux maréchaux se réunirent paisiblement à la barrière de la Villette, où ils arrêtèrent, avec M. de Nesselrode et le comte Orloff, la capitulation que signèrent le colonel Fabvier et le colonel Saint-Denys, l'un officier d'état-major, et l'autre premier aide-de-camp du duc de Raguse.

Ainsi finit cette déplorable affaire, et le sort de la France fut décidé.

L'empereur n'avait cependant demandé à Paris que de se défendre quatre ou cinq jours, et il avait annoncé, en quittant la capitale, qu'il serait possible que, par suite des manoeuvres qu'il était obligé de faire, les ennemis s'approchassent jusque sous les murailles de cette grande ville, mais qu'il ne tarderait pas à arriver. On lui avait promis de ne point s'effrayer de l'approche des ennemis, mais on ne lui tint pas parole; ce n'est pas Paris qui a des reproches à se faire, tous les citoyens étaient prêts à suivre ceux qui auraient voulu les conduire; et si, au lieu de laisser dans les arsenaux ainsi qu'au Champ-de-Mars les armes et l'artillerie qui y furent trouvées par les ennemis, on les avait abandonnées à la population de Paris quatre jours plus tôt, elle aurait su en tirer un meilleur parti. Une faute aussi grave ne doit être attribuée qu'à ces hommes médiocres qui, avides de faveurs et de pouvoir, étaient parvenus, à force de bassesses et de protestations de leur dévouement, à se faire accorder une confiance exclusive; ce sont eux qui ont disposé de nos destinées en manquant de courage dans les momens périlleux.

Au moment où l'on faisait prendre au prince Joseph la fatale résolution dont je viens de parler, les ministres et tout ce qui composait l'action du gouvernement étaient encore à Paris. On aurait sans doute bien voulu alors que cette ville fût en état d'insurrection, mais il ne restait que quelques heures pour distribuer les armes et disposer l'immense artillerie qui était au Champ-de-Mars, dépaver les rues, et, en général, prendre l'attitude d'une place déterminée à se défendre: tout cela aurait pu se faire quelques jours plus tôt, mais lorsque les citoyens de Paris virent qu'on avait plus de confiance dans les ennemis qu'en eux pour conserver leur ville, ils ne durent naturellement avoir qu'une fort mince opinion de ceux aux mains desquels on avait remis le soin de leur sort. On se regardait avec inquiétude; on se demandait comment cela allait finir.

J'étais encore sur les hauteurs de Belleville, lorsque le conseil de défense, qui se tenait à Montmartre, prit la dernière résolution. Je vins à la barrière Saint-Antoine; je parcourus le faubourg, qui était prêt à tout, si ce n'est à se rendre; tout le monde demandait instamment des armes; il y avait de quoi faire une armée des hommes qui étaient dans ces généreuses dispositions. En montant le boulevard Saint-Antoine pour me rendre une seconde fois à la barrière, je rencontrai dans une calèche le duc Dalberg, qui revenait de l'intérieur du faubourg; je lui demandai d'où il venait; il était très agité. Cette rencontre me surprit et m'occupa un instant; j'ignorais encore la décision qui venait d'être prise à Montmartre. Il était facile de lui faire expier ses trames, mais la partie était perdue; une exécution n'eût servi à rien: je le laissai aller.

De la barrière Saint-Antoine, je revins à Montmartre. On passait encore le long du boulevard extérieur, mais les ennemis n'en étaient pas éloignés. Arrivé au pied de la hauteur, j'appris qu'il était arrivé un aide-de-camp de l'empereur, et que l'on venait de voir passer le prince Joseph accompagné du duc de Feltre, avec qui il s'était acheminé le long du boulevard extérieur qui mène à la barrière de Mousseaux et à celle de la rue du Roule. Je pris par l'intérieur pour lui couper le chemin et le rejoindre à la barrière des Champs-Élysées; j'arrivai trop tard. Les officiers de la garde nationale m'apprirent qu'il s'était dirigé sur le bois de Boulogne; je cherchais vainement à me rendre raison de cette marche singulière, lorsque je fus joint par un maréchal-des-logis de la garde de Paris, qui avait couru après moi depuis le faubourg Saint-Antoine. Il m'apportait une lettre d'un des secrétaires de mon cabinet, qui me rendait compte qu'il venait de recevoir pour moi une lettre très pressée du grand-juge, et qu'on en avait exigé un reçu circonstancié. Je courus chez moi, et j'y trouvai l'ordre de quitter Paris à l'instant pour suivre les traces de l'impératrice.

On me rendit compte que M. de Talleyrand était venu, il y avait environ deux heures; qu'il m'avait attendu et était parti en disant qu'il reviendrait, qu'il avait à me parler. Je jugeai, par l'heure de la date que portait la lettre du grand-juge, du motif qui l'amenait. Resté chez lui pendant que je courais d'une barrière à l'autre, il avait reçu avant moi la dépêche qui lui prescrivait de quitter Paris, et voulait m'entretenir à ce sujet. J'avais deviné juste. M. de Talleyrand, revenu presque aussitôt que je fus arrivé à mon hôtel, se mit à me faire part de l'embarras où il était. Il ne refusait pas de partir, sans se soucier beaucoup de le faire. Il recommença ses tirades contre ceux qu'il accusait de tous les malheurs qui arrivaient, et plaignit vivement l'empereur de s'en être rapporté aux ignorans qui l'avaient perdu. Il ajoutait cependant que les mauvais traitemens qu'il en avait reçus avaient mis tout-à-fait hors de son coeur les anciens sentimens qu'il avait eus pour lui, et qu'il ne saurait oublier qu'il l'avait sacrifié à des misérables. Néanmoins il désirait, pour le bien de tous, que l'édifice ne fût pas détruit, et ce n'était plus qu'à Paris que l'on pouvait le sauver. Il me demandait à l'autoriser à rester, persuadé que je ferais une chose utile pour le bien du service de l'empereur et de tout le monde.

Je ne me laissai pas prendre au leurre, et répondis au diplomate que non seulement je ne l'autorisais pas à rester, mais que je lui intimais, autant qu'il était en moi, de partir sur-le-champ pour se rendre près de l'impératrice; je le prévins même que dès ce moment j'allais surveiller son départ, et prendre des mesures pour le faire effectuer. Je chargeai en effet des agens d'avoir l'oeil sur le personnage. Il feignit de se rendre à mon injonction, et courut solliciter du préfet de police l'autorisation qu'il n'avait pu obtenir de moi. Le préfet refusa; M. de Talleyrand fut obligé de se mettre en route, et de se faire officieusement arrêter pour rentrer à Paris. C'était bien de la prudence, ou ses plans n'étaient pas encore arrêtés; car enfin à quoi bon solliciter avec tant de persévérance l'autorisation de rester à Paris? Si ses conventions eussent été faites, il lui suffisait de se cacher quelques heures pour se trouver au milieu des Russes; mais il n'était sûr de rien, il redoutait l'avenir, et voulait, à tout événement, être en mesure de justifier son séjour dans la capitale. Il fit croire aux alliés qu'il avait des moyens de consommer la ruine de l'empereur, et à ses dupes, que les alliés hésitaient, mais qu'il espérait vaincre leurs répugnances, et ramener les Bourbons.

CHAPITRE II.

Je quitte Paris.—M. Pasquier et M. de Chabrol restent chargés de veiller à la sûreté de la capitale.—Je suis tenté de revenir sur mes pas.—Toujours M. de Talleyrand.—L'empereur ne pensait pas que ses antécédens lui permissent de se rallier aux Bourbons.—Esquisse des actes des diplomates contre les diverses branches de cette maison.

Aussitôt que M. de Talleyrand fut sorti de chez moi, je m'occupai de mon départ. Je fis venir le préfet de police, M. Pasquier; après lui avoir donné connaissance de l'ordre que j'avais reçu, je le chargeai de rester à Paris, et lui communiquai tout ce que je pressentais devoir être la suite d'une décision contre laquelle je m'étais vainement élevé. Je ne lui cachai pas que je ne m'abusais point sur la grandeur du mal, qu'on allait tenter de déplacer le pouvoir, qu'indubitablement on s'adresserait à lui pour le faire concourir à cette entreprise; je l'engageai à se tenir sur la réserve, et surtout à se rappeler son devoir, qu'un homme d'honneur ne méconnaît jamais. Je lui dis que M. de Chabrol, qui était préfet de la Seine, dans lequel l'empereur avait eu assez de confiance pour le charger de l'administration de Paris à l'approche de l'orage, recevait du ministre de l'intérieur la même mission que lui-même recevait de moi; qu'ils pouvaient, en réunissant leurs efforts, empêcher beaucoup de mal et se faire infiniment d'honneur. M. Pasquier connaissait depuis long-temps mes opinions particulières sur l'issue de cette lutte; je l'avais souvent entretenu de tout ce que je craignais, et il y avait beaucoup de choses sur lesquelles j'étais en confiance avec lui. Je me félicitai de pouvoir le laisser à Paris dans la circonstance où nous étions, tant à cause de la considération qu'il s'était acquise par ses talens, qu'à cause de la réputation que lui avait méritée son caractère intègre. Il me répondit de manière à confirmer la haute opinion que j'avais de lui: il me dit qu'il ne doutait pas de l'existence de beaucoup de mauvais projets, mais que pour lui, il ne serait jamais que le magistrat de la tranquillité publique; que tant qu'on lui laisserait de l'autorité, il n'en ferait usage que pour la protéger. Je n'ai pas changé d'opinion sur M. Pasquier, malgré tout ce qui est arrivé, et je ne fais nul doute qu'il eût comprimé une révolution populaire de tout son pouvoir; mais l'impulsion partit de trop haut, il fut obligé de suivre le torrent. Ma confiance en lui était si forte, que je lui remis un portefeuille dans lequel étaient toutes les lettres que l'empereur m'avait fait l'honneur de m'écrire pendant mon administration, parce que je ne voulais pas les exposer au hasard d'un pillage auquel je pouvais particulièrement être exposé, en cas d'une révolution que je voyais arriver; il s'en chargea à condition qu'il lui serait permis de le brûler, s'il survenait quelque danger pour lui. Le cas survint en effet, et ce précieux dépôt fut détruit. J'avais fait enlever ma correspondance sécrète, et livré aux flammes tout ce qui pouvait compromettre les individus qui étaient attachés au ministère. Je m'étais cru obligé d'assurer le repos d'une foule de gens qui m'avaient servi.

Dès les premiers jours de février, il ne restait dans les bureaux aucune pièce qui pût les exposer aux vengeances, ni même les compromettre. Je laissai le secrétaire-général du ministère à Paris, pour contenir le personnel de l'administration, et signifiai à M. Anglès, qui était chargé de l'arrondissement au-delà des Alpes, de me joindre à Blois. M. Réal, qui était à la tête d'un autre arrondissement, reçut la même invitation. Quant à M. Pelet de la Lozère, qui dirigeait l'autre, il se trouvait en mission dans le midi. Toutes les dispositions ayant été prises, je me mis en route; il était quatre heures et demie. Je voulus partir par la barrière de Sèvres, mais elle était tellement encombrée de voitures, que je me décidai à passer par Orléans, persuadé que je trouverais la route libre. C'est effectivement ce qui arriva.

Jamais je ne m'étais trouvé dans une agitation d'esprit semblable à celle que j'éprouvai en quittant Paris. J'étais même tenté de retourner sur mes pas, et peu s'en fallut que je n'enfreignisse l'ordre que j'avais reçu directement de l'empereur, de ne pas rester à Paris, si l'impératrice se trouvait obligée d'en partir. Néanmoins, en réfléchissant aux conséquences qui auraient été la suite d'une désobéissance sans excuse, dans le cas où les choses eussent pris une autre tournure que celle que je me flattais de leur donner, je n'osai pas compromettre ma responsabilité jusque-là. Je n'étais pas sans inquiétude sur M. de Talleyrand, et si je ne le fis pas arrêter et emmener de force avec moi, c'est que je n'avais pas de lieu à ma disposition où je pusse le déposer. Je ne pouvais pas ignorer les rôles qu'il avait successivement joués dans le cours de la révolution; je savais qu'il avait servi toutes les factions qui s'étaient tour à tour arraché le pouvoir, qu'il s'était toujours trouvé dans le port quand l'orage avait éclaté, et qu'il avait toujours été du parti du plus fort. Je savais aussi combien il devait être indisposé contre l'empereur, et tout ce qu'il avait à craindre du parti qui l'avait jeté dans cette position vis-à-vis de ce prince; je ne pouvais donc pas douter qu'il ne saisît l'occasion de se venger de ses ennemis, et de se faire une position tellement forte, qu'il n'eût plus rien à en redouter.

L'empereur savait tout cela encore bien mieux que moi; il avait d'ailleurs près de lui M. de Bassano, qui n'aimait certainement pas M. de Talleyrand, et qui le connaissait sous toute sorte de rapports; et cependant, loin de donner des ordres contre lui, il défendit de l'inquiéter, et le laissa siéger au conseil de régence. Au reste les opinions qu'il manifesta jusqu'au dernier moment étaient, il faut le dire, bien éloignées de motiver des mesures de sévérité. Pourquoi l'empereur le gardait-il malgré toutes les manoeuvres qu'on lui avait signalées? C'est parce qu'il lui connaissait des antécédens qui ne lui permettaient guère de se livrer aux projets de vengeance qui roulaient dans sa tête, et que le souvenir de ses premiers services n'était pas effacé. L'empereur a toujours conservé la mémoire de ceux qu'il avait reçus, et n'a jamais tout-à-fait abandonné un homme dont il avait été content, n'eût-ce été qu'une seule fois. Il grondait, disait souvent des choses dures, mais il les oubliait presque aussitôt; le plus souvent ses mouvemens d'humeur ne provenaient que d'un rapport qu'on lui avait fait, et qui était quelquefois étranger à celui qui s'offrait à la réprimande. Je lui ai souvent entendu dire que M. de Talleyrand avait un côté de bon, que c'était celui qui avait donné le plus de gages contre un bouleversement en faveur de la maison de Bourbon. J'ai toujours cru que c'était cette considération qui avait empêché ce prince de le renvoyer tout-à-fait, comme il en était journellement sollicité. Les antécédens du diplomate semblaient en effet présenter assez de garanties.

M. de Talleyrand était un des membres de la constituante qui avaient le plus vivement attaqué la cour de Versailles. Plus tard, il tira parti de ses faits et actes pour capter la confiance du directoire, dont il fut le ministre des relations extérieures.

Au retour d'Égypte, il fut un de ceux qui contribuèrent le plus à renverser le directoire et à dissiper la faction qui travaillait à appeler au trône le duc d'Orléans, et à son défaut un prince d'Espagne.

Lors du procès de George Cadoudal et de ses complices, en 1804, ce fut lui qui indiqua le duc d'Enghien comme le seul qui pouvait être l'individu que signalèrent deux subordonnés de George dans leur déposition (voir les détails de cet événement au tome II); il décida le parti qui fut pris à l'égard de ce prince, en faisant remarquer que l'individu désigné ne pouvait être qu'un prince de la maison de Bourbon, parce qu'elle seule était intéressée à empêcher le parti révolutionnaire de profiter du coup qu'avait médité George en venant en France.

Parmi les princes de la maison de Bourbon, il fit observer que le duc d'Enghien était le seul dont la résolution de caractère et la position de résidence pussent fixer les soupçons qu'avaient fait naître les dépositions des compagnons de George. Il appuya son opinion particulière de détails qu'il avait puisés dans la correspondance des agens de son ministère, et fit prendre la mesure qui fut exécutée. Il était en France à peu près le seul qui en avait le secret, et qui peut-être en connaissait, ou du moins pouvait en prévoir l'issue. Il écrivit aux envoyés diplomatiques près les princes de la rive droite du Rhin pour justifier la violation de leur territoire. Cette formalité, je le veux bien, était commandée par sa position; mais il faut convenir aussi qu'il fit preuve de réserve dans cette occasion, car enfin il eût suffi d'un mot jeté dans les salons de l'hôtel de Luines, qu'il fréquentait assidument alors, pour faire échouer l'entreprise.

Le premier consul, qui ne savait pas même qu'il existât un duc d'Enghien, ne put voir dans le mouvement que se donna M. de Talleyrand qu'un acte de dévouement à sa personne, car George et ses complices n'avaient pas d'autre projet que de lui arracher la vie, et le ministre ne pouvait avoir, dans le zèle qu'il mettait à les poursuivre, d'autre but que de livrer au glaive de la justice tout ce qui pouvait avoir eu part à cette tentative. Le duc d'Enghien n'était pas l'héritier de la couronne; dans aucun cas, il ne pouvait y être appelé, et il n'y avait pour l'empereur aucun avantage à se défaire de lui; il ignorait même qu'il fût si près de Strasbourg; la police ne le savait guère mieux, car à cette époque elle n'avait pas toutes les ramifications qu'elle eut depuis. Ce qui se passait au-delà des frontières était uniquement observé, rapporté et suivi par le ministère des relations extérieures. La part que prit M. de Talleyrand à cette affaire ne contribua pas peu à le préserver des atteintes de ses ennemis, qui s'efforçaient de le présenter comme un agent de la maison de Bourbon. L'empereur, qui fut très mécontent d'avoir été mal informé dans cette circonstance, ne laissa jamais échapper le blâme contre qui que ce fût. Il savait tenir compte des intentions que l'on avait eues; mais il faisait son profit des erreurs dans lesquelles étaient tombés ceux qui avaient voulu le servir, afin d'éviter de nouvelles méprises à l'avenir. Indépendamment de cet antécédent, qui pouvait être mis en ligne de compte, M. de Talleyrand en avait d'autres.

Il avait été l'agent principal de la détrônisation des Bourbons de Naples, en 1805. Enfin c'était lui qui avait proposé celle de la branche d'Espagne, qui avait été préparée de longue main. Ses partisans prétendent qu'il a été étranger à cette conception, mais le bon sens suffit pour voir qu'un traité qui décidait d'aussi grands intérêts ne pouvait pas avoir été l'affaire d'un jour, et qu'avant d'avoir réglé les prétentions en dédommagemens de tout ce qui perdait son existence à la suite des changemens qui se préparaient en Espagne, il avait fallu bien des négociations, d'autant plus que cette matière n'avait jamais fait le sujet de notes écrites, qu'elle avait été traitée entre le prince de la Paix et M. de Talleyrand, par le canal d'Izquierdo, agent de confiance du ministre espagnol.

La pièce que j'ai citée dans le volume IV montre d'ailleurs que c'est M. de Talleyrand qui a suivi la négociation; c'est lui qui a demandé la cession de territoire et insisté pour changer l'ordre de succession. Mais ce n'est pas à cela que s'est bornée la part qu'il a prise à cette affaire: non seulement il l'a conduite, mais, je ne crains pas de l'affirmer, c'est lui qui en a donné l'idée.

Après la bataille de Friedland, l'empereur m'avait donné le gouvernement de Koenisberg et de toute la vieille Prusse. Avant l'action, M. de Talleyrand était allé attendre à Dantzick les événemens et les ordres de l'empereur, qui lui écrivit de Tilsit de venir s'établir à Koenisberg. Il y vint; mais à peine était-il arrivé, qu'il reçut un courrier qui lui apportait une lettre de l'empereur. J'avais moi-même reçu une dépêche par laquelle ce prince m'ordonnait, de faire préparer un équipage de pont qui existait à l'arsenal, de l'expédier par le canal, et de le disposer de manière qu'il pût arriver à Tilsit avec la plus grande célérité. Je fis part de mes ordres à M. de Talleyrand, qui me montra sa lettre. L'empereur lui marquait, que: «Alexandre avait fait demander un armistice de quelques jours; qu'il l'avait accordé; que depuis il lui avait fait proposer une entrevue dont il ne se souciait que médiocrement: il n'était pas encore décidé, cependant il réfléchirait; mais si la paix ne se concluait sur-le-champ, son parti était pris, il était décidé à passer le Niémen sans délai. Il était d'autant plus porté à le faire, que les Russes n'avaient plus d'armée, tandis que les deux tiers de la sienne ne s'étaient pas trouvés sur le champ de bataille de Friedland.» Et il finissait par lui mander de se rendre près de lui. L'empereur disait vrai; il n'y avait eu que trois corps d'engagés à Friedland, et une seule division de cuirassiers, sans compter les dragons et la cavalerie légère; et après la conclusion de la paix, lorsque je fus chargé des affaires de France en Russie, je voyageai de Tilsit à Pétersbourg avec les corps de la garde russe. Les officiers que je vis, et que je questionnai, convinrent que, hormis la garde, ils n'avaient, à proprement parler, plus d'armée, et d'après le calcul que je faisais avec eux, l'empereur de Russie n'aurait pas pu nous opposer plus de vingt-deux mille hommes de troupes régulières. Nous aurions passé le Niémen; l'empereur pouvait le faire avec plus de cent cinquante mille hommes. Nous n'étions qu'au 20 ou 22 juin, et la Pologne était dans le délire de l'insurrection. Pendant mon séjour en Russie, j'ai souvent eu occasion de me persuader que c'étaient ces considérations qui avaient déterminé l'empereur Alexandre à solliciter la fameuse entrevue du radeau de Tilsit.

M. de Talleyrand, en recevant l'ordre de se rendre à Tilsit, et en voyant ce que l'empereur me marquait dans la lettre qu'il m'écrivait, hâta son départ tant qu'il put; il me disait: «Ne vous pressez pas de faire partir votre pont, j'espère que l'empereur n'en aura pas besoin: qu'irait-il faire au-delà du Niémen? Il faut lui faire abandonner cette idée de Pologne. On ne peut rien faire avec ces gens-là; on n'organise que le désordre avec les Polonais. Voilà une occasion de terminer tout cela avec honneur; il faut la saisir, il faut même d'autant plus se hâter, que l'empereur a une affaire bien plus importante ailleurs, et qu'il peut faire entrer dans un traité de paix. S'il ne le fait pas, lorsqu'il voudra l'entreprendre, il sera rappelé ici par de nouveaux embarras, tandis qu'il peut tout terminer dès aujourd'hui. Il le peut d'autant plus que ce qu'il projette est une conséquence raisonnable de son système.»

Dans le fait, comment admettre que M. de Talleyrand était étranger aux affaires d'Espagne? En supposant même qu'il ait eu le projet de trahir l'empereur en lui faisant faire la paix qui a été conclue à Tilsit, il n'avait pas affaire à un insensé: l'empereur connaissait l'état de l'armée russe, les Prussiens n'existaient plus que pour mémoire; notre armée, à très peu de chose près, était intacte: dans cet état de choses, qui pouvait arrêter l'empereur dans l'exécution de ce qu'il aurait voulu? M. de Talleyrand se proposait cependant de le détourner de l'idée de passer le Niémen et de rétablir la Pologne. Dès-lors, il dut nécessairement lui expliquer ses motifs, et puisqu'il a été écouté, que la paix a été faite, peut-on admettre que M. de Talleyrand ait négligé de le prier de s'expliquer sur ses projets à venir avec l'empereur Alexandre, dans un moment où il pouvait tout obtenir de ce prince? Le peut-on, lorsqu'on sait qu'il ne se dissimulait pas que le concours d'Alexandre était nécessaire pour ne pas voir se renouveler la guerre?

Il n'y a pas d'esprit si borné qu'il soit qui ne voie que c'était folie de renoncer aux immenses avantages de guerre qu'avait l'empereur, et d'aller s'embarquer dans une entreprise comme celle d'Espagne, sans être d'accord avec l'empereur de Russie, qui pouvait reprendre les armes dès que nous nous serions retirés, et s'allier avec l'Autriche, qui n'intervenait pas dans ce que l'on faisait à Tilsit. Si la paix qui fut signée avait eu d'autres bases que celles sur lesquelles elle fut conclue, on pourrait dire que la Russie était étrangère aux affaires d'Espagne. Dans l'état d'impuissance où elle se trouvait, son monarque venant lui-même traiter au quartier-général de l'empereur, et, au lieu de supporter des sacrifices, partageant avec nous les dépouilles des vaincus, il aurait fallu que nous fussions en démence, pour n'avoir pas songé à des affaires que nous projetions, et mettre ainsi leur réussite en problème, en n'y faisant pas participer la seule puissance qui pouvait en traverser l'exécution.

L'empereur de Russie, non-seulement ne perdit rien, mais obtint qu'on rendît à son beau-père, le duc de Meklenbourg-Schwerin, ses États, qui avaient été envahis. Il intercéda pour son allié le roi de Prusse, et fit si bien, qu'on remit Guillaume en possession d'une partie des provinces qu'il avait perdues. Il reçut pour lui-même un district qui fut pris sur le territoire de ce prince. Bien plus, nous ne stipulâmes rien pour les Turcs, qui avaient perdu la Valachie et la Moldavie en s'armant pour nous. Il nous était facile de les comprendre dans la paix que nous faisions. Nous avions le droit du plus fort et celui de l'équité, qui nous permettaient bien de stipuler pour nos alliés, comme les Russes le faisaient pour les leurs. Certainement toutes ces transactions n'eurent pas lieu sans quelque retour de la part de l'empereur Alexandre, qui, n'ayant rien à nous donner, nous dut porter en compte ce que nous voulions faire. Si cela n'était pas ainsi, nous serions inexcusables d'avoir abandonné les Turcs. Je ne m'expliquai cette conduite de notre part que par ce qu'Alexandre me fit l'honneur de me dire des entretiens qu'il avait eus avec l'empereur au sujet de la Turquie, et de leurs projets à venir sur ce pays. Je pense bien que cela n'aurait pas été absolument fait comme l'empereur de Russie l'espérait; mais je n'avais pas d'instructions sur ce sujet.

Assurément il énonça des projets sur les Turcs; l'empereur n'aura pas manqué de lui parler des vues qu'il avait sur l'Espagne, avec la réserve pourtant que mettent les souverains dans leurs relations. Il n'est pas possible de supposer, la confidence n'eût-elle pas été entière, qu'Alexandre ignorait les projets que l'empereur avait formés sur l'Espagne. Assurément, s'il n'avait été question que d'un simple arrangement, nous n'eussions pas laissé prendre sur nos alliés les avantages que nous abandonnâmes aux Russes. D'un autre côté, on ne dut pas chercher à donner le change à l'autocrate sur les vues qu'on avait au sujet de la péninsule; car à quoi bon? Il ne pouvait être dupe de l'artifice; il savait que la maison d'Espagne avait hérité de tous les droits de Philippe V, et que tant que ses descendans régneraient, l'ouvrage de la révolution française serait incertain. Il savait qu'il suffirait des entreprises d'un prince belliqueux, que le hasard pouvait faire naître en Espagne, pour tout remettre en compromis. L'histoire ne nous apprend-elle pas que, lorsque Louis XV, encore enfant, fut attaqué de la petite-vérole, le roi Philippe V crut qu'on lui cachait le danger de son neveu, et se prépara à passer en France pour revendiquer ses droits à la couronne? Je crois avoir démontré qu'il n'est pas vraisemblable que la Russie ait été étrangère aux changemens projetés en Espagne. Dès-lors M. de Talleyrand ne pouvait les ignorer; autrement il faudrait convenir qu'il a joué un triste rôle à Tilsit, ce que personne n'a jamais dit.

CHAPITRE III.

Suite du chapitre précédent.—Petite spéculation de M. de Talleyrand et du prince de la Paix.—Félicitations que m'adresse le premier de ces diplomates.—La constance qu'il avait mise à poursuivre les Bourbons permettait bien de croire tout rapprochement impossible.

Un autre fait encore qui vient à l'appui de mon assertion est celui-ci. C'est sur la conscription qui fut levée à la suite de la bataille d'Eylau, que l'on prit la portion de troupes dont on composa les corps qui s'approchèrent de l'Adour et du Roussillon dans le cours de l'été suivant. Cette direction indiquait déjà leur destination ultérieure. Eh! qui en France pouvait avoir démontré la nécessité d'une expédition de ce genre? Qui pouvait avoir averti des dangers qui seraient quelque jour dans le cas de menacer cette partie de nos frontières, si ce n'est le ministre des relations extérieures? Qui a pu rendre compte à l'empereur des dispositions secrètes du prince de la Paix? Qui a pu mettre sous ses yeux la proclamation que ce favori adressa aux Espagnols? Personne, assurément, si ce n'est le ministre des relations extérieures. Je terminerai par une dernière observation. Sur quoi repose au fond le traité de Fontainebleau? Sur les notions fâcheuses que le prince de la Paix avait données à diverses reprises, au sujet des dispositions hostiles que nourrissait contre la France le prince des Asturies. Ce malheureux, qui cherchait à se faire une position qui le mît à l'abri des vengeances dont le menaçait l'héritier du trône, appela vivement l'attention du cabinet des Tuileries sur les machinations que Ferdinand ne cessait d'ourdir contre le roi Charles IV. Il annonçait que, si l'on tardait à prendre un parti contre ce prince, ou quelques dispositions relatives au pays, il ne répondait de rien, que la première conséquence de l'avènement du prince des Asturies à la couronne serait un changement de politique de la part de l'Espagne. Entre des communications semblables et la conclusion d'un traité comme celui de Fontainebleau, il a dû y avoir bien des propositions et des réponses. Quelle que soit l'impudence d'un ministre, il y a bien du chemin à faire avant de consentir, ou même de proposer de livrer ses maîtres, ou du moins d'abuser de la confiance qu'ils lui ont accordée pour les effrayer d'abord sur les dangers qu'il leur avait attirés, et les porter ensuite à se retirer dans leurs possessions d'Amérique, afin de venir plus librement recevoir le prix de sa trahison; car enfin le prince de la Paix s'était engagé à faire partir le roi Charles IV avec sa famille pour le Mexique, à l'exemple du prince de Portugal, qui avait fait voile pour le Brésil. Il devait l'accompagner jusqu'à Séville, le quitter ensuite clandestinement, et aller jouir de la principauté des Algarves. C'est en effet la proposition qu'il fit dans le conseil à Aranjuez, d'abandonner l'Espagne pour se retirer au Mexique, qui décida le mouvement à la tête duquel se mit le prince des Asturies.

Quand on considère le temps qu'il a fallu pour arriver jusqu'à convenir de tous ces faits, et que l'on reporte ses réflexions à l'époque où les affaires d'Espagne ont commencé, on est bien forcé de reconnaître qu'elles n'ont pu être conçues et mises à exécution que sous le ministère de M. de Talleyrand. S'il n'en avait pas été ainsi, il aurait fallu que l'on eût établi une négociation directe à côté de ses offices ordinaires, et assurément il l'aurait traversée tant qu'il aurait pu, jusqu'à ce qu'il eût fait abandonner la partie au diplomate intrus; cela eût été dans son devoir et dans son droit sous tous les rapports.

J'admets que l'entreprise sur l'Espagne n'ait été qu'une conception sortie du cerveau de l'empereur; mais ce prince n'a pu l'exécuter sans des démarches préliminaires, sans développer ses idées, et les faire adopter aux hommes qui, par état, se trouvaient obligés de les élaborer tant en Espagne qu'en France. Or, quel était parmi nous celui qui convenait le mieux à une négociation qui n'admettait pas d'écriture, et qui cependant exigeait une grande activité de correspondance? Celui, assurément, qui, depuis dix ou douze ans, avait présidé à toutes les transactions qui avaient eu lieu entre la France et l'Espagne; celui enfin qui avait consolidé le crédit du prince de la Paix, avec lequel il avait eu une série d'antécédens de toute espèce. Personne autre en France ne pouvait être chargé d'une semblable négociation; car quels documens donner à un homme qui aurait eu à débuter par une ouverture dont le dernier des hommes se serait trouvé blessé? Plus je réfléchis à tout ce qui a dû précéder la conclusion du traité de Fontainebleau, plus je reste convaincu que le projet de changer la dynastie d'Espagne est une conception dont le mérite appartient tout entier à M. de Talleyrand et au prince de la Paix. Elle a été enfantée en commun par ces deux diplomates, et n'a été soumise à l'empereur que lorsqu'on a pu lui démontrer la facilité de son exécution. Je développerai ce qui me porte à le croire. L'empereur, en suivant, après la bataille de Friedland, le projet qu'il avait de rétablir la Pologne, pouvait compter sur le succès. Il n'a sûrement pas abandonné cette grande entreprise afin d'en tenter une autre, sans que la réussite de celle-ci lui en ait été démontrée, c'est-à-dire sans s'être fait rendre compte de tout ce que l'on avait fait pour la mener à fin.

Si l'idée des changemens projetés en Espagne était venue de l'empereur, il aurait encore eu bien plus de facilité pour les exécuter après avoir rétabli la Pologne, qui seule eût été en état de contenir ce qui serait resté de puissance à l'empire russe; l'Autriche n'était pas en état de s'opposer à ce que l'on voulait faire au-delà des Pyrénées. On peut donc avancer, en supposant que telle eût été l'arrière-pensée de l'empereur, qu'il y eut un levier qui mit l'entreprise en mouvement plus tôt qu'il ne le voulait; ce levier était le prince de la Paix, qui, se trouvant sur un brasier à Madrid, hâtait, autant qu'il était en lui, la perte de ses maîtres, pour échapper lui-même à sa ruine. Il était sur la brèche, appelait au secours, et prétendait qu'il ne pouvait plus tenir, que la France perdrait l'Espagne, s'il perdait son crédit. Placé dans la terrible position où il était, il exagérait le danger pour hâter le remède, et il consentit à tout ce qu'on lui proposa. Or un homme comme M. de Talleyrand, qui connaissait la situation et les moyens du prince de la Paix, n'a pas dû manquer de lui imposer des conditions analogues aux embarras qu'il éprouvait.

Parmi toutes les raisons qui portaient M. de Talleyrand à ne point abandonner le prince de la Paix, il y en avait plusieurs qui étaient peut-être des motifs pour le perdre, et c'est le cas de citer une anecdote qui est peu connue. Après le retour d'Égypte, lorsque le premier consul fut devenu le chef de l'État, il trouva un arrangement qui avait été fait entre la France et l'Espagne; cette dernière puissance s'était engagée à payer à la première, pendant toute la durée de la guerre, une somme de 5,000,000 par mois.

Le pitoyable état dans lequel étaient nos finances obligea le premier consul à laisser subsister cet état de choses; mais après la bataille de Marengo, lorsque l'ordre commença à se rétablir, il ordonna à M. de Talleyrand d'écrire en Espagne que la France n'ayant plus besoin de cet argent, il renonçait au droit qu'il avait de l'exiger, et en faisait la remise au roi Charles, comme un témoignage du désir qu'il avait de ne point être à charge à ses alliés.

M. de Talleyrand désapprouva la résolution, et fit observer au premier consul que, si, au lieu défaire la remise, de la somme entière, il commençait par ne se désister que de la moitié, cela ferait plus d'effet. On montrerait la progression de l'amélioration des affaires, et, de plus, on aurait le mérite d'avoir été attentif à observer le moment où il avait été possible de se passer d'un secours onéreux à Charles IV. Le premier consul adopta cette idée, et donna en conséquence l'ordre de commencer par faire la remise de 2,500,000 francs par mois. Il s'imaginait que ses intentions avaient été suivies; il n'en était rien: cependant l'Espagne continua à payer en entier le subside, et ce ne fut qu'après la paix de Lunéville, lorsqu'il ordonna de faire la remise de la seconde partie, qu'elle cessa le paiement des 5,000,000 que lui avait imposé le traité de Bâle. Le trésor public, ne recevant plus rien d'Espagne, avait rayé cet article de ses registres; il n'y avait plus de moyens de fraude, on n'osa pas continuer à percevoir le tribut. Le trésor ne touchait que les 2,500,000 francs autorisés par l'empereur; cependant l'Espagne avait continué de payer les 5,000,000 stipulés. Que devenait la différence? comment se faisait la fraude? Nous allons l'expliquer.

Si l'empereur, au lieu de diviser la remise en deux parties, l'eût faite en une fois, il n'y aurait pas eu de moyens de friponner, parce que le trésor d'Espagne n'aurait eu aucun paiement à faire à celui de France. M. de Talleyrand n'eût pas pu se dispenser d'écrire à Madrid dans le sens des ordres qu'il avait reçus, ni même d'en parler à l'ambassadeur de cette puissance à Paris: autrement il se serait exposé aux plus fâcheuses conséquences, si l'empereur en avait parlé lui-même à cet ambassadeur, comme cela pouvait arriver. D'un autre côté, s'il n'avait pas fait part des intentions du premier consul, et que l'Espagne eût continué à payer la totalité du subside, le trésor en aurait tenu compte, et non seulement le premier consul aurait vu qu'il n'avait pas été obéi, mais M. de Talleyrand n'y aurait rien gagné. Le prince de la Paix était à Madrid dans la même situation. Si M. de Talleyrand avait dit un mot à l'ambassadeur de France à Madrid, celui-ci pouvait en parler au roi, et il devenait impossible au prince de la Paix de s'approprier un écu.

Comme il était puissant et disposait de tout, il n'y avait que ce prince qui pût se prêter à laisser sortir des coffres d'Espagne 5,000,000 par mois pour n'en faire entrer que deux et demi dans ceux de France. Au surplus, il n'était pas homme à laisser divertir le reste sans en retenir sa part. Il y était d'autant moins disposé, qu'on ne pouvait rien faire sans lui. La négociation se fit sûrement entre les deux ministres par le canal de quelques agens du prince de la Paix qui se trouvaient continuellement à Paris. Quelle fut la part que chacun se fit? je l'ignore; mais l'empereur connaissait cette friponnerie, qu'il m'a lui-même racontée. Or, l'on conviendra qu'il ne pouvait pas désirer des antécédens plus convenables pour faire négocier avec le prince de la Paix ses projets sur l'Espagne (si l'idée lui en appartient). MM. de Talleyrand et Godoy avaient réciproquement un égal besoin de se ménager, et peut-être de se perdre. Ils étaient les deux seuls hommes qui, sans craindre de se blesser, pouvaient se proposer mutuellement à discuter tout ce qui était relatif à des affaires de la nature de celles d'Espagne. Le premier avait toute sorte de raisons pour voir avec plaisir l'élévation du second au suprême pouvoir. Loin de lui nuire, cela passait l'éponge sur tout ce qui avait eu lieu entre eux deux, et arrangeait sa position présente et à venir, à moins qu'il n'eût trouvé une occasion de le perdre sans retour. Cette circonstance de la dilapidation de la moitié du subside de l'Espagne est une de celles qui ont fait le plus de tort à M. de Talleyrand dans l'esprit de l'empereur. Quoique bien informé des détails de cette affaire, il continua à l'employer, parce que, comme il le disait, ce diplomate avait un côté utile.

C'est en vain que les amis de M. de Talleyrand, et lui-même, voudraient faire croire qu'il a été étranger à cette entreprise. À la vérité, on a répandu avec affectation qu'il n'y avait eu aucune part; lui-même a imbu de cette idée le corps diplomatique qui était resté à Paris pendant que l'empereur s'était rendu à Bayonne, où il avait emmené le ministre des relations extérieures, M. le duc de Cadore. Ces messieurs du corps diplomatique rendirent compte à leurs cours de ce qui se disait à Paris, et ajoutèrent à leur rapport que M. de Talleyrand était étranger, opposé même à ce qui se faisait. Il caressa cette opinion, l'accrédita avec persévérance, parce qu'elle était de nature à faire désirer son retour au ministère; mais il est si vrai qu'il avait eu la première part à tout ce qui était relatif à cela, que, lorsque le prince des Asturies et son frère l'infant don Carlos, partirent de Bayonne pour se rendre à l'endroit qu'ils devaient habiter, l'empereur lui fit donner l'ordre d'aller les recevoir à Valençay, et d'y rester quelque temps avec eux. Il y fut, et chargea le major Henry, qui revenait nous joindre, de me dire mille choses amicales de sa part. «Vous direz au général Savary, ajouta-t-il en congédiant le major, que l'on n'a jamais tiré un meilleur parti d'une affaire gâtée, que celui qu'il a tiré de celle-ci; je lui en fais mon compliment, il a évité de bien grands maux.»

M. de Talleyrand ignorait ce que j'avais été faire en Espagne, et il n'en voyait que le résultat; mais il convenait par ses félicitations qu'il y avait eu un autre projet qui devait être exécuté d'une autre manière. Il est vrai que les choses auraient pris une bien autre tournure, si le roi et la famille royale fussent tout simplement partis pour l'Amérique. C'était de cette manière que M. de Talleyrand avait conçu et préparé la chose; c'est pour cela qu'il se disait étranger à ce qui se faisait en Espagne. Vraisemblablement il aura parlé dans ce sens-là autour des princes pendant son séjour à Valençay; mais il ne faut rien en conclure, sinon qu'ayant été éloigné des affaires, il était désintéressé à leur réussite, et qu'il y avait plus d'avantage pour lui à se ranger du côté de l'opinion qui désapprouvait cette entreprise, que de chercher à la justifier; mais un homme sensé qui a connu l'intérieur de l'administration de la France à cette époque, ne peut pas, sans faire tort à son jugement, douter de la part directe et immédiate que M. de Talleyrand a eue aux changemens de dynastie en Espagne. Dans cette occasion encore, il fut un des ardens destructeurs de cette branche de la maison de Bourbon, comme il l'avait été de celle qui régnait à Parme, puis en Toscane, après que ce pays avait été donné à l'infant de Parme, au fils duquel M. de Talleyrand le fit encore arracher. En général, il était de l'opinion qu'il n'y avait rien d'assuré pour la dynastie de l'empereur tant qu'il existerait une branche de Bourbon, n'importe où.

En ajoutant à toutes ces considérations les inconvéniens de la position personnelle de M. de Talleyrand, qui était prêtre marié, on se convaincra qu'il y avait peu d'hommes aussi intéressés que lui à croiser les événemens qui suivirent d'aussi près le départ de l'impératrice.

Une foule d'autres détails qui ne m'étaient pas inconnus semblait lui en faire une loi. Indépendamment des gages que semblait avoir donnés M. de Talleyrand en faveur d'un ordre de choses qui protégeait l'arrangement de sa vie, il est à observer que, pour prendre un parti violent contre lui, il fallait un peu plus que des préventions; car enfin il était un des premiers personnages de l'État. En supposant même que j'eusse été saisi d'un fait à sa charge, je n'aurais pu prendre des mesures contre lui sans m'y être auparavant fait autoriser par le conseil de la régence, et en son absence par le prince Joseph; mais ni l'un ni l'autre n'eussent voulu me laisser agir contre M. de Talleyrand avant d'avoir entendu les motifs et reconnu la nécessité d'une pareille démarche. Chacun d'eux pouvait se trouver dans le même cas; la cause de M. de Talleyrand dans celui-ci devenait celle de chacun d'eux. Si je m'étais permis de le faire arrêter de mon autorité privée, l'on aurait jeté de beaux cris contre moi, et on aurait eu raison. Néanmoins, si j'avais été saisi d'un commencement de délit un peu saillant, je n'aurais pas balancé. Si les journaux anglais, par exemple, en rendant compte de l'arrivée de l'émissaire envoyé auprès de M. le comte d'Artois, qui était alors à Vesoul, n'eussent pas estropié le nom de manière à ne pas me le laisser reconnaître, j'aurais sur-le-champ pris un parti, parce que je connaissais assez d'antécédens au personnage pour ne pas douter que, quand bien même il n'aurait pas été expédié par M. de Talleyrand, celui-ci ne pouvait pas ignorer son départ ni l'objet de son voyage.

Faute de ce renseignement, je restai dans la réserve, d'autant plus qu'en réfléchissant à tout ce qui m'avait été dit sur les espérances dont se flattaient les personnes attachées anciennement à la maison de Bourbon, je ne pouvais douter que ce n'était que du vent qui agitait un peu de poussière. En effet, de tous les points de la France qui ont été arrosés du sang répandu dans nos querelles intestines, et où le parti royal avait encore des racines, il ne revenait aucun rapport digne de l'attention des autorités. Là, ainsi que partout, on était résigné à se soumettre aux événemens, qui ne pouvaient pas tarder à se prononcer.

CHAPITRE IV.

Les voeux secrets de M. de Talleyrand étaient pour la régence.—Je suis sur le point de me rendre près de l'empereur.—Considérations qui me retiennent.—Arrivée de l'empereur à la cour de France.—Il envoie Caulaincourt à Paris.—Motifs probables du refus de mes services.—M. Tourton, ses protestations et ses actes.—Artifices de Talleyrand.—Bourienne et le duc de Raguse.

En réfléchissant que ce ne fut que le 22 mars que l'on sut à Paris la rupture des conférences de Châtillon-sur-Seine, et que c'est le 30 que les alliés entrèrent dans cette capitale, on voit aisément que les conspirateurs avaient été pris sur le temps, qu'ils n'avaient pu asseoir leurs idées, convenir de leurs faits. Or, dans cette situation vague, ce qu'il y avait de mieux à faire était d'attendre que les véritables intentions des alliés se dessinassent. M. de Talleyrand était trop habile pour ne pas le voir, trop prudent pour risquer une tentative qui n'eût rien décidé; car, s'il l'avait fait, le bon sens lui eût tout au moins conseillé de se cacher à Paris le jour où il reçut l'ordre d'en partir, au lieu de venir demander que je l'autorisasse à rester. Ce parti était d'autant plus simple, qu'il ne s'agissait que de gagner quelques heures. J'ai su depuis que son projet, en éludant l'ordre de s'éloigner, était de travailler en faveur de la régence: il l'avait confié à quelqu'un qui me l'a rapporté, et qui le savait avant de partir pour Blois[3]; et l'on verra combien peu il s'en fallut qu'il ne vînt à bout de ce qu'il avait projeté. Son intérêt, de toute manière, devait le porter à tâcher de faire adopter la régence; avec cet ordre de choses, il gardait tous ses avantages, ainsi que les hommes de la révolution; il échappait aux tracasseries continuelles qui lui avaient été suscitées dans les deux dernières années du règne de l'empereur; il évitait les inconvéniens dans lesquels il ne pouvait manquer de tomber tôt ou tard après le retour de la maison de Bourbon; et si l'installation du gouvernement de la régence n'était pas accompagnée de mesures personnelles contre l'empereur, ce qui était vraisemblable, il avait encore l'avantage de pouvoir contribuer au retour de ce prince au gouvernement. Il pouvait par conséquent refaire la position qu'il avait perdue en quittant les relations extérieures.

Le ballottement de toutes ces idées remplissait mon esprit; mais je suppose que je ne me fusse pas arrêté à ces considérations, et qu'au lieu de lui intimer l'ordre de partir, j'eusse employé la force et fait conduire M. de Talleyrand à Blois, le retour de la maison de Bourbon n'en eût pas moins eu lieu, car il ne manquait pas à Paris de gens qui ne demandaient que du mouvement et des places. On était las de ce qu'on avait, au point qu'il semblait qu'un cosaque devait être un Washington; l'expérience des détrônisations était connue de tant d'intrigans, que l'empereur de Russie en aurait trouvé cent pour un. Qu'aurais-je eu à répondre, si, après avoir emmené M. de Talleyrand de mon propre mouvement, ce qui a eu lieu fût arrivé? N'aurait-on pas eu le droit de dire, et l'empereur le premier: «Parbleu! voilà un ministre de la police qui est un fier imbécille: il s'est avisé de devenir l'ennemi de M. de Talleyrand, dans le moment même où celui-ci était forcé de servir l'empereur pour se sauver. Dans son zèle aveugle, il emmène de Paris l'homme qu'il aurait dû y envoyer, s'il n'y avait pas été. Si le sens commun ne lui indiquait pas ce qu'il avait à faire, il ne devait pas du moins donner une pareille extension à son autorité. De quel droit se permet-il d'arrêter un dignitaire, sans l'ordre de l'empereur, surtout lorsqu'il a rendu compte au souverain de tout ce qu'il pressentait, et qu'il n'en a reçu aucune direction particulière?»

J'aurais passé pour un ignorant, un présomptueux, si l'on n'eût osé m'accuser de pis. L'empereur ne m'eût jamais pardonné de n'avoir pas été plus pénétrant. Combien de fois n'a-t-il pas réprimandé la police pour avoir arrêté des individus sur de simples présomptions! On conviendra que la situation dans laquelle je me trouvais était assez délicate pour que je pesasse mes déterminations. J'avais, comme je l'ai dit, demandé à l'empereur de me nommer son commissaire à Paris, dans le cas où les ennemis y entreraient; mais il m'avait répondu de suivre l'impératrice, si les événemens obligeaient cette princesse de sortir de la capitale. Les circonstances difficiles où nous étions, l'ordre positif du chef de l'État, devaient me rendre circonspect.

Je crus avoir fait tout ce que je pouvais dans la latitude qui m'avait été laissée, et je ne pense pas aujourd'hui même avoir manqué au moindre de mes devoirs. Je m'acheminai donc vers Orléans; je joignis à Étampes le grand-juge, M. Molé, qui avait aussi pris cette route pour éviter les encombremens qui obstruaient celle de Versailles, Rambouillet et Chartres. Nous nous communiquâmes nos tristes pressentimens, qui ne tardèrent pas à se réaliser.

On m'amena au milieu de la nuit un courrier qui portait à l'impératrice, qui était encore à Rambouillet, l'ordre de se rendre à Blois. Ce courrier m'apprit qu'il avait quitté l'empereur, dans l'après-midi, à Fontainebleau, où il venait d'arriver avec M. de Caulaincourt, et qu'il était reparti sur-le-champ pour Paris, où toute l'armée se rendait, mais que la tête n'en était encore arrivée qu'à Montereau. Mon premier mouvement fut de partir pour aller rejoindre l'empereur, mais je réfléchis bientôt qu'il pouvait devenir nécessaire de prendre diverses mesures à Blois ou à tout autre lieu dans lequel s'arrêterait l'impératrice; j'abandonnai cette idée pour me conformer à l'ordre que j'avais de me rendre auprès de cette princesse. Je me résignai d'autant plus aisément, qu'en comparant l'heure à laquelle le courrier avait quitté l'empereur à Fontainebleau avec ce qui avait dû se passer à Paris avant qu'il pût y arriver, il me fut facile de juger qu'il en serait informé avant que je l'eusse joint, ce qui effectivement eut lieu. Je continuai donc mon chemin sur Orléans, puis sur Tours, où je croyais l'impératrice, parce que je présumais que le courrier l'aurait trouvée partie de Rambouillet, et n'aurait pu l'atteindre qu'à Tours, qui était sa première destination. Je me trompai et fus obligé de revenir à Blois, où j'arrivai avant elle.

Il s'est passé des choses si peu importantes à Blois, en comparaison de celles qui se préparaient à Paris, qu'il est naturel de commencer par le récit de celles-ci.

L'empereur poussa jusqu'au lieu appelé la Cour de France: c'est le second relais de poste en partant de Paris par cette route; il y a de ce point à la barrière à peu près trois lieues. Il rencontra à la Cour de France le général Hullin, qui venait de Paris, d'où il était parti après la signature de la capitulation que le maréchal Marmont avait conclue avec les ennemis. Il apprit de cet officier-général que la capitale était rendue, que les troupes françaises devaient l'évacuer le soir, et que les ennemis en prenaient possession le lendemain. On ne peut se faire une idée de l'impression que cette nouvelle fit sur lui. Il avait prévu la marche que les ennemis pouvaient faire sur Paris, il l'avait dit au corps des officiers de la garde nationale avant de partir lui-même pour l'armée. Il les avait prévenus qu'il ne leur demandait de se défendre que quelques jours, pour lui donner le temps d'accourir. Il avait tenu parole, puisque Paris n'était attaqué que depuis le matin, et qu'avant la fin du jour il était déjà aux portes suivi de l'armée entière; mais au lieu de se défendre quelques jours, on ne se défendit pas quelques heures. En effet, midi n'était pas sonné qu'on avait déjà pris la résolution de capituler; tout cela ne peut s'attribuer qu'à la lâcheté des uns et à l'aveugle empressement des autres de s'en remettre à la générosité des ennemis. L'empereur, après la rupture des conférences de Châtillon, avait, comme je l'ai dit, fait un mouvement vers les places de Lorraine avec toute son armée; il apprit en chemin celui que la grande-armée des alliés avait fait sur Paris. Il vint de suite, du point où il se trouvait, pour forcer le passage de la Marne à Vitry-le-François; mais les ennemis avaient pourvu à la défense de cette place, il aurait perdu trop de temps pour l'emporter. Il renonça à l'immense avantage qu'il y aurait eu pour lui à revenir sur Paris par les derrières de l'armée ennemie, dont il avait coupé la ligne d'opérations, et il prit le chemin le plus sûr, en suivant les rives de la Seine. Il n'avait pas perdu de temps; si Paris s'était défendu seulement deux jours, son armée y entrait, et on sait comme il menait les choses. Il n'aurait pas craint de faire ouvrir les arsenaux au peuple; sa présence eût enflammé la multitude, il eût imprimé une direction convenable à son élan, et l'on eût vu sans doute imiter l'exemple de Saragosse, ou plutôt les ennemis n'auraient rien tenté: car, indépendamment de ce que l'empereur était pour eux une tête de Méduse, on sut plus tard que, dans le combat qui avait précédé la reddition de la capitale, ils avaient brûlé la presque totalité de leurs munitions. Il y a de quoi verser des larmes de sang au souvenir de pareilles choses.

La situation de l'empereur était déchirante; il arrivait en toute hâte à Paris, mais les corps des maréchaux Mortier et Marmont en sortaient pour prendre une position sur la route de Fontainebleau; il n'avait avec lui que M. de Caulaincourt et M. de Saint-Agnan, l'un de ses écuyers. Il envoya le premier à Paris avec des pouvoirs illimités; il le chargea d'exercer les fonctions de son commissaire dans la capitale pendant le séjour qu'y feraient les ennemis, et retourna à Fontainebleau. L'armée ne tarda pas à déboucher. Il réunit la garde qui était en tête, la passa en revue, lui donna connaissance des événemens qui avaient eu lieu, et lui annonça l'intention de marcher en avant. «Soldats, dit-il à ces braves, l'ennemi nous a dérobé trois marches, et s'est rendu maître de Paris; il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés auxquels nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche et se sont joints aux ennemis; les lâches! ils recevront le prix de ce nouvel attentat. Jurons de vaincre ou de mourir et de faire respecter cette cocarde tricolore qui, depuis vingt ans, nous trouve sur le chemin de la gloire et de l'honneur.» La proposition fut accueillie par des acclamations générales, et la garde alla se placer en deuxième ligne derrière la rivière d'Essone.

La mesure qu'avait prise l'empereur, d'envoyer M. de Caulaincourt pour traiter à tout prix, était certainement ce qu'il y avait de mieux à faire; mais le duc de Vicence était de tous les hauts fonctionnaires celui qui avait eu le moins de rapports avec les administrations de détails de cette grande ville, qui allait décider du sort de l'État. Je connaissais la puissance d'opinion de ces petites administrations sur le peuple, et c'était pourquoi j'avais appelé l'attention de l'empereur sur la nécessité de désigner à l'avance ce commissaire, en lui offrant mon dévouement. C'était le devoir d'un ministre de la police sous tous les rapports; si l'empereur n'avait pas de confiance en moi, il fallait qu'il m'éloignât sur-le-champ du ministère, au lieu de compromettre les intérêts de tant de monde à la fois.

Je ne m'abusai point sur les motifs du refus que j'essuyai. Ce n'était pas manque de confiance dans mon savoir-faire, l'empereur, mieux que personne, avait pu quelquefois en juger dans les négociations dont il m'avait chargé; ce ne pouvait pas être non plus manque de confiance dans mon habileté militaire, puisque de tout ce qu'il avait laissé à Paris d'hommes de cette profession, j'étais celui qui s'était trouvé le plus souvent sur les mémorables champs de bataille dont le souvenir nous reste seul pour la consolation de la fin de notre histoire. À l'armée, l'empereur m'employait à tout; j'étais celui de ses aides-de-camp de l'activité ou de la santé duquel il abusait le plus. J'avais été tant de fois grondé, que j'étais devenu prudent et expert. Il fallait que l'empereur l'eût jugé ainsi, puisqu'il me fournit quelques occasions d'acquérir de la gloire dans des commandemens en chef où j'étais tout-à-fait hors de sa main; j'avais été assez heureux pour ne pas tromper son attente, ou du moins la fortune avait couronné mes combinaisons. C'est après l'affaire que j'eus à Ostrolenka qu'il me donna le cordon de la Légion-d'Honneur avec une pension viagère de vingt mille francs; c'était enfin dans l'armée que j'avais obtenu les honneurs dont j'avais été comblé. Néanmoins il plaça ailleurs sa confiance. Il ne me fut pas difficile de voir d'où le coup partait.

Dans la situation où se trouvait l'empereur, toutes les facultés de son esprit étaient absorbées par les soins qu'exigeait l'armée, dont il était l'âme. Je l'avais vu moi-même dans des circonstances bien moins cruelles, en faisant la guerre près de lui: il se livrait exclusivement aux combinaisons militaires, et accordait peu ou point d'attention aux affaires administratives, qu'il abandonnait aux fonctionnaires respectifs qui le suivaient. J'avais reçu de Troyes, après le combat de Brienne, l'ordre de prendre diverses mesures qu'assurément il n'avait pas imaginées. Il en fut de même dans cette occasion, ou peut-être encore pis; du moins je l'ai conjecturé. J'ai pensé qu'il avait donné connaissance à quelqu'un des personnages qui le suivaient, de la proposition que je lui avais faite de me laisser à Paris au moment de l'arrivée des ennemis, et que celui-ci, qui avait déjà arrêté ma chute, l'en avait détourné en lui observant que j'étais un homme au-dessous de ce que je proposais, que je me mettrais à la discrétion de M. de Talleyrand, qui déjà me tenait sous le charme. Ces détestables insinuations seules ont pu empêcher l'empereur de me donner la confiance que méritait le zèle que je montrais pour lui dans un moment où chacun commençait à l'abandonner.

Combien de fois, pendant le cours de cette campagne, j'ai regretté de n'avoir pas été appelé à l'administration quelques années plus tôt! J'y aurais atteint cette force morale que donne la puissance d'opinion, et à coup sûr j'aurais su m'en servir utilement.

Comme le jugement de l'empereur était essentiellement mathématique, il y avait une marche simple à tenir avec lui, c'était d'être pur et vrai dans tout ce qu'on lui rapportait ou qu'on lui proposait; malheureusement, pendant les deux dernières années de son gouvernement, il ne fut entretenu qu'au gré des petites passions et des misérables intrigues qui pullulaient autour de lui. Les maréchaux Bessières et Duroc pensaient comme moi à cet égard; nous avons souvent gémi ensemble de ce qui se passait sous nos yeux.

Arrivé à Paris, M. de Caulaincourt prit connaissance de l'état des choses avant de se rendre au quartier-général de l'empereur Alexandre, qui était à Bondy (le premier relais de poste sur la route de Strasbourg). M. de Talleyrand, qui était parti de Paris d'après l'ordre qu'il avait reçu de suivre les traces de l'impératrice, y était rentré, et il m'a été rapporté[4] qu'il avait été arrêté en chemin par M. Tourton, chef d'état-major de la garde nationale, qui se trouvait à la tête de ce corps par suite du départ du maréchal Moncey, qui en était le commandant en chef, et de celui de M. de Montesquiou, qui en était le commandant en second. C'était, m'a-t-on raconté, un arrangement convenu entre eux, ce qui prouverait encore que M. de Talleyrand n'était fixé sur rien, et n'osait pas même prendre sur lui de rester, sur le théâtre des grands événemens. La fatalité qui poursuivait l'empereur était telle que l'on avait ordonné aux divers chefs de légions de la garde nationale qui étaient pourvus de charges de cour ou d'emplois publics, de suivre l'impératrice, qui n'avait nul besoin d'eux, au lieu de les laisser à Paris pour diriger leurs subordonnés, quoique ce fût pourtant cette considération qui avait déterminé l'empereur à les placer à la tête de la garde nationale. Dès qu'ils furent partis, on pourvut à leur remplacement, et on fit tomber les choix sur des hommes d'opinions opposées; on se donna ainsi les moyens d'exécuter ce que l'on voulait faire.

M. Tourton oublia tout ce qu'il devait personnellement à l'empereur, qui lui avait fait des avances considérables dans une circonstance où l'honneur de sa maison était compromis, avances qui n'étaient pas encore remboursées lorsqu'il s'arma contre lui.

M. de Talleyrand, étant rentré dans Paris, songea à s'y faire une position qui mît l'empereur Alexandre hors d'état de se passer de lui pour l'exécution des projets qu'il lui connaissait; il fit sur-le-champ appeler les hommes de mouvement que renfermaient les diverses classes de la société, et il ne rencontra d'opposition nulle part, puisqu'il y avait absence totale de tout ce qui pouvait faire apercevoir l'influence de l'empereur. M. de Talleyrand reconnut les moyens qu'il avait, organisa sur le papier une administration provisoire, mais ne se prononça point avant de savoir ce que l'empereur de Russie se proposait décidément de faire. Il passa toute sa soirée chez le duc de Raguse, à sa maison de la rue de Paradis, faubourg Saint-Denis, où le maréchal était encore, ayant toute la nuit pour évacuer Paris, où les ennemis ne devaient entrer que le lendemain. Plusieurs amis de Marmont y étaient aussi. M. de Talleyrand savait bien que, quoi que l'empereur Alexandre voulût tenter, il ne pourrait pas y concourir de manière à s'assurer les avantages qu'il cherchait, s'il ne disposait d'une partie de l'armée, qui se trouvait être la seule puissance physique et morale qui restât à l'empereur. Il ne se dissimulait pas que, tant qu'elle serait entière, elle fixerait l'opinion générale de la nation, de sorte que le parti qui se préparait à déplacer le pouvoir parviendrait au plus à allumer une guerre civile qui mettrait tout en problème.

En persuadant au maréchal Marmont de se détacher de l'empereur, il avait, indépendamment de l'avantage de diminuer encore les moyens qui restaient à l'empereur Napoléon, celui de se présenter à l'empereur de Russie avec des facilités de plus pour ce qu'il lui conviendrait d'ordonner. Il chercha donc à attirer Marmont à lui. Il n'y avait entre eux aucun antécédent, ni même aucune relation de société qui pût lui fournir une occasion d'ouvrir des propositions aussi délicates pour le duc de Raguse, qui était encore dans toute la pureté des sentimens qui avaient germé dans son coeur avec les premiers lauriers d'Italie; mais M. de Talleyrand avait à sa disposition M. de Bourienne, qui était le compagnon de la jeunesse du maréchal, et qui, comme lui, avait conçu à la même époque le plus sincère attachement pour l'empereur, et l'avait habilement servi pendant les douze années les plus laborieuses de sa vie. Bourienne avait été éloigné du cabinet, par suite d'imputations fâcheuses. L'empereur, auquel on le peignit comme un homme indigne de la confiance qui lui était accordée, le nomma depuis son ministre à Hambourg. Bourienne résida dans cette ville jusqu'à la réunion de ce pays à la France. Revenu alors à Paris, il y retrouva tous les ennuis qu'il avait déjà essuyés. L'intrigue qui l'avait déplacé du cabinet s'effraya de la possibilité du retour à la faveur d'un homme de talent, et ne ménagea rien pour dissuader l'empereur de le reprendre, ou même de l'employer à quoi que ce fût. On lui rapporta sur le compte de M. de Bourienne des absurdités qui furent suivies de mille tracasseries. Se voyant à la fois abandonné du souverain, et en butte à des persécutions, Bourienne se rangea parmi les ennemis de l'empereur.

Je ne l'approuve pas, mais je le plains, parce que j'ai connu toute l'injustice des reproches qui lui étaient adressés. Je l'ai défendu tant que je l'ai pu, et toutes les fois que j'ai parlé de lui, j'ai trouvé l'empereur bienveillant pour son ancien secrétaire; il n'a pas tenu à moi qu'il l'employât d'une manière convenable, ni que Bourienne ne devînt pas son ennemi. Je ne pus y réussir; Bourienne épousa le parti contraire, et y porta son activité et son talent. Il connaissait tous les replis du coeur de Marmont; il avait été intimement lié avec lui pendant la guerre d'Italie et celle d'Égypte, et il était trop habile pour n'avoir pas aperçu le côté par lequel il fallait l'attaquer. Il avait d'ailleurs un auxiliaire capable de corrompre le coeur que Talleyrand avait intérêt à gâter: c'était Montessuis, ancien aide-de-camp du maréchal, à qui aucun des mouvemens de l'âme de son chef n'avait échappé.

L'intrigue ne faisait que commencer, mais elle était menée par des hommes qui avaient trop d'expérience pour négliger les moyens de la faire arriver à maturité pour le moment où il fallait la porter à l'empereur de Russie, afin d'en recueillir le fruit, qu'elle en attendait. Aussi on ne manqua pas de présenter à Marmont, comme une chose faite ou convenue, une révolution dont au contraire on le faisait le principal acteur. On lui parla au nom de l'amitié, on l'engagea à ne pas perdre cette occasion de conserver les honneurs qu'il avait acquis, de sauver la France, et de rester en position d'être utile à ses amis. Il faut se hâter de le dire, tandis qu'il en est temps encore, Marmont se montra fidèle à ses souvenirs. Il repoussa la séduction, et se retira en annonçant que rien ne pourrait le détacher de ses devoirs, qu'il mourrait à côté de l'empereur. Un ami de madame la maréchale, qui était présent à cette scène, m'a raconté qu'il ne quitta le duc de Raguse qu'à onze heures du soir, et rentra chez lui avec la conviction que ce général tiendrait parole, et se ferait tuer plutôt que d'abandonner l'empereur. Telle était l'opinion que le maréchal Marmont avait laissée de lui à ses amis au moment où il quitta Paris pour rejoindre ses troupes sur le chemin de Fontainebleau. M. de Talleyrand n'avait rien obtenu; mais il était trop habile dans l'art de juger le coeur humain pour renoncer à l'espérance de séduire le maréchal, et l'on verra comment il réussit à l'égarer.

