The Project Gutenberg eBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 2

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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 2

Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary

Release date: March 24, 2007 [eBook #20895]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON, TOME 2 ***

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MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.

TOME DEUXIÈME.
PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.

1828.

CHAPITRE PREMIER.

Camp de Boulogne.—Discipliné.—Travaux des troupes.—M. de la
Bouillerie.

Pendant que la marine déployait cette activité, l'armée achevait, de se compléter. Les régimens, composés aux deux tiers de conscrits, quittèrent leurs garnisons et allèrent former des camps d'instruction qui s'étendaient d'Utrecht à l'embouchure de la Somme. Celui d'Utrecht était commandé par le général Marmont, qui avait été remplacé à l'inspection générale de l'artillerie par le général Songis. Il s'étendait jusqu'à Flessingue, et avait le n° 2, parce que le corps du Hanovre, qui était alors commandé par le général Bernadotte, avait pris le n° 1.

Le 3e aux ordres du général Davout, avait son centre à Ostende, et s'étendait jusqu'à Dunkerque inclusivement.

Le général Soult commandait le 4e qui était établi à Boulogne, et s'étendait depuis Gravelines jusqu'à la gauche de Boulogne.

Le 5e, commandé par le général Ney, comprenait Montreuil et Étaples. Il prit plus tard le n° 6, parce qu'on forma un nouveau corps à Boulogne, auquel on donna le n° 5. Il fut placé sous le commandement du général Lannes, qui revenait du Portugal, où il était ambassadeur.

Une réserve composée de douze bataillons de grenadiers réunis se rassembla à Arras, sous les ordres du général Junot, qui quitta le gouvernement de Paris pour prendre le commandement de cette division.

Tous les régimens de dragons qui étaient en France furent réunis en divisions de quatre régimens chacune. Elles furent cantonnées depuis l'embouchure de l'Escaut jusque sur les bords de l'Oise et ceux de l'Aisne.

Les chasseurs et hussards furent réunis à Saint-Omer et Ardres.

Les troupes ainsi réparties, on les occupa, on les disciplina à la manière des Romains. Chaque heure avait son emploi; le soldat ne quittait le fusil que pour prendre la pioche, et la pioche que pour reprendre le fusil.

Les ponts et chaussées avaient d'immenses travaux à faire. Les troupes les exécutèrent tous. Elles creusèrent le port de Boulogne, elles construisirent une jetée, jetèrent un pont de hallage, établirent une écluse de chasse; enfin elles ouvrirent un bassin pour recevoir les bâtimens de la flottille. Elles firent plus: le port de Vimereux était tout entier à créer; le sol où il devait s'ouvrir était élevé de quinze pieds au-dessus des plus hautes eaux. Elles mirent la main à l'œuvre, et en moins d'un an, elles avaient creusé, revêtu en maçonnerie un bassin capable de contenir deux cents bâtimens de la flottille. Il avait son écluse de chasse pour le nettoyer, son canal et ses jetées pour sortir.

À Ambleteuse, il fallut reprendre en entier les travaux qui avaient été ébauchés sous Louis XVI. Le lit de la rivière était tellement obstrué, que les eaux n'avaient pu s'écouler, et avaient couvert plusieurs milliers d'acres de terre en pleine culture. Cette submersion avait non seulement réduit une foule de familles à la misère, elle était encore devenue la source de miasmes dangereux qui obligeaient les habitans des villages voisins de s'éloigner tous les ans à l'époque de la canicule.

On leur rendit d'abord l'écoulement qu'elles avaient perdu; on reprit, on acheva les travaux qui avaient déjà été ébauchés; on construisit une écluse de chasse. La rivière, en rentrant dans son lit, restitua à la culture les terres qu'elle avait submergées, et au pays la salubrité qu'elle en avait bannie.

Cela fait, on passa au port d'Ambleteuse. On le creusa, on construisit sa jetée, on éleva son chenal. Tout fut promptement achevé. Les soldats qui exécutaient ces diverses constructions s'y portaient avec ardeur. Ils étaient payés: le travail avait répandu de l'aisance parmi eux, ils ne le quittaient que lorsqu'ils y étaient contraints par la marée; ils prenaient alors les armes, et se rendaient à la manœuvre.

Il en était de même à Boulogne; la troupe passait du travail à l'exercice, de l'exercice au travail. La pioche, le fusil ne sortaient pas de ses mains. Aussi vit-on s'élever comme par enchantement tous les établissemens maritimes d'un grand port. On forma des magasins, on assembla des munitions, on réunit des matériaux de toutes espèces. Jamais tête humaine n'embrassa conception aussi vaste, et surtout n'en fit marcher simultanément les différentes parties avec autant d'activité, d'ensemble et de précision.

On creusait les ports, on construisait les bâtimens, on fondait l'artillerie, on filait les cordages, on taillait les voiles, on confectionnait le biscuit et on instruisait l'armée tout à la fois. Ces divers soins, semblaient dépasser les forces humaines, et cependant le premier consul trouvait encore le temps de s'occuper des affaires de France et d'Italie. Ce qu'il déploya d'activité ne peut se comprendre quand on n'en a pas été témoin. Il avait fait louer près de Boulogne le petit château appelé le Pont-de-Brique, qui se trouve sur la route de Paris. Il y arrivait d'ordinaire au moment où les corps s'y attendaient le moins, montait aussitôt à cheval, parcourait les camps, et était déjà rentré à Saint-Cloud, qu'on le croyait encore au milieu des troupes.

J'ai fait plusieurs de ces voyages dans ses voitures. Il partait ordinairement le soir, déjeunait à la maison de poste de Chantilly, soupait à Abbeville, et arrivait le lendemain de très bonne heure au Pont-de-Brique. Un instant après, il était à cheval, et n'en descendait le plus souvent qu'à la nuit. Il ne rentrait pas qu'il n'eût vu le dernier soldat, le dernier atelier. Il descendait dans les bassins, et s'assurait lui-même de la profondeur à laquelle on était parvenu depuis son dernier voyage.

Il ramenait ordinairement pour dîner avec lui, à sept ou huit heures du soir, l'amiral Bruix, le général Soult, l'ingénieur Sganzin, qui dirigeait les travaux des ponts et chaussées, le général Faultrier, qui commandait le matériel de l'artillerie, enfin l'ordonnateur chargé des vivres; de sorte qu'avant de se coucher, il savait l'état de ses affaires mieux que s'il avait lu des volumes de rapports.

Les constructions n'étaient pas moins actives dans l'intérieur que sur la côte. Les chaloupes étaient confectionnées, abandonnées au courant des rivières, et affluaient à Bayonne, à Bordeaux, à Rochefort, à Nantes, dans tous les ports de Bretagne. Elles étaient gréées, armées, montées même par des détachemens avec lesquels elles gagnaient l'embouchure des rivières qui coulent de Honfleur à Flessingue. Quand elles y étaient parvenues, on les mettait en état de prendre la mer, on les formait en escadrilles, et on les faisait successivement sortir de leurs abris, dès qu'on jugeait pouvoir le faire avec sécurité. On choisissait pour cela les petits temps, qui leur permettaient de longer, de raser la côte, et pour mieux assurer leur marche, on plaçait l'artillerie légère de l'armée sur les caps ou promontoires au pied desquels il se trouvait assez d'eau pour permettre aux croisières anglaises de les intercepter. Cette précaution ne fut pas inutile sur divers points de la Bretagne.

Le bonheur, l'habileté menèrent à bien cette grande entreprise; nos escadrilles parvinrent à leur destination sans avoir éprouvé d'autres pertes que celles qu'entraînent les accidens ordinaires de la navigation. Tout avait réussi au gré du premier consul. Chacun alors rivalisait de zèle et de dévouement.

L'armée commençait à être bonne manœuvrière, et jouissait d'un état de santé parfait. Elle était divisée en douze corps, y compris les troupes qui étaient sur la côte, et celles qu'on avait réparties sur d'autres points de la frontière. C'était la première fois qu'on essayait de cette organisation. Le premier consul l'avait adoptée, parce qu'il aimait la célérité, et qu'outre les avantages militaires qu'elle lui présentait, elle avait celui de simplifier la comptabilité. En conséquence, il avait ordonné au ministre du trésor, qui était alors M. de Barbé-Marbois, de lui organiser un service de trésorerie pour chaque corps.

Le ministre lui présenta ses idées; mais le premier consul eût été obligé de travailler avec le payeur de chaque corps d'armée, il rejeta le projet; il chargea l'intendant-général de l'armée, M. Pétiet, de faire connaître à M. Marbois qu'il ne voulait avoir à faire qu'à une seule personne, qui aurait sous ses ordres tous les payeurs. Il demanda en conséquence que le ministre lui donnât celui des employés de la trésorerie qui était le plus capable.

M. Pétiet lui proposa M. de la Bouillerie, qui avait été payeur-général de l'armée du Rhin sous le général Moreau, avec lequel il était étroitement lié. Le premier consul ne le connaissait point, mais il se rappela qu'un administrateur de ce nom avait été autrefois à la tête des finances de la Corse[1], où il avait laissé une excellente réputation. Il accepta sur ce souvenir, et chargea l'intendant-général de prévenir le ministre du choix qu'il avait fait.

M. de la Bouillerie, qui jouissait déjà d'une fortune indépendante et qui de plus était lié avec le général Moreau, dont il connaissait mieux que personne les sentimens secrets, s'excusa sous différens prétextes. Pétiet eut recours à l'intervention du général, et M. de la Bouillerie accepta.

Le ministre du trésor, qui voyait cette nomination de mauvais œil, s'excusa de ne l'avoir pas proposée. Il ne l'avait pas fait, parce que d'après sa reddition de comptes, M. de la Bouillerie était redevable au trésor d'une somme de quatre cent mille francs qu'il représentait par un bon du général Moreau. «Sur quel fonds, demanda le premier consul, cette somme a-t-elle été payée?—Sur les fonds mis à la disposition du général en chef, répondit le ministre.—Dans ce cas, répliqua le premier consul, M. de la Bouillerie est en règle, et vous devez accepter le bon. Parbleu, ajouta-t-il, vous me demanderiez donc compte aussi de toutes les sommes que j'ai fait donner à l'armée d'Italie aux officiers dont j'étais content? Cela n'est ni juste ni raisonnable.»

M. de la Bouillerie, en acceptant la charge de payeur-général, avait mis pour condition qu'on ne lui demanderait pas de cautionnement. Il ne s'informa pas, du reste, quel serait son traitement, et fut même trois années sans en toucher. Le premier consul, devenu empereur, l'apprit et répara cet oubli d'une manière assez large pour que M. de la Bouillerie fût plus que satisfait.

Le premier consul avait en lui une pleine confiance et le lui témoignait. Plus tard, il le chargea de l'administration de toutes ses finances personnelles, ainsi que de celles du domaine extraordinaire, et je l'ai vu déplorer amèrement, en 1815, d'avoir à lui reprocher des torts.

CHAPITRE II.

Sensation que produit en Angleterre le projet de descente.—Le général Moreau.—Son opposition au gouvernement du premier consul.—Bruits sinistres.—Avis important d'un chef vendéen.—Le premier consul m'envoie en mission secrète dans la Vendée.

Pendant que les dispositions préliminaires de la grande opération du premier consul s'exécutaient avec un succès qu'il n'avait lui-même osé espérer, la critique commençait à s'attacher à son entreprise, et elle faisait même des progrès dans une ville comme Paris, où rien n'est perdu; aussi y regardait-on le plus généralement la descente projetée en Angleterre comme impossible à effectuer. On l'envisageait comme une extravagance, en comparant les chaloupes canonnières qui étaient sur le chantier, depuis le Gros-Caillou jusqu'au Corps-Législatif, à des vaisseaux de guerre; on brodait là-dessus à qui mieux mieux, et l'on déraisonnait de même, ainsi que cela arrive toujours, quand on veut juger de ce que l'on ne connaît pas: il était plus aisé de critiquer le premier consul que de le comprendre. Néanmoins lorsqu'on vit qu'en dépit de toutes les contrariétés imaginables, il poursuivait l'exécution de son projet, et que la réunion de toutes ses différentes flottilles, depuis Bayonne jusqu'à Flessingue, s'était opérée malgré ce qu'avaient pu faire les croiseurs anglais pour s'y opposer, on commença à réfléchir et à convenir assez généralement que le dernier succès ne dépendait plus que d'un coup de la fortune; et on ne peut trop préjuger de ce qui serait résulté, si des événemens qui survinrent n'avaient détourné l'armée de cette opération, après qu'ils eurent amené un changement dans la forme du gouvernement.

Pendant qu'en France on censurait le projet du premier consul, en Angleterre, où l'on est plus froid, on prit la menace au sérieux, parce que l'on y avait mesuré toute l'étendue du danger, au lieu de s'amuser à faire des quolibets.

Le ministère anglais ne pouvait plus méconnaître que, depuis la paix d'Amiens, les désordres qu'il avait annoncés devoir arriver en France, non seulement n'avaient point eu lieu, bien plus, les choses avaient tourné en sens tellement opposé, que celui dont il avait regardé la ruine comme certaine était parvenu à former un faisceau qui déjà menaçait l'existence de l'Angleterre. Le ministère abandonna habilement les illusions auxquelles on l'avait d'abord entraîné, en lui faisant faire la paix, puis en la lui faisant rompre. Il avait sans doute observé que la merveilleuse restauration de toutes choses en France, et en si peu de temps, n'était que l'œuvre d'un puissant génie qui concevait, ordonnait et exécutait avec la rapidité de la pensée; que le premier consul était le législateur, le magistrat et le maître absolu d'un pays, et d'une armée dont il était à la fois le général et le premier soldat; que c'était conséquemment vers cet homme qu'il fallait diriger le coup qui devait préserver l'Angleterre de sa ruine, et qu'il suffisait de la réussite de ce seul coup, pour rejeter la France dans l'abîme de maux dont il l'avait tirée, et achever de la mettre au point où n'avaient pu la conduire les puissances du continent qui lui avaient fait la guerre.

La réussite d'un pareil projet amenait des conséquences trop positives pour faire hésiter sur le choix des moyens propres à l'assurer: aussi ce fut dans les passions humaines que l'on vint les chercher.

C'est de la conspiration de Georges Cadoudal que je veux parler, et de la singulière part que les amis du général Moreau auraient désiré qu'il y prît; car, pour lui personnellement, loin de vouloir la servir, il s'y est tellement opposé, qu'il l'a en quelque sorte fait manquer.

Depuis la paix de Lunéville, le général Moreau vivait presque ignoré, et loin du gouvernement; un goût pour la retraite, une indifférence peut-être affectée pour des honneurs qui ne pouvaient pas le faire sortir du second rang, et une aversion réelle pour toute espèce d'occupations lui avaient fait adopter ce genre de vie.

Les personnes qui l'ont connu peuvent convenir, sans altérer en rien ses bonnes qualités, que le général Moreau était l'homme le moins propre à un travail assidu; qu'il avait une instruction fort négligée, qui le rendait incapable de gouverner, et que cependant ce mépris qu'il affectait pour les honneurs n'était chez lui qu'un genre de distinction qu'il avait pris, et auquel il n'aurait pas fallu qu'un courtisan se trompât. On pouvait dire à Moreau comme à Diogène: Je vois ton orgueil à travers les trous de ton manteau. À une grande fermeté dans le danger il joignait dans la vie privée une faiblesse de caractère qui le rendait l'homme le plus accessible et le plus facile à persuader.

Comme il travaillait peu, il avait le jugement lent, la prévoyance courte, et avait besoin d'être aidé dans ses déterminations; de là ses complaisances pour des gens qui avaient fini par prendre de l'empire sur lui, et qui, sous le voile de l'amitié, l'ont perdu en voulant le faire servir à leur propre ambition. Dans les commencemens de son retour de l'armée à Paris, le général Moreau, excité par ses prétendus amis, avait essayé d'entretenir le premier consul de politique, d'organisation et d'administration; l'essai qu'il fit de son influence ne lui réussit pas, et ayant vu à qui il avait affaire, il n'y revint plus: aussi, hormis quelques fous, tous les généraux et officiers de son armée suivirent la ligne droite de l'obéissance respectueuse due au chef du gouvernement.

Moreau avait fini par aller jouir dans ses terres d'une aisance qu'il avait acquise en servant son pays. D'autres généraux de cette armée, qui avaient rassemblé des capitaux, vivaient de même dans des châteaux qu'ils avaient achetés, et essayaient de s'accoutumer à la vie agronomique.

Quelques-uns en furent dégoûtés de bonne heure, et n'ayant pu obtenir d'être employés lors de la première formation de l'armée des côtes, ils s'étaient faits frondeurs; d'autres vivaient dans le repos, parce qu'ils avaient témoigné le désir d'y rester: mais les uns et les autres prenaient l'air d'hommes maltraités; cela leur donnait une position peu coûteuse et favorable à leur projet de rester éloignés. De loin l'œil de l'observateur confondait tout ce monde-là avec le général Moreau, et en faisait un parti d'opposition qui avait même reçu une sorte de lustre par tous les verbiages qui se débitaient sur l'impossibilité du succès de l'entreprise de Boulogne.

On avait eu la sottise de conseiller à Moreau de ne pas compromettre sa gloire en allant s'enfourner dans cette équipée, et il avait eu la faiblesse d'écouter ce conseil.

Depuis la rupture du traité d'Amiens, c'est-à-dire depuis plus d'un an, nous avions remarqué qu'il n'avait pas paru aux Tuileries, pas même dans les occasions où il était non seulement de la décence, mais du devoir d'un citoyen comme d'un guerrier de s'y montrer et de venir offrir ses services.

Le général Moreau ne pouvait pas être considéré comme un simple particulier, ainsi qu'il affectait de le paraître, et quand des villes et des provinces entières s'étaient imposé dans une noble indignation les sacrifices qu'exigeait l'agression la plus inouïe qu'on eût encore vue, et que ces provinces envoyaient de tous les points des députés porter leurs offrandes et leurs vœux au chef du gouvernement, le devoir du général Moreau était-il de rester spectateur indifférent des nouveaux dangers de sa patrie? Était-il un nouvel Achille qu'Agamemnon devait faire solliciter de reprendre les armes? et si enfin il avait été disposé à obtempérer aux ordres qu'on aurait pu être dans le cas de lui donner, ne devait-il pas, d'après la conduite qu'il avait tenue, en faire parvenir l'assurance, si toutefois il n'avait pas cru devoir l'offrir lui-même? C'est là le conseil que ses amis auraient dû lui donner.

Mais il se renferma dans le silence, et nous ne tarderons pas à savoir pourquoi il ne pouvait plus le rompre.

Il avait prêté l'oreille à des conseils qui flattaient sa paresse, et ce fut sans doute le travers d'esprit dans lequel il n'était que trop connu que ce général était tombé, qui donna aux agens de l'Angleterre, désignés vulgairement par le nom de Vendéens, l'idée de tenter un rapprochement que des antécédens fâcheux paraissaient avoir rendu impossible entre le général Moreau et le général Pichegru.

Fouché, qui n'était plus ministre, faisait fréquenter Moreau par des hommes de sa province et en même temps de son parti; il épiait ses sentimens pour les influencer et s'en servir au besoin: mais je crois qu'il était étranger au projet d'un rapprochement entre les Vendéens et Moreau, parce que le caractère de celui-ci ne lui offrait pas assez de garantie pour lui, en cas de succès de la part de ce parti: mais je crois aussi qu'il aurait poussé lui-même, s'il avait entrevu la possibilité de ranimer la république tout en abattant le premier consul; ce qui à cette époque n'était pas impossible. Peut-être aussi M. Fouché n'avait-il pour but que de faire naître des circonstances graves, afin de provoquer la nécessité de rétablir un ministère que l'on avait supprimé, et qu'il regardait comme son apanage.

L'éloignement de Moreau pour les Vendéens était la conséquence de ses opinions; peut-être aussi, dans cette circonstance, la crainte de la révision de sa conduite envers son camarade Pichegru en 1797[2] l'a-t-elle empêché de se rendre aux instances de celui-ci. Républicain de bonne foi, il ferma l'oreille à toute proposition incompatible avec l'existence et la restauration de la république; l'ayant particulièrement connu, je suis convaincu qu'il n'a pas donné connaissance au gouvernement des propositions qui lui furent faites, parce qu'il s'était persuadé que le projet de Pichegru était tellement insensé, qu'il n'aurait rien eu à faire pour le combattre le lendemain du jour où ce général aurait abattu le premier consul. Il ne lui paraissait pas possible qu'un autre que lui, Moreau, fût revêtu de la puissance consulaire. Il laissa donc agir Pichegru, persuadé que c'était pour lui, Moreau, qu'il travaillait, et c'est ce qui a fait dire à Pichegru en parlant de Moreau: «Il paraît que ce b…-là a aussi de l'ambition[3].»

Depuis que j'ai été revêtu de l'autorité ministérielle, j'ai eu les moyens de m'assurer que le premier consul n'avait dû la vie, à cette époque, qu'à la diversité de projets de deux intrigues qui voulaient également le frapper, mais avec un but différent: ce fut pendant leur désunion que l'on en eut connaissance, et que l'on parvint à découvrir tout ce qui se tramait; il y avait déjà quelque temps que l'on était entouré de menées sourdes, qui, sans offrir la certitude de l'existence d'un complot tout organisé, avertissaient cependant qu'il se passait quelque chose qu'il devenait chaque jour plus important d'approfondir.

Mille bruits sinistres se croisaient comme si l'on eût voulu préparer les esprits à un événement; on parlait de la possibilité d'arrêter la marche politique du premier consul; on écrivait même de Londres qu'il serait assassiné, et qu'on le savait de bonne part. La certitude de ces avis, sans être incontestable, était cependant propre à donner de l'inquiétude, et par conséquent à mériter l'attention du gouvernement.

Il n'y avait plus, comme je l'ai dit, de ministre de la police; c'était un conseiller d'état qui dirigeait les recherches de tout ce qui était relatif à la surveillance générale, et qui travaillait avec le grand-juge.

À cette époque, je reçus une lettre d'un ancien chef vendéen que j'avais obligé, et qui ne voulait plus que vivre en repos dans ses terres: il me prévenait qu'il venait d'être visité par une troupe de trente à quarante hommes armés, qui étaient venus l'entretenir des folies auxquelles il avait franchement renoncé depuis le 18 brumaire, et que, autant pour observer la parole qu'il avait donnée à cette époque-là, que pour se prémunir contre les suites qui pourraient en résulter, il commençait par m'informer de cet événement, et m'ajoutait que, pour être à l'abri, il se rendrait à Paris aussitôt que les vendanges seraient faites.

Je remis cette lettre au premier consul, qui, au cachet de vérité qu'elle portait, jugea que j'obtiendrais peut-être des détails sur ce qui commençait à l'occuper, et que, dans tous les cas, il était bon de connaître les dispositions politiques de la Vendée, dans des circonstances qui pouvaient s'aggraver par suite des événemens qui se préparaient.

Je partis donc incognito, et j'allai retrouver mon chef vendéen, qui me donna de nouveaux détails; et sur ma proposition réitérée, nous partîmes tous deux, après m'être préalablement déguisé, pour aller à la recherche de la bande dont il avait parlé dans sa lettre.

Le troisième jour, nous vîmes des hommes de son parti, qui s'en étaient séparés la veille, et de qui nous eûmes tous les détails qui m'étaient nécessaires pour fixer mes idées sur ses projets.

Cette bande avait à sa tête deux hommes nouvellement débarqués à la côte; elle courait le pays pour annoncer un changement prochain dans les affaires, et avertir que l'on eût à se tenir prêt pour ce moment. Effectivement, je voyais les paysans se nombrer par petits cantons, comme pour se préparer à une insurrection; il y en avait même qui me disaient dans leur jargon: «Comment est-ce que je ferons? je n'avons plus de fusils, les bleus les ont pris.» On sait que c'était sous ce nom que les Vendéens désignaient les républicains.

J'eus lieu de reconnaître, dans ce voyage, que ce malheureux pays était encore susceptible de se laisser de nouveau mettre en feu, de même que j'eus la conviction que beaucoup de chefs vendéens auxquels nous supposions une grande puissance morale dans ces contrées, y étaient tout-à-fait tombés dans la déconsidération à cause de leurs rapports avec le gouvernement. L'on me répéta qu'aucun d'eux ne serait en état de remuer le pays, mais qu'il était probable que, cette fois-ci, ce serait George lui-même qui viendrait; et on alla jusqu'à me dire que l'on ne croyait pas qu'il s'exposerait à venir par la Bretagne, où tout le monde était vendu (voulant dire qu'on le trahirait); mais que probablement il viendrait par la Normandie. Je voyais évidemment, à l'espérance qu'ils en avaient, qu'il était le seul homme qui pût leur inspirer encore quelque confiance et les porter à un mouvement.

Nous revînmes ce monsieur et moi à son château, d'où je partis le lendemain pour Paris.

CHAPITRE III.

Mise en jugement de plusieurs chefs vendéens.—Querel.—Le jeune
Troche.—Mission à la falaise de Biville.

Ces détails surprirent beaucoup le premier consul, qui commençait à être inquiet de n'avoir pas reçu de nouvelles de moi depuis que j'étais parti de Paris; il me dit des choses obligeantes sur ma hardiesse et ma résolution à courir des chances aussi dangereuses, et certes il m'en a tenu compte.

Il se détermina alors à employer des moyens sévères pour faire jaillir la vérité des ténèbres. Il avait un tact inconcevable pour juger quand il était sur un volcan, et pour mettre le doigt précisément là où il pouvait découvrir quelque chose.

Depuis qu'il gouvernait, les jugemens par conseil de guerre avaient été fort rares; il avait même eu le projet de les supprimer, hors les cas de discipline militaire.

Il y avait cependant dans les prisons plusieurs individus que la police y retenait, comme prévenus d'espionnage ou machinations politiques, et l'on n'avait pas voulu les faire juger, parce que le premier consul disait que le temps amènerait l'époque où on pourrait ne plus attacher d'importance à ces intrigues-là, et qu'alors on les mettrait en liberté.

Dans cette occasion-ci, il se fit apporter la liste de tous ces individus, avec la date de leur arrestation, et des notes sur leurs différens antécédens.

Il y avait parmi eux un nommé Picot, et un autre nommé Le Bourgeois, qui avaient été arrêtés depuis plus d'un an à Pont-Audemer en Normandie, comme venant d'Angleterre; ils avaient été signalés à leur départ de Londres par un agent que la police y entretenait[4], et qui avait su d'eux-mêmes le sinistre projet qui les faisait passer en France, où ils ne se rendaient que pour attenter à la vie du premier consul. On s'était jusqu'alors contenté de les tenir en prison. Le premier consul les désigna avec trois autres pour être mis en jugement; ils furent livrés à une commission. Les deux premiers montrèrent une obstination qu'on n'attendait pas; ils refusèrent de répondre, et furent condamnés, fusillés, sans laisser échapper un seul aveu. Ils semblèrent même vouloir défier l'autorité, et périrent en lui annonçant qu'elle n'attendrait pas la guerre. Cette bravade diminua l'impression pénible que fait toujours une exécution. On ne fut pas plus avancé. Le premier consul néanmoins fit surseoir à la mise en jugement qu'il avait ordonnée.

Le gouvernement, obligé de recourir aux informations sur un projet dont il pressentait l'existence, avait excité le zèle de tous les fonctionnaires. Ceux-ci s'étaient mis en recherche, et le préfet du Bas-Rhin, M. Shée, oncle du duc de Feltre, signala une intrigue qui se présentait sous des couleurs assez fâcheuses. Il s'était assuré que le résident anglais près la cour de Wirtemberg entretenait une correspondance étendue sur la rive droite du Rhin, qu'il était sans cesse en voyage, et visitait fréquemment une troupe d'émigrés qui venait de se jeter dans le pays de Baden et aux environs d'Offenbourg. Il les encourageait, leur donnait des secours, et leur annonçait un changement prochain en France. Enfin il avait pour auxiliaire la baronne de Reich, qui habitait Offenbourg, et figurait depuis long-temps dans toutes les trames contre-révolutionnaires. On savait de quoi le résident était capable. On résolut de pénétrer les vues, les projets qu'il nourrissait. On lui dépêcha un émissaire fin, délié, qui l'enivra d'espérances, lui surprit le secret des liaisons qu'il entretenait à l'intérieur, et le fascina au point que le diplomate lui proposa de l'associer à ses desseins. L'émissaire accepta. Il pesa, discuta les chances que présentait l'entreprise, plaida le faux pour savoir le vrai, obtint tous les renseignemens qu'il voulait avoir, et se mit en route pour Paris, muni de fortes sommes qu'il avait eu l'adresse de soutirer au crédule diplomate. Les projets qu'il signalait étaient trop misérables pour qu'on s'y arrêtât. Sa mission n'apprenait rien. On fut obligé de chercher d'autres sources d'informations.

Le premier consul revint aux poursuites qu'il avait arrêtées. Il se fit représenter la liste. Elle commençait par un nommé Querel. «Quel est cet homme?» demanda-t-il. On lui répondit que c'était un Bas-Breton qui avait servi sous les ordres de George dans la Vendée. Arrivé à Paris depuis environ deux mois, il avait été arrêté sur la dénonciation d'un créancier qu'il n'avait pu satisfaire, et qui, pour se venger, l'avait signalé au gouvernement. «Eh bien! reprit le premier Consul, je me trompe fort, ou celui-là sait quelque chose.» Il était impossible que Querel, avec des antécédens comme les siens, ne fût pas condamné. Il le fut en effet: mais la sentence éveilla les réflexions, car le lendemain, lorsqu'on se présenta pour le conduire au supplice, il déclara qu'il avait des révélations à faire au premier consul qui intéressaient sa vie. On sursit à l'exécution. L'officier qui commandait le piquet vint prévenir l'aide-de-camp de service des dispositions où se trouvait Querel. L'aide-de-camp les transmit à son tour au premier consul, qui l'envoya recevoir la déclaration. Elle fut détaillée, précise, dissipa les nuages qui voilaient encore l'assassinat qu'on méditait. En effet, Querel déclara qu'il était à Paris depuis six mois, qu'il était venu d'Angleterre avec George Cadoudal et six autres personnes qu'il nomma. Ils avaient été joints depuis par quatorze autres personnes également venues d'Angleterre, débarquées sur un cutter de la marine royale anglaise. Ils avaient tous été déposés au pied de la falaise de Biville, près de Dieppe; ils avaient été reçus par un homme d'Eu ou de Tréport, qui les avait conduits à quelque distance de la côte, dans une ferme dont il ne savait pas le nom. Ils étaient ensuite venus de ferme en ferme à Paris, où ils étaient entrés isolément, et où ils ne se voyaient que quand George les faisait appeler. Ainsi George était à Paris depuis six mois; ce qui n'avait jusque-là paru que du verbiage insignifiant acquérait par cette révélation une importance toute particulière.

Depuis le rétablissement de la tranquillité intérieure, la police avait fait le relevé de tous les individus qui avaient pris part aux discordes civiles, ou s'étaient fait remarquer dans les contrées où les vols de diligences et autres actes semblables avaient eu lieu; ces états étaient divisés en plusieurs classes, 1° les excitateurs, 2° les acteurs, 3° les complices, 4° enfin ceux qui avaient favorisé l'évasion de quelqu'un de ces individus.

Le tableau d'Eu et de Tréport désignait un horloger, nommé Troche, comme un ancien émissaire du parti. À la vérité, il avait vieilli, mais son fils était en état de le remplacer. On ordonna à la gendarmerie de l'arrêter sans bruit et de l'amener à Paris. On avait deviné juste. Ce jeune homme, âgé de dix-huit ou dix-neuf ans y fut reconnu par Querel, et comme il avait autant de finesse que d'ingénuité, il se douta bien, en voyant ce dernier, de ce qu'on avait à lui demander. Il ne chercha pas à nier un fait qui était trop palpable pour être contesté; d'ailleurs son rôle avait été si simple, qu'il ne voulut pas s'exposer à devenir plus coupable par une dénégation qui, dans tous les cas, ne lui aurait servi personnellement à rien. Il raconta tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait vu ou appris; qu'il avait conduit MM. de Polignac à Biville, où ils avaient passé la journée dans la maison d'un matelot; qu'il était allé les reprendre à la nuit pour les mener à la ferme qui formait la première station pour se rendre à Paris. Les détails fixèrent l'opinion qu'on devait se former de cette entreprise.

Troche avait déclaré que trois débarquemens avaient déjà eu lieu, et qu'il devait s'en faire un quatrième le lendemain soir du jour où il parlait. On donna sur-le-champ avis de cette circonstance au premier consul. Il me fit appeler dans son cabinet, où je le trouvai qui mesurait au compas les distances des différens points de la côte de Normandie à Paris.

Il m'expliqua de quoi il était question, et me fit partir de suite pour aller m'emparer de ce nouveau débarquement; il me chargea ensuite de revenir par la route qu'avaient suivie ces petites bandes, et de reconnaître moi-même ces divers foyers de troubles.

Je partis à sept heures du soir, suivi d'une grosse guimbarde des écuries du premier consul, qui était pleine de gendarmes d'élite.

J'avais amené le jeune Troche avec moi, parce que le transport n'eût pas pris terre, s'il ne l'eût aperçu sur le rivage. Chemin faisant, il me conta son aventure avec une véritable ingénuité. Il venait seulement de s'apercevoir qu'on l'avait employé à des intrigues qui pouvaient le conduire à l'échafaud; il mettait autant de zèle à aller tendre un piége à ceux qui arrivaient qu'il avait pu en mettre à servir ceux qui avaient passé.

J'avais des pouvoirs du ministre de la guerre pour tous les cas qui pourraient survenir; je ne craignais aucune entrave. J'arrivai à Dieppe le lendemain à la nuit close, c'est-à-dire vingt-quatre heures après mon départ de Paris.

Je demandai de suite les signaux de la côte. Ils n'apprenaient rien, si ce n'est qu'un cutter ennemi continuait à se tenir en croisière près de Tréport; j'en fis part à Troche, qui me dit que c'était celui qui portait le débarquement et le même qui avait amené les trois autres. Il se tenait dans cette position afin de pouvoir, dans une seule bordée, arriver au pied de la falaise où il avait coutume de débarquer; au surplus, il promettait, quand il l'aurait vu au jour, de me donner des indications plus positives. La mer était assez forte et peu propre à favoriser l'échouage d'une chaloupe sur une côte semée de récifs. Néanmoins je ne m'arrêtai pas à Dieppe. Je me déguisai et partis à cheval pour me rendre à Biville, où j'emmenai le jeune Troche, ainsi que mes gendarmes, qui étaient aussi déguisés. Tous étaient des hommes d'un courage éprouvé. On pouvait avec eux courir sans inquiétude tous les hasards. Je fis mettre pied à terre à quelque distance de Biville. J'envoyai les chevaux à l'auberge, et attendis, pour pousser plus avant, que ma petite troupe, qui avait ordre de ne pas se montrer, m'eût rejoint. Elle ne tarda pas; nous nous remîmes en route sous la conduite de Troche, qui nous mena à une maison où entraient habituellement les émissaires que les paquebots anglais jetaient sur la côte. C'était là qu'ils se réchauffaient, se délassaient, se disposaient à gagner la première station, qui, placée à plusieurs lieues dans les terres, était hors du cercle de la surveillance habituelle des autorités. Située à l'extrémité du village qui regarde la mer, la maison offrait à ceux qui la fréquentaient l'avantage de pouvoir entrer et sortir sans que personne les aperçût.

Je me plaçai avec mon monde dans le jardin de cette chaumière; je cherchais à recueillir le bruit qui pouvait déceler des pas d'hommes, lorsque j'aperçus, à travers une petite fenêtre, une large table chargée de vin, de grandes tartines toutes coupées, ainsi qu'un gros pain de beurre. J'appelai Troche et lui fis remarquer ces apprêts. «C'est la collation, me dit-il, que l'on donne ordinairement à ceux qui arrivent de la côte; s'ils ne sont pas venus, ils ne tarderont pas, car la marée va baisser. S'ils ne profitent pas du moment pour débarquer, ils ne pourront prendre terre aujourd'hui, parce que les récifs empêchent les chaloupes d'aborder.» Le temps pressait; je me déterminai à entrer dans la maison, sans trop savoir ce que contenait la seconde pièce dont je voyais la porte.

J'avais avec moi un gendarme d'un sang-froid à toute épreuve. Je lui ordonnai de me suivre, de se jeter sur cette porte et de ne pas la laisser ouvrir que tous ses camarades ne fussent entrés. J'étais décidé à fermer aussitôt la première, bien persuadé, quoi que renfermât la chaumière, qu'avec des hommes aussi déterminés, j'en viendrais à bout. Mes dispositions prises, je fis entrer Troche, que je ne quittais pas des yeux, afin de m'assurer si quelque regard, quelque signe ne nous trahissait pas. La précaution était inutile; la femme du matelot ne douta pas un moment que nous ne fussions des débarqués, et demanda à Troche combien il en amenait; Troche répondit qu'il ne venait pas de la côte, qu'il y allait: «C'est bien, lui dit-elle, vous y trouverez le petit Pageot de Pauly, qui est parti, il y a une heure, après vous avoir long-temps attendu.» Je fus curieux de savoir quel était ce petit Pageot: c'était un compère de Troche qui venait quelquefois à la falaise, mais dont les fonctions se bornaient ordinairement à conduire les débarqués à la seconde station, et à porter leurs paquets.

La bonne femme ignorait également ce qui était arrivé à Troche et qui j'étais. Je me hâtai de quitter sa maison pour aller à la côte où le débarquement devait s'effectuer pendant que j'étais chez elle. De Biville à la côte il n'y a que pour quelques minutes de chemin. La terre était couverte de neige, le vent nous donnait au visage; nous marchions avec précaution, lorsque nous entendîmes parler à quelques pas en avant de nous. Troche crut reconnaître la voix de Pageot; mais, comme la nuit était noire et que la conversation se tenait dans un chemin creux, il était impossible de juger du nombre des interlocuteurs. J'embusquai mes gendarmes derrière l'avenue par laquelle ils arrivaient, et me plaçai de ma personne à l'endroit où ils devaient déboucher pour gagner la maison du matelot. Ils n'étaient que deux. Je donnai néanmoins le signal. Mes hommes sortirent d'embuscade et les saisirent. Cette brusque apparition effraya les villageois: ils se crurent morts; mais Pageot aperçut Troche, il se rassura et nous apprit qu'il revenait de la côte, que la chaloupe n'avait pu aborder, parce que la lame était trop grosse, qu'elle les avait prévenus qu'elle prendrait terre le lendemain. Il y avait déjà deux ou trois jours qu'elle essayait chaque soir d'aborder, mais la mer avait constamment été mauvaise. Le pied de la falaise étant couvert de récifs, une embarcation ne pouvait approcher que pendant la marée haute, et lorsque les eaux sont tranquilles.

Je passai le reste de la nuit dans la maison du matelot, et j'allai au jour reconnaître, avec Troche, le cutter ennemi, qu'il connut pour être celui auquel j'avais affaire. Ce bâtiment gagnait le large dès que l'aurore commençait à poindre; mais il revenait louvoyer dès que le jour tombait, et se plaçait en face d'une tour de signaux de côte, que baignait un large et profond ravin, à l'extrémité duquel était fixée une corde, connue dans le canton sous le nom de corde des contrebandiers.

Cette corde, de la grosseur d'un câble de vaisseau marchand, était appliquée perpendiculairement le long de la falaise, qui, en cet endroit, a plus de deux cent cinquante pieds d'élévation à pic. Elle était amarrée à de gros pieux fichés profondément dans la terre, et disposés de six pieds en six pieds. Celui qui montait le dernier la repliait et l'accrochait à un piquet destiné à cet usage, afin de la dérober aux patrouilles qui pouvaient circuler le long de la côte. Ce moyen d'introduire de la contrebande devait être bien ancien, car cette corde me parut être un établissement tout-à-fait organisé. Elle avait ses surveillans qui étaient chargés de l'entretenir, et les contrebandiers payaient fort exactement la rétribution qui leur était imposée pour la passe.

Jamais péril ne m'avait paru aussi imminent que celui que courait un homme gravissant ainsi la falaise, un fardeau sur les épaules. Il suffisait qu'un pieu d'amarrage manquât pour qu'il ne fût plus question de la contrebande ni du contrebandier. C'était par là que George et ses compagnons étaient venus en France, et assurément on était loin de penser à un passage qui s'effectuait à moins de cent pas d'une tour de signaux, habitée par les guêteurs, qui à la vérité se retiraient la nuit. Je fis de pénibles réflexions en voyant les mille dangers qu'on ne craignait pas d'affronter, pour vendre quelques denrées prohibées, et surtout pour venir commettre un crime qui, en résultat, ne devait changer la position d'aucun de ceux qui s'en chargeaient. Cela me donna la curiosité d'approfondir jusqu'à quel point ces gens savaient ce qu'on leur faisait faire, et je fus bientôt convaincu qu'ils se doutaient bien qu'ils faisaient mal, mais aucun n'avait eu la pensée de faire la moindre question là-dessus. Cette corde était un revenu pour les plus nécessiteux: comme elle leur rapportait beaucoup, ils l'entretenaient avec soin, mais pas un d'eux n'avait cherché à pénétrer ce qu'on ne lui avait pas dit. Ils respectaient tous les secrets des autres, pour que l'on respectât celui qui les faisait vivre, et ils furent plus affectés de la suppression de cette corde que d'avoir servi à introduire George en France; du reste, tous croyaient fermement n'avoir favorisé que des contrebandiers. Aussi n'essaya-t-on pas de les punir d'une complicité qu'ils ne soupçonnaient pas.

Je retournai le soir à la côte, et me plaçai moi-même à l'issue du débouché, mais la mer fut constamment grosse. Je passai six ou sept nuits à attendre un débarquement qui ne put s'effectuer.

J'étais depuis vingt-huit jours dans cette position, lorsque je reçus ordre de retourner à Paris.

CHAPITRE IV.

Activité de la police.—Mesures diverses.—Moreau.—Personnage mystérieux.—Conjectures à ce sujet.—Famille royale.—L'attention se porte sur le duc d'Enghien.—Envoi d'un émissaire sur les bords du Rhin.

Pendant que j'étais à Dieppe, la police avait continué les recherches qu'elle faisait à Paris. Elle avait non seulement acquis la connaissance individuelle de tous les émissaires qui avaient suivi George, mais elle était parvenue à les arrêter tous, depuis le chef jusqu'au plus simple individu de l'expédition.

Les arrestations avaient rompu le silence dont on s'était enveloppé en les commençant; les journaux qui en avaient parlé étaient parvenus en Angleterre, d'où l'on avait promptement envoyé prévenir le cutter qui croisait devant Dieppe, où, heureusement pour les passagers, le mauvais temps l'avait empêché de les mettre à terre.

Le cutter gagna les côtes du Morbihan où nous allons le retrouver tout à l'heure. Je restai quelques jours aux environs de Dieppe, et rentrai à Paris. Je fus surpris en arrivant de voir l'activité que l'on avait déployée pour s'assurer de George et des siens. La cavalerie de la garde, celle de la garnison, fournissait des grandes-gardes qui étaient postées sur les boulevards extérieurs, et tenaient des vedettes autour du mur d'enceinte de la capitale. Continuellement en mouvement de l'une vers l'autre, celles-ci formaient des patrouilles permanentes qui avaient ordre d'arrêter tout ce qui cherchait à escalader les murs pour gagner la campagne.

Une mesure correspondante avait été prise aux barrières. On visitait avec la dernière sévérité tout ce qui en sortait.

On ne s'en était pas tenu là: on avait rendu une loi qui prescrivait à chaque citoyen de déclarer les personnes qui étaient logées chez lui, et qui prononçait la peine de mort contre quiconque donnerait asile aux complices de George. De semblables mesures devaient amener des révélations; elles en amenèrent en effet.

On connut bientôt tous les individus qui avaient appartenu à cette association. On en dressa une liste avec leur signalement, et on la placarda dans Paris, ainsi que dans toute la France, où l'on ne pouvait plus voyager, même avec des passe-ports, sans être examiné de la tête aux pieds. Ce fut par les révélations de quelques individus arrêtés, qu'on découvrit que le général Moreau n'était pas étranger à l'entreprise.

La présence de George, celle de diverses personnes, que l'élévation de leur naissance devait éloigner d'un tel homme, ne permettaient plus de douter de l'existence d'une conspiration, ni du but qu'elle se proposait. Elle semblait assez grave pour ne pas repousser l'idée que les conjurés n'avaient rien négligé pour s'associer le général Moreau. Cela parut d'autant moins invraisemblable, que la conduite que ce général affectait de tenir fortifiait les soupçons qui s'élevaient déjà sur sa fidélité à ses anciens principes politiques.

Le domestique de George déclara qu'un soir il était sorti en fiacre avec son maître, qui avait avec lui un petit général boiteux dont il ne savait pas le nom, ainsi qu'un autre personnage qui lui était également inconnu. Il ajouta qu'arrivés au boulevard de la Madeleine, le petit général était descendu, et avait été chercher le général Moreau chez lui, rue d'Anjou; qu'alors son maître, avec l'autre personnage, avaient mis pied à terre, et que tous deux s'étaient promenés avec le général Moreau, pendant que lui et le petit général boiteux se tenaient dans le fiacre. Quand ils remontèrent en fiacre, il entendit dire au personnage qui accompagnait son maître, en parlant du général Moreau: «Il paraît que ce b…-là a aussi de l'ambition.»

Le grand-juge fit en conseil un rapport officiel sur cette circonstance, et l'arrestation du général Moreau fut ordonnée. Elle eut lieu sur le pont de Charenton; Moreau fut arrêté comme il revenait de son château de Gros-Bois, et conduit au Temple; on s'assura également de son secrétaire: mais Fouché, qui probablement avait ses raisons pour qu'on ne scrutât pas trop sévèrement la conduite de Frénière (c'est le nom du secrétaire), mit tout en mouvement pour lui faire rendre la liberté; il feignit le zèle, affecta le respect des formes et dit au premier consul que, «quand on avait une bonne affaire, il ne fallait pas la gâter par de l'arbitraire et de l'injustice; qu'on avait arrêté Frénière, qui n'était pas accusé, que personne ne chargeait. Il faut, lui dit-il, vous montrer équitable et relâcher cet homme.»

Le premier consul donna dans le piége; malgré les instances de la police, qui demandait à retenir huit jours Frénière, il le fit mettre en liberté. Il y était à peine, qu'il fut vivement compromis par les dépositions de tous ceux que George avait mis en contact avec les entourages du général Moreau. On chercha à le reprendre, mais trop tard, il était déjà en sûreté. Cette circonstance fit naître des soupçons sur M. Fouché; mais comme il était déjà connu pour être d'un caractère fort léger, on ne s'y arrêta pas.

Fouché suivait avec une sollicitude toute particulière les recherches que dirigeait M. Réal, et quand il avait surpris quelque nouvel incident, il courait le raconter aux Tuileries. Le premier consul qu'amusait quelquefois son esprit, lui disait: «Vous faites donc toujours de la police?» «J'ai conservé, répondait Fouché, quelques amis qui me tiennent au courant.» La conversation s'engageait ainsi sur l'entreprise de George, dont les ramifications ne laissaient pas que d'occuper le premier consul, qui aimait à en parler de confiance. Fouché s'emparait de tout ce qui lui échappait pour aller puiser de nouvelles informations.

Il était difficile qu'en se plaçant ainsi entre le chef de l'état et celui qui dirigeait les recherches, il ne trouvât pas à faire ses affaires personnelles; et peu lui importait aux dépens de qui il les ferait. Mais en flattant le pouvoir, il n'oubliait pas ses frères et amis du bon temps, et répandait que «le premier consul ne voulait plus de patriotes, qu'il faisait rentrer tous les émigrés à dessein de s'en servir;» et autres propos de cette espèce, qui trouvent toujours à se placer dans une ville où rien n'est perdu.

Cette tentative contre la vie du premier consul produisit une impression profonde sur l'opinion publique. On était révolté à la seule idée d'un projet dont les moindres conséquences eussent été de replonger la France dans l'abîme de malheurs auxquels elle était à peine échappée. On était indigné des moyens d'exécution qui avaient été adoptés, parce qu'en France on n'aime pas les assassinats. Chaque département, chaque ville un peu considérable, la Vendée même envoya une députation particulière au premier consul pour le féliciter de la découverte d'une trame aussi odieuse. Ces députations ne trouvaient pas d'expressions assez fortes pour rendre l'indignation qui les animait, et le dévouement qu'elles portaient à un homme dont la conservation intéressait la France entière. On invoquait la vengeance des lois; on suppliait le premier consul de fermer l'oreille à la clémence dans l'intérêt de l'avenir. Ce cri était unanime dans toute la république. Chaque fonctionnaire, éloigné ou présent; chaque officier, de quelque grade qu'il fût, et particulièrement tout ce qui aspirait à la faveur, ne rêvait qu'au moyen de saisir cette circonstance, pour signaler son dévouement à la personne du premier consul.

Je l'ai vu souvent fatigué de tout ce qu'on lui disait à cet égard; néanmoins il fut vivement touché des marques d'attachement qui lui furent données de tous les points de la France, ainsi que cela avait déjà eu lieu lors de la machine infernale. Il était au temps de sa plus grande puissance sur la nation. L'armée réunie dans les camps frémissait de rage à la seule pensée qu'on avait voulu ôter la vie à celui qu'elle regardait comme son génie tutélaire. Si le lendemain du rapport du grand-juge, le général Moreau eût été envoyé devant un conseil de guerre, c'eût été fait de lui.

On proposa de l'y traduire; mais le premier consul repoussa cette idée, parce qu'il jugeait froidement de l'état des choses. Il eut raison; car, dans le fait, il ne s'agissait pas d'un délit militaire, et d'ailleurs la présence de Moreau était nécessaire pour la suite de l'instruction du procès. Cette instruction se faisait au Temple même, et presque publiquement, car on y entrait sans difficulté. Le juge-instructeur s'y était lui-même établi, tant les confrontations étaient nombreuses. Indépendamment de cela, la police continuait ses recherches. On ne voyait dans George qu'un chef d'exécution: l'on se demandait pour qui, au nom de qui, il aurait agi le lendemain du jour où il aurait abattu le premier consul. L'on était naturellement amené à conclure qu'un personnage plus important était caché quelque part, où il attendait que le coup fût porté avant de se faire reconnaître. On jetait les yeux partout, on interrogeait les gens de George, ceux de la maison où il avait demeuré, et on ne trouvait rien. Enfin, deux de ses domestiques, interrogés séparément, déclarèrent que tous les dix ou douze jours il venait chez leur maître un monsieur dont ils ne savaient pas le nom, qui pouvait être âgé de 34 à 35 ans, qui avait le front chauve, les cheveux blonds, la taille médiocre et une corpulence ordinaire. Ils rapportèrent qu'il était toujours très-bien mis, soit en linge, soit en habits; qu'il fallait que ce fût un grand personnage, car leur maître allait toujours le recevoir à la porte; quand il était dans l'appartement, tout le monde, MM. de Polignac et de Rivière, comme les autres, se levaient et ne s'asseyaient plus qu'il ne se fût retiré, et que toutes les fois qu'il venait voir George, ils passaient ensemble dans un cabinet où ils restaient seuls jusqu'au moment où il se retirait, et qu'alors George le reconduisait jusqu'à la porte.

Cette déclaration, que l'on fit répéter et circonstancier avec soin, augmenta encore l'anxiété. On chercha quel pouvait être ce personnage, objet des respects de George et de ses complices; les déposans ne pouvaient le dire. Ils ne l'avaient jamais vu avant qu'il vînt voir leur maître. On ne savait que conjecturer; on poussa d'autant plus vivement les recherches, on s'enquit si on ne frottait pas quelques vieux appartemens à lambris dorés dans les hôtels du Marais ou du faubourg Saint-Germain, qui presque tous étaient depuis long-temps inhabités; mais on n'apprit rien. Il résultait des différentes dépositions faites par les premiers individus qui avaient été arrêtés, que tous avaient été embarqués en Angleterre sur un cutter de la marine royale qui les avait débarqués sur nos côtes; en outre, les sommes considérables dont ils étaient porteurs au moment de leur arrestation, George surtout, démontraient que cette entreprise était celle d'un gouvernement qui n'avait rien négligé pour la faire réussir. On resta convaincu, malgré la révélation de quelques subordonnés de George, qui donnaient des détails sur des poignards qu'ils portaient sur eux au moment de leur arrestation, que cette entreprise n'était que l'œuvre du ministère anglais qui voulait, à tout prix, abattre le premier consul. On pensait qu'effrayé de la sagesse avec laquelle il avait tout réparé, tout calmé, il voulait le faire périr, mais que, pour éloigner l'odieux d'un pareil attentat, il avait imaginé de le faire exécuter par les malheureux débris d'un parti qu'il n'avait cessé de nourrir de fausses espérances. Il abusa de leur infortune en les trompant à l'aide de rapports que lui fournissaient les agens qu'il entretenait en France; il viola l'hospitalité en faisant tenter en leur nom un crime qui devait tarir l'intérêt qu'inspirait leur malheur.

Heureusement pour eux, cette conception exigeait des moyens qu'ils n'avaient plus; car rarement l'infortune rencontre autre chose que de l'abandon et de la perfidie[5].

CHAPITRE V.

La question de l'enlèvement du duc d'Enghien s'agite en conseil.—Opposition du consul Cambacérès.—L'ordre de l'enlèvement est donné.—Le duc d'Enghien est amené à Paris.—Je reçois le commandement des troupes envoyées à Vincennes.—Séance de la commission militaire.

On commençait à être assez généralement d'accord sur la vraie source de cette entreprise, et l'on était fort impatient d'arriver à la découverte du personnage mystérieux, qui n'était encore qu'un sujet de conjectures, et dont la connaissance devait fixer toutes les opinions. Chacun cherchait, se creusait la tête, sans pouvoir fixer ses idées; grands et petits, chacun montrait son dévouement. Le premier consul était peut-être de tous, celui qui s'abandonnait le moins à son imagination: Il ne cessait de répéter que ce n'était pas à lui à découvrir la trame qui le menaçait. C'est, je crois, de ce moment que datent les combinaisons de quelques hommes décidés à exploiter cette circonstance à leur profit. De toutes les conjectures qu'on lui soumit, celle qui parut le frapper le plus est la suivante. Elle était tout à la fois vraisemblable et perfide. On lui dit que le parti de la révolution pouvait, tout aussi bien que la maison de Bourbon, profiter du coup que méditait George. Celle-ci n'avait sûrement pas manqué de prendre ses mesures pour contenir les jacobins, elle avait infailliblement envoyé sur les lieux quelqu'un de ses membres pour rallier tout le monde, aussitôt que le coup aurait été porté; le membre, ajoutait-on, ne serait-il pas le personnage mystérieux qui s'était montré chez George, et non chez Moreau, peu traitable alors, dès qu'on attaquait le républicanisme?

Ce raisonnement n'était pas dépourvu de justesse. On fit l'appel de tous les princes de la maison de Bourbon.

Le signalement donné par les gens de George ne se rapportait ni à l'âge du comte d'Artois, ni au physique du duc de Berri. Les hommes de George, qui le connaissaient personnellement, disaient d'ailleurs que ce n'était pas lui.

Le duc d'Angoulême était à Mittau avec le roi. On savait le duc de Bourbon à Londres. On en vint naturellement au duc d'Enghien, qui résidait à Ettenheim, sur la rive droite du Rhin. La proximité de la résidence, la résolution de son caractère n'avaient pas échappé à ceux qui appelèrent l'attention sur lui. On le nomma aux gens de George, mais ils ne le connaissaient pas. Leur déclaration ne fit qu'irriter la curiosité. On avait perdu la trace du duc d'Enghien depuis le traité de Lunéville; on n'avait même eu aucun motif de s'occuper de lui. On ne savait s'il avait continué de résider à Ettenheim.

Le ministre des relations extérieures, par qui arrivaient à cette époque toutes les informations du dehors, n'avait pas lui-même sur ce prince de renseignemens plus positifs que ceux qu'avait fournis Méhée. Le premier consul ne cacha pas l'étonnement qu'une telle ignorance lui causait, et ordonna d'envoyer sur les lieux s'informer de ce qu'avait fait M. le duc d'Enghien depuis six mois.

M. Réal, chargé de cette opération, alla lui-même, pour éviter toute équivoque, expliquer au premier inspecteur de gendarmerie les intentions du premier consul. L'inspecteur fit choix d'un officier de ses bureaux, auquel il donna des instructions conformes à celles qu'il venait de recevoir. Le malheureux officier se coiffe de l'idée que le duc d'Enghien est le personnage que l'on cherche, et se croit chargé de constater ce qu'il ne devait qu'approfondir. Il avait pris sa mission à contre-sens; il jugea de travers.

Il est néanmoins juste de convenir que cet officier put apprendre à Ettenheim ou ailleurs que le duc d'Enghien venait presque toutes les semaines au spectacle à Strasbourg, fait qui m'a été attesté par une personne qui était au service de ce prince à l'époque de son enlèvement[6]. On sera parti de là pour conclure qu'il était attiré à Strasbourg par quelque chose de plus important qu'un spectacle, et que d'ailleurs, s'il s'exposait à tant de dangers pour une satisfaction de cette espèce, les périls ne l'arrêteraient pas lorsqu'il s'agirait d'un intérêt plus grand. On a même assuré que sous le Directoire il était venu jusqu'à Paris, et que ce fut Bernadotte, alors ministre de la guerre, qui le fit avertir de se sauver. Le ministre des relations extérieures devait savoir à quoi s'en tenir sur tout cela; quant au premier consul, il était en Égypte à cette époque.

L'officier arrivé de Paris à Ettenheim observe, questionne, apprend que le duc d'Enghien vivait plus que modestement. Depuis que des émigrés étaient revenus dans ses environs, le prince en recevait plusieurs; il les invitait à dîner, peut-être même leur donnait-il quelque argent: il n'y avait rien là qui pût porter ombrage. Il aimait la chasse, avait une liaison de cœur avec une dame française qui partageait son exil, et faisait fréquemment des absences qui duraient plusieurs jours. On le conçoit quand on sait ce que c'est que la passion de la chasse, et qu'on connaît les montagnes de la forêt Noire.

L'observateur envisagea la chose sous un autre aspect; il ne crut ni à la chasse ni aux affections du prince, et accourut à Paris avec un rapport dans lequel il déclarait que le duc d'Enghien menait une vie mystérieuse, qu'il voyait souvent des émigrés, qu'il les défrayait, qu'il faisait souvent des absences de huit, dix et douze jours, sans que l'on sût où il allait.

Le rapport dont je viens de parler ne pouvait manquer de produire son effet. Lorsque le premier inspecteur de la gendarmerie le reçut, il le porta lui-même au premier consul, au lieu de le remettre à M. Réal, que cela regardait particulièrement. L'on témoigna même de la surprise à celui-ci de ce qu'il ne savait pas un mot de la manière de vivre du duc d'Enghien; le premier consul, qui témoignait cet étonnement, ne se rappelait sans doute plus l'ordre qu'il avait donné à M. Réal pour le premier inspecteur de la gendarmerie, et ne considérait pas que le rapport que celui-ci venait de lui faire était la conséquence de l'ordre qui lui avait été transmis par M. Réal.

On avait fait, entre autres, ce calcul-ci au premier consul: il faut soixante heures pour venir d'Ettenheim à Paris, en passant le Rhin au bac de Rhinan, et soixante pour retourner; cela fait cinq jours, et au moins cinq jours pour rester à Paris à tout observer et diriger, voilà l'emploi des absences du duc d'Enghien et l'intervalle des visites mystérieuses faites chez George qui sont expliquées. Cette coïncidence fut funeste au duc d'Enghien.

M. Réal avait répondu à la question de surprise sur l'ignorance où était la police, qu'elle attendait le rapport de la gendarmerie. «Eh bien! dit le premier consul, c'est précisément elle qui m'apprend cela ainsi que le préfet de Strasbourg. Au reste, j'ai donné l'ordre qu'on enlevât le duc d'Enghien avec tous ses papiers; ceci passe la plaisanterie; venir d'Ettenheim à Paris pour y organiser un assassinat, et se croire bien en sûreté parce que l'on est derrière le Rhin! je serais trop simple de le souffrir.»

Toutefois le premier consul ne s'était pas décidé seul à l'enlèvement du duc d'Enghien; il avait assemblé un conseil composé des trois consuls, du ministre des relations extérieures, du grand-juge, et de M. Fouché, qui n'était plus que sénateur, mais qui se donnait beaucoup de mouvement pour remonter au ministère.

Dans ce conseil, le grand-juge fit l'exposé de l'état de situation de la conspiration quant à l'intérieur; le ministre des relations étrangères lut ensuite un grand rapport sur les ramifications des conjurés à l'extérieur, dans lequel étaient détaillées toutes les folies de Drack, extraites du rapport de Méhée, et appuyées de quelques correspondances officieuses concernant les émigrés qui habitaient l'électorat de Baden; ce rapport finissait par la proposition d'enlever M. le duc d'Enghien de vive force et d'en finir.

M. le duc Cambacérès, de qui je tiens ces détails, et que je n'ai pas dû nommer de son vivant, m'a ajouté qu'il avait fait une violente objection à la proposition de l'enlèvement de vive force, observant que, puisque le duc d'Enghien venait quelquefois sur le territoire, ainsi qu'on le disait, il était plus simple de lui tendre un piége et de lui appliquer la loi sur les émigrés, à quoi on lui avait répondu: «Parbleu! vous nous la donnez belle; après que les journaux ont été remplis des détails de cette affaire, vous croyez qu'il donnera dans un piége;» et il persista dans les conclusions de son rapport[7].

On se mit à parler long-temps sur cette matière après cette discussion; le premier consul demanda les voix qui s'étaient réunies à l'opinion du ministre des relations, et, quittant le conseil, il passa dans son cabinet, où il dicta à son secrétaire les ordres nécessaires pour l'enlèvement de M. le duc d'Enghien. Le ministre de la guerre ordonna en conséquence au colonel des grenadiers à cheval de se rendre à Neufbrissac, et après s'y être abouché avec la gendarmerie, qui avait été mise à sa disposition, de prendre un détachement de la cavalerie de la garnison, de passer le Rhin au bac de Rhinan, de se porter rapidement à Ettenheim, à la demeure du duc d'Enghien, de le constituer prisonnier, et de l'envoyer à Paris avec tous ses papiers, espérant que l'on y trouverait des renseignemens utiles sur les relations qu'il devait avoir eues avec cette conspiration[8].

Cet ordre fut ponctuellement exécuté, et, pour prévenir les représentations que ne manquerait pas de faire l'électeur de Baden, on lui signifia qu'il eût à éloigner sur-le-champ cette troupe d'émigrés qui avait reparu sur les bords du Rhin[9].

Le duc d'Enghien fut arrêté le 15 mars et conduit le même jour à la citadelle de Strasbourg, où il resta jusqu'au 18, qu'il partit pour Paris sous l'escorte de la gendarmerie. Il y arriva le 20 mars, vers onze heures du matin; sa voiture, après avoir été retenue à la barrière jusqu'à quatre heures du soir, fut conduite par les boulevards extérieurs à Vincennes, où ce prince fut constitué prisonnier[10].

Je venais d'arriver à Paris depuis deux ou trois jours, de retour de ma mission de Dieppe qui avait duré deux mois, et je me trouvais de service à la Malmaison, quand le duc d'Enghien arriva à Paris. J'avais observé que, contre son habitude ordinaire, le ministre des relations extérieures était venu ce jour-là chez le premier consul vers midi; j'en fis la remarque, parce que c'était ordinairement le soir très-tard que ses visites avaient lieu. Vers cinq heures du soir du même jour, je fus appelé dans le cabinet du premier consul, et je reçus de lui une lettre cachetée, avec l'ordre de la porter au gouverneur de Paris, alors le général Murat. En arrivant chez celui-ci, je me croisai sous la porte avec le ministre des relations extérieures qui en sortait. Le général Murat, qui était indisposé au point de ne pouvoir marcher, me dit que cela suffisait, et qu'il allait m'envoyer les ordres qui me concernaient.

Je ne savais pas à quoi ces ordres pouvaient avoir trait, et j'étais loin d'être au fait de ce qui touchait le duc d'Enghien, dont le nom avait à peine été prononcé à l'arrivée d'une dépêche télégraphique au moment de son départ de Strasbourg; je croyais retourner à la Malmaison, lorsque je reçus l'ordre de prendre sous mon commandement une brigade d'infanterie qui devait être réunie le même soir à la barrière Saint-Antoine, et d'être rendu avec elle à Vincennes à la nuit.

La gendarmerie d'élite, dont j'étais colonel, et qui alors ne faisait pas partie de la garde, mais qui appartenait à la garnison de Paris, avait reçu du gouvernement l'ordre d'envoyer son infanterie et un fort détachement de sa cavalerie, pour tenir garnison à Vincennes. À cette époque, ce château était un bâtiment abandonné et dans le dernier état de vétusté. Le double de cet ordre m'avait été envoyé, et, pour que ma légion fût en état de s'y conformer, je courus moi-même à sa caserne pour faire consigner tout le monde, car il était précisément l'heure à laquelle les officiers, ainsi que les gendarmes, sortaient pour leur distraction, et ne devaient plus rentrer qu'à l'heure de l'appel après la retraite.

Je me rendis ensuite à Vincennes, où j'entrais pour la première fois; il faisait nuit, je ne voyais pas de place pour établir la gendarmerie qui arrivait, ainsi que la brigade qui devait la suivre. Néanmoins je fis entrer la première par la porte du château, et la postai dans la cour, avec défense de laisser communiquer avec le dehors sous quelque prétexte que ce fût: je portai ensuite l'infanterie de la garnison sur l'esplanade, du côté du parc.

Les casernes de Paris sont situées dans des quartiers éloignés les uns des autres; quelques uns des corps qui reçurent l'ordre de marcher dans cette circonstance, eurent à traverser la ville dans des points opposés et très-distans de la barrière du Trône. Cet éloignement fut cause qu'ils n'arrivèrent à Vincennes qu'après trois heures du matin, parce qu'il était déjà tard quand les ordres de leur départ étaient parvenus à leurs casernes.

Ce fut pendant que j'étais occupé du soin de placer toutes ces troupes, qu'arrivèrent le président de la commission militaire, ainsi que les juges qui devaient la composer. Je venais d'apprendre, depuis que j'étais à Vincennes, que le duc d'Enghien y était arrivé à cinq heures de l'après-midi, escorté par la gendarmerie de Strasbourg que je vis encore au château. Sans cela, j'aurais cru fermement qu'il avait été trouvé dans une cachette de Paris, ainsi que les compagnons de George, et j'étais fort curieux de savoir ce qu'il allait dire.

Le duc d'Enghien fut interrogé par le capitaine-rapporteur, avant que la commission se réunît en séance. Cet interrogatoire dut avoir lieu sur les matériaux qui avaient été transmis à la commission, c'est-à-dire sur le rapport de l'officier qui avait été observer le prince à Ettenheim. J'avais cru que j'en avais été porteur dans la lettre que le premier consul m'avait remise pour Murat; mais je m'étais trompé, comme on le verra à la fin de ce volume d'après ce que dit le général Hullin lui-même.

La commission militaire, qu'aucune exagération de principes n'avait fait choisir pour remplir ces fonctions, n'était composée que des colonels des régimens de la garnison de Paris, et elle était présidée par leur chef naturel, le commandant de la place.

Cette commission ne savait pas un mot de la révélation des gens de George, qui avaient amené la circonstance où l'on se trouvait. Elle partageait individuellement l'indignation générale contre le projet d'assassinat du premier consul, et contre tous ceux qui y avaient pris part; elle n'ignorait pas l'opinion à laquelle on était le plus généralement arrêté, qui était que George ne travaillait que sous la direction d'un prince qui devait se faire connaître après que le coup serait porté. La position de résidence du duc d'Enghien, les voyages qu'on disait qu'il avait faits jusqu'à Paris, où on assurait même qu'il était venu récemment, portaient à penser qu'il devait être le directeur de George, et conséquemment la disposition des esprits était loin de lui être favorable.

La commission s'assembla dans une des grandes pièces de la partie habitée du château, c'est-à-dire le bâtiment au-dessus de la porte d'entrée du côté du parc.

Elle ne fut point mystérieuse, comme l'ont prétendu ceux qui ont écrit sur ce point d'histoire; elle fut publique pour tout ce qui pouvait venir à cette heure-là, et il fallait bien qu'il y eût du monde, puisqu'ayant été retenu au dehors par le soin de placer mes troupes, ce qui m'inquiétait assez en voyant la gravité de la circonstance où je me trouvais, je ne pus arriver qu'un des derniers dans la salle où siégeait la commission. J'eus même assez de peine à parvenir jusque derrière le président, où je voulais d'abord me placer pour mieux voir, et ensuite parce que, transi de froid par la nuit que j'avais passée au milieu des troupes, je voulais me chauffer à un grand feu qui était allumé à une cheminée devant laquelle était placé le fauteuil du général Hullin. Voilà comment je me trouvai, pendant quelques instans seulement, assis derrière lui durant la séance de la commission.

Quand j'y parvins, la lecture de l'interrogatoire était déjà faite, la discussion déjà entamée et fort échauffée. Le duc d'Enghien avait même déjà répondu vivement, de manière à laisser voir qu'il ne se doutait nullement du danger de sa position.

«Monsieur, lui dit le président, vous ne me paraissez pas connaître votre situation ou bien vous ne voulez pas répondre aux questions que je vous adresse. Vous vous renfermez dans votre naissance, que vous prenez soin de nous rappeler; vous feriez mieux d'adopter un autre système de défense. Je ne veux pas abuser de votre position, mais remarquez que je vous fais des questions positives, et qu'au lieu d'y répondre, vous me parlez d'autre chose. Prenez-y garde, ceci pourrait devenir sérieux. Comment pourrez-vous espérer de nous persuader que vous ignoriez, aussi complètement que vous le dites, ce qui se passait en France, lorsque non seulement le pays que vous habitiez, mais le monde entier en est instruit? Et comment pouviez-vous me persuader qu'avec votre naissance vous étiez indifférent à des événemens dont toutes les conséquences devaient être pour vous? Il y a trop d'invraisemblance à cela pour que je ne vous en fasse pas l'observation: je vous engage à y réfléchir, afin d'avoir d'autres moyens de défense.»

J'ai écrit ces paroles du président le lendemain même, et c'est par ménagement que je n'en ai pas parlé dans l'écrit que j'ai publié à la fin d'octobre 1823.

Le duc d'Enghien, après un moment de silence, répondit d'un ton grave: «Monsieur, je vous comprends très-bien, mon intention n'était pas d'y rester indifférent; j'avais demandé à l'Angleterre du service dans ses armées, et elle m'avait fait répondre qu'elle ne pouvait m'en donner, mais que j'eusse à rester sur le Rhin, où incessamment j'aurais un rôle à jouer; et j'attendais. Monsieur, je n'ai plus rien à vous dire[11].»

