The Project Gutenberg eBook of L'île de sable

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Title: L'île de sable

Author: H. Emile Chevalier

Release date: May 26, 2006 [eBook #18454]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÎLE DE SABLE ***

Produced by Rénald Lévesque

ÉMILE CHEVALIER

L'ILE

DE SABLE

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

PROLOGUE

EN BRETAGNE

I

LES ROUTIERS

Par une belle matinée de mai 1598, deux cavaliers sortirent de la ville de Saint-Malo, prirent une route boisée qui conduisait au sud, et s'avancèrent vers un plateau escarpé.

Ces deux cavaliers portaient un costume mi-parti militaire, mi-parti de cour. Le plus vieux paraissait âgé de quarante-cinq ans.

L'autre était un jeune homme, vêtu avec un goût sobre et distingué. Quoique armé, comme son compagnon, il semblait revenir d'une fête ou aller à quelque gente réunion de châtelaines. Sa physionomie avait ce caractère d'intrépidité féminine qui distingue les rejetons de la vielle noblesse; ses traits étaient délicats, mais dans son oeil rayonnait une indicible fierté; son front était blanc comme le marbre, mais large et bombé, son nez finement dessiné, mais hardi dans son jet, sa bouche petite, mais railleuse; son menton agréable mais allongé; son corps grêle, mais musculeux et vigoureusement charpenté. Enfin, il était le type de cette race franque qui s'imposa à la Gaule par la force brutale après la décadence de l'empire romain.

Le premier avait nom Guillaume, marquis de la Roche-Gommard.

Le second avait nom Jean, vicomte de Ganay.

Celui-là était Breton.

Celui-ci était Bourguignon.

Tous deux comptaient des croisés parmi leurs aïeux; et, bien que la glace féodale commençât à se fondre au soleil de la royauté, les de la Roche et les de Ganay s'efforçaient de suivre les traditions surannées de leurs ancêtres. C'est pourquoi Jean avait été envoyé en Bretagne par le comte Germain de Ganay, son père, pour y faire ses premières armes sous le patronage du marquis de la Roche, avec lequel il s'était lié d'amitié durant les guerres de la Ligue. Après avoir été page, Jean s'était élevé au grade d'écuyer, et, à ce titre, servait Guillaume de la Roche.

Durant une demi-heure les deux cavaliers chevauchèrent sans prononcer une parole. Le chemin qu'ils parcouraient était sinueux, raboteux et profondément encaissé entre une double haie d'aubépine et de merisiers en fleurs. Le marquis, sombre et soucieux, s'abandonnait à l'allure nonchalante de sa monture; le vicomte, non moins soucieux, dévorait l'horizon du regard, et aurait voulu sans doute presser le pas de sa monture, mais un sentiment de déférence l'empêchait de devancer son compagnon qu'il suivait à une courte distance. Tout à coup, comme ils atteignaient un endroit où la route formait un coude, cinq cavaliers, armés de toutes pièces, lance en arrêt, et visière baissée, s'offrirent à leur vue.

—Par la messe, que signifie ceci? s'écria Guillaume de la Roche tirant son épée.

—Rendez-vous, ou vous êtes morts! commanda un des cavaliers dont le casque était surmonté d'une aigrette noire.

—Sur mon âme! riposta de la Roche, l'invitation est aussi curieuse que courtoise. Qui es-tu, beau sire, pour te mettre en notre présence, sans permission? Arrière, manant; sinon te ferai pendre haut et court, toi et les lâches bandits qui t'accompagnent.

Cette menace n'intimida pas les assaillants, car ils répondirent par un bruyant éclat de rire, pendant que leur chef reprenait la parole.

—Je suis, dit-il, de bonne lignée, marquis de la Roche, et te déclare mon prisonnier.

—Attends que tu m'aies pris, avant de te répandre en forfanteries, chevalier traître et félon. Maintenant, je te somme de détaler, ou je tire sur toi comme sur un chien enragé.

Et la Roche, après un signe à Jean de Ganay, avait rapidement replacé son épée dans son fourreau et saisi un pistolet de chaque main. Le jeune homme avait imité ce mouvement avec non moins de promptitude.

—Sus! sus! Emparez-vous des mécréants, mes braves, cria le chef des rufians.

—Couard! viens donc te mesurer avec moi, à la longueur d'une lame!

—Cent écus d'or pour vous, si vous m'amenez le marquis vivant! se contenta de dire l'autre à ses estafiers.

—Reçois toujours ceci comme à-compte, repartit la Roche en dirigeant un de ses pistolets contre son adversaire.

Mais, quoique le coup fût bien ajusté, il n'eut aucun effet. La balle rebondit sur la cuisse du chevalier sans même la bossuer, et les routiers évoluèrent autour de nos héros pour leur couper la retraite. Trois nouvelles détonations retentirent, presque en même temps. Jean avait fait feu de ses deux pistolets et la Roche de celui qui lui restait. Au milieu de la fumée produite par cette triple explosion, il fut impossible de préciser l'étendue du résultat: cependant, un homme vida les étriers, roula à terre et l'issue du combat était plus que douteuse, lorsqu'une troupe de gens d'armes déboucha d'un taillis voisin.

—A moi, à moi! clama Guillaume de la Roche, distinguant les couleurs de ses pennons.

Aussitôt les nouveaux venus piquèrent des deux, et les agresseurs, dans la prévision qu'ils seraient accablés par le nombre, tournèrent bride et s'enfuirent au galop.

Le marquis détacha quelques hommes à leur poursuite, puis il mit pied à terre pour savoir quelle était la victime de l'attentat contre sa personne. Jean de Ganay voulut aider de la Roche dans cette perquisition, mais un coup d'oeil l'arrêta. Couvert de sang et de poussière, le blessé haletait sourdement sous son enveloppe de fer. Il avait été atteint au défaut de l'épaulière droite et se tordait en proie à d'horribles tortures. Guillaume de la Roche s'approcha de lui, appuya son genou sur sa poitrine, déboucla les jugulaires de son heaume, enleva la coiffure et examina un instant la figure du routier.

—Qui es-tu? lui demanda-t-il.

—A boire! j'ai soif, je brûle, pour l'amour du ciel, donnez-moi à boire! répondit l'inconnu d'une voix étranglée.

Sur l'ordre de Guillaume de la Roche, un des hommes d'armes courut à une source voisine, puisa de l'eau avec son morion et l'apporta au blessé qui but avidement ce liquide rafraîchissant.

—Ah! continua-t-il, cela fait du bien!

—Mais qui es-tu? à qui appartiens-tu? réitéra le marquis.

L'étranger garda le silence.

—Parle, ou je te perfore comme un misérable hérétique, poursuivit la
Roche avec un geste significatif.

—Monseigneur! fit le malheureux en tremblant d'effroi.

—Parleras-tu?

—Eh bien! balbutia-t-il d'un ton si bas que Guillaume fut obligé de se baisser jusqu'à sa bouche pour l'entendre, je suis à la solde du duc de Mercoeur.

—Du duc de Mercoeur! Ah! je m'en doutais… C'était lui qui avait une aigrette noire, n'est-ce pas?

—Je l'ignore.

—Jour de Dieu, tu mens, soudard!

—Non, monseigneur, je vous le jure sur les os de mon bienheureux patron.

—Cuides-tu me leurrer par tes impostures!

—Je souffre, oh! je souffre peines et châtiments infernaux, râlait le routier que les tiraillements de douleurs étouffaient.

—Qu'on lui enlève sa cuirasse et qu'on l'attache sur un cheval, enjoignit Guillaume de la Roche en sautant en selle. Nous sommes peu éloignés du manoir; là, il sera pansé par notre barbier, et demain il subira un interrogatoire. Vous m'en répondez sur votre col.

Bientôt la petite troupe sa mit en marche, ayant à sa tête les deux gentilshommes.

—L'infâme! marmottait le marquis entre ses dents, me tendre une embuscade! Il n'a pas plus de courage qu'une poule mouillée. Qu'il m'appelle donc en champ clos, s'il a tant de griefs contre moi, et nous verrons…

Se tournant soudain vers Jean de Ganay, il ajouta:

—J'espère, mon ami, que vous n'avez reçu aucun heurt?

—Non, messire; grâce au ciel, les croquants ne m'ont pas atteint. Mais sauriez-vous, d'aventure, qui était le chevalier déloyal auquel ils obéissaient?

Le marquis fixa son interlocuteur avec sévérité et fronça les sourcils.

—Pardon, dit Jean déconcerté par la dureté de ce regard incisif.

—Votre curiosité est excusable, vicomte, reprit de la Roche en changeant de ton. Au surplus, il est heure que je vous initie aux secrets de la famille dans laquelle vous désirez entrer. Ne rougissez pas; je sais que vous êtes affolé de ma nièce, Laure de Kerskoên; et je crois que la demoiselle ne vous voit pas d'un trop mauvais oeil. Aussi dois-je vous confier certaines affaires de nature fort grave, avant que d'accomplir un projet qui me coûtera peut-être la vie. Me jurez-vous que dans le cas où je viendrais à périr, vous prendriez Laure de Kerskoên pour femme et légitime épouse?

—Je le jure sur la garde de mon épée! dit solennellement Jean de Ganay.

—Votre serment me suffit. Apprenez maintenant que j'ai dans le duc de Mercoeur, gouverneur de la belle province de Bretagne, un implacable ennemi, qui depuis vingt-cinq ans a tout mis en oeuvre pour flétrir l'écusson des de la Roche, et déshonorer leur chef. Voici le motif de cette haine. Le duc s'était épris de ma soeur cadette, Adélaïde de la Roche, la mère de Laure. Comme il était homme de moeurs dissolues et perverses, mon père lui refusa la main de sa fille qu'il maria au comte Alfred Kerskoên. Dès lors, de Mercoeur nous voua une inimitié que le temps n'a fait qu'accroître. Après avoir répandu sur ma soeur des bruits odieux, il appela son mari en combat singulier et le tua. Puis, les mains dégouttantes du sang de mon beau-frère, il osa renouveler ses propositions à la veuve… Elle le repoussa avec horreur, et mourut presque subitement, en donnant le jour à Laure. Cela se passait en 1581; j'étais au siège de Cambrai. A ma rentrée, en Bretagne, je reçus communication de ces tristes nouvelles. Sans débotter, je me rendis à Rennes où le duc tenait sa cour, et là, devant tous ses fiers barons, je l'insultai grièvement. Le lendemain, nous nous battions à cheval et à outrance. L'ayant désarçonné, nous recommençâmes le combat à pied. Son épée se brisa contre mon écu, et il était à ma merci, quand, par un sentiment de compassion que je me reproche toujours, je lui laissai la vie sauve. Loin de me témoigner de la reconnaissance pour cet acte de générosité, il ne rêva plus que vengeance, et telle est la source de sa profonde animadversion contre notre glorieux Henri IV. Après l'assassinat du feu roi Henri III, je pris fait et cause pour la Ligue contre le Béarnais, et le duc de Mercoeur, quoique fervent catholique, promit secrètement son appui aux calvinistes. Plus tard, Mayenne commit une faute irréparable pour couvrir ses desseins ambitieux: il fit proclamer le cardinal de Bourbon sous le nom de Charles X, le 7 août 1589. Alors, comprenant dans quel abîme de maux l'anarchie allait entraîner notre pauvre France, et pressentant les intentions usurpatrices de Philippe II, qui, derrière le manteau de la religion, ne visait à rien moins qu'à l'unité monarchique sur toute l'Europe et à l'abaissement du trône pontifical, je m'unis franchement aux partisans de Henri. En revanche le duc de Mercoeur fit volte-face, se coalisa, contre ce prince avec les ducs de Longueville, de Montpensier, d'Épernon, d'Aumont, le baron d'O, et cria à qui voulut l'entendre que j'étais un renégat, un relaps, un hérétique. Mais ce fut en vain qu'il distilla le venin de la calomnie, pour m'aliéner l'affection des vassaux bretons; mes principes étaient trop bien connus. Je puis même dire que j'ai eu une grande part dans l'abjuration de Henri IV. L'excommunication de Grégoire XIV ne m'a point effrayé, parce que j'étais sûr de gagner une âme au ciel, et un bon souverain à ma patrie. Et lorsque Clément VII, cédant aux sollicitations de mes amis, d'Ossant et Duperron, accorda l'absolution à notre roi bien-aimé, j'ai béni la Providence de la faveur qu'elle octroyait à la France par l'entremise du divin pontife. Mais la jalousie du duc de Mercoeur a grandi de tous ses insuccès. Furieux du triomphe de la cause que j'avais soutenue, il essaya de se faire passer ici comme l'héritier des anciens ducs, complota avec Philippe II, et refusa l'allégeance au roi Henri. Cependant il me craint et, n'osant m'attaquer ouvertement, se déguise pour m'attendre avec des assassins au coin d'un bois…

—Quoi! dit Jean surpris, c'était…

—Chut! n'avançons rien sans preuve; l'Église le défend, et moi-même, emporté par la colère, j'ai failli pécher. Au surplus, demain, le doute ne sera plus permis. Mais, pour terminer, vous êtes informé de la haine qui anime le duc de Mercoeur contre notre maison.

—Cette haine, je la méprise! s'écria vivement le jeune homme.

De la Roche branla la tête d'un air sombre.

—Le duc est puissant, dit-il ensuite, trop puissant!

—Le crédit du roi, hasarda l'écuyer…

—Le crédit du roi est sans influence sur les fanatiques, et, je vous l'avoue, j'appréhende fort que, malgré le traité de Vorvins, l'édit de Nantes, du 13 avril dernier, édit qui assure aux huguenots égalité de charges, d'honneurs et de dignités avec les catholiques, ne soit mal vu par la cour de Rome et ne pousse la France dans de nouvelles guerres religieuses. Enfin!…

Et le marquis passa sur son front sa large main que sillonnait une cicatrice.

—Enfin, reprit-il, j'ai les lettres patentes qui me confirment dans la charge de lieutenant général du Canada. Dans huit jours, nous partirons pour cette terre vierge dont on rapporte tant de merveilles, et Laure entrera au couvent de Blois où elle attendra patiemment le retour de son fiancé. Si je succombe, vous la protégerez, n'est-ce pas, Jean?

—Oh! s'écria le jeune homme avec chaleur.

II

LAURE DE KERSKOÊN

Il était midi. Assise dans une vaste chaire sculptée Laure de Kerskoên, châtelaine de Vornadeck, feuilletait son beau missel imprimé sur parchemin enluminé de miniatures d'après l'art byzantin et enrichi d'une brillante couverture ayant des fermoirs d'or ciselé, avec l'améthyste orientale au centre, enchâssée dans une plaque d'argent selon l'as de saint Éloi, orfèvre du roi Dagobert.

Laure de Kerskoên, châtelaine de Vornadeck, avait l'âge des illusions, dix-sept printemps. C'était un bouton de rose près de fendre la capsule qui jalouse la richesse de ses couleurs, la suavité de ses parfums. Rien de joli et de mutin à la fois comme son visage, où la témérité et la douceur harmonisaient leurs traits.

En face de la jeune fille, se tenait sa nourrice, dame Catherine, vieille Normande qui, depuis l'enfance de Laure, lui avait tenu lieu de mère.

—Dis donc, nourrice, s'écria tout à coup la noble demoiselle, en posant le missel sur ses genoux, saurais-tu pas l'heure qu'il est?

—M'est avis que la douzième heure approche, répliqua Catherine, car voici sonner le cor, pour relever la garde du château. Bientôt notre bon seigneur de la Roche-Gommard sera céans, avec son aimable écuyer, le sire de Ganay. Je suis sûr que votre coeur soupire après lui. Le vicomte Jean est aussi beau damoiseau qu'intrépide cavalier.

Une petite moue tout à fait dédaigneuse monta aux lèvres de Laure, qui reprit au bout d'une minute:

—Parlais-tu pas, ce matin, d'aller visiter la poissonnière qui s'est cassé la jambe'?

—Oui, chère damoiselle, j'irai dès que la grande chaleur sera diminuée.

—J'imagine qu'il vaudrait mieux y aller tout de suite. Si mon oncle et tuteur rentre, dans l'après-dîner, il ne te sera guère possible de quitter le castel, nourrice.

—De vrai, ma fille, vous raisonnez comme un ange; je vais prendre une mante et vite porter à cette pauvre femme les herbages et potions qu'a prescrits le chirurgien-barbier.

Ce disant, la vieille Normande se leva de son siège et sortit.

—Ah! exclama joyeusement Laure, dès que sa «duègne,» comme elle l'appelait, eut laissé retomber la portière de l'appartement. Ah! je suis donc libre, enfin! Quelques minutes de plus et peut-être… Après tout, Catherine est si indulgente pour moi! elle n'en aurait soufflé mot à monseigneur de la Roche. Il ne tardera moult à revenir et ce Jean de Ganay avec lui… Quel ennui! Mais elle aussi ne tardera moult à venir, elle viendra avant eux, ma gentille messagère… Quel bonheur!

Bondissant de gaieté, la nièce du marquis courut à une étroite croisée en ogive, garnie de vitraux coloriés, et souleva le châssis inférieur. Un amoureux rayon de soleil l'enveloppa sur-le-champ dans les ondes de sa lumière éclatante, et s'étendit follement sur le parquet.

Pendant vingt minutes, Laure de Kerskoên, accoudée à l'entablement de la fenêtre, interrogea l'étendue de la voûte azurée, en effeuillant les corolles d'une adorable méditation. Elle commençait toutefois à s'impatienter, quand au nord apparut un point noir.

—Adresse! ma tendre Adresse! murmura la jeune fille.

Le point grossissait insensiblement, prenait des proportions, des formes sveltes et élancées. C'était une colombe fendant l'atmosphère à tire-d'ailes. Elle approche, elle approche; déjà on peut distinguer, son blanc plumage et son col léger que ceint un cercle vert.

—O chère Adresse! répéta Laure, c'est bien toi; je ne m'étais pas trompée!

Comme un pilote habile, reconnaissant le port après une périlleuse traversée, l'oiseau double d'ardeur dès qu'il aperçoit la délicieuse tête de Laure, encadrée dans l'embrasure de la fenêtre. Il a franchi l'enceinte du castel, plane sur les remparts extérieurs, et ne tardera pas à recevoir le prix de sa course, lorsque, soudain, une détonation se fait entendre, et la demoiselle de Kerskoên pâlit, puis pousse un cri perçant. Toutefois, bientôt, elle recouvre tout son sang-froid. Alors, elle projette son corps en dehors de la croisée, et voit le volatile, battant des ailes, désespérément accroché aux rinceaux d'une moulure, à quelques pieds au-dessous d'elle. Au bas, sur le mur de ronde, des arquebusiers rient à gorge déployée et félicitent l'un de leurs compaings, dont l'arme meurtrière a blessé l'innocente créature. Ravi de sa dextérité, le soldat rit plus fort que les autres. Mais à la vue de la nièce de leur seigneur, les arquebusiers se taisent et s'éloignent. La jeune châtelaine peut alors, sans crainte d'être surprise, se baisser davantage, allonger le bras, saisir l'infortunée colombe. Elle la prend doucement, l'attire à elle, et retourne à son siège. L'oiseau avait la cuisse cassée. Laure ne put retenir ses larmes.

—Pauvre chérie! dit-elle, d'une voix entrecoupée, elle ne guérira jamais…

Pourtant, elle lava la plaie avec soin, retira des chairs meurtries le duvet sanglant qui les souillait, et, après s'être assurée que le plomb n'avait fait qu'écorcher quelques tendons secondaires, elle enleva du cou de la colombe un ruban vert, et la porta douillettement sur son lit.

—Notre-Dame de Bon-Secours, disait-elle, ayez pitié de ma mignonnette Adresse! Je brûlerai en votre honneur quatre gros cierges de cire parfumée, et donnerai une belle nappe de toile de Flandres pour votre autel, si me la conservez en vie et santé; sans quoi, ferai occire le scélérat d'arquebusier qui lui aura baillé la mort!

Cette invocation terminée, Laure de Kerskoên déroula le ruban qu'elle avait glissé dans son corsage, l'introduisit dans un flacon de bronze pendu à sa ceinture par une chaînette de même métal et l'en retira au bout de cinq secondes.

La couleur primitive avait disparu. Il était jaune et marqué de caractères brunâtres.

En un clin d'oeil, la jeune fille eut dévoré ces caractères, et tous ses membres frémirent d'épouvante.

A cet instant, le son d'une trompette éveilla les échos du manoir. Laure se précipita à la fenêtre, ses regards se rivèrent sur l'esplanade qui longeait le pont-levis de l'entrée principale.

—Le marquis de la Roche et Jean de Ganay! fit-elle avec effroi…
Sainte Vierge! Bertrand est perdu!

III

LE MANOIR

Bâti sur le plateau d'un rocher abrupt, le manoir de la Roche était une des plus redoutables forteresses de la Bretagne. Sa configuration générale ressemblait à celle d'un trapèze, dont l'axe se dirigeait du sud-ouest au nord-ouest, et dont le petit côté s'étendait au nord-est.

Cette configuration était décrite par une enceinte de remparts élevés de trente pieds. Derrière, on apercevait le château proprement dit. Quatre grosses ailes, en pierres de taille, reliées entre elles par des tours carrées, le composaient. Derrière encore, au centre d'une vaste cour, s'élançait, à vingt toises de hauteur, la citadelle, sorte de donjon octogonal couronné d'un diadème de tourelles à encorbellement. C'était là qu'on déposait les armes, les munitions, qu'on enfermait les prisonniers de guerre, qu'on se réfugiait dans les cas désespérés. Un fossé profond, taillé en biseau, dans le roc vif, et aux parois hérissées de pointes de fer, entourait le donjon à son pied. Cinq portes y conduisaient: les deux premières situées, sous une voûte, dans le rempart extérieur et séparées par une herse intermédiaire, les deux suivantes établies dans le corps de l'édifice habité, également séparées par une herse intermédiaire, et la cinquième pratiquée à la base du donjon. Nul fossé de circonvallation ne longeait les premières fortifications, posées à même sur des rochers perpendiculaires d'une escalade impossible. On ne pouvait arriver au château que par un sentier en zigzag, incrusté, pour ainsi dire, dans le flanc de la montagne et qui menait à un pont-levis sous lequel on avait creusé un puits très-profonds. Deux masses de granit, en forme de demi-lunes, pourvues de nombreux créneaux et de barbacanes, défendaient ce pont.

Le château de la Roche avait été construit au treizième siècle par Aymon de la Roche à son retour des croisades. C'est assez dire que le style du monument appartenait à l'architecture féodale.

Dès que le cor eut sonné, un archer parut sur la plate-forme de la porte.

—Bretagne et Navarre! lui cria le marquis.

Aussitôt on entendit un grincement de chaînes sur des treuils, et le pont s'abaissa bruyamment. La cavalcade entra, le seigneur de la Roche en tête. Arrivé dans la cour d'honneur, il s'arrêta, donna quelques ordres concernant le captif, sauta, de cheval et fit signe à son écuyer de le suivre.—Prenant un large escalier, ils traversèrent bientôt la salle d'armes, et pénétrèrent dans une pièce déplus étroite dimension, contiguë à cette salle.

C'était la chambre du marquis de la Roche-Gommard.

Elle avait l'air bien sombre et bien austère, cette chambre!

On eût dit de la cellule d'un dominicain.

Rien pour flatter le regard….. Mais l'ameublement consistait en un lit de camp simplement couvert d'une peau d'ours, deux tables chargées de livres, cartes, mappemondes, instruments de physique et d'astronomie, quelques escabeaux et une cassette scellée dans la muraille blanchie à la chaux. Le seul ornement digne d'attention était un grand christ en bois noir, d'une exquise pureté de formes. On prétendait que ce christ était l'oeuvre du fameux Michel-Ange, qu'il avait été enlevé à l'église du Saint-Esprit, à l'époque des guerres d'Italie, et vendu cent marcs d'argent au père de Guillaume de la Roche.

Le marquis avait pris un siège, tiré de son pourpoint un parchemin scellé aux armes de France et de Navarre, dont il parcourait la teneur, tandis que Jean de Ganay se tenait à quelques pas, dans une attitude respectueuse.

Le parchemin renfermait ces lignes:

«Nous, Henry, quatrième du nom, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à notre ami et féal Troillus des Mesgonnets, chevalier de notre ordre conseiller en notre conseil et capitaine de cinquante hommes d'armes de nos ordonnances, le sieur de la Roche, marquis de Cotemmineal, baron de Las, vicomte de Caventon et Saint-Lô, en Normandie, vicomte de Travallet, sieur de la Roche-Gommard, et Quermolac, de Gornac, Benteguigno et Lescuit, conformément à la volonté du feu roi Henry troisième, avons créé lieutenant-général du pays de Canada, Hochelaga, Terres-Neuves, rivière de la Grande-Baie, Norimbègne et terres adjacentes, aux conditions suivantes:

»Que le sieur de la Roche aura particulièrement en vue d'établir la foi catholique; que son autorité s'étendra sur tous les gens de guerre, tant de mer que de terre: qu'il choisira les capitaines, maîtres de navires et pilotes: qu'il pourra les commander en tout ce qu'il jugera à propos, sans que, sous aucun prétexte, ils puissent refuser de lui obéir; qu'ils pourra disposer des navires et des équipages qu'il trouvera dans les ports de France, en état de mettre en mer, lever autant de troupes qu'il voudra, faire la guerre, bâtir des forts et des villes, leur donner des lois, en punir les violateurs, ou leur faire grâce: concéder aux gentilshommes des terres en fiefs, seigneuries, châtelainies, comtés, vicomtés, baronnies et autres dignités relevantes de notre suzeraineté, selon qu'il croira convenable au bien du service, et aux autres de moindre condition, à telle charge et redevance annuelle qu'il lui plaira de leur imposer, mais dont ils seront exempts les six premières années, et plus, s'il l'estime nécessaire: qu'au retour de son expédition, il pourra répartir entre ceux qui auront fait le voyage avec lui le tiers de tous les gains et profits mobiliaires, en retenir un autre pour lui et employer le troisième aux frais de la guerre, fortifications et autres dépenses communes: que tous les gentilshommes, marchands et autres qui voudront l'accompagner à leurs frais, ou autrement, le pourront en toute liberté, mais qu'il ne sera pas permis de faire le commerce sans sa permission, et cela sous peine de confiscation de leurs navires, marchandises et autres effets; qu'en cas de maladie ou de mort il pourra, par testament ou autrement nommer un ou deux lieutenants pour tenir sa place; qu'il aura la liberté de faire dans tout le royaume la levée des ouvriers et autres gens nécessaires pour le succès de son entreprise: finalement, qu'il jouira des mêmes pouvoirs, privilèges, puissance et autorité, dont le sieur de Roberval avait été gratifié par le feu roi François premier.

»Donné en notre palais du Louvre, en notre bonne ville de Paris, ce douzième jour de janvier de l'an de grâce mil cinq cent quatre-vingt-dix-huit et de notre règne le neuvième.

»Signé, HENRY de France et de Navarre.[1]»

[Note 1: On comprend que la lettre que nous donnons ici n'est qu'un abrégé très-succinct de celle qui accordait à Guillaume de la Roche la lieutenance du Canada. Publier la lettre en entier eût été un hors-d'oeuvre qui aurait nui à l'intérêt dramatique de notre récit.]

—Jean, dit le marquis, quand il eut terminé sa lecture.

—Monseigneur!

—Vous avez étudié la relation de Jacques Cartier?

L'écuyer s'inclina affirmativement.

—Et vous êtes toujours résolu de m'accompagner? poursuivit Guillaume de la Roche, en enveloppant le jeune homme d'un regard inquisiteur.

—Oui, messire, répliqua l'écuyer sans hésitation.

—Les périls, les dangers ne vous effrayent pas?

—Je sors d'une famille où la peur est mot vide de sens. Sur notre devise on a gravé: Audaces fortuna juvat! Ce qui signifie, pour moi, que l'homme ne doit jamais trembler quand il poursuit une noble entreprise.

—Bien, dit Guillaume; j'aime à vous entendre parler de la sorte. Mais vous savez le but de notre expédition en Acadie?

—Fonder une colonie.

—Ce n'est pas tout, reprit le marquis avec exaltation; oh! ce n'est pas tout! Que dis-je, c'est la moindre cause! Il s'agit, mon enfant, de propager les doctrines que notre Sauveur, Jésus-Christ, a transmises au monde, par la voie de la sainte Église catholique, apostolique et romaine! il s'agit, mon cher enfant, de porter le flambeau de lumière et de vérité au milieu des peuplades ignorantes et idolâtres qui habitent les forêts de l'Amérique du Nord; il s'agit de faire notre salut, de mériter le ciel en convertissant les Indiens à notre religion! il s'agit,—et de la Roche baissa la voix,—d'empêcher les hérétiques, les huguenots—vous m'entendez, Jean—de distiller sur la Nouvelle-France le venin de leurs dogmes mensongers, comme ils avaient déjà essayé de le faire à Charlefort, à l'instigation de Coligny!

Après cette sortie, dictée par le fanatisme religieux de l'époque, de la Roche-Gommard pencha la tête sur sa poitrine et se livra à une profonde méditation. Mais s'il eût jeté les yeux vers son écuyer, il aurait été surpris de l'altération qu'il avait subie, depuis quelques instants, Jean de Ganay était d'une pâleur livide; ses traits se contractaient, ses muscles frémissaient, il semblait se débattre contre une colère sourde dont il voulait comprimer l'essor, et se mordait furieusement les lèvres, comme pour refouler les paroles qui affluaient à sa bouche. Peu à peu, cependant, il se maîtrisa, et quand le marquis s'arracha à ses pensées, Jean était calme ou du moins paraissait l'être.

—Vous m'avez compris? demanda le seigneur de la Roche.

—Je vous ai compris, répondit froidement Jean.

—Et vous viendrez, la croix d'une main, la houe de l'autre? et si je succombe…

—Je veillerai à l'accomplissement de vos dernières volontés.

—Merci, Jean, dit le marquis, se levant et prenant la main du vicomte qu'il trouva moite et glacée; merci; vous serez un jour la gloire de la chrétienté. A demain! Faites vos apprêts pour le départ.

De Ganay se retira et Guillaume de la Roche alla se prosterner devant son crucifix.

IV

L'ONCLE ET LA NIÈCE

Cependant, Laure de Kerskoên s'était de nouveau jetée dans sa chaire et elle réfléchissait.

—Quelle folie! m'écrire qu'il viendra ce soir! ne lui avais-je pas dit que j'attendais mon oncle! Mais, que signifient ces mots: «Ne craignez rien. Mes précautions sont bien prises; demain, si vous le voulez, nous serons unis par des liens indissolubles!» Oh! je tremble! que prétend-il faire? Cher Bertrand, il est capable de tout… il m'aime tant!… Pourquoi faut-il qu'une inimitié mortelle divise nos parents? Mais, non, non, je n'aurai jamais d'autre époux que lui au monde! oh! plutôt je préférerais m'enterrer dans un cloître! Mon amour n'est-il pas juste, n'est-il pas légitime? mon existence ne la dois-je pas à ce valeureux champion? Où serais-je sans lui, bonne Sainte-Marie! Au péril de sa vie, il m'a arrachée aux flammes qui dévoraient le couvent de ma tante… Comme il est beau, comme il est brave! Et puis, si timide avec moi! affrontant tous les dangers pour venir soupirer un instant sous les fenêtres de sa reine! Quelle différence avec ce Jean de Ganay, dont les assiduités m'importunent! D'ailleurs, quoi qu'en pense le marquis de la Roche, il ne me semble pas loyal catholique, le Bourguignon! Je ne me souviens pas de lui avoir vu faire le signe de la croix, et il trouve toujours un prétexte pour ne pas assister au divin sacrifice de la messe. Bien au contraire, Bertrand n'y manque jamais, lui! Chaque dimanche, déguisé en serf, je l'aperçois pieusement humilié en un coin de l'église du hameau, où je vais régulièrement depuis la mort de notre digne chapelain… Venir ce soir, quelle imprudence! Si je pouvais l'avertir! Impossible, Adresse est trop grièvement blessée! Que résoudre?… Si je savais où il est!… Et cet écuyer qui rôde sans cesse sur les remparts! En disant à monseigneur de la Roche de doubler les gardes, parce que… parce que… Mauvais moyen, mauvais moyen; mon oncle concevrait des soupçons! Fatalité! quelque magicien m'aura jeté un sort, c'est sûr… Il faut implorer le secours de ma miséricordieuse patronne!

Ayant formé ce dessein, la dévotieuse jeune fille courut s'agenouiller devant son prie-Dieu.

Tandis qu'elle était ainsi prosternée, Guillaume de la Roche entra sans bruit chez elle.

Ne voulant point troubler ses oraisons, il allait se retirer, car il était bien loin de se douter, le rigide tuteur, que c'était une pensée terrestre, une pensée mondaine, une pensée d'amante insoumise, qui absorbait ainsi l'attention de sa pupille; mais tout à coup celle-ci s'écria avec allégresse:

—Oh! merci, merci! bienheureuse patronne, vous avez exaucé mes voeux; il est sauvé!

—Qui cela? demanda le marquis.

—Monseigneur de la Roche! balbutia Laure interdite.

—Eh bien! chère enfant, est-ce ainsi que vous recevez votre oncle après deux mois d'absence?

—Pardon, pardon, dit Laure en rougissant, je…

—Vous ne m'attendiez pas, méchante fille, reprit Guillaume en la baisant tendrement au front. Mais grâce au ciel, nous sommes revenus sains et saufs et tout est prêt pour notre prochain départ.

—Votre prochain départ!

—Ah! ma mie, vous gémirez, car j'emmène avec moi le chevalier de vos pensées. Jean de Ganay m'accompagnera à la Nouvelle-France. Ça, ne te désole pas, ma Laurette; ne baisse pas ces grands yeux bleus pour cacher ton affliction. Je te promets de te le rendre dans un an au plus.

—Mais, monseigneur…

—Mais quoi, mademoiselle? dit Guillaume en s'asseyant et l'attirant sur ses genoux.

—Mais…

—Puisque je te promets de te le rendre. Ne vas-tu pas être jalouse de ton vieil oncle? La séparation vous fortifiera tous deux, et vous me saurez gré de vous avoir tenus éloignés durant quelque temps. Tu passeras ton veuvage chez l'abbesse du moustier de Blois.

—Mais, mon oncle, dit enfin la jeune châtelaine qui s'était peu à peu remise de son émotion, ne m'avez-vous pas annoncé que votre projet de fonder une colonie à la Nouvelle-France était ajourné?

—Ah! répliqua le marquis en souriant, c'est moins mon projet de colonisation que le colon que j'enlève qui m'attire cette insidieuse question.

—Vous avez donc obtenu vos lettres patentes? dit-elle avec une agitation qui échappa à son interlocuteur.

—Bien mieux, répondit-il; j'ai triomphé des pièges que m'avait tendus le duc de Mercoeur.

Laure tressaillit.

—Chère enfant, dit de la Roche en la pressant affectueusement contre sa poitrine, tu me pardonneras de te délaisser. Mais la voix de Dieu parle à ma conscience. Il faut que je parte. Nouveau Pierre l'Hermite, je porterai la bannière de l'Église romaine au milieu des infidèles, et bientôt l'autre rive de l'Atlantique retentira de louanges au Tout-Puissant. Courage, ma fille! offre ton âme à Dieu! il t'aidera à supporter cette épreuve.

Laure était sensible. Élevée par Guillaume de la Roche qui l'avait gâtée, elle le chérissait à l'égal d'un père. Si les longues expéditions de son tuteur ne l'avaient jamais effrayée, à cette époque de troubles et de guerres civiles, l'idée d'un voyage au delà de l'Océan, vers des contrées qu'on jugeait beaucoup plus lointaines qu'elles ne le sont réellement, cette idée, disons-nous, ne pouvait manquer de l'attrister. Elle fondit en larmes.

Persuadé que ces larmes avaient plutôt son écuyer pour objet que lui-même, Guillaume essaya de la consoler par des caresses. Puis s'imaginant opposer un remède souverain à la douleur de sa nièce, il lui dit en la quittant:

—Allons, enfant, sèche tes pleurs. Vous serez fiancés avant que nous nous embarquions.

Aussitôt qu'il eut laissé la chambre, Laure frappa trois fois sur un gong avec une baguette d'argent. Sa camériste, jeune Picarde accorte, avenante, parut.

—Suzette, quel est le sergent de garde à la porte du château?

La soubrette cligna de l'oeil d'un air intelligent et répondit:

—C'est Goliath!

—Descends à l'office, et ordonne au sommelier de ne pas oublier ce soir le poste… Tu m'entends!

—Mademoiselle sera obéie, dit Suzette en s'inclinant.

—Ah! je suis indisposée… Je ne paraîtrai pas au souper.

Suzette fit une deuxième révérence et sortit.

—Comme cela, s'écria alors la nièce du marquis, peut-être réussirai-je à le voir en sûreté!

V

LE MÉNESTREL

—Allons, sergent Goliath, encore un verre de ce généreux cidre dont nous a gratifiés la noble Laure de Kerskoên.

—Verse, verse toujours, Oreille-de-Lièvre; car, ventremahom! la langue m'arde plus que charbon ardent, et mon estomac résonne comme une tonne vide.

—Brave demoiselle, que notre châtelaine! ajouta Oreille-de-Lièvre, en remplissant une écuelle de bois que lui tendait le sergent.

—Jour de ma vie! tu dis vrai, répondit celui-ci. Brave demoiselle, ventremahom!

Et il porta le gobelet à ses lèvres.

Mais tout à coup il s'arrêta, tendit l'oreille.

—Qu'as-tu donc, Goliath? on dirait que tu écoutes quelque chose.

—Vraiment oui, ventremahom, j'écoute… n'entendez-vous pas?

Par la porte entr'ouverte du corps de garde, la brise du soir apportait ces paroles bien connues, chantées sur un mode lent et harmonieux:

  ………………. Li Bretons
  Jadis souloioient par prouesse,
  Des aventures qu'ils oioient
  Faire des lais par remembrance
  Qu'on ne les mist en oubliance…

—Oh! oh! ventremahom! cela nous annonce, si je ne m'embrène en fumier d'erreur, le jovial trouvère qui tant nous donna soulas et esbattements ces derniers jours. Sans doute il demande l'hospitalité. Ce sera précieuse aubaine pour nous de le recevoir en notre chambrée. Il nous contera vaillantes histoires des preux Armoricains, et ne manquera pas de nous redire les merveilleuses aventures du chevalier Bertrand du Guesclin.

—Et aussi l'expédition des quatre fils de Montglave, dit Oreille-de-Lièvre: «A l'issu de l'hyver que le joly temps de l'esté commence et qu'on voit les arbres florir et les fleurs s'espanyr.»

—Pas si vite, compère, pas si vite, intervint un troisième hallebardier; festinons, banquetons, c'est fort bien; mais ne forçons pas la consigne. Le couvre-feu est sonné!

—Oh! la piètre affaire! dit Goliath. Qu'on introduise notre galant ménestrel, je réponds de tout!

—Nenni, sergent, nenni! reprit l'autre avec opiniâtreté; répondez de votre nuque, soit; cela vous regarde; mais de la mienne, c'est objet qui m'intéresse trop particulièrement pour que j'abandonne à aucun le soin de sa responsabilité.

—Ventremahom! m'est avis, vieux pleurard de Balafré, que tu ne seras satisfait que quand je t'aurai refroidi le sang avec mon baume d'acier.

Balafré allait riposter, mais un des hallebardiers lui tendit l'écuelle qui ne cessait de circuler à la ronde. Le parfum du liquide pétillant apaisa la colère du troupier, et après avoir bu, il dit:

—D'ailleurs, agissez comme vous le désirez; moi je m'en lave les mains, ainsi que monsieur Ponce Pilate fit, à l'occasion du jugement prononcé contre notre rédempteur Jésus.

—Ventremahom! tu as raison de consentir…

—Mais, sergent, objectèrent quelques-uns des soudards, si notre redouté seigneur, le marquis de la Roche, vient à savoir que nous avons reçu un étranger en notre corps de garde?…

—Jour de ma vie! qui osera le lui dire? Y a-t-il un espion parmi nous?

Cette interrogation imposa silence aux récalcitrants. Au reste le chant du trouvère était si poétique, si harmonieux, qu'il eût attendri un rocher. En ce moment, il modulait, en s'accompagnant de son rebec, la vieille romance bretonne dont Thibault, comte de Champagne, nous a laissé la traduction:

  Las! si j'avais pouvoir d'oublier
  Sa beauté, sa beauté, son bien dire,
  Et son très-doux, très-doux regarder,
       Finirait mon martyre.
       …………………

—Il n'y a pas une couple de gosiers comme celui-là dans tout le monde, ventremahom! c'est notre barde; il ne couchera pas à la taverne de la belle étoile, dussé-je, pour cet acte de charité, être fouetté de verges jusqu'à effusion de sang. Ça, mandez la sentinelle.

Au bout de quelques minutes, le factionnaire arriva dans le corps de garde du château de la Roche, où se passait cette scène.

—Ah! c'est toi, Courtevue! dit Goliath. Qui ballade à pareille heure sous les murs du château?

—Le trouvère armoricain.

—Seul?

—Seul, sergent.

—Qu'on abaisse le pont, ventremahom! nous avons encore une cruche pleine, et nous coulerons joyeuse nuit, jour de ma vie!

Après ces paroles, le chef du poste, sans défiance, sortit pour aller à la rencontre de l'hôte que la chance lui amenait.

L'énorme panneau de madriers décrivit lentement son quart de cercle et recouvrit horizontalement le puits qui précédait l'entrée des fortifications.

—Qui vive! cria Goliath, apercevant une ombre à travers les ténèbres de la nuit.

En réponse à son interrogatoire, il reçut ce couplet:

  Pour débaucher, par un doux style,
  Femme ou fille de bon maintien,
  Point ne faut de vieille subtile,
  Frère Lubin le fera bien.

—Est-ce toi, ventremahom, mon barde?

Accroupie devant le pont, l'ombre continuait sa ballade:

  Je pregche en théologien;
  Mais pour boire de belle eau claire,
  Faites-la boire à votre chien;
  Frère Lubin ne le peut faire.

—Ah! bravo! bravo! ventremahom! dit Goliath en se frottant les mains. Accours, mon gai rossignol; tu pomperas à autre réservoir qu'à claire fontaine! Et, par les cornes du diable!…

Mais, avant qu'il eût achevé sa phrase, dix doigts vigoureux nouaient son cou dans leurs muscles d'acier, un poignard était planté dans sa poitrine et il tombait dans le puits, sans proférer un soupir!

VI

L'ATTAQUE

Pendant ce temps, le vicomte Jean de Ganay se promenait sur le rempart, autant pour s'assurer que les sentinelles étaient bien à leur poste que pour méditer.

Le temps, superbe le matin, s'était assombri dans l'après-midi, et, à ce moment, de lourds nuages noirs se traînaient péniblement au ciel. Les ténèbres étaient profondes; aucun rayon de lune n'apparaissait; mais à de courts intervalles, un éblouissant éclair déchirait en échancrures embrasées l'épais manteau du firmament et illuminait les hautes tours du château.

Nulle brise ne courait dans l'air: on respirait une atmosphère épaisse, chargée d'électricité.

Au loin la mer grondait en brisant ses vagues contre les falaises, et parfois le cri strident d'une orfraie troublait encore le silence de la nuit.

L'écuyer se sentait navré de tristesse.

—Elle n'est point venue à notre rencontre, pensait-il; elle n'a pas présidé au souper, sous prétexte d'une indisposition: et cependant je suis bien sûr de l'avoir vue à sa fenêtre quand le marquis fit sonner du cor pour qu'on abaissât le pont-levis… C'est étrange! me serais-je trompé?… ne m'aimerait-elle pas? Ne pas m'aimer! oh! c'est impossible! cent fois, je lui ai parlé de mon amour… jamais, de vrai, elle ne m'a avoué… Quel impénétrable mystère que le coeur d'une femme!… Ah! je suis fou de m'inquiéter; n'est-ce pas elle qui a brodé cette écharpe que je porte sur mon sein? n'est-ce pas elle qui me l'a donnée? Pourtant… Encore ces maudits soupçons! Eh! qui aimera-t-elle donc, si elle ne m'aimait pas! Depuis sa sortie du couvent, elle est restée au château, ne recevant, ne voyant personne!… Bast! je suis bien sot de… Qu'est-ce? il me semble qu'on appelle.

Jean, qui se trouvait alors sous la fenêtre de Laure, leva la tête. Cette fenêtre, nous avons omis de le dire, s'ouvrait au sud, vis-à-vis de la porte extérieure du manoir.

—Bertrand, est-ce vous? disait une voix.

Le vicomte s'efforçait vainement de percer le voile d'obscurité qui l'enveloppait de ses plis opaques: rien, il ne distinguait rien!

Néanmoins il allait répondre, quand tout à coup l'occident s'éclaira d'une lueur phosphorescente suivie d'un formidable roulement de tonnerre et d'un cri d'effroi.

—Laure de Kerskoên! murmura de Ganay, qui avait aperçu la jeune châtelaine accoudée à sa fenêtre.

Mais, avant qu'il eût pu se rendre compte le l'impression que lui causa cet incident, le feu céleste s'était évanoui, l'ombre avait repris sa place un instant usurpée, et un deuxième cri, vigoureux, sauvage, excitant, ébranlait les échos du manoir.

—Alerte! alerte! aux armes! aux armes!

—Qu'y a-t-il! demanda Jean à un archer qui passait près de lui.

—Le château est investi! le château est investi! répliqua celui-ci en fuyant à toutes jambes.

Sans se troubler, l'écuyer s'élança vers le corps de garde supérieur où était enfermée la manivelle pour monter et descendre la herse.

La plus grande confusion régnait parmi les soldats.

—Abattez la herse! s'écria le vicomte.

—Mais l'ennemi a déjà franchi les fortifications, fit observer un des gardes.

—N'importe! n'importe! qu'on lui coupe la retraite.

Et tandis que les soldats s'empressaient d'obéir à cette injonction, Jean courait à l'escalier qui conduisait à la porte du château proprement dit.

Elle débouchait sur la partie septentrionale du trapèze; l'écuyer pressa ses pas de ce côté; mais quelle que fût sa rapidité, il avait été devance par les assaillants qui se ruaient tumultueusement vers le pont-levis.

Déjà le bruit de l'attaque nocturne s'était répandu de toutes parts. La grosse cloche du donjon sonnait l'alarme Arrachée au sommeil, la garnison se mettait sur pied, et faisait, des préparatifs de défense; tandis que, interrompu au milieu de ses oraisons par les premières rumeurs, le marquis de la Roche s'était précipité dans la cour, où bientôt l'avait joint l'élite de ses hommes d'armes. On lui apprit qu'une troupe de gens inconnus venait de surprendre et de massacrer le corps de garde extérieur.

—Levez le pont, fermez les portes! dit-il avec le plus grand sang-froid. Qu'une compagnie se rende à la plate-forme, une autre dans les tours, et que les femmes, les enfants et les domestiques soient confinés dans le donjon.

Ensuite, sans perdre de temps, il se dirigea vers la chambre de sa nièce afin de la mener lui-même en un lieu sûr, car l'appartement qu'elle occupait durant la paix servait de retranchement à une escouade d'archers lorsque la forteresse était assiégée. Mais, jugez de l'étonnement du marquis! la chambre de Laure Kerskoên était vide.

Il ne fallait pas songer à s'enquérir des motifs de la disparition de la jeune fille, alors que chaque seconde écoulée aggravait le péril commun. Étouffant ses angoisses, de la Roche vola à la galerie saillante qui surplombait la porte du château.

Une troupe d'hommes y étaient assemblés, les uns faisant pleuvoir sur la tête des assaillants des pierres, des obus, les autres apportant de l'huile bouillante, les autres jetant par les mâchicoulis, des couleuvrines, des canons, des mortiers devenus inutiles, pendant que, postés aux barbacanes des tours voisines, archers et arquebusiers criblaient l'ennemi de traits et de balles.

Le vacarme était épouvantable, le combat lugubre comme la tempête qui hurlait dans l'espace! A la clarté fumeuse de quelques torches de résine, pâlissant fréquemment sous la fulguration des éclairs, l'oeil saisissait des nuées d'hommes se mouvant sur toute l'étendue du bâtiment, entre la contrescarpe intérieure et le terrassement du rempart.—Puis l'on entendait des cris féroces, des gémissements, des imprécations, et, couvrant le tout, la voix solennelle du tonnerre mugissait dans l'étendue.

Les agresseurs avaient eu le loisir de briser les chaînes du pont-levis avant, que l'éveil ne fût donné, et malgré les projectiles de toute nature dont les accablaient les défenseurs du château, ils s'acharnaient à enfoncer la porte.

Un énorme madrier qu'ils avaient trouvé sur le glacis leur servait à cet effet.

Vingt hommes robustes, placés aux deux côtés de la pièce de bois, la soutenaient au bout de leurs bras tendus, et lui imprimaient un mouvement de va-et-vient, en dardant son extrémité contre la porte, qui éclatait à chaque coup du formidable bélier.

—Hardi! hardi! sus! sus! mes braves! vociférait un chevalier, armé de toutes pièces, dont le casque orné d'une plume noire dominait cette cohue de démons.

—Du courage! du courage! clamait à son tour Guillaume de la Roche qui s'était emparé d'un fusil à rouet et tirait incessamment sur les ennemis.

Mais, malgré la valeur des assiégés, malgré les flots d'huile et de poix en ébullition qu'ils versaient sur leurs ennemis, ceux-ci ne bronchaient pas; blessés et morts étaient poussés dans le fossé; de nouvelles mains les remplaçaient aussitôt, et le bélier improvisé ne cessait d'ébranler l'obstacle qu'ils voulaient renverser. Un des gonds de la porte avait cédé, les autres ne pouvaient tenir longtemps. L'ennemi beuglait sa victoire, lorsque Guillaume de la Roche s'écria:

—Jetez le Foudroyant!

Le Foudroyant était une monstrueuse pièce de quatre-vingt-seize, braquée à l'angle de la plate-forme.

Tout ce qu'il y avait d'hommes autour du marquis se mit à l'oeuvre, et après des efforts inouïs, le colosse de bronze fut renversé du haut de la galerie sur le flot humain qui déferlait au bas.

Puis ce fut un craquement horrible, une vibrante exclamation de douleur et d'épouvante!

Le pont s'était rompu et abîmé dans le fossé avec tous ceux qu'il supportait…

Dès lors la panique se glissa dans les rangs des ennemis. Ceux qui étaient les plus proches voulurent fuir, mais refoulés par les plus éloignés désireux d'arriver sur le théâtre de l'action, ils tombèrent pêle-mêle dans le fossé où ils furent déchirés, lacérés, par les pointes de fer qui en garnissaient le talus. Un grand nombre trouvèrent la mort dans cette bagarre, que les assiégés mirent largement à profit pour mitrailler leurs adversaires.

Un vent impétueux s'était élevé, chassant les nuées vers l'orient. Entra les éclaircies faites par leur dispersion, la lune tantôt montrait son disque d'argent, tantôt se replongeait derrière un impénétrable rideau. Ces fluctuations de lumière et d'ombre prêtaient au siège du château des couleurs vraiment fantastiques.

Cependant, le chevalier à la plume noire était parvenu à rétablir l'ordre parmi les siens. Ils battirent en retraite, mais au moment où ils atteignaient la porte, une troupe d'arquebusiers que Jean de Ganay avait à la hâte ramassés sur le rempart fondit sur eux. Les arquebusiers, contre leur attente, furent reçus avec uns intrépidité qui les contraignit à se replier. Infructueusement le vicomte s'épuisait à stimuler leur ardeur, ils n'écoutaient rien et se débandaient, incapables de résister à l'impulsion de ceux qu'ils avaient cru pouvoir cerner et tailler en pièces.

Frémissant d'indignation, le vicomte de Ganay allait se jeter au fort de la mêlée pour y périr les armes à la main, lorsqu'il aperçut le chevalier à la plume noire.

Abattre deux hommes qui lui barraient le passage et se trouver en face du chef de cette lâche expédition fut pour notre brave écuyer l'affaire d'une minute.

—A nous deux! cria-t-il en l'affrontant l'épée en arrêt.

—Es-tu chevalier?

—Oui, j'ai gagné mes éperons au blocus de Paris.

Aussitôt, les fers croisés se choquent, pétillent, grincent, lancent des milliers d'étincelles, et la trompette résonne annonçant une trêve momentanée, afin de laisser toute liberté aux deux nobles combattants.

Pour champ clos ils ont une petite esplanade en arrière de la porte principale, pour lustre la lune qui brille à cet instant au-dessus de l'arène, pour témoins une ceinture de soldats.

VII

BERTRAND

Le chevalier noir, nos lecteurs l'ont deviné, était Bertrand, l'amant favori de la belle Laure de Kerskoên. Ne pouvant songer à obtenir la main de sa maîtresse à cause de la haine qui divisait son oncle, le duc de Mercoeur et le marquis de la Roche, il avait résolu de profiter de l'absence de ce dernier pour enlever la jeune châtelaine. Son plan était des plus simples. Ayant à sa solde un régiment de reîtres, Bertrand devait se présenter à la porte du manoir sous le costume de troubadour, qu'il adoptait souvent pour y pénétrer.

Une partie de ses soldats le suivrait de près en rampant le long des rochers, il solliciterait l'hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, parce que les soldats de la garnison savaient que le trouvère armoricain était agréable à la nièce de leur seigneur, et se rendrait maître de la forteresse. Cela explique le message qu'au moyen d'une colombe il avait expédié, à Laure de Kerskoên. Mais à peine ce message était-il envoyé qu'un espion avait averti Bertrand que le marquis, alors à Saint-Malo, s'était mis on marche pour retourner au château. Désespéré de ce contre-temps qui ajournait l'accomplissement de ses desseins, notre paladin se décida à s'emparer du marquis. Ayant échoué dans cette tentative, il poursuivit néanmoins l'exécution de son entreprise, dans laquelle, comme on l'a vu, il eut à subir de nouveaux revers.

Bertrand connaissait bien le vicomte de Ganay, et s'il avait exigé qu'il déclinât son titre, c'était pure moquerie; il n'ignorait pas non plus les prétentions de Jean au coeur de Laure, aussi répondit-il à son attaque avec cette fureur aveugle qu'aiguillonnent la jalousie et le désir d'humilier un rival déjà illustre par de nombreux exploits.

Le duel dura plus de vingt minutes avec, un acharnement sans égal. Les deux antagonistes étaient peut-être de même force, mais à la fougue de son adversaire, Jean opposait un calme inébranlable, et après les premières passes, l'on put prévoir qu'à moins d'un accident, le vicomte resterait vainqueur de ce combat singulier. En effet, le neveu du duc de Mercoeur, exaspéré par le sang-froid de l'écuyer, ne tarda guère à ferrailler sans étudier les bottes qu'il poussait; c'était là que Jean l'attendait; mais comme il désirait plutôt le désarmer que le tuer, il négligea maintes occasions de riposter, alors qu'il lui était facile de le faire. A la fin, cependant, lassé lui-même, il rendit estoc pour estoc, et relevant une fausse parade, atteignit Bertrand à la solution de continuité de sa cuirasse et de ses brassards.

Le jeune homme chancela et tomba sur les genoux: il avait l'épaule traversée de part en part.

Cette défaite mettait un terme aux hostilités. Les assaillants se livrèrent à la merci des assiégés, qui étaient sortis du château par une poterne secrète, afin d'assister au cartel.

Guillaume de la Roche embrassa chaleureusement son brave écuyer, fit enchaîner les captifs au nombre de plus de soixante, et transporter Bertrand dans un des cachots du donjon. Puis, ayant donné des ordres pour que tous les postes fassent doublés et les cadavres brûlés dans la chaux vive, il entraîna Jean de Ganay vers son appartement.

—Eh bien! lui dit-il en arrivant, n'avais-je pas raison, mon cher et valeureux ami?

—Je ne sais, messire.

—Vous ne connaissez donc pas Bertrand de Mercoeur, neveu du duc?

—J'en ai beaucoup ouï parler comme d'un vaillant champion…

—Vaillant! ne lui appliquez pas cette épithète, mon fils; Bertrand est un lâche, indigne de la couronne qu'il porte sur son blason. En voulez-vous une preuve irrécusable? c'est lui qui nous a attaqués ce matin, sur la route de Saint-Malo, lui qui nous a attaqués ce soir par une trahison dont j'ignore les menées, lui que vous avez provoqué, blessé!

—Se peut-il! murmura le vicomte.

—Que trop, reprit Guillaume. Mais quel parti prendre à son égard?

—En référer à la justice du roi.

—J'y songeais… oui, c'est, ce me semble, le meilleur expédient, car son crime ne doit pas demeurer impuni, fit notre sécurité exige que nous ne le gardions pas ici. Le duc saurait bien nous l'arracher. Allons, bon courage, Jean! Dans quelques jours nous serons en route pour aller défendre une cause plus noble—la sainte cause de la religion chrétienne.

Le seigneur de la Roche, et son écuyer échangèrent encore quelques paroles, et sa quittèrent l'un pour s'informer de sa nièce, l'autre pour s'assurer que tout danger avait cessé.

VIII

L'ÉVASION

Et Laure de Kerskoên, qu'était-elle devenue? pourquoi son oncle ne l'avait-il pas trouvée dans sa chambre?

A neuf heures, la jeune châtelaine avait ouvert le châssis de sa fenêtre, et entendant le bruit d'un pas sur le rempart, elle avait dit, le lecteur s'en souvient: «Est-ce vous, Bertrand!» mais la lueur de l'éclair lui ayant montré Jean de Ganay, au lieu de celui qu'elle attendait, Laure s'était brusquement retirée, avec une épouvante augmentée par le cri de guerre qui monta soudain à ses oreilles. Tremblante, éperdue, Laure pensa d'abord à se réfugier chez son oncle. Un instinct—l'instinct de l'amour—l'arrêta. Retournant à sa fenêtre, elle entrevit à travers les ténèbres la plume noire qui ombrageait le casque de son amant.

—Bertrand! dit-elle, miséricorde divine! c'en est fait de lui!

Mais bientôt une idée traversa l'esprit de la jeune fille. Sans plus réfléchir, elle sortit de la chambre et descendit dans la cour d'honneur. Elle espérait pouvoir avertir Bertrand que le marquis était de retour au château. Par malheur, on achevait de barricader toutes les issues, et elle fut obligée de regagner son appartement. C'est durant cette absence que Guillaume était venu chez sa nièce. Palpitante, affolée, n'osant regarder en dehors, Laure s'assit au bord de son lit et écouta. Il est plus difficile de décrire que d'imaginer les tortures morales qu'elle eut à souffrir tant que dura le siège du manoir. Chaque coup d'arquebuse retentissait dans son coeur comme un glas funéraire, et quand le Foudroyant tomba sur le pont avec un fracas horrible, la pauvre enfant manqua de s'évanouir.

Quelle triste situation pour elle! si son oncle était vainqueur, son amant serait sans doute passé au fil de l'épée; si au contraire Bertrand l'emportait, qu'adviendrait-il au marquis de la Roche qui l'avait élevée, la chérissait comme un père? Mon Dieu! que d'afflictions pour l'âme de l'infortunée Laure! Partagée entre les sentiments du devoir, de la reconnaissance, et les anxiétés de la passion, de l'amour, combien la peignait cette cruelle alternative! Son sein battait avec violence et le sang se précipitait à son cerveau, quand Catherine entra, un flambeau à la main.

La bonne dame frissonnait de tous ses membres.

—Jésus, seigneur, ayez pitié de nous! s'écria-t-elle. Ils vont nous prendre, nous piller, nous saccager, comme ils ont fait du moustier de Rennes! Sainte Marie, mère de Dieu, protégez-nous!

—As-tu donc si peur, nourrice? dit Laure pour faire diversion à ses angoisses.

—Peur, chère damoiselle!… peur! oh! mettons-nous en prière, ma fille; implorons la justice du ciel pour que le bon droit triomphe!

Laure ne savait trop que répondre à cette invitation; entraînée par l'exemple de sa nourrice, elle se prosterna et toutes deux commencèrent à réciter leurs patenôtres en s'interrompant chaque fois que le tumulte croissait.