CHAPITRE V.

Méprise de Caulaincourt.—Il se persuade que tout est fini.—Alexandre évite de s'expliquer.—Réception qu'il fait au corps municipal.—Il envoie Nesselrode prendre langue à Paris.—Madame Aimée de Coigny.—Demande de Talleyrand.—Alexandre descend chez lui.

M. de Caulaincourt, en cherchant à connaître la situation des choses à Paris, ne put manquer de s'apercevoir que l'intrigue contre l'empereur s'agitait; ses mouvemens étaient d'autant plus visibles, qu'elle agissait sans entraves, car on avait fait partir tout ce qui aurait pu la croiser. Ne voyant, ne rencontrant partout que des intrus en fonctions, il dut penser que ces nouveaux choix étaient la conséquence des communications que l'on avait déjà eues avec les ennemis. Il dut d'autant plus le croire, qu'à Châtillon il avait été, mieux que personne, à portée de juger de leurs intentions. Il fut dupe des apparences, s'imagina que tout était arrangé, tandis que tout était encore à faire. M. de Talleyrand, chez lequel il ne manqua pas de se rendre, le confirma dans son erreur, car c'est un art particulier aux intrigans expérimentés que de présenter comme déjà fait ce qui est précisément à faire.

M. de Caulaincourt, dont la principale mission était pour le quartier-général de l'empereur de Russie, se hâta de s'y rendre, d'autant plus que là il pouvait s'expliquer le mot de l'énigme par le langage qu'on lui tiendrait, et qu'alors il réglerait la conduite qu'il devait tenir pour la seconde partie de sa mission, c'est-à-dire, pour être à Paris le commissaire de l'empereur pendant le séjour des alliés.

Dès que la capitulation eut été signée et notifiée aux autorités civiles, le conseil municipal s'assembla et alla en corps à Bondy demander à l'empereur de Russie de ménager la capitale. Il avait à sa tête, selon l'usage, le préfet du département et le préfet de police; il s'était mis en route le lendemain de la signature de la capitulation, et avait par conséquent devancé M. de Caulaincourt. Alexandre fit attendre fort long-temps la députation avant de la recevoir, et je tiens de quelqu'un qui était présent qu'il l'accueillit un peu brusquement; ce fut du moins la première impression qu'il fit sur elle. Il se radoucit cependant et lui dit, entre autres choses, que «le sort de la guerre l'avait rendu maître de la capitale, qu'il n'était point l'ennemi de la nation, qu'il n'avait qu'un ennemi en France, que c'était à lui qu'il faisait la guerre. Je plains, ajouta-t-il, les maux qu'il a attirés sur vous, et je tâcherai de les alléger; je mettrai dans Paris le moins de troupes possible, le reste sera placé dans les environs.» Il demanda s'il y avait beaucoup de casernes à Paris; on lui répondit qu'il y en avait pour à peu près dix mille hommes. Il répliqua: «Eh bien! ce sera autant de soulagement pour les habitans, auxquels je ne veux aucun mal, non plus que mes alliés. Vous pouvez les en assurer de ma part et de la leur.» Il congédia le corps municipal, qui remarqua qu'il avait évité de s'expliquer sur des projets que chacun lui connaissait.

Pendant que le conseil municipal se rendait à Bondy, l'empereur Alexandre avait dépêché à Paris son ministre des relations extérieures, le comte de Nesselrode, le même qui avait été attaché à la dernière légation russe. Il l'avait envoyé prendre langue auprès des chefs du parti, et s'assurer au juste des moyens dont la conspiration disposait. Nesselrode descendit chez Talleyrand, qu'il savait s'être encore tout fraîchement mis en communication plus intime avec Hartwell. Les conditions transmises par madame Aimée de Coigny avaient été acceptées. Cette dame, qui avait été successivement duchesse de Fleury, madame de Montron, et était redevenue, par suite de son divorce, ce qu'elle était d'abord, s'était adressée à son grand-père, le maréchal de Coigny, qui était à Londres. Celui-ci courut offrir au roi le repentir et le dévoûment de M. de Talleyrand, et lui soumettre les réserves du diplomate. «Acceptez, répondit le prince; si je remonte sur mon trône, vous pouvez tout promettre.» Ce marché, connu de Castlereagh, ne devait pas être ignoré de l'empereur de Russie. Nesselrode pouvait adopter celui des projets de Francfort ou de Londres qui lui convenait le mieux. Son choix ne fut pas long.

Alexandre avait depuis long-temps résolu de changer la dynastie qui gouvernait la France, si les événemens ne s'opposaient pas trop à ses desseins. Il s'était arrêté à cette idée depuis la conférence qu'il avait eue à Abbo avec Bernadotte, et n'avait sans doute appelé Moreau que pour le faire concourir à l'exécution de son dessein. Nesselrode somma en conséquence Talleyrand de tenir ses promesses. Celui-ci répondit qu'il ne demandait pas mieux, mais que, pour le faire avec succès, il fallait que l'empereur Alexandre lui donnât une marque solennelle de bienveillance qui le mît à même de se saisir de l'influence dont il avait besoin pour exécuter ce qu'il avait promis. Alexandre lui fit répondre sur-le-champ qu'il irait descendre et prendre son quartier chez lui.

M. de Caulaincourt, en sortant de la barrière de Paris pour se rendre à Bondy, s'annonça aux avant-postes russes comme parlementaire; on l'y retint jusqu'à ce que l'on eût pris les ordres de l'empereur. Alexandre fit dire de le recevoir; il rencontra, comme il se rendait au quartier-général, le corps municipal qui en revenait.

Je ne me rappelle pas si M. de Caulaincourt arriva jusqu'à Bondy avant d'être admis près de l'empereur de Russie, ou s'il le rencontra en chemin, venant lui-même à Paris, pour y entrer à la tête de son armée, qui était assemblée sur la route; mais je suis certain qu'Alexandre, en l'accueillant, lui dit: «Il est bien temps de venir lorsqu'il n'y a plus de remède. Je ne puis vous entretenir à présent; rendez-vous à Paris, je vous y verrai.» M. de Caulaincourt y revint fort attristé de voir ses pressentimens se réaliser. Il alla à la préfecture de la Seine et à celle de police, où l'on était tout-à-fait désabusé sur les intentions qu'on attribuait à l'empereur de Russie; on n'osait plus ni méconnaître son devoir, ni se compromettre davantage pour celui que la fortune couronnait de ses faveurs. Si M. de Caulaincourt eût voulu déployer son caractère de commissaire de l'empereur, la moindre chose qui eût pu lui en arriver était non seulement de n'être pas reçu par l'empereur de Russie, qui devait venir le soir même, mais encore de se faire renvoyer. Il fut donc obligé de laisser à chacun sa stupeur et de se contenter d'observer, ce qui était une douloureuse extrémité.

La colonne russe entra à Paris vers midi ou une heure le lendemain de la capitulation. C'est alors que les coeurs généreux eurent à souffrir d'un spectacle si affligeant pour des Français qui avaient été fiers de la gloire de leur pays.

Nos armées sont aussi entrées triomphantes dans les capitales étrangères, et, qui plus est, à la suite de batailles mémorables qui ont donné leur nom à toute la campagne dans laquelle elles ont eu lieu. On dira encore long-temps la campagne de Marengo, la campagne d'Austerlitz, d'Iéna et de Moscou. Elles seront toujours les monumens de notre histoire en dépit de l'envie; mais quoiqu'à la suite de ces événemens glorieux pour nous, les vaincus aient eu la consolation de nous faire expier nos victoires, nous n'avons pas vu leurs familles accourir au-devant de nous ni nous recevoir comme des libérateurs; on n'est point venu embrasser nos bottes. Nos regards n'ont rencontré que de l'affliction, nous n'avons point vu de bassesse à Vienne et à Berlin, où l'on était fondé à craindre nos ressentimens. On garda la dignité nationale; on ne nous accorda que ce que l'on ne pouvait pas nous refuser.

Il était réservé à Paris d'offrir un honteux contraste, et de montrer aux ennemis qu'il était resté indifférent à notre gloire, tout en devenant dépositaire de tant de trophées accumulés dans ses murs. On blâmera sans doute cette manière de s'exprimer, mais mon intention est de n'adresser de reproches qu'aux hommes qui se sont dégradés dans cette circonstance. Je signale les bassesses de l'époque, afin que nos neveux, en se pénétrant de l'indignation qu'elles doivent faire naître, connaissent toutes les souillures qu'ils ont à purger.

Tout pousse, en France; les lauriers y sont indigènes: on a pu en faire une ample récolte. C'est une preuve qu'ils y avaient été bien cultivés, et que l'on avait besoin de les naturaliser où on les a transportés. Les ravisseurs en ont usé ainsi que l'on fait ordinairement du bien mal acquis; mais les racines et le climat nous restent, tout n'est pas perdu lorsqu'on a conservé du courage avec l'amour de la patrie.

Il y avait une foule innombrable pour voir entrer l'armée russe. La curiosité en avait réuni la majeure partie, l'indignation avait assemblé l'autre. La classe qui avait été jusqu'alors insignifiante dans la société, où elle était contenue dans les bornes de la bienséance, rompit le frein qui bridait les haines particulières. On vit des femmes, et même des femmes titrées, sortir des bornes du respect qu'elles se devaient à elles-mêmes, pour se livrer en public à l'exaltation, au délire le plus honteux. On les vit se jeter à travers les chevaux du groupe qui accompagnait l'empereur de Russie, et lui témoigner un empressement plus propre à attirer le mépris qu'à concilier la bienveillance. On en vit d'autres, qui ne vivaient que des bontés de l'empereur, courir les rues en calèche, ameutant le peuple et lançant des imprécations contre celui dont elles n'avaient cessé d'éprouver les bienfaits. Enfin, on en vit dont le deuil était à peine expiré, et dont les larmes auraient dû couler encore, s'offrir en spectacle à ce triomphe, et y paraître avec des bouquets de myrte et de laurier qu'elles jetaient sous les pieds des chevaux, au lieu de chercher parmi une population indignée des vengeurs à leurs maris; elles employèrent à tresser des couronnes pour ceux qui avaient arraché la vie à ces infortunés, les fleurs dont elles devaient orner leur tombe.

Chaque membre de cette armée nombreuse que les alliés déployèrent aux yeux de la capitale portait au bras droit une écharpe blanche, qui servit à échauffer la multitude. On a dit, et eux-mêmes l'ont répété, que cette distinction avait été donnée aux troupes de la coalition, parce qu'il était arrivé que, ne se connaissant pas à cause de la variété de leurs uniformes, elles s'étaient réciproquement prises pour ennemies, et s'étaient battues entre elles. Que cela soit vrai ou non, la multitude, qui ne juge que par les yeux, n'en donna pas moins à ce signe de reconnaissance une autre interprétation qui devint favorable à l'exécution des projets de l'empereur Alexandre.

Les troupes ennemies remplirent Paris et les environs; elles portèrent en même temps des corps avancés sur les routes de Fontainebleau et d'Orléans.

L'empereur de Russie, qui s'était réservé le rôle de l'Agamemnon de la croisade, vit bien que déjà il était l'arbitre du sort de ce même monarque qu'à une époque non éloignée encore, il était venu implorer dans un triomphe mieux mérité que celui dont il étalait la pompe. La vraie puissance est généreuse; le coeur dans lequel cette vertu n'habite pas est privé par la nature de la première des qualités nécessaires à celui qui veut s'élever au-dessus de ses semblables. L'empereur Alexandre laissa défiler les troupes, et se rendit, comme il l'avait annoncé, chez M. de Talleyrand. Les moyens qu'on voulait mettre en oeuvre avaient été ébauchés dans l'entrevue qu'avait eue le diplomate avec M. de Nesselrode; l'autocrate reprit sur-le-champ la discussion, et se laissa facilement convaincre que ce qu'il y avait de mieux à faire était ce qu'il désirait[5]. La chute de l'empereur fut arrêtée; mais on voulut ménager l'amour-propre national. On convint de faire exécuter par des mains françaises ce qui eût révolté de la part des alliés. En conséquence, M. de Talleyrand fut chargé de réunir ses amis, de se concerter avec ses complices, afin d'aviser aux moyens qu'exigeait la circonstance.

Ses choix étaient déjà à peu près faits. La capitale restée, pour ainsi dire, sans administrateurs lui fournissait un prétexte plausible; il eut recours au sénat, et adressa de suite aux divers membres de ce corps qui étaient encore à Paris des lettres de convocation. La mesure était illégale et compromettait sans retour ceux qui s'en rendaient complices; mais les chefs de la coalition savaient comment on enhardit les hommes. Ils avaient assuré leur avenir à ceux qui étaient accourus au-devant de la séduction[6]; ils ne pouvaient hésiter à donner des garanties à ceux qu'ils cherchaient à compromettre. Ils s'engagèrent à ne traiter ni avec Napoléon ni avec aucun membre de sa famille, et, confondant, par une fiction odieuse, une poignée de traîtres avec la nation, ils couvrirent les murs de la capitale d'une pièce où, après avoir accueilli les voeux de la nation française, ils déclarèrent:

«Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes garanties lorsqu'il s'agissait d'enchaîner l'ambition de Bonaparte, elles doivent être plus favorables lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l'assurance du repos.

«Les souverains proclament en conséquence qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille;

«Qu'ils respectent l'intégrité de l'ancienne France telle qu'elle a existé sous ses rois légitimes. Ils peuvent même faire plus, parce qu'ils professent toujours les principes que, pour le bonheur de l'Europe, il faut que la France soit grande et forte;

«Qu'ils reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation française se donnera. Ils invitent, par conséquent, le sénat à désigner sur-le-champ un gouvernement provisoire, qui puisse pourvoir aux besoins de l'administration, et préparer la constitution qui conviendra au peuple français.

«Les intentions que je viens d'exprimer me sont communes avec toutes les puissances alliées.

«Paris, le 31 mars 1814, trois heures après midi.

«Signé, ALEXANDRE.»

Ceux mêmes qui s'étaient le plus donné de mouvement pour favoriser les vues de Talleyrand étaient bien loin de prévoir tous les maux qu'ils préparaient; ils étaient même persuadés qu'il leur était réservé de les détourner. L'empereur de Russie, dans ce premier entretien, confia-t-il à M. de Talleyrand le fond de sa pensée et son dernier projet? Je ne le pense pas, quoi qu'en dise M. de Pradt. Je n'ai, il est vrai, à cet égard, que mes conjectures, mais elles ont aussi leur valeur. Je vais les rapporter.

CHAPITRE VI.

Composition du gouvernement provisoire.—M. de Pradt.—Le duc de Vicence reçoit ordre de se retirer.—Marmont, séductions dont on l'entoure.—M. de Bourienne.—Le duc de Raguse ne veut rien entendre.—Artifices d'Alexandre.—Toujours M. de Talleyrand.—Il envoie des émissaires à Fontainebleau et à Essone.—Le maréchal Oudinot.—Montessuis.—Marmont se laisse séduire.—Conseil des généraux.

Je tiens d'un homme qui a servi de secrétaire à M. de Talleyrand dans cette circonstance, que ce grand désorganisateur avait fait son thème de deux manières; il avait porté sur la liste des personnes dont il voulait composer le gouvernement provisoire:

1° Lui-même, comme président;

2° Beurnonville, qui avait été son agent en Espagne et en Russie;

3° Jaucourt, son collègue de révolution;

4° Dalberg, sa créature, qu'il avait marié à la fille de madame de Brignole;

5° M. Barthélemy le sénateur, homme généralement estimé.

Ces choix n'annonçaient pas assurément le projet de rappeler la branche aînée de la maison de Bourbon, et garantissaient une majorité constante aux opinions de M. de Talleyrand. Ce ne fut qu'après l'entretien qu'il eut avec l'empereur de Russie qu'il substitua l'abbé de Montesquiou à M. Barthélemy. Ainsi le marché d'Hartwell n'était pas ce dont il se souciait le plus, et si l'empereur Alexandre ne lui eût laissé entrevoir qu'il penchait pour le retour de la maison de Bourbon, il est probable que le diplomate n'eût pas tenu grand compte de son traité. Une chose qui prouve combien peu il était disposé à travailler pour la légitimité, c'est que, même après avoir saisi la véritable pensée de l'autocrate, il ne prit parmi les amis de la monarchie que l'abbé de Montesquiou, afin de conserver la majorité, dans le cas où l'empereur de Russie ne se serait pas tellement prononcé qu'il n'y eût encore espérance de lui faire adopter une idée qu'on n'avait peut-être pas osé lui développer, et qui aurait rencontré des obstacles, s'il y avait eu dans le gouvernement plus d'un membre de la couleur de M. de Montesquiou.

Le gouvernement composé, on s'occupa de pourvoir aux places principales de l'administration. On fit choix de M. l'abbé Louis, conseiller d'État, pour les finances;

De M. Beugnot, conseiller d'État, pour l'intérieur;

De M. Malouet, conseiller d'État (en exil), pour la marine;

Du général Dupont, pour la guerre;

De M. Anglès, maître des requêtes, qui était chargé du troisième arrondissement de la police, pour le ministère de la police générale;

Du général Dessoles, pour le commandement de la garde nationale;

De l'archevêque de Malines, pour la légion d'honneur;

Et de M. de Bourienne, pour l'administration des postes.

Ces travaux préparatoires achevés, M. de Talleyrand se rendit au sénat, où toutes ces mesures furent converties en décret.

Les divers individus que M. de Talleyrand s'était associés prirent possession des différentes branches d'administration auxquelles ils étaient si illégalement appelés, sans rencontrer aucune opposition, parce qu'on aime à voir sa responsabilité à couvert lorsqu'on a besoin à chaque instant d'une direction nouvelle.

Ces places pourvues, l'administration se trouva organisée et commença à se donner du mouvement. Elle annonçait, ou du moins elle ne dissimulait pas ses vues, mais elle n'avait encore arboré aucun signe, pris aucune couleur que n'avouât pas la nation.

Le préfet de la Seine, M. de Chabrol, et le préfet de police, M. Pasquier, furent conservés, parce qu'ils convenaient l'un et l'autre aux deux hypothèses sur lesquelles M. de Talleyrand avait fait son thème. Ces deux magistrats n'étaient point des hommes de révolution, ils ne pouvaient qu'obéir aux événemens; on ne les avait laissés à Paris que pour cela.

M. de Talleyrand assembla chez lui les membres du gouvernement provisoire, et les présenta, ou, pour mieux dire, les livra à l'empereur de Russie, qui ne leur parla qu'en protecteur des grands travaux qu'ils allaient faire[7]. Il connaissait assez les hommes pour savoir que c'était la manière la plus sûre de les faire courir au-devant de ses désirs. Je tiens de l'archevêque de Malines lui-même, qu'il demanda dans cette présentation un entretien particulier à l'empereur Alexandre qui le lui accorda; il lui dit que, «quoi que l'on se proposât de faire, l'opinion ne se prononcerait pas tant qu'on ne serait pas assuré de ses sentimens particuliers, et que d'ailleurs la présence de M. de Caulaincourt à Paris glaçait tout le monde.»

La puissance de l'empereur Alexandre était déjà assez bien établie pour lui assurer le succès de ce qu'il allait entreprendre. Il donna audience le soir même à M. de Caulaincourt. Ce dernier ne m'a pas communiqué les détails de l'entretien, mais assurément il ne fut pas reçu comme l'ambassadeur de France, quoiqu'il le fût du reste avec la bienveillance habituelle que l'empereur de Russie employait à son égard. Le duc de Vicence ne voyait que trop ce qui allait arriver. Il était le seul qui eût eu assez de relations directes avec ce prince pour ne pas craindre de prendre le ton qui convenait à la circonstance, sans cependant le dépasser; il est présumable qu'il fit tout ce qui lui fut possible pour détourner l'orage, ou tout au moins suspendre l'explosion. Mais tous ses efforts furent inutiles; Alexandre lui notifia sèchement que sa présence comprimait l'opinion, qu'il l'empêchait de se prononcer, et que cependant les souverains avaient besoin de la connaître pour prendre une décision. En conséquence, il lui signifia qu'il eût à s'éloigner, que les alliés n'avaient rien à répondre aux communications qu'il avait faites.

Cette injonction, et surtout la déclaration dont les murs de la capitale étaient couverts, avaient accru les chances de la conspiration. Les sénateurs, étourdis par l'orage et comprimés par une surprise que je raconterai tout à l'heure, ne pouvaient opposer de résistance; la déchéance fut mise en délibération. Chacun était plus ou moins engagé, personne n'essaya de combattre la mesure, et la chute de l'empereur fut prononcée.

M. de Caulaincourt s'éloigna et revint à Fontainebleau, où l'empereur avait réuni sa faible armée, qui ne comptait pas soixante mille combattans. On juge aisément de la situation d'esprit dans laquelle le jeta la réponse d'Alexandre. Il avait auprès de lui les maréchaux Berthier, Moncey, Lefebvre, Ney, Macdonald, Oudinot, Mortier et Marmont, dont le quartier-général était à Essone, à moitié chemin sur la route de Fontainebleau à Paris; celui du maréchal Mortier était auprès de Villeroi, un peu en arrière d'Essone du côté de Fontainebleau, de sorte que le premier faisait tête de colonne.

Avant de quitter Paris, il avait transmis à l'empereur la capitulation qu'il avait signée, et lui avait fait dire que, s'il voulait rentrer de force dans la capitale, il devait s'attendre à la voir tout entière s'armer contre lui. L'aide-de-camp rendit le message tel que le lui avait donné le duc de Raguse, mais il ne fut pas à l'épreuve de cet horrible mensonge; il en fut long-temps malade, et avoua à quelqu'un qui me l'a répété, que cette coupable faiblesse avait empoisonné sa vie.

Marmont alla lui-même voir l'empereur à Fontainebleau, mais ne lui dit pas un mot de ce qui s'était passé chez lui le soir de la capitulation; il se retira, et était déjà rentré à Essone lorsque M. de Caulaincourt y passa en revenant de chez l'empereur de Russie. L'empereur avait laissé ignorer aux maréchaux qui étaient près de lui les dangers qui menaçaient l'État; mais les uns et les autres avaient leurs familles à Paris, ils furent bientôt instruits de tout ce qui s'était fait ou se préparait: on y prenait une résolution dont le mot de ralliement n'était pas encore prononcé. Les murailles étaient tapissées de proclamations de Louis XVIII; c'était l'idée principale que l'on jetait dans la multitude: était-ce par l'ordre ou avec l'assentiment de l'empereur de Russie qui voulait tâter l'opinion sans avoir l'air de la diriger, afin de pouvoir se retirer de la partie, si cela devenait nécessaire à une autre idée qu'il prévoyait peut-être qu'il serait obligé d'adopter; ou bien était-ce M. de Talleyrand qui faisait placarder ces proclamations, d'après l'ordre tacite ou les communications de ce prince? Je ne pourrais le dire, mais ni l'un ni l'autre n'ignoraient ce qui se passait; ils n'avaient qu'à prononcer un mot pour mettre un terme au désordre.

Malgré l'espèce d'anonyme que l'on voulait donner à la publication des proclamations du roi, on ne pouvait pas se méprendre sur leur point de départ. Que ce fût, au reste, l'empereur Alexandre ou M. de Talleyrand qui les fît répandre, l'un et l'autre avaient des motifs pour ne pas se laisser apercevoir; je m'explique. L'empereur Alexandre n'avait cessé de répéter qu'il ne faisait la guerre qu'à l'empereur, qu'il n'en voulait ni à la France ni aux Français. Il tenait ce langage pour détacher la nation de son chef, dépopulariser celui-ci, et arrêter l'élan que l'on cherchait à donner à la population; s'il avait annoncé le projet qu'il exécuta, personne n'aurait été dupe de ses discours, et la plus grande faute qu'il aurait pu faire aurait été de permettre que l'on affichât les proclamations de Louis XVIII dans les villes où il entrait; il aurait vu, s'il l'avait fait, les campagnes accourir sous les bannières de l'insurrection qui se serait organisée toute seule. Ses promesses fallacieuses de bonheur prévinrent le mouvement, et finirent par lui donner la victoire.

Alexandre avait non seulement la nation à abuser, il fallait aussi donner le change à l'empereur d'Autriche, se ménager les moyens de se rejeter sur l'opinion et d'attribuer à ses exigences ce qui n'était que son ouvrage. Aussi ne fut-ce qu'après la rupture des conférences de Châtillon, et aux portes de Paris, que l'on commença à jeter les proclamations aux avant-postes français.

L'empereur d'Autriche avait assurément beaucoup de griefs particuliers contre l'empereur, mais on ne peut lui faire l'injure de supposer qu'il eût été insensible au rôle humiliant qu'on lui faisait jouer en l'attachant au char du conquérant, qui ne lui laissait, pour sa part de triomphe, que la détrônisation de sa fille. Il serait injuste de croire que ce prince eût été indifférent à tout ce qu'il aurait vu faire pour y parvenir, si l'empereur de Russie lui avait laissé entrevoir son projet; il n'y a pas de père, quelle que soit sa condition, qui n'aime à se persuader que l'on trompait celui d'Autriche, qui avait présenté sa fille à l'amour des Français, parée de ses vertus et riche de la tendresse de son père.

On doit encore supposer que, si ce prince eût soupçonné que le projet que nourrissait l'empereur de Russie en franchissant le Rhin était de détrôner sa fille, non seulement il aurait répondu sur un autre ton à celle-ci, dans la série de lettres qu'il lui écrivit depuis l'invasion de notre territoire, mais encore, qu'au lieu de s'en tenir à lui conseiller d'engager son mari à faire la paix, il lui aurait dit franchement les dangers qu'elle courait elle-même. On doit ajouter encore qu'il ne se serait pas tenu de sa personne aussi éloigné du quartier-général de l'armée alliée, qu'il ne rejoignit qu'à Paris. On lui fit voir les choses sous les couleurs qu'il plut à l'empereur de Russie de leur donner. C'est par ces diverses considérations que l'empereur Alexandre évitait encore d'avouer une révolution qui dès-lors n'aurait plus été considérée que comme son ouvrage.

M. de Talleyrand avait des raisons plus fortes encore pour se ménager. D'abord il ne se souciait nullement au fond du retour de la branche aînée de la maison de Bourbon, avec laquelle il avait trop de comptes à régler et pas assez de temps pour traiter de ses intérêts personnels. Il jugeait bien que la volonté de l'empereur de Russie l'emporterait; néanmoins il ne désespérait pas encore de lui surprendre une détermination qui pourrait changer tant qu'elle n'aurait pas été annoncée publiquement.

D'un autre côté, il savait bien qu'il ne pouvait pas se flatter de consommer l'oeuvre qu'il se proposait tant que l'armée resterait fidèle à l'empereur, parce que la majorité de la nation s'y rallierait toujours. Il vogua à travers toutes ces difficultés, en donnant des espérances à ceux qui voulaient le retour pur et simple de la maison de Bourbon, et en calmant les inquiétudes de ceux qui le craignaient. Il se servit tour à tour des uns et des autres pour mettre à fin ce qu'il projetait. Il avait expédié M. de Montessuis près du maréchal Marmont, à Essone, et en même temps il avait envoyé le général Lamotte[8] au duc de Reggio, dont cet officier avait été aide-de-camp.

Ces deux messagers avaient chacun un langage différent à tenir pour faire arriver leur mission au même résultat.

Ils avaient pour moyens de persuasion l'assurance que l'empereur de Russie était décidé à ne pas traiter avec l'empereur, que ce n'était qu'à lui qu'il en voulait, et que hors lui il accorderait tout ce qui lui serait proposé.

C'était le langage convenu pour le maréchal Oudinot, parce qu'il était à sa portée et de nature à être répandu dans l'armée, où il pouvait faire germer l'idée d'un lâche abandon que provoqua même le maréchal, dans la persuasion qu'il ne s'agissait que de sacrifier l'empereur. On se garda bien de lui présenter la question sous une autre face; car ses antécédens n'étaient pas de nature à faire croire qu'il pût jamais transiger avec les Bourbons. La perspective lui sourit; il se montra facile dans tout ce qu'on lui proposa, et prit les engagemens qu'on voulut, sans même réfléchir aux conséquences qu'ils allaient avoir.

Montessuis s'y prit autrement avec Marmont. Il annonça au maréchal que la résolution d'Alexandre était arrêtée, que ce prince avait déclaré qu'il ne traiterait plus ni avec l'empereur ni avec aucun membre de sa famille. Il lui peignit les malheurs qui allaient fondre sur la France, les divisions, la guerre civile avec les horreurs qu'elle traîne à sa suite; car on était bien décidé à rejeter la régence, attendu qu'elle ramènerait forcément l'empereur au pouvoir. Il insista d'autant plus sur ce point, que c'était le moyen de décider Marmont, et de donner un but à sa défection. En effet, si la régence eût été proclamée, sa position était faite, tandis que placé vis-à-vis de l'anarchie révolutionnaire tout était compromis. Dès-lors il ne devait pas balancer sur ce qu'on lui proposerait, fût-ce même le retour des Bourbons, parce que d'une part il avait des honneurs à conserver, et que dans sa vanité il se flattait d'en acquérir de nouveaux en donnant l'exemple de l'abandon. Ces considérations étaient les seules qui fussent capables d'égarer Marmont, et sans la défection d'une partie de l'armée on ne pouvait rien exécuter de ce que voulait l'empereur de Russie. Montessuis ajouta que «nécessairement il y aurait anarchie si l'on ne prenait pas bien vite un parti pour ramener tout à un même pouvoir; que l'essentiel était d'avoir un point de ralliement. Il lui dit que c'était tellement l'opinion de M. de Talleyrand, que ce prince venait d'écrire à M. le comte d'Artois, parce qu'il préférait les Bourbons, que Bordeaux avait reconnus, aux jacobins qui commençaient à surgir de toutes parts; que si lui, Marmont, dont les qualités sociales étaient si aimables, les sentimens patriotiques si élevés et les talens militaires si connus, voulait se couvrir de gloire en donnant à l'armée le courageux exemple de se rallier à ce parti, il éviterait la guerre civile, ce qui était la plus belle couronne qu'il pût ambitionner. Il lui dit qu'indépendamment de la satisfaction personnelle qu'il en recueillerait, son exemple lui donnerait les premiers droits aux faveurs, d'autant plus que déjà les commissaires du roi prenaient à Paris note de tous ceux qui se présentaient, qu'ils recevaient leurs sermens d'obéissance et de fidélité.» Cela était faux; on cherchait encore un traître, Marmont le vit et repoussa le rôle qu'on lui destinait.

L'intrigue ne se rebuta pas. Elle mit en campagne de nouveaux émissaires et l'on vit affluer à Essone une foule d'hommes qui, tout couverts des bienfaits de l'empereur, n'insistaient pas moins vivement auprès du maréchal pour l'en détacher. Le duc résista encore, mais il avait admis des individus dont il ne devait pas tolérer la présence: il ne tarda pas à porter la peine de sa témérité. Compromis comme ils étaient, les chefs du parti qui s'était livré à l'étranger n'avaient d'autre alternative que de réussir ou de s'expatrier. Ils le sentaient; aussi ne négligeaient-ils rien pour consommer la défection qu'ils méditaient. Ils firent agir ceux des magistrats qui pouvaient exercer quelque influence sur le maréchal; ils lui dépêchèrent quelques-uns de ses amis, et en même temps qu'ils lui dépeignaient la cause de l'empereur comme à jamais perdue, ils sollicitaient Schwartzenberg à lui offrir une sorte de planche de salut, à l'aide de laquelle il pût se flatter d'échapper au naufrage. Le généralissime y consentit: ses ouvertures furent accueillies et les bases de la défection arrêtées[9]. Mais le duc de Raguse savait bien que, s'il lui était possible d'abuser ses troupes, il n'en était pas ainsi des généraux; il savait qu'il dépendait d'eux de faire tout manquer ou tout réussir. Il se détermina en conséquence à leur communiquer les propositions qui lui étaient faites, sous prétexte que cela les intéressait personnellement, et qu'il ne voulait pas décider de la principale action de leur vie sans leur assentiment; il les appela à une espèce de conseil, où assistèrent entr'autres Compans, Souham et Bordesoulle. Le dernier était à coup sûr un des hommes les plus braves qui aient existé. Pour passer dans une armée ennemie, il faut qu'il ait été étrangement abusé, car il était capable d'entreprendre de la combattre à lui seul.

Marmont, qui exerçait une certaine puissance d'opinion, puissance qui dérivait d'ailleurs du commandement dont il savait faire sentir le poids, communiqua à ses généraux ce qui venait de se passer entre lui et M. de Montessuis. Il leur fit un long et affligeant détail de tous les maux qui allaient accabler la patrie, si quelqu'un ne donnait pas l'exemple de la réunion à un pouvoir qui pourrait se consolider et préserver la France de l'anarchie. Il leur dit que ce pouvoir était la maison de Bourbon, que les alliés rappelaient au trône, et avec laquelle Paris était déjà entré en arrangement; que la France ni les Français n'y perdraient rien; qu'il n'y aurait que l'empereur de sacrifié. Il leur annonça que, quant à lui, son parti était pris; qu'il les avait assemblés pour le leur communiquer, les laissant les maîtres de leurs déterminations. Il n'ignorait pas qu'un esprit supérieur entraîne toujours les faibles, particulièrement dans des circonstances hors de la portée des intelligences communes.

Les généraux de son armée ne pouvaient d'ailleurs suspecter les intentions de leur chef, dès qu'il s'agissait de l'empereur. Ils crurent qu'il n'obéissait qu'à une rigoureuse nécessité, et adoptèrent le parti qu'il avait pris, déplorant toutefois d'être réduits à abandonner leur souverain.

On suivit les relations qu'avaient ouvertes Schwartzenberg. Les conditions de la défection furent discutées, convenues, sans néanmoins être signées[10]. Marmont conserva en conséquence la position qu'il occupait. Il continua de faire tête de colonne, soit qu'il balançât encore, soit même qu'il voulût revenir sur la surprise qu'on lui avait faite.

CHAPITRE VII.

L'empereur de Russie hésite.—Consternation des conspirateurs.—Le gouvernement provisoire est sur le point de se dissoudre.—Conseil.—Le général Dessoles; ses sollicitudes pour mademoiselle de Dampierre.—M. de Pradt.—L'empereur se dispose à marcher sur Paris.—Ce qui l'arrête.—Abdication.—Encore Marmont.—Projet coupable.—Ce que c'est que les garanties que veulent les alliés.—Étonnement de M. de Nesselrode.—En Russie on n'hésiterait pas tant.

Les choses allaient moins bien à Paris. L'empereur de Russie s'était tellement ménagé les moyens de changer de résolution, que je tiens de M. Anglès lui-même que les conspirateurs crurent un instant la partie perdue. La chose fut au point qu'au sortir d'une conférence qui avait eu lieu chez l'empereur de Russie, il fit charger sa voiture de voyage, persuadé que tout était fini. Ce fut l'engagement pris par Marmont qui ramena la sécurité dans toutes ces consciences coupables.

Il y avait à Paris de bons esprits qui, sans être bien contens du gouvernement impérial, se trouvaient humiliés d'être l'objet de la spéculation et du trafic de quelques intrigans accoutumés à tout servir et à tout trahir.

On remarquait une direction indiquée au mouvement, que l'on excitait sans faire connaître la puissance qui l'appuyait. On avait l'exemple récent de Bordeaux: lorsque le maire de cette ville s'était déclaré pour le duc d'Angoulême, on avait usé de son influence pour faire arborer les couleurs royales. Les notables s'étaient assemblés et avaient été en corps demander au général commandant les troupes anglaises qui avaient pris possession de la ville, si c'était par son ordre que l'on y déployait des signes propres à allumer la guerre civile; et celui-ci avait répondu qu'il ne protégeait particulièrement aucun parti, qu'il laissait chacun libre d'en agir comme il l'entendait.

À Paris, on voyait le corps municipal qui était excité à s'immiscer dans le changement de gouvernement. Quelques uns de ses membres même, tels que l'avocat Bellart et l'ancien notaire Pérignon, n'avaient pas craint de se mettre en avant. Tout cela avait fait penser ceux qui redoutaient de nouveaux orages, ou ne voulaient pas servir de marche-pied à quelques intrigans. Plusieurs bonnes têtes imaginèrent d'écrire à l'empereur Alexandre, en conservant l'anonyme, mais en employant le style qui porte la conviction. On ne lui épargna pas les représentations sur l'estime ou la confiance que méritaient les hommes qui travaillaient en son nom.

Peut-être aussi lui-même chercha-t-il, par d'autres voies, à s'assurer au juste du véritable état de l'opinion. Soit que la masse d'intérêts qu'il fallait froisser l'ébranlât, soit toute autre considération, toujours est-il qu'il fut sur le point de répudier les casse-cous politiques qui s'attachaient à ses pas. Quelle influence ne pouvait pas avoir, dans cet état d'indécision, la présence de l'impératrice à Paris!

M. de Talleyrand, voyant les incertitudes de l'empereur Alexandre, craignit que ce prince ne lui échappât. Il jugea bien que l'on ne parviendrait pas à décider qui que ce fût à se prêter aux mesures nécessaires pour prévenir tout retour de l'empereur, si Marie-Louise restait sur le trône. Comme le danger était imminent et le devenait chaque jour davantage, il abandonna l'idée de la régence et se rallia aux Bourbons. Ce parti n'était pas sans inconvéniens pour lui, mais il excluait toute idée de retour après une transaction aussi étrange, aussi subite; il ne pouvait pas manquer de lui offrir des moyens de revenir à son premier thème, en faisant mouvoir le parti de la révolution avant de laisser les Bourbons s'établir. La chose était facile: la plupart des places administratives étaient occupées par des hommes du parti.

Voilà donc Talleyrand décidé à faire adopter ce qu'il repoussait jusque-là de toutes ses forces. Dès lors il ne chercha plus qu'à fixer les irrésolutions de l'empereur Alexandre, et ne craignit pas, comme on dit, de le mettre au pied du mur. Il devenait au reste urgent de le décider, car le diplomate était déjà en butte aux reproches de tous ceux qui s'étaient engagés avec lui dans cette entreprise. Le gouvernement provisoire fut même sur le point de se dissoudre. M. de Talleyrand avait trop d'expérience des hommes et des affaires pour manquer de tête dans cette occasion: il réunit, à ce qui m'a été rapporté, les membres du gouvernement provisoire, à l'issue de la conférence qui avait dissipé tant d'illusions; il leur montra les dangers que chacun d'eux courait; il les détermina sans peine à le suivre chez l'empereur de Russie, qui occupait le premier étage de son hôtel. Il porta la parole et observa à ce prince que les personnes qui l'accompagnaient s'étaient exposées à tout perdre pour assurer son triomphe, que seuls ils avaient contenu la population dans l'obéissance, qu'ils n'avaient pas craint de compromettre leur existence, celle de leurs familles pour le servir, que pour prix de tant de dévouement ils allaient être abandonnés aux vengeances qu'ils avaient si aveuglement provoquées. Dans ce triste état de choses, ils venaient tous le supplier de leur assurer un asile, s'il persistait dans le dessein qu'il leur avait manifesté. Alexandre les rassura sur les dangers dont ils se croyaient menacés, et leur dit qu'à la vérité ses idées n'étaient pas encore arrêtées, mais qu'il n'abandonnerait pas des hommes qui avaient tout compromis pour son service, et leur assurerait une existence dont ils seraient satisfaits. Les choses en étaient là lorsque M. de Talleyrand acquit la certitude qu'il pouvait compter sur la défection de Marmont et sur le zèle d'Oudinot. Dès-lors il fut plus assuré de réussir, et ne manqua pas de transmettre ses espérances à l'empereur de Russie, qui assembla le lendemain le conseil dans lequel on agita définitivement la question du renversement du gouvernement impérial en France. Je tiens d'un des membres de ce conseil le détail de ce qui s'y passa. Il était composé de l'empereur Alexandre, du roi de Prusse, du prince de Schwartzenberg, de M. de Metternich, et je crois du ministre d'Angleterre; je n'oserais cependant assurer que ce dernier y fut. De Français, il y avait M. de Talleyrand, le duc Dalberg, M. Louis, le général Dupont, le général Dessoles, l'archevêque de Malines; je crois, sans en être sûr, que MM. de Montesquiou (l'abbé), Beurnonville et Jaucourt en faisaient partie. Ce fut l'empereur Alexandre qui ouvrit la discussion. Il déclara qu'il avait dessein de renverser le gouvernement impérial, mais qu'avant de l'annoncer publiquement, il désirait connaître quel était l'ordre de choses qu'on pourrait lui substituer, pour éviter les dissensions intestines qui avaient déchiré ce pays pendant tant d'années. Il s'adressa à M. de Talleyrand en l'invitant à donner son opinion; celui-ci, ne voulant pas émettre devant tant de monde une opinion qui n'aurait peut-être pas été adoptée, et qui deviendrait peut-être un motif pour le faire éloigner de la faveur du gouvernement qui allait être élu, fit dans cette occasion ce que je lui ai vu faire dans les conseils où l'empereur l'appelait.

Il parla avec sa facilité ordinaire, insista sur la nécessité d'abattre l'empereur, mais aussi il énuméra les immenses intérêts qui reposaient sur le système impérial et en étaient inséparables. Il dit que l'on ne pouvait lui substituer qu'un ordre de choses qui garantirait à chacun la conservation de ce qu'il avait acquis, si l'on ne voulait pas faire revivre tous les désordres. Il ne s'expliqua pas plus clairement, mais son discours prouvait assez qu'il penchait toujours pour la régence. M. Louis laissait entrevoir les opinions qui furent reproduites par toutes les créatures du diplomate. Enfin arriva le tour du général Dessoles. Interpellé de s'expliquer sur ce qu'il convenait de faire, il répliqua vivement, en s'adressant à Alexandre: «Sire, la régence n'est qu'un mot; le tigre est derrière, et ne tardera pas à reparaître, si on la proclame[11]. Au surplus, mon parti est pris; je ne demande rien pour moi, mais, Sire, mademoiselle Dampierre! sauvez-la! de grâce, sauvez-la!» L'empereur de Russie, tout surpris de cette chaude allocution, cherchait ce que c'était que mademoiselle Dampierre; «C'est ma femme, Sire, madame Dessoles; sans doute elle n'a pas un rapport bien direct avec la question qui se débat, mais c'est mademoiselle Dampierre; sauvez ce que j'ai de plus cher au monde!» Cette petite sollicitude conjugale dérida un moment le conseil; mais on se remit bientôt, et la discussion continua. C'était le tour de l'archevêque de Malines; il mit cartes sur table. «Messieurs, dit-il, il faut s'expliquer nettement. Vous êtes décidés à en finir avec l'empereur. Pourquoi, dans ce cas, ne pas rendre à la France un gouvernement sous lequel elle a été heureuse pendant tant de siècles? Je ne crains pas d'avancer ici que c'est le voeu secret de la grande majorité des Français, et que, si l'on n'ose l'émettre, c'est que l'esprit national est encore comprimé, et qu'on craint de n'être pas appuyé en le manifestant. Quant à moi je déclare que je ne vois d'autre projet raisonnable en abattant l'empereur que de rappeler les Bourbons.» Alexandre arrêta la discussion, et se tournant vers Frédéric-Guillaume: «Votre opinion, roi de Prusse?»—«Celle de l'archevêque de Malines,» répondit Guillaume. L'empereur de Russie continua de recueillir les voix des étrangers, qui furent de l'opinion du roi de Prusse. Alexandre exposa la sienne à son tour, et dit que c'était une très grande affaire que de se fixer sur le gouvernement qui pouvait régner en France sans trouble et sans dangers pour la tranquillité de ses voisins; qu'il pensait que la maison de Bourbon pouvait convenir; que néanmoins il remettait au lendemain à se décider; qu'on lui avait rendu compte de l'arrivée aux avant-postes d'une députation venant de Fontainebleau; qu'il la recevrait et verrait ensuite. Le conseil se sépara. On n'ignorait, comme je l'ai dit, rien à Fontainebleau de ce qui se faisait à Paris. On y exagérait même les choses, quoique le mal fût très grand.

L'empereur cependant ne se laissait pas imposer par les propos qu'on semait autour de lui. Tout entier à des combinaisons militaires, il se disposait à tenter de nouveau la fortune, lorsque le duc de Vicence arriva. Il n'apportait pas des nouvelles bien heureuses, mais du moins les alliés ne proscrivaient plus la régence. La condition était pénible, le soldat bouillait d'ardeur: Napoléon continue de tout disposer pour tenter la fortune; mais ses généraux n'ont plus d'élan, ils sont las de guerres, de combats, personne n'envisage qu'avec une sorte d'effroi les nouvelles chances qui vont s'ouvrir. C'est au milieu de cette anxiété générale que le décret de déchéance arrive à Fontainebleau. Dès qu'il le connaît, Napoléon n'hésite plus. La guerre civile lui apparaît avec toutes ses horreurs; il se retire, et dresse lui-même l'acte qui le dépouille du pouvoir[12]. L'abdication signée, il choisit des négociateurs, qui, en la transmettant aux alliés, discutent les intérêts de la France et ceux des braves qui l'ont servie. Il nomme le duc de Vicence et le prince de la Moscowa; mais il ne les a pas plus tôt désignés, que son vieil aide-de-camp lui revient à la mémoire. Il va leur adjoindre Marmont, et veut que ce soit son plus ancien compagnon d'armes qui aille débattre les intérêts de sa famille. On lui observe que ceux de l'armée doivent aussi être défendus; qu'un homme qui a été moins avant dans ses affections, que Macdonald, par exemple, aurait plus de poids; il se rend et accepte le duc de Tarente. Sa prédilection néanmoins le domine encore; il donne l'ordre formel aux plénipotentiaires de prévenir le duc de Raguse qu'il ne l'a pas choisi, mais qu'il ne peut refuser à sa fidélité, garantie par tant de bienfaits d'un coté et de services de l'autre, ce dernier témoignage de confiance; qu'en conséquence, s'il ne pense pas être plus utile à la tête de son corps qu'à Paris, il est le maître de se joindre aux plénipotentiaires, chargés d'expédier d'Essone un courrier qui rapportera ses pouvoirs.

Arrivés à Essone, les plénipotentiaires firent part au duc de Raguse de ce qui s'était passé à Fontainebleau, de l'abdication consentie par Napoléon, et de l'objet de leur mission à Paris. Ils lui transmirent également le message dont ils étaient chargés. Cette circonstance dut être pénible au maréchal, car il venait, comme nous l'avons vu, d'arrêter ses conditions avec le généralissime. Il ne cacha pas à ses collègues les termes où il en était avec les alliés. Il leur déclara qu'il n'avait agi isolément que par suite de la dispersion de l'armée et de la difficulté qu'il y avait à s'entendre; que de ce moment il se réunissait à eux pour ne plus s'en séparer; qu'il les accompagnerait à Paris, et ferait entendre au prince de Schwartzenberg les changemens survenus dans sa position. Il prévint ses généraux, il l'atteste du moins, de ne faire aucun mouvement qu'il ne leur eût expédié de nouveaux ordres, et se rendit au quartier-général ennemi, où l'on ne fit aucune difficulté d'annuler le projet de convention. Les trois maréchaux et le duc de Vicence continuèrent leur route et allèrent à Paris pour négocier en commun. Ils descendirent chez M. de Talleyrand, où, comme je l'ai dit, logeait l'empereur de Russie; ils firent part au diplomate du motif de leur voyage et du but de leur mission. L'un d'entre eux le prit à part et lui dit que, s'il pouvait obtenir la régence, ils étaient décidés (il ne nomma personne) à prendre un parti contre l'empereur, de manière à prévenir tout retour. Il ne disait pas ce que c'était que ce parti. M. de Talleyrand lui répondit que «tout s'arrangerait, que les souverains alliés ne demandaient que cette garantie, qu'ils accorderaient tout ce que l'on désirait, dès qu'ils seraient convaincus que Napoléon ne reparaîtrait pas.» M. de Talleyrand ne pouvait désirer mieux qu'une telle confidence; elle augmentait son crédit, et démontrait qu'on ne pouvait rien faire sans lui. Il monta chez l'empereur Alexandre pour le prévenir de l'arrivée des maréchaux, et lui rendit compte de ce qui s'était passé chez lui, sans oublier assurément l'ouverture qui lui avait été faite. C'était sans doute ce qui leur souriait le plus, car enfin la demande de garantie que répétait sans cesse l'empereur Alexandre contre le retour de l'empereur Napoléon était claire. On ne prononçait pas le mot propre, mais l'affectation avec laquelle on réclamait des garanties ne permettait pas de se méprendre sur ce que l'on voulait.

Il jugeait des Français par quelques autres peuples; sous ce rapport, il était dans l'erreur, ces choses-là ne vont pas à nos moeurs. Je tiens d'un des secrétaires[13] de M. de Talleyrand, qu'après que tout fut fini, c'est-à-dire, quand la déchéance fut prononcée, M. de Nesselrode ne revenait pas de nos scrupules: «Quel pays! disait-il, quelle nation! Si peu de chose vous arrête! Il n'en serait pas ainsi chez nous, tout serait fini en moins d'un quart d'heure. Tant pis pour le souverain qui se met en opposition avec l'intérêt général. C'est la chose du monde que l'on trouve le plus aisément qu'un souverain.»

L'empereur de Russie fit dire à la députation des maréchaux qu'il la recevrait le lendemain à neuf ou dix heures du matin. Ils se retirèrent et se réunirent le soir à l'hôtel du maréchal Ney; on vint les y voir et les entretenir de l'idée qu'il n'y avait que l'empereur qui fût un obstacle à tout; que sans lui les souverains alliés accorderaient la régence, ou tout autre gouvernement qu'on voudrait choisir. Ces insinuations étaient inutiles, puisque l'empereur lui-même avait recommandé aux plénipotentiaires de ne le considérer pour rien, et de souscrire à tous les sacrifices qui lui seraient personnellement imposés.

Je tiens d'une personne qui était présente à cette assemblée, sur tout ce qui fut dit et fait, des détails qui prouvent à quel point était portée l'aveugle confiance que l'on avait dans les sentimens de l'empereur de Russie; mais elle a coûté trop de larmes pour la reprocher à ceux qui la partageaient. On pensait encore que M. de Talleyrand était dans des dispositions favorables à la régence, et je crois qu'on ne se trompait pas, quoique du reste ce diplomate fût prêt aussi pour une autre hypothèse.

Caulaincourt m'a dit depuis que c'était une erreur, que M. de Talleyrand s'était dès le principe prononcé ouvertement pour la maison de Bourbon. Je suis persuadé qu'il n'en est rien; mais, la chose faite, il valait mieux se donner le mérite de l'avoir préparée que de convenir qu'on ne l'avait pas voulue. Il est possible aussi que M. de Talleyrand ait laissé percer ses intelligences avec Hartwell, afin de mieux brouiller les cartes, se ménager plus de chances, et se trouver en mesure d'obtenir de meilleures conditions. Il est même probable que les alliés se sont servis de cet épouvantail pour amener le duc de Vicence aux sacrifices qu'ils voulaient lui imposer; car, comme nous l'apprend un des auxiliaires qu'ils s'étaient donnés, ils ne se flattaient pas de venir si tôt à bout de leurs desseins, et voulaient achever par l'intrigue ce que les armes avaient commencé[14]. Mais dans ce cas, convaincu comme il était que M. de Talleyrand tournait en faveur des Bourbons, pourquoi M. de Caulaincourt ne prévenait-il pas les maréchaux? Pourquoi les conduisait-il chez un conspirateur qu'il devait mettre tous ses soins à éviter? Le moindre inconvénient qui pouvait résulter pour eux de la direction qu'il leur donnait, était de les mener se confesser au renard, comme cela arriva effectivement. Mais il est probable, quoi qu'il en ait dit plus tard, qu'il était dupe lui-même des apparences que se donnait M. de Talleyrand; autrement il aurait eu le projet de livrer les maréchaux. Cela donnerait de la force à des soupçons fâcheux qui ont été émis sur son séjour à Châtillon.

Il y avait vingt endroits différens pour les réunir, et se rendre de là chez l'empereur Alexandre avant d'être forcé d'entrer chez M. de Talleyrand, si on le considérait comme ennemi. La chose est pénible à dire, mais le fond de tout cela est que, voyant la chute de l'empereur inévitable, on ne voulait que le quitter avec honneur, et préparer sa position avec le gouvernement qui allait lui succéder, persuadé que l'on pourrait conserver ce que l'on avait acquis en se mettant derrière une lâcheté.

CHAPITRE VIII.

Alexandre reçoit les maréchaux.—Le maréchal Macdonald.—L'autocrate insiste pour la garantie.—La nouvelle de la défection du sixième corps met fin à la négociation.—MM. Sosthène et Archambault montent à cheval.—Talleyrand.—Qui lui fait son discours.—Son trouble.—Il eût prononcé tout ce qui se fût trouvé dans sa poche.—Le sénat.

L'empereur de Russie reçut la députation des maréchaux ainsi qu'il l'avait annoncé, et après avoir écouté l'objet de leur message près de lui, il leur fit connaître qu'il était décidé à ne plus traiter avec l'empereur. Il ajouta qu'indépendamment de l'éloignement que lui et les alliés avaient pour un rapprochement, de quelque nature qu'il fût, le repos de l'Europe, qui dépendait de celui de la France, ne permettait pas de se prêter aux propositions dont ils étaient chargés. Il dit qu'il ne voulait ni toucher à nos frontières, ni porter atteinte à l'ouvrage de l'armée française, pour laquelle il avait la plus haute estime; qu'il était disposé à leur en donner des preuves dans le choix du gouvernement qu'il avait intention de leur proposer. Il observa que, quel que fût au reste ce gouvernement, son plus grand intérêt serait toujours de se rapprocher des hommes qui avaient porté si haut la gloire de leur pays. Il parlait avec assurance, et montrait d'autant plus de résolution, qu'il avait connaissance de l'ouverture qui avait été faite à M. de Talleyrand. Il savait d'ailleurs que la résolution était réelle, qu'elle avait été prise chez le prince de Neufchâtel, et avait eu lieu d'après les communications que le maréchal Oudinot avait eues avec l'envoyé de M. de Talleyrand. On avait même reproduit dans cette réunion le projet formé avant la bataille de Champ-Aubert, et qui n'allait à rien moins qu'à en user avec l'empereur comme on avait fait autrefois avec Romulus, et de traiter avec les ennemis.

Dès que l'empereur de Russie eut achevé de parler, le duc de Tarente prit la parole. C'était de tous les maréchaux celui qui avait été le moins bien traité par l'empereur; ce fut celui qui se montra le plus digne des faveurs dont les autres avaient été comblés. Il fit valoir le sacrifice de l'empereur, développa les droits de sa dynastie, la convenance de la régence; et, revenant à ce qui tenait le plus à coeur aux alliés, à Napoléon, il remarqua que, si c'était ce prince qui faisait difficulté, dès ce moment tout était résolu, puisque les pouvoirs dont ils étaient revêtus leur prescrivaient de le compter pour rien; qu'ainsi la continuation de sa dynastie était sans objection comme sans inconvénient. La transmission de l'autorité souveraine pouvait d'autant moins devenir matière à discussion, que les intentions qu'Alexandre venait de manifester, tant en son nom qu'en celui de ses alliés, se trouvaient conformes aux constitutions de l'État, et favorables au droit de celui que, dans l'ordre de la nature, elles avaient désigné pour l'héritier du trône.

Macdonald fut fort dans cette discussion, et honorable par le courage avec lequel il défendit les intérêts de la régence, comme pouvant garantir à chacun la conservation de ce qu'il avait acquis, et que l'empereur Alexandre déclarait vouloir respecter. Ce prince ne savait que répondre, et n'insistait que sur l'observation qu'il fallait une garantie contre la possibilité du retour de l'empereur. Ce n'était point aux maréchaux à indiquer cette garantie, c'était aux alliés à préciser les sacrifices qu'ils voulaient imposer, et à s'expliquer sur ce qu'ils entendaient par cette garantie. Les plénipotentiaires feignirent de ne pas comprendre; les alliés, de leur côté, ne jugèrent pas convenable de parler plus catégoriquement. Mais ils en avaient assez dit.

La discussion languissait; l'empereur de Russie répondait d'une manière évasive, lorsque de son cabinet on vint le prévenir qu'on le demandait pour quelque chose de pressé. Il s'y rendit, et rentra quelques instans après dans le salon où les maréchaux étaient restés à l'attendre. Il leur dit: «Messieurs, persuadé par vos observations, et voulant donner une marque de mon estime particulière à l'armée française que vous représentez ici, j'allais me rendre à vos instances, et reconnaître le gouvernement qui est l'objet de vos désirs; mais cette armée, dont vous prétendez que le voeu est unanime, est elle-même en opposition avec ce que vous m'annoncez, puisqu'elle s'est divisée dans ses opinions. L'on vient de me rendre compte à l'instant que le corps de M. le duc de Raguse est arrivé ce matin à Versailles, et qu'il se range sous les drapeaux de M. le duc d'Angoulême. Pour fixer promptement les irrésolutions de ceux qui seraient disposés à l'imiter, je mets toute ma puissance et celle de mes alliés de ce côté-là.»

Cette déclaration répondait à tout ce que l'on aurait pu objecter. Les maréchaux jetèrent un regard de mépris à Marmont qui était présent; il fut saisi de honte en entendant l'empereur de Russie s'exprimer ainsi, et dit: «Je donnerais un bras pour que cela ne fût pas arrivé.» Macdonald lui répondit: «Un bras, monsieur, dites la vie.» Tout fut fini dès cet instant. On m'a même rapporté que, dans cette séance, l'empereur de Russie dit au maréchal Marmont: «Vous vous êtes bien pressé, monsieur le maréchal.»

Ce prince s'était, comme je l'ai dit, laissé surprendre l'engagement de ne plus traiter avec l'empereur ni aucun membre de sa famille. Sa déclaration avait commencé le mal, la défection de Marmont l'acheva. Talleyrand, qui avait si bassement tramé le déshonneur du maréchal, mit tous ses soins à le publier. Il le fit répandre, colporter partout, et ne songea qu'à en recueillir les fruits. Il se saisit de tout ce qui pouvait montrer aux yeux de la multitude qu'il était le pivot de la révolution qui s'opérait.

Depuis que l'empereur Alexandre était à Paris, le salon de M. de Talleyrand était continuellement rempli de tout ce qui venait tâter le pouls à la fortune. Dès qu'elle fut prononcée, M. Archambault de Périgord, frère de M. de Talleyrand, M. Sosthène de la Rochefoucauld et quelques autres mirent de grandes cocardes blanches à leurs chapeaux, et coururent à cheval par toutes les rues pour annoncer ce qui venait d'arriver, et ranimer les espérances des gens de leur parti.

La garde nationale de Paris, quoiqu'elle s'attendît à un changement de gouvernement, ne comprenait rien à ce qu'elle voyait, et je tiens d'un officier de ce corps, qui commandait le poste placé à l'angle que fait la rue de Marigny avec celle du faubourg Saint-Honoré, qu'il faillit faire feu lorsque M. de Périgord vint haranguer, en cocarde blanche, le peuple de ce quartier. Toutes les idées étaient loin de ce qui se faisait, et si M. Archambault ne fut pas tué, c'est que l'officier le reconnut.

M. de Talleyrand ne négligea aucun moyen de répandre la défection de Marmont: il ne ménagea aucune de ses créatures; plus il pouvait en employer, mieux il établissait l'opinion que le retour des Bourbons était son ouvrage et le but auquel il voulait véritablement atteindre. Son nom était sans doute quelque chose, mais ne suffisait pas pour sanctionner une révolution qui blessait tant de souvenirs et d'intérêts. Il le sentit et résolut d'y suppléer. Tous les sénateurs reçurent une invitation à dîner avec l'empereur Alexandre: ils n'eurent garde d'y manquer. Le dîner se passa en propos ordinaires; il n'avait été question de rien lorsqu'on servit le vin de Champagne. Alexandre se lève alors, et, adressant la parole à ses commensaux, il renouvelle l'assurance qu'il n'est ni leur ennemi ni celui des Français, bien loin de là. Une preuve, c'est qu'il accepte les voeux que lui ont exprimés les hommes les plus honorables et les plus distingués du pays, et propose la santé du roi de France, de S. M. Louis XVIII.

Les sénateurs s'imaginèrent que tout avait été arrangé à l'avance, et burent à Louis XVIII comme ils buvaient à l'empereur.

On passa dans le salon, et chacun de demander à son voisin ce qui s'était passé avant qu'il arrivât. Tous se faisaient la même question, tous étaient persuadés que quelque délibération avait eu lieu, et il ne vint à la pensée de personne d'imaginer qu'ils étaient dupes d'une mystification. On ne leur laissa pas d'ailleurs le temps de réfléchir, on battit le fer à chaud, on convoqua le sénat pour le lendemain, et la révolution fut consommée. On pressa le dénouement, parce qu'on sentait bien que, si on tardait, les objections viendraient en foule sur cette manière de procéder au choix d'un souverain. Le sénat prononça la déchéance de l'un et l'élection de l'autre avec la même docilité qu'il passait sur les demandes de conscription.

Il ne vint à l'esprit d'aucun membre de ce corps, qui était cependant composé d'hommes à lumières et presque tous comblés des bienfaits de l'empereur, de faire remarquer que la convocation qui avait été faite était inconstitutionnelle et même criminelle. Il n'y en eut pas un qui observât qu'on faisait servir le sénat d'instrument pour détruire l'édifice dont il était conservateur, et qu'en le faisant crouler, ils écrasaient, pour la plupart, leurs propres enfans. Les sénateurs peuvent-ils dire qu'on les a trompés? Non assurément; on ne pouvait pas parler en termes plus clairs que ceux dont se servait M. de Talleyrand en proposant la déchéance de l'empereur. Quels que fussent les arrangemens particuliers de ce diplomate avec les ennemis, les sénateurs n'avaient pas droit de méconnaître leur devoir, lorsque le moment de le faire était arrivé. Ils pouvaient, par une noble résistance, se couvrir de gloire; au lieu de cela, il n'y a pas d'épithètes qu'ils n'aient méritées, surtout lorsqu'on lit dans leur délibération de cette fatale époque l'article qui assure la conservation de leurs émolumens.

M. de Talleyrand fut dominé par une intrigue qui lui fit abandonner son projet de régence en lui montrant une porte de salut pour lui. Je tiens de l'archevêque de Malines lui-même, qu'étant allé voir M. de Talleyrand le matin du jour où il avait convoqué le sénat, il eut beaucoup de peine à le décider à tenir à ce corps le langage dans lequel il lui parla, et que c'était lui-même, archevêque de Malines, qui lui avait fait son discours pendant qu'on le coiffait. Il ajoutait même que, si M. de Talleyrand en avait eu un autre dans sa poche, et qu'il l'eût tiré en place du premier, il l'aurait prononcé de même.

Ceux qui connaissent M. de Talleyrand n'en seront point étonnés. Ils ont dû le voir plus d'une fois dupe d'une intrigue obscure, prêtant son nom pour se créer une puissance dans l'opinion du vulgaire, qui ne garde que les noms de ceux qu'on l'accoutume à voir en scène. On retrouve beaucoup de traits du caractère de M. de Talleyrand dans le portrait du cardinal de Retz. Comme lui, il suscita tous les grands désordres de l'État, et cependant il ne voulait que la paix; il y était naturellement porté, et en avait plus besoin qu'un autre. L'empereur lui disait quelquefois qu'il avait mal arrangé sa vie. Néanmoins M. de Talleyrand est resté en possession de fixer le ridicule comme de mettre le vice en crédit.

Le sénat pouvait-il se réunir? Non, il ne le pouvait que sur une convocation légale transmise à chaque sénateur par son président, et le président était à Blois près de l'impératrice. Pouvait-il délibérer dans un lieu au pouvoir des ennemis qui étaient en guerre avec la nation? Où en serait-on, si l'on osait dire que oui? Pouvait-il retirer un pouvoir qu'il n'avait pas confié? Était-ce lui qui avait élu l'empereur? D'après les constitutions de l'État, était-ce le sénat qui déférait la suprême puissance? Non, assurément, et l'empereur lui-même n'avait point voulu de leurs suffrages autrement que comme celui de simples citoyens; la nation avait individuellement voté l'élévation de l'empereur à la dignité impériale; le sénat n'avait été chargé que de vérifier les votes des communes et d'en constater l'état, c'est-à-dire, constater ceux qui étaient pour l'affirmative et ceux qui étaient pour la négative. Il ne pouvait donc pas intervenir dans une proposition qui n'était pas de sa compétence, et encore moins prendre l'initiative dans une question où il n'avait pas de droits. Il faut convenir que le général Mallet, dans sa tentative du 23 octobre 1812, avait aussi bien jugé que M. de Talleyrand le parti que l'on pouvait tirer du sénat, et Louis XVIII a rendu à ce corps la justice qu'il méritait en le renvoyant, quels que fussent ses droits à la reconnaissance de ce prince. Il aurait en effet été impolitique de conserver une institution qui venait de donner un si déplorable exemple.