Telle fut la réponse du duc d'Enghien; je l'ai écrite à l'instant même: j'ai écrit celle-ci de mémoire long-temps après, mais je ne crois pas en avoir oublié une seule syllabe. Si elle n'est pas à son procès, c'est assurément parce qu'on l'aura soustraite ou bien qu'on a négligé de la recueillir. J'ai eu occasion de m'assurer moi-même que l'on avait enlevé des archives du Palais de Justice les prétendues pièces criminelles sur lesquelles on avait prononcé la condamnation de la reine de France, au point que le dossier de ce procès est réduit à quelques chiffons de papiers dérisoires; et j'ai su que, pendant les premiers jours de la restauration de 1814, les archives impériales ont été fouillées pendant plusieurs jours par des affidés de ceux qui avaient grand intérêt à faire disparaître des pièces qui, sans doute, eussent pu compromettre la sûreté de leur nouvelle position.

On a exécuté cette fouille avec tant de soin, que les archives des relations extérieures, ainsi que celles du gouvernement, n'offrent pas une trace de cet événement, qui cependant a été le sujet d'une correspondance avec les cours étrangères.

Avant son dernier aveu, le duc d'Enghien avait fait la déclaration qu'il recevait un traitement de l'Angleterre; mais il s'était exprimé de telle sorte qu'on pouvait croire qu'au lieu de sommes destinées à défrayer sa maison, c'était un argent corrupteur qu'il avait reçu. Aucun des juges ne pouvant connaître la position financière du prince, cette dernière déclaration aggrava les préventions qu'on avait déjà contre lui. On assimila cet argent à celui qu'on avait trouvé sur George, et la fatalité voulut que toutes les portes de salut se fermassent ainsi devant le prince.

Après la dernière réponse du duc d'Enghien, le président de la commission prononça la clôture de la discussion, et ordonna qu'on fît sortir de la salle tous ceux qui avaient assisté aux débats. La commission se forma en conseil pour délibérer.

Je me retirai comme les autres, et je fus, ainsi que divers officiers qui avaient assisté à la séance, rejoindre les troupes qui étaient sur l'esplanade du château.

Je ne saurais dire au juste combien de temps la commission resta à délibérer, mais ce ne fut que deux heures après l'évacuation de la salle, que le commandant de l'infanterie de ma légion, qui était postée dans la cour du château, vint m'annoncer que la commission venait de rendre un jugement, et qu'on requérait un piquet pour son exécution. Je lui recommandai, comme d'usage en pareil cas, de le placer de manière à prévenir tout accident. La position qui lui parut remplir le plus complètement ce but, fut un spacieux fossé du château.

Pendant que cet officier prenait ses dispositions, je fis mettre les troupes sous les armes, et leur annonçai le jugement que la commission venait de rendre, et qu'elles allaient assister à son exécution.

Pendant ce temps, on avait fait descendre le duc d'Enghien par l'escalier de la tour d'entrée, du côté du parc. On lui lut sa sentence, et l'exécution suivit de près. Il était alors à peu près six heures du matin.

Je pris aussitôt les ordres du président de la commission militaire, pour renvoyer les troupes à leurs casernes.

CHAPITRE VI.

Je rends compte de l'exécution au premier consul.—Son étonnement.—Sensation dans Paris.—Bruits absurdes.—Considérations.—Découverte du personnage mystérieux.—Le général Lajolais.—Arrestation du général Pichegru.

Je me rendis à la Malmaison pour rendre compte au premier consul de ce qui s'était passé à Vincennes.

Il me fit entrer aussitôt et parut m'écouter avec la plus grande surprise. Il ne concevait pas pourquoi on avait jugé avant l'arrivée de Réal, auquel il avait donné ordre de se rendre à Vincennes pour interroger le prisonnier. Il me fixait avec des yeux de lynx et disait: «Il y a là quelque chose que je ne comprends pas. Que la commission ait prononcé sur l'aveu du duc d'Enghien, cela ne me surprend pas… Mais enfin, on n'a eu cet aveu qu'en procédant au jugement qui ne devait avoir lieu qu'après que M. Réal l'aurait interrogé sur un point qu'il nous importe d'éclaircir;» puis il répétait encore: «Il y a là quelque chose qui me surpasse… Voilà un crime, et qui ne mène à rien.»

M. Réal eut ensuite avec le premier consul un entretien dont je ne fus pas témoin.

La nouvelle de ce jugement fit une grande sensation dans Paris: les uns l'approuvaient, et disaient hautement que le duc d'Enghien s'était fait le chef des corps d'émigrés, et que toutes les conspirations contre la vie du premier consul avaient été faites dans son seul intérêt; les autres désapprouvaient et demandaient en quoi cette exécution consolidait la puissance consulaire: ceux-ci la qualifiaient d'assassinat et de crime inutile, ceux-là d'acte de tyrannie sanguinaire. Chacun raisonnait et déraisonnait à plaisir; au milieu de cette manifestation de toutes les opinions, le gouvernement seul restait silencieux. Soit que cette conduite parût plus convenable à sa dignité, soit qu'au moment de s'engager dans une nouvelle guerre, il craignît de faire connaître que les germes des discordes civiles n'étaient pas détruits en France, et qu'ils présentaient encore des chances à des esprits mécontens et audacieux.

Tant que j'ai cru que ces motifs étaient ceux qui avaient décide le plan de conduite adopté par le gouvernement, j'avoue que je l'ai regardé comme mauvais, parce que la méchanceté s'en prévalait et nuisait davantage par ses interprétations que n'eussent pu le faire toutes les conséquences de la plus grande publicité. Ce n'est que long-temps après que j'ai su que le premier consul avait donné les ordres les plus sévères de garder le silence. Ses instructions avaient été transgressées; il était mécontent de ce qui avait été fait, mais il ne voulait pas sévir contre des hommes qui avaient péché par excès de zèle et qui sans doute avaient cru le servir.

La malveillance eut beau jeu à s'exercer. Elle répandit mille contes absurdes sur les circonstances de la mort du duc d'Enghien. On a été jusqu'à imaginer de parler d'une lanterne qu'on lui aurait fait attacher sur la poitrine, sans réfléchir que le 21 mars, le soleil se lève à six heures et qu'il fait jour à cinq heures. On dit aussi qu'on avait refusé au prince de lui faire venir un prêtre, sans réfléchir qu'alors les ministres du culte étaient fort rares, et qu'il est plus que probable que la cure de Vincennes était sans pasteur. Les animosités de parti ont inventé une foule de détails aussi bien circonstanciés et tout aussi plausibles que ceux dont je viens de parler, mais dont il est fort inutile de charger ces pages, parce que le temps et le bon sens en ont fait bonne et complète justice.

On a dit que madame Bonaparte s'était jetée aux genoux du premier consul pour lui demander la grâce du duc d'Enghien et qu'elle lui avait été refusée. Non-seulement ce fait est faux, mais il est hors de toute vraisemblance. Jusqu'à mon retour à la Malmaison, non seulement madame Bonaparte ignorait comme tout le monde le résultat de la commission, mais encore elle ne pouvait rien conjecturer avant que M. Réal eût constaté dans le duc d'Enghien l'identité de la personne désignée par les révélations des subordonnés de George.

Ce n'est pas que je veuille dire que madame Bonaparte n'aurait pas fait des prières en faveur d'un malheureux; certes, la bonté bien connue de son cœur l'eût portée à faire cette demande, et elle connaissait assez l'humanité du premier consul pour espérer qu'il se laisserait aller à user d'une clémence qui d'ailleurs était dans les intérêts de sa politique.

On a cherché à profiter de cette affaire pour soulever l'opinion contre le premier consul. On rivalisait d'efforts, parce qu'on pensait servir par-là les intérêts d'un parti qui combattait la révolution et qui cherchait à obscurcir sa gloire. C'est tout simple, ceux qui perdent la partie trouvent toujours une consolation à dire qu'on les a trompés.

Cependant peu de mois s'étaient écoulés qu'on pût remarquer que ceux qui s'étaient montrés les plus acharnés, se pressaient en foule dans les antichambres de l'empereur; et certes elles en ont été remplies tant que dura sa prospérité. Cette conduite de leur part donne tout au moins le droit de penser qu'ils ont reconnu plus tard que les ordres du premier consul avaient été transgressés, et que sa conduite n'avait pas été si répréhensible qu'ils l'avaient pensé d'abord. Peut-être bien aussi ont-ils espéré que l'empereur ne se souviendrait pas des injures faites au premier consul.

Si on examine de sang-froid la part que le chef du gouvernement a eue à ce tragique événement, on ne peut se refuser à admettre les remarques suivantes:

Le but de l'entreprise de George n'était pas plus douteux que son point de départ. En moins de deux années, c'était la troisième tentative contre la vie du premier consul. Cette fois ce n'était pas à commettre ce seul attentat que devaient se borner les conspirateurs: ils ne tendaient à rien moins qu'à renverser la révolution de fond en comble et à rallumer la guerre civile au moment même où la France allait avoir une guerre extérieure à soutenir.

On aiguisait les poignards contre le chef du gouvernement; on venait des pays étrangers pour le frapper au milieu d'une nation dont il défendait l'indépendance, et contre laquelle on conspirait bien autant que contre lui; à quel titre devait-on exiger qu'il respectât un droit que l'on méconnaissait envers lui? Et quand, pour attenter à ses jours, on employait les moyens, en dehors des droits des nations et de la morale, fallait-il donc qu'il se renfermât seul dans des bornes qu'on n'avait pas hésité à franchir?

Et d'ailleurs le premier consul n'était-il pas responsable envers tous les intérêts politiques, placés en quelque sorte sur sa tête? Qu'eût-on pensé de la solidité d'un gouvernement dont le chef eût manqué de fermeté dans une pareille circonstance?

Telles furent peut-être les pensées du premier consul; mais on lui en a prêté de bien différentes. Les uns ont dit qu'en frappant le duc d'Enghien, il avait eu pour but d'effrayer les princes de la maison de Bourbon, et de dissoudre d'un seul coup tous les corps d'émigrés qui menaçaient la frontière. Les autres ont dit que son seul but avait été de donner des garanties au parti jacobin. Aux premiers, je répondrai que le vainqueur de Marengo comptait sur son épée pour disperser ses ennemis; et je demanderai aux seconds si les jacobins étaient à craindre après le 18 brumaire, et si ce jour, qui a été le premier de la puissance du premier consul, n'a pas été le dernier de la leur. Ils imploraient déjà sa protection toute-puissante; quelle garantie avait-il donc besoin de leur donner!

On a dit aussi que le premier consul avait eu un intérêt personnel, direct, à se défaire d'un prince auquel il savait un caractère ferme et entreprenant. Raisonner de la sorte, c'est admettre que le premier consul n'ait pas rejeté la proposition d'un crime. Mais alors, au lieu de faire tant d'éclat à Paris, on pouvait arriver à ce but plus sûrement et sans bruit, à une partie de chasse de l'autre côté du Rhin, ou même à Ettenheim. On n'eût pas manqué d'assassins si on en eût cherché; on n'eût même paru qu'user de représailles. N'eût-ce pas été combattre avec les mêmes armes que celles qu'on n'avait pas rougi d'employer plusieurs fois contre lui!

Il ignorait l'existence du duc d'Enghien; il savait beaucoup mieux les noms des généraux qu'il avait combattus que ceux de la famille qui avait régné en France. On le lui signala comme le chef du parti de George, il consentit à son enlèvement. L'histoire jugera le reste.

À cette époque, la puissance morale du premier consul sur la nation était dans toute sa force et dans toute sa pureté. Cet événement, on ne peut le dissimuler, y porta une atteinte grave.

Est-ce de gaîté de cœur que le premier consul eût ainsi affaibli l'affection publique qu'il possédait; et, si on le suppose, pourquoi eût-il pris tant de précautions? Pourquoi ordonner à M. Réal d'aller interroger le prince, lorsqu'il le savait tué par ses ordres? car on a été jusqu'à risquer cette assertion.

En 1810, lorsque je fus élevé au ministère, j'ai prié M. Réal de m'expliquer comment on en était venu à s'attacher au duc d'Enghien, dont cependant il n'avait pas été question dans le procès de George. Il m'apprit alors que c'était la révélation des deux subordonnés de George qui avait déterminé l'enlèvement du duc d'Enghien, pour le confronter avec eux; et que ce n'était que dans le cas où il aurait été reconnu pour être le personnage mystérieux désigné dans les révélations qu'il devait être jugé.

À cette occasion, M. Réal me rappela que pendant le temps que la police s'occupait activement de faire des recherches, elle avait appris que le petit général boiteux, qui avait été chercher le général Moreau pour le conduire au boulevard de la Madeleine, était le général Lajolais. On eut quelque peine à le trouver, et ce ne fut qu'après l'avoir confronté avec le domestique de George qui le reconnut, que l'on scruta sévèrement toutes les démarches qu'il avait faites depuis son arrivée à Paris. Il lui échappa de dire dans quelle maison il était descendu en y arrivant, et, par suite de cet aveu, on sut des gens mêmes de la maison, qu'il y était arrivé avec le général Pichegru, auquel personne n'avait encore pensé.

Lajolais en convint ensuite, et déclara qu'il avait voyagé avec le général Pichegru, depuis Londres jusqu'à Paris, en passant par les environs d'Amiens et de Gisors, ce qui faisait que, bien qu'il eût été aussi débarqué à la falaise de Biville, il n'était pas connu des émigrés qui s'étaient rendus à Paris par une autre route.

Après quelques recherches, le général Pichegru fut arrêté. Il fut d'abord interrogé seul, et comme il adopta le système d'une dénégation absolue, on fut obligé de le confronter successivement avec tous ceux des subordonnés de George qui se trouvaient arrêtés. Ce ne fut qu'alors qu'il fut reconnu pour être ce personnage mystérieux qui était venu tous les quinze jours chez George, et devant lequel chacun se tenait dans une attitude respectueuse. Il fut aussi reconnu par le domestique de George, pour avoir été avec lui en fiacre au rendez-vous de la Madeleine.

Les renseignemens lumineux qu'avait fournis cette confrontation durent surprendre au dernier point M. Réal. Il s'empressa d'en faire son rapport au premier consul, qui devint rêveur, et qui exprima, par une exclamation de douleur, le regret d'avoir consenti à l'enlèvement du duc d'Enghien. Il était trop tard. Le premier consul ne pouvait qu'avoir un grand intérêt à ce que cette affaire s'éclaircît; et cependant il ordonna le secret, soit que cela lui parût dans les intérêts de sa politique, soit qu'il préférât ne pas faire connaître l'erreur dans laquelle on était tombé.

Il n'était cependant pas sans exemple dans notre histoire, que la justice elle-même se fût trompée; la religion des parlemens, dont la composition ne permettait pas de suspecter la sévère équité, a quelquefois été abusée, et des condamnations qu'on a déplorées ensuite en ont été les conséquences.

Depuis, j'ai souvent entendu l'empereur s'exprimer ainsi devant ses ministres: «Messieurs, je suis mineur, c'est à vous à vous informer avant de me remettre un rapport; mais une fois que j'ai votre signature, tant pis pour vous si un innocent est frappé;» et il m'a souvent répété ces mêmes paroles à l'occasion des rapports que j'ai été dans le cas de lui faire dans le cours de mon administration.

CHAPITRE VII.

Mort du général Pichegru.—Détails sur ce sujet.—Gendarmes d'élite.—Capitaine Wright.—Sa confrontation avec George et ses complices.

La présence de Pichegru dans la conjuration de George Cadoudal compromettait gravement Moreau, en ce qu'elle permettait de supposer qu'il s'était établi des rapports entre eux. On s'occupa dès lors de rechercher comment ces deux personnages avaient pu se rencontrer. On parvint à force d'adresse à convaincre le général Moreau qu'il avait vu Pichegru; comme il ignorait les progrès de la marche des informations, il n'aperçut aucun des piéges qu'on lui avait tendus; il convint que Pichegru était venu chez lui, et que c'était le général Lajolais qui l'y avait amené; mais que dans la crainte de se compromettre il ne l'avait plus reçu, et que cependant il l'avait encore vu ailleurs. Où lui demanda-t-on. «Mais, répondit-il, je ne me rappelle pas trop, hormis une fois au boulevard de la Madeleine, à neuf heures du soir.» Questionné sur la manière dont cette rencontre avait eu lieu, il répondit qu'il n'en savait rien, que le général Lajolais était venu le chercher, l'avait conduit au boulevard, et qu'après l'avoir quitté un moment, il était venu le rejoindre, amenant avec lui le général Pichegru.

On n'en demanda pas plus, mais on prit à part Lajolais, et après l'avoir questionné en tout sens, il fut bien constaté qu'il était parti du logement de George dans un fiacre, avec George et Pichegru dans le fond; lui Lajolais, et Picot, affidé de George, sur le devant; qu'il avait conduit le fiacre au boulevard de la Madeleine; que de là il avait été chercher Moreau chez lui, rue d'Anjou, où ce dernier l'attendait, qu'il l'avait amené à pied au boulevard; qu'ensuite il était allé au fiacre chercher Pichegru, lequel en était descendu avec George, et qu'il les avait menés à Moreau, qui se promenait en les attendant; puis lui Lajolais était retourné au fiacre dans lequel il était resté avec Picot, pendant tout le temps qu'avait durée l'entrevue. Picot confirmait cette déposition de Lajolais, et il ajoutait que lorsque son maître était revenu au fiacre avec Pichegru, il avait entendu celui-ci dire, en parlant de Moreau, comme je l'ai déjà rapporté: «Il paraît que ce b…-là a aussi de l'ambition[12].»

George ni Moreau ne voulurent pas convenir des détails de cette entrevue; George répondait à toutes les questions qu'on lui faisait: «Je ne sais pas ce que vous voulez me dire;» et Moreau disait: «Je n'ai jamais vu George.» Comme Pichegru venait de mourir, on ne put rien découvrir de plus sur les faits de cette affaire qui pouvaient concerner le général Moreau.

J'ai dit que Pichegru venait de mourir; cette mort a donné lieu à tant de bruits aussi stupides que calomnieux, qu'elle a besoin d'être expliquée. Voici ce que j'en sais.

Pichegru, après avoir été arrêté, avait été enfermé en secret dans une des pièces du rez-de-chaussée de la tour du Temple: on différa quelques jours de l'interroger pour se donner le temps de réunir les matériaux de son interrogatoire, délai qui fut fatal au duc d'Enghien.

Pichegru n'était séparé de George que par une petite pièce qui était une antichambre commune à leur demeure.

Le concierge de la maison du Temple avait la clef de leur chambre; et pour empêcher qu'ils se pussent communiquer les questions que le juge instructeur leur faisait séparément, le même juge avait fait placer une sentinelle dans cette antichambre, d'où, au moyen d'un peu de bruit, on pouvait rendre sans effet la conversation qu'ils auraient pu vouloir entretenir. L'un et l'autre étaient appelés plusieurs fois par jour pour être confrontés; c'est-à-dire toutes les fois qu'une nouvelle déposition d'accusés ou de témoins les chargeait.

George avait sans doute pris son parti sur l'issue de ce procès; mais le général Pichegru, qui avait d'autres antécédens, était vraisemblablement dans une situation différente. Chaque fois qu'il était appelé à la salle d'instruction, il voyait sa position s'aggraver, et l'abîme se creuser devant lui à chaque pas; son visage en était altéré.

Il s'était peut-être flatté que dans l'information juridique de son affaire, on ne pourrait pas obtenir assez de preuves de sa participation à un crime contre lequel l'opinion publique de la France entière était soulevée en masse; mais il dut bientôt se convaincre qu'il lui serait impossible de toucher la sensibilité des cœurs, même les plus généreux, et que de plus sa présence devant une cour criminelle, comme coopérateur du projet de George, allait reporter la conviction de sa culpabilité jusqu'à la circonstance dans laquelle Moreau l'avait dénoncé au directoire (en 1796 ou 1797), après que celui-ci l'avait fait déporter à Cayenne, et qu'ainsi il allait perdre jusqu'à l'intérêt que quelques uns de ses amis réunis lui avaient témoigné à cette époque de sa vie.

Je crois que cette affligeante considération continuellement présente à son esprit sous la voûte de sa prison, a beaucoup influé sur sa détermination de cesser de vivre.

Le général Pichegru était naturellement gai, il aimait les plaisirs de la table, mais l'horreur de sa situation l'avait changé. Il avait fait prévenir M. Réal de venir le voir, et après la conversation qu'il eut avec lui, il le pria de lui envoyer quelques livres, entre autres Sénèque.

Quelques jours après, étant aux Tuileries, vers huit heures du matin, je reçus un billet de l'officier de gendarmerie d'élite, qui ce jour-là commandait le poste de la garde du Temple. Il me prévenait que l'on venait de trouver le général Pichegru mort dans son lit le matin, et que cela occasionnait beaucoup de rumeur au Temple, où l'on attendait quelqu'un de la police que l'on venait de faire prévenir de cet événement.

Cet officier m'en donnait avis, tant à cause de la singularité du fait, que parce que j'avais établi l'usage dans le corps que je commandais, que tous les officiers employés à un service quelconque devaient me rendre compte de ce qu'ils auraient fait, vu ou appris pendant les vingt-quatre heures. Je fis remettre ce billet au premier consul; il me fit appeler, croyant que j'avais d'autres détails, et comme je n'en avais point, il m'envoya aux informations, en disant: «Voilà une belle fin pour le conquérant de la Hollande.»

J'arrivai au Temple en même temps que M. Réal, qui venait de la part du grand-juge pour connaître aussi les détails de cet événement. J'entrai avec M. Réal, ainsi que le concierge et le chirurgien de la maison, jusque dans la chambre du général Pichegru, et je le reconnus très-bien, quoique son visage fût devenu cramoisi par l'effet de l'apoplexie dont il avait été frappé.

Sa chambre était au rez-de-chaussée, la tête de son lit contre la fenêtre, de manière que la tablette lui servait à mettre sa lumière pour lire dans son lit. Il y avait au dehors une sentinelle placée sous cette fenêtre, par laquelle, au besoin, elle pouvait facilement voir ce qui se passait dans la chambre.

Le général Pichegru était couché sur le côté droit; il s'était mis au cou sa propre cravate de soie noire, qu'il avait préalablement tordue comme un petit câble; ce qui avait dû l'occuper assez pour donner à la réflexion le temps d'arriver, s'il n'avait pas bien pris la résolution de se détruire. Il paraissait s'être noué sa cravate, ainsi câblée, au cou, et l'avoir d'abord serrée autant qu'il avait pu le supporter, puis avoir pris un morceau de bois, de la longueur du doigt, qu'il avait cassé à une branche qui se trouvait encore au milieu de sa chambre (reste d'un fagot dont les débris étaient de même dans sa cheminée), après quoi il fallait qu'il l'eût passé entre son cou et sa cravate, du côté droit, et enfin qu'il l'eût tourné jusqu'au moment où sa raison s'était égarée. Sa tête était retombée sur son oreiller, et avait comprimé le petit morceau de bois, ce qui avait empêché la cravate de se détordre. Dans cette situation, l'apoplexie ne pouvait pas tarder d'arriver. Sa main était encore sous sa tête, et touchait presque à ce petit tourniquet.

Il y avait sur la table de nuit un livre ouvert et renversé, comme celui de quelqu'un dont la lecture est interrompue pour un moment. M. Réal reconnut ce livre pour être le Sénèque qu'il lui avait envoyé, et il remarqua qu'il était ouvert aux pages où Sénèque dit que celui qui veut conspirer doit, avant tout, ne pas craindre de mourir. C'était probablement là la dernière lecture du général Pichegru, qui, s'étant placé dans la situation de perdre la vie sur un échafaud, ou dans la nécessité de recourir à la clémence du premier consul, avait préféré mettre fin lui-même à son existence.

Pendant que j'étais au Temple, j'interrogeai moi-même le gendarme qui avait passé la nuit dans l'antichambre qui séparait George de Pichegru; il me dit qu'il n'avait rien entendu de toute la nuit, sinon le général Pichegru, qui avait beaucoup toussé depuis onze heures jusqu'à minuit, et que, ne pouvant pas entrer chez lui, parce que la clef de sa chambre était chez le concierge, il n'avait pas voulu réveiller toute la tour pour cette toux. Le gendarme était lui-même enfermé dans cette antichambre; et si le cas était venu où il dût donner l'alerte, c'était par la fenêtre qu'il devait avertir la sentinelle qui était à la porte de la tour; la sentinelle devait avertir le poste, et celui-ci le concierge.

J'interrogeai aussi le gendarme qui avait été en sentinelle sous la fenêtre du général Pichegru depuis dix heures jusqu'à minuit, et il n'avait rien entendu.

M. Réal me dit alors: «Eh bien! quoiqu'il n'y ait rien de plus évidemment démontré que ce suicide, on aura beau faire, on dira toujours que, n'ayant pu le convaincre, on l'a étranglé.» Et c'est ce qui détermina le grand-juge à faire mettre dès ce moment un homme de garde et sans arme, dans la chambre de chacun des individus impliqués dans l'affaire de George, afin de les empêcher d'attenter à leur vie; on était donc bien loin de songer à la leur ôter par des exécutions mystérieuses. L'esprit de parti, qui accueille toujours ce qui peut nuire au pouvoir, a fait répandre dans le public que c'étaient des gendarmes qui avaient étranglé Pichegru; cette opinion s'était établie au point qu'un haut fonctionnaire qui était mon ami, m'en a parlé plusieurs années après, comme d'une vérité dont il ne doutait pas, et quoi que j'aie pu lui dire pour le convaincre du contraire, je ne suis pas sûr de l'avoir persuadé. Du reste, ce n'était pas par esprit frondeur qu'il avait adopté cette opinion: il l'avait tant entendu dire, qu'il avait fini par y croire.

Il aurait fallu être bien dépourvu de bon sens pour employer à un pareil office des subordonnés qui auraient divulgué ce crime à la première occasion de mécontentement, ou qui chaque jour auraient mis un nouveau prix à leur silence.

Il n'y avait aucune nécessité de détruire Pichegru; sa présence était même nécessaire à l'instruction du procès. D'ailleurs, étant venu en France avec George, il en était inséparable devant la justice, qui n'aurait pas manqué de le condamner, malgré le talent du plus habile défenseur[13]; mais je ne crois pas que le premier consul l'eût laissé périr: je n'en veux pour preuve que les grâces qu'il a accordées à ceux qui avaient été condamnés à mort dans cette affaire, et qui n'étaient pas recommandés à l'opinion comme l'était le conquérant de la Hollande. D'ailleurs, Pichegru condamné par une cour criminelle à la face du monde, ne pouvait plus être dangereux, et n'était digne que de pitié.

Si, dans cette circonstance, il y avait eu quelqu'un à faire disparaître par des moyens extraordinaires, c'était Moreau, qui était bien autrement considérable pour le premier consul que Pichegru, et qui, aux yeux du public, n'avait pas le tort de venir d'Angleterre.

Les trois hommes de France que l'on peut interroger sur cet événement sont, 1° le concierge du Temple, qui vit encore[14]; 2° M. Manginet, capitaine de gendarmerie à la résidence d'Évreux: il était alors commandant inamovible du Temple; 3° M. Bellenger, chef d'escadron de gendarmerie à la résidence d'Alençon: il était alors lieutenant de la légion d'élite, et se trouvait ce jour-là de garde au Temple; c'est lui qui m'a écrit le billet dont je viens de parler. On n'aurait pas pu entrer dans la tour sans qu'il en eût connaissance; si des gendarmes y étaient entrés, il les aurait non-seulement vus, mais il les aurait reconnus, parce que la légion d'élite n'était pas assez nombreuse pour que les gendarmes qui la composaient ne se connussent pas entre eux. Ils se connaissaient effectivement: c'était moi qui avais formé ce corps, composé de quatre cent quatre-vingts cavaliers et de deux cent quarante gendarmes à pied, tous choisis sur le corps entier de la gendarmerie; la plupart avaient été sous-officiers dans l'armée.

Je leur avais communiqué pour le premier consul tout le zèle dont j'étais moi-même animé, et je n'avais pas de plus grand plaisir qu'à profiter des avantages de ma position pour leur faire du bien, à eux ou à leurs proches. Leur attachement pour moi m'a aidé à supporter beaucoup de tracasseries auxquelles m'exposait un commandement objet de beaucoup de jalousies; et je dois dire à la face du monde que je n'ai pas connu un seul d'entre eux auquel on aurait proposé une mission équivoque, tandis qu'au contraire la plupart étaient susceptibles d'une confiance toute particulière. Entre plusieurs exemples que je pourrais en donner, je citerai celui-ci. Deux d'entre eux, pris, sans choix, à tour de rôle, furent chargés de conduire un trésor de Paris à Naples; le trésorier de la couronne le leur remit tout chargé dans une voiture disposée pour cet usage. Ils partirent de la cour du château des Tuileries, et arrivèrent jusqu'à Rome sans coup férir. En sortant de cette dernière ville, ils furent attaqués près de Terracine. Les deux postillons de leur voiture ayant été tués, les voleurs viennent pour piller la voiture; les deux gendarmes font usage de leurs armes avec tant de succès, qu'ils se font abandonner par ces misérables, puis, montant eux-mêmes sur les chevaux, ils amènent le trésor intact jusqu'à Naples.

Un gendarme d'élite qui aurait été susceptible d'accepter une mission équivoque pour l'honneur, aurait été éloigné de cette troupe, comme pouvant aussi trafiquer de l'honneur commun.

Les officiers de ce corps avaient été choisis avec le même soin; je n'ai jamais eu que des éloges à leur donner dans toutes les circonstances délicates où ils ont été employés, et cela quelquefois par l'empereur lui-même. Ce respectable corps a été victime de la plus vile calomnie en 1814. Il a été le premier licencié. Il est à désirer pour le roi de France qu'il puisse le remplacer par des serviteurs ayant le cœur aussi bien placé et aussi affectionnés à sa personne que ceux-là l'étaient au gouvernement qu'ils servaient.

La longue instruction du procès tirait à sa fin, lorsqu'un incident bizarre vint retarder l'ouverture du jugement.

Une foule de dépositions avaient fait retentir le nom du capitaine anglais Wright, et les journaux en avaient parlé en tous sens. Ce capitaine qui avait débarqué George et les siens à la falaise de Biville avait été depuis peu s'établir en croisière sur la côte de Quiberon; ayant eu le malheur de faire naufrage sur les côtes du Morbihan, il fut conduit, ainsi que tout son équipage, à Vannes, où il n'était bruit dans ce temps-là que de tout ce qui se passait à Paris. L'administration de ce département rendit compte du naufrage, et reçut ordre d'envoyer le capitaine Wright avec tout son équipage à Paris. Ils entrèrent dans la cour du Temple, lorsque George et les siens étaient à s'y promener; les officiers anglais et français n'eurent pas l'air de se reconnaître, mais les matelots anglais, qui n'entendaient pas malice à la chose, abordèrent franchement quelques unes de leurs connaissances dans les subalternes de George.

On mit le capitaine Wright à part, et on procéda à la confrontation du reste avec les subordonnés de George, ce qui confirma comme la vérité la plus exacte ce que l'on avait déjà obtenu. Wright persista à décliner les questions qu'on put lui faire et répondit: «Messieurs, je suis officier de marine britannique; peu m'importe le traitement que vous me réservez, je n'ai point de compte à rendre des ordres que j'ai reçus[15], je ne connais pas ces messieurs.»

Le capitaine Wright avait été jeté à la côte par un naufrage; on pouvait, au lieu de le recevoir prisonnier de guerre, lui faire intenter une poursuite criminelle par le procureur-général pour cause de complicité dans la conspiration. On respecta néanmoins son dévoûment et son caractère; il parut ainsi que ses matelots comme témoins au tribunal, mais on n'intenta rien de personnel contre lui.

Ce malheureux resta au Temple jusqu'en 1805, époque à laquelle il y mourut. On a débité tant de contes sur cette mort, que j'ai voulu aussi en connaître la cause pendant que, ministre de la police, les sources d'informations m'étaient ouvertes; et il me fut constaté que Wright s'était coupé la gorge de désespoir après avoir lu le rapport de la capitulation du général autrichien Mack à Ulm, c'est-à-dire pendant le temps que l'empereur faisait la campagne d'Austerlitz. Peut-on en effet, sans outrager le sens commun autant que la gloire, admettre que ce souverain aurait attaché assez de prix à la destruction d'un malheureux lieutenant de la marine anglaise, pour envoyer d'un de ses plus glorieux champs de bataille l'ordre de le détruire? On a encore ajouté que c'était moi qui avais eu cette commission de sa part: or je ne l'ai pas quitté un seul jour pendant toute la campagne, depuis son départ de Paris jusqu'à son retour. Du reste, l'administration civile de France est en possession de tous les registres du ministère de la police, qui doivent donner tous les éclaircissemens qu'on voudra chercher sur cet événement.

CHAPITRE VIII.

Procès de George et du général Moreau.—Débats.—Condamnation.—Clémence du premier consul.—Départ du général Moreau pour les États-Unis.

Le fameux procès de George, tant attendu, s'ouvrit enfin: le palais de justice était assiégé par une foule innombrable, où tout le monde, de toutes les opinions, allait faire ses observations. La meilleure compagnie, qui s'y faisait aussi remarquer, n'y était pas conduite seulement par la curiosité: l'esprit d'opposition entrait pour beaucoup dans l'intérêt qui amenait là la majeure partie des personnes de tous rangs qui suivaient toutes les audiences, et cette opposition n'était pas muette: les contes qui s'étaient débités sur la mort du duc d'Enghien et sur celle de Pichegru, avaient donné de l'effronterie, l'opinion se manifestait tout haut.

Les débats durèrent douze jours; ils furent constamment suivis par une foule qui remplissait toutes les avenues du palais. On avait commis la faute de faire prendre au premier consul la résolution de supprimer, pour ce cas seulement, le jury: c'était le résultat des inquiétudes, bien ou mal fondées, que l'on avait conçues de tous les propos qui se tenaient depuis la catastrophe du duc d'Enghien. Cette mesure, quoique vigoureuse, produisit un mauvais effet, et mit l'opinion, en général, encore plus en méfiance.

On attendait avec impatience le plaidoyer du général Moreau, qui enfin fut ouvert. Son avocat fut éloquent, et trouva dans l'histoire une citation heureuse, celle du président de Thou: il appuya sur l'ignominie dont s'était couvert Lombardemont, mais il passa sur l'entrevue du boulevard de la Madeleine, avec toute la rapidité que lui permettaient la dénégation de Moreau, le silence de George et la mort de Pichegru: ce fut véritablement ce qui le sauva. J'étais à cette audience; le public était tout yeux et tout oreilles.

Moreau convenait que le général Lajolais était venu le prendre chez lui, l'avait mené au boulevard de la Madeleine, avait été chercher Pichegru en fiacre, et l'avait amené là où lui, Moreau, se promenait.

Lajolais reconnaissait ces vérités, mais il ajoutait: «George était avec Pichegru; vous saviez qu'il devait s'y trouver, et il est descendu de fiacre avec Pichegru.» Picot, affidé de George, disait: «J'étais avec George lorsqu'il est sorti du fiacre avec Pichegru, et je suis resté dans le fiacre avec Lajolais, qui y était remonté jusqu'à ce qu'ils soient venus nous rejoindre.»

Il n'y avait rien de plus clairement démontré que cette vérité, mais (heureusement sans doute dans ce cas-ci) deux et deux ne font pas toujours quatre; néanmoins Moreau fut obligé d'affirmer par serment qu'il n'avait pas vu George. Tous les yeux étaient fixés sur lui, on souffrait de ce qu'il devait souffrir; mais enfin il jura qu'il n'avait pas vu George, et fit assurément très-bien; le vainqueur de Hohenlinden devait-il se mettre dans cette situation[16]?

La culpabilité des autres accusés était trop évidente pour leur laisser de l'espoir; tous furent condamnés.

Il était inutile de supprimer le jury, et j'ai vu, le jour même du serment de Moreau, un homme très-habile qui disait tout haut dans la salle du tribunal: «Si j'étais juré, sur une déposition comme celle de Lajolais et de Picot, je déclarerais Moreau coupable.»

Néanmoins on le condamna, conjointement avec la fille Izai, à deux ans de détention. On se mit à rire en entendant ce ridicule jugement.

La fille Izai était une malheureuse qui avait ajouté à ses complaisances pour un ou deux des moins considérables de la troupe de George, celle de faire pour eux toutes sortes de commissions. Un homme raisonnable peut-il se laisser persuader que dans une conjuration dont les faits sont avérés et où il y va du bouleversement d'un état, pour le succès de laquelle on croit avoir besoin du concours d'un des premiers chefs de l'armée, qui y donne son consentement, puisqu'il a vu et reçu les conjurés, mais qui, à la vérité, a mis à sa participation, des restrictions qui ont suspendu et peut-être fait échouer l'entreprise; peut-on, dis-je, croire raisonnablement que ce chef n'ait eu à cette conjuration que la part qu'a pu y prendre une fille de cabaret? Cela choque le sens commun le plus ordinaire. Ou Moreau n'était point coupable, et alors il fallait avoir le courage de le déclarer hautement et de le ramener chez lui en triomphe; ou il était coupable, et dans ce cas il l'était plus que George, parce qu'enfin George était dans la ligne de fidélité à ses principes, tandis que Moreau, après avoir dénoncé au Directoire, après le 18 fructidor, les intelligences de Pichegru avec le prince de Condé, faisait mille fois pire que Pichegru; à cette époque, il se prêtait à un assassinat et à une trahison manifeste, après avoir donné sa foi à sa patrie. Mais telle est l'aveugle passion: on l'avait méprisé à l'époque où il avait dénoncé Pichegru, et on en fit un héros à celle-ci.

On a beaucoup dit que les membres de la cour criminelle, connaissant au fond les opinions républicaines de Moreau, lui en avaient tenu compte, et qu'un frère du général Lecourbe (partisan de Moreau), qui faisait partie de la cour criminelle, aidé par M. Fouché, avait gagné beaucoup de voix à Moreau. Je n'en sais rien, mais il faut bien qu'il se soit passé quelque chose comme cela.

On lui conseilla de demander à aller en Amérique: le premier consul y obtempéra le même jour. Moreau partit du Temple la nuit, après avoir dit adieu à sa famille: il fut conduit jusqu'à Barcelone, et s'embarqua dans un port d'Espagne pour l'Amérique. J'ai vu depuis un Anglais qui avait connu le général Moreau lorsqu'il commandait l'armée du Rhin, et qui le revit en Amérique. Il m'a dit qu'il l'avait entendu s'y féliciter d'en avoir été quitte à si bon marché, et qu'il y témoignait encore son étonnement de ce que la police n'avait pas découvert plus tôt ses relations avec Pichegru, parce qu'il se croyait le sujet d'une sévère observation, et à cet égard il lui conta cette anecdote-ci.

C'est Moreau qui parle.

«Il y avait déjà quelque temps que Pichegru était à Paris, et que nous nous voyions tous les soirs.

«Lorsqu'il venait chez moi, il avait coutume de demander un de mes domestiques, qui était le seul qui le connût, et auquel j'avais donné ordre d'être toujours apprêté pour le recevoir et l'introduire dans mon cabinet, où j'allais le rejoindre, si je n'y étais pas déjà.

«Il arriva qu'une fois où mon salon était rempli par une société qui avait dîné chez moi, Pichegru vint plus tôt qu'à son ordinaire. Ne trouvant pas sur l'escalier le domestique qui avait l'habitude de l'y attendre, il monta jusqu'à l'antichambre, où n'ayant de même trouvé personne, parce que mes gens étaient à dîner, il ouvrit la porte du salon; le voyant plein de monde, il se retira aussitôt. Heureusement il ne fut remarqué que par ma femme, qui avait tourné la tête du côté de la porte au moment où elle s'était ouverte, et l'avait reconnu. Je sortis de suite pour aller le conduire moi-même à mon cabinet, où nous restâmes une partie de la soirée.

«Le lendemain, j'eus une explication vive avec ma femme, qui prétendait que je me perdais, parce que le général Pichegru ne venait sans doute à Paris que pour travailler en faveur des Bourbons, et qu'une fois qu'il n'aurait plus besoin de moi, il me ferait repentir de ce que j'avais écrit contre lui au Directoire. Elle ne cessa pendant long-temps de me parler sur ce ton-là, et j'étais dans des transes mortelles qu'elle n'allât enfin confier ses doléances à quelques-unes de ses amies; mais il paraît qu'elle s'était observée, car ce n'est pas par des indiscrétions de sa part que l'on a eu les premiers avis de cette affaire.»

Ainsi parlait le général Moreau pendant la première année de son séjour en Amérique, lorsqu'en France un parti s'efforçait de le peindre comme la victime d'une jalousie que son grand talent avait inspirée.

Le général Moreau avait en France des biens-fonds qui, étant d'une réalisation difficile, lui auraient fait éprouver de grandes pertes. Le premier consul lui acheta sa terre de Gros-Bois, près Paris, et la donna au général Berthier, ministre de la guerre. Il lui acheta aussi sa maison de la rue d'Anjou, qu'il donna à Bernadotte, comme si cette maison n'eût pas dû cesser d'être un foyer de conspiration contre lui.

Ces deux objets furent payés au général Moreau ce qu'il en demanda, et il y mit de la modération.

On a généralement cru que le premier consul avait été contrarié de la non-condamnation de Moreau. Si ce résultat du procès l'a contrarié, ce que du reste j'ignore, ce n'a sans doute été que parce qu'il lui enlevait l'occasion d'humilier Moreau en lui faisant grâce. Il n'aimait pas à se venger par des supplices. Après la condamnation de George et des siens, il fit grâce, sur la première demande, à plusieurs d'entre eux. Je crois me rappeler qu'en tout il y en eut sept d'amnistiés. Aurait-il laissé périr le conquérant de la Hollande et le vainqueur de Hohenlinden? C'est une injure que de le penser.

Laissa-t-il subir à Moreau les deux années de détention auxquelles il était condamné, et pendant lesquelles il aurait pu s'en défaire, si tel avait été le fond de sa pensée? Non, puisque la nuit même du jour où Moreau lui a demandé, par une lettre, la permission d'aller en Amérique, il lui permit de partir.

Ce fut moi que le premier consul chargea d'aller le voir au Temple, pour lui dire qu'il y consentait, et d'organiser son départ avec lui. Je lui donnai ma propre voiture, et le premier consul paya tous les frais de son voyage jusqu'à Barcelone. Le général me témoigna le désir de voir Mme Moreau; je fus la chercher moi-même, et l'amenai au Temple. Il me semble que c'étaient là des soins auxquels je n'étais pas obligé.

Ainsi finit cette longue affaire: ce fut pendant qu'elle s'instruisait que la forme du gouvernement changea encore une fois en France.

CHAPITRE IX.

Création de l'empire.—Motifs qui firent adopter cette forme de gouvernement.—Adresses de l'armée.—Le premier consul est proclamé empereur.—Institutions nouvelles.—Distributions des croix de la Légion-d'Honneur au camp de Boulogne.—Le Pape passe les monts.—Entrevue de Fontainebleau.

Cet événement a besoin d'être développé. Les entreprises si souvent réitérées contre la vie du premier consul commençaient à donner de l'inquiétude; on avait jusqu'à ce moment réussi à l'en préserver, mais on pouvait n'être pas toujours aussi heureux. Jusqu'alors on avait cru qu'il n'était menacé que par quelques jacobins exaltés, et l'on se tranquillisait, parce que les fureurs politiques devaient tôt ou tard s'apaiser; mais on avait déjà été forcé de reconnaître que ce n'étaient pas les jacobins qui avaient préparé le 3 nivôse, comme on avait voulu le persuader. Dans l'affaire de George, il n'était pas possible de douter un moment de l'intérêt qui avait armé les conspirateurs, et du parti auquel ils se rattachaient.

De toutes ces réflexions naissait la conséquence naturelle qu'une puissance quelconque voulait détruire le premier consul; qu'il était possible qu'elle y parvînt; que, si ce malheur arrivait, la France serait sans force ni direction, au milieu des élémens de discorde et de révolution dont on ne pouvait se dissimuler qu'elle était encore remplie, et que dès-lors elle pouvait subir le joug.

Les émigrés rentrés, et ils étaient en grand nombre, craignaient de voir la puissance arrachée à une main qui avait la force de les protéger. Les patriotes craignaient le retour de la maison de Bourbon, et la réaction qui semblait en devoir être la suite inévitable; tous les esprits étaient las de mouvemens, et contens du port dans lequel on était parvenu à mettre la révolution à l'abri de nouveaux orages. De tous côtés, on était effrayé à la seule pensée de voir périr le premier consul, et on s'occupa sérieusement de remédier à ce que cette forme de gouvernement présentait d'inquiétant pour nous, et d'encourageant pour nos ennemis.

On pensa d'abord à indiquer un successeur au premier consul; mais indépendamment de ce que la mesure était inconstitutionnelle, peut-être eût-elle hâté la mort de celui que l'on voulait conserver. L'ambition est impatiente: Après avoir bien cherché et feuilleté dans les histoires de toutes les révolutions, on en revint à la forme du gouvernement monarchique, qui, fixant l'ordre d'hérédité, assurait sans secousses la succession au pouvoir, et détruisait au moins cette partie des espérances de nos ennemis.

On ne parvint pas sans peine à rallier la majorité des esprits à l'adoption de cette mesure. Les vieux amis de la liberté ne signèrent cette capitulation que sur la brèche; mais enfin on adopta les idées monarchiques.

On les propagea, et elles reprirent racine avec une promptitude étonnante. Fouché, qui ne cherchait que l'occasion de revenir au pouvoir, les étendit dans le sénat et parmi les hommes de la révolution avec un zèle de néophyte[17].

Dans l'armée, le changement proposé prit tout seul; la chose se comprend aisément. Les dragons, qui étaient tous réunis par division de quatre régimens chacune, et disposés pour se rapprocher de Boulogne, donnèrent l'élan: ils envoyèrent une adresse au premier consul, dans laquelle ils lui disaient que leurs efforts ne serviraient à rien, si des méchans parvenaient à lui ôter la vie; que le meilleur moyen de déjouer leurs projets et de fixer les irrésolutions, était de mettre la couronne impériale sur sa tête et de fixer cette dignité dans sa famille. Après les dragons vinrent les cuirassiers, puis tous les corps d'infanterie, ensuite les marins; et enfin ceux des ordres civils qui désiraient le changement suivirent l'exemple de l'armée. Cela s'étendit en un instant jusqu'aux plus petites communes; le premier consul recevait des voitures pleines d'adresses semblables.

Je crois bien qu'on n'avait pas négligé de fomenter cet élan[18]; mais au moins les corps de l'État furent-ils assemblés, ces pièces leur furent-elles communiquées, et, indépendamment de leurs délibérations, soumit-on toutes ces manifestations de désir pour le retour de l'ordre monarchique à la sanction du peuple. On ouvrit, pour recevoir les votes, un registre dans chaque commune de France, depuis Anvers jusqu'à Perpignan, et de Brest au mont Cenis. Je ne suis pas sûr que le Piémont y fût compris.

C'est le dépouillement de tous ces votes, fait au sénat, qui forma la base du procès-verbal d'inauguration de la famille des Bonaparte à la dignité impériale.

Ce procès-verbal est dans les archives du sénat, qui vint en corps de Paris à Saint-Cloud l'apporter au premier consul. M. Cambacérès lut un fort beau discours, qui se terminait par le relevé du dépouillement des votes, et proclama en conséquence à haute voix Napoléon Bonaparte premier empereur des Français. Les sénateurs, placés sur la ligne en face de lui, répétèrent vive l'empereur à l'envi les uns des autres, et retournèrent, avec tous les dehors de la joie, à Paris, où on faisait déjà des épitaphes à la république[19].

Voilà donc le premier consul empereur. On le croyait parvenu au repos; l'on va voir tout ce qu'il lui restait encore de travaux à faire.

Le lendemain de son inauguration, il reçut tous les corps constitués, les autorités administratives, les corporations savantes. Chaque orateur avait épuisé sa rhétorique pour remplir son encensoir, et dès le premier jour, il n'y avait plus rien à désirer; les plus farouches républicains s'étaient urbanisés.

On fit prêter serment aux troupes; elles le firent avec des cris d'enthousiasme qu'elles élevèrent jusqu'aux nues.

Ce fut dans les deux ou trois premiers jours qui suivirent, que nous vîmes les nominations des dignitaires, des maréchaux, et de tout ce qui constitue l'entourage d'un trône, tant par rapport aux charges militaires que pour les grands officiers de la couronne.

L'empereur ne s'en faisait pas accroire sur sa position; en consacrant ce retour de principes, il n'assurait rien de plus pour lui. Il n'avait pas d'enfans, et les familles des rois ont pour l'ordinaire quelques mauvais parens.

Il s'occupa donc moins de tous ces honneurs nouveaux que de la continuation de son opération de Boulogne, à laquelle il travaillait le matin, le soir et la nuit; mais comme cette tête inconcevable trouvait temps pour tout, cela ne s'apercevait pas.

Le 14 juillet de cette même année, il donna les croix de la Légion-d'Honneur, dont il avait fondé l'institution quelques mois auparavant, mais sans l'avoir fait encore connaître. Il y eut à cette occasion une cérémonie nationale, où, depuis les enfans jusqu'aux invalides, tous les militaires furent admis; c'est à l'hôtel des invalides qu'elle eut lieu.

Napoléon annonça ensuite qu'il irait distribuer ces décorations à l'armée à Boulogne: c'était un prétexte pour la réunir et la voir, parce que son expédition était au moment de s'exécuter; il n'y manquait que peu de chose.

Il partit effectivement pour Boulogne, où l'on rassembla tous les corps d'armée qui étaient placés depuis Ostende jusqu'à Étaples, en pleine campagne, et dès-lors la décoration de la Légion-d'Honneur remplaça les armes d'honneur données précédemment, comme fusils, sabres, etc.; institution qui datait de la première guerre d'Italie.

De Boulogne, l'empereur alla une seconde fois en Belgique[20], où il y fit venir l'impératrice; c'était la première fois que l'on occupait le château de Laken, près Bruxelles, château que l'empereur avait fait réparer et remeubler à neuf. Il poussa son voyage jusqu'au Rhin, et de Mayence il envoya le général Caffarelli à Rome, pour négocier le voyage du Pape à Paris: j'en parlerai bientôt.

C'est également de Mayence qu'il envoya l'ordre de faire partir les deux escadres qui étaient préparées à Rochefort et à Toulon; le vice-amiral Missiessy commandait la première, et avait à bord le général Lagrange, le même qui depuis a été dans la gendarmerie; l'empereur lui voulait du bien depuis la guerre de l'Italie et celle d'Égypte. Le vice-amiral Villeneuve commandait la seconde; il reçut à son bord avec des troupes le général[21] Lauriston, que l'empereur renvoya de Belgique pour s'y embarquer. Ces deux escadres devaient partir au commencement de l'automne; mais, par suite de contrariétés, elles n'appareillèrent que dans l'hiver: je n'en parlerai plus qu'à leur retour. Leur départ était un commencement d'exécution de l'expédition de Boulogne. Celle de Toulon fut jointe par une escadre espagnole commandée par l'amiral Gravina. La destination apparente des unes et des autres était d'aller porter quelques secours à nos colonies, mais le temps leur était compté; elles devaient, l'année suivante, être de retour, de manière à faire parler d'elles, comme on le verra.

L'empereur revint de ce voyage à la fin d'octobre, et on s'occupa, pendant le mois de novembre, de tout ce qui était relatif aux cérémonies du sacre; le Pape était parti de Rome, pour venir lui-même oindre l'empereur.

La cour alla à Fontainebleau pour le recevoir; c'était aussi le premier voyage qu'elle faisait à ce château, que l'empereur avait reçu en ruines, et qu'il avait fait restaurer et remeubler en entier[22].

Il alla à la rencontre du Pape sur la route de Nemours. Pour éviter le cérémonial, on avait pris le prétexte d'une partie de chasse; la vénerie, avec ses équipages, était à la forêt. L'empereur arriva à cheval et en habit de chasse avec sa suite. Ce fut à la demi-lune qui est au sommet de la côte, que l'on se joignit. La voiture du Pape s'y arrêta; il sortit par la portière de gauche avec son costume blanc; il y avait de la boue, et il n'osait mettre son pied chaussé de soie blanche à terre; cependant il fallut bien qu'il en vînt là.

Napoléon mit pied à terre pour le recevoir. Ils s'embrassèrent, et la voiture de l'empereur, que l'on avait fait approcher à dessein, fut avancée de quelques pas, comme par l'inattention des conducteurs; mais des hommes étaient appostés pour tenir les deux portières ouvertes; au moment d'y monter, l'empereur prit celle de droite, et un officier de cour apposté indiqua au Pape celle de gauche, de manière que, par les deux portières, ils entrèrent ensemble dans la même voiture. L'empereur se mit naturellement à la droite, et ce premier pas décida de l'étiquette, sans négociations, pour, tout le temps que devait durer le séjour du Pape à Paris.

Après s'être reposé à Fontainebleau, on retourna à Paris; le saint Père partit le premier, et reçut en chemin les honneurs souverains; les piquets l'escortèrent jusqu'au château des Tuileries, dans lequel il habita le pavillon de Flore.

C'était une chose si extraordinaire de savoir le Pape à Paris, que chacun s'empressait de l'aller voir; il en parut touché, et reçut avec bonté les corporations religieuses qui lui furent présentées, et qui, à cette époque-là, étaient encore fort peu nombreuses.

Tous les évêques étaient à Paris; ils y avaient été appelés pour le sacre; chacun d'eux y avait amené plusieurs ecclésiastiques, de sorte qu'on en rencontrait autant qu'on aurait pu le faire à Rome.

On avait mis près du Pape les officiers du service d'honneur de l'empereur; il fut traité en tout comme il l'aurait été chez lui.

Le gouvernement, en changeant de forme, changea aussi ses habitudes intérieures; les étiquettes s'introduisirent dans tout; il devenait chaque jour plus difficile de parvenir jusqu'où l'on arrivait auparavant de prime abord. Les plus anciens serviteurs s'y soumirent avec répugnance; mais le zèle et la nécessité étouffaient leurs plaintes et leurs réclamations, il fallut qu'ils s'accoutumassent à se voir défendre la porte de l'appartement de l'empereur par ceux qui, peu de temps auparavant, étaient les objets de leur surveillance particulière. Alors on vit successivement arriver et admettre aux intimités du souverain tout ce que l'ancienne caste nobiliaire avait d'hommes marquans par leur naissance, leur fortune, et le rôle qu'ils avaient joué dans la révolution, soit contre elle, soit en sa faveur. Le but de l'empereur était d'opérer la fusion des divers partis; il y réussit, mais imparfaitement, parce que la jalousie et l'intrigue entrèrent par la même porte que l'ambition. Les anciens serviteurs eurent la maladresse de se diviser. Ils eurent l'air de penser que l'empereur leur enlevait leur héritage; les nouveaux profitèrent habilement de leur éloignement.

CHAPITRE X.

Cérémonie du sacre.—Distribution des aigles à l'armée.—Création du royaume de Lombardie.—Prétentions papales.—Mission en Belgique.—Napoléon à Milan.

Le jour fixé pour la cérémonie du sacre arriva. C'était le 2 décembre; il faisait le temps ordinaire de cette saison, c'est-à-dire qu'il était fort mauvais. Ce fut néanmoins un beau spectacle que cette réunion des députations de tous les départemens, de toutes les bonnes villes, et de tous les régimens de l'armée, jointes à tous les fonctionnaires publics de France, à tous les généraux, à la population entière de la capitale.

On avait fait peindre à neuf l'intérieur de l'église de Notre-Dame; on y avait construit des galeries et des tribunes magnifiquement décorées; un monde prodigieux les remplissait.

Le trône impérial était placé au bout de la nef, entre la principale entrée et sur une estrade très élevée.

Le trône pontifical était dans le chœur, à côté du maître-autel.

Le Pape partit des Tuileries[23], et alla par le quai à l'archevêché, d'où il se rendit dans le chœur par une entrée particulière.

L'empereur sortit avec l'impératrice par le Carrousel. Le cortége prit la rue Saint-Honoré jusqu'à celle des Lombards, puis le Pont-au-Change, le Palais de Justice, le parvis Notre-Dame, et entra à l'archevêché. Là, toute la suite avait des chambres prêtes, chacun y fit sa toilette de grande cérémonie; les uns parurent en habit de leurs charges d'honneur, les autres avec leur uniforme.

On avait pratiqué, depuis l'archevêché, une longue galerie en bois qui régnait le long de l'église en dehors, et qui venait aboutir à la grande porte d'entrée. Ce fut par cette galerie qu'arriva le cortége de l'empereur; il offrait un spectacle vraiment imposant. La troupe déjà nombreuse des courtisans ouvrait la marche; venaient ensuite les maréchaux d'empire qui portaient les honneurs, ensuite les dignitaires et les grands officiers de la couronne, puis enfin l'empereur, vêtu en habit de cérémonie. Au moment où il entra dans la métropole, il y eut un cri de vive l'empereur! qui fut poussé d'un même élan et ne fit qu'une explosion. Cette immense quantité de figures qui paraissaient sur les côtés de ce vaste édifice formait une tapisserie des plus extraordinaires.

Le cortége passa par le milieu du vaisseau, et arriva au chœur en face du maître-autel. Ce tableau n'était pas moins imposant; les galeries du pourtour du chœur étaient remplies de tout ce que la meilleure compagnie offrait de plus jolies femmes, qui la plupart le disputaient par l'éclat de leur beauté à celui des pierreries dont elles étaient couvertes.

Le saint Père vint recevoir l'empereur à un prie-dieu qui avait été disposé au milieu du chœur; il y en avait un semblable à côté pour l'impératrice; ils y firent une très courte prière, et revinrent se placer sur le trône au bout de l'église, en face du chœur; là, ils entendirent l'office qui fut célébré par le pape. On alla à l'offrande, on en revint; puis on descendit l'estrade du trône en cortége pour aller recevoir l'onction sacrée. L'empereur et l'impératrice, en arrivant au chœur, se replacèrent à leur prie-dieu, où le Pape vint faire la cérémonie.

Il présenta la couronne à l'empereur, qui la prit, la mit lui-même sur sa tête, l'ôta, la plaça sur celle de l'impératrice, et la retira pour la poser sur le coussin où elle était d'abord. On en ajusta aussitôt une autre plus petite sur la tête de l'impératrice. Toutes les dispositions avaient été faites à l'avance: ses dames l'entouraient; tout fut fini dans un instant, personne ne s'aperçut de la substitution qu'on avait faite. Le cortége se remit en marche pour regagner l'estrade. L'empereur y entendit le Te Deum; le Pape y vint lui-même à la fin de l'office, comme pour dire l'ite, missa est. On présenta l'évangile à l'empereur, qui tira son gant, et prononça son serment, la main sur le livre sacré.

Il reprit le chemin par lequel il était venu pour rentrer à l'archevêché, et remonta en voiture. La cérémonie fut très-longue; le cortége revint par la rue Saint-Martin, le boulevard, la place de la Concorde, et le pont Tournant: le jour finissait lorsqu'il arriva aux Tuileries.

La distribution des aigles eut lieu quelques jours après. Le temps était extrêmement mauvais, néanmoins le concours fut prodigieux. Au moment où les députations des régimens s'approchèrent pour recevoir les aigles, l'élan fut général, les citoyens comme les soldats se répandirent en longues acclamations.

La monarchie était de nouveau consacrée en France; mais ce n'était pas tout: la forme du gouvernement de la république cisalpine n'avait pu s'accommoder avec celle du gouvernement consulaire, on l'avait modifiée; il fallait la modifier encore, on y travailla de suite.

L'empereur avait des ministres et une foule de gens habiles qui le dispensaient de manifester deux fois le même désir: aussi tout marcha-t-il rapidement. La Lombardie fut érigée en royaume; l'empereur mit la couronne de fer sur sa tête.

Le Pape venait de faire tout ce qu'on avait demandé de lui, il crut pouvoir exiger le prix de ses complaisances: il demanda modestement qu'on lui rendît Avignon en France, Bologne et Ferrare en Italie; l'empereur fit la sourde oreille; il insista, et fut refusé net. Le saint Père ne s'en alla pas de fort bonne humeur, nous laissant à penser que, s'il s'était douté d'un refus, il aurait mis cette condition à son voyage, et n'aurait pas accordé le spirituel avant d'être assuré du temporel. Néanmoins l'empereur lui fit des dons magnifiques en meubles et ornemens pontificaux; il donna également de riches présens à tout ce qui l'avait accompagné. Ils prirent congé l'un de l'autre; l'empereur laissa le Pape à Paris, et partit pour l'Italie. Il alla par Troyes et la Bourgogne qu'il voulait visiter. Il descendit à Lyon, et se rendit de là au château de Stupinitz, près de Turin.

Environ quinze jours avant de partir de Paris, l'empereur m'avait envoyé en Belgique[24], par Lille, Mons, Bruxelles et Anvers. Dans cette dernière ville, j'avais beaucoup de choses à observer, et jamais, je crois, on n'eut de rapports aussi satisfaisans à lui adresser. Il y avait à peine deux ans que je n'avais vu Anvers, et il me semblait qu'un miracle s'y était opéré; c'était à comparer à Thèbes, qui se bâtit au son de la lyre d'Amphion. Je trouvai des vaisseaux à demi construits, des chantiers immenses, des ateliers de toute espèce, de vastes locaux, où deux ans auparavant s'élevaient les remparts et une foule de maisons qu'on avait été obligé de démolir. D'Amiens je revins prendre la droite de l'armée, qui était déjà resserrée depuis Dunkerque jusqu'à Étaples. J'avais ordre de voir tous les généraux et colonels, et de leur dire qu'en allant en Italie, l'empereur était occupé d'eux, qu'il serait bientôt de retour au milieu de leurs camps, et mettrait un terme à l'impatience qu'ils témoignaient; qu'ils ne devaient pas perdre patience, ni regarder ce qu'ils avaient fait comme inutile. Je vis également les troupes: l'empereur me l'avait particulièrement recommandé.

Je ne fus pas peu surpris de voir arriver de Turin à Boulogne, pendant que j'y étais, une longue instruction de l'empereur sur la manière de faire embarquer l'armée. Il avait divisé son immense flottille en escadrilles, divisions et subdivisions, avec un tel ordre, que même la nuit on aurait pu procéder à l'embarquement. Chaque régiment, chaque compagnie savait le numéro des bâtimens qu'ils devaient monter; il en était de même pour chaque général et officier d'état-major.

L'empereur devait avoir mis au moins un mois à cet immense et minutieux travail; ce qui prouvait que les événemens qui occupaient tout le monde ne lui avaient pas fait perdre de vue son opération.

Je le rejoignis à Stupinitz. Il était avide de nouvelles de la côte de Boulogne; celles que je lui apportais le satisfirent beaucoup. Il prolongea son séjour à Turin, et était encore dans cette ville lorsque le Pape y arriva. On logea le saint Père au château royal, en ville; l'empereur vint l'y voir, et partit le lendemain par Asti pour venir à Alexandrie: le Pape suivit la route de Casal pour rentrer à Rome.

Arrivé à Alexandrie, l'empereur visita les immenses travaux qu'il y faisait exécuter. Il passa une revue sur le champ de bataille de Marengo; il mit ce jour-là l'habit et le chapeau bordé qu'il portait le jour de la bataille; l'habit était tout piqué des vers. Le lendemain, il vint par Pavie à Milan.

Le délire était dans toutes les têtes à son entrée dans cette ville. Il y resta le temps nécessaire aux préparatifs de la cérémonie du sacre, qui eut lieu dans la cathédrale. Un détachement de la garde d'honneur de Milan avait été la veille chercher la couronne de fer des anciens rois lombards, laquelle était soigneusement conservée à Muntza; elle devint de nouveau celle du roi d'Italie.

L'empereur institua à cette occasion l'ordre de la couronne de fer.

Ce fut à Milan que l'on reçut les grands cordons des différens ordres de
Prusse, de Bavière, de Portugal et d'Espagne, en échange de ceux de la
Légion-d'Honneur, qu'on avait envoyés à ces puissances.

Après la cérémonie du sacre, l'empereur se rendit en cortége au sénat italien, où il investit le prince Eugène de la vice-royauté d'Italie.

Pendant le séjour que l'empereur fit à Milan, il ne cessa de s'occuper des embellissemens de cette ville avec le même zèle que si c'eût été Paris; tout ce qui concernait les intérêts de l'Italie et des Italiens était une de ses occupations favorites. Il s'était toujours plaint de ce qu'aucun des gouvernemens de ce pays ne s'était occupé d'achever la cathédrale de Milan, qui, comme on le sait, est le plus grand vaisseau connu après Saint-Pierre de Rome; il ordonna la reprise des travaux sur-le-champ, et créa un fonds spécial pour y faire face, défendant que sous aucun prétexte, on les interrompît. Les Milanais n'ont sans doute pas oublié que c'est à lui qu'ils sont redevables de l'achèvement de ce beau monument, qui serait probablement resté encore long-temps dans l'état d'imperfection où il était.

Dès son retour à Paris, après Marengo, il avait résolu d'éterniser la mémoire de la conquête de l'Italie, en élevant à l'hospice du grand Saint-Bernard un monument qui attestât aux siècles futurs cette glorieuse époque de l'histoire de nos armées. Il avait chargé M. Denon d'aller reconnaître les lieux et de lui soumettre différens projets. Il en avait choisi un, et l'exécution venait d'en être achevée lorsque l'empereur était à Milan. Il voulut en faire faire l'inauguration avec solennité, et y faire transporter les restes du général Desaix, entourés des lauriers au milieu desquels il était tombé. On composa une petite colonne formée de députations de divers régimens de l'armée d'Italie et d'une députation civile d'Italiens, qui devaient partir de Milan et se rendre à l'hospice du mont Saint-Bernard. Tout était disposé, lorsque M. Denon vint rendre compte à l'empereur qu'on ne trouvait pas le corps du général Desaix. L'empereur se souvint de l'ordre qu'il m'avait donné sur le champ de bataille de Marengo, et me chargea de faire tout ce qu'il serait possible pour découvrir ce qu'on en avait fait. M. Denon m'assurait avoir fait beaucoup de recherches sans succès. Je le priai de m'accompagner seulement une heure, et je le conduisis directement au couvent où j'avais fait déposer le corps du général Desaix. Le monastère avait été sécularisé; il ne restait plus qu'un seul religieux: à la première question, il comprit ce que je voulais lui dire; il entra dans une petite sacristie attenante à une chapelle, et j'y trouvai le corps du général Desaix à la même place et dans le même état où je l'avais laissé quelques années auparavant, après l'avoir fait embaumer, puis mettre dans un cercueil de plomb, celui-ci dans un autre de cuivre, et enfin le tout enveloppé d'un cercueil de bois. M. Denon fut fort heureux de cette découverte, car il craignait d'être obligé de faire la cérémonie sans les restes du général illustre qui en était l'objet.

Le général Desaix repose depuis cette époque dans l'église du mont
Saint-Bernard.

CHAPITRE XI.

Retour prématuré de l'escadre de l'amiral Missiessy.—Revue de Monte-Chiaro.—Réunion de Gênes à l'empire.—Dispositions d'embarquement.

De Milan Napoléon se rendit à Brescia, où il resta deux jours. Il y apprit une nouvelle qui le surprit autant qu'elle le contraria. C'était la rentrée à Rochefort de l'escadre de l'amiral Missiessy, qui avait été comme un trait à la Guadeloupe et qui en était revenu avec la même rapidité. Il était de deux ou trois mois en avance, et ramenait sur nos côtes la flotte anglaise qui était à sa poursuite depuis son départ. Il avait ainsi manqué le but de sa croisière; car on n'avait pas eu d'autre projet, en faisant sortir les vaisseaux que nous avions à Toulon, à Cadix et à Rochefort, que de disperser sur les mers de l'Inde les escadres anglaises, et de les éloigner des côtes que nous voulions aborder.

Le général Lagrange, qui avait été embarqué sur cette escadre, était également revenu; il arriva lui-même à Brescia, où il fut assez mal reçu.

L'empereur néanmoins ne laissa pas voir toute la contrariété que ce retour lui causait.

Il alla, de Brescia, passer la revue de toute l'armée qui était rassemblée dans la plaine de Monte-Chiaro; elle défila, l'infanterie par bataillons formés en bataille, et la cavalerie par régimens aussi formés en bataille, et néanmoins la nuit était close quand elle fut finie. L'empereur continua son voyage et se rendit à Vérone, qui à cette époque était la frontière du royaume d'Italie. Le général autrichien, baron de Vincent (depuis ambassadeur à Paris), fit demander à lui rendre ses devoirs, et le fit saluer, selon l'usage, par son artillerie. L'empereur le reçut le lendemain avec tout son corps d'officiers, et partit deux jours après pour Mantoue, puis vint passer le Pô en face de Bologne. Il entra dans cette ville, se rendit de là à Parme, à Plaisance, puis à Gênes, dont il fut prendre possession.

Le doge et le sénat de cette ville étaient venus le prier à Milan de les accepter et de les comprendre dans l'empire français. Je crois bien que l'on avait un peu aidé à cette résolution. La position de cette malheureuse république était telle que ses habitans allaient mourir de faim: les Anglais la bloquaient sévèrement par mer; les douanes françaises la resserraient par terre; elle n'avait point de territoire, et ne pouvait que difficilement se procurer de quoi exister. Ajoutez à cela que, toutes les fois qu'une querelle s'engageait en Italie, on commençait par lui envoyer une garnison qu'elle n'avait pas les moyens de refuser. Elle avait donc tous les inconvéniens qu'entraînait sa réunion à la France, sans en avoir les avantages. Elle se détermina à demander d'être agrégée à l'empire.

La France fit une médiocre acquisition. Le pays avait un passif qui surpassait de beaucoup son actif, de sorte que sa réunion entraînait une augmentation de dépenses pour le trésor impérial. Depuis long-temps Gênes n'avait plus que des palais de marbre, restes de son antique splendeur.

L'empereur avait fait venir à Gênes M. Lebrun, archi-trésorier, qu'il en nomma gouverneur, et le ministre des finances qui régla de suite ce qui concernait son département. L'empereur reprit ensuite le chemin de Paris, où il lui tardait d'arriver. Il s'arrêta à Fontainebleau quelques jours avant d'entrer dans Paris. Nous étions à la fin de juin; il ne se contenait plus d'impatience. Il partit enfin pour Boulogne avec le ministre de la marine, comme il en avait pris l'habitude, c'est-à-dire en s'échappant.