Lorsqu'eut lieu le cartel entre Jean de Ganay et Bertrand, assiégeants et assiégés firent silence.

—Merci, mon doux Sauveur! dit Catherine, supposant que la Providence avait exaucé ses voeux, les infidèles sont repoussés.

Chut! dit Laure qui se leva et s'approcha de la fenêtre.

—Oh! damoiselle! damoiselle! où allez-vous?

—Chut!

S'effaçant dans l'embrasure, la jeune fille plongea ses regards au dehors, tressaillit, bondit en arrière, puis elle s'avança de nouveau, passa sa tête à travers le châssis… et les doigts crispés à la tablette de la croisée, le corps ployé, les muscles frémissants, les prunelles fixes, elle contempla le drame qui se jouait sur l'esplanade. Je laisse à penser quelles sensations l'agitèrent durant ce long combat où se trouvait compromise une tête qu'elle affectionnait au delà de toute expression. Vingt fois elle voulut crier, mais l'émotion lui coupait la parole; vingt fois elle voulut fermer les yeux et s'éloigner, mais une puissance d'attraction plus énergique que sa volonté la tenait clouée à cette place…

Bertrand est touché, il tombe!

Aussitôt les nerfs de Laure se détendent, elle est frappée au coeur, elle s'affaisse! Catherine vole à son secours.

Le lendemain soir, entre onze heures et minuit, Laure de Kerskoên, châtelaine de Vornadeck, enveloppée de la tête aux pieds dans une mante noire, et munie d'une lanterne, traversait furtivement la cour d'honneur du castel, marchant droit au donjon. Une sentinelle est en faction à l'entrée, mais on lui a fait boire un soporifique et elle dort profondément, adossée à la guérite.

Laure pénètre dans la tour, monte au premier étage, et tirant de son corsage une grosse clef, ouvre, après mille difficultés, la porte d'une chambre de forme triangulaire.

Cette chambre, c'est la prison de Bertrand.

Enchaîné sur un bloc de pierre, le jeune homme était on proie à une fièvre ardente, occasionnée par la blessure qu'il avait reçue à l'épaule.

—Qui est là? dit-il dolemment.

La jeune fille démasqua la lanterne qu'elle avait cachée sous sa mante et vint s'agenouiller près de lui.

—Laure! est-ce un rêve?

—Las! pauvre Bertrand!

—Mais quoi, je ne rêve pas! c'est vous, bien vous! Oh! approchez… encore… encore… là, que je sente vos vêtements, que je respire votre haleine! Mon Dieu! oui, c'est elle. C'est vous, Laure…

—Cher Bertrand, dans quelle position!…

—Ne me plaignez pas, Laure, bon ange, idole adorée, je suis heureux, puisque vous me donnez cette preuve d'amour. Maintenant, j'affronterais les derniers supplices sans sourciller.

—Que parlez-vous de supplices, ami! je suis venue pour vous délivrer.

Le prisonnier sourit amèrement.

—Oh! dit-il, en montrant les fers dont il était chargé.

—Êtes-vous trop faible pour vous soutenir?

—Comment cela?

—Tenez, dit Laure en lui présentant une petite lime.

Un éclair de joie colora le visage pâli de Bertrand.

—Ensuite? dit-il.

—Ensuite, ne craignez rien.

Et de ses doigts mignons, la charmante enfant commença à limer la chaîne qui scellait son amant à la muraille.

Ce travail fut lent et pénible, les blanches mains de Laure se teignirent de sang. Mais le courage de l'amour l'animait—ce courage qui a fait tant de femmes héroïques—et au bout d'une heure, la chaîne était sciée.

—A présent, hâtons-nous, dit-elle.

L'espérance de la liberté prêta des forces au captif. Ils descendirent les marches du donjon, et arrivèrent au rez-de-chaussée dans une grande pièce au centre de laquelle on remarquait un puits.

—Écoutez, dit alors la châtelaine, en indiquant le bord du puits, Bertrand, il faut nous quitter ici. A quelques pieds au-dessous de la margelle, ce puits renferme un escalier, et plus bas, un passage souterrain qui vous conduira sur le flanc septentrional de là montagne. Voici la clef de la poterne dérobée. Mais, sur votre honneur, jurez-moi que jamais vous ne révélerez le secret que je vous confie!

—Hélas! dit le jeune homme d'un ton plaintif, je ne me gens plus la volonté de partir. Laure, je voudrais mourir!

—Laissez là, ami!

—Sans vous, l'existence…

—Bertrand, jamais je n'appartiendrai à d'autre qu'à vous. Prenez cet anneau, c'est celui que me légua ma pauvre mère… qu'il soit le gage de nos fiançailles!

Le jeune homme s'empara de l'anneau et le porta à ses lèvres.

—Allons, séparons-nous, le temps presse, dit Laure, les yeux gonflés de larmes.

Aidé par sa maîtresse, Bertrand descendit dans le puits, rencontra le premier degré de l'escalier à mi-hauteur du corps, et adressa à la jeune allé un signe d'adieu.

Mais elle se pencha jusqu'à lui et le baisa au front.

—Oh! tu, seras à moi, ma bien-aimée! proféra le prisonnier avec transport; et, tenant de la main gauche la lanterne que Laure lui avait remise, il s'enfonça dans les profondeurs du gouffre.

Peu à peu, le son de ses pas s'évanouit, et lorsqu'ils eurent cessé de résonner sur les degrés humides, la nièce de Guillaume de la Roche se releva en disant:

—Bénie soit ma secourable patronne! Bertrand est sauvé!

Quelques minutes après, Laure de Kerskoên, comtesse de Vornadeck, rentrait dans son appartement sans avoir été remarquée.

IX

AVANT LE DÉPART

Un mois s'est écoulé depuis les divers événements que nous avons racontés. Laure, à la fenêtre où nous l'avons déjà vue, Laure attend. Une colombe arrive; son blanc plumage rappelle notre gentille messagère d'amour. En effet, c'est Adresse. Elle apporte une lettre.

Cette lettre lui apprend que Bertrand est en sûreté, remis de ses blessures, qu'il se propose de l'enlever, et l'engage à feindre de l'amour pour le vicomte Jean de Ganay et à lui déclarer qu'elle a fait voeu de ne pas contracter d'engagement avant l'âge de vingt ans, afin de le déterminer à ajourner à son retour du Canada leurs fiançailles qui doivent avoir lieu le lendemain.

Après avoir lu et, relu ce billet que, plusieurs fois, elle mouilla de douces larmes, Laure de Kerskoên se rendit dans la salle d'armes. Elle savait y rencontrer Jean de Ganay. L'écuyer se promenait soucieux, agité de sombres pressentiments.

—Vous paraissez bien morne, messire, lui dit la jeune fille, de sa voix la plus câline; vous serait-il advenu malheur?

—Ah! damoiselle, répondit le vicomte, oui, il m'advient grand malheur! si grand que je crains de n'en pouvoir supporter l'étendue.

—Vraiment! serais-je indiscrète en vous demandant la cause de cette vive affliction?

—Vous-même n'êtes-vous donc pas chagrine?

—Moi, sainte Vierge! oui, bien chagrine! Mon oncle a beau dire, je ne puis m'habituer à l'idée de son départ, et…

—Et? s'écria Jean intrigué.

Laure baissa ses longues paupières avec un geste de pudeur, mais sans répondre.

—Ne regretterez-vous que le seigneur de la Roche? insinua l'écuyer, en proie à une émotion poignante.

—Pensez-vous que j'oublie mes amis, messire Jean! répliqua l'amante de Bertrand, accompagnant cette interrogation d'un coup d'oeil si expressif, que le pauvre vicomte se crut aimé et faillit se précipiter aux pieds de la sirène.

—Mais, dit-il d'un ton pénétré, suis-je au nombre de vos amis?

—Comment! c'est vous qui m'adressez une pareille question! vous, Jean, qui jouissez de la considération de monseigneur de la Roche, vous qui tout récemment avez délivré ce château, vous… Ah! c'est bien mal, Jean, de douter ainsi de moi!

Une perle liquide qui vint étinceler au coin de sa paupière, couronna la série de tendres reproches déjà exprimés par le sens et l'inflexion qu'elle avait, imprimés à ses paroles.

Les femmes possèdent un talent merveilleux pour simuler les sentiments qu'elles n'éprouvent pas. Elles sont souvent même plus éloquentes dans le jeu de la passion que dans son action, réelle.

Est-il donc surprenant que le vicomte se laissât prendre à ce piège jonché de roses odorantes.

—Quoi, c'est vrai, s'écria-t-il avec chaleur, je ne m'abusais point, vous m'aimez, Laure! vous partagez les feux qui m'embrasent, et vous… Oh! la joie me rend fou! c'est qu'il y a si longtemps que j'attends cet aveu! Oh! mon Dieu! prêtez-moi la force nécessaire pour savourer pareilles délices!

Il voulut saisir la main de Laure et la baiser, mais la jeune châtelaine s'y opposa doucement en souriant:

—Fi! le mauvais chevalier, qui n'ajoute pas foi à l'attachement de ses meilleurs amis! vous mériteriez, messire, que pour votre peine je brûlasse le noeud d'épée que j'ai tressé à votre intention.

—Un noeud d'épée! ah! Laure, votre bienveillance m'accable!

—Un noeud d'épée que voici, et que j'attacherai moi-même, si vous le permettez, à la coquille de votre dague. Dorénavant, soyez moins soupçonneux, ou je me fâcherai pour de bon. Mais j'ai une prière à vous adresser.

—A moi… une prière! Oh! parlez, soyez sûre que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour me montrer digne de la première marque de confiance que vous daignez m'accorder. Oui, poursuivit-il, me demanderiez-vous ma vie, je serais heureux de vous l'offrir!

Son teint pâle d'ordinaire s'était nuancé d'un chaud incarnat, sa voix avait des intonations sympathiques, tout en lui exhalait le parfum de l'amour vrai, profondément senti. La vanité de Laure dégusta ce triomphe; mais son coeur était trop occupé pour s'émouvoir au contact de cette ardente passion.

—Ce que j'ai à vous demander vous coûtera beaucoup, reprit-elle; toutefois je ne me prévaudrai pas de votre tendresse pour lui arracher, à l'avance, un serment qu'ensuite vous réprouveriez peut-être…

—Non, non, interrompit de Ganay avec véhémence, non! quoi que vous ordonniez, je jure, sur la garde de mon épée, de l'exécuter fidèlement!

L'amante de Bertrand ne put réprimer une lueur de satisfaction, en le voyant tomber dans les rêts qu'elle lui avait si adroitement tendus.

—Je crains que vous ne vous repentiez de cette précipitation, objecta-t-elle encore.

—Ne craignez rien; parlez.

—Monsieur Jean, mon oncle, souhaite que nous soyons fiancés demain.

—C'est aussi ma plus douce aspiration.

—Voilà ce que je redoutais.

—Vous…

—Hélas! messire, j'ai promis de ne contracter aucun engagement avant vingt ans et je n'en ai pas encore dix-huit, savez-vous?

—Et cette promesse? balbutia de Ganay, plongé dans l'horreur du désenchantement.

—Je l'ai faite à une personne qui m'est plus chère que l'existence.

En prononçant ces mots d'un ton larmoyant, Laure chiffonnait le coin de son mouchoir.

—Que votre volonté soit exaucée, dit le jeune homme, après un moment de pause pour maîtriser les angoisses qui déchiraient son coeur. Puis, il ajouta:

—Un serment est sacré, je respecterai le vôtre en respectant le mien; mais, Laure, serez-vous fidèle?

—Oh! oui, repartit la nièce du marquis, continuant mentalement son perfide mensonge; oui, je serai fidèle, jusqu'à mon dernier soupir… «à Bertrand,» murmura-t-elle in petto.

—Ah! ah! mes jouvenceaux, vous roucoulez tendre romance d'amour, dit à cet instant Guillaume de la Roche, en s'approchant du couple.

Laure saisit l'occasion pour s'enfuir comme une biche effarouchée.

Vingt-quatre heures après cet entretien, une cavalcade, composée de dix hommes d'armes, d'un dominicain et de deux femmes montées sur des palefrois, quittait le manoir de la Roche.

C'était Laure de Kerskoên qui partait pour la capitale du Blésois, où elle devait rester dans un couvent jusqu'à la fin de l'expédition de son oncle.

Debout, au sommet du donjon, Jean de Ganay suivit longtemps des yeux la chevauchée qui serpentait sur le flanc de la montagne.

L'écuyer espérait que l'une des femmes se retournerait pour lui adresser un signe, un regard, mais personne ne se retourna, et quand les deux amazones, précédées de leur escorte, disparurent derrière les massifs d'arbres, Jean croisa douloureusement les bras sur sa poitrine en s'écriant:

—Grand Dieu! Laure m'aurait-elle trompé… ne m'aimerait-elle pas?

PREMIÈRE PARTIE

EN MER

I

GUYONNE LA POISSONNIÈRE

A quelque distance du château de la Roche, sur le bord de la mer, s'élevait une cabane à l'aspect chétif et désolé. Des galets, cimentés avec de la terre glaise, avaient servi à sa bâtisse, que recouvrait un toit de chaume. Deux fenêtres étroites, garnies de carreaux en papier huilé, filtraient à l'intérieur un jour blafard et souffreteux. Devant cette cabane s'étendait un jardinet potager, généralement mal entretenu, et derrière séchaient de grands filets accrochés à des pieux.

Telle était l'habitation de Perrin le pêcheur, de son fils Yvon et de sa belle-fille, Guyonne la poissonnière.

Un soir de la fin de mai de l'année 1598, Perrin le pêcheur, vieillard sexagénaire, mais encore robuste, malgré ses rides et ses cheveux argentés, assis sur un banc de pierre, au seuil de la maison, réparait une seine fortement endommagée.

Le soleil à son déclin secouait ses gerbes d'or au front sourcilleux du manoir de la Roche, et les vagues de la Manche venaient lécher le sable irisé du rivage avec un bruit régulier de fusée volante. La soirée se montrait d'une douceur enchanteresse. Aux senteurs marines se mêlait l'arôme balsamique des primevères; au gazouillement des linottes se mariait le ramage des chardonnerets, et l'atmosphère semblait saturée d'un parfum de bonheur.

Cependant le pêcheur était triste. L'anxiété, le désespoir marquaient son visage bronzé par le hâle et l'intempérie des saisons.

Souvent il levait vers le château un regard douloureux, puis une larme brillait au coin de sa paupière; ses mains laissaient échapper le filet, et, croisant les bras contre sa poitrine, Perrin rêvait profondément. Ensuite, il reprenait son travail en prononçant quelques mots inintelligibles.

Tout à coup, au détour d'un buisson, parut une jeune femme, portant sur la tête un panier d'osier.

Le vieillard poussa un cri de satisfaction.

—Eh bien, Guyonne?

—Consolez-vous, mon père, répondit la femme; Yvon vous sera rendu… s'il plaît à Dieu de seconder mon projet, ajouta-t-elle intérieurement.

—Rendu!… mon Yvon me sera rendu! dit le pêcheur d'un ton passionné; ô ma fille! Guyonne, enfant chéri, approche que je t'embrasse.

—Bon père! dit-elle en abandonnant ses joues aux caresses du vieillard.

—Mais, fit soudain celui-ci, tu l'as donc vu? il t'a donc parlé?
Le seigneur de la Roche lui a pardonné, n'est-ce pas! oh! je prierai
Notre-Dame du Saint-Sauveur de favoriser l'entreprise…

—Écoutez, mon père, interrompit gravement Guyonne, je ne veux pas vous tromper; je n'ai pas vu Yvon.

—Que dis-tu?

—Non, je ne l'ai pas vu. Je ne pouvais le voir. Il est à Saint-Malo depuis ce matin.

—A Saint-Malo!

—A Saint-Malo, avec tous les autres prisonniers qui doivent s'embarquer demain pour la Nouvelle-France.

—Alors, dit Perrin, terrifié par cette nouvelle, notre miséricordieux seigneur de la Roche t'a promis…

—Monseigneur de la Roche est parti lui-même, avec son écuyer. Ils ont escorté les captifs.

Le vieillard pâlit et chancela.

—Soyez sans crainte, dit vivement Guyonne; je sauverai Yvon, je vous le jure.

—Ah! exclama le pêcheur, pouvais-tu m'abuser ainsi, ma fille! Je ne t'ai jamais fait de mal, moi; et voilà que tu me rassures pour me replonger plus avant dans l'affliction.

—Je vous ai dit et je vous répète que je le sauverai! s'écria-t-elle d'un accent si persuasif, que Perrin se sentit renaître à l'espérance.

—Comment? quel est ton projet? demanda-t-il encore.

C'est mon affaire, fiez-vous à moi, mon père. Je tiendrai ma parole. Avant douze heures, Yvon sera ici; seulement il faudra vous placer sous la protection du due de Mercoeur. A présent, donnez-moi votre bénédiction, car jamais, peut-être, nous ne nous reverrons.

Soit qu'il n'eût pas entendu cette dernière phrase, soit qu'il n'en eût pas bien compris le sens, Perrin reprit interrogativement:

—Quoi! dans douze heures, j'aurai recouvré mon brave Yvon? tu en es certaine, Guyonne?

—Autant qu'on peut l'être! Mais le temps presse, donnez-moi votre bénédiction, mon père, répliqua-t-elle, en s'agenouillant aux pieds du vieillard.

—Où veux-tu aller?

—A Saint-Malo, chercher Yvon. Priez le Tout-Puissant de secourir mes desseins.

—Va, ma fille, dit le pêcheur en étendant les mains au-dessus de Guyonne; va! que Dieu te soit en aide! Pour moi, je m'en rapporte à ton courage et à ta prudence Ah! si tu parviens à sauver mon Yvon, je ne vivrai pas assez d'années pour te prouver ma gratitude.

S'étant relevée, Guyonne se jeta dans les bras du vieillard, puis, après avoir échangé quelques paroles avec lui, elle se dirigea vers le bord de la mer, détacha l'amarre d'un bateau, sauta agilement dedans, et s'éloigna à force de rames, en adressant à son père un signe d'adieu.

La Manche, ordinairement inégale et moutonneuse, était, ce soir-là, unie comme une glace. Nulle brise ne rayait sa nappe illuminée par les derniers feux du jour, et damassée à l'horizon de blanches voiles qui attendaient que la fraîcheur de la nuit les gonflât pour mouiller dans les ports de la côte.

Penchée sur ses avirons, Guyonne frappait l'onde avec la régularité et la prestesse d'un batelier consommé. Son canot sillait légèrement la mer, en déroulant un ruban d'écume.

C'était une belle et forte femme que Guyonne. Impossible d'imaginer plus magnifique assemblage de formes masculines unies aux grâces féminines. Sa tête, admirable d'expression, surmontait un buste richement proportionné, quoique d'apparence athlétique. Son épaisse chevelure noire flottait sur ses épaules en boucles soyeuses encadrant un visage d'un ovale parfait. Le front découvert, large, les sourcils bien accusés, le nez quelque peu busqué et surtout la vivacité des yeux de Guyonne, dénotaient chez elle un caractère opiniâtre et exalté. Cependant, malgré sa haute taille et son organisation virile, ses mains étaient mignonnes, bien que bistrées par de rudes travaux, ses pieds comparativement, petits. Si son coup d'oeil d'aigle imposait aux plus téméraires, l'aménité de ses manières, la douceur touchante de sa voix séduisaient ceux qu'elle traitait en amis. Fière avec les dédaigneux, soumise sans bassesse avec ses supérieurs, affable avec ses égaux, Guyonne déployait envers ses proches une abnégation à toute épreuve. Force physique, vigueur morale, telle était la créature; attraits matériels, amabilité, ingénuité, chasteté, telle était la femme. Loin de la déparer, sa stature herculéenne ajoutait un charme de plus à sa personne, quand par la fréquentation on avait pu apprécier les rares qualités dont elle était douée.

Guyonne avait vingt-cinq ans. Elle passait pour être fille d'un caboteur qui avait, croyait-on, péri dans un naufrage sur les côtes de Terre-Neuve, et d'une femme qui avait épousé Perrin en secondes noces. Cette femme mourut en mettant au monde Yvon. Le pêcheur conçut pour son propre enfant une tendresse poussée jusqu'à l'idolâtrie. Il releva avec tout le soin que lui permettait sa condition précaire. Mais Yvon, comme il arrive fréquemment, ne répondit point à l'affection de son père. Léger, paresseux, il compta bientôt parmi les plus mauvais sujets du voisinage.

Un matin, il disparut et resta plusieurs années absent. Cette fugue faillit être fatale à Perrin. Dans sa douleur, il voulait se suicider; Guyonne l'en empêcha. Yvon qui était allé faire la guerre pour le compte des Seize, rentra subitement, comme il était parti, et la joie que causa son retour au vieux pêcheur faillit également lui être funeste. Hélas! cette joie ne fut pas de longue durée, car Yvon que la fainéantise inhérente à l'état militaire avait alléché, et qui voyait dans le seigneur de la Roche un ennemi de l'Église catholique, Yvon s'engagea dans une bande de routiers à la solde du duc de Mercoeur.

S'étant trouvé à l'attaque du château de la Roche, il y fut fait prisonnier avec tous ceux de ses compagnons qui avaient échappé aux coups de la garnison. Le marquis, qui recrutait alors des hommes pour l'expédition qu'il projetait, demanda et obtint la permission de transporter dans les colonies de la Nouvelle-France ses captifs, dont la plupart étaient des repris de justice ou des malfaiteurs—tous gens de sac et de corde. Maître Yvon ne s'accommodait guère du sort qui lui était réservé. Une traversée de douze à quinze cents lieues, ensuite de quoi, un exercice illimité à la hache, à la bêche, à la houe, souriaient médiocrement à son imagination. Sachant que son père avait jadis rendu service au marquis de la Roche, il informa Perrin de sa situation, en le suppliant de solliciter sa grâce. Certes, le pêcheur n'avait pas besoin d'être supplié. A la nouvelle que son fils bien-aimé allait lui être ravi, il courut au château, Guillaume de la Roche l'accueillit avec une cordialité dont il n'était pas coutumier vis-à-vis de ses vassaux. Mais dès que le vieillard lui eut appris l'objet de sa visite, il fronça le sourcil, et répliqua sèchement qu'Yvon partagerait le châtiment de ses complices.

Le pêcheur revint chez lui; son âme était brisée. Il fallut l'attentive sollicitude de Guyonne pour adoucir l'amertume de ses chagrins et ranimer l'espérance dans son coeur.

—Tout n'est pas perdu, lui dit-elle; dame Catherine m'aime comme une mère. Elle a, vous le savez, été la nourrice de notre damoiselle Laure de Kerskoên, et exerce beaucoup d'empire sur l'esprit de monseigneur de la Roche. Laissez-moi lui parler; peut-être, avec son concours, parviendrons-nous à fléchir le courroux du marquis.

Comme tous ceux qui aspirent à la réalisation d'un souhait, Perrin accepta cette persuasion, et Guyonne s'achemina vers le manoir.

Dame Catherine, toute marrie du départ de sa jeune maîtresse, pleura avec Guyonne, et finalement promit d'intervenir auprès du marquis de la Roche.

Guillaume fut inexorable. C'était un caractère de fer; jamais il n'avait modifié une résolution prise. Il mettait son point d'honneur dans l'inflexibilité.

—Tout ce que je puis faire pour toi, mon enfant, dit la nourrice à Guyonne, c'est de te ménager une entrevue avec ce pauvre Yvon, quand il sera à Saint-Malo. Le sire de Ganay est chargé de la garde des prisonniers; il ne refusera pas de nous obliger. Je causerai avec lui. Reviens demain.

Guyonne passa la nuit à réfléchir et à prier. L'aube la surprit prosternée sur la tombe de sa mère.

Elle était mélancolique; mais le voile d'anxiété qui couvrait son front depuis quelques jours avait disparu.

Une détermination inconcevable germait dans le cerveau de la poissonnière. Elle monta au château.

Ils sont en route pour Saint-Malo, et s'embarqueront demain, mon enfant, lui dit la vieille femme.

—Avez-vous obtenu?

—Tu pourras le voir cette nuit, en présentant ce billet à la sentinelle de faction.

—Oh! merci, merci, dame Catherine! Dieu vous récompense!

Guyonne descendit la montagne en courant. On se rappelle l'entretien qu'elle eue ensuite avec son beau-père.

Maintenant, nous reprendrons le fil de notre histoire et suivrons la jeune fille à Saint-Malo.

Le couvre-feu n'était pas encore sonné quand elle aborda dans le port de la cité malouine, et les étoiles s'allumaient une à une au firmament. Guyonne n'eut pas de difficulté à se faire indiquer le lieu où avaient été casernes les captifs, car les rues étaient encombrées de personnes qui devisaient sur les chances probables de l'expédition de la Roche.

On avait enfermé les routiers dans un ancien couvent, situé au sud de la ville. Un piquier se promenait, l'arme à la main, devant la porte.

—Pourrais-je parler au sergent du poste? demanda Guyonne.

—Au sergent du poste, repartit le militaire, oui-dà, ma poulette! Et que lui voulons-nous au sergent du poste?

—J'ai un billet à lui communiquer.

—Un billet! par les griffes de Belzébut! quel fortuné mortel que notre sergent! Approche ici, sous ce falot, mon ange! Pardieu, nous taillerons bien une bavette ensemble!

En disant ces mots, le piquier s'avança pour enlacer Guyonne A la taille; mais celle-ci, l'étreignant par le milieu du corps dans ses doigts musculeux, le souleva de terre comme une plume et le lança violemment contre le mur du monastère.

Le soudard se remit sur ses pieds en articulant un juron.

Néanmoins, il se disposait à réitérer ses insolentes agaceries, lorsque la porte du couvent s'ouvrit pour livrer passage à Jean de Ganay.

—Ah! messire, c'est le ciel qui vous envoie, dit Guyonne à l'écuyer.

—Que désirez-vous?

—Dame Catherine…, commença la jeune fille.

—Bien, mon enfant, je sais ce que vous voulez, dit le vicomte avec intérêt. Vous êtes la soeur…

—D'Yvon, messire.

—Entrez; je vais donner ordre qu'on vous conduise vers lui.

Après avoir adressé quelques paroles au commandant du poste et salué
Guyonne, Jean de Ganay sortit de nouveau.

—Suivez-moi, dit le sergent à la jeune femme.

En haut d'un escalier, ils enfilèrent un grand corridor dont les dalles sonores répercutaient le bruit des pas, et s'arrêtèrent à une porte basse.

—Numéro 40, dit le sergent, c'est ici.

Il tira un verrou, déposa sur une table la torche de résine qui avait éclairé leur marche et se retira en disant:

—Dans une heure, je vous querrai.

Pendant ce temps, Guyonne s'était précipitée dans les bras d'Yvon.

—Dis-moi, cher frère, murmura la jeune fille, lorsque leur effusion fut passée, tu soupires pour la liberté?

—Oui; je mourrais avant d'arriver dans cet infernal pays, où, raconte-t-on, il n'y a que plaies et bosses à gagner.

—Je suis à même de te délivrer.

—Toi?

—A une condition.

—A une condition? parle; je souscris à tout, pourvu que je ne sois pas exilé sur cette terre maudite de la Nouvelle-France.

—Si tu veux jurer de ne plus délaisser notre vieux père…

—Mais quel est ton plan?

—Tu le sauras plus tard.

—Je fais le serment que tu exiges, Guyonne.

—Merci, Yvon, dit la jeune fille, les yeux humides d'allégresse. Maintenant, ajouta-t-elle, nous allons troquer nos vêtements. Ta prendras ma robe et ma mante, moi je prendrai ton pourpoint et tes haut-de-chausses!

—Et tu resteras prisonnière à ma place!

—Sans doute, riposta-t-elle en souriant.

—Y songes-tu, Guyonne?

—Oh! j'y ai songé durant toute la nuit dernière sur la fosse de notre mère; c'est elle qui m'a suggéré ce stratagème.

—Excellent coeur! dit le jeune homme en l'embrassant. Mais, ne crois pas que je souscrive…

—Yvon, pense à notre père! il ne peut vivre sans toi.

—Non, non, ma soeur; je ne commettrai pas une lâcheté. Tu ignores quelle sorte de brigands sont ces routiers avec qui j'ai été condamné.

—Que m'importe!

—Que t'importe! mais on t'emmènera avec eux.

—Enfant! oublies-tu que le marquis de la Roche a refusé d'embarquer une seule femme à son bord? Demain, je déclarerai mon sexe et on me lâchera.

Ce raisonnement paraissait très-admissible, l'amour de la liberté bourdonnait dans l'esprit d'Yvon, aussi fut-il bien vite convaincu.

Les deux jeunes gens étaient à peu près de la même grandeur. Ils échangèrent leur costume, et Guyonne dit à son frère, en lui arrangeant sa cornette sur la tête:

—Lorsque le sergent viendra te chercher, feins de pleurer et tiens ce mouchoir contre ton visage afin qu'il ne s'aperçoive point de la substitution. Une fois hors du moustier, tu gagneras le port où j'ai attaché notre canot.

—Je comprends, dit Yvon. Mais toi?

—N'aie aucune inquiétude. Je saurai, avec l'aide de la bonne
Sainte-Vierge, me tirer d'affaire.

Tout se passa comme l'avait prévu la noble jeune fille. Yvon sortit du couvent sans que l'on se doutât de la supercherie, et quand la porte de l'enceinte se referma en grinçant sur ses gonds, Guyonne tomba à genoux en s'écriant:

—J'ai sauvé mon père et mon frère. Seigneur, que votre nom soit sanctifié dans ce monde comme dans l'autre!

II

L'EMBARQUEMENT

Aux premières lueurs de l'aurore, la diane résonna et bientôt les prisonniers furent alignés sur deux rangs, dans la cour du monastère, pour être passés en revue.

Cette réunion d'individus, appartenant à toutes les nationalités européennes et portant chacun son accoutrement indigène, ou la partie la plus caractéristique, formait un spectacle étrange et pittoresque.

Ici se carrait un volumineux Allemand, à la figure blondasse, flanqué à droite d'un Espagnol grêle, sec, au teint d'olive, à gauche d'un Anglais gigantesque, riche de maigreur, de rousseur et couvert d'une casaque rouge. Là, on distinguait un Suisse, armé de toutes pièces, coudoyant un Languedocien à l'air fanfaron et un hallebardier limousin. Plus loin, l'oeil rencontrait le chapeau empanaché d'un Italien, la toque verte d'un montagnard, le pourpoint bariolé d'un Tyrolien, le museau futé d'un Normand, la face rubiconde et joviale d'un Bourguignon, l'équipement broché de lambeaux de similor d'un bâtard portugais. Enfin c'était un pêle-mêle de contrastes, un amalgame d'hétérogénéités, une profusion d'antithèses humaines, une variété de portraits dont nul tableau ne pourrait donner l'idée exacte. Un seul point de similitude rapprochait la majorité de ces hommes—l'audace gravée sur leurs visages en traits indélébiles. Hormis cela, les routiers différaient autant au moral qu'au physique.

Un officier subalterne fit l'appel, personne ne manquait; et comme l'officier terminait son rapport, Guillaume de la Roche, accompagné de Jean de Ganay, d'un marin, et d'une nombreuse suite, entra dans la cour du couvent.

Ce marin marquait quarante années. Ses traits étaient d'une hardiesse telle, qu'à son aspect on oubliait la taille lilliputienne que la nature lui avait accordée comme à regret. De son oeil gris jaillissaient des éclairs et son front fuyant, son menton déjeté, sa lèvre supérieure proéminente, son nez en bec de corbin lui prêtaient le mascaron d'un oiseau de proie.

Il était vêtu avec une mesquinerie sordide, d'un chapeau de toile goudronnée, d'une jaquette amoureuse des solutions de continuité, d'une broeck étriquée. Ses chaussures consistaient en une paire de bottes molles rapiécées sur toutes les coutures. La rapacité coulée dans le moule de l'avarice avait dû servir à la conformation de cet homme, que, nonobstant sa physionomie repoussante, le fier marquis, Guillaume de la Roche-Gommard, traitait avec une déférence toute particulière. On peut en juger par le dialogue suivant:

—Que dites-vous de ces lurons, maître locman?

—Hum! répliqua le marin en faisant claquer sa langue contre son palais, triste fumier pour féconder la terre!

—Pensez-vous qu'ils s'acclimateront?

—Hum! s'acclimater! ce bétail-là s'acclimate partout, quand on le frictionne avec des étrivières.

—Vous n'êtes pas satisfait de la cargaison que le hasard m'a confiée?

—Hum! à vrai dire, j'aurais préféré une vingtaine de rustres bretons à cette séquelle de va-nu-pieds, dont les chevelures ébouriffées ne sont bonnes qu'à décorer les temples des Algonquins.

—Vous désapprouvez donc mon choix?

—Je ne désapprouve rien. Vous m'interrogez, je réponds.

De la Roche, blessé par le ton de cette impertinence, fit un haut-le-corps en arrière. Mais son interlocuteur ne prit pas garde à son geste.

—Hum! dit-il en se pinçant le nez, mouvement qui indiquait chez lui la contrariété, je crois que le vent vire du sud-est au nord-est. Il serait urgent de nous presser, si nous voulons profiter de la brise pour appareiller.

—Alors, qu'on fasse distribuer les costumes à ces gens, dit le marquis à voix haute.

Aussitôt des caisses remplies de vêtements furent apportées dans la cour, et un sous-officier remit à chacun des condamnés un uniforme complet.

Cet uniforme se composait d'un bonnet, d'un sarrau et d'un pantalon, le tout en laine brune et marque d'un chiffre grossièrement brodé.

En perdant leur liberté les transportés perdaient aussi leur nom; ils devenaient simplement le numéro un tel.

Ils dépouillèrent leur défroque pour endosser l'habillement commun, en plaisantant sur les avantages que leur procurait la toilette coloniale.

—Par la barbe du bourgmestre, dit un épais Flamand, en se coiffant de sa tuque, avec un attifet de cette forme gracieuse et agréable, j'aurais séduit les onze mille vierges de la légende.

—Zé té crois bien, mon cer Tronchard, zézaia un Marseillais. Bagasse! nous sommes gréés comme pour un jour dé nocé.

—Mais reluque donc ce blanc-bec, continua le Flamand, désignant du doigt un des captifs qui cherchait à se cacher derrière des décombres pour s'habiller; ne se figure-t-il pas que nous sommes épris de ses charmes? ohé! beau damoiseau, as-tu peur qu'on te violente comme fit madame Putiphar à monsieur Joseph!

—Troun de l'air! riposta le Marseillais, zè regrette de n'avoir pas une couronné dé fleurs d'oranger à offrir à ce cérubin. Il la mérité mieux que plus d'une jouvencelle quèz è sais.

Der Teuffel! je vais aller t'aider à ôter tes braies, mon bijou, ajouta un Wurtembergeois, en se dirigeant vers celui qui, par sa modestie, s'attirait ces quolibets.

Mais sa bravade lui coûta cher, car, avant qu'il eût franchi le monceau de décombres, deux éloquents coups de poing dans l'estomac l'envoyaient mesurer la surface plane.

Comme il arrive toujours en pareille circonstance, les railleurs se tournèrent du côté du vainqueur et un immense éclat de rire accueillit la chute du Germain.

—Sacrament! maugréa-t-il en se relevant pour s'élancer sur son adversaire.

—Kss! kss! kss! siffla le Marseillais, comme s'il excitait des chiens au combat.

—Silence, mille sabords, tas de marsouins! cria en ce moment la voix aigre et perçante du locman.

—Cap dé dious! riposta le Provençal, en approchant sa main à demi fermée de son oeil droit pour lorgner le pilote; cap de dious! quel est cè griffon qui pépie là-bas?

—Gare qu'il ne te pose la patte sur l'épaule! dit un Breton.

—Bast! zè lui poserai la mienne autour du col…

—Silence! répéta le locman; si j'entends encore un mot, quarante coups de garcette à toute la bande.

Cette menace rétablit instantanément l'ordre troublé. Ensuite les routiers furent attachés deux à deux; et Guillaume de la Roche et son escorte s'étant mis à leur tête, les exilés commencèrent à sortir du couvent.

Il était environ six heures du matin.

Une foule bruyante, animée, encombrait déjà les rues de Saint-Malo, avide d'assister à l'embarquement des aventuriers. Aux balcons, aux fenêtres et jusque sur les toits des maisons se massaient des grappes de curieux.

C'est que ce n'était pas mince événement en 1598, que le départ d'un navire pour l'Amérique. Cinquante-quatre années s'étaient à peine écoulées depuis que Cartier, ayant mis à la voile dans ce même port, pour explorer la partie du grand continent américain connue sous le nom de Terres-Neuves, avait découvert le Saint-Laurent, et, au retour de leurs différents voyages, les compagnons de l'immortel navigateur avaient raconté tant de merveilles sur ce magnifique pays du Canada, que chacun voulait contempler ceux qui étaient destinée à le civiliser. Aussi toutes les voies sur leur passage étaient-elles encombrées. Mais c'était particulièrement, sur les quais que la foule se pressait en essaims tumultueux.

Là, entre la Manche et les murs de Saint-Malo, se déroulait une vaste esplanade. A son extrémité orientale, vis-à-vis de la mer, on avait élevé un autel champêtre, ombragé par des rameaux de châtaignier. En avant se bouclait une ceinture de soldats, fort affairés à contenir les flots de la cohue grossissante.

Dans la baie, faisant face à l'autel, se balançaient deux navires de quatre-vingts ou cent tonneaux environ. Au bout de leurs mâts pavoisés et enrubannés, flottait la bannière de France et Navarre, blanche, constellée de fleurs de lis d'or. Le plus gros de ces navires portait en outre l'oriflamme de la maison de la Roche-Gommard au champ, de sable semé de trèfles d'or, au lion du même armé et lampassé de gueules. Tous deux semblaient près de lever l'ancre. Le pont, les haubans, les porte-haubans, les hunes et les vergues étaient garnis de matelots.

Cependant le cortége, commandé par le marquis de la Roche, descendait lentement vers la plage, ondulant à travers les groupes bigarrés comme un serpent à travers les touffes d'herbe d'une prairie.

Au nombre des bannis, il y en avait un qui concentrait particulièrement les regards. L'opposition qui régnait entre lui et son compagnon de chaîne contribuait puissamment à faire ressortir la noblesse de son maintien et la mâle beauté de son visage. Ce jeune homme n'était autre que celui qui avait expérimenté la vigueur de son poignet sur le thorax de l'Allemand.

—Mais, sainte Thérèse, qu'il est donc gentil, murmura une piquante Bretonne; n'est-ce pas honteux, Marthe, d'enlever un si brave gars pour le conduire au fin fond de la mer?

—Ah! dame, oui, il est bien joli à côté de ce vilain ours poilu qu'on dirait échappé de l'enfer.

—Quasiment comme si on avait amarré un ange à un démon.

—Arrière, les fillettes! ordonna un cavalier, en écartant la multitude avec sa lance.

Cet incident, comme une goutte d'eau tombée sur un charbon ardent, refroidit heureusement l'ardeur des deux bachelettes, qui déjà s'enflammaient à la vue du beau déporté.

Quand la colonne déboucha sur l'esplanade que nous avons décrite, une salve d'artillerie salua son arrivée. Les prisonniers pénétrèrent en se découvrant dans l'enceinte qui leur avait été ménagée et se mirent à genoux. Tous les spectateurs imitèrent cet exemple.

Peu après parut une procession de moines, précédant un dais sous lequel s'avançait pieusement l'évêque de Rennes, mandé pour bénir le départ des aventuriers. Le prélat monta les marches de l'autel et dit la messe qui fut entendue avec un profond recueillement. Jamais cérémonie ne fut plus majestueuse ni plus imposante.

Lorsque, en présence de cette multitude muette, de cette mer endormie dont les limites se fondaient dans l'azur de la voûte céleste, le vieillard à cheveux blancs, à la voix sympathique et solennelle, implora l'assistance divine pour le succès de l'entreprise, les auditeurs se sentirent émus jusqu'aux larmes.

Les routiers eux-mêmes courbèrent la tête, comme autrefois Clovis à l'injonction de saint Rémi.

Guillaume de la Roche, le locman, plusieurs marins communièrent et reçurent l'hostie consacrée de la main du vénérable prélat.

Un observateur eût pu remarquer que non-seulement l'écuyer Jean de Ganay ne prit point part à cette communion, mais encore qu'il n'assista pas à l'office.

Que servirait de cacher plus longtemps ce que mon lecteur sagace a deviné? Le vicomte de Ganay avait embrassé le culte de la religion réformée. S'il n'osait dévoiler ses doctrines, à cette époque où l'abjuration de Henri IV était retombée comme un anathème sur le parti calviniste entier, Jean demeurait fidèle à la foi de ses convictions et se conformait secrètement aux rites qu'il ne pouvait pratiquer en public.

Il lui avait été facile de s'esquiver, durant l'encombrement qui accompagna l'entrée des captifs dans l'enceinte réservée.

La messe finie, on procéda à l'embarquement.

Les deux navires, le Castor et l'Érable, étaient mouillés à quelques centaines de mètres du rivage. En moins de vingt minutes, les passagers furent transférés à leur bord.

Un coup de canon donna le signal du départ.

Sur le Castor se trouvaient Guillaume de la Roche-Gommard gouverneur général du Canada; Jean vicomte de Ganay, son écuyer; Alexis Chedotel, pilote-locman, de l'expédition; Guyonne la poissonnière, et un nombre considérable de futurs colons.

III

LE CASTOR

Encore aujourd'hui malgré les perfectionnements prodigieux dont on a enrichi l'art de la navigation, ce n'est pas sans une sorte de crainte indéfinissable que nous entreprenons un voyage par delà les mers. Et cependant les énormes et magnifiques navires à voiles on à vapeur qui sillonnent en tous sens l'Océan offrent presque autant de sûreté et de commodité que nos maisons et nos châteaux. Quels gigantesques progrès la marine a faits depuis quatre siècles! quelle différence entre ces immenses vaisseaux que l'on construit à présent et ceux qui naguère s'aventuraient intrépidement à la recherche de terres inconnues! Quand on songe que ce fut avec trois embarcations, dont deux étaient sans pont et dont la troisième ne jaugeait pas deux cents tonneaux, que Colomb partit de Palos, le 8 août 1492 pour, découvrir l'Amérique le 12 octobre de la même année; quand on songe que ce fut avec deux misérables goélettes de soixante tonneaux que Cartier traversa l'Atlantique pour venir le premier explorer le golfe Saint-Laurent, le Labrador, Terre-Neuve, etc.; quand on songe que ce fut avec deux bateaux à peu près semblables que les successeurs de ces grands hommes ont achevé la reconnaissance et la découverte du Nouveau-Monde, combien on sent croître et s'exalter l'admiration qu'on a toujours éprouvée pour les immortels régénérateurs de l'Amérique!

Le Castor, qui emportait Guillaume de la Roche et la plupart de nos héros vers l'Acadie était si petit, qu'un contemporain d'alors affirme que, de la lisse de plat-bord, on pouvait tremper la main dans la mer[2].

[Note 2: Lescarbot dit à ce sujet:

«Et pour montrer la petitesse de sa barque (celle de la Roche) et qu'il fallait céder à la fureur du vent, j'ay, plusieurs fois, ouï dire au sieur de Poutrincourt que du bord d'icelle, il se lavait les mains dans la mer.»]

La capacité du Castor était évaluée à cent tonneaux.

Joli navire, d'ailleurs, solide à la vague, fin voilier, et portant fièrement ses mâts, fermes comme l'acier, flexibles comme la baleine.

Il contenait une cale, un entrepont et deux ponts-coupés.

La cale renfermait les provisions et les munitions de guerre.

Dans l'entrepont étaient parqués les proscrits envoyés à la colonie.

Le pont-coupé de la poupe avait pour hôte le marquis Guillaume de la Roche, le vicomte Jean de Ganay, le pilote locman, Alexis Chedotel et quelques autres.

Le pont-coupé de la proue était affecté au logement des matelots.

Lorsqu'on quitta la rade de Saint-Malo, il y avait à bord du Castor quatre-vingt-douze hommes en y comprenant le gouverneur général du Canada et son état-major composé de quelques cadets de familles nobles.

Plusieurs des transportés avaient obtenu du marquis de la Roche la permission de rester sur le pont afin de contempler, aussi longtemps que possible, les rives de cette belle France qu'ils quittaient pour toujours peut-être!—On avait descendu les autres dans l'entrepont, de peur qu'ils ne gênassent la manoeuvre.

Tous cependant auraient bien voulu jouir de la faveur accordée à quelques privilégiés; car si âpres que fussent leurs natures, si grossiers que fussent leurs appétits, si brisés qu'ils fussent aux fluctuations de la fortune, ils étaient profondément remués par la pensée de ce long voyage si loin, si loin de la patrie.

On dit que l'amour du lieu qui nous vit naître est un préjugé, mais crions-le, oh! crions-le de toutes nos forces, c'est un magnifique préjugé, supérieur, à notre sens, aux plus nobles affections.

Et la preuve, c'est que l'homme délaissera parfois ses parents, sans regret; c'est qu'il abandonnera son épouse et ses enfants, sans remords; c'est qu'il résistera aux rafales de l'adversité comme le roc aux tourbillonnements de la tempête; que la perte de ses biens, des êtres qui lui sont chers ne l'affligera point, mais qu'il gémira et sanglotera comme une femme, s'il est forcé de dire un éternel adieu à sa patrie.

La patrie, mon Dieu! comme nous l'aimons, comme nous l'idolâtrons quand fuit rapidement le navire qui nous emporte loin d'elle! comme alors nous voudrions pouvoir l'étreindre! comme nos yeux se rivent passionnément à la dernière pointe de rocher qui s'efface dans les vapeurs flottantes à l'horizon! comme le coeur se serre, à mesure que cette pointe chérie disparaît! et puis, quand elle s'est perdue tout à fait, quand pour reposer notre regard, il n'y a plus rien, rien devant, derrière, autour de nous, rien que l'immensité de l'air, l'immensité de l'eau… les mains du banni s'élèvent vers le ciel, se croisent désespérément, ses genoux s'affaissent ses paupières s'humectent de larmes,—le malheureux prie!…

Laissez-le prier, car sa prière est sainte; elle est pure; c'est la prière de l'infortuné, la seule qui élève l'âme, la seule qui monte à l'Éternel!

Et la première nuit que l'on passe à bord du vaisseau qui nous arrache à la patrie, et cette première nuit, si vous saviez comme elle est affreuse!…

Ah! vous qui jamais n'avez quitté le sol où reposent les ossements de vos aïeux, vous qui méconnaissez vos trésors de tendresse pour ce sol dont parfois vous parlez dédaigneusement, vous tous qui vivez dans votre patrie, faites des voeux afin que la destinée ne vous ravisse point cette bonne mère, si belle, si riche, si généreuse, si indulgente pour ses enfants!

Le souvenir de la patrie nourrit l'exilé, l'espérance de la revoir rafraîchit son front courbé par le malheur et la misère; mais tout homme, vicieux ou vertueux, n'importe, souffre et pleure en son âme, au moment où la patrie lui échappe.

—Pourvu que je ne meure pas à l'étranger! murmure-t-il bas.

Guyonne, inscrite sous le nom d'Yvon, numéro 40, jouissait de l'avantage octroyé à un petit nombre de ses compagnons.

Debout au pied du grand mât, elle voyait se dissiper insensiblement, comme une brume, les côtes adorées de sa Bretagne, tandis que le soleil épanchait ses flots d'or sur la rade de Saint-Malo et qu'un vent propice enflait les voiles du Castor.

Qui pourrait dire quelles étaient les pensées de Guyonne? car, de temps en temps, une larme silencieuse roulait le long de sa joue, et sa tête se penchait, douloureusement sur sa poitrine.

Noble et digne jeune fille, avait-elle trop compté sur son courage et se reprochait-elle déjà son héroïque sacrifice?

Non; Guyonne avait l'âme aussi fortement trempée que le corps; les périls de sa situation ne l'effrayaient pas, le sort qui lui était réservé l'inquiétait peu, mais elle rêvait à la tombe de sa pauvre mère, à cette tombe qu'elle entretenait avec sollicitude, qu'elle ornait chaque jour de fleurs nouvelles, et sur laquelle croîtraient bientôt les ronces et les épines; elle songeait à son vieux père qui allait être privé de ses soins attentifs; à son jeune frère, sans guide pour se diriger à travers les écueils de la vie!

Elle songeait, la pauvre Guyonne, à ses amis, à la chanson du soir, à la clochette de sa génisse qu'elle n'entendrait plus, à la chapelle du hameau, à sa chambrette qu'elle ne reverrait peut-être jamais… puis, elle songeait à ce je ne sais quoi, qui n'est rien, qui est tout—murmure, bruissement, sentier, corbeille, voix, ustensile de ménage, colifichet de fête, intérieur de famille, patrie!

Devant elle, adossé au mât d'artimon, Jean de Ganay semblait aussi enfoncé dans une profonde méditation.

Ses réflexions étaient pleines d'amertumes. N'avait-il pas brisé le lien qui l'attachait au bonheur? et chaque noeud filé par le Castor ne l'éloignait-il pas de celle qu'il aimait?

D'ailleurs, un pressentiment étrange torturait l'esprit du vicomte. Nonobstant les gages de tendresse qu'il avait reçus de Laure, il doutait qu'elle le payât d'un égal retour.

Toutes ses tentatives pour chasser cet atroce soupçon étaient infructueuses: il revenait sans cesse et l'obsédait comme un cauchemar.

Jean demeura six heures consécutives dans cette situation, immobile, insensible à ce qui l'environnait. Mais, quand la terre eut complètement voilé ses formes blanchâtres, l'écuyer tourna les regards vers l'avant du navire.

Il aperçut le faux Yvon qui n'avait point bougé de place et tâchait de percer l'étendue pour distinguer encore une ligne qui indiquât la patrie.

La sévère beauté du jeune homme, sa physionomie intelligente, la douceur de ses traits, la chasteté de son maintien, surprirent l'écuyer au point de l'arracher à sa préoccupation.

Il se demandait déjà par quel hasard ce bel adolescent se trouvait compris parmi les condamnés, lorsque Chedotel, qui commandait un changement d'amures, se précipita brusquement du gaillard d'arrière sur le pont, et, de son porte-voix, asséna un coup violent sur la tête du faux Yvon.

—Veux-tu bien décamper, avorton du diable!

Étourdie par la violence du choc, la jeune fille obéit lentement. Le pilote furieux la repoussa avec tant de rudesse qu'elle alla tomber sur une grosse chaîne d'amarrage et se meurtrit la face.

—Attrape! dit Chedotel, en continuant de donner ses ordres.

Cet acte de brutalité révolta Jean de Ganay. Il se disposait à réprimander sévèrement le pilote, lorsqu'il se rappela que le marquis avait investi Chedotel de ses pleins pouvoirs durant le cours de la traversée. Réprimant sa colère, il descendit pour secourir le blessé, qui se relevait le visage inondé de sang.

—Veux-tu que je mande le chirurgien? dit-il à Guyonne avec compassion.

—Oh! non merci, monseigneur, répondit-elle. Un peu d'eau de mer suffira pour sécher ces écorchures.

La douceur de cette voix augmenta l'intérêt que l'écuyer éprouvait pour le proscrit.

Tirant de son pourpoint un foulard de soie, il le lui présenta en disant:

Essuie-toi avec ceci. Je vais envoyer quérir ce que tu désires.

Guyonne, émue par un sentiment nouveau et inexprimable, n'osait accepter.

—Prends, reprit le vicomte, en lui mettant le mouchoir dans la main.

—Oh! monseigneur! fit la jeune fille.

—Bien; tu parleras de reconnaissance plus tard. Maintenant conforme-toi à ma volonté.

Le remède de Guyonne eut tout l'effet voulu et bientôt, sauf quelques taches bleuâtres, elle reparut plus charmante, plus fraîche qu'auparavant.

Son grossier accoutrement de laine grise rehaussait, par le contraste même, l'éclat de son teint.

Le vicomte ne put retenir un geste d'admiration.

—Comment te nommes-tu? lui demanda-t-il en s'appuyant contre le bordage.

—Yvon, pour vous servir, monseigneur, répliqua-t-elle après quelques secondes d'hésitation.

—Yvon! mais j'ai ouï prononcer ce nom-là… Yvon! De qui étais-tu vassal?

—De monseigneur de la Roche.

—Ah! ah! en effet, je me souviens. Ton père est pêcheur?

—Pêcheur, répéta affirmativement Guyonne.

—Et quel âge as-tu?

—J'aurai tantôt vingt-cinq ans à la Chandeleur.

—Vingt-cinq ans? tu en parais dix-sept à peine.

Le changement de côté était à peine opéré qu'une risée violente siffla dans les agrès du Castor.

Peu après on entendit un bruit sourd comme le roulement lointain du tonnerre, et le ciel se marbra de taches sombres.

Tous les matelots avaient suspendu leur flânerie pour courir, qui au gouvernail, qui sur les vergues, qui au cabestan.

—Ferle, ferle tout! tonnait le porte-voix du pilote.

Mais avant que la manoeuvre fût exécutée, une seconde bourrasque assaillit le Castor par le travers, et il donna une telle bande sur bâbord que les boute-hors des basses vergues plongèrent fort avant dans l'eau.

Cette bascule inattendue précipita le marquis contre le bastingage de la dunette.

Les oeuvres-vives du Castor craquèrent avec un horrible frissonnement.

—Rentrez, monsieur, dit alors Chedotel au soigneur de la Roche; rentrez dans la cabine, votre place n'est pas ici!

En disant ces mots, le pilote n'était plus cet homme au visage astucieux et rechigné que nous avons naguère présenté au lecteur; c'était le marin, dans sa sphère; le marin qui mesure ses forces à celles de la nature en furie, et ne reconnaît d'autre conseiller que son coup d'oeil, d'autre maître que son vouloir.

Sur terre, l'être humain rarement oublie son caractère: sur mer il l'abaisse ou l'exalte au gré des circonstances.

Paresseux, ivrogne, libertin, vil, le matelot est cependant susceptible d'accomplir des prodiges de travail, de continence, de noblesse.

Le commandant d'un navire, bête, stupide dans un temps calme, deviendra un génie dans une tempête. Sa voix dominera celle de l'ouragan, sa volonté domptera la rage des éléments, et sa personne s'incarnera d'une nouvelle vie pour lutter avec les trois formidables ennemis conjurés à sa perte:—l'eau, l'air, le feu!

Semblable à un artiste que l'inspiration embrase, Chedotel, son porte-voix d'une main, son astrolabe de l'autre, était grandi de dix coudées.

La mer montait, montait. Les lames d'eau, grosses comme des montagnes, furieuses comme des Ogresses déchaînées, se ruaient tumultueusement contre la carène et la préceinte du navire.

Les rafales se succédaient avec une rapidité effrayante. On eût dit que le Castor dansait une sorte de danse macabre sur l'abîme. Tantôt il s'ensevelissait dans le linceul des flots roulant autour de lui leurs plis humides; puis, ruisselant d'eau, haletant, il surgissait de son suaire aquatique et recommençait, à travers mille périls, mille naufrages, sa course échevelée.

Toutes les voiles heureusement étaient ployées; quatre hommes robustes se tenaient à la barre du gouvernail, et Chedotel, ferme à son poste, dirigeait le vaisseau avec l'aisance d'un écuyer habile qui a lancé sa, monture au milieu des ravines, des fondrières et des précipices.

Les matelots oubliaient les dangers de la situation pour admirer le sang-froid vraiment extraordinaire du pilote.

La tourmente sévissait toujours avec une opiniâtreté inquiétante. Il était à craindre que le Castor ne vînt à toucher un de ces nombreux écueils dont la Manche est si abondamment parsemée.

La nuit approchait à grands pas, et les proscrits, confinés dans l'entrepont, se livraient, sauf le petit nombre de ceux qui avaient déjà voyagé en mer, à toutes les transes de la terreur, lorsqu'un cri terrible mit le comble à leurs angoisses:

—Au feu! au feu!

Presqu'au même moment, Jean de Ganay parut en haut de l'échelle qui descendait à l'intérieur du Castor.

—Dix hommes de bonne volonté! demanda-t-il.

Plus de vingt se jetèrent sur les degrés de l'échelle.

Le vicomte fit rapidement son choix, enjoignit aux élus de monter, et reforma le panneau.

Pour exécuter tout cela, il avait dépensé moins de temps que nous pour le dire.

Le feu avait pris aux cuisines, et déjà la caisse de bois qui les contenait était complètement étreinte par le cercle destructeur des flammes, lorsque les dix condamnés arrivèrent sur le tillac.

Le vent redoublait d'impétuosité.

Le Castor volait à la cime des flots avec des inclinaisons de roulis et de tangage permettant à peine aux hommes employés aux pompes de garder l'équilibre.

—Accrochez-vous aux haubans et aux cabillots! leur criait Chedotel, qui, du haut de son banc de quart, suivait sans émoi les mouvements désordonnés de la barque, et déployait une présence d'esprit surprenante dans la multiplication de ses ordres.

Quand parfois une vague, après avoir balayé le pont, menaçait, furieuse, blanche de colère, le gaillard, d'arrière, notre pilote roulait son bras autour du mât d'artimon, et, sans courber la tête, sans contraindre une seconde la posture de son corps, continuait de transmettre les commandements nécessaires au salut du navire.

Cependant, l'incendie gagnait du terrain, les pompes mal menées étaient insuffisantes à combattre ses voraces empiétements.

—Je crois que nous sommes flambés! disait un matelot.

—Frits comme des goujons en poêle, répondait un autre.

—A moins que l'Érable ne nous rejoigne d'ici à une heure.

—Ah! oui, ajoutait un quatrième. Mais, avec pareil chassé croisé de vents, je le défie de nous accoster.

—La barre sous le vent! et vous autres, hardi, hardi aux pompes! dit à cet instant la voix vibrante de Chedotel.

—Sommes-nous donc perdus? demanda le marquis de la Roche qui était sorti de sa cabine et revenu sur le pont.

—Hum! répondit Chedotel, perdus! hum! ça se peut bien.

—Mais… voulut objecter de la Roche que les sèches paroles du pilote commençaient à impatienter.

—Mais, s'écria celui-ci en frappant du pied, retirez-vous, monsieur, votre présence me gêne, vos questions sont intempestives.

—Qu'est-ce à dire? fit de la Roche blessé au vif.

—Encore une fois, partez ou j'abandonne la direction du navire.

—Ce ton…

—Mais ne voyez-vous donc pas que chaque seconde que vous me faites perdre compromet notre salut! dit Chedotel d'une voix sourde en saisissant et secouant dans ses mains le poignet du marquis.

—Manant! essaya le grand seigneur.

Un paquet de mer, gros comme une montagne, fort comme une avalanche, fondant de bâbord vers tribord, en ligne oblique, couvrit à cet instant le foyer de l'incendie, coupa la parole au marquis de la Roche et l'aurait assurément entraîné avec lui, si les muscles d'acier du pilote ne l'eussent disputé à la violence du choc.

Quoique tous les hommes alors sur le pont se tinssent sur leurs gardes, deux d'entre eux arrachés aux étais du mât de misaine par l'irruption des flots disparurent dans l'abîme inexorable:

Without a grave, unknell'd uncoffin'd and unknown.

Surpris par l'arrivée soudaine de cette lame, Jean de Ganay, qui travaillait aux pompes, n'eut que le loisir de happer un bout de drisse, pour ne pas être précipité par-dessus le bastingage; mais la corde s'étant rompue, le malheureux jeune homme allait périr d'une mort affreuse, quand Guyonne se cramponnant d'une main aux porte-haubans, et tendant l'autre à l'écuyer, parvint, grâce à la vigueur extraordinaire dont la nature l'avait douée, à le ramener sur la drome, d'où il put facilement remonter à bord du navire lorsque la lame fut écoulée.

Guyonne alors releva la tête. Ses longs cheveux étaient plaqués contre ses joues, ses vêtements ruisselaient d'eau, mais sur son beau front on lisait le contentement.

Avant de remettre le pied sur le pont, elle fit dévotement le signe de la croix et porta à ses lèvres un petit sachet de cuir, qu'elle avait pendu au cou et qui renfermait probablement une pieuse relique.