Après ces délibérations du sénat, le gouvernement provisoire en expédia une ampliation, qui fut portée par un officier-général au roi à Londres. On expédia de même un courrier à M. le comte d'Artois, qui était encore à Vesoul, un autre au duc d'Angoulême, à Bordeaux, et un à M. le duc de Berry, aux îles de Jersey. On couvrit les murailles de Paris de publications de toute espèce; chacun ne chercha plus qu'à se concilier la bienveillance du nouveau souverain. On expédia des courriers aux armées du midi, aux grandes villes et aux places qui se trouvaient bloquées depuis l'invasion du territoire.

Je reviendrai sur ces détails, mais je dois dire auparavant comment eut lieu cette défection de l'armée de Marmont, qui fournit à l'empereur de Russie le prétexte, ou qui le mit dans la nécessité d'adopter la résolution qu'il prit, si elle n'était pas tout-à-fait arrêtée d'avance.

CHAPITRE IX.

Comment la défection du sixième corps fut consommée.—Les ennemis de l'empereur s'attachent de préférence à semer la séduction parmi ses officiers de confiance.—Ce qu'on pouvait faire encore.—Digression sur la légitimité.—La régente.—Ce qu'on eût dû faire.

Après le départ de Fontainebleau de la commission des maréchaux qui se rendaient à Paris, l'empereur se trouvait seul et livré à de vives inquiétudes; le prince de Neufchâtel lui était de peu de ressource, si ce n'est pour son travail. Il envoya dire au maréchal Marmont de venir le voir; il le croyait à son quartier-général à Essone, ne s'imaginant pas qu'il eût été à Paris avec les autres maréchaux. Il y a de Fontainebleau à Essone six lieues. L'empereur, dont l'impatience ne mesurait pas la longueur du chemin, envoya successivement plusieurs officiers chercher le maréchal Marmont. L'arrivée à Essone de ces officiers, qui se suivaient à peu de distance, jeta l'épouvante dans l'esprit du général Souham, qui s'imagina que la trahison à laquelle il avait pris part était découverte, et qu'il allait être arrêté; il ne savait comment expliquer l'absence du maréchal, et encore moins quels motifs donner au voyage qu'il était allé faire à Paris. Il réunit les généraux de cette armée auxquels Marmont avait confié son projet; il leur communiqua ce que l'arrivée successive de ces officiers venant de Fontainebleau avait jeté de troubles dans son esprit, et il ne leur cacha pas qu'il avait des raisons de craindre que tout ne fût découvert. En conséquence, ils délibérèrent entre eux sur le parti à prendre, et ils ne trouvèrent rien de plus convenable que de partir à l'instant avec tout le corps d'armée. La résolution en fut prise et exécutée le jour même où Marmont avait quitté son quartier-général, c'est-à-dire que ce général était à peine arrivé chez lui à Paris, que son armée partait d'Essone. Le général Souham[15] fait prendre les armes aux troupes pendant la nuit, celles-ci se mettent en marche vers Paris, elles se persuadent que c'est un mouvement général, et l'armée les suit tout entière. Comme elles composaient l'avant-garde, elles étaient étrangères à ce qui se passait derrière elles. Les généraux étaient à la tête de leurs colonnes; des précautions avaient été prises[16] pour que la rencontre des avant-postes ennemis n'amenât point de difficultés avant que toute la colonne fût sur le territoire qui était occupé par l'armée russe; c'était la plaine entre la station de poste de la Cour-de-France et celle de Villejuif sur la route de Fontainebleau à Paris. L'armée russe prit les armes, et fit passer à la queue de la colonne du général Souham une nombreuse cavalerie qui se déploya, et prit position pour s'opposer à la retraite de ces malheureuses troupes, qui commençaient à s'apercevoir de la perfidie de leurs généraux. Que pouvaient-elles faire pour se tirer du piége où les avaient conduites ceux auxquels elles n'avaient obéi que par devoir? Elles faillirent les mettre en pièces; ceux-ci n'échappèrent qu'à la faveur des précautions qu'ils avaient prises.

L'histoire n'offre pas d'exemple d'une action semblable. Mais les ennemis de l'empereur semblaient se faire une étude de le blesser dans ses affections; ils s'étaient attachés à Marmont, un de ses premiers élèves, qu'il avait formé et qu'il avait comblé de biens. Marmont avait fait la guerre d'Italie et celles qui l'ont suivies; l'empereur l'avait présenté à la confiance de l'armée, parce qu'il avait la sienne, et sans que la fortune eût couronné ni son talent ni son courage; Marmont enfin, dont l'empereur avait pris plaisir à jalonner l'avenir, est précisément celui auquel on s'attaque, et que l'on égare au point qu'il consent à mettre son chef à la discrétion des alliés, en leur ouvrant le chemin de l'asile où il reposait sous la fidélité des légions qu'il allait lui-même être bientôt forcé de quitter. Lorsque l'empereur apprit cette défection, ses idées s'obscurcirent, et il était difficile qu'il en fût autrement, car s'il avait fait abnégation de lui-même, il n'en prévoyait pas moins tout ce qui allait arriver de fâcheux pour la France, à laquelle la séduction venait d'arracher le tiers de la puissance qui lui restait. Il ignorait encore ce qui s'était passé à Paris depuis l'arrivée de la députation des maréchaux; mais après ce qui avait eu lieu, rien ne pouvait plus l'étonner. Il avait cependant encore des ressources considérables: il pouvait se retirer sur la Loire, y appeler les troupes des maréchaux Soult et Suchet, qui étaient dans le Bas-Languedoc, ainsi que le corps du maréchal Augereau. Au besoin même il pouvait se jeter en Italie avec tout ce qui aurait voulu le suivre. Dans ce pays, le berceau de sa gloire, tous les coeurs étaient à lui, et l'intérêt qu'excite un héros abandonné de tant d'ingrats lui aurait rallié un nombre prodigieux de ces hommes dont l'élévation d'âme ne compte pas les sacrifices; s'il avait pris ce parti, combien de corps de troupes lui seraient restés fidèles! Il suffit de jeter les yeux sur les noms des généraux qui commandaient dans les places depuis le cours de l'Elbe jusqu'à l'ancienne frontière de France, pour être convaincu de ce que j'avance. L'empereur en eut la pensée, mais il en fut détourné par celle qu'il allait lui-même rallumer la guerre civile, dont l'extinction en France avait été un des premiers bienfaits de son gouvernement, et qu'en cas de succès, il n'aurait que des ingrats à mépriser, ou des coupables à punir. Il considéra aussi combien il lui en coûterait pour faire revenir les Français de l'aveugle confiance avec laquelle ils se livraient aux mains de leurs ennemis, et qu'enfin, puisqu'ils se détachaient de lui dans une circonstance aussi importante, les suites de leur imprudence ne pourraient pas lui être imputées; on lui proposa d'abdiquer pour rendre la liberté à tous ceux qui le servaient fidèlement, et qui, au péril de tout ce qui aurait pu leur en arriver, l'auraient suivi quelles que fussent les déterminations qu'il aurait prises.

L'empereur ne pouvait pas renverser lui-même l'édifice qu'il avait élevé. Son abdication, quels que fussent d'ailleurs les caractères dont elle fût revêtue, ne pouvait être légale, si elle n'était au bénéfice de son fils. En recevant la couronne des mains des citoyens français, il n'avait pas reçu le droit de la transmettre à un autre que celui qui était désigné par les constitutions de l'État comme devant lui succéder, et ce n'était ni l'acte d'un sénat assemblé au milieu des ennemis à la voix de leurs chefs, ni les intrigues de quelques transfuges qui pouvaient décerner la couronne. Les séductions de l'étranger, la trahison des chefs de corps, le pouvaient encore moins. D'ailleurs la défection du sixième corps n'était que l'oeuvre de deux ou trois généraux coupables; les troupes qui faisaient la force sur laquelle on s'appuyait étaient étrangères à cette iniquité; on les avait abusées. Lorsqu'elles eurent reconnu la trahison de leurs chefs, les officiers et les soldats étaient plus disposés à les fusiller qu'à les suivre.

Les droits du successeur de l'empereur étaient établis et indépendans de la volonté de ce prince même. Ils ne pouvaient lui être retirés qu'à la suite d'un vote national exprimé dans un état de liberté. Si c'est pour éviter une révolution en France que les étrangers ont appuyé les complots de quelques misérables, ils ne pouvaient pas prendre un moyen plus sûr d'en préparer une nouvelle.

Ils ne faisaient, disaient-ils, la guerre qu'à l'empereur seul, ils n'en voulaient ni à la France ni aux Français. On conçoit (quoique difficilement) qu'une nation soit réduite à la douloureuse nécessité de se détacher de son monarque, lorsqu'elle est tombée dans l'impuissance de le faire triompher des ressentimens de ses ennemis, qui se plaisaient à rattacher à sa personne tous les malheurs dont eux-mêmes affligèrent l'humanité. Mais le sacrifice de la personne du monarque une fois fait, où était la nécessité de priver la nation entière de la jouissance des droits qu'elle avait conquis au prix de tant d'efforts, en lui enlevant la première des prérogatives de l'homme, qui est de se donner des lois et un gouvernement? Ces mêmes nations qui nous ont privés du bénéfice de nos lois, qui ont foulé aux pieds notre constitution, laisseraient-elles faire le même outrage aux leurs? Les Anglais, qui ont pris tant de part à nos maux, et qui se sont montrés les plus ardens à nous détruire et à contester nos droits politiques, sont de tous les peuples du monde celui qui tient le plus aux statuts qu'il est parvenus à se donner à la suite de révolutions encore plus sanglantes que la nôtre. C'est malgré moi que je sors de mon sujet, mais je ne ferai plus qu'une réflexion. Les Anglais, à la suite d'une de leurs révolutions qui avait obligé leur roi légitime à se réfugier en France, appelèrent au trône d'Angleterre un prince de la maison de Brunswick, et n'attendirent pas pour le reconnaître ou le légitimer que la famille fugitive fût éteinte. Les puissances de l'Europe ont assurément bien reconnu le choix qu'avait fait le peuple anglais d'un prince de Brunswick, et pas une d'elles n'a songé à obliger l'Angleterre de reprendre les Stuarts, hormis la France qui donna quelques moyens au roi fugitif. La maison de Brunswick a donc été mise par la volonté du peuple en possession du trône d'Angleterre, auquel il n'y a plus aujourd'hui de prétendans, la famille des Stuart étant éteinte; le chef de la branche qui a été appelée au trône est bien le roi légitime des Anglais.

Nous venons de voir la princesse héritière d'Angleterre épouser un prince de la maison de Cobourg[17]; les enfans qui naîtront de ce mariage ne seront assurément que des princes ou princesses de Cobourg; la princesse Charlotte sera reine, mais après elle seront-ce les princes de Brunswick ou les princes de Cobourg, ses enfans, qui seront appelés à la couronne?

Assurément cette question ne fera aucune difficulté, et alors voilà le trône d'Angleterre dans la famille de Cobourg. Cependant celle de Brunswick est la légitime; pourquoi le trône ira-t-il dans la famille de Cobourg? Parce que la constitution anglaise le veut ainsi. Qui a fait cette constitution si ce n'est le peuple? Donc les peuples ont le droit de se donner des lois et des rois; et que diraient les Anglais, si les Français ou d'autres nations venaient leur dire: Quoique le prince de Cobourg soit le roi que vos constitutions vous donnent, nous voulons que vous gardiez tel prince de la maison de Brunswick, vos souverains légitimes? Sans doute ils se battraient, et ils ne croiraient pas être des rebelles, des brigands, etc., etc. Pourquoi les Français n'auraient-ils pas joui du même privilège pour un ordre de choses établi? Les forcer d'y renoncer, n'était-ce pas leur faire violence, méconnaître des droits dont on se montrerait jaloux? Ce n'étaient pas les droits du fils de l'empereur qui manquaient de force: ils étaient incontestables; mais ils manquaient d'amis dans ceux qui devaient périr pour les défendre.

On commit là une grande faute, et les meneurs d'alors s'en sont mal excusés en disant que l'Autriche n'avait pas appuyé la régence. Comment pouvait-on espérer que l'empereur d'Autriche tournerait subitement ses baïonnettes contre ses alliés, lorsqu'il voyait assez peu de solidité dans les esprits pour ne pas repousser avec force l'influence de ceux qui n'avaient aucun intérêt à ménager l'ordre de choses établi en France au prix de tant d'efforts, et qui, au contraire, en avaient un très grand à rallumer la discorde parmi nous? En suivant la direction que les meneurs ont fait prendre, on a désintéressé ce monarque, qui n'a pas dû être satisfait, d'une part, de l'abandon que l'on faisait de l'impératrice, et, de l'autre, de l'indifférence que l'on montrait pour son alliance, qui devenait cependant la garantie d'un système reconnu auquel étaient attachées tant d'existences.

Le bon sens devait faire voir que les considérations qui avaient fait reconnaître à l'empereur la nécessité d'une alliance contractée au temps de sa puissance devenaient plus impérieuses encore pour son fils, et que l'on devait se défier de ceux qui voulaient l'écarter. La sagesse commandait à la France, pour sauver son indépendance, de se ranger sous la protection de sa tutrice naturelle, qui dans ce cas était la puissance du père de sa souveraine.

Supposons qu'au lieu de tomber par l'effet d'une coalition, l'empereur fût mort à la guerre, aurait-on bouleversé l'État et demandé aux étrangers un monarque que désignaient nos constitutions? Eh bien! ces constitutions déféraient l'autorité suprême à la régente jusqu'à la majorité de son fils. Si cette princesse eût été revêtue du pouvoir, aurait-on trouvé extraordinaire qu'elle eût appuyé sa politique extérieure des conseils de son père? Non, assurément; et c'était cette réunion de puissances que les ennemis de la France voulaient empêcher. Peut-on croire que, si toutes les volontés s'étaient ralliées à l'impératrice, la coalition eût osé lui faire l'outrage de la détrôner aux yeux de son père? Non, parce qu'on ne heurte pas la force d'un principe qui intéresse à la fois la dignité de deux nations. Tout aurait été sauvé alors; on aurait perdu cet état de suprématie qui fatiguait l'Europe; mais l'ordre social n'aurait pas été ébranlé en France, et on n'eût pas même aperçu l'état d'abjection dans lequel on est tombé depuis. Dès que l'Autriche vit qu'on s'éloignait d'elle, elle dut pour le moins redevenir indifférente à ce qui pouvait arriver à la France; dès-lors elle dut reprendre largement sur elle tout ce qu'elle avait précédemment perdu, ainsi que le faisaient ses autres ennemis. C'était pour elle un moyen de se trouver à peu près au pair de l'extension de puissance qu'ils acquéraient.

On aurait tort de croire que l'Autriche se mêlera des affaires de la France, au risque de rallumer la guerre en Europe; elle est trop sage pour cela, et elle a fait l'expérience que souvent la guerre conduit où l'on ne voulait pas aller. La France a manqué le moment de lier ses destinées à celles de l'Autriche, à laquelle il sera plus facile de consommer la ruine de la première, qu'à celle-ci de la prévenir. Le temps apprendra si tout cela n'était pas arrangé d'avance entre les Autrichiens et les Russes. S'il en était ainsi, il faudrait que les premiers eussent été dupes des seconds, parce que l'on ne peut pas croire que le ministère autrichien ait été accessible à des passions particulières auxquelles il aurait sacrifié la politique de son pays, en détruisant une puissance qui a autant d'intérêt que lui à observer l'avenir des Russes. Personne ne connaissait mieux la profondeur du péril qui menaçait l'État que M. de Talleyrand; il n'y a nul doute que, si, dans cette circonstance, il avait été ministre de la régence, il aurait évité le pas qu'il a fait faire à tout le monde, pour se créer à lui-même une position particulière dans le retour d'un système qui, peu de jours auparavant, semblait encore devoir être un abîme, particulièrement pour lui. Il pensait à se faire pardonner d'anciens antécédens, il redoubla d'efforts et ne s'arrêta devant aucune difficulté.

Il n'en faut pas douter, c'est dans son intérêt du moment que tout le monde a été sacrifié. D'une part, il tremblait de n'être plus rien au retour de la régence, et de se trouver aux prises avec le besoin; de l'autre, il craignait de voir la France sous l'influence de l'Autriche, et conséquemment lui-même au-dessous de M. de Metternich, contre lequel il a une animosité personnelle. Il me disait lui-même à cette époque: «Mais en vérité ce M. de Metternich se croit un personnage.» Ce sont ces misérables passions qui nous ont jetés dans les bras des Russes, lesquels nous ont remis à ceux des Anglais. La cause de notre anéantissement remonte bien plus haut et est bien étrangère à l'empereur Napoléon, qui en a été le prétexte. Depuis Pierre-le-Grand, la Russie s'avance à grands pas sur l'Europe, qui, fatiguée de longues guerres, à l'époque où ce prince parut, commit la très grande faute de lui laisser détruire la Suède. Depuis, elle a fait pis encore en laissant anéantir la Pologne et asservir les Turcs par Catherine II. Le partage du trône des Jagellons consommé, la Russie n'a négligé aucun moyen pour acquérir de l'influence en Allemagne parmi une quantité de petits princes dont les regards sont sans cesse tournés vers un État plus puissant; la vassalité dans laquelle les tenait l'empire d'Allemagne leur a fait prendre cette habitude.

La Russie fut favorisée par l'Angleterre, qui devenait plus forte de tout ce que perdait la France, et qui, à cette époque-là, n'avait que bien peu à craindre de l'extension de la Russie, à laquelle son commerce était éminemment nécessaire. Sa politique était tout entière tournée contre la France et l'Amérique, dont les progrès commençaient à l'inquiéter. Elle ne s'apercevait pas qu'un jour ils deviendraient tels que, si la Russie s'unissait à l'Amérique, ces deux pays ensemble seraient suffisans pour opprimer le reste du monde. La France a au contraire un intérêt immense à repousser d'Allemagne l'influence que la Russie veut y exercer, et, sous ce rapport, elle doit se trouver en harmonie au moins avec l'Autriche. Depuis 1798, sous Paul Ier, la Russie a su s'introduire et même se faire appeler dans les coalitions de celle-ci contre la France. Si les efforts qu'elle a faits lui ont coûté cher, elle a de même chèrement vendu ses services. Il n'y a qu'à voir où elle en est aujourd'hui, et quel est l'État d'Allemagne qui n'a pas payé plus cher la liberté, après laquelle il court encore, que les agrandissemens qu'il avait obtenus en restant dans l'alliance de la France. La Russie a joué un jeu d'autant plus sûr, qu'elle n'a qu'une frontière à défendre, point de derrières à garder, et compte une population immense dont la moitié était son ennemie il y a à peine vingt-cinq ans; celle-ci est aujourd'hui la propriété de quelques seigneurs russes, comme le bétail d'une terre est celle d'un particulier. C'est cependant avec ces principes-là qu'elle a triomphé des idées libérales et a amené, au nom de la liberté de l'Europe, ses hordes d'Asie à Paris.

L'Europe verra, avant un second règne, comment ses libérateurs auront profité de la leçon. Catherine II n'avait pas dans ses États assez d'hommes qui sussent lire et écrire pour en donner un à chaque village. Aujourd'hui les filles des cosaques connaissent la musique; elles emploient la parfumerie à leur toilette; le pillage des environs de Paris a été transporté jusqu'en Tartarie. Ce n'est pas seulement l'empereur Napoléon, mais la France, qui menaçait de l'arrêter dans ses projets sur l'Allemagne, que la Russie voulait détruire; elle voulait se défaire de la seule rivale qu'elle eût appris à redouter. Nous verrons maintenant qui la contiendra; et, pour parler nettement, il faut avouer que ce n'est que dans l'intérêt des intrigans comme des siens qu'a agi l'empereur de Russie. Égaré par quelques casse-cous politiques, qui s'étaient groupés autour de lui, il s'était flatté de joindre le rôle de législateur et de fondateur à celui de conquérant: il n'a fait, en bouleversant la France, que compromettre l'Europe.

On comprend sans peine que M. de Talleyrand, et les agitateurs qui marchaient sous sa bannière, n'aient vu, n'aient recherché que l'intérêt du moment et une meilleure position personnelle; mais que le chef de coalition, qui pouvait asseoir les destinées du continent, fixer les rapports des divers États dont il se compose, assurer au monde deux siècles de paix, ait renoncé à tant de gloire pour se mettre à la tête d'un parti, satisfaire une basse vengeance, voilà ce qui ne se conçoit pas. Par quel égarement, lui, qui pouvait recueillir les bénédictions de tant de peuples, ne se montra-t-il jaloux que de leur colère? Il s'en souciait peu, il faut le croire; mais enfin il avait déjà dû s'apercevoir que les princes les plus puissans succombent à la longue sous les coups d'épingles: il en avait vu la preuve en Russie comme en France. Il paraît, du reste, qu'il reconnut bientôt qu'il s'était mépris, car il faisait répandre qu'il avait été forcé d'agir contre son intention. C'était aussi ce que ne cessait de répéter M. de Talleyrand, tant chacun reculait devant son propre ouvrage et déclinait la responsabilité de ce qu'il avait fait. Je le vis à mon retour de Blois. À cette époque, je pouvais encore parler d'affaires avec lui. Je lui témoignai ma surprise du parti auquel il s'était arrêté. Il repoussa la conception de toutes ses forces. Il s'était, disait-il, vivement débattu pour obtenir la régence; mais Alexandre s'était prononcé sans détour, et avait exigé le rappel des Bourbons. Ce prince regardait leur retour comme le complément de sa gloire et de celle des alliés, qui avaient si long-temps combattu pour les reporter sur le trône: rien n'avait pu le faire changer de résolution. Ainsi, me disait Talleyrand, la chose a été forcée; il n'y a pas eu de choix. Au surplus, c'est une combinaison comme une autre. Nous verrons comment ils vont s'y prendre, et nous nous conduirons en conséquence.

CHAPITRE X.

Adresse à l'armée.—L'empereur abdique.—Ses réserves.—On lui offre la Corse.—Considérations qui lui font préférer l'île d'Elbe.—L'impératrice à Blois.—Elle veut rejoindre l'empereur.—Sauvegarde russe.—Arrivée à Orléans.—M. Dudon.—Comment il s'acquitte de sa mission.—L'impératrice remercie les membres du gouvernement.—Déplorable état de cette princesse.

Pendant que ces choses se passaient à Paris, la nouvelle de la défection du sixième corps arrivait à Fontainebleau. Le colonel Gourgaud, qui avait été en mission à Essone, accourt prévenir l'empereur que Marmont a traité avec les alliés, qu'il est de sa personne à Paris, que ses troupes, mises en mouvement sous prétexte de marcher sur la capitale, se trouvent déjà au milieu des colonnes russes, et que Fontainebleau reste à découvert. Napoléon ne peut croire à un rapport aussi étrange, il se le fait répéter, refuse d'y ajouter foi. La défection est malheureusement trop certaine, il ne peut se faire illusion; ses amis, ses créatures l'abandonnent, mais l'armée lui reste, il en appelle à son courage, à sa loyauté.

À L'ARMÉE.

Fontainebleau, ce 5 mars 1814.

«L'empereur remercie l'armée pour l'attachement qu'elle lui témoigne, et principalement parce qu'elle reconnaît que la France est en lui, et non pas dans le peuple de la capitale. Le soldat suit la fortune et l'infortune de son général, son honneur et sa religion. Le duc de Raguse n'a point inspiré ce sentiment à ses compagnons d'armes; il a passé aux alliés. L'empereur ne peut approuver la condition sous laquelle il a fait cette démarche; il ne peut accepter la vie et la liberté de la merci d'un sujet.

«Le sénat s'est permis de disposer du gouvernement français; il a oublié qu'il doit à l'empereur le pouvoir dont il abuse maintenant; il a oublié que c'est l'empereur qui a sauvé une partie de ses membres des orages de la révolution, tiré de l'obscurité et protégé l'autre contre la haine de la nation. Le sénat se fonde sur les articles de la constitution pour la renverser; il ne rougit pas de faire des reproches à l'empereur, sans remarquer que, comme premier corps de l'État, il a pris part à tous les événemens. Il est allé si loin, qu'il a osé accuser l'empereur d'avoir changé les actes dans leur publication. Le monde entier sait qu'il n'avait pas besoin de tels artifices. Un signe était un ordre pour le sénat, qui toujours faisait plus qu'on ne désirait de lui.

«L'empereur a toujours été accessible aux remontrances de ses ministres, et il attendait d'eux, dans cette circonstance, la justification la plus indéfinie des mesures qu'il avait prises. Si l'enthousiasme s'est mêlé dans les adresses et les discours publics, alors l'empereur a été trompé; mais ceux qui ont tenu ce langage doivent s'attribuer à eux-mêmes les suites de leurs flatteries. Le sénat ne rougit pas de parler de libelles publiés contre les gouvernemens étrangers, et il oublie qu'ils furent rédigés dans son sein. Si long-temps que la fortune s'est montrée fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle plainte n'a été entendue sur les abus de pouvoir. Si l'empereur avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, le monde reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son mépris. Il tenait sa dignité de Dieu et de la nation; eux seuls pouvaient l'en priver. Il l'a toujours considérée comme un fardeau, et lorsqu'il l'accepta ce fut dans la conviction que lui seul était à même de la porter dignement.

«Le bonheur de la France paraissait être dans la destinée de l'empereur. Aujourd'hui que la fortune s'est décidée contre lui, la volonté de la nation seule pouvait le persuader de rester plus long-temps sur le trône; s'il doit se considérer comme le seul obstacle, il fait volontiers le dernier sacrifice à la France. Il a, en conséquence, envoyé le prince de la Moscowa et les ducs de Vicence et de Tarente à Paris pour entamer la négociation. L'armée peut être certaine que le bonheur de l'empereur ne sera jamais en contradiction avec le bonheur de la France.»

Comme je l'ai dit, la défection dont se plaignait l'empereur avait fait échouer la négociation dont il donnait connaissance aux troupes. Toujours tremblans au nom du père, les alliés avaient refusé de reconnaître le fils, et demandaient que sa dynastie fût déchue. L'empereur fut outré de la prétention. Il leur avait tendu la main après leur défaite, et ils ne se contentaient pas de le faire descendre du trône, ils voulaient encore proscrire son successeur. Mieux valait courir les dernières chances de la guerre. Malheureusement la séduction n'était pas restée oisive. Des généraux, des chefs de corps s'étaient ralliés aux traîtres; les feuilles publiques, les rapports venaient à chaque instant révéler de nouvelles défections. La guerre civile devenait inévitable: il se résigna, et le sacrifice fut consommé[18].

Les ennemis étaient entrés à Paris le 30 mars, nous étions au 8 avril, ce court espace de temps avait suffi pour anéantir le fruit de tant de travaux glorieux pour les Français.

Les faits que je viens de rapporter ne sont pas exposés dans l'ordre où ils sont arrivés; ils n'en sont pas moins exactement vrais, je m'en suis assuré par les moyens d'informations que j'avais encore pendant les premières semaines de mon retour.

Le sacrifice consommé, la négociation fut bientôt faite. Il ne s'agissait que de régler des intérêts individuels, les alliés se montrèrent faciles. Ils offrirent la Corse à l'empereur; ce prince la refusa, parce qu'il prévoyait bien qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, on le trouverait trop près de la France, et qu'il serait dans l'impossibilité de se défendre, si l'on entreprenait de lui arracher cet asile. Il m'a dit lui-même, après son retour de l'île d'Elbe, que, quand il avait vu, à la marche du gouvernement du roi, qu'il serait encore dans le cas de reparaître sur la scène du monde, il avait plus d'une fois éprouvé le regret de n'avoir pas accepté. Il préféra l'île d'Elbe, qui ne pouvait porter d'ombrage à personne, ni faire concevoir d'inquiétudes sur l'emploi des moyens qu'elle pouvait offrir. On lui accorda sans peine ce faible débris de la puissance qu'on lui arrachait. Il fut convenu que la France lui donnerait annuellement un subside de deux millions; qu'il aurait la liberté d'emmener avec lui douze cents hommes de ceux de l'armée qui voudraient le suivre. On stipula également des dédommagemens pécuniaires en faveur des personnes de sa famille. Quelque malheureuse que fût sa position, il n'oublia ni ses serviteurs ni ses amis. Il demanda que les dispositions qu'il avait prises en leur faveur fussent respectées, qu'on ne les troublât pas dans la possession des biens qu'il leur avait donnés, tels que des dotations de rentes sur l'État et sur le Mont-Napoléon de Milan; il stipula, sur les fonds particuliers dont il faisait l'abandon à la couronne, une réserve de deux millions en faveur d'un certain nombre d'officiers qu'il désigna: on lui accorda tout.

Les souverains alliés reconnurent et garantirent toutes les transactions qui furent faites avec lui, mais n'en exécutèrent aucune, ou peu s'en faut. On régla de même le sort de l'impératrice; elle devait d'abord avoir la Toscane, cependant elle n'eut que le duché de Parme et de Plaisance. On devait croire que les conditions de ces différens traités seraient exactement observées, car enfin l'héritage était assez beau pour qu'on ne contestât pas sur les charges. Il n'en fut rien cependant, et l'on dut bientôt se détromper.

Il est temps de revenir à Blois, où l'impératrice était avec son fils et les ministres; l'empereur la tenait exactement informée de l'état dans lequel il se trouvait, et paraissait plus affligé de ces revers pour elle que pour lui. On fit faire à cette princesse quelques actes qui ne pouvaient plus avoir d'effet. Quoique fort jeune, elle voyait bien le dénouement qui se préparait. On lui proposa d'aller à Orléans pour être plus près de Fontainebleau; elle répondit que l'empereur lui avait dit de rester à Blois, qu'elle était décidée à attendre dans cette ville les événemens, quels qu'ils fussent. Il arriva successivement plusieurs officiers expédiés par l'empereur; il se servait de cette voie, parce qu'il ne pouvait déjà plus compter sur un autre moyen de correspondre. Il avait connaissance de tout ce qui s'était passé à Paris; il ne doutait pas que l'on eût cherché à corrompre ce qui les entourait l'un et l'autre. L'on ne sut à Blois les événemens qui avaient eu lieu les premiers jours d'avril que par suite de l'ordre qu'avait reçu la direction des postes d'Orléans de ne donner cours à aucune malle de poste venant de Paris sans l'avoir préalablement envoyée à Blois. Il en arriva bientôt une, et l'on sut tout ce qui s'était passé dans la capitale; on arrêta les dépêches qu'elle contenait, et comme on avait pris les mêmes dispositions sur les routes de Bretagne et du Mans, on suspendit pendant quelques jours le cours de ces désastreuses nouvelles. L'impératrice était livrée aux plus vives inquiétudes. Pendant les huit jours qu'elle passa à Blois, son visage fut continuellement baigné de larmes; elle s'était formée une tout autre idée des Français.

La méchanceté de ceux qui la faisaient descendre du trône a imputé à son manque de caractère une partie des malheurs qui arrivèrent, et pourtant il n'y avait pas de sa faute. Si l'impératrice, au lieu d'être une jeune femme de moins de vingt-deux ans, avait été dans l'âge où l'expérience donne de l'assurance et permet à une femme de s'entourer des conseils de ceux dans lesquels elle a confiance, les événemens auraient probablement pris une autre direction; mais elle n'était pas dans ce cas: l'empereur avait composé son entourage, elle donna l'exemple de la soumission. Dans son intérieur comme en public, elle ne manqua jamais aux rigoureuses bienséances qui étaient imposées à sa jeunesse, lesquelles n'admettaient pas de conversations particulières avec qui que ce fût, hors ceux qui lui avaient été désignés comme ses conseils. J'eus l'honneur de la voir plusieurs fois pendant ces pénibles momens, et je pus me convaincre de tout le dévouement qu'elle avait pour l'empereur.

Elle me disait un jour: «Ceux qui étaient d'opinion que je restasse à Paris avaient bien raison, les soldats de mon père ne m'en auraient peut-être pas chassée. Que dois-je penser en voyant qu'il souffre tout cela?» Elle était dans cet état d'anxiété, lorsqu'elle apprit la fâcheuse détermination qu'avaient amenée les intrigues de la capitale. Ce fut le colonel Galbois qui en apporta la nouvelle. Expédié de Fontainebleau le 6 avril, ce brave officier ne parvint qu'avec peine à éviter les partis alliés qui interceptaient la route de Blois. Il a lui-même rendu compte de sa mission, écoutons-le parler.

«Le lendemain 7, j'arrivai de bonne heure à Blois; l'impératrice me reçut de suite. L'abdication de l'empereur la surprit beaucoup: elle ne pouvait croire que les souverains alliés eussent l'intention de détrôner l'empereur Napoléon. Mon père, disait-elle, ne le souffrirait pas; il m'a répété vingt fois, quand il m'a mise sur le trône de France, qu'il m'y soutiendrait toujours, et mon père est un honnête homme.

«L'impératrice voulut rester seule pour méditer sur la lettre de l'empereur.

«Alors je vis le roi d'Espagne et le roi de Westphalie. Joseph était profondément affligé; Jérôme s'emporta contre Napoléon.

«Marie-Louise me fit appeler. S. M. était très animée: elle m'annonça qu'elle voulait aller rejoindre l'empereur. Je lui observai que la chose n'était pas possible. Alors S. M. me dit avec vivacité: Pourquoi donc, M. le colonel? vous y allez bien, vous! Ma place est auprès de l'empereur, dans un moment où il doit être si malheureux. Je veux le rejoindre, et je me trouverai bien partout, pourvu que je sois avec lui. Je représentai à l'impératrice que j'avais eu beaucoup d'embarras pour arriver jusqu'à elle, que j'en aurais bien plus pour rejoindre l'empereur. En effet, tout était dangereux dans cette course. L'on eut de la peine pour dissuader l'impératrice; enfin elle se décida à écrire.

«Je retournai heureusement auprès de l'empereur. Napoléon lut la lettre de Marie-Louise avec un empressement extrême; il me parut très touché du tendre intérêt que cette princesse lui témoignait. L'impératrice parlait de la possibilité de réunir cent cinquante mille hommes. L'empereur lut ce passage à haute voix, et il m'adressa ces paroles remarquables: Oui, sans doute, je pourrais tenir la campagne, et peut-être avec succès; mais je mettrais la guerre civile en France, et je ne veux pas…. D'ailleurs j'ai signé mon abdication, je ne reviendrai pas sur ce que j'ai fait.

L'empereur, comme le dit le colonel Galbois, fut sensible à la résolution que montrait l'impératrice, mais il ne partageait pas ses espérances, il lui prescrivit de se rendre à Orléans; et (le croirait-on?) on avait fait accompagner l'officier qui portait sa dépêche par un aide-de-camp de l'empereur de Russie, qui, sur les bords de la Loire, devait servir de sauvegarde à celle qui naguère était la souveraine de la moitié de l'Europe. Il est vrai que déjà des hordes de cosaques rôdaient dans les environs de Beaugency; l'esprit chevaleresque de l'empereur de Russie lui fit trouver plus galant d'envoyer un de ses aides-de-camp pour assurer le voyage de l'impératrice, que de donner des ordres pour que toutes ces bandes spoliatrices s'éloignassent au moins à une distance respectueuse. Cela ne peut s'expliquer que par le plaisir secret qu'il éprouvait à se donner l'air de protéger l'impératrice. Nous verrons bientôt qu'il lui réservait une autre espèce d'outrage. L'arrivée à Blois de cet aide-de-camp, avec une pareille mission, fit une impression fâcheuse; il donna des passe-ports à la suite de l'impératrice, qui ne pouvait pas voyager avec cette princesse sans la protection de ce Moscovite. Les membres du gouvernement accompagnèrent leur souveraine à Orléans; le passe-port donné par i'aide-de-camp russe ne fut pas inutile, car un parti de cosaques poussa effectivement jusqu'à Beaugency et pilla une partie des équipages.

L'impératrice arriva à Orléans, où on lui fit encore une réception de souveraine; les troupes étaient sous les armes, et les acclamations du public l'accompagnèrent jusqu'à son palais. On savait cependant tout ce qui avait eu lieu à Paris. Je faisais de bien tristes réflexions en voyant la ville d'Orléans pleine de troupes; nous en avions laissé encore bien davantage à Blois, où s'étaient successivement retirés les dépôts qui étaient à Versailles et à Chartres, ainsi que la colonne des troupes de la garde qui accompagnait l'impératrice, et cela d'après les dispositions du ministre de la guerre. Comment tout cela n'avait-il pas été réuni aux corps des maréchaux Mortier et Marmont, qui défendaient Paris? On ne peut en donner une autre raison, sinon qu'on ne l'avait pas voulu; mais assurément ces divers détachemens s'élevaient à plus de vingt mille hommes. Que l'on ajoute à cela l'arsenal de Paris, et l'on sera forcé de convenir que l'on a manqué de tête ou de coeur, et que l'empereur a été bien mal servi sous ce rapport.

L'impératrice était à peine rendue à Orléans, qu'on vit arriver dans cette ville un agent du gouvernement provisoire. On ne savait quel objet pouvait l'amener, mais il était tout frais sorti du donjon de Vincennes; sa mission n'annonçait rien de bon. Les conjectures qu'elle faisait naître ne tardèrent pas à se vérifier. M. Dudon, qui avait été renfermé pour avoir déserté son poste, abandonné l'armée d'Espagne, et répandu la terreur dont il était saisi sur la route qu'il avait parcourue, avait de quoi se venger dans sa poche. C'était un arrêté (du moins il en parut un dans le Moniteur) dont les considérans expriment trop bien le système de déception de l'époque pour n'être pas reproduit. Il était ainsi conçu:

«Le gouvernement provisoire, informé que, d'après les ordres du souverain dont la déchéance a été solennellement prononcée le 3 avril 1814, des fonds considérables ont été enlevés de Paris dans les jours qui ont précédé l'occupation de cette ville par les troupes alliées; que ces fonds ont été conduits en plusieurs transports sur divers points du royaume; qu'ils ont même été grossis par les spoliations de plusieurs caisses publiques dans les départemens; que les caisses municipales et celles même des hôpitaux n'ont pas échappé à cette dilapidation; voulant, dans le plus bref délai, faire rentrer au trésor les fonds qui lui ont été soustraits, et qui appartiennent au service public.

«Arrête ce qui suit:

«ARTICLE PREMIER. Tout dépositaire, tout rétentionnaire de fonds provenant de cet enlèvement et de cette spoliation, est tenu, dès l'instant où la connaissance du présent décret lui sera parvenue, de faire la déclaration desdits fonds au maire de la commune la plus prochaine du lieu où il se trouve, pour, par suite, en effectuer le dépôt dans la caisse du receveur-général ou municipal de ladite commune.

«ART. II. Tout conducteur de transport desdits fonds, de quelque qualité qu'il puisse être, est tenu d'arrêter le transport à l'instant, de faire sa déclaration au maire de la commune la plus voisine du lieu où il se trouve, et d'effectuer le dépôt où il est dit en l'article ci-dessus.

«ART. III. Tout commandant d'escortes militaires quelconques est tenu aux mêmes obligations que celles portées aux articles ci-dessus, et de veiller à ce que le dépôt soit fait immédiatement.

«ART. IV. Tout magistrat, tout administrateur civil ou militaire, préfet, maire, commandant de place, est tenu, dès l'instant où il a connaissance d'un transport de la nature de ceux indiqués au présent arrêté, de s'opposer de tous ses moyens et de toutes les forces qui sont à sa disposition, à ce que ledit transport soit continué, et est tenu de veiller à ce que le dépôt des fonds qui peuvent y être compris soit fait immédiatement, ainsi qu'il est dit aux articles précédens.

«ART. V. Tous les individus dénommés dans les articles du présent arrêté qui n'obtempéreraient pas aux injonctions qui leur seraient faites sont déclarés civilement et personnellement responsables des sommes qui pourraient avoir été soustraites par leur négligence ou par leur désobéissance, sont déclarés eux-mêmes spoliateurs des caisses publiques, et, comme tels, seront judiciairement poursuivis dans leurs personnes et dans leurs biens.

«Fait à Paris, le 9 avril 1814.

Signé, le prince de BÉNÉVENT,

Le duc DALBERG, François de JAUCOURT, BEURNONVILLE, MONTESQUIOU.

L'arrêté est positif. Il s'agit de spoliations, de deniers publics; rien de plus sage que de faire rentrer au trésor ce qui en a été indûment extrait. Malheureusement les faits ne justifient pas les intentions que l'on afficha, ou plutôt les intentions sont en contradiction manifeste avec les faits: car enfin, M. Dudon n'était pas un novice; il n'était pas homme à se méprendre, et l'eût-il d'ailleurs été, il ne l'a pas fait dans le cas dont il s'agit, puisque ses opérations ont été approuvées. Or, que fit-il? Examinons. Il se rendit de Paris à Orléans par la route la plus directe, qui ne pouvait pas être celle où le gouvernement de la régente avait enlevé des caisses publiques, puisqu'il ne l'avait pas suivie. D'ailleurs, avant de faire partir M. Dudon, on s'était fort bien assuré, on l'avait pu du moins, dans toutes les administrations, qu'aucun denier public n'en avait été enlevé.

Du reste, ce n'était pas de ceux-ci, qui se retrouvent toujours, que l'on s'était occupé. En effet, à qui s'adressa M. Dudon en arrivant à Orléans? À M. de la Bouillerie, trésorier de la liste civile, et qui, comme tel, n'avait pas de deniers publics. On voulait s'emparer de ceux que ce fonctionnaire avait en caisse, mais l'arrêté ne pouvait les atteindre, et on le sentait bien; aussi n'essaya-t-on aucune tentative sérieuse auprès de lui.

On eut recours à un officier de gendarmerie d'élite, M. Janin, de Chambéry, aujourd'hui officier-général, qui était commis à l'escorte de cet argent. Ce jeune homme, voyant un moyen de faire sa fortune, se donna à M. Dudon. Il rassembla son détachement, fit atteler d'autorité les caissons qui contenaient encore le trésor de l'empereur Napoléon, car on ne l'avait pas déchargé, et se mit en route pour Paris, où il arriva sans coup férir.

C'est ainsi que ce trésor fut enlevé; on ne respecta pas même le linge et les habits de l'empereur Napoléon. Les fourgons furent ramenés le 12 dans la cour des Tuileries, d'où ils étaient partis le 30 mars.

Ainsi, dans le court espace de trois jours, M. Dudon s'était rendu à Orléans, et en avait ramené un lourd transport qui devait en mettre au moins quatre à parcourir le trajet qui sépare cette ville de la capitale. Comment eut lieu cette étrange célérité? comment concilier la date de l'arrêté avec celle de la rentrée des fonds? Je l'ignore, à moins toutefois qu'on n'admette une version assez plausible qui courut alors, c'est que l'arrêté eut moins pour objet de prescrire une spoliation sur laquelle on ne comptait pas, que de sanctionner ce qui avait été fait.

Quoi qu'il en soit, la proie faillit mettre le désordre dans la troupe: chacun revendiqua l'honneur de la conception et voulut se faire une meilleure part. Les amis intervinrent, et l'aubaine fut jugée assez bonne pour que personne ne se gardât rancune.

On a prétendu depuis que cette affaire n'avait eu lieu qu'après la dissolution du gouvernement provisoire. Le fait est inexact: il suffit, pour s'en convaincre, de remarquer la date de l'arrêté. L'argent est d'ailleurs arrivé à Paris le jour même où le comte d'Artois fit son entrée dans cette capitale. Le prince ne put ordonner une chose qui était faite. Je reviens à la conduite de l'agent du gouvernement provisoire.

Il se montrait si pressant, qu'on n'eut que le temps d'exécuter diverses dispositions que l'empereur avait prescrites, lorsque M. Dudon signifia l'objet de son voyage. Il voulait annuler les ordres qui avaient été donnés en conséquence, mais on lui observa que ceux dont il était porteur ne pouvaient pas avoir d'effet rétroactif, et on l'obligea à se contenter de ce qu'il trouvait. Il est bon d'observer que l'argent que le gouvernement provisoire envoyait saisir était à l'empereur; il ne provenait point de recettes publiques, il n'avait pas été puisé dans les coffres du trésor, l'on n'avait donc aucun droit de l'y faire rentrer, si toutefois il en est rentré quelque chose. Si on l'a porté dans les caisses publiques, il n'a pu y être inscrit que comme venant de cette spoliation, car on n'aura pas assurément trouvé qu'il en avait été soustrait[19] pour être remis à l'empereur.

L'agent du gouvernement provisoire réclama les diamans de la couronne, qui furent rendus, sur inventaire, avec la plus scrupuleuse exactitude. Il n'y manquait que le régent, que l'on mettait ordinairement à part, à cause de son grand prix et de la facilité qu'il y avait à le dérober; tout le monde ignorait que l'impératrice portait dans un sac à ouvrage la monture d'une des épées de l'empereur dans laquelle il était engagé. On vint lui rendre compte de ce qui se passait; elle tira aussitôt la monture et la remit. Les diamans qui lui appartenaient personnellement étaient avec les autres, elle ne fit pas une question pour savoir si on les avait aussi enlevés. M. Dudon ne s'en tint pas là: il s'empara encore du peu d'argenterie que l'on avait emporté pour le service de l'impératrice et de son fils; il ne lui laissa pas un couvert d'argent, et poussa les choses au point que l'on fut obligé d'emprunter les couverts et même la faïence de l'évêque, chez qui elle était logée, pour la servir pendant les deux jours qu'elle passa encore dans cette ville[20].

Cette conduite fut tenue sous les yeux de l'empereur de Russie, qui avait un de ses aides-de-camp à Orléans, envers la fille de son allié, l'empereur d'Autriche. On ne peut refuser de convenir que l'empereur avait eu des procédés bien différens, lorsqu'au temps de sa prospérité il avait été l'arbitre du sort de tant de princes et de rois, et particulièrement des proches de l'empereur Alexandre. Le séjour que l'impératrice fit à Orléans fut pour cette malheureuse princesse un supplice continuel; chaque moment lui apportait de nouvelles alarmes. L'empereur lui avait écrit de congédier les ministres, les membres du gouvernement qui l'avaient accompagnée, ainsi que les grands-officiers de la couronne. Elle fit connaître cet ordre, et chacun s'empressa d'aller lui offrir les dernières marques de son respect, en lui témoignant la part que l'on prenait à son malheur. Elle reçut successivement tous ceux qui se présentèrent; elle dit à chacun de lui conserver un souvenir; et qu'elle souhaitait qu'il fût heureux; ses larmes inondaient son visage, et en auraient tiré d'un coeur de bronze; elle présenta sa main à baiser, et donna congé.

CHAPITRE XI.

Abandon où se trouve l'impératrice.—On voudrait que l'empereur se donnât la mort.—Anecdote à ce sujet.—Mesdames de Montebello et de Montesquiou.—L'impératrice regrette de ne s'être pas fait chanoinesse.—Incertitude pénible où elle se trouve.—Avenir qu'on lui présente.

Le lendemain de cette triste cérémonie, l'impératrice était presque seule à Orléans; tout le monde avait repris le chemin de Paris. Je l'avais pris moi-même lorsqu'un incident dont je rendrai compte m'obligea de revenir à Orléans, où je restai encore deux jours. L'évêché, où habitait cette princesse, n'avait plus l'air d'un palais; à peine y rencontrait-on quelqu'un, si ce n'est les deux ou trois dames qui étaient restées près d'elle et du roi de Rome. Les momens que l'impératrice passa ainsi isolée durent être cruels, elle était dans un état à ne pouvoir prendre aucune espèce de repos. Son intimité se réduisait à la duchesse de Montebello, sa dame d'honneur. Les autres dames qui l'accompagnaient n'étaient pas admises au même degré de confiance. Madame de Montesquiou ne jouissait que de celle que l'on ne pouvait refuser à la personne qui s'était dévouée tout entière aux soins de l'enfance du roi de Rome. L'archi-chancelier n'était pas venu jusqu'à Orléans; il avait repris de Blois le chemin de Paris; son âge joint à ses infirmités lui rendait le déplacement trop douloureux, en sorte que, dans ces pénibles momens, l'impératrice n'avait pour conseil que sa dame d'honneur.

Présentée à la confiance de Marie-Louise par l'empereur lui-même, celle-ci avait justifié le choix du souverain par les soins les plus empressés. Marie-Louise avait pour elle une amitié aussi sincère que si elle avait été une de ses soeurs, dont elle aimait beaucoup à l'entretenir. La dame d'honneur, comme la souveraine, était dévouée à l'empereur, mais, comme elle aussi, ébranlée par l'orage. Elles recueillaient tous les bruits, se communiquaient leurs alarmes, et augmentaient ainsi l'anxiété qu'elles éprouvaient l'une et l'autre, quoique à des titres différens.

Il n'était question, depuis plusieurs jours, que d'un prétendu projet qu'avait l'empereur d'attenter lui-même à sa vie. Je ne pense pas que personne se soit chargé de lui conseiller de terminer ainsi; il n'y a que ceux qui étaient pressés d'être libres de tous sentimens de reconnaissance envers lui, qui ont témoigné de l'étonnement de ce qu'il avait eu la force de survivre à tant d'adversités. Quant à moi, je trouve qu'il se serait rendu ridicule en se détruisant. Cette action n'est convenable que lorsqu'on ne peut échapper à l'infamie; mais pour les malheurs, un grand homme doit toujours être à leur épreuve. La mort prochaine de l'empereur, répandue d'abord à Blois, circula avec plus de force à Orléans. On alla jusqu'à dire que l'on avait reçu des lettres de Fontainebleau qui annonçaient que tout serait fini le lendemain.

Ces bruits étaient sûrement parvenus jusqu'aux oreilles de l'impératrice, car elle était dans un état nerveux qui la privait du sommeil. Madame de Montebello n'était pas dans une situation plus tranquille. Toutes les nouvelles qui circulaient avaient produit un tel effet sur elle, qu'elle ne voyait partout que des messagers de mort.

L'empereur écrivait à peu près tous les jours à l'impératrice. Cette princesse était seule à Orléans, et il ne la pressait point de venir le joindre à Fontainebleau; il ne le lui demandait pas même, présumant sans doute qu'elle arrangerait mieux sa position en restant loin de lui qu'en venant s'associer à ses malheurs, attendu que cette démarche aurait pu déplaire à son père, auquel l'empereur lui disait d'écrire, puisque lui-même était sans moyens de la protéger. Le tendre attachement qu'il avait pour elle lui imposa le douloureux sacrifice de la dissuader de venir le joindre, quelque consolation qu'elle eût pu lui porter. J'ai vu le coeur de cette souveraine aux prises avec ce que son attachement pour l'empereur lui conseillait de faire, et le parti que sa déférence pour ses moindres insinuations l'avait accoutumée à suivre. Elle me fit l'honneur de me dire à Orléans: «Je suis vraiment à plaindre. Les uns me conseillent de partir, les autres de rester. J'écris à l'empereur, il ne répond pas à ce que je lui demande. Il me dit d'écrire à mon père; ah! mon père, que me dira-t-il après l'affront qu'il permet qu'on me fasse? Je suis abandonnée, et m'en remets à la providence. Elle m'avait sagement inspirée en me conseillant de me faire chanoinesse. J'aurais bien mieux fait que de venir dans ce pays.

«Aller auprès de l'empereur! Je ne puis partir sans mon fils dont je suis la sûreté. D'un autre côté, si l'empereur craint que l'on attente à sa vie, comme cela est probable, et qu'il soit obligé de fuir, les embarras que je lui causerais peuvent le faire tomber dans les mains de ses ennemis, qui veulent sa perte, n'en doutons pas. Je ne sais que résoudre, je ne vis que de larmes.» Elle en était véritablement inondée en achevant de prononcer ces paroles.

Toutes les fois qu'il se présentait un officier de la part de l'empereur, on avertissait madame de Montebello, qui se levait pour le recevoir, s'il arrivait dans la nuit; elle entrait ensuite chez l'impératrice pour lui remettre les lettres qui étaient pour elle. M. Anatole de Montesquiou se présenta dans ces entrefaites venant de Fontainebleau: il alla d'abord chez sa mère, à l'appartement du roi de Rome, d'où il fit prévenir la duchesse. Il fut introduit dans une pièce où elle avait passé la nuit tout habillée, entortillée de schals et jetée sur son lit. Elle reçut M. Anatole de Montesquiou dans cet équipage, et sans lui donner le temps d'ouvrir la bouche: «Eh bien! lui dit-elle, est-ce fini? est-il mort?» Anatole, qui ne connaissait pas les terreurs qui l'agitaient, ne comprit rien à la question: «Qui, madame? lui répondit-il; de quelle mort parlez-vous?—Mais, répliqua la dame d'honneur, de celle de l'empereur; on a dit ici qu'il s'était tué.—Non, madame, dit M. de Montesquiou, il n'est pas mort: il se porte bien; pouvez-vous ajouter foi aux bruits que répandent ses ennemis? Voici même une lettre qu'il m'a chargé de remettre à l'impératrice.»

Madame de Montesquiou la mère, qui portait au plus haut point la pratique de toutes les vertus et de tous ses devoirs, était moins facile à alarmer; mais elle ne voyait l'impératrice que lorsque le roi de Rome était porté chez elle; si elle avait eu quelque influence sur l'impératrice, elle l'eût sans doute bien conseillée. Au reste, cela n'aurait pas produit grand'chose, car depuis quatre ans que l'impératrice était en France, elle avait dû entendre souvent dire que les alliances avec l'Autriche avaient toujours été funestes à la France; et depuis que cette puissance s'était déclarée contre nous, on se gênait si peu pour lancer des épithètes à l'empereur d'Autriche, qu'il n'était pas possible qu'il ne fût revenu quelques uns de ces propos aux oreilles de l'impératrice. Il faut, au reste, convenir que les événemens ne le justifiaient que trop. Elle-même le voyait bien, elle avait le tact assez fin pour démêler la vérité la mieux enveloppée.

Elle ne se dissimulait pas l'effet que la conduite de son père avait dû produire sur la nation.

«Je conçois, disait-elle quelquefois, que le peuple ait de l'aversion pour moi dans ce pays, et cependant il n'y a pas de ma faute; mais pourquoi mon père m'a-t-il mariée, s'il avait les projets qu'il exécute?»

Elle exagérait à cet égard, car on ne cessa jamais d'avoir la plus grande vénération pour elle.

Elle était livrée à une foule de réflexions sur des événémens qui étaient au-dessus de son expérience; mais quoi qu'on pût lui dire pour lui faire prendre un parti, elle n'avait plus de confiance dans l'avenir et s'attendait à tout. On lui à reproché de n'avoir pas été à l'île d'Elbe. On a eu tort; elle n'a du reste été désapprouvée que par ceux qui ne connaissaient ni sa position ni celle de l'empereur, et par le parti ennemi, qui ne se méprenant pas sur la puissance d'opinion que cette princesse et son fils avaient en France, cherchait tous les moyens possibles de la dépopulariser. C'était rendre justice au bon jugement de la nation que de lui supposer de l'aversion pour une faute qui n'aurait pu partir que d'un vice de coeur. Mais l'impératrice l'avait trop pur pour être même soupçonnée.

J'ai fait connaître toutes les raisons qui avaient été la base de ses déterminations; je vais y ajouter quelques réflexions qui pourront faire juger de la part qu'ont pu y avoir ses entourages. Madame de Montebello, qui avait une très grande fortune, ne se souciait point du tout d'aller s'enterrer vivante à l'île d'Elbe. Ses affections la rappelaient à Paris, où elle pouvait vivre indépendante. Elle connaissait assez le coeur de l'impératrice pour être persuadée que si une seule fois elle revoyait l'empereur, il n'y aurait pas eu de puissance assez forte pour l'empêcher de s'unir à son sort, et qu'alors elle serait obligée de la suivre. Aussi insista-t-elle vivement pour lui faire adopter le parti que l'empereur lui-même avait conseillé, savoir, de s'adresser à l'empereur d'Autriche, parce qu'une fois cette princesse rentrée dans sa famille, elle se trouvait dégagée[21]. Des insinuations perfides se joignirent aux instances de la dame d'honneur. On dit à l'impératrice que l'empereur ne l'avait jamais aimée, qu'il avait eu dix maîtresses depuis son union avec elle, qu'il ne l'avait épousée que par politique; mais qu'après la tournure que les choses avaient prise, elle devait s'attendre à des reproches continuels. L'impératrice ébranlée céda; elle écrivit à son père, et ce fut sans doute sur son invitation qu'elle se rendit d'Orléans à Rambouillet. Nous verrons bientôt ce qui se passa dans cette entrevue. Revenons sur quelques allégations dont les alliés se servaient encore pour égarer l'opinion.

CHAPITRE XII.

Déclaration du 19 mars.—Reproches faits à l'empereur.—L'armistice.—Contre-projet.—Est-ce le duc de Vicence ou l'empereur?

On a vu que le prince de Schwartzenberg avait répondu aux ouvertures du duc de Trévise par l'envoi d'une pièce injurieuse à l'empereur. C'était un nouveau manifeste où les alliés, continuant la déception de Francfort, opposaient leur feinte modération aux vues ambitieuses du souverain qui combattait pour ses foyers. Attentifs à saisir tout ce qui pouvait nous aliéner l'opinion, ils se prévalaient des fautes de sa diplomatie pour accuser les intentions du chef de l'État. Restituons à chacun ce qui lui appartient de cette série d'actes malheureux ou pusillanimes qui ont consommé la ruine de ce vaste édifice de gloire que nous avions été vingt ans à élever.

Insensible aux calamités qui pesaient sur ses peuples, l'empereur s'est-il obstiné à continuer la guerre? A-t-il, comme l'en accusaient les alliés, repoussé tout projet de réconciliation pour solliciter un armistice aux conditions auxquelles il pouvait obtenir la paix? Examinons.

Le duc de Vicence, confiant dans la déclaration de Francfort, s'était imposé, dans les pouvoirs qu'il avait rédigés pour lui-même, l'obligation de ne traiter que sur les bases que les souverains eux-mêmes avaient promulguées; mais, retenu aux avant-postes ennemis, il ne tarda pas à se convaincre que les alliés étaient loin de vouloir accorder à la France les limites dont ils l'avaient flattée. Il demanda de nouveaux pouvoirs où il ne fût pas fait mention de frontières qu'on ne pouvait obtenir. Ces pouvoirs furent expédiés le 4 avril dans les termes que le négociateur avait désirés.

Napoléon avait hésité à les revêtir de sa signature, soit qu'il regardât comme une faute de débuter dans une négociation qui n'était pas même ouverte, par une concession dont les conséquences pouvaient être graves, soit que les bases de Francfort fussent la seule planche de salut qu'il voulût saisir dans son naufrage. L'idée de subir d'autres conditions lui était insupportable.

Une lettre de Châtillon adressée au duc de Bassano arriva sur ces entrefaites. Le duc de Vicence s'exprimait en ces termes: «Il ne faut pas se faire illusion, l'ennemi a un immense développement de forces et de moyens. Si l'empereur a des armées assez nombreuses pour que son génie le fasse triompher, certes il ne faut rien céder en-deçà des limites naturelles; mais si la fortune nous a assez trahis pour que nous n'ayons pas en ce moment les forces nécessaires, cédons à la nécessité ce que nous ne pouvons défendre, et ce que notre courage ne peut reconquérir… Obtenez donc de S. M. une décision précise. Dans une question de cette importance, il faut être décisif… Il ne faut avoir les mains liées d'aucune manière. Le salut de la France dépend-il d'une paix ou d'un armistice qui doive être conclu sous quatre jours? Dans ce cas, je demande des ordres précis, et qui donnent la faculté d'agir.»

Le duc de Bassano remit la dépêche à l'empereur, le conjura de fléchir devant la nécessité. Napoléon eut l'air de l'écouter à peine. Il lui montra du doigt un passage des oeuvres de Montesquieu qu'il semblait feuilleter avec distraction. Lisez, lisez tout haut, lui dit-il. Le ministre lut: «Je ne sache rien de plus magnanime que la résolution que prit un monarque qui a régné de nos jours, de s'ensevelir plutôt sous les débris du trône, que d'accepter des propositions qu'un roi ne doit pas entendre. Il avait l'âme trop fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne l'avaient mis, et il savait bien que le courage peut raffermir une couronne, et que l'infamie ne le fait jamais[22].»

Douze ans auparavant, Napoléon disait à son ministre qui commençait à avoir une grande part à sa confiance: «Je sais un homme à qui l'on peut tout dire.» Le duc de Bassano se le rappela. «Je sais quelque chose de plus magnanime encore, répondit-il à Napoléon, c'est de sacrifier votre gloire pour combler l'abîme où la France tomberait avec vous.—Eh bien! soit, reprit l'empereur, faites la paix, que Caulaincourt la fasse, qu'il signe tout ce qu'il faut pour l'obtenir; je pourrai en supporter la honte, mais n'attendez pas que je dicte ma propre humiliation.» L'exemple récent du congrès de Prague avait déjà appris au duc de Bassano, et devait avoir appris au duc de Vicence s'il serait facile d'obtenir que Napoléon proposât une à une les conditions qu'il devait subir.

Ce prince s'en remit à son plénipotentiaire, dont il venait de lire l'opinion énergiquement exprimée, et lui fit écrire: «Les conditions sont, à ce qu'il paraît, arrêtées d'avance entre les alliés: aussitôt qu'ils vous les auront communiquées, vous êtes le maître de les accepter, ou d'en référer à moi dans les vingt-quatre heures.» L'alternative en pareille matière pouvait embarrasser le plénipotentiaire, le duc de Bassano demanda avec instance que de nouveaux ordres effaçassent ce que ceux-ci pouvaient contenir de conditionnel. Il s'ensuivit une longue conversation qui dura une grande partie de la nuit; enfin il fut autorisé à écrire le 5, et il écrivit à la hâte en ces termes:

«Je vous ai expédié hier un courrier avec une lettre de Sa Majesté, et les nouveaux pleins pouvoirs que vous avez demandés.

«Au moment où Sa Majesté va quitter Troyes, elle me charge de vous en expédier un second, et de vous faire connaître en propre termes que Sa Majesté vous donne carte blanche pour conduire les négociations à une heureuse issue, sauver la capitale, et éviter une bataille où sont les dernières espérances de la nation

Ces expressions, que Napoléon avait approuvées textuellement, étaient précises, énergiques. Néanmoins le duc de Bassano ne les jugea pas suffisantes. Il crut nécessaire de donner à l'autorisation qu'elles portaient encore plus de force et de solennité, afin de garantir pleinement le plénipotentiaire, quelque usage qu'il dût en faire, et de le couvrir au besoin de sa propre responsabilité. À cet effet il ajouta:

«Les conférences doivent avoir commencé hier 4. Sa Majesté n'a pas voulu attendre que vous lui eussiez donné connaissance des premières ouvertures, de crainte d'occasionner le moindre retard.

«Je suis donc chargé, monsieur le duc, de vous faire connaître que l'intention de l'empereur est que vous vous regardiez comme investi de tous les pouvoirs, de toute l'autorité nécessaire dans ces circonstances importantes pour prendre le parti le plus convenable, afin d'arrêter les progrès de l'ennemi et de sauver la capitale.»

Voilà les pouvoirs donnés par le souverain, voyons l'usage que va en faire le négociateur. Le congrès s'était ouvert le 5 février. La séance, ajournée au lendemain, n'eut pas lieu, et laissa au plénipotentiaire français le temps de recevoir sa carte blanche, qui lui parvint dans la journée. Les ministres ennemis, rassemblés le 7, énoncèrent les conditions qu'ils mettaient à la paix. C'étaient à peu près celles auxquelles l'empereur allait consentir, quand il apprit la marche imprudente de Blücher. Cependant, loin de les accueillir, Caulaincourt n'opposa que difficultés. Il réclama les bases de Francfort, voulut savoir au profit de qui tourneraient les sacrifices imposés à la France, s'enquit de l'emploi qu'on se proposait d'en faire, et exigea même qu'on lui soumît un projet qui développât les vues des alliés dans leur ensemble, toutes prétentions incompatibles avec les circonstances, et propres seulement à faire suspecter les intentions du souverain au nom duquel elles étaient présentées. On ne dissimule pas au duc combien elles sont étranges. Il se roidit, persiste à réclamer des limites dont il a lui-même plaidé l'abandon, et, après deux jours perdus dans une obstination sans objet, il imagine de céder ce qu'on lui demande, non pas pour la paix qu'on lui offre, mais pour un armistice que rien ne l'autorise à solliciter. Il fait plus: dans ces pénibles circonstances, où le moindre délai peut devenir mortel, il ne propose pas même le singulier expédient qu'il a improvisé. Il consulte M. de Metternich, qui est à vingt lieues de là; il lui soumet ce qu'il a dessein de faire. On ne pouvait mieux entrer dans les vues des alliés. Tous avaient vu leurs capitales envahies; nos aigles s'étaient montrées à Vienne, à Berlin, à Moscou. Ce souvenir importunait leur orgueil, ils brûlaient de nous rendre l'humiliation qu'ils avaient reçue.

