The Project Gutenberg eBook of Expéditions autour de ma tente: Boutades militaires

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Expéditions autour de ma tente: Boutades militaires

Author: Joseph Damase Chartrand

Release date: November 17, 2006 [eBook #19854]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EXPÉDITIONS AUTOUR DE MA TENTE: BOUTADES MILITAIRES ***

Produced by Rénald Lévesque

EXPÉDITIONS AUTOUR DE MA TENTE

BOUTADES MILITAIRES
PAR
CH. DES ECORES

PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 10, RUE GANANCIÈRE

PRÉFACE

J'entreprends d'écrire un livre. Le titre dit assez que je veux imiter
Xavier de Maistre.

Il est indiscutablement prouvé maintenant, malgré mes désirs, que je ne ressemble en rien à Alfred de Musset, lequel se défendit en diable d'avoir imité Byron. Eh bien! moi, il me serait permis d'être fier, si je pouvais suivre les traces de mon modèle.

D'ailleurs, de grands traits de ressemblance existent entre Xavier de Maistre et moi: c'était un soldat; je le suis. Il avait trente jours d'arrêts; j'ai déjà plus de onze fois trente jours de colonne. Il était Français; je suis Canadien-Français—(en cela je l'emporte sur lui)—Après mûr examen, je trouve ces rapprochement suffisants, et je m'autorise à intituler ainsi mon livre.

Ceci posé, je brûle du désir d'avoir terminé cette préface pour me plonger dans mon sujet.

Mon livre sera-t-il intéressant?… J'ose le croire, car le but que j'essayerai d'atteindre est digne d'un grand travail: je veux faire bâiller le lecteur.

Ne vous récriez pas trop à l'idée d'un désir aussi louable. Bâiller n'est pas ce qu'un malin lecteur pourrait croire. Je le prouve tout de suite par une finesse de raisonnement qui vous convaincra infailliblement.

Quelque peu versé dans les études physiologiques, j'ai remarqué que ceux qui bâillent sont des gens ou dégoûtés de tout, ou bien repus, ou fatigués physiquement. Or, les dégoûtés de tout trouvent un grand plaisir à se désarticuler la mâchoire, car si le contraire était vrai, peut-être ne le feraient-ils pas.

Quant aux bien repus et aux fatigués physiquement, je les réunirai dans un même raisonnement. Ces deux catégories d'individus bâillent en souhaitant de dormir le plus tôt possible. Or, les désirs, avant-goût des jouissances,—la philosophie et l'expérience l'ont maintes fois prouvé,—sont tout dans les plaisirs, la satisfaction amenant la satiété. Partant, je conclus que ceux-ci jouissent en attendant la réalisation de leurs désirs.

Ce raisonnement me semble écrasant de clarté, et, c'est drôle mais à l'instar d'autres écrivains, qui aussi ont eu cette prétention, je voudrais être compris.

Je conclus donc: je me propose de faire bâiller, et j'affirme que bâiller est une jouissance.

Quoi qu'il en soit, j'empoigne mon sujet et je vous développe le plan de mon livre.

Je suis en colonne et je m'y ennuie. Ayant eu trois mois de repos, le premier jour, je dormis profondément; le deuxième, je fumai d'interminables pipes, et le troisième, je complotai contre la tranquillité de certains lecteurs, en arrêtant le plan d'un livre basé sur le Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre.

Comme le sien, mon livre aura plusieurs chapitres; contrairement au sien, il sera ennuyeux, et comme mon modèle, j'aurai atteint un but utile.

Je prédis un résultat étonnant à ceux qui auront le courage de le lire jusqu'au mot fin inclus. Certains chapitres surtout sont infaillibles pour la guérison des insomnies.

A ceux qui me désapprouvent, je donne les explications suivantes: tant de choses sensées et spirituelles ont été écrites depuis que le monde existe, que je veux faire contraste et dire des niaiseries, ce qui, vous l'avouerez, n'est pas toujours très-facile.

Ceci fini, je me hâte d'ouvrir le premier chapitre, car certains symptômes naturels m'annoncent que cette préface fait son effet sur moi, et, baillant,—(ce qui ménage une transition spirituelle),—je vous présente ma tente.

I

MA TENTE

Elle n'est pas prétentieuse et n'a que très-peu de place dans l'histoire de la terre. Sa généalogie date de sa propre naissance, et elle ne peut se vanter de ses ancêtres.

Ses formes sont peu développées, et l'architecte qui l'a bâtie n'a pas, que je sache, voulu en faire un chef-d'oeuvre. C'est ma tente, et là s'arrêtent ses plus grandes prétentions.

Beaucoup de tentes affectent de airs plus ou moins mérités. Celle de nos supérieurs se distinguent généralement par une taille démesurée. Elle sont coniques, ou pyramidales, ou taillées en comble effilé.

Elles peuvent contenir un lit, une table, une cantine et quantité d'autres objets dont la nécessité paraît discutable en campagne.

Ma tente ne contient rien d'élégant et se contente d'offrir l'hospitalité à son propriétaire et à ses accessoires.

Elle se moque des tentes d'administration ou des barils, flanqués de tonneaux d'eau-de-vie, étalent leurs rondeurs engageantes. A l'abri de ma modeste toile, mon bidon seul représente le contenant des liquides, et il en est digne.

Dans ces belles tentes des subsistances et des ambulances, aux réceptacles arrondis décrits plus haut, s'ajoutent des caisses de biscuit de provenance et de qualités diverses; des cantines médicales, cachant dans leurs vastes profondeurs des remèdes variés et quelquefois utiles. On y trouve aussi des instruments compliqués et parfois nécessaires à dompter une digestion en révolte. En poussant plus loin, on rencontre de beaux petits couteaux, bien brillants, qui aident puissamment certains individus, mal partagés du sort, à se séparer d'un membre récalcitrant.

Je le répète, ma tente n'a rien de tout cela. Un sac, en peau de veau, ancien modèle, maintenant réformé, est la seule cachette de mon biscuit de réserve. Mon quart se permet quelquefois de contenir un peu de thé ou de café. Quant aux clysopompes, je leur en défends l'entré pour des raisons que la pudeur m'empêche d'écrire. Le lecteur soucieux des convenances comprendra d'ailleurs cette répugnance sans explications.

Certaines tentes ont aussi de formidables attaches qui les tient au sol avec des piquets en métal battu. D'autres possèdent de somptueux auvents que de solides supports protègent des tempêtes. Enfin, plusieurs poussent le raffinement jusqu'à se laisser percer d'oeils-de-boeuf, qui alimentent leur intérieur d'un air pur et souvent renouvelé.

La mienne n'a que des piquets en bois, une mince fente pour porte, et l'oeil-de-boeuf n'a jamais pu s'y fixer.

Des ornements variés, des coutures colorées, des bourrelets bleus, blancs et rouges, des petits drapeaux aux couleurs nationales, des zébrages fantastiques accotés à de larges bandes voyantes brillent souvent sur les tentes d'officiers.

Sur la mienne, une cravate d'ordonnance, payée cinquante-cinq centimes sur la masse, autrefois bleu foncé et maintenant incolore, cingle, sans prétention, le faite pointu de mon logis de campagne.

Nos supérieurs possèdent des lits.

Quelques-uns de ces objets, dont on a reconnu l'utilité en certaines circonstances, se piquent d'être, soit un matelas en crin juché sur une charpente habilement détaillée, soit une toile supportée par deux traverses de bois appuyées sur des cantines. On entoure le tout de draps et de couvertures confortables.

Chez moi, dans mon intérieur, une forte brassée de paille ou d'alfa, pressée sous mon couvre-pied de campement, suffit pleinement à me satisfaire dans mon repos.

Quand il pleut, l'eau a peu de chance de s'introduire dans les tentes de haute lignées.

Par contre, la pluie a pleine et entière liberté d'inonder mon refuge, si elle arrive en brillante quantité.

Enfin, tout ceci se résume à dire, ce que j'aurais peut-être dû faire plus tôt, que ma tente est petite, serviable, insignifiante, et que je l'aime.

Elle m'a courageusement servi et suivi pendant mes onze fois trente jours de colonne. Je mériterais donc l'opprobre des braves gens, si je ne lui en conservais une grande réserve de reconnaissance, que je vous mets à nu, sous la forme d'une description détaillée.

Ma tente naquit des mains du couturier le 2 avril 1881. Elle voulait, en naissant, vivre pour faire la lutte kronmirienne, mais, hélas! le destin, se moquant de ses voeux, la lança à la poursuite de Bou-Amema.

Elle prit donc naissance le 2 avril, au quartier d'infanterie, dans le pavillon de droite. Une chambre, percée de deux croisées regardant, l'une, l'infirmerie régimentaire des chevaux de spahis, l'autre, les baraques du génie, fut le théâtre de sa fabrication.

Cette chambre est assez vaste pour que ma tente put y étaler à l'aise ses premiers moments, puisque l'enseigne, au haut et en dehors de la porte, indique: Chambre Q pour huit hommes.

Le jeune homme qui dota le monde de ma tente mériterait une mention honorable dans ce livre, mais le cadre restreint que je me suis imposé dès le début de cette oeuvre m'ordonne de négliger les détails biographiques.

Divers matériaux furent employés à édifier le meuble, objet de cette étude. Deux sacs-tentes-abri, marqués: Campement militaire, et deux sacs à distribution timbrés: 3e trimestre 1880, furent les plus remarquables. D'autres accessoires tels que piquets, vieilles boucles et courroies de rebut, toile d'emballage, soustraites frauduleusement au garde-magasin, viennent en second lieu. On peut aussi ajouter des cordeaux de tirage, des supports, du fil et une cravate d'ordonnance.

Un torchon de cuisine, dont j'ignore la date de la mise en service, y joua aussi un certain rôle, mais ceci sous toute réserve. Même actuellement, les preuves me manquent, à l'appui de ce que je pourrais avancer.

J'ai cependant interrogé le tailleur là-dessus, et ses réponses louches et évasives m'ont fait douter de ce fait contestable. Enfin, j'en suis désolé, mais cette question devra rester en litige dans l'esprit du lecteur, malgré mon intention honnête de l'éclairer en tout.

Laissant donc à regret ce malheureux incident sans être vidé, j'explique les procédés du rattachement en un seul tout des divers éléments décrits plus haut.

Prendre les deux toiles de tente et les unir ensemble par une solide couture, semble être un simple jeu pour l'habile tailleur. Ceci terminé, à l'aide de ciseaux, effilés, il hache, il coupe, il découpe les deux sacs à distribution, les place sur le plancher en forme de triangles et les rattache aussitôt aux tentes-abris.

Vient ensuite le tour de la toile d'emballage. Le tailleur la saisit, en fait une longue bande de vingt centimètres de largeur et l'emploie pour orner utilement le bas de son travail comme chasse-poussière.

Pour terminer l'oeuvre, il ne reste plus que la cravate d'ordonnance, prise sur ma masse à raison de cinquante-cinq centimes. Le tailleur n'hésite pas. Il la prend, la perce de son aiguille et en pare le sommet de ma tente.

Il est utile maintenant de raconter les opérations de seconde importance.

Il fallait une porte. Un violent coup de ciseau accomplit cet acte. Un bourrelet, vivement enlevé donne un solide point d'appui aux vieilles boucles et courroies, dues à la générosité du maître cordonnier, et la porte fut.

Le tailleur se lance ensuite sur les cordeaux de piquets.

Perçant de petits trous, à égales distances, sur tout le pourtour du bas, il y introduit des cordeaux, ayant pour mission de s'accrocher aux piquets, dans les moments opportuns.

C'est fini. Le couturier, la sueur au front et le sourire aux lèvres, me présente ma tente, et je fus bouleversé.

J'ai toujours admiré le courage et l'adresse de ce jeune ouvrier, à qui je persiste à refuser toute notice biographique. Quoique confondu de son savoir-faire, je ne l'en remerciai pas moins, avec cent sous de pourboire, de m'avoir construit un abri, appelé plus tard à m'accompagner dans ma poursuite de cet insaisissable Bou-Amema.

L'existence est parsemée de faits aussi étonnants, et il faut que l'âme humaine soit bien ferrée pour résister aux chocs que la brutalité des choses lui fait si souvent éprouver.

Trêve de réflexions philosophiques. C'en était donc fait. Là, sur le plancher de la chambre Q pour huit hommes, gisait l'amas de toile qui devait me dérober aux tempêtes. Je me livrais entièrement à la joie.

Mais, ô déception! comment faire tenir cette tente debout?… Quels piliers pourraient être dignes de soutenir dans les airs le fruit de tant de travail?…

Les supports ordinaires ne suffiraient jamais,—leurs minces contours leur ôtant la force d'accomplir une telle besogne.—Il faut donc trouver autre chose…

Penché à la croisée, ayant à l'oeil cette ténacité rêveuse qui s'accroche à un objet sans le voir, je me plonge dans de lugubres rêveries…

Mon esprit se perd de plus en plus dans les difficultés du dilemme que j'avais juré de résoudre… Tout à coup retentit un cri sourd, inhumain, féroce.

Je tourne la tête et vois mon ordonnance. Il y a quelque chose de fatal dans son regard avide, obstinément fixé sur un objet appuyé contre les baraques du génie.

Sauvé! m'écriai-je… mais comment m'en emparer?… Le génie ne rend jamais son bien… Ce morceau de bois sera à moi, affirmai-je en rugissant. Et dès cet instant, le génie dut trembler.

Il fait nuit. L'orage, secondé par de noirs nuages, fait entendre, dans l'immensité du lointain, le glas funèbre de son approche. Le vide noir enveloppe la terre et l'espace de son linceul de nuit.

Quelques grosses gouttes de pluie, tombant méthodiquement, font gémir les feuilles affolées. La ville est déserte, ses habitants renfermés.

Seul, un homme aux allures mystérieuses et portant à la bouche le sinistre rictus des criminels, marche à pas lents, dans le sentier du mal.

Arrivé près du mur où doit se commettre le crime, un sourire sardonique illumine son visage, à la vue de l'isolement que l'entoure, et… cinq minutes après, il rentrait dans la chambre Q pour huit hommes: la pièce de bois était conquise.

Le lendemain, le menuisier la coupe en trois longueurs.

Deux, mesurant un mètre, servent de piliers et portent des tenons à leurs extrémités supérieures. La traverse, mortaisée aux deux bouts, relie les montants, et ma tente avait des supports.

Il me semble superflu de suivre ma tente dans ses nombreuses pérégrinations.

Lancée dans une campagne aventureuse, elle visita maints endroits et dut se déplacer souvent.

Les paysages qui lui donnèrent l'hospitalité présentent peu de variétés. Tantôt, fichée au sol, dans quelque endroit sablonneux, elle devait faire d'héroïques efforts pour résister aux vents en furie; tantôt, accrochée aux flancs d'une montagne à pic, elle prenait les airs penchés très-intéressants à analyser.

L'alfa et le thym lui firent souvent un entourage épais et odoriférant; par contre, le salpêtre des schotts lui témoignait bien peu de sympathie.

Elle eut maintes fois à maugréer contre les rochers qui se refusaient obstinément à lui accorder droit de demeure, et elle ne se trouva réellement solide au poste qu'au lieu où elle vient d'élire domicile pour trois mois.

En cela, elle rivalise de satisfaction avec son propriétaire, qui souvent fut très-ennuyé d'avoir à l'arracher au gîte à des heures indues.

Ma tente se présente donc au lecteur avec une installation de trois mois.

J'en profite pour livrer à la postérité un voyage d'exploration descriptive dans ses parages extérieurs et intérieurs.

Une installation de trois mois nécessite quelques difficultés dans le choix du terrain. Aussi n'est-ce qu'à la suite de profondes études qu'un résultat satisfaisant put être obtenu.

La porte est au sud, ce qui est assez dire que la face opposé est au nord. Croyant alors qu'il est inutile d'orienter les autres côtés, j'ajouterai que le terrain, au sud, s'affaisse lentement vers une riante et boueuse rivière qui coule à cent pas d'ici.

II

L'AUTEUR

Le moi est haïssable, dit Balzac, et il a dit vrai. J'ignore s'il existe quelque chose de plus lourdement bête que le moi, et j'ajoute, avec énergie, que la fatuité et l'égoïsme sont deux malins compères, qui conspirent contre la tranquillité des humains.

Pas n'est besoin, comme vous le voyez, d'avoir recours à M. de la Palisse pour trouver ces graves vérités. Mais, grand Dieu! ce tribut payé à d'honnêtes maximes ne me permet pourtant pas de faire ici le portrait de mon voisin.

Il faut bien, pour la clarté des événements de ce voyage, que je me présente au public, et, au risque d'ennuyer Balzac, je parlerai un peu de moi dans ce chapitre. Aussi, m'y voilà.

Je suis né comme tout le monde d'un père et d'une mère. Ils n'étaient ni riches ni pauvres, et de plus résidaient à Saint-Vincent de Paul.

Aucun événement remarquable ne signala mon entrée en cette vie, si ce n'est le grand choléra de 1852. Je n'en fus probablement pas cause.

Mon enfance ne se distingua par aucune qualité caractéristique, sauf un goût prononcé pour la pêche à la ligne, et une passion pour le latin. Des nuits entières je fus la terreur des barbues et anguilles de l'anse à Bleury, et à quinze ans j'étais en rhétorique.

Là s'arrêtèrent mes succès de collège, et après quelques autres triomphes à la ligne, je songeai à me créer une position. J'y ai bien réussi: je suis soldat.

Quant à mon physique, sachez donc tous que j'ai vingt-huit ans et cinq pieds dix pouces. Je porte moustache et barbe au menton. J'ai l'oeil brun le soir et gris le jour. Je n'ai ni taches de rousseur, ni grains de beauté nulle part. Je monte médiocrement à cheval, je tire mal de l'épée et très bien au pistolet. Je suis robuste et je ne sais pas danser. J'ai les cheveux très-noirs, un nez drôle et beaucoup de dettes.

J'étudie l'allemand et l'arabe. Je connais bien l'anglais, et j'habite l'Algérie. J'aime beaucoup le Canada, et je loge au troisième étage. Je raffole de la chaleur, et je sais un peu parler français.

Étant en outre affligé d'un petit talent de joueur de flûte, je file des sons si doux, si doux,—et je ne me gonfle certainement pas les joues.

Dernier détail, non le moins important, je me nomme Joseph, et je ne m'en réjouis pas. Ce nom m'a suivi jusqu'à ce jour, et je me suis toujours efforcé de ne pas en avoir l'air.

Là-dessus je me lâche, et vous emmène à ma suite sur les hauts plateaux algériens.

Assis au milieu de ma tente, je fais face au sud-est, et, suivant cette direction du regard, on y voit mon bidon. Je l'empoigne.

III

LE BIDON

Je voudrais connaître le gaillard qui a fait mon bidon. Je lui donnerais une partie de ma pension de retraite, pour le récompenser des services que son oeuvre m'a rendus.

Le bidon est un monde, et ceux qui n'ont jamais apprécié ses qualités après la grande halte sont à plaindre. Tout est dans le bidon, et le mien est fameux.

Son gouffre de deux litres servit à bien des hôtes. A l'eau boueuses des Rédirs succéda l'eau salée des schotts. Celle-ci se laissa facilement remplacer par une boisson claire et limpide, mais pas souvent.

L'absinthe, le vin, le marc de café, la cerisette y jouèrent aussi un certain rôle dans les bons moments; mais, grand Dieu! que ces bons moments furent clairsemés!

A l'instant où j'écris, mon bidon n'a pas du tout l'air intéressant, et, avant de vous dire en quoi il pêche, je vous narre les détails de son physique.

Ovale d'aspect et arrondi de flancs, mon bidon a deux entrées: une petite et une grande. Ces entrées font saillie en forme de goulots. Deux bouchons de liège empêchent le contenu de sortir du contenant.

Le fer-blanc est le métal de sa confection. Deux oreillettes, scellées de chaque côté, reçoivent une banderole qui permet de le suspendre aux épaules.

Le bien-être et les ordres exigent que le bidon soit recouvert de l'étoffe de vareuse hors de service. Le mien a double couvert, et, pour ce, je veux que son contenu ait une double fraîcheur.

Son physique examiné, je vous dis pourquoi il est actuellement dénué d'intérêt palpitant.

Placé dans la partie sud-est de ma tente—chose que j'ai eu l'honneur de dire plus haut,—mon bidon penche du côté de la riante et boueuse rivière, et apparaît au voyageur avec une oreillette en moins et le bouchon du grand goulot perdu.

L'oreillette disparut au fond d'un puits salé, et j'ignore les détails de la perte du bouchon.

Un arrangement spécial de courroies compliquées remplaça l'oreillette, et au bouchon de liège succéda un chiffon roulé.

Ces détails sont navrants pour l'honneur de mon bidon; mais je ne puis les omettre sans manquer à la vérité, apanage de tout voyageur honnête.

Il n'est pas impossible de comprendre que le pauvre diable, affublé d'appareils aussi étranges, n'ait pas du tout le petit air fin de circonstance.

Certainement qu'il serait impardonnable, s'il ne contenait pas, en ce moment, un bon litre de vin que le Juif de là-bas vient d'y verser.

Aussi, je prie ceux qui s'intéressent à mon bidon de glisser légèrement sur ses peccadilles. Faisons ensuite un petit mouvement vers le sud-est, et lançons nos regards sur mes godillots. Je ne les lâcherai pas avant la fin du chapitre suivant.

IV

LES GODILLOTS

Alexis! ô Alexis! as-tu pu fabriquer mes 28, et vivre encore!

Bien des travaux fameux furent abattus dans les temps homériques!
Hercule nettoya les classiques écuries d'Augias et vainquit l'hydre de
Lerne; Achille fit des prodiges devant Troie, Alexandre conquit l'Asie;
César, les Gaules, et Annibald se maintint quatorze ans en Italie.

Mais toi, seul d'entre tous les Alexis, tu fis mes godillots, ce qui est bigrement fort, je te le jure!

Ils débutèrent à mon service le 11 juin 1879, à dix heures du matin, et deux fois depuis le cordonnier eut à leur donner du coeur au ventre, à raison de trois francs chaque fois.

Ces détails écartés, je me plais à constater qu'ils se conduisirent consciencieusement.

En tout temps ils restèrent attachés à mes pas, et ce septième jour, déjà dit, les trouve aussi fermes que jamais, si ce n'est un peu fatigués.

Quelle épopée que leur existence! Un exemple seul démontrera l'importance de leurs fonctions: pendant onze mois ils firent cent soixante-quatorze étapes, ce qui, avec une moyenne de trente kilomètres par étapes, leur donne un actif de cinq mille deux cent vingt kilomètres, soit près de quinze cents lieues.

Aussi, je serais embarrassé s'il me fallait écrire leur histoire en un seul volume. Je préfère leur accorder un chapitre unique, dont le laconisme donnera plus de poids aux quelques lignes que je leur consacrerai.

On a osé attaquer la valeur du godillot. On a été jusqu'à lui opposer le brodequin napolitain, que les décisions ministérielles appellent à lui succéder.

O ingratitude militaire, où descends-tu te loger! quel est le vieux troupier qui aura le courage de conspirer contre toi, légendaire soulier de France! Il faut avoir l'âme bien mal équilibrée pour oublier le bonheur que tout soldat éprouve à la vue d'un godillot, paré d'une guêtre, à laquelle il ne manque pas même un bouton.

Je sens une profonde émotion s'emparer de mon âme. Et je jure ici, par les milliers de kilomètres foulés par eux, par les innombrables écorchures qu'ils engendrèrent, par leur air bête, enfin par tout ce qu'il y a de plus sacré chez une naïve chaussure, je jure donc que, tant qu'une goutte d'un sang pur et clair colorera mes veines, je défendrai les godillots.

Après cette exclamation passionnée, je redeviens calme, et je continue.

Dans un moment d'humeur noire, je pourrais leur reprocher d'avoir trop facilement offert l'hospitalité aux sables du désert et aux boues des marais.

Mais, revenant à de plus tendres sentiments, je leur pardonne pour ne me rappeler que les brillants jours de revue.

Alors, comme mes souliers se paraient d'une auréole pure et sans tache!

Reluisant d'un cirage glacé, entourés de guêtres bien blanches, il me semble encore entendre la musique de leurs clous, battant allègrement le pavé.

Hélas! ces agréables visions sont déjà loin dans l'oubli des siècles, car les dernières phases de notre liaison viennent de se dérouler dans l'alfa des hauts plateaux.

Depuis mon installation de trois mois, ils prennent un repos bien acquis, mais certains signes caractéristiques annoncent chez eux un ennui remarquable.

Devenus durs et tordus par suite d'une non-activité aidée du soleil, ils rechignent à couvrir mes pieds pour de simples promenades.

Un peu de suif de chandelle les ramène vite au sentiment du devoir, mais ils retombent bientôt dans une apathie malséante.

Ce qui prouve que les godillots sont dignes de chausser nos braves militaires, et que les longues routes peuvent seules les satisfaire.

Je répète encore: En moi, ô inséparables compagnons de mes courses, vous trouverez toujours un admirateur, outré de voir le brodequin désigné pour vous remplacer!

Il me répugne beaucoup de faire ces tristes pronostics. Que voulez-vous cependant, ces braves chaussures vont disparaître des traditions, et, fidèle aux principes de la chevalerie française, je salue ceux qui tombent.

Répondront-ils: Morituri te salutant? Hélas! je ne sais!

V

LE KÉPI

Du soulier passer au képi, sans transition aucune, est quelque peu illogique, et je laisse la responsabilité de ce fait aux événements qui permirent à mon képi de s'accoler à mes godillots.

En voyageant autour de ma tente, le sort a voulu qu'un rapprochement aussi baroque qu'un soulier fraternisant avec un képi se produisit.

En effet, presque à l'est de l'auteur, repose son képi, recouvert du couvre-nuque traditionnel.

Le képi a du bon. Malgré la sagesse des commissions d'habillement, aucune décision grave n'est encore venue le troubler. On l'a bien orné d'une visière laide et excellente, mais enfin rien encore pour sa suppression.

On a parlé du casque allemand comme devant lui succéder; quelques régiments seuls eurent le plaisir de l'essayer.

Le casque indo-anglais montra quelque temps des velléités de vouloir couronner la tête de nos troupiers, mais il ne tint pas ferme.

Le shako français a aussi été fortement ébranlé dans ses bases.

A l'heure où j'écris cependant, je ne sais encore rien de positif sur son sort futur.

Enfin, sans arrière-pensée, le képi existe, et j'en ai un.

Je me rappelle toujours, avec une certaine horreur, le premier jour de mon installation militaire. On me conduisit au magasin d'habillements.

Ma tenue comportait le képi qui, couvrant consciencieusement ma tête, l'aurait entièrement fait disparaître sous sa large structure, si mes oreilles, naturellement bien développées, ne l'avaient arrêté dans sa marche descendante.

Ma malheureuse tête, ornée d'un pareil appendice, présentait une piteuse apparence. Le bas du visage et le nez seuls étaient visibles. Quant aux yeux, il était permis de présumer qu'ils existaient; mais l'énorme abat-jour qui me servait de visière empêchait tout oeil indiscret de les voir.

En entrant dans la chambrée, mon premier soin fut d'ôter mon képi et de l'examiner avec un intérêt bien légitime.

J'étais peiné de le voir si grand, et je me disais que le diamètre de son ouverture aurait pu satisfaire une tête de géant de bonne famille.

Un troupier, bien intentionné sauva la situation en trempant mon képi dans l'eau, et je fus fort étonné, quand il fut sec, de le voir présentable.

De là date mon attachement pour ce mémorable couvre-chef.

Lui aussi m'accompagna partout, et s'il n'empêcha pas le soleil de me cuire le visage, du moins fit-il son possible.

Dans nos dernières excursions, il ne marchait jamais seul. Toujours il réclamait,—aidé en cela des ordres du colonel,—le couvre-nuque, qui jadis était blanc.

Un endroit quelconque de la tente le satisfait la nuit, et jamais il ne fut nuisible.

Depuis que j'ai entrepris le récit de mon voyage circulaire, une tendance marquée de se loger à l'est s'annonce chez lui. Ce qui explique sa proximité de rapport avec mes godillots.

La provenance de cette estimable coiffure est encore incertaine dans ma pensée. Cependant, je la soupçonne, à certains airs maladroits de sortir des ateliers d'Alburac.

Ce dernier monsieur est un excellent tailleur militaire, et, comme spécialiste, il est fort.

Dans le genre képi, sauf un écrasement particulier des parois, il ne se distingue que médiocrement. Quelques trous inutiles, préposé à introduire l'air au crâne, semblent bien être percés sur les côtés. Mais cela demande l'oeil d'un scrutateur convaincu pour le constater.

Des passe-poils, bleus dans leur début, parent le képi; mais ils manquent vite à leur mission, et ils ne deviennent pas bleus du tout au bout d'un mois de service.

Le couvre-nuque, tout en faisant fonction de protecteur contre le soleil, réussit énormément à bosseler le képi.

Enfin, tout conspire pour le rendre insignifiant, et le mien, plus que tous, est mal partagé.

Je ne lui en veux pas pour cela. Sa carrière est déjà longue, et dans quelques jours on le verra retourner au néant. Alea jacta est.

VI

LA MUSETTE

Je suis triste comme une feuille d'automne.

Mon installation de trois mois n'était qu'une vague mystification. Demain, la plaine me verra de nouveau engendrer des triangles de mes jambes fatiguées.

C'était écrit que ce Bou-Amema introuvable serait partout au même moment.

Poussant une pointe à l'ouest; la rumeur l'annonce à l'est, et le petit journal *** contredit ces deux données, et le place aux antipodes.

C'est un rude Bou-Amema que ce révolté-là, et la multiplication des pains de l'Évangile devrait bien se voiler la face devant lui.

Plus nous marchons, plus il se sauve, en cela réside toute la guerre que nous faisons ici.

Le mode d'agir de ce guerrier est quelque peu original. Je me permets de vous instruire là-dessus.

Il arrive près d'une de nos tribus fidèles:

—Voulez-vous me suivre?…

—Hein!… vous refusez?… psitt… têtes coupées.

—Vous venez?… très-bien… troupeaux razziés.

Aimable alternative! cous hachés d'un côté et pillage de l'autre. Voilà où en sont nos Arabes fidèles.

Vis-à-vis des Européens, il est plus et même trop galant.

Il fusille les hommes, embrasse et viole les femmes, enlève les enfants, se moque des colonnes lancées à sa poursuite, et va tranquillement faire sa sieste dans ses utiles Ksours du Sahara.

Nous, les Français, nous sommes bons, archibons,—je ne dirai pas bêtes,—pour ce garçon-là, et je conseillerais de le fusiller et de le refusiller, si nous le pinçons, ce qui est problématique.

Enfin, vogue la galère, et va pour la poursuite!

Cela ne m'empêchera morbleu pas de continuer à édifier le chef-d'oeuvre du Voyage autour de ma tente, coûte que coûte.

Et moi qui voyageais si doucement! J'étais bien heureux dans ma tranquillité de sybarite! Que l'alfa de ma couche me semblait tendre!

Sauf les quelques milliers de puces qui me stimulaient, je passais de si belles nuits sans sommeil!

Les jours, se succédant, accumulaient dans mon âme une si abondante dose d'un ennui bienfaisant!

Comme la riante et boueuse rivière chantait bien, en courant gaiement, entre les roseaux de ses rives vaseuses!

Quelles luttes n'ai-je pas eu à soutenir contre les moustiques, assidus visiteurs de mes pénates!

Quel… Mais j'étais sur le point d'oublier le siroco du désert, le classique siroco du Sahara, le seul siroco qui existe.

Ingrat! j'allais oublier ses passages quotidiens.

Fidèle au rendez-vous, le siroco annonçait chaque soir son arrivée par un je ne sais quoi qui nous faisait immédiatement entrer sous la tente et fermer tout.

Et les scorpions! familiers du voisinage, ils habitaient les sacs, les couvertures, les habits et exigeaient une hospitalité soutenue qu'ils payaient d'un coup de dard!

Le majestueux cafard, grave, inoffensif et ne demandant que la vie sauve, venait aussi rouler sa boule dans notre camp!

Et les araignées! Et les tarentules! Et les mouches! Et les coléoptères de tous grades et de toutes espèces, camarades, à effets gradués d'embêtement, dont la présence savait si bien charmer mon réduit! Hélas! je vous quitte tous, et demain je pars!

J'implore votre sensibilité, cher lecteur, car c'est ici, je vous le dis en vérité, l'endroit où vous devez la faire entrer en scène.

Versez donc deux pleurs au moins, et ma musette vous en sera reconnaissante.

Ma musette est voisine de mon képi. Elle infléchit vers le nord-est.

Son ventre regorge d'un monde que je mettrai à découvert plus tard.

Je l'ai un peu négligée dans ce chapitre, mais j'ai des retours touchants, et je saurai bien me faire pardonner cet oubli apparent.

Je ne sais d'où vient la musette. Dès les temps les plus reculés, la musette existait. On l'appelait besace ou de tout autre nom.

La musette remplace avantageusement, chez l'humble militaire, l'élégante sacoche de nos officiers.

Les billets de banque et quelques luxueux articles de toilette encombrent la sacoche. Un morceau de pain, plus souvent un biscuit, accompagné de quelques grains de riz et de café, composent toute la cargaison d'une musette ordinaire.

On y ajoute cependant, dans certaines circonstances rares, du lard, des oignons, de l'ail; mais c'est du dernier luxe.

Quelques troupiers, très-belliqueux, arrangent leur musette en un étui long et effilé, dans lequel ils faufilent leurs cartouches.

La proximité de l'ennemi recommande cette mesure. Cependant, j'en suis encore à m'en demander l'urgence en face de Bou-Amema, qui ne nous a pas gâtés de son voisinage.

La musette se porte en bandoulière au moyen d'une banderole d'épaule. Trente centimètres de long sur vingt de hauteur sont les calculs de ses dimensions les plus en vogue.

La partie intérieure dépasse la partie extérieure d'une certaine longueur, qui se rabat et s'attache à deux boutons.

La toile est l'étoffe de sa confection. Voilà la musette.

La mienne n'entre pas dans la catégorie des musettes ordinaires, et je cache dans ses replis une longue liste d'objets, que je tâcherai de déchiffrer plus tard.

Il me faut, pour cela, un peu de recueillement. Là-dessus, croyez-m'en, passons au havre-sac.

VII

LE HAVRE-SAC

Ce meuble occupe le nord de ma tente.

A propos, je vous demande pardon de parcourir ainsi la rosette des vents. Cela entre dans la clarté du récit.

Ma tente est presque circulaire dans sa base, et, pour l'intelligence des événements, il me faut la boussole.

Sans elle, aucune donnée ne pourrait réussir dans ce travail.

Aussi, c'est entendu, on ne me reprochera ni les points cardinaux, ni les points intermédiaires, et cette concession accordée aux grincheux m'autorise à revenir à mon sac.

Il est au nord, c'est-à-dire vis-à-vis de la porte de ma tente.

Son utilité, en station, réside dans les services qu'il me rend pendant mon repos: il me sert d'oreiller.

J'avouerai, pour être véridique en tout, qu'il est un peu dur, mais l'habitude émousse les sensations, et ma tête se porte un peu moins bien pour cela.

En route, il prend sa revanche et se fait sentir par un attachement variant de vingt-cinq à trente kilogrammes de poids.

Une étape, d'une vingtaine de kilomètres, permet encore de dédaigner le sac, mais trente-cinq l'alourdissent, et en approchant de la cinquantaine, il devient tout à fait exigeant.

J'écris un peu d'après mon expérience personnelle. Cependant, toute abstraction faite du sentiment égoïste, je ne crois pas mentir en affirmant que j'exprime, à peu de chose près, l'opinion générale.

Le soldat s'est moqué, se moque encore et se moquera toujours du sac, à qui il applique toutes sortes de noms dérisoires: emplâtre, as de carreau, Azor, etc.

Quelquefois, un troupier bien fatigué l'interpelle pendant une halte.
Mettant le pied dessus, il lui demande, d'un petit air engageant:
«Veux-tu me porter maintenant? Il y a bien assez longtemps que je le
fais. A ton tour.»

Le sac, restant calme et digne, ne répond pas, comme vous le pensez bien, du reste.

A la halte suivante, un autre soldat facétieux dit aux camarades qui l'entourent: «Ce n'est pas le sac qui me fait mal, ce sont les bretelles.»

Cette farce, lancée je ne sais combien de fois, trouve toujours écho chez les auditeurs, qui rient jaune. Bien entendu, le sac reste digne et ne répond toujours pas.

L'épithète pharmaceutique s'applique quand on veut réunir le camarade et son sac dans une même insulte:

«Regardez-moi donc ce type, il doit être rudement malade, quel emplâtre dans le dos!»

Le soldat interpellé se charge de répondre pour lui et pour son sac. Je vous fais grâce de ses répliques.

L'as de carreau nous vient des Joyeux, d'après la légende.

Ils firent une chanson là-dessus, et le refrain se termine par ceci:

      Portons gaiement (bis) l'as de carreau (bis),
      Portons gaiement l'as de carreau.

Je l'ai dit plus haut, le sac se venge au centuple des quolibets et surnoms dont on le gratifie.

Le havre-sac est ancien, et je ne me rappelle pas quand il fut introduit dans l'armée.

Il se divise ne plusieurs modèles, et les habiles directeurs de l'équipement militaire ne cessent de l'améliorer.

Le dernier paru est fait de toile noire. Il porte d'inextricables courroies, ornementées de boucles nombreuses et d'anneaux de toutes espèces.

Ce sac peut avoir du bon, mais ce qui me chatouille agréablement, c'est que tout le monde le trouve commode, excepté ceux qui le portent.

Cela entrait peut-être dans l'idée de l'inventeur.

Bien d'autres sacs sont en usage. Le meilleur est celui en peau de veau, avec deux simples bretelles.

Celles-ci, attachées au haut du sac, enlacent les épaules du soldat, et, passant sous les bras, viennent se boucler au bas. Il est simple, ce sac-là, et peut être chargé sans l'aide du camarade.

Si un écrivain intelligent pouvait saisir et traduire les émotions et sensations que le sac causa, depuis qu'il existe, il n'y aurait pas assez de papier, dans l'univers connu pour les imprimer.

Chaque individu a ses idées là-dessus, et, comme tel, je vais essayer de faire connaître ce que mon vieux sac, en peau de veau, m'a appris pendant notre accointance.

La première chose par laquelle il se fit connaître fut la fatigue, et celle-ci, il me la prodigua ferme.

Dans le commencement de mon apprentissage militaire, un engourdissement grave me saisissait aux épaules. Puis venait le manque de circulation du sang, que me faisait enfler les mains et leur donnait des dimensions à faire rougir n'importe quel géant.

A cela s'ajoutaient de sérieuses crampes dans les reins, accompagnées de désordres dans la respiration.

Peu à peu, l'habitude finit par faire disparaître ces légers désagréments, et bientôt, à l'arrivée à l'étape, il ne restait plus qu'une vague fatigue, facilement secouée.

Ces ennuis physiques écartés, mon sac me laissa les loisirs de faire quelques remarques philosophiques sur ses agissements.

C'est alors que j'appris jusqu'à quel point la fatigue est capricieuse et facile à oublier.

Ainsi, en marche, si la pluie arrose une colonne, l'homme dédaigne tout de suite le sac pour ne jurer que contre l'eau et la boue qui l'ennuient.

Ou bien, après une longue journée de route, quand les jambes ont à peine la force de traîner le corps, tout est oublié, soif, maladie, fatigues, etc., enfin tout, si l'ennemi est signalé.

Le troupier, quelque fourbu qu'il soit, reprend vigueur au moment du combat et se bat douze heures sans boire ni manger.

Le sac est complètement dans l'ombre pendant ce temps. On n'y pense pas.

J'ai aussi remarqué que l'homme se remonte comme une horloge.

La veille au soir, on annonce, pour le lendemain une étape de quarante kilomètres. Tout de suite, le soldat se stimule pour les quarante kilomètres en question.

Gare le sac, si, par malheur, le hasard veuille que l'étape soit plus longue que celle annoncée! Pendant les dernier kilomètres non prévus, il règne en maître et éreinte le malheureux soldat, qui se dit, en perdant courage, qu'on l'a indignement trompé.

La morale de ceci est que l'on doit toujours un peu exagérer la distance à parcourir le lendemain.

Quelle joie quand le soldat s'aperçoit qu'il est à destination avant le moment fixé dans son imagination, le sac ne s'étant pas fait sentir!

Tout ceci prouve que le sac n'est pas une petite affaire.

Actuellement assis en face de lui, dans ma tente, je ne puis lire dans sa physionomie rien qui fasse penser aux drames dont il est souvent la cause.

Ainsi, je sais beaucoup de suicides dus au sac.

En campagne, en Afrique surtout, le traînard met son sac par terre, s'assied dessus, regarde les camarades disparaître dans les brumes lointaines de l'horizon, pense à ce qu'il a de plus cher, arme son fusil et se fait sauter la cervelle.

A l'appel du soir:

—Un tel?

—Manque.

Encore un suicide probablement, et l'on n'y pense plus.

Voilà des coups du sac.

Il ne faut pas trop lui en vouloir cependant, car le diable m'emporte si je le crois responsable des ses actes.

Quoi qu'il en soit, ajoutons à ce qui précède: les désirs de quitter l'armée, les pleurs parfois arrachés au conscrit, les regrets d'avoir quitté le tablier de la maman, les désirs ardents de retourner auprès d'une fiancée, les résolutions d'abandonner les aventures guerrières, les souvenirs cuisants d'un passé heureux, les projets de mieux se conduire en rentrant chez soi, les idées de suicide, etc.: ajoutons tout cela dis-je, et quantités incalculables d'autres choses, et l'on aura une bien faible idée de l'importance du sac.

Je le vante peut-être un peu trop, car je m'aperçois que ma vieille pipe s'est éteinte, sur ces derniers mots. Est-ce de jalousie? Je ne le crois pas.