—Hum! ce n'est qu'une saute de vent, après tout, murmura Chedotel, en remarquant que la pluie commençait à tomber, et que le feu avait été éteint par cette vague énorme qui aurait peut-être englouti le Castor, si elle l'eût pris en proue ou en poupe.

De la Roche s'était prosterné et priait en égrenant son chapelet.

Quelques matelots et routiers imitaient cet exemple.

—Debout! debout, racaille! leur cria Chedotel d'un ton impérieux; et vous, monsieur, ajouta-t-il en s'adressant au marquis, je vous somme, au nom de la sécurité de tous ceux qui se trouvent sur ce vaisseau, de rentrer immédiatement dans votre cabine, car vos actes amollissent mon équipage et aggravent notre commune position.

Le seigneur de la Roche s'éloigna sans mot dire. L'imminence du péril auquel l'avait ravi Chedotel, était encore trop fraîche à sa mémoire pour ne pas imposer silence aux murmures de la morgue du haut dignitaire. De ce jour, néanmoins, il voua au pilote une haine mortelle.

Tandis qu'il se retirait, celui-ci, profitant des premiers indices d'une embellie, faisait pour la deuxième fois changer les amures et régler ses basses voiles. A dix heures du soir, le Castor, poussé par un bon vent, avait repris ses allures ordinaires et cinglait rapidement vers sa destination. Le ciel s'était dégagé des nuages qui en souillaient l'éclat. Les astres scintillaient au milieu d'une poussière nacrée et l'on n'entendait abord que les pas de Chedotel arpentant la dunette et le chuchotement de deux matelots qui veillaient au bossoir.

—Notre-Dame de Bon-Secours! quel fier homme que notre pilote! disait l'un. As-tu vu, Noël, comme il se tenait ferme à son poste?

—Quasiment comme une barre de guindeau qu'on aurait clouée au mât d'artimon, répondit l'autre.

—Et sans lui, le marquis de la Roche…

—Ah! oui, le marquis de la Roche et son expédition étaient joliment enfoncés. Mais tu ne sais pas, Jacques, je n'augure rien de bon pour cette traversée. Pendant la tempête j'ai vu…

—Eh bien?

—J'ai vu, Jacques, de mes propres yeux vu, comme je te vois, la sorcière d'Ouessant qui planait sur le navire.

—La sorcière d'Ouessant! répéta Jacques avec une terreur profonde…
Sainte mère de Dieu, intercédez pour nous pauvres pécheurs!

—Il doit y avoir un grand criminel à bord, poursuivit Noël, car jamais la sorcière n'apparaît que pour punir les crimes.

—Si c'était le pilote?

—Peut-être! Ne te souviens-tu pas qu'il nous a défendu de prier, alors que nous étions prosternés pour implorer l'appui du ciel? Et comme il parlait au marquis! et comme ses yeux lançaient des éclairs! ça n'est pas naturel.

—Si cet homme était un démon déguisé?

—Plus bas, Noël, plus bas, répliqua l'homme en se signant.

—J'ai peur…

A cet instant un éclat de rire sarcastique retentit derrière les deux matelots.

IV

LE COMPLOT

Quinze jours se sont écoulés depuis le départ de l'expédition pour la Nouvelle-France. A l'exception de la tempête dont nous venons de parler, le temps a presque toujours été favorable.

Le Castor et l'Érable naviguent dans les mêmes eaux et approchent du banc de Terre-Neuve.

A bord du premier de ces navires, tout semble paisible et souvent le chant des matelots et des proscrits se marie aux murmures des flots; les joyeuses histoires appellent de bruyants éclats de rire; et les sombres légendes endorment la durée des heures.

Ce calme toutefois n'est qu'apparent. De même que l'Atlantique sous sa limpidité recèle des gouffres, des colères terribles; de même sous sa tranquillité, le Castor cache des abîmes, des passions épouvantables. Les visages sont gais, mais les coeurs sont tristes; les bouches prononcent de douces paroles, mais les esprits brassent de sinistres complots; on prie, on danse, on s'amuse, mais la prière est fausse, la danse est guindée, les amusements forcés. A l'intérieur de la barque fermentent des aliments de discorde: qu'une étincelle jaillisse et le volcan fera son éruption.

Et cependant le Castor filait ce soir-là sous la brise comme une bachelette respectueuse devant sa mère, suivant la pittoresque expression du matelot, Noël. Ah! dame, il fallait le voir se cabrant fièrement pour recevoir le baiser des petites vagues écumeuses et déroulant derrière lui un long ruban de moire argentée. C'est qu'il avait fait grande toilette dans l'après-midi, le Castor; il avait bien, ma foi! toutes voiles dehors depuis ses bonnettes basses jusqu'à celles du perroquet. Et le vent ronflait dans ses larges ailes que c'était plaisir à entendre.

Pourquoi donc alors maître Chedotel, assis près de la table de sa cabane[3], le coude appuyé sur le dossier d'une chaise, paraissait-il si sombre? Pourquoi le marquis Guillaume de la Roche armait-il ses pistolets dans la cabane voisine? Pourquoi le vicomte Jean de Ganay parcourait-il la grande chambre en poussant des soupirs brûlants? Pourquoi Guyonne pleurait-elle silencieusement dans le compartiment séparé qu'elle occupait depuis le lendemain de la tempête? Pourquoi, enfin, au lieu de dormir, les routiers réunis au pied du grand mât causaient-ils à voix basse dans l'entrepont.

[Note 3: Le mot cabine (terme de marine) n'est employé que depuis quelques années seulement. Il a été emprunté à l'anglais cabin. Avant, on se servait toujours du terme cabane pour désigner les chambrettes à bord d'un navire.]

Avant de répondre aux premières questions, écoutons ce que disent les exilés. Peut-être saisirons-nous le fil de ce mystère.

—Mes cers amis, zézaie le Marseillais, zè crois qu'il est temps ou jamais dé nous débarrasser dé cette clique dé marquis qui nous tient enfermés ici comme des lapins dans une lapinière. Nous prend-il pour des taupes, qu'il ne veut pas que nous voyons la çandellè du jour, mosieur le soleil; et la lampe dé la nuit, madame la luné? Sandiou! cela dépassé toutes les bornés dé la courtoisie que l'on doit à dé bravés gens dé notre sorte. Pour moi, zè vous assuré, zè m'ennuie dans ce cul-dè-bassè-fossè, comme une souris en souricière, et zè suis tout disposé à faire faire un plongeon à monseigneur le marquis dé la Roche. Qu'en pensé mon ami Tronchard?

—Moi, répondit le Flamand, par la barbe du bourgmestre, je pense que mon ami Molin a raison et que nous sommes des nigauds de moisir dans cette cabane comme des morues dans une tonne. Il faut en finir, je suis prêt!

—Der Teuffel, objecta un Suisse, mais nous sommes sans armes et…

—Et quoi? grogna l'Allemand.

—Et, reprit l'autre, sans quelques bonnes escopettes, nous nous ferons hacher comme chair à pâté. Prudence est mère de sûreté, rappelez-le-vous.

—Des armes, por dios! dit un Basque, ne sommes-nous pas en nombre, et ne pouvons-nous, eu un tour de main, nous rendre maîtres de l'équipage?

—Puis, troun dé l'air! n'avons-nous pas chacun un bout dé couteau! ajouta le Provençal.

—Et des bras! poursuivit le Wurtembergeois en découvrant son torse athlétique.

—Nous sommes soixante contre une trentaine, mordieu! appuya Molin.

—Tout ça est bel et bon, intervint encore le trembleur, mais…

—Mais? mais? tu as toujours des mais, toi, coeur de mouton, riposta Tronchard d'un ton impatient. Allons, vite, que signifie ton mais, ou je t'envoie souper par le sabord avec la gent poissonne?

—Chut! Né nous emportons pas, très-cer ami, dit le Marseillais. La colèré est une mauvaise conseillère. Causons comme des gens dé bonne compagnie.

—Por dios! reprit le Basque, il est heure de se lancer.

—Oui, oui, exclamèrent plusieurs voix.

—Zè vous approuvé, mes bravés.

—Et après, que ferons-nous? grommela le Suisse récalcitrant.

Ces paroles tombèrent comme un réfrigérant sur le feu des rebelles.

—Après? bast! nous aviserons, répondit insoucieusement Tronchard. Quand le plat est servi, on le mange: rien de plus naturel.

—S'il n'est pas empoisonné?

—Comment cela?

—Eh! supposons que nous ayons dépêché tout l'équipage ad patres, le pilote en tête…

—Le piloté, bagasse! ce n'est, Dieu mè pardonné! pas à lui que nous ménageons une saucé, bien au contraire, le piloté zè l'aimé et l'estimé, moi!

—Bravo, Molin, bravo, por dios! fit le Basque; tu as de l'esprit comme un docteur ès-arts, et je te promets une couronne de chanvre, en récompense…

—Né plaisantons pas, interrompit le Marseillais qui s'était constitué chef du complot. Voici ce que zè proposé. Ouvrez vos oreilles comme des portes-cochères, mes doux agneaux. Nous allons nous munir de tous les morceaux dé fer qu'on est susceptible de trouver ici, puis nous forcerons les écoutilles, et bellement nous jetterons dix sur le gaillard d'arrière, tandis que le resté se portera sur le gaillard d'avant. Les derniers s'empareront des matelots.—Mais point dé bruit, point dé sang, troun dé l'air!—les autres me suivront. Cela vous arangè-t-il?

—Oui, fut-il répliqué unanimement.

—Bien, mes adorés bijoux, continua Molin, très-bien; vous entendez le mot pour rire comme des anges; et zè pensé que nous mitonnerons parfaitement notre petite bouille-abaisse.

—Tout ça ne m'apprend pas ce que nous allons faire, dit le Suisse entêté.

—Per Baccho! lui répliqua un Sicilien, là où il n'y a plus de chats que font les rats?

—Ce qu'ils font?

—Oui, qu'est-ce qu'ils font?

—Ma foi…

—Ils gouvernent, imbécile.

—Superbe, Pepoli! ton raisonnement est superbe; tu vaux ton pesant d'or, cria Tronchard. Viens ici que je t'embrasse.

—Ce n'est pas absolument nécessaire; j'ai des moeurs moi, riposta le susnommé Pepoli, avec un geste de vierge offensée.

—Tout le mondé est-il déterminé? demanda Molin que ces digressions ennuyaient.

—Oui, hurla tumultueusement la foule des bannis. A mort le marquis de la Roche!

—Silence! silence! fit le Marseillais en étendant la main; procédons sans bruit; c'est le seul moyen dé réussir. Viens ici, Wolf.

L'Allemand courba sa taille colossale, dont l'élévation dépassait d'un pied au moins la hauteur de l'entrepont, et s'approcha du chef des conjurés.

—Tu vois ce panneau? dit celui-ci désignant du bout du doigt le couvercle de l'écoutille.

Une sorte de grognement traduisit la réponse du géant.

—Eh bien! troun de l'air, mon bravé, il nous gêné diantrement, ce panneau! conçois-tu?

—Oh! oh! der Teuffel, dit Wolf, ça n'est pas difficile. Attendez.

Prononçant ces mots, il s'arc-bouta sous la trappe de manière que ses larges épaules en touchaient les extrémités, raidit ses membres inférieurs, et, redressant lentement son échine, fit bientôt voler en éclats les ferrures du lourd lambris. Un craquement et un «ouf» de satisfaction annoncèrent cette victoire.

Le clapotis des vagues contre la membrure du Castor avait étouffé le bruit de l'effraction.

Pendant que cet orage terrible s'amoncelait dans l'entrepont, Chedotel était en proie à une lutte non moins terrible. Ses cheveux, se dressaient sur sa tête, de grosses gouttes de sueur découlaient de son front, et ses ongles labouraient sa poitrine. Tout à coup, il parut s'armer d'une résolution désespérée. Son visage se marbra de taches livides et cramoisies, ses yeux s'injectèrent de sang, et, la respiration fiévreuse, les jambes comme celles d'un homme ivre, il sortit de sa cabane et se dirigea vers celle de Guyonne.

Étendue tout habillée sur son cadre, la jeune fille s'était assoupie. Une lampe fumeuse éclairait à demi. Chedotel tremblait si fort en entrant chez elle qu'il fut obligé de s'appuyer à la boiserie pour ne pas tomber. Là, il eut une minute d'hésitation: son coeur battait à rompre sa poitrine; ses prunelles couvaient Guyonne comme le serpent couve du regard la palombe qu'il veut fasciner, et les veines de son visage gonflées par les passions semblaient près d'éclater.

Frappé par les rayons blafards de la lampe, le profil du pilote était effrayant à voir! on aurait dit un de ces démons dont on retrouve les horribles figures sculptées dans le granit des vieilles basiliques du moyen âge.

Soudain le faux Yvon s'agita faiblement sur sa couche, son bras s'arrondit autour de son cou charmant, un suave sourire fleurit sur ses lèvres demi-closes qui laissèrent voltiger le nom «Jean!»

Aussitôt l'indécision de Chedotel cessa, une ivresse aveugle s'empara de lui: il éteignit la lumière et se précipita vers le lit.

Éveillée en sursaut, Guyonne se disposait à une vive résistance, quand des imprécations affreuses retentirent au-dessus de la cabane:

—Mort au marquis de la Roche! mort au marquis de la Hoche!

V

RÉVOLTE A BORD

L'enfer, par soixante bouches, hurlait; «Mort, mort au marquis de la Roche!» et l'immensité de Dieu répondait, de sa voix solennelle: «Mort, mort au marquis de la Roche!»

La nuit était toujours belle et radieuse comme une vierge en un jour de fête, et le Castor sillait allègrement, sans plus de souci de ces vociférations épouvantables que l'aigle des rugissements de l'orage.

Sur terre, une révolte a toujours en elle quelque chose qui inspire un effroi secret, mais sur mer, une révolte commande la terreur.—Sur terre on peut fuir la révolte, on peut l'arrêter, la comprimer par mille moyens divers; sur mer la fuite est impossible: l'abîme est sous vos pas, l'inconnu sur vos têtes, la mort autour de vous! il faut affronter la révolte, la braver, la pulvériser par la force qui l'a fait naître,—par la force de l'esprit, où se livrera la furie!

Oh! c'est un affreux cataclysme, allez, qu'une révolte à bord d'un navire!

Regardez! Mille clartés fulgurantes, rouges comme le soleil s'éteignant dans les noires colères d'une prochaine tempête, entre-choquent leurs flammes fumeuses sur le pont du Castor et répandent sur le vaisseau des teintes aussi lugubres que celles d'un immense incendie. A la lueur de ce brasier apparaissent des figures étranges, des types sauvages, qu'on croirait vomis par le sombre empire dans un accès de fureur. Et ces hommes brandissent d'une main une torche, de l'autre des avirons, des barres de bois ou de fer, des anneaux de chaîne, des instruments de toute espèce! Au loin, on les prendrait pour une assemblée satanique s'apprêtant à quelque orgie infernale.

Ils surgissent tumultueusement du Castor, essaiment autour du grand mât, et, se divisant en deux bandes, se jettent l'une, conduite par l'Allemand Wolf, vers l'avant qu'occupent les matelots; l'autre, conduite par le Marseillais Molin, vers l'arrière qu'occupent le marquis Guillaume de la Roche et sa suite.

Déjà l'homme de quart au gouvernail, intimidé par l'explosion de la révolte, abandonne son poste pour chercher un refuge dans les hunes; déjà la barque, laissée sans direction au souffle des vents, roule sur elle-même et menace de chavirer, lorsque Chedotel débouche sur le tillac.

Guillaume de la Roche, Jean de Ganay, plusieurs autres gentilshommes et
Guyonne y arrivent en même temps que lui.

—Mort au marquis! mort au marquis! glapit la voix perçante de Molin.

Et un sinistre écho répond:—Mort au marquis! mort au marquis!

—Par le Christ! nous tombons à la bande, s'écrie Chedotel, remarquant que le Castor venait au vent et que la grande voile était à demi fascillée.

Et aussitôt il courut à la barre et lui imprima un vigoureux mouvement.
Peu à peu le navire se redressa et continua sa marche première.

Pendant ce temps, de la Roche apostrophait les rebelles:

—Retirez-vous, chiens! ou je vous fais tous pendre haut et court à la grande vergue pour servir de pâture aux goélands!

Cette première sommation fut couverte par les mugissements de l'insurrection.

—Vous ne comprenez point ce langage, poursuivit le marquis, eh bien! vous comprendrez peut-être mieux celui-ci.

En prononçant ces mots, il fit feu d'un des pistolets qu'il tenait à la main.

—Par la barbe de mon respectable bourgmestre, je crois que j'ai reçu l'atout, dit Tronchard en étendant les bras et s'étalant la face contre le pont.

Frappée de crainte, la foule des insurgés recula, mais pour revenir promptement, électrisée par le cri de son chef:

—Bagasse! allez-vous battre en retraite maintenant comme des moutons galeux! Vengeons notre ami Tronchard sur ce rufian de marquis et sa satanée compagnie.

—Oui, por Dios, reprit le Basque, vengeons-nous, vengeons-nous, compaings!

Les clameurs retentissaient de plus en plus. Il semblait que le Castor eût été transformé en un pandémonium. Poussé par la marée humaine qui montait toujours derrière lui, Molin se vit tout A coup transporté sur la dunette, à deux pieds de la Roche. Le premier était muni d'un long coutelas dont la lame dardait de fauves étincelles à la lueur des flambeaux. Guillaume de la Roche, occupé tout entier par l'attitude des rebelles, n'avait point observé l'évolution de son ennemi. Les yeux de Molin brillèrent comme des escarboucles, et il se rua sur le marquis. Mais avant qu'il eût pu perpétrer l'homicide qu'il projetait, un coup de hache énergiquement appliqué faisait sauter son bras que soulevait une intention meurtrière. La douleur arracha un rauquement au bandit:

—Ah! murmura-t-il en apercevant Guyonne, c'est toi qui m'as démanché, gringalet; troun dé l'air, tu as le poignet solide, mon jouvenceau… mais…

Il s'évanouit dans une mare de sang.

Une décharge de mousqueterie appela, en ce moment, ailleurs l'esprit des assaillants. Cette décharge était partie de la proue où les matelots soutenaient un rude assaut contre Wolf et les siens.

Voici ce qui s'était passé:

Au premier signal de l'émeute, l'homme du bossoir avait lancé un cri d'alarme. Tous les matelots alors, quittant leurs hamacs, avaient saisi les armes les plus à leur portée. Puis, sur l'ordre du maître d'équipage, ils s'étaient formés en bataille, et avaient attendu en silence que les rebelles eussent enfoncé la porte de leur cabane pour les accueillir par un feu croisé. Pareille réception était lien capable de dérouter les gens incertains qui avaient espéré que les matelots, loin de s'opposer à leur entreprise, se joindraient à eux. Cinq victimes que leur fit cette mousqueterie achevèrent de les consterner. Les uns se replièrent confusément sur la troupe commandée par Molin, d'autres coururent se réfugier dans l'entrepont, d'autres enfin, et le Wurtembergeois Wolf à leur tête, tentèrent de forcer le retranchement des marins.

Le désordre était à son comble sur le pont du Castor; car, dans la mêlée, la plupart des torches avaient été éteintes et les ténèbres de la nuit commençaient à reconquérir leur prédominance sur la clarté qui un instant les avait vaincues. Quelques bouts de corde goudronnée, oubliés par les héros de ce drame, agonisaient encore çà et là le long du bordage et disputaient leur faible rayonnement au retour de l'obscurité.

—Un falot! s'écria le marquis.

Guyonne descendit à la cambuse et revint avec l'objet demandé. De la Roche alluma une mèche, et s'approchant d'un pierrier que Jean de Ganay venait de braquer contre les conjurés:

—A présent, dit-il, rentrez tous dans l'entrepont ou je mets le feu à cette pièce.

Son geste, son accent étaient irrésistibles. Douter qu'il fût prêt à accomplir sa détermination eût été folie. Les rebelles obéirent en silence, à l'exception de Wolf, Pepoli et cinq ou six autres. Ceux-ci, au surplus, n'avaient pas entendu l'injonction, mais l'eussent-ils entendue, que probablement ils n'en auraient pas tenu compte. S'étant rués contre les matelots avant qu'ils eussent, eu le loisir de recharger leurs mousquetons, ils s'escrimaient avec eux d'estoc et de taille. Pour toute arme, le géant allemand n'avait qu'une barre de cabestan, mais il s'en servait, comme d'une massue, avec tant d'adresse que chacun de ses coups, équivalait à un passe-port pour l'éternité. De son côté, le Sicilien faisait merveille avec un sabre d'abordage, ramassé durant la bagarre. Leurs autres compagnons les secondaient dignement, et la victoire aurait pu tourner en faveur des proscrits sans la lâcheté du plus grand nombre.

—A toi, brigand, der Teuffel! dit Wolf en levant sa redoutable barre sur le crâne du maître d'équipage.

—Et à toi, vilaine caboche carrée! dit tout à coup en s'agenouillant dans le hamac où il s'était tenu caché, un mousse qui déchargea son pistolet au milieu du visage de l'Hercule.

—Der Teuffel!… essaya encore le colosse en tombant à la renverse.

Ce fut son dernier soupir. Avec lui expira la révolte.

VI

EXÉCUTION

Le lendemain, dans l'après-midi, le Castor présentait un triste spectacle.

Pourtant la journée était belle, le firmament pur et serein, le soleil vivifiant et chaud. La grandeur de Dieu se déployait dans toute sa magnificence autour du navire, mais le contraste même de ces majestueuses beautés ajoutait à la mélancolie de la scène que nous allons décrire.

Assis sur une estrade, revêtu de son costume de gouverneur général du Canada, et ayant à sa droite le pilote Chedotel, à sa gauche le vicomte Jean de Ganay, le marquis Guillaume de la Roche promène sur l'Océan un regard attristé. A ses pieds, enchaînés deux à deux, et entourés de marins le mousquet chargé, se tiennent tous les proscrits, à l'exception du faux Yvon. Au-dessus de leurs têtes, accrochés aux vergues se balancent huit cadavres, parmi lesquels on remarque ceux du Flamand Tronchard et de l'Allemand Wolf.

Des oiseaux de proie planent sur le navire en déchirant l'air de cris perçants, et dans la traînée d'écume que le Castor laisse en creusant son sillon, on peut distinguer à de rares intervalles un corps noirâtre, squameux, suivant la barque avec une persistance opiniâtre.

C'est un requin qui flaire la mort.

A deux heures, un roulement de tambour se fait entendre; dès lors les conversations à mi-voix, les chuchotements cessent: tous les yeux se dirigent vers une écoutille placée sous l'accastillage de proue. D'abord on voit sortir le Sicilien Pepoli, les poignets liés derrière le dos, puis le Marseillais Molin porté par deux matelots, et définitivement le Basque et un Bourguignon nommé François, dit le Buveur.

Molin, malgré la perte de son bras droit, a toute sa connaissance. Ses traits contractés par la souffrance expriment toujours la fierté, et un sourire sardonique joue au coin de ses lèvres décolorées.

Pepoli et François dit le Buveur, font assaut de quolibets.

—Corde pour corde, il me fallait toujours finir par une corde, dit le premier. Mais sur mon âme je n'imaginais pas que j'aurais la chance de mourir dans les bras d'une vierge!

—De fait, appuie le second, voici du chanvre qui fait honneur au champ qui l'a produit.

—Et au tisserand qui l'a tissé.

—Vois donc un peu, Pepoli, comme ce brave Wolf tire la langue là-haut. Dirait-on pas qu'il attend la chute d'une breusse de bière pour se désaltérer!

—Ivrogne d'Allemand, va!

—Et cet animal de Tronchard qui se fait éventrer par les oiseaux du ciel.

—Plus que ça de raffinement.

—Le gros voluptueux!

Un deuxième roulement de tambour mit fin à ces ignobles plaisanteries.

De la Roche se leva et manda:

—Nº 31, 43, 50.

—Présents, répliquèrent tour à tour Molin, Pepoli et François.

—Vous êtes condamnés tous trois à être pendus, reprit le marquis. Recommandez vos âmes à Dieu! vous avez une demi-heure! Que cet exemple serve de leçon à ceux qui tenteraient désormais de se révolter contre mon autorité.

A l'audition de cette sentence inexorable, un tressaillement de frayeur parcourut la foule des bannis. Seules les victimes ne manifestèrent aucun émoi.

—Voilà ce que j'appelle de la précision, dit Pepoli

—Et moi ce que j'appelle ne pas faire languir les gens, ajouta
François.

—Por Dios, il y a longtemps que j'avais envie de tailler une bavette avec monsieur Satanas. Comme ça se rencontre!

—Saint Bacchus, mon divin patron, faites que le vin soit là-bas aussi généreux qu'en notre Bourgogne, ajouta François.

Troun de l'air, pensa le Marseillais, zé me doutais bien que zé né ferais jamais la bouille-abaisse dans cette maudite galère de Canada.

Un troisième roulement de tambour annonça que l'heure fatale avait sonné. Tous les exilés se mirent à genoux et deux minutes après un grincement de poulie, un croassement des oiseaux de proie épouvantés, quelques sons inarticulés, tintaient le glas funèbre des trois criminels.

Pourtant la journée était belle, le firmament pur et serein, le soleil vivifiant et chaud, et la grandeur de Dieu se déployait dans toute sa magnificence autour du Navire!

VII

PILOTE

Revenons à quelques-uns de nos principaux personnages que les incidents précédemment racontés nous ont forcés de laisser dans une sorte de pénombre.

On se souvient, sans doute, que dans une tempête, Guyonne avait sauvé la vie au vicomte de Ganay; on se souvient également que, pendant la révolte, elle avait aussi sauvé la vie à Guillaume de la Roche. Ces deux traits vous ont prouvé qu'à l'héroïsme du coeur, la belle-fille de Perrin unissait l'héroïsme du courage et du sang-froid: trinité de vertus malheureusement trop peu commune chez les hommes.

Le vicomte et le marquis payèrent, l'un après l'autre, au prétendu Yvon la dette de leur reconnaissance: le premier en l'admettant parmi les serviteurs du château de poupe (ainsi se nommait à cette époque, l'arrière d'un navire); le second en rendant hommage à sa bravoure devant tout l'équipage et en lui promettant de le ramener libre en France.

La jeune fille s'était donc acquis une position meilleure que celle qu'elle aurait jamais osé espérer, et elle pouvait considérer l'avenir sans grande appréhension. Mais la fortune fait bien souvent les choses à demi. En nous donnant à pleines mains d'un côté, elle nous rogne, en gloutonne, notre part de bonheur de l'autre. Deux passions se partageaient déjà les pensées de Guyonne: elle aimait le vicomte Jean de Ganay, elle haïssait le pilote Chedotel.

Ces deux passions avaient pris naissance en même temps dans son coeur, s'y étaient enracinées ensemble et avaient grandi en s'appuyant l'une sur l'autre.

Le jour de l'embarquement, Chedotel avait brutalisé la jeune fille, Jean de Ganay l'avait prise sous sa protection: tel était le point de départ, de ce double sentiment. Depuis, le contraste l'avait cimenté et un événement que nous ne tarderons pas à faire connaître l'avait porté à son comble.

D'abord, Guyonne se méprit sur la nature de son penchant pour l'écuyer. Elle crut que c'était le résultat d'une vive gratitude; mais elle avait passé l'âge où l'on s'ignore soi-même; si son âme était restée vierge de toute tendresse étrangère à la famille, une intelligence pénétrante lui avait enseigné à chercher et à trouver la cause de ce qu'elle éprouvait. Guyonne discerna donc promptement que l'amour seul lui faisait craindre et désirer la présence de Jean de Ganay; que l'amour empourprait ses joues lorsqu'il lui adressait la parole, et faisait trembler sa voix lorsqu'elle lui répondait.

Cette découverte la remplit d'épouvante.

Quel intervalle infranchissable la séparait, elle, pauvre fille d'un pêcheur, d'un serf, de l'opulent vicomte de Ganay, fils d'un des plus puissants seigneurs de la basse Bourgogne! comment combler cet abîme! Y songer n'eût-ce pas été le comble de la démence! D'ailleurs, Jean n'en aimait-il par une autre, la, belle Laure de Kerskoên, la châtelaine aux nombreux vassaux, la beauté sans rivale, la perle bretonne?… Vraiment, vraiment elle eût été bien impudemment effrontée la jeune fille, bachelette ou damoiselle, qui eût élevé ses prétentions jusqu'à la main de l'écuyer de monseigneur de la Roche.

Hélas! l'amour a beau raisonner; quand l'objet qui l'excite en est digne, plus il accumule de persuasions pour s'étouffer lui-même, plus il prend de vie et de consistance. Moins il a de raison d'être et plus il est; plus grandes seront les distances sociales creusées entre le mobile et le moteur, et plus grande sera la force d'attraction du premier vers l'autre.

Guyonne demanda un remède à la prière; la prière enflamma son imagination et exalta son amour. Mais le cours de cet amour fut changé. Elle résolut de se dévouer à la félicité du jeune homme. Cette détermination rétablit le calme dans son âme, sans toutefois y établir une paix éternelle. Pour but, elle s'imposa le sacrifice; pour horizon, elle entrevit la volupté de la douleur concentrée. Elle s'accoutuma même à l'idée de servir un jour la femme du vicomte, en qualité de domestique, et d'élever leurs enfants. Certainement il fallait une piété robuste et un caractère solidement trempé pour se consacrer à un pareil martyre; mais, nous l'avons déjà dit, Guyonne était le type de la volonté morale incarnée. Il y a des consciences sûres d'elles-mêmes qui défient le mal de jamais entamer le bouclier qu'elles ont opposé à ses assauts.

Qu'on ne s'étonne pas, du reste, qu'en deux semaines l'amour de la poissonnière pour le vicomte eût pris d'aussi vastes proportions. En mer, le cercle des impressions est rétréci, tous les mouvements du coeur sont, à cause de cela même, bien plus violents, et la plus chétive circonstance acquiert sur nos facultés l'importance d'un véritable événement.

Le vicomte de Ganay ignorait tout, et le sexe de son libérateur, et la flamme qu'il avait allumée dans son sein. Peut-être que si un autre amour ne l'eût pas embrasé, il se serait étonné de certains mouvements d'Yvon, peut-être aurait-il remarqué que, parfois, quand il croyait ne pas être vu, il attachait sur lui ses grands yeux humides de langueur; mais l'image de Laure s'interposait toujours entre l'écuyer et le prétendu routier et jamais il ne lui vint à la pensée qu'un coeur de jeune fille aimante battait sous cet accoutrement masculin. Néanmoins, l'ayant un jour surprise, prosternée devant un crucifix et dans une attitude de dévotion qui attestait des sentiments religieux excessifs, il ne put s'empêcher de lui dire:

—Tu crois donc en Dieu?

—En Dieu, monseigneur! et qui refuserait d'y croire?.

—Trop d'ingrats, répondit l'écuyer. Mais quand on croit en Dieu, on craint de l'offenser.

—Aussi est-ce ma crainte la plus vive.

Jean de Ganay sourit, et ce sourire fit monter le pourpre aux joues de la jeune fille.

—Comment, reprit le vicomte, allies-tu la crainte de Dieu à tes relations avec des misérables perdus de vices et de débauches?

A cette question, le visage de Guyonne passa du pourpre au cramoisi et des larmes brûlantes étincelèrent au coin de sa paupière.

—C'est d'autant plus étrange, poursuivit le gentilhomme, que tu appartiens à une famille honnête, au milieu de laquelle tu n'aurais dû sucer que de bons principes.

On conçoit le coup que porta à la pauvre Guyonne cette accusation, malheureusement justifiée par les apparences. Incapable de se contenir davantage, elle éclata en sanglots.

—Allons, ne pleure pas, enfant, dit le vicomte, interprétant maladroitement l'expression de son affliction; sache te repentir et Dieu te pardonnera, comme ceux que tu as offensés sur cette terre t'ont déjà pardonné.

Un pénible soupir fut toute la réponse de la pauvre fille.

L'inculpation qui pesait sur sa tête n'était cependant que le plus minime de ses chagrins; elle avait une croix plus lourde à porter: son aversion pour Chedotel et la passion insensée de ce dernier pour elle.

Cette passion était née le jour même du départ.

Il importe, pour l'intelligence de notre narration, de relater ici quelques événements antérieurs.

Jean de Ganay arraché à la mort par Guyonne, les vêtements du libérateur et du libéré se trouvaient trempés d'eau. L'écuyer ayant changé de costume, fit donner un autre uniforme au faux Yvon. Celui-ci s'empressa de se dépouiller de ses habits humides pour endosser ceux que lui avait apportés le valet du vicomte. Le troc opéré, Guyonne remonta sur le pont, afin d'étendre son sarrau pour qu'il séchât à la brise du soir. Une poche de ce sarrau contenait le billet de Jean de Ganay pour visiter son frère Yvon à la prison de Saint-Malo. Par hasard, cette passe, qui portait simplement le nom de la solliciteuse écrit à l'encre rouge et un cachet aux armes du vicomte de Ganay, par hasard, disons-nous, cette passe vint à tomber de la poche qui la recelait, sur une vergue de rechange, où elle resta toute la nuit. Le lendemain matin Chedotel, en faisant laver le pont, aperçut l'objet, le ramassa, et laissa échapper un blasphème en voyant ce qu'il renfermait. A ce moment, Guyonne revenait chercher son sarrau. Maître Chedotel fut frappé de sa bonne tournure et de sa beauté, dont certaines apparences décelaient une nature féminine. Rapprochant alors ses propres remarques du nom qu'il avait lu sur la passe, il conçut quelques soupçons. L'espionnage lui coûtait peu, il épia le proscrit déguisé et le soir même ses soupçons étaient justifiés. Il connaissait le sexe du numéro 40.

L'idée d'un sentiment généreux ne saurait pas plus germer dans certaines âmes qu'un grain de blé dans du sable; et Chedotel avait une de ces âmes-là. Guyonne ne pouvait être suivant lui, qu'une truande qui, fatiguée de courir les bouges de Nantes ou Saint-Malo, avait voulu transporter sa misérable existence et ses faveurs banales dans un autre hémisphère. Le premier mouvement du pilote fut d'avertir Guillaume de la Roche, afin d'éviter par une incarcération immédiate de la donzelle les désordres que causerait sa présence, si elle venait à être divulguée. Puis une réflexion l'arrêta:

—Hum! fit-il en hochant la tête, ce n'est pas une laideron, Dieu me pardonne! Il y a des formes appétissantes, hum! si nous nous réservions cette poulette…

Un sourire lubrique et un claquement de la langue contre le palais achevèrent la pensée de Chedotel. Mais il ne tarda guère à s'apercevoir qu'il s'était étrangement abusé sur le compte de la jeune fille. A ses infâmes propositions, elle répondit avec une fermeté qui le stupéfia. La résistance transforma le caprice en passion, la passion en délire. Nous ne rapporterons ni ses promesse, ni ses menaces à Guyonne. On a vu de quel crime Chedotel se serait rendu coupable pour assouvir sa brutalité si l'insurrection des condamnés n'avait fait échouer cet odieux attentat. Il est maintenant aisé de concevoir la haine de Guyonne pour le pilote. N'eût-elle pas aimé Jean de Ganay de cet amour enthousiaste et pur que nous avons essayé de peindre, que la sensualité de Chedotel l'eût révoltée. Indifférent, cet homme, brute à face humaine, ne pouvait inspirer que le mépris: mais qu'il aimât ou qu'il détestât, il devait inspirer une haine, un dégoût invincibles.

Pauvre Guyonne! elle s'en voulait souvent de l'aversion que lui causait ce monstre; oui, une heure après la rébellion des bannis, la sainte jeune fille implorait Dieu en faveur du scélérat dont elle avait failli devenir victime! Sa situation était affreuse: aimer et ne pas être connue, détester et être aimée!

Il y a des tortures morales plus cruelles mille fois que les tortures physiques!

Et songer que broyée entre les roues de ce double cylindre qui l'attiraient en sens inverse, elle ne pouvait ouvrir la bouche pour crier grâce ou merci!

VIII

DISETTE

Il semblait que le malheur eût étendu son aile noire sur l'expédition du marquis de la Roche, comme sur la plupart des expéditions du même genre qui l'avaient précédée. Autant la découverte et la colonisation de l'Amérique du Sud fut favorisée de la fortune, autant celle de l'Amérique septentrionale fut maltraitée par le sort.

Qu'on ne s'étonne pas si la monarchie française apporta si grande négligence, pour ne pas dire mauvaise volonté, à fonder des établissements sur les bords du Saint-Laurent. Lorsque Cartier partit de Saint-Malo, le 20 avril 1534, pour reconnaître le Labrador, on pensait généralement qu'à l'exemple de Colomb, Cortès, Vespuce, Pizarro, etc., il planterait le drapeau de son roi sur des pays riches en mines d'or ou d'argent; mais quand, à son retour, il ne ramena que des matelots chagrins, épuisés, qui n'avaient trouvé, disaient-ils, que «noires forêts, neiges profondes, glaces épaisses,» François Ier en conçut un tel dépit qu'il refusa d'accorder au hardi navigateur une audience particulière. Grâces, cependant, aux sollicitations de Philippe de Chabot, Charles de Mouy et quelques autres seigneurs, Cartier put recommencer ses explorations l'année suivante. On sait que de dangers il affronta dans le cours de ce deuxième voyage qui amena la découverte de la contrée désignée depuis sous le nom général de Canada; on sait aussi quel terrible hiver les aventuriers passèrent sur les bords de la rivière Saint-Charles, et quel concert de malédictions salua le débarquement de leur chef en France, où il se hâta de revenir vers le printemps suivant. Certains auteurs, Champlain entre autres, prétendent qu'il fut dégoûté par cet échec; cela n'est pas probable; s'il conçut quoique dégoût, ce ne fut point parce qu'il n'avait pas réussi au gré de son désir, car il avait l'âme trop fortement trompée pour se laisser abattre par les revers, et l'esprit trop élevé pour ne pas comprendre quelle source de richesses il avait léguées à la postérité; mais parce que des intrigants ignares et jaloux le desservaient auprès de la cour, et parce qu'on méconnaissait les bienfaits que son audace opiniâtre acquérait à la patrie.

Quoi qu'il en soit, comme le dit Charlevoix, «il eut beau vanter le pays qu'il avait découvert, le peu qu'il en rapporta, et le triste état où ses gens y avaient été réduits par le froid et par le scorbut, persuadèrent à la plupart qu'il ne serait jamais d'aucune utilité à la France. On insista principalement sur ce qu'il n'y avait vu aucune apparence de mines; car alors, plus encore qu'aujourd'hui, une terre étrangère qui ne produisait ni or ni argent n'était comptée pour rien.» Néanmoins, quatre ans après, en 1540, Cartier triomphe des difficultés et remet à la voile en compagnie de François de la Roque, seigneur de Roberval. Cette expédition n'a pas plus de bonheur que ses aînées. L'hiver, la famine déciment les rangs des colons, et Jacques Cartier disparaît du théâtre de l'histoire.

Les querelles politiques, les dissensions religieuses firent oublier l'Amérique septentrionale jusqu'en 1549. A cotte époque, Roberval, alléché par sa première tentative, affréta un navire et marcha sur les traces de son devancier; mais le vaisseau se perdit corps et biens et l'on n'en entendit plus parler.

Cela suffit pour détourner l'attention publique du projet qui l'avait occupée pendant quelque temps. Un demi-siècle environ s'écoula avant qu'on y songeât de nouveau.

Nous avons assisté au départ de la Roche, nous l'avons vu, aidé de Chedotel, lutter avec la furie des éléments et des hommes; maintenant nous allons le voir se roidir contre un fléau plus redoutable, contre la disette.

Le Castor n'avait emporté des vivres que pour cinquante jours; il comptait sur l'Érable, dont la cargaison renfermait un vaste approvisionnement de munitions de toute espèce. Mais, battu par la tempête, le Castor dévia de sa route, et quarante jours s'étaient déjà écoulés sans que l'on aperçût un signe de la terre. Pour comble d'infortune, on avait perdu l'Érable dans une tourmente. Il fallut diminuer les rations d'eau, et bientôt après les rations de farine. Ces mesures, que commandait une impérieuse nécessité, ne s'accomplirent pas sans soulever les mécontentements des proscrits, mais le supplice des meneurs de la première révolte les avait trop intimidés pour qu'ils osassent se rebeller une seconde fois. D'ailleurs, ils savaient que le marquis et son état-major partageaient leurs misères; c'était assez pour arrêter les plus séditieux. L'homme est ainsi fait: il souffre volontiers avec ceux qui souffrent et ne pardonne pas ses privations quand il voit des gens qui nagent dans l'abondance.

Toute notre existence s'écoule à forger des spéculations sur la comparaison.

La tristesse étendait donc son crêpe au-dessus du Castor; on ne rencontrait que visages amaigris, décharnés; on n'entendait que plaintes étouffées!

Guillaume de la Roche sortait rarement du château de poupe; il craignait que sa physionomie soucieuse ne trahît les secrètes angoisses qui l'agitaient, et consumait les heures dans la prière et la méditation. Jean de Ganay n'était pas moins sombre que son maître. A mesure que la position se faisait plus critique, l'écuyer regrettait davantage d'avoir quitté le doux ciel de la France. Il songeait à l'idole de ses pensées. De sinistres pressentiments le mordaient au coeur comme des aspics. Mille circonstances passées inaperçues, alors que les rayons des beaux yeux de Laure l'aveuglaient, se pressaient à sa mémoire. Tantôt, ne se sentant pas aimé, il rugissait de douleur; tantôt, croyant son amour partagé, il pleurait la folie qui l'avait poussé loin de l'objet de ses feux; puis à ces poignantes émotions se joignait le souvenir de sa Bourgogne chérie, au climat si tempéré, aux pampres si verts, au soleil si pur! Il revoyait le manoir où s'étaient écoulées son enfance et sa première jeunesse; il s'asseyait sous le manteau de la grande cheminée, écoutait le récit des exploits de ses braves aïeux, appuyait sa tête sur les genoux de sa mère et s'endormait au chant d'une caressante romance. Enfin, comme c'est l'ordinaire, plus la félicité paraissait près de lui échapper, plus il s'attachait à elle en respirant le parfum des fleurs qu'elle avait semées ça et là sur son passage. Souvent il cherchait dans la Bible un remède contre l'affliction; mais les saintes Écritures ne l'impressionnaient plus comme autrefois. Il trouvait leurs paraboles monotones et obscures, leurs conseils froids et sentencieux, leur morale sèche et aride. Jean de Ganay n'était plus que l'ombre de lui-même.

Deux de nos personnages seulement avaient conservé le calme et la force indispensables pour défier l'adversité. C'étaient Guyonne et Chedotel. Élevée côte à côte avec le dénûment, ayant fréquemment rongé sa faim, la soeur d'Yvon ne ressentait pas comme ses compagnons ce besoin de nourriture qui croît par les entraves mêmes qui s'opposent à sa satisfaction; et, bien que les déportés fussent réduits à quelques onces de biscuit et de viande salée par jour, elle était aussi fraîche, aussi sereine que lors du départ de Saint-Malo. Pourtant son âme était en proie à d'incessantes tortures, surtout depuis qu'elle constatait le dépérissement du vicomte de Ganay; mais la vigueur de sa constitution n'avait point été ébranlée, et ses gais propos, ses pieuses exhortations ranimaient souvent les misérables à qui elle avait volontairement lié sa destinée.

Quant au pilote, tel il était au commencement de ce récit, tel il était encore au plus fort de la disette: dur, hargneux, moqueur, méchant comme le génie du mal. Ne pouvant assouvir sur Guyonne ses infâmes désirs, il avait résolu de se venger. Mais Chedotel n'était pas homme à se venger d'une façon vulgaire. Il voulait une vengeance atroce, épouvantable.

Un matin, après avoir relevé le méridien et observé que le Castor approchait des 42° longitude et 53° latitude, un sourire méchant vint effleurer le coin de ses lèvres.

—Hum! hum! fit-il avec le claquement de langue' qui lui était particulier, m'est avis que voici sonner l'heure de jouer beau tour de mon invention à cette pécore qui fait tant la sucrée. Ah! vous avez voulu rogner les griffes du chat, ma mignonne! hum! gare au coup de patte! il vous en cuira!

Et le pilote, ayant donné quelques instructions relatives à la manoeuvre, se rendit immédiatement près du marquis de la Roche. Celui-ci était en conférence avec ses officiers, au nombre desquels figurait Jean de Ganay. Chedotel s'avança vers eux en affectant un air consterné.

—Qu'est-ce encore? s'écria le seigneur de la Roche; le courroux du ciel ne cessera-t-il de s'appesantir sur son humble serviteur?

—Hum! répondit Chedotel. En mer, on doit s'attendre à tout. Le fait est que jamais je n'eus moins de chance qu'en cette occasion.

—Mais qu'y a-t-il? parlez! reprit le marquis.

Les regards des assistants interrogèrent avidement le visage de
Chedotel.

—Vraiment, dit-il, à moins que ce damné Érable ne nous rallie, nous courons risque…

—Eh bien?

—Hum! c'est dur à digérer, quoique tous, nous ayons l'estomac aussi souple que des vessies dégonflées.

—Pas de plaisanteries en ma présence! s'écria hautainement Guillaume de la Roche. Maître pilote, je vous en enjoins de parler et de ne me taire rien.

—Hum! répliqua Chedotel sans s'émouvoir, je ne vous croyais pas si pressé d'apprendre une mauvaise nouvelle, monseigneur; mais puisque vous le souhaitez, je me soumets à votre volonté! Le calier m'a assuré que nous n'avions plus qu'une barrique d'eau.

Plus qu'une barrique d'eau! exclamèrent les assistants.

—Une seule, hélas! repartit Chedotel, en pesant sur le chiffre.

—Oh! c'est impossible! dit Jean de Ganay.

—Et, poursuivit le pilote avec une intention diabolique, pour une semaine de vivres… à peine.

—Comment?

—En rognant les portions, ajouta-t-il.

Un cri d'effroi souleva toutes les poitrines.

—Mais, reprit Chedotel, qui savourait voluptueusement l'anxiété de ses auditeurs, peut-être y a-t-il un moyen d'échapper à la mort affreuse dont nous sommes menacés; car c'est une horrible chose, allez, messeigneurs, que de mourir de faim entre le ciel et l'eau. Hum! je me rappelle qu'une fois, c'était, vrai Dieu! à bord de l'Amphitrite, nous avions fait naufrage, et pour ne pas mourir de cette affreuse mort dont je vous parle, nous fûmes obligés de manger un de nos camarades…

—Assez! s'écria de la Roche. Pilote, gardez vos souvenirs pour vous et vos pareils. Sommes-nous loin de terre?

—Hum! on ne saurait préciser au juste. La sonde donne vingt-quatre brasses et un fond de coquillages… Tenez, entendez-vous nos matelots crier: Vive le roi! cela annonce les écorres[4], et que nous bancquons, c'est-à-dire que nous entrons sur le banc des Terres-Neuves.

[Note 4: On nommait ainsi les extrémités du grand banc de Terre-Neuve.]

—Donc les côtes de l'Acadie…

—Monseigneur, les courants sont nombreux dans ces parages, les vents très-variables. Je ne puis rien affirmer, à moins que vous ne consentiez à adopter un plan…

—Voyons, quel est-il? soyez bref.

—A quelques centaines de noeuds de nous doit exister une île, qui renferme un petit lac d'eau douce. Nous pourrions, si tel était votre bon plaisir, y débarquer toute cette canaille que nous avons à bord, et aller nous approvisionner chez les peuplades sauvages de l'Acadie. Puis nous chercherions un lieu convenable pour fonder le nouvel établissement colonial, et ensuite nous reviendrions quérir notre monde.

—Par la messe! voilà qui est sagement pensé, maître Chedotel, dit l'un des gentilshommes.

—Oui, repartit de la Roche, en croisant les bras; mais qui nourrira ces gens pendant notre absence.

—Hum! répondit le pilote, ils ne seront pas gênés, la pêche! la chasse! l'île abonde en gibier et en poisson.

Le marquis se leva, fit quatre ou cinq tours dans l'appartement, et s'adressant à Chedotel:

—Que Dieu nous assiste! agissez à votre guise!

IX

TERRE

Cinq jours après cet entretien, l'aube apparut à travers les brumes froides et compactes. Une bonne et forte brise chantait dans les agrès de Castor, et la gaieté déridait les fronts des passagers. C'est que déjà bouillonnaient autour du navire ces lignes parallèles de globules argentés qui indiquent la proximité des côtes.

Cependant, tous les dangers n'étaient point évités. Le Castor faisait route entre des montagnes de glaçons qui, à chaque instant, menaçaient de l'écraser sous leur poids. Mais la nouvelle que bientôt on atterrirait, que bientôt on descendrait sur la terre ferme, suffisait pour ranimer les esprits les plus découragés; car il n'est peut-être point donné à l'homme d'éprouver de sensations aussi vives que celles qui l'inonde en remettant le pied sur son élément propre, après en avoir été séparé pendant d'éternelles semaines. Jamais amant ne revoit sa maîtresse avec plus de transport que l'individu ayant accompli une première traversée ne revoit la vieille Cybèle. Fatigues, périls, privations, tout est immédiatement oublié, et les vieux marins eux-mêmes ne sont jamais blasés sur cette jouissance inexprimable. Quand en mer retentit le commandement: Apprêtez les ancres! c'est la joie dans le coeur, l'agilité dans les membres, un refrain sur les lèvres, que tous les matelots s'empressent à cette pénible besogne. Les plus mous sont les plus alertes, les moins robustes, les plus vigoureux: et il faut être témoin de la facilité, du plaisir dont chacun fait preuve pour arrimer les énormes câbles, les chaînes pesantes! il faut être témoin de ce mouvement, de cet harmonieux va-et-vient, de cette entente cordiale qui se manifestent alors dans un navire! il faut entendre ces vibrantes exclamations, ces jeux de mots, ces trépignements d'allégresse!

La terre, même la terre étrangère, sonne aux oreilles comme une musique mélodieuse. Il y a si longtemps qu'on ne l'a aperçue, qu'on ne l'a sentie, foulée!

Contemplez la scène qui se joue déjà sur le pont du Castor: le brouillard enveloppe la barque d'un nuage impénétrable; il y a quinze heures que tous ces malheureux n'ont avalé une bouchée; l'horizon est fermé à leurs regards, et les voici qui chantent, les voici qui sautent, se trémoussent, s'agitent, pleurent, s'embrassent… C'est qu'ils viennent d'apprendre qu'on touche au terme du voyage.

—Par saint Jacques de Compostelle, je te salue, toi, le plus beau jour de ma vie, quoique ta face soit en ce moment aussi rechignée que celle d'un drapier qui a surpris sa femme en péché de tête-à-tête avec un cornette aux chevau-légers, s'écrie un Espagnol, en agitant son bonnet de laine brune.

—Je brûlerai trois chandelles en l'honneur de monsieur mon patron, dit un Breton.

—Et moi, ajoute un Allemand, je fais voeu de ne pas boire un seul pot de bière cette année durant, si nous arrivons à bon port.

—Corne de boeuf, j'imagine, mon gars, que l'abstinence ne sera pas malaisée, répond le maître d'équipage, en le repoussant brusquement. Crois-tu, par hasard, que bière coule là-bas comme flots dans la grande tasse?

—Pas moins vrai, reprit l'enfant de la Germanie, un peu refroidi, que s'il y a du houblon, on peut brasser de la bière, que si on peut la brasser on peut la boire, que si on peut la boire…

—Ohé! qui est-ce qui veut danser une bourrée! braille un Auvergnat.

—Non, un menuet!—Non, un fandango!—Non, une valse!—Non, une courante!—Non, une gavotte!—Non, un tricotté!—Non, une ronde!

La dernière proposition, lancée d'une voix de stentor, au milieu du choc de ces clameurs, réunit tous les suffrages. Aussitôt quatre ou cinq exilés descendirent dans l'entrepont, en rapportèrent des instruments de cuisine, chaudrons, poêles ou écuelles, s'armèrent de chevilles de fer, et revinrent se poster au-dessus du roufle, d'autres se juchèrent sur des tonnes vides, avec des cabillots en guise de baguettes; le reste des proscrits boucla une chaîne autour du grand mât, et une ronde fantastique commença, au charivari assourdissant de cet orchestre improvisé.

Chedotel, que son humeur tracassière et jalouse rendait l'ennemi des distractions d'autrui, voulut s'opposer à la fête des bannis; mais de la Roche intervint, et, bien que le pilote alléguât que ce tohu-bohu embarrassait le service, le marquis ne voulut point qu'il troublât les maigres amusements de ces pauvres gens.

—Le navire file à merveille, dit-il, le vent nous est propice. Qu'ils se divertissent une heure ou deux, il n'y a aucun inconvénient.

—Aucun inconvénient! hum! aucun inconvénient, maugréa le pilote. Ça se connaît en marine comme un Algonquin en mathématiques, et ça veut… hum! Lui aussi il aura à se rappeler maître Chedotel, pilote-locman. Hum! hum! rira bien qui rira le dernier!

Le claquement de langue indispensable à l'expression de tous ses accès de misanthropie termina ce charitable soliloque.

En ce moment, Guyonne, attirée par le vacarme, se montra sur le pont.

Chedotel l'aperçut et alla droit à elle.

—Écoute, lui dit-il, en la prenant par le bras et l'entraînant vers les batayoles.

La jeune fille aurait pu facilement s'arracher à cette étreinte, mais la fausseté de sa position à bord du Castor ne lui permettait pas de faire résistance.

Elle suivit résolument Chedotel.

—Écoute, répéta-t-il, avec une intonation sourde et passionnée, et retiens bien ce que je vais te dire; car dans deux heures ma détermination sera irrévocable.—Je t'aime, tu le sais. Pour un mot d'amour de toi, je coulerais ce vaisseau avec tout ce qu'il contient; pour un baiser de tes lèvres, j'irais chercher le trépas au fond des abîmes béants sous nos yeux, pour ta possession…

La voix du pilote devint frémissante, ses prunelles dardèrent des lueurs fauves comme celles d'un chacal, tous ses muscles frissonnèrent comme les cordes d'un instrument de musique pendant l'orage, et ces paroles jaillirent sèches, embrasées de sa gorge.

—Pour ta possession, reprit-il, pour ta possession, Guyonne, je damnerais mon âme, je sacrifierais l'humanité entière!…. Vois comme je t'aime! tu es en mon pouvoir, et je te respecte; et moi qui ai entre mes mains le sort d'une centaine d'individus, moi devant qui le fier marquis de la Roche plie le genou; moi qui méprise la fureur des hommes, dédaigne la colère des flots, moi qui suis plus maître ici que le roi n'est maître en France, moi, j'implore ta pitié, j'implore ta compassion, Guyonne! je te supplie de consentir à être ma femme, de me donner un mot d'espoir… Tiens, veux-tu que je me prosterne à tes pieds, en présence de tout l'équipage? dis, le veux-tu?

—Non, répondit froidement Guyonne.

—Que faut-il donc que je fasse pour te plaire! s'écria impétueusement le pilote, en essayant d'embrasser la jeune fille par la taille.

—Rien, répliqua-t-elle, en se jetant en arrière.

—Tu ne m'aimes point, n'est-ce pas! reprit Chedotel d'un accent amer.

Guyonne ne fit aucune réponse.

—Et tu ne m'aimeras jamais? dit encore Chedotel, en essuyant la sueur froide qui baignait ses tempes, et tu ne consentiras jamais, toi, vil rebut de la société, écume des clapiers, à être la femme légitime…

—Jamais, dit fermement la soeur d'Yvon.

—Ignores-tu que tu es sous ma dépendance absolue que d'un mot, d'un geste, je puis signer ton arrêt de mort? Jamais! ah! tu railles; allons donc! jamais! est-ce que je ne commande pas souverainement ici!… Jamais, oses-tu dire! ai-je bien entendu? Mais, malheureuse femme, tu es donc bien fatiguée de la vie pour me parler ainsi!… Jamais!… Insensée! tu te sens donc bien forte contre les tourments… Jamais!…

En articulant ces imprécations, le pilote serrait, à les briser, les doigts de Guyonne entre les siens.

Il y eut une pause de quelques secondes dans ce drame solitaire au milieu de tant de monde, dans ce drame dont le bruit de la danse couvrait les vociférations. Un observateur eût pu remarquer alors que le pilote se débattait entre deux passions divergentes, exaltées à leur paroxysme. Enfin, il parut se décider, sa main lâcha celle de Guyonne, et il lui dit avec un sourire démoniaque:

—Vous n'aimez pas le vieux loup de mer, ma belle enfant?

—Je vous hais, riposta la jeune fille, à bout de patience.

—Hum! Vous me haïssez, vous me haïssez! Cette franchise m'est agréable, hum! par le raban, confidence pour confidence, je serai aussi franc que vous, mademoiselle. Distinguez-vous ce point à l'occident?

—Oui, dit simplement Guyonne.

—Çà donc, apprenez, dès cet instant, que là sera votre tombeau, et
Satan vous ait sous sa protection, la jouvencelle!

Ensuite de ce blasphème, Chedotel alla rejoindre le marquis de la Roche qui arpentait la dunette, causa quelques minutes et se mit, on personne, au gouvernail.

Le soleil montant à son zénith avait peu à peu dégagé sa face éblouissante des voiles qui gazaient l'empyrée. Quelques nuages floconneux lutinaient bien encore ça et là sur la cime des vagues écumeuses, mais déjà le dôme céleste dévoilait ses splendeurs éclatantes et dans le lointain se groupaient des masses blanchâtres qui se dessinaient, s'échancraient, se nuançaient, s'estompaient à chaque enjambée du Castor vers elle.

C'était le cap Canceau, les rives de l'Acadie, actuellement la
Nouvelle-Écosse.

X

ARRIVÉE

Chedotel, sans quitter la barre, saisit tout à coup sur l'habitacle un de ces petits télescopes qu'avait récemment inventés l'Allemand Jensen et examina la côte.

—Hum! murmura-t-il, ce diable de Castor connaît son chemin; mais il ne me plaît pas de déposer mon fret de ce côté. Demi-tour sur nous-même. Puis, remettant la lunette à sa place et élevant la voix:

—Range à changer d'amures! cria-t-il d'un ton perçant.

On entendit grincer les chaînes sur les moufles et les palans; les voiles lâchées et dégonflées battirent follement les mâts; le soleil sembla décrire rapidement un arc de cercle à la voûte du ciel, les chaînes grincèrent de nouveau sur les moufles et les palans; les voiles se gonflèrent derechef et la barque reprit son allure première. Seulement elle avait changé de direction, et au lieu de voguer vers le nord, elle marchait en droite ligne vers le sud-ouest.

Les jeux avaient cessé et, depuis quelques minutes, tous les yeux attachés aux rivages lointains en étudiaient, muets et palpitants d'espérance, les contours variés à l'infini. L'évolution du Castor les transporta de surprise; mais attribuant cette manoeuvre à une cause urgente, ils s'abstinrent de tout commentaire et se contentèrent de faire volte-face pour voir le littoral de la Nouvelle-France qui déjà s'évanouissait comme un mirage trompeur.

Cependant, Guillaume de la Roche venait de consulter une des cartes tracées par Cartier et dont la fidélité est vraiment inconcevable. Il fut tout étonné de la route que prenait le pilote.

—Ne procédons-nous pas à la façon des écrevisses? lui dit-il on souriant. Je croyais que nous devions conserver le cap au nord, et voilà que l'aiguille de la boussole est en ce moment arrêtée sur le sud.

—Au nord, répondit Chedotel, hum! oui, notre route est au nord; mais la voie la plus courte n'est pas toujours la meilleure.

—Ni la plus prompte, n'est-ce pas, pilote?

—Hum!

—Néanmoins, je serais bien aise de savoir pourquoi nous revenons sur nos pas. Y aurait-il des récifs, des écueils?

—Hum! des récifs, des écueils, vous l'avez dit, il y en a des récifs, des écueils, la côte en est hérissée.

—C'est la côte de l'Acadie, n'est-il pas vrai?

—Hum! la côte de l'Acadie; non, ce n'est pas la côte de l'Acadie, répondit imperturbablement Chedotel, c'est une île.

—Une île! fit le marquis.

—Une île.

—Vous la nommez?