Le succès de Brienne semblait leur garantir la satisfaction qu'ils ambitionnaient, il ne s'agissait que de s'assurer le temps nécessaire d'arriver à Paris. La paix, telle qu'on voulait l'imposer à l'empereur, en offrait les moyens. Elle était dure; il balancerait à l'accepter, et ses hésitations permettraient de consommer sa ruine. Les inconcevables prétentions que le duc de Vicence avait émises justifiaient cet affreux calcul.

Les diplomates étrangers étaient dans une sécurité complète, lorsque Caulaincourt, se ravisant tout à coup, consent à abandonner immédiatement, pour un armistice, tout ce qui est en question pour la paix. Le chevalier Floret, qui a reçu cette étrange confidence, la communique aussitôt à M. de Stadion, qui la transmet au comte Razumowski. Celui-ci prend sur-le-champ son parti. Les plénipotentiaires anglais n'ont point d'injure personnelle à venger: il sait que la paix est faite, s'ils apprennent que la France abandonne Anvers et se dessaisit de la Belgique. Il n'a qu'un moyen de la prévenir; il s'en empare, et demande au nom de son souverain que les conférences soient suspendues. Il n'ignorait pas sans doute que c'était à la double faute de M. de Vicence qu'il devait les avantages qu'il avait pris. Mais M. de Vicence n'avait pas d'importance propre: c'était l'empereur qu'il s'agissait de détruire, on n'eut garde de ne pas lui imputer les méprises de son négociateur.

Les alliés ne s'en tenaient pas à cette fausse imputation: ils accusaient encore l'empereur d'avoir long-temps tardé à fournir son contre-projet de paix, et d'avoir enfin reproduit des prétentions incompatibles avec l'état des choses. Voyons encore si c'est sur lui ou sur son plénipotentiaire que doivent peser ces prétentions inopportunes.

Napoléon avait fait écrire, le 25 février, à son plénipotentiaire: «La prudence veut sans doute qu'on cherche tous les moyens de s'arranger; mais S. M. pense, et elle ordonne de l'écrire de nouveau à V. E., que ces moyens, ou tout au moins les données qui peuvent servir à les trouver, c'est à vous à les procurer, et que les renseignemens à cet égard ne peuvent vous venir de lui, mais doivent lui venir de vous… L'empereur juge comme vous que le moment est favorable pour traiter, si la paix est possible; mais pour juger cette possibilité, il a besoin des lumières que lui procureront les négociations, ou vos rapports avec les négociateurs

Au lieu de ces données, de ces renseignemens, de ces lumières, Napoléon ne recevait que des représentations, vides d'indications utiles, sur sa position en général. Les dépêches de son plénipotentiaire contenaient des lieux communs sur la guerre, des exhortations, des demandes, où les convenances n'étaient pas toujours respectées. Le grand-écuyer ne savait pas plus traiter avec son souverain qu'avec les alliés; il ne l'éclairait pas, il le blessait. Après chacune de ses lettres, l'empereur se sentait toujours moins disposé à céder.

L'empereur avait envoyé, le 2 mars, de La Ferté-sous-Jouarre, les élémens du contre-projet. Le 8, il adressa au duc de Vicence une longue lettre, dont nous reproduisons un extrait:

«M. de Rumigny arrive… Le canevas que S. M. vous a envoyé avec sa lettre du 2, renferme les matériaux du contre-projet que V.E. est dans le cas de présenter… S. M. vous a laissé toute latitude pour la rédaction… Il s'agit, pour arriver à la paix, de faire des sacrifices… Ces sacrifices portent sur des portions de territoire, la Belgique et la rive gauche du Rhin, dont la réunion, faite constitutionnellement, a été reconnue par de nombreux traités. L'empereur ne peut pas, dans cette situation, proposer la cession d'une partie de territoire. Il peut consentir à quelques concessions, s'il n'est que ce moyen de parvenir à la paix; mais pour qu'il y consente, il faut qu'elles lui soient demandées en masse par le projet que les alliés vous ont remis. Mais ce projet est leur premier mot, et leur premier mot ne saurait être leur ultimatum. Vous leur répondrez par l'acceptation des propositions qu'ils ont faites à Francfort; et cette réponse, qui est également votre premier mot, ne saurait être votre ultimatum. S. M. connaît mieux que personne la situation de ses affaires, elle sent donc mieux que personne combien il lui est nécessaire d'avoir la paix; mais elle ne veut pas la faire à des conditions plus onéreuses que celles auxquelles les alliés seraient véritablement disposés à consentir.»

Ainsi l'empereur aurait consenti à ces conditions, si son plénipotentiaire, qui négociait depuis plus d'un mois, avait su les connaître, les apprécier, s'en rendre compte lui-même, et démontrer à son souverain que les alliés ne s'en départiraient pas. Un homme de résolution aurait trouvé dans cette lettre assez de prétextes pour s'autoriser à conclure. On lisait encore dans les dépêches dont il s'agit: «Vous avez la pensée de S. M. sur celles (les propositions) qu'elle pourrait accorder.» (Elles sont énoncées dans le cours de cette longue lettre: le Brabant hollandais, Wesel, Cassel, Kell, au besoin Mayence.) «Si les alliés s'en contentent, rien n'empêche que nous terminions; s'ils en veulent d'autres, vous aurez à les discuter pour arriver à les faire modifier; vous irez verbalement aussi en avant que vous le jugerez convenable, et quand vous serez parvenu à avoir un ultimatum positif, vous vous trouverez dans le cas d'en référer à votre gouvernement pour recevoir ses derniers ordres.»

Si l'on voit dans cette lettre l'embarras, l'hésitation de Napoléon, et une sorte de mécontentement contre un plénipotentiaire qui le régentait sans l'aider en rien, et sans lui fournir aucune lumière, on y voit aussi qu'il veut la paix, qu'il avoue qu'elle lui est nécessaire, et qu'il n'est retenu que par la crainte de céder à des conditions dont les ennemis pourraient se désister. «Vous irez verbalement aussi loin que vous le jugerez convenable.» C'était encore une carte blanche, sauf autorisation; mais si le plénipotentiaire, après en avoir fait usage et être parvenu à un ultimatum positif, ne se trouve pas dans le cas d'en référer, attendu la déclaration formelle que, s'il n'accepte pas dans les vingt-quatre heures, la négociation est immédiatement rompue, il accédera, il signera, à moins que le fantôme de sa responsabilité ne lui retienne la main[23].

Les intentions de l'empereur ne furent pas mieux remplies dans cette circonstance qu'elles ne l'avaient été dans celle qui nous a déjà occupés. Les deux déclarations que le duc de Vicence fit insérer au protocole de la conférence du 10 n'étaient pas, comme les alliés le demandaient, un contre-projet rédigé sur le canevas que l'empereur lui avait envoyé le 2, mais des observations qui enflaient plutôt qu'elles n'atténuaient les prétentions sur lesquels il insistait. L'empereur le remarqua et chercha de suite à y remédier. Il écrivit de Reims, où il se trouvait lorsqu'il reçut les dépêches du duc de Vicence, une lettre dans laquelle des concessions importantes étaient compliquées par des locutions conditionnelles qui auraient de nouveau jeté son plénipotentiaire dans sa perplexité habituelle.

Le caractère de ce ministre était embarrassant, il ne voulait rien deviner, rien prendre sur lui, il lui fallait des ordres précis, et quand ces ordres étaient de faire la paix à tout prix, il s'épouvantait de leur précision même. C'est ce qui était arrivé au commencement de février; mais après six semaines de négociations, il devait être plus éclairé et serait peut-être moins timide. Il devait sentir qu'une longue polémique n'était plus de saison, lorsque les événemens se pressaient, et que ses courriers mettaient quatre jours pour parvenir au quartier impérial. Dans ces momens extrêmes, l'envoi des pouvoirs absolus était le seul moyen d'aller au but, s'il pouvait encore être atteint. Le duc de Bassano fut autorisé à les donner; mais pour produire une impression plus forte sur le plénipotentiaire, il obtint que Napoléon écrirait directement. On lit dans ces lettres, datées de Reims, le 17 mars:

«Sa Majesté, ayant pris en considération vos deux lettres du 13, dont elle a reçu le duplicata hier soir, et le primata ce matin, vous laisse toute la latitude convenable, non seulement pour le mode de démarches qui vous paraîtrait à propos, mais aussi pour faire, par un contre-projet, les cessions que vous jugeriez indispensables, afin d'empêcher la rupture des négociations….

«M. le duc de Vicence, je vous donne directement l'autorisation de faire les concessions qui seraient indispensables pour maintenir l'activité des négociations, et arriver enfin à connaître l'ultimatum des alliés, bien entendu que les concessions qui seraient faites par le traité auraient pour résultat l'évacuation de notre territoire, et le renvoi, de part et d'autre, de tous les prisonniers, etc., etc.

«Signé, NAPOLÉON.»

Une autre lettre du duc de Bassano, en date du 19, répétait cette autorisation, en expliquant que Napoléon n'y mettait aucune limite. «Il est bien temps, ajoutait cette lettre, de parvenir à savoir quels sont les sacrifices que la France ne peut éviter de faire pour obtenir la paix.» Au moment même où Napoléon dictait ces mots et demandait encore ce que depuis long-temps son négociateur aurait dû lui apprendre, les plénipotentiaires alliés déclarèrent à Châtillon que les négociations étaient terminées. Revenons sur ce qu'ils avaient fait.

Le 13, ils avaient répondu aux déclarations verbales faites le 11 par M. de Vicence, en se renfermant dans un cercle de vingt-quatre heures. Dès-lors, ce plénipotentiaire ne peut plus douter que le projet de traiter qu'ils ont remis ne soit, à quelques modifications près, leur ultimatum. Il demande un nouveau délai; il l'obtient, et présente enfin, le 15, un contre-projet. Il n'y parle ni du Brabant hollandais, ni du Weser, de Cassel, de Mayence, de Kell, qu'il est autorisé à abandonner. Dans ses déclarations du 10, rien n'est modifié, adouci; rien n'est oublié, pas même la princesse Élisa, le grand-duc de Berg, le prince de Neufchâtel et la principauté de Bénévent. Il n'y a pas jusqu'aux petits princes allemands que le plénipotentiaire français ne prenne sous sa protection, en demandant, par l'article 16, que les dispositions à faire des territoires cédés et les indemnités à donner aux princes dépossédés soient réglées dans un congrès spécial où la France interviendra: protection d'autant plus méritoire de sa part, qu'il agit formellement contre les intentions de Napoléon, exprimées sans équivoque dans la lettre du 8, dont M. de Rumigny a été le porteur: «On ne trouvera aucune difficulté de la part de l'empereur sur l'état de possession en Allemagne, il ne met pas d'importance à y intervenir. Il y laissera les alliés faire à leur gré.»

Les alliés, que cette circonstance étonne, rappellent avec dérision au plénipotentiaire français que, six semaines auparavant, il a offert pour un armistice ce qu'il refuse aujourd'hui pour la paix, et les négociations sont rompues. Mais à qui s'en prendre? Sur qui doivent peser les conséquences de la rupture? Ce n'est assurément pas sur l'empereur.

CHAPITRE XIII.

Arrivée du comte d'Artois à Paris.—Il n'y a qu'un Français de plus.—Arrivée de l'empereur d'Autriche.—Cérémonie religieuse.—Bassesse de quelques maréchaux.—On presse l'empereur de partir.—Il pénètre le but de ces sollicitations.—Mesures qu'il prend.—Je ne puis aller lui dire adieu.—Augereau.—Ce n'était pas lui qui avait fait la proclamation.

M. le comte d'Artois, qui, comme l'on sait, était à Vesoul, partit de cette ville aussitôt qu'il eut reçu le courrier qui lui annonçait les événemens qui avaient eu lieu. Il arriva à Paris le 12 avril. La curiosité avait poussé la foule au-devant de lui; son entrée se fit avec une sorte de pompe triomphale. Il fut harangué par M. de Talleyrand, qui l'attendait à la barrière de Bondy avec les membres du gouvernement provisoire. Il répondit, et laissa échapper ce mot tant reproduit: «Rien ne sera changé, il n'y a qu'un Français de plus.»

On donna une grande publicité à cette réponse, comme on est dans l'habitude de faire pour tout ce qui sort de la bouche des princes. On avait dans ce cas-ci un motif particulier, c'était de rassurer ceux qui craignaient le retour à l'émigration.

Le comte d'Artois monta à cheval à la barrière Saint-Martin; il suivit le faubourg, descendit les boulevards, prit la rue Napoléon, la rue de Rivoli, et gagna enfin les Tuileries. À Paris, le moindre événement attire des spectateurs, et on pouvait si peu prévoir celui-là un mois auparavant, que la curiosité fut proportionnée à l'étonnement. L'entrée de l'empereur d'Autriche eut lieu peu de jours après celle du comte d'Artois. Ce prince arrivait par la route de Bourgogne; toutes les troupes alliées prirent les armes, et allèrent à sa rencontre jusqu'à la barrière Saint-Antoine avec l'empereur de Russie et le roi de Prusse à leur tête. Les trois souverains revinrent ensemble à cheval suivis de ces mêmes troupes, qui parcoururent encore le boulevard depuis la Bastille jusqu'à la place de la Révolution, où elles défilèrent. Il est bien difficile de se persuader que l'empereur d'Autriche ait conçu le projet de détrôner sa fille, cependant on ne voit pas de motif raisonnable à son absence de l'armée alliée. L'opinion la moins défavorable que l'on puisse en concevoir, c'est que pour avoir l'air de n'y avoir point participé, ou par crainte de se trouver engagé dans quelques scènes d'attendrissement, il avait prolongé son absence, laissant ainsi à ses alliés le soin d'immoler sa fille. Il faut convenir qu'ils s'en sont bien acquittés, et que l'impératrice avait raison de dire qu'elle était abandonnée, et ne pouvait compter sur son père qui la laissait outrager.

Nous étions véritablement dans une série de dégradations. C'était à qui se vautrerait dans la fange, et nos neveux se refuseront à croire ce que je vais rapporter.

Peu de jours après l'entrée à Paris de l'armée alliée, l'empereur de Russie fit célébrer l'office divin selon le rite grec, et chanter un Te Deum en action de grâce de la prise de Paris. Pour donner plus de pompe à cette cérémonie, il ordonna qu'il fût élevé au milieu de la place de la Révolution un vaste échafaud sur lequel on construisit un autel. Comme il se trouvait précisément à la place où avait été immolé Louis XVI, et que l'on n'avait rien publié au sujet de la cérémonie religieuse des Russes, on crut généralement que toutes ces dispositions étaient destinées à la célébration de quelque office expiatoire; mais l'on sut bientôt à quoi s'en tenir. Toute l'armée alliée fut rangée sur la place autour de l'autel, sur lequel les prêtres grecs qui suivaient le quartier-général de l'empereur Alexandre étaient placés. Ce prince arriva bientôt accompagné du roi de Prusse, de tous les princes et généraux qui étaient dans l'armée alliée. Mais le croira-t-on? au milieu de ce cortège qui venait remercier Dieu de notre destruction et chanter sur les restes inanimés de nos malheureux soldats, on remarquait des maréchaux de France en grand uniforme; ils se disputaient les approches de l'empereur Alexandre avec les cosaques dont il était entouré. Ces hommes, privés de direction, avaient quitté leurs troupes pour assister à une cérémonie qui les couvrait de honte, et cela au milieu de la capitale, déjà indignée de la souillure qu'elle était réduite à supporter. Il était réservé à cette malheureuse France, dont la gloire avait été portée si haut, de tomber tout à coup dans l'abjection, et d'être obligée de consigner à côté des plus beaux faits d'armes, des inconvenances, des actions honteuses, qui en ternissaient l'éclat.

Depuis la bataille de Fleurus en 1794 jusqu'à celle de Wagram, les armées autrichiennes ont constamment fait une guerre malheureuse contre nous. Nous avons occupé deux fois leur capitale; mais quoique abandonnés par la fortune, pas un de leurs officiers n'a été infidèle à ses drapeaux, pas un de leurs généraux n'a souillé son uniforme.

L'empereur était encore à Fontainebleau, où il faisait ses dispositions de départ pour l'île d'Elbe. Il fit d'abord mettre en marche les douze cents hommes de sa garde qui s'associaient à sa mauvaise fortune, et avec eux une centaine de Polonais qui avaient mieux aimé le suivre que de passer sous les drapeaux qu'ils avaient si long-temps combattus, car l'empereur Alexandre les avait réunis à son armée à Paris même.

On pressait l'empereur de partir de Fontainebleau. On lui représentait que le roi devait arriver à Paris le 21 avril, et qu'il n'était pas convenable qu'il se trouvât assez près pour entendre le canon qui annoncerait son entrée. L'empereur démêla bien les motifs qui poussaient ceux qui le pressaient de partir, mais il ne les écouta pas. Il savait que l'on en voulait à sa vie, et jugea prudent de ne pas se mettre en marche avant que la petite troupe qui devait veiller à sa sûreté fût en mesure de le garantir des embûches qu'on pouvait lui tendre. Il voulait pouvoir, au besoin, se jeter au milieu de ces braves gens, et voyager avec eux jusqu'à la mer, si cela était devenu nécessaire; aussi fut-il insensible à tout ce qu'on lui disait pour hâter son départ. On continuait de l'importuner; il donna congé à tout le monde, et rendit ainsi la liberté à ceux qui soupiraient après le moment de pouvoir le quitter avec une sorte de pudeur. Il fut effectivement presque abandonné les derniers jours qu'il passa à Fontainebleau. Il devait au prince de Neufchâtel de lui témoigner le désir de l'emmener, il l'avait assez comblé d'honneurs et de richesses pour croire que Berthier ne s'éloignerait pas de lui dans l'adversité; il lui proposa en effet de le suivre: il le fit même avec d'autant plus de confiance, qu'il ignorait la réunion qui avait eu lieu chez ce prince, et dans laquelle on avait pris la résolution de se porter à des extrémités fâcheuses, s'il n'abdiquait.

Berthier, obligé de répondre à l'ouverture que lui faisait l'empereur, protesta de sa fidélité et lui promit de ne pas l'abandonner; mais il lui demanda d'aller quelques jours à Paris pour régler ses affaires, et détruire quelques papiers qui étaient restés dans son cabinet. Le prétexte était assez plausible pour qu'il ne fît naître aucun soupçon; néanmoins l'empereur, qui avait un tact très fin, ne s'y méprit pas: «Berthier, lui dit-il, vous n'accusez pas vrai, vous avez tort. Si vous voulez me quitter, il faut le dire franchement.»

Berthier renouvela ses protestations, et se montra même choqué du soupçon; mais il ne convainquit pas l'empereur, qui lui dit froidement: «Allez, Berthier, allez à Paris, vous y avez d'autres affaires; mais je vous le prédis, nous ne vous reverrons plus, et quelque assurance que vous me donniez de votre retour, je n'y compte pas.» Berthier se rendit à Paris et ne reparut plus.

L'empereur était livré à toute sorte de réflexions sur les antécédens qu'il supposait avoir précédé le rappel de la maison de Bourbon, et il devait en être ainsi. Je sais qu'il m'a rendu assez peu de justice, dans le premier moment, pour croire que j'avais eu part à cet événement; en écrivant de Fontainebleau à Blois, au prince Joseph, son frère, il lui marquait: «Vous ne me dites rien du ministre de la police.» Le prince Joseph, en lui répondant, me rendit la justice que je méritais; je ne me trouvai point blessé de la question de l'empereur: elle était une conséquence de ce qu'il voyait, et qui était de nature à lui faire suspecter tout le monde; il y avait d'ailleurs assez d'officieux autour de lui pour caresser ses soupçons. Néanmoins j'éprouvai beaucoup de regrets de n'avoir pu aller lui dire adieu; mais cela ne me fut pas possible; autrement je n'eusse pas tenu grand compte des insinuations dont j'étais l'objet, car j'ai toujours eu confiance dans le sentiment qui suivait la réflexion de l'empereur, et me souciai peu du jugement de ceux qui l'entouraient: mais, je le répète, cela ne me fut pas possible.

Il n'y avait que Caulaincourt qui allait et venait sans obstacles, parce qu'il était chargé de régler tout ce qui était relatif aux intérêts de l'empereur. Ce ne fut que le 23 avril que ce prince crut pouvoir partir.

Pendant l'intervalle de près de quinze jours qu'il passa ainsi à Fontainebleau, les détails des événemens qui avaient changé la face de la France étaient parvenus d'un bout à l'autre de ce vaste pays. Les productions les plus viles sortaient de dessous les presses, et excitaient la réaction. Toutes ces diatribes avaient devancé l'empereur sur la route qu'il devait suivre, et avaient échauffé la populace. Il fut heureux pour lui qu'on l'eût fait accompagner par un commissaire anglais, un autrichien et un russe. Ce même monarque qui avait été l'objet de tout l'amour des Français, dut s'entourer de leurs ennemis, pour se garantir de leur vengeance. Cette douloureuse extrémité est trop bien constatée pour qu'elle échappe à l'histoire.

Les commissaires se rendirent à Fontainebleau; on les présenta à l'empereur comme des sauvegardes pour la sûreté de sa personne, mais c'était bien autant afin d'être en mesure contre les projets qu'on lui supposait, que par intérêt pour lui, qu'on les lui envoyait; cependant ils lui furent utiles en traversant la Provence. Ces trois individus étaient des hommes d'honneur, qui ne le quittèrent pas un instant et remplirent leur devoir avec une honorable ponctualité.

Le jour du départ, les troupes prirent les armes et se formèrent dans la cour du château de Fontainebleau. Les voitures de l'empereur étaient attelées et rangées au pied du grand escalier, ainsi que cela était d'usage; avant d'y monter, il voulut faire ses adieux à ses troupes, et s'avançant vers la garde, il lui adressa cette vive allocution:

«Soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps comme dans ceux de notre prospérité, vous n'avez cessé d'être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre eût été interminable; c'eût été la guerre civile, et la France n'en fût devenue que plus malheureuse. J'ai sacrifié tous mes intérêts à ceux de la patrie. Je pars; vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée, il sera toujours l'objet de mes voeux. Ne plaignez point mon sort; si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servir encore à votre gloire: je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble. Adieu, mes enfans, je voudrais vous presser tous sur mon coeur.»

Il se fit apporter les aigles, les embrassa et reprit: «Je ne puis vous embrasser tous, mais je le fais dans la personne de votre général. Adieu, soldats, soyez toujours braves et bons.» Cette scène leur avait arraché des larmes. «Quel homme nous perdons! disaient-ils entre eux; les alliés savent bien ce qu'ils font en l'enlevant à la France.»

L'empereur était ému à suffoquer; il fut obligé de se faire violence pour sortir des rangs de ces braves gens; il monta en voiture et s'éloigna. J'eus, dans cette circonstance douloureuse, le bonheur de lui rendre un dernier service; voici à quelle occasion:

Aussitôt que les événemens de Bordeaux avaient eu lieu, j'avais envoyé dans cette ville quelques agens s'assurer de ce qu'il y avait à faire. Ils avaient trouvé les esprits disposés à tout entreprendre, et venaient me rendre compte des mesures qu'ils avaient prises pour chasser l'étranger. La nouvelle de l'abdication les atteignit en route; ils s'arrêtèrent à Orléans, rencontrèrent d'autres affidés fraîchement débarqués dans cette ville, mais dans des vues tout opposées. Ils lièrent conversation, et apprirent le but de l'excursion de leurs camarades, qui leur proposèrent même de se joindre à eux. Ils refusèrent, gagnèrent Paris en toute hâte, et accoururent me prévenir qu'ils avaient trouvé une bande conduite par un ancien écuyer de la reine de Westphalie, qui épiait une occasion favorable pour fondre sur l'empereur et l'assassiner. J'expédiai en toute diligence un courrier à Fontainebleau, et fus assez heureux pour qu'il arrivât à temps. On prit les précautions nécessaires; les assassins n'osèrent se hasarder contre une quarantaine de lanciers qui formaient l'escorte, et ils se rabattirent sur les équipages de la reine de Westphalie, qu'ils pillèrent.

On a prétendu depuis que Maubreuil n'avait d'autre mission que de s'emparer des diamans de la couronne, et de saisir des trésors avec lesquels l'empereur eût pu se créer un parti. Je sais qu'on s'est servi de ce prétexte pour arracher aux chefs des troupes ennemies les ordres destinés à faire prêter main-forte[24] à la bande qu'on avait mise sur les traces de l'empereur, mais il n'en est pas moins dérisoire, car on ne pouvait faire courir, le 17, après des valeurs qu'on avait depuis le 9. On a dit encore que le gouvernement provisoire n'existait plus lors de la mission de Maubreuil, mais le fait n'est pas plus exact, car les ordres qui devaient assurer l'exécution du complot sont revêtus de la signature de Bourienne[25], de Dupont-Baylen[26], d'Anglès[27], tous ministres de la commission que présidait Talleyrand.

Au reste, les détails qui suivent fixeront l'idée qu'on doit se faire du but que se proposaient Maubreuil et ses commettans. Je les extrais d'une information judiciaire dont l'exactitude n'a pas été contestée[28].

* * * * *

«La mission de Maubreuil et de ses complices avait deux objets, l'attentat aux jours de l'empereur, et l'enlèvement des effets appartenant à Sa Majesté et à tous les membres de sa famille.

* * * * *

«Maubreuil connaissait depuis long-temps Roux-Laborie, intrigant, qui profita de la catastrophe du 31 mars et de la faveur du prince de Bénévent pour se faire nommer secrétaire-général, adjoint du gouvernement provisoire.

«Ce fut à Roux-Laborie que Maubreuil, après avoir éprouvé les refus de
M. de Sémallé, adressa directement ses sollicitations.

«Il est constant que, depuis trois mois, il allait le voir tous les jours, tant pour des opérations de commerce qu'ils méditaient ensemble que pour les affaires politiques, dont Roux-Laborie était parfaitement instruit et Maubreuil extrêmement avide, en distribuant des proclamations et de belles paroles. Il rentra chez lui à sept heures du soir, et trouva cinq à six billets de Roux-Laborie, conçus à peu près en ces termes: Venez donc. Pourquoi ne venez-vous pas? Comment est-il possible de se faire attendre ainsi? Vous me désespérez, en vérité! Je vous attends d'heure en heure chez le prince.

«Maubreuil monte en voiture, et se rend à l'hôtel du prince en toute hâte. Laborie le fait entrer dans le cabinet du prince, et lui dit: Avez-vous mangé?—Non, répond Maubreuil, je n'ai pas mangé depuis ce matin; j'ai couru toute la journée.—Eh bien! allez prendre un bouillon: j'ai donné ma parole d'honneur de ne vous rien dire sans cela.—Laissons là ce bouillon, et dites ce que vous voulez de moi.—Non, j'ai donné ma parole: partez, allez prendre ce bouillon, et dans une heure, une heure cinq minutes, une heure dix au plus tard, soyez ici. Songez que j'attends de vous un grand dévouement: j'en ai répondu au prince, et j'ose croire ne m'être pas trompé.—Vous savez, mon cher Laborie, que le but unique de toutes mes actions et de toutes mes peines est de reprendre la place que j'étais fait pour occuper dans le monde avant la révolution. Né fils unique avec une grande fortune, je ne vois pas sans douleur mon nom et mon existence, pour ainsi dire, anéantis. Faites tout pour qu'au péril de ma vie, dix fois s'il le faut, j'atteigne le but que je me suis toujours proposé.

«—C'est très bien; mais partez sur-le-champ. Revenez dans une heure, une heure dix. Je ne vous écoute plus; il faut que je vous quitte. Partez, partez.

«Maubreuil sort dans sa voiture, va prendre un bouillon au restaurant de
Riche, sur le boulevard, et retourne chez le prince à huit heures.

«Laborie était au conseil. Il est averti du retour de Maubreuil par le premier huissier de la chambre; il vient, prend Maubreuil par la main, le conduit dans le même cabinet, le fait asseoir dans le fauteuil du prince, et lui adresse ces mots:

«Vous êtes un homme d'un grand courage et d'un grand caractère; vous avez une grande ambition: elle sera satisfaite par-delà vos désirs, si vous réussissez. Tout le bien, toutes les dignités vous attendent. On vous donnera 200,000 fr. de rente; on vous fera duc, lieutenant-général et gouverneur d'une province. Mais ne vous dissimulez pas qu'il y a un grand danger à courir. Pouvez-vous, d'ici à demain au soir cinq heures, vous assurer de cent hommes déterminés? Voici ce qu'il faut faire: vous irez au quartier-général du prince Schwartzenberg; on vous donnera argent, chevaux, tout ce que vous demanderez.—Que voulez-vous?—Mais enfin, mon ami, il s'agit de nous débarrasser de l'empereur; lui mort, la France, l'armée, tout est à nous. Est-ce que vous manquez de courage et de résolution? Voyons, parlez.

«—S'il s'agit d'un assassinat, répondit Maubreuil, je ne puis vous convenir; sans doute ce n'est pas là ce que vous voulez me proposer.

Laborie l'interrompt brusquement: «Tout cela vous regarde; faites comme vous voudrez. Débarrassez-nous-en, mais dépêchez-vous. Rendez-vous au quartier-général. Il doit y avoir une grande bataille; que ce soit avant, pendant ou après, peu importe: tout ce qu'il nous faut est d'en être débarrassé.

«—De la garde, cent sont beaucoup de trop: je n'en veux que douze dont je sois sûr. Il faut que vous me donniez la faculté d'avancer de deux ou trois grades ceux qui serviront bien. Il faut des récompenses pécuniaires dans la même proportion.

«—Vous aurez tout ce que vous voudrez, dit Laborie: faites. Après tout, que nous importe d'avoir dix ou douze colonels et quelques officiers de plus ou de moins? Voulez-vous attendre le prince? il est au sénat. Il va vous répéter tout ce que je vous ai dit. Le voulez-vous? mais c'est inutile.

«—Mon Dieu, répond Maubreuil, ce sera comme vous voudrez; je m'en rapporte parfaitement à vous; c'est inutile. Je vais passer la nuit à courir et à rassembler une douzaine de personnes.»

«C'est ainsi que se termine la conversation; nous la donnons telle qu'elle est rapportée par Maubreuil. Mais il est certain que Laborie, s'est expliqué d'une manière beaucoup plus positive sur l'étendue et les divers objets de la mission.»

* * * * *

Le 3 avril, à cinq heures du matin, Maubreuil, fidèle à ses conventions avec Laborie, se rendit chez ce dernier, qui n'était pas encore rentré à neuf heures. Il fut au second rendez-vous chez le prince de Bénévent. Laborie ne lui dit que ces mots: «Vous avez encore la journée pour vous préparer. À cinq heures, mon ami.—À cinq heures. En vérité, lui dit Maubreuil, je suis enchanté, car, tout étant sens dessus dessous dans Paris, il a été impossible de rien préparer pendant la nuit.»

Le soir à cinq heures, Maubreuil retourna chez Laborie, qui lui dit: «À neuf heures, mon bon ami, à neuf heures; de grandes nouvelles, de grandes nouvelles; préparez-vous toujours, venez à neuf.»

* * * * *

À neuf heures, Maubreuil étant chez le prince, Laborie commença en ces termes: «Nous avons, mon cher, de grandes nouvelles. Nous avons déterminé Marmont à passer avec son armée; il paraît que toute l'armée va suivre son exemple. Déjà beaucoup de propositions ont été faites aux maréchaux; nous espérons beaucoup.»

Maubreuil lui demanda si cela dérangeait sa mission, ce qu'il devait faire. Laborie répondit: «Non assurément; tenez-vous prêt, mais attendons à demain.» Il eut alors avec Maubreuil une longue conversation, dont celui-ci nous a transmis quelques fragmens…

«Savez-vous, lui dit Maubreuil, que royalistes, bonapartistes, constitutionnels, tout crie contre le prince? On se demande où il en veut venir, et moi-même je vous demande, pour ma gouverne, si c'est pour les Bourbons qu'il travaille.

«Bah! dit Laborie, voilà bien Paris. À peine deux jours de délivrance, les voilà qui se plaignent. Ah! mon Dieu, qu'on est injuste! Tenez, mon ami, à la place où vous êtes, depuis midi jusqu'à quatre heures, aujourd'hui, j'ai tremblé pour les Bourbons. Faut-il le dire, cette maison a été jouée à croix ou pile. M. de Caulaincourt a trois fois pensé l'emporter près de l'empereur Alexandre. Que d'efforts il a fallu faire! Ajoutez la régence, l'Autriche d'un autre côté, et l'empereur de Russie, si incertain et si fatigué, qu'il a laissé, pour ainsi dire, prendre l'initiative à M. de Nesselrode sur cette grande question.»

«Jugez, jugez si la maison de Bourbon a obligation à M. de Talleyrand. Je vous dirai aussi, pour moi, que j'en suis rompu. Je n'ai jamais rien vu de semblable au travail de cette journée. Que de moyens n'a-t-il pas fallu prendre pour arracher la déclaration d'Alexandre! Vous ne vous en faites pas d'idée; mais enfin nous l'avons. La déchéance sera prononcée ce soir, et les Bourbons rappelés demain par le sénat.»

D'après cette conférence, le plan ne fut pas abandonné, son exécution ne fut que différée, et Laborie assura Maubreuil que, si en définitive l'expédition n'avait pas lieu, le prince ne lui en saurait pas moins bon gré, et lui tiendrait compte de sa bonne volonté.

Le lendemain 4, Dasies alla chez Devantaux pour savoir le jour du départ.

Maubreuil arriva et lui dit: «Notre départ est retardé de quelques jours.»

Depuis le 4 avril jusqu'au 18, Maubreuil alla quatre fois par jour au gouvernement provisoire. Il fit porter par son domestique, Prosper Barbier, un grand nombre de billets à Laborie; mais il ne donne aucun détail sur une correspondance si active et sur des démarches si multipliées. Il se contente de dire qu'il présenta à Laborie plusieurs personnes, entre autres Dasies, Montbadon et le général Montélégier. Ce dernier fut témoin de la manière pressante dont Laborie dit à Maubreuil d'aller faire expédier son brevet de maréchal-de-camp par le général Dupont, ministre de la guerre. Dasies convint qu'il accompagnait très souvent Maubreuil; mais il prétend qu'il faisait toujours antichambre.

Dans ce même intervalle, du 4 au 18 avril, Maubreuil et Dasies firent plusieurs démarches qu'il est essentiel de rapporter, parce qu'elles sont relatives à l'un des objets de leur mission.

* * * * *

Le 12 avril arriva la nouvelle de l'abdication de l'empereur. Elle n'apporta aucun changement aux dispositions du prince de Bénévent, qui désirait l'entière destruction de la famille impériale; et Maubreuil affirme, dans les termes les plus positifs, qu'il ne peut lui rester aucun doute à cet égard, d'après tout ce qui lui a été dit dans l'intervalle de l'abdication à l'expédition de ses ordres.

L'empereur, en déposant la couronne, s'était désarmé. Dès-lors la mission confiée à Maubreuil ne pouvait plus être considérée que comme un projet d'assassinat; c'est ce qu'il avoue lui-même, en alléguant des excuses frivoles et contradictoires qui ne prouvent de sa part que l'extrême embarras et l'impossibilité de se justifier.

Il dit qu'il fut obligé de garder sa mission, parce qu'elle était un secret d'État, et qu'en refusant de l'accomplir, il aurait répondu à la plus grande confiance par une insigne trahison, et se serait attiré le ressentiment de M. de Talleyrand, et du comte d'Artois, qu'il croyait également instruit du complot, d'après le rapport de diverses personnes.

Le 16 avril, avant midi, Maubreuil, accompagné de Dasies, rend une nouvelle visite à Laborie, qui lui remet des lettres pour le ministre de la guerre, le ministre de la police, le directeur-général des postes, et qui lui dit, en le quittant: «Faites, mon cher, tout ce que vous voudrez, tout ce que vous entendrez avec les effets de tous les Bonapartes; vous avez carte blanche en tout, sur tout et pour tout. Le prince a une telle confiance en vous, qu'il est persuadé que personne mieux que vous et aussi bien que vous ne pouvait remplir ses vues.»

Pour cette phrase de Laborie: Faites ce que vous voudrez avec les effets des Bonapartes, Maubreuil observe que le prétexte dont ils étaient convenus de couvrir la mission était la recherche des effets et diamans de la couronne.

Il répondit à Laborie: «Je vous jure que je ferai de mon mieux, et j'espère faire si bien, que tout le monde sera content.»

* * * * *

Le 23 avril, à six heures du matin, Maubreuil alla chez Roux-Laborie, et lui raconta les événemens de son voyage.

Il prétend qu'il lui donna ordre, ou plutôt conseilla de renoncer à toute idée de faire périr l'empereur, en ajoutant que, pour son propre compte, il ne se chargerait que de l'enlever et de le conduire en Espagne, ou en tout autre lieu qui serait désigné par le prince de Bénévent. À ce discours, Laborie ne put cacher son agitation, qui se trahit sur sa figure par un mouvement convulsif; il répondit ces propres paroles: «Mon Dieu, mon cher, qu'est ce que cela veut dire? Mais comment est-il possible? En vérité, je ne vous comprends pas. Au surplus, cela vous regarde; quant à moi, je ne m'en mêle pas: c'était à vous à faire, et tant pis pour vous, si cela tourne mal. Je vous donne ma parole que je ne réponds pas de tout ce dont vous allez être cause.» Il prononça encore d'autres phrases entrecoupées et singulières qui décelèrent un étrange embarras. Maubreuil lui parla des caisses de la reine de Westphalie, et Laborie lui dit: «Tout cela vous regardera; et si l'empereur de Russie se fâche, le prince ne s'en mêlera pas.»

* * * * *

La procédure fut suivie, et le 16 juin, le procureur impérial près le tribunal de première instance de la Seine, prit les conclusions suivantes:

«Attendu qu'il résulte des aveux de Maubreuil que le sieur Roux-Laborie, en sa qualité de secrétaire-général adjoint du gouvernement provisoire, lui a donné, dans plusieurs conférences tenues depuis le 2 jusqu'au 18 avril, soit chez le prince de Talleyrand, soit aux Tuileries, où siégeait ce gouvernement, la mission d'assassiner l'empereur et les princes Joseph et Jérôme, ainsi que d'enlever le roi de Rome; qu'avant l'abdication de l'empereur, Maubreuil avait accepté cette mission; qu'à la vérité il allègue pour défense qu'il avait seulement le dessein d'agir en brave soldat, à la tête d'une troupe d'hommes déterminés, dans la bataille à laquelle on s'attendait; excuse frivole sous deux rapports: 1° il avoue que cette troupe devait être revêtue de l'uniforme de la garde impériale, ce qui annonce de la manière la plus positive l'intention de se glisser dans les rangs à la faveur d'un déguisement, et de tuer l'empereur en trahison; 2° les princes Jérôme et Joseph n'étaient point à l'armée;

«Qu'après l'abdication, le complot n'a point changé d'objet, et que Maubreuil a persisté dans la résolution de l'exécuter, craignant, comme il le dit lui-même, de s'attirer le ressentiment du prince de Bénévent et du comte d'Artois;

«Que si le motif apparent, le prétexte de l'expédition, était la reprise des diamans de la couronne, ou des fonds qu'on prétendait avoir été enlevés de Paris et de plusieurs caisses publiques des départemens par la famille impériale, une preuve irrésistible que la mission avait un autre objet encore plus important, et qu'on n'osait avouer, c'est la nature et le texte même des ordres ou pouvoirs qui ont été donnés à Maubreuil les 16 et 17 avril, par les ministres du gouvernement provisoire. En effet, un arrêté de ce gouvernement, portant la date du 9 avril, et inséré au Bulletin des Lois, enjoignait à toutes les autorités civiles et militaires d'arrêter le transport de ces fonds, et d'en effectuer sur-le-champ le dépôt dans une caisse publique. Or, si la mission avait eu pour but la recherche ou la saisie, soit de pareils deniers, soit des diamans de la couronne; les pouvoirs conférés à Maubreuil n'étaient plus, dans cette hypothèse, qu'une conséquence de l'arrêté, un moyen de parvenir à son exécution; ils n'auraient eu rien de mystérieux, et la mission n'y serait pas annoncée comme secrète dans l'ordre du commissaire au département de la police générale;

«Que Maubreuil, dans son voyage à Fossard, envoya Colleville à Fontainebleau pour épier le moment du départ de l'empereur, et la marche des princes Joseph et Jérôme, qui étaient alors du côté de Blois;

«Qu'en sortant de Fossard après le vol de l'argent et des bijoux de la reine de Westphalie, Maubreuil, sachant que l'empereur voyageait jusqu'à Lyon sous l'escorte de quinze cents hommes de la garde, prit la résolution d'aller le joindre au-dessus de cette ville, ce qui suppose nécessairement l'intention de l'assassiner, et non pas de le combattre;

«Que, s'il préféra de revenir à Paris, ce fut non seulement pour accompagner les objets volés à la reine de Westphalie, mais encore pour s'associer trois ou quatre personnes sûres, se mettre à la tête d'un détachement de cavalerie qui lui fût dévoué, et avec la certitude d'avoir le temps de rejoindre l'empereur, qui ne voyageait qu'à petites journées;

«Qu'à Chailly, sur le chemin de Fossard à Paris, il donna l'ordre au lieutenant George, qui l'escortait avec quelques chasseurs de la garde, de se rendre au-dessus de Lyon, pour y attendre l'empereur;

«Qu'en arrivant à Paris, il écrivit aux ministres de la guerre et de la police qu'il n'avait point encore rempli le grand but de la mission, et qu'il avait pris seulement les caisses de la reine de Westphalie, dans lesquelles on trouverait sans doute les diamans qui manquaient à la couronne;

«Qu'il vit plusieurs fois Roux-Laborie; que celui-ci fit éclater le plus vif mécontentement, et se répandit en reproches; que, le 25 avril, après une longue résistance de la part de Roux-Laborie, il fut arrêté entre eux que l'empereur aurait la vie sauve, mais qu'il serait enlevé et conduit en Espagne, d'où il résulte évidemment que, jusqu'au 25 avril, Roux-Laborie avait ordonné, et Maubreuil s'était proposé l'assassinat de Sa Majesté;

«Qu'enfin Maubreuil, de son aveu, a persévéré jusqu'à son arrestation dans le dessein d'exécuter au moins l'enlèvement de l'empereur, et qu'il se disposait à repartir pour l'accomplissement de cette nouvelle mission;

«Attendu, à l'égard de Dasies, qu'il a fait conjointement avec Maubreuil un grand nombre de visites à Roux-Laborie, qu'il a reçu des ministres du gouvernement provisoire des ordres absolument semblables à ceux donnés à Maubreuil, qu'il a suivi ce dernier dans son voyage, et ne l'a pas quitté un seul moment; qu'il était instruit, dès le 3 avril, du complot qui se formait contre la vie de l'empereur;

«Qu'il convient lui-même avoir exhorté Maubreuil à revenir de Fossard à Paris, pour associer quelques personnes à l'entreprise, et prendre un détachement plus nombreux de cavalerie, en lui faisant observer qu'ils auraient le temps de rejoindre l'empereur au-delà de Lyon;

«Que sur l'observation de M. de Vitrolles, qu'il manquait encore deux caisses, dont l'une contenait de l'argent, M. Deventeaux fit prévenir Maubreuil par son domestique, Prosper Barbier, qu'il serait fusillé, s'il n'en faisait pas sur-le-champ la restitution;

«Que, le soir, Prosper apporta à M. Deventeaux le nécessaire du prince Jérôme, les planches de la caisse qui avait renfermé ces 84,000 francs en or et qui s'était brisée, enfin quatre sacs qui paraissaient pleins d'argent, et dont M. Deventeaux négligea de faire la vérification; que, le même soir, ou dans la nuit, M. Deventeaux, accompagné de Maubreuil, de Dasies et de Prosper, fit, à la secrétairie d'État, entre les mains de M. de Vitrolles, le dépôt du nécessaire, des débris de la caisse, et de quatre sacs; mais le contenu n'en fut point vérifié;

«Attendu que des faits exposés ci-dessus il résulte, 1° que le prince de Talleyrand paraît avoir conçu ou accueilli l'idée de faire assassiner l'empereur, ses deux frères les princes Joseph et Jérôme, et de faire enlever le roi de Rome, au mois d'avril 1814; qu'il paraît également s'être servi de l'entremise de Laborie pour charger de l'exécution de ce complot Maubreuil et Dasies; néanmoins, comme il ne leur a fait lui-même aucune proposition directe, et qu'il ne s'est engagé personnellement dans aucune entrevue, dans aucun pourparler avec eux; qu'il n'existe contre lui que la déclaration de Maubreuil et la présomption que Roux-Laborie ne se serait pas permis de faire délivrer à Maubreuil et à Dasies, sans l'autorisation du prince, les ordres dont ils ont été porteurs;

«Attendu qu'il est très vraisemblable que les trois agens signataires desdits pouvoirs, sous les dates des 16 et 17 avril 1814, connaissaient l'objet de la mission pour l'accomplissement de laquelle ces ordres étaient expédiés; que l'un d'eux, commissaire au département de la police générale, a donné à cette expédition l'épithète de secrète, sans doute à fin de masquer le but criminel de la mission qu'il n'osait avouer; cependant, comme aucunes déclarations ne viennent éclairer la justice à cet égard, et qu'enfin il serait possible que ces agens eussent reçu purement et simplement l'ordre de délivrer de tels pouvoirs, sans avoir été préalablement admis à la confidence du projet conçu contre l'existence de l'empereur et de sa famille;

«Attendu que des mêmes faits ci-dessus exposés, il résulte:

«1° Que Roux-Laborie est prévenu d'avoir, au mois d'avril 1814, proposé à Maubreuil une mission qui avait pour but l'assassinat de l'empereur, des princes Joseph et Jérôme, et l'enlèvement du roi de Rome;

«2° Que Maubreuil et Dasies sont prévenus d'avoir accepté la mission qui avait été offerte par Roux-Laborie;

«Nous requerrons, etc.»

La tentative de Maubreuil fut la seule qui fut faite contre l'empereur dans les premiers jours de son voyage: nulle part on ne lui manqua depuis Fontainebleau jusqu'à Avignon. En passant à Lyon, qui était occupé par les troupes autrichiennes, il laissa son valet de chambre pour attendre l'arrivée de la poste de Paris et lui apporter les feuilles publiques avec tout ce qu'il pourrait se procurer de ces ouvrages de circonstance dont on couvrait la France. Il continua son chemin, et ne tarda pas à rencontrer le maréchal Augereau. Celui-ci l'embrassa, lui témoigna les regrets qu'il éprouvait de son malheur, et lui parla avec le même respect qu'auparavant. Ils s'étaient à peine séparés, que l'empereur fut rejoint par son valet de chambre. Parmi les papiers publics que celui-ci lui apportait, se trouvait le Moniteur, dans lequel était la proclamation que ce même maréchal Augereau avait faite à son armée, en lui annonçant le retour de la maison de Bourbon: elle était remplie d'invectives contre l'empereur, qu'il osait accuser de lâcheté. Il était cependant venu l'embrasser, et cela se conçoit, car tous ceux qui ont connu le maréchal savent qu'il n'était pas en état de faire un pareil écrit. Je tiens de celui qui rédigea la proclamation qu'il adressa aux troupes sous son commandement, lors du retour de l'île d'Elbe, que c'était Fouché qui lui avait fait la première.

CHAPITRE XIV.

Nouvelles tentatives contre la vie de l'empereur.—Ce prince est sur le point d'être assassiné.—Affaires d'Orgon.—La séduction s'étend jusqu'aux domestiques.—Ce que voulait Talleyrand.—Alexandre se prête au complot.—Sa visite à Rambouillet.—L'impératrice refuse obstinément de le recevoir.—Elle ne se dissimule pas ce qu'il se propose.

La tentative confiée à Maubreuil avait échoué; on en organisa une autre à Avignon. Des émissaires avaient été détachés dans cette ville, et étaient promptement parvenus à échauffer la populace. Elle accueillit l'empereur avec des cris de sang, et se portait déjà à sa voiture, lorsque le commandant de la garde nationale, M. de Saint-Paulen, depuis chef d'escadron de gendarmerie au service du roi, accourut avec un piquet, et arrêta ces malheureux, qui avaient déjà la main à la portière. Il contint les autres; l'empereur s'éloigna sans incidens fâcheux. Il n'en fut pas de même à Orgon, petite ville de Provence. Un officier, qui courait à franc-étrier devant les voitures pour faire préparer des chevaux, avait gagné assez d'avance pour reconnaître les intentions criminelles qui animaient le peuple de cette contrée. Il vit de l'attroupement et des excitateurs parmi la foule; il retourna sur ses pas jusqu'à ce qu'il eût rejoint l'empereur, à qui il rendit compte de ce qui se passait. Le danger était imminent; il n'était pas sûr que les commissaires étrangers parvinssent à faire respecter leur caractère. On délibéra, et il fut convenu que, sans perdre temps, l'empereur prendrait l'habit de l'un d'eux, et qu'ils courraient ensemble à franc-étrier, jusqu'à ce qu'ils fussent hors de danger. Cela était si urgent, qu'étant entrés dans une auberge pour prendre un verre d'eau, la maîtresse de la maison, qui croyait parler à des étrangers, leur dit: «Ah! nous l'attendons; nous verrons s'il passera sans être tué;» et c'était à lui-même que cette méchante créature faisait cette horrible confidence! L'empereur conserva son travestissement jusqu'à ce qu'il fût arrivé chez sa soeur, la princesse Pauline, qui était dans les environs de Nice. Il y attendit les généraux Bertrand et Drouot, qui venaient avec ses voitures, et qui faillirent être mis en pièces. Tout cela n'était pas fait pour inspirer de la confiance; aussi refusa-t-il de se rendre à bord du bâtiment qui l'attendait: il s'embarqua sur la frégate anglaise l'Indomptable, qui était en croisière sur cette côte, et gagna l'île d'Elbe, où il fut rejoint par la petite troupe qui s'était associée à son exil. J'ai oublié de dire qu'avant de partir de Fontainebleau, l'empereur avait pour domestiques particuliers un valet de chambre français et son mameluck, dont le dévouement paraissait sans bornes; il l'avait pris enfant, l'avait amené d'Égypte, l'avait fait élever, et lui avait donné une petite fortune qui le mettait au-dessus du besoin, quoi qu'il pût arriver. Ce pauvre garçon était assurément bien persuadé qu'il devait se faire tuer pour sauver la vie de l'empereur, et cependant il l'abandonna dans la nuit qui précéda le départ de Fontainebleau. Ce mameluck n'était pas un homme sans coeur, il s'en fallait beaucoup; mais il était faible, et se laissa séduire par le valet de chambre français. Celui-ci, ayant résolu d'abandonner son bienfaiteur, chercha un complice comme font d'ordinaire les lâches. Il gâta le coeur de ce pauvre mameluck, qui, avant cette coupable action, n'aurait jamais cru pouvoir la commettre. Leur désertion laissa l'empereur sans un seul valet de chambre; on fut obligé d'y suppléer une heure avant son départ.

J'étais revenu à Paris depuis quelques jours; j'eus occasion d'aller chez M. de Talleyrand; il était avec ce valet de chambre dans son cabinet, et me fit attendre assez long-temps. Je cherchais, sans pouvoir le comprendre, ce que le diplomate pouvait avoir de commun avec un tel homme; il me l'expliqua lui-même, ou du moins il me mit sur la voie. Il vint à moi dès que le mameluck fut sorti, et m'apprit avec un air de satisfaction que l'impératrice n'allait pas à l'île d'Elbe; qu'il y avait long-temps qu'elle souffrait des mauvais traitemens de l'empereur, que ce prince était dur pour elle; en un mot il me tint un langage si extraordinaire sur un intérieur que je connaissais mieux que lui, et dont j'avais une autre opinion, qu'il me fut démontré qu'il n'avait pas dédaigné de porter la séduction parmi les domestiques même de l'empereur. Il avait mis en jeu tout ce qui avait influence ou accès près de l'impératrice, pour faire prendre à cette princesse une détermination favorable à des projets dont il s'occupait déjà, et n'avait sûrement fait venir ce valet de chambre que pour lui dicter un langage dans ce sens-là, parce qu'un domestique d'intimité qui a du babil peut donner à ce qu'il débite un air de vérité, surtout lorsqu'il raconte des détails d'intérieur. Je réfléchissais d'autant plus aux motifs qui portaient M. de Talleyrand à me parler ainsi, que je savais combien il était contrarié du retour des Bourbons, avec lesquels il n'avait que les apparences. En brouillant l'impératrice avec son mari, de manière à pouvoir exclure l'idée d'un retour, il la disposait à l'exécution de ce qu'il roulait déjà dans sa tête: c'était du moins mon opinion, et je crois que je n'étais pas bien loin de la vérité.

L'impératrice était toujours à Rambouillet, d'où elle se disposait à partir pour retourner en Autriche; mais avant de quitter la France, il lui était réservé d'y essuyer un nouvel outrage: croira-t-on en effet que, dans la situation où il l'avait mise, l'empereur de Russie imaginât d'aller lui rendre ses devoirs?

Cela se conçoit d'autant moins, que l'on ne peut pas supposer qu'il ignorât ce que cette visite avait d'inconvenant; car enfin il ne pouvait pas croire que sa présence serait agréable à l'impératrice, et l'impuissance où elle était de se refuser à cette visite la recommandait au respect dont lui-même aurait dû donner l'exemple.

Il n'était sûrement pas dupe des contes que débitait et faisait débiter M. de Talleyrand sur la prétendue dureté de l'empereur envers cette princesse. L'empereur d'Autriche, sous les auspices duquel il se présentait, connaissait la parfaite harmonie des deux époux, et avait même laissé quelquefois échapper le dépit que lui causait l'enthousiasme de sa fille pour son gendre. Il n'avait pas dû manquer de détromper Alexandre, si toutefois celui-ci avait jamais été trompé. Au reste, si la froideur eût été réelle, il était peut-être, de toute la coalition, celui qui devait le moins en faire un grief contre l'empereur Napoléon, car enfin, il savait, et nous savions tous, à quel termes il en était chez lui. Quoi qu'il en soit, voici des détails que je tiens d'une personne du service de l'impératrice, et qui se trouvait dans ce moment-là près d'elle à Rambouillet. Elle entendit la conversation qui eut lieu d'abord entre elle et son père, à laquelle il n'assistait point de tiers, puis celle qui s'engagea lorsque l'empereur de Russie fut arrivé. L'étiquette du service intérieur exigeait qu'il y eût toujours des dames autour de l'impératrice, et dans ces pénibles momens, celles qui avaient l'honneur de lui appartenir observaient encore plus scrupuleusement leurs devoirs qu'auparavant, en sorte que quand l'impératrice passait dans son salon, il y avait de ses dames qui étaient dans la pièce la plus voisine. À Rambouillet, cette pièce était la chambre à coucher.

L'empereur d'Autriche arriva le premier, il devançait l'empereur de Russie. Lorsqu'il entra on laissa l'impératrice seule avec lui, et comme on supposait bien qu'il y aurait une explication sérieuse sur la manière dont elle avait été traitée, on ne manqua pas de prêter l'oreille.

L'impératrice fit à son père un accueil respectueux et lui témoigna un grand plaisir de le revoir; mais ses larmes disaient tout ce que son coeur souffrait du rôle qu'il lui faisait jouer: elle avait de l'élévation dans l'âme, et dans cette occasion, elle ne ménagea aucun des reproches que sa dignité offensée lui donnait le droit de faire entendre. L'empereur d'Autriche, qui l'aimait tendrement, ne pouvait la consoler, ni la persuader par les motifs d'obligations dont il s'appuyait. Il lui demanda cependant d'accueillir l'empereur Alexandre, qui le suivait et ne tarderait pas à arriver. L'impératrice pâlit d'indignation, mais que pouvait-elle faire dans l'état où elle était réduite?

Toutefois elle ne donna pas aux Français le pitoyable exemple de courir au-devant de celui qui avait immolé son époux. Sa première réponse fut un refus formel, prononcé avec la fermeté d'une âme fière et élevée, et qui témoignait combien elle se trouvait blessée que l'empereur de Russie osât lui manquer à ce point.

L'empereur d'Autriche, pour la calmer, fut obligé de prendre la démarche sur lui. Il demandait en grâce à sa fille de lui donner cette marque d'obéissance, en prenant sur elle assez d'empire pour étouffer sa douleur, et en ajoutant que toutes les conséquences d'un éclat de sa part retomberaient sur lui, qu'il s'était chargé de tout près de l'empereur Alexandre, qui le suivait et allait arriver. Il ne gagnait rien sur sa fille, qui répondait: «Eh bien! me fera-t-il aussi sa prisonnière sous vos yeux? S'il me force à le recevoir en entrant ici malgré moi, je me retirerai dans ma chambre à coucher; nous verrons s'il osera me suivre jusque-là.»

Le temps pressait, et l'empereur d'Autriche ne gagnait rien sur sa fille, qui refusait obstinément de se rendre. L'on entendait déjà le bruit de la voiture de l'empereur Alexandre, qui s'avançait par la grande avenue du château, qu'elle persistait encore à ne pas vouloir ouvrir les portes de son salon. Les momens étaient comptés, l'empereur d'Autriche priait sa fille avec les plus tendres instances; elle résistait toujours, que déjà l'empereur de Russie entrait dans la cour du château. L'empereur d'Autriche alla le recevoir d'après l'étiquette d'usage, et le conduisit dans le salon où était restée sa fille. Quelle entrevue! quelle situation pour tous les trois! L'empereur Alexandre dut lire sur un visage, qui, depuis plus de vingt jours, n'était arrosé que de larmes, l'effet que sa présence produisait. Il ignorait sans doute l'état intérieur de l'impératrice, qui avait été instruite des moindres détails de tout ce qui s'était passé à Paris avant et pendant la réception qu'il avait faite à la députation des maréchaux. Elle savait de même tout ce qui avait été projeté contre son époux, et il fallait assurément qu'elle fût bien maîtresse d'elle-même pour conserver de la contenance devant l'auteur de tous les chagrins qui la dévoraient.

L'empereur de Russie aborda l'impératrice en s'excusant de la liberté qu'il prenait de se présenter devant elle, sans lui en avoir d'abord fait demander la permission. Il ajouta qu'il n'avait osé le faire que sous les auspices de l'empereur d'Autriche, qui avait bien voulu se charger de le faire excuser. Il fit mille protestations à l'impératrice, et la pria de daigner s'adresser à lui pour tout ce qui la concernait; il lui dit qu'il serait heureux de rencontrer une occasion de la servir et de lui témoigner son empressement à aller au-devant de ses désirs. Tel fut à peu près le discours que l'empereur de Russie tint à une princesse qu'il venait de faire descendre du trône, et à laquelle il arrachait le diadème. Il ne pouvait pas assurément douter des sentimens dont elle était animée; aussi ne répondit-elle à tant d'offres de service que par un froid remercîment, ajoutant qu'elle n'avait plus rien à désirer que la liberté de retourner promptement dans sa famille. La conversation finit, et l'autocrate se retira.

Je tiens de feu madame la comtesse de Brignole, que je vis avant qu'elle ne partît pour Vienne, que de tout ce qui avait affligé l'impératrice, cette visite était ce qui lui avait été le plus pénible.

Il faut croire que l'empereur Alexandre avait craint que la jeune souveraine, justement offensée, ne s'excusât s'il lui demandait, dans les formes d'usage, la permission de lui rendre des devoirs, et qu'il imagina de s'y faire accompagner par son allié l'empereur d'Autriche; mais quelle que soit la couleur que l'on veuille donner à cette démarche, elle aura toujours quelque chose d'assez choquant, dans la forme comme dans les bienséances, pour en laisser apercevoir le motif.

En y réfléchissant, on trouve qu'elle est une conséquence de la marche adoptée par les souverains alliés, pour détacher la nation de l'empereur. L'on imagina sans doute, pour compléter l'oeuvre, d'avilir l'impératrice, et de la présenter au public comme partageant les sentimens des âmes viles qui couraient rendre des actions de grâces aux ennemis pour les avoir affranchis de la prétendue tyrannie de son époux. Au reste on ne l'abusa pas; elle discerna fort bien le motif qui avait conduit l'empereur Alexandre. Elle est douée d'un trop bon jugement pour ne pas s'en être formé l'opinion qu'elle était autorisée à en concevoir.

Peu de jours après cette visite de Rambouillet, l'impératrice partit pour Vienne; elle alla le premier jour coucher à Gros-Bois, chez le prince de Neufchâtel, ayant passé par Versailles, Vervières et Soisy. Chacun alla la voir, et lui dire un dernier adieu.

Elle voyagea escortée par les troupes de son père, et prit la route même qu'avaient tenue les alliés pour venir de Bâle à Paris. Elle parcourut avec une noble fierté les départemens d'un pays qui, à pareille époque (elle avait été mariée à l'empereur, le 8 ou le 10 avril 1810), à quatre ans de distance, avait élevé des arcs de triomphe sur son passage, avait semé des fleurs sur son chemin. Il la voyait partir alors comme la dernière victime des ennemis qui avaient dévasté ses cités, et emportant avec elle le lien qui semblait encore, peu de temps auparavant, devoir l'unir indissolublement avec les Français. Son coeur était déchiré pendant ce triste voyage, tout lui était amer; elle ne trouva un peu de distraction que lorsque ses yeux ne furent plus frappés, des tableaux qui entretenaient sa douleur. Elle emporta les regrets de tout ce qui avait eu le bonheur de l'approcher, et laissa parmi nous le souvenir de toutes les vertus.

La mère de l'empereur était partie d'Orléans pour Rome avec son frère, le cardinal Fesch; le roi Louis suivit sa mère; le roi de Westphalie se rendit en Styrie; le prince Joseph alla en Suisse; les soeurs de l'empereur se retirèrent également en pays étranger. Il est temps de revenir à ce qui se faisait à Paris.

CHAPITRE XV.

Toujours M. de Talleyrand.—Incroyable transaction; ses motifs.—Le fermier des jeux Saint-Brice.—Arrivée du roi à Compiègne.—Harangue inconvenante de Berthier.—Saint-Ouen; la constitution du sénat.—Entrée de Louis XVIII à Paris.—Jugement sévère de la multitude.—Incidens fâcheux.—J'écris à Alexandre.—Pourquoi je ne puis aller dire adieu à l'empereur.

Depuis l'abdication de l'empereur, c'est-à-dire, depuis le 8 avril, la guerre était naturellement finie, puisque ce n'était qu'à lui, disait-on, qu'on la faisait; elle l'était effectivement, car les armées ennemies étaient de suite entrées en cantonnement, et une ligne de démarcation avait été tracée entre la portion de territoire qu'elles occupaient et celles où étaient réparties nos troupes. Les généraux de l'armée française étaient pour la plupart à Paris, ils y avaient même des troupes; l'armée entière avait d'ailleurs reconnu le gouvernement provisoire, et lui obéissait ainsi qu'à ses ministres, qui étaient fort assidus à rendre leurs hommages aux souverains alliés. On attendait le roi, qui ne devait pas tarder à arriver, et comme on ne pouvait pas espérer l'abuser par les contes que chacun se proposait de lui faire sur la part qu'il avait eue à son rappel au trône, on se hâta de lui lier les mains par une constitution que l'on fit faire à la hâte par le sénat. Il n'y eut que les dupes qui furent pris à un leurre de cette espèce. Le sénat ne pouvait pas plus donner une constitution aux Français, qu'il n'avait eu le droit de prononcer la déchéance de l'empereur. Le roi avait un esprit trop supérieur à celui de tous ces casse-cous politiques pour se faire illusion sur les véritables causes de son retour.

Un fait qui prouve combien ces artisans de troubles qui n'avaient cessé de tromper la nation en trahissant constamment le plus faible au bénéfice du plus fort, s'attendaient peu à la rentrée du prince auquel ils voulaient faire croire qu'ils avaient rendu la couronne, c'est qu'ils n'avaient pas même de conventions faites avec lui. Assurément s'ils eussent réellement songé à le remettre sur le trône, et qu'ils eussent eu les vues d'intérêt public dont ils se targuent, ils auraient fixé quelques bases, exigé quelques garanties, ou bien ils eussent été les plus imprévoyans des hommes. Mais ils ne méritent pas ce dernier reproche; le roi fut ramené par les événemens, et quand ils virent qu'ils ne pouvaient l'éviter, que leurs intrigues n'avaient tourné qu'au profit de l'émigration, ils imaginèrent de s'approprier l'oeuvre des circonstances, et de s'attribuer ce qui s'opérait malgré eux. Ils s'avisèrent alors d'improviser une constitution qu'il leur importait d'obtenir, d'abord pour leur propre sûreté ensuite parce que c'était une pièce nécessaire pour entraîner les Français près desquels ils n'avaient, pour moyen de persuasion, qu'une proclamation du roi, qui même avait près d'un an de date. Ils croyaient qu'avec cette constitution ils allaient être à l'abri des conséquences qu'ils redoutaient; on verra combien ils étaient dans l'erreur. Je sais du reste que M. de Talleyrand ne donnait pas dans cette illusion. Il ne s'abusait pas sur les suites que pourrait avoir le retour de la maison de Bourbon, et avait songé à prévenir les conséquences fâcheuses qu'il serait dans le cas d'avoir pour lui personnellement. Il était dans un besoin d'argent extrême, et perdait un traitement annuel de 100 mille écus dont il jouissait sous le gouvernement de l'empereur. Il voyait bien que le roi ne pourrait conserver à personne des émolumens aussi considérables. Un fait vient à l'appui de ce que j'avance: M. de Talleyrand avait acheté, du produit de l'hôtel qu'il avait vendu à l'empereur, une maison de plaisance nommée Saint-Brice, à peu de distance de Saint-Denis. La perte de son traitement le mettait dans l'impossibilité de conserver cette maison qui était d'un entretien dispendieux; en conséquence, il chercha à s'en défaire. Personne ne se présenta pour l'acquérir, mais il sut y suppléer. Il fit venir le fermier-général de l'entreprise des jeux de Paris, et lui proposa de lui acheter cette propriété; celui-ci déclina sa proposition, mais inutilement. On lui signifia qu'on ne l'avait pas fait appeler pour éprouver un refus, qu'il fallait acquérir, et que, si le contrat n'en était pas signé dans vingt-quatre heures, le bail était cassé et donné à un autre. Le fermier était sans appui, il avait affaire au chef du gouvernement provisoire, il se résigna et demanda le prix qu'on mettait à la maison. On lui répondit 250,000 francs; il les fit payer le jour même, sauf à se les faire rembourser par les joueurs, et à se défaire comme il pourrait de la maison.