Pour nous en rendre compte, lisons le chapitre suivant.

VIII

LA PIPE

La pipe fait intégralement partie de tout troupier qui se vante d'être bien monté en campagne.

Elle est aussi nécessaire que le biscuit, voire même le biscuit de réserve.

Elle est de toutes les sauces. Elle prend part aux joies et aux douleurs. Fidèle jusqu'à la témérité, elle se permet de brûler même pendant le combat.

Elle se place partout et n'encombre jamais.

La pipe est fort répandue dans les armées de terre et de mer. C'est surtout dans cette dernière qu'elle domine en maîtresse.

Dans l'armée de terre, elle est actuellement quelque peu en guerre avec la cigarette, qui menace de la détrôner.

Je ne cite pas le cigare, que les guerriers gommeux seuls utilisent.

Cependant, toute chose considérée, la pipe occupe encore un très-haut rang, et ceux qui la connaissent en artistes dédaignent complètement les autres articles.

Enfin la pipe est l'apanage du vrai brave, et, partant, j'en ai une.

Grande est la variété des pipes patronnées.

La Gambier est séduisante, de bon goût, mais, fragile, elle demande beaucoup de soin.

Le Meerschaum est du plus parfait pschutt, et il faut être bien bourré de billets de banque pour arborer un pareil luxe.

Le bois est solide et plus pratique que les autres substances. Aussi est-il très-répandu comme matériel en usage.

La corne sert à orner utilement les tuyaux conducteurs, et s'introduit dans la bouche.

Les pièces d'ambre ne s'adaptent généralement qu'aux tuyaux de luxe, et bien peu figurent parmi les pipes de la menue soldatesque.

Les bols varient de grandeur. Les plus usités peuvent s'offrir de deux à trois grammes de tabac, à chaque feu.

On est peu difficile sur la qualité du tabac.

En France, la fantaisie appelle le tabac d'Algérie, et ici le tabac français fait prime: question de caprice pour le plus grand nombre et de goût pour les fumeurs raffinés.

Le plus familier des tabacs est celui qui se vend le moins cher, et pour cause. La Régie nous expédie ici le tabac gris qui se conserve mieux au soleil et tient plus ferme que le Maryland, lequel s'émiette en poudre.

Quant à moi, j'ai un Meerschaum de grande taille, un tuyau de petite taille et une provision de tabac gris.

Quelques boîtes d'allumettes Azema, d'Alger, complètent mon trousseau de fumeur.

Ne nous étonnons pas trop du Meerschaum chez un simple troupier. J'ai autrefois connu les grandeurs du fumoir, et ma pipe seule m'est restée des splendeurs passées.

Vieille dans l'histoire actuelle, elle entr'ouvrait mes lèvres pour la première fois en 1870.

Qu'elle était belle à cette époque! Et quel tuyau, mes amis, quel tuyau!
Son merisier odoriférant avait un si délicieux parfum!

Et l'ambre, comme il était bien fumé et doux au toucher!

Hélas! fragilité des choses! Un soir, j'agite ma pipe pour en secouer les cendres, et l'ambre, rencontrant un corps dur, au choc, s'égrène en mille pièces.

Depuis, par mesure d'économie forcée, cet ambre ne fut jamais remplacé.

Effilant, à l'aide d'un canif, ce qui restait du tuyau, je le taillai en biseau, et avec un peu de bonne volonté, je voulus bien m'en satisfaire.

Cette pipe est le plus ancien objet de tout mon matériel de guerre.

Seule du passé, elle est restée stoïque au poste en ma possession.

Achetée au Texas, d'un marchand mexicain, elle combattit les Indiens du Nord et du Sud, fit campagne aux montagnes Rocheuses, dans le Manitoba, m'accompagna dans un court et brillant pèlerinage à Paris,—où elle fut quelque peu délaissée,—et vint consommer son sacrifice de fidélité dans les déserts d'Afrique.

Elle passa par toutes les couleurs connues.

Elle devint rouge, noire et grise, et de nouveau noire, grise et rouge.

Enfin, elle a un désir bien arrêté de filer encore de longs jours dans son rôle d'abnégation.

Des brèches, assez sérieuses, l'affaiblirent maintes fois, mais, reprenant courage, elle se maintint toujours dans un bon état de vigueur.

Cette pipe possède évidemment l'ambition des antiquités. Elle doit se destiner à orner, un jour, quelque musée historique.

S'il lui était accordé de raconter ce dont elle fut témoin dans sa longue existence, elle aussi ferait un livre.

Le naufrage seul, où elle faillit disparaître au fond du lac de la Pluie, près du fort Francis, lui fournirait assez de matières pour faire couler des torrents de larmes attendries.

Une chute terrible, qu'elle fit d'un quatrième, lui permettrait aussi, avec du pathétique à la clef, de raconter la gravité d'une blessure dont elle porte les marques au côté droit.

Étonnantes sensations que celles d'une chute! J'en fis une un jour de quinze mètres.

Je divise les impressions que j'éprouvai en six périodes distinctes de un vingtième de seconde chacune.

1° En tombant, je m'aperçut à l'instant que quelque chose allait mal.

2° Je continuai à m'apercevoir que cela allait bigrement mal.

3° Je pensai fortement que la chose n'était pas du tout claire.

4° Rencontrant un échafaudage qui m'enfonça trois côtes, je fus convaincu que mon affaire était totalement embrouillée.

5° Au contact d'un boulon qui me caressa l'échine, je lâchai mon histoire et abandonnai le raisonnement de la situation.

6° Arrivé au but, la réalité me fit rechercher ma respiration, égarée pendant le trajet, et, ceci fait, je me retirai, avec aide, dans mon logement.

Raccommodant mes os endommagés, je pensai amèrement qu'il devait exister sur terre quelque chose de moins assommant qu'une chute de quinze mètres.

Et ma pipe, quelles sensations éprouva-t-elle…? Son mutisme nous empêche de la sonder, mais quelles révélations si elle voulait s'ouvrir à moi!

Voilà où nous en sommes, pauvres motels! Notre génie reste confondu devant le silence et se perd dans des conjectures plus ou moins raisonnables.

Elle guérit cependant de sa profonde blessure, grâce à un bandeau forgé par l'horloger de la Grand'rue, et, un peu de ciment aidant, elle fut entre mes lèvres vingt-quatre heures après.

Par ce qui précède, vous concevez aisément les attaches qui me lient à cette vieille compagne des déboires et de dégringolade.

Comment peut-on admettre, vu ses droits, que mon sac ait pu passer avant elle?

Hélas! le sort en a voulu ainsi!

Chroniqueur fidèle des péripéties de ce voyage, je me suis attaché à un récit impartial des scènes dont ma tente est témoin.

Le hasard, jaloux de sa gloire, a jugé à propos de loger ma pipe où elle se trouve, et force me fut de l'y prendre et de lui consacrer ces quelques lignes, appelées à rehausser les vieilles pipes dans l'esprit des gens hostiles.

Elle est d'ailleurs en bonne compagnie, car tout près d'elle se rencontre mon revolver, que je vous demande d'examiner.

IX

LE REVOLVER

Bronzé, modèle 1874, matricule 45293, mon revolver fut placé dans mes mains le 4 octobre 1879.

Il était alors innocent de tout acte sinistre.

A part quelques trous, qu'il perça à la cible dans de petits ronds noirs, il ne se distingua pas outre mesure depuis.

Le revolver est un bijou insouciant et quelquefois dangereux, surtout pour celui qui le manie. Il est assez rare qu'il le soit pour celui sur lequel on tire.

Je sais de certains revolvers à sept coups, doués d'une manie grincheuse.

Le tireur, ému, pressait la détente au moment sérieux, et le premier coup parti invitait les autres à suivre son exemple.

C'était alors une orgie épouvantable, à laquelle assistait l'honnête tireur.

L'oreille effarée, la main tremblante, il suivait avec stupéfaction la série de coups que lançait cet ingénieux revolver. Puis, ce bon diable de tireur songeait invariablement à mettre le holà quand la noce était finie.

Cette arme appartenait au système américain Allen.

Par un mécanisme que l'inventeur n'avait peut-être pas encouragé, les coups, au lieu d'être intermittents, partaient en bande.

Il serait intéressant de faire ici une étude sérieuse sur le revolver.
Cela aurait le piquant de la nouveauté.

Je regarde mon modèle 1874, et les noires profondeurs de son canon n'ont rien d'attrayant.

Il est assez original de penser que de six petits trous bien polis peuvent sortir vivement six balles, d'un excellent plomb, à l'adresse de six malheureux mortels.

Malgré la haute philosophie de ces candides idées, je ne m'y arrête pas, et je m'empresse de développer mon sujet.

Il y a loin du naïf pistolet à un seul feu au revolver actuel.

Il est vrai de dire, cependant, que le pistolet à coup unique trouve encore des admirateurs, surtout chez nos ennemis actuels, les Arabes.

Aussi est-ce un vrai bon moment que de voir ces fiers gars du désert se promener avec une de ces armes, gravées, ornementées sur toutes les faces.

Un guerrier nomade accompagné d'un pareil engin croit que le monde est à lui.

Chaque fois qu'un de ces petits fusils fait feu, il faut être discret et se tenir à distance car chez ces meubles antiques tout peut être solide, excepté le canon.

Dix fois sur dix, ils éclatent, et, ma foi, ce n'est pas si drôle que d'être si près.

On a bien encore quelques Européens arriérés qui dédaignent les améliorations modernes et tiennent ferme au pistolet d'arçon.

Il y a aussi les armes de précision à un seul coup. Mais elles ne servent généralement qu'à orner les panoplies, ou à entrer en scène dans un petit duel pas trop sérieux.

Parlez-moi du grave revolver, du gaillard que crache ses six projectiles à deux cents mètres et tue infailliblement à trente.

Voilà le genre. Aussi l'humanité bien pensante l'a-t-elle accepté comme protecteur personnel dans nos armées modernes.

Un homme qui sait bien se servir du revolver est à craindre.

Faut-il affirmer aussi qu'il est très-difficile de tirer juste? Et moi qui vous parle, malgré mes quinze années d'étude, je ne puis encore faire mouche à chaque coup.

J'abats bien un perdreau à vingt pas (?), et la vie d'un homme ne serait parbleu pas en sûreté dans un rayon de quarante mètres du canon de mon arme; mais cela est infime.

Donnez-moi, par exemple, un cow-boy américain qui tire des deux mains à la fois, et croit avoir fait une chose extraordinaire quand il manque un coup sur vingt.

Après tout, attachez l'importance qu'il vous plaira à ce que je viens d'avancer. Je ne le donne pas pour dogme religieux.

Certains tireurs sont fiers de toucher une fois sur vingt, et je ne puis faire autrement que de les en féliciter.

D'ailleurs, cette vanité peut valoir l'autre: question de tempérament.

Mais n'engendrons pas une mauvaise querelle là-dessus, et, pour mettre un terme à cet intéressant chapitre, je vous propose une digression sur le sabre.

X

LE SABRE

Le sabre est vieux comme Hérode, que dis-je? vieux comme le monde

Dès les temps les plus jeunes, on se servait du sabre. Fût-il couteau, coutelas ou canif, il n'en était pas moins lame.

Les espèces de sabres sont aussi nombreuses que les étoiles. J'incline à croire qu'il serait oiseux d'en donner ici la nomenclature. Cependant, je vous soumets quelques mots sur le mien, qui date de 1845.

Bonne vieille lame! S'est-elle enfoncée plusieurs fois dans les chairs inconnues?

A-t-elle appris à supprimer quantités de pauvres diables qu'elle n'a pas connus et qui ne lui ont pas fait de mal?

Qui peut répondre à ces questions?

Quant à moi, je me renfrogne, et vous affirme solennellement que mon sabre est accroché à un des montants de ma tente.

Il ne dit rien d'apparence. Vulgaire dans sa forme, brillant de fourreau, l'ensemble de cette arme est très-utile pour les revues, mais nul dans un combat.

Si jamais l'ennemi ose m'attaquer corps à corps, je vous promets ici de dédaigner mon sabre et de tomber sur un solide flingo.

C'est fort, un fusil armé d'une baïonnette effilée, et, de plus, c'est bien en main.

Les cartouches épuisées, on joue du moulinet, et gare les têtes! Un coup de crosse est d'un effet remarquable, et bien peu de crânes essayent d'y résister.

L'imagination m'aide beaucoup dans ce que j'écris, car le hasard n'a pas encore voulu que je démolisse quelqu'un.

Dans tous les cas, croyez-m'en, le coup de crosse est digne d'intérêt, et doit faire prime dans une mêlée.

Le pointez de la baïonnette est aussi très-estimé, mais ne rencontre pas mes sympathies; je préfère l'assommoir.

Ces sanguinaires paroles me font frissonner, et je je me hâte de sortir de ce féroce aperçu.

Je ne pense pas que cela soit dans mes goûts.

Je me disais né pour faire un brillant épicier, heureux possesseur, sinon père, d'une quantité d'enfants, tous gras et joufflus.

Malheureusement, quoique baptisé du folâtre nom de Joseph, le positif m'abandonna dès ma plus tendre enfance, et ma passion pour la pêche à la ligne me lança dans les hasards de la guerre.

Les destinées souvent sont ainsi tracées et un gaillard bâti pour peser une livre de beurre ou accrocher un goujon se voit tout à coup possesseur d'un sabre.

Je ne maudis rien pour cela, car, tout en étant peu satisfait de la fortune, je n'en prends pas moins de rigoureuses leçons d'armes.

Qui sait si l'épicerie, pour se venger, ne fera pas plus tard un général d'un de ses enfants.

Je le souhaite. L'épicerie a de ces caprices quelque fois. Et Mouton?…

Enfin, je ne puis, de gaieté de coeur, passer au chapitre suivant sans orienter mon sabre.

Je m'aperçois de cette triste lacune en relisant mon travail.

Le ciel est noir, et la grande Ourse, pas visible m'empêche de trouver la polaire. Je ne puis donc résoudre cette grave question qu'approximativement.

D'après les données précédentes, et en suivant attentivement les péripéties de mon voyage, le sabre doit être au nord-ouest-nord.

Je n'affirmerai pas sur l'honneur qu'en ceci je ne me trompe. Mais je fais acte de bon vouloir et je m'approche le plus de la vérité.

D'ailleurs, le firmament, capricieux, apparaîtra quelques soirs dans toute sa pureté, et je rectifierai mon erreur loyalement, s'il y a lieu.

A ce propos, je ne crains pas de le dire, une de mes nombreuses vertus, c'est la droiture, aidée de l'amour du vrai et du juste.

XI

DIGRESSION PATRIOTIQUE

Le 13 juillet 1881, il existait sur la surface de la terre, en Afrique, un endroit nommé les Hauts-Plateaux.

Sur ces Hauts-Plateaux, s'arrondissait un mamelon, au sommet duquel s'épanouissait le camp d'une colonne.

Dans ce camp, tout était calme, et l'on dormait.

Seule, une lumière brûlait dans une misérable tente. L'habitant de cette tente rêvait tristement. Il pensait à la France, au Canada, à sa famille, à son passé, à son avenir.

Au dehors, la lune enveloppait la plaine de son pâle linceul de lumière.

La respiration d'une brise légère faisait tressaillir le thym et l'alfa, et apportait au rêveur des senteurs d'ennui.

Un spleen immense envahissait peu à peu le pauvre diable, et bientôt, tout devenant confus… il dormait…

Minuit, heure terrible, venait d'arriver à la montre du colonel.

A ce moment, un sourd mugissement perce les nuages qui s'étaient amassés au firmament. Grandissant, ce bruit majestueux vient mourir au-dessus du camp, dans un éclatant coup de tonnerre, que l'écho éparpille dans l'immensité.

Le dormeur, sursautant sur sa couche d'alfa, sentit l'arche du pont des rêves s'écrouler sous lui, et fut précipité dans le gouffre insipide de la vie réelle.

Quels avaient été les rêves de notre héros?… L'histoire est muette là-dessus.

Son premier regard fut pour le ciel.

La lune faisait de violents efforts pour percer la couche nébuleuse qui lui volait sa lumière. Quelques faibles rayons intermittents filaient vers la plaine, et la tachetaient d'argent.

Notre guerrier, d'un oeil encore indécis, suivait cette lutte céleste à travers une ouverture de sa tente.

Tout à coup, une vision terrible, fantastique, diabolique, le glace de terreur.

Là, près de lui, un monstre affreux, aux attaches formidables, le regarde d'un air menaçant. Deux bras, armés de lances aiguës, s'agitent en cadence. D'innombrables antennes remuent en frissonnant. Une longue queue, recourbée en cercle et armée d'un épieu arqué, décrit des signes cabalistiques dans le rayon lumineux.

Dans son ensemble, le monstre apparaît avec une prestance à faire pâlir le plus mythologique des dragons antiques. La lune, luttant toujours contre la nue, estompe sa lumière et varie les formes de la vision dont elle grandit les ombres.

La terreur, chez notre soldat, empêche les fonctions du mouvement.

D'un regard fasciné, il étudie les gestes de son imposant visiteur.

Enfin, une violente secousse nerveuse l'arrache de sa torpeur, et il peut approfondir le mystère.

Un scorpion, un misérable, un infime, un odieux scorpion prenait ses ébats sur le sac du troupier, tout près de son visage.

La proximité de la taille encombrante du reptile en avait grossi les proportions dans le rayon visuel de notre héros, réveillé brusquement.

Là était le mystère, et c'était le 14 juillet.

Oui, le 14 juillet, jour de réjouissances politiques, journée mémorable entre toutes, d'après les on dit, et ce jour fut annoncé à ce fier soldat par un coup de tonnerre, suivi d'un scorpion lunatique.

Quel réveil! Croit-on qu'une pareille aubaine ait pu tomber en partage à beaucoup de Français bien pensants?

On a de nombreux genres de réveils: le réveil aux trompettes éclatantes, le réveil embêtant, le réveil du jugement dernier, le réveil brusque, mais jamais, oh! non, jamais, on n'avait connu le réveil au scorpion à la lune.

Notre soldat seul, le 14 juillet 1881, était destiné à ce bonheur qu'on appréciera.

Il crut ne devoir dormir davantage cette nuit-là. Il en employa une partie à fouiller consciencieusement sa tente. Il cherchait les compagnons de son visiteur.

Car, disait-il dans sa logique de troupier sensé, un réveil au scorpion, passe encore, mais deux, ah! mais non, par exemple, ce serait trop de chance.

Une pareille émotion doublée dans une même nuit, fût-ce celle du 14 juillet, serait de force à éclipser l'intelligence la mieux portante.

Il s'obstina à chercher, mais rien.

Prenant alors sa bonne pipe de guerre, il continua sa rêverie que le sommeil de la veille avait brusquement interrompue, à l'instant remarquable où son papa, l'oeil en colère et le pied leste, lui avait vigoureusement hurlé dans l'oreille la mémorable phrase qui suit: «—Va manger de la vache enragée, et nous verrons ensuite.»

Comme j'ai eu, je crois, la bonne idée de le faire comprendre, ce souvenir angélique avait agi sur le cerveau de notre homme, qui s'en était endormi.

Reprenant donc sa rêverie, à ce moment sympathique où le pied agile de l'auteur de ses jours finissait de décrire une courbe à arrêt brusque, il continua à songer.

La papa avait-il raison dans ses prédictions?…

Ai-je de la vache enragée sur la conscience?…

Puis, enfin, qu'est-ce que c'est que la vache enragée?

Cette denrée touche-t-elle à la race bovine ou à l'épicerie?… Est-ce que les spécimens de taureaux mangés chaque jour en colonne appartiennent au genre vache enragée?…

Autant de questions que notre soldat se posait, sans pouvoir y répondre.

Ne parvenant pas à résoudre cet important problème, il fumait et fuma jusqu'au jour.

Comme vous le voyez, ce jeune homme n'était pas si bête. Il se piquait même d'être très-intelligent, à en juger par son acharnement à approfondir les choses.

Il avait eu des jours plus heureux. Adolescent, il promettait beaucoup, et ses parents s'étaient opposés à ses désirs d'être zouave pontifical, il se fit vagabond.

Libre alors, il fut terrassier sur les chemins de fer, bûcheron dans les forêts vierges, crève-faim, garçon muletier, comptable, puis rien.

Rentrant enfin au giron maternel, il hérita d'une somme importante, l'écorcha vigoureusement, hérita encore, et vint aborder à Paris, terre mille fois promise à ses voeux.

L'air de France le grisa, les dames à la mode le plumèrent avec entrain, et, un beau matin, il se réveilla dans les plaines d'Afrique. Il était soldat.

Ici nous le trouvons. Devenu philosophe par force, il n'est pas étonnant de l'entendre raisonner si bien. Le malheur grandit les coeurs.

Il achevait sa sixième pipe quand le clairon sonna.

Son métier de guerrier lui fit oublier ses souvenirs, et la sieste le plongea ensuite dans un parfait détachement de toutes choses.

Le 14 juillet brillait dans toute sa splendeur déserte. Le soleil suivait son cours habituel.

Cinq heures sonnèrent, et l'ordre de partir à dix heures, le même soir, arriva au crépuscule.

Par tout le camp, brouhaha des préparatifs du départ.

On devait couper le passage à Bou-Amema, qui avait encore fait des siennes.

Jusques à quand, doux Seigneur du bon Dieu, ferez-vous des fêtes nationales pareilles? Jusques à quand… Et l'on partit à l'heure prescrite.

On a beau avoir l'enthousiasme du sang, l'ardeur des batailles, le désir de la poudre, une marche de nuit refroidit singulièrement ces nobles sentiments.

Oui, quoi qu'en disent les illuminés, une promenade datant de six heures du soir, pour prendre fin le lendemain à quatre heures de relevée, n'est pas du tout confortable. Je suis de ceux qui pensent ainsi.

Dans nos villes, en ce grand jour de juillet, de gais pétards surprenaient les badauds, agaçaient les anciens, soulevaient le jupes; dans la plaine, on marchait en trébuchant.

Là, le folâtre jeune homme enlaçait sa danseuse jusqu'à l'aube; ici, le soldat serrait son fusil.

Là-bas, les musiques charmaient les oreilles; ici, près de nous, les chameaux bouleversaient les échos de leurs hurlements plaintifs.

Enfin, dans ce beau pays de France, on prenait des rafraîchissements, et l'on dormait; tandis que dans ces vastes steppes d'Algérie, il faisait une soif de feu, et le matin, la nuit, le jour, on marchait, marchait et marchait sans cesse.

Et pendant le trajet, pas plus de Bou-Amema que sur la main.

A l'arrivée, un peu d'eau tiède, prise à doses de deux litres, donna des nausées consolatrices à tous, et la fête nationale avait été pour la colonne.

Cette digression n'est pas plus assommante que le reste de ce travail. Je l'aurais omise, mais je tenais à démontrer que tout n'est pas rose, pour les patriotes, en cette fameuse journée de la Bastille.

Je quitte donc avec un certain regret notre soldat philosophe, et je me lance sur ma gamelle.

XII

LA GAMELLE

Où êtes-vous, héros culinaires du seizième siècle, grands artistes qui bâtissiez de si stupéfiants monuments gastronomiques?

De vos mains rouges ou enfarinées naissaient toutes sortes de mets que me sont inconnus.

Et vous, ô Vatel, sans épée, daignez me sourire!

Grand Rabelais, dieu des ventres, expédiez-moi votre Gargantua!

Vous aussi, mânes futurs de Monselet, ayez pitié de moi!

Sortant de vos tombeaux,—(pas Monselet, c'est évident)—conspirez pour moi, et venez tous, je vous enjoins, remplir ma gamelle d'un régal autre que le riz d'administration!

Qu'il me serait doux de trouver, en place du bouillon réglementaire, un succulent consommé saisi à point!

Qu'il… mais passons à la soupe d'ordonnance. C'est beaucoup plus pratique.

Le brouet spartiate, d'antique mémoire, devait être délicieux, si je le compare à notre dîner de chaque jour. Biscuit au riz et riz au biscuit, nageant dans une maigre sauce, composent ce festin pantagruélique.

Et ma gamelle est là pour contenir ces friandises.

Aujourd'hui, peu satisfait de son contenu, je lançai par mégarde ma pauvre gamelle à tous les diables.

Prenant terre sur son centre de gravité, elle vacilla un instant, et bientôt s'étendit sur le côté dans un abandon complet.

Le couvercle, séparé du corps principal, roula jusqu'au bout de sa chaînette.

Après quelques frémissements sonores au contact des cailloux du sol, un arrêt brusque eut lieu, et le tout fut immobilisé.

Je profitai de ce moment pour décrire la fête du 14 juillet, et, terminant l'étrange roman du jeune homme à la vache enragée, je me sentis ému. Un certain remords agitant les fibres sensibles de mon intérieur, je me traitai d'ingrat.

C'était dur, mais enfin l'inqualifiable action de brutaliser ainsi une gamelle inoffensive m'apparut dans toute sa noirceur.

Se séparer aussi violemment du réceptacle de sa pâture journalière n'était pas le fait d'un honnête homme.

Un garçon capable de maltraiter ainsi un bienveillant ustensile devait être indigne de le posséder.

Je me levai, quittai ma tente, et, saisissant la pauvrette, je la remis proprement en place.

Cet acte de ma part ne prouve pas qu'elle ne soit incapable de fournir le sujet de brillantes dissertations. Il ne faut pas non plus l'attribuer à ce que ma fidèle gamelle a été faite de fer-blanc, et que ses flancs portent deux oreillettes de même métal.

Non, cet acte magnanime de relever gracieusement ma chère compagne est dû à l'horreur que m'inspirait ma mauvaise action, et, de plus, je tenais à me réhabiliter dans ma propre estime.

Laissons à l'ouest le vase dans lequel le cuisinier me versera la soupe du soir, et examinons ce qui vient ensuite.

Le soleil, joyeux, nous aide dans nos recherches. Vivement éclairé par lui, reconnaissons mon quart.

Nous avons raison de dire quart, car gobelet manquerait de cachet local.

XIII

LE QUART

Oui, je trouve mon quart, placé comme par hasard, près de l'endroit où fut déposée ma gamelle.

Il serait illogique de croire qu'il pourrait en être autrement. Le quart marche avec la gamelle. L'un ne peut aller sans l'autre.

Il est nécessaire d'utiliser le quart. On peut aussi boire au petit goulot du bidon, mais quelle imprudence!

Les Rédirs sont habités par des quantités de parasites, qui, entrant dans le bidon, ne se gênent pas ensuite pour entrer dans la bouche.

Le quart équilibre la situation et permet d'étrangler les animaux aquatiques en question.

Visibles à l'oeil nu, ils nagent gaiement dans le quart, et l'on met fin à leur existence avec un peu d'énergie.

Quelques-uns emploient le couvre-nuque pour filtrer l'eau, mais ce sont des sybarites. Le plus grand nombre, mourant de soif, négligent toute prudence et boivent à grands traits partout où faire se peut.

De graves accidents, dus à l'absence de quart, arrivent quelquefois.

Je sais une histoire à ce propos.

Un jour de soif terrible, un troupier s'avise de se coucher au bord d'un marais, et d'en boire ainsi l'eau stagnante.

Il se relève radieux, mais le malheureux ignorait que ses amygdales portaient un intrus.

Une sangsue microscopique s'y était installée et prenait taille à cet endroit.

Le troupier avait bien senti quelque chose d'anormal en buvant, mais, attribuant cela au goût de l'eau, il n'y pensa plus.

Peu de jours après, sa salive se tachetant de sang, il fut ému.

Puis vint un chatouillement étrange qui lui caressait la gorge, et il fut de plus en plus ému.

Enfin, n'y tenant plus, il alla trouver le major, qui, lui ôtant tranquillement une sangsue de fort belle venue, lui dit d'aller cracher en paix.

Depuis ce moment, ce gaillard-là a un culte particulier pour son quart.
Il ne boit jamais hors de lui.

Morale: Buvons toujours dans un quart, et non comme les guerriers de
Gédéon.

A l'encontre des pipes, les quarts dont plus appréciés dans leur jeune âge que dans leur vieillesse.

Ils sont plus propres d'abord, chose essentielle, et, n'étant pas bosselés, ils contiennent plus de vin hygiénique.

Personne n'ignore qu'un quart portant une bosse à saillie intérieure perd de sa puissance. Cette question, peu encouragée par un jeune soldant manquant d'expérience, acquiert une véritable valeur chez le vieux troupier, qui ne veut pas perdre une seule goutte de sa ration.

Je reviens donc à ma première assertion et je recommande les quarts vierges.

Les qualités du mien pourraient être discutées, et je n'ose lui attribuer plus que son dû réel. Il appartient à la bonne moyenne et ne loge pas bien loin de l'ouverture de ma tente.

Laissons, chers lecteurs, ce gobelet militaire recevoir la douce chaleur du soleil qui le chauffe, et continuons notre voyage.

Vers le sud, nous rencontrons nos guêtres. Elles vont faire le sujet d'un chapitre palpitant. Allons-y.

XIV

LES GUÊTRES

Mais là, vrai, les deux mains sur la conscience, il est très-difficile de raconter les guêtres.

L'inspiration manque. On a beau se palper, se sonder, se percer à jour, on reste à sec en face de ces humbles chaperons de nos jambes militaires: absolument zéro.

Elles possèdent bien chacune quatorze boutons qui accidentent leur blanche monotonie, mais il est si facile d'être inspiré par autre chose!

Et encore, leur utilité en route n'est certainement contestée par personne, et je suis le premier à leur rendre justice.

Il est vrai aussi de croire qu'à trois heures du matin, par un temps froid et humide, quelques difficultés se présentent bien pour chausser les guêtres, au moment d'un départ précipité.

Et puis, à l'alerte, le soldat pourrait être plus prompt à courir aux armes, si la guêtre n'existait pas.

Oui, tout cela est réel, mais peu poétique. Et je soupçonne ces graves pensées d'être froides et peu faites pour exalter l'imagination.

Cependant, aucune comparaison ne peut être posée entre les guêtres de toile et les guêtres de cuir.

Celles-ci, avec leurs nombreux trous, dans lesquels passe un long cordon sont grandement supérieures à celles-là, au point de vue de l'embêtement. Pas de contestations admissibles sur ce point.

Ces deux types de guêtres sont réglementaires. Viennent ensuite les genres fantaisistes.

J'en néglige ici l'énumération entière, et je me contente de citer la guêtre de drap, solide et chaude. Le soldat élégant seul patronne celle-ci, avec laquelle je ferme le ban.

J'ai peut-être eu tort de parler ici de ces infimes accessoires de guerre.

J'avoue franchement qu'il m'aurait été facile de les laisser dans l'ombre. Cela aurait-il été noble cependant?

Et après, vous, loyal lecteur, ne m'auriez-vous pas lancé à la face l'accusation de partialité et de manque de bonne foi, dans mon rôle d'écrivain et de voyageur, passionné du vrai?

Et vous auriez eu raison, car je dois à mes descendants la vérité toute entière, et voilà pourquoi j'enregistre mes guêtres au sud trois quarts ouest. Ce point est marqué par la boussole que j'ai sous les yeux.

Je profite de cela pour assurer la position de mon sabre.

Il est bien accroché dans la direction que j'ai eu l'honneur de soutenir au chapitre X. J'avais dit juste alors. Je ne reviendrai plus sur ce sujet. L'incident est clos.

Cejourd'hui est le quinzième de mon voyage circulaire, et, comme demain est le sabbat, je me donne des vacances d'une semaine.

Tout le monde prends des vacances dans ce siècle de progrès: députés, sénateurs, secrétaires d'État, garçons de café, journalistes et fumiste,—ceux-ci bien peu.—Comme je suis de tout le monde, je me donne congé et je cours à mes vacances, que ne seront pas stériles, je vous le promets.

Les chapitres suivants le prouveront.

XV

LES VACANCES

Assis par terre, les jambes croisées à l'orientale, je jouis de mon congé, en admirant le paysage qui se déroule au loin dans la plaine.

Mon regard plane sur cette immensité, et mon imagination, libre de toute entrave, prend son essor vers les cieux infinis.

C'est beau et grand, la liberté! Laissé à lui-même, malgré ses plus beaux projets et ses plus sérieuses résolutions, il devient bientôt apathique.

Il lui faut le stimulant d'un règlement, d'une ambition quelconque, pour le forcer à sortir, en grommelant, de sa léthargie paresseuse.

La liberté, mot mille fois rabâché, à propos duquel je rabâche ici de vieilles choses, s'empare de son élève, lui ouvre des horizons sans fin, l'assomme de bonheur, de satisfaction, d'ennui, et le livre bientôt, éreinté et dégoûté, à un règlement qui en fait un homme.

Car sans ligne de conduite, sans but, avec trop de liberté enfin, jamais d'homme.

Ces pensées m'empoignent pendant mes chères vacances, et, reportant mes regards vers la terre, l'oeil vague et réfléchi, je fais une étude de botanique morale sur la touffe d'alfa qui pousse à mes pieds.

L'attache qui la lie au sol fait sa force. Arrachée, elle roulerait au gré des vents, et, jaune et flétrie, elle irait bientôt mourir sur quelque fumier inconnu. Aussi, comme elle semble vouloir être libre!

Violemment secouée par la brise, elle lance des pointes dans toutes les directions.

Les fines extrémités de ses tiges dansent sur leurs bases flexibles, et menacent continuellement un ennemi invisible.

Étonnante ivresse que la danse de l'alfa!

Serpent nourri de vent, elle se livre à ses caprices, et taille dans les airs les plus fantastiques évolutions.

Quelle traîtresse, cependant! Derrière cet air léger et insouciant, se cache une noire méchanceté, à laquelle un Bou-Amema quelconque se charge souvent de donner raison.

Son voisinage offre de si meurtrières cachettes!

Inutile de rappeler ici les crimes dont elle fut témoin. Nombre de malheureux soldats, en faction la nuit aux avant-postes, lui doivent la mort.

Morne, silencieux, le factionnaire fouille au loin l'horizon d'un oeil anxieux… Soudain, un éclair brille, un coup de feu éclate, le soldat tombe, un maraudeur s'enfuit.

Un bouquet d'alfa avait caché l'assassin.

Oh! défions-nous de cette plante! Ses parages sont pleins de drames.

A tel point, que le chapitre suivant, construit pendant mes vacances fera connaître un lugubre épisode, dont le théâtre était une plante d'alfa.

Cette histoire est de celles qui laissent de profondes traces dans l'imagination des lecteurs.

Je quitte cependant, avec un profond regret, ce chapitre XV, imbibé des plus saines idées philosophiques.

Il tendra à démontrer à nos pairs que je suis très-fort en vacances.

Allons, c'est fait, avalons bravement le chapitre suivant. Une fois lancé, marchons courageusement jusqu'au bout. Les dieux nous en sauront gré.

XVI

COMBAT HOMÉRIQUE

C'était le deuxième jour de mes vacances. Triste et pensif, je me livrais à d'intimes actions sur le bord d'un étroit sentier, lorsque mon oreille fut frappée par un petit bruit sec.

Regardant dans la direction indiquée, je fus témoin d'une horrible tragédie, dont je vous dévoile tout de suite les émouvantes péripéties.

Un énorme cafard était aux prises avec une dizaine de grandes fourmis, dont le domicile entamait fortement la base d'un gros bouquet d'alfa.

Ce malheureux coléoptère avait probablement fourré son nez dans des choses privées, car les fourmis paraissaient fort en colère.

Il faisait de prodigieux efforts pour sortir de ce mauvais pas, mais à peine entr'ouvrait-il les ailes, que ses ennemies s'y cramponnaient avec furie.

Lançant de formidables horions à droite et à gauche, il ne pouvait cependant se débarrasser de ses assaillantes. Ce voyant, en tacticien habile, ce cafard malin fit le mort et attendit les événements.

Un spectacle extraordinaire s'offrit alors à ma vue.

Les sept ou huit fourmis qui l'entourent encore restent ébahies et tiennent un conseil de guerre. Après de longs pourparlers, bourrés d'arguments divers, une décision est prise, et l'action commence.

Deux des plus agiles se cramponnent aux ailes à moitié rentrées de leur victime, deux autres aux pattes de derrière, et le reste pousse de l'avant.

On marche en traînant le cadavre, et la route suivie mène au logis des fourmis.

Le cortège s'avance ainsi de quelques centimètres sans encombre, lorsque le cafard, sentant qu'on le traîne à sa perte, revient brusquement à la vie, et annonce sa résurrection par un vigoureux coup de patte, qui envoie rouler la plus ardente de ses ennemies sur un caillou voisin. Elle y reste évanouie et expire quelques instants après.

Les autres, surprises de cette vie miraculeuse, se retirent discrètement à l'écart et tiennent un second conseil.

Profitant de ce répit, le malheureux cafard recrute tous ses moyens, se ramasse sous ses élytres, fermement rentrés, et marche en avant.

Il se traîne quelques secondes, et soudain une attaque furibonde, venant de tous côtés, le rend perplexe.

Ses assaillantes, retirées derrière les rochers des environs, avaient concerté un plan et le mettaient énergiquement à exécution. Fondant à l'improviste sur leur ennemi en fuite, elles l'entourent et le harcèlent sans cesse.

Il tient ferme, se débat longtemps, et finalement, perclus et épuisé, il succombe une deuxième fois, non sans avoir jonché l'arène de nouveaux cadavres.

Des renforts arrivent aux fourmis, et elles organisent un second convoi.

Alors commence, pour le cafard expirant, une promenade des plus dramatiques.

Tantôt, sur une motte de terre, son gros corps luisant se tourne et agite convulsivement ses pattes dans le vide, tantôt, échoué dans un bas-fond, il nécessite les plus grands efforts pour l'en retirer.

Il serait oiseux de suivre cet insecte dans son triste pèlerinage. Il ne me reste plus qu'à raconter les événements de la fin.

Parvenues à domicile, les fourmis lâchent prise et hésitent un instant. Leur proie, offrant une trop grande surface, ne pourra être introduite chez elles.

Les discussions se poursuivent, et l'on paraît vouloir lentement s'acheminer vers une décision.

Enfin, les dernières objections levées, les plus fortes se montrent, et le morcellement commence.

On en veut surtout aux pattes, car le souvenir des camarades, qui gisent sur le champ de bataille, aiguise leur haine. Ces terribles pattes ont porté les coups.

On saisit l'avant-train, et bientôt un membre, cédant à des efforts réitérés, reste entre les serres d'une des travailleuses.

A ce moment, une chose terrible se passe.

Réveillé de sa torpeur, le cafard bondit sous la douleur et fait face, une dernière fois, à l'armée entière de ses assaillantes.

Ses défenses de front se redressent, s'aiguisent sur son museau bruni et défient au combat. Son corps entier frissonne et se cambre fièrement sur ses pattes.

Tel apparaît à la meute qui le traque le sanglier acculé à sa bauge. Ses poils, frémissant sous l'action de la rage, ondulent, secoués par sa respiration haletante; ses flancs se gonflent et bondissent, en saccades entrecoupées; ses pattes, cambrées obliquement, sont prêtes à donner l'élan; son groin, armé de dents féroces, hume l'air avec feu et défie, par son attitude arrogante, la foule entière des chiens ébahis.

Ceux-ci s'arrêtent un instant, comme bouleversés de tant d'audace, mais se ruent bientôt sur lui et le mettent en pièces.

Tel apparaît aux fourmis ahuries l'indomptable cafard, héros de ce drame.

L'attaque ne se fit pas longtemps attendre.

Blessées dans leur orgueil de vainqueurs, les fourmis se précipitent en foule, le roulent et le culbutent en tous sens.

En vain ses membres musculeux frappent-ils à droite et à gauche; en vain sa tête, faisant bélier, se rue-t-elle contre les nombreuses cohortes des fourmis. Inutiles efforts! Il est entouré, écrasé, enlevé, entraîné, et, roulant par terre une dernière fois, il se décide enfin à dire adieu à la lumière.

Une convulsion suprême l'étend sur le dos, ses pattes battent l'air, avec des frémissements de plus en plus lents, et bientôt il ne reste plus qu'un réel cadavre, de ce qui, l'instant d'avant, faisait l'honneur de sa race…

Sait-on si ce tragique cafard n'avait pas un épouse, jeune et belle, qui l'attend, inquiète, au logis?…

Une mère, et un père, vieux et impotents, guettent peut-être son retour, avec la pâture de la journée!… Jeune et brave, son devoir était de nourrir les siens. Il s'en acquittait bien, preuve, la lutte suprême qui lui coûte la vie…

Était-il père?…

Ses petits, dans leur nid moelleux, veillent jusqu'à sa rentrée au logis. Leurs regards inquiets interrogent au loin l'horizon, pour y voir poindre la forme bien-aimée de l'auteur de leurs jours!…

Mais rien, rien que le ciel vide…

Tristes réflexions qui m'accablent!…

Les fourmis, sans se laisser attendrir par ces funèbres pensées, dissèquent tranquillement leur proie, et elles en logent les parties dans leurs vastes greniers, pour servir de nourriture à leur nombreuse progéniture.

J'assiste jusqu'à la fin à cette lugubre opération, et, quittant cet endroit sinistre, je rejoins mes camarades, l'âme profondément remuée.

Ce fait est véridique, et je le livre intact à ma postérité.

En proie à une immense douleur, qui m'envahit infailliblement, au souvenir de ce drame, je me vois forcé de fermer ce chapitre, que j'avais pourtant juré de faire intéressant…

XVII

FUNÈBRE SOUVENIR

……………………………….. ……………………………….. ……………………………….. ……………Le cafard………….. ……………………………….. ……………………………….. ………………………………..

XVIII

PÊCHE MIRACULEUSE

Plaignez-moi, car j'en vaux la peine.

Un peu remis des cuisantes émotions dues aux chapitres précédents, le hasard, parfois aimable, me fournissait une affriolante pêche à la ligne.

