The Project Gutenberg eBook of Peaux-rouges et Peaux-blanches

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Title: Peaux-rouges et Peaux-blanches

Author: H. Emile Chevalier

Release date: August 14, 2006 [eBook #19045]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PEAUX-ROUGES ET PEAUX-BLANCHES ***

Produced by Rénald Lévesque

                               A MON AMI
                         CAMILLE DE LA BOULIE
             Directeur du Syndicat administratif de France.

H.-E. CHEVALIER

PEAUX-ROUGES ET PEAUX-BLANCHES

PAR
ÉMILE CHEVALIER
PARIS CALMANN-LEVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

A M. ÉMILE DESCHAMPS,

Vous aussi, mon cher poète, si doux, si aimable, vous, l'une des gloires de la France et le charme de notre petite colonie contrexevilloise, vous avez conspiré avec mes amis, et m'avez imposé une tâche bien lourde, l'HISTOIRE ANECDOTIQUE DU CANADA. Haute responsabilité. Ne succomberai-je pas sous le fardeau? Pour m'encourager, pour me soutenir et, peut-être, me garer en cas d'échec, je place l'oeuvre sous votre patronage. En voici le premier volume, acceptez-le, et croyez, quel que soit d'ailleurs son sort en ce wide, wide wold, mon amitié la plus sincère…

H-ÉMILE CHEVALIER.
Contrexeville (Vosges), juillet 1864.

CHAPITRE PREMIER

LES DOUZE APOTRES

—Allons, Judas, verse-moi un verre de whisky, car je me sens altéré en diable.

—Vous pouvez bien vous servir vous-même! fut-il répondu d'un ton sec.

—Et si je veux que ce soit toi qui me donnes à boire, reprit le Mangeux-d'Hommes, en fronçant les sourcils.

Judas leva dédaigneusement les épaules.

—Par le Christ, mon frère aîné! ne m'entends-tu pas? continua le premier.

—La gourde est près de vous, riposta Judas.

—Eh! ce n'est pas cela que je te demande…

—L'enfer vous confonde! vous êtes ivre comme un Indien.

—Ivre! ose répéter que je suis ivre, vilain Iscariote hurla l'autre en assénant sur la table un coup de poing, dont les échos de la salle répercutèrent longuement le son.

—Oui, vous êtes ivre.

Le Mangeux-d'Hommes se dressa, d'un bond, sur les pieds.

Ce mouvement ne parut pas causer la moindre impression à Judas, qui tailladait, avec son couteau, le banc sur lequel il était assis. Pourpre d'alcool et de colère, son interlocuteur arma un revolver.

—Si tu ne m'obéis pas, je te casse la tête!

—En campagne je suis votre lieutenant, toujours prêt à me conformer à vos ordres, mais ici, hors du service, votre égal.

—Mon égal, toi!…

—Voyons, capitaine, pas de bêtises!

—Qu'entends-tu par des bêtises?

—J'entends qu'il ne faut pas quereller pour des riens, quand nous avons à causer de choses sérieuses.

—Tu voudrais me braver, hein?

—Du tout; je veux que vous soyez raisonnable. Vous avez bu outre mesure, ce matin…

—Tu mens!

A cette insulte, le front de Judas se plissa, un éclair de ressentiment flamboya dans ses yeux: néanmoins, il demeura maître de lui et repartit avec calme:

—A votre aise; mais rasseyez-vous, et parlons de notre projet.

—Et s'il ne me plaît pas de me rasseoir! vociféra le Mangeux-d'Hommes, en frappant de nouveau la table, avec son pistolet, mais si violemment que plusieurs des coups dont il était chargé firent explosion et que la crosse se brisa en vingt morceaux.

Judas ne put réprimer un éclat de rire, ce qui acheva d'exaspérer son chef.

—Ah! brigand, tu te moques de moi! proféra-t-il entre les dents.

—Le fait est que vous prêtez à la plaisanterie.

—La plaisanterie! je vais t'en donner, des plaisanteries, moi! En disant ces mots, le Mangeux-d'Hommes avait tiré de sa gaine un long coutelas pendu à sa ceinture, et il se précipitait, écumant de rage, sur son lieutenant.

Celui-ci n'aurait pas eu de peine à se défendre contre un homme pris de liqueurs et à le désarmer; mais, au même moment, la porte de la salle où se passait cette scène s'ouvrit, pour livrer passage à une dizaine d'individus, qui se jetèrent au devant du capitaine et l'arrêtèrent, malgré ses menaces de mort, et la force prodigieuse qu'il déploya dans sa lutte avec eux.

Ainsi que Judas, ces gens étaient accoutrés et équipés en aventuriers du nord-ouest américain. Ils portaient le casque ou toque en peau de loutre; un capot ou capote, de laine blanche, boutonné jusqu'au menton, et serré à la taille par une ceinture multicolore, dite ceinture fléchée, parce que les bouts qui flottaient sur leur côté étaient coupés en fer de flèche; des mitasses ou guêtres en cuir de caribou, ornées de longues franges et de verroterie appelée rassade; des mocassins ou chaussures en peau molle, semblablement agrémentés.

A leur ceinture étaient passés un couteau, une hachette, une paire de pistolets.

Quelques-uns avaient à la main une carabine, de fabrication grossière, mais dont la crosse était décorée de clous à tête de cuivre, figurant des dessins bizarres, des initiales, et le canon chamarré de plumes brillantes, de rubans aux vives couleurs.

La plupart étaient robustes, taillés en Hercule; tous étaient marqués au coin de l'audace; tous inspiraient l'effroi, ou l'aversion, car les vicissitudes d'une existence coupable et turbulente avaient stigmatisé leurs physionomies d'un cachet indélébile.

Ils avaient nom:
Pierre;
André;
Jean;
Philippe;
Jacques-le-Majeur;
Barthelemy;
Thomas;
Mathieu;
Thadée;
Jacques-le-Mineur;
Paul.
Et finalement Judas,—sobriquétisé l'Ecorché—, l'alter ego de ce
Mangeux-d'Hommes, qui, par un incroyable blasphème, se faisait appeler
Jésus.

Son surnom, l'Écorché le méritait de point en point.

Sept pieds de haut, droit comme un if, efflanqué, maigre plus qu'un phthisique au troisième degré, il n'avait que la peau et les os.

Mais sous cette peau, tendue comme celle d'un tambour, les os faisaient saillie partout. Et quoique longs, fuselés, aussi grêles que ceux d'un loup après un hiver rigoureux, ils jouaient avec tant d'aisance sur leurs charnières anguleuses, qu'on devinait aisément que l'ensemble constituait une charpente solide comme le bronze, élastique comme l'acier.

De vrai, l'Écorché avait la souplesse et la vigueur d'un ressort. Chose étrange, cependant! avec l'apparence d'un tempérament fiévreux, excitable au possible, il était généralement froid, d'une irritante impassibilité. Son costume différait peu de celui des autres aventuriers: seulement la nuance du capot, plus foncée, tirait sur le gris de fer.

A son casque on remarquait une cocarde verte, symbole de son grade, et sans doute aussi en souvenir de l'Irlande où il «avait reçu la naissance,» suivant son expression.

Judas était le lieutenant de Jésus, le Mangeux-d'Hommes, commandant des Douze Apôtres ainsi s'intitulait fièrement la bande dont nous venons d'esquisser le tableau.

Ce titre, elle l'avait emprunté au lieu même qui lui servait de repaire: les îles des Douze Apôtres, situées dans le lac Supérieur, près de son extrémité occidentale.

C'est un archipel, couvert de sombres forêts de pins, du haut des rochers duquel la vue embrasse un horizon immense, et assez rapproché de la terre ferme pour qu'un canot puisse aborder en quelques heures.

Sur la plus grande des îles, les Français établirent,—y a bien des années déjà,—un poste pour la traite des pelleteries. Appelé La Pointe, parce qu'il s'élève au bout même de l'île, ce poste a conservé son nom, quoiqu'il soit devenu, depuis le siècle dernier, la propriété des Anglo-Saxons.

Une compagnie de commerçants américains le possède aujourd'hui, et y fait des échanges considérables avec les Indiens du voisinage. C'est un lieu de rendez-vous annuel pour l'homme rouge et le trafiquant blanc un point de départ pour les excursions aux vastes solitudes de l'Amérique septentrionale.

Bien défendu, bien garnisonné maintenant, le poste de la Pointe n'avait, en 1836, que quelques employés, facteurs, commis, trappeurs et engagés, pour la protéger contre la haine des Indiens et l'avidité des rôdeurs du désert, hordes pillardes, composées de l'écume de la société civilisée et de la lie des races sauvages ou métis, mais qui, sans cesse, errent sur la frontière, dans le but de détrousser les chasseurs isolés et de ravager les établissements des colons assez téméraires pour affronter leur rapacité.

Malgré le petit nombre de ses habitants, le poste de la Pointe était cependant, grassement approvisionné.

On disait que ses magasins renfermaient des fourrures pour plus de vingt mille dollars, des articles de pacotille pour une somme égale et des liqueurs en abondance.

Ce bruit parvint jusqu'à un chef de bandits qui désolait les rives du lac Supérieur.

Le Mangeux-d'Hommes résolut de s'emparer de la factorerie et de s'y retrancher comme dans une citadelle.

Ce criminel dessein fut bientôt mis à exécution, mais non sans pertes pour le brigand, dont la troupe se trouva, après le coup fait, réduite à douze hommes.

De là, l'idée de les baptiser les Douze Apôtres, du nom des îles dont ils étaient devenus maîtres.

Les Douze Apôtres commencèrent par faire bombance, sans s'inquiéter beaucoup de leur sûreté personnelle, car ils savaient que de longtemps on ne se hasarderait à les relancer dans leur repaire.

Pour varier les plaisirs, ils se livraient à de fréquentes incursions dans le voisinage, ruinaient les habitations des trappeurs, ravissaient les jeunes Indiennes, et poussaient l'insolence jusqu'à inquiéter les mineurs de la presqu'île Kiouinâ, ou diverses sociétés industrielles avaient déjà entrepris l'extraction du minerai de cuivre sur une grande échelle.

Quand les misérables eurent gaspillé leur butin, ce fut pis encore. Ils osèrent s'attaquer aux autres factoreries, comme celle de Fond du Lac, et au printemps de 1831 ils interceptèrent la plupart des convois de pelleteries destiné soit aux compagnies américaines, soit même à celle de la baie d'Hudson, sur territoire Britannique.

Si grande que fut l'animosité générale contre les Douze Apôtres, plus grande était encore la terreur qu'ils inspiraient,—leur chef surtout.

La légende, active, féconde, dans ces régions sauvages, s'était saisie de lui. Elle en avait fait un être surnaturel, un dieu du mal.

Le Mangeux-d'Hommes se trouvait, d'ailleurs, parfaitement à son aise dans l'habit merveilleux dont on l'avait revêtu.

D'une taille qui approchait celle de son lieutenant, mais d'une corpulence démesurée, toutefois doué de proportions symétriques et d'un visage qu'on ne pouvait s'empêcher d'admirer, malgré sa grosseur énorme. Nulle ligne, dans ses membres, qui fût irrégulière; nul trait, dans sa figure, qui ne fût d'une pureté antique. Si son air était dur, impérieux, le plus souvent il savait l'adoucir, l'empreindre de bienveillance, de tendresse, d'un charme infini, quand il le voulait.

Et sa voix! une voix de Stentor, qui s'entendait à plus d'un mille, qui portait l'effroi partout où elle retentissait, cette voix il la rendait suave, harmonieuse, enchanteresse à ses heures d'amour. Elle émouvait les hommes, elle enivrait les femmes.

Une chose pourtant détonnait dans l'aspect de cet être superbe, ce roi-démon de l'humanité.

Son costume.

Costume rouge qui lui prêtait les dehors d'un bourreau, toque, plume, tunique de chasse, ceinture, culottes, bottes, tout était rouge, rouge comme le sang.

Ce qu'on racontait de lui, de ses prouesses, je dépenserais un volume à le redire.

Deux mots empruntés aux rapports des trappeurs suffiront pour donner une idée de ce qu'il valait à leurs yeux: d'un coup de poing il avait assommé un bison, il suivait un cheval à la course, logeait à deux cents mètres de distance une balle dans l'oeil d'un daim, et à un mille d'intervalle son oreille pouvait discerner, sur la prairie, le pas d'un homme de celui d'une femme.

Nous sommes loin de nous porter garant pour ces récits et nombre d'autres plus extraordinaires dont le Mangeux-d'Hommes était alors le héros; mais tel on le représentait, et tel nous ne pouvions nous empêcher de le montrer.

—Par le Christ, mon frère aîné, je vous égorgerai tous comme des chevreaux, tas de racailles que vous êtes! s'écria-t-il, lorsque ses gens l'eurent, à grand'peine, terrassé et désarmé.

Assurément, répondit l'Écorché d'un ton paisible; mais quand nous aurons fait une prise que je sais.

—Toi, je te défends de parler!

—Et, cependant, je parlerai, capitaine, car j'avais une bonne nouvelle à vous annoncer…

Tais-toi! fit le Mangeux-d'Hommes, roulant autour de lui des regards furieux.

—Si je me taisais, vous seriez bien attrapé.

Le capitaine s'était relevé, toujours tenu par ses hommes qui cherchaient à le calmer.

—D'abord, poursuivit son lieutenant, j'étais entré dans votre chambre pour vous dire qu'on attend, à la pointe Kiouinâ, un navire, avec une lourde cargaison expédiée aux mineurs.

—- Et c'est pour cela que tu m'as manqué de respect!

—J'en laisse juges nos compagnons. Un article du Règlement des Apôtres porte…

—Je me moque des articles du Règlement!

—Porte, répéta flegmatiquement l'Écorché, que tous nous vous devons respect et soumission dans les affaires du service…

—C'est vrai! dirent les bandits.

—Mais, continua Judas, cet article ajoute que, hors du service, nous jouissons des mêmes droits que vous.

—C'est encore vrai, appuyèrent les auditeurs.

—Or, ajouta le lieutenant, vous m'avez ordonné de vous verser à boire: j'ai refusé; c'était mon droit.

—Oui, oui.

—Lâchez-moi commanda, le Mangeux-d'Hommes.

—A une condition.

—Laquelle?

—Vous m'écouterez jusqu'à la fin.

—On t'écoutera, fils de…

—Pas d'injures.

—Bien; va! fit le capitaine en s'asseyant, les bras croisés sur le bord de la table.

—Je disais donc, reprit l'Écorché, qu'en nous pressant un peu, nous ferons une capture magnifique, qui remontera notre garde-manger, notre cave, et nous procurera…

—Encore une de tes idées folles!

—Vous verrez, le navire attendu à la pointe Kiouinâ vient pour ravitailler les gens des mines.

—Tu l'as déjà dit! grommela le Mangeux-d'Hommes. Mais le moyen de s'en emparer?

—Le moyen! il n'est pas difficile.

—Nous ne sommes que treize. Ils sont deux cents aux mines! sans cela, depuis longtemps, je serais maître des trésors…

—Suivez mes avis, capitaine, et ils seront à nous… avant un mois.

—Hum! hum tu es un beau diseur

—Et un bon faiseur, quand je m'y mets

—Toi! fit le chef avec un geste de mépris.

L'Écorché ne parut pas faire attention à ce mouvement.

—Vous saurez, dit-il, qu'ils sont peu nombreux à bord du navire, une quinzaine seulement. Nous n'en ferons pas deux bouchées.

—D'où tiens-tu ces renseignements?

—Je les tiens de Jacques-le-Mineur, qui arrive du Sault-Sainte-Marie, ou il a vu appareiller le bâtiment.

—Ah! ah! fit le capitaine, en se tournant vers l'homme que son lieutenant venait de désigner.

—Oui, affirma celui-ci. J'étais allé, d'après vos ordres, au
Sault-Sainte-Marie, pour chercher les lettres de New-York…

—Je sais; passe.

—Et j'ai remarque qu'on affrétait un bateau pour Kiouinâ.

—Mais il est peut-être déjà arrivé à sa destination!

—Du tout. Il devait mettre à la voile huit jours après mon départ.

—En es-tu sûr?

—Comme de raison, capitaine; j'ai pris, là-dessus, toutes mes informations.

—C'est qu'il y a loin d'ici Kiouinâ.

—Deux fois quarante-huit heures de navigation, au plus, fit l'Écorché. Et notez que nous commençons à jeûner. Le cellier se vide et les saloirs aussi. Quant à la chasse ou à la pêche, nous n'en sommes pas friands!

—Tout cela est bel et bon, mais comment s'emparer de ce bateau? murmura le Mangeux-d'Hommes.

—En faisant diligence, nous le surprendrons, à la faveur de la nuit, dans quelque baie. Il paraît, d'ailleurs, qu'il a, à son bord, un jeune Français, un ingénieur, qui pourrait joliment nous servir si nous entreprenions l'exploitation des mines, dit le lieutenant avec un sourire d'intelligence à son chef.

—Par le Christ, mon frère aîné, j'adopte le projet, dit ce dernier en se levant. Mais si tu nous mènes à une déception, maître Judas Iscariote, gare à tes os j'en ferai des baguettes de tambour.

La boutade du capitaine souleva l'hilarité des assistants.

Je n'ai pas terminé, reprit l'Écorché, sans se fâcher ni partager la gaîté des Apôtres.

—Qu'est-ce encore?

—C'est à vous seul que je dois parler.

—Qu'on sorte d'ici! fit le capitaine à ses gens. Ils se retirèrent aussitôt par la porte qui leur avait donné accès.

—Eh bien?

—Eh bien, j'ai, la nuit dernière, enlevé Meneh-Ouiakon.

—Tu dis?

—J'ai enlevé Meneh-Ouiakon.

Le Mangeux-d'Hommes, qui avait frémi en entendant cette déclaration, se prit à trembler. Son visage se colora et pâlit tour à tour; ses paupières s'humectèrent, sa respiration devint chaude. Il se rapprocha de son lieutenant, et, d'une voix altérée:

—Tu as enlevé Meneh-Ouiakon?

—Oui, près du poste de Fond-du-Lac.

—La nuit dernière?

—La nuit dernière.

—Et?…

Le capitaine ne put achever sa pensée, si vive était l'émotion qui le poignait, mais ses yeux formulèrent éloquemment la question.

Judas répondit avec son flegme habituel:

—Elle est ici.

—Ici! Meneh-Ouiakon est ici! et tu ne me le disais pas plus tôt?

—Vous ne m'en avez pas laissé le temps.

—Mais, en quel coin? exclama le Mangeux-d'Hommes, saisissant, dans sa puissante main, l'épaule de son lieutenant, et l'étreignant à la lui briser.

—Je vais vous la montrer, répliqua l'Écorché avec une lenteur désespérante.

CHAPITRE II

LE SAULT-SAINTE-MARIE

On sait que le lac Supérieur est le plus vaste volume d'eau fraîche connu sur le globe. En longueur il a 120 milles, 160 milles dans son extrême largeur, et 1750 de périmètre.[1]

[Note 1: Le mille anglais est environ le tiers de la lieue française.]

L'État du Minnesota borde ses rives ouest et nord-ouest; au sud il confine au Wisconsin et au Michigan; les autres côtes ont pour limites les possessions britanniques, auxquelles la moitié du lac divisé par une ligne imaginaire, appartient.

Les eaux de ce lac sont d'une transparence étonnante[2].

[Note 2: Par un temps calme, j'ai souvent vu les poissons s'ébattre à plus de dix brasses de profondeur.]

Il les reçoit par plus de deux cents affluents. Elles y descendent d'un bassin qui embrasse une superficie 100,000 miles carrés.

Les parties nord et sud du Supérieur voient jaillir de leur sein une foule d'îles.

Le centre en est à peu près dépourvu.

Au nord, plusieurs de ces îles forment d'excellents abris pour les vaisseaux et offrent aux yeux du voyageur ses perspectives les plus pittoresques.

La côte elle-même est fortifiée par des rochers escarpés dont quelques-uns dépassent 300 mètres d'élévation.

Mais, au sud, le rivage se montre généralement bas et sablonneux, quoique, en certaines places, il soit coupé par des chaînes de calcaire ou des roches trapéennes et cuprifères énormes, comme le Portail ou les Rochers Peints, la pointe Kiouinâ, les Douze-Apôtres, etc.

Encore aux trois quarts sauvage aujourd'hui, le littoral du lac Supérieur ne tardera pas à se peupler, et à se fertiliser au soleil fécondant de la civilisation, car, malgré la rigueur de l'hiver qui règne pendant plus de six mois dans cette région, la terre y est bonne, productive, riche en minéraux, et les eaux du lac abondent poissons excellents de toute espèce.

Le Supérieur se relie aux lacs Huron et Michigan par une artère longue de 63 milles, large d'un au plus, à laquelle nos missionnaires français, qui en furent les premiers explorateurs, donnèrent, en 1642, le nom de rivière Sainte-Marie, mais appelée par les indigènes Pauoiting, c'est-à-dire Petite Cataracte.

Le souvenir de ces hardis découvreurs européens mérite d'être conservé.

C'était les pères Charles Rimbault et Isaac Jogues.

A cette époque, ils habitaient la Mission Sainte-Marie, près du lac
Huron.

Sur les bords de la rivière résidait une tribu sauvage qu'ils convertirent.

La tribu s'appelait Pauoitigouei uhak, mot à peu près impossible à articuler pour une bouche française.

Comme ces Peaux-Rouges témoignaient d'une grande agilité dans tous les exercices du corps, mais principalement pour franchir les obstacles, nos missionnaires convinrent de les nommer Sauteux ou Sauteurs, nom qui leur est resté, comme celui de Sainte-Marie au canal que la nature a creusé entre le lac Supérieur et les lacs Huron et Michigan.

La rivière Sainte-Marie est interceptée par des rapides dangereux, au pied desquels s'élève, au sud, sur la rive américaine, un village appelé Sault-Sainte-Marie, et au nord, sur la rive anglaise, un poste occupé par la compagnie de la baie d'Hudson.

Le village est donc américain, le poste anglais.

Dans le premier, le gouvernement des États-Unis a installé une petite garnison pour la protection de ses nationaux, qui se livrent à la traite des pelleteries ou à l'exploitation des précieuses mines de cuivre dont est, comme nous l'avons dit, enrichie la rive méridionale du lac Supérieur, «primitivement appelé lac Tracy, en l'honneur de M. de Tracy, qui fut nommé vice-roi d'Amérique par le roi de France au mois de juin. 1665» [3]. Dans ses curieuses Lettres sur les États-Unis d'Amérique, où, à travers quelques appréciations fausses, on trouve des considérations du premier ordre et des descriptions fort remarquables, le colonel Pisani, qui visita le Sault Sainte-Marie en 1856, en a fait un tableau auquel je suis heureux d'emprunter les lignes suivantes:

[Note 3: Mémoires de J. Long.]

«La mission Sainte-Marie du Sault fut fondée en 1665 par le père
Allouez.

«A cette époque, les missionnaires, et, par eux, le gouvernement du Canada, connaissaient déjà parfaitement et la géographie du lac et la nomenclature des tribus qui habitaient ses rives. Ces tribus étaient nombreuses, et la liste de leurs noms est aussi longue que baroque; mais la population de chacune d'elles était bien peu considérable. Trente mille sauvages, au plus, erraient entre le lac Michigan, le Haut-Mississipi et la baie d'Hudson, et avaient pour centre social, géographique et religieux (si ces mots peuvent s'appliquer à des agglomérations humaines à peine sorties de l'état de nature) la race sud-est du grand lac. C'était principalement près du rapide ou Sault-Sainte-Marie qu'ils se réunissaient, à l'époque du printemps, pour s'y livrer à la pêche du poisson blanc, l'une des plus abondantes qu'il y ait au monde, et pour vendre leurs pelleteries aux traitants canadiens. Ces peuples se rattachent à trois langues mères, les langues siouse, algonquine et huronne. C'est le nom d'Ouattouais [4] qui revient le plus fréquemment dans les relations des jésuites, comme désignant les tribus de l'extrême ouest par rapport au Canada. Ainsi les missions des bords du lac étaient appelées missions chez les Ouattouais.

[Note 4: Ce nom doit s'écrire Outaouais.—H.-E. C.]

«Le christianisme, qui est la religion des races supérieures, eut peu de prise sur les Ouattouais. Les jésuites furent presque toujours obligés de tolérer chez les néophytes certains restes de leurs pratiques idolâtriques, sous lesquels on feignait de trouver un fond de foi orthodoxe. Mais si les succès des religieux furent contestables, leurs succès politiques furent éclatants. En moins de dix ans, les missions du Sault-Sainte-Marie, du Saint-Esprit, de Saint-Francois-Xavier avaient fait du nom de la France l'objet de respect et de l'affection de toutes les tribus de l'ouest [5]. En 1670, l'intendant du Canada Talon, l'un des administrateurs les plus capables qu'ait eus la colonie, résolut de mettre à profit ces bonnes dispositions, et d'établir d'une manière solennelle et officielle le protectorat de la France sur ces contrées dont il devinait l'avenir. L'entreprise n'était pas facile. Il s'agissait, non pas de l'achat tel ou tel territoire, comme a fait Penn sur les bonds de la Delaware, comme le font encore aujourd'hui plus ou moins furtivement les Américains, mais d'une sorte d'annexion politique, consentie librement par le suffrage universal. Qu'on me passe ces mots du vocabulaire moderne, assez étranges à l'occasion d'un acte politique du dix-septième siècle et d'un acte politique du roi Louis XIV; mais ils sont nécessaires pour caractériser cette conquête de la France, conquête qui ne ressemble guère à celle de la Franche-Comté, de la Flandre et de l'Alsace, mais qui contraste avec ces dernières encore plus par sa nature pacifique et philanthropique que par ses proportions territoriales.

[Note 5: Exemple frappant: Quoique Québec eût été prise, en 1759, par les Anglais et que, dès lors, nous eussions perdu toute puissance politique sur les rives du Saint-Laurent, les Indiens ne voulurent pas reconnaître l'empire britannique avant 1763 un de leurs chefs les plus influents, Pontiac, dont nous publierons prochainement. L'histoire, forma même alors le projet d'expulser, au profit des Français, la race saxonne du continent américain. Si la France l'eût soutenu, qui sait s'il n'eût pas réussi? Mais l'éventail de madame de Pompadour faisait la brise et la tempête.—H.-E. C.]

«Talon choisit pour émissaire un nommé Nicolas Perrot, laïque, mais employé longtemps au service des missionnaires. Perrot parcourut, pendant le printemps et l'été de 1670, toutes les contrées de l'ouest. Il ne s'arrêta, au midi, que chez les Miamis, c'est-à-dire chez les peuples qui habitaient le pays où est bâtie, maintenant, la ville de Chicago. Il décida toutes ces peuplades à envoyer, pour le printemps suivant, des députés au Sault-Sainte-Marie, afin d'y procéder à la reconnaissance du protectorat de la France sur les contrées qui forment les bassins des lacs Supérieur, Huron, Erie, Michigan. Quatorze cents sauvages furent fidèles au rendez-vous. M. de Saint-Lusson, délégué, par l'intendant Talon, procéda solennellement à l'acte de reconnaissance.

«Sur la prairie qui domine les Rapides, on avait préparé une Croix et un poteau en Bois de cèdre surmonté d'un écusson aux armes de France. Les Indiens, dans leur appareil de guerre, précédés du Délégué, formaient un vaste cercle autour de ces derniers emblèmes de la foi religieuse et de la domination politique. Au moment où l'on éleva le premier, les missionnaires et les Français entonnèrent le Vexilla, puis, quand les armes de France parurent dans les airs, l'Exaudiat.

«Cela fait, le père Claude Allouez, très-versé dans la connaissance de la langue algonquine, adressa aux Indiens un long discours pour leur expliquer le but de la réunion et les avantages qu'ils retireraient du protectorat de la France. Il termina par un éloge du monarque auquel ils allaient se donner et par un pompeux tableau de sa puissance. Ce discours a été conservé, en entier, dans les Relations des Jésuites: il est fort curieux en ce qu'il montre l'extrême souplesse de l'esprit des jésuites et leur habileté incomparable à adapter leur éloquence et leurs moyens d'action au caractère particulier des peuples qu'ils avaient à soumettre au joug de la civilisation et de la foi.

«Il est probable que les Indiens furent fortement impressionnés de ce discours, car, lorsque M. de Saint-Lusson, après que le père Allouez eut fini de parler, leur demanda s'ils consentaient à se ranger, eux, leurs descendants et leurs pays sous l'autorité du grand Ononthio [6], ce ne fut qu'un cri d'assentiment. Les Français y répondirent par les acclamations de Vive le roi! et des décharges de mousqueterie. La cérémonie se termina par un Te Deum.

«Cet acte est célèbre dans l'histoire de l'Amérique sous le nom de Traité du Sault-Sainte-Marie. Il est peu de titres parmi ceux qui garantissent les possessions territoriales des nations ou des princes européens qui aient une origine aussi sérieuse, aussi authentique et aussi libérale que le traité par lequel la France a possédé, pendant quatre-vingt-dix ans, tout le nord-ouest des États-Unis [7].

[Note 6: C'est encore ainsi que les Indiens nomment le gouverneur du
Canada.—H.-E. C.]

[Note 7: L'auteur aurait dû dire «de l'Amérique septentrionale,» puisque le territoire de la baie d'Hudson qui fait partie de cette contrée et qui est maintenant aux Anglais devint, par ce traité, notre propriété.—H.-E. C.]

«La guerre de Sept-Ans et le traité qui en a été la suite nous ont dépouillés de ce magnifique héritage, mais aujourd'hui, quand un Français y pénètre en étranger, il ne peut oublier que ses ancêtres le reçurent jadis librement des mains d'une race faible et confiante; que, fidèles à leurs engagements, ils avaient entrepris de la civiliser, et que leurs successeurs, héritiers de leurs devoirs comme de leurs droits, n'ont su que la dégrader, l'anéantir [8].

[Note 8: Civiliser les Indiens utopie, prétexte de l'ambition ou du fanatisme religieux. Le sauvage est moins fait pour la civilisation que le civilisé pour la vie sauvage. Les gens désintéressés, qui connaissent les Peaux-Rouges, loin de songer à les civiliser, protestent contre les tentatives faites à ce sujet. Écoutez Schoolcraft, un observateur profond, un savant érudit, un écrivain consciencieux, qui passe la moitié de sa vie au milieu du désert américain:

«L'Indien est possédé d'un esprit de réminiscence qui se plaît dans des allusions au passé. Il parle d'une sorte d'âge d'or où tout allait mieux pour lui que maintenant, alors qu'il avait de meilleures lois, de meilleurs chefs, que les crimes étaient plus promptement punis, que sa langue était parlée avec une pureté plus grande, que les moeurs étaient moins entachées de barbarie. Mais tout cela semble passer à travers le cerveau indien comme un rêve, et lui fournit plutôt la source d'une sorte de rétrospection agréable et secrète qu'un stimulant pour l'exciter à des efforts présents ou futurs. Il languit comme un être déchu et désespéré de se relever. Il ne paraît, pas ouvrir les yeux à la perspective de la civilisation et de l'exaltation mentale déroulée devant lui, comme si cette scène lui était nouvelle ou attrayante. Depuis plus de deux siècles des instructeurs (teachers) et des philanthropes lui ont peint ce tableau, mais il n'y a rien vu pour secouer sa torpeur et s'élancer dans la carrière de la civilisation et du perfectionnement. Il s'est plutôt éloigné de ce spectacle avec l'air d'une personne pour qui toutes ces choses «nouvelles» étaient «vieilles», et il a résolument préféré ses bois, son wigwam, son canot. —Algic Researches preliminary observations, par H.-R. Schoolcraft.

Je le répète, cela n'est que trop vrai pour ceux qui ont sérieusement étudié les races indiennes de l'Amérique, septentrionale.—H.-E-C.]

Le Sault-Sainte-Marie a donc une importance historique, considérable, et dont tout Français a le droit d'être fier.

Les Rapides étant un obstacle à la navigation, on a creusé un canal pour obvier à cet inconvénient.

«Ce canal, poursuit M. Pisani, a 1,600 mètres de long et une largeur suffisante pour que les plus gros navires y puissent flotter. La différence de niveau entre ses deux extrémités est de 8 mètres 37; c'est précisément la hauteur des Rapides, et la moitié de celle des eaux du lac Supérieur au-dessus des eaux du lac Michigan, le premier étant à 193 mètres et le second à 482 mètres 65 au-dessus du niveau de la mer. Deux écluses suffisent pour faire franchir aux bâtiments la différence du niveau.

«Le canal n'est ouvert que depuis six ans. Avant sa construction, un chemin de fer de 1,600 mètres de parcours longeait les Rapides et aboutissait à deux quais de débarquement, l'un en amont, l'autre en aval de l'obstacle à franchir. Les marchandises apportées par les Lacs de l'Est et du Midi et destinées à passer dans le lac Supérieur étaient déchargées à l'entrée des Rapides, transbordées sur le chemin de fer, embarquées de nouveau sur les bâtiments faisant le service spécial des lacs. Telle a été jusqu'à ces dernières années, l'insuffisance des ressources de toute espèce dans ces contrées reculées, que les bateaux à vapeur ou à voiles, naviguant sur le lac Supérieur, n'étaient pas construits sur ses rives, au-dessus des Rapides [9]. On les apportait, par pièces, des ateliers de New-York ou de Cleveland; le chemin de fer leur faisait franchir le saut et on les montait au-delà de Sainte-Marie. On comprend que, dans de pareilles conditions, la navigation intérieure du lac ne pouvait pas recevoir un bien grand développement.

[Note 9: Le premier navire de quelque importance construit au Sault-Sainte-Marie fut le schooner ou goélette John Jacob Astor, lancée, si je ne me trompe, en 1835.—H.-E. C.]

«Il y a une huitaine d'années, le Congrès, de concert avec la législature de l'état de Michigan, décida que le chemin de fer serait remplacé par un canal. Ce qui était difficile, ce n'était pas de s'entendre avec Washington et Lansing, mais de trouver des entrepreneurs qui, en échange d'une énorme avance de fonds, consentissent à recevoir des terrains sans valeur actuelle et susceptibles d'en acquérir seulement par suite de l'ouverture même du débouché. On ne doit pas perdre de vue qu'à cette époque, le bassin du lac Supérieur, sans communication autre que celle de la rivière Sainte-Marie avec le continent américain, était un vrai pays perdu, tout à fait sauvage, d'un avenir très-problématique. On y exploitait déjà, des mines de cuivre, mais il était encore fort douteux que l'industrie métallurgique réussît jamais à faire entrer cette contrée isolée dans le cercle de l'activité américaine. Il n'y avait certainement pas six mille habitants travaillant aux mines ou vivant d'un commerce de pacotilles sur les rives du lac. Par le fait, il ne s'agissait pas de créer un débouché pour une population déjà existante, mais de créer une population par l'ouverture d'un débouché; méthode générale aux États-Unis, et inverse de celle que nous employons en Europe.

«Dans cette affaire, comme dans tant d'autres, le génie des entreprises hasardeuses, qui fait la passion et la force des États-Unis, n'a pas reculé devant le calcul des mauvaises chances. Une compagnie de Boston a accepté les termes et s'est engagée à construire le canal. Le marché, conclu sur ces bases, a été rapidement exécuté. Au mois de juin 1855 la Compagnie a fait remise du canal à l'État, qui l'exploite à son profit.

«Ce magnifique ouvrage a coûté environ sept millions de francs. En contemplant les vastes solitudes qui l'entourent, la nature sauvage, grandiose et glaciale, dont il constate la puissance vaincue, semblable à un sceau mis par l'industrie humaine sur sa nouvelle conquête, on ne peut s'empêcher d'admirer l'audace du peuple qui ne craint pas de se lancer dans de pareilles entreprises aux extrémités perdues de son immense territoire.

Il faut une heure et demie ou deux heures à un bateau à vapeur pour traverser les écluses et faire le chargement et le débarquement des marchandises appartenant au commerce de Sainte-Marie.

«Sainte-Marie est plutôt une bourgade qu'une petite ville. Les maisons, presque toutes à un seul étage, sont en bois et isolées les unes des autres, double caractère propre à tous les centres de population des pays situés vers l'extrême nord, soit dans le nouveau, soit dans l'ancien monde [10]. Les habitants sont au nombre de deux mille environ. Le fond de cette population, la partie fixe et attachée au pays de père en fils, provient d'un croisement d'anciens colons français avec la race indienne. Ces métis parlent encore presque tous le français et appartiennent à la religion catholique. Quant leur caractère ethnique, c'est une moyenne entre le type caucasique et le type de la race rouge: peau foncée, cheveux noirs, durs et abondants, os de la face (principalement l'os et le cartilage nasal) très-proéminents. Ils n'ont pas, il faut le dire, l'ardente activité des Yankees, leur aptitude à amasser et à risquer les dollars, le génie du commerce, de l'industrie et de la spéculation. Ils sont sédentaires bornés dans leurs désirs, timides, mélancoliques, toujours prêts à céder la place aux autres [11]. C'est bien là la descendance mélangée de deux races vaincues, isolées et dédaignées au milieu des populations anglo-saxonnes. Elle a trop de sang français pour devenir américaine. Elle n'en a pas assez pour conserver et faire respecter sa nationalité!

[Note 10: Cette réflexion manque de justesse. Dans l'Amérique entière, au sud comme au nord, sur les terrains nouvellement colonisés, les maisons sont ainsi construites. Rien de plus logique: on a de la place, on les espace; on est trop pressé de se mettre à l'abri pour songer à élever un étage sur le rez-de-chaussée.—H.-E. C.].

[Note 11: Faux. Ils ne sont que dissimulés. L'auteur ne les a point pratiqués. Je renvoie à Poignet-d'Acier.—H.-E. C.]

«Au milieu ou au-dessus de ce petit peuple de fermiers, manoeuvres, pêcheurs et chasseurs, s'agite la colonie américaine, composée de marchands de pacotilles, aventuriers, spéculateurs de terrains et de mines, population d'une âpreté au gain et d'une mobilité extrême, qui promène sur toute la ligne des bords du lac son existence nomade, essayant de tout, fondant et abandonnant les villes avec une égale facilité. Son activité se dépense à escompter, par tous les moyens et sous toutes les formes possibles, les espérances de richesses que l'exploitation d'une région presque vierge laisse entrevoir.

Tel se présentait, en 1856, le Sault-Sainte-Marie, tel à peu près il se montre au moment où nous écrivons; voyons, maintenant, ce qu'il était une vingtaine d'années auparavant,—à l'époque de notre récit.

CHAPITRE III

L'INGÉNIEUR FRANÇAIS

Comblez à demi le canal, supprimez le chemin de fer, et le paysage du Sault-Sainte-Marie sera, aujourd'hui, à peu près semblable à ce qu'il était en 1837.

Dans le village aussi, il nous faudra supprimer ces riantes maisonnettes blanchies à la chaux, le Chippewa Hotel, un temple protestant construit avec goût, une douzaine de magasins fort bien approvisionnés. Et quoi encore? Ah! les trottoirs en planches qui bordent les rues, et le pavillon, d'apparence quelque peu aristocratique, on se tient le mess [12] des officiers de la garnison du fort Brady.

[Note: 12 Cantine ou pension.]

Au lieu et place de ces modernités, nous aurons des cabanes moins élégantes, des voies passagères plus fangeuses ou plus poudreuses, suivant la saison, et des groupes de wigwams, en peaux de bison, tout autour de la localité.

Le nombre des Bois-Brûlés et des blancs ne sera pas aussi considérable; mais la quantité des Peaux-Rouges sera double. La fanfare du coq domestique ne réveillera point les habitants, mais, fréquemment encore, les jappements du coyote, le beuglement du boeuf sauvage, le gloussement de la poule des prairies, troubleront leur sommeil.

Si, sur la place publique, on voit déjà parader le soldat de l'Union Fédérale, souvent, aussi, on y entend encore le terrible cri de guerre de l'Indien.

Si, au pied des Rapides, la noire fumée des navires à vapeur se marie rarement à la poussière argentée des ondes, des centaines de canots d'écorce, dirigés par d'intrépides bateliers, sauteront journellement les perfides écueils, au risque de se briser mille fois, et sans que leurs conducteurs aient, un instant, souci du péril auquel ils s'exposent.

A présent, des milliers de touristes vont, chaque année, par trains de plaisir, visiter le Sault-Sainte-Marie. La civilisation, la police, le luxe, l'ont envahi; la crinoline, c'est tout dire, y a porté ses cerceaux.

Il existe,—qui l'eût cru, grand Dieu!—une gazette dans cette région naguère si complètement ignorée, une gazette à prétentions spirituelles, encore, le Lake Superior Journal. N'alléchait-elle pas, dernièrement, les voyageurs, curieux de parcourir les merveilles de son site, par un pompeux article, duquel nous détacherons cette ligne:

«As-tu jamais vogué sur une gondole à Venise?» n'est plus une question. Maintenant, on demande sans cesse: «As-tu jamais sauté les Rapides de Sainte-Marie, dans un canot d'écorce?» Quiconque est capable de répondre affirmativement à cette intéressante question», peut se vanter d'avoir joui du plus agréable divertissement qu'il soit possible de se procurer sur l'eau.»

Tout en faisant mes réserves pour la vanité de clocher qui a présidé à la rédaction de cette réclame, j'avoue que le divertissement a quelque chose de fascinateur comme l'abîme, et que la scène dont on jouit sur le bord de la chute est fort émouvante. M. Pisani, qu'on ne saurait accuser de partialité aveugle, en parle en ces termes:

«C'est un des plus beaux spectacles de l'Amérique. L'eau bouillonne et tourbillonne comme si elle s'échappait du coursier d'une roue hydraulique; seulement le coursier a quinze cents mètres de large et quinze cents mètres de long. L'eau n'a guère plus que cinquante à quatre-vingts centimètres, un mètre, au plus, au-dessus des rochers sur lesquels et au milieu desquels elle bondit. Sans écumer précisément, elle a une teinte blanchâtre très-prononcée qui contraste avec le bleu profond de la rivière en amont et en aval de la chute. Dans certains endroits où l'écartement des rochers et la grandeur de leurs dimensions forment des enfoncements profonds, on voit se dessiner d'énormes vortex d'une vitesse de rotation effrayante. Dans d'autres, la crête des rochers dépasse les vagues qui semblent leur livrer un assaut furieux. On dirait, par moments, que cette prodigieuse somme de force vive appartient à quelque être animé, faisant des efforts désespérés pour entraîner ces petits points noirs, immobiles et inébranlables, alors que tout a cédé autour d'eux. Le fracas de ce bouillonnement immense est assourdissant, quoique nul écho ne soit renvoyé par les noires forêts de sapins qui couvrent les rives plates et noyées du fleuve.»

On de ces vortex ou entonnoirs, comme, dans son langage éloquemment figuré, les appelle le peuple canadien-français, a reçu le nom de Trou de l'Enfer [13].

[Note 13: Ce nom est fort commun en Amérique pour designer les abîmes. L'enfer et le diable jouent un grand rôle dans la nomenclature des épouvantails populaires.]

Il s'ouvre à une portée de fusil du village, entre deux chicots, dont l'un, pointu comme une aiguille émerge à trois pieds de la surface de l'eau, et l'autre forme un bloc de granit empâté dans le rivage.

Ce bloc peut avoir quatre mètres d'élévation: il est couronné par une plate-forme étroite, du haut de laquelle on plane sur la cataracte.

Une distance de trois à quatre pas au plus sépare les deux rocs.

C'est dans cet intervalle que les eaux se précipitent et roulent sur elles-mêmes avec une rapidité vertigineuse et un vacarme particulier, caverneux, qui domine le bruit général de la chute. Nonobstant son étroitesse, le Trou de l'Enfer est fatal à toute créature vivante que le sort lui a jetée.

La tradition lui prête un nombre de victimes incroyable; et ces victimes, rarement il les rend,—sinon broyées, hachées—cadavres informes, méconnaissables.

Malheur à qui l'affronte, malheur à qui ne le sait éviter!

La sinistre renommée qu'il s'est acquise, le Trou de l'Enfer l'avait déjà en 1837.

Cependant, malgré la terreur dont il était entouré et le peu de sécurité que paraissait offrir le rocher qui lui sert de margelle du côté de la rive,—car ce rocher semble frémir sans cesse sous les pieds—en 1837, comme de nos jours, c'est à cet endroit que les curieux venaient contempler les Rapides.

Par une belle et piquante matinée du mois de mai de cette année-là, sur la Pierre-Branlante,—ainsi la désignent les habitants du Sault-Sainte-Marie,—un jeune homme, grossièrement mais confortablement vêtu d'un paletot et d'un pantalon de drap noir, d'une casquette de même étoffe, retenue sous le menton par un cordon et de fortes guêtres en peau, qui lui montaient jusqu'au-dessus du genou, considérait d'un oeil attentif le panorama déployé devant lui.

Ce personnage n'était pas beau, dans l'acception vulgaire du mot; mais la franchise, le courage respiraient dans sa physionomie hautement intelligente.

De longs cheveux noirs bouclés ondulaient librement sur ses épaules à la brise du matin.

Il portait une barbe de même couleur, courte et bien fournie, que caressait souvent sa main gauche. Dans la droite, il tenait un marteau de géologue, armé d'une hachette qui flamboyait aux rayons du soleil levant.

