The Project Gutenberg eBook of Moeurs des anciens Germains

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Title: Moeurs des anciens Germains

Author: Cornelius Tacitus

Translator: Louis Le Gendre

Release date: October 31, 2006 [eBook #19662]

Language: French

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TACITE

MŒURS DES ANCIENS GERMAINS

traduit du latin

par

L'ABBÉ LEGENDRE, CHANOINE DE L'ÉGLISE DE PARIS

NOUVELLE ÉDITION, A. MAME ET Cie, IMPRIMEURS—LIBRAIRES à TOURS.

1851

                             PRÉFACE
contenant quelques remarques relatives aux usages anciens et modernes
            des Germains, des Gaulois et des Français.

Quelle que soit l'origine des Français, qu'il ne s'agit point de discuter ici; quelque système qu'on embrasse, on ne peut méconnaître dans les mœurs des premiers temps de la monarchie beaucoup de points de conformité avec celles des anciens Germains, dont Tacite nous a laissé le tableau. Aussi, en réimprimant les Mœurs des Français, a-t-on cru devoir y joindre les Mœurs des Germains, décrites avec tant d'énergie par Tacite.

C'est en rapprochant de cette manière les idées que les historiens nous donnent des anciens peuples de l'Europe, dont tous les habitants actuels sont les successeurs plus ou moins éloignés; c'est en rassemblant tous les traits qui servent à les caractériser et en les confrontant avec les modernes, qu'on peut reconnaître l'analogie ou la différence de ces peuples.

Avant que la domination romaine fût établie dans les Gaules, les Gaulois et les Germains différaient peu pour la façon de vivre. De vastes forêts couvraient également leur pays; on y trouvait fort peu de villes et seulement quelques villages; la chasse et la guerre partageaient tout leur temps. C'étaient des incursions perpétuelles, et souvent des émigrations d'une partie de la nation dans des pays fort éloignés du sien. Beaucoup de petits souverains, qu'on doit plutôt considérer comme des chefs de parti, divisaient en peuplades ce grand peuple, qui n'avait presque aucune relation au dehors.

La guerre que César fit dans les Gaules apporta de grands changements à cette manière de vivre. En prenant possession de leurs conquêtes, les Romains introduisirent de nouveaux usages, et les Gaulois se civilisèrent bien plus en deux cents ans de commerce avec leurs vainqueurs, qu'ils n'avaient fait pendant tout le temps qui avait précédé cette révolution. L'abbé Le Gendre parle des Français de la Gaule qui chassèrent les Romains de la Gaule; il décrit aussi les usages qu'ils laissèrent après eux et qui subsistèrent même après qu'ils eurent abandonné le pays. Ces époques sont voisines de celles que nous peint Tacite. Cet historien écrivait sous les empereurs, et alors les armées romaines n'ayant pas encore pénétré bien avant dans la Germanie, elle avait conservé jusque-là ses premières habitudes. C'est donc en comparant l'état naturel des Germains, vivant encore sous leurs tentes, avec les premiers temps de notre monarchie, que le lecteur pourra mieux voir la gradation qui a conduit les Français à certains usages qui subsistent encore parmi nous. Ensuite, en rapprochant quelques-unes de nos coutumes actuelles, et en les comparant avec les mœurs simples des Gaulois ou avec celles de l'ancienne Germanie, le tableau s'enrichira de plusieurs traits aussi curieux qu'intéressants.

La guerre était la principale occupation des Germains et des Gaulois; il n'y avait donc qu'un peuple guerrier qui pût se poser parmi eux. Tels étaient les Francs qui s'y établirent, et dont nous sommes en partie la postérité. Ainsi c'est aux exercices de la vie militaire ou de la chasse que se rapportent les principaux usages qui nous sont communs avec ces deux peuples.

Les anciens habitants de la Germanie avaient un tempérament robuste et une taille proportionnée à leur force; une éducation dure les préparait de bonne heure aux fatigues de la guerre et de la chasse; les Gaulois étaient élevés pour les mêmes travaux. Aujourd'hui ce n'est pas la force du corps qui caractérise communément notre nation; mais si nous ne sommes pas plus vigoureux, devons-nous en rejeter la faute sur notre climat? Une éducation moins délicate nous procurerait des forces égales à notre courage. On semble croire parmi nous que la force du corps n'est plus une qualité militaire; on convient qu'il fallait nécessairement autrefois être robuste, lorsqu'un casque et une cuirasse de fer étaient l'habillement ordinaire des guerriers; lorsqu'on portait des armes si pesantes, que nous ne pourrions plus y tenir. Aujourd'hui, dit-on, il ne faut que de la valeur; avec cette seule qualité on est sûr de vaincre. Il est vrai que dans une action, dans une bataille, la supériorité du courage peut assurer la victoire; mais, à la guerre, n'y a-t-il que des combats? Combien de fatigues n'a-t-on pas à essuyer continuellement! La valeur suffit-elle pour résister à des marches longues et pénibles, quand il s'agit de passer plusieurs jours et plusieurs nuits sous les armes, quand il faut se frayer une route à travers des lieux presque inaccessibles? Un écrivain qui dit éloquemment des vérités fortes fait cette objection aux Français: «Comme les Carthaginois, vous eussiez été vainqueurs à Trébie, à Cannes, à Trasimène; mais vous n'eussiez point franchi les Alpes.» Les fatigues font plus périr de nos troupes que le fer des ennemis. Quelle impression ne fait pas sur nous le seul changement de climat! Nous n'en avons que trop fait l'épreuve dans toutes nos guerres en Italie.

Il est donc plus important qu'on ne pense de se fortifier le corps de bonne heure et de l'endurcir par le travail. Il n'est pas douteux que les exercices auxquels on façonne notre jeunesse pourraient nous former des corps robustes, si l'on n'y cherchait moins à se procurer des avantages solides qu'à se donner des grâces et des agréments.

Les Français ont conservé beaucoup de rapports avec les Germains; mais c'est à l'endroit de l'inconstance. Ces peuples, au dire de Tacite, étaient incapables d'un long travail, et n'avaient que le premier feu; c'est aussi le reproche qu'on nous fait avec assez de fondement. Nous sommes terribles au début d'un combat; il faut que nous ravissions la victoire; car, si nous la disputons longtemps, nous courons risque de la perdre. Il y a cependant eu des occasions où nous avons fait voir autant de fermeté que de valeur; on nous a vus essuyer tranquillement le feu des ennemis, attendre le moment favorable pour attaquer, et après plusieurs actions meurtrières, revenir à la charge avec plus d'ardeur que jamais. Mais, quoique ces sortes d'exemples ne soient pas rares chez nous, il faut convenir que le caractère distinctif de notre valeur est l'impétuosité du premier choc.

Le faste qui règne aujourd'hui parmi nos troupes présente un tableau bien différent de la simplicité guerrière, conservée avec tant de soin chez les Germains et les Gaulois. Ils ne dépensaient rien en parures; tout leur luxe consistait a peindre leurs boucliers avec quelque couleur éclatante. Malgré l'obligation qu'on impose aux officiers de ne paraître qu'avec l'habit de leur régiment, surtout en temps de guerre, quels riches vêtements ne portent-ils pas quelquefois sous un modeste uniforme? C'est en vain que nos rois ont fait de sages règlements pour réprimer le luxe militaire: on y étale une magnificence, un goût de somptuosité très-préjudiciables à la discipline et à la promptitude des opérations. Tous les jours les officiers se plaignent qu'ils se ruinent au service; mais, n'est-ce pas à eux-mêmes qu'ils doivent s'en prendre? Leur paye suffirait à leurs besoins, si les tentations et les superfluités ne multipliaient mal à propos leurs dépenses. La simplicité qui régnait dans les vêtements des Germains faisait aussi le caractère distinctif du reste de la nation; si le défaut contraire a gagné les cours et les armées en Allemagne, du moins le gros de la nation paraît encore retenir de ce côté-là bien des usages venant de ses ancêtres.

Les Germains n'osaient paraître en public sans avoir leurs armes; ils ne les quittaient pas même dans leurs maisons, ou plutôt sous leurs cabanes; mais ils ne pouvaient les porter que quand ils étaient parvenus à l'âge viril; et ils ne commençaient jamais à les prendre que de l'agrément du chef de leur canton. C'était un des principaux de la nation ou un des plus proches parents du novice guerrier qui lui donnait publiquement ses premières armes; et c'est vraisemblablement de cette ancienne coutume qu'est dérivé l'établissement de la chevalerie en France, ou la cérémonie de l'accolade. On ne recevait pas indistinctement, chez nous, toutes sortes de personnes dans l'ordre des chevaliers: c'était la plus haute dignité où pût aspirer un militaire; il fallait être d'une illustre extraction pour parvenir à cet honneur. La chevalerie avait des lois auxquelles les princes et les rois eux-mêmes se soumettaient sans répugnance.

On ne montait aux grades militaires chez les Germains, qu'après avoir donné des preuves de valeur; les soldats se disputaient à qui occuperait le premier rang et combattrait le plus près du prince; c'était une honte pour le chef de la nation de n'être pas le premier à charger l'ennemi, et un déshonneur pour les soldats de ne pas seconder le courage de leur commandant. La principale force de leurs armées consistait dans l'infanterie, dont les mouvements égalaient presque en rapidité ceux de la cavalerie. Lorsqu'il n'y avait point de guerre chez eux, la noblesse allait chercher ailleurs l'occasion de se signaler. Ils étaient obligés de prendre ce parti; car un peuple qui négligeait la culture des terres ne pouvait se soutenir que par le brigandage. Les Germains abandonnaient le soin de l'agriculture aux femmes, aux vieillards et aux infirmes; en temps de paix, la jeunesse passait ses jours dans l'inaction. «C'est une chose tout à fait surprenante, dit Tacite, que ces mêmes hommes qui ne peuvent vivre en repos aiment tant l'oisiveté.» On voit ici plusieurs traits qui peuvent convenir aux anciens habitants de la France.