—Hum! Je ne sache pas qu'on lui ait donné un nom.

—C'est singulier, reprit de la Roche pensif; c'est singulier, mais ni
Jacques Cartier, ni Roberval, n'ont signalé cette île.

—Hum! cela ne doit pas vous émerveiller, cette île est un amas de sables, qui, le plus souvent, sont couverts par les eaux. Les navigateurs que vous citez ont pu passer auprès sans l'observer.

—Voyons donc, dit de la Roche en prenant le télescope.

Mais il était trop tard. A l'exception d'un point presque imperceptible, le gouverneur général du Canada ne distingua rien à l'horizon.

—Approchons-nous de l'autre île dont vous m'avez parlé? s'informa-t-il, après un intervalle.

—Nous la rangerons avant quatre heures de relevée, répliqua Chedotel.

—L'avez-vous parcourue?

—Plusieurs fois.

—Et êtes-vous certain que nos gens pourront y vivre pendant les quelques jours que durera notre éloignement?

—Y vivre! Par la croix du Sauveur, jamais les rufians n'auront été en meilleur campement pour faire chère lie. Les morues, les ralingues essaiment dans les criques, comme abeilles dans une ruche, et les lièvres, les lapins, les perdrix, il n'y a qu'à allonger la main pour en prendre en veux-tu, en voilà.

—Souvenez-vous, pilote, que vous répondez d'eux sur votre tête! dit solennellement de la Roche.

—Sur ma tête, hum! j'estime plus ma tête qu'un million de ces garnements; mais n'importe, j'en réponds.

Soit qu'il n'eût pas compris, soit qu'il n'eût pas entendu, le marquis ne releva pas cette grossièreté. Il redescendit à l'intérieur du Castor, tandis que Chedotel marmottait avec un ricanement sinistre:

—Prends garde qu'ils en trouveront des vivres. L'île est aussi stérile que le pont d'un vaisseau. Ah! monseigneur, vous m'avez rudoyé durant la traversée! Ah! vous m'avez traité comme un manant, moi Chedotel, qui cours les mers depuis trente ans… Ah! ah! monseigneur le gouverneur, vous gouvernerez… les Hurons et les Esquimaux… si vous pouvez… Et cette péronnelle! ah! ah! hum! Si je pouvais être témoin… Tiens, qu'est-ce qu'il veut?

Un roulement de tambour avait arraché cette exclamation au pilote.

A cet appel les déportés s'assemblèrent en ordre, et Guillaume de la
Roche, suivi de son état-major, parut sur le couronnement.

—Serrez les perroquets et le beaupré, cria alors Chedotel, dont l'oeil vigilant ne perdait pas un des mouvements du Castor.

—Tandis que les matelots exécutaient l'ordre du pilote, Guillaume adressa aux condamnés l'allocution suivante:

«Enfants,

»Vous savez que, malgré tous mes soins, la malheur a marqué jusqu'ici notre expédition. Les vivres manquent à bord. Encore quelques jours de mer, et nous serions réduits à la dernière extrémité. J'ai partagé vos misères et vos privations. Comme vous j'ai pâti de la faim, et, sans ma confiance entière dans la bonté de Dieu, peut-être ma serais-je laissé aller à une lâche désespérance. Mais celui qui croit il la miséricorde infinie du Tout-Puissant, celui qui dépose, chaque soir, le fardeau de ses tribulations aux pieds du Rédempteur du monde, celui-là est fort contre l'adversité.

»A présent nous approchons de la terre, non du continent, comme vous avez pu le supposer, mais d'une île fertile, où avec un peu de travail et d'ingéniosité, vous pourvoirez à vos besoins naturels. Car, apprenez-le de suite, le manque de vivres, une impérieuse nécessité me forcent à vous débarquer sur une île voisine. On débarquera avec vous des provisions pour deux jours, divers outils, des effets de literie, des instruments de chasse et de pêche, puis le Castor remettra à la voile pour chercher sur les rives île la Nouvelle-France un endroit convenable à la fondation de l'établissement colonial que j'ai projeté. Dès que je l'aurai trouvé, dans quelques jours, je reviendrai pour vous y transporter.»

A mesure que de la Roche parlait, un sourd grondement, précurseur d'une tempête, s'élevait dans les rangs des proscrits. Un étincelle suffisait pour déterminer l'explosion; cette étincelle jaillit.

—On veut nous abandonner au milieu de l'Océan! cria un individu perdu dans la foule.

—On veut nous abandonner! crièrent en écho vingt bouches, avec un accent de terreur et de menace inqualifiable.

—Oui, nous abandonner! reprit la première voix; nous abandonner sur quelque plage inconnue pour y devenir victimes de la faim et des bêtes fauves.

Un formidable rugissement accueillit cette déclaration; et en moins d'une seconde, comme mus par un choc électrique, tous les condamnés s'étaient pressés tumultueusement sous la dunette, dans l'intention de l'escalader.

Chedotel riait sous cape et continuait de cingler vers le sud-ouest.

De la Roche sentit qu'il lui fallait dépouiller sa morgue habituelle pour conjurer l'insurrection imminente.

«Écoutez, s'écria-t-il, j'ai tout droit sur vous; le supplice des chefs de votre ancienne mutinerie aurait du vous le prouver. Mais je répugne aux exécutions violentes, et je vous pardonne ce mouvement d'insubordination que tout autre, à ma place, réprimerait par des condamnations à mort.»

—Oui, des pendaisons comme celles de Molin, Tronchard et des autres! intervint encore le même individu, d'un ton d'amertume qui réveilla l'irritation assoupie.

«Pour vous montrer, continua le marquis, dont la voix domina instantanément les murmures, pour vous montrer que je n'ai point l'intention de vous délaisser, comme certains esprits soupçonneux le craignent, mon écuyer, le vicomte Jean de Ganay, restera parmi vous et vous commandera en mon absence. Êtes-vous satisfaits?»

—Oui, oui, répliquèrent plusieurs routiers.

«Eh bien donc, poursuivit de la Roche, rentrez dans l'entrepont et faites vos préparatifs.»

Cette promesse comprima aussitôt l'effervescence qui bouillonnait dans toutes les têtes.

—Sire de Ganay, je compte sur vous, dit le marquis en se tournant vers son écuyer. Quatre matelots vous serviront de garde.

—J'obéirai, monseigneur, répondit indifféremment le vicomte.

Le Castor nageait sur le banc Craus, et autour de sa carène s'abattaient des marsouins aux reflets diamantés, des flottants à l'échine grise, des souffleurs aspirant l'eau pour la rejeter on l'air par leurs puissantes narines, et de temps en temps on voyait sortir des ondes le museau effilé d'un loup marin au blanc pelage. Des troupes de goélands voletaient à la tête des mâts ou rasaient les petites vagues glapissantes, et de toutes parts surgissaient des môles de sable qui scintillaient sous les rayons du soleil, comme des incrustations de pierreries sur une plaque d'argent.

Chedotel fit serrer les voiles, à l'exception de la misaine, et dirigea, la sonde à la main, le Castor à travers les battures qui encombrent le passage où il naviguait alors.

Peu après, l'on discerna, à quelques milles au sud, une île couverte de petits arbres qui, à cette distance, produisaient un effet assez agréable.

L'ordre de mettre en panne et de jeter les ancres ne tarda guère à être donné. Puis Guillaume de la Roche, accompagné de ses principaux officiers, descendit dans un canot et se rendit à terre. Le premier, il débarqua, planta une croix et le drapeau de France et Navarre dans le sable du rivage, et prit possession de l'île au nom du roi, son maître.

Le débarquement des proscrits s'effectua de même, à l'aide des chaloupes, car le Castor ne pouvait, sans danger, approcher davantage.

Le soleil se couchait derrière un gros nuage gris de fer qui maculait l'azur du firmament, comme une tache d'encre macule une robe de fête, quand le canot, ramenant. Guillaume de la Roche, vint chercher Jean de Ganay, les quatre matelots chargés de veiller à sa sûreté personnelle, et le faux Yvon, qui lui servait de domestique.

Comme, la dernière, Guyonne allait franchir la lisse pour prendre place dans l'embarcation, Chedotel la saisit par la main et lui dit avec une fureur concentrée:

—Femme, tu l'as voulu! Eh bien! tu seras la proie des misérables qui t'attendent là-bas; Adieu, ajouta-t-il, en lui mordant les doigts jusqu'au sang. N'oublie pas le premier et le dernier baiser de ton amant Chedotel!

Guyonne frissonna d'épouvante sous le regard infernal du pilote, et machinalement sauta dans le canot, qui s'éloigna immédiatement.

Il touchait au rivage, lorsqu'un coup de vent subit, impétueux, siffla dans le gréement du Castor. Un grondement de tonnerre succéda à ce sinistre présage. La barque fit trois embardées successives, roula sur elle-même et recula comme emportée par une puissance irrésistible.

—Sang et mort! dit Chedotel, l'enfer seconde mes desseins! nous dérapons!—Levez les ancres! s'écria-t-il, et prenez un ris dans la misaine!

—Pourquoi cette manoeuvre? demanda Guillaume de la Roche.

—Voyez-vous ces aigrettes phosphorescentes qui dansent à l'extrémité des cacatois? répondit Chedotel; c'est le feu Saint-Elme[5]. Il faut regagner incontinent la haute mer, si nous ne voulons pas échouer sur un banc ou nous briser contre les rochers à fleur d'eau!

Quarante personnes, y compris Guyonne et Jean de Ganay, restaient sur l'île de Sable.

[Note 5: On sait que le feu Saint-Elme, nommé aussi quelquefois feu Saint-Nicolas, est une sorte de météore lumineux qui précède souvent les tempêtes ou apparaît durant les nuits obscures.]

DEUXIÈME PARTIE

L'ILE DE SABLE

I

L'ILE DE SABLE

L'île de Sable, plaine sauvage et aride, est située par les 43° 86° 42° de latitude et les 60° 17° 15° de longitude, sur la grande route océanique que suivent les navires pour gagner les ports septentrionaux de l'ancien et du nouveau monde. Sa distance des côtes de l'Acadie[6] et du cap Breton est d'environ quatre-vingt-cinq milles. Comme son nom l'indique, des môles de sable, amoncelés par les flots, la composent. Elle s'élève à peine au-dessus du niveau de la mer. Cependant on y remarque quelques hauteurs également formées de sable. La plus connue aujourd'hui est le mont Lutrell, situé à la pointe ouest, côté sud. L'île de Sable a la figure d'un croissant. Sa plus grande longueur, de l'est à l'ouest, ne dépasse pas dix lieues, sa largeur cinq. Placée à l'embouchure du Saint-Laurent, dans l'Atlantique, elle est environnée de bas-fonds et de bancs considérables, comme il en existe ordinairement au confluent des fleuves. Une plage fort large, léchée par la mer à l'heure de la marée montante, laissée à sec à l'heure de la marée descendante, enserre l'île dans toute sa circonférence. Ce serait pour elle, si la nature l'avait faite productive et habitable, une meilleure défense que la plus formidable ceinture de remparts et de bastions; car non-seulement les navires de haut bord ne peuvent en approcher, mais les caboteurs n'y arrivent qu'à l'aide de leurs embarcations. Au centre se trouve un lac[7] qui a cinq milles de circuit. Ses rives seules jouissent d'une sorte de fécondité maladive. On y voit quelques arbustes rabougris, étiques, et ça et là un lambeau de pelouse où croissent des herbages aux nuances pâlottes, aux tiges malingres et décharnées et des plantes saxatiles. C'est une éternelle désolation oubliée par la fatalité au coin de l'Atlantique.

[Note 6: Aujourd'hui Nouvelle-Écosse.]

[Note 7: On lui a donné le nom de lac Wallace.]

«Jamais, dit Charlevoix, dans son Histoire de la Nouvelle-France, terre ne fut moins propre pour être la demeure des hommes.»

De temps immémorial, l'île de Sable a été la terreur des marins employés à la pêche ou à la traite des pelleteries dans les parages de l'Acadie. Bien avant l'expédition de Jacques Cartier, elle était connue et redoutée; par les Basques, les Normands et les Bretons. Aux alentours, la mer roule constamment ses vagues houleuses, et les brouillards impénétrables qui planent sur elle pendant les neuf dixièmes de l'année, rendent son abord d'une difficulté presque insurmontable. Encore aujourd'hui elle apparaît comme un sombre présage à tous ceux qui l'approchent. Les navigateurs, dans leur langage figuré ont donné le nom d'Avenue de l'Enfer (Hell-Avenue) au passage qui la sépare de la Nouvelle-Écosse.

En 1804, le gouvernement anglais, poussé par une sollicitude philanthropique qu'on ne saurait trop louer, y a établi un poste d'hommes, avec mission de la parcourir en tous gens, afin de recueillir les naufragés, et, en 1853, il y a érigé des maisons de secours, approvisionnées de tout ce qui est nécessaire pour assister les infortunés que chaque mois, chaque semaine, nous pourrions dire, le malheur jette sur son rivage.

Le tableau suivant, dû à la plume de miss Dix, est une peinture fidèle de cet horrible désert:

«L'île de Sable, depuis sa découverte, a été l'effroi des marins, durant les brumes et les tempêtes. Je possède une liste de près de deux cents vaisseaux et petits bâtiments, appartenant tous à l'Angleterre ou aux États-Unis, qui s'y sont perdus dans le demi-siècle écoulé. Les gens qui y ont stationné m'ont dit qu'il n'était pas rare, après des brouillards épais ou de gros vents, de trouver des fragments de vaisseaux et des restes de cargaisons dont il n'a plus été entendu parler.

»L'île n'a ni port, ni mouillage sûr. Les navires qui désirent effectuer une communication avec elle,—et il y en a peu qui l'entreprennent volontairement,—jettent l'ancre à trois quarts de mille environ du bord, en prenant position sur le côté septentrional de l'île, quand le vent souffle de l'est, et plus vers le côte sud quand le vent du nord domine.

»Les bas-fonds et les barres s'étendent A plus de soixante milles du côté sud; au nord, les bancs plongent plus brusquement dans les eaux profondes.

»La province de la Nouvelle-Écosse, soutenue par la mère patrie, entretient sur l'île un établissement composé de huit matelots vigoureux, un autre estropié, un bon pilote-côtier et un jeune garçon actif, qui doivent s'empresser de fournir de l'aide aux navires en détresse. Une garde régulière est établie, et les rondes se font une fois toutes les vingt-quatre heures.

»Le surintendant est autorisé à disposer du temps et à diriger tous les travaux sur l'île; lui-même, le second et le troisième commandant y ont leur famille. Sauf les personnes précitées, l'île n'a aucun habitant. Les naufragés peuvent y être retenus plusieurs mois en hiver, et souvent des semaines entières dans les autres saisons, jusqu'à l'arrivée du vaisseau du gouvernement qui est chargé de fournir les provisions et de pourvoir aux besoins des insulaires.

»Les épaves des bâtiments submergés donnent en abondance du bois pour la construction des maisons d'habitation, ateliers, magasins, maisons de refuge et bois de chauffage.

»Il y a quatre maisons d'habitation à un étage et une maison de refuge à l'extrémité sud-ouest de l'île.

»Elle consiste en une chambre décente, ayant un âtre rempli de bois sec, une boîte d'allumettes, un seau, une coupe d'étain, une hache et un sac de biscuits pendus à la muraille. La porte est simplement fermée au loquet. Des inscriptions écrites à la main indiquent les parties de l'île habitées et qu'on peut se procurer de l'eau fraîche en creusant à dix-huit pouces on deux pieds dans le sable.

»Au sud il y a une autre maison de refuge fort bien construite par le surintendant actuel, il y en a une autre plus loin à l'est.

»On y trouve plusieurs bateaux-brisants excellents, mais pas un bon bateau de sauvetage, aucun phare, aucune cloche pour les brouillards. Il y a quelques années, un bateau de sauvetage fut construit sur l'île. Il a un pont convexe et n'est point propre aux avirons, sinon dans une eau parfaitement calme; aussi tous ceux qui ont quelque connaissance des affaires nautiques, et qui l'ont vu, l'ont-ils jugé parfaitement inutile.

»On a songé à établir un phare sur l'île de Sable: cette question a été discutée, mais jusqu'ici on ne l'a point fait. Je ne saurais préciser jusqu'à quel point les cloches pour le brouillard seraient avantageuses, mais je m'imagine que si on en plaçait vers la côte septentrionale elles rendraient de grands services à diverses stations. Je pense que des blocs de pierre pour fixer de lourdes chaînes retenant des bouées, portant un chapiteau et une cloche, pourraient y être jetés comme sur les côtes du Maine et ailleurs.

»J'ajouterai en terminant que trente heures après mon arrivée à l'île de Sable, au mois de juillet, dernier, le Guide, vaisseau anglais, presque neuf, chargé d'une cargaison de farine et autres provisions pour le Labrador, toucha la côte sud pendant une brume et fut complètement perdu—les hommes et la cargaison furent sauvés.

Tout détail ajouté à ceux-là serait superflu. Par l'attention qu'on accorde maintenant à l'île de Sable, le lecteur peut se faire une idée de ce qu'elle devait être en 1598.

Les quelques historiens contemporains de cette époque qui en ont parlé ne trouvent pas sur leur palette de teintes assez noires pour la représenter.

Enfin nous aurons complété cette lugubre ébauche, en ajoutant qu'à l'exception de quelques oiseaux de mer, on ne rencontre aucune espèce de gibier sur l'île de Sable[8].

A présent, retournons aux quarante individus que le marquis de la Roche a laissés dans cette solitude affreuse.

[Note 8: M. Martin Montgomery prétend, dans son Histoire de la Nouvelle-Écosse, qu'on trouve encore des lapins et des lièvres sur l'île de Sable. Mais il est le seul qui fasse cette assertion. Pour moi, je n'ai rencontré aucun gibier dans l'île quand je l'explorai en 1853.]

II

LES QUARANTE

Comme le Castor, après avoir viré de bord, cinglait avec rapidité vers l'est, un cri s'éleva de l'île de Sable!

Cri spontané, terrible, immense; cri de désespoir indicible, qui chassa de leur retraite une nuée de goélands, et domina un instant le roulis des flots irrités!

Ce cri, il était poussé par trente-huit poitrines humaines, il résumait les appréhensions qui déjà tenaillaient trente-huit êtres humains, il exprimait le saisissement de trente-huit vies humaines qui voient disparaître le dernier lien qui les unissait à la société civilisée!

Puis, il y eut des scènes individuelles effrayantes.

Autant d'hommes, autant de rages; autant de voix, autant de clameurs stridentes; autant de bras, autant d'imprécations contre le ciel et le navire qui fuyait!

Le pinceau n'aurait pas assez de couleurs, la plaine pas assez de traits pour reproduire cet horrible tableau!

Qu'elle était écrasante la déception qu'ils venaient d'éprouver! Après de longs jours de souffrances et de privations, dans les entrailles d'un vaisseau où ils étaient entassés comme des nègres à fond de cale, avoir aperçu, la terre, l'avoir saluée avec l'enthousiasme du prisonnier saluant l'heure de sa délivrance, avoir formé mille projets, de félicité future, savouré les voluptés imaginaires de bientôt boire et manger à discrétion,—après tant d'émotions, tomber soudain sur une plage inconnue, stérile suivant toute apparence, au commencement d'une tempête, sans abri contre la pluie, sans vivres pour réparer leurs forces exténuées par un jeûne mortel!—Le stoïcisme incarné aurait-il lui-même résisté à de si rudes assauts?

Essayer de les calmer, de leur faire entendre raison alors, c'eût été jeter de l'huile sur un brasier ardent afin de l'éteindre.

Le vicomte Jean de Ganay, malgré sa jeunesse, avait une trop grande expérience des hommes et, des choses pour exciter encore ces natures sauvages par une tentative précipitée. Croyant d'ailleurs que le Castor n'avait levé l'ancre que dans le but d'éviter le grain et de chercher un mouillage plus sûr, il attendit silencieusement que l'effervescence se fût apaisée d'elle-même.

Les prévisions de l'écuyer par rapport à ses compagnons d'infortune se réalisèrent.

Fatigués de blasphémer et de se tordre inutilement les bras, les mieux résolus finirent par envisager froidement la situation. Jean, alors, accompagné de Guyonne, des quatre matelots qui l'avaient amené et lui servaient d'escorte, Jean jugea qu'il était temps d'agir et s'approcha des groupes.

Dans leur trouble, les routiers n'avaient, point remarqué la présence du vicomte parmi eux. Lorsqu'elle fut connue, l'espérance renaquit dans ces coeurs susceptibles de se livrer instantanément aux sensations les plus divergentes. Jean de Ganay leur apparaissait comme un otage sacré, comme la preuve certaine que le gouverneur de la Nouvelle-France n'avait pas voulu les abandonner à jamais. Envers eux, réprouvés du monde, un haut et puissant seigneur avait droit de perfidie; mais le vicomte était bon gentilhomme; ses armes l'attestaient, et certainement le marquis de la Roche n'aurait pas eu l'audace de jouer un vilain tour à un membre de la très-considérable famille bourguignonne des Ganay.

Ces réflexions, bien naturelles, passèrent des esprits sur les lèvres, et le vicomte trouva bientôt les oreilles prêtes à l'écouter, les mains prêtes à obéir à ses ordres.

La nuit déployait rapidement son manteau de ténèbres; la pluie tombait à flots et le vent arrachait aux lames des masses d'eau saumâtre qu'il rejetait avec force sur le rivage.

—Allons, mes braves, dit l'écuyer aux exilés qui l'entouraient, comme il n'est pas probable que nous ayons des nouvelles du Castor avant demain matin, il faut nous disposer à camper ici. Formez-vous en groupes de dix; mes matelots donneront à chaque groupe des rations de vin et de viande salée que j'ai apportées dans mon canot; puis, en coupant quelques arbustes, les fichant dans le sable, et étendant dessus vos souquenilles de laine, vous vous construirez des tentes passables pour de vaillants routiers plus accoutumés à coucher à l'hôtellerie de la belle étoile que sous des lambris dorés! Vive monseigneur de la Roche, gouverneur de la Nouvelle-France!

—Vive monseigneur de la Roche, gouverneur de la Nouvelle-France! répétèrent unanimement les condamnés; car Jean de Ganay en faisant appel à la valeur de ces bandits les avait pris par leur côté faible. Flatter l'amour-propre des masses, tel est le secret de l'éloquence des grands orateurs populaires.

Les rations de vin et de vivres furent scrupuleusement distribuées, promptement avalées, et chaque groupe se mit en devoir de se confectionner un refuge contre la tempête qui sévissait toujours avec furie.

Enveloppé dans son manteau, Jean de Ganay surveilla les travaux, tandis que ses matelots et Guyonne lui préparaient une tente au centre du petit camp. Vers neuf heures, toute la besogne était terminée, la pluie cessait peu à peu; mais un froid piquant succédait aussi peu à peu, et les pauvres routiers, trempés jusqu'aux os avaient en perspective une nuit fort désagréable, quand un vieux marin qui avait pris part à l'expédition de Roberval, dit tout à coup en s'adressant au vicomte:

—Si monseigneur nous permettait d'allumer du feu?

—Allumez, mon brave, répondit l'écuyer; mais j'ai bien peur que vous ne puissiez en venir à bout. Les deux barils de poudre que j'ai transportés du Castor ici sont avariés, et comme il se pourrait que j'eusse besoin de mes pistolets pour quelque chose de plus nécessaire…

—Qu'à cela ne tienne, monseigneur! J'ai appris des sauvages de l'Acadie le moyen d'allumer du feu sans poudre ni pierre à mousquet.

—Vraiment, voilà qui est curieux! comment faites-vous?

—Rien de plus simple, vous allez voir.

Le matelot s'éloigna, et, guidé par la lune qui sortait par intervalles de dessous un vaste réseau de nuages, parvint à découvrir dans les cavités du rivage quelques varechs secs et deux rameaux de hêtre morts.

Ayant rapporté le tout dans la tente du vicomte, il pratiqua un trou dans le plus gros des morceaux de bois, aiguisa l'autre, et l'introduisant dans le trou qu'il avait fait, frotta les deux rameaux simultanément jusqu'à ce que des étincelles en jaillirent.

A la vue de ces étincelles, la surprise éclata sur les visages des routiers: quelques-uns, croyant à un sortilège, se signèrent dévotement; d'autres crièrent résolument au miracle; d'autres enfin plus fanatiques prononcèrent les mots de nécromancien; terrible inculpation à cette époque de superstitions, où les phénomènes de la physique étaient considérés comme de la magie et ceux qui les produisaient punis par le supplice du bûcher.

Par bonheur pour l'ingénieux matelot, Jean de Ganay ne partageait pas les préjugés du précepte: «Aux ignorants prends garde de montrer ta science: sur dix qui en seront témoins, il y en aura neuf qui la nieront, un qui la réfutera et dix qui la jalouseront.»

A l'exception du vicomte, des trois autres matelots et de Guyonne, les proscrits refusèrent longtemps de se chauffer à ce feu «allumé par l'enfer.» A la fin, pourtant, le froid doublant d'intensité, quelques-uns se hasardèrent, le reste les imita comme les moutons de Panurge; mais, l'écuyer les ayant engagés à prendre des tisons au brasier, afin d'allumer d'autres feux, nul n'osa s'y décider. Ces hommes qui ne craignaient, disaient-ils, ni dieu ni diable, et qui, en vérité, ne se souciaient guère des lois divines et humaines, professaient tous pour le surnaturel une horreur invincible.

A partir de cette soirée, comme nous le verrons dans le cours de ce récit, le matelot Philippe Francoeur, surnommé le Maléficieux, fut pour la troupe entière des bannis, un objet d'aversion, d'effroi et de respect!

III

PREMIÈRE JOURNÉE SUR L'ILE DE SABLE

La nuit s'écoula sans incident digne d'être raconté. Le lendemain matin, de bonne heure, les proscrits debout sur les hauteurs du rivage, cherchaient des yeux un indice du navire qui les avait amenés. Mais, vaine attente! quoique nul brouillard n'étendît son rideau sur la face de l'Océan, quoique le soleil brillât d'une clarté resplendissante, le regard venait mourir intact contre les impénétrables barrières de l'horizon.

—Ventre de biche! dit un ex-lansquenet qui avait servi sous Mayenne et affectait les manières et les expressions favorites du célèbre ligueur, ventre de biche, je crois que nous voici plus prisonniers que perroquets en cage.

—Crois-tu, Grosbec?

—Ventre de biche, c'est ma mélancolique opinion. Pas plus de Castor sur la plaine liquide, comme disait M. Virgilius Maro, que de sous d'or dans la paume de ma main.

—Oui, mais il va venir.

—Qui ça?

—Le Castor donc!

—Compte là-dessus, mon brave Allemand et tire la langue en attendant.

—Ah! j'aperçois…

—Qu'est-ce que tu aperçois?

—Là-bas, au sud!

—Nigaud, c'est une mouette.

—Oui, c'est une mouette, dit sourdement un gros homme, sorte d'hercule à la mine rébarbative, qui jusque-là s'était tenu coi.

—Une mouette, répéta l'ex-lansquenet, et j'ai bien peur… qu'en dis-tu, père François Rivet dit Brise-tout?

—Je dis, moi, répliqua le colosse en frappant du pied contre terre, que tu as raison, Grosbec, nous nous sommes laissés prendre comme rats en souricière, puis bêtement débarquer ici pour y crever de faim. Ah! Molin le diable l'ait en sa chaudière! devinait juste. Vois-tu, me disait-il, on veut se débarrasser de nous, faire de nos carcasses de la chair à poissons ou à corbeaux, ça n'est pas douteux!

—Pour ce qui le regardait, il ne s'est pas trompé, ce pauvre Molin, dit Grosbec d'un air fin; mais ventre de biche, nous n'en sommes pas encore réduits là.

—Pas encore, possible! reprit Brise-tout, d'un ton creux, et demain…

—Demain, dit un autre personnage perdu dans la foule, le Castor nous aura repris à son bord.

—Qui dit cela? demanda Grosbec.

—Le Nabot, répondirent plusieurs voix en ricanant.

—Le Nabot est un imbécile, fit Brise-tout avec impatience.

—Un imbécile! où est celui qui m'a donné son nom? s'écria un bonhomme, haut de trois pieds et demi à peine se faufilant à travers les jambes des spectateurs et s'avançant vers le géant.

—L'imbécile qui t'a donné son nom, c'est moi! repartit Brise-tout.

—Toi! dit le nain, campant fièrement les poings sur les hanches.

—Hélas! oui, mon bel avorton!

Le visage de Nabot blêmit de fureur.

—Tu t'imagines donc que tu es bien fort?

—Par la mordieu! dit Brise-tout en souriant, je suis en tous les cas aussi fort qu'un embryon comme toi!

—Oui-dà!

Un rire général accueillit cette fanfaronnade.

—Tu ne sais peut-être pas, dit Nabot, que si petite qu'elle soit, la cognée abat les plus robustes chênes, que l'espadon tue la baleine?

—Après?

—Après?… gare à toi!

En achevant ces mots, le nain se jetant brusquement à plat ventre saisissait Brise-tout par une jambe, et, avant que celui-ci eût songé à s'opposer à son dessein, le renversait tout de son long sur le sable, à la grande hilarité des assistants.

Le colosse se releva, en mâchant des paroles menaçantes entre ses dents serrées, et voulut chercher son malin adversaire, mais Nabot s'était prudemment éclipsé.

Les murmures, suspendus par cette plaisanterie, recommencèrent avec plus d'aigreur. Brise-tout, autant, pour faire oublier sa déconvenue que par goût naturel, se constitua le porte-voix de ces murmures.

Il avait plus d'une toise, mesurée des talons au sommet de l'os occipital, et à cette stature extraordinaire il joignait un développement d'épaules presque fabuleux. L'aspect de Brise-tout était fort étrange. Son crâne énorme, carré, hérissé de cheveux ardents, écrasait un cou grêle, long, mais auquel des muscles saillants donnaient l'élasticité et la vigueur d'une barre d'acier. Grâce à la souplesse de ses muscles, Brise-tout pouvait tourner la tête en arrière sans que le reste de son corps opérât un mouvement. Cette faculté était fort utile à notre homme, lorsqu'il avait maille à partir avec quelque rufian de sa trempe, ce qui lui arrivait souvent, attendu que son caractère était en harmonie avec son physique. On pouvait rencontrer visage aussi laid, mais pas plus affreusement laid que le sien. Forcez-vous l'imagination et concevez un masque où, entre deux bourrelets de chair sanguinolente, clignotent deux petits yeux percés en trous de vrille, pointillez le reste de la face d'une barbe rousse, courte, drue, véritable brosse de cardeur, qui se partage de temps à autre, pour découvrir des mâchoires qui feraient honneur à un hippopotame, supposez que tous nous naquîmes sans nez, et vous aurez le portrait humain de François Rivet, dit Brise-tout. Le buste et les membres étaient à l'avenant du faciès. Un thorax monstrueux surplombait deux jambes osseuses et décharnées, dont il semblait avoir escroqué le modèle à une cigogne, et pour compléter ce type, bizarre caprice de la nature, nous dirons que ses bras, gros comme des couleuvrines, ne descendaient guère ait dessous des hanches, ce qui diminuait considérablement la vanité de leur propriétaire et maître. Mélange étonnant de force incroyable et de faiblesse puérile, Brise-tout n'était dangereux pour un adversaire que lorsqu'il pouvait l'étreindre entre ses mains larges, épatées, capables de tordre un fer à cheval ou de réduire en poudre les plus durs cailloux. Mais il éprouvait à se baisser une difficulté insurmontable, comme si les articulations de ses cuisses à son torse eussent été nouées par un calus, et ce vice de conformation, en paralysant toute agilité de sa part, affaiblissait dans l'esprit de ceux qui le connaissaient l'effroi que ne manquait jamais d'inspirer son extérieur.

—Puisque nous sommes abandonnés, beugla-t-il avec l'accent de rogomme qui lui était propre, je suis d'avis qu'on se partage toutes les munitions, et que chacun ensuite s'arrange à sa guise pour vivre ici ou s'en tirer.

—C'est juste, c'est juste, mille tonnerres! répondirent plusieurs routiers en dirigeant vers la tente de Jean de Ganay des oeillades envieuses. Pas de privilège, pas de chef, partageons!

—Oui, partagez, bande de fai-chiens, dit un matelot qui parut tout à coup au milieu des mutins.

—Le Maléficieux! firent les routiers en s'écartant sur le passage du matelot.

—Le Maléficieux, soit! tas de clampins et d'huîtres que vous êtes! Par le trident de Neptune, qu'est-ce que vous avez encore à rouler dans vos caboches? Êtes-vous si novices qu'il faille vous enseigner la manoeuvre à coups de barre de guindeau?

—Qu'est-ce qu'il baragouine donc? dit Brise-tout, en cassant entre ses doigts un galet rond, en manière de passe-temps.

—Je baragouine que vous êtes plus bêtes que des marsouins, toi le premier, descendant de Goliath le Camus, continua le Maléficieux. Quoi! vous marronnez parce que le Castor n'est pas encore revenu! Mais, busons, est-ce que vous ignorez qu'une risée chasse quelquefois un vaisseau à cent lieues de sa route ordinaire? Et si je vous disais, moi qui, depuis vingt ans, traîne mon cuir sur les mers, si je vous disais que je ne crois pas que le Castor puisse être ici avant demain! Là, ouvrez vos gueules comme des sabords, et écarquillez vos yeux comme des écubiers! Non, il ne sera pas ici avant demain, en admettant même que le vent lui soit favorable, ce qui n'est pas très-probable, puisque la brise souille de terre. Comprenez-vous, dindons? Mais voici le sire de Ganay qui sort de sa tente, je vous engage à filer doux, si vous tenez à votre peau, gibier de potence! Allons, silence dans les rangs, mille caronades! Vous souvenez-vous pas de la danse Molin, Tronchard, Pepoli et compagnie, hein!

Cette interrogation, empreinte d'une railleuse ironie, eût été plus que suffisante pour imposer silence aux mutineries, en supposant qu'elles eussent pu dégénérer en révolte. Aussi quand le vicomte de Ganay arriva au milieu des groupes, trouva-t-il les routiers généralement disposés à l'écouter.

L'écuyer avait profondément réfléchi pendant la nuit. Il en était venu à conclure que, tout de suite il devait s'imposer avec énergie aux esprits inquiets et agitateurs des gens confiés à sa direction, s'il voulait les maîtriser. En conséquence, après s'être assuré que ses quatre matelots lui seraient dévoués jusqu'à la mort, il se résolut à explorer l'île, puis à établir son campement dans un endroit convenable.

Il divisa donc ses hommes en quatre bandes de dix, qu'il plaça chacune sous l'autorité d'un matelot.

Une demi-douzaine de paires de pistolets, autant de haches, telles étaient les seules armes et instruments que possédassent les bannis. Ces armes furent partagées entre les chefs des troupes; ensuite on convint d'un cri de ralliement, soit en cas de danger, soit pour se réunir; on décida que, vers deux heures de l'après-midi, les diverses bandes rebrousseraient chemin pour regagner le point de départ, et l'on se mit en route, trois escouades du moins, car la quatrième avait ordre de demeurer en place pour recevoir le Castor, si, par hasard, ce navire réapparaissait, durant l'absence des explorateurs.

Une bande se dirigea vers l'est, l'autre vers l'ouest, la troisième s'achemina entre elles deux, c'est-à-dire vers le centre présumé de l'île.

Cette troisième bande était commandée par Jean de Ganay en personne, avec le Maléficieux pour lieutenant. Parmi ceux qui la composaient, on remarquait notre connaissance Guyonne, Brise-tout, le Nabot, Grosbec.

La journée était luxuriante de charmes. Rien ne pouvait égaler la pureté du ciel semblable à une coupole de saphir au milieu de laquelle on aurait enchâssé une étincelante escarboucle. Les sables de la grève brillants de mille feux sous les rayons de l'astre céleste, paraissaient former autour de l'île un collier de perles et de rubis, il n'était pas jusqu'aux maigres buissons et arbustes qu'on apercevait dans le lointain, qui ne donnassent à cette plage désolée un certain air de gaieté décevante, qui d'abord dissipa les sinistres appréhensions des déportés.

—Ventre de biche! dit Grosbec, en s'adressant à Brise-tout, m'est avis que nous avions tort de nous désoler; nous sommes on pays de Cocagne. Pourvu que les demoiselles sauvages ne se montrent pas trop rébarbatives sur le chapitre des moeurs… A propos de ces dames, où diable se cachent-elles? je n'ai pas encore ou l'avantage d'entrevoir la cotte d'une de ces charmantes!

—Les sauvages! il ne manque plus que cela! maugréa Brise-tout.

—Monsieur Grosbec, veillez à votre pif, dit à cet instant Nabot.

—A mon pif! répliqua l'ex-lansquenet, en portant la main à son nez qu'il avait, démesurément prononcé.

—Eh! sans doute, les Indiens sont très-friands de cet organe; demandez plutôt au Maléficieux.

—Tais-toi, vermine, répliqua François Rivet en tirant l'oreille du nain.

—Aïe! cria celui-ci. Pensez-vous que je sois sourd?

—Attrape, ver de terre, dit Grosbec. Ventre de biche! quelle fameuse odeur on respire céans!

—Excusez! une odeur de marée corrompue, dit le nain.

—De verveine, bêta.

—Ça dépend des nez.

—Des… quoi!

—Des nez! ventre de biche! riposta Nabot, en contrefaisant l'accent gascon de Grosbec.

Ce mauvais calembour eut un succès fou, et souleva de perçants éclats de rire.

—Silence! intervint le Maléficieux. Ce n'est ni l'heure ni le lieu de jouer comme des écoliers en goguette. Voyons, qu'est-ce que cela?

La troupe marchait alors sur une lande marécageuse, à travers des bouquets de coudriers et de pruches rabougris. Au cri du matelot, Jean de Ganay s'arrêta et fût imité de ses hommes, dont les yeux se portèrent anxieusement vers un point que Philippe Francoeur indiquait du bout du doigt. Là, parmi les branchages de quelques genévriers, se montrait un corps blanchâtre qui paissait le gazon avec la plus grande tranquillité du monde. Jean de Ganay arma un pistolet, ajusta et fit feu; mais sans résultat, car on vit aussitôt l'animal s'enfuir en bondissant. Interrompue par cet incident, la marche fut aussitôt reprise. A midi les bannis atteignirent un lac et une halte fut ordonnée. Nulle trace humaine n'avait été remarquée, et l'île dans les parties que Jean de Ganay avait visitées n'était pas seulement déserte, mais dépourvue de tout ce qui est indispensable à la subsistance de notre espèce. Cependant, la vue du lac ranima son espoir, les rives en étaient fleuries, et leur sol pouvait être propre à la culture. Désireux de poursuivre ses observations, l'écuyer longea le bord de ce lac, tandis que ses compagnons se reposaient ou faisaient la guerre aux habitants des eaux. Il arriva ainsi à un bois de bouleaux; l'ayant franchi, il se trouva tout à coup devant une hutte de branchages, grossièrement construite. Au bruit de ses pas, un individu couvert de peaux, qui se tenait accroupi au seuil de la cabane, poussa un cri aigu et plongea dans le lac. Jean ignorait ce que c'est que la crainte; mais une sage prudence lui conseilla de ne pas s'aventurer davantage, ces bruyères pouvant être hantées par une tribu sauvage. Il se détermina même à ne point faire part immédiatement de sa découverte aux routiers, pour ne pas augmenter leur mécontentement. Étant revenu près d'eux, il partagea un modeste repas de poisson qu'ils avaient préparé, puis les ramena, assez peu favorablement impressionnés, au cantonnement de la veille.

Déjà les deux autres troupes étaient de retour. Leur rapport fut unanime: l'île ne produisait que du sable.

On fit l'appel général des proscrite, il en manquait un: le numéro 40,
Guyonne!

IV

BRISE-TOUT

Seul, Jean de Ganay conçut quelques inquiétudes de l'absence du numéro 40. Le reste de la bande était naturellement trop égoïste et trop habitué aux vicissitudes du sort pour s'en soucier. Au surplus, le faux Yvon, loin d'inspirer de l'affection aux routiers, s'était attiré leur jalousie, à cause de l'intérêt que n'avait cessé de lui porter le vicomte. Dans tous les lieux, dans toutes les positions, les hommes voient avec déplaisir un de leurs semblables plus favorisé qu'eux; mais c'est surtout dans le coeur des malheureux que l'envie a établi le siège de son empire. Quant à l'écuyer, deux raisons lui faisaient regretter la disparition de Guyonne: d'abord l'attachement dont il se sentait pris pour le prétendu jeune homme, puis la crainte que cette disparition dût être attribuée au personnage qu'il avait aperçu sur le bord du lac. Cependant, il dissimula ses appréhensions et tâcha de se montrer plus gai que d'ordinaire, afin de rassurer les proscrits. La troupe restée au campement avait employé la journée à construire des tentes aussi confortables que possible. Les débris d'un navire naufragé lui avaient servi à cet effet, et, lorsque les explorateurs revinrent, ces tentes étaient assez avancées pour leur faire espérer qu'ils passeraient une nuit meilleure que la première. Chacun des détachements avait apporté quelques comestibles de son expédition: ceux-ci du poisson, ceux-là des coquillages. Le souper fut préparé et on l'expédia gaillardement, car, avant de commencer son repas, le Maléficieux avait fait remarquer que le vent ayant tourné au sud-est, il était présumable que le Castor reparaîtrait à l'aube suivante.

—Si ta prévision s'accomplit, matelot, dit Grosbec, je jure de te faire roi… des ribauds.

—Et moi, dit le Nabot, je demande que le très-illustre Brise-tout soit nommé pape des fous.

—Bien trouvé! s'écrièrent les convives qui suspendirent leur bruyante mastication pour arrêter un regard moqueur sur le visage hideux du colosse.

Omelette! dit celui-ci sans perdre une bouchée. Il me le payera!

—En monnaie de singe! riposta le nain, faisant la nique à Brise-tout.

—Gare à toi, lui dit Grosbec bas à l'oreille. Quand l'éléphant est fatigué de jouer avec un roquet, il l'écrase.

—Peuh! siffla le petit homme, mon ami Brise-tout a le caractère aussi délicatement conformé que la face. Nul danger qu'il prenne jamais mes douceurs pour de l'absinthe; pas vrai, fils de Vénus la laide?

—Satané diablotin! dit Philippe Francoeur en tapotant sûr la joue de
Nabot avec le manche de son couteau.

—Oui, diablotin que je réduirai à l'état d'angelot, grommela le colosse.

—Peste! la réduction ne serait pas des plus à dédaigner. Moi qui n'ai jamais valu un liard, je ne me verrais pas sans plaisir métamorphosé… Ohé! qu'y a-t-il? Un seau d'eau! maître Polyphème se trouve mal! Vite! vite! ne voyez-vous pas qu'il tire la langue comme un balancier de potence?

Nabot disait vrai; Brise-tout, dont la colère ne pouvait dompter une effroyable voracité, venait d'avaler une arête et faisait des efforts inouïs pour se délivrer de l'os engagé dans sa gorge. Il gesticulait, se démenait, suait, pleurait, écumait, mais vainement. L'arête, loin de céder à ses tentatives pour l'expectorer, s'enfonçait de plus en plus dans les chairs.

Je laisse à penser si grande était l'hilarité des spectateurs.

—Une paire de pinces, pour aider notre Hercule, dit l'un.

—Non, ne lui dérobez pas le mérite d'accomplir seul et, sans secours ce treizième travail, reprit l'ex-lansquenet.

—Sacramente! ajouta l'Allemand, il va éclater, si vous ne le déboutonnez.

—Pauvre chéri, continua le Nabot, riant jusqu'aux larmes, ne te décourage pas. De la valeur! encore un grognement! plus fort! là… bien… comme ça!

—Il vaincra!—il ne vaincra pas!—Je te dis qu'il vaincra!—Je te dis que non.—Gageons…—Ah! il étouffe!

—Pour Dieu, mon amour, ne casse pas cette arête au moins; je la retiens, je la conserverai comme une relique… pour m'en faire un cure-dents!

Et les rires de redoubler!

Pourtant la chose n'était pas risible, tant s'en faut, et François Rivet ne riait pas, lui! Son visage contracté par la douleur, livide, marbré de taches couperosées; sa bouche béante, inondée de salive et de sang; ses yeux grands ouverts dont les prunelles avaient fui sous les paupières; ses poignets crispés; son corps agité par des mouvements spasmodiques offraient un horrible tableau, tandis que les sons caverneux qui s'éraillaient en s'échappant de sa poitrine auraient glacé d'effroi toute autre assistance que celle qui l'entourait.

—Quelle tête! dit l'incorrigible nain. Décidément, Narcisse et Antinous n'ont plus qu'à tirer leur révérence! Y a-t-il un peintre parmi nous?—Pourquoi le signor Titiano est-il mort? ajouta un Piémontais.—Ah! mais, poursuivit Nabot, la charité chrétienne nous commande de prier pour les agonisants; prions donc, car notre infortuné compagnon râle son dernier soupir?—De profundis clamavi… bredouilla Grosbec.—Mourir d'une arête, lamentable destin!—Regretté Brise-tout, je composerai une élégie sur son trépas.—Je chanterai son stoïcisme dans la souffrance.—Je prononcerai son oraison funèbre, avec accompagnement de guimbarde et de crécelle.

—Voici ton épitaphe, tendre chérubin, dit Nabot. Écoute, et juge avant de te sacrifier aux jours gras des vers de terre:

              Passant, sous cet amas de sable amoncelé,
              Gît la pourriture d'un goinfre ensorcelé,
               François Rivet, surnommé Brise-tout,
               Passé maître dans l'art de faire atout,
                    Qui, faute d'une arête[9],
                    Creva par une arête!

[Note 9: Pour comprendre ce mauvais jeu de mots il est bon de se rappeler qu'avant le dix-septième siècle «arête» s'employait souvent pour exprimer un temps d'arrêt.]

Toute plate que fût cette bouffonnerie, elle acheva de porter à son comble la bonne humeur des routiers qui battirent des mains avec frénésie, car rien ne sourit tant au vulgaire que ce qui peut abaisser un être supérieur.

Mais c'en était trop. Aiguillonnée par une douleur atroce, la victime de ces lazzi, à bout de patience, fondit soudainement sur ses bourreaux, comme un taureau qu'ont exaspéré les mille coups de lance des picadors, saisit d'une main Grosbec et de l'autre Nabot, qui se trouvèrent sur son passage, les souleva du sol, les tint un moment en l'air, et l'oeil injecté de sang, la bave aux lèvres, il allait les broyer l'un contre l'autre, quand une cuisson insupportable le contraignit à lâcher prise. Brise-tout se retourna en lâchant un cri strangulé. Derrière lui se tenait le Maléficieux, qui, armé d'un tison ardent, avait jugé à propos d'en appliquer l'extrémité sur la joue du géant, pour sauver les imprudents tombés au pouvoir de sa rage. La folie commençait à gagner François Rivet. Il ne voyait plus, il n'entendait plus. Les veines de ses tempes étaient gonflées outre mesure. Une fièvre délirante bourdonnait dans son cerveau. Incapable de calcul, de réflexion, guidé par un instinct d'animal courroucé, il se jeta sur le nouvel ennemi qui osait braver sa furie. Mais Philippe Francoeur était, agile comme un écureuil. Il abandonne son brandon; d'un bond tourne Brise-tout, et se précipite ensuite après lui, lui saute sur les épaules, l'étreint vigoureusement par le cou, et secondé par quelques autres routiers qui s'étaient joints à lui, le renverse à terre. Là, s'engagea une lutte terrible, lutte de l'ours acculé par une meute de chiens! mais, à la fin, succombant sous le nombre des assaillants, Brise-tout essaya un dernier effort pour se redresser, et au moment où tous ses muscles étaient distendus, toutes ses facultés physiques en jeu, un beuglement terrible jaillit de son larynx, avec des flots de sang. L'arête s'était dégagée dans cette convulsion suprême, et François Rivet saluait à sa manière le terme de son supplice. Néanmoins, il aurait pu se guérir d'un mal pour en gagner un cent fois pire, car ses adversaires, irrités à leur tour par les horions qu'il leur avait distribués, n'étaient aucunement disposés à l'abandonner; mais l'arrivée de Jean de Ganay sous la tente fut le signal de sa délivrance.

Le vacarme avait attiré le vicomte qui se promenait solitairement sur la grève. Il se hâta de pacifier les combattants et se retira, après avoir reçu du Maléficieux la promesse que l'ordre ne serait plus troublé.

Depuis longtemps déjà la nuit couvrait de son aile l'île de Sable. Cependant les bannis ne se sentaient nulle envie de dormir. La scène précédente, en excitant leurs sens, en avait, banni le sommeil. On raviva le feu, chacun prit place autour du foyer, à l'exception de Brise-tout, qui s'obstina à grogner dans un coin, et, cédant aux sollicitations de ses camarades qui le suppliaient de leur raconter une histoire, le matelot Philippe Francoeur s'exprima en ces termes:

V

LÉGENDE

«Or bien, ouvrez vos écoutilles, mes gars, car je m'en vais vous filer un câble de longueur. Pour ne pas nous, couler dans la chose des phrases, il y en a sans doute quelques-uns parmi vous qui ont louvoyé dans la rue du Possédé, à Saint-Malo; une rue étroite, tortueuse, sombre comme la cale du Castor, vous savez! Par Neptune, elle est la bien nommée, la rue du Possédé! Rien qu'à voir ses maisons délabrées, vermoulues, on se sent prêt à recommander son âme à Dieu! Quelle puanteur! quel avant-goût de l'enfer! aussi n'est-elle hantée encore aujourd'hui que par les suppôts du démon. C'est donc là que pour l'instant, nous allons jeter l'ancre. N'ayez pas peur du diable qui l'a tenue sur les fonds de baptême, il ne viendra pas vous chercher ici; pas si serviable le vieux cornu!

»Donc, il y a, ma foi, quarante-quatre ans, la rue du Possédé était la terreur des Malouins, braves gens, dévotieux, payant régulièrement la dîme et ne manquant jamais au retour de leurs courses en mer d'offrir un gros cierge de cire jaune à Notre-Dame de Bon-Secours. Mais Lucifer est un rusé compère. Ne vous avait-il pas ensorcelé l'âme d'un pauvre pêcheur de la rue du Possédé!

»Bon, par la fourche de Neptune! voilà que le pêcheur: devient amoureux, amoureux, oui, mes gars, et de la plus jolie fillette de Saint-Malo, encore! mais elle était fière comme une duchesse, la Louison, oui bien, par la fourche de Neptune! et Jacques avait beau faire, beau faire, il ne parvenait pas à mouiller dans le coeur de sa belle. Ça le rendait triste et sombre comme une tempête si bien qu'il finit par s'enfermer dans sa cambuse de la rue du Possédé, et que bientôt dans le voisinage, on répéta qu'il allait chaque samedi au sabat, oui bien, par la, fourche de Neptune!

»Pendant tout ça, la Louison s'était laissé courtiser par le fils d'un mégissier, fort riche et si beau garçon que c'était plaisir de les regarder danger ensemble le dimanche après vêpres, oui bien, par la fourche de Neptune!

»Il avait été convenu qu'ils se marieraient après Pâques! mais les vieilles gens, quand on leur parlait du mariage, secouaient la tête, en disant:

—Les pauvres enfants! les pauvres enfants! Ah! c'est bien à craindre que le Jacot leur jette un sort!

»Et qu'ils avaient raison, les vieux! car, voyez-vous, mes gars, ceux qui ont navigué sur l'Océan ont une expérience qui manque aux jeunesses! oui bien! par la fourche de Neptune!

»Le fait est qu'en reluquant le Jacot, il n'y avait pas moyen de se méprendre sur ses desseins. Il était un jour blanc comme une voile neuve; un autre, vert comme les feuilles d'un sapin; un autre, plus rouge que sang, et toujours, toujours, ses yeux brillaient comme des charbons.

»D'aucuns disaient que souvent sa bouche déferlait des flots de soufre et de bitume; d'aucuns rapportaient que la nuit le tonnerre grondait au-dessus de sa maison, même lorsque le ciel était pur et serein; d'aucuns l'avaient vu faire le signe de la croix de la main gauche, si bien que peu à peu la rue du Possédé fut abandonné et qu'il y demeura seul, en compagnie des damnés, oui bien, par la fourche de Jupiter!

»Voilà que le dimanche de Quasimodo, la veille du jour où le fils du mégissier devait épouser sa fiancée, il lui proposa de venir se promener avec lui dans sa chaloupe.

»Le temps était superbe. Pour son malheur la Louison accepta. Ils partirent à deux heures, gais et joyeux dans une petite barque toute pavoisée de rubans. Mais au moment où ils quittaient la grève, on aperçut dans le lointain un canot noir qui tirait des bordées et semblait guetter le départ des jeunes gens! Aussitôt tous ceux qui se trouvaient sur le rivage eurent la chair de poule.

»Ce canot noir, c'était celui de Jacques!

»La Louison, qui le distingua la première, sentit le froid de la mort courir dans ses veines.

—Retournons, revenons à terre, dit-elle à son amoureux.

—Revenir à terre, pourquoi! répondit-il..

—Je tremble!

—Mais…

—Voyez! dit-elle, en lui montrant du bout du doigt l'esquif, de la coque duquel sortait une lumière si vive qu'elle faisait pâlir les rayons du soleil…»

—Comment, sacramente? le canot brûlait au milieu de la mer! interrompit l'Allemand.

—Brûlait, répliqua le Maléficieux, qui est-ce qui t'a dit qu'il brûlait, à toi?

—Puisqu'il était en feu!

—Ah! novice, est-ce que le feu de l'enfer brûle les démons?

—Brute de Tudesque, dit Grosbec en haussant les épaules, ça n'a jamais rien vu. Continue ton histoire, matelot.

«… Oui bien, par la fourche de Neptune! reprit

Philippe Francoeur, des flammes ardentes sortaient en tourbillonnant du canot noir, et au milieu se tenait Jacques, mais grand, grand, comme le grand mât d'un navire de guerre, et sa bouche vomissait des torrents de fumée.

»Tous les gens, sur la plage, le voyaient, à l'exception du fils du mégissier, qui, loin d'écouter les prières de la Louison, se mit à ramer justement dans la direction du canot noir.

»Celui-ci s'éloigna vers le nord, et le bateau du fils du mégissier suivit. Le canot noir ayant viré de bord, l'autre vira de bord aussi. On aurait dit que le premier était d'aimant et le second d'acier, et fidèlement ils exécutaient les mêmes évolutions!

»Cependant le bateau se rapprochait petit à petit du canot noir, et, après une heure de manoeuvres dans la baie, ils tournèrent brusquement vers le septentrion et cinglèrent de ce côté.

»Alors, ils se touchaient presque! Le ciel s'était tout à coup chargé de nuages; la mer courroucée hurlait sur les rochers, et des bandes de griffons, plus gros que des vautours, battaient l'air de leurs ailes, avec des criaillements lugubres.

»Les deux bateaux apparaissaient encore, mais comme un brasier allumé aux confins de l'horizon. Puis, soudain, un coup de tonnerre effroyable retentit et l'on ne vit rien… que la mer blanche d'écume qui se tordait le long du rivage!

»Les gens de Saint-Malo coururent à l'église et prièrent la bonne Vierge de sauver Louison et le fils du mégissier. La journée se passa sans qu'on eût de leurs nouvelles. Mais, vers minuit, au plus fort de la tempête, des mariniers remarquèrent, à la lueur des éclairs, un canot qui entrait dans le port.

»Il était monté par deux personnes, un homme et une femme.

»En débarquant, l'homme jeta son bras autour du cou de la femme et lui dit:

»—Tu me jures, sur le salut de ton âme, d'être à moi?

»—Oui, à toi, rien qu'à toi, toujours à toi! répliqua la femme.

»L'inconnu, alors, pencha la tête et embrassa la femme. Elle poussa un cri, et les mariniers virent un cercle flamboyant à la place où l'homme avait mis ses lèvres.

»Épouvantés, les mariniers s'enfuirent!

»Le lendemain, on racontait dans Saint-Malo, qu'englouti avec son canot, pendant l'orage, le fils du mégissier avait péri, et que la Louison avait été sauvée par Jacques, le possédé.

»Il y en eut qui crurent à ce récit, d'autres considérèrent le fait comme un tour de sorcellerie, oui bien, par la fourche de Neptune!

»Ce qui est certain, c'est qu'un mois après ces événements, la Louison épousait Jacques, que le pauvre pêcheur devenait un riche pilote, et recevait du roi la commission pour aller avec deux vaisseaux reconnaître les environs du banc de Terre-Neuve, oui bien, par la fourche de Neptune!»

—Pas possible! dit l'Allemand.

—C'était donc Jacques Cartier, ajouta Grosbec.

—C'était Jacques, je n'en sais pas davantage, mon gars, repartit le Maléficieux d'un air capable. Mon grand-père, de qui je tiens l'histoire, ne m'en a pas dit davantage.

—Mais, sapristi! de quelle manière mourut-il, ton Jacques? demanda la Nabot qui, ramassé en pelote, les coudes appuyés sur les genoux, la visage dans la paume des mains, avait écouté silencieusement la légende du matelot.

—De quelle manière mourut-il, oui, de quelle manière mourut-il? appuya l'ex-lansquenet.

Tous les yeux se braquèrent sur Philippe Francoeur.

—Ah! voilà! dit-il avec la complaisance d'un conteur qui a captivé l'attention de son auditoire; voilà ce qu'on n'a jamais su, qu'on ne saura jamais, oui bien, par la fourche de Neptune!

Chacun des routiers fit un geste de désappointement.

«Pourtant, reprit le Maléficieux, semblant recueillir ses souvenirs, voici ce qu'assurait mon grand-père, qui avait beaucoup connu Jacques:

»Certain soir, le pêcheur ayant rencontré Louison, la supplia de consentir à être sa femme.

»—Je céderai à tes désirs, quand tu pourras me donner cent sous d'or, lui répondit-elle.

»Cent sous d'or! c'était plus que Jacques ne pouvait amasser en vingt années de travail. Il rentra chez lui, désespéré et décidé à s'occire. Mais, à l'instant où il se passait au cou la corde qui devait le délivrer d'une vie insupportable, un petit homme, vêtu de noir, entra brusquement dans sa chambre.

»—Que fais-tu là? lui dit-il.

»Jacques ne répondit pas. L'aspect de cet homme l'avait terrifié.

»—Tu voulais te pendre, imbécile, continua l'étranger. Bien plutôt brûle cette corde et épouse celle que tu aimes.

»—Épouser Louison!

»—Tiens, sans doute! est-ce que ça ne te gréerait plus?

»—Oh! si, mais…

»—Mais, il te faut cent sous d'or, n'est-ce pas? je t'en donnerai mille.

»—Vous!

»—Pourquoi non?

»La mine du petit homme n'était guère propre à inspirer la confiance; car, à travers les nombreux sabords de son habit noir, on voyait sa peau crasseuse et velue, puis il sentait mauvais… que c'était une infection! oui bien, par la fourche de Neptune!

»—Bon, lui dit-il en ricanant, suis-moi.

»Jacques ne tenait plus à la vie. Il s'approcha de l'inconnu.

»—Où irons-nous? dit-il.

»—Grimpe sur mes épaules.

»—Je suis trop lourd, je vous écraserais.

»—Grimpe toujours.

»Il obéit. Le petit homme ricana de nouveau et dit:

»—Y es-tu?

»—Oui, répondit le pêcheur, tout tremblant, car en croisant ses bras sur la gorge de l'inconnu, il lui avait semblé qu'il les appliquait sur un fer rouge. Jacques voulut sauter à terre; il ne le put: ses doigts étaient rivés l'un contre l'autre et ses cuisses soudées aux hanches du petit homme, qui aussitôt blasphéma le nom du bon Dieu, s'éleva au plafond, lequel s'ouvrit pour lui livrer passage, et en moins d'une seconde transporta le pauvre pêcheur en haut d'une falaise, éloignée de plus de vingt lieues de Saint-Malo, oui bien, par la fourche de Neptune!

»Là, une foule de monstres de toutes couleurs grouillaient autour d'une marmite dans laquelle cuisaient les membres d'un être humain.