Il fallait que M. de Talleyrand n'eût pas des pressentimens rassurans, pour se défaire, par de semblables moyens, de tout ce qui pouvait être d'une réalisation difficile. Mais revenons à la position de la France vis-à-vis des étrangers, qui avaient déclaré ne vouloir lui imposer aucun sacrifice.

On attendait le roi, dont l'arrivée avait été assignée à jour fixe. On pouvait discuter sur la paix à loisir, puisque l'on ne se battait plus, et qu'il n'y avait plus d'effusion de sang à arrêter. Cependant on se hâta d'ouvrir une négociation, et l'on fit signer au comte d'Artois des préliminaires qui nous dépouillaient de tout ce que nous possédions encore dans les contrées qui avaient été si long-temps annexées à la France. Flottes, arsenaux, places, constructions de toute espèce, nous nous dessaisîmes de tout. Comment achetâmes-nous si cher un armistice qui existait par le seul fait de l'abdication? Comment payâmes-nous si haut une suspension d'armes dont nous jouissions déjà? Comment M. de Talleyrand, qui connaissait si bien la valeur des objets négociables dans les transactions politiques, commença-t-il par priver la France de tous ceux qu'elle avait? Il consentit à rendre à l'instant tout ce qu'elle possédait au-delà de son ancienne frontière, hormis Chambéri, et quelques lambeaux de territoire, autour de cette place. Mais la Toscane, le Piémont, Genève, la Belgique, le Palatinat, les places de guerre avec leurs armemens et approvisionnemens, Anvers avec sa flotte, l'arsenal et ses magasins, tout fut cédé aux ennemis, et l'on fit ratifier cette désastreuse disposition à M. le comte d'Artois, avant même qu'il pût être instruit de ce qu'on lui proposait. On expédia de suite des courriers à tous les commandans de ces places, avec ordre de les rendre telles qu'elles étaient aux troupes ennemies qui en faisaient le blocus, et de se mettre de suite en marche avec leurs garnisons pour rentrer en France. On voulut observer que toutes les places que l'on abandonnait ainsi renfermaient la presque totalité de l'artillerie qui composait l'armement de celles de l'ancienne frontière. On remarqua que l'inventaire de la première prise de possession de ces places par les Français existait encore. On proposa d'en faire la remise d'après cet inventaire, et conséquemment de ramener tout ce qui avait été tiré de l'intérieur. Mais le gouvernement provisoire reçut mal cette observation, et voulut que les places fussent rendues dans l'état où elles se trouvaient. Il poussa la libéralité jusqu'à ordonner que l'arsenal de Turin, qui n'était composé et rempli que de l'ancien établissement de Valence, ainsi que des approvisionnemens achetés par la France, fût livré sans en rien distraire. Il ne pouvait cependant pas ignorer ce qu'il abandonnait, puisqu'il y avait des états au bureau de la guerre, et que rien ne s'opposait à ce qu'il en demandât communication.

On ne peut pas faire à M. de Talleyrand l'injustice de croire qu'il à été surpris dans cette transaction par les ministres des puissances étrangères, ni qu'il s'est mépris sur l'immensité du sacrifice qu'il laissait imposer à la France. Il voyait bien qu'il ne lui restait rien pour conclure la paix, et qu'il s'ôtait les moyens de prendre une position entre la nation et les ennemis, car que pouvait-il faire après la perte de ce qui aurait pu appuyer une prétention, quelque faible qu'elle fût? Comment M. de Talleyrand prit-il sur lui de conclure cette transaction avant l'arrivée du roi? D'une part, il n'y avait pas nécessité de traiter; de l'autre, aucun motif raisonnable ne justifiait les bases sur lesquelles on négociait. M. Talleyrand savait mieux que le comte d'Artois que la France avait encore plus de troupes que les alliés ne nous en avaient montrées. Il n'était besoin que de jeter les yeux sur les tableaux du ministre de la guerre pour s'en convaincre. Rien ne s'opposait plus à leur réunion; l'on pouvait donc s'en prévaloir dans la négociation.

Quand on cherche ce qui a pu déterminer M. de Talleyrand à ouvrir ou à ne pas renvoyer cette négociation jusqu'à l'arrivée du roi, on est, malgré soi, obligé d'accorder quelque croyance à des bruits qui coururent et rattachèrent la conclusion de cette affaire à des intérêts particuliers. On a dit, et on me l'a répété de bonne source, que M. de Talleyrand ayant eu la main forcée par les événemens, dans le retour des Bourbons, n'avait aucune confiance dans la position qu'il lui serait possible de prendre, parce qu'il jugeait déjà des sentimens dans lesquels ces princes revenaient, et que, ne prévoyant rien d'avantageux pour lui, il avait songé à acquérir une indépendance qui le mît à l'abri d'une disgrâce. Il avait, en un mot, usé de ses voies ordinaires pour faire arriver cette proposition d'armistice par les étrangers qui s'étaient engagés à reconnaître ses services. Comment en effet n'aurait-on pas été généreux envers celui qui, d'un trait de plume, remettait à des souverains étrangers un matériel d'artillerie avec des approvisionnemens tellement considérables, que la puissance la plus opulente n'aurait pu les acheter sans obérer ses finances? Quelque injurieux que soit le soupçon, il a existé. Je le rapporte comme je l'ai entendu émettre par des personnes qui avaient l'habitude de juger M. de Talleyrand.

Après la signature de cette convention, quelle paix restait-il à conclure? On ne pouvait qu'assembler avec plus ou moins d'esprit des conditions qui aujourd'hui ne sont plus des garanties pour la tranquillité des peuples. Si, comme il est probable, M. de Talleyrand avait des projets autres que ceux auxquels il avait été obligé de prendre part, il ne pouvait employer de meilleur moyen pour calmer l'enthousiasme avec lequel il craignait que l'on accueillît le roi à son retour, que de stigmatiser cette époque par un sacrifice comme celui qu'il laissa imposer à la nation, lorsqu'elle pouvait encore faire respecter ce qu'elle avait acquis au prix de tant d'efforts.

Ce fut le 21 avril que le roi fit son entrée à Paris. Il avait débarqué à Boulogne, et était venu de là à Compiègne, où le gouvernement provisoire, les ministres et les maréchaux de France s'étaient rendus pour lui présenter leurs hommages et lui offrir les assurances de leur fidélité. L'empereur était encore à Fontainebleau. Il lui était réservé de voir tous ces hommes qu'il avait élevés, enrichis, déserter ses drapeaux pour courir au-devant d'une nouvelle fortune; c'est, peut-on le croire? ce même Berthier dont il a été tant de fois question, qui était à la tête des maréchaux; ce fut lui qui porta la parole au roi, qui lui dit que, depuis vingt-cinq ans, la France, gémissant sous le poids des malheurs dont elle était accablée, attendait le jour fortuné qu'elle voyait luire, et il n'y avait pas une semaine qu'à Fontainebleau il promettait à l'empereur de ne pas l'abandonner. Berthier, son compagnon d'armes, l'ami choisi pour aller à Vienne épouser la fille de l'empereur d'Autriche, Berthier s'oublier à ce point! Et pourtant il était attaché au souverain qu'il outrageait; il payait tribut à la faiblesse de son caractère, au vertige de l'époque, sans cesser de chérir et de plaindre le bienfaiteur dont il n'avait pas le courage de partager l'infortune. De Compiègne, le roi vint à Saint-Ouen, qui, comme l'on sait, n'est qu'à deux lieues de Paris. Il y reçut le sénat, qui apportait la dernière constitution par laquelle il croyait avoir immuablement fixé ses destinées. J'ai ouï dire à quelques uns d'entre ces messieurs qu'à peine étaient-ils sortis de l'audience, qu'ils avaient prévu ce qui allait arriver.

Le cortége qui devait accompagner le roi à son entrée dans Paris était réuni. Il se mit en marche et entra par le faubourg Saint-Martin, après avoir suivi les boulevards extérieurs. Berthier était à la tête de la voiture du roi, qu'accompagnaient plusieurs maréchaux, ainsi que le duc de Feltre, qui avait dit en plein conseil, devant l'impératrice, que tant qu'il resterait un village où l'autorité de l'empereur serait reconnue, là serait la capitale et le lieu où tous les Français devaient se réunir. J'étais dans la foule occupé à voir passer le cortége; il rappelait, il est vrai, quelques souvenirs, mais le tableau en était pénible. Si l'on avait vu à cheval à côté de la voiture du roi les hommes qui avaient partagé les malheurs de son exil, cela aurait paru naturel; mais il y avait quelque chose d'indécent à voir figurer à la suite de Louis XVIII des hommes qui occupaient les premières places dans les marches triomphales de l'empereur.

Le roi eût sans doute plus estimé ces nouveaux serviteurs de la légitimité, s'ils s'étaient excusés sur leur âge, leurs fatigues, et se fussent condamnés à la retraite, au lieu de s'avilir gratuitement; car enfin il ne les avait pas appelés, et il ne pouvait pas avoir une bien grande opinion d'hommes qui se conduisaient ainsi.

La pauvre espèce humaine est bien faible; elle a besoin de n'être pas mise à une trop forte épreuve. Que l'on dise après cela que le génie de quelques uns de ses lieutenans était d'un grand secours à l'empereur. Je n'avais pas eu besoin de cette circonstance pour m'étonner qu'il eût pu faire tant de choses merveilleuses avec de tels hommes; au reste, il y en a qui sont plus à plaindre qu'à blâmer: ils n'ont manqué que de jugement pour voir que leur rôle était fini, et qu'à moins qu'on ne les appelât, ils devaient se tenir à l'écart. Le peuple, qui a, plus qu'on ne l'imagine, le sentiment des convenances, ne ménagea pas Berthier; j'entendis à diverses reprises la foule lui crier: «À l'île d'Elbe, Berthier! à l'île d'Elbe!»

On ne finirait pas, si l'on s'abandonnait à toutes les réflexions que l'on pourrait faire sur la conduite de quelques-uns des grands personnages de l'empire. Quelle confiance espéraient-ils inspirer au roi? Quels étaient les gages de fidélité qu'ils venaient lui offrir? Était-ce leur constance? Le roi pouvait en être juge. Était-ce l'intérêt personnel qui les conduisait à ses pieds? Ils s'abusaient plus encore. Louis XVIII pouvait comparer les bienfaits qu'ils avaient reçus de celui qu'ils avaient abandonné, avec les avantages que pourrait leur faire celui auquel ils venaient offrir leur fraîche fidélité.

Le roi descendit à Notre-Dame, où il voulut aller rendre grâce à Dieu de son retour. Madame la duchesse d'Angoulême était à côté de lui dans une calèche attelée de huit chevaux des écuries de l'empereur, et conduits par des hommes qui avaient encore sa livrée. De Notre-Dame, il vint aux Tuileries. Je ne parlerai pas des cérémonies d'usage en pareil cas, cela serait fastidieux; d'ailleurs, je n'étais plus à portée de faire des observations.

J'ai dit que je n'avais pu aller dire adieu à l'empereur avant qu'il partît pour l'île d'Elbe. Voici ce qui m'en empêcha: j'avais reçu à Blois une lettre du général Bertrand, et je lui disais combien il était cruel de voir périr l'État avec autant de moyens de le sauver, puisqu'il y avait dans les places la valeur d'une bonne armée, et qu'enfin, si l'armée de l'empereur n'était pas en état d'entreprendre de suite quelque chose sur Paris, il ne fallait pas balancer à revenir sur la Loire, et à y appeler les armées des maréchaux Soult, Suchet et Augereau. Je pensais qu'alors on serait encore en état de balancer la fortune, parce qu'une bataille aux portes de Paris ferait décider la capitale à une insurrection qui n'éclaterait pas tant que la population ne verrait pas de moyens de succès. J'étais bien loin, comme on voit, des idées d'abdication; le malheur voulut qu'il n'y eût qu'une estafette de prise entre Orléans et Fontainebleau, et ce fut celle qui était chargée de ma lettre. J'ignorais cette circonstance lorsque je me mis, comme les autres ministres, en chemin pour revenir d'Orléans à Paris. Le grand-juge, M. Molé, dont la voiture précédait la mienne, reçut en route un avis qu'on lui transmettait de Paris, avec invitation de me le communiquer; il eut la bonté de laisser à la poste un de ses gens qui me remit la lettre lorsque j'y arrivai. Elle portait de me donner le conseil de ne pas venir à Paris, parce que la lettre que j'avais écrite au général Bertrand, à la date du 8 avril, avait été prise et portée à l'empereur de Russie, ainsi qu'au gouvernement provisoire, qui était fort indisposé contre moi. Je n'avais assurément, en donnant ce conseil, rien fait de répréhensible. Néanmoins je profitai de l'avis et retournai à Orléans, où je restai encore deux jours, car en révolution deux jours sont quelque chose.

À mon retour, je fis prier un aide-de-camp de l'empereur de Russie, M. de Czernicheff, de venir me voir. Il voulut bien demander de ma part à son souverain si je pouvais vivre tranquille au milieu de ma famille, et compter sur sa protection, en cas que je fusse recherché pour des faits antérieurs à l'époque où j'avais dû cesser mes fonctions. J'avais dit à M. de Czernicheff que le moment était arrivé où j'avais besoin des effets de la bienveillance dont son souverain m'avait donné tant de fois l'assurance pendant que je résidais près de lui. Il revint le soir même me prévenir que, pour sa protection, l'empereur de Russie ne me l'accorderait qu'autant que je donnerais ma parole d'honneur de me tenir tranquille, et de ne pas faire un pas hors de Paris sans sa permission. Je la donnai sans hésiter. M. de Czernicheff ajouta que, quant aux effets de l'ancienne bienveillance dont je lui avais parlé, il ne fallait plus y compter, parce que l'empereur Alexandre avait tout-à-fait changé de façon de penser à mon égard. Je lui répondis qu'au moins il ne pouvait pas me refuser son estime, et que ce sentiment me dédommageait de la perte de l'autre. J'écrivis deux lettres, à ce sujet, à l'empereur Alexandre, moins pour en obtenir des faveurs que pour lui témoigner combien j'étais peiné d'être obligé de reconnaître que tous les accueils bienveillans que j'avais reçus de lui avaient été plutôt accordés au caractère public dont j'étais revêtu qu'à l'estime particulière que je croyais emporter en le quittant, puisque lui-même m'en avait donné l'assurance. Ma démarche fut inutile: je ne gagnai rien sur ses préventions, et je dus prendre garde à moi. J'étais prisonnier, dans Paris à la vérité; mais, après tout ce qui s'était passé, j'étais celui qui devait mettre le plus de circonspection dans sa conduite.

L'empereur Napoléon parut surpris que je n'allasse pas prendre congé de lui; mais il ignorait la position dans laquelle j'étais à Paris, et lorsque M. de Caulaincourt me fit part de l'étonnement que ce prince lui avait témoigné, je le priai de la lui apprendre. M. de Caulaincourt ne reçut pas mon excuse, et me pressa même d'aller remplir mon devoir. J'y étais assurément très disposé; je lui demandai d'employer les facilités dont il jouissait près de l'empereur Alexandre pour obtenir de m'emmener à Fontainebleau et me ramener à Paris. Je ne voulais pas m'exposer, en cas qu'il survînt des troubles, à être accusé d'avoir été chercher des instructions à Fontainebleau. Je lui observai que j'aurais bien assez de peine à conserver ma tranquillité, sans ajouter encore de nouveaux embarras aux difficultés de ma position, étant en butte aux ressentimens inséparables de l'esprit de réaction qui s'emparait déjà de toutes les têtes. M. de Caulaincourt donna sans doute un autre motif à mon refus, et je n'en fus pas surpris, parce que je le voyais lui-même persuadé que le rappel de la maison de Bourbon était l'ouvrage d'un parti et le résultat d'une conjuration. Avec cette opinion, il était difficile de ne pas suspecter le ministre de la police d'y avoir pris part, ou d'avoir laissé agir. Il devait, en conséquence, lui supposer une position faite avec le gouvernement provisoire, de manière à n'avoir plus besoin de lui donner des gages de circonspection. Il était même naturel que l'on crût que j'avais, par suite de cela, des motifs pour ne pas oser me présenter devant l'empereur. M. de Caulaincourt allait jusqu'à me dire que, quand on avait, comme moi, des honneurs et beaucoup d'argent, on était toujours quelque chose dans un grand pays tel que la France. Je cherchai à l'éclairer; mais je n'y parvins pas. Ce ne fut que plus tard qu'il reconnut la marche qui avait été suivie pour amener cette grande catastrophe.

CHAPITRE XVII.

Arrivée de Fouché à Paris.—Ses regrets de ce qu'une conspiration avait eu lieu sans qu'il en fût.—Flatteries qu'on prodigue à Alexandre.—Nous n'avions rien vu de semblable ni à Vienne ni à Berlin.—La reine Hortense.—Alexandre se défend d'avoir été l'auteur de la perte de l'empereur.—Partage de nos dépouilles.—Comme l'âne de la fable.—Considérations politiques.

M. Fouché, qui avait attendu en Languedoc et en Provence le dénouement de toute cette longue agonie, venait d'arriver à Paris, aussi surpris que tout le monde de la direction qu'avaient prise les affaires; c'était la première fois que l'on faisait quelque chose sans lui. Il se donna mille mouvemens pour s'immiscer dans les affaires; mais tous les rôles étaient remplis: il eut beau se présenter à l'empereur de Russie, au comte d'Artois, se rapprocher de M. de Talleyrand, il était trop tard. Il prétendait, et ses adhérens ont répété d'après lui, que, s'il avait été à Paris, tout cela ne serait pas arrivé; les dupes ont pu le croire, mais les personnes qui connaissaient M. Fouché lui rendaient plus de justice, en disant qu'il n'y aurait eu de différence dans les événemens qu'une meilleure capitulation pour lui.

Pendant le séjour que les souverains alliés firent à Paris, on leur donna plusieurs divertissemens de société. On mettait à leur plaire un empressement dont nous n'avions vu d'exemple ni à Vienne, ni à Berlin. Il y avait bal chez M. de Talleyrand une ou deux fois par semaine, et on les composait de tout ce que la haute société offrait de jolies femmes. Il ne me souvient pas qu'on ait rien omis pour mieux faire ressortir la dégradation dans laquelle on était tombé.

Les dames polonaises avaient tenu une conduite bien différente lorsque les Autrichiens entrèrent à Varsovie en 1809, et l'empereur de Russie dut bien s'apercevoir que l'on n'aurait pas mis le feu à Paris pour l'empêcher d'y entrer. Il aimait les plaisirs, et suivait assidument ceux qu'on lui offrait à l'envi; il fut galant avec les dames, et même prévenant pour quelques unes qu'il alla voir. Par suite du plan de conduite qu'il avait adopté à Paris, il crut devoir faire visite à l'impératrice Joséphine. Il se fit annoncer à la Malmaison, et y rencontra toutes les déférences auxquelles la politesse de sa démarche lui donnait droit de prétendre; mais il était dans l'erreur, s'il croyait que dans cet asile l'on fût insensible aux malheurs de l'empereur. Aussi déchira-t-il le coeur de Joséphine, qui se contraignit pour ne pas laisser apercevoir ce qu'elle éprouvait, et faire un accueil gracieux à celui qui venait de détruire son existence et la tranquillité du reste de sa vie. Elle avait chez elle la reine Hortense, dont les agrémens de société attiraient beaucoup de monde à la Malmaison. L'empereur de Russie avait entendu parler de cette princesse, et eut aussi la curiosité de faire sa connaissance. On aurait pu croire qu'il cherchait à se réconcilier avec ceux dont il avait détruit l'avenir; mais on ne pouvait ni lui faire mauvaise grâce, ni s'excuser de paraître, parce que c'était lui-même qui était devenu le régulateur des convenances, et lorsqu'il ne craignait pas de venir étaler la pompe de son triomphe au milieu de ses victimes, c'était au moins leur ordonner de le bien accueillir.

Il prit goût à la société de la Malmaison, y revint plusieurs fois et finit par permettre qu'on le traitât avec une sorte de familiarité, qui d'ailleurs ne compromet jamais la gravité des souverains vis-à-vis des dames. Comme celles-ci avaient l'esprit cultivé, la conversation fut quelquefois établie sur un chapitre plus sérieux qu'il n'est d'ordinaire de la voir chez les femmes. Les événemens du jour étaient une matière suffisante pour fournir à la discussion que la reine Hortense était bien en état de soutenir.

J'eus l'honneur de voir cette princesse depuis cette époque, et je lui manifestai l'opinion que j'avais sur la cause de nos malheurs, en les attribuant exclusivement à l'empereur de Russie, sans lequel on n'aurait rien pu exécuter, parce qu'étant le chef de cette croisade, il n'avait laissé entreprendre que ce qui lui convenait. La reine Hortense le défendait; elle m'apprit qu'elle lui en avait fait l'observation, et qu'il lui avait soutenu qu'il n'avait pas eu la moindre part à la détrônisation de l'empereur.

«J'étais satisfait, lui disait-il, j'étais venu aussi à Paris. L'empereur n'était plus à craindre pour moi, parce qu'on ne fait pas deux fois dans la vie une entreprise comme celle de Moscou[29]; l'effet de ses ressentimens n'aurait jamais pu arriver jusqu'à moi: ainsi je n'avais aucune raison pour désirer sa perte. Il n'en était pas de même de mes alliés, qui, étant ses voisins, avaient sans cesse devant les yeux le tableau de tout ce qui leur était arrivé, et qu'ils redoutaient encore. L'empereur d'Autriche particulièrement craignait de revoir Napoléon à Vienne; il en était de même des autres. J'ai dû condescendre à leurs désirs; mais pour moi personnellement, je me lave les mains de ce qui a été fait.» La reine Hortense paraissait persuadée de la vérité de ce discours qu'elle avait la bonté de me répéter; quant à moi, je n'y vis qu'un artifice qui avait été employé pour détourner le reproche d'une action déloyale, et surtout indigne d'un grand souverain. Ces propos avaient encore un but, c'était de nous rendre l'Autriche odieuse, et de nous faire revenir par là sur l'intérêt que tout le monde témoignait à l'impératrice Marie-Louise, intérêt dont l'empereur Alexandre commençait à s'apercevoir.

La chute de l'empereur était trop nécessaire à l'exécution des autres projets qu'il avait en tête, pour qu'il laissât échapper une aussi belle occasion de détruire celui qui aurait pu les traverser. Il lui importait en conséquence beaucoup de mettre la France à la discrétion de son ennemi le plus irréconciliable, de l'Angleterre; il s'en rapportait à elle pour nous réduire à une impuissance absolue. Il devenait naturellement par là le maître du monde. L'empereur de Russie pouvait imaginer tout ce qu'il voulait faire répéter, pour former l'opinion sur la part qu'il avait eue à la perte de l'empereur; se défendre, c'était s'accuser, et c'était déjà reconnaître qu'il y avait eu une mauvaise action de faite que d'en accuser ses collaborateurs. Or, c'était se jouer de la crédulité publique, car il était évident qu'on n'avait rien pu faire sans lui. Je ne sais d'ailleurs si le rôle qu'il cherchait à se donner était préférable à celui qu'il voulait attribuer aux autres.

Pendant que l'empereur de Russie assistait à des bals, et respirait l'encens qu'on brûlait devant lui, le roi de Prusse songeait à réparer ses affaires, et il avait raison. Il vendait les magasins, les arsenaux, et faisait charger les chariots de bagages de son armée de tout ce dont nous avions fait si peu d'usage dans le moment où il s'agissait de notre sort. Les fusils, les canons, les caissons, tout prit la route de Berlin, et nous l'avions bien mérité. On ne toucha pas au Muséum, mais on voyait que les mains en démangeaient à tout le monde. Il suffisait qu'il attestât notre gloire pour qu'il fût déjà condamné, il ne fallait qu'une occasion pour y revenir; heureusement l'ombre de l'empereur protégeait encore cette riche collection.

Voilà donc la France réduite à laisser prendre sur elle tout ce qu'elle avait acquis depuis 1792, tant par le droit des armes qu'en retour des compensations qu'avaient obtenues ses ennemis dans les transactions qu'ils avaient faites avec elle. Les sacrifices furent supportés par la France seule; les autres puissances rentrèrent en possession de ce qu'elles avaient perdu, et ne se dessaisirent pas des compensations qu'elles avaient obtenues. Cela s'appelait rétablir l'équilibre entre les différentes puissances de l'Europe.

La France fut à si peu de chose près anéantie, que l'on ne comprend pas comment les gouvernemens à la merci desquels sa mauvaise fortune l'avait mise ont laissé aller les choses à ce point. L'Autriche ne s'est pas trompée dans l'issue qu'elle s'était flattée de donner aux affaires générales; il faut convenir qu'elle s'est jetée de confiance dans les bras des Russes, sans en prévoir les suites, ni tirer parti du poids que ses armes avaient mis dans la balance, ou bien que, dès les conférences de Prague, elle avait acquiescé à tous les projets des ennemis personnels de l'empereur contre la puissance de la France. Quels qu'aient été les antécédens de la détermination qu'elle prit à cette époque, elle expiera quelque jour l'erreur de son cabinet, et reconnaîtra qu'elle n'a fait que changer d'inconvéniens avec le désavantage pour elle de la perte de tous les moyens qu'elle avait de se rapprocher de la France, si le cas l'eût exigé, et que la politique en eût fait un devoir.

L'histoire de tous les siècles est à peu près la même. Celle du dernier nous apprend que, dans le temps où ni la Russie ni la Prusse n'étaient connues, la Suède était une puissance ainsi que la Pologne, et surtout l'empire ottoman. Dans ces temps-là, la monarchie autrichienne crut son existence assez menacée par l'appel au trône d'Espagne d'un petit-fils de Louis XIV, pour se déterminer à la longue guerre qui se termina par le traité d'Utrecht. On établit alors un équilibre entre les puissances, en démembrant une bonne partie de la monarchie espagnole. Aujourd'hui on a replacé la France dans une situation moins avantageuse que celle où elle se trouvait à cette époque, déjà malheureuse, mais qui lui donna depuis la facilité de se lier avec l'Espagne et la Hollande pour soutenir au moins son indépendance maritime. Elle ne pourrait reprendre aujourd'hui la même opération en sous-oeuvre, puisque ces deux États ont, ainsi qu'elle, perdu presque toutes leurs colonies; et ce sont ces possessions qui composent une puissance commerciale et facilitent l'entretien d'une marine. Les Anglais, en forçant cet état de choses, ont assuré pour long-temps leur supériorité navale, qui est tout le secret de leurs richesses, et par conséquent de leur influence sur le reste du monde. Il est bien vrai que l'Amérique s'est élevée; mais aussi elle est menacée de devenir tellement forte, qu'elle adoptera vraisemblablement une politique différente de celle qu'elle a suivie depuis la paix de 1783, et que la France, comme les autres, aura sa rivalité à craindre après avoir espéré son appui. Peut-être un jour verra-t-on les marines de l'Europe insuffisantes pour résister à celles de l'Amérique, qui, sous ce rapport, a les mêmes avantages de position que la Russie possède sur notre continent. Quoique cette époque soit éloignée, on peut la prévoir, et celle de laquelle nous traitons, ayant été assez laborieuse pour jeter un regard sur l'avenir, on est bien autorisé à émettre l'opinion que, du côté de l'équilibre naval, il n'y a pas même eu de l'équité dans les partages. Il ne faut que voir ce qui s'est fait pour reconnaître la puissance qui a, non pas dirigé, mais commandé en maîtresse absolue.

Dès le commencement du dix-septième siècle, la tranquillité de l'Europe avait fait sanctionner les partages faits à Utrecht. Si les calamités qui depuis ont affligé l'espèce humaine eussent eu pour but le rétablissement d'un ordre de choses propre à assurer au monde une longue paix, elles eussent porté leur excuse avec elles. Mais il n'en est pas ainsi: on est forcé d'en convenir, ce qui s'est fait paraît en opposition manifeste avec ce noble but. Assurément les changemens survenus depuis un siècle dans la répartition de l'Europe en avaient amené dans la politique. D'anciens États avaient en effet disparu, d'autres s'étaient élevés et se sont présentés au partage tout arrondis de la destruction de vingt peuples divers dont il n'est venu à l'idée d'aucune puissance de leur demander compte. Il n'y a que la France à laquelle on fit éprouver le sort de l'âne de la fable des Animaux malades de la peste. On la condamna en admettant comme juges et témoins tout ce qui avait pour le moins la conscience aussi chargée qu'elle. On aurait dû cependant remarquer que tout ressentiment devait être mis à part, qu'on commettait une grande faute, et que plus il y avait de puissances qui aspiraient à la prépondérance sur la grande scène du monde, plus on devait apporter d'attention à ce que l'on faisait. C'était en effet le moment de comprimer toutes les haines particulières; la prudence même commandait d'étouffer la discorde qui aurait pu se rallumer parmi les Français, afin de pouvoir porter tout le corps politique de cette nation du côté où cela aurait été nécessaire. Il y a de l'erreur à croire qu'en morcelant un pays, les portions que l'on réunit à divers autres États portent dans les affaires le même poids que lorsqu'elles appartenaient à un grand peuple, et agissaient avec lui. Tout ce qui a été enlevé à la France pour l'énerver n'a que faiblement augmenté la puissance des États qui ont acquis ses provinces. De même toutes les provinces que la Suède possédait avant le désastreux traité de Neustadt, la Pologne, l'intégrité de l'empire turc, l'indépendance des Tartares de la Géorgie et des provinces persanes aux bouches du Volga ne menaçaient point la tranquillité de l'Europe, qui eut le malheur de rester indifférente au sort que ces pays éprouvèrent successivement. La Russie, en les subjuguant hors des regards de l'Europe, a acquis une puissance incomparablement plus forte que tout ce qui nous a été transmis par l'histoire. À cette puissance plus que gigantesque se joint encore celle de l'unité d'action produite par un gouvernement despotique qui commande à plus d'un quart de la population du monde connu, et qui exerce une puissance morale sur la moitié du reste. Depuis le rétablissement de l'équilibre en Europe, une foule de peuples qui lui sont inconnus, ceux qui habitent sur la surface immense entre les glaces qui séparent le nord de l'Amérique de la Russie et une ligne tirée depuis l'embouchure de la Vistule par celle du Borysthène à celle du Volga, plus une étendue de pays égale à la surface de la France, et située à l'ouest de ces fleuves, et une autre plus inconnue encore, aux bords de la mer Caspienne; tous ces peuples, dis-je, sont vassaux immédiats du même gouvernement, qui ne reconnaît de loi que sa volonté, qui peut lever des armées, faire la guerre ou la paix selon son bon plaisir, sans qu'aucune institution intérieure puisse mettre des bornes à son pouvoir. Il peut donc exister dans cette immense monarchie des armées égales à celles du reste de l'Europe sans que celle-ci en ait connaissance, parce que les relations avec ce pays n'existent que sur un point tandis que celles de la Russie avec l'Europe ont des ramifications innombrables. Ces armées peuvent être transportées en Asie ou au centre de l'Europe, ayant qu'on sache à Paris, à Londres ou à Vienne de quoi il s'agit.

Telle est cependant la position dans laquelle on s'est jeté en se livrant exclusivement à l'esprit de vengeance et en lui sacrifiant tout.

On donne pour excuse que le souverain actuel de la Russie est ami de la paix, et qu'il tiendra à son ouvrage; cependant c'est ce même souverain qui a excité allumé la guerre de 1805, qui a amené toutes les autres. Mais admettons que, mûri par l'âge qui donne de l'expérience et de la philosophie, il soit disposé à maintenir l'harmonie entre les nations dont il s'est rendu l'arbitre: est-il immortel? S'il meurt, quelles mesures a-t-on prises contre son successeur, s'il est jeune et belliqueux? Comment même prévenir les effets de son ambition dans un pays qui, jusqu'à présent, compte presque autant de révolutions de palais que d'avènemens de souverains au trône[30]?

On voit à l'église de la forteresse de Saint-Pétersbourg les tombes sépulcrales des neuf ou dix souverains que la Russie compte déjà, et il n'y a guère que Catherine II qui ait eu une mort naturelle.

Mais admettons que le souverain actuel de la Russie veuille maintenir la paix, malgré les opérations qui lui sont encore commandées pour la gloire de son règne, et la consolidation d'un système qu'il doit bien penser être déjà l'objet de plusieurs sombres inquiétudes.

Si son successeur, qui n'aura pas la même puissance morale que lui sur la nation, est obligé d'entreprendre de nouvelles excursions, qu'arrivera-t-il au reste du monde, et où est l'alliance à former pour s'opposer à ce torrent?

La Prusse sera obligée de suivre la politique de la Russie, pour ne pas perdre les États qu'elle possède depuis Memel, au-delà du Niémen, jusqu'à l'embouchure de la Vistule; elle obligera la Saxe de l'imiter, et une bonne partie des États du nord de l'Allemagne suivront la même direction.

Alors que fera l'Autriche seule avec la Bavière? Pourra-t-elle appuyer les Turcs et se défendre elle-même? Il y a de la déraison à le supposer. Appellera-t-elle la France et l'Espagne à son secours? Elles arriveraient trop tard, et d'ailleurs il leur importe peu qui soit roi de Bohême et de Hongrie; elles auront l'une et l'autre leur bât à porter, on ne leur a laissé que ce droit-là par l'impuissance où on les a réduites. Si elles se laissaient séduire par des promesses, elles en seraient dupes; elles feront mieux de se réunir pour se présenter au partage des dépouilles du vaincu, que d'aller aux coups: elles ont des pertes à réparer, et rien à compromettre.

Plus on regarde avec sang-froid ce que l'Autriche a laissé faire, moins on peut expliquer une aussi étrange politique.

Si c'est aux conférences de Prague que cette puissance a souscrit à la destruction de la France en même temps qu'à celle de son chef, rien ne peut excuser une pareille erreur, et en supposant que l'empereur d'Autriche lui-même ait laissé rentrer dans son coeur des ressentimens qui paraissaient en être sortis depuis l'union de sa fille avec l'empereur Napoléon, son cabinet ne devait tout au plus que lui laisser faire le sacrifice de ce qui touchait à sa propre dignité, mais jamais celui de ce qui touchait aux intérêts immédiats de la monarchie.

Le monarque, dont les espérances avaient été trompées, pouvait avoir repris son ancienne aigreur; mais un cabinet devait être d'autant plus prudent, que le chef de l'État se livrait à une manière d'envisager qui obscurcit le jugement.

Un ministre doit être sans passion, parce qu'il est responsable, et doit toujours pouvoir rendre compte de ce qui a été la règle de sa conduite sans être autorisé à s'excuser par des erreurs.

Si le ministère autrichien a souscrit à Prague à l'anéantissement de la France, il est seul coupable de tout ce qui pourra en être la suite, parce que son refus aurait obligé à adopter d'autres bases, qu'il ne serait pas pardonnable de n'avoir pas présentées lui-même et fait discuter d'avance.

Si ce sont les événemens qui ont suivi l'entrée des alliés à Paris, au mois de mars 1814, qui ont déterminé l'Autriche à l'indifférence dans laquelle elle est restée, son cabinet est encore plus répréhensible, parce que ce qui aurait été une sage prévoyance avant de se livrer à la coalition, devenait un devoir, lorsque la politique russe et anglaise se développait de manière à faire reconnaître à l'Autriche si elle avait été trompée, et à lui faire apercevoir que l'on dirigeait de nouveau l'animadversion de la France contre elle, parce qu'il n'est pas permis à son cabinet de douter quelles peuvent en être les conséquences.

CHAPITRE XVII.

Suite du chapitre précédent.—Ce qu'a fait la Russie.—Ce qu'eût dû faire l'Autriche.—Différence de la marche des deux cabinets.—Qu'ont à dire les Français?—Résumé de la conduite des souverains vis-à-vis de la France.—Projet de Pitt et d'Alexandre.—Est-ce l'empereur ou la France qu'on voulait abattre?

Si le cabinet de Vienne avait protesté contre la fin de cette campagne, il aurait remis tout en problème. L'Autriche aurait repris sa place de médiatrice des destinées de l'Europe, en s'appuyant de la force qui restait encore à la France, et qu'elle cherchait à joindre à celle d'un protecteur.

L'Autriche pouvait redevenir dans ce moment-là ce qu'elle devait être à Prague, l'arbitre de la France, et qui plus est, celle de l'Italie, dont elle eût mieux fait de protéger l'indépendance sous un ou plusieurs princes de sa maison. Et puisque les souverains de l'Europe avaient successivement souscrit à la ruine de la maison de Bourbon, pour favoriser l'agrandissement des leurs, il n'aurait pas été déraisonnable à l'Autriche, dans cette circonstance, de tenter de ressaisir l'équivalent de la puissance de Charles-Quint, au moins en Europe.

Elle ne risquait rien et ne pouvait qu'améliorer ses affaires, qui ne l'ont pas beaucoup été par le recouvrement d'anciennes provinces. Celles-ci ont été détachées de la métropole pendant trop d'années pour lui reporter une sincère affection.

L'Autriche, en protégeant l'indépendance administrative de l'Italie, aurait empêché l'agrandissement de ses autres voisins, auxquels elle a laissé faire des acquisitions incomparablement plus avantageuses qu'une bonne partie de celles dans lesquelles elle est rentrée; il ne faut, pour s'en convaincre, que comparer ce que la France et l'Italie présentaient de forces avant 1814 à ce que pourraient présenter aujourd'hui cette même France, la Belgique, les pays du Rhin qui ont été donnés à plusieurs princes différens, et enfin la Toscane et le Piémont.

L'ancien royaume d'Italie a à peine augmenté l'armée autrichienne de quatre régimens, et il en faut huit ou dix autrichiens pour imposer à l'esprit de mécontentement du pays.

La Prusse, et surtout la Russie, ont fait des acquisitions qui n'ont pas ces inconvéniens. Cette dernière puissance, en obligeant les autres à se replacer dans leurs anciennes ornières, n'a pas adopté ce principe pour elle-même; elle s'est au contraire tracé une route nouvelle par laquelle nous la verrons encore s'approcher du soleil au milieu des ruines de plus d'une nation, et amener ainsi de nouveaux bouleversemens sur la scène du monde.

Il n'y a que contre la France que l'on prêcherait une nouvelle croisade, si elle voulait tenter seulement de reprendre Landau ou de reconstruire Huningue. Il y a peu d'années qu'un article de journal appelait vingt batailles, et aujourd'hui les cabinets de l'Europe sont indifférens à tout ce qui prépare l'asservissement du monde. On se demande où sont les hommes d'État qui ont fait tant de bruit pour abaisser la France, et ce que la tranquillité de l'Europe a gagné à lui substituer une puissance plus dangereuse, contre laquelle il ne reste pas même la ressource des alliances pour s'opposer à ses entreprises de domination universelle. C'est par là qu'elle-même a commencé à s'assurer d'avance de toutes les positions, il n'y a qu'à voir ce qu'il en reste. Par les femmes, l'empereur de Russie est un des prétendans à la couronne de Suède, car si celle-ci, à la mort de Charles XIII, passe à Bernadotte, elle n'arrivera pas assurément à son fils; de plus, l'empereur de Russie est beau-frère du roi de Bavière, du grand-duc de Bade, du prince héréditaire de Hesse-Darmstadt, du roi de Wurtemberg, et qui plus est, neveu de tous les princes de cette maison; il est beau-frère du roi des Pays-Bas, du duc de Mecklembourg-Schwerin, du prince héréditaire de Saxe-Weimar, qui, comme l'on sait, est la branche aînée de Saxe; elle n'a été dépossédée de l'électorat de ce nom, aujourd'hui royaume de Saxe, que par la puissance d'un empereur d'Allemagne, qui mit l'électeur au ban de l'empire pour lui avoir fait la guerre, et le fit condamner à céder son électorat à la branche cadette de Weimar, avec laquelle on l'obligea de permuter. Enfin, l'empereur de Russie est beau-frère du prince héréditaire de Prusse, dont la soeur vient d'épouser un grand-duc de Russie; il est en outre allié à la maison de Saxe-Cobourg par le mariage du grand-duc Constantin, son frère, avec une princesse de cette maison. Pouvait-on tirer un meilleur parti de ses moyens d'alliance, que n'a fait la Russie? Non assurément. Cette position est le complément des travaux de Catherine II; que l'on aille détrôner une de ces princesses, et l'on trouvera à qui parler.

C'est ici le cas de rappeler qu'aux époques où la Russie traitait avec la France sur des bases peu avantageuses, on ne fit point cet outrage aux princesses de son sang, dont les maris s'étaient déclarés contre nous, et dont les États pouvaient, en 1807, être employés à indemniser la Prusse. L'Autriche a plus de princesses et surtout de princes dans les deux branches de Lorraine et d'Est que n'en avait la Russie. Tous sont capables de commander, il s'en faut bien cependant qu'elle en ait tiré un parti aussi avantageux pour sa gloire et sa puissance. Ils occupent, pour la plupart, des emplois militaires au gouvernement des provinces où ils se font aimer; mais, en général, ils vivent si retirés, que sans les vertus du grand-duc de Toscane on douterait de l'existence de ses frères: on n'entend au contraire parler que des voyages des grands-ducs de Russie. Si on ne les destinait qu'à gouverner en Sibérie, au Caucase, ou au Kamtschatka, on ne les enverrait pas faire des reconnaissances à Paris, Londres, Vienne et Berlin.

Quelles que soient les raisons politiques qui déterminèrent au parti que l'on prit, il est plus essentiel d'en prévenir les suites que de chercher à les approfondir; c'est aux États menacés à sentir le besoin de se rapprocher et à se donner secours.

Les Français n'ont assurément pas un mot à dire sur ce qu'on leur a imposé, et ils ne sont pas à la fin des maux qu'ils ont cru éviter en se jetant entre les mains de leurs ennemis. Ils supporteront encore le poids des puissances qui se sont agrandies aux dépens de la France. Telle pourra être la conséquence de l'erreur dans laquelle ils sont tombés en jetant le gouvernail à la mer au plus fort du danger, et si telle est leur destinée, qu'ils aient encore à gémir sur de nouveaux malheurs, on aura le droit de leur dire (tout esprit de parti mis à part): Comment avez-vous pu douter du but qu'avaient les puissances alliées? Lorsqu'elles vous firent la guerre en 1792, ce n'était pas pour vous arracher vos conquêtes; c'était donc pour vous asservir, et si à la suite des sanglantes querelles qui eurent lieu entre cette époque, et le traité de Campo-Formio, vous n'avez pas subi le joug qu'on voulait vous imposer, ce n'est que parce que les immortelles campagnes d'Italie avaient mis vos ennemis dans l'impuissance de vous nuire, et dans l'obligation de respecter l'organisation sociale que vous veniez d'adopter. À qui deviez-vous les victoires qui avaient fait reconnaître votre indépendance? La renommée répondra, à l'empereur. Et lorsqu'il fut parti pour l'Égypte, d'où il paraissait impossible qu'il revînt jamais, comment pûtes-vous vous méprendre sur le motif qui fit recourir vos ennemis aux armes? Pourriez-vous encore douter quels étaient leurs projets alors, et ce qui aurait été fait de vous sans la bataille de Zurich, et la défense de Gênes, qui donna au premier consul le temps de réorganiser l'intérieur et d'aller vaincre à Marengo? En quel état vous avait-il retrouvés à son retour d'Égypte? Comparez-le à celui dans lequel il vous avait replacés après les traités de Lunéville et d'Amiens. Si à cette dernière époque vous n'avez pas subi le joug, c'est qu'il fut ramené par la fortune pour vous sauver de nouveau.

Lorsqu'il était uniquement occupé des soins que demandait l'entreprise formée à Boulogne pour terminer nos différends avec l'Angleterre, on ne pouvait assurément pas accuser son ambition: il doit vous souvenir de toutes les circonstances de l'agression de l'Angleterre, et combien la France entière faisait de voeux pour l'empereur, qu'elle excitait à franchir le détroit, au-delà duquel semblait être l'événement qui devait nous amener une paix profonde.

Vous ne pouvez pas non plus avoir oublié comment il fut tout à coup obligé d'abandonner ce projet pour courir en Allemagne à la rencontre de la plus honteuse comme de la plus injuste des agressions dont l'histoire nous ait transmis le souvenir. Quel était l'ambitieux dans cette circonstance, ou au moins l'agitateur des discordes, le perturbateur de la paix? N'était-ce pas ce même empereur Alexandre que vous venez d'encenser comme un libérateur? Si vous n'avez pu juger des projets des puissances coalisées contre vous à cette époque, les révélations du général en chef de l'armée autrichienne, que la fortune abandonna dans les champs d'Ulm, et surtout les plans concertés entre l'Angleterre et la Russie[31] pour ramener la France dans ses limites de 1792, plans connus, avoués dès-lors, ne devaient-ils pas vous en instruire, et vous démontrer que votre organisation politique intérieure était le véritable grief que l'on vous imputait? Et si, au lieu d'avoir vu les ennemis vous dicter des lois, vous avez au contraire rejeté sur eux l'humiliation qu'ils vous réservaient, à qui le devez-vous, si ce n'est à la bataille d'Austerlitz?

Ce fut donc encore l'empereur qui, dans cette occasion, couvrit la France de son bouclier, après l'avoir fait triompher par son génie. Lorsque, l'année suivante, il triompha à Iéna, puis à Friedland, ne pouvait-il pas se laisser séduire par la victoire? et si telle avait été la faiblesse de son esprit, qui aurait pu l'empêcher de devenir ambitieux? Ne pourrait-on pas opposer le traité de Tilsit à tous les reproches de cette nature que l'on voudrait lui adresser? J'arrive à l'entreprise formée sur l'Espagne, qui est la seule que l'opinion publique ait désapprouvée assez hautement en France, pour y rattacher la cause de tous les malheurs qui ont affligé la patrie. Les projets de l'empereur sur cette péninsule n'étaient pas plus ambitieux que n'avaient été ceux de Louis XIV; mais ceux de ce monarque furent plus habilement conduits, car quant aux droits que l'un et l'autre avaient sur ce pays, ils consistaient dans l'intérêt des peuples des deux États et dans les moyens que ces deux souverains avaient pour vaincre les obstacles qu'ils devaient rencontrer. Si, par suite du principe qui a déterminé Louis XIV à faire passer la couronne d'Espagne sur la tête de son petit-fils, l'empereur a pu être autorisé à entreprendre le même ouvrage, ne doit-on pas reconnaître qu'il avait au moins saisi l'occasion la plus favorable pour exécuter ce projet, en y faisant participer la seule puissance qui pouvait le traverser, et dont le poids suffisait au maintien de la paix en Europe? Alors que ne peut-on pas penser de ce qu'au mépris des engagemens que l'on venait de prendre avec lui, on laissa troubler la sécurité qu'on lui avait garantie, et qu'on l'obligea de courir de nouveau au-devant de l'agression dont ses alliés avaient déjà été victimes au printemps de l'année 1809? Est-il raisonnable d'admettre que les ennemis, qui l'attaquaient sans déclaration préalable, étaient plus autorisés à craindre pour leur propre sûreté qu'il ne l'était lui-même à supposer qu'ils n'avaient entrepris cette nouvelle guerre que parce qu'ils espéraient que l'éloignement de son armée leur donnerait la facilité de revoir toutes les transactions qu'ils avaient faites précédemment avec lui? Si cela n'est pas déraisonnable à supposer, il ne le sera pas davantage de faire remarquer ce qui serait vraisemblablement advenu à la suite des succès des ennemis, si toutefois ils en avaient obtenu dans la campagne de 1809. Or, quel est l'événement de cette savante campagne qui les mit dans l'impuissance de nous nuire pour cette fois encore? La bataille de Wagram.

Ce fut donc encore l'empereur qui, dans cette occasion, préserva la France de toutes les désastreuses conséquences qui auraient été la suite d'un revers. Il fit la paix en 1809, parce que l'indifférence des Russes, qui lui avaient garanti la tranquillité du nord, lui démontra qu'il ne devait pas compter sur eux. Il dut le croire encore davantage, lorsque cette puissance montra de la répugnance à resserrer son alliance avec lui. Était-il déraisonnable alors de se rapprocher de l'Autriche, qui présentait l'archiduchesse Marie-Louise de bonne grâce et même avec de l'empressement? Une fois uni à cette puissance, était-ce une folle entreprise que de vouloir à son tour réviser ses comptes avec les Russes? Assurément on ne peut refuser de convenir que l'on ne pouvait pas avoir pris plus de précautions qu'il ne l'avait fait pour s'assurer le succès. Toute l'Europe, à l'exception de l'Angleterre, marchait sous ses drapeaux, et vraisemblablement, s'il avait différé d'un an à former cette croisade, il aurait vu plus d'une puissance rejeter la proposition d'y prendre part.

Un hiver détruisit tout, et ramena sur l'empereur l'orage qu'il avait conduit sur ses ennemis. C'était un malheur qu'il ne pouvait prévoir; mais, par des efforts de génie, il reprit sa supériorité à Lutzen. Là encore il soutint l'édifice qui allait peut-être s'écrouler. À Prague, peut-être on ne fit pas assez pour détacher l'Autriche; mais la coalition était en armes et réunie tout entière: elle fit tout pour éluder la paix. La bataille de Dresde eut lieu; malheureusement ce beau fait d'armes fut suivi d'une série de revers qui nous annonçait notre décadence et nous présageait la chute de celui qui jusqu'alors nous avait soutenus. Je ne recommencerai pas une longue narration de tous ces événemens, je ne me permettrai que quelques réflexions. Les ennemis prétendaient n'en vouloir qu'à l'empereur. Il est vrai qu'ils lui en voulaient beaucoup, et cela était tout simple: ils avaient éprouvé qu'il n'y avait que lui qui arrêtât l'exécution des projets qu'ils n'avaient cessé de poursuivre depuis 1792. Ils engageaient les Français à se détacher de l'empereur. Ceux-ci, abstraction faite des différences d'opinions qui les divisaient encore, et de tous les reproches qu'ils se croyaient fondés à adresser à leur souverain, n'ont pas eux-mêmes considéré qu'ils avaient placé la révolution ainsi que leurs intérêts à fonds perdu sur sa tête, et qu'en l'abandonnant dans un danger qui les menaçait autant que lui, ils le mettaient dans l'obligation de leur faire banqueroute, et c'est ce qui est arrivé. L'empereur une fois abattu, toutes les circonstances de cet événement ont été naturelles, et quelles que soient les plaintes que les Français puissent faire entendre, on leur répondra toujours: Fiez-vous à la foi punique!

Les hommes qui ont ainsi égaré la nation, qui est toujours bonne et pure, sont les mêmes qui ont été les moteurs de tous les grands désordres depuis 1789 jusqu'à cette désastreuse époque, et qui chaque fois se sont montrés avec un degré de démoralisation de plus. Que disent-ils à présent à cette même nation qui redemande le prix des efforts qu'elle a faits pendant vingt ans, et du sang que ses enfans ont répandu? La renverront-ils au roi ou aux princes de la maison de Bourbon? Mais le roi ne peut être comptable de ce qu'il n'a pas reçu; le gouvernement provisoire de M. de Talleyrand, en trafiquant de l'armistice qui a précédé l'entrée du roi à Paris, a mis le monarque dans l'impossibilité de faire valoir les droits de conquête que pouvait encore appuyer la nation. C'est ce gouvernement provisoire qui a consommé sa ruine, et qui par là a peut-être jeté parmi elle les élémens de quelques discordes nouvelles. Enfin on dira aux Français: Si les Autrichiens avaient abandonné leur monarque dans les deux occasions où vous avez été à Vienne, la monarchie autrichienne était perdue. Si les Prussiens avaient été infidèles à leur roi après les malheurs dont leur pays fut accablé, c'en était fait de leur existence politique. Si les Russes avaient de même abandonné l'empereur Alexandre, parce que nous étions les maîtres de Moscou, cette vaste monarchie aurait été démembrée. Ces trois peuples ont supporté patiemment de longues calamités; ils ont obtenu le prix de leur persévérance. Quant à vous, Français, vous n'avez pas voulu voir que, si vous n'avez pas subi le joug quinze ans plus tôt, c'est que vous aviez l'empereur à votre tête; maintenant vous vous convaincrez que, si les ennemis vous accablent de tout leur ressentiment, c'est qu'ils ne craignent plus le prince qui vous protégeait et qu'ils exécutent en sûreté l'arrêt prononcé contre la France depuis 1792.

Vous en aurait-il coûté autant pour lui donner les moyens de vous défendre qu'il vous en coûte après vous être séparés de lui? Souffrez donc et ne vous plaignez pas; mais surtout évitez de nouvelles discordes qui achèveraient de perdre le reste de votre existence; songez que vous restez vingt-quatre millions d'hommes, ayant les mêmes lois et la même langue, et qu'il y a là d'immenses ressources avec de la sagesse.

CHAPITRE XVIII.

État de l'opinion.—Composition du ministère de Louis XVIII.—Les intrigans remettent les fers au feu.—M. Fouché.—Confidence singulière du duc Dalberg.—Projets sur la personne de l'empereur.—Le roi s'y refuse.—M. de Talleyrand.—Ses mesures avant de partir pour Vienne.—Projets de massacre.—Ce qui m'arrive.

Je passerai rapidement sur tout ce qui eut lieu entre l'arrivée du roi et le retour de l'île d'Elbe. Je n'étais plus placé pour bien observer; je ne veux rapporter que des faits exacts, et j'aime mieux ne pas tout dire que de raconter des choses dont la vérité peut être contestée.

La déchéance une fois proclamée, chacun prit son parti, et la maison de Bourbon eut, à son retour en France, une force d'opinion que l'on pourrait comparer à celle que l'empereur avait eue contre le directoire à son arrivée d'Égypte. Il fallait bien peu de chose pour assurer au roi un règne paisible. Si l'on n'avait pas fait des événemens qui l'avaient replacé sur le trône une révolution, qui d'ordinaire en amène une autre; qu'il fût venu s'asseoir aux Tuileries sans rien changer que sa manière de vivre intérieure, il n'y a nul doute que l'administration aurait marché. Il y avait plusieurs raisons pour cela: la direction des affaires était dans les mains d'hommes habiles, qui depuis long-temps étaient accoutumés à les diriger; en second lieu, il y a en France un besoin d'être gouverné qui est généralement senti, et fait que tout le monde obéit dès que les mesures qu'on prend sont raisonnables. Hormis les deux ministères de la police et des relations extérieures, qui doivent toujours être entre les mains d'hommes possédant la confiance particulière du monarque, le roi ne pouvait pas faire de meilleurs choix que ceux que l'empereur avait faits.

Mais un tel arrangement ne convenait pas aux intrigans qui s'étaient groupés autour du gouvernement provisoire. Celui-ci cherchait à brider le roi, et à prendre une position assez forte pour écarter tout ce qui aurait été tenté de signaler sa conduite au prince.

Au fait, ces messieurs n'avaient pas pactisé avec les étrangers, abattu l'empereur, pour rester dans leur obscurité; ils ne s'étaient vendus aux ennemis que pour avoir les premières places, ils n'entendaient pas qu'on les en frustrât: aussi ne négligèrent-ils rien pour persuader qu'il fallait qu'on les en pourvût.

Le roi ne connaissait personne; il dut nécessairement croire ceux qui se présentaient comme ayant tout hasardé dans l'intérêt de son retour. En conséquence, il confirma, à quelques changemens près, les choix du gouvernement provisoire; de cette manière, la majorité dans le conseil resta à M. de Talleyrand.

Ceci est important à observer, à cause des conséquences qui vont s'en déduire.

Talleyrand était ministre des relations extérieures;

L'abbé de Montesquiou était ministre de l'intérieur;

L'abbé Louis (ami de Talleyrand depuis 1789), ministre des finances;

Le général Dupont (créature de Talleyrand), ministre de la guerre;

Malouet, très attaché au roi, mais dupe de Talleyrand, ministre de la marine;

M. de Vitrolles, ministre secrétaire d'État.

La police, tant celle de Paris que du royaume, était entre les mains de
M. Beugnot, qui était trop honnête homme pour n'être pas dupe de M. de
Talleyrand. (On ne créa d'abord qu'un directeur-général de police; j'en
dirai le motif tout à l'heure.)

La garde nationale était entre les mains du général Dessoles; l'ex-garde impériale dans celles du maréchal Oudinot.

Le duc Dalberg était ministre d'État, ainsi que Beurnonville. Comment le roi, ainsi entouré, aurait-il fait un pas contre le gré de M. de Talleyrand? Aussi les choses marchèrent-elles tant bien que mal pendant deux mois. Il fallait bien ce temps-là au roi pour apprendre à connaître les hommes auxquels il avait affaire.

La chambre des députés fut convoquée. On réunit celle qui avait été ajournée par l'empereur au mois de janvier précédent: elle accourut le coeur plein de vengeance. On croyait le retour des Bourbons amené, préparé de longue main, et par conséquent accompagné de toutes les garanties de liberté publique que l'on désirait; on se crut heureux, et on ne ménagea pas plus l'encensoir aux arrivans que les injures à l'empereur.

On ne peut s'empêcher de faire de tristes réflexions sur le caractère national, en comparant les diatribes de la tribune avec les flatteries dont elle avait si long-temps retenti: tant il est vrai qu'il faut vaincre, et que c'est le succès, et non la nature des intérêts que l'on défend, qui fait la gloire.

Plus on parlait, plus la presse était libre, et plus le roi reconnaissait, d'un côté, les forces qui étaient à lui, et de l'autre, la nécessité de prendre une autre position que celle que lui avait faite le gouvernement provisoire.

Par la même raison, celui-ci sentait le besoin de renforcer son parti, et c'est dans cette circonstance que je jugeai de tous les projets à venir de M. de Talleyrand. Il avait besoin, pour les exécuter, de l'éloignement des étrangers: aussi fut-il expéditif de ce côté-là, et on en fut bientôt débarrassé.

Cela fait, il chercha à grossir son parti, et eut recours à ce que l'on appelle vulgairement les jacobins. Ceux-ci n'existaient plus depuis long-temps, mais il en fallait; on imagina ce moyen-ci pour en trouver. On supposa qu'ils étaient déjà en grand nombre, on répandit même qu'il y avait parmi eux de l'agitation. On en parla au roi, afin de pouvoir l'entretenir de M. Fouché, que l'on voulait lui donner pour ministre de la police. On lui signala le duc d'Otrante comme le seul homme vraiment habile sous ce rapport que possédât la France, comme le seul capable de contenir les jacobins, qui étaient d'autant plus à craindre qu'ils avaient des rapports avec les illuminés d'Allemagne.

C'était afin de pouvoir lui faire donner le portefeuille de la police que l'on n'avait d'abord nommé qu'un directeur-général dans cette partie, car celui-ci aurait vu sans se plaindre un ministre passer avant lui.

Si M. Fouché avait été agréé par le roi, on eût pu recréer à l'aise le parti des jacobins, tout en ayant l'air de le combattre et de le contenir. On aurait poussé ces démagogues aux places, aux fonctions électives. De cette manière, on aurait préparé l'exécution du projet que l'on avait été obligé d'abandonner lorsque les souverains alliés s'étaient déclarés pour les Bourbons.

Le roi refusa obstinément d'accepter M. Fouché, et déjoua ainsi le projet, sans s'en douter. Voici à ce sujet une anecdote que je tiens du duc Dalberg lui-même.

Il y avait déjà une quinzaine que le roi était à Paris, lorsque l'on admit à l'honneur de lui être présentées toutes les personnes qui avaient été pourvues de titres honorifiques sous l'empereur. Les ducs, entre autres, furent invités par la voie du Moniteur à se présenter. Les injures dont j'étais l'objet n'arrêtaient pas; j'étais insulté dans les pamphlets, décrié dans les journaux; tout cela m'indiquait sur quel pied j'étais au château, et n'avais garde d'y paraître.

J'attendis une seconde invitation; le Moniteur la fit, je me décidai, j'allai rendre mes devoirs au chef du gouvernement. Je rencontrai le duc Dalberg dans le salon du Trône, je liai conversation avec lui, en attendant que la messe fût finie.

Il me demanda ce que je comptais faire: je lui répondis que je n'avais pas de projets, et que je voulais vivre en paix et loin des affaires. Je ne sais où il avait pris que j'avais de l'ambition, mais il me conseilla de renoncer à courir la fortune, ajoutant que j'étais un brave homme, mais tout-à-fait incapable de remplir un grand emploi. L'homme d'État avait prononcé, et reconnu même qu'il n'y avait jamais eu que M. Fouché de réellement habile dans le ministère de la police. Il m'apprit que l'on avait proposé au roi de le reprendre, mais que l'on n'avait pu vaincre la répugnance que montrait ce prince à employer un homme qui avait voté la mort de son frère. M. Dalberg trouvait cela extraordinaire, et disait que c'était un grand malheur pour la France, qu'il n'y avait que M. Fouché qui fût en état de la gouverner dans la situation où elle était, et que l'on verrait de belles choses d'ici à peu de temps, si l'on ne prenait pas un parti contre toutes les têtes remuantes, tant en France qu'en Allemagne.

Je ne pus m'empêcher de lui observer que je ne concevais pas comment, avec une pareille opinion, il avait pu concourir à la destruction d'un ouvrage qui était une aussi forte garantie contre la propagation des principes qu'il paraissait tant redouter.

Il me répondit qu'on n'avait pas été le maître des événemens, qu'il avait bien fallu accepter ce que l'on n'avait pas eu les moyens de refuser. Il ajouta: «Nous avons eu une belle peur un soir, et si l'on ne s'était pas pressé d'accepter ceux-ci (en parlant des princes de la maison de Bourbon), nous aurions bien pu revoir l'empereur. Encore n'est-il pas sûr que, sans Marmont, il eût été détrôné.

«Que vouliez-vous que l'on fît? on n'a eu le temps de rien arranger avant leur retour. C'est à présent seulement que l'on va s'en occuper: mais si l'on ne parvient pas à faire adopter à ceux-ci la résolution de régner avec les idées libérales, le pays ne sera pas tenable; il faudra que chacun s'enfuie.»

Ainsi me parlait M. Dalberg vingt jours environ après l'arrivée du roi; cela m'expliqua pourquoi on voulait mettre M. Fouché au ministère de la police. On cherchait déjà à s'emparer des postes, pour commencer la destruction d'un gouvernement que l'on avait à peine établi.

Pendant les trois premiers mois qui suivirent le retour des Bourbons, les esprits étaient contens. L'on s'était néanmoins déjà aperçu qu'aucune garantie n'avait été prise contre les projets que Louis XVIII aurait pu former par la suite, pour remettre les choses au point où elles étaient avant la révolution de 1789. Mais les entourages du roi ne tardèrent pas à jouir de la confiance que leur avait méritée la position dans laquelle ils avaient vécu, par suite des malheurs que ce prince avait lui-même éprouvés pendant vingt-cinq ans.

Cet entourage était composé en majeure partie de vieillards qui ne connaissaient plus la France. Ils étaient restés sur la mauvaise humeur que leur avaient donnée les événemens de la révolution, et n'avaient rien appris depuis qu'ils avaient été obligés de chercher un asile à l'étranger.

La chambre des députés au contraire était composée d'hommes qui avaient à peine connu ce que les premiers ne voulaient pas oublier, c'est-à-dire toutes les pratiques de l'ancien régime. Les députés de cette même chambre professaient hautement tous les principes politiques que la révolution avait consacrés. Dès-lors il était facile de voir que l'on ne pouvait pas rester long-temps d'accord, et qu'il fallait, ou que les vieillards se réformassent, ce qui n'était pas présumable, ou que les hommes élevés dans la révolution fissent rétrograder leurs idées, et abjurassent tout ce qu'ils avaient professé comme dogmes, ou suivi par habitude depuis plus de vingt ans.

On passa ainsi tout l'été de 1814. Vers le mois de septembre, on commença à s'apercevoir de tout ce qu'il y aurait encore à faire, pour obtenir ce que l'on demande depuis si long-temps, et que vraisemblablement on demandera plus long-temps encore, sans que l'on puisse parvenir à s'entendre.

Il faut croire que, malgré les milliers de productions de toute espèce qui ont été publiées sur les constitutions et les gouvernemens, on n'a pas présenté aux esprits des choses bien claires; autrement l'on serait forcé de reconnaître que ceux-ci ont manqué de sagacité pour les saisir. Voilà près de trente ans que l'on se bat pour une constitution, et à force de vouloir la perfectionner, on a fini par n'en point avoir du tout.