C'était la bravoure, et non l'argent, qui faisait anciennement parvenir aux premiers emplois de l'armée. On n'achetait point l'honneur de se sacrifier pour la patrie; mais la soif du pillage mettait les armes à la main de la plupart des soldats; car tout le butin qu'ils faisaient était pour eux: on sait ce qui arriva au sujet du vase de Soissons. On suit aujourd'hui le parti des armes par des motifs plus nobles: l'honneur, l'amour de la gloire, le service de l'État et celui du prince, font encore des héros parmi les Français; mais l'oisiveté de la noblesse en temps de paix n'a que trop de conformité avec celle des Germains.

Un autre trait de ressemblance qui se trouve entre nous et les anciens Germains, c'est que les guerres générales de la nation n'empêchaient point les combats particuliers. Chez eux, chacun prenait parti et s'engageait dans les querelles selon les liaisons des familles; mais les haines n'étaient pas immortelles: les torts mêmes et les injures se réparaient par des amendes. Convenons, à la honte de nos mœurs, que nous poussons quelquefois plus loin la vengeance; mais aussi félicitons notre siècle de s'être bien corrigé de la folie des duels.

Tacite rapporte que les femmes de la Germanie suivaient leurs maris à la guerre. Il ne dit pas s'il entrait dans cette pratique, qui a été aussi celle des premiers Gaulois, d'autre raison que l'usage; mais aujourd'hui nos dames françaises, infiniment plus délicates, ne supporteraient pas le plus court voyage, et nos mœurs sur ce point ne sauraient souffrir la moindre comparaison avec celles de ces peuples. D'ailleurs une meilleure discipline a banni presque partout des armées cet attirail si contraire au bon ordre et aux opérations de la guerre. Cependant, sans que les femmes s'en mêlent, malgré les règlements les plus sévères, malgré les lois les plus sages, la mollesse semble s'introduire de plus en plus dans nos armées; un officier riche ne pense qu'à se procurer au milieu d'un camp toutes les commodités et tous les plaisirs de la vie oisive. Bonne table, excellents vins, domestiques nombreux et magnifiques équipages, aucune recherche ne lui manque. On n'y est pas même privé de spectacles, et l'on a vu dans les guerres de Flandres, à la suite de nos armées, des troupes de comédiens et de courtisanes. Cette condescendance des commandants est pourtant bien dangereuse, puisque c'est par là que les peuples les plus belliqueux ont insensiblement dégénéré de leur valeur et se sont abâtardis. Les délices de Capoue ruinèrent l'armée d'Annibal; et les Carthaginois, après tant de victoires éclatantes, furent ensevelis sous les ruines de leur république. L'histoire est remplie de pareils exemples, qui doivent faire trembler les nations les plus distinguées par leur courage. Dans la guerre qu'Alexandre fit à Darius, le roi de Perse lève des troupes innombrables et marche à leur tête avec son harem; les femmes dans cette armée égalaient presque le nombre des combattants. L'armée macédonienne, qui ne faisait qu'une poignée d'hommes en comparaison de celle des Perses, n'était composée que de soldats, et Alexandre fut vainqueur. Tant que les Romains vécurent dans la pauvreté, rien ne put résister à leurs armes. Le luxe, la mollesse, le goût des plaisirs s'introduisent chez ces fiers conquérants; ils sont assujettis à leur tour, et l'univers est vengé.

……….Sævior armis Luxuria incubuit, victumque utciscitur orbem.

Les Germains faisaient peu de cas des richesses, et leur pauvreté fit leur force. On sait bien qu'il ne faut pas toujours regarder comme une vertu le mépris que certains peuples barbares ou sauvages ont pour l'or et l'argent; telle nation n'est souvent bornée aux seuls besoins de la vie que parce que son indigence lui laisse ignorer ce qui peut en faire les douceurs. Heureuse ignorance, qui produit les mêmes effets que la vertu! car enfin il faut convenir que l'amour excessif des richesses est très-préjudiciable aux mœurs. L'indifférence des Germains pour l'or et l'argent, et en général pour les richesses, fait dire à Tacite qu'ils avaient une bonne foi et une fidélité à toute épreuve dans leurs affaires. La candeur, que ce judicieux historien met à si haut prix, est très-rare en effet chez les peuples qui aiment trop le faste, la magnificence, la bonne chère et les amusements de tout genre, parce qu'ils emploient toute leur industrie à se procurer ces biens factices, dont la privation les rendrait malheureux. Or, pour parvenir à ce but, on a toujours recours aux moyens les plus prompts et les plus faciles, sans s'inquiéter de savoir s'ils sont légitimes ou non. C'est pour cela qu'on voit aujourd'hui tant d'artifices ouverts ou cachés, tant de fraudes, de parjures et de mauvaise foi.

L'article du luxe nous conduit naturellement à ce qui regarde les femmes. Le sexe était en grande considération chez les Germains. On dit que des armées entières, près d'être défaites, furent soutenues par les femmes, qui venaient se présenter aux coups et à une captivité certaine; ce que leurs maris appréhendaient encore plus pour elles que pour eux-mêmes. Lorsqu'il s'agissait de recevoir des otages, les Germains demandaient surtout des filles de familles distinguées, et les regardaient comme le plus sûr garant des conventions. Ils croyaient même que le sexe avait quelque chose de divin, et ses avis ou ses conseils étaient écoutés. Il y eut même plusieurs femmes regardées par ces peuples comme des divinités ou des prophétesses, et cela d'après une véritable conviction, et non par flatterie.

Mais, malgré l'extrême respect qu'ils avaient généralement pour le sexe, ils punissaient sévèrement les femmes qu'ils surprenaient en adultère. On commençait par leur raser la tête, on les dépouillait ensuite en présence de leur famille, et on les conduisait par tout le pays à coups de bâton.

Les Germains, dans toutes les actions et les circonstances de la vie civile, marquaient le même goût pour la modestie et les bonnes mœurs. Il n'était pas permis aux jeunes gens de communiquer de trop bonne heure ensemble. On ne mariait les filles que dans la force de l'âge, pour qu'elles fussent plus en état de supporter les travaux, les peines et les fatigues du ménage. Quant au mariage, les Germains, dans le choix d'une épouse, ne suivaient que les penchants de leur cœur, et les femmes n'apportaient point de dot à leurs époux. Nous ne savons pas si les Gaulois étaient aussi désintéressés; mais parmi nous, c'est presque toujours l'intérêt qui préside aux mariages. On associe la plupart du temps deux personnes, parce qu'il existe entre elles égalité de biens et de naissance; mais la figure, le caractère, l'esprit, sont comptés à peu près pour rien.

Du temps de Tacite, les Germains étaient plongés dans les ténèbres de l'idolâtrie; ils adoraient principalement Mercure, et dans certains sacrifices ils immolaient des victimes humaines. Ces peuples avaient aussi une grande foi aux augures, et n'entreprenaient rien sans avoir consulté le vol des oiseaux ou le hennissement des chevaux. Lorsqu'il s'agissait de faire la guerre, un de leurs soldats se battait contre un des prisonniers ennemis, et par ce combat particulier on jugeait du succès de l'entreprise.

Les prêtres avaient beaucoup d'autorité chez les Gaulois, ainsi que chez leurs voisins; on trouve parmi les premiers à peu près les mêmes dieux, et quelques-unes des cérémonies religieuses qui s'observaient chez les Germains. Le christianisme abolit entièrement ce faux culte et les autres restes du paganisme. Il fit surtout d'heureux progrès sous nos premiers rois; mais les peuples, quoique chrétiens, conservèrent longtemps des restes de leur ancienne barbarie. Clovis lui-même laisse échapper de temps en temps des traits de cruauté qui font frémir. Si les Français ne consultaient plus, comme autrefois, les devins et les entrailles des animaux, il régnait encore parmi eux beaucoup de superstitions absurdes. Telles sont les preuves prétendues juridiques qui se faisaient par le fer, par le feu, par l'eau, par le duel.

Les Germains, dans les assemblées générales de la nation, étaient accroupis par terre, ayant leurs genoux près de leurs oreilles; quelquefois ils étaient couchés sur le dos ou sur le ventre, et dans ces bizarres postures ils réglaient les affaires d'État avec autant de gravité que les sénateurs romains. Les sauvages de l'Amérique et ceux de l'Afrique tiennent leurs assemblées dans les mêmes postures, qui paraissent avoir été habituelles à toutes les nations, dans les premiers temps où elles se sont rassemblées en société après la dispersion générale. Les phases de la lune réglaient les temps des assemblées ordinaires; elles se tenaient communément à la pleine lune, et quelquefois à la nouvelle. Les affaires de peu d'importance étaient décidées sommairement par les principaux du pays; mais il fallait le concours de toute la nation pour celles qui étaient plus graves. Le peuple était juge en certaines matières, et il rendait la justice dans un conseil général de la nation.

Les assemblées des Français, dont parle l'abbé Le Gendre, avaient quelque chose de plus imposant, elles sont aussi d'un temps bien plus moderne. On les tenait en rase campagne, les premiers jours de mars et de mai; les évêques, les abbés, les ducs et les comtes y assistaient. C'était là qu'on faisait le procès aux personnes de distinction; qu'on délibérait sur la guerre et sur la paix; qu'on donnait des tuteurs aux enfants du souverain; qu'on établissait de nouvelles lois; qu'on partageait les États et les trésors du roi mort, lorsqu'il n'avait pas pourvu lui-même à sa succession, et que le jour était fixé pour la proclamation du nouveau roi. Enfin c'était dans ces diètes, ou assemblées générales, qu'on réglait tout ce qui avait rapport au gouvernement.