A sa tournure, à son costume, il était facile de voir que ce jeune homme était étranger au pays.

Une riche contrée—murmurait-il en bon français;—et penser que nous l'avons perdue… perdue par notre faute!… qu'elle appartient maintenant en partie à nos mortels ennemis les Anglais, dont le drapeau flotte triomphalement de l'autre côté de cette rivière! Ah s'il était possible de reconquérir…

A cette pensée, il se prit à sourire.

—Allons, Adrien, continua-t-il gaiement, es-tu fou, mon ami? Toi, expulsé de l'École polytechnique pour insubordination la dernière année de ton cours, au moment de passer officier dans le Genie; toi, obligé de t'engager dans un régiment de Dragons et parvenu à grand'peine au grade de Maréchal-des-logis-chef au bout de sept ans de service; toi, à présent, simple ingénieur d'une compagnie en embryon, tu rêverais de batailles, de victoires!… Laisse là les affaires politiques, mon ami. Tu as passé la trentaine. Assez de bêtises comme ça. Songe à faire tout doucement ton bonhomme de chemin…

Un instant après, il ajouta, en se frappant sur la poitrine:

—Ça ne fait rien! On est toujours Français, même en Amérique; et quand on voit tout ce que nous possédions, tout ce que ces coquins d'Anglais nous ont volé…

Comme il en était là de son monologue, l'apparition d'un canot qui s'engageait dans les Rapides changea le cours de ses idées.

Ce canot d'écorce blanche, orné de figures rouges et bleues, était monté par un Indien.

Le malheureux! Mais il va se suicider s'écria Adrien, ignorant encore que, d'habitude, les Peaux-Rouges sillonnent dans leurs frêles esquifs, avec la légèreté de l'oiseau, ces abîmes inexorables.

Il venait de pousser cette exclamation, quand le canot, saisi par un courant, fut entraîné dans le Trou-de-l'Enfer, où il évolua cinq ou six fois, en décrivant des cercles de plus en plus étroits, de plus en plus rapides, et s'enfonça pour ne reparaître jamais.

Le drame ne dura pas vingt secondes.

Un moment épouvanté, sentant frissonner sous lui la roche sur laquelle il se tenait, Adrien avait fermé les paupières, croyant que le cercueil liquide allait s'ouvrir encore pour le recevoir et l'engloutir avec le canot qu'il avait vu submerger si promptement.

Prolongée, cette hallucination eût pu être funeste au jeune homme. Par bonheur, elle fut passagère comme la cause qui l'avait produite.

Adrien rouvrit les yeux.

Ses regards se portèrent machinalement, quoique avec effroi, sur le gouffre.

D'abord, il ne vit rien, n'entendit rien que le grondement des eaux en furie.

Mais bientôt, au milieu des flots, il aperçut une tête, puis l'extrémité supérieure d'un corps humain cramponné au rocher, vis-à-vis et à quelques pas de lui.

Le malheureux s'épuisait en efforts pour résister au tourbillon qui, comme un serpent affamé, lui serrait les reins, les cuisses, les jambes dans ses anneaux multiples.

Cet infortuné, c'était l'Indien.

Il ouvrait la bouche toute grande, il criait, il implorait du secours; cela se voyait, cela se comprenait, mais cela n'arrivait pas aux oreilles.

Adrien était brave.

S'il eût pu sauver la victime au péril de ses jours, il l'eût fait, il se fût jeté à la nage.

Il n'y fallait pas songer. Au lieu d'une proie, l'abîme en aurait dévoré deux.

Courir au village! Le temps ne pressait-il pas trop Adrien cherche, cherche autour de lui. Il n'y a pas une planche, pas une perche!

Inspiration du ciel! Voici un bouleau qui a crû, en ligne diagonale, dans une anfractuosité de la Pierre-Branlante, au-dessus du Trou-de-l'Enfer. L'arbre est grand, pas très-gros. Adrien se glisse à la racine. D'une main il se tient au rocher, de l'autre il porte avec sa hachette de vigoureux coups au bouleau, qui fléchit, se penche, chancelle, tombe transversalement dans les Rapides.

—Gare! crie le jeune homme, sans songer à l'inutilité de cet avertissement.

Sa voix se perd dans le roulement de la cataracte.

Cependant le bouleau, tranché aux trois quarts, reste attaché, à son pied, par des ligaments, tandis que, accroché par les branches aux écueils des Rapides, son tronc forme une passerelle sur le Trou-de-l'Enfer.

Mais, en s'abattant, quelques rameaux ont atteint l'Indien que l'on ne distingue plus.

Adrien s'élance sur l'arbre. Il arrive à l'endroit où le sauvage a été immergé.

Une de ses mains apparaît encore crispée au rocher.

Dubreuil casse les branches du bouleau, s'agenouille sur son pont improvisé, tend le bras, saisit cette main, et, déployant toute sa vigueur, il ramène à la surface la tête et le buste du Peau-Rouge.

Mais celui-ci est affaibli, brisé par la lutte effroyable qu'il a soutenue, qu'il soutient encore.

Du geste, plutôt que de la voix, le Français l'encourage, tandis que, lui passant les bras autour de son cou, il s'arcboute, se relève peu à peu, et finit par le tirer entièrement de l'entonnoir.

Sauvé! J'en remercie Dieu! dit le brave Adrien, en s'essuyant le front, après avoir déposé le sauvage sur la tête du bouleau, dont une partie seulement trempe dans la rivière.

Comme il murmurait cet acte de reconnaissance, l'arbre, resté jusque-là à peu près immobile, s'ébranle.

Les filaments qui l'assujettissaient à sa racine ont cédé sous le poids des deux hommes: ils s'allongent! Ils rompent!

Le Trou-de-l'Enfer hurle déjà plus fort: plus vite, plus vite et plus vite il roule ses mortelles spirales. Dans un froid linceul ensevelira-t-il donc deux cadavres au lieu d'un?

L'Indien est là, impassible, résigné. Ses lèvres remuent.

Sans doute il a entonné un chant de mort.

Pauvre Adrien! il songe à sa mère, à sa bonne et tendre mère qu'il ne reverra plus, qui jamais, non, jamais, ne saura sa misérable destinée!

A elle! a elle la digne et vertueuse femme, sa pensée suprême! car le dernier lien qui retenait le bouleau à la rive s'en est séparé et déjà, l es vagues entraînent le tronc!

Mais non; ils ne périrons, pas. La Providence ne le permettra point.
Elle étend sur eux une main protectrice.

En glissant contre le rocher, le bout de l'arbre, coupé en biseau, rencontre une fente, il s'y arrête, s'y encastre. Et, loin de le desceller, les flots rageurs ne font que l'enfoncer plus profondément dans cette mortaise naturelle.

Moins d'une minute après, Adrien et son compagnon sont sur le rivage.

—On m'appelle Shungush-Ouseta, dit l'Indien au Français; si jamais mon frère a besoin d'un bras pour le servir, qu'il se souvienne de ce nom.

—Comment, vous parlez ma langue? demanda Adrien.

—C'est la langue des vaillants.

—Merci du compliment!

—Dans ma famille, la plus puissante des Nadoessis, tout le monde la parle et l'écrit.

—Vous écrivez aussi le français!

Une Robe-Noire [14] l'apprit à mon grand-père, qui nous donna le secret de cette grande médecine.

[Note 14: Missionnaire.]

—Mais pourquoi vous exposiez-vous au milieu de ces récifs dangereux?

—Mon frère n'est-il donc pas Canadien?

—Non; je suis Francis, répondit Adrien avec une nuance de vanité.

—Français de la vieille France? reprit le sauvage d'un ton surpris.

—Oui, de la vieille France.

Shungush-Ouseta (le Bon-Chien) attacha sur son interlocuteur un regard de respectueuse admiration; puis, se mettant à genoux devant lui:

—Mon frère, dit-il en tremblant d'émotion, me fera-t-il l'amitié de me donner la main?

—Comment! s'écria Adrien surpris, mais c'est avec le plus grand plaisir que je serrerai la vôtre, mon brave. Seulement, relevez-vous, je n'aime pas les gens dans une posture semblable. Mais le Nadoessis, prenant la main du Français sans changer d'attitude, la baisa révérencieusement. Puis il dit en contemplant Dubreuil avec une sorte d'adoration:

—J'aime mille fois le jour où je t'ai rencontré, mon frère, car j'ai constaté que ta nation est aussi hardie aussi adroite que me l'avait dépeinte mon grand-père. Maintenant que j'ai vu un Français, un Français de la France, je n'ai plus rien à désirer.

—Mais ne restez pas ainsi prosterné devant, moi, je ne suis pas une idole! s'écria l'ingénieur, ne sachant trop s'il devait rire ou se fâcher. Shungush-Ouseta se leva.

—Comment, se porte notre chef, le Soleil? Pour le coup, Adrien crut avoir affaire à un fou.

—Je ne comprends pas, fit-il en secouant la tête.

Le Nadoessis sourit d'un air fin.

—Mon frère, dit-il, craint que je ne sois un traître, mais, ni moi ni
les miens n'avons accepté la violence des Habits-Rouges ou des
Longs-Couteaux [15]; moi et les miens nous sommes restés fidèles à la
France. Et toujours nous la servirons, elle et ses enfants [16].

[Note 15: Les Anglais et les Américains.]

[Note 16: L'amour des Indiens de l'Amérique septentrionale pour les Français est si vrai, si profond, que nos rivaux eux-mêmes n'ont osé le contester, je le rappelle avec un légitime sentiment de fierté nationale. Ainsi, à l'époque de la conquête du Canada par les Anglais, en 1762, un de leurs officiers, le lieutenant Henry Timberlake écrivait «A mon arrivée dans le pays des Cherokees, je remarquai chez ce peuple un vif attachement pour les Français. Cette dernière nation a le talent de se concilier l'affection de presque tous les Indiens avec lesquels elle a des rapports, par les charmer de cette politesse qui coûte si peu et qui est quelquefois si utile, et par son attention à se conformer aux moeurs et a ne pas froisser le caractère de ces tribus, tandis que le SOT ORGUEIL de nos officiers n'a souvent d'autre effet que de les rebuter… Quelques années auparavant, un officier de la Compagnie de la baie d'Hudson, J. Robson, déclarait qu'au bout d'un siècle la France posséderait toute l'Amérique septentrionale, si grande était, en ce pays, l'horreur du nom anglais. Voyez An Account of six years residence in Hudson Bay, par Joseph Robson. Je pourrais citer vingt témoignages semblables tant anglais qu'américains.]

En même temps, le Bon-Chien tirait de son capot une large médaille, pendue à son cou par un cordon de cuir.

—Elle vient de nos ancêtres; c'est l'héritage du fils aîné dans ma famille, dit-il avec orgueil en la montrant au Français.

Celui-ci ne fut pas peu étonné de remarquer, sur cette médaille, l'effigie de Louis XIV, gravée en relief, dans un nimbe de rayons de soleil.

A la pile on lisait:

DONNÉE PAR NOUS, LOUIS XIV, ROI DE FRANCE NAVARRE ET AMÉRIQUE, AU BRAVE CHEF DES NADOESSIS.

C'était, en effet, un des symboles que les anciens gouverneurs français du Canada remettaient aux sagamos indiens quand ceux-ci avaient rendu des services à notre gouvernement. Adrien saisit alors le sens de la question que Shungush-Ouseta lui avait faite par rapport à la santé du «chef, le Soleil.»

Le soleil ne mourant pas, l'Indien croyait que Louis XIV vivait encore et éclairait le monde de sa lumière.

—Qui vous a donné, cette médaille? demanda-t-il.

—Mon père qui l'avait reçue de son père, qui…

A ce moment, une voix agaçante, comme le grincement d'un méchant couteau coupant du liège se fit entendre.

—Ah! par exemple! vous voilà dans un joli état, mar'chef! J'en aurai des maux pour astiquer votre fourniment.

CHAPITRE IV

JACOT GODAILLEUR

C'était un étrange personnage que celui qui venait d'articuler cette apostrophe.

Imaginez, sur un corps maigre, sec comme un échalas, une tête piriforme, dont le profile figure une serpe; des cheveux jaunes taillés en brosse; des yeux à fleur de tête, surmontés de sourcils jaunes; un nez d'une longueur phénoménale, et avec cela si pincé que les narines sont imperceptibles; des moustaches jaunes mesurant quatre pouces, raides, coupant la face comme les bras d'une croix; une bouche large à faire envie à un crocodile; un menton qui semble avoir hâte de rattraper le cou, lequel, effilé, droit, guindé, a assez l'aspect, en y ajoutant le crâne, d'un point d'exclamation tourné en sens inverse;—imaginez cela, et vous aurez une idée approximative du portrait de maître Jacot Godailleur. Ah! n'oublions pas: un visage osseux comme celui d'un Indien, gravelé, couturé, brouillé de petite-vérole.

Le corps était à l'avenant. Les omoplates formaient angle droit avec le col, angle droit avec les bras. Pour le buste, sa petitesse surprenait; mais, en revanche, quelles jambes! quels pieds! Ils rappelaient à s'y méprendre ceux de feu don Quichotte.

A vrai dire, Jacot Godailleur n'avait pas que ce trait de ressemblance avec le brave chevalier de la Manche.

En l'examinant de près, soit au physique, soit au moral, on trouvait, entre lui et le héros de Cervantes, un air de famille qui faisait sincèrement douter que le premier eût été jamais le produit de l'imagination du second.

Comme les physiologistes prouvent—ils l'affirment,—que les petits-fils empruntent généralement leur mine aux ancêtres, je suis assuré que le créateur de don Quichotte s'était, pour sa création, inspiré de l'un des aïeux de Jacot Godailleur.

Mais nous n'en sommes pas encore au plus pittoresque de notre description.

Une vingtaine de gamins, peaux rouges, peaux jaunes, peaux blanches, avaient suspendu leur jeu de la bag-gat-iwag [17] ou de la crosse, pour suivre Jacot par derrière.

[Note 17: Sorte de jeu qui se joue avec des bâtons et une boule et que, dans certaines parties de la France, les enfants nomment la truote.]

Et ils paraissaient ébahis!

Au milieu d'eux s'étaient même timidement glissées quelques femmes.

Et elles paraissaient stupéfaites.

Trois on quatre hommes s'approchaient encore! Et eux aussi paraissaient étonnés.

Le sujet de cet intérêt général, c'était Jacot; oui, Jacot Godailleur, qui jamais, oh non, jamais n'avait été l'objet d'une pareille ovation.

Mais je dis Jacot Godailleur. Affaire de politesse. La vérité veut qu'on rende à Cesar ce qui appartient Cesar.

Donc, il faut avouer de bonne foi que c'était à l'habit, non à l'homme, —quelle que fût d'ailleurs la distinction naturelle de celui-ci,—que les habitants du Sault-Sainte-Marie rendaient cet hommage de curiosité.

Un habit bien ordinaire pourtant: un uniforme de dragon.

Oui, un simple uniforme de dragon, petite tenue encore, s'il vous plaît.

Bonnet de police sur le coin de l'oreille, col de crin, veste d'écurie, pantalon de cheval, grandes bottes éperonnées.

Nous coudoyons cela tous les jours, sans y faire plus attention qu'à une blouse ou à un paletot.

Mais, autres pays, autres costumes!

On peut déclarer hardiment que jamais pareil équipement n'avait brillé au soleil du Sault-Sainte-Marie.

Là, tout le monde en était aussi émerveillé que nous le serions si un
Peau-Rouge passait près de nous dans sa robe de buffle.

Le pantalon de cheval, rouge d'un côté, noir, ciré, luisant de l'autre, faisait surtout l'admiration publique.

J'ajouterai qu'il accumulait dans l'esprit des admirateurs des sommes d'envie rien moins que favorables à la sécurité future du vêtement et même à la santé de son honorable propriétaire.

Cependant, Jacot Godailleur, la main droite légèrement infléchie et la paume en avant, à la hauteur de son bonnet de police, le bras gauche collé le long de la hanche, le petit doigt de la main sur la couture du pantalon, les jambes rapprochées, le corps droit, immobile, répétait, en faisant son salut militaire:

—Ah! par exemple vous voilà dans un joli état, mar'chef J'en aurai des maux pour astiquer votre fourniment.

Pour bien rendre l'intonation qu'il donnait à son «maux,» il faudrait renforcer ce terme de trois accents circonflexes.

Pourquoi la langue écrite est-elle si pauvre, la langue parlée si riche!

En entendant cette interjection, l'ingénieur se retourna.

Mais l'Indien ne bougea pas de place.

—Tiens, c'est toi, Jacot! dit Adrien.

—Jacot Godailleur, pour vous servir, mar'chef. Et le dragon fit trois pas en avant avec toute la précision réglementaire.

—Serait-ce, dit-il, un effet de votre bonté, mar'chef, de me permettre, mar'chef…

—Allons, explique-toi!

—En deux mots, mar'chef, je désirerais, mar'chef, si ce n'était la crainte, mar'chef…

—Tu veux savoir pourquoi je suis mouillé?

—Tout juste, mar'chef. On voit bien que vous êtes allé aux écoles; vous devinez tout, vous, mar'chef!

—C'est, reprit l'ingénieur que j'ai aidé cet Indien à se tirer de la rivière où son bateau avait chaviré.

—Ce particulier-là fit Jacot avec une moue méprisante et en étirant ses moustaches pour en augmenter la rigidité.

—Oui, ce particulier-là! répondit l'ingénieur d'un ton souriant.

Et s'adressant au Peau-Rouge

—Voici encore un Français! lui dit-il.

—Oui, Français, mille carabines! corrobora Jacot Godailleur.

Le Bon-Chien se tourna alors vers le dragon.

—Il porte, dit-il lentement et d'un air dédaigneux, l'habit des
Anglais.

—Anglais, moi! moi, Jacot Godailleur, un Anglais! Qui est-ce qui vous a dit ça? proféra le dragon d'une voix menaçante.

—Pourquoi ce casque rouge? reprit l'Indien.

—Un casque! il prend mon bonnet de police pour un casque! Mais il est toqué, votre bonhomme, mar'chef! L'ingénieur ne put s'empêcher de sourire. Shungush-Ouseta continuait:

—Pourquoi ce pantalon rouge?

—Parce que c'est l'ordonnance, imbécile répliqua Godailleur d'une air capable.

Adrien crut alors devoir intervenir.

—Parle avec plus de respect à cet homme, Jacot, dit-il: c'est un chef de tribu.

—Chef de quoi?

—De tribu.

—Une tribu! qu'est-ce que c'est que ça?

—Une réunion d'Indiens. Il y a des tribus qui en comptent plusieurs mille.

—Et ce citoyen est un chef?

—Oui.

—Comme qui dirait un coronel?

—Tu as trouvé, Jacot.

—Alors on vous obéira, mar'chef, quoique ça n'empêche, il a une drôle de frimousse pour un coronel, votre…

—Tais-toi! interrompit sévèrement Adrien.

—Suffit, on se tait! répondit le dragon, en reculant de trois pas, et s'arrêtant fixe, comme s'il eût, été dans les rangs à un appel.

—Cet homme est ton esclave? demanda alors l'Indien à son sauveur.

—Non; c'est mon domestique.

—Tu l'aimes?

—Sans doute; nous avons servi ensemble dans l'armée française. Ces questions…

—Eh bien, si tu l'aimes, continua le Bon-Chien, conseille-lui de changer le costume qu'il porte en ce moment; car on voudra le lui voler, et pour le lui voler, on le tuera, s'il est nécessaire.

—Mais qui?

—Probablement des Indiens, et probablement aussi des trappeurs blancs; les derniers aiment tout autant ce qui brille que les premiers. Vois-tu ces squaws, là-bas? Et le doigt du Peau-Rouge indiqua les femmes qui arrêtaient toujours sur le dragon des regards aussi avides que ravis.

—Je les vois parfaitement, dit Adrien.

—Alors sois prévenu que, pour un bouton de l'habit de ton engagé [18], la plupart risqueraient leur vie. Adrien partit d'un éclat de rire.

[Note 18: C'est le terme français usité dans l'Amérique septentrionale pour signifier domestique.]

—C'est impossible! dit-il en haussant les épaules.

—Crois-en la parole de Shungush-Ouseta, qui n'a jamais laissé sortir un mensonge de ses lèvres.

—Mais…

—Tu es donc arrivé depuis peu dans le pays?

—Hier soir seulement. Tu viens chasser sans doute?

—Non, je viens explorer des terrains miniers. Le front du Bon-Chien s'éclaira.

—Enfin! murmura-t-il.

Puis à voix haute:

—Les Français envoient-ils leurs jeunes guerriers pour reprendre le territoire aux Anglais?

—Cela se pourrait bien, dit Adrien, répondant à une secrète espérance de son coeur plutôt qu'à la question de son interlocuteur.

—Mon frère, dit ce dernier d'un ton ému, une affaire m'appelle vers l'Ontario. Je serai de retour dans trois ou quatre lunes. Ma tribu est campée à l'ouest du grand lac. Si, dans tes voyages, tu rencontres un Nadoessis, présente-lui ce totem et le Nadoessis, homme, femme ou enfant, sera heureux de se consacrer aussitôt à ton service.

Avec ces mots, Shungush-Ouseta tira d'un sac de peau de vison pendu sur sa poitrine un petit morceau de bois carré sur lequel était gravé grossièrement un oiseau de proie enlevant un serpent dans ses griffes.

Cette figure est le totem ou écusson des Nadoessis.

Adrien prit l'objet et le mit dans sa poche sans y attacher grande importance, tandis que Shungush-Ouseta descendait, en courant les Rapides, dans la direction du lac Huron.

—J'espère que c'en est là un original sans copie, sans vous manquer de respect, mar'chef, clama alors Godailleur.

—Les Indiens sont assurément fort bizarres, repartit pensivement le jeune homme.

—Ma foi, continua Jacot, si vous n'aviez pas été là, je lui aurais flanqué une giroflée à cinq feuilles, sans vous manquer de respect, mar'chef. Conçois-t-on un gueux pareil? m'appeler Anglais! moi, un ancien cavalier de première classe, au septième régiment de dragons!

—Bon, bon, regagnons notre logis, car je suis, trempé; et je sens qu'il est temps de changer de vêtements.

—Vous vous êtes donc jeté à l'eau pour ce conscrit-là?

—Non, je l'ai simplement aidé à en sortir.

—Ces sauvages, marmotta Godailleur, on nous disait que ça nageait comme des poissons. Ah! voyez-vous, n'y a encore rien de tel que le 7e. Et il se mit à fredonner sur un air inédit:

   Mais pour la grâce et bon ton
   C'est le dragon Qu'a l'pompon.

Ils revinrent au village, suivis d'une multitude de curieux qui alla grossissant, jusqu'à ce qu'ils eussent pénétré dans la maisonnette où on leur avait donnée l'hospitalité. Car, à cette époque, on ne comptait pas, comme aujourd'hui, au Sault-Sainte-Marie, deux superbes hôtels: l'un sur la rive américaine, le Chippewa Hotel; l'autre sur la rive canadienne, le Pine Hotel. Les voyageurs entraient dans la cabane qui leur convenait, et jamais ni l'abri ni la nourriture ne leur étaient refusés. En partant, il ne fallait point parler de payer, l'hôte se serait fâché. Pourvu que vous soldiez votre écot en nouvelles des pays d'en bas ou d'en haut, il était satisfait. Telle était jadis la pratique chez nos pères les Gaulois. Le voyageur trouvait bon accueil dans la demeure où il lui plaisait de s'arrêter; et cette demeure on l'estimait privilégiée. On l'aimait, on la jalousait.

L'étranger restauré, reposé, chacun faisait cercle autour de lui pour l'entendre raconter ce qu'il avait vu, ce qu'il savait.

Puis, quand il partait, les voeux de la famille qui l'avait gratuitement hébergée l'accompagnaient.

Souvent même on se disputait le plaisir de lui offrir des provisions et de le conduire à plusieurs heures de la localité où il avait fait halte.

Tout cela est bien changé en Europe, tout cela change rapidement en
Amérique.

Un siècle moins peut-être encore, et le désert, avec ses merveilleux récits de chasse, de pêche, de guerre, ne sera plus qu'un souvenir dont l'idée se heurtera fréquemment à l'incrédulité.

Des bateaux à vapeur, des chemins de fer relient déjà le lac Supérieur au monde policé: on projette un railroad à travers les prairies du nord-ouest et les montagnes Rocheuses, pour marier l'océan Atlantique à l'océan Pacifique.

Sans la guerre qui désole présentement l'Union américaine, cette immense artère serait, certes, en voie d'exécution; ainsi, les vieilles habitudes des chasseurs nord-ouestiers, les antiques exploits de la race rouge n'auront plus bientôt d'autres annales que la légende et la tradition.

Adrien Dubreuil songeait à ces évolutions de la civilisation, tout en remplaçant par un costume sec et chaud son vêtement mouillé, dans la chambrette où on l'avait logé, chez un honnête pêcheur canadien, le père Rondeau.

Non que la maison fût des plus commodes. Elle n'avait que deux pièces: la première à l'entrée, la salle, et celle où se trouvait le jeune homme; mais l'une et l'autre étaient propres à ravir et possédaient plusieurs des ustensiles en usage dans les villes.

Séparés par une mince cloison de sapin, un grand poêle de fonte à deux étages les chauffait toutes deux.

Des bancs-lits, peints en bleu, servaient de couchettes.

Ces bancs-lits, formés par quatre planches réunies en carré long au moyen de charnières, renferment des couvertures, et quelquefois, par excès d'opulence, une maigre paillasse.

Le soir, on les ouvre pour se coucher, et ils remplissent tant bien que mal leurs fonctions de lit; le matin, on les ferme, et ils redeviennent bancs pour la journée.

Au besoin, ils font l'office de malle, voire même de garde-manger.

Si ce meuble n'est ni élégant ni très-confortable, il a au moins l'avantage d'être fort utile et peu coûteux.

Dans la salle, on voyait encore une table longue, des escabeaux, des instruments de pêche, de chasse, une chaudière de fonte et cinq on six plats de terre grise, avec quatre ou cinq assiettes de faïence historiée, ce qui passait alors pour un véritable luxe au Sault-Sainte-Marie.

Au plancher séchaient des chapelets de ce poisson Blanc [19] du lac Supérieur, le plus exquis que je sache, des quartiers de venaison et des bottes d'herbes aromatiques, entre autres des paquets de gin-seng, cette plante qui, pendant le siècle dernier, passait pour une panacée infaillible, et dont la découverte au Canada eut, à cette époque, tant de retentissement en France.

[Note 19: Les Indiens l'appellent addik-kum-maig.]

La chambre d'Adrien était celle où le père Rondeau couchait d'ordinaire mais il s'était fait un point d'honneur de la céder à son hôte, et avait refusé formellement de la reprendre, alors même que celui-ci assurait qu'accoutumé à la vie des camps il dormirait très-bien dans la salle, avec son dragon.

Outre ses deux bancs-lits, cette chambre renfermait une armoire en noyer tendre, différents trophées de chasse, un christ en plâtre et quelques images de saints outrageusement coloriées.

Une demi-douzaine de livres d'oraison, jaunis par le temps, noircis aux tranches par les doigts et rongés par les mites, étaient soigneusement rangés sur un petit rayon, près de l'unique fenêtre, au-dessous d'un bénitier en bois dans lequel baignait une branche de buis.

A cette fenêtre, pas de vitres,—elles étaient presque inconnues au Sault-Sainte-Marie,—mais des carreaux de parchemin qui tamisaient, à l'intérieur de la pièce, un jour terne et jaunâtre. Pour plancher le sol nu, battu comme l'aire d'une grange.

Ce n'était vraiment point là la demeure de l'homme civilisé, mais ce n'était plus celle du sauvage, ou du trappeur nomade; et, entre le wigwam et cette cabane, il y avait bien la distance qu'il y a entre un palais et une chaumière.

Enfin, se dit Adrien Dubreuil, en se chauffant les mains au tuyau du poêle, si je ne suis jamais plus malheureux que ça dans ce qu'ils appellent le désert, je ne serai pas trop à plaindre.

—Ce n'est pas pour dire, sans vous manquer de respect, mar'chef, mais le rata du régiment ne valait pas celui qu'on mange ici, dit Jacot, qui étendait le vêtement que venait de quitter son maître pour le faire sécher.

—Ah! tu flaires la soupe, toi, reprit l'ingénieur en souriant.

CHAPITRE V

LE DÉPART

—Allons, bourgeois, la soupe est dressée! cria-t-on de la salle.

—Nous y sommes, répondit Adrien en ouvrant la porte.

—Bonjour! dit un homme qui achevait de mettre le couvert.

—Bonjour, monsieur Rondeau. Vous vous portez bien?

—Toujours bien, bourgeois; et vous? On m'a dit que vous aviez fait une bonne action, ce matin.

—Oh! il n'en faut pas parler.

—Pas parler! pas parler! Savez-vous que ce n'est pas tout un chacun qui peut arracher un homme au Trou de l'Enfer? N'en pas parler, ma conscience! on en parlera dans cent ans. C'est moi qui vous le dis. Mais il était donc fou, d'aller se jeter dans l'Entonnoir?

—Je n'ai pas compris qu'il voulût descendre la chute avec son canot.

—Sauter les Rapides? On le fait tous les jours.

—Vraiment?

—Etait-ce un Indien?

—Oui; il m'a dit qu'il appartenait à la tribu des Nadoessis.

—Ah! je conçois, dit le père Rondeau. C'est un étranger à la contrée… il ne connaissait pas la passe. Il vous doit un fameux cierge, et il peut se flatter d'être le premier qui en réchappe. Mais je bavasse comme une femme à la rivière… Le déjeuner refroidit… A table.

—Où donc est madame Rondeau? demanda Adrien.

—Elle, elle est allée, avec les enfants, au bois, chercher un caribou que j'ai tué la nuit dernière.

—Comment! exclama notre Français surpris, car le caribou est un animal de la grosseur d'un jeune taureau.

—Ah! fit Rondeau, ça vous étonne. Mais ici nous avons adopté l'usage indien. Rarement nous ramassons le gibier que nous tuons. Ce sont nos femmes qui se chargent de le rapporter à la maison. Asseyez-vous.

On se mit à table.

Une soupe aux pois, un morceau de porc salé, des tranches de poisson fumé, puis grillé à même sur les charbons, faisaient, avec une sorte de galette, lourde comme du plomb, cuite sous la cendre, les frais du repas, qui fut arrosé d'eau claire.

Malgré sa simplicité Adrien le trouva délicieux, et Jacot jura, qu'on me pardonne la locution, «qu'il n'avait jamais fait pareille noce.»

—Si seulement, sans vous manquer de respect, mar'chef, dit-il en avalant sa dernière bouchée, on avait pour deux sous de tord-boyaux…

—Ça compléterait la fête, acheva Adrien en riant.

—Attendez, mon brave, on va vous en servir, et du chenu! fit le père Rondeau, qui se leva, prit dans un coin une cruche de grès au ventre rebondi et l'apporta sur table.

A cette vue, les gros yeux ronds de Godailleur roulèrent voluptueusement dans leurs orbites, et il fit claquer sa langue contre son palais.

—C'est de l'eau-de-vie de riz sauvage! goûtez-moi ça! dit l'amphitryon en remplissant à demi les verres de ses convives, à la grande jubilation de l'ex-cavalier de première classe, et malgré les protestations d'Adrien, effrayé par cette libéralité.

—A votre santé et à celle de la vieille France! dit le Canadien.

—A la vôtre, monsieur! ajouta l'ingénieur.

—Va pour la mienne, reprit le père Rondeau, mais bumper, alors

—Bum… qu'est-ce que c'est que ça? interrogea Jacot, ne sachant s'il devait boire ou laisser son verre, qu'il couvait d'un regard attendri.

—C'est un mot anglais, qui veut dire: vide tout! lui souffla Adrien.

—Quel joli mot! je le retiendrai, sans vous manquer de respect, mar'chef; y en a-t-il beaucoup comme ça dans l'anglais? répliqua Godailleur après avoir avalé, d'un trait, le contenu de son verre.

Puis il continua en aparté:

—Ils ont de bonnes choses, ces Anglais. J'ai eu tort de leur en vouloir tant. Après tout, peut-être bien que ce mot bum… bonne… pompe,—oui c'est ça même—ils nous l'ont aussi volé. Pompe, pardi c'est français; pomper! sans vous commander, ni vous manquer de respect, c'est pomper, le mot, n'est-ce pas, mar'chef? ajouta-t-il à mi-voix, en se penchant vers l'ingénieur.

—Laisse-moi, dit celui-ci, avec un geste de la main, car le père Rondeau, ôtant de dessus sa tête sa tuque de laine bleue, avait pris la parole.

—Je ne suis pas trop curieux, bourgeois; mais pourrait-on savoir ce que vous êtes venu faire par ici?

—Oh! parfaitement. Je vais vous le dire.

—Attendez, j'allume mon calumet.

Ce disant, il tira de sa poche une torquette ou rouleau de tabac, cordé comme un fouet et de la grosseur du pouce, en coupa, par tranches, une petite quantité sur la table, acheva de réduire en pièces les hachures, en les frottant fortement entre les paumes de ses mains, puis bourra un fourneau de pierre, fixé à un roseau, et, avec un champignon sec, en guise d'amadou, mit le feu à son tabac.

—Si vous en désirez? fit-il ensuite.

—Merci, répondit Adrien, j'ai des cigares.

Le Canadien offrit aussi sa pipe au dragon.

—Pouah! j'ai mon brûle-gueule! exclama Jacot.

—Vous disiez donc, questionna de nouveau le père Rondeau, un coude appuyé sur la table, la tête dans la main, les yeux à demi clos, et dans l'attitude d'un homme qui digère délicieusement; vous disiez donc, bourgeois…

—C'est une affaire de mines qui m'a amené en Amérique.

—Ah! j'entends. Quelque compagnie…

—Oui et non. Je dois explorer le terrain, et si les fouilles répondent à mon attente…

—Mais, de quel côté vous dirigez-vous?

—On m'a parlé de la pointe.

—Connu. Il y a déjà des Bostonnais [20] qui y travaillent aux mines. Des pas bonnes gens, bourgeois. Je ne vous engage pas à vous frotter à eux.

[Note 20: Depuis l'insurrection de 1775, les Yankees sont souvent ainsi appelés par les Canadiens, parce que Boston fut un des principaux foyers de cette insurrection.]

—Peuh! siffla Jacot, vos Américains, mais j'en mangerais cent, à chaque repas, pour ma part.

—Bah! fit gaiement Adrien, ce ne sont pas des ogres.

—Savez-vous l'anglais?

—Un peu.

—Tant mieux. Mais comment pensez-vous vous rendre à la Pointe?

—N'y a-t-il pas des canots?

Le Canadien secoua négativement la tête.

—La navigation, dit-il, n'est pas encore ouverte sur les bonds du lac. Ce n'est pas avant quinze jours que la glace sera fondue. Alors, seulement, vous pourrez vous embarquer.

Dubreuil ne s'attendait pas à ce contretemps.

—Quinze jours! répéta-t-il d'un air désappointé.

—Oui, quinze jours au moins.

—Mais que faire, d'ici la?

—Dame, bourgeois, ce que vous voudrez.

—Il me semble, sans vous manquer de respect, mar'chef, insinua Godailleur, que nous ne sommes pas mal ici. Pour peu que je trouve une petite Indienne, ni trop déchirée, ni trop farouche…

Et l'ex-cavalier de première classe tira galamment ses moustaches, en faisant de nouveau claquer sa langue contre son palais.

—Laisse-nous tranquilles avec tes sottes réflexions répliqua impatiemment Dubreuil.

Puis s'adressant au Canadien:

—Mais, par terre, n'y aurait-il pas moyen?…

—Par terre! impossible. On n'y pourrait aller en raquettes. Il n'y a plus assez de neige sur le sol, et vous ne savez probablement pas marcher avec des raquettes.

—Vous avez des traîneaux, je crois?…

—Ah! bien oui, la glace est pourrie… pourrie… qu'on cale [21] à chaque pas.

[Note 21: Terme canadien, il signifie enfoncer.]

—Alors il faudra attendre!

—Comme de raison.

—Nous vous gênerons en restant si longtemps…

—Me gêner! ma conscience!

—Je vous indemniserai!

—Indemniser, bourgeois! dit le père Rondeau en se levant indigné, croyez-vous qu'il n'y ait plus de lard dans notre saloir, plus de poisson dans les Rapides?

—Pardon! fit Dubreuil, s'apercevant qu'il avait blessé le bonhomme; vos coutumes sont si différentes des nôtres que je suis excusable… Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas?

Et il lui tendit la main.

—A preuve que je ne vous en veux pas, c'est que nous allons encore trinquer ensemble, dit Rondeau après lui avoir fait craquer les doigts dans les siens.

—Oui, c'est ça trinquons, sans vous manquer de respect, mar'chef, intervint le dragon.

Cette fois on but à la prospérité de l'hôtesse absente Puis Adrien renoua l'entretien.

—Comme cela, dit-il, vous pensez que, dans une quinzaine, nous pourrons engager un batelier pour nous transporter à Kiouinâ.

—Mieux que ça! mieux que ça!

—En vérité?

—La Mouette, un bâtiment de cinquante tonneaux doit appareiller maintenant pour la Pointe; le capitaine est de mes amis. Il vous arrangera… et pour pas cher… je m'en charge.

—C'est trop de bontés! dit Dubreuil.

—Mais, ajouta le Canadien, vous ferez bien de réfléchir avant de vous embarquer.

—Pourquoi?

—Il y a du danger… beaucoup de danger… je parierais gros que si vous connaissiez le pays comme moi vous n'iriez pas.

—Ne dites pas qu'il y a du danger au mar'chef! c'est une double raison pour l'y pousser, sans lui manquer de respect, s'écria Jacot.

—Quant à vous, mon homme, poursuivit Rondeau, je vous conseille de serrer votre uniforme dans votre valise car si vous le portez longtemps encore, même ici, je ne réponds pas plus de votre peau que de lui.

—Cacher mon uniforme! l'uniforme du 7e dragons! jamais! répondit l'ex-cavalier avec un mouvement d'une grandeur héroï-comique.

—Il le faudra, cependant, et dès aujourd'hui, dit Dubreuil.

Jacot jeta sur l'ingénieur un regard où se peignaient la consternation et la douleur.

—Oui, appuya Adrien, je l'ordonne.

A ce mot, la pipe du dragon lui tomba des dents et se brisa sur le sol.

Deux grosses larmes brillèrent au coin de ses paupières et roulèrent sur ses joues.

—Puisque c'est la consigne on obéira, dit-il d'une voix altérée.

Ce chagrin naïf, mais vrai, mais profond, touchait vivement Dubreuil.

Cependant, il lui importait de ne pas faiblir, car il devinait les ennuis, sinon les périls, auxquels les exposerait l'habit du dragon; il feignit donc de ne point remarquer l'impression que son ordre avait causée au pauvre Jacot.

Ce dernier s'était levé, et lentement, tristement, la mort dans l'âme, il s'avançait vers la porte de la chambre à coucher, pour remplacer sa tenue par un habillement de chasse, mais, après avoir mis la main sur le loquet, il s'arrêta et se tourna d'un air piteux, suppliant, vers son maître.

Ne l'apercevant pas ou voulant ne pas l'apercevoir, Dubreuil continua à de causer avec leur hôte.

Cinq minutes durant Godailleur resta immobile comme une statue.

Puis, fatigué d'attendre, il toussa, toussa encore, et toussa comme s'il eût été subitement pris d'un accès de coqueluche.

Sa toux était si bruyante, elle menaçait de se prolonger tellement, que
Dubreuil leva enfin la tête vers lui.

Aussitôt la quinte cessa comme par enchantement.

—Que veux-tu encore? demanda l'ingénieur d'un ton sec.

—Sans vous manquer de respect, mar'chef, balbutia Godailleur est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de garder mes bottes éperonnées?

—Si, répliqua Adrien en riant, mais je te prévient que toi-même en seras bien vite fatigué.

—Merci de la complaisance, mar'chef, s'écria le dragon en faisant un salut militaire.

Et il rentra dans l'autre pièce.

—Vous avez là un engagé comme il n'y en a pas beaucoup, dit le
Canadien.

—C'est un ancien brosseur…

Brosseur! je n'y suis pas.

—En France, dans l'armée, les sous-officiers appellent brosseur l'homme qui panse leur cheval et les sert.

Bien. Mais que veut dire ce mar'chef qu'il met à toutes les sauces?

—Maréchal-des-logis-chef. C'est une abréviation usitée au régiment, dites-moi, y a-t-il loin d'ici Kiouinâ?

—Quand le vent est bon, le bateau met trois à quatre jours, parce qu'on ne marche guère la unit. La côte est trop dangereuse! Vous ferez bien de louer deux ou trois chasseurs si vous ne voulez pas mourir de faim.

J'y avais songé.

—Je vous trouverai ça à raison d'un écu de trois francs par jour, leur passage jusqu'à la Pointe payé par vous, bien entendu. Maintenant, bourgeois, au revoir! je m'en vas à la pêche! Faites ici comme chez vous! Mais, sans être trop curieux, qu'est-ce que c'est que ce palet que vous avez là dans vos mains?

Du doigt le père Rondeau indiquait le totem donné par Shungush-Ouseta à
Dubreuil, et que celui-ci faisait pirouetter sous ses doigts.

—Oh! rien, répondit le jeune homme, une amulette indienne. C'est, ajouta-t-il en riant, la récompense du sauvé au sauveur de ce matin.

—Faites voir.

Après avoir considéré l'objet, le Canadien dit à Adrien d'un ton sérieux:

—Gardez précieusement cette médecine, comme nous appelons ces choses-là. Elle vous servira mieux que votre poudre, votre argent, ou votre langue.

Sur ce il sortit.

Seize jours après, Adrien Dubreuil, accompagné de Godailleur en costume de chasseur, plus les bottes éperonnées, faisait ses adieux à la famille Rondeau.

Il voulut offrir un souvenir: mais il ne réussit à faire accepter qu'un paquet de cigares.

Le Canadien conduisit ses hôtes au quai d'embarquement, à quatre milles du village.

La Mouette était un joli navire ponté et gréé en barque, qui semblait avide de prendre sa course sur l'onde.

Comme elle inaugurait la réouverture de la navigation, on l'avait pavoisée de cent flammes et banderoles aux couleurs de l'Union américaine.

Toute la population du Sault-Sainte-Marie s'était assemblée sur le rivage pour assister au départ du bâtiment.

Et ce spectacle était plein d'intérêt pour un étranger, par la diversité des costumes, des physionomies, des idiomes.

Ici c'était un groupe d'Indiens qui dansaient au son du tambourin en poussant des cris assourdissants; là des Yankees faisaient retentir la plage du chant de Hail Columbia; plus loin des Canadiens chantaient Par derrière chez mon père, la Marseillaise, ou Je m'en va-t-à la fontaine [22]; plus loin encore des enfants de la verte Erin entonnaient dévotieusement un hymne religieux.

[Note 22: Quelques lecteurs me sauront gré de leur donner copie de cette charmante chansonnette, que savent par coeur tous les bateliers et trappeurs canadiens:

  J'm'en va-t-à la fontaine,
  O gai, vive le roi,
  J'm'en va-t-à la fontaine
  O gai, vive le roi,
  Pour remplir mon cruchon
  Vive le roi et la reine,
  Pour remplir mon cruchon,
  Vive le roi, vive le roi!

  La fontaine est profonde,
  J'me suis coulé au fond.
  Que donnerez-vous, la belle,
  Qui vous tir'rait du fond?
  Tirez, tirez, dit-elle,
  Après ça, nous verrons.

  Quand la belle fut tirée,
  S'en va-t-à la maison,
  S'assoit sur la fenêtre,
  Compose une chanson.
  Ce n'est pas ça, la belle,
  Que nous vous demandons;
  Vot' petit coeur en gage
  Savoir si nous l'aurons.

  Mon petit coeur en gage
  N'est pas pour un luron.
  Ma mère l'a promis
  A un joli garçon.]

L'allégresse était partout, dans les coeurs comme sur les visages, car l'hiver avait été dur; on avait cruellement souffert du froid et du manque de provisions au Sault-Sainte-Marie,—plus d'un imprévoyant était mort de faim,—et le départ de la Mouette annonçait le départ des mauvais jours, le retour de l'abondance et de la belle saison.

A midi un coup de canon résonna.

C'était le signal pour lever l'ancre.

—Ma conscience! je suis tout comme un enfant, dit le père Rondeau à Dubreuil; je vous connais à peine et déjà je vous aime autant que si vous étiez mon fils. Laissez-moi vous embrasser; ça me fera du bien.

—Oh! de tout mon coeur, répondit Adrien, en se précipitant dans les bras du bonhomme.

—Et moi soupira la bouche grimaçante de l'ex-cavalier de première classe.

—Toi repartit Rondeau, ça serait déjà fait si je n'avais peur de tes crocs et de ta figure en lame de rasoir. Mais, tiens, ça ira tout de même. Viens ici.

—Sans vous manquer de respect, dit Jacot, en accolant vigoureusement le
Canadien, qui lui souffla à l'oreille:

—Mon garçon, prends bien soin de ton maître, c'est le meilleur des hommes! tu m'en réponds, entends-tu!

—On vous obéira, sans vous manquer de respect, papa Rondeau.

—Allons, messieurs, on n'attend plus que vous! cria le capitaine du haut du pont.

Le père Rondeau s'approcha encore de Dubreuil.

—Avez-vous la médecine? lui demanda-t-il.

—Soyez tranquille.

—Surtout, ne la perdez pas.

—J'y veillerai.

—On vous appelle, à la revue [23]!

—Au revoir, et merci pour toutes vos bontés!

Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Dubreuil, suivi du dragon, sauta sur le navire.

Aussitôt les amarres furent larguées, et la Mouette, poussée par une bonne brise nord-est, s'éloigna rapidement du rivage aux tumultueuses acclamations des spectateurs.

[Note 23: Locution canadienne; elle signifie au revoir!]

CHAPITRE VI

A BORD DE LA MOUETTE

Avoir de dix-huit à trente ans, une imagination vive, un coeur chaud, aimant, des ressources matérielles pour le présent; être libre, et sillonner à bord d'un bâtiment léger, docile à la brise, ferme à la vague, quelque grand cours d'eau de l'Amérique Septentrionale, en une glorieuse journée de printemps, voilà un de ces plaisirs, je devrais écrire bonheurs, dont on conserve éternellement la mémoire.

L'hiver fut long; il fut rigoureux. Sa durée, cinq, six mois, huit peut-être! Pendant la plus grande partie ce temps, ruisseau, rivière, fleuve, a été couvert d'un monotone et lourd linceul de glace. De verdure plus; la neige partout, au village, à la ville, comme à la campagne, à la forêt. La vie végétale sommeille; la vie animale paraît éteinte ailleurs que chez l'homme et ses animaux domestiques.

On dirait que notre mère nourricière ne respire plus.

Mais vienne le renouveau! Ainsi que la baguette d'un magicien, le premier rayon de soleil chasse la torpeur, ravive le souffle, ranime la nature engourdie.

Entendez! c'est la glace qui craque et se rompt sous l'effort des ondes. Elles bondissent, elles pétillent, elles courent, volent, joyeuses d'échapper à la captivité; pour leur faire fête, une opulente draperie, se plaît déjà à les revêtir. Ce double ruban d'émeraudes, mille fleurs odorantes le diapreront bientôt, demain peut-être.

Haut et loin filent les bandes d'oiseaux aquatiques. De cet arbre, hier ployant sous des concrétions glaciales qui lui donnaient l'air d'une girandole immense, de cet arbre, dont les verts bourgeons fendent, aujourd'hui, leur capsule rougeâtre, s'élève un chant,—chant de reconnaissance sans doute,—c'est celui du rossignol américain.

A sa voix, à son appel, ne tardera pas à répondre le concert des autres virtuoses des bois, auquel se joindra, peu après, la musique des habitants des fleurs et des gazons.

Moins de huit jours suffisent souvent à l'accomplissement de tous ces prodiges annuels.

Ah comme il est délicieux, je le répète, de profiter de la réouverture de la navigation, quand le ciel est pur, le temps pas trop froid, pour faire une excursion fluviatile.

La Mouette remontait gracieusement la Sainte-Marie, chamarrée de glaçons qui brillaient au soleil comme des plaques d'or ou d'argent.

Les bords de la rivière, à demi parés de leur toilette d'été, avaient tout le charme du déshabillé.

Des bouffées d'un air frais et balsamique invitaient la gaieté en aiguisant les sens.

Aussi les passagers du bâtiment se tenaient sur le pont, mêlant leurs chants à ceux des matelots, occupés, soit à arrimer les marchandises dans l'entrepont, soit disposer leur voilure pour entrer dans le lac Supérieur, dont les deux sentinelles, postées à la porte, le Gros cap [24] et le cap Iroquois, se profilaient hardiment à l'horizon.

[Note 24: Les Indiens l'appellent Kitchi-Manitou, ou Divinité Suprême, parce que, de loin, son sommet figure une tête d'homme. «Ce qui fait, dit Charlevoix, que les sauvages l'ont pris pour le Dieu tutélaire de leur pays.» Les Indiens nomment aussi le lac Supérieur Kitchi-Gomi, de kitchi, grand, et gomi, eau.]

Vers deux heures, les caps furent doublés, et Adrien Dubreuil se trouva, pour la première fois, devant cette mer intérieure nommée lac Supérieur.

Aussitôt la Mouette commença à rouler et à donner de la bande, pressée, foulée qu'elle était par une multitude de petites lames, courtes, mais violentes, qui la battaient en tous sens.

Le ballottement du navire rendait incommode le séjour sur le pont. Cependant Dubreuil résolut d'y rester, autant pour jouir du spectacle qu'il avait sous yeux que pour éviter la cabine, où l'on respirait une odeur infecte d'huile de poisson, de goudron et de salaison.

Inutile de dire que Jacot Godailleur demeurait en planton près de lui.

Si grotesque que fût le digne ex-cavalier de première classe dans son uniforme de dragon, il l'était bien autrement dans son costume de trappeur, rehaussé de ses grandes bottes éperonnées!

Il semblait que le tranchant de sa figure se fût effilé et que ses moustaches jaunes eussent allongé.

Constatons, toutefois, pour l'acquit de notre conscience, que le malheureux dragon commençait à sentir les atteintes de cette affection si désagréable, si accablante, qu'on appelle le mal de mer, et auquel bien peu de personnes, même parmi les plus aguerries aux tourmentes de l'océan, y échappent sur les grands lacs de l'Amérique Septentrionale.

Dubreuil, cependant, n'en était point du tout incommodé.

Assis sur une barrique, au pied du mat principal, et tenant à la main son télescope de voyage, il humait avec délices un excellent havane, sans trop s'inquiéter de Godailleur qui geignait près de lui.

—Sauf votre respect, vous êtes bien heureux, vous, mar'chef, de pouvoir fumer comme ça! dit celui-ci entre deux hoquets!

—Veux-tu un cigare?

—Une cigale! mar'chef! vous désirez ma mort, sans vous faire d'offense.

—Tu les aimes pourtant?

—Oui! à terre, on en fume tout de même des cigales, avec les camaraux, quand on est en goguette, mais…

Jacot n'acheva pas sa phrase. Saisi d'un besoin impérieux, il s'était précipité, vers le plat-bord du bâtiment.

Une minute après, il revint fort pâle à sa place, en s'essuyant la moustache avec la manche de son capot.

—Ça vous arrache l'âme, murmura-t-il; ah! si j'avais su!

—Je t'avais prévenu!

—Sans vous manquer de respect, mar'chef, je vous ai suivi et je vous suivrais au bout du monde, même entre les tigres et les lions! mais ça n'empêche que j'aime mieux le plancher des vaches… Voyez-vous, mar'chef, ma tête vire… vire… et ça me gargouille là-dedans.

Il se frappa la poitrine.

—Oui, ça me gargouille… brrrout…

Et Godailleur courut encore s'accouder à la préceinte.

A son retour Dubreuil lui dit:

—Décidément, ça te tient, mon pauvre vieux camarade. Emploie donc le remède que je t'ai indiqué en traversant l'Atlantique.

—Nom d'une carabine! je pensais plus. Ce que c'est pourtant que d'avoir été aux écoles, voyez un peu, mar'chef, sans vous manquer de respect! Vous m'aviez dit?

—Écraser une pomme de reinette dans un petit verre d'eau-de-vie, verser dessus environ une cartouche de poudre à fusil, mélanger le tout et avaler d'un trait!

—Ah! oui, c'est je m'en souviens. Mais si l'on mettait deux petits verres d'eau-de-vie, est-ce que ça ferait le même effet, mar'chef?

—Mets-en trois si tu veux, ivrogne! dit Dubreuil en riant.

—C'est que, voyez-vous, j'ai l'estomac joliment détérioré par ces…

—Tu trouveras tout ce qu'il faut, sur mon cadre, dans mon sac de nuit.

Au bout d'un moment, le dragon remonta de la cabine en éternuant à faire frémir la membrure du navire.

—Ah! c'est raide, raide, comme si on avalait une douzaine de lattes, s'écria-t-il.

—Veux-tu fumer maintenant?

—Tout de même si j'avais mon brûle-gueule culotté, celui qui venait du 7e! mais vous savez bien qu'il a été cassé le jour… Mon uniforme… est-ce que je ne pourrais pas le mettre ici, mon uniforme, hein, mar'chef.

—Non.

—Sans vous manquer de respect, nous ne sommes pourtant plus au Sault-Sainte-Marie. Il n'y a qu'un sauvage sur le vaisseau. S'il disait un mot je…

—Je te défends de rendosser ton uniforme.

—C'est que ça me permettrait de fumer!

—Comment! comment! quelle sottise nouvelle encore.

—Puisque, dit Godailleur d'un ton larmoyant, j'avais cassé ma pipe, une pipe si bonne que vous m'aviez donnée il y a cinq ans, au régiment, puisque je l'avais cassée le jour… le jour… où vous m'avez retiré la permission… de porter… mon uniforme de petite tenue… j'ai… j'ai jure… mar'chef… de ne plus fumer avant de l'avoir sur le dos…

—Oh! le niais! je te donnerai une autre pipe. Jacot hocha mélancoliquement la tête.

—Ça ne sera pas comme l'ancienne… celle-là vous m'en aviez fait cadeau le soir de votre promotion au grade de mar'chef. Ah! je m'en souviens comme d'aujourd'hui! vous sortiez de la cantine… vous aviez arrosé les galons, sans vous manquer de respect, mar'chef… C'était le bon temps… J'espérais que nous y resterions toujours au régiment… Dans deux ans, que je me disais, nous serons sous-lieutenant… on s'en donnera alors du loisir… L'année suivante lieutenant… puis capitaine… chef d'escadron après, avec la croix!… et s'il survient un petit bout de guerre, ah! malheureux! avant dix ans coronel!… coronel dans dix ans! quand j'y pense, mar'chef, quand j'y pense.

Et l'ex-cavalier de première classe, dont la potion qu'il venait de prendre avait singulièrement enflammé le sang, voulant ajouter du poids à son idée, donna un grand coup de poing sur un tonneau près de lui.

Sous la violence du choc, une douve céda, et le bras de Jacot plongea tout entier dans la pièce.

Aux éclats de rire des matelots et de Dubreuil, il l'en retira enduit d'une épaisse couche de mélasse, dont il barbouilla affreusement ses vêtements et son visage en voulant s'en débarrasser.

—Allons, va te changer, lui dit son maître.

—Oui, je vas me changer, et je vous prie de croire, sans vous manquer de respect, mar'chef, que je leur revaudrai à tous ces pékins, pour s'être…

—Bien, bien!

—Vous me le paierez, brigands! criait le dragon en montrant son poing aux gens de l'équipage.

La cloche du bord sonna alors le dîner, et Dubreuil descendit à la cabine, où le capitaine de la Mouette, son pilote et quelques Yankees, actionnaires ou propriétaires d'une partie des mines du lac Supérieur, étaient réunis autour d'une table sans nappe, grossièrement servie.

Un morceau de mess pork, entouré de patates cuites à l'eau, une oie sauvage bouillie, des pickles et du biscuit dur comme du silex, composaient le menu.

De même, que tous les repas américains, celui-ci fut silencieux; silencieux cependant n'est pas le mot propre, car si l'on ne parla pas, le cliquetis des mâchoires et des fourchettes, les craquements secs de biscuit, chaque fois qu'on le rompait, constituèrent une somme, de sons assez respectable.

Le couvert enlevé, les Américains se mirent à boire du whiskey en faisant une partie de bluff avec le capitaine.

Dubreuil remonta sur le pont où il resta jusqu'au thé.

La soirée étant très-fraîche, sa tasse de thé prise avec un cracker et un peu de beurre salé, Adrien se coucha, tandis que les Yankees se remettaient au jeu et au whiskey.

Ils passèrent ainsi la nuit.

Le lendemain l'un d'eux avait perdu cinq cents dollars. Cette perte ne l'empêcha pas de reprendre les cartes aussitôt après le déjeuner.

Il perdit encore ce jour-là, ainsi que le suivant, et ne s'en montra pas plus triste.

La même cabine servait de salle à manger, chambre coucher, tripot.

Durant la troisième nuit, Dubreuil entendit l'infortuné perdant qui disait à ses compagnons de jeu:

Je possédais deux mille dollars, plus deux actions en valant autant; vous m'avez tout gagné, il ne me reste pas un penny; vous voudrez bien m'employer comme ouvrier aux mines.

—Sans doute, John, répondirent-ils, nous ferons cela pour un ami. Vous êtes fort, intelligent, vos services nous seront très-précieux.

Et, sur leur promesse, John alla se toucher avec le calme d'un homme qui a bien rempli sa journée.

Cette insouciance de la fortune, ce stoïcisme dans l'adversité, joints à cette âpreté au lucre, à cette dépense inouïe de forces pour acquérir, par tous les moyens, richesse ou famosité, émerveillaient Dubreuil à mesure qu'il s'initiait davantage aux moeurs de la population yankee.

John couchait dans un cadre au-dessus de l'ingénieur français. Ce dernier ne put s'empêcher de lui dire:

—Je vous admire, monsieur, de passer ainsi, sans sourciller, de l'aisance à la misère.

—Bah! répondit l'Américain avec l'accent nasal particulier à ses compatriotes, cela m'est parfaitement égal. En travaillant quinze jours aux mines j'aurai gagné vingt dollars, plus ma nourriture, j'organiserai une partie de cartes ou une affaire quelconque, et ce serait bien le diable si, dans un mois ou deux, je n'avais pas regagné ce que je viens de perdre. Good night, stranger!

—Bonne nuit, monsieur, repartit Dubreuil, qui ne tarda pas à s'endormir.

Plongé dans un profond sommeil, il rêvait à sa chère France, quand un brusque et épouvantable mouvement de tangage, qui lui fit croire que le navire sombrait, l'éveilla soudain.

—Debout! cria t il en sautant à bas de son cadre.

—Qu'avez-vous, étranger? demanda sans bouger son voisin du lit supérieur.

—Une tempête!

—Ce n'est pas la peine de se lever.

—Mais nous allons faire naufrage dit Adrien, qu'un nouveau coup de tangage avait envoyé rouler à l'autre bout de la cabine.

Il se rapprocha péniblement de son cadre, en s'aidant des mains et des genoux.

—Recouchez-vous, étranger, lui dit John.

—Me recoucher!

—Il n'y a aucun danger. Ce n'est qu'un caprice du lac!

—Singulier caprice, murmura le jeune homme en s'habillant aussi vite qu'il pouvait.

Son pantalon passé, il monta, pieds nus, sur le pont. Une scène extraordinaire, unique, se déroulait.

Le jour paraissait, à ses naissantes clartés, on distinguait, à bâbord et à tribord de la Mouette, la nappe du lac Supérieur unie comme une glace.

Mais en avant, en arrière, elle formait, à perte de vue, un pli formidable, haut de plus de quinze mètres.

Sur ce pli d'eau, au sommet duquel, comme une plume, voltigeait le léger bâtiment, couraient des vagues énormes, qui le prenaient soit en proue, soit en poupe, le portaient tantôt à la crête d'une, montagne, et tantôt le précipitaient dans un abîme.

C'était effrayant! c'était merveilleux!

Avec cela, pas un souffle d'air, pas une ride, pas un froncement à la surface du lac, de chaque côté du bâtiment.

Il semblait que la Mouette flottât dans l'air.

Mais des mugissements terribles, caverneux, comme ceux qui précèdent les éruptions dans les contrées volcaniques, se faisaient entendre; des paquets d'eaux énormes submergeaient, à chaque minute, ou l'avant ou l'arrière du vaisseau.

Il était à craindre qu'il ne s'engloutit.

Adrien Dubreuil se rappelait bien avoir lu la relation des singulières tourmentes auxquelles sont sujets les lacs Supérieur et Huron, mais combien ce qu'il voyait était loin même des récits qu'il avait taxés d'exagération!

Sur la Mouette, on avait serré toutes les voiles, à l'exception de celles de beaupré.

Le pilote, le capitaine et deux robustes matelots se tenaient à la
Barre.

Leurs efforts réunis tendaient à profiter d'un des plongements du navire entre deux vagues, pour le pousser hors de cette redoutable chaîne de brisants.

Longtemps ils échouèrent, et chaque tentative infructueuse faillit causer la perte de la Mouette, les flots déferlant aussitôt sur le pont et le couvrant en entier.

Chaque fois, Dubreuil prenait un bain des pieds à la tête, et chaque fois il regrettait d'avoir quitté la cabine. Mais il lui fallait maintenant rester en place, cramponné au râtelier du grand mat, car on avait fermé les écoutilles pour empêcher l'eau d'envahir l'intérieur du vaisseau, et n'eussent-elles pas été fermées qu'en lâchant son étreinte il eût couru risque d'être entraîné par la violence des flots.

Enfin, la Mouette, habilement lancée dans une sorte de gorge, entre deux caps liquides, d'une élévation qui dépassait de beaucoup la flèche de ses mats, la Mouette sortit de cet affreux défilé, dont les hauteurs verdâtres se dressèrent à sa droite comme une impénétrable barrière.

—Vous l'avez échappé belle! dit le capitaine au jeune homme. Si pareil accident nous arrive désormais, je ne vous conseille pas de monter sur le pont admirer les beautés de la nature.

—Vraiment, monsieur, je n'ai aucun regret de ce que j'ai fait, répondit
Adrien. Je n'imaginais pas être un jour témoin d'un spectacle…

—Ce n'est pas fini interrompit le capitaine, regardez derrière vous.

Dubreuil se retourna et vit, avec un étonnement nouveau, que le renflement des eaux diminuait en longueur, pour se ramasser, se condenser, s'exhausser à son milieu.

Quelques minutes après, il figurait une colonne dont la base pouvait avoir un kilomètre de circonférence et dont le fût, s'amincissant progressivement, se perdait dans les airs.

Des secousses, terribles comme des tremblements de terre, faisaient tour à tour rouler et tanguer la Mouette.

Le lac entier, si tranquille un moment auparavant, s'était agité; il moutonnait, écumait bruyamment aux flancs du navire.

Bientôt, le temps, clair et serein jusque-là, s'assombrit. La colonne disparut dans une bruine grisâtre, à laquelle succéda une pluie torrentielle, qui tomba tout le jour.

Sur le soir, on jeta l'ancre sous le Portage du lac, au pied même de la presqu'île ou pointe Kiouinâ. La Mouette était arrivée à destination.

Elle devait débarquer, le lendemain, ses passagers et son chargement.

Sauf un homme de bossoir laissé en sentinelle, tout la monde se coucha de bonne heure, car si l'équipage était excédé par les travaux de cette dure journée, les passagers étaient fatigués par le ballottement qu'il leur avait fallu endurer pendant plus de huit heures consécutives.

Chacun reposait dans le navire, lorsque du pont partit un cri sinistre, immédiatement suivi d'un coup de feu.

CHAPITRE VII

L'OEUVRE DES APOTRES

Dans la cabine de la Mouette chacun s'éveilla en sursaut.

—Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demanda Dubreuil.

—Rien, étranger, peut-être une attaque de quelques rowdies [25], répondit John en étirant paresseusement ses membres.

[Note 25: A ce terme, fort usité chez les Yankees, je ne connais pas d'équivalent en français. Il signifie vaurien, tapageur, bandit, suivant l'acception qu'on lui veut donner.]

—Nous sommes attaqués, messieurs; ça ne peut être que par les Apôtres; préparons-nous à la résistance; car, avec eux, il faut vaincre ou mourir! s'écria le capitaine du navire.

Puis il sauta à bas de son lit, sur lequel il reposait demi-habillé, saisit une paire de revolvers et s'assura qu'ils étaient convenablement chargés.

—Que veut-il dire, avec ses Apôtres? murmurait Adrien en passant à la hâte un vêtement.

—De braves gens, à qui on a fait, je crois, une trop mauvaise réputation, repartit John sans trop se presser pour descendre de son cadre. Ma foi, ajouta-t-il à mi-voix, si ce sont eux, ils viennent à propos, car j'ai envie de m'engager dans leur bande. Ils gagnent des dollars autant qu'ils veulent, et…

Un deuxième coup de feu l'arrêta court dans son monologue.

Le capitaine de la Mouette poussa un gémissement. Ses revolvers lui tombèrent des mains, et il roula mort aux pieds de John, qui dit à voix haute:

—Pas si vite! pas si vite! pas si vite! hé! étrangers; je suis des vôtres, moi. Que diable, faites attention, et ne déchargez pas comme ça vos armes à tort et à travers…

—Qu'on se rende, et à l'instant! ordonna un homme d'une corpulence géante, vêtu de rouge de la tête aux pieds, qui venait d'apparaître au-dessous de l'écoutille.

—Non-seulement je me rends, mais je déclare qu'à partir de ce moment je vous appartiens corps et âme, étranger; je ferai votre treizième apôtre, dit John, s'avançant à la rencontre de l'homme rouge et lui tendant familièrement la main.

Celui-ci répliqua à cet acte d'obséquiosité par une gourmade en plein visage, qui renversa John, tout sanglant, sur le plancher.

—Nom d'une carabine! est-ce que nous nous laisserons assassiner comme ça par ces bandits! hurla Godailleur, en se précipitant sur le meurtrier.

—Qui de vous est Français? questionna Jésus, sans se préoccuper de l'attaque dont il était l'objet.

Ces paroles avaient été prononcées dans notre langue.

—Moi, je suis Français, et je vas te l'apprendre, canaille! riposta l'ex-cavalier de première classe, en cherchant à étreindre le Mangeux-d'Hommes par la taille.

—Est-ce toi qui es ingénieur?

—Ce n'est pas moi, vilain soldat, mais le mar'chef que voici… là, devant nous, et qui va m'aider…

—Faut-il écraser ce ver de terre? dit l'Écorché, qui venait de pénétrer dans la cabine, suivi de la moitié des Apôtres.

—Non; ouvre un panneau.

Judas obéit.

Pendant ce temps, les brigands s'étaient emparés des passagers surpris, terrifiés par la soudaineté de cette agression, et les garrottaient.

Le panneau ouvert, Jésus, dont une des puissantes mains avait suffi à maîtriser le bouillant Godailleur, souleva notre homme jusqu'à la hauteur de sa bouche, le mordit au cou, et le lança comme une balle à travers l'ouverture.

L'on entendit un cri d'effroi, puis le son sourd d'un corps qui tombe à l'eau.

—Qu'il ne soit fait aucun mal au Français! commanda le Mangeux-d'Hommes.

—Que me voulez-vous? lui dit Dubreuil, en se débattant aux mains de
Pierre et de Jean, qui essayaient de lui lier les bras.

—Tu le sauras bientôt.

—Vous êtes un misérable!

—Possible, répondit flegmatiquement Jésus; mais cesse de résister, si tu n'as pas envie de rejoindre ton compagnon.

—Vous croyez que je me soumettrai lâchement…

—Qu'on le porte sur le pont et qu'on l'attache au pied du mat! fit le
Mangeux-d'Hommes, dont la voix, de douce qu'elle avait été en parlant à
Dubreuil, devint, tout à coup, retentissante comme un éclat de tonnerre.

Cédant au nombre et à la force, Adrien se laissa tranquillement monter sur le pont de la Mouette.

Là, à la lueur d'un falot, il vit un spectacle digne de pitié.

Cinq ou six cadavres gisaient baignés dans une mare de sang; et tous les gens de l'équipage, les mains et les pieds solidement liés, étaient étendus le long du plat-bord.

L'épouvante était peinte dans leurs traits. Quelques-uns priaient; d'autres proféraient des imprécations; le plus grand nombre paraissaient plongés dans une prostration complète.

Auprès d'eux, les Apôtres déposèrent les corps des passagers, plus surpris, mais aussi effrayés que les matelots.

—Ah! je me doutais bien que ça finirait ainsi, marmottait un de ces
derniers; mais le capitaine est un entêté. Il n'a pas voulu m'écouter.
J'étais pourtant bien sûr que c'était un des Apôtres que j'avais vu au
Sault maintenant, nous allons filer notre dernier noeud!

—Est-ce qu'ils nous tueront? s'enquit un passager.

—Vous pouvez y compter, répondit le matelot. Quand est-ce que les Apôtres ont jamais fait grâce à leurs victimes? nous n'en avons pas pour longtemps. Tenez, voilà que ça commence; regardez.

En ce moment, les Douze Apôtres étalent rassemblés sur le pont de la Mouette, dont on avait levé les ancres, déferlé quelques basses voiles, et qui rangeait la côte de la presqu'île Kiouinâ.

En outre des falots trouvés sur le bâtiment, ils avaient allumé plusieurs torches de résine, dont la flamme vacillante zébrait de teintes rouges, et de volutes, de fumée grisâtre le noir de la nuit. Noir opaque comme le métal, profond comme l'immensité, lourd comme l'inconnu.

Pas un rayon de lune, pas un scintillement d'étoile, mais, seulement, autour de la Mouette, un miroitement d'eau lugubre, produit par la clarté des lanternes, des torches, et qui ajoutait encore à l'horreur des ténèbres environnantes.

Quel drame au milieu de la zone lumineuse!

Le Mangeux-d'Hommes, en son sanglant appareil, est le héros principal. Il domine tout de sa taille et de sa beauté satanique. Sur lui aussi tous les yeux sont tournés: ses gens, dignes serviteurs d'un tel maître, attendent des ordres; ses captifs attendent une sentence qui, trop tôt pour eux, hélas! tombera de sa bouche.

Mais il sait être si grand, si majestueux dans son maintien, ce capitaine de brigands, qu'Adrien Dubreuil ne le contemple pas sans une sorte d 'admiration craintive.

Combien d'exécrables criminels à qui il n'a manqué que les circonstances et un théâtre convenable pour être glorifiés par la majorité des hommes!

—Allons, l'Ecorché, à l'oeuvre! clama Jésus de sa voix foudroyante.

—Faut-il commencer par les vivants, ou par les morts? répondit Judas.

—Par les morts, ça préparera les autres. Passe-moi le capitaine.

—Voici reprit l'Écorché en tendant à son chef le cadavre du patron de la Mouette qu'il avait ramassé sur le pont.

—Ou est notre scribe Jean?

—Présent, dit un des Apôtres, dont l'air arrogant se faisait encore remarquer parmi toutes ces figures impudentes.

—As-tu ton registre?

—Oui.

—Nous en sommes?

—Au numéro 75 des Blancs, 246 des Rouges et des Cuivrés, dit Jean, en s'asseyant sur une barrique, au-dessous d'une lanterne, après avoir ouvert un livret de parchemin, tout maculé de taches dégoûtantes.

—Ecris donc, continua Jésus.

—J'y suis, fit Jean.

Et il trempa une plume dans le sang qui coulait sur le pont.

—Numéro 76 des Blancs.

—Ça y est.

—Capitaine de la barque la Mouette.

En prononçant ces paroles, le Mangeux-d'Hommes tira de la gaine pendue à son côté un poignard, le planta dans le coeur du cadavre, qu'il tenait à la main, puis, avec ses dents, il lui fit une profonde morsure au cou et le jeta par-dessus bord.

—Et d'un. Dépêchons! à qui le tour? dit-il ensuite.

—Le pilote, répondit l'Écorché, lui passant un autre corps.

—Numéro 77 des Blancs, dit Jésus.

—Nous y sommes, repartit Jean après avoir inscrit le chiffre.

Le corps du pilote fut traité comme l'avait été celui du patron.

Judas tendit à son chef un nouveau cadavre: c'était celui d'un Indien.

—Numéro 247 des Rouges! cria-t-il à Jean.

Mais, au lieu de lui déchirer le cou de ses dents, il pratiqua à cette place une incision cruciale avec son poignard.

Je laisse à penser de quelle horreur devaient être saisis les captifs témoins de cette scène abominable, que le Mangeux-d'Hommes rendait plus terrible encore par les monstrueuses plaisanteries dont il assaisonnait chaque exécution:

—Vous voyez, mes enfants, que je n'ai pas volé mon nom. C'est ainsi qu'à chacun de vous je laisserai mon cachet. Et, comme vous êtes de la couleur blanche, on vous fera l'honneur d'un coup de dents. Quant à ces chiens de Peaux-Rouges, la marque des Apôtres au couteau suffit, n'est-ce pas? mes bons amis. Il serait honteux d'accorder à des sauvages les honneurs qu'on rend aux civilisés!

La colère, l'indignation suffoquaient Dubreuil et l'empêchaient de protester contre ces cruautés insensées. Mais il n'était pas au bout.

—Le lot des morts est épuisé, dit tout à coup Judas, après quelques actes comme ceux que nous venons de raconter.

—Attaque le lot des vivants.

L'Écorché saisit un des passagers yankees et le traîna aux pieds de
Jésus.

C'était John, le voisin de lit de Dubreuil.

—Vous ne voulez donc pas de moi pour votre treizième Apôtre! ça m'aurait pourtant bien fait plaisir, et je vous aurais appris de fameux tours! dit-il tranquillement au capitaine.

Mais, sans souffler mot, Jésus empoigna froidement le malheureux par sa ceinture, l'enleva du pont, lui enfonça son poignard dans le coeur, imprima au cou de la victime son horrible scel, et la précipita dans les flots.

Adrien était parvenu au paroxysme de l'exaspération. Il recouvra subitement la parole.

—Misérable! proféra-t-il en brisant ses liens par une tentative désespérée.

Au même instant il se ruait sur le Mangeux-d'Hommes.

—Au suivant! disait celui-ci d'un ton calme.

—Oh! tu ne pousseras pas plus loin la carrière de tes crimes! cria
Dubreuil, essayant d'arracher à Jésus son couteau.

Mais quelques Apôtres fondirent sur le brave jeune homme, le renversèrent, avant qu'il eût pu accomplir son dessein, et ils allaient l'écharper quand le chef leur dit:

—J'ai ordonné qu'on ne lui fasse aucun mal. Garrottez-le mieux. Celui qui l'avait si faiblement attaché sera, pour punition, privé du tiers de son butin.

Puis il ajouta, en se tournant vers son secrétaire et en assassinant un deuxième passager:

—Numéro 81 des Blancs!

Dubreuil n'en entendit pas davantage. Accablé par les émotions autant que par la lutte, il s'évanouit.

Quand il reprit connaissance, la nuit avait disparu et le soleil était déjà haut à l'horizon.

Adrien se trouvait toujours couché au pied du grand mat de la Mouette, mais sur lui on avait étendu quelques pelleteries pour le garantir de l'humidité de l'atmosphère.

Il avait le corps et l'esprit lourds; la mémoire des événements auxquels il avait assisté lui échappait.

Peu à peu, cependant, il coordonna ses souvenirs et se rappela ce qui s'était passé la veille. Alors, il se mit sur son séant, roula autour de lui des yeux inquiets.

Toute trace du massacre et du désordre de la nuit précédente avait été, effacée, à ce point que Dubreuil aurait pensé qu'il venait de faire un mauvais rêve, si la vue du sanguinaire chef des Apôtres, se promenant sur le pont, n'eût aussitôt confirmé dans son esprit la sinistre réalité.

Il ventait grand frais sud-est, et la Mouette doublait l'île Manitou, à l'extrémité orientale de la presqu'île Kiouinâ, projetée de vingt-cinq lieues environ de la terre fertile dans le lac Supérieur.

Amarrés à l'arrière du vaisseau flottaient deux canots en écorce de bouleau, ceux-là même qui avaient amené les pirates; mais ils étaient vides, car les Apôtres reposaient ou s'occupaient à la manoeuvre de leur prise.

Sombre et désolé surtout par la perte de son vieux compagnon, Dubreuil réfléchissait, non sans amertume, aux périls de sa situation, quand le Mangeux-d'Hommes s'approcha de lui:

—D'où viens-tu? on allais-tu? et comment te nomme-t-on? lui demanda-t-il de son air le plus impératif, en fixant sur le jeune homme un regard scrutateur.

Ces questions furent faites en français, bien qu'avec un accent flamand très-prononcé.

Le sentiment de sa dignité conseillait à Dubreuil de ne pas répondre à cet interrogatoire. Mais il était au pou voir de son ennemi. D'un mot, d'un signe, celui-ci le ferait égorger. Mieux valait se soumettre, ruser. Il résolut donc de se plier aux circonstances.

—On m'appelle Adrien, dit-il, sans ajouter son nom de famille que la pudeur arrêta sur ses lèvres.

—C'est bien. Tu es Français, j'imagine?

—Oui.

—Tu te rendais aux mines?

—Oui.

—Tu les connais, les mines?

—Non.

—Qui donc t'y avait envoyé?

—Une compagnie.

—Américaine?

—Française.

—Française! répéta Jésus sans cacher sa surprise.

—Oui, une compagnie française, dit Dubreuil, examinant attentivement, à son tour, le Mangeux-d'Hommes.

—Depuis quand est-elle formée? reprit ce dernier.

—Depuis six mois.

—A-t-elle obtenu des concessions du gouvernement de Washington?

—Je ne sais.

—Quelle était ta mission en venant ici?

—D'explorer le terrain.

—Tu es ingénieur?

—Je le suis.

—Personne ne t'accompagnait?

A cette demande, qui ne lui rappelait que trop le malheureux sort de Godailleur, Dubreuil éprouva un accès de colère qui l'aurait poussé à une tentative de vengeance s'il n'eût eu les poignets et les chevilles liés par de fortes cordes. Jésus feignit de ne pas remarquer le courroux qui brillait sur son visage.

—Personne ne t'accompagnait? fit-il de nouveau.

—Un seul homme, que vous…

Le chef des Apôtres l'interrompit.

—Oui, je me souviens; tu ne le reverras plus; il faut en prendre ton parti, que veux-tu? Nous avons pour loi de ne faire jamais quartier à personne. Tu es la première exception et encore n'est-il pas bien sûr que je ne te dépêche comme les autres. Cela dépendra absolument de toi.

Ces mots furent chantés de cette voix harmonieuse et souriante qui, n'eût été sa stature, donnait à croire que Jésus était une femme déguisée en homme.

—Tuez-moi donc sur-le-champ! s'écria Dubreuil avec un geste de dégoût.

—Te tuer? Non; causons d'abord.

—Scélérat!

Le Mangeux-d'Hommes haussa les épaules.

—A quoi bon des injures! dit-il. Elles n'amélioreront pas ta position et ne changeront pas mon caractère…

—Je vous méprise…

—Eh! que m'importe ton mépris!

—Vos forfaits seront châtiés.

—Peut-être. Mais, en attendant, sache me servir fidèlement, et je saurai te récompenser.

—Vous servir! moi!

Loin de s'irriter du dédain dont cette exclamation fut empreinte, le
Mangeux-d'Hommes se prit à rire.

—Oui, me servir, moi, Jésus-Christ, capitaine des Douze Apôtres; n'est-ce pas un beau rôle? dit-il en se rengorgeant avec quelque complaisance.

—Blasphémateur!

—Donc, reprit le Mangeux-d'Hommes, tu entres mon service, non comme simple domestique, j'estime trop tes talents et mérites, mais comme ingénieur.

—Jamais!

—Je te conduis à Kiouinâ, poursuivit froidement Jésus. Là, grâce à mon aide et à celle de mes gens, tu fais tes explorations, sans être inquiété par les Yankees ou les Anglais, qui t'auraient, sois-en convaincu, joué quelque vilain tour de leur façon, car ils n'aiment pas trop que des étrangers; et des Français surtout, viennent leur disputer les mines ou les terrains qu'ils se sont appropriés. Ton exploration finie, tu m'en livres le rapport. Combien te donnait la compagnie de laquelle tu relevais?

—Qu'est-ce que cela vous fait? s'écria Adrien avec emportement.

—Enfin, soit le renseignement ne m'est pas indispensable, continua le chef en allumant un cigare. Je te rémunérerai de façon à ce que tu n'aies pas à te plaindre de ma générosité. J'y mets une seule condition: tu seras sage, c'est-à-dire que, comprenant que tu es en ma puissance, sachant que je me soucie moins de la vie d'un homme que d'un bout de cigare, tu ne chercheras t'échapper, ni à nuire à l'honorable société des Douze Apôtres à laquelle tu es maintenant adjoint. Est-ce convenu?

Dubreuil ne daigna pas lui répondre.

—Ta parole de te conformer à mes avis, et je te fais délier, ajouta négligemment le Mangeux-d'Hommes.

—Plutôt mourir!

—Comme il te plaira. Tu as vingt-quatre heures pour réfléchir. Après quoi, si tu n'es pas plus raisonnable, mon poignard et mes mâchoires feront leur office!

En articulant son ultimatum, il écarta les lèvres et découvrit une double rangée de dents blanches, longues, aiguës comme celles d'une bête féroce.

Vos menaces ne m'effraient pas plus que vos promesses ne m'ont séduit! Si je dois périr, que la volonté de Dieu soit faite! dit Adrien en détournant la tête avec horreur.

Le Mangeux-d'Hommes appela son lieutenant.

—Descends cet imbécile dans l'entrepont, et qu'on veille sur lui.

Tandis que l'Écorché exécutait son ordre, Jésus murmurait en jetant un coup d'oeil sur l'ingénieur français:

—Par le Christ! mon frère aîné, il y a d'étranges ressemblances dans l'humanité! C'est tout à fait son portrait. J'en ai été saisi… Ah! bah! oublions ce passé!

Et néanmoins il s'accouda soucieusement, la tête dans ses mains, sur le plat-bord du vaisseau.

CHAPITRE VIII

LES CAPTIFS

Après avoir de nouveau garrotté Dubreuil, l'Écorché le transporta dans l'entrepont.

—Où voulez-vous que je vous dépose? lui demanda-t-il

—Là répondit l'ingénieur en indiquant son cadre. Judas le jeta sur le cadre avec ces mots:

—Bien, mais tâchez de ne pas bouger avant d'en avoir reçu l'ordre, sans quoi je jure, foi d'Iscariote, que vous irez rejoindre vos compagnons.

Puis il remonta sur le pont, laissant notre jeune homme sous la garde d'un des Apôtres.

Le corps et l'esprit brisés par la violence des impressions qu'il avait revue, Adrien s'abandonnait au sommeil, sans se préoccuper de son gardien qui furetait dans la cabine, avec l'espoir de trouver quelque liqueur, quand il lui sembla entendre gratter sous son maigre matelas.

D'abord il crut se tromper; le bruit continuant, il l'attribua à un rat; mais un son de voix étouffé ne tarda pas à frapper son oreille:

—Mar'chef! mar'chef! disait-on.

—Suis-je le jouet d'une illusion de mes sens? pensa Dubreuil.

Et, cependant, s'étant assuré que la sentinelle ne l'observait pas, il releva furtivement, malgré les liens dont ses poignets étaient entourés, un coin de son matelas, au fond du cadre.

Aussitôt une main longue et décharnée parut entre les planchettes du châlit.

N'eût l'index de cette main été enserré par un large anneau de cuivre rouge autour duquel la peau comprimée faisait bourrelet, qu'à la dimension toute particulière des doigts Adrien en aurait aussitôt reconnu l'heureux propriétaire et maître.

C'est toi, Jacot? dit-il très-bas.

Moi-même, sans vous offenser, mar'chef, fut-il répondu vivement.

—Parle moins haut, reprit l'ingénieur tout ému, et en posant affectueusement ses mains dans celle de l'ex-dragon.

—Qu'est-ce que c'est? s'écria celui-ci au contact de la corde.

—Chut! fit Dubreuil.

—Les gueux vous ont donc attaché? mar'chef.

—Du calme, du calme, mon ami. On me surveille. Mais par quel hasard?…

—Une autre fois, je vous conterai mar'chef. A présent, voulez-vous que je sorte de ce trou où j'étouffe, sans vous offenser? J'ai un couteau dans ma poche, je couperai vos cordes, et à nous deux…

—Non, non. Pas d'imprudence; ce serait courir à notre perte, reste où tu es…

—Cependant…

—Silence! on vient, dit Dubreuil, laissant retomber le matelas et feignant de dormir.

C'était le factionnaire qui se rapprochait.

Il tenait un de ces flacons carrés, en verre foncé, où les Américains ont l'habitude de mettre les alcools.

—Voulez-vous boire une gobe? dit-il en mauvais français à l'ingénieur.

Dubreuil ne répondant point, l'Apôtre le secoua par le bras.

—Ah! çà, bourgeois, continua-t-il, est-ce qu'on dort comme ça les uns sans les autres?

—Que me voulez-vous? fit Adrien paraissant s'éveiller.

—On vous demande si vous avez envie de vous rafraîchir le gosier.

—Merci, je n'ai pas soif.

—A votre santé donc! reprit le gardien en plongeant le goulot du flacon dans sa bouche. Mais, ajouta-t-il après avoir engouffré cinq ou six gorgées sans reprendre haleine, n'en dites rien au capitaine ni aux camarades, ou je vous ferai un mauvais parti.

—Soyez tranquille, je ne vous trahirai pas.

—Fameux rhum! oui, fameux, aussi vrai que je m'appelle Thomas.

A ce moment un gros soupir partit de dessous le lit.

Par bonheur, tout occupé à faire chanter à la sa bouteille un harmonieux glou-glou, l'Apôtre Thomas ne l'entendit pas.

A court de souffle, il suspendit son bachique concert et se mit à chanter, en se dirigeant, non sans trébucher, vers l'extrémité de la cabine:

    Nous irons sur l'eau nous y prom' promener
    Nous irons jouer dans l'île, etc.

Dès qu'il fut éloigné, Dubreuil souleva de nouveau son matelas.

—Ah mar'chef, sans vous offenser, moi je n'aurais pas refusé sa goutte, à ce brigand! dit Godailleur avec l'accent du regret le plus sincère.

—Vraiment.

—C'est que j'ai l'estomac aussi vide que celui de la baleine qui avala ce civil de l'Histoire sainte… Comment qu'on l'appelait, sans vous offenser, mar'chef?

—Dis-moi un peu et rapidement qui t'a sauvé.

—Qui? qui, mar'chef? mais Jacot Godailleur, donc. N'est-il pas assez grand pour ça, sans vous offenser?

—Enfin de quelle manière es-tu rentré ici?

—Pas malaisé, mar'chef, pas malaisé. Votre grand scélérat des scélérats de diable rouge m'avait mordu que les larmes m'en vinrent aux yeux et que je pleurai, malheureux! comme jamais. Il me flanque à l'eau, sauf votre respect, mar'chef, je nage comme un poisson, je m'accroche à un des canots que les brigands avaient amarrés derrière notre barque; de là, par un panneau, je me faufile dans la cabine et me fourre sous votre lit, pour réfléchir. Mais je suis trempé, mar'chef, trempé comme une vraie soupe. Avec rien dans le coffre. Ah! si j'avais seulement un petit verre de n'importe quoi.

—Tais-toi; voici du monde fit Dubreuil en se retournant.

Le Mangeux-d'Hommes entrait dans la cabine, suivi de sept ou huit de ses compagnons.

—Thomas, appela-t-il.

—Présent, capitaine, répondit la sentinelle d'une voix pâteuse.

—Où est notre prisonnier?

—Ici, dit Thomas en approchant avec difficulté.

Quoiqu'il fit assez sombre dans l'entrepont, Jésus remarqua tout de suite que son factionnaire avait bu outre mesure.

—Cet homme est ivre, qu'on lui applique vingt-cinq coups de fouet, dit-il.

Thomas voulut protester.

—Un seul mot encore et je te casse la tête, dit l'Écorché, qui marchait derrière Jésus.

—Combien êtes-vous hors de service? ajouta-t-il en s'adressant aux autres Apôtres.

—Six, lui répondit-on.

L'Écorché alors tira de sa poche un carnet, dont il arracha quelques feuilles de papier, en fit six morceaux, sur chacun desquels il traça un numéro, roula les papiers entre ses doigts et les jeta dans son chapeau.

—Le numéro 1 sera, dit-il, chargé d'exécuter la sentence.

Tour à tour les six Apôtres tirèrent au sort.

André ramena le numéro désigné.

—Allons, dit-il à Thomas, ôte ton capot, mon camarade, et place-toi là contre le mât.

Le condamné se soumit sans opposer la moindre résistance. Il était facile de voir que les Apôtres étaient accoutumés à pareilles exécutions, car ils se rangèrent froidement autour de Thomas, qui, le dos nu, s'était arcbouté le front contre le mat de la Mouette, et attendait, avec une surprenante impassibilité, son châtiment.

André, s'étant muni d'une corde à noeuds, l'Écorché lut sur son carnet:

RÈGLEMENT DES APOTRES
§ DISCIPLINE

ART. V.—Sera puni de vingt-cinq coups de fouet ou de corde tout homme qui s'enivrera une première fois, durant le service; de cinquante la deuxième fois, de mort la troisième.

Après ces mots, Judas dit à Thomas:

—Tu déclares que ta punition est juste?

—Oui, répondit le délinquant.

—Va! ordonna le lieutenant, faisant signe à André.

La corde siffla dans l'espace, et vingt-cinq fois de suite tomba lourdement, comme une tige d'acier, sur les épaules et les reins du supplicié, qui ne laissa pas échapper une plainte et, quoiqu'il eût les membres libres, il ne fit pas un geste pour se soustraire à cette cruelle flagellation.

Cependant le sang ruisselait de son dos et la douleur faisait jaillir de ses yeux des larmes brûlantes.

Quand le bourreau eut terminé sa terrible besogne, Thomas se redressa lentement et lui dit:

Merci, mon cousin, tu as le poignet solide. Ça m'a dégrisé. Pose-moi un linge huilé sur les épaules, et demain il n'y paraîtra plus.

Pendant qu'André opérait le pansement, le Mangeux-d'Hommes s'avança vers Dubreuil, aussi indigné de la barbarie de cette scène que surpris de l'indifférence qu'y avaient apportée les spectateurs et jusqu'aux acteurs.

Tu vois, jeune homme, lui dit Jésus, qu'ici la discipline ne plaisante pas. J'ai besoin de tes services, c'est à ce besoin que tu dois la vie. Donne-moi ta parole de ne pas chercher à, t'évader, et je te rends la liberté de tes mouvements. Inutile d'ajouter que si tu enfreignais ton serment, tu signerais ton arrêt de mort.

Bien qu'il lui répugnât de prendre un engagement vis-à-vis du bandit, Adrien jugea prudent d'obéir. Ses liens furent tranchés, et Jésus l'invita à dîner avec sa bande.

L'ingénieur n'avait pas faim. Il eut d'abord l'intention de refuser.
Une réflexion l'engagea à accepter, et il se mit à table au milieu des
Apôtres.

Ceux-ci firent un repas copieux, sans pourtant boire autre chose que de l'eau, bien que le navire fût chargé de liqueurs fortes; mais, en expédition, il leur était expressément défendu de goûter aux alcools. Et, malgré sa passion pour les stimulants, le Mangeux-d'Hommes s'astreignait alors à un régime aussi sévère que celui de ses gens.

Si Dubreuil mangea peu, il n'en trouva pas moins le moyen de faire disparaître adroitement une certaine, quantité d'aliments qu'il glissa dans ses poches, les réservant pour Jacot.

Après le dîner, sous prétexte d'arranger sa toilette, il regagna son cadre et passa ces vivres au dragon en lui disant de ne pas bouger de sa cachette.

—Sans vous manquer de respect, mar'chef, dit Godailleur, je suis moulu là-dessous.

Tâche de t'y tenir encore jusqu'à ce soir.

—Hum! c'est une fichue faction que vous m'imposez, mar'chef.

—Que veux-tu que j'y fasse? si on te découvrait…

—Oh! je sais bien, je sais bien, je serais flambé, n'est-ce pas, mar'chef? Oh! les gueusards de gueusards!

—Assez causé! dors jusqu'à mon retour! répondit Dubreuil en se retirant, car il lui avait semblé que l'Écorché l'observait du coin de l'oeil.

Pour écarter les soupçons du lieutenant, si tant il était que ce dernier en eût conçu, Adrien prit un air dégagé, alluma un cigare et monta sur le pont.

On n'y remarquait plus une trace de désordre, et la Mouette, gouvernée comme par des marins de profession, sillait les eaux du lac Supérieur, dont la rive méridionale, fortement échancrée, se profilait à quelques milles à l'horizon.

La vue de la côte ranima l'espérance dans le coeur de Dubreuil, et avec l'espérance le désir de la liberté.

Il jeta les yeux vers la poupe du navire mais les canots qui avaient servi aux Apôtres n'y étaient plus: on les avait hissés aux flancs de la Mouette.

—Non, mon garçon, tu ne te sauveras pas, dit le Mangeux-d'Hommes à
Dubreuil en lui tapant familièrement sur l'épaule.

Facile d'avoir été si bien deviné par car homme, dont la supériorité le fatiguait, en dépit de l'aversion qu'il éprouvait pour lui, Adrian redescendit, sans répondre, dans la cabine.

La nuit venue, il se coucha, après avoir repoussé, comme inexécutables, les propositions d'évasion que lui faisait Jacot, et exhorta le pauvre dragon à la patience.

A peine eut-il posé sa tête sur le traversin qu'un sommeil de plomb s'empara de ses sens et les domina complètement.

Quand Adrien s'éveilla, après douze heures de cet état voisin de la léthargie, il était jour. Le navire semblait immobile. Mais un grand bruit se faisait sur le pont.

Dubreuil regarda dans la cabine. Il ne voyait personne.

—Jacot dit-il, en écartant son matelas.

Pas de réponse.

Adrien, inquiet, plongea son bras sous le lit. La place était vide.

—Mon Dieu! pensa l'ingénieur, l'infortuné aurait-il été découvert!

S'élançant de son cadre, il s'habilla à la hâte, et voulut monter sur le pont pour essayer de savoir ce qu'était devenu Godailleur. Mais, par mégarde ou à dessein, on avait fermé l'écoutille.

Le coeur débordant de chagrin, Dubreuil se mit à se promener dans la cabine.

Il se livrait aux plus noires réflexions, lorsqu'une voix l'interpella:

—C'est pourtant vous, bourgeois, qui êtes cause de ce qui m'est arrivé!

Adrien se retourna et aperçut Thomas couché sur un grabat au bout de la pièce.

—Je ne vous comprends pas, dit-il.

—C'est pas difficile à comprendre. Si vous aviez accepté la gobe que je vous offrais, il y aurait eu moins à boire dans la négresse[26]; s'il y avait eu moins à boire, j'aurais moins bu; si j'avais moins bu, j'aurais été moins dans le lof; si j'avais été moins dans le lof, notre capitaine ne se serait pas aperçu que j'avais caressé la bouteille; s'il ne s'en était pas aperçu, je n'aurais pas été puni; et si je n'avais pas été puni, je ne serais pas étendu ici comme un marsouin sur une botte de paille; c'est clair ça, comme dit frère Jean, notre secrétaire.

[Note 26: Bouteille.]

—Il est bien dur, votre capitaine! fit Dubreuil, heureux de trouver cet homme et supposant qu'avec quelques flatteries il en obtiendrait des renseignements.

—Dur, le Mangeux-d'Hommes! qui est-ce qui a jamais entendu dire ça? il est plus doux qu'une brebis, repartit Thomas d'un ton convaincu.

—Mais, enfin, le traitement…

—Puisque c'est la règle!

—Quelle règle?

—Eh! la règle des Apôtres!

—Vous formez donc une association?

—Je crois bien, bourgeois; et une association qui n'a pas sa pareille, des Grands-Lacs aux montagnes de Roche, du golfe du Mexique à la baie d'Hudson.

—Association de brigands! ne put s'empêcher de murmurer Dubreuil.

Et, à haute voix

—Vous êtes Français, vous?

—Moi?

—Oui, vous.

—Est-ce que je sais?

—Mais vous parlez le français?

—Comme je parle l'anglais, l'algonquin, le chippiouais, le chinouk et bien d'autres langues, sans compter l'espagnol.

—Où êtes-vous donc né?

—Ah! bourgeois, répondit en riant le bandit, c'est une question que j'ai oublié de faire à ma mère.

—Mais vos parents?

—Mes parents est-ce que j'en ai connu, des parents, moi!

—Pauvre misérable! fit Adrien avec compassion.

—Pauvre, moi! s'écria Thomas, à d'autres, bourgeois! Les Apôtres sont tous riches, plus riches que les facteurs de la compagnie de la baie d'Hudson. Pour ma part, j'ai cinq femmes!

—Cinq femmes!

—Cinq, et aussi bien huppées que celles de qui que ce soit, je m'en flatte. Quand vous les aurez vues, vous m'en direz des nouvelles.

—Où sont-elles donc? demanda Dubreuil, se figurant que Thomas délirait ou voulait se moquer de lui.

—Où elles sont? pas loin d'ici.

—Vous plaisantez.

—Puisque le bateau ne marche plus, c'est que nous sommes arrivés.
Entendez-vous ce vacarme là-haut? on décharge la cargaison.

Mais arrivés en quel endroit?

—Dans nos îles, les îles des Douze Apôtres, bourgeois, et vous pourrez vous vanter d'être le premier philistin qui y soit entré vivant, depuis que nous les habitons. Faut que vous ayez fièrement donné dans l'oeil au capitaine, mille millions de serpents à sonnettes! pour qu'il ne vous ait pas fait passer le goût de la viande. Mais ça viendra, allez, bourgeois, vous ne perdrez rien pour attendre.

L'Apôtre accompagna cette horrible plaisanterie d'un sourire qui fit frissonner Dubreuil.

Comme il allait poursuivre son interrogatoire, le panneau de l'écoutille fut brusquement soulevé.

—Filez vite, souffla Thomas, car si on me surprenait bavassant avec vous, ma peau courrait risque de passer encore sous la main du tanneur, et c'est un luxe dont il ne faut pas être prodigue.

CHAPITRE IX

LA CÈNE DES APOTRES

—Adrien cria le capitaine.

—Me voici, répondit Dubreuil, qui s'était empressé de regagner son cadre.

—Monte.

L'ingénieur gravit lentement l'échelle qui conduisait sur le tillac de la Mouette.

Là, un spectacle nouveau, unique, l'attendait: le pont du navire était littéralement encombré de femmes. Il y en avait une quarantaine au moins, de tout âge, de tout costume, je dirais presque de toutes couleurs, activement occupées à transborder la cargaison, sur une multitude de canots en écorce disséminés autour de la barque.

Quant aux Apôtres, ils fumaient, paresseusement accroupis sur le gaillard d'arrière.

On eût dit des sagamos surveillant le travail de leurs femmes.

De fait, ces créatures les servaient de femmes pour la plupart: Indiennes ou métis, elles étaient, par eux, traitées comme les squaws peaux-rouges par les hommes de même race c'est-à-dire comme des bêtes de somme.

Après une chasse ou une expédition, elles étaient tenues d'aller ramasser le gibier ou le butin et de le serrer dans les magasins de la troupe. En campagne, elles portaient les fardeaux, tentes, piquets, ustensiles de cuisine; au camp, elles dressaient les wigwams, allumaient les feux, apprêtaient les aliments; et, quand le maître était de folâtre humeur, elles partageaient sa peau d'ours.

En retour des nombreuses obligations qu'il leur devait, celui-ci les battait souvent, leur donnait à manger quelquefois, et parfois aussi les laissait mourir de faim; mais il ne manquait guère, de les couvrir de clinquant, parce que leur parure satisfaisait sa vanité et lui valait cette réputation d'adresse qu'ambitionnent tous les aventuriers du Nord-ouest américain.

Aussi les femmes des Apôtres,—bande célèbre s'il y en eut jamais,—étaient-elles étincelantes de pierreries fausses et de bijoux en chrysocale. Outre cela, toutes portaient des jupes rouges, vertes, bleues, jaunes, d'une vivacité de couleurs à blesser les yeux.

Ces jupes, cependant, créaient de terribles jalousies parmi les beautés du lac Supérieur.

S'ils l'eussent voulu, les Apôtres auraient attiré à eux toutes les jeunes squaws du pays, à cent milles à la ronde, tant la coquetterie à d'empire sur l'esprit féminin des sauvagesses elles-mêmes.

Mais un article de leur Règlement défendait que chacun plus de cinq femmes; et, généralement, ils se montraient satisfaits de ce nombre… assez raisonnable d'ailleurs.

On peut se contenter à moins.

Sauf l'addition du similor, soit dans leur chevelure, soit sur leur habillement, nos rouges odalisques étaient vêtues à la mode indienne:—robe courte, en laine ou calicot, à peine serrée à la taille, mitas et mocassins de peau de daim, ornés de broderies en rassade ou poil de porc-épic.

Elles avaient la tête nue, les cheveux plats, peu longs et peu fournis, divisés en deux bandeaux sur le milieu du front.

Si quelques-unes pouvaient passer pour jolies, le plus grand nombre ne paraissaient guère propres à inspirer de tendres sentiments. La laideur d'une certaine quantité devait même être un antidote contre l'amour.

C'est au moins la réflexion que se fit Dubreuil, en se trouvant tout à coup au milieu de cet essaim d'Indiennes, car, pour les Apôtres, il est probable qu'ils n'y regardaient pas de si près.

—Tu vois notre harem, dit de sa voix mélodieuse le Mangeux-d'Hommes à l'ingénieur. Si, pendant ton séjour avec nous, tu te sens quelque désir, tu m'en avertiras. Mais garde-toi de faire les yeux doux à l'une de ces femmes, car alors je ne répondrais pas de ta vie. Mes gens sont jaloux comme des tigres, et ils ne souffrent pas qu'on se mêle à leurs affaires de ménage. Sois tranquille du reste: il ne manque pas, aux environs, de jeunes filles…

—Merci pour votre complaisance, interrompit sèche ment Dubreuil; mais que pensez-vous faire de moi?

—Tu le sauras bientôt. Par le Christ, mon frère aîné, tu le sauras bientôt! seulement, souviens-toi de ton serment.

—Vous êtes le plus fort…

—Assez! s'écria impatiemment Jésus. On va te mener à terre, dans cette île que tu vois sur la droite. Tu seras libre de t'y promener. Mais, je te le rappelle encore n'oublie pas que tu m'as donné ta parole de ne pas chercher à fuir. En prononçant ces mots, le capitaine indiquait du doigt un groupe d'îlots assez considérable qui marquetaient le lac, à une portée de pistolet du lieu où la Mouette était à l'ancre.

Ces îles formaient l'archipel des Douze-Apôtres.

Avec leurs côtes fantastiquement découpées, leurs rochers colorés en vert, en bleu, en jaune, par le suintement des eaux pluviales à travers des terrains miniers, leurs crêtes boisées et déjà tapissées d'une luxuriante verdure, elles offraient, en vérité, un coup d'oeil charmant.

Autant qu'on en pouvait juger du pont de la Mouette, la majorité des îles des Douze-Apôtres était inhabitée; mais sur celle désignée à Dubreuil par le Mangeux-d'Hommes se montraient divers bâtiments entourés d'une haute palissade, aux pieux taillés en fer de lance.

Tel était l'aspect extérieur de la Pointe, cet ancien poste de la
Compagnie américaine de pelleteries, actuellement occupé par le
Mangeux-d'Hommes et ses hideux compagnons.

Tandis que Dubreuil considérait attentivement ce tableau et tâchait de calculer la distance qui séparait l'îlet de la terre ferme, l'Écorché lui ordonna de le suivre.

Ils descendirent dans un canot; deux Indiennes, accroupies sur les talons, se mirent à pagayer, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière de l'embarcation, et, en quelques minutes, ils touchèrent au rivage, sous la palissade du fort.

—Tu peux te promener on nous attendre ici, dit Judas à l'ingénieur après l'avoir déposé à terre.

Ensuite il retourna au navire, laissant sur la plage Dubreuil fort embarrassé de ce qu'il devait faire.

Mais il ne demeura pas longtemps dans cette perplexité.

La Mouette étant aux trois quarts déchargée, et ses marchandises emmagasinées dans l'ancienne factorerie, les Apôtres fixèrent plusieurs câbles au beaupré du navire et le remorquèrent, à l'aide de leurs canots, dans une anse étroite, près de la Pointe.

—Maintenant, camarades, faisons la cène! cria le Mangeux-d'Hommes dès que la barque eut été solidement amarrée. Je permets de manger, de boire et de se divertir jusqu'à demain. Mais, avant tout, pour éviter les accidents, que chacun dépose ses armes dans l'arsenal.

—Bravo! hourrah pour le capitaine! clamèrent les Apôtres.

—Hourrah pour le capitaine! répondirent en écho leurs femmes.

Puis tous se dirigèrent pêle-mêle vers la porte du fort, entraînant avec eux Dubreuil étourdi, enivré par l'étrangeté des évènements auxquels il assistait depuis deux jours.

Sans trop savoir comment, il fut conduit dans une vaste salle basse que partageait, dans toute sa longueur, une table immense, flanquée de bancs, et qui ployait sous le poids des mets dont elle était couverte.

On y voyait des daims rôtis tout entiers, des estomacs de caribous, pendus par des ficelles au plafond et contenant la soupe[27], de monstrueux boudins de pemmican, des bosses de bison cuites enveloppées dans la peau de l'animal, des faisceaux d'os à moelle fumants, et d'énormes chaudières renfermant la fameuse tiaude, espèce de ragoût composé de poisson frais, saumon, esturgeon, maskinongé ou morue, et de tranches de lard, en haut renom sur les bords du lac Supérieur et du golfe Saint-Laurent.

[Note 27: Voir Poignet-d'Acier.]

Entre ces plats gigantesques, posés à même sur le bois brut, se dressaient des cruches remplies de whisky, de rhum, ou d'eau-de-vie de riz sauvage.

La table pouvait aisément contenir cinquante personnes, mais le couvert n'était mis que pour treize.

Quel couvert! un morceau d'écorce en guise d'assiette, un vase de corne ou de bois servant de verre, une épine au lieu de fourchette.

Pour suppléer aux ustensiles qui manquaient, nos Apôtres n'avaient-ils pas leurs couteaux?

Les voici attablés, le Mangeux-d'Hommes à un bout, l'Écorché en face, leurs gens dispersés à quatre ou cinq pieds les uns des autres. Mais les concubines de chacun envahissent les espaces intermédiaires. Elles s'empressent, par groupes, autour de leurs seigneurs, moins sans doute pour les servir que pour en recevoir un os à demi rongé ou un coup d'eau-de-feu.

Toutefois, elles ne sont pas assises à la table,—c'est un bonheur inconnu aux femmes dans le Far-West,—elles se tiennent respectueusement debout.

Seul, le capitaine n'est pas environné de femmes. Il a placé Dubreuil auprès de lui; une vieille squaw leur passe les aliments qu'ils désirent et leur verse à boire.

Pendant une demi-heure, on n'entend que le cliquetis des mâchoires, entrecoupé de quelques jurons énergiques à l'adresse des Indiennes qui se chamaillent, ou des hurlements d'une douzaine de chiens qui disputent ces dernières les miettes du festin; mais, pendant cette demi-heure, les Apôtres et leur famélique suite ont englouti tout ce qui était matière mangeable.

Sur la table il ne reste plus que les cruches de grès demi vides. Le
Mangeux-d'Hommes se tourne vers sa squaw et lui dit:

—Maggy, sorcière du diable, enlève les couteaux!

Chaque Apôtre remet alors son couteau à la vieille Indienne, car l'orgie va commencer, pantelante, échevelée, lubrique, ignoble, et il serait à craindre que ses coryphées ne s'entre-déchirassent s'ils conservaient à leur portée des armes d'aucune sorte.

—Par le Christ! mon frère aîné, braille Jésus qu'excitent les fumées de l'alcool, après avoir empli de whisky son gobelet, je bois camarades, au succès qui a couronné notre dernière expédition! Grâce à la prise de ce jeune homme, dans quelques mois nous posséderons plus de richesses que la Compagnie de la baie d'Hudson. Mais l'on veille bien sur lui, car il tient notre fortune entre ses mains. Allons, monsieur l'ingénieur français, continua-t-il d'un air narquois, trinquez avec moi.

—Viva! beuglèrent les brigands. A la santé du Français!

Bon gré, mal gré, Dubreuil dut accepter ce toast et choquer sa coupe contre celle des Apôtres.

—Maintenant, une chanson pour nous égayer, car j'ai la liqueur triste ce soir, reprit le capitaine.

—Oui, une chanson! réclama-t-on de toutes parts.

—Voici, cria Simon, jetant au milieu du brouhaha les beaux vers de
Byron:

    Fill the goblet again! for I never before
    Felt the glow which now gladdens my heart to its core;
    Let us drink! Who would not, etc.

—A qui le tour? interrogea le Mangeux-d'Hommes quand Simon se fut rassis.

—Oui, à qui le tour?

—A Barthelemy.

—Va pour Barthelemy, mille buffles!

—Tant mieux, il daubera encore les Anglais!

—Qu'est-ce que tu dis, vilain Canadien?

—Silence! intervint Jésus. Sachez, enfants, que vous n'avez point de nationalité. Les Apôtres sont de toutes les origines, de tous les pays du monde!

—Bravo! hurla la foule.

—Allons, Barthélémy, commence, nous t'écoutons.

—Attendez d'abord que je m'éclaircisse le timbre, répondit Barthelemy, qui se versa une rasade de rhum et l'avala comme si c'eût été un verre d'eau.

Puis il entonna, d'une voix de Stentor, les couplets suivants:

  C'est sti'là qu'a pincé Berg-op-Zoom [28],
  C'est sti'là qu'a pincé Berg op-Zoom.
  Qu'est un vrai moule à Te Deum,
  Qu'est un vrai moule à Te Deum.
  Dame! c'est sti'là, qu'a du mérite,
  Et qui trousse un siège bien vite.

  Comme Alexandre il est petit,
  Comme Alexandre il est petit.
  Mais il a autant d'esprit;
  Mais il a autant d'esprit.
  Il en a toute la vaillance,
  De Cesar toute la prudence,

J'étrillons messieurs les Anglés.

—Je m'oppose, interrompit un des Apôtres furieux.

[Note 28: Cette chansonnette, fort populaire en France vers la fin du
siècle dernier,—après la prise de Berg-op-Zoom la Pucelle, par le comte
Lowenthall, qui commandait nos troupes,—est encore en vogue au
Canada.]

—Et moi, je dispose, répliqua le Mangeux-d'Hommes avec un coup d'oeil sévère à l'interrupteur, qui se rassit en maugréant.

On applaudit chaudement au mot du capitaine, et Barthélémy reprit:

  J'étrillons messieurs les Anglés,
  Qu'avions voulu faire les mauvés,
  Qu'avions voulu faire les mauvés,
  Dame! c'est qu'ils ont trouvé des drilles,
  Qu'avec eux ont porté l'étrille.

—Ta chanson, dit Jésus, ne marque pas de sel, mais je voudrais, ce soir, quelque chose qui sentit le trappeur. Voyons, toi, Jacques-le-Majeur, qu'as-tu dans ton sac?

—Moi, je ne connais que la Gloire des Bois-Brûlés [29].

[Note 29: Cette chanson a trait à un combat sanglant qui eut lieu en 1818, à la rivière Rouge (Voir la Huronne), entre les Bois-Brûlés et les gens de lord Selkirk. On la chante toujours avec enthousiasme dans les réunions de trappeurs canadiens.]

—Eh bien! conte-nous la Gloire des Bois-Brûlés.

—Avec plaisir, capitaine, fit Jacques-le Majeur, qui tout aussitôt s'écria:

  Voulez-vous écouter chanter (bis)
  Une chanson de vérité. (bis)
  Le dix-neuf de juin, la bande des Bois-Brûlés
  Sont arrivés comme de braves guerriers.

  En arrivant à la Grenouillère,
  Nous avons fait trois prisonniers,
  Trois prisonniers des Arkanys, [30]
  Qui sont ici pour piller notre pays.

[Note 30: Habitants des Îles Orkneys.]

  Étant sur le point de débarquer,
  Deux de nos gens se sont écriés,
  Deux de nos gens se sont écriés:
  Voilà l'Anglais qui vient nous attaquer.

  Tous aussitôt nous avons déviré,
  Nous avons été les rencontrer:
  J'avons cerné la bande des grenadiers,
  Ils sont immobiles, ils sont tous démontés.

  J'avons agi comme des gens d'honneur,
  J'avons envoyé un ambassadeur
  Le gouverneur, voulez-vous arrêter
  Un petit moment, nous voulons vous parler.

  Le gouverneur, qui est enragé,
  Il dit à ses soldats: Tirez.
  Le premier coup c'est l'Anglais qui a tiré,
  L'ambassadeur ils ont manqué tuer,

  Le gouverneur qui se croit empereur,
  Il veut agir avec rigueur:
  Le gouverneur qui se croit empereur,
  A son malheur agit trop de rigueur.

  Ayant vu passer tous ces Bois-Brûlés
  Il a parti pour les épouvanter;
  Etant parti pour les épouvanter,
  Il s'est trompé, il s'est bien fait tuer.

  Il s'est bien fait tuer
  Quantité de grenadiers,
  J'avons tué presque toute son armée,
  Quatre ou cinq se sont sauvés.

  Si vous aviez vu tous ces Anglais,
  Tous ces Bois-Brûlés après,
  De butte en butte les Anglais culbutaient,
  Les Bois-Brûlés jetaient des cris de joie.

  Qui a composé la chanson?
  Perriche Falcon, ce bon garçon.
  Elle a été faite et composée
  Sur la victoire que nous avons gagnée.

—Oui, ajouta le chanteur en finissant, car je l'ai connu, Perriche
Falcon, un brave trappeur, et j'y étais à la bataille que les
Bois-Brûlés ont gagnée sur les Anglais. Je bois à la santé des
Bois-Brûlés!

—C'est pas étonnant, car tu l'es, toi, Bois-Brûlé dit un voisin de
Jacques-le-Majeur.

On sait combien les aventuriers blancs et même les Indiens du désert américain méprisent les métis. Nulle injure ne leur est, je crois, plus sensible que l'appellation de Bois-Brûlé ou Demi-Sang. Aussi Jacques-le-Majeur, dont le cerveau était déjà allumé par l'ivresse, riposta-t-il en appliquant à l'insulteur un coup de poing à décorner un boeuf.

Sans broncher, celui-ci se précipita sur son adversaire, et une lutte terrible s'engagea entre eux.

Nul des spectateurs ne cherchant à les séparer, car la plupart avaient déjà perdu la raison ou folâtraient assez indiscrètement avec leurs squaws, il est probable que la rixe se serait prolongée jusqu'à ce que l'un des antagonistes eût été assommé, si le Mangeux-d'Hommes n'avait jugé convenable d'intervenir.

Il se leva froidement de table, s'avança, sans se presser, vers les combattants, les saisit l'un et l'autre par la ceinture, les souleva de terre avec ses puissantes mains, et les séparant aussi aisément qu'il eût fait de deux rameaux entrelacés, il dit de ce ton doux et musical qui contrastait si étrangement avec ses formes gigantesques.

—C'est un ami et non le capitaine qui vient vous réconcilier. Je ne veux pas qu'on se dispute, car, par le Christ! mon frère aîné, j'ai juré que les Apôtres consacreraient cette journée à la table et l'amour. Faites la paix, et, pour la signer, je propose la santé de Meneh-Ouiakon!

—Oui, vive Meneh-Ouiakon! cria la bande.

Jésus alors fit un signe à la vieille squaw, qui sortit et reparut bientôt, poussant devant elle une jeune Indienne d'une beauté merveilleuse.

CHAPITRE X

MENEH-OUIAKON [31].

[Note 31: Termes nadoessis: ils signifient l'Eau-de-Feu ou l'Esprit.]

La nuit avait surpris les Apôtres à table; et, depuis quelque temps, des torches de bois résineux, tenues par des femmes, éclairaient leur orgie.

Ces torches, aux lueurs sanglantes, projetaient de lourdes vapeurs, qui, se réunissant, se condensant au plafond de la salle, formaient sur les convives un nuage épais, sous lequel leurs figures, si fortement caractérisées, se détachaient en relief et semblaient flamboyer comme dans une ardente fournaise.

Il y avait là un de ces rares, un de ces puissants sujets de peinture qui firent la joie et la gloire du chef de l'école hollandaise. Grand cadre, fantastique distribution d'ombre et de lumière; personnages étranges, aussi saisissants par la sauvage expression de leur mine que par la forme, la couleur et la matière de leur accoutrement; la scène, enfin, se fût à jamais gravée dans le cerveau d'un artiste.

Quelle scène!

Montrerai-je ces gens ivres d'alcool, enflammés de désirs sensuels, qui sommeillent accoudés sur la table, ou bredouillent quelque sale refrain, ou, l'haleine brûlante, les doigts et les prunelles avides, fourragent brutalement les charmes grossiers de leurs maîtresses! Les esquisserai-je, elles aussi, ces Indiennes, débraillées, demi nues, mendiant à l'envi les dégoûtantes caresses du maître? Me faudra-t-il faire entendre les conversations immondes, ou le retentissement des lèvres qui se collent sur les chairs palpitantes, mêlés au bruit écoeurant des hoquets? A quoi bon! le théâtre, les décors, les acteurs sont suffisamment indiqués, continuons plutôt notre récit.

L'entrée de Meneh-Ouiakon fut accueillie par des hourrahs formidables, qui réveillèrent les dormeurs.

Chacun des Apôtres prit une posture plus décente, et les squaws réparèrent à la hâte le désordre de leur toilette.

—A la santé de Meneh-Ouiakon! dit le Mangeux-d'Hommes, après avoir versé quelques gouttes de whisky dans sa coupe qu'il tendit à la jeune Indienne.

—A sa santé et à celle de notre brave capitaine beugla toute la bande, hommes et femmes.

Épouvantés par le tintamarre, les chiens poussèrent un long hurlement.

Cependant, Meneh-Ouiakon avait repoussé le gobelet du capitaine avec un geste de dégoût, et en murmurant quelques paroles que Dubreuil ne comprit pas, car elles avaient été prononcées dans un idiome indien.

Mais le Mangeux-d'Hommes les entendit sans doute: il fronça les sourcils, jeta sur Meneh-Ouiakon un regard sinistre et fit, du bras, un mouvement comme pour lui jeter le gobelet au visage. Pour elle, cette colère ne parut point l'émouvoir: debout, à deux pas du capitaine, l'air provocateur, la lèvre dédaigneuse, elle semblait vouloir exaspérer plutôt qu'apaiser le courroux du chef des Apôtres.

Adrien Dubreuil se sentit frissonner pour cette créature si frêle, si belle, qui ne craignait point de braver ce monstre sanguinaire. Un instant, il crut que le colosse allait se ruer sur elle et la briser comme un roseau. Mais il n'en fut rien: Jésus laissa retomber son bras, éteignit sous leurs longues paupières le feu sombre qui brillait dans ses prunelles, et dit dune voix sourde, après avoir précipitamment vidé la coupe refusée par Meneh-Ouiakon:

—Ouennokedjâ [32], chante-nous le chant de Pontiac.

[Note 32: Terme naodessis: il signifie femme. C'est ainsi que les Indiens du Lac Supérieur apostrophent les squaws. Rarement les appellent-ils par leur nom propre.]

—Oui, le chant de Pontiac! dirent plusieurs Apôtres.

Cette demande changea sans doute les dispositions l'Indienne, car l'expression méprisante de sa physionomie fit place à un fin sourire; et, soulevant à la hauteur de la tête sa main gauche, au poignet de laquelle était attaché par fine cordelette en écorce un tambourin, assez semblable à un tambour de basque, elle fit résonner les coquilles et becs d'oiseaux suspendus autour en guise de plaques de cuivre, et dit, sur un ton rhythmique, tantôt élevé et hautain comme d'un sachem à ses guerriers, tantôt doux et tendre comme la prière d'un amant à sa maîtresse:

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac! Le coup d'oeil de l'aigle était le sien. Plus fine que celle de la volverenne il avait l'oreille. Dans ses membres régnait la force des bisons; dans son esprit séjournait l'habileté des grands sagamos. Suave comme le miel pour ses amis, sa parole retentissait comme le tonnerre quand il s'adressait à un ennemi.

Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac!

«Les perfides Saiganoschs [33] avaient déterré la hache de guerre contre les braves Nitigusk [34]; Pontiac, qui aimait les derniers, rassembla ses amis, et leur parla:

[Note 33: Les Anglais.]

[Note 34: Les Français.]

«Un indien de la tribu des Lenapies désirait connaître le Maître de la vie. Sans faire part de son dessein à qui que ce soit, il résolut de se rendre au paradis où il savait que Dieu faisait sa résidence. Mais quel était le chemin du ciel? Il l'ignorait. Pensant «qu'aucun de ses amis n'était mieux informés que lui, il se mit à jeûner dans l'espoir de tirer de ses rêves un présage favorable.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à
Pontiac!»

«Dans son rêve, l'Indien s'imagina qu'il n'avait, qu'à commencer «son voyage, et qu'un chemin continu le mènerait au céleste séjour. Le lendemain matin, de très-bonne heure, il s'équipa en chasseur, prit son fusil, sa corne à poudre, ses munitions et sa chaudière pour cuire ses aliments, et se mit en route. La première «partie de son voyage fut assez favorable. Il marchait sans se décourager, avec la ferme conviction qu'il arriverait à son but.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à
Pontiac!»

«Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi, sans qu'il rencontrât un obstacle à ses désirs. Dans la soirée du huitième, il s'arrêta, au coucher du soleil, sur le bord d'un ruisseau, à l'entrée d'une petite prairie qui lui parut convenable pour son campement de nuit.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Comme il préparait son logement, il aperçut, à l'autre bout de la prairie, trois sentiers larges et bien battus. Cela lui parut singulier; mais il n'en continua pas moins d'arranger son wigwam. Ensuite il alluma du feu, et fit cuire son repas. Cependant, quoique l'obscurité devînt de plus en plus profonde, il remarqua «que les sentiers devenaient aussi de plus en plus visibles, à mesure qu'elle augmentait. Il en fut surpris et même effrayé.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Devait-il rester dans son camp, ou en aller établir un à quelque distance? En cette incertitude, il se rappela son rêve. Le seul but qu'il se proposait en entreprenant ce voyage n'était-il pas de voir le Maître de la vie? Cette réflexion lui rendit le calme, et il se dit que, probablement, l'une de ces routes conduisait au lieu qu'il désirait visiter.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«En conséquence il se détermina à demeurer dans son camp jusqu'au matin, où il prendrait, au hasard, l'un de ces chemins. Cependant sa curiosité lui laissa à peine le temps de manger, il «quitta son camp et prit le plus large des sentiers. L'ayant suivi «jusqu'au milieu du jour suivant, sans difficulté aucune, s'arrêta, vers le midi, pour souffler, et vit tout à coup un feu qui «jaillissait du sol.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Ce spectacle attira son attention. Il s'approcha pour voir ce que c'était, mais comme le feu semblait croître à mesure qu'il avançait, notre Indien fut tellement frappé de terreur, qu'il rebroussa chemin, et prit le plus large des deux autres sentiers.»

«Gloire au plus noble, etc.

«L'ayant suivi pendant le même espace de temps que le premier, il trouva la même chose. Sa frayeur s'éveilla de nouveau et il fut obligé de prendre le troisième sentier, le long duquel «marcha une journée entière sans rien voir. Soudain, une montagne d'une blancheur merveilleuse frappa ses regards. Quoique étonné au plus haut point, il s'arma de courage et avança pour l'examiner.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Arrivé à son pied, il ne vit plus aucune trace de chemin. Cela le plongea dans une tristesse profonde, car il ne savait plus comment poursuivre sa route. Dans cette conjoncture, il regarda de tous côtés, et découvrit une femme assise sur la montagne. Elle était d'une beauté ravissante, et la blancheur de sa robe surpassait celle de la neige.»

«Gloire au plus noble, etc.

«La femme lui dit dans la langue qu'il parlait: «Tu parais surpris de ne plus trouver de chemin pour parvenir au terme de tes désirs. Je sais que tu cherches le Maître de la vie. La route qui conduit à sa demeure est sur la montagne. Pour y arriver, dépouille tous tes vêtements, lave ton corps dans la rivière qui coule près de toi, et ensuite gravis la montagne.»

«Gloire au brave, etc.

«L'Indien obéit ponctuellement aux ordres de la femme. Mais il restait une difficulté à surmonter. Comment atteindre le sommet de la montagne, qui était escarpée, sans un sentier, et unie comme une glace? Il demanda conseil à la femme.—Si tu souhaites réellement, dit-elle, de voir le Maître de la vie, tu dois grimper en te servant seulement de la main et du pied gauches.»

«Gloire au plus brave, etc.

«Cela paraissait presque impossible à l'Indien. Cependant, encouragé par la femme, il commence de monter, et réussit avec beaucoup de peine. Parvenu au sommet, il fut étonné de ne voir personne, la femme avait disparu. Il se trouva seul et sans guide. Trois villages inconnus étaient en vue. Ils différaient du sien par leur construction, et étaient beaucoup plus beaux et plus réguliers.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Après quelques moments de réflexion, il prit le chemin du plus attrayant. Il n'était plus qu'à quelques pas du village, quand il se rappela qu'il était nu. Alors, honteux, incertain, il s'arrêta. Mais une voix lui dit de s'avancer et de marcher sans crainte puisqu'il s'était purifié. Il marcha donc fermement jusqu'à un endroit qui lui parut être la porte du village.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Tandis qu'il considérait l'extérieur du village, la porte fut ouverte et l'Indien vit venir à lui un bel homme tout vêtu de blanc, qui lui dit qu'il allait satisfaire ses désirs en le menant devant le Maître de la vie. Et aussitôt il le conduisit dans un lieu d'une incomparable beauté, où il vit le Maître de la vie qui le prit par la main et lui donna pour siège un chapeau bordé d'or.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Craignant de gâter le chapeau, l'Indien hésitait à s'asseoir; mais, «en ayant de nouveau reçu l'ordre, il obéit sans réplique. Alors Dieu lui dit: «Je suis le Maître de la vie, que tu désires voir et à qui tu désires parler; écoute ce que j'ai à te dire, à toi et à tous les Indiens:

«Je suis le Maître du ciel, de la terre, des arbres, des lacs, des rivières, des hommes et de tout ce que tu vois et as vu sur la terre ou dans les cieux; et parce que je t'aime toi et les Indiens, vous devez faire ma volonté, vous devez aussi éviter ce que je hais; je hais que vous buviez comme vous le faites, jusqu'à en perdre la raison; je désire que vous ne vous battiez pas les uns les autres.

«Vous prenez deux, trois, quatre femmes, ou courez après les femmes des autres, vous faites mal. Je hais une pareille conduite. Vous devriez n'avoir qu'une femme et la garder jusqu'à la mort.

«Vous mentez, vous volez, vous assassinez, je hais tout cela. La terre sur laquelle vous êtes, je l'ai faite pour vous. D'où vient que vous souffrez que les blancs s'en emparent!

«Ne pouvez-vous vous passer d'eux? Je sais que ceux que vous appelez les enfants de votre grand Père fournissent à vos besoins.

«Mais si vous n'étiez misérables comme vous l'êtes, ils ne vous seraient pas nécessaires. Vous devriez vivre comme vous le faisiez avant de les connaître. Avant que fussent arrivés ceux que vous appelez vos frères, votre arc et vos flèches ne vous suffisaient-ils pas?

«Vous n'aviez besoin ni de poudre, ni de plomb, ni de fusils. La chair des animaux suffisait à votre nourriture, leur peau à votre habillement. Mais quand je vous vis enclins au mal, je chassai les animaux dans les profondeurs des forêts, afin que vous dépendiez de vos frères pour vos aliments et vos vêtements. Redevenez bons, exécutez mes volontés, et je vous renverrai des animaux en abondance.

«Toutefois, je ne vous défends pas de souffrir parmi vous les enfants de votre Père. Je les aime, ils me connaissent, ils me prient; je subviens à leurs besoins, et leur donne ce qu'ils vous apportent. Mais il n'en est pas de même pour ceux qui sont venue vous troubler dans vos possessions [35]. Chassez-les, chassez-les; faites leur la guerre. Je ne les aime pas, ils ne me connaissent point, ils sont les ennemis de vos frères, ils sont les miens, repoussez-les dans les terres que je leur ai faites. Qu'ils y restent.

[Note 35 Les Anglais qui nous avaient récemment enlevé le Canada.]

«Oui chassez les de votre territoire, ces chiens en habits rouges.

«Ils vous font injure, vous déshonorent. Mais unissez-vous à vos autres frères blancs qui me servent et m'adorent, pour les obliger à quitter votre pays où ils ne sont restés que trop longtemps et ont commis trop de méchancetés, de crimes, sur vous-mêmes, vos femmes et vos enfants.

«Le Maître de la vie ayant fini de parler, l'Indien lui promit d'exécuter sa volonté et de la faire observer aux hommes de sa race. Son conducteur revint alors. Il le guida jusqu'au pied de la montagne et lui dit de reprendre ses vêtements et de retourner à son village, ce que l'autre s'empressa de faire.

«Gloire au plus brave, etc.»

«Son retour causa beaucoup de surprise aux habitants du village, qui ne savaient ce qu'il était devenu. Ils lui demandèrent d'où il arrivait. Mais comme le Maître de la vie lui avait recommandé de ne parler à personne avant d'avoir vu le chef du village, il leur fit signe avec la main qu'il arrivait d'en Haut.

«Gloire au plus brave, etc.

«Il alla immédiatement au wigwam du chef, à qui il transmit la parole du Maître de la vie, pour que moi je vous la répète, illustres guerriers, et vous excite à soutenir nos frères Nitigusks dans la guerre qu'ils ont entreprise contre les Saiganoschs. Aiguisez vos flèches, affilez vos couteaux à scalper, chargez vos fusils, et tous ensemble allons combattre ces odieux ennemis. J'ai dit.

«Tel fut le discours du chef, et moi j'ajoute: Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac! Le coup d'oeil de l'aigle était le sien. Plus fine que celle de la volverenne il avait l'oreille. Dans ses membres régnait la force des bisons; dans son esprit séjournait l'habileté des grands sagamos. Douce comme le miel pour ses amis, sa parole retentissait comme le tonnerre quand il s'adressait à un ennemi.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac!»

Cette longue mélopée avait été dite en français, langue que parlent ou comprennent généralement tous les aventuriers du Nord-ouest américain.

Malgré leur ébriété, la plupart des Apôtres l'avaient écoutée avec une attention soutenue, soit qu'ils fussent charmés par la voix mélodieuse de Meneh-Ouiakon, soit par déférence pour leur capitaine, dont les yeux couvaient avec amour la chanteuse.

Mais, à peine eut-elle fini, que l'un d'eux, Thadée, celui qui s'était senti blessé par les couplets de Jacques-le-Majeur, et qui, plus d'une fois, avait tenté d'interrompre la jeune fille, se leva dans un transport de rage.

—On nous insulte! cria-t-il d'une voix altérée.

—Qui? Quoi? demanda l'Écorché.

—On insulte les Anglais, et nous sommes plusieurs ici de cette origine.

—D'abord, fit le flegmatique Judas, nous ne reconnaissons pas de nationalité ici. Tu as tort de te fâcher.

—Eh bien, alors, par le diable, je vais chanter à mon tour, et rira bien qui rira le dernier, reprit Thadée.

—Chante si ça te fait plaisir. Mais il me semble que c'est assez de chansons comme cela.

—Non, j'ai dit que je chanterais, et je chanterai!

—A ton aise, répliqua froidement l'Écorché.

Aussitôt Thadée, sautant sur la table, se mit à invectiver la France en une méchante pièce de vers, aussi absurde par le fond que détestable par la forme, débutant par ces mots:

Dam'nd France, dam'nd coward Frenchmen.

Dubreuil aurait dû rire des efforts que faisait Thadée pour se rendre comique et qui n'aboutissaient qu'au grotesque, mais notre ingénieur avait la fibre nationale d'une délicatesse excessive; au premier couplet, il sentit le rouge lui monter au visage, au second il faillit éclater, au troisième, l'explosion eut lieu.

—Scélérat! proféra-t-il, en faisant un bond pour se jeter sur Thadée.

Par malheur, celui-ci le prévint.

Saisissant une cruche de grès à demi pleine de whisky, il la lança à la tête du jeune homme, qui, atteint par le projectile, roula aux pieds de Meneh-Ouiakon, en poussant un cri douloureux, tandis que l'Apôtre répétait de sa voix insultante:

Dam'nd France, dam'nd coward Frenchmen!

CHAPITRE XI

LE BLESSÉ

La nuit était noire, profonde; noire comme la tombe, profonde comme l'immensité. Des sons lamentables emplissaient l'air: c'était l'aboiement des chiens, auquel répondait le hurlement sinistre des loups; puis, c'était le meuglement mélancolique des boeufs, auquel se mêlaient, par brusques, par violentes rafales, les sifflements de la bise. Et, faisant la basse dans ce sinistre concert, le lac Supérieur broyait, avec un formidable fracas, ses ondes aux grèves rocheuses de l'archipel des Douze-Apôtres.

Un grand éclair violacé déchira tout à coup les ténèbres.

A son éclat passager, mais intense, on eût pu voir une Indienne qui, rapidement, furtivement, traversait la cour du fort La Pointe.

Pour n'être point observée, sans doute, elle glissait le long de la haute palissade dont la factorerie était entourée.

Ainsi, avec légèreté, Meneh-Ouiakon,—vous l'auriez reconnue à l'élégance de sa démarche,—atteignit une porte basse, garnie de lourds montants en bois.

Du bout du doigt elle gratta cette porte.

Point de réponse à son signal.

Le vacarme des éléments en furie avait probablement empêché que l'appel de l'Indienne fût entendu.

Sans hésitation, mais non sans une certaine impatience, elle frappa le panneau avec son poing.

La porte s'ouvrit.

—Je suis la fille du sachem Nadoessis, dit Meneh-Ouiakon en étendant la main.

—Que la fille du sachem Nadoessis entre fut-il dit, d'un ton bas, par une personne qu'il était impossible de distinguer, quoique ses yeux étincelassent dans la nuit comme des escarboucles.

—Mon frère au visage pâle est-il mieux? demanda Meneh-Ouiakon.

—Ton frère au visage pâle est mieux.

Meneh-Ouiakon, alors franchit le seuil de la porte, qui fut aussitôt refermée doucement derrière elle.

L'obscurité devint encore plus complète qu'au dehors. Un froid humide, pénétrant, se faisait sentir.

L'Indienne fit sept ou huit pas droit devant elle, comme si elle possédait une connaissance exacte des lieux, et elle s'arrêta.

—Tu peux pousser la porte, ma fille, elle n'est pas close, dit la voix qui déjà avait parlé.

Meneh-Ouiakon se conforma à cet avis. Elle allongea le bras, et fit rouler sur ses gonds une grosse porte qui grinça aigrement en s'ouvrant.

Aussitôt, un jet de lumière vive, éblouissante, enveloppa la jeune
Indienne.

Elle se trouvait au bout d'une sorte de galerie taillée dans le roc, et, sous ses yeux, se déployait une chambre ou salle qui semblait également avoir été creusée au coeur d'un rocher.

Cette chambre était nue. L'eau suintant à sa voûte et à ses parois y avait formé des stalactites, figures étranges, qui resplendissaient comme des pierreries aux rayons d'une petite lampe faite avec un crâne d'animal et pendue par une corne de daim à un angle de la muraille.

Sous cette lampe, et sur un méchant lit de mousse et de sapinette ou branches de pin, était étendu un homme.

Une peau de bison recouvrait ses membres. Au front, il portait un grossier bandeau de toile ensanglantée qui lui cachait la moitié du visage.

Malgré son bandeau, malgré la pâleur et l'altération de ses traits, on ne pouvait méconnaître cet homme. C'était Adrien Dubreuil.

A la vue de Meneh-Ouiakon, un doux sourire erra sur les lèvres desséchées du malade.

—Je craignais, dit-il faiblement, que la vieille ne vous entendit pas frapper; car elle est bien sourde.

—Elle m'a entendue, répondit l'Indienne. Mais, parle, mon frère: le feu qui brûlait tes veines commence-t-il à s'assoupir?

—Oui, grâce à vous, noble fille, ma santé s'améliore. Une lueur de satisfaction colora le visage de Meneh-Ouiakon.

—Mais, continua Dubreuil, approchez, ma soeur, je vous en prie. Donnez-moi votre main, que je la serre dans les miennes. Ce m'est, hélas! le seul moyen de vous témoigner la reconnaissance qui déborde mon coeur…

—Ne parle pas de reconnaissance, dit l'Indienne d'un ton simple, charmant, la reconnaissance est une chose ignorée chez nous. Puisse-t-elle l'être toujours!

En prononçant ces mots, elle s'accroupit près d'Adrien et reprit, après lui avoir tendu sa main que le jeune homme pressa avec effusion:

—Ta peau brûle encore; tu as soif, mon frère.

—Ah! je vous aime! s'écria-t-il.

—Et moi aussi, je t'aime! dit naïvement la séduisante Nadoessis.

Dubreuil l'embrassa dans un regard si passionné que Meneh-Ouiakon rougit et détourna la tête.

—Mon frère a soif; je vais lui donner à boire, dit-elle en se relevant.

Dans un coin de la salle, il y avait une outre en cuir de caribou et une écuelle de bois. Meneh-Ouiakon prit cette écuelle, y versa de l'eau contenue dans l'outre, et, tirant de sa poche deux morceaux de sucre d'érable, jaunes comme l'ambre, elle les frotta l'un contre l'autre au-dessus de l'écuelle. Il en tomba une poudre abondante qui, remuée et mélangée avec l'eau, produisit une boisson rafraîchissante et tonique tout à la fois.

Pendant cette opération, Adrien Dubreuil contemplait l'Indienne avec une tendresse qui ne pouvait guère laisser de doute sur la nature des sentiments que la jeune fille lui inspirait.

Elle revint vers lui, son vase à la main, s'agenouilla, passa avec précaution son bras sous la tête du jeune homme, la souleva tout doucement et approcha l'écuelle de sa bouche ardente.

Tableau saisissant, unique, que celui-là.

Pour le peindre, il eût fallu la palette d'un Herrera.

Voyez-vous cette grotte, mi-partie plongée dans une ombre rougeâtre, mi-partie flamboyante de clartés indécises, flottantes, qui font étinceler les murailles, la voussure et jusqu'au sol; et puis, voyez-vous, là, dans la zone lumineuse, ces deux bustes gracieux, ces deux figures souriantes, harmonieuses, mais dont l'ensemble, mais dont le détail tranchent en un si puissant contraste!

Le visage de l'Indienne est beau, nonobstant le peu de régularité des lignes; mais comme il est étrange, comme ses teintes chaudes, bistrées, sont en opposition avec la blancheur marmoréenne, livide du visage de l'Européen! comme la barbe noire de celui-ci fait encore ressortir la matité de sa carnation! comme enfin l'attitude, touchante et le costume pittoresque de l'Américaine donnent de l'éclat, de la vie à cette scène si grande dans sa simplicité!

—C'est assez, ma soeur, dit Adrien après avoir savouré une gorgée et en abaissant sur Meneh-Ouiakon un regard humide.

—Mon frère ne veut plus boire?

—Je n'ai plus soif.

La jeune file désirait replacer la tête du malade sur la couche.

—Non, demeurez ainsi, je vous en supplie, je suis si bien, dit-il en la couvant des yeux.

La belle Indienne palpitait. Son sein soulevait, par bonds inégaux, la couverte drapée sur ses épaules.

—Mon frère, dit-elle, en retirant son bras, et en arrangeant le lit du malade avec une sollicitude toute maternelle, mon frère a besoin de repos.

—Oh non, j'ai dormi assez; laissez-moi causer avec vous. Je veux vous remercier des bontés que vous avez eues pour un étranger, un inconnu…

—Tu ne m'es ni étranger, ni inconnu, fit-elle gravement.

—Ni étranger! ni inconnu! dit Adrien d'un air dubitatif.

—Ni étranger, ni inconnu.

—Je ne vous comprends pas, balbutia Dubreuil.

—Qui t'a donné cela? questionna Meneh-Ouiakon, en montrant à l'ingénieur le symbole qu'il avait reçu de Shungush-Ouseta.

—Ça?

—Oui, ce totem?

—C'est un Indien.

—Où te l'a-t-il donné, mon frère?

—Au Sault-Sainte-Marie.

—Au Sault-Sainte-Marie?

—Oui.

—Et cet Indien t'a-t-il dit son nom?

—Oui, mais je ne me le rappelle pas.

—Ah! fit-elle avec un soupir.

—Seulement, reprit Dubreuil, je me souviens qu'il était de la tribu des
Nadoessis.

—En es-tu bien sûr, mon frère? prononça-t-elle en plongeant ses yeux dans ceux de son interlocuteur.

—Parfaitement sûr.

—Mais, dit-elle, après un moment de réflexion, pourquoi l'Indien t'a-t-il fait ce présent?

—Je lui avais rendu un service.

Meneh-Ouiakon fit un geste d'étonnement.

—Oui, poursuivit Adrien, son canot avait chaviré, et j'ai aidé le Nadoessis à sortir du gouffre dans lequel son imprudence l'avait entraîné.

—Tu as sauvé la vie à Shungush-Ouseta.

—Shungush-Ouseta! c'est en effet, je crois, le nom qu'il portait.

—Ah exclama l'Indienne, si tu dis vrai, que le ciel soit toujours sur ta tête, que ton sentier dans la vie soit droit, sans épines ni cailloux; que le soleil t'éclaire sans cesse de ses rayons!

—Ces paroles furent proférées avec une exaltation qui surprit douloureusement Dubreuil.

—Vous connaissez donc cet Indien? dit-il avec vivacité.

—Oui, Meneh-Ouiakon le connaît bien.

—Peut-être l'aimez-vous? hasarda le jeune homme.

—Je l'aime.

A cette déclaration si nette, faite d'un ton ferme, l'ingénieur frissonna.

Pour dissimuler le trouble qu'il éprouvait, il ramena sur son visage sa couverture de peau de buffle.

—Ainsi, reprit Meneh-Ouiakon au bout d'un instant, c'est en récompense de ce que tu as fait pour lui que Shungush-Ouseta t'a fait présent de ce totem?

—Je vous l'ai dit.

—Mon frère voudrait-il me conter comment la chose arriva?

—Je vous le dirai, dit le malade avec un effort pour surmonter son émotion.

Et il narra brièvement, sans forfanterie, les circonstances qui avaient accompagné sa rencontre avec le Bon-Chien au trou de l'Enfer.

Quand il eut terminé, Meneh-Ouiakon, qui l'avait écouté avec un intérêt marqué, lui dit:

—Toi que j'aimais bien, je t'aime mieux encore. Commande et je t'obéirai. Meneh-Ouiakon est ton esclave.

—Mais vous aimez aussi ce Shungush-Ouseta.

—Je l'aime dans l'étendue de mon coeur.

Un sourire amer plissa le visage de Dubreuil.

—Comment, dit-il avec ironie, les femmes de votre race ont-elles le coeur si large qu'il puisse contenir deux amours à la fois?

—Oui.

—Vous vous moquez de moi! s'écria-t-il en haussant les épaules.

—Quoi! les femmes des visages pâles ne peuvent-elles aimer leurs enfants, leur mari?…

—Mais Shungush-Ouseta n'est pas votre enfant?

—Si tu ne m'avais pas interrompue, j'aurais ajouté: «leurs frères.»

—Shungush-Ouseta serait votre frère?

—C'est mon osyaiman.

—Je ne comprends pas, dit Adrien en secouant la tête.

—J'ai voulu dire qu'il est le fils de mon père, et de ma mère.

—Vrai! s'écria le malade avec joie, vrai! c'est votre frère?

—Mon frère aîné, celui qui doit remplacer mon père au conseil des chefs.

—Oh! alors, je suis doublement heureux d'avoir pu lui être de quelque utilité.

—Tu l'as arraché à la mort. Mais, sois assuré que, si elle le peut, la soeur paiera la dette de son frère.

—N'est-ce point moi qui suis votre obligé? Sans vous, le pauvre
Français aurait cessé de vivre.

—Ne parlons point de moi.

—Mais j'en veux parler! Que serais-je devenu, blessé à la tête, la jambe cassée à la suite de ma chute, en proie à une fièvre cérébrale, si vous n'eussiez pris soin de moi, en exposant votre propre sécurité; car, j'en ai la conviction, c'est au péril de vos jours que vous venez me visiter ainsi chaque nuit…

—Mon frère se trompe, dit froidement l'Indienne.

—Je me trompe! mais la vieille Maggy me l'a dit!

—Maggy déraisonne.

—Vainement, ô Meneh-Ouiakon! vous tenteriez de me dérober la vérité. Votre dévouement pour le malheureux prisonnier m'est connu. Et quand même Maggy, ma gardienne, n'aurait pas trahi votre secret, je l'ai découvert. Plus d'une fois, quand vous me croyiez endormi, j'étais éveillé. Je vous ai entendu causer avec ma geôlière. Je sais que vous l'avez gagnée, qu'elle vous ouvre toutes les nuits la porte de cette caverne…

—Mon frère en est-il mécontent? demanda la jeune fille d'un air triste.

—Mécontent! Le pouvez-vous penser?… Je vous aime…

L'Indienne, qui se trouvait près du lit, tressaillit. Une brûlante rougeur monta à ses joues, elle dégagea doucement sa main dont Dubreuil s'était emparé, et qu'il pressait chaleureusement sur sa poitrine.

—Ainaway-min (ami), dit-elle, nous devons, ce soir, causer sérieusement.

—Avant tout, dites-moi que vous m'aimez.

—Je vous aime, répondit-elle d'un accent sincère, mais sans animation.

—Dites-moi aussi, continua le Français, quel intérêt vous a poussée à me servir?

—Quand mon frère est tombé, frappé par son ennemi, je me suis baissée pour aider à le relever. Mais mon frère n'avait plus le sentiment de l'existence; on l'a emporté hors de la salle du banquet. Mais, à la place qu'il occupait, j'ai trouvé ce totem. Il m'indiquait mon devoir, j'y ai été fidèle.

—Sans cela, sans ce carré de bois, vous m'eussiez laissé périr, dit
Dubreuil d'un ton sombre.

L'Indienne ne répondit pas.

Il y eut un moment de pénible silence, à peine troublé par les sourds rugissements de la tempête qui déferlait au dehors.

—Ah! soupira le malade, je comprends. Mais ce n'est pas ainsi que je voudrais être aimé, pas ainsi que les femmes aiment dans mon pays… Vous auriez mieux fait de m'abandonner à mon sort.

—Je croyais que mon frère était un homme fort. Nos jeunes guerriers ne savent pas pleurer. On les habillerait en femmes ceux-là qui verseraient des larmes.

—Mais que deviendrai-je? Je n'avais ici qu'un ami; il est perdu. Maintenant, me voici captif, grelottant la fièvre, estropié et condamné à ne plus voir la lumière du jour; car, dans ce cachot règne une nuit éternelle, et l'air respirable n'arrive que difficilement par quelques fissures imperceptibles.

—L'impatience, mon frère, est l'arme des faibles. Prends courage, et tu sortiras d'ici.

—J'aimerais mieux n'en sortir jamais que de vous laissez au milieu de ces brigands.

—De qui mon frère veut-il parler?

—Eh! de celui que vous appelez le Mangeux-d'Hommes et de ses complices répliqua-t-il avec irritation.

Le front de l'Indienne se couvrit d'un nuage que Dubreuil remarqua aussitôt.

—Ah! dit-il, avec une inflexion sarcastique, j'oubliais que vous l'aimiez aussi, lui!

—Jésus! murmura-t-elle d'une voix rêveuse, oui, je l'ai aimé, bien aimé!

—Et vous l'aimez encore siffla l'ingénieur entre ses dents serrées, en croisant convulsivement les mains au-dessus de sa tête.

—Mon frère, dit avec une exaspérante tranquillité Meneh-Ouiakon, l'esprit de feu court toujours dans ton sang. Il faut l'arrêter, sans quoi Kitchi-Manitou s'emparerait encore de toi, et je ne pourrais remplir la promesse que j'ai faite au totem de mon frère.

—Expliquez-vous, fut-il répondu sèchement.

—J'ai rêvé, dit-elle, la nuit dernière, que je te rendais la liberté.
Il faut que mon rêve s'accomplisse [36].

[Note 36: Dans la première série des Drames de l'Amérique du Nord, j'ai déjà eu occasion de montrer combien les sauvages sont superstitieux, surtout à l'endroit de leurs songes. La plupart des voyageurs ont été, comme moi, frappés de cette aberration qui ne compte encore, quoi que nous en ayons, que trop de fidèles dans les sociétés civilisées. Mais si la plupart des Indiens apportent souvent une grande bonne foi dans l'explication des rêves, il en est qui savent très-bien les utiliser au profit de leurs passions. En voici un exemple citée par un missionnaire. Un sauvage ayant rêvé que le bonheur de sa vie était attaché à la possession d'une femme mariée à l'un des plus considérables du village où il demeurait, il lui fit faire la même proposition que Hortensius eut la hardiesse de faire autrefois à Caton d'Utique. Le mari et la femme vivaient dans une grande union et s'entr'aimaient beaucoup. La séparation fut rude à l'un et à l'autre; cependant ils n'osèrent refuser. Ils se séparèrent donc. La femme prit un nouvel engagement, et le mari abandonné ayant été prié de se pourvoir ailleurs, il le fit par complaisance, et pour ôter tout soupçon qu'il pensait encore à sa première épouse. Il la reprit néanmoins après la mort de celui qui les avait désunis, laquelle arrive quelque temps après. Dans ses Aventures en Amérique, Le Beau raconte l'anecdote suivante «Un sauvage, de ce qu'on avait donné la vie à un esclave dans sa cabane contre son inclination, en conserva une haine mortelle pour lui, qu'il couva pendant plusieurs années. Enfin pouvant plus dissimuler, il dit qu'il avait rêvé de la chair humaine, et peu après, il déclara que c'était la chair de l'esclave en question. On chercha vainement à éluder ce songe barbare; on fit plusieurs figures d'hommes de pâte qu'on fit cuire sous les cendres; il les rejeta. On n'omit rien pour lui faire changer de pensée; il ne se rendit point, et il fallut faire casser la tête à l'esclave.]

Dubreuil fit un mouvement d'incrédulité et de dédain.

A cet instant, un coup de tonnerre effroyable ébranla la caverne jusque dans ses fondements, et une vieille squaw se précipita dans la salle par le couloir qui avait donné accès à Meneh-Ouiakon, en s'écriant:

—La fille des sachems et le visage pâle sont perdus!

CHAPITRE XII

LE MAÎTRE

—Que veut-elle dire? demanda Dubreuil; car, si la vieille Indienne avait poussé son exclamation en nadoessis, dialecte qu'il ne comprenait pas, la soudaineté de son entrée dans la salle, le bouleversement de son visage annonçaient suffisamment que quelque chose de grave était survenu.

—Tais-toi et sois calme, dit, dans son idiome, Meneh-Ouiakon à la squaw.

Puis, s'adressant à Dubreuil:

—Mon frère, du courage, du sang-froid; si l'on tentait de te faire du mal, je te protégerais.

Ces paroles soufflées rapidement, elle se glissa dans la ruelle du lit, derrière le malade, et, en un clin d'oeil, elle eut tout à fait disparu sous l'amas de brindilles dont se composait la couche.

Un pas sec et cadencé résonnait dans le couloir.

La porte extérieure s'ouvrit sans secousse, et, le lieutenant du
Mangeux-d'Hommes. Judas, pénétra dans la salle.

Déjà Maggy, remise de son émoi, paraissait fort occupée auprès du blessé.

—Hors d'ici, vilaine peau-rouge, lui dit durement Judas.

La squaw se courba en deux pour saluer le terrible lieutenant, et quitta immédiatement la pièce.

Dès qu'elle fut partie, Judas alla s'assurer que la porte était fermée; ensuite, il se rapprocha de Dubreuil.

—Jeune homme, lui dit-il lentement et en fixant sur l'ingénieur un regard incisif, jeune homme, ta santé marche à son rétablissement. La plaie que tu avais à la tête est presque guérie, n'est-ce pas?

—Oui, la cicatrisation a fait de grands progrès.

—Et ta jambe?

—Je ne puis encore la remuer.

—C'est juste, j'oubliais qu'elle est toujours emprisonnée dans les éclisses de bois que j'y ai appliquées; car ta vie, tu me la dois, jeune homme, tu ne l'oublieras pas, j'espère. Sans mes connaissances médicales, et sans l'intérêt que je te porte depuis bientôt un mois tu voyagerais sur la grande route de l'éternité.

—Je vous sais gré de ce que vous avez fait pour moi.

—Et je ferai plus encore, par la vertueuse Shelagh! épouse du bienheureux saint Patrice, dit Judas en aiguisant davantage le regard qu'il tenait rivé sur Dubreuil.

—Je n'ai qu'un seul désir, insinua ce dernier.

—Recouvrer ta liberté?

—Oui.

—Eh bien, tu la recouvreras.

Adrian leva les yeux sur l'Apôtre.

—Oui, appuya Judas, tu la recouvreras ta liberté;… mais à une condition.

—Laquelle? dites.

Comme un feu follet, sur la face osseuse du lieutenant passa une lueur de satisfaction qui s'évanouit dès qu'elle y eut répandu un faible rayonnement.

Avant de répondre, il se dirigea vers la porte, l'ouvrit pour s'assurer qu'il n'y avait personne dans la galerie, et revint se placer devant le lit du malade.

—Ainsi, jeune homme, dit-il en traînant ses paroles, la liberté te semble un bien inestimable, et tu sacrifierais volontiers quelques années de ta vie pour l'obtenir, ce bien.

—Quelques années répéta Dubreuil surpris.

—J'entends quelques années qui ne te seraient pas sans profit.

—Soyez plus clair, je vous prie.

—D'abord, as-tu du courage?

—Je le crois.

—De l'audace?

—Cela dépend.

—Enfin, dit Judas, s'il s'agissait de faire ta fortune; une grande fortune… une fortune de prince?

—Par des moyens honnêtes!

—Honnêtes! tous les moyens le sont, quand ils échappent à l'appréciation.

Dubreuil fit un geste de dénégation.

—Qui veut la fin veut les moyens, reprit silencieusement Judas. Je tiens ta liberté, ta vie entre mes mains.

Et il se mit à se promener dans la longueur de la caverne.

Il y eut une pause de quelques minutes.

L'orage grondait toujours au dehors; toujours, de temps à autre, les éclats de la foudre résonnaient comme de lointaines et formidables décharges d'artillerie.

Dubreuil était sous le coup d'une agitation fébrile que doublait la présence de Meneh-Ouiakon. Si Judas la découvrait, elle serait perdue; et si la situation se prolongeait, il pouvait se faire qu'il la découvrît.

C'est pourquoi Adrien, tâchant de dominer son émotion, se décida rompre le silence. Il espérait, par une promesse vague, se débarrasser du féroce lieutenant.

—Mais enfin, dit-il, que proposez-vous?

Cette question si directe émoussa l'impassibilité ordinaire de Judas.

Il s'arrêta court au milieu de sa promenade.

La trahison est peut-être—quel que soit d'ailleurs son but—le plus affreux des forfaits. Les grands criminels y répugnent souvent. On en a vu pour qui voler, violer, assassiner, incendier, torturer étaient un jeu, qui se raillaient de la justice divine et humaine, mais pour qui aussi l'appellation de traître eût été une injure sanglante, dont ils auraient eu plus horreur que du bagne on de l'échafaud.

Judas n'avait point de ces pudeurs dans le vice; cependant, malgré l'absence de sens moral dont il faisait preuve et parade, il ne se sentait pas tout à fait à l'aise dans le plan qu'il avait conçu, et auquel sa pensée avait associé l'ingénieur français.

—Ce que je propose, dit-il avec une lenteur rêveuse; oui, je vais te les faire, mes propositions…

Il s'avança de nouveau vers Dubreuil, se reprit à l'examiner comme s'il eût voulu sonder jusqu'au plus profond de son âme, et brusquement lui dit:

—Tu es discret?

—Sans doute, fit Adrien intrigué.

—Ta parole que jamais tu ne révéleras ce que je te communiquerai?

—Je vous la donne.

—Du reste, tu sais, ajouta le lieutenant du Mangeux-d'Hommes avec menace, si par imprudence ou autrement tu me trahissais, la mort serait, de toute façon, ton châtiment.

—Je vous ai engagé mon honneur, ne craignez rien.

—Tu as dû remarquer, reprit froidement Judas, que notre chef s'abandonne avec excès aux liqueurs fortes. Les débauches ont affaibli ses facultés intellectuelles. Quoique une partie de nos gens tienne encore à lui, plusieurs l'ont en aversion. Ils me voudraient pour capitaine. Mais je suis las de cette vie vagabonde que je mène depuis tant d'années. Le désir de revoir ma patrie, la belle Irlande, l'île d'émeraude, s'est emparé de moi, et je n'attends qu'une occasion favorable pour la satisfaire. Cette occasion, toi seul ici peux me la fournir. Je connais, non loin du lieu que nous habitons, une mine d'or dont l'exploitation…

—Une mine d'or! interrompit Dubreuil; je doute que les terrains avoisinant le lac Supérieur recèlent des gisements aurifères.

—Tu en jugeras toi-même. Ce n'est pas une mine, mais une montagne d'or, oui une montagne d'or, par la vertueuse Shilagh, épouse du bienheureux saint Patrice[37]! s'écria l'Irlandais d'un ton enthousiaste qui contrastait singulièrement avec son flegme habituel. Je te conduirai là, dès que tu seras guéri, avec deux hommes qui me sont dévoués. Tu dirigeras nos travaux, et bientôt nos richesses dépasseront celles des plus grands seigneurs de la terre. Cela te convient-il?

[Note 37: A cinq journées de Fond du Lac, sur le Supérieur, et au bord de la rivière Outonagon, il existait alors un énorme rocher de cuivre pur, que les coureurs des bois et les aventuriers du Nord-Ouest ont souvent pris pour de l'or.]

—Mais qui vous dit que le rocher dont vous parlez…

—De l'or! c'est de l'or! c'est de l'or! tiens, regarde!

En disant ces mots, Judas plaça sous les yeux de Dubreuil un gros morceau de métal jaune qui brillait effectivement comme l'or.

Mais, ni sa couleur, ni son éclat, ne pouvaient en imposer à l'ingénieur.

Il reconnut promptement que c'était du cuivre. Cependant, il crut convenable d'entretenir Judas dans son erreur.

—Mes yeux sont, dit-il, trop fatigués pour que je puisse bien apprécier ce spécimen. Mais je crois, comme vous, que la mine d'où il sort est très-précieuse.

—Précieuse! mais il n'y en a pas une comparable au monde. De retour dans mon pays, j'achèterai une seigneurie, et l'on ne me connaîtra plus que sous le non de lord Peter O'Crane. Ah! j'ai longtemps dissimulé, oui bien longtemps, pour atteindre le sommet auquel je voulais parvenir!

—Si le rocher est considérable, pourquoi ne pas vous faire assister de vos compagnons? questionna Dubreuil.

—Mes compagnons je les méprise, je les exècre répliqua Judas d'une voix sourde.

—Mais votre capitaine?

—Jésus! ne me parle pas de lui. Avant de quitter le fort, je me vengerai. Il m'a ravi l'amour de la seule femme que j'aie jamais aimée mais, vois-tu, je lui enlèverai sa préférée, sa Meneh-Ouiakon…

Dubreuil tressaillit.

—Oui, poursuivit Judas, cédant au cours de ses passions comme un torrent, longtemps comprimé, qui a rompu ses digues, oui, oui, j'enlèverai Meneh-Ouiakon. Elle me suivra dans les vieux pays. J'en ferai ma femme, et le bonheur que j'ai attendu avec patience depuis tant d'années, luira enfin sur ma vieillesse.

Il se remit en marche en se frottant les mains, fit deux on trois tours dans la chambre, et se rapprochant tout à coup de Dubreuil:

—Ainsi, dit-il, c'est convenu?

—Mais je ne puis bouger de mon lit.

—Oh! nous te transporterons dans un canot. Dans deux jours, j'aurai dépêché le capitaine chez le diable, dans huit au plus tard nous partirons. Souviens-toi de ton serment.

Là-dessus, Judas composa son maintien et sortit.

Quand le bruit de la porte qui donnait sur la cour eut annoncé que le lieutenant du Mangeux-d'Hommes était loin, Meneh-Ouiakon quitta sa cachette.

Elle était calme, mais triste.

—Mon frère, dit-elle à Dubreuil, plus que jamais ta vie est en danger.

—La vôtre, ne court-elle aucun risque? repartit-il avec un accent de reproche.

—Non, moi je n'ai rien à craindre. Mais toi, malade, infirme, tu peux être assassiné par ces misérables.

—Que faut-il faire? demanda Dubreuil sérieux.

—Je cherche. Ah! si le fils de ma mère était ici. Il est habile, il est fort; mon incertitude ne durerait guère.

—Noble créature, dit Adrien, lui prenant une main qu'elle abandonna volontiers, songez à vous plutôt qu'à moi. Qu'importe le sort qui m'est réservé! je me sens si malade, que la vie serait plutôt un fardeau qu'un bien pour moi. Mais vous, jeune, riche de santé, de bonté, pourvoyez à votre salut, c'est votre droit, c'est votre devoir, c'est la prière que je vous adresse au nom de l'affection que vous me témoignez.

Inclinant sur le blessé un long et doux regard, Meneh-Ouiakon lui dit:

—Mon frère n'a pas lu dans le coeur de la fille du sachem nadoessis.
Elle ne lui en veut pas; mais elle est affligée de son ignorance.
Meneh-Ouiakon a rêvé qu'elle rendait la liberté à son frère blanc: le
rêve de Meneh-Ouiakon s'accomplira.

—Ne redoutez-vous pas?…

—Meneh-Ouiakon ne redoute quoi que ce soit.

—Mais, vous-même, vous êtes prisonnière?

—Autant vaudrait prétendre retenir la vipère dans sa main sans en être piqué, ou l'eau entre ses doigts sans soient mouillés, que d'espérer retenir Meneh-Ouiakon captive quand elle a résolu de briser ses liens. Maintenant, mon frère, ouvre ton oreille à mes paroles. As-tu des amis près d'ici?

—Hélas! non; j'en avais un, un seul, mais il est je le crains… dit
Adrien avec des larmes dans la voix.

—Si, continua l'Indienne, comme si elle se parlait elle-même, si la tribu des Nadoessis n'était en chasse sur les bords du lac des Bois [38], j'irais trouver nos parents, nos alliés…

[Note 38: Pour une description de ce lieu, voir la Huronne.]

—Dans ce pays, interrompit Dubreuil, je connais pourtant une personne qui s'intéresse peut-être à moi, c'est un Canadien-Français du Sault-Sainte-Marie.

—Que mon frère me dise le nom de ce Canadien-Français.

—Il s'appelle Rondeau.

—Rondeau, je m'en souviendrai.

—Quel est donc votre projet?

—Mon frère le saura quand je l'aurai exécuté.

—Meneh-Ouiakon, j'ai confiance en vous; mais, je vous en conjure, ne commettez point d'imprudence, n'exposez pas une existence qui m'est cent fois plus chère que la mienne, dans l'intention de me servir.

—Ami, dit-elle, tu seras quelques jours sans me voir. Mais ne te laisse pas abattre par le chagrin. Le dévouement de Maggy t'est assure. Compte sur elle. Je vais travailler à ta délivrance.

—Non, s'écria Dubreuil; non, vous ne vous éloignerez pas avant que je sache!

—Cela n'est point nécessaire.

—Meneh-Ouiakon, vous ne m'aimez pas! s'écria douloureusement l'ingénieur.

—J'ai déjà dit à mon frère qu'il ne savait pas lire dans mon coeur.

—Mais enfin, renseignez-moi sur ce que vous allez faire.

—Il n'est pas sage et il manque d'adresse, ou il est vaniteux, celui qui cherche un conseil pour une chose qu'il a décidé d'exécuter.

—Je mourrai d'anxiété, dit le jeune homme en attirant l'Indienne contre sa poitrine.

—Non, tu ne mourras pas, car mon rêve a dit que tu verrais bien des hivers blanchir ta chevelure, répondit l'Eau-de-Feu d'un ton prophétique.

—Et, s'écria Dubreuil dominé par son accent fascinateur, votre rêve a-t-il dit aussi que ma vie s'écoulerait avec vous?

Meneh-Ouiakon ne répondit point; mais, tournant à lui, s'il touchait à notre malade, il le faudrait tuer. Je suis ogiemau [39] de la dame des femmes; je te le commande.

[Note 39: Proprement chef, mais dans ce sens il signifie plutôt grand maître, grande-maîtresse,]

—Je le tuerais, dit la Perdrix-Grise.

—A présent, va me chercher la peau du dernier veau que l'on a abattu.

Maggy rentra dans le couloir, après avoir accroché sa lampe à un clou fiché dans la muraille de la galerie.

Au bout d'une minute la vieille squaw reparut.

Elle traînait derrière elle la peau d'un veau fraîchement écorché.

—Enveloppe-moi dans cette peau et couds-la sur mes membres, dit
Meneh-Ouiakon.

Avec une aiguille faite d'une arête de poisson, et quelques menus nerfs d'animal, Maggy exécuta, sans mot dire, l'ordre qu'elle avait reçu.

—Maintenant, reprit la jeune Indienne se mettant résolument à quatre pattes, conduis-moi à l'étable aux bestiaux; puis tu diras à la sentinelle de garde à la porte de la factorerie qu'il est l'heure d'envoyer brouter les bêtes. Après cela tu ouvriras les écuries, et tu amuseras le factionnaire pendant que les animaux passeront sous la porte du fort.

Maggy inclina la tête en signe d'assentiment, et éteignit sa lampe.

La nuit finissait et, à travers les nuages épais qui roulaient au ciel, quelques teintes grises commençaient à se montrer vers l'Orient.

CHAPITRE XIII

LA FUITE ET LES MERVEILLES DU LAC SUPÉRIEUR

Ainsi que la plupart des établissements de même espèce, la factorerie de la Pointe renfermait une certaine quantité de bestiaux. Chaque matin, ces bestiaux étaient lâchés sous la garde de quelques chiens, qui les menaient paître autour du fort ou dans les îles voisines et les ramenaient, le soir, aussi fidèlement que s'ils eussent été accompagnés par des bergers [40].

[Note 40: Cette habitude de confier les troupeaux à la direction des chiens, sans le concours de bergers, est très-générale dans l'Amérique septentrionale. Sur le bord des fleuves, le bétail franchit souvent des espaces considérables à la nage pour aller paître dans les îles environnantes, et le soir il rentre sous la conduite du chien qui l'a guidé dans ses excursions fluviatiles.]

Revêtue de sa peau de jeune taureau, Meneh-Ouiakon se plaça résolument au milieu du troupeau, que la vieille Maggy fit aussitôt sortir de l'écurie à coups de houssine.

—Tu ne te couches donc pas plus que les chouettes, sorcière! grommela le factionnaire auquel elle demanda d'ouvrir la porte du fort.

—Mon frère dormait, car, sans cela, il aurait vu que le jour va luire, répondit ironiquement Maggy.

—Le jour! le jour je suis sûr qu'il n'est pas plus de minuit…

—Si je disais au chef qu'il m'a fallu éveiller mon frère…

—Tais-toi! tais-toi! je te donnerai un verre d'eau-de-feu; surtout, ma soeur, ma bonne soeur, ne dis pas au capitaine que je sommeillais, repartit la sentinelle d'un ton singulièrement radouci.

—Il ne le saura pas. Alors que mon frère se hâte de laisser passer les bêtes, car le soleil ne tardera pas à se montrer.

La porte fut immédiatement ouverte, et, mugissant, bondissant les uns sur les autres, se bousculant, les bestiaux se précipitèrent, en tumulte, sur la grève du lac.

Malgré la prudence et l'agilité qu'elle déploya au milieu des lourds ruminants, Meneh-Ouiakon faillit être victime de sa hardiesse dans ce court mais périlleux trajet, car un fougueux taureau, voulant devancer les autres, la heurta violemment. Et il l'aurait renversée, foulée aux pieds, peut-être écrasée, si, par un mouvement rapide, elle n'eût fui entre ses jambes.

Cet accident évité, elle fut sauvée, en liberté!

Le soleil n'était pas encore levé, mais déjà un brouillard épais achevait de fondre les objets dans la pénombre du crépuscule matinal.

On ne distinguait pas à cinq pas devant soi.

Meneh-Ouiakon se redressa, se débarrassa, en un tour de main, de la peau dont elle était couverte, la mit sous son bras, et sauta dans un des canots d'écorce amarrés le long du rivage.

Combien peu, même parmi les bateliers canadiens, ces hardis marins, les plus intrépides du monde, eussent osé s'aventurer sur le lac Supérieur, à travers cette brume si intense qu'on l'eût pu couper au couteau, pour nous servir d'une locution du pays!

Et, cependant, la jeune Indienne s'y élança, sans boussole, sans vivres d'aucune sorte, avec son seul instinct pour phare, son amour de Dubreuil pour espoir!

Toute la journée elle resta, accroupie sur les talons, clans le léger esquif, pagayant avec la vigueur d'un homme, ne s'arrêtant ni pour se reposer, ni pour prendre de la nourriture.

Mais, quelques heures après qu'elle se fut embarquée, l'astre du jour avait, après une lutte opiniâtre, vaincu, et déchiré le voile grisâtre qui l'enveloppait, et il s'était déployé dans toute sa glorieuse splendeur, pour réjouir les êtres animés et féconder la terre.

Meneh-Ouiakon, côtoyant le bord méridional du lac, avait passé tour à tour la rivière Montréal, que commande à droite une haute montagne; la pointe de la Petite-Fille; et enfin elle avait fait halte à la rivière Noire.

Là, elle déterra et mangea des oignons qui croissent abondamment dans ces parages; puis, s'étant rafraîchie à l'onde du lac, elle se remit en route avec autant d'ardeur que si elle eût fait un repas substantiel et réparé ses forces par un long sommeil.

Toute la nuit notre brave Nadoessis poursuivit sa route. Au matin, elle se trouvait à la baie de la Pêcherie, où sa bonne fortune voulut qu'elle rencontrât un de ces voliers de pigeons ramiers,—appelés tourtes par les Canadiens, me-me par les Indiens du lac Supérieur,—qui se présentent par bandes si nombreuses dans l'Amérique septentrionale, au retour du printemps.

Avec sa pagaie, Meneh-Ouiakon tua une vingtaine de ces volatiles, en fit cuire deux dont elle déjeuna, serra les autres en un coin de son canot, sous une couche d'herbages humides pour qu'ils se conservassent frais, et repartit heureuse de n'avoir pas encore été troublée dans sa fuite.

Comme le soleil allait se coucher, elle arriva à la presqu'île Kiouinâ. Meneh-Ouiakon avait résolu d'y camper pendant la nuit, et de traverser le lendemain la presqu'île, son canot sur les épaules, ce qui devait abréger sa course de près de trente lieues.

Le portage [41] a deux mille pas de longueur.

[Note 41: Pour la signification de ce terme, voir la première série des
Drames de l'Amérique du Nord.]

La jeune fille était trop fatiguée pour le faire ce soir-là. Elle s'arrêta à la pose, à vingt pieds au-dessus du niveau du lac, et, avec sa peau de veau étendue sur deux piquets, se dressa une petite tente.

Après avoir pris quelques aliments, elle s'étendit sur le sable, sous sa tente, et tomba dans un profond sommeil, dont elle ne fut tirée que par cette exclamation échappée au plus bruyant enthousiasme:

—Cent mille millions de carabines! la jolie créature pour une sauvagesse, sans t'offenser, mam'selle!

Meneh-Ouiakon s'était éveillée en sursaut. Elle bondit sur ses pieds avec la vivacité d'une panthère, et darda sur le perturbateur de son repos un regard incisif.

Aux naissantes clartés de l'aube, elle vit un personnage singulier, étirant complaisamment de longues moustaches jaunes, qui la contemplait avec une vivacité rien moins que modeste et dont le sons ne trompa point la jeune Nadoessis.

—Oui, là vraiment, tu es fièrement belle pour une sauvagesse, et si tu avais seulement la chose de comprendre le français, nous nous entendrions bien vite, ma poulette, fit-il en étendant la main comme pour lui prendre la taille.

Sans rien dire, l'Indienne recula d'un pas; mais le feu de ses prunelles s'était adouci.

—Quel malheur, poursuivit l'homme avec, un accent de regret sincère, quel malheur que ça ne sache pas la langue des braves! Sans cela, ma foi, je serais bien capable de lui offrir ma main, aussi sûr que je m'appelle Jacot Godailleur Mais, ajouta agréablement l'ex-cavalier de première classe, en roulant, de plus en plus belle, ses moustaches entre le pouce et l'index et en se balançant, d'un air conquérant, sur la pointe du pied, mais y a un langage que saisissent tous les coeurs, blancs, rouges, jaunes on noirs.

Et il se pencha, de nouveau, pour saisir Meneh-Ouiakon dans ses bras.

—Que désire mon frère? demanda froidement celle-ci.

—Vous parlez français! tu parles français! elle parle français! s'écria le dragon d'un ton aussi stupéfait que s'il eût entendu un quadrupède lui répondant dans sa langue.

Puis, après un moment de silence, donné à la surprise, il reprit avec la joyeuse insouciance qui lui était habituelle:

—Mais ça me va parfaitement. D'abord, sans vous offenser, comment vous appelle-t-on, mam'selle?

Meneh-Ouiakon ne répliquant pas, Jacot Godailleur continua:

—Vous voudrez bien, n'est-ce pas, m'obliger, et je vous récompenserai comme vous le désirerez. Si le mariage même ne vous dégoûte pas, eh bien! nous nous marierons, à la mode de mon pays ou du vôtre; c'est-il dit? Si vous êtes aussi bonne que vous êtes belle, je ne ferai pas un trop mauvais marché, après tout, car vous êtes tonnerrement taillée pour l'amour, ma petite. Jacot Godailleur, ex-cavalier de 1re classe au 7e régiment de dragons, s'y connaît, croyez-le.

—Mon frère, dit la jeune fine, est l'esclave d'un chef français?

—Esclave! moi! jamais! brosseur, à la bonne heure, et je m'en flatte, mam'selle. J'ai été le brosseur de mon mar'chef, un propre soldat. Le connaîtriez-vous? alors, si vous avez eu l'avantage de lui plaire, je retire mes propositions. Sauf votre respect, mam'selle, je ne vais jamais sur les brisées de mes supérieurs. Mais, où est le mar'chef, dites?

—Adrien Dubreuil est prisonnier, répondit Meneh-Ouiakon.

—Les brigands ne l'ont donc pas tué? vous l'avez vu? vous lui avez parlé? quand? où? s'enquit l'ex-dragon avec une volubilité extrême.

—Je l'ai vu, je lui ai parlé, il y a trois nuits, dit l'Indienne.

—Où, dites-moi.

—Aux îles des Apôtres.

—Connais pas, fit Jacot avec un mouvement des épaules. Mais, ajouta-t-il d'un ton suppliant, vous m'indiquerez le chemin.

—Non, dit Meneh-Ouiakon; si mon frère désire être utile à son maître, il fera mieux de me suivre.

—Vous suivre! mais j'irais au bout de la terre, sans vous manquer de respect, mam'selle. Car figurez-vous que j'ai été pris avec le mar'chef par ces scélérats d'assassins, que leur capitaine, un diable rouge, m'a mordu au cou, jeté à l'eau; que je suis rentré à la nage dans le bateau, ou j'ai retrouvé le mar'chef, mais pas pour longtemps, car, au milieu de la nuit, regardant par un panneau de la goélette et voyant qu'elle voguait près de terre, j'ai pensé que je ne pouvais pas servir le mar'chef, tandis que je courais risque de me desservir beaucoup moi-même en restant sur le navire, et j'ai pris de la poudre d'escampette. Ah! si j'avais su! Je gagne le bord; j'attends le jour pour m'orienter. Je découvre des tas de gens. Bon, je me dis, te voilà sauvé, Godailleur. Mais c'étaient des Américains qui travaillaient aux mines de cuivre. Ils ne me comprenaient pas, ni moi non plus. A grand'peine j'ai pu vivre depuis ce temps-la… Quel coquin de pays, sauf votre respect, mam'selle! Ça ne fait rien, si le mar'chef ne vous a pas… vous m'entendez… et si vous pouvez me fournir le moyen de retourner en France… ma foi, mille millions de carabines, je vous épouse! Mais, il paraît que vous me connaissez aussi!

—Je te connais, mon frère.

—Ah! j'y suis, le mar'chef vous a parlé de moi!

—Ton chef m'a parlé de toi.

—Mais, sans vous offenser, fit alors Jacot Godailleur l'un ton méditatif, vous me tutoyez comme si nous avions été camarades de lit pendant tout un congé est-ce qu'il me serait permis de vous rendre la réciproque, sauf votre respect?

Cette question saugrenue demeura sans réponse.

Meneh-Ouiakon ne l'avait pas entendue, tout occupée qu'elle était à examiner un point presque imperceptible sur le lac.

—Mon frère, dit-elle soudain, je vais chercher du secours pour ton chef. Es-tu disposé à m'accompagner?

—A l'extrémité du monde, je le répète.

—Viens alors.

—Mais où irons-nous?

—Au Sault-Sainte-Marie.

—C'est diablement loin, dit le dragon.

—Ton coeur est-il timide comme celui d'un lièvre? Alors, reste ici.

—Pas du tout, pas du tout, riposta Jacot. C'est que ce n'est pas gai ici, ma colombe. J'aime bien mieux faire trois ou quatre étapes en tête à tête avec un aussi gentil compagnon de route.

Ce disant, le galant ex-cavalier de 1re classe se rapprocha de Meneh-Ouiakon dans l'intention de lui prouver qu'il était un digne appréciateur de ses charmes.

Mais elle se rejeta en arrière en s'écriant d'un ton noble et fier qui glaça les dispositions galantes de Jacot.

—Esclave, sois respectueux, si tu veux que la fille des sachems nadoessis te conserve une partie de l'amitié qu'elle a pour ton chef.

Ensuite, elle replia sa tente, plaça son canot sur sa tête sans prêter l'oreille aux instances de Godailleur, qui la priait de lui permettre de porter l'embarcation, et, d'un pas rapide, s'avança vers la cime du cap.

Emerveillé, fasciné, le dragon la suivit, en poussant, de temps à autre, des exclamations laudatives.

En moins d'un quart d'heure, ils atteignirent un terrain plat, marécageux, planté de saules, de trembles nains et de frênes.

A travers ce marais, qui pouvait avoir un mille d'étendue, et où s'élevaient, çà et là, des huttes de castors, serpente un ruisseau d'eau vive.

L'Indienne y lança son canot et s'y établit à l'arrière, sa pagaie à la main.

—Sauf votre respect, mam'selle, cette coquille de noix ne pourra jamais nous soutenir tous les deux! dit Jacot d'un ton inquiet.

—Monte, mon frère, et ne crains rien.

—Du diable si j'oserais.

—N'aie donc pas peur!

—Mais ça va chavirer, reprit Godailleur qui, entrant dans l'eau jusqu'à mi-jambe, avait pose un pied dans le frêle esquif.

—Couche-toi à l'avant et ne bouge pas.

Jacot obéit, non sans trembler quelque peu, et le canot glissa dans la baie profonde formée par le lac Supérieur au sein même de la presqu'île Kiouinâ.

Le ciel était d'un bleu sans tache, l'air vif. On respirait, à pleins poumons, les fortifiantes senteurs des plantes qui commençaient à fleurir; cent oiseaux, au brillant plumage, babillaient sur l'onde, ou voltigeaient, en caquetant, dans les branches des arbres; Meneh-Ouiakon se prit à adresser sa prière à l'Éternel:

       Rot Ko ni yest ne Ra nih ha,
       Ne o ni Roe wâ ye,
       Ne o ni ne sa da yough touh,
       Ro ni gogh vi yough stouh…[42]

[Note 42; Mot à mot:

       Au Père, au Fils, au Saint-Esprit,
       Le Dieu que nous adorons,
       Gloire soit, comme a été, est maintenant,
       Et sera tout jamais.]

Elle achevait cette hymne si belle, si musicale en l'idiome dont elle se servait, quand le canot déboucha dans le lac Supérieur.

—Vous avez déjà fini, mam'selle? demanda Godailleur d'un ton de regret. Je n'y ai pas compris un mot, mais n'empêche qu'elle est diablement harmonieuse, votre chanson, et si vous vouliez m'en dire encore un couplet on deux…

—Mon frère, ne remue pas ainsi, car tu ferais verser le canot, dit Meneh-Ouiakon, à qui un mouvement du dragon avait failli faire perdre l'équilibre.

—C'est, répondit Jacot, que ça me transporte, sauf votre respect, mam'selle.

L'Indienne ne répondit pas, et, malgré sa bonne envie de jaser, l'ex-cavalier de 1re classe ne réussit pas à lui arracher une parole pendant le reste de la journée.

Le canot, lourdement chargée, ne marchait pas au gré de l'impatience de
Meneh-Ouiakon, qui se serait repentie d'avoir emmené Godailleur avec
elle, si elle n'avait pensé qu'il l'aiderait près du père Rondeau, au
Sault-Sainte-Marie.

A la nuit close, ils atterrirent à la pointe aux Gâteaux, près des îles
Huron, pour souper et se reposer.

Jacot était moulu de fatigue, à cause de la position incommode qu'il avait du observer. Mais, ignorant l'art de pagayer, il aurait plutôt gêné sa batelière, en cherchant à la seconder, qu'en se tenant couché au fond du canot.

Le lendemain, ils repartirent avant l'aurore et atteignirent, vers midi, le Détour, près de la Grande-Île.

Pour la première fois, l'ex-dragon vit une de ces merveilles que la
Providence a libéralement semées dans le lac Supérieur et sur ses côtes.

C'est un vase en grès jaune, ayant vingt pieds d'élévation, douze de circonférence à son extrémité supérieure, et dont les dimensions sont aussi parfaites que celles d'une coupe de cristal taillée par un ouvrier habile [43]. Rien n'égale l'élégance de cette curiosité naturelle; Rien de comparable à l'étonnement qu'elle cause, si ce n'est, cependant, la série de prodiges de même espèce, dont elle n'est, en quelque sorte, que le prélude.

[Note 43: Nous croyons devoir faire remarquer que cette description, et toutes celles que l'on va lire, ne sont pas le fruit de l'imagination de l'auteur, mais d'une vérité que surpasse beaucoup encore la réalité.—Editeur.]

A six milles de là, vous trouvez l'Autel et l'Urne, deux nouveaux jeux de la nature; un intervalle de cent mètres, coupé à distance égale par un ruisseau, les sépare. De même que le Vase, ils sont en grès jaune très-friable. Leur hauteur peut égaler dix mètres. L'Autel se compose de trois blocs. L'Urne est un monolithe dont le sommet a cinq mètres de rayon et le piédestal à peu près deux.

Dressés sur le bord du lac, eux aussi semblent défier la production humaine la plus parfaite.

Mais nous ne faisons qu'aborder ces monuments gigantesques de la puissance et de l'art divins.

Voici que se présentent les Rochers-Peints, cet incroyable spectacle dont le lac Supérieur a l'unique privilège.

La rive méridionale croît, monte; elle touche aux nues. L'orgueil de l'homme s'abaisse, il se rapetisse, il se replie, s'effraie devant la sublimité de la scène.

Ces rochers sourcilleux, suspendus dans les airs, couronnés par de sombres forêts de pins, troués à leur base par de noires cavernes où les eaux s'engouffrent avec des bruits plus effroyables que les roulements du tonnerre, et ces couleurs éclatantes,—or, argent, pourpre, azur, émeraude,—si savamment distribuées leur face, tout concourt à troubler l'âme, à lui infliger le sentiment de son humilité et du pouvoir de l'Éternel Créateur. Non-seulement ces couleurs sont ombrées et fondues d'une manière surprenante, mais, comme le dit avec raison un voyageur américain, elles offrent, en quelques places, de véritables tableaux [44], dessinés sur le roc, avec une correction de lignes, une combinaison, un brillant de teintes, dont la contemplation ne fatigue jamais l'oeil, et auxquelles l'esprit ne parvient jamais à s'accoutumer suffisamment pour les regarder sans que quelque crainte se mêle à son admiration.

[Note 44: Ces tableaux naturels, d'une grande régularité de dessin, ne sont pas rares en Amérique. Dans les Derniers Iroquois, j'ai déjà essayé de décrire celui que l'on remarque sur les bords si pittoresques du Saguenay.]

Ici, c'est un paysage avec des arbres dont vous reconnaissez l'essence, le mur d'un parc ou d'un jardin, une pièce d'eau, et, tout à fait dans le fond, broute un troupeau conduit par un berger, coulant du faite des rockers, les eaux, trempées de minerai de fer ou de cuivre, ont peint un château gothique. Et quel château! Un séjour de géants. Il a deux cents pieds de haut, ses fenêtres ogivales, avec leurs vitraux en losange, en ont cinquante ou soixante, et ses portes crénelées, flanquées de tourelles, une centaine au moins!

Passons à cette plaque de granit, veinée comme de l'agate et resplendissante de mille feux aux rayons du soleil. Le morceau embrasse vingt pieds carrés. Essayer de décrire la variété, la richesse de ses tons, impossible! impossible! l'imagination y échouerait même.

Mais j'aperçois flamboyer, sur cet immense rempart, cette oeuvre cyclopéenne dont l'étendue, l'altitude, trompent mes sens; j'aperçois flamboyer un incendie. C'est une forêt en feu. La fumée roule en larges spirales; à travers ses nuages épais scintillent des flammèches; les arbres se rompent, ils chancellent, roulent à terre, des troncs embrasés s'échappent des tisons ardents; vous semble-t-il pas entendre le bruit de leur chute?

La conflagration brille au loin, elle nous poursuit, dévore tout sur son passage;… mais enfin ses horreurs s'éteignent, se perdent dans de profondes et fraîches vallées, aux verts ombrages toujours riants, ou l'on aimerait se promener, à rêver, si le fracas affreux qui se fait sous les pas ne rappelait bientôt que toutes ces scènes, vallons, incendie, manoir, parc, troupeaux, ne sont que des fictions, des mirages décevants.

Notre vue s'est heurtée tout à coup aux lourdes assises du Château de Roche, qui mesurent trois cents pieds de haut et se réfléchissent à plus de soixante dans le miroir du lac, château tout hérissé de colonnes brisées, de décombres énormes, dont les arêtes saillantes, les gouffres informes, insondables, produits par l'accumulation des blocs tombés des caps voisins, donnent le frisson, le vertige, quand on plonge les regards à ses pieds.

Silencieusement, avec une éblouissante rapidité, le canot qui porte Meneh-Ouiakon et Jacot Godailleur a filé devant ce féerique panorama que l'ex-dragon voit se dérouler sous ses yeux avec un mélange d'étonnement et d'effroi, mais auquel l'Indienne ne prête pas la moindre attention.

Elle pagaie, pagaie de toute sa vigueur. Son bras fatigue la rame sans se lasser.

Parfois elle tourne la tête, une seconde ses noires prunelles vers l'ouest on apparaît un canot monté par un seul homme, et murmure:

—C'est Judas. Je l'avais deviné à la pointe Kiouinâ; je le reconnais maintenant. Il ne me reste qu'un moyen de lui échapper, c'est en me réfugiant sous la Portaille.

CHAPITRE XIV

LA FUITE ET LES MERVEILLES DU LAC SUPÉRIEUR, (suite)

La Portaille, disent les aventuriers français du Nord-Ouest, dans leur langage si imagé, si vivement énergique; le Portail, écrirait un puriste; Cave Rock, traduisent les Anglo-Saxons, dénaturant, comme ils l'ont fait partout en Amérique, le nom primitif, et affaiblissant, dans leur pauvre traduction, l'idée attachée à la chose par les premiers découvreurs; la Portaille occupe une place prééminente entre les colossales singularités des Rochers-Peints.

C'est une sorte de tour quadrangulaire, qui se projette dans le lac Supérieur, avec des pans coupés à pic et dont la base est percée, sur trois faces, par trois ouvertures immenses assez semblables au portique d'un temple. Ce remarquable rocher, d'une élévation qui dépasse peut-être cent mètres, offre la même diversité de couleurs que les strates avoisinantes; mais la corniche semble avoir blanchie par le temps et l'action des éléments, ce qui ajoute encore à l'étrangeté de son aspect. D'énormes fragments, détachés de la crête sans doute par les mêmes agents, gisent alentour.

On dirait vraiment que le tout est une oeuvre d'art dont des géants ont été les constructeurs.

—Mais, mam'selle, sans vous offenser, nous allons nous perdre s'écria Jacot Godailleur, en voyant que Meneh-Ouiakon dirigeait le canot vers l'arche occidentale de la Portaille.

—Que mon frère se rassure, la fille des sachems connaît ce passage.

—Se rassurer, se rassurer, que je me rassure; c'est bien aisé à dire, murmura l'ex-dragon. Mais mille millions de carabines, ça ne doit pas être agréable de naviguer là-dessous, avec une montagne sur la tête et plus de cent pieds d'eau sous la semelle de ses bottes. Encore de l'eau qui est claire, claire qu'on se verrait au fond si on y était.

Tout haut il ajouta:

—Pour l'amour de Dieu où du diable, car je ne sais pas au juste quelle est votre religion, n'allons pas dans ce trou.

Meneh-Ouiakon avait tourné la tête; le canot qui la poursuivait approchait de plus en plus. Une portée de flèche à peine le séparait.

La grande taille de Judas, lieutenant du Mangeux-d'Hommes, se distinguait parfaitement au milieu de l'embarcation.

L'Indienne redoubla d'efforts pour s'enfoncer promptement dans la caverne.

—Par la vertueuse Shilagh, femme du bienheureux saint Patrice, patron de mon pays natal! tu as beau faire, négresse rouge, je te rattraperai, cria Judas d'une voix perçante, dont les échos du rivage répétèrent dix fois les accents.

—Qui est-ce qui parle? qui est-ce qui parle, mam'selle? demanda l'ex-cavalier de 1re classe en faisant un mouvement pour regarder du côté d'où venait le son.

Le canot vacilla et menaça de chavirer; sa course fut retardée de quelques secondes.

—Tiens-toi tranquille, mon frère, dit Meneh-Ouiakon avec une teinte d'impatience.

—Non, non, répétait Judas, tu ne m'échapperas pas, et je te donnerai des leçons d'amour, moi, par Jésus-Christ!

—Tiens, fit Jacot, qui, s'étant soulevé doucement sur ses coudes, avait fini par apercevoir l'autre embarcation, quoiqu'il n'en pût être vu, parce que l'Indienne le masquait, tiens, c'est ce grand escogriffe, ce gibier de guillotine, qui….

Un coup de fusil l'interrompit.

La balle frappa et troua la proue du canot, mais heureusement sans atteindre nos fugitifs.

—Oh! je ne voulais pas te tuer, la belle; seulement te casser le bras pour t'arrêter, vociféra Judas, en rechargeant son fusil.

—Le bandit des bandits! maugréait Jacot entre ses dents. Ah! si j'avais seulement une bonne carabine du 7e dragons.

—Silence! dit froidement Meneh-Ouiakon, que la détonation de l'arme à feu n'avait pas fait sourciller. Ils entraient sous la voûte!

—Silence? pourquoi? demanda Godailleur.

—Nous sommes dans le séjour de Matchi-Monedo; interdit de parler, et ceux qui n'obéissent pas à ses ordres, il les écrase, répondit la jeune fille; car, bien qu'initiée depuis son enfance à la religion catholique, elle ne pouvait encore, comme la plupart des Peaux-Rouges convertis, se défendre d'un certain penchant aux superstitions qui caractérisent si fortement les races sauvages.

Suivant la tradition indienne, la Portaille est habitée par Matchi-Monedo, le Mauvais-Esprit. On lui doit, on lui fait des présents (monedo-oun). Mais il ne permet pas de causer dans son empire, sans quoi il vous tue…………………………………………. très-tendre et très-friable, qui cède, tombe en fragment parfois considérables, à la moindre pression.

L'éclat de la voix suffit même à la faire choir, d'où l'idée naïve que le Mauvais-Esprit punit de mort ceux qui ne savent pas retenir leur langue dans son palais.

Jacot Godailleur, ne connaissant point Matchi-Monedo ignorait ses injonctions. Peut-être que s'il eût connu l'un il eût méprisé les autres; peut-être aussi y eût-il déféré avec autant de soumission qu'un Indien, car, tout civilisé que nous soyons, tout éclairés que nous nous estimions nous n'avons pas encore renoncé à certains préjugés, certaines chimères sucées avec le lait, et qui font, en maintes circonstances, des plus fameux de nos héros, comme les Napoleon Ier, les Wellington, les Pierre le Grand, des enfants pusillanimes et inavouables.

Dans un sac de peau de vison, qu'elle portait pendu au cou, Meneh-Ouiakon prit quelques grains de maïs, de riz sauvage, avec les becs et les griffes des pigeons abattus l'avant-veille, et les jeta dans l'eau.

Puis, ayant quitté sa pagaie, qui fut déposé, doucement au fond du canot, elle le fit avancer sous l'arche, en se servant de ses deux mains comme de deux nageoires aux deux côtés de l'embarcation.

Malgré la faiblesse apparente de ce moyen, l'esquif sillait vivement les ondes diaphanes, et sans plus de bruit que s'il eût été conduit par la baguette d'un enchanteur.

Pour n'être pas positivement un poltron, l'ex-cavalier de 1re classe ne se sentait pas à l'aise dans cette caverne, aux murailles fantastiques, armées, comme une herse, de pointes longues, lourdes, aussi affilées que des aiguilles, où de masses colossales de toutes formes, et dont quelques-unes ne paraissaient soutenues que par un fil.

Il frémissait la pensée que la chute d'un seul de ces mille pendentifs, que les lueurs du jour, faiblissant à mesure qu'ils avançaient, éclairaient de teintes lugubres, les submergerait à tout jamais, dans un abîme dont la transparence extraordinaire du lac, sous la voûte, rendait l'horreur plus grande encore.

Lui, qui eût affronté en souriant la mort sur un champ de bataille, il en concevait là une épouvante qui glaçait son sang et baignait ses membres d'une sueur froide.

Le silence de la tombe régnait dans ces lieux, que les anciens eussent assurément pris pour la porte de leur Ténare: il en doublait l'effroi.

Tout à coup retentit le ruissellement de deux avirons battant l'eau avec violence.

—Ah! je te tiens enfin! braille le lieutenant du Mangeux-d'Hommes.

Et dans la caverne s'élance, comme un loup sur sa proie, le canot que dirige Judas.

—Oui, je te tiens répète-t-il avec les accents d'une joie frénétique; je te tiens, et, par la vertueuse Shilagh, femme du bien…

A ces cris, la Portaille s'était emplie de sons formidables comme la répercussion de cent pièces d'artillerie.

Tant de voix, tant de vibrations partaient, se heurtaient, se fracassaient dans les cavités de l'antre, que l'oreille en était assourdie, la tête brisée.

Un instant, l'ex-dragon crut que son cerveau, martelant son crâne comme une enclume, allait le faire éclater.

Mais, alors que Judas proférait son juron favori, un grondement sourd, mat, succède à ces meurtrières clameurs. L'eau jaillit avec force et couvre d'une pluie battante le canot de Meneh-Ouiakon, qui se trouve précipitamment chassé hors de la Portaille, par l'entrée orientale.

—Matchi-Monedo est descendu de son toit, et il m'a délivrée de mon ennemi, dit l'Indienne, en considérant avec émotion cette prodigieuse quantité de rochers tombés de la voûte de la caverne, et qui interdit maintenant le passage entre les deux orifices latéraux.

—Mille millions de carabines! j'ai cru que je n'en reviendrais pas, sauf votre respect, mam'selle, ajouta Jacot Godailleur en respirant à pleins poumons.

—Mon frère n'avait rien à redouter. Meneh-Ouiakon avait fait au Mauvais-Esprit le pugedinegay'win [45] nécessaire, et il l'a protégée.

[Note 45: Proprement, sacrifice.]

—Le? demanda Jacot, en ouvrant de grands yeux.

—Elle avait fait les présents nécessaires.

—Ah! j'y suis. Et, comme ça, vous croyez, mam'selle, sans vous offenser, que votre Mauvais-Esprit est venu tout exprès pour envoyer ad patres cet efflanqué d'assassin, homicide, parricide…

—Matchi-Monedo ne nuit pas à ceux qui lui sont fidèles.

—Alors, sauf votre respect, c'est un bon et pas mauvais esprit.

—Mon frère est trop subtil pour moi, dit l'Indienne, en se remettant à pagayer.

—Trop subtil, trop subtil! murmura l'ex-cavalier; il n'y a pas de subtilité là-dedans: ou il est mauvais, ou il est bon? de deux choses l'une. S'il est bon, pourquoi l'appeler mauvais? s'il est mauvais, pourquoi nous a-t-il tirés des griffes de ce vaurien? Je ne connais que ça, moi. Ah! si le mar'chef était ici, il m'aurait bien vite expliqué ce mystère, comme disait monsieur notre curé. Mais, à propos, qu'est-ce qu'il avait à nous poursuivre ainsi, le Judas bien nommé? Eh! mam'selle?

—Que veut mon frère?

—Maintenant que nous pouvons causer, voulez-vous avoir la bonté, sans vous manquer de respect, de me permettre de vous poser une toute petite question?

—Mes oreilles sont ouvertes. Parle.

—Vous ne vous fâcherez pas?

—J'écoute, dit tranquillement Meneh-Ouiakon.

—Je voudrais simplement savoir d'où vient que ce brigand courait après vous.

L'Indienne rougit quelque peu; mais aussitôt elle repartit:

—J'ai dit à mon frère que j'allais au Sault-Sainte-Marie chercher du secours pour son chef, qui est prisonnier du Mangeux-d'Hommes.

—Ah! bien, je comprends. Mais vous restiez donc avec eux, les Apôtres, sans vous manquer de respect? continua Jacot avec un air curieux.

Meneh-Ouiakon répliqua d'un ton froid

—Mon frère veut trop savoir; il ne saura rien.

Après ces mots, elle retomba dans un mutisme complet, d'où elle ne sortit qu'à leur arrivée dans la baie de la Chapelle.

La nuit approchait.

—Mon frère, dit Meneh-Ouiakon, il faut descendre du canot dans le lac.

—Volontiers, mam'selle, mais dans quel but?

—Parce que l'eau n'est pas assez profonde.

—Oui, oui, je conçois, dit-il en se levant et tournant entre ses doigts sa coiffure qu'il avait ôtée de dessus sa tête.

Sa mine était si embarrassée que l'Indienne lui demanda:

—Mon frère désire-t-il quelque chose?

—Ah! si vous y consentiez!

—Délie ta langue.

—Souffrez, sauf votre respect, mam'selle, en la couvant du regard, que je vous porte sur mes épaules jusqu'au rivage.

Meneh-Ouiakon se mit à rire.

—Non frère est fou, répliqua-t-elle.

Et, sautant dans le lac avec légèreté, tandis que Godailleur en sortait assez lourdement, elle s'attela au canot et le traîna jusqu'à la berge, dans une petite anse, au pied même de la Chapelle.

La chapelle, ou le Doric Rock, ainsi que l'ont rebaptisée les Anglais [46], est le vestibule des Rochers-Peints. La structure de ce roc étrange, son nom l'annonce.

[Note 46: J'ai déjà montré, dans mes précédents ouvrages, combien cette déplorable manie d'altérer les noms propres, déployée par la race anglo-saxonne, remplit de confusion la géographie de l'Amérique Septentrionale. Deux nouveaux exemples, pris sur les lieux mêmes dont je parle, achèveront d'en illustrer le ridicule. Sur diverses cartes, le Gros-Cap, situé, comme l'on sait, à l'entrée du lac Supérieur, est désigné sous le nom de Crow-Cape, parce que les voyageurs anglais, ignorant le français, ont prix gros pour crow, qui signifie corbeau. Ailleurs, sur le lac Huron, ils ont fait, d'un passage appelé les Chenaux, The Snows (les neiges)! J'en pourrais malheureusement citer bien d'autres!]

Trois marches de grès naturelles, peu régulières, conduisent au temple, qui s'élève à trente pieds environ la surface du lac. Ce temple représente un arceau élevé d'une quarantaine de pieds, dont la voûte, d'un mètre d'épaisseur, est supportée aux quatre angles par quatre piliers, qui ont six à huit pieds de diamètre. Elle est excessivement intéressante, mesure une longueur quinze mètres environ, et donne naissance et vie à plusieurs cèdres fort gros et dont l'un atteint douze pieds circonférence.

Il est saisissant au possible l'effet produit par ce monarque des forêts, qui, de loin, figure le clocher de la Chapelle.

Quel pays, quelles scènes, quels spectacles grandioses!

Le brave Godailleur s'imaginait faire un rêve, car toutes ces merveilles il ne les avait pas soupçonnées, en effectuant sur la Mouette le trajet du Sault-Sainte-Marie à la pointe Kiouinâ.

La tempête l'avait empêché de les voir.

Aussi restait-il là, devant la Chapelle, les bras ballants, les prunelles hors de leurs orbites et les pieds encore dans l'eau oubliant, en son extase, de prêter aide à Meneh-Ouiakon.

Les forces de la vaillante Indienne étaient considérablement épuisées. Cependant, aussitôt à terre, elle ramassa du bois, alluma du feu avec deux branches de cèdre sec frottées l'une contre l'autre, et fit cuire le reste de sa provision de pigeons, qu'elle partagea avec son compagnon.

Ils se couchèrent ensuite, elle sur la grève, roulée dans sa peau de veau, Jacot Godailleur derrière la Chapelle, à cent pas de la jeune fille, sous un massif de saules qui le masquait entièrement.

Inutile de dire qu'un sommeil pesant vint bientôt clore leurs paupières.

La nuit avait envahi le lac Supérieur. Mais le ciel était azuré, constellé de pierreries, et la lune ne tarda pas à monter à l'horizon. L'immense mer intérieure apparut alors comme une cuve d'argent en fusion où miroitaient mille lueurs tremblotantes.

Les bruits autour de la Chapelle étaient légers, harmonieux; c'était la brise qui frémissait dans le feuillage des sapinières, le frou-frou d'une chauve-souris passant et repassant sous la voûte, et, à de rares intervalles, le sautillement de quelque poisson blanc hors de l'onde moirée.

Tout à coup un son cadencé, quoique faible, trouble cette nocturne musique: ou plutôt il la change, lui prête des notes nouvelles.

Le sommeil des dormeurs n'en est pas interrompu.

Le son prend de la consistance, il augmente, il domine le concert.

Puis un canot débouche dans la baie, avance, touche légèrement au rivage.

Les premiers bruits autour de la Chapelle ont repris leur empire.

Ce n'est plus que la brise qui frémit dans le feuillage des sapinières, le frou-frou d'une chauve-souris passant et repassant dans les airs, et, à de rares intervalles, le sautillement de quelque poisson blanc hors de l'onde moirée.

Cinq minutes s'écoulent.

Le sommeil des dormeurs n'est pas interrompu.

Meneh-Ouiakon fait un beau rêve. Elle soupire, ses bras s'entr'ouvrent comme pour serrer une image chérie. Sur ses lèvres glissent des paroles d'amour.

Mais un cri d'effroi lui échappe maintenant. Elle se dresse, jette autour d'elle des regards effarés.

Comme dans un étau, une main rude l'a saisie par le poignet; un homme est devant elle.

C'est Judas, le lieutenant du Mangeux-d'Hommes

—Asseyons-nous et causons, la belle, dit-il d'un ton sec et pénétrant comme la lame d'un poignard.

Meneh-Ouiakon recouvre sur-le-champ son sang-froid.

—Mon frère est lâche comme le carcajou, dit-elle.

—Possible. Mais asseyons-nous, car je suis fatigué et tu m'as fait faire une course qui aurait dégoûté moins amoureux que moi.

En disant ces mots, il la force à s'asseoir à côté de lui.

—Tu sais, continua-t-il sans lui lâcher le bras, que ce n'est point par affection pour Jésus que je t'ai enlevée de Fond-du-Lac, après ta première fuite, pour te ramener à la Pointe. J'avais mes vues; oui, par la vertueuse Shilagh, femme du bienheureux saint Patrice!

—Je connais ta perfidie.

—Très-bien, alors nous nous entendrons.

—La tribu des Nadoessis saura me venger.

—En attendant, tu es en mon pouvoir, et je, vais profiter de mes droits; car je t'aime et j'ai décidé que tu serais à moi. Allons, soit raisonnable et livre-toi de bon gré.

—Fils de chienne s'écria Meneh-Ouiakon en le souffletant avec celle de ses mains qui était libre.

—Oh! tes injures ne me touchent guère, Judas.

—Tu es si vil!

—Tes coups sont caresses pour moi, ma charmante, et tes paroles, même les plus mauvaises, douces comme miel. Va, cesse de te débattre. Rends-toi plutôt à mes désirs, et je ferai ton bonheur! Vois! la sainte Vierge me tient en sa garde. Sans elle, tout à l'heure, j'aurais et écrasé, anéanti sous cette montagne de pierres qui s'est écroulée entre mon canot et le tien. Viens donc avec moi, délicieuse fille du désert. Je te donnerai autant de ouampums et de jupes de toutes les couleurs que tu en pourras souhaiter. Jamais la chair d'animal ou de poisson ne manquera dans notre wigwam, et je te jure par la vertueuse Shilagh, femme du bienheureux saint Patrice, que toutes les squaws autour des Grands-Lacs envieront ton sort.

Judas avait mis dans l'accentuation de ces paroles une douceur mélangée de passion qui ne lui était pas habituelle. Il fallait qu'il fût bien sérieusement ému pour sortir ainsi de son flegme ordinaire.

Ce n'était plus le même homme; au contact de la jeune fille son sang s'échauffait, sa tête prenait feu, son coeur battait à rompre sa poitrine. Il continua d'un ton agité:

—Si tu comprenais ce que j'ai souffert alors que j'entendais Jésus te parler d'amour! Je l'aurais tué cet homme!… oui, je l'aurais tué! mais j'espérais qu'un jour tu me remarquerais, que tes yeux s'abaisseraient sur moi, qui vivais seul, sans maîtresse, absorbé dans l'amour que tu m'avais inspiré.

—Et c'est parce que tu m'aimes que tu me traites ainsi? dit ironiquement Meneh-Ouiakon.

—Oui, c'est parce que je t'aime que j'ai couru après toi, dès que je me suis aperçu de ta fuite.

—L'amour de mon frère est comme l'amour de l'épervier pour la perdrix; il dévore celle qui en est l'objet.

—Veux-tu te donner à moi? dit-il en cherchant l'embrasser.

—On ne donne, répliqua Meneh-Ouiakon en le repoussant, que ce que l'on possède. Je ne suis pas libre.

—Et si je te lâche, reprit-il d'une voix palpitante, m'accorderas-tu un baiser?

—L'esclave ne peut rien promettre.

—Tiens fit-il en desserrant son étreinte, sois libre; mais je t'en prie, je t'en conjure….

—Et je suis libre! interrompt Meneh-Ouiakon, se précipitant d'un bond au bas des marches qui conduisaient à son canot, qu'elle poussa au large et où elle monta, tandis que Judas s'écriait:

—Imbécile! ma sottise me la fait perdre une seconde fois. Mais elle n'ira pas loin; non, par la vertueuse femme du bienheureux saint Patrice!

Et il courut à son embarcation que, pour surprendre plus sûrement sa victime, il avait laissé à une demi-portée de fusil de la Chapelle.

CHAPITRE XV

LES GRANDS SABLES

Le jour allait bientôt poindre; une traînée lumineuse à l'est l'indiquait.

Meneh-Ouiakon fit appel à toute sa vigueur pour profiter des dernières ombres de la nuit, et chercher dans quelque grotte de la côte un coin où son farouche amant perdrait sa trace.

Mais, avec le retour de l'aurore, le temps avait changé; d'épais nuages d'un gris de plomb ne tardèrent pas à voiler le firmament; le vent du nord-ouest se leva, sifflant avec violence et neutralisant les efforts que faisait la jeune fine pour refouler les vagues blanchissantes qui déjà montaient, hurlaient autour de son embarcation.

Afin de résister à tant de puissantes colères combinées pour sa perte, il fallait un courage héroïque, une force surhumaine; Meneh-Ouiakon possédait le premier, l'instinct de la conservation lui prêta la seconde.

Accroupie dans son canot, elle pagaya pendant deux heures sans regarder une seule fois derrière elle, pour ne pas perdre une seconde dans cette lutte avec les éléments déchaînés.

Mais elle savait bien que son ennemi la poursuivait; et, par intuition, elle devinait qu'il marchait plus vite qu'elle.

Un cri de joie qui, subitement, comme un éclat de la foudre, domina les rugissements de la tempête, confirma ses funestes appréhensions.

Meneh-Ouiakon alors tourne à demi la tête.

Le canot de Judas n'est plus éloigné du sien que d'une vingtaine de brasses.

Que faire?

L'Indienne promène autour d'elle un regard rapide.

De plus en plus furieux, le lac enfle ses flots. Dans cinq minutes il sera impossible à une fragile embarcation d'écorce de le tenir.

Mais sur la droite, à peu de distance, se montre le rivage, dominé par une haute montagne jaune comme le safran.

Cette montagne, Meneh-Ouiakon la connaît; les Nadoessis la nomment
Nega-Wadju, c'est-à-dire la Montagne de Sable, ou les
Grands-Sables, suivant l'appellation qui lui a été donnée par les
Canadiens-Français.

Le parti de l'Indienne est aussitôt pris.

Elle tourne son canot vers cette falaise. L'abordage offre des difficultés, du danger, car les lames, après s'être brisées avec fracas à la grève, reviennent, se replient comme d'énormes serpents sur elles-mêmes, et menacent de mettre en pièces tout ce qui tenterait de leur faire obstacle.

Mais Meneh-Ouiakon, bercée depuis son jeune âge sur le lac Supérieur, en sait affronter les furies.

Elle donne deux vigoureux coups de pagaie, se porte à la crête d'une vague haute comme une colline, y maintient adroitement son esquif, arrive à dix pas de la berge, et au moment où la vague qui l'a amenée va se retirer, elle abandonne son canot pour sauter dans l'eau, et s'accroche, avec l'énergie du désespoir, à une roche erratique, empâtée dans le sable du rivage.

Les flots s'éloignent, laissant pour un moment le batture à sec.

Meneh-Ouiakon se hâte de saisir ce court intervalle et franchit les premiers gradins de la montagne.

Là elle est en sûreté; elle s'arrête pour reprendre haleine. Sa vue tombe sur le lac qu'elle vient de quitter.

Judas s'épuise à imiter son exemple; il n'y peut parvenir. Si parfois il s'approche à quelques toises du bord, un paquet d'eau reflue brusquement sur son embarcation et la repousse au loin.

—Ah! crie-t-il, en grinçant des dents comme une bête fauve, si je n'avais perdu ma carabine sous la Portaille, morte ou vive, je t'aurais bientôt, maudite Peau-Rouge! Mais, patience, je te rejoindrai. Tu ne perdras rien pour attendre!

Après avoir respiré et remercié Dieu dans son coeur, Meneh-Ouiakon se remit en marche.

La montagne n'était pas facile à gravir, surtout alors qu'un ouragan terrible bouleversait ses flancs.

Notre héroïne enfonçait dans le sable jusqu'à mi-jambe, et des tourbillons de gravier l'obligeaient, à tout moment, à se courber en deux pour n'être pas aveuglée.

En atteignant le faite, ce dernier inconvénient, au lieu de diminuer, augmenta encore.

Meneh-Ouiakon aurait pu s'adosser à quelques-uns des monticules coniques dont est parsemé le sommet de cette montagne arénacée, et attendre que la tourmente fût calmée, pour continuer sa route.

Mais attendre ce calme, n'était-ce pas aussi attendre l'ennemi?

Entre deux rafales, l'Indienne examina le lieu où elle se trouvait.

Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on n'apercevait que du sable.

Cependant, à un mille à l'ouest apparaissait, comme une verte oasis dans le désert, un bouquet de pins.

Quoique cette direction fût contraire à celle que Meneh-Ouiakon devait suivre pour se rendre au Sault-Sainte-Marie, la jeune fille se détermina à la suivre, dans l'espoir de trouver quelque chose à manger dans ce petit bois, car elle se sentait très-faible.

Si la route n'était pas longue, elle était fort pénible; Meneh-Ouiakon la fit à grand'peine.

Arrivée dans le bois, elle découvrit qu'il se prolongeait à l'est et entourait une charmante pièce d'eau, nommée par les Indiens Negawadju-Sagaagun, ou lac de la Montagne-de-Sable.

Ce lac abonde en coquillages de différentes espèces.

Meneh-Ouiakon en mangea plusieurs avec délices, et, s'étant rafraîchie, elle songea à prendre une heure on deux de repos.

Pour satisfaire ce besoin sans s'exposer à retomber entre les mains de son persécuteur, elle se blottit dans un buisson touffu et s'abandonna au sommeil.

Quand elle s'éveilla, l'ouragan s'était dissipé; mais on entendait toujours les beuglements du lac Supérieur, se ruant, avec une rage insensée, aux parois de son vaste bassin.

Meneh-Ouiakon, du regard, interrogea le soleil. Il était sur son déclin.

La jeune fille fit une provision de coquillages, les serra dans un coin de sa jupe noué à la ceinture, et partit, en s'avançant vers l'orient.

Elle cheminait depuis une demi-heure environ, sous le couvert du bois, quand son pied trébucha dans un trou, et elle tomba sur les mains. En se relevant, elle remarqua que le trou qui l'avait fait choir était d'une grande profondeur, et que le sol à l'entour portait les traces d'un affaissement général.

Un coup d'oeil et une seconde de réflexion suffirent à l'Indienne pour lui apprendre que ces traces étaient celles d'une cache [47] effondrée.

[Note 47: Voir les Nez-Percés.]

L'effondrement pouvait avoir été produit par les pluies, et la cache pouvait n'être pas vide.

Meneh-Ouiakon eut bien vite enlevé quelques mottes de gazon, et agrandi l'ouverture de façon à y passer son corps.

Elle entra ainsi dans une sorte de caveau, battu comme l'aire d'une grange et tout enduit de glaise, qui le rendait imperméable, mais dont une partie de la voûte était enfoncée.

A l'intérieur, il y avait un taureau de pemmican [48], quelques fusils, des couteaux mines et deux barillets renfermant, l'un du rhum, l'autre du whisky.

[Note 48: Voir la Tête-Plate.]

Enchantée de sa trouvaille, l'Indienne s'arma de deux couteaux, d'un fusil, puis elle chargea sur ses deux épaules l'énorme boudin de pemmican…

Désormais, elle n'aurait plus à redouter les tourments de la faim; désormais elle serait en état de se défendre si elle était attaquée.

Meneh-Ouiakon reprit sa marche, d'un pas plus alerte, après avoir rebouché la cache aussi bien que possible. Mais un bruit étrange l'arrêta bientôt.

C'était comme un chant nasillard, qui allait des notes les plus basses aux notes les plus aigues, s'éteignait parfois et reprenait tout à coup avec une vivacité voisine de l'emportement.

Depuis longtemps, Meneh-Ouiakon avait quitté le bois. Elle suivait alors une piste à travers des broussailles et des arbustes nains.

Voulant savoir ce que signifiait ce chant, elle se coula entre les buissons, et, après avoir fait ainsi une cinquantaine de pas, elle arriva levant une hutte toute grande ouverte, dans laquelle flambait un feu pétillant.

Autour du feu un vieil Indien misérablement vêtu de quelques oripeaux, dansait et gesticulait en chantant. La nuit était tombée, mais grâce à la flamme qui rayonnait du foyer, on voyait parfaitement l'intérieur de la hutte.

Quelle fut la surprise de Meneh-Ouiakon en y apercevant Jacot
Godailleur, attaché à un pieu et la consternation peinte sur les traits!

Cachée dans un épais hallier, la Nadoessis ne pouvait être aperçue. Elle jugea prudent d'attendre que l'Indien eût fini son chant pour se présenter et tâcher d'arracher le pauvre dragon à sa déplorable situation.

Le vieillard disait, en langue chippiouaise:

«Les visages-pâles, les chiens de visages-pâles ont égorgé mon père, mes frères et mes fils; ils ont violé ma femme et mes filles; leurs victimes crient depuis vingt hivers vengeance à mes oreilles, mais j'ai fait un captif, un captif blanc, mais je le brûlerai, mon captif, mon captif blanc, pour apaiser leurs manes et en l'honneur de Nanibojou.»

«Car Nanibojou a fait la terre [49].»

[Note 49: Nanibojou, appelé aussi Manabojou, est considéré comme le créateur du monde par plusieurs tribus indiennes.]

Ces paroles, il les répétait sur tous les tons imaginables, en se démenant dans sa cabane comme un épileptique.

Las enfin de vociférer et de se désarticuler les membres, il prit un calumet, le bourra de tabac, et s'asseyant sur les talons, en face de Jacot, plus mort que vif, il se mit à fumer.

Meneh-Ouiakon alors se leva et entra résolument dans le wigwam.

A sa vue, Godailleur fit un mouvement de joie. Mais elle lui adressa un signe pour qu'il se contint.

Quoique l'arrivée de la jeune squaw n'eût point échappé à l'Indien, il ne bougea pas, n'ouvrit pas la bouche.

—Je suis la fille des sachems nadoessis, dit Meneh-Ouiakon.

—Je le sais, répondit le vieillard.

—Mon père est il un jossakeed [50]?

[Note 50: Sorcier; on les nomme aussi maakudayouickooùyga. Avis aux amateurs de mots composés!]

—Oui.

—Alors, mon père n'ignore pas le motif qui m'amène.

—Non, répondit le rusé sorcier, qui avait surpris le geste d'intelligence échange entre son prisonnier et la jeune squaw.

—Je connais le captif de mon père. Son coeur est grand. Il a obligé la fille des sachems nadoessis.

—- La fille des sachems nadoessis aime un visage-pâle répliqua l'Indien avec mépris.

Cette insinuation fit profondément rougir Meneh-Ouiakon.

—Mon père se trompe, dit-elle, après un moment un silence, je n'aime pas ce Visage-Pâle.

—Quel intérêt alors t'a poussée ici? Si ce n'est pas l'amour, c'est la haine, n'est-ce pas? En ce cas, ma fille tu seras satisfaite. Je vais brûler le captif blanc.

A ces mots, il se redressa, tourna pendant une minute sur les talons et reprit en cabriolant autour du brasier, dans lequel il venait de jeter un fagot de sapinette.

«Les visages-pâles, les chiens de visages-pâles ont égorgé mon père, mes frères et mes filles; ils ont violé ma femme et mes filles; leurs victimes crient, depuis vingt hivers, vengeance à mes oreilles, mais j'ai fait un captif, un captif blanc, mais je vais le brûler, mon captif, mon captif blanc, pour apaiser leurs manes et en l'honneur de Nanibojou.»

«Car Nanibojou a fait la terre.»

En terminant, il saisit un tison embrasée et l'approcha de Jacot
Godailleur, qui poussa des cris de détresse.

—Mon père, dit Meneh-Ouiakon arrêtant le bras du vieillard, mon père voudrait-il, avant de commencer, se réchauffer avec de l'eau-de-feu?

—De l'eau-de-feu! Tu en as, ma fille! donne, donne vite, répondit vivement l'Indien, qui laissa tomber le charbon à ses pieds.

—Si mon père veut m'accompagner?

—Ma fille, je crois que ta langue est fourchue, dit-il en jetant à
Meneh-Ouiakon un regard empreint de défiance.

Que mon père vienne, et ses yeux verront, et son estomac se réjouira.

—Ton intention est de m'enlever mon prisonnier.

—J'ai dit que je savais où il y a de l'eau-de-feu.

Le visage du jossakeed exprima encore une brûlante convoitise.

—Nous irons la chercher après le sacrifice.

—Mais elle est dans une cache ouverte, et on la pourrait voler pendant ce temps.

—Tu as raison. Est-ce loin?

—A la distance de deux jets de flèche.

—Je conduirai mon prisonnier avec moi. Mais n'essaie pas de me tromper, car je vois dans ton coeur.

—Mon père n'y peut voir le désir de lui faire mal. Par hasard, j'ai découvert la cache qui renferme l'eau-de-feu, et je suis heureuse de communiquer la bonne nouvelle à un puissant jossakeed chippiouais.

Cette adroite flatterie caressa la vanité du vieillard; détacha l'ex-dragon du pieu auquel il était assujetti, et le poussa devant lui, en le tenant par le bout de la corde qui lui serrait les poignets.

L'infortuné Jacot ne comprenait rien à cette scène. Cependant il se sentait tout aise de s'éloigner du feu qui, pour lui, dégageait déjà de mortelles émanations de chair brûlée.

Allumant une torche de résine, Meneh-Ouiakon sortit négligemment la première de la cabane, et ouvrit la marche.

Au bout de quelques minutes, ils étaient à la cachette.

L'Indien lia son prisonnier à un arbre, puis il dit à la jeune file:

—Descends, et va me chercher l'eau-de-feu. Meneh-Ouiakon obéit avec un empressement qui dissipa en partie les soupçons du jongleur.

Elle rapporta les deux barils.

L'Indien en déboucha un, l'approcha de ses lèvres; mais une idée traversant son cerveau, il dit à la jeune squaw:

—Goûte. Meneh-Ouiakon but une gorgée et rendit le baril au sorcier, qui en appuya la bonde sur sa bouche. Il l'y tint longtemps collée, faisant entendre un bruyant glou-glou, s'arrêta pour respirer, se remit à boire, s'assit à terre, en roulant des yeux ravis de Meneh-Ouiakon à son prisonnier, posa un instant le barillet à côté de lui, le reprit encore, pour en pomper le liquide à grands traits, et après un quart d'heure de ce manège, dont les deux spectateurs suivaient avec anxiété les diverses péripéties, il repoussa le vase à demi vide, en tendant ses bras décharnés vers la Nadoessis, et en balbutiant:

—Tu es belle comme une Fleur des prairies… et bonne… comme cette eau-de-feu… Ce soir tu partageras ma peau de buffle… quand nous aurons brûlé mon prisonnier en l'honneur de Nanibojou….

Ensuite il essaya de chanter:

Les Visages-Pâles, les chiens de Visages-Pâles ont égorgé…»

Mais il n'en put articuler davantage. Vaincu par l'énorme quantité d'alcool qu'il avait absorbée, son corps roula inerte sur le gazon.

Aussitôt, d'un coup de couteau, Meneh-Ouiakon trancha les liens de
Godailleur.

—Vite, en route, mon frère! dit-elle.

—Ah! s'écria le dragon, avant de partir, sauf votre respect, mam'selle, je vous demanderai la permission de siroter une larme de ce nectar, que le malotru a renversé é terre, sans égard pour l'excellence de la chose.

En parlant, il ramassa le baril et lui fit, sur-le-champ, une copieuse saignée.

—Bon! fameux! divin! du vrai rhum de la Jamaïque! exclamait-il en reprenant haleine; et penser que voilà plus d'un mois que mon palais était en deuil de pareille ambroisie Allons, encore un coup, un dernier, sans vous offenser, mam'selle, et je vous suis.

Ayant sablé une nouvelle rasade, il ajouta

—Mais n'y aurait-il pas moyen d'emporter ce gentil petit tonneau avec nous? Je m'en chargerais avec bien du plaisir.

—Non, que mon frère se dépêche! répondit impatiemment Meneh-Ouiakon.

Ils s'éloignèrent alors de la cache, revinrent à la hutte du sorcier, où la jeune fille prit de la poudre et du plomb pour son fusil qu'elle confia à l'ex-cavalier de 1re classe, et ils repartirent.

En chemin Jacot raconta à la Nadoessis que, ne l'ayant pas trouvée quand il s'était réveillé derrière la Chapelle, il l'avait appelée et cherchée partout.

Comme il continuait ses perquisitions, un Indien jeté sur lui à l'improviste, l'avait garrotté et traîné à ce wigwam on elle l'avait rencontré et arraché à une mort certaine.

Ce dont Jacot Godailleur, ex-dragon de 1re classe au 7e régiment de dragons, un propre régiment, sans vous offenser, mam'selle, vous aura une reconnaissance éternelle! ajouta-t-il avec emphase, pour couronner son récit.

Huit jours après, les deux voyageurs arrivaient, sains et saufs, au village du Sault-Sainte-Marie et descendaient chez le père Rondeau.

CHAPITRE XVI

UNE EXPÉDITION DES APOTRES

ADRIEN DUBREUIL A SON AMI ERNEST LENORMAND.

Fond-du-Lac, août, 1838.

A la vue du nom du lieu d'où je t'écris, tu ouvres tes yeux tout grands; prends donc, une carte de l'Amérique septentrionale, mon bon ami, et, un peu au-dessous de l'angle occidental formé par le 47° de latitude et le 92° de longitude, tu apercevras, sans lunettes, je l'espère, un nom fort peu connu maintenant des populations civilisées, mais auquel je ne crains pas de prédire une notoriété considérable, d'ici un siècle ou deux, rien que cela, si quelque folle comète ne s'avise, dans ses nocturnes ébats, de donner un coup de queue à notre globe sublunaire, ce que je ne lui souhaite pas, de mon vivant au moins!

Quelle phrase! as-tu eu chaud pour la lire? je sue comme dans une étuve. Le papier d'emballage sur lequel je t'écris t'en dira long. Si tu savais quelle peine j'ai eue à me le procurer! D'encre ici il n'est point question. Un peu de suie détrempée avec de l'eau en fait l'office. Quant à ma plume, c'est un piquant de porc-épic que j'ai, tant bien que mal, aiguisé sur un caillou, car on ne me permet pas d'avoir de couteau. Tu t'étonnes! Ah! réserve tes surprises, mon cher; je vais t'en apprendre bien d'autres. Mais procédons par ordre.

Tu te souviens avec quelle joie je reçus la mission d'aller explorer les mines du lac Supérieur. Pour moi qui aimais passionnément l'Amérique pour ses institutions libérales, pour les splendeurs dont Chateaubriand nous avait conté que son immense territoire était écrasé, et peut-être aussi parce qu'il est de tradition dans ma famille que mes ancêtres contribuèrent largement à la découverte et à la colonisation du Nouveau-Monde; pour moi la place que j'obtenais était le comble de voeux souvent caressés quoique dissimulés avec soin, car je craignais d'affliger ma bonne mère.

Ce mot d'Amérique, tu sais, la faisait tressaillir, fondre en larmes. Était-ce au souvenir de mon frère aîné, parti depuis tant d'années, sans que l'on eût jamais su ce qu'il était devenu? Mais qui prouve qu'il soit allé sur cet hémisphère?

Juge s'il m'en coûta beaucoup de déclarer cette tendre mère que j'avais trouvé un emploi en Amérique et que je devais la quitter pour quelques années.

Cependant elle se montra plus forte, plus résignée que je ne l'aurais cru.

«Mon pauvre enfant, me dit-elle, ton départ me crève le coeur. Je n'ai plus que toi ici-bas… mais je t'aime assez pour sacrifier ma tendresse à ton bonheur si tu penses réussir là-bas. Une destinée fatale semble vous y conduire tous. La plupart de tes aïeux ont votre nom et sont morts de l'autre côté de l'Atlantique; ton père a péri dans le golfe Saint-Laurent avec le navire qu'il commandait, et ton frère…

Elle se mit à sangloter.

«Ah ton frère aîné, mon bel Adolphe, poursuivit-elle à travers ses sanglots, ah! si tu le rencontres, dis-lui que je lui pardonne, que son père lui avait pardonné avant son dernier voyage, dans lequel, hélas! il a succombé, dis-lui de revenir, que je l'en prie, que mes bras lui sont ouverts, que je voudrais le voir une fois encore avant de rendre mon âme à Dieu!

Et je m'embarquai en compagnie de ce brave Jacot, mon ancien brosseur, qui s'est attaché à moi comme hampe au drapeau, pour me servir de son expression.

Un voyage à travers l'océan n'a rien de très-divertissant, n'en parlons pas.

Nous voici à New-York, une ville dont le site est merveilleusement beau et qui me semble destinée à conquérir le beau titre de capitale du monde commercial Nulle part je n'ai vu un port plus vaste, plus commode, nulle part un emplacement aussi bien disposé pour être l'emporium, comme on dit ici, du trafic de l'univers. Et cet emplacement n'est pas seulement avantageux aux gens du négoce, mais pour un artiste, pour un ami des charmes de la nature, il n'en est guère, à mon avis, de plus attrayant.

La ville, qui n'a que 200,000 âmes maintenant, en comptera peut-être un million dans vingt ans [51], et, avant la fin du siècle sera la cité la plus populeuse de notre planète. Pour le moment elle est très-mouvementée, très-affairée, très-enfiévrée, pas du tout agréable pour un Français. De monuments publics, il y a peu ou point; de lieux de divertissements, je n'en ai pas entrevu l'ombre. Chacun s'occupe, chacun songe to make business. Les seules distractions sont la bar ou le café (méchante traduction d'une méchante chose); on s'y enivre. Le soir, l'ivresse n'est pas déplacée. En plein soleil c'est une infamie. Ainsi sont les gens, un peu partout d'ailleurs: ils répugnent à se montrer sans un masque ou un voile sur la figure.

[Note 51: C'est le chiffre actuel.]

Élevons, mon cher, un autel à l'hypocrisie, ou plutôt quittons New-York et suis-moi dans l'intérieur des terres.

Là je remarque une activité prodigieuse, un esprit d'entreprise inouï. On travaille avec une ardeur, dans une multiplicité de genres, dont un Européen n'a pas idée. En cinq ans, d'une forêt vierge, on a fait un village florissant, avec son église, sa maison commune, ses champs, ses promenades et jusqu'à ses parterres ornés de fleurs; J'oublie de mentionner l'imprimerie et le journal, car, dans ce pays, dès qu'un groupe de cent individus s'est réuni, il lui faut sa presse et sa gazette. Admirant ce concert si harmonieux et si fécond pour la civilisation, je me suis pris à formuler un axiome: Plus grande est la somme de liberté donnée aux hommes, moins grands sont les moyens d'en abuser [52].

[Note 52: Voir l'Espion-Noir, par H.-E. Chevalier et F. Pharaon.]

Pardonne-moi ce grain de vaniteuse philosophie.

Je passe à Niagara, simplement pour constater que M. de Chateaubriand nous a débité, sur cette prodigieuse cataracte des bourdes dignes de la mythologie antique. Je ris encore comme un fou, en songeant à l'histoire de son sapajou se suspendant aux lianes de la chute (où il n'y a point de lianes) et repêchant dans le tourbillonnement des eaux des carcasses d'orignaux. Or le sapajou est un mythe dans l'Amérique septentrionale, et existât-il, que l'orignal est un quadrupède aussi gros qu'un boeuf.

Tiens, laissons cela, traversons le lac Huron, remontons la rivière
Sainte-Marie et embarque-toi avec moi sur le lac Supérieur.

Ici, bien cher, commence mon odyssée. Tu n'en croirais pas tes oreilles, si j'étais là, près de toi, pour te la narrer (tu le vois, j'adopte déjà le style épique); mais tâche de ne pas douter du témoignage de tes yeux.

Note d'abord que nous quittons les établissements civilisés pour entrer dans le désert, où police, gendarmerie, ni le moindre garde champêtre n'est plus possible.

Je suis sur un petit vaisseau appelé la Mouette, ayant pour société mon intrépide Godailleur, qui jure, jour et nuit, contre le mal de mer, d'eau, devrais-je dire, quoiqu'il n'en boive qu'à son corps défendant, et cinq ou six Yankees, joueurs de cartes infatigables, les plus drôles d'originaux que j'aie jamais coudoyés sous la calotte des cieux.

Notre bâtiment a pour destination Kiouinâ, but de mon voyage. Nous arrivons sans encombre en vue de la presqu'île. Je me couche dans l'espérance de débarquer le lendemain et de faire connaissance avec ces valeureux Peaux-Rouges dont j'ai entendu réciter de si éclatantes prouesses.

Ami, donne-moi toute ton attention.

«C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit,» je suis éveillé en sursaut. Des coups de fusil retentissent sur le pont du navire. Un bandit d'opéra-comique tombe dans l'entrepont. Je crois rêver, je me frotte les yeux. Mais, bon Dieu, je ne rêvais pas. Cet homme était vêtu de rouge des pieds à la tête et beau comme Apollon. On le nomme le Mangeux-d'Hommes! Quelle désignation! Il commande douze bandits, qu'il appelle ses Apôtres, et lui-même s'intitule—le monstre!—Jésus.

Je n'invente rien. Les Douze-Apôtres existent, par malheur. Et pour repaire ils ont choisi les îles du lac Supérieur qui portent ce nom. Je ne plaisante pas, tout ceci est de l'histoire, de l'histoire contemporaine. Notre équipage fut tué, massacré. Je m'attendais à partager le sort commun, quand il plut au capitaine de me réserver pour… devine?… lui servir d'ingénieur.

Oui, mon cher, me voici ingénieur en chef d'une troupe de brigands comme il ne s'en voit plus guère que dans les Apennins ou la forêt Noire. Mais ce n'est pas à leur creuser des souterrains qu'ils me destinent, du tout, du tout. Les écumeurs du lac Supérieur habitent, au grand soleil, un poste qu'ils ont enlevé à une compagnie américaine de pelleteries. Plus habiles et plus grands dans leurs projets que nos voleurs européens, ils convoitent la possession et l'exploitation des terrains cuprifères de la pointe Kiouinâ, ou je devais faire mes opérations, et ils veulent que je dirige leurs travaux.

Singulière destinée que la mienne, n'est-il pas vrai? Poursuivons mon récit. Je restai donc seul vivant de tous ceux qui s'étaient embarqués sur la Mouette, à moins que mon pauvre Jacot n'ait échappé une seconde fois à la cruauté des Apôtres, car, jeté à l'eau par le Mangeux-d'Hommes, il avait réussi à rentrer inaperçu dans le bateau et s'était caché sous mon lit; mais, durant la nuit, il a disparu et je crains fort que, découvert pendant que je dormais on ne l'ait impitoyablement égorgé. C'était le plus fidèle, le meilleur des serviteurs. Je ne puis penser à lui sans pleurer. Ne dis rien, cependant, je te prie, de tout cela à ma mère. Elle en mourrait.

Quant à moi, on me conduit à la factorerie, occupée maintenant par ces misérables, qui vivent avec un grand nombre d'Indiennes, aussi cruelles, aussi débauchées qu'eux, quoique chacun ait une favorite, qui commande aux autres concubines et se fait orgueilleusement appeler madame ou mistress.

Là, les Apôtres firent une orgie à laquelle je dus assister. Après le festin, et en buvant des alcools, ils se mirent à chanter, les uns en français, les autres en anglais, chacun ici parle et comprend ces deux idiomes, fort corrompus du reste, comme bien tu peux l'imaginer.

L'un des ivrognes se prend à entonner une sale diatribe contre notre patrie. J'aurais dû en rire. Mais je suis vif, la tête près du bonnet; je me laisse emporter, il me lance un vase à la tête et je roule sans connaissance sous la table.

Quand je repris mes sens, j'étais dans une caverne éclairée par une lampe.

Près de moi, attentive, se tenait une jeune Indienne: d'une beauté rare. Elle s'exprimait assez facilement dans notre langue, et m'apprit que dans ma chute je m'étais luxé la jambe. De plus, j'avais à la tête une blessure qui avait déterminé un accès de fièvre cérébrale. Cette jeune Indienne, cette noble fille me soignait; elle me soigna au péril de ses jours, car ainsi que moi elle était captive, la bien-aimée du Mangeux-d'Hommes, j'ose à peine l'avouer, et cependant je suis sûr, j'ai l'intime conviction qu'elle n'est pas, n'a jamais été sa maîtresse. Meneh-Ouiakon, maîtresse d'un vil assassin! elle si pure, si douce, si digne, la fille d'un sachem nadoessis, oh non, cela n'est pas possible, je le nie, je le déclarerais à la face de la terre!… Pourtant… Ah! bannissons ces réflexions mauvaises, qui souillent la plus estimable des créatures! Tu le vois, cher, j'aime Meneh-Ouiakon. Elle m'a sauvé la vie; en ce moment même, peut-être est-elle exposée à mille dangers pour moi. Ah! que le ciel me permette de la revoir, de contempler encore ses traits adorés, de lui prouver mon amour.

Pendant plus d'un mois, elle vint chaque nuit panser ma plaie et me consoler. Elle avait, je ne sais comment, gagné une vieille Indienne, ma geôlière.

Une fois elle me dit:

Ami, il faut te tirer d'ici. Je te rendrai la liberté, je l'ai résolu.
Je pars pour te chercher du secours.

Et, malgré mes supplications, malgré les périls, elle s'est échappée du fort, a entrepris un voyage de plusieurs centaines de lieues… Me sera-t-il donné de la retrouver?

Je me rétablis, je sortis de ma prison et pus vaguer dans l'enceinte palissadée de l'ancien fort. Souvent je rencontrais le Mangeux-d'Hommes, il paraissait triste, soucieux; et souvent aussi son regard s'arrêtait sur moi avec une expression indéfinissable qui me forçait à baisser les yeux. Cet homme est bien extraordinaire. Il exerce sur tout ce qui l'entoure une fascination que je ne puis concevoir et qui me gagne moi-même, malgré l'horreur qu'il m'inspire.

Son lieutenant a quitté la troupe. Je crains qu'il ne soit à la poursuite de Meneh-Ouiakon. Mais impossible de m'en assurer. Les secrets de la bande sont gardés avec une fidélité religieuse et ses règlements très-sévères observés avec une stricte ponctualité.

Je commençais à trouver lourde ma captivité, quand, il y a environ un mois, je vis les Apôtres faire de grands préparatifs. On m'annonça qu'on se disposait à une expédition, et que j'en ferais partie. Je prévis bien tout de suite de quelle nature serait cette expédition, et les barbaries qu'elle entraînerait. Il me répugnait grandement d'en être encore le témoin. Par malheur, je n'étais pas le maître.

Nous partîmes en canot et remontâmes vers l'ouest.

Le désir de m'évader s'empara d'abord de moi. Mais j'étais surveillé de près, et je savais que toute tentative d'évasion serait, sans miséricorde, punie de mort, si elle avortait. Où aller, du reste, au milieu de ce désert sans limite? Que devenir? Périr de faim, ou être scalpé par les Indiens, ou dévoré par les bêtes fauves.

Le lendemain de notre embarquement, je renonçai cette idée et résolus d'utiliser le voyage, quel qu'il fût au bénéfice de mon instruction.

A partir de ce moment, chaque fois que nous abordâmes, soit pour fumer une pipe [53], soit pour camper, j'étudiai la faune et la flore du pays.

[Note 53: Dans le langage des bateliers nord-ouestiers, cette locution exprime l'heure consacrée, chaque jour, vers le midi, pour se reposer à terre.]

Un soir, sur le bord d'une grande rivière qu'on appelle la Rivière-Brûlée, si j'en ai gardé la mémoire, je découvris une hutte abandonnée, puis une petite croix de bois, et au pied une fosse à demi couverte de mousse.

Dans la fosse gisait le cadavre d'un homme.

—C'est Cadieux; c'est ce pauvre Cadieux! cria l'Apôtre qui m'escortait.

—Qu'est-ce que Cadieux? demandai-je.

Il me regarda avec plus d'étonnement que si je lui eusse demandé:
«Qu'est-ce qu'un canot?»

—Je renouvelai ma question.

Alors, il me conta que Cadieux avait été un célèbre interprète canadien-français, connu dans toutes les parties du Far-West comme voyageur, guerrier et poète; qu'il s'était attiré la haine d'une tribu sauvage l'hiver précédent, et qu'on supposait qu'il avait été massacré, par elle.

Nous examinâmes le corps, qui n'était pas encore entré en décomposition. Il ne portait la trace d'aucune blessure récente, quoiqu'il fût criblé de vieilles cicatrices. Mais la maigreur du visage et des membres indiquait une mort terriblement douloureuse. Le malheureux, traqué par ses ennemis, sans doute, qui l'entouraient sans le voir, car d'énormes rochers masquaient sa retraite, le malheureux, privé de son canot, avait succombé aux atteintes de la faim et peut-être aussi de ce mal terrible que les Canadiens-Français appellent la folie des bois [54]. Se voyant mourir, il avait creusé sa tombe et s'y était étendu.

[Note 54: Voir les Pieds-Noirs (Tom Slocomb).]

Quoi qu'il en soit, ses mains croisées contre sa poitrine reposaient sur une large feuille d'écorce de cèdre.

Cette feuille je n'aurais point voulu la toucher, mais mon Apôtre l'enleva, et je lui sais gré cette fois de sa brutalité, car elle m'a permis de conserver le dernier chant du trappeur-poète.

Sur l'écorce étaient gravées, en caractères grossiers, ces lignes si touchantes et si éloquentes dans leur simplicité primitive, que, comme les miennes, j'en suis certain, tes paupières se mouilleront en les lisant:

  Petit rocher de la Haute-Montagne,
  Je viens finir ici cette campagne!
  Ah! doux échos, entendez mes soupirs,
  En languissant je vais bientôt mourir.

  Petits oiseaux, vos douces harmonies,
  Quand vous chantez, rattachent à la vie:
  Ah! si j'avais des ailes comme vous,
  Je s'rais heureux avant qu'il fût deux jours!

  Seul en ces bois, que j'ai eu de soucis!
  Pensant toujours à mes si chers amis,
  Je demandais: Hélas! sont-ils noyés?
  Les Iroquois les auraient-ils tués?

  Un de ces jours que, m'étant éloigné,
  En revenant je vis une fumée,
  Je me suis dit: Ah! mon Dieu qu'est-ce ceci?
  Les Iroquois m'ont-ils pris mon logis?

  Je me suis mis un peu à l'ambassade,
  Afin de voir si c'était embuscade;
  Alors je vis trois visages François
  M'ont mis le coeur d'une trop grande joie.

  Mes genoux plient, ma faible voix s'arrête,
  Je tombe… Hélas! à partir ils s'apprêtent:
  Je reste seul.. Pas un qui me console,
  Quand la mort vient par un si grand désole!

  Un loup hurlant vient près de ma cabane,
  Voir si mon feu n'avait plus de boucane;
  Je lui ai dit: Retire-toi d'ici,
  Car, par ma foi, je percerai ton habit.

  Un noir corbeau, volant à l'aventure,
  Vient, se percher tout près de ma toiture;
  Je lui ai dit: Mangeur de chair humaine,
  Va-t'en chercher autre viande que la mienne.

  Va-t'en là-bas, dans ces bois et marais,
  Tu trouveras plusieurs corps iroquois:
  Tu trouveras des chairs, aussi des os;
  Va-t'en plus loin, laisse-moi en repos.

  Rossignolet, va dire à ma maîtresse,
  A mes enfants qu'un adieu je leur laisse,
  Que j'ai gardé mon amour et ma foi,
  Et désormais faut renoncer à moi!

  C'est donc ici que le monde m'abandonne,
  Mais j'ai recours en vous, Sauveur des hommes!
  Très-Sainte Vierge, ah! ne m'abandonnez pas,
  Permettez-moi d'mourir entre vos bras!

N'est-ce pas, ami, qu'il n'est guère d'élégie plus pathétique, plus saisissante, même parmi les plus correctement écrites?

Pauvre! pauvre Cadieux [55]!

[Note 55: Historique.]

Nous lui rendîmes les derniers devoirs, et je retournai, tout attristé, au camp.

L'émotion que j'ai éprouvée en copiant, d'après l'écorce originale, ce mélancolique adieu d'un bon et brave homme, m'empêche de continuer. C'est enfant, mais j'ai envie de pleurer.

Permets, ami, que j'ajourne la suite de mon récit.

Affectueusement à toi,

ADRIEN DUBREUIL.

CHAPITRE XVII

LES APOTRES ET LES INDIENS

DU MÊME AU MÊME.

Fond-du-Lac, fin septembre 1838.

J'ai enfin retrouvé, mon cher Ernest, un moment favorable et les objets indispensables pour t'écrire, car on me garde toujours à vue, et je crois, je ne sais trop pourquoi, cependant, que le capitaine des Apôtres verrait avec le plus vif déplaisir que j'entretinsse une correspondance avec quelqu'un, surtout en France. Puisses-tu avoir reçu ma lettre du mois d'août Sans cela, tu ne comprendras guère celle-ci. Je l'ai furtivement remise à un Indien qui, pour quelque menue monnaie, s'est chargé de la faire passer au Sault-Sainte-Marie, où la poste doit alors en prendre soin. Mais à combien d'éventualités peut être soumis un chétif chiffon de papier durant ce voyage de près de deux cents lieues! c'est, au reste, le seul moyen de faire circuler les missives. Et l'on assure que ceux qui acceptent cette commission, trappeurs blancs ou trappeurs rouges, s'en acquittent avec une fidélité qui ferait honneur à nos facteurs européens. C'est un trait de moeurs que j'aime signaler en passant.

J'avais, s'il m'en souvient bien, interrompu mon histoire à l'inhumation de Cadieux.

Nous étions alors à vingt milles de Fond-du-Lac.

Quand je rentrai au camp, je remarquai qu'il s'était grossi d'une quantité considérable d'hommes, appartenant à la plupart des nations du globe. Les blancs et les métis portaient le costume de voyageurs nord-ouestiers, c'est-à-dire méchant chapeau d'écorce de cèdre ou de paille de riz sauvage, tout pavoisé de rubans aux vives nuances. Une chemise grossière leur couvrait les épaules. Elle était en laine, coton, on toile; des fanfreluches ornaient le devant. Une ceinture écarlate, bleue verte, un pantalon, dont des bottes en cuir de boeuf ou des mocassins recouvrent le bas, complètent l'ajustement, bigarré, chez plusieurs, de verroteries et de dessins en piquants de porc-épic.

Pour armes, les voyageurs avaient, en général, une longue carabine à la main et une hache, un couteau, parfois un ou deux pistolets passés dans la ceinture.

Leur teint était bronzé, leur face osseuse, leur front bas, souvent déprimé, leur mine audacieuse. Des cheveux raides, hérissés, des barbes incultes ajoutaient encore à la dureté de leurs traits.

Au cou de plusieurs pendait un scapulaire ou quelque amulette indienne.

Quant aux Peaux-Rouges, leur vêtement se recommandait par une simplicité vraiment adamique: c'était, en tout et partout, l'auzeum, sorte de ceinture en écorce qui ceignait les reins et descendait à mi cuisses. Ce qui ne les empêchait pas d'être supérieurement hideux; car ils avaient une touffe de cheveux empanachée, dressée sur la tête, le visage couturé de balafres et peint des couleurs les plus étranges que tu te puisses imaginer, et la peau semblable à du vieux parchemin, quand elle n'était pas, elle aussi, bariolée de peintures bizarres.

Des casse-têtes, des tomahawks, espèce de pipe qui sert en même temps de hachette, des fusils, des couteaux des sabres et jusqu'à des baïonnettes annonçaient leurs intentions belliqueuses.

Tout cela avait piqué ses tentes près des nôtres,—tentes en peaux de bison,—et passa la nuit à boire et à chanter, car le Mangeux-d'Hommes avait fait donner d'abondantes rations de whiskey, ou sirop d'avoine, comme les Canadiens-Français ont baptisé cette détestable liqueur.

De toute la nuit je ne pus fermer l'oeil, si grand fut le vacarme que fit cette bande alcoolisée. Ce fut un train d'enfer. On échangea des coups de couteau et des coups de fusil. Le lendemain, j'appris que quatre hommes avaient été tués, cinq on six blessés. Mais la chose paraissait si naturelle que nul n'en prenait souci. On me montra les meurtriers qui, loin d'être intimidés, portaient la tête plus haut que la veille.

On enterra dans le sable deux des cadavres qui appartenaient aux blancs; sur des échafauds formés de quatre pieux et d'une claie en branchages de cèdre, on plaça les deux autres, roulés, cousus dans leurs robes de buffle, avec quelques provisions et leurs armes aux côtés; puis, nous nous embarquâmes.

Le soir, nous touchâmes à Fond-du-Lac, qui n'est autre que l'extrémité occidentale du lac Supérieur. Je connaissais alors le but et le motif de notre expédition: un Canadien-Français, des nouveaux arrivés, m'en avait informé.

A vingt-quatre milles de Fond-du-Lac, sur la rivière Saint-Louis, qui débouche dans la baie de ce nom, les Américains ont fondé un important établissement pour la traite de la pelleterie. Jésus en était inquiet; car, outre que ce poste avait un personnel de plus de cent employés, on parlait d'y installer quelques troupes régulières, lesquelles n'auraient pas manqué de faire aux Apôtres une guerre acharnée. Il importait donc de s'emparer du fort avant l'arrivée de ces troupes.

Le Mangeux-d'Hommes fit appel à cette tourbe malfaisante qui vit de pillages et de rapines sur les frontières du désert, et assigna un rendez-vous général à la Grande-Rivière Brûlée. Le féroce capitaine était bien connu. Pas un, parmi les brigands du Nord-Ouest, visage pâle ou visage rouge, qui ne désirât servir sous les ordres d'un chef aussi fameux. Ils répondirent en masse à son appel.

Quand nous eûmes atterri, Jésus distribua son monde en quatre détachements.

L'un devait suivre la rive droite de la rivière Saint-Louis, l'autre la rive gauche, un troisième prendre par les bois, et le quatrième, formé par les Apôtres dont je faisais forcément partie, se proposait de remonter la rivière.

Il avait été ordonné que l'attaque serait simultanée, et qu'elle aurait lieu à deux heures du matin.

Au moment convenu, nous débarquions sans bruit, dans une petite île, vis-à-vis de laquelle les étoiles me permirent de voir huit à dix log houses (maisons en troncs d'arbres), dont l'une surmontée du drapeau de l'Union américaine.

Une clôture de piquets enfermait un champ d'une certaine étendue derrière ces maisons. Des tentes de toile, de cuir ou d'écorce étaient disséminées alentour. Une flottille de canots se balançait dans la rivière, au pied de la factorerie.

Cet endroit me sembla charmant, et il l'est en effet; car dans le fond des collines onduleuses, plantées de beaux arbres, l'abritent contre les souffles trop violents, et le terrain jouit d'une fécondité admirable.

Jésus commanda aux Apôtres de se cacher dans une oseraie bordant le rivage. Pour moi, je restai dans un canot sous la garde de deux chefs Indiens qui avaient fait la navigation de la rivière avec nous.

Je contemplais avec une noire mélancolie ce délicieux paysage qui, dans un moment, serait le théâtre des plus exécrables forfaits, et je m'apitoyais profondément sur le sort de ces malheureux, maintenant plongés dans le sommeil et faisant peut-être des rêves de bonheur à l'instant où la mort planait sur eux, quand un hurlement strident, inqualifiable, comme je n'en avais jamais entendu, comme je souhaite n'en entendre plus jamais, vint déchirer mes oreilles.

Et, telle qu'une fourmilière, je vis alors une multitude d'êtres animés se presser sur la berge en face de nous, assaillir le fort et l'investir de toutes parts.

Les cris ne discontinuaient pas. J'en étais étourdi. Bientôt des lumières se montrèrent aux fenêtres de la factorerie; une vive fusillade commença…

Mon sang bouillait dans mes veines; ce spectacle acheva de m'enflammer. Sans trop savoir ce que je faisais, mais avec le désir irrésistible de porter secours aux assiégés, j'enjambai le canot pour me précipiter dans la rivière.

—Mon frère est leste comme un couguar, mais main du Serpent-Jaune est plus leste encore, dit un de mes gardiens en m'arrêtant par le cou.

Je n'essayai pas de lutter: il m'étranglait.

Alors son compagnon et lui me lièrent les mains et les pieds et me couchèrent au fond de l'embarcation. Je n'en fus pas fâché. Dans cette position je ne pouvais plus considérer le drame horrible qui se jouait, tout à l'heure, sous mes yeux.

Cependant, le Mangeux-d'Hommes et ses Apôtres, qui n'avaient pas bougé jusque-là, se mirent en devoir de passer la rivière. Je compris la tactique du capitaine. Ne comptant qu'à demi sur la bonne foi de ses auxiliaires, il avait voulu leur laisser engager l'action avant d'exposer sa propre bande. S'ils l'avaient trompé ou s'ils avaient été repoussés, il pouvait encore se sauver. Mais la victoire se rangeant de son côté, il allait en recueillir les fruits.

Quoique les vociférations augmentassent, les détonations des armes à feu diminuaient sensiblement.

Lorsque le jour se leva, elles avaient tout à fait cessé. On me conduisit à l'autre bord, où je fus délié, mis en liberté.

Des ruisseaux de sang coulaient sur le rivage, jonché de morts et de mourants.

Debout près d'un monceau de corps qu'on lui passait les uns après les autres, le Mangeux-d'Hommes travaillait à prouver qu'il méritait son abominable surnom.

Chaque corps, il le mordait au cou s'il était blanc, lui enfonçait un poignard dans le coeur quand il était rouge.

Son secrétaire, Jean, inscrivait sur un registre le nombre des exécutés. Je crois qu'il en était quatre-vingt-seize blancs, et deux cent soixante-dix rouges!

Permets que je n'achève pas cet odieux tableau; il te soulèverait le coeur!

Pendant les huit jours qui suivirent cette scène de carnage, ce fût un wa-ba-na (débauche) indescriptible. La lecture des saturnales antiques t'en donnerait une faible idée. La factorerie contenait une énorme quantité de liqueurs. Ces liqueurs furent libéralement distribuées aux alliés qui se livrèrent ensuite publiquement à des excès inimaginables.

Après m'avoir fait donner une chambre dans le fort, Jésus m'engagea à ne la point quitter tant que les Indiens seraient ivres, car autrement ma vie courrait des dangers. Mais, par une étroite fenêtre, j'étais témoin de leurs danses et des actes lubriques auxquels elles donnent lieu.

Quoiqu'un grand nombre de squaws se fussent mêlées à eux après la capture de la factorerie, j'ai remarqué qu'ils ne se contentaient pas de ces créatures et leur préféraient souvent certains hommes déguisés en femmes [56].

[Note 56: Longtemps contesté, ce fait est aujourd'hui certifié par le témoignage des voyageurs les plus consciencieux, comme Schoolcraft, Mc Kenney, le prince Maximilien de Wied-Neu Wied etc.]

Les querelles, les rixes, les meurtres étaient journaliers, non-seulement parmi les Peaux-Rouges, mais parmi les Bois-Brûlés ou métis, et, j'ai regret à le confesser, parmi les gens de notre race, qui, du reste, ont en majorité adopté, les usages indiens.

Défense expresse avait été faite aux Apôtres de se mêler au wa-ba-na. Ils passèrent les huit jours d'orgie à se partager le butin, composé de pelleteries, poudre, plomb, spiritueux, instruments de chasse et de pêche, étoffes, quincaillerie, et à le charger sur un schooner qui était à l'ancre dans le port de la factorerie lorsqu'ils s'en rendirent maîtres.

Les sauvages et les alliés blancs reçurent une faible part de ce butin; puis ils s'éloignèrent après avoir épuisé les rations d'eau-de-feu que Jésus avait octroyées à chacun d'eux.

Quelques-uns en voulaient davantage. Mais il s'y refusa. Je craignais qu'une révolte ne fût le résultat de son refus et qu'il ne mit en péril sa vie et celle de ses gens; car, me disais-je, que peuvent une douzaine d'individus contre plus de deux cents! J'ignorais encore le prestige exercé par les Apôtres sur les bords du lac Supérieur.

Si les mécontents se retirèrent en murmurant, ils n'osèrent tenter la plus légère démonstration d'hostilité. Depuis leur départ, je jouis ici du repos le plus absolu.

Jésus m'a donné ma liberté sur parole. Mais tous mes mouvements sont surveillés, je le sais. Mon temps s'écoule entre la pêche, la chasse, quelques excursions dans le voisinage et l'étude des moeurs indiennes.

Ces moeurs sont curieuses à plus d'un titre. En veux-tu une esquisse, mon cher Ernest?

L'Indien de l'Amérique septentrionale n'est pas, suivant moi, un être primitif. Il a vu, il a connu une civilisation fort avancée, je le crois, et dont on retrouve une forte trace dans ses traditions, dans ses usages, dans son culte, dans sa langue. Cette civilisation devait se rapprocher de la civilisation asiatique. La proximité de l'Amérique avec la Chine vient à l'appui de mon assertion. Je pense que le détroit de Behring a été formé, dans des âges très-reculés, par une convulsion terrestre, qui aurait divisé en deux vastes portions l'immense empire mongolique. Nos Américains furent policés, ils eurent des villes, le confort des arts et du luxe. Mais l'invasion les repoussa dans les contrées inhabitées, ils oublièrent peu à peu, dans leur lutte pour la pressante faction des besoins matériels, le culte des sciences et des choses belles. De peuple pasteur ou commercial, ils devinrent peuple chasseur, guerrier.

Ne va pas m'objecter qu'alors ils auraient conservé le souvenir de ce qu'ils ont été. La mémoire du passé s'oblitère vite parmi les races qui végètent dans l'isolement. Quel est celui de nos paysans qui a souvenance du gouvernement des druides? Et, sans aller aussi loin, combien peu savent ce que c'est que la glorieuse révolution de 1789, qui leur a donné l'émancipation.

Dans le désert américain, l'oubli de l'éducation première marche d'un tel pas que les blancs, je parle même de ceux qui occupent une position honorable, comme les chefs facteurs des diverses compagnies de pelleteries, ne rougissent pas de mener une existence identiquement semblable à celle des sauvages. L'ivrognerie et la pluralité des femmes sont de mode. La supercherie est estimée habileté, et la vie d'un homme compte moins que rien.

Les Peaux-Rouges qui hantent ces parages sont des Chippiouais ou des Nadoessis. Du jour de leur naissance celui de leur mort, ils sont, dressés à la chasse, c'est-à-dire à la guerre, au mépris de la souffrance et de tout ce qui n'est pas d'une nécessité immédiate.

La seule jouissance dont ils aient une idée exacte, c'est le repos, ou plutôt l'inactivité la plus entière.

«Ah! mon frère, me disait un Nadoessis, tu ne connaîtras jamais comme nous le bonheur de ne penser à rien et de ne rien faire. Après le sommeil, c'est ce qu'il y a de plus délicieux. Voilà comme nous étions avant d'avoir eu le malheur de naître. Qui a mis dans la tête de tes gens ce désir perpétuel d'être mieux nourris, mieux vêtus et de laisser tant et tant de terres et d'argent à leurs enfants? Craignent-ils donc que le soleil et la lune ne se lèvent pas pour eux, que la rosée des nuages cesse de tomber, que les rivières tarissent, quand ils seront partis pour l'Ouest [57]? Comme la fontaine qui sort du rocher, comme les eaux de nos rapides et de nos chutes, ils ne se reposent jamais: dès qu'ils ont récolté un champ, tout de suite ils en labourent un autre; après avoir abattu et brûlé un arbre, ils vont en renverser et brûler un autre; et, comme si le jour du soleil n'était pas assez long, j'en ai vu qui travaillaient au clair de la lune. Qu'est-ce donc que leur vie comparée à la nôtre, puisque le présent n'est rien pour eux! Il arrive, aveugles qu'ils sont! ils le laissent passer. Nous autres, au contraire, ne vivons que de cela, après être revenus de nos guerres et de nos chasses. Semblable à la fumée que le vent dissipe et que l'air absorbe, le passé n'est rien, nous disons nous; quant à l'avenir; il n'est point encore arrivé, peut-être ne le verrons-nous jamais. Jouissons donc aujourd'hui du présent; demain il sera déjà loin.

[Note 57: C'est là que l'Indien place son paradis.]

Tu nous parles de prévoyance, tourment de la vie: eh! ne sais-tu pas que c'est le mauvais génie qui l'a donné aux blancs, pour les punir d'être plus savants que nous? incessamment elle les blesse et les aiguillonne sans pouvoir jamais les guérir, puisqu'elle ne peut jamais prévenir l'arrivée du mal, qui s'attache aux enfants de la terre comme les ronces aux jambes du voyageur.»

Comment trouves-tu cette philosophie, mon cher Ernest? N'a-t-elle pas son côté vrai, séduisant, et n'est-elle pas aussi logique que bon nombre de savantes théories de nos sages civilisés?

Encore un peu, je me sauvagiserais; grâce pour le barbarisme, il est de circonstance.

Quand l'Indien vient au monde, sa mère lui donne un nom, généralement pris dans la nature. Il s'appellera l'Éclat-de-Tonnerre, le Pied-de-Bison, le Grand-Chêne, l'Épervier, le Nuage-qui-File, si c'est un garçon; la Feuille-Verte, la Petite-Corneille, l'Éclair, la Colombe-Agile, si c'est une fille.

Cet enfant, mâle ou femelle, est étendu sur une planche où on l'assujettit par des courroies et où il demeure jusqu'à l'âge de trois on quatre ans. Rarement la mère le change. En route, elle porte le berceau sur son dos, à l'aide d'une bande de cuir ou d'écorce passée devant son front; au repos, elle l'appuie obliquement contre un arbre, une pierre, un canot, on le suspend à une branche.

Dès que l'enfant marche, on lui apprend à se fabriquer un arc, des flèches, ou à manier l'aiguille.

A quinze ans, les garçons se préparent à accompagner leur père à la chasse; A vingt, ils font leur grand jeûne pour aller à la guerre.

Dès qu'ils ont scalpé: un ennemi, il leur est permis de courir l'allumette, c'est-à-dire de se marier. Le jeune homme se rend nuitamment dans la hutte de celle qu'il aime. Au foyer de la cabane, il enflamme un brin de bois, et s'approche de la couche ou repose l'objet de ses amours. Si elle souffle et éteint la flamme, le galant est accepté; si elle laisse flamber le bois, il n'a qu'à se retirer au plus vite, car les huées des autres habitants du wigwam le poursuivront jusque chez lui.

Libre de ses actions tant qu'elle est fille, honorée même, [58] en raison du nombre de ses amants, l'Indienne devient esclave aussitôt après son mariage. Dure, effroyable servitude que la sienne! le maître possède toute autorité, elle aucune. Son fils même la pourra battre sans qu'elle ait droit de se plaindre. C'est une bête de somme, qui travaille sans cesse. Encore le cheval du Peau-Rouge est mieux traité qu'elle! La famille change-t-elle de résidence, son seigneur portera seulement ses armes; elle, il lui faudra porter un, quelquefois deux enfants, les peaux et les pieux pour la tente, la chaudière pour la cuisine, et les hardes de tout le ménage. Au camp, le mari s'accroupira sur le sol et fumera tandis que la misérable squaw dressera le wigwam, ira couper et chercher le bois pour allumer le feu, puisera de l'eau, et préparera les aliments nécessaires au repas de la famille. Enceinte, on n'aura pas plus d'égards pour elle. Prise des douleurs de l'enfantement, elle se retirera dans quelque coin, se délivrera elle-même et retournera aussitôt à ses accablantes occupations.

[Note 58: Voir Poignet-d'Acier ou les Chippiouais.]

Ainsi ou à peu près est traitée la femme orientale.

Mais l'infortunée aura-t-elle une sépulture au moins?

Rarement. Quant au guerrier, ses obsèques se font en grande pompe. Il s'est réservé une place dans le séjour des esprits; mais il en a refusé une à celle qui fut la compagne de sa vie. Qu'irait-elle y faire, d'ailleurs? Le paradis des Peaux-Rouges est un lieu où l'on ne fait que chasser et se battre. Il ressemble en cela à celui des héros scandinaves; mais la charmante Walkyrie qui doit verser l'hydromel aux braves n'y figure nulle part. Elle n'y a pas de rôle, car, avant l'arrivée des Européens, l'Amérique ignorait les avantages d'une civilisation qui lui a apporté les boissons fermentées et la petite-vérole!

Tu supposes probablement que le veuvage est pour les squaws une condition très-enviable. Ah! bien oui! Le bourreau n'abandonne pas ainsi sa victime. Ici, le mort prend le vif. Il y a quelques jours, je remarquai une squaw déguenillée et portant soigneusement dans ses bras une sorte de sac, arrangé comme une poupée. Je demandai ce que c'était; on me répondit que c'était le gage des veuves.

Voici l'explication:

Un Indien vient-il à décéder, sa femme fait avec ses plus beaux vêtements à elle un rouleau qu'elle place dans le sac où son mari serrait les siens. Si elle a quelque bijoux, quelques ornements, elle les fixe à la tête, du sac, et l'enveloppe finalement dans un morceau d'étoffe.

Elle appelle ce paquet son mari (onobaim'eman) et le doit toujours avoir avec elle quand elle sort En marchant, elle le tient entre ses bras, dans sa loge, près d'elle. Cela dure un an et plus, car la veuve ne peut déposer son gage que quand une personne de la famille du défunt, trouvant qu'elle l'a suffisamment pleuré, lui en donne la permission!

Que te semble, mon cher Ernest, de cette coutume?

Il est vrai que le frère du mort peut, à son gré, éviter à la veuve les ennuis du gage en épousant celle-ci le jour même du décès, et qu'elle est forcée de l'accepter!

Un volume ne suffirait pas pour consigner les observations que j'ai faites sur ces peuplades, mais le papier me manque, comprends-tu? Avant que je puisse t'écrire de nouveau, il faudra que je me procure cet article indispensable, presque aussi rare ici que le merle blanc chez nous.

Le Mangeux-d'Hommes est toujours le même avec moi. Il me parle peu et me regarde souvent quand il croit que je ne fais pas attention à lui. Parfois il m'aborde, de l'air d'un homme qui a quelque chose à me demander. J'attends qu'il ouvre la bouche, et, tout à coup, il tourne les talons. Au surplus, je n'ai pas—en tant que captif—à me plaindre de ses procédés ou de ceux de ses gens à mon égard. On me surveille, mais on me traite bien, comme un prisonnier de distinction. En somme, je ne serais pas trop malheureux, si j'avais des nouvelles de ma mère et de la femme qu'après elle j'aime le plus au monde. Mais, hélas! je n'ai plus entendu parler de Meneh-Ouiakon depuis son évasion. Et Judas, le lieutenant de Jésus, n'est pas revenu! Tout cela me cause de cruels tourments….

Je suis au bout de ma dernière feuille de papier gris. Il me reste juste la place nécessaire pour te dire que, je crois que nous passerons l'hiver à la factorerie et que l'expédition de Kiouinâ semble remise. J'en suis désolé, car l'espoir que, je trouverais l'occasion de fuir l'exécrable société à laquelle je suis condamné.

Embrasse bien vivement ma bonne mère pour moi.

Ton tout dévoué,

ADRIEN DUBREUIL.

P. S. J'y pense. Tu pourrais m'envoyer une lettre l'adresse suivante:
Monsieur RONDEAU Au Sault-Sainte-Marie, Amérique du Nord.
Peut-être me parviendrait-elle.

CHAPITRE XVIII

LA LOI DE LYNCH

Quelque temps après que Dubreuil eut expédié cette lettre, secrètement remise, comme la première, à un coureur des Bois qui la devait jeter ou faire jeter à la poste du Sault-Sainte-Marie, et un soir que l'ingénieur se promenait derrière la factorerie, dans l'enclos renfermant le cimetière des Blancs et celui des Indiens, Jésus vint à sa rencontre.

—Tu aimes, dit-il de sa voix mélodieuse, les charmes de la nature?

—Près d'un champ mortuaire je ne saurais les admirer, répondit sèchement l'ingénieur.

—Pourquoi? C'est le champ du repos, du seul et unique repos! murmura le Mangeux-d'Hommes avec douceur. Moi aussi j'aime à rêver ici, devant ces tombes qui parlent si éloquemment dans leur profond silence, alors que l'oreille est réjouie par le concert de la grive, de l'oiseau jaune, de l'oiseau bleu, de ce robin à la gorge écarlate, du whip-poor-whip [59] dont le chant étrange ouvre carrière aux méditations de l'homme réfléchi.

[Note 59: Espèce de tiercelet dont le cri a quelque chose d'humain.
C'est surtout le soir et la nuit qu'il se fait entendre.]

Ces paroles singulières dans la bouche d'un être comme le Mangeux-d'Hommes furent prononcées d'un ton si simple que Dubreuil jeta sur son interlocuteur un regard tout surpris.

Mais aussitôt celui-ci changea de gamme:

—On t'appelle?… dit-il impérativement.

—Adrien.

—Je sais, je sais, fit Jésus avec impatience. Mais, ton nom de famille, tu en as un?

—Sans doute.

—Quel est-il?

—Que vous importe de le savoir?

Le Mangeux-d'Hommes fronça les sourcils. Dubreuil craignit qu'il ne se livrât à une de ces fureurs aveugles auxquelles il était sujet quand un de ses hommes n'obéissait pas avec la rapidité désirée. Mais le signe de mauvaise humeur disparut aussitôt, et Jésus reprit avec, négligence en quittant Dubreuil:

—En rien, que m'importe!

A partir de ce moment, il n'adressa plus la parole à l'ingénieur.

Ce dernier avait fini par s'habituer à sa nouvelle existence, ou plutôt il la supportait moins difficilement. Pour tromper les longues heures de la journée, il formait des collections d'insectes et de plantes sur des feuilles d'écorce de cèdre, car il ne pouvait se procurer de papier, et il faisait de fréquentes visites aux familles indiennes établies dans le voisinage.

Une partie des Apôtres étaient retournés au fort la Pointe avec le butin fait à la factorerie de Fond-du-Lac. Le reste habitait cette factorerie, qui paraissait être devenue, depuis le commencement d'octobre, un centre de recrutement.

Chaque jour il y arrivait des trappeurs blancs qui subissaient une sorte d'examen et d'inspection de la part du Mangeux-d'Hommes, puis étaient renvoyés ou admis, et incorpores,—après avoir entendu la lecture d'un règlement spécial et y avoir jure fidélité,—dans une compagnie, sous les ordres d'un Apôtre.

Il devait y avoir dix compagnies composées de vingt hommes chacune. Pour y pouvoir entrer il fallait n'être ni Indien, ni métis, ni negro, posséder la taille, la force d'un hercule, ne pas redouter le meurtre on la potence, et savoir se soumettre à tous les ordres du chef suprême, le Mangeux-d'Hommes.

Évidemment, il se préparait une grande expédition.

Dubreuil pensa qu'elle serait de longue durée, car, chaque jour, les brigands allaient à la pêche et à la chasse et faisaient boucaner quantité de chairs de poissons, bisons et daims, dont ils convertissaient aussi une partie en taureaux de pemmican.

L'hiver, le rigoureux hiver arriva. Notre ingénieur dut renoncer à ses promenades, à ses excursions au dehors. Il y avait cinq pieds de neige autour de la factorerie, et le thermomètre descendait souvent à trente-cinq degrés au-dessous de zéro.

Les gens du fort, Jésus en tête, n'en allaient pas moins traquer le bison et les bêtes fauves. Dubreuil passa alors plus d'une journée seul, sans livres, sans moyens d'écrire, trouvant l'inactivité mortelle, et attisant, dans la solitude, l'ardent amour que Meneh-Ouiakon avait allumé en son coeur.

Ses ennuis, ses souffrances, je les tairai; mais qui de mes lecteurs ne les devinera pas? Qui ne devinera les tortures de ce bon jeune homme, bien élevé, aimant, enterré dans un cercueil de glace, à plus de deux mille lieues de son pays natal, au milieu du désert, et réduit à recevoir sa subsistance d'une horde d'assassins.

Les plus mauvais jours s'en vont comme les bons.

L'hiver tirait à sa fin, et le froid ne sévissait plus avec autant de rigueur, lorsqu'un matin Dubreuil fut éveillé par un hourvari dans l'enceinte du tort.

C'étaient des aboiements de chiens, des cris d'hommes, des claquements de fouets.

Sortant de dessus le paquet de robes de buffles qui lui servait de lit, Adrien courut à sa fenêtre, garnie avec des carreaux de parchemin, en guise de vitres.

Il l'ouvrit.

La cour de la factorerie était pleine de monde et d'animaux. On attelait des chiens à des traîneaux [60], dont les Apôtres avaient fabriqué en grand nombre durant les derniers mois. Les chiens récalcitrants, cruellement fustigés, hurlaient à fendre les oreilles; et les hommes, en costume d'hiver, tuque rouge, couverte de molleton pantalon de même étoffe, mocassins en cuir de caribou, juraient, tempêtaient à l'envi.

[Note 60: Voir Poignet-d'Acier.]

Il y avait là les préparatifs d'un départ. Dubreuil se hâta de finir sa toilette. Ce ne fut pas long.

Comme il achevait, on vint le prévenir d'avoir à se disposer à se mettre en route.

L'ingénieur jeta sur ses épaules un pardessus en peau d'ours, que le
Mangeux-d'Hommes lui avait donné, et descendit dans la cour.

Jésus commanda à Dubreuil de monter dans l'un de ces véhicules, traîné par cinq chiens-loups aussi blancs que la neige, et donna le signal du départ.

Les fouets firent aussitôt sonner l'air. Défilant lestement sous la porte de la factorerie, laissée à la garde d'un Apôtre, avec une vingtaine de recrues, les traîneaux, dirigés par le Mangeux-d'Hommes, s'élancèrent sur la croûte de glace qui pontait la rivière de Saint-Louis, et la longèrent, aux chants de ces coureurs des bois, qui n'entreprennent jamais un voyage sans entonner quelques couplets de leur propre facture.

L'un disait:

    Tous les printemps,
    Tant de nouvelles,
    Tous les amants
    Changent de maîtresses.
    Le bon vin m'endort,
    L'amour me réveille.

    Tous les amants
    Changent de maîtresses.
    Qu'ils changent qui voudront
    Pour moi, je garde la mienne.
    Le bon vin m'endort,
    L'amour me réveille.

Un autre reprenait:

    Dans mon chemin j'ai rencontré
    Trois cavaliers bien montés.
    Lon lon, laridon daine,
    Lon lon, laridon dai.

    Trois cavaliers bien montés,
    L'un à cheval et l'autre à pied.
    Lon lon laridon daine,
    Lon lon laridon dai.

Un Anglais sentimental ajoutait:

In the region of lakes, where the blue waters sleep,
   Our beautiful fabric was built;
Light cedar supported its weight on the deep
   And its sides with the sun-beams were built.

The bright leafy bark of the Betula tree
   A flexible sheathing provides;
And the fir's thready roots drew the parts to agree
   And bound down its high-swelling sides.

Le temps était superbe, quoique l'air fût vif et piquant. Chaudement enveloppé de moelleuses fourrures, c'était une jouissance inexprimable que de voyager, en slé[61], sous ce beau ciel bleu, profond, qui ressemblait à un immense dais d'azur, placé sur une vaste nappe d'argent, dont l'oeil ébloui ne pouvait saisir les franges, égarées à l'horizon.

[Note 61: Terme canadien. Il signifie traîneau, et vient de l'anglais (sleigh).]

Oubliant la compagnie au milieu de laquelle il se trouvait, Dubreuil laissait son coeur se dilater. Il admirait, en artiste, cette longue file de légers traîneaux, revêtus de peintures éclatantes et couverts des pelleteries les plus précieuses, que l'on voyait se dérouler comme les anneaux d'un serpent, à chaque coude de la rivière; il admirait les piquants costumes des conducteurs, glissant agilement sur leurs larges raquettes près des attelages, dont la tête était à demi noyée dans le nuage de vapeurs qui s'échappait de leurs naseaux.

De temps en temps la voix rude d'un Canadien-Français les apostrophait:

—Eh, hie donc!

Puis, c'était un coup de fouet suivi d'un plaintif aboiement, et le cortège fantastique, entraîné par le Mangeux-d'Hommes, toujours habillé de rouge, filait, filait comme l'équipage du prince des Enfers dans quelque vieille légende allemande.

La troupe arriva, de bonne heure, à l'embouchure de la rivière
Saint-Louis dans le lac Supérieur.

On y fit halte, pour laisser reposer les hommes et les bêtes.

Jésus vint trouver Dubreuil, en contemplation devant la plaine de glace qui se déroulait à plusieurs lieues devant lui.

—Tu sais où nous allons? lui dit-il.

—Non.

—Nous allons à Kiouinâ, où j'aurai besoin de tes services, et où je te récompenserai suivant tes mérites. Si tu ambitionnes la fortune, tu seras bientôt satisfait, car les mines sont riches; dans deux jours, elles seront à moi, et par le Christ, mon frère aîné, je suis généreux avec ceux qui me servent!

Adrien ne jugea pas à propos de répliquer.

—Mais, ajouta Jésus, en ponctuant ses paroles d'un regard plein de fierté, il faut être entièrement à ma dévotion. Je tue les désobéissants. Tu connais ma manière de procéder à leur égard, ajouta-t-il avec un sourire sinistre.

—Oui, je ne connais que trop votre odieuse….

—C'est bon. Je compte sur toi. Là-bas, tes instruments d'ingénieur te seront rendus. Tu auras pleine liberté, et cent hommes sous ta direction. Mais souviens-toi encore que toute tentative d'évasion serait punie de mort.

S'adressant alors é l'Apôtre qui conduisait le traîneau de Dubreuil

—Tu réponds sur ta vie de cet homme; veille à sa conservation.

Il rejoignit ensuite la tête de la colonne, qui s'ébranla de nouveau en suivant la rive méridionale du lac.

Dans la soirée, on bivouaqua sur la glace, après avoir allumé de grands feux et dressé des tentes.

On avait fait plus de cinquante milles.

Le lendemain on se remit en route avant l'aube, et, durant huit jours successifs, la bande s'avança, ainsi, à marches forcées, vers la presqu'île Kiouinâ.

Elle atteignit sans obstacle les bords de la rivière de la
Petite-Truite-Saumonée, à neuf milles du portage de la presqu'île.

Là, Jésus réunit ses Apôtres en conseil, et délibéra longuement avec eux. Les hommes étaient en bonne disposition, tous brûlaient d'attaquer les établissements américains, où ils espéraient trouver des trésors inépuisables, et tous comptaient sur une victoire facile.

On n'avait signalé que deux désertions.

Au conseil il fut résolu de partager la troupe en deux portions: l'une quitterait le lac pour s'enfoncer dans les bois sur la droite et cerner les Yankees au pied de la pointe; la seconde, dirigée par le Mangeux-d'Hommes, remonterait le portage jusqu'au petit lac marécageux dont nous avons précédemment parlé, et envelopperait les mineurs de l'autre.

Quoiqu'ils fussent quatre ou cinq cents, Jésus ne doutait pas que, pris entre deux feux, et ignorant la force des assaillants, ils ne se rendissent promptement à sa merci.

Les ténèbres de la nuit devaient encore aider à l'exécution de l'entreprise.

La première bande, ayant un long trajet à faire, partit vers deux heures de l'après-midi; l'autre ne commença ses opérations qu'à neuf heures du soir.

Tous les traîneaux, avec Dubreuil et quelques hommes de garde, furent laissés au bas du portage.

Le temps était noir, tempétueux. Il soufflait du nord une bise glaciale qui chassait devant elle une aveuglante poudrerie de neige.

Après avoir allumé, sous sa tente, un bon feu, Dubreuil s'étendit dans sa robe de bison et essaya de dormir; mais l'émotion et le froid l'empêchèrent longtemps de fermer les yeux. Cependant, vers le milieu de la nuit, il finit par s'assoupir, et n'entendit pas la crépitation d'une fusillade nourrie sur les caps qui dominaient le campement.

Des cris tumultueux l'éveillèrent brusquement.

Aux lueurs mourantes de son feu, il vit sa tente envahie par des gens qu'il ne connaissait pas, qui se saisirent de lui, le garrottèrent durement, en proférant en anglais mille malédictions contre les Apôtres.

Ces gens appartenaient aux compagnies de mineurs de la Pointe.

Prévenus par un des déserteurs de l'attaque que Jésus avait projetée contre eux, ils s'étaient mis sur la défensive, et, au lieu d'une victime endormie, incapable de résister, les Apôtres avaient rencontré un ennemi armé jusqu'aux dents, fort par le nombre et la légitimité de son droit, qui les avait repoussés et déroutés, après leur avoir tué une cinquantaine d'hommes et fait prisonnier le redoutable Jésus, avec plusieurs de ses subordonnés.

Jésus s'était battu comme un lion. Mais, criblé de blessures, il tomba dans la mêlée, et tenta de se donner la mort en se tirant un coup de pistolet à la tête.

Un Américain, qui l'avait reconnu à son costume rouge tranchant sur la blancheur de la neige, détourna le canon de l'arme, s'empara du Mangeux-d'Hommes, lui lia les mains derrière le dos et le traîna triomphalement à la hutte qui servait de bureau à la compagnie des Mines.

C'est dans cette cabane que Dubreuil fut aussi déposé avec les autres prisonniers.

Il avait essayé de protester de son innocence, de raconter ses mésaventures.

Alors, loin de l'écouter, les Yankees s'étaient moqués de sa difficulté à s'exprimer en anglais.

Un moment l'infortuné jeune homme caressa encore l'idée que bientôt on découvrirait l'erreur, et qu'il y avait plutôt lieu de se féliciter que de s'affliger de sa situation. Ce moment fut, hélas! de courte durée. La conversation de ses codétenus lui fit dresser les cheveux sur la tête.

—Nous serons pendus demain, disait tranquillement l'un.

—C'est probable.

—Après tout, un jour ou un autre, ça devait m'arriver.

—Mais on fera une enquête? demanda Dubreuil.

—Une enquête!

—Oui, un procès? continua l'ingénieur tremblant.

—Un procès, ici! ça serait du beau, ma foi! Qui aurait jamais vu ça? On nous lynchera, mon brave!

—Que voulez-vous dire?

—Ah! vous n'êtes pas du pays, vous, ça se sent. Eh bien, être lynché ça signifie être accroché par le cou à un arbre ou à une potence, sans jugement d'aucune sorte, et pourtant «jusqu'à ce que mort s'ensuive,» ajouta-t-il avec un ricanement cynique.

Dubreuil frissonna, et passa le reste de la nuit livré aux plus violentes impressions.

Le Mangeux-d'Hommes ne prononça pas une parole, ne laissa pas échapper une plainte, quoiqu'il souffrit atrocement de ses blessures.

Parfois ses yeux s'attachaient avec intérêt sur Dubreuil; il eut l'air de vouloir lui communiquer quelque chose, et cependant il demeura muet.

Dès le matin un roulement de tambour annonça un évènement extraordinaire.

On fit sortir les prisonniers de la salle où ils étaient entassés.

Devant le bureau de la compagnie il y avait une esplanade, et sur cette esplanade trois grands chênes, dont les membres squelettiques pliaient et gémissaient douloureusement aux rafales du nord-ouest.

Des plus grosses branches pendaient des cordes munies d'un noeud coulant.

On en pouvait compter quinze, juste autant que de prisonniers. Au sommet des arbres, quelques corbeaux tournoyaient lentement, en poussant, par intervalles, des cris aigus.

Le ciel était gris, sombre, il faisait, comme disent les Canadiens-Français, «un froid noir». Une foule compacte de mineurs, armés de leurs fusils, formait autour des arbres un cercle qui venait se fermer de chaque côté du bureau.

Un homme quitta le cercle, s'avança au milieu de l'esplanade, et avec un accent grave, solennel, il dit:

«Au nom de Dieu qui m'entend, je déclare, moi, Joseph Cartman, que, nous étant réunis douze, sous la présidence de l'honorable Wilkinson, pour juger sommairement les prisonniers que nous avons faits sur la bande d'assassins dite les Douze Apôtres, et principalement leur chef, surnommé le Mangeux-d'Hommes, les avons trouvés et trouvons coupables de conspirations homicides et meurtres au premier degré, et les avons condamnés à être pendus ce jour et à cet instant même.

«Que Dieu ait pitié de leur âme!»

Comme il terminait, Jésus s'écria d'une voix tonnante, en désignant du regard Adrien Dubreuil, terrifié par ce spectacle lugubre:

—Ce jeune homme ne doit pas partager notre sort. Il n'a rien de commun avec nous. C'était mon captif. Je l'ai amené de force à Kiouinâ. Je compte, citoyens, sur votre justice pour lui rendre la liberté.

—Et je crois bien qu'on la lui rendra, la liberté! car il est innocent comme l'enfant qui vient de naître, M. Dubreuil! ajouta un vieux trappeur en se précipitant vers Adrien.

—Et je vous le jure, moi aussi, qu'il est innocent, le mar'chef, sans vous manquer de respect, cria un personnage aux longues moustaches jaunes, se démenant comme un enragé entre les mains des mineurs qui voulaient l'empêcher de forcer leurs rangs.

—M. Rondeau! fit Dubreuil à la vue du trappeur.

—Pas monsieur, mais le père Rondeau, s'il vous plaît.

—Dubreuil! il s'appelle Dubreuil mes pressentiments ne me trompaient donc pas? murmurait le Mangeux-d'Hommes en examinant Adrien avec la plus vive attention.

Les exécuteurs de la loi de Lynch se consultaient. Mais la plupart des mineurs, connaissant le père Rondeau, se portèrent garants pour son protégé, dont les liens furent aussitôt coupés.

Maintenant, le supplice des coupables! reprit l'homme qui avait prononcé la sentence.

Quatorze individus, vêtus de noir et le visage barbouillé de charbon, s'approchèrent des quatorze prisonniers.

—Je demande à parler à ce jeune homme, dit alors Jésus.

On lui accorda cette faveur.

—Vous vous appelez Dubreuil? fit-il avec émotion.

—Oui, répondit Adrien, que le père Rondeau tenait serré dans ses bras.

—Vous êtes de Cambrai?

—Oui.

—Votre père était capitaine de vaisseau? continua le Mangeux-d'Hommes, en proie à une agitation croissante.

—Comment…

—Et vous aviez un frère nommé Adolphe, qui s'enfuit de la maison paternelle à la suite d'un vol qu'il avait commis pour satisfaire le caprice d'une maîtresse… quand vous n'aviez guère que sept ou huit ans?…

—Vous seriez!… balbutia l'ingénieur dans un trouble inexprimable.

—Je suis votre frère… Adieu! Je remercie le ciel de ne m'avoir pas permis de couronner mes crimes par le plus abominable de tous.

Il se livra au bourreau, pendant que le père Rondeau arrachait Dubreuil à cette horrible scène d'expiation.

Quelques minutes après, quatorze cadavres se balançaient aux rameaux décharnés des chênes.

Et les corbeaux rétrécissaient leurs cercles, en battant des ailes, coassant et s'abaissant de plus, en plus sur les têtes de ces cadavres!

CHAPITRE XIX

PAUVRE INDIENNE

MENEH-OUIAKON A ADRIEN DUBREUIL

Montréal, mois des neiges, 1837.

Ihouamé Miouah [62],

[Note 62: Mot à mot: amour à moi ou «mon amour».]

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Que je te parle donc, au moyen de ces signes mystérieux que les bons Visages-Pâles ont enseignés aux miens, dès le temps de mon illustre aïeul Pontiac, en leur mettant, par vos longues robes noires [63] ta langue dans la bouche, ta religion dans le coeur; oui, que je te parle au moyen de ces signes muets qui disent tout, puisque ton absence comme l'épaisseur d'une montagne te cache aux yeux corporels de Meneh-Ouiakon, et que, comme la gelée d'hiver, elle a fermé ses lèvres. Pendant le silence des nuits mon esprit inquiet songe à toi, et comme la surface des eaux il réfléchit ta présence; pendant la chute du jour, je cherche Celui qui à mon amour. Celui que je n'ai jamais eu le bonheur de contempler aux rayons du soleil; je le cherche et ne le trouve plus. Son ombre même m'a quittée.

[Note 63: Les prêtres catholiques.]

Puisses-tu ne pas trop languir là où Meneh-Ouiakon t'a laissé, il y a bientôt six lunes, et puisse cette feuille plus légère que la feuille du bouleau, cette feuille à laquelle je confie le chagrin et l'espoir de mon coeur, te parvenir fidèlement, Ihouamé Miouah!

Ouvre à mon récit, Aitigush-Ouseta [64], il est l'heure que tu remontes avec la fille des sachems nadoessis le courant de sa vie, car si ton amour est grand, généreux, le sien est grand aussi comme le chêne aux verts ombrages, sous lequel il fait bon se reposer, et il est transparent comme l'onde de la source.

[Note 64: Français: bon.]

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde; elle l'ouvre celui qu'elle aime, afin que le ciel devienne bleu et pur pour elle et pour lui.

Je veux m'entretenir avec toi qui vis dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

En ma famille, l'illustre famille de Pontiac vit la tradition, du beau. On y a toujours aimé et on y aime toujours ardemment la race française. Elle nous avait relevés, nous jadis les possesseurs heureux, fiers, mais déchus de cet immense pays; pourquoi nous a-t-elle abandonnés? dis Ihouamé Miouah pourquoi nous as-tu abandonnés? pourquoi nous avoir laissés sans défense, à la merci des Habits-Rouges et des Longs-Couteaux? si vous eussiez voulu? nos lacs poissonneux, nos prairies, nos bois giboyeux, nos terres abondantes en trésors que vous savez utiliser, comme jadis le surent, rapporte-t-on, les hommes de notre origine, tout ce que nous possédons serait é vous Mes ancêtres le disaient, mes ancêtres le désiraient, mes ancêtres ne mentaient pas. Leur langue n'était pas fourchue, les sachems nadoessis n'ont pas renié ce magnifique héritage. Ils aiment ton Dieu, sans le bien connaître, car le temps a roulé, roulé; les arbres ont germé, grandi, ils sont tombés de vieillesse dans la forêt et on ne vous a pas revus, ni ceux qui nous montraient à servir, à votre manière, le Maître de la Vie. Sur les bords du lac Supérieur, les rivières pleurent leur départ. Dis-moi, Ihouamé Miouah que ces pleurs auront une fin.

Je veux m'entretenir avec Toi qui vis dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Écoute mon discours.

Nous avions planté nos loges près du fort Williams [65], pour y échanger des pelleteries contre des couvertes, de la poudre et des munitions. Un jour, j'étais seule dans le wigwam, mon frère et notre père faisaient la traite à la factorerie. Un homme blanc entra. Sa parole était douce comme le miel, sa langue, celle des Nitigush, il était si beau, son regard avait une telle douceur, sa voix une suavité si grande, que je le crus bon. «Je t'aime» me dit-il et moi, entendant cette musique harmonieuse, comme après une chaude journée le frémissement de la brise dans le feuillage, moi je ne pus lui répondre: «Je ne t'aime pas.» Il m'avait troublée. Je songeai à lui toute la journée, quand il fut parti. Mon frère et mon père ne revinrent pas le soir. Je m'endormis en rêvant à cet homme blanc que j'avais vu. Tout à coup je m'éveille, on m'emportait. Je veux me débattre, m'échapper, fuir! des bras de fer me tiennent captive. A la clarté de la lune, j'avais reconnu le Visage-Pâle dont la visite m'avait émue le matin. Il m'entraîna loin! loin! cherchant à m'enivrer avec sa parole d'amour. Mais je n'étais pas libre. La fille des sachems nadoessis n'entendait plus le langage de son ennemi. En liberté, elle ne lui eût rien refusé; prisonnière, elle eût soutenu jusqu'à la mort son droit de se donner. Je ne connaissais pas Schedjah-Nitigush [66].

[Note 65: Sur le lac Supérieur. Voyez la Huronne.]

[Note 66: Le mauvais Français. C'est ainsi que les Indiens du lac
Supérieur dénommaient Jésus, le Mangeux-d'Hommes.]

Quand j'eus vu que son existence était sombre comme l'eau qui coule sous les noirs sapins, quand j'eus vu que, comme le carcajou, il égorgeait pour sucer le sang de sa victime, je le méprisai, et pourtant, je l'avoue, puisque tu dois lire dans mon sein, Ihouamé Miouah je ne put me défendre de l'aimer encore. Explique cela, toi, qui sais tout. J'étais son esclave, et il me respectait; je ne pouvais rien contre lui, et il obéissait à mes ordres, à mes moindres désirs. Pour moi les plus brillants ouampums, les plus riches pelleteries, les parties les plus délicates du gibier ou du Poisson qu'il prenait. Ses gens, sa bande me traitaient en otah [67]. Un seul, peut-être, me regardait d'un oeil étrange. C'était Judas, son lieutenant. Mais je n'avais d'ailleurs pas à me plaindre de lui. Rusé comme le renard, il cachait son plan.

[Note 67: Reine.]

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde, elle l'ouvre à celui qu'elle aime, afin que le ciel devienne bleu et pur pour elle et pour lui.

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Dans la troupe de Schedjah-Nitigush, il y avait une femme nadoessis, nommée la Perdrix-Grise, que le capitaine avait aimée, mais délaissée pour moi. Malgré la jalousie que je lui inspirais, cette femme m'était dévouée, car j'étais Grande-Maîtresse d'une danse [68] à laquelle la Perdrix-Grise appartenait dans notre tribu. Bientôt même, remarquant que jamais Schedjah-Nitigush ne dormait avec moi, elle me porta de l'attachement, et m'avertit, un soir, que Judas avait résolu de profiter de l'absence momentanée de son capitaine pour se glisser sous ma peau d'ours.

[Note 68: Ces danses sont des sortes d'associations secrètes, dont les chefs (ogeomau) exercent une puissance suprême sur les affiliés.]

Tu le connaîtras, Ihouamé Miouah, et tu l'aimeras aussi comme
Meneh-Ouiakon.

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Comme, après un long hiver, l'alouette attend avec impatience le velours du soleil, ainsi Meneh-Ouiakon attendait le retour de Shungush Unseta. Alors son ennemi, mais Judas veillait. Comme le vautour fond sur sa proie, tandis qu'elle était à la pêche, il fondit sur elle, lui lia les pieds et les mains et la transporta dans cette île où, Ihouamé Miouah, elle a eu le bonheur de te voir et de t'aimer.

Meneh-Ouiakon sent son âme légère, elle l'ouvre à celui qu'elle aime, afin que le ciel devienne pour lui bleu et pur comme il l'est pour elle.

Là, les jours de la fille des sachems nadoessis devaient être troubles, mais le Maître de la Vie les fit clairs et sereins. Elle t'a aperçu, mon frère, et au soleil de tes yeux son coeur s'est illuminé, ainsi que la forêt s'embrase et flamboie au contact de l'étincelle. Sans tache encore, purifiée en son esprit de son amour indigne par le feu que tu as allumé en elle, elle aurait été joyeuse d'être ton épouse devant ton Dieu qui est le sien et qui a proclamé l'égalité des races. L'amour de Meneh-Ouiakon est immense comme les territoires de l'Ouest, inépuisable comme les eaux du Grand-Lac. Cet amour, il est à toi. Tu le sais. Aussi bien il te faudrait douter de la nourriture que tu manges, du breuvage que tu prends, que de la tendresse qui gonfle mon coeur pour toi. J'en suis fière, j'en suis heureuse, je l'annoncerais aux guerriers nadoessis, dussent-ils me faire souffrir mille tortures. Mais toi, ô Ihouamé Miouah as-tu bien sondé ton amour? sa profondeur t'est-elle connue? les écueils dont il est environné, les as-tu tous explorés? N'en est-il pas un inobservé par toi et sur lequel viendra échouer le canot qui porte notre commune destinée? J'ai peur. Pardonne, ami, j'ai peur! Le bonheur m'effraie Mon passé, mon ignorance, la couleur de mon visage… Ah! je n'aurai fait qu'un rêve.

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde; elle l'ouvre à celui qu'elle aime afin que le ciel ne devienne pas pour lui sombre et nuageux comme il l'est pour elle.

Hélas! oui, je me sens effrayée: j'ai vu vos villes merveilleuses, vos palais de toutes sortes, vos temples superbes; j'ai vu ce que vous appelez la civilisation, et j'ai pleuré la honte de mon étonnement, de mon admiration. Que sommes-nous, que sommes-nous, misérables Peaux-Rouges, à côté de vous, si grands, si puissants, que j'en suis à me demander quelle peut être la supériorité de ce Dieu devant qui vous courbez la tête! Non, non, jamais Meneh-Ouiakon, la fille des sachems nadoessis, ne sera l'épouse d'un Visage-Pâle. Il la mépriserait; pourrait-il faire autrement? et Meneh-Ouiakon ne saurait supporter un affront de celui qu'elle aime Je sors tristement de ce doux songe. Mais, si tu le veux, Ihouamé Meneh-Ouiakon sera ta servante. Elle demeurera près de toi, contente de t'aimer, de t'admirer en silence, contente d'entendre ta voix, de recevoir tes commandements, de soigner la vierge blanche qu'un jour tu conduiras à ta couche. N'aie point sourire dédaigneux à mon langage. Je puis aimer celle que tu aimeras. L'amour de la fille indienne est plus grand que celui de la fille au visage pâle. Souviens-toi. Je suis partie pour te chercher secours. Le Dieu de notre culte m'a protégée. En route, j ai trouvé ton esclave, celui dont tu déplorais la perte. Il m'a aidée à échapper aux griffes de Judas, qui me poursuivait, et ensemble nous avons gagné le village du Sault-Sainte-Marie. J'y ai vu cet excellent Canadien que tu m'avais recommandé, otah [69] Rondeau. Sa loge nous a été ouverte avec son coeur. C'est à lui que j'adresse cette lettre pour qu'il te la fasse parvenir. Il aurait voulu, Ihouamé Miouah, courir à ta délivrance; il n'a pas rencontré d'allié. Les Longs-Couteaux ont refusé de marcher avec lui. Ils sont lâches pour seconder les intérêts des autres, brillants comme le fer rouge pour les leurs. «Va, ma fille, m'a dit Rondeau, vas trouver l'Ononthio [70] des Français à New-York, lui seul pourra servir notre ami.» Je suis partie, laissant avec lui ton serviteur. Peut-être ont-ils réussi à t'arracher à la captivité, car ils devaient tenter de réunir des auxiliaires et de diriger une expédition centre les Apôtres! Ah! si les succès ont accompagné leurs pas; si tu es libre, je ne demande plus au ciel que de te voir une fois encore et mourir après! Mais te verrai-je? Non, non, non, Ihouamé Miouah, je ne te verrai plus. Il y a dans le fond de mon coeur, quelque chose qui me le dit, et voilà pourquoi je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée dont sans cesse les veux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image. Ah! que je voudrais te revoir! que je voudrais suivre cette feuille qui ira à toi, j'en suis sûre, et pourtant je sais qui te la portera.

[Note 69: Le Père.]

[Note 70; Consul.]

Écoute encore. Que ton oeil ne se fatigue pas à suivre cette voie où je laisse entière la piste d'un coeur qui t'aime et s'embaume de ton amour. Sur cette piste, tu recueilleras quelques-unes des fleurs que tu m'as offertes pendant ces courtes nuits où il m'était donné de te regarder, de te sentir, d'entendre ces accents dont mon oreille avide ne se serait lassée jamais! J'étais partie du Sault-Sainte-Marie, et traversais le lac Huron pour me rendre à la ville habitée par le chef Français, lorsque je rencontrai, au-dessous de Michillimakinack, un Indien Nadoessis. Il m'apprit que mon frère désespérant de me retrouver, était à Montréal, chez un de nos parents, interprète pour la Compagnie de la baie d'Hudson. Mon frère est prudent, il est sage, il est habile; Meneh-Ouiakon résolut de le consulter. Émerveillée par ces vastes maisons flottantes, qu'elle rencontrait sur le Saint-Laurent; ravie, puis épouvantée par le mugissement de ces longs canots qui marchent conduits par le feu sous une ondoyante colonne de fumée; se croyant transportée dans les lieux habités par le Maître de la Vie, à la vue de ces hautes cabanes, de ces populeux villages, de ce mouvement incomparable qu'elle distinguait sur les deux rives du fleuve, elle arriva à Montréal.

Ihouamé, Miouah, la fille des sachems nadoessis sent son âme lourde; elle l'ouvre à celui aime, afin que le ciel ne devienne pas pour lui sombre et orageux comme il l'est pour elle.

Ici la douleur a tiré son voile sur ma radieuse journée. En présence des filles blanches, lumineuses comme la lune, parfumées comme les fleurs de nos bois, légères et gracieuses comme les biches, qu'est-ce qu'une malheureuse squaw? L'onde des fontaines m'avait fait croire que j'avais quelques charmes; vos miroirs me montrent si laide que je les évite; la teinte de ma chair est hideuse, mes cheveux sont durs et raides comme des flèches, mes joues sans rondeur n'offrent que des angles; j'ai la taille maigre et sèche; mon plus beau costume est aussi disgracieux que mes formes. Je sens tout cela, j'ai horreur de moi-même! Mon Dieu, pourquoi cette distinction entre ma race et celle de mon bien-aimé? Ihouamé Miouah tu ne reverras plus la fille des sachems nadoessis. Elle n'était point faite pour toi. Non-seulement son coeur n'a ni la vaillance, ni l'ardeur du tien, mais son esprit rampe comme la tortue, et celui de l'homme blanc s'élève, vole comme l'aigle des Montagnes de Roche.

Meneh-Ouiakon veut s'entretenir avec le Toi qui vit dans sa pensée, dont sans cesse les yeux de son esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Le vent de la tempête souffle sur nous, Nitigush Ouseta! Mon frère, qui réglait à Montréal une affaire avec notre parent de la Compagnie de la baie d'Hudson, a appris de la bouche de Meneh-Ouiakon qu'elle t'aimait. Il désapprouve notre amour. Sang rouge et sang blanc ne peuvent se mêler, dit-il. Je le pensais. La fille des sachems nadoessis restera une plante stérile. Plains-la, car son sort est biens cruel! T'avoir vu, t'avoir souhaité t'avoir espéré, et s'éloigner volontairement de toi! Mais, étais-je digne de ces délices? Non; mieux vaut encore les avoir imaginées, que d'avoir savouré leur réalité pour les perdre ensuite. Tu m'aimes sans doute, tu m'eusses aimée quelque temps, mais tu serais revenu aux femmes de ton origine. Rien de plus naturel, rien de plus juste. Adieu, comme ils disent ici, adieu, Ihouamé Miouah va, sois heureux, tu le mérites, tu es beau, tu es bon, tu es brave; Meneh-Ouiakon priera pour toi. On lui a raconté que des vierges se réunissaient et s'enfermaient dans une enceinte particulière pour implorer le Maître de la Vie en faveur de ceux qu'elles aiment. Meneh-Ouiakon leur demandera asile, et si ses voeux sont exaucés, Ihouamé Miouah, la félicité te prêtera chaque jour son bras, chaque nuit elle bercera ton sommeil. Adieu donc, encore adieu, Ihouamé Miouah; je me suis entretenue une dernière fois avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

MENEH-OUIAKON.

Un voyageur canadien portera cette lettre au Sault-Saint-Louis, et mon frère, auquel j'ai dit ton nom, s'apprête à partir pour te délivrer. Il a des choses importantes à te révéler. O Ihouamé Miouah, quand tu seras par-delà le grand lac Salé, rappelle-toi, aux heures de loisir, la fille des sachems nadoessis, dont le coeur ne cessera qu'avec le souffle de battre pour le Toi qui vit dans sa triste pensée.

CHAPITRE XX

LES MÉMOIRES DE FAMILLE

—Combien est difficile à combattre la puissance de l'amour, puisque ma raison a beau protester contre le désir de revoir cette jeune Indienne, la tentation l'emporte, je le sens, sur les meilleures barrières que j'oppose à mon idée folle, oui, bien folle! car Meneh-Ouiakon ne m'aime pas, après tout! Si elle m'aimait, bannirait-elle de son coeur l'espérance de nous unir un jour? Les arguments contenus dans cette lettre sont pitoyables! Du reste, elle a du être écrite à diverses reprises. C'est plutôt un journal qu'une lettre, cela se voit; et, après tout, je n'ai pas de préjugés de race, moi. Eh! j'épouserais aussi bien une négresse, si elle me plaisait, que la plus blanche de nos Françaises. Vraiment, elle me fait rire avec sa peau rouge! Elle a tout bonnement la mine d'une Méridionale au sang chaud et généreux. Son esprit est son caractère héroïque, elle possède l'âme d'une reine, et si son extérieur offre, tant au moral qu'au physique, quelques singularités, disons mieux, quelques bizarreries, six mois de séjour à Paris la priveront complètement, hélas! de ce délicieux parfum exotique. Est-elle belle! est-elle noble! Ah! comme je l'aime, comme je comprends qu'on la puisse, qu'on la doive aimer.

A cette réflexion Adrien Dubreuil, qui se promenait, la lettre de Meneh-Ouiakon à la main, dans la chambrette qu'il avait occupée un an environ auparavant chez le père Rondeau, au Sault-Sainte-Marie, Adrien Dubreuil s'arrêta; il croisa les bras sur sa poitrine, pencha la tête, et son front s'assombrit.

—Cependant, continua-t-il après un moment, si elle avait aimé cet homme… ce… Jésus… mon frère… elle avoue que son sein a battu pour si… mais non, s'écria-t-il avec force, en frappant du pied, non, c'est impossible… Meneh-Ouiakon, grande et courageuse comme je la connais, se serait plutôt tuée que de se laisser souiller par les embrassements d'un pareil… N'ajoutons rien, il fut mon frère… Il a expié ses crimes!… Néanmoins, je ne puis donner mon nom à la femme qui vécut au milieu de ses concubines, qui partagea peut-être leurs débauches… la sagesse, le devoir me le défendent… j'accuse ma bienfaitrice, je suis un misérable… c'est indigne.

Dubreuil recommença à arpenter la pièce. Il était en proie à une vive agitation. Des larmes roulaient sous ses paupières et coulaient lentement de ses joues sur le sol.

On frappa à la porte. Il n'entendit pas.

Les coups redoublèrent; il n'entendit pas davantage. Alors la porte fut ouverte discrètement, et Jacot Godailleur, en petite tenue de dragon, parut dans l'entrebâillement.

—Pardon de vous déranger, mar'chef, dit-il en portant la main droite à son bonnet de police; pardon, mais sans vous manquer de respect, le bourgeois demande quand vous serez prêt à partir.

—Ah! c'est juste; dis-lui que je me tiens à sa disposition.

—Il voudrait encore savoir si nous gagnons Montréal ou New-York.

Adrien tressaillit. Il hésita, se frappa le front, et, au bout d'une minute, répondit comme un homme entièrement irrésolu:

—Eh bien, en route je me déciderai.

Il allait reprendre sa marche dans la chambre. Jacot Godailleur l'en empêcha.

—C'est qu'il y a quelqu'un qui désire vous parler, dit-il niaisement.

—Qui ça?

—Un sauvage. Il arrive des pays d'en bas [71] comme dit le bourgeois
Rondeau, et il a une lettre pour vous.

[Note 71: Les pays à l'est du désert, par opposition aux pays d'en haut.
Voir nos précédents ouvrages.]

—Une lettre pour moi! qu'il entre, fit Adrien avec vivacité.

Un Indien de haute taille et de belle prestance se présenta peu après.

—On m'appelle, dit-il, Shungush-Ouseta: mon frère me reconnaît-il? il m'a sauvé la vie, je ne l'ai pas oublié.

—Shungush-Ouseta! Oh! oui, je vous reconnais, vous êtes le frère…

Dubreuil s'interrompit, n'osant prononcer le nom de celle qu'il aimait.

—Je suis, dit gravement le chef nadoessis, frère de Meneh-Ouiakon. Voici sa parole qu'elle t'envoie par moi, pour que tes yeux en prennent connaissance et la marquent dans ton esprit.

Et il lui tendit une lettre.

Adrien Dubreuil la parcourut rapidement, en frémissant et en pâlissant.
Puis, d'une voix altérée, il s'écria:

—Quoi ce scélérat de Judas l'a poursuivie jusqu'à Montréal; il a tenté de l'enlever, de lui faire violence, et, n'y pouvant parvenir, lui a jeté une bouteille de vitriol au visage. Oh! le monstre!… Ah! je suis déterminé, maintenant. J'irai droit au Canada, au lieu de retourner en France, comme c'était mon intention… je vengerai Meneh-Ouiakon… et l'épouserai!… Elle est malheureuse… elle est affligée… plus de méprisables considérations mondaines… je serai son mari… son protecteur naturel…

Le brave jeune homme fondit en pleurs.

Pendant ce temps, Shungush-Ouseta l'examinait en silence, mais avec une attention soutenue.

Le voyant un peu plus calme, il lui dit

—Meneh-Ouiakon est vengée, que mon frère se rassure. Voilà la main qui a frappé son lâche assaillant.

—Mais elle, où est-elle? dites-le moi.

—Meneh-Ouiakon, répondit l'Indien, est parmi les robes noires de
Montréal.

—Au couvent?

—Oui! s'exclama Dubreuil avec une explosion de douleur, j'ai mérité mon sort! Si, au lieu de rester ici dans i'irrésolution, depuis que le père Rondeau m'a remis la première lettre de cette pauvre Meneh-Ouiakon, il y a déjà deux mois, j'étais parti pour Montréal… si j'avais écouté la voix de l'honneur, la voix de l'amour… Mais, dites-moi, mon frère, ses voeux sont-ils prononcés?

—La parole de Meneh-Ouiakon, repartit le jeune chef, doit être écoutée. Elle ne veut plus voir mon frère; que mon frère lui obéisse. A présent, je vais t'adresser une question: tu es Français de race?

—Oui, répondit distraitement Adrien.

—Né à Cambrai?

—Oui.

Tes ancêtres ont vécu sur nos territoires de chasse?

—Oui, fit encore l'ingénieur, reprenant quelque intérêt la conversation.

—Ils étaient chefs et s'appelaient du Breuil?

—C'est juste; lors de la Révolution française, nous nous sommes volontairement dépouillés de notre titre.

—Et ton aïeul est mort ici?

—Je l'ignore…

—Il est mort glorieusement, en s'ensevelissant sous les ruines du fort
Sainte-Marie, pour ne pas tomber entre les mains des Anglais.

—Comment savez-vous?…

—Connais-tu cela? fit l'Indien.

Et, tirant de son sac à médecine une miniature qui représentait un capitaine du temps de Louis XV, il la montra à Dubreuil.

—Mais, s'écria celui-ci, c'est mon grand-père; nous avons son portrait en pied à la maison. D'où tenez-vous ce médaillon?

—Je le tiens de mon père qui fut l'ami de ton aïeul, comme nos ancêtres le furent des tiens depuis bien des hivers. Suis-moi, je vais te rendre un héritage qui t'appartient.

Dubreuil céda à cette invitation sans trop savoir ce qu'il faisait, tant son coeur était gros d'émotions.

Ils sortirent silencieusement, accompagnés par Jacot Godailleur et le père Rondeau, munis de pioches et de pelles, et s'avancèrent à une courte distance du village.

Le printemps renaissait, égayé par les sourires de la nature et le ramage des oiseaux.

Nos quatre hommes firent halte sur une sorte de monticule, compose de terre et de pierres, sur lequel avait crû un épais hallier.

C'étaient les ruines, encore visibles, de l'ancien fort français du Sault-Sainte-Marie, alors que village était un des plus considérables établissements que nous eussions dans l'Amérique septentrionale pour la traite des pelleteries.

Shungush-Ouseta s'assit solennellement sur le sol, croisa ses jambes sous lui, bourra son calumet, l'alluma, et s'adressant au père Rondeau:

—Il faut fouiller là, dit-il, en indiquant le sommet du tertre.

Le Canadien et l'ex-dragon se mirent à l'oeuvre, creusèrent un trou profond de plusieurs mètres, et tout à coup un son sourd se fit entendre. Ils étaient arrivés sur la voûte de l'un des caveaux de l'ancien fort.

Cette voûte fut défoncée. Dans le caveau, on trouva un coffret de fer, annonçant par sa forme et ses fines ciselures l'art merveilleux du XVIe.

—En voilà une jolie boîte, un peu plus propre que la caisse du 7e, sans vous offenser, mar'chef! s'écria Jacot Godailleur à la vue du coffret.

L'ayant soulevée, il ajouta en secouant la tête:

—Mais tout ce qui reluit n'est pas or; sauf votre respect, mar'chef, c'est léger comme une plume.

La caisse fut apportée aux pieds de Dubreuil. Shungush-Ouseta, rompant la taciturnité dans laquelle il était plongé, dit à l'ingénieur, en lui présentant une clé qu'il avait prise dans son sac aux amulettes:

—Ouvre, mon frère.

D'une main tremblante, Adrien Dubreuil ouvrit le coffret.

Il renfermait une épée brisée et un fort rouleau de parchemin avec ce titre:

LA VIE ET LES AVENTURES DE DIVERS MEMBRES DE LA NOBLE FAMILLE DES DU BREUIL ES-PAYS DE LA NOUVELLE-FRANCE.

—Sans vous manquer de respect, mar'chef, vous nous lirez ça, dit Jacot Godailleur à Adrien, qui considérait avec un respect religieux ces souvenirs de ses aïeux.

—Et, si vous m'en croyez, jeune homme, vous en ferez des livres imprimés, afin qu'on sache dans la vieille France, qui nous a oubliés, quoique nous l'aimions toujours, ce que valurent les Canadiens, si malheureusement abandonnés par elle, continua le père Rondeau d'une voix émue.

—Et Shungush-Ouseta espère, ajouta le sagamo, que son frère n'omettra pas de mentionner, dans sa parole écrite, la vaillance des Nadoessis et leur vieil attachement pour les Français!

—Vive la France! s'écria Jacot Godailleur en se levant.

—Vive la France! répétèrent le Canadien et l'indien d'un ton enthousiaste.

—Mes amis, dit Adrien Dubreuil, profondément touché, j'essaierai de vous satisfaire.

TABLE

I. Les douze Apôtres
II. Le Sault-Sainte-Marie
III. L'ingénieur français
IV. Jacot Godailleur
V. Le départ
VI. A bord de la Mouette
VII. L'oeuvre des Apôtres
VIII. Les captifs
IX. La cène des Apôtres
X. Meneh-Ouiakon
XI. Le blessé
XII. Le traître
XIII. La fuite et les merveilles du lac Supérieur
XIV. La fuite et les merveilles du lac Supérieur (suite)
XV. Les grands sables
XVI. Une expédition des Apôtres
XVII. Les Apôtres et les Indiens
XVIII. La loi de Lynch
XIX. Pauvre Indienne
XX. Les mémoires de famille.

____________________________ IMPRIMERIE DE CHOISY-LE-ROI.

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