Pendant que l'on discutait sur les droits de l'homme et la liberté individuelle, on a vu proscrire des citoyens recommandables par de longs services, et asservir la nation en la dépouillant de la première des prérogatives. On a vu également, pendant que l'on discutait sur des plans de finances, et que l'on s'occupait de la prospérité nationale, détruire la fortune publique et souscrire à tous les désastreux arrangemens qui ont rendu tout, jusqu'au territoire, l'hypothèque des engagemens pris avec les ennemis.

Une constitution est sans doute une chose fort nécessaire, mais il est bon aussi de mettre aux affaires des hommes dont les intentions soient pures, et la conduite honorable.

Les mêmes hommes qui avaient attribué à leur influence les événemens qui avaient amené le retour de la maison de Bourbon, étaient très attentifs à observer la dissemblance qu'il y avait entre les sentimens qui animaient ces entourages du roi, et ceux qui animaient la majorité des Français.

L'expérience a assez démontré où conduisent les discordes, lorsqu'une fois la nation est en mésintelligence avec le pouvoir. Dans cette occasion-ci, on prévoyait déjà qu'une nouvelle catastrophe serait la suite de cet état de choses, qui cependant ne faisait que commencer. Mais lorsqu'on n'est pas d'accord sur les principes, on ne l'est pas davantage sur les conséquences qu'ils entraînent. Les opinions se rallièrent en silence; bientôt on vit de tous côtés se former des sociétés où l'on parlait librement contre le gouvernement et tous les actes de son administration.

M. de Talleyrand et ses collaborateurs ne songèrent dès-lors qu'à préparer un ordre de choses qui pût être substitué à celui qui était établi, dans le cas où ils parviendraient à le faire écrouler.

Ce fut sur ces entrefaites que le roi nomma le diplomate ambassadeur près du congrès réuni à Vienne. M. de Talleyrand s'y rendit, emmenant avec lui le duc Dalberg, à qui il fit donner un caractère diplomatique. Il eut toutefois la précaution de bien organiser sa correspondance avec Paris, afin de ne manquer d'aucunes informations[32].

Il fit nommer par interim, aux relations extérieures, M. de Jaucourt qui était sa créature, et partit ensuite pour Vienne.

En quittant Paris, M. de Talleyrand était convaincu qu'une nouvelle révolution était inévitable; il avait cherché en conséquence de quel côté on parviendrait à rallier le plus de monde. On avait déjà parlé du duc d'Orléans, mais on ne s'était pas arrêté à cette idée, parce que ce prince n'offrait pas assez de sécurité sur les inconvéniens que l'on trouvait déjà insupportables avec les alentours des princes de la branche aînée, c'est-à-dire que le duc d'Orléans n'aurait pas fait une scission assez complète avec les émigrés et tout ce qu'on entend communément par cette dénomination. Comme on ne voulait ni de la république ni d'un gouvernement électif, on trouva que ce qu'il y avait de plus raisonnable était de se rattacher à la régence; mais pour cela faire, il fallait prendre un parti contre l'empereur, qui pouvait partir de son île, et arriver à Paris comme un trait. Les artisans de la déchéance s'étaient mis à la besogne. Ils s'étaient affilié tout ce qu'ils avaient trouvé de brouillons et avaient formé le projet de faire assassiner l'empereur. Ils avaient imaginé d'associer l'autorité à cet attentat; l'assassin était prêt, il ne s'agissait que d'obtenir l'agrément du roi. On s'adressa à M. de Blacas; on le détermina à soumettre le projet au souverain, mais celui-ci ne voulut rien entendre. Les meneurs, à qui ses intentions furent assez durement signifiées, n'en persistèrent pas moins dans la coupable résolution qu'ils avaient prise.

Ce qui déterminait encore à adopter le parti de la régence, c'est que les armées étaient rentrées en France après avoir successivement évacué tous les points qu'elles occupaient encore au-delà des frontières.

Les prisonniers de guerre étaient revenus tant d'Angleterre que des autres pays. Les uns et les autres ne voyaient plus de perspective par la création d'une troupe de noblesse pour la garde du roi. Quelques dispositions de cette espèce avaient fourni des prétextes à ceux qui étaient mécontens, pour laisser apercevoir leur mauvaise humeur.

Les choses étaient allées rapidement; au mois d'octobre, on rencontrait déjà dix personnes prêtes à s'armer contre le roi, pour une qui était résolue à le défendre.

D'autres considérations personnelles à M. de Talleyrand l'obligeaient aussi à ne pas perdre un instant pour changer sa position, qu'il avait bien jugée être mauvaise et incompatible avec les principes qui semblaient devoir être la base du gouvernement du roi.

En quittant Paris, sa résolution était arrêtée; mais il n'était pas fixé sur les moyens dont il convenait de faire usage, ni sur ce qu'on pourrait substituer au gouvernement après sa chute. Comme il prévoyait bien que la majorité de la nation, que l'armée entière seraient plus favorables à la régence qu'au duc d'Orléans, que l'on ne connaissait pas beaucoup plus que la branche aînée, il ne songea qu'à se garantir personnellement de tout ce qu'il y aurait eu de dangers pour lui dans le retour d'un gouvernement qu'il avait lui-même abattu. Aussi à Vienne fit-il son affaire principale de l'enlèvement de l'empereur, qu'il peignait comme pesant sur la France, et y entretenant les espérances des esprits remuans. Sous ce rapport, il avait raison.

On était très occupé de l'empereur, et plus on approfondissait les détails de tout ce qui avait amené sa chute, plus on lui témoignait d'intérêt.

Talleyrand avait l'exemple du retour d'Égypte. Il craignait une seconde représentation de cet événement. L'on avait tant dit que la tranquillité de l'Europe dépendait de celle de la France, qu'on se persuada aisément que l'enlèvement de l'empereur était une chose nécessaire au bonheur général: aussi M. de Talleyrand parvint-il à l'obtenir. Il n'y eut que l'empereur de Russie qui fit difficulté de se rendre à cette proposition, mais qui, enfin, y avait tacitement consenti.

L'on a prétendu que le roi de France avait donné cette instruction à son plénipotentiaire. Je ne sais à cet égard que ce qui m'en a été dit, mais comment croire que M. de Talleyrand aurait pris sur lui d'ouvrir une pareille négociation, si elle n'avait pas été conforme à ses instructions? Elle n'était pas, du reste, déraisonnable de la part du roi, mais aussi il mettait par là l'empereur en droit de se défendre et de le prévenir comme il le fit en effet.

Il n'avait jamais été convenu qu'il ne pourrait pas attaquer le roi de France, et à plus forte raison se défendre contre lui. L'opinion est injuste lorsqu'elle attribue à l'empereur seul les tristes résultats dont son entreprise à été suivie. Un jour ou l'autre, on reviendra sur cette question, et ce sera tant pis.

Il y avait peu de temps que le congrès de Vienne était ouvert, lorsqu'il survint un changement dans le ministère à Paris; M. Malouet, qui était ministre de la marine, mourut, et enleva ainsi une voix à M. de Talleyrand.

Il fut remplacé par M. Beugnot, qui n'a jamais rien connu à la marine. D'un autre côté, la police fut donnée à M. d'André, homme de bien et indépendant, qui ne pouvait pas être rangé sous l'influence de M. de Talleyrand. Enfin le roi, ayant reconnu quelques malversations dans les dépenses du ministère de la guerre, retira le portefeuille au général Dupont. Il le remplaça par le maréchal Soult, qui était encore moins disposé à se mettre sous l'aile du diplomate.

Celui-ci se trouvait par là avoir perdu beaucoup de sa puissance depuis son départ de Paris, ce qui ne contribua pas peu à le décider à mener la seconde partie de son projet un peu plus vite qu'il n'en avait d'abord eu l'intention.

À Paris, l'on tourmentait les imaginations des esprits faibles par des prétendus projets de proscription; on faisait circuler dans le monde des listes sur lesquelles on avait inscrit le nom des personnes qui semblaient devoir être les premières victimes de la réaction. L'on avait été jusqu'à pousser les alentours du roi à se porter à toute sorte de mesures propres à le dépopulariser; on avait probablement imaginé ce moyen pour hâter sa perte.

Cet état de choses ne pouvait manquer d'être souvent la matière de la correspondance de Paris avec Vienne, où l'on informait exactement M. de Talleyrand de tout ce qui pouvait l'intéresser. Vers les mois de novembre et décembre, il y avait à Paris un horizon politique si obscur, même pour ceux qui habitaient cette capitale, qu'il était difficile de ne pas s'en former une idée encore pire, quand on ne jugeait de l'état des choses que par des données de correspondance.

À cette époque, la famille royale se trouvait sur une pente de déclinaison; loin de regagner dans l'opinion publique, elle perdait tous les jours davantage. Il y avait une double raison à cela.

D'abord l'opposition aux vues politiques qu'on lui supposait. La restitution des biens nationaux et autres choses de cette espèce avaient seules suffi pour détacher d'elle.

Ensuite il y eut, dès cette époque, une agence active qui ne laissa rien échapper de tout ce qui pouvait dépopulariser la maison de Bourbon. On saisit adroitement le ridicule, qui en France est une arme si puissante, et dans cette circonstance on l'employa sous toutes ses formes. On eut l'air de mépriser ce moyen dangereux; mais il fit des plaies profondes. La famille royale parut bientôt isolée au milieu de la nation.

J'avais été autrefois trop avant dans les affaires pour ne pas rechercher les causes de ce que j'apercevais, et qui était si général, que, dans la terre où je vivais retiré, les gens de la campagne me disaient que j'eusse patience, que cela ne pouvait pas durer.

Ce ne fut néanmoins que plus tard que je sus tout ce qui avait produit les effets que je remarquais du fond de mon exil. Je le rapporterai tel qu'on me l'a donné; mais auparavant je dois raconter une anecdote qui m'est personnelle, parce que cela revient à l'appui de l'opinion que l'on voulait établir sur la formation des listes de proscription.

J'ai toujours cru que c'était à quelque machinateur de nouvelles révolutions que je dus l'ordre qui me fut donné de sortir de Paris. Quelque répugnance que j'eusse à y obtempérer, je fus obligé de le faire, car je n'étais pas dans une position assez bonne pour braver la malveillance qui s'acharnait sur moi. Il était d'ailleurs si facile aux intrigans à projets nouveaux, de mettre leurs faits et gestes à l'adresse d'un homme qui avait été ministre de la police, que je dus prendre garde à moi. Les choses en étaient au point que mes démarches les plus simples étaient devenues suspectes. On en jugera par le fait suivant.

Je m'étais livré à la grande culture; la récolte des pommes de terre avait manqué, je fus obligé de faire acheter deux ou trois cents sacs de ces tubercules sur les marchés des environs de Paris, d'où, après les avoir emmagasinés dans une des remises de mon hôtel, on les conduisait à ma terre à dix lieues de la capitale. Croirait-on qu'une chose aussi simple devint une affaire de gouvernement, et qu'on ne craignit pas d'adresser à des princes du sang une dénonciation d'accaparement, de projet d'affamer Paris? Il y eut un ordre donné au commissaire du quartier de constater l'existence et la quantité de ces pommes de terre, et recevoir ma déclaration sur l'emploi que je comptais en faire. Cette ridicule visite eut lieu avec la sévérité la plus grave; je dois l'avouer, les employés de police qui l'exécutaient en étaient honteux; mais enfin ils devaient obéir.

Obligé de quitter Paris, je me retirai dans ma terre où je vivais seul, ma femme et mes enfans étant restés dans mon hôtel.

Nous étions au mois de novembre; un homme à décoration se présente et demande à m'entretenir; je le reçois: il m'apprend qu'il est un de mes obligés, que la reconnaissance lui prescrit de me dévoiler ce qui se trame contre moi. «Ne restez pas ici, monsieur le duc, me dit-il, ne restez pas ici; je ne puis trop vous engager à rentrer à Paris, d'où on ne vous a pas assurément fait sortir sans motifs. Avant-hier, on devait se présenter chez vous; on ne l'a pas fait, mais la chose n'est que différée. Dans peu de jours, vous verrez entrer ici quatorze personnes conduites par un nommé D***[33], que vous devez connaître; les autres sont des hommes de même espèce (il me les nomma): l'on viendra vous réclamer de l'argent; ce sera le prétexte que l'on prendra pour commencer une querelle dans laquelle on doit vous assassiner. On est sûr de l'impunité, déjà même on a rédigé le rapport de cette aventure, afin de la mettre dans les journaux. Il est conçu de manière à faire penser que l'on serait venu chez vous vous réclamer de l'argent et vous proposer un défi que vous auriez refusé, mais que, forcé par les hommes d'honneur auxquels vous aviez affaire, vous avez été contraint de l'accepter; et comme l'on a supposé que vous blesseriez quelqu'un en vous défendant, on a de même supposé que c'est en duel que vous auriez blessé le premier, le second, tous ceux qui le seraient; mais qu'enfin vous auriez succombé à votre tour.

«Je ne puis vous en dire davantage sans m'exposer moi-même; mais pour rien, ne restez chez vous, parce que je ne pourrais pas venir deux fois vous donner un pareil avis.»

Cet honnête homme me quitta, et, comme l'on pense bien, j'envoyai au ministre de la police une copie de sa déclaration, lui indiquant les noms qu'il m'avait cités. Ils étaient aisés à trouver, puisque ce *** était chevalier de Saint-Louis, et garde de la porte de la maison du roi. Je fis donner communication de son projet à son capitaine, M. de Mortemart, et je n'en entendis plus parler.

Malgré cette précaution, je jugeai prudent de rentrer à Paris, et d'y passer quelques jours pour faire abandonner le projet de venir m'assassiner à ma campagne. C'est pendant ce petit séjour que je fis dans la capitale que je vis ce qui se préparait. Je n'en connus cependant les ramifications qu'après le retour de l'île d'Elbe. Je vais les consigner ici.

CHAPITRE XX.

L'enlèvement de l'empereur est décidé.—À quoi servait M. Dalberg.—Metternich se met en rapport avec Fouché.—Questions posées par le diplomate.—Menées de Fouché.—Il est obligé de s'adjoindre des collaborateurs.—Ceux-ci le jouent.—Maladresse de la cour.—Anecdotes diverses.—J'envoie un émissaire à l'île d'Elbe.—M. André.—Ma conversation avec ce ministre.

M. de Talleyrand, apprenant d'un côté ce qui se passait à Paris, et se croyant sûr de l'enlèvement de l'empereur de l'île d'Elbe, ne songea plus qu'à hâter cette dernière opération, dont s'était chargé, disait-on alors, l'amiral anglais Sidney-Smith, auquel on devait donner pour mission apparente le commandement d'une expédition contre les puissances barbaresques dans la Méditerranée.

Je n'appris cette circonstance que par tout ce qui se disait publiquement à Paris, où une foule de lettres qu'on recevait de Londres donnaient des détails sur le congrès, vers lequel tous les regards étaient tournés. Les feuilles publiques anglaises disaient même que l'on devait conduire l'empereur à Sainte-Hélène, et celles d'Allemagne l'avaient répété. L'empereur les recevait à l'île d'Elbe.

On ne faisait guère de doute que cette opération n'eût lieu. Comment d'ailleurs ne l'aurait-on pas cru d'après les détails suivans, qui m'ont été confirmés par M. Fouché lui-même au mois de mai 1815?

Il faut rappeler que M. de Talleyrand avait près de lui le duc Dalberg. Celui-ci avait épousé la fille de madame de Brignole, qui avait suivi l'impératrice Marie-Louise à Vienne. M. de Talleyrand avait ainsi un moyen naturel de négocier sa position avec la régente, après avoir mis sur le compte de l'instruction du roi de France l'enlèvement de l'empereur pour Sainte-Hélène, quoique cela le servît lui-même pour le moins autant que cela pouvait être utile aux intérêts du roi.

Pendant qu'il négociait ce point officiellement, il se servait du duc Dalberg pour faire répandre autour des ministres étrangers que l'on serait prochainement obligé, en France, de se détacher de la maison de Bourbon, qui ne pouvait rallier à elle aucun des partis de la nation. Il faisait insinuer qu'il était sage de prévoir ce cas-là, et d'être prêt à substituer un ordre de choses quelconque à celui qui existait, si l'on ne voulait pas voir de nouveau le pays tout en feu.

En présentant cela comme une prévoyance, on était bien assuré de se faire écouter, et, qui mieux est, d'exciter assez d'attention pour que l'on cherchât à pénétrer la vérité d'une semblable assertion, qui ne pouvait manquer d'être justifiée par tout ce que la correspondance de Paris apprenait.

Fouché m'a dit que le duc Dalberg lui avait écrit à cette époque, pour lui demander quelques renseignemens de ce genre, afin sans doute d'en faire son profit à Vienne; mais comme il connaissait le correspondant auquel il avait à faire, il lui répondit qu'il ne voulait se mêler de rien avant d'avoir une lettre du ministre autrichien. Il ajoutait que c'était alors que (sur les instances de M. Dalberg sans doute) M. de Metternich, probablement dans l'intention de juger du degré de confiance que l'on devait accorder au langage que ce diplomate en sous-ordre tenait à Vienne, lui écrivit, et qu'il lui avait répondu.

Il ajouta que cette première lettre de M. de Metternich avait été suivie de quatre autres. Ainsi assuré des intentions de l'Autriche, il se mit à l'oeuvre; mais jusque-là il avait rejeté (il le prétendait du moins) toutes les sollicitations qui lui avaient été faites.

«Je garde, ajoutait-il, toutes ces lettres de Metternich, pour m'en servir en temps et lieu. J'en ai cinq, et il doit en avoir autant de moi. Il m'en a écrit une pour avoir mon opinion sur une question qu'il avait posée en trois points, qui étaient ceux-ci:

«Si l'empereur reparaissait en France, qu'arriverait-il?

«Si le roi de Rome était présenté à la frontière et appuyé d'un corps de troupes autrichiennes, qu'arriverait-il?

«Et enfin, si rien de tout cela n'avait lieu, et que le mouvement qui viendrait de la population fût national, quelle direction prendrait-il?

M. Fouché me disait lui avoir répondu à chaque question de la manière suivante:

«Si l'empereur reparaissait à la frontière, tout dépendrait du premier régiment que l'on enverrait contre lui: s'il passait de son côté, toute l'armée suivrait son exemple.

«Si le roi de Rome paraissait à la frontière avec un corps autrichien pour le protéger, dans un moment, tout le monde serait pour lui.

«Si aucun de ces deux cas ne se présentait, et que le mouvement révolutionnaire vînt de l'intérieur, il se ferait en faveur du duc d'Orléans.»

C'est à la suite de ces communications qu'il se mit à travailler.

La maladie de Fouché et Dalberg est de croire qu'ils persuadent. Ils ne veulent pas s'apercevoir qu'on les devine, et que, dans ce cas-ci surtout, on voyait qu'ils ne songeaient à un autre bouleversement que parce que leurs espérances personnelles avaient été déçues par les principes qu'avaient adoptés les princes de la maison de Bourbon. Ils ne voulaient que les premières places, et peu leur importait l'honneur national, etc., etc. Mais les étrangers faisaient un autre calcul: il leur importait peu que MM. Fouché et Dalberg eussent les premières ou les dernières places, mais ils tenaient beaucoup à profiter des trames qu'ils pouvaient ourdir.

Je ne sais si on les jouait dans ce cas-ci: je ne suis autorisé ni à en douter, ni à le croire, mais je suis certain qu'on les connaissait trop bien l'un et l'autre pour être leurs dupes. Ils ne le croyaient pas, car le propre de la vanité est de s'abuser.

Quoi qu'il en soit, M. Fouché ne pouvait manquer d'observer qu'à Paris la maison de Bourbon perdait tous les jours, et qu'une révolution était d'autant plus probable, qu'elle était plus facile; il avait eu des communications avec Vienne, et ne songea qu'à profiter d'un nouveau désordre pour se faire personnellement une meilleure position.

En conséquence, il commença à faire pratiquer de jeunes généraux parmi ceux qui avaient été conservés en activité de service et qui commandaient des troupes. Il eut soin de choisir les plus susceptibles d'exaltation, de leur peindre les malheurs dont le pays était accablé, et de leur faire observer que de braves gens comme eux ne seraient jamais considérés par un gouvernement qui ne s'entourait que de vieille noblesse; qu'enfin ils devaient s'attendre avant peu à être renvoyés.

M. Fouché n'était pas assez connu de ceux à qui il tenait ce langage pour qu'ils jugeassent de ses projets. Ils ne les envisagèrent que d'un côté et fort légèrement; ils reçurent les directions qu'il voulut leur donner.

Ce fut dans ce temps-là qu'eut lieu à Paris l'affaire du général Excelmans. Cet officier était employé dans la première division militaire; le ministre, après l'avoir fait mettre à la demi-solde à cause d'une lettre qu'il avait écrite au roi de Naples dont il avait été l'aide-de-camp, voulut le contraindre à quitter Paris. Excelmans refusa de se soumettre à la décision, et invoqua les dispositions de la Charte constitutionnelle. Comme les esprits étaient mal disposés pour le gouvernement, tout le monde fut favorable à Excelmans, et l'on crut avoir rencontré une occasion d'éclater.

Le ministre de la guerre ordonna l'arrestation du général. Celui-ci s'enfuit et demanda un conseil de guerre; on le renvoya devant celui de Lille, il s'y rendit. Les officiers de la garnison allèrent le chercher en cérémonie pour le conduire à la salle où se tenait le conseil, et le ramenèrent chez lui au milieu des acclamations après le jugement qui l'acquitta. Une telle décision, déjà si grave par elle-même, devint capitale à raison de la disposition où étaient les esprits.

M. Fouché saisit cette circonstance, et en même temps qu'il la commentait pour échauffer les têtes, il faisait entretenir les généraux qui commandaient des troupes hors de Paris. Il se mit en relation de suite avec quelques-uns de ceux qui tenaient garnison dans le nord, et réussit bientôt à les égarer. Il vint ensuite à la garde nationale.

Il avait naturellement action sur elle par M. Tourton. Le général Dessoles, qui la commandait, était d'ailleurs un homme qui avait fait ses preuves en révolution.

De plus, il avait su attirer à lui le général Lallemand, qui commandait une brigade de dragons dans les environs de Laon et Soissons. Il avait dès-lors assez de moyens; il ne s'agissait que de mettre tout cela en mouvement, car ce n'est pas une petite chose que de se déterminer à franchir les bornes du devoir pour se jeter gratuitement dans une démarche criminelle. Fouché le savait mieux qu'un autre: aussi ne mit-il son nom nulle part, et se ménagea-t-il une porte de retraite au besoin.

Il arriva aussi quelques scènes de rues que l'on saisit avidement pour railler la cour.

La célèbre actrice mademoiselle Raucourt mourut. Les sociétaires du Théâtre-Français, accompagnés de ceux des autres théâtres de la capitale, lui rendirent les derniers devoirs et lui avaient composé un très beau cortége. Ils vinrent présenter la défunte à l'église de Saint-Roch; le curé ne voulut pas la recevoir. Il ferma la porte de son église, dans laquelle il se tint pendant que tout le cortége se débattait dans la rue Saint-Honoré. Ce spectacle eut bientôt attiré la foule. On commença par rire, puis vinrent les menaces contre le curé, qui refusait toujours d'ouvrir son église. Il y avait déjà quelque temps que ce désordre durait, lorsque des Tuileries, où l'on avait été prévenu, il arriva un ordre pour faire ouvrir les portes de l'église de Saint-Roch et recevoir le corps de la défunte. La malveillance s'empara de ce fait, et en fit mille plaisanteries plus piquantes les unes que les autres.

À peu près à la même époque eut lieu l'exhumation du corps du roi Louis
XVI et de celui de la reine Marie-Antoinette, que l'on transporta en
grande cérémonie, le 21 janvier 1815, depuis le cimetière de la
Madeleine, rue d'Anjou, jusqu'à Saint-Denis.

On était déjà si mal disposé, que l'on saisit l'occasion de manifester son mécontentement. On avait mis les troupes sous les armes de très bonne heure; elles bordaient la haie, à partir du cimetière jusqu'à la barrière par laquelle le cortége devait sortir pour se rendre à Saint-Denis.

Les restes du roi Louis XVI, ainsi que ceux de la reine Marie-Antoinette, consistaient dans un peu de terre blanchâtre que l'on avait retrouvée à la place où ils avaient été enterrés dans de la chaux vive. On conçoit aisément qu'ils avaient dû être consumés: on prétendit cependant que l'on avait retrouvé le crâne de la reine et même une de ses jarretières. C'était tant mieux.

Ces faibles restes avaient été placés sur un char funèbre d'une élévation si disproportionnée, qu'il était hors d'état de passer sous les réverbères de la rue. On n'en avait pas fait la remarque, et on n'avait pris aucune précaution pour rehausser ceux-ci.

Le cortége se mit en marche; le char funèbre s'accrocha aux réverbères; on fut obligé, à diverses reprises, de s'arrêter pour le dégager. Il faisait mauvais: le temps, la négligence de l'administration des cérémonies eurent bientôt mis tout le monde en gaieté. Chacun se répandit en railleries sur cette pompe funèbre; quelques voix même, saisissant le moment où les décorations du char s'engageaient dans un réverbère, firent entendre le cri: À la lanterne! Il semblait qu'on eût pris à tâche de faire faire à la cour tout ce qui offrait prise aux saillies.

Je n'étais pas encore dans le monde lorsque la révolution commença, mais j'entendais dire à tous ceux qui avaient assisté à l'origine du drame que c'était par des bagatelles de cette espèce que l'on était parvenu à ébranler le colosse que son antiquité semblait avoir rendu indestructible.

Plus l'on voyait la cour faire de fausses démarches, plus l'on prenait des avantages sur elle. Les hommes à mouvement s'agitaient, les communications de M. Fouché étaient devenues plus actives, et dès les premiers jours de février tout annonçait l'explosion.

Il fallait que les administrations du roi eussent les yeux bien peu ouverts, car on conspirait, comme on dit, sur les bornes, au coin des rues. Personne, si ce n'est le ministère, n'ignorait ce qui se préparait.

Avant d'aller plus avant, je placerai ici une réflexion.

Je n'écris pas pour un parti, je recueille mes souvenirs et ne dois de secret à aucun de ceux qui non seulement ne m'en ont pas confié, mais qui ont eu la lâcheté de mettre mon nom sur une liste de proscription où les leurs auraient dû figurer les premiers, parce qu'ils étaient les seuls vrais coupables.

Je ne veux dénoncer personne; mais en écrivant les événemens de l'époque, je tracerai les noms chaque fois qu'ils se trouveront liés à ma narration.

Si je rapporte des erreurs, je suis prêt à les redresser, mais pour les injures et les récriminations, je les tiens d'avance pour non avenues.

Je ne puis faire aucun mal à ceux qui m'en ont tant fait, et d'ailleurs je ne leur dois pas plus de ménagemens qu'ils n'en ont eu pour moi, soit au retour de l'île d'Elbe, soit au dernier départ de l'empereur. Je suis las d'être le bouc émissaire de ces excitateurs, et je veux leur renvoyer ce qu'ils ont mis à mon adresse; ils courent d'autant moins de dangers, que leur habileté en révolution les a déjà mis à couvert de ce qu'ils avaient à craindre.

M. Fouché regardait la chute du roi comme certaine. Il n'y avait que sur le gouvernement qu'on pourrait faire succéder à ce prince, qu'il n'était pas fixé. Cet homme, à qui l'on accordait tant d'habileté, était hors d'état d'assembler deux idées. C'étaient cette légèreté d'esprit et cette inconséquence de caractère qui lui étaient propres, qui avaient fait appeler habileté ce qui n'était qu'une longue suite de duplicités. Il suffit d'ailleurs d'un peu de réflexion pour voir que si M. Fouché avait été un homme qui eût de l'âme, qui eût servi franchement son parti, il aurait succombé dix fois. Il ne s'est maintenu au milieu des orages révolutionnaires qu'en livrant successivement ceux auxquels il s'était attaché.

Je suis un des hommes du monde qui peut mieux le juger, parce que, lui ayant succédé, j'ai vu ce qu'il n'avait pas fait et ce qu'il avait laissé faire; c'est de cette époque que je suis revenu de l'opinion que j'en avais moi-même avant de connaître son administration. Sa vacillation continuelle n'a pas peu contribué à empêcher la fixation des esprits à un principe qui avait été adopté comme base du repos général.

Cet homme, qui avait occupé quinze ans la place administrative d'où l'on juge toutes les autres, ne savait comment il se conduirait le lendemain du jour où il aurait abattu le roi; car enfin, après avoir détruit, il faut réédifier et le faire assez promptement pour entraîner toutes les irrésolutions avant que la partie adverse soit revenue de son étonnement.

Il lui fallait un homme pour la partie militaire, un autre pour la partie civile; il fut obligé de s'adjoindre des collaborateurs. Il chercha à se rapprocher de deux hommes qui avaient fait leurs preuves en ce genre. Tous deux connaissaient le personnage auquel ils avaient affaire, tous deux méprisaient sa versatilité et éprouvaient la plus forte aversion pour lui; mais la nécessité réconcilie même des ennemis qui semblent ne devoir jamais s'entendre. Les auxiliaires que voulait se donner Fouché prêtèrent l'oreille, sans toutefois s'engager.

L'un et l'autre avaient trop d'expérience pour être dupes. Ils exigèrent avant tout que Fouché leur fît connaître les moyens dont il pouvait disposer. Celui-ci le fit-il? Leur dit-il tout ce qu'il avait ébauché avec Metternich? Je l'ignore, mais je le crois, parce qu'une entreprise pour changer le gouvernement pendant la réunion du congrès de Vienne était une folie, à moins d'être d'accord avec une des grandes puissances étrangères. M. Fouché n'a eu garde de ne pas répondre aux objections qui lui en auront été faites; il a sans doute communiqué sa correspondance avec le duc Dalberg et avec les ministres étrangers. Après la communication de pareilles pièces, personne ne pouvait disconvenir que l'entreprise ne présentât des chances favorables. Les deux collaborateurs que s'était adjoint Fouché étaient fort attachés à l'empereur et incapables de prendre part à quelque chose qui n'aurait pas été dans ses intérêts. Le duc, qui les connaissait, eut grand soin de leur protester qu'il pensait comme eux, mais que, s'il avait dit un mot de l'empereur à Vienne, on ne l'aurait pas écouté, et qu'enfin le seul moyen de ramener ce prince était de commencer par appeler son fils, parce qu'il était naturel de rendre son père à cet enfant. Il persuada à ces messieurs qu'il avait travaillé pour l'empereur, et j'ai vu l'un des deux persuadé qu'il avait réellement agi dans les intérêts de l'empereur.

Fouché les jouait, comme il jouait les généraux dont j'ai parlé, hormis un ou deux auxquels il avait reconnu des caractères propres aux conjurations. Tous croyaient être mis en mouvement pour l'empereur; mais les auxiliaires dont il a déjà été plusieurs fois question connaissaient M. Fouché, ils ne s'y fièrent qu'à demi, et songèrent à faire prendre une direction conforme à leur manière de voir à tout ce qu'il se proposait de tenter dans un autre but. Ils travaillèrent dans ce sens, et réussirent à jouer Fouché.

On ne peut s'empêcher de remarquer qu'il n'y avait pas un seul homme dans cette entreprise qui n'eût un double jeu et un double langage. Appellera-t-on cela de l'habileté? J'y consens; mais j'aurai bientôt occasion de tirer de tristes conséquences de cette versatilité de conduite.

Voici quelle était au mois de février notre situation intérieure. M. Fouché était en communication directe avec les ministres du congrès, à ce qu'il disait, mais l'était positivement avec le duc Dalberg, c'est-à-dire avec Talleyrand, qui travaillait à faire place nette en faisant enlever l'empereur. Il était trop intéressé à mener à fin cette tentative pour permettre qu'on fît la moindre entreprise avant que celle-là fût exécutée.

À Paris, Fouché était en rapport avec MM. *** et ***, qu'il cherchait à abuser comme ceux-ci travaillaient à lui donner le change. Il était de plus en rapport avec le général *** et le général Lallemand; il confiait à quelques uns la haine qu'il portait à l'empereur, avec les autres il déplorait sa perte. Il savait que c'était un moyen sûr de les enlever et ne se l'épargnait pas.

Tout paraissait monté de manière à devoir réussir au gré des auteurs de ces projets. On attendait, disait-on, un courrier de Vienne pour commencer, lorsqu'il arriva tout autre chose.

Comment la police de France n'a-t-elle rien su de cela? Ce n'est pas faute de confidens, car il y en avait partout.

Il paraît, au reste, que l'on ne se taisait pas beaucoup mieux à Vienne qu'à Paris. On en jugera tout à l'heure.

Dans les premiers jours de février, il était arrivé à Paris un jeune négociant de l'île d'Elbe, qui avait, entr'autres commissions de la mère de l'empereur pour son homme d'affaires, celle de visiter un parent qu'elle avait à Paris. Il demanda à me voir; mais comme je séjournais habituellement à la campagne, je profitai de la circonstance pour décliner sa proposition, et je ne le reçus pas.

J'ai su plus tard qu'il avait non seulement fait les commissions dont il était chargé, mais encore qu'un haut fonctionnaire, ayant appris qu'il cherchait à me voir, s'était imaginé que j'allais me mettre en communication avec l'empereur. Il employa, en conséquence, les moyens dont il disposait pour suspendre le retour de ce jeune négociant, afin de donner de l'avance à un messager qu'il envoyait à l'île d'Elbe. Il voulait montrer qu'il était toujours le plus zélé et le plus habile à servir. C'était peine perdue, comme on vient de voir.

Lorsque je sus tout le tripotage dont je viens de rendre compte, je ne me fis pas illusion sur ce qui allait arriver, et me décidai à envoyer quelqu'un à l'empereur pour le conjurer de n'ajouter foi à aucune insinuation, car je ne doutais pas qu'elle ne couvrît un piège dont il serait la victime. Je pensais que M. *** était dupe de M. Fouché, que je persistais à regarder comme l'ennemi mortel de Napoléon.

Je me donnai de la peine inutilement: le gant était jeté. Mon messager apprit en chemin le débarquement de l'empereur, et ne jugea pas nécessaire d'aller le joindre. Il revint directement à Paris.

Je ne pouvais pas comprendre qui avait pu porter l'empereur à cette résolution; j'en étais au désespoir pour lui. Ce ne fut que quelque temps après son arrivée que j'appris les considérations qui l'avaient déterminé.

Avant de les rapporter, je dois citer une anecdote qui m'est particulière. J'étais à Paris, à la fin de février 1815, lorsque je reçus la visite inattendue de M. d'André, qui était ministre de la police du roi; c'était le 27 ou le 28 février, et la première fois qu'il venait chez moi. Je n'en devinais pas le motif, lorsqu'il m'apprit qu'on lui avait rendu compte que je serais disposé à voir le roi, et qu'il venait lui-même pour s'assurer si je ne me refuserais pas à l'entretenir de ce que je pouvais savoir sur les événemens qui se préparaient.

Si M. d'André me lit, il verra si je rapporte exactement notre conversation.

J'eus du plaisir à le voir, parce qu'il avait été pour moi un magistrat équitable, et qu'il avait eu le courage de me défendre contre l'esprit de réaction.

«Je n'ai nullement, lui dis-je, témoigné le désir de voir le roi, parce que j'ai adopté un genre de vie qui m'a rendu indifférent aux affaires du monde en général.

«Si j'avais été appelé au service, j'aurais servi le roi comme j'ai servi l'empereur, ou bien j'aurais donné ma démission; mais, loin de vouloir m'employer, il n'y a pas d'injures dont on ne m'ait abreuvé, ni d'épithètes odieuses qu'on ne m'ait prodiguées. Vous conviendrez qu'à moins d'être un homme sans âme, on ne se rapproche pas d'un gouvernement qui vous traite de la sorte: aussi je me regarde comme entièrement libre. Je vois, j'écoute et garde pour moi le produit de mes observations.

«Qu'irai-je faire chez le roi dans la position où l'on m'a placé? Le moins que l'on pût en penser serait que j'ai été me déshonorer par une lâche délation.»

M. d'André m'interrompit et me dit:

«Non, M. le duc, vous n'êtes pas fait pour être un délateur; mais ayant été long-temps ministre de la police, vous devez connaître ce pays-ci et avoir une opinion sur ce qui se passe. Est-ce que vous craindriez d'en entretenir le roi? Cela est même dans votre intérêt, parce que, en cas de troubles, vous seriez un des premiers frappés, si l'on n'était pas entièrement sûr de vous.»

Je repris:

«En cas de troubles, je ne crains rien; je saurais me mettre à couvert. Mais est-ce mon opinion que vous désirez connaître? Je vais m'expliquer, quoique vous sachiez que, depuis près de huit mois, je ne vis pas à Paris, et que conséquemment j'ai dû rompre tout-à-fait avec les sources ordinaires de mes informations. Ce que je vois ici m'explique très bien ce que j'apercevais dans les campagnes, c'est-à-dire une conviction de bouleversement qui s'est emparée de tous les esprits, au point que l'on croit n'avoir plus besoin que de quelques jours de patience pour voir éclater de nouveaux désordres.

«D'où cela vient-il? Ce n'est qu'ici, à Paris, qu'il faut en chercher la cause. Vous avez traversé la révolution, et vous avez vu que c'est Paris qui donna le mouvement aux provinces; récemment encore, c'est Paris qui a décidé la catastrophe de l'empereur. Paris lui-même a un régulateur dans ce cas-ci: c'est le château des Tuileries. Voyez ce qui s'y fait, et vous connaîtrez la cause de la détérioration de l'opinion publique à l'égard de la cour.

«Comparez l'état dans lequel elle est aujourd'hui avec les dispositions dans lesquelles on l'a accueillie à son arrivée, et vous serez forcé de convenir qu'il y a eu de l'inhabileté dans la manière dont on a gouverné une machine qui irait toute seule, par le besoin naturel qu'elle a d'aller.

«Aujourd'hui tout le monde est persuadé qu'elle ne peut plus marcher, et chacun se prépare déjà pour ce qu'il croit apercevoir.

«Je pense cependant qu'avec de la prudence on pourra mener cela aussi long-temps que vivra le roi, parce que l'on a généralement une grande estime pour lui, et que l'on croit qu'il s'oppose de toutes ses forces aux mesures réactives; mais ne vous le dissimulez pas, les tintemens de son De profundis deviendront des coups de tocsin contre son successeur. Vous dire pourquoi, cela serait trop long, mais vous devez remarquer ce qui se passe. L'opinion ainsi que la confiance publique ont tout-à-fait tourné leurs espérances d'un autre côté.

«Je ne sais s'il y a des excitateurs qui la tourmentent; je ne m'en suis point occupé, car cela m'est indifférent: je ne veux pas d'une position meilleure que celle que j'ai. Quant à vous, vous êtes sur un volcan qui fera incessamment explosion. Au bénéfice de qui je n'en sais rien; mais ce dont je suis certain, c'est que l'on ne travaille pas pour l'empereur, parce que les artisans de troubles craignent son retour.

«Voilà, monsieur, ma manière de voir sur la situation des affaires. Vous ferez particulièrement l'expérience que c'est bien peu de chose que le pouvoir de la police, lorsque tous les étais de l'administration rompent à la fois. Le roi paraît compter sur quelques maréchaux pour contenir les troupes; il verra ce que feront ces messieurs, lorsqu'ils seront dans le cas de prendre un parti entre lui et leurs intérêts.»

Lorsque je tenais ce langage à M. d'André, j'ignorais complètement qu'on eût envoyé quelqu'un à l'île d'Elbe; ce n'est qu'au retour de l'empereur que je l'ai appris.

M. d'André me quitta, et vraisemblablement lorsqu'il aura appris, cinq jours après notre entretien, que l'empereur était débarqué à la côte de Provence, il aura pensé que j'en étais prévenu, et que je le lui avais caché; la vérité est cependant que je n'en savais rien.

CHAPITRE XXI.

Motifs qui portent l'empereur à tenter de ressaisir le trône.—Incidens de navigation.—Le prince de Monaco.—L'empereur se présente seul devant les troupes.—Dialogue avec un chef de bataillon.—Entrée à Grenoble.—Prise de Lyon.—Le maréchal Ney.—C'est le seul que craigne l'empereur.—Signification qu'il lui fait faire.—M. de Bourmont.

Je reviens au point où j'ai laissé ma narration. Je vais dire comment l'empereur prit le parti de sortir de l'île d'Elbe. Ce n'était pas le rapport du jeune négociant qui l'avait porté à cette détermination, puisque celui-ci n'avait pas eu le temps de le rejoindre.

Ce n'était pas non plus le rapport de l'émissaire qui lui avait été envoyé, car lorsqu'il arriva, tous les préparatifs de l'empereur étaient faits; il n'y avait plus que les troupes à embarquer.

Voici comment il fut averti des dangers dont il était menacé. J'ai dit que l'on ne se taisait pas mieux à Vienne sur le sort qu'on lui réservait, qu'on ne le faisait à Paris sur ce qui se préparait.

Le congrès avait attiré à Vienne un grand nombre d'étrangers; parmi eux, se trouvaient plusieurs militaires qui avaient servi sous nos drapeaux. Un d'eux, qui avait été attaché à l'empereur, apprit par une personne de distinction, tout ce que le plénipotentiaire de France tramait contre ce prince. Il se mit en recherche avec tous les moyens d'informations dont il pouvait disposer, et il sut bientôt ce qu'il avait pris à tâche d'approfondir.

Cet officier, qui était un des grands admirateurs de l'empereur, partit aussitôt de Vienne, et alla par l'Italie trouver ce prince à l'île d'Elbe. Il lui apprit tout ce qui avait été résolu contre lui; il ajouta quelques détails qui portèrent la conviction dans l'esprit de l'empereur, car, d'une part, ces données coïncidaient avec les projets du retour de la régence qu'il connaissait déjà, et, de l'autre, il avait une grande confiance dans l'élévation d'âme de l'officier étranger, qui s'exposait à tant de dangers pour le prévenir.

L'empereur n'avait reçu jusqu'à ce moment que les feuilles publiques. Il n'avait pas d'autres nouvelles de France, mais celles-là lui suffisaient; il jugea de l'état dans lequel devait être l'opinion publique par les actes de l'administration, ainsi qu'il l'avait fait en Égypte à l'aide des journaux qui lui furent transmis par les Anglais.

Il forma, dans ce cas-ci, le projet de revenir en France, comme il l'avait conçu à cette première époque. Il n'y avait pas au reste à balancer; il savait qu'on se disposait à violer son asile, dans lequel il n'avait pas les moyens de se défendre long-temps, et où d'ailleurs il lui était impossible de subsister sans le traitement qu'on lui avait garanti, et qu'on ne lui payait pas.

La saison des longues nuits dans laquelle on était encore allait expirer; il n'y avait plus que très peu de jours dont on pût disposer pour surmonter les difficultés inséparables d'un départ inopiné avec autant de monde à la fois. L'empereur se décida à les braver toutes, et sans communiquer son projet à qui que ce fût, il fit disposer le peu de bâtimens qu'il avait, de manière à pouvoir transporter toute sa petite troupe.

Il avait un brick de guerre et trois ou quatre autres petits bâtimens; c'est avec cette escadrille qu'il vint faire la conquête du royaume de France.

Ses dispositions étaient faites; il n'attendait qu'une occasion opportune pour partir, lorsqu'elle se présenta tout à coup.

Les Anglais avaient mis près de lui, en qualité d'observateur, le colonel Campbell. Le hasard voulut que ce colonel se prît de passion pour une femme qui habitait Livourne; ses absences étaient longues et fréquentes, l'empereur en profita. Il fit embarquer tout son monde, mit à la voile, et se dirigea sur les côtes de France. Ce fut dans les derniers jours de février que son départ eut lieu.

Le deuxième ou troisième jour de navigation, il fut rencontré par un brick de guerre français qui croisait dans ces parages avec mission d'observer l'île d'Elbe. Le capitaine de ce brick était lié avec l'officier qui commandait celui de l'empereur; il était à craindre qu'on ne fût reconnu. On prévint cet inconvénient: on fit coucher à plat-ventre les soldats qui étaient à bord, et on passa sans éveiller de soupçons. La chose alla même si loin, que le brick français ouvrit la conversation avec celui de l'empereur, et lui souhaita bonne chance, tant il était loin de se douter de ce qu'il portait. Ils se séparèrent, et l'escadrille alla jeter l'ancre dans le golfe de Juan, le 1er mars, à peu près au même endroit où l'empereur avait pris terre en revenant d'Égypte. Il débarqua ainsi avec toute sa troupe, et prit position sur la grande route qui conduit à Monaco.

Le soir même de son débarquement, le prince de Monaco, qui retournait de Paris dans sa principauté, tomba dans ses postes. Il avait été aide-de-camp du grand-duc de Berg. L'empereur voulut le voir, et le laissa continuer son chemin après avoir causé avec lui.

Il se mit en marche sans perdre de temps, et coupant à travers les montagnes, il arriva en cinq jours à Grenoble.

La garnison de cette ville était composée de deux régimens d'infanterie, le 5e et le 7e de ligne, ainsi que d'un régiment d'artillerie. Le tout était commandé par le général de division Marchand.

Ce général avait envoyé un bataillon du 5e de ligne pour défendre un défilé qui se trouve à deux ou trois lieues en avant, sur la route par laquelle arrivait l'empereur.

La colonne de l'île d'Elbe ne fut pas plus tôt en vue, que les soldats s'approchèrent pour chercher à apercevoir leur ancien chef. Ils l'eurent bientôt reconnu à la redingote grise qu'il portait toujours sur son habit; il n'y avait pas un soldat de l'armée qui ne l'eût vu mille fois dans ce costume.

L'empereur s'approcha; le bataillon gardait un profond silence. L'officier qui le conduisait commanda de mettre en joue: il fut obéi; s'il avait commandé le feu, on ne peut pas dire ce qui serait arrivé.

L'empereur ne lui en laissa pas le temps; il adressa la parole aux soldats, et leur demanda comme à son ordinaire: «Eh bien! comment se porte-t-on au 5e régiment?» Les soldats répondirent: «Très bien, Sire.» L'empereur reprit: «Je viens vous revoir; est-ce qu'il y en a parmi vous qui veulent me tuer?» Les soldats s'écrièrent: «Oh! pour ça non.» Alors l'empereur se mit à les passer en revue comme à son ordinaire, et prit ainsi possession de ce bataillon du 5e régiment.

Le chef de bataillon paraissait mécontent. L'empereur lui demanda depuis quand il servait; celui-ci lui indiqua l'époque où il était entré dans les rangs.

L'empereur continua: «Qui est-ce qui vous a fait officier?—Vous, Sire.—Et lieutenant?—Vous, Sire—Et capitaine?—Vous, Sire.—Et chef de bataillon?—Vous, Sire.—Je devais donc m'attendre à de la reconnaissance; cependant je ne vous en demande pas. Donnez vos épaulettes au premier capitaine du bataillon et retirez-vous.» Il obéit.

Cela fait, l'empereur mit ce bataillon du 5e régiment à la tête de sa colonne, et marcha sur Grenoble, où ce premier succès l'avait déjà devancé.

Le général Marchand avait fait prendre les armes à la garnison, et en même temps fermer les portes de la ville. Il avait ordonné de charger l'artillerie des remparts; on exécuta son ordre, mais en mettant le boulet avant la poudre.

L'insurrection s'était mise parmi les troupes. Le 7e régiment de ligne, commandé par le colonel Labédoyère, sortit de la place tambour battant, avec ses aigles qu'il avait conservées, et marcha à la rencontre de l'empereur, qu'il rejoignit peu après le bataillon du 5e régiment.

Quand l'empereur se présenta devant Grenoble, il avait déjà la moitié de la garnison avec lui. Les sapeurs qui étaient à la tête de sa colonne se mirent à charpenter les portes; les cris de vive l'empereur! retentissaient dans la ville; les esprits s'échauffèrent; ceux qui étaient dans la place joignirent leurs efforts à ceux qui voulaient y pénétrer. Les portes cédèrent enfin, et l'empereur entra dans Grenoble au milieu des cris et des acclamations. La ville fut illuminée spontanément, et passa la nuit dans le délire.

L'esprit de parti a cherché à présenter le retour de l'empereur comme le résultat d'une conjuration: il n'y a que ceux qui n'ont pas été témoins des embrassemens des soldats entre eux qui puissent avoir cette opinion. Les conjurations portent un bien autre caractère que celui qu'avait la rencontre des troupes venant de l'île d'Elbe avec celles qui allaient à leur rencontre.

L'exemple de la garnison de Grenoble fut bientôt connu à Toulon, où commandait le maréchal Masséna. Il y avait dans cette place une forte garnison, et si elle ne se prononça pas de suite, c'est que l'empereur n'avait pas pris sa route dans cette direction.

L'on ne sut à Paris le débarquement de l'empereur que cinq jours après l'événement, c'est-à-dire lorsque ce prince arrivait déjà à Grenoble. On envoya le maréchal Macdonald prendre le commandement des troupes qui étaient à Lyon, et le maréchal Ney se mettre à la tête de celles qui étaient à Besançon. Le comte d'Artois et le duc d'Orléans se rendirent également à Lyon; mais comme l'empereur ne s'était point arrêté à Grenoble, et qu'il en avait emmené la garnison avec lui, entre autres le régiment d'artillerie avec ses pièces, il arriva à Lyon presque aussitôt qu'eux.

Déjà la nouvelle de sa marche était répandue d'un bout de la France à l'autre. On avait renvoyé les généraux dans leurs gouvernemens. La frontière n'était plus aussi éloignée qu'autrefois; les troupes surent presque aussitôt que l'empereur était en France, toutes brûlaient à l'envi d'aller le joindre.

À Lyon, l'on avait barricadé le pont de la Guillotière avec des pièces de bois, et l'on avait mis les troupes en bataille sur le quai. L'empereur arriva lui-même à la tête de sa colonne, et entra sur le pont comme si déjà les troupes qui se trouvaient de l'autre côté étaient à lui. Il ne se trompait pas: elles ne l'eurent pas plus tôt aperçu qui faisait travailler à détruire la barricade, qu'elles allèrent aider à précipiter dans le Rhône les pièces de bois qui séparaient les colonnes, et se jetèrent dans les bras les uns des autres. L'empereur entra à Lyon et alla de suite voir les régimens qui étaient sous les armes, et qui l'accueillirent par mille cris de vive l'empereur!

Le comte d'Artois, le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald furent obligés de prendre la fuite en toute hâte, et revinrent à Paris.

Voilà donc l'empereur maître de Lyon, et ayant déjà assez de troupes pour y organiser la guerre, s'il était besoin. Il m'a dit depuis qu'il n'avait marché aussi rapidement que pour atteindre les troupes, et qu'il n'avait eu qu'une peur, c'était qu'au lieu de les envoyer contre lui, on ne les retirât assez loin pour qu'il ne pût les joindre: tant il connaissait l'affection que le soldat avait pour lui.

Pendant que l'empereur était à Lyon, le maréchal Ney, qui avait réuni les troupes de son gouvernement, s'était approché jusqu'à Lons-le-Saulnier. Il était de tous les maréchaux celui que l'empereur redoutait le plus; il craignait qu'il ne cherchât l'occasion de l'attaquer et n'engageât la lutte: aussi ne se borna-t-il pas à lui adresser la proclamation que l'on envoyait dans toutes les directions. Ce moyen était trop usé en France pour que le maréchal en fût dupe. L'empereur lui fit écrire par le général Bertrand, pour le prévenir qu'il eût à prendre garde à ce qu'il allait faire; qu'il le rendait responsable de la moindre goutte de sang qui serait répandue. Il le prévint qu'en revenant en France, ce n'était point une entreprise d'écolier qu'il avait faite; qu'il était sûr de réussir, quoi que lui, Ney, pût faire pour l'en empêcher. Cette lettre du général Bertrand fut remise au maréchal Ney à Lons-le-Saulnier, où étaient les généraux Lecourbe et Bourmont; aucun des trois ne fut à l'épreuve de cette injonction, ils s'imaginèrent que l'empereur était d'accord avec quelque puissance, qu'il y aurait de la folie à vouloir le traverser. Les deux généraux furent les premiers à conseiller au maréchal de ne pas s'opposer à un torrent qui serait plus fort que lui.

D'ailleurs les troupes savaient déjà ce qui s'était passé à Grenoble et à Lyon; elles n'eussent pas entendu à autre chose qu'à aller rejoindre l'empereur. Ney les fit assembler, leur lut la proclamation de l'empereur, et en ajouta une qu'il fit faire par un de ses secrétaires[34], car tous ceux qui l'ont connu savent que la chose à laquelle il était le moins propre, c'était à faire des proclamations.

On ne peut pas, sans doute, approuver sa conduite; il aurait dû se retirer comme avait fait Macdonald. Cela n'eût rien changé au cours des choses, mais il eût sauvé les convenances, et ne se fût pas compromis.

Il faut néanmoins ajouter que MM. Lecourbe et Bourmont étaient avec lui quand il se laissa entraîner, et pour ceux qui connaissaient le caractère du maréchal Ney, il ne peut y avoir de doute qu'il n'ait suivi les conseils de ces deux généraux.

Après avoir commis cette faute, le maréchal Ney en fit une plus grande encore. Il accusa réception de la lettre que le général Bertrand lui avait adressée, et écrivit lui-même à l'empereur pour lui rendre compte de ce qu'il avait fait, en lui annonçant qu'il se rendait à Auxerre, où il espérait avoir l'honneur de le voir; ce qu'il fit effectivement.

MM. Lecourbe et de Bourmont lui avaient conseillé cette conduite, afin d'éviter la guerre civile dans laquelle eux-mêmes ne se souciaient pas de s'engager. Le général Bourmont particulièrement n'avait pas oublié tout ce que les discordes lui avaient coûté de fatigues et de dangers. C'est lui qui observa au maréchal Ney que tout le monde l'abandonnerait, s'il prenait ce parti; il lui dit qu'il ferait beaucoup mieux de profiter de sa position pour se remettre bien avec l'empereur, et ne pas perdre le fruit de ses services passés par un dévouement inutile à la cause du roi, qui était perdue sans ressource.

CHAPITRE XXII.

L'empereur rallie toutes les troupes qu'il rencontre.—Le maréchal Oudinot.—Sa prévoyance.—Fouché ne sait qu'augurer du retour.—Parti auquel il s'arrête.—Surprise des troupes.—Entrevue de Fouché et du comte d'Artois.—Départ du roi.—Arrivée de l'empereur.—On eût dit qu'il revenait simplement de voyage.

Je reviens à l'effet que produisait sur l'opinion l'approche de l'empereur. Tout ce qui faisait partie de la cour se flattait qu'on parviendrait à l'arrêter dans sa marche, mais que de toute manière cela amènerait la guerre civile. Le roi avait envoyé M. le duc et madame la duchesse d'Angoulême dans le midi, et M. le duc de Bourbon dans la Vendée. On employait toutes les mesures dont on s'avisait pour arrêter l'empereur, et lui-même accourait partout où il savait qu'il y avait des troupes. Il faisait sur elles l'effet d'un talisman; dès qu'elles l'apercevaient, elles étaient à lui.

La garde impériale à pied était à Metz sous les ordres du maréchal Oudinot. Elle sut ce qui s'était passé à Lyon et à Lons-le-Saulnier, et n'hésita pas sur ce qu'elle avait à faire. Le maréchal, de son côté, eut bientôt pris son parti: il se ménagea entre la fidélité qu'il devait au roi, et les reproches qu'il craignait de la part de l'empereur. Une sorte d'insurrection éclata à point nommé parmi les troupes; il y avait eu violence, on ne pouvait lui imputer la défection du corps. Il resta cependant de sa personne à Metz, mais un aide-de-camp discret alla prendre les ordres de l'empereur. En même temps, il expédia son fils à Gand, et le chargea de protester au roi de sa fidélité.

Après avoir pris ces mesures, il se rendit à Paris, où le ministre l'avait mandé. La cause des Bourbons semblait perdue; les espérances dont on l'avait flatté ne lui paraissaient plus que des chimères, il livra tous les détails qu'il avait sur Gand.

Pendant que les événemens dont je viens de rendre compte se passaient à Grenoble, Lyon et autres lieux, l'intrigue de Paris faisait de sérieuses réflexions sur les conséquences dont le retour de l'empereur pourrait être suivi. Fouché ne s'abusait pas; il savait bien que toute la France se déclarerait pour l'empereur. Il ignorait encore son entrée à Grenoble et à Lyon, et comme il ne comprenait rien à un retour aussi inopiné, la première pensée qui lui vint fut que M. de Talleyrand l'avait joué, en faisant prévenir l'empereur de tout ce qui avait été convenu, pour se faire ainsi une position près de lui; il en était d'autant plus persuadé, qu'il attendait de Vienne le signal qui devait lui être donné pour faire agir contre le roi.

Et ce qu'il y a de singulier, c'est que, de son côté, Talleyrand crut que c'était Fouché qui l'avait joué en faisant avertir l'empereur, en sorte qu'ils furent en méfiance l'un de l'autre et se firent peur réciproquement. Fouché chercha aussitôt à se mettre en mesure, et voici à quoi il s'arrêta.

Il résolut de servir l'empereur, si celui-ci avait toutefois été prévenu par Talleyrand, et de se mettre en devoir de lui résister, si son retour était de son propre mouvement.

Il était loin d'imaginer que l'empereur arriverait si vite à Paris, n'aurait-il eu d'obstacles que la longueur du chemin; Fouché pensait que le trajet lui assurerait le temps dont il avait besoin.

Il fit venir le général Lallemand le 5 mars au soir, et lui parla de la nécessité de faire prendre de suite un parti au général Drouet, afin, disait-il, de s'opposer aux mesures arbitraires que la cour préparait contre tout ce qui lui était suspect, et après bien des discours il finit par conclure qu'il fallait que le général Drouet mît de suite toutes ses troupes en mouvement sur Paris, afin de hâter le départ du roi.

Fouché avait un double but. Il croyait que Drouet arriverait sans coup férir et assez tôt pour lui donner le temps de réunir la chambre des députés, qui était à Paris, et la faire appuyer par la garde nationale. Il se flattait, à la faveur de ces mesures, de pouvoir proclamer un gouvernement quelconque, et s'opposer à l'entrée de l'empereur, tant avec la garde nationale qu'avec les troupes du général Drouet, qu'il espérait aussi compromettre. Il croyait par là se remettre en harmonie avec Vienne et se donner le temps d'approfondir le mystère du retour.

Le général Lallemand partit en effet de Paris le 6 mars. Il se rendit à Lille, où il s'arrêta jusqu'à ce que le mouvement des troupes fût commencé. Dans le nombre se trouvaient les grenadiers à cheval ainsi que les chasseurs à cheval de l'ancienne garde. Lallemand commandait des dragons qui étaient placés dans le département de l'Aisne, vers Soissons; tout cela se mit en marche, et suivit pendant plusieurs jours la route de Paris. La cour en fut informée, et envoya en toute hâte le maréchal Mortier à Lille, pour faire rentrer toutes ces troupes dans leurs garnisons. Cela fut d'autant plus facile, que les colonels n'étaient pas dans la confidence du mouvement qu'ils exécutaient; tous croyaient marcher d'après des ordres du ministre de la guerre. Lorsqu'ils surent qu'on les avait abusés, ils firent d'autant moins de difficultés pour rentrer dans leurs quartiers respectifs, qu'ils n'ignoraient pas que l'empereur arrivait. Ils jugeaient dès-lors inutile de prendre l'initiative dans des événemens qui allaient d'eux-mêmes venir les trouver. Les grenadiers à cheval retournèrent à Arras après trois ou quatre marches inutiles.

Il n'y eut que les chasseurs à cheval avec les dragons du général Lallemand qui s'avancèrent jusqu'à Compiègne. Ils avaient essayé, en passant à La Fère, d'emmener le régiment d'artillerie qui occupait la place. Il refusa de les suivre, et ce fut ce qui commença à éveiller les soupçons des chasseurs. Ils se disaient entre eux: «Il faut qu'il y ait quelque chose là-dessous, ou les canonniers sont des j*** f*** qu'il faut sabrer, ou bien l'on nous abuse, et nous sommes dans une mauvaise affaire.»

En arrivant à Compiègne, on voulut déterminer le 6me chasseurs à suivre le même mouvement; celui-ci s'y refusa. Les officiers des chasseurs de la garde se réunirent alors, et délibérèrent sur la situation dans laquelle on les avait engagés. Ils résolurent de retourner à leurs quartiers à Cambrai; ils signifièrent cette résolution à leur colonel, le général Lefebvre-Desnouettes, et l'engagèrent à s'enfuir, ce qu'il fit, ainsi que le général Lallemand.

Les officiers du régiment de chasseurs envoyèrent une députation au roi pour lui renouveler l'assurance de leur fidélité, et l'entreprise de M. Fouché fut manquée. Si elle avait réussi, il n'y a nul doute qu'il se serait déclaré pour le duc d'Orléans, parce que l'empereur n'étant plus à portée d'être saisi comme lorsqu'il était à l'île d'Elbe, il n'aurait pas voulu de la régence, qui le ramenait naturellement. Cette forme de gouvernement ne pouvait lui plaire qu'autant que l'empereur serait mort ou à Sainte-Hélène; il était trop avisé pour la désirer tant que ce prince restait libre.

Le général Lallemand fut arrêté par la gendarmerie: il aurait infailliblement été fusillé, si l'empereur ne fût arrivé à Paris aussi promptement qu'il le fit.

Fouché lui-même eût peut-être été perdu sans cette célérité; néanmoins il ne se déconcerta pas. Ce fut le 10 mars qu'il fut informé de la mauvaise issue de la tentative qu'il avait faite; on connaissait déjà les événemens de Grenoble, on s'attendait à ceux de Lyon. Il songea à se garantir du soupçon qui pourrait arriver jusqu'à lui, en demandant au comte d'Artois l'honneur de l'entretenir en particulier; l'entretien fut accordé, et eut lieu chez la princesse de Vaudemont. L'ex-ministre conseilla au prince de nommer le duc d'Orléans régent du royaume. Il lui dit que sans cela on n'empêcherait pas l'empereur d'arriver à Paris; que, du reste, on pouvait s'en rapporter à sa parole, qu'il promettait que Napoléon n'y resterait pas trois mois. Il se garda bien, comme on peut croire, de lui parler de la part qu'il avait eue au mouvement des troupes de Flandre, ni de la correspondance qu'il entretenait avec Dalberg.

Il est nécessaire d'observer que Fouché était informé de ce qui se passait au conseil du roi.

M. de Vitrolles avait été, comme je l'ai dit, fait ministre secrétaire d'État. Comme tel, il tenait la plume au conseil. Il était lié avec M. Dalberg, comme on l'a vu, et surtout avec madame la princesse de Vaudemont, à laquelle il communiquait ce qu'il fallait que sût Fouché. Je crois que c'est par là que celui-ci avait été averti de la nécessité qu'il y avait pour lui à ce qu'il vît le comte d'Artois, afin qu'en tout état de choses cela lui devînt un antécédent utile.

Le mouvement des troupes de Flandre avait jeté la cour dans de vives alarmes. Elle le croyait excité par l'influence de l'empereur, tandis qu'au contraire il aurait été dirigé contre lui, si les choses eussent tourné comme Fouché l'espérait.

La défection successive de toutes les troupes donna au roi le soupçon que le ministre de la guerre, qui était alors le maréchal Soult, n'était pas étranger à un abandon aussi complet. Peut-être lui en avait-on parlé ainsi; c'était dans tous les cas une calomnie, le maréchal Soult était étranger à tout cela. Néanmoins le roi le changea, et nomma à sa place le duc de Feltre, qui avait été ministre de la guerre sous l'empereur.

Le duc de Feltre accepta, quoique la partie fût déjà à peu près perdue.
J'ai entendu faire à ce sujet plusieurs réflexions qui sont inutiles à
reproduire; quant à moi, je n'avais pas vu le duc depuis le voyage de
Blois, et je ne me mêlais plus de ce que chacun pouvait faire.

Il faut néanmoins convenir que c'était donner une preuve de dévouement au roi que de se charger du ministère de la guerre dans cette circonstance, d'autant plus qu'il ne devait pas s'écouler dix jours avant que l'empereur fût à Paris.

C'est aussi dans ce moment critique que le roi rétablit la préfecture de police de Paris, à laquelle il nomma M. de Bourienne. Il était trop tard pour prendre toutes ces mesures: l'empereur voyageait en poste; la population se précipitait sur son passage; toutes les troupes qu'on envoyait contre lui prenaient le plus court chemin pour le joindre. On touchait au dénouement; on rassembla un corps d'armée à Villejuif, mais on n'en était pas plus tranquille, et le roi dut songer à quitter Paris.

Il avait été à la chambre des députés pour la porter à prendre des mesures énergiques; l'empereur approchait: il n'y trouva que des paroles.

On essaya de former des corps de volontaires, mais il ne se présenta presque personne.

Enfin le 19 mars au soir, l'empereur arriva à Fontainebleau; il était à peine accompagné d'une vingtaine d'officiers.