Ce ne fut que plus de trois cents ans après Hugues Capet, qu'on connut en France ce que nous appelons formalités de justice. Dans les premiers temps de la monarchie, les particuliers étaient jugés par des personnes de leur profession: le clergé par les ecclésiastiques, la milice par les guerriers, la noblesse par les gentilshommes; cet usage d'être jugés par ses pairs, par des hommes de même état que soi, s'est conservé jusqu'à présent en Angleterre, et la justice n'en est pas plus mal administrée. Ainsi les affaires ne traînaient pas en longueur comme aujourd'hui; on n'avait pas encore trouvé le secret d'embrouiller les choses les plus claires par les coupables subtilités d'une chicane ruineuse. La seule juridiction des évêques s'étendait à la plus grande partie des affaires. Cet ordre jouissait parmi nous d'une autorité presque sans bornes, soit par respect pour leur caractère, soit par l'opinion qu'on avait de leur capacité et de leurs vertus. De là cette extension d'autorité, qui depuis a été restreinte dans ses limites naturelles.

Tous les crimes, à l'exception des cas de lèse-majesté, n'étaient punis que par des amendes pécuniaires. Les Français étaient moins sévères dans les premiers temps de la monarchie, qu'ils le sont devenus, à punir les crimes qui intéressent la société. Les Germains, au contraire, pendaient les traîtres et les déserteurs; ils plongeaient les fainéants de profession dans la bourbe d'un marais, et les y laissaient expirer.

Dans tous les divertissements des Germains, on voyait la simplicité, ou plutôt la rusticité de leurs mœurs. Ils n'avaient qu'une sorte de spectacle: leurs jeunes gens sautaient tout nus entre des pointes d'épées et de javelots[1]. Ceux qui montraient le plus d'adresse dans cet exercice étaient fort applaudis: c'était leur unique récompense. Les Français, par leur fréquentation avec les Romains, qui étaient passionnés pour les spectacles, avaient contracté le même goût, et voyaient avec beaucoup de satisfaction les plaisantins, les jongleurs et les pantomimes. On sait jusqu'à quel degré de perfection les derniers avaient porté leur art; les plaisantins étaient des bouffons qui débitaient des contes ou des facéties, et les jongleurs jouaient de la vielle. Notre passion pour les spectacles, qui s'est manifestée de bonne heure, n'en a point hâté les progrès. Ils ont été lents à se former; ce n'est qu'après bien des tâtonnements que nous avons eu un théâtre, et il y a bien loin des mystères aux chefs-d'œuvre tragiques et comiques qui font l'honneur de la scène française.

[Note 1: Les Suisses en ont conservé quelque chose: leur danse aux épées rappelle cet usage.]

Les Francs, peuple tout guerrier, qui ne respirait que les armes, négligeaient entièrement les lettres; et les anciens peuples de la Gaule étaient plongés comme eux dans une profonde ignorance. Mais, par quelques monuments qui subsistent encore, on voit que, dès le siècle même qui précéda nos premiers rois, les langues savantes n'étaient pas tout à fait inconnues aux Gaulois; et sans doute les relations de ce peuple avec les Romains lui procurèrent des connaissances qui n'étaient point parvenues jusqu'en Germanie. En effet, il y eut peu de temps après des académies à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux, à Autun, etc.; mais ces établissements furent détruits au commencement du Ve siècle, par l'inondation des barbares qui vinrent fondre dans les Gaules. Ce ne fut que sous Charlemagne que les sciences commencèrent à refleurir; toutefois elles ne jetèrent pas un grand éclat jusqu'au règne de François Ier; ce n'était que l'aurore d'un beau jour. Il était réservé à Louis XIV de porter la littérature et les arts à leur plus brillante époque. Depuis ce siècle heureux, qu'on distingue comme ceux d'Alexandre et d'Auguste, nos mœurs se sont de plus en plus éloignées de celles des anciens Germains, dont nous tirons en partie notre origine, et de celles des peuples de la Gaule, dont nous descendons plus directement.

DES MŒURS DES GERMAINS

PAR TACITE.

I. La Germanie, depuis les Gaules, le pays des Grisons et la Hongrie, est renfermée entre le Rhin et le Danube. Du côté des Daces et des Sarmates, elle est bornée par des montagnes et par des nations très-belliqueuses. L'océan y forme de grands golfes et des îles immenses, dans lesquelles on a découvert, par la voie des armes, de nouveaux pays et de nouveaux peuples. Le Rhin prend sa source chez les Grisons, et, descendant du sommet des Alpes, va se décharger bien loin dans la mer du Nord, en déclinant un peu vers l'occident. Le Danube, qui tombe du mont Abnobe par une pente douce et facile, arrose diverses provinces, et va se rendre dans la mer Noire par six embouchures; la septième se perd dans des marais.

II. Je crois que les Germains sont originaires du pays qu'ils habitent, et que cette nation s'est formée sans l'alliance d'aucun peuple étranger; car ceux qui d'abord sont allés à la recherche d'un nouveau sol arrivaient sur des vaisseaux; or l'Océan septentrional est trop effrayant pour avoir attiré la curiosité des premiers hommes, puisque même à présent il est redoutable à nos navires. Mais, outre les dangers qu'il y a de s'embarquer sur une mer terrible et inconnue, qui est-ce qui voudrait abandonner l'Asie, l'Italie ou l'Afrique, pour venir habiter la Germanie? Les terres y sont incultes; le climat y est rude et fâcheux; le séjour en est triste, et ne peut plaire qu'à ceux dont il est la patrie. Ils n'ont point d'autres histoires ni d'autres annales que d'anciens vers qu'ils récitent de temps en temps pour célébrer la gloire d'un dieu né de la terre, nommé Tuiscon, et de son fils Mann; ce sont là les premiers habitants du pays et la tige de la nation. Mann eut trois fils, qui donnèrent leurs noms à toute la Germanie. De là vinrent les Ingevons, peuples qui habitent le long des côtes de l'Océan, les Herminons, qui s'établirent au milieu du pays, et les Istevons, qui occupèrent le reste de la contrée. Quelques-uns, usant de la liberté qu'on a de mentir en des sujets si éloignés, attribuent à Mann plusieurs autres enfants, dont ils font venir les Marses, les Gambriviens, les Suèves et les Vandales, et ils prétendent qu'anciennement les Germains ont porté ces différents noms; car, disent-ils, celui de Germanie est nouveau, ils vient de ceux qui les premiers franchirent le Rhin et passèrent dans les Gaules, lesquels s'appelaient Tongres ou Germains: de sorte que toute la nation reçut dans la suite, ou par honneur, ou par crainte, le nom du peuple qui la subjugua. Ils assurent qu'Hercule, le plus vaillant de tous les hommes, a été parmi eux, et ils chantent encore ses louanges lorsqu'ils vont au combat.

III. Ils ont aussi des poëmes qu'ils appellent bardits; ils les récitent pour exciter leur courage. Ils jugent du succès de la bataille par leurs cris, et selon qu'ils sont plus ou moins violents, ils prennent de la terreur, ou en inspirent, comme si ce n'était pas tant un concert de voix qu'une expression de leur valeur. Ils affectent principalement des accents rudes et sauvages, qu'ils rendent encore plus effrayants en mettant leurs boucliers près de leurs bouches d'une manière qui augmente de beaucoup le son naturel de leurs voix. On dit qu'Ulysse, dans ses longs et fabuleux voyages, fut porté par la tempête en Germanie, où il bâtit, sur le bord du Rhin, une ville qu'il nomma Aschelbourg. On ajoute qu'il y avait un autel qui lui était consacré, sous le titre de fils de Laërte, et qu'il en reste encore des monuments avec des inscriptions grecques sur les frontières des Grisons et de la Germanie: c'est ce que je ne prétends ni repousser ni appuyer de preuves; je laisse à chacun la liberté de prêter ou de refuser crédit à cette opinion.

IV. Je suis de l'avis de ceux qui tiennent que les Germains n'ont point été abâtardis par le commerce et l'alliance des autres peuples; c'est pourquoi ils ont une physionomie qui leur est commune et particulière à leur nation. Ils ont les cheveux blonds, les yeux bleus, le regard farouche, la taille robuste; le corps incapable d'un long travail, et propre seulement à soutenir le premier choc, supportant avec peine le chaud et la soif, et plus facilement le froid et la faim: ce qui est un effet du climat.

V. À l'égard du pays, quoiqu'il y ait quelque différence entre ses diverses provinces, cependant, à le prendre en général, il est plein de bois et de marais, plus humide du côté des Gaules, et plus sujet aux vents vers l'Autriche et la Bavière. Il est fertile en blé, mais il produits peu de fruits; abondant en troupeaux, qui sont les plus grands biens de ces peuples, ou, pour mieux dire, leurs seules richesses: le bétail y est très-fécond, il est ordinairement petit et sans cornes. Ces peuples n'ont ni or, ni argent, soit que les dieux leur aient refusé ces présents par haine ou par amour; mais je ne voudrais pas affirmer qu'ils n'eussent point de mines de ces métaux; car qui est-ce qui les a cherchées? Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'ils n'ont pas pour ces choses autant d'avidité que les autres nations. On voit même parmi eux de la vaisselle d'argent, qui a été donnée à leur ambassadeurs ou à leurs princes; mais ils n'en font pas plus de cas que de celle de terre. Ceux qui demeurent sur nos frontières recherchent l'argent comme moyen de commerce, et connaissent certaines pièces anciennes de notre monnaie, qu'ils aiment mieux que les autres, par exemple celles qui portent la marque d'une scie ou d'un chariot. Ceux qui habitent plus avant dans le pays négocient avec la simplicité des premiers hommes, par échange. Ils aiment mieux l'argent que l'or, sans autre raison, je crois, que parce qu'il leur est plus commode pour acheter des choses de peu de valeur.