Il avait fait organiser la ligne des signaux de côtes d'une manière particulière depuis Bayonne jusqu'à Boulogne. Il vit son armée homme par homme, et la flottille bâtiment par bâtiment. Il avait placé aux avenues de son quartier-général des postes de sa garde, qui arrêtaient tous les courriers arrivant pour le ministre de la marine, et les lui amenaient, de sorte qu'il lisait les dépêches avant le ministre, auquel il les renvoyait après les avoir parcourues. Il avait pris cette précaution pour ne pas perdre un instant, et faire embarquer l'armée, dès qu'il serait assuré que l'événement qu'il attendait avait eu lieu. Il gagnait ainsi quelques heures sur le ministre de la marine, qui était établi dans Boulogne, tandis qu'il était, comme l'on sait, à son petit château de Pont-de-Brique, à une lieue de Boulogne, sur la route de Paris.

Tout cela fini, on fit approcher les parcs d'artillerie, on les embarqua, et la cavalerie ensuite.

Il ne restait plus que l'infanterie, qui était consignée dans les camps, prête à prendre les armes au premier coup de tambour. On attendait de moment en moment l'ordre d'embarquer; il n'arriva point: loin de là, on débarqua ce qui était déjà à bord. Voici pourquoi.

La flotte qui était partie de Toulon, l'hiver précédent, avec celle d'Espagne, devait être jointe par celle de Missiessy; mais celui-ci avait fait voile pour l'Europe avant l'époque assignée. Les deux flottes faisaient ensemble quinze vaisseaux; elles devaient venir devant le Ferrol, sans y entrer. L'amiral Gourdon, qui y était avec six vaisseaux, avait ordre de se joindre à elles. Les vingt-un bâtimens réunis devaient ensuite faire route ensemble, prendre le Missiessy en rade à Rochefort, rallier son escadre, et marcher tous à Brest, où il y avait vingt-un vaisseaux qui avaient ordre de sortir aussitôt que les escadres seraient signalées. La jonction faite, elles eussent présenté une force de soixante vaisseaux, qui pouvaient arriver, en deux ou trois jours, devant Boulogne. Les escadres de Rochefort et de Brest sorties, on devait expédier un courrier au ministre de la marine, et de plus en prévenir en même temps par des signaux de côte, c'est-à-dire, de Rochefort à Brest, et de Brest à Boulogne.

À l'arrivée de ce courrier, ou au signal de côte, l'on aurait fait embarquer le reste de l'armée, et commencé à faire sortir la flottille, qui, toute rassemblée dans Étaples, Boulogne, Vimereux, Ambleteuse, pouvait, d'après les calculs faits, être en rade en trois marées. On aurait procédé à cette opération lorsqu'on aurait commencé à apercevoir la flotte des vaisseaux de guerre. Il n'y avait devant nous que deux ou trois frégates anglaises: qui peut prévoir ce qui serait advenu, si les ordres de l'empereur eussent été exécutés[25]?

Comment une combinaison amenée d'aussi loin, et calculée depuis aussi long-temps, a-t-elle manqué? Le voici: la flotte française et espagnole, composée de quinze vaisseaux, rencontra à cent lieues au large du Ferrol, en revenant d'Amérique comme le portaient ses instructions, la flotte anglaise de l'amiral Calder. Cette dernière n'avait que neuf vaisseaux, qui peut-être n'auraient pas été là sans la rentrée de M. de Missiessy à Rochefort; non seulement notre flotte de quinze vaisseaux ne battit pas l'amiral Calder, mais encore elle se laissa prendre deux bâtimens. Nous avions le vent: on dit que les deux vaisseaux pris étaient démâtés, et qu'il sont tombés dans la ligne anglaise; mais comment les treize restant des nôtres n'ont-ils pas laissé arriver sur cette ligne? Ils auraient au moins sauvé leurs deux vaisseaux; c'est ce que je n'ai jamais pu savoir. L'escadre, par suite de cette affaire, ne parut pas devant le Ferrol, et ne fit pas prévenir l'amiral Gourdon, comme cela était convenu; celui-ci ne sortit pas la flotte de Rochefort, non plus que celle de Brest. Voilà donc une opération ajournée par suite de fautes particulières et d'un léger accident.

L'empereur, qui arrêtait les courriers du ministre de la marine, vit le rapport de ce combat dans une dépêche venant de Bayonne; il leva les épaules de pitié en voyant la conduite de son amiral: c'était déjà l'infortuné Villeneuve, et il en fut triste tout le jour.

Que faire? Quelle punition, quelle vengeance, quel exemple pouvait compenser une faute qui frappait de nullité les efforts et les dépenses énormes qu'il avait faits depuis deux ans? Il fallut néanmoins se résigner et chercher une combinaison nouvelle pour rallier nos escadres, et éloigner celles des Anglais qui les avaient suivies. L'empereur méditait les moyens d'atteindre ce résultat, mais des événemens d'une tout autre importance vinrent faire diversion à ses projets.

CHAPITRE XII.

Irruption de l'Autriche en Bavière.—Le camp de Boulogne est levé.—Mission de Duroc en Prusse.—L'empereur de Russie se rend à Berlin.—Le duc de Wurtemberg.

Absorbé par son expédition d'Angleterre, l'empereur était loin de s'attendre à une agression de la part d'aucune puissance continentale, lorsqu'il apprit par une dépêche de Munich que l'armée autrichienne marchait sur cette capitale.

L'Autriche, on ne savait pourquoi, si ce n'était pour nous faire la guerre, avait réuni une armée considérable à Wels, sous les ordres du feld maréchal Mack; le prétexte de cette réunion était des manœuvres et exercices militaires, mais tout à coup cette armée partit et s'approcha de la Bavière.

L'empereur ne pouvait s'expliquer ce que cela signifiait; il n'avait aucun point en litige avec l'Autriche. À la vérité, cette puissance n'avait point reconnu l'empereur, mais son ambassadeur n'avait pas quitté Paris.

Je ne suis même pas sûr qu'elle ne l'eût pas reconnu, car, lorsque l'empereur alla à Vérone, après le couronnement de Milan, le général autrichien de Vincent, qui commandait les troupes de sa nation dans les états vénitiens, vint, comme je l'ai déjà dit, faire une visite de corps à l'empereur avec tous les officiers des troupes sous ses ordres; l'artillerie autrichienne fit la salve d'usage. Cela se passait à la fin de juin; on n'avait pas l'air de se douter de ce qui devait arriver au mois de septembre de la même année. L'ambassadeur de France était à Vienne; celui de Russie était, à la vérité, parti de Paris depuis long-temps, mais nous n'entendions encore parler de la marche des troupes russes que sur les gazettes.

L'avis cependant était trop sérieux pour que l'empereur le négligeât, et il était occupé de soins trop importans pour qu'il les abandonnât légèrement. Il envoya de Boulogne même ses aides-de-camp au-devant de l'armée autrichienne, tant il avait peine à ajouter foi à une aussi incroyable agression. J'eus pour ma part l'ordre d'aller à sa rencontre. Le général Bertrand eut une mission semblable dans une autre direction. Je poussai jusqu'à l'Inn, et d'après mes instructions je vins reconnaître une route pour revenir de Donawert sur Louisbourg et les bords du Rhin, autre que la grande route ordinaire de Wurtemberg. Mais avant que ses aides-de-camp fussent de retour, l'empereur eut des nouvelles indubitables du départ de Wels de l'armée de Mack, et de l'entrée des Russes sur le territoire autrichien. C'est de cette inique agression que datent les malheurs de la France. Il ne balança plus à prendre son parti. Il y avait même déjà un peu de temps perdu, en méfiance de la véracité des avis donnés. Il fit donc débarquer tout, et réorganiser l'armée pour de longues marches. Elle partit effectivement par toutes les directions les plus courtes pour se rapprocher des bords du Rhin, où elle arriva en même temps que l'armée autrichienne arrivait sur le Danube. L'électeur de Bavière, avec sa famille et son armée, s'était retiré à Wurtzbourg.

Avant de quitter Boulogne, l'empereur avait envoyé à la hâte sur les bords du Rhin pour réunir des chevaux de trait, et organiser le plus de matériel d'artillerie que l'on pourrait. On se trouvait pris tout-à-fait au dépourvu, et il fallut toute l'activité de l'empereur pour improviser ce qui manquait à cette armée pour la campagne qu'elle était forcée d'entreprendre tout à coup.

Le général Marmont, qui était en Hollande, ne traversa que des pays dont les souverains n'ont jamais le droit de dire à un ennemi plus fort: Pourquoi passez-vous sur mon territoire? mais Bernadotte, qui était en Hanovre, avait une portion du territoire prussien à traverser, et en même temps que l'empereur lui faisait envoyer son ordre de marcher, il envoya le grand-maréchal Duroc à Berlin. On était en politique franche avec la Prusse, et en courtoisie avec sa cour; on venait, il y avait à peine deux mois, d'échanger les distinctions honorifiques des deux pays.

Ainsi attaqué sans déclaration de guerre, l'empereur faisait part au roi de Prusse de la situation critique où l'avait mis cette agression inopinée; il lui témoignait combien il était fâché de se voir contraint de faire passer ses troupes sur quelques portions du territoire prussien, avant d'en avoir traité préalablement. Il lui envoyait son grand-maréchal pour l'en prévenir, et l'assurer de tout le désir qu'il avait que cette marche ne fût regardée que comme le résultat d'une absolue nécessité.

Le maréchal Duroc fut reçu un peu moins bien qu'il ne l'avait été dans les missions antérieures dont il avait été chargé près la cour de Berlin. Le roi lui parla peu de la marche de Bernadotte; il eut l'air d'être convaincu de la validité des motifs de l'empereur, et lui témoigna beaucoup de regrets de le voir jeté de nouveau dans une guerre dont il ne doutait pas du reste, qu'il ne sortît heureusement.

Le baron de Hardenberg fut moins modéré; il présenta, le 14 octobre, une note extrêmement vive au grand-maréchal. «Son maître, disait-il, ne savait de quoi il devait le plus s'étonner des violences qu'avait commises l'armée française, ou des motifs dont on se servait pour les justifier. La Prusse, quoiqu'elle se fût déclarée neutre, avait rempli toutes les obligations qu'elle avait contractées. Peut-être même avait-elle fait à la France des sacrifices que ses devoirs condamnaient. De quelle manière cependant avait-on reconnu la loyauté, la persévérance qu'elle avait mise dans ses relations d'amitié avec la France? On alléguait les guerres de 1796 et de 1800, où les margraviats avaient été ouverts aux parties belligérantes; mais l'exception n'est pas la règle, et d'ailleurs tout, aux époques dont on s'appuyait, avait été réglé, stipulé par des conventions spéciales. On ignorait nos intentions! Mais les intentions ressortaient de la nature même des choses, les protestations des autorités royales les faisaient connaître. Des affaires de cette importance exigeaient une déclaration positive! Mais qu'a besoin de déclaration celui qui se repose sur l'inviolabilité d'un système généralement reconnu? Est-ce à lui d'en faire, lorsque celui qui médite le renversement de ce qu'il a sanctionné s'en abstient? On cite des faits inconnus; on attribue aux Autrichiens des torts dont ils ne se sont jamais rendus coupables: quel résultat doivent produire de tels moyens, si ce n'est de faire mieux ressortir la différence qu'il y a entre la conduite des cabinets de Paris et de Vienne? Le roi cependant ne s'arrête pas aux conséquences qu'ils présentent; il se borne à croire que l'empereur des Français a eu des motifs suffisans pour annuler les engagemens qui les lient, et se considère comme dégagé désormais de toute espèce d'obligation. Ainsi rétabli dans une position qui ne lui impose pas d'autres devoirs que ceux que commandent sa sûreté et la justice, le roi de Prusse restera fidèle aux principes qu'il n'a cessé de professer, et ne négligera rien pour procurer, par sa médiation, à l'Europe la paix qu'il désire à ses peuples; mais il déclare en même temps qu'arrêté partout dans ses desseins généreux, libre d'engagemens, sans garantie pour l'avenir, il va pourvoir à la sûreté de ses états, et mettre son armée en mouvement.»

Cette déclaration n'était appuyée d'aucune mesure bien directe: le grand-maréchal continua son séjour à Berlin, et y resta près d'un mois, pendant lequel il vit arriver l'empereur de Russie[26], qui se rendit dans cette capitale sous prétexte d'aller, avant de se mettre en campagne, voir sa sœur la princesse héréditaire de Saxe-Weimar. Personne ne se méprit sur le motif secret de ce voyage. On ne quitte pas une armée qui va à la rencontre des événemens, pour aller faire une visite à plus de cent lieues du pays où elle doit opérer. Il était évident qu'il cherchait à entraîner la Prusse dans la coalition.

Je ne puis dire ce qui s'est fait et dit à cette occasion, mais ce qu'il y a de certain, c'est que, pendant que le maréchal Duroc était encore à Berlin, l'armée russe, aux ordres du général Buxhowden, passa la Vistule à Varsovie, marcha par la Pologne prussienne sur Breslaw, d'où elle devait entrer en Bohême.

Mais l'empereur Napoléon avait déjà tout calculé, tout prévu. Les cartes d'Angleterre avaient disparu; il n'y avait plus que celles d'Allemagne dans son cabinet. Il nous faisait suivre la marche des troupes, et nous dit un jour ces paroles remarquables: «Si les ennemis viennent à moi, je les détruirai avant qu'ils aient repassé le Danube; s'ils m'attendent, je les prendrai entre Augsbourg et Ulm.» Il donna ses derniers ordres à la marine et à l'armée, et partit pour Paris. Dès qu'il y fut arrivé, il se rendit au sénat, lui exposa les motifs qui l'avaient obligé à changer tout d'un coup la direction de nos forces, et se mit en route le lendemain pour Strasbourg. Il arriva dans cette ville pendant que l'armée passait le Rhin à Kehl, à Lauterbourg, Spire et Manheim. Il visita les établissemens de la place, et indiqua les moyens d'utiliser une quantité de petites ressources dont il régla l'emploi.

Il passa le Rhin lui-même après avoir ordonné et vu commencer la reconstruction du fort de Kehl. Il avait fait proposer aux princes de Bade et au landgrave de Hesse-Darmstadt de s'allier à lui; les deux princes tardèrent à s'expliquer. Le dernier crut éluder la question en licenciant ses troupes, et en le faisant connaître officiellement à l'empereur, comme une preuve de sa neutralité; mais lorsque la bataille d'Austerlitz fut gagnée, il se hâta d'envoyer protester de son dévoûment. L'officier qui avait rempli la première mission fut chargé de la seconde; c'était changer de rôle à bien court intervalle.

La cour de Bade marcha plus franchement: ses troupes étaient réunies aux nôtres avant la bataille.

Pendant que l'empereur se livrait à ces divers soins, les différens corps de son armée approchaient du pied des montagnes qui sont sur la rive droite du fleuve, et entraient dans le pays de Wurtemberg. Il avait envoyé un de ses aides-de-camp près du prince souverain de ce pays pour le prévenir qu'il était obligé de traverser ses états; qu'il en était fâché, mais qu'il espérait que le passage se ferait sans désordre.

Le duc de Wurtemberg, choqué de voir déboucher nos troupes, avait réuni sa petite armée auprès de Louisbourg, sa résidence d'été, et se disposait à faire résistance, lorsque l'aide-de-camp de l'empereur se présenta. Cette marque d'égards le calma; il exigea néanmoins qu'il ne passât point de troupes par sa résidence. L'empereur arriva quelques instans après: la cour de Wurtemberg lui fit une magnifique réception; il coucha deux nuits au château de Louisbourg. Ce fut pendant ce séjour que les hostilités commencèrent sur la route de Stuttgard à Ulm, que suivait le corps du maréchal Ney. Les Autrichiens, commandés par l'archiduc Ferdinand, que dirigeait le feld-maréchal Mack, avaient leur quartier-général dans la dernière de ces deux places.

L'empereur manœuvra sur sa gauche et resta à Louisbourg, faisant déboucher le maréchal Ney par la grande route de Stuttgard; les ennemis crurent de bonne foi que toute notre armée le suivait, et manœuvrèrent en conséquence. L'empereur, satisfait de leur avoir donné le change, se porta avec la rapidité de l'éclair à Nordlingen, où arrivèrent en même temps le corps du maréchal Davout, qui de Manheim était venu par la vallée du Necker à Bettingen, celui du maréchal Soult, qui de Spire était venu par Heilbron, enfin celui du maréchal Lannes, qui, laissant Louisbourg sur sa gauche, avait atteint Donawert, au moment même où un bataillon autrichien se présentait sur la rive droite du Danube pour couper le pont. On rejeta ces troupes au loin, et l'on fit passer le fleuve d'abord à toute la cavalerie, puis à l'infanterie.

CHAPITRE XIII.

Combats divers.—Manœuvres de l'empereur.—L'archiduc Ferdinand s'échappe d'Ulm.—Le maréchal Soult prend Memmingen.—Réponse de Napoléon au prince Lichtenstein envoyé en parlementaire.—Le maréchal Mack capitule.—Projets de la coalition.—L'armée autrichienne met bas les armes.—Paroles de Napoléon aux généraux autrichiens prisonniers.

L'empereur se fit éclairer jusqu'au Lech, et se mit en communication avec le général Marmont, qui débouchait par Neubourg, où il avait passé le Danube, et marchait sur Friedberg. On se mit également en communication avec l'armée bavaroise, qui quittait Ingolstadt pour se porter en avant. La cavalerie rencontra un corps autrichien à Wertingen, le défit et refoula ce qui lui était échappé sur Ulm. L'empereur porta son quartier-général à Zumnershausen, entre Augsbourg et Guntzbourg. Il fit occuper Augsbourg, et envoya le corps du maréchal Soult sur la seule ligne d'opérations qui restât par Memmingen aux ennemis, petite place dans laquelle ils avaient jeté six mille hommes, que le maréchal Soult y bloqua. Voulant se mettre aussi en communication avec le corps du maréchal Ney, qui était resté sur la rive gauche du Danube, il lui envoya l'ordre de forcer le passage du fleuve à Guntzbourg.

Il alla ensuite établir son quartier-général à Augsbourg[27], pour observer le parti qu'allait prendre l'armée autrichienne, et pour organiser dans cette ville, dont il avait été obligé de faire le centre de ses opérations, des moyens d'administration et d'hôpitaux. Il y fut joint par le corps de Marmont, et reçut des nouvelles de la marche de Bernadotte. De cette manière, il se trouvait placé au milieu de tous ses corps d'armée. D'Augsbourg, il porta son quartier-général à Zumnershausen, et fit resserrer Ulm dans toutes les directions. Personne de nous ne concevait comment l'armée autrichienne n'avait pas pris le parti de s'en aller, ou de venir offrir la bataille. Elle n'en fit rien, et attendit qu'elle n'eût plus aucun moyen de nous éviter. On peut juger cependant combien elle aurait pu saisir d'occasions de se tirer d'embarras dans l'immense mouvement que nous avions été obligés de faire pour la tourner aussi complètement qu'elle le fut. Le corps qui formait le cercle derrière elle avait parcouru, depuis Donawert, les cent quatre-vingts degrés de la dernière circonférence, pour arriver à sa position.

Ces dispositions prises, l'empereur s'approcha d'Ulm par Guntzbourg. Son armée était arrivée, par la rive droite du Danube, à la vue d'Ulm, lorsqu'il apprit qu'un fort détachement s'était échappé de la place, et se dirigeait à marches forcées vers la Bohême par la rive gauche. Il reçut en même temps avis qu'une des divisions du corps du maréchal Ney, commandée par le général Dupont, qui resserrait Ulm par la rive gauche, avait été forcée dans la position qu'elle occupait, et n'avait pu s'opposer à la sortie d'un très grand corps autrichien, qui avait pris la route de Nordlingen. Il crut un moment que toute l'armée ennemie allait prendre cette direction; il manœuvra de suite pour faire harceler par sa cavalerie le corps autrichien. Elle repassa le Danube, et marcha avec tant de célérité, que tous les jours elle atteignait et dispersait quelques fragmens de ce corps, qui était commandé par l'archiduc Ferdinand. Exténué par une poursuite sans relâche, l'ennemi chercha à nous échapper par la ruse. Il fit des ouvertures, feignit de vouloir négocier; mais on s'aperçut qu'il ne cherchait qu'à gagner du temps. On le chargea, on le mena battant jusque dans les montagnes de la Bohême.

En même temps que l'empereur mettait sa cavalerie sur les traces de l'archiduc Ferdinand, il faisait resserrer Ulm. Il ordonna de forcer à Elchingen le passage de la rive droite à la rive gauche. Le hasard fit que, ce jour même, une deuxième colonne sortit de la place, et se dirigea sur le village. Le pont, quoique fort mauvais, n'était pas détruit. La partie du corps du maréchal Ney qui était sur la rive droite marcha à elle, la culbuta et la rejeta dans Ulm. C'était celle qui, peu de jours auparavant, avait forcé le passage du Danube pour passer de la rive gauche à Guntzbourg sur la rive droite.

Celle des six divisions qui avait été mise à la poursuite du corps de l'archiduc Ferdinand continua à descendre la rive gauche du Danube. On fit appuyer le maréchal Ney par le corps du maréchal Lannes, qui passa également le pont. Le même soir, les deux corps couchèrent sur la crête des hauteurs qui dominent Ulm sur la rive gauche, pendant que Marmont s'en approchait par la rive droite. L'empereur s'établit de sa personne à Elchingen, et alors la Bohême fut à nous.

Le lendemain, on rejeta dans la place tout ce que l'armée ennemie avait de troupes au dehors; on replia jusqu'à ses postes. Elle resta dans cette position quatre jours sans rien proposer. Pendant ce temps, le maréchal Soult prenait Memingen avec sa garnison de six mille hommes. Cette nouvelle parvint à l'empereur dans un mauvais bivouac, qui était si humide, qu'on fut obligé d'aller chercher une planche pour qu'il n'eût pas les pieds dans l'eau. Il venait de recevoir cette capitulation, lorsqu'on lui annonça le prince Maurice Lichtenstein, que le maréchal Mack envoyait parlementer. On l'amena à cheval, les yeux bandés. Lorsqu'il fut arrivé, on le présenta à l'empereur, il laissa échapper un mouvement de figure qui nous prouva bien qu'il ne le croyait pas là. Il ne déguisa point que le maréchal Mack ne se doutait pas de sa présence. Il venait traiter de l'évacuation d'Ulm. L'armée qui l'occupait demandait à retourner en Autriche. Pour être impartial, on doit convenir, sans pour cela cesser d'être patriote, que, dans le cours de la guerre, les généraux ennemis ont toujours cru abuser les nôtres, là où l'empereur ne se trouvait pas.

L'empereur ne put s'empêcher de sourire, et de lui dire: «Quelle raison ai-je de vous accorder cette demande? Dans huit jours, vous êtes à moi sans condition. Vous attendez l'armée russe qui est à peine en Bohême; et d'ailleurs si je vous laisse sortir, quelle garantie ai-je qu'on ne fera pas servir vos troupes, une fois qu'elles seront réunies aux Russes? Je me souviens de Marengo. Je laissai passer M. de Mélas, et il fallut que Moreau combattît ses troupes au bout de deux mois, malgré les promesses les plus solennelles de traiter de la paix. D'ailleurs, il n'y a pas de lois de guerre à invoquer, après une conduite comme celle de votre gouvernement envers moi. Certainement je ne vous ai pas cherchés; je ne puis d'ailleurs me fier à aucun des engagemens que prendrait avec moi votre général, parce qu'il ne dépendra pas de lui de tenir sa parole. Ah! si vous aviez dans Ulm un de vos princes, et qu'il s'engageât, je me fierais à sa parole, parce qu'il en serait responsable, et qu'il ne permettrait pas qu'on le déshonorât; mais je crois que l'archiduc est sorti.»

Le prince Maurice répliqua du mieux qu'il lui fut possible, et protesta que, sans les conditions qu'il demandait, l'armée ne sortirait pas. «Je ne vous les accorderai pas, reprit l'empereur. Voilà la capitulation de votre général qui commandait à Memingen; portez-la au maréchal Mack, et quelles que soient vos résolutions dans Ulm, je ne lui accorderai pas d'autres conditions. D'ailleurs, je ne suis pas pressé; plus il tardera, plus il rendra sa position mauvaise, et par conséquent la vôtre à tous[28]. Au surplus, j'aurai demain ici le corps qui a pris Memingen, et nous verrons.»

On reconduisit le prince de Lichtenstein à Ulm, et l'on attendit.

Le soir même, le maréchal Mack écrivit à l'empereur une lettre fort respectueuse, dans laquelle il lui disait que la consolation qui lui restait dans son infortune, c'était d'être obligé de traiter avec lui, l'assurant que tout autre ne lui eût jamais fait accepter d'aussi désastreuses conditions; que, puisque la fortune l'avait voulu ainsi, il attendait ses ordres.

L'empereur envoya Berthier à Ulm le lendemain matin avec des instructions, et resta encore à son mauvais bivouac pour être à portée de répondre aux objections, s'il y en avait de faites. Berthier revint le soir, apportant la capitulation, par laquelle l'armée entière se rendait prisonnière. Elle devait sortir avec les honneurs de la guerre, défiler devant l'armée française, mettre bas les armes, et partir pour la France. Les généraux et officiers avaient seuls la permission de retourner chez eux, à condition de ne pas servir jusqu'à parfait échange.

Les pluies n'avaient pas cessé pendant les huit jours que nous avions passés devant Ulm; elles s'arrêtèrent tout à coup, et l'armée autrichienne défila par le plus beau temps du monde.

L'empereur avait été passer les deux jours d'intervalle qui avaient été stipulés entre la signature de la capitulation et son exécution, à l'abbaye d'Elchingen, où le maréchal Mack vint le voir; il le garda long-temps et le fit beaucoup causer. C'est dans cet entretien qu'il acquit la connaissance de tous les détails qui avaient précédé la résolution qu'avait prise le cabinet autrichien de lui faire la guerre. Il apprit tous les ressorts que les Russes avaient mis en jeu pour le décider, et enfin quels étaient les projets de la coalition. Il n'était question de rien moins que d'enlever à la France toutes les conquêtes de la révolution; on était résolu d'employer tous les moyens pour arriver à ce résultat. La guerre, la division, les intrigues intérieures, rien n'avait été omis; enfin, on doutait si peu du succès, qu'on n'avait pas craint d'assigner Lyon au roi de Sardaigne.

De telles révélations eussent paru les folies d'un cerveau malade, ou le rêve d'un insensé, si elles ne fussent sorties de la bouche d'un feld-maréchal que sa position avait initié à la majeure partie des dispositions d'état de son gouvernement. L'empereur ne revenait pas de ce qu'il entendait; il avait besoin de cette confidence pour soulager son esprit, et s'expliquer une foule de petites intrigues qu'il avait remarquées, sans en deviner le but. Il ne concevait pas qu'ayant eu des ministres partout, il n'eût rien su de tout cela. Il comprit alors les tentatives contre sa vie, les projets de Dracke et autres affaires de ce genre. Mais il ne concevait pas qu'un monarque fût assez dépourvu de lumières pour se prêter à de pareilles extravagances. Telle était cependant la vérité; l'empereur en fut affecté: il nous le témoignait quelquefois; mais ces projets lui semblaient si insensés, qu'il s'y arrêtait peu. Ils ne furent néanmoins qu'ajournés par nos victoires: les coalisés les réalisèrent en grande partie, dès que le succès leur en fournit les moyens.

L'empereur traita très-bien le général Mack, et s'appliqua à lui faire oublier son malheur; il le fit accompagner à Ulm par le général Mathieu Dumas, qu'il avait chargé de disposer les colonnes ennemies qui devaient partir dès le lendemain. Le jour de cette pénible cérémonie pour l'armée autrichienne était arrivé. Notre armée se rangea en bataille sur les hauteurs, dans tout l'éclat d'une toilette militaire aussi recherchée que sa position le permettait, et d'une propreté admirable.

Les tambours battaient, les musiques jouaient; la porte d'Ulm s'ouvrit; l'armée autrichienne s'avança en silence, défila lentement, et alla, corps par corps, mettre bas les armes dans un terrain que l'on avait disposé pour les recevoir.

Cette journée, si pénible pour les Autrichiens, mit en notre pouvoir 36,000 hommes; 6,000 avaient été pris dans Memingen, environ 2,000 au combat de Vertingen. Si on ajoute à cela ce qui tomba dans nos mains au combat d'Elchingen et dans la poursuite de l'archiduc, on trouvera que ce n'est pas exagérer que d'évaluer la perte totale de l'armée autrichienne à 50,000 hommes, 70 pièces de canon, et environ 3,500 chevaux, qui servirent à monter une division de dragons qui était venue de Boulogne à pied. La cérémonie dura toute la journée. L'empereur était placé sur un monticule en avant, au centre de son armée; on avait allumé un grand feu, près duquel il reçut les généraux autrichiens, au nombre de dix-sept, parmi lesquels, le maréchal Mack, général en chef; Klenau, Giulay; Jellaschich, Maurice Lichtenstein, Godesheim, Fresnel, ces deux derniers étaient officiers français, et émigrés avec le régiment des hussards de Saxe. Je ne me rappelle pas le nom des autres. Ils étaient tous fort tristes; ce fut l'empereur qui soutint la conversation; il leur dit entre autres choses: «Il est malheureux que d'aussi braves gens que vous, dont les noms sont honorablement cités partout où vous avez combattu, soient les victimes des sottises d'un cabinet qui ne rêve que des projets insensés, et qui ne rougit pas de compromettre la dignité de l'État et de la nation en trafiquant des services de ceux qui sont destinés à la défendre. C'est déjà une chose inique, que de venir, sans déclaration de guerre, me prendre à la gorge; mais c'est être coupable envers ses peuples, que d'appeler chez eux une invasion étrangère; c'est trahir l'Europe, que d'immiscer les hordes asiatiques dans nos débats. Au lieu de m'attaquer sans motif, le conseil aulique eût dû s'allier à moi pour repousser l'armée russe. C'est une chose monstrueuse pour l'histoire, que cette alliance de votre cabinet; elle ne peut être l'ouvrage des hommes d'État de votre nation; c'est, en un mot, l'alliance des chiens et des bergers avec les loups, contre les moutons. En supposant que la France eût succombé dans cette lutte, vous n'auriez pas tardé à vous apercevoir de la faute que vous auriez faite.»

Cette conversation ne fut pas perdue pour tous; cependant aucun ne répondit.

Il se passa là, devant les généraux autrichiens, une scène qui déplut beaucoup à l'empereur.

Un officier-général, qui aime à faire de l'esprit, racontait tout haut le bon mot qu'il mettait dans la bouche d'un des soldats de son corps d'armée.

Il passait devant leurs rangs, disait-il, et leur avait adressé ces paroles: «Eh bien! soldats, voilà bien des prisonniers.»—«C'est vrai, mon général,» lui répondit l'un d'entre eux, «nous n'avions jamais vu tant de j… f… à la fois.»

L'empereur, qui avait l'oreille à tout, entendit ce propos; il en fut fort mécontent, et envoya un de ses aides-de-camp dire à cet officier-général de se retirer; il nous dit à demi-voix: «Il faut se respecter bien peu pour insulter des hommes aussi malheureux.»

CHAPITRE XIV.

Marche de l'armée russe.—Entrée à Braunau.—Retour de Duroc de sa mission à Berlin.—Le général Giulay envoyé à Napoléon par l'empereur d'Autriche.—Occupation de Vienne.—Affaire de Krems.—Surprise du pont du Tabor.—Dispositions générales.—Examen que fait Napoléon du terrain où il doit livrer bataille.

L'empereur revint coucher à Elchingen, et partit le lendemain pour Augsbourg, où il logea chez l'évêque. Il y resta le temps nécessaire pour organiser une nouvelle combinaison de marches, et partit.

Il avait appris d'une manière à peu près sûre que les Russes approchaient. Des voyageurs arrivant de Lintz avaient vu entrer dans cette ville les premières troupes de cette nation; à mesure qu'elles débouchaient, elles se plaçaient sur des chariots rassemblés d'avance, et partaient en poste vers la Bavière; cette précipitation était vraisemblablement le résultat de l'avis qu'avait eu le général en chef Kutusow, que nous avions passé le Rhin. Il ne tarda pas à apprendre les événemens qui avaient eu lieu devant Ulm, et changea de projets.

D'Augsbourg, l'empereur alla à Munich; il y reçut toutes les autorités bavaroises, et leur promit de ne pas oublier leur pays dans le traité de paix.

L'électeur n'était pas encore rentré dans sa capitale, mais il n'avait omis aucun ordre pour que la réception de l'empereur fût convenable et proportionnée aux avantages que la Bavière retirait des premiers succès de la campagne. Les Bavarois firent éclater leur reconnaissance par des illuminations; et quoique la ville fût pleine de soldats français, ils ne firent entendre aucune plainte. Cependant il était impossible qu'il n'y eût pas de désordre.

Notre armée passa l'Iser sur tous les ponts, depuis celui de Munich jusqu'à Plading, et s'approcha de l'Inn.

L'empereur, avec une forte partie de l'armée, prit la route de Mülhdorf; les premières troupes russes étaient venues jusque-là, et s'en étaient retournées après qu'elles eurent appris l'aventure du maréchal Mack.

À partir de Mülhdorf, nous ne trouvâmes pas un pont qui ne fût à refaire en entier: les Russes les brûlaient d'une manière qui nous était jusqu'alors inconnue, si bien que nous fûmes obligés de faire marcher à l'avant-garde des compagnies de sapeurs avec des ingénieurs, qui eurent fort à faire.

De Mülhdorf, l'empereur se rendit à Burkhausen, puis à Braunau. On croyait qu'il y avait une garnison dans cette place; on fut fort étonné d'en trouver les portes ouvertes, les fortifications en très bon état, bien palissadées, l'artillerie sur les remparts, et des vivres plein les magasins. Le pont de l'Inn était brûlé. Deux mille hommes dans cette place nous eussent fait beaucoup de mal, en ce qu'ils nous auraient obligés de les bloquer, et de déranger toutes les directions de nos communications; ce qui eût été un grand inconvénient pour nous, parce que la saison devenait très pluvieuse.

L'empereur jugea qu'il fallait qu'on eût perdu la tête pour commettre de pareilles fautes, et fit de suite mettre la main à l'ouvrage pour raccommoder le pont. Il était toujours à cheval, quelque temps qu'il fît; il ne voyageait en voiture que quand son armée était à trois ou quatre marches en avant; c'était un calcul de sa part: le point où il se trouvait entrait toujours dans ses combinaisons, et les distances n'étaient rien pour lui; il les franchissait avec la rapidité de l'aigle.

Il ne resta à Braunau qu'une nuit, et partit par la route de Lintz; l'armée était à peu près rassemblée. Il marchait avec précaution, de manière à pouvoir manœuvrer, et être partout de sa personne. Il alla donc à petites journées jusqu'à Lintz.

On suivait les Russes à la trace; mais le raccommodage des ponts nous prenait un temps qui leur donnait de l'avance.

Le pont de Lintz était brûlé; l'empereur ordonna de le rétablir; il fit passer de l'infanterie sur la rive gauche, et comme il animait tout par sa présence, la cavalerie ne tarda pas à pouvoir passer.

On en jeta sur les routes de la Bohême, et on fit marcher, pour l'appuyer, deux divisions d'infanterie, commandées par le maréchal Mortier. L'empereur fit ces dispositions, parce qu'il craignait que les Russes ne lui dérobassent leur retraite, en passant le Danube à l'improviste; et comme il était arrêté à chaque pas par la rupture des ponts, il imagina de faire marcher par les deux rives du fleuve, attendu que le corps qui descendait la rive gauche, ne rencontrant pas les mêmes obstacles, pouvait aisément déborder les Russes, et, par conséquent, les obliger à aller chercher un passage plus loin.

L'empereur reçut dans cette ville la visite de l'électeur de Bavière, qui, arrivé à Munich après son départ, était accouru lui rendre ses devoirs, conduisant son fils aîné avec lui; ils dînèrent l'un et l'autre avec l'empereur, et retournèrent à Munich.

Le maréchal Duroc, expédié, comme je l'ai dit plus haut, au roi de Prusse, avant le départ de Boulogne, joignit également l'empereur dans cette ville. Il ne rapportait rien de satisfaisant de sa mission; mais du moins il donnait l'assurance que la conduite du cabinet de Berlin serait subordonnée aux événemens, c'est-à-dire qu'il faudrait combattre cette puissance, si la fortune nous était défavorable. L'empereur pensa que les événemens d'Ulm lui avaient fait faire des réflexions, mais, en résultat, que nous n'avions rien de solidement établi à Berlin.

L'empereur reçut à Lintz des nouvelles de l'armée d'Italie sous les ordres du maréchal Masséna; elle avait passé l'Adige, et avait attaqué l'armée de l'archiduc Charles dans la position de Caldiero: l'affaire, quoiqu'indécise, fut fort meurtrière; cependant l'archiduc se retira, vraisemblablement parce qu'il avait connaissance de la marche de l'empereur sur Vienne.

Il vint à Lintz un parlementaire de l'empereur d'Autriche; c'était le général Giulay qui avait été compris dans la capitulation d'Ulm. Il avait vu notre armée dans cette circonstance, et en avait été rendre compte à Vienne. D'une autre part, la monarchie était gravement compromise, malgré les ressources qu'elle conservait encore; elle avait besoin de gagner du temps pour rallier l'armée de l'archiduc à l'armée russe, et elle voulait les réunir par le pont de Vienne. Si elle eût pu opérer cette jonction, elle se fût trouvée dans une situation respectable.

Le général Giulay venait, en conséquence, assurer des intentions pacifiques de son souverain, et proposer un armistice. L'empereur lui répondit qu'il ne demandait pas mieux que de faire la paix, mais qu'on pouvait traiter sans suspendre le cours des opérations. Il observa au général Giulay qu'il n'avait pas de pouvoirs de la part des Russes, qui, d'après cela, seraient en droit de ne pas reconnaître l'armistice; il l'invita à aller se mettre en règle et le congédia.

Il partit de Lintz, et prit la route de Vienne. Arrivé à Saint-Polten, il y fut retenu un ou deux jours par un accident arrivé au corps du maréchal Mortier, sur la rive gauche du Danube: une de ses deux divisions avait considérablement devancé l'autre, et s'était portée jusqu'à Krems. Avertie de cette circonstance, l'armée russe fit ses dispositions et marcha sur nous; elle attaqua la division française, à laquelle elle était incomparablement supérieure, l'enveloppa, lui fit éprouver de grandes pertes, et l'aurait infailliblement détruite, si la deuxième division ne fût venue la dégager. Les Russes nous prirent trois aigles: ce sont les premières que nous ayons perdues.

Ce petit échec donna de l'humeur à l'empereur, et le fit rester à Saint-Polten vingt-quatre heures de plus. Le général Giulay, qui avait déjà été prendre ses instructions, le rejoignit dans cette ville. Il était plus pressant que la dernière fois, car le mal empirait, mais il n'était pas plus en règle, de sorte qu'il n'eut pas une meilleure réception. L'Autriche voulait évidemment sauver Vienne et gagner du temps; il n'y avait que danger pour nous à accorder ce qu'elle demandait.

L'on partit de Saint-Polten pour Vienne: les maréchaux Lannes et Murat étaient entrés dans cette capitale. Ils exécutèrent une surprise qui a eu une si grande influence sur le reste de la campagne, que l'on ne peut la passer sous silence.

Le général Giulay n'était pas encore de retour aux avant-postes autrichiens, lorsque nos troupes entrèrent à Vienne. Le bruit d'un armistice y était répandu par les ennemis eux-mêmes: on savait que le général Giulay était encore chez l'empereur. On le voyait aller et venir continuellement depuis une quinzaine de jours. Comme il n'était pas repassé, le bruit d'armistice acquérait de la vraisemblance. Les Autrichiens, placés sur la rive gauche du Danube, avaient fait les dispositions nécessaires pour brûler le pont du Tabor, et s'étaient bornés à le couvrir par un poste de hussards.

Les maréchaux Lannes et Murat, voulant sauver ce moyen de passage si essentiel à l'armée, se rendirent eux-mêmes, accompagnés de quelques officiers, au poste autrichien, où ils répétèrent tous les propos qui couraient au sujet de l'armistice. Le commandant du poste les prit pour de simples officiers; ils se promenèrent à pied avec lui, et ils le menèrent sur le pont même, qui est d'une longueur extrême. Des officiers autrichiens des troupes qui étaient à l'autre bord, c'est-à-dire de la rive gauche, vinrent prendre part à la conversation. La colonne de grenadiers du maréchal Lannes, qu'un officier intelligent conduisait, profita du moment où ils avaient le visage tourné vers la rive gauche. Elle s'était avancée par les rues des faubourgs de Vienne qui sont dans l'île du Prater; elle empêcha les vedettes de hussards de retourner pour donner l'alerte: l'officier français leur dit que c'était un poste qu'il allait poser sur le bord du fleuve; elles le crurent, n'avertirent pas leur poste, qui vit tout d'un coup déboucher derrière lui, à l'entrée du grand pont, la tête de la colonne. Les hussards autrichiens de cette grande garde ne voyant point leur officier, qui était sur le pont avec les maréchaux Lannes et Murat, ayant d'ailleurs l'esprit plein des idées d'armistice, ne bougèrent pas. La colonne de grenadiers, prenant le pas redoublé, entra sur le pont et se hâta de gagner l'autre rive, en jetant à l'eau tous les artifices disposés pour incendier le pont.

Les officiers autrichiens s'aperçurent trop tard de la faute qu'ils avaient faite, mais il n'était plus temps; et leurs canonniers, qui étaient à leurs pièces à l'autre bord, ne concevant rien à ce qui se passait sous leurs yeux, n'osaient pas tirer, parce qu'ils voyaient leurs officiers sur le pont en conversation avec les nôtres. Ils laissèrent arriver la colonne jusqu'à eux, et virent bientôt prendre leurs canons, ainsi qu'eux-mêmes et tout ce qui était là.

Jamais surprise ne fut mieux conduite et n'eut un plus grand résultat. La réunion des armées russes avec celle que l'archiduc Charles ramenait d'Italie fut dès-lors impossible.

L'armée se dirigea de tous les points sur Vienne; elle passa le Danube, et se mit en marche par la route de Znaim pour joindre les Russes, qui avaient repassé le Danube à Stein.

Cette surprise du pont du Tabor fit grand plaisir à l'empereur. Il vint mettre son quartier-général au château de Schœnbrunn, et fit ses dispositions pour manœuvrer avec toutes ses forces, soit sur les Russes, soit sur l'archiduc Charles, suivant que l'un ou les autres se trouveraient à portée.

L'armée du général Kutusow, qui avait repassé le Danube à Stein, marchait par Znaim pour rejoindre à Olmutz la grande armée russe, où se trouvait l'empereur Alexandre. Si, au lieu de repasser le Danube, ce général fût venu occuper Vienne, il aurait donné une autre face aux affaires. Il ne le fit pas, on le croit du moins, parce qu'il craignit que le corps du maréchal Davout, qui marchait à notre droite, ne descendît des montagnes du Tyrol, après avoir battu et dispersé le corps autrichien du général Merfeld, et ne parvînt à entrer à Vienne avant lui, ce qui aurait pu arriver; mais s'il eût pris cette résolution depuis son départ de Lintz et qu'il eût marché, rien ne l'eût arrêté.

On trouva dans les magasins et arsenaux de Vienne de l'artillerie et des munitions pour faire deux campagnes; nous n'eûmes plus besoin de rien tirer de Strasbourg ni de Metz, nous pûmes au contraire faire refluer un matériel considérable sur ces deux grands établissemens.

Vienne était devenue la capitale de l'empereur, et la source de tous ses moyens. La marche de tous les convois en devint plus rapide.

L'occupation de Vienne et la surprise du grand pont du Tabor changèrent la situation des affaires. L'archiduc Charles fut obligé de se jeter à droite et de gagner la Hongrie; pour lui allonger le chemin, on fit marcher de suite sur Presbourg, ce qui éloignait de beaucoup le point par où il aurait pu se mettre en contact avec les Russes.

L'empereur mit dans Vienne le corps du maréchal Mortier, et en dehors, observant les routes d'Italie et de Hongrie, le corps du général Marmont; ce qui faisait ensemble quatre divisions.

Le maréchal Ney était resté dans le pays de Salsbourg devant Kuffstein, qui avait une forte garnison.

Toutes ces troupes eussent été les premières employées, s'il avait été plus avantageux ou plus urgent d'agir contre l'archiduc Charles. L'empereur témoigna un peu de mécontentement de ce que le maréchal Masséna ne marchait pas de manière à pouvoir se joindre à lui, en même temps que l'archiduc aurait pu joindre les Russes; il croyait que cela lui était possible. L'empereur ne voulait jamais s'imaginer que là où il n'était pas, le zèle, quoique le même, rencontrait souvent des obstacles dans la hiérarchie de sous-ordres. Le fait est que l'arrivée du maréchal Masséna lui eût fait un extrême plaisir; mais il fut obligé de manœuvrer de manière à pouvoir s'en passer.

Après avoir fait ses dispositions sur la rive droite, il partit pour Znaim, emmenant avec lui le reste de l'armée. Le jour même de son départ, notre avant-garde, sous les ordres des maréchaux Lannes et Murat, joignit l'arrière-garde du corps russe du général Kutusow; ce fut à Hollabrunn que la rencontre eut lieu. Depuis que les Russes avaient repassé le Danube, ils auraient dû être fort loin, mais enfin on les trouva là. La lutte fut chaude; ils s'y conduisirent en gens de valeur, et nous comme des hommes qui les cherchaient depuis long-temps. Le général Oudinot fut blessé dans cette affaire. On sut après que c'était la seule division du prince Bagration qui s'était trouvée là: elle eut beaucoup de monde de tué; nous eûmes de notre côté trois brigades employées.

Les Russes continuèrent à se retirer sur Znaim, et nous à les poursuivre avec tous nos moyens.

L'empereur avait fait marcher le corps du maréchal Davout sur Vienne, par la route de Nicolsbourg.

Depuis que nous étions dans la ligne de retraite des Russes, nous aurions pu les suivre par leurs traînards et leurs malades; leurs soldats, qui arrivaient pour la première fois en lice, avaient un air de stupidité qui ne les rendait pas redoutables aux nôtres. Il était aisé de voir combien il devait manquer de choses au mécanisme de cette armée, qui depuis a beaucoup acquis.

À Znaim, l'empereur apprit que l'armée russe avait marché par la route de Brunn, et il fit prendre ce même chemin à son armée.

Il fut joint dans cette ville par les quatre régimens de cavalerie légère du maréchal Bernadotte qui étaient commandés par le général Kellermann; ils arrivaient par la route de Budweis, et avaient laissé Bernadotte[29] et son corps à Iglau, en Bohême. L'infanterie bavaroise était allée avec lui: on lui envoya la cavalerie de la même nation pour remplacer celle de Kellermann.

Cette cavalerie bavaroise, commandée par le général Wrede, était exténuée de fatigue: on l'avait fait marcher en tout sens; mais comme on la rapprochait des événemens, l'archiduc Ferdinand, que l'on poursuivait depuis Ulm sur cette direction de la Bohême, n'était plus alors l'objet dont on s'occupait le plus attentivement.

L'empereur partit de Znaim pour Brunn. Il avait donné le commandement des grenadiers réunis au maréchal Duroc, auquel il désirait faire faire quelque chose pendant la campagne. Le général Oudinot, blessé, avait été transporté à Vienne.

En arrivant à Brunn, l'empereur trouva la citadelle évacuée, les magasins pleins de munitions, et, par une négligence qui ne peut se concevoir, de munitions de guerre confectionnées, que nous pûmes employer de suite; les fonctionnaires autrichiens nous remettaient tout cela avec une si grande fidélité, qu'on aurait cru qu'ils en avaient l'ordre.

L'empereur poussa, le même soir, toute la cavalerie sur la route d'Olmutz, et s'y porta lui-même. On rencontra l'arrière-garde ennemie à la première poste sur cette route. La cavalerie russe chargea bravement tout ce qui la poursuivait, et nous aurait menés battant, si les grenadiers à cheval de la garde, qui étaient là, n'eussent coupé en deux cette ligne russe. Les cuirassiers achevèrent de disperser l'autre partie qui talonnait nos troupes légères.

Il était nuit close quand cette échauffourée se termina. L'empereur retourna à Brunn, et vint le lendemain sur le terrain où s'était passée cette affaire, pour placer son armée, qui arrivait dans plusieurs directions. Il porta sa cavalerie d'avant-garde jusqu'à Vichau; il y alla lui-même, et en revenant, il parcourut au pas de son cheval toutes les sinuosités et ondulations du terrain situé en face de la position qu'il avait ordonné de prendre. Il s'arrêtait à chaque hauteur, faisait mesurer des distances, et nous disait souvent: Messieurs, examinez bien le terrain; vous aurez un rôle à y jouer. C'était celui où s'est livrée la bataille d'Austerlitz, et qui était occupé par les Russes, c'est-à-dire la position qu'ils avaient avant la bataille. Il passa toute la journée à cheval, vit la position de chacun des corps de son armée, et remarqua, à la gauche de la division du général Suchet, un monticule isolé, dominant tout le front de cette division. Le Centon était là comme exprès; il y fit placer, dans la même nuit, quatorze pièces de canon autrichiennes, de celles trouvées à Brunn. Comme on ne pouvait pas y mettre de caissons, on amassa derrière chacune d'elles deux cents gargousses; puis on fit couper le pied du Centon en escarpement, de manière à se garantir d'un assaut. L'empereur revint coucher à Brunn.

CHAPITRE XV.

Nouveaux envoyés de l'empereur d'Autriche.—Défaite de Trafalgar.—Mission au quartier-général russe.—L'empereur Alexandre.—Longue conférence avec ce souverain.—Ses vues et ses projets.—M. de Nowosilsow.—Retour au camp français.—Nouvelle mission près de l'empereur de Russie.—Le prince Dolgorouki est envoyé près de l'empereur Napoléon.

Depuis l'occupation de Vienne, et l'affaire de Hollabrunn, l'empereur était fort sollicité par tout ce qui l'entourait de faire la paix; il y était assez disposé: mais les Russes étaient en présence, il fallait d'abord se mesurer.

Il lui arriva le lendemain deux envoyés de la part de l'empereur d'Autriche, parmi lesquels était M. de Stadion; je ne me rappelle pas le nom de l'autre, je crois que c'était encore le général Giulay. L'empereur les reçut, leur parla sans doute de ses intentions; mais comme ces messieurs ne venaient encore traiter que pour l'Autriche, annonçant que l'empereur de Russie enverrait incessamment lui-même quelqu'un pour ce qui le concernait, l'empereur Napoléon qui voulait absolument que cette puissance fût comprise dans le traité, comme il l'avait fait connaître précédemment, les renvoya.

M. de Talleyrand avait reçu ordre de venir à Vienne, dont le général
Clarke avait été nommé gouverneur.

L'empereur lui adressa MM. les députés autrichiens, et donna à leur sujet quelques instructions particulières au général Clarke, après quoi, il continua ses opérations militaires.

Il y avait déjà plusieurs jours qu'il était à Brunn, lorsqu'il fit rapprocher le corps de Bernadotte; il avait, pour sentir l'approche d'un événement, un tact qui le rendait le maître de le faire tourner comme il lui convenait.

Il me fit appeler à la pointe du jour; il venait de passer la nuit sur ses cartes, ses bougies étaient brûlées jusqu'aux flambeaux: il tenait à la main une lettre; il fut quelques momens sans me parler, puis tout à coup il me dit: Allez-vous-en à Olmutz; vous remettrez cette lettre à l'empereur de Russie, et vous lui direz qu'ayant appris qu'il était arrivé à son armée, je vous ai envoyé le saluer de ma part. Il ajouta: S'il vous questionne, vous savez ce qu'on doit répondre en pareille circonstance[30].

Je quittai l'empereur pour gagner nos avant-postes, à Wichau, où je pris un trompette, pour me rendre à ceux des Russes, sur la route d'Olmutz; ils n'étaient qu'à environ une lieue des nôtres.

Je trouvai que nous étions bien avancés à Wichau, et hors de notre ligne naturelle; mais les officiers qui y étaient, devaient le voir et se tenir sur leurs gardes. Je continuai ma route.

Je fus retenu au premier poste de cosaques, jusqu'à ce que l'on eût fait prévenir le prince Bagration, qui commandait l'avant-garde russe, lequel envoya pour me recevoir, le prince Trichetskoï, par qui je fus conduit près de lui. De l'avant-garde, on me mena à Olmutz, chez le général en chef Kutusow; ce petit voyage se fit la nuit, à travers toute l'armée russe, que je vis se rassembler, et prendre les armes à la pointe du jour.

J'arrivai chez le général Kutusow à huit heures du matin; il logeait au faubourg d'Olmutz; on ployait tout chez lui. Je vis bien qu'il se disposait à suivre le mouvement de son armée. Il me demanda la dépêche dont j'étais porteur pour l'empereur Alexandre, en me faisant observer qu'il était couché dans la forteresse, et qu'on ne pouvait pas m'en ouvrir les portes. Je lui répondis que j'avais ordre de la remettre en main propre, que je n'étais pas pressé, et que j'attendrais l'heure la plus commode pour l'empereur; que, s'il devait en être autrement, je le priais de me faire reconduire à nos avant-postes, et que l'empereur Napoléon enverrait ensuite sa lettre par la voie d'un trompette. Le général Kutusow n'insista pas, et partit, me laissant avec un officier de son état-major.

Je vis là une foule de jeunes russes attachés aux différentes branches ministérielles de leur pays, qui parlaient à tort et à travers de l'ambition de la France[31], et qui, dans leurs projets de la réduire à l'état de ne pouvoir plus nuire, faisaient tous le calcul de Perrette et du pot au lait.

J'étais dans une position à devoir souffrir toutes ces balivernes, et n'y répondis pas. Il était dix heures du matin, lorsqu'un mouvement eut lieu dans la rue. Je demandai ce que c'était; on me répondit: L'empereur lui-même. Il s'arrêta devant la maison dans laquelle j'étais, mit pied à terre, et entra; je n'eus que le temps de jeter mon manteau, et de tirer de mon portefeuille ma dépêche, avant qu'il fût dans la pièce où l'on me tenait.

D'un geste il fit sortir tout le monde, et nous restâmes seuls. Je ne pus me défendre d'un sentiment de crainte et de timidité en me trouvant en face de ce souverain; il imposait par son air de grandeur et de noblesse. La nature avait beaucoup fait pour lui, et il aurait été difficile de trouver un modèle aussi parfait et aussi gracieux; il avait alors vingt-six ans. J'éprouvai du regret de le voir engagé personnellement dans d'aussi mauvaises affaires que l'étaient alors celles de l'Autriche; mais aussi je compris toutes les facilités qu'avait eues l'intrigue pour obtenir des succès sur un esprit qui ne pouvait pas encore avoir assez d'expérience pour saisir toutes les difficultés qui existaient pour conduire à bonne fin tout ce qui était à l'horizon politique de l'Europe dans l'hiver de cette année 1805. Je lui remis ma lettre, en lui disant que «l'empereur, mon maître, ayant appris son arrivée à son armée, m'avait chargé de lui porter cette dépêche, et de venir le saluer de sa part.» L'empereur Alexandre avait déjà l'ouïe un peu dure du côté gauche: il approchait l'oreille droite pour entendre ce qu'on lui disait.

Il parlait par phrases entrecoupées; il articulait assez fortement ses finales, de sorte que son discours n'était jamais long. Au reste, il parlait la langue française dans toute sa pureté, sans accent étranger, et employait toujours ses belles expressions académiques. Comme il n'y avait point d'affectation dans son langage, on jugeait aisément que c'était un des résultats d'une éducation soignée.

L'empereur, prenant la lettre, me dit: «Je suis sensible à la démarche de votre maître; c'est à regret que je suis armé contre lui, et je saisirai avec beaucoup de plaisir l'occasion de le lui témoigner. Depuis long-temps, il est l'objet de mon admiration.»

Puis, changeant de sujet, il me dit: «Je vais prendre connaissance du contenu de sa lettre, et vous en remettrai la réponse.»

Il passa dans une autre pièce, et me laissa seul dans celle où j'étais. Il revint après une demi-heure, et tenant sa réponse l'adresse en dessous, il commença ainsi:

«Monsieur, vous direz à votre maître que les sentimens exprimés dans sa lettre m'ont fait beaucoup de plaisir; je ferai tout ce qui dépendra de moi pour lui en donner le retour. Je ne suis point disposé à être son ennemi ni celui de la France. Il doit se rappeler que du temps de feu l'empereur Paul, n'étant encore que grand-duc, lorsque les affaires de la France éprouvaient de la contrariété et ne rencontraient que des entraves dans la plupart des cabinets de l'Europe, je suis intervenu, et ai beaucoup contribué, en faisant prononcer la Russie, à entraîner par son exemple toutes les autres puissances de l'Europe à reconnaître l'ordre de choses qui était établi chez vous. Si aujourd'hui je suis dans d'autres sentimens, c'est que la France a adopté d'autres principes, dont les principales puissances de l'Europe ont conçu de l'inquiétude pour leur tranquillité. Je suis appelé par elles pour concourir à établir un ordre de choses convenable et rassurant pour toutes. C'est pour atteindre ce but que je suis sorti de chez moi. Vous avez été admirablement servi par la fortune, il faut l'avouer; mais en allié fidèle, je ne me séparerai pas du roi des Romains (il désignait l'empereur d'Allemagne), dans un moment où son avenir repose sur moi. Il est dans une mauvaise situation, mais pas encore sans remède. Je commande à de braves gens, et si votre maître m'y force, je leur commanderai de faire leur devoir.»

Réponse. «Sire, j'ai bien retenu ce que Votre Majesté vient de me faire l'honneur de me dire. Je prends la liberté de lui faire observer que je n'ai près d'elle aucun caractère, ni n'ai d'autre mission que de lui apporter une lettre; mais Votre Majesté me parle d'événemens et de circonstances qui me sont connus; j'ai traversé la révolution de mon pays, et si elle daigne me préciser ce qu'elle vient de me faire l'honneur de me dire, je pourrai la satisfaire sur beaucoup de points. Je crois être sûr que l'empereur est plus que disposé à la paix; la démarche qu'il fait en ce moment pourrait en être une preuve, indépendamment de tout ce que je dirais à l'appui.»

L'empereur. «Vous avez raison; mais il faudrait que les propositions qui l'ont précédée fussent conformes aux sentimens qui ont dicté cette démarche. Elle fait le plus grand honneur à sa modération; mais est-ce vouloir la paix que de proposer des conditions aussi désastreuses pour un État que celles qui sont offertes au roi des Romains? Je vois que vous ne les connaissez pas.»

Réponse. «Non, sire; mais j'en ai ouï parler.»

L'empereur. «Eh bien! si vous les connaissez, vous devez convenir qu'elles ne sont pas acceptables.»

Réponse. «Sire, le respect m'impose ici un devoir que j'observe; mais puisque Votre Majesté veut bien m'écouter, j'aurai l'honneur de lui faire remarquer que l'empereur ne demande rien qui soit au-delà des prétentions qu'il peut appuyer, et qui sont le résultat d'une résolution qu'ont amenée des événemens qu'il n'avait pas provoqués. Il se croyait dans une paix profonde, surtout avec l'Autriche; il était entièrement absorbé par le travail que lui donnait son expédition d'Angleterre: il est tout à coup détourné de cette occupation, obligé d'abandonner les dépenses énormes qu'il a faites, et d'en ordonner de nouvelles pour soutenir une guerre que l'on commence sans déclaration préalable, au point que, sans un accident survenu à une de nos flottes, il eût été possible que notre armée se fût trouvée en Angleterre, lorsque les Autrichiens auraient paru sur le Rhin. La fortune couronne les efforts de l'empereur, et le met en possession de toutes les ressources de la monarchie autrichienne. Son armée n'a encore éprouvé que des pertes insignifiantes. Dans cette situation, qu'a-t-il à craindre des suites de la guerre? Si elle se prolonge, elle ne peut qu'augmenter sa puissance. En admettant qu'il perde une bataille, elle n'aurait pas de conséquence bien fâcheuse pour lui. C'est aujourd'hui Vienne qui est sa capitale: son armée n'a plus rien de commun avec la frontière de France. Mais si l'Autriche éprouve une défaite, sire, quelles peuvent en être les suites? Sur quoi établira-t-on les négociations? Si donc, dans cette situation, l'empereur fait le premier des ouvertures de paix, on ne peut en soupçonner la sincérité. Il a cru devoir faire le premier pas, pour ménager la dignité de sa partie adverse; mais il veut une paix durable avec de bonnes garanties.»

L'empereur. «C'est précisément pour obtenir une paix durable qu'il faut proposer des conditions raisonnables, qui ne blessent point. Sans cela, elle ne peut être durable.»

Réponse. «Oui, sire; mais il ne faut point faire la guerre à ses dépens. Que Votre Majesté considère ce que l'empereur perd par son départ de Boulogne; quelle circonstance il manque pour la fin de la guerre d'Angleterre; le temps inutilement employé, et enfin, sire, la flotte qu'il vient de perdre, par une suite de tout cela. Que dirait la nation, si elle ne voyait pas des compensations de l'inutilité de tous les sacrifices qui lui ont été imposés pour une opération dont le succès était lié à son existence? Ensuite quelle garantie de plus lui donnera-t-on, pour la durée de cette paix, qu'on ne lui avait donnée pour la durée de la précédente, qui cependant a été rompue d'une manière jusqu'à présent sans exemple?

«Il me semble que, quelle que soit la paix que l'empereur fasse avec l'Autriche, il n'y a que les alliés qui y gagneront, et que, quant à lui, il en sortira toujours avec des pertes réelles: le seul avantage qu'il puisse en retirer, c'est la diminution de la puissance de son ennemi.»

L'empereur. «C'est précisément cette disposition à diminuer la puissance de ses voisins et à augmenter la sienne qui inspire de la crainte à tout le monde, et lui suscite continuellement des guerres. Vous êtes déjà une nation si forte par vous-mêmes, par votre réunion sous les mêmes lois, par l'uniformité de vos habitudes et de votre langage, que vous inspirez naturellement de l'effroi. Qu'avez-vous besoin de vous agrandir continuellement?»

Réponse. «Je ne comprends pas ce que Votre Majesté veut me dire par nos agrandissemens continuels, et hormis Gênes, je ne sache pas que nous ayons acquis un arpent de terre au-delà de ce qui a été concédé et reconnu par nos traités de paix, que nous avons été obligés de sceller deux fois de notre sang. Si c'est là-dessus que l'on veut revenir, c'est un compte à ouvrir de nouveau, quoique cette première querelle de la révolution, dans laquelle nous n'étions pas agresseurs, ait été jugée dans tant de champs de bataille; nous ne craindrons pas de nous y présenter de nouveau. Je ne vois que Gênes que nous ayons acquis depuis le traité de Lunéville.»

L'empereur. «Gênes d'abord, et ensuite l'Italie, à laquelle vous avez donné une forme de gouvernement qui la met sous vos lois.»

Réponse. «Je puis répondre à cela, sire, que nous avons pris Gênes malgré nous.»

L'empereur. «Qui vous y obligeait?»

Réponse. «Sa position, et sa situation morale et physique. Votre Majesté serait dans l'erreur, si elle supposait qu'il y a eu un calcul d'intérêt ou d'ambition dans cette réunion.

«Gênes, depuis long-temps, n'avait plus que ses palais de marbre; depuis plus long-temps encore, cette petite république ne vivait que des capitaux acquis dans un commerce autrefois considérable, mais presque anéanti depuis par la faiblesse d'un gouvernement qui ne pouvait plus protéger sa navigation, même contre les Barbaresques; elle en était, sous ce rapport, au même point que Venise.

«Avant notre entrée en Italie, Gênes n'avait plus que son nom et son antique réputation; son port devenait nul pour elle par le blocus des Anglais, que nous avions exclus de sa fréquentation. Son territoire était presque aussi nul, comparativement au besoin de sa population, et comme nos douanes bordaient sa frontière, les Génois étaient de tous côtés entourés de difficultés.

«Ajoutez à cela que la bonté de son port et l'étendue de sa fortification, qui peut contenir une armée, lui attiraient une garnison étrangère, que lui envoyait la puissance principale, dès que la guerre commençait en Italie.

«Placée ainsi entre tous les inconvéniens de sa position, et n'ayant aucun des avantages de la protection d'une grande puissance, elle devait, ou compléter sa ruine, ou se jeter dans les bras d'un protecteur. Je demande à Votre Majesté qui elle pouvait choisir pour éviter les inconvéniens que je viens de citer?

«Nous avons pris Gênes avec son actif et son passif; ce dernier était supérieur à l'autre. Il en est résulté conséquemment une charge pour le trésor public.

«Si la réunion de Gênes avait été un calcul d'ambition, on n'eût pas tant tardé à le faire, parce qu'on s'aperçoit toujours de ce qui nous est le plus avantageux. Alors, dans nos différentes transactions avec l'Autriche, nous étions en position d'y placer cette stipulation, à laquelle elle n'aurait pas pu nous faire renoncer.

«Quant à l'Italie, j'ai un argument plus fort encore. Elle est tout entière notre conquête; nous l'avons arrosée de notre sang; deux fois elle a retrouvé sa liberté et son existence politique par nos efforts. Si elle a commencé par une forme républicaine, c'était pour être en harmonie avec sa puissance conservatrice. Les deux changemens qui ont eu lieu depuis sont une conséquence de l'intérêt qui l'associa à nos destinées. Elle a les mêmes lois, les mêmes usages et les mêmes réglemens administratifs que la France. Nous nous sommes réciproquement communiqué ce que nous avons cru devoir adopter de nos habitudes, et si, en dernier lieu, elle a su se placer sous la protection d'un gouvernement monarchique, comme venait de le faire la France, ne devait-elle pas choisir un monarque puissant, de l'appui duquel un État nouveau a toujours besoin? Dans ce cas, elle n'avait à opter qu'entre l'Autriche et la France.

«Nous venions de nous battre dix ans pour la conquérir, l'agrandir, l'arracher partie par partie aux Autrichiens, la constituer; eussions-nous souffert un choix qui aurait détruit notre ouvrage? Si l'Autriche n'a pas renoncé à l'Italie, nous nous battrons encore pour celle-ci, et si elle y a renoncé de bonne foi, peu lui importe comment l'Italie se gouverne.

«Quant à elle, pouvait-elle, ayant besoin d'un protecteur, ne pas remettre avec confiance ses destinées dans la main de son fondateur et de son régénérateur, intéressé plus que personne au sort des contrées qui sont le berceau de sa gloire?

«L'empereur, en m'envoyant près de Votre Majesté, était bien loin de se douter que la guerre prenait sa source dans ces questions; et si elles en sont le motif, non seulement je n'entrevois pas la possibilité de faire la paix, j'entrevois au contraire une guerre universelle.»

L'empereur. «Ceci n'est pas mon intention, et si celle de votre maître est telle que chacun puisse y trouver sa sincérité, il joindra à ses immenses travaux la plus grande de toutes les gloires, celle d'avoir mis fin à tant de calamités en faisant le sacrifice des avantages auxquels il pouvait prétendre; et je suis persuadé qu'il ne sera pas insensible à la reconnaissance qu'on lui portera pour avoir fait, par sa modération, ce qu'il aurait pu arracher par la force.»

Réponse. «Je lui rapporterai exactement ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire; mais je la prie de considérer que c'est pour la troisième fois que nous en traitons avec l'Autriche; que dans la deuxième transaction, où nous pouvions beaucoup, nous n'avons imposé pour condition que la ratification de la première. Si cette fois nous nous en tenons encore là, qui nous dit que, dans une circonstance que l'on croira favorable, on ne reviendra pas encore sur cette question?»

L'empereur. «C'est donc pourquoi il faut adopter des idées raisonnables et renoncer à une domination inquiétante pour tous vos voisins.»

Réponse. «Alors c'est la révision de tout ce qui a été fait depuis dix ans; or, si l'on nous demande cela dans la situation où nous sommes, nous pouvons augurer de ce qu'on nous aurait imposé, si nous avions été vaincus; nous devons par conséquent profiter aussi des faveurs de la fortune et former des demandes proportionnées à celles qu'on nous aurait faites.

«Ce n'est pas nous qui avons suscité ni commencé la guerre: elle nous a été heureuse, nous ne devons pas en supporter les frais, et je suis bien persuadé que l'empereur n'y souscrira pas.

L'empereur. «Tant pis, parce que, malgré le cas particulier que je fais de son talent, et le désir que j'ai de pouvoir bientôt me rapprocher de lui, il m'obligera d'ordonner à mes troupes de faire leur devoir.

Réponse. «Cela pourra être fâcheux; mais nous ne serons pas venus de si loin pour éviter l'occasion de leur donner une nouvelle preuve de notre estime. Nous nous flattons qu'elle ne diminuera rien de la bonne opinion qu'elles ont emportée de nous. Si cela doit être, je prie Votre Majesté de considérer que je ne suis point venu près d'elle comme un observateur, et combien elle me ferait de tort, si, usant de sa puissance, elle me retenait et me privait ainsi de l'occasion de remplir mon devoir, si les armées doivent se mesurer.»

L'empereur. «Non, non; je vous donne ma parole que vous ne serez pas retenu, et que vous serez reconduit chez vous ce soir même.»

La conversation finissait; l'empereur me remettant sa réponse à la lettre que je lui avais apportée, tenant toujours l'adresse en dessous, il me dit: «Voici ma réponse; l'adresse ne porte pas le caractère qu'il a pris depuis. Je n'attache point d'importance à ces bagatelles; mais cela est une règle d'étiquette, et je la changerai avec bien du plaisir aussitôt qu'il m'en aura fourni l'occasion.

Je lus l'adresse, qui portait ces mots: «Au chef du gouvernement français.»

Je lui répondis: «Votre Majesté a raison; cela ne peut être qu'une règle d'étiquette, et l'empereur aussi ne la jugera pas différemment. Comme général en chef de l'armée d'Italie, il commandait déjà à plus d'un roi; content et heureux du suffrage des Français, ce n'est que pour eux qu'il trouve de la satisfaction à être reconnu. Néanmoins je lui rendrai compte des dernières paroles de Votre Majesté.»

Il me donna congé: je fus conduit plus tard par la route de Brunn à quatre ou cinq lieues de là, dans un bourg d'où l'empereur de Russie venait de partir, mais où toute sa chancellerie était encore. On m'y garda le reste de la journée; pendant ce temps, je vis passer les gardes russes, qui arrivaient de Saint-Pétersbourg à l'armée. C'était une troupe magnifique, composée d'hommes énormes, et qui ne paraissaient pas trop fatigués d'un aussi long voyage.

Vers le soir, M. de Nowosilsow, attaché aux relations extérieures de Russie, vint me faire connaître que l'empereur de Russie était parti pour l'armée, et qu'il avait donné ordre au prince Adam Czartorinski, son ministre des relations extérieures, de me faire reconduire à nos avant-postes; que, d'après ce que j'avais dit à l'empereur, il avait jugé à propos de me faire accompagner par lui (M. de Nowosilsow), afin de connaître les intentions de notre empereur; que, dans tous les cas, il fallait que lui, M. de Nowosilsow, s'abouchât avec M. de Haugwitz, ministre du roi de Prusse, qui devait être à Brunn, ou sur le point d'y arriver, et que la mission de M. de Haugwitz près de l'empereur exigeait préalablement que lui, M. de Nowosilsow, eût une conférence avec ce ministre prussien.