Le roi, ainsi que le comte d'Artois et le duc de Berry, était encore à Paris, mais tout était prêt pour leur départ; on craignait même une insurrection, car l'on faisait bivouaquer de l'artillerie dans la cour du château des Tuileries.

À une heure du matin, le 20 mars, toute la maison du roi s'assembla dans la cour du château et sur la place du Carrousel. Le roi monta en voiture, et partit accompagné du comte d'Artois et du duc de Berry, qui était à la tête de la cavalerie de la maison du roi.

Le corps de troupes qui avait été rassemblé à Villejuif sous les ordres du général Rapp alla se placer à Saint-Denis dès que le roi eut quitté la capitale. Jusqu'à huit heures du matin, le plus grand calme et le plus grand silence régnèrent dans les environs du château.

Le cortége du roi passa par le boulevard; il prit la route de Beauvais, et alla jusqu'à Montreuil-sur-Mer, ce qui fit croire qu'il allait de nouveau en Angleterre; mais de Montreuil il se rendit à Lille par Béthune et Saint-Omer.

Toute la cavalerie de la maison du roi, formant à peu près deux mille hommes, était rassemblée à Béthune (Berthier, Marmont et Lauriston y étaient avec leurs compagnies). Le comte d'Artois en passa la revue, et, après avoir adressé à cette troupe quelques paroles de regrets, il lui annonça que le roi la remerciait de ses services, et que chacun pouvait retourner chez soi. La plupart revinrent en effet à Paris.

Toute la journée du 20 mars fut employée en petits mouvemens. Chacun s'empressait de prendre part à l'événement qui devait arriver à la fin de la journée. On placardait les rues des proclamations de l'empereur, lesquelles étaient à Paris depuis huit jours. On prit possession du trésor public; on allait aux casernes, et en même temps l'on envoya presser à Saint-Denis la défection des troupes que commandait le général Rapp.

On ne trouva de difficulté nulle part, parce que le roi était parti, et que chacun ne cherchait qu'à se faire une position près de celui qui venait le remplacer. Il en fut dans ce cas-ci comme il en a toujours été dans les révolutions: on a donné mal à propos le nom de conspiration à celle-ci, elle n'était que la conséquence du départ du roi. Si ce prince fût resté à Paris et se fût entouré de tout ce qui aurait voulu le défendre, vraisemblablement la solution du problème n'aurait pas été si paisible. On répandit que Louis XVIII ne s'était décidé à partir que sur la décision de son conseil. S'il l'avait assemblé, la résolution s'explique; elle eut lieu comme l'avait eu celle qu'on avait fait prendre à la régente au mois de mars précédent.

Il y avait en outre autour du roi des hommes qui faisaient déjà leur calcul particulier, et qui, regardant la partie comme perdue, pensaient à le quitter pour se rapprocher de celui qu'ils avaient précédemment abandonné. Or, en revenant, il fallait pouvoir se faire un mérite d'avoir contribué au départ du roi.

J'ai vu le 23 ou 24 mars, entre les mains d'un général fort connu dans l'armée, une lettre que Berthier lui avait écrite avant de sortir de la frontière, et dans laquelle il répétait ce qu'il avait dit moins d'un an auparavant à Fontainebleau, c'est-à-dire «qu'il n'était pas l'homme du roi, qu'il était l'homme de l'armée et Français avant tout, qu'il voulait servir son pays et ne pas émigrer. Enfin il se recommandait déjà à la générosité de l'empereur.»

Il lui écrivit quelques jours après; l'empereur lui répondit, mais il était trop tard, il avait dépassé la frontière lorsque la lettre lui parvint. Il se retira à Bamberg, essaya de repasser en France; mais arrêté par les alliés, il fut obligé de retourner sur ses pas, et périt misérablement à quelque temps de là.

L'empereur arriva à Paris le soir à sept heures. Tout était déjà réinstallé; chacun avait repris son poste au château. L'empereur y dîna, trouva son appartement fait; on eût dit qu'il revenait simplement de voyage. Les officiers du service d'honneur, les employés de toutes les espèces avaient repris leurs fonctions; rien ne manquait à la réception. Il y a des esprits gauches qui ont voulu voir les conséquences d'une conjuration dans la reprise de cette routine, tandis que chacun ne faisait que ce qu'il avait vu faire aux employés de la cour de Versailles, à l'époque du retour du roi. Il y avait plus de vingt ans que les uns étaient rentrés dans l'obscurité, et il y en avait à peine un que les autres avaient été congédiés.

Il ne se trouva qu'un bataillon de la garde nationale dans la cour du château au moment où l'empereur arriva; mais avec ce bataillon, il y avait plusieurs milliers d'officiers de toutes armes qui avaient été mis à la demi-solde.

L'on avait été à la rencontre de l'empereur sur la route de Fontainebleau; il revint entouré d'une foule d'officiers-généraux à cheval. Il passa le long du boulevard neuf, ainsi qu'il avait coutume de le faire chaque fois qu'il revenait de Fontainebleau, traversa le pont de la Concorde, et entra aux Tuileries par le guichet qui donne sur le quai.

Il y avait autour de sa voiture la valeur d'un régiment de cavaliers de tous les corps, qui présentaient un désordre imposant; tous ces hommes poussaient des cris de vive l'empereur jusqu'aux nues. Lorsqu'il entra dans la cour du château, il fut impossible aux postillons d'approcher la voiture du vestibule, où il devait descendre. La foule était si grande, que les chevaux ne purent avancer. On se précipita à la portière, on l'ouvrit et on tira l'empereur de sa calèche; il ne lui fut pas possible de mettre le pied par terre, ni dans la cour, ni sur l'escalier, ni dans les appartemens: on le porta, on le passa de bras en bras jusqu'à son cabinet.

Il fit de suite demander les anciens ministres et ordonna à chacun d'eux d'aller reprendre son portefeuille. Il n'y eut de nouvelle promotion que celle de M. Fouché, qui fut chargé de la police. Voici à ce sujet une petite anecdote qu'il n'est pas inutile de rapporter. Elle fera voir que l'intrigue s'agitait déjà, c'est-à-dire que l'on était déjà plus occupé d'éloigner ceux que l'on redoutait par des considérations personnelles, que d'aider l'empereur en l'entourant de tout ce qui pouvait le servir.

J'avais été, dans la matinée, rendre visite à l'archi-chancelier, que je n'avais pas vu depuis un an. Je présumais que l'empereur l'enverrait chercher tout en arrivant, ainsi qu'il en avait l'habitude, chaque fois qu'il revenait de voyage. J'étais allé le prier de vouloir bien (si cela devenait nécessaire) dire à l'empereur que je désirais rester en repos, et que, s'il voulait absolument m'employer, pour rien au monde je n'accepterais le ministère de la police. Je lui témoignai combien ces fonctions-là me déplaisaient, et lui dis que, prévoyant bien que l'intrigue s'agiterait en tout sens, je ne me sentais nullement disposé à vivre au milieu des passions qu'elle allait soulever.

L'archi-chancelier était pour le moins aussi las que moi des affaires: il me déclara qu'à moins que l'empereur ne lui fît violence, il n'accepterait non plus aucune fonction.

Ce que j'avais prévu arriva. L'archi-chancelier fut le premier grand fonctionnaire que l'empereur fit appeler. Les ministres, qui avaient également été mandés, ne se présentèrent que successivement. C'était un singulier spectacle que de revoir les choses remises aussi vite à leur ancienne place. On se retrouvait dans le même salon où l'on s'était quitté un an auparavant, et sans presque s'être rencontré depuis.

CHAPITRE XXIII.

Composition du ministère.—M. Fouché à la police.—Par quelles considérations ses nouveaux amis le recommandent à l'empereur.—Ce qu'il eût voulu.—Le roi ne se croit pas en sûreté à Lille.

L'empereur n'avait pas encore fini de dîner, qu'il arriva un officier venant de Soissons pour lui rendre compte que les deux frères Lallemand, qui y étaient enfermés, couraient des dangers, que le sous-préfet de cette ville refusait de les mettre en liberté. Il fit appeler le ministre de la police sans le désigner par son nom, et comme l'on hésitait à l'introduire, il m'appela par mon nom. Il m'ordonna d'écrire au sous-préfet de rendre les deux frères Lallemand à la liberté, ce que je fis.

Lorsque l'empereur me donna cet ordre, il y avait plusieurs personnes présentes, et toutes crurent que j'allais rentrer au ministère de la police. Elles ignoraient mes dispositions particulières, et se hâtèrent de croiser les intentions que l'empereur venait de manifester.

Après qu'il eut entretenu M. l'archi-chancelier, il fit entrer M. le duc de Bassano, qui était celui qui désirait le plus mon éloignement du ministère, et qui sans doute ne lui conseilla pas de me conserver. Il ne cherchait déjà qu'à mettre l'empereur dans une lanterne sourde, et il se préparait à l'entourer de tous ses amis exclusivement.

Après M. de Bassano, l'empereur reçut le maréchal Davout; puis je fus admis.

Après quelques mots de conversation, il me demanda s'il devait croire à ce que j'avais dit le matin à l'archi-chancelier. Je lui répondis affirmativement. Il voulut connaître les motifs de ma résolution. Je ne les lui cachai pas; je lui détaillai toutes les tracasseries dont j'avais été l'objet pendant son absence, et lui avouai qu'elles m'avaient ôté le goût des affaires; et puis, lui dis-je, si l'on rend à V. M. un compte fidèle de tout ce qui s'est passé ici depuis deux ou trois mois, elle verra que son retour contrarie plus d'un projet. Si elle eût tardé, elle eût sûrement trouvé un autre ordre de choses établi.

L'empereur se mit à rire et me dit: «Ainsi c'est un parti pris chez vous, vous ne voulez pas du ministère?—Non, Sire,» lui répondis-je.

Il ne me dit pas un mot de tout ce qu'avait dû lui insinuer M. de Bassano pour le dissuader d'un choix qu'il redoutait particulièrement; il me laissa les honneurs du refus, quoiqu'il ne m'eût peut-être pas nommé. Il voulut me donner le gouvernement de Paris. Je le refusai encore plus vivement que je n'avais refusé le ministère de la police. Je lui dis même que je ne me souciais pas de faire la moindre chose. Il me répondit que cela ne se pouvait pas, qu'il fallait travailler et le servir; qu'il voulait que je prisse la gendarmerie, puisqu'il était obligé de rendre le portefeuille à Fouché, contre lequel j'avais toujours été sa sauvegarde. Je n'avais rien à objecter de plausible, je me contentai de lui témoigner de l'étonnement de ce qu'il se confiait à un homme si peu sûr; il me dit alors qu'on lui avait assuré qu'il avait travaillé pour lui en faisant marcher les troupes de Flandre; je ne pus m'empêcher de sourire, tant j'étais indigné qu'on eût déjà osé lui faire un si impudent mensonge. Que peuvent jamais alléguer pour leur justification, ceux qui, pour éloigner un homme dont ils redoutaient les investigations, n'ont pas craint de se porter garans d'un traître, d'un homme qui se vantait d'avoir été l'âme de toutes les conspirations ourdies contre l'empereur?

Après m'avoir donné congé, l'empereur reçut M. Fouché; c'était une chose curieuse que de voir, jusqu'à la porte du cabinet de l'empereur, l'intrigue prendre poste et pousser à l'envi un homme qui avait trahi tous les partis, et avait déjà arrêté la perte du souverain auquel il venait offrir ses services. Cependant l'aveuglement était tel, qu'une personne du plus haut rang ne craignit pas de dire, lorsque le caméléon se présenta: «Laissez bien vite entrer M. Fouché, c'est l'homme qu'il importe le plus à l'empereur de voir en ce moment.» Cette respectable personne pleure encore son erreur.

Fouché entra effectivement chez l'empereur, et sans lui dire un mot de tous ses antécédens avec Vienne, il le félicita sur son heureuse arrivée. Il ajouta: «Je craignais que Votre Majesté n'éprouvât des difficultés en chemin: c'est pourquoi j'avais fait marcher les troupes pour déterminer le roi à partir; si quelques empêchemens s'étaient présentés, j'aurais été à la rencontre de Votre Majesté.»

Tel fut le langage que Fouché tint à l'empereur le soir de son arrivée. Appuyé comme il l'était par ses nouveaux amis, il était bien difficile que l'empereur ne lui accordât pas de la confiance: aussi le nomma-t-il son ministre de la police. Le duc d'Otrante fut peu satisfait de cette nomination, il me le dit à moi-même à l'issue de l'audience; ce n'était pas la police qu'il voulait, mais les relations extérieures. L'empereur l'avait forcé d'accepter, il l'avait fait.

Le motif de la préférence n'était pas difficile à entrevoir: on conspire plus à l'aise quand on est à la tête de la politique de l'État.

Le maréchal Davout fut nommé à la guerre; les autres ministres reprirent leurs fonctions, excepté M. Molé, qui était grand-juge avant la révolution de 1814.

L'archi-chancelier resta quelque temps chargé de la justice, et M. de
Montalivet fut remplacé par M. Carnot.

Toutes ces nominations furent signées le 21 mars au matin: chacun des nouveaux fonctionnaires alla prendre possession de son administration.

Voilà donc dès le soir de son arrivée l'empereur livré à Fouché. Dans quel but, je le demande, lui cachait-on tout ce qui avait été pratiqué avant son retour? Je veux croire qu'on était trompé; mais ne connaissait-on pas Fouché? Si l'on n'était pas dupe, on voulait donc rester l'associé du personnage, et se ménager son amitié en lui fournissant les moyens de mieux servir encore l'intrigue, dans laquelle on savait qu'il avait un des principaux rôles. Quel inconvénient y avait-il à faire connaître à l'empereur tout ce qu'on avait fait, avant son retour, pour renverser le gouvernement du roi? La confidence ne pouvait que l'éclairer.

On ne le fit pas, parce que l'on craignait de se trouver soi-même dans une position difficile, si l'empereur ne parvenait pas à se consolider, et que le roi ne fût encore une fois reporté sur le trône, comme cela est arrivé. D'un autre côté, si l'empereur réussissait, on ne pouvait que gagner beaucoup soi-même à lui avoir persuadé que l'on avait employé tous les moyens dont on pouvait disposer pour faciliter son retour; c'était un tour de force d'avoir enlacé Fouché, car la misérable vanité n'a jamais cessé de se montrer partout.

Nous verrons bientôt comment les idées de Fouché, après avoir été troublées par le retour subit de l'empereur, se replacèrent dans leur ornière, et combien sont coupables ceux qui ont contribué à tromper la confiance de l'empereur, en lui faisant de nouveau reprendre un tel homme.

Le délire qu'excita la réussite d'une entreprise aussi extraordinaire que celle du retour de l'île d'Elbe n'a pas encore eu d'exemple. Il n'y avait là ni armées étrangères, ni instigation d'aucun parti. Les battus ont prétendu que l'empereur avait été rappelé par l'intrigue, ils étaient dans l'erreur: il suffit, pour s'en convaincre, d'une simple observation.

Si l'empereur n'avait qu'un parti, comment l'a-t-il triomphé? Il est revenu avec six cents hommes; on en avait bien autant à lui opposer: or il n'a même pas été dans le cas de faire charger les fusils. De plus, il voyageait presque seul dans une voiture de poste; comment ne l'a-t-on pas arrêté?

La population courait à sa rencontre, on illuminait sur son passage; tous ceux qui l'ont accompagné rapportent qu'un million d'hommes se sont montrés sur son chemin. L'empereur a dit lui-même qu'il n'avait d'obligation à personne pour son retour, qu'il n'avait eu de parti en France que le Moniteur, qui lui avait appris lorsqu'il était temps de partir de l'île d'Elbe.

Tous ceux qui l'ont servi au temps de ses hautes prospérités doivent convenir que, dans aucune époque de sa vie, il n'a eu un triomphe aussi parfait que celui que lui décernait l'enthousiasme national; c'étaient bien les coeurs qui parlaient, car assurément aucun soin administratif n'avait été pris pour exciter la joie publique.

Le lendemain du retour de l'empereur aux Tuileries arriva le bataillon de la garde qui l'avait suivi à l'île d'Elbe. La curiosité de la multitude s'était changée en admiration; lorsqu'il entra dans la cour du château, où l'empereur passait la revue des troupes de la garnison, ce fut un cri de vivat qui se répéta d'un bout à l'autre de la ligne.

Une chose remarquable, c'est que, dans toute l'armée, chaque soldat avait conservé sa cocarde aux trois couleurs, ainsi que l'aigle de son schakos. On n'eut pas besoin de donner l'ordre de la reprendre, chacun le fit aussitôt qu'il sut l'empereur en France.

Pendant les premiers jours de son installation aux Tuileries, l'empereur reçut les corps constitués. On lui tenait alors un langage bien différent de celui qu'on tenait au roi quelques mois auparavant.

Ce ne fut que le 24 ou le 25 mars que l'on apprit à Paris que le roi, après s'être retiré à Lille, avait décidément quitté la France pour passer en Belgique[35]; on avait su auparavant le licenciement de sa maison à Béthune, et comme Lille est un chef-lieu de préfecture où il y avait une nombreuse garnison commandée par le maréchal Mortier, on jugea qu'il fallait bien qu'il y eût eu quelque avis fâcheux qui était parvenu jusque-là, puisque le roi ne s'était pas cru en sûreté dans la place, et en était parti. On lui dit probablement que les émissaires de l'empereur étaient déjà dans Lille, et soulevaient la garnison. Je le crois, parce que chacun était impatient de le voir partir, afin de pouvoir venir rendre compte à Paris du plus ou moins de part qu'on avait eue à lui exagérer les dangers qui lui avaient fait prendre cette résolution.

Le maréchal Mortier arriva à Paris, et se présenta au lever de l'empereur le lendemain. Non seulement il ne dit rien à personne qui pût l'empêcher de solliciter du service, mais lui-même en prit immédiatement ainsi que plusieurs officiers de la maison du roi, qui, avant d'en faire partie, avaient servi dans l'armée. De toutes parts, on s'empressait de montrer du zèle pour l'empereur; il ne laissait, de son côté, apercevoir aucun ressentiment contre qui que ce fût.

Il reçut les sénateurs, n'adressa de reproches à aucun d'eux; il ne parla que d'une manière générale de l'acte honteux par lequel ce corps avait prononcé sa déchéance, en ajoutant: «Je laisse cela à l'histoire; quant à moi, j'oublie tout ce qui s'est passé.»

CHAPITRE SUPPLÉMENTAIRE.

PIÈCES HISTORIQUES.

Au duc de Rovigo.

Paris, le 4 juillet 1822.

MONSIEUR LE DUC,

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et je m'empresse d'y répondre. Ce que l'on vous a dit sur ma mission est à peu près la vérité; plusieurs faits cependant sont inexacts, et il importe de les rectifier.

J'ai quitté l'empereur, le 29 au soir, au pont de Dolancourt près Vandoeuvre. Il m'ordonna de me rendre à Paris et d'annoncer qu'il allait s'y rendre avec son armée. Je n'avais pas d'ordres précis; je devais agir selon les circonstances, tâcher de faire traîner les choses en longueur jusqu'à l'arrivée de l'empereur, et annoncer que les négociations étaient rouvertes avec les alliés, et particulièrement avec l'Autriche. Arrivé à Paris le 30 à midi, je montai effectivement à cheval et je fus à Montmartre. Le roi Joseph venait d'en partir. Je le rejoignis dans le bois de Boulogne; il avait près de lui le prince Jérôme, les ministres Daru, Clarke et beaucoup d'autres personnes. Je lui communiquai les ordres de l'empereur, et l'engageai à retourner à Paris: il me répondit qu'on ne pouvait plus tenir, que des corps ennemis se dirigeaient sur Versailles, que la retraite pouvait être coupée; qu'il ne voulait pas qu'un frère de l'empereur fût livré en otage, et qu'il avait laissé ses ordres aux maréchaux Marmont et Mortier. Je quittai le roi Joseph, et je joignis le maréchal Mortier au bas de Montmartre; il ignorait encore le départ du roi, je le lui appris, et je lui communiquai mes ordres. Un moment après, il reçut un billet du roi Joseph qui contenait à peu près ces mots, autant que ma mémoire peut me les rappeler: «Si les maréchaux Marmont et Mortier ne peuvent plus défendre Paris, ils sont autorisés à entrer en négociation; ils se retireront sur la Loire.»

D'après ce billet, et ce que j'avais dit au maréchal Mortier, il se décida à écrire au prince Schwartzenberg, non pas pour traiter de la capitulation, mais pour proposer un armistice, basé sur ce que les négociations étaient rouvertes, et que probablement dans ce moment la paix était signée avec l'empereur d'Autriche. Pendant ce temps, l'ennemi avançait toujours, et peu de temps après le maréchal Mortier reçut une réponse très sèche du prince Schwartzenberg, qui lui marquait que les alliés ne feraient pas la paix séparément, et qu'il fallait rendre Paris. Presque au même moment arriva un officier-général, que je crois être le général Mestadier; il venait annoncer au maréchal Mortier que le duc de Raguse, que je n'avais pas encore vu, venait, d'après le billet du roi Joseph, d'entrer en négociation pour la reddition de Paris, et que les hostilités allaient cesser.

Voilà, monsieur le duc, tout ce que je puis vous dire sur cette journée. Je n'ai point apporté d'ordre pour capituler, et cette idée n'est jamais venue, je crois, dans la tête de l'empereur; il paraît même que le général Girardin, qui est arrivé après la signature de la capitulation, avait ordre de faire tenir Paris à tel prix que ce fût, et l'empereur, qui le suivait de près, espérait arriver encore à temps.

Agréez, je vous prie, monsieur le duc, l'assurance de ma haute considération.

Signé, Comte DEJEAN.

* * * * *

Au prince Metternich.

Châtillon, le 9 février 1814.

MON PRINCE,

Je me propose de demander aux plénipotentiaires des cours alliées, si la France, en consentant, ainsi qu'ils l'ont demandé, à rentrer dans ses anciennes limites, obtiendra immédiatement un armistice. Si, par un tel sacrifice, un armistice peut être sur-le-champ obtenu, je serai prêt à le faire. Je serai prêt encore, dans cette supposition, à remettre sur-le-champ une partie des places que ce sacrifice devra nous faire perdre.

J'ignore si les plénipotentiaires des cours alliées sont autorisés à répondre affirmativement à cette question, et s'ils ont des pouvoirs pour conclure cet armistice. S'ils n'en ont pas, personne ne peut, autant que Votre Excellence, contribuer à leur en faire donner. Les raisons qui me portent à l'en prier ne me semblent pas tellement particulières à la France, qu'elles ne doivent intéresser qu'elle seule. Je supplie Votre Excellence de mettre ma lettre sous les yeux du père de l'impératrice: qu'il voie les sacrifices que nous sommes prêts à faire, et qu'il décide.

Agréez, etc.

Signé, CAULAINCOURT, duc de Vicence.

* * * * *

À l'empereur Napoléon.

Châtillon, le 5 mars 1814.

SIRE,

J'ai besoin d'exprimer particulièrement à V. M. toute ma peine de voir mon dévouement méconnu. Elle est mécontente de moi; elle le témoigne et charge de me le dire. Ma franchise lui déplaisant, elle la taxe de rudesse et de dureté. Elle me reproche de voir partout les Bourbons, dont, peut-être à tort, je ne parle qu'à peine. V. M. oublie que c'est elle qui en a parlé la première dans les lettres qu'elle a écrites ou dictées. Prévoir comme elle les chances que peuvent leur présenter les passions d'une partie des alliés, celles que peuvent faire naître des événemens malheureux et l'intérêt que pourrait inspirer dans ce pays leur haute infortune, si la présence d'un prince et un parti réveillaient ces vieux souvenirs dans un moment de crise, ne serait cependant pas si déraisonnable, si les choses sont poussées à bout. Dans la situation où sont les esprits, dans l'état de fièvre où est l'Europe, dans celui d'anxiété et de lassitude où se trouve la France, la prévoyance doit tout embrasser, elle n'est que de la sagesse. V. M. voudrait, je le comprends, vacciner sa force d'âme, l'élan de son grand caractère, à tout ce qui la sert, et communiquer à tous son énergie; mais votre ministre, Sire, n'a pas besoin de cet aiguillon. L'adversité stimule son courage, au lieu de l'abattre; et s'il vous répète sans cesse le mot de paix, c'est parce qu'il la croit indispensable et même pressante pour ne pas tout perdre. C'est quand il n'y a pas de tiers entre V. M. et lui, qu'il lui parle franchement. C'est votre force, Sire, qui l'oblige à vous paraître faible, tout au moins plus disposé à céder qu'il ne le serait réellement. Personne ne désire, ne voudrait plus que moi consoler V. M., adoucir tout ce que lès circonstances et les sacrifices qu'elles exigeront auront de pénible pour elle; mais l'intérêt de la France, celui de votre dynastie, me commandent, avant tout, d'être prévoyant et vrai. D'un instant à l'autre, tout peut être compromis par ces ménagemens qui ajournent les déterminations qu'exigent les grandes et difficiles circonstances où nous sommes. Est-ce ma faute si je suis le seul qui tient ce langage de dévouement à V. M.? si ceux qui l'entourent, et qui pensent comme moi, craignant de lui déplaire et voulant la ménager, quand elle a déjà tant de sujets de contrariété, n'osent lui répéter ce qu'il est de mon devoir de lui dire? Quelle gloire, quel avantage peut-il y avoir pour moi à prêcher, à signer même cette paix, si toutefois on parvient à la faire? Cette paix ou plutôt ces sacrifices ne seront-ils pas pour V. M. un éternel grief contre son plénipotentiaire? Bien des gens en France, qui en sentent aujourd'hui la nécessité, ne me la reprocheront-ils pas six mois après qu'elle aura sauvé votre trône? Comme je ne me fais pas plus illusion sur ma position que sur celle de V. M., elle doit m'en croire. Je vois les choses ce qu'elles sont, et les conséquences ce qu'elles peuvent devenir. La peur a uni tous les souverains, le mécontentement a rallié tous les Allemands. La partie est trop bien liée pour la rompre. En acceptant le ministère dans les circonstances où je l'ai pris, en me chargeant ensuite de cette négociation, je me suis dévoué pour vous servir, pour sauver mon pays; je n'ai point eu d'autre but, et celui-là seul était assez noble, assez élevé pour me paraître au-dessus de tous les sacrifices. Dans ma position, je ne pouvais qu'en faire, et c'est ce qui m'a décidé. V. M. peut dire de moi tout le mal qu'il lui plaira; au fond de son coeur, elle ne pourra en penser, et elle sera forcée de me rendre toujours la justice de me regarder comme l'un de ses plus fidèles sujets, et l'un des meilleurs citoyens de cette France que je ne puis être soupçonné de vouloir avilir, quand je donnerais ma vie pour lui sauver un village.

Je suis, etc.

Signé, CAULAINCOURT, duc de Vicence.

* * * * *

Séance du 7 février 1814.

Les protocoles de la séance du 5 ayant été expédiés en double et collationnés dans la journée d'hier, MM. les plénipotentiaires, à l'ouverture de la présente séance, ont muni ces expéditions de leurs signatures, en observant l'alternative entre le plénipotentiaire de la France d'un côté, et les plénipotentiaires des cours alliées de l'autre, les derniers y ayant procédé entre eux, en adoptant la voie de pêle-mêle, tout préjudice sauf.

Cette formalité remplie, les plénipotentiaires des cours alliées consignent au protocole ce qui suit:

«Les puissances alliées réunissant le point de vue de la sûreté et de l'indépendance future de l'Europe avec le désir de voir la France dans un état de possession analogue au rang qu'elle a toujours occupé dans le système politique, et considérant la situation dans laquelle l'Europe se trouve placée à l'égard de la France, à la suite des succès obtenus par leurs armes, les plénipotentiaires des cours alliées ont ordre de demander:

«Que la France rentre dans les limites qu'elle avait avant la révolution, sauf des arrangemens d'une convenance réciproque sur des portions de territoire au-delà des limites de part et d'autre, et sauf des restitutions que l'Angleterre est prête à faire pour l'intérêt général de l'Europe, contre les rétrocessions ci-dessus demandées à la France, lesquelles restitutions seront prises sur les conquêtes que l'Angleterre a faites pendant la guerre; qu'en conséquence la France abandonne toute influence directe hors de ses limites futures, et que la renonciation à tous les titres qui ressortent des rapports de souveraineté et de protectorat sur l'Italie, l'Allemagne et la Suisse, soit une suite immédiate de cet arrangement.»

Après que M. le duc de Vicence a entendu la lecture de cette proposition, il s'établit de part et d'autre entre les plénipotentiaires une conversation explicative de l'objet, à la suite de laquelle S. Exc. le plénipotentiaire français observe que la proposition étant de trop grande importance pour pouvoir y répondre immédiatement, il désire à cet effet que la séance soit suspendue.

Les plénipotentiaires des cours alliées n'hésitent pas à déférer à ce désir, et l'on convient de continuer la séance à huit heures du soir.

Les plénipotentiaires reprenant la séance à l'heure convenue, M. le duc de Vicence déclare ce qui suit:

Le plénipotentiaire de France renouvelle encore l'engagement déjà pris par sa cour de faire, pour la paix, les plus grands sacrifices, quelque éloignée que la demande faite dans la séance d'aujourd'hui, au nom des puissances alliées, soit des bases proposées par elles à Francfort et fondées sur ce que les alliés eux-mêmes ont appelé les limites naturelles de la France; quelque éloignée qu'elle soit des déclarations que toutes les cours n'ont cessé de faire à la face de l'Europe; quelque éloignée que soit même leur proposition d'un état de possession analogue au rang que la France a toujours occupé dans le système politique, bases que les plénipotentiaires des puissances alliées rappellent encore dans leur proposition de ce jour. Enfin quoique le résultat de cette proposition soit d'appliquer à la France seule un principe que les puissances alliées ne parlent point d'adopter pour elles-mêmes, et dont cependant l'application ne peut être juste, si elle n'est point réciproque et impartiale, le plénipotentiaire français n'hésiterait pas à s'expliquer sans retard de la manière la plus positive sur cette demande, si chaque sacrifice qui peut être fait et le degré dans lequel il peut l'être ne dépendaient pas nécessairement de l'espèce et du nombre de ceux qui seront demandés, comme la somme des sacrifices dépend aussi nécessairement de celle des compensations; toutes les questions d'une telle négociation sont tellement liées et subordonnées les unes aux autres, qu'on ne peut prendre parti sur aucune, avant de les connaître toutes. Il ne peut être indifférent à celui à qui on demande des sacrifices de savoir au profit de qui il les fait et quel emploi on veut en faire, enfin si, en les faisant, on peut mettre tout de suite un terme aux malheurs de la guerre. Un projet qui développerait les vues des alliés dans tout leur ensemble remplirait ce but.

Le plénipotentiaire renouvelle donc de la manière la plus instante la demande que les plénipotentiaires des cours alliées veuillent bien s'expliquer positivement sur tous les points précités.

Après avoir pris lecture de ce qui vient d'être inséré au protocole de la part de M. le plénipotentiaire de France, les plénipotentiaires des cours alliées déclarent qu'ils prennent sa réponse ad referendum.

Châtillon-sur-Seine, le 7 février 1814.

Signé, CAULAINCOURT, duc de Vicence.

Signé, Le comte DE STADION, ABERDEEN, HUMBOLDT, le comte de RAZOUMOWSKI, CATHCART, Charles STEWART.

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Séance du 10 mars 1814.

Le plénipotentiaire de France commence la conférence par consigner au protocole ce qui suit:

Le plénipotentiaire de France avait espéré, d'après les représentations qu'il avait été dans le cas d'adresser à MM. les plénipotentiaires des cours alliées, et par la manière dont LL. EE. avaient bien voulu les accueillir, qu'il serait donné des ordres pour que ses courriers pussent lui arriver sans difficulté et sans retards. Cependant le dernier qui lui est parvenu, non seulement a été arrêté très long-temps par plusieurs officiers et généraux russes, mais on l'a même obligé à donner ses dépêches, qui ne lui ont été rendues que trente-six heures après, à Chaumont. Le plénipotentiaire de France se voit donc à regret forcé d'appeler de nouveau sur cet objet l'attention de MM. les plénipotentiaires des cours alliées, et de réclamer avec d'autant plus d'instance contre une conduite contraire aux usages reçus et aux prérogatives que le droit des gens assure aux ministres chargés d'une négociation, qu'elle cause réellement les retards qui l'entravent.

Les plénipotentiaires des cours alliées n'étant point informés du fait, promettent de porter cette réclamation à la connaissance de leurs cours.

Le plénipotentiaire de France donne ensuite lecture de la pièce suivante, dont il demande l'insertion au protocole, ainsi que des pièces y annexées n° 1, 2, 3, 4 et 5.

Le plénipotentiaire de France a reçu de sa cour l'ordre de faire au protocole les observations suivantes:

«Les souverains alliés, dans leur déclaration de Francfort, que toute l'Europe connaît, et LL. EE. MM. les plénipotentiaires, dans leur proposition du 7 février, ont également posé en principe que la France doit conserver par la paix la même puissance relative qu'elle avait avant les guerres que cette paix doit finir; car ce que, dans le préambule de leur proposition, MM. les plénipotentiaires ont dit du désir des puissances alliées de voir la France dans un état de possession analogue au rang qu'elle a toujours occupé dans le système politique, n'a point et ne saurait avoir un autre sens. Les souverains alliés avaient demandé, en conséquence, que la France se renfermât dans les limites formées par les Pyrénées, les Alpes et le Rhin, et la France y avait acquiescé. MM. les plénipotentiaires ont au contraire, et par leur note du 7, et par le projet d'articles qu'ils ont remis le 17, demandé qu'elle rentrât dans ses anciennes limites. Comment, sans cesser d'invoquer le même principe, a-t-on pu, et en si peu de temps, passer de l'une de ces demandes à l'autre? Qu'est-il survenu depuis la première qui puisse motiver la seconde?

«On ne pouvait pas le 7, on ne pouvait pas plus le 17, et à plus forte raison ne pourrait-on pas aujourd'hui la fonder sur l'offre confidentielle faite par le plénipotentiaire de France au ministre du cabinet de l'une des cours alliées; car la lettre qui la contenait ne fut écrite que le 9, et il était indispensable d'y répondre immédiatement, puisque l'offre était faite sous la condition absolue d'un armistice immédiat, pour arrêter l'effusion du sang, et éviter une bataille que les alliés ont voulu donner; au lieu de cela, les conférences furent, par la seule volonté des alliés, et sans motifs, suspendues du 10 au 17, jour auquel la condition proposée fut même formellement rejetée. On ne pouvait, on ne peut donc, en aucune manière, se prévaloir d'une offre qui lui était subordonnée. Les souverains alliés ne voulaient-ils point, il y a trois mois, établir un juste équilibre en Europe? N'annoncent-ils pas qu'ils le veulent encore aujourd'hui? Conserver la même puissance relative qu'elle a toujours eue, est aussi le seul désir qu'ait réellement la France. Mais l'Europe ne ressemble plus à ce qu'elle était il y a vingt ans; à cette époque, le royaume de Pologne, déjà morcelé, disparut entièrement, l'immense territoire de la Russie s'accrut de vastes et riches provinces. Six millions d'hommes furent ajoutés à une population déjà plus grande que celle d'aucun État européen. Neuf millions devinrent le partage de l'Autriche et de la Prusse. Bientôt l'Allemagne changea de face. Les États ecclésiastiques et le plus grand nombre des villes libres germaniques furent réparties entre les princes séculiers. La Prusse et l'Autriche en reçurent la meilleure part. L'antique république de Venise devint une province de la monarchie autrichienne; deux nouveaux millions de sujets, avec de nouveaux territoires et de nouvelles ressources, ont été donnés depuis à la Russie, par le traité de Tilsit, par le traité de Vienne, par celui d'Yassi, et par celui d'Abo. De son côté, et dans le même intervalle de temps, l'Angleterre a non seulement acquis, par le traité d'Amiens, les possessions hollandaises de Ceylan et de l'île de la Trinité; mais elle a doublé ses possessions de l'Inde, et en a fait un empire que deux des plus grandes monarchies de l'Europe égaleraient à peine. Si la population de cet empire ne peut être considérée comme un accroissement de la population britannique, en revanche, l'Angleterre n'en tire-t-elle pas, et par la souveraineté et par le commerce, un accroissement immense de sa richesse, cet autre élément de la puissance? La Russie, l'Angleterre, ont conservé tout ce qu'elles ont acquis. L'Autriche et la Prusse ont, à la vérité, fait des pertes; mais renoncent-elles à les réparer, et se contentent-elles aujourd'hui de l'état de possession dans lequel la guerre présente les a trouvées? Il diffère cependant peu de celui qu'elles avaient il y a vingt ans.

«Ce n'est pas pour son intérêt seul que la France doit vouloir conserver la même puissance relative qu'elle avait; qu'on lise la déclaration de Francfort, et l'on verra que les souverains alliés ont été convaincus eux-mêmes que c'était aussi l'intérêt de l'Europe. Or, quand tout a changé autour de la France, comment pourrait-elle conserver la même puissance relative en étant replacée au même état qu'auparavant? Replacée dans ce même état, elle n'aurait pas même le degré de puissance absolue qu'elle avait alors; car ses possessions d'outre-mer étaient incontestablement un des élémens de cette puissance, et la plus importante de ces possessions, celle qui, par sa valeur, égalait ou surpassait toutes les autres ensemble, lui a été ravie; peu importe par quelle cause elle l'a perdue, il suffit qu'elle ne l'ait plus, et qu'il ne soit pas au pouvoir des alliés de la lui rendre.

«Pour évaluer la puissance relative des États, ce n'est pas assez de comparer leurs forces absolues, il faut faire entrer dans le calcul l'emploi que leur situation géographique les contraint ou leur permet d'en faire.

«L'Angleterre est une puissance essentiellement maritime, qui peut mettre toutes ses forces sur les eaux. L'Autriche a trop peu de côtes pour le devenir; la Russie et la Prusse n'ont pas besoin de l'être, puisqu'elles n'ont pas de possessions au-delà des mers: ce sont des puissances essentiellement continentales. La France est, au contraire, à la fois essentiellement maritime à raison de l'étendue de ses côtes et de ses colonies, et essentiellement continentale. L'Angleterre ne peut être attaquée que par des flottes. La Russie, adossée au pôle du monde et bornée presque de tous côtés par des mers ou de vastes solitudes, ne peut, depuis qu'elle a acquis la Finlande, être attaquée que d'un seul côté. La France peut l'être sur tous les points de sa circonférence, et à la fois du coté de la terre, où elle confine partout à des nations vaillantes, et du côté de la mer, et dans ses possessions lointaines.

«Pour rétablir un véritable équilibre, sa puissance relative devrait donc être considérée sous deux aspects distincts: pour en faire une estimation juste, il la faut diviser, et ne comparer ses forces absolues à celles des autres États du continent, que déduction faite de la part qu'elle en devra employer sur mer, et à celles des États maritimes, que déduction faite de la part qu'elle en devra employer sur le continent.»

Le plénipotentiaire de France prie LL. EE. MM. les plénipotentiaires des cours alliées de peser attentivement les considérations si frappantes de vérité qui précèdent, et de juger si les acquisitions que la France a faites en deçà des Alpes et du Rhin, et que les traités de Lunéville et d'Amiens lui avaient assurées, suffiraient même pour rétablir entre elle et les grandes puissances de l'Europe l'équilibre que les changemens survenus dans l'état de possession de ces puissances ont rompu.

Le plus simple calcul démontre jusqu'à l'évidence que ces acquisitions, jointes à tout ce que la France possédait en 1792, seraient encore loin de lui donner le même degré de puissance relative qu'elle avait alors, et qu'elle avait constamment eue dans les temps antérieurs, et cependant on lui demande, non pas d'en abandonner seulement une partie quelconque, mais de les abandonner toutes, quoique, dans leur déclaration de Francfort, les souverains alliés eussent annoncé à l'Europe qu'ils reconnaissaient à la France un territoire plus étendu qu'elle ne l'avait eu sous ses rois.

Les forces propres d'un État ne sont pas l'unique élément de sa puissance relative, dans la composition de laquelle entrent encore les liens qui l'unissent à d'autres États, liens généralement plus forts et plus durables entre les États que gouvernent des princes d'un même sang. L'empereur des Français possède, outre son empire, un royaume; son fils adoptif en est l'héritier désigné. D'autres princes de la dynastie française étaient possesseurs de couronnes ou de souverainetés étrangères. Des traités avaient consacré leurs droits, et le continent les avait reconnus. Le projet des cours alliées garde à leur égard un silence que les questions si naturelles et si justes du plénipotentiaire de France n'ont pu rompre. En renonçant cependant aux droits de ces princes et à la part de puissance relative qui en résulte pour elle, ainsi qu'à ce qu'elle a acquis en-deçà des Alpes et du Rhin, la France se trouverait avoir perdu de son ancienne puissance relative maritime et continentale, précisément en même raison que celle des autres grands États s'est déjà ou se sera accrue à la paix par leurs acquisitions respectives. La restitution de ses colonies, qui ne feraient alors que la replacer dans son ancien état de grandeur absolue (ce que même la situation de Saint-Domingue ne permettrait pas d'effectuer complètement), ne serait point, ne pourrait pas être une compensation de ses pertes; seulement ses pertes en seraient diminuées, et ce serait sans doute le moins auquel elle eût le droit de s'attendre; mais que lui offre à cet égard le projet des cours alliées?

Des colonies françaises tombées au pouvoir de l'ennemi (et les guerres du continent les y ont fait tomber toutes) il y en a trois que leur importance, sous des rapports divers, met hors de comparaison avec toutes les autres: ce sont la Guadeloupe, la Guyane et l'île de France.

Au lieu de la restitution des deux premières, le projet des cours alliées n'offre que des bons offices pour procurer cette restitution, et il semblerait d'après cela que ces deux colonies fussent entre les mains de puissances étrangères à la négociation présente et ne devant point être comprises dans la future paix. Tout au contraire les puissances qui les occupent sont du nombre de celles au nom de qui et pour qui les cours alliées ont déclaré qu'elles étaient autorisées à traiter: n'y sont-elles donc autorisées que pour les clauses à la charge de la France? cessent-elles de l'être dès qu'il s'agit de clauses à son profit? S'il en était ainsi, il deviendrait indispensable que tous les États engagés dans la présente guerre prissent immédiatement part à la négociation et envoyassent chacun des plénipotentiaires au congrès.

Il est en outre à remarquer que la Guadeloupe n'étant sortie des mains de l'Angleterre que par un acte que le droit des gens n'autorisait pas, c'est l'Angleterre encore qui, relativement à la France, est censée l'occuper, et que c'est à elle seule que la restitution en peut être demandée.

L'Angleterre veut garder pour elle les îles de France et de la Réunion, sans lesquelles les autres possessions de la France, à l'est du cap de Bonne-Espérance, perdent tout leur prix; les Saintes, sans lesquelles la possession de la Guadeloupe serait précaire; et l'île de Tabago, celle-ci sous le prétexte que la France ne la possédait point en 1792, et les autres quoique la France les possédât de temps immémorial, établissant ainsi une règle qui n'a de rigueur que pour la France, qui n'admet d'exceptions que contre elle, et devient ainsi un glaive à deux tranchans.

Une île d'une certaine étendue, mais qui a perdu son ancienne fertilité, deux ou trois autres infiniment moindres, et quelques comptoirs auxquels la perte de l'île de France forcerait de renoncer, voilà à quoi se réduisent les grandes restitutions que l'Angleterre promettait de faire. Sont-ce là celles qu'elle fit à Amiens où pourtant elle rendait Malte, qu'elle veut aujourd'hui garder et qu'on ne lui conteste plus? Qu'aurait-elle offert de moins, si la France n'eût eu rien à céder qu'à elle? Les restitutions qu'elle promettait avaient été annoncées comme un équivalent des sacrifices qui seraient faits au continent. C'est sous cette condition que la France a annoncé qu'elle était prête à consentir à de grands sacrifices. Elles en doivent être la mesure. Pouvait-on s'attendre à un projet par lequel le continent demande tout, l'Angleterre ne rend presque rien, et dont en substance le résultat est que toutes les grandes puissances de l'Europe doivent conserver tout ce qu'elles ont acquis, réparer les pertes qu'elles ont pu faire, et acquérir encore; que la France seule ne doit rien conserver de toutes ses acquisitions et ne doit recouvrer que la part la plus petite et la moins bonne de ce qu'elle a perdu?

Après tant de sacrifices demandés à la France, il ne manquait plus que de lui demander encore celui de son honneur!

Le projet tend à lui ôter le droit d'intervenir en faveur d'anciens alliés malheureux. Le plénipotentiaire de France, ayant demandé si le roi de Saxe serait remis en possession de ses États, n'a pu même obtenir une réponse.

On demande à la France des cessions et des renonciations, et l'on veut qu'en cédant elle ne sache pas à qui, sous quels titres et dans quelle proportion appartiendra ce qu'elle aura cédé! On veut qu'elle ignore quels doivent être ses plus proches voisins; on veut régler sans elle le sort des pays auxquels elle aura renoncé, et le mode d'existence de ceux avec lesquels son souverain était lié par des rapports particuliers; on veut, sans elle, faire des arrangemens qui doivent régler le système général de possession et d'équilibre en Europe; on veut qu'elle soit étrangère à l'arrangement d'un tout dont elle est une partie considérable et nécessaire; on veut enfin qu'en souscrivant à de telles conditions, elle s'exclue en quelque sorte elle-même de la société européenne.

On lui restitue ses établissemens sur le continent de l'Inde, mais à la condition de posséder comme dépendante et comme sujette ce qu'elle y possédait en souveraineté.

Enfin on lui dicte des règles de conduite pour le régime ultérieur de ses colonies et envers des populations qu'aucun rapport de sujétion ou de dépendance quelconque ne lie aux gouvernemens de l'Europe, et à l'égard desquelles on ne peut reconnaître à aucun d'eux aucun droit de patronage.

Ce n'est point à de telles propositions qu'avait dû préparer le langage des souverains alliés, et celui du prince régent d'Angleterre, lorsqu'il disait au parlement britannique qu'aucune disposition de sa part à demander à la France aucun sacrifice incompatible avec son intérêt comme nation ou avec son honneur ne serait un obstacle à la paix.

Attaquée à la lois par toutes les puissances réunies contre elle, la nation française sent plus qu'aucune autre le besoin de la paix et la veut aussi plus qu'aucune autre; mais tout peuple comme tout homme généreux met l'honneur avant l'existence même.

Il n'est sûrement point entré dans les vues des souverains alliés de l'avilir; et quoique le plénipotentiaire de France ne puisse s'expliquer le peu de conformité du projet d'articles qui lui avait été remis avec les sentimens qu'ils ont tant de fois et si explicitement manifestés, il n'en présente pas moins avec confiance au jugement des cours alliées elles-mêmes et de MM. les plénipotentiaires des observations dictées par l'intérêt général de l'Europe autant que par l'intérêt particulier de la France, et qui ne s'écartent en aucun point des déclarations des souverains alliés et de celle du prince régent au parlement d'Angleterre.

Les plénipotentiaires des cours alliées répondent que les observations dont ils viennent d'entendre la lecture ne contiennent pas une déclaration distincte et explicite du gouvernement français sur le projet présenté par eux dans la séance du 17 février, et par conséquent ne remplissent pas la demande que les plénipotentiaires des cours alliées avaient formée dans la conférence du 28 février, d'obtenir une réponse distincte et explicite dans le terme de dix jours, duquel ils étaient mutuellement convenus avec M. le plénipotentiaire de France.

Les plénipotentiaires des cours alliées se disposant là-dessus à lever la séance, M. le plénipotentiaire de France déclare verbalement que l'empereur des Français est prêt

À renoncer, par le traité à conclure, à tout titre exprimant des rapports de souveraineté, de suprématie, protection ou influence constitutionnelle, avec les pays hors des limites de la France,

Et à reconnaître

L'indépendance de l'Espagne dans ses anciennes limites, sous la souveraineté de Ferdinand VII;

L'indépendance de l'Italie, l'indépendance de la Suisse, sous la garantie de grandes puissances;

L'indépendance de l'Allemagne;

Et l'indépendance de la Hollande, sous la souveraineté du prince d'Orange.

Il déclare encore que, si, pour écarter des causes de mésintelligence, rendre l'amitié plus étroite et la paix plus durable entre la France et l'Angleterre, des cessions de la part de la France au-delà des mers peuvent être jugées nécessaires, la France sera prête à les faire moyennant un équivalent raisonnable.

Sur quoi la séance a été levée.

Signé, CAULAINCOURT, duc de Vicence; ABERDEEN; A. comte de RAZOUMOWSKI; CATHCART; le comte STADION; Ch. STEWART, lieutenant-général.

* * * * *

Séance du 13 mars 1814.

Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent au protocole ce qui suit:

Les plénipotentiaires des cours alliées ont pris en considération le mémoire présenté par M. le duc de Vicence, dans la séance du 10 mars, et la déclaration verbale dictée par lui au protocole de la même séance. Ils ont jugé la première de ces pièces être de nature à ne pouvoir être mise en discussion sans entraver la marche de la négociation.

La déclaration verbale de M. le plénipotentiaire ne contient que l'acceptation de quelques points du projet de traité remis par les plénipotentiaires des cours alliées dans la séance du 17 février; elle ne répond ni à l'ensemble ni même à la majeure partie des articles de ce projet, et elle peut bien moins encore être regardée comme un contre-projet renfermant la substance des propositions faites par les puissances alliées.

Les plénipotentiaires des cours alliées se voient donc obligés à inviter M. le duc de Vicence à se prononcer s'il compte accepter ou rejeter le projet de traité présenté par les cours alliées ou bien à remettre un contre-projet.

Le plénipotentiaire de France, répondant à cette déclaration des plénipotentiaires des cours alliées, ainsi qu'à leurs observations sur le même objet, a dit:

Qu'une pièce telle que celle qu'il avait remise le 10, dans laquelle les articles du projet des cours alliées qui sont susceptibles de modifications étaient examinés et discutés en détail, loin d'entraver la marche de la négociation, ne pouvait au contraire que l'accélérer, puisqu'elle éclaircissait toutes les questions sous le double rapport de l'intérêt de l'Europe et de celui de la France;

Qu'après avoir annoncé aussi positivement qu'il l'a fait par sa note verbale du même jour, que la France était prête à renoncer par le futur traité à la souveraineté d'un territoire au-delà des Alpes et du Rhin, contenant au-delà de sept millions, et à son influence sur celle de vingt millions d'habitans, ce qui forme au moins les six septièmes des sacrifices que le projet des alliés lui demande, on ne saurait lui reprocher de n'avoir pas répondu d'une manière distincte et explicite;

Que le contre-projet que lui demandent les plénipotentiaires des cours alliées se trouve en substance dans sa déclaration verbale du 10, quant aux objets auxquels la France peut consentir sans discussion, et que, quant aux autres, qui sont tous susceptibles de modifications, les observations y répondent, mais qu'il n'en est pas moins prêt à les discuter à l'instant même.

Les plénipotentiaires des cours alliées répondent ici:

Que les deux pièces remises par M. le plénipotentiaire de France, dans la séance du 10 mars, ne se référaient pas tellement l'une à l'autre, qu'on pût dire que l'une renfermait les points auxquels le gouvernement français consent sans discussion, et l'autre ceux sur lesquels il veut établir la négociation; mais que, tout au contraire, l'une ne contient que des observations générales ne menant à aucune conclusion, et que l'autre énonce tout aussi peu d'une manière claire et précise ce que M. le plénipotentiaire de France vient de dire, puisque, pour ne s'arrêter qu'aux deux points suivans, elle n'explique pas même ce qu'on y entend par les limites de la France, et ne parle qu'en général de l'indépendance de l'Italie. Les plénipotentiaires ajoutent ensuite que, ces deux pièces ayant été mises sous les yeux de leurs cours, ils ont eu l'instruction positive, précise et stricte, de déclarer, ainsi qu'ils l'ont fait, que ces deux pièces ont été tenues insuffisantes, et d'insister sur une autre déclaration de la part de M, le plénipotentiaire de France, qui renfermât ou une acceptation ou un refus de leur projet de traité proposé dans la conférence du 17 février, ou bien un contre-projet. Ils invitent donc de nouveau M. le plénipotentiaire de France à leur donner cette déclaration.

Le plénipotentiaire de France renouvelle ses instances pour que l'on entre en discussion, observant que MM. les plénipotentiaires des cours alliées, en déclarant eux-mêmes, dans la séance du 28 février, qu'ils étaient prêts à discuter des modifications qui seraient proposées, avaient prouvé, par cela même, que leur projet n'était pas un ultimatum; que, pour se rapprocher et arriver à un résultat, une discussion était indispensable, et qu'il n'y avait réellement point de négociation sans discussion, etc.

Les plénipotentiaires des cours alliées répliquent qu'ils ont bien prouvé qu'ils ne voulaient point exclure la discussion, puisqu'ils ont demandé un contre-projet, mais que leur intention est de ne point admettre de discussion que sur des propositions qui puissent vraiment conduire au but.

Ayant en conséquence insisté de nouveau sur une déclaration catégorique, et ayant invité M. le plénipotentiaire de France à donner cette déclaration, il a désiré que la séance fût suspendue et reprise le soir à neuf heures.

Après avoir délibéré entre eux, les plénipotentiaires des cours alliées ont dit à M. le plénipotentiaire de France que, pour le mettre mieux en état de préparer sa réponse pour le soir, ils veulent le prévenir, dès à présent, qu'en suite de leurs instructions, ils devront l'inviter (après qu'il se sera déclaré ce soir s'il veut remettre une acceptation ou un refus de leur projet, ou un contre-projet) à remplir cet engagement dans le terme de vingt-quatre heures qui a été fixé péremptoirement par leurs cours.

Sur quoi la séance est remise à neuf heures du soir.

Continuation de la séance.

Les plénipotentiaires des cours alliées ayant renouvelé, de la manière la plus expresse, la déclaration par laquelle ils avaient terminé la première partie de la séance, le plénipotentiaire de France déclare qu'il remettra le contre-projet demandé demain soir à neuf heures; toutefois il a observé que, n'étant pas sûr d'avoir achevé jusque-là le travail nécessaire, il demandait d'avance de remettre dans ce cas la conférence à la matinée du 15.

Les plénipotentiaires des cours alliées ont insisté pour que la conférence restât fixée à demain au soir, et ne fût remise qu'en cas de nécessité absolue à après-demain matin, à quoi M. le plénipotentiaire de France a consenti.

Châtillon-sur-Seine, le 13 mars 1814.

Signé, CAULAINCOURT, duc de Vicence; ABERDEEN; comte de RAZOUMOWSKI; HUMBOLDT; CATHCART; comte de STADION; Ch. STEWART, lieutenant-général.

* * * * *

Séance du 15 mars 1814.

M. le plénipotentiaire français ouvre la séance en faisant lecture du projet de traité qui suit:

Projet de traité définitif entre la France et les alliés.

S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, et médiateur de la confédération suisse, d'une part; S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, S. M. l'empereur de toutes les Russies, S. M. le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, et S. M. le roi de Prusse, stipulant chacun d'eux pour soi et tous ensemble pour l'universalité des puissances engagées avec eux dans la présente guerre, d'autre part:

Ayant à coeur de faire cesser le plus promptement possible l'effusion du sang humain et les malheurs des peuples, ont nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir:

Lesquels sont convenus des articles suivans:

Art. 1er. À compter de ce jour, il y aura paix, amitié sincère et bonne, intelligence entre S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, et médiateur de la confédération suisse, d'une part, et S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, S. M. l'empereur de toutes les Russies, S. M. le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, S. M. le roi de Prusse, et leurs alliés d'autre part, leurs héritiers et successeurs à perpétuité.

Les hautes parties contractantes s'engagent à apporter tous leurs soins à maintenir, pour le bonheur futur de l'Europe, la bonne harmonie, si heureusement rétablie entre elles.

Art. 2. S. M. l'empereur des Français renonce pour lui et ses successeurs à tous titres quelconques, autres que ceux tirés des possessions qui, en conséquence du présent traité de paix, resteront soumises à sa souveraineté.

Art. 3. S. M. l'empereur des Français renonce pour lui et ses successeurs à tous droits de souveraineté et de possession sur les provinces illyriennes et sur les territoires formant les départemens français au-delà des Alpes, l'île d'Elbe exceptée, et les départemens français au-delà du Rhin.

Art. 4. S. M. l'empereur des Français, comme roi d'Italie, renonce à la couronne d'Italie en faveur de son héritier désigné, le prince Eugène Napoléon, et de ses descendans à perpétuité.

L'Adige formera la limite entre le royaume d'Italie et l'empire d'Autriche.

Art. 5. Les hautes parties contractantes reconnaissent solennellement, et de la manière la plus formelle, l'indépendance absolue et la pleine souveraineté de tous les États de l'Europe, dans les limites qu'ils se trouveront avoir en conséquence du présent traité, ou par suite des arrangemens indiqués dans l'art. 16, ci-après.

Art. 6. S. M. l'empereur des Français reconnaît:

1° L'indépendance de la Hollande, sous la souveraineté de la maison d'Orange.

La Hollande recevra un accroissement de territoire.

Le titre et l'exercice de la souveraineté en Hollande ne pourront, dans aucun cas, appartenir à un prince portant ou appelé à porter une couronne étrangère.

2° L'indépendance de l'Allemagne, et chacun de ses États, lesquels pourront être unis entre eux par un lien fédératif.

3° L'indépendance de la Suisse, se gouvernant elle-même, sous la garantie de toutes les grandes puissances.

4° L'indépendance de l'Italie, et de chacun des princes, entre chacun desquels elle est ou se trouvera divisée.

5° L'indépendance et l'intégrité de l'Espagne sous la domination de Ferdinand VII.

Art. 7. Le pape sera remis immédiatement en possession de ses États, tels qu'ils étaient en conséquence du traité de Tolentino, le duché de Bénévent excepté.

Art. 8. S. A. I. la princesse Élisa conservera pour elle et ses descendans en toute propriété et souveraineté Lucques et Piombino.

Art. 9. La principauté de Neufchâtel demeure en toute propriété et souveraineté au prince qui la possède et à ses descendans.

Art. 10. S. M. le roi de Saxe sera rétabli dans la pleine et entière possession de son grand-duché.

Art. 11. S. A. R. le grand-duc de Berg sera pareillement remis en possession de son grand-duché.

Art. 12. Les villes de Bremen, Hambourg, Lubeck, Dantzig et Raguse seront des villes libres.

Art. 13. Les îles Ioniennes appartiendront en toute souveraineté au royaume d'Italie.

Art. 14. L'île de Malte et ses dépendances appartiendront en toute souveraineté et propriété à S. M. britannique.

Art. 15. Les colonies, pêcheries, établissemens, comptoirs et factoreries que la France possédait avant la guerre actuelle dans les mers, ou sur le continent de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie, et qui sont tombés au pouvoir de l'Angleterre ou de ses alliés, lui seront restitués, pour être possédés par elle aux mêmes titres qu'avant la guerre, et avec les droits et facultés que lui assuraient, relativement au commerce et à la pêche, les traités antérieurs, et notamment celui d'Amiens; mais en même temps la France s'engage à consentir, moyennant un équivalent raisonnable, à la cession de celles des susdites colonies que l'Angleterre a témoigné le désir de conserver, à l'exception des Saintes, qui dépendent nécessairement de la Guadeloupe.

Art. 16. Les dispositions à faire des territoires auxquels S. M. l'empereur des Français renonce, et dont il n'est pas disposé par le présent traité, seront faites; les indemnités à donner aux rois et princes dépossédés par la guerre actuelle seront déterminées, et tous les arrangemens qui doivent fixer le système général de possession et d'équilibre en Europe seront réglés dans un congrès spécial, lequel se réunira à…. dans les…. jours qui suivront la ratification du présent traité.

Art. 17. Dans tous les territoires, villes et places auxquels la France renonce, les munitions, magasins, arsenaux, vaisseaux et navires armés et non armés, et généralement toutes choses qu'elle y a placées, lui appartiennent, et lui demeurent réservées.

Art. 18. Les dettes des pays réunis à la France, et auxquels elle renonce par le présent traité, seront à la charge des dits pays et de leurs futurs possesseurs.

Art. 19. Dans tous les pays qui doivent ou devront changer de maître, tant en vertu du présent traité, que des arrangemens qui doivent être faits en conséquence de l'art. 16 ci-dessus, il sera accordé aux habitans naturels et étrangers, de quelque condition et nation qu'ils soient, un espace de six ans, à compter de l'échange des ratifications, pour disposer de leurs propriétés acquises, soit avant, soit depuis la guerre actuelle, et se retirer dans tel pays qu'il leur plaira de choisir.

Art. 20. Les propriétés, biens et revenus de toute nature que des sujets de l'un quelconque des États engagés dans la présente guerre possèdent, à quelque titre que ce soit, dans les pays qui sont actuellement ou seront, en vertu de l'art. 16, soumis à un autre quelconque des dits États, continueront d'être possédés par eux, sans trouble ni empêchement, sous les seules clauses et conditions précédemment attachées à leur possession, et avec pleine liberté d'en jouir et disposer, ainsi que d'exporter les revenus, et, en cas de vente, la valeur.

Art. 21. Les hautes parties contractantes, voulant mettre et faire mettre dans un entier oubli les divisions qui ont agité l'Europe, déclarent et promettent que, dans les pays de leur obéissance respective, aucun individu, de quelque classe ou condition qu'il soit, ne sera inquiété dans sa personne, ses biens, rentes, pensions et revenus, dans son rang, grade ou ses dignités, ni recherché, ni poursuivi en aucune façon quelconque pour aucune part qu'il ait prise ou pu prendre, de quelque manière que ce soit, aux événemens qui ont amené la présente guerre, ou qui en ont été la conséquence.

Art. 22. Aussitôt que la nouvelle de la signature du présent traité sera parvenue aux quartiers-généraux respectifs, il sera sur-le-champ expédié des ordres pour faire cesser les hostilités, tant sur terre que sur mer, aussi promptement que les distances le permettront, les hautes puissances contractantes s'engageant à mettre de bonne foi toute la célérité possible à l'expédition des dits ordres, et de part et d'autre il sera donné des passe-ports, soit pour les officiers, soit pour les vaisseaux qui sont chargés de les porter.

Art. 23. Pour prévenir tous les sujets de plainte et de contestation qui pourraient naître à l'occasion des prises qui seraient faites en mer après la signature du présent traité, il est réciproquement convenu que les vaisseaux et effets qui pourraient être pris dans la Manche et dans les mers du Nord, après l'espace de douze jours, à compter de l'échange des ratifications du présent traité, seront de part et d'autre restitués; que le terme sera d'un mois, depuis la Manche et les mers du Nord jusqu'aux îles Canaries inclusivement, soit dans l'Océan, soit dans la Méditerranée; de deux mois, depuis les dites îles Canaries jusqu'à l'équateur, et enfin de cinq mois dans toutes les autres parties du monde, sans aucune exception ni autre distinction plus particulière de temps et de lieu.

Art. 24. Les troupes alliées évacueront le territoire français, et les places cédées ou devant être restituées par la France, en vertu de la présente paix, leur seront remises dans les délais ci-après: le troisième jour après l'échange des ratifications du présent traité, les troupes alliées les plus éloignées, et le cinquième jour après le dit échange, les troupes alliées les plus rapprochées des frontières commenceront à se retirer, se dirigeant vers la frontière la plus voisine du lieu où elles se trouveront, et faisant trente lieues par chaque dix jours, de telle sorte que l'évacuation soit non interrompue et successive, et que, dans le terme de quarante jours au plus tard, elle soit complètement terminée.

Il leur sera fourni jusqu'à leur sortie du territoire français les vivres et les moyens de transport nécessaires, mais sans qu'à compter du jour de la signature du présent traité, elles puissent lever aucune contribution ni exiger aucune prestation quelconque, autre que celle indiquée ci-dessus. Immédiatement après l'échange des ratifications du présent traité, les places de Custrin, Glogau, Palma-Nova et Venise seront remises aux alliés, et celles que les troupes françaises occupent en Espagne, aux Espagnols. Les places de Hambourg, de Magdebourg, les citadelles d'Erfurth et de Wurtzbourg seront remises lorsque la moitié du territoire français sera évacuée.

Toutes les autres places des pays cédés seront remises lors de l'évacuation totale de ce territoire.

Les pays que les garnisons desdites villes traverseront leur fourniront les vivres et moyens de transport nécessaires pour rentrer en France, et y ramener tout ce qui, en vertu de l'art. 17 ci-dessus, sera propriété française.

Art. 25. Les restitutions qui, en vertu de l'art. 15 ci-dessus, doivent être faites à la France, par l'Angleterre ou ses alliés, auront lieu, pour le continent et les mers d'Amérique et d'Afrique, dans les trois mois, et pour l'Asie, dans les six mois qui suivront l'échange des ratifications du présent traité.

Art. 26. Les ambassadeurs, envoyés extraordinaires, ministres, résidens et agens de chacune des hautes puissances contractantes jouiront, dans les cours des autres, des mêmes rangs, prérogatives et privilèges qu'avant la guerre, le même cérémonial étant maintenu.

Art. 27. Tous les prisonniers respectifs seront, d'abord après l'échange des ratifications du présent traité, rendus sans rançon, en payant de part et d'autre les dettes particulières qu'ils auraient contractées.

Art. 28. Les quatre cours alliées s'engagent à remettre à la France, dans un délai de…. un acte d'accession au présent traité de la part de chacun des États pour lesquels elles stipulent.

Art. 29. Le présent traité sera ratifié, et les ratifications seront échangées dans le délai de cinq jours, et même plus tôt si faire se peut.

Châtillon-sur-Seine, le 15 mars

(Suivent les signatures.)

* * * * *

Protocole de la séance du 18 mars 1814, et la continuation de cette séance, le 19 mars.

Les plénipotentiaires des cours alliées, au nom et par l'ordre de leurs souverains, déclarent ce qui suit:

Les plénipotentiaires des cours alliées ont déclaré, le 28 février dernier, à la suite de l'attente infructueuse d'une réponse au projet de traité, remis par eux le 17 du même mois, qu'adhérant fermement à la substance des demandes contenues dans les conditions du projet de traité, conditions qu'ils considéraient comme aussi essentielles à la sûreté de l'Europe que nécessaires à l'arrangement d'une paix générale, ils ne pourraient interpréter tout retard ultérieur d'une réponse à leurs propositions que comme un refus de la part du gouvernement français.

Le terme du 10 mars ayant été, d'un commun accord, fixé par MM. les plénipotentiaires respectifs, comme obligatoire pour la remise de la réponse de M. le plénipotentiaire de France, S. Exc. M. le duc de Vicence présenta ce même jour un mémoire qui, sans admettre ni refuser les bases énoncées à Châtillon, au nom de la grande alliance européenne, n'eût offert que des prétextes à d'interminables longueurs dans la négociation, s'il avait été reçu par les plénipotentiaires des cours alliées comme propre à être discuté. Quelques articles de détails qui ne touchent nullement le fond des questions principales des arrangemens de la paix furent ajoutés verbalement par M. le duc de Vicence dans la même séance. Les plénipotentiaires des cours alliées annoncèrent en conséquence, le 13 mars, que si, dans un court délai, M. le plénipotentiaire de France n'annonçait pas, soit l'acceptation, soit le refus des propositions des puissances, ou ne présentait pas un contre-projet renfermant la substance des conditions proposées par elles, ils se verraient forcés à regarder la négociation comme terminée par le gouvernement français. S. Exc. M. le duc de Vicence prit l'engagement de remettre dans la journée du 15 le contre-projet français; cette pièce a été portée par les plénipotentiaires des cours alliées à la connaissance de leurs cabinets; ils viennent de recevoir l'ordre de déposer au protocole la déclaration suivante:

L'Europe, alliée contre le gouvernement français, ne vise qu'au rétablissement de la paix générale, continentale et maritime. Cette paix seule peut assurer au monde un état de repos, dont il se voit privé depuis une longue suite d'années; mais cette paix ne saurait exister sans une juste répartition de force entre les puissances.

Aucune vue d'ambition ou de conquête n'a dicté la rédaction du projet de traité remis, au nom des puissances alliées, dans la séance du 17 février dernier; et comment admettre de pareilles vues dans des rapports établis par l'Europe entière, dans un projet d'arrangement présenté à la France par la réunion de toutes les puissances qui la composent? La France, en rentrant dans les dimensions qu'elle avait en 1792, reste, par la centralité de sa position, sa population, les richesses de son sol, la nature de ses frontières, le nombre et la distribution de ses places de guerre, sur la ligne des puissances les plus fortes du continent; les autres grands corps politiques, en visant à leur reconstruction sur une échelle de proportion conforme à l'établissement d'un juste équilibre en assurant aux États intermédiaires une existence indépendante, prouvent par le fait quels sont les principes qui les animent. Il restait cependant une condition essentielle au bien-être de la France à régler. L'étendue de ses côtes donne à ce pays le droit de jouir de tous les bienfaits du commerce maritime. L'Angleterre lui rend ses colonies, et avec elles son commerce et sa marine; l'Angleterre fait plus, loin de prétendre à une domination exclusive des mers, incompatible avec un système d'équilibre politique, elle se dépouille de la presque totalité des conquêtes que la politique suivie depuis tant d'années par le gouvernement français lui a valu. Animée d'un esprit de justice et de libéralité digne d'un grand peuple, l'Angleterre met dans la balance de l'Europe des possessions dont la conservation lui assurerait, pour long-temps encore, cette domination exclusive. En rendant à la France ses colonies, en portant de grands sacrifices à la reconstruction de la Hollande, que l'élan national de ses peuples rend digne de reprendre sa place parmi les puissances de l'Europe, et elle ne met qu'une condition à ces sacrifices, elle ne se dépouillera de tant de gages qu'en faveur du rétablissement d'un véritable système d'équilibre politique, elle ne s'en dépouillera qu'autant que l'Europe sera véritablement pacifiée, qu'autant que l'état politique du continent lui offrira la garantie qu'elle ne fait pas d'aussi importantes cessions à pure perte, et que ses sacrifices ne tourneront pas contre l'Europe et contre elle-même.

Tels sont les principes qui ont présidé aux conseils des souverains alliés, à l'époque où ils ont entrevu la possibilité d'entreprendre la grande oeuvre de la reconstruction politique de l'Europe; ces principes ont reçu tout leur développement, et ils les ont prononcés le jour où le succès de leurs armes a permis aux puissances du continent d'en assurer l'effet, et à l'Angleterre de préciser les sacrifices qu'elle place dans la balance de la paix.

Le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire français part d'un point de vue entièrement opposé; la France, d'après ses conditions, garderait une force territoriale infiniment plus grande que le comporte l'équilibre de l'Europe; elle conserverait des positions offensives et des points d'attaque au moyen desquels son gouvernement a déjà effectué tant de bouleversemens, les cessions qu'elle ferait ne seraient qu'apparentes. Les principes annoncés à la face de l'Europe par le souverain actuel de la France et l'expérience de plusieurs années ont prouvé que des États intermédiaires, sous la domination de membres de la famille régnante en France, ne sont indépendans que de nom. En déviant de l'esprit qui a dicté les basés du traité du 17 février, les puissances n'eussent rien fait pour le salut de l'Europe. Les efforts de tant de nations réunies pour une même cause seraient perdus; la faiblesse des cabinets tournerait contre eux et contre leurs peuples; l'Europe et la France même deviendraient bientôt victimes de nouveaux déchiremens; l'Europe ne ferait pas la paix, mais elle désarmerait.

Les cours alliées considérant que le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire de France ne s'éloigne pas seulement des bases de paix proposées par elles, mais qu'il est essentiellement opposé à leur esprit, et qu'ainsi il ne remplit aucune des conditions qu'elles ont mises à la prolongation des négociations de Châtillon, elles ne peuvent reconnaître dans la marche suivie par le gouvernement français que le désir de traîner en longueur des négociations aussi inutiles que compromettantes: inutiles, parce que les explications de la France sont opposées aux conditions que les puissances regardent comme nécessaires pour la reconstruction de l'édifice social, à laquelle elles consacrent toutes les forces que la Providence leur a confiées; compromettantes, parce que la prolongation de stériles négociations ne servirait qu'à induire en erreur et à faire naître aux peuples de l'Europe le vain espoir d'une paix qui est devenue le premier de leurs besoins.

Les plénipotentiaires des cours alliées sont chargés en conséquence de déclarer que, fidèles à leurs principes, et en conformité avec leurs déclarations antérieures, les puissances alliées regardent les négociations entamées à Châtillon comme terminées par le gouvernement français. Ils ont ordre d'ajouter à cette déclaration celle que les puissances alliées, indissolublement unies pour le grand but qu'avec l'aide de Dieu elles espèrent atteindre, ne font pas la guerre à la France; qu'elles regardent les justes dimensions de cet empire comme une des premières conditions d'un état d'équilibre politique, mais qu'elles ne poseront pas les armes avant que leurs principes n'aient été reconnus et admis par son gouvernement.

* * * * *

Déclaration des puissances coalisées.

Les puissances coalisées se doivent à elles-mêmes, à leurs peuples et à la France d'annoncer publiquement, dans le moment de la rupture des conférences de Châtillon, les motifs qui les ont portées à entamer une négociation avec le gouvernement français, et les causes de la rupture de cette négociation. Des événemens militaires tels que l'histoire aura peine à en recueillir dans d'autres temps, renversèrent, au mois d'octobre passé, l'édifice monstrueux compris sous la dénomination d'empire français; édifice politique fondé sur les ruines d'États jadis indépendans et heureux, agrandi par des provinces arrachées à d'antiques monarchies, soutenu au prix du sang, de la fortune et du bien-être d'une génération entière. Conduits par la victoire sur les bords du Rhin, les souverains alliés crurent devoir exposer de nouveau à l'Europe les principes qui forment la base de leur alliance, leurs voeux et leurs déterminations. Éloignés de toute vue de conquête, animés du seul désir de voir l'Europe reconstruite sur une juste échelle de proportion entre les puissances, décidés à ne pas poser les armes avant d'avoir atteint le noble but de leurs efforts, ils manifestèrent, par un acte public, la constance de leurs intentions, et n'hésitèrent pas à s'expliquer vis-à-vis du gouvernement ennemi dans un sens conforme à leur résolution invariable. Le gouvernement français se prévalut de la déclaration franche des cours alliées pour témoigner des dispositions pacifiques. Il avait besoin, sans doute, d'en prendre l'apparence pour justifier aux yeux de ses peuples les nouveaux efforts qu'il ne cessait de leur demander. Tout cependant prouvait aux cabinets alliés qu'il ne voulait que tirer parti d'une négociation apparente, dans l'intention de disposer l'opinion publique en sa faveur, et que la paix de l'Europe était encore loin de sa pensée. Les puissances alliées, pénétrant ses vues secrètes, se décidèrent à aller conquérir en France même cette paix si désirée. De nombreuses armées passèrent le Rhin; à peine eurent-elles franchi les premières barrières, que le ministre des relations extérieures de France se présenta aux avant-postes.

Dès-lors, toutes les démarches du gouvernement français n'eurent d'autre but que de donner le change à l'opinion publique, de fasciner les yeux du peuple français, et de chercher à rejeter sur les alliés l'odieux des malheurs de cette guerre d'invasion.

La marche des événemens avait donné, à cette époque, aux cours alliées le sentiment de toute la force de la ligue européenne. Les principes qui présidaient aux conseils des souverains coalisés, dès leur première réunion pour le salut commun, avaient reçu tout leur développement. RIEN N'EMPÊCHAIT PLUS QU'ILS N'EXPRIMASSENT LES CONDITIONS NÉCESSAIRES À LA RECONSTRUCTION DE L'ÉDIFICE SOCIAL. Ces conditions, après tant de victoires, ne devaient plus former un obstacle à la paix. La seule puissance appelée à mettre dans la balance des compensations pour la France, l'Angleterre, pouvait énoncer en détail les sacrifices qu'elle était prête à faire pour la pacification générale; les souverains alliés pouvaient espérer enfin que l'expérience des derniers temps aurait influé sur un conquérant, en butte aux reproches d'une grande nation, et témoin pour la première fois, dans sa capitale, des maux qu'il a attirés sur la France; cette expérience pouvait l'avoir conduit au sentiment que la conservation des trônes se lie essentiellement à la modération et à la justice. Toutefois les souverains alliés, convaincus que l'essai qu'ils feraient ne devait pas compromettre la marche des opérations militaires, convinrent que ces opérations continueraient pendant les négociations: l'histoire du passé et de funestes souvenirs leur avaient démontré la nécessité de cette mesure. Les plénipotentiaires se réunirent avec celui du gouvernement français.

Bientôt les armées victorieuses s'avancèrent jusqu'aux portes de la capitale; le gouvernement ne songea, dès ce moment, qu'à la sauver d'une occupation ennemie. Le plénipotentiaire de France reçut l'ordre de proposer un armistice, fondé sur des bases conformes à celles que les cours alliées jugeaient elles-mêmes nécessaires au rétablissement de la paix générale: il offrit la remise immédiate des places fortes dans les pays que la France céderait, mais sous la condition de la suspension des opérations militaires. Les alliés, convaincus par vingt années d'expérience qu'en traitant avec le cabinet français, les apparences devaient soigneusement être distinguées des intentions[36], substituèrent à cette proposition celle de signer sur-le-champ les propositions de la paix. Cette signature avait pour la France tous les avantages de la paix, sans entraîner pour les alliés les dangers d'une suspension d'armes. Quelques succès partiels venaient cependant de marquer les premiers pas d'une armée formée, sous les murs de Paris, de l'élite de la génération actuelle, dernière espérance de la nation, et des débris d'un million de braves qui avaient péri sur le champ de bataille, ou qui avaient été abandonnés sur les grandes routes depuis Lisbonne jusqu'à Moskou, sacrifiés à des intérêts étrangers à la France. Aussitôt les conférences de Châtillon changèrent de caractère; le plénipotentiaire français demeura sans instruction, et fut hors d'état de répondre aux propositions des cours alliées. Alors les projets du gouvernement français se montrèrent clairement aux cours: elles se décidèrent donc à une démarche décisive, la seule qui fût digne de leur puissance et de la droiture de leurs intentions. Elles chargèrent leurs plénipotentiaires de remettre un projet de traité préliminaire, qui contînt toutes les bases qu'elles jugeaient nécessaires pour le rétablissement de l'équilibre politique, et qui, peu de jours auparavant, avaient été offertes par le gouvernement français lui-même, dans un moment où il croyait sans doute son existence compromise. Les principes de la reconstruction politique de l'Europe se trouvaient établis dans ce projet.

La France, rendue à des dimensions que des siècles de gloire et de prospérité, sous la domination de ses rois, lui avaient assurées, devait partager avec l'Europe les bienfaits de sa liberté, de l'indépendance nationale et de la paix. Il ne dépendait que de son gouvernement de mettre, par un seul mot, un terme aux souffrances de la nation; de lui rendre, avec la paix, ses colonies, son commerce et le libre exercice de son industrie. Voulait-il plus? Les puissances s'étaient offertes à discuter, dans un esprit de conciliation, ses voeux sur plusieurs objets de possession d'une mutuelle convenance, qui dépasseraient les limites de la France avant la guerre de la révolution. Quinze jours se passèrent sans réponse de la part du gouvernement français. Les plénipotentiaires des alliés insistèrent sur un terme péremptoire pour l'acceptation ou le refus des conditions de la paix. On laissa au plénipotentiaire français la latitude de présenter un contre-projet, pourvu que ce contre-projet répondît à l'esprit et à la substance des conditions proposées par les cours alliées. Le terme du 10 mars fut fixé d'un commun accord. Le plénipotentiaire français ne présenta, à l'échéance de ce terme, que des pièces dont la discussion, loin de rapprocher du but, n'aurait fait que prolonger de stériles négociations. Sur la demande du plénipotentiaire de France, il fut accordé un nouveau terme de peu de jours. Le 15 mars, enfin, ce plénipotentiaire remit un contre-projet, qui ne laissa plus de doute que les malheurs de la France n'avaient pas encore changé les vues de son gouvernement. Revenant sur ce qu'il avait proposé lui-même, le gouvernement français demanda, dans un nouveau projet, que des peuples étrangers à l'esprit français, que des peuples que des siècles de domination ne pouvaient pas fondre dans la nation française, continuassent à en faire partie. La France devait conserver des dimensions incompatibles avec l'établissement d'un système d'équilibre, et hors de proportion avec les autres grands corps politiques de l'Europe; elle voulait conserver des points et des positions offensives, au moyen desquels son gouvernement avait, pour le malheur de l'Europe et de la France, amené la chute de tant de trônes, et opéré tant de bouleversemens. Des membres de la famille régnante en France devaient être replacés sur des trônes étrangers. Le gouvernement français enfin, ce gouvernement qui, depuis tant d'années, n'a pas moins cherché à régner sur l'Europe par la discorde que par la force des armes, devait rester l'arbitre des rapports intérieurs et du sort des puissances de l'Europe.

Les cours alliées, en continuant les négociations sous de tels auspices, eussent manqué à tout ce qu'elles se doivent à elles-mêmes; elles eussent, dès ce moment, renoncé au but glorieux qu'elles se proposent; leurs efforts n'eussent plus tourné que contre leurs peuples. En signant un traité sur les bases du contre-projet français, les puissances eussent déposé les armes entre les mains de l'ennemi commun; elles eussent trompé l'espérance des nations et la confiance de leurs alliés.

C'est dans un moment aussi décisif pour le salut du monde, que les souverains alliés renouvellent l'engagement solennel qu'ils ne poseront pas les armes avant d'avoir atteint le grand objet de leur alliance. La France ne peut s'en prendre qu'à son gouvernement des maux qu'elle souffre[37]. La paix seule peut fermer les plaies qu'un esprit de domination universelle et sans exemple dans les annales du monde lui a portées. Il est enfin temps que les princes puissent, sans influence étrangère, veiller au bonheur de leurs sujets; que les nations respectent leur indépendance réciproque; que les institutions sociales soient à l'abri des bouleversemens journaliers, les propriétés assurées, et le commerce libre.

L'Europe entière ne forme qu'un voeu, celui de faire participer à ces bienfaits de la paix la France, dont les puissances alliées elles-mêmes ne désirent, ne veulent, ne souffriront pas le démembrement. La foi de leurs promesses est dans les principes pour lesquels elles combattent. Mais par où les souverains pourront-ils juger que la France veut les partager ces principes, qui doivent fonder le bonheur du monde, aussi long-temps qu'ils verront que la même ambition qui a répandu tant de maux sur l'Europe est encore le seul mobile du gouvernement; que, prodigue du sang français et le versant à flots, l'intérêt public est toujours immolé à l'intérêt personnel? Sous de tels rapports, où serait la garantie de l'avenir, si un système aussi destructeur ne trouvait pas un terme dans la volonté générale de la nation? Dès-lors, la paix de l'Europe est assurée, et rien ne saurait la troubler à l'avenir[38].

* * * * *

Proclamation de Schwartzenberg.

HABITANS DE PARIS,

Les armées alliées se trouvent devant Paris; le but de leur marche vers la capitale de la France est fondé sur l'espoir d'une réconciliation sincère et durable avec elle. Depuis vingt ans, l'Europe est inondée de sang et de larmes; les tentatives faites pour mettre un terme à tous ses malheurs ont été inutiles, parce qu'il existe, dans le pouvoir même du gouvernement qui vous opprime, un obstacle insurmontable à la paix. Quel Français ne serait convaincu de cette vérité? Les souverains alliés cherchent de bonne foi une autorité salutaire, en France, qui puisse cimenter l'union de toutes les nations et de tous les gouvernemens avec elle.

C'est à la ville de Paris qu'il appartient, dans les circonstances actuelles, d accélérer la paix du monde; son voeu est attendu avec l'intérêt que doit inspirer un si immense résultat; qu'elle se prononce, et, dès ce moment, l'armée qui est devant ses murs devient le soutien de ses décisions.

Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie, la conduite de Bordeaux, l'occupation amicale de Lyon, les maux attirés sur la France, et les dispositions véritables de vos concitoyens.

Vous trouverez dans ces exemples le terme de la guerre étrangère, et celui de la discorde civile; vous ne sauriez plus le chercher ailleurs. La conservation et la tranquillité de votre ville seront l'objet des soins et des mesures que les alliés s'offrent de prendre avec les autorités et les notables qui jouissent le plus de l'estime publique.

Aucun logement militaire ne pèsera sur la capitale.

C'est dans ces sentimens que l'Europe, en armes devant vos murs, s'adresse à vous. Hâtez-vous de répondre à la confiance qu'elle met dans votre amour pour la patrie et dans votre sagesse.

Quartier-général de Bondy, le 29 mars 1814.

* * * * *

Capitulation de Paris.

Art. 1er. Les corps des maréchaux ducs de Trévise et de Raguse évacueront la ville de Paris, le 31 mars, à sept heures du matin.

Art. 2. Ils emmèneront le matériel de leur armée.

Art. 3. Les hostilités ne pourront recommencer que deux heures après l'évacuation de Paris, c'est-à-dire, le 31 mars, à neuf heures du matin.

Art. 4. Tous les arsenaux, ateliers, édifices militaires et magasins resteront dans l'état où ils se trouvaient avant la présente capitulation.

Art. 5. La garde nationale ou garde urbaine est entièrement séparée des troupes de ligne; elle sera conservée, désarmée ou licenciée, selon que les souverains alliés le jugeront nécessaire.

Art. 6. Le corps de la gendarmerie municipale partagera en tout le sort de la garde nationale.

Art. 7. Les blessés et maraudeurs qui, après sept heures, seront encore à Paris, seront prisonniers de guerre.

Art. 8. La ville de Paris est recommandée à la générosité des hautes puissances alliées.

Fait à Paris, le 31 mars, à deux heures du matin.

Signé, le colonel FABVIER, le colonel DENYS, le colonel ORLOFF, le comte PAAR.

FIN DU SEPTIÈME VOLUME.

NOTES

[1:

Épernay, le 17 mars 1814.

6 heures et demie du soir.

Monsieur le duc de Raguse, l'empereur en arrivant ici a appris que l'ennemi avait passé la Seine sur ses ponts à Pont et marchait sur Provins. Sa Majesté s'est résolue à marcher sur Troyes; le quartier-général de l'empereur sera demain à Semoins et après-demain à Arcis. Sa Majesté laisse à Épernay le général Vincent.

L'empereur désire, monsieur le maréchal, que vous ayez la direction de votre corps et de celui du duc de Trévise, qui dans ce moment est à Reims avec deux divisions d'infanterie et la cavalerie du général Roussel, et qui a la division Charpentier à Soissons. Le ministre de la guerre a dû envoyer un général de brigade avec quelques troupes à Compiègne.

Sa Majesté, monsieur le duc, désire que vous fassiez faire le plus de mouvemens possible de cavalerie pour imposer à Blücher et gagner du temps: si Blücher passe l'Aisne, vous devez lui disputer le terrain et couvrir la route de Paris. Il est probable que le mouvement de l'empereur va obliger l'ennemi à repasser la Seine; ce qui arrêtera Blücher, et rendra disponible le corps du duc de Tarante qui alors vous serait envoyé.

Il faut, monsieur le maréchal, pour les choses importantes écrire en chiffre par Épernay, et par des hommes intelligens qui sachent passer ailleurs que par les grandes routes.

Il est très important que vous envoyez ordre sur ordre à la division Durutte, composée de toutes les garnisons de la Meuse, de vous rejoindre sur Reims, Réthel ou Châlons. Envoyez cet ordre de toutes les manières.

     Comme M. le maréchal duc de Trévise est le plus ancien, puisqu'il
     est de la création, ayez l'air de vous concerter avec lui plutôt
     que d'avoir la direction supérieure; c'est un objet de tact qui ne
     vous échappera pas.

     Je charge le duc de Trévise de nommer un major pour commander la
     place de Reims, la garde nationale et les batteries qui s'y
     trouvent, et de faire partir demain le général Corbineau pour venir
     rejoindre l'empereur.

Je recommande au duc de Trévise de porter tous ses soins à l'organisation de la garde nationale et de la levée en masse, et de se procurer quelques chevaux pour atteler la batterie laissée à Reims.

Si Blücher prenait l'offensive dans la direction de Reims, de manière à ce que cette ville se trouvât sous les pas de l'ennemi, et que vous et le duc de Trévise ne fussiez pas en état de la défendre, alors vous retireriez avec vous l'un ou l'autre, la garnison et les pièces de canon et vous emmèneriez les gardes nationaux de la levée en masse avec vous.

Signé: Le prince vice-connétable, major général,

ALEXANDRE. ]

[2:

Ce 30 mars 1814.

MONSIEUR LE DUC,

Je viens de recevoir la lettre que V. Exc. m'a fait l'honneur de m'adresser.

L'union intime et indissoluble qui règne entre les souverains alliés m'est un sûr garant que les négociations que vous supposez avoir été entamées isolément entre l'Autriche et la France, n'ont pas eu lieu, et que vos données à cet égard sont destituées de fondemens.

La déclaration que j'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint en est une preuve incontestable.

Il ne dépendra que de vous, M. le maréchal, et des autorités de la ville de Paris, de lui épargner les malheurs inévitables dont elle se trouve menacée.

     Je prie V. Exc. d'agréer les assurances de ma haute considération
     et de l'estime personnelle que je lui ai vouée.

     SCHWARTZENBERG.
]

[3: «Que voulait-on? Deux choses: être délivré d'un joug, devenu intolérable, et continuer l'ordre établi. C'était évidemment le sens de tout ce qui avait influence dans les affaires, et c'est uniquement de ceux-là que l'on doit s'occuper dans les grands mouvemens des empires. Les voeux les plus légitimes ne sont pas toujours ceux qui comptent le plus: des milliers d'hommes s'imaginent avoir rétabli le roi, parce qu'ils l'ont désiré, ce dont on ne peut assez les louer; mais comme ils n'exerçaient aucun pouvoir ni aucune influence active, ils restent avec la seule chose qu'on ne peut leur contester, l'honneur de leurs sentimens. Des voeux, quelque ardens qu'ils soient, ne sont pas un pouvoir; il faut bien se garder de les confondre ensemble, car rien ne se ressemble moins. Tenons donc pour certain que cette masse d'hommes qui, depuis vingt-cinq ans, étaient en possession du pouvoir, qui le maniaient, qui avaient donné à la France les différentes formes qu'elles a subies, tendaient au double but que nous venons d'indiquer. Il faudrait n'avoir pas habité Paris une minute pour élever quelque doute à cet égard.» DE PRADT. De la Restauration de la Royauté, page 33. Chez Rosa.]

[4: Il m'a de même été assuré par quelqu'un qui a pris part à tous les événemens, et auquel je témoignais l'étonnement que me causait une telle conduite, que M. Tourton avait encore à rembourser au trésor une somme considérable sur celle que l'empereur lui avait fait prêter en 1811; elle passait un million. Dans l'interrègne qui eut lieu entre l'installation du gouvernement provisoire et l'arrivée du roi, M. de Talleyrand lui fit remettre les billets qu'il avait encore à retirer du trésor. Peut-être a-t-il fait sanctionner cela par le comte d'Artois; je n'en sais rien, je rapporte le fait comme on me l'a dit; s'il est vrai, il explique suffisamment la conduite que M. Tourton a tenue depuis. On peut vérifier la chose au trésor.

La conduite du banquier Tourton est d'autant plus étrange, que c'est lui qui se donna le plus de mouvement pour armer la garde nationale. Il vint trente fois me protester de sa bonne volonté pour l'empereur, et me proposer même de former un corps de bons garçons (c'était son expression), pour aller, comme il le disait, réchauffer l'armée qui revenait de Leipsig; c'est à cet excès de zèle qu'il dut d'être choisi pour le chef de l'état-major de la garde nationale.]

[5: L'empereur Alexandre, après avoir exprimé les magnanimes intentions qui animaient les alliés, à peu près comme il le fit devant nous, ainsi qu'on va le lire dans un moment, dit à M. de Talleyrand qu'il n'avait pas voulu arrêter une détermination définitive avant d'en avoir conféré avec lui; qu'il y avait trois partis à prendre:

1° Faire la paix avec Napoléon, en prenant toutes ses sûretés contre lui;

2° Établir la régence;

3° Rappeler la maison de Bourbon.

M. de Talleyrand s'attacha à faire sentir les inconvéniens des deux premières propositions, et à les ruiner dans l'esprit du conseil devant lequel il parlait. Il passa ensuite à l'établissement de la troisième, comme la seule chose qui convînt, qui fût désirée, qui pût être acceptée généralement, et qui finît pour tout et avec tous, en mettant un terme désiré à la tyrannie, et en donnant des garanties aussi fortement désirées pour la liberté, sous des princes d'un caractère connu par leur modération, instruits par le malheur et par un long séjour dans une terre toute de liberté. On ne lui contesta pas les convenances, mais bien l'existence d'un désir dont on n'avait pas trouvé la manifestation sur toute la route traversée par l'armée, dans laquelle au contraire la population s'était prononcée d'une manière hostile. On appuyait sur la résistance de l'armée qui se retrouvait au même degré dans les corps de nouvelles levées et dans les vétérans. On avait vu, il y avait peu de jours, à La Fère-Champenoise, un corps de plusieurs milliers d'hommes arrachés tout fraîchement à la charrue, se battre jusqu'au dernier contre les troupes alliées, au milieu desquelles ils étaient tombés sans s'en douter. Surpris, enveloppés, il fallut que l'empereur Alexandre arrachât leurs débris à la mort qu'ils continuaient de braver. On résistait donc à l'idée que le rappel de la maison de Bourbon ne fût pas contrarié par les dispositions d'un très grand nombre de personnes. L'empereur demanda à M. de Talleyrand quels moyens il se proposait d'employer pour arriver au résultat qu'il annonçait. Il répondit que ce seraient les autorités constituées, et qu'il se portait fort pour le sénat; que l'impulsion donnée par celui-ci serait suivie par Paris et par toute la France. Quelque solides que fussent les raisons qu'il allégua, et quelque confiance que l'on eût dans l'influence qu'il était dans le cas d'exercer sur le sénat, cependant la résistance durait encore, et ce fut pour la vaincre, qu'il crut devoir s'étayer du témoignage de M. le baron Louis et du mien, et qu'il proposa à l'empereur de nous interroger comme des personnes que, depuis plusieurs mois, il avait vu occupées des mêmes intérêts, et de la recherche des moyens de les ménager.

Cette proposition ayant été agréée, M. de Talleyrand nous introduisit dans la pièce où se tenait le conseil. On se trouva rangé de manière à ce que, du côté droit, le roi de Prusse et M. le prince de Schwartzenberg se trouvassent les plus rapprochés du meuble d'ornement qui est au milieu de l'appartement: M. le duc de Dalberg était à la droite de M. de Schwartzenberg; MM. de Nesselrode, Pozzo di Borgo, prince de Lichtenstein suivaient. M. le prince de Talleyrand se trouvait à la gauche du roi de Prusse, M. le baron Louis et moi placés auprès de lui: l'empereur Alexandre, faisant face à l'assemblée, allait et venait. Ce prince, du ton de voix le plus prononcé, et soutenu d'un geste très animé, débuta par nous dire que ce n'était pas lui qui avait commencé la guerre, qu'on avait été le chercher chez lui; que ce n'étaient ni la soif des conquêtes, ni celle de la vengeance, qui l'amenaient à Paris; qu'il avait tout fait pour épargner à cette grande capitale, qu'il qualifia des épithètes les plus honorables, les horreurs de la guerre; qu'il serait inconsolable, si elle en avait été atteinte; qu'il ne faisait point la guerre à la France, et que ses alliés et lui ne connaissaient que deux ennemis: l'empereur Napoléon et tout ennemi de la liberté des Français. Il s'adressa alors au roi de Prusse et au prince de Schwartzenberg, en leur demandant si ce n'étaient pas là leurs intentions. Leur acquiescement ayant suivi cette demande, il répéta avec la même action une partie de ce qu'il venait de dire, insistant sur des sentimens dont la générosité nous pénétrait d'admiration et de reconnaissance; et après nous avoir répété plusieurs fois que les Français étaient parfaitement libres, que nous l'étions aussi, que nous n'avions qu'à faire connaître ce qui nous paraissait certain dans les dispositions de la nation, et que son voeu serait soutenu par les forces alliées, il s'adressa à chacun de nous. Lorsque mon tour de parler fut venu, j'éclatai par la déclaration que nous étions tous royalistes; que toute la France l'était comme nous; que, si elle ne l'avait pas montré, il ne fallait en accuser que les négociations continues de Châtillon; qu'elles avaient suffi pour tout alanguir; qu'il en était de même de Paris; qu'il se prononcerait aussitôt qu'il serait appelé à le faire, et qu'il y aurait de la sûreté; que, d'après l'influence que Paris exerçait sur la France depuis la révolution, son exemple serait décisif et répété partout. L'empereur s'adressa de nouveau au roi de Prusse et au prince de Schwartzenberg: ils répondirent dans un sens parfaitement conforme à celui des opinions que nous avions énoncées. Eh bien! dit alors l'empereur Alexandre, je déclare que je ne traiterai plus avec l'empereur Napoléon: il fut observé que Napoléon seul se trouvait exclu par cette déclaration qui n'atteignait pas sa famille, et, sur nos représentations, l'empereur ajouta, ni avec aucun membre de sa famille. (DE PRADT, Précis historique de la Restauration, pag. 54 à 59.)]

[6: Les alliés étonnés de ne recevoir aucune manifestation des sentimens de la nation, se sentant sur un terrain tout neuf, au milieu d'élémens absolument inconnus, désiraient s'appuyer des connaissances des personnes qu'ils supposaient être les mieux informées de l'état interne de la France. MM. de Talleyrand et Dalberg avaient fixé leur attention d'une manière plus particulière. Quelque peu de titres que je pusse avoir à partager cet honneur, il m'avait été accordé. On avait poussé l'attention jusqu'à pourvoir à notre avenir, s'il eût été compromis par l'issue des événemens. (DE PRADT, Précis historique de la Restauration, p. 26.)]

[7: Un homme qui se disait mon allié, dit l'empereur Alexandre à la députation du sénat chargée de lui présenter la résolution que ce corps venait d'adopter, un homme qui se disait mon allié, est arrivé dans nos États en injuste agresseur (voyez les aveux de Boutourlin); c'est à lui que j'ai fait la guerre et non à la France (voir le traité de Paris). Je suis l'ami du peuple français; ce que vous venez de faire redouble encore ces sentimens: il est juste, il est sage de donner à la France des institutions fortes et libérales qui soient en rapport avec les lumières actuelles. Mes alliés et moi ne venons que pour protéger vos décisions.]

[8: Beau-frère de Roux-Laborie.]

[9: Lettre du prince Schwartzenberg au maréchal duc de Raguse.

Le 3 avril.

MONSIEUR LE MARÉCHAL,

J'ai l'honneur de faire passer à V. Exc., par une personne sûre, tous les papiers publics et documens nécessaires pour mettre parfaitement V. Exc. au courant des événemens qui se sont passés depuis que vous avez quitté la capitale, ainsi qu'une invitation des membres du gouvernement provisoire à vous ranger sous les drapeaux de la bonne cause française. Je vous engage, au nom de votre patrie et de l'humanité, à écouter des propositions qui doivent mettre un terme à l'effusion du sang précieux des braves que vous commandez.

Réponse du maréchal duc de Raguse.

MONSIEUR LE MARÉCHAL,

J'ai reçu la lettre que V. A. m'a fait l'honneur de m'écrire, ainsi que tous les papiers qu'elle renfermait. L'opinion publique a toujours été la règle de ma conduite. L'armée et le peuple se trouvent déliés du serment de fidélité envers l'empereur Napoléon par le décret du sénat. Je suis disposé à concourir à un rapprochement entre l'armée et le peuple, qui doit prévenir toute chance de guerre civile et arrêter l'effusion du sang; en conséquence, je suis prêt à quitter avec mes troupes l'armée de l'empereur Napoléon aux conditions suivantes, dont je vous demande la garantie par écrit:

ART. 1. Moi, Charles, prince de Schwartzenberg, maréchal et commandant en chef les armées alliées, je garantis à toutes les troupes françaises qui, par suite du décret du sénat du 2 avril, quitteront les drapeaux de Napoléon Bonaparte, qu'elles pourront se retirer librement en Normandie avec armes, bagages et munitions, et avec les mêmes égards et honneurs militaires que se doivent réciproquement les troupes alliées;

2. Que si, par suite de ce mouvement, les événemens de la guerre faisaient tomber entre les mains des puissances alliées la personne de Napoléon Bonaparte, sa vie et sa liberté lui seraient garanties dans un espace de terrain et dans un pays circonscrit au choix des puissances alliées et du gouvernement français.

Réponse de M. le maréchal prince de Schwartzenberg.

MONSIEUR LE MARÉCHAL,

Je ne saurais assez vous exprimer la satisfaction que j'éprouve en apprenant l'empressement avec lequel vous vous rendez à l'invitation du gouvernement provisoire, de vous ranger, conformément au décret du 2 de ce mois, sous les bannières de la cause française.

Les services distingués que vous avez rendus à votre pays sont reconnus généralement; mais vous y mettez le comble en rendant à leur patrie le peu de braves échappés à l'ambition d'un seul homme.

Je vous prie de croire que j'ai surtout apprécié la délicatesse de l'article que vous demandez, et que j'accepte relativement à la personne de Napoléon. Rien ne caractérise mieux cette belle générosité naturelle aux Français, et qui distingue particulièrement le caractère de V. Exc.

Agréez les assurances de ma haute considération.

À mon quartier-général, le 4 avril 1814.

Signé: SCHWARTZENBERG. ]

[10:
     ART. 1er.

Les troupes françaises qui, par suite du décret du sénat du 2 avril, quitteront les drapeaux de Napoléon Bonaparte, pourront se retirer en Normandie avec armes, bagages et munitions, et avec les mêmes égards et honneurs militaires que les troupes alliées se doivent réciproquement.

ART. 2.

Si, par suite de ce mouvement, les événemens de la guerre faisaient tomber entre les mains des puissances alliées la personne de Napoléon Bonaparte, sa vie et sa liberté lui seraient garanties dans un espace de terrain et dans un pays circonscrit au choix des puissances alliées et du gouvernement français.

Chevilly, 4 avril 1814. ]

[11: Ceux qui connaissent le général Dessoles ne seront pas étonnés de cette réponse. Elle est noire comme son âme, et tout-à-fait dans le goût des images que dessine sa figure. Cette expression atroce n'a du reste rien d'étrange; c'est une réminiscence des élucubrations de 1798. Le général qui, en rendant compte des moyens qu'il avait employés pour insurger les Marches se flattait que «c'était une révolution faite par principes,» ne devait pas ménager les termes, lorsqu'il s'agissait d'en opérer une autre.]

[12:
     Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était
     le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur
     Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre
     du trône, à quitter la France et même la vie pour le bien de la
     patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence
     de l'impératrice et du maintien des lois de l'empire.

Fait en notre palais de Fontainebleau le 4 avril 1814.

NAPOLÉON. ]

[13: Roux-Laborie.]

[14: À cette époque, l'idée des étrangers était qu'il fallait faire la paix, lier strictement Napoléon, et prendre deux ou trois ans pour le détruire. (DE PRADT, Récit historique de la Restauration, etc., p. 56.)]

[15: Croira-t-on qu'après le retour de l'île d'Elbe, qui eut lieu l'année suivante, celui de ces généraux qui avait le plus contribué à la défection fut assez éhonté pour se présenter un des premiers chez l'empereur?]

[16: Ordre du prince de Schwartzenberg aux armées coalisées.

Le corps ennemi du maréchal Marmont marchera par Juvisy sur la grande route jusqu'à Fresnes, où il s'arrêtera pour repaître; il suivra ensuite son mouvement d'après les ordres du gouvernement provisoire.

Les troisième, quatrième, cinquième et sixième corps se tiendront à l'entrée de la nuit prêts à tout événement; il en sera de même de l'armée de Silésie. Le corps ennemi sera escorté jusqu'à Fresnes par deux régimens de cavalerie du cinquième corps, et de là à Versailles par deux régimens de cavalerie russe de la réserve. Tant par ce motif qu'à cause de l'indisposition des habitans de Versailles, cette ville devra être fortement occupée par les troupes alliées.]

[17: Ceci était écrit avant la mort de cette princesse, qui ne laissa point d'enfans.]

[18: Traité de Fontainebleau.

ARTICLE 1er.

S. M. l'empereur Napoléon renonce, pour lui et ses successeurs et descendans, ainsi que pour chacun des membres de sa famille, à tout droit de souveraineté et de domination, tant sur l'empire français et le royaume d'Italie que sur tout autre pays.

ART. 2.

LL. MM. l'empereur Napoléon et l'impératrice Marie-Louise conservent ces titres et qualités pour en jouir leur vie durant; la mère, les frères, soeurs, neveux et nièces de l'empereur conserveront également, partout où ils se trouveront, le titre de princes de sa famille.

ART. 3.

L'île d'Elbe, adoptée par l'empereur Napoléon pour le lieu de son séjour, formera, sa vie durant, une principauté séparée, qui sera possédée par lui en toute souveraineté et propriété. Il sera donné en outre à l'empereur Napoléon un revenu annuel de deux millions de francs, en rentes sur le grand-livre de France, dont un million réversible à l'impératrice.

ART. 4.

Toutes les puissances s'engagent à employer leurs bons offices pour faire respecter par les Barbaresques le pavillon et le territoire de l'île d'Elbe, et pour que, dans ses rapports avec les Barbaresques, elle soit assimilée à la France.

ART. 5.

Les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, seront donnés en toute souveraineté et propriété à S. M. l'impératrice Marie-Louise; ils passeront à son fils et à sa descendance en ligne directe. Le prince son fils prendra dès ce moment le nom de prince de Parme, Plaisance et Guastalla.

ART. 6.

Il sera réservé, dans les pays auxquels l'empereur Napoléon renonce, pour lui et sa famille, des domaines, ou donné des rentes sur le grand-livre de France, produisant un revenu annuel, net et déduction faite de toute charge, de deux millions cinq cent mille francs. Ces domaines ou rentes appartiendront en toute propriété, et pour en disposer comme bon leur semblera, aux princes et princesses de sa famille, et seront répartis entre eux, de manière à ce que le revenu de chacun soit dans la proportion suivante, savoir: à madame mère, 306,000 fr.; au roi Joseph et à la reine, 500,000 fr.; au roi Louis, 200,000 fr.; à la reine Hortense et à son enfant, 400,000 fr.; au roi Jérôme et à la reine, 500,000 fr.; à la princesse Élisa, 300,000 fr.; à la princesse Pauline, 300,000 fr. Les princes et princesses de la famille de l'empereur conserveront en outre tous les biens meubles et immeubles, de quelque nature que ce soit, qu'ils possèdent à titre particulier, et notamment les rentes dont ils jouissent, également comme particuliers, sur le grand-livre de France, ou le Mont-Napoléon de Milan.

ART. 7.

Le traitement annuel de l'impératrice Joséphine sera réduit à un million, en domaines ou en inscriptions sur le grand-livre de France. Elle continuera à jouir, en toute propriété, de ses biens meubles et immeubles particuliers, et pourra en jouir conformément aux lois françaises.

ART. 8.

Il sera donné au prince Eugène, vice-roi d'Italie, un établissement convenable hors de la France.

ART. 9.

Les propriétés que S. M. l'empereur Napoléon possède en France, soit comme domaine extraordinaire, soit comme domaine privé, resteront à la couronne. Sur les fonds placés par l'empereur Napoléon, soit sur le grand-livre, soit sur la banque de France, soit sur les actions des forêts, soit de toute autre manière, il sera réservé un capital qui n'excédera pas deux millions, pour être employé en gratifications en faveur des personnes qui seront portées sur l'état que signera l'empereur Napoléon, et qui sera remis au gouvernement français.

ART. 10.

Tous les diamans de la couronne resteront à la France.

ART. 11.

L'empereur Napoléon fera versement au trésor et aux autres caisses publiques de toutes les sommes et effets qui auraient été déplacés par ses ordres, à l'exception de la liste civile.

ART. 12.

Les dettes de la maison de S. M. l'empereur Napoléon, telles qu'elles se trouvent à la signature du présent traité, seront immédiatement acquittées sur les arrérages dus par le trésor à la liste civile, d'après les états qui seront signés par un commissaire nommé à cet effet.

ART. 13.

Les obligations du Mont-Napoléon de Milan, envers tous ses créanciers, soit français soit étrangers, seront exactement remplies, sans qu'il soit fait aucun changement à cet égard.

ART. 14.

On donnera tous les saufs-conduits nécessaires pour le libre voyage de S. M. l'empereur Napoléon, de l'impératrice, des princes et princesses, et de toutes les personnes de leur suite qui voudront les accompagner ou s'établir hors de France, ainsi que pour le passage de tous les équipages, chevaux et effets qui leur appartiennent; les puissances alliées donneront en conséquence des officiers et des hommes d'escorte.

ART. 15.

La garde impériale française fournira un détachement de douze à quinze cents hommes de toutes armes, pour servir d'escorte jusqu'à Saint-Tropez, lieu de l'embarquement.

ART. 16.

Il sera fourni une corvette armée, et les bâtimens nécessaires pour conduire, au lieu de sa destination, S. M. l'empereur Napoléon, ainsi que sa maison; la corvette demeurera en toute propriété à S. M.

ART. 17.

S. M. l'empereur emmènera avec lui, et conservera pour sa garde, quatre cents hommes de bonne volonté, tant officiers que sous-officiers et soldats.

ART. 18.

Tous les Français qui auront suivi S. M. l'empereur Napoléon ou sa famille, seront tenus, s'ils ne veulent pas perdre leur qualité de Français, de rentrer en France dans le terme de trois ans, à moins qu'ils ne soient compris dans les emplois que le gouvernement français se réserve d'accorder après l'expiration de ce terme.

ART. 19.

Les troupes polonaises de toutes armes qui sont au service de France, auront la liberté de retourner chez elles, en conservant armes et bagages, comme un témoignage de leurs services honorables; les officiers, sous-officiers et soldats conserveront les décorations qui leur ont été accordées, et les pensions affectées à ces décorations.

ART. 20.

Les hautes puissances alliées garantissent l'exécution de tous les articles du présent traité; elles s'engagent à obtenir qu'ils soient adoptés et garantis par la France.

ART. 21.

     Le présent traité sera ratifié, et les ratifications échangées à
     Paris, dans l'espace de deux jours, et plus tôt si faire se peut.

Fait à Paris, le 11 avril 1814.

Signé, CAULAINCOURT, duc de Vicence; NEY, duc d'Elchingen; MACDONALD, duc de Tarente; le prince de METTERNICH; le comte de STADION; le comte RAZOUMOSKI; le comte de NESSELRODE; CASTLEREAGH; le baron de HARDENBERG.

Nous avons accepté le traité ci-dessus en tous et chacun de ses articles, le déclarons accepté et ratifié, et en promettons l'invariable observation. En foi de quoi nous avons délivré le présent, signé et revêtu de notre sceau impérial.

Ainsi fait à Fontainebleau, le 12 avril 1814.

Signé, NAPOLÉON.

Et plus bas,

Le ministre secrétaire d'État,

Duc de BASSANO. ]

[19: Les sommes contenues dans les caissons dépassaient vingt millions.]

[20: C'est ici le cas d'observer que, lors de l'avènement de l'empereur au gouvernement, il n'y avait pas une cuillère d'argent aux Tuileries, pas une pièce de vaisselle, ni de linge. Tout ce qui existe en ce genre aujourd'hui dans les palais du roi a été acheté sur les économies du traitement particulier de l'empereur, et non avec les deniers du trésor public. Les diamans de la couronne ont tous été achetés ou retirés par lui des lieux où on les avait mis en gage avant son arrivée au pouvoir. Il faut dire cependant que c'est avec l'argent du trésor qu'ils l'ont été; quant à l'argenterie, je me rappelle l'époque où l'on était obligé d'en louer à des orfèvres de Paris, lorsque le premier consul avait du monde à dîner. Dans le mobilier de vaisselle plate existant aujourd'hui aux Tuileries, se trouve la matière provenant de l'argenterie du général Bonaparte, qui a été fondue aux armes impériales.]

[21: On a prétendu que les lettres de l'empereur à l'impératrice avaient été remises au prince de Schwartzenberg. Cette infidélité serait trop noire. Il est probable qu'elle n'est pas vraie.]

[22: Grandeur et décadence des Romains, chap. V.]

[23: «Cette paix ou plutôt ces sacrifices ne seront-ils pas pour Votre Majesté un éternel grief contre son plénipotentiaire? Bien des gens en France, qui en sentent aujourd'hui la nécessité, ne me les reprocheront-ils pas six mois après avoir sauvé le trône?» (Dépêche du 5 mars.)]

[24:
     M. le général de Maubreuil étant chargé d'une haute mission d'une
     très grande importance, pour laquelle il est autorisé à requérir
     les troupes de S. M. I. russe, M. le général en chef de
     l'infanterie russe, baron Saken, ordonne aux commandans des troupes
     de les lui mettre à sa disposition, pour l'exécution de sa mission,
     dès qu'il les demandera.

Le général en chef de l'infanterie russe, gouverneur de Paris.

Cachet. Signé, baron SAKEN.

* * * * *

Paris, 17 avril 1814.

M. le général de Maubreuil étant autorisé à parcourir en France pour des affaires d'une très haute importance, et pour l'exécution de très hautes missions; que dans son besoin il peut avoir occasion de requérir les troupes des hautes puissances; en conséquence, et suivant l'ordre de M. le général en chef de l'infanterie russe, baron Saken, il est ordonné à MM. les commandans des troupes alliées de les lui fournir sur ses demandes, pour l'exécution de ces hautes missions.

Le général d'état-major.

Cachet. Signé, baron de BROKENHAUSEN.

Paris, 17 avril 1814. ]

[25: Direction générale des postes et des relais de France.

Le directeur-général des postes ordonne aux maîtres de postes de fournir à l'instant à M. de Maubreuil, chargé d'une importante mission, la quantité de chevaux qui lui sera nécessaire, et de veiller à ce qu'il n'éprouve aucun retard pour l'exécution des ordres dont il est chargé.

Le directeur-général des postes et relais de France,

Signé, BOURIENNE.

Hôtel des postes. Paris, 17 avril 1814.

P. S. Le directeur-général ordonne aux inspecteurs et maîtres de postes de veiller avec le plus grand soin à ce que le nombre de chevaux demandé par M. de Maubreuil lui soit fourni avant et de préférence à qui que ce soit, et qu'il n'éprouve aucune espèce de retard.

Le directeur-général,

Cachet. Signé, BOURIENNE.

Paris, 17 avril 1814. ]

[26: Ministère de la guerre.

Il est ordonné à toutes les autorités militaires d'obéir aux ordres qui leur sont donnés par M. de Maubreuil, lequel est autorisé à les requérir et en disposer selon qu'il le jugera convenable, étant chargé d'une mission secrète. MM. les commandans veilleront à ce que les troupes soient mises sur-le-champ à sa disposition, et qu'il n'éprouve aucun retard pour l'exécution des ordres dont il est chargé pour le service de S. M. Louis XVIII.

Le ministre de la guerre,

Cachet. Signé, le général comte DUPONT.

Paris, 16 avril 1814. ]

[27: Ministère de la police générale.

Il est ordonné à toutes les autorités chargées de la police de France, aux commissaires-généraux, spéciaux et autres, d'obéir aux ordres que M. de Maubreuil leur donnera, et de faire exécuter à l'instant même tout ce qu'il leur prescrira, M. de Maubreuil étant chargé d'une mission secrète de la plus haute importance.

Le commissaire provisoire au département de la police générale,

Cachet. Signé, ANGLÈS.

     Paris, 16 avril 1814.
]

[28: Rapport de MM. Thouret et Brière de Valigny, substituts de M. le procureur impérial.]

[29: Il aurait été plus juste de dire que l'on ne pouvait pas compter deux fois sur un hiver comme celui de Moscou.]

[30: Ceci a été écrit en 1816.]

[31: Extrait de la communication officielle faite par le gouvernement de la Grande-Bretagne à l'ambassadeur de Russie, à Londres, le 19 janvier 1805.

On a mis sous les yeux de Sa Majesté le résultat des communications faites par le prince Czartorinski à l'ambassadeur de Sa Majesté à Pétersbourg, et des explications confidentielles données par Votre Excellence. Sa Majesté a vu avec une satisfaction inexprimable le plan de politique sage, grand et généreux que l'empereur de Russie est disposé à adopter dans la situation calamiteuse de l'Europe. Sa Majesté est encore heureuse de s'apercevoir que les vues et les sentimens de l'empereur, par rapport à la délivrance de l'Europe et à sa tranquillité et à sa sûreté future, répondent entièrement aux siens. En conséquence, le roi désire entrer dans l'explication la plus claire et la plus franche sur chaque point qui tient à ce grand objet, et de former avec Sa Majesté impériale l'union de conseil et le concert le plus intime, afin que, par leur influence et leurs efforts réunis, on puisse s'assurer de la coopération et de l'assistance d'autres puissances du continent dans une proportion analogue à la grandeur et à l'importance de l'entreprise, du succès de laquelle dépend le salut futur de l'Europe.

Pour cela, le premier pas doit être de fixer aussi précisément que possible les objets vers lesquels un tel concert doit tendre.

Il paraît, d'après l'explication qui a été donnée des sentimens de l'empereur, auxquels Sa Majesté adhère parfaitement, qu'ils se rapportent à trois objets, 1° de soustraire à la domination de la France les contrées qu'elle a subjuguées depuis le commencement de la révolution, et de réduire la France à ses anciennes limites, telles qu'elles étaient avant cette époque; 2° de faire, à l'égard des territoires enlevés à la France, des arrangemens qui, en assurant leur tranquillité et leur bonheur, forment en même temps une barrière contre les projets d'agrandissement futur de la France; 3° d'établir, à la restauration de la paix, une convention et une garantie pour la protection et la sûreté mutuelle des différentes puissances, et pour rétablir en Europe un système général de droit public.

Le premier et le second objet sont énoncés généralement et dans des termes qui admettent la plus grande extension; mais ni l'un ni l'autre ne peuvent être considérés en détail, sans avoir égard à la nature et à l'étendue des moyens par lesquels ils peuvent être obtenus. Le premier est certainement celui que les voeux de Sa Majesté et ceux de l'empereur voudraient voir établi sans aucune modification ni exception, et rien de moins ne pourrait complètement satisfaire les vues que les deux souverains ont pour la délivrance et la sécurité de l'Europe. S'il était possible de réunir à la Grande-Bretagne et à la Russie les deux autres grandes puissances militaires du continent, il paraît hors de doute qu'une pareille réunion de forces les mettrait en état d'accomplir tout ce qu'elles se seraient proposé. Mais si (comme il y a trop de raison de croire) il était impossible de faire entrer la Prusse dans la confédération, on peut douter qu'il y ait moyen de faire, dans toutes les parties de l'Europe, les opérations qui seraient nécessaires pour le succès de la totalité du projet.

Le second point renferme en lui-même la matière de plus d'une considération importante. Les vues et les sentimens qui animent également Sa Majesté et l'empereur de Russie, lorsqu'ils tentent d'établir ce concert, sont purs et désintéressés.

Leur principale vue à l'égard des pays qui peuvent être enlevés à la France doit être de rétablir, autant que cela est possible, leurs anciens droits et de fonder le bien-être de leurs habitans; mais, en envisageant cet objet, ils ne doivent pas perdre de vue la sécurité générale de l'Europe, d'où même cet objet particulier doit principalement dépendre.

Par suite de ce principe, il ne peut pas être douteux que, si quelques-uns de ces pays sont capables d'être rendus à leur ancienne indépendance, et placés dans une situation où ils puissent la défendre, un tel arrangement doit être analogue à la politique et aux sentimens sur lesquels ce système est fondé. Mais on en trouvera d'autres, parmi les pays actuellement soumis à la domination de la France, auxquels ces considérations ne sont point applicables, soit parce que dans ces pays les anciennes relations sont tellement détruites, qu'on ne peut pas les y rétablir, soit parce que leur indépendance n'aurait lieu que de nom, et serait aussi incompatible avec la sûreté de ces pays mêmes qu'avec celle de l'Europe. Heureusement le plus grand nombre entre dans la première catégorie. Si les armes des alliés étaient couronnées de succès au point de dépouiller la France de tous les pays qu'elle a acquis depuis la révolution, ce serait certainement leur premier but de rétablir les républiques des Provinces-Unies et de la Suisse, et les territoires du roi de Sardaigne, de la Toscane, de Modène (sous la protection de l'Autriche) et de Naples; mais celui de Gênes, celui de la république italienne, renfermant les trois légations, ainsi que Parme et Plaisance, et, d'un autre côté, les Pays-Bas autrichiens, les pays sur la rive gauche du Rhin qui ont fait partie de l'empire germanique, appartiennent à la seconde classe. Quant aux provinces italiennes que l'on vient d'indiquer, l'expérience a montré combien peu de dispositions il y a dans les unes, et combien peu de ressources dans les autres pour résister à l'agression et à l'influence de la France. Certainement le roi d'Espagne a trop participé au système dont une si grande partie de l'Europe a été la victime, pour que les anciens intérêts de sa famille méritent d'être pris en considération [A]; et la dernière conduite de Gênes et de quelques autres États d'Italie ne leur donne aucun droit à réclamer la justice ou la générosité des alliés. Il est, au surplus, manifeste que toutes ces petites souverainetés ne pourraient plus consolider leur existence politique, et qu'elles ne serviraient qu'à affaiblir et à paralyser la force qui, autant que possible, devrait être concentrée entre les mains de la principale puissance de l'Italie.

Il est inutile de s'arrêter particulièrement sur l'état des Pays-Bas. Les événemens qui se sont passés ne permettent plus d'élever la question s'ils doivent être rendus à la maison d'Autriche; il s'ensuit qu'il y a de nouveaux arrangemens à prendre à l'égard de ce pays et il est évident qu'il ne pourra jamais exister comme État séparé et indépendant. Les mêmes considérations s'appliquent à peu près aux électorats ecclésiastiques et aux autres provinces situées sur la rive gauche du Rhin, ces pays ayant une fois été détachés de l'empire, et leurs anciens possesseurs ayant reçu des indemnités. Il ne paraît donc pas contraire aux principes les plus sacrés de la justice et de la morale publique de faire, à l'égard de l'un ou de l'autre de ces pays, telle disposition qui paraisse convenable à l'intérêt général, et il est évident qu'après tant de misère et de sang répandu, il ne reste pas d'autre mode de parvenir au grand but de recréer de nouveau le repos et le salut de l'Europe sur une base solide et durable. Il est heureux qu'un pareil plan d'arrangement, essentiel en lui-même pour l'objet qu'on se propose, puisse aussi contribuer au plus haut degré à assurer les moyens par lesquels ce dessein important peut être promu.

Il est très certainement de la plus haute importance, sinon de la plus absolue nécessité, pour cela, de s'assurer de la coopération vigoureuse et efficace de l'Autriche et de la Prusse; mais il y a peu de raison d'espérer que l'une ou l'autre de ces puissances puisse être engagée à s'embarquer pour la cause générale, si on ne lui offre la perspective d'obtenir quelque acquisition importante pour la récompenser de ses efforts. D'après ces motifs déjà allégués, Sa Majesté conçoit que rien ne peut autant contribuer à la sécurité générale que de donner à l'Autriche de nouveaux moyens pour s'opposer aux places de la France du côté de l'Italie, et en plaçant la Prusse dans une position semblable à l'égard des Pays-Bas. La situation relative de ces deux puissances ferait naturellement de ces deux pays les points vers lesquels leurs vues se dirigeraient respectivement.

En Italie, une bonne politique exige que la puissance ou l'influence du roi de Sardaigne soit augmentée, et que l'Autriche soit replacée dans une situation qui lui fournisse les moyens de porter, en cas d'attaque, un secours immédiat et prompt à ses possessions. Sa Majesté voit avec satisfaction, par les communications secrètes et confidentielles que Votre Excellence vient de transmettre, que les vues de la cour de Vienne sont parfaitement d'accord avec ce principe, et que l'extension à laquelle cette cour vise peut non-seulement être admise avec sûreté, mais que, pour l'avantage de la sûreté générale, on peut encore y ajouter. Sous d'autres points de vue, Sa Majesté adopte entièrement le plan d'arrangement que S. M. l'empereur de Russie désire voir effectué dans ce pays. Sa Majesté regarde comme absolument nécessaire pour la sûreté générale, que l'Italie soit soustraite à la domination et à l'influence de la France, et qu'on ne souffre dans ce pays aucune puissance qui n'entrerait pas facilement dans un système général pour en maintenir l'indépendance. Pour cela, il est essentiel que les provinces qui composent maintenant ce que l'on appelle république italienne soient données à d'autres souverains. En distribuant ces provinces, on devra sans doute donner une augmentation de puissance et de richesse au roi de Sardaigne, et il paraît utile que son territoire, aussi bien que le duché de Toscane, qu'on propose de rendre au grand-duc, soient mis en contact immédiat, ou en état de communiquer facilement avec les possessions de l'Autriche. Sur ce principe, la totalité du territoire qui compose maintenant la république ligurienne pourrait, à ce qu'il paraît, être réuni au Piémont.

En supposant que les efforts des alliés fussent couronnés du succès le plus complet, et que les deux objets qu'on a discutés jusqu'à présent eussent été pleinement obtenus, cependant Sa Majesté regarderait cette oeuvre salutaire comme imparfaite, si la restauration de la paix n'était pas accompagnée par les mesures les plus efficaces pour donner de la solidité et de la stabilité au système ainsi établi. Beaucoup sera certainement fait pour le repos futur de l'Europe par ces arrangemens territoriaux, qui formeront contre l'ambition de la France une plus forte barrière qu'il n'en a jamais existé; mais, pour rendre cette sécurité aussi parfaite que possible, il paraît nécessaire qu'à l'époque de la pacification générale, on conclue un traité auquel toutes les principales puissances européennes prendront part, et par lequel leurs possessions et leurs droits respectifs, tels qu'ils auront été établis, seront fixés et reconnus, et ces puissances devraient toutes s'engager réciproquement à se protéger et se soutenir l'une et l'autre contre toute tentative pour l'enfreindre. Ce traité rendrait à l'Europe un système général de droit public, et viserait, autant que possible, à réprimer des entreprises futures pour troubler la tranquillité générale, et, avant tout, pour faire échouer tout projet d'agrandissement et d'ambition pareil à ceux qui ont produit tous les désastres dont l'Europe a été affligée depuis la malheureuse ère de la révolution française.]

[A: Pitt, tout en parlant de grands principes de justice, montre ici la griffe du léopard; l'Espagne a reconnu que ses intérêts maritimes étaient les mêmes que ceux de la France: dès-lors les princes de sa maison peuvent être dépouillés pour la grande satisfaction du cabinet de Londres. Voilà la justice et la légitimité de ce cabinet!!!]

[32: M. de Talleyrand a écrit plusieurs lettres à madame Aimée de Coigny, qui était une de ses correspondantes, et il lui mandait qu'on ne pouvait rien faire de mieux, pour le présent, que de s'attacher fortement à la constitution.]

[33: Ce D*** avait été sous-officier dans l'armée de Condé pendant la révolution; il est de l'Alsace.

À la dissolution du corps de Condé, il rentra en France, et, à la campagne de 1805, je l'avais envoyé en Allemagne comme espion. Il avait rempli deux ou trois missions avec assez d'intelligence, je l'envoyai après les affaires d'Ulm, à l'armée de l'archiduc Charles en Italie; il devait venir me prévenir aussitôt que cette armée se mettrait en marche pour regagner Vienne.

Comme il passait lui-même par cette capitale je lui avais donné une lettre à l'adresse d'un particulier de cette ville qui devait la remettre à un autre pour lequel elle renfermait des billets à ordre.

D*** rompit le cachet, vit de quoi il était question, prit les billets à ordre, et, pour éviter la réclamation de celui à qui ils étaient destinés, il alla le dénoncer au gouvernement autrichien, qui le fit arrêter; et lui, D***, au lieu de se rendre à l'armée de l'archiduc Charles, alla en Bohême, d'où il vint se placer près de Ratisbonne; et passant tantôt d'une rive du Danube sur l'autre, en se disant commissaire bavarois lorsqu'il était sur la rive autrichienne, et commissaire autrichien lorsqu'il était sur la rive bavaroise, il levait ainsi des contributions sur toutes les deux.

Il fut arrêté faisant ce métier, et il aurait été infailliblement fusillé, si la paix ne s'était pas faite; il fut renvoyé à Paris pour y être mis en prison jusqu'à ce que l'on eût pu tirer des mains des ennemis celui qu'il avait fait arrêter en le dénonçant, et comme cela fut long, ce D*** souffrit en France ce qu'il avait fait souffrir à son semblable en Autriche.

Je fus bien étonné de voir cet homme-là chevalier de Saint-Louis, garde de la porte du roi, et depuis chef d'escadron de gendarmerie.]

[34: J'ai vu depuis un officier fort respectable qui m'a assuré avoir vu M. de Bourmont travailler à Lons-le-Saulnier, chez le maréchal Ney, à la rédaction de la proclamation que celui-ci fit lire aux troupes.]

[35: En même temps que l'on apprit le départ du roi de Lille, on sut qu'un individu qui s'y trouvait avait tenu ce discours au duc d'Orléans, qui accompagnait le roi: «Voilà la branche aînée qui a fini, Bonaparte s'usera vite; ce sera naturellement vous qu'on appellera. N'allez point dans les armées qui vont faire la guerre à la France; retirez-vous paisiblement en Angleterre, et laissez faire le temps.»

Cette conversation avait été rapportée à Paris par quelqu'un qui disait l'avoir entendue.]

[36: Les coalisés, fidèles à ce principe, ont en effet toujours séparé leurs intentions des apparences, qu'ils mettaient en avant dans leurs manifestes.]

[37: Les publications allemandes de cette pièce portent: «La France ne peut attribuer qu'à elle-même, etc.»]

[38: Les éditions allemandes ne portent pas cet appel à la révolte, elles se terminent ainsi: «L'Europe entière ne forme qu'un voeu, et ce voeu est l'expression du besoin universel des peuples. Tous se sont réunis pour le soutien d'une seule et même cause; cette cause triomphera du seul obstacle qu'elle ait encore à vaincre.]