VI. On voit par leurs armes que le fer leur manque. Il y en a peu qui aient des épées ou des pertuisanes. Leur javelot, ou ce qu'ils appellent la framée, a le fer petit et étroit; ils sont très-adroits à s'en servir, soit qu'ils combattent de près ou de loin. La cavalerie n'a que la lance et le bouclier. L'infanterie est armée de dards, et chaque soldat en a plusieurs qu'il sait lancer avec beaucoup de force et d'adresse; ils ne sont point embarrassés par leurs habits, ni par leurs armes; ils n'ont qu'une saye pour tout vêtement. Ils ne dépensent rien en parures, et ils ne sont curieux que de teindre leurs boucliers de quelque belle couleur. Il y en a peu qui aient des cuirasses, et encore moins des casques. Leurs chevaux n'ont ni vitesse, ni beauté; ils ne sont point exercés comme les nôtres à toutes sortes d'évolutions; ils ne savent que tourner à droite et aller en avant, en formant le rond; de manière qu'il n'y en a point qui soit le dernier. A considérer leurs troupes en général, l'infanterie est la meilleure; c'est pourquoi ils la mêlent parmi la cavalerie, dont elle égale la vitesse: ils choisissent pour cela les jeunes gens les mieux faits, qu'ils mettent aux premiers rangs. Ils en prennent cent de chaque canton: ce nombre, qui ne désignait d'abord que des gens d'une riche taille, est devenu dans la suite un titre et le prix du courage. Leur armée est rangée par bataillons et par escadrons. Ils croient que c'est plutôt une marque de prudence que de lâcheté, de reculer, pourvu qu'on revienne à la charge. Ils emportent leurs morts, même au plus fort du combat. C'est une infamie parmi eux d'abandonner son bouclier, et ceux à qui ce malheur est arrivé n'oseraient plus se trouver aux assemblées ni aux sacrifices, et plusieurs qui s'étaient échappés de la bataille se sont étranglés pour ne point survivre à leur déshonneur.

VII. Dans l'élection des rois, ils ont égard à la noblesse; mais dans leurs généraux ils ne considèrent que la valeur. La puissance royale n'est ni absolue, ni souveraine. Les généraux mêmes commandent plutôt par leur exemple que par leur rang. Quand on les voit donner les premiers dans une action, c'est moins l'obéissance qu'une noble émulation qui engage à les suivre. Il n'y a que les prêtres qui aient droit d'emprisonner et de punir; et les peines qu'ils ordonnent ne sont pas tant prises pour un supplice, ni pour un effet de leur autorité, que pour un commandement des dieux qu'ils croient présider aux batailles; c'est pour se rappeler la présence de ces dieux qu'ils portent à la guerre certaines figures qu'ils conservent avec soin dans les bois sacrés. Le motif principal qui excite leur valeur vient de ce qu'ils ne s'enrôlent pas au hasard; ils suivent l'étendard de leurs familles, d'où ils peuvent entendre les cris de leurs femmes et de leurs enfants qui sont les plus assurés témoins de leur bravoure, et comme les hérauts de leur gloire. C'est auprès de leurs mères et de leurs femmes qu'ils se retirent lorsqu'ils sont blessés, et elles ont le courage de sucer leurs plaies et de leur porter des rafraîchissements dans le combat.

VIII. On dit que des armées entières, sur le point d'être défaites, ont été reformées par les femmes, qui venaient se présenter aux coups et à une captivité presque certaine; ce que leurs maris appréhendent plus pour elles que pour eux-mêmes. Lorsqu'il s'agit de recevoir des otages, ils demandent surtout des filles nobles; ils les regardent comme un gage très-assuré. Ils croient même que ce sexe a quelque chose de divin, ils ne négligent ni leurs conseils, ni leurs réponses. Nous avons vu sous Vespasien une Velleda qui a passé longtemps parmi eux pour une déesse. Ils ont eu depuis la même opinion à peu près d'Aurinia et de plusieurs autres, auxquelles ils ont témoigné la vénération la plus grande, et cela par une véritable conviction et nullement par flatterie.

IX. De tous les dieux, ils adorent particulièrement Mercure, et lui sacrifient même des hommes en certaines rencontres. Ils immolent à Hercule et à Mars des victimes ordinaires. Une partie des Suèves adore Isis. Je n'ai rien trouvé de certain sur l'origine de ce culte; mais le vaisseau qui sert d'attribut à cette divinité me fait augurer que son culte a été introduit chez les Suèves par des étrangers. Au reste, les Germains ne croient pas que ce soit honorer les dieux, de les peindre comme des hommes, ou de les renfermer dans les temples; ils se contentent de leur consacrer des bois et des forêts, dans l'obscurité desquels ils imaginent que réside la divinité.

X. Ils sont fort adonnés aux augures et aux sorts, et n'y observent pas grande cérémonie. Ils coupent une branche de quelque arbre fruitier en plusieurs pièces, et le marquent de certains caractères. Ils les jettent ensuite, au hasard, sur un drap blanc. Alors le prêtre, si c'est en public, ou le père de famille, si c'est dans quelque maison particulière, lève chaque brin trois fois, après avoir invoqué les dieux, et les interprète selon les caractères qu'il y a faits. Si l'entreprise se trouve défendue, ils ne passent point plus avant; car on ne consulte point deux fois sur un même sujet, en un même jour; mais si elle est approuvée, on jette le sort une seconde fois, pour en avoir la confirmation. Ils consultent aussi le vol et le chant des oiseaux: le hennissement des chevaux est encore pour eux un présage très-assuré. Ils en nourrissent de blancs dans leurs bois sacrés, et ils croiraient faire une profanation s'ils les employaient aux usages ordinaires. Quand il veulent les consulter, ils les attèlent au char de leurs dieux, et le prêtre ou le roi les suit, et observe leur hennissement. Il n'y a point d'augure qui soit regardé comme plus certain, je ne dis pas seulement par le peuple, mais par les grands mêmes et par les prêtres; car ils les prennent pour les compagnons des dieux, dont ils ne se disent que les ministres. Ils se servent encore d'un autre moyen pour connaître l'issue des grandes guerres: ils font battre un d'entre eux avec un des prisonniers qu'ils ont faits sur l'ennemi, et ils jugent du succès de la guerre par ce combat.

XI. Les grands décident seuls des affaires de peu d'importance; à l'égard de celles qui sont de quelque conséquence, la connaissance en est réservée à la nation. Il y a certaines choses dont le peuple seul a droit de juger; mais il faut toujours que ce soit en présence des principaux de la nation. Leurs assemblées se tiennent à des jours marqués; le temps de la pleine lune et de la nouvelle est celui qu'ils jugent le plus favorable pour cela, à moins qu'il ne survienne quelque affaire imprévue qui ne souffre point de retard. Ils comptent par nuits, et non par jours comme nous faisons; et leurs décrets sont datés de la nuit, et non du jour, parce qu'il leur semble que la nuit marche devant. Ils ont un défaut qui tient à leur liberté: c'est qu'ils ne s'assemblent pas tous à la fois, ni à une heure certaine; l'un vient plus tôt et l'autre plus tard, selon sa convenance: de sorte qu'ils sont quelquefois deux ou trois jours à s'assembler. Ils sont armés dans le conseil, et chacun se place où il lui plaît. Les prêtres seuls ont droit d'imposer silence et de faire justice des coupables. Après que le roi ou le chef de l'assemblée a dit son avis, chacun parle selon son âge et selon le rang qu'il tient dans l'État par sa noblesse, ou par la réputation que lui ont acquise sa valeur ou son esprit. L'autorité consiste plutôt dans l'art de persuader que dans le pouvoir d'ordonner. Quand ils ne goûtent pas un avis, ils le témoignent par leurs murmures; s'ils l'adoptent, ils font bruire leurs armes: c'est, parmi eux, la plus belle et la plus honorable manière de donner son approbation.

XII. C'est dans le conseil qu'on met les criminels en accusation, et qu'ils ont à défendre leur tête. La peine varie selon la nature du crime. On pend à un arbre les traîtres et les déserteurs; les fainéants et les lâches, qu'on regarde comme infâmes, sont plongés dans un bourbier que l'on couvre d'une claie. Ce genre de supplice fait voir que l'infamie doit être ensevelie dans un oubli éternel, au lieu que ceux qui sont coupables d'autres crimes doivent être punis à découvert pour servir d'exemple. Pour des fautes moins graves, on fait payer l'amende, qui consiste à donner un cheval ou quelque bétail. Une partie de cette amende appartient au roi ou au peuple, le reste à celui qui est offensé ou à ses proches. On élit aussi dans ces assemblées ceux qui doivent rendre la justice dans les bourgs et dans les villages, et chacun d'eux prend avec soi cent personnes du peuple pour former son conseil.

