The Project Gutenberg eBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 3

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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 3

Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary

Release date: April 10, 2007 [eBook #21023]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON, TOME 3 ***

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MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.

* * * * *

TOME TROISIÈME.

* * * * *

PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.

1828.

* * * * *

CHAPITRE PREMIER.

L'Autriche menace de reprendre les armes.—Dispositions pour la contenir.—Mesures administratives.—Organisation de la Prusse.—L'empereur échelonne ses troupes sur la Vistule.—Prétentions de l'Angleterre.—Blocus continental.

Pendant que nous achevions de disperser les forces qui nous étaient opposées, l'empereur s'occupait d'asseoir sa position. Nous longions la Bohême pour courir aux Russes; l'Autriche en prit occasion d'affecter des craintes pour sa neutralité; et, comme si nous n'eussions pas eu assez de l'hiver et des Moscovites, elle feignit de redouter que nous ne franchissions les gorges de ses montagnes que pour la chercher. L'empereur ne pouvait se méprendre au prétexte: l'irruption de la Bavière lui avait appris le cas qu'il devait faire de la foi des cabinets. Il appela une nouvelle conscription, la fit rapidement arriver sur le Rhin, admit sous ses drapeaux les troupes de l'électeur de Hesse, qui venaient d'être licenciées. Il les envoya, partie en France, partie en Hollande et à Naples; il les éloigna, en un mot, des lieux où on eût pu les ameuter contre nous. Il ne se borna pas à ces mesures; il fit armer les places, occuper les débouchés qui couvrent l'Italie; il réunit des troupes considérables à Vérone, à Brescia, sur l'Izonso; le roi de Bavière en assembla sur l'Inn. Nous fûmes bientôt en mesure sur tous les points.

Un autre objet non moins important était de régulariser l'action de la conquête. L'empereur y pourvut avec la supériorité de vues qui lui était propre; il donna une nouvelle organisation aux vastes possessions que le sort des armes lui avait livrées; il divisa la Prusse en quatre départemens, auxquels il assigna pour chefs-lieux, Berlin, Custrin, Stettin et Magdebourg. Il fixa les limites de chacun, conserva les subdivisions, les institutions qui pouvaient faciliter la marche des affaires; il ne déplaça aucun fonctionnaire, laissa chacun gérer son emploi, juger, administrer, et se borna à exiger qu'ils ne tournassent pas contre lui la portion d'autorité dont il leur continuait l'exercice[1]. Un administrateur général des finances et des domaines, un receveur général des contributions, furent chargés de surveiller, de diriger l'action de cette vaste machine, et de prendre les mesures que les circonstances exigeraient. Chaque département reçut aussi un commissaire impérial, qui assistait aux délibérations des chambres de guerre et des domaines, et chaque province un intendant, qui remplissait les fonctions de préfet. Des receveurs particuliers furent institués pour veiller aux recettes, constater les versemens.

Les mouvemens, les passions qui agitaient la Prusse, exigeaient des moyens de répression capables de réprimer le pillage et la malveillance. Des brigades de gendarmerie furent détachées; le gouverneur général devait en déterminer l'emplacement et la force, mais elles ne pouvaient se recruter que parmi les propriétaires du pays. Les commandans particuliers conservèrent, en outre, auprès d'eux, des piquets de troupes françaises.

Berlin, comme centre du mouvement, méritait une attention particulière. L'empereur unit sa magistrature aux élections: deux mille bourgeois se réunirent, et choisirent soixante magistrats, pour les gouverner. Ils formèrent également une garde nationale de seize cents hommes pour faire la police de leur ville.

Les revenus, qui s'étendirent bientôt à la Hesse, au Hanovre, au duché de Brunswick, au Mecklembourg et aux villes anséatiques, prévinrent le gaspillage, assurèrent des rentrées abondantes, et pourvurent aux besoins de l'armée, sans fouler le peuple.

L'empereur était encore occupé à organiser la Prusse, lorsque les députés du palatinat de Posen vinrent lui présenter les voeux de leurs concitoyens, et le solliciter de proclamer l'indépendance de leur patrie. Il les accueillit avec une bienveillance particulière, mais refusa de faire la reconnaissance qu'ils demandaient. «La France, leur dit-il, n'a jamais reconnu les différens partages de la Pologne; je ne puis néanmoins proclamer votre indépendance que lorsque vous serez décidés à défendre vos droits, comme nation, les armes à la main, par toutes sortes de sacrifices, celui même de la vie. On vous a reproché d'avoir, dans vos continuelles dissensions civiles, perdu de vue les vrais intérêts et le salut de votre patrie. Instruits par vos malheurs, réunissez-vous, et prouvez au monde qu'un même esprit anime toute la nation polonaise.»

Je cite cette réponse parce qu'elle fait voir combien sont dénués de sens les reproches que l'on a faits à l'empereur de n'avoir pas proclamé l'indépendance de la Pologne au début de la campagne de 1812. L'indépendance est une force; rien ne peut l'empêcher de la reconnaître lorsqu'elle existe, tandis que la proclamer lorsqu'elle n'existe pas, c'est prendre pour un intérêt étranger un engagement dont on ne peut mesurer les suites. L'empereur répéta, en 1812, ce qu'il avait dit en 1807, et ne pouvait, sans compromettre la France, faire plus qu'il n'a fait.

Je reviens aux affaires de Prusse. Avec quelque instance que Frédéric-Guillaume eût sollicité un armistice, l'empereur n'avait mis qu'une médiocre confiance en ses protestations. C'était moins d'ailleurs ce prince que l'Angleterre qu'il voulait atteindre, et il savait que celle-ci, toujours ardente à provoquer la guerre, était insensible aux malheurs de ses alliés. Il prit ses mesures en conséquence; il disposa ses corps de manière à prendre immédiatement possession des places dont il exigeait l'abandon, et à marcher aux alliés suivant que l'armistice serait ou ne serait pas ratifié. Ses ordres avaient été donnés dans cette double hypothèse; rien n'était précis comme les instructions qu'il avait fait expédier au grand-duc de Berg.

«L'empereur, mandait à ce prince le major-général, me charge de vous faire connaître qu'il vient de recevoir des dépêches du maréchal Davout, datées de Sampolno, le 20, à deux heures du matin. Il résulte de ces dépêches que les Russes sont arrivés, le 13, à Varsovie, et que, le 18, ils avaient une avant-garde d'infanterie et de cavalerie le long de la rivière de Bsura, c'est-à-dire à plus de dix lieues de Varsovie, sur Jochazew et Lowicz. Par l'ordre que j'ai envoyé à … le 18, je lui ai prescrit, dans le cas où il ne serait pas entré à Thorn, de longer la rive gauche de la Vistule, en s'étendant sur la droite. Le maréchal Augereau a eu l'ordre de suivre les mouvemens du maréchal Lannes à une journée en arrière. Sur ces entrefaites, l'armistice est venu. Le maréchal Duroc est arrivé, le 20, à Grandentz pour rejoindre le quartier-général du roi de Prusse; et, dans le cas où le roi de Prusse aurait ratifié la suspension, l'empereur avait décidé que le maréchal Lannes, avec son corps d'armée, occuperait Thorn; que le maréchal Augereau occuperait Grandentz et Dantzick, et qu'enfin le maréchal Davout occuperait Varsovie, mais dans le nouvel état de choses, S. M. pense que le maréchal Davout seul ne suffirait pas pour occuper Varsovie, même pendant le temps de l'armistice. L'intention de l'empereur, monseigneur, est donc que vous vous rendiez à Varsovie avec la brigade du général Milhaud, qui a été augmentée du 1er régiment de hussards; avec la brigade du général Lasalle, partie aujourd'hui de Berlin; avec les divisions Klein, Beaumont et Nansouty: ils sont avec le maréchal Davout depuis plusieurs jours; enfin, avec le corps d'armée de M. le maréchal Davout tout entier et celui de M. le maréchal Lannes, ce qui fera plus de cinquante mille hommes. Si la suspension d'armes est ratifiée, la cavalerie légère bordera la rivière de Bug, et le reste de vos troupes à cheval sera cantonné à plusieurs jours de Varsovie, de manière à pouvoir vivre facilement; et ces troupes s'étendraient davantage à mesure que les Russes s'éloigneraient, et que les dispositions de la suspension d'armes se trouveraient exécutées. Le corps du maréchal Augereau occuperait Thorn, Grandentz et Dantzick, tenant ses principales forces à Thorn. Voilà, monseigneur, les dispositions pour le cas d'armistice.

«Si, dans la supposition contraire, la suspension d'armes n'est pas ratifiée par le roi de Prusse, le maréchal Augereau maintiendra sa brigade de cavalerie sur l'extrémité de la gauche, près de Grandentz, bordant la Vistule, et il filera avec toute son infanterie, en suivant, à une marche en arrière, le maréchal Lannes, à la rive gauche de la Vistule, par Bresec et Koweld; de manière que, si vous pouviez penser que l'ennemi voulût risquer une bataille avant d'évacuer Varsovie, le maréchal Augereau puisse vous joindre, hormis sa cavalerie, qui resterait toujours détachée le long de la Vistule pour observer la gauche. Vous aurez bien soin, monseigneur, si l'ennemi passait la Vistule à Varsovie, que le corps du maréchal Augereau se trouvât toujours assez élevé le long de ce fleuve pour défendre le passage entre Varsovie et Thorn, et maintenir la jonction du corps d'armée qui se réunira à Posen avec celui de Varsovie. Ainsi donc vous recevrez cette lettre le 24; vous expédierez de suite les ordres ci-joints aux maréchaux Lannes et Augereau, et vous vous porterez de votre personne à Sampolno, de manière à pouvoir arriver à Varsovie, avant le 30 du mois, avec votre réserve de cavalerie et avec les corps des maréchaux Davout et Lannes, si la suspension d'armes est ratifiée, et vous laisserez le corps du maréchal Augereau à Thorn pour occuper Grandentz et Dantzick; et si la suspension d'armes n'est pas ratifiée, vous arriverez à Varsovie avec votre réserve de cavalerie, les corps des maréchaux Davout, Lannes et Augereau, et vous aurez sur le champ de bataille quatre-vingt mille hommes.

«Le 24 de ce mois, la tête du corps du maréchal Ney arrivera à Posen, où son corps d'armée sera réuni le 26, fort d'environ douze mille hommes, par les corps qu'il a été obligé de laisser, tant pour la garnison de Magdebourg que pour l'escorte de prisonniers.

«Le 25, le corps entier du maréchal Soult sera réuni à Francfort-sur-l'Oder. Enfin le prince Jérôme reçoit l'ordre de partir le 24 du blocus de Glogau, avec le corps bavarois, fort d'environ quatorze à quinze mille hommes, et sera rendu le 28 de ce mois à Kalitsch.

«Je viens d'ordonner à la division de dragons du général Becker, qui est avec le maréchal Lannes, de vous joindre à Sampolno; le 25e de dragons, qui est parti aujourd'hui de Berlin, a reçu l'ordre de rejoindre la division Becker.»

L'empereur, comme on vient de le voir, avait échelonné les troupes avec une admirable prévoyance. Il était prêt; que la guerre fût suspendue ou se continuât, il était également en mesure. Mais ces dispositions n'atteignaient l'Angleterre que par ricochet: c'était cette puissance qu'il s'agissait de toucher au vif. La victoire avait agrandi notre influence; nous disposions d'une étendue de côtes immense; nous étions maîtres de l'embouchure de la plupart des grands fleuves. L'empereur résolut de la frapper avec les armes dont elle faisait usage. Elle avait mis notre littoral en interdit; elle avait proclamé un blocus que ses flottes étaient hors d'état de réaliser: il s'empara de cette conception vigoureuse, et résolut de lui fermer le continent. La mesure était sévère; mais l'Angleterre méconnaissait tous les droits: il fallait mettre un terme à ses violences, la contraindre d'abjurer ses injustes prétentions. La marche de la civilisation a depuis long-temps assigné des bornes à la guerre: restreinte aux gouvernemens, l'action de ce fléau ne s'étend plus aux individus; les propriétés ne changent plus de mains, les magasins sont respectés, les personnes restent libres; les combattans, ceux qui portent les armes, sont, de toute la population vaincue, les seuls individus exposés à perdre leur liberté. Ces principes sont consacrés par une foule de traités reconnus par tous les peuples. Cependant les Anglais affichèrent tout à coup des prétentions qu'ils n'avaient jamais élevées avant que la prise de Toulon et la guerre de l'Ouest n'eussent anéanti notre marine. Ériger en maximes que les propriétés particulières qui se trouvaient à bord des bâtimens de commerce sous pavillon ennemi devaient être saisies et les passagers faits prisonniers, c'était nous ramener aux siècles de barbarie où paysans et soldats étaient réduits en esclavage, où personne n'échappait au vainqueur qu'en lui payant rançon. Le ministre des relations extérieures, chargé de développer la matière, flétrit justement les odieuses prétentions de l'Angleterre et les considérations dont elle les appuyait. Ses rapports firent sur nous une impression dont je conserve encore le souvenir, le dernier surtout; il est ainsi conçu:

«Trois siècles de civilisation ont donné à l'Europe un droit des gens que, selon l'expression d'un écrivain illustre, la nature humaine ne saurait assez reconnaître.

«Ce droit est fondé sur le principe que les nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible.

«D'après la maxime que la guerre n'est point une relation d'homme à homme, mais d'État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes, non pas même comme membres ou sujets de l'État, mais uniquement comme ses défenseurs, le droit des gens ne permet pas que le droit de la guerre, et le droit de conquête qui en dérive, s'étendent aux citoyens paisibles sans armes, aux habitations et aux propriétés privées, aux marchandises du commerce, aux magasins qui les renferment, aux chariots qui les transportent, aux bâtimens non armés qui les voiturent sur les rivières ou sur les mers; en un mot, à la puissance et aux biens des particuliers.

«Ce droit, né de la civilisation, en a favorisé les progrès. C'est à lui que l'Europe est redevable du maintien et de l'accroissement de ses prospérités, au milieu des guerres fréquentes qui l'ont divisée.

«L'Angleterre seule a repris l'usage des temps barbares. La France a tout fait pour adoucir du moins un mal qu'elle n'avait pu empêcher. L'Angleterre, au contraire, a tout fait pour l'aggraver. Non contente d'attaquer les navires du commerce, et de traiter comme prisonniers de guerre les équipages de ces navires désarmés, elle a réputé ennemi quiconque appartenait à l'État ennemi, et elle a aussi fait prisonniers de guerre les facteurs du commerce et les négocians qui voyageaient pour les affaires de leur négoce.

«Restée long-temps en arrière des nations du continent qui l'ont précédée dans la route de la civilisation, et en ayant reçu d'elles tous les bienfaits, elle a conçu le projet insensé de les posséder seule et de les leur ôter. C'est dans cette vue que, sous le nom de droit de blocus, elle a inventé et mis en pratique la théorie la plus monstrueuse.

«D'après la raison et l'usage de tous les peuples policés, le droit de blocus n'est applicable qu'aux places fortes. L'Angleterre a prétendu l'étendre aux places du commerce non fortifiées, aux navires, à l'embouchure des rivières.

«Une place n'est bloquée que quand elle est tellement investie, qu'on ne puisse tenter d'en approcher, sans s'exposer à un danger imminent. L'Angleterre a déclaré bloqués des lieux devant lesquels elle n'avait pas un bâtiment de guerre. Elle a fait plus: elle a osé déclarer en état de blocus des côtes immenses; et tout un vaste empire.

«Tirant ensuite d'un droit chimérique et d'un fait supposé la conséquence qu'elle pouvait justement faire sa proie, et la faisait en effet, de tout ce qui allait aux lieux mis en interdit par une simple déclaration de l'amirauté britannique, et de tout ce qui en provenait, elle a effrayé les navigateurs neutres, et les a éloignés des ports que leur intérêt et que la loi des nations les invitaient à fréquenter.

«Le droit de défense naturelle permet d'opposer à son ennemi les armes dont il se sert, et de faire réagir contre lui ses propres fureurs et sa folie.

«Puisque l'Angleterre a osé déclarer la France entière en état de blocus, que la France déclare à son tour que les îles britanniques sont bloquées! Puisque l'Angleterre répute ennemi tout Français, que tout Anglais ou sujet de l'Angleterre trouvé dans les pays occupés par les armées françaises soit fait prisonnier de guerre! Puisque l'Angleterre attente aux propriétés privées des négocians paisibles, que les propriétés de tout Anglais ou sujet de l'Angleterre, de quelque nature qu'elles soient, soient confisquées; que tout commerce de marchandises anglaises soit déclaré illicite, et que tout produit de manufactures des colonies anglaises trouvé dans les lieux occupés par les troupes françaises soit confisqué!

«Puisque l'Angleterre veut interrompre toute navigation et tout commerce maritime, qu'aucun navire venant des îles ou des colonies britanniques ne soit reçu ni dans les ports de France, ni dans ceux des pays occupés par l'armée française; et que tout navire qui tenterait de se rendre de ces ports en Angleterre soit saisi et confisqué!

«… Aussitôt que l'Angleterre admettra le droit des gens que suivent universellement les peuples policés; aussitôt qu'elle reconnaîtra que le droit de guerre est un et le même sur mer que sur terre, que ce droit et celui de conquête ne peuvent s'étendre ni aux propriétés privées, ni aux individus non armés et paisibles, et que le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement investies, Votre Majesté fera cesser ces mesures rigoureuses, mais non pas injustes, car la justice entre les nations n'est que l'exacte réciprocité.»

L'empereur adopta les considérations et les mesures que lui proposait son ministre. Il interdit tout commerce, toute correspondance avec l'Angleterre; il déclara ce pays en état de blocus[2], l'isola tout-à-fait du continent, et le plaça dans une situation dont il ne tarda pas à sentir les fâcheuses conséquences.

CHAPITRE II.

L'armée entre en Pologne.—Chute du grand-maréchal.—Fatigues et privations des troupes.—L'armée prend ses cantonnemens.—Le quartier-général revient à Varsovie.

Ces mesures prises, l'empereur se mit en route pour la Pologne. Il savait que l'armée russe continuait sa marche; il lui importait, pour le succès de ses opérations ultérieures, de ne pas lui laisser le temps de franchir la Vistule; autrement nous aurions été obligés de prendre nos quartiers d'hiver dans une mauvaise position, entre l'Oder et la Vistule, ou bien de repasser l'Oder pour hiverner en Prusse. Dans ce cas, nous aurions découvert la Silésie, où nous avions des opérations à suivre; nous aurions vu, en outre, l'armée prussienne se recruter de tous les Polonais, qui, au lieu de cela, se rangèrent sous nos drapeaux.

D'après ces considérations, l'empereur se détermina à mettre l'armée en campagne au mois de décembre; elle marcha à la fois sur Varsovie, Thorn et Dirschau; elle ne rencontra ni obstacle, ni troupes russes, si ce n'est quelques centaines de cosaques, à quinze ou vingt lieues en deçà de Varsovie, auxquels elle ne fit point attention. Elle arriva sur les bords du fleuve, dont on rétablit les ponts de bateaux avec les moyens du pays.

Celui de Varsovie venait d'être brûlé; il était sur pilotis, on le reconstruisit en bateaux; celui de Thorn, également sur pilotis, n'était que légèrement endommagé; celui de Dirschau, qui était en bateaux, fut rétabli de même.

Nous avions trouvé dans les arsenaux de Berlin tous les moyens de la monarchie prussienne; réunis à ceux que nous avions, ils nous mettaient à même d'aplanir en un instant des difficultés qui paraissaient insurmontables. Par exemple, ces trois ponts furent rétablis si vite, que les troupes ne furent pas retardées une heure: elles eurent à traverser des boues affreuses entre l'Oder et la Vistule.

L'empereur fit ce trajet en voiture; celle qui était devant la sienne versa, la nuit, dans un mauvais passage. Le maréchal Duroc, qui s'y trouvait, eut la clavicule droite cassée; on fut obligé de le laisser sur la place, et de l'envoyer chercher du premier village que l'on rencontra.

L'empereur arriva le lendemain à Varsovie; son entrée dans cette ville mit la Pologne en délire; il ne put y rester. L'armée russe s'approchait, il n'y avait pas un instant à perdre; il fit passer la majeure partie de l'armée par Varsovie pour la porter sur le Bug.

Le reste s'avança par Thorn, et vint par sa droite se mettre en communication avec ce qui avait passé à Varsovie; tout ce qui avait traversé la Vistule plus bas que Thorn marcha sur Marienbourg et Elbing.

Dantzick, dès ce moment, n'eut plus de communication avec sa métropole (Koenigsberg) que par la langue de sable qui sépare le Frisch-Haff de la mer.

La droite de l'armée, qui avait passé à Varsovie, eut bientôt rencontré les Russes; ils se retirèrent par des plaines de terre noire et légère qui étaient transformées en étangs de boue: il fallait quadrupler les attelages de l'artillerie pour la faire avancer; aussi en avaient-ils laissé une bonne partie en chemin.

L'empereur faisait manoeuvrer les corps qui avaient paru à Thorn, pour venir couper la route de Preuss-Eylau à Varsovie, de manière à faire abandonner ce chemin aux Russes; mais malheureusement ils trouvaient aussi de la boue, et ne marchaient qu'à très petites journées pour ne pas abandonner leur artillerie.

Le besoin de subsistances se fit bientôt sentir; on trouvait de quoi se chauffer et nourrir les chevaux, mais aucun chariot de vivres n'était encore entré même à Varsovie, et d'ailleurs il n'aurait pu arriver où était l'armée; il n'y avait donc que la gaîté du caractère du soldat qui pouvait lui donner la force de supporter toutes ces privations et toutes ces fatigues. L'empereur se montrait beaucoup au milieu d'eux dans ces momens de souffrance; il était toujours à cheval, et ne s'épargnait ni à la boue, ni à la fatigue, ni aux dangers: aussi les soldats l'accueillaient-ils toujours avec plaisir. Il causait avec eux; souvent ils lui disaient les choses les plus singulières; un jour qu'il faisait un temps affreux, l'un d'eux lui dit: «Il faut que vous ayez un fameux coup dans la tête, pour nous mener sans pain par des chemins comme ça.» L'empereur répondit: «Encore quatre jours de patience, et je ne vous demande plus rien; alors vous serez cantonnés.» Et les soldats de répondre: «Allons, quatre jours encore; eh bien! ce n'est pas trop, mais souvenez-vous-en, parce que nous nous cantonnerons tout seuls après.» Il aimait les soldats qui prenaient la liberté de lui parler, et riait toujours avec eux; il était persuadé que ceux-là étaient les plus braves.

À force d'opiniâtreté et de patience, on parvint enfin à joindre l'armée russe à l'entrée de la forêt, au-delà de la petite ville de Pultusk, où elle s'était formée pour couvrir la route qui mène par Macloff à Preuss-Eylau, ainsi que celle qui mène par Ostrolenka vers Grodno.

L'empereur la fit attaquer sur-le-champ. On avait de part et d'autre très peu de canons, de sorte que la mousqueterie fut vive; et comme à chaque heure il nous arrivait quelque nouveau corps qui parvenait à se tirer de la boue, nous eûmes, vers trois heures après midi, une supériorité numérique si forte, que l'on attaqua de front la ligne russe, qui fut rompue et dispersée dans les bois. On la poursuivit pendant plusieurs jours. La partie de cette armée qui avait pris la route de Preuss-Eylau tomba sur une suite d'échelons de corps de troupes qui lui firent éprouver des pertes considérables, et lui prirent environ cinquante ou soixante pièces de canon, avec sept ou huit mille hommes prisonniers.

L'empereur tint parole aux troupes: il trouva qu'il y aurait eu de l'inhumanité à leur en demander davantage; il fit prendre des cantonnemens à l'armée.

Elle fut placée à cheval sur la Vistule, l'infanterie le plus resserrée possible; la grosse cavalerie sur la rive gauche. La cavalerie légère eut un mauvais hiver à passer, parce qu'elle resta dans le pays qu'avaient abandonné les deux armées, et où elle fut sans cesse harcelée par les cosaques.

L'armée russe se retira jusque derrière la Pregel, occupant Koenigsberg comme point central.

L'empereur vint s'établir à Varsovie; c'était le 1er janvier 1807: il comptait y rester jusqu'au retour de la belle saison, et employer ce temps à tâcher de faire la paix.

Il envoya ordre à M. de Talleyrand de venir le joindre à Varsovie, et de faire connaître aux ministres accrédités près de lui par les puissances étrangères, qu'il désirait qu'ils y vinssent aussi. Cette mesure eut plusieurs bons effets: d'abord ces divers agens étaient plus promptement et plus exactement informés de tout ce qu'il y avait à leur communiquer, et ensuite ils n'étaient pas dupes de tous les mauvais contes qui se débitent dans une grande ville comme Paris. L'Autriche envoya, de Vienne, au quartier impérial, à la place de M. de Metternich, qui resta à Paris, le général Vincent. Je n'ai pas su si cette disposition avait été la conséquence d'un désir manifesté par la France, ou une mesure du gouvernement autrichien.

Tant de monde réuni à Varsovie en avait fait de nouveau une capitale. Il y avait une exactitude dans tous les services de la maison civile de l'empereur, qui faisait que le luxe et les agrémens de la manière de vivre de France le suivaient partout, sans que cela fît ni étalage, ni efforts: on était accoutumé à emballer et déballer avec une promptitude incroyable; j'ai vu la même argenterie qui servait à Paris, servir à l'armée, et retourner à Paris sans être endommagée le moins du monde.

Le séjour de Varsovie eut pour nous quelque chose d'enchanteur; au spectacle près, c'était la même vie qu'à Paris: il y avait deux fois par semaine concert chez l'empereur, à la suite desquels il tenait un cercle de cour où se formaient beaucoup de parties de société. Un grand nombre de dames de la première qualité s'y faisaient admirer par l'éclat de leur beauté et par une amabilité remarquable. On peut dire avec raison que les dames polonaises inspireraient de la jalousie à tout ce qu'il y a de femmes gracieuses dans les autres pays les plus civilisés; elles joignent, pour la plupart, à l'usage du grand monde, un fonds d'instruction qui ne se trouve pas communément, même chez les Françaises, et qui est fort au-dessus de celui qu'on remarque dans les villes où l'habitude de se réunir est la suite d'un besoin. Il nous a paru que les Polonaises, obligées de passer la belle moitié de l'année dans leurs terres, s'y adonnaient à la lecture ainsi qu'à la culture des talens, et que c'était ainsi que, dans les capitales, où elles vont passer l'hiver, elles paraissent supérieures à toutes leurs rivales.

L'empereur, comme les officiers, paya tribut à leur beauté. Il ne put résister aux charmes de l'une d'entre elles; il l'aima tendrement, et fut payé d'un noble retour. Elle reçut l'hommage d'une conquête qui comblait tous les désirs et la fierté de son coeur, et c'est la nommer que dire qu'aucun danger n'effraya sa tendresse, lorsqu'au temps des revers, il ne lui restait plus qu'elle pour amie.

C'était ainsi que se passait le temps à Varsovie. Les devoirs n'y étaient cependant pas négligés. L'empereur travaillait à ravitailler son armée et à se créer des approvisionnemens: la gelée était venue sécher les chemins, les convois pouvaient voyager; mais le désordre de nos administrations était à son comble, et au milieu d'un pays bien pourvu nous étions au moment d'éprouver les plus insupportables privations.

À cette occasion, l'empereur prit un peu d'humeur contre l'intendant général. Il n'y avait cependant pas trop de sa faute, il ne pouvait qu'écrire et requérir; mais comme chaque général, dans les cantonnemens occupés par les troupes sous ses ordres, agissait en maître absolu, il défendait aux employés civils d'exécuter les réquisitoires de l'intendant.

L'empereur fut obligé de soigner lui-même ce service, et de donner des ordres sévères pour faire cesser les abus d'autorité, qui n'auraient pas manqué de nous devenir funestes; en même temps, pour obvier à tout ce qu'ils pourraient entraîner à l'avenir, il fit faire les approvisionnemens de l'armée par la régence polonaise, qui écrivit directement à tous ses agens dans les provinces: on leur donna ordre de dresser procès-verbal de la moindre difficulté que leur feraient éprouver les officiers-généraux ou autres employés militaires qui tenteraient de les empêcher d'obéir aux réquisitoires qu'ils étaient chargés d'exécuter pour l'approvisionnement de l'armée.

L'ordre s'établit alors, et nous vîmes arriver l'abondance à Varsovie. Toutes les distributions furent assurées, et les magasins regorgèrent bientôt. Il ne restait plus qu'à établir le service des hôpitaux, à assurer à nos malades les moyens de soulager leurs souffrances et de réparer leurs forces; l'empereur s'appliqua avec un soin particulier à pourvoir à tout ce qu'exigeait leur fâcheuse position. On peut juger de sa sollicitude à cet égard par les instructions suivantes qu'il avait déjà adressées de Posen à l'intendant général.

Posen, le 12 décembre.

«1° Il sera confectionné sans le moindre délai, à Berlin, six mille matelas; on emploiera à cet effet les cent vingt mille livres de laine qui se trouvent en magasin, et les seize mille aunes de toile d'emballage ou de coutil qui sont tant à Berlin qu'à Spandau. À mesure que deux cents matelas seront faits, ils seront envoyés à Posen, et ainsi de tous successivement.

«2° Douze mille tentes seront sur-le-champ employées pour confectionner neuf mille paires de draps, et douze mille autres tentes seront également employées pour la confection de quarante mille chemises, et pour celle de quarante mille pantalons, affectés au service des hôpitaux. À mesure que cinq mille de chacun de ces objets seront confectionnés, on les enverra par la voie la plus prompte à Posen, pour être affectés au service des hôpitaux dans la Pologne.

«3° Il sera passé à Posen un marché pour la confection de mille paillasses. M. l'intendant général fera requérir dans la Basse-Silésie deux mille couvertures et deux mille matelas; il fera également requérir à Stettin deux mille couvertures et deux mille matelas. Il sera requis dans le département de Custrin, et plus particulièrement à Landsberg et Francfort, quatre mille couvertures.

«4° Le prix des objets requis ainsi qu'il est ordonné ci-dessus, sera fixé par l'intendant général, et la valeur en sera déduite sur la contribution imposée à chaque département. À mesure qu'il y aura mille couvertures de fournies de celles requises dans le département de Custrin, elles seront dirigées sur Posen. On fera en sorte qu'il y en ait mille de livrées avant le 18 décembre; il faut, à cet effet, prendre de préférence celles qui sont déjà faites.

«5° Il sera attaché à chaque hôpital, en Pologne, un prêtre catholique comme chapelain; il sera nommé par l'intendant général. Ce prêtre sera aussi chargé de la surveillance des infirmiers, et il lui sera alloué à cet effet une somme de 100 francs par mois, qui lui sera payée le 30 de chaque mois.

«Les infirmiers seront payés tous les jours par les soins du chapelain, à raison de 20 sous par jour, et indépendamment d'une ration de vivres qui leur sera distribuée. Le directeur de l'hôpital paiera les infirmiers en présence du chapelain, sur les fonds mis à sa disposition, ainsi qu'il sera dit ci-après.

«6° L'intendant général, sur les fonds mis à sa disposition par le ministre de la guerre, prendra des mesures pour que chaque directeur d'hôpital ait toujours en caisse, et par avance, un fonds égal à 12 francs pour chaque malade que l'hôpital doit contenir par son organisation. Ce fonds servira à payer la solde des infirmiers, à subvenir à l'achat des menus besoins, comme oeufs, lait, etc. La viande, le pain et le vin seront fournis par l'administration; en conséquence, il est expressément défendu, et sous la responsabilité de chacun, de faire aucune réquisition aux municipalités pour les petits alimens ou menus besoins. Tous les huit jours, le commissaire des guerres chargé de la surveillance de l'hôpital fera connaître à l'intendant général la dépense faite sur le fonds de 12 francs par malade que peut contenir l'hôpital, et qui aura été payée par l'économe pour le paiement des infirmiers et pour l'achat des petits alimens, ainsi que pour le blanchissage, afin que l'intendant général fasse de nouveaux fonds pour remplacer ce qui aura été dépensé au fur et à mesure.

«Les commissaires des guerres chargés de la surveillance des hôpitaux en sont responsables.

«7° Cet ordre étant commun à tous les hôpitaux de l'armée, à l'exception du chapelain dans les hôpitaux hors de la Pologne, S. M. ordonne que vingt-quatre heures après que les présentes dispositions seront connues à qui de droit, toutes les pharmacies soient approvisionnées pour deux mois, et pour le nombre de malades que les hôpitaux doivent contenir, en payant comptant les médicamens aux apothicaires du lieu qui les fourniront, et sur les fonds que l'intendant général mettra à cet effet à la disposition des directeurs d'hôpitaux. S. M. ordonne que tout ce qui peut être dû jusqu'à ce jour aux différens apothicaires qui, sur les lieux, ont fourni nos hôpitaux, sera payé sans délai par les soins de l'intendant général, et ce qui peut être dû, à Posen, aux apothicaires leur sera payé aujourd'hui.

«L'intendant général prendra les mesures nécessaires, et le ministre de la guerre mettra à sa disposition les fonds dont il aura besoin.

«8° L'inventaire général des achats de médicamens dont les pharmacies des hôpitaux doivent être approvisionnées pour deux mois, sera envoyé au bureau général des hôpitaux de l'armée; mais lesdits médicamens seront payés avant la livrée desdits inventaires, et le seront sur les lieux d'après l'ordonnance du commissaire des guerres chargé de la police de l'hôpital, sur le crédit que lui aura ouvert l'intendant général. Les intendans de province ou de département sont autorisés à faire acquitter d'urgence ces ordonnances, sauf aux receveurs de province ou de département à porter les ordonnances acquittées en paiement.

«9° Lorsqu'un médicament ne se trouvera pas dans la pharmacie de l'hôpital, d'après l'approvisionnement fait en conséquence des dispositions ci-dessus, le directeur d'hôpital sera, dans ce cas seul, autorisé à acheter ce médicament où il le trouvera, sur le fonds des petits alimens, c'est-à-dire sur celui de 12 francs; et dans les huit jours au plus tard, toute dépense faite sur ce fonds par l'économe sera visée par le commissaire des guerres chargé de la police de l'hôpital.

«10° Il sera pris des mesures pour qu'il soit fabriqué du bon pain affecté au service des hôpitaux, et fait avec de la farine de froment; M. l'intendant général fera, autant qu'il pourra, distribuer du vin de Stettin, qui est le meilleur qu'on puisse se procurer.»

Indépendamment de ces minutieux détails que j'ai pris plaisir à citer, parce qu'ils prouvent toute la sollicitude de l'empereur pour les blessés, d'autres soins l'occupaient encore: il passait une partie de la nuit avec M. de Talleyrand; il songeait sérieusement à faire la paix, et à ce qu'il pouvait être obligé d'entreprendre pour en finir, si on ne parvenait pas à nouer une négociation.

Cette pensée, ainsi que les détails de son armée, ne l'occupaient cependant pas exclusivement. Pendant ses absences, le conseil des ministres se tenait à Paris sous la présidence de l'archichancelier; mais il ne s'y rapportait que des affaires d'un intérêt général. Les rapports y étaient faits comme à l'empereur, et accompagnés d'un projet de décret; mais lorsqu'il s'agissait de quelque chose de délicat qui touchait la politique ou se rattachait à quelque projet d'un intérêt particulier, les ministres lui en écrivaient confidentiellement, et presque toujours il décidait sans l'intermédiaire de personne.

Quant au grand travail de tout le personnel de l'administration des affaires locales des départemens ou des communes, il passait par la secrétairerie d'État; ce qui donnait à M. Maret un crédit et une influence considérable au-dehors.

Ce travail des ministres était apporté de Paris à l'armée par un auditeur au conseil d'État, qui, en arrivant au quartier-général, descendait chez le secrétaire d'État pour lui remettre tous les portefeuilles dont sa voiture était remplie. Celui-ci les lisait tous, et prenait ensuite les ordres de l'empereur pour le travail. Cette habitude eut un mauvais résultat en ce qu'elle mécontenta plusieurs ministres. Cela se conçoit aisément, parce que tout le travail administratif passant d'abord entre les mains du secrétaire d'État, il était naturel que ce fût lui qui, en le portant à la signature, donnât à l'empereur des détails que le ministre avait omis pour abréger le travail: c'est là précisément ce qui est devenu funeste, parce que le succès d'une proposition d'un ministre quelconque dépendait de M. Maret.

Par exemple, dans les nominations aux places de finance, de tribunaux et de l'administration de l'intérieur, il était devenu impossible de faire passer l'homme que le ministre ne voulait pas admettre. Après une révolution comme la nôtre, il n'y a guère d'hommes (dans la catégorie de ceux propres aux emplois) qui n'aient eu quelque part à des faits que l'opinion n'a pas toujours approuvés, et c'était là que l'on trouvait facilement une cause d'exclusion, lorsqu'on voyait sur un travail de proposition le nom de l'homme qui déplaisait. Comme le ministre qui le proposait n'avait pas prévu un refus, et qu'il fallait bien pourvoir à l'emploi vacant dans son département, M. Maret proposait de suite un autre sujet; l'empereur en était satisfait, et appelait cela du zèle à lui aplanir les difficultés. On se gardait bien de lui dire que les ministres étaient fort mécontens de voir à chaque instant leurs propositions ou tronquées ou rejetées; cela faisait rejaillir sur eux une sorte de déconsidération: on les appelait méchamment les premiers commis du secrétaire d'État. Personne ne s'abusait: on faisait croire à l'empereur que l'on disait à Paris «que l'on ne comprenait rien à son activité; qu'il n'était pas possible de lui en imposer, même sur les moindres choses; qu'il lisait tout.» Basse adulation qui eut des conséquences fâcheuses. Il se forma autour de la secrétairerie d'État une clientelle composée de tous les postulans qui étaient en instance auprès des autres ministères; avec eux arrivèrent les coteries de femmes et d'hommes qui protégeaient telle personne au préjudice de telle autre, et avec celles-ci les intrigues, qui sont toujours aux aguets du vent qui souffle, et qui trouvèrent le moyen de s'introduire dans la secrétairerie d'État: en sorte que ce n'était pas assez d'être agréé par le ministre dans le département duquel on était placé, il fallait encore être agréable au secrétaire d'État et à ses amis, d'abord pour être nommé, puis ensuite pour être conservé, et être à l'abri de toute atteinte et des suites de mauvais rapports.

Cette manière de travailler commença à Varsovie; elle était trop commode à l'empereur, auquel on ne parlait pas des plaintes qu'elle excitait, et trop avantageuse à quelqu'un qui recherchait le pouvoir, pour qu'elle changeât jamais. Les ministres, malgré leur répugnance, durent s'y soumettre, mais n'en furent pas plus satisfaits[3].

Je n'ai cité ceci que parce que j'ai vu, quelques années après, combien de mal nous en avons éprouvé: j'ai été le premier à oser en faire la remarque à l'empereur, et à lui dire que les nombreux ennemis que tout cela nous faisait se réunissaient à ceux que nous n'avions pas cessé d'avoir, et qu'un jour pourrait venir où le tort qu'ils nous feraient serait irréparable.

CHAPITRE III.

Les Russes essaient de nous surprendre dans nos quartiers d'hiver.—Mouvement de Mohrungen.—L'empereur me confie le commandement du 5e corps.—Bataille d'Eylau.—Bernadotte.—Affaire d'Ostrolenka.

Le mois de janvier s'écoulait assez paisiblement; l'armée se reposait; la tête de l'empereur n'était guère occupée de ce qui se passait à Paris, mais bien de ce qui pouvait arriver autour de lui.

L'Autriche venait de rassembler un corps d'observation de quarante mille hommes en Bohême; il pouvait devenir offensif le lendemain d'un revers, surtout depuis que les souverains avaient adopté de ne plus déclarer la guerre que par les hostilités, sans avertir ni faire connaître de motifs.

L'empereur était très-préoccupé de ce qui pourrait résulter dans un cas de succès comme dans un cas de malheur, et allait se déterminer à tenter une nouvelle ouverture, lorsqu'une entreprise de l'armée russe vint l'obliger de remettre la sienne en mouvement, le 31 janvier, par une gelée à fendre les pierres. Voici comment cela arriva:

Le corps du maréchal Bernadotte était à notre extrême gauche; son quartier-général était à Mohrungen. Il avait ordre d'étendre sa gauche le plus possible, mais de manière à ne donner aucune inquiétude à l'ennemi, avec lequel on voulait passer l'hiver en repos. Dans cette position, il couvrait les opérations que l'on se disposait à ouvrir devant Dantzick, et pour lesquelles on rassemblait un corps dont je parlerai plus bas. On avait envoyé le général Victor pour en prendre le commandement; mais il fut enlevé en chemin par un parti prussien sorti de Colberg, et qui ne craignit pas de pousser jusqu'aux environs de Varsovie.

Le maréchal Lefebvre fut envoyé pour remplacer le général Victor. La rigueur de la saison ne permettait pas d'ouvrir la terre devant Dantzick. La garnison n'entreprenait rien; ainsi le complétement du corps qui devait agir contre cette place ne devenait pas pressant: on se contenta d'observer.

À la droite du maréchal Bernadotte était le maréchal Ney, qui avait, comme tout le monde, l'ordre de se tenir en repos. Tout à coup il lui prend fantaisie, sans ordre, de porter son corps d'armée en avant. On lui imputa des intentions d'intérêt personnel; on eut tort: on ne met pas une armée en marche pour cela. À la vérité, le maréchal Ney marcha sans en avoir reçu l'ordre, et découvrit, par son mouvement, la droite du maréchal Bernadotte; mais aussi il rencontra en pleine route l'armée russe qui venait à l'improviste fondre sur Bernadotte par son centre; mouvement qui, sans cela, serait resté ignoré. Ney donna de suite l'alarme à toute l'armée, jusqu'à Varsovie.

On fut bientôt revenu de l'opinion que l'ennemi ne voulait que repousser des maraudeurs. On se convainquit qu'il était en pleine opération, dans l'espérance de nous surprendre dans nos cantonnemens, de pouvoir nous jeter au-delà de la Vistule, et, selon les circonstances, achever l'hivernage sur ses bords, ou passer ce fleuve sur le pont de Dantzick.

Il n'y avait pas un moment à perdre; l'ennemi avait déjà l'initiative sur nous, lorsque l'empereur envoya ordre à ses différens corps d'armée de se centraliser, et de le rejoindre sur la route de Varsovie à Koenigsberg. Il ordonna à Bernadotte de refuser sa gauche, et de se retirer lui-même, s'il y était obligé, de manière à refuser toute la gauche de l'armée, et de laisser l'ennemi s'enfoncer sur la Basse-Vistule; c'est ce qu'exécuta ce maréchal. Il revint jusqu'à une petite ville qu'on appelle Strasbourg. L'ennemi, en s'avançant sur notre gauche, nous donnait autant d'avance par notre droite, qui marchait toujours, que lui-même en prenait du côté opposé.

L'armée russe, indépendamment de sa masse principale, qui partait de Koenigsberg, avait un corps de vingt-deux mille hommes en observation sur le Bug, et menaçant Varsovie.

Les choses en étaient là lorsque l'empereur quitta cette ville en même temps que les troupes. Il s'arrêta à Pultusk, où le maréchal Lannes était resté malade, ayant été obligé de quitter le commandement du cinquième corps, qui avait passé par cette ville pour aller s'opposer à ce corps russe, qui était sur le Haut-Bug. Il alla voir ce maréchal, et le trouva en si mauvais état, qu'il le fit transporter à Varsovie.

L'empereur passa ce jour-là à dix lieues plus loin que Pultusk; le soir, étant couché, il me fit appeler et me demanda si je me sentais en état d'aller commander le cinquième corps en place du maréchal Lannes. J'acceptai; et, pendant que le prince de Neufchâtel écrivait les ordres dont j'avais besoin, l'empereur me donna ses instructions: elles étaient d'observer le corps russe de si près, qu'il ne pût ni faire un mouvement sur lui pendant qu'il allait attaquer la grande armée russe, ni surtout marcher à Varsovie, que je devais couvrir à tout prix; et enfin, si ce corps russe n'était pas tellement fort que je pusse le culbuter, de le faire, mais à coup sûr; me recommandant de ne pas me laisser séduire par un espoir de succès.

Je quittai l'empereur, et passai chez le major-général, qui me remit une lettre de commandement, avec les instructions qui devaient me diriger. Les deux pièces étaient ainsi conçues:

Au général Savary.

Praznitz, le 31 janvier.

«Je vous préviens, général, que la santé de M. le maréchal Lannes ne lui permettant pas de commander son corps d'armée, S. M. vous donne une marque éclatante de la confiance qu'elle porte à vos talens militaires, en vous nommant commandant en chef du 5e corps.

«Vous partirez sur-le-champ pour vous rendre au quartier-général, à Brock, où le plus ancien général de division de ce corps d'armée vous fera recevoir. Vous ferez mettre votre nomination à l'ordre du corps d'armée; vous jouirez des honneurs, appointemens et traitemens attachés au grade de général en chef.»

Ordres et instructions pour le général Savary.

«Le 5e corps de la grande armée, que vous commandez, général, occupe en ce moment Brock; le corps russe commandé par le général Essen occupe Nur. Si les forces de ce général ne sont pas trop considérables, vous devez l'attaquer, et le culbuter dans sa position de Nur; mais, pour peu que les renseignemens que l'on aurait portassent à penser que le corps du général Essen, au lieu de s'être affaibli, se serait augmenté, vous vous bornerez à occuper Brock et Ostrolenka avec votre cavalerie.

«Vous consulterez le général Gazan et le général Campana, qui, étant depuis long-temps en présence de l'ennemi, connaissent ses mouvemens.

«Que l'on reste en observation, qu'on attaque l'ennemi, ou qu'on n'ait point de succès, le principal but du corps d'armée que vous commandez est de couvrir la rive droite de la Narew, depuis la rivière de l'Omulew (c'est-à-dire la petite rivière qui se jette près d'Ostrolenka) jusqu'à Siérock; de garder la position de Siérock et la rive droite du Bug, depuis Siérock jusqu'à la partie autrichienne.

«Il serait très utile, général, de faire construire un petit pont au confluent de la Narew dans le Bug, c'est-à-dire au-dessus du confluent. C'est un travail peu considérable, et ce pont sur le Bug rendrait beaucoup plus faciles les subsistances à tirer de Varsovie.

«Vous ordonnerez que l'on travaille avec activité à la tête de pont de Pultusk; car, en cas d'événement, la plus grande partie de votre corps d'armée devrait se retirer sur Pultusk ou sur Ostrolenka; un régiment et quelques pièces d'artillerie se retireraient aussi sur le Bug pour garder la rive gauche de cette rivière. Vous sentez bien que ce que je vous dis là est hypothétique, mais vous prouve la nécessité de travailler à la tête de pont.

«Envoyez dans la Gallicie pour savoir si les nouvelles que l'on donne, et qui font connaître que le général Essen se retire, sont vraies.

«Je dois vous faire observer qu'il faudra mettre quelque infanterie à Ostrolenka avec quelques pièces de canon, sans quoi votre cavalerie serait trop inquiétée. Jamais cette infanterie ne peut être compromise, puisqu'en passant le pont elle se trouve couverte.»

Je me mis aussitôt en route, et allai prendre le commandement de ce 5e corps, à Brock, en avant de Pultusk, au-delà de la Narew.

Je n'y fus pas très bien reçu, parce que tous les généraux de division qui y étaient employés étaient mes aînés en grade; il fallut donc, par de bons procédés, leur rendre supportable ce qui leur paraissait une injustice.

Ce corps était composé de deux divisions d'infanterie, une aux ordres du général Suchet, l'autre commandée par le général Gazan; de trois régimens de cavalerie légère et d'une division de dragons, aux ordres du général Becker: il devait être appuyé par le corps des grenadiers réunis, commandés par le général Oudinot, qui en achevait la formation à Varsovie, et avait reçu ordre de venir se placer à Pultusk.

J'avais pris le commandement du 5e corps le 2 février; le 5, je reçus ordre de quitter ma position de Brock, et de venir me placer à Ostrolenka pour me mettre en communication avec l'empereur, qui avait rencontré l'avant-garde ennemie à Hoff, et se disposait à lui livrer bataille.

Les troupes étaient bien souffrantes; elles étaient sans cesse à la maraude pour trouver quelques pommes de terre. Je fis, par cette raison, mon mouvement sur Ostrolenka par Pultusk, en remontant la Narew, au lieu de le faire par un mouvement de flanc gauche, qui m'aurait fait perdre un nombre considérable d'hommes isolés et de maraudeurs.

Je vis bientôt que j'avais mal fait; la faute tenait à ce que je connaissais mal la topographie du pays. Si mon commandement avait daté de quelques jours de plus, je n'aurais pas exposé la division Becker à une défaite dont l'habileté de son général la préserva. Néanmoins je ne me laissai pas décourager; je bouillonnais d'impatience d'en venir aux mains à la première occasion que la fortune m'offrirait. Heureusement pour moi, l'empereur était occupé d'autres choses; il ne vit que le résultat de mon mouvement, qui, en définitive, s'était fait sans accident, sans quoi j'aurais eu la tête lavée de main de maître, pour m'y être pris comme je l'avais fait.

En approchant de l'armée ennemie, l'empereur resserrait les corps de la sienne; il leur avait envoyé à chacun, par un officier différent, l'ordre d'être rendus à Preuss-Eylau dans la journée du 8, de manière à pouvoir livrer bataille le 9; il avait ajouté cette phrase afin que chacun amenât tout ce dont il prévoyait avoir besoin.

Le malheur voulut que celui de ces officiers qui allait au corps du maréchal Bernadotte fût un jeune homme sans expérience, qui, sans prendre aucun renseignement en chemin, se dirigea sur le lieu qu'on lui avait indiqué; il alla, de cette manière, se faire prendre par les cosaques, sans avoir détruit sa dépêche, qui fut portée au général en chef de l'armée russe. Ce petit accident, qui n'aurait eu que peu d'importance dans toute autre circonstance, eut, comme on le verra, des conséquences désastreuses dans celle-ci.

En voyant le contenu de l'ordre, le général Benningsen abandonna ses projets, et ne songea qu'à réunir son armée; elle était déjà rassemblée. Il prit immédiatement le chemin de Koenigsberg, et se trouva, le 7 février, en mesure d'attaquer l'armée française, qui ne devait être réunie que dans la journée du 8, de manière à pouvoir opérer le 9.

L'empereur arriva la veille à Eylau avec le 7e corps, commandé par le maréchal Augereau, la garde et le corps du maréchal Davout, à peu de distance. Il fut en effet attaqué par toute l'armée russe le 8, à sept heures du matin, par une neige très épaisse. Le 7e corps, serré en colonne, fit une résistance extrêmement vigoureuse; mais la supériorité du feu des ennemis parvint à éteindre le sien en décomposant les régimens qui formaient ce corps. Le maréchal Davout arriva, et donna vivement. Les ennemis marchaient toujours; déjà ils étaient près de Preuss-Eylau, lorsque l'empereur fit donner la garde, dont l'artillerie l'arrêta. Le combat de canon s'engagea, et devint terrible. Le maréchal Soult et le maréchal Ney arrivèrent sur ces entrefaites. L'action continua; des charges de cavalerie, conformément aux instructions qu'ils avaient reçues, souvent répétées, empêchaient les progrès des Russes, mais ne mettaient pas l'empereur en état d'entreprendre quelque chose de décisif; on attendait le maréchal Bernadotte, qui avait quatre divisions d'infanterie et deux de cavalerie. On ignorait l'aventure arrivée à l'officier qui lui avait porté des ordres; on était impatient; on envoyait à sa rencontre dans toutes les directions: ce fut en vain. On fut obligé de gagner la nuit comme l'on put, et on s'estima heureux d'avoir pu coucher sur le champ de bataille après tout ce que l'on avait perdu.

Ce combat d'Eylau n'avait été donné par les Russes que pour faire respecter leur retraite, qu'ils effectuèrent ensuite sur Koenigsberg, sans coup férir. On les suivit, pour l'honneur des armes, avec de la cavalerie; mais, pendant ce temps, on évacuait de Preuss-Eylau les blessés avec tout le matériel inutile.

On accusa le général Bernadotte de n'être pas arrivé sur le champ de bataille, encore bien que l'ordre ne lui fût pas parvenu. Ceci paraît singulier; mais le fait est qu'il était en communication avec la division de cuirassiers du général d'Hautpoult, lorsque celui-ci reçut l'ordre de se réunir à l'empereur pour livrer bataille. Il a même dit qu'il avait averti Bernadotte de son départ, et de ce qu'on allait faire. Quoi qu'il en soit, d'Hautpoult arriva, fut tué, en sorte qu'on ne put donner suite à cette affaire. D'ailleurs comment Bernadotte n'avait-il pas marché d'après la communication que lui avait faite le général d'Hautpoult? Il avait trop d'expérience de la guerre et de ses événemens pour ne pas voir que, s'il n'avait pas reçu d'ordre direct, c'est que quelque méprise ou quelque accident avait empêché qu'il ne lui parvînt. Il attendit; enfin, il marcha lui-même avec son corps, autant pour s'informer de ce qui se passait que pour mettre sa responsabilité à couvert; mais il était trop tard. Arrivé près d'Osterode, il apprit le mouvement rétrograde de l'armée, qui venait se placer derrière la Passarge.

L'empereur eut l'air d'attribuer à la prise de l'officier une négligence sur laquelle son opinion était arrêtée, il se souvint d'Iéna; mais le mal était fait, il ne lui en parla qu'en termes de douceur.

Après cette mauvaise journée d'Eylau, nous nous trouvâmes heureux de passer le reste de l'hiver derrière la Passarge, tandis que, sans la prise de l'officier porteur de la dépêche de l'empereur au maréchal Bernadotte, l'armée russe aurait continué son mouvement offensif sur la Basse-Vistule; et l'empereur l'eût forcée de combattre acculée, ou au Frisch-Haff, ou à la Vistule. Que l'on juge maintenant de la différence qu'il y aurait eu dans les résultats: l'armée russe ne pouvait pas manquer d'être détruite, la paix se serait faite sur-le-champ; au lieu de cela, le succès de nos armes devint douteux, et la fierté empêcha réciproquement de se rien proposer.

La position militaire de l'empereur était moins bonne qu'en partant de Varsovie, tandis qu'elle aurait dû être infiniment meilleure; elle eut des inconvéniens de toute espèce, dont un autre que lui ne se serait jamais tiré. Avant d'en tracer le tableau, je vais achever de parler de la bataille d'Eylau, que les Russes prétendent avoir gagnée, et que nous voulons n'avoir pas perdue.

Bernadotte ayant déclaré qu'il n'avait pas reçu l'ordre de marcher, et Berthier soutenant le lui avoir envoyé, on alla aux recherches sur le registre des expéditions, et l'on trouva que l'officier qui avait été porteur de cet ordre était un jeune élève de l'école de Fontainebleau, qui rejoignait un régiment du corps du maréchal Bernadotte; on avait mal à propos profité de son départ pour la transmission d'un ordre aussi important. L'empereur en leva les épaules de pitié, et ne dit pas un mot de reproche à Berthier. Bernadotte fut en partie justifié, quoiqu'il n'eût fait aucun cas de l'avis que lui avait donné d'Hautpoult en quittant sa position pour rejoindre la grande armée.

Si l'on appelle gagner une batailler, rester maître du champ de bataille et suivre la retraite de son ennemi, il n'y a pas de doute que nous n'ayons gagné celle d'Eylau; elle l'eût été bien mieux, et d'une manière incontestable si l'armée russe, au lieu de se retirer sur Koenigsberg, eût encore suivi son premier plan de se porter sur la Vistule, et eût été forcée de l'abandonner par suite de la bataille. Au lieu de cela, elle a suivi tranquillement son plan de retraite, elle ne peut donc avoir perdu la bataille; il est bien vrai qu'elle n'a tiré aucun avantage de sa supériorité, et que, si elle avait été commandée par un homme comme l'empereur, c'en était fait de l'armée française; cela est d'autant plus extraordinaire de la part du général russe, qu'il connaissait le plan d'opérations de l'empereur, et qu'il n'a attaqué que parce qu'il était convaincu qu'il surprendrait l'armée française dans son mouvement de réunion, et que, de plus, il était assuré que Bernadotte, avec quatre divisions d'infanterie et deux de cavalerie, ne s'y trouverait pas. Ces considérations obscurcissent le succès des Russes, surtout si l'on remarque que leur armée, dont le but avait été de nous jeter derrière la Vistule, fut obligée d'aller passer le reste de l'hiver derrière Koenigsberg, et de laisser l'armée française se replacer dans la position qu'elle occupait auparavant derrière la Passarge; elle couvrait ainsi le blocus de Dantzick, dont le siége fut commencé au mois de mars, et mené jusqu'à la fin sans que les Russes entreprissent de le faire lever (cette place ne capitula que le 12 de mai). En cela, au moins, l'armée russe a manqué le but pour lequel elle s'était mise en mouvement.

D'un autre côté, si l'on appelle perdre la bataille, la perte considérable qu'a éprouvée l'armée française, dont les corps combattaient l'un après l'autre, à mesure qu'ils arrivaient sur le champ de bataille, contre toute l'armée russe, on peut dire, sous ce point de vue, que les Français ont perdu la bataille; car cette perte fut telle qu'il devenait impossible à notre armée de rien entreprendre d'offensif le lendemain, et qu'elle aurait été complétement battue, si les Russes, au lieu de se retirer, l'eussent attaquée de nouveau, parce que Bernadotte ne pouvait arriver que le surlendemain.

Si l'on prétendait que, parce que le plan qu'avait l'empereur d'acculer l'armée ennemie au Frisch-Haff, ou à la Vistule, pour la combattre avec tous ses moyens réunis, a totalement manqué, il a perdu la bataille, ce serait une erreur: ce plan ne manqua pas par suite de la bataille, mais bien parce que, d'une part, les Russes se retirèrent, et que, de l'autre, le corps de Bernadotte n'avait pas rejoint.

L'empereur aurait eu toute son armée réunie, que si l'armée russe, ayant été informée de son projet, eût pris le parti de la retraite avant que notre droite l'eût débordée, au lieu de poursuivre son premier mouvement sur la Vistule, le plan de l'empereur aurait encore échoué, et à plus forte raison avec toutes les circonstances qui survinrent.

Le fait est que les deux armées ont manqué chacune leur but; qu'elles se sont trouvées après la bataille dans la même position qu'avant de s'ébranler, et que leurs pertes ont été réciproquement sans résultats; mais cet événement donna au moral et à l'opinion une secousse qui ne fut point favorable à l'empereur, et sans son extrême habileté, il eût eu des conséquences bien fâcheuses, que j'expliquerai plus loin. Je vais auparavant terminer le récit des événemens militaires qui firent suite à ceux d'Eylau.

L'empereur m'écrivit ce qui venait d'arriver en me mandant que, si je ne pouvais rien entreprendre sur les ennemis, je vinsse me mettre en communication avec la grande armée, dans la position qu'elle prenait derrière la Passarge. La dépêche ne m'en disait pas autant que l'officier qui en était porteur m'en racontait.

Après avoir réfléchi à ma situation, je me décidai à sortir de ma position et à marcher aux ennemis: je fis porter ma cavalerie légère en avant, et la fortune lui fit prendre un officier russe en dépêche, qui était expédié en retour par le général en chef du corps d'observation sur le Haut-Bug[4], au général en chef Benningsen, commandant la grande armée russe. Par le contenu des lettres dont il était porteur, je vis que le général Benningsen avait fait sonner haut son succès d'Eylau; qu'il n'avait pas parlé de sa retraite, et avait donné ordre aux généraux Essen et Muller, commandant le corps du Haut-Bug, de marcher franchement sur moi et de m'attaquer; cet officier m'apprit qu'il avait laissé ces deux généraux faisant leurs préparatifs pour exécuter cet ordre.

J'étais à Sniadow, en avant d'Ostrolenka, lorsque cette circonstance m'arriva, et j'y fus informé qu'un corps russe de quatre à cinq mille hommes avait été envoyé pour me tourner par ma gauche, et avait déjà passé la Narew, qui était gelée partout, à Tikolshin. Je ne crus pas prudent de sortir de ma position d'Ostrolenka, d'autant plus que j'avais encore un ou deux jours à marcher avant de joindre les Russes, et que, pendant ce temps, ce corps de quatre à cinq mille hommes pouvait être arrivé par la rive droite de la Narew et m'y faire beaucoup de mal; d'ailleurs, les Russes venaient eux-mêmes m'attaquer, il était inutile que je leur diminuasse le trajet en perdant de mes avantages. Je revins donc le lendemain reprendre ma première position, et portai un corps de troupes sur la rive droite de la Narew à la rencontre de celui que les Russes y avaient envoyé.

Je ne tardai pas à être resserré par l'armée russe; le 15 février, je l'étais à un point extrême, et je devais m'attendre à un événement; j'adoptai pour dispositions de garder Ostrolenka en défensive, et de prendre vivement l'offensive sur le corps qui venait par la rive droite. Pour cela, je fis repasser mes troupes sur la rive droite derrière Ostrolenka, ne laissant que trois brigades d'infanterie placées hors de l'insulte du canon, dans les dunes de sable qui entourent cette ville; je plaçai mon artillerie de manière à flanquer, de la rive droite, les ailes des brigades d'infanterie dont je viens de parler; ma cavalerie me fut inutile, et je la laissai en repos.

Je fis attaquer, le 16, de grand matin, le corps russe qui descendait la rive droite de la Narew; il fut mené vivement par le général Gazan, qui le rencontra en marche pour venir l'attaquer lui-même; il le refoula sur une chaussée étroite entre deux bois, sans qu'il pût jamais s'arrêter pour se déployer; et comme le général Gazan avait eu la précaution de le faire prolonger par des colonnes d'infanterie qui passaient des deux côtés de la route dans les deux bois, il le mena battant plus de deux lieues, le fusillant à mi-portée de mousqueterie. Cette attaque eut un succès si prompt, qu'il surpassa mon espérance.

J'entendais une bien vive canonnade à Ostrolenka; j'y envoyai le général Reille, qui était chef d'état-major du corps d'armée; il y arriva bien à propos pour me suppléer: les Russes débouchaient par les trois routes qui arrivent à cette petite ville; ils la canonnaient avec à peu près cinquante bouches à feu, et les officiers qui commandaient les troupes demandaient des ordres.

Je voyais bien que l'on n'était pas très disposé à faire quelque chose pour ma propre gloire; mais je ne fus pas dupe, et j'étais déterminé à me faire obéir.

J'envoyai ordre au général Reille de tenir Ostrolenka jusqu'à mon arrivée, ajoutant que je partais pour m'y rendre; je laissai Gazan poursuivre son succès, en le prévenant de ne pas aller trop loin, parce que je ne pouvais pas le faire échelonner, ayant besoin de mes troupes à Ostrolenka où je courais.

J'y arrivai comme le général Reille venait de soutenir le choc de l'attaque des trois colonnes russes, qui vinrent, sans tirer un coup de fusil, sous la protection du feu de leur artillerie, pour forcer la ville.

Le général Reille les attendit bravement jusqu'à portée de pistolet; alors, comme ils ne pouvaient plus être protégés par leurs canons, il fit habilement débusquer ses troupes et les accueillit par toute la mitraille et la mousqueterie qu'il avait de prêtes à leur envoyer: il les arrêta sur place, et son feu continuant avec la même vivacité, il les fit rebrousser chemin.

Les deux colonnes qui venaient par les deux ailes pour forcer la ville par le bord de la Narew, furent repoussées par le canon de la rive droite. Le premier moment de fureur des Russes une fois passé, je fis à la hâte repasser toute l'infanterie et la cavalerie sur la rive gauche; je me déployai en avant de la ville, et après m'être formé, et couvert de mon artillerie, je marchai droit aux ennemis et les menai battant jusqu'à la nuit; je leur tuai beaucoup de monde, surtout à l'attaque du général Gazan; je leur pris sept pièces de canon et trois drapeaux. Ils me laissèrent environ mille blessés sur le terrain, mais je ne fis pas un grand nombre de prisonniers; parce que je ne pus pas les poursuivre, le général Oudinot ayant reçu l'ordre de partir avec son corps pour rejoindre l'empereur.

Je perdis dans cette action le général Campana, qui fut tué; le général Boussard fut grièvement blessé, ainsi que presque tous les colonels des régimens que j'avais engagés.

Je fus satisfait, parce que le but de l'empereur était bien rempli: les Russes s'en allèrent reprendre la position qu'ils avaient quittée pour venir m'attaquer. La tranquillité de Varsovie fut assurée et la communication avec l'empereur couverte. L'empereur lui-même fut satisfait, il me fit l'honneur de me l'écrire et de m'envoyer le grand-cordon de la Légion-d'Honneur avec le brevet d'une pension viagère de 20,000 francs: il y avait un certain nombre de ces pensions sur la Légion-d'Honneur; le général d'Hautpoult, qui venait de mourir, en avait laissé une vacante. Mais comme chaque chose doit porter son correctif avec soi, Berthier m'adressa une longue dépêche[5] qu'il sema de conseils, d'assertions propres à tempérer la satisfaction que le succès et les félicitations de l'empereur m'avaient causée. Ces conseils, sa longue expérience l'autorisait sans doute à les donner, et je les reçus avec reconnaissance; mais sa constance à reproduire une évaluation dont je lui avais fait connaître l'inexactitude m'étonna. Je le lui témoignai, il persista; de mon côté, je restai bien convaincu que j'avais devant moi les forces que j'aurais à combattre.

CHAPITRE IV.

L'empereur à Osterode.—État de l'opinion.—Fouché.—Agitation du cabinet de Madrid.—Mesures diverses de l'empereur—Le divan arme contre les Russes.—Mission du général Gardanne.

Je me mis en mesure d'exécuter les ordres que m'avait transmis le major-général; je me portai à Pultusk et me mis en communication avec Osterode, où l'empereur s'était établi. J'étais à peine arrivé dans la première de ces deux places, qu'il envoya le maréchal Masséna pour prendre le commandement du cinquième corps, m'enjoignant de le rejoindre le plus tôt possible.

Je le fis en passant par Varsovie, où M. de Talleyrand était encore avec le corps diplomatique, que l'on s'applaudissait beaucoup de n'avoir pas laissé à Paris dans une semblable circonstance; les contes qui se débitaient auraient gâté l'opinion et le jugement de tous ses membres.

M. de Talleyrand servait l'empereur on ne pouvait pas mieux; il avait à ménager l'Autriche, à laquelle l'événement d'Eylau donnait la tentation d'en venir aux mains, d'autant plus qu'il venait d'y avoir à Vienne des altercations entre notre ambassadeur et quelques personnages importans, et que ces différends se seraient volontiers mis sur le compte de la politique pour justifier une aigreur que l'on voulait exciter, afin de la faire suivre d'une rupture. Heureusement, notre ambassadeur tint ferme et fut prudent, et, par cette conduite, il aida M. de Talleyrand à maintenir l'harmonie. D'un autre côté, il avait à donner de la confiance à la régence polonaise, qui était fort effrayée, précisément au moment où l'empereur lui demandait des efforts en tous genres.

L'administration de l'armée avait été transférée à Thorn; je trouvai l'empereur à Osterode, à peu de choses près comme au bivouac; travaillant, mangeant, donnant audience et couchant dans la même chambre: il résistait à tout ce qui l'entourait, ainsi qu'au grand-duc de Berg et au maréchal Berthier, qui le sollicitaient de repasser la Vistule; lui seul tenait tête. Il venait de recevoir de Paris la nouvelle de l'arrivée du bulletin de la bataille d'Eylau dans cette capitale; les esprits en étaient retournés: ce n'étaient que lamentations partout; les fonds publics avaient éprouvé une baisse notable. Il comprit bien qu'il arriverait pis encore, si, à la suite de cela, il repassait la Vistule: sa position morale était horrible; il luttait contre tous; il tint tête à l'orage, eut du courage pour tout le monde, et son inflexible opiniâtreté fit rentrer la raison dans les têtes d'où elle était sortie.

Il écrivit d'une manière sévère au ministre de la police sur la baisse des fonds, lui faisant observer qu'il ne pouvait qu'y avoir inertie de sa part, puisqu'il n'y avait pas lieu à un pareil discrédit, ou bien qu'il avait laissé le champ libre à la malveillance, habile à saisir tout ce qui peut nuire à l'autorité souveraine.

Le ministre, effrayé par la seule pensée de voir, pour la seconde fois de la campagne, l'empereur de mauvaise humeur contre lui, se procura une lettre du général Defrance à son beau-père, dans laquelle il lui racontait l'événement d'Eylau, ajoutant qu'il allait, avec sa brigade de carabiniers, reprendre les cantonnemens qu'il avait auparavant derrière la Vistule. Il envoya cette lettre à l'empereur, comme la cause du mouvement des fonds publics, parce que, disait-il, le beau-père du général Defrance l'avait fait circuler.

L'empereur gronda le général Defrance; mais le ministre avait fait un lourd mensonge: il aurait mieux fait de dire que cette baisse provenait de la frayeur dont tout le monde était atteint, chaque fois que l'on voyait les destinées de la France et de chaque famille soumises à un coup de canon. Mais il ne l'osait pas, et l'empereur, tout en grondant le général Defrance, ne fut pas dupe du verbiage de son ministre; il s'occupa moins de tout ce qui se passait à Paris que de ce qu'il avait à faire à l'armée.

Il faisait réunir les élémens du corps du maréchal Lefebvre, qui devait commencer le siége de Dantzick. Les pertes d'Eylau l'avaient obligé de supprimer le 7e corps, dont les régimens étaient réduits à un bataillon; le maréchal Augereau, qui l'avait commandé, ayant été blessé d'un coup de feu, partit pour la France; une partie de ses troupes forma le noyau du corps assiégeant.

Depuis que l'empereur avait fait la paix avec la Saxe, il avait demandé au souverain de ce pays de porter son armée à Posen; elle y était arrivée, et il la fit venir devant Dantzick au corps de siége. Il y ajouta des troupes de Baden et de quelques principautés d'Allemagne, de même que quelques corps francs qu'il avait fait former des déserteurs; enfin il eut à la fin de mars une armée de siége respectable, quoique composée de troupes de toutes les nations.

C'était lui seul qui soignait les détails infinis que cela entraînait; en même temps, il avait son armée mobile à renforcer.

Après la bataille d'Iéna et l'occupation de la Prusse, il avait offert la paix au roi de Prusse; après celle d'Eylau il aurait eu l'air de la demander: d'ailleurs, le roi de Prusse s'était mis dans la dépendance de l'empereur de Russie, dont les troupes étaient sa sauvegarde; il n'aurait rien pu faire sans le lui communiquer, et l'empereur de Russie n'était pas à l'armée, il était à Saint-Pétersbourg; une négociation aurait donc été impossible à nouer. Cependant on essaya de parlementer; on saisit des prétextes frivoles, mais on ne trouva que hauteur et fierté, quelquefois même de l'arrogance.

Tout en ne négligeant pas les moyens d'amener un rapprochement, on suivait vivement ceux de se rendre respectable.

On appela le corps du maréchal Mortier, qui était en Poméranie; il prit le n° 7; on le grossit de quelques troupes saxonnes, et il remplit complétement le vide qu'avait fait la disparition du corps d'Augereau.

Le prince Jérôme avait assez avancé les opérations en Silésie pour qu'on pût lui retirer quelque chose; on lui prit deux divisions bavaroises: il jeta les hauts cris, mais on ne l'écouta pas.