Passions et joies de mon enfance! m'écriai-je en délire, enfin, je pourrai donc, une fois encore, me livrer à vous, corps et âme!

Une rivière serpente à quelques pas d'ici, et un jeune amateur convaincu doit me conduire sur ses rives.

Comme nous allons être heureux!

Ce jeune homme, caporal dans ma compagnie, est membre de l'institut de Cambodge-Annam—gage de succès,—officier d'académie, et porte des lunettes à branches.

Doit-il assez aimer la pêche à la ligne!

Accordant une mentale ovation à Alphonse Karr, notre grand maître pêcheur à tous, je me plonge dans de délicieuses émotions, évoquées par le souvenir de son fameux poisson de cinq pieds, qui faillit le submerger dans la Manche près d'Étretat.

De là, me laissant entraîner par les caprices de ma pensée, je n'hésite pas à me rappeler mes exploits sur la rivière des Prairies.

Refaisant, étape par étape, mes années du jeune âge, je me vois, impatient, attendre le soir qui devait me trouver dans ma pirogue, fidèle aux barbues, à qui je fournissais une pâture qu'elles appréciaient.

Je choisissait une pierre, assez longue et lourde, que j'attachais avec une corde d'écorce, et, lançant ma pirogue au fil de l'eau, je lâchais tout, à l'endroit propice.

Préparant alors mes lignes, j'y mettais les appâts avec un soin jaloux, et ah! qu'il était doux à mon oreille, par une soirée calme, le son plaintif du plomb frappant l'eau!

La ficelle enlacée autour de l'index, l'oeil fermé ou perdu dans la pénombre lointaine d'une eau sereine, les sens endormis dans une vague indécision mentale, j'attendais le choc lent et prolongé d'un gibier marin quelconque.

Pas un souffle dans l'atmosphère.

Les bruits se répandent avec une limpidité merveilleuse.

Les voyageurs, attardés dans les petites cabanes de leur radeau, envoient dans les airs leurs chansons bien rhythmées.

L'écho est fidèle aux douces et monotones terminaisons traînardes, particulières à nos chants canadiens:

          Elle est à quinze brins,
          Ma ceinture de laine;
          Elle est à quinze brins,
          Ma ceinture de lin.

Ou bien:

          Rendez-moi mon quart d'écus,
          Je ne veux plus boire;
          Rendez-moi mon quart d'écus,
          Je ne boirai plus.

Bientôt tout bruit s'éteint peu à peu.

Seul un voyageur en gaieté trouble encore parfois le grand silence, et chante, en coupant vigoureusement chaque syllabe:

C'est les avirons Que nous montent, qui nous mènent, C'est les avirons Qui nous montent en haut.

Puis il se tait brusquement.

Et pas une barbue!

Les battements cadencés de mes nerfs simulent seuls le: Ça mord! traditionnel.

Chut! me dit mon frère, compagnon inséparable.

Je ne réponds rien, car je m'aperçois que ça mord aussi.

Un brusque mouvement d'Ulric, des embrassées fiévreuses et multipliées de sa part, un léger clapotis, un son mat à l'autre extrémité de la pirogue, m'apprennent bientôt qu'une pièce est enlevée.

Est-elle grosse?—Ah! très-belle!

Je suis jaloux: ça mord, je tire brusquement ma ligne, j'en attrape une grosse et je suis consolé.

Et pendant dix ans, cela dura…

Allons! allons! courons vite à la rivière, dis-je énergiquement au caporal. Il me faut tout de suite me livrer au sain plaisir de la pêche.

Le caporal sourit, se retire respectueusement et revient quelques instants après, avec une quantité respectable de roseaux de tous genres, armés de ficelles de différentes longueurs.

Nous voilà en route.

Je guigne le bout des ficelles, et je n'y vois pas d'hameçons. Sur ma demande d'explications, le caporal répond que tout va bien, et que sa musette contient ce qui est nécessaire.

Nous sommes sur la berge de la Mékerra.

Choisissant un emplacement convenable, je m'y installe. L'eau, de couleur sombre, m'annonce une profondeur suffisante.

Je commence à jouir d'avance de mon bonheur.

Je prends une ligne et demande un hameçon à mon compagnon. Un sourire, toujours respectueux et teinté d'une certaine pitié pour mon ignorance, illumine les traits de ce cher camarade.

D'un geste digne il me montre au bout de la ficelle un engin microscopique, accompagné d'un plomb presque invisible à l'oeil nu.

Ah! m'écriai-je, je vous remercie.

Mais en moi je pensais qu'un pareil crochet ne pourrait jamais réussir à enlever les pièces que je devais prendre.

Je ne dis mot cependant et demandai les appâts.

Un étroit sac de papier m'est présenté. Au fond, se remuent une quantité innombrable de petits vers blancs. Ils sont un peu plus gros que la tête d'une épingle.

Je jette un regard soupçonneux sur le caporal, et ma confiance commence à être sérieusement ébranlée.

Je me remets cependant, et, après d'inqualifiables efforts, je parviens à accrocher une de ces petites bêtes à la pointe de l'hameçon.

Lançant ensuite tout l'attirail en plein eau, je concentre mes facultés sur le vrai travail du pêcheur: suivre attentivement, d'un oeil fatigué, la plume d'oie servant de bouchon indicateur.

Mon compagnon a agi comme moi, mais certain dépit nerveux chez lui me fait croire qu'il est très-difficile dans le choix de l'endroit où jeter sa ligne.

Jamais content, ce caporal. Aussitôt sa ligne à l'eau, plus vite il la retire.

Ses gestes, devenant peu à peu épileptiques, finissent par attirer tout à fait mon attention.

Je le regarde, et la décomposition de son visage me fait peur.

Les veines de ses tempes sont gonflées à se rompre. Les coins de sa bouche sautillent nerveusement. Ses mais, agitées et pendantes, ne retiennent plus le roseau qui flotte sur l'eau. Son corps, penché en avant, semble prêt à s'élancer; et enfin, ses yeux, aux prunelles démesurément dilatées, sont dardés, avec une intensité inouïe, sur le bouchon de ma ligne.

—Ça mord! mugit-il d'une voix à réveiller les morts, au jugement dernier.

Je crois, en effet, voir une presque imperceptible vacillation du bouchon, et, ému par le cri énergique de mon compagnon, j'enlève ma ligne avec une vigueur à retirer un poisson de dix livres.

Hélas! une légèreté peu encourageante me fait vite comprendre que l'hameçon est vierge de toute victime, et j'allais remettre ma ligne à l'eau.

—Vous en avez un, hurle mon compagnon sur le même ton qu'auparavant.

Cette fois je perds complètement contenance.

Mon imagination surchauffée fait tout de suite défiler devant moi les cas nombreux d'individus frappés d'épilepsie ou devenus fous furieux subitement.

Pas possible, ce caporal est fichu, me dis-je, et, mettant ma ligne par terre, je me lance au secours.

Ce voyant, mon compagnon se précipite vers moi, et avec une fureur telle que, perdant totalement le peu de sang-froid qui me reste, je m'enfuis à toutes jambes.

Surpris de ne pas être poursuivi, je regarde en arrière: le membre de l'Institut de Cambodge-Annam tiraillait fiévreusement le bout de ma ficelle.

Je comprenais son étonnante émotion. Un barbillon, d'un pouce et demi de longueur, était étroitement serré entre ses doigts.

J'appris que de plus grands poissons étaient quelquefois pris en y mettant de la patience.

J'en fus satisfait.

Plaidant une migraine, aussi violente que subite, je m'éloignai de la berge.

La pêche dans la Mékerra peut trouver des amateurs, mais j'ai des goûts excentriques, et je ne l'aime pas.

Où êtes-vous, fameux saumons du Saint-Laurent! Et vous, maskinongés à long bec, qui autrefois faisiez mes délices!

Bienfaisantes barbues de l'anse à Bleury, anguilles mystérieuses et gluantes, brochets et achigans violents, mais chers à mes lignes! Riez, riez de ma déconvenue! Moquez-vous bien de votre maître à tous: il est maintenant impuissant.

Plaignez-moi, car j'en vaux la peine.

XIX

SOUVENIR DU JEUNE AGE

Je jure que je ne quitterai pas ma tente pendant les quatre derniers jours de mes vacances.

Mon expérience de la pêche à la ligne m'a trop douloureusement éprouvé: je ne veux plus m'amuser.

Cependant, l'ennui commence à m'assommer ferme, et le diable m'emporte, mais je voudrais être en route.

Que ferais-je bien aujourd'hui pour tuer le temps? Rien, si ce n'est réfléchir.

Que fait un homme qui n'a rien à faire? Il pense.

S'empoigner avec ses réflexions est un moyen comme tout autre d'oublier le présent.

Le passé défile devant soi, et l'on a le choix des sujets.

On glisse rapidement sur les choses ennuyeuses, et l'esprit s'arrête avec complaisance sur certains événements chers au souvenir.

Le premier sourire de la femme aimée fait époque dans la vie d'un homme, et y laisse des traces brillantes où l'imagination aime à se trouver.

Par contre, l'oubli complet nous venge bientôt de nos plus violents déboires.

Heureuse construction que la machine humaine!

L'homme prévoyant doit toujours s'assurer la pâture de l'avenir avec un passé bien rempli.

L'âge arrive, et avec lui tout un cortège d'illusions perdues, de chagrins, de passions, d'ambitions avortées, de jouissances.

Le repos bien mérité, au bord de la tombe, permet au mortel de puiser dans cet immense océan du passé, et d'y prendre à volonté les sujets de souvenir.

Ce préambule m'amène naturellement à raconter un événement auquel je fus mêlé, et que, à l'époque, fit une impression extraordinaire sur mon esprit.

J'étais très-lié avec un jeune étudiant en droit du nom de P…

Ce garçon me recevait chez lui chaque soir, et je dois me rendre justice: c'était toujours sur ses instances réitérées que je franchissais, au crépuscule, le seuil de sa porte.

Si, par hasard, j'oubliais le rendez-vous, je voyais P… arriver chez moi, le reproche à la bouche.

Nous étions tus deux quelque peu musiciens, et nous partagions nos soirées entre la musique et la pipe.

Très-enthousiaste, il me faisait lui raconter mes aventures.

Déjà, à cette époque, j'avais connu les caprices du sort des voyages.

Un ami commun, T…, logeait chez P… et, pendant ces longues soirées d'hiver, je nouai avec ces deux garçons-là, à l'aide de franches causeries, les deux plus solides amitiés de ma vie.

D'une timidité incompréhensible qui me faisait fuir le monde, je n'abordais presque jamais les parents de mon ami.

Celui-ci, connaissant cette particularité de mon caractère, entourait mon entrée chez lui de précautions toutes mystérieuses.

Il me précédait toujours, et éloignait de ma chère personne tout être indiscret.

Si la bonne m'ouvrait, elle avait ordre de me conduire au fumoir sans avertir qui que ce fût.

Si bien que le papa finit par être intrigué du personnage phénoménal introduit chaque soir chez lui par son fils.

D'intrigué qu'il était, le bonhomme devint peu à peu hargneux, et, finalement devant les insistances de mon camarade, priant son père de ne pas me parler, la haine du vieillard ne connut plus de bornes.

La maman, contrairement à son mari, nourrissait pour moi un amour qui frisait l'adoration.

Elle ne tarissait pas d'éloges à mon adresse, chaque fois que, rougissant, j'avais l'honneur très-rare de lui parler.

Le papa attendait depuis longtemps une occasion favorable de faire éclater sur ma tête une tempête terrible.

Inconscient du malheur qui me menaçait, je continuais toujours mes visites, les entourant de plus en plus d'une discrétion dont l'excès faisait écumer le père de mon ami.

Le Bazar de la maîtrise Saint-Pierre fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres.

Il avait entendu, pendant la journée, entre P… et moi, que nous irions le soir au Bazar.

A sept heures, j'étais dans le corridor, chez lui. Il rendait compte de sa sortie.

Des cris, des hurlements, des bruits de vaisselle cassée, des pleurs de femme, et de jeune fille, des jurons, enfin toute une gerbe de sons variés m'arrivent tout à coup.

Des qualificatifs, extraordinairement gras, sortent de la bouche du papa.

Je perds contenance et m'efface discrètement, me faisant très-petit.

Je regrettais ma présence au milieu de cette fête d'intérieur.

Toujours loin de moi, cependant, l'idée que ma mince personnalité était pour quelque chose dans cette orgie de famille.

La porte de la salle à manger s'ouvre, et mon ami P… l'oeil en feu, me prie de le suivre et de ne pas faire attention aux paroles du son père.

Je consens de la tête, prenant la mine d'un homme peiné d'être témoin d'une pareille scène.

Mais le papa suit de près, et l'orage m'écrase de toute sa violence.

J'aurais fait la fortune d'un peintre, s'il avait pu croquer ma binette au moment où je compris que j'étais la cause de tout ce tremblement.

J'étais anéanti, écrasé, pulvérisé.

Je courbais l'échine et me croyais en réalité le plus misérable des hommes.

Jamais ma chétive personne ne m'était apparue aussi dénuée de tout intérêt.

J'étais sincèrement convaincu que le dernier des mortels valait cent fois plus que moi.

Telles sont mes pensées, tant que le papa s'adresse à son fils, mais, une fois lancé, le gaillard ne savait plus s'arrêter, et bientôt sa fureur me prend directement pour objectif.

Toutes les foudres de son éloquence bilieuse m'atteignent à la fois.

—Qu'est-ce que ce monsieur C…? A peine a-t-il vingt ans qu'il a déjà été soldat au Texas! Ça doit être un voyou de la plus belle eau!

Ah! massacre et pain d'épice! Je redeviens à l'instant le premier des mortels, et, au moment où mon poing allait s'abattre sur le crâne de l'insolent, je me trouve étendu sur le trottoir.

Un bruit violent m'apprend que la porte s'est refermée, et, réflexion faite, je comprends que j'ai été flanqué dehors.

De lointains et sourds mugissements me font connaître que mon ami recevait une raclée paternelle, tandis qu'un rire méphistophélique, venant du troisième, ne me laisse aucun doute sur la désopilation du camarade T…, témoin du drame.

Ma chute m'avait fort ébranlé, mais une idée nette et claire restait dans mon esprit: me venger.

Toutes les tortures du monde ne pourront effacer une insulte aussi grave.

Car enfin, invectiver un homme et le flanquer à la porte, voilà certainement une insulte: aucun doute possible là-dessus.

La tête bourrée des plus effroyables pensées, je m'éloigne, en proie à une émotion bien légitime.

Le hasard me fait tomber sur un mien cousin, affuble du plus cocasse dénominatif du monde. Ses ancêtres lui avaient légué le nom emblématique de Dolphis Seringue.

Une idée me frappe… un duel!…

Voilà une vengeance peu canadienne, il est vrai, mais qui n'en sera que plus terrible.

Je suis fort au pistolet, et j'abattrai le bonhomme. Puis, lu mettant le pied sur la gorge, je lui rirai sardoniquement au nez, en assistant à son dernier râle.

La décomposition de mon visage et le désordre de mes habits attirent l'attention de Seringue.

—Tu me connais, lui dis-je avec éloquence. J'ai besoin de toi pour me rendre un grand service. Il faut que je me batte en duel, et tu seras mon témoin. Tu vois cette maison. Eh bien, là réside un animal qui m'a insulté. Non content de l'insulte, l'infâme m'a violemment jeté hors de chez lui. Comprends-tu qu'un homme comme moi ne doit pas supporter qu'on l'étende impunément sur un trottoir, quel qu'il soit?

Ce morceau d'éloquence produit un effet remarquable.

Seringue est électrisé. Il prend ma vengeance à coeur, et, sans autres explications, il se pend à la sonnette de mon insulteur.

Le nez collé au volet du deuxième, le père P…, qui s'attend à quelque chose, guigne l'entrée de sa maison, et crie:

—Qui est là?

—Dolphis Seringue

—Qui ça, Dolphis Seringue?

—Un monsieur.

—Que me voulez-vous?

—Je viens de la part de C…, qui veut se battre en duel avec vous.

Le bonhomme P…, qui connaissait son latin, lui lance un formidable cambronne pour lui et pour moi.

Dolphis Seringue rugit et donne de violents coups de pied dans la porte.

L'ami T…, et P…, revenu de sa raclée, prennent goût à la tournure des événements et se rendent malades de rire.

Seringue continue toujours en gamme ascendante, sa série de coups de pied dans la porte, et agrémente son langage d'épithète à hauteur.

Le père P… prend un air de haute-taille, et, se cambrant dans la croisée, avec la plus exquise politesse:

—Mon cher monsieur Dolphis Seringue, si vous ne cessez de frapper à ma porte, je me verrai dans la pénible obligation d'avoir recours à la police pour vous faire arrêter,—puis, s'emballant,—vous m'embêtez, monsieur,—de plus en plus poli,—f…-moi la paix et,—dernier et conclusif argument:—mangez de la… Autre édition du classique suscité.

Dolphis Seringue devient diablement personnel.

C'est à lui que le bonhomme aura affaire…

Cette scène m'afflige beaucoup.

Un peu remis de ma colère, je comprends enfin que la démarche de
Seringue est tout au moins empreinte d'une certaine irrégularité.

Je l'attire à mon tour de le tranquilliser.

Sa fureur ne connaît plus de limites. Nous nous séparons après avoir arrêté les plus sombres projets de vengeance pour lendemain. La nuit porte conseil.

Le jour suivant, il ne me restait plus qu'une grande tristesse et une courbature à l'épaule.

Le père P… est un vieillard, et je ne puis cependant pas me battre en duel avec lui…

Il avait bien le droit de trouver que je débauchais son fils…

Puis enfin, si je n'avais pas été soldat au Texas, il ne m'aurait pas traité de voyou…

Cependant, il m'a jeté à la porte…

Débonnairement, je me donnais tous les torts, et, n'osant faire mes excuses au père P… de m'avoir flaqué sur le trottoir, j'écrivis à sa femme.

Je lui fis une peinture navrée de la candeur de ma conduite, et lui jurai bien sincèrement de n'y plus revenir.

Je vis mes deux amis dans le courant de la journée. Ils rageaient de ma bonasserie inqualifiable, et P… ne parlait de rien moins que de quitter le toit paternel.

Je me fis pacificateur et mis de la raison dans son esprit.

Le soir, je reçus du père P… une lettre bourrée d'excuses de toutes sortes. Il mettait toute la faute sur son coquin de garnement.

Quant à Dolphis Seringue, il rage encore.

Si mes deux amis voient ces lignes, je souhaite qu'ils en rient un peu comme j'en ris maintenant.

C'est égal, dans le temps, c'était dur tout de même, surtout le trottoir.

XX

UNE PAGE D'AMOUR

Mon éditeur a annoncé, avec une certaine pompe qui flatte singulièrement ma vanité, que j'écrivais un roman.

Diable! un roman veut dire: amours, aventures, intrigues.

Me voilà au vingtième chapitre de mon livre, et, si je me rappelle bien, aucune chose de ce genre n'a été dite jusqu'ici dans cette oeuvre appelée à faire ma gloire.

Ne dois-je pas profiter d'un repos bien acquis et des trois jours de congé qui me restent pour aborder ce sujet?

L'amour est un dieu auquel j'ai beaucoup sacrifié, et un épisode sur mes conquêtes passées a sa place marquée ici.

Pourquoi pas, d'ailleurs? et en conséquence:

Après avoir étudié l'art de la charpente, je compris bien vite que j'étais indigne de ce beau métier, et, à la suite d'une chute de quarante-cinq pieds, je fus convaincu que ces sortes d'exercices étaient contraires à ma santé.

J'entrepris donc une autre carrière.

Détestant à l'extrême les professions remuantes, j'acceptai le poste de commis dans une épicerie, près de Toronto.

Ma position était brillante.

J'avais vingt francs par mois, la nourriture et dix-huit heures de travail par jour.

Enchanté de ma nouvelle position, je songeais déjà à la quitter, quand un événement tout fortuit me retint: ma patronne était devenue amoureuse de moi.

Laide, bête, prétentieuse, elle avait cinquante ans et parlait pointu.
Ayant déjà vidé deux maris, elle songeait à enterrer le troisième.

Coquette et toujours bien mise, elle choisissait les moments où elle essayait un cotillon, un fichu quelconque, pour m'appeler et me demander mon avis.

Et alors, quel petit air délicat d'indifférence! Comme elle minaudait bien devant sa glace!

J'ai déjà dit ma bonasserie monumentale, mais cette qualité pâlissait devant ma naïveté: quelque chose d'inédit enfin.

Offrant à ma patronne le plus beau spécimen d'idiot antiamoureux, elle essaya de dompter ma froideur en me parlant continuellement de sa fille.

Celle-ci, mon aînée d'un an, avait dix-sept hivers, et étudiait le piano à Montréal.

Elle devait arriver dans quelques jours.

En voyant la photographie de cette jeune fille, je fus foudroyé.

C'était fini, je l'étais.

Ma timidité augmentait en raison directe de cette amour, et lorsque Angèle fit son apparition à l'épicerie, je m'évanouis derrière une meule de fromage.

Cet événement flatta la jeune fille. Attirée par l'effet qu'elle avait produit sur moi, elle se persuada qu'elle m'aimait.

Quant à moi, j'étais fou.

Je pesais une livre de beurre quand on me demandait une pinte de whisky, et je posais partout le nom de ma belle, même sur mes livres de comptabilité.

Un tel,—trois Angèles = 0,50—je devais écrire trois tranches de porc frais.

A cette période aiguë de mon existence dans l'épicerie, mon patron intervint.

C'était un petit bonhomme grêle, hargneux, affairé, méchant en diable.

Se redressant sur ses petites jambes, il m'apostrophait d'un ton prudhommesque, menaçant de me congédier.

Mais je tenais fort à mes vingt francs par mois, à mes dix-huit heures de travail par jour et probablement aussi à Angèle. D'autant plus, que ma patronne venait de commander pour moi un costume jaune complet.

Je courbais la tête, promettant de m'amender.

Ce que cette passion me fit faire!

Un jour, je pars pour aller chercher un chargement de pommes de terre dans un village voisin.

Heureux de me trouver en proie à mes pensées, je laisse le cheval prendre une direction opposée, et je constate mon erreur à quinze milles plus loin.

Une autre fois, courbé sur mes genoux pour prendre une brassée de bois dans la cour, je reste dans cette position un temps infini.

Je voyais le ciel, les nuages, les étoiles, enfin le système solaire au complet, et, plus brillante que tout ça, ma divine Angèle m'ouvrant les bras.

J'étais ramené à la réalité par une brutale injonction, qui n'avait rien de cosmographique.

Toujours ce maudit patron. C'était à n'y plus tenir.

Les projets les plus fantastiques envahissaient mon esprit.

Tout ce que les amoureux les plus convaincus de l'antiquité et de nos jours on pu inventer était bien pâle, comparé à mes châteaux espagnols…

Jusqu'à cette époque, mes amours avec Angèle s'étaient concentrés dans une pudique série de soupirs, d'oeillades accompagnées de sourires bien modestes.

Un soir, il y avait beaucoup de monde au salon.

Toute l'aristocratie de l'endroit y était: l'hôtelier, l'ébéniste, un marchand de boeufs, le scieur de long, enfin, toute la fine fleur.

Ces messieurs accompagnaient une confortable fournée féminine.

Malgré l'infériorité de ma position sociale, on eut pitié de moi, et j'eus l'insigne honneur d'occuper un coin au salon.

La soirée se passa en délicates causeries sur les diverses occupations professionnelles des invités.

La séance fut close par des jeux de société.

Trois fois j'eus le bonnet d'âne, et toujours par la faute d'Angèle, qui se faisait un malin plaisir de lutter avec ma maudite timidité.

Enfin, tout le monde est parti. Chacun regagne ses appartements, et moi, mon grenier.

J'étais dans le corridor, sans lumière.

J'entends un bruit de pas discrets; deux bras me frôlent doucement, tâtonnent quelque peu et m'empoignent avec ardeur.

Une bouche suave se colle sur mes lèvres, une poitrine bien remplie s'appuie sur mon sein.

Quel coup de foudre!

Une commotion électrique me secoue les nerfs, et, avant d'avoir repris mon aplomb, tout s'était évanoui.

Titubant, je me traîne jusqu'à mon lit, cherchant à analyser la situation.

Non, c'est impossible. Angèle n'a pas fait cela! J'ai eu un cauchemar, un charmant, il est vrai; mais enfin, j'ai halluciné!

Le lendemain, j'examine ma belle, et rien sur son visage ne trahit ses actions de la veille.

J'étais convaincu que j'avais rêvé.

L'affaire en resta là, mais les choses devaient bientôt prendre une plus douce tournure pour moi.

Ma céleste Angèle étudiait l'orgue dans une ville voisine, et, une fois par semaine, le cocher l'y menait.

Ce bon serviteur tomba malade un jour, et, malgré mes hautes fonctions dans l'établissement de mon patron, je fus naturellement désigné pour lui succéder.

Bonheur et gendarmerie! comme la vie était belle!

Je me conduisis avec le plus grand respect. Ceci, sans forfanterie, car je ne pouvais faire autrement.

A la seule pensée de dire bonjour à Angèle, je sentais le sang m'envahir la nuque.

Ma timidité était bien digne de figurer parmi les sept merveilles du monde.

Enfin, ne parlons plus de ce talent chez moi, car la langue française, que je possède très-bien cependant, n'a pas assez de tournures pour l'exprimer.

Suffit de dire que mon Angèle joua de l'orgue, et que le soir, par un beau clair de lune, nous étions tous deux installés dans le traîneau.

Je conduisais sans conviction. Malgré le froid intense, je jouissais d'une chaleur équatoriale.

Je ramenais souvent les peaux de buffle autour des épaules de ma compagne.

Pendant une de ces opérations, que j'exécutais en tremblant, un mouvement maladroit me fit toucher la toque de fourrure d'Angèle.

Je me crus mort, et ne revins à moi qu'interpellé par ma voisine, qui déclarait, en riant vouloir être indemnisée par un baiser.

Jérusalem! c'était donc réel, la rencontre du corridor!

Je perdis tout respect et pris mon premier baiser.

Les étoiles ne sont rien, comparées au nombre d'embrassades qui furent prises et données pendant le reste du trajet.

Tout ce qu'une femme aimée et qui aime peut faire fut fait par Angèle pour me forcer à pousser plus loin mes explorations.

Mais j'ignorais ses agaceries, et me contentais d'améliorer ma première expérience.

Rendu à domicile, j'y étais passé maître, et je fus récompensé, cette nuit-là par une insomnie séduisante.

Tout cela devait finir cependant, et la fin arriva trop tôt pour moi.

Mon patron donna un bal pour inaugurer une maison qu'il avait fait construire. Tous les gros bonnets furent invités, et moi, toujours par surcroît, j'assistais comme spectateur à cette brillante réunion.

Placé près de la musique, je suivais d'un oeil jaloux les moindres gestes d'Angèle, qui, en valsant, m'atteignait de ses regards à chaque tour, et me lançait autant de traits bien appliqués.

Enfin, comme les plus beaux bals du monde doivent prendre fin, je retrouvai mon lit, et peu à peu, mes sens s'engourdissant, je sommeillai.

Mes rêves revêtaient les formes d'Angèle, et ses mains me caressaient le visage.

Insensiblement mes esprits acquièrent une idée exacte de la situation, et ma belle m'apparaît en chair et en os. Courbée près de mon lit, sa main me pressait doucement la joue, et sa voix, comme un soupir, me disait: Joseph.

Quelque endurcie que fût ma bêtise, tout sentiment humain a des bornes qu'il ne doit pas dépasser.

On m'avait bien dit que la haine excessive touche de près l'amour, mais j'appris alors que la timidité poussée à fond entraîne toujours une hardiesse outrée. Aussi je devins lion.

Comme les muscles de ma jeunesse étaient remarquables par leur grande précocité, j'enlevai Angèle d'un tour de main, et avant d'avoir fait ah! elle était sur mon lit.

Elle se débattait et résistait considérablement.

Tout à coup, une lumière brille, et un Banco en bonnet de nuit apparaît sinistre à l'horizon.

Nom d'un sifflet bleu!—juron spécial à mon jeune âge pendant les grands événements,—comme j'avais peur! J'exécutai à l'instant un acte de contrition suprême.

Angèle se redresse et explique la chose,—elle avait un sang-froid qui m'étonnait,—et termine sa défense en me demandant pour époux.

L'écume ornait la bouche du patron, muet d'émotion. Ses premiers mots me rappelèrent la rupture d'une écluse, et je vous donne mon billet que nous fûmes salés.

Angèle rentra chez elle, et j'oubliai de dormir cette nuit-là.

Le lendemain, mon maître en épiceries me dit quantité d'aménités.

La patronne, depuis longtemps jalouse de sa fille, me combla aussi de paroles charitables.

Ce fut toujours mon faible de passer pour le plus débauché et le plus scélérat des mortels.

J'en étais bouleversé, car là où je me trouvais tout à fait nul, on persistait à me bourrer de grandes qualités ou de défauts sataniques.

J'en perdais la tête, car ces découvertes de mes contemporains me confirmaient davantage dans mon opinion de ma nullité.

Comment! me disais-je abattu, on me nomme Joseph, et je crois ne pas en avoir l'air: preuve de mon insuffisance à juger sainement les choses.

C'est ainsi que mon patron me traita d'effronté,—Dieu sait si je l'étais,—Il ajouta polisson, libertin, fainéant, mécréant, et une quantité d'autres qualificatifs dont l'effet immédiat fut de me faire tomber en garde avec un regard provocateur.

Mon adversaire, ahuri de mon audace, saisit un gourdin et me charge en règle.

En un instant ses défenses sont démolies, et le représentant de l'épicerie roule dans ses marchandises.

Je reviens encore sur mes qualités de combattant. Malgré mes jeunes ans, j'avais une rondeur de biceps remarquable, et, quoique doux de tempérament, je tapais dur parfois.

Le nez du patron comprit vite la conséquence de sa hardiesse, et, devant les flots de sang qu'il rendit, je fus rappelé à la réalité, et compris la gravité de mon agression.

Un membre aussi influent du commerce des denrées coloniales n'aurait jamais dû être traité si cavalièrement par un poing aussi infime que le mien.

La suite de cette affaire fut l'arrivée de l'huissier, qui voulait m'arrêter.

La mère d'Angèle s'y opposa avec énergie, et ma punition fut mon renvoi.

Qu'allais-je devenir? J'avais trois mois d'économie, et ma résolution fut vite prise.

Après une séparation saturée de larmes et de serments éternels, je pris le train du soir, et deux jours après j'étais à Chicago.

J'avais encore dix sous dans ma poche.

Je profitai de cet avoir pour faire cirer mes souliers et acheter un cigare.

Puis, le coeur léger, je me promenai magistralement.

Je fis ainsi pendant trois jours, et j'aurais certainement pris l'habitude de ne plus boire ni manger si mon estomac l'avait voulu.

Cependant la frugalité doit avoir des limites, car, malgré l'avantage des free lunches, je m'évanouissais le quatrième jour dans un tombereau à charbon, qui m'avait servi de couche.

Croyez-m'en, cher lecteur, laissez-moi dormir en paix dans ce tombereau hospitalier.

Plaignez seulement l'amant malheureux et blâmez le père de mon Angèle de m'avoir fourré dans cet état.

Je ne m'y connais pas, ou voilà une page d'amour qui donnera certainement raison aux dires de mon éditeur.

XXI

CHASSE A L'AFFUT

Cré nom d'un pépin! me dit mon caporal à lunettes, il nous faut absolument aller faire une chasse à l'affût. Les hyènes pullulent chaque nuit dans la montagne de Ras-el-Ma.

Je devins rêveur.

Dans deux jours nous partons, et ça va chauffer, paraît-il, cette fois-ci. Bou-Amema nous guette, et nous sommes sûrs de notre affaire. Mieux vaut avant de mourir prendre encore un plaisir quelconque. Ma foi, va pour la chasse à l'affût.

Il me restait bien cependant une certaine réminiscence du fameux barbillon de la Mékerra, mais ce nuage se dissipa tout de suite devant le sourire tout-puissant de mon subordonné.

Drôle de garçon, ce jeune homme! Toujours gai, content, ne doutant de rien.

Rate-t-il un projet, qu'il tombe tout de suite sur un autre, abandonné aussitôt pour un troisième.

Issu d'un Roumain et d'une Russe, quelque peu prince,—tous les Roumains sont princes,—très-causeur, ambitieux, jamais en peine, c'est-à-dire la perle des hommes.

Enfin nature d'élite.

Bachelier ès sciences, et ès lettres, il débuta comme journaliste à
Paris et réussit si bien qu'il était soldat à vingt-trois ans.

A la suite d'une description passionnée d'un pays quelconque, qu'il n'avait jamais vu, il fut fait officier d'académie, et, s'engageant, il complétait son dossier d'actions d'éclat en déployant un superbe brevet de membre correspondant de l'Institut Cambodge-Annam.

Pourquoi de Cambodge-Annam, grands dieux? Lui seul le sait probablement.

Il tomba comme caporal dans ma compagnie et y déploya une activité hors ligne.

Faisant ses étapes clopin-clopant, il se redressait à l'arrivée et courait partout comme un cerf.

Dans un moment d'épanchement, il me confia un manuscrit sur lequel il fondait les plus grandes espérances.

C'était une épouvantable histoire d'une grande dame russe, buvant beaucoup de thé, fumant beaucoup de cigarettes, ayant beaucoup d'amants.

L'affaire se terminait dans un gâchis formidable, arrosé d'une quantité d'un sang aussi géorgien que caucasique.

Dominant cette grande débâcle de toute sa taille, apparaissait la grande dame russe, la cigarette aux lèvres et le rire à la bouche. Puis, après trois ou quatre ah! ah! ah! sataniques, l'héroïne sombrait dans une apothéose méphistophélique qui donnait la chair de poule.

Je fus naturellement enthousiasmé, ayant toujours aimé le noble, le beau, et je pris le caporal sous ma protection.

Il devint chef d'ordinaire de ma compagnie, et, petit officier d'ordonnance, son rôle consistait surtout à assurer et à guider mes plaisirs.

Je me plais ici à lui rendre justice sous ce rapport. Si l'on se souvient de la pêche miraculeuse, on dira comme moi qu'il s'acquittait dignement de sa mission.

Je craignais bien un peu pour la chasse à l'affût, mais ce diable d'homme me paraissait si confiant que je fus aussi bientôt rempli d'une ardeur singulière.

Sus aux hyènes! Détruisons ces horribles bêtes qui déterrent et dévorent les cadavres dans le cimetières! Délivrons la montagne de Ras-el-Ma de ces hôtes sinistres!

Remplis tous deux d'aussi fiers sentiments, nous nous mimes hardiment à l'oeuvre, et, le soir, à dix heures, nous avions, au pied d'un grand chêne, une agglomération remarquables d'ossements à demi décharnés, de charognes de toutes sortes.

Je me permets ici d'expliquer au lecteur qui n'en sait rien,—les lecteurs ne savent jamais rien,—que la chasse à l'affût se fait à l'aide d'appâts que l'on place soit au pied d'un arbre, soit au bas d'un rocher.

Le chasseur embusqué, très-brave alors, puisqu'il n'y a pas de danger, guette ensuite l'arrivé du gibier.

Si c'est un chasseur bon enfant, il ne tue l'animal que lorsque celui-ci est bien repu. Si, au contraire, le chasseur est un dur à cuire, il ne donne pas à sa victime le temps de faire: ouf!

La suite des événements apprendra au public laquelle de ces deux catégories nous appartenions, le caporal et moi.

Enfin nous grimpons sur une arbre, et, quelques instants après nous étions perchés chacun sur une grosse branche, le doigt sur la détente, l'oeil bien allumé, l'oreille grande ouverte.

Combien de temps dura cette situation? je ne l'ai jamais su.

Je me rappelle cependant d'avoir soufflé quelques mots à mon compagnon qui répondit mezza voce. J'ajoutai, je crois, quelques autres observations, et le plus parfait silence s'ensuivit.

Ennuyé, je regardai le ciel bleu.

Les étoiles brillaient à travers les branches du chêne. Insensiblement elles se mirent à sautiller et bientôt se lancèrent dans une danse échevelée.

J'essaye de réagir contre cette hallucination. Les étoiles se tiennent calmes, et je me mets à les compter.

A ce propos, j'avertis le lecteur, pour son instruction personnelle, que cette occupation de compter les étoiles est assez difficile, et, quand il ira à la chasse à l'affût, je lui donnerai une recette qui lui permettra d'en compter beaucoup avant de s'endormir.

C'est ainsi que j'ai pu en additionner douze cent vingt-quatre, et cela à ma première expérience.

Et pas plus d'hyènes que dans le creux de la main.

Au moment où je pinçais la douze cent vingt-cinquième étoile, mes paupières devinrent par trop lourdes, et, voulant les reposer, je fermai les yeux et m'endormis.

Il est de tradition de toujours rêver dans ma famille. Aussi étais-je à peine endormi, que je ne manquai pas d'entreprendre le plus monstrueux des rêves.

Malgré l'horreur instinctive qui m'éloigne de tout combat, je suis forcé, par la fatalité, de toujours être témoin ou acteur dans des luttes quelconques.

C'est ainsi que, comme spectateur impuissant, je fus contraint d'assister au violent conflit dont ma tente était le théâtre. En général, tous mes bibelots semblaient être la proie d'une ivresse fantasmagorique.

C'était un fouillis incomparable, un carnage indescriptible.

Courant, sautant, voltigeant en tous sens, les occupants de ma demeure s'entre-croisaient, se heurtaient les uns aux autres, reculaient, se dégageaient de la foule, piquaient une charge à droite, dégringolaient à gauche, se roulaient ensemble en une boule serrée, s'éparpillaient en gerbe qui éclate, se fusionnaient de nouveau, recommençant sans trêve ni relâche.

Point central de cette activité insensée, mes esprits essayent d'analyser les sentiments et les causes qui agissent ainsi sur cette multitude en délire.

Peu à peu la lumière se fait dans mon âme, et bientôt de cette cohue se détachent, clairs et nets, deux partis ennemis armés d'une rage sans pareille.

D'un côté, commandés par ma capote, se range ma ma tunique flanquée de deux pantalons.

En face, mon cahier d'ordinaire et deux Figaro, avec polémique
Zola-Wolff, se serrent en bon ordre: l'Univers les commande.

Ils se heurtent, tous tremble, et je frémis.

Le résultat est indécis.

Trois France, une boussole, un crayon prolongent la ligne, sur la droite des Figaro. l'Univers jette un regard sur l'ensemble, se signe et fait une muette prière.

La capote, l'oeil ouvert sur l'ennemi, réclame du renfort. Trois chaussettes russes, un soulier gauche tout neuf et une guêtre en cuir répondent à l'appel.

Le carnage devient affreux.

Mon cahier d'ordinaire est mis hors combat, et l'Univers, qui a refait sa muette prière tombe mortellement blessé.

La victoire est à ma capote.

Le coeur ulcéré de douleur, j'allais intervenir, quand, stupéfié, j'aperçois dans l'ombre la réserve des deux camps s'avancer en bon ordre.

Ma gamelle, ayant pris fait et cause pour la partie intellectuelle des combattants, marche au secours des Figaro restés seuls sur la brèche. Elle est suivie par mon quart, mon sabre, un godillot droit et deux bougies.

La capote pâlit et fait un appel suprême à mon sac, ma musette et mon bidon. Ceux-ci entrent en lice, et le choc des deux camps est terrifiant.

Jupiter, paraît-il en fut ému. L'Olympe même, d'après les racontars, en ressentit une violente secousse.

Longtemps, longtemps, la victoire est incertaine, et je ne sais vraiment à qui Mars aurait pu donner la palme, si des événements beaucoup plus graves n'étaient survenus.

Ma pipe, assistée de tout son matériel et trop fière pour prendre part à une si infime besogne, gardait une neutralité complète.

Mais lorsqu'elle vit mon revolver montrer des velléités de vouloir se ranger du côté de la capote, une rage sans pareille la secoue. Sa vieille cicatrice du côté droit devient livide à faire peur, et, lançant un défit à l'univers entier, elle se plonge, avec tout son monde, dans le plus fort de la mêlée.

Mon revolver riposte tout de suite, et la danse est complète.

A ce moment suprême, je n'y puis plus tenir, et, secouant ma léthargie, j'interviens vigoureusement.

Mon sac, chez qui depuis déjà longtemps j'avais remarqué une sourde inimitié à mon égard, profite de ma démonstration pour se déclarer franchement contre moi et me pousse une violente botte, qui m'atteint en pleine poitrine.

Je m'éveille à ce choc et à temps pour entendre une détonation.

Elle provenait du fusil du caporal. Comme moi il s'était endormi, et son arme, s'échappant de ses mains, avait, dans sa chute, rencontré ma poitrine, puis une branche qui avait touché la détente.

Une hyène, effrayée de ce vacarme, était déjà loin, et je pus constater, en voyant les charognes tout à fait décharnées, que notre visiteuse s'était tranquillement repue pendant notre sommeil.

Je rentrai penaud au logis et examinai mon intérieur. Rien n'y était changé.

Quel rêve affreux!

J'en appelle à tous les gens d'honneur, qui sont très-nombreux sur la surface de la terre, et je les supplie de me prendre en pitié.

La fatalité me poursuit certainement, ou je ne m'y connais pas.

Ce sont toujours pour moi d'immenses vestes sur toute la ligne.

Ce maudit caporal est désigné par le sort pour troubler mes loisirs. Il me fourre continuellement dans d'atroces pétrins.

Aidez-moi, cher lecteur, appuyez ferme ma résolution de rester chez moi demain, qui peut-être sera le dernier jour de mon existence, car Bou-Amema l'a dit: nous sommes réglés.

Je suis certain que, soutenu par vous, mes bienveillants admirateurs,—car tous mes lecteurs m'admirent,—je pourrai demain rêver en paix dans mon logis de campagne.

XXII

RÉMINISCENCES DU PASSÉ

Les nombreuses âmes charitables qui me suivent pendant mes vacances voudront bien se rappeler qu'après avoir quitté Angèle, fait cirer mes bottes à Chicago, fumé un cigare et marché pendant trois jours sans boire ni manger, je m'étais évanoui dans un tombereau à charbon.

D'après mon expérience de la chose, je puis leur dire qu'un tombereau, fût-il pour le charbon ou pour tout autre chose, n'est pas un lit confortable.

D'ailleurs, comme étendue, le tombereau pèche en longueur et occasionne souvent des crampes ou d'ennuyeuses courbatures au dormeur.

Ensuite, le bois dont il est fabriqué ne ressemble en rien au moelleux de la plume.

Je passe sous silence les résidus d'anthracite, dont le moindre inconvénient est de déguiser le coucheur à le faire prendre pour un enfant de Cham.

Cette manie de choisir un tombereau à charbon m'était un peu imposé par les circonstances.

Les logeurs de Chicago exigent généralement qu'on les paye, et, si l'on s'en souvient, le reste de ma fortune s'en était allé avec la fumée d'un cigare, dès le jour de mon entrée dans la bonne ville de Chicago.

Me promenant sur les bords de la rivière, à une heure où toutes les personnes honnêtes sont couchées, j'avisai un chantier de bois de construction, et, dans le fond, j'aperçus ce qui devait me servir de couche.

N'ayant pas l'embarras du choix, je me blottis dans le véhicule en question.

Je prie encore une fois les âmes charitables, invoquées au commencement de ce chapitre, d'assister à mon réveil et de me suivre pendant quelque temps.

Une ardeur étonnante me dévorait le ventre quand j'ouvris les yeux, et je compris que, si la vie était belle et la température magnifique, ça manquait d'argent.

Voilà le moment de constater tous ensemble que l'argent est une chose utile dans le monde.

Je me traînai, en chancelant, dans la Clarck street, et mes yeux éblouis virent a boy wanted dans la boutique d'un marchand de lunettes.

J'entrai, et dix minutes après j'étais installé dans l'atelier.

Mes occupations consistaient dans la taille des verres de lunettes au moyen d'un modèle.

Cette besogne avait un certain charme pour moi en ce qu'elle était très-calme.

Plaçant sur la vitre un petit patron elliptique, dont je suivais les contours avec un diamant, j'en détachais ensuite un verre de lorgnon. Je brisais assez souvent l'objet de mon travail, et mon maître s'impatientait.

En peu de temps cependant j'étais devenu un habile couper de verre.

J'étudiais cette profession depuis quelques jours seulement, quant un accident fatal me jeta de nouveau sur le pavé.

Je devais nettoyer chaque matin un grand carreau de la devanture,—cette occupation entrant de plein droit dans mes fonctions.

Or le quatrième jour, j'étais comme d'habitude, monté sur une échelle appuyée contre le mur au-dessus de la glace, que je m'escrimais à frotter et à éponger vigoureusement, lorsqu'un gamin, poussant une charrette à bras, passa dans mes parages, et, accrochant le bas de mon échelle, la fit dégringoler. Je suivis celle-ci dans sa chute, et, avec un fracas terrible, nous arrivâmes tous deux, à travers la vitrine brisée, sur les marchandises du Juif, mon patron.

Celui-ci étonné de ce nouveau genre de projectiles qui lui massacraient ses lorgnettes, entra dans une fureur épouvantable.

J'ai toujours dit qu'il avait eu raison de se fâcher, car enfin on ne casse pas aussi cavalièrement une glace d'un tel calibre, et surtout, il faut avoir plus de respect pour les lorgnettes, mais là où je blâmai mon maître, ce fut quand il me traita de stupid Frenchman,—qui veut dire: Français stupide.

Mes instincts de guerrier se réveillent à cette apostrophe. Secouant les débris de verre qui m'écrasaient, je monte tout de suite à l'assaut du Juif.

Il hurla comme un mécréant, et, effrayé, je me sauvai.

Encore une fois malheureux!

O divinité impitoyable! que vous ai-je fait pour me forcer à démolir ainsi un Juif insolent, quoique vendeur de lorgnettes?

En marchant au hasard dans la rue Mackenzie, je lus sur une enseigne: French hotel. Voilà mon affaire! m'écriai-je et j'entrai.

Une foule nombreuse encombrait les salles, et je compris bientôt que l'on y embauchait des travailleur pour un chemin de fer, au Texas.

Voilà de plus en plus mon affaire, et je me présentai.

Mes mains encore blanches et ma figure imberbe attirèrent l'attention de l'agent, qui refusa net de m'engager.

J'insistai avec énergie, promettant de me rendre utile pour toutes sortes de travaux, surtout pour la comptabilité.

Ceci ouvrit des horizons au patron, qui me promit tout de suite monts et merveilles dans divers emplois de comptable.

Le départ ne devait pas avoir lieu avant une quinzaine de jours. Il fallait employer le temps, et je me dirigeai vers la campagne, me rappelant les pérégrinations de Jean-Jacques.

J'avais fait douze ou quinze milles, quand j'eus l'idée de me reposer auprès d'un immense champ, où l'on arrachait des pommes de terre.

N'allons pas croire que quinze milles étaient une course longue au point de m'épuiser. Non, mon jarret était digne d'une sérieuse promenade; mais ce qui m'engageait à regarder le champ de pommes de terre, c'était ma plus grande ennemie depuis quelque temps, la faim.

Toujours cette maudite compagne qui ne me quittait plus un instant.

J'essayais bien un peu de me moquer de ses exigences, mais le souvenir du tombereau à charbon me rendait prudent: je ne m'y frottais pas trop.

Toujours est-il que ce champ de légumes attira mon attention et éveilla mes convoitises.

Je m'approche, on m'embauche, et me voilà courbé dans les sillons, extrayant de magnifiques tubercules.

Si Angèle m'avait vu dans cet état! Voilà pourtant où peut conduire l'amour.

Oui, si le père d'Angèle ne m'avait pas bourré de qualificatifs peu attrayants, je serais encore auprès de ma belle.

Je mangeais au moins, chez ce patron-là, et, le soir, je trouvais un grenier où reposer ma tête. Puis la patronne m'aimait bien. Et où es-tu, costume jaune complet, que cette bonne dame avait commandé exprès pour moi!…

Puis enfin, si ce maudit Juif n'avait pas trouvé mauvaise ma chute à travers sa vitrine, je serais encore à tailler des verres de lorgnons chez lui.

Ces réflexions ne m'empêchaient pas cependant de chercher avec ardeur au fond de la terre les légumes de mon nouveau patron.

Dix longs jours se passèrent avec cette besogne, et enfin je pus m'embarquer pour le Texas.

Le voyage fut assez long, et, après d'émouvantes péripéties, trop compliquées pour être racontées ici, nous touchâmes à Nocodotches.

On nous conduisit par escouades sur les chantiers, et le foreman me présenta une hache en guise de plume. Je l'acceptai bravement, devant l'impossibilité de faire autrement.

Au bout de quelques jours, mes mains étaient devenues admirables d'ampoules, et mes cheveux longs, complètement imprégnés de résine.

Je commençais à m'habituer très-bien à ce nouveau genre d'exercices, quand la fièvre intermittente entra en scène.

Je fus dirigé sur une ville voisine et admis comme vagabond dans l'hôpital de l'endroit.

A ma sortie, un Français, marchand de liqueurs, me prit en pitié, et me confia d'importantes fonctions dans son commerce: j'étais aide d'un nègre qui conduisait une charrette de roulage.

Je passais la journée à charger la voiture de tonneaux de vin et de whisky, et, le soir, je trouvais une bonne écurie pour me coucher.

Dans mon voisinage immédiat logeaient les deux mulets qu'on attelait le jour, et, malgré les rats qui m'agaçait fort, je dois rendre justice à cette écurie: j'y trouvai de bonnes nuits d'un sommeil réparateur.

D'ailleurs, un homme qui bouscule une centaine de tonneaux par jour se trouve généralement dans un état propice pour se livrer au sommeil.

Le matin, une bonne vieille négresse, domestique du marchand de liqueurs, me donnait en cachette un grand bol de café au lait, dans lequel trempaient de gros morceaux de pain.

J'étais devenu très-gras à ce traitement, et mon ambition tendait déjà à me faire désirer de devenir conducteur en chef de la voiture à laquelle j'étais attaché comme aide, quand la fièvre se mit de nouveau de la partie.

Cette fois, j'eus l'honneur de l'hôpital militaire.

Les intermittences de la maladie me laissaient les loisirs de faire valoir mes aptitudes de calligraphe, et le docteur, un noir mexicain, se servait de moi comme secrétaire.

Je lui rendis de tels services qu'il m'offrit de me prendre dans sa suite, et, pour cela, il me conseilla de m'engager.

Je consentis.

Enfin, j'étais au comble de mes voeux. Le noble uniforme militaire m'avait toujours souri.

Quelques jours après, je signais mon engagement.

Le général commandant le poste, surpris de ma belle main, m'attacha tout de suite à sa personne, malgré les protestations du docteur, et à partir de ce jours je fis partie de l'armée de la grande République.

Je me reconnus de réelles aptitudes pour ce noble état, et, quelques mois plus tard, les galons de caporal récompensaient mes efforts.

Ce grade fut une révélation pour moi, et, tout de suite, je me donnai l'étoffe d'un général.

C'est à partir de ce moment que mon âme a continuellement été rongée par une ambition effrénée…

Pardon, cher lecteur, une sonnerie de mon grade, au pas gymnastique, me force à quitter ici le Texas pour le Sahara algérien.

L'ordre porte que demain nous rencontrerons l'ennemi.

Les insurgés nous attendent dans les gorges de la montagne, et ma compagnie est désignée pour aller ravitailler un détachement de topographes dans ces parages-là.

C'est sur ma pauvre compagnie, paraît-il que Bou-Amema lancera ses foudre, et il pourrait bien se faire que je laisse à mi-chemin mes Expéditions autour de ma tente.

Quoi qu'il arrive, j'ai joui de mes huit jours de vacances, et si demain je me fais tuer en reprenant le harnais, j'aurai au moins livré au public vingt-deux chapitres d'une saine littérature, qui seront mon legs à la postérité.

Adieu donc, cher lecteur, et priez pour moi!

Je laisse le ton rieur et peut-être narquois que je crois prendre dans mes écrits, pour me laisser quelque peu aller à la tristesse et vous dire encore: Adieu! adieu!

XXIII

COMBAT DU SCHOTT TIGRI

Je suis sain et sauf, et j'en suis rudement content.

J'avouerai que ce n'est pas sans peine, car, sur 150 hommes et 3 officiers dont se composait ma compagnie, le capitaine, le lieutenant et 40 hommes ont été tués, et le sous-lieutenant et 38 hommes, blessés. On comprendra, à la suite d'une hécatombe pareille, qu'il est permis à un homme, quoique soldat, d'être triste.

Hélas! Comme Figaro, je me suis hâté de rire de tout, mais je vois qu'il faut cependant quelquefois pleurer.

Au moment où j'écris ces lignes, le télégraphe aura appris au monde entier cette horrible catastrophe, sur laquelle je puis, comme acteur et témoin oculaire, donner ici quelques détails.

Je crois avoir dit, dans un chapitre précédent, que ma compagnie, 1ère du 3e bataillon, avait été désignée pour aller ravitailler une mission topographique, au delà du schott Tigri. Il nous fut adjoint une compagnie du 4e bataillon, et, à cinq heures du matin, le 7 mai, nous nous mettions en route pour exécuter les ordres reçus.

Nos espions nous avaient bien appris que les insurgés étaient aux environs du schott Tigri, mais, depuis un an que nous étions en campagne, pareil avis nous avait été donné tant de fois sans résultat, que nous attachions très-peu d'importance à ces nouvelles.

Nous marchions avec précaution cependant, car, avec les Arabes qui excellent dans les surprises, il faut toujours redoubler de vigilance, soit en route, soit en station.

Les deux premiers jours se passèrent sans incidents, mais le soir du second jour, nous eûmes une alerte sérieuse qui tint le camp en éveil toute la nuit. Plusieurs coups de feu, provenant des factionnaires avancés, avaient attiré l'attention.

Ces sentinelles, pensait-on, s'attaquaient à des maraudeurs, qui habituellement suivent une colonne en route.

Cependant, l'avenir devait nous apprendre que ces prétendus maraudeurs étaient des éclaireurs de l'ennemi, qui nous attendait sur le terrain.

Comme les factionnaires qui avaient fait feu sur notre front de bandière appartenaient à ma compagnie, je me rendis sur les lieux, et, n'ayant rien constaté de nouveau, je rentrai au camp pour rendre compte de ma mission.

Cette alarme ne me causa aucune émotion, mais il n'en avait pas été de même, la première fois que l'occasion de crier aux armes s'était présentée dans les débuts de notre colonne.

Après trois mois de campagne, le 27 juillet 1881, nos troupes étaient établies dans la plaine de Ras-el-Ma.

Des émissaires nous apprennent que l'ennemi doit tenter de se jeter dans le Tell, en passant entre Saïda et Daya.

Notre compagnie reçoit l'ordre d'aller à quinze milles en avant, pour surveiller les passes de la montagne. Cette compagnie devait rester de service pendant quatre jours.

Le troisième jour du tour de ma compagnie, j'étais en train d'écrire, quand, à minuit, plusieurs coups de feu, suivis bientôt de cris: Aux armes! retentissent à l'ouest.

Je me lève précipitamment, sans prendre le temps de mettre mes guêtres, et, donnant l'éveil au camp, je ma lance, au pas de course, le revolver au poing, dans la direction indiquée par les détonations.

Notre petit camp, composé de 125 hommes d'infanterie et de 10 cavaliers, formait quatre faces, d'une section chacune, et chaque face se gardait, à six cents mètres en avant d'elle, par un petit poste de quatre hommes.

J'avais à peine fait trois cents mètres que de nouveaux coups de feu se font entendre au même endroit, et bientôt des cris de: Arahaou! Arahaou!—cris de guerre ou de charge des Arabes,—se succèdent avec rapidité. Des bruits alarmants de chevaux, galopant à droite et à gauche ne me laissent bientôt plus de doute sur l'éventualité d'une attaque nocturne.

Je me surprends à regretter quelque peu de m'être ainsi aventuré seul dans une pareille reconnaissance.

Ces bruits de galop, reproduits et multipliés par les montagnes de Ras-el-Ma, semblent provenir d'une centaine de cavaliers. Mon imagination surexcitée me porte à exagérer encore le nombre.

Mes pensées deviennent sombres.

D'un coté, si l'ennemi passe près de moi sans me voir pour attaquer le camp, je suis certain d'essuyer le feu de ma compagnie, qui ne manquera pas de tirer sur l'assaillant; ensuite, si le petit poste est entouré, il en fera autant, et dans quelle alternative me trouverai-je: pris entre deux feux amis et avoir en outre à me défendre contre un ennemi nombreux!

Ma décision est vite arrêtée, car j'entends la charge qui m'arrive comme la foudre. Le sol gronde sourdement sous mes pieds.

J'avise une forte touffe d'alfa, et je m'écrase derrière et j'attends l'assaillant.

—Si les cavaliers me dépassent sans me fouler aux pieds de leurs chevaux, je suis sauvé et je rejoins ma compagnie par un détour, ou je renforce le petit poste. Les événements me guideront alors. Si, au contraire, je suis pris, eh bien! les six coups de mon revolver diront quelque chose.

Je fais jouer la batterie de mon arme pour m'assurer de son fonctionnement, et, voyant que les charges sont complètes, je me défile le plus possible.

Ma fois, tant pis, dussé-je en souffrir dans ma vanité de vieux soldat, j'avouerai que j'avais alors une peur franche et terrible. Le coeur me frappait la poitrine à la briser, et mes nerfs ébranlés me causaient des claquements de dents.

Cependant, du désordre de sentiments tumultueux que me bouleversent, se dégage une résolution nette et ferme: me défendre vigoureusement. Eh bien! oui, morbleu, j'ai peur surtout d'avoir peur, mais qu'ils y viennent donc!

Un homme ne sait jamais ce qu'il éprouvera ou ce qu'il fera au moment d'un danger véritable, si les circonstances lui refusent les épreuves réelles.

Le premier sentiment qui anime la plupart des hommes aux cris de: Aux armes! s'annonce chez eux par un arrêt brusque de la respiration, une précipitation des battements de coeur et une immense crainte vague qui leur fait toujours exagérer un danger inconnu.

Quoi de plus terrible, pour une poignée d'hommes perdus dans le désert et qui se savent entourés de milliers d'ennemis, que d'être réveillés la nuit par des cris sinistres et des coups de feu!

L'idée du petit nombre de la défense les frappe brutalement; l'incertitude sur les forces ennemies leur remplit l'âme d'une terreur indicible.

L'instinct seul de la conservation de l'animal guide l'homme aux faisceaux, et machinalement il arme son fusil.

Ces sensations n'ont cependant qu'une durée éphémère chez le soldat, et bien vite le courage, ramené par la fierté et la volonté, remplace chez lui tout autre sentiment: il est prêt pour le combat.

Le courage, que l'on ne devra jamais confondre avec la bravoure, n'est pas inné chez l'homme. Je m'autorise à soutenir cette vérité qui frise l'axiome.

On pourrait affirmer, sans paradoxe, que tout animal, homme ou bête, est au même degré pourvu de l'instinct de la préservation de la mort.

Chez la brute, le courage est équivalent à la force dont elle dispose: un petit est fort avec le petit, mais se soumet au grand. La brute attaque celui qu'elle sait vaincre, mais elle ne le ferait pas si elle croyait succomber dans la lutte. On peut donc ajouter que le courage chez elle est aussi basé sur l'ignorance du danger.

L'homme grossier ressemble quelque peu à la brute; l'homme bien né, fier, intelligent, éprouve les mêmes craintes que le premier en face du danger, et il s'y déroberait, si sa volonté ferme et audacieuse n'imposait des lois à son physique.

Les deux plus puissants sentiments humains, la vanité et l'orgueil, aidés de l'habitude du danger, constituent le courage chez tous. Ces trois passions poussent l'homme à affronter des périls où il sait succomber, périls que ses instincts animaux lui conseillent de fuir.

Une grande erreur est d'accuser de lâcheté un conscrit qui blêmit au feu, et un grand tort, c'est aussi de blâmer le vieux brave quand il salue la balle. L'un et l'autre obéissent aux nerfs, qui seront bientôt domptés par l'énergie de la volonté.

Celui qui se vante de n'avoir jamais eu peur est un fanfaron inoffensif ou une brute privée de tout sentiment humain.

La bravoure jaillit d'un acte spontané, inattendu, tandis que le courage naît du raisonnement. Mais la psychologie est importune ici.

Ces quelques réflexions expliquent suffisamment les émotions qui m'agitaient, lorsque, embusqué derrière une plante d'alfa, j'attendais, anxieux, le dénoûment des choses.

Hélas! tant il est vrai que tout est illusion dans la vie!

Les montagnes voisines étaient merveilleusement répercutantes, et les bruits reçus par elles se répandaient, répétés mille fois par leurs échos prodigues.

Ainsi, les détonations du petit poste provenaient simplement de deux coups de fusil, et les centaines de cavaliers se réduisaient à deux misérables pâtres, qui allaient aux vivres dans des douars voisins.

Ces pauvres diables, surpris des Qui vive? des factionnaires, et ne sachant que répondre, s'étaient enfuis, chacun dans une direction, en criant pour animer leurs montures. L'un d'eux, se heurtant à un autre poste, s'était rendu en pleurant.

C'est égal, à partir de ce moment, je connaissais les émotions éprouvées à l'alerte: mais bientôt les alertes se renouvelaient si souvent que je prenais le temps de m'habiller comme pour une parade, et, avec le même sang-froid qu'à l'exercice, je faisais rompre les faisceaux et enlever les bouchons de fusils. Ennuyé et à moitié endormi, je maugréais ensuite contre ces gueux d'Arabes que ne respectaient en rien le sommeil du troupier français.

C'est sous le coup de ces sentiments-là que je rendis compte à mon capitaine que l'alarme causée à nos avant-postes, au schott Tigri, au mois de mai, provenait probablement de quelques maraudeurs.

A peine avais-je fini de parler, qu'une grêle de balles pleut sur le camp, perce plusieurs tentes et blesse un homme et un mulet.

«Lumières éteintes et aux faisceaux!» ordonne le capitaine.

Campés sur le versant d'une colline, nous étions dominés à quelques centaines de mètres par un énorme rocher, d'où étaient partis les projectiles ennemis.

Au pied de ce rocher, le terrain est sablonneux.

Après quelques minutes d'attente, le capitaine me donne l'ordre de me porter avec mon peloton dans la direction de l'attaque, de m'installer à une centaine de mètres et d'attendre là, jusqu'au jour.

J'exécute ces prescriptions, et, une heure après nous sommes installés dans une petite tranchée-abri, vivement faite par nos hommes, porteurs d'outils de campagne.

Je place quelques factionnaires sur les flancs pour éviter les surprises, et nous attendons le jour.

Défense nous avait été faite de faire feu, afin de ne pas trahir notre présence. Nous devions nous servir de la baïonnette en cas de tentative de l'ennemi de se porter sur le camp.

La nuit est très-sombre, et vers deux heures du matin, une pluie torrentielle, accompagnée de tonnerre et d'éclairs, vient nous rendre visite.

L'ennemi, embusqué sur les hauteurs, continue, sur nous et sur le camp, son feu rendu inoffensif par la distance et l'incertitude du but à atteindre. Cette tiraillerie cependant nous énerve à l'extrême.

Les hommes, la tête couverte de leurs toiles de tente, la main crispée sur leurs armes, sont couchés dans la tranchée, trempés jusqu'aux os.

La température s'est beaucoup refroidie, et bientôt des frissons intenses s'emparent de tous.

Les factionnaires anxieux interrogent la direction de l'ennemi.

Un silence parfait règne chez nous, et malgré les éclairs qui auraient pu faire découvrir notre position, l'ennemi ne sait où nous prendre.

Quelques projectiles, lancés au hasard, nous frisent parfois les oreilles, mais personne n'est touché. A chaque sifflement de balle, j'entends des jurons étouffés et des bruits de mouvement violemment réprimés.

Une seule passion, la rage, agite tout le monde.

Si seulement on pouvait les voir, ces pouilleux-là!

Enfin le jour arrive, et avec lui disparaît l'ennemi pour aller nous attendre à notre passage plus loin.

Je reçois l'ordre de rentrer.

Engourdis, éreintés, énervés, titubant comme des hommes ivres, trempés jusqu'à la moelle, nous rentrons, l'air abattu.

Je ne crois pas avoir passé une plus mauvaise nuit de toute mon existence.

Les visages, au camp, expriment un inquiétude profonde. On va certainement être attaqués bientôt.

Les dispositions sont prises.

Les chameaux, la patte de devant attachée, sont massés et couchés. Les indigènes reçoivent sous peine de mort, l'ordre de rester assis près de leurs bêtes et de les tenir en main.

Enfin tout le monde est à son poste, et chacun connaît sa mission.

Nous attendons deux heures, et rien.

A huit heures, mon capitaine donne l'ordre du départ. Avec les distances rapprochées, nous nous mettons lentement en route, sous la protection de nos éclaireurs.

La journée se passe sans encombre, et dans deux jours nous aurons rejoint la mission, pour la sécurité de laquelle on craint beaucoup. En effet, nos espions, embrassant l'horizon en tous sens de leurs gestes significatifs, le visage blême de frayeur, nous annoncent que des ennemis, aussi nombreux que les sables du désert, nous entourent de tous côtés.

La mission topographique possède bien une petite redoute comme refuge, mais ses membres sont peu nombreux, et mon capitaine craint qu'ils aient été surpris isolément.

Enfin, deux jours se passent encore sans incidents, et nous rejoignons les topographes que nous trouvons sains et saufs, mais très-inquiets sur les bruits alarmants que leur avaient aussi apportés leurs émissaires.

Après un jour de repos, mon capitaine reprend la marche du retour. Pour plus de sécurité, il emmène avec lui les membres de la mission.

Je dois dire ici quelques mots sur la composition de notre détachement.

Notre effectif comptait à peu près trois cents hommes et quatre officiers.

Notre convoi comprenait huit cents chameaux, chargés de vivres et de tonnelets d'eau, un fort détachement d'ambulance, et une cinquantaine de petits mulets indigènes pour les bagages.

Sur nos trois cents hommes, cinquante étaient montés et formaient une forte section franche commandée par le lieutenant de ma compagnie.

La compagnie du 4e bataillon n'avait qu'un lieutenant pour officier.

Ma compagnie, d'après cette répartition de nos forces, restait avec cent vingt-cinq hommes, commandés par mon capitaine.

Le sous-lieutenant avait le second peloton sous ses ordres, et moi, qui venais d'être nommé adjudant, je remplaçais le lieutenant absent dans le commandement de son peloton.

Voici notre ordre de marche:

En tête, vingt-cinq hommes de la section franche, avec quelques goumiers, sous les ordres d'un sous-officier, avaient pour mission d'éclairer la marche.

Venait ensuite le gros de la colonne, dans l'ordre suivant: il formait un carré, et chaque face du carré était couverte par un peloton.

En arrière-garde, à cinq cents mètres marchait l'autre détachement de vingt-cinq hommes de la section franche commandé par mon lieutenant.

En raison de la longueur du convoi qui dépassait un kilomètre, nos troupes étaient forcées de se disséminer d'une manière excessive. Chaque groupe était séparé de son voisin par une distance variant de six à sept cents mètres.

Il est nécessaire, pour la clarté des événements ultérieurs, que je donne ces détails sur notre formation de marche. On verra jusqu'à quel point nous fut fatale cette disposition de nos forces imposée par notre nombreux convoi.

Le terrain que nous parcourions, le matin du combat, offre aussi d'intéressantes particularités: il est accidenté de dunes de sable successives.

Ces dunes peuvent avoir une centaine de pieds de hauteur. Elles sont à pente douce, complètement arrondies à leurs sommets, et formées de sables mouvants qui fatiguent beaucoup la marche.

Dans les mouvements de la colonne, souvent la tête du convoi disparaissait derrière un de ces monticules, et notre formation se trouvait ainsi disloquée.

Il était impossible de savoir à la queue ce ce qui se passait en tête, et vice versa.

La mission de la fraction d'éclaireurs était des plus difficiles, en face de ces collines qui lui bornaient l'horizon en tous sens.

Telle était la disposition de nos forces, à notre départ d'El-Mengoub, avec la mission topographique.

Le deuxième jour de notre retour, nos éclaireurs nous annoncent un grand troupeau de moutons.

Sans avoir d'instructions là-dessus, mon capitaine obéit cependant à la loi de la guerre, et ordonne à la section franche de courir sus au troupeau et de l'enlever.

Les bergers se sauvent à l'approche de nos hommes, et les moutons sont à nous.

La facilité étonnante avec laquelle cette razzia vient d'être opérée nous donne de sérieuses inquiétudes. En effet, l'avenir fera connaître que ce troupeau sur notre route n'était en réalité qu'un leurre.

Une fois possesseurs de cette capture, qui compte deux mille têtes de bétail, nos embarras croissent et notre convoi s'allonge de moitié.

On s'arrête pour la nuit, et l'on met un peu d'ordre dans notre organisation.

Rien de nouveau jusqu'au matin.

A cinq heures, nous nous mettons en route, et à huit heures nous nous engageons dans les dunes de sable décrites plus haut.

Vers neuf heures, une vive fusillade se fait entendre à l'avant-garde.

Mon capitaine fait sonner la halte, et, ne voyant personne venir de l'avant, il envoie un homme voir ce qui s'y passe.

Celui-ci revients quelques moments après. Sa mine effarée n'annonce rien qui vaille.

Il rend compte que les vingt-cinq hommes de la section franche sont aux prises avec d'innombrables cavaliers.

Le capitaine, inquiet, expédie des ordonnances partout pour avertir les divers groupes de se tenir prêts à repousser l'ennemi.

Il donne aussi l'ordre à un peloton de se porter au secours de l'avant-garde.

A peine a-t-il prescrit ces mesures, qu'une nuée de cavaliers couvre la dune sur notre droite et fond sur nous comme une trombe.

Le peloton qui se trouve en face a juste le temps de faire un feu de salve.

Une dizaine de cavaliers sont culbutés; mais le gros arrive dans le convoi, y sème un grand désordre, et nous tue deux hommes.

Un clairon sonne le ralliement.

Sanglante ironie! à la suite de cette sonnerie, de tous les points de l'horizon nous arrivent de nombreux ennemis.

Partout ils sont vigoureusement reçus, et beaucoup roulent sur le sol; mais ils réussissent quand même à nous tuer quelques hommes.

Ces premières attaques repoussées, il se produit un moment de répit.

Mon capitaine appelle quelques goumiers, et leur promet une forte récompense s'ils peuvent franchir les lignes ennemies et avertir la colonne d'Aïn-ben-Khélil de notre position précaire.

Une vingtaine de ces auxiliaires répondent à l'appel et se lancent, bien montés, dans toutes les directions.

On remet de l'ordre partout, autant qu'il est possible; mais les chameaux, moutons, chevaux, effrayés par le bruit des détonations et les cris furibonds des assaillants, sont devenus incontrôlables.

En face de la foule innombrables des insurgés, mon capitaine se décide enfin à abandonner le convoi.

En conséquence, il envoie aux fractions éloignées l'ordre de tout lâcher et de se replier sur lui le plus tôt possible, tout en restant compactes.

De nouveaux cris se font entendre, et une avalanche furieuse de cavaliers ennemis nous tombe dessus, rapide comme l'éclair.

Leurs efforts sont surtout dirigés vers le groupe auprès duquel se tient mon capitaine, dont l'uniforme a attiré l'attention.

A ce moment, la colonne forme à peu près une quinzaine de groupes épars de vingt hommes chacun.

Deux de ces groupes, avec lesquels je me trouve, entourent le capitaine.

Près de mille cavaliers se heurtent à nous.

Un feu rapide arrête l'élan des premiers; mais bientôt, entourés de tous côtés, nous ne savons plus sur qui diriger nos coups.

Notre chef donne l'ordre de se porter sur une dune voisine.

Le mouvement rescrit est déjà commencé, quand, jetant les yeux sur mon capitaine, je vois qu'il chancelle et qu'une de ses mains presse son côté droit. Il crie qu'il est blessé.

Je rallie mon monde et vole à son secours.

On nous attaque tout de suite avec une fureur sans pareille, et, malgré nos efforts, nous sommes bousculés par trente contre un.

Nous résistons victorieusement cependant, et au moment où nous arrivons pour dégager le capitaine, je me sens frappé. Je tombe, et ma tête heurte violemment le sol.

Une foule de chevaux, chameaux, me passent par-dessus; les balles sifflent aux oreilles, m'effleurent le visage, mais je ne suis pas touché. Je perds enfin conscience de ma position.

Je me remets bientôt cependant, et, me relevant, je me débats comme un forcené.

Pendant longtemps je frappe à droite et à gauche, et au moment où mes forces épuisées allaient me trahir, il se fait un grand silence.

Tout a disparu: l'ennemi, repoussé, est allé se reformer.

Dans la lutte, nous avons été entraînés à une centaine de mètres du capitaine, dont j'aperçois le cheval hébété près du corps de son maître.

Je rassemble les quelques hommes qui nous restent, et nous courons de nouveau au secours de notre chef.

Nous sommes près de lui; mais une nouvelle charge nous arrive.

Il s'ensuit une affreuse bousculade que je me rappelle vaguement. Quand je reviens à moi, nous nous trouvons encore à une centaine de mètres de l'endroit où est tombé mon capitaine.

Nous nous portons de nouveau vers lui. Cette fois, nous y sommes. Deux hommes l'empoignent et essayent de le porter; mais il est très-gros, et le fardeau est par trop lourd. On cherche un mulet d'ambulance dans le désordre qui nous entoure, mais rien.

Enrageant de notre impuissance, nous essayons de nouveau de l'emporter à force de bras.

Une autre charge, plus furieuse encore que les précédentes, nous aborde comme un ouragan, et, cette fois, c'est fini; le pauvre capitaine, qui respire encore, est au mains de l'ennemi. L'instant de répit qui suit cette dernière attaque me permet de voir son cadavre, entouré de quelques fantassins ennemis qui lui défoncent le crâne à coups de bâton.

Des pleurs de rage me brûlent les yeux, et, m'élançant avec quelques hommes, je tombe sur ces bêtes féroces, et je perds connaissance…

Quand je reviens à moi, le lieutenant du 4e bataillon me tâte par tout le corps; mais, chose inouïe, je ne suis pas blessé. Un coup de matraque sur la tête m'avait simplement étourdi.

L'ennemi s'est retiré à quelques centaines de mètres pour se reformer.

Chez nous, près de la moitié de notre effectif gît sur le sable. Les débris des fractions éloignées nous ont rejoints.

Mon lieutenant est tué: son corps est sur un cacolet.

Mon sous-lieutenant a une balle dans l'épaule.

Tout n'est pas désespéré cependant. Les insurgés comptent probablement deux ou trois mille combattants, et nous, près de deux cents; mais nous sommes réunis.

Il nous reste dix mulets d'ambulance inoccupés, et chaque homme possède encore environ soixante cartouches.

Nous sommes au sommet d'une dune, et le lieutenant du 4e bataillon, qui a pris le commandement, décide la retraite avec la marche en carré.

Le cadavre de mon capitaine est décidément abandonné: impossible de l'enlever.

Je m'examine un peu. Mon uniforme est en lambeaux, je suis couvert de sang, et j'ai les mains et le visage écorchés. La tête me fait un mal intense, et j'ai perdu mon képi, mon sabre et mon revolver. Je me trouve avec un fusil entre les mains, et je ne me rappelle pas où je l'ai ramassé.

La retraite commence.

Nous marchons pendant trois ou quatre cents mètres, et nous subissons une nouvelle attaque qui nous abat trois hommes.

Il est inutile de décrire chaque phase successive de notre marche. Il suffit de dire que nous parcourons une vingtaine de kilomètres repoussant de nombreuses charges ennemies, qui réussissent presque toujours à nous faire perdre un ou deux hommes.

Vers cinq heures du soir, nous sommes à cinquante kilomètres de la colonne de Négrier.

L'ennemi jugeant probablement que cette proximité est par trop dangereuse pour lui, fait un suprême et dernier effort; mais il est repoussé, comme toujours.

Cette dernière attaque nous coûte notre lieutenant, qui reçoit une balle dans l'aine. Il a cependant la force de nous donner l'ordre de camper où nous sommes: une petite hauteur bien propre à une résistance énergique.

Comme il est probable que la colonne d'Aïn-ben-Khélil a été avertie, nous attendrons ici les secours.

D'ailleurs, impossible d'aller plus loin. Les mulets de l'ambulance sont presque tous atteints, et les cacolets sont encombrés de cadavres ou de blessés.

Nous nous établissons solidement sur notre mamelon, attendant l'ennemi, qui ne revient plus. Nous pouvons voir, par instants, quelques cavaliers apparaître çà et là, soit pour prendre la selle d'un cheval tué, soit pour saisir les chevaux sans maître, soit pour enlever un mort.

Nous ne les inquiétons pas, ménageant les quelques munitions qui nous restent pour nous défendre.

Les pertes ennemies doivent être nombreuses, car à chaque feu de salve on voyait une vingtaine de burnous rouler par terre, et Dieu sait si nous avons tiré! Mais le nombre finit fatalement par avoir raison du courage. Pour dix ennemis tués, nous avons chez nous un cadavre. Toute proportion gardée, nous perdions plus de monde que les insurgés.

La nuit se passe dans des transes continuelles et dans de bien pénibles réflexions.

Les hommes causent à voix basse et comptent leurs cartouches.

Le lieutenant, quoique très-grièvement touché, ne l'est cependant pas d'une manière nécessairement mortelle.

Les blessés, muets et presque tous mourants, reçoivent des soins sommaires.

La nuit, devenue très-fraîche, occasionne de violents frissons à tout le monde. La réaction du combat laisse aussi aux hommes un abattement fébrile.

Nous faisons l'appel. Il manque mon capitaine, mon lieutenant et quarante hommes tués: les deux autre officiers et trente-huit hommes sont blessés.

Je suis sain et sauf mais très-abattu. La mort de mes deux officiers me cause une profonde douleur. Pour un rien, j'aurais donné ma vie.

Un homme poussé au bout par la fatigue, la faim, l'horreur du combat, sent un immense dégoût s'emparer de son âme, et se laisse insensiblement aller à croire qu'il serait bon de mourir. Les plus grandes cruautés lui sont indifférentes. Il se demande ce que vaut la vie, pour qu'il prenne la peine de la défendre. Il en arrive ainsi au dernier degré de l'apathie. C'est le moment de réagir avec vigueur, car le découragement est voisin de la lâcheté, et l'homme qui ne se redresse pas alors ne vaut plus rien.

Cependant, de tout ce chaos d'idées et de réflexions se dégage une chose: j'ai enfin assisté à un vrai combat.

Que de scènes navrantes dont j'ai été témoin!

Une entre autres m'a frappé. Un jeune caporal alsacien reçoit une balle dans la cuisse et tombe. Il se traîne, cherchant à suivre les autres qui escaladent une hauteur. Se voyant impuissant, il se tourne vers l'ennemi, et fait un feu précipité.

On l'entoure, et un grand nègre, lui assénant un coup de bâton sur la tête, cherche à le dépouiller de ses vêtements.

Le caporal, évanoui sur le coup, revient vite à lui, et se défend en désespéré.

Son adversaire le bourre de coups de couteau, et à chaque blessure le caporal répond par un cri et un nouvel effort de lutte. Finalement, il expire. Le nègre n'a pas joui longtemps des vêtements du caporal. Dix fusils s'étaient dirigés vers lui, et avant de s'être éloigné de sa victime, il tombe, et sa tête va heurter la poitrine de l'Alsacien.

Ils sont au moins unis dans la mort.

Un autre épisode, dont le funèbre héros était un sergent de ma compagnie, m'a aussi violemment remué.

J'ai dit que vingt-cinq hommes montés, de la section franche, formaient l'arrière garde.

Au premier bruit du combat, ils s'étaient tous portés au secours des camarades.

D'un coup d'oeil, ils se rendent tout de suite compte de notre position désespérée. Ils n'hésitent pas un instant cependant, et, quoique très-inférieurs en nombre, il se lancent à fond de train dans le plus fort de la mêlée.

En une minute ils sont culbutés et bientôt dispersés. Le sergent, emporté par son cheval, tombe au milieu d'un groupe ennemi. Au moment où il file comme le vent, un cavalier arabe le croise, et, l'accrochant par la bouche avec sa matraque, l'attire à lui et le couche en travers de sa selle.

Une lutte s'engage, mais l'Arabe a bientôt l'avantage, et un coup de pistolet à raison du sergent.

Son corps inerte se balance quelques instants aux flancs du cheval emporté, et, paquet sanglant, il tombe enfin comme une masse sur le sable rougi de sang.

Je me rappellerai longtemps le regard de ce malheureux, au moment où il sentit le crochet de l'arme de son ennemi s'enfoncer dans ses chairs.

Je dirai ici que les Arabes sont porteurs de plusieurs espèces d'armes. Outre le fusil, le sabre et le couteau, tous sont armés d'un énorme bâton de chêne appelé matraque, dont une extrémité est garnie d'un croc solide. Ils se servent de cette dernière arme pour accrocher leurs adversaires et les jeter à bas de leurs chevaux.

Le lieutenant de ma compagnie, qui commandait la fraction de la section franche à l'arrière-garde, reçut une des premières balles ennemies au moment où il se portait au secours du gros de la colonne. Nous fûmes assez heureux de pouvoir dégager son corps, mais il n'en fut pas de même pour tous: beaucoup restèrent au pouvoir de l'ennemi.

Je crois que ces quelques lignes donneront une bien faible idée de l'horreur des pensées que m'assiègent pendant la nuit qui suit le combat.

Vers quatre heures du matin, mes idées s'éclaircissent un peu cependant, et je commence à être heureux de ne pas avoir été tué. Les beautés de l'existence me reviennent avec le jour. Je sens renaître en moi un immense espoir à mesure que le soleil monte à l'horizon.

Comme je trouve tout beau! La lumière est si douce, l'air si pur, le désert si calme!

Un grand silence assiste à notre réveil, et bientôt tous se font part de leurs impressions sur l'arrivée probable de la colonne de secours.

A-t-elle été avertie? Pourra-t-elle faire cinquante kilomètres en quinze heures? Sinon, que devons-nous faire?

Le lieutenant, quoique blessé, conserve toujours le commandement. Il prescrit d'attendre jusqu'à neuf heures. Si, à ce moment, aucun secours n'est arrivé, on se mettra en marche.

Le silence se fait de nouveau, et les regards sont fixés, anxieux, dans la direction du nord. Pendant trois longues heures, on est balancé par une alternative d'espérances, aussitôt abandonnées que conçues.

Enfin un bruit lointain, ressemblant au son du clairon, se fait entendre. Bientôt plus de doute, on sonne la marche du régiment.

Oh! mon Dieu! que cette musique est belle! Toutes les harmonies humaines ne causeront jamais de plus grandes jouissances que les quelques sons jetés dans l'air par le clairon de mon régiment.

Il nous reste un clairon. Il embouche son instrument, et, sonnant à tout rompre, il répond à la colonne.

Quelques moments après, des visages amis se présentent, et nous devenons gais, malgré nos douleurs.

Pas de temps à perdre cependant.

Le colonel donne quelques minutes de repos, et se dirige bientôt vers l'endroit où le combat a commencé.

Des cadavres d'hommes et de bêtes sont les sinistres points de repère qui nous guident dans notre marche.

Nos morts sont entièrement dépouillés de leurs vêtements et horriblement mutilés. Presque tous ont la tête séparée du tronc.

Nous arrivons à l'endroit où fut abandonné mon capitaine. Son cadavre nous apparaît sur le versant d'un monticule. Il est nu, et il a la tête et le bras gauche coupés. Une balle lui a percé le flanc droit. Dix-huit coups de couteau lui ont fait d'horribles trous dans la poitrine. Il a aussi subi la dernière mutilation. Ces misérable s'étaient acharnés sur les restes de notre malheureux capitaine.

A ce hideux spectacle, un frisson d'intense dégoût secoue les assistants. Les regards deviennent fixes de rage, les dents sont fermement serrées, et quelques sourds jurons se font entendre.

Mais il ne faut pas perdre de temps dans d'inutiles émotions. Vite à l'action. Nous enlevons nos morts, et rétrogradons vers Aïn-ben-Khélil.

Pas un ennemi à trente kilomètres à la ronde. Ces lâches-là ne s'attaquent qu'au petit nombre.

Le lendemain de notre arrivée à destination, les funèbres débris du combat recevaient de magnifiques funérailles.

XXIV

LA FLUTE

Je préfère voyager autour de ma tente que de voyager avec elle. Ce qui veut dire, en termes plus clairs, que je suis heureux quand je suis en station.

Quel mauvais génie me pousse toujours dans les aventures! je rabâche encore ici mes tendances à la vie tranquille, et, franchement, je suis honnête dans ce que je dis. Je commence à croire que quinze mois de campagne, sans voir une maison, une ferme, un arbre, une table, une chaise, enfin autre chose que le ciel, le plaine et des soldats, sont amplement suffisants pour satisfaire un seul homme aux goûts modestes.

Me voilà de nouveau installé dans ma petite tente, et, après ma terrible expérience du schott Tigri, je puis voyager hardiment.

J'avais perdu mon sabre, mon revolver et mon képi, et ces trois utiles ornements me manquaient beaucoup.

J'eus le bonheur de retrouver les deux premiers, mais mon malheureux képi eut une fin digne de sa profession. Malgré mes recherches, il fut décidément perdu; les dunes de sable furent pour lui un tombeau.

J'en ai un autre qui n'a pas d'histoire; aussi je préfère n'en rien dire.

Mon sabre est rouillé, sale, abandonné.

Mon revolver, grave maintenant, puisqu'il a fait ses preuves, est en train de devenir brillant.

Je n'en suis pas bien sûr, mais je crois que le gaillard a sur la conscience autre chose que de petits trous dans des ronds noirs à la cible. Il pourrait bien se faire que de malencontreux indigènes se soient trouvés en face de son canon menaçant. Quoi qu'il en soit, je le respecte maintenant et lui donne les premiers soins.

Mon sabre est d'une médiocrité humiliante. Son brillant lui reviendra dans un temps à venir.

Mon sac a été troué par une balle. Je le vide.

Ah! voilà ma flûte!

Je trouve ce doux instrument, au fond, bien loin, dans un recoin oublié. Ceci explique l'abandon où j'ai dernièrement laissé cette compagne de quinze ans. Ma pipe et ma flûte sont toujours restées fidèles à leur maître. Depuis notre accointance au Texas, elles ne me quittèrent pas d'une semelle.

Dans ma tendre jeunesse, comme j'avais tous les talents, mon papa pensait, après m'avoir sondé de son oeil de lynx, que je deviendrais un fameux musicien.

En conséquence, il me paya un terme au professeur de musique, et me voilà tapotant le piano.

C'était très-beau pendant les heures d'étude, mais fort désagréable les jours de congé.

A mes nombreuses aptitudes, se joignaient encore la passion des jeux de barres, de crosse et de balle. Je rageais quand, perdu avec un piano dans une immense salle, j'entendais les cris des camarades dans la cour. Je faisais deux gammes et j'allais à la croisée.

Un jour, n'y tenant plus, pif! paf! je brise une partie du clavier.

Piteux, je me sauve, craignant l'orage. Les cris des camarades, jouant aux barres, n'ont plus, après mon méfait, les mêmes charmes qu'auparavant. Je comprends tout de suite que je payerai cher ma mauvaise humeur.

Fourré dans un coin du corridor, il me semble, à chaque pas que j'entends, voir apparaître la face grave et sévère de notre directeur. Enfin je m'échappe, chassant les idées sombres.

Malgré mes efforts, je suis triste comme la nuit. L'entrain me manque, et le jeu de barres a perdu son attrait.

Bientôt, j'entends appeler mon nom. Je pousse un soupir de soulagement, préférant une situation claire à l'incertitude qui m'étreint.

On me punit sévèrement, mon papa paya le clavier, et je fus à tout jamais délivré des études de musique.

Voilà pourquoi je ne suis pas pianiste.

J'en avais assez appris cependant pour savoir ce que c'était que la clef de fa. En outre, je pouvait très-bien exécuter une gamme, en passant le pouce sans déranger la fixité du poignet. On n'avait pas d'appui-main au collège, et la gymnastique des doigts était fort ennuyeuse.

Plus tard, étant campé dans les prairies du Texas, près du Fort-Concho, je devins possesseur d'un piccolo.

Mes fonctions de secrétaire du général me laissant de nombreux loisirs que j'employais à bâiller méthodiquement, ce piccolo fut un monde pour moi.

Je me mis tout de suite à souffler dedans avec une ardeur inquiétante. Ayant saisi les sons de trois notes, mon ambition ne connut plus de bornes.

J'assiégeai de demandes de méthodes les marchands de musique de Boston, de New-York et de la Nouvelle-Orléans. Des cargaisons m'arrivèrent bientôt, et, après six mois d'études approfondies, je parvins à jouer A la claire fontaine! comme pas un.

Les vastes plaines qui s'étendent entre Fort-Concho et Fort-Richardson se répétèrent souvent les sons inspirés de mon joyeux piccolo.

La campagne terminée, je me procurai à Jefferson une magnifique flûte que j'ai encore.

Il y a loin du petit débutant de 1870 au virtuose actuel. Ma foi, c'est vrai, les plus difficiles morceaux n'ont plus de secrets pour mon instrument, et mon mère ne s'était pas trompé en reconnaissant chez moi, dès mon enfance, un talent musical de première venue.

Ces qualités harmoniques me procurèrent par la suite de bien douces distractions.

Mon second lieutenant dans l'armée américaine était d'une force remarquable sur la flûte à six trous. Ayant un soir écouté mes timides roucoulements, il conçut tout de suite un immense intérêt pour le jeune auteur d'aussi louables efforts.

Nous étions alors campés sur les bords du Black Cypress Bayou, près de
Jefferson.

Les pavillons des officiers faisaient suite aux baraques de la troupe, et le bureau du général auquel j'étais attaché, se dressait en face, à quelques mètres.

Je passais mes journées, couché dans un hamac, sur une petite terrasse, d'où je voyais les dames militaires prendre le frais sur le gazon.

Suivant leurs moindres mouvements d'un oeil envieux, je maudissait l'injustice du sort qui me refusait le bonheur de la douce société des femmes. J'aimais beaucoup les causeries féminines, et, en raison même de ce penchant, je persistais à être de plus en plus privé.

Les gais rires et les éclats de voix tapageurs de ces dames, folâtrant avec leurs maris, exaltaient mes sentiments à un degré extrême. Lorsque j'avais ainsi amassé une provision suffisante d'émotions douces, suaves, amoureuses, j'étreignais ma flûte et je les lui confiais.

C'est à la suite d'un: Home, sweet home! délirant, joué dans des circonstances pareilles, que le lieutenant M… tombait comme une bombe chez moi, la louange au lèvres.

Il était fort, et appréciant ma faiblesse, il me donna des leçons.

Je faisais aussi beaucoup de travaux de copiste pour cet officier. Ces écritures et mes leçons de flûte m'amenaient souvent chez lui. Ce fut pour mon malheur.

Le lieutenant M… avait cinquante ans; sa femme, vingt. Elle était brune, vive, alerte, sémillante, pleine de vie et de feu. Ses grands yeux noirs me faisaient frissonner quand ils rencontraient mes regards timides.

Conséquence naturelle, je devins éperdument amoureux de madame M… Elle s'en aperçut bien vite, en souriant.

Elle s'attendait peut-être à quelques démonstrations décisives de ma part; mais, malgré mon expérience des choses de l'amour avec ma céleste Angèle, malgré mon uniforme de guerrier qui aurait dû me donner de la hardiesse, j'étais toujours d'une apathie distinguée.

Hélas! la nature est plus forte que les désirs. Un timide vivra, rougira, fera des bévues, mourra, et cela, toujours dans la peau d'un timide.

En voyant madame M… mes yeux cherchaient des recoins sombres pour y cacher leurs feux, mon visage devenant tout bêtement rouge.

Coquette comme toutes les jolies femmes, madame M… suivait, amusée les différentes phases de ma passion. Elle me lisait comme un thermomètre, et il faut croire qu'elle prenait goût à cette lecture graduée, car souvent, en l'absence de son mari, elle me faisait appeler pour des raisons futiles.

Elle me recevait dans le négligé le plus voulu possible; ses longs cheveux flottaient sur ses épaules, une dentelle légère laissant entrevoir la peau blanche de son cou. Elle me souriait, m'encourageant à parler.

J'attendais qu'elle m'adressât la parole. Après quelques banalités de sa part, suivies d'un mutisme complet chez moi, des signes d'impatience tourmentaient son visage, et je prenais congé d'elle.

Je dois dire que mon manque de hardiesse était quelque peu entaché de peur.

M… était un terrible. Chaque fois qu'il s'absentait, il avait pour mission d'arrêter quelques desperadoes, reliquats de la guerre de Sécession qui, à cette époque, infestaient encore le Texas. Il réussissait presque toujours à les prendre ou à les tuer. C'est assez dire que M… était un vrai dur à cuire.

Aussi je craignais continuellement de voir surgir sa face pâle et ses moustaches en brosse, dans l'encadrement d'une porte quelconque, chaque fois que sa femme me retenait chez elle pour des futilités.

Le revolver de ce gars-là ne manquait jamais son homme, et qu'aurais-je fait, moi, misérable bambin de dix-sept ans, en face de ce terrible lutteur?

Un soir, décidée à me vaincre, madame M… me fait appeler.

Assise à sa toilette, souriant à sa glace, elle tresse nonchalamment sa belle chevelure: ses épaules nues, d'une blancheur de neige, laissent courir un fin réseau de veines bleues, où bouillonne un sang ému. Sa bouche, rouge et sanguine, palpite dans des enroulements voluptueux.

Ses yeux m'accueillent avec une caresse au moment où, respectueux, j'apparais, rougissant devant elle. Une légère contraction de ses sourcils annonce une volonté bien arrêtée d'arriver à un résultat.

—Vous ne me paraissez pas être de la classe des hommes qui généralement s'engagent dans l'armée américaine?

—Madame, vous me faites beaucoup d'honneur.

—De quelle partie de la France êtes-vous?

—Du Canada, madame.

—Ah!… les femmes sont-elles belles chez vous, au Canada?

—Pour ça, oui, madame! (Étais-je assez bête?)

—Oh! oh! oui, vraiment, ont-elles des dents comme celles-ci, des cheveux comme ça, des épaules comme les miennes et des yeux…?

Ce disant, elle me foudroie d'un regard à fondre toutes les banquises du
Groenland.

Je continue à être bête, ce qui n'était pas difficile, et:

—Mon Dieu, madame, je manque d'expérience, mais veuillez bien croire que nos femmes sont aussi très-belles.—Puis, m'enferrant à font, je pousse niaiserie jusqu'aux limites extrêmes, en lui vantant les qualités extraordinaires de nos gracieuses Canadiennes: comme elles son appétissantes, fidèles en amour, bonnes mères de famille, attachées à leur foyer, débordantes de bonne humeur.

Madame M… me laisse dire sans souffler mot. Ses mains seules, agitées et nerveuses tiraillent ses longs cheveux, les tordant convulsivement.

Enfin, avec une moue énergique, elle se lève tout à coup, me montre la porte d'une chambre voisine, et m'invite à la suivre.

J'obéis comme un caniche fidèle. Emboîtant le pas, j'entre avec elle dans une pièce sombre, toute parfumée.

Mes yeux aveuglés ne distinguent pas tout de suite les objets qui m'entourent, mais peu à peu, m'habituant à la demi-clarté, je vois madame M… assise sur son lit. Elle me fait signe.

Indécis, ahuri, pétrifié, je voudrais agir, mais je ne le puis.

Soudain, je me sens saisi et entraîné avec une violence extrême. Je me dégage avec énergie, et, fuyant, comme poursuivi par tous les démons de l'enfer, je me précipite hors de la maison, laissant mon képi, comme pièce à conviction.

Ah! Joseph, mon bienheureux homonyme, que l'on a tant calomnié, comme je comprenais enfin qu'il est parfois utile d'abandonner ses défroques!

Le dehors me rend un peu de calme, et, craignant de voir M… à mes trousses, je me dirige, l'oeil aux aguets, vers ma baraque.

Dix minutes après, madame M…, souriante, était tranquillement assise sur sa véranda. Mon képi me parvenait bientôt par l'entremise d'une ordonnance, qui me parut étonnée de mon étrange distraction.

J'en restai là par la suite avec madame M…, qui me regardait par la suite avec la plus complète indifférence. Tant il est vrai que la vertu n'est jamais récompensée.

Le lieutenant continua à me donner d'excellentes leçons de flûte. Le malheureux ne s'est probablement jamais douté des dangers que j'ai encourus chez lui.

Cette aventure me confirma davantage dans mon opinion, déjà bien arrêtée, de ma nullité flagrante en galanterie.

Je n'en persistai pas moins cependant à cultiver l'art du dieu Pan avec une ardeur légitime et, à mon retour au Canada, ma flûte contribua à me poser dans le grand monde.

C'est elle qui fut la cause de ma liaison avec P…, mon collègue en musique. On se souviendra du dénoûment désastreux de cette amitié, qui m'apporta une chute spéciale sur le trottoir en face de la maison de mon ami.

Pendant ma vie militaire au Manitoba, ma flûte fit prime; mais à Paris, je me trouvai dans une infériorité marquée.

Un jour, au Palais-Royal, la petite flûte de la garde républicaine fit des siennes.

Honteux, je me retirai, pour cacher mon instrument, qui ne vit de nouveau le jour qu'à Géryville, quand j'étais sergent-major.

Géryville est un point perdu à l'entrée du désert algérien. Il est à six étapes de tout lieu habité. Sentinelle avancée, il veille, avec un soin jaloux, sur la sécurité des possessions française de l'Algérie.

La petite garnison de deux compagnies est la seule force qui garde ce poste.

Les occupations des militaires ne sont pas dignes d'intérêt. A part quelques manoeuvres, le travail se réduit à rien.

Je partageais mes loisirs entre mon chien, ma baraque, mes livres, mon hamac et ma flûte.

Je choisissais toujours les heures solennelles pour réveiller les échos des montagnes voisines. Les sons plaintifs et harmonieux de mon instrument coulaient doucement, la nuit, dans les ondes sonores. La plaine et les montagnes furent souvent étonnées d'entendre les airs du pays.

Rien comme la solitude et le grand silence pour remuer les sentiments.

L'homme, se voyant si petit dans l'immensité, a besoin de faire un bruit quelconque pour se prouver à lui-même qu'il existe. Ainsi, en écrivant, la nuit, le grincement de la plume, qui suit la pensée sur le papier, est un compagnon. En marchant seul dans le désert, il faut penser à haute voix, pour tromper l'isolement.

La flûte était mon aide favorite, et les habitants de Géryville, située à quelques mètres du camp, eurent bientôt une idée exagérée de mes capacités harmoniques.

Le 14 juillet 1879, je reçus une députation des notables de la ville. Ils me priaient instamment de contribuer à la partie musicale de la fête célébrée en plein air.

Je promis mon concours, et, le soir de ce grand jour, je lançais amoureusement, dans les saules environnants, quelques extraits palpitants d'Il Trovatore.

Je remportai un grand succès, et le résultat fut l'absorption d'une quantité enivrante de champagne.

C'est à cette fête mémorable que je fis la connaissance de quelques messieurs de l'endroit.

Géryville est habité par une vingtaine d'Européens et quatre ou cinq cents Arabes ou Juifs. Les premiers avaient formé un orchestre dont on me pria de faire partie.

Je consentis, et je vous présente les membres de ce digne corps de musique, qui est appelé à régénérer cette partie-ci de l'univers, dont je respire l'air.

Une terrible querelle,—voir plus loin les détails,—faillit cependant détruire ce modeste programme.

De la tenue et du maintien! car nous voilà en face de nos musiciens!

Notre chef, conducteur des ponts et chaussées travaille sur le violon.
Il a cinquante-deux ans.

Il est instruit, intelligent, et auteur d'une brochure sans lecteurs:—cette brochure traite de la philosophie universaliste.

Comme musicien, notre chef est très fort en démonstrations. Grave de figure, il nous dit de bien belles choses sur les fugues, soupirs, points d'orgue, trilles, croches, doubles et triples; mais s'il joint l'action à la parole, je jette un oeil anxieux vers la porte, et cet acte est amplement justifié.

En effet, dix minutes s'écoulent avec une série de frottements pour ajuster les cordes; cette opération terminée l'archet, se lançant en mouvement, devient tout de suite dévergondé, et tourmenté par une main inspirée, il gratte le violon de la plus cruelle manière.

Les échos, surpris de ce vacarme, se lancent et se relancent les sons avec rage.

L'air, bouleversé de cette cacophonie, se refuse bientôt à alimenter les poumons des auditeurs, qui n'ont qu'une voie de salut: sortir.

C'est ce que je fais invariablement, avec tact, bien entendu, car mes parents m'ont bien élevé.

Notre sous-chef est fournisseur de l'armée.

Grand, Bavarois de naissance, sec, planche par devant, planche par derrière, il touche l'harmonium.

Il accompagne bien, mais il faut le suivre. Comme genre particulier, il arrive souvent trois mesures en retard à la fin de chaque morceau.

Les membres de l'orchestre négligent ce détail, auquel ils sont habitués. Comme c'est chez lui que l'on se réunit et qu'il donne à boire, il lui est permis d'aller jusqu'à quatre mesures de retard à chaque exécution.

En troisième lieu, vient le cornet.

C'est un loyal instrument auquel on ne peut reprocher que de légères absences. Ses pistons sont toujours embarrassés, et, aux endroits pathétiques, un son mat nous apprend qu'ils subissent un nettoyage.

Cela nuit un peu à l'harmonie de l'ensemble.

Une autre violon fait les secondes parties, et il a le mérite de ne rien savoir. Ce n'est pas un tort, car timide de caractère, il reste silencieux.

De plus, il est le beau-frère de notre sous-chef, et il sert à boire. De là, indulgence de nous tous à son égard.

Le trombone est tenu par un receveur des postes.

Ce précieux instrument se conduit assez bien. On ne peut lui attribuer que certains couacs, parfois embarrassants dans l'effet général du morceau.

Comme accessoire, nous avons aussi un ténor léger, âgé de cinquante-neuf ans.

Il chante bien, ce qui ne nuit en rien à l'harmonie.

En dernier lieu apparaît Joseph. C'est moi.

Je suis devenu le clou de la situation. La musique que j'interprète a un charme tellement original que le compositeur lui-même ne reconnaîtrait plus ses oeuvres.

Je m'étendrais complaisamment sur ce sujet, mais je deviens modeste et je me tais.

Nos musiciens mis en scène, je vous narre la querelle dramatique qui est venu ébranler notre institution dans ses oeuvres vives. Ce forfait, que nous déplorons tous, fut consommé pendant une de mes absences.

La chicane, comme je l'ai su depuis, naquit d'une fausse note arrachée par l'archet de notre chef. Celui-ci l'attribua à l'instant au second violon, qui, silencieux comme toujours, prétend ne pas avoir joué.

Le chef insiste, l'autre riposte, et l'affaire se termine par la déconfiture d'un instrument lancé à la tête d'un des adversaires.

Le conducteur des ponts et chaussées, à qui appartient le violon démoli, dédaigne d'en ramasser les morceaux et s'éloigne d'un air noble.

La querelle règne encore quelque temps parmi les autres, et l'assemblée finit par se dissoudre dans le plus grand désordre.

Nous en restâmes là pendant quelques jours. Mais moi, comme tendre flûtiste, partisan de la paix à outrance, j'attendais avec anxiété l'occasion de soulager ces coeurs ulcérés.

Cette occasion se présenta sous la forme d'un basson.

Ceci peut paraître bizarre. Après réflexion cependant, on avouera que c'est rationnel.

Avec son air embêtant, ce long et inoffensif instrument, par sa seule présence parvint à doucir les coeurs de nos inflexibles musiciens.

Il arrivait directement d'Oran.

Un colon éclairé avait mis en avant ses capacités sur le basson. Tout de suite il en fut commandé un exemplaire, et par les voies rapides.

Cinq jours après, un long ballot, aux dehors insignifiants, était déposé à nos pieds.

Chacun avait fait taire ses ressentiments pour assister au déballage. Nous étions au complet quand le garçon donna le premier coup de canif aux cordes du ballot.

Au fur et à mesure que ficelles et toile lâchaient prise, sous le couteau du déballeur, les coeurs s'amollissaient.

Observateur discret, je crois voir poindre une larme dans le coin de l'oeil gauche de notre chef, qui a l'âme tendre. Le second violon, quoique ému, restait froid, sa tête portant encore les traces sanglantes du combat.

Enfin, la dernière ficelle coupée, le petit bec du basson voit le jour.

A ce spectacle émouvant, une larme, une vraie alors, s'échappe du susdit coin de l'oeil de notre chef: son ennemi soupire avec bruit.

En tacticien habile, je saisis l'instant, et, m'appuyant sur mon rôle de pacificateur, je les pousse dans les bras l'un de l'autre.

Ce fut le signal d'une explosion générale.

Avant de me reconnaître, j'étais empoigné par le trombone, qui arrosa mon gilet.

Je dis gilet, pour être fidèle au vieux cliché, mais qu'on se le répète bien, un troupier ne porte jamais ces choses-là. Il sait se contenter d'une honnête chemise de grosse toile. Le numéro matricule de la mienne conserve encore les traces des larmes de notre humide trombone.

C'était le 7 août.

Le déballeur, sans se laisser déconcerter par ce déluge, continuait son travail. Bientôt notre instrument, dans toute sa candeur, fut mis en évidence sur une table.

Le colon musicien le fit ensuite quelque peu ronfler pour rappeler ses souvenirs. Après plusieurs insuccès, on se livra entièrement à la joie.

Le chef et le second violon se grisèrent et chantèrent la Marseillaise.

Les autres en firent autant, et l'on se sépara, avec force embrassades se jurant une amitié éternelle.

Que c'est beau, la paix!…

Depuis que je suis en colonne, ma flûte fut forcément négligée, mais j'y reviendrai plus tard.

Croyez-moi, il fait bon jouer de la flûte. Rien comme ce modeste instrument pour adoucir les maux de l'existence, ou amollir le coeur d'une amante revêche.

Je crois que ce chapitre est assez long, et je l'exécute ici.

Comme je plains ceux qui ont eu le courage de le lire!

XXV

UNE COLONNE

C'est une petite armée homogène. Composée de toutes les armes, elle peut marcher et combattre sans auxiliaires. Elle se suffit à elle-même.

Elle est généralement formée à la hâte pour parer à un événement subit.

Une colonne est dite volante quand elle marche sans impedimenta. Fraction détachée du corps principal, elle est alors destinée à de petites excursions urgentes: couper le passage à l'ennemi, faire une razzia, surprendre un campement.

Elle est dite mobile quand elle garde un poste important, un passage principal, ou quand elle eut aller d'un point à un autre en emportant tout son matériel et ses bagages.

Ces deux genres de formations de troupe s'emploient surtout dans les pays comme l'Algérie, où la population indigène, toujours hostile et disséminée dans d'immense steppes, trouve souvent l'occasion de s'insurger sans encourir de punitions immédiates.

En 1881, lors de la conquête de la Tunisie, les troupes de la province d'Oran s'attendaient à participer au plaisir de châtier les Kroumirs, qui avaient haché en morceaux quelques malheureux hommes du 59e de ligne.

Il n'en fut rien cependant, et bien nous en prit, car il se préparait de la besogne pour nous sur les Hauts-Plateaux, du côté du Maroc, refuge éternel de tous nos révoltés.

Ce pays est une cause continuelle et inconsciente de toutes les insurrections qui désolent souvent le sud-Oranais.

Les insurgés, connaissant l'impuissance du Maroc à faire respecter ses frontières,—d'ailleurs très-mal délimitées dans ces régions,—savent y trouver un abri contre tout châtiment.

Ce maudit Figuig, que j'ai souvent envoyé à tous les diables, nous nargue toujours, sournoisement caché derrière ses remparts de terre cuite, que ses candides gaillards d'Ouled-Sidi-Cheik croient imprenables.

Quatre pièces de 80 et quinze cents fantassins déterminés réduiraient vite à néant ce ramassis de boue, de brigands et de voleurs.

Mais on ne veut rien faire, crainte de complications politiques.

Allons donc! Nous somme en 1882, n'est-ce pas? Eh bien! en 1888 le Maroc sera à nous!

Nous verrons si j'ai été bon prophète.

Quoique très-heureux d'avoir fait cette prédiction, sur l'accomplissement de laquelle je compte beaucoup, je reviens cependant au 21 avril 1881, jour où nous reçûmes l'ordre, à midi, de partir le lendemain matin, à quatre heures, avec cent cinquante hommes par compagnie, soit six cents hommes par bataillon.

Daya, petite ville située à cent cinquante kilomètres au sud d'Oran, était le point de concentration.

Il faut avoir appartenu à l'armée pour bien se faire une idée du brouhaha de la veille d'un départ précipité. Ce ne sont que chassés-croisés, courses échevelées à faire perdre la tête. Les ordres pleuvent dru comme grêle, et le pauvre sergent-major supporte, presque à lui seul tous les ennuis d'assurer un départ sans rien oublier.

Enfin, on est en route.

Il fait encore nuit sombre. Les claquements de fouet, les aboiements de chiens, les mille bruits qui accompagnent toujours les mouvements de grandes foules, annoncent seuls que le bataillon est en marche.

Une teinte légère et pâle colore bientôt le ciel. Peu à peu la lumière du jour se dégage des ténèbres, et la colonne apparaît dans toute la simplicité de ses six cents hommes arpentant le sol du désert.

Le capitaine, guidant la première compagnie, est à cheval et fume stoïquement sa cigarette.

Le lieutenant et le sergent-major marchent en tête de chaque rang et donnent le pas.

Le sous-lieutenant surveille la gauche.

Et tous regardent tristement le sentier qu'ils foulent. Le plus grand bonheur est de se concentrer en soi-même, de faire abnégation de toutes sensations.

On arrive ainsi graduellement à oublier que l'on existe, et à se convaincre que les jambes font partie d'un automate.

C'est là le but de tout troupier en route, et y arriver est le plus grand palliatif dans les circonstances.

Au départ, on a pris le café. Tout le monde était gai, et une chanson grivoise avait eu beaucoup de succès. Bientôt les respirations sont devenues courtes. Quelques chanteurs seuls ont persisté dans leurs cris de plus en plus épuisés.

Enfin, tout est silencieux.

Une sueur abondante inonde les fronts; de violents coups d'épaules, accompagnés de soupirs bruyants, soulèvent les sacs.

Une buée chaude et vaporeuse, se dégageant de tous ces corps ambulants, raréfie et charge encore le peu d'air que respire la colonne.

Les gros souliers ferrés, tombant lourdement sur le sol caillouteux, en font jaillir des étincelles. Le cliquetis des armes et du campement, accompagné de bruits de pas, compose à lui seul le monotone concert qui s'échappe de ce monstrueux orchestre.

Voyez la colonne descendre une pente rapide.

La tête s'affaisse et disparaît derrière un rideau de terrain pour aller se montrer un peu plus loin.

La queue suit le mouvement, et l'ensemble apparaît au spectateur comme un immense serpent bariolé de toutes couleurs.

La pente franchie, la masse reprend sa roideur et se traîne lentement sur le sol horizontal, traçant de gigantesques zigzags à droite et à gauche.

Un soleil d'enfer poursuit de ses rayons verticaux tous ces pauvres diables qui s'épongent, soufflant comme des phoques.

Quel abattement partout!

A voir cette tristesse générale, on se dit que tout ce monde est découragé. Mais qu'une occasion se présente! tout de suite les visages s'animent, les muscles se roidissent, la respiration se raffermit, et gare les événements!

Alors, qu'est-ce donc qui tue ainsi l'entrain? Hélas! la monotonie, l'absence de tout être animé.

Personne pour nous admirer! Personne pour nous regarder défiler! Rien! pas même un animal quelconque qui s'enfuit à l'approche de la colonne!

C'est un fait incontestable qu'il est nécessaire d'être admiré pour supporter gaiement une lourde fatigue.

Le troupier, le Français surtout, est ainsi fait. Il lui faut un peu de vanité satisfaite, attirer un brin l'attention. A quoi servirait les fatigues, les misères, les souffrances, si personne ne s'en apercevait?

Aussi, voyez une expédition.

Tous sont heureux si un grand journal daigne dire un mot sur la solidité de la marche, le brio de l'attaque, l'attitude, l'entrain, la gaieté des troupes.

Cela infuse un nouveau courage qui a bientôt besoin d'être renouvelé. On s'occupe de nous au pays!… Et l'on va de l'avant.

Ceci peut paraître enfantin au stoïque; mais remarquons bien que rien n'est risible chez des hommes qui peut-être demain seront tués.

Les petites passions prennent une grande importance devant la mort, et l'habilité exige qu'on les stimule.

Telle vieille culotte de peau, ridicule en temps de paix, devient un héros sur le champ de bataille. Sa manière grotesque de se dresser sur l'étrier, au moment de crier: En avant! pour la charge, devient sublime en face de la mitraille.

Perdue dans le désert, une colonne ne vit que de ses propres ressources morales. Son courage seul peut lui faire supporter tous les maux qu'engendrent une foule de causes inconnues en pays civilisé.

Il faut ici se créer des éléments d'émulation dans son milieu.

Chaque homme a un camarade préféré à qui il veut prouver sa solidité.

Aux causeries du bivouac, le soir, on parle de ses prouesses, et, pour avoir un peu de poids auprès de ses auditeurs, il faut avoir fait ses preuves.

L'émulation est le plus grand stimulant des troupes isolées.

Tel bataillon, que dis-je? telle compagnie, telle section, voire même telle escouade, marche mieux que telle autre: elle a moins de traînards.

La légion étrangère fait colonne avec les turcos, les zouaves, les zéphyrs.

Eh bien! les hommes de ces divers régiments mourraient sous le faix plutôt que de s'avouer rendus. Un légionnaire en arrière? fi donc! Jamais de traînards chez nous!

Renvoyez cette exclamation aux zouaves ou autres, et vous connaîtrez l'esprit de tous les corps.

L'uniforme y est aussi pour beaucoup.

Le pantalon bleu du chasseur à pied ne reculera jamais si un pantalon rouge le regarde, et réciproquement.

Quelle grave erreur que la suppression des corps, des compagnies d'élite avec leurs divers costumes et insignes! Chaque unité spéciale avait ainsi des bien belles traditions.

La garde, pensant à son grand passé, marchait et combattait en conséquence.

Les hommes du centre, dans les régiments de ligne, aspiraient aux titres de grenadier, de voltigeur, et plus tard à l'honneur de passer dans la garde.

Cela excitait l'émulation, donnait un but.

Actuellement, une bourrasque tudesque de tout teinter en sombre uniforme souffle sur les hommes militaires de France.

Inutiles ces belles tenues! Inutiles ces beaux pompons! Inutiles ces grandes parades! Inutiles, inutiles ces diverses dénominations honorifiques de grenadiers, de voltigeurs!

Tel beau panache, cependant, nous a souvent procuré quantité de recrues.

Beaucoup se sont fait tuer en voulant gagner, dans une action d'éclat, la barbiche du grenadier ou l'épaulette de voltigeur.

Ça ne fait rien!

Maintenant, alignement, fixe!

Tous pareils, égalité sur toute la ligne.

Quel blague, cependant!

L'égalité existe-t-elle sur le globe? Pierre n'est-il pas plus intelligent que Jacques?

Alors quoi! Les mêmes récompenses à l'imbécile et à l'intelligent?

Non, mais égalité à outrance quand même.

Voilà le mot.

Et dans l'armée, sommes-nous égaux? Le général est l'égal du simple soldat, peut-être?…

Pourquoi, alors, ne pas distinguer les petits mérites, les petits talents, les grands courages de l'ignorance?

Ceux-ci n'ont pas le bâton de maréchal dans leur giberne, mais ils auraient pu prétendre à la grenade ou à l'épaulette de voltigeur.

Ah bah! on veut faire croire à cette maudite égalité, mot qui me crispe par sa banalité fausse, par l'idée mensongère qu'elle implique.

Hélas! quel malheur que l'uniformité actuelle! C'est du plus profond de mon âme que j'exhale cette plainte.

Un facétieux quelconque a dit que l'ennui naquit un jour de l'uniformité; je dirai, moi, que l'émulation se meurt de l'uniformité.

Il me faut cependant revenir à notre malheureuse colonne, qui file toujours inconsciente de mes propos de critiqueur.

Je me trompais en disant que personne ne regarde une colonne en marche sur les Hauts-Plateaux, qui ne sont pas toujours unis. Quelques grandes montagnes les accidentent çà et là.

Entre Daya et Magenta, nous abordons une de ces montées, mais vous savez… Elle coupe en zigzags, comme un serpent monstre, la pente abrupte de la montagne.

La voie à suivre est indiquée par une ligne grise sur le flanc vertical de la hauteur.

Oh! oh! c'est là qu'il faut monter…

La tête s'engage résolument. Bientôt elle surplombe la queue, qui se hisse à son tour.

On s'arrête pour respirer.

Les premiers hurlent des paroles ironiques d'encouragement à cette malheureuse arrière-garde, qui ne répond mot, mais prend courage, parce qu'on se moque d'elle.

Le soleil flambe ferme. L'air étouffe les marcheurs entassés. Les coups de sacs se succèdent à intervalles rapprochés. Les étincelles jaillissent sous les clous des souliers.

Poussifs, rendus, fourbus, on est enfin sur la crête.

Un moment d'arrêt refroidit la tête qui tournoie, et l'on repart, oubliant vite ce mauvais pas.

On a bien marché, mais pourquoi? Parce que la queue et la tête se regardaient réciproquement.

Une compagnie arrive d'un service détaché et rentre au camp.

Tout le monde se redresse. Diable! les camarades les regardent.

Que serait-ce donc, si ces camarades étaient des voltigeurs ou des grenadiers? On voudrait prouver à ces hommes d'élite que le centre marche aussi bien que les ailes, et réciproquement.

Quelques explications me paraissent ici nécessaires.

Avant la dernière guerre, les bataillons étaient composés de compagnies différentes portant aux ailes les dénominations de voltigeurs et de grenadiers.

C'étaient des hommes d'élite. Certaines prérogatives et divers insignes leur étaient réservés.

Les autres compagnies, dites de centre, se composaient de mauvais sujets, de jeunes soldats, etc.

Passer dans une compagnie des ailes était un but ambitionné par l'ivrogne qui s'amendait, ou par le conscrit qui guettait l'occasion de se faire valoir.

C'était là une cause d'émulation qui donna autrefois de fort bons résultats.

Maintenant, je l'ai déjà dit, tous également ennuyeux.

Marasme complet.

Le jeune homme qui, faute d'instruction suffisante, ne peut prétendre à obtenir des grades, doit faire platement ses cinq ans, sans espérer autre chose qu'une série de journées assommantes, assaisonnées d'aucune satisfaction.

Ennui à jets continus et progressifs pendant cinq ans.

Palsambleu! cependant, je ne devrais pas ainsi lâcher continuellement ma colonne.

Que voulez-vous! Ce sujet palpitant m'entraîne malgré moi, et pour rentrer dans vos bonnes grâces, je pique des deux et je rejoins mes troupes, qui, hissées sur les hauteurs de Daya, se traînent encore quelques moments sur le sommet.

Mais il leur faudra bientôt descendre.

Si monter une pente rapide arrache la respiration, descendre cette même pente brise le jarret. Et de ces deux inconvénients, je préfère le premier.

Car, en montant, on ralentit l'allure, on met le pied par terre d'une manière sûre; puis on peut se dégager le cou pour respirer.

Mais à la descente! Aie! oh! la la! chaque pas est un supplice. C'est la détonation qui, partant du pied quant il frappe malgré lui brutalement le sol, retentit comme un choc électrique dans toutes les parties du corps.

Nous voilà de nouveau dans la plaine.

La monotonie habituelle commence tout de suite à écraser la colonne.

Le diable m'emporte, mais on se prend à regretter les routes accidentées, les montées roides. Au moins, pendant que l'on gravit les côtes, les distractions qu'elles causent empêchent de penser à la fatigue.

Nous sommes quand même arrivés près des schotts. Ce sont d'immenses plaines salées, parfois recouvertes d'eau à la suite de pluies abondantes.

Rien de plus majestueux et de plus pittoresque en même temps que ces grands lacs de sel par une belle journée, lorsque le soleil éparpille sa lumière sur leur surface unie et blanchâtre.

Ici apparaît une falaise ardue; on se croirait sur les côtes de la
Normandie.

Là une plage, à pente presque imperceptible, rappelle au spectateur quelques souvenirs de bains de mer; on jurerait y apercevoir les loges ambulantes de jolies baigneuses.

En tournant le regard dans une autre direction, une ville avec ces clochers, ses minarets, se montre aux yeux étonnés.

Plus loin, la surface brillante du lac s'unit au ciel pour aller se perdre dans l'immensité du lointain.

Si un chameau apparaît sur une des rives, son ombre, projetée sur les couches transparentes des surfaces, prend des proportions gigantesques. L'illusion devient peu à peu complète, et l'on croit voir une frégate, armée de guerre, louvoyant comme un ennemi aux aguets.

Quelquefois les mirages sont tellement frappants, qu'un village, situé à plusieurs kilomètre, est représenté dans les nuages au-dessus des schotts, et semble nager dans un bain aérien.

Tous ces tableaux prennent des allures fantastiques, et sautillent capricieusement sous les moindres effets de la lumière.

Des colonnes nuageuses et transparentes entrecoupent çà et là ces visions féeriques, qui disparaissent comme par enchantement si un nuage sombre vient un instant obscurcir le soleil.

Ses schotts franchis, le terrain ne présente plus qu'une immensité de sable, accidentée de quelques pieds de thym ou de palmiers nains.

A un ou deux kilomètres plus loin, on sonne la grand'halte.

Nous prenons alors le second café, qui, avec celui du matin, compose toute la nourriture absorbée pendant l'étape.

L'expérience a prouvé que moins l'homme est lesté, plus il est apte à marcher. Un bon repas, le soir, prépare suffisamment aux fatigues du lendemain.

D'ailleurs, à ventre plein, mauvais jarrets.

Après une heure de repos, on se remet péniblement en route.

Les jambes ankylosées se refusent à fonctionner dès les premiers pas. Ce n'est qu'après avoir enfilé quelques centaines de mètres que l'insensibilité des articulations permet d'avancer sans trop souffrir.

Bientôt les visages renaissent à la vie, à la gaieté.

Les chansons recommencent. Timides d'abord, elles deviennent de plus en plus gaies, au fur et à mesure que la distance à parcourir devient plus courte. Elles cessent tout à fait au moment de se former en ordre régulier pour passer dans un village quelconque, quand on en trouve.

En entrant au gîte, les hommes, accablés de fatigue, trouvent en eux le courage de redresser la tête et de marcher allègrement, en chassant de leur apparence tout idée de fatigue.

Ils font ainsi croire aux quelques faméliques badauds qui les admirent que marcher des journées entières avec soixante livres pendues aux épaules est une chose complètement à dédaigner.

Le camp délimité, les emplacements des avant-postes marqués, les compagnies forment les faisceaux.

Les rangs rompus, une activité extraordinaire s'ensuit.

Les uns courent à l'alfa pour la literie; les autres dressent les tentes. Ceux-ci cherchent du bois pour les cuisines; ceux-là allument les feux.

Par tout le camp, ce ne sont que cris, ordres, sonneries… Une heure après, tout est calme.

Seuls les cuisiniers surveillent la soupe, qui sera bientôt servie chaude.

Ce régal englouti, chacun regagne sa tente, et le lendemain c'est à recommencer.

Des jours, des semaines, des mois, il en est ainsi.

On est, dit-on, plus heureux en campagne qu'à la noce. Allons donc! Je vous jure, moi, que j'aime mieux être à la noce.

Quoi qu'il en soit de mes goûts je marche comme les autres, ayant confiance en l'avenir.

Quelques petits incidents jettent parfois une lueur de gaieté et d'entrain sur cette masse ambulante, confite en la fatigue.

La plaine fourmille de lièvres.

Avec son instinct craintif, ce pauvre petit animal reste blotti dans son gîte, espérant passer inaperçu. Un pied maladroit, qui va l'écraser, le force à débucher.

Comme il fait bon le voir courir! Comme nous envions sa légèreté, nous qui avons peine à mettre les pieds l'un devant l'autre!

Mais, hélas! il ne courra pas longtemps.

Tous ceux qui sont montés se lancent à sa poursuite, et organisent ainsi à l'improviste une vraie chasse à courre.

Les plus rapides ont coupé la route à l'animal, qui revient, affolé se heurter à la colonne. Il passe entre les jambes des troupiers, qui essayent en vain de l'assommer à coups de fusil.

Il échappe sain et sauf, mais les Arabes du convoi le guettent.

Ceux-ci sont très-adroits avec leurs matraques, qu'ils lancent au-devant du lièvre.

Un premier coup l'atteint dans les jambes. Il roule comme une boule.

Il est tué. Non.

Il se relève et repart dans une autre direction avec une ardeur nouvelle.

Cette fois une matraque, lancé d'une main sûre, l'étend roide mort. Il est ramassé. On lui coupe la gorge pour satisfaire aux prescriptions de Mahomet, qui veut que toute bête soit saignée par celui qui doit la manger.

Lestement la pauvre victime disparaît dans le burnous de son meurtrier, qui la vendra cinq sous à l'arrivé à l'étape.

Souvent les arabes prennent le lièvre au gîte.

Celui-ci, anxieux, ne bouge pas, comme toujours, espérant que cette multitude d'ennemis qui viennent le troubler chez lui, disparaîtront bientôt.

Mais il a compté sans l'Arabe. De son oeil perçant, l'ennemi a découvert l'animal, piteusement ramassé dans sa cachette de verdure.

Le chasseur, insouciant d'allures pour mieux tromper, marche contre le vent. Arrivé près du lièvre, il le cueille délicatement de ses cinq doigts, lui coupe la gorge et l'enfouit sous ses haillons.

A chaque étape se renouvellent ces scènes, qui perdent peu à peu de leur charme par leur fréquence.

En passant à un autre genre d'exercices, on voit quelquefois des fantasias ou mariages arabes.

La colonne arrive près de douairs amis.

On fête un grand mariage. Un jeune cheik vient d'épouser la fille d'un caïd.

Les membres des diverses tribus forment deux groupes nombreux.

D'un côté, les femmes, complètement enveloppées dans leur blancs haïk, suivent la mariée et poussent des cris aigus en signe de joie. Rien d'énervant comme ces bruits. Pour les accentuer davantage, les femmes se frappent la bouche à petits coups; elles interrompent ainsi les sons, et imitent le bruit grincheux de la crécelle.

L'héroïne de ce tapage s'avance stoïquement parmi cette foule, qu'elle domine de toute la hauteur de dromadaire sur lequel elle est juchée.

Habituée aux mouvements onduleux de cette bête du désert, qui oscille comme un vaisseau secoué par la lame, la mariée saharienne se balance mollement sur son palanquin caparaçonné d'or et de pierreries.

Le dromadaire, tout fier de porter un pareil fardeau, marche gravement à travers les sables mouvants, sans se laisser décontenancer par la fantasia furieuse qu'exécutent les hommes formant le second groupe.

Ceux-ci, montés sur de beaux chevaux arabes, font des tours d'adresse et de grâce devant la procession des femmes.

Rien de plus adroit que ces cavaliers indigènes.

Ils prennent une centaine de mètres d'avance sur le cortège, qui s'avance lentement. Se groupant alors par trois ou quatre, et tenant chacun un long fusil à la main, ils reviennent furieusement sur leurs pas, changeant à fond de train.

Arrivés près de la mariée, ils lancent leurs armes en l'air, les ressaisissent lestement et font feu d'une main, en même temps que d'un vigoureux coup de jarret ils exécutent une brusque volte-face avec leurs chevaux, qui s'arrêtent court, frémissant sur leurs jambes nerveuses.

Un maladroit laisse parfois tomber son arme.

Il continue à charger quand même, et, retournant bientôt en arrière, il passe près de l'endroit où repose son fusil, se penche sur l'étrier, enlève prestement le moukala, le fait tournoyer au-dessus de sa tête en un moulinet rapide, et le décharge en poussant des hourras formidables.

Le cavalier arabe, lancé à fond de train, ignore s'il existe.

Tout entier à la joie délirante qui s'empare de lui dans sa course folle, il perd conscience du danger, et abandonne sa monture à une ardeur qui tient de l'affolement. Les cavaliers se croisent, se coupent, se traversent les uns les autres, sans aucun souci des rencontres fatales qui souvent s'ensuivent.

Aussi, de graves accidents arrivent fréquemment.

Un jour, mon bataillon manoeuvrait en ordre serré. Un escadron de saphis faisait l'école des fourrageurs sur notre front.

L'officier qui dirige la manoeuvre ordonne un ralliement.

Prompts comme l'éclair, les cavaliers se précipitent à l'instant de tous les points de l'immense terrain de manoeuvre. Dans leur course oblique pour se rassembler au chef, deux d'entre eux se heurtent l'un contre l'autre. Les chevaux assommés du choc, roulent sur le sol. Les cavaliers arrachés de leur selle, sont lancés de plusieurs pieds en l'air et retombent insensibles. On les relève. Des flots de sang les inondent. Ils meurent à l'hôpital la nuit suivante.

Les camarades ne sont nullement impressionnés de ces accidents. A la manoeuvre suivante, ils apportent la même insouciance dans leurs allures, et continuent, comme par le passé, à se moquer de toute prudence.

La colonne admire, sans s'arrêter, l'adresse et la grâce des jouteurs, jette un regard de convoitise sur le groupe des femmes, et nous défilons devant la mariée, qui entr'ouvre sournoisement son haïk pour regarder les lascars.

Cet incident jette une agréable diversion sur la marche de la colonne.
Ça défraye les causeries et fait oublier une heure.

Lorsque les troupes voyagent en pays habité, des événement d'un autre genre marquent quelquefois notre passage.

Je fus le héros d'une petite aventure, dont le dénoûment, quoique correct, ne m'apporta pas toute la satisfaction que j'étais en droit d'en attendre.

Il est un fait avéré que le troupier en route a toujours faim; tellement que, maintes fois, je me suis moi-même trouvé à point de dévorer l'arrière-train d'un animal, de quelque taille qu'il fût. Aussi, malheur à tout mouton, chèvre ou autre, qui a la malencontreuse fantaisie de venir dans nos parages.

La maraude est sévèrement défendue cependant, et les officiers et sous-officiers ont des ordres précis pour faire exécuter cette prescription.

Nous étions sur la lisière d'une forêt de broussailles.

Un douair arabe avait planté ses pénates dans les environs.

Étant chef de l'arrière garde, j'entends soudain, dans les profondeurs de la forêt, léger bêlement, très-engageant pour un affamé.

Je m'approche, et vois une dizaine d'hommes se précipiter avec ardeur pour faire un sort à un cabri de fort belle taille.

Je m'arrête un moment sous le charme des formes arrondies de l'animal. Ses succulents gigots, promptement dessinés dans mon imagination, m'apparaissent pleins d'attraits, frétillant dans la graisse de la marmite.

Un instant je succombe, et, qu'on me le pardonne, se suis sur le point d'enfreindre ma consigne.

Mais, jetant un regard sur ceux qui m'entourent, leur déploiement de forces me rappelle vite au devoir.

Les troupes administratives, flanquées de saphis et de tringlots, sont bien représentées. Quelques légionnaires, aux allures rigides figurent aussi parmi les assaillants.

Les convoitises effrénées, les désirs immodérés, toutes les mauvaises passions se reflètent sur les visages. Parmi les plus acharnés se distinguent surtout les boulangers, mettant baïonnette au canon pour s'élancer à l'assaut.

Le cabri, calme dans sa candide naïveté, regarde tous ces préparatifs d'attaque d'un oeil doux et profond. Marchant légèrement sur le gazon frais, il tend sa petite tête idiote vers le groupe bariolé, qui le cerne bientôt de tous côtés.

De nouvelles forces attirées par de nouveaux bêlements très-alléchants pour l'ennemi, surgissent de tous les points de l'horizon.

Le cercle des baïonnettes se resserre, et dans quelques instants le chevreau aura cessé de vivre.

Un légionnaire a déjà lancé une botte, indécise, il est vrai, mais le danger grandit, et le dénoûment est facile à prévoir.

Un A vos places! formidable s'échappe de mes lèvres et tombe comme une massue sur ces mécréants, qui s'enfuient, la mine piteuse.

L'animal est sauvé, et je le livre sain et sauf, non sans regrets, au vieil Arabe qui me le réclame.

Le même soir, la bouche souriante d'une sereine satisfaction, je rendais compte au colonel des événements de la marche. Dans l'intérêt de mon avenir, je n'oubliais pas l'incident du cabri.

—Je vous remercie, dit-il à haute voix, vous avez bien fait votre service.

Puis, clignant de l'oeil d'un air malin et parlant mystérieusement:

—Est-il beau, au moins, votre chevreau?

—Magnifique, mon colonel, et son propriétaire, à qui je le rendis, me remercia cordialement de mon intervention opportune.

—Imbécile! fait-il.

Et, tournant dédaigneusement les talons, il s'éloigne en grommelant d'une manière fort peu aimable pour moi.

Atterré de cette singulière réception, je me retirai chez moi, l'âme en proie à un monde de réflexions. Bientôt j'en pris mon parti, et je ne regrettai pas ma conduite, que je considérais comme pleine de dignité.

Cependant, plus tard, mes principes là-dessus perdirent insensiblement de leur pureté primitive. Ils finirent même par s'évanouir tout à fait.

A la guerre comme à la guerre!

Je m'accuse ici de ne pas avoir toujours respecté le bétail intéressant.
Rien de bon comme la faim, mais il faut la satisfaire.

Que ceux qui me blâment me jettent la première poule!

XXVI

MÉLANGES

Je voguais sur le boueux Mississipi, à raison de trois cents milles par jour.

J'avais payé cinq dollars le droit de m'embarquer sur le pont du Grand-Republic, pour y coucher sur des sacs jusqu'à Saint-Louis.

Cela devait durer six jours.

Les passagers de pont étaient multiples et variés. L'élément nègre y régnait en majorité, et y apportait comme accessoire un fameux contingent d'animaux, microscopiques, ou à peu près, comme taille, mais barbares dans leurs effets.

Je m'en aperçus à Memphis, d'une manière qui éloignait toute discussion.
Quoique habitué aux intempéries des choses, mon épiderme se révolta
contre cette invasion inopportune. Je lâche le Grand-Republic à
Memphis.

D'ailleurs, la navigation commençait à me peser, et je désirais ardemment être entraîné vers le Canada par le vapeur terrestre.

Mes habits avaient une certaine allure de vétusté, qui éloignait l'attention. Il m'était impossible de poser en homme élégant. Mes bottes éculées et rougies par absence de cirage, mon paletot déchiré aux poches et ma casquette cosmopolite me défendaient d'avoir aucune prétention.

C'est pour cela que je fus profondément touché dans mon amour-propre, quant un beau monsieur, à longue barbe, portant un élégant pardessus sur le bras, vint s'asseoir près de moi, dans le compartiment du wagon qui devait me porter à Cairo.

—Bonjour monsieur.

—Bonjour monsieur.

Cette entrée en scène me fait beaucoup de bien, et il continue:

—Vous allez au Canada, je crois?

—Parfaitement, monsieur, dis-je avec onction.

—Ah! quel heureux hasard me fait vous rencontrer!

Le mot heureux aurait pu être mieux placé, pensai-je à part moi; mais doucement ému, je réponds:

—Oui, monsieur.

Ces dernières paroles, bien senties, inspirent une bonne idée à mon compagnon, qui poursuit:

—Vous venez prendre un verre?

Ceci met le comble à ma satisfaction. J'accepte.

Chemin faisant, le beau monsieur me décline son nom, sa profession, sa nationalité, ses qualités de marchand d'oranges, ayant une cargaison allant de la Floride à Montréal. Il ajoute que ses bagages sont partis en avant.

Cette dernière phrase ne m'intéresse d'abord que médiocrement, mais je prends un bock quand même.

Un autre gentlemen, que nous trouvons dans la buvette, nous sourit gracieusement et boit avec nous. Nous sortons et j'escorte mon nouvel ami, qui ne me semble pas reprendre le chemin de la gare. Je le lui fait observer respectueusement.

—Nous allons payer mon fret aux bureaux du chemin de fer, répondit-il.

Quelques pas plus loin, un autre gentil monsieur, portant aussi un élégant pardessus sur le bras, avertit mon compagnon que ses oranges sont emmagasinées, et que le transport se monte à tant.

Howard,—c'était le nom de mon bienveillant ami,—s'empresse d'exhiber un chèque de mille dollars.

Le directeur des chemins de fer fait un geste significatif: il n'a pas de monnaie.

Howard se tourne de mon côté, et me prie de vouloir bien lui avancer la somme nécessaire pour payer son fret, contre son chèque que je pourrai toucher le lendemain.

Tout fier de pouvoir rendre service à un si digne gentleman, je fouille dans ma chemise de flanelle, et j'accroche tout ce que j'avais sur moi: à peu près cent cinquante dollars. Je les donne à Howard, sans un moment d'hésitation.

Machinalement, je mets le chèque de mille dollars dans ma poche, et nous voilà en route.

Craignant le départ du train, j'insiste auprès de mon ami pour retourner à la gare.

—J'irai dans un instant, et, si vous voulez vous y rendre tout de suite, veillez, je vous prie, sur mes bagages, que j'ai confiés à un de ces nègres, qui sont si voleurs.

Ce dernier mot, sur lequel Howard appuie la bouche en O, m'ouvre de riants horizons. Un éclair m'illumine. Je me rappelle subitement que les bagages de mon ami étaient partis en avant.

Je suis floué! m'écriai-je, et, prenant un revolver que je portais toujours sur moi, comme tout bon Yankee, je prie Howard de me rendre mes fonds alléguant l'impossibilité de toucher le chèque avant le départ du train.

—Comment, monsieur, vous doutez, je crois de ma véracité!

Ceci est dit avec une telle dignité, que j'en suis tout ébranlé. Je ne me rappelle pas avoir vu un autre visage exprimer aussi douloureusement l'honneur offensé, que celui de Howard en cet instant.

Je me roidis cependant contre ma mollesse, et j'insiste avec plus d'énergie encore pour être remboursé de mon argent.

Le revolver aidant, mon ami se met à compter ma petite fortune. Il fait cependant disparaître vingt dollars, et je suis bienheureux d'en être quitte à si bon marché.

Essoufflé, j'arrive à la gare à temps pour sauter dans mon wagon. Je respire avec bonheur, et, prenant mon calepin, j'écris: «Je viens de l'échapper belle. Un malin a failli me la faire à l'américaine. Il s'en retire avec vingt dollars seulement.»

C'est en voyant aujourd'hui ce bon vieux carnet que je consigne ici ce souvenir. J'en trouve bien d'autres dans ce calepin des temps passés.

Le train qui me portait vers le Canada se conduisit comme tous les trains.

Un pont avait été enlevé à quelques milles de Memphis, et il fallut transborder passagers et bagages. C'était d'autant plus ennuyeux qu'il y avait beaucoup de boue. A part ce retard, nous n'eûmes aucun arrêt important jusqu'à Montréal, et la nappe d'air qui me séparait de cette ville fut déchirée avec un entrain remarquable.

Quand le sifflet de la locomotive m'annonça ma ville natale, je faillis être suffoqué par l'ouragan de soupirs qui me gonfla la poitrine. Il y avait trois ans que je voyageais.

Trois ans! je trouvais cela bien long, et maintenant il y aura bientôt dix ans que je n'ai pas revu mon beau Canada.

Alphonse Kart a bien raison de dire que le plus pur patriotisme réside chez les exilés. Plus les années de séparation s'accumulent, plus grandit chez eux cet amour que ressent tout individu pour le pays qui l'a vu naître.

La patrie pour moi, c'est le petit village qui se mire dans la rivière des Prairies.

Je vois encore, debout dans la plaine Germain, le cher collège, où j'appris à épeler les premiers mots.

J'évoque, dans mon esprit, le souvenir de tous mes camarades d'enfance, avec lesquels je me flanquais de fameuse tripotées: les Barrette, les Bazinet, les Bisson, les Terriens, et surtout les Caier. Ces derniers, deux frères, me détestaient cordialement. Ah! ça, par exemple, je le leur rendais bien. C'étaient toujours entre nous, des duels à mort où le sang n'était qu'un accessoire très-rare.

Le haut et le bas du village formaient deux camps. Malheur à celui qui osait s'aventurer seul chez l'ennemi. Il était sûr de recevoir une maîtresse raclée.

Ces jeux de guerre ont peut-être contribué à me donner le goût pour la boxe.

Tout cela est déjà bien loin. Et si mes petits adversaires d'alors daignent me lire aujourd'hui, je les prie de me pardonner les coups de poing d'antan. Car autant je détestais mes ennemis de l'enfance, autant je les aime maintenant.

Je revois encore le beau couvent de mon village. Son deuxième étage était paré,—l'est-il encore?—d'une immense galerie, sur toute sa longueur.

Les pensionnaires y prenaient leurs ébats à certaines heures. Je ne manquais pas alors de me rendre aux environs, et de lorgner une certaine brune, aux yeux bleus, qui me répondait de son mieux. Quelle joie quand nous pouvions échanger un sourire, et quelle tristesse quand je constatais son absence!

Elle est bonne mère de famille maintenant, et elle a, j'en suis sûr, oublié son amoureux de douze ans.

En face de l'église, le terrain descend en pente roide.

L'hiver, c'était le rendez-vous des gamins pour les glissades. Nous faisions le désespoirs des passants.

Un de nos grands camarades s'avise un jour d'y amener une longue traîne [1]. Nous nous fourrons une quinzaine dedans. Nous partons comme une flèche, et le conducteur, n'ayant pas la force de diriger un projectile pareil, nous lance sur la clôture du député.

[Note 1: Sorte de grand traîneau.]

Deux gamins se font des blessures assez graves. Un rassemblement se forme à l'instant. Les coupables disparaissent tout de suite, comme par enchantement laissant dans la brèche la pièce conviction. Quelle terreur pour la bande!

Le député sort de chez lui, s'emporte violemment et menace les coupables de la prison de Réforme.

Diable! briser la haie d'un député, c'était terrible, et nous, dans notre ignorance, nous n'avions pas attaché assez d'importance à cette grave affaire.

On ne glissait plus devant l'église depuis cet événement. Et chaque fois que je rencontrais le député, je rougissait de mon mieux. M'a-t-il pardonné le trou dans sa haie?

Le moyen de voler les pommes sans être pincé fut inventé, je crois, par un de mes compatriotes. Il prenait une longue gaule, à l'extrémité de laquelle il attachait un crin à noeud coulant.

Sous prétexte d'attraper des oiseaux, il contournait les vergers, fouillait les arbres, et, choisissant le plus beau fruit, il le décrochait vivement.

J'avais ma part dans l'opération, et, quoique laissant mon camarade agir comme plus adroit, je lui désignais les pommes à saisir. Elle étaient toujours d'un savoureux exquis.

Le temps des noix amères amenait un autre genre d'occupation: la chasse aux suisses. C'est un petit rongeur, genre écureuil, qui se loge dans les clôtures de pierre.

Le point de rassemblement était toujours la maison d'un ami, dont le père était bon pour les petits compagnons. Les pères ne sont pas toujours bons. Témoin quelques-uns qui nous recevaient à coups de fouet; ce qui manquait d'encouragement. Le père de mon ami Lozeau était très-complaisant et ne se servait jamais du fouet. Nous nous réunissions donc chez lui, et de là partions en chasse, par un jour de congé.

Arrivés aux champs, chacun ouvrait l'oeil, et, le premier suisse découvert, nous chargions en fourrageurs.

L'un guettait une passe avec une pierre énorme; l'autre fouillait un trou avec un bâton. Celui-ci, les manche retroussées, attendait le gibier pour le frapper au passage; celui-là surveillait les environs.

Le voilà! et tout le monde de courir, de crier à tue-tête.

On en pinçait quelques-uns, le plus souvent on les manquait.

Ensuite nous allions aux noix.

Nous devenions à l'instant mystérieux. Le propriétaire ne badinait pas et défendait l'entrée de sa propriété aux amateurs de noix. Grimpant sur les arbres quand même, nous bourrions consciencieusement nos poches, nos chemises, nos casquettes.

Voilà M. Désormeaux!

A ce cri, des bruits de branches qui se cassent d'habits qui craquent, de culottes qui se déchirent, se faisaient entendre; quelques-uns se laissaient tomber de l'extrémité des branches. Et quelle fuite! quelle panique!

Pendant les grandes chaleurs, c'étaient des baignades à n'en plus finir.

D'immenses radeaux étaient attachés au rivage, et nous y organisions nos plaisirs. Prenant un grande rame, que l'on plaçait en équilibre, un bout sous un plançon,[2] on s'en servait comme tremplin d'où l'on piquait des têtes splendides.

[Note 2: Tronc d'arbre équarri servant à la construction des navires.]

Quand il faisait trop froid, on se chauffait au soleil, sans se rhabiller, et l'arrivée d'une autre bande de gamins donnait le signal de nouveaux plongeons. Cela se renouvelait quinze fois par jour.

Le moyen de ne pas succomber à la canicule avec une vie pareille!

Aussi, un été, j'avais en même temps quatre clous dans le dos, deux plus bas, trois sur le genou gauche, un dans la tête et cinq sur la poitrine. Mais je me baignais toujours, et la canicule n'eut jamais raison de mon amour pour les plongeons.

Les bonnes petites histoires que l'on se racontait le soir, quand, mollement enfouis dans l'herbe, chacun couché sur le dos, regardait les étoiles!

Un grand garçon dont le père était guide de cage, [3] avait le monopole de ces choses.

[Note 3: radeau.]

«Mon père revenait de la ville par une nuit bien noire. Sa jument trottinait doucement dans la grande montée, quand minuit sonna. Il se trouvait, en ce moment-là, dans un endroit écarté, entièrement entouré de bois. Soudain, il s'aperçoit qu'on le poursuit avec persistance. Se retournant, il voit un grand cheval noir qui le regarde d'un oeil brillant.

«Prenant peur, mon père fouette sa jument, qui part comme un trait.

«Le cheval noir suit sans effort et paraît, à chaque instant, vouloir mettre ses pieds de devant dans la charrette.

«Mon père sent ses cheveux soulever son bonnet de castor, et il fouette sa bête avec une ardeur nouvelle.

«Le cheval noir n'est nullement ébranlé de cette vitesse insensée, et, choisissant probablement l'endroit propice, il met ses pieds de devant dans la charrette, qui s'arrête court. Puis, regardant mon père d'un air suppliant, il semble lui demander un service.

«Mon pauvre papa, presque mort de frayeur, croit voir des cornes à la tête du cheval et des fourches à ses pieds. Recommandant son âme à saint Jean-Baptiste, son patron, il prend son couteau et frappe légèrement le loup-garou derrière l'oreille. Une goutte de sang s'échappe de la blessure, et, à l'instant, le cheval devient un homme.

«Ce loup-garou était un malheureux pécheur que ne s'était pas confessé depuis sept ans, et le bon Dieu, pour le punir, l'avait changé en cheval. Chaque nuit le voyait, infatigable, courir partout jusqu'au matin, pour recommencer la nuit suivante.

«Remerciant mon père de l'avoir délivré des griffes du démon, il promit de faire à l'avenir ses devoirs religieux et disparut dans les bois.»

Là-dessus le camarade se tait, et nous nous serrons tous les uns contre les autres.

Le silence règne pendant quelques instants, et chacun réfléchit au trajet qu'il a à faire pour arriver chez lui. Certains doivent traverser une grande distance sans maison, et craignent qu'un loup-garou quelconque leur demande délivrance.

Un brave se hasarde cependant à demander une autre histoire.

Faisons bien la différence entre histoire et conte. Le dernier n'est jamais vrai, mais l'autre l'est toujours. Malheur au sceptique qui oserait en douter. Il serait honni, conspué de toute la jeune génération, et de beaucoup de vieux, qui, pour le plus grand nombre, croient aussi à ces choses effrayantes.

Notre grand camarade se fait un peu prier, mais, finalement, devant l'insistance générale, il se décide à nous raconter une autre fantastique aventure de son père.

Il réclame une attention soutenue,—chose bien inutile,—car, dit-il, c'est une histoire de feux follets.

Il commence.

«Mon père descendait la rivière, en canot, par une nuit sombre. Mettant son aviron en travers, il se laissait aller au courant de l'eau et faisait sa prière du soir.

«Tout à coup, trois feux follets, en trépied, lui apparaissent et se mettent à danser sur la pince[4] du canot.

[Note 4: Proue.]

«Faisant un signe de croix, mon père prend son aviron et vire de bord.

«Les feux follets s'éloignent et continuent leur danse sur le milieu de la rivière. Quelques moments après, ils reviennent de nouveau sur l'avant de l'embarcation.

«Mon père se sent devenir fou de peur. Il rame avec une vigueur surhumaine, mais sans résultat; car, cette fois, les apparitions maintiennent le canot immobile. Épuisé, il recommande son âme à Dieu et interroge les feux follets. Silence terrible.

Peu à peu, la rivière se couvre de nombreuses lumières. Dans toutes les directions apparaissent quantités de feux fantastiques, qui achèvent de faire perdre la tête à mon pauvre père, qui reste comme pétrifié dans le fond du canot immobile.

«Soudain, il se rappelle ne pas avoir payé une messe, qu'il avait promise pour le repos de l'âme de sa mère. Il jure tout de suite d'en commander deux le lendemain matin.

«A l'instant, tout s'évanouit. La nuit redevient noire, et le courant entraîne de nouveau le canot.

«Mon père tint parole et fit chanter deux messe. Les feux follets ne lui apparurent jamais depuis.»

Cette histoire terminée, personne ne tient en place. On essaye de se rassurer en se pressant davantage les uns contre les autres. Les yeux se ferment, crainte d'apercevoir quelques feux follets dans le noir horizon. L'oeil brûlant du grand cheval noir loup-garou perce les ténèbres, et sème une indicible terreur dans nos jeunes âmes.

Pour ma part, je me figure être en canot entouré de sinistres compagnons: feux follets en trépied, luques blancs, cercueils rangés en quantités innombrables, plusieurs antéchrists de sept ans chacun, qui me brûlent de leurs yeux de flammes, revenants par milliers, démons fourchus et cornus annonçant la fin du monde, chaînes se traînant bruyamment dans les masures abandonnées, fées terribles, et encore, et encore.

Nous n'avons plus, personne, la force de demander à notre ami de continuer, mais lui, un fois lancé, ne tarit plus.

C'est étonnant comme ce garçon-là était érudit. En y réfléchissant maintenant, je me demande encore où diable il avait pu apprendre tout ce qu'il nous racontait.

Il aborde la venue prochaine de l'Antéchrist, prédit la fin des siècles, parle du purgatoire, cause du miroir des âmes,—livre effrayant qui peint l'horreur d'une âme en péché mortel.—Enfin notre camarade est inépuisable.

Quand l'heure nous force, malgré nous, à regagner le logis, c'est en tremblant, l'oeil sur le qui-vive, que nous arrivons chacun chez nous.

Aussitôt couché, je nage dans un bain de sueur. Je n'en persiste pas moins à me couvrir complètement, et mon imagination de travailler.

Je vois une grande fosse; au fond, un cercueil où m'attire un cadavre qui lance des flammes par les yeux, le nez, la bouche, les oreilles. J'essaye de fuir ces visions effroyables. Vains efforts. Une corde, que je coupe et qui se rattache sans cesse, s'enroule autour de moi et m'attire dans la fosse. Je veux crier; ma voix s'éteint sur mes lèvres. J'étouffe et je perds connaissance.

Le lendemain soir, je prie mon grand camarade de nous raconter encore des histoires, et en me couchant, je recommence un autre cauchemar.

Quelles franches et terribles peurs nous avions en cet heureux temps!

Ce qu'il y a d'étonnant cependant, c'est qu'actuellement je n'approuve pas du tout l'habitude qu'ont les personnes âgées d'effrayer les enfants. Ces braves vieilles gens choisissent de préférence un endroit solitaire pour y faire surgir toute une kyrielle de sorcier, fées, revenants. Ah! comme c'est épouvantable pour le gamin de passer près de ces endroits, quant le hasard le force de fréquenter ces dangereux passages!

Je me demande comment il se fait que je ne sois pas mort de frayeur.

Les voyages de l'intelligence, aidée de l'instruction, dépouillent l'homme de ces sottes peurs. Cependant, j'ai vu des garçons sains et vigoureux de corps et d'esprit,—des voyageurs[5] par exemple—conserver, jusqu'à leur dernier soupir, les craintes superstitieuses de leur enfance.

[Note 5: Flotteurs de bois.]

Dans les chantiers de la rivière d'Ottawa et du nord de Montréal, les principaux amusements des hommes, après le repas du soir, consistent à écouter les histoires de deux ou trois de leurs camarades, qui excellent dans ce genre de récits.

Chaque chantier possède généralement quelques sceptiques qui affichent de ne croire à rien. Il blasphèment avec une ardeur admirable, chaque fois qu'une occasion futile se présente. Ils finissent ainsi de faire croire à leurs cédules compagnons tout ce qui leur passe par l'imagination. Ils affirment même avoir des relations directes avec le diable en personne. Pour cela, ils s'arrangent de manière à amener les événements dans lesquels ils s'entourent, comme héros, de circonstances voulues et préparées d'avance.

Bientôt la renommée diabolique de ces soi-disant suppôts de l'enfer s'étend sur toute la région où hivernent les voyageurs, et cette renommée fait la gloire de ces ambitieux.

Ces pauvres diables sont bien inoffensifs cependant, et quand un accident les amènent trop près de la mort, ils se mettent tout de suite à faire des signes de croix répétés, accompagnés d'actes de contrition suprême.

Ce que je dis de la vie des chantiers au pays m'est dicté par mon expérience personnelle, car j'ai fait moi-même une campagne de printemps à la drave.[6] Mais avant de vous la raconter, il me faut revenir à la gare Bonaventure, où je venais d'arriver, à ma rentrée des États-Unis, dont un des malins habitants avait failli me soulager de mon porte-monnaie à Memphis.

[Note 6: Flottage du bois.]

J'ai déjà dit que mes vêtements laissaient quelque peu à désirer, sous le rapport de l'élégance.

Il me fallait faire peau neuve pour me présenter à ma famille. On ne revient pas d'un voyage de trois ans aux États-Unis sans avoir fait fortune. C'était alors l'idée qui me hantait.

Pour prouver ma richesse, j'entrai dans un magasin de confection de la rue Saint-Joseph et j'y achetai un complet galbeux.

Comme complément d'élégance, je me procurai une chaîne en plaqué pour attacher une vieille montre, que je cachais dans mon gousset. Il est bien entendu que cette chaîne ne se trahit jamais, et eut toujours l'honneur d'être en or le plus pur.

Ainsi affublé, je pris le tramway et courus chez mon père.

Mon retour inattendu fut une grande réjouissance. On assomma le vaillant veau gras pour me recevoir. Ce ne furent que noces et festins pendant au moins quinze jours.

Ensuite il fallut songer à une occupation.

Je n'avais qu'à faire le choix d'un état, car mes travaux multiples et variés aux États-Unis me permettaient de me présenter partout comme très-expert dans toutes sortes de métiers.

En conséquence, je débutai chez un marchand tailleur que je lâchai bientôt pour un épicier, auquel succéda une agence d'assurances. Cette dernière position ne me sourit pas longtemps, et j'entrai à l'École militaire, où j'eus l'honneur des deux certificats gagnés sans trop d'efforts.

Puis je devins comptable d'un entrepreneur de la municipalité.

Quinze jours après, j'étais conducteur de tramways. Un jour de mauvaise humeur, le flanquai sur le pavé de la rue Notre-Dame un inspecteur qui m'embêtait, et, après une histoire orageuse, conséquence de la culbute du susdit inspecteur, je m'engageai dans une briqueterie.

Je montrai de réelles aptitudes dans le discernement des briques de front, de refente, d'intérieur, de cheminée, et, en peu de temps, je fus contrôleur. Heureux de cet avancement exceptionnel, j'étudiai davantage l'art de prendre le plus de briques possible dans les mains et de les lancer à une distance incroyable. Je chargeais un tombereau avec une gracieuse élégance.

Ces grandes qualités, aidées de dispositions commerciales inédites, me casèrent fort avant dans la confiance des patrons, qui m'envoyèrent dans Ontario, pour vendre une machine à mouler le plus grand nombre de tuiles dans le plus court espace de temps possible. Cette machine brevetée était due au génie inventeur de mes bourgeois.

Je parcourus toutes les principales villes d'Ontario. Je faisais beaucoup d'argent et j'étais très-heureux. En conséquence, je m'ennuyais beaucoup, et j'abandonnai un jour tuiles, briques, machines, etc., pour m'embarquer pour le Manitoba, que je visitai comme militaire.

De retours au pays, quinze mois après, autre veau gras assommé, réjouissances, nouvelle édition, puis marasme et enfin recherche d'une occupation.

Pour varier et faire du neuf, j'entrai en campagne, à la drave des bois, sur le lac Ouareau.

Notre chantier était construit sur les bords de la petite rivière
Shwaugan.

J'étais ce qu'on appelle un novice, et, maintenant que j'ai fait le tour du monde, je jure ici n'avoir jamais vu d'individus risquer aussi vaillamment leur vie que les voyageurs de nos chantiers.

Il est vraiment admirable de voir ces gaillards diriger une embarcation dans les plus dangereux rapides. Une jam se forme-t-elle, tout de suite les hommes partent avec des leviers, et se mettent en train de la briser.

Une jam est un amoncellement de bois qui se forme dans les rapides, les chutes, les passages étroits, les bas-fonds. La circulation est ainsi arrêtée, et il s'agit coûte que coûte de briser ce barrage accidentel.

Les hommes sont chaussés de fortes bottes, garnies aux talons de clous solides et pointus, qui empêchent le travailleur de glisser sur le bois lisse et gluant, suite d'un séjour prolongé dans la rivière. Ces bottes sont en outre percées de trous qui permettent aux eaux de s'échapper.

Le foreman[7] examine d'abord la jam d'un oeil connaisseur, et, ayant trouvé la pièce de bois, cause du barrage, il la désigne à ses hommes, qui se lancent hardiment sur le pont vacillant. Un ou deux restent en observation et avertissent les autres d'un mouvement quelconque de la masse, qui souvent part comme la foudre.

[Note 7: Conducteur.]

Il n'est pas rare de voir quelques uns de ces malheureux voyageurs perdre la vie, entraînés par les bois. Chaque printemps, on enregistre des pertes d'existences assez nombreuses.

Pendant ma campagne, on opérait sur le lac Ouareau, comme je l'ai dit plus haut. Voici la manière de procéder pour la descente des bois. On entasse les billots l'hiver sur la glace d'un lac quelconque qui a son débouché sur une grande rivière, par le moyen d'un petit cours d'eau, souvent accidenté ci et là de rapides et de chutes assez élevées.

Près de la source de cette petite rivière, s'élève un barrage solide qui retient les eaux au printemps, à la fonte des neiges. Ce barrage est interrompu au milieu par une écluse qui s'ouvre, non-seulement pour donner passage aux eaux, mais encore pour laisser sortir les bois que le courant charrie comme une avalanche, à travers les rapides.

Telles sont à peu près les dispositions générales pour la drave du printemps. Cependant, quelquefois les bois peuvent être amenés directement à une grande rivière, quand les chantiers d'hiver n'en sont pas trop éloignés.

A notre arrivée au lac Ouareau, nous constations que la surface en était encore gelée. Il fallut scier un passage à travers ce pont artificiel. Quinze jours entiers furent employés à cette besogne, extrêmement fatigante. Voici la manière de procéder.

Calculant la largeur nécessaire, on scie la glace sur toute la surface à canaliser. Les morceaux sont ensuite saisis et plongés sous les bords du canal au moyen de gaffes, le passage se trouve ainsi libre.

Une fois cette importante opérations terminée, il s'agit de pousser avec des perches les billots dans le couloir ainsi obtenu après tant de peines.

Chaque flotteur fait rouler à l'eau une dizaine de morceaux de bois et les pousse devant lui jusqu'au barrage.

Lorsque tous les billots sont amassés près de l'écluse, deux hommes adroits se postent, un de chaque côté du passage. Ils n'ont pas une mince besogne, car il s'agit d'empêcher toute pièce de bois de se présenter en travers à la sortie.

Pour cela, il faut avoir bon pied, bon oeil, une grande vigueur corporelle, et surtout un longue habitude de ce travail, car il est facile de se figurer la force, l'impétuosité des eaux s'écoulant par l'étroite écluse. Le niveau du lac dépasse souvent de dix pieds celui de la petite rivière. Si par malheur un morceau de bois arrivait en travers, il occasionnerait une jam dans l'écluse; ce qui amènerait de graves retards et souvent de sérieux accidents.

Deux hommes restent donc près du déversoir du barrage.

Les autres sont échelonnés de distance en distance sur tout le parcours de la petite rivière,—deux ou trois milles.—jusqu'au grand cours d'eau, dans lequel flottent librement les bois, que d'immenses booms [8] reçoivent à destination, où les propriétaires font faire le triage.

[Note 8: Sortes de grands cadres flottants qui retiennent les bois.]

Près des passages difficiles, tels que rapides, chutes, points resserrés, on met plusieurs hommes, pris parmi les plus habiles. Ils ont pour mission d'empêcher toute pièce de bois de stationner contre un roc.

Si, malgré leurs efforts, il se forme une jam, on avertit le poste suivant, qui passe la consigne à son voisin, et ainsi de suite jusqu'à l'écluse, qui est immédiatement fermée.

Puis on procède à la rupture du barrage près duquel tout le monde est appelé.

Pendant ma campagne de 1874, je fus témoin,—d'après le dire de vieux flotteurs,—de la la plus grosse jam qui ne se soit jamais produite sur la rivière Shwaugan.

L'amoncellement de billots s'était formé dans une chute, haute d'une quarantaine de pieds. Il provenait d'un seul morceau de bois, qui s'était fiché dans une fente du rocher. Impossible de le déloger, car son point d'appui était à mi-hauteur de la chute.

On crie à l'instant de fermer l'écluse. Mais avant que cet ordre pût être exécuté, des milliers de pièces de bois étaient venues se masser sur la jam.

L'eau interrompue, tout le monde se met à la besogne. On essaye les divers moyens dictés par l'expérience.

Le foreman désigne maintes pièces qui, pensait-il, devraient être la clef du barrage, mais toujours sans résultat.

Comme cette jam était par trop dangereuse pour travailler dessus librement, on employait un autre moyen pour arracher les billots du tas. Voici en quoi il consistait. Un croc énorme, portant sur le dos un petit anneau auquel s'attachait une cordelle, était solidement lié par un grand câble.

Deux hommes, placés sur une rive attiraient le croc à eux au moyen de la cordelle, et le laissait ensuite tomber sur la pièce de bois désignée par le conducteur.

Une fois le crochet fiché dans le bois, les autres hommes, postés sur la rive opposée, tirait au câble, forçant le croc à s'enfoncer d'avantage dans le billot.

Puis c'étaient des Ha! hi!… Ha! ho!… pendant de longs moments.

Tout à coup l'obstacle cédait et roulait dans l'abîme avec un fracas terrible. Les hommes de la cordelle guettaient le moment de la chute du morceau de bois pour ramener le croc, qui s'échappait de son logement.

Et l'on recommençait.

Ce travail était très-dangereux. Car si l'on n'avait pas réussi à enlever le croc du billot arraché à la jam, câbles, cordelle, tout aurait été entraîné dans la chute. Il est alors facile de comprendre que l'appareil entier aurait probablement, dans sa fuite, accroché quelques malheureux voyageurs.

Aussi, comme nous nous garions prudemment!

Après maints essais infructueux, le foreman faisait ouvrir l'écluse. Un déluge épouvantable, avec un fracas de tonnerre, inondait la jam, et enlevait quelques pièces, mais le plus souvent ne réussissait qu'à consolider l'obstacle davantage.

Alors, on recommençait à arracher les bois morceau par morceau

Cela dura dix jours.

Vers le soir du dixième jour, un certain découragement s'était emparé du conducteur. Il ordonne de mettre fin aux travaux et inspecte minutieusement la jam.

On lui attache une forte corde sous les bras. Puis, une hache à sa ceinture et une scie à la main, il se fait descendre au bas de la chute, afin de pouvoir examiner les dessous du barrage.

Pendant une heure, ce ne sont que des cris de: Montez! Descendez!

Finalement, le foreman apparaît souriant et nous promet que le lendemain sera la fin de nos ennuis.

En effet, le jour suivant, il s'équipe de la même manière que la veille et descend encore sous la chute. Puis il se met à scier un billot qui était réellement la clef de toute l'obstruction.

A chaque craquement sinistre, ceux qui tiennent le câble portant Jolibois,—c'était le nom du conducteur,—tirent vivement à eux. Le danger passé, on descend de nouveau le travailleur.

Tout le monde est sur la rive gauche, attendant le dénoûment avec anxiété. Les vieux disent que Jolibois a le diable au corps, et craignent beaucoup pour sa vie.

Tout à coup, un craquement terrible se fait entendre. Un effondrement, d'abord très-lent, puis rapide comme la foudre, fait bientôt disparaître dans l'abîme les masses mouvantes de l'obstruction.

Les hommes, au câble, essayent d'arracher Jolibois à la mort, mais un obstacle insurmontable arrête l'ascension.

Lâchez tout! est le cri général.

En effet, l'eau est très-profonde au pied de la cataracte, et l'on pourra peut-être sauver le foreman en le laissant plonger avec les billots; mais il y trouverait une mort certaine en résistant à leur chute.

Tout ceci se passe dans un court espace de temps, à peine concevable à la pensée.

Pendant quelques minutes, la terre tremble, des milliers de morceaux de bois s'engouffrent avec un fracas épouvantable, et le pauvre Jolibois a entièrement disparu dans la débâcle.

Les derniers billots tombés, un certain calme renaît. Le bois, qui au moment de sa chute disparaissait totalement dans les profondeurs de l'abîme, revient peu à peu à la surface de l'eau. Le petit lac, formé au bas de la cataracte, en est bientôt complètement couvert, et nous croyons tous que Jolibois est perdu.

Quelques bons habitants,[9] très-pieux, se mettent à genoux et prient pour le repos de l'âme de notre brave conducteur.