»Le petit homme déposa Jacques près de la marmite et lui dit:

»—Regarde.

»Le malheureux, quoique à demi mort d'effroi, regarda et reconnut la tête du fils du mégissier son rival, que l'eau en bouillonnant avait fait monter à la surface.

»—Horreur! s'écria-t-il.

»—Tu boiras de ce bouillon, mon bijou, lui dit cette affreuse vieille, toute ridée, qui écumait la marmite.

»—Non, non! jamais!

»Les monstres éclatèrent en vociférations et commencèrent une ronde satanique autour du feu.

»Une sueur glacée inondait les membres de Jacques, et, chose étrange, le sang courait dans ses veines, chaud comme du plomb fondu.

»—J'ai soif, balbutia-t-il.

»Les imprécations des monstres redoublèrent.

»—Voici du bouillon; bois! lui dit la vieille.

»Il recula en arrière! et un instant après s'écria:

»—A boire! oh! donnez-moi à boire!

»—Le bouillon est prêt; bois! répéta la vieille.

»Jacques perdit la tête. Ses lèvres ardentes calcinaient ses dents, et sa salive s'était transformée en vitriol.

»—Je veux boire, donnez-moi à boire!

»—Tiens, bois, mon amour! lui dit la vieille, en lui présentant une cuillère remplie de l'infâme breuvage; bois, et tu épouseras la belle Louison.

»Jacques ne sachant plus ce qu'il faisait, prit la cuillère, l'éleva à sa bouche, et saisi par un remords de conscience, la lança loin de lui. Mais, hélas! il était trop tard; une goutte de bouillon tombée sur sa langue scellait pour l'éternité son pacte avec les démons… oui bien, par la fourche de Neptune!

»Incontinent, les monstres s'approchèrent de Jacques, l'accolèrent à tour de rôle sur les deux joues, et disparurent au milieu d'un épouvantable vacarme.

»Jacques se trouva seul sur la falaise, avec le petit homme.

»—Et maintenant, que désires-tu? lui dit le diable, car c'était le diable, oui bien, par la fourche de Neptune!

»—Épouser Louison, répondit le pêcheur, qui déjà n'éprouvait plus aucune crainte pour Satan.

»—Tu l'épouseras. Ensuite?

»—Être riche.

»—Tu le seras. Ensuite?.

»—Faire parler de moi dans le monde entier, jusqu'à la fin des siècles.

»Le roi des ténèbres grimaça son ricanement moqueur.

»—Il sera fait à ta volonté. Ensuite?

»—Rien.

»—Tu n'es pas ambitieux, en vérité! rarement créature n'a coûté moins cher que la tienne. Mais, comme les bons comptes font les bons amis, auparavant signe ce papier.

»—Qu'est-ce?

»—Une misère! la vente de ton âme à l'amour, à la fortune, à la gloire.
Signe, le temps presse.

»Jacques eut un frisson. Deux tableaux se déroulèrent devant ses yeux: ici, son ange gardien et sa mère le conjurant de ne pas abandonner la route de la vertu; là, la volupté lui faisant des agaceries, appuyée au bras du luxe et de la renommée…

»Jacques signa!

»—Monte encore en croupe sur moi, lui dit le diable.

»Et l'enlevant comme une plume, ils traversèrent la Manche, l'Océan, et arrivèrent au-dessus d'un pays sauvage, couvert de neiges et de glaces, habité par des hommes qui ne ressemblaient pas plus aux autres hommes qu'un loup de terre ne ressemble à un loup de mer. Quand ils furent arrivés, le diable dit à Jacques:

»—Sais-tu ce que c'est que cette contrée?

»—Non.

»—C'est une contrée où je n'exerce pas encore mon empire, et où, grâce à toi, dans deux cents ans, j'étendrai; ma puissance. Tu connais ta route. Retournons chez toi, car il ne fait pas encore bon pour moi ici, et quand tu voudras, tu t'immortaliseras. Fouille sous le noyer de ton jardin et tu y découvriras les mille sous d'or que je t'ai promis. A toi donc amour, gloire, opulence; à moi ton âme!

»La peur reprit Jacques. Il fit un violent soubresaut pour se séparer de
Satan et se trouva seul dans sa maison de la rue du Possédé.

»Il était grand jour; oui bien, par la fourche de Neptune!

»Satan ne l'avait pas trompé. Ayant creusé à la racine du noyer de son jardin, Jacques déterra une cassette qui renfermait mille louis d'or.

»Je vous ai dit comment il épousa la Louison, comment il partit pour explorer le banc de Terre-Neuve. A présent, il ne me reste plus qu'à vous dire qu'après avoir retrouvé le pays dont le diable lui avait enseigné le chemin et amassé des trésors innombrables, il entreprenait son huitième voyage à la Nouvelle-France lorsque Satan lui apparut pendant une tempête.

»A son aspect Jacques pâlit.

»—Ai-je tenu ma parole? dit le capitaine des ténèbres.

»—Oui.

»—Et tu as été heureux?

»Jacques secoua sa tête blanchie par l'âge, ce qui voulait dire non.

»Le diable sourit de son sourire écoeurant.

»—Tant pis, dit-il. A moi ton âme, l'heure est venue!

»Une flamme scintilla à l'extrémité des perroquets; une lame, haute comme une montagne, s'abattit sur l'avant du vaisseau. Cinq minutes après, il avait sombré avec tous ceux qui le montaient[10]!»

[Note 10: Qui a pu donner naissance à cette légende? je l'ignore. Est-elle populaire en Bretagne? je l'ignore également. Mais je l'ai entendu raconter à bord de la Belle-Poule, par un ancien matelot qu'on nommait communément «le Malouin.» J'étais très-jeune à cette époque et peut-être aussi ignorant de l'histoire de la France que de celle du Canada. Ce qui me frappa dans la légende fut donc simplement son caractère merveilleux. Lorsque, plus tard, l'étude de la découverte de l'Amérique me l'eut remise en mémoire, j'aurais beaucoup donné pour savoir où le «Malouin» l'avait apprise; mais le légendaire était mort et toutes mes recherches furent stériles.

Il me semble néanmoins qu'elle dut d'abord avoir pour héros un autre pilote que Jacques Cartier; car celui-ci étant né le 31 décembre 1494, avait quarante ans lorsqu'il explora les côtés de l'Acadie, par conséquent ce n'était plus un jeune homme. La légende pourrait donc lui être postérieure, comme la découverte qui lui est attribuée, et s'appliquer à un autre personnage.]

—Et Jacques?… s'écria le Nabot.

—Jacques! sais pas, oui bien, par la fourche de Neptune! répondit Philippe Francoeur. Sur ce, bonne nuit, mes gars! ne faites pas de mauvais rêves, et Dieu nous préserve du diable! oui bien…

Le Maléficieux n'acheva point sa, locution sacramentelle, dont un glorieux ronflement remplaça la finale.

Il était endormi.

VI

LE NAUFRAGE

Le lendemain et les jours suivants, il tomba une pluie fine et incessante qui obligea les bannis à demeurer dans le voisinage de leur campement. Jean de Ganay aurait préféré que le temps lui permît d'achever la reconnaissance de l'île; mais, dans l'impossibilité de le faire, il voulut que les routiers employassent leurs loisirs à quelques travaux utiles. Si rien ne prouvait que le Castor ne reviendrait pas bientôt les chercher, rien non plus ne prouvait le contraire. Qui sait? des semaines pouvaient s'écouler avant son retour. Il était donc important de s'arranger à tout événement. D'ailleurs, Jean savait que l'oisiveté est mauvaise conseillère. Affairés, ses hommes réfléchiraient moins à l'incertitude de leur sort et s'habitueraient peu à peu aux labeurs de la vie coloniale.

Il commença par faire élever une sorte de retranchement autour des tentes. De gros pieux, aiguisés par le bout, durcis au feu, et entrelacés de branchages flexibles, servirent à cet effet.

L'écuyer aurait voulu creuser un fossé de circonvallation pour plus de sûreté. Mais tous ses efforts restèrent infructueux. Le terrain sur lequel il opérait était sablonneux, et chaque coup de vent remplissait de gravier les ouvertures qu'on y faisait.

Plusieurs fois, Jean conçut le projet d'aller se fixer plus loin, sur les bords du lac; chaque fois, quelque crainte l'arrêta.

Pour guider la marche du Castor dans le cas où il approcherait de l'île, il planta sur la hauteur la plus dominante de la partie occidentale un mât auquel flottait une pièce d'étoffe rouge, et établit à son pied une sorte de poste qui devait rester nuit et jour en observation. Quatre hommes, se relevant successivement à chaque heure, composèrent ce poste, qui eut, en outre, pour chef un des quatre matelots. De plus, un autre poste fut maintenu à la porte du camp et Jean de Ganay en confia alternativement le commandement à celui des routiers qui s'était le mieux comporté.

Ces dispositions étaient sages autant qu'habiles. Elles accoutumaient à la discipline militaire les routiers, les invitaient à se bien conduire pour obtenir la faveur attachée à la bonne tenue, et mettaient la troupe à l'abri de toute surprise, si, par hasard, l'île était habitée par des sauvages ou par des bêtes fauves.

Les proscrits s'occupèrent jusqu'au dimanche. Pendant cet intervalle, ils se nourrirent de poissons qu'ils capturèrent de la manière suivante: Pratiquant des trous profonds sur le rivage, pendant la marée basse et les entourant de claies d'osiers, ils attendaient que le reflux les eût couverts d'eau; puis, quand la mer s'était retirée, ils se rendaient à leurs pièges qu'ils trouvaient ordinairement remplis de morues, harengs, soles, crabes et autres poissons abondant sur les côtes de l'Acadie.

Jean de Ganay tua aussi plusieurs oiseaux de mer, qui, préparés par le Maléficieux, inventeur du mode de filets que nous venons de décrire, ne parurent pas un mets des moins succulents à tous ceux qui y goûtèrent.

En général les routiers ne manifestèrent pas des dispositions trop rebelles. Soit qu'ils comprissent qu'une mutinerie n'améliorerait en rien leur position, soit que les quatre matelots leur inspirassent une terreur salutaire, ils obéirent strictement aux ordres du vicomte de Ganay.

Le dimanche se montra plus clair que les cinq jours précédents, sans que le soleil se levât à l'horizon. Des nuages aux teintes grises ouataient le ciel, et un vent impétueux soufflait du sud-est.

Dès le matin, Jean de Ganay réunit autour de lui ses compagnons et leur fit un touchant discours pour les exhorter à la patience. Ensuite, il leur lut quelques passages de la Bible. Ces hommes l'écoutèrent avec recueillement. Plusieurs même se sentirent émus jusqu'aux larmes en entendant les consolantes maximes des saintes Écritures. La parole de Dieu, si souvent stérile pour les heureux de la terre, ne manque jamais d'attendrir et de relever tout à la fois ceux qui souffrent. Telle qu'une douce rosée, elle tombe goutte à goutte sur le coeur, l'épanouit et l'inonde de parfums. Ces deux livres éternellement vieux sont éternellement nouveaux: La Bible et l'Imitation de Jésus-Christ. Le premier, grand, noble et fort, élève de tout l'espace qu'il y a entre le ciel et la terre. Le second, doux, aimant, humanise, pour ainsi dire, l'humanité en la divisant.

A celui-ci les tendresses infinies, les conseils séduisants, les sollicitudes maternelles, les pensées virginales; à celui-là les hautes conceptions, les préceptes sévères, les larges inspirations, la poésie grandiose!

Monument colossal et inébranlable, la Bible effraye les natures timides, par la profondeur de ses observations et l'austérité de ses règles de foi. Haut justicier de l'Éternel, elle frappe plus impitoyablement le crime qu'elle ne récompense la vertu. Au coupable, elle dit: Tu seras condamné! au sage: Continue à faire ton devoir!—Rien ne l'arrête, rien ne la surprend, rien ne la fléchit. Sans passions pour les hommes ou pour les choses elle raconte avec la roideur de la vérité; elle fouille dans les arcanes du coeur avec la dureté du chirurgien; elle burine ses pages philosophiques sur des tablettes d'airain; et toujours, soit qu'elle se fasse historiographe, psychologiste ou mentor, soit qu'elle prenne la trompette du prophète, qu'elle parle du présent et du passé; soit qu'elle interpelle les masses ou les individus, les grands ou les petits; soit qu'elle discute, critique, expose; soit qu'elle s'adresse aux sentiments ou aux sens, toujours elle plane dans les régions du sublime.

Pour comprendre la Bible, il faut être homme; pour l'expliquer, il faudrait être Dieu!

Après les pieuses instructions, Jean conseilla à ses subordonnés de ne pas trop s'éloigner des tentes, car la tempête menaçait, et comme ils n'avaient pas encore une connaissance exacte de l'île, il était à craindre qu'ils ne s'égarassent dans le cours d'une excursion.

Mais il n'aurait pas besoin de faire ces recommandations; les routiers, fatigués par leurs travaux antérieurs, se sentirent bien moins disposés à courir la campagne qu'à se reposer sur leurs lits de ramilles de pin, soit en dormant, soit en devisant entre eux.

Quelques-uns, cependant, se dirigèrent vers le Poste du Mât (c'est ainsi qu'on avait nommé le corps de garde dont nous avons parlé), où le Maléficieux était de service, afin de lui faire conter des histoires.

Vers trois heures de l'après-midi, le vent, qui n'avait cessé de balayer l'air avec force, redoubla de violence.

—Par la fourche de Neptune! s'écria tout à coup Philippe Francoeur, s'interrompant à l'endroit le plus dramatique de son récit, monsieur Borée voudrait-il nous prendre à son bord pour nous transporter sur l'autre rive de l'Atlantique? Ça ne serait pas là une mauvaise manoeuvre! Comme il s'époumone, le vieux, là haut, hum!

—Quelles rafales! quelles rafales! dit un des assistants.

—Elles sont bien capables de renverser nos tentes, ajouta un autre.

—Et nous avec! continua un troisième.

—Allons donc! dit Grosbec, avec sa suffisance ordinaire; ventre de biche! est-ce que vous avez jamais vu le vent abattre un homme comme une branche de peuplier? C'est bon dans les contes de fée.

—Ah! oui-dà, tu crois ça toi, beau lansquenet, dit le Maléficieux, en guignant Grosbec d'un air narquois; tu crois ça? Et si je te disais que moi, qui te parle, j'ai vu, ce qui s'appelle vu…

Un sifflement aigu, suivi d'un craquement et d'une irruption d'air dans la cabane, coupa la parole au matelot.

La tourmente, dans ses folles colères, venait d'enlever le toit du corps de garde. Et presqu'au même moment, le routier qui était de faction au pied du grand mât cria:

—Un navire! j'aperçois un navire!

La surprise et la joie répondirent bruyamment à cette exclamation. Tous les hommes qui se trouvaient dans la salle du corps de garde se précipitèrent au dehors.

Le château de poupe d'un navire apparaissait, en effet, vers l'ouest. Mais la position de ce bâtiment quel qu'il fût, était évidemment affreuse. Trois coups de canon et, un drapeau noir arboré à l'extrémité d'une vergue annoncèrent presque aussitôt la détresse de ceux qui le montaient.

—Par la fourche de Neptune, on dirait que c'est l'Érable, oui bien! dit Philippe Francoeur.

Le bruit des trois coups de canon avait résonné jusque sous les tentes occupées par les routiers. Sommeil, conversations, chants, contes furent sur-le-champ interrompus et tout le monde courut à la côte.

La tempête écumait de fureur. De grands nuages cuivres se pourchassaient au ciel avec une effrayante rapidité. Quelques rares éclairs échancraient la zone méridionale de leurs langues barbelées. Le vent, impétueux par moment, se taisait une minute, abandonnant l'atmosphère à un silence mortel, l'eau à ses propres convulsions; puis, haletant, courroucé, s'élançait comme la foudre, tourbillonnait en colonnes immenses, mêlant, confondant, anéantissant, élevant des montagnes de sable, soulevant les vagues, les écrasant les unes contre les autres ou les transportant à des distances considérables.

Jean de Ganay arriva l'un des premiers vers les ruines du poste.

—Qu'y a-t-il?

—Un navire était en vue tout à l'heure, répondit le Maléficieux. La hauteur de la mer nous le cache maintenant, mais il ne tardera pas à se montrer.

—Est-ce le Castor? demanda le vicomte, en ajustant à son oeil un petit télescope qu'il tenait à la main.

—Je ne crois pas, messire, et bien plutôt je pense que c'est l'Érable.

—L'Érable! ce serait, Dieu me pardonne, une excellente aubaine!

La satisfaction de l'écuyer rayonnait sur tous ses traits, et certes il fallait qu'elle fût bien grande pour qu'il se permît une pareille exclamation, lui, le sévère huguenot.

—Oui, ça doit être l'Érable, par la fourche de Neptune, reprit le matelot. N'a-t-il pas sa préceinte rouge!

—Rouge, bordée de bleu, je m'en souviens parfaitement, répliqua Jean de
Ganay.

—Rouge, bordée de bleu! c'est lui alors; vous pouvez en être certain, comme je m'appelle Philippe Francoeur, surnommé le Maléficieux.

—A genoux! et remercions le Seigneur, maître de toutes choses, car nous allons être sauvés, dit Jean.

—Sauvés! pas si vite, messire.

—Que voulez-vous dire!

—Je dis qu'il faut, tout de suite, faire signe à ce navire d'éviter… si cela lui est encore possible. Autrement…

—Le matelot leva les yeux au ciel.

—Autrement, il est perdu! s'écria le vicomte.

—Perdu, je vous le garantis.

—Mais comment établir des signaux?

—C'est tout simple, messire.

Fermant la main droite, Philippe Francoeur siffla entre ses doigts serrés, et une demi-minute après les trois autres matelots, ses compagnons, se rapprochaient de lui.

Ils conférèrent brièvement ensemble, puis l'un d'eux grimpa au mât voisin, y attacha deux perches en croix, aux bouts desquelles étaient fixés des lambeaux d'étoffe de nuances diverses, ainsi que de longues ficelles tombant jusqu'à terre, et sa besogne finie, il redescendit.

Pendant ce temps, le vaisseau avait reparu à la cime des ondes.

Jean de Ganay l'aperçut en entier.

C'était vraiment l'Érable! mais dans quel triste état! Ses mâts brisés, ses roufles enfoncés, son bastingage en pièces, sa poulaine fracassée parlaient d'une longue et terrible lutte avec les éléments. Des essaims d'hommes encombraient le pont. Et parmi ces hommes il y en avait qui dansaient des rondes infernales, d'autres qui pleuraient comme des femmes; d'autres qui, prosternés, les mains jointes, semblaient implorer les secours de la Providence; d'autres qui, armés de larges pots, paraissaient boire l'ivresse à longs traits, d'autres qui riaient d'un rire farouche; d'autres qui se battaient et d'autres qui cherchaient vainement à pacifier tous ces malheureux.

Le vicomte, effrayé par ce spectacle, s'imagina voir une embarcation de damnés. Son visage pâlit; ses yeux se remplirent de larmes.

—Tenez! dit-il, en passant la lunette à Philippe Francoeur.

Celui-ci examina longuement, mais son visage conserva l'immobilité. Se penchant ensuite à l'oreille du vicomte:

—Pas un mot, messire, lui dit-il en posant le doigt sur ses lèvres. Ils se seront sans doute révoltés à bord de l'Érable et soûlés; mais si le Dieu des ivrognes veut qu'ils abordent ici, nous saurons leur rafraîchir la tête, pourvu que les nôtres ne se doutent de rien.

—Quelqu'un dirige-t-il le vaisseau? dit le Bourguignon.

—Je ne distingue personne. Pourtant il doit y avoir un pilote au gouvernail, car la barque ne roule pas trop. Je vais ordonner un signal.

Mais, comme il achevait ces paroles, une saute de vent, brusque autant que formidable, cassa en deux le mât au sommet duquel Philippe Francoeur avait établi son appareil de télégraphie.

—Point de chance, par le trident de Neptune! s'écria-t-il en frappant du pied.

—Quel branle-bas, ventre de biche! ajouta Grosbec.

—Ce n'est que la parade, attendons le bouquet, glapit la voix perçante du Nabot.

—Silence donc! commanda le Maléficieux que ces colloques importunaient.

L'Érable rangeait la côte de plus en plus près.

La nuit commençait à se faire, et pourtant on apercevait distinctement sa coque désemparée, tantôt au faîte d'une vague monstrueuse qui la portait, sur l'ouverture d'un abîme, à une autre vague; tantôt ensevelie dans une gorge profonde, pressée par des paquets de mer acharnés à sa destruction.

—Mille écoutilles, ils touchent la barre; c'en est fait d'eux! dit le matelot.

—Ne peut-on les secourir! hasarda la vicomte avec une douloureuse appréhension.

—Levez les lofs! levez les lofs! cria le Maléficieux disposant ses mains devant ses lèvres, en manière de porte-voix.

Du navire on ne l'entendit pas; on ne pouvait l'entendre.

Une lame d'eau gigantesque s'était abattue sur l'avant par bâbord, et presque au même instant un craquement lugubre disait que le vaisseau avait donné sur un écueil.

Un cri immense lutta de sauvage énergie avec les cris de la tempête: à la surface des eaux se montrèrent des malheureux que l'Océan s'amusa à déchirer contre les rochers, et les ténèbres couvrirent de leurs voiles les râlements de l'Érable à l'agonie.

VII

LES ÉPAVES

L'aurore, en sortant, belle et radieuse, son globe d'or des ondes de l'Atlantique, illumina sur l'île de Sable un spectacle plus désolant encore que celui dont le crépuscule avait, la veille, vu et éclairé toutes les péripéties et l'horrible dénoûment.

L'air était frais et parfumé de pénétrantes exhalaisons. Au-dessus des terres et des eaux pas le moindre nuage follet, pas la plus légère brume. Le ciel bleu comme l'iris, diaphane comme un miroir, s'arc-boutait, dôme incommensurable sur la mer, dont la transparente limpidité réfléchissait sa splendeur et son éclat. Les arbustes, froissés par la tempête précédente, se redressaient aux premiers baisers du soleil; leurs feuilles humides de rosée scintillaient comme des émeraudes; et quelques petits oiseaux cachés dans les broussailles saluaient mélodieusement de leurs gazouillis la promesse d'un beau jour. Quelle différence entre le lever de ce jour et le coucher de celui auquel il succédait! Hier soir, les éléments faisaient rage contre eux-mêmes, comme s'ils eussent voulu se replonger dans un chaos informe; ce matin, ils se sourient de leur sourire harmonieux, rivalisent d'attraits, de coquetteries, se pressent amoureusement dans les bras les uns des autres, comme de jeunes mariés qui s'éveillent, pour la première fois, dans la couche nuptiale.

Mais il reste de leur colère passée des traces sinistres pour l'humanité—traces d'autant plus lugubres que le temps est plus beau, que la nature s'est parée de ses plus gais atours; car beauté et gaieté endolorissent davantage le coeur de l'homme quand le chagrin y a distillé quelques gouttes de son poison.

Considérez la plage de l'île de Sable près du camp des déportés! Les tentes sont abattues ou dispersées; une montagne de gravier s'élève là où se creusait une ravine: Une ravine laboure profondément l'endroit qu'exhaussait une montagne; le sol est sillonné de cicatrices béantes; des arbres tordus, fendus, comme par la foudre, découronnés ou déracinés, montrent partout leurs plaies.

Mais un tableau bien autrement affreux, bien autrement éloquent, rappelle sur la grève l'orage du dimanche.

Ce sont, au milieu d'innombrables débris d'un navire, des monceaux de cadavres humains. Tous, sauf quelques rares exceptions, portent le même uniforme que les routiers qui sont dans l'île, et la plupart sont cruellement mutilés. A l'un, il semblerait qu'on eût fait subir la peine de la décollation; à l'autre, qu'on lui eût coupé les membres; à un troisième, qu'on lui eût lacéré le corps avec des cailloux pointus; à tous, qu'on les eût défigurés à plaisir.

Ils s'étalent pêle-mêle, parmi les caisses, les barriques, les madriers, les fragments de vergues ou d'espars; et, à mesure que la mer se retire, elle laisse sur les galets de nouvelles victimes de son courroux. Ces cadavres, ces caisses, ces barriques, est-il besoin de le dire, viennent de l'Érable dont on distingue parfaitement la coque, échouée entre des rochers à cent brasses du littoral environ. C'est tout ce qui reste du pauvre navire, naguère si fringant sous sa svelte mâture. Nul être vivant n'a échappé à la catastrophe qui l'engloutit, nul ne pourra raconter le drame qui précéda et prépara sans doute ses derniers moments; car inutilement les compagnons de Jean de Ganay ont passé la nuit sur pied, allumé des feux le long de la côte pour secourir et guider les naufragés, la violence du flux et du reflux s'est opposée à tout sauvetage. Puis, quand, vers une heure du matin, l'Océan a, de lassitude, endormi ses fureurs, quand sa surface a nivelé ses houleuses inégalités, vomies par la marée, les épaves, hommes et choses, de l'Érable, ont été traînées jusqu'au rivage de l'île de Sable.

Infortunés! mourir si loin de leur pays, à la fleur de l'âge! et de quelle mort!

Mais, du moins, ils auront une sépulture chrétienne, car les nouveaux insulaires ont déjà ouvert une grande fosse dans les entrailles de la terre, et, les larmes aux yeux, la prière aux lèvres, ils y déposent pieusement ceux qui devaient à jamais partager leur bonne ou mauvaise fortune.

Navrantes obsèques que celles-là! On sanglote, on tâche de reconnaître un ami dans un corps froid, inerte, livide, déchiré, et, en même temps, on lui enlève son misérable vêtement de condamné. Ne faut-il pas tout prévoir? Ce vêtement en haillons, ce vêtement qui suinte et sent le cadavre, ce vêtement il pourra être utile, indispensable à une vie d'homme.

Jean de Ganay préside aux funérailles. Son visage est pâle, ses yeux rouges et secs. Il ne pleure pas, le bon jeune homme. Mais quels efforts il fait pour arrêter les larmes brûlant sous sa paupière! Sensibilité serait faiblesse dans la circonstance; il le sait et il impose silence aux émotions qui brisent son âme.

—Allons, amis, dit-il, hâtons-nous d'accomplir ce funèbre devoir, et profitons du jusan pour mettre en sûreté tous les objets que nous a apportés la marée haute.

—Philippe!

Le Maléficieux s'approcha respectueusement.

—A-t-on retrouvé le corps du capitaine on de quelqu'un de ses officiers!

—Non, messire, répondit le matelot, en branlant la tête.

—Pensez-vous qu'ils aient échappé au naufrage?

—Échappé au naufrage, messire! s'écria Philippe avec une surprise qui équivalait à la plus énergique négation.

Il est singulier pourtant, murmura le vicomte, que les flots de la mer aient rejeté les restes de la plupart des routiers qui étaient à bord de l'Érable, sans en rendre un seul de l'équipage; c'est singulier! c'est singulier!

—N'accusons pas ceux qui ne sont plus, dit le Maléficieux, à mi-voix; mais j'ai vu ce que j'ai vu. Tantôt, si je ne me trompe, nous aurons basse mer; alors, si vous le voulez, messire, nous éclaircirons ce mystère.

—Comment cela?

Le matelot indiqua du doigt la ligne rouge que l'Érable traçait à la surface de l'Atlantique.

—Eh bien? dit Jean.

—Avec un radeau, je me charge d'aller là; et, si les murs ne parlent pas, peut-être les planches parleront-elles.

—Je comprends, répliqua l'écuyer songeur.

L'inhumation étant terminée, les bannis se mirent à genoux sur le bord de la fosse, et l'ex-mousquetaire entonna les prières des morts: le reste de la bande donna les répons, sans remarquer que le vicomte ne s'était point prosterné, à son exemple.

Après cet office funéraire, solennel par cela même qu'il était simple, que les oraisons partaient du coeur et non pas seulement de la bouche; solennel par cela même qu'il avait lieu à la face du ciel et non sous les lambris dorés des basiliques, on planta temporairement une croix de bois en tête du charnier, et l'on transféra au camp tous les débris du bâtiment amoncelés sur la plage.

Ce travail fut surveillé par les quatre matelots, et un poste, composé d'hommes sûrs, eut mission de faire bonne garde autour des divers objets.

Le vicomte avait jugé avec raison ces précaution nécessaires pour empêcher le gaspillage d'effets précieux, quelle que fût leur nature, et prévenir des querelles et des pertes de temps. Les condamnés étaient sous l'empire d'une sombre mélancolie; mais peu à peu leur naturel jovial et léger reprit le dessus. Après tout, ils allaient tirer parti du naufrage de l'Érable, et comme l'égoïsme domine les autres sentiments de l'homme, insensiblement des plaisanteries et des éclats de rire déridèrent les fronts moroses.

Nabot et Brise-tout, son plastron, ouvrirent le feu.

Ce dernier, debout devant une tonne énorme, assise sur son fond, essayait de l'étreindre dans ses bras pour l'emporter, mais la tonne plus lourde qu'il n'était fort, défiait ses tentatives et le géant jurait, piétinait et se démenait autour avec une colère vraiment comique.

Ohé, maître Grosbec, cria le Nabot, auriez-vous pas d'aventure une grue?

—Une grue! et pourquoi faire, répliqua l'ex-lansquenet occupé à tirer une longue pièce de bois. Ventre de biche! si grue j'avais en main, bien vite grue j'aurais au pot et grue sous la dent.

—Ouais! dit le nain en ricanant, c'est un pied de chèvre que je te demande, monsieur le marquis du ventre creux.

—Un pied de chèvre! pied de diable même je rongerais, riposta l'autre.

—Mange donc un morceau du tien et gardes-en pour demain, mon vertueux affamé. Mais alors, pour l'amour de la très-sainte engeance titanesque, viens ça, brave soudard, en aide à un pauvret; qui se meurt à la peine.

—Qu'y a-t-il? dit Grosbec, en tournant les yeux du côté du Nabot.

—Vois, repartit effrontément celui-ci, mon affectueux ami, François Rivet, mâle de belle allure et de hautes espérances, qui se tue pour ne rien faire.

Brise-tout leva la tête et chercha infructueusement à croiser ses gros bras courts sur sa poitrine.

—Serait-ce une nouvelle arête qui te raclerait la gorge, doux François de mon coeur? dit le Nabot d'un ton comique.

—Une arête! bougonna le colosse, dont ce souvenir hérissa les cheveux et la barbe; une arête, je t'en fabriquerai une quelque jour, qui te fera passer le goût du pain, marmouset.

—Pour cela, ce sera pas malaisé, aimable Brise-tout. Onc, mon palais ne se souilla au contact de ce grossier aliment. D'ailleurs, ça ne te guérirait pas de ton arête.

—Encore!

—Et moi je puis t'en guérir, comme de l'autre; tu sais, je fus ton généreux Esculape.

—Voilà pour tes honoraires, vilain museau de singe, clama François Rivet, en ramassant une poignée de galets et la lançant au malin enfant qui se renversa sur le sable pour éviter l'atteinte des projectiles.

—Ce n'est pas digne de votre noblesse ça, mon gentilhomme de la monstruosité, dit-il sans quitter la position horizontale. Puis s'accroupissant sur les talons:

—Je vous fais un pari, M. Rivet: je gage ma portion de dîner contre la vôtre que je mènerai à vingt pas du lieu où elle est cette tonne que vous ne parvenez pas à bouger de place.

—Faquin manqué! nasilla Grosbec, en abaissant ses regards sur la tonne à Nabot.

—Eh bien! vous allez voir, dit Nabot, et rira bien qui rira le dernier, savants docteurs.

Il bondit agilement sur ses petites jambes fuselées et courut à la tonne qui le dépassait d'une demi-toise en élévation.

La mer l'avait juchée, pour ainsi dire, au faîte d'un môle de sable, derrière lequel la côte fuyait en pente douce. Nabot incrusta d'abord dans le gravier, au pied de la barrique, une planche mince provenant de l'Érable; puis, armé d'un long bâton, il mina le sol mouvant sous le tonneau. Le résultat de cette opération ne se fit pas longtemps attendre. Bientôt la futaille péchant à sa base, pencha, vacilla une seconde, s'abattit transversalement avec un clapotis sourd sur l'éclisse et roula sur le plan incliné devant elle. L'élan une fois imprimé l'énorme cylindre poursuivit rapidement sa course au delà du but déterminé par les termes du pari, tandis que l'ex-lansquenet se mordait les lèvres, en cherchant une pointe pour la tremper dans le venin de son dépit et la décocher au vainqueur, et tandis que Brise-tout s'écriait avec une stupéfaction naïve:

—Ventremahom! si l'âme de Lucifer n'est pas logée dans le corps de ce gringalet-là, je veux que mon bon ange gardien m'abandonne sur-le-champ!

VIII

L'ÉRABLE

Par un bonheur inespéré, une grande quantité d'outils de charpentier et de forgeron se trouvaient au nombre des objets arrachés au naufrage de l'Érable. L'inventaire de ces objets amena aussi la découverte de plusieurs armes et de quelques barils renfermant des semences et graines de diverses espèces.

Le Maléficieux se mit aussitôt en devoir de construire un radeau, avec lequel il se proposait de conduire Jean de Ganay vers la carcasse du navire échoué. L'esquif terminé, tant bien que mal, tous deux le poussèrent à flots; et le vicomte ayant chargé les trois autres matelots de veiller pendant son absence, Philippe Francoeur et lui montèrent sur l'embarcation et se dirigèrent à l'aviron du côté de l'épave.

En dix minutes le vicomte et le Maléficieux y arrivèrent.

Ce fut avec un profond serrement de coeur que Jean s'approcha du vaisseau où il avait vu embarquer et périr tant de braves gens parmi lesquels, au moment du départ, on comptait plusieurs rejetons des plus illustres familles de France. Mais quand après avoir attaché leur radeau à la joue de tribord de l'Érable, ils commencèrent à se hisser sur le pont, l'écuyer était si vivement ému qu'il fut obligé de recourir à l'aide du matelot pour effectuer son ascension.

Philippe Francoeur lui-même, tout endurci qu'il fût par une longue vie de périls, avait les larmes aux yeux en posant le pied sur le gaillard d'avant.

—Pauvres diables! murmura-t-il; ils ont payé bien cher leur révolte!

—Que dites-vous? demanda le vicomte.

—Hélas! messire; les soupçons que j'avais conçus hier soir se confirment. Il y a eu une émeute à bord et c'est à elle probablement qu'il faut attribuer la perte de l'Érable. Voyez!

En prononçant ce mot, le Maléficieux étendit la main et indiqua du doigt à Jean de Ganay le cadavre d'un homme lié à des boulons de fer, sous l'accastillage.

—Le capitaine! s'écria Jean reconnaissant l'uniforme que portait le cadavre.

—Oui, dit Philippe d'une voix émue en se découvrant. Les misérables, ils l'auront assassiné!

—Pauvre capitaine! reprit le vicomte. Mais, grand Dieu! que s'est-il donc passé ici?

—On s'est insurgé, répliqua le matelot. Les rebelles auront été les plus forts, ils auront tué les officiers, garrotté le commandant et abandonné le vaisseau à la merci de l'Océan.

—Transportons ce corps sur l'île, dit Jean. Nous lui donnerons la sépulture.

—Pardon, messire, objecta respectueusement Philippe Francoeur; nous n'avons guère de temps à dépenser. L'Érable est tout disloqué. Le retour de la marée achèvera de le mettre en pièces. Il vaudrait mieux s'emparer des effets précieux qui peuvent se trouver dans les cabanes, non encore submergées.

L'avis était bon à suivre; aussi, l'écuyer y répondit-il par un signe de tête affirmatif. Laissant donc la malheureuse victime du drame probable, ils entrèrent dans le château d'arrière. Partout régnait un affreux désordre. Quoique la mer eût balayé et lavé en grande partie le traces de la révolte, on sentait immédiatement qu'elle avait dû être affreuse. Des débris de vaisselles, d'armes, de poteries; des tonnes défoncées à coups de hache; des lambeaux de vêtements; des fragments de meubles, disaient assez que les mutins, après avoir massacré l'équipage, s'étaient livrés à une dégoûtante débauche et que la mort les avait surpris au sein de l'orgie.

—Insensés! dit Jean de Ganay d'un ton douloureux: ils ont cruellement expié leurs forfaits. Puisse le Seigneur qui les a punis sur cette terre leur pardonner là-haut!

—Ne les plaignez pas, messire, repartit le matelot brusquement; ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient.

—Les Saintes Écritures nous apprennent qu'il faut pardonner à ceux qui ne sont plus, dit le vicomte avec une pieuse sévérité. Qui de nous peut répondre qu'il restera innocent devant Dieu? Mais dites-moi, comment se fait-il qu'à l'exception du capitaine nous ne trouvions aucun vestige des officiers qui étaient à bord?

—Ils les auront ou enfermés dans la cale ou jetés à la mer.

A cet instant un frémissement courut dans la charpente du navire qui oscilla sur lui-même.

—Hâtons-nous, messire! s'écria le Maléficieux.

—Hâtons-nous?

—Oui, l'épave de l'Érable menace de se démembrer entièrement.

—Partons alors, car je ne vois rien ici…

—Dans la chambre du capitaine, peut-être…

—Vous avez raison.

Jean pénétra à travers des amas de lambris dans une petite pièce et, d'un coup d'oeil, s'assura qu'elle ne renfermait qu'une malle défoncée. Il allait s'éloigner, quand le matelot qui avait fouillé la malle le rappela en lui disant qu'elle était à double boîte. Et, plongeant la main dans la caisse, il retira un coffret qu'il remit au vicomte. Le vicomte le prit, l'examina avec une sorte de satisfaction curieuse et dit à Philippe:

—Sans doute l'entrepont est entièrement submergé?

—Entièrement, messire, jusqu'à la lisse de gabari.

—Alors regagnons le rivage et emportons le corps du capitaine. Je veux qu'on lui rende les honneurs funèbres.

Philippe Francoeur poussait à l'excès le sentiment de l'obéissance à ses chefs. Bien qu'il ne goûtât pas l'idée d'ensevelir le capitaine, autre part que dans la tombe qui se fermait sur le squelette de l'Érable, il s'abstint de toute observation; et, saisissant un tronçon de sabre, il coupa les liens qui fixaient le cadavre aux oeuvres mortes. Ensuite il s'agenouilla, le chargea sur ses épaules, et dit au vicomte qui l'avait regardé faire, les bras croisés, la tête mélancoliquement inclinée sur la poitrine:

—Maintenant, si vous daignez m'en croire, messire, nous ne resterons pas une minute de plus ici. Entendez-vous ces craquements dans l'intérieur du navire?

Le conseil arrivait à point. Ébranlée par les terribles secousses qu'elle avait reçues, et incapable d'une plus longue résistance, la carène de l'Érable se disjoignait au retour de la marée, et déjà les eaux s'engouffraient avec fracas dans les ouvertures béantes qu'elle offrait à leur irruption.

D'un bond, Jean de Ganay fut sur le radeau. Malgré le poids de son fardeau, le Maléficieux voulut aussi sauter, mais soit qu'il eût mal calculé la distance, soit que sa charge fût trop lourde, il tomba à la mer.

Le vicomte poussa un cri.

—Larguez l'amarre! pour l'amour du ciel, larguez l'amarre, messire! lui dit le matelot en reparaissant à la surface.

L'écuyer obéit machinalement, et presque aussitôt la, carcasse du bâtiment naufragé se morcela en une multitude de fragments qui devinrent le jouet des flots.

Philippe Francoeur n'avait pas lâché le corps du capitaine. D'une main, il le traînait avec lui; de l'autre, il nageait vigoureusement vers le radeau. Quand il l'eut atteint, se cramponnant à l'une des pièces de bois qui étaient entrées dans sa structure, il essaya de s'y placer à califourchon, avec son faix, mais cela était au-dessus de ses forces.

—Abandonnez ce cadavre, lui dit Jean de Ganay.

Le matelot laissa aller la masse inerte, qui surnagea quelques secondes et disparut dans l'abîme sans fond.

Telle qu'une fournaise ardente allumée aux confins de l'horizon, le soleil embrasait de teintes rouges les plaines de l'île de Sable, lorsque Jean de Ganay et le Maléficieux rejoignirent leurs compagnons, qui les attendaient impatiemment le long du rivage.

IX

LE COFFRET

Pendant ce temps, les routiers n'étaient pas restés inactifs. Dirigés par les trois matelots, ils avaient réparé leurs tentes et construit pour le vicomte de Ganay une sorte de pavillon, grossier, il est vrai, mais fort confortable, vu la dureté des circonstances. Jean trouva dans son coeur quelques bonnes paroles pour les remercier de cette attention, à laquelle il ne s'attendait pas.

Après le souper en commun, notre héros se retira dans sa nouvelle demeure, suivi du Maléficieux, qu'il considérait dès lors plutôt comme un ami que comme un vassal.

L'infortune a cela de bon qu'elle rapproche les caractères les plus opposés, égalise les conditions les plus diverses et nivelle les classes les plus distinctes. Autant la richesse et le bonheur creusent de démarcations entre les individus, autant la misère et le malheur tendent à combler l'abîme qui les sépare. «La douleur, a dit l'abbé Constant, est la fatigue de l'humanité au progrès.» Cette idée profonde et juste appuie celles que nous venons d'exprimer.—Pour que l'humanité marche rapidement dans la voie de la perfection, il faut détruire les préjugés séculaires, éteindre ce tison de haines allumé par la division des castes, réunir dans un ensemble harmonieux toutes tes fractions éparses d'une société, équilibrer ses forces; et, pour cela, il faut aussi que les membres de cette société souffrent, que les mieux partagés aient besoin de ceux qu'on nomme les déshérités! Rarement, ceux-ci peuvent s'élever d'un coup, mais toujours ceux-là peuvent descendre. Comme d'ordinaire les facultés morales sont plus développées chez les premiers que chez les derniers, leur sensibilité est plus grande. Quand ils pâtissent d'un mal, ils pâtissent doublement, en comparaison des autres. C'est pourquoi ils les appellent ou vont à eux car nous cherchons toujours à nous décharger du poids de nos afflictions sur ceux qui nous semblent plus forts que nous et même à les étayer avec l'indifférence d'autrui…

Brisé de lassitude, Philippe Francoeur, aussitôt entré dans le pavillon, s'étendit en un coin et s'endormit. Le vicomte était abattu; mais son esprit, travaillé par la variété des émotions qu'il avait éprouvées depuis deux jours, ne lui permit pas de livrer immédiatement son corps au repos.

Le Maléficieux bourdonnait toujours son sommeil sonore et régulier. En s'arrêtant pour contempler son visage calme et ouvert, qui reflétait une âme tranquille, Jean aperçut la cassette qu'il avait rapportée de l'Érable et déposée sous la tente, à son arrivée. Autant par curiosité que pour faire diversion à sa mélancolie, il prit cette cassette, s'approcha d'une torche et se mit à l'examiner. C'est une simple boîte de palissandre, incrustée d'argent et portant, ciselées en relief, sur une plaque, deux initiales entrelacées.

—Ce coffret appartenait au capitaine de l'Érable, M. de Pentoêk murmura l'écuyer à la vue du chiffre que surmontait une couronne de comte. Il est bien léger! Que peut-il contenir? ajouta-t-il en soupesant l'objet dans sa main; des papiers, sans doute. Peut-être y trouverais-je des renseignements sur les premiers actes du drame…

D'un autre côté, s'il renfermait des choses privées… je les brûlerai ou je conserverai le tout pour le rendre à sa famille, si jamais…

Un long soupir termina la phrase du jeune homme; il reprit, après quelques minutes de recueillement:

—Oui, mon devoir est d'ouvrir ce coffret; l'honneur et la délicatesse ne sauraient s'en offenser.

Mais l'ouverture de la cassette n'était pas affaire aisée; le vicomte y perdait son temps et ses peines, quand le bruit qu'il faisait en essayant de forcer la serrure éveilla Philippe Francoeur. Saisissant du premier coup d'oeil l'intention du vicomte, il lui dit:

—Pardon, messire, mais si vous voulez me confier cette boîte, je crois savoir le secret pour l'ouvrir.

—Vous, Philippe! et comment cela? fit le jeune homme en souriant.

—Oh! je me connais en serrurerie, messire. Mon père était arquebusier, et, quand j'étais jeune,—un bon temps que celui-là!—il m'exerçait au métier.

—Alors, essayez, mais je crains bien que vous n'en veniez pas à bout, dit Jean de Ganay, en lui tendant la cassette.

Le Maléficieux la prit, l'examina attentivement, la tourna dans ses doigts pendant près d'un quart d'heure, et déjà l'écuyer riait de ses vains efforts, lorsque, tout à coup, Philippe s'écria avec joie:

—Ah! j'y suis!

—Vraiment! exclama Jean de Ganay, d'un ton à demi incrédule.

—Tenez, messire, répliqua triomphalement Francoeur.

—Voyons, dit le premier, en s'approchant du matelot qui, ayant, à force de fureter, fini par apercevoir un petit bouton presque imperceptible au milieu des incrustations du coffret, le pressait avec le pouce.

—Eh bien? demanda Jean.

—Eh bien, j'y suis, messire. Voici votre cassette ouverte.

Au même moment, le couvert, mû par un ressort intérieur, se souleva brusquement.

—Donne! dit le vicomte d'une voix émue.

François lui rendit la boîte et s'éloigna discrètement à quelques pas.

Jean de Ganay courut à la table et regarda dans le coffret. D'abord, il ne trouva que des papiers jaunis qu'il retira. C'étaient des parchemins, puis des lettres qu'on avait dû lire et relire bien des fois, à en juger par l'usé des plis et les taches dont elles étaient maculées. Le vicomte se demanda s'il les lirait à son tour. Il hésitait. Mais l'adresse de l'une d'elles attira son attention, en lui rappelant le nom de la famille des de la Roche, dans laquelle il devait entrer. Mettant alors de côté ses scrupules, il ouvrit la lettre, la parcourut en entier avec une avidité fiévreuse, puis dévora de même toutes les autres. Dans son maintien, dans les exclamations qui lui échappaient, de moment en moment, on pouvait voir que le jeune homme était surpris jusqu'à la stupéfaction.

Après avoir fini, il se promena rapidement dans la chambre; ensuite, il revint au coffret, y plongea la main, comme pour chercher d'autres papiers, et ramena un médaillon richement monté en or et en pierreries. Ce médaillon contenait un portrait. A peine Jean l'eut-il aperçu qu'il poussa un cri.

—Comme elle est belle!

—Et un moment après, il ajouta avec émotion:

—Pauvre Guyonne de la Roche! si noble, si charmante, si malheureuse!

C'était, en effet, une belle et noble femme qu'il avait sous les yeux. De grande prestance, elle avait cet air digne et imposant particulier aux vieilles familles. Ses traits étaient fins, mais nettement dessinés. Ses cheveux noirs, ses yeux bleus et l'expression mélancolique de sa bouche imprimaient à sa physionomie un caractère sympathique. Vêtue à la mode du temps de Charles IX, elle portait une robe de taffetas montante, avec fraise de dentelle, et chaperon de velours. Tout en elle respirait l'élégance alliée à la simplicité, la douleur à la résignation.

Sous le portrait était gravé le millésime 1573.

Jean de Ganay la contempla longuement. Il semblait qu'il ne pût se rassasier de ce tableau. Parfois, il se frappait le front, et paraissait chercher à rassembler des souvenirs fugitifs ou indécis et murmurait:

—C'est singulier!… je connais quelqu'un qui ressemble à s'y méprendre à cette personne… Ce n'est pas la mère de Laure de Kerskoên; non, elle était plus grêle, plus délicate. Qui est-ce donc? Pourtant, j'ai vu cette tête quelque part, et il n'y a pas longtemps… Mais où…? où…?

Reprenant le portrait, il le considéra encore avec un redoublement de fixité, enfouit sa tête dans ses mains pour réfléchir, et, par mégarde, laissa échapper le médaillon.

Philippe, qui l'observait silencieusement, se précipita pour ramasser l'objet, sur lequel, en le présentant au vicomte, il jeta un coup d'oeil qui lui arracha une exclamation.

—N'est-ce pas qu'elle est bien belle? dit celui-ci, répondant à ses propres pensées.

—Belle, messire! mais on dirait que c'est Yvon, répondit le matelot.

—Yvon! cet exilé!… Ah! j'y suis, repartit Jean de Ganay, comme un homme qui vient de retrouver le fil d'une idée vainement et longtemps cherchée.

—N'est-ce pas, messire?

—Oui, en effet, il y a de la ressemblance… une ressemblance frappante… C'est vraiment extraordinaire! Plus je le regarde et plus j'en suis saisi… On dirait que cette dame fut sa mère, et si ce jeune homme était une fille…

—Eh! pourquoi pas, messire? dit le matelot d'un air fin.

—Que dites-vous, Philippe?

—Eh! messire j'ai le flair bon, et je gagerais dix ans de ma vie contre rien que notre Yvon ferait meilleure figure sous une cornette que sous un casque.

—Ah! bah! folie, rêve, de mon imagination! s'écria le vicomte en faisant signe à Philippe de se coucher.

Celui-ci s'étendit sur son lit, où il ne tarda pas à se rendormir.

Jean de Ganay aurait bien voulu l'imiter; mais, malgré lui, il était en proie à mille préoccupations, et il ne put fermer l'oeil pendant, le reste de la nuit.

X

MYSTÉRIEUX

Deux nuits d'insomnie, jointes aux incessantes fatigues morales et physiques essuyées depuis son débarquement sur l'île de Sable, avaient considérablement abattu le vicomte de Ganay. Le sommeil réclamait impérieusement ses droits. Néanmoins, depuis la lecture des papiers trouvés dans le coffret, l'esprit du jeune homme était agité d'une idée si brûlante, que, repoussant les désirs de la nature, il éveilla dès l'aurore Maléficieux et lui dit:

—Philippe, je crois qu'il nous faut recommencer nos explorations. Le retour du Castor est incertain. Quoique le naufrage de l'Érable nous ait fourni quelques provisions, il serait imprudent de les consommer avant de nous être assurés que nous pourrons nous en procurer de nouvelles! Le littoral de la mer n'est point propre à la culture. Comme moi, vous avez sans doute remarqué que les bords du lac, où nous nous sommes déjà rendus, paraissent fertiles. Il serait donc urgent, à mon avis, d'y retourner au plus tôt et d'essayer d'en labourer une partie. Qu'en pensez-vous?

Le matelot réfléchit quelques instants et il répliqua:

—Votre opinion, messire, me paraît judicieuse. Autant que j'aie pu voir, le gibier n'abonde pas sur l'île, quoi qu'en ait dit ce satané…

Arrêté par un regard sévère de l'écuyer, il se reprit:

—Je veux dire le pilote Chedotel. Tenez, messire, je ne sais pas si je me trompe, mais ce diable de marin…

Un nouveau regard expressif lui coupa la parole.

—Passons! dit brièvement le vicomte.

—Enfin, continua Philippe Francoeur avec obstination, ce Chedotel, voyez-vous, messire, il m'avait toujours fait l'effet d'un loup-cervier, oui bien, par… Pour revenir à l'affaire en question, je l'envisage, comme vous, messire. Il y a plus de corbeaux que de bécasses ici, et plus de grains de sable que de lièvres. La pêche ne donnera pas longtemps.

—Alors, il faut se mettre à l'oeuvre au plus vite.

—Au plus vite, messire. Dans ce pays, c'est comme dans la
Nouvelle-France, la saison n'attend pas.

—Voici mon projet, dit Jean. Nous laisserons ici dix hommes; ils seront chargés de terminer les tentes, de préparer la nourriture et de veiller au camp. Avec les autres, j'irai commencer les travaux.

—Mais des instruments? objecta Philippe.

—Des instruments, c'est vrai! répondit le vicomte en se frappant le front, des instruments! nous n'en avons pas… à moins…

Un éclair d'espérance illumina son visage.

—Appelez Pierre!

Pierre était un des trois matelots qui avaient été préposés à la garde des caisses laissées par la mer sur la grève après l'engloutissement de l'Érable et transportées depuis, comme nous l'avons dit, au camp des bannis.

Il accourut.

C'était un homme de moyenne taille, à la mine basse et sournoise,—un de ces êtres qui durent inspirer à Shakespeare son type de Caliban, surnom dont on l'avait affublé.

—Que renferment les coffres? demanda Jean de Ganay.

—Des farines et des graines avariées.

—Il y a aussi des instruments?

—Oui, messire, les outils du charpentier.

—Est-ce tout?

—Des pelles et des pioches!

—Ah! exclama l'écuyer, comme s'il eût été soulagé d'un grand poids.

Une caisse contenait des armes, deux barils de poudre. Mais Caliban s'était bien gardé de faire part de cette circonstance au vicomte. Il avait même enfoui, de ses propres mains, et durant la nuit précédente, à l'insu de tous ses compagnons, la caisse d'armes et un des barils de poudre.

Caliban avait ses desseins.

—C'est bien, lui dit l'écuyer; tu peux sortir.

Le matelot salua humblement et se retira en jetant à la dérobée au vicomte un regard plein d'une jalousie haineuse.

—Le ciel exauce mes voeux, oh! béni soit-il! murmura dévotieusement de
Ganay quand Caliban fut parti.

—Philippe!

Le Maléficieux qui, par respect, s'était tenu à l'écart, se rapprocha.

—Vous demeurerez ici, et en mon absence, vous commanderez. Mieux que tout autre vous êtes capable de remplir ce devoir. Si la Providence permettait que le Castor revînt, vous me feriez prévenir immédiatement. Je compte sur Votre dévouement.

Francoeur s'inclina.

—Peut-être, poursuivit Jean, ne retournerai-je que dans quelques jours. Chaque matin, envoyez-moi un courrier avec un rapport de la situation! je vous transmettrai mes ordres par lui.

Bien qu'il lui en coûtât de ne pas accompagner dans cette entreprise le seigneur de Ganay, pour lequel il avait conçu une sorte de vénération, Philippe Francoeur répondit:

—Oui, messire.

—Et, ajouta encore le Bourguignon, en désignant au matelot le coffret dont il avait extrait les papiers, sans en enlever le portrait, et vous aurez soin de cette cassette. Je vous la confie.

Il n'en dit pas davantage; mais le ton de ses paroles, le geste qui les accentua, équivalaient, à une injonction.

—Elle ne me quittera ni le jour, ni la nuit, répondit le Maléficieux, en se découvrant.

—Merci, Philippe, s'écria le vicomte, tendant au matelot, une main que celui-ci n'osa d'abord toucher, mais qu'il serra avec chaleur, et en se mettant à genoux, quand de Ganay lui eut dit:

—Quoi, Philippe, refuserez-vous de me donner un signe d'amitié?

Les préparatifs de l'expédition furent promptement terminés. Ceux des routiers qui étaient malades ou peu robustes furent laissés au camp, et les autres, munis de vivres, instruments aratoires, haches et cognées, se mirent gaiement en marche.

Un mousquet sur l'épaule, le vicomte Jean de Ganay s'avançait en tête de la colonne.

Dans les rangs, on chantait, on riait, on causait. L'infatigable Nabot tarabustait son bon ami Brise-tout, qui jurait, tempêtait, menaçait. L'ex-lansquenet essayait d'adapter à un air impossible une tentative de bardit, non moins impossible; enfin, malgré la tristesse du temps nébuleux et humide, la troupe paraissait presque satisfaite de son sort.

Seul, Jean de Ganay ne partageait point la loquacité générale. Il réfléchissait. Le vicomte semblait s'être rattaché à la vie. Dans ses yeux animés, on lisait je ne sais quoi de mystérieux comme le titre de certains livres. Sans doute, Jean n'était pas un esprit vulgaire. Si singulière, si critique que fût sa situation au milieu de cette bande de routiers dissolus et forcenés quand la passion les enflammait, il n'avait point encore faibli. Mais pourtant, il eût été naturel que le découragement amollît son énergie et couvrît son front. Pourquoi donc alors, une anxiété fiévreuse empourprait-elle ses joues? pourquoi ce feu dans ses prunelles? pourquoi ces regards pénétrants de côté et d'autre, ces pas tantôt lents, tantôt précipités? pourquoi ces mouvements brusques, cette incertitude? Quelles émotions le peignaient! qu'attendait-il? que désirait-il? que redoutait-il?

XI

DÉCOUVERTS

Tout à coup, l'ex-lansquenet s'interrompit au beau milieu d'une gamme chromatique du plus bel effet, et courant de la queue à la tête de la colonne:

—Pardon, monseigneur, dit-il en abordant Jean de Ganay.

—Qu'y a-t-il? demanda un peu brusquement le vicomte, fâché d'être troublé dans sa rêverie.

—Regardez, s'il vous plaît, messire, répondit Grosbec; là, dans la direction de mon doigt…

La troupe s'était arrêtée et faisait silence.

—Je ne vois rien, repartit l'écuyer.

—Il vient de se cacher derrière ce gros buisson; mais il ne tardera pas à reparaître… Tenez, voyez-vous, maintenant?…

—Bien, dit Jean, lui ordonnant de se taire, par un geste de la main gauche, tandis que de la droite, il apprêtait son mousquet.

On distinguait parfaitement, à cinquante pas de distance, un animal qui paissait le gazon.

L'écuyer l'ajusta et fit feu. Le quadrupède bondit sur les quatre pattes, en poussant un bêlement et retomba sur le tapis de mousse. Il était mort.

—Un mouton! c'est un mouton, s'écria triomphalement un des routiers, qui aussitôt après s'était élancé pour saisir le gibier que venait d'abattre Jean de Ganay.

Le routier ne se trompait pas; c'était un mouton et un mouton de magnifique espèce.

On comprend le cri de joie que souleva cette découverte. Jamais dépouilles opimes rapportées par un conquérant ne furent plus fêtées que le cadavre du pauvre membre de la race ovine.

Évidemment il ne devait pas être, il n'était pas seul. L'un prétendit avoir remarqué des traces de nombreux troupeaux; l'autre assura qu'il en avait vu plusieurs fuyant à travers les broussailles, mais que, craignant de leurrer ses compagnons d'une fausse espérance, il n'avait osé en parler. Enfin, ce fut un déluge de paroles au milieu desquelles se heurtaient les assertions les plus saugrenues, les hypothèses les plus incroyables.

Jean de Ganay ne savait trop que penser, quoique son contentement égalât, s'il ne surpassait, l'allégresse bruyante de ses subordonnés. Une crainte atroce cessait de mordre son esprit;—puisque l'île renfermait des moutons, ils ne risquaient plus de mourir de faim.

—Ventre et corne, faut allumer du feu et manger la bête! s'écria
Brise-tout, en caressant de la langue sa barbe rousse.

—Un moment! riposta Nabot, sautant sur le dos du colosse; un moment, mon ami, monsieur Galimâfré; il nous faut est fort bon, mais je vous ai gagne votre ration de déjeuner et par conséquent…

Le nain ne put achever sa phrase, Brise-tout, usant de la facilité qu'il avait de faire jouer sa tête sur son cou comme un pivot, avait tourné son épouvantable visage en arrière, et empoigné l'épaule du malheureux imprudent entre ses mâchoires. Celui-ci lâcha un cri aigu: il aurait culbuté à la renverse, si Brise-tout, le tenant toujours avec les dents par l'omoplate, ne l'eût apporté devant lui, comme il eût fait d'un fétu de paille, et, nonobstant les efforts du petit homme pour se débarrasser de la douloureuse étreinte, nonobstant les coups de poings qu'il lui assénait, balance une demi-minute en l'air et finalement déposé à califourchon sur le dos du mouton.

Cet incident causa une hilarité générale, qui gagna même le vicomte Jean de Ganay, malgré la gravité que lui commandait son rang. Une fois délivré des serres de son terrible ennemi, pour échapper aux huées dont, à son tour, il était devenu l'objet, Nabot courut digérer son dépit et les brûlures de sa morsure derrière le cercle des routiers.

—En avant! dit l'écuyer. Que l'un de vous se charge de cet animal. Nous le dépècerons et le ferons rôtir sur le bord du lac.

Puis il rechargea son mousquet, et la petite troupe reprit sa marche.