Cette étrange communication ne pouvait m'entrer dans l'esprit. Il aurait fallu que je me prêtasse à des facilités de rapports entre les ministres de Prusse et de Russie; je ne pus m'empêcher d'en rire, et je répondis à M. de Nowosilsow que, si son cabinet voulait l'envoyer en mission près du nôtre, il y avait des formes et des usages pour cela; qu'il les connaissait bien; que quant à moi, si on m'obligeait à l'emmener, je lui déclarais que je le déposerais au premier poste de nos troupes, où il resterait jusqu'à ce que j'eusse pu instruire l'empereur de son arrivée, et qu'il eût reçu l'autorisation de pousser jusqu'au quartier-général.

Comme cela faisait manquer à M. de Nowosilsow le but qu'il se proposait, il abandonna l'idée de m'accompagner plus loin que Vichau, où l'armée russe entière s'était postée, après en avoir chassé notre avant-garde et lui avoir fait quelques centaines de prisonniers.

On me mena à Vichau, chez l'empereur de Russie, qui était dans le même appartement où j'avais laissé notre général d'avant-garde l'avant-veille; il ne me reçut point, et me fit conduire à nos avant-postes.

Je les trouvai à moins d'une portée de canon de ceux des Russes, et quoiqu'il fût nuit, l'on me permit de repasser dans notre armée. Mon trompette sonna; cela était contre l'usage, néanmoins on vint me reconnaître et me recevoir; je renvoyai l'escorte russe, et me fis conduire près de l'empereur. Il avait été toute la journée à cheval sur le terrain où s'était passée cette affaire d'avant-garde, et il était encore dans la maison de poste de Posoritz à six cents toises de ses dernières vedettes, lorsque je le rejoignis.

Il ne concevait pas qu'on eût permis mon retour à cette heure-là; je lui remis la lettre de l'empereur de Russie, et lui rendis compte mot pour mot de tout ce qu'il m'avait dit.

J'y ajoutai (comme ma propre observation) que toute la jeunesse russe de la plus grande qualité était là, qu'elle ne respirait que bataille; que je regardais l'action comme inévitable, à moins qu'il ne trouvât à concilier les affaires, conformément au désir qu'on manifestait (je faisais allusion à l'empereur de Russie).

Il rêva quelque temps; puis rapprocha ce que lui avait dit à Ulm le maréchal Mack de ce que je lui rapportais[32]. Tout cela déroulait devant lui l'existence de bien singuliers projets; il s'étonnait toujours de n'en avoir rien appris auparavant par son ministre des relations extérieures.

Il me prit à part, et me dit: «Prenez un trompette, et faites en sorte de retourner chez l'empereur de Russie; vous lui direz que je lui propose une entrevue demain, à l'heure qui lui conviendra, entre les deux armées, et que, bien entendu, il y aura, pendant ce temps-là, une suspension d'armes de vingt-quatre heures.»

Je partis, après avoir donné quelques autres détails à l'empereur; à la suite desquels il fit commencer le mouvement rétrograde qu'il avait préparé, pour aller prendre la position qu'il avait reconnue et adoptée comme définitive quelques jours auparavant.

Depuis mon premier départ pour le quartier-général de l'empereur de Russie, il avait ordonné la réunion de l'armée, et il attendait dans la journée du lendemain tout ce qu'il avait de troupes sur la rive gauche du Danube, même le corps de Bernadotte, qu'il avait rappelé d'Iglau, où il n'avait laissé que le général bavarois Wrede avec les troupes de cette nation.

Je rentrai aux avant-postes russes environ deux heures après que j'en étais sorti; comme on me reconnut (on n'avait pas même relevé les vedettes), on me reçut, et on me conduisit chez le général commandant l'avant-garde sur ce point, qui ne crut pas devoir se permettre de me faire conduire ailleurs que chez le prince Bagration, son chef immédiat. Je fus donc promené la nuit, à cheval, de bivouac en bivouac, chez le prince Bagration, que nous trouvâmes enfin, et qui ne voulut pas m'envoyer à l'empereur de Russie sans la permission du général en chef. La nuit s'écoulait; il n'y avait pas trop de temps pour préparer l'entrevue qui devait avoir lieu le lendemain. Je me déterminai à écrire, du lieu où j'étais, un billet ainsi conçu:

«Au prince Czartorinski.

«Prince,

«À peine étais-je sorti des avant-postes russes, que j'y suis rentré, porteur d'une communication verbale pour Sa Majesté l'empereur de Russie; elle est de nature à être suivie d'explications que je ne crois pas devoir écrire, et je ne pense pas que Votre Excellence puisse prendre sur elle d'y répondre, ni de m'empêcher de parvenir jusqu'à l'empereur. Du moins, je prends acte de la communication que j'ai l'honneur de lui faire, afin que, dans aucun cas, on ne puisse m'imputer les événemens qui pourraient être la suite d'un refus de m'entendre.

«Je suis, etc.»

Ce billet fut porté à Vichau au prince Czartorinski, par un officier de l'état-major du prince Bagration, qui rapporta l'ordre de me faire conduire chez le général de cavalerie Wittgenstein, dont le quartier était sur la grande route très près de Posoritz. J'y arrivai comme le jour commençait, et je n'y attendis pas plus d'une heure.

L'empereur de Russie vint lui-même. Il se portait en avant, et pendant que j'étais chez le général Wittgenstein, on vint lui rendre compte que nous nous retirions. Tous les jeunes gens qui étaient là croyaient réellement que nous avions peur, et que nous cherchions à leur échapper. L'empereur entra, et me demanda de quelle mission j'étais chargé.

«Sire, répondis-je, j'ai rapporté fidèlement à l'empereur tout ce que Votre Majesté m'a fait l'honneur de me dire hier. Il m'a chargé de venir de nouveau près de Votre Majesté, et de lui faire connaître le désir qu'il a de la voir. En conséquence, il lui propose une entrevue aujourd'hui entre les deux armées. L'empereur se conformera aux désirs de Votre Majesté pour l'heure, le lieu et le nombre de personnes dont chacun des souverains devra être accompagné. Seulement il y met une condition préalable: c'est qu'il sera tacitement convenu d'un armistice de vingt-quatre heures à cette occasion.

«Votre Majesté jugera elle-même de la sincérité des intentions de l'empereur, et elle pourra se persuader qu'il n'a aucune raison de craindre un événement que peut-être des hommes irréfléchis voudraient hâter, sans s'inquiéter des conséquences qui pourraient en résulter.»

L'empereur. «J'accepterais avec plaisir cette occasion de le voir, si j'étais persuadé que ses intentions fussent telles que vous me les annoncez. D'ailleurs, le temps est trop court pour se voir aujourd'hui. Je voudrais, avant de me rendre à cette entrevue, voir le roi des Romains, qui se trouve assez loin d'ici, et, en deuxième lieu, il est inutile que je me mette en rapport avec lui, si je ne dois pas en revenir satisfait.»

Réponse. «Mais en quelles mains plus sûres Votre Majesté peut-elle mettre ses intérêts que dans les siennes propres? Il me semble qu'elle réglera mieux tout ce qui la concerne que ne le feraient des tiers; au moins il ne lui restera aucune arrière-pensée.»

L'empereur. «J'ai particulièrement un grand désir de le voir et de terminer tous les différends qui nous séparent.»

Puis changeant de conversation, il me dit: «Je vais vous faire accompagner par un homme qui possède ma confiance entière. Je lui donnerai une mission pour votre maître; faites en sorte qu'il le voie: la réponse qu'il rapportera me décidera, et vous vous ferez particulièrement beaucoup d'honneur à arranger tout ceci.»

Réponse. «Puisque Votre Majesté l'ordonne, j'emmènerai qui elle voudra; mais le succès de ce qu'elle désire dépendra beaucoup du caractère particulier de la personne qu'elle enverra.»

L'empereur. «C'est le prince Dolgorouki, mon premier aide-de-camp. C'est celui dans lequel j'ai le plus de confiance, le seul auquel je puisse donner cette mission.»

Il le fit appeler: je me retirai pendant qu'il lui donna ses ordres.

L'empereur sortit, en nous donnant congé à tous deux: nous partîmes pour les avant-postes français, qui étaient si près, que les vedettes se voyaient et pouvaient se parler entre elles.

Je laissai le prince Dolgorouki à notre grand'garde, et je courus rendre compte à l'empereur de ce que j'avais fait.

Il était à se promener dans les bivouacs de l'infanterie, au milieu de laquelle il avait couché sur la paille.

Son désir de faire la paix était porté au point que, sans me donner le temps d'achever, il monta à cheval, et courut lui-même à la grand'garde; son piquet eut de la peine à le suivre. Il mit pied à terre, fit retirer tout le monde, et se promena seul sur la grande route avec le prince Dolgorouki.

La conversation s'anima bientôt et devint assez vive; il paraît que le prince Dolgorouki avait manqué de tact dans la manière de rendre ce dont il était chargé, car l'empereur lui répondit avec sécheresse: «Si c'est là ce que vous aviez à me dire, allez rapporter à l'empereur Alexandre que je ne croyais pas à ces dispositions lorsque je demandais à le voir; je ne lui aurais montré que mon armée, et je m'en serais rapporté à son équité pour les conditions; il le veut, nous nous battrons, je m'en lave les mains.»

CHAPITRE XVI.

Le carabinier.—On se prépare à livrer bataille.—Dispositions.—Attaque générale.—Bataille d'Austerlitz.—Les Russes sont culbutés sur tous les points.—Sollicitude de l'empereur pour les blessés.

Napoléon congédia le prince Dolgorouki; je restai en arrière pour dire adieu à celui-ci, et lui demander s'il avait besoin de quelque chose pour regagner les avant-postes russes; je le fis accompagner par l'officier de notre grand'garde jusqu'à la communication avec les vedettes russes.

Il me dit en nous séparant: «On veut la guerre chez vous, nous la ferons en braves gens.» Je lui répondis que je craignais qu'il n'eût à se reprocher d'avoir changé des dispositions que je savais excellentes; que cela serait malheureux, parce que non seulement l'armée russe serait battue, mais détruite, et qu'il aurait dû faire attention que c'était son maître qui la commandait en personne. Il répliqua: «Je n'ai dit que ce qu'il m'a ordonné de dire…; après cela il faut bien parler.—Alors, lui dis-je, nous ne tarderons pas à avoir de la tablature;» et je le quittai.

L'empereur me faisait déjà rappeler pour lui répéter à satiété tout ce que je lui avais dit; il s'en allait disant: «Mais il faut que ces gens-là soient fous de me demander d'évacuer l'Italie, lorsqu'ils sont dans l'impossibilité de m'arracher Vienne. Quels projets avaient-ils donc, et qu'auraient-ils fait de la France, si j'avais été battu? Par ma foi, il en arrivera ce qu'il plaira à Dieu, mais avant quarante-huit heures je la leur aurai donné bonne.»

Tout en parlant ainsi, il revint à pied jusqu'au premier poste d'infanterie de son armée; c'étaient des carabiniers du dix-septième léger. L'empereur était irrité, et il témoignait sa mauvaise humeur en frappant de sa cravache les mottes de terre qui étaient sur la route. La sentinelle, vieux soldat, l'écoutait, et s'étant mis à l'aise, il bourrait sa pipe, ayant son fusil entre ses jambes. Napoléon, en passant près de lui, dit en le regardant: «Ces b…-là croient qu'il n'y a plus qu'à nous avaler!» Le vieux soldat se mit aussitôt de la conversation: «Oh! oh! répliqua-t-il, ça n'ira pas comme ça, nous nous mettrons en travers.»

Ce bon mot fit rire l'empereur, et reprenant un air serein, il monta à cheval, et rejoignit le quartier-général.

Il ne s'occupa plus que des dispositions préparatoires de la bataille, qu'il ne voulut plus différer. Bernadotte venait de le joindre avec deux divisions d'infanterie; Soult en avait trois; le maréchal Lannes en avait deux; les grenadiers réunis, une forte; la garde à pied, une. Le maréchal Davout en avait une à portée; l'empereur avait, outre sa cavalerie légère, trois divisions de dragons, deux de cuirassiers, les deux régimens de carabiniers avec la garde à cheval.

Il fit apporter sur le terrain en abondance toute espèce de subsistances et de munitions de guerre, tirées des magasins de Brunn.

Nous étions au dernier jour de novembre 1805; le lendemain, 1er décembre, il plaça lui-même toutes les divisions de son armée; il connaissait son terrain aussi bien que les environs de Paris.

Le maréchal Davout[33] était à l'extrême droite, en échelons, sur la communication de Brunn à Vienne, par Nicolsbourg. Sa division de droite était commandée par le général Friant; c'était celle-là qui agissait avec nous.

Le maréchal Davout était séparé du corps du maréchal Soult par des étangs qui présentaient de longs défilés étroits, et d'une difficile communication.

Le maréchal Soult avait aussi la droite de la partie de l'armée qui était opposée à l'armée russe.

Sa division de droite était celle du général Legrand, qui joignait juste les étangs qui le séparaient du général Friant. À la gauche du général Legrand, était la division Saint-Hilaire, et à la gauche de celui-ci, celle du général Vandamme.

En deuxième ligne, derrière le maréchal Soult, était d'abord la division des grenadiers réunis, et à leur gauche les deux divisions du maréchal Bernadotte.

À gauche du maréchal Soult, sur une configuration de terrain un peu plus avancé, était le corps du maréchal Lannes, ayant sa première division (celle du général Caffarelli) à la droite du chemin d'Olmutz à Brunn, et sa deuxième division (celle du général Suchet) appuyée par sa droite au même chemin, et de sa gauche au centon.

L'infanterie de la garde était la réserve naturelle du maréchal Lannes. Comme le terrain à notre gauche paraissait offrir un grand développement, on jugea convenable de ne pas en éloigner la cavalerie; on mit d'abord la cavalerie légère à la droite du maréchal Lannes; elle n'y incommodait nullement le corps du maréchal Soult, qui se trouvait sur un vaste plateau, un peu en arrière et à droite.

Derrière la cavalerie légère, on plaça les dragons.

Les cuirassiers restèrent encore ce jour-là près du corps du maréchal
Soult avec la garde à cheval.

L'empereur passa sa journée entière à cheval, à voir lui-même son armée régiment par régiment. Il parla à la troupe; il vit tous les parcs, toutes les batteries légères; donna les instructions à tous les officiers et canonniers. Il alla ensuite visiter les ambulances et les moyens de transport pour les blessés.

Il revint dîner à son bivouac, et y fit appeler tous ses maréchaux: il les entretint de tout ce qu'ils devaient faire le lendemain, et de tout ce qu'il était possible que les ennemis entreprissent.

On aurait pu écrire un volume de tout ce qui sortit de son esprit dans ces vingt-quatre heures.

On avait vu dans toute l'après-midi l'armée russe arriver et prendre des positions très rapprochées de notre droite.

L'empereur était prêt dans les deux hypothèses, ou de recevoir l'attaque de l'ennemi, ou de l'attaquer lui-même.

Le soir, c'était le 1er décembre, il s'engagea à notre extrême droite un tiraillement qui se prolongea assez tard pour donner de l'inquiétude à l'empereur. Il avait déjà envoyé plusieurs fois savoir d'où il provenait; il me fit appeler et m'ordonna d'aller jusqu'à la communication entre la division du général Legrand et celle du général Friant, et de ne pas revenir sans connaître ce que faisaient les Russes, ajoutant que ce tiraillement devait couvrir quelque mouvement.

Je n'eus pas bien loin à aller; car, à peine arrivé à la droite de la division Legrand, je vis son avant-garde qui était repoussée d'un village placé au pied de la position des Russes, qui avaient voulu s'en emparer pour déboucher de là sur notre droite; la nature du terrain favorisait leur mouvement, qui était déjà commencé lorsque j'arrivai.

Il faisait un beau clair de lune; cependant ils ne continuèrent pas ce mouvement à cause de la nuit qui s'obscurcit bientôt: ils se contentèrent de s'amonceler sur ce point, de manière à se déployer rapidement à la pointe du jour.

Je revins à toutes jambes rapporter ce que j'avais vu; je trouvai l'empereur couché sur la paille et dormant profondément sous une baraque que les soldats lui avaient faite, si bien que je fus obligé de le secouer pour le réveiller. Je lui fis mon rapport; il me fit répéter, envoya chercher le maréchal Soult, et monta à cheval pour aller visiter lui-même toute sa ligne et voir le mouvement des Russes sur sa droite; il en approcha aussi près que possible. En revenant à travers les lignes du bivouac, il fut reconnu par les soldats, qui allumèrent spontanément des torches de paille: cela se communiqua d'un bout de l'armée à l'autre: dans un instant, il y eut une illumination générale, et des cris de vive l'empereur qui s'élevaient jusqu'aux nues.

L'empereur rentra très-tard, et quoiqu'il continuât à prendre du repos, il ne fut pas sans inquiétude sur ce que pourrait devenir le mouvement de sa droite pour le lendemain.

Il était éveillé et debout à la pointe du jour, pour faire prendre en silence les armes à toute l'armée.

Il y avait un brouillard très-épais, qui enveloppait tous nos bivouacs au point de ne pouvoir distinguer à dix pas. Il nous fut favorable, et nous donna le temps de nous disposer; cette armée avait été si bien dressée au camp de Boulogne, que l'on pouvait compter sur le bon état dans lequel chaque soldat tenait son armement et son équipage.

À mesure que le jour arrivait, le brouillard paraissait se disposer à remonter. Le silence jusqu'à l'extrémité de l'horizon était absolu; on n'eût jamais pensé qu'il y avait autant de monde et de foudres enveloppés dans ce petit espace.

L'empereur me renvoya encore à l'extrême droite pour observer le mouvement des Russes: ils commençaient à déboucher sur le général Legrand, comme j'arrivais près de lui; mais le brouillard empêchait de bien juger le mouvement.

Je revins en rendre compte. Il était à peu près sept heures du matin; le brouillard était déjà assez remonté pour que je n'eusse plus besoin de suivre la ligne des troupes pour ne pas m'égarer (on était à deux cents toises des Russes).

L'empereur voyait toute son armée, l'infanterie et la cavalerie formées en colonnes par divisions.

Tous les maréchaux étaient près de lui et le tourmentaient pour commencer: il résista à leurs instances jusqu'à ce que l'attaque des Russes se fût plus prononcée à sa droite; il avait fait dire au maréchal Davout d'appuyer le général Legrand, qui bientôt après fut attaqué et eut toute sa division engagée. Lorsque l'empereur jugea à la vivacité du feu que l'attaque était sérieuse, il fit partir tous les maréchaux et leur ordonna de commencer.

Cet ébranlement de toute l'armée à la fois eut quelque chose d'imposant; on entendait les commandemens des officiers particuliers. Elle marcha comme à la manœuvre jusqu'au pied de la position des Russes, en s'arrêtant parfois pour rectifier ses distances et ses directions. Le général Saint-Hilaire attaqua de front la position russe qu'on appelle dans le pays montagne du Pratzer. Il y soutint un feu de mousqueterie épouvantable, qui aurait ébranlé un autre que lui. Ce feu dura deux heures, il n'eut pas un bataillon qui ne fût déployé et engagé.

Le général Vandamme, qui avait eu un peu plus d'espace à parcourir pour joindre l'ennemi au feu, arriva sur la colonne, la culbuta, et fut maître de sa position et de son artillerie en un instant.

L'empereur fit de suite marcher une des divisions du maréchal Bernadotte derrière la division Vandamme, et une portion des grenadiers réunis derrière celle de Saint-Hilaire. Il envoya ordre au maréchal Lannes d'attaquer promptement et vivement la droite des ennemis, afin qu'elle ne vînt point au secours de leur gauche, qui se trouvait totalement engagée par le mouvement de l'empereur.

La portion de l'armée ennemie qui avait commencé son mouvement sur le général Legrand, voulut rétrograder et remonter le Pratzer; le général Legrand la suivit de si près, appuyé de la division Priant (du maréchal Davout), qu'elle fut forcée de combattre comme elle se trouvait placée, sans oser reculer ni avancer.

Le général Vandamme, dirigé par le maréchal Soult, et appuyé d'une division de Bernadotte, fit un changement de direction par le flanc droit pour attaquer, en les débordant, toutes les troupes qui étaient devant la division Saint-Hilaire.

Ce mouvement réussit pleinement, et les deux divisions, réunies sur le Pratzer même par ce mouvement, n'eurent plus besoin des secours de la division Bernadotte; elles firent un deuxième changement de direction par leur flanc droit, et descendirent du Pratzer pour attaquer en queue toutes les troupes qui étaient opposées au général Legrand. Ces troupes quittèrent, pour attaquer les Russes, la position d'où ceux-ci étaient descendus pendant la nuit précédente pour attaquer le général Legrand; elles avaient ainsi parcouru le demi-cercle complet.

L'empereur fit appuyer le mouvement par les grenadiers réunis et la division de la garde à pied; il eut un plein succès et décida la bataille.

Le général Vandamme, en commençant son premier changement de direction à droite, eut un échec. Le 4e régiment de ligne perdit une de ses aigles dans une charge de cavalerie exécutée sur lui par la garde russe; mais les chasseurs de la garde et les grenadiers de service près de l'empereur chargèrent si à propos, que cet accident n'eut pas de suites.

C'est après le deuxième changement de direction à droite de la même division Vandamme, alors en communication avec Saint-Hilaire, que l'empereur ordonna à celle des divisions de Bernadotte qui suivait le mouvement d'aller droit devant elle, et de ne plus suivre la direction de Vandamme. Cette division le fit; elle combattit l'infanterie de la garde russe, l'enfonça et la mena battant une bonne lieue; mais elle revint à sa position, on ne put savoir pourquoi. L'empereur, qui avait suivi le mouvement de la division Vandamme, fut fort étonné, en revenant le soir, de trouver cette division de Bernadotte sur la place d'où il l'avait lancée lui-même le matin. On va voir s'il avait lieu d'être mécontent du mouvement rétrograde de cette division.

La gauche de notre armée, sous les ordres du maréchal Lannes, et où était toute notre cavalerie, aux ordres du maréchal Murat, avait enfoncé et mis en fuite toute la droite de l'armée russe, qui, à la nuit tombante, prit la route d'Austerlitz pour se rallier aux débris de l'autre portion de cette armée que le maréchal Soult avait combattue. Si la division du maréchal Bernadotte eût continué à marcher encore une demi-heure, au lieu de revenir à sa première position, elle se serait trouvée à cheval sur la route d'Austerlitz à Hollitsch, où la droite de l'armée russe faisait sa retraite. En empêchant ce mouvement, elle complétait sa destruction.

Toute la journée fut une suite de manœuvres dont pas une ne manqua, et qui coupèrent l'armée russe, surprise dans un mouvement de flanc, en autant de tronçons qu'on lui présenta de têtes de colonnes pour l'attaquer.

Tout ce qui était descendu du Pratzer pour attaquer les généraux Legrand et Friant fut pris sur place, par le résultat des mouvemens des divisions Saint-Hilaire et Vandamme[34].

En résumé, il nous resta, avec le champ de bataille, cent pièces de canons et quarante-trois mille prisonniers de guerre, sans compter les blessés et les tués qui restèrent sur le terrain; il était difficile de voir une journée plus victorieuse et plus décisive.

L'empereur revint le soir tout le long de la ligne où les différens régimens de l'armée avaient combattu. Il était déjà nuit; il avait recommandé le silence à tout ce qui l'accompagnait, afin d'entendre les cris des blessés; il allait tout de suite de leur côté, mettait lui-même pied à terre, et leur faisait boire un verre d'eau-de-vie de la cantine qui le suivait toujours. Je fus avec lui toute cette nuit, pendant laquelle il resta fort tard sur le champ de bataille; l'escadron de son escorte l'y passa tout entière à ramasser des capotes russes sur les morts, pour en couvrir les blessés. Il fit lui-même allumer un grand feu auprès de chacun d'eux, envoya chercher partout un commissaire des guerres, et ne se retira point qu'il ne fût arrivé; et, lui ayant laissé un piquet de sa propre escorte, il lui enjoignit de ne pas quitter ces blessés qu'ils ne fussent tous à l'hôpital.

Ces braves gens le comblaient de bénédictions qui trouvaient bien mieux le chemin de son cœur que toutes les adulations des courtisans. C'est ainsi qu'il s'attachait le cœur de ses soldats, qui savaient que, quand ils étaient mal, ce n'était pas sa faute: aussi ne s'épargnaient-ils pas à son service.

La nuit était si noire, que nous avions été obligés de passer par Brunn, de sorte que le maréchal Davout reçut l'ordre tard, et ne put ce jour-là que réunir son corps et s'approcher à portée de reconnaître l'ennemi.

CHAPITRE XVII.

L'empereur d'Autriche demande une entrevue.—Motifs de Napoléon pour l'accepter.—Entrevue.—Mission dont je suis chargé près de l'empereur d'Autriche.—Ce souverain m'envoie au quartier-général de l'empereur de Russie.—Convention avec l'empereur Alexandre.—Opération du maréchal Davout après la bataille d'Austerlitz.

Nous étions au 3 décembre, lendemain de la bataille; il était déjà assez tard, lorsque le prince Jean de Lichtenstein arriva au château d'Austerlitz, chargé d'une commission de son maître pour l'empereur. Il fut assez long-temps avec lui, et s'en retourna; nous sûmes le soir qu'il était venu témoigner le désir d'une entrevue, que l'empereur avait acceptée.

Les empereurs d'Autriche et de Russie étaient dans une position délicate par la direction de retraite que les événemens de la journée du 2 les avaient forcés de faire prendre à leur armée. Ils n'avaient de point de passage sur leur marche que le pont de Göding à Hollitsch. Le corps du maréchal Davout se trouvait plus près de ce point que les débris des armées russe et autrichienne qui devaient s'y retirer, et les alliés croyaient le maréchal Davout beaucoup plus fort qu'il n'était réellement, en sorte qu'il ne leur restait de moyen de salut que l'entrevue qu'ils demandaient.

D'un autre côté, Davout ignorait encore les résultats de la journée du 2, et par conséquent l'état réel dans lequel les ennemis se trouvaient; néanmoins il faisait ses dispositions d'attaque, et essaya même de forcer les défilés qui le séparaient de Göding.

L'empereur Napoléon, qui était le seul qui connût l'état des choses, n'était pas sans inquiétude sur le résultat de l'attaque dont il avait chargé Davout, parce qu'il voyait bien qu'il était inférieur en force aux ennemis. Il ne regarda plus la retraite de ceux-ci comme impossible; dès-lors il considéra que les Prussiens étaient pressés d'entrer en lice, et qu'ils avaient une armée réunie à un corps russe à Breslau; en outre il avait su, par les dépêches interceptées de M. de Stadion, que l'archiduc Charles était arrivé sur le Danube, tandis que l'armée d'Italie, commandée par Masséna, était encore fort loin au-delà des Alpes-Juliennes: il n'était donc pas impossible que toutes ces armées réunies ne combinassent un mouvement, qui l'aurait obligé à courir de nouvelles chances qui pouvaient compromettre les succès d'Austerlitz. Dans cette situation, il accepta ce que la fortune lui présentait. Les alliés lui proposèrent une entrevue pour gagner du temps; dans le fait, l'empereur faisait un meilleur marché.

On peut ajouter qu'il n'y a nul doute que, si les empereurs de Russie et d'Autriche eussent reçu les dépêches de M. de Stadion, ils n'auraient pas demandé l'entrevue.

Le prince Jean revint le lendemain dans la matinée prendre les ordres de l'empereur, qui s'en rapporta à tout ce qu'il réglerait. Le 4, à neuf heures du matin, nous partîmes tous avec l'empereur et la garde à cheval, pour aller par la grande route d'Hollitsch à un moulin qui était devant les avant-postes de Bernadotte, à environ trois lieues d'Austerlitz: nous y arrivâmes les premiers; l'empereur fit faire des feux, et attendit. La garde à cheval se tint en bataille à deux cents pas en arrière.

L'on ne tarda pas à annoncer l'empereur d'Autriche, qui arriva en calèche, accompagné des princes Jean Lichtenstein, Maurice Lichtenstein, de Wurtemberg, de Schwartzemberg, et des généraux Kienmayer, Bubna et Stutterheim, ainsi que de deux officiers supérieurs de hulans. Il y avait avec l'empereur d'Autriche une escorte de cavalerie hongroise qui resta, ainsi que l'avait fait la nôtre, à environ deux cents pas du lieu où l'on se voyait.

L'empereur Napoléon, qui était à pied, alla à la rencontre de l'empereur d'Autriche, depuis le lieu où était le feu jusqu'à la calèche, et l'embrassa en l'abordant. Le prince Jean Lichtenstein descendit de la même voiture, et suivit l'empereur d'Autriche auprès du feu de l'empereur; il y resta pendant toute l'entrevue, comme le maréchal Berthier resta auprès de l'empereur. Toutes les autres personnes de la suite des deux souverains étaient ensemble près d'un même feu, qui n'était séparé de celui des empereurs que par le grand chemin. J'étais à ce feu; notre conversation ne roula que sur les événemens de la bataille, nous nous étudiâmes à ne rien dire qui pût choquer pour ces messieurs.

Je ne sais pas ce qui se dit au feu des empereurs, nous étions aussi curieux de l'apprendre que les Autrichiens qui étaient au même feu que nous; nous ne pûmes le pénétrer ni les uns ni les autres. Toutefois il nous parut qu'on y était d'une belle humeur; on y riait, ce qui nous parut à tous d'un bon augure. Effectivement, au bout d'une ou deux heures, les deux souverains se séparèrent en s'embrassant. Chacun de nous courut à son devoir, et j'entendis, en m'approchant, que l'empereur Napoléon disait à celui d'Autriche: «J'y consens, mais Votre Majesté me promet de ne plus me faire la guerre.—Non, je vous le jure, répondit l'empereur d'Autriche; et je tiendrai ma parole.»

Je ne sais à quelle occasion cela se disait; mais je l'ai entendu, et je le répète, parce que l'empereur me l'a souvent raconté depuis.

Le jour finissait, lorsque les deux empereurs se séparèrent et reprirent chacun le chemin de leurs armées respectives; nous suivîmes l'empereur, qui s'en allait au petit pas de son cheval, pensant à ce qu'il venait de dire et à ce qu'il voulait faire.

Il m'appela, et, sans me parler des antécédens, il me dit: «Courez après l'empereur d'Autriche; dites-lui que je vous ai chargé d'aller attendre à son quartier-général l'adhésion de l'empereur de Russie, en ce qui le concerne, à tout ce qui vient d'être conclu entre nous. Lorsque vous aurez cette adhésion, vous vous rendrez au corps d'armée du maréchal Davout, et vous arrêterez son mouvement en lui disant ce qui s'est passé.»

Ceci est trop important pour n'être pas bien circonstancié.

Je courus après l'empereur d'Autriche, et dès que je lui eus fait connaître ma mission, il me permit de l'accompagner à son quartier-général, qui était placé à peu de distance de là, dans un domaine à lui. Nous ne tardâmes pas à y arriver, et quoiqu'il ne fît pas encore très-nuit, je n'aperçus presque point de troupes, ce qui m'étonna beaucoup.

L'empereur soupa, et donna des ordres pour que je ne manquasse de rien; j'entendais parler dans la maison d'une affaire qui avait eu lieu le matin (ce ne pouvait être qu'avec le maréchal Davout). On avait été un moment inquiet de l'issue qu'elle pouvait avoir; mais on ajoutait qu'aussitôt que le général français (Davout) avait reçu la lettre de l'empereur Alexandre, il avait cessé l'attaque.

Tout cela était une énigme pour moi; et l'empereur Napoléon n'en savait pas davantage. Lorsqu'il était venu à l'entrevue qu'on lui avait demandée, il se doutait bien que le maréchal Davout attaquerait, mais comme l'on passait encore par Brunn pour communiquer avec lui, on ne pouvait pas en avoir de nouvelles si tôt.

Après le souper, l'empereur d'Autriche fit appeler le général Stutterheim, et lui donna ses ordres; puis me faisant introduire, il me dit d'accompagner ce général, qu'il envoyait à l'empereur de Russie; que je connaîtrais bien mieux la réponse qu'il ferait aux propositions dont il chargeait le général de Stutterheim de lui donner connaissance, et que de là je serais plus à portée de passer dans le corps d'armée du maréchal Davout, qui était très rapproché.

Je pris congé, et partis avec le général Stutterheim; nous allâmes à Göding, où tout était dans l'émoi et la confusion; les troupes russes pliaient bagage. Nous trouvâmes des sapeurs russes qui déjà détruisaient le pont; leurs troupes étaient encore sur la rive droite, le général Stutterheim fut obligé de les renvoyer. De Göding à Hollitsch il n'y a qu'une demi-lieue au plus: l'empereur de Russie y était arrivé la veille au soir, et quoiqu'il ne fût que quatre ou cinq heures du matin, il était déjà debout. Il était logé au château et avait avec lui le prince Czartorinski.

Il reçut d'abord le général Stutterheim, qui l'informa de tout ce qu'il avait vu, et s'acquitta de la mission qu'il avait reçue de l'empereur d'Autriche.

Je me rappelle que j'éprouvais un mouvement de méfiance en attendant au château d'Hollitsch le moment de voir l'empereur Alexandre. Je ne pouvais comprendre pourquoi l'empereur de Russie n'avait pas été à l'entrevue avec l'empereur d'Autriche; je me rappelais qu'il n'avait pas accepté celle que l'empereur lui avait proposée avant la bataille, prétextant, entre autres choses, que l'empereur d'Autriche était trop éloigné pour communiquer avec lui avant de se rendre à cette entrevue. Là ils étaient ensemble, lorsque l'empereur d'Autriche était venu voir l'empereur Napoléon; il avait de plus besoin de connaître ce qui aurait été conclu entre eux: s'il m'avait dit vrai, il désirait ardemment aplanir les difficultés, terminer tous les différends, et avec tout cela il n'était pas venu à l'entrevue. Il y avait laissé aller l'empereur d'Autriche tout seul.

J'en cherchai la cause et ne tardai pas long-temps à la trouver; je vais la dire tout à l'heure.

Le général de Stutterheim sortit du cabinet de l'empereur Alexandre; je fus introduit; il était à peine jour, et nous conversâmes à la bougie.

Alexandre parla le premier, et me dit: «Je suis bien aise de vous revoir dans une occasion aussi glorieuse pour vous: cette journée ne gâtera rien à toutes celles de la carrière militaire de votre maître. C'est la première bataille où je me trouve, et j'avoue que la rapidité de ses manœuvres n'a jamais laissé le temps de secourir aucun des points qu'il a successivement attaqués; partout vous étiez deux fois autant de monde que nous.»

Réponse. «Sire, Votre Majesté a été mal informée; car, en totalité, votre armée avait une supériorité numérique d'au moins vingt-cinq mille hommes sur la nôtre: en outre, nous avons trois divisions d'infanterie qui n'ont pas pris part à la bataille, nous n'en avons employé bien vivement que six d'infanterie. À la vérité, nous avons beaucoup manœuvré; la même division a combattu successivement dans différentes directions: c'est ce qui nous a multipliés pendant toute la journée. C'est l'art de la guerre: l'empereur, qui est à sa quarantième bataille, ne manque jamais à cela. Il pourrait encore, avec les troupes qui n'ont pas été engagées, faire une armée aussi forte que celle qui a donné avant-hier, et marcher contre l'archiduc Charles, si tout n'était pas terminé: du moins cela dépend de Votre Majesté.»

Alexandre. «De quoi s'agit-il?»

Réponse. «Sire, de savoir si Votre Majesté accepte les propositions qui la concernent, dans ce qui a été convenu hier entre l'empereur d'Autriche et l'empereur Napoléon.»

Alexandre. «Oui, je l'accepte; c'est pour le roi des Romains que je suis venu; il me dégage, il est content de ce qui lui est promis, je dois l'être aussi, puisque je ne formais point de vœux pour moi.»

Réponse. «L'empereur m'a chargé d'ajouter qu'il désirait que l'armée de Votre Majesté sortît des États autrichiens dans le plus bref délai, et par la route militaire la plus courte, en faisant chaque jour le chemin ordinaire que fait une troupe en marche.»

Alexandre. «Mais votre maître exige donc que je m'en aille bien vite; il est bien pressant.»

Réponse. «Non, sire; il ne demande pas que vous retourniez plus vite que vous n'êtes venu; mais comment prendre une autre règle pour se fixer, que d'admettre la route militaire et la distance d'étape, pour la marche de chaque jour? On ne le stipulerait même pas, que ce serait l'unité de mesure que l'on prendrait: il n'est donc pas déraisonnable d'en convenir d'avance.»

Alexandre. «Eh bien! soit, j'y consens; mais quelle garantie exige votre maître? et quelle garantie ai-je moi-même que, pendant que vous êtes ici, vos troupes ne font pas quelques mouvemens contre moi? suis-je en sûreté?»

Réponse. «L'empereur a prévu cette objection.»

Alexandre. «Eh bien! quelle garantie exige-t-il de moi?»

Réponse. «Il m'a chargé de demander à Votre Majesté sa parole, et m'a ordonné, aussitôt que je l'aurais reçue, de passer dans le corps d'armée du maréchal Davout pour suspendre son mouvement.»

Alexandre, avec un air de haute satisfaction. «Je vous la donne, et vais de suite me préparer à exécuter ce qui a été convenu.»

Il m'adressa un mot de compliment, en me disant: «Si quelque jour des circonstances plus heureuses vous mènent à Saint-Pétersbourg, j'espère vous en rendre le séjour agréable.»

J'étais bien loin de croire que cela arriverait aussitôt; Alexandre m'a bien tenu parole, comme on le verra.

Je le quittai, et revins avec M. Stutterheim repasser la Marche à Göding; nous fûmes obligés d'attendre que l'armée russe, qui se présentait à l'autre rive, eût repassé. Je mis pied à terre avec M. Stutterheim pour la compter; il ne passa pas plus de vingt-six mille hommes de toutes armes, sans canons ni caissons, beaucoup sans armes, le plus grand nombre sans havresacs[35], un très-grand nombre blessés, mais marchant courageusement à leur rang.

Après que l'armée russe eut défilé, on me laissa passer, et on détruisit le pont[36].

Aussitôt que nous fûmes de l'autre côté, nous rencontrâmes le général autrichien Meerfeld, qui nous fit conduire, quoique le jour commençât à peine, aux avant-postes du maréchal Davout.

Je ne fus pas peu surpris de le trouver aussi près, et l'on va voir ce qui s'était passé au corps de ce maréchal; ces détails sont de la plus exacte vérité. L'empereur d'Autriche avait raison de me dire qu'il n'était pas éloigné.

Je rendis d'abord au maréchal Davout tout ce qui le concernait, et j'arrivai à propos, car il allait commencer l'attaque. À la vérité, il n'avait plus de Russes devant lui, puisque je les avais vus repasser la Marche, il y avait deux heures, c'est-à-dire qu'ils la repassèrent le 5 depuis deux heures du matin jusqu'à quatre. Je viens aux opérations du maréchal Davout depuis la bataille.

Les deux divisions d'infanterie Gudin et Friant étaient réunies, ainsi qu'une division de dragons et de cavalerie légère; le maréchal lui-même, à la tête de tout cela, s'était approché de Göding dans la journée du 3, et le 4 il attaqua vivement le corps autrichien, qui, plus faible que lui, allait être obligé de lui abandonner le pont sur la Marche à Göding, dont il n'était plus qu'à une très-petite demi-lieue, ayant devant lui un défilé qui faisait toute la force des Autrichiens, et où ils avaient mis leur artillerie[37]. Néanmoins le maréchal allait forcer ce passage, lorsqu'on lui envoya un parlementaire pour avoir une suspension d'armes: il refusa et continua son attaque; un deuxième parlementaire arriva accompagné d'un officier russe, c'était pour faire la même demande; mais cette fois le général Meerfeld envoyait au maréchal Davout un billet que venait de lui écrire l'empereur Alexandre, sans doute d'après une convention faite entre ce souverain et le général Meerfeld. Ce billet était ainsi conçu:

«J'autorise le général Meerfeld à faire connaître au général français que les deux empereurs d'Allemagne et de France sont en ce moment en conférence, qu'il y a un armistice dans cette partie, et qu'il est en conséquence inutile de sacrifier plus de braves gens.»

«Le 4 décembre.

Signé ALEXANDRE.

Ce billet, qui est écrit au crayon, que j'ai lu entre les mains du maréchal Davout, est déposé à la secrétairerie d'État en France.

Le maréchal Davout, qui n'avait pas reçu d'avis du major-général, attribua ce retard au détour que l'on était obligé de faire par Brunn pour venir à lui: il crut devoir déférer à l'assurance positive de l'empereur Alexandre[38]; en conséquence, il suspendit son mouvement, et je le trouvai à la place où il était le 5 au matin, tandis que la veille, le maréchal Davout pouvait, en une demi-heure, être maître de Göding et du pont de la Marche, lorsque l'armée russe était encore à plus de deux ou trois lieues sur le chemin d'Austerlitz, en face de Bernadotte. C'est un moment où l'empereur d'Autriche se séparait de celui de Russie pour venir à l'entrevue, que le maréchal Davout menaça davantage de forcer Göding, la seule retraite des Russes; l'armée russe n'aurait jamais pu arriver à temps, et d'ailleurs les troupes de Bernadotte, en la voyant partir, l'eussent suivie. C'est dans cette position que l'empereur Alexandre crut devoir écrire ce billet, auquel le maréchal Davout, par respect pour le caractère du monarque, crut, de son côté, devoir ajouter foi, éloignant de lui l'idée d'un piége.

Mais en supposant que le maréchal Davout eût douté de la véracité du billet, malgré la présence de l'officier russe, qui paraissait n'avoir été joint au parlementaire que pour lui donner plus de force, et qu'il eût encore marché une demi-heure, je demande à tout militaire ce que serait devenue l'armée russe avec l'empereur de Russie, et ce qui serait arrivé, si, dans la journée du 3, au lieu d'avoir été engagée mal à propos sur la route d'Olmutz, notre cavalerie eût été de suite poussée sur Hollitsch. On aurait attaqué l'armée russe le 3 après midi; on l'aurait poussée sur le maréchal Davout; c'eût été une deuxième représentation d'Ulm, parce qu'alors il n'y aurait pas eu de parlementaire, ni de propositions d'entrevue: cela eût été rejeté comme ridicule.

Quand je revins l'apporter cela à l'empereur à Austerlitz, je repassai à l'avant-garde des Autrichiens, restés sur la rive gauche de la Marche. Le prince Maurice Lichtenstein s'y trouvait, M. Stutterheim était toujours avec moi; j'en touchai un mot à ces messieurs; le colonel du régiment des chevau-légers d'Aurelly était présent. Ils se mirent à sourire: je compris ce que cela signifiait. Je n'étais plus dupe, et il m'était suffisamment démontré pourquoi l'empereur de Russie n'était pas venu à l'entrevue, comme aussi pourquoi celui d'Autriche y était venu. Ils s'étaient partagé les deux rôles qui devaient les tirer d'embarras, et ils étaient loin de se douter qu'ils servaient à souhait l'empereur Napoléon.

CHAPITRE XVIII.

L'empereur s'établit à Brunn.—Gratifications aux blessés.—Départ pour Schœnbrunn.—Traité avec M. de Haugwitz.—Le roi de Prusse ne veut pas le reconnaître.—L'Autriche signe.—Partage des territoires.—Entrée des Russes à Naples.—Fâcheuses nouvelles venues de Paris.—Paix signée.—La jeune fille de Vienne.—La comtesse ***.—Départ de Vienne.—Arrivée à Munich.—Mariage du vice-roi avec la princesse Auguste de Bavière.—Départ pour Paris.

Lorsque j'entrai chez l'empereur, le maréchal Murat était dans son cabinet; il le bourra d'importance pour lui avoir fait perdre, par suite d'un faux rapport, quatre heures d'un temps précieux qu'il avait été obligé d'employer à ramener le mouvement commencé sur la route d'Olmutz; cet incident était le seul qui le contrariât, il était content de tout le reste.

Le prince Jean Lichtenstein revint le soir avec le général Bubna, et l'empereur alla s'établir à Brunn, où il leur fit dire de le suivre.

Il n'y resta que quelques jours, pendant lesquels il répartit son armée en cantonnemens, fit constater les pertes qu'elle avait éprouvées, envoya des aides-de-camp visiter les hôpitaux, et remettre de sa part un napoléon à chaque soldat blessé; il envoya une gratification de 3,000 fr. à chaque officier-général blessé, et successivement 2,000, 1,500, 1,000 et 500 fr. aux officiers des différens grades au-dessous qui se trouvaient dans le même cas. On juge aisément si ce secours leur était nécessaire, et s'ils bénirent la main qui le leur envoyait.

L'empereur donna plusieurs ordres relatifs à l'administration, et après avoir entretenu plusieurs fois le prince Lichtenstein, il partit pour Schœnbrunn, afin de pousser les conférences qui avaient lieu à Vienne pour la paix, et aussi pour voir où il en était avec la Prusse. Depuis plusieurs jours, M. de Haugwitz était près de M. de Talleyrand, mais ne lui disait rien; il devait s'entendre avec les envoyés des autres puissances, dont nous venions de déranger les calculs.

L'empereur traversa Vienne à la nuit, et alla droit à Schœnbrunn; ce fut le lendemain qu'il reçut M. de Haugwitz. Il ne lui fit d'abord aucun reproche, mais il lui laissa clairement voir qu'il n'était pas dupe des intentions dans lesquelles on l'avait envoyé près de lui. Il lui parla du passage de l'armée russe à Varsovie et de son arrivée à Breslau, où elle était encore[39]. Enfin, il lui demanda ce que signifiait cet autre corps russe qui était en Hanovre, communiquant par la Prusse avec la grande-armée.

L'empereur commençait à s'échauffer et à parler haut; nous l'entendions de la pièce voisine. Il disait: «Monsieur, est-ce une conduite franche, que celle de votre maître avec moi? Il serait plus honorable pour lui de m'avoir loyalement fait la guerre, quoique vous n'ayez aucun motif pour cela; vous eussiez au moins servi vos alliés, parce que j'y aurais regardé à deux fois avant de livrer bataille. Vous voulez être les alliés de tout le monde, cela n'est pas possible; il faut opter entre eux et moi. Si vous voulez aller vers ces messieurs, je ne m'y oppose pas; mais si vous restez avec moi, je veux de la sincérité, ou je me sépare de vous. Je préfère des ennemis francs à de faux amis. Si vos pouvoirs ne sont pas assez étendus pour traiter toutes ces questions-là, mettez-vous en règle: moi, je vais marcher sur mes ennemis, partout où ils se trouvent.»

Ce discours fut tenu avec beaucoup de chaleur; l'empereur traitait M. de Haugwitz du haut de la position où l'avait placé la victoire. Il ne doutait pas un instant que l'Autriche ne fît la paix; il voyait les Russes partis, l'armée française pouvait, en quelques marches, tourner toute la monarchie prussienne: il n'était donc pas à penser que les Prussiens choisiraient ce moment pour faire la guerre. Aussi traita-t-il M. de Haugwitz avec sévérité.

Le cabinet de Berlin n'avait pas pu prévoir la position dans laquelle se trouvait alors son ministre: aussi M. de Haugwitz n'avait-il reçu que la mission de déclarer l'alliance de son pays avec les Russes; mais voyant l'état des affaires de ceux-ci, et les termes précis de l'empereur, il prit sur lui de conclure un arrangement qu'il se flattait de faire agréer par le roi à son retour à Berlin. L'empereur, de son coté, sachant bien tout ce que cet arrangement avait d'éventuel, y avait fait insérer tout ce qui pouvait convenir à la politique des deux pays, espérant, comme M. de Haugwitz, qu'il serait ratifié d'autant mieux, qu'il était dans l'intérêt de la Prusse. En conséquence, le traité qui fut conclu donnait à la Prusse le Hanovre en échange des margraviats.

Pendant que M. de Haugwitz signait ce traité à Vienne avec l'empereur, M. de Hardenberg, qui était à Berlin, et qui ignorait les événemens d'Austerlitz, à plus forte raison la mission qu'avait prise sur lui M. de Haugwitz, en signait un autre à Berlin avec l'ambassadeur d'Angleterre.

Il envoya le colonel Pfuhl à Vienne porter à M. de Haugwitz la nouvelle de ce traité. En se rendant à Vienne, celui-ci rencontra en Silésie M. de Haugwitz, qui se rendait à Berlin avec le traité conclu à Vienne, qu'il portait à la ratification du roi. Il emmena le colonel Pfuhl avec lui, pensant bien que, si le traité n'était pas ratifié, le roi de Prusse serait toujours à temps d'envoyer à Napoléon les nouvelles stipulations.

En arrivant à Berlin, les espérances de M. de Haugwitz furent déçues: le roi de Prusse lui témoigna hautement son mécontentement de ce qu'il avait fait.

Il assembla un conseil; jamais position n'avait été plus délicate. Il y aurait eu de la déraison à faire la guerre, dans l'état où étaient les armées victorieuses, comme je viens de l'indiquer plus haut, et il ne pouvait pas abandonner ses alliés, avec lesquels il venait de contracter. La discussion s'échauffa, et on ne voulait pas accepter le Hanovre sans la ratification de l'Angleterre: on crut avoir trouvé un moyen terme en l'acceptant, et le faisant occuper comme dépôt jusqu'à la paix. Voilà ce qui se passait à Berlin avant que l'empereur eût quitté Vienne pour retourner à Paris.

Les Russes étant partis, et n'ayant point de rapports avec nous, les Autrichiens restèrent seuls chargés de leurs propres intérêts; ils firent une paix analogue à la mauvaise situation de leurs affaires. Ils perdirent les anciens États vénitiens, qui furent réunis au royaume d'Italie. Ils durent céder à la Bavière le Tyrol et le pays de Salzbourg, avec quelques autres pays en Souabe, entre autres les biens de l'ordre Teutonique, Guntzbourg, etc.

La maison d'Autriche perdit en outre le Brisgaw, qu'avait eu le grand-duc de Toscane dans des transactions antérieures; mais comme l'empereur Napoléon affectionnait particulièrement ce prince, il lui fit céder par la Bavière le pays de Wurtzbourg.

Il y eut également des compensations de territoire entre la Bavière, le Wurtemberg et le pays de Baden, qui acquirent tous une étendue de puissance égale à la moitié de celle qu'ils avaient auparavant.

L'empereur fit reconnaître, par le même traité de paix, les électeurs de Bavière et de Wurtemberg comme rois, et le margrave de Baden comme grand-duc.

Malgré la répugnance de l'Autriche, il fallut signer ce traité de paix désastreux.

L'empereur n'avait plus rien à faire à Vienne; il avait espéré traiter avec les Russes: pour cela, il avait écrit de Brunn, après la bataille, à l'empereur de Russie. Ce fut le général Junot[40] qu'il envoya porter sa lettre; mais quand Junot arriva à l'armée russe, l'empereur Alexandre était parti pour Saint-Pétersbourg; le général ne jugea pas qu'il dût courir après lui, et revint rapporter sa lettre à l'empereur, qui était déjà de retour à Vienne. Il y a lieu de croire que, s'il avait osé aller jusqu'à Saint-Pétersbourg, la paix se serait faite cette année. Peut-être que l'Angleterre l'eût faite aussi, ne voyant plus de moyen de nous susciter la guerre; on peut au moins, le penser, et alors que de maux on eût évités! Le destin en avait ordonné autrement. L'empereur reçut, avant de partir de Vienne, la nouvelle de l'entrée des Russes à Naples, conjointement avec quelques Anglais.

Il fit sur-le-champ des dispositions pour y faire marcher des troupes. Il avait une ancienne haine contre la reine de Naples; il avait eu maintes fois l'occasion de se plaindre d'elle, et en recevant cette nouvelle, il nous dit: «Ah! pour celle-là, cela ne m'étonne pas; mais aussi, gare si j'entre à Naples: elle n'y mettra plus les pieds.»

Il envoya de l'état-major de la grande armée de quoi composer celui de l'armée qui allait se réunir aux frontières de Naples, et donna ordre au prince Joseph, son frère[41], qu'il avait laissé à Paris, d'aller se mettre à la tête de cette armée. Il reçut aussi à Vienne une nouvelle fâcheuse de Paris, laquelle était sans doute exagérée; mais, quand bien même elle l'eût été, c'était toujours quelque chose de fort mauvais.

Le bulletin de la bataille d'Austerlitz, qui avait été lu dans toute l'Allemagne avec une extrême avidité, semblait devoir produire le même effet en France. Effectivement il y excita l'enthousiasme; cependant il s'était manifesté à Paris une grande inquiétude sur le sort de la banque, et dans très-peu de temps la peur se communiqua si rapidement, que l'on se porta en foule au change des billets; elle ne put satisfaire tout ce qui se présentait à la fois. On crut qu'elle éprouvait des embarras d'argent, et la foule devint encore plus grande. L'agiotage s'en mêla; on vendit les billets comme les autres effets publics, et ils perdirent jusqu'à 70 francs pour 1,000.

Les fonds publics se ressentirent un peu de cet état de choses, qui donna de l'inquiétude à l'empereur. À cela se joignit un autre incident dont je vais rendre compte.

Un officieux de Paris écrivit à quelqu'un qui avait la facilité de voir souvent l'empereur, et lui dénonça une fraude du trésor public, qui avait déjà souscrit pour 80,000,000 de rescriptions des receveurs-généraux, à prélever sur les revenus de 1806; or, nous étions au mois de décembre 1805.

On en conclut que l'empereur dépensait les revenus de l'État par anticipation; cela contribua encore à faire baisser les effets publics. Toutes ces nouvelles lui donnaient de l'humeur et lui faisaient désirer ardemment de terminer à Vienne, pour aller voir à Paris la cause de ce désordre.

Il pressa tant pour la paix, qui ne tenait plus qu'à quelques difficultés de contributions, qu'enfin elle fut signée; il la ratifia le même soir, et partit le lendemain.

Avant de quitter Vienne, il se passa une anecdote que je dois raconter ici.

On a beaucoup parlé d'un goût décidé de l'empereur pour les femmes: il n'était pas dominant chez lui. Il les aimait, mais savait les respecter, et j'ai été témoin de la délicatesse de ses rapports avec elles, lorsque ses longues absences le mettaient dans le cas où étaient tous les officiers de son armée.

Pendant le séjour qu'il fit à Vienne, entre la bataille d'Austerlitz et la signature de la paix, il eut occasion de remarquer une jeune personne qui lui plut. Le hasard fit qu'elle-même s'était monté la tête pour l'empereur, et qu'elle accepta la proposition qui lui fut faite, d'aller un soir au château de Schœnbrunn. Elle ne parlait qu'allemand et italien; mais l'empereur parlait lui-même cette dernière langue, la connaissance marcha rapidement. Il fut fort étonné d'apprendre de cette jeune personne qu'elle appartenait à des parens respectables, et qu'en venant le voir, elle était dominée par une admiration qui avait fait naître dans son cœur un sentiment qu'elle n'avait jamais connu ni éprouvé pour qui que ce fût. Le fait, quoique rare, fut reconnu exact; l'empereur respecta l'innocence de cette jeune demoiselle, la fit reconduire chez elle, fit prendre soin de son établissement et la dota.

Il aimait beaucoup la conversation d'une femme spirituelle; il la préférait à tous les genres de délassemens. Peu de jours après l'aventure que je viens de citer, arriva celle-ci:

Un agent français, qui habitait Vienne, avait eu occasion d'y distinguer une certaine comtesse à laquelle, disait-on, un ambassadeur d'Angleterre (lord Paget) avait adressé des hommages. Il était difficile de rencontrer une femme plus séduisante que cette comtesse, qui, du reste, portait l'amour de son pays jusqu'à l'exaltation. L'agent se mit dans la tête de la décider à aller voir l'empereur, en lui faisant insinuer que la proposition lui en était faite par l'ordre de ce souverain lui-même, qui cependant n'y pensait pas.

Un officier de la cavalerie de police de la ville de Vienne, qui connaissait cette comtesse, fut chargé de lui parler. Celle-ci écouta la proposition qui lui était faite un matin pour avoir son exécution le soir; elle ne se décida pas d'abord, et demanda la journée pour réfléchir, ajoutant qu'elle voulait être assurée si c'était bien par l'ordre de l'empereur qu'on était venu lui faire cette ouverture.

Le soir, la voiture étant prête au lieu du rendez-vous où l'officier viennois devait prendre la comtesse pour la remettre à quelqu'un qui devait l'accompagner à Schœnbrunn, il alla la voir; elle lui dit qu'elle n'avait pu se décider pour ce jour-là, mais qu'elle engageait sa parole de ne pas y manquer le lendemain, et que, dans l'après-midi, il pouvait venir chercher sa réponse, quelle avait pris son parti.

La voiture fut recommandée pour le lendemain à la même heure. L'officier viennois, qui craignait un autre caprice, ne manqua pas le lendemain de se rendre chez la belle. Il la trouva toute résolue, elle avait mis ordre à ses affaires comme pour faire un long voyage, et elle lui dit d'un air décidé en le tutoyant: «Tu peux venir me chercher ce soir, j'irai le voir, tu peux y compter. Hier j'avais des affaires à régler, maintenant je suis prête. Si tu es bon Autrichien, je le verrai; tu sais combien il a fait de mal à notre pays! Eh bien! ce soir, je le vengerai; ne manque pas de venir me chercher.»

Une pareille confidence effraya l'officier, qui ne voulut pas en courir la responsabilité; il vint de suite en faire part: on le récompensa. On n'envoya point la voiture au lieu du rendez-vous, et la comtesse évita l'occasion d'acquérir une célébrité qui aurait sans doute flétri sa réputation de femme gracieuse.

Cette aventure eut lieu la veille du jour où l'empereur partit de
Schœnbrunn pour Paris.

Les Autrichiens, pour premier paiement des contributions, furent obligés de nous céder le montant des subsides qu'ils devaient recevoir d'Angleterre; ils les attendaient justement dans le moment, ils donnèrent ordre à Hambourg que, quand ils arriveraient, on les passât à l'ordre du ministre de France. C'était alors M. Bourienne, que l'empereur avait consenti à réemployer: il reçut les subsides anglais destinés à l'Autriche, et les envoya à Paris.

Quelques jours avant de partir de Vienne, l'archiduc Charles avait demandé à l'empereur une entrevue. Je ne sais pourquoi l'archiduc ne vint pas à Schœnbrunn, mais l'entrevue eut lieu à un rendez-vous de chasse appelé la Vénerie, sur la route de Vienne à Bukersdorf. L'empereur y était allé comme pour chasser; l'archiduc y vint avec deux officiers seulement; ils s'entretinrent long-temps seuls dans une chambre du pavillon de chasse. Nous revînmes assez tard à Schœnbrunn. L'empereur faisait un cas particulier de l'archiduc Charles; il l'estimait beaucoup et lui était attaché.

L'empereur partit de Vienne; pour arriver à Munich, il passa par Scharding et Passau, où il rencontra le général Lauriston, qui revenait de Cadix; il l'envoya comme gouverneur à Venise. Il arriva à Munich pendant la nuit, quelques jours avant le nouvel an de 1806. L'impératrice y était arrivée par son ordre depuis quinze jours; elle était auparavant à Strasbourg[42].

La princesse Caroline y était aussi. Il y eut à la cour de Bavière, comme on le peut croire, une belle joie; non seulement le pays avait été sauvé, mais presque doublé, et les troupes bavaroises n'avaient pas été engagées, c'est-à-dire qu'elles n'avaient éprouvé que de légères pertes: aussi nous témoigna-t-on un grand plaisir de nous voir, et nous y fit-on toute espèce de bon accueil.

C'est à Munich que nous commençâmes à apercevoir ce dont nous n'avions encore entendu parler que vaguement.

On envoya par le Tyrol un courrier qui porta l'ordre au vice-roi d'Italie de venir de suite à Munich; effectivement cinq jours après il arriva. On ne dissimula plus alors son mariage avec la princesse Auguste de Bavière, née de la première femme du roi de Bavière, lorsqu'il n'était encore que prince des Deux-Ponts. L'on aimait beaucoup le vice-roi, et l'on témoigna le plus sensible plaisir de le voir unir sa destinée à celle d'une princesse qui était aussi bonne et aussi belle que l'était la princesse Auguste.

La cérémonie religieuse fut faite par le prince primat d'Allemagne, ancien électeur de Mayence.

Le mariage fut célébré à Munich; il y eut à cette occasion les fêtes d'usage; elles durèrent une semaine entière, après quoi l'empereur revint à Paris. Le vice-roi passa encore quelque temps à Munich, puis s'en retourna à Milan.

CHAPITRE XIX.

Nouvelle armée réunie à Strasbourg.—Mariage du prince héréditaire de Bade avec mademoiselle de Beauharnais.—Arrivée de l'empereur à Paris.—Causes du discrédit public.—M. Mollien remplace M. de Barbé-Marbois.—Compagnie des vivres.—Destitution d'agens du trésor.—Séquestre sur les biens des membres de la compagnie des vivres.—Leur emprisonnement.—M. Ouvrard.—Service des vivres mis en régie.—Résultat déplorable de cette administration.

L'empereur s'arrêta un jour à Augsbourg, un autre à Stuttgard, et vint passer deux ou trois jours à la cour de Bade. Il voyagea depuis Munich dans la même voiture que l'impératrice. Nous apprîmes à Carlsruhe que le mariage du prince héréditaire de Bade avec mademoiselle de Beauharnais avait été arrêté. Dès avant l'ouverture de la campagne, l'on avait parlé d'un projet de mariage de ce prince avec la princesse Auguste de Bavière. L'empereur, pour savoir la vérité, avait envoyé à Bade, pendant la saison des eaux, M. Thiars, pour être informé d'une manière précise de ce projet, et pour le traverser; ses ordres furent exécutés avec beaucoup d'exactitude et d'esprit.

Tout étant réglé avec la cour de Bade, l'empereur vint à Strasbourg, où il trouva une nouvelle armée; ceci a besoin d'être expliqué.

Lorsqu'il se vit attaqué à l'improviste par une aussi forte partie, et que la Prusse avait avec lui un langage équivoque, il craignit que la guerre ne traînât en longueur. Il appela une conscription qui se rassembla à Strasbourg et à Mayence; elle était déjà habillée et équipée, et offrait des troupes de belle apparence. Outre cela, les gardes nationales des départemens frontières avaient été réunies. Ces corps, joints à la conscription, formaient une très-belle armée.

Cette conscription était la seconde qu'on levait depuis la rupture du traité d'Amiens; elle était, ainsi qu'avait été la première, composée d'hommes superbes.

L'empereur ne resta que peu de jours à Strasbourg; il arriva à Paris vers cinq heures du soir, à la fin du mois de janvier.

Il envoya quérir tout en arrivant l'archichancelier et le ministre des finances, dans la sagesse desquels il avait beaucoup de confiance: il voulait être éclairé sur les causes du discrédit des effets publics; il n'ajoutait aucune foi à tous les rapports que lui avait envoyés la police, qui lui disait que c'était le faubourg Saint-Germain qui avait fait circuler de mauvais bruits, et qui avait mis en doute les succès de l'armée.

L'empereur força le ministre de s'expliquer, et de désigner les coupables, qu'il devait connaître; M. Fouché, pour se tirer d'affaire, fit une liste de quinze personnes du faubourg Saint-Germain, qu'il présenta à l'empereur comme attisant l'esprit de la société. La conséquence naturelle fut de les exiler. Ce sont les premiers qui l'aient été, et ils le doivent au ministre de la police; l'ordre en fut envoyé de Munich.

Le fait du discrédit public était réel; l'empereur voulut en connaître les causes que je vais détailler: il commença par envoyer chercher le ministre du trésor public, M. de Barbé-Marbois. Ce ministre avait peu de choses à alléguer pour sa défense; sa probité le mettait à l'abri du soupçon, mais il avait été tellement la dupe de quelques mauvaises spéculations, que l'empereur ne voulut plus lui laisser la direction de l'emploi des fonds publics: il le remplaça par M. Mollien, qui était directeur de la caisse d'amortissement.

L'émission des 80,000,000 d'effets de receveurs-généraux avait effectivement eu lieu; c'était une opération entreprise pour favoriser des spéculations particulières.

La compagnie des vivres, qui avait le marché pour la fourniture du pain aux troupes de terre et de mer dans tout l'empire, ainsi que l'approvisionnement des grains, était composée de riches capitalistes, habiles dans cette sorte de commerce; ils y étaient nés, et l'avaient fait toute leur vie.

Leurs affaires étaient immenses; ils rendirent de grands services à l'État dans des temps de disette.

Pour leurs paiemens, ils avaient affaire à deux et trois ministères, celui de la guerre, celui de la marine et celui de l'intérieur, de sorte que, s'ils parvenaient à être soldés exactement, ce ne pouvait être qu'après beaucoup de lenteurs.

Pendant le séjour de la flotte espagnole à Brest, le gouvernement de Charles IV traita avec cette compagnie pour la fourniture complète des rations de vivres aux troupes et aux équipages qui étaient à bord de ses vaisseaux. Cela mit ces entrepreneurs dans le cas d'envoyer l'un d'eux à Madrid, pour régler avec le gouvernement espagnol ce qui était dû à leur compagnie; ce fut M. Ouvrard qui fut chargé de l'opération. À Madrid, il eut nécessairement affaire avec le prince de la Paix, qui gouvernait toutes les branches d'administration de ce pays.

Le prince de la Paix, non seulement régla les comptes de cette compagnie, mais lui proposa de se charger pour l'Espagne du service qu'elle faisait en France, c'est-à-dire des approvisionnemens de blé, ainsi que de la fourniture des vivres aux armées de terre et de mer. La compagnie accepta, moyennant que le gouvernement espagnol se chargerait d'obtenir du gouvernement français la sortie des grains dont elle aurait infailliblement besoin pour faire son service. Cette demande fut négociée officiellement et obtenue. Quant aux paiemens, le prince de la Paix déclara à M. Ouvrard qu'il ne pouvait lui donner que des valeurs en inscriptions sur le Mexique, qu'il fallait qu'il se chargeât de les négocier et d'aller les faire toucher sur les lieux. M. Ouvrard non seulement accepta les valeurs qui pourraient être dues à sa compagnie pour paiement de ses fournitures, mais, de plus, se chargea de faire venir en Europe le montant de tout ce que le gouvernement espagnol pourrait avoir de valeurs à faire escompter par année au Mexique. C'était assurément le plus grand service que l'on pût rendre au gouvernement espagnol; aussi l'accepta-t-il d'autant plus volontiers, que M. Ouvrard, par son opération, faisait hausser le cours de ces valeurs. L'opération était immense, et tout-à-fait étrangère à la compagnie des vivres.

Dans son projet, M. Ouvrard faisait aborder des navires américains à la Vera-Cruz, pour y transporter ce que les colonies espagnoles étaient dans l'usage de recevoir chaque année de leur métropole. Ces mêmes navires faisaient escompter les valeurs aux caisses du roi, et revenaient en Amérique.

Le montant en était employé en denrées, ou même était envoyé en espèces à Londres, d'où il était expédié de la même manière à Amsterdam et Paris.

Jamais on n'avait vu d'entreprise menée de si loin avec autant de hardiesse et d'habileté. M. Ouvrard avait une chaîne de correspondans et d'agens depuis Madrid, Paris, Amsterdam et Londres jusqu'à Philadelphie, Vera-Cruz et Mexico. Rien ne s'opposait plus à la réussite de cette vaste opération, lorsque l'affaire de M. de Barbé-Marbois vint la faire échouer.

Pendant que M. Ouvrard s'occupait de régler tout ce qui assurait le succès de cette seconde entreprise, ses co-associés se mettaient en mesure de faire face aux besoins du service qu'ils avaient à faire en Espagne. La première chose dont ils eurent besoin fut des capitaux; les leurs étaient employés à faire le service des vivres en France, il fallut en créer de nouveaux pour celui d'Espagne.

La seconde opération de M. Ouvrard devait en procurer d'énormes, mais encore fallait-il le temps d'atteindre l'Amérique et d'en revenir; son opération devait, toutes compensations de commerce faites et frais déduits, rapporter un bénéfice net de plus de 20,000,000 de francs par année. Il était encore en Espagne pour cet objet, lorsque ses co-associés imaginèrent, pour se créer des capitaux, d'intéresser dans leur affaire le secrétaire-général de M. de Barbé-Marbois; ils la lui exposèrent et agirent si bien, qu'il leur donna tout l'appui qu'ils sollicitaient. Il leur fit signer par son ministre 80,000,000 d'effets sur l'exercice de 1806.

Malheureusement, dans un pays dont le gouvernement est en mouvement continuel, les opérations du trésor et les mouvemens d'argent sont le sujet constant de toutes les observations. Aussitôt qu'une opération sort de l'ordre accoutumé, les conjectures commencent, et la méfiance les suit.

Malgré les précautions qu'avait prises le secrétaire-général, l'affaire transpira, parce que l'on avait mis en négociation une partie de ces 80,000,000 de papiers pour en faire les capitaux dont on avait besoin. On prit l'alarme, chacun voulut être remboursé; la banque ne put faire face aux demandes, et le désordre fut à son comble. L'empereur, qui avait son carnet de distribution, avait d'abord attribué à quelque erreur la différence qu'il présentait. Il avait fait faire des recherches, s'était assuré que l'émission était véritable, et avait vu avec effroi la cruelle situation où il se fût trouvé si la fortune lui eût été contraire. Battu au fond de la Moravie, privé par une imprudence inconcevable des ressources sur lesquelles il devait compter, il eût été hors d'état de réparer ses pertes, et sa ruine était consommée dès cette époque.

La méprise était trop grave. Le ministre persistait cependant à la défendre; l'empereur lui retira, comme je l'ai dit, le portefeuille, et destitua tous les agens du trésor public qui, ayant eu part à cette affaire, avaient contribué à tromper la religion de leur chef.

Il fit rentrer au trésor celles des traites qui étaient encore dans les mains des fournisseurs, et comme il y en avait déjà une bonne partie en circulation, on mit le séquestre sur leurs biens; on suspendit les paiemens qu'ils poursuivaient dans les différens ministères; enfin on apposa le séquestre sur leurs approvisionnemens. Ces mesures jetèrent l'alarme parmi les bailleurs de fonds. Ils vinrent reprendre leurs capitaux, le discrédit augmenta, et la compagnie fut obligée de se constituer en faillite.

Les fournisseurs ne purent faire face aux réclamations du gouvernement; on les incarcéra, et on n'en eut pas beaucoup davantage. Quelques-uns se saignèrent; mais la plupart souffrirent sans vouloir payer.

M. Ouvrard arriva d'Espagne sur ces entrefaites. L'empereur le fit questionner sur son entreprise; il le manda: M. Ouvrard la lui expliqua et en fut durement traité. Ainsi constituée en faillite, la compagnie ne put donner suite à son opération. Il était fâcheux qu'elle n'eût pu la mener à fin sans enlacer le trésor dans ses piéges; car l'entreprise en elle-même était dans l'intérêt public. Nous gagnions à voir cesser le dépérissement où était l'Espagne faute d'argent, et non seulement la France n'y perdait rien, mais les immenses bénéfices quelle devait produire étaient acquis par des capitalistes français, indépendamment de tous ceux qu'auraient faits une foule de gens d'affaires, qui auraient pris part au mouvement que cette singulière entreprise aurait occasionné. Mais conçue sur une surprise comme elle l'était, elle fut fatale à l'État qu'elle pouvait conduire à sa perte, et auquel elle coûta du temps, des négociations et des sommes considérables. Encore ne parvint-il qu'avec peine à réaliser les valeurs qu'il avait été obligé de prendre pour couvrir les traites qui avaient été mises en circulation.

La compagnie des vivres une fois culbutée, il fallut lui substituer un autre mode d'approvisionnement; on proposa à l'empereur de mettre le service en régie, en gardant tous les employés de la compagnie avec ses établissemens. C'était lestement décider une question qui se débattra encore long-temps. Ainsi on démontra à l'empereur qu'en mettant un conseiller d'État avec des auditeurs à la tête de la régie, cette administration allait marcher toute seule, et que de plus on ferait de grands bénéfices. On tomba dans une lourde erreur. Le conseiller d'État qui succéda à la compagnie des vivres fut M. Maret, frère du ministre: c'était un homme fort probe, extrêmement zélé; mais nous allons voir le résultat de son administration.

Tant que durèrent les approvisionnemens de la compagnie, cela marcha naturellement bien; il y eut même quelques broutilles d'économie sur les cuissons, le chauffage et les consommations; on crut avoir fait des miracles.

Mais arriva la fin des approvisionnemens: comment les remplacer? Il fallut de l'argent. M. Maret, comme agent du gouvernement, ne put pas avoir de crédit, il n'était pas saisissable; il fallut donc recourir à l'empereur, qui, avant de donner de l'argent, voulut savoir en quelles mains il tomberait. On ne se servait plus que d'auditeurs; on en avait pourvu les administrations. Voilà donc les auditeurs partis pour tous les grands marchés de grains. En les voyant arriver sur le marché, tout le monde les devinait; on savait bien que ces messieurs n'étaient pas marchands de blé, et que c'était pour le gouvernement qu'ils achetaient; alors on les faisait payer en conséquence.

Tel de ces messieurs, qui n'avait étudié qu'en droit public, ne savait pas ce que c'était qu'un moulin ni du blé, et cependant on crut que ces jeunes gens soigneraient mieux les intérêts de l'administration, et économiseraient mieux l'argent du gouvernement, dont leur intérêt particulier était tout-à-fait détaché, que les agens de la compagnie des vivres ne soignaient des affaires qui étaient uniquement les leurs, et économisaient un argent qui leur appartenait.

L'empereur ne tarda pas à soupçonner qu'on lui avait fait faire une faute, surtout lorsque le résultat de l'administration de la régie fut qu'à la fin de l'année, il lui en avait coûté jusqu'à 10,000,000 de plus que ne dépensait la compagnie, quoiqu'il eût été obligé de fournir les fonds d'avance à la régie. Lors de la disette de 1811, cette régie manqua de nous devenir funeste, et l'on fut obligé d'avoir recours à l'habileté de quelques anciens membres de la compagnie; aussi l'empereur allait-il la renvoyer et recréer la compagnie des vivres, lorsqu'il fut obligé de porter ses soins ailleurs.

Tels sont à peu près tous les changemens notables qui eurent lieu dans l'administration.

CHAPITRE XX.

Occupation du royaume de Naples.—Distribution de faveurs.—Mariage du prince de Bade.—Joseph roi de Naples.—Louis roi de Hollande.—Le général Sébastiani envoyé à Constantinople.—Mort de Pitt; Fox lui succède.—Ouvertures faites à l'Angleterre.—Arrivée de lord Lauderdale à Paris.—Mouvemens des autres ministres étrangers.—Nouvelles discussions avec la Prusse.—Lucchesini.—Situation respective de la Prusse et de la France.—Le grand-duc de Berg.—Armemens de la Prusse.—M. de Talleyrand poursuit les négociations avec l'Angleterre.

M. Chaptal[43] avait été, long-temps avant la campagne, remplacé au ministère de l'intérieur par M. de Champagny, qui était notre ambassadeur à Vienne. Après la paix de Lunéville, M. de Talleyrand ne tarda pas à arriver de Vienne.

Peu après le retour de l'empereur, on apprit l'occupation du royaume de Naples par nos troupes. Le reste de l'hiver se passa en fêtes et en plaisirs.

L'empereur donna au maréchal Murat l'investiture du grand duché de Berg, que la Bavière cédait à la France moyennant d'autres pays. Il donna à M. de Talleyrand la principauté de Bénévent dans le royaume de Naples, et au maréchal Bernadotte celle de Ponte-Corvo dans le même pays; ce qui surprit un peu: on ne croyait pas qu'il fût disposé à commencer la distribution des faveurs par ce maréchal.

Le prince de Bade vint à Paris contracter son mariage, qui fut célébré dans la chapelle des Tuileries. Le prince héréditaire de Bavière était aussi à Paris depuis le 10 février. Il y eut à cette occasion des fêtes magnifiques données dans l'intérieur du château des Tuileries. Les dames de la cour y exécutèrent des danses de caractère; elles étaient pour la plupart fort jeunes et fort belles, de sorte que les fêtes avaient, indépendamment de leur éclat, toute l'élégance et la grâce d'un spectacle enchanté. Ce même hiver, l'empereur se décida à poser la couronne de Naples sur la tête de son frère Joseph. Une députation de douze sénateurs alla lui en porter l'investiture; il s'était rendu à la tête de l'armée qui avait marché contre ce pays et venait de l'occuper. L'empereur se détermina aussi à faire changer en Hollande la forme du gouvernement électif contre la forme monarchique, et le choix des notables du pays (qui, je crois, étaient à nous) se porta sur le prince Louis, frère de l'empereur, à qui on offrit la couronne.

Il est exactement vrai que le prince Louis ne s'en souciait pas le moins du monde; on fut obligé de faire violence à ses goûts de retraite, pour la lui faire accepter.

Ainsi la bataille d'Austerlitz avait mis trois rois de plus en Europe et avait renversé la dynastie de Naples.

Vers le printemps de 1806, la position politique extérieure était encore en expectative: les Russes n'avaient rien fait dire; l'Autriche avait mal exécuté les conditions stipulées à Vienne, comme on le verra plus bas; la position vis-à-vis de l'Angleterre était toujours la même. L'empereur prévit dès-lors tout ce qu'il aurait incessamment à faire, et il songea à prendre une position forte à Constantinople. Il y envoya, comme son ambassadeur, le général Sébastiani, qui venait d'arriver à Paris, à peine guéri d'une blessure grave qu'il avait reçue à la glorieuse journée d'Austerlitz, à la tête d'une brigade de dragons.

Ce général joignait à son caractère public une instruction particulière de l'empereur pour des cas que ce prince prévoyait déjà devoir arriver. Sébastiani ne tarda pas à justifier le choix que l'empereur avait fait de lui.

Au mois d'avril suivant, tous les personnages illustres qui avaient passé une partie de l'hiver à Paris s'en retournèrent chez eux.

Le roi de Hollande alla également prendre possession de ses États. Plus solitaire qu'il ne l'avait été jusqu'alors, l'empereur ne vivait presque plus que dans son cabinet. Il songeait sérieusement aux moyens de faire sa paix avec l'Angleterre. M. de Talleyrand ne négligeait rien pour y parvenir; c'était un des hommes qui le désiraient le plus; il crut avoir trouvé une circonstance favorable à ce projet.

La mort de M. Pitt avait fait arriver M. Fox au ministère. L'empereur le connaissait personnellement; il avait puisé une grande estime pour lui dans les longs et fréquens entretiens qu'ils avaient eus ensemble, lorsque ce grand homme d'État était venu sur le continent.

Un de ses parens, lord Yarmouth, se trouvait à Paris au mois de mai 1806; il aimait le monde et les plaisirs. Au milieu des divertissemens, il rencontra une personne dont se servit M. de Talleyrand pour savoir s'il serait disposé à se charger d'ouvertures pacifiques entre les deux gouvernemens. Après quelques explications, il consentit à se charger de la négociation, et reçut un passe-port pour Londres. Sa démarche, non seulement n'y déplut pas, mais elle y fut accueillie. On le renvoya avec une sorte d'office pour commencer une négociation qui devait avoir plusieurs antécédens avant de prendre une forme régulière. Bientôt les conférences s'ouvrirent; l'empereur jugea à propos d'y faire assister M. de Champagny et le général Clarke[44].

Le ministère anglais envoya à Paris, comme son chargé d'affaires pour cet objet, lord Lauderdale, et dès-lors il fut reconnu que l'on traitait ouvertement avec l'Angleterre. Il n'y a nul doute que l'opposition à la paix ne serait pas venue de l'empereur. Il la voulait d'autant plus sincèrement, qu'elle aurait fixé irrévocablement sa position envers les puissances du continent. Tout ce qui l'entourait la désirait aussi; son ministère l'aurait achetée par beaucoup de sacrifices: cependant elle n'eut pas lieu. Lorsque les différens ministres étrangers qui étaient à Paris surent que la France et l'Angleterre traitaient directement et seules de leurs intérêts réciproques, ils firent tout au monde pour être informés dans les moindres détails de ce qui se passait dans les conférences.

Quelque heureux qu'eussent été pour nous les résultats de la campagne de 1805, ils n'avaient pas fait perdre l'espérance aux alliés naturels des Anglais. Les ministres de ces puissances à Paris eurent donc assez facilement les moyens de connaître de ces conférences ce qui pouvait intéresser leurs cours. Quelques-uns d'entre eux affectaient de paraître bien informés, pour tâcher d'apprendre quelque chose de plus, plaidant le faux pour savoir le vrai.

On employait tout: femmes, intrigues, rien n'était négligé.

Les ministres des puissances dont les Anglais avaient envahi les colonies étaient bien aises de savoir aussi ce qui serait stipulé pour elles. C'est par toutes ces menées que l'on apprenait par-ci par-là ce qu'on devait tantôt craindre et tantôt espérer de l'issue des négociations.

La Prusse était dans une situation toute particulière. Honteuse d'accepter la dépouille d'un prince avec lequel elle venait de s'unir contre nous, mais impatiente de s'emparer du Hanovre, elle avait imaginé de recevoir ce pays en dépôt jusqu'à ce que l'acquiescement de l'Angleterre lui permît de l'agréger définitivement à ses domaines. Elle voulait, sur tous les autres points, rester sur le pied où elle se trouvait avec la France jusqu'à la paix. Napoléon repoussa des stipulations qui annulaient le traité conclu à Vienne. On négocia de nouveau, et le cabinet de Berlin, qui n'avait pas voulu le Hanovre avec un territoire assez étendu que devait lui céder la Bavière, l'accepta sans compensation. Il s'en irrita, cria au manque de foi; mais les ratifications avaient été échangées, il ne lui restait qu'à subir les conséquences de l'aveuglement qui lui avait fait repousser l'œuvre d'Haugwitz, lorsqu'un nouvel incident vint ajouter à l'irritation des esprits. Murat, qui venait d'être fait grand-duc de Berg, se disposait à prendre possession des trois Abbayes[45]; les Prussiens voulaient les conserver; on contesta, on récrimina, et enfin on se présenta de part et d'autre pour les occuper. On échangea même quelques coups de fusil, à la suite desquels Blucher se retira.

Le grand-duc, de son côté, se laissa égarer par l'ambition; il rêvait déjà l'agrandissement de la puissance qu'il venait d'acquérir, et ne se contentait pas d'un lot qui aurait comblé les vœux d'un prince né de roi.

On ne peut deviner ce qui l'avait ébloui, mais la paix lui paraissait odieuse. Il ne négligeait aucune des nombreuses occasions que sa nouvelle dignité lui procurait pour porter l'empereur à la guerre. Il lui inspira de la méfiance pour M. de Talleyrand et pour tout ce qui lui parlait de paix. Il alla plus loin; il fit donner l'alarme au ministre de Prusse sur la perte prochaine du Hanovre, en même temps qu'il entretenait l'empereur des inquiétudes de la Prusse, qui n'attendait que l'assurance d'être appuyée pour éclater. Un autre malheur aussi fut que la grande-duchesse de Berg, douée de grâce, de beauté et de tout ce qui attache à une jeune princesse, aimait le pouvoir. Elle savait le faire trouver enchanteur à ceux qui devaient en supporter les caprices. Mais comme elle ne pouvait l'exercer sous la puissance d'un mari, elle souriait à tous les projets qui, tout en rapportant de la gloire à celui-ci, lui assuraient à elle-même le doux plaisir de régner sans partage, et de voir chacun courir au-devant de ses volontés. Elle poussa donc le grand-duc au lieu de le retenir, et bientôt nous vîmes une troupe de jeunes adorateurs impatiens de voler sur de nouveaux champs de bataille.

Malgré cela, les conférences suivaient leur marche ordinaire, et l'empereur croyait toucher à la paix, quand, à son grand déplaisir, il se vit forcé d'y renoncer.

Le ministre de Prusse à Paris (c'était M. de Lucchesini, le même qui avait été plénipotentiaire au célèbre congrès de Sistow, sous Frédéric-le-Grand) avait quitté Paris le 16 février, et y était revenu le 3 mai. Il avait été frappé de terreur par les résultats de la campagne d'Austerlitz, ne pouvant se dissimuler que le changement subit de la politique de sa cour, et sa conduite équivoque dans les derniers momens de la campagne de 1805, avaient fait changer les sentimens de la France pour son pays. Il était fort en peine de savoir ce qui allait résulter, pour la Prusse, des conférences entre lord Lauderdale et les ministres de France. Allant aux écoutes de tous les côtés, et n'ouvrant la bouche que pour s'informer du sort du Hanovre, il était en observation continuelle autour du grand-duc de Berg, et n'y voyait rien de propre à le rassurer: aussi entretenait-il son cabinet dans de continuelles alarmes.

Une autre circonstance contribuait à accroître les inquiétudes de M. de Haugwitz, qui était venu négocier à Paris le traité du 15 février; il avait été remplacé, comme ministre extraordinaire, par M. de Knobelsdorf. L'empereur faisait un cas particulier de ce diplomate, et lui témoignait beaucoup d'égards: cette préférence blessa M. de Lucchesini, et ne contribua pas peu à le rendre inquiet et ombrageux.

Il était difficile que le roi de Prusse ne conçût pas d'inquiétudes de tout ce qu'on ne manquait pas de lui écrire de France sur les dispositions de l'empereur à l'égard de la Prusse. D'autre part, on l'encourageait en Allemagne: on lui disait que le rôle de libérateur de la Germanie lui était réservé; on lui citait sans cesse l'exemple du grand Frédéric; on ne parlait autour de lui que de la bataille de Rosbach.

Dans cette situation d'esprit, il commença à prendre des précautions; peu à peu, ces précautions devinrent des mesures menaçantes. Comme l'arrivée de chaque courrier de Paris augmentait les alarmes, on eut recours à un armement, surtout lorsqu'on vit à Berlin, par les communications du roi d'Angleterre au parlement, qu'on lui avait offert la restitution du Hanovre. Au lieu de ne voir dans cette proposition qu'un acheminement à la paix, qui aurait été suivie d'une indemnité pour elle, la Prusse se crut jouée. Sa mauvaise étoile l'entraîna. Elle arma, et elle s'en imposa à elle-même sur les suites de ses armemens.

Je reviens aux conférences. M. de Talleyrand les poussait avec activité: rien ne lui eût coûté pour faire conclure la paix avec l'Angleterre. Il disait, à qui voulait l'entendre, que, sans elle, tout était problème pour l'empereur; qu'il n'y aurait qu'une suite de batailles heureuses qui le consoliderait, et que cela se réduisait à une série dont le premier terme était A, et dont le dernier pouvait être Y ou zéro. Il entrait en fureur quand il s'apercevait des petites intrigues des ambitieux qui amenaient la guerre, en parlant des armemens de la Prusse, qu'eux-mêmes provoquaient tous les jours par leur jactance et leurs menaces. On faisait alors circuler avec affectation des lettres, vraies ou fausses, de Berlin, qui étaient remplies d'invectives contre les Français; on y disait que la cavalerie prussienne allait aiguiser ses sabres sous les fenêtres de l'ambassadeur de France. La jeunesse de Berlin avait, en effet, jeté des pierres dans ses fenêtres; il n'y avait pas d'outrages, d'allusion offensante qu'on ne lui prodiguât.

CHAPITRE XXI.

Mort de Fox.—Les conférences sont rompues.—Lord Lauderdale est rappelé.—Ultimatum du cabinet de Berlin.—L'empereur quitte Paris.—Dispositions de guerre.—Le maréchal Lannes culbute le prince Louis de Prusse.—L'empereur porte son quartier-général à Auma.—Son arrivée à Iépna.

L'empereur eût néanmoins tout oublié pour faire une paix générale, lorsqu'un événement survint, qui l'obligea d'abandonner cet espoir.

Le ministre anglais, M. Fox, était malade depuis assez long-temps; sa maladie prit tout à coup un caractère plus inquiétant, et bientôt il fut en danger.

Nous ne comptions guère que sur lui pour terminer nos éternels différends avec l'Angleterre, et à chaque avis que l'on recevait sur l'état de sa santé, on pressait les négociations le plus que l'on pouvait, parce que l'on espérait que la paix une fois conclue, on trouverait quelques moyens de la faire durer, même dans le cas où M. Fox viendrait à succomber.

Le sort en avait décidé autrement; le ministre anglais mourut, et son successeur rappela lord Lauderdale; les conférences furent donc rompues. Nous accusâmes tacitement lord Lauderdale de n'avoir pas mis autant de zèle que nous à aplanir les difficultés qui s'opposaient à la conclusion de la paix, et nous crûmes même qu'ayant jugé l'état de M. Fox incurable, il s'était plus occupé des sentimens de son successeur que de ceux de celui qui n'avait plus que quelques jours à vivre[46].

Voilà donc, d'une part, la guerre qui continue avec l'Angleterre, et de l'autre une rupture qui va éclater avec la Prusse. On ne peut s'empêcher ici d'appeler le blâme sur ceux qui ont apporté tant d'obstacles à une réconciliation si facile.

L'aigreur de la Prusse avait pris sa source dans sa crainte de perdre le Hanovre. La rupture des conférences de Paris devait la rassurer; il ne restait donc plus que des satisfactions à donner sur des tracasseries particulières, des manques d'égards, et d'autres bagatelles qui se seraient arrangées avec des tabatières.

L'empereur y était tout disposé; la chose arrangée, il lui était encore possible de ramener son armée à Boulogne. Sa flottille était intacte. À la vérité, sa flotte de guerre avait été détruite; mais il aurait trouvé moyen d'y suppléer.

Il comptait si bien sur la paix, qu'il s'occupait sérieusement de tenir à l'armée la parole qu'il lui avait donnée dans sa proclamation de Vienne, avant de la quitter; il y disait qu'il voulait la réunir, tout entière à Paris, avant de la ramener à Boulogne, afin de lui faire goûter tout le bonheur qu'on éprouve à avoir bien servi sa patrie; il lui répétait que son plus grand plaisir serait de voir chacun de ceux qui la composaient réunis autour du palais, et de se rappeler chaque jour le courage et l'attachement dont ils lui avaient donné tant de preuves.

Il fit, dans beaucoup de branches d'administration, réserver une quantité de petites places, et successivement de plus considérables, afin de pouvoir satisfaire aux demandes que les soldats lui faisaient à chaque revue pour quelque membre de leur famille, comme leur père, leurs frères ou autres parens. Pendant tout le temps que j'ai servi l'empereur, je ne l'ai jamais vu refuser une demande à un soldat, surtout lorsqu'il sollicitait pour un autre. Le plus sûr moyen de perdre sa bienveillance était de maltraiter ou de repousser un militaire de grade subalterne. Il avait déjà entretenu plusieurs personnes de son projet de réunir l'armée d'Austerlitz, lorsque le génie du mal vint l'en empêcher.

Le grand-duc de Berg et plusieurs autres étaient enchantés que les conférences avec l'Angleterre fussent rompues, et la moindre conséquence qu'ils en tiraient, c'est qu'il fallait bien vite tomber sur la Prusse, et l'accabler pendant qu'elle n'était occupée que des marches et des contremarches qu'elle faisait faire à ses troupes. L'ultimatum du cabinet de Berlin vint au secours de son impatience. Cette pièce, par le ton et les termes dans lesquels elle était conçue, était plutôt un défi choquant qu'une exposition de griefs; aussi donna-t-elle de l'humeur au cabinet des Tuileries.

D'un autre côté, le maréchal Berthier écrivait de Munich, où il avait son quartier-général, de se hâter; qu'il commençait à craindre que les Prussiens n'ouvrissent les hostilités, sans faire de communications (cela avait eu lieu en 1805), et qu'on ne pouvait trop se presser. L'empereur quitta Paris le 21 septembre 1806; il n'y était de retour que depuis le 26 janvier de la même année. L'impératrice l'accompagna jusqu'à Mayence. La garde impériale était à peine en marche; elle était revenue à Paris après la campagne d'Austerlitz. Il ne s'arrêta à Metz que pour visiter l'arsenal, voir l'école d'artillerie, et reconnaître en quel état était la place. Il alla rapidement de Metz à Mayence, où il séjourna deux ou trois jours. Divers courriers qu'il y reçut lui firent hâter ses dispositions; on donna ordre à Metz de mettre les troupes en poste, à mesure qu'elles arriveraient. On envoya également ordre à Strasbourg de faire embarquer sur le Rhin tout ce qui devait partir tant de cette place que des villes situées sur le bord du fleuve. Un officier fut expédié au roi de Hollande, pour que, sans différer, l'armée hollandaise entrât sur le territoire de Munster et s'approchât du Weser.

Après avoir reçu la visite des princes de Bade, de Darmstadt et de Nassau, et avoir arrêté le plan définitif de la tête de pont du Rhin, il se rendit à Aschaffembourg. Il dîna chez le prince primat, et continua sa route par Wurtzbourg, où il arriva le soir même du jour de son départ de Mayence. Le grand-duc lui fit une très-belle réception; il séjourna chez ce prince pour lequel il avait beaucoup d'estime, et y attendit des nouvelles de l'ennemi.

C'est à Wurtzbourg qu'il détermina la base de ses opérations, et qu'il résolut de prendre pour premier point de départ la ville de Bamberg[47].

Les corps d'armée occupaient les pays de Bayreuth, les bords du Mein, et s'approchaient jusqu'aux frontières des petites principautés de Saxe; les uns et les autres s'étaient réunis à leurs quartiers-généraux, depuis que l'armée prussienne était venue se placer à Erfurt et Weimar.

Elle eut le tort très-grand de rester dans cette position jusqu'au moment où notre réunion fut opérée, et notre mouvement déterminé. Comme elle avait été réunie avant nous, il lui aurait été possible d'agir sur un ou plusieurs de nos corps d'armée avant leur rassemblement. Une entreprise de cette espèce eût du moins justifié l'inconcevable prétention de pouvoir à elle seule faire tête à nos colonnes. Ou bien si, voulant être prudens, les Prussiens eussent jeté une bonne garnison bien commandée dans Erfurt, et fussent venus de suite avec toutes leurs forces nous disputer les passages de l'Oder, et ensuite celui de l'Elbe, la fortune eût pu leur présenter quelque chance favorable dans la série des mouvemens et des manœuvres que nous aurions été obligés de faire par suite des leurs. Mais non, ils restèrent paisiblement dans leur position, et nous laissèrent déboucher par Saalfeld, où le maréchal Lannes culbuta le corps du prince Louis de Prusse, qui fut tué dans cette action. L'empereur marcha de sa personne par la vallée du Mein, ayant avec lui le corps de Bernadotte, celui de Ney, et flanqué à sa droite par les corps des maréchaux Soult et Davout, qui, partant de Bayreuth, s'avançaient sur Hoff. Pendant ce temps, l'empereur déboucha enfin de Cronach, passa la Saale à Saalbourg, et arriva à Schleitz, où l'on rencontra un petit corps prussien, que l'on poursuivit dans la direction de Géra.

Ce mouvement devait avoir fait prendre un parti à l'armée prussienne. Elle était rassemblée, une opération offensive lui était facile; la prudence lui conseillait de se resserrer.

L'empereur resta un jour derrière la Saale; il y fut rejoint par la garde à pied, et pendant ce temps-là, les corps de droite, aux ordres de Soult et de Davout, suivis de toute la cavalerie, aux ordres du grand-duc de Berg, prenaient de l'avance sur les bords de l'Elster.

Le lendemain de ce séjour, l'empereur porta son quartier-général à Auma, où il reçut par le maréchal Lannes avis de la marche des ennemis, qui avaient pris le parti de quitter leur position d'Erfurt pour se rapprocher de la Saale.

Il envoya sur-le-champ ordre au maréchal Bernadotte et au maréchal Davout de se porter sur Naumbourg, au maréchal Soult de marcher sur Géra, et il manda au maréchal Lannes de se tenir en communication avec lui. Ces dispositions faites, l'empereur partit de suite pour Géra, précédé de toute la cavalerie, et suivi de la garde à pied et du corps du maréchal Ney.

À Géra, on s'empara d'un petit convoi saxon, qui avait ordre de se rendre par Zeitz à Naumbourg; on profita de cette indication, et toute la cavalerie prit la route qu'il devait suivre.

De plus, on saisit à Géra la poste qui venait d'arriver, et l'on s'assura que l'armée prussienne était encore à Weimar. Alors l'empereur prit son parti; il envoya ordre au maréchal Lannes, ainsi qu'au maréchal Ney, de marcher sur Iéna. Il s'y transporta lui-même, et fit prendre cette direction au maréchal Soult; le reste continua son mouvement sur Naumbourg, et eut ordre de marcher à l'ennemi, que nous croyions être à Weimar. Par ce mouvement, l'empereur tournait entièrement l'armée prussienne; car, de cette manière, nous arrivions par le chemin que les Prussiens auraient dû prendre pour venir de Prusse à notre rencontre, et eux venaient forcer le passage de la Saale par un chemin qui aurait dû être le nôtre, s'ils avaient bien manœuvré. Dans cette position, il était difficile qu'un événement de guerre n'eût pas lieu, et qu'il ne fût pas décisif.

Le 13 octobre, au déclin du soleil, l'empereur arriva à Iéna avec le maréchal Lannes et la garde à pied; il était en communication avec les maréchaux Soult et Ney, auxquels il envoya ordre de venir le joindre. Bernadotte, Davout et le grand-duc de Berg, de leur côté, étaient aussi arrivés à Naumbourg.

CHAPITRE XXII.

Situation de l'armée prussienne.—Dispositions de l'empereur.—Embarras de l'artillerie.—Conduite de l'empereur dans cette circonstance.—Bataille d'Iéna.—Napoléon visite le champ de bataille.—Sa sollicitude pour les blessés.—Il revient à Iéna.—Nouvelles du maréchal Davout.

L'empereur m'avait détaché de Géra, avec le 1er régiment de hussards, pour aller aux nouvelles vers Iéna. Il m'avait recommandé de prendre avec moi M. Eugène Montesquiou, un de ses officiers d'ordonnance, qu'il rendit porteur d'une lettre pour le roi de Prusse, et de l'accompagner jusqu'à ce que je rencontrasse les Prussiens, ce qui eut lieu dans la vallée de la Saale à une lieue au-dessus d'Iéna[48].

En entrant à Iéna, nous eûmes des nouvelles positives de l'armée prussienne: elle avait quitté Weimar en deux grands corps d'armée; l'un, le plus considérable, sous les ordres immédiats du roi de Prusse et du duc de Brunswick, avait pris la route de Weimar à Naumbourg; l'autre, sous les ordres du prince de Hohenlohe, s'était dirigé sur Iéna.

Effectivement, les premières compagnies de chasseurs qui débouchèrent en haut de la montagne qui domine Iéna, découvrirent la ligne ennemie, dont la gauche venait s'appuyer en face du point par lequel nous débouchions. L'empereur alla la reconnaître lui-même, seul et à portée de fusil. Le soleil n'était pas couché; il mit pied à terre et s'approcha jusqu'à ce qu'on lui eût tiré quelques coups de fusil. Il revint presser la marche de ses colonnes, mena lui-même les généraux à la position qu'il voulait qu'ils occupassent pendant la nuit, et leur recommanda de ne la prendre que lorsqu'ils ne pourraient plus être aperçus de la ligne ennemie.

Il coucha au bivouac au milieu de ses troupes, et il fit souper avec lui tous les généraux qui étaient là. Avant de se coucher, il descendit à pied la montagne d'Iéna, pour s'assurer qu'aucune voiture de munitions n'était restée en bas; c'est là qu'il trouva toute l'artillerie du maréchal Lannes engagée dans une ravine que l'obscurité lui avait fait prendre pour un chemin, et qui était tellement resserrée, que les fusées des essieux portaient des deux côtés sur le rocher. Dans cette position, elle ne pouvait ni avancer ni reculer, parce qu'il y avait deux cents voitures à la suite l'une de l'autre dans ce défilé. Cette artillerie était celle qui devait servir la première; celle des autres corps était derrière elle.

L'empereur entra dans une colère qui se fit remarquer par un silence froid. Il demanda beaucoup le général commandant l'artillerie de l'armée, qu'il fut fort étonné de ne pas trouver là; et, sans se répandre en reproches, il fit lui-même l'officier d'artillerie, réunit les canonniers, et après leur avoir fait prendre les outils du parc et allumer des falots, il en tint un lui-même à la main, dont il éclaira les canonniers qui travaillaient sous sa direction à élargir la ravine jusqu'à ce que les fusées des essieux ne portassent plus sur le roc. J'ai toujours présent devant les yeux ce qui se passait sur la figure de ces canonniers en voyant l'empereur éclairer lui-même, un falot à la main, les coups redoublés dont ils frappaient le rocher. Tous étaient épuisés de fatigue, et pas un ne proféra une plainte, sentant bien l'importance du service qu'ils rendaient, et ne se gênant pas pour témoigner leur surprise de ce qu'il fallait que ce fût l'empereur lui-même qui donnât cet exemple à ses officiers. L'empereur ne se retira que lorsque la première voiture fut passée, ce qui n'eut lieu que fort avant dans la nuit. Il revint ensuite à son bivouac, d'où il envoya encore quelques ordres avant de prendre du repos.

C'était la nuit du 13 au 14 octobre; nous eûmes une gelée blanche, accompagnée d'un brouillard semblable à celui que nous avions eu à Austerlitz; mais il nous fut plus favorable, en ce que toute notre armée était sur un petit plateau extrêmement resserré, ce qui avait obligé de former les troupes en grosses masses qui se touchaient presque, afin d'être plus facilement déployées le lendemain matin; ce petit plateau n'était pas à plus de deux cent cinquante toises de la position qu'occupait la gauche des Prussiens. Sans ce brouillard, nos feux leur auraient servi de direction, et leur artillerie n'eût pas manqué de nous faire beaucoup de mal, en ce que tous les coups auraient porté. La fortune nous servit à merveille, car le brouillard dura jusqu'au lendemain à huit heures du matin.

Nous prîmes les armes à la pointe du jour; la brume était si épaisse, que nous ne pûmes pas nous diriger sur la ligne ennemie. Il y avait, à côté du bois où était appuyée sa gauche, un large terrain par lequel nous pouvions passer (on l'avait reconnu la veille), et en le cherchant dans le brouillard, nous donnâmes sur le bois qui était occupé par les ennemis. Le combat s'y engagea, et fournit aux Prussiens un point de direction. On reconnut alors son chemin en obliquant un peu à gauche, et on y conduisit l'infanterie serrée en colonnes. La ligne prussienne, se voyant attaquée et entendant un grand mouvement en avant d'elle, commença à manœuvrer pour prendre une position plus rapprochée de la masse de ses troupes. Il était neuf heures du matin; à peine avions-nous tiré quelques coups de canon, et hormis le 17e régiment d'infanterie légère, qui avait attaqué le bois, aucun n'avait encore été engagé. Le soleil avait tout-à-fait éclairci l'atmosphère; nous étions en présence des Prussiens; la canonnade commença au centre: elle était plus vive de la part des ennemis que de la nôtre.

Le maréchal Ney, qui était placé à la droite du maréchal Lannes, attaqua l'extrême gauche des Prussiens. Il enleva un village auquel elle était appuyée, en fut repoussé, le reprit de nouveau et en fut encore chassé. Vraisemblablement il y aurait perdu beaucoup de monde sans une des divisions du maréchal Soult, qui arriva par notre extrême droite, et qu'on fit marcher, malgré son extrême lassitude, de manière à déborder entièrement le point que le maréchal Ney s'entêtait à garder, quoiqu'il fût hors de notre position naturelle.

Le mouvement de la division du maréchal Soult fit évacuer le village, et si on avait eu une demi-heure de patience avant d'attaquer, on aurait épargné la vie à bien de braves gens.

L'empereur fut très mécontent de cette opiniâtreté du maréchal Ney; il lui en dit quelques mots, mais avec ménagement. Ce mouvement d'occupation du point où était appuyée l'extrême gauche des Prussiens fut secondé d'une attaque vigoureuse, exécutée sur leur centre par le maréchal Lannes, qui cherchait à les joindre à la mousqueterie. La hardiesse de sa marche fit faire à l'armée prussienne un changement de front sur son aile droite, l'aile gauche en arrière; cela nous obligea à faire le mouvement opposé, c'est-à-dire à changer de front sur notre aile gauche, l'aile droite en avant. Le combat s'engagea de nouveau sur tout le front, lorsqu'un heureux incident vint décider de la victoire. L'empereur avait laissé à Mayence le maréchal Augereau pour qu'il se formât un corps avec les régimens qui, après la paix d'Austerlitz, avaient été renvoyés en France, et qui avaient reçu ordre de se rendre en poste à Mayence. Ce maréchal avait mis tant de diligence dans sa marche, qu'il arriva à Iéna même comme nous engagions le combat. Il ne s'y arrêta pas, et il arriva sur le champ de bataille au moment où l'on attaquait la ligne prussienne dans la position dont je viens de parler. On dirigea la colonne du maréchal Augereau à travers un jeune bois de sapins, de manière qu'il déboucha derrière la droite de l'armée prussienne. Le 14e régiment de ligne avait la tête de la colonne; il attaqua de suite à la mousqueterie, sans donner le temps aux Prussiens de venir le reconnaître. Il fut vivement soutenu, et détermina un mouvement rétrograde à la droite des Prussiens, qui donna du flottement à toute leur ligne.

L'empereur avait avec lui très-peu de cavalerie. Celle qu'il avait envoyé chercher vers Naumbourg n'était pas arrivée, de sorte que sur le champ de bataille nous n'avions qu'une brigade de cavalerie légère, commandée par le général Durosnel, une autre, commandée par le général Auguste de Colbert, plus le 1er, le 9e et le 11e régiment de hussards.

On les réunit tous au centre, et au moment où on remarqua le mouvement d'oscillation dans la ligne prussienne, on les fit charger à outrance. La charge réussit, le désordre et la déroute commencèrent chez les Prussiens. Ils essayèrent de nous opposer leur cavalerie; elle contint bien un instant la nôtre, qui était plus faible, mais cela ne rallia pas leur armée, qui était à la débandade. La tête de la cavalerie du grand-duc de Berg arriva sur le terrain en ce moment, et, réunie avec celle dont je viens de parler, elle prit la route de Weimar, par laquelle se retiraient les fuyards.

L'empereur voyait, du point où il était, l'armée prussienne en fuite, et notre cavalerie la prenant par milliers. La nuit commençait à s'approcher; il fit, comme à Austerlitz, le tour de son champ de bataille. Il descendit plusieurs fois de cheval pour faire boire de l'eau-de-vie à des blessés, et je l'ai vu plusieurs fois mettre lui-même sa main dans la poitrine d'un soldat renversé, pour s'assurer si son cœur palpitait encore, lorsqu'il croyait avoir reconnu à un reste de coloris sur son visage qu'il n'était pas mort. S'il trouvait un peu plus de morts sur un terrain que sur un autre, il mettait encore pied à terre, regardait au numéro des boutons quel était le régiment auquel ils appartenaient, et il était rare qu'à la première revue où il apercevait ce régiment, il ne fît pas quelques questions sur l'ordre dans lequel il avait attaqué, ou bien l'avait été lui-même, afin de se rendre raison des pertes qu'il avait remarquées.

Je l'ai vu deux ou trois fois, en cherchant ainsi sur le champ de bataille, retrouver des hommes qui vivaient encore; il en était d'une joie qu'on ne pourrait rendre, mais la tristesse venait aussitôt s'emparer de son esprit, par la pensée qu'il devait s'en trouver ainsi beaucoup qui n'avaient pas le bonheur d'être rencontrés.

Ce soir-là, il fut assez content: l'administration avait fait son devoir; les blessés avaient été exactement relevés et soignés partout.

Il revint coucher à Iéna, où il reçut les docteurs de l'université. Il fit un cadeau de bienveillance au curé de cette ville, qui se donnait beaucoup de peine pour le soulagement des blessés et des prisonniers.

Il prit du repos à Iéna, et reçut, pendant la nuit, des nouvelles bien satisfaisantes du corps du maréchal Davout.

CHAPITRE XXIII.

L'armée prussienne prend position à Auerstaedt.—Arrivée de Davout et de Bernadotte.—Rapport d'un déserteur prussien.—Position dangereuse de Davout.—Bernadotte refuse de l'appuyer.—Bataille d'Auerstaedt.—Rapport de l'adjudant-général Romeuf.—Paroles de l'empereur aux Saxons.—Le général Pfuhl.—L'empereur renvoie les prisonniers saxons.—Il part pour Weimar.—Le roi de Prusse demande un armistice.—Capitulation d'Erfurth.—Paroles de l'empereur sur Bernadotte.—Colonne de Rosbach.

La grande armée prussienne, sous les ordres du roi, qui marchait sur Naumbourg, s'était arrêtée, et avait pris position au village de Auerstaedt, en avant de Sulz (où était son quartier-général), lorsqu'il apprit l'arrivée à Naumbourg des maréchaux Davout et Bernadotte avec une nombreuse cavalerie.

Le même jour (14 octobre) où l'empereur avait attaqué le prince de Hohenlohe en avant de Iéna, Davout et Bernadotte, suivant leurs instructions, partaient de Naumbourg par la route de Weimar, sur laquelle l'armée prussienne était à cheval.

Notre cavalerie, si ardente sur un champ de bataille, était dirigée sans intelligence, quand il était question d'avoir des nouvelles des ennemis. Dans cette occasion, entre autres, le maréchal Davout ne put être informé de la marche de l'armée prussienne que par une découverte hardie que fit un de ses aides-de-camp, le colonel Burck, aujourd'hui général et pair de France, et il n'eut d'opinion bien fixe sur les forces qui venaient à lui que par le rapport que lui fit un déserteur prussien des gardes du corps, lequel avait servi autrefois en France, dans le régiment du Roi, où il avait été sergent. Cet homme, fort intelligent, mit le maréchal Davout au fait des moindres détails concernant l'armée du roi de Prusse.

Le corps de Davout se trouvait à la tête de la colonne, il avait communiqué les renseignemens qu'il venait de recevoir, au maréchal Bernadotte, dont les troupes suivaient immédiatement les siennes.

À peine sa colonne est-elle arrivée au sommet de la montagne qu'il faut gravir, lorsqu'on a passé le pont en pierre sur la Saale, à une lieue de Naumbourg, qu'il découvre l'armée prussienne; il en fait prévenir Bernadotte, et le prie de l'appuyer. Bernadotte demande à passer devant. Davout lui dit que le hasard l'ayant mis à la tête de la colonne, il ne serait pas juste qu'il rétrogradât, et que d'ailleurs ce mouvement les exposerait tous deux à une destruction totale, s'ils étaient attaqués en l'exécutant, et il lui fait observer qu'il n'y avait pas un instant à perdre; qu'il l'en prévenait au nom du service de l'empereur; que quant à lui, il allait déboucher, et attaquer sur le moment même. Bernadotte, par des motifs qui n'ont jamais été bien connus, lui fit répondre qu'il allait chercher un passage en remontant la rivière, qu'il pouvait attaquer en toute sûreté, parce qu'il le seconderait.

Le maréchal Davout attaque avec une infériorité de un contre quatre. À peine est-il formé, qu'il est assailli par un feu d'artillerie et de mousqueterie d'autant plus vif, que les ennemis le regardaient comme perdu, et il est juste de dire que, sans son grand courage et sa constance au feu, ses troupes eussent été démoralisées; elles avaient perdu le cinquième de leur monde avant trois heures après midi. Il ne les retint sur le champ de bataille qu'en se montrant lui-même partout. Ses aides-de-camp couraient de tous côtés pour prier le maréchal Bernadotte de déboucher; cela fut inutile: en cherchant un débouché, il passa toute la journée sur les chemins, ne le trouva nulle part, et laissa écraser le maréchal Davout. Ce maréchal éprouva les mêmes obstacles pour avoir de la cavalerie: en vain ses aides-de-camp portèrent des ordres à plusieurs divisions de cavalerie, pour venir le joindre de suite, attendu que le péril était imminent; Bernadotte les retint et les empêcha d'aller prendre part à l'action. Il en fut de cette cavalerie, à laquelle il n'avait pas droit de donner des ordres, comme du corps qu'il commandait: elle ne fut utile ni à Kœsen, ni à Iéna, où elle n'arriva pas à temps.

Davout dut à sa grande valeur et à l'estime qu'il avait inspirée à ses troupes la gloire de cette journée, une des plus honorables qu'un officier-général puisse compter dans sa carrière. Malgré les pertes qu'il éprouva, il prit aux ennemis soixante-dix pièces de canon, et les força à la retraite. S'il avait eu un corps de cavalerie, il aurait fait un nombre considérable de prisonniers; mais il dut s'estimer heureux de coucher sur le champ de bataille. Cette journée lui a justement valu l'admiration de toute l'armée.

L'armée prussienne qui était devant lui éprouva de grandes pertes, parmi lesquelles il faut compter celle du duc de Brunswick, qui alla mourir de ses blessures à Altona; elle apprit ce qui était arrivé au prince, et fit un mouvement par son flanc gauche pour regagner l'Oder et rallier le corps qui de Iéna se retirait sur Weimar et Erfurth.

Le maréchal Davout ne put suivre la marche de l'armée du roi de Prusse, faute de cavalerie, de sorte que le mouvement de retraite de ce monarque ne fut point inquiété.

L'adjudant-général Romeuf, qui vint apporter cette nouvelle à l'empereur à Iéna, ne lui parlait point de l'inaction de la cavalerie, ni du refus que Bernadotte avait fait de prendre part à la bataille. L'empereur le laissa aller jusqu'à la fin de sa narration, et lui demanda alors ce que ces corps avaient fait pendant l'action; Romeuf fut obligé de dire que ni l'un ni l'autre ne s'y étaient trouvés, et eut l'air d'en ignorer les motifs. L'empereur vit qu'on lui cachait quelque chose; il n'insista pas, mais il se mordit les lèvres, et il n'en fut que plus impatient de découvrir la vérité.

Toute la nuit, on avait ramené à Iéna des prisonniers, et particulièrement la presque totalité de l'infanterie saxonne avec plusieurs généraux de cette nation; l'empereur fit réunir ces généraux, ainsi que tous les officiers saxons dans une salle du bâtiment de l'université, et comme aucun d'eux ne parlait le français, il se fit suivre de M. Demoustier, employé aux relations extérieures, qui lui servit d'interprète. L'empereur leur parla ainsi:

«Messieurs les Saxons, je ne suis point votre ennemi, ni celui de votre électeur; je sais qu'il a été obligé de suivre et de servir les projets de la Prusse; néanmoins vous avez combattu, et la mauvaise fortune vous a fait perdre votre liberté. Si vous vous êtes mis franchement dans les intérêts des Prussiens, il faut suivre les mêmes destinées qu'eux; mais si vous pouvez m'assurer que votre souverain a été contraint à s'armer contre moi, et qu'il saisira cette occasion de reprendre sa politique naturelle, je ne ferai aucune attention au passé, je vivrai en loyal ami avec lui.»

Un officier-général saxon, M. Pfuhl, qui était particulièrement attaché à l'électeur de Saxe, prit la parole et répondit à l'empereur qu'il se faisait fort, en deux jours, d'aller à Dresde, porter cette proposition généreuse à son souverain, et de rapporter sa réponse, parce qu'il était persuadé que non seulement elle serait conforme à ses propres sentimens, mais que l'électeur serait pénétré de reconnaissance de la générosité de l'empereur.

Puis-je vous croire? lui dit l'empereur.—Oui, sire, répondit M. Pfuhl.—Eh bien! reprit l'empereur, partez, et dites à l'électeur que je lui renvoie ses troupes, et que je le prie de donner ordre à celles qui sont encore dans l'armée prussienne de la quitter.

On envoya par Leipzig les prisonniers saxons. Ils se mirent en route sur-le-champ.

L'empereur partit immédiatement après pour Weimar; il fit ce petit trajet en calèche ouverte. Arrivé en haut de la montagne appelée vulgairement le Colimaçon, nous vîmes arriver à nous un officier prussien, conduit par un officier de notre avant-garde. C'était un aide-de-camp du roi de Prusse, qui apportait à l'empereur une lettre du roi, par laquelle il lui proposait un armistice; l'empereur m'ordonna de dire à cet officier de le suivre à Weimar, que là il lui donnerait sa réponse.

Il fit accélérer un peu sa marche, et avant de recevoir l'officier, il prit quelques dispositions, qui me firent penser que, soit par la date de la lettre du roi, soit par d'autres avis, il avait su où se trouvait la principale armée prussienne.

Il envoya ordre au maréchal Bernadotte de marcher de suite à Halle par Mersbourg, et de forcer les deux passages de l'Elster qui étaient défendus par le corps du prince Frédéric de Wurtemberg.

Le corps du maréchal Lannes avait marché sur Erfurth. Le reste fut dirigé sur l'Elbe, partie par Mersbourg et partie par Leipzig. L'empereur resta deux jours à Weimar, pour voir à quoi les ennemis se décideraient. Pendant ce court intervalle de temps, la ville d'Erfurth, où commandait le prince d'Orange, capitula. On y fit dix-huit mille prisonniers; cet événement donna la possibilité de faire passer la ligne d'opérations de l'armée par cette place, ce qui fut un grand avantage, en ce que cela diminuait de beaucoup le trajet qu'on avait à faire pour venir de Mayence à l'armée.

Après avoir renvoyé au roi de Prusse son aide-de-camp, l'empereur reçut le général prussien Schmettau, ancien aide-de-camp du grand Frédéric, et célèbre sous d'autres rapports; il avait été blessé à la bataille, et était resté au château de Weimar, où il mourut peu de temps après.

L'empereur n'accorda point l'armistice demandé par le roi de Prusse, parce que notre armée n'était encore qu'en mouvement; si on l'eût arrêtée, nous eussions foulé nos alliés pour la faire vivre, et d'ailleurs il nous fallait prendre une position militaire.

Le roi de Prusse n'avait évidemment en vue que de préserver ses États du fléau que nous voulions écarter de ceux de nos alliés: c'est pourquoi nous marchâmes en avant.

L'empereur partit de Weimar et vint coucher à Naumbourg, où était le maréchal Davout avec son corps. Il témoigna à ce maréchal toute sa satisfaction, et il apprit la vérité tout entière, tant sur la conduite du maréchal Bernadotte que sur celle de la cavalerie à la journée du 14[49]. Il se recueillit un moment, et puis, éclatant en reproches, il ajouta: «Cela est si odieux, que si je le mets à un conseil de guerre, c'est comme si je le faisais fusiller; il vaut mieux ne lui en pas parler. Je lui crois assez d'honneur pour qu'il reconnaisse lui-même qu'il a fait une action honteuse, sur laquelle je ne lui déguiserai pas ma façon de penser.»

Nous partîmes de Naumbourg le lendemain pour venir à Mersbourg et Halle; c'est dans cette marche que nous traversâmes le champ de bataille de Rosbach. L'empereur avait tellement dans la tête les dispositions de l'armée de Frédéric, et celles de la nôtre, qu'arrivé dans Rosbach même, il me dit: «Galoppez dans cette direction (il me l'indiquait); vous devez trouver à une demi-lieue d'ici la colonne que les Prussiens ont élevée en mémoire de cet événement.»

Si la moisson n'eût pas été faite, je ne l'aurais pas trouvée, car cette colonne, placée au milieu d'une plaine immense, n'était pas beaucoup plus haute qu'une double borne semblable à celles qu'on met le long des quais et des ports pour fixer les bateaux.

Lorsque je l'eus trouvée, je mis mon mouchoir en l'air pour servir de direction à l'empereur, qui s'était écarté de son chemin pour parcourir le champ de bataille, et il vint effectivement la voir. Toutes les inscriptions étaient en partie effacées; on avait de la peine à les lire.

L'empereur, voyant dans le lointain passer la division du général Suchet, lui envoya dire de faire enlever cette colonne, parce qu'il voulait la faire transporter à Paris. Le général Suchet y employa sa compagnie de sapeurs, qui, en un instant, mit la colonne sur trois ou quatre voitures.

Toute l'armée s'approchait de l'Elbe. L'empereur venait de recevoir l'avis que le pont de Dessau avait été brûlé par le prince de Wurtemberg que le maréchal Bernadotte chassait devant lui, mais que celui de Wittemberg avait été sauvé.

Le mouvement était commencé sur Dessau; on n'eût rien gagné à le contremander pour le diriger sur Wittemberg. D'ailleurs on espérait, par le moyen de nos sapeurs, raccommoder le pont de Dessau, de sorte que l'on continua à suivre cette direction. Si le prince de Wurtemberg ne l'eût pas brûlé, on ne peut pas dire ce que serait devenue l'armée prussienne, qui, après avoir combattu à Iéna et à Auerstaedt, n'eut de passage sur l'Elbe qu'à Magdebourg. Nous avions une énorme avance sur elle; elle n'aurait pas pu éviter un deuxième engagement pour déboucher de cette place, et l'issue n'en pouvait être que funeste pour elle, à moins que le roi de Prusse n'eût suivi d'autres plans.

Arrivé à Dessau, chez le prince d'Anhalt, ancien aide-de-camp de Frédéric, l'empereur alla lui-même reconnaître le pont qui était aux deux tiers brûlé. On travaillait bien à le rétablir; mais voyant que cette besogne serait fort longue, il préféra aller passer à Wittemberg. Le lendemain, toutes les troupes prirent cette route et y arrivèrent le même soir. Ce détour lui fit perdre à peu près un jour.

CHAPITRE XXIV.

Mission secrète de Duroc près du roi de Prusse.—L'empereur arrive à Wittemberg.—Rencontre singulière de l'empereur dans une forêt.—Reddition de Spandau.—L'empereur à Potsdam.—Il visite Sans-Souci et l'appartement du grand Frédéric.—Découverte d'un mémoire de Dumouriez.—L'empereur fait son entrée à Berlin.—Un parlementaire du prince de Hohenlohe.—Capitulation de Prentzlau.

Nous ne rencontrâmes entre Dessau et Wittemberg que le maréchal Duroc, qui revenait en calèche rendre compte d'une mission dont il avait été chargé; l'empereur le fit monter à cheval, et ayant fait marcher tout le monde en avant, pour ne pas être entendu, il chemina seul avec lui.

Nous ne sûmes que long-temps après que Duroc avait été envoyé de Weimar chez le roi de Prusse; il était si discret, que nous ne nous aperçûmes qu'à son absence qu'il était parti. Il ne nous dit jamais où il avait été; mais comme des bruits de paix circulèrent dès notre arrivée à Berlin, nous jugeâmes qu'il avait été chargé de la négocier, comme on le verra par la suite.

À peine arrivé à Wittemberg, l'empereur fit le tour de la place, et fit ajouter quelques ouvrages à ceux qu'il y avait déjà; il y resta deux jours, pour donner le temps à toute l'armée de passer l'Elbe. Elle effectua cette opération avant l'armée prussienne, et se trouva ainsi avoir encore sur elle l'initiative des mouvemens ultérieurs. Il chargea le maréchal Ney du blocus de Magdebourg; ce maréchal entoura la place du mieux qu'il put, bien entendu après que les Prussiens eurent repassé l'Elbe.

L'empereur, avec le reste de l'armée, s'approcha de Berlin par la route de Potsdam, afin de disputer encore à l'ennemi le passage de la Sprée. Toute l'armée était en avant, à une ou deux marches, lorsqu'il partit de Wittemberg. Il était environ une heure après midi, le temps était à l'orage et le soleil obscurci; nous traversions le faubourg de Wittemberg, lorsque la grêle commença à tomber.

L'empereur mit pied à terre pour laisser passer l'orage, pendant lequel il entra dans la maison du capitaine ou surveillant des forêts de l'électeur dans cet arrondissement. Il s'imaginait que personne ne l'avait reconnu, et n'attribua qu'aux usages reçus l'empressement et l'étonnement dont furent saisies deux jeunes femmes qu'il trouva dans l'appartement. Elles se levèrent et restèrent debout, ainsi que les enfans qui étaient avec elles; le rouge couvrit leur visage, lorsque la plus jolie des deux s'écria à demi-voix: «Ah! mon Dieu! c'est l'empereur.»

L'empereur ne l'entendit pas, mais je comprenais un peu l'allemand. Il demanda à cette dame: «Êtes-vous mariée, Madame? Elle répondit: «Non, sire, je suis veuve.» L'empereur parut surpris, et lui demanda: «De quoi est mort votre mari?» La dame répondit: «À la guerre, au service de Votre Majesté.—Mais vous me connaissez donc?—Oui, sire, vous n'êtes pas changé; je vous ai bien reconnu, ainsi que le général Bertrand et le général Savary.—Mais où m'avez-vous connu?—Sire, en Égypte.»

L'empereur, plus surpris encore: «Comment, vous étiez en Égypte? contez-moi donc cela.»

«—Sire, je suis Suisse. J'avais épousé M. de …, médecin de l'armée; il est mort à Alexandrie de la peste. Me trouvant sans enfans, j'ai épousé en secondes noces un chef de bataillon du 2e régiment d'infanterie légère qui a été tué à la bataille d'Aboukir; il m'a laissé un fils que j'élève. Revenue en France avec l'armée, je n'ai pu obtenir aucune pension; fatiguée d'être repoussée, je suis retournée en Suisse, d'où j'ai été appelée par madame que vous voyez, pour élever ses enfans.»

L'empereur. «Étiez-vous bien mariée avec le chef de bataillon, ou bien n'était-ce qu'un arrangement que votre position vous avait forcée d'accepter?

«—Sire, mon contrat de mariage est là-haut dans ma chambre (elle court le chercher). Vous voyez que mon fils est né d'un mariage légitime.»

L'empereur, avec joie: «Par Dieu! je ne me serais pas attendu à cette rencontre.» Il ordonna à Bertrand de prendre note des noms de la mère et de l'enfant.

L'orage était déjà passé depuis une demi-heure, lorsqu'il dit: «Eh bien! Madame, pour que vous conserviez souvenir de ce jour, je vous donne une pension annuelle de 1,200 fr., réversible sur votre fils.»

Il remonta à cheval pour continuer sa marche, et il signa le même soir, avant de se coucher, le décret de cette donation.

Il passa cette nuit à une petite marche de Potsdam; le lendemain matin, nous rencontrâmes de la cavalerie saxonne qui quittait l'armée prussienne pour retourner en Saxe. Elle nous apprit que l'armée prussienne avait repassé l'Elbe et faisait le plus de diligence possible pour gagner l'Oder vers Stettin.

L'empereur envoya ordre au maréchal Soult, ainsi qu'au maréchal Bernadotte, qui étaient sur la rive droite de l'Elbe, de serrer le plus près possible les ennemis, qui étaient harassés de fatigue, et éprouvaient de grandes privations.

Le maréchal Ney resta sur la rive gauche de l'Elbe, dans le double but d'observer Magdebourg et de s'opposer à un passage de ce fleuve par l'armée prussienne, si, se trouvant trop pressée par les deux corps des maréchaux Soult et Bernadotte, elle tentait de repasser sur la rive gauche pour se jeter en Allemagne et entraîner l'armée française loin de la Prusse.

Le corps du maréchal Lannes fut dirigé sur Spandau, qui se rendit à la première sommation, de sorte que ce même corps d'armée se trouva disponible de suite, et fut porté derrière le Havel, au-delà de la Sprée.

L'empereur arriva à Potsdam et fut loger au château; il était grand jour lorsqu'il y arriva. Il alla aussitôt visiter les châteaux du grand et petit Sans-Souci; il remarqua la beauté du premier, et ne fit des réflexions que sur la nature du terrain sur lequel cette belle habitation est construite, et qui est si peu propre à la végétation, que les arbres n'y peuvent parvenir à une grande hauteur.

Le petit Sans-Souci l'intéressa beaucoup; il examina l'appartement du grand Frédéric, qui est religieusement respecté; aucun de ses meubles n'a été déplacé, et certes ce n'est pas à leur magnificence qu'ils doivent leur prix, car il n'y a guère de magasin de friperie à Paris où l'on puisse trouver un meuble plus simple et plus commun.

Sa table à écrire me parut être de la même espèce que celles que l'on voit encore chez nos vieux notaires en France. Son encrier avec ses plumes étaient toujours là.

L'empereur ouvrit plusieurs des ouvrages qu'il savait que ce grand roi lisait de préférence, et il remarquait les notes qu'il avait mises de sa propre main à la marge, lorsqu'il avait fait quelques réflexions. Il y en avait qui respiraient la mauvaise humeur. L'empereur se fit ouvrir la porte par laquelle Frédéric descendait sur la terrasse du côté du jardin, ainsi que celle par laquelle il sortait lorsqu'il allait passer des revues sur cette grande plaine de sable, qui est voisine du château du côté opposé au jardin.

L'empereur revint à Potsdam et y passa la nuit. Il fut fort content de la beauté des appartemens du roi de Prusse; il défendit que les appartemens particuliers de la reine fussent occupés par qui que ce fût. Il donna le même ordre à Berlin, au sujet d'un petit hôtel où cette princesse avait fait soigner des appartemens qu'elle aimait à habiter.

Le 20 octobre, son quartier-général était à Charlottembourg. Des curieux, en visitant l'appartement de la reine, trouvèrent, dans le tiroir d'un des meubles, un mémoire de Dumouriez, sur les moyens de détruire la puissance de la France. On l'apporta à l'empereur, qui ne put contenir un mouvement d'indignation.

Le lendemain 21 octobre, un mois après son départ de Paris, et n'ayant pas pris le plus court chemin, il fit son entrée dans Berlin. Il était à cheval, accompagné de la garde, de deux divisions de cuirassiers, de la garde à pied, et de tout le corps du maréchal Davout, auquel il avait réservé l'honneur d'entrer le premier dans la capitale de la Prusse. Il faisait un temps magnifique. Toute la population de la ville était dehors, et toutes les femmes aux fenêtres.

Il faut dire ici, à la louange de ces dames, qu'il y avait beaucoup de curiosité dans leur fait, mais aussi une profonde tristesse sur leur visage. La plupart même l'avaient mouillé de larmes; elles étaient en général fort belles. Cette sensibilité patriotique, en excitant notre intérêt, les rendit l'objet de nos respects, et inspira à chacun de nous un vif désir de les consoler.

L'empereur descendit au palais du roi et s'y établit. Les troupes furent placées sur les routes de Custrin et de Stettin. La garde fut logée dans Berlin.

L'empereur m'envoya cette nuit avec un détachement de cent dragons à la découverte[50]. Il n'avait pas autant de nouvelles des ennemis qu'il en désirait, et il avait un tact incroyable pour sentir quand un événement approchait.

Je pris ma direction sur Nauen, et fis, tout en partant, une très-grande diligence, de manière qu'avant le jour, j'étais établi en embuscade à la poste, entre Nauen et Spandau, où je me doutais que quelque détachement prussien égaré chercherait à se réfugier, parce que la reddition de cette place n'était pas encore connue. Effectivement, à la pointe du jour, je vis arriver des bagages et quantité de chevaux de main. Des fuyards de tous les régimens prussiens les accompagnaient. Je les laissai bien s'engager dans le défilé où je m'étais placé, et lorsqu'ils le furent autant que je le voulais, je les fis aborder en leur parlant; aucun ne pensa à fuir, hormis ceux de la queue, qui m'échappèrent; je fis courir après vainement.

Ma prise était bonne, mes hommes y butinèrent passablement; mais je n'eus pas de bien grandes nouvelles, parce que dans tout ce monde, qui avait quitté l'armée depuis long-temps, il n'y avait pas un homme qui eût assez d'intelligence pour me satisfaire. J'envoyai la colonne à Spandau; je ne m'étais pas trompé, ils ignoraient que cette place était prise. Environ deux heures après, un homme à cheval, marchant devant les équipages du prince d'Orange, arriva: celui-là valait mieux que les premiers. Il venait de Rattenaw, où il avait laissé le prince de Hohenlohe; toutes les troupes prussiennes étaient dans les environs, et allaient partir pour marcher par Alt-Rupin sur Prentzlau. J'envoyai de suite ce renseignement à l'empereur.

Un instant après arrivèrent les équipages du prince. Son intendant était intelligent; il me donna des détails qui me satisfirent: aussi je respectai les équipages, sauf une caisse de vin de Bordeaux, qui était une chose précieuse en Prusse.

Je marchais de Nauen sur Fehrbellin, lorsque je rencontrai un parlementaire prussien; il était envoyé par le prince de Hohenlohe, et n'avait ordre que de remettre sa dépêche et de s'en retourner. Je ne fus pas sa dupe; le prince de Hohenlohe voulait, pour hâter ou retarder sa marche, savoir au juste où nous étions. Je fis bander les yeux à ce parlementaire, et l'envoyai lui-même en poste à l'empereur à Berlin.

Je fis bien, car il nous déclara qu'il avait laissé le prince de Hohenlohe à Neu-Rupin, partant pour Prentzlau, et, sur ce rapport, l'empereur fit marcher à grandes journées les dragons et le corps du maréchal Lannes sur Prentzlau, en remontant le Havel. Ils arrivèrent au pont de Prentzlau très-peu d'heures avant la tête de la colonne prussienne qui se présenta à l'autre bord.

Des deux côtés, on était rendu de fatigue, de sorte que l'on pourparla. La troupe prussienne qui était en tête était le régiment des gendarmes de la garde du roi, qui, jugeant tout perdu, ne demandait pas mieux que de revenir à Berlin. On parla d'arrangement, et il fut en effet conclu sur-le-champ.

Le prince de Hohenlohe se rendit avec toutes les troupes qui étaient là; ce qui était assez considérable[51], et il remit au général Blücher le commandement des troupes qui étaient trop éloignées pour être comprises dans la capitulation.

Nous vîmes ramener à Berlin le régiment des gendarmes, ainsi que tous les drapeaux et étendards des troupes qui composaient le corps du prince de Hohenlohe.

Cet événement fit plaisir à l'empereur, qui pressa de nouveau les maréchaux Soult et Bernadotte de ne pas laisser un moment de relâche au général Blücher. Il me fit partir de nouveau de Berlin avec deux régimens de cavalerie légère, pour aller à la poursuite de tout ce que ce général pourrait détacher de son armée, dans le dessein de donner le change aux maréchaux qui le poursuivaient.

CHAPITRE XXV.

L'empereur m'envoie à la poursuite de Blücher.—Bernadotte et Soult le poursuivent également.—Le reste de l'armée prussienne divisée en deux parties.—Capitulation du général Husdom.—J'entre à Wismar.—Prise de vingt-quatre bâtimens suédois.—Capitulation de Blücher.—Le prince de Hatzfeld.

Je réunis ces deux régimens, le 1er de hussards et le 7e de chasseurs à cheval, à Fehrbelin, et je marchai de suite, à grandes journées, par Neu-Rupin, Rhinsberg et Strelitz; dans cette dernière ville, je trouvai le prince Charles de Mecklembourg, frère cadet de la reine de Prusse, major au régiment des gardes. Il avait quitté l'armée pour rentrer dans sa famille; je le laissai aller et me contentai de lui faire signer un revers, par lequel il s'engageait à ne point porter les armes jusqu'à la paix, ou jusqu'à son échange. Il n'y avait pas grand mérite à faire un prisonnier dans sa situation, et d'ailleurs je ne pouvais pas le mener avec moi.

Je reçus un bon accueil de la part du prince de Mecklembourg, dans la ville duquel je passai la nuit; je pris le lendemain la direction de Surbourg pour arriver à Wharen de bonne heure.

Chemin faisant, j'entendis le canon devant moi. Je fis diligence, et trouvai effectivement le maréchal Bernadotte aux prises avec le corps du général Blücher, en avant de Wharen.

Cet officier-général avait réuni les débris du corps du prince de
Hohenlohe à ce qu'il avait déjà de ceux de l'armée qui avait combattu à
Auerstaedt, contre le maréchal Davout. C'était à peu près le reste des
troupes prussiennes.

Le roi avait quitté son armée aussitôt que l'armistice qu'il avait demandé lui avait été refusé; il avait passé par Magdebourg pour se rendre à Berlin, où il avait des ordres à donner, prévoyant bien qu'il ne pourrait pas empêcher cette ville de tomber en notre pouvoir. Il s'était ensuite dirigé sur l'Oder, et de là sur Graudenz, où il fit lui-même reployer le pont de bateaux qui était sur la Vistule. C'est après avoir repassé ce fleuve qu'il apprit que son armée avait été prise à Lubeck, ainsi qu'on va le voir.

Le général Blücher manœuvrait de manière à entraîner loin de Berlin les maréchaux Soult et Bernadotte; mais, les eût-il menés jusqu'à Mayence, il n'eût pas échappé au sort qui l'attendait. Néanmoins il parvint à se dérober à nos deux maréchaux du champ de bataille de Wharen, où ils le tenaient engagé; il leur échappa si bien, qu'ils n'arrivaient que le soir dans la position d'où il était parti le matin. Il passa par Schwerin, et gagna Lubeck; il voulut défendre le pont de cette place, mais nos troupes l'emportèrent. C'est alors que, poussé à bout, n'ayant plus de munitions, il capitula, et rendit son armée prisonnière de guerre.

Je marchais comme flanqueur de droite dans la même direction que le maréchal Bernadotte, et le lendemain du jour de son combat de Wharen, j'eus le bonheur de séparer du corps du général Blücher, le petit corps du général prussien Husdom. Instruit de la position qu'il occupait par un de ses officiers qu'il avait envoyé au général Blücher, et que je pris au passage, je me mis à sa poursuite, et je couchais si près de lui tous les soirs, qu'il ne put m'échapper; mais il me mena jusqu'aux portes de Wismar. Il avait avec lui le régiment de hussards de son nom, le régiment de dragons de Kat et deux pièces d'artillerie légère.

Mes deux régimens réunis ne me donnaient pas plus de quatre bons escadrons, lorsque j'avais mis mes flanqueurs dehors.

La fortune me servit bien. Le dernier jour de ma marche, le général Husdom avait couché au bivouac à une lieue de Wismar sur la route de Rostock; il délibéra la nuit s'il marcherait le lendemain sur Rostock, ou s'il tenterait de rejoindre le général Blücher, dont il ignorait, ainsi que moi, la mésaventure; les avis de son petit conseil furent partagés, et le lendemain, par bonheur pour moi, le régiment des dragons de Kat le quitta et prit une direction, à travers le pays, pour regagner les hauts États prussiens. J'avais couché à une très petite distance, et, par une heureuse inspiration, je fis monter à cheval deux heures avant le jour. J'étais sur le point d'arriver à l'embranchement de la route de Rostock à Wismar, lorsque mon poste avancé me ramena deux hussards prussiens qui désertaient. Ils me dirent qu'ils avaient quitté leur régiment, il y avait un quart d'heure, au moment même où il montait à cheval pour aller à Wismar. Pendant que je les interrogeais, mes domestiques, qui conduisaient mes propres chevaux de main, à la queue de la colonne, arrivèrent tout effrayés, et me dirent que les Prussiens nous tournaient; j'y courus et menai avec moi un des déserteurs, lequel reconnut le régiment de Kat et m'expliqua la séparation de ce corps d'avec son régiment. Ces troupes n'avaient nulle envie de m'attaquer; elles cherchaient au contraire à m'éviter, et furent très heureuses que je ne fusse pas arrivé une demi-heure plus tôt; je les aurais arrêtées dans leur marche. Elles trouvèrent le chemin libre et en profitèrent en prenant une allure accélérée, ce qui me fit grand plaisir; car, de bonne foi, je n'étais pas assez fort pour attaquer deux régimens. S'ils étaient venus à moi, j'aurais été obligé de subir le sort que je voulais leur imposer.

Je revins soulagé à la tête de ma colonne. J'avais avec moi un homme d'un courage et d'une présence d'esprit peu commune; il prit un détachement de quarante hommes, et avec une témérité qui tenait de l'extravagance, il se jeta dans Wismar, assembla la garnison mecklembourgeoise, lui fit fermer les portes de la ville, où il se plaça lui-même. L'avant-garde du général Husdom se présenta à la pointe du jour pour entrer; elle fut culbutée par le détachement enfermé dans la ville, qui sagement ne la poursuivit pas.

La position du général Husdom allait devenir délicate. Je lui évitai les premiers pas d'une démarche désagréable, en lui envoyant un de mes aides-de-camp avec un trompette, pour lui proposer d'entrer en arrangement; il n'avait guère d'autre parti à prendre. Il me crut plus fort que lui, je le croyais aussi plus fort que moi; mais comme je ne le laissai pas venir m'observer, il conclut son arrangement, et il me remit son régiment avec deux pièces de canon, qu'il avait de plus que moi, indépendamment d'une supériorité d'au moins deux cents hommes.

Je me trouvai très heureux d'être maître de tout cela; j'avais une telle quantité de chevaux, que je ne pus pas les emmener; je leur fis couper le jarret sous les murs de Wismar, et après avoir donné une escorte aux prisonniers que j'envoyai à Spandau, il ne me restait pas trois bons escadrons.

De Wismar, où j'appris la capitulation de Lubeck, je vins à Rostock. Il n'y avait pas de troupes ennemies. Je m'emparai de vingt-quatre bâtimens suédois qui se trouvaient dans le port; ils étaient tous chargés, et retenus par les vents contraires: nous étions en guerre, ils étaient de bonne prise. Comme je n'avais que de la cavalerie, et qu'une fois parti, les vaisseaux auraient pu m'échapper, je fis assembler les magistrats de Rostock, et, sans rien dire de mon projet, je leur fis estimer les vingt-quatre bâtimens, ce qu'ils firent, vaisseau par vaisseau; je leur ordonnai de les prendre sous leur garde, et d'en tenir compte lorsqu'on le leur demanderait, mais, avant tout, de m'en donner un reçu. Ils m'objectèrent qu'ils n'étaient pas en guerre avec la Suède, et que ce serait commettre un acte hostile contre elle.

Je leur répondis qu'ils avaient raison, mais que je ne voulais pas être dupe; qu'en conséquence ils allaient, eux magistrats, me payer la somme à laquelle ils avaient porté la valeur de ces vingt-quatre navires, ainsi que leurs cargaisons; qu'ensuite je leur signerais une déclaration par laquelle je reconnaîtrais que je m'étais emparé des vingt-quatre vaisseaux, et que je les avais forcés à me les acheter pour cette somme, dont je leur donnerais quittance. C'était le seul moyen de tirer parti de ma prise.

Les magistrats n'étaient pas trop satisfaits, mais j'étais le plus fort. Au surplus je les remis de bonne humeur en leur vendant ma flottille à moitié prix, comme on peut en juger, car ils ne payèrent le tout que 120 ou 130 mille francs. Alors ils ne trouvèrent plus de difficulté à rien. Je donnai aux deux régimens qui étaient avec moi, 60,000 francs, qu'ils ajoutèrent au petit butin de la prise du corps du général Husdom, et ils trouvèrent qu'ils avaient fait une bonne campagne. L'empereur m'abandonna les 60,000 autres. Il était encore à Berlin, lorsque j'y rentrai: il est bon de dire ce qui s'était passé dans cette capitale.

À peine nous établissions-nous dans un lieu de quelque importance, que de suite on organisait des moyens de surveillance et d'informations; on croyait généralement que c'était moi qui étais chargé de cela: on était dans l'erreur. Pendant les seize ou dix-sept ans que j'ai servi l'empereur, il m'a toujours accordé assez d'estime pour ne pas me donner une seule fois une commission de ce genre; j'ai vu souvent mettre sur mon compte telles actions dont je suis incapable, dont je n'ai même eu aucune connaissance, et qui étaient l'œuvre de certains ambitieux, de quelques jaloux, sans élévation d'âme, qui, adulateurs sous tous les régimes, flattaient l'empereur comme ils avaient flatté les commissaires de la convention, comme ils ont depuis flatté les rois; hommes toujours prêts à trahir le pouvoir dont ils ont tout obtenu, pour plaire à celui dont ils veulent tout obtenir; cherchant à se rendre utiles par tous les moyens. Ces hommes, dont je signalerai quelques actions et que gênait ma position auprès de l'empereur, lui adressaient directement, ou lui faisaient remettre par le maréchal Duroc, des rapports que j'ai eus quelquefois, et le plus souvent après avoir dénoncé leurs camarades, ils allaient leur dire à eux-mêmes que c'était moi qui l'avais fait; que l'empereur leur avait demandé leur opinion sur cette délation, et qu'ils avaient tout arrangé.

Ma qualité de commandant de la gendarmerie de la garde de l'empereur favorisait leur duplicité, et prêtait quelque apparence de vérité à leurs lâches calomnies.

En arrivant à Berlin, on s'empara de suite de la poste; on avait des manières si adroites de prendre connaissance de la correspondance, que les employés prussiens ne s'en aperçurent qu'au bout de quelque temps; il était indubitable qu'avant que l'on entendît malice aux affaires, les lettres porteraient leurs adresses et leurs dates naturelles, et qu'ainsi on connaîtrait, d'une part, les lieux où s'étaient retirés les personnages importans dont les emplois déterminaient toujours la position des troupes, et d'autre part les fonctions dont pouvaient être chargés les personnages qui étaient restés dans les lieux que nous occupions.

Les paquets à l'adresse nominative du directeur de la poste, qui contenaient les lettres réservées, étaient toujours ceux où l'on trouvait le plus de choses intéressantes; c'est ainsi que, dès les premiers jours de notre entrée à Berlin, on arrêta une lettre qui partait du bureau de cette ville pour le roi de Prusse; elle était écrite de la main et signée du nom du prince de Hatzfeld, qui était resté à Berlin. Il y rendait un compte détaillé au roi de tout ce qui s'était passé dans la capitale depuis son départ, et il y joignait une énumération de la force de nos troupes, corps par corps. Comme c'était un prince qui écrivait cette lettre, elle fut remise à l'empereur, qui ordonna la formation d'une commission militaire pour juger ce fait d'espionnage, qui pouvait devenir dangereux, en ce qu'il aurait été facile de l'employer par le moyen des bourgmestres, auxquels on aurait pu ordonner de rendre de semblables comptes, et entourer ainsi l'armée d'une surveillance, telle qu'on n'aurait pas pu y former un projet que les ennemis n'en fussent informés.

L'ordre donné, le prince de Hatzfeld fut arrêté. La commission militaire était déjà assemblée; mais l'empereur n'ayant pas envoyé la lettre originale, qui était la seule pièce de conviction, on fut obligé de la lui faire demander par la voie accoutumée du major-général.

L'empereur passait, hors de Berlin, la revue d'une des divisions du maréchal Davout. Par surcroît de bonheur, il était allé rendre visite, en revenant, au vieux prince Ferdinand, père du grand Frédéric, de sorte que le jour finissait lorsqu'il rentra chez lui.

Cet heureux incident avait donné à madame la princesse de Hatzfeld tout le loisir nécessaire pour aller aux informations, et venir trouver le maréchal Duroc, qu'elle avait connu dans les différens voyages qu'il avait faits à Berlin. Celui-ci, ignorant ce dont il s'agissait, et ayant des occupations qui l'empêchaient de quitter le château, me pria de m'informer de ce qu'il y avait contre M. de Hatzfeld, et de l'en prévenir. Dans les premiers momens de l'arrivée à Berlin, la gendarmerie faisait presque tous les services de la capitale. Je sus de suite par elle que le capitaine-rapporteur du conseil de guerre attendait une lettre du prince de Hatzfeld au roi, et que c'était un cas capital. Je courus en prévenir le maréchal Duroc, et lui fis observer qu'il n'y avait pas un moment à perdre; qu'il y allait de la vie du prince, si madame de Hatzfeld ne voyait pas l'empereur en particulier. À peine avais-je fini, que l'on cria aux armes! C'était l'empereur qui rentrait. Le maréchal Duroc, donnant son bras à madame de Hatzfeld, qui n'avait pas quitté son appartement, courut, et arriva juste à la porte du salon comme l'empereur était en haut de l'escalier. L'empereur lui dit[52]: «Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau, monsieur le grand-maréchal?—Oui, sire.» Et il suivit l'empereur dans son cabinet. Je restai à la porte pour qu'on n'annonçât personne avant que madame de Hatzfeld, qui était là, n'eût vu l'empereur. Duroc ne tarda pas à sortir, et fit entrer de suite madame de Hatzfeld. Elle ignorait pourquoi on avait arrêté son mari, et demandait justice à l'empereur, dans toute la candeur de son âme. Lorsqu'elle a bien détaillé tout ce qu'elle avait à dire, l'empereur lui remet la lettre de son mari; elle commence à la lire, et à mesure qu'elle lit, l'effroi s'empare d'elle; elle devient pâle, et s'interrompt pour dire: «Ah! mon Dieu! c'est bien son écriture! Ah! oui!… Que nous sommes malheureux!» Lorsqu'elle eut fini, elle regarda l'empereur avec une immobilité qui tenait de la défaillance; elle avait les yeux hagards, et n'articulait pas un mot. L'empereur lui dit: «Eh bien! madame, est-ce une calomnie, une injustice? Je vous en laisse juge.»

La princesse, plus morte que vive, allait fondre en larmes, lorsque l'empereur lui reprit la lettre et lui dit: «Madame, sans cette lettre, il n'y aurait point de preuves contre votre mari.» Elle répondit: «C'est bien vrai, sire, mais je ne puis pas le nier, elle est de lui.—Eh bien! dit l'empereur en la jetant au feu, il n'y a qu'à la brûler.»

La princesse de Hatzfeld ne savait ce qu'elle devait dire ni faire; elle parla plus par son silence que n'aurait pu le faire l'orateur le plus éloquent. Elle sortit heureuse; elle revit son mari, qui fut mis en liberté, et ne dut la vie qu'au concours d'incidens que je viens de rapporter fidèlement. Le fond du cœur de l'empereur était rempli de dispositions semblables. Il a été, ce jour-là, aussi heureux que madame de Hatzfeld.

CHAPITRE XXVI.

Le prince Paul de Wurtemberg prisonnier.—Reddition de Stettin et Custrin.—Capitulation de Magdebourg.—Nouvelle mission de Duroc près du roi de Prusse.—Négociations entre Lucchesini et Maret.—Arrivée du prince de Bénévent.—Le roi de Prusse refuse de signer la paix.—Députation du sénat.—Conduite du ministre de la police dans cette circonstance.—Capitulation de Hameln.—Mesures pour prévenir la dilapidation des magasins.—Capitulation de Nienbourg.

Dans le nombre des prisonniers prussiens se trouvait le prince Paul de Wurtemberg, second fils du roi de Wurtemberg. Il était parti de Stuttgard sans la permission de son père, pour venir en Prusse faire la campagne contre nous. Le roi l'avait fait général tout en arrivant, et c'est aussi à peu près en arrivant qu'il fut pris.

L'empereur devait être blessé de sa conduite; néanmoins il le traita avec bonté, et n'en tira d'autre vengeance que de ne pas le recevoir et de le faire reconduire par un capitaine de gendarmerie jusqu'à Stuttgard, remettant son avenir à la disposition du roi son père.

Pendant que tout cela se passait à Berlin, la cavalerie de l'armée s'approchait de l'Oder, et, par une terreur que l'on ne peut expliquer, les villes fortes de Stettin et de Custrin se rendirent à des troupes à cheval, qui de la rive gauche du fleuve les sommèrent de capituler. Elles furent bien étonnées d'être obéies, et de voir arriver de ces villes des bateaux que les gouverneurs leur envoyaient, pour venir en prendre possession.

Ces détachemens de cavalerie firent avertir les corps d'infanterie qui étaient en arrière, et qui se hâtèrent de venir occuper ces deux places[53]. Dans le même temps, Magdebourg, avec une garnison de vingt-trois mille hommes, aux ordres du général Kleist, ancien aide-de-camp de Frédéric, se rendit au maréchal Ney, qui n'avait pas un corps d'armée beaucoup plus fort.

Tout nous souriait: la Prusse était occupée, l'armée prussienne prisonnière, les places rendues; notre armée pouvait être réunie en totalité et entreprendre de nouvelles opérations.

Il ne restait plus que la Silésie, où un corps prussien tenait la campagne devant le prince Jérôme, auquel l'empereur avait donné un corps d'armée à commander. Il était, en majeure partie, composé de troupes alliées, telles que bavaroises, wurtembergeoises, etc.

Il restait aussi sur le Weser les places de Hameln, de Nienbourg, renfermant ensemble treize mille hommes de garnison. L'empereur me chargea de prendre ces deux places; j'en parlerai tout à l'heure.

Le maréchal Duroc fut renvoyé de nouveau près du roi de Prusse; il ne le trouva qu'à Osterode, au-delà de la Vistule; il lui portait un ultimatum en réponse aux propositions qu'il avait fait faire par son ministre.

M. de Lucchesini avait rejoint le roi de Prusse avant le commencement des hostilités, et c'était par son canal que la Prusse donnait suite aux ouvertures dont le maréchal Duroc avait été porteur après la bataille d'Iéna. L'empereur était seul. M. de Talleyrand, qu'il avait laissé à Mayence près de l'impératrice, avait à la vérité reçu ordre de venir à Berlin, mais il n'était pas arrivé.

Le général Clarke, qui d'Erfurth, où il avait été laissé gouverneur, devait venir prendre le gouvernement de la Prusse ainsi que de Berlin, n'était pas non plus arrivé. L'empereur fit suivre la négociation par M. Maret. Le prince de Bénévent arriva sur ces entrefaites, et fit passer une note peu propre à la mener à bonne fin. Il déclara aux plénipotentiaires prussiens que l'empereur était immuable dans sa politique, qu'il ne cherchait ni à s'agrandir ni à opprimer ses voisins, mais qu'il était décidé à ne se dessaisir de ses conquêtes que pour arriver à la paix. Le sort des armes avait mis la Prusse en son pouvoir; mais il était prêt à compenser: que l'Angleterre restituât les colonies qu'elle avait enlevées à la France et à ses alliés, que la Russie se désistât de son protectorat sur la Valachie et la Moldavie, que la Porte ottomane fût rétablie dans la plénitude de ses droits, dès-lors il serait prompt à rendre les provinces qu'il avait conquises.

Quand même le roi de Prusse l'eût voulu, il ne pouvait obliger ses alliés à souscrire à de telles conditions. Il récrimina, observa qu'il n'était pas en son pouvoir de faire rétrograder les armées russes qui couvraient ce qui lui restait de territoire; que quant à ce qu'il exigeait, qu'il amenât les cours de Saint-James, de Pétersbourg, à négocier de concert avec lui une paix générale avec l'empereur Napoléon, il ne se flattait pas de réussir; que cependant il ne repoussait pas toute espérance, et qu'en conséquence il ne rappelait pas encore son ministre du quartier-général de l'empereur et roi. Quand Duroc se présenta, il refusa de ratifier l'armistice: «Il n'est plus temps, lui dit-il; la chose ne dépend plus de moi; l'empereur de Russie m'a offert du secours, et je me suis jeté dans ses bras.» Après cette réponse, l'empereur ne fit plus donner aucune suite aux négociations, et il songea à se mettre en mesure d'aller chercher la paix là où il rencontrerait les Russes.

Il avait fait de Berlin et de Potsdam ses grandes places d'approvisionnement Tous les chevaux de la cavalerie prussienne y avaient été amenés pour remonter la nôtre. Il y fit venir aussi tous les chevaux d'artillerie, en sorte qu'au bout de moins d'un mois nous avions une armée remontée en tout point.

À Berlin, l'empereur reçut une députation du sénat; elle venait de Paris, et était envoyée pour le complimenter sur ses étonnans succès, et en même temps le remercier des étendards et drapeaux dont il avait fait don au sénat pour décorer le lieu de ses séances.

La même députation, composée de douze sénateurs, s'avisa de faire des représentations à l'empereur sur les dangers qu'il y aurait à passer l'Oder, et lui témoigna le désir de voir terminer ses conquêtes. L'empereur fut mécontent de cette observation, et répondit à la députation qu'il ferait la paix le plus tôt qu'il pourrait, mais de manière à terminer une fois pour toutes; qu'eux-mêmes savaient bien qu'il avait tout tenté dans ce but, et qu'il ne pouvait s'empêcher de leur témoigner son mécontentement de ce que, sachant que les Russes venaient se joindre aux Prussiens, ils étaient assez peu réfléchis pour donner le scandale d'une désunion entre le chef de l'État et le premier corps constitué de la nation. Il ajouta qu'avant de faire cette démarche, il aurait fallu qu'ils s'assurassent de quel côté venait l'opposition à la paix, et qu'ils lui apportassent des moyens de la faire disparaître.

Du reste, il ne les traita pas mal, et les congédia satisfaits; mais il écrivit à Paris de main de maître, sur la mission des douze sénateurs. Ils pouvaient avoir raison; mais comment aurait-on fait la paix, puisque cela ne dépendait plus du roi de Prusse, qui s'était jeté dans les bras des Russes?

On aurait dû savoir aussi que le séjour de l'empereur à Berlin n'avait été employé qu'à une négociation de paix avec la Prusse, et qu'elle n'avait été rompue que par l'arrivée des Russes.

Il commença à soupçonner le ministre de la police d'avoir mal agi dans cette occasion, parce que, ou il devait, comme sénateur, éclairer le sénat sur l'état des choses, et alors cette assemblée n'eût pas fait cette démarche; ou bien il devait, comme ministre, s'y opposer. Mais il voulut ménager le sénat, en lui laissant faire la demande. S'il avait réussi, il aurait dit que c'était lui qui l'avait porté à cette représentation: par là, il eût augmenté sa popularité et son crédit; mais à tout événement, il mit sa responsabilité ministérielle à couvert, en avertissant l'empereur de tout ce qui s'était passé, et en lui disant que, quoi qu'il eût pu faire, les sénateurs avaient persisté. De là, l'humeur de l'empereur contre eux. Le ministre néanmoins n'en fut pas mieux dans son esprit. Si la campagne eût été terminée, et sans la protection que lui accordaient le grand-duc de Berg et le maréchal Lannes, il eût probablement été congédié.

L'empereur avait fait venir d'Italie le général polonais Dombrowski, qui nous rejoignit à Potsdam: cela annonçait des intentions, néanmoins il n'avait encore rien fait dire en Pologne; ce n'est qu'après le refus définitif du roi de Prusse que, pour augmenter ses forces, il mit en mouvement le patriotisme des Polonais.

Le général Dombrowski lui fut à cet effet d'une grande utilité par sa seule présence.

L'empereur, qui était fort prévoyant, ne marchait jamais qu'accompagné de tous les moyens dont il supposait avoir un jour besoin; voilà ce qui rendait son quartier-général si populeux. On y trouvait avec l'administration d'une armée celle de tout un État.

Indépendamment de l'armée que nous avions en Prusse, l'empereur fit venir de France quelques régimens, qu'il tira de la garnison de Paris, et même de celle de Brest. Ils formèrent le noyau d'un corps dont le maréchal Mortier prit le commandement, et avec lequel il partit de Mayence pour aller occuper les villes hanséatiques. Ce corps fut augmenté ensuite par des troupes alliées. Il était déjà maître des bords de la Baltique, lorsque l'empereur se préparait à entrer en Pologne.

C'est de Berlin qu'il m'envoya prendre le commandement des troupes hollandaises qui étaient devant Hameln. Le roi de Hollande, après avoir sommé cette place, fut attaqué d'un accès de maladie à laquelle il était sujet, et obligé de retourner à Amsterdam.

L'empereur me dit de tâcher de prendre Hameln avec ces seuls moyens, me défendant même d'arrêter ni de détourner aucune troupe qui allait rejoindre la grande armée[54].

Le grand-duc de Berg me recommanda de bien ménager le pays où j'allais, me prévenant qu'il devait lui appartenir. Il comptait déjà dessus.

Je trouvai ce corps hollandais posté à deux lieues de Hameln; sa force était d'environ la moitié de la garnison de la place; la saison était horrible. J'écrivis en arrivant au gouverneur, pour lui demander une entrevue sur le glacis, le laissant le maître de régler toutes les précautions qu'il croirait devoir prendre dans cette occasion. Il me répondit de suite, et accepta pour le lendemain le rendez-vous.

Je m'y trouvai le premier; j'étais muni des capitulations de Magdebourg, Spandau, Custrin, Stettin, et de celle de Prentzlau et de Lubeck: c'étaient certainement mes meilleurs moyens d'attaque; la place avait pour un peu plus de six mois de vivres, et elle contenait un petit corps mobile aux ordres du général Le Cocq, qui, n'ayant pu rejoindre aucune armée prussienne, s'était jeté dans Hameln. Il vint au rendez-vous avec le gouverneur, qui était un vieillard, le général Schell, aussi ancien serviteur de Frédéric.

Je leur dis que, venant de prendre le commandement des opérations militaires qui allaient s'ouvrir devant la place, je devais, avant tout, les prévenir de la situation de leur pays; qu'ils la jugeraient par les pièces que je leur apportais; qu'ensuite leur détermination fixerait la mienne; qu'à présent j'étais autorisé à les laisser sortir pour aller chez eux, hormis les soldats, ainsi qu'on en avait ordonné pour les autres places; que, si ma proposition était refusée, j'attaquerais de suite, mais que le siége une fois ouvert, je n'entendrais à aucune autre capitulation.

J'avais remarqué que les officiers prussiens tenaient beaucoup à leurs bagages; car, à cette époque, ils avaient, comme du temps de Frédéric, plus de bagages qu'un colonel n'en avait dans notre armée.

Ces messieurs me prièrent de les laisser seuls pour prendre connaissance de ce que je leur apportais, et pour délibérer entre eux. Je leur donnai une chambre dans le moulin où j'étais. Au bout d'une demi-heure, ils m'annoncèrent qu'ils étaient résolus de traiter aux conditions que je leur proposais; ils n'y ajoutèrent que celle de leur faire payer un mois ou un demi-mois de leur traitement, à titre de frais de route.

Je n'avais pas le premier écu de l'argent qu'ils demandaient. Cependant je ne voulais pas manquer un aussi bon marché. Je l'accordai, et nous signâmes la capitulation, d'après laquelle la place avec ses forts devait m'être remise le surlendemain à midi.

Nous nous séparâmes; je rentrai fort content à mon quartier-général pour faire mes dispositions.

Le lendemain, il y eut une insurrection dans la garnison, et le général Schell m'écrivit qu'il craignait de ne pouvoir me remettre la place sans ajouter de nouveaux articles à ceux qui avaient été souscrits: c'était, pour les soldats, la liberté de retourner en Prusse, et pour les officiers, je crois, quelques douceurs de plus.

Je tins ferme, et ne voulus rien changer ni ajouter à la première capitulation. J'envoyai porter ma réponse par un de mes aides-de-camp, et me mis en mesure, à tout événement, d'avoir la place d'une manière quelconque. Le bonheur voulut que la garnison se livrât au pillage des magasins et à l'ivrognerie; il ne fut plus possible de la tenir en ordre, et le général Schell fut obligé de m'envoyer prier de hâter le moment de l'occupation, me prévenant que la garnison avait forcé une des portes que la faiblesse du corps de blocus n'avait pas permis d'observer, et que les soldats sortaient de la place à la débandade. Je courus bien vite, et fis hâter le pas à la colonne hollandaise, qui entra en ville quelques heures plus tôt que ne le portait le traité. On fut obligé de mettre les soldats prussiens dans une espèce de parc, près de la ville. Il fallait aller les relever morts ivres dans tous les carrefours: c'était un tableau hideux. Cependant on vint à bout de faire évacuer la place, et de mettre en route toute cette colonne de prisonniers.

Je trouvai en ville une artillerie prodigieuse, avec quinze drapeaux prussiens, et, ce qui flatta mon amour-propre, les étendards du régiment des hussards de Blücher, que le commandant de ce régiment avait déposés à Hameln pour les préserver d'une mauvaise fortune de guerre; C'était une manière nouvelle que je ne connaissais pas. Un de ces étendards, plus léger que les autres, était garni, indépendamment de sa cravate, d'une quantité de rubans sur lesquels il y avait des devises en broderie qui attestaient que plus d'une belle s'intéressait à la gloire de ce régiment; elles paraissaient y avoir réuni tous leurs tendres sentimens; et on ne les avait sans doute pas consultées lorsqu'on avait mis ce témoignage de leur intérêt sous la garde d'une place forte.

Je ne restai à Hameln que le temps nécessaire pour dresser l'inventaire de la place, des magasins surtout. Je ne voulus jamais permettre qu'on les remît en d'autres mains que celles des membres de la régence de Hanovre, qui avait formé cet approvisionnement par réquisition du gouvernement prussien. Je les leur fis remettre tels qu'ils étaient, en les prévenant de prendre garde à eux, qu'on les volerait de mille façons, mais que toutes leurs plaintes seraient comptées pour rien, lorsqu'on leur demanderait l'état de ces approvisionnemens. Les députés de la régence étaient tout étonnés que je ne leur demandasse rien pour mon compte personnel; ils n'étaient venus à Hameln que pour traiter avec moi sous ce rapport. On les avait tant accoutumés à acheter ce qui leur appartenait, et à se le voir reprendre le lendemain pour le payer encore, qu'en venant de Hanovre, ils s'étaient attendus à quelque chose de semblable. Ils avaient même apporté de l'argent avec eux. Ils furent donc satisfaits, et je fis une bonne action, car la première chose que l'empereur ordonna fut de réapprovisionner cette place pour six mois; ce que je leur laissai était au moins l'approvisionnement de quatre: ils n'eurent donc à recompléter que ce qu'avait consommé la garnison prussienne.

Les États de Hanovre ne furent pas insensibles à ce service; car, à la fin de l'été suivant, j'en reçus un grand-ordre en diamant.

J'envoyai à l'empereur la capitulation d'Hameln, les drapeaux et tout ce qui concernait la place, et je pris mes mesures pour marcher vers Nienbourg, sur le Bas-Weser, où il y avait un pont sur le fleuve. La place contenait quatre mille cinq cents hommes de garnison, et avait quatre-vingts pièces de canon.

Je me composai dans Hameln un petit train d'obusiers, avec leur approvisionnement; je n'avais que cela et l'artillerie de campagne pour aller mettre le siége devant Nienbourg. Heureusement, la veille de mon départ, il m'arriva le 12e régiment d'infanterie légère, qui avait reçu ordre de venir me rejoindre, au lieu de se rendre à Cassel, sa première destination. Je l'emmenai avec tout le corps hollandais, dont je laissai un seul régiment en garnison à Hameln.

Le premier jour de marche, je vins à Minden, et le second je m'approchai jusqu'à portée de canon de la place; il était nuit, sans quoi j'en aurais été maltraité. Malgré l'obscurité, j'envoyai parlementer, et fis remettre au gouverneur les capitulations des autres places, auxquelles je joignis celle de Hameln. C'était aussi un vieillard, le général Stracwitzch, ancien aide-de-camp de Frédéric; il remit au lendemain à parler d'affaire, et me renvoya mon parlementaire après l'avoir bien traité.

Effectivement, le lendemain il signa la même capitulation qu'avaient signée ses camarades de la guerre de sept ans, et me remit la place et sa garnison le jour suivant.

CHAPITRE COMPLÉMENTAIRE SUR LA CATASTROPHE DU DUC D'ENGHIEN.

La catastrophe du duc d'Enghien était encore inexpliquée; il n'y avait de certain que la fin déplorable de ce prince, lorsqu'en 1823 j'ai publié l'extrait de mes Mémoires, où j'en ai expliqué les causes. J'ai eu deux buts en faisant cette publication: le premier a été sans doute de repousser les insinuations perfides qu'on avait si généreusement faites sur moi, quand, prisonnier à Malte, on me croyait perdu sans retour. Le second a été de défendre la mémoire de l'empereur auquel j'avais dévoué ma vie tout entière, car j'accepte ce reproche dont on m'honore. Mon seul désir était donc de faire connaître la vérité; mais tout à coup ce qui n'était qu'un point d'histoire à éclaircir est devenu une question personnelle. J'ai vu paraître des adversaires auxquels je n'avais même pas pensé. Le général Hullin, tout aussi inoffensif d'abord avec moi que je l'étais avec lui; le général Hullin, à qui j'avais cependant donné connaissance de ma publication avant qu'elle ne fût faite, s'est présenté le premier.

Deux autres ont suivi de près: l'un, voulant sans doute repousser par anticipation la part de blâme que l'examen approfondi de l'affaire ne pouvait manquer de verser sur lui, s'est hâté de publier une lettre, où, parmi des injures auxquelles je n'ai pas dû m'abaisser à répondre, il y a des assertions fausses, qu'il est bon de ne pas laisser sans réplique.

L'autre a seulement écrit qu'il n écrirait pas; il déclare avoir remis une lettre au roi. À bien dire même, je n'ai appris qu'il me faisait l'honneur de s'occuper de moi que par une lettre[55] que je reçus, et qui me prescrivait de ne point me présenter dans un lieu dont l'entrée ne m'avait jamais été interdite aux jours de notre gloire et de nos dangers.

Sans doute, j'ai dû respecter la volonté du souverain et m'y soumettre; sans doute, sa désapprobation a pu m'être pénible, mais je n'ai dû la regarder que comme une opinion arrachée à sa religion surprise. D'ailleurs, ce n'était pas devant lui que cette cause devait être plaidée, et les jugemens d'un roi ne sont pas sans appel, quand il s'agit de la réputation et de l'honneur d'un citoyen.

C'est l'opinion publique, éclairée par des débats publics, qui juge en dernier ressort. J'eusse pu y avoir recours sur-le-champ; quelques amis m'ont même reproché de ne l'avoir pas fait: j'ai cru plus convenable de différer, et ce n'est pas sans motif que j'ai pris cette détermination.

Comme toutes les publications politiques, la mienne avait eu ses inconvéniens et ses avantages. Elle avait appelé l'attention sur des faits que quelques personnes avaient grand intérêt à plonger dans l'oubli; elle avait compromis quelques positions personnelles, et inquiété des sécurités qu'on croyait bien assurées; elle eut le grand tort de troubler quelques salons de Paris. Mais, en revanche, elle a fait révéler des faits importans; elle a fait surgir des documens irrécusables, qui avaient échappé jusqu'alors à la recherche de ceux qui auraient bien voulu les détruire; elle a suscité une polémique dont l'histoire ne peut manquer de profiter, et dont il est impossible que la vérité ne jaillisse pas. J'ai donc dû attendre, afin de profiter aussi de toutes ces nouvelles lumières.

Convenait-il d'ailleurs, au point où en étaient venues les choses, de répondre par une brochure à des pamphlets, ou d'opposer un mémoire justificatif à des assertions vagues ou mensongères? Je ne sais si ce genre de lutte eût pu convenir à mes adversaires, mais à coup sûr il ne m'a pas paru digne de moi. Je devais à mon honneur de faire une réponse plus noble et plus complète; je le devais aussi à mes enfans, auxquels j'ai à transmettre un nom dont l'illustration est appuyée sur des titres qui ne peuvent être contestés. J'ai pris alors la résolution de publier mes Mémoires: c'est ma vie tout entière que je livre à un examen public.

Que mes adversaires descendent avec moi dans la carrière, qu'ils relèvent ce gant d'espèce nouvelle; c'est une belle occasion pour eux de rendre hommage à la mémoire de celui qui les combla de bienfaits, et d'expliquer des événemens bien autrement graves, et d'une importance historique bien autrement élevée que celle de la question qui a éveillé leurs inquiétudes ou contrarié leurs vues.

Un jour viendra où l'opinion jugera sans ménagement et sans partialité tous ceux qui ont joué un rôle dans le grand drame de l'empire. Ce jour-là, la nature aura mis un terme aux influences personnelles; les petites haines ou les traditions de salons seront tombées dans l'oubli; on jugera sur les pièces: je livre les miennes.

Je désire, mais je doute, que mes adversaires en fassent autant.

Parmi les ouvrages qui ont paru depuis 1823, je dois citer particulièrement:

1° Discussion des actes de la commission militaire instituée pour juger le duc d'Enghien;

2° Un Mémoire justificatif publié par le duc de Vicence;

3° Quelques lettres que M. le duc de Dalberg, ministre de la cour de Bade auprès du gouvernement français en l'an XII (1804), a publiées;

4° Une note importante de M. le baron de Massias, alors ministre français près de la cour de Bade;

5° Les procès-verbaux dressés lors de l'exhumation du duc d'Enghien en 1816;

6° Enfin une déposition du sieur Anfort, brigadier de gendarmerie à la résidence de Vincennes, recueillie et publiée séparément en 1822 par un écrivain qui signe Bourgeois de Paris.

Tels sont les documens qui doivent servir à la solution d'une question qu'on voudrait en vain rendre personnelle, et qui appartient tout entière à l'histoire.

Pour obtenir la clarté qu'il convient de mettre dans cet examen, je discuterai successivement:

1° Les causes qui firent arriver le duc d'Enghien devant la commission militaire;

2° Quelle fut la conduite du général Hullin, comme président de la commission;

3° Quelle fut la mienne comme commandant des troupes.

§ Ier.

Des causes qui firent arriver le duc d'Enghien devant la commission militaire.

Je ne répéterai pas ici ce que j'ai consigné dans les premiers chapitres de ce volume sur les circonstances du procès de George, qui induisirent à penser que le personnage mystérieux désigné par certains agens subalternes impliqués dans cette affaire était le duc d'Enghien. Mon écrit donne à cet égard toutes les explications désirables. Je n'ai rien à ajouter.

Mais ce que je n'ai pas dit, et que je dois rappeler ici, pour l'intelligence d'autres circonstances importantes à scruter, c'est qu'à cette époque M. le duc Dalberg était le ministre de l'électeur de Bade près la république française. Alors M. le duc était modeste baron, quoiqu'issu d'une famille princière germanique. (Il était neveu du dernier électeur de Mayence, qui n'était pas encore primat d'Allemagne.) M. le baron Dalberg avait donc pour supérieur relatif, à Paris, en 1804, comme feudataire de l'empire germanique, l'ambassadeur du chef de cet empire. Ses rapports intimes et ses démarches devaient naturellement se combiner avec cet ambassadeur, à moins d'admettre, contre toute vraisemblance, que les instructions de la cour de Bade prescrivaient à M. le baron Dalberg d'abandonner les intérêts de la politique générale allemande pour favoriser les extensions de la république française.

Et cependant M. Dalberg atteste dans sa lettre apologétique, que «M. de Talleyrand, durant son ministère, n'avait cessé de modérer les passions violentes de Bonaparte.»

M. Dalberg avait donc des communications particulières avec M. de Talleyrand? Ce n'était certainement pas dans celles de ministre à ministre qu'il était initié par ce personnage dans le secret des efforts qu'il faisait ou ne faisait pas auprès du premier consul pour calmer la violence de ses passions.

À la vérité, M. Dalberg ne fait remonter ses confidences qu'à la guerre de 1806; mais je vais bientôt en fixer la véritable époque.

Auparavant, je demanderai comment il a pu arriver que, d'après ses antécédens, M. Dalberg soit sorti d'un pays où sa naissance lui assurait la première considération, pour venir en France s'associer à un système républicain contre lequel l'Europe entière était cabrée? comment il s'est fait qu'il ait renoncé à l'honneur insigne d'être proclamé à chaque cérémonie du couronnement des empereurs d'Allemagne, où l'empereur lui-même demandait à haute voix, au milieu de la noblesse allemande assemblée dans l'église de Francfort: «Y a-t-il un Dalberg ici?»

L'on conçoit que le premier consul, devenu empereur, ait eu de grands services de guerre à récompenser, et il n'y a rien d'extraordinaire dans la fortune politique des hommes qui étonnaient le monde par leurs travaux et leurs actions.

Il en était de même dans l'administration civile, où de grands talens et des efforts soutenus par un zèle patriotique avaient fait succéder un code de lois à l'anarchie qui avait désolé la société, un système de finances au gaspillage de la république, et qui avaient ramené l'ordre et l'économie dans toutes les branches du gouvernement.

Tous ces hommes supérieurs devaient être l'objet d'une bienveillance particulière, et leur élévation n'a eu que des motifs honorables.

Mais M. Dalberg, en venant s'associer à notre fortune, n'avait ni couru la chance de nos combats, ni partagé les travaux de notre administration. Quels étaient donc les services patens qu'il pouvait nous avoir rendus, pour entrer tout d'un coup au service de France comme duc Dalberg, au lieu de baron qu'il était en Allemagne, et avoir été, en quelques mois, doté d'une somme de quatre millions, nommé conseiller d'État, sénateur? Aucun. Il faut donc croire que des services officieux déjà rendus, mais ignorés du vulgaire, ont attiré sur M. Dalberg autant de faveurs réunies…

L'empereur Napoléon n'était pas ingrat assurément, mais il ne récompensait pas d'avance. Pourquoi donc M. Dalberg n'explique-t-il pas lui-même ses services privés? Je pourrais suppléer à sa modestie, il le sait bien; il m'a fait assez de confidences… Son zèle pour faire réussir le mariage du petit-fils de son électeur avec mademoiselle Stéphanie de Beauharnais; le choix qui fut fait du cardinal Fesch pour succéder au primat d'Allemagne, préférablement à un prince ecclésiastique allemand; les bons offices et les rapports particuliers de M. Dalberg, lorsqu'il faisait partie du corps diplomatique à Varsovie en 1806; l'empressement de M. de Talleyrand à l'appeler à Tilsit pour qu'il s'y mêlât parmi les diplomates étrangers, où cependant l'empereur Napoléon jugea convenable de me donner l'ordre de l'empêcher d'arriver, lorsque j'étais gouverneur de la vieille Prusse, à Kœnisberg; son rôle officieux à Erfurth; même l'anecdote qui le força de passer au service de la France, tout cela m'est connu. Mais ce n'est pas ici le lieu de rompre le silence prudent que M. le duc Dalberg croit devoir garder sur ces diverses circonstances. Les explications de tous ces faits, et d'autres non moins caractéristiques, trouveront peut-être leur place dans le cours de ces Mémoires. Ce que j'en dis ici me suffit pour faire comprendre que M. Dalberg n'a jamais pensé qu'à côté d'une correspondance officielle, commandée par ses fonctions ostensibles, il ne lui fût pas permis d'entretenir des communications officieuses.

Examinons maintenant la conduite de M. Dalberg, ministre représentant le vieil et respectable prince-électeur de Bade à l'époque de la catastrophe du duc d'Enghien, et voyons s'il n'aura pas été à la fois l'homme officiel de son souverain et l'homme officieux d'un ministre de France.

L'affaire de George occupait alors le gouvernement français. Notre diplomatie était à la recherche dans toutes les directions. M. Dalberg en avait sans doute donné avis officiel à son souverain, puisqu'il avoue dans sa lettre à M. de Talleyrand, du 13 novembre 1823, «qu'il avait reçu l'ordre de s'informer s'il existait une plainte contre les émigrés qui habitaient l'électorat, et si leur séjour avait des inconvéniens.»

L'éloignement prétendu dans lequel M. Dalberg se serait tenu du ministère français l'aurait-il rendu dupe de l'assertion de M. de Talleyrand, et aurait-il réellement cru qu'il pouvait transmettre à sa cour, comme sincère, cette réponse du ministre des relations extérieures de la république: «Qu'il ne pensait pas que le gouvernement de Bade dût être plus sévère que le gouvernement français; qu'il ne connaissait aucune plainte à cet égard, et qu'il fallait laisser les émigrés tranquilles?» Ou bien M. Dalberg n'aurait-il transmis cette réponse que pour l'acquit de ses devoirs officiels, en opposition avec d'autres notions positives? On conçoit que M. Dalberg ne fera pas sa profession de foi sur ce point. Il faut donc chercher la vérité par des rapprochemens qui puissent y conduire.

La réponse de M. de Talleyrand était à peine envoyée à la cour de Bade par M. Dalberg, que le territoire de son prince fut violé. Avant cette violation, un conseil privé[56] avait été assemblé le 10 mars, composé des trois consuls, du grand-juge, du ministre des relations extérieures et de M. Fouché. C'est dans ce conseil qu'un rapport avait été lu sur les ramifications de l'entreprise de George avec l'extérieur. Ces ramifications s'établissaient sur les rapports du sieur Méhée. On inférait de ces rapports que ce ne pouvait être que le duc d'Enghien qui devait venir se mettre à la tête du mouvement, après que le coup aurait été porté. On faisait coïncider cette opinion avec les déclarations des subordonnés de George, et ce rapport se terminait par la proposition d'enlever le duc d'Enghien, et d'en finir.

Un diplomate comme M. Dalberg n'avait pu ignorer la réunion de ce conseil. De son aveu même, il connaissait, le 12 mars, le départ du général Caulaincourt, que l'on soupçonnait, dit-il, d'être chargé de faire arrêter Dumouriez sur le territoire de Bade.

J'étais à Rouen ce jour-là, et j'y connus, par les voies ordinaires, ce départ et celui du général Ordener.

M. Dalberg était la sentinelle avancée de sa cour. Il n'avait eu jusque-là pour garant de la tranquillité des émigrés, auxquels son prince accordait un asile, que le droit des gens et les assurances du ministre des relations extérieures. Si le gouvernement français agissait, au vu et su de M. Dalberg, en violation de ce droit et en opposition avec ces assurances, il était du devoir rigoureux du ministre de Bade, qui n'ignorait pas que le duc d'Enghien habitait Ettenheim, et que d'autres émigrés l'environnaient, de se mettre de suite en communication avec sa cour. Les dépositions des agens de George compromettaient plus spécialement l'émigration; il n'y avait pas un seul individu à Paris qui l'ignorât, car l'instruction de ce procès se faisait publiquement au Temple.

Ainsi, en apprenant la tenue du conseil, qui avait eu lieu le 10, et le départ de M. Caulaincourt, qui avait eu lieu le 11, M. Dalberg, s'il ne s'était volontairement laissé abuser par le ministre des relations extérieures, devait se hâter d'envoyer des courriers à son souverain, pour le sortir de la fausse sécurité dans laquelle il l'avait plongé quelques jours auparavant, en lui transmettant la réponse de ce ministre. Dès ce moment, il ne pouvait plus être douteux pour lui que le territoire de l'électorat ne fût violé; dès ce moment aussi, M. Dalberg pouvait apprécier à leur juste valeur les assurances du ministre des relations extérieures.

Il ne faut à une estafette que quarante heures pour aller de Paris à Carlsruhe; j'en ai moi-même fait l'expérience maintes fois. Un courrier expédié par M. Dalberg, même le 12, serait donc arrivé à Carlsruhe ou plutôt à Ettenheim, où M. Dalberg aurait pu le diriger, en l'adressant au grand-bailli du lieu, dans la journée du 14, et assez tôt pour qu'un avis eût pu être donné au prince, qui ne fut arrêté que le 15; et cependant il est resté inactif! En appréciant cette inaction, ne peut-on pas, sans injustice, reconnaître qu'il n'agissait pas en harmonie avec ses devoirs officiels?

Mais que faut-il penser lorsqu'on voit que c'est le 20 mars seulement, jour de l'arrivée du duc d'Enghien à Paris, que M. Dalberg écrit à sa cour pour lui annoncer le départ et l'objet du voyage de M. Caulaincourt; que ce n'est que le 21, après que tout Paris sait que le prince a péri à six heures du matin de ce même jour, qu'il écrit de nouveau à sa cour pour lui apprendre que le duc d'Enghien est arrivé escorté de cinquante gendarmes, et que «tout le monde se demande ce que l'on veut en faire?»

Le courrier partait alors de Paris à quatre heures du soir, et à cette heure-là du 21 mars, M. Dalberg écrit qu'on se fait cette question à l'occasion du duc d'Enghien!

Enfin ce n'est que le 22 mars, lorsque le Moniteur publie la sentence de mort, que par une apostille à une lettre du même jour, M. le ministre de Bade mande à sa cour que le malheureux prince a péri.

Toutes ces circonstances sont aujourd'hui révélées par la correspondance même de M. Dalberg. Il lui fallut la publication du Moniteur pour le forcer à parler de la catastrophe. Jusque-là ses devoirs officiels n'étaient pas en défaut; ils pouvaient, d'après ses combinaisons, le céder à ses devoirs officieux… Mais poursuivons.

Le duc d'Enghien a été arrêté à Ettenheim le 15 mars, à cinq heures du matin. Cette nouvelle a dû parvenir de suite à Carlsruhe. La lettre du 11, dont M. de Caulaincourt était porteur, écrite par M. de Talleyrand au ministre des affaires étrangères de Bade, avait été remise le 15. Cela se démontre par le décret publié par l'électeur de Bade le 16, où il est question des arrestations de la veille.

Il est impossible qu'un événement de cette importance n'ait pas fait écrire le même jour, ou le 16 au plus tard, par la cour de Carlsruhe à son ministre à Paris, afin de réclamer contre cette violation de territoire, ou tout au moins pour attester la paisible et inoffensive manière de vivre du duc d'Enghien, et pour s'interposer en sa faveur. Le courageux M. de Massias, ministre français auprès de l'électeur de Bade, écrivit lui-même au ministre des relations extérieures, et il n'a pu le faire que sur les communications qui lui furent faites le même jour par le ministre badois. M. de Massias ne craignit pas d'attester que, durant son séjour dans l'électorat, la conduite du duc d'Enghien avait été mesurée et innocente.

Les dépêches de M. de Massias au ministre des relations extérieures et celles du ministre de Bade à M. Dalberg durent donc arriver à Paris au plus tard le 18, ou si l'on veut le 19 mars, mais toujours avant l'arrivée du duc d'Enghien, qui n'eut lieu que le 20, à six heures du soir, à Vincennes.

M. Dalberg avoue même, dans sa lettre de ce jour, 20 mars, «que, le jeudi 15, il sut positivement l'ordre que portait M. de Caulaincourt;» c'est-à-dire qu'il était informé que M. de Talleyrand avait écrit à sa cour que le général Ordener était chargé d'arrêter le duc d'Enghien et le général Dumouriez.

Mais pourquoi donc M. Dalberg, en apprenant l'objet de cette expédition, ne se hâta-t-il pas de se rendre auprès du ministre des relations extérieures? pourquoi ne pas réunir de suite le corps diplomatique, afin d'intercéder en faveur du duc d'Enghien? Ces démarches de M. Dalberg n'auraient certainement pas manqué leur but, si, comme il l'atteste complaisamment dans sa lettre du 13 novembre 1823, le ministre des relations extérieures avait pensé que les émigrés devaient être laissés tranquilles dans l'électorat, ou si, comme l'affirmait M. Dalberg dans sa lettre du 22 mars 1804 à sa cour, «M. de Talleyrand lui-même avait paru ignorer jusqu'au dernier moment la résolution prise.»

Malgré sa puissance, le premier consul, que tout prouve d'ailleurs n'avoir jamais eu de ressentimens particuliers contre le duc d'Enghien, si ce n'est celui qui lui était inspiré par les rapports sur lesquels il avait ordonné l'arrestation de ce prince, aurait suspendu sa mise en jugement; les démarches de M. Dalberg et des autres membres du corps diplomatique auprès du ministre des relations extérieures, si celui-ci avait été aussi bien disposé que le prétend M. Dalberg, auraient d'autant mieux obtenu ce résultat, que cette démarche et ces explications auraient porté le ministre à communiquer au premier consul la lettre du baron de Massias, qu'il lui cacha cependant, ainsi que j'aurai bientôt à le dire, et tout aurait fini par s'expliquer en faveur du duc d'Enghien.

Au lieu de cette conduite, M. Dalberg reste impassible jusqu'après la catastrophe. Ce n'est que le 22 mars qu'il écrit à sa cour: «Je ne puis, dans la position infiniment difficile et délicate où je me trouve, faire autre chose que d'exposer simplement aux ministres des cours avec lesquelles nous sommes plus particulièrement en relation, les circonstances telles qu'elles se sont passées.»

On conçoit que le 22, lorsque le prince avait cessé d'exister, M.
Dalberg tînt ce langage; mais, le 15, devait-il penser ainsi?

Et qu'avait-il besoin d'ordre exprès, lorsque le 20 mars, et conséquemment avant la mise en jugement du duc d'Enghien, M. Dalberg écrivait qu'il était informé des arrestations qui avaient eu lieu à Ettenheim? L'honneur du respectable électeur de Bade, le territoire de son électorat violé, le droit des gens méconnu, un prince de la maison de Bourbon arrêté dans un moment de crise, n'étaient-ils pas des motifs suffisans pour donner une impulsion généreuse à M. Dalberg, s'il avait été tout entier à son devoir de ministre de la cour de Bade? Un homme monarchique, comme aurait dû l'être M. Dalberg, aurait-il, dans cette grave circonstance, fait fléchir ses principes devant les niaises considérations consignées dans sa dépêche du 20 mars?

Les conjectures qu'on est forcé de tirer de la conduite de M. Dalberg doivent d'autant plus se multiplier, qu'au 20 mars, il devait savoir à quoi s'en tenir sur le ministre qui avait médité les arrestations d'Ettenheim, au moment où il donnait des assurances que les émigrés résidant dans l'électorat ne seraient point inquiétés.

Il semble même qu'en écrivant en ce moment à sa cour, M. Dalberg aurait porté officiellement un jugement peu favorable sur la conduite de ce ministre.

En effet, on lit dans une lettre que M. le baron de Berstett, ministre des affaires étrangères à Carlsruhe, a adressée à M. Dalberg, le 12 novembre 1823, pour lui permettre de publier quelques numéros de sa correspondance diplomatique, que ce dernier doit trouver dans le n° 27 du 27 mars 1804 la preuve «qu'à l'époque fatale, lui, M. Dalberg, n'avait pas encore à se réjouir de la confiance du ministre des affaires étrangères à Paris.»

Je n'ai pas à m'occuper des causes qui, depuis, ont valu à M. Dalberg la confiance du ministre des relations extérieures; mais je fais remarquer que M. Dalberg s'est bien gardé de publier cette lettre, n° 27. On devine facilement la raison de cette réticence. Le jugement officiel porté alors par M. Dalberg sur le ministre des relations extérieures aurait formé un contraste trop choquant avec le jugement officieux que renferme sa lettre du 13 novembre 1823, où il dit «qu'il est connu que, pendant son ministère, M. de Talleyrand n'avait cessé de modérer les passions violentes de Bonaparte.»

Mais ce que M. Dalberg n'a pas voulu dire, parce que depuis, sans doute, il a obtenu la confiance de M. de Talleyrand, se devine aisément d'après la lettre de M. le baron de Berstett.

Quoi qu'il en soit, on peut, d'après cela, apprécier à sa juste valeur la récente apologie de la conduite du ministre des relations extérieures, par M. Dalberg, sur la catastrophe du duc d'Enghien. On conçoit aussi que le jugement le plus favorable qu'on puisse porter sur M. Dalberg lui-même, c'est qu'il avait été informé de tout, et qu'on avait cependant mis sa conscience à couvert, en lui disant que le duc d'Enghien serait détenu comme otage, parce que l'on avait bien senti que M. Dalberg devait rendre compte à sa cour, et que, se trouvant placé entre la crainte de la compromettre, ou de se compromettre lui même vis-à-vis de la France, sur laquelle il pouvait déjà fonder ses projets à venir, il laisserait aller les choses, persuadé que sa cour se disculperait facilement d'un événement qu'elle n'avait pu empêcher, faute d'avoir été prévenue.

Mais si M. Dalberg ne fut que la dupe de ceux qui ourdirent cette trame; si son amour-propre diplomatique le porta, déjà à cette époque, à déguiser à sa cour une partie de sa mystification, au lieu de lui avouer sa funeste méprise, l'odieux de cet attentat n'en reste pas moins à ceux qui méditèrent et qui organisèrent son accomplissement.

Quels furent ces machinateurs? Je crois les avoir suffisamment indiqués, et avoir même assez prouvé mes assertions par des circonstances et des rapprochemens qui portent à la fois le cachet de la vérité et de l'authenticité. M. de Talleyrand s'en est remis, pour sa justification, à sa lettre au roi, dont le contenu reste ignoré, aux attestations que M. Dalberg et lui se sont réciproquement données dans leur propre cause, et qu'ils feignent de prendre pour l'opinion publique, et enfin au mémoire du général Hullin, qui ne dit pas un mot des circonstances personnelles de M. de Talleyrand; car je pourrais avouer toute la part de la catastrophe du duc d'Enghien que m'attribue cet écrit, ou plutôt celle dont le général Hullin restera chargé lui-même, que le rôle assigné à M. de Talleyrand n'en serait pas changé.

Mon accusation reste donc tout entière contre lui. Le silence calculé dans lequel il s'est renfermé, ni ses menées secrètes ne l'ont pas détruite.

Lorsque je l'ai porté cette accusation, quels avaient été mes antécédens avec M. de Talleyrand? Il convient d'en dire ici deux mots.

À l'époque où je fus élevé au ministère, M. de Talleyrand était dans une situation déplorable, tant sous les rapports pécuniaires que sous ceux politiques: beaucoup de gens le fuyaient, croyant par là faire leur cour au pouvoir. Je ne fus pas du nombre.

C'est moi qui lui fis payer le loyer de son château de Valençay, où étaient les princes d'Espagne. Cela n'était que juste, sans doute; mais enfin, par des motifs que je ne juge pas, M. de Talleyrand en sollicitait le paiement en vain, et cela aurait continué pendant long-temps sans mon intervention et mes instances, qui lui firent allouer et payer le loyer de ce château 75,000 fr. par an.

C'est moi qui osai entretenir l'empereur des menaces de poursuites de quelques-uns des créanciers de M. de Talleyrand, et qui le portai à acquérir l'hôtel de Valentinois, tout meublé, appartenant à celui-ci, pour la somme de 2,100,000 fr.; c'est à moi qu'il dut, en outre, qu'on ne lui fit pas rapporter les meubles dont il avait déjà disposé pour garnir une partie de son hôtel d'aujourd'hui.

C'est encore moi qui, pendant quatre ans, ai journellement suspendu les effets des tracasseries qui auraient fini par l'atteindre, et j'ai poussé l'obligeance jusqu'à me mettre à la traverse de l'objet du retour inopiné, de Berne à Paris, d'une personne de sa famille; ce qui, dans ce moment-là, l'aurait mis dans la position la plus désagréable.

Telle fut ma persévérance auprès de l'empereur, que cette affaire avait fortement indisposé contre M. de Talleyrand, qu'en 1812, lorsqu'il partit pour la campagne de Russie, il avait voulu l'emmener avec lui.

Si, de la conduite de M. de Talleyrand envers celui qui fut son bienfaiteur, je passe à celle qu'il a tenue à mon égard, il demeure constant qu'en retour de mes bons offices, je lui dois d'avoir été porté sur la plus fatale des deux listes de proscription.

On ne saurait se méprendre sur le but secret de ce témoignage de sa reconnaissance. Mon crime était de pouvoir assigner son rôle dans l'affaire du duc d'Enghien. Ceci explique les efforts de M. de Talleyrand pour obtenir mon extradition de Malte en 1815, et je n'ai trouvé de la sécurité, pendant tout le cours de ma détention, qu'après qu'il eut quitté le portefeuille des relations extérieures. En 1815, on m'aurait livré à une commission militaire à Toulon ou à Marseille, j'en ai eu la preuve sous les yeux; là, on m'aurait jugé et exécuté, après quoi il aurait sans doute protesté à ma famille de ses efforts pour me sauver. M. de Talleyrand a pour maxime qu'un homme qui peut parler cesse seulement d'être à craindre lorsqu'il n'est plus.

On doit donc être peu surpris des efforts que je fais à mon tour pour laisser à M. de Talleyrand la part qui lui revient à juste titre dans une catastrophe à laquelle je n'en ai pris aucune qui puisse m'être justement reprochée.

Ce qui a excité mes efforts et mes démarches, c'est encore ma profonde conviction que l'empereur Napoléon n'avait pas agi de sa propre impulsion, en ordonnant l'arrestation du duc d'Enghien. Mon opinion s'est trouvée pleinement confirmée par les ouvrages écrits à Sainte-Hélène. Leur autorité est d'autant plus irrécusable, que leurs auteurs travaillaient à l'insu l'un de l'autre, et qu'ils ont été unanimes sur ce point.

L'empereur Napoléon, dont ils ont rapporté le langage, même les notes autographes, était également sans motifs pour accuser ou absoudre une personne plutôt qu'une autre. Il savait qu'il écrivait alors pour la sévère histoire, et il voulait la respecter. Il s'est d'ailleurs exprimé de manière à ne pas repousser la part de cet événement qu'on pouvait raisonnablement lui attribuer.

Il faut donc l'en croire, lorsqu'il a écrit lui-même que «la mort du duc d'Enghien doit être attribuée à ceux qui s'efforçaient, par des rapports et des conjectures, à le présenter comme chef de conspiration;» et lorsque, dans l'intimité avec ses fidèles serviteurs à Sainte-Hélène, il ajoutait, indépendamment de ce que j'ai cité dans mon premier écrit, «qu'il avait été poussé inopinément; qu'on avait, pour ainsi dire, surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats. J'étais seul un jour, racontait-il, je me vois encore à demi assis sur la table où j'avais dîné, achevant de prendre mon café; on accourt m'apprendre une trame nouvelle; on me démontre avec chaleur qu'il est temps de mettre un terme à de si horribles attentats; qu'il est temps enfin de donner une leçon à ceux qui se sont fait une habitude journalière de conspirer contre ma vie; qu'on n'en finira qu'en se lavant dans le sang de l'un d'entre eux; que le duc d'Enghien devait être cette victime, puisqu'il pouvait être pris sur le fait, faisant partie de la conspiration actuelle. Je ne savais pas même précisément qui était le duc d'Enghien: la révolution m'avait pris bien jeune; je n'allais point à la cour; j'ignorais où il se trouvait. On me satisfit sur tous les points. Mais s'il en est ainsi, m'écriai-je, il faut s'en saisir et donner des ordres en conséquence. Tout avait été prévu d'avance, les pièces se trouvèrent prêtes, il n'y eut qu'à signer, et le sort du prince se trouva décidé.»

La véracité de M. O'Méara ne saurait être non plus suspectée, lorsqu'il affirme dans son ouvrage, d'accord sur ce point avec les autres écrits de Sainte-Hélène, «qu'ayant demandé à Napoléon s'il était vrai que M. de Talleyrand eût gardé une lettre écrite par le duc d'Enghien, et qu'il ne l'eût remise que deux jours après, l'empereur a répondu: À son arrivée à Strasbourg, le prince m'écrivit une lettre; cette lettre fut remise à T… qui la garda jusqu'après l'exécution.»

Mais quels pouvaient donc être ceux qui, par des rapports et des conjectures, présentaient le duc d'Enghien comme chef d'une conspiration? Qui alors était dans une position à porter le premier consul à se compromettre en répandant le sang d'un Bourbon? qui enfin pouvait avoir tout prévu, et avoir d'avance préparé les pièces qui furent instantanément présentées à la signature du premier consul, et qui décidèrent du sort du prince?

Le ministre des relations extérieures, sous le Directoire, va nous dire lui-même quel intérêt il avait à ce que le premier consul se compromît; les fonctions et les faits personnels de ce même ministre, sous le premier consul, vont nous dire si c'est lui qui avait préparé les rapports et les pièces qui décidèrent la fatale mesure.

Dans un écrit publié en l'an V, par le citoyen Talleyrand, et adressé à ses concitoyens, il s'exprime en ces termes, page 3:

«Je serais indigne d'avoir servi la belle cause de la liberté, si j'osais regarder comme un sacrifice ce que je fis alors (1789), pour son triomphe. Mais que du moins il soit permis de s'étonner qu'après avoir mérité à de si justes titres les plus implacables haines de la part du ci-devant clergé, de la ci-devant noblesse, j'attire sur moi ces mêmes haines de la part de ceux qui se disent si ardens ennemis de la noblesse et du clergé, en répétant leurs fureurs contre moi[57].»

L'homme dont les antécédens autorisent un pareil langage, ne pouvait, sans crainte, voir la république française près d'expirer en l'an XII, dans la personne du premier consul, si celui-ci n'était pas mis auparavant dans l'impossibilité de devenir un Monck… Le citoyen Talleyrand pouvait bien, dans sa prévision, ne pas repousser l'idée qu'il deviendrait un jour prince de Bénévent sous une nouvelle dynastie; mais il devait frémir, d'après l'avantage dont il se glorifiait, d'avoir mérité les haines implacables du clergé qu'il avait renié, et de la noblesse qu'il avait trahie, à la seule pensée de leur retour sous la bannière des Bourbons.

M. de Talleyrand a malheureusement prouvé, dans le cours de sa vie politique, que l'intérêt est le mobile des actions de certains hommes. Cela explique celui qu'il avait alors à être l'un de ceux qui s'efforçaient, «par des rapports et des conjectures, à présenter le duc d'Enghien comme chef de conspiration, à surprendre les idées du premier consul, à conseiller d'en finir en se lavant dans le sang d'un Bourbon.»

Ses terreurs, à la seule idée de la possibilité du retour des Bourbons, devaient être d'autant plus grandes, que le premier consul n'avait pas encore manifesté le projet de monter sur le trône, lorsque l'entreprise de George éclata. On prétend même qu'il avait, au contraire, formellement refusé le titre de roi de France qu'on lui offrait aux négociations d'Amiens, en compensation des sacrifices de territoire conquis qu'on voulait lui imposer.

Les actes de l'administration du ministre des relations extérieures et sa conduite viennent puissamment ajouter à cette vérité démontrée.

Le ministre des relations extérieures pouvait seul répondre aux questions que le premier consul déclare avoir faites sur le duc d'Enghien, dont il ignorait jusqu'au nom, lorsque ce prince lui fut désigné comme chef d'une conspiration. Seul, il correspondait avec les cabinets étrangers et avec nos ministres auprès des souverains de l'Europe; seul, il était donc chargé de surveiller l'émigration. On en trouve la preuve dans la note diplomatique qu'il a adressée le 11 mars à M. le baron d'Edelsheim, ministre d'état à Carlsruhe, de laquelle M. de Caulaincourt fut porteur. Dans cette note, qui annonce officiellement l'ordre donné pour l'arrestation du duc d'Enghien, M. de Talleyrand convient qu'il lui en avait précédemment envoyé une autre, dont le contenu tendait à requérir l'arrestation du comité d'émigrés français siégeant à Offembourg.

Les fonctions de M. de Talleyrand expliquent comment l'arrestation du duc d'Enghien fut décidée et ordonnée sur son rapport, dans le conseil privé qui précéda le départ du général Ordener.

Ce ne pouvait être aucun des trois consuls. C'était évidemment hors de leurs attributions. M. Fouché, qui y fut admis, était sans fonctions alors, et il n'y avait été appelé que comme un renfort, et parce qu'on le considérait comme fortement intéressé à l'adoption de la mesure proposée. Il est juste de dire cependant qu'elle rencontra une vive résistance de la part du consul Cambacérès[58]. Il voulait du moins qu'au lieu d'enlever de vive force le duc d'Enghien, ainsi que le rapport en faisait la proposition, on attendît, pour s'en emparer, le moment où il aurait posé le pied sur le territoire français; c'est à cette occasion qu'il lui fut demandé: Depuis quand il était devenu si avare du sang d'un Bourbon.

Je tiens ce renseignement de M. le duc de Cambacérès, qui m'a également assuré l'avoir consigné dans ses Mémoires.

Quoi qu'il en soit, on peut se demander s'il est vrai que lorsque M. de Talleyrand provoquait l'arrestation du duc d'Enghien, avant que celle de Pichegru eût expliqué la funeste méprise sur le véritable chef de la conspiration, il partageait l'erreur commune, ou plutôt si elle avait jamais existé pour lui. Sa correspondance antérieure avec le ministre français à Bade lui avait donné des renseignemens si positifs sur la façon de vivre du duc d'Enghien, qu'il ne lui était pas permis de croire que le prince fût le personnage mystérieux que signalait l'instruction du procès de George.

Si telle eût été la croyance de M. de Talleyrand, pourquoi ne pas mettre dans la balance, devant le conseil privé du 10 mars, les rapports antérieurs de M. de Massias? Pourquoi accuser le duc d'Enghien avec autant de rigueur? Dans le doute, s'abstenir de proposer un enlèvement de vive force était un devoir rigoureux.

On m'a assuré que M. de Talleyrand a présenté au roi une attestation de madame la princesse de Rohan, de laquelle il résulte que le duc d'Enghien avait été prévenu de s'éloigner quelques jours avant son enlèvement. Il a prétendu en même temps qu'il lui avait fait porter cet avis par un courrier qui, selon lui, s'est cassé la jambe à Saverne. Cela n'est qu'une fable, car un pareil fait peut toujours se prouver, et on ne le prouve pas. Il n'est pas probable qu'il eût osé envoyer un courrier pour cet objet, et, si telle avait été son intention, il avait tant de personnes de sa famille qui se seraient trouvées heureuses d'une pareille mission, que le messager serait aujourd'hui nommé.

Mais on sait à quoi s'en tenir sur l'attestation donnée par madame de Rohan. M. de Talleyrand ne l'a obtenue à Paris qu'après la restauration, grâces aux plus vives instances de madame Aimée de Coigny, ancienne duchesse de Fleury, auprès de madame de Rohan-Rochefort.

La vérité est que M. de Talleyrand n'a rien envoyé. L'avis qui fut donné au duc d'Enghien, et que madame de Rohan-Rochefort a attesté sans spécification d'auteur, venait d'une autre source. C'est le roi de Suède, alors à Carlsruhe, et l'électeur lui-même, qui firent avertir le prince qu'il pouvait courir des dangers, et qu'il devait s'éloigner. Un témoin que M. de Talleyrand ne récusera pas sans doute, M. le duc Dalberg, en convient dans sa lettre du 13 novembre 1823. Cet avis était la conséquence de la note diplomatique envoyée par M. de Talleyrand à Carlsruhe, antérieurement au 10 mars, par laquelle il demandait l'arrestation du comité d'émigrés français à Offembourg. Le duc d'Enghien tarda, et sa sécurité lui devint fatale. L'ensemble de la conduite de M. Talleyrand repousse d'ailleurs toute idée qu'il ait jamais voulu sauver le duc d'Enghien par un semblable avis; et certes, si le prince eût reçu de Paris un avis qui vînt confirmer celui qui lui était donné par le roi de Suède, il n'y a nul doute qu'il ne se fût empressé de quitter Ettenheim.

Écoutons l'intègre M. de Massias, dans la note qu'il a cru devoir publier sur l'affaire de ce prince:

«Quelques jours après la catastrophe, je reçus une lettre du ministre des affaires étrangères, qui me donnait l'ordre d'aller à Aix-la-Chapelle, où je trouverais l'empereur Napoléon auquel j'avais à rendre compte de ma conduite. En arrivant, j'allai trouver le général Lannes, avec qui j'avais fait la guerre d'Espagne et d'Italie, à l'amitié duquel je devais une place et toutes mes espérances. Il m'apprit que j'étais accusé d'avoir épousé la proche parente d'une intrigante dangereuse, et d'avoir fait la conspiration du duc d'Enghien.

«Sorti de chez lui, j'allai chez le ministre des affaires étrangères, auquel je rappelai ce dont l'avait instruit ma correspondance, savoir: la vie simple, paisible, innocente du prince, et la non-parenté de ma femme avec la baronne de Reich, fait dont il est assuré par un certificat bien en règle que je lui avais envoyé. Il me dit que le tout s'arrangerait.

«Le jour de mon audience étant fixé, je fus introduit avec lui dans le cabinet de l'empereur.

«Il commença par me demander des nouvelles du grand-duc et de sa famille; et, sans autre transition, après qu'il eut entendu ma réponse:—Comment, M. de Massias, me dit-il, vous que j'ai traité avec bonté, avez-vous pu entrer dans de misérables intrigues des ennemis de la France?

«Je connaissais son adresse et son habileté; je sentis que, si j'entrais, sans autres motifs, dans ma justification, il profiterait de certaines circonstances pour en tirer des inductions sur lesquelles je n'aurais pas le moyen de donner des explications catégoriques. Je pris le parti de faire l'étonné, et comme si je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire.

«En vérité, s'écria-t-il avec un geste, et faisant un pas en arrière, on dirait qu'il ne sait ce dont je veux lui parler?» Même étonnement, même signe d'ignorance de ma part.

«Comment, ajouta-t-il vivement, mais sans colère, n'avez-vous pas épousé une proche parente d'une misérable intrigante, la baronne de Reich?—Sire, lui dis-je, monsieur que voilà, en lui montrant le ministre, a indignement trompé la religion de Votre Majesté; il a su de moi que ma femme n'était point parente de la baronne de Reich, et je lui en avais antérieurement envoyé le certificat bien en règle. À ces mots, l'empereur recula en souriant, marcha à droite et à gauche dans son cabinet, toujours en nous regardant; puis se rapprochant de moi, il me dit d'un ton radouci: Vous avez cependant souffert des rassemblemens d'émigrés à Offembourg?—J'ai rendu compte fidèlement de tout ce qui se passait dans ma légation. Comment me serais-je avisé de persécuter quelques malheureux, tandis qu'avec votre autorisation ils passaient le Rhin par centaines et par milliers? Je ne faisais qu'entrer dans l'esprit de votre gouvernement.—Vous auriez pourtant dû empêcher les trames que le duc d'Enghien ourdissait à Ettenheim?—Sire, je suis trop avancé en âge pour apprendre à mentir; on a encore trompé sur ce point la religion de Votre Majesté.—Croyez-vous donc, dit-il en s'animant, que, si la conspiration de George et de Pichegru avait réussi, il n'aurait pas passé le Rhin, et ne serait pas venu en poste à Paris? Je baissai la tête et me tus. Prenant alors un air dégagé, il me parla de Carlsruhe, de quelques objets peu intéressans, et me congédia[59].

M. de Talleyrand trompait donc l'empereur, en ne lui rendant pas un compte exact de la teneur de la correspondance de M. de Massias; il trompait M. de Massias lui-même, car il le desservait auprès de l'empereur; il trompait l'électeur de Bade, en lui faisant donner par M. Dalberg, qu'il trompait en même temps sans doute, l'assurance qu'il fallait laisser tranquilles les émigrés qui habitaient l'électorat, tandis qu'il rédigeait sa note diplomatique du 11 mars, qui ne devait être remise au ministre d'État de Bade, qu'après l'arrestation du duc d'Enghien!

M. de Massias continue: «Dès que je sus que le prince était enlevé et transféré dans la citadelle de Strasbourg, j'écrivis sans perdre de temps au ministre des affaires étrangères, pour lui dire combien, durant son séjour dans l'électorat, séjour dont mes dépêches l'avaient antérieurement avisé, la conduite de ce prince avait été mesurée et innocente. Ma lettre doit être aux archives; c'est la seule dans laquelle j'aie jamais cité du latin. Pour donner plus de poids à ma pensée et plus de créance à mon assertion, j'avais emprunté ces mots de Tacite: Nec beneficio, nec insuria cognitus; ce qui, au reste, expliquait parfaitement bien ma position envers l'auguste personnage que l'intérêt de la vérité me portait seul à défendre.»

Mais cette lettre, qui ne peut être que du 15 mars, dut arriver à Paris le 18 au plus tard, et ce ne fut que ce même jour que le prince quitta la citadelle de Strasbourg.

Que M. de Talleyrand nous dise quels efforts il a tentés, dans l'intervalle du 18 au 20, pour faire valoir le témoignage éclairé d'un homme de bien, qui devait dissiper, ou du moins affaiblir les craintes que l'on avait inspirées au premier consul.

Les renseignemens de M. de Massias étaient positifs. S'ils eussent été appréciés dans le seul but de découvrir la vérité, ils ne pouvaient, en aucune manière, cadrer avec le portrait du personnage que l'on supposait être le chef de la conspiration. Trois jours d'avance devaient suffire à M. de Talleyrand pour essayer de détromper le premier consul, et prévenir un grand malheur. Comment a-t-il usé d'un délai aussi précieux? Qu'a-t-il dit? qu'a-t-il tenté pour faire valoir cette lettre de M. de Massias, pour obtenir qu'elle fût jointe au procès comme pièce à décharge? car la sentence atteste que les pièces à charge et à décharge étaient au nombre d'une, et l'on devine bien que ce n'était pas la lettre de M. de Massias.

C'est à M. de Talleyrand de répondre.

Cette lettre[60] et d'autres documens relatifs à cette catastrophe ont disparu des archives du ministère des relations extérieures, que M. de Talleyrand a successivement occupé sous la république, le directoire, le consulat, l'empire et la royauté.

Poursuivons.

Le 29 ventôse (20 mars), jour du jugement, j'ai vu M. de Talleyrand le matin à la Malmaison. Par un singulier rapprochement de circonstances, ce fut peu après que l'on donna des ordres pour la translation du prince à Vincennes. L'après-dînée, il est venu chez le gouverneur de Paris. Son devoir a pu l'appeler auprès du premier consul; mais lui, ministre et rapporteur du conseil privé qui avait décidé l'arrestation du duc d'Enghien, que venait-il faire auprès du général chargé de nommer les juges du prince, et de leur prescrire de l'appeler devant leur tribunal? Si la lettre du premier consul dont j'ai été porteur pour le gouverneur de Paris disait tout, comme il faut le croire, quel but avait l'étrange visite de M. de Talleyrand? Venait-il ajouter ses propres commentaires à cette lettre? venait-il transmettre de dernières instructions, de derniers ordres du premier consul?… Il est à remarquer que l'arrêté du gouvernement du même jour, qui ordonnait que le duc d'Enghien serait traduit devant une commission militaire, autorisait bien le gouverneur de Paris à nommer cette commission, mais que sa réunion sur-le-champ, portée par l'ordre du gouverneur, qui en désignait les membres, n'est pas dans l'arrêté.

N'en doutons pas, M. de Talleyrand peut s'écrier aussi justement que le comte Hullin: «Que je suis malheureux!» Il a tout fait pour amener la catastrophe, et rien pour la prévenir ou l'empêcher. Après l'événement, c'est encore lui qui a eu le malheur d'être chargé d'annoncer aux puissances étrangères la mort du duc d'Enghien, en la justifiant. S'il agissait contre son gré, on peut dire de lui qu'il a bu le calice de l'amertume jusqu'à la lie. Mais que penser du sort de la victime?

À présent, ai-je eu tort de vouloir disculper l'empereur aux dépens de M. de Talleyrand, c'est-à-dire d'exposer avec bonne foi une vérité dont j'avais la conviction profonde? Je sais que l'empereur Napoléon, dans son testament, semble prendre sur lui toute la responsabilité de la catastrophe, mais je le connaissais assez pour apprécier autrement que beaucoup d'autres la valeur de ses propres déclarations. Même dans ses derniers jours, l'empereur Napoléon était bien moins occupé de la perte de la vie que du soin de conserver intact, dans l'opinion, tout le prestige attaché à la puissance; et je suis sûr que, jusqu'au bord de la tombe, il aurait fort mal reçu les imprudens qui seraient venus lui prouver que quelques événemens de son règne auraient eu lieu sans son ordre. «Le duc d'Enghien est mort, parce que je l'ai voulu.» Voilà le langage de l'empereur à la postérité. Ce qui veut dire: «Moi, gouvernant, personne n'eût osé concevoir la pensée de disposer de la liberté ou des jours de qui que ce fût. On a pu abuser ma conviction, mais non pas entreprendre un moment sur mon pouvoir.»

Pénétré de ces idées, auxquelles tous les faits que j'ai rapportés, ainsi que des paroles de l'empereur lui-même, donnent beaucoup de force, je propose cette objection aux personnes qui persistent à vouloir que l'empereur ait ordonné le meurtre du duc d'Enghien, comme le sultan envoie le cordon à un visir.

L'empereur Napoléon a regretté cette mort, mais le mal était fait; il ne devait en rejeter le blâme sur personne. Son caractère inflexible, le sentiment si puissant de sa dignité et de son devoir, comme gouvernant, ne lui permettaient pas de se soustraire à la responsabilité de ce qui avait été fait, encore moins de se couvrir du manteau de personne.

Si les choses eussent été conduites à Vincennes par le président de la commission militaire, de manière à ce que M. Réal eût encore trouvé le prince existant; si l'examen eût constaté qu'il n'était point le personnage mystérieux qui avait paru chez George, et que l'on cherchait, je demande à tous ceux qui ont connu le premier consul, si leur conviction est qu'il aurait fait périr le duc d'Enghien? Je demande aussi à tout le monde ce que serait devenu M. de Talleyrand, si, après sa terrible proposition d'enlever le prince de vive force et de s'en défaire, il eût vu le chef de l'État lâcher la proie qu'on lui avait fait saisir comme un moyen d'assurer ses jours contre les entreprises de ses irréconciliables ennemis?

Un dernier trait manque au récit de la vérité, comme aux dernières observations que l'ensemble des faits vient de me suggérer: le soir même de la mort du duc d'Enghien, M. de Talleyrand donna un bal auquel tout le corps diplomatique fut invité!!!… Rien de plus triste que ce bal, qui était une insulte à la morale publique. Quelques personnes eurent le courage de refuser de paraître à cette fête, et de ce nombre sont la princesse Dolgorowsky et M. de Moustier, aujourd'hui ambassadeur de Sa Majesté, qui me l'a attesté.

Tel fut le rôle de M. de Talleyrand dans la catastrophe du duc d'Enghien. Qu'il dise maintenant si un échange de quelques phrases obligeantes avec M. Dalberg, et le silence qu'il a gardé, doivent suffire pour détruire l'accusation grave qui pèse sur lui-même dans l'opinion publique, pour la part qu'il a prise à ce funeste événement.

§ II.

Quelle fut la conduite du général Hullin.

Ce n'est pas sans doute la partie de ma tâche la moins pénible, quoiqu'elle soit facile, que celle de faire retomber sur le général Hullin l'accusation qu'il n'a pas craint de diriger contre moi, dans l'unique but de complaire à un autre. Sa vieillesse, ses cheveux blancs, la triste cécité qui l'afflige, l'habit qu'il porte, ma répugnance constante pour des révélations qui pourraient compromettre, m'avaient imposé la réserve que j'ai gardée sur le compte du général Hullin. J'ignorais alors qu'en 1815, profitant de l'espèce de proscription qui me retenait loin de mon pays, il avait présenté au gouvernement un mémoire, dans lequel, pour obtenir la faveur de rester en France, il crut devoir rejeter sur moi les conséquences du jugement rendu contre le duc d'Enghien. L'hypocrite vieillard se garda bien de m'avouer cette démarche au moment de ma publication en 1823.

Une conduite aussi déloyale et la persévérance du comte Hullin à soutenir aujourd'hui ses premières assertions, m'autorisent contre lui à de sévères représailles au nom de la vérité. Mon honneur m'en fait un devoir.

À l'en croire, il aurait reçu à sept heures du soir, le 20 mars, l'ordre verbal du gouverneur de Paris de se rendre à Vincennes pour y présider une commission militaire, dont il lui aurait laissé ignorer l'objet; il n'en aurait été informé qu'à Vincennes même, en recevant l'arrêté du gouvernement, et l'ordre du général en chef Murat, portant la nomination des membres de la commission, et l'injonction de procéder sur-le-champ et sans désemparer.

M. le général Hullin, ainsi que le capitaine-rapporteur, et même le greffier, auraient été sans notions en matière de jugement, ce qui devait expliquer les vices de la sentence.

La commission aurait obtempéré à la demande du prince, d'avoir une entrevue avec le premier consul; mais un général (c'est-à-dire moi) aurait représenté que la demande était inopportune, et le général Hullin y aurait renoncé. D'ailleurs il ne trouvait rien dans la loi qui l'y autorisât.

Les pièces jointes au procès se seraient composées de lettres interceptées, et d'autres documens propres à faire impression sur l'esprit des juges.

Lié par ses sermens, il ne se serait pas déclaré incompétent, il n'aurait pas donné de défenseur à l'accusé, parce que le prince n'avait ni décliné la compétence du tribunal, ni demandé un défenseur, et aucun des membres de la commission ne lui avait rappelé ce devoir.

Il est bien vrai qu'il avait été fait plusieurs rédactions du jugement, entre autres celle qui porte qu'il sera exécuté de suite, et qui a été publiée par le jurisconsulte qui nous a révélé l'existence des pièces du procès; mais, après avoir été signée, cette minute n'aurait pas paru régulière; il en aurait été fait une nouvelle qui aurait constitué le véritable jugement; l'autre minute devait être anéantie sur-le-champ, mais il aurait oublié de le faire. Le général atteste que c'est là la vérité!…

Dans tous les cas, la première comme la seconde minute n'étant pas régulières, le capitaine-rapporteur et l'officier qui a permis l'exécution n'ont pu y voir, sans prévarication, un véritable jugement, et le faire exécuter.

L'ordre d'exécution ne pouvait être donné que par le général en chef gouverneur de Paris; il ignore si celui qui a si cruellement précipité cette exécution funeste avait des ordres. Quant à lui, à peine le jugement aurait été rendu, qu'il se serait mis à écrire au premier consul pour lui faire part du désir témoigné par le prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de remettre une peine que la rigueur de la position de la commission ne lui avait pas permis d'éluder. Mais au même instant un homme (c'est encore moi) l'en aurait empêché en reprenant la plume, et en lui disant: «Cela me regarde;» ce qui aurait fait croire à M. Hullin que cet homme allait écrire lui-même au premier consul.

Enfin il attendait avec confiance le moment de se retirer, lorsqu'il entendit une terrible explosion…

Tel est en résumé le roman auquel on n'a pas craint de faire apposer le nom du général Hullin.

Et d'abord je ferai remarquer l'invraisemblance que le général Hullin n'eût reçu qu'un avis verbal du gouverneur de Paris, pour lui apprendre sa nomination de président de la commission, lorsque les autres membres en auraient été informés par écrit. Le général Hullin dut l'être également par une lettre; mais comme il importait au gouverneur de lui donner des instructions particulières, il dut le mander chez lui… Le général Murat comprenait trop bien l'importance qu'il devait attacher à un jugement qui avait à décider du sort d'un personnage tel que le duc d'Enghien, pour que la nomination du général Hullin, comme président de la commission, fût un choix fait au hasard, ni qu'il l'eût laissé partir sans lui révéler l'objet de sa mission. Sa nomination explique au contraire qu'on lui avait appris sans réserve ce qui avait été un mystère pour tout Paris. Est-il bien présumable que, puisque l'on s'était décidé à traduire le prince devant une commission militaire, on n'eût pas pris d'avance tous les moyens de s'assurer des dispositions de celui qu'on appelait à la présider, lors surtout qu'on était sans aucune preuve contre le prévenu, et qu'on était réduit à ne produire à l'appui de l'accusation que la pièce unique, l'arrêté du 29 ventôse?… Mais un fait qui n'a été connu que depuis la publication de mon premier écrit, et que j'ignorais moi-même, donne un démenti sur ce point au général Hullin. La voiture du duc d'Enghien arriva vers midi à la barrière de Bondi; elle y fut arrêtée jusqu'à près de quatre heures, et ce n'est qu'alors qu'elle reçut l'ordre de prendre la route de Vincennes par les boulevards extérieurs. À cette époque, les barrières de la capitale étaient gardées de la manière la plus sévère. Or, qui a pu donner cet ordre, si ce n'est le gouverneur de Paris, et par qui a-t-il pu le transmettre, si ce n'est par le commandant de la place?… Que le général Hullin réponde.

Il n'ignorait pas plus, en sortant de chez le général Murat, l'arrestation, l'arrivée du duc d'Enghien et son prochain jugement, qu'il ne pouvait ignorer l'ordre que le gouverneur de Paris avait donné par son entremise aux troupes de la garnison, y compris la gendarmerie d'élite, de se rendre à Vincennes. De tous les colonels de ces troupes, j'étais le seul qui ne fût pas membre de la commission militaire, et je fus chargé de les commander, parce que ce commandement me revenait de droit. Voilà tout le secret de l'ordre qui me conduisit à Vincennes. Je n'étais pas alors un homme assez important pour qu'on me fît des confidences.

Mais ce commandement me laissait entièrement étranger aux préliminaires, à l'instruction, à l'interrogatoire, au jugement et à la condamnation du prévenu. Le général Hullin était le seul que l'on reconnaissait pour chef; il était le mien en sa qualité de président, car partout où il y a une autorité qui délibère, et un corps de troupes pour protéger la délibération, la force armée est essentiellement passive. Malheur au pays où il en est autrement!

Telle était notre position respective, que le général Hullin était tout et que je n'étais rien; le commandant même de Vincennes, M. Harel, était sous ses ordres, et nous verrons bientôt que le général Hullin l'a très-bien compris… C'était donc à lui de commander; nous devions exécuter ses ordres, sous peine d'être punis pour rébellion, si, militaires, nous avions désobéi à notre chef: toute la responsabilité reposait donc sur le général Hullin. Suivons-le dans l'accomplissement de ses devoirs.

Toutefois je ne scruterai pas ici les actes de sa procédure, si ce n'est dans les parties qui se rattachent à ma cause. Un éloquent jurisconsulte les a assez foudroyés; je laisse M. le général Hullin en présence de l'accusateur qui l'a traduit devant le tribunal du siècle et de la postérité. Mon but n'est pas d'aggraver le supplice moral d'un ennemi que l'intrigue m'a fait; je ne veux que repousser les imputations calomnieuses dirigées contre moi.

Je ferai d'abord remarquer que l'officier qui fut nommé capitaine-rapporteur a procédé à l'interrogatoire du prince, et qu'il a commencé cette opération à douze heures dans la nuit du 29 ventôse (20 mars). Cela se prouve par le procès-verbal même[61]. Le protocole, l'ensemble et la rédaction de cet acte n'indiquent nullement l'inexpérience de cet officier, alléguée par le général Hullin. Je ferai remarquer également que ce général, quoiqu'ayant servi avec distinction, n'a pas toujours habité les camps, et que le commandant d'une place comme Paris ne peut être réputé aussi étranger aux lois militaires sur la tenue des conseils de guerre, qu'il a bien voulu le faire croire. Ses collègues étaient des colonels qui ne pouvaient y être eux-mêmes étrangers, et qui n'étaient pas sans instruction. L'un d'eux avait été légiste à Besançon avant d'embrasser la carrière des armes.

Après l'interrogatoire, le prince fut conduit dans la salle où était réunie la commission; mais déjà il était plus de deux heures. On le conçoit, puisque ce n'est qu'à minuit qu'on a commencé à procéder à l'interrogatoire, qui remplit six pages d'impression. Cette circonstance doit être remarquée; elle servira à repousser une des nombreuses et importantes allégations mensongères du général Hullin.

Quant à moi, occupé à placer les troupes qui arrivaient successivement des diverses casernes de Paris à Vincennes, ce qui retarda très avant dans la nuit leur réunion totale, je ne me rendis à la salle où la commission militaire siégeait, et qui était remplie d'officiers et sous-officiers des troupes réunies, qu'au moment où le prince se défendait avec chaleur de l'imputation d'être chef d'une conspiration contre le premier consul. Pendant le peu de temps que dura la séance après mon arrivée, je puis affirmer avec vérité qu'il ne fut nullement question, ni de la demande du prince d'avoir une entrevue avec le premier consul, ni de la proposition d'un membre de déférer à cette demande, et par conséquent que je n'ai pas pu suspendre l'effet des intentions de la commission militaire par mes paroles. Il est bien vrai que le capitaine-rapporteur, officier plein de loyauté, avait lui-même conseillé au prince, en lui faisant subir son interrogatoire, de demander à voir le premier consul; mais je n'étais présent ni à la lecture de cet interrogatoire, ni aux nouvelles questions que le président avait adressées au prince au début de la séance.

Je demanderai à M. le comte Hullin, qui ne m'accuse que pour se laver du reproche de n'avoir pas rempli un devoir sacré, où est la mention de la proposition faite par un membre de la commission, et celle de mon interruption, ou si l'on veut, ma prétendue observation sur l'inopportunité de la demande? où se trouve la délibération qui l'aurait suivie? Comment ne pas parler également, sur le protocole de la séance, de la résolution du tribunal d'accéder, après les débats, au désir du prince?

Je dirai plus, j'admettrai pour un moment que j'eusse hasardé une aussi étrange réflexion; étais-je une autorité, un pouvoir au-dessus du général Hullin, mon supérieur comme militaire et comme président de la commission? présentais-je des instructions ou un ordre du premier consul, par exemple, pour imposer ainsi à un tribunal qui devait être impassible comme la loi?

Pendant que le général Hullin était en exil à Bruxelles, tel n'était pas son langage. Qu'il interroge ses souvenirs; qu'il se rappelle ce qu'il répondait à ceux qui lui faisaient des observations sur cette affaire. «Il n'avait agi, disait-il, que d'après les instructions les plus sévères. Le cas même où le duc d'Enghien réclamerait un entretien avec le premier consul était prévu, et il lui était défendu de faire parvenir cette demande au gouvernement.»

Voilà la vérité; et parmi les motifs qui ont déterminé à appeler le général Hullin chez le gouverneur de Paris, celui-là doit avoir été un des premiers. Il était capital, pour les provocateurs de la perte du duc d'Enghien, de lui fermer toute communication avec le premier consul.

On a répandu dans le public que le général Murat avait fait déposer chez un notaire à Paris des pièces qui attestent que ses instructions au général Hullin, et toute sa conduite dans cette affaire, avaient été le résultat d'insinuations perfides. J'ignore si le dépôt a réellement existé. On doit s'étonner que ces pièces n'aient pas été publiées en 1823, à l'époque où chacun s'est empressé d'apporter son tribut pour expliquer cette page de notre histoire. Serait-ce parce qu'elles repoussent la fable de mon adversaire?… Si elles paraissaient aujourd'hui, et qu'il en fût autrement, il faudrait plus que douter de leur authenticité.

D'après le jurisconsulte que j'ai déjà cité, le duc d'Enghien a été condamné en violation de toutes les formes et de tous les principes. On n'a eu qu'un seul document pour toute pièce à charge et à décharge; c'est l'arrêté des consuls du 29 ventôse. La minute du jugement rédigé à Vincennes, en séance à huis-clos de la commission, le porte textuellement. Il y est dit:

«Lecture faite des pièces tant à charge qu'à décharge au nombre d'UNE.»

Cela fait justice de la version mensongère du général Hullin: «qu'il y avait plusieurs pièces jointes au dossier, des lettres interceptées, une correspondance de M. Shee, alors préfet du Bas-Rhin, et surtout un long rapport du conseiller d'État Réal.»

En hasardant ce langage, M. le comte Hullin avait donc oublié qu'il avait déclaré lui-même n'avoir reçu que deux pièces contre le prévenu, l'arrêté des consuls et la liste des juges que le gouverneur de Paris lui avait envoyés à dix heures du soir à Vincennes?

On conçoit dans quel intérêt la version du général Hullin sur ce point a été inventée: il fallait jeter de l'incertitude sur la conduite du duc d'Enghien, en citant vaguement des lettres interceptées, un rapport du conseiller d'État Réal, qui n'en a jamais fait sur cette affaire. Par ce moyen, on espérait sans doute rendre moins odieuse la condescendance de celui qui avait condamné le prince; on espérait peut-être, en annonçant avec ce vague des pièces qui ne furent jamais produites, qu'un jour, si on était interpellé de dire pourquoi on n'avait pas produit, comme pièce à décharge, la correspondance de M. de Massias, on pourrait prétendre qu'elle faisait partie du dossier.

Suivons les autres vices de la procédure qu'il m'importe de faire remarquer pour réfuter le général Hullin.

On n'a pas donné de défenseur au prince, on l'a abandonné à lui-même, à son inexpérience, à son imprudente vivacité, alors qu'un arrêt de mort était suspendu sur sa tête. Mais le général Hullin était-il donc si peu familiarisé avec la tenue d'un conseil de guerre, et l'usage si constant de donner un défenseur à l'accusé, qu'il eût besoin que le prince en demandât un lui-même; que, dans sa position, il connût assez peu les lois pour proposer l'incompétence de la commission militaire? Cet oubli de la part du général Hullin, la rigueur et l'illégalité de la sentence ne sont guère d'accord avec son désir prétendu de favoriser la réclamation du prince auprès du premier consul. On ne se montre pas si froidement déterminé, pour écouter tout à coup un conseil de l'humanité. Non, la commission militaire qui a pu condamner juridiquement, et sans hésiter, le duc d'Enghien, n'a pas voulu le sauver, ou ne l'a pas osé: si elle l'eût voulu, elle le pouvait. Jamais juge bien disposé ne se trouva dans une position plus favorable au salut d'un accusé. Il n'existait au procès ni pièces, ni preuves, ni témoins contre le prince, et il persistait à nier avec force les accusations portées contre lui. Ses rapports avec l'Angleterre, dans le rang où il était né; ses correspondances avec son aïeul, le prince de Condé, ne pouvaient être prises pour l'aveu d'une conjuration. Quel juge ignore, d'ailleurs, que l'aveu d'un accusé ne suffit pas pour le condamner, lorsqu'il n'y a pas un corps de délit constant, et des témoignages qui garantissent à la justice que celui qu'on accuse ne s'égare pas, dans le désespoir de sa situation, jusqu'à faire l'aveu d'un crime qu'il n'a pas commis? Que si la commission n'osait pas absoudre un innocent, ou du moins un accusé non convaincu du crime qu'on lui imputait, après avoir rempli ce qu'elle regardait comme un impérieux devoir, rien ne l'empêchait, non pas de demander grâce, elle ne l'eût pas osé peut-être, mais de faire parvenir au premier consul la juste prière du prince.

Mais puisque le président de la commission militaire avait des dispositions si heureuses pour le duc d'Enghien, comment n'a-t-il pas pris tous les moyens nécessaires pour empêcher que son erreur ne fût irréparable, au lieu d'ordonner:

«Que le jugement serait EXÉCUTÉ DE SUITE, à la diligence du capitaine-rapporteur, après en avoir donné connaissance au condamné, en présence des détachemens des différens corps de la garnison?»

M. le comte Hullin a compris, par anticipation, les réflexions qui naissent de cet acte, et il a cru les combattre, en affirmant que ce jugement n'était pas le véritable original de la sentence prononcée par la commission militaire; que c'était celui publié par le Moniteur du 22 mars 1804, parce qu'on avait essayé plusieurs rédactions.

Quelque absurde que soit cette fable, il convient d'expliquer ici les motifs qui la repoussent et en montrent la fausseté.

C'est à minuit que le capitaine-rapporteur a commencé l'interrogatoire du duc d'Enghien, et il n'a pu l'avoir terminé qu'à deux heures du matin. Cette vérité est d'ailleurs attestée par la minute, où l'on a indiqué que la séance a commencé à deux heures du matin. Elle s'est prolongée par la lecture de la pièce unique qui composait le dossier, par le nouvel interrogatoire que le président a fait subir au prince, et par les débats qui ont été longs et animés, jusqu'à quatre heures. C'est en effet à cette heure-là que le président a fait évacuer la salle, et que les membres de la commission sont entrés en délibération à huis-clos. Cette délibération n'a pu durer moins d'une demi-heure, après quoi il a fallu procéder à la rédaction du jugement. Or, cette rédaction, qui est de deux pages d'écriture, n'a pu être faite dans moins d'une demi-heure, c'est-à-dire jusqu'à cinq heures du matin. Mais si tout ce qui vient d'être énuméré a exigé l'emploi de trois heures, qui se sont écoulées depuis le moment où la commission est entrée en séance, jusqu'à la signature du jugement, il est physiquement impossible que celui publié par le Moniteur, qui est de sept pages d'impression in-8°, ait pu être également rédigé à Vincennes. Un écrivain, qui n'aurait qu'à copier, ne le transcrirait pas dans moins de trois heures; à plus forte raison, lorsque la contexture de cet écrit, les nombreuses questions qui y sont posées, les non moins nombreux considérans qui y sont développés, et la citation minutieuse des lois, ont nécessité que le rédacteur fît un brouillon avant la mise au net qui figure au dossier. Or, si l'on ajoute le temps indispensable pour cette rédaction et cette transcription, à l'heure où la commission est entrée en séance à huis-clos, on arrivera à celle de dix heures du matin, et il est notoire que c'est vers les six heures du matin que le prince périt!

Le premier jugement présente des blancs pour y mettre plus tard la date et l'article de la loi qu'on avait entendu appliquer. On le conçoit, il était rédigé à Vincennes, et le Bulletin des lois ne se trouvait pas dans ce donjon. Qu'on compare à ce jugement celui publié par le Moniteur. Dans les sept pages d'impression qui le composent, on trouvera la citation minutieuse de nombreuses lois, de nombreux articles; on y expose de nombreux documens qui auraient été lus dans la séance, le signalement du prince y est entièrement détaillé, jusqu'à sa taille d'un mètre sept cent cinq millimètres. Est-ce bien à Vincennes, au milieu de la nuit, du trouble et de l'émotion de chacun des membres de la commission, peut-être même de celle du général Hullin, malgré ses instructions secrètes, qu'une pareille rédaction, qui a exigé une plume très exercée, a pu être faite? Mais si la bibliothèque dans laquelle on a puisé pour une semblable rédaction avait été transportée à Vincennes, pourquoi la mention de ces mêmes lois, de ces mêmes arrêts, etc., qu'on lit dans le second jugement, ne se trouve-t-elle pas dans le premier? Le brouillon que l'on fait d'un acte contient tout ce qui doit se trouver dans sa mise au net.

Mais une dernière circonstance va achever de démontrer l'audacieuse imposture du général Hullin sur ce point. Le jugement inséré dans le Moniteur, porte qu'après les débats: «le rapporteur, le greffier, ainsi que les citoyens assistant dans l'auditoire, se sont retirés sur l'invitation du président.»

En effet, il est de rigueur que le capitaine-rapporteur n'assiste pas à la délibération d'un conseil de guerre après la clôture des débats, puisque l'accusé, dont il est l'accusateur, n'y est pas lui-même présent.

Et cependant la minute de ce second jugement qui est au dossier, au dépôt des conseils de guerre, est écrite en entier de la main du capitaine-rapporteur. Où l'a-t-il donc pu écrire, puisque, d'après la fable du général Hullin, elle aurait été rédigée dans la séance à huis-clos de la commission, et que le jugement atteste que le rapporteur s'est retiré, si ce n'est à Paris, lorsque les moteurs de ce fatal événement, alarmés de la rumeur qu'il causait, des mécontentemens du premier consul, et de l'irrégularité de tout ce qui avait été rédigé à Vincennes, ont voulu le rendre moins grave pour eux?

Répondez, général Hullin!

La vérité que tout démontre, c'est que la minute du jugement au dossier, portant qu'il sera exécuté de suite, est celle qui fut rédigée dans la séance à huis-clos, celle qui fut remise par le général Hullin au capitaine-rapporteur, pour qu'il fît procéder à son exécution. Elle est signée de tous les membres de la commission, même du capitaine-rapporteur, qui dut la revêtir de sa signature pour qu'elle eût force exécutoire. Concevrait-on qu'un pareil acte, revêtu de toutes les signatures des membres du tribunal, n'eût été qu'un brouillon? Fable ridicule!

Mais ce qu'on ne concevra pas plus, c'est que si, au lieu de cette minute, le général Hullin avait remis au capitaine-rapporteur celle insérée dans le Moniteur, cet estimable officier eût, au mépris de la teneur du jugement, et contre l'usage constant, même des commissions spéciales (ce que n'était pas celle-ci), fait exécuter le prince sous les yeux, en quelque sorte, des juges qui ne l'auraient pas condamné à cette exécution instantanée. Non, cette allégation se repousse par son atroce absurdité. L'accusation contre le capitaine-rapporteur est d'autant plus mensongère, qu'il avait été plein d'égards pour le prince, et lui avait donné des marques d'intérêt. C'est lui qui lui avait suggéré, ainsi que je l'ai déjà dit, l'idée d'exprimer au bas de son interrogatoire le désir de voir le premier consul, et qui a même dicté au prince les phrases qui se trouvent écrites de sa main dans cette pièce du procès.

Le général Hullin entendait-il que la sentence qu'il venait de prononcer ne fût exécutée que sur l'autorisation du gouverneur de Paris, lorsqu'après avoir remis le fatal arrêt au capitaine-rapporteur, il donnait l'ordre au commandant de Vincennes, Harel, qui seul des officiers présens connaissait les détours des souterrains du donjon, de conduire le condamné dans les fossés du château, où son exécution ne pouvait compromettre la sûreté des passans? Ce fait est attesté par la déposition du sieur Anfort, recueillie en 1806, et publiée en 1822, par un homme qui paraît n'avoir été mu que par le désir de découvrir la vérité. Voici l'extrait de cette déposition:

«Les questions épuisées, on appelle le duc d'Enghien dans une salle voisine. Ces messieurs annoncent qu'ils vont aller aux opinions; et, après un certain intervalle, le commandant Harel est appelé derechef. On lui annonce la condamnation du prisonnier; il reçoit l'ordre de le faire descendre, quand il en sera temps, dans les fossés du château. Un espace de temps s'écoule encore, après lequel l'ordre définitif est donné au commandant par le président du conseil. D'une voix faible et mal assurée, Harel invite le prisonnier à le suivre: un flambeau à la main, il s'avance sous l'escalier étroit et tortueux[62].»

Que devient maintenant, devant tous ces faits accablans, la fable de la lettre que M. le général Hullin se serait mis en devoir d'écrire au premier consul, aussitôt que le jugement aurait été rendu, «pour le conjurer de remettre une peine que la rigueur de la position de la commission ne lui avait pas permis d'éluder?»

Que deviendra également cette assertion: «qu'à cet instant un homme, qui s'était constamment tenu dans la salle du conseil, lui dit en prenant la plume: Maintenant cela me regarde?»

Quoi! M. le général Hullin avait mis tant de hâte à faire exécuter le jugement, que lui-même avait donné l'ordre au commandant Harel de conduire le prince dans les fossés du château, au lieu de laisser ce triste soin au capitaine-rapporteur, et cependant il se serait mis en devoir d'écrire pour demander la grâce du condamné!

Le capitaine-rapporteur représente le procureur-général devant les autres tribunaux criminels; or, comme l'appel n'était ni proposé, ni permis au duc d'Enghien, puisque le jugement devait être exécuté de suite, le général Hullin l'avait livré dans le même état où se trouve un condamné, lorsque, après avoir épuisé tout recours, il est remis au procureur-général chargé d'assurer l'exécution de la loi. La mort immédiate est la conséquence aussi prompte qu'inévitable de ce dernier acte du procès.

Il me reste peu de chose à dire, sans doute, pour démontrer cette calomnie; car il a déjà été prouvé, par les pièces mêmes du procès (c'est d'ailleurs un usage constant en pareil cas), que la salle dans laquelle siégeait la commission militaire à Vincennes fut évacuée après les débats, et transformée aussitôt en salle du conseil, où les membres délibérèrent à huis-clos, et où on n'a pas osé prétendre, jusqu'à présent du moins, que j'étais resté pendant la délibération. À quel titre aurais-je élevé cette prétention? En quelle qualité les membres, qui avaient à délibérer entre eux, m'y auraient-ils souffert? Il ne faut pas perdre de vue qu'à l'exception du général Hullin, aucun des colonels qui faisaient partie de la commission n'avait été averti de sa nomination autrement que par une lettre individuelle écrite par le gouverneur de Paris. Par une conséquence naturelle, aucun d'eux n'avait pu être circonvenu. Les fauteurs de la catastrophe s'en étaient reposés sur les instructions particulières données au général Hullin, et à la docilité qu'il avait sans doute promis d'apporter dans l'accomplissement de ce qui lui avait été prescrit.

De quel droit me serais-je également permis d'arracher la plume des mains de ce président, écrivant pour l'accomplissement d'une délibération de la commission? Et le général Hullin lui-même se serait-il assez peu respecté pour céder ainsi à la menace d'un subordonné, et renoncer à l'exercice du consolant mandat de demander la grâce d'un infortuné qu'on aurait condamné à regret? Aurait-il obtempéré à un ordre dont sa position et ses fonctions ne lui auraient pas permis d'admettre l'existence entre mes mains, et que, par suite, il aurait dû se faire représenter à l'instant même? Mais que dis-je? n'ai-je pas déjà démontré l'absurdité que le comte Hullin eût voulu intercéder pour le prince, en même temps qu'il l'envoyait froidement à une mort certaine? Et dès lors, comment aurait-il été troublé dans son intercession? ou comment, moi, sans qualité pour suspendre l'exécution ordonnée par lui, aurais-je prétendu devoir demander grâce en son lieu et place?

Que justice soit donc faite, sous ce nouveau rapport, de l'imposture du général Hullin.

Je le laisserai désormais avec l'émotion qu'il assure avoir éprouvée en entendant la terrible explosion; c'était sans doute celle du commencement des remords dont il se dit agité depuis plus de vingt ans, pour avoir cédé aux instigations de ceux qui avaient d'avance résolu la mort du malheureux prince.

§ III.

Quelle fut ma conduite comme commandant des troupes.

À peine âgé alors de vingt-huit ans, j'étais officier-général et aide-de-camp. Cette position, qui me valait l'honneur de remplir des missions périlleuses sur les champs de bataille, ne m'initiait pas dans les secrets de l'État. Je n'avais pas à correspondre avec les puissances étrangères; je n'étais pas chargé de surveiller l'émigration par des relations avec les ministres ou les ambassadeurs; je n'avais ni rang dans le conseil, ni autorité pour faire des rapports ou donner mon avis sur aucun des objets qui pouvaient s'y traiter, et moins encore avais-je le pouvoir de prendre l'initiative, ou de faire adopter une mesure en quoi que ce fût.

Et d'ailleurs, qu'importait à ma position personnelle la circonstance dont il s'agit? Avais-je des inquiétudes à calmer pour l'avenir, ou des garanties à donner contre le passé? Je ne connaissais de la révolution que les guerres qu'elle nous avait suscitées, que les batailles qu'il avait fallu livrer, et que la gloire que nos armes y avaient acquise. La fortune et mon épée m'avaient servi à souhait; j'étais heureux de mon sort, mon ambition était satisfaite, et assurément rien ne pouvait alors me faire présumer que j'arriverais un jour aux grands emplois que j'ai occupés depuis. Je ne pouvais songer qu'à remplir avec honneur et avec zèle les devoirs de ma position, et l'on sait que le premier consul ne nous laissait guère le temps de nous reposer, et à plus forte raison celui de nous mêler de choses étrangères à nos fonctions.

C'est au retour d'une longue mission, que, me trouvant de service à la Malmaison, je fus chargé d'aller porter une lettre cachetée au gouverneur de Paris, le général Murat. On conçoit aisément que le contenu ne m'en fut pas révélé; le premier consul n'avait pas l'habitude d'entrer dans de semblables explications avec les porteurs de ses messages; et qu'importait-il d'ailleurs que j'en connusse le contenu? Quoi qu'il arrivât, je ne pouvais jamais être appelé qu'à obéir à mes supérieurs en grade, et jamais à délibérer. Je partis donc le 20 mars, à cinq heures du soir, de la Malmaison pour me rendre chez le général Murat.

Rien de plus simple que ma position, et la ligne de mes devoirs était si clairement tracée, que je n'avais même pas à réfléchir sur la conduite que j'avais à tenir.

Qu'eût fait tout autre à ma place?

Colonel du corps de la gendarmerie d'élite, qui alors ne comptait pas dans la garde, mais qui faisait partie de la garnison de Paris, c'est à ce seul titre que je reçus dans la soirée l'ordre du général Murat de me rendre à Vincennes, et d'y prendre le commandement des troupes qui allaient s'y réunir. Devais-je ne pas obéir?

Rendu au lieu désigné, et chargé d'y veiller à la sûreté d'une commission militaire que l'autorité compétente venait d'y convoquer, pouvais-je ne pas accomplir ma mission?

Responsable, en quelque sorte, de la conduite des troupes confiées à ma direction, ne devais-je pas les disposer et les surveiller durant l'opération, objet de leur réunion?

Était-ce à moi, dont l'obéissance était le premier devoir, qu'il appartenait de scruter l'objet de la réunion de la commission militaire, et la légalité des actes en vertu desquels elle avait à procéder?

C'est aux militaires particulièrement que je ne crains pas d'adresser avec confiance ces diverses questions, et celles qui les suivront.

La discipline militaire, la responsabilité qui pesait sur moi dans cette grave circonstance, où déjà l'arrestation du général Moreau causait quelque fermentation parmi les troupes, me commandaient donc la plus active surveillance.

Les casernes de Paris sont situées dans des quartiers éloignés les uns des autres. Certains des corps qui reçurent l'ordre de marcher dans cette circonstance eurent à traverser la ville, en partant des points opposés, très éloignés de la barrière du Trône. Cet éloignement fut cause que quelques-uns de ces corps n'arrivèrent à Vincennes qu'à près de trois heures du matin, ayant reçu tard dans la soirée l'ordre de départ.

Ce ne fut donc qu'après la réunion totale des troupes, et après que j'eus disposé leur placement sur l'esplanade qui est devant le château de Vincennes, que je pus céder au désir que j'avais de voir le prince, et de connaître les circonstances, que j'ignorais absolument, sur lesquelles reposait sa mise en jugement.

J'ai dit que la froideur de la nuit que j'avais passée au milieu des troupes me fit approcher d'une cheminée devant laquelle était placé le fauteuil du président. C'est ainsi que je me trouvai, pendant quelques instans seulement, assis derrière le général Hullin, durant la séance de la commission. C'est de là que j'entendis ce que j'ai rapporté de la courte partie des débats dont je fus le témoin. Il y avait à peine un quart d'heure que j'y étais, lorsqu'on ordonna de faire retirer le prince, et l'évacuation de la salle, qui dès ce moment fut métamorphosée en chambre du conseil. C'est alors qu'étant sans mandat ni qualité pour assister ni participer à la discussion intérieure de la commission, je fus rejoindre mes troupes et attendre le résultat de sa délibération.

J'ai déjà fait ressortir le double mensonge que présente la version du général Hullin relativement à l'influence que j'aurais exercée sur la commission pendant sa séance, et celle que j'aurais exercée sur lui-même, pour l'empêcher de transmettre le vœu du prince, d'avoir une entrevue avec le premier consul. J'ajouterai ici deux observations qui ne sont pas moins décisives.

La commission a délibéré à huis-clos, et par conséquent hors de ma présence. Ainsi, pour que j'eusse été dans le cas de répondre à son président, afin de le détourner d'écrire au premier consul: «Cela me regarde maintenant,» il aurait fallu, ou que la lecture du jugement eût été faite publiquement, et que je l'eusse entendue, c'est-à-dire en séance redevenue publique, ou que la commission eût, avant sa délibération, reconnu en moi une autorité supérieure par laquelle des instructions formelles et préalables lui auraient prescrit de me faire appeler dans la chambre du conseil, après la signature du jugement, et de le soumettre à mon veto. Sans l'une ou l'autre de ces circonstances, il eût été impossible que je me fusse trouvé en situation de prétendre qu'alors «cela me regardait

Or, le véritable jugement rendu à Vincennes, celui qui a été exécuté, ne porte pas qu'on ait rouvert la séance publique, ce qui en effet n'a pas eu lieu. Le général Hullin n'avait pas cru devoir recourir à ce simulacre… Au contraire il y est déclaré qu'on a fait, clos et jugé sans désemparer, pour être exécuté de suite, moyennant la seule lecture de la sentence, par le capitaine-rapporteur, en présence des différens détachemens de troupes de la garnison.

Il m'aurait donc été impossible de connaître la teneur du jugement par sa lecture en séance publique, puisqu'elle n'avait pas eu lieu, et par conséquent de répondre au général Hullin, en lui enlevant la plume des mains: Cela me regarde maintenant.

Quant aux instructions qui auraient été données à la commission de me déférer la sentence après l'avoir rendue pour la faire exécuter, même alors qu'elle n'aurait pas ordonné l'exécution instantanée (car il aurait fallu tout cela pour que la version du général eût quelque vraisemblance), par quelle voie, dans quel document auraient-elles été données ces instructions, et par qui l'auraient-elles été? Aucune mention n'en est faite dans la pièce unique du procès, l'arrêté du 29 ventôse; il en est de même dans l'ordre du gouverneur de Paris, portant nomination des membres de la commission; enfin, il n'en est nullement question dans aucune des deux rédactions du jugement.

La commission, ou, si l'on veut, son président, ne m'avait donc pas soumis la sentence qui venait d'être rendue, et dès-lors je ne pouvais me permettre de prétendre, et moins encore de souscrire à ce que la volonté arbitraire de son subordonné enchaînât sa volonté légale. Car, allons plus loin, admettons un instant que la version tardive du général Hullin soit vraie; admettons que, subordonné que j'étais, j'aie voulu non seulement désobéir à mon supérieur, ce qui eût été manquer à la discipline, mais encore lui forcer la main, ce qui eût été presque une rébellion, comment le général Hullin se justifierait-il de ne m'avoir pas fait arrêter sur-le-champ, ou au moins comment n'aurait-il pas porté plainte contre moi? L'a-t-il fait? Bien plus, à qui a-t-il jamais fait part de son ressentiment à ce sujet? Assurément, ce n'est ni à l'empereur ni à moi. Ce ne serait donc qu'après la restauration que le général Hullin se serait souvenu d'un fait aussi grave; la mémoire lui serait revenue comme les regrets, tout juste lorsqu'on les aurait éveillés par des inquiétudes pour son avenir.

Il croyait, dit-il, que j'avais des ordres; mais alors il aurait dû m'en demander préalablement l'exhibition, et certes il en parlerait aujourd'hui. Lui, mes adversaires, ou les ennemis de l'empereur ne garderaient pas le silence à ce sujet. Mais cette question est de celles auxquelles le bon sens seul peut répondre. Quelles instructions aurais-je pu recevoir dans la situation où j'étais placé?

Enfin, pour dernier grief, quelques personnes m'ont blâmé d'avoir voulu chercher à justifier le premier consul aux dépens du ministre des relations extérieures; je pourrais à plus juste titre reprocher à mes adversaires d'avoir constamment cherché à se justifier aux dépens de l'empereur. Au surplus, à cette imputation ou à tout autre de même nature, je n'ai qu'un mot à répondre, c'est que je n'ai jamais cru que la chute de Napoléon et sa mort m'aient dégagé de la reconnaissance que je lui dois; c'est sur ce sentiment que j'ai basé ma conduite, et j'ai cru en cela ne remplir qu'un devoir.

En résumé, et pour ne plus parler de cette affaire, tout se réduit à quelques questions très simples, auxquelles le public peut aujourd'hui répondre.

Par qui l'arrestation du prince a-t-elle été suggérée?

Par qui a-t-il été jugé?

Par qui a-t-il été condamné?

Par qui l'acte a-t-il été signé?

Les documens qui suivent, et surtout la correspondance de M. le duc
Dalberg, aideront le lecteur à résoudre ces questions.

DOCUMENS, ET CORRESPONDANCE DE M. LE DUC DALBERG.

§ 1er

Lettre du premier consul au ministre de la guerre[63].

Paris, le 19 ventôse an XII (10 mars 1804)

Vous voudrez bien, citoyen général, donner ordre au général Ordener, que je mets à cet effet à votre disposition, de se rendre dans la nuit en poste à Strasbourg. Il voyagera sous un autre nom que le sien; il verra le général de la division.

Le but de sa mission est de se porter sur Ettenheim, de cerner la ville, d'y enlever le duc d'Enghien, Dumouriez, un colonel anglais et tout autre individu qui serait à leur suite. Le général de la division, le maréchal-des-logis de gendarmerie qui a été reconnaître Ettenheim, ainsi que le commissaire de police, lui donneront tous les renseignemens nécessaires.

Vous ordonnerez au général Ordener de faire partir de Schelestadt trois cents hommes du 26e de dragons, qui se rendront à Rheinau, où ils arriveront à huit heures du soir.

Le commandant de la division enverra quinze pontonniers à Rheinau, qui arriveront également à huit heures du soir, et qui, à cet effet, partiront en poste ou sur les chevaux de l'artillerie légère. Indépendamment du bac, il se sera déjà assuré qu'il y ait là quatre ou cinq grands bateaux, de manière à pouvoir faire passer d'un seul voyage trois cents chevaux.

Les troupes prendront du pain pour quatre jours et se muniront de cartouches. Le général de la division y joindra un capitaine ou un officier, et un lieutenant de gendarmerie, et trois ou quatre (trentaines) brigades de gendarmerie.

Dès que le général Ordener aura passé le Rhin, il se dirigera droit à Ettenheim, marchera droit à la maison du duc et à celle de Dumouriez; après cette expédition terminée, il fera son retour sur Strasbourg.

En passant à Lunéville, le général Ordener donnera ordre que l'officier des carabiniers qui a commandé le dépôt à Ettenheim se rende à Strasbourg en poste, pour y attendre ses ordres.

Le général Ordener, arrivé à Strasbourg, fera partir bien secrètement deux agens, soit civils, soit militaires, et s'entendra avec eux pour qu'ils viennent à sa rencontre.

Vous donnerez ordre pour que, le même jour et à la même heure, deux cents hommes du 26e de dragons, sous les ordres du général Caulaincourt (auquel vous donnerez des ordres en conséquence), se rendent à Offembourg, pour y cerner la ville et arrêter la baronne de Reich, si elle n'a pas été prise à Strasbourg, et autres agens du gouvernement anglais, dont le préfet et le citoyen Méhée, actuellement à Strasbourg, lui donneront les renseignemens.

D'Offembourg, le général Caulaincourt dirigera des patrouilles sur
Ettenheim, jusqu'à ce qu'il ait appris que le général Ordener a réussi.
Ils se prêteront des secours mutuels.

Dans le même temps, le général de la division fera passer trois cents hommes de cavalerie à Kelh, avec quatre pièces d'artillerie légère, et enverra un poste de cavalerie légère à Wilstadt, point intermédiaire entre les deux routes.

Les deux généraux auront soin que la plus grande discipline règne, que les troupes n'exigent rien des habitans; vous leur ferez donner à cet effet douze mille francs.

S'il arrivait qu'il ne pussent pas remplir leur mission, et qu'ils eussent l'espoir, en séjournant trois ou quatre jours et en faisant des patrouilles, de réussir, ils sont autorisés à le faire.

Ils feront connaître aux baillis des deux villes, que, s'ils continuent de donner asile aux ennemis de la France, ils s'attireront de grands malheurs.

Vous ordonnerez que le commandant de Neuf-Brissac fasse passer cent hommes sur la rive droite avec deux pièces de canon.

Les postes de Kelh, ainsi que ceux de la rive droite, seront évacués dès l'instant que les deux détachemens auront fait leur retour.

Le général Caulaincourt aura avec lui une trentaine de gendarmes; du reste, le général Caulaincourt, le général Ordener et le général de la division tiendront un conseil, et feront les changemens qu'ils croiront convenables aux présentes dispositions.

S'il arrivait qu'il n'y eût plus à Ettenheim, ni Dumouriez, ni le duc d'Enghien, on rendrait compte par un courrier extraordinaire de l'état des choses.

Vous ordonnerez de faire arrêter le maître de poste de Kelh et autres individus qui pourraient donner des renseignemens sur cela.

Signé, BONAPARTE.

§ II.

Ordre du ministre de la guerre au général Ordener[64].

Paris, le 20 ventôse an XII (mars 1804).

En conséquence des dispositions du gouvernement qui met le général Ordener à celle du ministre de la guerre, il lui est ordonné de partir de Paris en poste aussitôt après la réception du présent ordre, pour se rendre le plus rapidement possible, et sans s'arrêter un instant, à Strasbourg. Il voyagera sous un autre nom que le sien. Arrivé à Strasbourg, il verra le général de la division. Le but de la mission est de se porter sur Ettenheim, de cerner la ville, d'y enlever le duc d'Enghien, Dumouriez, un colonel anglais, et tout autre individu qui serait à leur suite. Le général commandant la 5e division, le maréchal-des-logis qui a été reconnaître Ettenheim, ainsi que le commissaire de police, lui donneront tous les renseignemens nécessaires.

Le général Ordener donnera ordre de faire partir de Schelestadt trois cents hommes du 26e de dragons, qui se rendront à Rheinau, où ils arriveront à huit heures du soir. Le commandant de la 5e division enverra quinze pontonniers à Rheinau, qui y arriveront également à huit heures du soir, et qui, à cet effet, partiront en poste sur les chevaux d'artillerie légère. Indépendamment du bac, il se sera assuré qu'il y ait là quatre ou cinq grands bateaux, de manière à pouvoir passer d'un seul voyage trois cents chevaux. Les troupes prendront du pain pour quatre jours, et se muniront d'une quantité de cartouches suffisante. Le général de la division y joindra un capitaine, un lieutenant de gendarmerie et une trentaine de gendarmes. Dès que le général Ordener aura passé le Rhin, il se dirigera droit à Ettenheim, marchera droit à la maison du duc d'Enghien et à celle de Dumouriez. Après cette expédition terminée, il fera son retour sur Strasbourg. En passant à Lunéville, le général Ordener donnera ordre que l'officier de carabiniers qui aura commandé le dépôt à Ettenheim se rende à Strasbourg en poste pour y attendre ses ordres. Le général Ordener, arrivé à Strasbourg, fera partir bien secrètement deux agens, soit civils, soit militaires, et s'entendra avec eux pour qu'ils viennent à sa rencontre. Le général Ordener est prévenu que le général Caulaincourt doit partir avec lui pour agir de son côté. Le général Ordener aura soin que la plus grande discipline règne, que les troupes n'exigent rien des habitans. S'il arrivait que le général Ordener ne pût pas remplir sa mission, et qu'il eût l'espoir, en séjournant trois ou quatre jours, et en faisant faire des patrouilles, de réussir, il est autorisé à le faire. Il fera connaître au bailli de la ville que, s'il continue à donner asile aux ennemis de la France, il s'attirera de grands malheurs. Il donnera l'ordre au commandant de Neuf-Brissac de faire passer cent hommes sur la rive droite du Rhin avec deux pièces de canon. Les postes de Kelh, ainsi que ceux de la rive droite, seront évacués aussitôt que les deux détachemens auront fait leur retour.

Le général Ordener, le général Caulaincourt, le général commandant la 5e division, tiendront conseil, et feront les changemens qu'ils croiront convenables aux présentes dispositions. S'il arrivait qu'il n'y eût plus à Ettenheim, ni Dumouriez, ni le duc d'Enghien, le général Ordener me rendra compte par un courrier extraordinaire de l'état des choses, et il attendra de nouveaux ordres. Le général Ordener requerra le commandant de la 5e division de faire arrêter le maître de poste de Kelh, et les autres individus qui pourraient donner des renseignemens.

Je remets au général Ordener une somme de douze mille francs pour lui et le général Caulaincourt. Vous demanderez au général commandant la 5e division militaire, que, dans le temps où vous et le général Caulaincourt ferez votre expédition, il fasse passer trois cents hommes de cavalerie à Kelh avec quatre pièces d'artillerie légère. Il enverra aussi un poste de cavalerie légère à Wilstadt, point intermédiaire entre les deux routes.

Signé, Alex. BERTHIER.

§ III.

Liberté.—Égalité.

Extrait des registres des délibérations des consuls de la république.

Paris, le 29 ventôse l'an XII de la république une et indivisible.

Le gouvernement de la république arrête ce qui suit:

ARTICLE Ier. Le ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la république, d'avoir été et d'être encore à la solde de l'Angleterre, de faire partie des complots tramés par cette dernière puissance contre la sûreté intérieure et extérieure de la république, sera traduit à une commission militaire, composée de sept membres nommés par le général gouverneur de Paris, et qui se réunira à Vincennes.

ART. II. Le grand-juge, le ministre de la guerre et le général gouverneur de Paris sont chargés de l'exécution du présent arrêté.

Le premier consul, signé, BONAPARTE.

Par le premier consul, signé, HUGUES MARET.

Pour copie conforme,

Le général en chef, gouverneur de Paris.

Signé, MURAT.

§ IV.

Nomination des membres de la commission militaire.

Au gouvernement de Paris, le 29 ventôse an XII de la république.

Le général en chef, gouverneur de Paris,

En exécution de l'arrêté du gouvernement, en date de ce jour, portant que le ci-devant duc d'Enghien sera traduit devant une commission militaire composée de sept membres, nommés par le général gouverneur de Paris, a nommé et nomme, pour former ladite commission, les sept militaires dont les noms suivent:

Le général Hullin, commandant les grenadiers à pied de la garde des consuls, président;

Le colonel Guitton, commandant le premier régiment de cuirassiers;

Le colonel Bazancourt, commandant le quatrième régiment d'infanterie légère;

Le colonel Ravier, commandant le dix-huitième régiment d'infanterie de ligne;

Le colonel Barrois, commandant le quatre-vingt-seizième de ligne;

Le colonel Rabbe, commandant le deuxième régiment de la garde municipale de Paris;

Le citoyen Dautancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui remplira les fonctions de capitaine-rapporteur.

Cette commission se réunira sur-le-champ au château de Vincennes, pour y juger, sans désemparer, le prévenu, sur les charges énoncées dans l'arrêté du gouvernement, dont copie sera remise au président.

J. MURAT.

§ V.

Interrogatoire.

L'an XII de la république française, aujourd'hui 29 ventôse, douze heures du soir, moi, capitaine-major de la gendarmerie d'élite, me suis rendu, d'après l'ordre du général commandant le corps, chez le général en chef Murat, gouverneur de Paris, qui me donna de suite l'ordre de me rendre au château de Vincennes, près le général Hullin, commandant les grenadiers de la garde des consuls, pour en prendre et recevoir d'ultérieurs.

Rendu au château de Vincennes, le général Hullin m'a communiqué, 1° une expédition de l'arrêté du gouvernement du 29 ventôse, présent mois, portant que le ci-devant duc d'Enghien serait traduit devant une commission militaire composée de sept membres, nommés par le général gouverneur de Paris; 2° l'ordre du général en chef, gouverneur de Paris, de ce jour, portant nomination des membres de la commission militaire, en exécution de l'arrêté précité, lesquels sont les citoyens Hullin, général des grenadiers de la garde; Guitton, colonel du 1er des cuirassiers; Bazancourt, commandant le 4e régiment d'infanterie légère; Ravier, commandant le 18e d'infanterie de ligne; Barrois, commandant le 96e de ligne; et Rabbe, commandant le 2e régiment de la garde de Paris.

Et portant que le capitaine-major soussigné remplira auprès de cette commission militaire les fonctions de capitaine-rapporteur: le même ordre portant encore que cette commission se réunira sur-le-champ au château de Vincennes, pour y juger, sans désemparer, le prévenu, sur les charges énoncées dans l'arrêté du gouvernement susdaté.

Pour l'exécution de ces dispositions, et en vertu des ordres du général Hullin, président de la commission, le capitaine soussigné s'est rendu dans la chambre où se trouvait couché le duc d'Enghien, accompagné du chef d'escadron Jacquin de la légion d'élite, et des gendarmes à pied du même corps, nommés Lerva et Tharsis, et encore du citoyen Noirot, lieutenant au même corps: le capitaine-rapporteur soussigné a reçu de suite les réponses ci-après, sur chacune des interrogations qu'il lui a adressées, étant assisté du citoyen Molin, capitaine au 18e régiment, greffier choisi par le rapporteur.

—À lui demandé ses nom, prénoms, âge et lieu de naissance.

A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né le 2 août 1772 à Chantilly.

—À lui demandé à quelle époque il a quitté la France.

A répondu: Je ne puis pas le dire précisément; mais je pense que c'est le 16 juillet 1789. Qu'il est parti avec le prince de Condé, son grand-père, son père, le comte d'Artois et les enfans du comte d'Artois.

—À lui demandé où il a résidé depuis sa sortie de France.

A répondu: En sortant de France, j'ai passé, avec mes parens que j'ai toujours suivis, par Mons et Bruxelles; de là, nous nous sommes rendus à Turin, chez le roi de Sardaigne, où nous sommes restés à peu près seize mois. De là, toujours avec ses parens, il est allé à Worms et environs sur les bords du Rhin. Ensuite le corps de Condé s'est formé, et j'ai fait toute la guerre. J'avais, avant cela, fait la campagne de 1792 en Brabant, avec le corps de Bourbon, à l'armée du duc Albert.

—À lui demandé où il s'est retiré depuis la paix faite entre la république française et l'empereur.

A répondu: Nous avons terminé la dernière campagne aux environs de Gratz; c'est là où le corps de Condé, qui était à la solde de l'Angleterre, a été licencié, c'est-à-dire à Wendisch Facstrictz, en Styrie; qu'il est ensuite resté pour son plaisir à Gratz ou aux environs, à peu près six ou neuf mois, attendant des nouvelles de son grand-père, le prince de Condé, qui était passé en Angleterre, et qui devait l'informer du traitement que cette puissance lui ferait, lequel n'était pas encore déterminé. Dans cet intervalle, j'ai demandé au cardinal de Rohan la permission d'aller dans son pays, à Ettenheim en Brisgaw, ci-devant évêché de Strasbourg; que depuis deux ans et demi il est resté dans ce pays. Depuis la mort du cardinal, il a demandé à l'électeur de Bade, officiellement, la permission de rester dans ce pays, qui lui a été accordée, n'ayant pas voulu y rester sans son agrément.

—À lui demandé s'il n'est point passé en Angleterre, et si cette puissance lui accorde toujours un traitement.

A répondu n'y être jamais allé; que l'Angleterre lui accorde toujours un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre.

A demandé à ajouter que les raisons qui l'avaient déterminé à rester à Ettenheim ne subsistant plus, il se proposait de se fixer à Fribourg en Brisgaw, ville beaucoup plus agréable qu'Ettenheim, où il n'était resté qu'attendu que l'électeur lui avait accordé la permission de chasse dont il était fort amateur.

—À lui demandé s'il entretenait des correspondances avec les princes français retirés à Londres; s'il les avait vus depuis quelque temps.

A répondu: que naturellement il entretenait des correspondances avec son grand-père, depuis qu'il l'avait quitté à Vienne, où il était allé le conduire après le licenciement du corps; qu'il en entretenait également avec son père, qu'il n'avait pas vu, autant qu'il peut se le rappeler, depuis 1794 ou 1795.

—À lui demandé quel grade il occupait dans l'armée de Condé.

A répondu: Commandant de l'avant-garde avant 1796. Avant cette campagne, comme volontaire au quartier-général de son grand-père; et toujours, depuis 1796, comme commandant d'avant-garde, et observant qu'après le passage de l'armée de Condé en Russie, cette armée fut réunie en deux corps, un d'infanterie et un de dragons, dont il fut fait colonel par l'empereur, et que c'est en cette qualité qu'il revint aux armées du Rhin.

—À lui demandé s'il connaît le général Pichegru; s'il a eu des relations avec lui.

A répondu: Je ne l'ai, je crois, jamais vu; je n'ai point eu de relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne pas l'avoir connu, d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais.

—À lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des relations avec lui.

A répondu: Pas davantage; je ne l'ai jamais vu.

—À lui demandé si, depuis la paix, il n'a point entretenu de correspondance dans l'intérieur de la république.

A répondu: J'ai écrit à quelques amis qui me sont encore attachés, qui ont fait la guerre avec moi, pour leurs affaires et les miennes. Ces correspondances n'étaient pas de celles dont il croit qu'on veuille parler.

De quoi a été dressé le présent, qui a été signé par le duc d'Enghien, le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes et le capitaine-rapporteur.

«Avant de signer le présent procès-verbal, je fais, avec instance, la demande d'avoir une audience particulière du premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande.»

Signé, L.-A.-H. DE BOURBON.

Et plus bas:

NOIROT, lieutenant; et JACQUIN.

Pour copie conforme:

Le capitaine faisant les fonctions de rapporteur,

DAUTANCOURT.

MOLIN, capitaine-greffier.

§ VI.

Jugement sur lequel le duc d'Enghien a été exécuté.

Aujourd'hui, le 30 ventôse an XII de la république,

La commission militaire formée en exécution de l'arrêté du gouvernement, en date du 29 du courant, composée des citoyens Hullin, général commandant les grenadiers de la garde des consuls, président; Guitton, colonel du 1er régiment de cuirassiers; Bazancourt, colonel du 4e régiment d'infanterie légère; Ravier, colonel du 18e régiment de ligne; Barrois, colonel du 96e; Rabbe, colonel du 2e régiment de la garde de Paris; le citoyen Dautancourt, remplissant les fonctions de capitaine-rapporteur, assisté du citoyen Molin, capitaine au 18e régiment d'infanterie de ligne, choisi pour remplir les fonctions de greffier; tous nommés par le général en chef, gouverneur de Paris;

S'est réunie au château de Vincennes,

À l'effet de juger le ci-devant duc d'Enghien, sur les charges portées dans l'arrêté précité.

Le président a fait amener le prévenu libre et sans fers, et a ordonné au capitaine-rapporteur de donner connaissance des pièces tant à charge qu'à décharge, au nombre d'UNE.

Après lui avoir donné lecture de l'arrêté susdit, le président lui a fait les questions suivantes:

—Vos nom, prénoms, âge et lieu de naissance.

A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né à
Chantilly le 2 août 1772.

À lui demandé s'il a pris les armes contre la France.

A répondu qu'il avait fait toute la guerre, et qu'il persistait dans la déclaration qu'il a faite au capitaine-rapporteur, et qu'il a signée. A de plus ajouté qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre contre la France.

—À lui demandé s'il était encore à la solde de l'Angleterre.

A répondu que oui, qu'il recevait par mois 150 guinées de cette puissance.

La commission, après avoir fait donner au prévenu lecture de ses déclarations par l'organe de son président, et lui avoir demandé s'il avait quelque chose à ajouter dans ses moyens de défense, il a répondu n'avoir rien à dire de plus, et y persister.

Le président a fait retirer l'accusé, le conseil délibérant à huis clos; le président a recueilli les voix, en commençant par le plus jeune en grade; le président ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des voix l'a déclaré coupable, et lui a appliqué l'art. … de la loi du …, ainsi conçu … et, en conséquence, l'a condamné à la peine de mort.

Ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite, à la diligence du capitaine-rapporteur, après en avoir donné lecture, en présence des différens détachemens des corps de la garnison, au condamné.

Fait, clos et jugé sans désemparer, à Vincennes, les jour, mois et an que dessus, et avons signé.

Signé, P. HULLIN, BAZANCOURT, RABBE, BARROIS, DAUTANCOURT, rapporteur; GUITTON, RAVIER.

Nota. La minute ne porte pas la signature du greffier Molin.

§ VII.

Second jugement rédigé le lendemain de l'exécution.

Commission militaire spéciale,

Formée dans la première division militaire, en vertu de l'arrêté du gouvernement, en date du 29 ventôse an XII de la république une et indivisible.

JUGEMENT.

Au nom du peuple français,

Ce jourd'hui, 30 ventôse an XII de la république, la commission militaire spéciale formée dans la première division militaire, en vertu de l'arrêté du gouvernement, en date du 29 ventôse an XII, composée, d'après la loi du 19 fructidor an V, de sept membres, savoir, les citoyens:

Hullin, général de brigade, commandant les grenadiers à pied de la garde, président;

Guitton, colonel, commandant le 1er régiment de cuirassiers;

Bazancourt, commandant le 4e régiment d'infanterie légère;

Ravier, colonel du 18e régiment d'infanterie de ligne;

Barrois, colonel, commandant le 96e régiment de ligne;

Rabbe, colonel, commandant le 2e régiment de la garde municipale de
Paris;

Dautancourt, capitaine-major de la gendarmerie d'élite, faisant les fonctions de capitaine-rapporteur;

Molin, capitaine au 18e régiment d'infanterie de ligne, greffier; tous nommés par le général en chef Murat, gouverneur de Paris, et commandant la première division militaire.

Lesquels président, membres, rapporteur et greffier ne sont ni parens, ni alliés entre eux, ni du prévenu, au degré prohibé par la loi.

La commission, convoquée par l'ordre du général en chef gouverneur de Paris, s'est réunie au château de Vincennes, dans le logement du commandant de la place, à l'effet de juger le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né à Chantilly le 2 août 1772, taille de 1 mètre 705 millimètres, cheveux et sourcils châtain-clair, figure ovale, longue, bien faite, yeux gris tirant sur le brun, bouche moyenne, nez aquilin, menton un peu pointu, bien fait; accusé,

1° D'avoir porté les armes contre la république française;

2° D'avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi du peuple français;

3° D'avoir reçu et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement anglais, de leur avoir procuré les moyens de pratiquer des intelligences en France, et d'avoir conspiré avec eux contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État;

4° De s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés français et autres soldés par l'Angleterre, formé sur les frontières de la France, dans les pays de Fribourg et de Baden;

5° D'avoir pratiqué des intelligences dans la place de Strasbourg, tendantes à faire soulever les départemens circonvoisins pour y opérer une diversion favorable à l'Angleterre;

6° D'être l'un des fauteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre la vie du premier consul, et devant, en cas de succès de cette opération, entrer en France.

La séance ayant été ouverte, le président a ordonné au rapporteur de donner lecture de toutes les pièces, tant celles à charge que celles à décharge.

Cette lecture terminée, le président a ordonné à la garde d'amener l'accusé, lequel a été introduit libre et sans fers devant la commission.

—Interrogé de ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance et domicile.

A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, âgé de trente-deux ans, né à Chantilly près Paris, ayant quitté la France depuis le 16 juillet 1789.

Après avoir fait procéder à l'interrogatoire de l'accusé, par l'organe du président, sur tout le contenu de l'accusation dirigée contre lui; ouï le rapporteur en son rapport et ses conclusions, et l'accusé dans ses moyens de défense; après que celui-ci a eu déclaré n'avoir plus rien à ajouter pour sa justification, le président a demandé aux membres s'ils avaient quelques observations à faire; sur la réponse négative, et avant d'aller aux opinions, il a ordonné à l'accusé de se retirer.

L'accusé a été reconduit à la prison par son escorte, et le rapporteur, le greffier, ainsi que les citoyens assistant dans l'auditoire, se sont retirés sur l'invitation du président.

La commission délibérant à huis clos, le président a posé les questions ainsi qu'il suit:

Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, accusé,

1° D'avoir porté les armes contre la république française, est-il coupable?

2° D'avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi du peuple français, est-il coupable?

3° D'avoir reçu et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement anglais; de leur avoir procuré des moyens de pratiquer des intelligences en France; d'avoir conspiré avec eux contre la sûreté extérieure et intérieure de l'État, est-il coupable?

4° De s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés français et autres soldés par l'Angleterre, formé sur les frontières de la France, dans les pays de Fribourg et de Baden, est-il coupable?

5° D'avoir pratiqué des intelligences dans la place de Strasbourg, tendantes à faire soulever les départemens circonvoisins, pour y opérer une diversion favorable à l'Angleterre, est-il coupable?

6° D'être l'un des fauteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre la vie du premier consul, et devant, en cas de succès de cette conspiration, entrer en France, est-il coupable?

Les voix recueillies séparément sur chacune des questions ci-dessus, commençant par le moins ancien en grade, le président ayant émis son opinion le dernier,

La commission déclare le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien,

1° À l'unanimité, coupable d'avoir porté les armes contre la république française;

2° À l'unanimité, coupable d'avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi du peuple français;

3° À l'unanimité, coupable d'avoir reçu et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement anglais; de leur avoir procuré des moyens de pratiquer des intelligences en France, et d'avoir conspiré avec eux contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État;

4° À l'unanimité, coupable de s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés français et autres soldés par l'Angleterre, formé sur les frontières de la France, dans les pays de Fribourg et de Baden;

5° À l'unanimité, coupable d'avoir pratiqué des intelligences dans la place de Strasbourg, tendantes à faire soulever les départemens circonvoisins, pour y opérer une diversion favorable à l'Angleterre;

6° À l'unanimité, coupable d'être l'un des fauteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre la vie du premier consul, et devant, en cas de succès de cette conspiration, entrer en France.

Sur ce, le président a posé la question relative à l'application de la peine. Les voix recueillies de nouveau dans la forme ci-dessus indiquée, la commission militaire spéciale condamne à l'unanimité, à la peine de mort, le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, en réparation des crimes d'espionnage, de correspondance avec les ennemis de la république, d'attentat contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État.

Ladite peine prononcée en conformité des articles 2, titre 4 du Code militaire des délits et des peines, du 21 brumaire an V; 1re et 2e section du titre 1er du Code pénal ordinaire, du 6 octobre 1791, ainsi conçu, savoir:

Art. II (du 21 brumaire an V). «Tout individu, quel que soit son état, qualité du profession, convaincu d'espionnage pour l'ennemi sera puni de mort.»

Art. Ier (du 6 octobre 1791). «Tout complot ou attentat contre la république sera puni de mort.»

Art. II (id.). «Toute conspiration et complot, tendant à troubler l'État par une guerre civile, et armant les citoyens les uns contre les autres, ou contre l'exercice de l'autorité légitime, sera puni de mort.»

Enjoint au capitaine-rapporteur de lire de suite le présent jugement, en présence de la garde assemblée sous les armes, au condamné.

Ordonne qu'il en sera envoyé, dans les délais prescrits par la loi, à la diligence du président et du rapporteur, une expédition tant au ministre de la guerre, au grand-juge ministre de la justice, et au général en chef gouverneur de Paris.

Fait, clos et jugé sans désemparer, les jour, mois et an dits, en séance publique; et les membres de la commission militaire spéciale ont signé, avec le rapporteur et le greffier, la minute du jugement.

Signé, GUITTON, BAZANCOURT, RAVIER, BARROIS, RABBE, DAUTANCOURT, capitaine-rapporteur; MOLIN, capitaine-greffier, et HULLIN, président.

Pour copie conforme,

Le président de la commission spéciale,

P. HULLIN.

P. DAUTANCOURT, capitaine-rapporteur.

MOLIN, capitaine-greffier.

§ VIII.

Lettre de M. de Talleyrand, ministre des relations extérieures, à M. le baron d'Edelsheim, ministre d'État, à Carlsruhe.

Paris, le 20 ventôse an XII (11 mars 1804).

Monsieur le baron, je vous avais envoyé une note[65] dont le contenu tendait à requérir l'arrestation du comité d'émigrés français siégeant à Offembourg, lorsque le premier consul, par l'arrestation successive des brigands envoyés en France par le gouvernement anglais, comme par la marche et le résultat des procès qui sont instruits ici, reçut connaissance de toute la part que les agens anglais à Offembourg avaient aux terribles complots tramés contre sa personne et contre la sûreté de la France. Il a appris de même que le duc d'Enghien et le général Dumouriez se trouvaient à Ettenheim, et, comme il est impossible qu'ils se trouvent en cette ville sans la permission de Son Altesse Électorale, le premier consul n'a pu voir, sans la plus profonde douleur, qu'un prince auquel il lui avait plu de faire éprouver les effets les plus signalés de son amitié avec la France, pût donner un asile à ses ennemis les plus cruels, et laissât ourdir tranquillement des conspirations aussi évidentes.

En cette occasion si extraordinaire, le premier consul a cru devoir donner à deux petits détachemens l'ordre de se rendre à Offembourg et à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs d'un crime qui, par sa nature, met hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part. C'est le général Caulaincourt qui, à cet égard, est chargé des ordres du premier consul. Vous ne pouvez pas douter qu'en les exécutant, il n'observe tous les égards que Son Altesse peut désirer. Il aura l'honneur de remettre à Votre Excellence la lettre que je suis chargé de lui écrire.

Recevez, monsieur le baron, l'assurance de ma haute estime.

Signé, CH.-M. TALLEYRAND.

Le lendemain 12 mars (correspondant au 21 ventôse), le général Caulaincourt reçut la lettre du ministre de la guerre rapportée plus haut.

Le duc d'Enghien fut enlevé dans la nuit du 14 au 15 mars (du 23 au 24 ventôse).

L'électeur fit publier le décret suivant, daté de Carlsruhe, le 16 mars 1804[66]:

«Immédiatement après le rétablissement de l'état de paix entre l'empire d'Allemagne et la république française, S. A. S. et Électorale a donné le 14 mai 1798, dans ses anciens États, l'ordre précis et sévère de ne plus permettre aux émigrés déportés français la continuation de leur séjour sur son territoire.

«La guerre, qui s'est dans la suite rallumée, ayant donné à ces personnes différens motifs de rentrer dans ses États, S. A. S. et Électorale a saisi le premier moment favorable, le 20 juin 1799, pour ordonner leur renvoi.

«La paix ayant eu de nouveau lieu, et plusieurs individus attachés à l'armée de Condé s'avisant de se rendre dans ces environs, S. A. S. et Électorale a cru devoir donner les ordres suivans, qui sont les derniers, les plus nouveaux, et ceux qui sont suivis encore aujourd'hui.

«Il ne sera accordé à aucun individu revenant de l'armée de Condé, ainsi qu'en général à aucun émigré français, à moins qu'il n'en ait obtenu la permission avant la paix, d'autre séjour que celui qu'on permet aux voyageurs. S. A. S. et Électorale, par sa résolution expresse, n'a excepté de cette ordonnance qu'individuellement les personnes qui pourraient faire preuve d'avoir obtenu ou d'avoir à espérer sous peu leur radiation de la liste des émigrés, et qui auraient par là une raison suffisante de préférer le séjour dans le voisinage de la France à tout autre, et de ne pas être regardées comme suspectes au gouvernement français. Le séjour de ces personnes n'ayant eu jusqu'aujourd'hui aucune suite fâcheuse ou désavantageuse pour le gouvernement français, et le chargé d'affaires de la France résidant ici n'ayant jamais demandé plus de rigueur, S. A. S. et Électorale a jugé à propos, au mois de décembre 1802, à l'époque de son entrée en possession de ses nouveaux États, d'accorder aux émigrés français, ainsi qu'à tous les autres étrangers qui s'y trouvaient, à l'égard de leur séjour, la même indulgence dont ils jouissaient en quelques endroits sous le gouvernement précédent, sans cependant les assurer d'une nouvelle protection, mais toujours dans la ferme résolution de leur retirer cette indulgence dès que S. A. S. et Électorale aurait la connaissance certaine, et qu'on lui exposerait que le séjour sur les frontières du Rhin de tel ou tel individu, étant devenu suspect au gouvernement français, menaçait de troubler le repos de l'empire.

«Ce gouvernement venant de requérir l'arrestation de certains émigrés dénommés, impliqués dans le complot tramé contre la constitution, et une patrouille militaire venant de faire l'arrestation des personnes comprises dans cette classe, le moment est venu où S. A. S. et Électorale est obligée de voir que le séjour des émigrés dans ses États est préjudiciable au repos de l'empire et suspect au gouvernement français. Par conséquent, elle juge indispensable de renouveler en toute rigueur la défense faite aux émigrés français de séjourner dans ses États, tant anciens que nouveaux, et en révoquant toutes les permissions limitées ou illimitées données par le gouvernement précédent ou actuel; ordonnant en outre que tous ceux qui ne sauraient justifier sur-le-champ de leur radiation ou de leur soumission au gouvernement français soient renvoyés, et que, s'ils ne partent pas de gré dans le terme de trois fois vingt-quatre heures, ils soient conduits au-delà des frontières. Quant à ceux qui, de cette manière, croiront pouvoir se justifier à l'effet d'obtenir la permission d'un séjour qui ne porte aucun préjudice, il est ordonné d'en envoyer la liste, avec copie de leurs titres, à S. A. S. et Électorale, en attendant la résolution, s'il y a lieu, de leur permettre ou de leur refuser la continuation du séjour.

«Tous les officiers des grands bailliages, ainsi que les préposés des communes et les officiers de police, sont personnellement responsables de l'exacte exécution de cette ordonnance, et déclarés tenus de tout dommage résultant de quelque délai.»

§ IX.

Lettre de M. de Dalberg, ministre plénipotentiaire de Baden à Paris, à
M. le baron d'Edelsheim, ministre des affaires étrangères.

Paris, le 20 mars 1804.

Monsieur le baron,

Les arrestations qui viennent d'avoir Je prie le lecteur de comparer le lieu dans le pays de Baden doivent langage du préambule de cette avoir été une source des plus grands lettre avec la lettre du 11 de embarras pour la cour. Il n'y pas eu M. de Talleyrand, au premier moyen de vous prévenir de ce qui se ministre, à Baden. Il y a dans passait, tout s'étant fait avec trop toutes les deux une coïncidence de secret et de précipitation. telle, que celle-ci est à peu près la répétition de l'autre, et Les dispositions ayant compromis les cependant M. de Dalberg soutient émigrés à Ettenheim et à Offembourg, qu'à cette époque-là, il se tenait le premier consul ordonna à M. de fort éloigné du ministère Caulaincourt de partir sur-le-champ français. et de porter l'ordre de l'arrestation, telle qu'elle a été faite. Il n'eut Cette lettre-ci est celle d'un que le temps de voir sa mère. Il homme qui, n'ayant pas pu se partit dimanche 11. Lundi au soir 12, dispenser de rendre compte à sa j'appris qu'il était allé à cour, a pris son temps, pour que Strasbourg, et on se disait qu'il tout en mettant sa responsabilité s'agissait de l'arrestation de à couvert, il ne pût pas Dumouriez; on ne nomma pas encore dans compromettre la sûreté de le public le duc d'Enghien. Je l'exécution de la mesure. calculai qu'ayant dû arriver mardi 13, ma lettre à V. E. serait trop tardive Il a été informé du départ de M. pour vous prévenir, ne pouvant arriver de Caulaincourt le 12 (quoique que le 16 ou 17, et je résolus probablement il l'ait su plus tôt, d'attendre que j'eusse d'autres mais n'importe): il a calculé informations, un courrier même ne qu'il était trop tard le 12 pour pouvant plus devancer l'aide-de-camp envoyer un courrier, qui aurait du premier consul. eu cependant pour lui toutes les chances de retard de M. de Jeudi 15 enfin, je sus positivement Caulaincout, et pour réparer cette l'ordre que portait M. de négligence, il écrit le 20, après Caulaincourt. La chose avait été dite qu'il a appris que tout était fini. pour la première fois par madame Bonaparte, le matin, à une dame de Il ne pouvait y avoir que des ses amies, avec laquelle je fus lié chances heureuses en écrivant le et dont je le sus; elle y ajouta 11 et le 12, et en faisant passer combien cette affaire l'affectait et le courrier directement à augmenterait les embarras du Ettenheim; la cour de Baden gouvernement. n'aurait pu y voir que du zèle pour son service; mais le 11 et le 12 Comme ma lettre n'aurait alors été c'était sans inconvénient, tandis d'aucun effet, je résolus d'attendre que le 20 cela était inutile. que nous eussions pu recevoir des nouvelles positives. Hier au soir Mais il y a plus: après que M. de seulement on connut les détails de Dalberg s'est vu (du moins) l'expédition, et comme la violation du mystifié, et qu'il était autorisé à territoire étranger ne se laissait un éclat dans lequel il aurait été point cacher, la sensation ici est appuyé par tout le corps très-grande. diplomatique, on le voit attendre d'autres informations. Les ministres de Suède, d'Autriche, M. Qu'attendait-il pour agir? et loin Oubrill, ont été les seuls qui ont de là, il dit lui-même qu'il a prononcé leur opinion d'une manière choisi le ministre de Prusse, qui très-forte. voulait le faire.

Il me semble qu'un ministre qui n'aurait rien eu à se reprocher aurait poussé aux informations au lieu d'en suspendre le cours. Il y a dans cette conduite quelque chose d'obscur, surtout quand on remarque que, si M. de Dalberg avait éclaté comme il le devait, il aurait mis la France dans la nécessité, ou de ne pas donner de suite à l'enlèvement ou de demander le rappel de M. de Dalberg pour avoir osé éclater contre la mesure de l'enlèvement. Or, qu'a-t-on vu? rien, si ce n'est que M. de Dalberg est devenu presque subitement l'objet des faveurs du gouvernement impérial de France. Maintenant que l'on juge.

Réunis dans le cercle diplomatique de Pourquoi (peut-on dire lundi, on voulait savoir des détails à M. Dalberg) n'avez-vous pas dit à de moi; j'assurai que je n'en avais ces Messieurs que M. de Talleyrand aucun. s'était servi de vous pour donner de la sécurité à votre cour, Comme le gouvernement, ici, ne pendant qu'il préparait la parvient point à saisir tous les violation du territoire de votre prévenus, on parle de visites prince? Alors ce lundi vous deviez domiciliaires, et si elles ont lieu, être désabusé! Et quelle excuse on se portera décidément à la visite donnerez-vous pour votre inaction? des maisons des ministres. C'est à cet effet qu'on répand depuis cinq à six jours que la police croyait qu'il y avait quelqu'un de caché chez M. de Cobentzel. Les barrières sont toujours gardées; on ne sort qu'avec des passe-ports.

M. de Beust vient de me dire qu'ayant vu hier M. de Talleyrand, ce dernier lui avait dit qu'on venait de donner à tous les ministres français en Allemagne l'ordre d'exiger qu'on éloignât les émigrés des états des princes, et qu'il l'invitait à l'écrire à sa cour. M. de Saint-Genest n'en sera donc point excepté, si M. Massias a reçu le même ordre.

DALBERG.

§ X.

Lettre du même au même.

Paris, le 21 mars 1804.

On assure que le duc d'Enghien est Cette assertion est pitoyable de arrivé hier à cinq heures, escorté de la part d'un homme qui, dès le 19 cinquante gendarmes; tout le monde se (comme il le dit dans sa lettre du demande: Qu'en veut-on faire? 20), savait les arrestations d'Ettenheim.

Le gouvernement a cru un moment que le Comment! le duc d'Enghien avait duc de Berri et M. de Montpensier été fusillé le matin à six heures étaient ici; aussi depuis quinze jours devant dix-huit cents hommes de tout Paris est emprisonné. Une personne troupes qui passèrent sous vos près du premier consul m'a dit qu'on fenêtres pour rentrer à leurs avait assez de documens pour prouver quartiers; votre portière savait aux personnes arrêtées le projet sans doute l'événement; et ce d'assassinat; que le premier consul jour-là, à quatre heures du soir ferait grâce aux uns, et exécuter les (heure du départ de la poste à autres; que quant aux princes, on les cette époque), vous marquez à tiendrait en prison, et qu'on votre cour que l'on se demande ce déclarerait aux puissances qu'ils que l'on veut faire du duc répondraient d'un nouvel attentat. d'Enghien!

Depuis la découverte de cette C'est ce langage-là qui vous a été conjuration, le premier consul n'écoute insinué, qui a endormi votre plus une parole de paix ou de vigilance, et donné aux meneurs le composition avec l'Angleterre. Il est temps de couronner leurs crimes. décidé à faire une guerre à mort à cette puissance. Je suis persuadé qu'un Vous étiez le seul qui étiez changement de ministère à Londres, dont fondé à faire éclater de justes on parle, ne changera rien au système plaintes, et par conséquence aussi politique anglais. celui qu'il importait le plus d'abuser. DALBERG.

§ XI.

Lettre du même au même.

Paris, le 22 mars 1804.

Le Moniteur ci-joint, dont j'ai Comment! c'est le Moniteur qui l'honneur de vous faire passer un vous l'a appris? Quoi! ces sources exemplaire, annonce aujourd'hui la où vous puisiez des informations sentence de mort par commission contre l'ambition et les violences spéciale contre le malheureux duc du premier consul ne vous avaient d'Enghien, emmené mardi passé à Paris. rien appris avant le Moniteur du 22 mars?

La sentence a été, à ce que l'on a su Somme tout, dans cette affaire sur hier matin, exécutée au château de laquelle vous paraissez de Vincennes, la nuit du mardi au aujourd'hui vous élever avec mercredi, à deux heures du matin. autant de force, vous avez écrit deux lettres. L'exécution atroce du malheureux duc d'Enghien a produit une sensation La première, le 20, quand tout difficile à rendre. Tout Paris est était fini à Ettenheim, et la consterné, la France le sera, l'Europe seconde, le 21, quand tout l'était entière doit frémir. Nous approchons de à Paris. la crise la plus terrible; Bonaparte ne connaît plus de frein à son ambition; Et d'ailleurs cet hier matin rien ne lui est sacré, il sacrifiera était le 21 mars, jour où vous tout à ses passions. écriviez, à quatre heures du soir, à votre cour qu'on se demandait ce La noble réputation de S. A. S. E. que l'on voulait faire du duc exige que les cours connaissent qu'il d'Enghien. L'heure du départ du n'a point partagé l'enlèvement du courrier est ordinairement de malheureux prince, et je crois qu'il ne quatre à six heures du soir, vous peut se refuser d'instruire l'empereur avouez donc que vous saviez tout de Russie des circonstances de cet dès le matin. événement. La voie qui compromettrait le moins serait celle de madame la Qu'y avait-il à compromettre, margrave. puisque l'électeur était étranger à l'événement? Pourquoi employer La mort du duc d'Enghien a été déterminée par trois raisons: 1° le des voies indirectes, et ne pas au danger de le garder en France; 2° le contraire s'élever de toutes ses besoin d'imprimer la terreur dans tous forces et par tous ses moyens les esprits; 3° la crainte d'une contre cette violation de son intervention des cours. Démarche sur territoire? laquelle MM. de Lucchesini, de Cobentzel et Oubrill se concertaient, Il fallait donc faire agir le voulant faire sentir l'offense qu'on corps diplomatique avant la ferait de nouveau à tous les catastrophe, lorsque le 19 vous souverains. Je ne puis vous rendre avez connu l'enlèvement. Comment combien je suis navré de douleur, et ne l'avez-vous pas fait avec les combien mon esprit est alarmé de opinions que vous émettez sur le l'avenir. Je regrette de me voir dans caractère personnel du premier ce moment à Paris. consul?

Il y en a bien peu parmi nous qui ne partagent ce sentiment.

On parle d'une nouvelle conscription militaire, ce qui prouverait la crainte ou la volonté de la guerre continentale, que j'ai toujours crue immanquable.

DALBERG.

§ XII.

Lettre du même au même.

Paris, le 27 mars 1804.

J'ai reçu hier au soir la dépêche n° 17 que V. E. m'a fait l'honneur de m'adresser pour m'instruire de tout ce qui concerne l'arrestation faite dans nos pays. Dans une affaire d'une aussi haute importance, et qui produit si généralement la plus vive sensation, il importait sans doute de m'instruire de la vérité, et je vous offre ma reconnaissance de m'avoir fait passer sans retard ce qui pouvait l'éclairer.

Il m'aurait cependant paru désirable que S. A. S. E. employât son ministre pour remettre une réponse contre des inculpations assez injustes, et qu'un courrier, par conséquent, m'eût apporté la lettre que V. E. répond à M. de Talleyrand, en me donnant l'ordre d'exposer verbalement tout ce qui pouvait se dire dans cette occasion.

Les copies des autres informations que V. E. me fait passer suffisent, en attendant, pour me prescrire ce que j'ai à dire, et fixent l'opinion qu'il importe d'établir sur cette affaire.

J'avais déjà eu l'honneur de vous prévenir que, vu l'impossibilité de vous instruire de cette expédition (impossibilité assez prouvée par les deux lettres de M. de Talleyrand, qui Ces deux lettres doivent être lui-même parut ignorer jusqu'au dernier curieuses, mais comment avez-vous moment la résolution prise), osé dire qu'il avait paru ignorer j'attendais, pour vous en parler, que tout jusqu'au dernier moment? la chose fût éclaircie, et je ne Vous pensiez bien que cela était voulais pas, par des renseignemens qui un mensonge dont vous aviez la pouvaient être faux ou des avis preuve. précipités, influer sur les résolutions qu'il a plu à S. A. S. E. de prendre.

L'exposé historique, tracé dans Voilà le mystère expliqué: vous l'intention de constater les faits tels avez eu peur d'être trop informé, qu'ils se passèrent, remplit et par suite vous avez laissé parfaitement son but, et prouve aller les choses; de cette suffisamment que S. A. S. E. n'a été manière, le duc d'Enghien ne instruite du but de l'expédition pouvait pas échapper. militaire que trente-six heures après qu'elle avait été entreprise. Le décret du 16 de la cour de Baden, qui parle des arrestations de la veille, prouve donc qu'elle avait été avertie plus tôt que vous ne le dites.

Si d'un côté il faut rendre justice et Niaiseries que tout cela; tout se convaincre combien il importait à la avait été arrangé par les meneurs France de connaître à fond ce qui se à Paris, et il n'est jamais entré tramait contre son repos, l'illégalité dans la pensée de personne des moyens employés pour cet effet, et d'accuser l'électeur de Baden. la violence d'arrêter militairement, et Mais il n'en est pas de même de contre tous les usages et tous les celui qui devait l'avertir. droits, sur un territoire étranger, que S. A. S. E. fasse connaître au public Plus on était mystérieux à Paris combien peu elle a pu connaître des (et certes on ne l'était pas), machinations que la France même plus vous aviez mauvaise opinion ignorait malgré sa police et ses agens, du caractère privé du premier et l'instruire que ce n'est pas de son consul, ainsi que vous le dites, consentement que des troupes étrangères moins vous deviez dormir, puisque se sont portées sur les terres de vous étiez la sentinelle avancée, l'empire. sur la vigilance de laquelle tout reposait. Une seule démarche de Il importe donc d'exposer les vous aurait tout prévenu. circonstances qui accompagnèrent le séjour du duc d'Enghien, et la permission qui lui avait été tacitement accordée par droit d'hospitalité et au su de la France.

Il n'est pas moins infiniment convenable, comme S. A. S. E. en a pris la résolution, de communiquer aux membres du collège électoral tout ce qui concerne cette affaire; je serais cependant d'avis de le faire non verbalement, mais en communiquant à chacun l'exposé historique avec les copies y annexées.

Pour remplir ici les intentions de la cour, je ne puis, dans la position infiniment difficile et délicate où je me trouve, faire autre chose que d'exposer simplement aux ministres des cours avec lesquelles nous sommes plus particulièrement en relation les circonstances telles qu'elles se sont passées.

Je l'ai fait à l'égard des légations de Russie, de Suède, de Prusse et d'Autriche, et elles sont de l'avis que, comme cette affaire avait passé directement à Carlsruhe, sans qu'on m'en ait parlé, je devais ne taire aucune démarche, à moins que je n'en reçusse l'ordre positif.

Je n'en trouve point dans la dépêche de V. E. Je suis donc décidé à ne parler de rien, à moins que l'on ne me provoque. Il est facile de se convaincre qu'on ne fera pas la moindre démarche vis-à-vis de moi, et que je ne serai, par conséquent, pas à même d'en parler et d'appuyer sur tout ce que V. E. a exposé dans sa lettre.

Comme les jugemens et les opinions du public sont très-précipités dans ce pays-ci, il est naturel que beaucoup de personnes viennent me questionner pour rectifier des faits qu'impunément chacun avance selon qu'il est animé par des sentimens souvent très-opposés.

Les feuilles publiques s'efforcent de faire croire que l'arrestation, telle qu'elle s'est faite, s'est exécutée du consentement de l'électeur; je me borne, à cet égard, à dire tout simplement que j'étais autorisé à le contredire, et qu'en effet S. A. S. E. n'en avait été instruite officiellement que trente-six heures après l'enlèvement.

Agréez, etc.

DALBERG.

§ XIII.

Lettre du même au même.

Paris, le 11 avril 1804.

J'ai reçu hier au soir la dépêche n° 17 La mort de Pichegru fait ici une profonde sensation. On savait qu'il ne donnait aucune information, qu'il déclarait constamment qu'il parlerait devant le tribunal, et qu'en vain on se flatterait qu'il chargeât ou dénonçât qui que ce fût.

George montre un courage et une fermeté égale; il importait par conséquent d'enlever l'un ou l'autre de la scène. C'est une imposture qui ne prouve Il paraît que Pichegru a été choisi que votre exaltation de haine; comme victime. et voilà que peu de temps après vous étiez passé avec armes et L'histoire des empereurs romains, le et bagage dans le camp de ce chef Bas-Empire, voilà le tableau du pays, du Bas-Empire, qui vous a comblé de ce règne. d'honneurs, de richesses, et que vous avouez vous-même avoir trahi. DALBERG. Jugez-vous et respectez la cendre de celui qui eût encore sauvé la France, sans les manœuvres que vous attribuez au destin, et auxquelles vous avez pris part.

Jouissez de votre fortune dans le repos, si l'état de votre conscience vous le permet, mais n'outragez point celui qui ne fut qu'un bienfaiteur pour vous.

§ XIV.

     À M. le baron de Berstett, ministre des affaires étrangères à
     Carlsruhe.

Herrnsheim, le 12 novembre 1823.

George montre un courage et une fermeté Je viens d'avoir connaissance du Je ne veux point rendre à M. de libelle scandaleux et des inculpations Dalberg injure pour injure; elles odieuses que M. de Rovigo publie dans ne prouvent que de la faiblesse ou publie dans sa brochure sur de la lâcheté. sur l'assassinat de monseigneur le duc d'Enghien.

Il y a vingt ans que ce grand crime a Il faut prouver par de été commis; je me trouvais alors à bons raisonnemens que l'on a Paris, en qualité de ministre envoyé de droit. Peu importe la date de cet S. A. S. l'électeur de Baden; V.E. doit événement; un crime n'atteint croire combien je suis révolté d'être jamais la prescription, et désigné, même obscurément, dans un tel d'ailleurs celui-ci appartient à écrit. l'histoire; or, celle-ci ne s'écrit que sur des matériaux et Ma correspondance avec la cour et avec des faits, mais non sur des M. le baron d'Edelsheim font foi des injures. démarches qu'on m'avait prescrites dans cette triste occurrence, et combien j'étais éloigné de faire des rapports officieux qui auraient pu compromettre la sûreté du pays et celle des personnes qui y résidaient. Mes dépêches déposent encore combien peu j'ai voulu consentir à ce que cet attentat ne frappât pas l'opinion publique, comme il devait le faire. Je n'avais de relations avec le ministère français que celles que le devoir de ma position me prescrivait.

J'ai fixé mon existence en France, Vains prétextes que vous donnez lorsque la destruction totale de nos là, on en trouvera la véritable formes politiques en Allemagne et nos cause dans le cours de ces rapports, que j'ai défendus jusqu'au mémoires, et cela d'après dernier moment, furent malheureusement vous-même. consommés; que la fille de l'empereur d'Autriche était arrivée en France, Il y avait dans les électorats de qu'une loi française interdisait à ceux Trèves et de Cologne, et en dans les départemens réunis de rester à Belgique, bien d'autres individus un service étranger. Né à Mayence, ma qui étaient dans le même cas que fortune était située dans les vous; et, en se soumettant aux départemens réunis; elle avait été lois de la nécessité, nous ne les frappée précédemment de sept années de avons pas vus devenir en un clin séquestre, et avait subi l'effet d'une d'œil conseiller d'État, sénateur, partie des lois sur l'émigration. duc, doté de 4 millions, ni leurs épouses admises à l'intimité de celle du souverain.

Depuis long temps, il n'y avait plus de séquestre sur vos biens, et d'ailleurs la preuve que ce n'était pas là une raison, c'est que depuis 1812 ces mêmes biens se retrouvent en Allemagne, protégés par le retour des formes que vous dites avoir défendues jusqu'à la fin.

La fille de l'empereur d'Allemagne n'est plus à Paris pour motiver votre séjour en France, et non seulement vous ne retournez pas en Allemagne, mais vous vous faites remarquer parmi ceux qui achèvent la destruction des vieilles formes germaniques, et pour travailler avec plus de sûreté vous vous êtes mis à couvert par un acte de naturalisation du roi de France; avant cela vous étiez donc redevenu Allemand par le même principe qui vous avait fait Français: pourquoi ne l'êtes-vous pas resté, si l'opinion de vos compatriotes ne vous avait pas averti de la réception qui vous attendait?

J'ai conservé les minutes de ma Le besoin d'intrigue vous a retenu correspondance officielle, mais je ne en France, et vous verrez dans le voudrais imprimer, si cela devenait cours de ces mémoires tout ce que nécessaire, que ce qui a rapport au que vous y avez fait; vous avez beau fait et soumettre à V. E. les minutes aujourd'hui plaider la cause des qu'on doit publier. Je m'adresse donc à Grecs, vous n'abuserez personne. vous, M. le baron, avec confiance, et je vous prie de parcourir la série numérotée de mes lettres de 1804. La Pour un homme d'esprit et de dignité de la cour de Bade finesse, voilà une singulière n'exigerait-elle peut-être pas qu'elle ouverture. Ainsi si la cour de exprimât par un simple article de Baden y avait obtempéré, cela journal et sans signature, qu'on aurait été à votre demande par regardait comme calomnieuses et sans intérêt pour vous, autant et plus fondement les perfides insinuations que sans doute que par considération M. de Rovigo se permet contre un pour sa propre dignité, que je ministre de la maison de Bade, maintenu n'ai pas blessée, parce que dans dans son poste après cet attentat? Je un personnage diplomatique il y a puis encore espérer de la justice et deux individus bien distincts dont des bontés de S. A. R. monseigneur le on n'a jamais confondu les deux grand duc, qu'elle voudra le faire caractères. officiellement à Paris. Or, c'est de l'individu privé dont Vous êtes, M. le baron, trop homme du il est ici question, mais après monde et trop homme d'affaires pour ne tout, que me ferait la déclaration pas sentir que je dois me servir des que vous avez demandée? preuves et des documens qui sont à ma disposition pour confondre d'aussi Changerait-elle quelque chose aux grandes infamies, et que j'ai un droit faits? acquis à éclairer ma conduite à cette funeste époque. Si votre cour les prend sur son Vous rendrez donc, j'en suis sûr, compte, cela pourra vous être bon justice à ma démarche. J'attends la à quelque chose; mais en quoi cela réponse de V. E. avec la confiance que peut-il altérer la vérité des m'inspire votre ancienne amitié pour argumens que je vous oppose? moi, et je la prie d'agréer l'assurance de ma haute considération et de mes Est-ce en désespoir de cause que sentimens dévoués. vous avez eu recours à ce moyen? Vous n'êtes point fondé à vous DALBERG. plaindre de mon attaque; vous proclamez vous-même votre trahison envers celui qui ne fut que votre bienfaiteur et celui de toute votre famille. Vous outragez sa cendre après avoir trouvé honneurs, fortune et considération sous les rameaux de sa gloire. Vous vous êtes fait le pilote des intrigues étrangères, pour détruire un trophée qui vous protégeait.

Moi, je défends la mémoire de celui-là même que vous offensez lorsqu'il n'est plus; j'acquitte le mandat de la reconnaissance, et, en le faisant, je ne m'attends même à aucune justice de la part de ceux qui cherchent à mettre l'opinion sous le joug de leur haine personnelle. Mais ce n'est pas pour eux que j'écris, d'autres me liront avec plus d'équité; le jour de la justice pourra bien tarder, mais il arrivera.

§ XV.

À M. le prince de Talleyrand, château de Herrnsheim, près Worms, le 13 novembre 1823.

Mon prince,

M. de Rovigo attend donc de bien Quoique j'aie déjà expliqué la grandes faveurs pour avoir lancé dans part que M. de Dalberg a eue à cet le monde un aussi infâme libelle. Je le événement, je crois devoir reçois ici, à cent cinquante lieues de quelques réponses aux injures que Paris. Il me désigne dans une note; contient sa correspondance. elle renferme autant de faussetés que de phrases. J'ai les minutes de ma Je n'avais aucun projet d'ambition correspondance officielle avec la cour ou de fortune, en cherchant à de Baden, elles suffiraient pour faire éclore une vérité historique confondre d'aussi absurdes et d'aussi de dessous les ténèbres dont des perfides insinuations, faites pour intrigans l'avaient couverte. plaire je ne sais à qui. Je dois attendre de vous, mon prince, la Depuis long-temps des avis déclaration qu'à l'époque de ce drame particuliers avaient fortifié mes je me tenais très-éloigné, comme je le soupçons contre M. de Dalberg, et devais, du ministère français; mes sa correspondance officielle est rapports plus particuliers avec vous, venue les justifier. Je dois donc et dont je m'honore, datent de la me féliciter d'en avoir provoqué Pologne, où nous fîmes de communs la publication. efforts avec M. le baron de Vincent, pour empêcher que la guerre de Les lecteurs jugeront si les 1807 ne dévastât une plus grande partie remarques que j'y fais sont du monde. justes, et eux seuls sont compétens pour prononcer.

Quant à l'opinion manifestée ici par M. de Dalberg sur mon compte, je ne puis pas raisonnablement m'attendre à ce qu'il me traite avec plus de déférence qu'il ne l'a fait envers son bienfaiteur.

La résistance que l'Europe opposait à Vous étiez ministre germanique? Bonaparte, lorsqu'il voulut monter sur pourquoi avez-vous contribué à le trône de France, avait ranimé les empêcher l'Allemagne d'avoir une espérances de l'émigration. chance de plus?

Le procès de Pichegru, de MM. de Vous étiez donc déjà autant Polignac et de Rivière s'instruisait à officieux qu'officiel, et il n'y Paris; j'y arrivais comme ministre avait pas deux ans que le duc envoyé de l'électeur de Baden; j'eus d'Enghien était mort. ordre de m'informer s'il existait une plainte contre les émigrés qui habitaient l'électorat, et si leur séjour avait des inconvéniens. Vous me répondîtes que vous ne pensiez pas que le gouvernement de Baden dût être plus sévère que n'était le gouvernement français, que vous ne connaissiez aucune plainte à leur égard, et qu'il fallait les laisser tranquilles. Je transmis cette réponse à l'électeur.

L'enlèvement eut lieu sur les faux Quand vous avez vu son territoire rapports de la police secrète de violé, vous n'avez pu douter qu'on Bonaparte. Ici, M. de Rovigo dit vrai. vous avait trompé; alors vous On m'a assuré que les agens de cette étiez fondé à éclater ouvertement; police commirent alors la méprise de mais loin de là, votre prince a désigner un M. de Thumery, attaché à épousé une princesse de la famille monseigneur le duc d'Enghien, comme de l'empereur Napoléon, et vous étant le général Dumouriez, venu êtes devenu l'homme de sa d'Angleterre à Ettenheim. politique!

Cette fausse information doit avoir ajouté aux alarmes du premier consul; il craignait qu'un mouvement immédiat ne s'organisât sur la frontière.

Je sais que le roi de Suède, qui se Voilà le seul avis que le duc trouvait alors à Carlsruhe, et d'Enghien a reçu, et non pas celui l'électeur, firent avertir le prince donné par un prétendu courrier de qu'il pouvait courir des dangers, et M. de Talleyrand et dont on n'a qu'il devait s'éloigner; il tarda, et parlé que depuis la restauration. fut la malheureuse victime de sa sécurité. Si, comme je l'ai déjà dit, le duc d'Enghien avait reçu un avis de Après cet événement, et lorsque la Paris, il n'aurait ni tardé ni Russie se prononça à Ratisbonne sur hésité à s'éloigner. cette violation d'un territoire étranger, on désira que l'électeur voulût se prêter à des explications officieuses: la cour de Berlin, désirant éloigner la guerre, en fit un objet de négociation à Paris. Vous devez vous rappeler, mon prince, la résistance que j'opposai à M. de Lucchesini, pour que l'électeur n'accédât à rien qui pût compromettre sa dignité morale et la haute opinion que l'on avait de sa loyauté et de ses vertus. Ma correspondance renferme ces détails. Dans les temps où nous vivons, et où on exalte de nouveau toutes les passions, on doit, mon prince, éclairer la part qu'on a prise aux affaires publiques, lorsqu'on est calomnié.

Il est connu que sous votre ministère vous n'avez cessé de modérer les passions violentes de Bonaparte; vous désiriez que les longs malheurs de l'Europe finissent avec lui et par lui; mais telle n'a pas été la volonté du destin; votre nom se rattache à un grand événement, et je me féliciterai Cette part n'est pas douteuse; toujours de la faible part que j'y ai mais avec de tels sentimens, eue. La funeste catastrophe sur comment avez-vous pu, moins d'un laquelle on a de nouveau attiré an auparavant, avoir mis votre nom l'attention, a été suffisamment connue au bas de la délibération de la avant le temps, pour pouvoir être section du conseil d'État dont attribuée à qui elle appartient, vous faisiez partie alors, et qui Bonaparte seul, mal informé par ce que condamnait le respectable M. la police avait de plus vil, et Frochot (préfet de la Seine), pour n'écoutant que sa fureur, se porta à ne pas s'être opposé avec assez de cet excès sans consulter; il fit force à l'entreprise de Mallet, le enlever le prince avec l'intention de 23 octobre 1812? le tuer! Il est déplorable de devoir de nouveau s'occuper de faits qui Il me semble que cette sentence, déshonorent autant cette pauvre signée par vous, est devenue la humanité. vôtre; il ne faut qu'attendre le jour de la justice. Ce ne sont Si vous me faites l'honneur de me pas, comme vous le dites, les répondre, mon prince, veuillez envoyer agens de police qui ont trompé votre lettre à mon hôtel, d'où elle me l'empereur, puisqu'elle ne s'est sera transmise, et agréez l'hommage pas mêlée de cette affaire. respectueux et dévoué que je vous offre. Non, Monsieur, l'empereur n'a point fait enlever ce prince avec DALBERG. l'intention de le tuer; si toutefois c'était votre opinion, vous seriez mille fois coupable de n'en avoir pas prévenu votre cour lorsqu'il en était temps encore, comme on le voit par votre correspondance elle-même.

Mais soit que vous fussiez coupable, ou que vous n'ayez été que trompé, que n'est-on pas autorisé à penser en vous voyant moins de deux ans après dans les intimités de la politique de celui que vous outragez si ingratement?

§ XVI.

Copie de la lettre de M. le baron de Berstett.

Carlsruhe, le 16 novembre 1823.

Monsieur le duc, Aussitôt après la réception de la lettre que V. E. m'a fait l'honneur de m'adresser en date du 12, je me suis occupé, conformément à ses désirs, à parcourir la série de sa correspondance officielle de 1804 avec le baron d'Edelsheim. Je n'y ai trouvé que ce que je m'attendais à y trouver relativement à l'indignation que vous a fait éprouver l'horrible assassinat du duc d'Enghien; toutes vos lettres de cette époque expriment avec énergie ce sentiment, et si vous jugez à propos, M. le duc, de faire usage de quelques-unes des minutes que vous avez conservées, je pense que le déchiffrement de votre dépêche n° 25, du 22 mars 1804, sera plus que suffisant pour confondre vos calomniateurs.

Peut-être pourriez-vous y ajouter un Il est remarquable que M. de extrait du 27 mars n° 27, pour prouver Dalberg n'ait pas publié ce qu'à l'époque fatale vous n'aviez pas numéro. C'est grand dommage, et il encore à vous réjouir de la confiance serait bien à désirer que du ministère des affaires étrangères à l'ex-ministre de Bade se décidât à Paris; si toutefois vous trouvez qu'il le faire. D'ici là on ne pourra vaille la peine de vous justifier sur s'expliquer cette réserve que par le reproche ridicule qu'on vous a fait la supposition qu'il y tient sans sur votre intimité avec lui. doute sur M. de Talleyrand un langage qu'il a des motifs J'enverrai par la poste de demain au puissans de ne pas tenir bailli de Ferrette, les copies des aujourd'hui. pièces les plus intéressantes de votre correspondance de cette époque, pour en faire usage partout où cela pourra vous être de quelque utilité, comme des pièces authentiques qu'il a trouvées dans les papiers de la légation.

J'espère que cette mesure remplira vos vues, et je serais charmé si elle pouvait contribuer à vous tranquilliser sur les effets d'une calomnie à laquelle vous ne deviez pas assurément vous attendre.

Charmé de trouver une occasion pour M. de Berstett était encore à renouveler à V. E. l'assurance de ma cette époque de 1804 un jeune haute considération, je la prie de ne homme peu versé dans les affaires, jamais douter de la sincérité de mon et du reste placé trop loin du parfait dévouement. point d'optique pour juger sainement de l'effet du tableau Signé, BERSTETT. dont on retrace une scène dans ce cas-ci.

D'ailleurs cette lettre-ci ne prouve rien, sinon que l'on peut regarder comme authentiques les lettres publiées par M. de Dalberg.

§ XVII.

Lettre de M. de Talleyrand à M. de Dalberg.

Paris, le 20 novembre 1823.

Je viens de recevoir votre lettre du 13 novembre, mon cher Duc; elle est excellente. Je l'ai lue à plusieurs Voilà qui est vite décider la personnes de différentes opinions: on question. On dit que quand Satan est d'accord. On la trouve sans fut devenu vieux, il se fit ermite réplique. J'ai été tenté de la faire pour absoudre ses confrères: reste imprimer; mais plus de réflexions m'ont à savoir si l'absolution fut conduit à penser qu'il y aurait efficace. peut-être une autre marche à suivre. Il ne faut pas mettre trop d'importance à l'attaque du duc de Rovigo. Le public Le public, dites-vous? Quel en a fait justice, et justice complète; public? C'est sans doute celui de vous verrez que tout le monde a été certains salons, car le véritable indigné de toute la bassesse que public, celui qui est à l'abri des renferment les atroces calomnies du duc intrigues et des coteries, dont, de Rovigo. Le jugement est porté; on ne par cela même, le jugement est veut plus de cette affaire. sans appel, pense qu'il y a de la bassesse à trafiquer de l'indépendance de son pays, mais qu'il n'y en a jamais à démasquer un traître, ou à déchirer le voile de l'hypocrisie.

Je n'ai, quant à moi, rien à publier,
et je ne publierai rien. J'ai écrit au Je le crois. Que pourriez-vous
roi une lettre; c'est tout ce qu'il y a dire qui ne vous accusât plus
eu et tout ce qu'il y aura de moi dans encore que ne le fait votre
cette infâme affaire. Adieu. J'espère silence? Vous vous plaignez;
vous revoir sous peu de jours. Mille êtes-vous fondé à le faire? Après
amitiés. avoir suscité tous les grands
                                        désordres de l'état, causé la
                                        dévastation de la fortune
                                        publique, vous en êtes réduit à
                                        accuser votre propre ouvrage, pour
                                        tâcher de conserver quelque crédit
                                        près de vos anciens amis; mais ce
                                        crédit-là même passera, et il ne
                                        vous restera que la prétention de
                                        fixer le ridicule et de mettre le
                                        vice en crédit.

N. B. Je demanderai au lecteur si cette lettre ne fait pas soupçonner que celle du duc de Dalberg a été concertée entre les deux correspondans. J'ai été tenté de la faire imprimer, dit M. de Talleyrand, et vite M. de Dalberg imprime. Cette manœuvre, de faire agir un autre et de tout avancer sous son nom, sans paraître, afin de conserver ses manœuvres indépendantes; la confiance où il paraît être qu'il a réussi à faire disparaître toutes les pièces de cette affaire, sécurité qui pourrait bien être troublée, tout cela est conforme au caractère connu de M. de Talleyrand, et tout-à-fait d'accord avec ses antécédens. Frapper dans l'ombre, et se tenir à l'écart; mettre les autres en avant, et se conserver la facilité de recueillir le fruit de leurs menées, ou de les désavouer, selon la circonstance, c'est ce que bien des gens ont appelé du talent, sans réfléchir que l'histoire pourrait bien un jour le qualifier autrement.

NOTES

[1: C'était le père de M. de la Bouillerie.]

[2: On se souvient qu'il avait envoyé au Directoire la correspondance trouvée dans les fourgons du général autrichien Klinglin, laquelle attestait que Pichegru était en communications criminelles avec le prince de Condé, et qu'il préparait les revers de sa propre armée.]

[3: Propos rapporté par les compagnons de George, lorsqu'on les interrogeait sur ce qu'ils avaient fait, vu et entendu.]

[4: Il n'y avait qu'à Londres qu'on entretenait une surveillance parmi les réfugiés de la guerre de l'Ouest.]

[5: M. de Rivière, que j'eus occasion de voir au Temple, me confirma dans l'opinion que j'énonce ici. Je lui témoignai mon étonnement de le voir lui et M. de Polignac acollés à pareille compagnie; je lui parlai de ce qu'il avait dû souffrir en entendant, aux débats, le détail des attrocités dont ces malheureux s'étaient rendus coupables. Il convint qu'en effet sa position avait été pénible, et m'apprit comment il s'était décidé à venir à Paris.

M. le comte d'Artois ne recevait depuis long-temps que les rapports les plus invraisemblables; à entendre ceux qui les lui adressaient, il semblait qu'il n'avait plus qu'à se présenter, que tout allait lui obéir. Il était difficile, en considérant la source d'où partaient ces rapports, de se défendre de l'impression qu'ils devaient naturellement produire. Cependant, me dit M. de Rivière, je ne partageais pas le moins du monde les espérances qu'on nous donnait. Je dis ma façon de penser au prince; je lui demandai la permission de venir en juger moi-même, et lui annonçai qu'il pourrait se déterminer sur mon rapport, parce que je ne me laisserais aller à aucune illusion. Son A. R. consentit à ce voyage. Je vins à Paris; je ne tardai pas à me convaincre que l'on nous trompait, et j'allais repartir lorsque je fus arrêté.]

[6: Un officier de M. le duc de Bourbon, qui était à cette époque attaché au duc d'Enghien, a contesté cette assertion. Je ne cherche pas les motifs qui l'ont fait agir; quant à moi, je n'avais d'autre intérêt en la notant, que celui de la vérité historique, qui était loin d'accuser le courage de M. le duc d'Enghien. Au reste, ce prince a bien pu faire un mystère à ses officiers de quelques démarches qu'il ne cachait pas à ses domestiques. Je persiste donc, parce que celui qui m'a rapporté le fait est digne de foi, et sûrement connu de mon réfutateur. Un Strasbourgeois m'a même assuré qu'il était notoire dans ce temps, à Strasbourg, que l'on s'y prêtait à des facilités pour laisser repasser le duc d'Enghien le soir par la citadelle et regagner le pont du Rhin.]

[7: Je sais que, depuis la mort de M. le duc Cambacérès, on se donne beaucoup de mouvement pour faire supprimer cette circonstance, qui est rapportée dans ses mémoires manuscrits; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle y est telle que je viens de la citer, et assurément, s'il eût vécu, il n'aurait fait aucun sacrifice à celui qui est le plus intéressé à la faire disparaître.]

[8: Voyez aux documens, n° 1. Cette lettre du premier consul au ministre de la guerre est du 10 mars 1804. Voyez, n° 2, Lettre du ministre de la guerre au général Ordener.]

[9: Voir, n° 3, Lettre de M. Talleyrand à l'électeur de Baden, du 10 mars 1804.]

[10: J'ignorais cette circonstance de l'arrestation de la voiture du prince, depuis onze heures jusqu'à quatre du soir à la barrière, lorsque j'ai publié en 1823 ce que je savais de cet événement.]

[11: En quittant le Bellérophon dans la rade de Plymouth en 1815, j'ai été transporté à bord de la frégate l'Eurotas pour être conduit comme prisonnier à Malte.

Le capitaine de cette frégate était un M. de Lilycrap: pendant la traversée, il m'a raconté souvent qu'il avait été employé près de Drack sur les bords du Rhin; à cette époque, qu'il avait été envoyé par lui en tout sens dans toutes les petites cours d'Allemagne, près des émigrés à Offembourg et à Ettenheim chez M. le duc d'Enghien.

Il pestait encore de rage contre Méhée qui, disait-il, les avait si complètement joués.]

[12: Ce propos a une coïncidence avec l'espérance qu'avait le général Moreau, d'être revêtu de la puissance consulaire, et avec les refus qu'il fit de s'engager dans les principes de George. J'ai appris depuis la restauration, que, dans une autre entrevue, George lui avait dit que son projet était tout prêt, qu'il frapperait le premier consul tel jour (qu'il lui désignerait), et qu'il ne lui demandait que de partir d'avance avec le général Pichegru, pour se rendre dans les environs de Boulogne, y attendre la nouvelle de l'événement, et ne pas perdre de temps pour agir sur l'armée; ce que Moreau refusa positivement. De sorte que George fut obligé de retarder son coup par la conviction qu'il acquérait, qu'il n'aurait abattu le premier consul qu'au profit du général Moreau.

C'est alors qu'il dit: Un bleu pour un bleu, j'aime encore mieux celui qui y est que ce j… f… là.]

[13: Le monument que l'on a élevé au général Pichegru depuis 1815 est la meilleure réponse à faire à ceux qui, dans ce temps-là (1804), le regardaient comme une victime ainsi que Moreau.]

[14: Ceci a été écrit en 1815. On a cité plus haut des faits et des révélations venus à ma connaissance depuis 1823.]

[15: Le ministère anglais a prétendu qu'il était étranger au projet de George. Voici la note remise au nom de Sa Majesté Britannique, le 30 avril 1804, aux ministres des cours étrangères.

«S. M. m'a ordonné de déclarer qu'elle espère ne pas avoir besoin de repousser avec le dédain et l'indignation qu'elle mérite, la calomnie atroce et dénuée de fondement, que le gouvernement de S. M. participait à des projets d'assassinats: accusation déjà portée aussi faussement et aussi calomnieusement par la même autorité contre les membres du gouvernement de S. M. pendant la dernière guerre; accusation si incompatible avec l'honneur de S. M. et le caractère connu de la nation britannique, et si complètement dénuée de toute ombre de preuve, que l'on peut présumer avec raison qu'elle n'a été mise en avant dans le moment actuel qu'afin de détourner l'attention de l'Europe de la contemplation de l'acte sanguinaire qui a été commis récemment par l'ordre direct du premier consul de France, en violation du droit des gens et au mépris des lois les plus simples de l'honneur et de l'humanité.»

Imprimé à Paris, chez les frères Baudouin, Mémoire historique sur la catastrophe de monseigneur le duc d'Enghien, pages 267 et 268.

De qui donc Wright, officier de la marine royale anglaise, et de plus commandant un bâtiment de guerre de cette marine, pouvait-il avoir reçu des ordres pour embarquer et débarquer à notre côte George et les siens?

Y a-t-il en Angleterre une autre autorité que les offices du gouvernement qui commande à la marine?]

[16: Son défenseur, en me parlant de cette affaire pendant mon administration, m'a dit que si dans son plaidoyer il avait admis cette entrevue comme constante, il ne lui serait resté aucun moyen de sauver le général Moreau, que le moindre contact avec George perdait sans ressource.]

[17: Après l'affaire de George, dans laquelle le premier consul avait été bien servi, on ne manqua pas de lui dire: «Voyez cependant, il a été six mois à Paris sans qu'on s'en doutât. Il est clair que, s'il y avait eu un ministère de la police, on n'aurait pas couru ce danger. Bien mieux, George n'aurait pas osé y venir, si Fouché avait encore été ministre.» On persuada aisément au premier consul de rétablir ce ministère; il devenait nécessaire, surtout à cause des changemens qui se préparaient et qui allaient mettre les intrigues en mouvement. Le premier consul penchait pour M. Réal. Je ne sais ce qui le porta à se décider en faveur de M. Fouché qui rentra au ministère. Celui-ci était persuadé qu'il n'en était sorti que par les œuvres de M. de Talleyrand; il y revint donc avec la résolution de lui nuire autant qu'il le pourrait, et effectivement il ne manqua pas une occasion de le faire.]

[18: On a le droit d'observer que c'était l'armée qui avait donné le signal, et qui avait entraîné par son exemple. Mais qui est-ce qui avait fait respecter le nouvel ordre social établi en France, ainsi que les institutions qui en avaient été la conséquence? N'étaient-ce pas les efforts de l'armée? Sous quelle garantie tout cela était-il placé? N'était-ce pas sous celle de l'armée?

Pour détruire ces institutions, par où devait-on commencer, si ce n'était par leur auteur? et après lui, qui est-ce qui était le plus menacé, si ce n'était l'armée? (Témoin les événemens de 1815.) Celle-ci ayant, comme toute la France, traversé la révolution, voyait un danger pour elle-même; il n'était donc pas surprenant qu'elle cherchât la première à s'en garantir.]

[19: Avant que le premier consul mît la couronne impériale sur sa tête, il avait été nommé consul à vie à la suite d'un vote populaire, le 2 août 1802. Ses ennemis lui ont reproché l'assentiment qu'il donna au sénatus-consulte qui le perpétuait ainsi dans l'autorité, comme un acte ambitieux par lequel il a voulu préparer son avénement au trône.

En examinant sans partialité tout ce qu'ils ont pu dire à ce sujet, on y reconnaît les caractères de la passion et de l'envie. Il ne faut que se reporter à cette époque pour s'en convaincre.

Le consulat ne devait d'abord être exercé que pendant dix ans, et l'on se rappelle combien l'esprit de parti troublait la tranquillité intérieure, et à combien de discordes on aurait encore été exposé, si une main ferme n'avait pas contenu toutes les factions. Or, que serait-il arrivé lorsqu'il aurait fallu élire un successeur au premier consul? Vraisemblablement les partis se seraient agités, et comme les militaires auraient fait la loi, les votes auraient été partagés entre le premier consul et le général Moreau.

Je suppose que celui-ci eût été élu; qu'aurait-il fait? Il n'y a que des hommes sans expérience qui ne conviendront pas qu'il aurait défait tout ce que son prédécesseur avait établi; et comme il aurait dû craindre, par suite du mécontentement que cela aurait excité, qu'à l'élection suivante on réélût le général Bonaparte, il se serait empressé d'y apporter des obstacles, si même il n'avait pas fait pire, sous le prétexte qu'il conspirait contre la tranquillité de la république. L'histoire de ces sortes de gouvernemens n'est pleine que d'événemens semblables.

Après Moreau, on en aurait élu un autre, qui à son tour lui aurait fait la même chose, et ainsi de suite comme à Constantinople. Le général Bonaparte aurait été un fou de s'y exposer, et on se serait moqué de lui de n'avoir pas su se servir du pouvoir, lorsqu'il en était revêtu. Dans ces cas-là, le premier qui a la place fait fort bien de ne pas la quitter. Et d'ailleurs, comment les amis de la liberté n'ont-ils pas établi ce gouvernement pendant que l'empereur était en Égypte? Alors ils étaient maîtres du terrain, et pouvaient s'y constituer comme ils auraient voulu.]

[20: C'est à ce voyage qu'il fit venir M. de Massias. Voyez chap. complémentaire à la fin de ce volume.]

[21: Lauriston, comme aide-de-camp de l'empereur, l'accompagnait à ce voyage.]

[22: À la suite de la première visite qu'il fit faire par les architectes, que j'accompagnai ainsi que Duroc, ceux-ci furent si effrayés de la quantité de réparations qu'exigeait ce palais monumental, qu'ils convinrent unanimement qu'il en coûterait plus pour le réparer que pour le démolir.]

[23: Le moment fixé pour le départ du pape des Tuileries pour l'archevêché éprouva un moment de retard par une cause singulière. Tout le monde ignorait en France, et même aux Tuileries, qu'il était d'usage à Rome, quand le Pape sortait pour officier dans les grandes églises, comme celle de Saint-Jean-de-Latran par exemple, qu'un de ses principaux camériers partît un instant avant lui, monté sur un âne et portant une grande croix de procession. Ce fut au moment même de se mettre en marche, qu'on apprit cette coutume. Le camérier n'aurait pas voulu, pour tout l'or du monde, déroger à l'usage et prendre une plus noble monture. Il fallut donc mettre tous les piqueurs des Tuileries en recherche; on eut le bonheur de trouver un âne assez propre que l'on se hâta de couvrir de galons. Le camérier traversa avec un sang-froid imperturbable l'innombrable multitude qui bordait les quais, et qui ne pouvait s'empêcher de rire à ce spectacle bizarre qu'elle voyait pour la première fois.]

[24:

«Monsieur le général de division Savary, mon aide-de-camp,

«Vous partirez dans la journée en toute diligence pour Bruxelles. Les pièces ci-jointes vous feront connaître l'objet de votre mission. Vous irez voir le président de la cour criminelle et le procureur impérial, et, sans faire aucun nouvel éclat, ni laisser pénétrer le but de votre voyage, vous recueillerez les renseignemens convenables, qui me mettent à même d'avoir une idée précise sur cette affaire, ainsi que sur la nécessité des mesures que l'on propose.

«Vous irez aussi à mon château de Lacken, pour voir dans quelle situation sont les travaux.

«Vous irez de là à Anvers; vous y visiterez dans le plus grand détail l'arsenal, les chantiers de construction, les magasins, les chaloupes canonnières et autres bâtimens de la flottille qui se trouvent en armement. Vous reviendrez par Bruges, Ostende, Dunkerque, Calais, Ambleteuse, Vimereux et Boulogne. Vous resterez dans chacune de ces villes le temps nécessaire pour bien voir la situation de l'armée de terre et de mer, et vous mettre à même de me rendre compte de tout ce qui peut m'intéresser. Vous m'écrirez de Bruxelles sur l'affaire de …, et de chacune des autres villes sur tout ce qui a rapport à votre mission. Vous causerez avec le général Davout et les autres généraux, et toujours dans ce sens que je compte que l'armée et la flottille ne cessent pas d'être maintenues sur un pied respectable et dans la meilleure discipline. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

«Malmaison, ce 24 ventôse an XIII.

«NAPOLÉON.» ]

[25: L'armée qui aurait passé le détroit est celle qui a combattu depuis les Russes et les Autrichiens. Si elle n'eût pas conquis l'Angleterre, comme je le crois, au moins eût-elle amené une paix bien autre que celles que nous sommes accoutumés de faire avec ce pays.]

[26: J'ai eu occasion de m'assurer depuis, que lors de la réunion des troupes russes à leur frontière pour opérer ce mouvement, la Russie avait fait demander passage à la Prusse, que non seulement la cour de Berlin le refusa, mais qu'elle mobilisa une armée pour s'opposer au passage. Ce fut sur ces entrefaites que la Prusse apprit la violation de son territoire par le corps de Bernadotte. Elle témoigna la même humeur, et ouvrit le passage aux Russes. L'empereur profita de cette mauvaise disposition contre la France, et hâta son voyage à Berlin pour entraîner la Prusse dans sa politique.

Depuis cette époque, les choses n'ont été que de mal en pis avec ce pays. Ce n'est pas le moindre inconvénient de sa position géographique. Il sera long-temps encore obligé de rester dans le disque de la puissance qui le menace le plus. Si l'armée française, au lieu d'être entièrement occupée à Boulogne, eût pu lui offrir la certitude d'être secouru à temps, jamais la Prusse n'aurait dévié d'une alliance qui lui était naturelle et nécessaire.]

[27: Ce fut à cette occasion qu'il connut l'évêque d'Augsbourg, qui était autrefois électeur de Trèves; il conçut de l'estime pour lui, et ce prince en retour s'attacha à l'empereur, qu'il considérait comme lui ayant fait donner l'évêché d'Augsbourg, sans lequel il n'aurait eu aucune indemnité de la perte de son électorat.]

[28: D'après la capitulation de Memingen, les officiers retournaient chez eux. On laissait entrevoir au prince Maurice qu'en cas de retard de la part du général Mack, on n'accorderait pas cette faveur.]

[29: On a vu plus haut que des environs d'Ingolstadt il avait été envoyé contre l'archiduc Ferdinand, pour empêcher sa réunion avec la grande armée par la Bohême.]

[30: L'empereur avait reçu la nouvelle du désastreux combat naval de Trafalgar.

L'amiral Villeneuve, après son combat contre l'amiral Calder, avait rallié l'escadre du Ferrol et était allé à Cadix avec l'escadre espagnole. L'empereur avait sans doute ordonné au ministre de la marine de lui retirer le commandement de ses flottes, car celui-ci envoya l'amiral Rosilly pour le remplacer. Il en prévint Villeneuve par un courrier; y ajouta-t-il quelques reproches, c'est ce que j'ignore: mais il fallait bien qu'il y eût quelque chose de semblable, puisque Villeneuve sortit de Cadix sans but avec les flottes française et espagnole, pour attaquer l'escadre anglaise, commandée par Nelson.

L'engagement eut lieu au cap Trafalgar. Nous avions en tout trente vaisseaux ou même trente-un. Les Anglais n'en avaient pas au-delà de trente-deux ou trente-trois, et cependant nous fûmes non seulement battus, mais détruits; en résultat, nous perdîmes dix-huit vaisseaux, le reste rentra à Cadix. À la vérité, l'amiral Nelson fut tué dans le combat, mais cela ne faisait rien à l'honneur des armes. Villeneuve fut pris et emmené en Angleterre.

L'amiral espagnol Gravina fut blessé, et mourut des suites de sa blessure. On reprocha beaucoup à l'amiral Dumanoir, qui commandait quatre vaisseaux de réserve, d'avoir amené sans combattre; on prétendit que, s'il avait attaqué, il aurait réparé les affaires; il fut traduit à un conseil de guerre, et acquitté, comme cela était habituel.]

[31: Les Français pourraient aujourd'hui parler avec plus de raison de l'ambition de la Russie.]

[32: L'empereur venait de recevoir de M. Delaforest, son ministre à Berlin, l'avis que la cour de Prusse avait pris parti pour les coalisés, et qu'elle envoyait M. de Haugwitz à son quartier-général pour le lui signifier. Le ministre arriva effectivement à Brunn peu de jours après moi; comme l'empereur avait déjà bien assez d'ennemis sur les bras, il ne voulut pas donner à la Prusse l'occasion de se compromettre encore. Il renvoya M. de Haugwitz à son ministre des relations extérieures, qui était à Vienne, et auquel il écrivit en conséquence, bien persuadé que, si la bataille qu'il se disposait à livrer était heureuse, les affaires de la Prusse s'arrangeraient facilement, et que, si au contraire il la perdait, sa position ne serait pas plus mauvaise. Cette politique se trouvait dans l'intérêt de la Prusse.]

[33: On remarquera facilement que l'auteur nomme souvent un maréchal pour indiquer son corps d'armée, et un général de division pour indiquer la division commandée par ce général.]

[34: C'est dans ce moment que l'empereur envoya du champ de bataille, son aide-de-camp Lebrun, porter la nouvelle du succès à Paris, et qu'il envoya également un officier à l'électeur de Bavière et à celui de Wurtemberg.]

[35: Jusqu'en 1806, nous avons vu l'infanterie russe mettre ses havresacs par terre, avant de commencer le feu, de manière que, quand elle était repoussée, elle perdait tous ses bagages.]

[36: Nous étions au 5 décembre à la pointe du jour; la bataille avait eu lieu le 2.]

[37: Il faut observer que les débris de l'armée russe avaient beaucoup de chemin à faire pour venir s'opposer à Davout.]

[38: Cependant l'armistice ne devait concerner les Russes qu'après que l'empereur Alexandre aurait accepté les conditions arrêtées à l'entrevue des deux empereurs, et ce n'est que dans la nuit du 4 au 5 qu'il m'a donné sa parole d'y souscrire.]

[39: Effectivement trente-six mille Russes y étaient avec le général Buxhœwden; ils auraient été joints aux Prussiens, si nous eussions perdu la bataille.]

[40: Le général Junot était ambassadeur en Portugal. L'empereur, voulant lui fournir une occasion de se distinguer, lui avait envoyé ordre de venir le joindre à l'armée; il arriva deux jours avant la bataille. Quand il aurait toisé son chemin de Lisbonne à Austerlitz, il ne serait jamais arrivé plus à propos.]

[41: Il avait, depuis un ou deux ans, fait embrasser la carrière militaire à son frère Joseph, et lui avait donné le commandement du 4e régiment de ligne au camp de Boulogne. Ce prince présidait à Paris le conseil des ministres en l'absence de l'empereur.]

[42: C'est pendant le séjour à Munich que l'on abandonna le calendrier républicain, pour reprendre le calendrier ancien.]

[43: On regarda avec raison la retraite de M. Chaptal comme un malheur: c'était l'homme de France le plus fait pour donner de l'essor à l'industrie nationale; il avait une opinion à lui, et avait le courage de la défendre; il n'entretenait l'empereur que d'idées de paix. La méchanceté fit parvenir aux oreilles de l'empereur des contes absurdes sur de prétendues spéculations de ce ministre. Il était naturel qu'ayant dans sa fortune de grands établissemens de chimie, il ne les détruisît point, par la raison qu'il était ministre.

L'empereur reconnut plus tard qu'on l'avait trompé; M. Chaptal était un des hommes dont la conversation lui plaisait le plus, et des lumières duquel il faisait le plus de cas: aussi était-il toujours un des premiers sur la liste des personnes qui avaient chez l'empereur la faveur des entrées particulières.]

[44: L'empereur traitait Clarke en enfant qui aurait pleuré, si on n'avait pas fait attention à lui. Jamais homme n'a été aussi malheureusement organisé que Clarke; courtisan par nature, on ne sait ce qu'il n'aurait pas fait pour obtenir un regard d'approbation de l'empereur.]

[45: D'Etten, d'Essen et de Werden dans le comté de la Marche.]

[46: Notre opinion était fondée sur ce que lord Yarmouth avait suivi la négociation jusqu'au mois d'août, époque à laquelle lord Lauderdale fut envoyé à Paris: on savait celui-ci tenir à la faction Grenville, et opposé à M. Fox, qui, étant malade de la maladie dont il mourut dans le milieu du mois suivant, eut peu d'influence sur le choix du négociateur, et sur la conduite des négociations.

Nous avons pensé que lord Lauderdale n'avait été envoyé que pour entraver et rompre ces négociations, parce que, dès son arrivée, il refusa de reconnaître la base sur laquelle négociait lord Yarmouth. Dès-lors on cessa de s'entendre et tout parut fini, quoique cependant il ne quittât Paris qu'après que l'empereur fut parti pour l'armée, sans doute pour accréditer l'opinion que c'était la France qui avait rompu.

Je crains d'avoir un peu trop disposé le lecteur à placer la cause de la rupture dans les jactances de la jeunesse de Paris, et les alentours du grand-duc de Berg, qui n'était pas le seul à former des projets. L'empereur n'était pas de caractère à se laisser entraîner par ces petites intrigues. Il jugea la guerre inévitable, parce qu'elle n'était que la conséquence des projets de la coalition qui ne fut jamais dissoute, qui modifia ses plans, mais n'y renonça jamais.

Sur des esprits aussi invariablement prévenus que ceux qui dirigeaient les cabinets étrangers, sur des têtes vaines et vindicatives, l'Angleterre avait trop de prise pour éviter l'occasion de renouer la partie; elle venait de faire rejeter le traité fait entre la Russie et la France par M. d'Oubril. Des relations d'amitié liaient déjà les deux cours de Prusse et de Russie; l'Angleterre avait donc une position facile à prendre. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'empereur était loin de vouloir la guerre, qui ne pouvait que remettre l'avenir en problème, et que le roi de Prusse ne s'en souciait pas; tous deux la firent malgré eux, l'un y fut contraint et l'autre entraîné. Les femmes, les jeunes gens et les ambitieux y contribuèrent plus que ces deux souverains.]

[47: Il remplaça le maréchal Lefebvre, qui commandait le 5e corps, par le maréchal Lannes, qu'il avait ramené de Paris, et il donna le commandement de la garde à pied au maréchal Lefebvre.]

[48: Le prince de Hohenlohe, qui commandait cette armée, garda Montesquiou pendant toute la bataille. On dit même qu'il ne fit remettre au roi la lettre dont Montesquiou était porteur qu'après la bataille.]

[49: En venant de Weimar à Naumbourg, l'empereur avait passé d'abord par la position dans laquelle le roi de Prusse avait combattu, et ensuite par celle qu'avait occupée le maréchal Davout. Les deux champs de bataille étaient encore couverts de débris.]

[50: «M. le général Savary, restez toute la journée dans votre position. Portez-vous partout où vos chevaux pourront aller. Si vous pouviez aller jusqu'à Fehrbellin, il serait possible que vous y trouvassiez quelque chose. Si vous prenez des chevaux, envoyez-les à Spandau, pour monter les dragons. Surtout envoyez-moi des renseignemens; si vous en avez d'importans, vous pourrez les envoyer directement au grand-duc de Berg, qui sera à Oraniembourg.

«Sur ce, etc.

NAPOLÉON.

«À Potsdam, ce 26 octobre 1806, à 4 heures du matin.». ]

[51: Ces capitulations étaient plutôt des démissions du service militaire, car les hommes, pour la plupart, retournaient chez eux.]

[52: Duroc n'était pas dans l'habitude de se trouver sur le passage de l'empereur, chaque fois qu'il sortait ou rentrait.]

[53: Il fallait que ces gouverneurs eussent perdu la tête, car peu de jours auparavant, des détachemens de troupes égarés s'étaient présentés devant les mêmes places, dont l'entrée leur avait été refusée.]

[54: Mes instructions étaient ainsi conçues:

«Berlin, le 18 novembre, au quartier-général.

«D'après les intentions de l'empereur, vous voudrez bien, général, partir sur-le-champ pour vous rendre devant Hameln.

«Vous prendrez le commandement des troupes qui bloquent cette forteresse, et vous aurez soin de faire retrancher par de bonnes redoutes tous les postes du blocus.

«Vous ferez prendre dans la place de Binteln des obusiers et des canons pour bombarder la ville, y mettre le feu, et accélérer la reddition. Vous ferez garnir les redoutes de petites pièces de campagne, afin d'empêcher l'ennemi de faire lever le blocus, et afin de suppléer, au moyen des retranchemens et d'un bon service, au peu de troupes que vous avez sous vos ordres.

«Aussitôt votre arrivée, vous ferez passer à l'empereur l'état de l'organisation du blocus, et vous correspondrez avec moi le plus fréquemment possible.

«Vous tirerez vos vivres et tout ce dont vous aurez besoin du pays d'Hanovre.

«Le 12e régiment d'infanterie légère doit être parti aujourd'hui de Cassel pour Hameln. S'il n'était pas arrive, vous écririez au général Lagrange, à Cassel, de le faire venir sans délai, et si vous aviez réellement besoin d'un plus grand nombre de troupes, vous demanderiez également au général Lagrange quelques uns des détachemens de cavalerie qu'il a à Cassel. L'intention de S. M. est que vous suppléiez par de bonnes dispositions, de l'activité et de l'énergie, au peu de troupes que vous avez.

«S. M. vous autorise, au surplus, à accorder à la garnison une capitulation par laquelle elle sera prisonnière de guerre, les officiers sur parole et les soldats envoyés en France. Vous aurez soin que toutes les caisses des régimens et tout ce qui appartiendrait au roi de Prusse nous restent.—Faites-moi passer aussi, général, un rapport qui fasse connaître l'état de la place de Binteln.»]

[55: «Monsieur le duc,

«Le roi a vu avec un extrême mécontentement que vous ayez appelé l'attention publique sur de funestes souvenirs dont il avait commandé l'oubli à tous ses sujets.

«Sa Majesté m'ordonne en conséquence de vous faire connaître que son intention est que vous vous absteniez de vous présenter dans son palais.

«J'ai l'honneur d'être avec considération, monsieur le duc,

«Votre très humble et obéissant serviteur.

«Le président du conseil des ministres, chargé du portefeuille de la maison du roi pendant l'absence de M. le marquis de Lauriston.

«Signé comte de VILLÈLE.»]

[56: Voyez chapitre V.]

[57: Éclaircissemens donnés par le citoyen Talleyrand à ses concitoyens.—À Paris, chez Laran, libraire, Palais-Égalité, galerie de bois, n° 245, an VII.]

[58: Voyez chapitre V.]

[59: Le lendemain, ajoute M. de Massias, il fit une distribution publique et solennelle des croix de la Légion-d'Honneur, qu'il avait nouvellement instituée. D'après ses réglemens, j'y avais droit, et comme chargé d'affaires, et comme portant les épaulettes de colonel; il la distribua à tous mes collègues présens, et je fus le seul à qui il ne la donna pas. Le général Lannes, que je vis le soir, me dit que l'empereur avait été très content de mon courage et de ma probité, mais qu'il avait voulu punir mon manque de respect envers mon supérieur.

Je revins à Carlsruhe. Un ou deux mois après mon retour, on me dit qu'un chambellan de Sa Majesté demandait à me parler; c'était M. le comte de Beaumont, qui me remit une lettre du grand-maréchal du palais, Duroc, dans laquelle il était dit que l'empereur devant bientôt envoyer à Carlsruhe sa fille adoptive, la princesse Stéphanie, épouse du grand-duc de Bade, il la confiait à mes soins et à ma probité; que, pour tout ce qui la concernait, je ne devais point correspondre avec le ministre des affaires étrangères, mais directement avec lui-même.

Un an environ après l'arrivée de la princesse, l'empereur me nomma résident-consul-général à Dantzick. J'occupais à peine depuis huit jours ce nouveau poste, que je reçus ma nomination à la place d'intendant de la ville, avec de gros émolumens.

À mon retour en France, où ma santé me força de revenir en congé, il me nomma baron, avec l'autorisation de créer un majorat.]

[60: Il serait possible que cette lettre fût celle dont l'empereur Napoléon a voulu parler en répondant à M. O'Méara, quand il s'est plaint qu'on ne la lui avait remise qu'après la mort du prince… D'après des informations prises auprès des personnes attachées au cabinet de l'empereur, on n'a point eu connaissance d'une lettre du duc d'Enghien.]

[61: Pièce n° 3 au Recueil public par M. Dupin.]

[62: Extrait de l'ouvrage intitulé: Notice historique sur S. A. I. monseigneur le duc d'Enghien, par un bourgeois de Paris, pages 150 et 151, chez Blaise, libraire, rue Férou, Paris, 1822, 1 volume.]

[63: Cet ordre a été donné le jour même de la tenue du conseil privé.]

[64: L'ordre précédent, du premier consul au ministre de la guerre, est du 10 mars, à onze heures du soir. Le ministre l'aura transmis au général Ordener, au plus tôt à deux ou trois heures du matin le 11; il est probable que le général n'aura pu partir que le soir de ce même jour.]

[65: Il avait donc été question de ces émigrés avant la tenue du conseil privé du 10. Alors, comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas fait avertir le duc d'Enghien même avant la tenue de ce conseil?]

[66: Ce décret du 16 est la conséquence de la lettre de M. de Talleyrand, en date du 11. Elle a donc été remise au moins le 15.

Probablement, M. de Massias avait écrit le même jour, et conséquemment sa lettre aura dû arriver à Paris avant le duc d'Enghien, qui n'est parti de Strasbourg que le 18 au soir.]