XIII. Quelque chose qu'on fasse, soit en public, soit en particulier, on a toujours ses armes. Lorsqu'on est en âge de les porter, on ne peut point les prendre de soi-même; il faut y être autorisé par la commune. Voici comment cela se pratique. Quand on est assemblé, un des principaux ou bien le père, et à son défaut le plus proche parent, donne solennellement la lance et le bouclier au jeune homme qui se présente pour porter les armes. C'est là sa robe virile; c'est le premier honneur qu'il reçoit, et son entrée dans les dignités. Auparavant il ne faisait partie que de la maison; alors il devient membre de la république. La grande noblesse, ou le mérite extraordinaire des ancêtres, fait qu'on élit quelquefois pour princes des jeunes gens; et il n'y a point de honte à les recevoir, ni à les suivre. Il y a même en cela des degrés d'honneur qui se prennent de l'estime qu'ils font de ceux qui s'attachent à eux: de sorte que les particuliers disputent souvent à qui sera le premier à la suite d'un prince, comme les princes de leur côté ont aussi des contestations à qui aura de plus braves gens à sa suite. Il est de la grandeur d'un prince de se voir toujours environné d'une nombreuse et brillante jeunesse qui lui sert d'ornement durant la paix et de rempart durant la guerre. Cela ne lui est pas seulement glorieux parmi sa nation, mais parmi les nations voisines. Cela fait qu'on le recherche par ambassades et par présents, et que sa seule réputation le met souvent à l'abri des guerres.

XIV. Quand on en vient aux mains, il est honteux pour le prince de n'être pas le premier en valeur, et pour ceux de sa suite de ne pas l'égaler. Ils font vœu de le suivre partout et de le défendre. Ils rapportent à sa gloire leurs plus belles actions, et c'est une infamie éternelle de lui survivre dans la mêlée. Le prince combat pour la victoire; et ils combattent pour le prince. S'il n'y a point de guerre dans leurs pays, la jeune noblesse va chercher dans les pays étrangers l'occasion de se signaler, car le repos leur est insupportable; et d'ailleurs ils ne peuvent entretenir leur nombreuse suite et soutenir leur dépense que par la guerre. Ils reçoivent de la libéralité du prince pour lequel ils combattent, ou quelque cheval de bataille, ou quelque arme sanglante et victorieuse. La table des grands est en quelque sorte la solde de la noblesse; elle n'est pas délicate, mais elle est abondamment couverte. La guerre et le pillage fournissent à la dépense. Rien ne peut les engager à cultiver la terre et à en attendre la récolte, ils aiment mieux provoquer l'ennemi au combat et recevoir des blessures honorables. Il leur paraît lâche d'acquérir à la sueur de leur front ce qu'ils peuvent emporter au prix de leur sang.

XV. Quand ils ne vont point à la guerre, ils passent le temps à boire et à dormir plutôt qu'à aller à la chasse. Les plus braves gens parmi eux ne font rien. La conduite du ménage et le soin de l'agriculture est abandonné aux femmes, aux vieillards et aux infirmes. Les autres passent les jours dans la paresse; c'est, une chose tout à fait surprenante que les mêmes hommes qui ne peuvent vivre en repos se complaisent dans l'oisiveté. Les communes et les particuliers font divers présents au prince, tant du revenu de leurs terres que de leurs troupeaux, ce qui lui est en même temps et honorable et utile. Ils aiment surtout à recevoir des présents de leurs voisins, comme des chevaux, des harnais, des baudriers et des armes. Nous leur avons enseigné à prendre de l'argent.

XVI. Il n'est pas nécessaire de remarquer qu'ils n'ont point de villes; car cela est connu de tout le monde; ils n'ont pas même des bourgs à notre manière. Chacun, selon qu'il lui plaît, se loge près d'une fontaine, d'un bois ou d'un champ, sans joindre sa maison à celle de son voisin; soit qu'ils ignorent l'art de bâtir, soit qu'ils appréhendent le feu. Ils n'ont pas l'usage du ciment ni de la tuile, et se servent communément de matières qu'ils emploient sans leur donner de forme. Il y a des endroits qu'ils enduisent plus proprement d'une terre pure et luisante, qui imite les traits et les couleurs de la peinture. Ils pratiquent des excavations souterraines qu'ils couvrent de fumier; c'est là qu'ils serrent leurs grains et qu'ils se retirent en hiver et même durant la guerre; l'ennemi se contente de ravager la campagne et d'emporter ce qu'il trouve. La difficulté qu'il y a de découvrir les endroits où ils se cachent fait qu'on renonce à les chercher.

XVII. Ils n'ont pour tout habit qu'une saie attachée par une agrafe; ou simplement par une épine. Le reste du corps est nu; c'est pourquoi ils passent les jours entiers auprès de leur foyer. Les plus riches ont des habits, non pas larges et amples à la façon des Parthes et des Sarmates, mais serrés et marquant la forme des membres. Ils se vêtent aussi de fourrures; c'est tout leur ornement. Ceux de la frontière sont moins recherchés que les autres dans la manière dont il s'habillent. Ils ne choisissent que les peaux les plus belles, et y entremêlent encore pour ornement des pièces de quelque fourrure plus précieuse qui leur vient par mer de très-loin et de parages inconnus. Les femmes y sont vêtues comme les hommes, si ce n'est qu'elles portent une espèce de chemise de lin, sans manches, bordée de rouge; et cet habillement leur laisse les bras et une partie de la poitrine découverts.

XVIII. Les mariages y sont chastes; et c'est ce qu'on ne peut trop louer parmi eux; car ils sont presque les seuls barbares qui se contentent d'une femme; et si quelques-uns d'entre eux en prennent plusieurs, c'est plutôt par ton que par volupté. Elles ne leur apportent rien en mariage; au contraire, elles reçoivent d'eux quelques présents. Ce ne sont pas des parures, mais une couple de bœufs pour la charrue, un cheval tout harnaché, le bouclier avec la lance et l'épée. Les parents examinent ces présents et les reçoivent. Elles donnent aussi de leur côté quelques armes à leurs maris. Voilà leur lien conjugal, leur cérémonie, leur hyménée: la femme apprend ainsi qu'elle n'est point appelée à une vie oisive et délicieuse, mais à être la compagne des travaux de son mari, à prendre part à ses dangers, et à suivre sa fortune dans la paix et dans la guerre. C'est là ce que signifient les bœufs, les armes et le cheval. Tel est le plan de vie qu'elle doit suivre jusqu'à sa mort. Elle est obligée de faire de semblables présents aux femmes de ses fils, et de conserver inviolablement cette coutume dans sa famille.

XIX. La chasteté ne court point risque d'être corrompue par les festins, par les assemblées, ni par les spectacles; les hommes et les femmes ne savent point non plus écrire; de sorte qu'il y a peu d'adultères parmi cette immense population; et quand il s'en trouve, le mari a droit d'en faire justice sur-le-champ. Il rase sa femme, la dépouille en présence de ses parents et la chasse devant lui par tout le bourg à coups de bâton; il n'est pour elle ni excuse, ni pardon. Ni son âge, ni ses richesses, ni sa beauté ne sauraient lui trouver un autre mari, car on ne rit point là des vices, et le rôle de corrupteur ou celui de corrompu n'y ont point passé dans les mœurs. Ils font encore mieux en quelques provinces; car on n'y souffre pas même de secondes noces, et une femme prend un mari comme on prend un corps et une âme. Elle n'étend point au delà ses pensées, ni ses espérances: ce n'est pas tant son mari que son mariage qu'elle aime. C'est une abomination parmi eux de se défaire de ses enfants ou d'en limiter le nombre. En un mot, les bonnes mœurs ont plus de pouvoir en ce pays que les bonnes lois n'en ont partout ailleurs.

XX. L'éducation rude et grossière que reçoivent ces peuples ne contribue pas peu à les rendre grands et robustes comme nous les voyons. Les mères nourrissent leurs enfants; elles ne les font point allaiter par des esclaves ou des étrangères. On ne distingue pas le fils du maître de celui du serviteur; ils ne sont pas nourris plus délicatement l'un que l'autre. Ils sont couchés pêle-mêle parmi le bétail, jusqu'à ce que l'âge les sépare et que la valeur les fasse connaître. Ils ne se livrent que tard aux femmes; c'est pourquoi ils ont une jeunesse vigoureuse. Ou ne se presse point de marier les filles; elles deviennent aussi grandes et aussi robustes que leurs maris. Ils sont donc en la force de leur âge lorsqu'ils s'épousent; c'est pourquoi ils produisent des enfants qui deviennent vigoureux comme leurs pères. On y fait autant de cas de ceux de sa sœur que des siens propres. Quelques-uns même tiennent ce degré de consanguinité plus fort et les aiment mieux en otage, comme si nous avions plus d'attachement pour eux parce qu'ils étendent plus loin notre parenté. Ce sont pourtant les enfants qui héritent, et à leur défaut, les oncles et les frères, sans qu'il y ait de testament. Plus un homme a de parents et d'alliés, plus sa vieillesse est honorable; car on a moins d'estime pour ceux qui manquent de postérité.

XXI. C'est une espèce d'obligation pour chacun d'embrasser les amitiés et les inimitiés de sa famille; mais les haines n'y sont pas implacables. L'homicide même se rachète par une certaine quantité de bétail, que toute la famille reçoit comme indemnité; satisfaction très-salutaire, car les inimitiés ne sont nulle part aussi dangereuses que dans les pays libres. Il n'y a pas de nations qui se plaisent autant à exercer l'hospitalité. C'est un crime de fermer sa maison à qui que ce soit. Quand vous arrivez chez quelqu'un, il vous donne ce qu'il a; et lorsqu'il n'a plus rien, il vous mène lui-même chez son voisin, qui vous fait le même accueil; on ne distingue point en cela l'ami de l'étranger. Quand vous sortez, si votre hôte vous demande quelque chose, vous ne pouvez pas le refuser honnêtement; mais vous pouvez aussi lui demander ce qu'il vous plaira, sans craindre qu'il vous refuse. Ils se plaisent à faire et à recevoir des présents; mais comme ils oublient ceux qu'ils font, ils ne se croient point obligés par ceux qu'on leur a faits. Ils se reçoivent poliment, mais sans apparat.