Le soleil se dégageait des humides vapeurs qui avaient voilé ses rayons, quand on arriva au terme du voyage. Toutes chargées des perles du matin, les rives du lac reflétaient entre les brins d'herbes des millions de diamants, éclairées qu'elles étaient par les premiers feux de l'astre du jour. Vraiment, ce site, surtout après qu'on avait parcouru les landes arides qui le précédaient, portait un cachet féerique; c'était comme l'oasis au sein du désert.

Diaphanes et ridées par le souffle d'une brise capricieuse, les eaux du lac miraient la tremblante image des oseraies qui lui formaient une ceinture d'émeraudes. Des poissons, aux écailles étincelantes sautillaient à travers les larges feuilles de nénuphar pour happer les moucherons dont les essaims, semblables à des atomes, tournoyaient au-dessus des ondes. L'air était imprégné de senteurs parfumées, et pour ajouter aux charmes du paysage, tandis que des hirondelles, au svelte corsage, à la noire envergure, se croisant en tous sens, rasaient la vague de leurs ailes légères, abrités dans les buissons circonvoisins, quelques oiseaux chanteurs disaient leur romance d'amour.

Cette puissance hâtive de végétation qui, en cinq ou six jours, dans l'Amérique septentrionale, brode la mantille des campagnes, tisse le parasol des arbres, avait tellement transformé ces lieux que Jean de Ganay se refusait presque à les reconnaître.

Après quelques instants de repos, le vicomte, ayant donné l'ordre de préparer le déjeuner, manda près de lui Grosbec.

—Tu vas m'accompagner, lui dit-il. Munis-toi d'une hache.

—Oui, monseigneur, répondit l'ex-lansquenet.

Puis, ils longèrent les bords du lac, du côté de la hutte que Jean de Ganay avait aperçue lors de sa première excursion. Ils ne tardèrent point à atteindre le fourré au delà duquel elle s'élevait. L'écuyer, avant d'aller plus loin, renouvela l'amorce de son arme, et enjoignant à Grosbec d'être sur ses gardes, s'avança d'un pas discret à travers le bois.

—Oh! exclama soudain l'ex-lansquenet, découvrant la cabane. Qu'est-ce?

—Chut! fit son guide, en redoublant de précautions.

Le zéphyr caressait la cime des arbres avec un doux frémissement, un ruisseau mêlait sa voix argentine au murmure de l'air. Aucun autre bruit ne se faisait entendre.

Une main sur la garde de son épée, l'autre à la platine de son mousqueton, le vicomte arriva jusqu'à la porte de la hutte. Cette porte était grande ouverte; de Ganay entra bravement. Nulle fenêtre n'éclairait l'intérieur du réduit. D'abord, l'écuyer se trouva enveloppé dans des ombres épaisses; mais, peu à peu, ses yeux s'accoutumant à l'obscurité perçurent les objets qui l'entouraient. C'étaient, pour la plupart, de grossiers instruments de pêche, des vaisseaux de bois, des ferrures rouillées pendues à la muraille d'argile, et, au centre de la cabane qui semblait fuir sous terre, quatre pierres noircies, sur lesquelles, par une ouverture pratiquée dans le toit, filtrait un rayon de soleil, composaient le foyer.

Jean de Ganay s'abandonnait à la surprise, lorsque le son d'une respiration agitée l'avertit qu'il n'était pas seul dans la cabane. Attachant ses regards vers l'endroit d'où partait ce son, il discerna une personne étendue sur un lit d branchages.

—Sois vigilant, dit-il à Grosbec qui était resté à la porte.

Ensuite il s'approcha du lit en toussant fortement. L'individu endormi s'éveilla.

—Je souffre! dit-il d'une voix faible.

—Qui êtes-vous? interrogea le vicomte.

—Ah! monseigneur de Ganay! s'écria l'autre, essayant de se mettre sur son séant.

—Serait-ce vous, Yvon?

—Oui, monseigneur! O ciel! quel bonheur! ma sainte patronne a donc exaucé mes ardentes prières!

—Mais, comment?… Que faites-vous ici?

—Monseigneur! oh, que je suis heureuse…, disait Guyonne, folle de joie et oubliant son rôle.

—Enfin!…

La jeune fille couvrait de baisers la main de l'écuyer.

—Enfin? reprit-il, quand elle se fut un peu calmée.

—Oui, monseigneur… Que Dieu est bon de m'avoir accordé la faveur!…

—Parlez, Yvon, dit Jean de Ganay, d'un ton un peu sévère.

Puis il ajouta plus doucement:

—Que vous est-il survenu?

—Messire, répondit Guyonne, au retour de l'excursion dans l'île, étant demeurée en arrière, j'ai voulu accélérer la marche pour vous rejoindre. Mais en courant, mon pied glissa, je tombai et me cassai la jambe.

—Vous vous êtes cassé la jambe? s'écria Jean avec une vive sympathie.

—Hélas! messire! répondit naïvement Guyonne, j'avais sans doute offensé le Seigneur. Que sa sainte volonté soit faite!

Mais cette cabane!…

—Je passai la nuit sur le lieu de ma chute, incapable de faire un mouvement, et je me résignais à mourir de douleur et de faim, quand le matin je vis venir un être étrange, qui me parut un démon. Croyant que c'était la mort, je me résignais à demander pardon à Dieu de mes péchés; mais lui, dès qu'il m'aperçut, il se cacha, puis revint lentement, se cacha de nouveau, revint une troisième fois, avançant de plus en plus. Ce manège dissipa mes appréhensions. Je lui parlai, il ne répondit pas; je fis des signes alors, et peu à peu il approcha tout à fait.

—C'était un sauvage? s'enquit anxieusement le vicomte.

—Non, monseigneur; c'est un Français.

—Un Français!

—Oui, il est complètement muet et idiot, le pauvre homme! Je crois qu'il aura fait naufrage, il y a bien des années, et aura réussi à gagner cette île où l'instinct de la conservation lui a enseigné les moyens de pourvoir à son existence.

—Et vous… Yvon?

—Oh! messire, votre bonté pour un pauvre serf est trop grande! Il m'a transporté dans sa cabane et nourri…

—Mais votre fracture?

—Ma jambe me fait encore horriblement souffrir, répliqua la jeune fille.

—Est-elle remise, au moins?

—Oui, messire. Il me l'a remise lui-même. Ça n'a pas été sans peine, mais j'ai tant prié le bon Dieu de me conserver la vie et la santé, pour vous la consacrer, messire, qu'il a daigné m'accorder les secours de sa toute-puissance.

—Où est cet homme?

—Il est sorti pour pêcher, messire.

—Rentrera-t-il bientôt?

—Je ne saurais le dire. Mais votre vue le ferait…

—Fuir, ajouta le vicomte, observant qu'Yvon n'osait achever.

—Je le crains, monseigneur.

Jean de Ganay réfléchit durant quelques secondes.

—Il vous est impossible de marcher?

—Impossible, messire.

—Attendez jusqu'à ce soir, je reviendrai vous chercher pour vous transférer au camp.

Après avoir encore échangé quelques paroles avec le faux Yvon, Jean de Ganay sortit de la hutte, et retourna vers ses compagnons, en commandant à Grosbec de ne rien révéler de cette aventure.

XII

MORT DE BRISE-TOUT

Comme le vicomte de Ganay et l'ex-lansquenet Grosbec approchaient du lieu où ils avaient laissé les routiers, ils remarquèrent qu'une grande agitation régnait parmi ces derniers. Rassemblés en cercle au pied d'un chêne, les déportés semblaient discuter chaudement. Ils trépignaient, criaient à haute voix, tendaient la presse, se remuaient en tous sens, et, de loin, avaient l'air de gens prêts à se battre.

Le premier, Grosbec distingua cette scène extraordinaire; il appela sur elle l'attention de son chef:

—Messire! dit-il.

Jean de Ganay, dont les pensées s'égaraient dans le royaume de l'idéal, tressaillit et leva la tête.

—Messire, reprit son interlocuteur, je crois qu'il se passe quelque chose d'insolite là-bas.

Et son doigt s'étendit dans la direction du campement.

Le jeune seigneur regarda dans cette direction.

—Une querelle, sans doute, dit-il ensuite. Avançons!

Ils doublèrent silencieusement le pas et bientôt atteignirent les premiers rangs de la ceinture formée par les bannis.

L'esprit de ceux-ci était si puissamment tendu vers d'autres objets qu'ils continuèrent leurs clameurs et leurs gestes sans s'occuper de la présence du vicomte. Au milieu d'eux la foule était étroitement annelée. Jean de Ganay fut dans la nécessité de sommer ses subordonnés de se séparer pour avoir connaissance de ce qui les réunissait ainsi.

Son ordre demeura d'abord sans effet; mais Grosbec l'ayant réitéré d'un ton impérieux, les turbulents cédèrent et Jean put pénétrer sur le théâtre même de l'action.

Un drame des plus tragiques paraissait sur le point de s'y dénouer, tandis que les spectateurs hurlaient diaboliquement autour de deux individus dont l'aspect était aussi différent que l'emploi dans lequel ils figuraient.

L'un de ces personnages n'était autre que notre vieille connaissance, le géant François Rivet, surnommé Brise-tout. Mais le deuxième était un étranger, singulièrement accoutré, d'un habillement composé de diverses peaux cousues ensemble par des plantes ligamenteuses. Il portait ce costume comme un manteau: sa tête, ses jambes et ses bras étaient nus. Rien de bizarre comme la physionomie de cet individu. Une épaisse chevelure ébouriffée couvrait son crâne et descendait, en touffes longues et incultes, sur ses épaules tannées par le haie. Elle servait de cadre à un visage maigrelet, rechigné, qui avait un caractère enfantin, quoique la vieillesse en eût déjà marqué les traits de son sceau indélébile. Les membres de cet être étaient secs, démesurément longs, et velus comme ceux d'une bête fauve. Cependant, sa face était veuve de tout poil. On discernait facilement que cette glabréité n'était pas due à des moyens artificiels, mais à la nature.

La position de l'inconnu était celle d'un condamné à mort.

Il avait les mains liées derrière le dos et à son cou s'enroulait un cordeau, grossièrement fabriqué, dont un bout, jeté par-dessus une branche basse du chêne, était tenu par deux robustes routiers, qui attendaient sans doute un signal pour tirer la corde et étrangler la victime placée à l'autre extrémité.

Soit qu'il n'eût pas le sentiment du supplice auquel on le destinait, soit qu'il méprisât les tortures, le malheureux ne faisait aucun mouvement pour essayer d'échapper à ses bourreaux et promenait sur eux des regards indifférents. Devant lui, le corps de Brise-tout. La, poitrine du colosse était toute découverte, et au-dessous du sein gauche on voyait une large blessure de laquelle sortait un sang noir et épais. François Rivet n'avait pas encore exhalé le dernier soupir, mais l'heure suprême approchait pour lui. Sa respiration était inégale et sifflante; une pâleur verdâtre envahissait peu à peu sa figure et ses prunelles s'éclipsaient sous la paupière dans ses grands yeux écarquillés.

Au moment où le vicomte se présenta, Brise-tout, comme une lampe qui se ranime avant de s'éteindre, se souleva sur un coude et traînant vers les assistants une menace hideuse, il râla plutôt qu'il n'articula les mots suivants:

—Corne de boeuf! accrochez-le haut et court, compaings; mais hâtez-vous, si vous voulez que je voie la dernière danse du maudit avant de descendre chez monsieur Satan!

—N'oublie pas de lui présenter mes respects, ami Piffard, dit Nabot qui trouvait, à son habitude, matière à plaisanter, même dans une circonstance aussi grave.

François Rivet essaya de prononcer quelques autres paroles; mais il fut pris d'une convulsion soudaine; sa bouche rejeta des caillots de sang, en grimaçant un rire sardonique, ses dents s'entre-choquèrent bruyamment, ses bras qu'il tenait douloureusement croisés contre sa poitrine se détendirent et il expira.

—Un phénomène animal de trépassé! De Profundis! glapit la voix aigrelette du nain.

—Silence! s'écria le vicomte tristement impressionné.

Cette scène s'était accomplie en bien moins de temps que nous n'avons mis pour la raconter et sa dernière phase avait été si rapide que les routiers avaient presque oublié l'étranger qui, la corde au cou, considérait tout cela d'un air impassible. Mais, dès que François Rivet eut rendu le dernier souffle, les cris «A la hart! à la hart, le meurtrier!» grondèrent de tous côtés.

—Oui, pendons l'assassin, pendons l'assassin! répéta Nabot du milieu de la foule où il s'était réfugié.

Déjà les deux exécuteurs improvisés, pour témoigner de leur bonne volonté, tiraient le cordon fatal qui devait lancer une vie humaine dans l'éternité, quand l'écuyer, mettant son épée au vent, d'un coup trancha le lien. L'inconnu retomba à terre, en poussant un cri strangulé.

—Que pas un de vous ne touche à cet homme! dit Jean de Ganay avec un geste irrésistible.

Et, remarquant que, malgré son commandement, le matelot Pierre manifestait des dispositions récalcitrantes, il marcha sur lui, l'épée haute, et lui dit résolument:

—Encore un mot, et tu es mort.

Rien n'est plus propre, on le sait, à intimider les masses que l'audace jointe a la spontanéité: aussi les déportés frissonnèrent-ils sous le regard intrépide du vicomte. Certain de leur obéissance, celui-ci ordonna à l'un de ses voisins de délier la victime. Son ordre fut exécuté sur-le-champ. Et, l'inconnu aux vêtements de peaux se releva lestement, bondit à travers la cohue de spectateurs qui l'environnait, et, avant qu'on eût même songé à s'opposer à son dessein, se précipita dans le lac.

Là, il plongea et disparut à tous les yeux.

Revenu de sa surprise, Jean de Ganay s'imagina aisément que cet individu était le propriétaire de la hutte, qui avait prodigué ses bons offices à Yvon. Mais restait un mystère à éclaircir: celui de la mort de Brise-tout.

L'écuyer interrogea ses gens. Il apprit qu'après son départ, François Rivet, étant allé explorer la partie sud-est de l'île, avait aperçu un homme qui pêchait. Supposant que c'était un sauvage, le géant s'élança sur lui avec l'intention de le faire prisonnier. Une lutte s'en serait suivie, pendant laquelle l'attaqué aurait frappé son adversaire avec un instrument tranchant. Se sentant blessé, Brise-tout appela au secours, mais sans lâcher prise. Quelques compagnons qui vaguaient près de là accoururent. Ils s'emparèrent de l'étranger, le garrottèrent, le conduisirent au camp, et se préparaient à le pendre pour venger leur camarade et se conformer à ses désirs, lorsque l'arrivée soudaine du vicomte les en empêcha.

Ce récit avait un caractère de vraisemblance assez plausible. Jean de Ganay s'en contenta pour le moment, il fit creuser une fosse et inhumer le malheureux Brise-tout, dont la fin prématurée souleva peu de regrets.

En guise d'oraison funèbre, le Nabot récita sur la tombe du défunt, avec une légère variante, le sixain qu'il avait composé quelques jours auparavant:

           Passant, sous cet amas de sable amoncelé,
           Gît la pourriture d'un goinfre ensorcelé
             François Rivet, surnommé Brise-tout
             Passé maître dans l'art de faire atout,
                     Qui, faute de soudure
                     Creva d'une blessure.

XIII

PERPLEXITÉ

La fin de l'été de l'année mil cinq cent quatre-vingt-dix-huit approche. Depuis trois mois bientôt le Castor a débarqué sa cargaison humaine sur l'île de Sable; depuis ce temps, chaque jour les malheureux abandonnés se sont bercés de l'espoir de voir poindre à l'horizon le navire qui les a amenés, et chaque jour cet espoir a été déçu. L'anxiété plombe leurs fronts, le découragement amollit leurs bras, des colères sourdes grondent dans leur tête. Cependant, sur le rivage de la mer et sur le bord du lac, des tentes, puis des cabanes se sont élevées, l'existence des proscrits s'est régularisée, ils jouissent d'un certain bien-être. Ceux-ci tuent du gibier, ceux-là capturent du poisson; tous travaillent plus ou moins; les provisions ne manquent point. Outre une assez grande quantité de viandes salées et fort peu avariées qu'ils ont recueillies du naufrage de l'Érable, ils trouvent encore sur le lieu de leur exil bon nombre de moutons, chèvres et autres herbivores domestiques, qui ont été probablement laissés par des colons qui l'ont précédemment habité[11]. Mais les causes d'afflictions abondent: pour la plupart, l'ignorance absolue de la situation de l'île qu'ils occupent, l'obligation de se livrer à des labeurs auxquels ils n'ont point été accoutumés, la sévérité de la discipline à laquelle les soumet le vicomte, la monotonie des relations, sont des motifs de cuisants soucis; pour quelques-unes, pour les meilleurs natures, la stérilité du sol, l'isolement, l'incertitude, sont des sujets de dégoût; chez tous, déjà, la perspective d'un hiver dans ces régions sauvages suscite de terribles appréhensions.

[Note 11: Ce fait est historique.]

Le vicomte Jean de Ganay lui-même est en proie au doute et à la crainte. Son fidèle matelot, Philippe Francoeur, cherche, vainement à le rassurer. L'écuyer triomphe difficilement de ses chagrins. Mille angoisses lui déchirent l'âme. Le souvenir de sa chère Bourgogne, de sa famille, de ses amis, des gais romans dont son imagination de jeune homme avait brodé les fleurs, planent souvent devant son esprit. Néanmoins il pense rarement à la reine de ses premières amours, à Laure de Kerskoên, et, quand l'image de la charmante châtelaine lui sourit encore, il s'impatiente et se dérobe à ce sourire. Les nuits du vicomte sont pleines d'insomnies, ses veilles pleines de conjectures. L'abattement des gens laissés à son commandement, leur mauvais vouloir, leurs instincts turbulents ne lui ont pas échappé. Il a conçu des soupçons sur la loyauté du matelot Pierre ou Caliban. Cet homme lui, apparaît comme un scélérat capable de tout. Mais, jusqu'ici, rien n'est venu justifier sa méfiance, et il n'ose l'exprimer, de peur de s'attirer la haine des partisans du matelot, car ce dernier, tout en protestant de sa fidélité au chef, s'est formé une sorte de parti qu'il dirige à son gré. Ce parti est composé de tous les plus mutins de la bande, de ceux qui opposent des murmures ou la résistance de l'inertie aux ordres de l'écuyer, qui délibèrent parfois en conciliabule secret et contrarient les projets d'amélioration conçus par Jean de Ganay.

Voulant se mettre à l'abri des intentions malveillantes qu'il leur présumait, l'écuyer les avait renvoyés avec Caliban au poste de la côte, et avait rappelé le Maléficieux près de lui au camp du lac. Les premiers, pensait-il, ennemis de la culture, proféreraient s'adonner exclusivement à la pêche et à la chasse, tandis que ceux qui demeuraient avec lui défricheraient la terre. Par ce moyen, aussitôt la récolte achevée, les deux troupes feraient l'échange de leurs divers produits, et pourraient vivre commodément. Ce plan, au premier abord, paraîtra assez sage. Mais en y réfléchissant, on s'apercevra qu'il ne pouvait produire que des résultats désastreux. Et, on effet, il créait la jalousie, la rivalité entre des gens aigris par le malheur, et, de plus, il habituait les amis de Caliban à méconnaître le contrôle du vicomte pour ne plus admettre que celui du matelot. Or, si ce dernier était réellement animé de sentiments bas et envieux, sans doute il profiterait de son ascendant temporaire pour indisposer ses subordonnés contre leur chef réel et peut-être même s'emparer du pouvoir. S'il avait eu plus d'expérience des hommes et des choses, Jean de Ganay n'aurait pas agi aussi imprudemment. Il est hors de question que la jalousie peut commettre les plus noirs forfaits pour satisfaire ses appétits. Ne pourrait-on pas en dire autant de l'ambition, si le code social de l'hypocrisie n'avait légalisé l'une et condamné l'autre? Mais, comme nous ne nous sommes pas proposé la tâche de réformer les passions et les lois, abandonnons le thème aux philosophes et retournons à l'île de Sable.

Il était huit heures de relevée; la chaleur, durant tout le jour, avait été suffoquante. A ce moment, le soleil, penché à l'occident, semblait plaquer d'or les eaux du lac. Une brise caressante gazouillait dans les rameaux des arbustes; et, couchés à l'ombre, les routiers jouaient aux dés ou respiraient la fraîcheur du soir.

Après s'être promené pendant quelques minutes à travers les groupes, le vicomte s'approcha d'une hutte au seuil de laquelle le Maléficieux échiffait un lambeau de voile pour faire du fil et confectionner des rets.

—Eh bien! fit l'écuyer d'un ton mystérieux.

Philippe Francoeur jeta un coup d'oeil autour de lui avant de répondre.

—Y a-t-il du mieux? poursuivit Jean de Ganay.

—Du mieux! non, messire; non, la fièvre augmente, hélas! et tenez, ça me fend le coeur rien que d'y songer…

—Chut! fit l'écuyer portant le doigt sur ses lèvres à la vue d'un routier qui rôdait près de la cabane.

Le matelot comprit ce geste, et apostrophant le routier:

—Ohé, Poitevin, va donc lever la nasse que j'ai posée ce matin au bas du lac, tu sais?… Elle doit être bellement grosse de fretins, oui bien, par la fourche de Neptune!

—Cuides-tu, vieux loup de mer? repartit l'autre.

—Par tous les diables, j'en suis aussi sûr que si je l'entendais déjà chanter dans la poêle, mon gars! s'écria Philippe.

—Jarnidieu! alors j'y cours… mais j'en aurai ma part?

—Oui bien, par la fourche de Neptune!

Quand l'importun se fut éloigné, Philippe Francoeur dit à voix basse au vicomte:

—Pourtant, il y a de l'espoir… beaucoup d'espoir… je me connais un peu en choses médicales, messire…

—Le délire a-t-il cessé?

—Je le crois. Voyez vous-même. Je veillerai tandis que vous y serez.

Le vicomte poussa une claire-voie d'osier qui servait de porte à la hutte et entra. L'intérieur était nu, mais d'une propreté remarquable. Filtrant par une ouverture pratiquée A hauteur d'homme et tamisée par un rideau de toile fixé devant cette ouverture, le soleil répandait dans la cabane une clarté douce et rosée. Vis-à-vis de la fenêtre, sur un lit de bruyères, gisait une personne. Elle semblait profondément endormie, quoique sa respiration fût saccadée. Un drap grossier, mais d'une grande propreté, était jeté sur elle.

Le vicomte avança d'un pas imperceptible, en retenant son baleine.

Longtemps, il considéra silencieusement la malade.

Est-il nécessaire de dire que c'était Guyonne?

On l'avait transférée au camp. La fièvre et le délire s'étaient emparés d'elle, le soir même de son arrivée, et ne l'avaient point quittée depuis lors.

Le premier, Philippe Francoeur, qui s'était chargé de la soigner, avait découvert le sexe du faux Yvon. Informé de cette découverte, Jean de Ganay en recommanda le secret au Maléficieux. Celui-ci n'avait pas besoin de la recommandation; il savait trop bien à quels désordres pourrait donner lieu une telle révélation. Rude, mais affectueux; enjoué, mais moral, il eut pour la jeune fille des trésors de tendresse inexprimables. Une mère ne se montrerait pas plus empressée au chevet de son enfant alité que ne le fut le vieux marin près du grabat de Guyonne. Il poussa la délicatesse jusqu'à lui laisser ignorer qu'il savait ce qu'elle était. Mais le jour, la nuit, à toute heure, il faisait sentinelle; et aucun des routiers ne soupçonnait le mystère.

Les souffrances avaient cruellement ravagé les traits de la pauvre enfant. Une pâleur morbide remplaçait les roses de son teint; ses joues étaient creusées, ses pommettes enflammées et ses lèvres sèches et écaillées de pellicules jaunâtres. Cependant, sa beauté n'avait pas disparu; le caractère s'en était seulement altéré. La langueur lui avait, enlevé ce qu'elle avait de trop mâle pour y substituer la féminéité propre aux femmes.

Ainsi, vue dans cette cabane, à la lueur affaiblie du soleil couchant,
Guyonne représentait une admirable incarnation de la douleur physique.

Dans son sommeil, elle murmurait des paroles incohérentes, au milieu desquelles le prénom du vicomte revenait fréquemment, accompagné de soupirs.

Jean lui prie le bras, interrogea son pouls; il battait vite, mais les pulsations n'étaient pas désordonnées. Cet examen parut d'un bon augure à l'écuyer, car un rayon de joie traversa ses yeux. Tirant ensuite de son sein le portrait qu'il avait trouvé dans le coffret dont nous avons parlé, il commença à en étudier attentivement les détails, on contemplant tour à tour la physionomie de la grande dame et celle de l'exilée.

—C'est bien cela, pensait-il tout haut; la ressemblance est complète; rien n'y manque, pas même le grain de rousseur au-dessous de l'oreille droite.. Quelle énigme! Oh! il faut que je la questionne, que je lui dise que…

La jeune fille s'agita sur sa couche, et le vicomte resserra promptement le médaillon.

XIV

INTRIGUE

Ça mouvement ayant dérangé le drap qui couvrait Guyonne, ses bras, ses épaules et jusqu'à la naissance de sa gorge apparurent dans une éblouissante blancheur dont la matité faisait songer involontairement à l'albâtre. Jean de Ganay baissa les regards, son visage s'empourpra et un indicible frissonnement courut dans ses artères.

—A boire! murmura Guyonne d'une voix dolente.

Le vicomte jeta autour de lui un regard rapide.

—A boire! répéta la jeune fille, en dessillant pour la première fois ses paupières.

D'abord, elle ne reconnut pas l'écuyer qui, dans un coin de la cabane, emplissait d'eau une écuelle de bois; mais remarquant le désordre de sa toilette, elle ramena le drap traître à sa pudeur.

Le jeune homme revint près du lit, apportant l'unique boisson qu'il pût donner à la pauvre malade.

En s'approchant, il tremblait de tous ses membres; un vif incarnat colorait ses joues, et la sueur perlait son front. Il avait l'air d'aller commettre une mauvaise action.

Guyonne, à sa vue, poussa un cri; ensuite, honteuse, confuse, elle ferma les yeux sang oser prononcer une parole.

—Buvez! lui dit, bien bas, Jean de Ganay, plus timide, plus effrayé peut-être que sa protégée.

Et, comme elle hésitait, ou plutôt ne comprenait pas cette prière, il ajouta, en s'agenouillant devant la couche et portant l'écuelle aux lèvres de la jeune fille:

—Buvez! cette eau apaisera la soif qui vous dévore. Que ne puis-je vous offrir quelque chose de plus!…

—Merci, monseigneur, votre bonté est pour moi trop grande, bégaya le faux Yvon, d'un accent profondément ému.

—Vous avez été bien malade!

—Bien malade? dit-elle avec surprise.

—Oh! oui, répliqua naïvement l'écuyer; bien malade… tellement que nous appréhendions… Mais votre santé…

—Oh! messire, ma santé s'est améliorée… grandement.

—Souffrez-vous toujours de cette fracture! demanda le vicomte.

Guyonne ne répondit pas sur-le-champ; et observant qu'elle cherchait à remuer sa jambe, afin sans doute de s'assurer si la guérison avançait, Jean de Ganay reprit:

—Non, non, ne bougez pas, les mouvements pourraient vous nuire; restez…

Après ces mots, il y eut entre les jeunes gens un silence de plusieurs minutes. Ils évitaient de se regarder, et il semblait qu'ils craignissent de se communiquer leurs pensées.

Le soleil s'inclinait de plus en plus à l'horizon. Insensible et les ténèbres envahissaient l'intérieur de la cabane, dont une douce brise rafraîchissait l'atmosphère, en soulevant avec un frou-frou continuel le rideau de la petite fenêtre.

L'heure était mystérieuse, parfumée d'arômes et de poésie; le coeur se dilatait joyeusement à ces tièdes haleines du soir; on se sentait noyé dans une énervante langueur.

Jean de Ganay conservait la même position. Prosterné devant Guyonne, de sa main gauche il tenait le bras de la malade, et, accoudé sur le lit, cachait son visage dans sa main droite; les battements de son coeur répondaient à l'unisson aux battements du coeur de la jeune fille; de leurs poitrines gonflées s'échappaient des souffles brûlants.

Le mal de Guyonne était-il contagieux? avait-il gagné Jean? et maintenant tous deux avaient-ils la fièvre?

Tout à coup, le vicomte attira passionnément la main de Guyonne et se pencha comme pour y déposer un baiser, puis repoussant soudain la pensée qui l'entraînait, il se leva brusquement, avant d'avoir accompli cet acte, et se mit à parcourir la cabane en tous sens.

N'eût été l'obscurité, Guyonne aurait pu remarquer que les traits de l'amant de Laure de Kerskoên étaient décomposés et que des larmes ardentes jaillissaient de ses paupières.

De son côté Jean de Ganay se serait aperçu que le faux Yvon pleurait.

Un quart d'heure s'écoula sans qu'ils échangeassent une parole. Des mondes d'idées tourbillonnaient dans l'esprit du vicomte; Guyonne attendait dans une fébrile impatience la fin de cette scène. Involontairement elle laissa échapper un sanglot. A cette expansion de douleur, l'écuyer tressaillit. Il s'arrêta, fit sur lui-même un violent effort, et ensuite, d'un pas tranquille et ferme, vint s'asseoir près de la malade.

Le silence recommença; mais il fut de courte durée. Bientôt Jean de Ganay, qui paraissait en proie à une lutte intérieure, triompha de ses hésitations et, d'une voix presque solennelle, il demanda à la jeune fille:

—Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez fils d'un pêcheur, vassal du soigneur de la Roche?

—Oui, messire murmura d'un ton inintelligible Guyonne, intimidée par le début de cet interrogatoire.

—Son fils! reprit le vicomte sans déguiser le mécontentement que lui causait la réponse.

Guyonne ne répliqua point. Elle avait peur; elle pressentait que son secret n'existait plus pour le vicomte! Et quand celui-ci répéta pour la troisième fois: «Son filas!» incapable de dissimuler plus longtemps, elle s'écria en joignant les mains:

—Oh! messire, pardonnez, pardonnez à une pauvre fille!… Je vous dirai tout… toute la vérité…

Accablée par cette confession, elle poussa un long soupir et se tut.

La nuit était complète; on ne distinguait plus les objets dans la cabane.

Jean de Ganay étonné, effrayé de ne plus entendre la voix de son interlocutrice, appela:

—Yvon! Yvon!

Son appel n'obtint pas de réplique. Tremblant à son tour, le jeune homme porta vivement la main sur le visage de Guyonne: il était froid comme le marbre.

—Grand Dieu! exclama-t-il; ma brutalité aurait-elle hâté la mort de cette malheureuse enfant?

Puis il ajouta eu courant vers la porte:

—Philippe! Philippe! un flambeau… une torche!…

Mais, à cet instant, le Maléficieux entrait brusquement dans la cabane en criant:

—Aux armes, messire! aux armes! Nos hommes sont révoltés…

Une décharge de mousqueterie, accompagnée de vociférations épouvantables, vint aussitôt confirmer l'assertion de Philippe Francoeur.

Oubliant tout, le vicomte bondit, plutôt qu'il ne s'élança au dehors.

Il avait mis son épée au vent, et tandis que sa main droite brandissait la lame étincelante dans l'obscurité, sa main gauche armait un pistolet.

Derrière lui, mais ayant de la peine à le suivre, tant les allures du jeune homme étaient précipitées, courait Philippe Francoeur. De son côté, le matelot était bien armé de toutes pièces pour ainsi dire. A sa ceinture pendait une hache d'abordage à deux tranchants; un mousquet était jeté sur son épaule, et, tandis qu'attaché par la dragonne un sabre se balançait à l'un de ses poignets, serrée à la hampe par les doigts, une pique hérissait son acier luisant à dix pas devant lui.

Les ténèbres couvraient la terre. Au ciel, d'un bleu sombre, quelques rares étoiles, oubliées sur un azur terne scintillaient en décrivant des fractions de corde. Des nuages gris de fer, cotonneux, estompaient la voûte céleste vers l'occident. La brise était toujours tiède et fraîche, mais de temps en temps un coup de vent bref, piquant, lui succédait. Rien n'annonçait un prochain orage; rien n'annonçait que la nuit serait sereine et tranquille. Dans la plus grande partie des régions américaines, du nord au sud, les variations atmosphériques sont si soudaines, si inopinées, qu'elles déjouent souvent les calculs des météorologistes les plus expérimentés.

Devant le lac, se déployait une pelouse d'un quart de mille de rayon à peu près. Les tentes des proscrits en occupaient une partie, leurs essais de culture et des bruyères une autre: un cordon de bois feuillu servait de rideau à la clairière.

Quand le vicomte et le matelot sortirent de la hutte, tout était plongé dans l'ombre; mais ça et là on voyait se profiler des masses et des silhouettes plus opaques que l'opacité des ténèbres, et des étincelles éblouissantes trouaient la profondeur de la nuit.

Mille cris étranges déchiraient le calme; et puis des détonations intermittentes précédées d'éclairs, venaient ajouter à l'horreur de tous ces mystères.

—Mort! mort! mort au tyran! mort au vicomte Jean de Ganay! hurlaient des voix lointaines.

—Secours! secours! saint Denis! Montjoie! aux armes! aux armes! clamaient d'autres voix: plus proches.

XV

INSURRECTION

Avant de rapporter les événements de cette nuit, mémorable dans la vie des routiers abandonnés sur l'île de Sable par le marquis de la Roche, disons en quelques lignes ce qui s'était passé durant les journées précédentes.

Le lecteur se souvient sans doute que le vicomte Jean de Ganay avait jugé à propos de partager ses gens en deux bandes: l'une qui devait camper sur le bord de la mer, l'autre s'établir près du lac et s'employer plus spécialement à des travaux de défrichement et de colonisation. Cette seconde troupe, composée de dix-neuf hommes seulement depuis la mort de Brise-tout, formait pour ainsi dire l'état-major. Le lieu qu'elle habitait était une sorte de quartier général où l'écuyer avait, fait transporter les munitions et tous les objets qui n'étaient pas d'un usage immédiat et journalier. N'ayant laissé entre les mains du détachement sous les ordres du matelot Pierre qu'un petit nombre d'armes, il pensait être assuré contre une tentative de révolte de la part de ceux qu'il regardait avec raison comme les plus indisciplinables de la troupe. Par malheur, Jean de Ganay avait compté sans son hôte. On a vu dans un chapitre précédent que lors du naufrage de l'Érable, le matelot Pierre avait clandestinement détourné et caché en lieu sûr une caisse d'armes. Dès cette époque, le traître ruminait un complot. Sournois, ambitieux, il aspirait à renverser Jean de Ganay, n'importe par quel moyen, et à le remplacer au commandement. Si Pierre n'avait pas cette vigueur d'esprit et cette force musculaire qui imposent aux masses, il possédait à un haut degré l'art de la dissimulation et de faire rayonner autour de lui les mauvais desseins qu'enfantait son imagination. Les soupçons du vicomte sur ce misérable n'étaient donc que trop fondés. Que si l'on est surpris que Jean de Ganay, devinant, comme c'était le cas, les dispositions hostiles du matelot, lui eût confié une autorité aussi grande que celle dont il l'avait investi nous répliquerons qu'en procédant de cette manière l'écuyer avait pensé qu'il s'attacherait le matelot, et que, d'ailleurs, nul autre que Pierre, sauf le Maléficieux, n'était capable de maîtriser une partie quelconque des bannis. Au surplus, Jean de Ganay, malgré ses appréhensions, n'avait eu jusque-là qu'à se féliciter de la mise en oeuvre du plan qu'il avait adopté, et si l'esprit de Pierre n'eût été une espèce de creuset où les plus détestables passions s'amalgamaient aux plus perfides projets, probablement les routiers auraient insensiblement réussi à jouir d'une existence tolérable. Mais l'envie ne compte qu'avec ses intérêts. Peu importait à Pierre que la moitié de ses compagnons d'infortune mourussent d'une mort affreuse, pourvu qu'il supplantât le vicomte, et se débarrassât, du même coup, de Philippe Francoeur pour qui il éprouvait une haine implacable, surtout depuis que ce dernier, l'ayant surpris dans un état d'ivresse complet, avait averti son seigneur et maître, et attiré sur le débauché une verte semonce! Pierre renferma ses fureurs et ses aspirations. Puis, adroitement, il répandit parmi les siens que les Colons (ainsi on avait désigné les bannis qui habitaient le bord du lac) vivaient dans l'abondance, tandis qu'eux, les Soudards, ils manquaient souvent de nourriture. Pour expliquer cette rumeur, Pierre disait avoir remarqué au camp des Colons une immense quantité de barils et de coffres, provenant de l'Érable, et qui renfermaient tous des viandes salées et des conserves. Ces assertions faites à demi, avec des restrictions habiles, et toujours confidentiellement, trouvèrent des crédules. Passées de bouche en oreille, elles grossirent vite. Bientôt il y eut des Soudards qui affirmèrent que les Colons se gorgeaient des mets les plus délicats et prenaient moult soulas et esbattement. Si absurde que soit un mensonge, il trouve toujours des partisans chez ceux dont il flatte les instincts ou les désirs. Peu à peu les Soudards se prirent d'inimitié contre les Colons. Rassemblés le soir sur le rivage de la mer, ils se plaignaient, blasphémaient et s'excitaient à la révolte. Caliban riait sous cape; l'hypocrite leur prêchait la patience et l'abnégation pour leurs frères plus heureux, sachant bien que c'était jeter de l'huile sur le feu. Quant à leurs marques non équivoques de mécontentement, il n'avait garde de les mentionner au vicomte dans le rapport qu'il lui envoyait quotidiennement. Au contraire, selon lui, les Soudards étaient doux comme des moutons et prêts à tout sacrifier au service du sire de Ganay.

Quoiqu'il ne s'endormît point dans une fausse quiétude et suspectât une partie de la vérité, Jean ne croyait pas qu'une révolte fût possible et encore moins prochaine. Le jour où s'accomplirent les faits que nous nous disposons à consigner ici, il avait condamné à un châtiment corporel un des Soudards pour avoir provoqué, battu et grièvement blessé un Colon. La punition était juste, mais pas au point de vue des Soudards. Le soir, à leur habitude, ils s'attroupèrent et proférèrent des menaces contre les Colons, que le vicomte de Ganay favorisait sans cesse, disaient-ils, à leurs dépens. Cela ne pouvait durer. Il fallait une fin, et si on les poussait à bout, ils prouveraient qu'ils avaient du sang dans les veines. L'orateur de la bande, l'âme damnée de Pierre, un Italien nommé Ludovico Ruggi, mais plus connu sous le sobriquet de Long-croc (sobriquet que lui avait vraisemblablement valu le développement de ses moustaches), monta sur une tonne vide et harangua la foule. Il rappela la condamnation qui avait eu lieu dans la matinée, démontra, en dénaturant les incidents de la querelle entre le Soudard et le Colon, que la peine infligée au premier aurait dû l'être au second, passa en revue plusieurs vieilles sentences rendues par le vicomte contre ses braves compaings au profit des privilégiés, récapitula cent griefs imaginaires, parla de courage, valeur, égalité, et enfin termina en s'écriant qu'au nom de la justice ils étaient tous tenus de demander, d'exiger, d'obtenir une réparation! Ludovico improvisait chaleureusement; son éloquence de tribun savait faire vibrer les cordes sensibles dans un auditoire populaire. Des tonnerres d'applaudissements accueillirent sa péroraison. L'opportunité était belle, Pierre ne la manqua point:

«Oui, dit-il, lorsque Ruggi eut achevé son discours, oui, je commence à m'apercevoir, enfin, qu'on nous traite en lépreux, et que nous ne sommes que les serfs des Colons. Jusqu'ici, j'avais fermé les yeux à la lumière aujourd'hui, me voici forcé de les ouvrir…. Je tremblé en songeant que ma tonne foi a été indignement trompée… et, comme notre cher ami Long-croc, je suis convaincu qu'au nom de la justice, nous sommes tous tenus à demander, exiger et obtenir une prompte et décisive réparation.»

La conclusion du matelot fut reçue par des bravos non moins énergiques, non moins bruyants que celle de Ruggi. Bis repetita placent.

Mais s'il est aisé de discourir, il n'est pas aussi aisé d'agir. Pierre ne l'ignorait point. Quand l'un des mécontents s'écria: «Comment avoir cette réparation?» il se fit un grand silence dans l'assemblée. L'Italien tortilla sa moustache en interrogeant Pierre du regard; celui-ci se pinça le nez d'un air embarrassé, non qu'il ne fût pas préparé à cette question,—Pierre avait à l'avance combiné sa tactique—mais il était poltron, n'aimait pas à se compromettre, et il attendait qu'un autre prît l'initiative, quitte à diriger ensuite tous les fils du complot. Ce qu'il avait prévu arriva. Pendant que Ruggi étirait ses crocs et que lui-même se tourmentait les fosses nasales, un petit homme, grêle et fluet, à la mine de furet, répondit légèrement:

—Sac à papier! c'est donc bien difficile que de changer de camp avec les Colons?

Pour ça, non, dit un voisin; mais le seigneur de Ganay y consentira-t-il?

—That is the question! murmura un Anglais remarquable par son teint lie de vin et ses formes osseuses et décharnées.

—Corne de boeuf! cria un quatrième, quel besoin avons-nous du consentement de celui-ci ou de celui-là! Ne sommes-nous pas les plus forts?

La digue venait d'être rompue. Timides et incertaines d'abord, mais peu après rageuses et menaçantes, des imprécations furent proférées de toutes parts contre le vicomte de Ganay.

Pierre se frotta les mains, l'Italien se travailla les poils en tous sens.

—Corne de boeuf! reprit l'homme qui venait de parler si vingt gaillards comme nous ne sont pas capables de dire «viens ici que je t'envoie» à cette volée d'oisons de là-bas…

—On les étrillera, cria une voix.

—Mais ils ont des armes, dit une autre.

—Des armes… c'est vrai! objectèrent plusieurs.

—Et nous aussi! fut-il dit d'un ton perçant par un individu caché dans la foule.

—Nous…

—Oui! oui! oui…

—Où çà?

Cent demandes, cent interpellations se croiseront à la fois.

—Allez à la grotte de sable! dit la même voix perçante qui avait crié:
Et nous aussi!

La grotte de sable était l'endroit où Pierre avait caché sa caisse d'armes.

On y courut, la caisse fut rapportée en triomphe.

—Et maintenant, vociféra l'Italien, compaings, nous sommes tous déterminés, n'est-ce pas?

—Oui, oui, oui…

—Il faut battre le fer quand il est rouge. Qu'on se partage fraternellement les armes, et en avant!

XVI

COMBAT

Le commandement des rebelles avait été offert au matelot Pierre. Mais celui-ci, trop fin pour assumer une si lourde responsabilité, l'avait refusé. Son sosie, Ruggi, appelé ensuite à la direction générale, s'était empressé d'accepter. Vantard et fanfaron, mais néanmoins brave et amoureux des périls, l'Italien avait toutes les aptitudes requises peur faire un chef d'insurrection.

Pris à l'improviste, les proscrits du camp du lac n'avaient point eu le temps de se mettre sur la défensive.

Ne sachant d'ailleurs à quelle sorte d'ennemis ils avaient affaire, appréhendant que ce ne fussent de ces sauvages Indiens dont ils avaient ouï raconter les horribles expéditions, ils se laissèrent d'abord aller à l'épouvante.

Mais Jean de Ganay connaissait les assaillants; d'une voix puissante, il commanda à ses gens de le suivre et de faire résistance. Chacun s'arma à la hâte, et en quelques minutes les Colons éparpillés sur la rive du fossé qu'ils avaient creusé devant leurs tentes étaient prêts à bien recevoir les agresseurs. On ne distinguait rien encore que des corps se mouvant dans l'ombre. D'intervalles en intervalles des clameurs retentissaient au milieu d'une fusillade nourrie qui partait du bois seulement.

L'ex-lansquenet Grosbec et Philippe Francoeur s'étaient rangés à côté du vicomte de Ganay; près de la porte d'entrée. L'accès du camp devenait donc difficile, car il était protégé par le fossé qui décrivait autour une demi-circonférence dont le lac était la corde.

Avec moins de précipitation, plus de ruse et d'entente, les conjurés auraient eu bon marché de leurs compagnons. Pour cela il eût suffi d'arriver sans bruit jusqu'à l'issue et de se précipiter ensuite dans le camp. Mais la première troupe aperçut un groupe d'hommes qui se promenaient. Caliban, chef de cette troupe, crut que l'un de ces hommes était Jean de Ganay. Comme le but du rebelle était surtout de se débarrasser du vicomte, il ordonna de faire feu. Une fois la première explosion opérée, d'autres se succédèrent alternativement. Ce fut en purs perte. Soit que la nuit les empêchât de viser juste, soit qu'ils fussent inhabiles au maniement des armes à feu, les Soudards n'atteignirent personne.

Jean de Ganay avait ordonné à ses subordonnés fidèles de ne tirer que sur son injonction expresse.

Remarquant que les insurgés ralentissaient leur feu, il jugea le moment favorable pour les engager à rentrer dans l'ordre, en les priant, s'ils avaient des griefs, de les lui signaler pour qu'il avisât à les redresser.

Ce discours fut couvert par des cris sauvages, et une triple détonation vint apprendre aux Colons que les Soudards étaient décidés à tout braver pour assouvir leurs passions.

—Ventre de biche! dit Grosbec en tombant à la renverse, je suis touché.

Jean de Ganay se retourna.

—Les rufians m'ont lesté pour l'éternité…. Adieu, monseigneur! adieu! ventre de biche, autant cette mort qu'une autre, ventre de…

—Un de tué! mâchonna le Maléficieux entre ses dents. Par le trident de
Neptune, je le vengerai, oui bien…..

Un grand bruit, suivi de deux décharges de mousqueterie, l'une au nord, l'autre au sud du camp, coupèrent court au soliloque du matelot.

—Ils ont formé un plan, dit froidement le vicomte. Leur résister n'est pas chose difficile, mais nous devons essayer de nous emparer des chefs. Ce Pierre…

—Pierre, oui, monseigneur, lui seul a pu les exciter et les pousser à une semblable équipée.

—Bien. Prenez cinq hommes avec vous. J'en prendrai également cinq et nous sortirons. Les autres veilleront.

—Restez plutôt, messire. Vous exposez…..

—Point de réplique! allez et faites vite!

Philippe Francoeur s'éloigna à grands pas.

Le vicomte appela. Aussitôt cinq Colons des plus robustes et des mieux armés se trouvèrent réunis près de lui.

—Vous me suivrez, leur dit-il, et quoi qu'il advienne, ne faites usage de vos armes que dans le cas de nécessité absolue. Souvenez-vous que ce ne sont pas des ennemis, mais des frères de malheur, égarés, que nous avons à combattre.

Philippe Francoeur et cinq hommes s'étant joints à eux, ils sortirent en bon ordre du retranchement, et, malgré le feu continuel des Soudards, se portèrent vers le bois.

En ce moment les nuances gris-bleu d'un gros nuage qui s'étendait au-dessus du camp se dégradèrent. Une lueur soudaine éclaira ses franges.

C'était une de ces aurores boréales si communes dans les régions de l'Amérique septentrionale.

Le phénomène s'était annoncé par un brouillard vaporeux voltigeant au nord; quelques secondes après, un arc lumineux se dessina au faîte, puis des cercles concentriques également lumineux se formèrent entre des zones obscures d'où jaillirent des rayons éclatants; ensuite les cercles et les zones s'ébréchèrent, et enfin une éblouissante auréole de feu vint couronner le sommet et inonder la campagne de clartés.

Alors, assaillis et assaillants furent en état de s'observer mutuellement.

Se voyant découvert, le chef des révoltés résolut de jouer le tout pour le tout.

—Rendez-vous et il vous sera lait grâce! cria Jean de Ganay.

—Mort aux privilégiés! répondit Pierre.

De son mousquet, il ajusta le vicomte, le coup partit, le plomb siffla aux oreilles de l'écuyer, mais sans l'effleurer.

Ce fut le signal de l'engagement.

Furieux, les colons, à leur tour, firent feu sans attendre d'ordre. Les soudards répondirent, et des deux côtés plusieurs hommes tombèrent.

Le matelot Pierre, craignant que sa troupe ne fût pas assez forte, prit un sifflet et en tira un son aigu pour rallier les deux détachements qu'il avait chargés d'attaquer le camp en flanc. Philippe Francoeur sentit de quelle importance il était pour sa cause d'empêcher ce mouvement. Avec ses cinq hommes, il se jeta au-devant de l'Italien Ludovico Ruggi et le chargea vigoureusement. L'ayant atteint lui-même sur la lisière du bois, il le saisit à bras le corps et essaya de le faire prisonnier; mais l'Italien était souple autant au moins que le Maléficieux était robuste. Pendant quelques minutes il déjoua tous les efforts du matelot pour le renverser. A la fin, haletant, épuisé, il tomba à terre. Philippe lui mit le genou sur la poitrine.

—Rends-toi; lui dit-il.

—J'étouffe! bégaya Ludovico.

—Ta parole de m'obéir, et je te donne merci.

—Je jure sur les saintes reliques! proféra l'Italien.

Philippe Francoeur ne doutant pas de la loyauté de ce germent retira son genou; mais à l'instant, même, Ruggi, sortant de son habit un long stylet, s'élança sur le matelot et il allait l'assassiner lâchement, lorsqu'une détonation retentit.

L'Italien tourna deux fois sur lui-même et retomba sur le gazon.

—Eh bien, que dites-vous de mon coup d'essai, maître Philippe? nasilla une voix.

—Comment, c'est toi, morveux! repartit le matelot.

—Oui bini, par la fourche de Neptune! reprit Nabot en ricanant. Moi qui vous ai débarrassé de ce fai-chien-là? eh! eh! dites donc que je ne suis bon qu'à plumer des oisons! Savez-vous que le signor Ludovico vous ménageait un vilain quart d'heure!

—Tu es un brave garçonnet.

—Fausse monnaie que les louanges, marmotta le Nabot en rechargeant le pistolet dont il s'était si adroitement servi.

La lutte était toujours acharnée à l'endroit où Philippe avait laissé le vicomte. Il y courut. L'aurore boréale s'éteignait déjà, les ténèbres reprenaient leur empire.

Comme le Maléficieux reparaissait dans la mêlée, il aperçut un individu accroupi derrière un pin qui, le mousquet à l'épaule, la main sur la détente, ajustait Jean de Ganay. S'élancer sur cet individu, rabattre violemment l'arme, fut pour le matelot l'affaire d'une seconde; mais le coup partit, et Philippe Francoeur reçut la balle dans la cuisse.

Exaspérés, les Colons se ruèrent sur les Soudards, qui commencèrent à fuir dans toutes les directions. Un quart d'heure après, ils étaient entièrement dispersés.

La révolte apaisée, le vicomte fit apporter des torches, et on procéda à l'examen des pertes. Heureusement elles n'étaient pas considérables. Trois colons et deux soudards étaient restés sur le champ de bataille; les premiers avaient, en outre, quatre hommes de blessés plus ou moins grièvement; les seconda avaient enlevé les leurs. Les victimes furent transférées au camp, les unes pour y recevoir les soins qu'exigeait leur état, les autres une sépulture commune.

Ces devoirs accomplis, le vicomte posa des sentinelles autour du camp, et avant de se livrer au repos voulut rassurer sa mystérieuse protégée.

Le jour se levait.

Jean trouva le Maléficieux étendu en travers de la porte de la cabane.

—Que faites-vous là? demanda Jean.

—Messire, répliqua simplement le digne matelot, je gardais.

—Mais votre blessure!

—Ce ne sera rien. Ceux qui m'ont apporté là prétendaient me déposer dans la cambuse, mais…..

Philippe posa le doigt sur ses lèvres en souriant.

—Généreux ami! s'écria le vicomte avec une effusion sincère; oh! je n'oublierai jamais la noblesse de votre coeur!

—Ne pensez pas à moi, messire. Entrez plutôt.

Jean de Ganay poussa la claire-voie, et aussitôt une exclamation vibrante jaillit de ses lèvres.

Guyonne avait disparu!

TROISIÈME PARTIE

OU GUYONNE ET JEAN DE GANAY

I

CINQ ANS APRÈS

Il est environ huit heures du matin. L'air est froid et imprégné d'une moiteur pénétrante. Des vapeurs épaisses, grisâtres, s'élèvent de toutes parts. On ne distingue pas à dix pas devant soi.

Debout sur la glace, deux Individus se livrent à la pêche.

Ils sont hermétiquement enveloppés dans des peaux de loup marin, qui leur encapuchonnent la tête de telle sorte que l'on n'aperçoit que leurs yeux.

La coupe de ces vêtements est aussi grossière que la matière dont ils sont faits. Cependant celui du plus petit des deux individus a une forme moins brute; et soit que la personne qui le porte sache mieux s'habiller que son compagnon, soit que sa conformation ait plus de souplesse, ce costume, quoique singulier, n'a pas mauvaise apparence.

C'est une espèce de blouse descendant jusqu'aux genoux, puis des pantalons à pied qui s'attachent à la ceinture. Des gants de pelleterie emprisonnent les mains.

Près des deux individus, un bon feu, au-dessus duquel rôtissent des poissons; et, à côté du feu, une large planche plate, légèrement recourbée à l'une de ses extrémités, et qui sert probablement aux inconnus de traîneau pour véhiculer les produits de leur pêche.

A cette pêche, ils procèdent de la manière suivante:

Par un trou pratiqué dans la glace avec une pique, ils passent une corde de nerf d'animal que termine un hameçon fait avec un clou. Un morceau de chair tient lieu d'amorce. Quand le poisson mord, ils retirent la corde, et une sole ou une morue va grossir le tas de victimes amoncelées au bord du trou.

Les deux pêcheurs n'articulent pas une parole. Mais, de temps eu temps, le plus grand tousse; l'autre alors lève la tête, et ils se font des signes à la façon des muets.

Cependant le brouillard se dissipe peu à peu. Mais le ciel reste couvert de nuages cotonneux qui roulent lentement du nord au sud. Insensiblement, l'horizon étend ses barrières. La nappe de glace s'allonge, puis elle se frange de bizarres déchiquetures, et enfin aboutit à la mer, de laquelle s'élancent des brumes follettes qui dansent à la cime des vagues.

D'intervalle en intervalle, des bruits se font entendre. Ils ressemblent au fracas lointain du canon ou à des mugissements souterrains.

Les deux pêcheurs ne paraissent pas s'inquiéter de ces sons. Mais, tout à coup, un grognement sourd retentit vers l'ouest: nos inconnus tressaillent, échangent un regard, et fixent leurs yeux dans la direction d'où vient le grognement.

La densité du brouillard les empêche de rien découvrir encore. Toutefois, ils ont interrompu leur occupation. L'un et l'autre ont empoigné une pique et un couteau.

Un second grognement frappe leurs oreilles; il est plus rapproché que le premier. Alors, le plus grand des deux individus prenant son compagnon par la main, lui montre du bout de sa pique un point, noir se dessinant derrière un glaçon. Le point grossit: c'est une masse, c'est un corps animé, un quadrupède, un ours!

Une minute s'écoule. Les pêcheurs guignent d'un oeil l'animal qui s'avance avec lenteur, et, de l'autre, se consultent réciproquement. Leurs bras s'agitent comme dans une discussion. On dirait que le grand vent aller à la rencontre du terrible carnivore, et refuse au petit la permission de l'accompagner. D'autre part, le petit insiste. L'ours avance toujours. Il est parfaitement visible. En marchant, il aspire l'air et pousse des grondements sinistres.

La taille du carnassier est énorme. Son pelage, d'un roux foncé et luisant, est, malgré la longueur des poils, froncé de plis qui annoncent la maigreur. Ses prunelles ardentes, flamboyant comme des escarboucles, sa langue qu'il promène sur ses labiales, sa langue d'un rouge de sang, indiquent qu'il cherche une pâture.

Il vient de flairer la chair, il renifle bruyamment, s'arrête, lève son museau et aperçoit, les pécheurs. Sa queue s'agite, ses muscles frémissent, puis il fait un mouvement comme pour prendre sa course; puis il hésite, reste là le corps démesurément tendu, le nez au vent; puis il projette une patte, la retire, ferme vivement ses paupières, les rouvre plus vivement encore, lance un regard farouche et incertain, se consulte, se dresse à demi sur les pattes de derrière, retombe pesamment, fait un bond et se retient encore.

Alors, le plus grand de nos personnages, ayant triomphé des insistances de son camarade, sa porte en avant. Mais, il a déposé sa pique, enlevé son gant de la main droite, et se dirige vers l'animal, sans autre arme qu'un long coutelas.

L'ours sent un ennemi. Ses indécisions cessent. Il s'assied sur son train de derrière, et, tout en surveillant le pêcheur de sa pupille éclatante, il peigne complaisamment sa robe avec ses griffes acérées comme des pointes d'acier.

Déjà le pêcheur n'est séparé que par une distance de cinq pieds de son formidable adversaire. A son tour, il fait halte. Une demi-minute durant, ainsi que deux athlètes prêts à s'étreindre corps à corps, l'homme et la bête se toisent, s'étudient.

L'autre pêcheur accourt; et, à cet instant, le premier s'élance bravement sur l'ours qui se dresse debout, ouvre ses membres de devant, entre lesquels se précipite le hardi pêcheur. Son bras droit brandit le couteau, et, quoiqu'à demi-étouffé par la patte gauche du plantigrade, qui tâche de lui briser les reins contre sa poitrine, il va le frapper au défaut de l'épaule, quand, d'un coup d'ongle, ce dernier lui déchire la main droite et fait choir le couteau.

La douleur arrache un cri à l'homme, et il roule sur la glace avec le quadrupède.

C'en est fait de l'assaillant, car déjà on entend le cliquetis de ses vertèbres qui se disloquent, et des flots de sang rougissent le théâtre du combat. Mais un secours survient. Le second pêcheur fond sur l'ours, le frappe vigoureusement de sa pique sur le dos. La pique rebondit sans entamer la carapace du roi des régions boréales.

Néanmoins, il abandonne sa proie pour se ruer sur le nouvel agresseur, lorsque grince un craquement lugubre. Puis, en moins d'une seconde, la glace ploie, elle se disjoint, se divise!

L'ours et le cadavre de sa victime disparaissent dans un abîme.

L'irruption des eaux couvre le bruit de ces deux corps qu'elles ont reçu dans leur sein.

Mais, chassé par les flots courroucés, un gigantesque fragment de glace dérive, s'éloigne. Par bonheur, le deuxième inconnu s'est trouvé dessus au moment de la séparation. Espérant que son malheureux ami remontera à la surface du gouffre, il s'accroupit au bord du glaçon et interroge anxieusement le cercueil liquide. Déjà l'onde bouillonne, éructe des myriades de globules, une espérance se glisse au coeur de l'homme! Ses yeux disent au ciel une prière de gratitude, mais ce mouvement de joie fébrile s'évanouit plus vite que l'éclair. Des incommensurables profondeurs de la mer surgit une tête velue!

Plein d'angoisses, le pêcheur saisit sa pique. Un duel s'engage entre l'animal et lui. Mais le premier n'a pas l'avantage. Obligé de se soutenir sur l'eau, il tâche d'ancrer ses ongles dans les parois du glaçon. Elles s'exfolient, cèdent. Le monstre enfonce. Il reparaît, recommence ses tentatives. Un coup de pique sur le crâne le précipite de nouveau au fond des plaines aquatiques. Ruisselant d'eau, de sang, la langue pantelante, les narines fumantes, il ne se décourage pas. Le voici qui s'agite, qui fend ces lames, se cramponne à l'épave naturelle, et cherche à se hisser. La pique du pêcheur bat son crâne comme le bélier bat une muraille. Et vainement! le fer s'émousse contre l'os. Un marteau produit plus d'effet sur l'enclume!

L'ours, échauffé, haletant, exhale des souffles ronflants comme ceux d'un soufflet de forge, et ses yeux ne quittent pas l'ennemi qui le harasse. Enfin, il fléchit, ses jarrets se détendent; l'inconnu, pensant que le monstre va s'engloutir, suspend ses coups pour reprendre haleine. Mais ce n'est qu'un moment de trêve. Son ennemi s'apprête à faire un suprême effort. Il thésaurise un reste d'énergie, ranime une étincelle de vigueur, puis, rivant soudain ses pieds dans la glace concassée, il ramasse son torse et émerge de l'eau! Le pécheur a frémi. Il a brandi son arme et l'a dardée dans la gueule de l'ours, qui lâche prise et retombe dans les flots, avec le vainqueur entraîné par l'impétuosité mal calculée, de son élan!