[Note 9: Nom général donné aux cultivateurs canadiens. Ces braves gens utilisent les loisirs de la morte saison en allant travailler au flottage du bois.]

Soudain: Lâchez l'écluse! est le cri vibrant qui frappe les oreilles. On reconnaît la voix du foreman. Un regard, dans la direction du cri, nous montre Jolibois, à moitié nu, luttant avec vigueur pour monter sur les bois flottants.

Lâchez l'écluse! c'est-à-dire, ne vous occupez pas de moi, mais pensez au devoir, lancez vivement l'eau pour faire flotter le bois pendant qu'il est libre. Ah! le brave homme!

Des hourras formidables, des cris de joie s'échappent de toutes les poitrines.

On s'empresse d'exécuter l'ordre du chef. Quelques-uns s'occupent du sauvetage, et tous félicitent cordialement le foreman, que apparaît en lambeaux. Une de ses épaules est assez fortement contusionnée, mais, à part cela, il est sain et sauf. Il sourit de satisfaction et paraît avoir fait une chose tout à fait ordinaire. Il n'a rempli que son devoir.

Je dirai ici que l'on choisit toujours le foreman d'un chantier parmi les plus braves et les plus habiles. Partout où un danger réel existe, il ne demande jamais à personne d'y aller, il y va lui-même. Il se dit payé pour cela.

L'habitude donne divers genres de courage. Ce brave Jolibois, qui, dans son état, affrontait la mort chaque jour, aurait certainement frémi au premier sifflement d'une balle à ses oreilles. De même, un vieux guerrier aurait tremblé en face du danger couru par Jolibois. Celui-ci, cependant, serait vite devenu un brave, dans le vrai sens du mot, car son âme était bien trempée.

Je m'approchai discrètement du foreman au moment où il sortait de l'eau, et je le regardai avec admiration. Mes yeux étaient humides d'émotion. Ah! comme j'enviais la force et le courage de ce beau grand garçon, découplé en Hercule!

Je le priai de me donner la main. Il le fit en souriant.

—Allons, ce n'est rien, petit, ce que je viens de faire, et toi,—en me regardant profondément,—tu en feras autant plus tard.

Ces paroles me sont restées gravées dans la mémoire. Il est doux à la vanité humaine d'entendre de semblables prédictions dans la bouche d'un pareil homme.

Hélas! non, mon brave, mon bon Jolibois, je n'en au jamais fait autant, car j'ai quitté tout de suite ton rude métier! J'aurais cependant été si fier de voir ta prédiction s'accomplir!

La Shwaugan clairée, le flottage se fait dans la rivière l'Assomption, dont les eaux sont presque partout assez profondes pour porter le bois. A certains endroits cependant, les rapides assez difficiles donnent parfois de grands travaux.

Le système de flottage change beaucoup dans les eaux profondes.

Les hommes sont répartis en trois groupes: un sur chaque rive et le troisième dans des chaloupes.

Chaque chaloupe est montée par quatre flotteurs, dont deux sont armés de perches ferrées, longues et fortes, et les deux autres, de leviers à crochets. A ces hommes incombent la besogne de faire dégringoler les billots arrêtés par les rochers.

Si un barrage se forme, une chaloupe s'y dirige tout de suite. Les porteurs de leviers travaillent alors, pendant que les deux autres, armés de perches s'arc-boutent, chacun à une extrémité de l'embarcation, la maintenant immobile dans les endroits les plus dangereux.

L'adresse et la force de ces hommes ne souffrent pas de comparaison. Ils ont une telle solidité dans les muscles, qu'il peuvent conduire une chaloupe d'une rive à l'autre, dans les plus puissants rapides, sans céder un pouce au courant.

A joliette, une jam s'était formée sur le barrage d'un moulin, en amont de la ville.

Un équipage arrive immédiatement sur les lieux. En quelques instants, la circulation est rétablie, mais menace d'être de nouveau embarrassée par un amas de billots qui se forme au pied de la digue. Celle-ci domine le niveau de l'aval de la rivière de sept à huit pieds. Son déversoir livre passage à une nappe d'eau de trois pieds de profondeur.

Il est facile de concevoir la force d'attraction engendrée par cette masse énorme, attirée par une chute de huit pieds. Les hommes n'hésitent aucunement.

Laissant leurs perches gratter obliquement le fond de la rivière, ils permettent à la chaloupe de glisser avec précaution et lentement jusqu'à la chute.

Arrivé au barrage, l'homme de l'avant qui tient sa perche en arrêt la fiche solidement dans le bois de la digue, se campe sur le pont de l'embarcation, et, d'un effort surhumain, arrête net la chaloupe. Son camarade de l'arrière se cramponne à son tour.

Une bonne assise de fond, trouvée pour la perche, leur permet de laisser encore l'embarcation suivre le fil de l'eau, de manière que la demi-partie antérieure de la chaloupe arrive à surplomber, dans le vide, le gouffre liquide; et plus rien ne bouge.

Les deux hommes armés de leviers, se penchent alors en dehors de la barque et travaillent à leur aise à déloger les billots.

Ceci dure un bon quart d'heure, pendant lequel une seule défaillance de la part des deux autres hommes peut les précipiter tous dans l'abîme.

Mais ils en ont vu bien d'autres.

Les pieds cloués sur le pont de la chaloupe, le corps roide et dur comme le roc, les muscles d'une sûreté d'acier, les deux hommes attachés aux perches, attendent patiemment que la besogne des camarades soit terminée.

Le travail fini, il s'agit de remonter le courant.

Un surcroît d'efforts prodigieux, alternant d'un homme à l'autre, a bientôt fait avancer la chaloupe, qui se dirige vers une autre jam comme si de rien n'était.

Je remercie le sort de m'avoir convié à ces scènes magnifiques, et j'affirme que je n'ai jamais vu nulle part de travail plus herculéen que celui que fait si simplement le voyageur canadien.

Quelques-uns de ces hommes sont en outre doués d'une adresse qui tient du prodige, dans le maniement des bois flottant librement.

Un homme fatigué de marcher sur la rive pour suivre les billots, en attire un à lui et, aidé de sa longue perche qui lui sert de balancier, il saute sur la pièce de bois et se laisse aller à la dérive.

Il s'amuse quelquefois à faire de brillants exercices. Se mettant en travers du billot, qui descend longitudinalement le courant, le voyageur fait face à une des rives, et piétinant sur la pièce de bois, il la fait rouler sous ses pieds avec une vitesse vertigineuse.

Ces évolutions précipitées impriment un mouvement de propulsion au billot que traverse ainsi la rivière.

L'homme courant toujours sur place, donne quelquefois au morceau de bois une impulsion de rotation si violente, que l'eau, soulevée par l'action, vole en l'air par-dessus la tête du flotteur, qui apparaît comme nageant dans un éblouissant arc-en-ciel, quand le soleil brille.

Un novice, non habitué à ce genre d'exercice, ne pourrait tenir un instant en équilibre sur le véhicule cylindrique du voyageur. En mettant un pied dessus, il serait tout de suite lancé à l'eau.

Ces légers aperçus de la vie accidentée de nos voyageurs canadiens me sont dictés par mes souvenirs. Mais je promets ici à ces vaillants garçons, qui forment une si grande partie de notre robuste population, de les étudier à fond quand je retournerai au Canada.

Si je ne contribue pas à agrandir leur gloire, j'essayerai au moins de les faire connaître davantage.

XXVII

UNE COLONNE CAMPÉE

On donne quelques jours de repos à la colonne.

Notre camp est installé à une centaine de mètres de l'ancienne redoute construite à Aïn-ben-Khélil, en 1852. Il a la forme d'un rectangle, dont les faces sont couvertes par l'infanterie.

Deux bataillons, une section d'artillerie, un escadron de cavalerie et les services administratifs nécessaires composent l'effectif.

Les avant-postes comprennent une escouade par compagnie. En cas d'alerte, la section seule à laquelle appartient l'avant-garde prend les armes. Les autres restent au camp et dorment, s'ils le peuvent.

Sur le front de chaque compagnie, on a creusé un grand trou circulaire, au fond duquel on allume des feux. Un rempart de sable protège les causeurs des intempéries du climat, qui est très-froid par une nuit d'hiver. Les parois de l'excavation sont garnies d'une banquette aménagée pour servir de sièges aux hommes, qui se chauffent avant de se retirer sous la tente.

Ces feux de bivouac sont le rendez-vous des blagueurs et des loustics.

Les chanteurs y donnent quelquefois de brillants concerts. Les Suisses et les Allemands excellent dans ce genre d'occupations. Ils forment des choeurs très-harmonieux.

Les échos des montagnes du Sud-Oranais eurent souvent l'occasion de répéter les chants belliqueux des troupes hétérogènes qui composent la légion étrangère.

Par une nuit bien sombre, lorsque les feux de bivouac fouettent le vide noir et estompent leur lumière sur les faces brunies, le spectacle de ces rassemblements tient de la fantasmagorie.

Les costumes sont variés; quelques chasseurs d'Afrique se mêlent aux zouaves et aux légionnaires. Par ci par là, un artilleur jette sur l'ensemble la note sombre de son uniforme sévère.

Les causeries roulent sur les marches précédentes et sur les entreprises probables de l'avenir. Les chefs sont ensuite passés au crible de la critique plus ou moins éclairée du troupier.

Parfois un grand silence se fait, et tous les yeux sont fixement pointés sur la lueur capricieuse des feux. Les pipes fument avec ardeur, et chacun réfléchit au bonheur de ce monde.

Puis l'heure avance.

Quelques-uns se retirent discrètement.

Enfin, lassés, énervés, les retardataires se décident à se fourrer sous la tente.

Le lendemain, ça recommence.

Des jours, des semaines, des mois entiers, il en est ainsi.

Et quand l'ordre annonce un départ, tous respirent. Car on se fatigue plutôt du repos que des marches. Celles-ci éreintent le soldat, mais chassent l'ennui; tandis que le repos donne prise à la réflexion, de là souvenirs cuisants, idées sombres, désoeuvrement, apathie.

La nature se donne quelquefois le plaisir d'émoustiller une colonne campée. Elle agit sous forme de vent ou de pluie.

Les tempêtes de vent déracinent les tentes, et en sèment le contenu aux quatre points cardinaux. La pluie écrase ces mêmes tentes et amène des résultats identiques, sous une autre forme.

L'an passé, mon bataillon se rendait de Géryville à Mascara. Nous avions un jour de repos à Saïda, petite ville qui se trouve à trois étapes au sud de Mascara.

J'employai cette journée à assommer des poupées.

Voilà un amusement assez bizarre! dira-t-on. Ma foi, oui, j'en conviens.

Mais, étant sanguinaire par tempérament,—j'ai peut-être dit le contraire plus haut,—et n'ayant rien à détruire, dans les conditions déplorables de paix où nous vivions alors, j'éteignais ma rage sur d'innocents jouets.

L'établissement qui offrait ces divertissements mérite l'attention.
C'était un pot-pourri varié.

L'ensemble se présentait sous la forme confuse d'une agglomération de tentes, vieilles, sales déguenillés, quelques petites rues étroites permettaient la circulation dans cette ville de saltimbanques, de charlatans, de marchands forains.

Je m'approche.

Au nord, une attrayante lucarne lance deux jets de flammes qu'il s'agit d'éteindre avec un fusil à capsule.

J'y essaye mon adresse, mais je remporte une veste superbe, d'autant plus que les fusils tout amorcés m'étaient présentés par une dame borgne, aux plantureux appas.

Honteux de mon insuccès comme éteignoir, j'essaye les pipes.

Je prends un flaubert et je me venge sur les gambiers, qui volent en éclats au choc de ma balle bien dirigée.

Satisfait, je respire largement, et, le front haut, je me lance sur la roue de la fortune.

Le mécanisme de cette construction est assez simple: un rond de planche, à surface accidentée de petits trous concaves, rouges et noirs, sur lesquels se loge une boule.

A l'extérieur, une espèce de catapulte à poignée que l'on attire fortement à soi, et à ouvrir ensuite brusquement la main. La boule, placée devant le bélier, en reçoit un choc violent et roule dans l'arène avec fracas.

C'est le moment de s'émouvoir.

L'attention s'avive, le mouvement se corse et l'émotion arrive à son comble quand, frémissante, la capricieuse bille, effleurant légèrement les trous noirs qui perdent, pour paraître vouloir se loger dans un rouge, et coquine, par une dernière oscillation, va mourir au fond d'un trou noir, au grand désespoir du malheureux joueur.

Je tente donc le sort à la roue de fortune.

Un grand jeune homme, malpropre et très-avenant, surveille l'opération.

Je me prépare vivement à l'attaque, et lance le catapulte en action.

Cric! crac!… Quelle course, mes amis, quelle course! La boule est affolée.

Une violente anxiété m'étreint l'âme, et j'attends les événements.

Enfin, je crois rêver quand le malpropre jeune homme m'annonce, d'une voix sourde, que j'ai gagné pour quatre sous de pralines.

Je savourais encore les délicieuses sensations de mon succès, quand, vlin! vlan!… un tapage de tous les diable me fait jeter les yeux dans le fond de l'établissement.

Un train de chemin de fer s'y promenait bruyamment. Ce train, bélier à ressort, frappait une bille qui tourbillonnait dans une arène semblable à celle décrite plus haut.

On ne gagnait rien à manger à métier-là.

D'ailleurs, l'enseigne suivante, inscrite en majuscules sur la façade de la gare du train: Ici, on ne gagne pas de sucre d'orge, prouve ce que j'avance.

Je dédaignai cet amusement sans résultat, et je me dirigeai vers le sud.

Le massacre des innocents fut ce qui frappa mes regards.

Arrêtons-nous ici. C'est le clou de la situation.

Trois rangées de bonshommes, costumés avec fantaisie, regardent crânement le spectateur. Tout le monde y est mis en scène.

Bismarck coudoie Polichinelle, qui fraternise avec le gendarme. Cartouche et Mandrin causent tranquillement avec la maréchaussée. Moltke donne la main à Gambetta. Baudry-d'Asson embrasse le colonel Riu. Le Czar presse le Sultan sur son coeur. Jules Ferry fait une risette engageante à Rochefort. Celui-ci, l'oeil amical, guigne tendrement Paul de Cassagnac, qui fait des mamours à Jérôme. Le petit Victor se soumet à son papa qui lui signe son abdication. La reine Victoria danse une gigue effrénée avec le Mahdi, au son d'un harmonieux violon tenu par Gordon, etc., etc.

Concert touchant, qu'il s'agit de troubler avec des pelotes de guenilles.

Tous ces personnages, pris au centre de gravité par une charnière, s'étendent sur le dos quand ils sont touchés.

Je m'en donne à coeur joie. J'en abats, j'en abats… à un point tel que la petite patronne,—qu'elle est donc belle, la petite patronne!—m'offre dix cornets de pralines pour cesser le massacre.

J'accepte.

Ma tâche est remplie, et de m'écrier, comme un antique grand'homme: «Je n'ai pas perdu ma journée!»

Sur ce, je vais me coucher.

Je dormais comme le juste du Seigneur, quand brusquement je fus éveillé par un petit déluge qui, sous l'aspect d'un torrent fluet, venait avec fracas s'engouffrer dans mon oreille hospitalière.

Aïe! quelque peu interdit, je lève la tête, et j'embrasse d'un oeil d'aigle la grandeur de la situation.

Une pluie serrée nous rendait visite. Elle était en train d'inonder notre camp. Pas un souffle dans l'air. Seul, le bruit monotone et continu d'une de ces pluies que vous savez.

Peu à peu, tout le monde est saisi de la réalité.

Chacun se livre à l'occupation nécessaire d'empêcher sa tente de s'en aller.

En Algérie, le troupier porte sur son sac une partie de la tente qui doit l'abriter. Moins de quatre hommes ne peuvent camper seuls. Avec les toiles vont les trois piquets, le support des cordeaux nécessaires.

A l'arrivée sur le terrain de campement, les hommes se groupent par quatre, mais plus souvent par six, et montent leur tente. Boutonner les toiles ensemble et ficher le tout au sol, au moyen de piquets et de cordeaux, c'est le travail d'un instant.

Ceci fait, l'un se procure la paille de couchage; l'autre cherche le bois pour la cuisine. Celui-ci fait un petit fossé qui facilite l'écoulement des eaux autour de la tente; celui-là place les couvertures et les effets.

Enfin, tous vaquent à la besogne générale, et en quelques minutes l'installation est terminée.

Quand le temps n'est pas au grain, on oublie quelquefois de faire le petit fossé. C'était arrivé dans notre camp de Saïda.

Ma tente était dressée pour les six sous-officiers de la compagnie. L'occupation à laquelle nous fûmes tous forcés de nous livrer demande de l'attention.

L'un des sergents, grognant avec énergie, tirait ferme le bas de la toile, tandis qu'un autre, agenouillé dans la boue, serrait sur sa poitrine le support que courbait la tension des toiles. Un troisième plaignait sa tunique maculée de boue et la tenait à bras tendus.

Mon fourrier pleurait sur sa comptabilité casée dans une petite caisse où l'eau s'infiltrait comme dans un panier.

Mon ordonnance, crachant avec fureur des jurons à faire frémir tous les cochers de l'univers connu, maudissait les colons, la pluie, l'Afrique, l'Algérie, Saïda et le reste: il ne réussissait qu'à se mouiller davantage.

Quant à moi, stoïquement assis à la mode arabe, et tenant un support entre mes jambes croisées, je méprisais l'eau qui m'envahissait peu à peu.

Les yeux fermés, je m'abandonne aux plus capricieux écarts de mon imagination.

Je suis à Montréal, dans une chambre bien chaude.

J'ai les pieds juchés sur la cheminée. Un bon cigare brûle entre mes lèvres.

Un mien tendre héritier saute gaiement sur les genoux de ma gentille petite femme, qui me caresse de l'oeil.

Le chat de circonstance, roulé sur un tabouret, ronronne paresseusement. Le non moins inévitable chien de tout intérieur qui se respecte repose son museau endormi sur ses pattes de devant, grandes allongées.

Une douce lumière éclaire le tout.

Au dehors, il fait un froid canadien. Une majestueuse tempête de neige sévit dans toute sa splendeur. Des violentes rafales frappent les vitres avec des sifflements aigus.

Les trottoirs, encombrés de glace et de givre, sont impraticables. Parfois un grincement strident annonce le pénible passage d'un véhicule quelconque.

De rares passants, renfrognés dans d'immenses collets de paletot, se frayent un difficile chemin à travers l'amoncellement des neiges.

Soudain un cri perçant traverse l'épaisse atmosphère gelée. C'est un petit vendeur de journaux annonçant aux populations enthousiastes le dernier fascicule des fameuses Expéditions autour de ma tente.

Le bonheur m'étouffe. Que je suis donc content de vivre et de voir clair!…

Insensiblement, cependant, le chien et le chat se sont retirés de la scène… Ma femme elle-même a disparu dans une pénombre mystique… Tiens, tiens, tiens!

Et mon héritier qui se sauve en me tendant les bras. L'âtre est devenu noir, la chambre, froide. Les carreaux se sont brisés, et la rafale, entrant avec violence me ramène vite au sentiment des choses.

Aie, aie! quel contraste!

L'eau monte, monte, et considérablement. Et cette ascension, dont l'effet immédiat est de refroidir sensiblement la partie inférieure de mon individu, ne me laisse bientôt aucun doute sur la réalité des événements.

Ma vision a décidément disparu, mais le camp de Saïda me reste dans toute sa fraîcheur.

La pluie avait détrempé le sol à fond. Les piquets, n'y tenant plus, s'arrachaient sous la tension des toiles. Les tentes s'abattaient lourdement sur leurs occupants.

La scène change alors, et devient bouffonne.

Le premier ennui essuyé, le troupier sait toujours y faire succéder la gaieté.

Quelques-uns ont réussi à allumer des bougies, qu'ils protègent contre la pluie par tous les moyens connus.

On rit, on chante.

Ceux-ci jurent, ceux-là ramassent les effets. Enfin, chacun se livre à un travail quelconque, qui fait de l'ensemble un tableau vraiment féerique. On dirait une bande de sorciers, éclairés de feux fantastiques, dansant dans la nuit une sarabande diabolique.

Trêve à tout cela. Il faut faire le café; car, sans le café, impossible de marcher. Ce breuvage, comme nous l'avons déjà vu, est la seule nourriture que prend le matin, avant le départ, le soldat en route.

Allumer du feu? Inutile d'y songer.

Entrer chez l'habitant? Ah bien oui! c'est bon quand on est une dizaine, et nous sommes six cents.

On propose ceci, on propose cela; mais rien n'aboutit. Et l'heure du départ arrive avec le jour, sans qu'aucune décision pratique n'ait été prise.

Oh! si l'on avait été en plaine, les choses se seraient bien passées autrement.

Quelque forte que soit la pluie, on trouve toujours moyen d'allumer du feu. Les hommes prennent du thym et le font sécher, sous leurs habits, par la chaleur de leur corps.

Abritant ensuite ce combustible avec une toile de tente ou une capote, ils y mettent le feu, et réussissent ainsi à faire la soupe ou le café.

Mais nous sommes en lieux habités. Aucune plante de la sorte n'existe aux environs. Et le bois ne sèche pas aussi vite que le thym.

Enfin, il fallut renoncer à boire le café ce jour-là.

A cinq heures, nous nous mettions péniblement en route.

Nous marchions, nous marchions, nous marchions sans cesse. Pas une parole, pas une chanson n'égayait le trajet.

Un cuisinier, loustic de ma compagnie, avait réussi,—je ne sais et je n'ai jamais su comment,—à faire du café. Se faufilant dans les rangs, sa marmite au bras, il servait aux camarades de ce breuvage, nectar mille fois délicieux.

En ayant reçu un quart, je fus un peu ravigoté… Et la pluie tombait, tombait, et superlativement.

Des ruisseaux, prenant source sur les képis, coulaient le long des habits. Chaque homme ressemblait à un arrosoir ambulant.

Quel contraste entre cette promenade mouillée et celle que je faisais sur cette même route quelques années avant: j'étais pékin, alors. Je voyageais en diligence, et j'avais pour compagne une houri avec tous les yeux noirs possibles.

J'ai une démangeaison terrible de raconter cette aventure, mais je me retiens.

Le calendrier marquait alors 18.., et nous sommes en 18… Puis-je l'oublier, grand Dieu, en voyant ce que m'entoure!

Enfin, nous voilà à l'étape.

Le camp délimité, pas un homme ne bouge. Tous s'entre-regargent d'un air hébété.

A nos pieds, de la boue jusqu'aux chevilles. Au-dessus de nos têtes, des nuages et une pluie… toujours surabondante.

Impossible de défaire les courroies du sac, un engourdissement complet ayant saisi les articulations. Un quart d'heure se passe avant de pouvoir se déboucler.

Ceci fait, autre difficulté. On ne peut déboutonner les guêtres. Une roideur énergique tient ferme la colonne vertébrale, qui refuse de fonctionner. Et… Aïe! oh! la la!… effort inutile, pas moyen de se baisser.

Le linge entièrement mouillé. Rien de sec.

Un frisson, prenant naissance à l'endroit du dos que cachait le sac, donne à tous de violentes secousses, où la fièvre a sa part.

Quelques-uns commencent à courir en tous sens. Bientôt une multitude de malheureux piétinant dans la boue avec rage, imitent les premiers.

Joli spectacle, et bonheur parfait!

Une demi-heure s'écoule avec ces exercices, aussi monotones que réjouissants. Un peu de souplesse revient aux membres paralysés. L'épine dorsale se soumet, et l'on déboutonne les guêtres. Le sang circule.

Les nuages deviennent bons garçons, et s'en vont peu à peu. Un lointain soleil risque un rayon discret, bientôt suivi de plusieurs autres.

Les habitants sortent des maisons. Ils nous apportent, qui du vin chaud, qui du lait, etc.

On trouve du bois sec. On allume du feu. On fait le café, que l'on boit bien chaud; quel soulagement!

On monte les tentes, on fait sécher les habits. On renaît à la gaieté. On chante. On s'ennuie. On se fourre sous la tente, et l'on fait la sieste…

Notre camp d'Aïn-ben-Khélil fut aussi souvent assailli par de violentes pluies; mais elle n'y causèrent pas tant d'embêtement qu'à Saïda, car le matin ne nous ordonnait pas de partir.

La pluie est toujours supportable quand un camp est stationnaire. On n'a qu'à rester sous la tente, où l'on se moque des éléments.

Cependant le vent est quelquefois terrible, car il fait voyager les tentes dans la plaine. Et cela m'amène aucune satisfaction.

Dès les premier jours de notre installation à Aïn-ben-Khélil, les aquilons des gorges voisines vinrent furieusement souffler sur nos logis.

On avait donné à chaque compagnie une grande tente conique pour le bureau du sergent-major. La comptabilité de la compagnie y était installée. J'y passais des jours entiers à mettre un peu d'ordre dans nos paperasses, que les marches nous avaient forcés de négliger.

Le fourrier et moi logions dans une petite tente, à trois pas de là.

Un soir, après avoir soigneusement bouclé notre bureau, nous nous étions couchés avec l'intention bien évidente de dormir. Un reste remarquable de fatigue nous y engageait.

Ayant brûlé la pipe traditionnelle, je me mis en devoir de suivre l'exemple de mon compagnon, qui ronflait déjà.

Je dormais depuis plusieurs heures quand un certain bruit, d'abord impossible à définir, mais qui bientôt se traduisit par des coups mats et saccadés, me fit bondir sur ma litière de paille.

C'était mon ordonnance qui enfonçait les piquets de notre tente à grand renfort de maillet.

Le vent soufflait en tempête.

Je me précipitai dehors, et, hélas! un côté de notre tente-bureau m'apparut battant les airs, l'autre menaçant de suivre son exemple.

De nombreux papiers voltigeaient dans toutes les directions. Certaines taches indécises, fuyant comme l'éclair et accompagnées de froissements bruyants, m'annonçaient, à chaque instant, que ma comptabilité me quittait en détail.

J'eus au coeur une immense douleur. Quoi! mes chères paperasses, jadis peut-être trop fidèles, se sauver ainsi! Pouah! quelle ingratitude!

Mon fourrier ne prend pas le temps de s'attendrir. Il est bien plus pratique. Il charge en tous sens comme un enragé. Tantôt, s'abattant avec la rapidité de la foudre, il saisit avidement une feuille de prêt en fuite; tantôt, bondissant comme un tigre, il accroche au vol un ingrat bon de vivres.

Son exemple est contagieux.

Mon ordonnance capture aussi plusieurs bulletins de versements fugitifs.

Moi-même électrisé enfin par leurs gestes, je happe au passage quelques bons d'habillement.

Mes situations journalières se font surtout remarquer par leur empressement à quitter ma tente. Certainement qu'elles se sauvent plus vite, et en plus grand nombre, que mes bons de campement. Ceux-ci cependant et les extraits de masse rivalisent de zèle à courir, mais ils ne sont pas à comparer avec mes situations journalières.

Rien ne peut exprimer la rapidité de celles-ci. Le lendemain, les hommes m'en rapportèrent une douzaine. Ils les avait trouvées, tristement accrochées à des buissons, à un ou deux kilomètres du camp.

Parmi mes fidèles, je cite mes livres. Ils restèrent attachés au bureau.

J'ai pu croire cependant, par le frétillement impatient de leurs feuillets, qu'ils avaient aussi été tentés d'aller faire l'école buissonnière. Mais, malgré le grand vent, leur poids a dû être un sérieux obstacle à leur déplacement.

Ils jugèrent donc à propos de rester fidèles au poste. Quoi qu'il en soit, je leur donne un bon point.

Mon ordonnance jurait par séries successives et graduées, et tiraillait violemment les pans de la tente. Aussitôt une corde fixée au sol, aussitôt il courait à une autre; mais celle-là s'envolait avant que celle-ci eût été attachée.

De là, grincements de dents et nouveaux efforts de sa part.

Mon fourrier, ayant réussi à saisir quantité de fuyards, s'était couché à plat ventre, tenant sous lui ses captifs. Dans cette intéressante position, il attendait que notre bureau fût de nouveau sur pieds.

Après maints efforts, souvent renouvelés sans succès, nos fichons enfin notre grande tente au sol. Et l'on essaye ensuite de réparer les dégâts.

Une quantité innombrable de papiers manquaient à l'appel.

Ayant, à la lueur d'une bougie agitée, classé ce qui restait, j'attendis le jour.

De toutes parts nous arrivaient des papiers, des cris, des chaussettes russes, des jurons, des képis, des furieux courant à fond de train. Au jour, les environs du camp nous apparaissent pittoresquement parés d'une variété d'ornements: caleçons, bonnets de nuit, chemises, tentes entières.

On se met courageusement à la besogne.

A midi, le vent ayant cessé, les pertes étaient presque toutes réparées, et les fuyards rentrés au bercail.

J'en excepte cependant une page récalcitrante de mon carnet de tir, qui ne me revint que trois jours après. Un troupier l'avait trouvée soigneusement cachée dans un ravin, à trois kilomètres du camp.

Les gens paisibles, tranquillement assis sur le légendaire rond de cuir, croiront peut-être que ces événements de pluie et de vent causent de véritables malheurs au guerrier campé.

Qu'ils se détrompent! La tempête est souvent pour lui un agréable passe-temps. Mieux vaut-elle qu'une monotonie accablante.

Le plus grand ennemi, c'est l'ennui.

Rien de plus puissant que ce sinistre compagnon. Quant ce monstre-là étreint franchement un mortel peu d'espoir d'en échapper.

Il faut toute l'énergie d'une grande âme pour se débarrasser des griffes de l'abrutissant démon.

J'ai été, comme le commun des mortels, souvent aux prises avec le spleen. Eh bien! là, vrai, je désespérais de mes facultés. Je désirais, avec toute l'ardeur de mon âme immortelle, être victime d'une peine, d'un malheur, d'une maladie quelconque.

Quel bonheur si j'avais pu avoir une grave blessure qui m'aurait bien fait souffrir! Enfoncé le spleen! Enfoncé les plates journées! Une bonne et sérieuse souffrance à dorloter, à choyer, voilà de l'occupation! voilà qui chasse les miasmes abrutissants des longs jours inoccupés!

Je me serais écrié, après Descartes, avec une petite variante cependant:
«Je souffre, donc je vis.»

Ah! ouais! jamais mes voeux ne furent exaucés. Pas la plus petite égratignure. Rien à déplorer.

Alors, soudain, je me rappelle que le monde est plein de lecteurs à assommer, et de courir à mes plumes, et de verser des flots d'encre.

Voilà comment furent engendrées les célèbres Expéditions autour de ma tente.

Et, ma foi, tant pis!

XXVIII

MES PRISONS

Silvio Pellico eut huit ans de Spielberg pour son Conciliateur; Paul-Louis Courier, deux mois de Sainte-Pélagie pour son Simple Discours. Je ne dirais rien de Béranger, qui fut longtemps à l'ombre pour ses chansons, ni du Masque de Fer, prisonnier et mort pour cause de naissance, si Mirabeau n'avait aussi dû à ses dettes quelques années de tranquillité à l'île de Ré.

De même Louis-Napoléon, pendant six ans, ne s'amusa guère, paraît-il au fort de Ham. Et puis Latude, ce pauvre vieux!

Oui, tout cela, c'est bien triste; cependant ces gens-là avaient le droit d'être en prison; et moi, j'y fus mis pour… un vrai crime.

C'est pénible à avouer, allez! mais enfin, j'ai subi quinze jours de prison pour avoir bu un café en ville. Un tel forfait peut paraître effrayant. On me sait homme de bien, bon militaire, et l'on hésitera avant de me croire coupable d'une telle infamie.

Hélas! il n'y a pas à dire, il faut ajouter foi à ce que j'avoue. J'ai réellement commis l'attentat, et là-dessus écoutons mon récit, en essayant de contenir notre indignation.

Avant d'être soldat, j'habitais Paris. Je ne m'y ennuyais pas du tout, car j'étais sans le sou depuis longtemps.

Rien comme un gousset plat pour chasser l'ennui. Le moyen de cultiver le spleen un brin, quand on se pioche l'imagination pour trouver à dîner!

Toujours est-il que j'étais à Paris.

J'y avais de bons amis, dont deux, à mon départ m'accompagnèrent à la gare de Lyon. La séparation fut triste, comme on s'en doute bien.

J'ai juré une reconnaissance éternelle à ces deux amis, et, ô miracle! je ne les ai pas encore oubliés.

Puis le train m'emporta vers Marseille.

Le trajet ne fut pas gai, mes pensées me rendant sombre comme un cyprès.
J'abandonnais tout, et à mon âge, impossible de revenir en arrière.
Finies les escapades d'autrefois. Devenu sérieux, il me fallait, coûte
que coûte, percer ma voie dans une nouvelle carrière.

Arrivé à Marseille, on me relégua au fort Saint-Jean.

Cette place est d'un aspect assez riant, vue de dehors, mais l'opinion s'altère une fois à l'intérieur. Corvées de balayage, corvées de ci, corvées de ça; enfin, ça manque d'amusements.

Pendant un moment de répit, je regarde classiquement la mer.

Au loin, à gauche, le château d'If, comme un point à l'horizon; à droite, un long filet noir, s'avançant dans les flots, indique la limite de la Joliette. Plus loin, bien loin, quelques vaisseaux microscopiques, comme autant de taches grises sur le ciel bleu.

A mes pieds, le tapage ordinaire de tout port maritime.

Ici, un voilier vide sur les quais son chargement de houille; là, un autre vomit sa cargaison de tonneaux de sucre. A côté, un grand vapeur fume de tous ses pores, et s'apprête à lever l'ancre; plus près, un paquebot venant de Chine tâtonne et cherche à accoster.

De nombreux bateaux de pêche étalent, sur leurs ponts gluants, les produits variés de la Méditerranée. Des balancelles espagnoles ou italiennes, fourrées partout, regorgent d'oranges et de mandarines.

Au second plan, une perspective de mâts et de vergues cingle les flots, comme autant de hachures entrecroisées.

Partout circulent un grand nombre d'embarcations légères, montées par des équipages multicolores. Les unes chargées de fruits, offrent leur marchandise dans toutes les langues du monde, avec ce son de voix particulier aux gens de lamer; les autres, maniées par des pêcheurs, reviennent à la hâte, avec leurs prises: la pieuvre montre son corps noir, à travers un fouillis coquillages, entremêlés de langoustes et de homards.

Étendus sur les sièges rembourrés des chaloupes luxueuses, quelques promeneurs, touristes américains ou anglais pour la plupart, regardent le tout d'un air indifférent.

Lentement, le jour baisse.

Le grand navire est parti et disparaît du côté de la haute mer. Le paquebot de Chine a débarqué ses passagers, qui s'éloignent d'un air affairé. Les pêcheurs, attardés, se sauvent, en trottinant, un panier de poisson sur la tête. Les marchands cessent peu à peu leurs cris, et tout commence à prendre cette teinte indécise, qui n'est ni le jour ni la nuit.

Mon regard, vague de réflexions, plane sur cette vie intense qui se meurt.

Ma pensée est au pays. Je revois les miens et me rappelle les scènes du départ: un ami, me serrant la main, détourne le tête pour me cacher son émotion; un frère qui m'accompagne silencieusement à la gare, ma mère… une soeur…

—Que faites vous là? me crie une voix, vous manquez à l'appel. Allons! entrez manger votre soupe.

Cet ordre me ramène vite au devoir. J'entre et je mange ma première soupe. Quelques haricots, flottants, sans entraves, dans un maigre bouillon, deux tiges d'oignon, une demi-feuille de chou vert, une petite pomme de terre, un microscopique morceau de viande, quatre tranches et demie de pain: tout cela, c'était ma soupe.

J'y allai hardiment, et le soir je dormais sur un banc dans la cour du quartier.

Ces débuts militaires, pour un brave capitaine du 65e bataillon de carabiniers du Mont-Royal, ex-sous-officier d'état-major dans le bataillon provisoire de la Rivière-Rouge, ex-caporal dans l'armée de la grande République, ex…, n'étaient presque pas empreints de succès.

Mais le courage, la volonté… Nous nous embarquâmes le troisième jour.

Le détachement était en quatrième classe.

Un matelot me vendit le privilège de coucher dans son hamac noir et crasseux. J'étais tout près des machines, ce qui, cependant, valait mieux que de rester sur le pont, au grand air, pendant trois jours.

La suie me barbouillait le visage, le bruit m'empêchait de dormir, mais je n'étais pas trop malheureux, allons!

Le matin, quand je montais sur la dunette, je ne me réjouissais pas de ma face noire, et une migraine aiguë me donnait une certaine préoccupation.

Nous accostons à Oran.

Un caporal russe me reçoit au quai, un caporal italien m'installe au fort.

J'y reste quatre jours, puis nous voilà en route. Quatre étapes, nous toucherons au port.

Marcher militairement équipé est très-fatigant, mais en pékin, cela dépasse l'imagination. Les chaussures sont serrées généralement, et les pieds, les pieds, le soir, à l'étape!

Nous entrons à Bel-Abbès.

A l'arrivée au quartier, un reste d'élégance de costume, faisant tache sur l'ensemble du groupe des conscrits, attire l'attention sur ma personne.

Apprenant qui j'étais, on m'invite à dîner. Les sous-officiers faisaient l'honneur de la fête. Arès le repas, on propose d'aller prendre le café en ville.

Attention, ici, les événements se précipitent, et bientôt nous verrons la conséquence d'un proposition aussi hardie.

Tous consentent à sortir, mais que faire de l'invité? Je n'étais pas habillé, c'est-à-dire que j'avais encore mon costume bourgeois.—Et défense était de quitter la caserne sans être en tenue.

Un sergent tranche la question et on m'affuble des effets de son ordonnance.

Je passe intact sous les Fourches Caudines en piou-piou, et j'avais trois heures de liberté devant moi.

Mes malles à l'hôtel me permettent de me vêtir avec la plus exquise recherche, et le soir, après avoir bu le fatal café, je faisais mon apparition en pschutteux vlan.

A peine étais-je au lit, que le sergent de semaine, gonflant sa voix au diapason du ton de service, lance mon nom aux échos endormis de la chambrée.

Saperlipopette! Comme j'avais peur!

Je ne reconnaissais plus ma voix, quand je lâchai le sacramentel: Présent!

—L'adjudant vous demande, me dit cet excellent guerrier.

Cré nom d'un chien! me voilà pincé!

Je m'habille avec soin et j'arrive, tremblant, devant le redoutable fonctionnaire.

L'adjudant est la terreur du quartier. Il y gouverne en souverain, et malheur aux fauteurs de la discipline.

Il m'interroge sur ma sortie, j'avoue mon crime et il me fourre à la salle de police.

Tous savent ou ne savent pas ce que peut bien être une salle de police.
Il y a des variantes, mais voici la moyenne:

Une grande chambre, percée de petites lucarnes masquées. Une lumière sombre y règne le jour; la plus parfaite obscurité, la nuit.

Comme ameublement, sur toute la longueur, un simple lit de camp, séjour incontesté et incontestable de millions de punaises. Jour et nuit, ces intéressantes petites bêtes enseignent aux pénitents l'étude de la patience et l'emploi des dix doigts dans l'art de se gratter.

Dans un coin, pour les nécessités urgentes, se dresse un tambour, d'où s'exhalent d'âcre parfums.

Une cruche d'eau, des rats, un balai, des cafards, des puces complètent l'ameublement.

Une quinzaine d'hommes grouillent constamment dans ce séjour de pénitence.

En entrant, un choc violent me coupe net le sifflet. Ça ne sentait pas bon du tout. Insensiblement, les voies respiratoires se soumettent, et je m'habitue à cet oxygène extravagant.

Tâtonnant, je parviens à me loger dans un coin, non sans avoir, au préalable, soulevé quantités de jurons expressifs.

On voulut voir le nouveau camarade. Un curieux allume une bougie, et… Péché! Miséricorde! Quel orage! Quelle tempête! Jamais je n'avais été à pareille noce!

Gibus! Tuyau! Bolivar! Chapeau! Canne! Enlevez-le!… Des faces narquoises s'épanouissent dans un rire effrayant, des crampes envahissent les ventres, des suffocations précipitées tordent les flancs. Je suais comme un arrosoir.

Je me regarde.

Ma dextre, gantée proprement, tenait le stick pschutteux, ma redingote, irréprochable, était correctement croisée sur ma poitrine. Droit et rigide dans un coin, un chapeau haute forme élégamment assis sur le sinciput, je devais faire une de ces têtes…

J'étais victime de l'émotion qui m'avait bêtement empêché de laisser dans la chambre tout cet attirail élégant, probablement plus convenable sur le boulevard que dans une salle de police.

Je sentais une sourde colère s'emparer de moi. Tas de morveux! va! si je daignais seulement faire jouer mes biceps, la scène changerait.

Mais j'eus la bonne idée de réfléchir,—la réflexion, c'est mon fort,—et je me mis à rire aux éclats, avec un entrain tel que c'en était un bouquet de fleurs.

On fut interdit, j'explique ma situation, on a pitié de moi et l'on me fait une place sur le lit de camp.

Mais là, sans blagues, ma position me paraissait alors pleine d'intérêt. Quoi, ma bonne volonté? méconnue. Mon ardent patriotisme? vain mot. Me fourrer aussi carrément en prison… Je tenais une légère attaque de découragement.

Il est assez facile, et même du meilleur ton, de rire de tout, mais je défie qui que ce soit d'avoir une gaieté folle dans une situation pareille. Ames sensibles! Appréciez ma première nuit de salle de police!

Il me restait l'espoir d'être libéré le lendemain. Car enfin, je ne suis pas coupable. J'ai enfreint la consigne, il est vrai, mais à l'instigation de sous-officiers. Si quelqu'un doit subir un châtiment pour cette faute, ce sont, sans contredit, ceux qui entraînèrent le conscrit. Au lieu de me guider dans la bonne voie, les sergents avaient fraudé le règlement en m'habillant pour me faire sortir en contrebande. Tant pis pour les sous-officiers s'ils agirent avec légèreté. Mon péché ne provient que de mon ignorante des choses, dont la connaissance aurait dû m'être communiquée par ceux qui me forcèrent à enfreindre les ordres. Incontestablement le droit est pour moi.

Tel est mon raisonnement, sous les verrous. Fort de la justice de ma cause, j'essaye de dormir. Des cauchemars me troublent toute la nuit, les punaises font merveille, et le jour me rend l'espoir d'être élargi.

Une clef grince dans la serrure. Enfin! je serai libre! Le caporal de garde entre, sourit avec amabilité, et me montrant trois fois ses cinq doigts, m'apprend que j'avais quinze jours de prison.

Boum! Ça y était!…Ça t'apprendra, misérable bourgeois, pékin brumeux, boudiné juteux, à aller prendre le café en ville avec tes supérieurs!…

Ce mot de prison me tintait aux oreilles comme un glas funèbre. C'est certain, allez! que je n'avais pas envie de rire.

On me conduisit à la prison. Je montais d'un grade.

Ma nouvelle résidence ressemblait à l'autre: c'était son sosie.

Comme dernier arrivé, j'avais la plus mauvaise place.

L'heure des corvées arrive. Un peu remis, je fais contre fortune bon coeur, et je débute, dans l'expiation de mon crime, en faisant fonction de cheval, au tombereau chargé de balayures du quartier.

J'y allais, sans conviction, mais j'obtins d'assez grands succès cependant. Mon gibus surtout causait une douce désopilation aux guerriers spectateurs.

Enfin, je pris goût à mon travail, et peu à peu je passai maître dans l'art de tirer au brancard.

L'adjudant, émerveillé, me promut balayeur.

Là, mes vraies aptitudes se révélèrent. Je n'étais pas balayeur, j'étais épatant. J'excellais dans le choix des balais, et je leur donnais toujours une tournure soignée. La poussière et les feuilles se rangeaient délicatement, sans s'envoler, devant les poussées discrètes de mon arme. Quand je portais mon balai sur l'épaule droite, la figure épanouie du troupier admirateur me chatouillait vraiment.

Enfin, j'obtins un succès tel que l'adjudant me prononça digne de la pelle.

Ainsi, après huit jours de détention, j'obtenais ma troisième promotion. Chose inouïe dans les annales de la prison. Bien plus, ce même adjudant me promit le grade de chef d'atelier, si ma conduite se soutenait dans une aussi brillante persévérance.

Très-vaniteux par tempérament, je me livrais au plaisir du succès acquis, au point d'oublier ma soupe.

Bien des hommes, se croyant trempés à froid, succombent cependant sous le poids de la fortune!

Après la sieste, je me précipite sur les pelles et, m'emparant de l'insigne de mes nouvelles fonctions, je fais un violent effort sur moi-même et je rattrape mon sang-froid.

Comme à tout bonheur se mêle un peu d'amertume, le nouveau travail que l'on me confia faillit à tout jamais me détacher de la pelle. Heureusement que l'épreuve ne fut pas renouvelée.

L'histoire est simple.

Dans un coin du quartier, isolé de tout, s'élève un petit édifice, très-coquet à l'extérieur, mais l'expérience m'a prouvé qu'il ne se soutient pas à l'intérieur.

Je ne veux pas le désigner autrement, quoique les Anglais n'hésitent pas à l'appeler chez eux: water closets.

Deux heures de ma vie, qui est pourtant une chose bien courte, furent gaspillées, que dis-je? furent empoisonnées par l'intérieur de ce petit édifice coquet.

Il faut bien tout détailler, quand on se mêle de parler de ses prisons.
Témoin Linguet, qui dit de croustillantes histoires sur la Bastille.

Patience cependant, car j'arrive à l'apogée de mon incarcération avec une dernière peinture de nos moeurs d'internés.

Dix grands fourneaux cuisent les aliments d'un bataillon. A heure fixe, les cuisiniers retirent la viande des marmites et la partagent en parts égales.

Les prisonniers, au courant des choses, accourent à la distribution. Chacun reçoit en cachette son os à ronger. On place un factionnaire qui avertit les dîneurs de l'approche d'une autorité quelconque.

J'avoue, à ma honte, que cette occupation m'avait toujours déplu, quand j'étais simple balayeur. Mais la pelle me donna du nerf, et rougissant un peu, je crois, je priai un cuisinier de me donner ma part. Ce brave garçon fut stupéfié. Je l'ai toujours soupçonné de m'avoir pris pour un spécialiste, à qui la faim était inconnue. Il ne savait pas, sans doute, la cause de mon sommeil dans le tombereau de Chicago.

Je reçus un énorme gigot. La glace était rompue, et, chaque jour depuis, je grugeais un bon morceau, à neuf heures et demie précises.

Ces délices de Capoue me firent un peu négliger la pelle, et la fin de ma détention arriva sans que j'eusse l'honneur de passer chef d'atelier. J'en fus peiné, mais cet ennui était tempéré par le plaisir de respirer l'air libre.

O jeunesse aventureuse, qui songez aux guerres, à la gloire, aux grades, méfiez-nous des prisons! Je vous jure ici, à la fin de cette peinture navrante, qu'il fait meilleur dehors!

XXIX

ENLÈVEMENT FRAUDULEUX

Mon ami Z… était amoureux, et,—ce qui est plus grave,—au point de vouloir se marier.

Juvénal du moment, je lui répétais: Quoi! mon bon, tu veux te marier? Et il y a tant de maisons qui ont cinq étages, tant de fenêtres béantes ouvertes, tant de cordes inoccupées! Et des ponts, des revolvers, des poisons!

Mais que peut obtenir le sain raisonnement sur un homme pincé par le dieu de la jeunesse? Tous mes conseils tombaient dans l'eau, ou plutôt ne faisaient qu'aggraver le mal.

Se marier paraît être assez facile à quiconque n'attache qu'une superficielle importance aux choses pratiques de la vie.

Mais dans le mariage entrent plusieurs facteurs. D'abord il faut un homme et une femme. L'expérience des siècles nous enseigne qu'aucun mariage n'a pu réussir sans ces deux données.

L'homme qui veut se marier possède bien le premier facteur, mais il lui faut trouver le second. On y arrive assez souvent, et là ensuite commencent les vrais ennuis.

N'allons pas croire que ces ennuis proviennent de la valeur intrinsèque des futurs. Fi donc! il proviennent des convenances. Et les convenances?…

Un jeune homme a une position, et il aspire à l'hymen. Il adresse une circulaire au ban et l'arrière-ban de ses parents, amis, connaissance. Il a de beaux appointements, il appartient à une bonne famille, il jouit de tant de milliers de francs de rente. De l'âge, du physique, des qualités morales du postulant, rien. Les rentes, la position, les appointements suffisent amplement à une jeune fille élevée dans une saine morale.

Enfin on trouve la fiancée. Elle convient sous tous les rapports: elle a une belle dot.

On ménage une entrevue. Gracieusetés extérieures sur toute la ligne, grimaces intimes des deux futurs. Ça ne fait rien. On s'aime par convention, on s'adore à 25,000 francs par an, et l'on ira devant M. le maire, d'autant plus tôt que les revenus des candidats sont plus gros. Si l'on allait manquer cette bonne affaire!

Quatre-vingt-dix-neuf mariages sur cent se font de cette manière.

Ce qui m'étonne, c'est que beaucoup de ces unions sont malheureuses. A voir les soins qui accompagnent les pourparlers, j'aurais cru le contraire, mais je me trompe en ceci comme en bien d'autres choses.

Il faut voir les bonnes amies, rongées de jalousie, raconter avec force commentaires le succès d'une jeune mariée. Peu jolie, presque pas de dot, elle a intrigué pour avoir M. X…, qui a 100,000 francs de rente.

Pendant que les bonnes âmes sèchent sur pattes, la pauvrette se meurt d'ennui et cache ses larmes à son riche époux.

Que le monde est donc beau! Pauvre Pangloss! que tu serais heureux si tu vivais au dix-neuvième siècle! Tu chercherais peut-être ton Candide comme Diogène son homme. Mais c'est égal, tu aurais lieu d'être satisfait. Je vois ici ta vieille bouche édentée crier, avec une suave satisfaction: Plus ça change, moins ça change: donc, tout est pour le mieux, C. Q. F. D.

Quatre-vingt-dix-neuf mariages sur cent se font dans d'aussi bonnes conditions, oui, mais le centième?

Celui-là se fait par amour.

Un garçon voit une jeune fille, l'apprécie, l'aime, cherche à l'épouser. La fiancée répond aux sentiments de son amant. Les parents, bonnes et braves gens, facilitent leur union.

Tout ça, c'est incroyable, et d'un rococo! Mais que voulez-vous, on ne peut être parfait. Notre aimable siècle des inventions, des arts, des sciences, doit bien avoir aussi quelques taches. Oui, malgré les efforts de la vraie morale, des doctrines pratiques et intelligentes, il se trouve encore de nos jours des gens assez naïfs pour se marier par amour.

C'est moi qui plains ces pauvres diables. Mais d'où sortent-ils donc? Qui les a élevés? Où vivent-ils Demandons cela à qui le sait; moi, je l'ignore.

Mon ami appartenait à cette dernière catégorie. Il aimais sa future, et celle-ci le lui rendait bien. Mais la maman de la jeune fille connaissait la valeur des gros sous, justement ce qui manquait à Z…

De là, oppositions, tracasseries, entraves de toutes sortes qui centuplaient les désirs des jeunes gens. Finalement, défense formelle de se voir. Pleurs, soupirs, rien n'y faisait, la matrone était inflexible.

Mon ami, garçon de moyens, savait se tirer d'un mauvais pas, mais il lui fallait un tiers.

A cette époque, j'étudiais le métier difficile de vendre des paletots. Mes travaux prenaient fin le soir, à six heures. Je fumais tranquillement la pipe des réflexions, quand Z… l'oeil à l'orage, les cheveux en coup de vent, s'écroule, comme une avalanche, dans mon modeste logement.

—Ah! mon pauvre vieux, toi seul peux me rappeler à la vie.

—Fichtre! ça me flatte, mais tu ne me parais pas trop malade.

Le sort m'est fatal. Si mon état se continue, je me fais sauter la cervelle.

—Veux-tu que je t'ausculte? Sont-ce les poumons qui gémissent ou la moelle épinière que déménage?

—Allons! allons! pas de blagues, j'aime à la folie et je suis aimé; mais une mère cruelle s'oppose à mes voeux. Ah! je me meurs.

—Diable! ceci est tragique et très-grave. Il me semble difficile de te guérir. Si je pouvais aimer à ta place, hein?

—Assez. Tu parles bien l'anglais. Ta binette a une certaine allure américaine. Tu vas te faire passer pour un citoyen de la grande République, et tu iras comme tel chercher ma fiancée.

—Ah! ça, je le veux, mais comment?

—Habille toi sur ton trente et un.

—Très-bien.

—Mets tes chaussures à talons plats et à becs de canard.

—Parfait.

Prends un chapeau de feutre mou et gris, mais gris, tu entends.

—Compris

—Tu portes moustaches et barbe au menton. Rase tes moustaches, et tu sera un Yankee tschock.

—Aie! ça, ça m'ennuie. Pour toi cependant, je mettrais ma main au feu; ça serait dur, mais enfin… Après?

—Ma fiancée parle l'anglais comme un cockney,—sa mère n'en sait pas un mot.—Elle est avertie de ta venue. Tu dois te présenter, sous le nom de Scudder, à neuf heures ce soir, dans la rue Amherst, pour la conduire à une surprise party. La mère est au courant de la chose, sa fille l'a préparée. Vous sortirez tous deux, je vous guetterai et je pourrai une fois encore, avant de mourir, embrasser ma chère Philomène. Donc, en route, et souviens-toi que tu tiens ma vie entre tes mains.

—Compte sur mon amitié.

Cette expédition me plaisait assez. Depuis longtemps je vivais dans un marasme malséant. Rien à faire. Puis, ne s'agissait-il pas de flouer une marâtre, qui s'opposait aux amours pures et honnêtes de deux aspirants à l'hymen?

A l'heure fixée, j'arrive à la maison de Philomène, l'air suffisamment
Yankee.

On m'introduit. Je fais une question en anglais, la domestique reste tout baba. On me fait entrer au salon, et Philomène, que ne n'avais jamais vue, entre et me dit tout de suite: «Je suis celle que vous venez chercher.»

Elle était tellement belle que je faillis perdre mon sang-froid britannique.

Elle me présente à sa maman, qui se courbe en angle droit. J'en fais autant et me redresse, comme un ressort qui reprend sa roideur primitive.

—C'est étonnant, dit la bonne femme, comme monsieur a l'air Canadien.
On ne dirait pas du tout qu'il est Américain.

Je riais dans mon ventre, mais ma figure était sombre et inconsciente.

Z…, accompagné d'un camarade, avait eu la curiosité de me suivre de loin, pour voir comment je m'acquitterais de mon ambassade.

C'était en été. La croisée était ouverte, les volets fermés. Et l'appartement, au rez-de-chaussée, permettait aux deux amis de se rendre compte des événements de l'intérieur.

Rieurs constitutionnels tous deux, ils étouffaient dans leur mouchoirs les bouffées bienfaisantes occasionnées par ma face rasée aux lèvres. A la remarque de la maman sur ma parfaite ressemblance avec tous les Canadiens du Pays, ils n'y tiennent plus. Z… roule dans le fossé de la rue, se fourrant un mouchoir dans la bouche, s'enfonçant les côtes. L'autre, faisant un saut de carpe, s'affaisse comme un paquet, dans des étouffements épileptiques.

La dame, entendant quelque bruit, ouvre brusquement les volets. Puis ne laissant rien paraître sur sa figure, elle ferme tout.

—Ah! ces gamins! fait-elle.

Toujours impassible, je prévoyais le moment où l'on me flanquerait à la porte, ne doutant plus que l'on ne fût au courant de l'affaire.

Je soutiens mon rôle jusqu'au bout cependant, et, quelques minutes après, je sortais, grave comme un diplomate, Philomène au bras.

J'envoyais Z… à tous les diables; mais devant le succès de mon entreprise, je commençais à croire qu'il n'y avait rien de cassé.

Ah! ouais! la vieille était rusée. Elle avait parfaitement bien entendu les rires des deux camarades, et, comprenant l'affaire, elle voulait voir la fin de l'aventure.

A peine étions-nous sortis, qu'elle se met à nous suivre.

Trois ou quatre cents pas plus loin, je livre Philomène à Z…, à qui je fais de violents reproches sur sa curiosité. Il m'assure qu'il n'a pas été vu.

Reprenant tous courage, nous nous dirigeons vers la demeure d'une amie commune. La soirée fut splendide d'entrain. Musique, danse, chant, rien n'y manqua. Et sur le tard, à l'heure convenable pour la fin d'une surprise party, nous reprenions allègrement le chemin de la rue Amherst.

Je dépose Philomène chez elle, et, rejoignant Z…, nous nous livrons tous deux au bonheur divin de nos succès. Mon ami sautait, gambadait. Je l'imitais, avec moins d'entrain pourtant car je regrettais mes moustaches.

Enfin, chacun entre chez soi pour se livrer à un sommeil bien acquis.

La journée du lendemain se passe tranquille pour moi; mais, le soir, je vois arriver Z…, la tête entre les jambes. Il faisait un nez long comme ça…………….

—Oh! mon cher, tout est perdu.

—Encore!

—Imagine-toi que la mère de Philomène a tout compris, tout vu.

—Ah! diable!

—Elle nous a entendus rire.

—Je te le disais bien.

—Et puis elle nous a suivis, et, passant la soirée à la porte de la maison où nous étions, elle s'est amplement repue de nos accès de gaieté.

—Ça se corse.

—Ce matin, elle tombe chez moi, et me fait une scène épouvantable.

—Ça devient épique.

—Elle me qualifie de toutes sortes de noms malsonnants.

—Tu les mérites.

—Mais ce n'est pas tout.

—Continue.

—C'est toi, mon pauvre vieux, qui fus salé.

—Parbleu.

—Comment, monsieur, criait-elle, avec une sainte colère, vous m'envoyez un homme qui a l'air respectable, à qui l'on donnerait le bon Dieu sans confession, une sainte nitouche enfin!

—Ça, c'est très-flatteur pour moi, merci.

—Il se fait passer pour un Américain, continuait-elle. C'est une vraie fraude, ça, monsieur, oui, une vraie fraude, et j'en verrai la fin.

—Me voilà propre. Comment faire?

—Je viens exprès pour réfléchir, avec toi, aux moyens de te tirer de là.

—Réfléchissons…

Nous faisons deux mines longues à perte de vue.

Mon parti est vite pris.

—Laisse cette bonne dame agir comme elle l'entendra; après tout, ça m'est indifférent.

Mon ami se range à mon opinion, et nous sortons prendre le verre de l'amitié.

Jamais plus je n'entendis parler de cette affaire.

Et ces deux intéressants jeunes gens se marièrent peut-être?

Hélas! je m'arrête ici, car je pourrais rendre sombre un chapitre que j'ai voulu faire gai.

XXX

EN PERMISSION

Nous avions navigué cinq mois à patte, sur les mers d'alfa des
Hauts-Plateaux. Pendant les grandes chaleurs, on mit le cap sur le Tell,
et l'on jeta l'ancre, pour quinze jours à trente-deux kilomètres de
Daya, port le plus voisin.

Un ardent désir d'aller en permission s'empare alors de tout le monde.
Les chefs, indulgents, accordent assez facilement quatre jours de congé.
Chaque matin, c'était une émigration en masse.

D'abord indifférent, je me laissai aller peu à peu au désir de faire comme tout le monde. Au bout de huit jours, j'en étais malade. D'autant plus que Bel-Abbès, en liesse, à l'occasion de sa fête patronale, m'attirait comme le fruit défendu.

J'obtins la permission tant désirée, et le jour même je m'échappais seul du camp, afin de pouvoir gagner vingt-quatre heures.

C'était imprudent, car avant d'arriver à Daya, il fallait traverser une forêt fréquentée par des maraudeurs.

Je n'avais pas hésité cependant, et, après cinq heures d'une marche rapide, j'entrais sans encombre dans le murs de la bonne ville.

Daya, pour une jolie ville, voilà une jolie ville. Deux rues qui se coupent à angle droit; au bout de la première, l'église, deux faméliques gamins, un bourriquot fiévreux, un Juif ivre, un tas de fumier où grouillent plusieurs poules. En tout, dix maisons. L'autre rue court du nord au sud. On y voit l'école où dorment cinq élèves à longs cheveux, l'institutrice à lunette qui lit un roman, deux mercantis juifs,—on en trouve partout,—un troupier qui se promène, une rigole qui charrie une eau sale, un soleil de feu qui la brûle dans toute sa longueur. Total: treize maisons.

Touchants rapprochements, mais je décris ce que je vois. Cette description a une tendance réaliste. N'y croyez en rien, cependant, elle n'est pas fidèle.

Comme tout me semblait beau quand même, sur l'écorce terrestre!

Quoi! une permission de quatre jours? Et des maisons, des tables, des femmes, des verres des bourgeois, des chaises, de la bière, un lit. Toutes ces choses-là existaient?… Ce n'est pas un rêve?… Je puis en jouir sans remords?…

Et l'on se croit malheureux ici-bas. Merci! oh! merci!

Mais il me fallait encore faire 70 kilomètres le lendemain pour arriver au terme de mes voyages.

Il y avait une telle affluence de clients pour l'unique diligence, que je trouvai le cahier rempli de places retenues pour six jours à venir.

J'intriguai puissamment pour déguerpir le lendemain, et, malgré tout mon habileté, je ne partis pas.

Ainsi fut perdue la journée si péniblement gagnée la veille par une marche de sept kilomètre à l'heure.

Le jours suivant, nous nous embarquons dix dans une bienveillante patache de six places.

Ce véhicule mérite description. Il y avait quatre roues et deux essieux, disparaissant sous de multiples prolonges. Sur cet appareil, un boîte carrée, avec deux bancs latéraux pour six places, dans le sens de l'axe de la route. A ajouter le siège du cocher là où l'on sait. Deux croisées perçaient la boîte, l'une devant, l'autre derrière.

J'obtins la croisée de devant. Si j'avais pu m'y placer à cheval comme Xavier dans son Expédition nocturne, j'aurais été très-mal; mais comme cela m'était impossible, j'étais encore plus mal.

Tout le monde a vu une grenouille ramassée sur elle-même, prête à s'élancer dans le vide. Eh bien! c'était moi!

Les jambes recroquevillées jusqu'au menton, les bras enlaçant le châssis de la croisée, le cou allongé dans une attente anxieuse, j'avais le côté opposé au ventre enfoncé dans l'ouverture, dont le cadre inférieur me coupait littéralement les cuisses.

Soixante-dix kilomètres, à raison de huit kilomètres à l'heure, égalent neuf heures de voyage sur ce candide perchoir.

Perspective:—premier plan: dos arrondi, casquette incroyable du cocher; second plan: cahots, ornières, montées, descentes.

Nous partons.

J'ai bien réussi. Au lieu d'attendre six jours, je partais le deuxième.
Sans apparat, il est vrai, mais je partais enfin.

Tout est là dans la vie. La fin, la fin, au diable les moyens!

Eh! mon Dieu! si! c'est comme ça dans les grandes affaires du monde.

On a trouvé autrefois qu'il fallait un bateau pour se rendre d'Europe en Amérique. Depuis cette inquiétante découverte, on se sert d'un bateau pour traverser l'Océan. Les uns prennent un sabre pour arriver à la gloire, les autres, une plume, et moi, j'ai pris une croisée de patache pour arriver au bonheur; et j'ai bien fait.

Avec une goutte de philosophie, les mauvaises choses nous paraissent plus mauvaises encore, partant, ma croisée me semblait détestable.

Consolation suprême cependant, j'avais le cocher.

Ce brave garçon était un chef-d'oeuvre; ceci soit dit sans trop d'efforts.

Si chacun apportait dans ses plans l'attention et les connaissances que ce cocher déployait pour conduire sa voiture jusqu'à destination, ce chacun deviendrait certainement un grand homme.

Cet automédon classique nous la faisait en artiste.

Contournant savamment les ornières dangereuses, il profitait de chaque mètre de bon chemin pour trotter ne perdant pas un pouce de terrain.

Toujours souriant et plein de bonhomie, il rassurait d'un petit rire protecteur et bon enfant le voyageur qui lui criait sa terreur, à la vue d'un passage scabreux.

L'événement donnait toujours raison au rire du cocher, et, après d'anxieux craquements, le véhicule reprenait son train-train, pour traverser bientôt de plus vilains endroits encore.

Maintes et maintes émotions poignantes envahirent les âmes timorées des passagers, pendant ce mémorable voyage.

Enfin Bel-Abbès se montre aux regards avides.

Dans un lointain rapproché, apparaissent ses cheminées, ses dômes, ses minarets orientaux, construits par les Occidentaux. Un rouge soleil couchant colore la masse inerte de ses constructions bariolées, et les grands platanes, qui enlacent cette charmante ville, jettent, dans les feux du soleil, la note chatoyante de leur verdure de bon aloi.

Le chemin était empierré à cet endroit. Le cocher en profita, et nous filions un train d'enfer.

A la nuit tombante, la ville promise nous ouvrait ses portes.

Un moraliste estimable a dit: «La frugalité aiguise les appétits», et je dis comme lui.

Un homme qui vient de se nourrir de la misère de la plaine, pendant de longs mois, trouve tout beau: maisons, arbres, enfants, réverbères et chiens d'aveugle. Et comme un idiot, il s'étonne de ne s'en être pas aperçu plus tôt.

Je respirais avec joie la poussière civilisée, je m'extasiais devant l'étalage d'un marchand de bibelots indigènes, fabriqués à Paris; je m'arrêtais, ébahi, au passage d'une nourrice avec son poupart; je soupirais, doucement charmé, à la vue d'un charlatan décrochant son boniment sur un certain remède empirique, panacée à tous les maux.

Tout à coup, boum! un coup de canon. C'est le feu d'artifice.

J'y cours.

A ce spectacle, je perds toute retenue. Comme Américain, j'avais juré, en quittant mon pays, de ne m'épater jamais de rien. Eh bien! si mes compatriotes, en ce moment-là, avaient vu ma bouche en gueule de four, mes yeux en billes de billard, j'aurais été flambé dans leur estime.

Après, le bal public, sur la place, au grand air.

Naturellement, je m'y amène.

Surcroît d'émotions. Que de femmes! palsambleu! que de femmes!

La guerre est réellement un grand malheur. Elle accapare les hommes, dans la force de l'âge, et les livre ensuite à la vie, après avoir tiré d'eux les plus belles années de leur jeunesse.

Et puis après?… Si la guerre était une chose intelligente, est-ce que les hommes la cultiveraient comme un art?

Bon, voilà que je blasphème, maintenant.

Décidément ce voyage de Bel-Abbès me fait perdre toute conscience de mes paroles. Moi, le soldat quand même, médire de la guerre! C'est plus fort que jouer au bilboquet.

Le lendemain, je m'ennuyais.

Cette effrayante assertion, de ma part, n'étonnera pas le lecteur. Eh bien! oui, je regrettais mes calmes passe-temps de Ras-el-Ma.

Ma première nuit de Bel-Abbès avait été houleuse, fantastique, phénoménale de mouvement et de péripéties. Le séjour de ma tente à Ras-el-Ma faisais contraste.

Le changement, trop brusque, avait bouleversé mes facultés vacillantes.

Là-bas, j'avais quelques livres, mes journaux, et le courrier, chaque matin, à heure fixe, m'apportait une petite provision d'émotions, à dose minime, qui suffisait à remplir doucement les vingt-quatre heures.

Ici, tourmenté comme une épave, je me heurte à chaque instant aux écueils multiples de trop nombreux bonheurs.

A Ras-el-Ma, je m'entretenais avec l'univers entier, à l'aide de mes chères gazettes.

Je conseille à ceux qui voudraient apprécier franchement les journaux de leur pays de faire un petit voyage de dix ans à quinze cents lieues du village natal. Qu'il essayent ensuite de la lecture des papiers compatriotes, et ils m'en diront des nouvelles.

Tout semble beau, jusqu'aux annonces, dont le style pur et simple prend parfois une tournure presque ampoulée, dans l'âme attendrie du lecteur.

Et puis ensuite, quelles excellentes nouvelles!

Un cher ami, que l'on aime comme soi-même, de notaire est devenu scieur de long; ainsi le dit le journal. Quelle satisfaction pour une âme bien née, d'apprendre cette capricieuse fugue de tante Fortune!

Dans un autre genre, on a l'amère satisfaction de savoir qu'un paltoquet quelconque, connu comme idiot au collège, est devenu gros comme un tonneau et riche comme l'or.

Ces espèces de nouvelles amènent chez tous, diverses sensations qui se conçoivent facilement, mais qui s'expriment mal.

Essayons un exemple cependant.

Ainsi, les succès qui gorgent un ami retentissent dans le coeur par deux sons. Le premier son veut dire un certain plaisir de voir l'objet aimé arriver à ses fins; le second est un léger dépit, naturel à l'homme, qui, de tout temps, n'a pu se débarrasser tout à fait d'une certaine aigreur devant les succès de l'ami. Ces deux sensations, arrivant simultanément, fraternisent ensemble, de telle sorte qu'il est difficile d'établir entre elles une ligne de démarcation.

Ouf! mes jambes! saperlipopette! mes jambes! Sauvons-nous devant cette obscure et lourde morale.

Oui, ami lecteur, ferme ce livre, mais ne me maudis pas. Car, sache le bien, le soleil brûlant d'Afrique, la misère, les fatigues…

Avant ma permission, j'exécrais Ras-el-Ma, j'adorais Bel-Abbès; après ma permission, j'exécrais Bel-Abbès, j'adorais Ras-el-Ma.

Donc, l'homme désire ce qu'il n'a pas, est ennuyé de ce qu'il possède.
La Palisse aurait crevé avant de trouver celle-là.

Avec un peu de bonne volonté, j'aurais pu me contenter de mon existence au pays. J'avais assez d'argent pour satisfaire mes petites fantaisies, une bonne table pour dîner, un bon lit, une chambre confortable.

J'ai quitté cela. Qu'ai-je gagné au change? une position à vingt sous par jour, une tente pour abri, une gamelle pour table, la voûte des cieux pour protection contre la température, des fatigues, de la misère.

Chez moi, j'étais rongé de spleen et de satisfaction; ici, je souffre.

Les gens raisonnables me donnent tort, et ils ont raison; les illuminés me donnent raison, et ils ont tort.

Enfin, pourquoi, diable, êtes-vous allé vous fourrer dans cette galère?

Pourquoi?

Parce que je suis Canadien-Français.

Pourquoi?

Parce que j'aime la France.

Pourquoi?

Parce que je me ferai certainement tuer pour elle, si je le puis.

Je me vante en disant cela. Parbleu, je le sais bien, que l'honneur de se faire tuer pour son ancienne mère patrie n'appartient pas à tous. Et comme je suis fier d'être un des élus!

Aussi je lui ai prouvé, je lui prouve et je lui prouverai, Dieu aidant, à cette belle et glorieuse France, que ma reconnaissance pour cette suprême faveur vivra jusqu'à ma mort.

APOLOGUE

Dans une immense plaine, bornée de tous côtés par des horizons infinis, grouillent des millions d'êtres humains. Tous se livrent fiévreusement à une occupation quelconque.

Ceux-ci, le front baigné de sueur, piochent la terre avec ardeur; ceux-là grattent le papier avec des pointes d'acier. Les uns affilent des lames tranchantes, d'autres fabriquent de terribles engins de destruction.

D'aucuns nonchalamment assis sur le sol semblent indifférents à tout ce qui les entoure, et regardent leurs voisins s'agiter violemment.

Une irrésistible impulsion paraît être commune à tous. A intervalles inégaux, ils se lèvent en choeur, comme mus par un même ressort, et se dirigent, soit lentement, soit avec rapidité, vers un noir précipice, au fond duquel apparaît, gigantesque, le mot MORT, écrit en lettres de nuit.

Les premiers arrivés cherchent à fuir, terrifiés devant ce gouffre insondable; mais la foule, qui les presse avec acharnement, leur barre toute issue et les force à tomber dans l'éternité.

Toujours, toujours, il en est ainsi, sans trêve ni répit.

Personne ne prévoit sa chute prochaine et le ravin de la mort. Au contraire, plus les individus sont rapprochés du gouffre, plus ils paraissent acharnés à leurs occupations.

Cette promenade lugubre vers le néant est souvent accélérée par d'effrayantes paniques qui bouleversent les multitudes. Des géants formidables, armés de plaies diverses, culbutent ceux qui les entourent et les chassent, comme l'éclair, devant eux. Ces géants ont nom: GUERRE, FAMINE, PESTE, et le but de leurs exploits est toujours le gouffre béant dont les profondeurs sont égales à l'éternité.

Au milieu de cette arène universelle, s'élève un trône monumental dont le sommet se perd dans la nue. Les degrés, pour y arriver, sont aussi nombreux que les sables des grèves. De distance en distance apparaissent des plates-formes où de graves individus, la trompette à la bouche, sonnent le ralliement. Ces trompettes portent sur le front leurs noms respectifs: PHILOSOPHES, MORALISTES, HISTORIENS.

Quand la foule défile devant le trône, elle jette un regard anxieux vers les hauteurs infinies, hésite un instant, s'approche des degrés, mais, le plus souvent, désespère de les gravir, et continue, abrutie, sa marche agitée vers le ravin de la nuit. Quelques élus seuls entreprennent courageusement l'ascension des degrés et arrivent au sommet, où siège le grand juge BON SENS.

Rien n'égale la majesté noble et digne de ce vénérable magistrat. Entouré de satellites simples et modestes, il distribue de bonnes paroles à tous ceux que s'adressent à lui. A chacun son tour de jouir de ses conseils. Ni charlatanisme, ni intrigues ne peuvent exclure les élus des bienfaits de ses sages remontrances.

Le mortel, réconforté, redescend les marches du trône, et, instruit, se dirige vers la mort par un chemin détourné. Il fuit la foule, dont les paniques, les méchantes passions les emportements violents le bouleversent; et lentement doucement avec une sereine philosophie, il fait le saut prévu par la fatalité. Qu'a-t-il gagné à consulter le sublime magistrat? Une promenade tranquille, et une chute raisonnée et sans inquiétude dans les profondeurs de la mort.

Les faibles, ceux qui craignent l'ascension au trône du juge, vivent affolés, ballottés de terreur en terreur, en proie à tous les grands géants qui se font un cruel plaisir de semer partout les désordres. Finalement, surpris, ahuris, pétrifiés, ils envisagent la mort sans la croire si près, et, poussés par la foule, ils disparaissent, en blasphémant, dans l'abîme qu'ils n'avaient pas cru si près.

A travers cette cohue indescriptible, s'avance péniblement un petit groupe compacte. Faible au physique, il essaye cependant de fendre hardiment les masses. En tête apparaît une jeune femme maigre, anémiée, quelque peu intelligente. Derrière elle marchent trente gaillards plus ou moins vigoureux. Sur le flanc gauche se montre, en tête, un homme à l'air profondément misanthrope. Sa physionomie respire parfois une grande confiance, parfois un découragement implacable. Il cherche le vrai chemin.

Il a regardé partout, mais il n'a rien trouvé. Entraîné par la foule, sans guide, il agit d'après ses propres inspirations. Dédaignant tout avis, tout conseil, il va droit à son but: tant pis s'il succombe dans sa marche. Cependant, malgré ses fermes résolutions, il s'aperçoit souvent, hélas! qu'il est faible.

En passant près du tribunal du juge suprême, une idée lumineuse le frappe: il ira puiser des forces auprès de lui. Voilà le guide qu'il cherche depuis si longtemps; il arrivera jusqu'à lui, coûte que coûte.

Il communique ses intentions à ceux qui semblent être sous ses ordres. La jeune femme fait signe qu'elle suivra son chef; mais les trente hommes, sauf quelques-uns, craignent d'affronter le censeur. Ils ont peur de ses remarques sévères.

Le chef fait un grand discours, le premier de sa vie, et la chaleur de sa parole entraîne sa troupe, qui s'engage résolument dans l'ascension des degrés.

Il montent, ils montent.

De plate-forme en plate-forme, on fait de longues haltes. On perd souvent courage, mais le chef les stimule de sa voix décidée. Et tous reprennent de nouveau la pénible promenade.

Enfin, ils arrivent près du magistrat qui les regarde d'un air sévère, où perce cependant une grande bienveillance, car il est toujours flatté du courage de ceux qui affrontent les fatigues inouïes, nécessaires pour se présenter à lui.

Au milieu du plus profond silence, il interpelle celui qui paraît être le chef du groupe:

—Qui êtes-vous?

—Je suis le père des Expéditions autour de ma tente.

—Quels sont ces gens qui vous suivent?

—Cette dame est ma préface, et ces hommes sont mes trente chapitres. Ils viennent tous, guidés par moi, demander vos conseils, votre censure et votre approbation de leurs actes.

—Veuillez les faire défiler un à un devant moi, et me donner leurs états de service. Je rendrai mon jugement sur les faits et gestes de chacun. Je réserverai, pour la fin, mes appréciations sur la conduite de leur chef.

L'auteur passe au magistrat un gros manuscrit où sont détaillées les principales actions des intéressés.

L'HUISSIER, criant.—Dame Préface!

LE JUGE.—Avancez. Vous n'avez plus le droit de vivre. Les préfaces sont toutes mortes depuis longtemps. Je vous pardonne cependant, car votre air modeste parle en votre faveur. Puis vous êtes si maigre, si exténuée, que je n'ai pas le courage de vous condamner à disparaître. Fuyez de ma présence, et n'y revenez plus.

L'HUISSIER.—Chapitre premier!

LE JUGE.—Vous êtes long et maigre, mais vous êtes nécessaire à l'existence de vos vingt-neuf compagnons. A ce titre seul, je vous autorise à exister. Je reconnais aussi certaines qualités de vos formes, et avec un peu de gymnastique vous deviendrez passable. Allez.

L'HUISSIER.—L'Auteur!

LE JUGE.—C'est un portrait. Je déteste les portraits d'auteurs faits par eux-mêmes. Laissons cela à la Rochefoucauld. Vous m'ennuyez, partez.

L'HUISSIER.—Le Bidon!

LE JUGE.—Vous êtes blessé. Tant mieux pour vous. Moralement, c'est beau une blessure; mais faites-vous raccommoder. Vous avez été utile. Continuez.

L'HUISSIER.—Les Godillots!

LE JUGE.—Ah! ah! vous voulez quitter votre maître. Vous devenez malséants et apathiques. Juste au moment où l'on va vous ficher à la porte, vous vous permettez d'être exigeants. Sachez qu'il faut toujours tomber dignement. Du nerf, mon ami! du nerf!

L'HUISSIER.—Le Képi!

LE JUGE.—Bon garçon va!

L'HUISSIER.—La Musette!

LE JUGE.—Votre carrière est belle; à vous de l'améliorer encore en donnant refuge à quelques fonds qui manquent à votre propriétaire.

L'HUISSIER.—Le Sac!

LE JUGE.—Vous êtes cruel. Vous suicidez vos maîtres. C'est peu digne de la part d'un brave homme. Tâchez de faire mieux.

L'HUISSIER.—La Pipe!

LE JUGE.—Apportez un prix Monthyon.

L'HUISSIER.—Le Revolver.

LE JUGE.—Rendez-vous utile, monsieur, rendez-vous utile. Quand on vit pour faire mourir les gens, on se distingue autrement qu'en trouant des cibles de papier.

L'HUISSIER.—Le Sabre!

LE JUGE.—Pouah! mon bonhomme, vous ne valez rien.

L'HUISSIER.—Digression patriotique!

LE JUGE.—A la bonne heure! Voilà qui rend justice à la fête nationale. Malheureusement, il y en a peu comme vous. Au lieu de courir la plaine ce jour-là, l'arme au poing, beaucoup de gens s'amusent. C'est un tort, mais c'est un droit conquis.

L'HUISSIER.—La Gamelle!

LE JUGE.—Dans la gamelle, c'est bon.

L'HUISSIER.—Le Quart!

LE JUGE.—Passez.

L'HUISSIER.—Les Guêtres.

LE JUGE.—Bonjour!…

L'HUISSIER.—Le Cafard!

LE JUGE.—…

L'HUISSIER.—Pêche miraculeuse.

LE JUGE.—…

L'HUISSIER.—Souvenir du jeune âge.

LE JUGE.—Que me racontez-vous là, monsieur l'auteur? Vous nommez ces gens-là: Boutades militaires, et vous me présentez ici un tas de morveux sans états civil appropriés. Sachez qu'il faut trouver un nom convenable quand on produit des chefs-d'oeuvre. Vos trente enfants et cette dame devraient porter le nom de Mosaïques humoristiques. Ils seraient ainsi dans le vrai. Je m'emballe devant votre effronterie de me présenter des gens sous de faux noms. Puis, n'avez-vous pas dit, dans votre portrait, que le moi était haïssable? et continuellement le moi a été chez vous à l'ordre du jour. C'est mal, ça, monsieur; oui, c'est très-mal.

Je ne puis cependant me dispenser d'un petit conseil, ni d'une certaine appréciation. Je reconnais que vous avez bien mérité des gens qui aiment à bâiller. Mais, malheureusement, ceux-ci ne sont pas seuls sur terre. Tâchez de travailler un peu pour les idiots, qui ne bâillent jamais. A chacun sa pâture, mon ami. Finissez-en, car j'éprouve moi-même d'inquiétants symptômes de désarticulation maxillaire. Avant de me livrer à cette grave occupation, je vous crie du plus profond de mon âme: Pour Dieu! Dépêchez-vous d'écrire fin!

Le juge se tait. De formidables voix lancent à tous les horizons ses jugements dont la morale est: Travaillez! travaillez! Tout est dans le travail! Les échos emportent cette sentence aux quatre coins cardinaux.

Soudain un bruit terrible se fait entendre. Le papa BON SENS, en bâillant, s'était brisé la mâchoire, et, tombant à la renverse, avait entraîné son trône avec lui. Cette catastrophe épouvantable précipite dans le vide, pêle-mêle, personnages, huissiers, philosophes, historiens et l'auteur.

Celui-ci, ricanant comme Méphisto à la vue de son oeuvre, se sauve de la foule, son coupable manuscrit sous le bras. Ces mots du juge: Travaillez! travaillez! le hantent comme un cauchemar. Puis, dans le tumulte, il cherche fiévreusement une plume, et il écrit le mot qui sauvera tout:

FIN

TABLE

PRÉFACE
       I.—La tente.
      II.—L'auteur.
     III.—Le bidon.
      IV.—Les godillots.
       V.—Le képi.
      VI.—La musette.
     VII.—Le havre-sac.
    VIII.—La pipe.
      IX.—Le revolver.
       X.—Le sabre.
      XI.—Digression patriotique.
     XII.—La gamelle.
    XIII.—Le quart.
     XIV.—Les guêtres.
      XV.—Les vacances.
     XVI.—Combat homérique.
    XVII.—Funèbre souvenir.
   XVIII.—Pêche miraculeuse,
     XIX.—Souvenir du jeune âge.
      XX.—Un page d'amour.
     XXI.—Chasse à l'affût.
    XXII.—Réminiscences du passé.
   XXIII.—Combat du schott Tigri.
    XXIV.—La flûte.
     XXV.—Une colonne.
    XXVI.—Mélanges.
   XXVII.—Une colonne campée.
  XXVIII.—Mes prisons.
    XXIX.—Enlèvement frauduleux.
     XXX.—En permission.
Apologue.

______________________________________________________________ PARIS, TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GANANCIÈRE, 8.

End of Project Gutenberg's Expéditions autour de ma tente, by Ch. Des Ecores