XXII. On ne s'y lève que fort tard, et d'abord on entre au bain qui est ordinairement chaud, à cause du climat qui est extrêmement froid. Ensuite on se met à table, et chacun a la sienne à part. Ils prennent leurs armes pour aller à leurs affaires, et souvent même ils ne les quittent pas pendant le repas. Ce n'est point une honte parmi eux de passer les jours et les nuits entières à boire; aussi les querelles y sont-elles fréquentes, comme parmi les ivrognes; et elles se terminent plus souvent par des coups que par des injures. C'est pourtant dans les festins que se font le réconciliations et les alliances; c'est là qu'ils traitent de l'élection des princes et de toutes les affaires de la paix et de la guerre. Ils trouvent ce temps-là plus opportun, parce qu'on n'y déguise point sa pensée et que l'esprit s'y échauffe et s'y porte aux résolutions hardies. Cette nation, exempte de ruse et de dissimulation, découvre alors ses sentiments avec liberté et franchise; mais la décision de l'affaire est renvoyée au lendemain: ainsi ils délibèrent alors qu'ils ne sauraient feindre, et ils décident lorsqu'ils ne peuvent se tromper.

XXIII. Ils boivent une certaine liqueur faite d'orge ou de froment, en manière de vin; mais ceux de la frontière achètent du vin de leurs voisins. Leur nourriture est fort simple; elle consiste en fruits sauvages, en lait caillé et en venaison fraîche. Ils satisfont leur appétit sans apprêt et sans assaisonnements; mais ils n'ont pas la même sobriété pour la boisson; et qui voudrait leur donner à boire autant qu'ils en désirent, viendrait à bout d'eux plutôt par leur intempérance que par les armes.

XXIV. Ils n'ont qu'une sorte de spectacles. Leurs jeunes gens sautent tout nus entre les pointes d'épées et de javelots. Ils ont fait un art de cet exercice, qui est maintenant en crédit, quoiqu'il n'y ait point d'autre récompense que le plaisir des spectateurs. Ce qui est surprenant, c'est leur passion pour le jeu. Ce plaisir leur tient lieu d'une affaire plus importante, et ils s'en occupent si sérieusement, et avec tant d'ardeur dans le gain et dans la perte, qu'un homme, après avoir joué tout son bien, se joue lui-même, et s'il perd, il va volontairement en servitude: quand même il serait le plus fort et le plus robuste, il souffre que l'autre le lie et le vende, car le gagnant rougirait de garder le vaincu. Cette façon d'agir nous paraît un trait de folie; mais ils la regardent comme un acte de justice et de bonne foi.

XXV. Ils n'emploient pas leurs esclaves, comme nous faisons, à divers travaux dans la famille; ils ont leur ménage séparé, et on les oblige à payer tous les ans une certaine quantité de blé, d'étoffe ou de bétail, comme on fait avec des fermiers; on ne leur demande rien de plus; du reste, la femme et les enfants font ce qui est à faire dans la maison. Rarement ils mettent leurs esclaves aux fers, ou les maltraitent pour les forcer à travailler. Ils les tueraient plutôt, non point par punition, ni pour l'exemple, mais par un mouvement violent, comme on tue son ennemi, avec cette différence qu'à l'égard de l'esclave il y aurait impunité. Les affranchis n'y sont guère plus considérés que les esclaves, car ils n'ont aucune autorité dans la maison ni dans l'État, si ce n'est dans les endroits où il y a des souverains, et où ils deviennent quelquefois plus puissants que les seigneurs du pays. Mais il n'en est pas de même ailleurs, et c'est une grande marque de liberté.

XXVI. Ils ne connaissent ni usure, ni intérêt; c'est pourquoi ils s'en abstiennent plus scrupuleusement que si on le leur avait défendu. Ils cultivent tantôt une contrée, tantôt une autre, et ils partagent les terres selon le nombre et la qualité des personnes; l'étendue du pays empêche qu'il y ait le moindre différend entre eux à ce sujet. Ils ne labourent pas un même champ tous les ans; ils ne s'amusent pas à cultiver un jardin, ni à arroser une prairie. Ils se contentent de les semer, et n'ajoutent rien à la fertilité de la terre par le soin de la culture. Ils ne partagent pas l'année en quatre saisons comme nous: ils ne connaissent que l'hiver, le printemps et l'été. Le nom et les richesses de l'automne leur sont inconnus.

XXVII. Leurs funérailles sont sans pompe et sans magnificence. Ils se servent seulement de quelque bois particulier pour brûler le corps d'une personne de condition: ils brûlent en même temps ses armes et quelquefois son cheval; mais ils ne jettent point de parfum sur le bûcher, et ils n'y brûlent pas les vêtements du mort. Leurs tombeaux sont faits de gazon, et ils méprisent l'appareil des nôtres, comme une chose qui est à charge aux vivants et aux morts. Ils quittent bientôt le deuil, mais non pas la douleur et l'affliction. Il est bienséant aux femmes de pleurer, et il convient aux hommes de conserver la mémoire des personnes qui leur sont chères. Voilà ce que j'ai appris en général de l'origine et des mœurs des Germains.

XXVIII. Je parlerai en particulier des coutumes de chaque nation, et je commencerai par les peuples qui sont venus de la Germanie dans les Gaules. César, le plus illustre de tous les écrivains, nous apprend que la puissance des Gaulois a été autrefois beaucoup plus considérable qu'elle n'est à présent: c'est pourquoi il est assez croyable que ces peuples ont aussi passé en Germanie. Le Rhin n'était pas une assez forte barrière pour leur courage, avant que les empires fussent établis et que les dominations fussent certaines. Les Helvétiens (ou les Suisses) occupèrent le pays qui est entre le Rhin, le Mein et la forêt Noire; et les Boïens, autre peuple de la Gaule, ont donné leur nom à la Bohème, quoique ce pays ait depuis reçu d'autres habitants. On doute si les Osiens ont passé de la Germanie dans la Pannonie, ou les Aravisiens de la Pannonie dans la Germanie; car ils ont tous le même langage et les mêmes coutumes; d'ailleurs les pays qu'ils habitent ne sont pas meilleurs les uns que les autres, et ils vivaient autrefois dans la même liberté et dans une égale indigence. Ceux de Trèves et les Nerviens affectent de venir des Germains, pour se distinguer de la mollesse des Gaulois par la gloire de leur origine. Les Vangions, les Tréboces et les Némètes (autrement ceux de Spire, de Worms et de Strasbourg) en viennent plus assurément, et ceux de Cologne même, quoiqu'ils aiment mieux porter le nom d'Agrippiniens que celui d'Ubiens, parce que le premier désigne une colonie romaine. Aussi ont-ils été placés en deçà du Rhin, pour servir de digue contre l'inondation des barbares, et non pas pour être plus en sûreté.

XXIX. Mais de tous ces peuples les Bataves sont les plus vaillants. Ils habitent une île du Rhin. Ils sont Cattes d'origine, et ils quittèrent leur pays dans une guerre civile, pour faire partie de notre empire. Aussi leur fait-on l'honneur de ne pas les charger d'impôts, ainsi que les autres peuples qu'on méprise; mais ils sont réservés pour le combat, comme le fer et les armes. Les Mattiens (ou les habitants du Vétérave et du Westerwaal) sont dans la même obéissance; car la grandeur romaine a porté ses conquêtes jusqu'au delà du Rhin, qui était l'ancienne borne de notre empire. Quoiqu'ils demeurent parmi nos ennemis, ils ne laissent pas d'avoir le cœur et l'inclination romaine; du reste ils ressemblent aux Bataves, si ce n'est qu'ils paraissent tirer une nouvelle vigueur de leur position et de leur climat. Je ne compte point entre les Germains ceux des Gaulois qui, habitant au delà du Rhin et du Danube, cultivent les terres qu'on appelle Serves: ce sont les plus pauvres et les plus inconstants des Gaulois, qui n'ayant rien à craindre, ni à perdre, à cause de leur pauvreté, se sont emparés d'un pays qui n'appartenait à personne. Et comme nous avons depuis avancé nos garnisons et reculé nos frontières, ils vivent en repos à l'abri de notre domination, comme s'ils étaient au milieu de notre empire.

XXX. Plus loin sont les Cattes, dont le pays commence et finit à la forêt Noire. Il n'est pas si plein, ni si marécageux que le reste de la Germanie; mais il est coupé de montagnes qui s'abaissent peu à peu. Ces peuples sont d'une corpulence forte et ramassée; ils ont une physionomie extrêmement fière et l'esprit élevé. Du reste, ils ont toute l'adresse et toute la conduite des Germains: ils savent choisir leurs chefs et leur obéir, garder leurs rangs, saisir l'occasion, ménager leur force, ordonner de jour, se fortifier la nuit, s'appuyer sur la valeur plutôt que sur la fortune, et ce qui est très-rare pour des barbares, et un effet de la discipline, ils savent faire plus de fond sur la personne du chef que sur celle du soldat. Toute leur force est dans l'infanterie, qu'ils chargent d'outils et de provisions outre ses armes. Les autres peuples cherchent volontiers à se battre; mais les Cattes font vraiment la guerre: ils ne s'amusent pas à courir et à escarmoucher comme la cavalerie, qui est aussi prête à fuir qu'à combattre. Ils savent que la précipitation est sœur de la crainte, et la prudence voisine de la fermeté.

XXXI. Il est une marque de courage qui se trouve quelquefois parmi les braves de leur nation, c'est de se laisser croître le poil et la barbe jusqu'à ce qu'ils aient tué quelqu'un du parti contraire; cela est ordinaire aux Cattes: c'est alors seulement qu'ils se découvrent le visage, comme s'ils n'osaient paraître auparavant, et que ce fût un devoir de leur naissance, dont il fallût s'acquitter avant d'être avoués de leurs parents et de leur patrie. Les faibles et les lâches demeurent toute leur vie dans l'opprobre. Les plus vaillants portent un anneau de fer; ils le regardent comme une marque d'ignominie, jusqu'à ce qu'ils aient mérité de s'en délivrer par la mort d'un ennemi. Plusieurs blanchissent sous ces fers, et sont également révérés des amis et des ennemis. Ce sont eux qui forment la pointe dans les combats: de sorte que leur front de bataille est toujours terrible; ils ne renoncent pas, même durant la paix, à cette obligation d'avoir de la valeur; et ils ont toujours cet air martial qui inspire de la crainte. Ces braves n'ont ni champs, ni maisons, ni aucun embarras de la vie. Ils mangent tout ce qu'ils trouvent, et partout où ils le trouvent; prodigues du bien d'autrui, méprisant le leur, jusqu'à ce que la faiblesse de l'âge les rende incapables de mener une vie aussi dure.

XXXII. Après les Cattes, sont les Usipiens et les Tenctères; ils habitent le long du Rhin, dans la partie où il commence à être assez large pour leur servir de barrière. Les Tenctères excellent dans la cavalerie, comme les Usipiens dans l'infanterie. Leurs ancêtres ont fondé cette réputation, et leur postérité la conserve. L'équitation est pour eux un passe-temps de tous les âges, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse. Les chevaux se laissent par succession, et comme un héritage; et ce n'est pas toujours le plus âgé qui en hérite, mais le plus vaillant.

XXXIII. Les Bructères étaient autrefois dans le voisinage des Tenctères; mais les Chamaves et les Angrivariens les ont exterminés, du consentement des autres nations, en haine de leur orgueil, ou par convoitise de leurs biens, ou plutôt par une grâce particulière des dieux, qui ne nous ont pas même envié le plaisir de ce spectacle. Plus de soixante mille barbares ont été taillés en pièces à notre vue, non par nos armes, mais par celles des barbares eux-mêmes. Que ces peuples conservent toujours entre eux de l'inimitié, à défaut d'amour pour nous, puisque notre empire est parvenu à ce point où il ne nous reste plus rien à souhaiter que la discorde chez nos ennemis.

XXXIV. Derrière les Chamaves et les Angrivariens, sont les Dulgibiniens et les Casvares, et autres nations moins connues. Devant sont les Frisons, qui sont distingués en grands et en petits, selon la diversité de leurs forces; et ils s'étendent le long du Rhin jusqu'à l'Océan, autour des grands lacs qui sont fréquentés par nos navires. Nous avons même entrée dans l'Océan de ce côté-là, et l'on met au delà d'autres colonnes d'Hercule; soit que le courage de ce héros l'ait amené en des lieux si reculés, soit qu'on lui attribue tout ce qui s'est fait de merveilleux en ce monde. Drusus voulut savoir ce qui en était; mais il fut repoussé par la tempête, comme si l'Océan eût été jaloux de voir sonder ses abîmes et les mystères d'Hercule. Personne ne l'a osé tenter après lui, et l'on a cru qu'il était plus respectueux de croire les secrets des dieux que de les vouloir pénétrer.

XXXV. Telle est la Germanie du côté de l'occident. Elle a aussi une étendue considérable vers le septentrion. On y rencontre d'abord les Causses, qui s'étendent depuis les Frisons jusqu'aux Cattes, derrière toutes les nations dont nous venons de parler. Non-seulement ils occupent un si grand espace, mais ils le remplissent; de plus, ils se rendent recommandables parmi ces peuples par leur justice et leur équité; c'est par ces vertus qu'ils se soutiennent plutôt que par la force: exempts d'ambition et d'envie, ils vivent en paix, sans exercer ni souffrir de violence. C'est une des plus belles marques de leur valeur, de n'avoir point besoin de faire la guerre pour maintenir leur autorité, et d'être redoutables à leurs ennemis sans se servir de leurs armes. Cependant ils sont toujours en état de se défendre; et comme ils ont beaucoup d'hommes et de chevaux, et qu'ils peuvent mettre sur pied des armées nombreuses, ils conservent tranquillement leur réputation et leur gloire.

XXXVI. À côté des Causses et des Cattes, sont les Chérusques, à qui une longue paix a été plus agréable qu'avantageuse; car, parmi les nations puissantes, les plus faibles ne jouissent que d'un repos trompeur et lorsqu'on en vient aux mains, le droit du plus fort est toujours le meilleur. La modération et la probité sont des noms qu'on ne donne qu'au vainqueur. Ainsi les Chérusques, qui passaient autrefois pour un peuple équitable et sage, sont à présent regardés comme lâches et timides. On appelle sagesse la fortune des Cattes, qui les ont vaincus. Les Fosiens, voisins des Chérusques, ont été enveloppés dans leur ruine, et ils ont eu un malheur égal, après avoir eu un sort moins prospère.

XXXVII. Le long de la côte, on trouve les Cimbres, qui ne sont pas aujourd'hui fort puissants, mais dont la gloire a fait beaucoup de bruit et a porté bien loin leur renommée. On voit encore les marques de leur grandeur sur l'une et l'autre rive du Rhin, dans le vaste espace de leur camp. L'an 640 de la fondation de Rome, sous le consulat de Cecilius Metellus et de Papirius Carbon, nous entendîmes le bruit de leurs armes. Depuis, jusqu'au second consulat de Trajan, il y a deux cent dix ans que nous travaillons à dompter l'Allemagne. Pendant tout ce temps-là, il y a eu des chances diverses et des pertes considérables de part et d'autre. Les Espagnols, les Gaulois, les Carthaginois, les Samnites, les Parthes même ne nous ont pas plus souvent harcelés: car la liberté du Germain est plus redoutable que la puissance des fils d'Arsace. Que peut nous opposer l'Orient, si ce n'est la défaite de Crassus, encore bientôt vengée par la victoire de Ventidius et la chute de Pacore? Mais les Germains ont taillé en pièces cinq armées consulaires, qui avaient à leur tête les Carbons, les Cassius, les Scaurus Aurelius, les Servilius Cepion et les Cn. Manlius. Ils ont enlevé à César Varus avec trois légions; et nos victoires ont été sanglantes. C. Marius ne les a pas impunément défaits en Italie, ni Jules César dans les Gaules, ni Drusus, Néron et Germanicus en Germanie. Ils ont bravé ensuite Caligula et ses menaces impuissantes; et durant nos guerres civiles, voyant l'occasion favorable pour soumettre les Gaulois, ils forcèrent notre camp. Depuis ils ont été repoussés; mais, malgré nos vains triomphes, ils n'ont pas été vaincus.

XXXVIII. Parlons maintenant des Suèves. Ce n'est pas une seule nation, comme les Cattes ou les Tenctères. Ils sont composés de plusieurs dont chacune a son nom particulier, et ils occupent la plus grande partie de la Germanie. Ils portent les cheveux relevés et noués par derrière. C'est par là qu'on les distingue des autres Germains, et que parmi eux on reconnaît les gens libres d'avec les esclaves. Tous ceux qui portent leurs cheveux de cette manière dans le reste de la Germanie ne le font qu'à leur imitation, ou pour quelque alliance particulière, et cela ne dure que pendant la jeunesse, au lieu que les Suèves blanchissent sous cet arrangement. Souvent ils se contentent de nouer leurs cheveux sur la tête; mais les grands y apportent plus d'artifice. Voilà le soin innocent qu'ils prennent de se parer; mais ce n'est pas pour plaire, c'est pour paraître plus redoutables à leurs ennemis.

XXXIX. Les Semnons se vantent d'être les plus anciens et les plus nobles d'entre les Suèves, et ils prouvent leur antiquité par celle de leur religion. Ils s'assemblent à certains jours dans une forêt vénérable par son ancienneté; et là, en présence des députés des autres nations, qui se glorifient d'une même origine, ils égorgent un homme, commençant leurs barbares mystères par cet horrible sacrifice. Ce qui redouble la terreur, c'est que personne n'entre dans le bois qu'il ne soit lié, pour marque de sa faiblesse et de la puissance du dieu qu'il adore. S'il tombe, il n'est pas permis de le relever; il faut qu'il se roule par terre jusqu'à ce qu'il soit hors de la forêt. Le but de cette superstition est de montrer que cet endroit est le domicile du dieu à qui tout doit respect et obéissance. La fortune des Semnons a étendu leur autorité. Ils sont divisés en cent cantons, et par là ils s'estiment les chefs des Suèves.

XL. Les Langobards méritent une mention particulière, à cause de leur petit nombre. Quoique environnés de nations puissantes, ils ne laissent pas de se maintenir, non dans l'esclavage, mais en défendant leur liberté par les armes. Ensuite viennent les Reudigniens, les Avions, les Angles, les Varins, les Eudoses, les Suardons et les Nuithons, qui ont pour remparts des forêts et des fleuves. Tout ce qu'ils ont de remarquable, c'est qu'ils adorent, les uns et les autres, la Terre comme notre mère commune; et ils l'appellent Herthe. Ils croient qu'elle se promène par le monde et qu'elle se mêle des affaires des hommes. Ils ont même, dans une des îles de l'Océan, une forêt qui lui est consacrée, où elle a un chariot couvert, que nul n'ose approcher que son grand prêtre. Il observe le temps qu'elle y entre, et plein de respect, il accompagne son char traîné par deux génisses. Partout où elle passe, on célèbre sa venue par des fêtes et des réjouissances publiques. Il est défendu alors de faire la guerre: chacun resserre ses armes; la paix et l'oisiveté règnent partout. Lorsque la déesse est ennuyée de la conversation des hommes, le grand prêtre la ramène dans son temple. Alors, et le chariot et la couverture, la déesse même, si on veut les croire, se plonge dans un lac où elle est lavée par des esclaves, qui sont noyés sur-le-champ. De là cette terreur, de là cette sainte ignorance, qui inspirent du respect pour des mystères qu'on ne peut voir sans mourir.

XLI. Les Suèves, dont je viens de parler, habitent le fond de la Germanie. Il y en a d'autres le long du Danube, que je vais suivre maintenant comme j'ai suivi le Rhin. On trouve d'abord les Hermundures, qui sont alliés des Romains: aussi ont-ils le privilège, non-seulement de trafiquer sur notre frontière, comme les autres; mais d'entrer dans notre pays, sans gardes et sans escorte, jusqu'à la principale colonie que nous avons chez les Grisons. Les autres ne voient que nos camps et nos armées, au lieu que nous ouvrons à ceux-ci, volontairement, nos palais et nos maisons de plaisance. L'Elbe prend sa source dans leur pays. C'est une rivière fameuse, autrefois fréquentée par les Romains, et qui ne leur est connue maintenant que de nom.

XLII. Après les Hermundures, sont les Narisques, et ensuite les Marcomans et les Quades. Mais les plus puissants et les plus belliqueux sont les Marcomans, qui ont conquis sur les Boïens, à la pointe de l'épée, le pays où ils habitent. Les Quades et les Narisques ne leur cèdent guère pour la valeur. Voilà le front de la Germanie du côté du Danube. Les Quades et les Marcomans ont conservé jusqu'à notre temps des rois de leur nation, de l'illustre sang de Marobodous et de Tuder. Maintenant ils obéissent à des étrangers qui sont sous notre protection; mais nous les aidons plus souvent de notre argent que de nos armes.

XLIII. Derrière sont les Marsignes, les Gothins, les Oses, les Buriens, dont les premiers et les derniers, par leur langage et leur costume, nous représentent les Suèves. Les Gothins parlent l'idiome des Gaules; les Oses, celui de la Pannonie; ce qui montre qu'ils ne sont pas Germains d'origine, outre qu'ils payent des impots aux Quades et aux Sarmates; et pour comble d'infamie, les Gothins travaillent aux mines de fer. Tout ce pays est couvert de forêts et de montagnes, qui servent d'habitation à ces peuples; car ils ne descendent guère dans la plaine, et la Suève est coupée en deux par une chaîne de montagnes, au delà desquelles sont divers peuples. Les Ligiens sont les plus puissants. Ils sont divisés en plusieurs cantons; mais les plus considérables sont les Ariens, les Hovelcons, les Manimes, les Élysiens, les Naharvales. Ceux-ci ont un bois sacré qui est l'objet d'une ancienne superstition. Le prêtre est vêtu en femme; la divinité qu'on adore a quelque rapport avec Castor et Pollux, et s'appelle Alcé. Il n'y a pourtant ni simulacres, ni traces d'une religion étrangère. De tous ces peuples, les Ariens sont les plus puissants et les plus redoutés; ils usent d'artifice pour augmenter encore la terreur de leur nom: ils noircissent leurs corps et leurs boucliers avant d'aller au combat, et choisissent la nuit la plus noire; de sorte qu'ils ressemblent à une armée infernale, dont on ne peut seulement supporter la vue; car dans toute espèce de guerre les yeux sont les premiers vaincus. Au delà des Ligiens, sont les Gothons, sous la domination de rois qui les tiennent de court un peu plus que le reste des barbares, mais non pas en dehors de toute liberté. Proche de l'Océan, sont les Rugiens et les Lemoviens, peuples aisés à reconnaître à leurs rondaches et à leurs courtes épées, ainsi qu'à leur respect envers leurs princes.

XLIV. Au delà et dans l'Océan même, sont les Suyons, peuple puissant sur mer et sur terre. Leurs vaisseaux sont différents des nôtres; ils ont deux proues, pour aborder de tous côtés, et ne portent point de voiles. Ces peuples ne se servent pas même de rames à notre manière; ils les transportent tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, comme cela se fait quelquefois sur les rivières. Ils estiment les richesses, et ils obéissent à un prince dont l'autorité est absolue et non dépendante. Ils ne sont pas possesseurs de leurs armes, comme les autres peuples de Germanie; mais elles sont enfermées sous la garde d'un esclave. La mer, qui les environne, les défend de toute surprise, et ils savent que le soldat oisif est sujet à s'oublier. D'ailleurs il n'est pas prudent à un prince de laisser des armes à la disposition d'aucun citoyen, quel qu'il soit.

XLV. Au delà des Suyons, il y a une mer calme et presque immobile, qu'on croit être la limite de la terre de ce côté-là; et l'on en juge ainsi par la lumière du soleil qui se continue depuis son coucher jusqu'à son lever, assez claire pour obscurcir les étoiles. La crédulité ajoute qu'on entend le bruit qu'il fait en se précipitant dans les flots, et qu'on voit les figures des dieux et les rayons qui entourent leurs têtes. C'est là véritablement l'extrémité du monde. Sur la droite de cette mer, son rivage est habité par les Estyens, dont la manière de vivre est semblable à celle des Suèves, mais en diffère pour le langage, qui approche davantage du breton, ils adorent la mère des dieux; comme symbole de leur superstition ils portent sur eux des figures de sanglier, qui leur tiennent lieu de défense et au moyen desquelles ils s'imaginent n'avoir rien à craindre de leurs ennemis. La plupart n'ont pour armes que des bâtons. Ils sont moins paresseux à cultiver la terre que le reste des Germains. Ils ont même la patience d'aller chercher l'ambre jaune dans la mer, et parmi le sable du rivage. Ils l'appellent glese; mais, comme des barbares qu'ils sont, il n'en recherchent ni l'origine, ni la nature, et même, avant que le luxe l'eût mis en crédit parmi nous, ils l'abandonnaient sur la plage parmi les immondices que la mer rejette de son sein. Ils ne s'en servent à aucun usage, et ne savent pas même le mettre en œuvre. Ils le vendent comme ils le trouvent, et sont étonnés du prix qu'on leur en donne. Il est assez probable que l'ambre est une gomme d'arbre qui se durcit, car on y voit encore des insectes et des moucherons enfermés, qui ont été pris d'abord dans la matière gluante. Pour moi, je crois qu'il y a des forêts fécondes en Occident, aussi bien qu'en Orient, qui distillent des liqueurs précieuses, comme les autres font le baume et l'encens; le soleil venant à les durcir, elles tombent dans la mer voisine, et sont portées par la tempête sur des côtes étrangères. On en peut juger par la nature de l'ambre, qui brûle aisément et jette une flamme épaisse et odoriférante: on peut l'étendre ensuite comme de la poix et de la résine. Les Sitons suivent les Suyons. Ils sont semblables à leurs voisins, si ce n'est qu'ils obéissent à des femmes; tant ils sont éloignés de comprendre non-seulement la liberté, mais même l'esclavage. Ici s'arrête la description du pays des Suèves.

XLVI. Je doute si je dois mettre au nombre des Allemands ou des Sarmates les Peucins, les Vénèdes et les Fennes. Les Peucins, qu'on appelle aussi Bastarnes, ne demeurent point dans des maisons: ils ont l'habit et le langage des Germains, et n'aiment pas plus que ceux-ci le travail et la propreté: par les alliances de leurs grands avec les Sarmates, ils ont pris quelque chose des mœurs de ces peuples. Les Vénèdes aussi ont beaucoup emprunté de leurs manières; car ils courent et ravagent tout ce qu'il y a de forêts et de montagnes entre les Peucins et les Fennes. On les met pourtant au nombre des Germains, parce qu'ils bâtissent des maisons, portent des boucliers, se plaisent à marcher et à courir, au lieu que les Sarmates ne vont qu'à cheval et en chariot. Les Fennes sont extraordinairement sauvages et vivent dans une honteuse pauvreté. Ils n'ont ni armes, ni chevaux, ni maison; ils se couchent par terre, se nourrissent d'herbes, se couvrent de peaux. Toute leur espérance est dans leurs flèches; comme ils n'ont point de fer, ils les arment d'un os taillé en pointe. Les femmes vivent de la chasse comme les hommes, et vont après eux pour partager le butin. Leurs habitations sont construites avec des branches d'arbres entrelacées; il n'y a point d'autre retraite pour les enfants, ni pour les vieillards, ni d'autre défense contre les injures du temps ou les attaques des bêtes. Ils trouvent cette existence plus douce que de cultiver la terre, et de bâtir des maisons, pour voir sa fortune et celle d'autrui devenir un sujet éternel d'espérances et de craintes. Ils sont parvenus à ce point si difficile, de n'avoir pas même à former un vœu, n'ayant rien à craindre du côté des dieux, rien du côté des hommes. On ajoute à cela quelques fables; par exemple, que les Hellusiens et les Oxiones ont le visage d'un homme, et le reste de la bête. N'ayant par vérifié le fait, je le laisse à décider.

FIN DE LA TRADUCTION DU TEXTE DE TACITE PAR L'ABBÉ LEGENDRE

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L'édition complète du livre de l'Abbé Legendre paru en 1851 comporte, à la suite de la traduction de Tacite, un texte intitulé «MŒURS ET COUTUMES DES FRANÇAIS DANS LES DIFFÉRENTS TEMPS DE LA MONARCHIE». Ce texte n'est pas reproduit dans la présente édition du Projet Gutenberg. Il peut être consulté sur le site de la Bibliothèque Nationale de France à l'adresse: http://gallica.bnf.net

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FIN