L'onde tourbillonne, tourbillonne!

Mais l'inconnu est bon nageur; il ne tarde guère à revenir à fleur d'eau. A lui maintenant de s'accrocher au glaçon! Heureusement, les griffes de l'ours y ont creusé des entailles qui permettent aux doigts de s'incruster. Bien que gêné par son vêtement, bien qu'alourdi par le poids de l'eau dont il était trempé, notre personnage, déployant toutes les forces que la nature lui a données, réussit, avec ses poings et ses genoux, à sa replacer sur le glaçon.

Ensuite, brisé de fatigue, il s'affaisse sans connaissance.

Cela se passait le vingt-sixième jour du mois d'avril de l'an de grâce mil six cent trois!

II

CINQ ANS APRÈS. (SUITE)

L'intensité du froid agit comme un réactif sur le pêcheur. Ayant recouvré ses sens, il essaya de se remuer; mais la gelée avait glacé ses vêtements. Ce ne fut qu'avec beaucoup de difficultés qu'il parvint à étirer ses membres, puis à reprendre la position verticale. Une fois la rigidité qui guindait ses mouvements vaincue, il interrogea sa mémoire. L'image du combat avec l'ours lui apparut. Songeant à la triste fin de son compagnon, il poussa un profond soupir et se prit à sangloter. Puis, ses regards se portèrent vers l'horizon. L'Océan l'entourait de toutes parts. Il frissonna. N'avait-il donc si courageusement lutté contre une bête féroce que pour périr de froid et de faim? Tout à coup, une lueur de joie l'illumina:—l'infortuné avait aperçu sur le glaçon-esquif le feu que son camarade et lui avaient, allumé pour faire cuire leur modeste repas. Il s'approcha immédiatement du brasier, le raviva, et, tandis qu'une flamme pétillante s'en échappait, il rabattit, le capuchon qui cachait son visage.

Le lecteur l'a deviné: le pêcheur c'était Guyonne. Mais que la belle jeune fille était changée! Où était cette carnation fraîche et rosée qui eût défié le pinceau de l'Albane? où ces chairs souples et fermes que le printemps de la vie avait pétries? où ces traits si purs, si charmants, qui séduisaient le regard, enchantaient l'imagination? où cette sève de jeunesse dont sa physionomie révélait jadis l'abondance et la force? Tout cela, hélas! avait disparu. C'était bien encore cette chevelure opulente et soyeuse, ce front large et bombé, cette figure d'une grandeur imposante; mais la figure était sèche, le front plissé par des rides précoces, la chevelure sillonnée ça et là par des fils argentés. Quelle maladie physique ou intellectuelle avait donc torturé Guyonne, depuis cinq années? car, si son aspect annonçait les douleurs physiques, il exprimait aussi les angoisses mentales. Dans ses yeux on lisait tout un livre de misères.

Ah! bien des attentes déçues, bien des soucis cuisants avaient stigmatisé la pauvre fille de leur empreinte indélébile!

Cependant le jour avançait. Les brouillards s'étaient complètement dissipés. Avec leur résolution, l'atmosphère s'était adoucie. Il était près de midi, et le soleil déchirant, enfin, les voiles qui l'obscurcissaient, brilla dans toute la splendeur de sa majesté.

Sur le glaçon qui portait les destinée de Guyonne, se trouvait une assez bonne quantité de bois. Elle jeta dans le foyer une partie des combustibles, et quand la chaleur combinée du brasier et de l'astre du jour eut réchauffé son corps, elle fit griller un poisson et le mangea. Restaurée par la nourriture, elle réfléchit ensuite à sa situation. Cette situation était aussi triste, aussi désespérée que possible.

Seule la Providence divine pouvait sauver l'infortunée. Guyonne était pieuse: elle se mit en prière.

Sa prière terminée, elle se releva plus confiante.

Poussé par une légère brise du nord, le glaçon naviguait toujours vers le sud. Guyonne, les yeux attachés dans cette direction, espérait que le vent et la marée le porteraient près d'une île. Une partie de l'après-midi se passa ainsi. Mais, quand le soleil commença à descendre au couchant, la pauvre fille sentit renaître ses terribles appréhensions. Elle avait épuisé sa provision de bois. Le froid reconquérait son empire, et pour ne pas geler sur pied, notre héroïne était obligée de faire et refaire à grands pas le tour de sa glaciale embarcation. A quatre heures, Guyonne exténuée par la fatigue, et saisie par l'inclémence de la température, Guyonne tomba à genoux, tira de son sein un scapulaire qui ne l'avait jamais quittée, le baisa dévotement, et élevant ses mains jointes au ciel, avec un air de douloureuse résignation se prépara à mourir.

A ce moment, son existence entière se refléta comme dans un miroir aux yeux de son esprit. Elle retourna au toit natal, à la chaumière de sa famille, près de Saint-Malo; elle revit sa tendre mère, prêta l'oreille aux légendes qu'elle lui racontait le soir pendant la veillée, entendit la bénédiction que lui avait donnée le vieux Perrin, son beau-père, au jour où elle s'était sacrifiée pour Yvon; puis elle aperçut le Castor, frissonna devant Chedotel, rougit de plaisir en contemplant le visage du vicomte de Ganay, répliqua en balbutiant aux questions du jeune homme, admira sa belle prestance, ses brillantes qualités, nagea au milieu des rêves d'amour que tant de fois elle avait évoqués, et intercéda la grâce du Seigneur pour le salut du bien-aimé.

Le sang lui figeait de plus en plus dans les veines; tout son corps grelottait, et la mort imprimait déjà son sceau sur la pauvre créature. Mais avant de rendre l'âme, talonnée par l'instinct de la conservation, plus impérieux que la volonté même, elle étendit son regard droit devant elle.

Alors, il lui sembla distinguer une ligne blanche qui tranchait sur le vert foncé de l'Océan. D'abord, Guyonne pensa être le jouet d'un vertige. Elle abaissa ses paupières, les releva au bout de quelques secondes. La ligne blanche se dessinait plus ferme, plus sensible. Elle était même pointillée d'ombres noires, et ressemblait à une plaine de neige parsemée d'arbres dépouillés de leur feuillage, vue de loin.

—Sainte-Marie, mère de Dieu, se pourrait-il que vous eussiez exaucé mes voeux! murmura Guyonne d'une voix affaiblie.

Elle essaya de se lever, mais ses jambes refusèrent de la servir.

—Ma patronne! pensa la jeune fille, plus effrayée de sa nouvelle position qu'au moment où elle aspirait presque à exhaler le dernier soupir; ô ma patronne miséricordieuse, prêtez-moi la force nécessaire pour vivre encore, et je jure de consacrer le reste de mes jours au culte de notre miséricordieux Sauveur.

Après cette invocation, elle s'agita en conservant toujours la même posture. Le fluide vital, fouetté par un retour d'énergie et par ses mouvements en tous sens, reprit sa circulation. Guyonne frictionna alors tour à tour ses jambes. Elle parvint à en bouger une, puis l'autre, et enfin à se mettre debout.

Là, ligne blanche s'élargissait. Il n'en fallait pas douter, c'était une île.

Guyonne réitéra ses efforts, peu à peu, l'engourdissement de ses membres se dissipa. Elle s'habitua à faire un pas, deux. Elle marcha, elle courut! Et l'espérance, et le bonheur faillirent la rendre folle de joie!

La marée montait!

Une demi-heure s'écoule! L'île n'est plus qu'à quelques toises de la jeune fille, qui pousse des cris, autant pour s'assurer qu'elle existe, qu'elle a échappé à un affreux trépas, que pour traduire les émotions désordonnées de son coeur! Et subitement, elle se tait, elle examine! Guyonne vient de remarquer une spirale de fumée tournoyant au-dessus d'un monticule de neige; et elle appelle de toute la puissance de ses poumons!

Un être humain sort du monticule. Il chemine avec défiance vers le rivage, et il aperçoit la personne dont les clameurs l'ont attiré. Aussitôt il fait un geste de surprise.

—Sauvez-moi! oh! sauvez-moi! répéta la jeune fille éperdue.

Au son de cette voix, la surprise de l'homme augmente. Il s'éloigne avec rapidité. Guyonne, craignant qu'il ne l'abandonne, se laisse aller à une indicible terreur; car repoussé par le renvoi des vagues, son glaçon double lentement la pointe de l'île, et semble près de regagner la haute mer. Mais ce surcroît d'affliction ne dure pas, l'homme reparaît. Il est monté dans un canot et fait force de rames pour rejoindre l'épave de glace. Il arrive. Guyonne va se trouver mal.

—Yvon! s'écrie l'homme, on la recevant dans ses bras.

Il lui pose sur la bouche le goulot d'une gourde qui contient du genièvre; Guyonne en avale une gorgée.

—Philippe! dit-elle en lui pressant la main.

Le Maléficieux lui frotte les tempes avec le tonique. Elle le remercie des yeux. Il l'enlève sur ses bras et la dépose dans le canot.

En moins d'un quart d'heure, le brave matelot a transféré sa protégea dans une cabane pratiquée sous la neige. Un feu ardent flambe, au centre. La chaleur redonne des forces à la jeune fille. Un pâle sourire vient effleurer ses lèvres décolorées.

—Encore un coup, dit Philippe en lui présentant la gourde.

Guyonne fit un signe négatif.

—Buvez, reprit le matelot avec insistance.

Puis quand elle eut obéi, il lui dit avec timidité;

—Pouvez-vous changer de vêtements?

Guyonne rougit.

—Je vais, ajouta le Maléficieux, aller quérir des aliments. Pendant ce temps-là…

Ne trouvant pas de mots pour achever sa phrase, il sortit.

Quoique bien faible, et souffrant cruellement de tous les membres, la jeune fille s'empressa de remplacer par un habillement de fourrures que le Maléficieux avait étalé près d'elle, son accoutrement hérissé de frimas et de glace. Mais elle fut incapable de se chausser; et, se sentant froid aux pieds, elle eut l'imprudence de les approcher près du foyer. Philippe Francoeur étant rentré sur ces entrefaites, remarqua à la lueur des charbons que l'épiderme des jambes de Guyonne était marbré de taches livides.

—Insensée! s'écria-t-il, en l'emportant loin du feu, ne savez-vous pas à quoi vous vous exposez!

Et sans dire un mot de plus; il ramassa une poignée de neige et se mit à frictionner rudement les parties attaquées par la gelée.

Quant il pensa avoir suffisamment rétabli la sécrétion dans les canaux sanguins, il prépara en un coin de la cabane un lit de branchages secs, recouverts de peaux de mouton, et y coucha la jeune fille qui ne tarda à s'endormir.

La nuit était tout à fait venue.

Le matelot s'agenouilla près de la couche de Guyonne, la considéra avec la tendre sollicitude d'une mère pour son enfant. A la vue des ravages que cinq années avaient faits sur la physionomie de la jeune fille, le rude marin éprouva une de ces tristesses navrantes qui courbent parfois les natures les plus insensibles. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

—Pauvre enfant! dit-il, on essuyant ses pleurs avec le revers de sa main calleuse; pauvre enfant! que lui est-il advenu depuis cette nuit fatale?…

Guyonne s'agita, ses lèvres s'entr'ouvrirent:

—Jean! murmura-t-elle.

Et sa main alla se placer dans celle du matelot qui la pressa doucement dans les siennes.

—Monseigneur de Ganay! pensa-t-il; comme il sera content de la revoir! car sa disparition… Malheureux jeune homme! il l'aime autant qu'elle l'adore, c'est sûr… oui bien, par le trident de Neptune! Demain, au point du jour, j'irai… Oui. Mais d'où venait-elle? Oh! j'ai hâte de savoir…

Le sommeil surprit notre brave matelot au milieu des milliers de conjectures enfantées par l'étrange circonstance qui lui avait fait retrouver Guyonne.

III

LE MUET

Philippe Francoeur s'éveilla le premier. Il n'était pas encore jour. Des ténèbres profondes, à peine combattues par les lueurs ternes de quelques tisons agonisants, régnaient dans la cabane. Le matelot écouta un instant, en se soutenant sur le coude. La cadence régulière d'une respiration lui apprit que Guyonne dormait profondément. Il s'occupa aussitôt à ranimer le feu. Ensuite, il plaça sur les cendres chaudes un vase de terre cuite, dont la rude fabrication accusait un ouvrier peu exercé au pétrissage de la glaise, fit fondre dans le vase de la graisse, y versa des graines de maïs, puis de l'eau, boucha le tout avec un couvercle, et s'asseyant sur un billot de bois, surveilla la cuisson du déjeuner.

La flamme éclairait la cabane, et se livrait dans son intérieur à des jeux de lumière et d'ombre vraiment fantastiques. Cet intérieur était de la plus grande pauvreté. Quatre poteaux fichés en terre, reliés entre eux par des claies d'osier plâtrées de boue; un toit presque plat, percé au centre pour donner issue à la fumée, en formaient la bâtisse. Le long d'un des pans de la muraille s'étendait le lit sur lequel était couchée Guyonne. Vis-à-vis s'étalaient quelques grossiers ustensiles de ménage, de pêche, de chasse et de labour. A deux perches croisées sous le toit pendaient des chapelets de harengs, morues, sardines; des bottes d'herbages potagers et des guenilles sans nom. La porte, faite d'écorces, était placés au sud.

Alors que les clartés brillantes de la flamme commençaient à pâlir sous les feux de l'aurore, la jeune fille ouvrit les yeux.

Philippe, qui la guettait, s'approcha, d'elle sur-le-champ.

—Je suis bien, lui dit Guyonne, en devinant qu'il allait s'informer de sa santé.

—Et vos membres?

—Un peu courbaturés, répliqua-t-elle. Mais je puis marcher, et… monseigneur…

—Noble vicomte, il est cruellement changé! dit Philippe d'un ton ému.

—Ah! il vit! s'écria Guyonne avec transport.

—Il vit, oui. Mais le chagrin, les privations… Ah! il s'est passé de tristes événements depuis cette nuit… Et vous?

Guyonne ne répondait pas. Elle priait mentalement.

Le matelot, craignant de troubler la pieuse hymne que la jeune fille élevait de son coeur vers le trône de l'Éternel, le matelot sortit discrètement.

Quand il rentra, au bout d'un quart d'heure, Guyonne était levée.

—Nous allons déjeuner, dit gaiement Philippe; et ensuite, si vous vous sentez assez forte, nous démarrerons pour aller au camp. Le vicomte sera bien heureux.

Philippe acheva sa phrase par un coup d'oeil significatif à Guyonne qui rougit.

Le matelot connaissait parfaitement, avons-nous dit, le sexe du faux Yvon; mais un sentiment de délicatesse exquis l'empêchait de montrer, même en cette circonstance, à la jeune fille, qu'il avait cette connaissance. De son côté, Guyonne ne doutait pas que pour Philippe Francoeur son secret n'existât plus, mais sa pudeur l'empêchait aussi de féminiser sa personne. Il semblait qu'une convention tacite guidât ces deux êtres, si nobles, si purs, si dignes d'être unis par les liens d'une tendresse filiale et paternelle. Quand les âmes sont naturellement belles, elles font preuve dans leurs relations d'une suavité de manières d'autant plus grande qu'elles ont été moins dégrossies par l'éducation. L'amour ou la sympathie font éclore en elles des fleurs d'un parfum pénétrant. Elles inventent des cajoleries, des mignardises dont s'étonnent les gens des sphères raffinées. C'est que ces âmes ne se prodiguent pas; c'est qu'elles meurent fréquemment vierges de toute affection; c'est que rarement elles rencontrent l'âme soeur qui seule peut enfanter et développer aux rayons de ses tendresses la plante exotique dont le germe est caché sous les rugosités de leurs plis.

Cependant le Maléficieux avait servi le déjeuner sur un banc de bois.

Ce déjeuner était frugal: de la soupe au maïs et du poisson boucané rôti sur les charbons. Mais la faim l'assaisonnait, et les convives y firent honneur.

Quand ils eurent fini, Philippe dit à Guyonne:

—Comme ça, on est capable de naviguer jusqu'au camp?

—Oh! oui; partons, repartit-elle avec empressement.

—Un moment, un moment! Avant de mettre à la voile, il faut se lester, oui bien, par le trident de Neptune! Allons, buvez une gorgée!

Guyonne fit un signe de refus.

—Buvez, buvez! insista le matelot. Nous avons douze bons noeuds à filer, et une goutte de cette liqueur…

—Non, je vous remercie.

—Ça ne vous fera pas de mal, au contraire, oui bien… C'est une distillation de notre invention, voyez-vous, mon gars! Un tout petit coup!

Plutôt pour ne pas désobliger le matelot que par goût, la jeune fille accepta. Elle se contenta de mouiller ses lèvres à la gourde que lui tendait Philippe et la lui rendit. Le Maléficieux ingurgita trois ou quatre lampées, fit claquer sa langue contre son palais, la promena sur ses lèvres, et prenant dans un coin de la cabane deux bâtons ferrés:

—Levons l'ancre, dit-il en présentant à Guyonne un des bâtons.

Il ouvrit la porte, et un flot d'éblouissante lumière envahit la hutte.

—Marchez devant, dit Philippe à Guyonne. Je m'en vais matelasser l'huis de la cambuse…

—Comment!.

—Par tribord, vous ne savez donc pas tous les tours de diable que nous jouent ces damnés Soudards? Ah! s'ils dénichaient la pêcherie des Colons…

En disant cela, il amoncelait de la neige devant la porte de la cabane. Après quoi, il monta sur le faîte, calfeutra le trou avec un glaçon et le recouvrit aussi de neige amassée par le vent.

Dès qu'il eut terminé, Philippe rejoignit la jeune fille, qui contemplait tristement la mer.

—Qu'avez-vous, mon enfant? lui demanda-t-il en remarquant qu'elle avait les yeux gonflés de larmes.

—Oh! bon Philippe, je souffre! répondit Guyonne d'une voix brisée.

—Venez, reprit le matelot avec un accent sympathique qui la toucha au coeur; venez! vous me conterez vos peines chemin faisant; ça vous soulagera.

Elle s'arracha à sa pénible rêverie et le suivit.

Le ciel était clair et d'un bleu de turquoise. Dans le miroir de l'Atlantique le soleil réfléchissait ses paillettes d'or. Une brise légère fredonnait à travers les rameaux des arbres chenus. C'était la mise en scène d'une de ces belles journées d'avril, grosses des promesses du printemps. Le cadre n'appartenait plus à l'hiver, le tableau le représentait encore, mais ses teintes glaciales allaient se dégradant comme dans un diorama; l'imagination voyait déjà les tapis verts de la végétation se substituer à la nappe de neige déployée sur la terre.

Les deux piétons marchaient en silence, comme absorbés par leurs propres réflexions.

Le chemin qu'ils parcouraient était d'ailleurs difficile, coupé de fondrières et de monticules formés par le tassement des glaces. Mais lorsqu'ils se furent un peu éloignés du rivage de la mer, la route devint plus praticable. Philippe Francoeur dit alors à Guyonne, en hochant la tête:

—Voilà cinq ans!

—Cinq ans! répéta-t-elle comme un écho.

—Ah! ce maudit Chedotel!

La jeune fille pâlit.

—Si jamais je jette sur lui mon grappin…

—Probablement le Castor aura fait naufrage.

—Naufrage! non, répliqua Philippe d'un ton sombre. J'ai là quelque chose qui me dit… Mais suffit. Par la fourche de Neptune, la carcasse du Maléficieux est encore solide, oui bien!

—Mon Dieu! quelle existence pour monseigneur le vicomte! murmura la jeune fille.

—Une existence qui l'a blanchi et courbé comme un vieillard, dit amèrement Philippe. Vaillant jeune homme il a tout supporté, la faim, la soif, le froid, le dénûment et sans se plaindre, sans gémir! Il nous encourageait; il… Pauvre jeune homme!

Le vieux marin essuya une larme avec la manche de son habit.

—Et vous? dit-il brusquement pour faire trêve a ses cuisants souvenirs.

—Moi! dit Guyonne du ton d'une personne interrompue au milieu d'une profonde préoccupation.

—N'avez-vous point disparu dans la nuit de la révolte des Soudards?

—Cette nuit-là même!

—Et comment?

—Vous vous souvenez, dit Guyonne, que j'étais malade?

—Oui bien, vous aviez la fièvre… une suite de…

—La chute que j'avais faite et dans laquelle je m'étais cassé la jambe.

—C'est vrai, je me le rappelle, comme d'hier.

—Monseigneur avait eu la bonté de me venir visiter, continua Guyonne en baissant les yeux.

Le matelot sourit d'un air fin.

—Et puis, poursuivit-elle, vous êtes entré en criant: aux armes! et j'ai entendu des coups de mousquet.

—Les brigands, ils voulaient nous égorger!

—Tandis que j'écoutais, sans pouvoir me bouger, le Muet…

—Le Muet, qu'est-ce que c'est que ça?

—L'homme qui m'avait sauvé la vie.

—Ah bien! cette espèce de singe qui a tué Brise-tout?

—Je ne sais, dit Guyonne, mais…

—Par le trident de Neptune, il vous lui a planté un couteau pleine poitrine à ce diable de Camus, comme l'appelait Nabot, à telle enseigne que les routiers voulaient lui faire danser la danse des pendus, et sans monseigneur de Ganay… Mais vous disiez?

—Le Muet entra dans la cabane où j'étais couchée. En m'apercevant, le pauvre homme se jeta à genoux, riant et pleurant tour à tour comme un fou, me faisant des signes et…

—Et?

—Et baisant mes mains!

—Ah! le fripon! s'écria Philippe.

—Et, reprit-elle vivement, il modéra ses accès de démence, prêta l'oreille, entre-bailla la porte, lança un regard au dehors, revint près de moi, m'enroula dans les couvertures du lit, me plaça sur son épaule…

—Oui-dà, fit le Maléficieux s'arrêtant court.

—Me plaça sur son épaule et se mit à courir.

—J'y avais songé, dit Philippe en se frappant le front.

—Il m'était impossible de résister. Une torpeur accablante paralysait tous mes mouvements. A peine avais-je la conscience de ce qui m'arrivait. Le Muet marcha jusqu'au bord de la mer. Là, il me déposa dans un canot, et se mit à ramer en poussant un cri bizarre que je lui avais déjà entendu articuler quand il avait été heureux à la chasse ou à la pêche.

—Mais qu'était-ce donc que cet homme? s'enquit Philippe.

—C'était mon père! répliqua Guyonne avec émotion.

—Votre père!

—Ah! je n'en puis douter. Il avait sur la poitrine un signe que j'ai vu un jour…

Elle se mit à fondre en larmes.

—Comment! dit le Maléficieux quand elle se fut un peu calmée.

Guyonne reprit d'une voix entrecoupée de sanglots:

—Il avait fait naufrage; on le croyait mort. Ma mère se remaria; mais il paraît qu'il avait réussi à aborder sur l'île de Sable, où l'absence de tout compagnon le rendit sans doute muet et idiot à la longue.

—C'est bien étrange… bien étrange… Qu'est-il devenu?

—Il est mort!

—Mort!

—Oui, hélas! Mais laissez-moi vous finir mon récit.

Soit que ma fièvre se fût augmentée, soit que la fatigue l'emportât sur ma résolution de rester éveillée, pour voir où il me conduisait, je m'endormis. Lorsque je m'éveillai, il était à côté de moi, semblant attendre ce moment pour m'offrir à boire. Mon corps était étendu sur le gazon et un arbre touffu nous abritait contre la chaleur du jour. Recueillant mes souvenirs, je pensai que le pauvre insensé nous avait transportés dans une autre partie de l'île de Sable. Pour m'en assurer, je lui fis des signes qu'il ne comprit pas ou feignait de ne pas comprendre.

—Il était fou, dit le matelot.

—Oui, hélas! il avait perdu la raison. Il construisit promptement une cabane avec des branchages. C'est dans cette cabane que nous avons passé cinq années!

—Mais où étiez-vous?

—Je ne sais. Dès que ma santé me fut revenue, un matin, je profitai de son départ pour essayer une reconnaissance, et bientôt je dus me convaincre que nous avions quitté l'île de Sable. Le point où nous nous trouvions était un îlot, ayant au plus une lieue de circonférence. Cette découverte me plongea dans une stupéfaction affreuse. Je cherchai le canot qui nous avait amenés. Mais sans doute il l'avait submergé, car je n'en aperçus aucun vestige.

Guyonne se tut, et Philippe Francoeur la considéra avec une surprise profonde.

Au bout d'un instant, elle reprit;

—Oh! si vous saviez, Philippe, comme il fut toujours bon et dévoué pour moi, quoiqu'il ne me reconnût pas, lui! J'étais son idole. Quand il me voyait triste, il se couchait à mes pieds et pleurait; quand parfois j'étais gaie, il avait des accès de joie… Pauvre malheureux, il a péri pour moi! Sa mort a encore été un sacrifice pour me sauver… Durant les cinq années que j'ai coulées avec lui sur cet îlot, il n'a jamais manifesté d'humeur… Il ne voulait pas me voir travailler. A peine me permettait-il de l'accompagner à la pêche ou à là chasse! Pauvre Muet, pauvre père bien-aimé! car c'était mon père, j'en suis sûre, voyez-vous! Cette marque sur sa poitrine, je me la rappelais bien. Le bon Dieu veuille avoir son âme! Lorsque je faisais mes dévotions, il s'agenouillait près de moi et semblait aussi adresser une invocation au ciel.

—Quelle étrange aventure! dit le matelot. Et votre subsistance? ajouta-t-il.

—Oh! il y pourvoyait abondamment. L'îlot est plein de gibier. Le Muet était d'une adresse extraordinaire. Il s'était fabriqué un arc et rarement ses flèches manquaient le but.

—Mais l'hiver?

—Nous vivions de poisson fumé. Avec des peaux de veau marin je faisais mes vêtements. Quant aux siens, il les façonnait lui-même sans vouloir que j'y misse les mains.

—Refusait-il de vous ramener à l'île de Sable?

—Bien souvent, vous le comprenez, je témoignai ce désir. Mais alors il sanglotait, et ses larmes me tombaient sur le coeur…

—Quelle horrible situation! dit le matelot avec attendrissement;.

—Oh! j'ai bien souffert, allez! répliqua Guyonne. Cependant, si grandes qu'aient été mes souffrances, durant ces longs jours de misère et d'abattement, elles n'ont pas égalé celles que j'ai ressenties, quand je l'ai vu disparaître sous les flots.

—Il s'est noyé!

—Hier nous étions allés à la pêche sur un banc de glace qui s'était fixé à la rive sud de l'îlot. Pendant que nous pêchions, un ours énorme arriva près de nous. Mon père se précipita au-devant de l'animal, qui l'enlaça dans ses pattes et le broyait dans cet embrassement, lorsque je volai à son secours. A ce moment, la glace se rompit et l'infortuné s'enfonça dans le gouffre avec le monstre.

—Mais vous?

—Par hasard, je me trouvais sur le glaçon détaché, répondit Guyonne avec des larmes dans la voix. L'ours revint sur l'eau, il suivit le glaçon à la nage et essaya de grimper dessus; je le tuai avec une pique, mais je tombai moi-même dans la mer. Ce fut avec beaucoup de difficultés que je réussis à rattraper ma planche de sauvetage…

—Pauvre chère enfant! s'écria Philippe en attirant la jeune fille sur sa poitrine.

IV

PHILIPPE ET GUYONNE

Oubliant son rôle, Guyonne se jeta au cou du matelot et l'embrassa tendrement.

—Chère enfant! reprit Philippe avec effusion. Oh! je suis aussi heureux de vous avoir retrouvée que si vous étiez ma propre fille. Cependant, dites-moi, par quel hasard avez-vous été comprise dans la catégorie des déportés?

La jeune fille raconta son histoire.

—Oh! c'est beau, trop beau! s'écriait le Maléficieux en écoutant le récit de cet admirable dévouement.

—Mais, sainte Vierge, je n'ai fait que mon devoir, répondit Guyonne avec une charmante candeur. Vous ne savez pas combien mon beau-père aime son fils! Si on le lui avait arraché, il serait mort de chagrin; oh! c'est sûr. Et, d'ailleurs, ce pauvre Yvon, est-ce qu'il était capable d'endurer les fatigues et les privations de la vie coloniale? Moi au contraire, j'étais naturellement forte; mon départ ne devait causer qu'une affliction temporaire au vieux Perrin. Vous voyez donc bien que ma conduite est toute simple. A ma place, est-ce que vous n'en eussiez pas fait autant, vous, Philippe?

—Moi, moi! dit le Maléficieux en la couvrant de caresses, moi, je ne sais trop. Ainsi… Enfin, ça n'empêche… je ne croyais pas qu'il y eût tant de vertu sous une cotte, oui bien, par la fourche de Neptune. Mais monseigneur de Ganay sait-il tout cela?

—Oh! s'écria la jeune fille avec un geste suppliant, je vous en prie,
Philippe, qu'il l'ignore toujours!

—Qu'il l'ignore! et pourquoi, mon enfant?

—Pourquoi? dit-elle en fixant sur le Maléficieux ses beaux yeux mouillés de pleurs.

—L'action que vous avez accomplie n'est-elle pas héroïque, comme dirait feu notre ami Grosbec.

—Mais, j'ai fait un mensonge à monseigneur; c'est un gros péché!

Philippe sourit.

—Que ne commet-on souvent de pareils péchés, noble fille! il y aurait moins de croquants sous la calotte du ciel; oui bien… Au surplus, Guyonne, ajouta-t-il d'un air fin, vous n'êtes peut-être pas ce que vous croyez être!

—Hein? fit la jeune fille surprise.

—Bien, bien; je m'entends. Le Maléficieux a bon oeil, bon nez, bonnes oreilles.

La soeur d'Yvon envoya au matelot un regard plein de curiosité.

—Ah! dit-il joyeusement, je vous ai mis la puce à l'oreille, demoiselle Guyonne! Hé! hé! nous redevenons fille à ce qu'il paraît. Par les flèches de Cupidon, comme ces grands yeux-là me mitraillent! Si madame ma mère m'avait seulement conçu et mis au monde vingt-cinq ans plus tard, hé! hé!

—Méchant! vous n'auriez pas été ici, et la pauvre Guyonne eût succombé, répliqua-t-elle en partageant la gaieté de son compagnon.

—C'est ma foi vrai, dit Philippe, émerveillé de cette observation qui lui parut très-profonde.

Après ces mots, ils marchèrent pendant quelque temps en silence. Guyonne était femme malgré tout; et les demi-confidence du Maléficieux lui avait mis la puce à l'oreille, suivant l'expression de ce dernier. Se rappelant son entretien avec le vicomte de Ganay, un instant avant la révolte qui avait favorisé son enlèvement, elle soupçonnait un mystère. Mais quel était ce mystère? Voilà ce que se demandait intérieurement la jeune fille, voilà ce qu'elle brûlait de demander à Philippe, voilà ce qu'elle n'osait faire, ce qu'elle ne pouvait résoudre. Le matelot la lorgnait malicieusement en dessous; mais soit qu'il ne voulût pas parler, soit qu'il craignît d'en avoir trop dit, il se taisait.

Tous deux côtoyaient alors le bord de la mer. Une chaîne de collines de glace entassées sur le rivage les empêchait de découvrir l'Atlantique. Parvenus à un coude, ils furent tout à coup arrêtés comme dans une impasse. En cet endroit, les flots avaient empilé des môles de congélations qui obstruaient la voie. Il était indispensable de franchir cette barricade, car elle s'étageait au milieu de l'unique sentier qui conduisît au camp. Essayer de tourner l'obstacle eût été périlleux, vu l'épaisseur des couches de neige dont la terre était encore cotonnée.

—Diable! exclama le Maléficieux, en mesurant de l'oeil l'obstacle au pied duquel ils venaient d'arriver; diable! voici une citadelle qui ne semble pas des plus aisées à emporter! Bon signe, toutefois, bon signe! Par la bouche de Neptune, j'aime mieux voir ces rochers de glaces qu'une gelée blanche! Ça, au moins, ça indique que monsieur l'hiver fait la grimace à monsieur le printemps qui lui répond par une nique. Allons, Yvon, donnez-moi la main et à l'assaut!

—Oh! dit Guyonne, merci, je monterai bien toute seule.

—En avant donc!

Ils commencèrent à gravir, en s'aidant de leurs piques, de leurs mains et de leurs genoux. Mais l'ascension était plus difficultueuse encore que le matelot n'avait supposé. Les blocs de glace avaient été précipités pêle-mêle les uns sur les autres; et tantôt ils projetaient une arête aiguë, tranchante, tantôt offraient un angle rentrant, tantôt une surface plane et lisse de cinquante au soixante pieds carrés. S'élever sur ces concrétions monstrueuses était un projet téméraire autant que dangereux. Four le réaliser, il fallait plus que de l'audace,—du sang-froid;—plus que de la force, un coup d'oeil sur,—Guyonne fut bien obligée d'avoir parfois recours à son compagnon, et celui-ci, quoiqu'il lui répugnât d'en appeler à l'assistance de la jeune fille, fut également obligé de réclamer ses services en plus d'une occasion. Enfin ils atteignirent une espèce d'anfractuosité située presque au sommet de cette Alpe factice. Là ils s'arrêtèrent afin de reprendre haleine. Pour être au faîte, ils n'avaient plus qu'à escalader un énorme glaçon dressé perpendiculairement sur le flanc. Mais, tandis que le Maléficieux empruntait philosophiquement une dose de vigueur à sa gourde, la glace manqua sous les pieds des deux voyageurs, et ils tombèrent dans une fondrière.

Un cri de joie jaillit de la poitrine de Guyonne. Mais Philippe, quoique surpris par la soudaineté de l'éboulement, ne perdit pas la tête. Dans sa chute, il se raccrocha au bord de l'excavation; et, grâce à ses gants de peau, il put se soutenir assez pour calculer la largeur de l'orifice. Remarquant qu'il était étroit comme le tuyau d'une cheminée, il s'arc-bouta à la paroi opposée, tira son couteau, le ficha entre deux glaçons, mit le pied sur le manche et sortit, du puits.

Une minute à peine lui avait suffit pour opérer son sauvetage.

Restait Guyonne.

Philippe aussitôt se couche à plat ventre, passe la tête dans la gueule de la fosse et aperçoit la jeune fille. Elle est à plus de dix pieds au-dessous de lui. Mais elle est debout, elle lui parle; le matelot respire.

—Les deux bâtons ferrés sont près de vous, n'est-ce pas? dit-il.

—Les voici.

—Plantez-en un à la hauteur de vos hanches; vous enfoncerez l'autre à la hauteur de votre tête, vous monterez sur le premier, en vous servant du second comme d'un point d'appui pour vos mains. Là, je vous tendrai ma ceinture, pour vous aider à vous établir à califourchon sur la deuxième pique, d'où il sera possible de vous haler, en me donnant les mains.

Guyonne se hâta de mettre ce plan à exécution.

Il eut tout le succès désirable. La jeune fille fut enfin dans les bras de son ami.

—Chère enfant, vous n'êtes pas blessée, au moins!

—Non, non, mon brave Philippe.

—Mais du sang! s'écria le matelot palpitant d'inquiétude.

—Oh! ce n'est rien, une légère écorchure que je me suis faite à la joue.

Philippe examina la blessure; elle était effectivement insignifiante.

—Sainte patronne, comment nous tirer d'ici? demanda Guyonne.

Le matelot réfléchit pendant une minute.

—Il n'y à qu'un moyen, dit-il ensuite. Je vais m'adosser à ce glaçon et vous faire la courte échelle.

—Et vous, Philippe?

—Moi! Oh! rassurez-vous. Est-ce que je n'ai pas le pied marin? est-ce qu'il y a un chat capable de passer là où le Maléficieux ne passerait pas?

—Dame! dit Guyonne en souriant, c'est qu'un chat serait fort embarrassé pour…

—Ta! ta! ta! L'escalier est prêt; houp!

Il s'était planté debout contre le monolithe de glace, le buste droit, la jambe gauche un peu avancée et un peu ployée, les bras collés aux mains, et les mains croisées, la paume tournée vers la face.

Guyonne, saisissant Philippe par la manche de son habit, posa un pied sur le genou du matelot, l'autre dans l'étrier formé par ses doigts, puis s'exhaussa sur ses épaules, sur sa tête, et finalement s'assit à la crête du glaçon.

—Et la descente! demanda le Maléficieux.

—Oh! fort aisée.

—Heureusement! pensa Philippe.

—Mais, pour l'amour du ciel, comment ferez-vous? dit Guyonne.

—Par le diable, je ferai comme… hum! hum! hum!… Ah! j'y suis…

En achevant ce monologue, le Maléficieux retira de sa poche une corde à noeuds.

—Mort de vie, dit-il, j'avais oublié ma garcette. Attrapez! et amarrez-la quelque part.

Il lança le bout de la corde à Guyonne qui l'attacha à un bloc de glace.
Philippe se suspendit au câble et grimpa avec l'agilité d'un écureuil.

—Ouf! souffla-t-il en rejoignant sa compagne! Si la route de l'enfer est aussi raboteuse que celle-ci, je plains ma pauvre âme!

—Oh! ne blasphémez pas, mon cher ami. C'est mal que de plaisanter des choses sacrées, dit Guyonne avec un accent de doux reproche.

—Vous avez raison, répliqua Philippe. Mais que voulez-vous, nous autres loups de mer, nous avons toujours le petit mot pour rire, oui bien! Voyons, maintenant laissons-nous couler!

Le versant méridional de la montagne de glace était en pente assez unie.
Nos héros furent promptement au bas.

—Mille sabords! s'écria Philippe d'un ton moitié colère, moitié lamentable.

—Qu'y a-t-il!

—Par la fourche de Neptune, ma gourde est demeurée dans le trou. Pas plus de chance qu'un vaisseau qui a perdu son gouvernail! Une gourds toute pleine! J'ai envie d'aller la chercher.

—La chercher!

—Elle était toute pleine, répéta piteusement le matelot en dévorant des yeux le monticule.

—Mais Philippe, vous ne commettrez pas cette folie!

—Au fait, dit-il en se ravisant, elle n'est qu'égarée. Après la fonte des neiges, je pourrai la ravoir, oui bien! Alarchotis! C'est une fameuse gourde, tout de même. Je ne l'aurais pas échangée pour dix angelots d'argent.

—Je crois bien, riposta Guyonne en riant. De quelle utilité vous seraient dix angelots d'argent, voire même d'or.

—Elle à de l'esprit comme un démon! marmotta Philippe.

Puis il ajouta à voix haute;

—Nous approchons, Yvon. A présent, reprenez le nom de votre frère.
Personne autre que monseigneur de Ganay, vous et moi, ne doit savoir…
Vous comprenez, mon enfant?

—Oh oui! exclama Guyonne en le remerciant du regard.

—Avant d'outrer au camp, vous vous arrêterez, afin que j'aille prévenir le vicomte.

—Mais, dit la jeune fille, êtes-vous tous réunis?

—Tous réunis, jour de Dieu! Non, hélas! Ce misérable Pierre a été pour nous un brandon de discorde et un agent de malheur. Ce fut à son instigation que les soudards s'insurgèrent pour la première fois, il y a cinq ans. Depuis lors, ni la communauté de misères, ni les tentatives de M. de Ganay n'ont pu les amener à de meilleurs sentiments. Je m'imagine que ce scélérat de Pierre les a ensorcelés. A vingt reprises nous avons été contraints de les repousser par la force des armes; à vingt reprises ils ont tenté de nous surprendre, à la faveur de la nuit, et de nous massacrer. Cependant, Dieu sait si le vicomte a été indulgent pour ces bandits. Sans lui, ils auraient tous crevé de faim. Tout a été inutile. Présentement, ce qui reste de cette clique est disséminé sur l'île, et subsiste par le pillage de nos biens. Mais ce Pierre, ce Pierre!… Ah! si jamais je lui mets la main au collet…

Un geste menaçant compléta la phrase de Maléficieux, dont les traits contractés annonçaient une colère sourde et terrible.

—Mais j'aperçois le quartier-général, reprit-il après quelques minutes.
Yvon, cachez-vous derrière ces pins je cours avertir monseigneur de
Ganay.

Ayant affectueusement pressé la main de Guyonne, Philippe Francoeur s'éloigna à grands pas.

V

FRAGMENTS DE JOURNAL

Nous sommes dans une petite chambre quadrangulaire.

Cette chambre a une apparence plus que rustique. Ses murailles sont tendues de pelleteries bariolées, au milieu desquelles se mêlent le manteau chatoyant du renard argenté, la toison bouclée de la brebis, le poil ras et luisant du phoque, et la blanche robe de l'hermine. Une simple toile jaunie par l'usage dérobe le plafond. Sur le plancher, en guise de tapis, s'étend une mosaïque de peaux. Le mobilier est rare; quelques escabeaux de bois, deux valises, un bahut grossièrement fabriqué et une lourde table le composent. Une large cheminée en cailloux non crépis embrasse tout un côté de la pièce. Le côté parallèle est occupé par un lit recouvert de pelleteries comme les murailles, et le plancher. Au milieu de l'un des deux autres côtés, on voit une fenêtre carrelée de parchemins en place de vitres, et une porte basse vis-à-vis.

Des armes sont pendues ça et là ou réunies en faisceaux.

Un homme est assis près de la table; il a les jambes croisées l'une sur l'autre, le coude gauche appuyé sur la cuisse et la tête soutenue dans la paume de sa main. Devant lui gisent divers papiers et un cahier qu'il feuillette avec distraction. Cet homme est entièrement vêtu de fourrure. Une épée à la coque ornée d'un ruban flétri est passée à sa ceinture. Il porte longs cheveux et longue barbe; barbe et cheveux sont bruns, soyeux et abondants. Sa physionomie a une beauté typique. Visage bronzé par le hâle; traits réguliers, fins, traits de race; expression fière, mais empreinte de mélancolie; oeil vif, hardi, et cependant voilé par une douleur lente et continue; taille mince, hardie dans son jet, quoique un peu voûtée par l'habitude de la concentration; tel est le portrait de cet homme à qui l'on donnerait de trente-cinq à quarante ans.

—Avec quelle rapidité fuit le temps, murmurait-il on tournant une à une les pages du manuscrit, couvertes d'une écriture cursive, serrée. Bientôt cinq années!—cinq années d'afflictions!—Pourtant, il me semble que c'est hier seulement que nous avons débarqué. Vivons-nous donc plus d'espérance que de souvenir? Bon ou mauvais, le passé s'escompte toujours à la banque de l'avenir, et, rarement, le présent est un billet qui, pour nous, a de la valeur. Chose indéchiffrable que la vie humaine! Pour éveil, nous avons un rêve. Que vaste est donc la distance qui sépare notre petitesse de la grandeur divine! Ne pas même posséder la maîtrise de sa volonté!

Il s'arrêta et regarda la flamme de la lampe qui brûlait sur la table; car, bien qu'il fît grand jour, les carreaux de parchemin tamisaient à l'intérieur trop peu de clarté pour qu'il fût possible de lire sans le secours d'une lumière.

Après un instant de muette contemplation, ses yeux se reposèrent sur le manuscrit.

Isle de Sable, 29 octobre 1598.

«Seigneur, Seigneur! ne vous lasserez-vous pas de frapper votre humble serviteur! Voyez, mon corps est abattu, mon âme endolorie; je marche, à l'abîme du désespoir.

»Quelles émotions m'agitent! je sens et je ne sens pas. Les pensées montent à mon cerveau comme les bulles montent à la surface de l'eau bouillante. Tout me frappe; tout me navre. Je voudrais pouvoir pleurer; les larmes me soulageraient; mais mes yeux sont secs et brûlants. Je n'ai pas même la faiblesse de la douleur. Les peines m'épuisent, et j'ignore où est mon mal. C'est bien étrange! A ma chère France, à ma bien-aimée Laure, pourtant je songe moins. Les privations de toute espèce me trouvent indifférent, mais je souffre! Mystère, me permettras-tu de déchirer ton voile? D'où vient cette agitation; d'où viennent ces troubles, dis? J'attends avec impatience le retour du marquis de la Roche, et je ne sais pourquoi je crains de le voir arriver. Cotte île, elle me plaît, toute stérile qu'elle est. Y demeurer avec une femme tendre et vertueuse, entouré de vassaux honnêtes et laborieux, me paraîtrait un bonheur! Une femme, ai-je dit… Qu'est-elle devenue, elle qui était parmi nous? Comment, dans quel but s'était-elle glissée au sein de cette troupe de malfaiteurs? Elle avait l'air bon; sa conduite était, exemplaire; son courage, son énergie, surpassaient l'imagination, et puis quelle mâle beauté sur son visage! Oh! la vie de cette femme devait celer un bien profond secret! Sans doute quelque sublime dévouement l'avait poussée… Mais, ne suis-je, pas; insensé! Cette, femme avait peut-être un amant parmi les déportés! Oh! non, non, bannissons cette monstrueuse, présomption! Elle, un amant! elle, une femme, dépravée! cela, n'est pas, mon coeur me le dit, ma raison me le prouve! Est-ce ainsi que j'honore la mémoire de celle qui, au péril des siens, sauva les jours de monseigneur de la Roche et les miens? Ma reconnaissance se traduirait par une insulte! Ah! pardonne, noble inconnue, pardonne, si tu es morte; ignore, si tu respires encore. Dieu! comme, elle était belle! Quel port de reine! Quelle dignité dans la maintien! Quelle angélique douceur sur sa figure! Non, cet ange n'avait pas reçu sa naissance dans la cahute d'un serf; je me refuse à le croire. C'est un manoir qu'elle eut pour berceau; ce sont de hauts et puissants seigneurs qu'elle eut pour parents… Encore cette pensée! elle m'obsède sans cesse! je la chasse sous une forme, elle me reparaît sous une autre. Je ferme les yeux elle se réfléchit comme dans un miroir; je les rouvre, elle est devant moi je me promène, elle me suit; je travaille, elle se mêle à mes labeurs; je me couche, elle est sous mon chevet; je m'endors, elle voltige au-dessus de ma tête. On dit que la Providence divine nous envoie souvent des avertissements pour nous instruire; en serait-ce un? A quoi bon m'en occuper? A quoi bon m'user à la recherche d'une chose désormais inutile? Plus de deux mois ne se sont-ils pas écoulés depuis sa disparition? N'ai-je pas fait battre l'île en tous sens, fouiller tous les taillis, dans l'espoir de la retrouver? Le lac n'a-t-il pas été sondé par Philippe?… Pauvre jeune fille, elle est morte! peut-être de mort horrible! Qui sait? peut-être que, durant la nuit de la rébellion, un de ces misérables… Oh! je frémis à cette seule appréhension. Quoi! il se serait rencontré un être à face humaine assez lâche, assez féroce pour profiter de l'état de malaise de cette pauvre enfant!… Mon Dieu, les hommes sont donc bien méchants, puisqu'ils peuvent même supposer la possibilité de pareils crimes!… Des ténèbres épaisses m'environnent. Ces papiers recueillis à bord de l'Érable… ce portrait dont la ressemblance avec elle est si frappante… ce portrait, je viens de l'examiner de nouveau attentivement. Plus je le compare, plus mes soupçons prennent consistance. C'est sa fille; quelque chose me le crie au fond des entrailles. Ai-je le droit de me mentir à moi-même? Et ne me rappelé-je, pas les dernières paroles échangées, entre elle et moi? Quand je lui ai demandé s'il était vrai qu'elle se nommât Yvon, n'a-t-elle pas balbutié; puis n'a-t-elle pas avoué son sexe?… Quel dédale! je m'y perds… Ne jamais la revoir! n'être pas certain de connaître la vérité! Seigneur, aidez-moi à effacer toutes ces impressions qui m'ardent comme autant de fers rouges! Rétablissez la paix dans mon âme, et que je puisse renoncer à des mondanités condamnables, pour remplir mes devoirs envers vous et envers tous ces pauvres gens que vous m'avez donné mission de former à l'adoration de votre nom et à l'obéissance à vos saintes lois!»

Le jeune homme n'avait pas parcouru ces lignes sans faire de fréquentes pauses pour méditer.

—Mon Dieu! s'écria-t-il en achevant, les heures, les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années, se sont écoulés, et ni le temps, qui ronge tout, ni les maladies physiques, qui affaiblissent le corps, ni les maladies morales, qui oblitèrent la sensibilité, n'ont pu user ces empreintes laissées sur mon esprit et sur mon coeur. Le Tout-Puissant n'a pas eu pitié de moi!

Il baissa tristement la tête et souleva avec son pouce quelques feuilles du journal.

2 janvier 1599.

«Comme la journée d'hier m'a doucement ému! J'étais bien loin de m'attendre à cette délicieuse surprise. Brave Philippe! quel coeur sous sa rude enveloppe de matelot! C'est lui, sans nul doute, qui a décidé les colons à me souhaiter une heureuse année! Oh! j'aurais été bien heureux, si tous ils étaient venus! La certitude que j'avais des ennemis ici, où tous nous devrions être unis comme des frères, a répandu un léger nuage sur cette fête de famille. Fasse notre divin Rédempteur que les soudards,—ces brebis égarées plutôt par la lassitude que par la malignité,—ne persévèrent pas dans leur endurcissement! Combien il eût été agréable de remercier tous ensemble le ciel qui a daigné jusqu'ici pourvoir à notre subsistance, et de le supplier de nous continuer ses bienfaits! Que c'eût été dignement et délicieusement saluer l'aube d'une nouvelle année!—Il était huit heures quand mes chers colons sont arrivés, parés de leurs meilleurs vêtements. Philippe marchait en tête. L'honnête matelot a essayé de me débiter un compliment; mais l'éloquence ne répondant pas à son intention, il s'est jeté à mes genoux, et a baisé ma main, en s'écriant les larmes aux yeux:—Excusez, monseigneur, j'aurais voulu… j'aurais désiré… enfin, pour vous dire la chose en deux mots, les camarades et moi nous vous souhaitons toutes les prospérités…—Bien, bien, Philippe, ai-je répondu, en voyant qu'il ne pouvait continuer. Et m'adressant à la troupe, qui criait à tue-tête: Vive, vive! monseigneur de Ganay! j'ai fait un petit discours qui a touché ces bonnes gens. Ensuite, nous avons élevé nos coeurs à Dieu!—Le dîner a été gai, plus copieux que d'ordinaire, et au dessert j'ai fait distribuer le reste de la dernière barrique d'eau-de-vie qui nous restât! Étaient-ils joyeux mes sujets! En un instant, ils oublièrent les incertitudes de leur situation, les rigueurs de cet horrible hiver qui soumet la mer elle-même à son empire! Ils oublièrent que si, demain, la pêche manquait nous mourrions de faim! Ah! si je pouvais oublier, moi! hélas!»

6 février.

«C'est horrible! deux de nos hommes ont été gelés ce matin en allant à la chasse. On me dit que les soudards sont en proie à la famine. Je vais leur envoyer un peu de poisson. Pourquoi, mon Dieu! refusent-ils de suivre mes conseils.»

11 février.

«Dieu tout-puissant, éloignerez-vous de moi ce calice d'amertume! Il a fallu nous défendre contre le meurtre conduit par le pillage; il a fallu verser le sang de nos frères!—L'esprit malin s'est-il emparé de ces malheureux? Dans la matinée, ils sont arrivés, armés jusqu'aux dents; et, sans la valeur de nos colons, nous serions tombés sous les coups de ces forcenés. La lutte a duré deux heures. Il tombait une neige abondante! Nous fûmes obligés de faire usage de nos mousquets. Six hommes ont été tués; deux colons et quatre soudards. Cette leçon profitera-t-elle aux derniers? J'en doute. A moins que leur chef, ce Pierre, ne périsse, ils reviendront tôt ou tard à la charge. Par malheur, nous n'avons plus que quelques onces de poudre et j'ai tout lieu de craindre qu'ils n'en possèdent encore une grande quantité. Si j'en croyais le Maléficieux, nous marcherions sur les baraques des soudards et les forcerions à nous livrer leurs armes. Mais ce plan me répugne. Il ne pourrait s'effectuer que par des moyens violents; je préfère attendre encore. Dieu aidant, les infidèles rentreront au bercail. Seulement je vais enjoindre à mes gens de tâcher de s'emparer de Pierre. Si je réussis à le prendre, l'ordre régnera promptement et nous pourrons en sûreté entreprendre au printemps prochain la culture des terres.»

1 mars.

«La colère divine pèse sur nous de tout son poids. Mon Dieu, que votre sainte volonté soit faite, sur la terre comme au ciel! Mais, je vous en supplie, épargnez ces pauvres malheureux… Le scorbut sévit au camp!»

2 mars.

«Un routier, le nommé Ludovic Bernard, est mort du scorbut, ce matin, à dix heures. Deux autres sont affectés de cette horrible maladie. Un soudard a déserté pour venir se joindre à nous. J'ai donné des ordres pour qu'il fût bien reçu. Espérons que son exemple trouvera des imitateurs.»

—Le misérable! dit le lecteur en se levant avec agitation; il avait été dépêché par ses complices pour m'assassiner. Sans la prudence de Philippe qui découvrit le complot, c'en était fait de moi.

Il fit quelques tours dans l'appartement, revint s'asseoir et ouvrit le cahier au hasard.

7 avril.

«Le froid est toujours excessif et nous avons faim… Ah! que c'est hideux, la faim! Des visages rechignés, des esprits irritables; des hommes qui sanglotent ou blasphèment, voilà, pour mon entourage. A l'exception de Francoeur, dont la fermeté et l'abnégation sont à toute épreuve, je ne vois que prostration et haine à mes côtés! Moi-même, je sens fléchir mon énergie. J'ai faim… La pêche ayant soudain fait défaut, nous avons mangé des peaux de lapin bouillies; puis nous avons creusé dans la neige pour extirper quelques racines, et, au moment où j'écris, cette dernière ressource manque… Mon Dieu! j'apprends qu'ils veulent déterrer les cadavres des deux hommes gelés en mars, pour assouvir le besoin qui les presse… Seigneur, Seigneur, faites que cette profanation n'ait pas lieu!»

8 avril.

«J'ai la fièvre, ma tête brûle, une sueur froide trempe mon corps… Mes cheveux se hérissent sur ma tête… La plume tremble dans ma main! Infortunés, ils ont réalisé leur dessein. Ces corps morts, ces corps livides, ils les ont retirés de dessous les glaces… je n'ose achever…»

9 avril.

«Dieu tout-puissant, fais-moi mourir… la faim me dévore… Il y a du feu dans mon estomac… Oh! si je pouvais mourir…»

—Oui, dit le jeune homme, je souhaitais de mourir alors! Mais c'était moins à cause des épouvantables tiraillements d'entrailles que j'endurais, qu'à cause des sinistres projets que le jeûne enfantait dans mon cerveau! J'en frissonne… Il me prenait des fureurs de cannibale! Loin de me répugner, la chair humaine m'attirait invinciblement. Je me souviens que je me suis levé de mon lit, j'ai saisi mon poignard, et si, dans ce moment, un homme se fût présenté, je l'aurais égorgé pour sucer son sang, déchirer ses membres avec mes dents… Horreur…

Il cacha son visage dans ses mains et demeura plongé dans une préoccupation interrompue, d'intervalle en intervalle, par des tressaillements spasmodiques.

Un bruit venu du dehors arracha le rêveur à ses amères réflexions. Il courut à la fenêtre, et s'apercevant que le bruit avait été produit par la chute d'une avalanche de neige tombée du toit de la maison où il se tenait, il retourna à son siège.

Agitée par un courant d'air, la page du manuscrit se balançait à droite et à gauche.

Le jeune homme, du bout du doigt, la coucha sur le verso, et son visage s'égaya à la vue de la date suivante:

1 mai 1599.

«Enfin le printemps a fondu les frimas de l'hiver. Souriante est la nature; mon âme nage dans une suave ivresse. Ah! qui saurait méconnaître la bonté de Dieu à la vue des magnificences déployées autour de nous! Ce soleil chaud et vivificateur qui baigne l'or fluide de ses rayons dans la mer; ce ciel sans tache, qui éblouit par la pureté de son azur, et puis ce monde qui s'anime à nos pieds, à nos côtés, sur nos têtes! ah! comme tout cela est donc ravissant! Voyez, l'herbe pousse ses émeraudes; les fleurettes allongent leurs corolles de toutes couleurs; les arbres ouvrent leurs bourgeons aux caresses de la brise! Entendez! ce sont les oiselets; ils disent les timidités, les impatiences, les jalousies et les voluptés de l'amour, et leur langage vous ravit en extase! Chantez, chantez encore petits oiseaux! vos romances endorment mes peines, comme autrefois la ballade de ma nourrice endormait mon enfance… Tout le monde est radieux au camp. Une ardeur, nouvelle comme l'ardeur de la création, anime mes gens. Ils réparent leurs maisonnettes endommagées par l'hiver, plantent des pieux autour de l'enceinte, et me construisent un petit castel, comme dit Philippe. Oh! j'aime ce retour à l'espérance. Il est de bon augure. L'homme qui a pris une détermination, fût-elle fausse, est toujours plus fort que celui qui languit dans l'indécision. Et mes colons sont bien résolus à mettre cette année en culture le peu de terres arables qui entourent le lac. Le Maléficieux a eu l'heureuse idée d'enfouir dans le sable une barrique, de graines de diverses espèces; de plus, il a eu le courage de n'y point toucher durant l'horrible disette que nous avons traversée; nous les sèmerons, et, de cette façon, s'il plaît au Seigneur, on pourra, dès cette année, obtenir une récolte qui permettra d'attendre… Attendre! La Providence guidera-t-elle un navire jusqu'à ces rives? Le Castor n'a-t-il pas sombré? Monseigneur de la Roche vit-il encore? Ces questions se heurtent continuellement dans mon esprit. Mais aujourd'hui, je veux leur imposer silence. Elles empoisonneraient encore la béatitude dont m'inonde le premier soupir du renouveau. Nos destinées sont entre les mains du Très-Haut. Je me confie humblement à lui. Avec la foi, la certitude de revivre dans un monde meilleur, la créature humaine n'est jamais malheureuse.

»Il n'y a que les impies et les athées qui maudissent la lumière, car le
Seigneur a dit:

»Celui qui conteste avec le Tout-Puissant lui apprendra-t-il quelque chose? Que celui qui dispute avec Dieu réponde à ceci.»

«P.-S.—Philippe vient de tuer deux renards argentés que des glaçons en dérive avaient amenés sur l'île. Serions-nous donc si près de la terre ferme?»

29 septembre.

«Quelles angoisses rongent ma pauvre âme saignante.» le doute m'accable.
O mon pieu!

»N'y a-t-il pas un temps de guerre limité à l'homme sur la terre? et ses jours ne sont-ils pas comme les jours d'un mercenaire?

»Comme le serviteur soupire après l'ombre, et comme l'ouvrier attend son salaire.

»Ainsi il m'a été donné pour mon partage des mois qui ne m'apportent rien et il m'a été assigné des nuits de travail.

»Si je suis couché, je dis; Quand me lèverai-je? et quand, est-ce que la nuit aura achevé sa mesure? et je suis plein d'inquiétudes jusqu'au point du jour.

»Mes jours ont passé plus légèrement que la navette d'un tisserand et ils se consument sans espérance.»

3 octobre.

«Déjà l'automne a rougi les feuilles des arbres et des buissons. Les chantres ailés fuient vers les climats plus doux, et nous, hélas! nous ne pouvons même attacher une espérance au jour de demain. Seigneur, arrêtez la malédiction sur mes lèvres! Cette île doit-elle nous servir de cercueil jusqu'au dernier!

»Les déceptions me brisent? Cependant ne jouissons-nous pas du bien-être matériel? Nos prévisions sur la récolte se sont vérifiées. Notre grenier est comble. La faim ne nous armera pas cet hiver les uns contre les autres. Les colons s'améliorent. Une discipline salutaire et des exhortations quotidiennes ont dompté ces natures sauvages. Maintenant je devrais m'applaudir de mon oeuvre, car j'ai fait le bien autant qu'il était en mon pouvoir. Ils écoutent ma voix, ces hommes farouches! ils prient avec ferveur et si la Providence nous ramène dans la patrie, ils feront des citoyens probes et pieux. Pourquoi, dis-je, cette agitation qui me mine? D'où vient qu'à certaines heures ma poitrine se resserre, des larmes brûlantes jaillissent de mes yeux? pourquoi suis-je à charge à moi-même?