On fit venir en poste, de France, tout ce qui était dans les dépôts des différens régimens; on imprima décidément un grand mouvement à la Pologne, et on ne craignit pas de se compromettre avec elle, ni de la compromettre vis-à-vis de qui que ce fût.

L'empereur envoya ordre à son ambassadeur à Constantinople de faire déclarer la guerre aux Russes par les Turcs; c'étaient les travaux d'Hercule, cependant il fut obéi.

Il écrivit au roi d'Espagne pour réclamer l'exécution des conditions de l'alliance qu'il avait contractée avec lui, et lui demander de faire passer en France un corps de troupes dont il détermina la force, et de le mettre à sa disposition pour l'appeler sur l'Elbe au besoin, bien entendu qu'il passait dès-lors à la solde de la France. Enfin il peignit la situation de l'Europe au sénat, et demanda qu'on rappelât, par précaution, la conscription de 1807, ce qui fut fait.

Il fut partout servi à souhait, hormis de l'Espagne, qui fit des observations que je n'ai pas trop bien connues; mais elle avait fait paraître, au mois d'octobre précédent, une proclamation au peuple espagnol, tendant à le porter aux armes. Comme le gouvernement n'avait donné à ce sujet aucune explication préalable, on ne put se défendre d'inquiétude, d'autant plus que l'empereur avait déjà été trompé deux fois, et que les souverains paraissaient avoir renoncé à toute espèce de loyauté vis-à-vis de lui, ne reconnaissant de juste que ce qui pouvait être exécuté.

Cependant nos liaisons avec l'Espagne étaient si étroites et si anciennes, que l'on se défendait encore, quoique mal, d'un mauvais soupçon. On avait déjà su que l'intrigue ennemie, qui poursuivait notre politique, de cabinet en cabinet, avait trouvé quelque accès près de celui de Madrid, où le prince de la Paix, qui y était soutenu en grande partie par la pensée qu'il nous était agréable, avait dû se relâcher et céder pour ne pas faire éclater l'orage qui le menaçait. Les intrigues des favoris, des confesseurs, des chevaliers, avaient quelquefois porté le trouble dans l'intérieur de la famille du roi, qui avait été obligé de parler en maître à ses enfans, et d'envoyer dans leurs terres ou au couvent les courtisans et les confesseurs.

À la distance où était l'empereur, on n'en voyait le mal qu'avec un verre à multiplians, en sorte que, quoiqu'ayant l'air rassuré, on resta impatient de savoir à quoi on devait attribuer ce changement subit de la part de l'Espagne; elle en avait trop fait par sa proclamation pour le maintien de la sécurité, et pas assez pour faire la guerre, si tel avait été son projet.

L'empereur reçut bien toutes les excuses qu'on lui donna, d'autant qu'il était occupé ailleurs sérieusement; il ne devait donc pas fournir à ses ennemis une circonstance favorable pour se rapprocher de l'Espagne, mais il n'en resta pas moins convaincu qu'il y avait quelque chose à revoir dans ses affaires avec ce pays.

Il en insista d'autant plus sur l'entrée en France du contingent espagnol, et on le lui fournit; il le fit venir dans les villes anséatiques pour relever les Hollandais, qui vinrent remplacer le corps de Mortier dans la Poméranie; un autre corps espagnol passa en Italie.

Tous les ordres qu'il avait à donner pour le recrutement et le ravitaillement de l'armée étaient partis; tout ce qu'il avait à communiquer à ses alliés l'était aussi, et enfin les coups de levier qui devaient ébranler de tous côtés la puissance de ses ennemis étaient donnés; il avait envoyé jusqu'en Perse, pour porter cette puissance à prendre les armes. Ses ennemis personnels ont envenimé cette démarche, en lui donnant un motif d'ambition, dont le but aurait été de s'approcher de l'Inde: l'empereur n'a pas donné à son ambassadeur d'autres instructions que de suivre avec activité tout ce qui pouvait amener les Persans à établir une armée régulière, et à les rendre assez menaçans pour obliger les Russes à diviser les forces qu'ils avaient contre lui[6]. Les Anglais eux-mêmes gagnaient à cela, et sont aujourd'hui les plus intéressés à reprendre l'ouvrage de l'empereur dans cette partie.

La Perse doit devenir pour l'Inde, ce que la Pologne et la Suède ont été pour l'Europe jusqu'à leur destruction.

Si au lieu d'être resté dans un trou comme Osterode, où chacun était sous sa main et où il pouvait faire marcher tout le monde, l'empereur eût été se mettre dans une grande ville, il aurait employé trois mois pour faire ce qu'il obtint en moins d'un mois.

CHAPITRE V.

Siége de Dantzick.—Le général Kalkreuth.—L'ambassadeur du shah de Perse arrive à Finkenstein.—L'armée ennemie se remet en campagne.—Bernadotte et Soult.—Affaire de Heelsberg.—Murat s'entête à faire donner la cavalerie.—L'empereur envoie à son secours.—Je suis chargé de conduire les fusiliers de la garde à l'ennemi.—Belle conduite de cette jeunesse.

Aussitôt que le soleil eut reparu et séché la terre, l'empereur fit camper toute l'infanterie dans chaque corps d'armée; dès-lors il vint établir son quartier-général à Finkenstein, où il resta jusqu'au renouvellement des opérations qui terminèrent la campagne.

C'est de là qu'il fit commencer sérieusement le siége de Dantzick; cette place n'était pas encore bloquée par la langue de terre qui sépare le Frisch-Haff de la mer, et le gouverneur, le général Manstein, avait été relevé par le maréchal Kalkreuth. Cette ville, d'un immense développement, exigea des remuemens de terre considérables, et le siége fut long, laborieux et savant; les détails seraient trop longs à rapporter ici.

On l'attaqua avec l'artillerie prussienne que l'on tira de Stettin, de Custrin et de Breslau; on fut obligé de faire la descente du fossé dans les règles, et de faire brèche. On en était là, nous étions pressés par la belle saison, qui devait probablement remettre les armées en campagne, lorsque la garnison demanda, vers la mi-mai, à sortir avec les honneurs de la guerre, pour aller rejoindre son armée.

Tout bien considéré, l'empereur imagina qu'en faisant traîner le siége plus long-temps, il s'exposait à voir la saison trop avancée pour espérer finir la campagne cette même année, au lieu qu'en réunissant à son armée le corps de siége, et en marchant de suite, il était vraisemblable qu'il trouverait encore l'armée russe en cantonnement, où on la croyait hors d'état d'agir, puisqu'elle n'entreprenait rien pour faire lever le siége; alors il y avait lieu d'espérer que le résultat serait décisif et amenerait la paix.

Il ordonna donc qu'on accordât à M. de Kalkreuth les conditions qu'il demandait, et le maréchal Lefebvre, avec son corps d'armée, entra dans la place vers le 14 ou 15 de mai: cette ville fut d'une immense ressource pour nous; on y établit l'administration de l'armée, et on se prépara à commencer les hostilités.

La Perse venait d'envoyer un ambassadeur à l'empereur; il vint de Constantinople joindre notre quartier-général à Finkenstein. L'empereur le mena à Dantzick pour voir le spectacle d'une armée européenne; ce grave Oriental ne concevait pas pourquoi, puisque nous étions ennemis, nous ne faisions pas couper la tête à tous les habitans: il était curieux de tout, la parade l'amusait beaucoup; il demandait comment il pouvait se faire que tous les soldats marchassent ensemble, et il aimait particulièrement la musique militaire. Il demandait si l'empereur voudrait bien lui donner quelques uns des musiciens, comme s'ils avaient été des esclaves.

L'empereur ne resta à Dantzick que le temps nécessaire pour voir la place, et visiter les travaux du siége; il les approuva tous. Il donna audience de congé à l'ambassadeur de Perse, qui retourna chez lui, à Téhéran (en Perse), et l'on envoya comme notre ambassadeur en ce pays le général Gardanne, gouverneur des pages. Il faisait cette campagne comme aide-de-camp de l'empereur, et lui témoigna le désir d'aller en Perse; il emmena avec lui des officiers de toutes armes, et partit. La paix se fit pendant qu'il était encore à Constantinople.

Il y avait à peine sept à huit jours que l'empereur était rentré à Finkenstein, de retour de Dantzick, que le maréchal Ney fut attaqué le 5 juin à Guttstadt, où il avait son quartier-général: comme il était très en avant de la ligne de l'armée, il fut tourné par sa gauche, perdit son parc de munitions, et eut beaucoup de difficultés à revenir se placer derrière la Passarge; il s'y maintint cependant jusqu'à ce que toute l'armée fût rassemblée.

Au moment où les hostilités recommencèrent, l'armée était postée ainsi:

Bernadotte occupait la gauche derrière la Passarge, depuis le Frisch-Haff, ayant sa droite au pont de Spanden, où il avait fait faire une bonne tête de pont; il avait à sa droite le maréchal Soult, dont le quartier était à Mohrungen; ses troupes étaient sur la Passarge, dont il avait fait couper le pont.

L'empereur fut mécontent de la coupure de ce pont; il nous disait: «Voyez, Bernadotte a agi plus militairement, il a gardé son pont, et Soult, qui aurait dû le garder plutôt que Bernadotte, l'a coupé; par là il s'est mis dans l'impossibilité d'aller secourir Ney, que les Russes n'auraient pas attaqué peut-être, s'ils avaient su que Soult avait conservé un pont sur la Passarge, parce que le corps qui a tourné Ney se serait exposé à une destruction totale.»

À la droite de Soult était le maréchal Ney, et à la droite de ce dernier
Davout.

Le reste était en deuxième ligne.

Après l'affaire de Guttstadt, les Russes vinrent pour forcer aussi le maréchal Bernadotte dans sa tête de pont de Spanden; ils y furent repoussés, et le maréchal blessé à la tête par une balle qui lui entra derrière l'oreille. Il fut obligé de quitter l'armée, et fut relevé par le général Victor, qui venait d'être échangé contre le général Blücher, pris à Lubeck, comme on peut se le rappeler.

Les Russes firent la faute de ne pas se retirer de suite et de nous donner le temps d'arriver.

Le maréchal Soult, qui était à la gauche du maréchal Ney, vint sur Guttstadt; la droite, où était le corps du maréchal Davout, se porta également d'Osterode sur Guttstadt.

Le général Victor et le maréchal Mortier, qui étaient à la gauche et au centre, marchèrent devant eux, en passant la Passarge à Spanden.

Les grenadiers réunis, la garde, ainsi que des troupes nouvellement arrivées de France en poste, marchèrent aussi des environs de Finkenstein sur Guttstadt; la cavalerie en fit de même.

Ce mouvement s'exécuta avec une rapidité incroyable; le 8 juin, tout était concentré derrière la Passarge, que l'on passa le 9. On poussa devant soi la cavalerie légère ennemie, et on entra le même soir à Guttstadt. Le 10, de grand matin, l'on partit en descendant l'Alle, et vers le soir on accula l'arrière-garde ennemie sur le bord de cette rivière, à Heelsberg; la majeure partie de l'armée ennemie occupait la rive droite, qui est beaucoup plus élevée que la rive gauche; toute son artillerie y était portée.

Le grand-duc de Berg s'entêta à faire donner plusieurs fois sa cavalerie, qui avait fait des merveilles toute la matinée, mais qui, arrivée sous le feu de ce canon, fut assaillie de boulets qui l'obligèrent à rétrograder; elle le fit en désordre; les Russes la firent poursuivre par quelques escadrons, qui achevèrent de la mettre en déroute totale.

Heureusement pour elle, l'empereur, qui, du point où il observait, l'avait vue s'engager maladroitement, avait bien vite fait marcher la brigade des fusiliers de la garde avec douze pièces de canon pour prévenir une échauffourée; il m'en donna le commandement.

Cette brigade, nouvellement formée, n'était pas encore une troupe sûre.
Elle était composée de deux régimens de très beaux jeunes gens.

Pour arriver dans la plaine où manoeuvrait le grand-duc de Berg, j'avais un long défilé de marais et un village à traverser; je ne me mis pas en mouvement sans inquiétude, parce que c'était le seul chemin par lequel notre cavalerie pouvait se retirer, si elle avait été culbutée avant que j'eusse achevé de passer; cependant il le fallait, et je le fis au pas le plus accéléré possible, et sur le plus grand front que je pouvais montrer: bien m'en prit, car à peine étais-je formé dans la plaine, à deux cent cinquante toises de l'autre côté du défilé, ayant en avant deux bataillons déployés et mes deux ailes serrées en colonne, et à peine ma dernière pièce était-elle en batterie, que je fus enveloppé par la déroute de notre cavalerie, qui revenait sur le défilé pêle-mêle avec la cavalerie russe. Je n'eus que le temps d'ouvrir le feu de tout mon front; il arrêta la cavalerie russe et donna à la nôtre le temps de se rallier et de se reformer.

Les Russes avaient fait suivre leur cavalerie par de l'infanterie et du canon, qu'ils avaient placé dans des redoutes ébauchées, en avant de Heelsberg, du côté par où nous arrivions. Il fallut s'engager avec ceux-là. La canonnade et la fusillade furent vives, et j'aurais eu une mauvaise journée, si une des divisions du maréchal Soult, commandée par le général Saint-Hilaire, qui était à ma droite, ainsi qu'une du maréchal Lannes[7], commandée par le général Verdier, qui était à ma gauche, n'eussent pas joint leurs feux aux miens; néanmoins je fus bien maltraité: je couchai encore à deux cents toises en avant du terrain sur lequel j'avais combattu; mais j'éprouvai une perte considérable: j'eus à regretter la mort du général de brigade Roussel, et j'eus plusieurs caissons de munitions, entre autres un d'obus, qui sautèrent pendant le combat, et qui nous firent beaucoup de mal, étant formés dans un ordre serré.

Sans l'intrépidité du commandant de notre artillerie, le colonel Greiner, qui fit un feu des plus vifs et des plus meurtriers, j'aurais été enfoncé et par conséquent sabré et pris par toute la cavalerie russe qui m'entourait et qui venait déjà de maltraiter la nôtre; le danger était d'autant plus grand, que la division Saint-Hilaire était en retraite décidée.

J'eus une explication vive avec le grand-duc de Berg, qui m'envoya, dans le plus chaud de l'action, l'ordre de me porter en avant et d'attaquer; j'envoyai l'officier qui me l'apportait à tous les diables, en lui demandant s'il ne voyait pas ce que je faisais. Ce prince, qui voulait commander partout, aurait voulu que je cessasse mon feu, dans le moment le plus vif, pour me mettre en marche; il ne voulait pas voir que j'aurais été détruit avant d'arriver: il y avait un quart d'heure que mon artillerie échangeait de la mitraille avec celle des Russes, et il n'y avait que la vivacité de la mienne qui me donnât de la supériorité.

La nuit arriva bien à propos: pendant que tout sommeillait, l'empereur m'envoya chercher pour venir lui parler. Il était content du coup d'essai de cette jeune troupe; mais il me gronda pour avoir manqué au grand-duc de Berg; et en me défendant, je me hasardai à lui dire que c'était un extravagant qui nous ferait perdre un jour quelque bonne bataille; et qu'enfin il vaudrait mieux pour nous qu'il fût moins brave, et eût un peu plus de sens commun. L'empereur me fit taire en me disant que j'étais passionné, mais il n'en pensa pas moins.

Le lendemain, c'était le 11 juin, les Russes restèrent toute la journée en avant d'Heelsberg; on releva de part et d'autre ses blessés; et nous en avions autant que si nous avions eu une grande bataille. L'empereur était de fort mauvaise humeur; le maréchal Davout venait d'arriver, il le fit manoeuvrer sur notre gauche, et son seul mouvement fit évacuer aux Russes leur position en avant d'Heelsberg; ils repassèrent l'Alle, et dans la nuit du 11 au 12 ils partirent pour Friedland.

L'empereur coucha le 12 à Heelsberg, et, selon son habitude, il alla visiter la position que les ennemis avaient occupée la veille; il devint furieux lorsqu'il vit que l'on avait été assez imprudent pour venir se faire mitrailler d'un bord de la rivière à l'autre, comme cela était arrivé.

C'est à Heelsberg qu'il apprit du bourguemeister, que l'empereur de Russie était l'avant-veille en ville avec le roi de Prusse, et qu'ils en étaient partis avant l'armée. Le 13 nous partîmes de bon matin pour aller à Preuss-Eylau; l'empereur y coucha la nuit du 13 au 14. Notre cavalerie ne put fournir un rapport précis de la marche de l'armée ennemie, en sorte que ce fut encore l'empereur, qui, de son cabinet, ordonna de marcher sur trois directions où il était impossible que l'armée russe n'eût pas été chercher à passer pour gagner les bords de la Pregel et couvrir Koenigsberg; il jugeait des opérations de l'ennemi d'après ce qu'il aurait fait à sa place.

Il fit marcher le maréchal Soult avec le grand-duc de Berg sur
Koenigsberg, où ce dernier affirmait que s'était retirée l'armée ennemie;
il fit marcher le corps de Davout à la droite de celui du maréchal
Soult, et l'empereur garda avec lui le reste de l'armée.

Il avait fait marcher dès la veille, après midi, par le chemin de Friedland; c'était le général Oudinot, qui, avec les grenadiers réunis, était en tête de la colonne, sous les ordres du maréchal Lannes; la division des cuirassiers du général Nansouty était de cette colonne.

CHAPITRE VI.

L'armée russe repasse sur la rive droite.—L'empereur ne peut croire à cette imprudence.—Nos colonnes débouchent.—Belle conduite du général Dupont.—L'action devient générale.—Bataille de Friedland.—Les Russes sont culbutés.

Les grenadiers du général Oudinot étaient en face de Friedland le matin du 14, à la pointe du jour. L'armée russe était de l'autre côté de la rivière; elle apprend qu'il n'y a devant elle que cette division de grenadiers, et conçoit le projet d'aller à elle et de l'attaquer avec toute la supériorité qu'elle était en mesure de lui opposer, ne se doutant pas qu'elle serait soutenue aussi promptement. Effectivement elle passe le pont, et attaque avec furie le maréchal Lannes; il avait les divisions d'Oudinot et de Verdier. Nous étions dans la saison des grands jours, qui, sous cette latitude-là, n'ont presque pas de nuit.

L'empereur est presque aussitôt averti; il part de Preuss-Eylau, pressant la marche de la garde à pied et à cheval, ainsi que celle du maréchal Ney, du maréchal Mortier et du corps de Bernadotte, que commandait le général Victor.

Il ne tarda guère à arriver sur le champ de bataille, où il trouva le maréchal Lannes, qui venait de prendre une position à l'entrée des bois qui bordent la circonférence de la plaine autour de Friedland. Il avait soutenu, depuis la pointe du jour, avec une grande infériorité de forces, un combat qui avait déjà coûté passablement de monde.

L'empereur, en arrivant, alla lui-même reconnaître l'armée russe; il ne croyait pas qu'elle resterait de ce côté-ci de Friedland; il ne concevait pas son but, puisqu'elle était inférieure en forces à ce qu'il pouvait lui opposer: la position lui paraissait si extraordinaire, qu'il envoya en reconnaissance tous les officiers qui étaient autour de lui. Il me donna, à moi, l'ordre de m'en aller seul, le long du bois qui était à notre droite, chercher un point d'où l'on pût découvrir le pont de Friedland, et, après avoir bien observé si les Russes passaient sur notre rive ou bien s'ils repassaient sur la rive droite, de venir lui en rendre compte.

Je pus exécuter cet ordre avec facilité; je revins trouver l'empereur, et lui dire que non seulement les Russes ne se retiraient pas, mais qu'au contraire ils passaient tous sur notre rive, et que chaque demi-heure on voyait leurs masses grossir sensiblement; qu'ainsi il fallait s'attendre à ce qu'ils seraient prêts dans une bonne heure.

«Hé bien! moi, dit l'empereur, je le suis; j'ai donc une heure sur eux, et, puisqu'ils le veulent, je vais leur en donner; aussi-bien c'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo; c'est un jour où la fortune est pour moi.» Il avait fait former ses colonnes dans les immenses bois à la lisière desquels s'était placé le maréchal Lannes; l'artillerie seule était sur les grands chemins, et ne sortait pas non plus du bois; par bonheur pour nous, il y avait dans le bois trois belles et larges percées qui permettaient de mettre dans chacune une colonne d'infanterie et une de cavalerie ou d'artillerie.

Tout ce que l'empereur attendait était arrivé; on laissa une demi-heure au soldat pour se reposer; on s'assura, par les plus minutieuses observations, si les armes étaient en bon état, si chaque soldat était amplement pourvu de munitions. Cela fini, l'empereur, qui était sur le terrain, fit déboucher tout à la fois: ses instructions étaient données comme pour une manoeuvre d'exercice; aussi on ne s'arrêta point. Il y avait un défilé à passer pour joindre les Russes à la mousqueterie. L'empereur avait prévu l'embarras, et chaque colonne le traversa par un passage différent, de sorte qu'elles se formèrent toutes ensemble de l'autre côté. La majeure partie de la cavalerie était à notre gauche.

L'empereur pressa l'attaque: le maréchal Ney occupait la droite sur le champ de bataille; à sa gauche, en échelons, était le corps du général Victor; à la gauche de celui-ci était le maréchal Mortier, qui avait peu de monde, et à la gauche de Mortier était le maréchal Lannes.

En deuxième ligne, au centre, était la garde, et en deuxième ligne, à sa gauche, était la brigade de fusiliers, dont l'empereur me fit reprendre le commandement pour cette action. Lors du commencement de l'attaque l'armée était généralement en échelons, la droite en tête, refusant légèrement sa gauche.

Le maréchal Ney commença, et s'engagea très vivement; ses troupes s'emportèrent, et voulurent, d'un premier élan, insulter jusqu'au pont de Friedland. La division qui l'avait entrepris fut si vertement ramenée, qu'elle aurait entraîné infailliblement le reste de ce corps d'armée si la première division du corps de Victor, commandée par le général Dupont, n'eût fait, fort à propos, sans l'ordre de son maréchal, un changement de direction à droite, et n'eût chargé rudement tout ce qui poursuivait le maréchal Ney.

J'ai entendu l'empereur louer, d'une manière toute particulière, ce mouvement du général Dupont, et dire hautement qu'il avait beaucoup avancé la bataille. Le maréchal Ney arrêta ses troupes, les reforma, et attaqua de nouveau, si rapidement, que l'on s'aperçut à peine de son accident.

Le mouvement que venait de faire le général Dupont avait allumé le feu d'un bout à l'autre de la ligne, et c'est à cette bataille, comme à celle d'Eylau, que l'on vit encore déployer une artillerie effroyable; le corps de Bernadotte, entre autres, que commandait Victor, avait réuni quarante-huit pièces de canon dans la même batterie; c'est avec cela qu'il reçut l'attaque de la colonne russe qui venait à lui. Le général en chef russe vit bientôt qu'il avait fait une faute; qu'il trouvait des forces considérables où il ne croyait rencontrer qu'une division; il aurait voulu être encore de l'autre côté de la rivière; mais il ne pouvait entreprendre d'y repasser sans s'exposer à perdre son armée: le gant était jeté, il aima mieux le ramasser de bonne grâce. Nous étions déjà si près de lui qu'il n'eut que le temps de se former en beaucoup de carrés, qui se flanquaient réciproquement, et une fois dans cette position, qui le privait d'une grande partie de son feu, il attendit une destruction devenue inévitable. Ses masses étaient amoncelées en avant de Friedland; acculées à la ville elles formaient le centre d'un demi-cercle dont nous occupions presque toute la circonférence. Chaque coup de nos canons portait, et démolissait les carrés russes l'un après l'autre. Vers six heures du soir, l'empereur les fit aborder à la mousqueterie, ce fut leur coup de grâce: leurs masses furent tellement décomposées, que l'on ne remarquait plus d'ordre dans leurs dispositions, et, par suite d'un instinct naturel à l'homme, tous ceux qui faisaient partie de ces débris cherchèrent leur salut en fuyant vers le pont. Ils furent obligés d'y renoncer parce que l'artillerie de notre centre, qui tirait dans cette direction, en faisait un carnage affreux. Ils se jetèrent alors pêle-mêle dans la rivière avant de s'être assurés s'il y avait un gué: beaucoup s'y noyèrent[8], mais d'autres trouvèrent un gué en face de notre gauche; dès-lors rien ne put retenir le reste, qui s'enfuit vers ce point, sans ordre et semblable à un troupeau de moutons.

Les Russes avaient à leur droite vingt-deux escadrons de cavalerie, qui protégeaient cette retraite; nous en avions plus de quarante, par lesquels nous aurions dû les faire charger; mais, par une fatalité sans exemple, les quarante escadrons ne reçurent aucun ordre, et ne montèrent même pas à cheval; ils restèrent, pendant toute la bataille, pied à terre, sur un vaste terrain, en arrière de notre gauche. En voyant cela, j'ai regretté sincèrement le grand-duc de Berg: s'il eût été là, il n'eût pas manqué d'employer ces quarante escadrons, et certes pas un Russe n'échappait.

La nuit était close, et le feu éteint; notre armée coucha dans la position où elle avait combattu. L'empereur passa aussi cette nuit au bivouac, et, le lendemain, à la pointe du jour, il était à cheval, parcourant les lignes de ses troupes, dont les soldats dormaient encore, et étaient fort fatigués. Il défendit qu'on les éveillât pour lui rendre des honneurs, ainsi que cela était d'usage; il passa ensuite sur le champ de bataille des Russes: c'était un spectacle hideux à voir; on suivait l'ordre des carrés russes par la ligne des monceaux de leurs cadavres; on jugeait de la position de leur artillerie par les chevaux morts. On pouvait se dire avec raison qu'il fallait que les souverains eussent de bien grands intérêts à démêler en faveur de leurs peuples pour nécessiter une semblable destruction.

On prit à Friedland beaucoup d'artillerie, environ quinze ou vingt mille blessés et quatre ou cinq mille prisonniers.

CHAPITRE VII.

L'empereur reçoit la nouvelle de la prise de Koenigsberg.—Je suis nommé gouverneur de cette place.—Ressources de toute espèce.—Affluence des blessés qui rejoignent leurs corps.—Organisation et tenue des hôpitaux.—Les Russes demandent un armistice.—Entrevue de Tilsitt.

L'armée russe, qui ne consistait plus que dans quelques bataillons des régimens des gardes, prit en toute hâte le chemin du Niémen par Tilsitt[9].

Nous partîmes de suite pour la suivre, et arrivâmes le même jour 15, à Vehlau sur la Pregel. Les Russes en avaient brûlé le pont; mais il y avait un bon gué pour la cavalerie: l'infanterie se fit un pont avec le bois dont ce pays-là est couvert. L'empereur resta à Vehlau la journée du 16, pour faire défiler son armée; il y reçut le même jour la nouvelle de l'occupation de Koenigsberg, cela lui fit grand plaisir: il m'en nomma le gouverneur, ainsi que de la Vieille-Prusse, et ne me donna pas d'autres instructions que d'empêcher le pillage, de bien soigner les hôpitaux, et de lui envoyer abondamment des vivres et des munitions pour l'armée qui marchait sur Tilsitt.

J'arrivai à Koenigsberg le 17; le maréchal Soult y avait son quartier-général, et son corps d'armée était campé sous les murs de cette grande ville.

En faisant la reconnaissance des magasins, je fus bien étonné d'y trouver de quoi nourrir toute la grande-armée pendant au moins quatre mois: c'était un bien grand avantage que cette prise de Koenigsberg, si l'on avait dû continuer la guerre. La ligne d'opérations fut établie par cette ville, Braunsberg et Marienbourg ou Marienverder.

L'empereur était si prévoyant, que, dès les premiers jours de mon installation à Koenigsberg, je recevais de tous les points de la Vistule où nous avions des établissemens, des colonnes entières de soldats de tous les corps, qui, sortant des hôpitaux où ils avaient été bien guéris de leurs blessures, avaient été formés en bataillons de marche, et réunis à des conscrits venant de France, et sous la conduite d'officiers de différens corps sortis aussi des hôpitaux. À leur arrivée à Koenigsberg, ils étaient équipés complétement, et encadrés dans les corps auxquels ils appartenaient avant d'aller à l'hôpital.

Il y avait des jours où je recevais jusqu'à sept mille hommes de toutes armes: or, j'ai été trente jours à Koenigsberg, pendant lesquels j'ai reçu plus de cinquante mille hommes, que j'ai envoyés aux différens corps de l'armée. Cette affluence, et les fonctions dont j'étais revêtu, me firent porter mon attention sur une branche d'administration à laquelle j'avais donné peu d'importance jusqu'alors: je fus curieux de connaître l'organisation et la tenue des hôpitaux. Je fis des recherches, et j'acquis de nouvelles preuves que l'empereur n'était pas moins admirable dans sa sollicitude pour les blessés, que dans ses combinaisons de batailles. Le compte-rendu que lui adressa quelques mois plus tard l'intendant général, montre l'intérêt avec lequel il suivait tous les détails qui intéressaient la vie des hommes; je reproduis quelques fragmens de cette pièce remarquable, parce qu'elle fera apprécier le reproche d'indifférence pour les victimes de la guerre, si grotesquement imaginé par des écrivains qui sûrement ne l'ont jamais faite.

Première époque.

«Après le combat de Saalfeld et la bataille d'Iéna, le nombre des blessés s'élevait à plus de cinq mille; la marche rapide de l'armée par des routes difficiles n'avait pas permis aux magasins des hôpitaux de suivre le mouvement général; ainsi on n'eut d'autres moyens de secours que ceux que l'on trouva dans les caissons d'ambulance des divisions, et ceux bien insuffisans que l'on prit à l'ennemi: il fallut se procurer des ressources dans le pays même. On frappa des réquisitions d'effets et de denrées; on établit des hôpitaux sur tous les points susceptibles de recevoir des malades, les principaux furent à Saalfeld, Iéna, Erfurt, Schlitz, Weimar, Hall, Nieubourg, etc.; avant la fin d'octobre, la ligne d'évacuation fut établie sur l'armée, par Leipsick, Wittemberg, Potsdam et Berlin: elle fut ensuite prolongée jusqu'à Posen.

«Ce fut dans cette dernière ville qu'on travailla à se procurer des ressources pour la campagne de Pologne; S. M. ordonna de confectionner des chemises avec la toile de trente mille tentes qui venaient d'être prises au campement à Berlin: cette ressource était précieuse dans le moment. Quatre mille cinq cent quatre-vingt-seize matelas et six mille cinq cent trente-cinq couvertures furent livrés par les villes de Custrin, Stettin, Francfort et Glogau; cette fourniture était imputable sur la contribution de guerre, et coûta 316,225 francs 44 centimes; cependant les effets du magasin général, partis de Broberg, étaient dirigés sur Custrin. Les ordonnances des corps d'armée, et les commissaires des guerres des divisions remplaçaient à mesure, par des réquisitions, les effets qui avaient été consommés dans les différentes affaires.

«La défaite du général Blücher, et la prise de Lubeck, avaient fourni beaucoup de blessés; la fatigue avait aussi développé des maladies: des hôpitaux furent ouverts à Hambourg, Lunebourg, Lubeck, etc., et entretenus aux frais du pays. En général la plupart des dépenses des hôpitaux, jusqu'à l'arrivée de l'armée française à Varsovie, furent supportées par les villes conquises; la caisse de l'armée fournit des fonds pour la solde des officiers de santé et autres employés, ainsi que pour les achats d'alimens légers et d'autres dépenses extraordinaires dans plusieurs établissemens.

«De cette manière, dans moins de deux mois et demi, une ligne d'évacuation fut établie depuis Iéna, Hambourg et Lubeck, jusqu'à Varsovie.

«Avant le premier janvier 1807, tous les hôpitaux établis dans le Wurtemberg et la Bavière étaient évacués, et les malades en étaient tous sortis, à l'exception d'environ deux cents incurables qui furent évacués sur Strasbourg; et le seul hôpital qui fût encore en activité dans cette partie, était celui de Braunau, qui recevait les malades de la garnison.

«Pendant cette époque, la mortalité fut dans la proportion de cinquante sur mille malades, ou de vingt-un hommes pour dix mille journées.

Deuxième époque.

«Cette époque a été la plus pénible pour le service des hôpitaux: l'armée se trouvait dans un pays où les communications étaient difficiles, soit par le mauvais état des chemins, soit par le défaut de moyens de transport; cependant, après l'affaire de Pultusk, il y avait en Pologne plusieurs milliers de blessés ou de malades, et il fallait créer ou organiser des hôpitaux pour les recevoir. Les emplacemens étaient peu convenables; on n'avait ni effets, ni fournitures, ni ustensiles.

«Les employés et les officiers étaient en nombre insuffisant; plusieurs avaient été retenus dans les établissemens qui se trouvaient sur les derrières de l'armée; cependant, avant la fin du mois de janvier, il y avait vingt-un hôpitaux en activité dans la seule ville de Varsovie, et plus de dix mille malades y avaient été reçus. Le mobilier et quelques denrées provenaient de réquisitions; mais on avait passé des marchés pour la fourniture du pain, du vin et des médicamens. Les malades arrivaient dans ces établissemens sur des voitures ou des traîneaux; ceux qui étaient légèrement blessés, s'y rendaient à pied: c'est ainsi qu'on trouva moyen d'évacuer en partie les établissemens de première ligne de Nasielzk et Pultusk.

«Après la bataille d'Eylau, on eut besoin de faire de nouveaux efforts; on était éloigné des grandes villes, qui eussent pu offrir de grandes ressources. Les hôpitaux que l'on réussit à établir se trouvèrent encombrés, parce que les évacuations étaient difficiles.

«L'empereur ayant désiré que l'on constatât, par un recensement exact, le nombre de nos blessés après la bataille d'Eylau, et aux affaires qui l'avaient précédée, il fut fait le même jour une revue nominative dans tous ces hôpitaux: le résultat en est établi dans un des états ci-joints.

«On ouvrit des hôpitaux à Bromberg, Fordon, Schwedt, Nieubourg,
Dirschau, Marienverder, Marienbourg, et Elbing.

«Dans quelques uns de ces établissemens, le vin, les alimens légers étaient payés sur le fonds des hôpitaux; il en était de même pour les dépenses de propreté et de médicamens.

«Pendant cette époque, le nombre des morts fut dans la proportion de soixante-dix-neuf sur mille malades, ou de vingt-neuf sur dix mille journées.

Troisième époque.

«Dans les premiers jours de mai, les circonstances étaient beaucoup plus favorables: la prise de Dantzick le 27 mai, et postérieurement l'occupation de Koenigsberg, facilitaient l'arrivage des subsistances et le passage des évacuations. Elles se faisaient par le Frisch-Haff, sur Elbing et Dantzick, et ensuite sur Bromberg, par Marienbourg, Mewe, Marienverder, etc. L'encombrement des hôpitaux de la Pologne avait cessé en partie; on avait précédemment évacué sur Breslau environ trois mille malades; ils y trouvèrent de superbes casernes qui servirent d'hôpitaux. Le pays fournit le mobilier, les subsistances, les médicamens; on n'eut besoin que de quelques officiers de santé français pour surveiller et diriger le traitement: le plus grand nombre de ces malades sortit après guérison.

«Cependant, le nombre des malades augmenta journellement jusqu'au mois de juin 1807. Il était, le 30, de vingt-sept mille trois cent soixante-seize, et on calculait, à cette époque, que le nombre des établissemens en activité pouvait en recevoir plus de cinquante-sept mille; mais la prompte paix qui fut le résultat de la victoire de Friedland, obligea de resserrer la ligne des hôpitaux, pour évacuer le pays qui allait être rendu à l'ennemi.

«Tous les malades qui se trouvaient sur la rive droite de la Vistule durent être envoyés à Thorn et Bromberg avant le 31 juillet; il n'y eut d'exception, à cet égard, que pour les hôpitaux de Koenigsberg, Elbing, Marienverder et Marienbourg.

«Au 24 juillet, il n'y avait plus que quatre cent soixante-dix malades à Koenigsberg; jusqu'au 25 août il y eut six cent quatorze entrans, sept cent trente-quatre sortans et quarante-deux morts; ainsi, à cette dernière époque, il restait deux cent huit malades, qui furent presque tous évacués après guérison.

«Cet hôpital fut formé le 20 novembre 1807. Par suite de cette mesure d'évacuation, les hôpitaux de Thorn et de Bromberg étaient menacés d'encombrement; il fallait prévenir cet inconvénient: on passa un marché pour le transport des malades par le canal de la Netz, et on les évacua sur Custrin, Berlin, Spandau, Potsdam et Magdebourg; plus de vingt mille malades furent transportés de cette manière. Ceux qui appartenaient au 3e corps restèrent en Pologne, et ceux du 4e furent répartis dans les hôpitaux entre l'Oder et la Vistule.

«L'hôpital d'Elbing et celui de Marienbourg furent conservés. Le premier fut supprimé le 26 mars 1808, après la guérison de presque tous les malades; le dernier subsiste encore et va être évacué.

«Pendant cette époque, le nombre des morts fut dans la proportion de quatre-vingt-quinze sur mille malades, ou de trente-cinq sur dix mille journées.

Quatrième époque.

«Au mois de décembre 1807, les évacuations étaient finies; les malades ne sortaient des hôpitaux qu'après guérison, pour rejoindre leurs corps. La ligne d'établissement s'étendait depuis Elbing jusqu'à Mayence, et embrassait la Pologne, la Silésie, la Saxe, la Poméranie, la Westphalie, le Hanovre et les villes anséatiques. Chaque établissement recevait les malades des corps cantonnés aux environs, en sorte que les hommes guéris n'avaient qu'un court trajet à faire pour rejoindre leurs régimens. Dès le mois de septembre 1807, les officiers de santé français avaient remplacé les officiers de santé du pays, que le besoin du moment avait forcé de mettre en activité.

«Les hôpitaux avaient des fournitures et des effets en quantité suffisante; les comptes et les registres de l'état civil étaient tenus avec autant de soin que dans l'intérieur. Le pays faisait presque tous ces frais, comme par le passé; les officiers de santé, les employés et les servans français étaient seuls payés par la caisse des hôpitaux. Il n'y avait eu exception, à cet égard, que pour les hôpitaux de Leipsick, de Weisserfels en Saxe: on avait passé un marché à la journée, à raison de 1 fr. 50 cent. pour l'un, et de 1 fr. 60 cent. pour l'autre. Enfin, dans plusieurs établissemens, et notamment dans ceux de la Pologne, on acheta le pain blanc, les alimens légers, et quelques objets de pansement et de médicamens; cette objection avait cessé entièrement lorsqu'on avait eu connaissance de la décision de l'empereur, du 31 octobre 1807, qui laissait les dépenses quelconques des hôpitaux à la charge du pays où ils étaient établis.

«Depuis cette époque, le service dans toute l'étendue de l'armée a été à la charge des villes.

«Ce principe a éprouvé depuis une autre modification, relativement au duché de Varsovie; l'empereur, d'après une convention conclue avec la cour de Saxe, ordonna que toutes les dépenses de l'armée en Pologne seraient acquittées par la caisse française, et même remboursées à partir du 17 septembre 1807. Les paiemens devaient se faire en bons de Saxe, et le remboursement était l'objet d'une liquidation, dont l'ordonnateur en chef du 3e corps eut la direction.

«Une somme de 575,000 francs en bons de Saxe, fut mise à la disposition de cet ordonnateur pour assurer le service des hôpitaux de la Pologne; mais on ne trouvait point d'entrepreneurs pour les hôpitaux, ce qui laissait beaucoup d'inquiétudes pour l'avenir; ces incertitudes cessèrent, le ministre de l'intérieur du duché de Varsovie consentit à un accommodement, au moyen duquel la journée du soldat revint à 2 fr. 30 cent. et celle d'officier à 3 francs, payables en bons, ou susceptibles de compensation avec la valeur des magasins réunis à la Pologne. Ces prix étaient très élevés, mais le 3e corps ayant quitté la Pologne, il n'y eut pas beaucoup de malades dans les hôpitaux du duché.

«Vers le commencement du printemps de 1808, le nombre des malades augmenta beaucoup, et plusieurs points furent menacés d'encombrement: on ouvrit quelques nouveaux établissemens, et on donna de l'extension à ceux qui existaient déjà, et toute inquiétude fut bientôt dissipée à cet égard.

«Cependant, il y avait dans les hôpitaux un grand nombre de militaires, que leurs infirmités ou leurs blessures rendaient incapables de servir; ils couraient risque d'y contracter de nouvelles maladies.

«Ce fut l'objet d'un rapport à son altesse le prince vice-connétable, qui autorisa le renvoi de ces invalides en France, après leur avoir fait subir deux inspections. La première, dans l'hôpital où ils se trouvaient; la dernière, qui était définitive, dans trois villes centrales, Berlin, Hanovre, et Francfort-sur-le-Mein. Cette inspection eut pour résultat de débarrasser l'armée de quelques centaines de bouches inutiles.

«Trois cent quatre-vingt-seize militaires furent visités à Berlin, et trente-neuf à Hanovre; sur ce nombre, soixante-quatorze furent réformés définitivement, et deux cent soixante-un furent envoyés en convalescence aux dépôts de leurs corps. On n'a pas eu de renseignemens exacts sur l'inspection qui devait avoir lieu à Francfort, parce que M. le maréchal duc de Valmy l'a fait faire à Mayence, et que les résultats en ont été adressés directement au ministre de la guerre. Elle a dû être moindre que celle du Hanovre.

«La position stationnaire de l'armée fit penser qu'on pourrait profiter de la belle saison pour établir des hôpitaux près les eaux minérales. Warbrunn, en Silésie, et Rehbourg, dans le Hanovre, furent désignées par le premier médecin comme les points les plus convenables. Malheureusement les corps d'armée ne purent envoyer leurs malades aussi promptement qu'il eût été à désirer, et l'étendue de chaque établissement ne permettait pas de les traiter tous à la fois. Les malades durent être admis successivement; plus de cinq cents militaires, soldats et officiers, ont pris les eaux, et le sixième de ce nombre en a ressenti les effets salutaires. Les corps qui ont envoyé des malades aux eaux sont le 3e et le 4e, et la division de grenadiers. Les 5e et 6e ont fourni principalement des officiers. Celui du prince de Ponte-Corvo n'a envoyé qu'une trentaine d'hommes, parce que les événemens survenus en Danemarck ne lui ont pas permis d'en envoyer un plus grand nombre. Les hôpitaux d'eaux minérales ont été formés le 1er octobre.

«Au mois de juin 1808 les ambulances de tous les corps d'armée se trouvaient approvisionnés au grand complet; mais l'empereur, ayant décidé qu'il serait attaché à chaque régiment d'infanterie et de cavalerie de la grande armée, un caisson d'ambulance, muni d'objets de premiers secours, des mesures furent prises pour l'exécution de cette décision.

«Les régimens qui n'avaient pas de caissons reçurent des fonds pour en faire construire sur le modèle adopté par le ministre directeur de l'administration de la guerre, et on demanda en France le linge à pansement, la charpie et les caisses de chirurgie qui devaient servir à l'approvisionnement de ces caissons. Soixante assortimens de ce genre furent envoyés et distribués aux 1er, 5e et 6e corps, à la division des grenadiers, et à vingt-deux régimens de la réserve de cavalerie.

«Cinquante-six nouveaux assortimens envoyés de France sont encore arrivés à Berlin, et sont destinés aux différens régimens de l'armée du Rhin et des villes anséatiques.

«On n'a point acheté ces objets dans ces pays, parce qu'ils auraient coûté beaucoup plus; et d'ailleurs la qualité en est bien meilleure en France. Cette observation est surtout applicable au linge à pansement et aux caisses de chirurgie.

Pendant tout le cours de 1808 on a travaillé à faire blanchir et réparer les effets du magasin général, et ceux qui y ont été versés des autres établissemens de l'armée, et on a cherché à compléter l'approvisionnement de charpie et de linge dans le cas où l'armée devrait entrer en campagne. Quatre mille livres de charpie et douze mille aunes de toile blanche ont été achetées à Berlin; deux mille matelas ont été confectionnés avec des laines qui existaient en magasin; le linge hors de service a été converti en bandes et compresses. On a fait quarante caisses de linge préparé, et autant de caisses de premiers secours pour la pharmacie. Enfin on s'est procuré six mille paires de draps à une place. Cette dernière fourniture complétait un approvisionnement indispensable pour la guerre, et elle était avantageuse dans tous les cas par la modicité du prix d'achat. La paire de draps revenait à 16 francs 70 centimes, pendant qu'elle était estimée 20 francs en France, malgré la différence de qualité dans la toile.

«Tous ces objets furent emballés, et le magasin fut prêt à suivre le mouvement de l'armée.

On donna des ordres pour faire expédier sur le magasin général tous les objets appartenant à l'administration française dans les hôpitaux, à mesure que ces objets devenaient disponibles par la diminution du nombre des malades; et on calcula approximativement que ces objets, une fois réunis, formeraient environ vingt-quatre mille demi-fournitures.

«Le magasin général des médicamens était approvisionné pour assurer le service de l'armée pendant deux mois. Dans le courant de mars, l'empereur donna l'ordre d'y verser le quinquina saisi par les douanes à Hambourg. Il y en avait trois mille quatre cent vingt livres, suivant le procès-verbal de réception dressé à Berlin le 9 avril. Malgré cette précieuse ressource, on ne s'écarta point du système d'économie qu'on avait suivi jusqu'alors. Afin de ménager les ressources du pays, on fit des essais pour le remplacement du quinquina par des amers ou l'écorce du marronnier; mais les épreuves n'ayant point été assez multipliées, il n'a pas été possible d'apprécier bien au juste l'efficacité des médicamens qu'on essayait.

Les travaux du matériel n'ont pas fait négliger les autres parties du service. Les registres de l'état civil ont été tenus avec une régularité qui ne laissait rien à désirer. Les feuilles d'appel des militaires décédés dans les hôpitaux de l'armée ont été dressées afin de faciliter les moyens de satisfaire aux demandes des familles; enfin, on a suivi ponctuellement les dispositions arrêtées par le ministre directeur de l'administration de la guerre, pour la destination à donner aux effets laissés par des morts. On s'est assuré chaque mois de l'exécution précise de ces dispositions dans tout l'arrondissement de l'armée.

«Pendant cette époque, le nombre des morts a été dans la proportion de trente-cinq sur mille malades, ou de treize sur dix mille journées.»

Qu'on juge d'après ces détails, qu'on aura sans doute trouvés bien longs, si l'empereur était un homme à coeur dur qui livrait bataille pour le plaisir de la livrer, et pour qui les souffrances de ses soldats n'étaient rien. Qu'on me cite un souverain qui ait gémi davantage du prix auquel s'achète la gloire, et qui ait fait preuve d'une sollicitude plus paternelle pour les blessés? Mais il est un fait que personne ne contestera, c'est l'enthousiasme et le dévoûment que les soldats avaient alors pour sa personne; c'est, au moment où je parle, le respect religieux qu'ils ont tous gardé pour sa glorieuse mémoire. Ils disent que ce n'est pas lui qui causait leurs maux, et que c'était à lui seul qu'ils devaient les consolations et les bienfaits.

Qu'on me pardonne cette digression, je reprends le fil de mon récit.

L'armée avait réparé ses pertes; elle avait des magasins dans Koenigsberg, dans Dantzick et tout le long de la Vistule; une navigation par le Frisch-Haff de Dantzick à Koenigsberg, un canal superbe de Koenigsberg à Tilsitt; on pouvait donc transporter dans cette dernière ville une surabondance de tout.

De plus, les ennemis avaient fait construire à Koenigsberg un équipage de ponts de bateaux, qu'ils destinaient au passage de la Vistule; je trouvai cet équipage tout entier avec ses agrès à Koenigsberg; ainsi ce n'était donc pas le passage du Niémen qui nous aurait arrêtés. Avec cela plus d'armée russe, tout au plus vingt ou vingt-cinq mille Prussiens, en y comptant ce qui était rentré de la garnison de Dantzick.

En outre, l'empereur avait les corps des maréchaux Davout et Soult qui ne s'étaient pas trouvés à la bataille, et il était au 20 juin, ayant détruit l'armée ennemie.

Je demande à tout homme raisonnable si un souverain qui aurait aimé la guerre, qui l'aurait préférée à tout, qui aurait eu une ambition dangereuse pour la sûreté des autres États, si, dis-je, un souverain possédé de ce mal pouvait désirer une position meilleure? et si l'on ne doit pas rendre justice à celui qui a renoncé à tous les avantages qu'il avait, pour accepter les conditions qu'on est venu lui demander, tandis que peu de mois auparavant on avait refusé les siennes!

Il n'y a nul doute que, dans cette position, l'empereur pouvait ce qu'il aurait voulu; quels qu'eussent été ses projets, leur exécution ne l'eût pas obligé de passer plus que l'automne en Pologne.

Par exemple, s'il eût passé le Niémen (cela pouvait être fait avant le 24 juin), il est incontestable qu'il se fût trouvé sur la Dwina dans les premiers jours de juillet; il n'y avait pas de bataille à redouter; il n'y avait pas d'armée ennemie; qu'arrivé à Wilna, il eût proclamé l'indépendance de la Pologne, et il y a d'autant moins de doute qu'elle n'eût éclaté avec transport, que les Polonais vinrent même avant Tilsitt demander s'ils pouvaient commencer. Il enlevait d'abord à l'armée russe les moyens de se recruter et de se remonter; elle n'aurait pu le faire qu'avec des Russes, et par conséquent au milieu d'une infinité d'embarras, parce qu'on ne l'aurait pas laissée en paix.

L'empereur avait, pour armer les Polonais, tous les arsenaux prussiens, indépendamment de tout ce qu'il avait tiré d'ailleurs, comme de France, par exemple; qui est-ce qui aurait pu s'opposer à l'exécution de ce projet, qu'enfin il aurait bien fallu suivre si la paix ne s'était pas faite? Ce n'auraient pas été les Russes ni les Prussiens.

Était-ce l'Autriche? Il n'y avait plus que cette puissance qui fût intéressée à intervenir.

Or, nous avions une armée considérable en Italie et en Dalmatie; et avant que l'armée russe eût été ravitaillée, nous aurions eu le temps de descendre sur les Autrichiens et de terminer avec eux, pendant que l'on aurait habillé et exercé les Polonais; ce qui aurait bien été aussi vite fait que chez les Russes. On eût donc été en état de se présenter en campagne la saison suivante, si l'on y avait été obligé.

L'empereur avait ordonné qu'on réunît dans le Dauphiné et lieux environnans, la portion de conscription provenant des départemens méridionaux; elle aurait pu passer en Italie pour y grossir l'armée.

Cependant, malgré tous ces avantages, la paix s'est conclue; on est bien obligé de convenir qu'au moins il n'y a pas eu d'opposition de la part de l'empereur, et qu'il n'avait pas d'autre projet de ce côté-là.

C'est ici le moment de parler d'autres choses que des événemens de guerre, et de se rendre un compte fidèle de tout ce qui s'est passé depuis l'arrivée de l'empereur à Tilsitt, jusqu'à son départ pour Paris.

À Tilsit, il y eut un parlementage entre notre avant-garde et l'arrière-garde russe. Un officier de celle-ci fut envoyé avec une lettre à l'adresse du général en chef de l'armée française, pour proposer un armistice. On sut que l'empereur de Russie était de l'autre côté du Niémen, dans un village très peu éloigné. L'empereur ne voulait pas être trompé, comme cela était déjà arrivé; il voulait bien faire la paix; mais, si elle ne devait pas se conclure, il ne voulait point d'un armistice qui n'aurait été qu'à son désavantage. Pour éviter toutes ces observations que l'on rend moins bien dans une lettre que dans une conversation, il envoya le maréchal Duroc porter sa réponse. Je crois qu'il fut reçu par le prince Labanow[10], qui était arrivé depuis peu avec quelques milliers de basquirs, de kalmouks et de cosaques, le tout formant à peu près dix mille hommes. Cela ne produisit pas d'autre effet sur nous que de nous persuader que c'était le nec plus ultra des efforts de la puissance russe dans cette campagne, d'autant plus que c'était la première fois qu'elle avait recours à l'emploi des peuplades asiatiques.

Le prince Labanow, qui n'avait pas de pouvoir pour traiter l'objet de la mission du maréchal Duroc, en référa à l'empereur de Russie, qui était très près et commandait son armée; il proposa au maréchal Duroc de le voir. Celui-ci répondit que si l'empereur de Russie témoignait le désir d'avoir des explications sur l'objet de sa mission ou de l'entendre de lui, il ne faisait non seulement aucune difficulté de se rendre près de lui, mais qu'il saisirait avec empressement cette occasion de lui rendre ses hommages. Cette disposition du maréchal Duroc satisfit tant le prince Labanow, qu'il l'eut bientôt amené chez l'empereur de Russie.

Je crois bien que le maréchal Duroc n'avait pas commission de proposer une entrevue; mais il avait au moins l'ordre de ne pas la refuser, si on la désirait; c'est-à-dire de se borner à répondre que cela n'avait pas été prévu, lorsqu'il avait été dépêché, mais que si c'était l'intention de l'empereur Alexandre, il allait retourner en faire part à l'empereur, et lui rapporterait sa réponse. Je le crois d'autant mieux, que le maréchal Duroc est revenu à Tilsit, et est retourné une seconde fois près de l'empereur de Russie, et que c'est à la suite de cette seconde mission que l'on a préparé tout à Tilsit pour cette célèbre entrevue. Ce qui me confirme dans cette opinion, c'est que j'ai vu entre les mains de M. de Talleyrand, qui venait d'arriver à Koenigsberg, la lettre par laquelle l'empereur lui ordonnait de venir à Tilsit, et dans laquelle il y avait cette phrase: «On me demande une entrevue: je ne m'en soucie que médiocrement; cependant je l'ai acceptée; mais si la paix n'est pas faite dans quinze jours, je passe le Niémen.»

Je reçus en même temps l'ordre de disposer l'équipage de pont que j'avais trouvé dans l'arsenal, de manière à pouvoir l'expédier au premier mot. Je fis part de cette circonstance à M. de Talleyrand. «Ne vous pressez pas, me répondit ce ministre; à quoi bon pousser au-delà du Niémen? qu'aller chercher derrière ce fleuve? Il faut que l'empereur abandonne ses idées sur la Pologne; cette nation n'est propre à rien, on ne peut organiser que le désordre avec elle. Nous avons un autre compte bien autrement important à régler. Voici une occasion honorable d'en finir avec ceux-ci, il ne faut pas la laisser échapper.» Je ne compris rien d'abord au discours ni aux prévisions du diplomate; ce ne fut que plus tard, lorsque je le vis dérouler ses projets sur l'Espagne, que je me les expliquai. M. de Talleyrand partit le même soir pour Tilsit, après, toutefois, avoir envoyé un courrier à Constantinople pour prévenir le général Sébastiani de ce qui allait probablement se faire.

L'entrevue eut effectivement lieu, le lendemain ou le surlendemain du second retour du maréchal Duroc. L'empereur, qui était gracieux dans tout ce qu'il faisait, avait fait établir, au milieu de la rivière, un large radeau, sur lequel était construit un grand salon bien décoré et bien couvert, avec deux portes opposées, précédées chacune d'une petite salle d'attente; on n'aurait rien fait de mieux avec les ouvriers de Paris. La toiture était surmontée de deux girouettes, l'une à l'aigle de Russie, l'autre à l'aigle de France; les deux portes d'entrée étaient également surmontées des mêmes armes.

Le radeau fut placé au plus juste milieu du fleuve, présentant les deux portes d'entrée du salon aux deux rives opposées.

Les deux empereurs arrivèrent en même temps sur les deux rives, et s'embarquèrent au même moment; mais l'empereur Napoléon ayant un canot bien armé, monté par des marins de la garde, arriva le premier dans le salon, et alla à la porte opposée, qu'il ouvrit; il se plaça sur le bord du radeau pour recevoir l'empereur Alexandre, qui avait encore un peu de trajet à faire, n'ayant pas eu d'aussi bons rameurs que l'empereur Napoléon.

L'accueil qu'ils se firent fut amical, au moins il en eut l'air; ils restèrent assez long-temps ensemble, et se quittèrent avec le même extérieur que l'on avait remarqué lorsqu'ils s'étaient abordés.

Le lendemain, l'empereur de Russie vint s'établir à Tilsit, avec un bataillon de sa garde; on avait eu soin de faire évacuer la portion de la ville où il devait loger, ainsi que le bataillon; et quoique l'on fût très à l'étroit, on ne pensa jamais à se donner du large en s'étendant dans la partie destinée aux Russes.

Le jour de l'entrée de l'empereur Alexandre à Tilsit, toute l'armée prit les armes; la garde impériale borda la haie sur trois rangs, depuis l'embarcadaire jusqu'au logement de l'empereur, et jusqu'à celui de l'empereur de Russie; l'artillerie le salua de cent un coups de canon, au moment où il mit pied à terre à l'endroit où l'empereur Napoléon l'attendait pour le recevoir; il avait poussé la recherche jusqu'à envoyer de chez lui tout ce qui devait meubler la chambre à coucher de l'empereur Alexandre[11]; le lit était un lit de campagne de l'empereur; il l'offrit à l'empereur Alexandre, qui parut accepter ce cadeau avec plaisir.

Cette réunion, la première de ce genre et de cette importance dont l'histoire nous ait transmis le souvenir, attira à Tilsit une foule de curieux de cent lieues à la ronde; M. de Talleyrand était arrivé, et l'on commença à parler d'affaires après les complimens d'usage.

Le ministre des affaires étrangères de Russie était M. de Budberg, homme absolument incapable de négocier avec M. de Talleyrand: aussi les questions se décidaient-elles par les deux souverains.

Ces conférences impériales durèrent une quinzaine de jours; on parlait d'affaires le matin, on dînait ensemble, et pour passer le reste de la journée on faisait manoeuvrer quelques unes des troupes des corps d'armée qui étaient aux environs.

L'empereur de Russie avait plus à traiter pour la Prusse que pour lui. L'empereur Napoléon avait plusieurs intérêts; d'abord la Pologne, c'est-à-dire la partie qu'il occupait et à laquelle il avait fait prendre les armes, puis la Turquie, à laquelle il avait fait déclarer la guerre aux Russes.

La Suède avait le malheur d'être gouvernée par un prince qui avait pris conseil de la haine, et qui ne voulait pas comprendre que lorsque la France se battait avec la Russie, cela devait tourner au profit de la Suède comme de la Pologne et de la Turquie; il était en guerre contre nous, et, quoi qu'on ait tenté, on ne put faire changer la politique de ce prince, qui, dans cette occasion montra moins de sens que les Turcs.

Ces derniers avaient été malheureux dans leur guerre; après s'être réveillés lentement d'un long assoupissement, ils entrèrent en campagne, comme ils avaient coutume de le faire; mais l'Europe était changée, et leurs antagonistes, déjà redoutables pour eux dans leurs guerres précédentes, avaient plus qu'eux suivi les progrès des lumières; la Porte vit trop tard qu'il lui fallait faire des efforts extraordinaires; elle s'y détermina, et au moment de les employer, il éclata dans ce pays une révolution de sérail qui les neutralisa: le sultan fut déposé, et retenu prisonnier par un de ses propres neveux, qui s'était assuré des moyens de faire réussir sa coupable entreprise.

CHAPITRE VIII.

Révolution de sérail.—Le sultan Sélim est étranglé.—Son successeur se montre peu favorable à la France.—L'empereur ne sait que présumer de la politique turque.—Il abandonne les intérêts des Osmanlis.—Les Grecs.—Considérations générales sur les vues et la politique de l'empereur.—Méprise de la France.

L'ambassadeur de France, le général Sébastiani, surpris par cet événement, ne se déconcerta pas, et songea à précipiter l'usurpateur. Il trouva les moyens de communiquer avec le sultan déposé et captif, et déjà il avait fait mettre l'armée turque en marche sur Constantinople, dont elle n'était pas éloignée, lorsque cet usurpateur, effrayé du sort qui va l'atteindre, entre comme un furieux chez son oncle, et l'étrangle de ses propres mains. Cependant l'armée turque arriva, et il fut fait justice de cet homme dénaturé. Un autre neveu de l'infortuné sultan lui succéda.

Je n'ai su ces événemens que sommairement; mais il est vrai que ce mouvement que l'armée turque fut obligée de faire devint funeste aux provinces de cet empire qui sont situées sur la rive gauche du Danube, lesquelles passèrent de suite sous la domination russe. L'armée turque ne put pas les reconquérir.

Cette révolution de Constantinople changea réciproquement la politique de l'Europe envers cette puissance, et la sienne envers le reste de l'Europe. Il arriva malheureusement que nous traitions de la paix dans un moment où nous devions stipuler pour un sultan avec lequel nous ignorions sur quel pied et en quels termes nous allions être. Le temps était trop court pour s'assurer à la fois des intentions du nouveau sultan, et pour régler avec les Russes la position dans laquelle on voulait se placer. Cependant la Turquie ne pouvait pas y être considérée comme un objet indifférent; on ne pouvait s'expliquer pour quelle cause cette révolution de sérail s'était faite; puisque le sultan étranglé était notre allié et notre ami, on soupçonna son successeur de favoriser la faction ennemie de la France. On le crut d'autant mieux que ce sultan avait fait décapiter le prince Sutzo, comme agent du parti français; il avait effectivement rendu compte à notre ambassadeur, que la Porte, dont il était alors premier drogman, traitait de la paix avec l'Angleterre, ce qui était vrai.

À travers toutes les catastrophes orientales, on jugea que, quoi que l'on fît à Constantinople, on ne s'y établirait jamais d'une manière durable. Les Russes y entretenaient avec activité une influence qui était leur affaire principale, et depuis qu'ils étaient possesseurs de la majeure partie des côtes de la mer Noire et des embouchures des fleuves qui s'y jettent après avoir traversé les États russes, leur domination s'y faisait sentir sans qu'on pût y apporter du contre-poids. La nation grecque commençait à entrevoir le moment où elle secouerait le joug sous lequel elle gémit depuis si long-temps. Le gouvernement turc était sans ressort, et n'offrait aucun point d'appui où poser le levier dont le jeu pouvait l'affermir. On venait de perdre le seul prince avec lequel on pût stipuler d'une manière à peu près sûre.

En Europe, on considérait les Turcs moins comme une nation que comme une grande tribu à laquelle les Grecs sont devenus supérieurs, et qu'ils pourraient bien un jour rejeter en Asie, étant aidés par une forte puissance. On préféra donc s'arranger avec la Russie, indépendamment des Turcs, et au moyen de la politique, qui justifie les actions des souverains, nous nous servîmes de la circonstance de la mort du sultan pour abandonner la nation. Fîmes-nous bien? fîmes-nous mal? je ne m'en établis pas le juge; mais du moins il faut convenir que nous ne fîmes point une action loyale, d'autant plus que c'était nous qui leur avions fait faire la guerre.

Une considération qui détermina encore à abandonner les Turcs fut celle-ci: nous traitions en gardant la majeure partie de nos conquêtes; c'était la résolution prise; on ne pouvait donc pas raisonnablement exiger que les Russes rendissent les provinces turques dont ils s'étaient emparés, sans que la Porte puisse les reconquérir. Or, si déjà les Russes menaçaient de ruiner l'empire de Constantinople, que devait-il devenir après la perte de ses provinces? Pour le soutenir, il fallait évidemment soutenir la guerre avec tous les moyens de la nation, et par conséquent ne se dessaisir d'aucun des avantages dont on se trouvait pourvu, et renoncer à l'ouvrage dont on s'occupait pour commencer celui qu'il y aurait eu à faire; c'est-à-dire marcher à la destruction de l'empire russe. Ce plan fut proposé à l'empereur; mais il était occupé d'une autre idée; il voulait mettre fin à la guerre, et contracter une alliance dont il avait besoin en Europe. Il croyait pouvoir le faire avec l'empereur de Russie, pour lequel il se sentait de l'attraction.

Si l'on partait du point qui avait, jusqu'à cette époque, servi de régulateur à la politique de la France vis-à-vis des puissances orientales, il n'y a nul doute que l'on serait autorisé à dire que c'est une grande faute que d'avoir abandonné les Turcs à Tilsitt; moi-même, quoique soumis à l'empereur en tout, j'ai trouvé que nous manquions à la loyauté; mais, en examinant les choses de près et sans passion, on ne peut s'empêcher de justifier l'empereur, s'il a eu le projet de prendre dans le Levant une position meilleure, d'autant plus qu'il avait bien pénétré ce qui devait infailliblement arriver dans ces contrées, surtout lui n'étant plus sur la scène du monde, et la France sous une minorité.

Dans le cours de son administration, il avait fait faire beaucoup d'observations sur l'Orient, et il y avait été bien servi.

Pendant que toutes les nations de l'Europe avaient les regards tournés vers la révolution française, et qu'en général les idées anciennes faisaient petit à petit place aux nouvelles, avec lesquelles on était successivement obligé de transiger, les Turcs sont restés dans leur léthargie, et ont fini par se trouver à une distance très grande de celle à laquelle ils étaient déjà, à la fin de leur dernière guerre avec la Russie et l'Autriche.

La disparition de la Pologne et de la Suède a particulièrement pesé sur eux; les moyens de ces deux puissances, jadis leurs alliées, étant passés entre les mains de leurs ennemis, leur sort est devenu indubitable, et il ne faut pas être profond politique pour voir que la Turquie ne sera bientôt plus qu'une vassale de la Russie.

Toutes les nations qui ont intérêt à la conservation des Turcs, n'ont pas fait assez d'attention aux différentes routes que les Russes se sont ouvertes à travers ce pays; tout le monde a été plus ou moins accessible à la séduction du cabinet de Saint-Pétersbourg, qui fera payer fort cher les services qu'il a rendus pour la destruction de la France. Il y a travaillé avec ardeur, parce que cela assurait l'exécution de ses projets à venir, en ne la faisant dépendre que de lui; mais il n'a pas cessé de faire marcher sa politique dans le Levant, et, depuis vingt-cinq ans, il s'est distribué dans les îles de la Grèce et dans la Géorgie plus de bagues, de diamans au chiffre de l'empereur de Russie, qu'il n'y en a eu de données dans toutes les autres cours de l'Europe.

Les Grecs, qui sont naturellement observateurs et commerçans, n'ont pas tardé à s'apercevoir de ce qui pouvait les favoriser. La mesure qu'a prise le gouvernement français de rendre le commerce du Levant libre, servira les Grecs au gré de leurs désirs, et ils ont commencé à voir luire l'espérance depuis qu'en France et en Italie ils ont part aux mêmes faveurs de commerce que les nationaux de ce pays.

La guerre ayant introduit le commerce anglais dans la Méditerranée, et lui-même ayant été exclu des ports d'Italie, les Grecs en sont devenus les facteurs, et se sont ainsi créé une marine marchande, qui compte déjà au-delà de mille bâtimens de toute grandeur, et qui ont remplacé ceux que la France avait autrefois dans ces mers, sous le nom de bâtimens de caravane.

Les établissemens français dans les échelles du Levant ont vu leurs affaires passer successivement entre les mains des Grecs, qui sont devenus riches de la dépouille de la France. Avec l'opulence sont venus les goûts de luxe et de science, parce que l'on sait que l'ambition est inutile aux Grecs, puisque les Turcs ne les admettent dans aucun emploi; ils n'ont pas même le droit d'être armés. Mais sous le rapport des sciences et des arts, ils ont fait de grands pas pendant que les Turcs dormaient. Aujourd'hui les Grecs ont des colléges dans toutes les îles, et trois grands, entre autres, à Smyrne, Chio et Athènes, où leur populeuse jeunesse apprend, avec des succès remarquables, les langues; le latin; dont ils traduisent tous les bons auteurs; l'histoire, et particulièrement celle de leur pays; la géographie, les mathématiques, la physique et la chimie; ils ont des postes, et des professeurs excellens dans toutes les parties. Leur goût est borné par la crainte de s'attirer des impositions arbitraires de la part du gouverneur turc; en sorte que les bénéfices de leur commerce sont enfouis et dérobés aux regards observateurs.

Voilà donc une nation riche, industrieuse et savante qui, chaque jour, sent mieux le poids de sa servitude qu'avant d'avoir pu en juger par des objets de comparaison désavantageux pour elle. Dans cette situation, elle tourne ses regards vers un libérateur[12], et secondera des efforts qui doivent lui devenir aussi profitables.

Il y a vingt-cinq ans, on aurait eu de la peine à faire raccommoder une chaloupe en Grèce; aujourd'hui on y fait des vaisseaux, de la tonnellerie, de la corderie, de la voilerie; on y travaille le fer et le cuivre comme à Marseille; il y a beaucoup de fabriques, entre autres une verrerie à l'île de Chio, qui aura plus d'un imitateur; et il est à remarquer que tous les établissemens commencent en adoptant les mêmes perfections que toutes les nations étrangères ont fini par préférer après avoir traversé les âges.

Un peuple nombreux, robuste et sobre, comme le Grec, qui a tous les germes d'un retour à la civilisation, ne peut pas reculer; il y est sans cesse rappelé par les souvenirs de son histoire, et il n'est pas difficile de prévoir qu'il doit nécessairement reprendre un rang parmi les nations indépendantes[13]; il n'a besoin pour cela que de secouer le joug des Turcs. Les Grecs les méprisent, mais ils les craignent, et ils n'ont pas assez de confiance en eux-mêmes pour tenter de secouer le joug seuls.

Il faut que les Turcs s'écroulent, ou par la guerre, ou par l'intrigue, ou par vétusté; ce qui ne peut tarder. Alors les Grecs n'auront plus qu'à se reconstituer, si la puissance prépondérante le leur permet; ils auront, dans un même jour, un gouvernement d'hommes sages et éclairés, une foule de jeunes gens très instruits, une marine, une armée, enfin une industrie et des richesses, qui ne craindront plus de se montrer lorsqu'elles seront protégées.

Le résultat de cette émancipation des Grecs sera immense pour la puissance riveraine de la Méditerranée, et le commerce français achèvera d'en être chassé. On a beau vouloir s'en imposer sur cette époque, elle est marquée et réservée au règne de l'empereur Alexandre[14]: il ne voudra pas laisser à son successeur le rôle de régénérateur de la Grèce; tout lui permet de hâter cet événement, qui, comme tous ceux de cette importance, n'ont qu'un moment pour éclore, après quoi ils avortent ou rencontrent des difficultés.

Si, comme cela est probable, la catastrophe des Turcs arrive, on voudra venir à leur secours, au moins on peut le penser; mais il ne sera plus temps: les troupes russes seront aux Dardanelles avant l'arrivée des flottes qui voudront protéger les Turcs. Il n'y aura donc qu'une guerre par terre qui sera de quelque effet; mais les puissances qui pourraient la faire efficacement n'ont pas toutes le même intérêt à ce que la marine de guerre et marchande russe ne vienne point dans la Méditerranée; aussi les Anglais, qui sont prévoyans, ont pris à l'avance les îles Ioniennes, et nous les verrons aller en Égypte lorsque les Turcs s'écrouleront: c'est le seul point d'où ils pourront rester encore quelque temps les maîtres exclusifs du commerce de l'Inde, jusqu'à ce que les idées d'indépendance y soient inoculées.

C'est vraisemblablement parce que l'empereur avait envisagé les choses sous ce rapport-là à Tilsit, qu'il renonça à soutenir seul les Turcs, et il aima mieux saisir les avantages que lui avait donnés la guerre, pour profiter d'une catastrophe inévitable, que de remettre encore les armes à la main pour juger une difficulté qu'il était le maître de faire tourner à sa guise, dans ce moment-là, en s'alliant avec les Russes, et en les intéressant à son système politique[15].

L'Autriche avait une armée d'observation en Gallicie et en Bohême, c'est-à-dire sur nos derrières; son ambassadeur, M. de Vincent, était, ainsi que tout le corps diplomatique, à Varsovie, et ne pouvait pas pénétrer ce qui se faisait à Tilsit, d'où l'on avait écarté tout ce qui n'était pas partie contractante. L'Autriche y envoya directement, de Vienne, le général Stuterheim, qui y arriva pendant les conférences; il eut soin de prendre sa route de manière à éviter Koenigsberg, où bien certainement je l'aurais retenu; il était chargé des complimens d'usage en pareil cas; mais je crois que le véritable motif de sa mission était de suppléer à ce que M. de Vincent se trouvait dans l'impossibilité de faire à Varsovie.

M. de Stuterheim était parti de Vienne après que l'on y avait su la bataille de Friedland: venait-il savoir quels en seraient les résultats pour les Russes, juger de ce qu'ils pouvaient encore, et leur donner des paroles de consolation de la part de sa cour: cela n'était pas invraisemblable; comme aussi il pouvait avoir la mission inverse, c'est-à-dire en cas que les Russes fussent perdus, et la Pologne régénérée, ainsi que cela dépendait de l'empereur alors, M. de Stuterheim pouvait être chargé d'un arrangement à conclure avec la France pour ce cas-là.

Je pense bien que le ministère de l'empereur a considéré les choses sous les deux points de vue, et qu'il s'en est servi pour décider l'empereur à faire la guerre. Or, comme il ne cherchait qu'à lier une puissance à son système, et à contracter une alliance pour la France et lui, il crut l'avoir trouvée, et renonça au reste. On ne pourra pas du moins le suspecter de mauvaise foi; et il lui paraissait moins difficile de rapprocher la Russie de la France que la France de l'Autriche. Les Prussiens avaient donné une mission semblable à M. Haugwitz en 1805.

Après la bataille de Friedland, les moyens de l'empereur Napoléon étaient immenses. La Russie n'avait plus d'armée, et l'empereur pouvait, en quelques marches au-delà du Niémen, se trouver maître de la meilleure partie des moyens de recrutement de la Russie, comme du reste de la Prusse. La Pologne pouvait être régénérée, et son armée organisée avant que les armées autrichiennes pussent se mettre en opération. Tout cela ne se fit pas, parce que l'empereur Napoléon cherchait de bonne foi une alliance, et les conférences de Tilsit eurent lieu. Les deux puissances ne cherchant qu'à se rapprocher, ne songèrent qu'à s'accorder, ce qui faisait l'objet de leurs désirs, et non à ouvrir de nouvelles contestations.

La France demandait à la Russie d'entrer franchement dans sa querelle contre l'Angleterre, et de consentir à des changemens en Espagne, qui devaient d'abord être le départ de la maison régnante pour l'Amérique, et la réunion des cortès pour le changement de la dynastie, c'est-à-dire recommencer l'ouvrage de Louis XIV en sens inverse.

La Russie demandait la Finlande et les provinces turques, jusqu'au Danube, avec les arrangemens que les localités obligeraient de prendre, telles que l'émancipation des Serviens; et, si cela était possible, la séparation de la Hongrie.

La révolution de sérail, qui venait d'éclater à Constantinople contre le sultan Sélim, et le rapprochement subit de son successeur avec l'Angleterre, donna de l'inquiétude à l'empereur Napoléon, qui n'avait plus assez de temps pour refaire là sa politique. On pouvait craindre que les Anglais ne fissent faire la paix aux Turcs, et que l'armée russe de Moldavie ne vînt réparer les pertes de Friedland. Si cela était arrivé, la Russie aurait traîné en longueur, et donné à l'Autriche la possibilité d'entreprendre quelque chose avec succès; il aima donc mieux saisir ce qui se présentait que de courir de nouvelles chances; il traita sans les Turcs, et laissa les Russes continuer leurs opérations contre eux, et en retour, les Russes promirent de le laisser agir de même en Espagne.

Les Russes allèrent franchement contre les Suédois et les Turcs; mais les affaires d'Espagne ayant pris une fâcheuse tournure, l'empereur Napoléon en prévit les suites et demanda l'entrevue d'Erfurth pour affermir sa politique avec la Russie. Il en revint moins satisfait qu'il ne l'espérait; mais cependant loin de la pensée de croire à la guerre qui eut lieu en 1809. Elle fit évanouir sa confiance dans son alliance de Tilsit, et en demandant les provinces Illyriennes au mois d'octobre 1809, c'était un chemin de plus qu'il voulait s'ouvrir pour marcher au secours des Turcs, sans compliquer sa politique en passant par des pays étrangers; il était alors résolu de défendre les Turcs, trouvant que la Russie avait déjà trop acquis par la seule résistance que lui-même éprouvait en Espagne.

Il aurait cependant voulu s'unir à cette puissance; mais il vit que son ouvrage de Tilsit était à refaire en entier, puisque la seule guerre que la Russie pouvait faire aux Anglais était par le commerce, qui était protégé à peu de chose près comme auparavant: on vendait à Mayence du sucre et du café qui venait de Riga. Dès lors il ne restait que les inconvéniens du traité de Tilsit, sans aucun de ses avantages; et il se détermina à son alliance avec l'Autriche, avec la résolution de reprendre tous les avantages qu'il avait après Friedland. Depuis le mariage la Russie le voyait bien, ou du moins il ne lui était pas permis d'en douter.

Si la guerre de 1812 avait été heureuse, il n'y a pas de doute que l'Illyrie ne fût point restée détachée de l'Autriche; et c'est pourquoi l'empereur en avait fait un gouvernement séparé, afin de pouvoir la négocier plus facilement.

Maintenant que la France ne porte plus d'ombrage à la Russie, doit-on croire qu'elle se gênera davantage pour exécuter ce qu'elle n'avait pas craint d'entreprendre avant. Il y aurait de la déraison à le penser. Peut-être y mettra-t-elle un peu plus de temps; mais le résultat sera le même. Son commerce la pousse dans la Méditerranée, et il faudra malgré elle qu'elle arrive aux Dardanelles. Il n'y a pas un Grec qui n'en soit convaincu et ne l'attende. Les Russes n'ont que des armes à porter à cette population, qui tend à sortir du joug qui pèse sur elle, et les Russes le savent.

CHAPITRE IX.

L'empereur Napoléon cède aux instances de l'empereur Alexandre.—L'autocrate prend une part de la dépouille de son allié.—Le roi et la reine de Prusse à Tilsit.—Formation du royaume de Westphalie.—M. de Nowosilsow avertit l'empereur Alexandre de se rappeler le sort de son père.

L'empereur de Russie fut obligé de nous faire, de son côté, des abandons.

Le ministre français proposait d'abord de rayer la Prusse du nombre des puissances, et ce n'est assurément qu'aux instances de l'empereur de Russie qu'elle doit d'avoir été conservée; elle fit des pertes énormes, mais il n'y avait pas de compensation à donner pour leur restitution: elle fut donc obligée d'y souscrire.

L'empereur de Russie lui-même prit à la Prusse, sur les bords de la Narew, le district de Bialystock; nous devions donc, nous, ennemis, nous attendre à ne pas être taxés de spoliation en la divisant comme nous l'avons fait, parce qu'enfin, si la conquête est un droit, nous l'avions acquis.

Le roi de Prusse et même la reine de Prusse vinrent à Tilsitt[16], pour chercher à conjurer cette ruine; ils y furent reçus avec égards, beaucoup de démonstrations de respect; mais ni l'un ni l'autre n'obtinrent rien. L'empereur de Russie, leur protecteur, fut obligé de songer à lui, ne pouvant rien faire pour eux.

Il y avait bien autour de l'empereur Napoléon un petit parti qui cherchait à éloigner la paix dans des vues particulières d'ambition; M. de Talleyrand le voyait, et se hâtait tant qu'il pouvait de conclure. Un jour qu'il sortait du cabinet de l'empereur, il trouva dans le salon à côté le grand-duc de Berg, qui, pendant ces conférences, se donnait beaucoup de mouvement pour obtenir quelques portions de territoire qu'il trouvait à sa convenance; M. de Talleyrand lui dit haut devant tout le monde: «Monseigneur, vous nous avez fait faire la guerre, mais vous ne nous empêcherez pas de faire la paix». Il n'en dit pas davantage, et quitta la compagnie; la paix se signa effectivement deux ou trois jours après.

L'empereur de Russie reconnut tout ce qu'on voulait lui faire reconnaître à Austerlitz, et s'il avait accepté le rendez-vous qui lui a été proposé alors, il aurait épargné la vie de bien des braves gens, et aurait empêché le malheur d'un grand nombre de familles.

À Tilsit, la Prusse rendit tout ce qu'elle avait acquis depuis l'avènement de Frédéric II au trône, excepté la Silésie; mais elle perdit Magdebourg.

La Hesse, le duché de Brunswick, avec quelques autres territoires, formèrent le royaume de Westphalie, que l'empereur de Russie reconnut.

La portion de la Pologne qui était échue à la Prusse, dans les divers partages, fut érigée en grand-duché de Varsovie[17], et placée sous la domination de la Saxe.

L'empereur de Russie reconnut aussi la possession du Hanovre par la France; il lui rendit Corfou. En général, il fut d'accord avec l'empereur Napoléon, non seulement sur les changemens qui étaient la conséquence du traité patent, mais encore sur d'autres changemens que l'empereur méditait et dont il avait conféré avec lui; j'expliquerai du mieux qu'il me sera possible les raisons que j'ai de le croire.

Comme la Russie était encore en guerre avec la Porte, il ne fut stipulé autre chose sinon que nous emploierions nos bons offices pour déterminer la Porte à faire la paix; et je crois, sans en être bien assuré, que nous avions consenti à la cession des provinces occupées par les Russes au moment de l'ouverture des négociations, bien entendu que dans le cas où les Turcs se refuseraient à traiter, notre intervention cesserait sur-le-champ, c'est ce qui arriva; ils furent indignés d'être abandonnés dans une querelle dont ils ne s'étaient mêlés que par respect pour leur alliance avec nous; et je viens d'expliquer comment nous fûmes obligés de les abandonner, et il est juste d'ajouter que le nouveau sultan avait cherché à nous devancer en faisant la paix avec l'Angleterre, qui ensuite la lui aurait fait faire avec les Russes. Dès ce moment, il fallut renoncer plus que jamais à rien obtenir de la Turquie, et notre ambassadeur, après avoir joui à Constantinople de la plus haute estime et de la plus grande faveur, ne fut tranquille que lorsqu'il eut obtenu son rappel.

Les choses réglées à Tilsitt[18], les deux souverains se quittèrent paraissant s'estimer et s'aimer beaucoup; l'empereur Napoléon accompagna l'empereur de Russie jusque sur la rive gauche du Niémen, où la garde Russe était en bataille; c'est là qu'en s'embrassant l'empereur Napoléon détacha sa croix de la Légion-d'Honneur, et l'attacha à la boutonnière du grenadier qui était à la droite du premier rang de la garde russe, en disant: «Tu te souviendras que c'est le jour où nous sommes devenus amis, ton maître et moi.»

CHAPITRE X.

Retour de l'empereur.—Ivresse de la France.—Fêtes: Opéra de
Trajan.—Mission pour Saint-Pétersbourg.—Instructions de
l'empereur.—Mon arrivée à Pétersbourg.—Exaspération contre les
Français.—J'ai peine à trouver un logement.—L'empereur Alexandre.

Après la paix de Tilsit, l'empereur revint à Koenigsberg; il n'y resta que peu de temps, après quoi il partit pour Paris en passant par Dresde, où il s'arrêta deux jours.

La France était en délire et croyait jouir d'une paix qui serait suivie d'une longue série de bonheur. L'empereur arriva à Saint-Cloud avec la rapidité d'un trait, et deux jours plus tôt qu'on ne l'attendait; il fut content de tout ce qu'il vit, et fut convaincu que l'administration n'avait failli en rien pendant sa longue absence. Tout prospérait, finances, industrie, et en général tout ce qui touche à la félicité publique.

Il vint de tous les points de la France des députations lui présenter des hommages avec des assurances de dévouement. Il en eut pour plus de quinze jours à recevoir les uns et les autres; il aurait eu de quoi être enivré, s'il n'avait su depuis long-temps apprécier tout cela à sa juste valeur. On était d'autant plus aise de le revoir, que l'on n'ignorait pas à combien d'avantages il avait renoncé pour mettre fin à la guerre.

Paris fut tout en fête; il était entré un argent énorme provenant des contributions levées en Prusse[19]; lequel, joint à celui qui aurait dû être envoyé pour l'entretien de l'armée, et qui n'en était pas sorti, avait répandu partout une aisance inconnue jusqu'alors. Des travaux publics étaient ouverts partout; les différentes classes d'artisans avaient leurs métiers en activité; chacun d'eux gagnait honorablement sa vie et de quoi augmenter ses jouissances. Grandes routes nouvelles, canaux et établissemens publics, tout était entrepris à la fois et marchait avec un ordre admirable. Il fallait bien que l'administration fût confiée à des mains habiles et probes, pour qu'aucune partie de cette immense machine ne restât en souffrance, ou n'embarrassât l'autre.

Dans le nombre des fêtes publiques qui eurent lieu à cette occasion, il ne faut pas omettre l'opéra du triomphe de Trajan. Le ministre de la police, qui n'avait point de témoignage de son zèle à donner, par des travaux semblables à ceux des ministres de l'intérieur, des finances et autres; qui, de plus, ne pouvait en faire accroire sur la part qu'il avait eue à l'enthousiasme public résultant des heureux événemens qui avaient amené la paix, ayant au contraire lieu de craindre une nouvelle réprimande pour avoir mal fait son devoir dans deux occasions pendant la même campagne, le ministre, dis-je, eut recours à l'adulation pour désarmer une colère dont il se croyait menacé, lors même que l'empereur n'y pensait pas. C'est pour cela qu'il fit faire l'opéra de Trajan, dont il ne récompensa même pas l'auteur, duquel je tiens ces détails. Ce dernier prit le sujet de son poëme dans le trait que j'ai rapporté relativement à madame la princesse de Hatzfeld de Berlin.

Cet opéra plut beaucoup par le spectacle magnifique qui y était étalé, et par tout ce que les grâces et les talens des incomparables actrices de ce théâtre peuvent offrir de mieux dans ce genre. La musique eut le même succès; mais la louange était trop directe et ne plut point. On aurait dû mettre plus de tact dans la manière de l'adresser; aussi l'empereur ne put-il pas en supporter la représentation, et cependant il eut plusieurs fois l'occasion d'entendre dire qu'on lui imputait d'avoir donné l'ordre de faire cet opéra. C'était assez l'habitude de se retrancher derrière son autorité, quand on ne se sentait pas la force de braver la critique.

Malgré le zèle du ministre, l'empereur ne fut point dupe; il avait une adresse pour deviner tout ce qui ne lui paraissait pas naturel. Il apprit une quantité de petites intrigues qui avaient eu lieu à Paris pendant son absence, et desquelles il aurait dû être informé par son ministre, qui eut l'air de les avoir ignorées. J'en parlerai plus bas, parce que c'est sous mon administration que l'empereur apprit, d'une manière évidente, les motifs qu'on avait eus de les lui cacher. Il resta persuadé depuis lors qu'on n'avait cherché qu'à l'abuser.

Sa confiance dans M. Fouché était disparue; il ne lui disait plus rien, il le laissait faire. Je dirai tout à d'heure ce qu'il en arriva, et ce qui faillit perdre le ministre de la police pour jamais. Mais avant je veux rendre compte de ce qui se passait à Pétersbourg, parce que c'est le moment d'en parler.

Avant de quitter Koenigsberg, l'empereur me fit appeler; il venait de voir le corps du maréchal Soult. Après m'avoir gardé quelques minutes, il me dit: «Je viens de faire la paix; on me dit que j'ai eu tort, que je serai trompé; mais, ma foi, c'est assez faire la guerre, il faut donner du repos au monde. Je veux vous envoyer à Saint-Pétersbourg, en attendant que j'aie fait choix d'un ambassadeur; je vous donnerai pour l'empereur Alexandre une lettre qui sera votre lettre de créance. Vous ferez là mes affaires: souvenez-vous que je ne veux faire la guerre avec qui que ce soit; et établissez-vous sur ce principe-là. Ce serait me déplaire beaucoup que de ne pas m'éviter de nouveaux embarras. Voyez Talleyrand, il vous dira ce qu'il y a à faire pour le moment, et ce qui a été réglé entre l'empereur de Russie et moi. Je vais laisser reposer l'armée dans les pays que je dois encore occuper, et faire achever le paiement des contributions. C'est le seul cas qui pourrait ramener des difficultés; mais tenez-vous pour dit que je n'en rabattrai rien. Vous aurez à presser le départ d'un ambassadeur; faites en sorte que le choix tombe sur un homme qui ne vienne pas chez nous pour y faire ce qu'ont fait ceux que nous avons déjà eus.

«Je vous ferai envoyer le traité secret après que j'aurai reçu vos premiers rapports. Dans vos conversations, évitez soigneusement tout ce qui peut choquer. Par exemple, ne parlez jamais de guerre; ne frondez aucun usage, ne remarquez aucun ridicule: chaque peuple a ses usages, et il n'est que trop dans l'habitude des Français de rapporter tout aux leurs, et de se donner pour modèles. C'est une mauvaise marche, qui vous empêchera de réussir en vous rendant insupportable à toute la société. Enfin, si je puis resserrer mon alliance avec ce pays, et y faire quelque chose de durable, ne négligez rien pour cela. Vous avez vu comme j'ai été trompé avec les Autrichiens et les Prussiens; j'ai confiance dans l'empereur de Russie, et il n'y a rien entre les deux nations qui s'oppose à un entier rapprochement; allez y travailler.»

C'était là toute ma mission; elle était pacifique; et n'avait rien qui sentît l'envoyé d'un conquérant. L'empereur partit le même soir pour Paris, et le lendemain je me mis en route pour Pétersbourg. Nous commencions l'évacuation des bords du Niémen, lorsque je traversai ce fleuve, et de l'autre côté étaient encore les milices asiatiques que le prince Labanow avait amenées pour former une réserve à l'armée du général Benningsen, qui revenait de la bataille de Friedland.

La garde russe était partie depuis quelques jours, et ce qui restait là de troupes russes, comme sauvegarde de cet empire, ne pouvait pas être opposé à un seul de nos corps d'armée.

J'arrivai à Pétersbourg le 14 juillet, vers onze heures du matin; je fus frappé d'admiration en me trouvant dans une aussi belle ville après avoir traversé un pays à l'extrémité duquel j'aurais été moins surpris de rencontrer le chaos; mais il faut être arrivé jusqu'à la porte pour s'apercevoir que l'on approche d'une grande capitale.

J'avais envoyé la veille les officiers qui étaient avec moi, afin de retenir un logement convenable, pour moi et pour tout ce qui m'accompagnait. Mais quel fut mon étonnement de les trouver encore le lendemain, cherchant eux-mêmes où s'établir: l'opinion était tellement montée contre les Français, que dans aucun hôtel garni on ne voulait me loger; j'ai été au moment d'être obligé d'avoir recours à des moyens extraordinaires, lorsque le plus heureux hasard me fit rencontrer, dans le propriétaire de l'hôtel de Londres, un homme qui était de mon département; il passa sur toutes les considérations et me logea.

Le jour même de mon arrivée à Saint-Pétersbourg, j'eus l'honneur d'être présenté à l'empereur de Russie et de lui remettre la lettre dont j'étais porteur pour lui. Il était établi dans un petit château de plaisance nommé Kamemostrow, distant d'une bonne lieue de la ville, au-delà de la Neva.

J'étais bien loin de m'attendre à un accueil aussi bienveillant que celui que j'en reçus. Cette première réception ne fut qu'une conversation de bonté de sa part; elle ne dura qu'un quart d'heure, et il la termina en me faisant l'honneur de me faire inviter à dîner pour le lendemain; c'est dans l'après-dîner de ce jour-là, qu'étant resté seul avec lui, il me prit à part et commença la première conversation d'affaires. Je dois hommage à la vérité, et convenir qu'en le quittant j'étais convaincu qu'il tiendrait toutes les conditions de son alliance avec nous; mais aussi il me parla de sa position vis-à-vis des Turcs, en termes si clairs, que je ne pouvais me méprendre sur la conclusion qu'il en tirerait.

Il me répétait souvent que l'empereur lui avait dit qu'il n'avait point d'engagemens avec le nouveau sultan, que les changemens survenus dans le monde changeaient naturellement les relations des différens États entre eux. Je vis bien que cette matière avait été le sujet de plus d'un entretien à Tilsit; mais comme l'empereur Napoléon ne m'avait pas parlé de cela, je ne pouvais qu'écouter sans répondre. Je fus persuadé dès-lors qu'il ne demanderait pas mieux que de ne pouvoir pas faire la paix avec la Porte, parce que la conséquence était naturelle dans ce cas; et je ne pus mettre hors de mon esprit qu'il y avait eu entre eux deux quelque confidence réciproque sur des projets médités depuis long-temps; parce que je ne pouvais pas me persuader que nous eussions renoncé aux Turcs, sans quelque convention de la part de la Russie de nous laisser faire ailleurs, par compensation, ce qui pourrait nous convenir. J'ai même de fortes raisons pour croire qu'à ce même Tilsit il fut question de l'Espagne.

C'était la seule affaire qui occupât sérieusement l'empereur; et comme il ne voulait plus de guerre, comment aurait-il manqué l'occasion de parler au seul monarque qui pouvait la faire d'une manière inquiétante pour nous, d'un projet qui l'aurait infailliblement rallumée, s'il avait été dans l'intention de s'y opposer. Il était bien plus naturel et raisonnable de le lui communiquer franchement, puisque le même monarque avait, de son côté, un autre projet, dont l'exécution pouvait être traversée par la France, si elle n'y avait pas préalablement donné son assentiment.

Ce qui me confirme encore dans cette opinion, c'est que, lors du commencement des affaires d'Espagne (que j'expliquerai tout à l'heure), on débitait à Saint-Pétersbourg, aussi-bien que dans les autres villes, des contes de toutes les façons sur ce qui se préparait à Madrid. L'empereur de Russie ne l'ignorait pas: il ne m'en dit que quelques mots, et l'empereur, qui m'écrivait de Paris toutes les semaines, ne m'en parlait pas du tout. Or, comme il avait à coeur de resserrer son alliance avec la Russie, qui aurait pu souffrir par le seul fait de son entreprise sur l'Espagne, il n'aurait pas manqué de me faire adresser des instructions à ce sujet, si tout n'avait été convenu d'avance à Tilsit: il ne le fit pas, parce qu'il avait bien jugé que cela ne serait pas nécessaire.

J'ai passé six mois à Saint-Pétersbourg, comblé des bontés de l'empereur Alexandre à un tel point, qu'il ne m'avait plus laissé le moyen de me renfermer dans la gravité du caractère diplomatique, si j'avais eu à traiter d'affaires importantes. Je le sentais bien; mais j'eus le bonheur de n'en avoir que d'agréables, car ces six mois furent ce qu'on appelle, dans le mariage, la lune de miel; je n'avais que de bonnes communications à faire; je n'étais, à proprement parler, que l'intermédiaire confidentiel d'un échange de courtoisie accompagnée de dons de toutes les espèces. Je n'ai point perdu le souvenir de tous ces heureux temps-là, où il nous était permis de nous livrer à l'espérance de jouir d'un bonheur acheté par beaucoup de fatigues et de dangers.

L'accueil de la société envers moi et ce qui m'accompagnait, était en raison inverse des bontés de l'empereur Alexandre. Pendant les six premières semaines de mon séjour chez lui, je n'ai pu me faire ouvrir aucune porte, et, hormis les jours où j'avais l'honneur de dîner chez l'empereur, la promenade publique était mon seul amusement; et chez l'empereur même, je voyais la première noblesse partir le soir pour quelques assemblées ou bals, et moi je revenais tristement à mon secrétaire. L'empereur de Russie voyait tout cela, il aurait voulu qu'on eût agi autrement; mais toutefois je n'ai jamais eu l'air, vis-à-vis de lui, d'en souffrir, et je n'en ai jamais parlé.

CHAPITRE XI.

Pétersbourg.—Fêtes de Petershoff.—Les princes de la maison de Bourbon se retirent soudainement.—Communications de l'empereur Alexandre à cet égard.—Réponse de l'empereur Napoléon.—Les princes peuvent venir habiter Versailles.—Mission de M. de Blacas.—Ma biographie.—Allusions de l'impératrice.

Au moment de mon arrivée à Pétersbourg, on récitait publiquement, dans les églises, des prières contre nous et particulièrement contre l'empereur Napoléon. Comme j'arrivai le premier en Russie, je recueillis tout ce qu'on y avait semé. Pendant cette rigoureuse quarantaine à laquelle je fus soumis, j'employai mon temps à visiter tout ce que cette belle ville offre de curieux: c'est en la parcourant que j'ai entendu moi-même, dans des églises, réciter les prières dont je viens de parler; il est vrai de dire que l'empereur de Russie ne se les rappelait plus, et qu'il les fit cesser aussitôt.

Pétersbourg est bâti avec tout le luxe d'Italie et la profusion de granit et de marbre que les historiens nous rapportent avoir été remarquée dans les villes anciennes dont le nom seul nous est resté. On n'y voyait pas encore de musée ni d'académie de belles-lettres; mais le germe de la civilisation se reconnaissait partout, et, avec fort peu de temps, ce pays fera peut-être trembler le monde. Ses peuples sont neufs et vigoureux; ils ne sont point énervés par la jouissance; chaque guerre qu'ils feront vers l'occident leur apportera quelque connaissance de plus. C'est, selon moi, une bien grande faute de la part des souverains qui gouvernent des pays riches et des peuples aisés, que d'ouvrir leurs barrières à ceux qui viennent pour y prendre, sans jamais y rien apporter que le fléau inséparable d'une multitude avide de jouissances qui lui étaient inconnues: les Russes en connaissent maintenant le chemin, qui les empêchera d'essayer de le reprendre?

J'ai eu occasion de voir les fêtes de Petershoff. C'est un très beau spectacle: je l'ai trouvé assez ressemblant à celui que présentent en France les fêtes de Saint-Cloud, lorsque l'empereur est dans cette résidence; mais j'ai trouvé la classe des bourgeois et artisans russes plus aisée et étalant plus de luxe dans sa mise extérieure qu'on ne le voit dans la classe correspondante en France.

Petershoff a été construit à l'imitation de Marly près Saint-Germain. La cour y a une quantité de petits pavillons isolés les uns des autres, et contenant chacun tout ce qui est nécessaire à l'établissement complet d'une maison de représentation. L'empereur Alexandre me fit donner un de ces petits pavillons pour le temps que durèrent les fêtes de Petershoff, et il eut la bonté de s'occuper de moi les jours où le public et la cour étaient tout occupés de lui.

Les fêtes ont régulièrement lieu pendant les premiers jours d'août. On y célèbre le jour de naissance ou de nom de sa majesté l'impératrice-mère. Elle donne à toute la Russie l'exemple d'une grande piété et de grandes vertus; sa protection est accordée à tous les établissemens de charité, et, en général, son nom est inséparable des actes de bienfaisance de ce pays-là.

C'est au retour de Petershoff à Pétersbourg que j'appris la nomination de M. de Champagny au ministère des relations extérieures, et celle de M. de Talleyrand à la dignité de vice-grand-électeur; on apprit aussi, par le gouverneur de Mittau, le départ des princes de la maison de Bourbon, qui étaient retirés dans cette résidence. Ils s'étaient embarqués pour la Suède: je n'en ai pas connu le motif; mais ce que je me rappelle très bien, c'est que l'empereur Alexandre m'envoya chercher tout exprès, et me dit: «Général (c'est ainsi qu'il m'appelait), je vous ai fait demander pour vous communiquer ce que je viens de recevoir de mon gouverneur à Mittau.» Il me montra la lettre, qu'il avait eu la bonté de faire traduire en français. «Vous verrez, ajouta-t-il, qu'il me rend compte du départ inopiné du comte de Lille et de sa famille; je n'en ai pas été prévenu d'une autre manière, et n'ai reçu à l'avance, ni même au moment de leur départ, aucune communication relativement à cette résolution dont je ne devine pas le motif. J'ai voulu vous en faire part pour que vous en rendiez compte chez vous, afin que l'empereur ordonne ce qu'il jugera convenable. Vous savez que, plus d'une fois, les déplacemens de cette famille ont été, en France, les précurseurs d'agitations, et je serais désespéré que l'empereur crût que j'y ai la moindre part. Ce n'est pas qu'en mon particulier je croie qu'il eût la moindre chose à redouter de ces princes: je ne connaissais pas le comte de Lille, quoiqu'il résidât à Mittau. En partant pour la Moravie, en 1805, je ne pouvais passer par cette ville sans lui faire une visite.

«Je suis persuadé, qu'à moins d'événemens bien extraordinaires que l'intelligence humaine ne peut pas prévoir, cette famille ne remontera jamais sur le trône; elle finira comme celle des Stuarts.»

Je reçus cette communication avec le respect que je devais, et conformément aux ordres d'Alexandre, j'en rendis compte à l'empereur Napoléon.

Ce départ me surprit; je ne savais à quoi l'attribuer. Je me mis à écouter ce qu'en disaient les salons, et j'appris que cette fuite précipitée était attribuée à quelques démarches de ma part. L'on ne craignait pas même de répandre, qu'on avait laissé entrevoir à la famille royale qu'elle n'était pas à l'abri d'une nouvelle entreprise semblable à celle qui avait été tentée lorsqu'elle habitait Varsovie. Tout cela étant de l'énigme pour moi, je n'en devins que plus curieux, et je saisis une des occasions de mes entretiens particuliers avec l'empereur Alexandre pour m'en expliquer. J'ai appris de lui-même, qu'effectivement il y avait eu une entreprise formée contre les jours du comte de Lille, tandis qu'il habitait Varsovie; que son opinion avait été long-temps incertaine là-dessus, mais qu'il avait fini par reconnaître que c'était l'oeuvre de quelque basse intrigue à laquelle un gouvernement comme celui de l'empereur Napoléon n'avait pu jamais avoir part. Ce ne fut qu'après mon installation au ministère, en 1810, que je pus approfondir ce que cela signifiait, et je sus effectivement que l'on n'y avait connu cette affaire que par le bruit qu'avait fait alors l'administration prussienne de Varsovie, qui avait voulu lui donner une suite sérieuse; et j'appris que les soupçons s'étaient arrêtés sur un sieur Galomboyer, chef de division aux relations extérieures de France, qui, à cette époque-là, avait effectivement paru à Varsovie; qu'il y avait eu des rapports avec des serviteurs de la maison du roi, qu'il en était parti subitement lorsque tout fut découvert, était revenu en France, et était mort peu de temps après son arrivée, sans avoir été réemployé.

Ce ne fut qu'alors que je m'expliquai combien étaient naturelles les craintes du roi, en voyant arriver à Pétersbourg un ministre de l'empereur, et qui était en même temps un homme de sa confiance.

Je donne ces détails au public, parce qu'il existe encore des contemporains de l'époque où ces faits ont eu lieu, et qui pourront juger de leur véracité.

J'étais encore occupé d'éclaircir cette affaire, lorsque je reçus la réponse que l'empereur fit à ma dépêche; elle était conçue en ces termes:

«M. le général Savary, j'ai reçu votre lettre de … Remerciez l'empereur Alexandre de la communication qu'il vous a chargé de me faire. Il est dans l'erreur s'il croit que j'attache la moindre importance à ce que peut faire le comte de Lille; s'il est las d'habiter la Russie, il peut venir à Versailles, je ferai pourvoir à tout ce qui lui sera nécessaire. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, etc., etc.»

Je suis très sûr d'avoir laissé cette lettre dans le nombre de celles que j'ai remises à mon successeur, comme document appartenant à l'ambassade: s'il l'a conservée, elle doit se retrouver dans le dossier du mois de septembre 1807, ou du mois d'octobre; mais j'atteste sur ma vie qu'elle est vraie, à de très légers changemens près dans les expressions de la dernière phrase. Je l'ai laissée dans les dossiers de ma correspondance, afin que, si mon successeur rencontrait encore quelques cas semblables, il fût dispensé d'en écrire à Paris pour connaître les intentions de l'empereur sur cette matière.

Lorsque cette lettre me parvint, cette question était déjà loin, et il n'en fut plus fait mention dans les conversations subséquentes: il y en avait une autre qui m'occupait dans ce moment-là. L'empereur Napoléon, d'après les arrangemens de Tilsit, avait érigé la Hesse, avec quelques pays qu'il y avait réunis, en royaume de Westphalie, et y avait placé le prince Jérôme, le plus jeune de ses frères. Le mariage de ce prince avec la fille du roi de Wurtemberg venait de se conclure à Paris, et l'on m'avait envoyé des lettres des nouveaux époux pour leur tante l'impératrice-mère de Russie: je ne voulais point faire une affaire ministérielle de ce message, d'autant plus que je n'avais d'autre caractère officiel que celui que la bonté de l'empereur Alexandre m'accordait; ce fut donc à lui-même que je confiai les deux lettres, en ne lui cachant pas que le peu de bienveillance[20] que je savais à l'impératrice-mère pour nous, m'avait ôté le courage de lui demander la permission de les lui remettre moi-même.

L'empereur Alexandre les reçut, en me disant qu'il s'en chargeait; il partait pour Paulwski, où résidait sa mère, et effectivement je reçus le lendemain les deux réponses aux deux missives dont il avait daigné se charger; elles étaient accompagnées d'une lettre de l'empereur Alexandre pour moi, qui aurait satisfait la vanité d'un premier-ministre. J'envoyai le tout à Paris, cherchant par tous les moyens possibles à persuader à l'empereur que l'ouvrage de Tilsit pouvait se consolider, et j'ajoutai que je ne pouvais qu'être satisfait de tout ce que je voyais.

Il y avait à Pétersbourg, comme envoyé de M. le comte de Lille, M. de Blacas; il y était arrivé peu de temps après moi. Les affaires qu'il pouvait y venir traiter ne devaient point m'occuper; elles étaient purement domestiques. Je ne fais aucun doute que si j'avais demandé son éloignement, si même j'avais laissé entrevoir que cela me faisait plaisir, j'aurais été satisfait à l'instant; mais j'étais si loin de cette pensée, qu'ayant connu une partie des objets de sa mission, sur laquelle il avait de la peine à obtenir satisfaction, j'ai contribué à faire disparaître les difficultés qu'il rencontrait; non pas que j'en aie fait l'objet d'une communication officielle, mais j'ai employé un moyen qui a également réussi.

M. de Blacas avait, entre autres choses, à solliciter des réparations d'ameublement pour l'appartement qu'occupait madame la duchesse d'Angoulême. Était-ce un motif vrai ou apparent de sa mission? au moins on le disait dans la société; le fait est que, soit crainte d'un côté de se mettre l'envoyé de la France à dos, ou, ce qui est vraisemblable, le peu de temps convenable que l'on avait pour entretenir l'empereur Alexandre de ces sollicitations, M. de Blacas restait sans rien obtenir. Lorsque je sus ce qui l'occupait dans le moment, un des premiers usages que j'aie fait de la faveur que l'on m'avait accordée a été de m'expliquer là-dessus en termes catégoriques, vis-à-vis des personnes auxquelles M. de Blacas avait affaire; ajoutant que, si je ne craignais pas de blesser l'empereur Alexandre, je prendrais des mesures pour que les réparations qu'on sollicitait fussent exécutées, et me chargerais d'y faire face, bien persuadé que je serais approuvé par l'empereur. Cela fut droit à son adresse, et M. de Blacas a sûrement ignoré ces détails.

Au milieu de l'ennui dont j'étais accablé, et de la tristesse qui était entrée dans mon esprit, j'étais allé dans un grand magasin de librairie: en y cherchant ce que je ne trouvais pas, je jetai les yeux sur quelques pamphlets imprimés en Angleterre, contre les Français, et particulièrement contre l'empereur. J'en achetai la collection la plus complète que je pus réunir; ma voiture en était pleine: je les ai lus tous d'un bout à l'autre; et, comme véridiquement parlant, c'était un tissu de mensonges parmi lesquels j'avais peine à deviner même ce que les auteurs avaient voulu dire, quoique je connusse toutes les personnes dont ils parlaient, je n'eus besoin d'aucun des secours de la philosophie pour en supporter la lecture.

C'étaient cependant ces méprisables productions qui avaient formé l'opinion sur nous, aussi bien en Russie qu'en Angleterre, et notre ministre de la police n'avait fait paraître aucune réponse à tous ces mensonges. Je trouvai ma note biographique dans un de ces ouvrages, accompagnée de mon portrait physique et moral; ni l'un ni l'autre n'était flatté: l'on me disait le fils d'un suisse de porte cochère; que je m'étais engagé, à la suite de quelque mauvaise action, pour me dérober à la justice; et qu'à travers les désordres de la révolution, j'avais fait remarquer ma perspicacité dans les scènes sanglantes dont elle a offert le tableau. Mon extrait de naissance aurait pu répondre à cette injurieuse assertion; mais enfin cette idée était logée dans toutes les têtes.

Mon portrait moral était encore pire, et à en croire ces lumineux directeurs de l'opinion de la multitude, il n'y avait guère d'exécuteur de hautes-oeuvres qui eût mieux mérité que moi les épithètes qu'ils me prodiguaient.

Quoique, au fond, je ressentisse une peine vive d'être présenté sous ces couleurs à l'opinion des étrangers, qui pouvait toujours réagir un peu sur celle de mes compatriotes, je pris le seul parti qui me convenait, ce fut de descendre dans ma conscience; elle est toujours le meilleur juge des hommes de bien, et dans cette occasion elle ne m'inspira que du mépris pour ces sortes d'accusations. Elle me conseilla bien; car il n'en est resté dans mon coeur aucun ressentiment, quoique j'aie eu plus d'une fois l'occasion de me venger.

Je pris donc le parti de rire de tout cela, et d'employer tout mon esprit à aider aux plaisanteries que l'on cherchait à m'en faire. On a tant d'avantage sur les imposteurs, lorsque l'on se sent honnête homme, que je me retirais toujours victorieux de ces sortes d'explications. Je me rappelle qu'un jour je dînais chez l'empereur de Russie; il n'y avait jamais moins de douze ou quinze personnes: l'impératrice régnante me fit l'honneur de m'adresser la parole, en me disant: «Général, de quel pays êtes-vous?—Madame, je suis de la Champagne.—Mais votre famille est-elle française?—Oui, madame, elle est aussi de la Champagne, de Sedan, qui est le pays où l'on fait les beaux draps.—Je vous croyais étranger, on m'avait dit que vous étiez Suisse.—Madame, je vois ce que votre majesté veut dire; je sais qu'on l'a écrit; j'ai lu tout cela, et je la prie de ne pas arrêter son opinion sur de pareilles productions.» L'impératrice vit que je l'avais devinée, et la conversation en resta là. Le hasard avait fait que le même jour j'avais lu ce qui me concernait dans les pamphlets dont je viens de parler. L'impératrice de Russie avait probablement voulu s'assurer s'ils avaient dit la vérité, et elle avait un jugement trop sain pour ne pas mettre la justice du côté où elle devait être.

Différentes petites circonstances de cette espèce contribuèrent à me rendre la société moins défavorable, et, peu à peu, je parvins, non sans peine, à me faire ouvrir les portes des maisons devant lesquelles, quinze jours avant, il aurait fallu que j'ouvrisse la tranchée; et comme les extrêmes se touchent dans le monde, et surtout en Russie, j'eus, par la suite, autant à faire pour me dérober aux prévenances du grand monde que j'avais eu besoin de patience pour supporter ses rigueurs.

Je ferai observer ici que c'était précisément dans ce temps que l'ambassadeur de Russie arrivait à Paris. Je m'étais employé à le recommander, ainsi que toute sa suite, à tout ce que les cercles de cette capitale présentaient de dames aimables; je n'en avais excepté aucune. Paris était enivré de plaisir lorsqu'ils y arrivèrent: on les invitait partout, et certes, alors, je n'étais pas payé de retour en Russie. J'en ai agi ainsi, parce que les premières dépêches d'un ambassadeur se ressentent toujours de l'impression qui a frappé son esprit en arrivant, laquelle dépend aussi fort souvent de l'accueil qu'il a reçu tant du souverain que de la société.

Mon but fut rempli, et j'eus lieu d'être bien dédommagé de toutes les bouderies que l'on m'avait faites, lorsqu'on ne put douter que j'avais évité un accueil pareil à la légation russe qui allait à Paris.

CHAPITRE XII.

Les Turcs refusent notre médiation.—Le général Guilleminot.—L'empereur Alexandre va inspecter son armée.—Invitation de l'impératrice.—Questions de cette princesse sur le goût de Napoléon pour le spectacle.—Surprise de Copenhague.—Indignation que cet attentat cause en Russie.

L'empereur Alexandre venait de recevoir des nouvelles de Turquie. Les
Turcs refusaient de faire la paix. Ceci a besoin d'être expliqué.

Il avait été convenu à Tilsit que la France interposerait ses bons offices pour amener la conclusion de la paix entre la Russie et la Porte. En exécution de cet article du traité, l'empereur Napoléon avait fait envoyer à l'armée turque le général Guilleminot, pour aplanir les différends, après en avoir fait écrire au général Sébastiani, son ambassadeur à Constantinople.

Les Turcs voulurent bien traiter; mais, lorsqu'ils virent qu'il était question de céder aux Russes la Valachie et la Moldavie, et que nous les laissions dans cette position, leur indignation se manifesta; les bonnes gens avaient assez de bon sens pour voir que nous nous étions arrangés à leurs dépens. Ils disaient avec raison: «Que nous serait-il arrivé de pis, si, au lieu d'être vainqueurs, les Français avaient été battus?» Ils avaient raison, et peut-être ne devions-nous pas les abandonner, au risque de faire une campagne de plus.

Ils déclarèrent donc qu'à moins qu'on ne leur restituât les provinces qu'ils avaient perdues, ils ne traiteraient pas, et renonceraient à l'intervention de la France. Ils allèrent même jusqu'à demander la restitution d'un vaisseau de guerre qu'ils venaient de perdre dans l'Archipel, à la suite d'un combat entre leur escadre et l'escadre russe, lequel vaisseau était déjà emmené par celle-ci.

Les Russes auraient volontiers fait la paix avec les Turcs; ils en avaient besoin, mais pas au point de signer des conditions ridicules: j'oserai même ajouter que, si l'on avait insisté un peu, ils n'auraient pas couru de nouveaux risques pour conserver les deux provinces en question.

Les choses en étaient là lorsque l'empereur Alexandre m'envoya chercher pour me les expliquer, et me demander si je pouvais prendre sur moi d'écrire au général Guilleminot, pour qu'il s'employât à faire entendre raison aux Turcs, tant sur la paix que sur l'armistice préalablement nécessaire pour la négocier. Je le fis en termes précis, quoique cela fût tout-à-fait en dehors de mes instructions. Ce qui m'y décida, c'est que je ne voulais pas laisser à l'empereur de Russie le moindre doute sur la sincérité des sentimens dont j'étais quelquefois chargé de lui renouveler l'assurance. Je lui remis moi-même ma lettre ouverte, et il la fit parvenir au général Guilleminot; elle ne produisit aucun effet. Le général Guilleminot fut obligé de quitter les Turcs sans en avoir rien pu obtenir, et la guerre continua.

L'empereur Alexandre s'occupait beaucoup de la réorganisation de son armée aux frontières de Pologne. Il avait, après les malheurs de Friedland, demandé de grands efforts à la nation russe, en hommes, chevaux et denrées; tout cela venait d'arriver aux lieux où était son armée. Il partit de Saint-Pétersbourg, pour aller diriger lui-même l'emploi de tous ces moyens; et, quoique la saison fût mauvaise, il fit le trajet avec une incroyable rapidité.

Je restai à Pétersbourg pendant son absence, et je fus aussi surpris que flatté d'être invité une fois à dîner chez l'impératrice régnante. Sa soeur, la princesse Amélie de Bade, y était, ainsi que le comte de Romanzoff, ministre des relations extérieures, et M. le comte Kotchoubey, ministre de l'intérieur.

Je cite ces détails, parce qu'à ce dîner sa majesté l'impératrice mit la conversation presque continuellement sur la France et sur Paris. Il était difficile de parler de quelque chose qu'elle ne connût pas. Notre littérature lui était extrêmement familière; elle me faisait l'honneur de me parler de nos spectacles; elle aimait nos productions tragiques, et connaissait le mérite de tous nos bons acteurs. Elle me dit: «L'empereur aime-t-il le spectacle?—Beaucoup, madame, et préférablement la tragédie.—Quelles sont celles qu'il préfère?—Madame, il aime beaucoup tous les ouvrages de Racine et de Corneille.—Je le conçois sans peine; mais encore y a-t-il du choix dans ces chefs-d'oeuvre-là?—Je l'ai vu aller souvent voir jouer Mithridate.—Ne fait-il jamais jouer Mérope?—Pardonnez-moi, madame.»

Je crus d'abord qu'il y avait dans cette question une intention maligne, et que l'impératrice voulait faire allusion à Polyphonte; mais je ne me déconcertai pas: peut-être, au reste, était-ce une conséquence de ce que je m'étais imaginé sur la manière dont on pensait généralement à notre égard en Russie.

L'empereur Alexandre revint de Pologne fort content de son armée; ses pertes étaient réparées, et il avait préparé le mouvement de la portion de cette même armée, qu'il voulait porter en Finlande pour attaquer cette province, et forcer enfin la Suède à faire la paix.

Nous étions à la fin d'octobre, lorsque les premières colonnes des troupes destinées à agir contre les Suédois arrivèrent à Pétersbourg pour y passer la Neva; l'empereur les passait en revue corps par corps. Il m'a quelquefois permis de l'accompagner à ces sortes de revues, et j'étais étonné de voir des troupes en aussi bon état après une aussi longue route.

À cette même époque, les Anglais venaient de s'emparer de Copenhague et de la flotte danoise. Il n'y avait qu'un cri en Russie contre cette agression; le ministre de Danemarck à Saint-Pétersbourg se donnait beaucoup de mouvement pour obtenir des secours de la part des Russes, qui ne pouvaient rien dans ce moment-là.

L'empereur Napoléon m'écrivit de Paris à ce sujet, et me disait que cet événement le contrariait fort, mais qu'il était le résultat de la politique équivoque du Danemarck, qui, dans la campagne précédente, avait retiré toutes ses troupes des îles pour les réunir en Holstein, où elles s'étaient encore trouvées lors de l'apparition des Anglais, et n'avaient pu porter du secours à la capitale. Cette disposition avait été prise par le gouvernement danois, sans doute par un effet de la même influence qui agissait contre nous-mêmes en Espagne; et, dans le cas où un malheur nous serait arrivé, ils auraient été prêts à prendre le parti qui aurait été le plus conforme à leurs intérêts.

Néanmoins la Russie sentit cette perte du Danemarck, dont la flotte était un bon tiers de la garantie de neutralité de la Baltique. L'empereur Alexandre fit déclarer par son ministre, à l'ambassadeur d'Angleterre, qu'il prendrait fait et cause en faveur du Danemarck, et qu'il ne resterait pas indifférent à l'agression dont cette puissance avait été la victime.

Le mois d'octobre se passa sans rien offrir de remarquable; les liens entre la Russie et la France se resserraient. L'empereur Alexandre lui-même luttait contre l'opinion la plus générale, qui ne nous était pas favorable; et, en ce qui dépendait de la France, je m'efforçai de lui rendre facile ce que je lui voyais faire pour ramener tout le monde à sa manière de penser. Rien n'était égal à l'irrévérence avec laquelle la jeunesse russe osait s'expliquer sur le compte de son souverain. Quelquefois je me suis trouvé obligé d'en reprendre plusieurs et de relever leurs inconvenantes réflexions. Pendant quelque temps, je conçus de l'inquiétude sur la suite que ces licences pourraient avoir dans un pays où les révolutions de palais n'avaient été que trop communes. Je me mis dès-lors à observer, sous ce rapport, les plus audacieux parleurs, qui ne tendaient à rien moins qu'à porter toute cette jeunesse à la plus criminelle des entreprises. J'étudiai toutes les conjurations qui ont eu lieu en Russie depuis un siècle. La dernière était si récente, que tous les contes absurdes qui se débitaient sur elle étaient encore le sujet des conversations de plusieurs méchantes coteries de société, dont Pétersbourg a, comme plusieurs grandes villes, le malheur d'être affligé.

Lorsque des circonstances politiques qui surviennent, sortent de la sphère de leurs petites idées, il part de ces coteries un déluge de mauvais quolibets, de faux avis, et de tout ce qui peut égarer le jugement des bons citoyens, accoutumés à suivre l'exemple de l'obéissance. Tous ces énergumènes ne sont pas redoutables pour un gouvernement fort; mais ils s'attachent à toutes ses actions, comme la rouille s'attache aux métaux, et les corrode. On est tout étonné d'apercevoir, au bout d'un certain laps de temps, le mal qu'on a éprouvé de ces chenilles qu'on a négligé d'écraser lorsque le temps pour le faire était favorable.

J'eus le courage d'écouter tout ce que l'on voulut me dire sur la mort de l'empereur Paul. Les divers récits de cette scène tragique me faisaient connaître beaucoup de détails personnels sur des hommes de marque, et il serait heureux que des ambassadeurs eussent beaucoup de renseignemens comme ceux que je pus mettre sur mes tablettes.

Voici ce que j'ai appris sur cet événement, car mon auteur était un grand personnage russe, ami de l'empereur Paul; c'est sa propre narration que je rapporte. Je pourrais le nommer, parce que je le crois mort depuis; mais l'autorité de son nom ne donnerait pas plus de force à la vérité pour les Russes contemporains qui liront ces Mémoires.

CHAPITRE XIII.

Conspiration contre l'empereur Paul.—Le comte P…—Le général B…—Le grand-duc.—Assassinat de l'empereur Paul.—On répand qu'il est mort de maladie.—Position critique de l'empereur Alexandre.—Le maréchal Soult intercepte une ébauche de conspiration.—Ses ramifications.

L'empereur Paul était monté fort tard sur le trône; il avait eu à supporter les hauteurs de tous les favoris de sa mère, et de plus il avait été souvent en butte aux intrigues des courtisans, qui, pour faire valoir leur zèle, lui avaient plus d'une fois supposé des projets de rébellion et de vengeance pour le meurtre de son père Pierre III. Ces désagrémens avaient empoisonné sa jeunesse, et avaient jeté dans son esprit des dispositions de méfiance, qui étaient toujours accompagnées d'aigreur envers tout ce qu'il soupçonnait avoir eu quelque part aux persécutions qu'il avait éprouvées.

Lorsqu'il fut empereur, il ne se défia pas des ressentimens du grand-duc Paul, et s'occupa un peu trop à faire justice de ceux dont il avait eu à se plaindre. Il se fit par là beaucoup d'ennemis; la plupart étaient puissans de richesse et d'honneurs, auxquels les hommes renoncent difficilement: les soupçons et la terreur régnèrent bientôt autour de lui; au lieu de ramener les esprits par la douceur, il les exaspéra par de la sévérité. Il crut, en vain, se faire des amis par des libéralités qu'il porta jusqu'à la profusion la plus irréfléchie; il était dans le même jour, bon jusqu'à la faiblesse, sévère jusqu'à l'inhumanité, et quelquefois injuste jusqu'à la cruauté, autant qu'irrésolu et variable jusqu'à la démence; à tel point qu'il rendit des ukases ridicules pour interdire l'usage des chapeaux ronds et des pantalons, et pour défendre de porter les cheveux coupés à la française: on était puni du knout lorsque l'on était trouvé en contravention avec de pareilles lois!!

Cette manière de gouverner ne pouvait pas donner de sécurité pour l'avenir à tous ceux qui croyaient avoir quelque chose à redouter de la versatilité de son caractère et de sa violence: ce parti était nombreux, et songea dès-lors à sa sûreté. En Russie, comme dans tous les autres pays, c'est un très petit nombre d'individus riches, et le plus souvent mal famés, qui s'emparent du domaine de l'opinion publique, qu'ils dirigent pour ou contre le souverain, selon qu'il leur plaît ou ne leur plaît pas; leur aréopage le juge sans appel, et, une fois qu'ils ont prononcé, ils ne s'occupent plus que de l'exécution de leur arrêt: ce fut le cas de l'empereur Paul.

Ses sujets le condamnèrent sous les prétextes les plus frivoles, et les passions, qui ne calculent pas, l'accusèrent de tout ce qu'il y avait de plus déraisonnable et à la fois de plus criminel. Les plus ardens à le précipiter du trône furent bientôt d'accord; mais de grandes difficultés traversaient l'exécution de ce dessein: c'est à Moscou qu'il se trama, parce que, dans cette ville éloignée de la cour, on peut s'envelopper de tout le mystère qu'exige une pareille entreprise.

Elle ne pouvait réussir sans la participation du gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, qui est tout à la fois le chef des citoyens, le général de la garnison et le gardien de l'empereur. Il exerce une surveillance qui lui eût infailliblement fait découvrir les petites menées par lesquelles il était nécessaire de commencer cette entreprise. Les conjurés prirent donc la résolution d'associer le gouverneur militaire à leurs projets: ce gouverneur était le comte de P… L'empereur Paul avait une extrême confiance en lui, et ne l'avait fait gouverneur de cette capitale que parce qu'il le regardait comme le plus attaché à sa personne et le plus incorruptible: ce comte P… était un homme profondément astucieux, et, à ce qu'il paraît, d'une duplicité de caractère semblable à celle des personnages principaux que l'on voit figurer dans les révolutions d'Orient. Un conjuré, dont je dois taire le nom, se chargea de sonder P…, sans lui rien dire du projet arrêté, mais de connaître directement de lui-même sa manière de penser sur l'empereur, et sur tout ce qui était le sujet du mécontentement général. P… s'ouvrit, et la confiance s'établit entre lui et le conjuré, qui ne manqua pas de lui répéter souvent que l'extrême confiance dont il jouissait en ce moment ne tarderait pas à être suivie d'un exil en Sibérie, aussitôt qu'un envieux, dont les hommes en place ne manquent jamais, serait parvenu à entretenir l'empereur un instant; que cela ne dépendait que d'une maîtresse, et qu'enfin, avec un homme du caractère de l'empereur, rien n'était stable. M. de P… sentit toute la force de ce raisonnement, et vit bien qu'il était le précurseur de quelque chose: lorsqu'on lui eut déroulé le projet, il s'engagea dans l'entreprise, et en connut tous les conjurés, dont il devint dès-lors le chef, parce que la réussite dépendait de lui. Il demanda quelques jours pour y réfléchir; il comprit bien que, si le coup manquait, il devenait lui seul plus coupable que les autres, dont les dépositions l'auraient accablé, et que, s'il réussissait, il devait craindre le ressentiment du grand-duc qui allait monter sur le trône, ainsi que celui de la veuve, qui ne mettrait pas de bornes à ses vengeances; qu'enfin si le projet venait à s'éventer avant son exécution, il avait à mettre les apparences de son infidélité à l'abri des reproches que l'empereur Paul lui aurait adressés: il songea à parer à tous ces incidens.

Son emploi lui donnait beaucoup d'accès dans l'intérieur de l'empereur, et il n'était pas sans savoir que Paul faisait éprouver à son fils plusieurs désagrémens semblables à ceux dont il avait lui-même eu tant à se plaindre étant grand-duc. P…, au lieu de calmer l'empereur, l'excita, et lui parla en termes ambigus de ce qu'il voyait et entendait dire, laissant entrevoir à l'empereur qu'il fallait bien que les plus audacieux comptassent sur l'impunité qu'on leur avait sans doute promise pour oser parler de la sorte.

De pareilles réflexions ne manquèrent pas d'atteindre leur but; elles mettaient dans l'esprit de l'empereur une méfiance sombre qui le porta jusqu'à suspecter ses propres enfans, et à les entourer de surveillans: c'était ce que P… voulait. Le grand-duc, poursuivi par les soupçons de son père, fut réduit à se rapprocher de P…, qui, d'un mot, pouvait attirer sur lui un accès de fureur de Paul, accès dont les suites étaient imprévoyables.

Le gouverneur militaire, ainsi placé entre le père et le fils, jouait à coup sûr; il gagna la confiance du grand-duc en l'entretenant du malheur auquel lui, P…, serait exposé s'il venait à recevoir l'ordre de le faire arrêter; qu'il n'osait pas répondre que cela n'arrivât pas d'un instant à l'autre; qu'il ne pouvait deviner quel était celui qui montait la tête de l'empereur contre ses enfans, mais qu'il était exaspéré au dernier point. Il était difficile qu'une pareille duplicité n'en imposât pas à une âme neuve comme celle du grand-duc, qui commençait à trembler sur le sort qui lui était réservé.

Lorsque M. de P… l'eut amené au point d'anxiété où il voulait le voir, avant de lui rien communiquer, il se décida à l'en entretenir, en commençant par lui faire un tableau effrayant de l'état dans lequel les profusions de son père avaient mis les finances de l'empire, ainsi que l'état d'humiliation sous laquelle on vivait, avec la perspective de se voir chaque jour arraché à sa famille, mutilé, et jeté en exil pour le reste de sa vie; ajoutant que la fureur avec laquelle on procédait à ces sortes d'exécutions menaçait tout le monde, depuis le plus grand jusqu'au plus petit; qu'enfin lui-même y était exposé; qu'il venait lui donner une preuve de son dévouement à sa personne en le prévenant de prendre ses précautions, parce qu'il serait peut-être une des premières victimes. Un pareil discours était bien fait pour achever de troubler une âme déjà alarmée.

Le grand-duc demandait le remède à opposer à cet orage, qu'il voulait détourner; P… répliquait de manière à augmenter les inquiétudes que ses artifices avaient jetées dans l'esprit du prince, et s'engagea, pour dernière preuve de fidélité, à lui donner avis des ordres qu'il pourrait recevoir contre lui, en lui faisant observer que, s'il prenait un parti sans l'en prévenir (comme de s'enfuir), il l'exposait à tous les ressentimens de l'empereur, qui ne lui pardonnerait pas cette infidélité; qu'en conséquence il le sommait, avant tout, de lui donner sa parole d'honneur de se conformer à ce qu'il lui proposerait dès qu'il aurait reçu l'ordre en question, si toutefois il arrivait. Le grand-duc donna la parole (assure-t-on), et crut ainsi avoir un protecteur dans le gouverneur militaire; tandis qu'au contraire le gouverneur rendait ce prince l'instrument de sa perfidie.

Les choses en étaient à ce point lorsque P… fait parvenir, avec adresse, à l'empereur, par une voie détournée, quelques avis sur les dangers dont il est menacé; ce moyen lui réussit encore. L'empereur l'envoya chercher, et, lui ayant communiqué l'avis qu'il venait de recevoir, lui témoigna son étonnement de ce qu'il n'avait pas su cela, et ne lui en avait pas parlé. P… répondit qu'il n'ignorait rien du projet, et qu'il prenait des mesures pour le prévenir; il en récita quelques détails à l'empereur, qui parut tranquille en voyant que son gouverneur militaire s'était occupé de la sûreté de sa personne. Il fut tout-à-fait rassuré lorsque M. de P… lui eut dit qu'il attendait la liste des conjurés, qu'on devait lui donner le même jour; mais qu'il n'avait encore osé faire arrêter personne, parce qu'il lui était revenu, et qu'il était forcé de l'avouer à Sa Majesté, que ses enfans n'étaient pas étrangers à cette entreprise; qu'il ne pouvait pas l'assurer, mais qu'enfin, si ses soupçons se vérifiaient et étaient fondés, il lui demandait quelle conduite il devait tenir dans cette circonstance, tant pour empêcher le grand-duc d'être averti que pour lui ôter les moyens d'échapper.

L'empereur, enchanté de tant de zèle, lui ordonna, dans ce cas-là, de ne point balancer à l'arrêter. P… répondit que, bien que son dévouement fût sans bornes, comme il pourrait se faire que ce ne fût pas lui-même qui exécutât cet ordre, et qu'il pourrait arriver un malheur si le grand-duc résistait, il voulait avoir un mandat signé de l'empereur pour que le grand-duc n'eût rien à répliquer, et qu'il obéît.

L'empereur Paul trouva la mesure sage, et signa de suite le mandat, que P… emporta; il alla avec cette pièce chez le grand-duc, et, la lui montrant, lui dit que, quoi qu'il eût pu faire, l'arrêt fatal était prononcé; qu'il n'y avait plus à feindre; qu'il fallait prendre un parti; que lui, gouverneur militaire pourrait bien différer de quelques jours l'exécution de l'ordre qu'il voyait, mais qu'enfin il ne pourrait pas l'éluder, et que, dès ce moment, il était obligé de le faire observer; qu'il l'en prévenait[21]. Il avait un intérêt immense à ce que le grand-duc ne vît personne à qui il aurait pu s'ouvrir, et qui lui aurait donné le sage conseil d'aller trouver son père.

Lorsque P… le vit bien abattu, il alla promptement rassembler les principaux chefs des conjurés, avec lesquels il convint de tout, du jour, de l'heure et des officiers de leur connaissance qu'il ferait en sorte de faire tomber de garde cette nuit-là au château; enfin, il leur donna le mot d'ordre; et, après qu'il eut arrêté toutes les dispositions, il revint trouver le grand-duc, et lui dit qu'il n'y avait plus à balancer; que toute la ville et la garnison se prononceraient pour lui s'il voulait se décider pour le salut de tout le monde et pour le sien; qu'il n'était point question d'une scène sanglante, mais que l'on était décidé à ôter le pouvoir à son père pour l'en revêtir, s'il était décidé à faire grâce aux auteurs de cette révolution et à ne pas les poursuivre; qu'autrement lui, P…, ne répondait de rien, parce qu'une fois qu'il aurait exécuté l'ordre de son père de l'arrêter, si, comme il n'en faisait aucun doute, l'empereur Paul était victime d'une conjuration, il n'y avait rien de moins sûr qu'on appelât le grand-duc à lui succéder, à moins qu'on ne fût tout-à-fait rassuré sur les poursuites qu'il pourrait être disposé à exercer contre ceux qui l'auraient mis sur le trône.

Un argument aussi perfidement imaginé était trop fort pour un coeur neuf comme celui auquel on s'adressait, après avoir pris les précautions de lui fermer toutes les portes de salut. Dans cette situation, le grand-duc s'appuya encore sur celui qui le perdait, et promit tout ce qu'on voulût pourvu qu'on ne fît point de mal à son père. Cet assentiment une fois obtenu, P… eut encore un autre soin: ce fut de prévoir le cas où le coup manquerait, ou bien celui où il serait éventé. On verra comment il s'y prit pour se ménager une retraite; il va d'abord retrouver les conjurés, et fixe l'exécution à la nuit même; ils se réunissent dans la maison de l'un d'eux; ils partent la nuit, vêtus de leurs uniformes et armés de leurs épées, au nombre de treize ou quatorze en tout. P… avait fait mettre de garde des officiers à lui pour toute main; avec le mot d'ordre les conjurés passent partout dans les vestibules et les appartemens du palais: c'était au château Saint-Michel.

Ils arrivent, de pièce en pièce, jusqu'à celle qui précède la chambre à coucher de l'empereur: il y avait, pour toute garde, un cosaque qui était couché sur un matelas. Il se lève en sursaut, et jette un cri perçant en prononçant le mot trahison! il tombe aussitôt percé de coups. Les conjurés se jettent à la porte de la chambre à coucher, une lumière à la main: sept d'entre eux restent à la première porte de l'appartement, les sept autres entrent dans la chambre et vont droit au lit; ils n'y trouvent personne, et se croient déjà perdus, persuadés que l'empereur n'avait pas passé la nuit chez lui. Le courage en abandonne quelques uns qui voulaient fuir, mais les autres les retinrent, lorsque l'un d'eux, B…, observe que le lit de l'empereur est encore chaud. L'empereur Paul, au cri du cosaque, s'était jeté à bas de son lit, et, soit qu'il eût perdu la tête, ou qu'il fût mal éveillé, au lieu de se couler par la porte qui, de la tête de son lit, ouvrait sur un petit passage qui menait chez l'impératrice, et alors il était sauvé, il se blottit derrière un paravent à glace, sans avoir eu le temps de mettre aucun vêtement. Les conjurés délibéraient sur ce qu'ils allaient faire, lorsque B…, plus froid dans le crime, se met à chercher par toute la chambre, et découvre l'empereur: il appelle ses complices, en lançant des épithètes ironiques à la malheureuse victime, et, la prenant par le bras, il l'amène au milieu de la chambre; là commencent des injures et des reproches que tous lui adressent, après quoi ils lui proposent d'abdiquer: il s'y refuse; le moment était décisif.

Les conjurés qui étaient restés à la première porte venaient presser les autres d'en finir, disant qu'ils entendaient du bruit; enfin, l'un d'entre eux, qui s'en vantait encore à table, lorsqu'il commandait l'armée en 1807, dit aux autres: «Messieurs, le vin est versé, il faut le boire.» En même temps il assène un coup sur la tête du monarque infortuné; dès-lors les monstres le prennent à la gorge, le mutilent par tout le corps, et terminent par l'étrangler avec sa propre écharpe: ils lui avaient donné un coup à la partie supérieure de l'oeil, qui avait fait une plaie[22].

Ce meurtre commis, ils le remirent dans son lit, et le couvrirent. Ils emportèrent le cadavre du cosaque, et s'en allèrent chacun chez soi, comme s'ils n'avaient rien fait. Ils rencontrèrent P…, qui s'avançait, avec un bataillon des gardes, pour venir au secours de l'empereur si le coup avait manqué; mais voyant qu'il avait réussi, ce fut au secours des conjurés qu'il venait: il avait enfin pour troisième but de mettre le grand-duc à l'abri d'une entreprise de leur part.

Le jour avait à peine éclairé le lendemain de cette sanglante catastrophe, que toute la ville en était informée; on fit répandre le bruit que l'empereur était mort d'une attaque d'apoplexie, et l'on disposa tout ce qui était d'usage dans cette circonstance, tant pour lui succéder, ce qui était dans l'ordre naturel, que pour lui rendre les derniers devoirs.

On plaça le corps sur un lit de parade, selon la coutume; et, pour que le sang qui, dans la strangulation, s'était porté avec abondance à la plaie qu'il avait au-dessus de l'oeil, ne fît point faire de réflexions aux spectateurs, qui commençaient à méditer sur cet événement extraordinaire, on eut soin de lui mettre du blanc sur le visage, de manière à réparer l'altération qui était la suite des mauvais traitemens qu'on lui avait fait éprouver. Personne ne fut dupe: les gens qui l'avaient lavé, habillé, pour le mettre sur le lit de parade, et ceux qui l'avaient trouvé, le matin en entrant dans sa chambre, donnèrent tous les détails que l'on voulut apprendre. De plus, le sang du cosaque avait rougi le parquet, et l'on est toujours bien mieux informé de ce qui se passe au fond du palais des rois, lorsque cela blesse la morale publique, que l'on ne sait ce qui concerne l'intérieur d'un particulier.

Après cette exposition publique, l'empereur Paul fut inhumé avec toute la pompe due à son rang.

La vérité ne tarda pas à se découvrir: le grand-duc Alexandre voulut la savoir tout entière, et l'impératrice veuve n'entendait à aucun ménagement. Si justice n'a pas été faite sur-le-champ, de tout ce qui avait eu part à ce crime, c'est probablement par crainte des troubles que le crédit des conjurés eût probablement excités dans l'empire: néanmoins les meurtriers, atteints par l'indignation publique, furent exilés; presque tous moururent dans leurs terres, loin de la capitale.

En écoutant ce récit de la bouche de ceux qui n'avaient pas perdu le souvenir des bontés de l'empereur Paul, je fus effrayé de la facilité avec laquelle les conjurés s'étaient accordés et avaient exécuté un tel projet, sans qu'une seule circonstance fût venue le traverser, ni que le remords fût entré dans l'âme d'aucun d'entre eux: je frémis en pensant que le sort d'un monarque, celui de tout un État, était à la merci d'un simple officier qui, le plus souvent, se trouve, par l'effet du hasard, placé au poste principal, et sur la fidélité duquel reposent tous les intérêts de la société.

Plus j'y réfléchissais, plus je croyais voir dans tout ce que j'entendais et dans ce que j'apercevais, les premiers élémens d'une conspiration de la même nature. Ce qui contribua à me le persuader, fut l'arrivée subite, à Saint-Pétersbourg, d'un aide-de-camp du maréchal Soult (M. de Saint-Chamans), que ce maréchal m'envoya en courrier, des bords de la Vistule, où était encore son corps d'armée. Le maréchal Soult avait saisi une correspondance toute fraîche, dans laquelle, parmi beaucoup de lettres pleines, de phrases énigmatiques, il y en avait qui, d'un bout à l'autre, ne traitaient que d'une matière semblable. Je me rappelle que, dans une de ces lettres entre autres, il y avait ces expressions: «Est-ce que vous n'avez donc plus chez vous des P…, des Pl…, des N…, des B…, ni des V…?[23]» Ces lettres étaient écrites de la Prusse à des Russes. Quoiqu'elles me parussent plutôt être la production de quelque imagination exaltée, que la conséquence d'un commencement d'entreprise criminelle, je trouvai le cas trop grave pour me charger de la responsabilité, en prenant sur moi de ne pas les communiquer à l'empereur Alexandre, d'autant plus que je devais supposer qu'il aurait probablement quelques informations d'autre part; et d'ailleurs je devais saisir cette occasion de lui prouver ma reconnaissance des bontés qu'il avait pour moi.

Je m'y pris donc du mieux qu'il me fut possible pour les lui faire parvenir, en l'informant de l'arrivée de M. de Saint-Chamans; il voulut bien ne voir, dans cette communication, que les sentimens qui me l'avaient dictée, et m'en témoigner de la satisfaction. Je me permis de l'engager à ne pas trop se fier sur les apparences extérieures, en lui faisant observer que c'était déjà être bien gardé que de faire croire que l'on se gardait, parce que, d'ordinaire, les assassins sont des lâches. Je le trouvai là-dessus tout-à-fait indifférent, et il me dit même: «Je ne crois pas qu'ils l'osent», faisant allusion à ceux qui en auraient eu la pensée; «j'ai confiance dans l'attachement de mes sujets; mais si, enfin, ils veulent le faire, qu'ils le fassent, mais je ne leur céderai en rien: d'ailleurs, il ne faut pas croire tout ce que l'on dit; dans ce pays-ci on parle beaucoup, mais on n'est pas méchant.»

Je me trouvai soulagé d'un grand poids, lorsque je vis entre ses mains tout ce que m'avait envoyé le maréchal Soult. Sans être plus satisfait de la mauvaise disposition d'esprit dont j'étais moi-même le juge, je n'osais m'en plaindre, parce que réellement l'empereur Alexandre y faisait tout ce qu'il pouvait: l'opinion d'une ville comme Saint-Pétersbourg ne pouvait pas se retourner facilement, et il fallait de la patience pour obtenir ce que l'on désirait; la violence eût tout gâté.

Dans les premiers jours de novembre, j'eus occasion de lui faire remettre plusieurs pièces imprimées contenant les expressions les plus injurieuses pour lui: c'étaient des productions toutes fraîches, de la même espèce que celles qui avaient été débitées de Paris si long-temps contre l'empereur Napoléon: il fit si bien qu'il en découvrit le colporteur, et sut, par là, comment ces monstruosités avaient été apportées dans ses États. Il fut moins sensible à l'outrage qu'on dirigeait contre lui, qu'il n'était indigné de reconnaître que c'était un Russe attaché à sa maison qui l'avait répandu; il le fit venir, lui lava la tête d'importance, mais ne le punit pas.

CHAPITRE XIV.

L'empereur Alexandre se constitue en état d'hostilité avec l'Angleterre.—Nomination du duc de Vicence à l'ambassade de Pétersbourg.—le duc de Serra-Capriola.—Le comte de Meerfeld.—L'opinion est peu favorable à mon successeur.—Moyens que j'emploie pour la lui ramener.—Le comte de Mestre.—Audience de congé.—Témoignage d'intérêt de l'empereur Alexandre.

C'est aussi dans les premiers jours de novembre que je reçus un courrier de l'empereur, qui m'annonçait son départ pour l'Italie; le même courrier m'apportait les instructions du ministre des relations extérieures, pour réclamer l'exécution d'un des articles du traité secret fait à Tilsit. M. Louis de Périgord en était porteur; il avait aussi une lettre de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre; il m'arriva à Saint-Pétersbourg, dans la matinée d'un jour où je dînais chez l'empereur Alexandre; et comme dans la soirée ce souverain avait l'habitude de m'entretenir à part, c'était ce moment-là que je prenais pour ébaucher les affaires dont j'étais chargé. Dans cette occasion, je lui parlai de l'arrivée de M. Louis de Périgord, qui était porteur d'une lettre pour lui, que je lui remis, en lui demandant la permission de le lui présenter le lendemain à la parade; il me l'accorda, et reçut la lettre, qui était étrangère à un sujet qui faisait l'objet de la mienne.

L'empereur Alexandre me demanda si j'avais reçu quelque chose, et de quoi on me parlait. «Sire, dis-je, on me charge de témoigner à votre majesté le désir de la voir joindre sa puissance à la nôtre, pour nous faire écouter de l'Angleterre, qui paraît n'avoir pas accepté, ou avoir répondu d'une manière évasive aux ouvertures qui lui ont été faites depuis le retour de l'empereur à Paris.—Fort bien, répondit-il, votre maître ne m'en dit pas un mot; mais il suffit; je le lui ai promis, je lui tiendrai parole; voyez Romanzoff, et venez me parler de cela demain.»

Je n'y manquai pas; j'étais bien aise que l'empereur eût la nuit pour penser au parti que j'allais lui proposer, parce que cela me donnait aussi le temps de me préparer à répondre aux objections, et, dans ce cas surtout, il devait naturellement y en avoir. Le lendemain, après avoir reçu M. Louis de Périgord, l'empereur me parla le premier d'affaires, et commença par me dire qu'il avait été convenu que l'on se réunirait pour faire en commun une sommation à l'Angleterre, et lui offrir la médiation de la Russie pour négocier la paix et qu'il lui semblait que c'était la démarche préalable à faire.

Je répondis que cette démarche avait été faite; qu'il savait bien que l'Angleterre avait décliné sa médiation; que, quant à la sommation, elle était inutile de notre part, puisque depuis long-temps nous étions en état d'hostilités; que, pour lui, il pouvait, si cela était dans ses intentions, commencer par une sommation; mais que je ne croyais pas qu'elle avançât les choses parce que, si l'Angleterre avait été disposée à traiter, elle n'aurait pas refusé d'une manière si positive sa médiation; il réfléchit un moment, et, reprenant la parole, il me dit: «Je comprends cela, et puisqu'on le désire chez vous, je suis bien aise de montrer de l'empressement à remplir mes engagemens; dès aujourd'hui, je donnerai des ordres à Romanzoff», et il ajouta: «Je vous assure que cela ne sera pas long.»

Effectivement, le surlendemain, on me remit la note que le gouvernement russe se proposait de faire remettre à l'ambassadeur d'Angleterre; je n'avais aucune observation à y faire, et elle fut envoyée le lendemain à l'hôtel de l'ambassadeur, qui en accusa réception, en demandant ses passe-ports.

Il y avait alors, tant dans la rivière de Saint-Pétersbourg que dans le port de Cronstadt, plusieurs centaines de navires marchands anglais, tous chargés en retour pour l'Angleterre; et quoique le principal but de la France fût de frapper le commerce anglais, en faisant déclarer la guerre à cette puissance par la Russie, qui n'avait aucun moyen maritime pour la rendre de quelque efficacité, je n'eus pas l'air de m'apercevoir de tout le loisir qu'on leur donnait pour s'éloigner, d'autant plus qu'on y mettait de la décence; j'y mis de mon côté de la modération, parce que cette mesure du gouvernement russe n'était pas populaire à Pétersbourg, et que, si j'avais exigé que l'on employât de la rigueur, je courais le risque de rompre la corde de l'arc, qui ne pouvait se tendre qu'avec de la patience; l'on m'a su gré d'en avoir agi ainsi.

L'ambassadeur d'Angleterre partit par la Suède pour retourner à Londres[24]. La campagne contre les Suédois en Finlande était ouverte, et n'offrait aucun détail bien intéressant.

J'envoyai à l'empereur Napoléon tout ce qui m'avait été remis par le ministre russe sur la question dont je viens de parler, et mon courrier ne l'ayant pas trouvé à Paris, courut sur ses traces, et ne le joignit qu'à Venise.

Vers la fin de novembre, je reçus l'avis officiel de mon remplacement à Saint-Pétersbourg par M. de Caulaincourt, qui y était nommé ambassadeur. Je m'occupais de chercher à lui louer un hôtel, afin qu'il fût établi d'une manière convenable tout en arrivant, et j'avais réussi lorsque l'empereur Alexandre, en me faisant demander le bail que j'en avais passé, me fit entrer en possession d'un magnifique hôtel qu'il avait fait acheter sur le grand quai de la Neva; il le donnait à la France en retour de celui que l'empereur Napoléon avait donné à la Russie au moment de l'arrivée de son ambassadeur à Paris. Nous gagnâmes à ce marché, parce que l'hôtel que nous reçûmes à Saint-Pétersbourg était bien plus complet que celui que nous avions donné à Paris.

L'empereur Alexandre eut la bonté de me dire des choses personnelles extrêmement flatteuses sur la contrariété que lui causait mon rappel, et je puis dire que, si j'éprouvais quelque satisfaction à quitter sa cour, ce fut parce que je le trouvais personnellement trop entraînant. Comblé de ses bontés comme je l'avais été, il était à craindre pour moi, que dans des circonstances où il aurait fallu se retrancher dans l'austérité du caractère diplomatique, la reconnaissance et l'attachement que j'éprouvais pour lui m'en eussent empêché. Je me serais alors trouvé dans une position gênante, ou obligé de trahir mon devoir pour suivre une inclination bien naturelle: lui-même ne m'aurait pas estimé, et les affaires dont on m'aurait chargé n'eussent pas été faites.

Je ne dois pas taire ici que l'opinion la plus générale de la société était tout-à-fait défavorable à M. de Caulaincourt, et je m'aperçus bientôt que cette mauvaise disposition apporterait des difficultés à la marche qu'il aurait à tenir, pour la conduite des affaires que j'allais lui remettre en bon chemin. En cherchant la cause de cette disposition, je fus forcé d'en reconnaître la source dans la part qu'on lui supposait avoir eue dans l'affaire du duc d'Enghien: j'étais déjà devenu assez fort en Russie, par le retour de l'opinion en ma faveur pour l'employer à servir mon successeur, auquel j'étais attaché par des liens d'amitié étrangers à notre situation politique réciproque; je balançai d'autant moins à le faire, qu'en rendant service à un camarade, je servais à la fois mon pays, en lui aplanissant des difficultés qui, tôt ou tard, auraient nui à ses intérêts.

L'on se gênait peu à Saint-Pétersbourg pour parler de M. de Caulaincourt sous ce rapport, et je n'eus pas de peine à rencontrer l'occasion d'entreprendre sa justification; je le fis encore pour l'empereur Alexandre lui-même, qui ne m'en avait cependant pas parlé, mais qui ne pouvait ignorer tout ce qui se disait autour de lui à ce sujet, et je voulais que l'accueil qu'il allait faire à l'ambassadeur de France fût dégagé de toute espèce de mauvaise impression ou arrière-pensée fâcheuse.

Il y avait à Saint-Pétersbourg des petits cercles de conversations, desquels s'écoulait, dans le reste de la société, tout ce que l'on voulait y répandre. Ce moyen me parut le plus favorable à l'exécution de mon projet: je choisis celui de M. de Laval[25], qui habite sur le quai Anglais; je croyais, ce jour-là, y trouver plusieurs Russes, ainsi que le duc de Serra-Capriola, ambassadeur de Naples, et M. le comte de Mestre, ambassadeur du roi de Sardaigne; mais je n'y rencontrai que ce dernier, de sorte que la conversation s'engagea, entre nous trois seulement, sur les affaires du temps. En leur demandant leur amitié pour mon successeur, je les vis à peu près muets; j'y étais préparé, et j'ouvris l'explication que je désirais; elle est présente à ma mémoire. À cette époque, j'ignorais la circonstance de la méprise qui avait rendu le duc d'Enghien victime de son malheureux sort, puisque ce n'est qu'en 1812 que je l'ai appris; mais je connaissais tout ce que les pamphlets avaient répandu sur cette catastrophe, et ils n'avaient pas ménagé M. de Caulaincourt, non plus que moi. Il me fut donc facile de réfuter ce qu'ils lui imputaient d'une scène à laquelle il n'avait pas assisté, puisqu'il est vrai qu'il n'arriva à Paris que le lendemain de son dénoûment; je le pouvais, et le fis avec d'autant plus de force que moi, qui avais été à Vincennes, comme je l'ai dit dans le cours de ces Mémoires, je ne l'y avais pas vu, et que je pouvais en cela redresser l'injustice de ses accusateurs. Je ne savais que ce qu'il m'avait dit lui-même de sa mission à Strasbourg, et cette communication de sa part faisait toute la force de mon argument; mais j'étais loin de vouloir étendre au-delà l'intérêt que mon amitié lui portait. Je lui en ai depuis parlé à lui-même, et j'ai fait un appel à son honneur de me dire si, dans cette circonstance, je pouvais avoir un autre but que d'échanger avec lui la mauvaise couverture dont on l'enveloppait, en arrivant, contre les avantages de position que je m'étais donnés. Je n'ai laissé ignorer aucun de ces détails à M. de Caulaincourt à son arrivée, et pendant les douze jours que j'ai passés avec lui à Saint-Pétersbourg. S'il est vrai que, depuis mon départ, on lui ait rapporté qu'on m'avait entendu dire, dans une société de trente personnes, que lui, M. de Caulaincourt, était étranger à cette affaire, et qu'elle ne regardait que moi[26], il avait les mêmes moyens de me défendre; cela lui était plus facile que lorsque j'ai entrepris la même chose pour lui, et je devais espérer le retour de mon procédé. Je lui en ai donné une double preuve au mois d'avril 1813, en arrêtant le jeune Ordener, qui, blessé de l'outrage fait à la cendre de son père, voulait faire publier plusieurs pièces qu'il trouva dans les papiers de sa succession. Je demande ce que cette publication aurait produit le lendemain du jour où l'on venait de voir, dans les journaux, cette justification, qui souleva l'opinion contre lui, lorsqu'on lut la lettre qu'il écrivit à l'empereur Alexandre sur ce sujet, étant près de lui le ministre de l'empereur Napoléon.

M. de Caulaincourt arriva à Saint-Pétersbourg vers le 10 ou le 15 décembre 1807. Je lui remis l'ouvrage que j'avais créé, et passai près de lui tout le temps nécessaire pour lui donner les explications dont il avait besoin; après quoi, je demandai mes audiences de congé. Celle que me donna l'empereur fut presque amicale; sa fête se célébrait le 25 décembre; je voulus y assister; et c'est en m'invitant à dîner pour le lendemain, qu'il m'emmena dans son cabinet pour me fournir l'occasion de lui témoigner ma reconnaissance de tant de bontés. Il m'entretint assez long-temps des matières politiques que j'avais traitées avec lui, et me dit encore un mot du regret qu'il voulait bien avoir de mon départ, et, enfin, en m'embrassant, il me donna congé. À tous ses bons procédés, il joignit des témoignages de sa générosité: outre les diamans d'usage, qui consistaient dans une tabatière de grand prix, il me fit remettre un collier d'améthystes, qui était le plus bel ouvrage qu'il y eût chez le joaillier de la couronne; il était accompagné de tous les accessoires de cette parure; il y ajouta deux fourrures, l'une de martre zibeline, qui fit l'admiration des dames de Paris, et l'autre d'oursin noir, d'une égale rareté. Je partis de Russie comblé, et de plus j'étais persuadé d'y avoir fait succéder une estime générale aux fâcheuses préventions que j'avais trouvées établies contre moi en y arrivant.

Je pris mon chemin par Wilna, Varsovie et la Silésie. L'empereur Alexandre avait donné ordre que l'on me fît accompagner par deux feldjägers (courriers de cabinet) jusqu'à Varsovie, de sorte que je n'éprouvai pas la moindre difficulté aux postes. En passant en Silésie, je rencontrai la tête des colonnes des prisonniers russes, qui retournaient de France dans leur pays. L'empereur les avait fait armer et habiller en uniforme russe. Cette galanterie avait été appréciée en Russie, où elle était connue avant mon départ. Ce fut le 16 janvier 1808 que j'arrivai à Paris, où j'eus encore le plaisir de m'entendre donner des marques de satisfaction par l'empereur; j'y attachai d'autant plus de prix que ce n'était pas trop son habitude, sans que pour cela il en estimât moins.

Pendant plusieurs jours, il me questionna sur tout ce que j'avais remarqué en Russie, et me demandait souvent si j'étais parti convaincu qu'il pouvait faire quelque chose de solide dans ce pays-là; je répondais affirmativement, car c'était mon opinion, et j'ai souvent regretté d'avoir vu gâter des affaires qu'il était possible de toujours tenir en bon train. Il n'y avait sorte de chose que l'empereur n'eût préférée à l'idée d'aller recommencer la guerre au-delà de la Vistule; il avait soigné cette ambassade de Russie de tout ce qui pouvait contribuer aux succès qu'il en attendait; rien n'avait été épargné en dépense, ni en détails de tout genre de tout ce qui compose la représentation. Tout cela avait été porté jusqu'à la somptuosité.

L'on verra, par la suite de ces Mémoires, comment la confiance que l'empereur avait placée dans cette alliance, a été petit à petit altérée, au point d'avoir été suivie de la catastrophe qui a englouti l'espérance et l'avenir de tant de familles dignes de l'estime publique.

CHAPITRE XV.

Expédition de Portugal.—Junot.—Composition de son armée.—Entrée à Lisbonne.—Prévoyance du régent.—Nos troupes s'approchent d'Espagne.—Considérations politiques.—Talleyrand.—Part véritable de ce diplomate à l'entreprise sur la Péninsule.—Tentative inconcevable de Fouché.

L'empereur avait passé la saison des chasses d'automne à Fontainebleau, où il avait donné la première audience à l'ambassadeur de Russie, qui était le général comte de Tolstoï, frère du grand-maréchal de la cour de l'empereur Alexandre. Je vais rendre compte de ce qui s'est passé pendant le séjour que fit la cour dans cette résidence.

Depuis le refus qu'avait fait l'Angleterre d'accepter la médiation de la Russie pour négocier la paix avec la France, l'empereur avait sommé le Portugal de prendre un parti, le menaçant de faire marcher contre lui les troupes françaises, s'il persistait dans son alliance avec l'Angleterre. Le prince régent de Portugal hésitait et répondait d'une manière évasive aux sollicitations pressantes qu'on lui faisait faire à la fois, à Lisbonne et par la voie de son ambassadeur à Paris, le comte de Lima.

Il est à remarquer que le prince régent avait été un des premiers souverains qui eussent recherché l'alliance de la France, et que cependant, dès le temps du consulat, on avait été obligé de le faire attaquer par les troupes françaises et espagnoles combinées, pour l'obliger à entrer avec nous dans l'alliance contre l'Angleterre. C'était cet ouvrage que l'on voulait recommencer: l'ambassadeur de ce pays en France jugeant de ce qui allait arriver, crut qu'il pourrait conjurer l'orage en allant lui-même à Lisbonne faire ouvrir les yeux à son gouvernement sur les dangers d'invasion dont le Portugal était menacé; il partit de Fontainebleau, et comme courrier près de son souverain; mais il était trop tard, toute transaction était devenue impossible; le prince n'eut d'autre parti à prendre que de s'embarquer sur sa flotte pour le Brésil, abandonnant ainsi ses États d'Europe à ce que la fortune en déciderait. Il partit effectivement avant l'arrivée du corps de troupes qui s'approchait de sa frontière. Ce corps était commandé par le général Junot, qui avait été gouverneur de Paris pendant la longue absence de l'empereur. Les troupes qui le composaient avaient été formées du troisième bataillon, et des escadrons de dépôt de plusieurs des régimens qui étaient à la grande armée.

Il pénétra sur le territoire portugais, prit possession des places fortes, sans rencontrer d'autre résistance que celle que lui opposaient les torrens, les précipices, qu'il eut à franchir. Il parvint enfin à vaincre tous ces obstacles, et, à force de constance, il triompha de la faim et de la fatigue, et entra dans Lisbonne sans que le gouvernement essayât de s'opposer à sa marche. Loin de la, le prince régent prit soin de lui aplanir les difficultés. Il prévint ses vassaux que la défense était inutile; qu'il allait s'absenter pour laisser écouler l'orage; qu'il reviendrait quand la tempête serait passée, et venait, en attendant, d'organiser un gouvernement chargé surtout de procurer de bons logemens aux troupes françaises, de pourvoir à leurs besoins, et d'empêcher qu'il ne leur fût fait aucune insulte[27]. On ne pouvait faire les choses de meilleure grâce, ni être plus prévenant. Il n'avait oublié qu'une chose, c'était de parler de l'imprudence qui attirait l'orage sur ses États: il n'avait cependant pu imaginer que le traité qui devait soulever toutes les forces de la Péninsule, ne nous avait pas échappé, et que, quoique l'Espagne seule eût éclaté, nous savions à quoi nous en tenir sur les projets du Portugal.

Pendant que l'empereur prenait ce parti vis-à-vis du Portugal, il fit rapprocher des frontières d'Espagne, du côté de la Catalogne et de la Navarre, deux corps d'armée, dont les troupes étaient encore bien moins organisées que celles du corps du général Junot: ce n'étaient pour la plupart que des bataillons de marche. On appelait ainsi des bataillons que l'on formait des détachemens de plusieurs régimens différens, qui avaient un long trajet à faire pour se rendre à la même armée. Les meilleurs étaient composés d'hommes appartenant à trois régimens différens; mais il y en avait dont les compagnies avaient des soldats de plusieurs corps, et même des officiers tirés d'autres corps que ces mêmes soldats; il fallait bien certainement que l'empereur crût n'avoir pas de grandes opérations à faire exécuter pour s'être décidé à employer des troupes dans cet état d'organisation; enfin la meilleure portion était la conscription des provinces méridionales, qui avait été appelée en 1806, lorsque l'on entra en Pologne, après que la Prusse eut refusé de traiter et se fut jetée dans les bras des Russes, lorsque nous étions à Berlin. L'empereur avait ordonné que cette portion de conscription restât en France, et il l'avait fait organiser en plusieurs corps réguliers, que l'on nomma légions: ces légions furent rassemblées à Grenoble, Dijon, Toulouse, et, je crois, Bordeaux: cette disposition fut prise après la bataille d'Eylau, et c'est d'Osterode que l'empereur ordonna d'en former des corps de réserve, dont il donna le commandement à des sénateurs qui avaient été militaires.

La proclamation de l'Espagne avait paru quelques mois auparavant; l'armée d'observation de l'Autriche était dans les environs de Prague. Ces corps de réserve auraient été grossir l'armée d'Italie, si l'Autriche avait entrepris quelques hostilités, ou bien ces mêmes corps auraient formé une armée pour s'opposer aux Espagnols, si la proclamation de leur gouvernement avait été suivie de quelques opérations offensives de sa part: ni l'un ni l'autre cas n'était arrivé, et l'empereur trouva les légions disponibles à son retour de Tilsit. C'est ici que commencèrent les affaires d'Espagne, que je crois nécessaire de faire précéder de quelques détails.

On a débité avec affectation dans le monde que M. de Talleyrand avait été d'un avis opposé à cette entreprise: il a pu convenir à quelques esprits de parti de chercher à établir cette opinion, mais elle est contraire à la vérité: non seulement il n'y était point opposé, mais encore il la conseilla, et fut celui qui en posa les préliminaires; et c'est dans le but de la terminer qu'il pressa tant la conclusion de la paix à Tilsit, disant à l'empereur que son affaire la plus importante était celle du Midi, d'où tôt ou tard un prince belliqueux pourrait tenter d'ébranler son ouvrage, lui faisant remarquer qu'il avait suffi d'une proclamation pour mettre tout le pays en alarme, et que, s'il y avait eu une seconde bataille d'Eylau, ce qui pouvait arriver au centre des provinces russes, où il aurait bien fallu aller si l'on n'avait pas fait la paix, il était possible que les Espagnols et les Autrichiens arrivassent à Paris avant qu'il pût en être informé; que, d'un autre côté, s'il faisait la paix avec l'Angleterre sans avoir réglé à sa convenance les affaires d'Espagne, il y fallait renoncer pour jamais, parce qu'il retrouverait l'Europe contre lui aussitôt qu'il voudrait en entreprendre l'exécution, au lieu que, si on était assez heureux pour réussir, on traiterait avec l'Angleterre sur cette base, en faisant, d'un autre côté, les sacrifices auxquels on pourrait être obligé de souscrire. M. de Talleyrand est le premier qui ait songé à l'opération d'Espagne; il avait préparé les ressorts qu'il fallait mettre en jeu pour la faire consommer: il est bien vrai qu'il voulut la faire d'une autre manière, et peut-être l'eût-il menée à meilleure fin.

Le hasard a voulu que, dans la circonstance où l'on aurait eu le plus besoin de toutes les ressources de son esprit, de son habileté et de ses talens, qui étaient dans tout le lustre que leur donnaient les succès des armes de l'empereur, il se retirât des affaires. Par son absence, on fut privé de tous ces moyens d'intrigues dont l'Espagne fourmillait, et que M. de Talleyrand avait fait mouvoir à son gré pendant plus de dix ans; en sorte que l'on attaqua la politique maladroitement en heurtant des intérêts que l'on aurait pu se rendre favorables, si on ne les avait pas d'abord effarouchés.

On a dit aussi que c'était par suite de son opposition à cette affaire qu'il avait quitté le ministère: c'est une autre erreur, encore plus lourde que la première; l'empereur lui en a voulu long-temps d'avoir quitté la direction des affaires dans cette circonstance, pour une question de vanité. Au retour de Tilsit, il avait fait Berthier vice-connétable, ce qui le créait grand-dignitaire; il le remplaça, au ministère de la guerre par le général Clarke, dont les talens administratifs s'étaient développés en Prusse et à Vienne.

M. de Talleyrand voulait être grand-dignitaire; il souffrait de voir l'archichancelier et Berthier au-dessus de lui. Il commença à dire qu'il était fatigué; que sa santé ne lui permettait plus de suivre un quartier-général; qu'il désirait de tout son coeur servir l'empereur, mais qu'il avait besoin de repos: il fit parvenir cela par le moyen des femmes qui avaient accès chez l'impératrice, et, enfin, l'empereur devina le reste.

Il était trop content de M. de Talleyrand pour lui refuser ce qu'il paraissait désirer si vivement; il le fit donc vice-grand-électeur, et, ainsi que Berthier l'avait été, il fut remplacé au ministère par M. de Champagny. L'empereur fut très fâché de ce changement, surtout dans la circonstance qui approchait, et M. de Talleyrand ne tarda pas à s'en repentir lui-même, parce que, une fois hors du ministère, il fut en butte à une foule d'intrigues et de mauvais propos. On lui prêta toutes sortes d'indiscrétions sur des faits antérieurs à sa retraite des affaires et sur les projets à venir de l'empereur. L'empereur lui-même disait-il quelque chose, on en raisonnait dans tous les sens, et on en faisait des critiques méchantes que l'on attribuait à M. de Talleyrand. N'ayant plus de conférences particulières, dans lesquelles il aurait pu détruire les menées de ses ennemis, ces absurdités, quelque ridicules qu'elles fussent, n'en laissaient pas moins une impression fâcheuse dans l'esprit de l'empereur.

Il devint bientôt le point de mire de tout ce qui voulait faire fortune et participer aux honneurs attachés à la place qu'il venait de quitter. On chercha à le rendre odieux à l'empereur; on imagina mille contes, productions de gens qui ne peuvent soutenir la concurrence de ceux dont ils sont forcés de reconnaître la supériorité; guidés par leurs intérêts particuliers, et poussés par les passions de ceux dont ils se sont entourés, ils aiment mieux perdre un État entier en étouffant la lumière autour du monarque, que de voir pâlir leur étoile en laissant accès aux hommes qui véritablement peuvent le servir. L'empereur résista long-temps; il continua à voir avec bonté M. de Talleyrand; mais comme tout cède à l'importunité qui ne se rebute point, Talleyrand tomba bientôt dans une sorte de disgrâce. Il n'abandonna pas néanmoins l'entreprise qu'il avait suggérée à l'empereur; au contraire, il la suivit avec constance, et profitant, avec son adresse ordinaire, d'une inspiration de colère qui était échappée à Charles IV, il alla jusqu'à vouloir intervertir l'ordre de succession au trône d'Espagne. Chargé, conjointement avec le grand-maréchal, de suivre les négociations que le prince de la Paix avait ouvertes au sujet du Portugal, il ne se borna pas à demander que Charles IV livrât le commerce de ses colonies aux Français, il voulait encore qu'il nous abandonnât celles de ses provinces qui touchent nos frontières, et qu'il reçût en échange les dépouilles du souverain qui s'était enfui à la vue de nos drapeaux. Voici, au reste, une pièce qui fixe l'état où il avait placé la question; c'est le compte-rendu de la dernière conférence qui eut lieu à ce sujet entre lui et Izquierdo.

Paris, 24 mars 1808.

Au prince de la Paix.

«L'état des affaires ne permet pas d'écrire tous les détails des entretiens qu'après mon retour de Madrid j'ai eus ici par ordre de l'empereur, avec le général Duroc, grand-maréchal du palais impérial, et avec le vice-grand-électeur de l'empire, le prince de Bénévent.

«Je réduis mon discours à l'explication des moyens qui sont proposés pour régler et même pour terminer à l'amiable les affaires qui pendent entre l'Espagne et la France, car on m'a chargé de les faire connaître à mon gouvernement, en recommandant la réponse le plus tôt possible.

«Il est notoire que plusieurs corps de troupes françaises se trouvent à présent en Espagne: on ignore quel en sera le résultat. Quelques arrangemens entre les gouvernemens des deux nations pourront empêcher de mauvais effets et même produire un traité définitif et solennel sur les bases qui suivent.

«1re base. Les Français pourront faire leur commerce dans les colonies espagnoles aussi librement que s'ils étaient Espagnols, et les Espagnols, dans les colonies françaises, comme s'ils étaient Français: les uns et les autres paieront les droits de douanes, comme s'ils étaient natifs du territoire. Cette prérogative leur appartiendra exclusivement, de manière que la France ne l'accordera qu'aux Espagnols, et l'Espagne, non plus, qu'aux Français.

«2me base. Le Portugal se trouve aujourd'hui sous le pouvoir de la France: la nation française a besoin d'une route militaire pour le passage continuel des troupes qui doivent y aller, avec l'objet de conserver les garnisons et de défendre le pays contre les incursions des Anglais. Il est vraisemblable que cette affaire produira beaucoup de dépenses, de chagrins, d'obstacles, et même de fréquentes occasions de désordres; tout serait parfaitement arrangé, si l'Espagne possédait entièrement tout le Portugal: elle indemniserait la France, en lui cédant l'équivalent sur le territoire des provinces contiguës à l'empire français.

«3me base. Régler définitivement la succession au trône d'Espagne[28].

«4me base. Faire un traité offensif et défensif d'alliance, en stipulant le nombre de troupes que chaque nation doit donner à son alliée dans le cas de guerre.

«Voilà les bases sur lesquelles on pourra faire un traité définitif capable de terminer heureusement la crise actuelle où les deux États se trouvent aujourd'hui; mais, dans les affaires d'une telle nature, je ne dois qu'obéir. Quand on parle de l'existence de l'État, de son honneur, de son estime et de son gouvernement, les décisions doivent avoir leur origine seulement dans le conseil du souverain; néanmoins, mon amour ardent pour la patrie m'a inspiré de faire au prince de Bénévent les observations qui suivent:

«1°. Accorder aux Français une liberté de commerce égale à celle des Espagnols, c'est diviser les Amériques mêmes entre les nations française et espagnole; et l'accorder exclusivement, c'est s'éloigner de plus en plus de la paix, perdre toutes nos relations commerciales, et celles des Français, avec l'Amérique, jusqu'à la signature de la paix avec l'Angleterre, excepté seulement le cas où l'arrogance de cette puissance serait châtiée. J'ai dit aussi que si mon souverain accédait à cet article, il fallait y ajouter, que les marchands français qui voudraient fixer leur domicile n'auraient pas les droits de citoyens, mais seulement de demeurans, d'après les lois expresses qui ont servi de base pour le domicile des étrangers jusqu'ici.

«2°. En parlant de l'affaire du Portugal, j'ai fait une réminiscence du traité du 27 octobre dernier. J'ai cherché à faire connaître le sacrifice du roi d'Étrurie, que le Portugal tout entier ne vaut rien pour l'Espagne, s'il est séparé de ses colonies; que les habitans des provinces contiguës aux Pyrénées ne souffriraient pas la perte de leurs lois, exemptions, priviléges et langue, moins encore le changement de souverain. J'ai ajouté aussi qu'il me serait absolument impossible de signer la cession de la Navarre, parce que, si je le faisais, je serais sans doute l'objet de l'exécration de tous mes compatriotes, à cause de ma naissance en Navarre. À la fin, je n'ai pas hésité à dire que, si l'intention définitive est de séparer du royaume d'Espagne lesdites provinces contiguës aux Pyrénées, on pourrait créer un autre royaume, nommé d'Ibérie, pour l'indemnité du roi d'Étrurie, sur les bases de conserver aux habitans du pays leurs lois, exemptions, usages et langue, et d'appartenir toujours à un prince de la famille royale des Bourbons d'Espagne, et, qu'en autre cas, la séparation pourrait avoir lieu sous le titre de vice-royauté, avec la condition d'être possédées toujours par un prince Infant d'Espagne.

«3°. En parlant de la succession au trône d'Espagne, j'ai dit tout ce que le roi notre seigneur m'avait fait l'honneur de m'ordonner, ainsi que tout ce qui a été nécessaire pour démentir les calomnies inventées par les méchans hommes d'Espagne, et racontées ici comme vérités, jusqu'au point d'avoir perverti l'opinion publique.

«Relativement à l'alliance offensive et défensive, j'ai demandé au prince de Bénévent si l'on projetait de réduire l'Espagne à l'état de la confédération du Rhin, en lui imposant l'obligation de fournir des troupes, ce qui serait réellement l'assujettir au paiement d'un tribut de guerre, par honnêteté sous le nom d'alliance; car si l'Espagne est en paix avec la France, jamais elle n'aura besoin des secours français pour la défense du territoire espagnol, ainsi qu'on peut le voir dans les îles Canariennes, les provinces de Buénos-Ayres et le port du Férol. Quant à l'Afrique, elle est comptée pour rien.

«Sur l'affaire du mariage, le prince et moi sommes restés d'accord; il n'y a pas eu de difficultés. Mais on m'a dit que dans le traité qui doit avoir lieu, sur lesdites bases, on ne parlerait plus de mariage, pour lequel il y aura convention séparée.

«Il n'y a pas aussi de difficultés sur le titre d'Empereur des
Amériques
que notre roi doit prendre.

«On m'a dit qu'il fallait répondre, sur l'acceptation des bases, tout de suite, sans aucun délai, pour éviter les mauvais effets qui pourraient en résulter.

«On m'a dit aussi qu'il fallait omettre tout acte ou mouvement d'hostilité capable d'éloigner l'arrangement amiable qui peut encore avoir lieu.

«J'ai été interrogé s'il était vrai que le roi notre seigneur projetait d'aller en Andalousie; j'ai répondu que je n'en savais rien, et j'ai dit la vérité. Croyez-vous (m'a-t-on dit alors) que Charles IV ait déjà fait ce voyage? Je crois que non, ai-je répondu, parce que le roi, la reine et le prince de la Paix restent tranquilles sur la bonne foi de l'empereur.

«J'ai demandé la suspension de l'entrée des troupes françaises dans les provinces intérieures de l'Espagne, jusqu'à ce que je reçusse la réponse de cette note, et cependant que les troupes françaises qui sont en Castille en sortissent. Je n'ai rien obtenu; on m'a fait espérer seulement que si les bases étaient acceptées par le roi, on ordonnerait que les troupes s'éloignassent de la province où LL. MM. se trouveraient.

«Il y a ici des lettres datées d'Espagne, qui disent que quelques troupes espagnoles marcheront vers Madrid par la route de Talavera, et que V. A. m'en a donné avis par un courrier extraordinaire. J'y ai répondu, en disant la vérité sur ce que je savais sur cet article.

«On présume que V. A. était partie pour Séville, en accompagnant le roi et la reine; je n'en sais rien, et c'est pourquoi j'ai ordonné au courrier qu'il ne s'arrêtât pas jusqu'au lieu de la résidence de V. A.

«Les troupes françaises n'arrêteront pas le courrier, du moins le grand-maréchal du palais m'a offert cette sécurité.

«Paris, 24 mars 1808. EUGÈNE IZQUIERDO.»

La révolution d'Aranjuez était faite lorsque cette dépêche arriva.

* * * * *

Il s'était passé à Paris, avant mon retour, une autre affaire qui avait donné beaucoup d'humeur à l'empereur: c'est lui-même qui me l'a apprise. Il avait été peu satisfait de M. Fouché, et celui-ci voyant la France entière dans l'ivresse, cherchait tous les moyens, de rentrer en grâce en signalant son dévouement. Ce ministre, auquel on prêtait tant de lumières et de finesse, était l'homme le plus mal informé de ce qui se passait, et l'homme qui connaissait le moins les convenances et l'usage du monde: c'était la conséquence naturelle de l'état dans lequel il était resté. Ayant appartenu à tous les partis de la révolution, et les ayant tour à tour abandonnés pour suivre le plus heureux dans le moment, il n'avait pu se défaire des habitudes que cette manière de vivre lui avait fait contracter; il était toujours dominé, lorsqu'au contraire il croyait lui-même diriger les conducteurs. En suivant cette marche il se trompait souvent; aussi l'empereur disait-il de lui: «M. Fouché veut toujours être mon guide et conduire la tête de toutes les colonnes; mais comme je ne lui dis jamais rien, il ne sait pas où il faut aller, et il s'égare toujours.»

Je ne sais où M. Fouché avait pris que l'empereur voulait, ou du moins était occupé d'un divorce. Comme il voyait que l'on ne négligeait rien pour resserrer l'alliance avec la Russie, il imagina que, sans lui, on n'aurait pas observé qu'il y avait dans la famille impériale russe une princesse charmante, digne de la plus belle couronne du monde, dont elle aurait encore rehaussé l'éclat par tous ses brillans avantages. On lui dit que l'empereur avait quelque scrupule de séparer sa destinée de celle d'une personne qu'il avait associée à son existence, et qui lui témoignait sa reconnaissance par les soins les plus vigilans dans tout ce qui pouvait l'intéresser.

M. Fouché entreprend de se placer entre les deux époux, et de faire sortir de la tête de quelques sénateurs dont les opinions étaient réglées d'ordinaire sur la sienne, l'idée de témoigner à l'impératrice qu'elle ferait une démarche utile à l'État et en même temps agréable à l'empereur, en lui proposant elle-même un divorce dont il n'osait l'entretenir: il parla à ces sénateurs comme un homme qui avait une instruction conforme au langage qu'il leur tenait, et tous approuvèrent; aucun n'eut garde de faire la moindre objection. Le ministre, qui se croit fort d'une opinion manifestée par d'autres, qu'il avait commencé par établir, pousse l'audace jusqu'à venir lui-même trouver l'impératrice, et ne craint pas de déchirer son coeur en l'entretenant de la nécessité de faire un sacrifice si douloureux pour elle; il lui parle du voeu du sénat et de la reconnaissance nationale.

La première pensée qui vint à l'impératrice fut que le ministre de la police n'était que l'interprète de l'empereur, qui n'avait pas voulu être témoin de ses larmes, et lui avait donné cette commission; mais elle ne se déconcerta pas et lui répondit: «Monsieur, je dois ici l'exemple de l'obéissance aux ordres de l'empereur; vous pouvez aller lui dire qu'aucun sacrifice ne me coûtera, lorsqu'il sera accompagné de la pensée consolante de m'être conformée à ses désirs.» Elle laissa le ministre dans le salon et rentra chez elle. Ce n'était pas là ce que M. Fouché voulait; il espérait nouer une longue conversation avec l'impératrice, et la porter à cette démarche comme d'elle-même, en faisant disparaître ce qui était relatif au sénat et à lui, au lieu que ce congé qu'il reçut lui laissa tout le caractère officiel qu'il avait pris pour son introduction.

L'empereur, qui dans la journée descendait souvent de son cabinet chez l'impératrice, la trouva ce jour-là tout en larmes, et voulut en savoir la raison; elle lui répondit: «Pouvez-vous me le demander, après ce que vous m'avez fait dire. «C'était une énigme pour lui: il se la fit expliquer, et resta stupéfait de l'audace de son ministre: il l'envoya chercher, et jamais personne, dans quelque condition qu'il soit, n'a été traité comme le fut le ministre de la police dans cette circonstance; l'empereur était indigné, et l'on ne doit attribuer qu'à la facilité avec laquelle il pardonnait les injures qui lui étaient personnelles, qu'il lui ait permis de continuer l'exercice de ses fonctions dans une place dont on pouvait si facilement abuser; mais il n'eut plus aucune confiance en lui, et le considéra comme un homme qui avait un système personnel à lui, auquel système il rapportait les affaires d'État; mais dont tout le talent était de la subtilité, et qui n'avait que de l'intrigue sans aucune suite d'idée, et particulièrement point d'attachement pour lui. S'il s'était trouvé là un homme en état d'exercer son emploi, il en aurait été pourvu à l'instant.

Cette audace du ministre de la police était seule capable de faire rompre une alliance de cette nature avec la Russie, s'il y avait eu toutefois des ouvertures de ce genre, parce qu'il donna tant de publicité à ce projet pour en paraître l'auteur, que l'empereur n'aurait eu l'air d'avoir contracté cette union que par la force d'une opinion formée par son ministre, et dès-lors il n'en aurait retiré aucun fruit.

CHAPITRE XVI.

Formation de la gendarmerie d'élite.—Composition de ce corps.—Hôpital de Sedan.—Création d'une nouvelle noblesse.—L'empereur ne haïssait pas l'opposition.

M. Fouché parvint à se faire pardonner; il employa le grand-duc de Berg, qui avait plusieurs raisons de le ménager, comme on le verra par la suite de ces Mémoires; il s'appuya aussi de quelques membres de la famille de l'empereur, qui avaient la faiblesse de croire qu'ils étaient redevables à M. Fouché de tout le bien que l'empereur leur faisait; qu'il écartait de son esprit tout ce que de prétendus méchans ne cessaient de lui rapporter sur leur intérieur, tandis que jamais personne n'en parlait à l'empereur, que lui, Fouché. Il avait une habitude de lui dire: on a débité telle mauvaise chose qui aurait pu nuire au prince un tel ou à madame une telle; on a tenu tel ou tel mauvais propos; mais j'ai empêché que cela n'allât plus loin. On ne lui avait rien dit; on ne disait ni ceci, ni cela; c'était lui qui avait inventé les mauvais propos, et qui les mettait sur le compte d'un autre; il en imposait à l'empereur en venant lui faire un faux rapport, auquel il avait soin de faire une préface piquante; il avait beau y mettre de l'esprit, son crédit était usé.

C'est dans ce temps-là qu'il a le plus abusé de la facilité qu'il avait de jeter, sur la gendarmerie d'élite, tout l'odieux de son administration et de ses actes particuliers. Il avait l'habitude, après avoir attiré sur un individu une mesure de rigueur qui était la suite d'un rapport qu'il avait fait précédemment, de dire aux personnes qui s'intéressaient à celle qu'il avait fait frapper: «Ce n'est pas ma faute; l'empereur ne me consulte plus: aussi il fait des choses en dépit du bon sens; il a sa gendarmerie qui fait sa police; moi je n'ai plus rien à faire qu'à prendre garde à moi-même, car un jour cela pourrait bien être mon tour.»

C'est par des discours aussi artificieux que ce ministre astucieux éloignait de lui tout l'odieux des mesures qu'il faisait prendre à l'empereur. Lorsque je serai à l'époque où je lui ai succédé, je rapporterai plus en détail ce qui le concerne.

C'est ici le moment de parler de cette gendarmerie d'élite, qui a été si utile au ministre de la police pour voiler ses opérations, et être accablée de l'odieuse opinion qu'il en avait donnée ou qu'il avait laissé établir sur elle.

C'est moi qui ai créé ce corps, et je l'ai commandé huit ans; j'atteste ici que jamais je n'ai reçu de l'empereur aucun ordre d'en employer les gendarmes à un service qui ne fût pas rigoureusement conforme à leur institution, et particulièrement aux dispositions des lois à l'égard de la gendarmerie. Jamais l'empereur ne les a chargés d'aucune police secrète, et j'atteste sur l'honneur, qu'avant d'être moi-même le chef de celle de l'État, je n'avais pas la première idée de ce que cela pouvait être; je me suis dit souvent qu'il aurait été heureux pour moi que la gendarmerie d'élite m'eût offert quelques ressources en ce genre; mais personne de ce corps n'y entendait rien, pas plus que moi alors. Je vais plus loin; dans les huit ans que je l'ai commandée, je n'ai pas connu un seul individu, dans ses rangs, auquel on eût osé aller proposer une commission du genre de celles qu'on les accuse d'avoir remplies, et la plupart de leurs accusateurs ou détracteurs n'auraient pas osé leur dire en face la moindre partie de ce qu'on a imprimé contre eux depuis; je n'avais pas un gendarme qui n'eût été sous-officier dans les rangs de l'armée; tous m'étaient attachés parce que je ne craignais pas de paraître pour les défendre contre la calomnie, et leur faire obtenir justice. Leur attachement était la suite de leur estime, et quelle que soit la persévérance de la basse récrimination qui les a fait dissoudre, ils n'en sont que plus recommandables à l'estime publique. Quant à moi, je regarderai toute m'a vie comme des jours heureux ceux où je pourrai être utile à quelques uns d'eux.

Il y avait encore à Paris, au moment de mon retour de Russie, quelques unes des députations que les départemens avaient envoyées pour complimenter l'empereur; celle de mon département (les Ardennes) était de ce nombre; elle vint me faire une visite, et me donna en corps un dîner comme à un compatriote qu'elle estimait. Cette circonstance mit le comble à tout ce que j'éprouvais de satisfaction à cette époque-là.

Parmi la députation du département des Ardennes, il y avait le maire de la ville de Sedan, qui, avec quelques députés de cette ville, était en instance pour obtenir d'abord un bâtiment de l'État pour un établissement de bienfaisance publique, et qui, en second lieu, sollicitait la remise, à l'hôpital militaire de cette ville, de la dotation que le maréchal de Turenne lui avait donnée sur ses biens en la fondant[29]. Cette dotation avait été engloutie dans la révolution, et les héritiers de la maison de Bouillon, ayant eu leur fortune en grande partie confisquée, entendaient que le paiement de cette dotation fût reversé sur la portion des biens dont ils avaient été dépouillés. Le ministère observait avec raison que si l'empereur commençait une fois à faire droit à une réclamation de ce genre, toutes les villes qui étaient dans le même cas que Sedan viendraient successivement réclamer, et qu'il n'y avait aucune raison pour leur refuser ce que l'on aurait accordé à celle-ci, en sorte que leur demande fut écartée.

Mes compatriotes espéraient que je pourrais vaincre les obstacles qu'ils avaient rencontrés, et me priaient de les aider. Je saisis cette occasion de leur témoigner combien j'étais attaché aux lieux où j'étais né. Je donnai procuration au maire de Sedan, M. de Neuflize, l'homme le plus considérable du pays, qui voulut bien s'en charger, de chercher près de la ville une partie de bien d'une valeur égale au revenu de la dotation du maréchal de Turenne, et à l'abri de toute espèce de révolution, de confiscation ou aliénation, libre d'hypothèque, dont on pût faire l'acquisition de suite, et que j'en ferais les fonds, en mettant pour condition que cette acquisition ne serait rien autre chose que la reconstitution de la dotation du maréchal de Turenne, telle qu'elle existait avant la révolution, aux mêmes obligations de reconnaissance envers sa mémoire, c'est-à-dire que ses armoiries seraient replacées dans l'église, et que tous les ans, au 26 de juillet, pour anniversaire de sa mort, on y célébrerait le service divin, comme cela était d'habitude avant la révolution. Il fallut un rapport du conseil d'État à l'empereur sur toutes ces propositions, qui furent sanctionnées par un décret, et c'est depuis cette époque que l'hôpital militaire de Sedan a recouvré ce qu'il avait perdu, c'est-à-dire une rente de 1,200 fr., pour le capital de laquelle j'ai donné de mes économies 40,000 fr.

C'est aussi au mois de janvier 1808, et pendant le mois de février suivant, que l'empereur faisait discuter au conseil d'État son projet de recréer une noblesse. Cette question causa beaucoup de débats; elle trouva des contradicteurs, et il est à remarquer que l'empereur, à qui on supposait des idées de despotisme, affectait toujours de faire prendre, dans des cas semblables, la parole à ceux des conseillers d'État qu'il savait être d'une opinion opposée à la sienne; il recommandait toujours que l'on parlât franchement, disant quelquefois, sur cette matière comme sur d'autres: «Ne ménagez pas la question pendant qu'on la discute, parce qu'une fois qu'elle aura passé, et que le décret en aura été signé, il n'y aura plus à y revenir, ni à se plaindre.»

Il n'en a jamais voulu à personne pour avoir manifesté franchement de l'opposition à ses opinions; il aimait qu'on les combattît, et il ne lui en coûtait aucun effort pour revenir à celle qui lui était démontrée être la plus raisonnable: c'était une bonne note dans son esprit, en faveur de celui qui lui avait donné quelque lumière en lui résistant.

Cette question de noblesse fut vivement discutée; il en coûtait à tous les hommes de la révolution de devenir transfuges à leur parti; mais, cependant, elle passa, soit que la raison ou l'amour-propre l'eût emporté, et, dans le mois de février, l'empereur créa seize ducs avec un grand nombre de comtes et de barons; il me fit l'honneur de me comprendre dans les seize premiers, et d'ajouter à cette faveur une riche dotation, que j'ai perdue par suite des revers qui ont causé des pertes semblables à tout ce qui vivait de ses bienfaits.

CHAPITRE XVII.

Le prince de la Paix dispose souverainement de toutes les ressources de la monarchie espagnole.—Animadversion de la nation.—Il est forcé d'avoir recours aux partis extérieurs.—La duchesse d'Orléans, M. de La Bouillerie.—Nos troupes s'emparent d'une partie de l'Espagne.—Conjuration d'Aranjuez.—Ferdinand proclamé roi d'Espagne.

Au mois de février 1808, l'empereur avait fait approcher sur l'extrême frontière d'Espagne les troupes dont j'ai parlé plus haut; le Portugal était occupé, et la politique de la Russie se dessinait de manière à donner de la sécurité. Il avait signé, à Fontainebleau, le 27 octobre 1807, un traité avec l'Espagne, en vertu duquel une partie des provinces portugaises restait en dépôt, dans nos mains, jusqu'à la paix; une autre passait sous la domination de la reine d'Étrurie, qui nous cédait, en échange, la Toscane; le reste constituait une autre souveraineté pour le prince de la Paix, qui n'avait assurément pas obtenu cette élévation au suprême pouvoir, sans quelque retour en services du genre de ceux qu'il pouvait nous rendre, comme on pourra le juger.

Cet homme, qu'une faveur extraordinaire avait mis à la tête de toutes les affaires d'Espagne, gouvernait la monarchie en maître absolu, depuis plus de dix ans; il avait établi son pouvoir en faisant nommer ses créatures aux emplois civils, militaires et ecclésiastiques, tant en Espagne que dans les Indes.

Il était devenu l'arbitre de toutes les grâces, et s'était si bien rendu maître des décisions du roi, qu'il répondait à tout ce qu'on lui demandait: voyez Emmanuel (le prince de la Paix s'appelait Emmanuel Godoi). Cette suprême autorité avait élevé contre lui une masse de haine, qui contre-balançait la faveur dont il était comblé, parce qu'il avait nécessairement commis beaucoup d'injustices pour établir sa puissance. Le prince des Asturies était déjà entré au conseil; il avait eu aussi à se plaindre des hauteurs du favori, qui ne craignait pas de le blesser, en laissant apercevoir la source d'un despotisme qui ne s'arrêtait même pas devant l'héritier de la couronne. Plus celui-ci avançait en âge, plus il portait d'ombrage au prince de la Paix, qui ne dissimulait plus son aversion pour lui. De son côté, le prince des Asturies devint son ennemi, au point de saisir toutes les occasions de travailler à sa perte; il y était encouragé par l'opinion publique, qui faisait une justice sévère de la cour, et qui, ainsi que la fierté nationale, tournait ses regards vers lui, et y rattachait ses espérances.

De tous côtés on s'élevait contre le prince de la Paix, qui voyait s'échapper un pouvoir qu'il exerçait depuis long-temps; bientôt il dut recourir aux derniers expédiens pour le ressaisir. Il avait senti, depuis long-temps, le besoin de consolider son autorité par la protection d'une puissance étrangère, et il n'avait rien négligé pour se rendre agréable à la France, qui avait accepté tout ce qui pouvait être utile à son influence en Espagne, dont ce favori disposait sous tous les rapports, et lui était ainsi devenu nécessaire à sa cour, qui le croyait plus agréable que qui que ce soit à la France. Ses ennemis saisirent encore ce moyen pour lui nuire, en disant qu'il était un traître; qu'il avait vendu l'Espagne à la France, et en avait fait une de ces vice-royautés, dans lesquelles on n'obéissait plus qu'aux ordres de l'empereur.

D'un autre côté, on attribuait à la France tout le mal dont on croyait avoir à se plaindre en Espagne, et on l'accusait d'y soutenir le prince de la Paix. Cet état de choses amenait tous les jours de l'aigreur entre les partisans du prince des Asturies et les créatures du favori, qui craignaient sa disgrâce autant que les premiers désiraient son renvoi. Les conseils du prince royal ne furent sans doute pas assez prudens, et s'échauffèrent un peu en voyant la chaleur de l'opinion publique; ils firent peut-être entrer dans son esprit le projet d'arrêter l'ambition du prince de la Paix, en l'en rendant lui-même victime. Celui-ci, voyant une catastrophe s'approcher, et toute l'Espagne prononcée, jugea qu'il était perdu, lorsque les troupes françaises avancèrent sur le territoire espagnol pour l'exécution du traité de Fontainebleau, dont il avait le secret à peu près tout seul, et qui même n'était pas signé. Mais il vit bien que l'on ne manquerait pas d'attribuer l'invasion qui en serait la suite, au désir de le protéger personnellement.

En conséquence, pour consolider le reste du pouvoir qui lui était encore nécessaire pour l'exécution de son projet, il ne vit de ressource que de décider le roi Charles IV à écrire à l'empereur, pour lui faire part des mésintelligences qui divisaient l'Espagne, et qu'il était assez malheureux pour être forcé de reconnaître une trame contre ses jours, ourdie jusque dans son propre palais, par des malheureux qui entouraient son fils; et, en même temps, qu'il lui annonçait le projet d'en faire un exemple, il lui demandait des conseils[30].

Ce dernier coup de vigueur rendit une nouvelle autorité au prince de la Paix, mais il ne lui ramena pas l'opinion publique, qui s'attacha tout entière au prince des Asturies, que l'on considéra comme sa victime.

Le prince des Asturies se vit dans une mauvaise position: on avait arrêté ses plus fidèles partisans; on informait contre eux; il avait tout à craindre des entreprises d'un homme à qui sa perte était nécessaire. Il chercha à se mettre en mesure contre la malveillance du favori; déjà il s'était adressé à l'empereur, et avait trouvé moyen de lui faire parvenir une lettre, dans laquelle il lui demandait sa protection contre des intrigans qui avaient juré sa perte, et voulaient le rendre victime de l'ambition d'un homme qui ne mettait plus de bornes aux humiliations qu'il lui faisait éprouver.

L'empereur avait répondu à la lettre du roi, mais il avait gardé le silence à l'égard du prince des Asturies. Cette circonstance arriva au retour du voyage que l'empereur avait fait en Italie, et je crois même que c'est au moment de partir pour s'y rendre, qu'il reçut les deux lettres dont je viens de parler.

Lorsque les troupes françaises entrèrent en Espagne, elles rencontrèrent, en Catalogne, M. le prince de Conti, madame la duchesse de Bourbon et madame la duchesse d'Orléans, qui y vivaient paisiblement, depuis que, pour vendre leurs biens, le Directoire les avait obligés à sortir de France, en leur faisant, à chacun, une pension de 20 ou 25,000 francs, qui leur étaient payés sur des certificats de vie, et en suivant toutes les formalités prescrites pour les plus simples particuliers, qui sont rentiers viagers de l'État; en sorte que ces princes étaient soumis à tout ce qu'il y avait de plus outrageant, quoiqu'on ne leur payât pas le dixième de ce qu'on leur avait pris, après les avoir forcés de quitter la France. Ils avaient sans doute jugé inutile de réclamer. Les choses étaient toujours restées dans cet état, lorsque l'empereur en entendit parler, pour la première fois, par le général Canclaux, qui a donné l'éveil sur la situation de ces princes: il était resté l'ami chaud du prince de Conti. Puis le ministre des finances, M. le duc de Gaëte vint l'en entretenir, et l'informer de tout ce qui était relatif à ces princes. M. le duc de Gaëte avait fait son affaire personnelle de celle-ci, et il connaissait si bien l'âme de l'empereur, qu'il avait joint, au rapport qu'il lui faisait, un projet de décret pour porter chaque pension à 60,000 francs, au lieu des 20 ou 25 du Directoire, et portant dans sa rédaction que ces pensions seraient payées aux lieux de la résidence de chacun des princes, par le soin du ministre du trésor, qui verserait, pour cela, ces sommes à une maison de banque de Paris, qui avait ordre de payer exactement, et de se pourvoir au trésor.

L'empereur signa de suite, en remerciant le ministre des finances. Ainsi disparurent les formalités auxquelles on avait assujetti ces illustres infortunés. Elles étaient telles qu'ils étaient obligés d'avoir un procureur fondé de pouvoirs à Paris, et de lui envoyer des certificats de vie signés des agens de la république, qui, sans doute, grapillaient comme de coutume, autour de l'infortune.

L'empereur avait de même fait une pension à la nourrice de feu M. le dauphin, ainsi qu'à celle de madame la duchesse d'Angoulême; c'était madame la comtesse de Ségur, la mère, qui les lui avait demandées. Mais une chose qui ne peut s'expliquer que par l'esprit de réaction, c'est que, dans le commencement de la restauration, cette pension a été supprimée, et n'a été payée de nouveau que long-temps après.

On a beaucoup dit que l'empereur était tyran et avide de spoliations; le fait suivant prouve que ces actes étaient toujours l'oeuvre du ministre proposant.

Le domaine extraordinaire était sous la direction de M. de La Bouillerie, c'est-à-dire les caisses, car M. Defermon en était l'intendant, et l'on avait réuni à ce domaine toutes les saisies provenant de l'exécution des décrets prohibitifs de Berlin et de Milan. Un jour, M. de La Bouillerie reçut, de l'intendant, l'avis qu'une saisie de deux navires venait d'être faite au Havre; qu'elle était évaluée environ 800,000 fr., dont il lui ordonnait de surveiller et de faire opérer la rentrée. Il était fort tard quand M. de La Bouillerie reçut cet avis, ainsi que les pièces qui l'accompagnaient.

Il y remarqua une extension outrée, que l'on s'était efforcé de donner au sens des décrets de Berlin et de Milan, pour atteindre ces deux navires. Il fit sur-le-champ un rapport particulier à l'empereur, chez lequel il avait le droit d'entrer à toute heure; mais comme il était déjà fort tard, et qu'il pouvait se faire que l'empereur ne pût pas lire son rapport, M. de La Bouillerie écrivit lui-même en haut de la marge:

«Il est urgent d'envoyer de suite un courrier au Havre, porter l'ordre de rendre les deux navires saisis.»

M. de La Bouillerie porta lui-même son rapport. L'empereur le fit entrer de suite; il feuilleta le rapport, qui était très long, et, sans le lire, il mit, de sa main, sous l'émargement de La Bouillerie, ces mots: Approuvé. NAPOLÉON; ordonna à M. de La Bouillerie d'expédier l'ordre, et garda le rapport, en lui disant de revenir le lendemain. Le courrier fut expédié dans la nuit, et les navires rendus. Le lendemain, La Bouillerie s'étant fait présenter, l'empereur lui dit: «j'ai lu votre rapport, et je vous remercie d'avoir empêché que l'on me fît commettre cette odieuse injustice; c'est comme cela qu'il faut me servir.»

Je reprends ma narration.

Lorsque les troupes furent arrivées sur les frontières, on les fit entrer dans Saint-Sébastien, Pampelune, Roses, Figuières et Barcelone, et dès-lors commencèrent nos premiers actes vis-à-vis des Espagnols. Cette entrée sur le territoire fut attribuée au prince de la Paix, par la partie adverse, et aux intrigues des partisans du prince des Asturies, par ceux du prince de la Paix. Cette rivalité hâta le dénoûment des événemens: le prince de la Paix avait l'air de croire que ces prises de possession, et cette marche de troupes, n'avaient lieu que pour assurer l'exécution du traité de Fontainebleau.

Le prince des Asturies, de son côté, ne voulait y voir qu'une trahison du prince de la Paix, parce que l'opinion la plus générale l'accusait de nous être vendu.

Le prince de la Paix lui-même joua l'homme effrayé, et peut-être l'était-il réellement de la marche de nos troupes, qui étaient, d'une part, arrivées à Burgos, et, de l'autre, entrées à Barcelone. Il déclara qu'il n'y avait d'autre parti à prendre, pour la famille royale, que de se retirer à Séville, et d'appeler la nation espagnole aux armes. Il était convenu qu'il jouerait ce rôle pour faire partir le roi et sa famille pour l'Amérique; qu'il les quitterait clandestinement à Séville, pour venir jouir des avantages que lui assurait le traité de Fontainebleau. Telle est la version que j'ai entendu faire, mais je n'ai rien vu qui m'autorise à le penser, du moins quant au dessein de venir jouir des vastes États qu'il s'était assurés. Loin de là, le prince de la Paix connaissait le décret de Milan, qui nommait Junot gouverneur du Portugal, et le chargeait de l'administrer au nom de l'empereur. Il n'était donc plus question de la principauté des Algarves, et, sans doute, ce prince ne se faisait plus illusion sur sa principauté. Il fit assembler le conseil du roi au palais d'Aranjuez, et après y avoir exposé les malheurs qui menaçaient la monarchie, il fit prévaloir son avis et arrêter le départ de la famille royale pour Séville. C'est en sortant de ce conseil que le prince des Asturies dit aux gardes-du-corps, en traversant la salle dans laquelle ils se tenaient:

«Le prince de la Paix est un traître; il veut emmener mon père, empêchez-le de partir.» Ce propos courut bientôt la ville, et la populace se porta au palais du prince de la Paix, y mit tout en pièces, et après les plus minutieuses recherches, elle le trouva caché dans un grenier: il serait infailliblement devenu victime de ses fureurs, si, pour le sauver, on ne se fût servi du nom même du prince des Asturies pour le mener en prison.

Ce signal de révolte donné, elle prit presque aussitôt des caractères qui effrayèrent le roi. On profita de ce moment pour lui demander son abdication en faveur de son fils; il la donna pour sauver sa vie, et resta dans sa résidence pendant que le prince des Asturies vint à Madrid.

Cet événement a sans doute été accompagné de beaucoup de détails qu'il serait intéressant de rapporter; mais la crainte d'être inexact m'oblige à n'en parler que sommairement.

Cette révolution fut annoncée, sur tous les points de l'Espagne, par des courriers; et la joie d'être débarrassé du prince de la Paix y excita de l'enthousiasme.

Le grand-duc de Berg était arrivé à l'armée lorsqu'il apprit cet événement; il reçut, par la même occasion, une lettre de Charles IV pour Napoléon, par laquelle le roi d'Espagne faisait part à son allié de la violence qui lui avait été faite.

«Monsieur mon frère, lui mandait-il, vous apprendrez sans doute avec peine les événemens d'Aranjuez et leurs résultats; V. M. ne verra pas sans quelque intérêt un roi qui, forcé d'abdiquer la couronne, vient se jeter dans les bras d'un monarque son allié, se remettant en tout à sa disposition, qui peut seule faire son bonheur, celui de toute sa famille et de ses fidèles sujets. Je n'ai déclaré me démettre de ma couronne en faveur de mon fils, que par la force des circonstances, et lorsque le bruit des armes et les clameurs d'une garde insurgée me faisaient assez connaître qu'il fallait choisir entre la vie et la mort, qui eût été suivie de celle de la reine. J'ai été forcé d'abdiquer; mais rassuré aujourd'hui, et plein de confiance dans la magnanimité et le génie du grand homme qui s'est toujours montré mon ami, j'ai pris la résolution de me remettre en tout ce qu'il voudra bien disposer de mon sort, de celui de la reine et de celui du prince de la Paix. J'adresse à V. M. I. et R. une protestation contre les événemens d'Aranjuez et contre mon abdication. Je m'en remets et me confie entièrement dans le coeur de V. M. Sur ce, je prie Dieu, etc.

«De V. M. I. et R., le très affectionné frère et ami,

«CHARLES.»

«Je proteste et déclare que mon décret du 19 mars, par lequel j'ai abdiqué la couronne en faveur de mon fils, est un acte auquel j'ai été forcé pour prévenir de plus grands malheurs et l'effusion du sang de mes sujets bien aimés; il doit, en conséquence, être regardé comme nul.

«CHARLES.»

Aranjuez, 21 mars 1808.

Le grand-duc de Berg envoya cette lettre à l'empereur, et le prévint qu'il marchait, avec l'armée, sur Madrid, où il entra dans les premiers jours d'avril 1808.

CHAPITRE XVIII.

Réflexions de Napoléon au sujet de la révolution d'Aranjuez.—Je pars
pour Madrid.—Instructions que me donne l'empereur.—L'infant don
Carlos.—L'épée de François Ier.—Lettre de l'empereur au grand-duc de
Berg.

L'empereur reçut ce courrier, à Saint-Cloud, un samedi soir. Le lendemain, dimanche, à la messe, il paraissait un peu préoccupé, quoique cela ne fût pas son habitude. Il avait fait partir la veille son ambassadeur, M. de Tournon, pour porter au grand-duc de Berg de nouvelles instructions.

Il m'envoya chercher, après que tout le monde fut retiré, et, me conduisant dans le parc, où nous restâmes deux heures, il me parla ainsi:

«Vous allez partir pour Madrid. On me mande de cette ville que le roi Charles IV a abdiqué et que son fils lui succède, et en même temps l'on m'apprend que cela est arrivé à la suite d'une révolution dans laquelle le prince de la Paix paraît avoir succombé, ce qui me donne à penser que l'abdication du roi n'a pas été volontaire. J'étais bien préparé à quelques changemens en Espagne; mais je crois voir, à la tournure des affaires, qu'elles prennent une marche tout autre que je ne croyais. Voyez notre ambassadeur, et dites-moi ce qu'il a fait dans tout cela. Comment n'a-t-il pas empêché une révolution que l'on ne manquera pas de m'attribuer, et dans laquelle je suis forcé d'intervenir? Avant de reconnaître le fils, je veux être instruit des sentimens du père: c'est lui qui est mon allié, c'est avec lui que j'ai des engagemens; et s'il réclame mon appui, je le lui donnerai tout entier, et le remettrai sur le trône en dépit de toutes les intrigues. Je vois maintenant qu'il avait raison d'accuser son fils d'avoir tramé contre lui: cet événement le décèle; et jamais je ne donnerai mon assentiment à une pareille action, elle déshonorerait ma politique et tournerait un jour contre moi.

«Mais si l'abdication du père est volontaire, et, pour qu'elle le soit, il faut qu'elle en porte les caractères, au lieu que celle-ci n'a que ceux de la violence, alors je verrai si je puis m'arranger avec le fils comme je m'arrangeai avec le père.

«Lorsque Charles-Quint abdiqua, il ne se contenta pas d'une déclaration écrite, il la rendit authentique par les cérémonies d'usage en pareil cas, il la renouvela plusieurs fois, et ne remit le pouvoir seulement qu'après que tout le monde fut convaincu que rien autre chose que sa volonté ne l'avait porté à ce sacrifice.

«Cette abdication avait un bien autre caractère que celle d'un souverain dont on viole le ministère, et que l'on met entre la mort et la signature de cet acte.

«Rien ne pourra me le faire reconnaître, avant qu'il ne soit revêtu de toute la légalité qui lui manque; autrement, il suffira d'une troupe de traîtres qui s'introduira, la nuit, chez moi, pour me faire abdiquer et renverser l'État.

«Si le prince des Asturies règne, j'ai besoin de connaître ce prince, de savoir s'il est capable de gouverner lui-même, et, dans ce cas, quels sont ses principes.

«S'il doit gouverner par ses ministres, je veux savoir par quelle intrigue il est dominé, et si nos affaires pourront rester à cette cour sur le pied où elles étaient à la cour du roi son père.

«Je ne le crois pas, parce que les extrêmes se touchent en révolution; et il est vraisemblable qu'un des grands moyens de popularité du nouveau roi aura été l'intention manifestée de suivre une marche opposée à celle de son père, qui, lui-même, m'avait déjà donné de l'inquiétude après Iéna.

«Sans doute les alentours du prince des Asturies seront différens, et il fera bien; cela m'importe peu. Le roi son père trouvait bien la manière dont il s'était établi, ce n'était pas à moi à le désapprouver: j'avais fini par m'en accommoder et par m'en trouver très bien.

«Je voudrais pouvoir m'établir sur le même pied avec le fils, et finir d'une manière honorable avec le père.

«Si, comme je le crains, le fils a donné dans une marche opposée, il se sera entouré de tout ce que le roi Charles IV avait éloigné de sa cour et de ses affaires; alors je dois m'attendre à avoir des embarras, parce que, les hommes se gouvernent le plus souvent par leurs passions, et que ceux-ci, ayant attribué leur disgrâce à l'influence de la France, ne laisseront échapper aucune occasion de s'en venger, si je leur en laisse le temps et les moyens.

«Lorsque j'ai fait la paix avec les Russes, je pouvais rétablir la Pologne, dont les sentimens étaient tout à moi. La confiance que j'ai eue dans l'empereur de Russie, pour maintenir la paix en Europe et me garantir, par son alliance, de nouvelles entreprises semblables à celles dont j'ai heureusement triomphé, m'a fait abandonner mon projet, à la renonciation duquel j'ai mis pour condition que l'empereur de Russie se rendrait médiateur de la paix à laquelle je désire enfin amener l'Angleterre, et qu'en cas de refus de la part de cette puissance, il s'unirait avec moi dans la guerre contre elle, malgré tout ce que la Russie a à souffrir d'une privation de commerce avec l'Angleterre!

«Il faudrait que l'on eût bien peu de sens en Espagne, si on croyait que, n'ayant retiré que ce seul avantage de tous ceux que m'offrait une guerre heureuse, je laisserais les Espagnols me préparer de nouveaux embarras en s'alliant avec l'Angleterre, et donnant par là, à cette puissance, des avantages beaucoup au-dessus de ceux que la déclaration de guerre des Russes leur fait perdre.

«Je crains tout d'une révolution dont je ne conçois ni la direction ni l'intrigue; le mieux du mieux serait d'éviter une guerre avec l'Espagne; elle serait une sorte de sacrilége (ce fut son expression); mais je ne balancerai pas à la faire à la maison de Bourbon, si le prince qui veut gouverner cet État adoptait une politique semblable.

«Je me trouverais alors dans la même position où se trouva Louis XIV, lorsque ce monarque s'occupa de la succession de Charles II: on a dit que c'était par ambition, mais non; c'est que s'il n'avait pas mis un de ses petits-fils sur le trône d'Espagne, un archiduc d'Autriche y eût été appelé; dès-lors l'Espagne devenait l'alliée naturelle de l'Angleterre, et Louis XIV, dans toutes les guerres qu'il aurait eues, soit avec l'une, ou avec l'autre de ces deux puissances, aurait eu bientôt les deux ensemble à combattre. Comment aurait-il résisté à une guerre maritime accompagnée d'attaques en Flandre, en Alsace, en Italie, en Roussillon et en Navarre.

«Voilà le motif qui lui a fait faire la guerre en faveur de son petit-fils; à la vérité il avait pour lui le testament de Charles II, qui appelait le duc d'Anjou au trône d'Espagne, et malgré la légitimité de ce titre, l'Autriche lui a fait la guerre pour mettre l'archiduc Charles sur le trône d'Espagne.

«Ici ce n'est pas le même cas: le trône est occupé, il a même des héritiers; cela rend la question plus compliquée, mais cela ne change rien à la politique ni à l'intérêt des peuples; et la France a aujourd'hui, comme elle l'avait dans ce temps-là, le même besoin de rester alliée de l'Espagne, dans la paix comme dans la guerre.

«Tant que Charles IV aurait régné, je pouvais compter sur la paix, et je n'avais que très peu de changemens à lui demander. Nous aurions bientôt été d'accord si le prince de la Paix n'avait pas succombé, parce que nous pouvions compter sur lui. Aussi vous voyez que les troupes que j'ai fait marcher ne sont que des enfans et des dépôts.

«Mais si l'Espagne veut prendre une marche opposée, je ne balancerai pas à y entrer, parce que ce pays peut, un jour, être gouverné par un prince belliqueux, qui saura diriger contre nous toutes les ressources de cette nation, et qui finira peut-être par se mettre en tête de faire rentrer le trône de France dans sa famille; voyez où on en serait en France si cela arrivait: c'est à moi à le prévoir et à en ôter les moyens à celui qui pourrait l'entreprendre.

«Je vous le répète, si le père veut remonter sur le trône, je suis prêt à le seconder; s'il persiste dans son abdication, mandez-moi ce que je puis croire des sentimens du fils, et de ses alentours, que je ne connais pas.

«Dans tous les cas, je ne reconnaîtrai pas la marche qui a été suivie pour le faire succéder à son père; il faudra que cet acte soit purifié par une sanction publique du roi Charles IV. Mais si je ne puis m'arranger avec le fils ni avec le père, je ferai maison nette; j'assemblerai les cortès, et je recommencerai l'ouvrage de Louis XIV; je suis prêt pour ce cas là.

«Je vais me rendre à Bayonne; si les circonstances l'exigent, j'irai à
Madrid, mais pour cela il faudrait que j'y fusse absolument forcé.»

Il me congédia, et je partis le même jour pour Madrid.

Chemin faisant, je rencontrais presqu'à chaque poste un courrier espagnol qui allait à Paris, avec des dépêches pour l'ambassadeur d'Espagne, que le nouveau roi s'était empressé d'accréditer près de l'empereur.

Vers Poitiers, je rencontrai le comte de Fernand-Nuñez, chambellan de la cour d'Espagne; il était porteur d'une lettre du roi Ferdinand VII pour l'empereur, et allait à Paris.

À Bayonne, je trouvai l'infant don Carlos, qui venait au-devant de l'empereur. Il croyait le trouver dans cette ville, d'après ce qui lui avait été dit lors de son départ de Madrid. Lorsque j'entrai en Espagne, je vis, dans toute la Biscaye, des arcs de triomphe élevés pour le passage de l'empereur; le peuple espagnol était impatient de le voir arriver, et vociférait partout contre le prince de la Paix.

Je rencontrai à Vittoria un officier français que le grand-duc de Berg envoyait à l'empereur pour lui porter l'épée de François Ier, qu'il avait demandée au cabinet de l'arsenal de Madrid; c'était un moyen de la recouvrer qui n'effaçait pas l'affront de l'avoir vu conquérir. Louis XIV aurait pu la demander cent ans avant le grand-duc de Berg; mais ce monarque avait sagement pensé qu'il ne fallait pas outrager une nation jusque dans les monumens de sa gloire. Les Espagnols furent sensibles à cette offense, qui fit tort à la popularité du grand-duc de Berg. L'empereur ne cessait cependant de lui recommander la plus grande réserve. Sans doute il se défiait de ses accès de zèle ou d'ambition, car j'avais déjà été précédé de plusieurs courriers, et cependant, je n'étais pas en route qu'il lui expédia de nouvelles instructions. On jugera, d'après la nature de cette pièce, de l'incertitude de ses idées, et du point de vue sous lequel la question se montrait à ses yeux.

Lettre de l'empereur au grand-duc de Berg.

29 mars 1808.

«Monsieur le grand-duc de Berg, je crains que vous ne me trompiez sur la situation de l'Espagne, et que vous ne vous trompiez vous-même. L'affaire du 19 mars a singulièrement compliqué les événemens: je reste dans une grande perplexité. Ne croyez pas que vous attaquiez une nation désarmée, et que vous n'ayez que des troupes à montrer pour soumettre l'Espagne. La révolution du 20 mars prouve qu'il y a de l'énergie chez les Espagnols. Vous avez affaire à un peuple neuf: il a tout le courage, et il aura tout l'enthousiasme que l'on rencontre chez des hommes que n'ont point usés les passions politiques.

«L'aristocratie et le clergé sont les maîtres de l'Espagne; s'ils craignent pour leurs priviléges et pour leur existence, ils feront contre nous des levées en masse qui pourront éterniser la guerre. J'ai des partisans; si je me présente en conquérant, je n'en aurai plus.

«Le prince de la Paix est détesté, parce qu'on l'accuse d'avoir livré l'Espagne à la France; voilà le grief qui a servi l'usurpation de Ferdinand; le parti populaire est le plus faible.

«Le prince des Asturies n'a aucune des qualités qui sont nécessaires au chef d'une nation; cela n'empêchera point que, pour nous l'opposer, on en fasse un héros. Je ne veux pas que l'on use de violence envers les personnages de cette famille: il n'est jamais utile de se rendre odieux et d'enflammer les haines. L'Espagne a plus de cent mille hommes sous les armes, c'est plus qu'il n'en faut pour soutenir avec avantage une guerre intérieure; divisés sur plusieurs points, ils peuvent servir de noyau au soulèvement total de la monarchie.

«Je vous présente l'ensemble des obstacles qui sont inévitables, il en est d'autres que vous sentirez.

«L'Angleterre ne laissera pas échapper cette occasion de multiplier nos embarras: elle expédie journellement des avisos aux forces qu'elle tient sur les côtes du Portugal et dans la Méditerranée; elle fait des enrôlemens de Siciliens et de Portugais.

«La famille royale n'ayant point quitté l'Espagne pour aller s'établir aux Indes, il n'y a qu'une révolution qui puisse changer l'état de ce pays: c'est peut-être celui de l'Europe qui y est le moins préparé. Les gens qui voient les vices monstrueux de ce gouvernement, et l'anarchie qui a pris la place de l'autorité légale, font le plus petit nombre; le plus grand nombre profite de ces vices et de cette anarchie.

«Dans l'intérêt de mon empire, je puis faire beaucoup de bien à l'Espagne. Quels sont les meilleurs moyens à prendre?

«Irai-je à Madrid? exercerai-je l'acte d'un grand protectorat, en prononçant entre le père et le fils? Il me semble difficile de faire régner Charles IV; son gouvernement et son favori sont tellement dépopularisés, qu'ils ne se soutiendraient pas trois mois.

«Ferdinand est l'ennemi de la France, c'est pour cela qu'on l'a fait roi. Le placer sur le trône sera servir les factions qui, depuis vingt-cinq ans, veulent l'anéantissement de la France. Une alliance de famille serait un faible lien: la reine Elisabeth et d'autres princesses françaises ont péri misérablement, lorsqu'on a pu les immoler impunément à d'atroces vengeances. Je pense qu'il ne faut rien précipiter, qu'il convient de prendre conseil des événemens qui vont suivre… Il faudra fortifier les corps d'armée qui se tiendront sur les frontières du Portugal, et attendre…

«Je n'approuve pas le parti qu'a pris V. A. I. de s'emparer aussi précipitamment de Madrid. Il fallait tenir l'armée à dix lieues de la capitale. Vous n'aviez pas l'assurance que le peuple et la magistrature allaient reconnaître Ferdinand sans constitution. Le prince de la Paix doit avoir, dans les emplois publics, des partisans; il y a d'ailleurs un attachement d'habitude au vieux roi, qui pouvait produire des résultats. Votre entrée à Madrid, en inquiétant les Espagnols, a puissamment servi Ferdinand. J'ai donné ordre à Savary d'aller auprès du vieux roi voir ce qui se passe. Il se concertera avec V. A. I. J'aviserai ultérieurement au parti qui sera à prendre; en attendant, voici ce que je juge convenable de vous prescrire. Vous ne m'engagerez à une entrevue, en Espagne, avec Ferdinand, que si vous jugez la situation des choses telle que je doive le reconnaître comme roi d'Espagne. Vous userez de bons procédés envers le roi, la reine et le prince Godoy. Vous exigerez pour eux, et vous leur rendrez les mêmes honneurs qu'autrefois. Vous ferez en sorte que les Espagnols ne puissent pas soupçonner le parti que je prendrai: cela ne vous sera pas difficile, je n'en sais rien moi-même.

«Vous ferez entendre à la noblesse et au clergé que, si la France doit intervenir dans les affaires d'Espagne, leurs priviléges et leurs immunités seront respectés. Vous leur direz que l'empereur désire le perfectionnement des institutions politiques de l'Espagne, pour la mettre en rapport avec l'état de civilisation de l'Europe, pour la soustraire au régime des favoris… Vous direz aux magistrats et aux bourgeois des villes, aux gens éclairés, que l'Espagne a besoin de recréer la machine de son gouvernement; qu'il lui faut des lois qui garantissent les citoyens de l'arbitraire et des usurpations de la féodalité, des institutions qui raniment l'industrie, l'agriculture et les arts. Vous leur peindrez l'état de tranquillité et d'aisance dont jouit la France, malgré les guerres où elle s'est trouvée engagée; la splendeur de la religion, qui doit son rétablissement au concordat que j'ai signé avec le pape. Vous leur démontrerez les avantages qu'ils peuvent tirer d'une régénération politique: l'ordre et la paix dans l'intérieur, la considération et la puissance à l'extérieur. Tel doit être l'esprit de vos discours et de vos écrits. Ne brusquez aucune démarche. Je puis attendre à Bayonne, je puis passer les Pyrénées, et, me fortifiant vers le Portugal, aller conduire la guerre de ce côté.

«Je songerai à vos intérêts particuliers, n'y songez pas vous-même… Le Portugal restera à ma disposition… Qu'aucun projet personnel ne vous occupe, et ne dirige votre conduite; cela me nuirait et vous nuirait encore plus qu'à moi. Vous allez trop vite dans vos instructions du 14. La marche que vous prescrivez au général Dupont est trop rapide; à cause de l'événement du 19 mars, il y a des changemens à faire. Vous donnerez de nouvelles dispositions; vous recevrez des instructions de mon ministre des affaires étrangères. J'ordonne que la discipline soit maintenue de la manière la plus sévère: point de grâce pour les plus petites fautes. L'on aura pour l'habitant les plus grands égards; l'on respectera principalement les églises et les couvens.

«L'armée évitera toute rencontre, soit avec les corps de l'armée espagnole, soit avec des détachemens: il ne faut pas que d'aucun côté il soit brûlé une amorce.

«Laissez Solano dépasser Badajoz, faites-le observer; donnez vous-même l'indication des marches de mon armée pour la tenir toujours à une distance de plusieurs lieues des corps espagnols. Si la guerre s'allumait, tout serait perdu.

«C'est à la politique et aux négociations qu'il appartient de décider des destinées de l'Espagne. Je vous recommande d'éviter des explications avec Solano comme avec les autres généraux et les gouverneurs espagnols.

«Vous m'enverrez deux estafettes par jour; en cas d'événemens majeurs, vous m'expédierez des officiers d'ordonnance; vous me renverrez sur-le-champ le chambellan de T…, qui vous porte cette dépêche; vous lui remettrez un rapport détaillé. Sur ce, etc.

«Signé, NAPOLÉON.»

En arrivant à Madrid, je descendis chez le grand-duc de Berg, qui était logé au palais du prince de la Paix.

CHAPITRE XIX.

Le grand-duc de Berg et le prince de la Paix.—Analogie de leurs positions.—Charles IV invoque l'appui de l'empereur Napoléon.—Sa protestation.—Escoiquiz.—Le duc de l'Infantado.—Ma conversation avec ces deux personnages.—Je suis présenté à Ferdinand.

Le grand-duc de Berg avait conduit les affaires de l'empereur un peu trop à sa manière, et je vis, à sa conversation, qu'il songeait à celles de l'Espagne un peu pour lui. La portée d'esprit de ce prince n'était pas des plus étendues, et les premiers malheurs que nous avons éprouvés dans ce pays sont dus en grande partie à sa légèreté et à ses folles espérances.

J'appris de lui que, depuis plusieurs années, il avait une correspondance avec le prince de la Paix: la raison en aurait été difficile à donner, et je ne puis me l'expliquer que par les réflexions suivantes.

Ils étaient tous deux placés au même degré d'élévation dans les deux pays, et n'avaient pas moins d'ambition l'un que l'autre. Leur fortune ayant été la même, ils avaient cru devoir se rapprocher; mais, de la part de Murat, c'était un calcul, comme on pourra en juger par la suite de ces Mémoires, et de la part du prince de la Paix, c'était finesse, parce qu'il n'avait pas le même genre d'ambition que le grand-duc de Berg. Mais comme il était le seul homme vraiment fort que l'Espagne eût alors, soit pour l'intrigue, soit pour la résolution, il avait jugé que cette correspondance, outre qu'elle était sans inconvénient pour lui, pouvait un jour lui devenir utile, si le grand-duc de Berg parvenait à l'exécution du projet qu'il lui supposait.

À la réception de la lettre qu'il avait transmise à l'empereur, Murat avait mis les troupes en mouvement, et avait envoyé l'adjudant-général Monthion prendre les ordres de Charles IV; mais il n'était pas en route, qu'il reçut une seconde lettre, qui lui était personnellement adressée:

«Monsieur et très cher frère, lui écrivait en italien le roi détrôné, j'ai informé votre adjudant de tout ce qui s'est passé. Je vous prie de me rendre le service de faire connaître à l'empereur la prière que je lui fais de délivrer le prince de la Paix, qui ne souffre que pour avoir été l'ami de la France, et de nous laisser aller avec lui dans le pays qui conviendra le mieux à notre santé. Pour le présent, nous allons à Badajoz; j'espère qu'avant que nous partions, vous nous ferez réponse, si vous ne pouvez absolument nous voir, car je n'ai confiance que dans vous et dans l'empereur. En attendant, je suis votre très affectionné frère et ami de tout mon coeur.

«CHARLES IV.»

À cette pièce était jointe une note, de la main de la reine d'Espagne, non moins pressante, qui peint toute l'anxiété des souverains détrônés, et donne une idée des violences qui avaient amené l'abdication; elle était conçue en ces termes:

«Le roi mon mari, qui me fait écrire, ne pouvant le faire à cause des douleurs et enflure qu'il a à la main droite, désirerait savoir si le grand-duc de Berg voudrait bien prendre sur lui, et faire tous ses efforts avec l'empereur pour assurer la vie du prince de la Paix, et qu'il fût assisté de quelques domestiques ou chapelains. Si le grand-duc pouvait aller le voir, ou du moins le consoler, ayant en lui toutes ses espérances, étant son grand ami, il espère tout de lui et de l'empereur, à qui il a toujours été très attaché. Que le grand-duc obtienne de l'empereur qu'on donne au roi mon mari, à moi et au prince de la Paix de quoi vivre ensemble tous trois dans un endroit bon pour nos santés, sans commandemens ni intrigues, et nous n'en aurons certainement pas. L'empereur est généreux: c'est un héros; il a toujours soutenu ses fidèles alliés et ceux qui sont poursuivis. Personne ne l'est plus que nous trois; et pourquoi? parce que nous avons toujours été ses fidèles alliés. De mon fils nous ne pourrons jamais espérer, sinon misères et persécutions. L'on a commencé à forger, et l'on continue, tout ce qui peut rendre aux yeux du public et de l'empereur même, le plus criminel, cet innocent ami et dévoué aux Français, au grand-duc et à l'empereur, le pauvre prince de la Paix: qu'il ne croie rien; ils ont la force et tous les moyens pour faire paraître comme véritable ce qui est faux.

«Le roi désire, de même que moi, de voir et de parler au grand-duc; qu'il lui donne lui-même la protection qu'il a en son pouvoir. Nous sommes bien sensibles à ces troupes qu'il nous a envoyées, et à toutes les marques qu'il nous a données de son amitié. Qu'il soit bien persuadé de celle que nous avons toujours eue et avons pour lui; que nous sommes entre ses mains et celles de l'empereur, et que nous sommes bien persuadés qu'il nous accordera ce que nous lui demandons, qui sont tous nos désirs, étant entre les mains d'un si grand et généreux monarque et héros.»

La reine ne se contenta pas de réclamer la protection du grand-duc au nom de son mari, elle la sollicita elle-même[31]. La reine d'Étrurie joignit ses instances à celles de sa mère. Toute cette correspondance portait l'empreinte de la consternation et de l'abattement. Il fallait que la violence eût été bien grande, que la menace eût été bien loin, pour avoir réduit toute cette famille à craindre pour son existence, à ne plus songer qu'à implorer un asile où la vie fût sauve et les besoins physiques assurés.

Charles IV était naturellement, pour le grand-duc, le roi des Espagnes, jusqu'à ce que son gouvernement lui eût fait connaître que Ferdinand était devenu le chef de la nation espagnole. Il dut céder à ses instances, à celles de la reine, qui étaient plus vives encore, et prit le prince de la Paix sous la protection de ses drapeaux: il fit plus, il envoya une garde d'honneur à Charles IV, et annonça ouvertement, jusqu'à plus ample information, qu'il ne reconnaissait pas d'autre souverain d'Espagne.

Dès-lors le parti du prince des Asturies, c'est-à-dire la nation, et le grand-duc de Berg furent en observation réciproque, et, par conséquent, en méfiance l'un de l'autre.

J'étais fort mécontent de ce que j'apercevais, et qui n'était que le résultat de la conduite de deux partis l'un envers l'autre, qui ne voulaient pas apprécier la position du général en chef; il était difficile qu'on ne jugeât pas, par sa conduite, de la nature des instructions qu'il avait reçues. Il se permettait d'ailleurs une foule d'actes qu'elles ne commandaient pas. Les Espagnols ne savaient qu'augurer, et je n'étais pas moi-même plus avancé. Tout ce que je voyais était contraire à ce que l'empereur m'avait dit. Je ne fus pas long-temps dans l'incertitude. Lorsque le grand-duc de Berg commençait le chapitre de notre ambassadeur (M. de Beauharnais), il en disait des choses déraisonnables et marquées au coin de la passion: je ne doutai plus dès-lors de la réalité des projets que je ne faisais d'abord que soupçonner, et je me hâtai de les traverser.

J'allai chez notre ambassadeur, qui jouissait de beaucoup d'estime à Madrid, où il servait bien, mais n'intriguait pas. Lorsque j'entrai chez lui, il y avait dans son cabinet un prêtre espagnol de haute stature, qu'il me présenta, et je sus après que c'était le confesseur du prince des Asturies (M. d'Escoiquiz). Il venait entretenir l'ambassadeur de France de tout ce qui tourmentait le roi Ferdinand, et du désir qu'il avait de faire ce qui plairait à l'empereur.

M. de Beauharnais était embarrassé, il n'avait point de lettres de créance près du nouveau roi. On ne lui avait adressé aucune instruction depuis la révolution d'Aranjuez, et il se trouva d'autant plus à son aise en me voyant arriver, que le grand-duc de Berg le traitait mal.

M. d'Escoiquiz, particulièrement, était impatient de causer avec moi, qui venais de Paris, afin d'aller rapporter au roi Ferdinand ma conversation.

Nous causâmes effectivement très longuement; je ne connaissais de l'Espagne que son histoire et sa carte de géographie, et n'avais pas la première idée de toutes les intrigues qui ont désolé ce malheureux pays pendant une longue suite d'années.

Le cabinet de Madrid avait été accoutumé à traiter l'argent à la main, et on avait l'air de croire que je ne venais que pour faire mon prix.

L'abbé d'Escoiquiz m'inspira de la vénération, par l'attachement que je lui vis manifester pour son prince: ce bon chanoine versait un torrent de larmes à la seule pensée de le voir malheureux. La confiance s'établit entre nous deux, autant que cela se pouvait dans une première conversation, et je commençai à lui témoigner mon étonnement d'un changement si subit de l'Espagne à notre égard, et sans motif. Le chanoine se défendait de ce projet, et assurait que le roi n'avait rien tant à coeur que de continuer à bien vivre avec la France. Je lui dis que je ne pouvais m'empêcher de remarquer que, jusqu'à présent, les apparences ne répondaient pas aux bonnes intentions dont il me donnait l'assurance, parce que ce qui frappait le regard de l'observateur impartial, c'était l'attitude du gouvernement espagnol vis-à-vis de notre armée, et celle de notre armée vis-à-vis de lui; qu'enfin il était difficile que, de part et d'autre, cela n'occasionnât pas un peu d'aigreur, ce qui était au moins une maladresse dans une circonstance pareille, où l'Espagne avait tant besoin de l'intervention de la France, pour une révolution qu'elle commençait, et qui pouvait devenir une seconde représentation de la nôtre, d'autant plus qu'il ne faudrait, pour la contrarier, qu'appuyer le rappel du père au trône; ce qui était une chose facile, puisque une bonne partie de l'Espagne, tout en se réjouissant d'être débarrassée du prince de la Paix, était cependant fort attachée au roi Charles IV, et que la masse de la nation n'approuvait assurément pas la violence qui lui avait été faite pour lui arracher la couronne; que, quant à l'empereur, cet événement le contrariait d'autant plus qu'il n'y était pas préparé.

On lui a bien envoyé des courriers, ajoutai-je, mais il n'en recevra pas un avant de savoir si le roi Charles IV est content, parce que c'est avec lui qu'il a des engagemens, et, avant d'en prendre avec son fils, il faut qu'il règle avec le père. Ce sera malgré lui qu'il interviendra dans une discussion d'intérieur de famille; mais il ne permettra pas qu'elle se termine à son préjudice. C'est à tous les Espagnols qui entourent le roi à le préserver d'une direction qui serait le résultat de la récrimination de quelques favoris, parce que nous n'attendrions pas, pour nous trouver offensés, que vos armées fussent sur la Bidassoa.

Le bon chanoine m'écoutait très attentivement, et me disait, de tout son coeur, qu'il était bien malheureux que l'empereur n'eût pas envoyé un autre maréchal pour commander l'armée en Espagne; mais qu'il ne pouvait me cacher que le grand-duc de Berg se conduisait mal avec le roi. Il entendait, sans doute, qu'il ne l'avait pas reconnu; mais cependant il ajoutait quelques détails de plus, comme d'insister sur la mise en liberté du prince de la Paix, et de faire répandre partout le bruit que l'empereur ne reconnaîtrait pas le prince des Asturies comme roi; que c'était cela qui jetait de l'inquiétude partout, et refroidissait l'enthousiasme. Il finit par me demander la permission d'aller rapporter cette conversation au roi, et de lui dire en même temps où j'étais logé.

La conversation que j'eus avec notre ambassadeur, après le départ du chanoine Escoiquiz, me confirma dans l'opinion où j'étais déjà, que la révolution d'Aranjuez n'était que la suite d'une conjuration, ourdie de longue main, et qui venait d'éclater dans une circonstance qui avait paru favorable à l'exécution des projets du parti ennemi du prince de la Paix, et je commençai à m'expliquer l'empressement que l'on mettait à obtenir l'assentiment de l'empereur, sans lequel cette révolution ne pouvait se consolider. On était plus occupé d'obtenir le sien que celui des autres puissances de l'Europe, parce qu'on ne doutait pas qu'elles ne l'auraient jamais refusé à un nouvel ordre de choses qui pouvait diminuer l'influence de la France en Espagne. En même temps j'acquis la preuve que l'abdication du roi Charles IV n'avait pas été volontaire; autrement elle eût été solennelle, revêtue de toute la pompe qu'un peuple aussi formaliste que l'Espagnol met à tous ses actes.

Peu d'heures après être rentré chez moi, je reçus la visite du duc de l'Infantado, président du conseil de Castille, homme jouissant d'une grande faveur auprès du prince des Asturies. Il sortait de chez le roi Ferdinand, et avait entendu le rapport de M. Escoiquiz, qui venait de me quitter. Nous eûmes ensemble à peu près la même conversation que celle que j'avais eue avec le chanoine; mais il me demanda si je voulais voir le roi. Je lui répondis que je serais flatté d'avoir cet honneur-là, si telle était sa volonté; mais que je lui faisais observer que je n'avais aucune mission pour l'entretenir, et que je ne pourrais que lui répéter ce que j'avais dit à M. d'Escoiquiz, ainsi qu'à lui. Il me répliqua qu'il serait bien aise que j'entendisse, de la bouche du roi lui-même, l'expression des sentimens qui l'animaient pour la France, et l'empereur en particulier. À cela je n'avais rien à répondre, et je lui dis que j'attendrais les ordres du roi Ferdinand.

Il me quittait, lorsque, s'arrêtant, il me demanda: «Comment le traiterez-vous?—Que voulez-vous dire? répondis-je.—Mais, oui, dit le duc de l'Infantado; l'appellerez-vous Votre Majesté?» Je ne pus m'empêcher de rire, et de dire au président du conseil de Castille que c'était jouer à des jeux d'enfans; que peu importait que je le saluasse du titre de majesté ou de sultan, puisque je n'étais point accrédité près de lui; que l'on ne pourrait jamais rien arguer de l'expression dont je me serais servi, et que le roi me faisant, comme à un voyageur, l'honneur de m'admettre près de lui, je me servirais de l'expression qui lui serait la plus agréable; qu'autrement je déclinerais la proposition du duc de l'Infantado.

Je ne m'abusai point sur le but de cette visite de M. de l'Infantado; il avait été une victime du prince de la Paix, et n'avait été rappelé de ses terres que par le prince des Asturies. Il était bon Espagnol, mais naturellement mal disposé pour la France, à l'influence de laquelle il attribuait toutes les tracasseries auxquelles il avait été en butte.

Il y avait à peine quarante-huit heures que j'étais à Madrid, que je voyais partout un extrême désir de faire sanctionner la révolution d'Aranjuez; si elle avait été naturelle, on n'aurait pas été aussi inquiet.

M. de l'Infantado vint me chercher dans l'après-midi, et je crois que c'est lui qui me conduisit chez le roi Ferdinand; peut-être fut-ce une autre personne du palais, mais toujours est-il que M. de l'Infantado vint me prévenir que le roi me recevrait après son dîner.

J'y allai, et, sans me faire attendre, on m'introduisit dans son cabinet: il y avait avec lui le chanoine Escoiquiz, le duc de San-Carlos et M. de Ovallos. Je le saluai comme je l'avais dit à M. de l'Infantado, et m'exprimai ainsi:

«Sire, l'empereur ne prévoyait pas que j'aurais l'honneur d'être présenté à Votre Majesté, et ne m'a chargé d'aucune mission près d'elle; il venait d'apprendre sommairement ce qui s'était passé à Aranjuez: comme il n'y était pas préparé, il en a été étonné, et en a cherché la cause.

«L'attachement qu'il portait au roi votre père lui a fait prendre un grand intérêt à ce qui lui est arrivé, et, dans son premier mouvement, il a craint que la révolution qui a placé Votre Majesté sur le trône, en paraissant dirigée contre des projets que l'on suppose à la France, ne fût le signal d'une rupture entre deux pays qui ont essentiellement besoin l'un de l'autre; dans ce cas, l'empereur est tout préparé. Je crois qu'il n'entre point dans les intentions de Votre Majesté de lui faire la guerre; mais, sire, on est souvent entraîné par une masse d'opinions que l'on n'est plus maître de ramener, lorsqu'une fois elle a été mise en mouvement; et il faut avouer que ce qui frappe les regards des moins clairvoyans, c'est un revirement subit de tout ce que l'on voyait il y a moins de quinze jours. On ne nous accuse pas encore, mais on y pense.»

Le roi et ses deux conseillers m'interrompirent pour me dire: «Non, on n'en veut pas à la France; on croit que vous voulez protéger le prince de la Paix, et cela indispose contre vous; dans le fait, cela ne vous regarde pas.

—«J'ignorais que nous nous occupassions de cette question-là; je conçois l'effet qu'elle produirait.» On m'objecta que le grand-duc de Berg le réclamait tous les jours.

—«Je ne le savais pas; mais cependant ce serait un bien léger motif pour commencer une querelle. Le prince de la Paix a pu nous intéresser beaucoup dans le temps qu'il était l'arbitre de tout en Espagne; telle était la volonté du roi: nous n'avions pas d'observations à y faire, et nous avons trouvé plus simple de nous arranger avec le favori; mais notre intérêt, sous ce rapport, l'abandonne avec son crédit.

«Je ne vois qu'un cas où nous le couvririons de notre protection: ce serait celui où le roi Charles IV la réclamerait, parce que nos liens avec lui ne sont pas rompus, et, jusqu'à ce que Votre Majesté soit reconnue, nous suivrons ponctuellement nos engagemens avec le roi son père. Or, comme il s'est mis sous la protection de notre armée, elle fera son devoir, s'il était dans le cas de le lui demander.

«Je le répète à Votre Majesté, l'empereur est inquiet de la marche que peut prendre cet événement; il a besoin de connaître si les sentimens de Votre Majesté sont les mêmes que ceux qui animaient votre père, et si nos rapports politiques doivent souffrir de ce changement.»

Le roi, ou, pour dire plus vrai, le chanoine Escoiquiz et M. de San-Carlos reprirent vivement: «Ah! mon Dieu non; nous voulions vivre avec l'empereur encore mieux qu'on y vivait auparavant.

—«Je le crois, messieurs; mais il faut que les effets répondent aux assurances que vous m'en donnez, et vous conviendrez que, jusqu'à présent, les apparences ne sont pas en votre faveur. Je rendrai un compte fidèle des uns et des autres; au reste, l'empereur met tant d'intérêt à ce qui se passe en Espagne, qu'il s'approche lui-même de la frontière, et je suis assuré qu'en ce moment il est parti de Paris. Il recevra mon courrier en chemin, ainsi que beaucoup d'autres que lui adresseront les différentes autorités qui sont ici. Vous avez à craindre que beaucoup de rapports ne vous soient pas aussi favorables que vous paraissez le croire, et que l'empereur ne veuille prendre aucun parti avant de s'être entendu avec Charles IV sur tout ceci, parce qu'il sait ce qu'il peut perdre par l'effet de sa retraite, et il n'y restera pas indifférent avant de connaître sur quel pied il sera avec son successeur: voilà la disposition d'esprit où je l'ai laissé.»

Mon audience se termina là, et je reçus congé.

CHAPITRE XX.

Le roi et la reine d'Espagne réclament l'assistance du grand-duc de Berg.—Considérations qui décident Ferdinand à se rendre à Bayonne.—Il s'arrête à Vittoria.—Entretien avec ses ministres.—Réflexions sur l'écrit de M. Cevallos.

Je fus en causer avec le grand-duc de Berg, qui, de son côté, était en communication très active avec le roi Charles IV, la reine et le prince de la Paix; ils étaient restés à Aranjuez, et lui écrivaient plusieurs fois par jour. Le général qui commandait la division française postée à Aranjuez servait d'intermédiaire. Leurs lettres, les détails qu'il donnait lui-même, étaient déchirans.

«Conformément aux ordres de Votre Altesse Impériale, lui mandait-il le 23 mars, je me suis rendu à Aranjuez avec la lettre de Votre Altesse pour la reine d'Etrurie. Il était huit heures du matin; la reine était encore couchée: elle se leva de suite, et me fit entrer. Je lui remis votre lettre. Elle m'invita à attendre un moment, en me disant qu'elle allait en prendre lecture avec le roi et la reine. Une demi-heure après, je vis entrer la reine d'Étrurie avec le roi et la reine d'Espagne.

«Sa Majesté me dit qu'elle remerciait Votre Altesse Impériale de la part que vous preniez à ses malheurs, d'autant plus grands que c'est un fils qui s'en trouve l'auteur. Le roi me dit que cette révolution avait été machinée; que de l'argent avait été distribué, et que les principaux personnages étaient son fils et M. Cavallero, ministre de la justice; qu'il avait été forcé d'abdiquer pour sauver la vie de la reine et la sienne; qu'il savait que, sans cet acte, ils auraient été assassinés pendant la nuit; que la conduite du prince des Asturies était d'autant plus affreuse, que, s'étant aperçu du désir qu'il avait de régner, et lui approchant de la soixantaine, il était convenu qu'il lui céderait la couronne lors de son mariage avec une princesse française, ce que le roi désirait ardemment.

«Le roi a ajouté que le prince des Asturies voulait qu'il se retirât avec la reine à Badajoz, frontière de Portugal; qu'il lui avait observé que le climat de ce pays ne lui convenait pas, qu'il le priait de permettre qu'il choisît un autre endroit, qu'il désirait obtenir de l'empereur la permission d'acquérir un bien en France, et d'y finir son existence. La reine m'a dit qu'elle avait prié son fils de différer le départ pour Badajoz, qu'elle n'avait rien obtenu, et qu'il devait avoir lieu lundi prochain.

«Au moment de prendre congé de Leurs Majestés, le roi me dit: J'ai écrit à l'empereur, entre les mains duquel je remets mon sort. Je voulais faire partir ma lettre par un courrier; mais je ne saurais avoir une occasion plus sûre que la vôtre. Le roi me quitta alors pour entrer dans son cabinet. Bientôt après, il en sortit tenant à la main la lettre ci-jointe, qu'il me remit, et il me dit encore ces mots: Ma situation est des plus tristes; on vient d'enlever le prince de la Paix, qu'on veut conduire à la mort. Il n'a d'autre crime que celui de m'avoir été toute sa vie attaché. Il ajouta qu'il n'y avait sorte de sollicitations qu'il n'eût faites pour sauver la vie de son malheureux ami, mais qu'il avait trouvé tout le monde sourd à ses prières et enclin à l'esprit de vengeance; que la mort du prince de la Paix entraînerait la sienne; qu'il n'y survivrait pas.

Le grand-duc voyait tous les soirs la soeur du roi Ferdinand, la reine d'Étrurie, qui habitait le château de Madrid avec son frère. Cette princesse n'était pas contente de la retraite de son père: elle perdait, avec son existence, ses espérances et celles de son fils; en conséquence, elle ne cachait rien au grand-duc de Berg de tout ce qu'il avait envie de connaître du despotisme de son frère, avec qui elle passait sa vie. On n'ignorait donc rien des mauvaises intentions du roi Ferdinand envers la France; et toutes ces communications faisaient la matière de fréquens rapports à l'empereur. Il était bien difficile qu'il se formât une autre idée que celle qu'il avait déjà sur ces événéméns, en voyant d'où partaient les informations qu'on lui envoyait; cependant il n'y ajoutait pas une confiance exclusive, et n'en devenait que plus impatient de connaître la vérité.

Le grand-duc de Berg montrait un désir de voir partir le roi qui ne pouvait que lui déplaire beaucoup; et je crois que, s'il s'est décidé aussi promptement qu'il l'a fait à venir traiter ses affaires personnelles lui-même, c'est qu'il a craint que la résolution de l'empereur ne fût prise d'après une quantité d'avis qu'il aurait reçus de tous côtés, de la part de personnes qu'il soupçonnait ne lui être pas favorables, et ensuite parce qu'il savait que son père avait protesté contre son abdication, et qu'il craignait qu'en remontant sur le trône, il ne reprît son ministre le prince de la Paix, dont les ressentimens auraient mis le prince des Asturies dans la plus fâcheuse position.

Je ne sais pas ce qui fut objecté dans le conseil tenu avant de s'arrêter au parti de venir à Bayonne; mais cette observation n'a pas dû manquer d'y être exposée une des premières.

J'allai rendre à M. le duc de l'Infantado la visite qu'il m'avait faite, et il m'apprit le départ du roi pour le lendemain, me disant qu'il serait parti le jour même, s'il n'avait pas fallu un jour au moins pour placer les relais sur la route.

Je demandai la faveur d'accompagner le roi, uniquement par ce motif-ci: j'étais venu de Bayonne à Madrid à franc étrier, ainsi que cela était alors l'usage de voyager en Espagne; j'étais à peine arrivé, qu'il fallait refaire le même chemin, de la même manière, pour arriver près de l'empereur en même temps que Ferdinand, et je trouvai beaucoup plus commode de prier le grand-écuyer du roi de comprendre un attelage pour moi dans les relais destinés à ce prince. Je l'obtins, et c'est ce qui a fait que ma voiture s'est trouvée dans le convoi des siennes.

M. le duc de l'Infantado ne paraissait pas content de ce départ: était-ce parce qu'il y soupçonnait un piége, ou parce qu'il se doutait que l'empereur serait déjà informé de quelques particularités sur lesquelles on aurait de la peine à s'expliquer d'une manière satisfaisante? Je l'ignore; mais il est bien resté dans mon esprit qu'il n'en était pas satisfait. Pour un piége, il n'y en avait pas; il n'était pas autorisé à le croire, ou du moins, s'il avait des motifs pour le soupçonner, il ne serait pas excusable de ne pas s'être opposé de toute sa force à un voyage dans lequel il croyait que le roi courait des dangers. S'il avait d'autres craintes, il devait descendre dans sa conscience, et savoir si elles étaient fondées: il n'y avait qu'elle qui pouvait le rassurer.

Toutes ces incertitudes, de la part d'une cour qui recherchait tant l'appui de la nôtre, n'étaient pas faites pour inspirer de la confiance, et recommandaient au contraire beaucoup de prudence dans les engagemens que l'on allait prendre avec elle.

Je prévins le grand-duc de Berg de la résolution du roi. En entrant chez lui, pour lui faire cette communication, j'y trouvai M. de la Forest (notre dernier ministre en Prusse): l'empereur l'avait envoyé pour être encore mieux informé de ce qui se passait à Madrid. Il avait sans doute des instructions pour tous les cas qui pouvaient arriver.

Le roi Ferdinand VII partit comme il l'avait annoncé, et nomma son oncle, l'infant don Antonio, pour présider au gouvernement pendant son absence. Je suivis le roi, qui alla coucher le premier jour à Buitrago, où j'eus l'honneur de dîner avec lui. Le deuxième jour, il vint à Arenda-del-Duero, et le troisième, à Burgos: il y avait dans cette ville plusieurs grands personnages espagnols, entre autres M. de Valdez et M. de la Cuesta, tous deux grands partisans de la révolution contre le prince de la Paix, et ennemis très prononcés de la France; ils furent ceux que le roi accueillit le mieux et auxquels il donna le plus de marques de sa bienveillance. Nous avions à Burgos un petit corps de troupes, commandé par le maréchal Bessières, duc d'Istrie. Ce maréchal était naturellement bon observateur, et sans que nous ayons été dans le cas d'échanger nos opinions, il ne me cacha pas que tout ce qu'il apercevait ne lui inspirait aucune confiance.

Je laissai le roi au milieu de l'enivrement que lui causaient les premiers honneurs qu'il recevait des Espagnols, et ne vins que le soir à son logement, pour apprendre à quelle heure il partirait le lendemain. Lorsque j'en fus informé, je revins m'entretenir avec le maréchal Bessières, et en même temps l'en prévenir, afin qu'il rendît les honneurs dus au roi au moment de son départ, ce qu'il fit, en mettant ses troupes sous les armes, et en faisant saluer par son artillerie.

Le roi arriva à Vittoria, où il fut reçu avec les mêmes démonstrations qu'à Burgos, et où se trouvaient réunies les autorités civiles et militaires des provinces de Biscaye et d'Alava.

Nous avions également à Vittoria une division aux ordres du général
Verdier.

Le soir, je me rendis au quartier du roi, ainsi que je l'avais fait à Burgos, pour prendre l'heure du départ que je croyais devoir s'effectuer le lendemain; le roi ne me reçut pas, et me fit dire par M. de Cevallos qu'il était fatigué.

C'est ici qu'eut lieu cette conversation dont M. de Cevallos a parlé dans son Mémoire[32], où elle est rapportée d'une manière invraisemblable pour un homme de sens et accoutumé aux affaires. Ce Mémoire est écrit dans le style d'un homme qui a été plus occupé de se justifier aux yeux d'un parti violent, avec lequel il lui importait de se raccommoder, que dans le style d'un homme impartial qui n'aurait rien eu à redouter de la vérité. Voici, mot à mot, comme les choses se sont passées.

Le logement du roi était peu spacieux; après la pièce qui précédait celle où il couchait, il n'y en avait pas une autre où on pût s'entretenir.

Ce fut donc lui, M. de Cevallos, qui me mena dans la chambre où le chanoine Escoiquiz était couché: il était indisposé, mais cependant il prit part à notre conversation, à laquelle étaient aussi présens les ducs de l'Infantado et de San-Carlos.

M. de Cevallos parla le premier, et me dit d'un ton assez impoli: «Monsieur, le roi n'ira pas plus loin; ce n'était même pas son projet de venir jusqu'ici; il y attendra l'empereur, s'il vient; d'ailleurs, il n'est pas encore arrivé à Bayonne, et il ne nous convient pas que le roi d'Espagne aille l'attendre; il faut au moins que l'empereur l'ait fait prévenir de son arrivée.»

M. de Cevallos parlait mal le français, et comme je ne parlais pas l'espagnol, M. de l'Infantado était obligé de répondre souvent pour M. de Cevallos.

«Monsieur, répondis-je, le roi est le maître de rester où il veut, comme il a été le maître de partir. Cette résolution a été prise dans son conseil, comme l'a été sans doute celle dont vous me faites part. Cependant, j'ai du regret de ce changement, parce que sur ce qui m'a été dit à Madrid, de l'intention où était le roi de venir au-devant de l'empereur, je me trouve avoir annoncé cette résolution en prévenant l'empereur de son départ, et en lui envoyant l'itinéraire de sa marche. Je vais avoir l'air d'un homme qui ne s'est pas fait informer, ou qui a été dupe; ou bien, s'il en était autrement, ce changement de détermination de la part du conseil du roi ne peut manquer de lui donner beaucoup à penser. Puisque je me trouve en communication avec vous sur cette partie de vos affaires, sans avoir aucune mission pour m'en charger (je l'ai dit au roi lorsque j'ai eu l'honneur de lui être présenté), pouvez-vous me faire connaître les motifs qui vous ont portés à suspendre la marche du roi?

—«Nous ne l'ayons pas suspendue, dit M. de Cevallos, le roi ne devait même aller qu'à Burgos, et cependant il est venu jusqu'ici.

—«Monsieur, repris-je, ce n'est pas moi qu'on abuse. Le roi est parti de Madrid avec l'intention d'aller voir l'empereur, et vous ne pouvez me nier qu'en ce moment même les relais ne soient placés sur la route d'ici à Bayonne. Croyez-vous que la remarque ne m'en sera pas faite? il y a donc un motif pour ce changement. Que vous ne me le disiez pas, je le conçois, vous en êtes le maître; mais que vous prétendiez m'abuser par une question d'étiquette, j'en croirai ce que je voudrai, et ne serai point votre dupe. Je ne vous ai point pressé de partir, et j'ai commencé par vous dire que je n'avais près de votre maître aucun caractère.

«Puisque vous soumettez à l'étiquette la situation du roi, par la même raison, nous nous conformerons à la nôtre, qui a aussi ses difficultés; de cette manière, les deux souverains viendront chacun de leur côté jusqu'à l'extrémité du pont de la Bidassoa.»

Cevallos. «Mais c'est ainsi que cela devait être, et que cela s'est déjà passé.»

—«Fort bien, Messieurs, il y aura encore à faire mesurer exactement la longueur du pont, afin que chacun fasse le même nombre de pas. J'ajouterai à tout cela une observation: c'est que l'empereur n'a pas manifesté le désir de cette visite d'étiquette; vous viendriez à Irun[33], qu'il ne serait pas obligé de venir à Saint-Jean-de-Luz[34]. Attendez-vous de lui qu'il vienne vous reconnaître roi d'Espagne, et peut-être vous prêter foi et hommage pour le Roussillon? Mais, Monsieur, aux yeux de l'empereur, le trône d'Espagne n'est pas vacant, c'est Charles IV qui l'occupe. S'il nous appelle à son aide, il nous trouvera prêts à le servir; à quoi bon alors prendre tant de soins de ce que l'on fera et de ce que l'on croit ne devoir pas faire. L'étiquette sur laquelle vous vous appuyez ne peut apporter de difficultés dans une question où elle n'a point de droits; si c'est elle qui est la règle de votre conduite, elle ne permettait peut-être pas au roi de sortir de Madrid, dans ce cas-ci; et si vous avez eu d'autres motifs pour porter le roi à cette démarche, ce qui est plus vraisemblable, c'est à vous à juger si vous avez assez fait en l'amenant jusqu'ici, et à réfléchir aux conséquences qui peuvent être le résultat d'une réticence sur laquelle on pensera ce que l'on voudra, puisque vous ne voulez en donner aucune explication.»

Le chanoine Escoiquiz prit la parole, et, de son lit, me répondit qu'il était inutile de me cacher l'inquiétude où l'on était; qu'il revenait de tous côtés que l'empereur était mal disposé pour le roi, et qu'il ne le reconnaîtrait pas. Il ajouta: «Combien il serait malheureux pour moi et pour ces messieurs, en voulant servir le roi, d'être cause de sa perte.» Enfin, il me dit que cette idée s'était emparée d'eux, et qu'il ne pouvait me dissimuler tout le chagrin qu'il en éprouvait.

«À cela, je n'ai rien à répondre; il ne m'est rien parvenu depuis mon départ de Paris, et je ne suis point autorisé à donner à l'instruction de l'empereur une autre interprétation que celle qui était manifestée par les sentimens dans lesquels il m'a parlé en m'envoyant en Espagne. Je n'y ai rien aperçu qui pût faire augurer ce que vous craignez. Si, depuis, le roi a appris quelque chose de plus, comme je l'ignore, je ne puis m'en faire juge. Vous ne m'avez pas manifesté cette crainte-là en partant de Madrid; elle vous est venue depuis; il faut prendre garde ici d'attirer le mal que vous redoutez. Je ne puis vous guérir de la peur; c'est à vous à voir si elle est fondée.»

Cevallos. «Mais nous n'avons pas besoin de l'empereur; nous nous arrangerons bien sans son secours; nous ne voulons rien avoir à faire avec lui.

—«Monsieur, voilà une mauvaise réponse, parce que l'on ne fait pas ce que l'on veut en ce monde; et si l'empereur veut avoir affaire avec vous, il faudra bien malgré vous avoir affaire avec lui.»

Cevallos. «Mais pouvez-vous assurer le roi que l'empereur le reconnaîtra.

—«Je n'en sais rien; je ne suis autorisé ni à l'affirmer ni à en douter, et il n'y a rien à arguer de ce que je puis dire là-dessus, parce que je ne connais rien de la détermination de l'empereur. Mais je crois en conscience qu'avant tout il veut éviter une guerre avec l'Espagne. Il m'a dit, en m'en parlant, qu'il la regarderait comme une guerre sacrilége; mais aussi je suis convaincu que sa détermination sera subordonnée à ce qu'il aura appris et à ce qu'il jugera par ce qu'il verra. Tout cela dépend de vous. Descendez dans votre conscience, et voyez si ce qui s'y trouve est conforme à ce que l'empereur peut désirer. Surtout ne croyez pas l'abuser; vous savez qu'il est difficile de le tromper.»

Cevallos. «Le roi a les meilleures intentions pour la France, mais il ne veut dépendre que de lui. La France s'est trop mêlée de nos affaires; il faut que cela finisse.

—«Ceci peut s'entendre de bien des manières. Est-ce un congé que vous nous donnez, ou que vous voulez prendre? Sans y être autorisé, je prendrai sur moi d'accepter l'un et l'autre, et vous laisserai, Monsieur, la responsabilité des conséquences.

Cevallos. «Mais je ne vois pas pourquoi l'empereur voudrait se mêler de nos affaires; avons-nous manqué à quoi que ce soit de notre alliance?

—«L'empereur se mêle de vos affaires parce qu'elles sont devenues celles d'Espagne, et que celles d'Espagne sont liées aux siennes. Peu lui importe qui régnera en Espagne lorsque ses relations avec ce pays n'en souffriront pas. Enfin, Monsieur, en dernière analyse, ou vous avez le projet de lui résister, et alors il prendra son parti; ou bien vous avez l'intention de le satisfaire, et dans ce dernier cas vous ne devez pas être embarrassés de lui en donner la preuve, puisque, vous particulièrement, monsieur de Cevallos, vous savez bien mieux qu'aucun de ces Messieurs ce que l'empereur peut désirer; ayant été attaché au prince de la Paix, vous connaissez toutes nos relations les plus intimes avec votre pays. Je ne comprends rien à toutes les objections que vous me faites, et je ne puis que préjuger qu'elles cachent de mauvais desseins…

«Avez-vous le projet de faire la guerre? Nous serons bientôt prêts…

«Nous soupçonnez-vous de mauvaises intentions envers le roi? il serait trop tard pour en être effrayé; et comment, dans ce cas, vous justifierez-vous de l'avoir amené jusqu'ici au milieu de nos troupes? N'est-il pas ici sous notre garde et à notre dévotion? Nous avons ici une division d'infanterie, une à Brivierca, et une à Burgos; si vous commencez les hostilités, dites-moi par où vous vous retirerez?

«Avez-vous le projet d'être pour nous ce que l'Espagne a été sous le père du roi Ferdinand? Si cela est, d'où viennent toutes vos inquiétudes, qui ne sont propres qu'à nous en communiquer d'autres? Si le roi se sent disposé à satisfaire l'empereur, pourquoi craindrait-il d'aller le joindre n'importe où, s'expliquer franchement avec lui, tant sur ce qui a amené son avénement au trône, que sur ce qui peut en être la suite? Il me semble que cette conduite serait conforme aux sentimens qui ont porté le prince des Asturies à avoir recours à l'empereur pour fléchir son père offensé. Cette époque est récente: comment, à travers tout ce qui tourmente votre imagination, ne vous êtes-vous pas aussi arrêtés à l'idée que la première réception de l'empereur serait peut-être un peu froide[35]? Parce qu'enfin il est l'aîné en âge et en droit; mais une fois la règle des bienséances observée et les intérêts nationaux réglés d'une manière conforme à notre vieille alliance, pourquoi ne serait-il pas le premier à reconnaître le roi Ferdinand? Montrez-moi l'impossibilité que cela soit ainsi? cela dépend plus de vous que de l'empereur.

«Je vais, au reste, aller le rejoindre, et lui dirai tout ce qu'il faut craindre, ainsi que ce que l'on doit espérer, et je ne doute pas qu'il ne me renvoie ici sous deux ou trois jours.»

Je quittai ces messieurs pour m'occuper de mon voyage à Bayonne.

CHAPITRE XXI.

Encore M. Cevallos.—Retour à Bayonne.—Arrivée de l'empereur dans cette ville.—Je lui rends compte de ma mission.—Vues de l'empereur.

J'avais emmené de Paris à Madrid le fils aîné de M. Hervas; il avait besoin de s'y rendre, et cela me convenait d'autant mieux que je ne savais pas un mot d'espagnol. Je le pris aussi avec moi pour retourner à Bayonne.

Pendant que l'on disposait ma voiture, et que l'on cherchait mes mules, ce qui n'est pas l'affaire d'un instant en Espagne, je le priai d'aller, de ma part, trouver M. de Cevallos, et de lui dire que je ne concevais rien à l'opposition qu'il m'avait manifestée d'autant plus que, si ma mission en Espagne avait eu quelque but obscur ou équivoque, je me serais encore moins attendu à le rencontrer dans mon chemin, puisque depuis qu'il était employé aux affaires d'Espagne, il avait fait ouvertement profession d'être dévoué aux intérêts de la France; qu'il avait été l'intermédiaire dont le prince de la Paix s'était servi encore récemment pour les arrangemens conclus à Fontainebleau entre la France et l'Espagne; qu'il ne pouvait douter que la faction qui avait fait succomber le prince de la Paix n'ignorait pas la part qu'il avait eue à sa confiance, et que, lorsqu'elle se serait servi de lui, il n'échapperait pas à ses ressentimens, comme tout ce qui avait été attaché à ce premier ministre, dont il avait épousé la soeur; qu'enfin, dans tous les cas, il ne pouvait manquer de devenir victime du juste ressentiment de la France, dont il dénaturait les intentions, après avoir servi ses projets pendant aussi long-temps.

M. Hervas trouva M. de Cevallos, et fit ma commission: on verra dans peu que ce dernier était d'une opinion tout opposée à celle qu'il manifestait dans cette circonstance-là.

Je partis pour Bayonne, où j'arrivai quelques heures avant l'empereur que l'on attendait de Bordeaux. M. de Champagny, alors ministre des relations extérieures, y était arrivé, et je l'entretins long-temps de tout l'embarras que je prévoyais avant de parvenir à rétablir l'harmonie entre nous et l'Espagne; je lui dis que je n'épargnerais pas l'empereur dans les détails que je lui donnerais, et que, sans rien préjuger de la marche qu'il adopterait pour s'établir en Espagne sur le pied où il était avant la révolution dans laquelle il était forcé d'intervenir, je le préviendrais de l'opposition qu'il rencontrerait partout; que l'on avait osé lui supposer des projets desquels on parlait tout haut chez le grand-duc de Berg; que je ne savais qu'en croire, parce que l'empereur ne m'avait paru déterminé à rien encore; que j'ignorais si depuis il avait changé d'avis, mais que l'on devait se méfier beaucoup de l'opinion que le grand-duc de Berg ne manquerait pas de vouloir donner, tant des individus que des dispositions du pays même; qu'il avait déjà fait un tort notable aux sentimens qui animaient les Espagnols pour la France et pour l'empereur, particulièrement avant qu'il allât y commander.

J'ajoutai que cette révolution espagnole pouvait mener l'empereur au-delà de ce que l'on croyait, et que j'étais persuadé que nous n'avions jamais jugé ce pays qu'à travers toutes les intrigues qui l'avaient gouverné sous l'abri de notre protection; mais qu'aujourd'hui que l'idole (le prince de la Paix) était abattue, nous allions voir le peuple espagnol prendre un essor qui trouverait des imitateurs.

L'empereur arriva le même soir, et eut un long entretien avec M. de Champagny, qui lui rendit compte de ma conversation. Il ne tarda pas à me faire appeler. Il n'avait encore reçu d'Espagne que les rapports journaliers du grand-duc de Berg, dans les lumières duquel il avait moins de confiance que dans son courage au moment d'un danger. Il avait aussi reçu toutes les lettres que le roi Charles IV, ainsi que la reine, avaient écrites au grand-duc: tout cela occupait son esprit, mais ne suffisait pas pour l'éclairer. Il me garda une grande partie de la nuit pour lui raconter tout ce que j'avais vu et fait; il était contrarié de tout ce que je lui apprenais, et surtout mécontent des projets qu'on lui supposait; je lui répondis que cela n'était que la conséquence de tout ce qui se répandait autour du grand-duc de Berg, ajoutant que, s'il n'agissait pas d'après des instructions de lui, il était grandement tenu d'y prendre garde, qu'autrement on lui préparait beaucoup d'embarras.

L'empereur me répliqua: «Mais enfin, le prince des Asturies, quel homme est-ce? Gouvernera-t-il, ou sera-t-il gouverné? De quelle manière pourrai-je m'arranger avec lui, ou bien faudra-t-il y renoncer? Je ne suis pas prêt pour ce dernier cas, parce que, si, comme vous le dites, cela doit amener la guerre, je voudrais l'éviter.»

Je répondis à l'empereur: «Sire, on m'a manifesté les meilleures intentions du monde; pour des promesses, j'en ai plein mes poches, autant du prince que des ministres; mais, pour vous les garantir, je m'en garderai bien»; et je lui racontai tout ce que l'on m'avait dit, et qu'on vient de lire.

«Il n'y a nul doute, ajoutai-je, que la révolution d'Aranjuez n'ait été faite contre le gré du roi Charles IV, et que conséquemment son abdication n'ait été à peu près forcée, n'y en aurait-il pour preuve que l'empressement du roi Charles IV à se mettre sous la protection de nos troupes, qui, en effet, le gardent au palais d'Aranjuez; et, de l'autre part, le même empressement que témoigne le prince des Asturies, de voir Votre Majesté sanctionner l'événement qui le met sur le trône, parce que cela une fois fait, il n'y aura pas la plus légère difficulté à obtenir l'assentiment des autres puissances de l'Europe.

«Je ne crois pas que vous parveniez à être en Espagne, avec le prince Ferdinand, sur le même pied qu'avec son père, quoiqu'il le promette: cela ne dépendra pas de lui, et c'est l'espérance qu'il a donnée à ses adhérens de secouer le joug de la France, qui lui a prêté toute la force d'opinion qui, dans ce moment, s'est ralliée à lui, au point que lutter contre ce prince serait lutter contre la nation, qui nous sera entièrement opposée sur ce point.

«Il manifeste les meilleures dispositions pour Votre Majesté; mais il est tourmenté de tout ce qu'on lui dit: que Votre Majesté ne le reconnaîtra pas; qu'une fois arrivé à Bayonne, il ne pourra plus en sortir. Il a de la peine à se le persuader; mais néanmoins cela occupe son esprit, et paraît lui avoir fait prendre la résolution de rester à Vittoria.

«Pour gouverner par lui-même, il ne le peut pas; il a reçu une éducation de palais, et n'a pas la première idée d'une affaire de gouvernement. Ce seront des ministres qui feront tout pendant qu'il trônera, et ses ministres me paraissent avoir des principes qui ne vous conviendront guère.»

L'empereur répliqua: «Voilà une affaire qui se présente mal; mais où a-t-il pris que je ne le reconnaîtrais pas: cela dépendra de lui, sinon je remets son père sur le trône. Je m'accommodais si bien avec lui qu'avant d'être instruit des projets du prince des Asturies, je faisais des voeux pour qu'il vécût cent ans; mais s'il faut que je me brouille avec le fils, je ne commencerai pas par faire ce qu'il désire de moi: j'aime mieux voir sur le trône d'Espagne un de mes amis qu'un de mes ennemis. D'où lui vient donc cette peur qu'il a conçue de moi?

—«Plusieurs causes y ont concouru: d'abord sa position, qui le rend inquiet. Peut-être se reproche-t-il quelque chose, je n'en sais rien; et comme il est naturellement timide, il a conçu beaucoup de frayeur du grand-duc de Berg, dont il se plaint beaucoup, comme voulant le dépopulariser, et cherchant à lui nuire personnellement; il a cru voir dans cette conduite la conséquence des ordres donnés par V. M., et cela lui donne à penser.

«Par exemple, le grand-duc insiste chaque jour pour obtenir la liberté du prince de la Paix; il a mis là toute sa sollicitude, et semble n'être venu en Espagne que pour le délivrer, tandis que, d'un autre côté, il met tout en oeuvre contre le prince des Asturies. Il y a au moins de la maladresse à vouloir détacher la nation d'un prince qui est l'objet de son culte en ce moment, et d'employer tous ses moyens à en protéger un autre qui est l'objet de son exécration: la moindre conséquence d'une telle conduite est un cri de vengeance contre nous, et l'on part de là pour déranger toutes les têtes et les préparer aux troubles.»

L'empereur répondit: «Je n'ai pas dit un mot qui ressemble à ce que vous me dites. Il faut que le grand-duc de Berg soit fou.

—«Je ne le crois pas si fou; mais il fait beaucoup de calculs dans lesquels il se trompe, sans doute; et je ne serais pas surpris qu'il eût envisagé les choses comme devant tourner à son profit. Il paraît s'être mis dans la tête qu'il remplacera le roi d'Espagne.»

L'empereur ne put s'empêcher de rire. Il me demanda ce que pensaient les ministres du prince Ferdinand.

«Les ministres du prince sont tout aussi inquiets que lui, et partagent la résolution qu'il a prise d'attendre à Vittoria, après cependant lui avoir conseillé de partir de Madrid. Je crois que c'est à Burgos qu'ils ont commencé à être atteints de frayeur, autant par ce qu'on leur aura dit dans cette ville, que par ce qu'ils auront pu recevoir de Madrid, d'où on leur expédie un courrier tous les jours; et je crois qu'après le départ du roi, le grand-duc de Berg aura voulu aller trop vite en besogne, et qu'on le leur a écrit.

«Les ministres du prince des Asturies sont des hommes de parti: ils ont une manière d'envisager cette révolution qui ne vous conviendra pas, du moins je le pense; d'ailleurs la plupart ne connaissent pas assez les affaires de leur pays, et il n'est pas possible que l'Espagne n'ait pas des hommes plus forts que ceux-là. Si V. M. ne trouve pas un moyen de les appeler près d'elle, elle aura mille peines à savoir la vérité, d'autant plus qu'il n'est pas certain que le prince des Asturies vienne à Bayonne.

—«Il faudra cependant bien que nous nous entendions ici ou ailleurs; autrement, comment s'arranger?

—«Alors il faut que V. M. lui rende de la sécurité.»

Il était très tard, l'empereur était fatigué, et il me congédia en me disant: «Nous verrons cela demain, la nuit porte conseil. Je ne fais aucune difficulté de lui écrire, si nous devons nous entendre; mais c'est que, dans le cas contraire, il sera autorisé à dire que je l'ai attiré dans un guet-à-pens, et, dans le fait, cela en aura l'air. D'un autre côté, s'il ne vient pas, je marche pour m'entendre avec le père, et assembler les cortès à Madrid. Si le prince des Asturies avait été bien conseillé, j'aurais dû le trouver ici; mais je conçois, d'après tout ce que vous me dites, qu'il a eu peur des démonstrations du grand-duc de Berg. Allez vous reposer, et tenez-vous prêt à partir demain.»

Il me fit effectivement appeler le lendemain, après qu'il eut reçu l'estafette de Madrid. Il y répondit par le courrier qui m'accompagna, et me remit une lettre pour le prince des Asturies, en me disant: «Allez le trouver et remettez-lui cette lettre de ma part. Laissez-lui faire ses réflexions. Il n'y a pas de finesse à employer, cela l'intéresse plus que moi; qu'il fasse ce qu'il voudra. Sur votre réponse, ou sur son silence, je prendrai mon parti, ainsi que des mesures pour qu'il n'aille pas ailleurs que près de son père.» Il ajouta: «Voyez où mènent les mauvais conseils; voilà un prince qui, peut-être, ne régnera pas dans quelques jours, ou qui apportera à l'Espagne une guerre avec la France. Parbleu, les peuples sont bien à plaindre lorsqu'ils tombent en de pareilles mains! Allez au plus vite.»

Il écrivit au grand-duc de Berg, et lui ordonna de ne pas souffrir que l'on attentât à la vie du prince de la Paix, de se le faire remettre, et de prendre des mesures pour le lui envoyer à Bayonne, en le préservant de tout accident en chemin. Il lui dit aussi, par le même courrier, de lui envoyer M. Dazenza, le ministre des Indes, ainsi que plusieurs autres Espagnols éclairés et jouissant d'une considération bien acquise; il voulait s'en former un conseil, avant de se décider à quelque chose.

CHAPITRE XXII.

On dissuade Ferdinand de poursuivre son voyage.—Urquijo.—Considérations qu'il oppose à la politique des ministres de Ferdinand.—Lettre de l'empereur Napoléon à Ferdinand.

Je revins rapidement à Vittoria, mais tout avait changé depuis mon départ. Plusieurs Espagnols étaient accourus auprès de Ferdinand. Ils lui avaient représenté l'imprudence de sa démarche, la facilité de revenir sur ses pas; et s'ils ne lui avaient pas fait abandonner la résolution de poursuivre son voyage, ils l'avaient du moins fort ébranlé. Urquijo, ancien ministre de Charles IV, fut celui de tous qui insista le plus vivement sur les dangers de passer la frontière. Il a lui-même rendu compte de la discussion qu'il eut à cet égard avec les conseillers de Ferdinand. Je reproduis sa relation, parce qu'elle prouve qu'on n'employa ni insinuations, ni supercheries pour déterminer ce prince à poursuivre sa route, et que tout fut spontané de sa part ou de celle de ses ministres. Elle est ainsi conçue:

À D. Gregorio de la Cuesta, capitaine-général de la Vieille-Castille.

«Mon cher ami, j'ai reçu hier à midi la lettre datée du 11, que vous m'envoyâtes par l'exprès; je montai de suite à cheval, et je suis arrivé en cette ville à trois heures et demie du soir: notre ami Mazzanedo n'a pas pu m'accompagner, parce qu'il était au lit, à cause d'une forte attaque de goutte, et ceci a été son bonheur, puisque, outre l'inutilité du voyage, il aurait été témoin de scènes très désagréables. Vous me témoignez, dans votre lettre, que je serai très bien reçu, d'après ce que vous aviez entendu dire au roi Ferdinand et à sa suite à l'égard de ma personne, et que vous ne doutiez pas que, par mes persuasions et les notions qu'ils pourraient avoir acquises, ils s'arrêteraient dans un voyage si dangereux, et n'iraient pas plus avant.

«Quant au premier point, vous avez très bien prévu, et moi-même je ne pouvais en douter, puisque le roi, à peine assis sur son trône, avait déclaré spontanément injuste et arbitraire tout ce que j'avais souffert par la voie du même Cevallos, qui avait été l'un des ministres qui avaient signé les ordres pour toutes les vexations faites contre ma personne pendant sept ans. Lorsque j'arrivai, je me présentai à Sa Majesté, qui venait d'arriver depuis une demi-heure; elle me traita avec la plus grande bonté, me combla d'honneurs et m'invita à son dîner. Ceux qui l'accompagnaient m'ont fait beaucoup de politesse, particulièrement les ducs de San-Carlos et de l'Infantado; j'ai eu aussi le plaisir de revoir mes amis Muzquiz et Labrador.

«La seconde partie est la plus affligeante; je crois qu'ils sont tous aveugles, et marchent à une ruine inévitable. J'ai exposé la manière dont le Moniteur (qu'ils n'avaient pas bien lu à ce qu'il paraît) rapportait le tumulte d'Aranjuez qui occasionna l'abdication du roi Charles IV; je leur ai fait voir que le langage de ces gazettes n'était que l'explication des desseins de l'empereur; je leur ai rappelé la proclamation adressée aux Espagnols en 1805, parce que depuis ce temps j'ai toujours cru que Napoléon projetait d'éteindre la dynastie régnante en Espagne, comme absolument contraire à l'élévation de la sienne; que ce dessein n'avait été suspendu que jusqu'au moment d'une occasion favorable, et qu'elle venait de se présenter dans les malheureux démêlés du père avec le fils, arrivés à l'Escurial; que les projets de l'empereur se faisaient voir clairement par la manière dont il avait rempli l'Espagne de troupes, et pris possession des places fortes, des arsenaux et de la capitale; que, dans cette même ville de Vittoria, le roi et tous ceux qui l'accompagnaient étaient comme dans une prison, et gardés à vue par le général Savary, et que l'ordre que j'avais observé, depuis mon entrée, pour l'emplacement des troupes et la situation des casernes, tout venait à l'appui de mes soupçons.

«Après tout cela, je leur demandai quel était l'objet de leur voyage; comment le souverain d'une monarchie telle que celle de l'Espagne et des Indes avilissait sa dignité aussi publiquement? comment on le conduisait vers un royaume étranger, sans invitation, sans préparatifs, sans toute l'étiquette que, dans de pareils cas, on doit observer, et sans avoir été reconnu comme roi, puisqu'on l'appelait toujours le prince des Asturies? qu'ils devaient se rappeler l'île des Faisans dans les Pyrénées, où on prit tant de précautions pour l'entrevue qui devait y avoir lieu entre les souverains d'Espagne et de France; qu'il y eut un égal nombre de troupes des deux côtés de la rivière Bidassoa, et qu'on pesa jusqu'aux harnais afin d'éviter toute crainte.

«Étonnez-vous-en, mon cher ami: on m'a seulement répondu qu'ils allaient contenter l'ambition de l'empereur par quelques cessions de territoire et de commerce. Je ne pus m'empêcher de dire, en entendant cette réponse: Vous pouvez lui donner toute l'Espagne.

«Il y en eut qui parlèrent de guerre éternelle entre les deux nations, de construire deux forteresses inexpugnables dans chacune des deux Pyrénées, d'avoir toujours sous les armes cent cinquante mille hommes, enfin de mille autres chimères. Je fis observer seulement que, du côté des Pyrénées occidentales, il n'existait d'autre place plus forte que Pampelune, et que, d'après les généraux les plus expérimentés, et parmi plusieurs, mon ami le général Vnutia (à qui je l'avais moi-même entendu dire), elle offrait très peu de résistance; qu'on n'avait pas les cent cinquante mille hommes; qu'une grande partie de l'armée avait été envoyée au nord, sous le prétexte du traité d'alliance; que les armées ne s'organisaient pas, ni les forteresses ne se construisaient pas dans un jour; que la guerre perpétuelle était un délire, car les nations avaient leurs relations naturelles, et elles étaient très intimes avec la France et très resserrées; qu'il ne fallait pas confondre celles-ci, dans les États, avec les hommes qui se trouvent momentanément à leur tête; et surtout qu'il ne s'agissait aujourd'hui que d'abolir la dynastie des Bourbons en Espagne, en imitant l'exemple de Louis XIV, et d'établir celle de France, et qu'ils allaient eux-mêmes inviter l'empereur à le faire. L'Infantado (sur qui je crois que mon langage a fait plus d'impression), qui sentit le poids de mes réflexions, me dit: Serait-il possible qu'un héros tel que Napoléon fût capable de se souiller d'une semblable action, quand le roi se met entre ses mains de la meilleure foi possible? Je lui répondis: Lisez Plutarque, et vous trouverez que tous ces héros de la Grèce et de Rome n'acquirent leur renommée et leur gloire qu'en montant sur des milliers de cadavres, mais qu'on oubliait tout cela, et qu'on le lisait sans attention, voyant seulement les résultats avec respect et étonnement; qu'il devait se rappeler des couronnes que Charles V avait enlevées, des cruautés qu'il avait exercées envers les souverains prisonniers de guerre, ou par la perfidie, et malgré cela, il était compté parmi les héros; qu'il ne devait pas oublier non plus que nous en avions fait autant avec les empereurs et rois des Indes, et que, si nous voulions défendre ces actions sous prétexte de religion, on pourrait bien le faire maintenant sous prétexte de politique; qu'il pouvait appliquer cela à l'origine de toutes les dynasties de l'univers; que, dans notre Espagne ancienne, on trouvait des exemples d'assassinats de rois par des usurpateurs qui s'étaient ensuite assis sur le trône, et que même, dans les siècles postérieurs, nous avions celui qui avait été commis par le bâtard Henrique II, et l'exclusion de la famille de Henri IV; que les dynasties autrichienne et des Bourbons dérivaient de cet inceste, ainsi que de ces crimes, et que par conséquent ils ne devaient pas avoir confiance dans les héros, ni permettre que Ferdinand s'en allât plus avant vers la France.

«Mais quel motif, au moins apparent, m'a-t-il dit, pourrait justifier la conduite que vous supposez à l'empereur? Je lui répondis que le langage du Moniteur me faisait voir qu'il ne reconnaissait pas Ferdinand comme roi; qu'il disait que l'abdication de son père avait été faite au milieu d'un tumulte populaire et des armes, que Charles IV lui-même l'avouerait, s'il était nécessaire; que, sans parler de ce qui était arrivé au roi de Castille Jean Ier, il y avait eu deux abdications pendant le règne des dynasties autrichienne et des Bourbons: une faite par Charles Ier d'Espagne, ou Charles V d'Allemagne, et l'autre par Philippe V; et que, dans ces deux abdications, on avait procédé avec le plus grand calme et la plus sage délibération, et que même ceux qui représentaient la nation demandèrent jusqu'où l'abdication devait s'étendre, en cas que les personnes qui devaient régner de suite en seraient empêchées, et que c'est par cette raison que Philippe V régna une seconde fois, après la mort de Louis Ier, en faveur de qui S. M. avait renoncé à la couronne; enfin qu'il est à craindre que si le père réclame contre la violence de son abdication, et qu'ils poursuivent le voyage jusqu'à Bayonne, aucun d'eux ne règne, et que tous les Espagnols soient malheureux.

«Il me répliqua alors que l'Europe et la France même condamnerait ce trait, et que l'Espagne pourrait devenir redoutable, étant soutenue par l'Angleterre. Je lui répondis sur les trois points. Quant à l'Europe, elle était pauvre et sans moyens pour entreprendre de nouvelles guerres sans union, parce que les intérêts particuliers, et les vues ambitieuses de chaque souverain et de chaque État avaient plus de force que la nécessité de faire de grands sacrifices pour détruire le système adopté par la France depuis sa funeste révolution. Je lui expliquai, pour preuve de ce que j'avançais, la conduite des coalitions, leurs plans mal combinés, leurs défections, et que le résultat de ces ligues avait lui-même produit l'accroissement de la France; que je ne voyais d'autre cour que celle de Vienne capable de s'opposer actuellement aux projets de l'empereur, si l'Espagne se soulevait, et qu'elle serait appuyée par l'Angleterre; mais que si la Russie, l'Allemagne et le monde européen se montraient contraires à ce système, l'Autriche essuierait des revers et perdrait une partie de son territoire, nous perdrions entièrement notre marine, et l'Espagne serait seulement le théâtre de la guerre des Anglais contre la France, et où jamais ils ne seraient exposés, à moins qu'ils n'eussent quelque chose à gagner, puisque l'Angleterre n'est pas une puissance capable de tenir tête à la France dans une guerre continentale; enfin que tout finirait par une conquête après avoir produit notre désolation.

«Quant au second point, du mécontentement de la France pour une conduite aussi injuste de l'empereur, je suis entré diffusément dans l'explication du caractère de cette nation; qu'elle est toujours enchantée de tout ce qui est surprenant; qu'elle n'avait d'autre esprit public pour agir, que l'impulsion donnée par le gouvernement; que, d'un autre côté, la nation française elle-même gagnerait beaucoup pour l'intérêt de son commerce, si les souverains des deux nations étaient d'une même famille; que si l'empereur se contenait dans de certaines limites d'agrandissement, et s'il consolidait son empire par de bonnes institutions morales, la France l'adorerait, le regarderait comme un libérateur de la terrible révolution dans laquelle la nation avait été plongée, bénirait sa dynastie, et regarderait comme une gloire l'occupation de plusieurs trônes de l'Europe par des membres de la famille de son souverain, et que par conséquent l'argument n'effaçait pas mes suspicions; que d'ailleurs nous ne devions jamais oublier que les rois espagnols s'appelaient Bourbons, et qu'ils étaient une branche de l'ancienne maison de France; qu'il existait en France beaucoup de changement dans les fortunes, par la suppression de plusieurs corporations privilégiées, des confiscations et des ventes; car il est certain que tous les Français avaient eu plus ou moins de part dans la révolution; que ces derniers, les littérateurs, ceux qui aiment la réforme, les juifs et les protestans composent la partie la plus nombreuse de la nation. Ils sont maintenant libres de l'oppression qui pesait sur eux avant cette époque, et il est très probable qu'ils regarderont sans chagrin l'anéantissement des Bourbons en Espagne, craignant que l'un d'eux pourrait contraindre un jour peut-être les Français à recevoir malgré eux un Bourbon, si l'Espagne était bien gouvernée.

«Sur le troisième point, relativement à l'armement de notre nation, je suis entré encore dans de plus grands détails; j'ai fait voir que par malheur, depuis Charles V, la nation n'existe plus, parce qu'il n'existait point réellement de corps qui la représentât, ni d'intérêts communs qui la réunissent vers un même but; que notre Espagne était un édifice gothique composé de morceaux avec autant de forces, de priviléges, de législations et de coutumes qu'il y a presque de provinces; que l'esprit public n'existe plus; que ces causes empêcheraient la formation d'un gouvernement solidement constitué pour réunir les forces, l'activité et le mouvement nécessaires; que les émeutes et les tumultes populaires étaient de très courte durée; que tous ces troubles produiraient des effets pernicieux dans nos Amériques, parce que les naturels du pays voudraient développer leurs forces et secouer le joug qui pesait beaucoup sur eux depuis la conquête de leur pays; que l'Angleterre même les aiderait, en juste revanche de ce que nous fîmes imprudemment, unis aux Français, pour soulever leurs colonies; qu'on ne devait pas oublier les tentatives du cabinet de Saint-James à Caracas et dans d'autres provinces de notre Amérique. Enfin, mon ami, j'ai dit à l'Infantado tout ce qu'on peut dire sur les dangers de ce voyage, et qu'il pouvait produire la ruine de notre nation. Je me suis plus avancé encore: j'ai promis d'aller, en qualité d'ambassadeur, à Bayonne, s'ils se désistaient du voyage; de parler, faire des conventions avec l'empereur, et terminer cette affaire, autant bien que possible, si désagréable, si mal commencée et dirigée; mais qu'en attendant on pouvait faire partir, à minuit, le roi incognito par une des maisons voisines de celle où logeait Sa Majesté, et le faire conduire en Aragon; que M. Urbina, alcade de la ville, faciliterait les moyens de cette fuite, qui, lorsqu'elle serait parvenue aux oreilles de Napoléon, et qu'il saurait que le roi aurait la liberté d'agir par lui-même, l'obligerait à changer ses plans. Mais tout a été inutile, absolument tout.

«Après cet entretien, on m'a présenté don Joseph Hervas, qui m'a confirmé dans l'opinion que l'empereur projetait de changer notre dynastie; car il m'a prié d'agir de manière que le voyage de France n'eût pas lieu. Ce jeune homme (qui a beaucoup d'esprit et de clairvoyance, promet beaucoup et est un excellent Espagnol) vient d'arriver de Paris avec le général Savary. Comme il est le beau-frère du général Duroc, grand-maréchal du palais de l'empereur, il connaît tous les complots de cette affaire; il me les a racontés, et se plaint du mauvais traitement qu'il avait éprouvé à Madrid, et de ce qu'on n'avait pas voulu l'écouter lorsqu'il avait voulu parler. Il me pria de lui obtenir une audience particulière du duc de l'Infantado: je la lui ai obtenue. Il a parlé, mais il n'a pu rien obtenir. M. Escoiquiz s'était mis au lit, parce qu'il était enrhumé; il était entouré de beaucoup de monde, de sorte que je n'ai pu lui parler. J'ignore sa manière de penser, et même l'influence qu'il exerce sur les affaires. Labrador et Muzquiz sont piqués de ce qu'on semble les mépriser; et qu'on ne les consulte nullement et dans aucun cas, par la rivalité de M. Cevallos. Je vois avec la plus profonde affliction qu'ils sont tous aveugles, et qu'ils marchent tous vers le précipice.

«Le dîner fini, et S. M. s'étant retirée, un aide-de-camp est arrivé avec des dépêches de l'empereur. Le ton avec lequel il s'est annoncé, en exigeant que S. M. l'écoutât de suite; la condescendance qu'on lui montra en l'annonçant au roi; la manière dont j'ai vu moi-même qu'on l'a fait sortir, et la circonstance d'avoir compris quelque chose dans l'affaire dont il était question, tout cela a aigri mon amour-propre d'Espagnol, et j'ai pris enfin mon congé, leur rappelant, mais inutilement, mes prédictions, et suis entré dans mon logement pour vous écrire si diffusément, comme je l'ai fait, pour vous faire connaître ce qui s'est passé; car demain à la pointe du jour, ou dans trois heures, je pars pour Bilbao.

«Un officier de marine, appelé don Miguel de Alava, neveu du général de marine de même nom, que vous connaissez, vient de me faire une visite dans ce moment; il était chez moi quand j'y revins; il causait avec un ami qui m'avait accompagné depuis Bilbao. En profitant de cette occasion, je lui ai dit, ainsi qu'à tous ceux qui voulaient m'écouter, que si le roi quittait l'Espagne, les Bourbons seraient éloignés pour jamais du trône; que toute l'Espagne pourrait être dans la désolation, et que nous aurions beaucoup à pleurer. J'ai parlé dans ce sens à M. Alava, en désirant qu'il profite de l'influence qu'il peut avoir dans la ville et dans la province pour tâcher de l'empêcher. C'est tout ce que j'ai pu faire. On a beaucoup de considération pour moi dans cette province, par la protection que j'ai procurée à ses habitans, et parce que j'y ai pris naissance. Peut-être que les peuples verront plus clair et feront plus; peut-être aussi déchireront-ils le voile épais qui couvre les yeux de ces personnes.

«Quand je pris mon congé, il m'a semblé que le duc de l'Infantado était piqué de voir que je ne pensais pas à les accompagner, au moins jusqu'à Bayonne. Je lui ai dit que j'étais prêt à tout, si on voulait suivre mon plan; mais que, dans le cas contraire, je ne voulais pas ternir ni perdre ma réputation, seule idole de mon coeur. Vous serez témoin de mille malheurs; je ne sais qui en est le coupable. Je plains l'Espagne, et je retourne dans mon coin pour y pleurer. Plût à Dieu que toutes mes craintes fussent vaines!

«Quand je serai sûr que vous êtes à Valladolid, je vous y écrirai, et en attendant faites-moi le plaisir de dire bien des choses de ma part à madame. Je suis bien triste. Adieu; vous savez que je suis toujours tout à vous.

«Signé, URQUIJO.»

Vittoria, 13 avril 1808.

Cet aide-de-camp si brusque, et qui par conséquent cherchait si peu à séduire, c'est moi. J'ignorais la résolution du conseil; tout me portait même à la croire opposée à ce qu'elle était en effet. Les ministres de Ferdinand n'avaient adopté des conseils d'Urquijo que ce qui pouvait les compromettre. Au lieu de prendre une résolution franche, énergique, ils n'avaient su se résoudre à rien. Ils voulaient courir les chances du voyage, et cependant ils avaient essayé une sorte d'insurrection. Vittoria était rempli de gens de la campagne, tous armés, et qui certainement n'y étaient pas venus sans avoir été appelés, ni même sans qu'on leur eût dit à quoi on se proposait de les employer.

Je ne fus tranquille que lorsque j'entendis le général Verdier, qui y commandait nos troupes, me dire qu'il avait prévenu les rixes, en les consignant dans leurs quartiers. Sans cette prévoyance de sa part, il aurait suffi d'un excès de vin pour allumer la guerre entre la France et l'Espagne; c'était, je crois, ce que l'on voulait, afin d'avoir une occasion de se tirer de l'embarras où l'on croyait être. On n'aurait pas manqué de s'en justifier en répandant partout que nous avions été les agresseurs, et que nous avions voulu enlever le roi.

Néanmoins j'écrivis au maréchal Bessières, à Burgos, pour lui faire connaître la position du général Verdier, et le prier de faire marcher quelques troupes à Miranda, afin que nous pussions être secourus, en cas d'une entreprise dans le genre des vêpres siciliennes. Il y fit effectivement marcher quatre bataillons, avec six pièces de canon et six escadrons de cavalerie.

Ce ne fut qu'après avoir reçu toutes les informations dont j'avais besoin, et pris mes précautions, que je fis prévenir le prince des Asturies de mon retour avec mission de lui remettre une lettre de la part de l'empereur. Il envoya de suite un de ses officiers pour me prendre et m'accompagner près de lui. La maison dans laquelle je l'avais laissé presque seul quatre jours auparavant, était transformée en un véritable corps-de-garde. La place de Vittoria, sur laquelle elle était située, était un bivouac de paysans espagnols armés; le vestibule, ainsi que les degrés de l'escalier de la maison, étaient jonchés de soldats, d'hommes armés de poignards, au point de ne savoir où mettre le pied; et jusqu'à la pièce qui précédait celle dans laquelle le prince se tenait, les préparatifs de défense étaient tels que je n'en vis pas les murailles.

Je fus introduit de suite près de Ferdinand, et, après les saluts d'usage, je lui remis la lettre dont l'empereur m'avait rendu porteur. Elle était conçue en ces termes:

«Mon frère, j'ai reçu la lettre de Votre Altesse Royale: elle doit avoir acquis la preuve, dans les papiers qu'elle a eus du roi son père, de l'intérêt que je lui ai toujours porté. Elle me permettra, dans la circonstance actuelle, de lui parler avec franchise et loyauté. En arrivant à Madrid, j'espérais porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses États, et à donner quelque satisfaction à l'opinion publique. Le renvoi du prince de la Paix me paraissait nécessaire pour son bonheur et celui de ses peuples. Les affaires du Nord ont retardé mon voyage. Les événemens d'Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis pas juge de ce qui s'est passé et de la conduite du prince de la Paix; mais ce que je sais bien, c'est qu'il est dangereux pour les rois d'accoutumer les peuples à répandre du sang et à se faire justice eux-mêmes. Je prie Dieu que Votre Altesse Royale n'en fasse pas elle-même un jour l'expérience. Il n'est pas de l'intérêt de l'Espagne de faire du mal à un prince qui a épousé une princesse du sang royal, et qui a si long-temps régi le royaume. Il n'a plus d'amis: Votre Altesse Royale n'en aura plus, si elle est jamais malheureuse. Les peuples se vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Comment, d'ailleurs, pourrait-on faire le procès du prince de la Paix sans le faire à la reine et au roi votre père? Ce procès alimentera les haines et les passions factieuses; Le résultat en sera funeste pour votre couronne; Votre Altesse Royale n'y a de droits que ceux que lui a transmis sa mère. Si ce procès la déshonore, Votre Altesse Royale déchire par là ses droits: qu'elle ferme l'oreille à des conseils faibles ou perfides; elle n'a pas le droit de juger le prince de la Paix; ses crimes, si on lui en reproche, se perdent dans les droits du trône. J'ai souvent manifesté le désir que le prince de la Paix fût éloigné des affaires. L'amitié du roi Charles m'a porté plus souvent à me taire et à détourner les yeux des faiblesses de son attachement. Misérables hommes que nous sommes! faiblesse et erreur, c'est là notre devise. Mais tout peut se concilier: que le prince de la Paix soit exilé d'Espagne, et je lui offre un refuge en France. Quant à l'abdication de Charles IV, elle a eu lieu dans un moment où nos armées couvraient les Espagnes; et aux yeux de l'Europe et de la postérité, je paraîtrais n'avoir envoyé tant de troupes que pour précipiter du trône mon allié et mon ami. Comme souverain voisin, il m'est permis de vouloir connaître avant de reconnaître cette abdication. Je le dis à Votre Altesse, aux Espagnols et au monde entier, si l'abdication du roi Charles est de pur mouvement, s'il n'y a pas été forcé par l'insurrection et par l'émeute d'Aranjuez, je ne fais aucune difficulté de l'admettre, et je reconnais Votre Altesse Royale comme roi d'Espagne. Je désire donc causer avec lui sur cet objet. La circonspection que je porte depuis un mois dans ces affaires doit lui être garant de l'appui qu'elle trouverait en moi, si, à son tour, des factions, de quelque nature qu'elles soient, venaient à l'inquiéter sur son trône.

«Quand le roi Charles me fit part des événemens du mois d'octobre dernier, j'en fus douloureusement affecté, et je pense avoir contribué, par les insinuations que j'ai faites, à la bonne issue de l'affaire de l'Escurial. Votre Altesse Royale avait bien des torts: je n'en veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite, et que j'ai constamment voulu oublier. Roi à son tour, elle saura combien les droits du trône sont sacrés. Toute démarche près d'un souverain étranger, de la part d'un prince héréditaire, est criminelle. Votre Altesse Royale doit se défier des écarts et des émotions populaires.

«On pourra commettre quelques meurtres sur nos soldats isolés; mais la ruine de l'Espagne en serait le résultat. J'ai vu avec peine qu'à Madrid on ait répandu des lettres du capitaine-général de la Catalogne, et fait tout ce qui pouvait donner du mouvement aux têtes!

«Votre Altesse Royale connaît ma pensée tout entière; elle voit que je flotte entre diverses idées qui ont besoin d'être fixées. Elle peut être certaine que, dans tous les cas, je me comporterai avec elle comme envers le roi son père. Qu'elle croie à mon désir de tout concilier, et de trouver des occasions de lui donner des preuves de mon affection et de ma parfaite estime.

«Sur ce, je prie Dieu, etc.

«NAPOLÉON.»

Bayonne, le 16 avril 1808.

Nous parlâmes peu; je n'avais rien à ajouter à tout ce que j'avais eu l'honneur de lui dire précédemment. La lettre était d'ailleurs si positive, qu'il n'y avait pas à s'y méprendre: l'empereur s'était expliqué sans détour.

Le conseil de Ferdinand, qui était là, et composé toujours des mêmes personnes, ne parut pas fort satisfait de la manière dont s'exprimait l'empereur, parce qu'il traitait le prince des Asturies d'altesse royale. Je fus encore obligé de leur faire observer que l'empereur ne pouvait pas employer d'autre expression, parce qu'enfin cette reconnaissance de sa part n'était pas une chose faite; qu'il y avait bien des points sur lesquels il était plus important de s'entendre que sur celui-là: ceux-ci une fois réglés, dis-je, le reste me paraît naturel.

Le roi me congédia en me disant qu'il me ferait connaître sa détermination. Elle me fut communiquée à la sortie de son conseil; et l'on me fit dire qu'il partirait le lendemain pour Bayonne, que je pouvais en prévenir l'empereur.

CHAPITRE XXIII.

Émeute de Vittoria.—Ferdinand applaudit à la tentative.—M. de
l'Infantado.—Ferdinand continue son voyage.—Arrivée à
Bayonne.—Réception que lui fait l'empereur.—Idée qu'il prend de
Ferdinand.

Le roi était prêt à monter en voiture lorsqu'il éclata une émeute parmi cette foule de gens que l'on avait imprudemment appelés de la campagne dans la ville: en un instant, la place publique et les rues furent remplies d'hommes en armes. Heureusement nos troupes étaient enfermées dans leurs casernes; autrement on n'eût pas manqué d'insulter quelques soldats, et comme il y avait une disposition réciproque à l'aigreur, cela aurait eu des conséquences funestes.

Malgré la foule qui obstruait les issues qui aboutissaient au quartier du roi, l'on parvint à faire approcher ses voitures à l'heure qu'il avait désignée lui-même pour son départ. Celle dans laquelle il devait monter était déjà au bas de l'escalier; tout à coup un redoublement de fureur se manifeste parmi le peuple; j'étais moi-même en frac, et sans aucune partie d'uniforme, au milieu de cette foule, en sorte que, sans être reconnu, j'ai pu être témoin de ce que je rapporte.

Pendant que j'observais cette émeute, ma voiture était chez moi toute prête à suivre celles du convoi du roi; j'étais persuadé que tout se passerait avec calme, lorsqu'un individu d'une figure effroyable, accompagnée d'un costume à l'avenant, et armé jusqu'aux dents, s'approche de la voiture du roi, saisit d'une main les traits des huit mules qui composaient l'attelage[36], et de l'autre, dans laquelle il tenait une serpe qui ressemblait à une faucille, il coupe d'un seul coup les traits de toutes les mules qui étaient fixées au même point d'arrêt. Chacun chasse les mules; la foule crie des bravo, et le tumulte s'échauffe; les autres voitures sont éloignées, et enfin le départ du roi éprouve une opposition ouverte.

J'étais encore sur la place, lorsque le roi lui-même se montra à la fenêtre en souriant à cette multitude, qui y répondit par mille cris de viva Fernando! C'est à ce moment-là que je fus atteint de la pensée que cette scène dont j'étais témoin n'était qu'un jeu préparé. En effet, comment en douter? Il y avait à Vittoria une compagnie de gardes-du-corps et un bataillon de gardes espagnoles: les uns et les autres étaient sous les armes devant le quartier du roi; c'était bien le moins qu'ils pussent faire que d'empêcher que l'on insultât la voiture du roi; s'ils ne l'ont pas fait, c'est qu'ils n'ignoraient pas que leur maître n'était point offensé de ce mouvement et que peut-être on ne l'avait fait que dans la persuasion de lui plaire.

En effet, depuis le départ de Madrid, le prince des Asturies était tout changé: soit par ce qu'il avait vu en chemin, soit par ce qu'on lui avait dit, il s'était cru le plus fort, et cependant il ne négligeait pas les petits moyens, comme on le verra bientôt.

En parcourant cette émeute, je rencontrai M. le duc de l'Infantado, qui se donnait beaucoup de peine pour la calmer; je m'approchai de lui, et m'en fis reconnaître, en témoignant que je n'étais pas dupe de ce désordre; il me répondit d'un ton sincère: «Général, au nom du ciel, allez-vous en; que vos troupes ne paraissent point, sinon tout est perdu, et je ne réponds de rien. Je vais faire mon possible pour calmer ce désordre, et faire ramener les mules.»

Il tint parole, car en moins d'une demi-heure, sans que j'eusse besoin de le voir, le roi était parti; il alla sans s'arrêter jusqu'à Irun, c'est-à-dire à la dernière commune espagnole[38]. Il y passa la nuit, et partit le lendemain pour Bayonne. Comme il n'y avait aucunes troupes dans ce moment-là, on lui rendit peu d'honneurs de parade. L'empereur n'était point logé en ville; il habitait une maison de campagne appelée Marac, où il était avec moins de cent hommes de gardes.

Il avait envoyé le maréchal Duroc à la rencontre du prince des Asturies, pour le saluer de sa part; mais je doute qu'il ait été omis une seule des formalités que M. de Cevallos se plaint de n'avoir pas vu observer. D'ailleurs, il faut considérer que le voyage de l'empereur n'était pas un voyage de cour; il était à Marac sans étiquette, et ensuite, il en aurait eu dans ce moment, qu'elle aurait toujours été différente pour le prince des Asturies que pour le roi d'Espagne.

Cependant on le salua de l'artillerie des remparts, et tous les corps civils et militaires lui rendirent leurs devoirs. L'empereur lui-même fut le premier à aller le visiter; sa voiture ne s'étant pas trouvée prête aussitôt qu'il le désirait, il s'y rendit à cheval. Je l'accompagnai à cette visite; elle se passa comme elle le devait.

M. de Cevallos se plaint du logement qui avait été donné au roi; on ne peut que lui répondre qu'il n'y avait pas une plus belle maison dans Bayonne, et qu'on ne pouvait rien donner de mieux que ce que l'on avait. Si M. de Cevallos avait eu moins de tourment dans l'esprit, il n'aurait pas remarqué une chose si peu importante qu'un logement dans la circonstance d'alors.

Au retour à Marac, l'empereur envoya prier le prince à dîner, et je crois que c'est là où la mauvaise humeur aura commencé, parce que l'empereur ne l'aura pas traité de majesté; il y avait beaucoup de personnes du service de table qui étaient présentes.

Le prince des Asturies n'était venu à Bayonne que pour se faire reconnaître roi; il croyait que cet acte ne consistait que dans une expression que l'on aurait employée, et, sans considérer l'importance que l'empereur mettait au changement de règne, il avait considéré comme les moindres choses précisément celles sur lesquelles il aurait dû fixer toute son attention, en ce qu'elles intéressaient bien plus la France que le nom du monarque qui occupait le trône.

Malheureusement le prince avait été élevé dans un éloignement des affaires, qui l'avait rendu étranger au rôle que sa naissance lui destinait, et il n'avait autour de lui que des personnes qui ne pouvaient pas le diriger dans une circonstance aussi importante pour lui.

L'empereur nous dit, le soir, qu'il avait bien du regret de le trouver si médiocre, et qu'il regrettait beaucoup son père. Le lendemain et les jours suivans, il fit successivement appeler le duc de l'Infantado, ainsi que les autres Espagnols qui l'avaient accompagné à Bayonne. Il ne trouva pas encore ce qu'il cherchait, non pas qu'il ne les estimât beaucoup, et particulièrement le duc de San-Carlos; mais il ne trouvait en eux que des sentimens opposés à ceux qu'il était accoutumé à rencontrer dans le ministère d'Espagne, et je crois que, sous ce rapport, l'opinion qu'il s'en forma ne leur fut pas favorable. Il commença à être gêné d'être obligé de parler lui-même d'affaires, parce qu'un souverain grave toujours ce qu'il dit, et n'a plus de moyen de se retirer, si par hasard il s'est trop avancé. Je crois que cette occasion est une de celles où il a le plus désiré avoir près de lui M. de Talleyrand, et qu'il l'aurait fait venir, s'il n'avait craint de blesser M. de Champagny. L'empereur était ainsi; il lui arrivait souvent de blesser, dans les moindres choses, des hommes faciles à irriter, et, dans d'autres occasions, il sacrifiait ses propres intérêts à la crainte d'offenser l'amour-propre d'un bon serviteur.

Je ne fais nul doute que, si M. de Talleyrand fût venu à Bayonne, lorsqu'il en était temps encore, les affaires d'Espagne eussent pris une tout autre marche. Il y aurait mis beaucoup de temps, parce qu'il aurait parlé long-temps avant de rien écrire; en outre, il avait tant d'aboutissans dans ce pays-là, qu'il aurait pu prendre, vis-à-vis de ceux qui avaient accompagné le prince des Asturies, l'attitude qui convenait à la question que l'on voulait traiter; il aurait pu former à Bayonne une cour espagnole, en opposition avec celle du prince des Asturies, qui aurait versé en Espagne le contre-poison de ce que celle-ci y envoyait. M. de Champagny, nouvellement arrivé au ministère, ne pouvait pas encore avoir tous ces avantages-là: faute de ce moyen, le temps se passait à boire, à manger et à s'ennuyer; les journées ne finissaient pas, lorsqu'elles auraient dû être trop courtes; il n'y avait que pour la malveillance qu'elles n'étaient pas perdues. Cette situation avait forcé de se reposer sur l'empereur pour tout; il était obligé de discuter lui-même ce que, dans d'autres circonstances, on lui aurait présenté tout fait; et, comme il avait mille autres occupations, il était difficile qu'on ne le trouvât pas quelquefois de mauvaise humeur, ce qui rebutait les personnes qui n'étaient pas accoutumées à son travail. M. de Talleyrand avait cette excellente qualité, d'être impassible; lorsqu'il ne trouvait pas l'empereur dans une disposition d'esprit telle qu'il le fallait pour traiter le sujet dont il venait l'entretenir, il n'en parlait pas avant d'avoir ramené le calme dans lequel il aimait à voir l'empereur. Si par hasard on lui donnait un ordre dans un moment d'humeur, il trouvait le moyen d'en éluder l'exécution, et il était bien rare qu'on ne lui sût pas gré d'avoir pris sur lui un retard qui avait toujours de bons effets.

Peu de jours après l'arrivée du prince des Asturies à Bayonne, le prince de la Paix arriva, conduit dans une voiture, et accompagné d'un aide-de-camp du grand-duc de Berg; il n'avait pas été reconnu en chemin. L'empereur le fit descendre dans une maison de campagne, à une lieue de Bayonne, par ménagement pour le prince des Asturies, et ce fut moi qui allai le chercher, le lendemain de son arrivée, pour l'amener chez l'empereur. Il y resta fort long-temps, et lui donna sans doute des détails qui lui étaient inconnus jusqu'alors sur ces étranges événemens.

Il demeura dans cette maison de campagne jusqu'à l'arrivée du roi Charles IV, qui, du palais d'Aranjuez, venait d'écrire à l'empereur, et de lui déclarer que son intention n'avait point été d'abdiquer, qu'il y avait été forcé: en même temps il le prévenait qu'il allait se rendre à Bayonne, pour lui en renouveler l'assurance. Il arriva effectivement peu de jours après avec la reine.

CHAPITRE XXIV.

Arrivée de Charles IV à Bayonne.—Il repousse Ferdinand.—Ses plaintes à l'empereur.—On intercepte les dépêches de Ferdinand.—On y acquiert la preuve de ses sentimens hostiles envers la France.—L'empereur reçoit la nouvelle de l'insurrection de Madrid.—Réflexion de Charles IV.—Scène violente entre le père et le fils.—Les irrésolutions de l'empereur sont fixées.

L'empereur le fit recevoir comme roi d'Espagne. Tout ce qu'il y avait de troupes à Bayonne prit les armes; l'artillerie tira cent et un coups de canon, et les officiers attachés à la maison de l'empereur allèrent augmenter son cortége, qui le conduisit au logement destiné auparavant pour l'empereur lui-même.

J'étais à la descente de voiture. Le prince de la Paix était venu quelques momens auparavant pour recevoir les ordres du roi. La cour de la maison était fort petite; il ne put y entrer que la voiture du roi. Ce respectable vieillard, en descendant de sa voiture, parla à tout le monde, même à ceux qu'il ne connaissait pas, et, voyant ses deux enfans au pied de l'escalier, où ils l'attendaient, il eut l'air de ne pas les apercevoir; il dit à l'infant don Carlos: «Bonjour, Carlos.» La reine l'embrassa. Il ne dit rien au prince des Asturies. Celui-ci s'avança pour l'embrasser; le roi s'arrêta, manifesta un mouvement d'indignation, et passa, sans s'arrêter, jusqu'à son appartement. La reine, qui le suivait, fut moins sévère, et l'embrassa.

Le roi et la reine témoignèrent tous deux beaucoup de joie de revoir le prince de la Paix, avec lequel ils se retirèrent. Les deux infans prirent le chemin de leur logement.

Cette arrivée du roi Charles IV changeait tout-à-fait la position du prince Ferdinand, et livrait son esprit à toutes les conjectures les moins rassurantes pour la suite de ses projets, et je crois que c'est de ce moment que sa conduite est devenue hostile. Ce n'est point, comme l'a dit M. de Cevallos, le jour où il avait dîné chez l'empereur, que je vins lui proposer la Toscane; ce ne fut que lorsque l'empereur eut appris la protestation du père contre la violence qui avait été exercée envers lui. Le prince des Asturies, qui ignorait cette circonstance, refusa, et on ne lui parla plus de rien.

Le roi Charles IV vint dîner avec l'empereur le jour même de son arrivée; il avait de la peine à monter le perron pour arriver au salon, il disait à l'empereur, qui lui donnait le bras: «C'est parce que je n'en puis plus, qu'on a voulu me chasser.» L'empereur lui répondit: «Oh! oh! nous verrons! appuyez-vous sur moi, j'aurai de la force pour nous deux.» À ce mot, le roi s'arrêta, et dit en regardant l'empereur: «Pour cela, je le crois et l'espère.» Puis il reprit son bras, et continua de monter jusqu'à l'appartement. Je ne sais ce qui s'est dit ni fait dans la conversation qui précéda, ainsi que dans celle qui suivit le dîner; mais l'on ne peut douter que toutes deux n'aient été relatives aux affaires, parce que le prince de la Paix, qui dînait, ce jour-là, avec nous, à la table du grand-maréchal, fut appelé chez l'empereur avant même la fin du dîner.

Voilà ce qui se passait à Bayonne. À Madrid, il s'opérait une réaction, parce que le grand-duc de Berg avait, aussitôt après la déclaration du roi Charles IV, dissous la junte du gouvernement, présidée par l'infant don Antonio, que le prince Ferdinand avait investi du pouvoir au moment de son départ. Le grand-duc de Berg, sans doute d'après des insinuations de l'empereur, avait été nommé, par Charles IV, lieutenant-général du royaume, et il avait, en conséquence, saisi toute l'autorité. Il reçut et ouvrit, comme tel, les paquets adressés de Bayonne, par le prince des Asturies, à son oncle l'infant don Antonio, président de la junte du gouvernement. Il les envoya aussitôt à l'empereur; et ce fut le mauvais esprit des ordres que contenaient ces paquets, qui suggéra l'idée de les faire arrêter à leur départ de Bayonne, parce que l'on présumait qu'il s'en trouverait dedans pour Vittoria, Burgos, et autres lieux où nous avions des troupes.

Le prince Ferdinand, qui voyait son père, sa mère et le prince de la Paix en conférence journalière avec l'empereur, ne douta plus qu'il était perdu, et, en conséquence, il eut recours aux partis extrêmes. À quelques lieues de Bayonne, on arrêtait les courriers qu'il envoyait en Espagne, ainsi que ceux qui en venaient; on les mettait dans une maison où ils étaient gardés à vue, bien nourris et soignés, mais on leur prenait leurs dépêches, que l'on apportait à l'empereur. Les premières que l'on saisit donnèrent le regret de ne pas s'être avisé de ce moyen plus tôt, parce qu'elles établissaient d'une manière évidente que le prince des Asturies avait donné, en Espagne, des ordres dont on ne devait pas tarder à éprouver les funestes effets. J'ai vu la lettre dans laquelle il mandait à son oncle, en parlant de sa position, et d'un Espagnol qui était à Madrid: «Méfie-toi de ***, c'est un traître dévoué à ces coquins de Français, et qui fera manquer tout.» Il ajoutait: «Bonaparte est venu aujourd'hui en ville; il n'y avait pas plus d'une vingtaine de polissons qui couraient devant son cheval, en criant: Vive l'empereur! et encore étaient-ils payés par la police.» Et cette lettre était d'un prince qui briguait son appui pour monter sur le trône, d'où il venait de faire descendre son père! Un homme raisonnable aurait-il osé, en voyant cela, conseiller à l'empereur de se fier à l'alliance d'un tel prince? On a eu mille fois tort de ne pas imprimer tous ces détails.

L'empereur causait de ces petites trahisons avec le prince de la Paix, qui n'en était ni fâché ni étonné, et c'était avec lui qu'il traitait la question qui l'occupait entre le père et le fils.

Ce que l'empereur apprenait par le prince de la Paix et par les autres Espagnols qu'il avait ordonné au grand-duc de Berg de lui envoyer, et ce qu'il voyait des sentimens du prince des Asturies et de ses alentours, ne tarda pas à lui faire prendre la résolution de tenter de remettre le père sur le trône. Ce parti n'était pas sans inconvéniens, parce que le roi Charles IV étant très-âgé, le même embarras ne pouvait tarder long-temps à se reproduire, et l'on eût alors trouvé le fils dans une disposition d'esprit bien plus mauvaise encore. D'un autre côté, comment l'exclure de son droit de succession? Cela ne pouvait se faire que par suite d'une condamnation motivée, et avec le concours et l'assentiment de la nation. D'ailleurs l'infant don Carlos ne présentait pas des sentimens beaucoup plus conformes à la politique des deux pays, que ceux de son frère, et le prince des Asturies avait déjà tellement échauffé les esprits, qu'il aurait été impossible d'assembler les cortès sans mettre toute l'Espagne en feu; puis un événement qui survint en ôta tout-à-fait la pensée.

L'empereur se promenait à cheval; j'étais avec lui, lorsqu'il rencontra un officier qui lui était envoyé à franc étrier de Madrid par le grand-duc de Berg. Cet officier était M. Daneucourt, capitaine des chasses, et officier d'ordonnance de l'empereur, qui avait été envoyé à Madrid quelque temps auparavant.

Il était porteur des détails que ce prince donnait à l'empereur sur le massacre des soldats isolés, des hôpitaux; et de tous les Français qui étaient tombés sous le poignard d'une populace en furie dans la journée du 2 mai. Les meneurs avaient bien organisé leur entreprise; l'arsenal royal leur fut ouvert, le silence imperturbablement gardé, et, au signal donné par eux, on assassina tout ce que l'on trouva de Français dans les rues.

Les assassins avaient compté sur une surprise complète, et croyaient qu'au moins, s'ils ne tuaient pas tout ce qui se trouvait à Madrid, ils mettraient le reste en fuite; et afin qu'aucun n'échappât, ils avaient fait prévenir partout, dans les villes et villages sur la route, qu'on eût à se tenir prêt à tuer tout ce qui repasserait.

Heureusement ils commencèrent trop tard; les troupes furent bientôt sous les armes, et, dans le premier moment, chaque officier particulier fit de lui-même ce qui lui parut le plus utile dans une circonstance aussi pressante. Les bataillons casernés près de l'arsenal y marchèrent de suite sans attendre d'ordre, et tirèrent une vengeance sanglante de tout ce qu'ils y trouvèrent enlevant des armes.

On marcha de même au grand hôpital, où ces misérables coupaient la gorge aux soldats malades dans leurs lits. Le spectacle de tant de barbarie excita la fureur des troupes, et il y eut un moment de représailles de leur part qui coûta la vie à bien des malheureux. Une pareille scène ne pouvait manquer d'être accompagnée de beaucoup de désordres; cependant, quand le feu qui partait des croisées fut éteint, et que l'on put traverser les rues sans recevoir des coups de fusil, on parvint à ramener les troupes à l'ordre, et à modérer leur vengeance. Le calme se rétablit. Nous perdîmes beaucoup d'officiers et de soldats qui se promenaient, et qui furent victimes de leur sécurité; d'autres furent tués par la mousqueterie qui partait des croisées.

À la lecture de ces détails, l'empereur fut transporté de colère; il alla directement chez le roi Charles IV, au lieu de retourner chez lui; je l'accompagnai. En entrant, il dit au roi: «Voyez ce que je reçois de Madrid; je ne puis m'expliquer cela.» Le roi lut la lettre que l'empereur venait de recevoir du grand-duc de Berg; il avait à peine fini, que, d'une voix ferme, il dit au prince de la Paix: «Emmanuel, fais chercher Carlos et Ferdinand.» Ils tardaient à arriver; le roi Charles IV dit à l'empereur: «Ou je me trompe, ou les drôles savent quelque chose de cela; j'en suis au désespoir, mais je ne m'en étonne pas.»

Les deux infans arrivèrent; toutefois je ne pourrais pas assurer que l'infant don Carlos vînt, parce que je crois me rappeler que ceci se passa dans le temps qu'il eut une légère indisposition: mais, pour le prince des Asturies, il entra dans le salon de son père, où étaient l'empereur et la reine sa mère.

Nous ne perdîmes pas un mot de tout ce qui lui fut dit dans cette occasion; le prince de la Paix écoutait avec nous. Le roi Charles IV lui demanda d'un ton sévère: «As-tu des nouvelles de Madrid?» (Nous n'entendîmes pas la réponse du prince.) Mais le roi repartit vivement: «Eh bien! je vais t'en donner, moi»; et il lui raconta ce qui s'y était passé. «Crois-tu, lui dit-il, me persuader que tu n'as eu aucune part à ce saccage (il employa cette expression), toi ou les misérables qui te dirigent? Était-ce pour faire égorger mes sujets que tu t'es empressé de me faire descendre du trône? Dis-moi, crois-tu régner long-temps par de tels moyens?

«Qui est celui qui t'a conseillé cette monstruosité? N'as-tu de gloire à acquérir que celle d'un assassin? Parle donc[39].»

Le prince se taisait, ou au moins nous ne l'entendîmes presque point; mais nous entendîmes distinctement la reine qui lui disait:

«Eh bien! je te l'avais bien dit que tu te perdrais; voilà où tu te mets, et nous aussi: tu nous aurais donc fait périr, si nous avions encore été à Madrid? Comment l'aurais-tu pu empêcher?» Probablement le prince des Asturies se taisait toujours, car nous entendîmes la reine lui dire: «Eh bien! parleras-tu[40]? Voilà comme tu faisais; à chacune de tes sottises tu n'en savais jamais rien.»

La position de Ferdinand devait être affreuse; la présence de l'empereur le gênait horriblement, et ce fut l'empereur que nous entendîmes lui dire, d'une voix assurée:

«Prince, jusqu'à ce moment je ne m'étais arrêté à aucun parti sur les événemens qui vous ont amené ici; mais le sang répandu à Madrid fixe mes irrésolutions. Ce massacre ne peut être que l'oeuvre d'un parti que vous ne pouvez pas désavouer, et je ne reconnaîtrai jamais pour roi d'Espagne celui qui le premier a rompu l'alliance qui depuis si long-temps l'unissait à la France, en ordonnant le meurtre des soldats français, lorsque lui-même venait me demander de sanctionner l'action impie par laquelle il voulait monter au trône. Voilà le résultat des mauvais conseils auxquels vous avez été entraîné; vous ne devez vous en prendre qu'à eux.

«Je n'ai d'engagemens qu'avec le roi votre père; c'est lui que je reconnais, et je vais le reconduire à Madrid, s'il le désire.»

Le roi Charles IV répliqua vivement: «Moi, je ne veux pas. Eh! qu'irais-je faire dans un pays où il a armé toutes les passions contre moi? Je ne trouverais partout que des sujets soulevés; et, après avoir été assez heureux pour traverser sans pertes un bouleversement de toute l'Europe, irai-je déshonorer ma vieillesse en faisant la guerre aux provinces que j'ai eu le bonheur de conserver, et conduire mes sujets à l'échafaud? Non, je ne le veux pas; il s'en chargera mieux que moi.» Regardant son fils, il lui dit: «Tu crois donc qu'il n'en coûte rien de régner? Vois les maux que tu prépares à l'Espagne. Tu as suivi de mauvais conseils, je n'y puis rien; tu t'en tireras comme tu pourras; je ne veux pas m'en mêler, va-t'en.»

Le prince sortit, et fut suivi par les Espagnols de son parti, qui l'attendaient dans la pièce à côté.

Il aurait fallu voir comment, après cette scène, les Espagnols qui avaient accompagné le prince des Asturies étaient soumis et humbles devant le père, dont ils parlaient si mal avant son arrivée; ils auraient baisé la terre sous ses pas.

L'empereur resta encore un gros quart d'heure avec le roi Charles IV, et revint à Marac à cheval. Il n'allait pas vite, comme il en avait la coutume. En chemin, il nous disait: «Il n'y a qu'un être d'un naturel méchant, qui puisse avoir eu la pensée d'empoisonner la vieillesse d'un père aussi respectable.» En même temps, il donna ordre à un officier d'aller dire au prince de la Paix qu'il désirait qu'il vînt à Marac.

Ce fut ce même jour qu'il conclut tout ce qui concernait le prince des
Asturies et son frère don Carlos, ainsi que leur oncle l'infant don
Antonio, qui, étant tous trois ennemis du roi Charles IV, ne purent plus
rentrer en Espagne; on s'occupa de leur sort.

On négocia de même avec le roi Charles IV; il ne voulait point rentrer en Espagne, du moins il le manifestait ouvertement. D'ailleurs il n'y serait rentré qu'avec le prince de la Paix, auquel il était accoutumé depuis un grand nombre d'années, et celui-ci ayant beaucoup de vengeances à exercer et de ressentimens à redouter, il y aurait eu nécessairement des scènes sanglantes; l'un et l'autre en redoutaient les suites. On fut quelques momens indécis; puis enfin le roi Charles IV demanda un asile en France à l'empereur, et lui céda tous ses droits sur l'Espagne. Le même acte fut donné par les deux infans.

CHAPITRE XXV.

Titres des Bourbons d'Espagne à la couronne.—Politique de
l'empereur.—Convocation des notables.—L'insurrection se propage en
Espagne.—Les Bourbons abdiquent.—Dispositions militaires.—Arrivée de
Joseph Napoléon à Bayonne.—Coup d'oeil sur son administration à
Naples.—Constitution de Bayonne.

Je ne veux point ici entrer en discussion sur la légalité ou l'illégalité de ces deux actes; je ne veux pas même examiner si un grand nombre d'États en Europe n'ont pas perdu leur constitution, leur gloire et leur nom par suite d'actes semblables appuyés par la force: je ne veux que raconter ce dont j'ai été le témoin, ou ce que j'ai appris d'une manière positive. Je pourrais cependant faire remarquer que, lorsque Louis XIV entreprit de mettre son petit-fils sur le trône d'Espagne, il n'avait de droits que ceux que la terreur lui avait donnés, et sa puissance pour faire valoir le testament que les menaces et l'habileté du duc d'Harcourt avaient arraché à Charles II. Le roi d'Espagne ne se décida en faveur du duc d'Anjou, préférablement à l'archiduc Charles d'Autriche, que dans la vue d'éviter le morcellement de l'Espagne et le partage de ses États, que Louis XIV avait successivement négocié avec le roi d'Angleterre, les États de Hollande et l'empereur d'Allemagne.

Le duc d'Anjou fut reconnu roi d'Espagne par la France et ses alliés: mais l'empereur Napoléon réunissait alors une puissance morale et physique plus considérable que celle qu'avait Louis XlV dans ce moment-là surtout. À la vérité, Charles II ne déshéritait personne et une partie de la nation espagnole se déclara en faveur du duc d'Anjou; l'Autriche néanmoins éleva des prétentions, les fit valoir par les armes, et une autre partie de la nation espagnole se déclara pour elle.

La légitimité des droits des prétendans fut donc soumise au sort des batailles. Cette longue guerre fut chanceuse, et Philippe V fut obligé de sortir de Madrid plusieurs fois.

Si la mort de l'empereur d'Allemagne, qui survint, n'eût pas fait appeler l'archiduc Charles au trône impérial, et n'eût par là désintéressé la portion de la nation espagnole qui avait pris parti pour lui; enfin, si ce même archiduc Charles eût été vainqueur, que serait devenu le testament de Charles II? Sans doute l'archiduc Charles aurait régné, et aurait, malgré le testament de Charles II, apporté le trône d'Espagne dans la maison d'Autriche, qui serait devenue héritière légitime de la souveraineté d'Espagne et des Indes, ainsi que l'était Charles-Quint, et on eût dit que Louis XIV n'était qu'un ambitieux, un usurpateur, etc., etc., et on ne lui aurait pas fait grâce de toutes les intrigues qui ont dû être employées pour arracher le testament de Charles II. La légitimité n'eut donc d'autre source que la victoire.

Que faut-il conclure de ce qu'il est arrivé le contraire? Rien, sinon que Louis XIV a été heureux par l'effet d'une mort qui l'a dispensé d'avoir à construire depuis le port de Cette, en Languedoc, et depuis Perpignan jusqu'à Bayonne, une ligne de places fortes semblables à celles qu'il faisait élever en Flandre, et en un mot, qui le mit dans une position meilleure que celle où François Ier s'était trouvé. La même nécessité se reproduisait dans ce cas-ci pour la France: à la vérité, le trône d'Espagne ne courait aucun risque de passer dans la maison d'Autriche; mais celui de France pouvait repasser dans la maison d'Espagne, dont le trône était occupé par une famille avec laquelle il y avait encore moins de possibilité de rapprochement qu'il ne pouvait y en avoir entre l'Autriche et la France. Il est encore vrai de dire que cette famille avait des héritiers: la difficulté était bien là; mais fallait-il, pour des intérêts individuels, compromettre l'harmonie qui confondait les deux nations, lorsque cette même considération avait été, un siècle auparavant, le motif de la détermination qu'avait prise le roi Charles II de transmettre son héritage à la maison de France?

Ce n'était ni par amour pour elle, ni par conviction de ses droits à sa succession, qu'il l'avait fait: c'était par amour pour ses peuples, auxquels il ne voulait pas léguer pour héritage, en mourant, une guerre perpétuelle avec la France, qui aurait toujours eu un avantage sur eux, ou enfin, parce qu'il était convaincu qu'en s'entre-détruisant toutes deux, elles auraient servi la cause de leurs ennemis. Ce sage monarque savait sans doute que les souverains sont souvent moins disposés à sacrifier leurs sentimens personnels à l'intérêt des peuples qu'ils gouvernent, qu'à employer les efforts de ces mêmes peuples à servir leurs vengeances et leurs ressentimens particuliers.

L'empereur sentait néanmoins la faiblesse des deux titres qui le mettaient en possession de l'Espagne. Il voyait bien qu'ils n'avaient d'effet réel que de rendre le trône vacant, et par la raison que lui-même n'était pas monté sur celui de France sans l'assentiment de la nation, il voulait faire intervenir la nation espagnole dans le choix du monarque qu'il voulait faire succéder aux princes de la maison de Bourbon. C'est encore dans cette circonstance qu'il fut mal secondé, et c'est encore une de celles où M. de Talleyrand lui aurait été le plus utile.

L'empereur, faisant tout lui-même, envoya sur-le-champ un courrier à son frère le roi de Naples, en lui mandant de venir sur-le-champ à Bayonne, et en même temps il fit donner ordre en Espagne[41] qu'on envoyât également à Bayonne, de chaque province et gouvernement, une députation des hommes les plus considérables, tant dans le clergé que dans le civil et le militaire: il voulait en faire une junte, avec laquelle il se serait expliqué sur la politique qui le forçait à se mêler de leurs affaires intérieures; c'était par eux qu'il voulait éclairer les Espagnols, et ôter de leur esprit l'idée qu'il avait le projet de conquérir l'Espagne. Il voulait, au contraire, leur démontrer que leur sécurité pour l'avenir serait bien plus assurée sous un monarque dont le premier intérêt personnel serait de repousser toute insinuation perfide qui aurait pour but une séparation des intérêts de la nation d'avec ceux de la France, parce que le premier effet qui en résulterait serait la perte du trône pour le monarque, qui ne manquerait pas d'être sacrifié par l'intrigue même qui serait parvenue à le séduire.

L'unique but de l'empereur était de lier indissolublement l'Espagne à la France par des principes uniformes de gouvernement et par les mêmes intérêts.

Le pays est géographiquement la continuation du sol de la France: il n'a de communication qu'avec elle; au bout ce sont les colonnes d'Hercule; enfin, il n'y a plus de Pyrénées. L'immense étendue de ses côtes le rend vulnérable de ce côté, la proie de l'Angleterre sous une mauvaise administration, et formidable sous une bonne.

Dans le système de l'empereur, comme dans tout autre temps, il était dans l'intérêt de la France de mettre l'Espagne au niveau de la civilisation, de lui donner des institutions qui l'attachassent à nous, et d'extirper les causes du cancer qui la ronge.

Sous ce rapport, l'empereur faisait un acte de la plus haute politique en même temps qu'une grande et bonne action: tout le mal a été dans la forme; on a brusqué le dénoûment de l'affaire, et on n'a pas assez ménagé l'amour-propre national.

Si Charles IV et son fils eussent convenu à ce grand projet, il les aurait gardés pour s'aplanir des difficultés; mais indépendamment de ce que l'état de dénûment de l'Espagne prévenait peu en leur faveur, il reconnut, en les voyant, qu'il ne pouvait rien faire avec eux, et sentit de même qu'il n'y avait qu'un homme lié à lui par des liens de parenté, ou par le baptême du sang, qui pût réaliser un plan qui aurait eu l'assentiment de tous les Espagnols éclairés, et même de la noblesse.

L'empereur ne s'attendait pas à trouver fondue dans la nation une moinaille toute-puissante par ses relations dans chaque famille, car il n'y en avait pas une, dans toutes les classes, qui n'eût un membre prêtre ou moine, qui était le mentor, le suprême régulateur de ses sentimens. Ce sont tous des hommes ignorans, sans éducation, et qui, par leurs vices et leurs défauts, s'ingèrent bien mieux avec la population que nos prêtres, qui ont tous fait quelques études, et sont soumis à une discipline que ne subit pas, en Espagne, cette milice ignoble, intolérante, superstitieuse, et ennemie furibonde de toute amélioration. Cette milice est la seule cause de l'exaltation des Espagnols: elle n'a eu qu'un mot d'ordre à donner pour exciter au plus haut degré les esprits contre un ordre de choses qui allait amener la destruction de tout ce qui favorisait la fainéantise et ses jouissances; elle seule en fanatisant les peuples, renversa les projets de l'empereur.

Les Espagnols les plus à l'abri de ces entraînemens ont reconnu de suite que la lutte était inutile; ayant peu d'espoir dans nos succès, et témoins de l'influence des moines, ils se sont retirés et ont fini par suivre le torrent.

Le sang africain coule encore dans les veines des Espagnols, séparés des Européens; leur union avec nous aurait retrempé leur caractère et leurs moeurs, aurait achevé leur civilisation, et, par suite, porté le coup de grâce à l'Angleterre; mais l'on sait combien cette puissance est habile à manier les élémens de discorde.

L'empereur voulait enfin entretenir cette junte du besoin qu'avait l'Espagne d'adopter quelques principes libéraux, afin de la mettre plus en harmonie autant avec la France qu'avec les autres puissances de l'Europe, dont elle différait trop par la distance énorme à laquelle elle était restée. Cette junte devait ramener le roi Joseph en Espagne, après avoir pris connaissance de tout ce qui s'était passé à Bayonne entre l'empereur et Charles IV. Indépendamment de cette mesure, les cortès du royaume devaient être assemblées à Madrid, et procéder constitutionnellement à l'élection du nouveau roi. On n'aurait pas eu grand'peine à faire réussir cette élection: le roi Joseph était avantageusement devancé par la réputation de ses qualités personnelles et par la bonne administration qu'il avait établie dans le royaume de Naples; de plus, il apportait avec lui des améliorations constitutionnelles qui, depuis long-temps, étaient tellement désirées par la nation espagnole, qu'il serait devenu en peu de temps l'objet de l'amour de ce peuple.

Comment tout cela n'a-t-il pas eu lieu? C'est ce que je vais dire.

Peu de jours après que l'insurrection de Madrid eut éclaté, il s'en manifesta de semblables à Valence, à Cadix, en Andalousie, en Aragon, en Estramadure et à Santander, sur la côte de Biscaye. Les ordres du prince Ferdinand étaient arrivés sur tous ces différens points, où le fanatisme aveugle des prêtres et de la noblesse mit tout en armes contre nous. L'empereur ne s'attendait pas à cela; il n'avait en Espagne, comme je l'ai dit, que peu de troupes, encore étaient-elles moins propres à être mises en mouvement que suffisantes pour appuyer un parti qui se serait indubitablement déclaré pour ce que l'on voulait faire, si on avait mieux agi dans cette entreprise, et qu'il ne fût pas survenu des incidens qu'on ne pouvait prévoir.

Non seulement il fallut faire marcher les médiocres troupes que nous avions vers les points importans qui, par leur population, influent sur une grande étendue de pays; mais indépendamment de ce que nous n'en retirâmes rien, c'est que ces mêmes lieux insurgés n'envoyèrent aucun député à Bayonne. Le temps se passait et n'amenait point d'amélioration: il ne put venir à Bayonne que les députés des quartiers que nous occupions; cela était bien quelque chose, puisqu'ils étaient environ cent vingt, en y comprenant les Espagnols qui étaient venus avec Charles IV et les deux infans. Le témoignage de tout ce monde aurait produit quelque chose; mais on verra comment il demeura sans aucun effet.

L'empereur, pour éviter des embarras et des scènes désagréables qui auraient eu lieu journellement à l'arrivée de tous ces députés à Bayonne, fit hâter ce qui concernait tant le roi Charles IV que les infans. Le roi partit le premier pour Compiègne; il avait préféré cette résidence, parce qu'on lui en avait beaucoup parlé sous le rapport de la chasse, qu'il aimait passionnément. Les infans partirent après pour Valençay. Comme l'empereur fut surpris lui-même par ce dénoûment, il ne sut quelle résidence leur donner. Il demanda à M. de Talleyrand son château de Valençay, et lui écrivit de s'y rendre lui-même pour recevoir les princes, et leur tenir compagnie tant qu'ils le trouveraient bon. Il n'y eut que le prince de la Paix avec un ou deux Espagnols qui suivirent Charles IV. M. de San-Carlos et Escoiquiz furent aussi les seuls qui n'abandonnèrent pas le prince des Asturies; M. de l'Infantado, Cevallos et autres restèrent à Bayonne pour attendre le nouveau roi.

Il se passa huit ou dix jours entre le départ de Charles IV et des infans, et l'arrivée à Bayonne du roi Joseph. Pendant ce laps de temps, l'empereur ordonna, en Espagne, les mouvemens de troupes qu'il croyait nécessaires au maintien de la tranquillité. Il fit envoyer le maréchal Moncey à Valence avec une division de son corps d'armée, et porter le général Dupont avec une division en Andalousie.

D'après les rapports du grand-duc de Berg, qui avait envoyé des officiers sur tous les points de l'Espagne où nous n'avions pas de troupes, et même jusqu'aux îles Baléares et à Ceuta en Afrique, il crut pouvoir compter sur les sentimens du général Castaños, ainsi que sur les troupes qu'il commandait au camp de Saint-Roch, vis-à-vis de Gibraltar. L'illusion du grand-duc de Berg nous coûta cher.

Le maréchal Bessières, qui commandait à Burgos, fut chargé de contenir l'insurrection des Gallices, et de faire en même temps un détachement sur Santander où l'évêque s'était mis à la tête de la population armée.

L'on organisa à Bayonne un petit corps de troupes que l'on fit marcher vers Saragosse, sous les ordres du général Lefebvre-Desnouettes. Tous ces différens mouvemens s'exécutaient, lorsque le roi Joseph arriva à Bayonne. L'empereur alla à sa rencontre jusqu'à plusieurs lieues de la ville; je l'accompagnai ce jour-là. Il fit monter son frère dans sa calèche, et le mena à Marac, sans s'arrêter au logement qui lui était préparé à Bayonne. Les Espagnols qui étaient dans cette ville, tant ceux qui étaient attachés à Charles IV qu'aux infans, ainsi que les députés qui y étaient déjà arrivés, avaient été prévenus, par le ministre des relations extérieures, de l'arrivée du roi à Marac: tous s'y trouvèrent une heure avant qu'il y arrivât.

Ce prince quittait à regret le royaume de Naples, où il commençait à jouir de tout le bien qu'il avait fait dans ce pays, et des immenses améliorations qu'il y avait opérées. La renommée de quelques actes de son administration, qui s'était répandue en Espagne, avait disposé favorablement les Espagnols en sa faveur. Ce règne très court, qui fit prendre au royaume de Naples une face nouvelle, est si peu connu, que mes lecteurs me sauront gré de leur en tracer une esquisse rapide.

Lorsque le roi Ferdinand, comblant la mesure de tant de violations de la foi jurée, recevait une armée anglo-russe dans ses États, il ne s'était pas écoulé six semaines depuis qu'un traité de neutralité avec la France avait été ratifié par lui[42]. À cette nouvelle, le roi Joseph fut envoyé pour prendre le commandement d'une armée destinée à punir cette inconcevable défection, en prenant possession du royaume de Naples.

À l'approche de l'armée française, les Anglais et les Russes s'étaient retirés en Calabre, où ils essuyèrent plusieurs défaites, entre autres celle de Campotenese, qui les décida à se rembarquer. Le roi Ferdinand avait passé en Sicile, laissant ses États à la discrétion du vainqueur. Le prince Joseph fit son entrée à Naples, où il fut reçu avec enthousiasme. Son premier soin fut d'y organiser un gouvernement. Une partie de l'armée française, sous le commandement des généraux Saint-Cyr et Reynier, fut dirigée sur la province des Abruzzes, la Pouille, Tarente et sur la Calabre; le maréchal Masséna fut chargé de garder Naples et de presser le siége de Gaëte.

Après avoir fait ces dispositions, le prince Joseph partit pour visiter les différentes provinces, et surtout la Calabre, pays infesté de brigands, et habité par une population aussi sauvage que ses montagnes, s'arrêtant dans tous les villages, entrant dans les églises où le peuple se précipitait en foule, et partout accueilli par les acclamations de toutes les classes.

Forcé de remettre à un autre temps l'expédition projetée contre la Sicile, le prince Joseph continua son inspection, interrogeant les administrations sur leurs besoins, et les peuples sur leurs sujets de plaintes; recueillant des notes et des mémoires; faisant lever des plans pour l'établissement de nouvelles routes, de ponts, et entre autres celui d'un canal de communication entre les deux mers. Ce projet, que le temps ne permit pas d'exécuter, devait puissamment contribuer à la civilisation de la Calabre.

La nouvelle de son élévation au trône de Naples lui était parvenue au fond de cette province. À son retour à Naples, il y fut reçu avec de nouveaux transports; les malheureux Napolitains, en proie à l'anarchie et décimés par la vengeance, levaient les mains vers leur libérateur, et le début du nouveau roi lui donnait la confiance d'un heureux avenir.

Une des premières mesures du roi fut de former un conseil d'État, auquel il appela les hommes les plus distingués que lui signalait la voix publique, sans distinction de rang ni de parti, et qui le secondèrent avec zèle dans le travail des réformes et des créations auquel il se livra avec ardeur.

La féodalité, qui tenait le peuple dans une dépendance servile de quelques familles, et que soutenait l'esprit de superstition, fut abolie de l'aveu des nobles, qui se prêtèrent à cette réforme: ceux-ci furent remboursés de leurs droits de propriété par des cédules acquittables sur le produit de la vente des biens nationaux.

Les ordres monastiques furent supprimés; le produit de la vente des biens qui en provenaient pourvut aux besoins du trésor public, et contribua à la fondation de colléges et d'autres établissemens d'instruction. Trois abbayes célèbres, entre autres celle du Mont-Cassin, où étaient rassemblées des collections précieuses de manuscrits et d'anciennes chartres, furent conservées; mais le nombre des religieux fut réduit à celui nécessaire pour la conservation de ces archives.

Les moines réformés qui étaient propres à l'instruction ou à propager l'étude des sciences, reçurent une destination conforme à leurs talens; d'autres furent envoyés comme curés dans les campagnes; quelques uns furent réunis dans des établissemens formés sur le modèle du Saint-Bernard, pour veiller à la sûreté des voyageurs dans les montagnes de la Calabre et des Abruzzes, qui sont couvertes de neige pendant la plus grande partie de l'année.

Les religieux que l'âge ou les infirmités condamnaient au repos furent réunis et alimentés dans de grands établissemens formés à cet effet.

Le peuple et même les classes élevées croupissaient dans l'ignorance. L'instruction publique excita la sollicitude du roi: de nouvelles écoles normales furent créées, et dans chaque commune on vit s'élever des écoles primaires pour les deux sexes. Trente écoles furent établies dans les différens quartiers de Naples, et l'enseignement y était gratuit.

Chaque province eut un collége et une maison d'éducation de filles; une maison centrale fut fondée à Averse pour recevoir les filles des officiers et des fonctionnaires publics, sous la protection de la reine. À la fin de chaque année, un concours était ouvert pour l'admission, dans cette maison, des élèves les plus distinguées des maisons d'éducation des provinces.

Des chaires, depuis long-temps vacantes dans les différentes facultés des lettres ou des sciences, furent rétablies.

Une académie royale fut fondée sur le modèle de l'Institut de France.

Les deux conservatoires de musique furent réunis en un seul qui reçut une meilleure organisation. L'usage infâme de la castration fut aboli.

L'académie de peinture reçut de nouveaux encouragemens; elle comptait douze cents élèves.

Les fouilles furent encouragées à Pompéi et dans toute la grande Grèce.

Les douanes furent reculées jusqu'aux frontières.

Des fabriques d'armes furent établies sur différens points du royaume.

L'armée et la marine reçurent un commencement d'organisation.

Le recrutement dans les prisons fut aboli.

Quatre tribunaux furent institués pour vider les prisons encombrées de malheureux qui y languissaient depuis nombre d'années.

Des dotations de biens nationaux furent assignées aux hôpitaux.

Une foule de taxes et de contributions de toute nature, établies sur des bases arbitraires et inégales, disparurent et furent remplacées par un seul impôt foncier qui répartit plus également les charges publiques. L'ordre régna dans les finances.

La dette publique était en partie acquittée, et une caisse d'amortissement, destinée à son extinction, fut créée et dotée. Les fonds assignés au paiement de la dette nationale furent administrés par une direction des domaines: ces fonds furent augmentés par les produits des biens des ordres religieux supprimés, et par ceux des plaines immenses de la Pouille, qui appartenaient à la couronne. Ces plaines étaient, depuis les temps les plus reculés, enlevées à l'agriculture, et destinées à la pâture d'innombrables troupeaux qui y affluaient chaque année de tous les points du royaume: ce système nuisait à la culture des terres; il fut aboli, au grand avantage du trésor public et de l'agriculture.

La maison du Tasse, à Sorrente, fut réparée, et toutes les éditions des oeuvres de ce grand poète y furent réunies sous la garde de son descendant le plus direct, auquel un traitement fut alloué. Cette maison était inaccessible; une route commode fut pratiquée pour y arriver.

Le roi s'occupa des embellissemens de la ville de Naples. Des réglemens particuliers furent faits pour chaque objet de police. Au lieu de n'être éclairée que par quelques lampes brûlant devant des madones, un système d'éclairage par des réverbères y fut introduit. Sa nombreuse population, adoucie par une administration paternelle, renonça à ses habitudes d'oisiveté et de désordre, et eut des moyens de travail. Des ateliers de lazzaroni furent établis: un emplacement avait été reconnu pour former un village où devaient être employés ceux qui ne pouvaient pas l'être dans la ville; deux mille d'entre eux étaient enrégimentés en compagnies d'ouvriers occupés des travaux des routes.

La moitié de la liste civile, perçue en cédules hypothécaires, était employée à acquérir des propriétés nationales dont le roi gratifia plusieurs des officiers de l'armée et de sa cour: ces propriétés entouraient sa principale résidence. Le but de ces largesses était d'inspirer aux seigneurs napolitains le goût de la vie rurale.

Il encourageait les barons dont il traversait les terres à rétablir leurs anciennes habitations, et à se montrer les protecteurs du pays et les amis des pauvres: il s'en faisait accompagner dans ses voyages. Il avait désigné plusieurs grandes maisons, sur les points les plus éloignés de la capitale, pour y passer quelques mois de l'année, et être à même de juger des progrès de ses institutions. Il était accessible à tout le monde, nobles, ministres, officiers, fonctionnaires, dérogeant à l'habitude de ses prédécesseurs, qui se renfermaient dans un petit cercle de favoris. Il prêchait aux nobles la popularité, au peuple les égards pour les propriétaires, qu'il lui montrait disposés à renoncer à des droits dégradans et à des priviléges ruineux. À toutes les classes de la nation, il présentait les Français comme des amis, concourant avec lui à délivrer le pays des entraves qui s'opposaient à sa prospérité. Il recommandait la justice et la modération, employant l'aménité de ses formes et la sagesse de son caractère au succès de ses conseils et de ses exemples.

Des routes carrossables furent ouvertes ou perfectionnées, qui traversaient le royaume d'une extrémité à l'autre. La route des Calabres n'était connue que par une contribution destinée à sa confection, et qui n'y était point affectée: cette route fut achevée, et la contribution abolie.

Les officiers de la maison du roi qui l'accompagnaient dans ses voyages jouissaient de certains droits à la charge des villes: ces taxes onéreuses furent abolies.

Pendant le court intervalle de temps que Joseph régna à Naples, il fit plusieurs voyages dans des buts d'utilité et d'améliorations qu'il poursuivit sans relâche. Après avoir chassé les ennemis du royaume et pris Gaëte, dissipé les troubles et les insurrections qui éclatèrent, à plusieurs reprises, dans les Calabres, et pacifié ces provinces par un mélange de sévérité et de douceur, secondé par les gardes nationales que commandaient les plus grands propriétaires, il revenait à Naples, riche des connaissances qu'il avait recueillies sur les besoins et les désirs des peuples, pour donner une nouvelle impulsion aux travaux des ministères et des différentes sections du conseil d'État.

Il visita les Abruzzes, trouvant partout les routes couvertes par la population qui y travaillait avec ardeur, et témoignait, par son empressement à exécuter ses ordres, qu'elle comprenait leur utilité, et qu'elle savait que cela était agréable au roi.

Les anciens chefs de bandes venaient voir le roi, qui ne refusait point de les admettre, et avait même avec eux de longs entretiens: il employa plusieurs d'entre eux, et n'eut point lieu de s'en repentir; d'autres lui amenaient leurs troupes, qu'il incorpora dans des régimens, et qui servirent bien.

Il présidait toujours le conseil d'État; et, quoique roi absolu, il ne se décida jamais que par la pluralité des voix. La facilité avec laquelle il parlait l'italien le servait merveilleusement pour démontrer les théories d'administration et de gouvernement dont l'exemple de la France avait prouvé la bonté.

Toutes les améliorations dont le royaume de Naples fut redevable à son nouveau roi furent obtenues par la persuasion et par une fusion habilement ménagée de tous les intérêts. Depuis son arrivée dans le pays, il avait doublé les revenus publics de moitié: la dette, qui était de cent millions, était réduite à cinquante millions, et les moyens d'extinction étaient assurés.

Tous les germes de prospérité qui furent développés sous le règne de son successeur étaient préparés, lorsqu'il fut appelé à Bayonne.

Ces résultats lui avaient concilié l'opinion. Les Espagnols se montrèrent satisfaits de le voir appelé à régénérer leur patrie. «J'ai eu l'honneur d'être présenté au roi, qui est arrivé hier de Naples, mandait confidentiellement Cevallos à son ami Azara, et je crois que sa seule présence, sa bonté et la noblesse de son coeur, qu'on découvre à la première vue, suffiront pour pacifier les provinces, sans qu'il soit besoin de recourir aux armes.» Le grand-inquisiteur et tous ses subordonnés étaient pleins de fidélité et d'affection; tous formaient des voeux pour que Joseph, chargé de régir la patrie, trouvât le bonheur dans son sein, et l'élevât au degré de prospérité qu'on devait attendre de lui.

Le duc de l'Infantado alla plus loin encore: «Nous éprouvons une vive joie, dit-il au nom des grands d'Espagne, à Joseph; nous éprouvons une grande joie en nous présentant devant Votre Majesté, les Espagnols espérant tout de son règne.

«La présence de Votre Majesté est vivement désirée en Espagne, surtout pour fixer les idées, concilier les intérêts et rétablir l'ordre si nécessaire pour la restauration de la patrie espagnole. Sire, les grands d'Espagne ont été célèbres long-temps pour leur fidélité envers leurs souverains; Votre Majesté trouvera en eux la même fidélité et le même dévoûment. Qu'elle reçoive nos hommages avec cette bonté dont elle a donné tant de preuves à ses peuples de Naples, et dont la renommée est venue jusqu'à nous.»

Je ne sais ce qui mécontenta le duc de l'Infantado; mais, malgré des protestations aussi positives, il ne tarda pas à jouer le scrupule, à insinuer à ses compatriotes des craintes sur ce qu'on allait exiger d'eux. L'empereur en fut informé, et prit de l'humeur, parce que les engagemens de M. de l'Infantado lui donnaient le droit d'attendre tout autre chose. Si le prince de la Paix avait encore été à Bayonne, j'aurais cru que cela venait de lui; il n'y était plus, mes soupçons s'arrêtèrent sur M. de Cevallos.

L'empereur voulut donner une verte leçon à M. de l'Infantado; le roi
Joseph s'était retiré dans le cabinet de l'empereur.

M. de l'Infantado fut introduit; j'étais présent dans le salon, ainsi que plusieurs de mes camarades, lorsque l'empereur lui dit d'un ton sévère: «Monsieur, prétendriez-vous me jouer ou me braver? N'êtes-vous resté ici que pour entraver au lieu d'aider à la conclusion des affaires de votre pays, dans lesquelles vous m'aviez dit que vous vouliez apporter toute votre influence? Que signifient les observations d'incompétence par lesquelles vous cherchez à ébranler vos compatriotes? Vous me prenez donc pour un insensé? Croyez-vous que c'est avec cent Espagnols qui sont ici que je veux faire reconnaître un roi d'Espagne? Parbleu! vous êtes bien abusés, si vous croyez que tous, et vous particulièrement, vous n'aurez pas besoin de mon appui pour vous soutenir près de vos compatriotes. Croyez-vous que je ne sache pas, comme vous, qu'il n'y a que les cortès qui puissent proclamer le roi? Mais qui est-ce qui peut les assembler? Voulez-vous que je les réunisse ici? cela a-t-il le sens commun? Je veux que vous emmeniez le roi à Madrid, et que, là, vous éclairiez vos compatriotes sur ce que vous avez vu et fait. Je m'en rapporte à la masse des lumières, qui est plus grande en Espagne que l'on ne pense, pour approuver et donner une force nationale à une oeuvre fondée sur une politique raisonnable. Votre conduite est d'autant plus étrange, que lorsque je vous ai parlé de tout cela, en vous proposant de vous mettre à la tête des principales affaires de l'Espagne, je vous ai moi-même fait l'observation que si cela ne vous convenait point je ne le prendrais pas en mauvaise part. Je vous ai offert de rester en France pendant une couple d'années; vous aimez l'étude; vous y passerez le temps nécessaire pour que tout se consolide en Espagne: vous m'avez répondu que non, que vous n'éprouviez aucune répugnance, que vous entreriez avec plaisir dans les affaires de votre pays; que je pouvais disposer de vous, et vous êtes le premier dont j'aie à me plaindre! Il n'y a rien de pire que ce rôle-là; soyez un honnête homme ou un franc ennemi. Je ne vous retiens pas; vous pouvez demander un passe-port pour rejoindre les insurgés, je ne m'en offenserai point; mais si vous restez, conduisez-vous bien, parce que je ne vous manquerai pas.»

M. de l'Infantado fut fort embarrassé; il testa contre cette calomnie, et renouvela les assurances de son dévoûment et de sa fidélité à ses engagemens.

L'empereur s'apaisa, parce qu'il n'avait grondé aussi fort que pour n'être plus dans le cas d'y revenir, tant avec M. de l'Infantado qu'avec aucun autre Espagnol.

Le moment d'humeur passé, l'empereur causa comme s'il ne se fût point fâché; il fit appeler le roi Joseph, qui fut salué comme roi d'Espagne par M. le duc de l'Infantado, ainsi que par les ministres espagnols, que l'on fit entrer. Il s'entretint un moment avec eux. La curiosité me porta à sortir du salon en même temps qu'eux, pour entendre ce qui se dirait dans la pièce à côté, où tous les députés espagnols attendaient le moment d'être présentés. Je m'approchai de la porte, et aussitôt qu'après le congé donné par le roi aux ministres, elle s'ouvrit, je sortis le premier. La curiosité dévorait tous ceux qui étaient dans le salon; ils questionnaient à droite et à gauche. J'entendis M. de Cevallos dire en français: «Ma foi il faudrait être bien difficile pour ne pas aimer un roi comme celui-là, il a l'air si doux! il n'y a pas à craindre qu'il ne réussisse pas en Espagne, il n'a qu'à s'y montrer au plus vite.»

Le propos que M. de Cevallos tenait devant moi devait me faire croire à sa profession de foi dont il était le cachet, et je fus bien étonné de lire le pamphlet qu'il imprima moins d'un mois après.

Les députés furent introduits dans le salon un peu après que les ministres en furent sortis. Le roi leur parla à tous, et chacun parut content; ils revinrent fort tard à Bayonne. Dès le lendemain, les mêmes Espagnols qui, huit jours auparavant, remplissaient des charges de cour près de Charles IV et des deux infans, commencèrent à faire le même service d'honneur près du roi Joseph.

Les notables espagnols que l'empereur avait convoqués étaient, du moins en assez grand nombre, arrivés à Bayonne; ils étaient chargés de discuter l'acte constitutionnel. Les principales dispositions du projet qu'on leur présenta étaient aussi libérales, aussi judicieuses qu'ils pouvaient le désirer: elles consacraient la division du trésor public et de la liste civile; elles fixaient les bases du pouvoir législatif, précisaient les attributions de l'autorité exécutive, consacraient l'indépendance de l'ordre judiciaire, la liberté individuelle et la liberté de la presse. La propagation des idées libérales, les améliorations qui pourraient contribuer aux progrès de l'agriculture, des manufactures, des sciences, des arts, de l'industrie, du commerce, tout ce qui, en un mot, était de nature à assurer la prospérité de la patrie espagnole était sanctionné.

Les notables accueillirent ce projet avec reconnaissance; ils y firent les changemens qu'exigeaient les habitudes locales, et témoignèrent la satisfaction qu'ils éprouvaient de voir enfin leurs droits garantis. Tout marchait; chacun augurait bien de l'avenir.

CHAPITRE XXVI.

Le grand-duc de Berg tombe malade.—Je pars pour Madrid.—Instructions que me donne l'empereur.—Situation des esprits à mon arrivée.—J'envoie au secours de Dupont.—Cuesta marche contre le général Bessières.—Je rappelle le corps qui occupe l'Andalousie.—Dupont conserve sa position.

Comme on vient de le voir, tout allait au mieux à Bayonne; mais il n'en était pas de même en Espagne, et, pour surcroît de contrariété, le grand-duc de Berg fut atteint d'une maladie grave, qui le mit dans l'impossibilité de vaquer aux affaires. L'empereur voulait, avant de faire partir le roi, que les vieux régimens qu'il faisait venir à Bayonne y fussent arrivés, parce qu'ils devaient composer une réserve qui aurait été en même temps la garnison de Madrid, et l'escorte du roi. Ces régimens, au nombre de six, faisaient partie de ceux qui étaient revenus en France après la paix de Tilsit. Cependant, comme il fallait absolument quelqu'un pour suppléer au grand-duc de Berg, et qu'il n'y avait personne à Bayonne, l'empereur m'envoya à Madrid, où je me trouvai dans la plus singulière position où un officier-général se soit jamais trouvé. Ma mission était de lire tous les rapports qui étaient adressés au grand-duc de Berg, de faire les réponses, de donner tous les ordres d'urgence; mais je ne devais rien signer: c'était le général Belliard qui, en sa qualité de chef d'état-major, devait tout opérer. L'empereur avait pris cette disposition, parce qu'il était dans l'intention de faire partir le roi promptement, et qu'il était inutile de rien changer avant son arrivée, époque à laquelle il m'aurait rappelé.

Il me donna des instructions verbales au moment de mon départ; elles portaient en substance qu'il fallait, autant que possible, calmer les esprits, et que, si je pouvais éviter les désordres, je me ferais beaucoup d'honneur. Il me recommanda de ne pas perdre un moment pour rétablir la communication entre Madrid et le général Dupont, qui avait été envoyé en Andalousie, et duquel on n'avait pas de nouvelles depuis vingt et un jours. Il me dit:

«L'essentiel dans ce moment-ci, c'est d'occuper beaucoup de points, afin d'y répandre ce que l'on voudra inoculer aux Espagnols; mais pour éviter des malheurs en s'éparpillant ainsi, il faut être sage, modéré, et faire observer une grande discipline. Pour Dieu, ajouta-t-il, ne laissez point piller. Je n'ai encore aucune nouvelle du parti qu'aura pris le général Castaños, qui commande le camp de Saint-Roch. Le grand-duc me dit bien qu'il lui a écrit; il s'en promet beaucoup de succès, mais vous savez comme il est.

«Il ne faut rien entreprendre au-dessus des moyens des troupes que vous avez: pour des renforts, vous savez où sont ceux que je pourrais vous envoyer: ne vous mettez donc pas dans le cas d'en avoir besoin avant qu'ils puissent arriver. Faites en sorte d'attendre l'arrivée du roi; répandez le bruit de son départ, que je vais hâter, et alors laissez agir les Espagnols, ne soyez que spectateur; mais ne négligez rien pour assurer l'exactitude et la rapidité de vos communications: c'est une affaire capitale, soit que l'insurrection fasse des progrès, soit qu'elle se calme. La première chose en tout, c'est de se ménager de bonnes informations.»

Je partis, un peu contrarié d'être obligé de retourner en Espagne, parce que je n'augurais rien de bon des affaires de ce pays, et que j'ai toujours eu de la répugnance à prendre part à des dissensions intestines, même lorsque mes propres intérêts politiques auraient dû m'en faire une loi.

J'arrivai à Madrid, où je ne vis que des visages inquiets, tant du côté des Espagnols que de celui des Français, et ce ne fut pas le moindre des obstacles que je rencontrai que de réchauffer tout le monde.

Le grand-duc de Berg partit quelques jours après mon arrivée, et avec lui cette troupe de jeunes gens qui étaient venus sur ses pas briguer les faveurs et les avancemens. On les avait tellement gâtés sous ce rapport, qu'il n'y en avait aucun susceptible de la moindre constance; ils aimaient les roses et les dangers du métier, mais ils en redoutaient les épines.

J'avais eu ordre de m'établir au palais de Madrid, parce que tous les établissemens militaires étaient voisins, et depuis l'affaire du 2 mai on était sur ses gardes. L'état-major de l'armée y était par la même raison, en sorte que l'on avait tout le monde sous la main.

Je ne m'en tins pas là: je fis fortifier l'ancien palais du Retiro, où je fis construire un réduit autour de la manufacture de porcelaine, d'où je fis déloger tous les ouvriers. Je réunis dans cette enceinte toutes les munitions de guerre et de bouche de l'armée, avec tous les employés d'administration, généraux, dépôts de troupes, et, en un mot, je ne laissai dans les casernes que ce qui était dans le cas de prendre les armes et de marcher où le besoin le commandait. Je défendis à quelque officier que ce fût de loger ailleurs qu'avec sa troupe, fût-il obligé de se mettre dans la même chambre que les soldats.

Lorsque j'arrivai à Madrid, on n'avait point reçu de nouvelles du général Dupont depuis Cordoue, et l'on ne savait pas où il était. J'envoyai la division Vedel, qui était à Tolède, pour le joindre, et lui fis prendre la même route que celle qu'il avait suivie; en même temps, je profitai de cette occasion pour informer le général Dupont de tout ce qui s'était fait à Bayonne, et de l'état général des affaires en Espagne: je lui disais que sa position en Andalousie n'était plus en harmonie avec l'état des choses, qu'elles avaient changé depuis qu'il était parti pour occuper cette province; que l'empereur m'avait bien ordonné de l'y laisser, parce qu'il croyait encore que le corps espagnol campé à Saint-Roch, sous les ordres du général Castaños, se réunirait à lui, qu'il me l'avait même mis en ligne de compte dans le nombre des troupes qui devaient se trouver sous ses ordres (à lui Dupont), mais que, si je devais m'en rapporter aux bruits du pays, le corps de Castaños s'était joint aux insurgés; que j'attendais un rapport pour me décider sur le parti que j'aurais à prendre.

La division Vedel partit, et mit environ sept ou huit jours à pénétrer jusqu'au général Dupont.

Le maréchal Moncey, qui avait été envoyé à Valence avec une seule division, par le chemin horrible des montagnes de Cuença, avait été enveloppé d'un silence absolu, presque depuis son départ; on n'en avait aucune nouvelle. Je fis marcher une division sous les ordres du général Frère, pour se mettre en communication avec lui. Comme je ne savais à quel point se serait arrêté ce maréchal, je ne pus que faire suivre à la division Frère la route qu'il avait tenue. Ce fut par ce général que j'appris que l'attaque de Valence avait manqué, et que le maréchal Moncey se retirait par Albacette. Sur ce rapport, j'envoyai la division Frère à Saint-Clément, où elle rejoignit le maréchal Moncey.

Pendant que j'étais occupé de ces deux points, ceux qu'occupaient le maréchal Moncey et le général Dupont, le maréchal Bessières, qui était à Burgos, m'informa que le général espagnol Cuesta, qui était capitaine-général de Castille, ou d'Estramadure, avait jeté le masque, et marchait contre nous, et qu'en conséquence, lui, Bessières, réunissait son corps d'armée et se portait sur Rio-Seco, me priant de le faire appuyer par quelques troupes. Je lui envoyai une brigade d'infanterie avec quatre pièces de canon et trois cents chevaux, qui lui arrivèrent après la bataille, qu'il gagna à Rio-Seco même sur les troupes espagnoles et les insurgés réunis.

De Saragosse, on me demandait également du renfort, et, qui plus est, l'empereur, après avoir ordonné, de Bayonne, à la division Verdier, qui était à Vittoria, de marcher à Saragosse, m'écrivait encore à Madrid de me mettre en communication avec le corps de Saragosse, en plaçant quelques troupes à Calahorra et Calatayud.

Les communications entre Madrid et Bayonne commençaient à devenir gênées, même irrégulières, de sorte que, quand la réponse à une lettre arrivait, l'état de la question était changé; je voyais, par ce que l'empereur m'écrivait, combien il était dans l'erreur sur notre position, et je pris sur moi de faire à ma tête. Je n'envoyai rien pour me mettre en communication avec Saragosse. C'étaient les Français qui le bloquaient, je me souciais peu d'avoir des nouvelles du siége; si les Espagnols les avaient battus, ils avaient le pays, et j'étais dans l'impuissance de leur envoyer des secours. J'envoyai ordre au maréchal Moncey de ne pas s'occuper d'autre chose que de reposer ses troupes, et de ne songer qu'à être en communication constante avec moi.

J'établis la mienne avec Bayonne d'une manière invariable, et dans cette situation, j'attendis des nouvelles du général Dupont. Mon impatience à cet égard m'avait rendu indifférent à tout; j'en reçus enfin. Le général Vedel s'était mis en communication avec lui, et m'envoyait des lettres du général Dupont lui-même, qui m'apprenait qu'après avoir été jusqu'à Cordoue, il avait été obligé de se retirer à Andujar, où il gardait une tête de pont sur le Guadalquivir; il me rendait compte de l'insurrection de l'Andalousie, et de la part qu'y avait prise le corps du général Castaños, qui était devant lui, ayant quitté les lignes de Saint-Roch, où il était campé auparavant.

La guerre prenait, dans ces contrées, un caractère qu'il était important de faire changer promptement par un succès décisif, et au lieu de cela, nous éprouvâmes un revers désastreux. J'avais prévenu l'empereur que, malgré son instruction, je prendrais sur moi de retirer le corps d'Andalousie, parce que je craignais de ne pouvoir pas le soutenir. Il me répondit que j'avais tort, que je devais l'y laisser, mais bien assurer ma communication avec Andujar, de manière à pouvoir le rappeler au premier moment.

Malgré l'ordre de l'empereur, je persistai dans mon opinion, et tout en prévenant Dupont que l'empereur m'ordonnait de le tenir jusqu'à la dernière extrémité en Andalousie, je prenais sur moi de lui ordonner de l'évacuer sur-le-champ, et de repasser les montagnes, derrière lesquelles il établirait son corps d'armée dans la Manche. Je l'engageais à ne pas se laisser séduire par la gloire d'une opiniâtreté qui était tout-à-fait hors de proportion avec les malheurs qui pourraient en être la suite; je me servis même de cette expression: Surtout évitez un malheur dont les suites seraient incalculables.

Ma lettre fut remise au général Dupont par Vedel; il m'en accusa réception, et j'envoyai la copie de l'une et de l'autre à l'empereur[43]. Il persistait à rester en Andalousie, en m'observant qu'il n'aurait rien à craindre des troupes de Castaños, s'il avait une fois réuni son corps d'armée. Lorsque sa lettre me parvint, les affaires avaient empiré sur les autres points de l'Espagne; les craintes que sa position m'inspirait devinrent encore plus vives.

Je me déterminai à faire partir une troisième division, celle du général Gobert, à laquelle je joignis la seule brigade de cuirassiers qui était en Espagne; je lui donnai ordre d'aller se poster à Manzanares, dans la Manche, et de se mettre en communication avec le général Vedel. Je lui remis une lettre qu'il devait faire parvenir au général Dupont. Par cette communication, je prévenais le général que je faisais marcher la division Gobert pour appuyer sa retraite, que je prévoyais devoir être forcée, mais non pour protéger aucune opération en avant de lui, que je lui défendais expressément d'entreprendre; que conséquemment il ne pourrait appeler cette division à lui que dans le cas où la sûreté des deux qu'il avait déjà serait compromise.

En même temps, j'ordonnai au général Gobert de me prévenir de tous les ordres qu'il recevrait de la part du général Dupont.

Aussitôt qu'il eut atteint les échelons de communication du général Vedel, il envoya ma dépêche au général Dupont, qui lui envoya en retour l'ordre de passer la Sierra-Moréna, et de venir le joindre. J'en fus averti par le général Gobert; sa lettre me jeta dans une agitation que je ne puis rendre, et qui ne se calmait que par la confiance que j'avais dans la prudence et dans les talens du général Dupont. Néanmoins je ne pus être le maître d'un pressentiment que j'éprouvais; je me relevai la nuit pour écrire à ce général quatre lignes, par lesquelles je lui ordonnais impérativement de repasser la Sierra-Moréna avec ses trois divisions, et de se mettre au plus vite en communication avec moi. Je priai le général Belliard de faire partir cette lettre sur-le-champ par un officier d'état-major bien escorté, afin que l'on n'eût aucun doute sur son arrivée. Ce fut M. de Fénelon qui fut chargé de cette mission.

CHAPITRE XXVII.

M. de Fénelon est enlevé.—Ses dépêches sont transmises à Castaños.—Faux mouvemens de nos généraux.—Les Espagnols interceptent nos communications.—Le général Vedel culbute l'ennemi.—Inaction de Castaños.—M. Villoutray.—Singulière sollicitude de cet officier.—Position réciproque.—Castaños impose à Dupont.—Capitulation.—Le général Legendre.

Ici commencèrent les malheureux événemens qui ont fait manquer l'entreprise de l'empereur sur l'Espagne: ils ont besoin d'être détaillés.

M. de Fénelon fut pris en descendant de la Sierra-Moréna, dans l'Andalousie; ses dépêches furent portées au général Castaños, pendant qu'il faisait conclure aux plénipotentiaires du général Dupont la première et la plus honteuse transaction qui ait jamais terni l'honneur de nos armes.

Voici comment ce malheureux événement arriva.

Le général Dupont était, de sa personne, à Andujar avec une de ses divisions, je crois que c'était celle du général Barbou; il avait un fort poste à Mengibar, sur le Guadalquivir, à quelques lieues au-dessus d'Andujar. Il défendait donc la tête de pont d'Andujar, en même temps qu'il observait le bac de Mengibar, où l'on passe le Guadalquivir. Il avait fait venir la division Vedel à Baylen, sur la route de la Sierra-Moréna à Andujar, à quatre lieues de cette ville, et celle du général Gobert à la Caroline, à quatre lieues plus en arrière[44], c'est-à-dire que les trois divisions, n'étant qu'à quelques lieues l'une de l'autre, pouvaient, au besoin, être réunies dans le même jour.

Nous étions à la mi-juin: la chaleur était excessive, surtout en Andalousie. Les Espagnols vinrent attaquer la tête de pont d'Andujar, je crois le 14 ou le 15 de juin, et en même temps passèrent à Mengibar avec quelques troupes. Le général Dupont envoie ordre au général Vedel, qui était à Baylen, de marcher à la défense du passage de Mengibar, d'où il retirait les troupes qui y étaient postées, en ayant besoin à Andujar, où il était attaqué; et en même temps il donna ordre à la division Gobert de s'approcher depuis la Caroline, où elle était, jusqu'à Baylen, d'où venait de partir la division du général Vedel. Ce mouvement fut bien fait.

Cette première attaque des Espagnols fut insignifiante; mais le lendemain elle se renouvela, et parut vouloir devenir sérieuse.

Le général Dupont appela à Andujar la division Vedel, qu'il avait envoyée la veille de Baylen à Mengibar, et elle dut quitter ce dernier point au moment où les Espagnols faisaient mine de passer le fleuve; heureusement que Vedel y laissa environ une brigade aux ordres du général Liger-Belair: ce fut ce dernier qui appela le général Gobert à son secours. Le général Dupont avait donné ordre à la division Gobert, qui se trouvait à Baylen, de venir remplacer le général Vedel à Mengibar. Le général Gobert trouva les ennemis déjà sur la rive droite du Guadalquivir; il voulut les charger lui-même à la tête d'un escadron de cuirassiers dont il était accompagné, et en payant bravement de sa personne. Il fut tué dans cette misérable affaire. Cet événement, qui n'eût été que de peu d'importance dans toute autre occasion, devint funeste dans celle-ci.

Il fut remplacé dans le commandement de sa division par le général de brigade Dufour, qui se trouvait à la tête de la colonne d'infanterie à quelque distance en arrière, lorsqu'on vint le prévenir que c'était à lui à commander la division; celui-ci ignorait sans doute ce qu'il y avait à faire, quelles étaient les instructions qu'avait reçues le général Gobert, en sorte qu'il fut dupe de tous les rapports qu'on lui fit, entre autres, de celui par lequel on lui rendait compte que les ennemis l'avaient tourné par la gauche, ce qui était une supposition ridicule, parce qu'il n'y avait à Mengibar qu'un bac insuffisant pour exécuter le passage du nombre de troupes nécessaire à cette opération. Effectivement, la division espagnole qui était à Mengibar (elle était commandée par le général suisse Reding) ne l'effectua pas; et, d'ailleurs, si le général Dufour avait poussé jusqu'à Mengibar, il aurait su s'il avait passé des troupes sur la rive droite du fleuve.

Le général Dufour, abusé par ce rapport, part avec sa division, abandonnant le projet de s'approcher du fleuve, pour aller chercher les ennemis qu'il supposait l'avoir tourné; il reprend la route de Baylen, où on lui apprend, dit-il, qu'ils ont paru à Linarès, se dirigeant vers les montagnes, sans doute pour intercepter les communications avec Madrid. Sur ce nouveau rapport, il part de Baylen pour la Caroline, ayant soin de faire prévenir le général Dupont, qui était encore à Andujar, de son mouvement, ainsi que du motif qui l'avait déterminé[45]. Celui-ci, toujours au dire de Dufour, non seulement l'approuve, mais il envoie encore à Baylen la division Vedel, qui était avec lui, pour appuyer le général Dufour, qu'il supposait être devant lui, et non pas courant après une chimère dont un bon capitaine de chasseurs à cheval n'aurait pas été dupe.

Le général Vedel arrive à Baylen[46], où il passe la journée, et apprend que le général Dufour est en marche sur la Caroline, où il croit trouver l'ennemi. Cela paraissait si positif, qu'il ne vint pas à la pensée du général Vedel d'envoyer une reconnaissance sur Mengibar (il y eût trouvé M. de Reding), présumant que le général Dufour avait eu cette précaution avant de prendre la résolution de marcher à la Caroline avec toute sa division. Comme il avait ordre d'appuyer le mouvement du général Dufour, il prévint le général Dupont que, conformément à son instruction, il allait partir le lendemain avec sa division pour la Caroline. Il envoya sa lettre au général Dupont, qui était resté à Andujar avec la division Barbou.

Cette lettre lui fut portée par un maréchal-des-logis de chasseurs à cheval, accompagné de treize chasseurs, qui partirent le soir de Baylen pour Andujar; ils y arrivèrent de grand matin, et firent bien leur commission. Le général Dupont répond de suite au général Vedel qu'il approuve sa marche pour rejoindre le général Dufour, en le prévenant que lui-même va partir d'Andujar le lendemain 17 pour se réunir à eux. Il envoie cette lettre par le retour du même maréchal-des-logis de chasseurs, qui repassa à Baylen à la pointe du jour, le lendemain du départ du général Vedel. Il n'y avait point encore d'ennemis à Baylen: il continua son chemin vers la Caroline, où il arriva sans coup férir, et remit au général Vedel les lettres du général Dupont.

Comment concevoir que le général Dupont, ne soit pas parti de suite le 17, au lieu de remettre son mouvement au lendemain? Il était beaucoup plus qu'autorisé à se retirer, puisqu'il en avait reçu l'ordre de moi. Il était informé de l'état des choses derrière lui, et, qui plus est, en supposant qu'il ait soupçonné que le général Dufour avait été dupe de fausses informations, devait-il ne pas songer qu'en restant à Andujar, il allait se retrouver dans le même embarras qu'avant d'avoir été rejoint par les deux divisions que je lui avais envoyées sur ses instances réitérées? Je ne sais quel motif l'a porté à ne partir que le lendemain du jour où il reçut le maréchal-des-logis de chasseurs que lui avait envoyé le général Vedel; mais voici ce qui en arriva.

Le général espagnol Reding (Suisse de nation) était resté à Mengibar, et n'avait pas songé à tourner le général Dufour, qui était pour le moins aussi fort que lui, et peut-être plus; aussi se contenta-t-il d'observer le mouvement de Dufour sur la Caroline, sans rien faire qui pût déceler son projet; et, voyant le général Dupont resté seul à Andujar, il passe le Guadalquivir à Mengibar, et vient se placer à Baylen sur la communication entre Dupont et Vedel. Il eut le temps de bien s'établir et de se préparer à recevoir le général Dupont, qui effectivement arriva le matin, ayant marché toute la nuit pour éviter la chaleur, et qui fut fort surpris de trouver à Baylen les mêmes Espagnols qu'il croyait poursuivis par les deux divisions de Dufour et de Vedel.

Il n'y avait pas deux partis à prendre, il se disposa à combattre pour forcer le passage; les Espagnols l'avaient prévu, et avaient, dans tous les cas, leur retraite assurée sur Mengibar. La canonnade s'engagea. On a fait sur cette action toutes sortes de contes, tant sur la manière dont elle fut engagée et conduite, que sur des motifs que l'on avait eus d'employer les meilleures troupes à une autre destination qu'au combat[47]. La vérité est que les troupes étaient exténuées de fatigue, et que la chaleur les trouva le lendemain dans cet état d'épuisement, sans une goutte d'eau. On ne peut se faire une idée, dans un climat tempéré, de ce que c'est que cette souffrance; il faut l'avoir éprouvée pour en juger. Une autre circonstance à ajouter à cela, c'est que le général Dupont était malade, et que, dans cet état, il n'avait pas la moitié de ses facultés.

M. de Reding sentait sa position mauvaise, parce qu'il n'obtenait point de succès sur des troupes qu'il croyait prendre aussitôt qu'il les aurait attaquées, mais surtout parce que, pendant l'action, on vint le prévenir que les troupes qui avaient pris le chemin de la Caroline (c'étaient Dufour et Vedel) s'étaient mises en marche pour revenir à Baylen, et qu'elles ne tarderaient pas à paraître. M. de Reding se tira habilement de la mauvaise situation où cette circonstance inattendue l'aurait jeté. Il profita du moment où le général Dupont ne pouvait pas encore être informé de la marche des généraux Vedel et Dufour, pour lui envoyer proposer une suspension d'armes, afin d'entrer en accommodement, si cela était possible. Cette proposition convenait d'autant mieux au général Dupont, que le moins qu'il pouvait y gagner était un peu de repos pour ses troupes, qui en avaient grand besoin.

Il accepta, et envoya près du général Reding des officiers pour régler la position des troupes, et les conditions d'un armistice qui fut conclu de suite. Il avait eu aussi la précaution d'envoyer en observation le plus loin possible sur la route d'Andujar, par laquelle il était venu, afin d'être prévenu, si le corps espagnol du général Castaños s'approchait, parce qu'il présumait bien que ce général se serait mis à sa poursuite immédiatement après qu'il aurait été averti de son départ d'Andujar.

Il y avait à peine quelques heures que l'on était en armistice, que le général Vedel paraît à la vue des Espagnols de l'autre côté de Baylen, n'ayant que cette ville, que les Espagnols défendaient, entre lui, Vedel, et le général Dupont.

Le général Vedel, voyant les ennemis, attaque de suite, et pousse vivement tout ce qui est devant lui; il fait mettre bas les armes au régiment espagnol de Jaen, le chasse de sa position, en lui enlevant deux pièces de canon qui la défendaient: encore quelques efforts, et il consommait la perte du général Reding, qui, s'il n'avait été pris ou détruit, aurait dû stipuler pour lui dans les conditions qui devaient suivre l'armistice existant, et dont il tira un bien autre parti.

Il envoie, au milieu de l'action, un parlementaire au général Vedel, pour le prévenir de ce qui s'était passé entré lui et le général Dupont, avec lequel il était en armistice. Le général Vedel ne veut entendre à rien, et poursuit ses avantages, lorsqu'enfin la persévérance de M. de Reding lui suggéra d'employer le général Dupont lui-même, par lequel il fit intimer au général Vedel de suspendre son attaque, et il le comprit dans l'armistice, en lui envoyant un de ses aides-de-camp, M. Barbara, pour l'obliger à se conformer à ses dispositions. Vedel reçut un second ordre de Dupont, de rendre au général Reding le régiment de Jaen et l'artillerie qu'il avait pris, comme l'ayant été, disait-on, postérieurement à l'armistice conclu entre la division Barbou, avec laquelle Vedel n'avait cependant rien de commun.

Dès que Vedel se vit en communication avec son général en chef, qui lui envoyait des ordres par un officier de son état-major, il s'y conforma: c'était au général en chef à profiter de cette circonstance pour rendre au moins sa position meilleure, s'il ne voulait pas détruire le général Reding, qui resta ainsi à Baylen entre la division Dupont et celles de Vedel et de Dufour, c'est-à-dire au milieu de plus de trois fois autant de monde qu'il n'en avait. Il eut la constance d'y attendre l'arrivée de son général en chef, M. de Castaños, avec lequel il ne pouvait communiquer que par Mengibar et la rive gauche du Guadalquivir; encore Castaños ne serait-il pas arrivé si tôt sans la sottise la plus incroyable qui ait jamais été faite par un officier, quelque médiocre qu'il puisse être; si ce n'était pas une turpitude, cela ne pourrait être qualifié que de trahison.

Dupont avait envoyé un officier d'état-major, M. de Villoutray, sur la route d'Andujar, le plus loin possible, pour être averti de l'approche du général Castaños. Lorsque cet officier reçut les ordres du général Dupont, l'armistice était conclu avec le général Reding. Que croirait-on qu'il fit? Je le donne en mille au plus fin, et vais le raconter comme il me l'a dit lui-même, lorsqu'il est venu à Madrid me rendre compte du malheureux sort de ce corps d'armée.

Il alla depuis Baylen jusqu'à la première poste sur la route d'Andujar, c'est-à-dire à deux lieues du pays, qui en font à peu près trois de France; de ce point il pousse encore une reconnaissance un peu plus loin, il n'aperçoit personne, le plus grand silence régnait autour de lui, lorsqu'il entend le canon qui recommence à tirer à Baylen, ainsi que la mousqueterie. Il ne lui vient pas dans l'esprit que ce canon pouvait être celui du général Vedel, qui serait revenu de la Caroline au bruit de celui du général Dupont, qui avait dû s'entendre toute la matinée de Baylen à la Caroline, et qui avait dû déterminer Vedel à revenir sur ses pas.

Il ne lui vint pas non plus dans l'esprit que ce pouvait être le général Dupont qui essayait de nouveau de forcer le passage, ou qui se défendait contre une perfidie dont on aurait voulu le rendre victime dans sa mauvaise position; et au lieu de revenir à toutes jambes à Baylen prévenir le général Dupont de ce qu'il avait observé, et lui dire que, dans tout état de choses, il avait au moins cinq ou six heures avant d'entendre parler de M. de Castaños, à la rencontre duquel il aurait pu d'ailleurs être envoyé une seconde fois, si cela eût été nécessaire, cet officier imagine tout le contraire: il va à la rencontre de M. de Castaños, qu'il trouve à Andujar, se disposant à partir pour Baylen. Peut-être même avait-il déjà commencé son mouvement; mais il ignorait complétement ce qui se passait à Baylen, il n'avait pas encore reçu la dépêche du général Reding qui lui en rendait compte.

Ce fut cet officier du général Dupont qui le mit officieusement au courant de tout ce qui était arrivé, et qui lui dit qu'on l'attendait pour traiter de l'évacuation de l'Andalousie par les troupes françaises. M. de Castaños apprenant l'état des choses et la position malheureuse du général Dupont, ne se fait pas prier plus long-temps de partir, et il amène son armée au plus vite pour augmenter les embarras dont le général Dupont ne savait déjà plus comment sortir.

Je laisse le lecteur juge de cette sottise comme de ce qui aurait pu arriver à la division Reding, si cet officier, au lieu d'aller chercher Castaños, fût venu dire à Dupont sur combien d'heures il pouvait compter avant d'être attaqué par la route d'Andujar, sur laquelle il avait été jusqu'à cinq lieues sans trouver personne. Vedel et Dufour étaient arrives, et Dupont pouvait prendre d'abord toute la division Reding, et écraser ensuite le corps de Castaños, sur lequel il aurait eu une supériorité numérique hors de toute proportion.

L'arrivée de M. de Castaños rendait affreuse la position de la division Barbou, avec laquelle se trouvait Dupont. Les Espagnols s'attachèrent à empêcher la communication entre elle et celles de Vedel et de Dufour, parce que cette division allait devenir le gage de tout ce qu'ils se proposaient d'exiger. Je ne fais nul doute que, si le général Dupont avait eu ses trois divisions rassemblées, comme il pouvait et aurait dû les avoir sans les fautes de ses généraux; je ne fais nul doute, dis-je, que, malgré son état maladif, le général Dupont aurait mal mené Castaños et Reding; mais dans la malheureuse position où l'avait mise l'ineptie de ceux qui exécutaient sous lui, il ne pouvait guère faire mieux que de chercher à traiter.

Il avait par hasard avec lui le général Marescot, premier inspecteur-général du génie, que l'empereur avait envoyé en reconnaissance dans l'Andalousie, et qui, pour sa sûreté personnelle, s'était réuni au corps du général Dupont; ce fut lui qu'il chargea d'assister aux conférences avec le général Legendre et d'autres officiers. Elles s'ouvrirent à Baylen, chez le général Castaños, qui avait de même avec lui quelques officiers-généraux espagnols. Les plénipotentiaires du général Dupont demandaient le libre passage par la Sierra-Moréna, pour revenir à Madrid avec tous les corps d'armée. Ils n'avaient pas autre chose à demander, et les Espagnols n'avaient d'avantage de position sur le général Dupont que de tenir la division Barbou séparée de celles des généraux Vedel et Dufour, par la position qu'avait prise, à Baylen, le général Reding, lequel pouvait aussi être considéré comme coupé du général Castaños par la position même de la division Barbou, qui le séparait de ce général. Il n'y avait donc pas plus de motifs pour imposer à la division française du général Barbou des conditions que l'on aurait pu imposer, et que cependant l'on n'imposa point à la division espagnole de Reding, qui était dans le même cas, c'est-à-dire qu'il n'y avait pas même le cas d'une négociation, et il fallait avoir perdu la tête pour se conduire comme l'ont fait les généraux français qui étaient là présens. Par une absurdité sans exemple, il fut posé en principe que les Français demandaient, et que c'était aux Espagnols à accorder ou à refuser, et pas une voix ne se fit entendre pour faire l'observation dont je viens de parler.

Cependant M. de Castaños ne manqua pas de considérer que sa division Reding était, pour le moins, aussi compromise que l'était la division Barbou, et qu'en dernière analyse le combat qui avait eu lieu entre ces deux divisions, n'avait eu aucun résultat; il n'y avait point eu de perte d'artillerie, ni de bataillons pris[48], ni enfin aucun de ces événemens qui marquent le succès ou l'infériorité. Il considérait, en outre, que le corps de Dupont, réuni, lui serait supérieur par sa nombreuse cavalerie et son artillerie, et sa réunion était infaillible au bout d'une demi-heure d'efforts de la part du général Vedel, auquel il ne pouvait pas s'opposer, et qui était impatient de combattre. Il n'y avait pas cinq cents toises entre les postes de Vedel et ceux de Barbou. Il était bien, il est vrai, de sa personne à Baylen, chez le général Reding, mais il avait à traverser la division Barbou, pour rentrer à son corps sur la route d'Andujar, et il craignait que, si l'on se séparait sans rien conclure, on eût vent de la supercherie, qui n'aurait pas manqué de tourner contre lui. Il préféra donc ne pas gâter la bonne affaire que la fortune lui présentait, en voulant obtenir trop. En conséquence, il consentit un libre passage par la Sierra-Moréna, de tout le corps qui était en Andalousie; l'acte en fut dressé et signé sur-le-champ.

Tout était terminé, lorsqu'on apporta à Castaños les dépêches prises sur le jeune M. de Fénelon, que j'avais ordonné que l'on fît partir de Madrid, pour porter au général Dupont la lettre dans laquelle je donnais à ce général l'ordre impératif de quitter l'Andalousie pour ramener son corps d'armée sur Madrid, en me faisant connaître l'itinéraire de sa marche, et s'il était suivi par les Espagnols, afin que je pusse aller à sa rencontre avec tout ce que j'avais de troupes disponibles.

M. de Castaños, ayant lu cette dépêche, appela successivement dans une pièce voisine les plénipotentiaires du général Dupont, et leur ayant fait lire la lettre que j'écrivais au général Dupont, il leur dit: «Messieurs, je venais de vous accorder le retour à Madrid, par la Sierra-Moréna, pour vous et les troupes sous vos ordres; je suis bien fâché du contre-temps qui survient, mais, voilà une lettre de votre général en chef qui ordonne au général Dupont de revenir à Madrid, et je dois m'y opposer; en conséquence, je change de résolution, et nous allons parler d'autres arrangemens.» M. de Villoutray, qui était présent, m'a rapporté mot pour mot ma lettre, qu'il m'a dit avoir lue entre les mains du général Castaños, avoir bien reconnu mon écriture, et l'avoir certifié aux généraux Marescot, Legendre, Pannetier, et à tout ce qui était là de Français[49].

Il n'y avait donc plus de doute que c'était moi qui avais écrit et ordonné que l'on se retirât sur Madrid. Peu importe par quelle voie mes intentions avaient été connues, on avait reconnu mon écriture et ma signature, conséquemment on était obligé de faire au moins tout ce qui aurait été possible pour exécuter ce que je commandais, à moins d'en être empêché par une force et des événemens majeurs. Or, ce que je prescrivais était précisément les conditions qui venaient d'être accordées par le général Castaños. On les avait obtenues avant de connaître ma lettre; et pourquoi? parce que le général Castaños avait cru ne pouvoir accorder moins à un corps d'armée qui était en état de se mesurer avec lui, et même de le battre. Ma lettre ne diminuait rien de la force du corps du général Dupont, qui était encore, après cette circonstance, ce qu'il était avant qu'elle survînt; elle ne changeait donc rien à sa situation; elle lui imposait au contraire le devoir de recourir aux armes, si le hasard avait fait qu'il eût obtenu moins que ce que j'ordonnais que l'on fît, puisqu'il avait encore son corps entier, lorsqu'il connut les ordres que je lui envoyais; et il faut avoir fait un singulier raisonnement en partant de cette lettre pour faire le contraire de ce qu'elle prescrivait.

Et en supposant que, trompé moi-même par de faux rapports, je lui eusse donné, par cette lettre, des ordres qui l'auraient mis dans une position moins heureuse que celle qu'il avait obtenue, il aurait encore dû ne se relâcher en rien des avantages auxquels la supériorité de ses armes lui donnait le droit de prétendre, surtout les ayant obtenus avant d'avoir reçu mes ordres, que, dans ce cas, il aurait pu méconnaître.

Ce raisonnement est un axiome du métier, et je rends trop de justice au général Dupont, pour douter que, s'il avait été assez bien portant pour monter à cheval, et venir lui-même juger ses ennemis et plaider ses affaires, elles n'eussent tourné tout autrement. Au lieu de cela, elles ont été livrées à des hommes qui se sont empressés de sortir d'embarras à ses dépens, et qui n'ont pas eu honte de trouver les observations de M. de Castaños fondées et raisonnables. Par suite de cet incident, ils entrèrent dans une nouvelle négociation, en annulant la première capitulation.

Croira-t-on que, sans tirer un coup de canon ni un coup de fusil depuis la première capitulation, ils en signèrent une autre par laquelle ils rendirent prisonnier de guerre, pour être conduit en France par mer, tout le corps d'armée, qui devait défiler et mettre bas les armes, avec la sotte condition qu'on les leur rendrait au moment de leur embarquement pour la France? Enfin on eut l'infamie de ne pas rejeter un article que le général espagnol y fit insérer, par lequel les malheureux soldats qu'on sacrifiait lâchement furent déshonorés. On les obligea de mettre leurs havresacs à terre, et sous prétexte de leur faire restituer des effets d'église, qu'on les accusait d'avoir volés, on les soumit à cette dégoûtante visite. Cette seconde capitulation portait qu'il y aurait un nombre déterminé de caissons qui ne seraient point visités. Eh! c'étaient ceux-là qui auraient dû l'être.

Enfin, après ces honteuses stipulations signées, on se mit en devoir de les exécuter, et la division Barbou défila la première. Les généraux Vedel et Dufour, qui n'étaient point tournés, ayant appris de quoi il était question, s'arrangèrent de manière à partir à l'entrée de la nuit, et reprirent le chemin de la Caroline, qu'ils suivirent pendant deux jours.

Les Espagnols s'étant aperçus de ce mouvement, et n'ayant aucun moyen de s'opposer à la retraite de ces deux divisions, imaginèrent celui-ci: ils déclarèrent au général Dupont que, si ces deux divisions ne venaient pas exécuter les conditions de la capitulation dans laquelle leur intention avait été de les comprendre, ils n'exécuteraient point cette même capitulation en ce qui concernait la division Barbou; qu'ils la traiteraient avec toute la sévérité des représailles, et ne répondaient pas des excès où ce manque de loyauté porterait la population révoltée.

On était véritablement dans la veine des sottises: cette menace fit peur (on rougirait d'avouer pourquoi) au point que l'on envoya le général Legendre, qui était le chef d'état-major du corps d'armée, courir après les deux divisions de Vedel et de Dufour, pour les ramener. Il ne put les joindre qu'à quatre lieues au-delà de la Caroline, et sans dire autre chose à ces deux généraux, sinon qu'ils étaient compris dans une capitulation d'évacuation qui avait été signée entre le général Dupont et le général Castaños, il leur ordonna, de la part du général Dupont, de ramener leurs divisions, les grondant même d'être partis du champ de bataille sans ordre, et d'avoir ainsi compromis la vie des soldats de la division Barbou. Ce général Legendre se garda bien de dire à ces deux généraux qu'il venait les chercher pour leur faire mettre bas les armes, quoique lui-même eût déjà fait procéder au désarmement de la division Barbou avant de venir chercher Vedel et Dufour, qu'il abusait sciemment.

On a blâmé ces deux généraux d'avoir obéi; je doute qu'à leur place on eût osé ne pas le faire. Étaient-ils autorisés à soupçonner un piége dans ce que leur disait le chef d'état-major du corps d'armée au nom de leur général en chef? Non: si l'on admettait ce principe, il en résulterait les plus grands inconvéniens à la guerre, où l'on n'a le plus souvent que des jeunes gens pour porter les ordres des généraux. Devra-t-on les croire lorsqu'on ne les connaîtra pas personnellement, si l'on doit douter de la véracité du chef d'état-major du corps d'armée, qui vous porte lui-même un ordre du général en chef, surtout quand il a soin de ne pas vous dire que c'est pour vous livrer aux ennemis?

Enfin, ces deux divisions revinrent à Baylen, d'où la division Barbou était partie plusieurs jours auparavant. Elles furent remises aux généraux espagnols, qui les séparèrent et désarmèrent, puis les mirent en marche sur Séville.

Le général Dupont rendit ainsi un effectif de vingt-un mille hommes d'infanterie, avec quarante pièces de canon et deux mille quatre cents hommes de cavalerie, c'est-à-dire le bon tiers des troupes françaises qui étaient en Espagne.

Si le général Legendre avait voulu, il aurait sauvé les deux divisions de Dufour et de Vedel; il n'avait qu'à les suivre au lieu de les faire revenir pour les déshonorer, mais tout le monde était plus occupé de suivre de l'oeil les caissons réservés et non soumis à la visite. Enfin, chacun fut puni par où il avait péché: les soldats, indignés d'être soumis à cette honteuse visite, indiquèrent aux Espagnols les caissons qu'ils regardaient comme la cause de l'affront qu'on leur avait fait, et leur dirent qu'ils contenaient, bien plutôt que les havresacs, les objets que l'on cherchait. Les Espagnols ne se le firent pas dire deux fois, et les pillards furent pillés à leur tour. Si le général Dupont avait commencé par cette précaution en se mettant en marche, il aurait trouvé tout le monde prêt à faire son devoir.

Cette malheureuse armée fut victime de l'erreur de son général: la junte insurrectionnelle d'Andalousie ne ratifia pas la capitulation, tout fut fait prisonnier, et mourut de langueur ou de mauvais traitemens dans les prisons d'Espagne; les moins malheureux furent ceux qui obtinrent d'être livrés aux Anglais.

Le général Dupont, après ce désastre, était bien obligé de m'en rendre compte; il m'écrivit une lettre fort courte, contenant la capitulation qu'il avait ratifiée, et chargea M. de Villoutray de m'apporter cela à Madrid; nous verrons tout à l'heure comment il y arriva. Retournons à Bayonne.

CHAPITRE XXVIII.

Fâcheuse impression que fait en Espagne le désastre de Baylen.—La
Romana et Bernadotte.—Entrée de Joseph à Madrid.—Encore M.
Villoutray.—Mon opinion sur ce qu'il y avait à faire.—Événemens de
Portugal.—L'amiral Siniavin.

L'empereur venait de faire partir le roi Joseph pour Madrid, avec les députés espagnols. Ce nombreux convoi était accompagné par deux vieux régimens d'infanterie légère, et marchait, par conséquent, à petites journées. Déjà l'on se flattait qu'avec de la douceur on insinuerait la persuasion, et l'on espérait qu'arrivé à Madrid avec le cortége, l'on pourrait commencer tout ce que l'on avait projeté pour nationaliser l'ouvrage qui n'avait été qu'ébauché à Bayonne. Le roi ne fut reçu avec enthousiasme nulle part, mais avec respect partout; il avait même gagné quelque chose à se faire connaître personnellement.

Le malheur voulut qu'en passant à Burgos, les avant-coureurs de la nouvelle de la défaite du général Dupont y arrivèrent presque aussitôt que lui, parce que les juntes de Cordoue et de Séville étaient fort actives dans leurs communications, et quoique le corps de Dupont ne fût pas encore pris, on anticipait sur les événemens, en sorte que l'opinion en était frappée, et la crainte retenait déjà beaucoup d'Espagnols qui, comme dans tous les pays, se seraient volontiers jetés dans une entreprise nouvelle; mais ils voulaient, auparavant, apercevoir des espérances de réussite. On se détermina donc à attendre la confirmation de l'événement dont on répandait le bruit, avant de prendre un parti[50].

Le convoi des députés diminuait tous les jours, si bien que le roi arriva à peu près seul à la maison de campagne de Chamartin, à deux lieues de Madrid, le 21 juin au matin. Les nouvelles d'Andalousie commençaient déjà à circuler dans la ville, où elles étaient parvenues par des moyens extraordinaires; on n'y croyait pas, et moi particulièrement, parce que je ne pouvais concevoir que le général Dupont ne m'en eût rien fait dire. Néanmoins mes protestations ne persuadaient pas. La première chose que me demanda le roi, lorsque j'allai prendre ses ordres à Chamartin, ce fut des nouvelles d'Andalousie, dont on lui avait déjà parlé. Je ne pouvais que lui répondre que je ne concevrais pas qu'il y fût arrivé un malheur.

Le roi Joseph fit son entrée à Madrid le même jour, à quatre heures du soir; il n'était escorté que par la garde à cheval de l'empereur. Je fis mettre la garnison sous les armes, et la disposai en réserve sur toutes les places, de manière à pouvoir agir, si cela devenait nécessaire.

Le cortége du roi était nombreux; mais aucun Espagnol, hormis le capitaine-général de Navarre, ne l'accompagnait; les ministres, ainsi que les députés qui étaient partis de Bayonne avec lui, l'avaient déjà abandonné. Il y avait une assez grande curiosité parmi le peuple, même quelques marques d'approbation; mais il y eut de la décence partout. Les gardes wallonnes étaient sous les armes, et bordaient la haie au château, où le roi descendit vers cinq heures du soir, le 21 juin. Il reçut, le lendemain, les autorités de la ville de Madrid et plusieurs Espagnols de marque, et commença de suite à prendre connaissance de l'état des affaires du pays. Il est très probable que l'on se serait accoutumé petit à petit à ce que cette révolution avait de choquant pour la fierté espagnole, en considérant tout ce que les différentes classes de la nation gagnaient à un changement qui aurait apporté plus d'égalité dans les conditions. Malheureusement les correspondances particulières apprirent de tous côtés le désastre du général Dupont, avec des détails qui ne permettaient plus d'en douter; et enfin le commandant d'un des bataillons placés sur la ligne de correspondance, depuis Madrid jusqu'à la Sierra-Moréna, me rendit compte du passage par son poste, de M. de Villoutray, allant à Madrid, escorté par un officier et un détachement de cavalerie espagnole, venant de Baylen, et étant porteur de la capitulation du général Dupont.

J'envoyai sur-le-champ ordre au commandant d'Aranjuez d'arrêter le détachement de cavalerie espagnole, de le garder jusqu'à nouvel ordre, et de faire partir M. de Villoutray en poste pour Madrid, où il arriva le 29 juin, apportant l'acte conclu, à la suite de la journée du 20, entre le général Dupont et le général Castaños.

Cet officier ne me donna d'abord que des détails obscurs, qui rendaient ma curiosité plus impatiente. Je lui demandai pourquoi il m'avait amené une escorte de cavaliers espagnols jusqu'à Madrid, où leur présence aurait suffi pour encourager un soulèvement, au lieu de les laisser au Puerto de la Sierra-Moréna, et de prendre les deux bataillons qui gardaient ce passage, pour s'en faire escorter, puisqu'il revenait à petites journées. Après quelques momens d'hésitation[51], il me dit qu'il n'avait pas eu cette pensée, et qu'il s'était cru plus en sûreté avec son escorte espagnole, pour traverser un pays qu'il me disait insurgé. «Mais au moins, lui répondis-je, avez-vous dit à ces bataillons, comme à ceux que vous avez dû trouver à Valdepenas, à Manzanares et à Madrilejos, ainsi qu'à la brigade du général Laval, que vous avez rencontrée, ce qui était arrivé au général Dupont? Puisque vous me dites que le pays est insurgé, il va devenir très difficile de communiquer avec eux.»

Il répliqua qu'en sa qualité de parlementaire il ne leur avait rien dit, et plus tard, c'est-à-dire de retour à Paris, il m'avoua que du Puerto de la Sierra-Moréna, où il avait trouvé les deux bataillons qui gardaient ce passage, il avait écrit à Castaños de les envoyer chercher comme faisant partie du corps d'Andalousie, tant il était loin de les prévenir de se retirer. Les militaires qui me liront ne concevront pas une pareille démence, et plaindront le général Dupont d'avoir été dans le cas d'employer de tels hommes.

Castaños ne manqua pas de profiter de l'avis, et fut beaucoup mieux servi par M. de Villoutray, dans le cours de sa campagne, qu'il ne l'avait été par aucun officier de l'armée espagnole.

Le roi Joseph m'envoya chercher aussitôt qu'il reçut cette nouvelle, pour avoir une opinion sur ce qu'il se proposait de faire. Je fus d'avis de rappeler bien vite le corps du maréchal Moncey, qui était encore entre San-Clemente et Aranjuez; d'envoyer prévenir le maréchal Bessières, qui était en mouvement dans le royaume de Léon; de faire également prévenir le général Verdier, qui continuait d'assiéger Saragosse, afin qu'il prît garde à une insurrection qui devenait probable, et enfin j'insistai fortement pour que l'on évacuât de suite, de Madrid, les hôpitaux avec les administrations, et que l'on n'y gardât que les troupes en état d'agir.

Le roi fit donner ses ordres de suite pour que l'on exécutât tout cela; mais il me demandait si mon opinion était que l'on pût encore tenir en Espagne après ce malheur. Je lui répondis franchement que je ne le croyais pas; qu'il ne fallait compter sur aucun secours de France, où il n'y en avait pas, à moins que l'on ne les tirât de la grande armée, c'est-à-dire des bords de l'Oder, et qu'ayant leur arrivée, une persévérance irréfléchie nous amenerait de nouveaux malheurs, parce que le prestige attaché jusqu'à ce moment à nos armes venait de recevoir une atteinte assez forte pour encourager une insurrection générale, qui serait d'autant plus entreprenante, qu'elle ne verrait que des corps isolés composés de très jeunes gens, qui lui présenteraient de nouveaux succès encore plus faciles à obtenir que celui auquel nous devions si peu nous attendre.

Le roi me dit: «En ce cas, vous évacueriez donc Madrid?»

Je répondis: «Oui assurément, sire, aussitôt que le général Castaños se présenterait dans la Manche, quoique ce soit la capitale, et malgré l'avantage que nous donne la fortification du Retiro, parce que, si Castaños s'approche, il agira de concert avec une insurrection qui éclatera dans la capitale, et sur toute la route depuis Madrid jusqu'à Burgos; il a sur nous, dans ce moment-ci, un grand avantage moral: il sait que nous n'avons pas plus de troupes à lui opposer que n'en avait le général Dupont; il n'aura donc garde de manquer cette seconde occasion d'acquérir une nouvelle gloire qui lui paraîtra sûre.—Mais que dira l'empereur?—L'empereur grondera; mais cela ne tue pas. Eh! que dirait-il, si on allait lui donner une seconde représentation de Baylen?—Je sais bien que s'il était ici, il ne songerait pas à s'en aller; mais aussi là où il se trouve, tout le monde obéit à l'envi, personne ne se plaint. Ici nous sommes bien éloignés d'être dans ce cas-là. Demandez quelque chose, tout le monde sera fatigué ou malade, au lieu qu'un regard de l'empereur ferait relever tous ces câlins. Personne ne peut faire ce que fait l'empereur: malheur à celui qui aura la prétention de l'imiter! il s'y perdra.—Mon opinion est qu'il faut, sans différer, lui écrire ce qui est arrivé; il jugera bien lui-même les conséquences qui doivent en résulter. On aura le temps de recevoir ses ordres, avant d'être trop loin pour les exécuter. D'ailleurs, avec les moyens qui nous restent, et sans le secours d'aucun parti dans la nation, les affaires d'Espagne doivent rentrer dans un cadre dont je ne puis déterminer l'étendue; il faut adopter une autre marche, et ensuite il est possible que le désastre de Dupont soit le signal d'un nouvel incendie en Europe. L'empereur connaît sa position; il ne faut donc pas l'engager plus avant qu'il n'a le projet d'aller, parce qu'à présent c'est à lui à conquérir l'Espagne, et à voir ce qu'il veut y risquer.»

Cette conversation se termina là. Non seulement l'insurrection nous gagnait en Espagne, mais c'était encore pis en Portugal: les Anglais venaient d'opérer un débarquement de troupes à Cintra, près de l'embouchure du Tage. Le général Junot, qui y commandait, ne put les combattre avec son armée réunie, parce qu'il avait reçu ordre de faire plusieurs détachemens, un, entre autres, d'une brigade entière qui marchait, par l'Alentejo, pour se réunir au général Dupont. Ce mouvement avait été ordonné en même temps qu'eut lieu le départ, de Madrid, du corps du général Dupont. Sa première destination était Cadix, où nous avions six vaisseaux qui y étaient restés depuis le malheureux événement de Trafalgar.

Lorsque le général Dupont fut obligé de se retirer de Cordoue, les communications devinrent si difficiles, que le général Junot ne put en être prévenu. Il avait également un autre détachement très fort vers Elvas, pour s'opposer aux entreprises du rassemblement espagnol qui se faisait à Badajoz. Il lui devenait donc impossible d'obtenir un grand avantage sur les troupes anglaises, dont le nombre avait été proportionné à la force des nôtres en Portugal. Il fit rappeler de suite tous ces détachemens; mais ils ne purent le rejoindre avant qu'il fût forcé à un engagement avec l'armée anglaise. Il eût été bien important pour les affaires d'Espagne que le général Junot eût eu un succès décisif dans cette occasion, c'était le début des troupes anglaises dans la Péninsule; mais au lieu d'avoir été battues, elles furent victorieuses.

Le général Junot avait trouvé, en entrant à Lisbonne, l'escadre russe, qui y était au mouillage; elle venait de la Méditerranée, et avait appris la déclaration de guerre de la Russie à l'Angleterre, de sorte que, n'osant pas continuer sa route pour la Baltique, elle était entrée à Lisbonne. Si, en bon allié, l'amiral russe avait débarqué les troupes, ainsi que les équipages qu'il avait à bord, et se fût chargé de la garde de la ville, cela aurait donné quelques moyens de plus au général Junot; mais, soit qu'il ne le voulût pas, ou que cela ne fût pas conforme à sa manière particulière de voir sur une alliance qui avait plus d'un censeur en Russie, le fait est qu'il ne le fit pas, en sorte que Junot se trouva livré à ses propres forces. Il eut une affaire où, sans emporter d'avantages, il n'en laissa pas prendre sur lui.

J'ai peu connu les détails qui l'ont précédée; mais le résultat fut qu'il entra en négociation avec le général anglais, pour l'évacuation du Portugal; il n'aurait sans doute pas obtenu d'autres conditions que celles d'être prisonnier de guerre, sans le ton de fermeté avec lequel il rejeta cette proposition, et ce n'est qu'à son opiniâtreté qu'il dut d'obtenir une évacuation pure et simple, en faisant embarquer ses troupes sur les mêmes transports qui avaient amené l'armée anglaise. Elles furent ramenées à Rochefort et à La Rochelle.

Il eût sans doute mieux valu qu'il les ramenât par l'Espagne; mais, les Anglais s'y refusaient, et la crainte de perdre beaucoup de monde, par le fait de l'insurrection, lui fit accepter ce mode d'évacuation. Ce second événement acheva de perdre les affaires du roi Joseph, car outre qu'il diminuait considérablement nos forces, il porta un coup funeste au moral du soldat, et ôta au roi toute confiance de la part des peuples. Ce fut dans cette occasion qu'on eut lieu de se féliciter d'avoir fait venir les troupes portugaises en France[52]; elles étaient peu considérables, à la vérité; mais elles furent autant de moins contre nous.

Peu de jours après l'arrivée à Madrid du porteur de la capitulation d'Andalousie, les bataillons avancés sur la communication de Madrid avec cette province, rendirent compte de l'approche de l'armée espagnole, commandée par le général Castaños, qui venait de faire prisonniers les deux bataillons qui gardaient le défilé du Puerto de la Sierra-Moréna. Cela parut, à Madrid, un mouvement décidé sur la capitale, parce que M. de Villoutray ne nous avait rien dit de la lettre qu'il avait écrite à Castaños, en passant à la Sierra-Moréna, pour le prier d'envoyer chercher ces deux bataillons; il avait eu soin de dire que l'armée espagnole était très forte, mais aussi il ajoutait qu'il ne croyait pas qu'elle vînt de si tôt à Madrid, ce qui paraissait une contradiction.

Dans tous les cas, on était déterminé à évacuer: on aurait pu attendre encore douze ou quinze jours, mais il aurait toujours fallu en venir là. Néanmoins nous fîmes mal, parce qu'en restant ce temps-là à Madrid, si nous avions mieux su ce qui se passait en Andalousie, le siége de Saragosse aurait pu se continuer; et si cette ville avait été prise, cet événement aurait été un grand point pour la campagne suivante, au commencement de laquelle il fallut employer un gros corps d'armée à recommencer cette opération. D'un autre côté, les secours les plus près que l'empereur pouvait envoyer étaient en Silésie; on jugea que, quelque parti que l'on prît, on n'attendrait jamais, avec les moyens qui restaient, le moment de l'arrivée de ceux qui devenaient nécessaires.

Toutes ces considérations portèrent le roi Joseph à ordonner l'évacuation: elle commença le 3 juillet, et, le 4, tout était hors de Madrid, sauf quelques malades que leur état ne permettait pas d'emporter, et que l'on fut obligé de laisser dans les hôpitaux.

Le général Foy parle de cet événement à la page 118 et suivantes de son quatrième volume. Comme il était en Portugal lorsque cet événement se passa, il n'est pas étonnant qu'il n'en ait pas été mieux informé. C'est moi qui fis partir de Madrid la colonne du général Lefebvre-Trevisani pour appuyer Bessières, et cela, avant la rentrée à Madrid du corps de Moncey et de la division Frère.

Ce fut également moi qui fis marcher le corps de Laval sur la route d'Andalousie.

M. de Villoutray m'avait été expédié, par Dupont; mais comme il s'était fait accompagner d'une escorte espagnole et voyageait à petites journées, les courriers de l'insurrection l'avaient devancé, et c'est ce qui me fit concevoir la nécessité du mouvement de Laval. Le roi avait pris le commandement quand M. de Villoutray arriva à Madrid, et il n'y avait plus de combinaison possible à faire en faveur de Dupont, dont les troupes n'existaient plus; s'il en avait été autrement, on n'eût pas attendu l'offre faite par le maréchal Moncey de marcher à son secours, dont parle le général Foy, et que je n'ai apprise que par lui. Aller au secours! de qui? Dupont était dans ce moment-là près d'arriver à Cadix avec ses malheureux soldats; et puis quel moyen avait-on à employer pour cela? L'auteur savait qu'il n'en existait aucun. Comment un homme comme Foy a-t-il pu hasarder cette phrase? Je suis bien persuadé que si le général Foy eût bien connu l'état des choses, il aurait été de mon opinion. Assurément il ne devait pas être agréable à aucun maréchal de France d'avoir à obtempérer à ce que je prescrivais d'après la position où je me trouvais placé; mais peu importait alors aux affaires l'amour-propre offensé de ces messieurs. Je le savais, je le voyais, et si un seul, quel qu'il fût, avait essayé de s'affranchir de la déférence qu'à ce titre il me devait, j'aurais su me servir de mon autorité pour l'en faire repentir, et l'empereur m'eût approuvé, ainsi qu'il l'avait fait en 1807. Foy est dans l'erreur. Très peu de jours après son arrivée, le roi me fit apercevoir que ma présence le gênait autant qu'elle contrariait les maréchaux, mes aînés en grade; mais je savais que les troupes étaient bien loin de manquer de confiance en moi. Néanmoins le roi m'envoya son aide-de-camp, le général Saligny, pour me redemander la correspondance relative aux affaires militaires, ajoutant que je n'aurais plus à m'en occuper, parce que cela devenait l'affaire du roi.

Je rendis compte de ce fait, à l'instant même, à l'empereur; mais je ne pus recevoir sa réponse: ce ne fut que plus tard que j'appris de lui-même qu'il avait écrit à son frère de bonne encre, en lui disant qu'avec des passions on ne voyait rien, et qu'il jugerait bientôt que, de tout ce qui était en Espagne, j'étais le plus en état de comprendre sa position et celle de ses affaires.

Je fus effectivement appelé au conseil qui eut lieu après l'arrivée de M. de Villoutray, et je vis aisément que l'on était bien aise de pouvoir couvrir sa responsabilité par mon vote, parce que l'on connaissait les bontés de l'empereur pour moi. Je n'hésitai pas à être le premier à donner mon opinion, qui était d'évacuer par la route de Burgos.

Le général Foy ne paraît pas l'approuver, mais en matière de guerre, que je faisais à bonne école, depuis autant de temps que lui[53], son jugement n'est pas pour moi sans appel. Dupont venait de perdre un bon tiers des troupes en état de tenir la campagne; Garrot venait de me faire connaître l'arrivée des Anglais en Portugal; Bessières était fortement engagé dans les Gallices, et bien qu'il eût été rejoint par le renfort que je lui avais envoyé, il n'était pas impossible que, vu l'ardeur de l'insurrection, il fût bientôt dans la nécessité d'être secouru; et c'était bien plus alors que dans le premier cas que j'aurais mis l'armée dans une situation déplorable, si j'avais laissé battre Bessières, surtout avant d'apprendre le sort du corps de Portugal, qui ne put éviter d'être ramené en France par mer, ce que l'on ne pouvait prévoir. Je savais la position du corps de Saragosse, et ses embarras pour renvoyer l'équipage du siége.

Il y en avait pour le moins autant à Madrid, où l'on fut obligé de doubler les attelages de l'artillerie pour ne laisser aucune voiture de munition.

Dans cette position, un homme du métier m'eût-il conseillé d'abandonner la ligne d'opérations de l'armée sur laquelle était le peu de magasins qu'elle avait, où étaient ses fours, ses hôpitaux, la route d'étape de ses renforts, pour aller en prendre une nouvelle par la Navarre? Il y aurait eu de la folie à cela; et si je l'avais fait, et que Bessières eût éprouvé un revers, par suite de l'abandon où je l'aurais placé, à quoi eût abouti un mouvement sur Saragosse?

Les Espagnols auraient fait évacuer l'Ebre, en marchant à Bayonne. Voilà les considérations qui ont motivé mon opinion dans le conseil dont parle le général Foy, et l'empereur a été loin de me désapprouver. Il conserva la même ligne d'opérations, en entrant en Espagne, l'automne suivante.

Assurément je ne prétends point à un suffrage unanime pour la part que j'ai eue à la direction des affaires en Espagne; cependant j'observerai aux critiques que toute la grande armée et les maréchaux y ont successivement été employés, excepté le maréchal Davout, et l'on sait comment cela a fini.

À la page 34 du même volume, le général Foy est dans une erreur plus grande encore sur le genre de service auquel il prétend que j'étais employé près de l'empereur: il veut sans doute désigner une police dans l'armée; or, je donne un démenti formel à cette supposition. Pendant tout le temps que j'ai servi l'empereur, il ne m'a jamais donné une commission relative aux individus; souvent il m'a demandé mon opinion sur des rapports de cette espèce, qui lui étaient adressés (de l'armée même) par des officiers-généraux qui se servaient de ce moyen pour capter sa confiance. C'était là sa vraie police parmi ces messieurs, et elle ne laissait rien à faire à d'autres.

On n'entend pas, sans doute, par police, l'espionnage dans le camp ennemi, d'où j'ai réussi souvent à tirer des renseignemens qui ont eu de l'importance pour les opérations ultérieures.

CHAPITRE XXIX.

L'armée se retire.—Je rentre en France.—Détails de mon voyage.—Je rejoins l'empereur à Toulouse.—Les deux ingénieurs.—Ce qui l'affectait surtout dans la capitulation de Baylen.—Les hommes de la révolution.—La Saint-Napoléon.—Empressement des courtisans.

Les troupes revinrent à petites journées; le premier jour, elles couchèrent à Chamartin, à deux lieues de Madrid; le second, à deux lieues plus loin: on allait aussi lentement que possible, pour mettre plus facilement de l'ordre partout.

Le troisième jour, le roi Joseph vint de sa personne coucher à Buitrago. C'est dans cette ville que je lui communiquai tout ce que je considérais devoir être la suite du malheureux événement d'Andalousie, qui nous obligeait à songer à notre sûreté, au lieu que nous comptions occuper ce temps-là à conquérir par la confiance, ce à quoi il ne fallait plus songer, et qu'enfin l'insurrection allait employer ce temps-là à s'organiser, à faire prononcer la nation et à lui chercher des alliés. Je lui fis observer que, n'ayant nullement besoin de moi, puisque j'avais remis le commandement dont j'étais chargé avant son arrivée, je croyais qu'il était urgent que j'allasse vers l'empereur, pour lui parler de tout ce qui se passait, de manière à y attirer toute son attention; qu'autrement les correspondances n'avaient qu'à être interrompues, l'empereur ne saurait plus rien. Il fut de mon avis, et je partis le soir même pour la France.

Mon voyage m'apprenait à chaque pas combien il était important de prendre un parti. Je rencontrai partout des estafettes espagnoles portant les détails de la capitulation de Baylen, et je voyais les têtes s'échauffer. Je faillis, par suite d'une perfidie, être victime de cette effervescence naissante.

Un maître de poste espagnol crut me reconnaître, et pour s'en assurer, il me demanda si je n'étais pas passé chez lui six semaines auparavant, allant à Madrid. Je répondis affirmativement, et je le vis aussitôt dire quelques mots à l'oreille du postillon, qui était le guide de mon valet de chambre, lequel courait devant moi. J'avais eu la précaution de prendre un gendarme d'élite d'une bravoure éprouvée, et je le faisais courir à côté de ma voiture.

En arrivant à la poste suivante, tout était en émeute; on allait se porter sur moi, lorsque ce gendarme, qui, sans perdre de temps, avait été seller un cheval dans l'écurie, me l'amena en me disant: «Mon général, il n'y a pas de temps à perdre, montez mon cheval et sauvez-vous, je vous rejoindrai hors du village.» Comme il n'était pas homme à s'effrayer de peu de chose, je suivis son conseil, et laissai ma voiture aux officiers qui étaient avec moi.

Heureusement la nuit approchait; je fis la course sans accident jusqu'à la poste suivante, où le hasard fit qu'un régiment français était arrivé le matin. Au lieu d'aller descendre à la poste, je fus chez le commandant de ce régiment, où je payai bien mon postillon; mais je le fis reconduire hors de la ville, et fermer la porte sur lui, sans le laisser aller à la poste. Puis ayant ôté mon uniforme et pris le frac d'un de mes domestiques, j'envoyai chercher des chevaux de poste de chez le commandant même et comme pour lui; je partis de son logement et déjouai ainsi la perfidie. Je fus bien avisé, car bien qu'il fût nuit, en arrivant à la poste suivante, je trouvai encore la même émeute qui attendait ma voiture. En voyant arriver des courriers, ils s'approchèrent et me demandèrent en espagnol à moi-même: «Est-il encore bien loin le seigneur général?» J'eus l'air de ne pas entendre malice à cette question, et répondis en italien: «Dans un quart d'heure, il sera ici.» J'en entendais qui se félicitaient déjà, mais je ne m'amusai pas à la conversation; j'entrai moi-même dans l'écurie, et, glissant un double napoléon au postillon, j'eus dans quelques minutes le meilleur bidet de la poste, ainsi que mon fidèle gendarme. Je fis une grande civilité à la foule, et, faisant claquer mon fouet, je gagnai des jambes. Ma voiture arriva un quart d'heure après; mais indépendamment de ce qu'on leur dit que je n'y étais plus, ils virent dedans trois officiers avec deux domestiques, et quelques soldats qu'ils avaient eu la sage précaution de prendre au régiment qu'ils avaient trouvé auparavant, et où j'avais recommandé que l'on guettât leur passage: on les laissa passer sans leur rien dire. Je me regardais comme hors d'affaire, parce que j'avais entre les jambes le cheval qui devait me mener à Vittoria. Je me félicitais d'avoir joué mes ennemis, lorsque je vis revenir à moi, à toute bride, un cavalier que je reconnus pour mon valet de chambre. Il courait si fort, que je pus à peine l'arrêter.

Il m'apprit qu'à chaque poste son postillon parlait au maître de poste, mais qu'il ne savait pas ce qu'il lui disait, et qu'enfin il venait d'être attaqué par une bande de gens armés qui attendaient sur le chemin, et que son postillon était resté avec eux.

La position était critique; je n'étais pas tenté à retourner à la poste d'où je venais. Je m'arrêtai un instant pour laisser prendre haleine aux chevaux, et faire préparer les armes à mon gendarme et à mon valet de chambre, et je préparai aussi les miennes. Le postillon qui m'accompagnait, auquel j'avais déjà donné un double napoléon, avait l'air d'un fort brave garçon; nous étions quatre, et mon valet de chambre m'assurait que la bande était au moins de douze ou quinze hommes armés; il n'y avait pas de proportion, mais nous n'avions pas d'autre parti à prendre que d'essayer de passer à travers. Je partis donc avec cette résolution, et après un quart d'heure de petit galop, je fus le premier à l'apercevoir; elle avait un homme en observation sur le bord du chemin, au sommet d'une petite élévation, et l'embuscade se trouvait sur la pente de la colline, de l'autre côté. Il était nuit, je fis mettre le pistolet à la main à mes hommes, et aussitôt que je vis cet homme courir à toutes jambes pour prévenir ses camarades, je fis prendre le grand galop, et arrivai avant lui au milieu de cette canaille, sur laquelle nous fîmes feu; elle prit la fuite aussitôt, sans remarquer que nous n'étions que quatre. J'arrivai ainsi à Vittoria, où ma voiture me rejoignit. Là j'avais devancé les avis que l'on avait donnés de mon voyage, et jusqu'à Bayonne je n'eus plus rien à redouter.

L'empereur était parti de cette ville peu après le roi Joseph, et avait profité de la circonstance qui l'avait amené dans le Midi pour visiter les départemens qu'il n'avait pas encore vus; il avait pris sa route par Pau, Toulouse, Montauban, et c'est dans ce voyage qu'il forma le département de Tarn-et-Garonne, dont Montauban est le chef-lieu, en sorte que cette ville lui doit une nouvelle existence.

Pendant son séjour à Toulouse, il se rappela les contestations qu'avait éprouvées un plan de travaux proposés sur un pont du canal du Languedoc, et qui, malgré les opposans dans le conseil, avaient été exécutés, et avaient réussi, à la gloire de l'auteur du projet.

Ces travaux avaient exigé la construction d'un pont à canal sur une rivière.

L'empereur voulut voir par lui-même les travaux exécutés, et se proposait d'en récompenser l'auteur sur le théâtre même de sa gloire. Il fait prévenir le préfet, ainsi que l'ingénieur en chef des ponts-et-chaussées (qui passait généralement pour l'auteur du projet et pour celui de son exécution), de se rendre sur les lieux, au pont en question. L'empereur, qui ne se faisait jamais attendre, arriva avant le préfet, et trouva l'ingénieur en chef seul; il en était bien aise, parce qu'il voulait lui témoigner de la bienveillance. Il se mit à causer art avec cet ingénieur, et le mettait sur tous les points des difficultés qu'il avait dû rencontrer dans d'aussi beaux travaux. L'ingénieur ne répondait qu'avec embarras, et plus l'empereur lui disait de se mettre à son aise, plus son embarras augmentait, au point que l'ingénieur trouva un prétexte pour s'éloigner un moment.

Dans cet intervalle l'empereur dit à ceux qui l'accompagnaient: «On me trompe, ce n'est pas cet homme qui a fait ce pont-là; il n'en est pas capable.» Il s'étendait là-dessus, lorsque le préfet arriva (je crois que c'était M. Trouvé); il le pressa de lui dire la vérité, qu'il était venu pour la savoir. Le préfet avoua en effet que l'ingénieur en chef n'était ni auteur du projet, ni exécuteur des travaux, et que c'était un ingénieur ordinaire du département qui avait fait l'un et l'autre.

L'empereur l'envoya chercher sur-le-champ, et s'informa de lui de tout ce qu'il voulait savoir, et pendant la conversation, il lui disait: «Je suis bien aise d'être venu moi-même, sans quoi j'aurais ignoré que vous étiez l'auteur d'aussi beaux travaux, et je vous aurais privé de la récompense à laquelle vous avez droit.» Il lui ordonna de le suivre à Toulouse, écrivit sur-le-champ une réprimande sévère au ministre de l'intérieur, et nomma ingénieur en chef l'ingénieur ordinaire, auteur des travaux, et le fit venir à Paris.

L'autre n'eut que le désappointement de voir lui échapper ce qu'il croyait déjà tenir, et que ses amis lui avaient sans doute préparé.

L'empereur revint par Rochefort, Nantes, Saumur et Tours, où je le rejoignis. Comme il n'arriva que la nuit, je ne pus l'entretenir que le lendemain matin. On m'avait fait craindre que j'en serais mal reçu; mais, aurait-il dû me battre, j'étais résolu à ne lui point ménager les couleurs du tableau. Je connaissais l'empereur; il n'aimait pas plus qu'un autre les mauvaises nouvelles, mais il méprisait le mensonge, et c'est lorsque ce misérable esprit d'adulation eut pris racine dans ses alentours, qu'il devint impossible et même dangereux à ses meilleurs serviteurs de persister dans l'austère vérité qu'ils mettaient dans leurs rapports sur les objets dont il les avait chargés de prendre connaissance. Ces courtisans, ces perfides adulateurs, étaient parvenus à élever une telle barrière entre l'empereur et la vérité, qu'il a ignoré des détails qui ont amené les circonstances les plus pénibles où il se soit trouvé. J'étais accoutumé à mépriser l'opinion des courtisans, et à avoir confiance dans la justice de l'empereur. D'ailleurs il n'était pas question ici d'une affaire personnelle; aurais-je dû être sacrifié, il fallait encore que la vérité fût connue de lui. Je dois ajouter aussi qu'il avait un tel discernement, un tel sentiment de justice, d'attachement pour ceux dans lesquels il avait confiance, qu'il y avait non seulement sécurité, mais avantage à tout lui dire. Il avait beau bouder ceux de ses amis qui lui disaient la vérité, il revenait toujours à eux avec plus de confiance et d'estime qu'auparavant. Nous causâmes effectivement très longuement, et je voyais bien que ma narration l'occupait fortement; à chaque moment, il me faisait répéter, et ne pouvait comprendre ce qui était arrivé en Andalousie. Il me gronda d'y avoir envoyé autant de monde; mais je lui répondis que ce n'était pas pour le perdre que je l'avais fait. De tout ce qu'on pouvait lui apprendre de fâcheux, rien ne lui faisait autant de peine que cet événement; il ne se dissimulait aucune des conséquences qui pouvaient en résulter. Ce qui contribuait à lui donner beaucoup d'humeur contre les généraux qui avaient signé cette capitulation, c'était l'article de la visite des havresacs des soldats.

«J'aurais mieux aimé apprendre qu'ils sont morts, disait-il, que de les savoir ainsi déshonorés, et encore sans combattre; cela ne se conçoit pas, et je ne m'explique cette insigne lâcheté que par la crainte de compromettre ce que l'on avait volé. Enfin, voilà tout ce qui pouvait arriver de pis; c'est à présent une grande affaire. Allez-vous-en à Paris, et nous reparlerons de tout cela.»

Il employait tous les chevaux de poste; mais je m'arrangeai si bien, que j'arrivai à Paris aussitôt que lui. Il avait déjà dit au maréchal Duroc de m'envoyer chercher, et il fallut lui rendre compte des plus minces détails. Il scrutait tout, et ne pouvait pas comprendre qu'un corps comme celui que commandait le général Dupont, qui aurait dû prendre le corps de Castaños, eût été pris par lui sans avoir eu d'affaire à perdre une pièce de canon. C'est dans le cours des enquêtes qu'il fit faire à ce sujet qu'il apprit la sottise de l'officier qui avait été avertir Castaños à Andujar, pour l'amener à Baylen, et qui ensuite avait écrit à ce général d'envoyer chercher les deux bataillons qui étaient au Puerto de la Sierra-Moréna: l'empereur en levait les épaules de pitié en faisant le signe de la croix, ce qui était chez lui une marque du peu de cas qu'il faisait des gens; il disait: «Il vaut mieux croire que c'est par bêtise qu'il a fait cela; autrement il n'y aurait pas de mauvais traitement qu'il n'eût mérité: mais comme je ne veux point de lâches autour de moi, j'ai ordonné qu'on lui demandât sa démission.»

Quand l'on considère de sang-froid l'influence malheureuse qu'a eue la capitulation de Baylen sur l'insurrection d'Espagne, on peut n'en être qu'affligé; mais lorsqu'on remarque à quels incidens cet événement est dû, on en est justement indigné; et est-ce avec bonne foi qu'on a pu reprocher à l'empereur d'avoir puni avec trop de sévérité des généraux qui, d'une part, déshonoraient leurs propres troupes, et qui, de l'autre, compromettaient la plus grande entreprise qu'il ait formée? L'empereur n'a eu que le tort de ne pas les punir assez ni plus tôt: la sévérité qu'on lui reproche a été une véritable clémence, et il n'y a pas un de ces mêmes généraux qui n'eût condamné, un an auparavant, à la peine capitale celui de ses camarades qui aurait été traduit devant lui pour un cas semblable.

Il donna à ce sujet plusieurs ordres; mais tel était un des malheurs de la situation de l'empereur, qu'il avait pris, avec l'ouvrage de la révolution, les hommes qu'elle avait formés: il n'y avait encore que les grades subalternes qui fussent peuplés d'hommes nouveaux; les autres, qui avaient parcouru ensemble les phases de la révolution, avaient en commun leurs amis et leurs ennemis; lorsqu'on voulait en atteindre un, toute la confédération courait aux armes, et c'est ce qui arriva dans ce cas-ci. On n'osa pas résister ouvertement à l'empereur, mais on fit tant et si bien, que l'exemple qu'il voulait faire tourna contre lui, en ce que chacun de ces faux serviteurs se fit un mérite d'avoir désarmé une colère que l'on avait eu soin d'exagérer, afin de faire mieux sentir le prix du service que l'on rendait. Mais lorsqu'il était question d'un homme sans appui, n'ayant que son courage, ces mêmes hommes s'empressaient de le charger encore au-delà de ce qui l'accablait déjà: par là, ils montraient leur zèle, et se donnaient du crédit de plus pour servir leurs amis dans une autre occasion. Ces courtisans n'osaient jamais dire ni oui, ni non; ils ne savaient qu'être les premiers à s'humilier et à faire suspecter les intentions de ceux qui ne voulaient pas s'abaisser comme eux, mais qui avaient plus de dévoûment.

L'empereur ne rentra à Saint-Cloud que le 13 août; sa fête avait lieu le 15: c'était un des jours solennels de l'année, où l'on voyait tout le monde revenir, les uns de la campagne, les autres de la province, ayant grand soin de dire à la ronde quelques contes qui faisaient voir combien de chemin ils avaient fait pour avoir le bonheur de présenter leurs hommages à notre auguste empereur, qui avait eu l'extrême bonté de leur demander comment ils se portaient, ainsi que leur famille, ajoutant: «Je m'en retourne bien content de l'avoir vu en bonne santé; que Dieu nous le conserve pour le bonheur de tous. Ah! monsieur, je le répète bien tous les jours, disaient les plus dévoués, que deviendrions-nous sans lui? Moi, j'ai telle place, mon frère a celle-ci, mon fils est là: nous ne pourrons jamais acquitter notre dette de reconnaissance envers lui.»

C'était à peu près la même antienne tous les ans au 15 août, jour de la naissance de l'empereur, et au 2 décembre, anniversaire de son sacre.

L'empereur écoutait tout cela, mais savait ce qu'il en devait croire; cela voulait dire: Soyez toujours heureux, riche et puissant, et vous pourrez compter sur le plaisir avec lequel nous recevrons vos bienfaits. Il a cependant cru à la sincérité des sentimens de plusieurs, et il ressentit beaucoup de chagrin d'être obligé de reconnaître qu'il s'était trompé.

Le 15 août de cette année se passa encore gaîment, parce que l'on ignorait les affaires d'Andalousie, et que l'on croyait à la continuation de la prospérité ordinaire. Ce ne fut que quelque temps après qu'on en eut connaissance, et il était curieux de voir comment les courtisans, dont le métier n'est point de se trouver aux batailles, arrangeaient les militaires qui, dans cette occasion, avaient jeté quelques soucis sur le front devant lequel ces messieurs venaient s'humilier, pour solliciter un regard de bonté qu'ils étaient heureux de voir tomber sur leurs bassesses. L'empereur n'était pas dupe de tout cela; il laissait faire à chacun son métier, sans négliger un moment les affaires auxquelles il lui importait de songer; et après avoir vu tout ce dont il était menacé par cet événement de Baylen, il prit un grand parti.

CHAPITRE XXX.

Perplexité de l'empereur.—À quoi se réduit la question.—L'empereur fait demander une entrevue à Alexandre.—Elle est fixée à Erfurth.—Napoléon va à la rencontre d'Alexandre.—Protestations de l'empereur d'Autriche.—Fêtes, spectacles.

L'armée était encore en Prusse, où elle devait séjourner et vivre jusqu'à l'entier paiement des contributions dont ce pays avait été frappé. L'empereur aurait bien voulu l'y laisser encore, d'abord parce que c'était une manière commode de l'entretenir, et, en second lieu, parce que la position dans laquelle il se trouvait était un moment d'épreuve pour la sincérité des sentimens que paraissait lui avoir voués l'empereur de Russie. Son alliance avec cette puissance pouvait n'être basée que sur la nécessité, et dès-lors la présence de l'armée en Allemagne en était la garantie; mais si elle l'était sur un retour franc à la paix, et une renonciation à toute espèce d'entreprises semblables à celles qui nous avaient ramenés en Allemagne en 1805 et 1806, il pouvait, sans inconvénient, prendre cette armée pour la transporter en Espagne; l'on ne pouvait qu'en concevoir de la sécurité en Allemagne. La question, pour l'empereur, était donc celle-ci: «Si je puis laisser mon armée en Allemagne, je n'aurai pas la guerre; mais comme je suis dans l'obligation de la retirer presque en totalité, aurai-je pour cela la guerre? Voilà, disait-il, le moment de juger de la solidité de mon ouvrage de Tilsit.»

Il me fit l'honneur de me communiquer ses inquiétudes, et je persistai dans l'opinion que les autres puissances ne cherchaient qu'une occasion favorable pour entreprendre de nouveau de le détruire; j'ajoutai que si la Russie ne s'en mêlait pas, cela deviendrait impossible, mais que, d'un autre côté, si cette puissance n'était pas d'accord avec nous sur l'entreprise d'Espagne, je ne faisais nul doute qu'on ne manquerait pas de lui faire saisir ce motif pour éclater. L'empereur eut l'air rassuré là-dessus; il me dit cependant que les affaires d'Espagne l'avaient engagé plus loin qu'il ne croyait d'abord, mais que cela serait facile à expliquer. Cette dernière observation me confirma encore dans l'opinion où j'étais que l'empereur de Russie avait eu connaissance du premier projet, et qu'il n'y avait qu'à s'expliquer sur la différence entre le premier et le second; en même temps, je devinai le motif qui nous avait fait abandonner les Turcs.

L'empereur me disait: «En retirant l'armée de Prusse, je vais faire rapidement les affaires d'Espagne; mais aussi qui est-ce qui me garantira de l'Allemagne? Nous allons le voir.»

Il venait de recevoir un courrier de Saint-Pétersbourg; quelques nuages s'étaient déjà élevés; sans me dire en quoi consistait la difficulté, il se plaignit de la manière dont on menait ses affaires en Russie; il disait: «Caulaincourt m'a créé là des embarras, au lieu de m'en éviter. Je ne sais où il a été engager une explication sur la Pologne, et se laisser présenter une proposition par laquelle je m'engagerais à ne jamais la rétablir; cette idée-là porte son ridicule avec elle. Comment! j'irais entreprendre de rétablir la Pologne, lorsque j'ai la guerre en Espagne, pour laquelle je suis obligé de retirer mon armée d'Allemagne! C'est par trop absurde. Et si je ne puis songer à la Pologne, pourquoi m'en faire une question? Je ne suis pas le Destin, je ne puis prédire ce qui arrivera. Est-ce parce que je suis embarrassé, que l'on soulève cette question? C'était au contraire le moment de l'éloigner: il y a là quelque chose que je ne puis expliquer. Au reste, l'on me parle d'une entrevue dans laquelle je pourrai régler mes affaires: j'aime encore mieux l'accepter que de m'exposer à les voir gâter; au moins cela aura l'avantage d'en imposer par un grand spectacle, et de me donner le temps de finir avec cette Espagne.»

Telle était la situation d'esprit dans laquelle se trouvait l'empereur vers la fin d'août 1808; elle était bien différente de celle dans laquelle il s'était trouvé à la même époque l'année précédente.

Je crois que c'est alors qu'il ordonna à son ambassadeur en Russie de fixer, avec l'empereur Alexandre, l'entrevue à Erfurth. Elle avait été convenue à la paix de Tilsit, mais on n'en avait indiqué ni l'époque ni le lieu.

Il fallut tout le mois de septembre pour s'entendre sur le jour des départs de Saint-Pétersbourg et de Paris, afin que chacun réglât sa marche, de manière à n'arriver ni trop tôt ni trop tard.

Ce fut l'empereur Napoléon qui fournit aux détails des gardes, logemens, tables et menus frais de représentation, non seulement pour l'empereur de Russie, mais encore pour les autres souverains qui vinrent à cette entrevue. De sorte qu'il partit du service du grand-maréchal une troupe de cuisiniers, de maîtres d'hôtel et de gens de livrées.

On envoya les sociétaires du Théâtre-Français pour jouer nos chefs-d'oeuvre tragiques et nos meilleures comédies; enfin, on soigna, dans les plus petits détails, tout ce qui devait contribuer aux amusemens des souverains pendant leur séjour à Erfurth.

L'empereur partit de Paris dans les derniers jours de septembre, ou même dans les premiers d'octobre[54]. Il alla jusqu'à Metz sans s'arrêter, et passa, pendant cette course, la revue de tous les corps qui revenaient de la grande armée pour se rendre en Espagne. Il les arrêtait même sur le grand chemin, les examinait homme par homme, et leur faisait ensuite continuer leur route. Il en agit ainsi jusqu'à Francfort.

Le mouvement qu'il faisait faire sur l'Espagne était considérable, puisque de toute cette immense armée, il ne laissa en Allemagne que quatre divisions d'infanterie, avec les cuirassiers et quelques régimens de troupes légères, c'est-à-dire un quart de ce qu'il y avait auparavant.

La nouvelle de l'entrevue d'Erfurth avait fait tant de bruit en Allemagne, que de tous côtés l'on y arrivait; il y avait, chez le prince primat à Francfort, un nombre prodigieux de princes d'Allemagne, qui s'y étaient réunis pour rendre leurs hommages à l'empereur à son passage. Il coucha chez le prince primat, où étaient, entre autres, le prince et la princesse de Bade, ceux de Darmstadt, de Nassau, ainsi que beaucoup d'autres. La contenance de chacun d'eux devant l'empereur était celle qu'ils devaient avoir devant le protecteur de la confédération du Rhin, et c'était à qui lui marquerait plus de respect et de soumission.

Il partit le lendemain, et alla sans s'arrêter jusqu'à Erfurth; il vit en chemin le roi de Westphalie, qui était venu à sa rencontre depuis Cassel jusqu'à la frontière de ses États. M. de Caulaincourt, ambassadeur de France en Russie, était venu à la rencontre de l'empereur, et nous rejoignit entre Erfurth et Gotha. Il nous apprit que l'empereur de Russie attendait à Weimar l'arrivée de l'empereur à Erfurth, en sorte que l'on se hâta, et nous arrivâmes à Erfurth de très grand matin. On y avait fait venir quelques troupes, et le 1er régiment de hussards, qui en faisait partie, avait été placé en plusieurs détachemens, depuis Erfurth jusque près de Weimar, pour rendre honneur à l'empereur Alexandre.

D'après des arrangemens, pris sans doute à l'avance, l'empereur monta à cheval avec tout ce qui l'accompagnait. On avait fait suivre un cheval pour l'empereur de Russie, et on avait poussé la recherche jusqu'à envoyer prendre à Weimar la selle dont il avait coutume de se servir; on l'avait apportée de Saint-Pétersbourg pour la mettre sur ce cheval.

Il alla ainsi jusqu'à trois lieues d'Erfurth, où l'on découvrit enfin le cortége de l'empereur Alexandre, qui arrivait en voiture, suivi de douze ou quinze calèches. L'empereur Napoléon arriva au galop, et mit pied à terre, pour embrasser l'empereur de Russie, à la sortie de sa voiture. La rencontre fut amicale, et l'abord franc, autant que peuvent l'être les sentimens des souverains les uns envers les autres. Ils remontèrent tous deux à cheval, et revinrent en conversant jusqu'à Erfurth. Toute la population des campagnes bordait le grand chemin. Le temps était magnifique et souriait à cet événement. L'artillerie des remparts les salua, les troupes bordaient la haie, et toutes les personnes de marque qui étaient venues à Erfurth, dans cette occasion, se trouvèrent au logement qui avait été préparé pour l'empereur Alexandre, au moment où il venait y mettre pied à terre, accompagné de l'empereur Napoléon.

Ce jour-là, ils dînèrent ensemble, ainsi que le grand-duc Constantin, qui accompagnait son frère. Le grand-maréchal avait soin de faire tenir dans la rue un homme qui revenait à toutes jambes prévenir, lorsque la voiture de l'empereur Alexandre paraissait, et chaque fois qu'il est venu chez l'empereur Napoléon, celui-ci s'est toujours trouvé au bas de l'escalier pour le recevoir. La même chose avait lieu, lorsque c'était l'empereur Napoléon qui allait chez l'empereur de Russie. Pendant tout le séjour qu'ils firent à Erfurth, ils mangèrent presque tous les jours ensemble, hormis ceux où ils avaient affaire chacun chez eux. Ensuite vinrent les rois de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg, de Westphalie, le prince primat, les princes d'Anhalt, de Cobourg, de Saxe, de Weimar, de Darmstadt, Baden, Nassau, et en général tout ce qui crut devoir venir rendre hommage à une réunion de tant de puissances.

Le roi de Prusse n'y était pas; il s'y trouvait représenté par son frère le prince Guillaume, qui avait résisté tout un hiver, à Paris, aux désagrémens de la plus horrible situation dans laquelle un prince de son rang puisse jamais se trouver, et qui sut s'en tirer avec l'estime et l'intérêt de la société. C'est lui qui avait été chargé, près de l'empereur, des affaires de la Prusse pendant l'hiver qui suivit le traité de Tilsit.

L'empereur d'Autriche ne parut pas à l'entrevue. Les dispositions qu'il avait prises, les levées, les réquisitions de tout genre qu'il pressait dans ses États, avaient excité les réclamations de la France: ses préparatifs n'étaient pas achevés; les protestations lui coûtaient peu, il résolut d'essayer encore de donner le change à l'empereur Napoléon. Il chargea le général Vincent, qu'il savait lui être agréable, d'aller rendre à ce prince une lettre où il repoussait les doutes qu'on avait élevés sur la persévérance de ses sentimens[55].

Il y avait aussi à Erfurth les princes héréditaires de Mecklenbourg,
Schwerin et Strélitz.

L'empereur Napoléon avait emmené le ministre des relations extérieures, M. de Champagny; il avait, en outre, M. de Talleyrand, et comme d'habitude, M. Maret et le prince de Neuchâtel.

Le général Oudinot avait été envoyé comme gouverneur à Erfurth, et le maréchal Soult, dont le corps d'armée se rendait en Espagne, passa à Erfurth tout le temps du séjour de l'empereur, laissant ainsi prendre de l'avance à ses troupes, qu'il rejoignit à Bayonne.

Il vint aussi des princesses d'Allemagne, celle de Bade, ainsi que quelques unes des différens pays du voisinage, la princesse de la Tour-Taxis, celle de Wurtemberg, née Cobourg, etc., etc. Toutes les matinées se passaient en visites. On dînait en réunions nombreuses, et le soir on avait un bon spectacle. Comme on savait que l'empereur de Russie avait l'ouïe dure, on avait fait disposer la salle de manière que tous les souverains étaient à l'orchestre. Je me rappelle qu'à une représentation d'Oedipe, au moment où l'acteur dit: «L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux», l'empereur de Russie se tourna vers l'empereur Napoléon pour lui faire l'application de ce vers. Un murmure flatteur, qui s'éleva dans toute l'assemblée, témoigna combien on sentait la force et la justesse de cette application. La vie était remplie de manière à ne pas voir le temps s'écouler.

En général, cette année offrit un singulier tableau! L'empereur Napoléon était à Venise, au mois de janvier, entouré des hommages de toutes les cours et princes de l'Italie. Au mois d'avril, il était à Bayonne, entouré de celle d'Espagne et des grands personnages de ce pays, et enfin, au mois d'octobre, il se trouvait à Erfurth en communication avec tout ce que je viens de citer.

L'observateur qui a été témoin de ces rencontres ne peut s'expliquer comment d'aussi heureux rapprochemens n'ont pas été suivis d'une paix éternelle; et quelque respect que l'on ait pour les gouvernemens, l'on ne peut s'empêcher de leur attribuer tout ce qui a fait disparaître la franchise et la probité dans les transactions politiques qu'ils ont signées, depuis plus de vingt ans, au nom des intérêts des peuples qu'ils administrent: il faut bien qu'il y ait eu, ou duplicité, ou mauvaise foi, ou manque de courage, ou ignorance volontaire, au moins dans les cabinets, pour que, après s'être vus tant de fois, avoir eu mille occasions de s'expliquer, la malheureuse humanité ait encore eu tant de calamités à souffrir pour consoler l'amour-propre des uns et satisfaire l'avidité des autres. Ces pensées sont tristes, et l'on ne peut plus dire que, si la justice et la probité étaient bannies de chez les hommes, elles se retrouveraient dans le coeur des rois.

Si à cette réunion d'Erfurth avait pu se joindre un ministre d'Angleterre, les querelles du monde entier auraient pu s'arranger, et, faute de cette puissance, on ne fit que préparer les désordres effroyables qui sont survenus depuis. Les deux empereurs de Russie et de France avaient respectivement des affaires à régler, de l'importance desquelles il était difficile de juger assez sainement pour déterminer lequel des deux devait être le plus empressé à accepter l'entrevue d'Erfurth.

La Russie était encore occupée à la campagne qu'elle avait ouverte en Finlande contre les Suédois, auxquels elle voulait arracher cette province pour la réunir à sa couronne. C'est même à son arrivée à Erfurth que l'empereur Alexandre a refusé de ratifier l'armistice convenu entre son armée de Finlande et les Suédois. La Russie avait, en outre, sa guerre de Turquie, qu'elle voulait pousser vivement; c'était outre-passer ce qui avait été convenu à Tilsit à cet égard.

L'empereur de Russie revint encore à la proposition du partage de cette puissance; mais l'empereur Napoléon détourna cette question. Depuis Tilsit, il avait fait demander à son ambassadeur à Constantinople, le général Sébastiani, ses idées personnelles sur cette proposition de l'empereur de Russie. Cet ambassadeur fut tout-à-fait opposé à ce projet, et, dans un long rapport qu'il remit à l'empereur à son retour de Constantinople, il lui démontra la nécessité, pour la France, de ne jamais consentir au démembrement de l'empire turc; l'empereur Napoléon avait adopté cette opinion.

La Russie avait encore à demander, je crois, quelques mots d'explication sur les projets futurs dont la Pologne pouvait être l'objet. Voilà les questions qui étaient toutes dans l'intérêt des Russes; puis venaient celles qui étaient dans l'intérêt des Prussiens, leurs alliés. D'après le traité de Tilsit, dont l'empereur Alexandre était garant, la Prusse devait payer à la France des sommes considérables, et l'armée française devait rester en Prusse jusqu'à l'entier paiement de ces contributions. Le roi de Prusse, pour avoir la paix, en avait passé par où l'on avait voulu; mais depuis quelque temps il réclamait fortement contre des sommes aussi exorbitantes, et profitait du moment où l'empereur était engagé dans une nouvelle entreprise pour essayer de se faire remettre le plus possible de ces impositions.

L'empereur de Russie s'y intéressa d'autant plus volontiers, que l'évacuation de la Prusse était une stipulation du traité de Tilsit, dont on avait différé l'exécution en proportion du retard de l'acquittement des contributions, tellement que le roi de Prusse était encore à Koenigsberg, et que nous occupions à peu près tous ses États, quoique la paix fût faite depuis un an et plus.

L'empereur Napoléon avait, de son côté, de bien grands intérêts à faire concourir la Russie aux changemens qu'il avait amenés en Europe depuis la paix de Tilsit. Il avait, à la suite d'un arrangement fait avec la maison d'Espagne, pris la Toscane sur le fils de l'infant de Parme, roi d'Étrurie; ensuite, il avait très légèrement acquis des droits à la succession de Charles IV, qui déshéritait ses enfans. Il avait donc besoin de s'arranger avec l'empereur de Russie, afin qu'il n'apportât aucun empêchement à un projet dont il avait déjà été question entre eux, mais qui finissait autrement qu'on ne l'avait pensé. De plus, à la suite de ce même projet, le grand-duc de Berg était monté sur le trône de Naples en remplacement du roi Joseph, qui avait été appelé à celui d'Espagne. Ces trois questions à régler avec les Russes étaient pour le moins aussi importantes que celles que les Russes pouvaient avoir à régler avec nous.

Tels étaient les véritables motifs de l'entrevue d'Erfurth, de laquelle dépendait la tranquillité de l'Europe. Les deux plus puissans souverains du monde réglaient eux-mêmes leurs affaires, dont celles de toutes les autres puissances devaient dépendre. Si l'on ne peut rapporter en détail ce qui fut dit entre eux, on doit penser que, n'ayant fait chacun trois ou quatre cents lieues que pour s'entendre, ils se seront réciproquement dit tout ce qui les intéressait, et qu'ils se seront de même passé tout ce qu'ils désiraient entreprendre. Or, ce qui leur était nécessaire à tous deux, pour donner suite à leurs projets ultérieurs, c'était de se garantir la paix dont ils avaient besoin pour l'exécution de ces mêmes projets. On ne peut pas supposer que l'entrevue d'Erfurth se soit passée sans que l'on y ait agité tout ce qui pouvait paraître douteux dans la politique des deux puissances, comme dans les sentimens des deux souverains.

On pourrait donc juger de ce qui a été dit à Erfurth entre les deux souverains, par ce qu'ils ont entrepris tous deux à la suite de cette conférence, de même qu'on pourra juger de celui qui a manqué à ses engagemens, par ce qui est survenu, et qui ne devait pas arriver (la guerre d'Autriche). Il n'est pas besoin de longs raisonnemens pour démontrer que, s'il y avait eu le moindre nuage entre les deux souverains, la conséquence eût été, pour les Russes, de suspendre leur expédition de Finlande, leur guerre contre les Turcs, et de se préparer à revoir encore sur le Niémen l'armée française, qui, dans ce cas, n'aurait pas évacué la Prusse; de même que, pour la France, la première conséquence aurait été d'abandonner son entreprise sur l'Espagne, et de mettre, autant que possible, les choses au point où elles étaient avant toute espèce de dérogation au traité de Tilsit, en reprenant les avantages de position que l'on avait à cette époque. Mais, loin de là, l'harmonie entre ces deux souverains a été telle que non seulement ils se sont accordé réciproquement tout ce qu'ils avaient à se demander, mais que la France ayant manifesté quelque désir de voir changer l'ambassadeur de Russie à Paris contre celui de Russie à Vienne, l'empereur Alexandre s'empressa d'y obtempérer; et le prince Alexandre Kourakin, qui était ambassadeur de Russie à Vienne, reçut ordre de venir occuper le même poste à Paris. Le motif de ce changement était que son prédécesseur, le général comte Tolstoy, plus militaire que diplomate, s'engageait souvent à Paris dans des discussions de guerre avec des généraux qui n'étaient pas plus diplomates que lui, mais aussi bons militaires, et qu'il pouvait en résulter des inconvéniens, en ce que ces généraux rapportaient comme des paroles d'oracle ce que leur avait dit l'ambassadeur de Russie.

Les conférences d'Erfurth n'eurent pas un seul jour d'ombrage; les souverains y étaient aux petits soins l'un pour l'autre, et tout présentait le spectacle d'une union parfaite, dont tout le monde se réjouissait.

Le duc de Saxe-Weimar, dont le fils avait épousé une soeur de l'empereur de Russie, et chez lequel avait lieu, en quelque sorte, cette réunion, donna une fête pleine de magnificence. Elle commença, par un déjeuner, sous une tente absolument pareille à celle qu'avait l'empereur la veille de la bataille d'Iéna; elle était tendue au même endroit; les feux de bivouac étaient allumés à la même place. Il fallait que le duc de Weimar se fût bien fait rendre compte de toutes ces particularités pour en avoir retracé le souvenir aussi exactement. Après le déjeuner, on monta à cheval, et il conduisit lui-même la compagnie absolument par la même direction qu'avait suivie la tête de nos colonnes pour attaquer la ligne prussienne; il fit de même suivre tout le mouvement qu'avait fait notre armée, et, arrivé sur le terrain où la bataille avait été décidée, on y trouva, de distance en distance, des baraques sur un alignement déterminé; elles étaient garnies de fusils et de gardes-chasse.

À peine les souverains y avaient-ils pris chacun une place, que des traqueurs, que l'on n'apercevait pas, commencèrent à faire lever une quantité prodigieuse de gibier, qu'ils chassèrent sur les baraques, d'où les tireurs les tuaient à loisir: c'était une seconde bataille d'Iéna contre des perdreaux. Après cette chasse, on vint en faire une à tir au cerf, puis on alla dîner à Weimar chez le duc régnant.

Le grand-maréchal Duroc avait eu soin d'y envoyer la troupe des acteurs français qui était à Erfurth, de sorte que la soirée fut complète; elle se termina par un bal qui dura toute la nuit.

NOTES

[1: Formule du serment. «Je jure d'exercer loyalement l'autorité qui m'est confiée par Sa Majesté l'empereur des Français et roi d'Italie, de ne m'en servir que pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité publique, de concourir de tout mon pouvoir à l'exécution des mesures qui seront ordonnées pour le service de l'armée française, et de n'entretenir aucune correspondance avec les ennemis.»]

[2: Extrait des minutes de la secrétairerie d'État.

En notre camp impérial de Berlin, le 21 novembre 1806.

«NAPOLÉON, empereur des Français et roi d'Italie, considérant,

«1° Que l'Angleterre n'admet point le droit des gens suivi universellement par tous les peuples policés;

«2° Qu'elle répute ennemi tout individu appartenant à l'État ennemi, et fait, en conséquence, prisonniers de guerre, non seulement les équipages des vaisseaux armés en guerre, mais encore les équipages des vaisseaux de commerce et des navires marchands, et même les facteurs de commerce et les négocians qui voyagent pour les affaires de leur négoce;

«3° Qu'elle étend aux bâtimens et marchandises du commerce et aux propriétés des particuliers le droit de conquête, qui ne peut s'appliquer qu'à ce qui appartient à l'État ennemi;

«4° Qu'elle étend aux villes et ports de commerce non fortifiés, aux havres et aux embouchures de rivières, le droit de blocus, qui, d'après la raison et l'usage des peuples policés, n'est applicable qu'aux places fortes;

«5° Qu'elle déclare bloquées des places devant lesquelles elle n'a pas même un seul bâtiment de guerre, quoiqu'une place ne soit bloquée que quand elle est tellement investie, qu'on ne puisse tenter de s'en approcher sans un danger imminent;

«6° Qu'elle déclare même en état de blocus, des lieux que toutes ses forces réunies seraient incapables de bloquer, des côtes entières et tout un empire;

«7° Que cet abus monstrueux du droit de blocus n'a d'autre but que d'empêcher les communications entre les peuples, et d'élever le commerce et l'industrie de l'Angleterre sur la ruine et l'industrie du continent;

«8° Que tel étant le but évident de l'Angleterre, quiconque fait sur le continent le commerce de marchandises anglaises, favorise par là ses desseins et s'en rend complice;

«9° Que cette conduite de l'Angleterre, digne en tout des premiers âges de la barbarie, a profité à cette puissance au détriment de toutes les autres;

«10° Qu'il est de droit naturel d'opposer à l'ennemi les armes dont il se sert, et de le combattre de la manière qu'il combat, lorsqu'il méconnaît toutes les idées de justice et tous les sentimens libéraux, résultat de la civilisation parmi les hommes;

«Nous avons résolu d'appliquer à l'Angleterre les usages qu'elle a consacrés dans sa législation maritime.

«Les dispositions du présent décret seront constamment considérées comme principe fondamental de l'empire, jusqu'à ce que l'Angleterre ait reconnu que le droit de la guerre est un, et le même sur terre que sur mer; qu'il ne peut s'étendre, ni aux propriétés privées, quelles qu'elles soient, ni à la personne des individus étrangers à la profession des armes, et que le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement investies par des forces suffisantes.

«Nous avons en conséquence décrété et décrétons ce qui suit:

Art. 1er. «Les îles britanniques sont déclarées en état de blocus.

Art. 2. «Tout commerce et toute correspondance avec les îles britanniques sont interdits. En conséquence, les lettres ou paquets adressés ou en Angleterre ou à un Anglais, ou écrits en langue anglaise, n'auront pas cours aux postes, et seront saisis.

Art. 3. «Tout individu de l'Angleterre, de quelque état ou condition qu'il soit, qui sera trouvé dans les pays occupés par nos troupes ou par celles de nos alliés, sera fait prisonnier de guerre.

Art. 4. «Tout magasin, toute marchandise, toute propriété, de quelque nature qu'elle puisse être, appartenant à un sujet de l'Angleterre, ou provenant de ses fabriques ou de ses colonies, est déclarée de bonne prise.

Art. 5. «Le commerce des marchandises anglaises est défendu; et toute marchandise appartenant à l'Angleterre, ou provenant de ses fabriques et de ses colonies, est déclarée de bonne prise.

Art. 6. «La moitié du produit de la confiscation des marchandises et propriétés déclarées de bonne prise par les articles précédens, sera employée à indemniser les négocians des pertes qu'ils ont éprouvées par la prise des bâtimens de commerce qui ont été enlevés par les croisières anglaises.

Art. 7. «Aucun bâtiment venant directement de l'Angleterre ou des colonies anglaises, ou y ayant été depuis la publication du présent décret, ne sera reçu dans aucun port.

Art. 8. «Tout bâtiment qui, au moyen d'une fausse déclaration, contreviendra à la disposition ci-dessus, sera saisi; et le navire et la cargaison seront confisqués comme s'ils étaient propriété anglaise.

Art. 9. «Notre tribunal des prises de Paris est chargé du jugement définitif de toutes les contestations qui pourront survenir dans notre empire ou dans les pays occupés par l'armée française, relativement à l'exécution du présent décret. Notre tribunal des prises à Milan sera chargé du jugement définitif desdites contestations qui pourront survenir dans l'étendue de notre royaume d'Italie.

Art. 10. «Communication du présent décret sera donnée, par notre ministre des relations extérieures, aux rois d'Espagne, de Naples, de Hollande et d'Étrurie, et à nos autres alliés dont les sujets sont victimes, comme les nôtres, de l'injustice et de la barbarie de la législation maritime anglaise.

Art. 11. «Nos ministres des relations extérieures, de la guerre, de la marine, des finances, de la police, et nos directeurs généraux des postes, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret.»

Signé, NAPOLÉON. ]

[3: On peut juger de l'influence que M. Maret acquit dans cette campagne: l'empereur resta dix mois absent, à quatre portefeuilles par mois.]

[4: Le Bug sépare le pays de la rive gauche de la Narew d'avec la Gallicie.]

[5: Au général Savary.

Liebstadt, le 21 février.

«Vous recevrez demain, général, les avancements que vous avez demandés à l'empereur pour votre corps d'armée. Je reçois votre lettre du 17, trois heures après midi, que, par erreur, on avait datée du 28. Je vous dirai de confiance, mon cher Savary, que l'empereur trouve vos dépêches obscures, parce qu'il n'y a pas de division. Il faut d'abord raconter les faits, présenter la position respective des deux armées, au moment où vous écrivez: vous pouvez alors expliquer quelle est votre position, mais en raisonnant il faut avoir soin de distinguer les différentes hypothèses. Songez que la lettre à laquelle vous répondez est déjà loin de la mémoire de l'empereur, et qu'en discutant ces lettres, il faut poser les questions. Vous sentez que ce que je vous dis tient à mon ancienne amitié pour vous et à ma vieille expérience.

«L'empereur est fâché que le général Oudinot vous ait quitté, parce qu'ayant trouvé l'ennemi, il aurait fallu faire une demi-marche sur lui. Il serait fâcheux pour vous qu'instruit du départ du général Oudinot, il se reportât en avant pour se rapprocher de vous, et fît en quelque sorte disparaître le fruit de votre victoire. Puisque vous avez envoyé le général Suchet à Willenberg, et que les communications étaient libres, vous deviez sentir que le départ du général Oudinot n'était plus d'une pressante utilité.

«La saison, la leçon qu'a reçue le général Essen, le détermineront vraisemblablement à se tenir tranquille; mais soyez bien persuadé qu'il n'a que vingt mille hommes.

«Si vous pouvez vivre à Ostrolenka, l'intention de l'empereur est que vous y réunissiez votre corps d'armée, d'abord parce qu'il faut évacuer tous vos blessés. Faites quelques détachemens de cavalerie et quelques détachemens d'infanterie pour soutenir les hommes à cheval, et qu'ils ne puissent être compromis. Ces détachemens appuieront et soutiendront les lignes de l'Omulew et même celle de la Wkra.

«Si vous ne pouvez pas vivre à Ostrolenka, l'intention de Sa Majesté est que vous portiez votre quartier-général à Pultusk, occupant toujours Ostrolenka par un corps composé d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Vous garderez la ligne de l'Omulew par des piquets d'infanterie et de cavalerie détachés du corps d'observation d'Ostrolenka.

«Au premier mouvement offensif que l'ennemi ferait sur Ostrolenka, le corps d'observation se jetterait sur la rive droite de la Narew et derrière l'Omulew, et s'il était forcé dans cette position, il se retirerait derrière la petite rivière d'Orezyc. Dans cette circonstance, vous manoeuvreriez de manière à soutenir vos postes de l'Orezyc, puisque vos postes sur cette rivière couvriraient la communication de l'armée; mais enfin, si les forces de l'ennemi étaient considérables, et que vous crussiez devoir avec avantage le combattre à Pultusk, vous repasseriez la Narew en gardant en force Siérock, dont les fortifications doivent déjà avoir acquis un caractère de force imposant.

«Telle est votre instruction générale: vos opérations ne doivent jamais être liées à celles de la grande armée; votre rôle est de défendre Varsovie en défendant, autant que possible, Siérock et la Narew, et si vous étiez forcé dans ces positions, vous défendriez Praga et la Vistule. Vous sentez assez, général, que ceci n'est que dans le cas où l'ennemi tenterait une grande opération sur vous, ce qui n'est pas probable, car la position qu'une partie de la grande armée occupe à Osterode et à Guttstadt lui en imposerait trop.

«Si l'ennemi, de son côté, se tient en observation, vous devez, comme je vous l'ai dit, agir de manière à le tenir éloigné de nos communications, et garder par un corps d'observation de cavalerie, d'infanterie et d'artillerie, Ostrolenka et l'Omulew. Un seul régiment que le maréchal Davout a laissé avec le général Grandeau à Mysziniec, en a tellement imposé à l'ennemi, qu'il a maintenu les communications pendant quinze jours, et cependant ce régiment se trouvait éloigné de vingt lieues, et n'avait aucune ligne pour le couvrir.

«L'empereur, général, désire que vous cantonniez vos troupes, afin qu'elles se reposent des fatigues qu'elles ont éprouvées. Vous pouvez même les étendre jusqu'à Praznitz, où il y a une manutention; il y en a aussi à Makow. La petite ville de Pultusk, Nasielzk et tous les pays environnans sont à votre disposition. Vous pouvez donc en tirer ce qui est nécessaire pour bien faire vivre votre armée, etc.

«Une division de dix mille Bavarois est en marche pour se rendre de la Silésie à Varsovie; elle sera réunie à votre corps d'armée et concourra au même but. L'empereur regarderait comme une chose nécessaire que vous pussiez occuper Wiskowo. La légion polonaise qui se réunit à Varsovie pourrait être chargée d'occuper ce point.

«Vous voyez, général, par le système d'opérations qui vous est prescrit, que vous ne devez avoir aucun embarras d'équipages, bagages, etc., même à Pultusk. Il suffit que vous y ayez seulement en magasin des farines, du pain et de l'eau-de-vie pour votre corps d'armée pendant quinze jours. Occupez vous essentiellement de l'administration, afin que votre armée soit bien nourrie; faites reposer la division de dragons du général Becker; enfin ayez de bons espions; tendez quelques embuscades, et ordonnez quelques surprises, afin de faire quelques prisonniers; par là vous obtiendrez des nouvelles. Écrivez-moi tous les jours, et envoyez-moi l'état de vos cantonnemens.

«Je crois devoir vous observer, général, qu'en vous disant que vos opérations n'ont rien de commun avec la grande armée cela n'a rapport qu'aux grandes opérations militaires; car vous devez toujours avoir l'oeil et porter un grand soin pour couvrir les communications de Varsovie à Osterode, et, par conséquent, vous devez correspondre avec le général Davout, qui aura des postes à Neidenburg. Vous voyez que cette instruction se divise en deux: en grande opération de guerre, en cas que l'ennemi prenne l'offensive, et en opération ordinaire pour rester en observation, et couvrir les communications de Varsovie.

«Dans la première supposition, vous agissez seul;

«Dans la seconde il faut que vous ayez soin de couvrir les communications de Varsovie.

«Vous trouverez ci-jointe la route de l'armée, qui se trouve défendue par l'Omulew et la Wkra.» ]

[6: Monsieur Decrès,

«En lisant avec attention l'état de la marine du 1er avril, je vois avec satisfaction le bon état de mon escadre de Cadix. Je vois avec peine qu'à Toulon vous n'ayez pas encore fait armer le Robuste et le Commerce de Paris. Je voudrais savoir ces deux vaisseaux en rade, ce qui me ferait cinq vaisseaux avec l'Annibal, le Génevois et le Borée.

«Le grand-seigneur me demande à force d'envoyer cinq vaisseaux devant Constantinople, pour, avec son escadre, faire des incursions dans la mer Noire. Il a, lui, quinze vaisseaux armés: faites donc sans retard, je vous prie, mettre ces deux vaisseaux en rade; faites aussi commencer l'Ulm et le Danube; faites achever le Donawerth et le Superbe à Gênes. Si le Donawerth pouvait être fini, cela me donnerait six vaisseaux de mon escadre de Toulon, six de celle de Cadix, cela me ferait douze vaisseaux. Faites donc finir à Rochefort le Tonnant, afin que j'aie là bientôt sept vaisseaux; faites finir à Lorient l'Alcide, afin qu'avec le Vétéran cela me fasse trois vaisseaux. Il faut que les sept vaisseaux que j'ai à Brest soient mis en état de faire toute espèce d'entreprises, même d'aller aux Indes. Je désire donc qu'au mois de septembre je puisse disposer et faire partir, dans vingt-quatre heures, pour les missions les plus éloignées, sept vaisseaux de Brest, trois de Lorient, sept de Rochefort: total de l'Océan, dix-sept vaisseaux; six de Cadix, compris l'Espagnol, six de Toulon: total de la Méditerranée, douze. Total général, vingt-neuf vaisseaux. Le roi de Hollande aura également sept vaisseaux propres à toute expédition; mais, pour arriver à ce but, il n'y a pas un moment à perdre, puisque nous voilà déjà en mai. Vous n'avez donc plus que quatre ou cinq mois. Ces vingt-neuf vaisseaux ne me seront pas inutiles pour la guerre dans laquelle je suis engagé. Je vous prie de faire des recherches, et de me faire une note sur une expédition en Perse. Quatre mille hommes d'infanterie, dix mille fusils, et une cinquantaine de pièces de canon sont désirés par l'empereur de Perse. Quand pourraient-ils partir et où pourraient-ils débarquer? Ils feraient un point d'appui, donneraient de la vigueur à quatre-vingt mille hommes de cavalerie qu'il a, et obligeraient les Russes à une diversion considérable. Je vous dirai, pour vous seul, que j'envoie en ambassade extraordinaire le général Gardanne, mon aide-de-camp; des officiers d'artillerie et du génie. Un ingénieur de la marine, qui ne serait pas très utile en France, qui verrait les ports, serait d'une grande utilité dans cette ambassade.

«J'ai vu avec plaisir le bon état de la petite division qui est à Bordeaux. Ces quatre frégates paraissent être bonnes à toute espèce de missions. La frégate qui est au port du Passage y restera-t-elle donc perpétuellement? Quand les deux frégates qui sont au Havre iront-elles à Cherbourg? Nous aurions là une division qui serait prête à tout. La division qui est à Saint-Malo est-elle prête à tout? Cela nous ferait dix frégates disponibles. Il y a deux ans nous avions fait partir plusieurs frégates une à une pour nos îles. Ce serait-il le cas cette année? Vous pouvez, à ce que je vois, augmenter la division de Saint-Malo de l'Avranches. Je n'ai pas vu dans tous ces états de situation la Thétis, qui revient de la Martinique. Il faudrait bien cependant, si cela était possible, envoyer quelque chose à Saint-Domingue, et à la Martinique quelque brick ou bâtimens légers.

«Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

«Signé, NAPOLÉON.»

Finkenstein, 22 avril 1807. ]

[7: Le maréchal Lannes, après s'être rétabli à Varsovie, était venu rejoindre l'empereur, et il avait pris le commandement d'un corps formé avec des troupes qui venaient du siége de Dantzick et avec les grenadiers réunis.]

[8: Quand on connaît l'accoutrement du soldat russe, on ne peut en être étonné.]

[9: La garde russe, à cette époque-là, était composée

du régiment Fréologinski fort de 4 bataillons. du régiment Semonwski 2 du régiment Ismullowski 2 d'un bataillon de chasseurs 1 des grenadiers du corps 2

Total 11 bataillons.

Les régimens Semonwski, Ismullowski et les grenadiers du corps furent engagés à Friedland et souffrirent aussi; de sorte qu'il n'y avait que 5 bataillons qui fussent réellement intacts, chaque bataillon russe n'a pas plus de 500 hommes.

Il y avait en cavalerie:

Les cosaques du corps 100 hommes.
La garde à cheval, 5 escadrons 500
Les chevaliers-gardes, 5 escadrons 500
Les hussards du corps 500
Le régiment des hussards, du grand-duc,
10 escadrons 1000

Total 2600 hommes.

C'était cette troupe qui formait les 22 escadrons qui couvrirent la retraite des Russes, après la bataille de Friedland.]

[10: Il est appelé en Russie Labanow Rostoski.]

[11: L'attention alla jusqu'à des cuisiniers, domestiques et autres détails de ce genre.]

[12: On trouve dans toutes les maisons grecques un peu aisées, les portraits des membres de la famille impériale russe, et de tous les généraux des armées de ce même pays.]

[13: Avec lui il faut comprendre les Arméniens et les Juifs; dans l'empire ottoman d'Europe, ces trois classes réunies égalent celle des Turcs.]

[14: Le lecteur ne doit pas oublier que ces Mémoires étaient écrits avant la mort de l'empereur Alexandre.]

[15: Lorsque l'on verra les Russes maîtres de Byzance, on se rappellera les prédictions de l'empereur Napoléon, et l'on s'expliquera mieux pourquoi il fit la guerre à la Russie, après qu'elle se fut elle-même détachée de son alliance; pourquoi il s'était allié à l'Autriche; pourquoi il avait fait entrer l'Espagne dans son système, et enfin de quelle importance était l'occupation de l'Égypte à laquelle il pouvait toujours atteindre ayant Ancône et Corfou.

Lorsque ce moment arrivera, que dira le commerce maritime de France et que deviendra-t-il? n'ayant point de colonies, il rencontrera partout la concurrence des étrangers, et il se trouvera grevé de plusieurs droits de douane à leur profit, avant de rapporter dans la métropole des denrées de retour, qui y seront apportées de tout côté à meilleur compte.

Il sera bien temps alors de reconnaître l'erreur dans laquelle on est tombé; on paiera cher l'égarement où l'on s'est laissé entraîner en 1814.]

[16: L'empereur ayant su que la reine de Prusse venait le voir (elle le lui avait fait demander), envoya ses voitures, ses chevaux, ses écuyers et ses gardes pour l'accompagner, la conduire jusqu'à Tilsit et ensuite la ramener chez elle.]

[17: L'empereur rendit la liberté aux paysans et abolit le servage dans le duché de Varsovie; ce bienfait, qui s'étendra sans doute aux autres parties de la Pologne, date de l'entrée de l'empereur dans ce pays.]

[18: Je tiens d'un témoin qu'à Tilsit même, M. de Nowosilsow, employé à la chancellerie russe, et fort attaché à l'empereur Alexandre, avait dit à ce prince: «Sire, je dois vous rappeler le sort de votre père»; et que l'empereur lui avait répondu: «Eh mon Dieu! je le sais, je le vois, mais que voulez-vous que je fasse contre la destinée qui m'y conduit?» En Russie les nobles sont-ils donc comme les janissaires à Constantinople, faut-il leur plaire ou mourir?]

[19: État des contributions de divers genres imposées aux pays conquis dans la campagne.

Recouvrées au 31 octobre 1808.

Contribution extraordinaire de guerre… 311,661,982 f. 75 c.
Impositions ordinaires……………… 76,676,960 66
Saisies des caisses………………… 16,171,587 62
Ventes……………………………. 66,842,119 50

Total….. 471,352,650 f. 53 c.

À recouvrer.

Royaume de Westphalie. Contributions de guerre…………….. 7,065,437 f. 63 c. Impositions ordinaires……………… 6,917,692 61

Dantzick.
Contributions de guerre…………….. 1,229,643 14
Intérêts des obligations……………. 2,446,369 16
Comté de Hanau…………………….. 2,428 58

Bayreuth. Contributions de guerre…………….. 1,628 53 Pour les domaines suivant le traité du 15 octobre…………… 15,000,000 00 Les fournitures pour l'armée…………………………. 2,000,000 00 Poméranie suédoise, contributions de guerre…………… 1,728,559 97 Villes anséatiques, ibid……… 3,000,000 00

39,391,759 f. 62 c.

Total général….. 510,744,410 f. 15 c.

Report….. 510,744,410 f. 15 c.

Aperçu estimatif de la valeur des fournitures prises sur l'ennemi ou faites par le pays et non imputées sur les contributions Subsistances……………………… 55,333,926 f. 44 c. Hôpitaux…………………………. 18,177,957 50 Habillemens………………………. 7,636,950 43 Chevaux………………………….. 6,840,920 00

Artillerie. 3,000 pièces d'arbres à 75 fr. 225,000 fr. des dépôts des mines, 812,706 fr. 8 c…………………. 1,037,706 08 Bois de chauffage, à Berlin………… 1,373,935 49 Porcelaine……………………….. 65,860 00 Métaux trouvés à la monnaie………… 16,256 00

90,483,511 f. 94 c.

Total général….. 601,227,922 f. 09 c. ]

[20: J'avais été informé que, très peu de jours auparavant, elle avait dit dans son intérieur: «Je m'attends à apprendre un de ces jours que ce petit Jérôme sera mon neveu»; et si on avait voulu en faire une mauvaise plaisanterie, cela ne serait pas arrivé plus à propos.]

[21: Je sens que ces détails sont hardis; mais ils se débitaient publiquement à Saint-Pétersbourg, encore pendant mon séjour; je les rapporte tels qu'ils m'ont été donnés, comme je l'ai dit: je dois ajouter que j'ai lu à la même époque, dans ce pays, des détails non moins graves sur l'empereur Napoléon, et ils étaient faux.]

[22: Un gentilhomme digne de foi m'a rapporté que les conjurés avaient envoyé sur-le-champ chercher le docteur W…, premier chirurgien actuel de l'empereur de Russie, et lui avaient ordonné d'arranger cette plaie et de tâcher de donner au visage un air d'apoplexie; que W… s'était ensuite rendu chez le grand-duc, et lui avait dit que tout était fini. «A-t-il abdiqué? demanda le grand-duc.—Il n'a pas voulu, répondit W…, et il est mort.» La vérité se montra alors au grand-duc, mais il était lui-même sous les poignards et il feignit de ne se douter de rien.]

[23: Meurtriers de l'empereur Paul.]

[24: Il est bon de remarquer que pendant mon séjour en Russie, j'avais contracté des liaisons avec l'ambassadeur de Naples, le duc de Serra-Capriola, qui était inconsolable du malheur arrivé à ses maîtres, et qui chaque fois que nous conversions ensemble me priait ou de ne pas les lui nommer, ou de le faire toujours d'une manière à ménager sa douleur: je voulais savoir de lui comment sa cour avait pu se décider à se jeter dans la coalition de 1805, où elle n'avait rien à gagner, et où elle pouvait tout perdre; il me répondit nettement que ce n'était pas sa cour qui s'y était jetée, qu'on l'y avait forcée; qu'il avait eu beau la défendre ici; qu'il n'y avait rien gagné, et qu'en un mot, c'était de Saint-Pétersbourg qu'ils avaient reçu l'ordre d'ouvrir leurs ports et de marcher, m'observant qu'ils en recevaient une bien triste récompense.

L'ambassadeur d'Autriche, qui était M. le comte de Meerfeld, me disait à peu près les mêmes choses à la même occasion; nous causions souvent de guerre, et je lui demandais où ils avaient pu trouver un motif à celle de 1805; eux surtout, les Autrichiens, qui étaient si épuisés des guerres précédentes. Il me répondit que ce n'étaient pas eux qui y avaient pensé; qu'ils s'en étaient au contraire défendus tant qu'ils avaient pu, et que ce n'était que par suite des instigations de la Russie qu'ils s'étaient enfin rendus, en ajoutant malicieusement: «Vous verrez, vous verrez, dans quelques mois.»]

[25: M. de Laval est un émigré français qui a épousé une dame russe.]

[26: Je rapporte les propres expressions dans lesquelles il me l'a raconté lui-même, dans ces derniers temps, en mai ou juin 1815, à l'Élysée, à Paris.]

[27: «Après avoir inutilement fait tous mes efforts pour conserver la neutralité, à l'avantage de nos vassaux chéris et fidèles; après avoir fait, pour obtenir ce but, le sacrifice de tous mes trésors, m'être même porté, au grand préjudice de mes sujets, à fermer mes ports à mon ancien et loyal allié le roi de la Grande-Bretagne, je vois s'avancer vers l'intérieur de mes États les troupes de S. M. l'empereur des Français. Son territoire ne m'étant pas contigu, je croyais être à l'abri de toute attaque de sa part; ces troupes se dirigent sur ma capitale. Considérant l'inutilité d'une défense, et voulant éviter une effusion de sang sans probabilité d'aucun résultat utile, et présumant que mes fidèles vassaux souffriront moins dans ces circonstances si je m'absente de ce royaume, je me suis déterminé, pour leur avantage, à passer avec la reine et toute ma famille dans mes États d'Amérique, et à m'établir dans la ville de Rio-Janeiro jusqu'à la paix générale. Considérant qu'il est de mon devoir, comme de l'intérêt de mes sujets, de laisser à ce pays un gouvernement qui veille à leur bien-être, j'ai nommé, tant que durera mon absence… (ici est détaillée la composition du gouvernement).

D'après la confiance que j'ai en eux tous, et à la longue expérience qu'ils ont des affaires, je tiens pour certain qu'ils rempliront leurs devoirs avec exactitude; qu'ils administreront la justice avec impartialité; qu'ils distribueront les récompenses et les châtimens suivant les mérites de chacun; que mes peuples seront gouvernés d'une manière qui décharge ma conscience.

«Les gouverneurs le tiendront pour dit; ils se conformeront au présent décret, ainsi qu'aux instructions qui y sont jointes, et les communiqueront aux autorités compétentes.

«Donné au palais de Notre-Dame d'Aduja, le 26 novembre 1807.

«LE PRINCE.»

Instructions.

«Les gouverneurs du royaume nommés par mon décret de ce jour, prêteront le serment d'usage entre les mains du cardinal-patriarche.

«Ils maintiendront la rigoureuse observance des lois du royaume.

«Ils conserveront aux nationaux tous les priviléges qui leur ont été accordés par moi et par mes ancêtres.

«Ils décideront à la pluralité des voix les questions qui leur seront soumises par les tribunaux respectifs.

«Ils pourvoieront aux emplois d'administration et de finances, aux offices de justice, dans la forme pratiquée jusqu'à ce jour.

«Ils défendront les personnes et les biens de mes fidèles sujets.

«Ils feront choix pour les emplois militaires de personnes dont ils connaîtront les bons services.

«Ils auront soin de conserver, autant que possible, la paix dans le pays; que les troupes de l'empereur des Français aient de bons logemens; qu'elles soient pourvues de tout ce qui leur sera nécessaire pendant leur séjour dans ce royaume; qu'il ne leur soit fait aucune insulte, et ce, sous les peines les plus rigoureuses, conservant toujours la bonne harmonie qui doit exister entre nous et les armées des nations avec lesquelles nous nous trouvons unis sur le continent.

«En cas de vacance par mort ou autrement d'une des charges de gouverneur du royaume, il sera pourvu au remplacement à la pluralité des voix; je me confie en leurs sentimens d'honneur et de vertu. J'espère que mes peuples ne souffriront pas de mon absence, et que, revenant bientôt parmi eux avec la permission de Dieu, je les trouverai contens, satisfaits et animés du même esprit qui les rend si dignes de mes soins paternels.

«LE PRINCE.»

«Donné au palais de Notre-Dame d'Aduja, le 26 novembre 1807.»]

[28: Lettre de Charles IV à l'empereur Napoléon.

«Monsieur mon frère,

«Dans le moment où je ne m'occupais que des moyens de coopérer à la destruction de notre ennemi commun, quand je croyais que tous les complots de la ci-devant reine de Naples avaient été ensevelis avec sa fille, je vois avec une horreur qui me fait frémir, que l'esprit d'intrigue la plus horrible a pénétré jusque dans le sein de mon palais; hélas! mon coeur saigne en faisant le récit d'un attentat si affreux! mon fils aîné, l'héritier présomptif de mon trône, avait formé le complot horrible de me détrôner; il s'était porté jusqu'à l'excès d'attenter contre la vie de sa mère. Un attentat si affreux doit être puni avec la rigueur la plus exemplaire des lois. La loi qui l'appelait à la succession doit être révoquée; un de ses frères sera plus digne de le remplacer et dans mon coeur et sur le trône. Je suis dans ce moment à la recherche de ses complices, pour approfondir ce plan de la plus noire scélératesse, et je ne veux pas perdre un seul moment pour en instruire V. M. I. et R., en la priant de m'aider de ses lumières et de ses conseils.

«Sur quoi je prie, etc.

«CHARLES.

     «À Saint-Laurent, ce 29 novembre 1807.»
]

[29: Le maréchal de Turenne est né à Sedan, et c'est lui qui a fondé l'hôpital militaire de cette ville.]

[30: Voyez ci-dessus la lettre de Charles IV, note 28.]

[31: Lettre de la reine d'Espagne au grand-duc (écrite en français).

«Monsieur mon frère,

«Je n'ai aucun ami, sinon V.A.I.; mon cher mari vous écrit, vous demande votre amitié: seulement en vous et en votre amitié, nous nous confions mon mari et moi. Nous nous unissons pour vous demander que vous nous donniez la preuve la plus forte de votre amitié pour nous, qui est de faire que l'empereur connaisse notre sincère amitié, de même que nous avons toujours eue pour lui et pour vous, de même que pour les Français. Le pauvre prince de la Paix, qui se trouve emprisonné et blessé pour être notre ami, et qui vous est dévoué, de même qu'à toute la France, se trouve ici pour cela, et pour avoir désiré vos troupes, de même parce qu'il est notre unique ami. Il désirait et voulait aller voir V.A.I., et actuellement il ne cesse de le désirer et l'espérer. V.A.I., obtenez-nous que nous puissions finir nos jours tranquilles dans un endroit convenable à la santé du roi, qui est délicate, de même que la mienne, avec notre ami, unique ami, l'ami de V.A.I., le pauvre prince de la Paix, pour finir nos jours tranquillement. Ma fille sera mon interprète, si je n'ai pas la satisfaction de pouvoir connaître et parler à V.A.I.; pourrait-elle faire tous ses efforts pour nous voir? quoique ce fût un instant de nuit, comme elle voudrait.

«L'adjudant-commandant de V.A.I. vous dira tout ce que nous lui avons dit. J'espère que V.A.I. nous obtiendra ce que nous désirons et demandons, et que V.A.I. pardonne nos griffonnages et oubli de lui donner de l'altesse, car je ne sais où je suis, et croyez que ce n'est pas pour lui manquer; l'assurance de toute mon amitié.

«Je prie Dieu, etc.

«Votre très affectionnée,

«LOUISE.» ]

[32: Mémoire publié au commencement de 1809.]

[33: Dernière ville d'Espagne du côté de Bayonne.]

[34: Dernière ville de France.]

[35: M. de Cevallos, dans son Mémoire, présente à ses lecteurs, comme le motif qui a déterminé le roi à aller à Bayonne, la réponse qui termine ici mon dialogue avec lui. Il la présente même d'une manière qui prêterait à rire plutôt qu'elle ne paraîtrait un motif suffisant pour avoir autorisé le départ du roi.

M. de Cevallos sait bien mieux que personne qu'il a obscurci la vérité, dans la manière dont il a rapporté ce fait. Qui mieux que lui pouvait savoir si le roi était dans l'intention de satisfaire la France? Il n'ignorait pas ce que la France pouvait exiger et désirer de la part de l'Espagne, dont il avait suivi les relations politiques les plus intimes avec cette même France; et dès-lors qui est-ce qui pouvait mieux juger que lui où se trouverait la difficulté, s'il devait y en avoir une? Je ne lui ferai pas l'injure de croire qu'il l'ignorait ou qu'il ne l'avait pas aperçu: il a donné trop de preuves de sa perspicacité en ce genre. C'est sans doute parce qu'il connaissait les deux revers de la médaille qu'il s'efforçait de m'exposer des difficultés sur lesquelles j'avais l'avantage d'un homme qui, n'ayant rien à cacher, avait un argument franc plus fort que le sien. M. de Cevallos avait trop d'esprit, sans doute, pour être la dupe de qui que ce fût, mais ce n'était pas une raison pour que je fusse la sienne.

En supposant que la réponse qu'il me prête soit vraie, il savait mieux que moi si je m'abusais moi-même ou si je le trompais, puisqu'il connaissait nos affaires avec son pays; dès-lors comment se justifiera-t-il d'être parti d'un argument qu'il savait ne pouvoir être vrai, pour avoir consenti au départ du roi? Il y a là quelque chose qui ne peut s'expliquer que de ces deux manières: ou M. de Cevallos a dénaturé ma réponse, et c'est ce que j'atteste; ou bien il a trahi le roi dans l'intérêt d'une nouvelle fortune à laquelle il voulait s'attacher, et dès-lors son Mémoire n'est qu'un pamphlet qu'il a écrit à la hâte, pour se mettre à l'abri du ressentiment de ses compatriotes; car on verra par la suite de ces Mémoires qu'il pouvait y être exposé.]

[37: Pour comprendre ceci, il faut connaître la manière dont on attelle en Espagne; chaque mule d'un attelage a ses traits attachés à l'avant-train de la voiture, de sorte que les mules de la tête de l'attelage ont des traits de quarante pieds de long. Or, comme elles sont accouplées deux à d'eux, il en résulte qu'il y avait une réunion de seize traits à l'avant-train de la voiture du roi, en sorte que toutes les mules furent dételées par le seul coup de serpe qui coupa les traits.]

[38: Je ne pus le suivre ce jour-là, et ne le rejoignis que le lendemain matin, après avoir marché toute la nuit.]

[39: Le roi Charles IV avait toujours à la main une très longue canne, de laquelle il avait besoin pour marcher; ce vieillard était si indigné, qu'il nous semblait qu'il allait s'oublier jusqu'à la lever sur son fils, qui conservait une physionomie imperturbable. Nous pouvions l'apercevoir par plusieurs ouvertures qu'il y avait à la porte du salon où la scène se passait.]

[40: Elle s'approcha de lui en levant la main comme pour lui donner un soufflet.]

[41: Le ministère espagnol à Madrid obéissait au lieutenant-général du royaume nommé par Charles IV, et c'était le grand-duc de Berg.]

[42: Le 8 octobre 1805, le roi de Naples avait ratifié, à Portici, le traité de neutralité conclu le 21 septembre précédent par son ambassadeur à Paris, et le 20 novembre suivant, une escadre anglo-russe débarquait à Naples 12,000 hommes de troupes.]

[43: Lorsque, par ordre de l'empereur, l'on me demanda des détails sur les ordres que je pouvais avoir donnés au général Dupont, la copie de cette lettre figurait parmi les pièces qui devaient servir à commencer l'information sur la conduite du général Dupont; mais lors du jugement prononcé au conseil d'État sur l'exposé de cette affaire, cette pièce avait disparu. Je suis bien aise que cela ait été utile au général Dupont; mais c'est une chose coupable que de servir l'un, en mettant l'autre dans le cas d'être accusé d'imprévoyance.]

[44: Les lieues d'Espagne sont beaucoup plus fortes que celles de France.]

[45: Le général Dupont assure n'avoir eu aucune nouvelle de ce mouvement: c'est donc à Dufour de l'expliquer.]

[46: Andujar, Baylen et la Caroline sont distans entre eux d'une marche ordinaire de troupes.]

[47: On prétend qu'on les employa à la garde de caissons contenant des objets particuliers qui étaient la propriété de quelques généraux.]

[48: Vedel avait pris, au contraire, le régiment espagnol de Jaen: à la vérité, il avait reçu ordre de le rendre.]

[49: M. de Villoutray était écuyer de l'empereur; il avait témoigné le désir de servir militairement, et on l'avait envoyé en Espagne.]

[50: J'ai dit plus haut qu'après la bataille d'Eylau, l'empereur avait réclamé le secours d'un corps d'armée espagnol qui devait être mis à sa disposition par suite d'une stipulation antérieure avec Charles IV. Ce corps, après avoir traversé la France pour venir jusque sur l'Elbe, se trouvait dans les environs de Hambourg, lorsque les Anglais vinrent attaquer Copenhague et prendre la flotte danoise. Il fit partie des premières troupes que l'empereur fit marcher, sous le maréchal Bernadotte, au secours des Danois, et il était encore dans ces parages lorsque la révolution d Espagne commença. L'empereur, voyant la tournure qu'elle prenait, manda au maréchal Bernadotte de prendre garde que les Anglais n'embarquassent à l'improviste ce corps espagnol, commandé par le marquis de la Romana. Bernadotte répondit qu'il était en mesure, et qu'il garantissait les sentimens du marquis de la Romana. Cependant, huit jours après, il fut obligé de rendre compte que les Anglais étaient venus sur la côte et avaient embarqué le marquis de la Romana avec sept mille hommes de son corps d'armée, dont nous apprîmes bientôt après l'arrivée à la Corogne.

Le reste devait être embarqué peu de jours après; mais on prit des mesures pour l'empêcher.]

[51: J'ai su depuis le motif pour lequel M. Villoutray s'était fait escorter par une garde espagnole, et pourquoi il revenait à petites journées: c'est parce qu'il voyageait dans une calèche à lui, conduite par ses propres chevaux, et sa calèche était chargée d'objets non soumis à la visite. Ce sont les seuls qui aient été sauvés de tout le corps d'armée.]

[52: On a vu, plus haut, que le général Junot avait dissous l'armée portugaise; l'empereur lui ordonna, depuis, de la réorganiser et de l'envoyer à Bayonne. Il en déserta une bonne moitié en chemin, et l'on forma du reste six beaux bataillons et un régiment de chasseurs à cheval; ils servirent avec l'armée française de manière à mériter sa confiance et son estime.]

[53: Nous étions capitaines ensemble à l'armée du Rhin, et fûmes tous deux promus au grade de chef de bataillon à la même affaire, le second passage du Rhin, de vive force, où je commandai les troupes du premier débarquement qui prirent pied à la rive droite; depuis, Foy a suivi la fortune de Moreau, et moi celle de l'empereur.]

[54: Il avait d'abord fait partir pour Naples le grand-duc de Berg, et, à son retour d'Erfurth, il fit partir la grande-duchesse, qui était restée de quelques semaines en arrière.]

[55: «Monsieur mon frère,

«Mon ambassadeur à Paris m'apprend que V. M. L. se rend à Erfurth, où elle se rencontrera avec l'empereur Alexandre. Je saisis avec empressement l'occasion qui la rapproche de ma frontière, pour lui renouveler le témoignage de l'amitié et de la haute estime que je lui ai vouée, et j'envoie auprès d'elle mon lieutenant-général le baron de Vincent, pour vous porter, monsieur mon frère, l'assurance de ces sentimens invariables. Je me flatte que V. M. n'a jamais cessé d'en être convaincue, et que si de fausses représentations qu'on avait répandues sur les institutions intérieures organiques que j'ai établies dans ma monarchie lui ont laissé, pendant un moment, des doutes sur la persévérance de mes intentions, les explications que le comte de Metternich a présentées à ce sujet à son ministre les auront entièrement dissipées. Le baron de Vincent se trouve à même de confirmer à V. M. ces détails et d'y ajouter tous les éclaircissemens qu'elle pourra désirer. Je la prie de lui accorder la même bienveillance avec laquelle elle a bien voulu le recevoir à Paris et à Varsovie. Les nouvelles marques qu'elle lui en donnera me seront un gage non équivoque de l'entière réciprocité de ses sentimens, et elles mettront le sceau à cette entière confiance qui ne laissera rien à ajouter à la satisfaction mutuelle.

«Veuillez agréer l'assurance de l'inaltérable attachement et de la considération avec laquelle je suis, monsieur mon frère,

«De V. M. I. et R. le bon frère et ami.

«FRANÇOIS.»

Presbourg, le 18 septembre 1808.]