»Ce matin, dans une promenade solitaire, j'ai poussé jusqu'à, la hutte en ruines qu'elle a habitée avec le naufragé. M'étant assis sur une poutre, j'ai longuement rêvé d'elle. Qui était-elle? Où, comment a-t-elle péri?

La nuit répand ses ombres sur cette vie éteinte, et jamais une lueur n'en éclaira le fil perdu! Mon Dieu, si pourtant mes pressentiments ne m'avaient pas trompé!»

Comme le jeune homme finissait cette phrase, on frappa doucement à la porte. Il se hâta de fermer le cahier et le cacha au fond d'un coffret de palissandre.

—Entrez, dit-il ensuite.

VI

LA SURPRISE

La porte s'ouvrit et Philippe Francoeur parut.

—Ah! c'est toi, mon vieil ami, dit le jeune homme se levant et allant serrer la main du matelot. Mais qu'as-tu donc? tu es tout essoufflé…

—Oh! monseigneur, monseigneur, répondit Philippe d'une voix entrecoupée, je savais bien, je savais bien…

—Que savais-tu?

—Ah! le vieux Francoeur est plus matois qu'il n'en a l'air, allez!

—De quoi s'agit-il?

—Ça m'étouffe, oui bien…

—Assieds-toi, et remets-toi de ton émotion.

—Mon… émotion, vous avez dit le mot, car je suis diantrement ému. Le moyen de ne pas l'être aussi!

—Raconte-moi ça, dit le vicomte de Ganay en frappant amicalement sur l'épaule du Maléficieux.

—Mais au moins, monseigneur, vous me promettez…

—Tout ce que tu voudras.

—C'est que, voyez-vous, dit Philippe dont les yeux pétillaient de joie, voyez-vous, cette nouvelle est si extraordinaire…

—Aurais-tu découvert un banc de harengs?

—Oh! que nenni.

—Seigneur! un navire…

—Non, non, répondit Philippe en hochant la tête. L'heure de notre délivrance n'a pas encore sonné.

Une lueur brillante qui avait illuminé le front du vicomte de Ganay s'éteignit.

—Alors parle, mon dévoué serviteur, dit-il.

—Je crains que cette nouvelle…

—Serait-elle mauvaise? s'écria Jean en fronçant les sourcils.

—Au contraire.

—Explique-toi donc.

—Si j'étais sûr que… Enfin, je n'y puis plus tenir; oui bien, par la fourche de Neptune. Elle est retrouvée!

Le matelot jeta cette dernière phrase avec une vivacité si grande qu'on eût cru que les paroles lui brûlaient le gosier.

—Retrouvée! qui? fit le vicomte en pâlissant.

—Oh! s'écria Philippe, pardon, j'ai été trop brusque! Je savais qu'on vous apprenant cela tout à coup… Excusez-moi, j'ignore ce que c'est que les ménagements.

—Mais qui, elle? répétait le vicomte d'une voix strangulée.

—Monseigneur, monseigneur, ne m'en veuillez, pas, reprit Philippe, effrayé de l'agitation de son chef.

—Qui, elle… pour la troisième fois?

—Yvon! dit le matelot, d'un ton si bas que Jean pensa avoir mal entendu.

—Yvon!… cette jeune fille… retrouvée!…

—Oui, monseigneur!

—Tu l'as retrouvée!

—Oui, monseigneur.

—Ah! mais tu ne me, leurres pas Philippe, n'est-ce pas, mon ami? dit le vicomte pressant fébrilement dans ses mains les doigts du matelot.

—Vous leurrer, jour de Dieu! moi vous leurrer, monseigneur!

—Mais où est-elle, Philippe? Vite! courons!

Puis, soudain, le visage du jeune homme blêmit, ses muscles frissonnèrent. Il s'appuya à la table, pour ne pas tomber. L'immensité de son bonheur venait de sauter sous la mine d'une simple réflexion. Il fit un mouvement ouvrit la bouche pour parler et les sons expirèrent sur ses lèvres.

Philippe fut épouvante par cette révolution qui s'opérait dans le vicomte.

—Donne-moi de l'eau, articula Jean avec une extrême difficulté.

Il avala quelques gouttes et s'humecta les tempes. Peu à peu il parut se calmer, et quoiqu'un volcan couvât dans son coeur, il dit assez tranquillement au matelot:

—Et où l'as-tu retrouvée?

—A la Pêcherie, sur le bord de la mer.

—Noyée? balbutia le vicomte avec un douloureux effort.

—Noyée! non, monseigneur, mais sur le point de périr de froid!

—Elle vit! tu dis qu'elle vit! exclama le vicomte d'un ton passionné.

—Elle est à quelques pas d'ici.

—Oh! merci, mon Dieu! dit Jean en levant au ciel ses yeux rayonnants de gratitude.

Le matelot narra brièvement au vicomte l'histoire de Guyonne, depuis sa disparition du camp jusqu'au moment où elle avait été si miraculeusement sauvée. Jean écouta ce récit avec une attention muette et pour ainsi dire suspendu aux lèvres du conteur.

—Viens, viens, dit-il aussitôt que Philippe eut cessé de parler. Allons la chercher. Car tu ne sais pas qui elle est, cette jeune fille… Tu ne sais pas qu'elle appartient, à la noble famille… Mais le saisissement, me rend fou! Hâte-toi… dépêchons!

—Pardon, monseigneur, dit le matelot sans bouger.

—Non, marche! je grille d'impatience, s'écria le vicomte, tout frémissant de cette impétuosité égoïste dont une félicité imprévue anime notre sang.

—Monseigneur, écoutez-moi, je vous en conjure, objecta Philippe en arrêtant l'écuyer par un regard. Avant tout il faut prendre nos précautions. Soyons circonspects. Le retour de Guyonne pourrait nous être funeste à tous, si son sexe était connu. Du sang-froid donc.

Cette sage admonestation réprima la fougue du jeune homme.

—Tu as raison, mon cher Philippe, et je suis mi insensé, dit-il, en tendant la main au Maléficieux.

—Oh! je comprends cet empressement, répondit Francoeur, avec un sourire que lui permettaient son âge et les nombreux services qu'il avait rendus au vicomte de Ganay. Vous resterez ici, continua-t-il, votre rang et votre dignité le commandent. Moi je retournerai près d'Yvon et vous l'amènerai. Soyez sur la porte du castel quand nous arriverons; et, en présence des colons qui savent déjà la bonne nouvelle, accueillez-le de façon à ne pas exciter les soupçons. Vous excuserez votre vieux matelot. Il est bien hardi de vous donner des conseils.

—Donne toujours, mon bon Philippe. Tout t'est permis, à toi.

—Ensuite, reprit le marin en se grattant le front, ensuite, monseigneur… ma foi, vous savez ce que vous avez à faire.

—Oui, oui, oui. Vole la quérir!

—C'est Yvon, rien qu'Yvon, le N° 40, n'oubliez pas, monseigneur, dit
Philippe en s'éloignant.

Dès qu'il fut parti, Jean de Ganay ouvrit son coffret de palissandre, en tira le portrait dont nous avons parlé dans les chapitres précédents et le contempla avec adoration. Puis il le baisa respectueusement, le replaça dans le coffret qu'il ferma et sortit.

Les colons au nombre de dix étaient attroupés devant l'habitation du chef. Ils causaient à haute voix de la miraculeuse trouvaille qu'avait faite le Maléficieux. L'apparition du vicomte mit fin à leurs conversations.

Tous les regards se tournèrent vers lui comme pour l'interroger. A son tour, il raconta en peu de mots les aventures d'Yvon. Et quand Philippe revint suivi de la jeune fille, toutes les curiosités étaient satisfaites. Les routiers se précipitèrent au-devant de leur faux compagnon, rivalisant d'avidité pour lui serrer la main ou lui adresser une parole d'amitié. Car tous aimaient Guyonne qui en maintes occasions les avait tour à tour plus ou moins obligés.

Nabot lui sauta au cou et la baisa bruyamment sur les deux joues en disant:

—Tiens, mon bijou, tu es si beau et si bon, que si tu eusses porté cornettes et jupons au lieu de haut-de-chausses, je t'aurais offert mon coeur.

L'assemblée se mit à rire, et Guyonne rougit vivement. Les roses de son teint s'empourprèrent bien davantage quand elle aperçut le vicomte Jean. Philippe, qui lui donnait le bras, craignant que son émotion ne la trahît, lui dit à l'oreille:

—De la fermeté!

Elle s'avança timidement. Le vicomte la félicita, avec assez de calme, sur sa miraculeuse délivrance. Elle répondit par un bégayement inintelligible. Et Jean de Ganay, pour mettre fin à une scène qui devenait embarrassante, lui dit:

—Yvon, entrez et chauffez-vous. Le froid pourrait nuire à votre santé qui paraît avoir déjà tant souffert.

Le matelot entraîna sa protégée dans la chambre du vicomte qui, quelques minutes après, se trouvait seul en tête-à-tête avec elle.

VII

DEMANDES ET RÉPONSES

Assise près du feu, Guyonne avait les yeux baissés. Ce qu'elle éprouvait alors, nous ne pourrions le peindre. C'était un mélange indéfinissable de timidité, de crainte, de honte et d'amour. Son coeur battait à rompre sa poitrine. Des pensées confuses se heurtaient dans sa tête, et mille sensations différentes l'oppressaient.

Jean de Ganay n'était ni moins ému, ni moins gêné. Debout, près de la table, il affectait de mettre de l'ordre dans ses papiers pour se donner une contenance. Mais le tremblement de sa main, les regards indécis qu'il jetait tantôt sur la jeune fille, tantôt à droite, tantôt à gauche trahissaient la perturbation à laquelle il était en proie.

Un quart d'heure s'écoula ainsi. Le silence Ses deux jeunes gens n'était interrompu que parlé pétillement du bois dans le foyer. Dix fois le vicomte ouvrit la bouche pour parler, dix fois il manqua de force.

Enfin, se faisant violence, il vint s'asseoir près de notre héroïne, qui, succombant au poids de ses impressions, fondit en larmes et plongea son visage dans ses mains. Cet incident agit sur l'écuyer comme un réactif. Il apaisa les palpitations désordonnées de son coeur et interpella doucement Guyonne:

—Mademoiselle…

—Oh! pardon, monseigneur! pardon de vous avoir abusé, sanglota la jeune fille, tombant à ses pieds.

—Relevez-vous, relevez-vous, dit-il vivement, et détournant la tête pour dérober les pleurs qui mouillaient ses yeux.

—Non, monseigneur, c'est la seule posture qui convienne à une misérable pécheresse comme moi, répliqua-t-elle avec exaltation. J'ai gravement offensé notre Père qui est aux cieux, et vous, monseigneur. Mais croyez à ma parole; si mon frère Yvon était parti, son père serait mort de chagrin. Pour pénitence, monseigneur, imposez-moi les plus durs travaux… Oh! je serai trop heureuse de vous être utile à quelque chose…

—Noble fille! S'écria le vicomte en la forçant de se rasseoir, séchez ces larmes. Le trait que vous avez accompli est digne des plus beaux éloges sur la terre et d'une récompense éternelle dans l'autre monde. Ne Courbez pas le front, Guyonne, car vous êtes l'honneur de votre sexe. Qui, moi, j'oserais blâmer un semblable dévouement, j'oserais le traiter de faute! non, non! bien plutôt je proclamerais à la face du globe que vous êtes la plus vertueuse et la plus héroïque des femmes.

—Quoi, monseigneur, vous ne me repoussez pas? vous m'absolvez? dit
Guyonne, en saisissant la main du jeune homme qu'elle baisa malgré lui.

—Je vous admire! murmura-t-il d'un accent enthousiaste.

Alors seulement Guyonne osa lever ses yeux humides sur Jean de Ganay, qui à son tour, par une impulsion irréfléchie, lui prit la main et la porta à ses lèvres.

Par cette action, le vicomte de Ganay montait jusqu'à lui Guyonne la poissonnière. Cependant celle-ci fut plus charmée que surprise, car, avec la pénétration que les femmes conservent, même dans les positions compliquées, elle pressentait l'amour du jeune homme pour elle.

—Vous vous nommez Guyonne? demanda-t-il, après un moment de silencieuse rêverie.

—Oui, monseigneur.

—D'où êtes-vous?

—Du hameau de la Roche.

—Du hameau de la Roche! ce n'est pas cela, dit pensivement l'écuyer.

Guyonne n'entendit pas ces paroles, et le vicomte reprit:

—Que fait votre père?

—Il était pêcheur, monseigneur.

—Pêcheur! mais ne m'avez-vous pas dit jadis qu'il était cabotier?

—Il est vrai.

—Remplirait-il ces deux professions?

—Non, monseigneur; mon père, à moi, était cabotier; il fit naufrage, on le crut mort et ma mère se, remaria à un pêcheur de la seigneurie de la Roche, le vieux Perrin, qui ainsi est mon beau-père.

—Ah! exclama le vicomte avec une satisfaction marquée. Mais vous avez un frère?

—Yvon, monseigneur. Il est enfant du second lit, et coûta la vie à notre mère.

—Et votre mère, vous l'appeliez?

—Marguerite, monseigneur.

—Marguerite! s'écria le jeune homme qui bondit aussitôt, courut à la table, déplia une lettre, la lut avidement et revint en demandant:

—Votre père ne se nommait-il pas Siméon?

—Siméon, oui, monseigneur, répondit Guyonne avec un profond étonnement.

—Surnommé Leroux, n'est-ce pas?

—Mais oui.

—Il était originaire de la Normandie… et fut s'établir dans un petit village près de Nantes, à Chantenay, où il épousa votre mère…

—Oui, oui, répliqua Guyonne à ces questions faites avec une rapidité fiévreuse. Mais comment savez-vous, monseigneur?

Il résidait dans ce village lors de votre naissance?

—Oui, monseigneur, car je suis venue au monde en 1573.

—Oh! quel rayon de lumière! fit le vicomte en lisant à haute voix les mots suivants sur la lettre qu'il tenait toujours à la main:

«Ce fut le cinq février mil cinq cent soixante-treize, vers quatre heures du matin, que je donnai le jour au fruit de cet amour malheureux et réprouvé par la justice de Dieu et des hommes. C'était un enfant du sexe féminin. Le chapelain du château la baptisa sous le nom de Guyonne: puis, sans égard pour les prières de la mère qui demandait à voir sa fille, on l'enleva…»

La poissonnière entendit la lecture de ce passage avec une stupéfaction qui touchait presque à l'hébétement. Depuis la veille, elle avait reçu tant de commotions, qu'elle se demandait si elle n'était pas le jouet d'un affreux cauchemar. Des incidents qui autrefois lui avaient paru sans importance, des souvenirs oubliés, se représentaient en foule dans sa mémoire, se classaient, et formaient comme un fil conducteur dont elle entrevoyait le point de départ, quoiqu'elle ne le distinguât pas encore nettement.

Aussi quand le vicomte, s'interrompant, lui dit:

—Votre enfance, Guyonne, ne vous rappelle-t-elle rien? elle répondit d'un ton assuré:

—Mon enfance me rappelle des choses étranges.

Jean rapprocha son escabeau de celui de la jeune fille.

—J'étais bien petite, poursuivit-elle, quand nous demeurions à Chantenay, aux portes de Nantes. Pourtant j'ai souvenance que chaque dimanche, une belle dame, richement vêtue, venait à notre maison après la grand'messe.

—De haute taille? dit le vicomte.

—Oui, monseigneur, elle avait la taille élevée et majestueuse. Lorsque mon père était au logis, elle se contentait de me donner des bonbons ou des joujous; mais si j'étais seule ou avec ma mère, alors elle me prenait sur ses genoux, et me mangeait de caresses. Aussi je l'aimais bien! Elle était si bonne pour nous!

Guyonne cessa de parler, deux larmes roulaient sous ses longues paupières.

—Vous rappelez-vous le nom de cette dame? dit le vicomte.

—Son nom? repartit Guyonne; non, je ne me le rappelle plus. Ma mère l'appelait toujours madame la comtesse…

—Est-ce là tout? demanda encore l'écuyer.

—Tout?… oh! attendez! Un soir que mon père était à la mer, une vieille femme entra chez nous. Elle dit quelques mots à ma mère qui poussa un grand cri. Ensuite on me mit à la hâte mes plus beaux atours; la vieille femme, ma mère et moi, nous montâmes dans une voiture qui attendait à la porte. Je m'endormis. En m'éveillant, je me trouvai dans une vaste chambre; couchée sur un lit. La belle dame que j'avais vue à la maison était étendue à côté de moi. Elle était livide de pâleur, et cependant une tendresse infinie allumait son oeil quand elle l'attachait sur moi. Agenouillées au pied du lit, ma mère et la vieille femme gémissaient et pleuraient. La dame m'embrassa en soupirant, puis elle dit à ma mère:

—Marguerite, tu me promets de l'élever comme ton enfant?

—Oh! elle l'est! elle l'est! s'écria ma pauvre mère.

—Tu en auras bien soin, n'est-ce pas, ma bonne? continua la dame d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.

—Elle sera ma fille! dit ma mère en me pressant sur son sein.

—Merci, Marguerite. Je compte sur ta parole. Adieu! je puis maintenant mourir on paix. Adieu donc, Marguerite!!! Priez pour moi, quand je ne serai plus.

Un prêtre entra dans la chambre et ma mère m'emporta dans ses bras. La même voiture nous ramena à la maison. Je m'endormis de nouveau durant le trajet. Quand, le lendemain, j'interrogeai ma mère sur la scène dont j'avais été témoin, elle me répondit que j'avais rêvé. Nous quittâmes le pays peu de jours après. Ma mère était triste et habillée de noir. Arrivés au village de la Roche, mon père s'embarqua pour aller faire le trafic sur la côte de la Nouvelle-France, mais il ne reparut plus. Nous étions sans ressources. Un pêcheur eut pitié de notre détresse. L'année suivante, il offrit sa main à ma mère. Elle accepta, et je devins la belle-fille d'Yvon Perrin.

—Connaissez-vous cette figure? dit Jean de Ganay, en montrant tout à coup à Guyonne le portrait dont nous avons précédemment parlé.

Guyonne prit le cadre des mains du vicomte et alla le contempler à la lueur de la lampe.

Mon Dieu! s'écria-t-elle, c'est elle!

—Cette dame, n'est-ce pas?

—Oui, oui; je ne saurais me tromper. Voici bien sa physionomie gracieuse et sévère en même temps; ses magnifiques cheveux bouclés avec lesquels je jouais, et la robe de taffetas brune, et la fraise de dentelle, et le chaperon de velours bleu qu'elle portait habituellement… O monseigneur, c'est elle! j'en ferais le serment!

Les doutes du vicomte s'évanouissaient. Son visage rayonnant reflétait la joie qui débordait de son coeur. Toutefois il voulut une assurance entière; car quoique la lumière l'éclairât de toute part, comme les gens à qui l'on a fait l'opération de la cataracte, il aimait à se faire répéter qu'il voyait clair. C'est pourquoi il posa cette interrogation:

—Et votre mère ne vous a pas révélé le secret…

—Quel secret, monseigneur?

—Elle ne vous a donc rien dit?

—Rien.

—A l'heure de sa mort? insista le vicomte, dont le regard plus encore que les paroles questionnaient Guyonne.

—A l'heure de sa mort, dit-elle avec mélancolie, la pauvre femme me passa au cou un scapulaire, en me recommandant de ne le jamais quitter, et en ajoutant d'un ton qui résonnera toujours à mes oreilles: «Souviens-toi, mon enfant, que c'est là tout l'héritage que t'a laissé ta mère infortunée.»

—Voyons! s'écria Jean.

La jeune fille, rougissante, tira de son corsage deux petits morceaux d'étoffe cousus ensemble et pendus à son cou par un cordon de cuir.

—Pouvez-vous me le confier? dit Jean en examinant l'objet.

—J'ai juré à ma mère de ne jamais m'en séparer, répliqua la jeune fille.

—Pour quelques instants?..

—Je voudrais pouvoir ne pas vous refuser, monseigneur, dit Guyonne d'un accent triste. Mais j'ai promis à ma mère,—à une mourante…

—Si votre avenir, si votre bonheur dépendaient de cette infraction?

—Je ne la commettrais pas volontiers.

—Et, si j'ordonnais! fit le vicomte d'une voix plutôt suppliante qu'impérative.

—Mon devoir, monseigneur, répondit péniblement la jeune fille, est de vous obéir. J'obéirais!

—Alors, reprit le vicomte, non sans hésiter, Guyonne, je vous ordonne de me remettre ce scapulaire, et je m'engage à vous le rendre aujourd'hui même.

Elle tendit, avec une douloureuse résignation, l'objet au vicomte.
Celui-ci le serra sous son habit et dit en balbutiant:

—Encore un mot, Guyonne: n'avez-vous pas une tache de rousseur, ayant la forme d'un papillon, au dessous du coeur?

—Oui, monseigneur, dit bien bas la jeune fille dont les joues s'étaient colorées de l'incarnat du coquelicot.

Aussitôt Jean de Ganay appela:

—Philippe!

Le Maléficieux entra et s'approcha du vicomte.

—Yvon est fatigué, dit Jean. Montre-lui sa chambre.

Francoeur fit signe à Guyonne qui sortit avec lui toute bouleversée de la scène qui s'était passée entre l'écuyer et elle.

Dès que la porte fut fermée, Jean de Ganay trancha les fils qui liaient les deux pièces du scapulaire.

Sur l'une d'elles on voyait brodé avec de la soie rouge un G et sur l'autre un P.

VIII

GUYONNE ET JEAN

L'amour, présente deux traits fort distincts: ou il jaillit spontanément, volontairement; ou bien il croît lentement, involontairement. Dans le premier cas, il résulte, le plus souvent, d'une prédisposition de l'individu qui en reçoit le germe et d'un rayon de la physionomie ou de l'esprit de l'individu qui le transmet. Dans le second cas, l'amour tire son éclosion d'une liaison suivie entre le subjectif et l'objectif; il est le fruit d'une sorte d'étude, toujours d'une appréciation raisonnée. Celui-ci caresse ordinairement les sentiments; celui-là irrite les sens. C'est assez dire que l'un ressemble à ces fleurs éphémère, resplendissantes de couleurs, saturées de parfums le matin, mais flétries et desséchées le soir; et que l'autre apparaît comme une plante frêle, presque imperceptible à l'heure de sa naissance, et que les jours et les mois développent tout doucement jusqu'à ce qu'elle arrive à un épanouissement complet. Alors, à son tour, elle brille de mille éclats; elle embaume de ses senteurs, et loin de se faner après une révolution du soleil, elle conserve sa fraîcheur, ses magnificences. L'été en drape les tissus, en fond les nuances; l'automne en distille les arômes, en enrichit les saveurs; l'hiver prépare, comme à regret, son linceul de neige.

—Oh! qu'il est bon, qu'il est délectable cet amour qui mollement s'insinue dans nos sens, qu'il fait de bien! Comme il apprend à connaître les choses pures et délicates! Principe du dévouement, créateur de l'abnégation, lien de la société, ennemi de tout ce qui est mauvais, serviteur de l'harmonie, flambeau des intelligences, source de félicités ineffables, il baptise les grandes actions, éclaire l'ignorance, polit les moeurs, aplanit les inégalités des caractères, inspire l'artiste, civilise le sauvage, convie la nature entière à un saint embrassement!

N'est-ce pas à ce pur amour, dis-moi, poète, que tu as emprunté l'étincelle qui luit à ton front, anime, tes chants, active la chaleur de ton enthousiasme?

Vous qui aimez sincèrement, répondez: votre amour ne parle-t-il pas d'unité? L'unité, n'est-ce point la loi qui nous régit, le but où, nous tendons? n'est-ce point le beau? n'est-ce point Dieu? Dieu! voilà le verbe éternel, la solution de toute proposition. Dieu! c'est l'inconnu, le mystère. C'est la personnification, de toute conception comme de tout enfantement. C'est le mot d'ordre des penseurs et des crétins. Marche! marche! nous crie la voix d'en haut; et nous marchons sans jamais rétrograder, laissant des monceaux, de cadavres pour jalonner notre passage dans l'incommensurable carrière dont la point de départ et le terme fuient nôtre oeil. La cohorte humaine avance, guidée par la flamme de l'amour, comme les Hébreux par la colonne de feu. Plus l'amour nous éclaire, plus nos progrès sont rapides. N'ayant pas d'idée de la synthèse, ne percevant que la forme, l'antiquité cheminait à tâtons sur cette route. Il lui manquait un centre de ralliement, le beau unique, Dieu, comme il lui manquait une lumière unique, l'amour entre les sexes aussi bien que l'amour entre les arts, bref, la cohésion de toutes les forces isolées pour travailler à la perfectibilité de l'ensemble… Les anciens n'aimaient pas, ils s'aimaient. Chez eux, la femme était un souffre-plaisir, rien de plus. De là, distinction, désunion, partant idolâtrie. En plaçant la femme à la hauteur de l'homme, le christianisme a engendré l'amour, par conséquent la foi indivisible.

Bénissons donc le sentiment qui attire les êtres vers un pôle commun, et, tout en méprisant ces caprices vagues, inconstants comme les météores, faussement décorés du nom d'amour, admirons les grandes passions qui enflammèrent le coeur des génies des siècles passés et présents. Eh! sans l'amour, posséderions-nous ces inimitables toiles de Raphaël, ces poèmes sublimes du Tasse, ces profondes études politiques de Machiavel, et ces sonnets de Pétrarque, frais et perlés comme la rosée du matin, et ces milliers de chefs-d'oeuvre, qui font la gloire et le bonheur de nous tous? Oui, aimons bien, et quand nous pouvons aimer un être digne de nous, par ses qualités; quand nous sommes assurés que nous l'aimons de toute notre puissance, de tous nos instincts, de toutes nos volontés, unissons nos destinées aux siennes, soyons attachés à lui comme la tige est attachée à la fleur! Mais s'il ne peut répondre à notre amour sans blesser les lois divines…

Telles furent, ou à peu près, les pensées du vicomte Jean de Ganay, pendant les premiers jours qui suivirent son entrevue avec Guyonne la poissonnière.

Durant ces jours, il sut, toutefois, refouler les émotions de son coeur, et observer vis-à-vis de la jeune fille une retenue qui accrut dans l'esprit de celle-ci l'agitation à laquelle elle était livrée depuis son retour dans l'île de Sable. Elle aimait l'écuyer, elle se savait aimée de lui; elle était certaine qu'un voile planait sur sa naissance; aussi vivait-elle dans une inquiétude plus poignante encore que les afflictions qu'elle avait précédemment endurées.

Cependant, elle n'osait parler; elle craignait autant qu'elle désirait la présence de son amant. Ce ne fut donc pas sans un trouble inexprimable qu'elle s'entendit un matin apostropher par lui:

—Yvon, voulez-vous m'accompagner?

Guyonne trembla de tout son corps et répondit en suivant le vicomte.

Avril fermait les yeux, mai héritait du souffle de son devancier.

Au moment où les deux jeunes gens quittaient le castel, l'aube souriait à l'horizon, et l'éclat de ses teintes réfléchies sur le ciel bleu prêtait à l'orient des reflets graduels, lesquels, partant d'un orbe éblouissant, allaient s'amollissant, se mariant insensiblement, et, passant du pourpre vif à l'écarlate, de l'écarlate au rosé, du rosé à l'orange, de l'orange au blanchâtre, finissaient par se noyer dans un océan d'azur. C'était la promesse mensongère d'une belle journée. Le lever de l'aurore ressemblait à la grimace d'une femme acariâtre, heureuse de jouer un mauvais tour à ses adorateurs.

Néanmoins, la matinée était rehaussée de tous les agréments, de tous les arômes d'une matinée de printemps. Si les bois n'avaient pas encore fait leur toilette, ils s'apprêtaient à la revêtir. Les sucs nourriciers de la végétation verdissaient le sol, rougissaient les pousses des arbres. De partout s'élevaient ces murmures mélodieux qu'exhale la création après un sommeil annuel. Le chardonneret saluait l'apparition du soleil, le ruisseau gazouillait dans les taillis, l'insecte bruissait sous l'herbe, la mouche bourdonnait dans l'air, et c'était la zéphyr qui chantait des hymnes mystérieux et pleins de poésie.

Guyonne et Jean longeaient un sentier serpentant sur les bords du lac. Le jeune homme marchait devant. Il allait tantôt vite, sans bouger la tête, et tantôt se tournant soudain pour jeter un long regard à sa compagne. Ces allures saccadées étaient la traduction fidèle des incertitudes auxquelles l'écuyer était en proie. La jeune fille, quoiqu'elle tînt constamment les yeux baissés, imitait comme par intuition les mouvements de son guide. Elle hâtait le pas quand il le hâtait, s'arrêtait quand il s'arrêtait. Elle aussi était vivement préoccupée. Son coeur lui disait qu'elle touchait à l'époque la plus importante de son existence, et elle éprouvait ces affres à la fois douloureuses et voluptueuses dont nous sommes presque toujours assaillis à la veille d'un événement qui doit décider de notre avenir. On voudrait reculer et accélérer l'heure du dénoûment; on est poltron et téméraire; on souffre et on se complaît dans cette souffrance.

Au bout d'un quart d'heure, le vicomte de Ganay ouvrit la bouche.

—Guyonne! dit-il d'une voix si timide que l'instinct de la jeune fille plutôt que son oreille entendit ce nom.

Elle se rapprocha.

—J'ai, poursuivit l'écuyer, de graves révélations à vous faire.

Et il jeta un coup d'oeil sur Guyonne, qui s'inclina sans cesser de marcher.

—Ces révélations, continua Jean, j'aurais peut-être dû vous les faire le jour où le bon Philippe vous ramena au camp; mais elles sont d'une importance telle que pour vous initier au secret qu'elles renferment, la certitude de n'être entendu que de Dieu et de vous m'était nécessaire. Il a fallu attendre que le temps me permit de vous conduire en un lieu sûr, à l'abri des indiscrets. Ce lieu est éloigné de deux lieues d'ici environ. Avant de vous y introduire, promettez-moi, mademoiselle, de me pardonner la triste condition à laquelle les circonstances m'ont forcé de vous asservir, même depuis' que je sais…

—Oh! monseigneur, s'écria-t-elle d'un ton ému, bien plutôt que de pardonner, laissez-moi bénir le généreux et noble maître…

—Arrêtez! interrompit-il en fléchissant le genou, entre vous et moi il n'y a d'autre, maître que l'Éternel!

Puis, remarquant que la jeune fille le considérait d'un air interdit, il ajouta rapidement:

—Venez, Guyonne, oh! venez vite!

Ils reprirent leur course sans mot dire et ne s'arrêtèrent que sur le rivage de la mer.

Là, au flanc d'une falaise, la nature avait creusé une grotte d'où la vue pouvait embrasser l'Océan et une partie de l'île de Sable. Au fond de la grotte s'étendait un banc tapissé de mousse.

—Entrez, dit le vicomte en montrant le réduit à Guyonne.

Elle voulut, par déférence, lui céder le pas, mais il dit d'un ton solennel:

—Mademoiselle la comtesse de Pentoêk veut-elle me faire l'honneur…

Son geste acheva l'invitation.

Guyonne pénétra dans la grotte et, à la prière du gentilhomme, s'assit sur le banc de gazon.

Alors, Jean, vicomte de Ganay, seigneur de Pouilly, Gevrolles et autres fiefs du duché de Bourgogne; écuyer de monseigneur le marquis de la Roche, gouverneur de la colonie de l'île de Sable, se découvrit, tira de son sein un papier cacheté, et, mettant un genou à terre, présenta, avec ces mots, le papier à la jeune fille:

—Noble damoiselle Marie-Antoinette-Guyonne, comtesse de Pentoêk, souffrez que le plus humble de vos serviteurs vous offre votre extrait baptistaire.

Plus profondément étonnée encore par l'acte du vicomte que par la vue des sceaux armoriés qui ornaient le pli, Guyonne ne fit pas un mouvement.

—Prenez, reprit l'écuyer d'une voix douce; ce papier contient la preuve de l'illustre origine de laquelle vous descendez.

Et comme la jeune fille surprise jusqu'à l'effroi par cette déclaration soudaine dont la portée même lui échappait, demeurait toujours dans une immobilité voisine de la prostration, Jean de Ganay lui prit la main et la baisa respectueusement en y déposant le parchemin.

—Monseigneur, balbutia, Guyonne je ne comprends pas.

—Écoutez-moi, dit vivement le jeune homme, écoutez-moi, noble fille, vous ne me devez plus le titre de monseigneur. Pour vous, je ne suis qu'un simple écuyer, et vous, damoiselle Guyonne, vous comptez parmi vos ancêtres les plus illustres et les plus valeureux seigneurs de la Normandie et de la Bretagne. Damoiselle Guyonne, celle que vous aviez coutume de nommer votre mère ne l'était pas; celui que vous aviez coutume de nommer votre père ne l'était pas non plus. Votre mère, Guyonne, s'appelait Élisabeth-Guyonne de la Roche; elle était soeur du marquis Guillaume de la Roche-Gommard, et d'Adélaïde de la Roche, mère de Laure de Kerskoên. Vous appartenez donc, damoiselle Guyonne, aux de la Roche par les femmes, et monseigneur Guillaume de la Roche est votre oncle maternel.

—Sainte Vierge! se peut-il? n'est-ce pas un rêve? s'écria-t-elle, tandis que le vicomte continuait:

—Votre père, damoiselle Guyonne, fut un vaillant capitaine,
Georges-Arthur-Maxime de Pentoêk, comte de Saint-Lô.

—Mais comment? c'est une erreur! vous vous trompez, monseigneur…, disait la jeune fille bouleversée.

—Descellez ce parchemin et vous reconnaîtrez la vérité.

—Non, non, Jésus, mon doux Sauveur, je n'oserais jamais.

—Eh bien! si vous m'autorisez, noble damoiselle, dit Jean de Ganay en reprenant le pli que Guyonne tenait dans sa main entr'ouverte.

—Ah! quittez cette posture, monseigneur, murmura-t-elle.

Et sa prière fut énoncée avec une amabilité charmante, mais qui équivalait à un ordre.

La jeune fille avait retrouvé son tact féminin, et avec cette promptitude qu'ont les femmes à se mettre subitement au niveau des circonstances, elle savait déjà être gracieuse et impérative dans ses paroles.

L'écuyer se leva et resta debout la tête nue.

Dans cette position, il faisait face à Guyonne, et son corps, placé devant l'entrée de la grotte, empêchait de voir au dehors.

—Daignez vous asseoir, lui dit-elle en l'invitant avec la main à prendre place auprès d'elle.

Jean, joyeux, allait obéir, quand une explosion retentit à quelques pas.

Le vicomte lâcha un cri et tomba baigné dans son sang.

IX

AMOUR

Au cri du jeune homme, comme un lugubre écho, répondirent deux autres cris: l'un déchirant, plein d'angoisses; l'autre, terrible, plein de menaces. Guyonne avait poussé le premier, Philippe Francoeur, le second. Débouchant d'un bouquet de sapins, ce dernier se précipita vers une dune de sable derrière laquelle un homme se tenait tapi. Le Maléficieux était pourpre de fureur sa main brandissait un long coutelas. Il fondit sur l'homme et l'assaillit avec rage. Une lutte s'engagea, lutte courte et fatale. Bientôt le matelot eut désarmé son adversaire, qui se défendait avec la crosse d'un mousquet; puis il le terrassa et lui plongea son couteau dans le coeur.

Ce combat avait été rapide comme l'éclair. Après s'être assuré que l'ennemi n'existait plus, Philippe s'avança vers la grotte. Il trouva Guyonne accroupie près du vicomte de Ganay, blessé à l'épaule par une balle. La jeune fille, tout en pleurs, avait déchiré le vêtement du vicomte et s'efforçait d'étancher le sang qui jaillissait à flots d'une plaie béante.

Durant cette opération, le jeune homme lui souriait doucement; il semblait heureux de l'accident qui, mieux qu'un aveu, lui apprenait l'amour de Guyonne pour lui.

—Oh! Philippe, s'écria-t-elle en apercevant le matelot, c'est le ciel qui vous envoie! venez, venez vite, monseigneur se meurt, aidez-moi à le secourir!

—Monseigneur!… répéta Philippe d'un ton douloureux.

—N'ayez pas d'inquiétudes, mes chers amis, dit dolemment le vicomte, ce ne sera rien; aucune des parties nobles n'a été attaquée. Tâchez seulement d'arrêter l'effusion du sang, car je m'affaiblis.

—Mon Dieu! mon Dieu! sauvez sa vie et prenez la mienne! sanglotait la pauvre Guyonne.

—Voyons, dit Philippe, en se baissant, je me connais aux entailles, moi, oui bien!

Et se tournant vers Guyonne:

—Vous, mon enfant, lui dit-il, allez chercher de l'eau à la source la plus voisine; pendant ce temps j'examinerai la blessure.

La jeune fille ne se le fit pas répéter. Et tandis que Francoeur procédait à son examen avec toute l'habileté d'un praticien consommé, Jean de Ganay lui dit:

—Mais comment…

—Pierre, monseigneur! encore, mais, pour la dernière fois, ce Pierre!

—Lui, ce misérable!…

—Il a reçu sa punition, monseigneur; je lui ai servi de valet des hautes-oeuvres! Allons, voilà qui est bien; cette blessure n'est qu'une avarie. Huit jours de repos serviront, à la réparer. L'os de l'épaule a été froissé, mais il n'y a rien de rompu dans les agrès… Oui bien, je lui ai rendu le bon service d'en débarrasser la colonie. Je savais qu'il rôdait dû ce côté; un de nos gens disait l'avoir aperçu; aussi, quand je vous ai vu sortir, je me suis permis de vous suivre de loin. Ça n'était pas la consigne, mais enfin, monseigneur, ça me faisait tic tac dans l'entrepont, et coûte que coûte, je fis voile après vous. Punissez-moi, monseigneur, je l'ai mérité…

—Bon Philippe! murmura le vicomte en lui tendant la main.

—Donc, reprit le matelot, j'arrive au coin du petit bois, à quelques toises d'ici, et, bête comme un novice, au lieu de monter mon quart, je m'amuse à rêvasser sur l'herbe…

—Voici de l'eau, interrompit Guyonne en apportant sa casquette de peau remplie d'eau fraîche. Mais comment va monseigneur, dites-moi, Philippe? ce ne sera pas sérieux, n'est-ce pas? Oh! bonne sainte Vierge, comme le sang coule!…

—Ne craignez rien, mon enfant, répondit le Maléficieux. Par bonheur, le maladroit a manqué son coup; nous en serons quitte pour une écorchure.

Assisté de la jeune fille, il lava la plaie avec soin, y appliqua une compresse d'eau froide, banda le tout tant bien que mal, en continuant son histoire, et quand il eut fini, il présenta une gourde au vicomte.

—Buvez un petit coup, monseigneur; rien de meilleur pour ranimer les forces. Cette outre, c'est mon vade mecum, comme disait mon pauvre ami, feu Grosbec. Heureusement que je l'ai retrouvée, car je l'avais perdue dans les glaces. Une fameuse gourde, oui bien, par la fourche de Neptune! je ne la donnerais pas pour dix angelots d'or… Bon, mon tonique a fait son effet; qu'est-ce que je vous disais? ses couleurs reviennent, n'est-ce pas, l'enfant?

Pour toute réponse, Guyonne se pendit à son cou et l'embrassa.

—Ça fait toujours du bien, quoiqu'on ait cinquante ans sur les épaules, des baisers comme ça, dit-il gaiement.

Ensuite, il prit le vicomte dans ses bras, le coucha sur le banc de gazon et parut se consulter. De temps en temps, il regardait le ciel et grommelait des paroles de contrariété. Ni Guyonne ni Jean ne l'écoutaient. L'un, alangui par une perte de sang assez abondante, demeurait plongé dans cette sorte de voluptueuse torpeur, suite ordinaire d'une hémorrhagie; l'autre, agenouillée près du vicomte, lui formait un oreiller avec son bras et le contemplait avec cette expression d'amour divin que Raphaël a mise dans la tête de sa Marie.

—Mille écoutilles! s'écria tout à coup le matelot, en frappant du pied; il ne manquait plus que ça! la pluie!

Cette exclamation éveilla Guyonne.

—Il pleut, répéta-t-elle.

—Oui bien, il pleut par la fourche… Bast! n'importe! vous, ma chère enfant, vous resterez ici avec monseigneur, et moi j'irai chercher quelques-uns de nos gens pour le transporter au camp.

—Oh non, pas vous, Philippe, mais moi, dit vivement la jeune fille. Il est préférable que vous demeuriez avec monseigneur. Si on attentait encore à sa vie, pensez donc! je ne pourrais le défendre aussi bien que vous.

—Quant à une nouvelle attaque, elle n'est pas à redouter, cependant comme vous avez le pied plus leste que le mien…

—Eh bien! reprit-elle, venez soutenir la tête de monseigneur, et avant deux heures je serai de retour!

Elle s'inclina pour retirer son bras, et le jeune homme profitant de ce moment, prit le cou de Guyonne avec sa main gauche, lui abaissa la tête et la baisa au front…

Une brûlante rougeur protesta pour la pudeur de la jeune fille, mais une sensation de plaisir indicible avait gagné la cause de l'amant.

—C'est convenu, partez! dit Philippe qui avait fait semblant de ne pas remarquer cette petite scène intime.

Guyonne s'éloigna, non sans avoir multiplié ses recommandations au matelot, et laissé pour adieu à l'idole de son coeur un long regard. Son absence fut aussi courte que possible. Elle revint suivie de quatre colons qui portaient un large brancard couvert de peaux, car il pleuvait à torrents. Vers le soir, Jean de Ganay reposait dans son lit au castel du camp; Guyonne veillait à ses côtés. A dater de ce jour, le cours des relations entre les deux jeunes gens changea complètement. La maladie de Jean de Ganay fut le trait d'union qui acheva de marier leurs belles âmes. L'un par l'autre, ils comprirent combien ils étaient bons, vertueux et nobles. N'eût été l'accident arrivé au vicomte, bien des mois peut-être se seraient écoulés avant que Guyonne osât se familiariser avec l'idée d'être aimée par Jean de Ganay, et que celui-ci connût la suavité des sentiments qui animaient la jeune fille. Mais les heures qu'ils coulèrent en tête-à-tête, sans être distraits par les influences extérieures, les petits soins qu'exigeait l'état du blessé, les épanchements de l'esprit achevèrent d'embraser ces deux êtres si bien faits l'un pour l'autre.

La jeune fille était si lasse de son rôle d'homme, qu'elle inventait mille mignardises charmantes pour rappeler son sexe. Une pensionnaire n'aurait pas été plus chaste qu'elle, une amante pas plus tendre, une mère plus empressée. On eût dit que les trois qualités de la femme étaient réunies en elle, la pudeur, l'amour, le dévoilement; trinité sacrée dont l'auréole brillait à son front et enflammait le vicomte d'une douce ivresse. Elle lui apparaissait comme un ange descendu du ciel pour le guider au bonheur. Et il était si heureux qu'il craignait presque de voir approcher sa guérison. Que faire, en effet, lorsque sa Santé serait rétablie? Découvrirait-il à ses compagnons le sexe du faux Yvon? l'épouserait-il à la face de Dieu! ou bien continuerait-il de se comporter comme au temps où il ignorait tout? Le dilemme était affreux. Jean ne pouvait opter ni pour une décision, ni pour une autre. La seule chance de salut qui lui restât, c'était la prompte arrivée d'un vaisseau qui les délivrerait tous. Mais devait-il s'arrêter à cette illusion? Depuis cinq ans qu'il la ravivait et qu'elle s'éteignait, n'avait-il pas appris à la considérer sous son vrai jour? Pauvre Jean, ces soucis empoisonnaient la source à laquelle il buvait à longs traits. Souvent, en contemplant Guyonne vaincue par la fatigue et endormie sur un escabeau à son chevet, le jeune homme gémissait et des larmes gonflaient ses paupières; souvent au milieu d'une de ces conversations muettes dont les amants savent si bien la langue, il soupirait tristement. Mais Guyonne devinait immédiatement la cause de ce soupir, et pour chasser de l'esprit de son bien-aimé des réflexions pénibles, la jeune fille souriait. De même que le soleil dissipe les nuages, ce sourire dissipait les chagrins du vicomte. Leur tendresse était profonde comme la cause qui l'avait fait naître, pure comme l'aile de la colombe. Ils s'aimaient en enfants, suçant le miel de ce premier amour avec ardeur, et luttant de sacrifices pour se cacher leurs tourments. Car Guyonne ne souffrait pas moins que Jean de Ganay de sa position équivoque, et l'avenir l'épouvantait! Mais c'était à ces heures de doute et d'amertume qu'elle recueillait les trésors de son affection pour les verser sur le vicomte; c'était à ces heures surtout, qu'elle le berçait de chastes caresses, qu'elle lui chantait les divines mélodies de l'amour, et endormait son esprit endolori dans les bras roses de l'Espérance. Elle réussissait facilement, si facilement qu'elle-même finissait par le suivre dans ses rêves de félicité. Nous aimons tant à tromper nos ennuis, il y a tant de ressource dans un jeune amour! Guyonne, parvenue à trente ans sans avoir été aimée, et rencontrant tout à coup l'amour qu'elle désirait, ressemblait au voyageur altéré qui trouve un fruit au milieu du désert. D'abord il craint d'y toucher; s'il était venimeux, se dit-il? Puis il avance la main, la retire, l'avance encore, saisit le fruit, le flaire, y porte la dent; le rejette, le reprend et enfin le dévore avidement, tout en redoutant qu'il ne contienne des sucs mortels.

Le jour où Jean de Ganay sortit de son lit fut un beau jour. Les huit colons qui restaient vinrent le féliciter, et lui apporter les plus beaux produits de leur chasse ou de leur pêche.

La maladie, les privations, les révoltes avaient réduit à quatre le nombre des soudards. Cependant, ils ne s'étaient pas ralliés aux colons et vivaient toujours misérablement sur un coin de l'île.

Le soir, le vicomte s'étant, après un repas partagé avec ses compagnons, rendu dans sa chambre, dit à Guyonne, de sa voix touchante et sympathique:

—Maintenant, mon amie, je vais vous rendre l'héritage de vos parents. Voici, ajouta-t-il en ouvrant le coffret, le portrait de votre mère, la noble Élisabeth-Guyonne de la Roche, et voilà la correspondance de vos malheureux parents.

La jeune fille baisa tendrement le souvenir que lui présentait le vicomte, et celui-ci reprit:

—Vous me pardonnerez, j'ose l'espérer, d'avoir violé le secret de ces lettres en apprenant comment elles sont tombées en ma possession.

Ayant raconté ce qui lui était arrivé à bord de l'épave de l'Érable,
Jean continua:

—Quand j'eus forcé la cassette, le portrait qui y était renfermé me frappa vivement. Je savais bien avoir vu quelque part sa ressemblance. Mais sans Philippe qui m'éclaira, je n'aurais pas songé tout de suite à ma bien-aimée.

Guyonne lui pressa la main pour le remercier.

—Alors j'eus l'indiscrétion de lire cette correspondance de deux amants infortunés ici-bas, qui jouissent, sans doute, dans l'autre monde, du bonheur qu'ils n'ont pu obtenir dans celui-ci… Oui, ils se sont bien aimés, eux aussi, votre père et votre mère, ma Guyonne! Oh! j'ai pleuré en parcourant ces pages éloquentes, écrites avec les larmes de la douleur… Votre père, Georges-Arthur-Maxime de Pentoêk, avait de bonne heure embrassé la carrière maritime. A vingt ans on le considérait comme un des officiers les plus distingués dans sa profession. Venu en congé à Nantes, vers 1571, il y fit la connaissance de votre mère, Guyonne de la Roche. Ils étaient beaux tous deux, ils s'éprirent l'un de l'autre. Mais une vieille rancune divisait la famille des de la Roche et celle des Pentoêk. Au mot de mariage avec un Pentoêk, le vieux marquis de la Roche fronça les sourcils, et votre mère fut convaincue que jamais elle n'aurait l'acquiescement de son père. Les obstacles enflammèrent la passion des deux jeunes gens. Ils se jurèrent fidélité éternelle. Un prêtre compatissant consentit à les unir en secret. L'hymen eut lieu dans la cabane d'un paysan. Une seule personne fut mise dans la confidence. Cette personne, ma Guyonne, ce fut Marguerite, votre mère adoptive. Elle était soeur de lait de Guyonne de la Roche. Elle aida sa maîtresse à cacher une grossesse qui ne tarda guère à se déclarer. Puis, à votre naissance, elle vous recueillit et vous éleva comme son enfant. Pendant ce temps, votre père était allé à Brest. C'est là qu'il apprit que sa femme adorée lui avait donné une fille. Oh! vous lirez la lettre qu'il écrivit alors à votre mère, Guyonne! Comme il l'aimait, comme il savait alléger ses peines! Mon Dieu! je voudrais pouvoir vous aimer comme cela…

—Bon ami, poursuivez, je vous prie, dit la jeune fille tout en larmes.

—Hélas! ce que j'ai à vous narrer maintenant est bien navrant. La Navarre, où servait Maxime de Pentoêk, reçut l'ordre d'aller aux Indes. Quatre années s'écoulèrent sans qu'on en entendît parler. Puis la nouvelle se répandit qu'il avait fait naufrage. Ce fut le coup de mort pour votre mère…

Jean de Ganay fit une pause, pour ne pas troubler la douleur de la jeune fille qui éclatait en sanglots; et quand elle se fut un peu calmée, il termina ainsi cette mélancolique histoire:

—Votre père, cependant, n'avait pas péri. Le navire qui le portait ayant sombré sur les côtes des Indes orientales, il y resta jusqu'à ce qu'il pût revenir en France, où il comptait retrouver une épouse chérie et un petit ange pour le consoler de ses malheurs passés. Jugez de son désespoir lorsqu'il rentra à Nantes!… Il demanda Catherine. On ne savait ce qu'elle était devenue…

—Mon ami, murmura Guyonne, d'une voix brisée et en tombant à genoux, prions Dieu pour ceux qui ne sont plus!

X

RETOUR DU CASTOR

Une semaine après, le vicomte Jean de Ganay était complètement rétabli. Par une belle après-midi, il proposa à Guyonne une partie de pêche. La jeune fille s'empressa d'accepter. S'étant munis de lignes, ils montèrent dans un grand canot fait avec les débris de l'Érable et partirent accompagnés du Maléficieux, qui devait remplir l'office de rameur.

Les deux jeunes gens s'assirent à la poupe de l'embarcation, et Philippe, se doutant bien qu'ils songeraient plus à s'entretenir de leur amour qu'à faire la guerre aux habitants des eaux, se plaça de façon à leur tourner le dos. Pour les moins gêner par sa présence, le brave matelot se mit à entonner une vieille chanson guerrière.

Aussi préoccupé de leur avenir qu'ils l'étaient eux-mêmes de leur mutuelle tendresse, Francoeur ne prit garde, ni au temps qui fuyait avec la rapidité de l'aigle, ni à un cercle de petits nuages qui cernait l'orbe du soleil couchant.

Subjugués par les effluves de ce fluide magnétique que l'amour communique et reçoit en même temps par la présence des amants, Guyonne et Jean rêvaient bien plus encore qu'ils ne causaient. Mais cette rêverie était le langage harmonieux de leurs coeurs. Ils lisaient plus aisément leurs pensées que si elles eussent été écrites, ils se comprenaient mieux que s'ils eussent parlé. Le véritable amour est si immatériel que tout effort, tout mouvement physique, pour se promener, lui répugne. C'est une fleur délicate qu'on ne reconnaît qu'à son parfum, à ses couleurs naturelles; une mélodie du soir qu'on savoure silencieusement, et dont on détruirait le charme en la voulant analyser. On peut encore comparer cette sensibilité exquise de tout notre être, quand, aimant sincèrement, nous sommes près de l'objet aimé, à la disposition dans laquelle nous nous trouvons, lorsqu'un soir d'automne, à la tombée du crépuscule, plongé dans un fauteuil, devant un bon feu, nous évoquons les gracieuses images de l'imagination. Elles accourent, nous les voyons, nous les sentons, nous respirons leur haleine, nous devisons avec elles, et nous n'appartenons plus à ce monde. Baigné dans un fleuve de délices, nous désirons nous y noyer, et nous craignons de remuer la tête, nous craignons de bouger, tant nous avons peur d'effaroucher les fantômes de notre somnolence…….

Tout à coup, Philippe Francoeur suspendit son chant et se dressa debout dans le canot.

Guyonne et Jean tressaillirent.

—Qu'y a-t-il? demanda ce dernier.

Les regards attachés à l'occident, le matelot ne répondit pas.

En ce moment, un nuage noir, aux franges rouges comme le feu, cachait le soleil.

—Le cap au nord-ouest, monseigneur! le cap au nord-ouest! s'écria
Philippe, sans essayer de déguiser son émoi.

Jean de Ganay imprima au gouvernail fixé derrière lui un mouvement si brusque que la planchette se brisa. Au même instant, un mugissement sourd et lointain se fit entendre.

Le matelot se jeta sur ses avirons.

Deux rafales successives sifflèrent dans l'air.

—Mon Dieu! fit Guyonne en se serrant contre le vicomte, qui l'entoura de ses bras, par cet instinct qui nous rapproche tous pour lutter contre le danger, même lorsque la lutte est impossible.

Le ciel se marbrait de taches sombres, la mer grossissait, de lourds goélands voletaient au-dessus de l'embarcation.

—Faut-il te venir en aide, Philippe? dit l'écuyer.

Le Maléficieux n'entendit pas, une nouvelle bouffée de vent poussait contre le canot des montagnes d'eau.

—Cramponnez-vous au banc! s'écria Francoeur.

Par bonheur les lames passèrent à côté.

Dégagé de son voile, le soleil jetait un dernier regard sur l'Océan courroucé.

—Un navire! j'aperçois un navire! clama Guyonne. En effet un vaisseau était en vue.

—Ah! nous sommes sauvés! Il se dirige vers l'île de Sable, dit le vicomte, qui oubliait déjà le péril auquel ils étaient exposés.

Philippe demeura silencieux, tous ses efforts tendaient à maintenir l'esquif en équilibre.

Rapidement la nuit arriva. L'Atlantique hurlait comme une bête fauve, et mêlait sa voix formidable aux glapissements du vent.

On n'osait ouvrir la bouche, on n'osait se mouvoir sur le canot.

Soudain, comme la chaloupe arrivait à la cime d'une vague, une masse sombre se profila près d'elle.

—Au secours! vociféra Jean de Ganay, reconnaissant le navire qu'ils avaient distingué deux heures auparavant.

Enlacée à son amant, Guyonne leva la tête, et poussa un cri d'indicible effroi!

Un rayon de lune lui avait montré la figure sardonique du pilote
Alexis Chedotel, accoudé à la lisse de tribord du navire……………

Le lendemain matin, il y avait grande allégresse sur l'île de Sable. Une barque de cent tonneaux se balançait coquettement à un demi-mille de la côte.

Chedotel la commandait.

Un lustre auparavant, après avoir déposé quarante individus sur l'île de Sable, prétextant des tempêtes qui le chassaient vers l'Europe, le pilote avait ramené Guillaume de la Roche en France. «Ce dernier n'y eut pas plus tôt mis le pied, dit l'historien du Canada, qu'il se trouva enveloppé dans une foule de difficultés au milieu desquelles le duc de Mercoeur, qui commandait la Bretagne, le garda prisonnier pendant quelque temps. Ce ne fut qu'au bout de cinq ans qu'il put raconter au roi, qui se trouvait à Rouen, ce qui lui était arrivé dans son voyage. Le monarque, touché du sort des malheureux abandonnés dans l'île de Sable, ordonna au pilote qui les y avait conduits d'aller les chercher. Celui-ci n'en trouva, plus que douze…

»A leur retour, Henri IV voulut les voir habillés comme on les avait trouvés. Leur barbe et leurs cheveux qu'ils avaient laissé croître pendaient en désordre sur leurs poitrines et sur leurs épaules; leur figure avait déjà pris un air fauve et sauvage, qui les faisait plutôt ressembler à des Indiens qu'à des hommes civilisés. Le roi leur fit distribuer à chacun cinquante écus et leur permit de retourner dans leur famille, sans pouvoir être recherchés de la justice pour leurs anciennes offenses.»

Ainsi finit le drame de l'île de Sable, un des plus remarquables des annales du Canada.

CONCLUSION

—Et Jean de Ganay! Jean de Ganay! le brave Jean de Ganay! s'écrie ma lectrice en froissant ce livre de désappointement.

—Et Guyonne! la divine, l'incomparable Guyonne! réclame mon lecteur avec une impatience bourrue.

—Qu'est devenu ce bon Maléficieux? mon Dieu! je voudrais pourtant bien le savoir, demande une voix enfantine.

Ne pouvant résister à cette trinité charmante qui le presse, dût-il commettre une indiscrétion pour satisfaire son auditoire, le conteur répond:

Philippe Francoeur, Guyonne de Kerskoên et Jean de Ganay, après avoir affronté mille morts, abordèrent sur les côtes de l'Acadie. Ils furent reçus par quelques familles qui s'y étaient fixées. Les deux amants se marièrent. Durant une année, ils jouirent d'un bonheur sans mélange. Mais au bout de ce temps, Guyonne mourut en donnant le jour à un garçon.

—Pardonnez-moi, mon ami, dit-elle à son époux avant de rendre l'âme; je vous avais celé le voeu que j'avais fait, le jour où j'allais périr de froid sur un glaçon, de consacrer au culte de Jésus le reste de mes jours, s'il les épargnait. A ce voeu vous savez que j'ai manqué. Le Seigneur n'a pas voulu bénir notre union; que sa sainte volonté soit faite! Puisse l'exemple de sa mère rappeler sans cesse au pauvre enfant qui vient de naître qu'il faut observer religieusement ses serments si l'on veut être heureux dans ce monde et dans l'autre!

Brisé de douleur, Jean de Ganay répondit par une explosion de sanglots.

P. S.—Mais Laure de Kerskoên? s'exclame un curieux impitoyable.

—La chronique rapporte qu'elle fut enlevée et épousée par Bertrand de
Mercoeur.

—Furent-ils heureux?

FIN

TABLE

PROLOGUE

EN BRETAGNE

      I. Les Routiers.
     II. Laure de Kerskoên.
    III. Le Manoir.
     IV. L'Oncle et la nièce.
      V. Le Ménestrel.
     VI. L'Attaque.
    VII. Bertrand.
   VIII. L'Évasion.
     IX. Avant le départ.

PREMIÈRE PARTIE
EN MER

      I. Guyonne la poissonnière.
     II. L'Embarquement.
    III. Le Castor.
     IV. Le Complot.
      V. Révolte à bord.
     VI. Exécution.
    VII. L'Amour d'une poissonnière et l'amour d'un pilote.
   VIII. Disette.
     IX. Terre.
      X. Arrivée.

DEUXIÈME PARTIE
L'ILE DE SABLE

      I. L'Ile de Sable.
     II. Les Quarante.
    III. Première journée sur l'île de Sable.
     IV. Brise-tout.
      V. La Légende.
     VI. Le Naufrage.
    VII. Les Épaves.
   VIII. L'Érable.
     IX. Le Coffret.
      X. Mystérieux.
     XI. Découverte.
    XII. Mort de Brise-Tout.
   XIII. Perplexité.
    XIV. Intrigue.
     XV. Insurrection.
    XVI. Combat.

TROISIÈME PARTIE
GUYONNE ET JEAN DE GANAY

      I. Cinq ans après.
     II. Cinq ans après. (Suite).
    III. Le Muet.
     IV. Philippe et Guyonne.
      V. Fragments de journal.
     VI. La Surprise.
    VII. Demandes et réponses.
   VIII. Guyonne et Jean.
     IX. Amour.
      X. Retour du Castor.

CONCLUSION.

________________________________ ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY.