The Project Gutenberg eBook of Le gibet

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Title: Le gibet

Author: H. Emile Chevalier

Release date: May 16, 2006 [eBook #18404]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GIBET ***

Produced by Rénald Lévesque

COLLECTION MICHEL LÉVY

LE GIBET

PAR
EMILE CHEVALIER

CALMANN LÉVY, ÉDITEURS ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

A

MON CHER E. FILLASTBE,

La nouvelle édition de ce livre dont Victor Hugo avait daigné prédire le succès vous est due.

N'est-ce point vous, en effet, cher ami, penseur profond, physiologiste éclairé, médecin de haute distinction, qui nous avez appris que le mot si terriblement cru de Bichat: «Le coeur est un muscle creux», trouvait son application, non seulement dans la chirurgie, mais souvent dans la pensée intime des êtres humains les plus aimant et dans la rigoureuse acceptation des faits des peuples les mieux doués pour éclairer le monde au flambeau de la liberté, de la philanthropie, de la fraternité.

Cordialement à vous,

H.-E. CHEVALIER.

Paris, le 4 décembre 1878.

LE GIBET

I

LES FIANCÉS

Par une glace, placée au-dessus du piano, Rebecca vit entrer Edwin dans le parloir.

Son coeur battit avec force; un éclair traversa ses yeux; elle rougit beaucoup, mais son corps ne fit aucun mouvement, et elle continua de déchiffrer sa partition comme si rien de nouveau ne lui fût arrivé.

Sans remarquer l'émotion qui l'avait agitée, Edwin courut à elle en s'écriant d'une voix troublée:

—Rebecca! ma chère Rebecca!

Les doigts de la jeune fille ne quittèrent point les touches de son instrument; cependant elle tourna lentement la tête, et, d'un ton froid:

—Ah! c'est vous, Edwin! dit-elle.

Frappé par la sécheresse de cette réception, il s'arrêta court au milieu de la pièce.

—Je croyais, miss Rebecca… balbutia-t-il.

Mais elle l'interrompt avec une vivacité fiévreuse:

—Vous pouvez retourner d'où vous venez, monsieur!

Edwin pâlit; un frisson parcourut ses membres. Sentant qu'il chancelait, il s'appuya à un guéridon.

Rebecca semblait avoir oublié sa présence, et elle tracassait son piano avec plus d'ardeur que jamais.

Pendant quelques minutes, nulle parole ne tomba de leurs lèvres: la jeune fille jouait un morceau du célèbre opéra de Balfe, Bohemian Girl. Le jeune homme se demandait s'il devait se retirer ou rester.

Mais, fiancé depuis sa plus tendre enfance à Rebecca, élevé près d'elle, connaissant la fougue de son tempérament et la bonté de son coeur, il ne pouvait croire qu'elle fût à jamais fâchée contre lui, bien qu'elle eût des motifs pour lui en vouloir. Aussi, surmontant sa douleur, il brusqua une explication.

—Je vous prie de m'entendre, dit-il.

Elle ne répondit point.

Edwin continua:

—Des affaires d'une grande importance m'ont forcé d'être absent plus longtemps que je ne supposais…

—Et quelles affaires? demanda Rebecca d'un ton ironique.

Sans doute il ne s'attendait pas à cette question soudaine, car il demeura muet.

De nouveau, Rebecca s'était retournée aux trois quarts, et, la main gauche frémissante encore sur son piano, la droite occupée à relever une boucle de cheveux, elle répétait:

—Quelles affaires?

—Des affaires sérieuses, je vous l'ai dit, ma chère, fit-il à la fin.

Elle sourit dédaigneusement.

—Il s'agissait, reprit Edwin, d'une transaction fort grave.

—Ne pourrait-on savoir quelle était la nature de cette transaction fort grave?

—Oh! je n'ai rien de caché pour vous, dit-il en baissant les yeux.

—Alors, parlez.

—J'ai été chargé d'accompagner des marchandises très précieuses au
Canada.

—Très précieuses, en vérité! dit-elle en haussant les épaules.

—Je vous assure, ma chère Rebecca…

—Ne mentez pas, Edwin! s'exclama-t-elle en se levant tout d'un coup; ne mentez pas! Malgré l'amour que vous prétendez avoir pour moi et malgré vos serments, au lieu de songer à votre avenir, à amasser quelque bien pour vous établir, vous avez encore travaillé pour ce parti abolitionniste que je déteste!

A ces mots, Edwin changea de couleur. Il ouvrit la bouche pour protester; mais l'impérieuse jeune fille s'écria aussitôt:

—N'essayez point de nier; votre conduite infâme nous est connue. Et souvenez-vous que je ne serai point la femme d'un homme qui cherche à semer la division dans l'Union américaine.

—Qui donc vous a appris?… murmura Edwin confus.

—Tenez, lisez ce journal; il vous édifiera sur votre propre compte.

Et Rebecca indiqua par un geste, le Saturday Visitor, étalé sur le guéridon près duquel se tenait son fiancé.

Celui-ci prit le journal et lut ce qui suit:

«Par une froide et sombre soirée du mois passé, on frappa à coups redoublés à la porte d'une maison habitée par M. Edwin Coppie et sa mère, dont l'habitation est située sur la limite de l'Iowa et du Missouri. Mme Coppie fut ouvrir.

Un homme noir, robuste, d'une haute taille, entra; puis après lui, un second, un troisième; enfin, huit nègres se trouvèrent presque subitement dans cette demeure isolée. Mme Coppie était glacée de frayeur. Ce ne fut qu'au bout de quelques instants que son fils parvint à la rassurer. Pendant ce temps-là, les noirs, qui n'étaient autres que des esclaves fugitifs, restèrent immobiles et silencieux. L'effroi de la vieille dame s'étant dissipé ils demandèrent si M. Edwin Coppie, sur l'assistance et l'hospitalité duquel on leur avait dit qu'ils pourraient compter, n'était pas là?

»—C'est moi, dit Edwin, et je ne tromperai pas vos espérances.

»Puis il les conduisit dans une chambre confortable, où il leur apporta du pain, de la viande et du café. Les nègres se restaurèrent, et, quelques minutes après, tous, excepté leur guide, un mulâtre, dormaient d'un profond sommeil, étendus sur le plancher.

»Cet homme raconta les aventures de sa petite caravane, composée d'esclaves du Bas-Missouri. Ses compagnons et lui arrivaient, dit-il, après avoir voyagé toutes les nuits pendant deux semaines. La veille, ils avaient traversé une petite rivière qui charriait des glaçons, et dont les eaux étaient tellement accrues qu'elles étaient devenues presque un fleuve.

»—Quand nous nous sommes enfuis, continua-t-il, nous venions d'être vendus, j'allais être emmené loin de l'État du Missouri, alors que j'étais sur le point de me marier et que ma prétendue était condamnée à rester dans cet État.

»—Mais, observa Coppie, vous vous êtes séparé de votre fiancée pour vous sauver?

»—J'espère bien, répondit-il, qu'elle sera avec moi aussitôt que je le voudrai.

»Et son visage s'anima d'une expression singulière.

»Les fugitifs ayant pris quelque repos, le guide, qui se nommait Shield Green, les éveilla pour qu'ils continuassent leur route. On était à leur poursuite. Edwin Coppie leur donna une voiture, et ils s'acheminèrent vers le Canada. Peu de temps après leur départ arrivèrent huit hommes à cheval. Ils étaient armés de carabines, pistolets, couteaux, et suivis d'un limier qui avait traqué les pauvres évadés jusqu'à cette distance. Il n'était pas encore jour quand ces chasseurs de chair humaine firent halte chez Coppie et reprirent la trace des fuyards. Un domestique de la maison, qui connaissait mieux le pays que les premiers, fut dépêché en toute hâte, par Edwin, afin de prévenir les malheureux nègres.

»Pour ceux qui se figureraient la position des poursuivants et des poursuivis, ce fut une journée d'inquiétude et de souhaits fervents. On craignait que les fugitifs ne fussent rattrapés. Ces pauvres gens ignoraient que les traqueurs fussent si près d'eux. Vers midi, ils s'arrêtèrent pour dîner. Mais, comme ils se mettaient à table, le messager, qui devait leur donner l'alarme, atteignit l'auberge où ils s'étaient arrêtés.

»Aussitôt, ils se remirent en marche. Vers deux heures, Coppie les rejoignit lui-même, par des chemins détournés, et leur proposa de les mener au Canada. Les nègres acceptèrent avec joie cette obligeante proposition. Et Edwin se mit en tête de la bande qui se composait de toute une famille, nommée Coppeland, et du mulâtre Green.

»Cependant leurs persécuteurs étaient toujours sur la piste. Descendant devant une maison suspecte, ils la forcèrent et la fouillèrent de la cave aux combles. Heureusement pour les noirs que là, ces ennemis de leur race firent une sieste, et rafraîchirent leurs chevaux.

»Les fugitifs gagnèrent de l'avance: ils se réfugièrent, vers le soir, dans une forêt de pins.

»Le limier flairant l'empreinte de leurs pas n'en reprit pas moins la piste. Déjà il s'approchait de la retraite où ces infortunées créatures se tenaient tapies; ses aboiements féroces faisaient retentir tous les échos de la forêt et déjà on entendait le galop des chevaux des chasseurs, quand Edwin, poussé par son ardent amour de l'humanité, se jeta sur le chien et lui enfonça un couteau dans le coeur.

»La nuit était venue; étrangers à la contrée, les esclavagistes, n'entendant plus la voix de leur limier qui avait roulé mort sur le sol, craignirent de tomber dans une embuscade et tournèrent bride.

»Le lendemain et les jours suivants, ils recommencèrent la chasse avec un autre chien. Mais ce fut en vain. Conduits par le brave Edwin Coppie, les nègres parvinrent à gagner le Canada, où ils sont maintenant en sûreté.

»Au nombre des fugitifs, il en était un qui se faisait remarquer par sa réserve et la délicatesse de ses formes; l'étoffe de ses vêtements d'homme n'était pas d'une qualité ordinaire. Cet esclave était une femme. Certaines gens prétendent, et c'est notre avis positif, que c'était la fiancée du mulâtre Shield Green, s'enfuyant au Canada pour s'y marier religieusement avec l'époux de son choix; mais les journaux du Sud et tous les partisans de l'esclavage voudraient faire croire que cette négresse, connue sous le nom de Bess Coppeland, entretenait des relations intimes avec Coppie. Cette odieuse calomnie retombera bientôt sur ceux qui l'ont forgée Nous engageons toutefois, nous qui avons le bonheur de parler dans un État libre, nous engageons l'excellent et courageux jeune homme à prendre des mesures pour échapper au ressentiment des odieux propriétaires d'esclaves. [1]»

[Note 1: Historique.]

Tandis que Coppie parcourait des yeux l'article du Saturday Visitor,
Rebecca étudiait sa physionomie.

Il était de taille moyenne, de mine énergique, audacieuse. La franchise accentuait ses traits; l'enthousiasme leur prêtait son coloris. Il ignorait l'art de dissimuler ses impressions; car, à chaque moment, il s'agitait, faisait un mouvement de la tête ou du corps, comme pour dire: ceci est juste, cela est faux.

Parvenu au dernier paragraphe, ses sourcils se froncèrent; il frappa du pied avec violence et murmura:

—Les imbéciles! les menteurs!

Puis, il rejeta le journal sur le guéridon.

Rebecca s'était remise au piano. Mais sa pensée vaguait ailleurs. Elle promenait distraitement ses doigts sur le clavier.

A son tour, Edwin Coppie la contempla quelque temps en silence.

Type de l'Américaine du Sud, Rebecca Sherrington avait le teint olivâtre, légèrement empourpré sur les joues, une de ces carnations voluptueuses comme les aimait le pinceau prométhéen de Murillo: cheveux noirs, luisants ainsi qu'une grappe de raisin de Corinthe aux rayons du soleil; yeux plus noirs, plus brillants encore; front étroit, quoique bombé et agréable, mais dénotant une fermeté poussée jusqu'à l'entêtement; nez droit, un peu sec dans ses lignes, lèvres petites, méprisantes, ensemble du visage dur quand une pensée aimable n'en adoucissait pas l'expression ordinaire.

Le buste était de formes grêles; les extrémités fines, souples, annonçaient une souche aristocratique.

Rebecca descendait effectivement d'une famille de lords anglais, qui avait émigré en Amérique, quelques années avant la révolution de 1776.

Son grand-père, frère cadet de lord Sherrington, avait jadis possédé un grand nombre d'esclaves dans la Virginie. Lors du soulèvement des Bostonnais, il se rangea du côté des sujets restés fidèles à la couronne de la Grande-Bretagne. Le triomphe des républicains et la proclamation de l'Indépendance à Philadelphie, l'ayant ruiné, il se réfugia dans le désert et fut un des premiers pionniers qui défrichèrent le Haut-Mississipi.

C'était un homme fier, confit en morgue et qui inculqua à son fila unique, Henry Sherrington, ses fausses doctrines sur les rapports des hommes entre eux.

Quoique la fortune ne lui eût pas souri, celui-ci éleva sa fille Rebecca dans les mêmes principes. Et, lorsqu'on 1846 le territoire sur lequel il s'était établi, après son père, comme fermier, fut admis parmi les États de l'Union sous le nom de d'Iowa, il fit tous ses efforts pour y faire reconnaître et sanctionner l'esclavage des nègres.

Si les tentatives d'Henry Sherrington échouèrent, il n'en demeura pas moins un négrophobe fanatique. Sa femme et sa fille partageaient tous ses sentiments à cet égard. Ils habitaient Dubuque, la plus vieille ville de l'Iowa, fondée en 1786 par les Français qui ont, comme on le sait, découvert et colonisé,—malheureusement sans profit,—la plus vaste partie de l'Amérique septentrionale.

De bonne heure,—et suivant l'usage du pays,—on avait fiancé Rebecca à Edwin Coppie, jeune homme de bonne famille, dont les parents résidaient dans un village voisin.

Mais le père d'Edwin étant mort, sa mère alla se fixer sur une propriété qu'ils possédaient près de l'État de Missouri.

C'était à l'époque où recommençait le différend entre les abolitionnistes du Nord et les esclavagistes du Sud.

Edwin prit parti pour les premiers. Rebecca en fut informée; elle lui fit de vifs reproches. Emporté par un amour que la séparation avait attisé, le jeune homme pensa d'abord qu'il pourrait faire bon marché de ses convictions et promit à sa fiancée de s'éloigner de la lutte politique. Mais il comptait sans la générosité de son âme; et, au mois de février 1854, il arrachait,—comme on l'a vu par l'article du Saturday Visitor, toute une bande de nègres, aux fers et aux infamies de la servitude. Cette action héroïque, il l'avait accomplie, non seulement en dépit de sa tendresse pour Rebecca, mais au péril de ses jours; car, outre qu'il est défendu dans la république fédérale, même par la Constitution des États libres, de donner aide et secours aux esclaves marrons, les propriétaires de nègres usent fréquemment de sanglantes représailles contre ceux qui fournissent à leur bétail humain les moyens de s'échapper.

Au moment où nous le présentons à nos lecteurs, Edwin Coppie arrivait du Canada, où il avait réussi à conduire ses protégés, et où ils étaient à l'abri de leurs bourreaux:—le traité d'Ashburton, conclu entre l'Angleterre et les États-Unis; s'opposant à l'extradition des esclaves qui sont parvenus à passer dans les possessions britanniques de l'Amérique septentrionale.

Comme l'affaire avait eu lieu loin de Dubuque, notre bon jeune homme ne soupçonnait pas qu'elle y fût déjà divulguée, et il se flattait, en prévenant cette révélation, d'atténuer l'effet qu'elle produirait dans l'esprit de miss Sherrington et de ses parents.

Malheureusement pour lui, les journaux publics l'avaient devancé.

Il ne lui restait donc plus qu'à confesser bravement son crime et à en demander pardon. Aussi se disposait-il à le faire avec la candeur qui lui était habituelle, quand M. Sherrington entra dans le parloir.

II

LA VENGEANCE DES ESCLAVAGISTES

M. Henry Sherrington était un homme d'une stature élevée, mince, quoique sanguin. Dans sa fille, il retrouvait son image exacte, morale aussi bien que physique: même hauteur, même dureté, même emportement.

—Bonjour, master Edwin, dit-il en s'avançant vers Coppie.

Le jeune homme lui tendit la main. Mais le père de Rebecca feignit de ne pas remarquer son mouvement.

—Nous avons donc fait encore une équipée, continua-t-il en se laissant tomber dans un rocking chair.

La jeune fille cessa de tourmenter son piano et se mit à feuilleter des cahiers de musique.

—Je confesse, dit humblement Edwin, que je me suis laissé entraîner…

—Par votre goût pour les princesses d'ébène! s'écria sèchement Rebecca.

—Oh! miss Sherrington! miss Sherrington! supplia Coppie.

—Vous nous avez cependant donné votre parole, master Edwin, reprit sévèrement le nouveau venu.

—C'est vrai, monsieur; mais…

—Mais monsieur s'est entiché d'une peau noire, insinua Rebecca avec plus de dépit peut-être qu'elle n'en aurait voulu montrer.

—Pouvez-vous supposer, miss?…

—Je ne suppose rien. Les faits sont là.

Et de son index, la jeune fille désigna le journal.

—Mais cette gazette n'affirme point; au contraire. D'ailleurs…

—Oh! je sais bien que vous n'êtes pas embarrassé pour trouver une excuse, dit Rebecca. Enfin, vous êtes libre, M. Coppie, je ne vous blâme point de mettre vos dispositions chevaleresques au service des négresses. Mais alors, monsieur, vous devriez avoir la discrétion de ne vous pas présenter dans les maisons honorables et honnêtes.

Ces mots furent prononcés avec une amertume qui déconcerta tout à fait le jeune homme.

—Oui, honorables et honnêtes, ma fille a raison, répéta M. Sherrington en se balançant dans sa berceuse.

—C'est donc un congé? murmura Edwin.

Rebecca ne répondit point. Mais son père prit la parole pour elle:

—Je crois, dit-il, que vous devez le considérer comme tel.

—Mais, monsieur! mais, mademoiselle! s'écria Edwin d'un ton profondément ému, je vous jure qu'à ma place vous en eussiez fait tout autant. Ils étaient si malheureux ces pauvres gens… la jeune fille surtout…

Cette dernière réflexion arrivait mal à propos. Elle acheva d'exaspérer la bouillante Rebecca.

—Osez-vous bien, s'écria-t-elle impétueusement, osez-vous bien défendre cette créature en ma présence! Avez-vous le dessein de m'insulter?

—Moi! moi, vous insulter! O Rebecca, vous êtes injuste! proféra Edwin en tombant aux pieds de la jeune fille. Ignorez-vous que je vous aime depuis l'enfance, que je vous respecte comme la plus belle, la plus pieuse, la meilleure des femmes; que je donnerais gaiement ma vie pour vous éviter le plus léger chagrin…

—Vous le prouvez joliment! dit-elle avec aigreur et en se levant.

—Prenez, s'il vous plaît, une autre position, master Edwin, dit M.
Sherrington. Vos procédés sont messeyants.

—Monsieur s'imagine sans doute être dans une société africaine, reprit
Rebecca de sa voix cruellement railleuse.

—Vous ne voulez donc pas m'entendre? dit Coppie en l'arrêtant par le bras, après s'être relevé.

—Non.

—Quoi! Rebecca…

—Monsieur! fit-elle avec un geste de superbe intraduisible.

Un nuage couvrit le front du jeune homme.

—Ne vous souvient-il plus, Rebecca, que je vous ai sauvé la vie ce jour où vous patiniez sur le Mississipi, et où la glace se brisa sous vos pieds? Dois-je vous le rappeler? s'écria-t-il sourdement.

La jeune fille baissa la tête et demeura comme clouée sur place.

—Bon, bon, s'interposa M. Sherrington. Si nous sommes vos débiteurs, nous saurons nous acquitter envers vous, master Edwin.

Déjà celui-ci se reprochait la vivacité de son apostrophe.

—Pardonnez-moi, dit-il, un cri involontaire; mais croyez que l'excès de mon amour pour miss Rebecca seul l'a arraché. Depuis mon bas âge ne me suis-je pas habitué à la considérer comme ma prétendue? N'ai-je point appris à estimer les mille qualités qui la distinguent et en font l'ornement de son sexe? Aujourd'hui j'arrive; j'accours plutôt, après avoir accompli un acte que je juge bon avec la plupart des hommes, quoique vous le considériez mauvais avec beaucoup de gens fort sensés et fort recommandables; je rêve au bonheur de revoir ma fiancée; je forme cent projets de félicité pour elle et pour moi, et voilà que subitement, violemment, vous glacez ma joie par votre froideur, vous me précipitez du paradis dans l'enfer…

Ce disant, la voix de Coppie s'était attendrie; des larmes coulaient lentement de ses yeux et tombaient, brûlantes, sur la main de Rebecca qu'il avait prise dans la sienne.

Cette main, la jeune fille la retira en tremblant; et, avec un effort pour dissimuler l'émotion qui la gagnait, elle dit à Edwin:

—Si mon père veut vous pardonner?…

—Eh bien? fit-il passionnément.

—Je suis, répondit-elle, soumise à sa volonté.

—Vous me pardonnerez aussi!

—Je ferai suivant ses désirs, repartit quelque peu sournoisement
Rebecca en sortant du parloir, dont elle referma la porte sur elle.

Les jambes croisées l'une sur l'autre, le haut du corps penché en arrière, M. Sherrington avait assisté à la fin de cette scène en contemplant attentivement le plafond.

Le brave esclavagiste préparait un discours en trois points, pour prouver à son gendre futur l'excellence de ses doctrines.

—Voyons, maître Edwin, asseyez-vous là et causons un peu, dit-il, quand
Rebecca fut partie.

Coppie prit le siège qui lui était indiqué, et son interlocuteur poursuivit:

—Je vous réitérerai d'abord ce que je vous ai dit plus d'une fois: je ne donnerai jamais ma fille à un de ces misérables abolitionnistes du Nord, pour plusieurs raisons, maître Edwin. Je n'aime ni les républicains, ni les démocrates; petit-fils d'un lord d'Angleterre, d'un membre de la Chambre haute, je mentirais à mon sang, à mes traditions de famille, si je mésalliais mes enfants. Quoique vous ne soyez pas d'aussi bonne maison que nous, j'ai jadis jeté les yeux sur vous, parce que vous compter des gentilshommes parmi vos aïeux; puis enfin parce que, sans vous, ma fille…

—Passons, monsieur, passons, je vous prie, dit modestement Edwin.

—Bien, mon ami. Cependant, malgré ce service inappréciable que vous nous avez rendu, je vous déclare que si vous ne changez pas complètement vos opinions, Rebecca ne sera point à vous.

Coppie tressaillit, et, pour se donner une contenance, se mit à examiner les dessina du tapis étendu sur leurs pieds.

—Oui, continua M. Sherrington, je l'aimerais mieux morte que mariée à un abolitionniste. Ce sont les abolitionnistes qui ont provoqué la séparation de ce pays d'avec la mère patrie. Ce sont eux qui l'infectent de théories fausses, perverses, funestes au sens moral, subversives de l'ordre public; eux qui le pousseront à sa perte, malgré les apparences d'une prospérité trompeuse, si on n'arrête à temps leurs exécrables progrès. Qu'avez-vous à dire d'ailleurs contre l'esclavage? N'a-t-il pas toujours existé chez tous les peuples du monde? Dieu ne l'a-t-il pas consacré? La Bible ne vous l'apprend-elle pas? La religion catholique l'approuve comme la religion protestante. Les Espagnols, et après eux les Portugais, firent des esclaves dans l'Amérique méridionale. Si notre glorieuse Elisabeth d'Angleterre arma le premier navire chargé de faire la traite des noirs, le pape qui trônait alors ai Rome bénit l'expédition, et il n'y eut pas, depuis jusqu'à ce fauteur de troubles, ce George Washington…

—Ah! monsieur, respectez au moins la mémoire du plus vertueux, du plus sage des hommes, s'écria Coppie, incapable de se contenir davantage.

—Eh bien, master Edwin, ce sage, ce vertueux George Washington, comme vous le qualifiez, était propriétaire d'esclaves. Non seulement ce grand émancipateur se garda bien d'en affranchir un seul, mais il sanctionna l'esclavage des nègres par un article de sa trop fameuse constitution.

—Mais, monsieur, vous vous trompez!

—Que je me trompe ou non, répliqua hautainement M. Sherrington, votre Washington conserva tous ses esclaves après la proclamation de la constitution. A ses yeux, le nègre était un être inférieur, peu au-dessus de l'animal. Il pensait qu'on le pouvait donner, troquer ou vendre, et, pardieu, il avait raison! Qui est-ce donc qui me contredira?

Coppie avait grande envie de répondre; mais l'intérêt de son amour lui commanda le silence. Il se tut, et Sherrington reprit après une pause:

—Revenons à vous, master Edwin. Je veux bien admettre que la jalousie de ma fille à l'égard de cette négresse est puérile; je veux bien aussi ne voir dans votre échauffourée qu'une folie déjeune homme; je me plais à croire que l'expérience, aidée de mes raisonnements, finirait par refroidir votre cerveau brûlé; je ne vous donne même pas deux ans de séjour dans un État à esclaves pour être tout à fait de mon avis, car vous remarquerez que les nègres sont cent fois plus heureux que les domestiques blancs, et que les premiers, confortablement nourris, chaudement vêtus et abrités maintenant, mourraient de faim ou de froid ai on leur rendait la liberté. Faits pour servir, ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes. Ce sont des brutes sur le sort desquels l'Europe s'apitoie sottement et sans connaissance de cause.

—Cependant, hasarda timidement Edwin, l'ouvrage de madame Beecher Stow, traduit dans toutes les langues…

—Case du père Tom! riposta véhémentement M. Sherrington; une exagération greffée sur un mensonge!

—Néanmoins, objecta encore Coppie….

—Brisons là ou je me fâche! tonna son interlocuteur.

Un moment après, il dit d'un air plus calme:

—Vous renoncez à vos idées absurdes, n'est-ce pas, master Edwin? J'en exige le serment sur les Saints Évangiles. Puis, à cette condition, vous pourrez espérer la main de Rebecca. Mais avant, mon jeune ami, occupons-nous de votre situation. Vous n'êtes pas riche, bien qu'intelligent, actif et vigoureux. On ne se met pas en ménage sans avoir une somme suffisante pour satisfaire aux besoins de celle qu'on épouse. Jusqu'à présent, vous vous êtes fort peu occupé de votre avenir. Il est temps d'y songer. Que comptez-vous faire?

—Monsieur, répondit Coppie, je me propose d'aller au Kansas.

—Bien, et dans quel but?

—Le pays est neuf; je pense qu'en m'avançant vers le territoire indien, et jusqu'au Mexique, je gagnerai de l'argent dans la traite de pelleteries.

—Hum! commerce bien usé, fit M. Sherrington en hochant la tête.

—J'ai, continua Edwin, un millier de dollars en espèces. Avec cette somme, j'achèterai de la bimbeloterie….

—Et combien présumez-vous que rapportera ce commerce?

—Il y a des chances à courir, dit le jeune homme; mais si la fortune m'est favorable, j'espère porter mon capital à dix ou douze mille piastres dans deux ou trois ans.

—Dans trois ans donc, dit M. Sherrington. Mais vous répudierez vos rêves abolitionnistes?

Coppie éluda la réponse par une nouvelle question:

—Me sera-t-il permis de voir miss Rebecca avant mon départ?

—Non, dit son interlocuteur, elle est indisposée contre vous. Je lui offrirai vos excuses. Partez, jeune homme; vous avez ma parole, je compte sur la vôtre; dans trois ans vous nous revenez avec dix mille dollars, un esprit plus rassis, la ferme résolution de soutenir le grand parti du Sud, et vous épousez ma fille.

Là-dessus le père de Rebecca se leva et tendit la main à Coppie.

Cette façon sommaire de le renvoyer était trop dans les usages américains pour que celui-ci songeât à s'en offenser. Saisissant donc cordialement la main de M. Sherrington, il la serra avec effusion, et sortit de la maison.

On était à la fin de mars. Il faisait un temps doux et humide. Des toits des maisons, chargés de neige, l'eau dégouttait avec un bruit monotone et, par intervalle, un son sourd et prolongé se faisait entendre: c'était une avalanche arrachée, par le dégel, au faîte de quelque édifice qui venait s'abattre dans la rue en s'éparpillant en un tourbillon de poussière nacrée.

La moiteur de l'atmosphère avait revêtu les murailles et les arbres d'une couche de givre aussi blanche que l'albâtre. On eût dit que la cité tout entière était construite en stuc.

Cependant, depuis quelques jours, le Mississipi avait rompu sa prison de glace, et il roulait avec fracas ses eaux jaunâtres chargées de banquises.

La navigation était rouverte de Dubuque à l'embouchure du fleuve.

Edwin Coppie acheta une pacotille de couteaux, haches, fusils, couvertures, verroteries, etc., chez divers importateurs de la ville, embarqua le tout sur le Columbia, magnifique bateau à vapeur qui desservait les rives du Mississipi entre Dubuque et Saint-Louis; puis il prit, le soir même, passage à son bord pour Burlington, bourgade assez importante, non loin de la frontière des États de l'Iowa et du Missouri.

La traversée s'opéra sans encombre; le lendemain matin, il arrivait à
Burlington.

L'eau était toujours tiède et le soleil brillait d'un pur éclat.

Aussitôt qu'il eut mis pied à terre, Coppie loua un traîneau et ordonna au charretier de le conduire chez sa mère, qui résidait à trente milles de là, sur la rivière des Moines.

Quoiqu'une épaisse croûte de neige s'étendît à la surface de la terre, les chemins étaient mauvais, défoncés, parsemés de cahots, comme disent les Canadiens-Français. Aussi, le véhicule marchait-il avec une lenteur désespérante pour Edwin, qui avait hâte d'embrasser son excellente mère, dont il était séparé; depuis plus d'un mois.

La nuit vint, déployant son linceul sur les campagnes. L'attelage et le cocher étaient fatigués; celui-ci maugréait entre ses dents et jurait à tout instant qu'il n'irait pas plus loin; celui-là bronchait à chaque pas et refusait d'avancer.

Tout à coup, au détour d'un bois, une clarté immense déchira les ténèbres.

—Mon Dieu! fit Edwin en fouillant l'horizon du regard; mon Dieu! on dirait que c'est un incendie… que notre maison est en feu!

Et s'adressant à l'automédon;

—Fouettez vos chevaux! il y a cinq dollars pour vous!

Dix minutes après, le traîneau arrivait sur le théâtre de l'embrasement.

Coppie ne s'était pas trompé: la métairie qu'il occupait avec sa mère achevait de s'abîmer dans un océan de flammes.

Sur un pin gigantesque, devant la porte de l'habitation, on avait cloué un écriteau.

Aux lueurs rougeâtres de la conflagration, le jeune homme y lut ces mots tracés en caractères sanglants:

AINSI SERONT PUNIS LES TRAITRES A LA
CAUSE DU SUD.
EDWIN COPPIE, PRENDS GARDE A TOI!

L'amant de Rebecca Sherrington, après s'être assuré que sa mère n'avait pas été la proie du fléau destructeur et qu'elle était réfugiée au fort des Moines, à quelques lieues de distance, grimpa sur le pin, décrocha l'écriteau, le retourna, le fixa à la même place, et avec un morceau de charbon arraché aux décombres de la ferme, il écrivit:

QUE LES TRAITRES A LA CAUSE DU NORD
PRENNENT GARDE A EDWIN COPPIE!

III

FORMATION D'UN ÉTAT AMÉRICAIN

On sait assez, en Europe, avec quelle rapidité fabuleuse augmente la population dans la plupart des cités des États-Unis; ainsi celle de New-York a plus que doublé durant les dix dernières années; aujourd'hui, en y joignant Brooklyn, son faubourg naturel, on peut, sans exagération, la porter à près d'un million d'âmes; Buffalo, qui n'existait pas au commencement de ce siècle, en compte actuellement plus de cent mille; et Chicago, simple poste de commerce indien en 1831, devenu ville et possédant cinq mille habitants en 1840, en renferme à présent deux cent mille environ dans son enceinte. Et ce ne sont pas là des exceptions: presque toutes les métropoles de l'Amérique septentrionale peuvent s'enorgueillir de progrès aussi remarquables.

Mais ce que l'on sait généralement moins, c'est la merveilleuse activité qui change, dans cinq ou six ans, une portion considérable,—disons grande comme la France, par exemple,—du désert américain eu une contrée fertile, sillonnée de chemins de fer, de routes, de canaux et parsemée de villages florissants. La transformation tient du prodige. D'un été à l'autre, ce territoire de chasse inculte, que seul le mocassin de l'Indien ou du trappeur blanc avait foulé jusque-là, ce territoire, hérissé de forêts vierges ou perdu sous d'interminables prairies mouvantes (rolling prairies),—semblables aux ondes de la mer,—est devenu méconnaissable. Les arbres centenaires sont tombés sous la hache du bûcheron; le feu a nivelé le sol; avec le mélancolique Peau-Rouge, les bêtes fauves ont fui vers le Nord, pour faire place à l'envahissante civilisation de l'homme blanc; plus de wigwam en cuir; peu de huttes en branchages; mais partout des cabanes en troncs d'arbres croisés les uns sur les autres; partout des constructions naissantes; partout la propriété individuelle qui se substitue à la propriété commune; voici des bornes, voici des clôtures de rameaux; ici commence à pousser une haie; un mur s'élève là-bas! Déjà, au milieu de ce groupe de maisonnettes, blanchies à la chaux, et sur le bord de cette belle rivière où fume et ronfle un bateau à vapeur, amarré à une grossière charpente, quai provisoire, déjà j'aperçois monter vers le ciel un bâtiment de grave et simple physionomie. C'est un temple chrétien; chaque dimanche, les hommes y viendront prier et remercier l'Être suprême; chaque soir les enfants y viendront apprendre à être hommes. Le village est au berceau encore, mais demain il sera formé; il aura son école, son académie, son institut; je ne parie pas de son commerce, car il est très prospère. Les enseignes, que je vois au front des maisons, ce bruit de forge, ce mouvement près du steamboat, cette gare de railway que l'on construit à côté, l'annoncent éloquemment. Mais après-demain, le village aura reçu son incorporation. Il prendra le nom de cité, et cité complète, ma foi: vous y trouverez dix hôtels de premier ordre, vingt journaux, deux ou trois banques, des églises pour divers cultes, des salles de lecture, des collèges, des promenades, des édifices publics, toutes les choses nécessaires à la vie policée, sans parler d'une foule de lignes télégraphiques, qui vous mettront en rapport immédiat avec toutes les parties habitées du Nouveau Monde.

Nouveau; oui, il l'est, car là s'établit, s'agrandit une société nouvelle, qui n'a rien de nos préjugés, rien de nos conventions, et que vainement nous cherchons à prendre pour modèle de nos théories politiques. Le Nouveau Monde suit sa destinée. Il a une civilisation complètement différente de la civilisation européenne, parce qu'il n'en a ni le passé, ni les traditions indéracinables.

Ici, l'homme repose sur la famille; là, il n'a d'appui qu'en Dieu et en lui-même. Ses liens de parenté il les a brisés, il les brise en émigrant. Aussi a-t-il, en général, une croyance plus sincère, plus absolue dans l'Éternel. Seul, à qui demanderait-il du courage, des consolations, sinon au Créateur de toutes choses? Sa foi politique, qu'on ne l'oublie pas, il la puise dans sa foi religieuse. C'est ce qui fait la force de la première; c'est ce qui fait que tous les ébranlements donnés, dans les États du Nord, au moins au gouvernement républicain, ne parviendront pas à le renverser. L'égalité règne sans partage, parce que, indépendamment du manque d'ascendants, chaque colon a eu, et a, sur cette terre neuve, besoin, en arrivant, de confondre son intelligence, ses forces et ses travaux avec ceux de ses voisins.

Ceci me ramenant sur mes pas, je me permettrai quelques pages d'observations sur la colonisation dans l'Amérique septentrionale; aussi bien pourront-elles être de quelque utilité à certains esprits inquiets que pousse le désir d'aller tenter fortune dans l'autre hémisphère.

Je le dis tout d'abord: en principe, je ne suis pas opposé à l'émigration. D'ailleurs, elle est une nécessité ou une fatalité, comme il plaira. La surabondance de la population, sur un point quelconque du globe, amène le débordement. C'est une règle de physique élémentaire. En outre l'histoire des races humaines et des civilisations nous apprend que l'homme marche sans cesse à la conquête du sol; car, comme toute chose, le sol est soumis à la triple loi de Jeunesse, Maturité, Vieillesse. Après avoir longtemps fécondé la végétation, l'humus s'épuise et cesse de produire. Il faut des siècles pour qu'il recouvre ses puissances premières. Les steppes de l'Asie, les déserts de l'Afrique l'attestent, sans mentionner la campagne de Rome et les environs de Madrid, jadis si fertiles, aujourd'hui peu productifs, surtout les derniers, devenus presque un désert.

Aussi, quand le rendement de sa terre n'est plus en rapport avec ses besoins, l'homme la quitte, il en va chercher une autre. On vient réclamer à l'Amérique le suc nourricier de ses immenses territoires. Il faut avouer qu'elle est prête à recevoir des millions de nouveaux individus et à leur accorder un bien-être matériel dont ils ne jouissent pas toujours en Europe. Mais à quel prix?

Voyous un peu. Un homme seul fera peu ou rien en Amérique; je parle du cultivateur, car c'est à lui que je m'intéresse. Les artisans ont des chances plus ou moins heureuses. Le tailleur de pierre, le maçon, le serrurier, le mécanicien, le fondeur peuvent se tirer d'affaires, et, avec de l'économie, amasser, en quelques années, un joli pécule; mais, s'ils ne connaissent pas l'anglais, ils courent grand risque de végéter misérablement. C'est le lot à peu près inévitable des gens ayant des professions dites libérales. Quant au Canada, où la langue française est partiellement en usage, il offre si peu de ressources que les habitants passent chaque année par milliers aux États-Unis, où ils trouvent de meilleurs salaires et une liberté d'action plus large. La désertion est telle, dans les rangs de la race franco-canadienne, que la législature en a pris de l'inquiétude et s'occupe de trouver un remède à ce mal incurable, suivant moi, tant que la forme du gouvernement n'aura pas subi de modifications radicales. La dette publique frappe de près de 2,000 francs, chaque tête d'habitant. Les droits sur les importations sont de 58 à 100 pour cent. Les vins, eau-de-vie, par exemple, sont cotés 100 pour cent à la douane. Les taxes municipales sont en proportion. A Montréal, une simple chambre, recevant l'eau par des tuyaux de l'aqueduc, paie au delà de 35 francs par an au trésor de la ville. Je laisse à juger!

Revenant au cultivateur, répétons qu'un homme seul n'a que faire en Amérique. S'il est décidé à émigrer, ce doit être avec sa famille. Plus cette famille sera nombreuse, plus il sera en état de prospérer. Mais, avant de partir, avant de dire adieu à ce cher foyer dont nous ne nous éloignons jamais sans un profond serrement du coeur il aura dû compter ses forces, calculer ses capacités, soumettre à un examen sévère ses facultés physiques, morales et celles des êtres destinés à l'accompagner. Il ne va point à une terre de Chanaan, qu'il y songe, et l'exode une fois ouvert ne devra plus se fermer pour lui! S'il n'est pas doué d'une constitution robuste, pouvant résister à toutes les intempéries; s'il ne sait commander à la faim, à la soif; s'il n'est prêt à accepter gaiement les plus rudes fatigues du corps, à exposer un coeur inaccessible aux plus foudroyantes émotions, si, en un mot, il ne porte sur sa poitrine le triple airain dont parle le poète, qu'il se garde de franchir l'Atlantique! Le dénûment, la mort l'attendent au delà.

J'irai plus loin, et dirai franchement au cultivateur alléché par les récits des pseudo-trésors que l'on trouve à chaque pas en Amérique:—Si voulant venir ici vous y vouliez venir avec l'idée de retourner quelque jour en Europe, croyez-moi, n'abandonnez pas le toit de vos pères, votre champ, vos amis. Vous lâcheriez la proie pour l'ombre j'ai personnellement exploré le pays du 30° latitude jusqu'au 65°, c'est-à-dire depuis la Nouvelle-Orléans jusqu'au delà du lac d'Arthabaska, sur le territoire de la compagnie de la baie d'Hudson, et j'ai vu beaucoup de Français, beaucoup de malheureux:—malheureux, parce qu'ils songeaient constamment à rentrer dans leur patrie. Cette pensée, cette aspiration les paralysait.

En Amérique, pour réussir, vous êtes tenu d'apporter une santé à toute épreuve, une invincible ardeur au travail, des muscles d'acier, un esprit inflexible comme le bronze, une volonté qui ne s'oublie jamais. Sachez que vos habitudes, vos usages, votre nourriture, votre habillement changeront complètement. Vous renoncerez au vin, à la bière et aux spiritueux, à moins que vous ne vouliez vous empoisonner avec cet extrait d'orge étiqueté whiskey, ou ce composé délétère baptisé gin, qui l'un et l'autre renferment des quantités considérables de strychnine. Ces horribles breuvages sont un fléau pour l'Amérique Aussi les effroyables calamités qu'ils engendrent à toute heure ont-elles provoqué des mesures législatives, comme les lois de tempérance et d'abstinence. Le malheureux adonné à ces boissons est bientôt atteint du delirium tremens qui l'emporte avec la rapidité de l'éclair. Fortuné est-il quand, dans un accès de surexcitation nerveuse, il ne s'est pas déshonoré par un crime. Gens de la campagne, qui venez défricher les plaines de l'Amérique, condamnez-vous à l'eau et commencez une réforme en mettant le pied sur le paquebot transocéanique. Vous ne sauriez vous habituer trop tôt aux privations.

On peut s'embarquer dans les ports de France, mais il vaut mieux se rendre d'abord à Liverpool où, pour 160 francs, un vapeur transporte et nourrit un passager jusqu'à New-York ou Québec. La compagnie des bateaux de la ligne anglo-américaine fournit tout, à l'exception de la literie… Si vous prenez la ligne canadienne, la meilleur marché, en débarquant à, Québec, un steamboat conduit pour cinq francs à Montréal; de là il est facile de gagner, à un prix très modique, la partie du Canada ou des États-Unis où l'on désire planter sa tente. Ce n'est pas une métaphore. La tente, puis la hutte, sont les demeures premières du colon, car du séjour dans les villes ou même dans les villages, il n'en faut pas parler, à moins que l'on n'apporte avec soi de gros capitaux.

Mais j'imagine que vous ayez acheté pour quelques francs une étendue de terrain cent fois plus grande que votre village de France et que vous soyez entré en jouissance de ce superbe domaine[2]; c'est ordinairement une forêt vierge, ce que l'on appelle terre en bois debout, ou une savane.

[Note 2: Les forêts, terres on bois debout, valent de 10 à 15 francs l'acre (environ un arpent). Celles qui font partie du domaine public, et les terres incultes en font presque toutes partie, sont vendues à prix réduits et presque nominaux, depuis 1 fr. 25 c. jusqu'à 3, 6 et 8 fr. l'acre. La vente de ces terres se fait avec des conditions de paiement raisonnables. Le gouvernement accorde jusqu'à huit et dix années pour ce paiement.]

Commencez par construire votre cabane. Elle formera un carré. Les murailles seront composées de troncs d'arbres couchés horizontalement les uns sur les autres, avec des entailles à chaque bout pour les emboîter. La glaise remplira les interstices. Quelques voliges constitueront le toit. A défaut de plancher, ce seront des branchages. Le sol à l'intérieur sera battu comme l'aire d'une grange. Une petite fenêtre à quatre carreaux en parchemin, puis en verre, l'éclairera. Avec des ais ou des rameaux de sapin vous ferez votre lit. Un poêle en fonte, une marmite, des écuelles, un banc, vos malles, voilà le mobilier. La farine de maïs, le porc, le boeuf salé, les pommes de terre (patates) sont chargés de vous sustenter, pendant les premières années au moins. A peine organisé, vous vous mettrez au travail. Il faut faire la guerre à la forêt On y porte le feu. En détruisant les herbes, les lichens, les plantes de toutes espèces, les arbustes, l'incendie amoncelle sur le sol des couches de cendre qui en stimuleront les capacités productives, dès qu'il aura reçu des semences. Mais ce ne sera guère que dans CINQ ANS qu'il paiera le colon de ses labeurs et de ses déboursés.

Suivons pas à pas les progrès de celui-ci.

Notre homme prend possession de sa terre le 1er mai 1864, par exemple. Le 24 juin il pourra avoir défriché, c'est-à-dire abattu avec sa cognée tous les arbres demeurés debout après l'incendie, et planté de pommes de terre deux acres. Le 24 août, il aura découvert six autres acres. Il mettra autant de temps pour empiler le bois, afin de le brûler. Mais, comme l'entassement (loggins) s'opère ordinairement en un jour, en faisant un bee (prononcez bie), ce qui consiste à appeler à son aide tous les voisins, et comme il doit naturellement rendre à chacun d'eux un jour pour semblable assistance, cet échange de travail le mènera jusque vers le 24 octobre. Je lui accorde ensuite jusqu'au 1er décembre pour couper son bois de chauffage, et le laisse passer l'hiver, saison qu'il emploiera à préparer du bois de construction en un chantier au milieu de la forêt, dans un rayon de 30 à 40 lieues ou même plus de chez lui. Son travail lui sera payé sur le pied de 60 fr. par mois, nourriture comprise. Au chantier, il demeurera jusqu'à la fin de mars. Ainsi, il aura gagné 240 fr. Le bois de ses huit acres de terre aura produit 480 boisseaux de cendre, et, en admettant qu'il n'ait ni le temps ni les ustensiles nécessaires pour transformer ses cendres en potasse, il pourra les vendre de 2 1/2 à 3 sous le boisseau, et réalisera ainsi de 60 à 70 fr. Or, en ajoutant ces 60 aux 240 fr. déjà gagnés au chantier, il sera possesseur de 300 fr., somme suffisante pour payer le porc, la farine et le thé (boisson en usage), dont il aura besoin pendant les sept mois finissant au 1er mai 1865, sans mettre en ligne de compte les économies de farine qu'il lui sera facile de faire au moyen de ses pommes de terre. En revenant de son chantier, le 1er avril 1865, il pourra, dans les parties tempérées de l'Amérique septentrionale; défricher 2 acres, lesquels, avec les 2 acres défrichés le printemps précédent et les 6 acres défrichés pendant l'été, lui donneront 10 acres de terre propre à la culture et environ 120 boisseaux de cendre, valant de 15 à 17 fr. Il sèmera sur cette terre trois acres de blé, cinq d'avoine et deux de pommes de terre. Son blé lui donnera en moyenne, 20 boisseaux par acre, desquels il tirera aisément 12 quarts ou barils de farine. En défalquant de cette quantité 6 quarts qui, avec les pommes de terre, seront consacrés à son usage personnel, il aura un surplus de six quarts. Chaque quart vaut, à bas prix, 35 fr. Le colon se fera donc environ 210 fr. avec les 6. En retranchant de cette somme 80 fr. pour le porc, il lui restera autant que je lui ai alloué pour la première année. Maintenant, le voici approvisionné pour jusqu'à novembre 1865, et il a en caisse 175 fr. Les cinq acres d'orge produisent 175 boisseaux, valant, disons 2 fr. chacun, ce qui lui donne 350 fr. pour le tout. Le rendement de ses quatre acres de pommes de terre, ou deux acres chaque année, devra être d'environ 800 boisseaux. Nous lui en céderons la moitié pour la consommation domestique et l'élevage de deux ou trois porcs. Il aura donc un excédant de 400 boisseaux. En les mettant au minimum à 1 fr. le boisseau, sa récolte lui rapportera 400 fr.

Ainsi, avec les cendres, la farine, l'avoine et les pommes de terre, il se sera fait 925 fr. Déduisons à présent, de cette somme, 165 fr. pour le sel, le poisson fumé, le thé et la semence, et on trouvera encore, au crédit de notre colon, une balance de 760 fr.; voilà assurément un beau résultat, mais nous avons compté avec le beau temps et tous les avantages possibles, qu'on ne l'oublie pas!

Admettons que l'été de 1865 ait été passé aussi industrieusement et aussi favorablement que celui de 1864. Le colon ne peut plus retourner au chantier. Il faut qu'il batte, fasse moudre son grain et défriche encore. Il devra avoir, au mois de juin suivant, vingt acres prêts à recevoir la semence.

Sa terre exigera le labour, sa petite famille une vache. Une paire de boeufs lui coûtera 400 fr., une charrue avec la chaîne 80 fr., la vache 100 fr., ce qui réduira ses 760 à 180 fr., somme affectée aux dépenses accidentelles. Je n'alloue rien pour le savon et la chandelle, parce que le premier se fabrique habituellement à la ferme avec les cendres et les rebuts de graisse. Quant à l'éclairage, on peut, en commençant, se servir de torches de pin sec ou de cèdre; rarement les colons achètent du sucre. Ils en font eux-mêmes, l'érable leur fournissant, en abondance, les matières saccharines nécessaires. Je puis affirmer, par expérience et sans crainte d'être démenti, que le sucre d'érable est meilleur et plus hygiénique que le sucre de canne ou de betterave. Le sirop qui découle de cet arbre si précieux, forme une boisson très agréable; c'est aussi un remède contre une foule de maladies. La préparation du sucre est d'une simplicité patriarcale et n'entraîne presque aucun déboursé. Chaque habitant peut faire le sien. Il est des gens qui exploitent en grand cette industrie et réalisent des bénéfices considérables.

La troisième année, le colon ou squatter, comme on l'appelle, fera naturellement de plus gros profits. A son fonds il ajoutera quelques moutons; un cheval et quelques têtes de gros bétail. En 1867, il sera, Dieu aidant, en état de payer, avec intérêt et sans gêne, le capital qui lui aura été prêté en 1864, ou de rentrer dans ses avances. Sans doute cet aperçu a un côté séduisant. Mais je n'ai point fait la part de la grêle, de la gelée, des pluies continues, de la sécheresse, de la mouche hessoise qui, depuis quelques années, fait d'affreux ravages dans l'Amérique du nord. Et la maladie de la pomme de terre; et la concurrence; et la difficulté des voies de communication et six mois d'hiver avec des froids de 20° à 30° Réaumur; et des chaleurs tropicales en été; et des bouleversements atmosphériques qui, en quelques heures, quelques minutes parfois, font varier le thermomètre de 10 à 20 degrés et les mille incommodités qui assaillissent l'émigrant sur la terre étrangère!

Je terminerai cette exposition en répétant à mes compatriotes de ne pas se laisser prendre aux promesses décevantes des agents d'émigration qui parcourent la France pour racoler nos bons et laborieux campagnards. L'Amérique est incontestablement un beau pays, très productif. Quelques Européens y ont promptement acquis des richesses énormes. Mais sur cent Français qui cherchent à en faire le théâtre de leur fortune, il y en a quatre-vingts qui meurent littéralement de besoin, ou repassent à la mère patrie, quinze qui végètent, trois qui se tirent d'affaire et deux qui réussissent… quelquefois.

Tous ces malheureux contribuent puissamment, néanmoins, à la colonisation du Nouveau-Monde. Ils en furent les premiers pionniers, depuis la découverte du Saint-Laurent par Jacques Cartier, en 1534; aujourd'hui encore on les voit marcher à la tête de la civilisation, au défrichement du désert américain. Partout ils ont transplanté dans les États de l'Ouest notre gaieté, notre esprit d'aventures, nos dénominations de localités. Ils s'étaient établis dans le Michigan, le Wisconsin, l'Ohio, l'Illinois, le Mississipi, le Missouri, la Californie, le Minnesota, bien avant l'arrivée des Anglo-Saxons; dès 1851, ils se jetaient en nombreuses caravanes dans le Kansas! Et quels singuliers colons que ceux-là! Il y avait des médecins, des avocats, des notaires, des professeurs, des gens de lettres, des hommes de cape et d'épée, jusqu'à des prêtres qui avaient jeté le froc aux orties! Un des premiers journaux fut rédigé en français et publié à Leavenworth, capitale en espérance, riche à l'heure qu'il est de sept ou huit mille habitants, appelée à en avoir cent dans un quart de siècle! L'intéressant tableau qu'il y aurait à peindre!… Mais nous devons nous arrêter pour reprendre le fil de notre récit.

IV

LE KANSAS ET LES BROWNISTES

Le Kansas est, présentement, l'État le plus occidental de l'Union américaine. Sa superficie atteint 250,000 kilomètres carrés. Il a pour bornes, au nord le Nebraska, à l'est les États de Missouri et d'Arkansas, au sud et à l'ouest les montagnes Rocheuses et le Nouveau-Mexique.

Un Français, nommé Dustine, remonta le premier, en 1720, la rivière qui lui donne son nom. Ce pays faisait partie de nos possessions louisianaises. Il fut cédé, en 1803, avec elles, aux États-Unis par Napoléon Bonaparte, qui commit alors une des plus grandes fautes de son règne.

«Abandonné aux tribus indigènes qui venaient mettre leur indépendance sous la protection de ses vastes solitudes, rarement visitées par les voyageurs, ce n'est que dans ces derniers temps que le pionnier américain, précurseur des immigrants, est venu y planter sa tente.»

Composées de grasses et fécondes vallées qu'arrosent des cours d'eau superbes, comme le Kansas, l'Arkansas, la Plata et une foule de petites rivières, favorisées par un climat tempéré, traversées par les deux grandes voies de communication qui sont habituellement fréquentées pour aller, par terre, de l'Atlantique au Pacifique, on s'étonne que cette région n'ait pas été plus tôt ouverte à l'industrie.

Il est difficile de concevoir, s'écrie un touriste, que pendant des milliers d'années cette contrée ait été un désert inculte et solitaire[3].

[Note 3: Le Kansas, sa vie intérieure et extérieure, par Sara T. L.
Robinson.]

En 1855, elle n'avait cependant pas encore été admise à la dignité d'État et n'était qu'un simple territoire, sans législature particulière. Ce qui ne l'empêchait pas d'être le théâtre du mouvement politique dont tout le reste de la république fédérale ressentait le contre-coup. Deux partis considérables s'y disputaient, avec acharnement, la suprématie: celui-ci défendait l'esclavage de toutes ses forces, celui-là le repoussait avec énergie; et l'on sait que telle est la cause du différend qui existe depuis plus d'un demi-siècle entre les Américains du Nord et les Américains du Sud.

Durant l'exercice législatif de 1853-54, M. Douglass, sénateur au congrès pour l'Illinois, était parvenu à faire voter un bill, lequel, abrogeant un acte antérieur, célèbre sous le titre de compromis du Missouri, autorisait l'introduction de l'esclavage dans le Kansas.

L'adoption de ce bill poussa à son comble l'animosité des deux partis. Ils rivalisèrent d'efforts pour s'emparer du pays, en y établissant des défenseurs de leurs opinions respectives. Ainsi, sous le prétexte d'une immigration légitime parfois, et parfois sans déguisement aucun, on érigea, dans la Nouvelle-Angleterre et les autres sections du Nord, un système de propagande auquel, par des moyens analogues, le Sud opposa une résistance déterminée. Il en résulta d'abord un développement aussi soudain qu'inouï de la population du Kansas; puisque, quand cette population fut assez nombreuse pour justifier une organisation politique, et que les adversaires (les uns réclamant l'abolition de l'esclavage, les autres son introduction) vinrent éprouver leurs forces au scrutin, il s'éleva des rixes, des combats qui prirent le caractère de la guerre civile avec toutes ses horreurs. La querelle s'envenima bientôt. Et les factions se servirent de tous les moyens bons ou mauvais pour obtenir gain de cause.

En 1855, leur irritation, leur fureur, étaient à leur comble.

A cette époque, dans une ferme sur la frontière du territoire et du
Missouri, vivait un homme avec ses sept fils.

Cet homme était dans la force de l'âge. Il avait cinquante-cinq ans. Sa physionomie était hardie: elle respirait l'intelligence, mais dénotait l'opiniâtreté. Doué d'une constitution musculeuse, d'un esprit solidement trempé, il était propre aux grandes fatigues physiques et morales. Son regard sombre et triste s'éclairait parfois d'une mansuétude infinie. Mais, ordinairement, il inquiétait et fatiguait.

Assurément, une pensée dominante, pensée de tous les instants, de toute l'existence, absorbait cet homme.

Il se nommait John Brown mais on l'appelai communément le capitaine
Brown ou le père Brown (old Brown).

Le capitaine Brown était la terreur des esclavagistes, l'espoir de abolitionnistes.

Depuis bien des années, il combattait de la voix et des bras pour l'émancipation des nègres.

«Celui qui dérobera, un homme et le vendra, sera mis à mort,» répétait-il fréquemment,—d'après Moïse,—à ses enfants.

Sa vie avait été un roman en action. Il la devait terminer en héros de l'antiquité.

Né en 1800 à Torringhton, petit village du Connecticut, il descendait en droite ligne de ces Pères Pèlerins (Pilgrims Fathers) qui vinrent, en 1620, chercher dans l'Amérique du Nord un refuge contre les persécutions auxquelles leur secte était en butte dans la Grande-Bretagne.

John Brown était âgé de six ans quand son père quitta le Connecticut pour se fixer dans l'Ohio. Là, il reçut une éducation sévère, dont les pratiques de la religion protestante constituèrent la base principale.

A seize ans, il se fit recevoir membre de l'Église congrégationaliste d'Hudson.

«A dix-sept ans, dit un de ses biographes, nous le trouvons faisant ses études pour le ministère académique de Morris Academy. Une inflammation chronique des yeux le força à abandonner cette carrière. Son précepteur, le révérend H. Vaille, dit que c'était le plus noble coeur qu'il eût jamais rencontré.

»A vingt et un ans, John Brown épousa, en premières noces, Dianthe, fille du capitaine Amos Lusk.

»En 1827 ou 28, il alla s'établir à Richmond, comté de Crawford[4]. En 1831, il eut le malheur de perdre sa femme.

[Note 4: John Brown, sa vie, etc., par H. Marquand.]

»Ce fut à partir de cette époque que ses idées commencèrent à se fixer sur les horreurs de l'esclavage et à chercher les moyens d'y mettre un terme.

»Son fils John dit, dans une lettre écrite le 3 décembre 1859, le lendemain du martyre de son père: «Ce fut immédiatement après la mort de ma mère que j'entendis mon père dire pour la première fois, qu'il était résolu à vivre four venir en, aide aux opprimés.»

Ces paroles semblent indiquer que Brown fut profondément affecté par la mort de sa femme, et qu'il pensa un instant ne lui point survivre.

Quoi qu'il en soit, à Richmond, capitale de la Virginie, au foyer de l'esclavage, il apprit à juger cette détestable institution; jura de consacrer le reste de ses jours à son anéantissement.

Dès lors, il prêche l'émancipation; mais il prêche dans le désert. On ne l'écoute pas, ou bien on lui impose silence, on le menace; sa vie est en péril.

Sans se laisser intimider, il sonde plus avant la question et découvre que l'abaissement du niveau intellectuel chez les nègres, tout autant que la cupidité et la perversion du sens moral chez les propriétaires, sont les aliments de la servitude.

Et le voici qui formule les aphorismes suivants, dont la vérité perce en traits de feu:

1° Les droits de l'esclave à la liberté ne seront jamais respectés, encore bien moins reconnus, tant qu'il ne se montrera pas capable de maintenir ses droits contre l'homme blanc.

2º Les qualités nécessaires pour maintenir ses droits sont l'énergie, le courage, le respect de soi-même, la fermeté, la foi en sa force et en sa dignité; mais ces qualités ne peuvent être acquises par l'esclave que dans une lutte armée pour rentrer dans ses droits.

3° Lorsqu'un peuple, tombé entre les mains de brigands, a, par suite de plusieurs années d'oppression, perdu ces qualités, il est non seulement du droit, mais du devoir de l'homme blanc de travailler en faveur de ce peuple, de verser le baume et l'huile dans ses plaies et de le soutenir jusqu'à ce qu'il puisse marcher tout seul.

«Depuis 1831, jusqu'en 1854, dit encore M. Marquand, nous trouvons John Brown occupé à réaliser sa grande idée. Quoique à peu près seul à l'oeuvre, rien ne le rebute; il arrache à l'esclavage un grand nombre de nègres et brave tous les dangers pour les assister dans leur fuite.»

Le bruit des troubles qui ont éclaté dans le Kansas parvient à ses oreilles. Il voit là, une excellente occasion de faire prévaloir ses doctrines, et abandonnant immédiatement la Virginie, il vole offrir son grand coeur aux abolitionnistes.

C'est pourquoi, dès 1855, il apparaît avec ses sept garçons sur les bords du Missouri, où l'a précédé une réputation colossale.

En arrivant dans le Kansas, il acheta une ferme, puis monta une scierie et en commença l'exploitation.

Mais il ne tarda guère à essuyer les violences des esclavagistes.

Un soir, entouré de sa robuste famille, il faisait, suivant son habitude, la lecture d'un passage de la Bible, lorsqu'on heurta brusquement à la porte de l'habitation.

—Entrez, dit Brown, de sa voix calme et ferme.

La porte s'ouvrit pour donner accès à Edwin Coppie.

Le jeune homme était essoufflé, hors d'haleine.

Les fils de Brown l'interrogèrent d'un regard anxieux. Mais le père continua froidement sa lecture:

«Ils immolent des boeufs en mon honneur et ils se rendent homicides; ils font couler le sang des agneaux et ils offrent des chiens en sacrifice, vos offrandes sont pour moi comme des animaux immondes, votre encens comme l'encens des idoles. Vous n'avez pas abandonné vos vices, et votre âme s'est réjouie dans vos abominations.

»Je choisirai des maux pour vous; je ferai tomber sur vos têtes les fléaux que vous craignez. J'ai appelé, nul ne m'a répondu. J'ai parlé, qui m'a entendu? Ils ont fait le mal en ma présence; ils ont choisi ce que je n'ai pas voulu.»

Pendant ce temps, Edwin s'était remis.

—Capitaine, dit-il en s'approchant de Brown.

—Je t'écoute, mon fils, répondit celui-ci en fermant le livre sacré et en posant un signet à la place où il avait suspendu sa lecture.

—Capitaine, reprit Coppie, les esclavagistes ont dévasté les terres que vous possédiez près de Lexington, brûlé les récoltes, enlevé les troupeaux et égorgé les bergers.

A ces mots, les fils de Brown se levèrent tous ensemble et se précipitèrent sur des armes pendues aux parois de la chambre où se passait cette scène.

—Paix, mes enfants, paix, fit-il avec un geste de la main pour modérer leur fougue; paix! Le juste a dit:

«La patience est une grande sagesse: l'homme emporté manifeste sa folie.»

Puis, s'adressant à Coppie:

—Combien y a-t-il de temps que cela s'est passé?

—Dans la nuit d'hier je chassais avec Cox aux environs; j'ai pu voir nos ennemis qui se retiraient en emmenant leur butin. Hamilton les commandait.

—Cet Hamilton!… Ah! qu'il ne tombe jamais à portée de ma carabine ou de mon couteau-bowie s'écria le fils aîné de Brown.

—Silence! lui commanda sévèrement son père; c'est la justice et non la vengeance que nous devons exercer. «Ne dis point je me vengerai, attends le Seigneur, et il te délivrera.»

Le jeune homme baissa respectueusement la tête, et Brown continua:

—Dites-moi, Coppie, de quel côté sont-ils allés?

—Ils se sont réfugiés vers la rivière Kansas.

—Étaient-ils nombreux?

—Vingt-cinq ou trente.

—Vingt-cinq ou trente, répéta le capitaine d'un ton rêveur.

Il réfléchit pendant une minute; puis, promenant un coup d'oeil satisfait sur les sept hercules que la nature lui avait donnés:

—Mes enfants, demanda-t-il, vous sentez-vous de taille, en y joignant nos amis Coppie, Cox, Haziett, Stevens et Joe, à vous mesurer avec les vingt-cinq bandits qui ont saccagé nos biens, massacré nos serviteurs?

—A l'instant, père! clamèrent-ils à l'envi.

—Que le Dieu d'Israël vous bénisse, et qu'il vous protège contre nos ennemis, car nous allons sans tarder marcher sur eux, dit le vieux Brown en levant les yeux au ciel.

—Amen! répondirent les assistants.

—Mais où sont les autres? interrogea encore le capitaine.

—Cox et Hanlett sont restés près de Lexington pour surveiller les esclavagistes; Stevens et Joe m'accompagnent. J'ai couru un peu, afin de vous prévenir plus tôt. Sans cela, ils seraient arrivés avec moi.

—En route donc! dit Brown en examinant les amorces de sa carabine.

Chacun de ses fils s'arma d'un fusil à deux coups, d'une paire de revolvers, d'un couteau à double tranchant, d'une hache; chacun remplit de munitions et de provisions de bouche une gibecière en peau de daim, et la petite troupe sortit de la ferme, le vieux Brown en tête.

La porte de l'habitation ne fut pas fermée, car on savait que l'on n'y reviendrait pas et qu'avant deux jours l'ennemi l'aurait brûlée.

Au moment du départ, le soleil se couchait sous un épais rideau de nuages noirs avec de larges franges orangées; le vent soufflait par rafales bruyantes; du sud-ouest, comme un écho de l'Océan courroucé, montaient les grondements de la foudre; tout faisait présager une nuit sombre, tempétueuse.

V

L'EXPÉDITION[5]

Presque au sortir de la ferme, la bande s'engagea dans un chemin creux, qui courait le long d'une petite rivière. Des rochers énormes, tantôt à pic, tantôt surplombant le sentier, et tantôt fuyant en arrière par un angle aigu, bastionnaient la passe d'un côté, tandis qu'une immense prairie, dont les herbes dépassaient de plusieurs pieds la tête des voyageurs, l'encaissait de l'autre côté.

[Note 5: Quoique les campagnes de John Brown, dans le Kansas, aient donné lieu à une foule de rapports, ces rapports sont tellement succincts et contradictoires que nous avouons volontiers avoir plus d'une fois tâché de suppléer par l'imagination aux renseignements qui nous manquaient. Cependant les faits principaux sont authentiques.]

Cette passe, connue de John Brown et de ses fils seulement, menait à la rivière Kansas; mais elle se bifurquait plusieurs fois avant d'y aboutir.

Quoiqu'elle fût au ras du sol de la prairie, on se serait cru à vingt mètres sous terre, tant les sons d'en haut descendaient sourds et profonds.

Les mugissements du vent y parvenaient à peine; les cimes des longues tiges herbacées frémissaient, grésillaient avec un bruit monotone, irritant et fouettaient les piétons à la face. Mais les roulements du tonnerre se faisaient plus imposants dans l'étroit sentier. Son rempart de granit en tremblait. On eût pu craindre qu'il ne s'écroulât sur les audacieux qui bravaient ainsi les fureurs de l'ouragan.

A ces voix lugubres, ajoutez, d'intervalle en intervalle, la plainte aiguë de quelque nocturne habitant des airs, ou un rugissement qui glace les bêtes d'épouvante et fait frissonner les hommes les plus hardis, le rugissement du carcajou; l'animal sanguinaire s'il en fût, l'ennemi caché qui peut à chaque pas fondre sur vous et vous trancher l'artère jugulaire avant que vous ayez même songé à vous défendre,—le tigre du désert américain, en un mot.

Dans la gorge on ne distinguait ni ciel ni terre.

Le vieux Brown n'en marchait pas moins d'un pas assuré.

Ses compagnons, auxquels s'étaient joints deux autres hommes, Hanlett et
Cox, les suivaient deux à deux.

Près d'Edwin Coppie se tenait un des fils du capitaine.

Ce jeune homme, nommé Frederick, mais que par abréviation on appelait familièrement Fred, était l'ami intime de l'amant de Rebecca Sherrington.

Quoiqu'ils se connaissaient depuis quelques mois seulement, le partage d'une vie de travaux, fatigues et dangers communs, plus encore peut-être que la convenance des humeurs et la similitude des goûts, les avait promptement amenés à des confidences mutuelles.

Ils ne gardaient rien de caché l'un pour l'autre.

—Enfin, dit Edwin à Frederick, j'éprouve un instant de joie sans mélange.

—Vraiment! fit celui-ci, je croyais que loin de miss Sherrin…

—Ne parlons pas d'elle, ne parlons pas d'elle, interrompit Coppie; vous gâteriez tout mon plaisir.

—Alors, je ne vous comprends pas!

—Vous ne comprenez pas que je vois arriver avec bonheur le moment de me venger des scélérats qui m'ont ruiné!

—Vous connaissez les idées de mon père sur la vengeance.

—Sans doute, Fred, sans doute; mais lui-même n'en cède pas moins en cet instant à un désir de se venger du mal qu'on lui a fait.

—Pas si haut, mon cher, je ne voudrais pas qu'il nous entendît.

—Pour moi, reprit Edwin, je hais l'esclavage, vous le savez; j'ai appuyé mes opinions par des actes, je les appuierai encore; mais…

—Miss Sherrington en épousera un autre, dit gaiement Frederick.

Coppie tressaillit.

—Laissons miss Sherrington, je vous en prie: dit-il.

—Du tout, du tout; j'en veux causer avec vous, répondit son interlocuteur qui prenait plaisir à le taquiner.

—C'est un sujet qui ne me plaît point à cette heure, répliqua Edwin d'un ton brusque.

—Auriez-vous fait le serment que son père exigeait de vous?

—Jamais!

—Alors….

—Chut! fit Coppie.

—Qu'y a-t-il?

—J'entends du bruit. On dirait des cavaliers….

—Vous vous trompez, dit Frederick, ce ne sont pas des cavaliers, mais nos chevaux.

—Vos chevaux?

—Oui, une dizaine de chevaux que mon père a parqués ici dans une clairière et où ils sont en sûreté contre l'ennemi.

—Challenge (qui vive)! cria tout à coup une voix forte dans l'obscurité.

—Brown, répondit le capitaine en s'arrêtant.

—Le reste de la bande imita ce mouvement.

—Le mot d'ordre? demanda-t-on encore.

—Esclave, dit Brown.

—Émancipation, ajouta le premier.

Une lanterne brilla dans les ténèbres et un nègre, d'une taille gigantesque, parut à l'entrée d'une grotte naturelle, formée par les rochers.

Cet individu, qui mesurait près de sept pieds de haut, était hideusement défiguré.

Il avait le corps énorme en proportion de sa taille, et la moitié du visage bouffi; mais l'autre moitié sèche, ridée, laissait percer les os; une partie de la mâchoire paraissait à nu, et pour surcroît de hideur, l'orbite de l'oeil était vide.

Ces mutilations, ces cicatrices affreuses, le nègre les devait à son évasion.

Esclave chez un planteur, à l'embouchure du Mississipi, il brisa ses fers et s'enfuit. Mais poursuivi et serré de près, il ne vit d'autre moyen d'échapper à ses bourreaux qu'en se jetant dans un marais.

La fange était si profonde, si épaisse que le pauvre Africain enfonça jusque au-dessus des aisselles; il ne put sortir du bourbier.

Il resta pendant deux jours dans cette horrible position, sans boire ni manger, exposé à un soleil tropical qui lui brûlait le crâne.

Ce n'était pas assez; un crabe monstrueux s'attaqua à cette victime sans défense et lui rongea tout un côté de la face. Il lui eût dévoré la tête entière, si un autre esclave marron n'était venu au secours de son camarade.

Arraché à l'abîme, à une mort atroce, le premier guérit, et finit, après mille nouveaux périls, par atteindre le Kansas, où Brown le prit à son service. C'était une nature bonne, dévouée, mais grossière, peu intelligente et faite pour obéir.

—Qu'y a-t-il de nouveau, César? questionna Brown.

—Rien, massa; chevaux bonne santé, César aussi; li ben content de voir vous.

Et il se prit à rire.

Les contractions de ce rire, en étirant son faciès, le rendirent plus repoussant encore.

—Vous allez seller les chevaux, continua le capitaine, et, quand ce sera fait, vous vous dis-poserez à nous accompagner.

Les rires du nègre redoublèrent. Il sauta d'allégresse.

—Dépêchez-vous, car nous sommes pressés mon ami, lui dit doucement
Brown.

César s'élança aussitôt vers un parc, qu'à la lueur de la lanterne, on apercevait à une faible distance.

Coppie remarqua qu'il était dans une éclaircie dont les limites se perdaient au sein des ombres, mais qui s'appuyait à la barrière rocheuse de la petite rivière.

—Mes enfants, dit Brown, je vous engage à vous restaurer, car nous ignorons quand et où nous pourrons prendre un repas demain.

Les jeunes gens avaient emportés dans leurs gibecières quelques morceaux de venaison fumée.

Ils s'assirent à l'entrée de la grotte et se mirent à manger de bon appétit.

Quant à leur père, il refusa de prendre de la nourriture. Mais, se plaçant sur un quartier de roche, il approcha de lui la lanterne que César avait laissée à leur disposition, ouvrit sa Bible qui ne le quittait jamais, et lut à voix haute le chapitre LX d'Isaïe:

«Lève-toi, Jérusalem, ouvre les yeux à la lumière; elle s'avance la gloire du Seigneur; elle a brillé sur toi.»

On l'écouta dans un religieux silence.

Quelle peinture que celle de ces jeunes gens vêtus et armés comme des brigands, adossés à des falaises abruptes, dans un lieu effroyablement sauvage et dans une nuit orageuse, à peine trouée par les faibles rayons d'une lanterne, prêtant,—tout en soupant sans bruit,—une oreille pieuse à la parole de Dieu transmise par un homme à l'air noble et sévère, mais dont l'équipement annonce des intentions aussi meurtrières que les leurs.

Au bout d'une demi-heure, César revint avec dix chevaux sellés. Brown et chacun de ses enfants les montèrent aussitôt.

Les quatre hommes, demeurés à pied, sautèrent en croupe derrière ceux des fils du capitaine avec qui ils étaient le plus liés.

—César, dit le chef au nègre, prends aussi place sur ma jument.

—Non, massa, pas m'asseoir à, côté de vous, courir devant, avec lanterne, répondit-il.

Et, saisissant le falot, il partit à toutes jambes en avant de la caravane.

—Mon coeur bat comme si j'allais à un rendez-vous d'amour, dit Coppie à
Frederick, dont il avait enfourché le cheval.

—Si miss Rebecca vous entendait! fit celui-ci en riant.

—Ah! je ne pense plus à elle.

—Ni à votre mariage?

—Non; depuis que je me suis joint à vous pour combattre les partisans de l'esclavage, je n'ai plus qu'un désir, plus qu'une passion.

—Votre vengeance!

—Peut-être, repartit-il d'un ton rêveur.

—Taisez-vous dans les rangs! ordonna Brown.

On lui obéit.

Durant plus de trois heures, les cavaliers continuèrent d'avancer au petit trot sans échanger une parole et sans que cette course prolongée parût fatiguer César.

Ce fut lui qui le premier rompit le silence.

—Massa, nous arriver près rivière Kansas, dit-il, en éteignant sa lanterne.

Une zone blanchâtre apparaissait à l'orient; les caps diminuaient en élévation, les herbes de la prairie devenaient plus courtes, plus drues et la route ondulait sur un coteau doucement incliné.

Brown appela Coppie près de lui.

—Vous connaissez, lui dit-il, le lieu où nous sommes.

—Oui; Lexington doit se trouver à cinq ou six milles à notre gauche, sur l'autre rive du Kansas.

—C'est cela. Alors, Stevens et Joe sont près de nous.

—Je le crois.

—Êtes-vous convenu avec eux d'un signal particulier de ralliement?

—Il a été convenu entre nous que je les avertirais de votre venue en imitant le cri du coq de prairie.

—Faisons une halte et voyons s'ils sont toujours à leur poste.

On arrêta les chevaux; Edwin se mit à glousser avec tant de perfection qu'on eût juré qu'un tétras saluait le réveil de l'aurore.

Des gloussements semblables lui répondirent tout de suite, et, peu après, deux hommes s'approchèrent des cavaliers.

C'étaient ceux que l'on attendait.

Toute la journée, ils avaient surveillé le parti esclavagiste. Il était campé sur la rive opposée du Kansas et plongé, sans doute, dans l'ivresse, car il avait passé la plus grande partie de la nuit à boire et à chanter.

Brown décida qu'il fallait profiter de cette circonstance pour l'assaillir à l'improviste.

S'étant fait préciser le lieu exact où ses ennemis avaient bivouaqué, il remonta le cours du Kansas à un quart de mille plus haut.

Stevens et Joe enfourchèrent deux des chevaux qui ne portaient qu'un seul cavalier, et la troupe se précipita dans les eaux de la rivière.

Les montures étaient vigoureuses. Il ne leur fallut pas plus d'un quart-d'heure pour les franchir, malgré la rapidité du courant.

Le jour se levait lorsque les brownistes atteignirent le bord méridional.

Ayant renouvelé les amorces de leurs armes, ils tournèrent lentement et avec précaution un bouquet de bois, derrière lequel leurs adversaires avaient campé.

Coppie, Cox, Hanlett, Stevens, Joe, mirent pied à terre et coupèrent à travers le bois, afin d'attaquer l'ennemi sur les deux flancs.

Mais cette tactique était superflue.

Fatigués par la veille et gorgés de whiskey, les esclavagistes dormaient si profondément qu'un bon nombre ne s'éveillèrent qu'aux premiers coups de fusil.

Une dizaine furent tués sur-le-champ; les autres s'enfuirent et se dispersèrent dans la campagne, sans avoir même riposté aux agresseurs.

Les jeunes gens voulaient les poursuivre, mais le chef s'y opposa.

—Ne frappez pas un ennemi vaincu! leur dit-il.

Cette victoire avait été l'affaire de quelques minutes.

Dans le camp, on trouva les bestiaux que les esclavagistes avaient enlevés à Brown; et, de plus, une quantité d'armes considérable, ce qui fit présumer que le parti défait attendait des renforts pour les équiper.

Le capitaine interrogea un nègre qui n'avait été que légèrement blessé.

D'abord ce nègre refusa de répondre; mais, menacé d'être fusillé s'il persistait dans son mutisme, il déclara que les troupes commandées par le capitaine Hamilton en personne, comptaient sur une centaine d'auxiliaires qu'on devait lui dépêcher du Missouri pour investir la ville de Lawrence, quartier général des abolitionnistes.

—Enfants, cria alors Brown d'une voix prophétique à ceux qui l'entouraient, je vous le répète, l'épée est tirée du fourreau, elle n'y rentrera que quand le droit des noirs aux mêmes libertés que celles dont jouissent les blancs aura été reconnu dans le monde!

Comme il achevait ces mots, les notes stridentes du clairon retentirent.

Tous les regards se portèrent vers l'ouest.

Un fort détachement de cavalerie descendait bride abattue, sabre en main, la rive droite du Kansas.

VI

A LAWRENCE

La vue de cette troupe, dix fois plus nombreuse que la leur, inspira un certain émoi aux jeunes gens.

—Ce sont les esclavagistes, s'écria Coppie avec exaltation; nous ne pouvons leur échapper, mais il faut leur faire payer chèrement notre vie.

—Bien parlé, mon fila, dit le vieux Brown, en lui serrant affectueusement la main. Délibérons vite, car le Seigneur a dit: «Les pensées s'affermissent par le conseil et la guerre doit être dirigée par la prudence.» Quel est ton avis?

—Mon avis, répondit Edwin, c'est qu'il faut nous embusquer tous dans le bois, et attendre ces misérables sous son couvert.

—Mais, objecta Aaron Brown, nous serons obligés de descendre de cheval.

—Sans doute, reprit Coppie.

Hanlett secoua la tête.

Edwin poursuivit rapidement;

—Les vaincus ont laissé ici la plupart de leurs armes toutes chargées; ramassons-les, nous nous les partagerons, et avec les carabines, les pistolets, chacun de nous pourra aisément tenir tête à dix hommes.

—Ce plan est sage, dit Brown le père.

Il appela César.

—Tu tiendras nos chevaux en main, lui dit-il, et tu resteras sans bouger derrière le bois.

—Nègre faire ça, répondit l'Africain en dansant.

—A l'oeuvre donc! fit Cox, sautant à terre.

—Tous allaient imiter son exemple, quand Stevens qui, posté derrière un arbre, examinait la troupe à l'aide d'une lunette, cria:

—Rassurez-vous, rassurez-vous, ce sont nos amis!

—Quels amis? demanda Brown.

—Nos amis de Lawrence, le gouverneur Robinson à leur tête.

La plupart des auditeurs poussèrent une exclamation de surprise et de joie, en se précipitant vers Cox, afin de vérifier la nouvelle.

Mais le vieux Brown ne parut point partager leur contentement. Les rides de son front se rapprochèrent. Un éclair traversa ses yeux; il murmura d'un ton sombre:

—Un ami! le gouverneur Robinson; un envieux! qui met la plus noble des causes au service de son ambition! J'aimerais autant l'arrivée des esclavagistes que la sienne.

—Si massa voulait? disait César qui, demeuré derrière son maître, avait entendu ces paroles.

Et il porta, avec un geste significatif, la main sur un long coutelas pendu à sa ceinture.

Brown ne le comprit que trop, car il entra dans une colère terrible:

—Va-t-en! démon, fils de Bélial, lui cria-t-il; va-t'en! tu es indigne des sacrifices que l'on fait pour arracher ta race à la servitude. Si jamais tu te permets de pareilles propositions, je te ferai punir comme assassin: «Celui qui veut se venger rencontrera la vengeance du Seigneur, et le Seigneur tiendra en réserve ses péchés.»

Effrayé par l'orage qu'il avait attiré sur sa tête, César se jeta dans les broussailles.

—Mon père, demanda Aaron au capitaine, les cavaliers là-bas apprêtent leurs armes. Il ne nous reconnaissent pas, sans doute; faut-il aller à leur rencontre?

—Non, mon fils, prends seulement ta cravate et noue-la au bout de ta carabine en signe d'amitié.

Le jeune homme obéit, et bientôt la nouvelle bande fut sur le champ de bataille.

Elle se composait d'une centaine d'hommes, montés sur des mustangs, grossièrement vêtus de pelleteries et armés jusqu'aux dents.

—Hourrah! hourrah! hourrah pour Brown! hip! hip! hip! hourrah! hurlèrent-ils en choeur, dès qu'ils aperçurent le capitaine.

—Hourrah! hourrah pour l'émancipation des esclaves! répondirent ses fila.

—Hourrah pour le gouverneur Robinson! essaya une voix dans la foule.

Mais cette voix ne trouva point d'écho; et, pendant cinq minutes, il y eut une confusion d'apostrophes, de questions, de bruyantes poignées de main, qui empêcha les deux chefs de se communiquer leurs rapports.

Enfin, le gouverneur Robinson, impatienté de l'ovation que ses gens faisaient à Brown, commanda à un clairon de sonner l'appel.

Aussitôt le tumulte s'apaisa et les cavaliers se rangèrent en assez bon ordre.

Le gouverneur, dissimulant son dépit, s'avança alors vers Brown qui semblait insensible à l'enthousiasme dont il était l'objet.

—Je vois, capitaine, dit-il en saluant légèrement, que vous avez eu le bonheur de nous prévenir, et je vous félicite d'un triomphe…

—C'est à Dieu, protecteur de notre entreprise, qu'il faut adresser vos félicitations, monsieur, répondit Brown d'un ton froid.

Le gouverneur grimaça un sourire.

—Et à votre bras, capitaine, et à votre bras, dit-il; combien étaient-ils?

—Une vingtaine, je crois.

—Vous ne les avez pas poursuivis?

—Non.

—C'est un tort, capitaine, il fallait les tuer tous.

—Le sang versé inutilement retombe sur celui qui l'a répandu.

—Je ne partage pas votre avis. Quand je trouve une vipère sur mon chemin, je l'écrase; si j'en rencontre deux, j'écrase les deux; si j'en rencontre cent, mille, je tâche que pas une ne m'échappe.

—Les hommes sont frères quelle que soit, d'ailleurs, la différence de leurs opinions, répliqua sentencieusement Brown.

—Frères! dit Robinson en haussant les épaules; cela peut être bon en théorie, mais en pratique!… vous ne ferez jamais que les abolitionnistes de l'Union soient les frères des esclavagistes.

Brown garda le silence. Son interlocuteur reprit bientôt.

—Vous saviez qu'ils se proposaient d'attaquer Lawrence?

—Je viens de l'apprendre.

—Mais, ajouta vaniteusement Robinson, si vous ne nous aviez précédés, Hamilton et toute sa bande prêcheraient, en ce moment, l'esclavage chez le diable. Je le répète, capitaine, vous auriez dû les tuer tous, jusqu'au dernier, comme je tue cette vermine!

Et il déchargea son revolver sur un blessé qui gémissait à leurs pieds.

—Ce que vous faites là est indigne! s'écria Brown en se jetant sur le gouverneur qui se disposait à assassiner de même un autre blessé.

—Capitaine, dit celui-ci avec hauteur, vous vous oubliez!

—On ne s'oublie jamais quand on empêche un homme de se déshonorer, répliqua Brown, en arrêtant le bras de Robinson.

—Je suis votre supérieur; moi seul ici ai le droit de commander.

—Il y a plus élevé que vous ici, monsieur le gouverneur, riposta Brown, c'est Dieu qui vous voit, Dieu, qui vous défend le meurtre!

—Capitaine, dit Robinson en frémissant de rage, vous avez levé la main sur moi. C'est bien; je vous ordonne de me suivre à Lawrence, pour y rendre compte de votre conduite.

—C'était mon intention, dit simplement Brown.

Ses compagnons s'étaient groupés autour de lui, et avaient assisté à la dernière partie de cette scène.

—Capitaine, s'écria le fougueux Edwin en lançant un coup d'oeil de défi au gouverneur, capitaine, subirez-vous les insultes?…

—Silence, mon fils! interrompit Brown.

Et s'adressant à sa troupe:

—Enfants, creusez une tombe pour les morts; puis vous placerez les blessés dans ce chariot, et les armes que nos adversaires ont abandonnées.

—Vive le capitaine Brown! crièrent unanimement les soldats de Robinson, alors que celui-ci revenait, furieux, devant leur front de bataille.

—Du silence dans les rangs, ou je vous casse la tête, tas de braillards! dit-il en parcourant la ligne au galop.

Sa menace n'eut aucun effet.

La troupe répéta de nouveau:

—Vive le capitaine Brown!

Robinson écumait; mais il était le plus faible; il résolut de dissimuler son ressentiment.

Après avoir enseveli les victimes de l'attaque et exécuté les ordres de leur père, par rapport aux blessés et aux armes, les fils de Brown entourèrent le chariot.

C'était un de ces énormes wagons, comme s'en servent les émigrants et les voyageurs dans le nord-ouest de l'Amérique septentrionale. Quoique plus solides et plus durables que nos voitures, il n'entre pas un seul clou, pas un seul morceau de fer dans leur fabrication. Une bande de cuir de boeuf sauvage, appliquée fraîche sur les roues, et qui se resserre en séchant, tient lieu de cercle de métal pour assujettir les jantes ou la tablette de bois arrondie qui forme quelquefois ces roues. Le véhicule était recouvert de cerceaux, sur lesquels on avait étendu des peaux. Pour la forme—mais avec des dimensions bien autrement considérables—il ressemblait assez à ces charretins employés par nos paysans pour conduire leurs denrées au marché. Sur le devant de la voiture, attelée de quatre vigoureux chevaux, le gouverneur Robinson fit arborer le drapeau de sa troupe, comme si lui-même avait remporté la victoire, et l'on se mit en marche dans l'ordre suivant:

Un piquet de quatre hommes;

Le chariot escorté par les brownistes;

Le gouverneur Robinson;

Le gros de sa troupe.

S'il ne s'était pas placé en tête du convoi, ce n'était pas qu'il n'en eût l'ardent désir, mais il ne l'avait osé.

La division qui existait entre les deux chefs n'affectait en rien leur monde.

Toutes les dispositions étaient favorables à Brown, dont le nom était acclamé à chaque instant avec frénésie.

Dans l'après-midi, on atteignit Lawrence.

C'était une ville en embryon. L'herbe croissait dans les rues à peine percées. Des arbres touffus, des jardina ébauchés, des flaques d'eau où barbotaient soit des porcs, soit des canards; des broussailles, des champs de maïs ou de patates séparaient les habitations. Et quelles habitations! des log-houses pour la plupart!

Cependant, une population nombreuse et disparate se pressait devant les portes. On eût dit un congrès général où les diverses nations de l'Europe et de l'Amérique avaient envoyé des représentants.

Physionomie, habillement, langue, tout avait un cachet particulier. Yankees, Allemands, Anglais, Français, Italiens, Hollandais, Indiens, étaient confondus pêle-mêle, contraste saisissant qui n'avait de parallèle que dans la diversité des idiomes usités pour traduire l'allégresse générale.

Quand parut le cortège, un formidable vivat salua Brown comme un libérateur.

Les hommes agitèrent leurs coiffures en l'air, et tirèrent force coups de fusil.

Les quelques femmes que possédait la colonie s'avançant au-devant du héros, lui offrirent un magnifique bouquet de fleurs.

L'une d'elles, au nom des habitants de la ville, fit un discours approprié à la circonstance.

—Je vous remercie de tout mon coeur, pour votre bienveillant accueil, répondit Brown d'un ton grave; mais en faisant ce que j'ai fait je n'ai rempli que mon devoir. Je suis donc peu digne de tant d'éloges. Souvenez-vous, mes amis, de la maxime de l'Ecclésiaste: «Si tu suis la justice, tu l'obtiendras, et tu t'en couvriras comme d'un vêtement de gloire, et tu habiteras avec elle, et elle te protégera à jamais, et, au jour de la manifestation, tu trouveras un appui.»

Ces mots furent reçus par une salve d'applaudissements; puis, Brown et ses compagnons, enlevés de leurs chevaux, furent portés sur les épaules de la foule, à la place publique où l'on avait préparé à la hâte un banquet.

Banquet simple et frugal. Il se composait de venaison et poisson bouilli, rôti ou fumé, pommes de terre et épis de maïs.

Dressé sur des planches, que supportaient des barriques, le couvert était plus grossier encore. Rares se montraient les assiettes et les plats de faïence: des feuilles d'écorce, des écuelles de bois les remplaçaient.

De fourchette, de cuiller, point. Luxe encore inconnu au Kansas, le couteau de chaque convive lui en devait tenir lieu.

Pour boissons, pour liqueurs, quelques cruches en grès; celles-ci remplies d'eau, celles-là de whiskey ou de rhum. Au vin, à la bière, il ne fallait pas songer; absence complète.

Le gouverneur Robinson, invité à prendre part à ce festin, s'excusa en prétextant une indisposition.

On devina bien qu'un autre motif l'empêchait d'y assister; mais le repas n'en fut pas moins gai, cordial, d'un entrain charmant.

On y causa de la question à l'ordre du jour—de l'abolition de l'esclavage, et des mesures à prendre afin de résister au gouverneur Shannon qui faisait alors tous ses efforts pour mettre en vigueur le bill de M. Douglass; car, ainsi que nous l'avons dit, le Kansas était partagé en deux fractions bien distinctes, l'une pour le rejet du bill, sous les ordres de gouverneur Robinson, l'autre pour son application sous ceux du gouverneur Shannon.

A la fin du dîner plusieurs toasts furent portés.

—A Brown!

—A ses fils!

—A ses amis!

—A l'émancipation des nègres!

—A l'union américaine!

—A la liberté!

Brown répondit à tous avec à propos, énergie et sagesse.

On se leva de table, vers neuf heures du soir, et les habitants de Lawrence conduisirent leurs hôtes à une maison qui avait été disposée pour les recevoir.

Accablés de fatigue, Brown et ses compagnons s'endormirent promptement.

Pendant qu'ils reposaient, une bande d'hommes armés cerna la maison, et plusieurs militaires firent irruption dans la pièce occupée par le capitaine.

Ses fils s'étaient éveillés. Ils tentèrent de défendre leur père. Mais, écrasés par le nombre, ils se rendirent après une courte lutte.

On les garrotta, et on les laissa dans l'habitation dont les issues furent fermées avec soin et gardées par les troupes du gouverneur Robinson.

Celui-ci se vengeait. Jaloux de la renommée et de la gloire de Brown, il avait décidé de le faire passer en conseil de guerre, sous accusation de rébellion contre son chef, et il avait trouvé des créatures pour soutenir cette accusation.

VII

L'ÉVASION

La maison qu'occupaient Brown et ses compagnons, lors de leur arrestation, était un ancien moulin sur les bords du Kansas.

Il servait alors de manutention à la troupe.

Le gouverneur l'avait lui-même désigné pour logement des Brownistes.
Cette désignation n'avait pas été faite sans intention.

Le moulin Blanc, ainsi l'appelait-on parce qu'il avait été jadis blanchi à la chaux, était situé à une portée de fusil de la ville, à l'embouchure d'un ruisseau qui se versait dans le Kansas.

Cet isolement favorisait admirablement la perfidie que méditait
Robinson.

Il n'eut pas de peine, comme on l'a vu, à surprendre ses victimes et à les charger de liens.

Ailleurs, leur cris eussent pu être entendus, et la population de Lawrence entière aurait volé à leur secours; mais là ils furent étouffés comme dans un tombeau.

Se croyant sûr des officiers de son état-major, qui devaient juger Brown le lendemain, le gouverneur Robinson rentra chez lui, enchanté de son expédition.

Cependant un homme avait vu les soldats rôder autour du moulin Blanc, il les avait aussi vus entrer et le bruit de la résistance était arrivé à ses oreilles.

Cet homme, c'était César, le nègre.

Il n'avait pas osé prendre part au banquet, s'était tenu à une distance respectueuse de son maître pendant le dîner, l'avait suivi de même, quand les habitants de Lawrence le conduisaient au moulin, et puis, il s'était, ma foi, couché à la belle étoile, près du ruisseau, après leur départ.

Éveillé par la venue de la troupe, et craignant tout d'abord pour sa propre personne, César s'était tapi dans un buisson et avait fait le guet.

Voilà comment il avait été, en partie, témoin de la scène que nous avons rapportée dans le chapitre précédent.

Rassuré sur son compte, César s'ingénia à deviner ce qui s'était passé au-dedans du moulin, en rapprochant les faits auxquels il avait assisté, pour s'en faire un fil conducteur.

Mais il ne put arriver à une conclusion satisfaisante.

Les sentinelles restées en faction autour du moulin, après la retraite de la plus grande partie de la troupe, ne suffirent pas à éclairer cet esprit épais.

Cependant César était naturellement curieux,—curieux comme un nègre, c'est tout dire.

Après avoir, durant un quart d'heure, ruminé, opposé les dangers qui l'environnaient à la vivacité de son désir, il résolut de tâcher de le satisfaire.

—Moi vouloir voir ce qu'ils ont fait, moi verra, se dit-il.

Et, se mettant à quatre pattes, il se rapprocha du moulin, sans avoir été aperçu des factionnaires, quoique la nuit ne fût pas très sombre.

Derrière le bâtiment se trouvait un bief profond, mais tari depuis quelques mois.

Le lit en était tapissé de hautes herbes et de pariétaires.

César, s'étant traîné jusqu'à ce bief, y descendit, et masqué par les herbages, pouvant observer sans crainte d'attirer l'attention, il examina le moulin.

De ce côté, il n'y avait aucune porte; de la lumière brillait aux quatre fenêtres qui perçaient la muraille, mais elles étaient bien trop élevées pour qu'un homme réussît à les atteindre sans échelle.

—Haut! très haut! diablement haut! trop haut! murmura César en les mesurant de l'oeil.

Il réfléchit une minute et ajouta piteusement:

—Falloir des ailes pour monter là; mais noir, point d'ailes, non, point du tout.

Pourtant, il n'était pas tout à fait convaincu, car il se coula plus avant dans le bief.

Il avait remarqué que le tambour de la roue du moulin dépassait de cinq ou six pieds le niveau des digues du canal, et il espérait, en grimpant dessus, pouvoir atteindre une des fenêtres.

Mais alors, il découvrit une sentinelle, l'arme au bras, qui montait la garde à deux pas au delà.

C'était plus qu'il n'en fallait pour le faire renoncer à son projet.

En désespoir de cause, il allait abandonner la partie, quand il distingua, tout à coup, l'ouverture par laquelle passait l'arbre qui mettait autrefois la roue en communication avec les meules du moulin.

César bondit de joie.

Son imprudence faillit lui être funeste, car la sentinelle, entendant du bruit, cria aussitôt:

—Qui va là!

Plus mort que vif, le nègre s'enfonça sous la cage.

—Je me serai trompé, marmotta le factionnaire; c'est probablement quelque loutre qui rentrait dans son trou.

Rassuré par ces paroles, César s'accrocha aux aubes de la roue, gravit agilement jusqu'à l'arbre, et se glissa à l'intérieur du moulin.

De nouveaux embarras l'y attendaient.

On n'y voyait goutte, et chaque mouvement exposait notre homme à se rompre le cou dans quelque fosse.

A cheval sur son arbre, il en gagna, en tâtonnant, l'autre extrémité.

Puis, allant, venant, allongeant les bras de côté et d'autre, il finit par rencontrer une échelle.

Bientôt il fut au faîte.

Une trappe s'opposait à son passage; il la rabattit intérieurement d'un coup d'épaule.

D'abord, il se retrouva dans les ténèbres. Mais, en levant la tête, il vit la lumière qui filtrait au plafond.

On causait au-dessus de lui.

Il reconnut la voix du vieux Brown et de ses fils.

—Soyez sans inquiétude, mes enfants, disait le capitaine; justice se fera. Robinson lui-même ne tardera pas à reconnaître ses torts envers nous. Croyez-en ma parole et ne vous alarmez point comme des femmelettes. «Les yeux du Seigneur veillent sur ceux qui le craignent; il est la source de leur puissance, le soutien de leur force, leur abri contre la chaleur et leur ombre contre l'ardeur du jour.»

—Il n'en est pas moins cruel d'être ainsi méconnu des siens, répondit amèrement Frederick.

—Pourquoi murmurer? continua Brown avec douceur. L'homme n'est-il pas fait pour souffrir? Notre divin Rédempteur n'a-t-il pas souffert patiemment les outrages et la mort de ceux qu'il venait sauver?

Tandis qu'il s'entretenait ainsi, César, dont les yeux s'habituaient insensiblement à l'obscurité, étudiait le lieu où il s'était introduit.

C'était la chambre destinée aux meules.

En s'approchant d'un vieux blutoir, tout en guenilles, le nègre remarqua que le son des paroles arrivait plus distinctement à lui.

Il passa la tête par l'orifice de ce blutoir, et regarda en l'air.

Le cylindre montait jusqu'au plafond, et débouchait évidemment sous quelque meuble de la pièce supérieure; car un large, mais faible rayon de lumière oblique, obscurci par d'épaisses toiles d'araignée, s'épanouissait à l'autre bout du tamis.

César n'eut pas de peine à se hisser à ce trou.

Un bois de lit le recouvrait.

—Massa? cria le nègre.

Aussitôt les conversations cessèrent.

—Massa Brown? répéta l'Africain.

—Qui est-ce qui appelle? demanda le capitaine.

—C'est moi, César, nègre à vous.

—César? où êtes-vous?

—En effet, c'est lui, il n'y a pas à se méprendre sur sa voix; mais où est-il? dit un des fils de Brown.

—Ici, regardez sous lit, répondit le noir.

Et, plaçant ses coudes sur les bords du trou, il souleva la couchette avec sa tête, la déposa à quelques pieds, et montra sa face hideuse, souriante, toute barbouillée de farine, dans la pièce où se tenaient les prisonniers.

Malgré les dangers de leur situation, ceux-ci ne purent s'empêcher de rire.

La moitié du corps dans son trou, l'autre moitié au dehors, César les contemplait d'un air ébahi.

Il cherchait l'explication de ces liens qu'on leur avait mis aux mains et aux pieds.

La pauvre cervelle n'y comprenait rien.

Le premier, Edwin Coppie cessa de rire:

—Avez-vous un couteau? lui demanda-t-il.

—Oui, massa, un, deux, trois couteaux.

—Bien. Coupez ces cordes avec lesquelles on nous a liés, et indiquez-nous le chemin qui vous a conduit ici.

César s'élança dans la chambre et fit ce qu'on désirait de lui.

En moins de cinq minutes, tous les captifs avaient recouvré la liberté de leurs mouvements. César leur enseigna la route qu'il avait suivie pour arriver à eux, et, un à un, ils commencèrent à sortir de leur prison.

Tous les fils de Brown étaient déjà partis. Une restait plus dans la chambre que leur père avec Edwin Coppie, qui n'avaient pas voulu quitter la place avant que les autres fussent sauvés, quand la détonation d'une arme à feu et les cris:

»Aux armes! aux armes!» troublèrent le silence de la nuit.

Edwin, qui s'apprêtait à descendre, rentra dans la pièce en disant:

—Nous sommes perdus!

—Que la volonté de Dieu soit faite! dit froidement Brown.

—Il s'assit au pied du lit et attendit, avec calme, l'arrivée des soldats qui montaient, en vociférant, l'escalier de leur chambre.

Inutile de dire qu'ils n'épargnèrent pas aux deux captifs les reproches et les mauvais traitements.

Ils furent rattachés, puis enfermés dans une autre pièce sous la garde de quatre hommes.

Mais Brown eut le plaisir d'apprendre que ses enfants s'étaient échappés sains et saufs.

—Jeune homme, ne vous désespérez pas, dit-il à Edwin. Le jour de demain vous apportera une bonne nouvelle.

Il se trompait.

Traduits, le lendemain, devant un conseil de guerre, Georges Brown fut acquitté, il est vrai; mais il ne dut son acquittement qu'à l'attitude de la foule qui avait envahi la salle du prétoire.

Elle voulait la liberté de son héros, menaçant de lyncher ceux qui auraient l'imprudence de le retenir dans les fers.

Le gouverneur Robinson céda.

Cependant il lui fallait une victime. Son courroux retomba sur Edwin Coppie; il prétendit qu'il l'avait insulté, et le fit condamner à six mois de détention.

Satisfait de la concession qu'il avait obtenue, le peuple abandonna
Coppie à son malheureux destin.

Brown ne l'oublia point. Il le rassura par ces mots, prononcés à mi-voix, en le quittant:

—Jeune homme, aie courage, l'injustice t'inflige six mois de prison, la justice te rendra la liberté avant six jours. Au revoir, sois toujours fidèle à notre devise: Tout pour l'abolition de l'esclavage!

—Merci, capitaine, répondit fermement Edwin, j'ai foi en vous!

Une voiture, attelée de deux chevaux blancs enguirlandés de fleurs, attendait à la porte du tribunal.

Brown y fut porté au milieu des acclamations assourdissantes de ses partisans, qui hissèrent[6] le gouverneur Robinson, lorsqu'il sortit un peu après de la salle d'audience.

[Note 6: Ce terme très expressif, formant onomatopée, a été emprunté par les Franco-Américains aux Anglais. Il vient du verbe to hiss (siffler quelqu'un).]

VIII

LE CAMP DE BROWN

Trois ans se sont écoulés; nous sommes en 1858. Brown a senti que c'était au fer, non à la parole, à la plume, qu'il devait désormais demander la poursuite de sa noble entreprise. Il a fait un appel aux abolitionnistes. Ils sont accourus en foule se ranger sous le drapeau de l'intrépide capitaine.

De leur côté les esclavagistes, conduits par un nommé Hamilton, et appuyés de l'autorité du gouverneur Shannon ont fait une levée de boucliers pour imposer l'application du bill de Nebraska.

Les uns et les autres ravagent, à qui mieux mieux les frontières du Kansas et du Missouri. Ils se livrent journellement des combats acharnés.

Jusqu'à présent, la victoire a secondé les armes des Brownistes, et leur petite armée se grossit, chaque jour, de recrues nouvelles.

Le capitaine a tenu la parole donnée à Edwin Coppie: deux jours après l'incarcération du jeune homme, il ameutait les habitants de Lawrence.

On enfonçait les portes de la prison, et le captif était rendu à la liberté.

Brown en avait aussitôt fait son second lieutenant.

Devenus nombreux, les abolitionnistes s'élevèrent un camp fortifié dans les gorges des montagnes, à quelques lieues au sud-est de la rivière Kansas.

Ce camp était adossé à une forêt vierge, impénétrable, qui l'abritait en partie. Il avait la figure d'une hure de sanglier, dont le groin, formant bastion, était défendu par une haute palissade, surmontée d'une galerie, construite avec les abattis branchus des arbres.

Le front de bandière, reliant de chaque côté le bastion à la forêt, était composé de troncs de pins, inextricablement enchevêtrés, qui en faisaient une barrière infranchissable.

Le camp ainsi établi à l'ouest de la forêt commandait une plaine immense. Il eût été impossible à l'ennemi le plus rusé de s'en approcher sans être aperçu, à plusieurs milles de distance, par les sentinelles placées en vedette sur la galerie.

A l'intérieur, se dressaient des tentes de cuir, des huttes de feuillage.

Une vingtaine de lourds fourgons, semblables à celui que nous avons précédemment décrit, étaient rangés, bout à bout, le long des courtines et les fortifiaient encore.

Des troupeaux broutaient dans un parc au milieu du retranchement, dont la position paraissait inexpugnable; au dehors, le gibier abondait.

Aussi la sécurité la plus grande régnait-elle au milieu des Brownistes; et sans la sévérité ascétique de leur chef, ils eussent vraiment mené joyeuse vie aux moments de loisir.

Parmi, on trouvait des gens de tout pays, de toute origine, de tout état, nous le pouvons dire. Oubliant leurs dissensions nationales, leurs préjugés de race ou de caste, ils n'en vivaient pas moins en amis et souvent dans la plus grande intimité.

C'est ainsi qu'un Français avait noué avec Coppie une liaison fort étroite.

Ce Français se nommait Jules Moreau. C'était un homme jeune, que les luttes civiles de sa patrie avaient jeté sur le sol américain, l'esprit d'aventure conduit dans le Kansas.

Jules Moreau était né à Paris, rue de la Tonnellerie, en face cette maison qui porte le n° 3, et qui vit naître Molière. Ce voisinage décida de sa vocation: à seize ans, il caressait la Muse, comme il disait jovialement; à dix-sept, son père, indigné d'avoir pour fils un poète, le jetait à la porte de cette maison paternelle qui se glorifiait d'avoir illustré les piliers des Halles pendant trois siècles dans le commerce des cotonnades et des droguets.

Un souffle d'idées nouvelles faisait alors tressaillir toute la jeunesse française: c'était en 1848. Je n'ai point à rappeler ici les événements de cette époque encore trop près de nous pour être jugée; que l'on sache seulement que Moreau embrassa avec ardeur les doctrines du jour, et que proscrit, pour avoir pris part aux événements de juin, il passa aux États-Unis.

A son arrivée à New-York, il se fit professeur, puis journaliste. Il vécut de cette vie de l'exilé, la plus triste de toutes: il eut, comme tous ses compagnons, ses heures d'abattement. Mais sa nature virile reprit le dessus, et lorsque quelques années de séjour l'eurent mis au courant de la langue du pays, il se mêla franchement à cette population cosmopolite qui couvre les États-Unis de ses rameaux multiples, et se prit à aimer sa patrie adoptive.

Jules Moreau avait alors vingt-six ans: c'était un robuste garçon de taille moyenne, bien découplé, alerte; son oeil bleu était vif, et sa voix rieuse était sympathique. Le désir de faire fortune l'avait amené dans le Kansas, mais ses instincts vagabonds l'avaient détourné de sa route: il s'était jeté corps et âme dans le parti de Brown. Quant à la France, il y songeait fort peu: s'il pensait quelquefois à son père, le seul être vivant de sa famille, ce souvenir ne soulevait dans son âme nul regret, il savait que le père Moreau, boutiquier avant tout, avait son existence assurée, et que son esprit, commercialement occupé, ne souffrait nullement de son absence.

Parfois aussi, dans ses rêves, apparaissait une ravissante tête de jeune fille; il souriait à cette réflexion des journées amoureuses; puis, il secouait la tête comme pour en chasser le passé, et il rentrait dans la vie réelle avec une chanson sur les lèvres.

Jules avait en un mot toute l'insouciance qui nous caractérise: il était gai, aventureux, très tolérant, faisant le bien et le mal sans le savoir, se laissant aller à ses passions, voyant rarement le but qu'il voulait atteindre, et ne s'inquiétant pas toujours des moyens à employer pour y arriver: réussissait-il dans une entreprise, et s'il regardait en arrière, il était souvent tout étonné d'avoir froissé un ami, écrasé un coeur, commis un de ces mille crimes que la justice humaine ne qualifie pas, mais que l'honnêteté condamne sévèrement; alors, sa conscience se révoltait contre lui-même, et il tâchait de racheter la faute, commise par sa légèreté, en se vouant à quelqu'un de ces actes sublimes que les hommes de coeur seuls peuvent concevoir et accomplir.

Tel était Jules Moreau, ou plutôt le Frenchman, comme l'appelaient ses compagnons américains qui l'aimaient beaucoup.

Un soir, après une chaude journée, Edwin Coppie étant de garde à l'un des angles du camp, Jules Moreau fut le joindre pour l'aider à passer plus agréablement sa faction.

Le temps était beau, le ciel sans nuages, et le soleil s'en allait dormir, dans une majestueuse sérénité, aux savanes du Mexique.

Tout faisait silence. On eût dit que la nature s'était recueillie pour assister au coucher de l'astre diurne. La brise elle-même taisait ses harmonieux frémissements. Mais le spectacle n'en était pas moins admirable. S'il manquait de voix, de musique, il s'enrichissait des plus splendides décors; s'il ne parlait point à l'oreille, il enchantait les yeux.

Aux derniers rayons du céleste flambeau, l'immense prairie, déployée au pied des retranchements, apparaissait comme une mer de feu; et les arbres de la forêt, enflammés par ses lueurs ardentes, miroitant sur le glacis des feuillages, ressemblaient aux girandoles d'une féerique illumination a giorno.

Enivré par cette scène splendide, Edwin s'était laissé tomber dans une profonde rêverie.

Il pensait à son pays natal, à sa bonne mère, à sa fiancée qu'il aimait d'autant plus maintenant qu'il désespérait de l'épouser jamais. Il n'entendit point le pas de Moreau.

—Eh bien! camarade, dit celui-ci en mettant la main sur l'épaule de l'Américain; eh bien, à quoi diable songez-vous? vous avez l'air triste comme une perruche muette.

Brusquement arraché à sa préoccupation, Coppie tressaillit. D'une voix embarrassée, il balbutia:

—Ma foi, non, je ne suis pas triste, mais plutôt fatigué par la chasse que nous avons faite ce matin.

Jules se prit à rire.

—Vous? fatigué! s'écria-t-il, allons donc! vous l'homme aux jarrets d'acier! vous, le marcheur le plus intrépide des États. Laissez-moi me plaindre, moi, à la bonne heure, je n'avais jamais chassé que dans la plaine Saint-Denis, un désert semé de guinguettes et où l'on rencontre plus de gibiers en cornettes que de lièvres et de perdreaux.

—Toujours de bonne humeur, fit Edwin en souriant.

—La vie n'est-elle pas une vallée de larmes et ne faut-il pas rire pour la traverser? Tenez, ami, continua Moreau, je parierais que vous avez en ce moment la nostalgie, et que vous songez peut-être à quelque blonde fiancée qui vous attend, nouvelle Pénélope, dans un coin de l'Iowa.

—Vous pourriez dire vrai.

—Ah! c'est que je m'y connais, moi; parfois il m'arrive de rêvasser à la France, à Paris, aux boulevards, et à une certaine petite rue près le carré Saint-Martin, où demeure la plus ravissante houri que j'aie jamais aimée.

—Et vous l'aimez toujours? demanda l'Américain.

—Toujours… Paméla…

—Elle se nomme Paméla?

—Oui; lorsque je quittai Paris, toutes les femmes aimées se nommaient
Paméla, surtout si elles étaient modistes.

—Alors, c'est un nom universel.

—Universel, comme vous le dites; aussi, lorsqu'on a aimé une Paméla, on a aimé toutes les femmes.

—Et êtes-vous fidèle à cet amour?

—Fidèle! je le crois bien; j'ai pour Paméla un culte, une adoration, tels que toutes les fois que je rencontre une femme jeune, jolie, aimable, brune, blonde, ou noire…

—Eh bien?

—Eh bien! je l'aime… en souvenir de Paméla.

—Singulière théorie que la vôtre!

—C'est la théorie du rayonnement de l'amour; j'aime, comment puis-je prouver que j'aime, si ce n'est en aimant; et comment puis-je aimer…

—Oh! oh! fit Coppie. Cette théorie de l'amour me paraît insensée, pour ne pas dire immorale.

—De quelle manière aimez-vous donc, vous?

—De quelle manière nous aimons? mais, probablement comme vous; car, vous ne me faites pas l'effet d'avoir jamais été un amant bien épris.

—Ah! mon cher, dit Moreau, vous ne savez pas avec quelle fougue j'aime! Paméla ne m'a pas résisté, mais si elle m'eût résisté… je l'eusse poignardée, termina-t-il en riant et en faisant un geste tragi-comique.

—Vous plaisantez toujours, on ne peut même parler sérieusement avec vous.

—Ma théorie est très sérieuse, croyez-m'en; mais nous ne saurions discuter ensemble, mon cher puritain.

—Vous avez peut-être raison: d'ailleurs, l'amour dépend de la femme qui l'inspire.

—Sans doute, sans doute, et puis vous avez encore des fiancées et nous n'en avons plus; vous aimez probablement quelque fière créature, aux formes robustes et aux yeux mélancoliques comme en a peint Teniers.

—Vous vous trompez, dit Coppie, mais laissons cette discussion, asseyez-vous là; j'ai l'âme triste ce soir, et j'ai besoin de causer avec un ami.

Jules Moreau lui prit la main et la serra cordialement.

—Je vous remercie pour ce mot.

—Croyez-vous aux pressentiments?

—Quelquefois, répondit le Français!

—Eh bien, je ne sais ce qui se passe en moi, ce soir: je sens que ma vie va entrer dans une phase nouvelle; je ne puis prévoir les événements qui surgissent; mais j'ai le coeur serré, et malgré moi mon esprit se reporte vers le charmant cottage de Dubuque, où demeure Rebecca Sherrington; il me semble que je n'atteindrai jamais cette terre promise.

—Bah! ne vous laissez pas abattre ainsi, dit Moreau; vous êtes simplement en mauvaise disposition.

—Non, je vous le répète, j'ai de tristes pressentiments. Vous le savez, quoiqu'il y ait peu de temps que nous vivions côte à côte, l'entreprise dans laquelle nous sommes embarqués ne m'effraie nullement, la sainteté de la cause que nous défendons est telle qu'il faudrait douter de Dieu lui-même pour ne pas être sûr du triomphe. Mais en dehors des faits de la guerre, il me semble qu'il va surgir quelque événement imprévu qui me séparera pour l'éternité de celle que j'aime.

—Vision! vision, que tout cela! exclama Moreau.

—Si vous saviez combien j'aime Rebecca, mon ami, vous ne seriez pas aussi sceptique. Sa figure angélique est toujours devant mes yeux, mes pensées; elle préside à toutes mes actions; jusqu'à présent, ce souvenir m'était doux; je prévoyais le jour du retour, j'espérais me faire pardonner ce qu'elle appelle ma folie; aujourd'hui, rien! son image semble avoir pâli, et mon esprit si complaisant à se représenter ses joies futures, se refuse maintenant à broder une image de félicité pour l'avenir. Il me semble qu'un malheur plane sur ma tête.

—Enfantillage! dit gaiement Moreau, vous reverrez votre Rebecca, elle vous absoudra entre deux baisers, et moi je retrouverai dans quelque comté de votre Amérique une nouvelle Paméla.

A cet instant, Frederick Brown vint se mettre en tiers dans la conversation.

Frère, dit-il à Edwin, il y a un coup de main à faire.

—Expliquez-vous, dit celui-ci.

—Voici ce que c'est: Entraîné hier à la poursuite d'un élan, je m'éloignai de deux ou trois milles de notre parti, et j'arrivai à l'habitation d'un esclavagiste dur et cruel qui malmène des centaines de nègres.

—Qui vous a fourni ces détails?

—Ce sont des noirs de l'habitation avec lesquels j'ai pris langue; je leur ai promis notre concours pour les délivrer.

—Et tu as bien fait, mon fils, dit le vieux Brown en débouchant tout à coup de derrière un chariot.

A son approche, Edwin et Moreau s'étaient respectueusement levés.

—Oui, continua le capitaine, tu as bien fait. Ta découverte me cause un vrai plaisir, car nos hommes s'engourdissent depuis quelque temps dans l'inaction; et l'inaction conduit à la paresse, fléau de l'humanité. «Le paresseux a la main à la table du festin, il a de la peine à la porter à sa bouche.»

Après un instant de méditation, Brown reprit:

—Mais, dis-moi où est cette habitation?

—A vingt milles environ d'ici, dans l'État du Missouri.

—Est-elle gardée?

—Oui. Par une douzaine de domestiques blancs seulement?

—Et les nègres?

—Tous, repartit vivement Frederick, sont disposés à la révolte.

—Bien, dit Brown s'éloignant, je vais songer à cette affaire.

IX

LES MAÎTRES DE L'ESCLAVE

Battesville est une bourgade peu importante, qui s'élève à la frontière du Missouri et du Kansas, sur la branche septentrionale de la rivière Osage, non loin de son point de réunion à la branche sud.

Quelques familles de planteurs, avec leurs esclaves et des chasseurs nord-ouestiers forment le noyau de la population.

A l'époque de notre récit, cette bourgade était comme une sentinelle perdue de la civilisation vers le désert.

Les moeurs y avaient un caractère de dureté sauvage. Souvent exposés aux attaques des Indiens et des flibustiers qui infestaient le pays, les habitants se montraient toujours une amie à la main.

Ce régime de vie avait émoussé la sensibilité des plus compatissants, et poussé jusqu'à la cruauté les dispositions de ceux qui étaient naturellement violents.

Tous les propriétaires d'esclaves traitaient leurs nègres avec une sévérité excessive.

Leur rigueur, envers ces pauvres créatures, avait encore doublé, s'il était possible, depuis l'explosion des troubles du Kansas, car on tremblait que les noirs, excités par les abolitionnistes, ne se révoltassent dans le Missouri et ne missent la contrée à feu et à sang.

Des châtiments terribles, exceptionnels, étaient réservés à la moindre faute, au soupçon même d'insubordination.

La frayeur est aussi barbare qu'aveugle, et les planteurs cherchaient à étouffer leurs craintes sous les cris des misérables Africains qu'ils envoyaient journellement au supplice.

Les maîtres croyaient par là frapper d'épouvante leur bétail humain; ils ne faisaient que l'exaspérer, l'exciter à l'insurrection.

Le chien, rendu enragé par des flagellations continuelles, voulait mordre la main qu'il léchait hier.

Au nombre des planteurs, les mieux connus pour leur brutalité envers les esclaves, se trouvait le major Flogger.

Le major Flogger était Anglo-Saxon. Il prétendait descendre d'une des plus hautes familles de la Grande-Bretagne, compter des marquis et des ducs parmi les membres du Parlement, et déblatérait sans cesse contre les institutions américaines,—l'esclavage excepté, bien entendu.

Parent de M. Sherrington de l'Iowa, il entretenait avec lui des relations étroites.

Cependant, ces relations étaient tout épistolaires: souvent retenu chez lui par la goutte, le major n'aimait pas à se déranger, et M. Sherrington n'avait point assez de fortune pour se permettre des voyagea de plaisir. Quelquefois seulement Rebecca Sherrington allait passer un mois ou deux à Battesville, chez sa cousine, Ernestine Flogger.

L'habitation du major était située sur les bords de l'Osage, à un demi-mille du village.

Elle se composait d'un corps de logis fort admiré,—parce qu'elle affichait une mauvaise miniature de manoir gothique, avec tours, créneaux, bastions, mâchicoulis,—et de deux immenses bâtiments qui le flanquaient.

Une distance de cinquante mètres séparait ces bâtiments de la maison principale, précédée d'une cour qu'entourait une grille magnifique.

Des mura fort élevés reliaient et enserraient le tout.

De chaque côté du pavillon central, les bâtiments dont nous venons de parler se courbaient en fer à cheval, leur cintre pouvant avoir un demi-mille de développement.

Construits en bois et en briques, ils ne présentaient qu'un rez-de-chaussée et un grenier.

Ce rez-de-chaussée était percé, sur son entière étendue, d'une porte et de deux petites fenêtres grillées, ouvertes les unes et l'autre de vingt-cinq en vingt-cinq pieds d'intervalle; le grenier, construit sous le toit, circulait, sans interruption, entre les deux extrémités de l'édifice.

Il servait à l'emmagasinage des récoltes de blé et de tabac, qui se faisaient sur l'habitation.

Au rez-de-chaussée, les cases des nègres.

Une pièce à chacune de celles-ci: pièce commune pour toute la famille, souvent grosse de huit, dix personnes et même davantage.

Si tout le monde ne couche pas dans le même lit, vieillards, adultes, enfants, hommes et femmes, filles et garçons, peu s'en faut; car les lits, ou plutôt les grabats, se touchent.

Ainsi que chez les Indiens, ils sont placés à quelques pouces du sol, auteur de la chambre.

Deux planches de pin, une maigre paillasse, en feuilles de maïs, sur laquelle on a jeté une mauvaise couverture, en font tous les frais.

Au milieu de la salle, une table et des bancs grossiers; quelques escabeaux ça et là; des ustensiles de cuisine ébréchés, traînant avec des instruments aratoires en un coin; des faïences fêlées, plus ou moins enluminées, sur un évier; contre la muraille, une douzaine de gravures, aux couleurs provocantes, représentant le Juif-Errant, Washington, Napoléon, Franklin, quelques scènes de bataille ou de religion, voilà pour le mobilier.

L'âtre est vis-à-vis de la porte.

Des statuettes en cire; des brimborions; des pommes, des oranges, entremêlées de courges sèches ornent la cheminée, au-dessus de laquelle on voit parfois accroché un benjô ou quelque méchant violon.

Vous ai-je dit que les carreaux de la case sont fréquemment en parchemin ou remplacés par un chiffon, un vieux chapeau?

Et tel est le logis du nègre, celui où il naît, vit, meurt,—logis qui n'a guère changé depuis que l'esclavage existe, qui ne changera guère tant qu'il existera.

Le major Flogger était riche; le domicile de ses noirs passait pour luxueux. Sans sa sévérité bien connue, on l'eût peut-être accusé de les vouloir émanciper. Mais en leur donnant une demeure comparativement plus confortable que celle qui leur est ordinairement accordée, le major ne consultait que ses intérêts.

—Que je soigne mal mes chevaux ou mes boeufs, qui y perdra? moi, disait-il. De même pour mes nègres.

Ce raisonnement était juste.

Aussi, malgré la violence de son tempérament, et les châtiments qu'il infligeait sans pitié à ses esclaves, le major Flogger avait-il la réputation d'un philanthrope.

Les nègres des habitations voisines enviaient le sort des siens; car le noir est moins sensible aux coups qu'à la bonne chère.

Il se laissera volontiers battre, pourvu que vous augmentiez sa ration de nourriture ou de tafia. C'est un des tristes fruits de la servitude que de flétrir la dignité individuelle et d'aiguiser les appétits physiques.

Entrons dans l'habitation du major Flogger, malgré cette meute de chiens énormes et féroces, de chiens dressés pour la chasse à l'esclave,—qui hurlent à notre approche.

Un chant nous appelle dans la case, à droite du pavillon. Semblable aux autres, cette case s'en distingue cependant par un air de propreté qui flatte agréablement les sens.

Les meubles y sont aussi rares et aussi peu coûteux que dans les cabanes voisines, mais leur arrangement, leur netteté, leur luisant, plaisent à la vue.

Nous sommes au dimanche, jour du Seigneur, jour d'observance rigoureuse dans les États de l'Union, les esclaves ont suspendu les travaux, ils se reposent chez eux.

Dans la case en question, nous trouvons quatre personnes: un homme à son hiver, un dans la force de l'âge, un garçon de vingt-cinq ans, une fille de vingt.

Ils sont noirs comme l'ébène; pas une ligne, pas une nuance fugitive ne dénient leur origine. Vierge de tout mélange est aussi leur sang. La lubricité des blancs ne l'a pas encore altéré. Mais quoique ayant des traits généraux qui annoncent une même souche, ils diffèrent par l'expression du visage.

La face du vieillard, creuse, recroquevillée, lourde, annonce l'hébétement. Celle de l'homme mûr, son fils, plus ouverte, mais guindée, timide, parle de soumission. La figure des jeunes gens est toute différente: à les voir, on sent que l'intelligence circule avec la vie dans leurs artères.

Ils lisent le livre divin, la Bible, tandis que leur père fume en silence, et que le grand-père chantonne d'un ton dolent, sur un air lamentable:

              Si nègre était blanc,
              Li serait content;
              Li aurait bon femme,
              Li dirait madame,
              Si nègre était blanc.

              Au jour li travaille,
              A nuit li pleurer,
              Son maître li fouaille,
              Et li murmurer:

              Si nègre était blanc,
              Li serait content;
              Li aurait bon'femme,
              Li dirait madame,
              Si nègre était blanc.

              Mais li nègre esclave,
              Loin de son pays.
              Adieu, bon goyave;
              Adieu, bon cri-cri.

              Si nègre était blanc,
              Li serait content;
              Li aurait bon femme,
              Li dirait madame,
              Si nègre était blanc.

              Mais la délivrance
              Un jour li viendra,
              Li fera bombance
              Et li chantera:

              Bon noir vaut bien blanc,
              Et li ben content,
              Li dit à son femme:
              Eh! bonjour, madame,
              Libre comme blanc.

—Oui, libres comme blancs! répéta John Coppeland, ainsi se nommait le petit-fils du vieillard;—il serait bien à souhaiter!—Mais que loin encore est ce temps!

—Ah! mon frère, il nous faut espérer en la Providence, dit la jeune fille.

John haussa les épaules avec impatience.

—La Providence! la Providence! un mot creux! murmura-t-il entre ses dents.

—Ne blasphème pas! s'écria-t-elle, en lui posant sa main sur la bouche.

—Je dis la vérité, Bess, répondit John.

—Il dit la vérité, appuya son père. Ma fille verse-moi un verre de tafia.

—Vous buvez trop et cela vous fait mal, dit Elisabeth[7]. Vous savez que la liqueur vous trouble la tête.

[Note 7: On sait que Bess n'est que l'abréviation de ce nom.]

—Qu'importe! dit le nègre d'un ton sourd, quand on est malheureux, il faut oublier ses maux, et la boisson noie le chagrin.

En ce moment, comme pour approuver les paroles de son fils, le vieux
Coppeland disait de sa voix chevrotante:

              Pour chasser tristesse,
              Li pauvre paria,
              Li chercher ivresse
              Dans bon tafia.

—Ils ont raison, s'écria John, pendant que sa soeur servait leur père, ils ont raison. Moi aussi je veux ne plus me rappeler… je veux boire…

—Oh! non, non, mon bon frère; tu ne feras pas cela, dit Elisabeth en lui prenant tendrement les mains.

—Pourquoi! Notre vie n'est-elle pas intolérable?

—Dieu nous arrachera encore aux fers de l'ennemi.

—Dieu ne s'occupe pas des noirs! proféra le jeune homme avec une amertume indicible.

—Une fois pourtant il nous avait tirés de la servitude.

—Oui, pour nous y faire retomber plus cruellement.

—Sans notre pauvre mère… commença Bess.

—Ah! notre mère, interrompit John, c'est elle qui nous a tous perdus!

—Tous! répéta son père, en frappant du poing sur la table.

John continua avec vivacité:

—Quelle folie de l'avoir écoutée! d'avoir repassé du Canada aux États-Unis, de Chatam à Détroit, pour assister à cette fête du 4 juillet.

—Fête de l'Indépendance! bredouilla le vieillard.

—L'Indépendance des blancs et l'esclavage des noirs, repartit John avec colère. Nous étions sauvés, libres, et nous nous sommes fait reprendre, ce jour-là, par nos bourreaux. Ah! elle nous coûte cher la fantaisie de ma mère!

—Ne parle pas mal de celle qui nous a donné la vie, prononça Elisabeth avec un accent de doux reproche.

—Mieux eût valu, cent fois, que nous fussions à jamais restés dans le néant! s'exclama John d'un air farouche.

—A boire! Bess, à boire! je veux boire! balbutia le père en tendant son verre à demi plein.

Le septuagénaire avait repris son couplet.

              Pour chasser tristesse,
              Li pauvre paria,
              Li chercher….

En ce moment, la porte de la case s'ouvrit brusquement et un homme entra.

—Bess, dit-il en s'adressant à la jeune fille, le maître te demande.

Elle rougit et pâlit tour à tour.

—Que veut-il encore aujourd'hui? marmotta John.

—Sans doute un bouquet de fleurs pour mademoiselle, répondit Bess en essayant de vaincre l'émotion dont elle avait été saisie.

Puis, se tournant vers le nouveau venu:

—Je viens tout de suite, monsieur Pierre, dit-elle.

X

LES MAÎTRES DE L'ESCLAVE
(SUITE)

Quoique, en ses veines, coulât un sang pur de tout alliage, Elisabeth Coppeland avait dans son port et jusque dans sa physionomie un cachet de beauté peu commun surtout chez les négresses.

Son buste était élevé, large des épaules, mince à la taille, cambré, svelte dans ses proportions. Il accusait l'exubérance de la vie. La poitrine était élégamment ornée par la nature, mais sans cette embarrassante profusion dont elle se plaît à doter la gorge des Africaines. Fermes, rebondies, les hanches avaient ces lignes voluptueuses, ces frémissements qui, au dire du roi-prophète, doivent perdre les fils de l'homme.

La tête était noble, la figure sévère, mélancolique. Elle disait des mondes de souffrances morales, cette figure! Ovale et linéaments corrects, d'ailleurs, yeux magnifiques, véritables flambeaux pour éclairer la nuit profonde du visage. Ses dents, des perles enchâssées dans du corail.

Belle, vraiment, Elisabeth Coppeland. Sa vue titillait la concupiscence chez le sensuel. Elle faisait rêver le poète. Cependant, aux mains et aux pieds de la jeune fille, vous eussiez trouvé le stigmate de la servitude.

Ils étaient lourds, épais, palmés.

Ce qu'annonçait l'extérieur d'Elisabeth, son esprit et son coeur ne le démentaient pas. Haut placés l'un et l'autre, ils eussent fait honneur à la plus vertueuse des blanches.

—Je vous suis, monsieur, répéta-t-elle au nouveau venu, en faisant signe à son frère de se calmer, car maître Pierre, qui exerçait sur l'habitation les fonctions d'inspecteur ou de commandeur, roulait déjà autour de lui des regards menaçants.

—Allons, dépêche! fit-il rudement.

Elisabeth sortit aussitôt devant lui.

Il allait refermer la porte de la case; mais, se ravisant tout à coup, il dit à John Coppeland:

—Je crois que tu montres les dents, chien?

—Pardonnez-lui, mon brave monsieur Pierre, intervint le vieillard.

—Il recevra, tantôt, cinquante coups de fouet, répliqua sèchement le commandeur en s'éloignant.

—Ah! s'écria Elisabeth qui avait entendu; ah! vous ne ferez pas cela!

Pierre l'interrompit par un éclat de rire moqueur.

—Tu verras! tu verras, la fille! dit-il.

Puis, se rapprochant d'elle, il ajouta à mi-voix:

—Je puis lui pardonner…

—N'est-ce pas, monsieur?

—Oui…

—Vous lui pardonnerez?

—A une condition.

—Tout ce que vous voudrez, dit avec empressement la jeune fille.

Le commandeur enveloppa la séduisante esclave d'un regard luxurieux, qui lui fit baisser les yeux.

—Tu viendras chez moi après avoir quitté le major, dit-il.

Elisabeth recula avec effroi.

—Je te donnerai une robe de soie, dit Pierre, feignant de n'avoir pas remarqué ce mouvement de répulsion.

—Je vous remercie, monsieur, reprit la négresse; je n'ai pas besoin de robe.

—Ce sera un collier en perles, si tu veux.

Elle secoua négativement la tête.

—Et puis de la liqueur; j'en ai d'excellente, tu l'aimes, la liqueur, hein? continua-t-il.

—Pas du tout, dit-elle.

—Alors, tu refuses?

L'inspecteur prononça ces paroles d'un ton acerbe, qui fit frémir
Elisabeth.

—Que me voulez-vous? balbutia-t-elle, sans trop savoir ce qu'elle disait.

Un sourire méchamment railleur plissa les lèvres de Pierre.

—Fais ta sainte-n'y-touche, et demande-moi ce qu'un homme peut vouloir à une jolie fille, dit-il en lui posant familièrement la main sur l'épaule.

Au contact de cette main, la jeune fille tressaillit, avec un geste de dégoût, qui n'échappa point au commandeur.

Puis elle se mit à courir vers le pavillon habité par son maître.

—Bon, bon, cria Pierre en ricanant et lui montrant le poing, je me payerai sur le dos du frère des dédains de la soeur.

Elisabeth se retourna pour répondre, mais à ce moment deux jeunes misses, rieuses et babillardes, sortirent brusquement de la maison.

—Eh bien, après tout, disait l'une, j'aime mieux

ça, chère Rebecca; mon père a eu une bonne idée de ne pas nous accompagner au temple. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vues, et j'ai tant de choses à vous dire…

—Bonne Ernestine! répondit l'autre en pressant tendrement le bras de sa compagne, passé sous le sien.

—Tiens, continua la première en apercevant la négresse, voici justement miss Bess Coppeland, la belle que vous désirez tant connaître.

A ces mots, Rebecca fronça légèrement les sourcils. Son visage s'arma d'une expression dure. Elle darda sur Elisabeth un regard rapide et haineux; mais, refoulant ses émotions, elle répondit avec une sorte d'enjouement:

—Ah! c'est là cette esclave qui s'était échappée…

—Oui, dit Ernestine, vous savez, que toute la famille avait fui au Canada; je vous ai conté cette histoire dans une de mes lettres, quand nous avons racheté les Coppeland de leur premier propriétaire.

—Je me le rappelle parfaitement. Mais vous m'aviez fait de cette fille un portrait si attrayant que je la supposais une merveille, répondit Rebecca d'un ton songeur.

—Ne la trouvez-vous donc pas magnifique?

—Pour une esclave! fit Rebecca avec une moue méprisante.

—Tout le monde ici en est amoureux, continua gaiement Ernestine.

—Amoureux! répéta son interlocutrice d'un air distrait.

—Mais oui.

Et s'adressant à la négresse:

—Approche, Bess.

L'esclave obéit.

—N'a-t-elle pas des yeux superbes, des dents splendides? reprit
Ernestine en ouvrant avec son index les lèvres de l'Africaine.

Triste, résignée, celle-ci se laissait faire avec un sourire contraint.

—Et quelle taille! poursuivit Ernestine, rayonnante de cet orgueil qui apparaît sur la figure d'un propriétaire occupé à détailler les qualités ou les mérites de son bien.

—En effet, dit Rebecca en tournant le dos, cette fille n'a pas mauvaise mine. Mais venez, chère. L'heure du sermon approche.

Elles s'éloignèrent; et Elisabeth entra dans la maison.

Une domestique blanche l'introduisit dans un salon, en lui disant d'attendre.

Peu après, le major Flogger parut.

—Ah! c'est toi, fit-il en souriant. Viens dans mon cabinet.

Elisabeth était agitée d'une appréhension cruelle.

Tremblante, elle suivit son maître dans une pièce contiguë au salon.

Cette pièce était meublée avec luxe. Des nattes de la Chine tapissaient les murailles et le parquet. Ça et là des armes précieuses pendaient en faisceaux. On remarquait aussi une collection considérable de fouets de toute grosseur, de toute dimension.

Le major se jeta dans un fauteuil à bascule (rocking chair) et, lançant par une fenêtre entr'ouverte le cigare qu'il avait aux lèvres:

—Assieds-toi là, petite, dit-il à Elisabeth.

En même temps, il lui faisait signe de se placer sur ses genoux.

La négresse ne comprit point.

—Où? demanda-t-elle, avec un regard étonné.

—Mais là, parbleu! repartit-il, en frappant sur le bras de son fauteuil.

La jeune fille baissa les yeux et fit un pas en arrière.

—Ne m'entends-tu point! cria le major.

—Mais, monsieur… bégaya-t-elle.

—Je te dis de t'asseoir sur mes genoux.

—Je…

—Sais-tu que tu es fort appétissante, dit-il, eu allongeant la main pour la saisir.

Effarouchée, brûlante de honte, elle fit encore un pas en arrière.

—Ah ça! aurais-tu, peur de moi? dit le major Flogger, souriant complaisamment.

—Non, monsieur, mais…

—Mais, viens près de moi; je veux faire ton bonheur, Elisabeth.

Loin de l'écouter, elle se retirait de plus en plus.

—Qu'est-ce à dire? cria-t-il en se levant.

—Oh! monsieur, pardonnez-moi, j'ai peur…

—Peur! voyez-vous cette effrontée!

—Monsieur, vous savez bien que je ne m'appartiens pas!

—Si je le sais! Eh! qui le sait mieux que moi? Tu es mon esclave. J'ai le droit de faire de toi ce que bon me semble. Allons, pas tant de façons, ou je me fâche.

—Mais, monsieur, dit-elle d'un ton larmoyant, je suis fiancée devant
Dieu…

—Fiancée du diable! ricana-t-il.

Elisabeth fondit en larmes.

Le major Flogger s'avança vers elle, la prit rudement par le bras et dit:

—J'espère qu'on va cesser de pleurnicher ainsi. Ta me plais, petite; j'ai décidé que tu me servirais désormais de femme de chambre. Voyons, commence ton service. Donne-moi un baiser.

—Non, non, laissez-moi.

—Oh! la coquette. Elle veut se faire désirer, dit-il en l'attirant à lui.

—Finissez, monsieur, j'appelle!

—Ah! charmant, en vérité! Eh bien, appelle, ma belle enfant.

—Si vous me touchez encore! s'écria Elisabeth en se débattant.

—Eh que feras-tu, démon?

Elle tomba à ses genoux.

—Pour l'amour de Dieu, pour l'amour de mademoiselle votre fille, supplia-t-elle, oh! oui, pour l'amour de mademoiselle Ernestine, épargnez-moi!

—Très drôle! elle est très drôle, disait le major, en essayant de dégrafer la robe d'Elisabeth.

Mais elle se releva si subitement et avec tant de violence, qu'une partie du vêtement resta aux doigts de son persécuteur.

La colère et le désappointement se peignirent sur le visage de celui-ci.

—Ah! dit-il en serrant les poings et en changeant de ton; ah! c'est donc vrai; tu ne veux pas satisfaire mon caprice; tu oublies que tu n'es rien, que je suis tout; que d'un mot, je puis te faire mettre nue comme un ver et chasser par mes chiens…

—Pitié! pitié! oh! pitié, pour votre pauvre négresse! murmurait
Elisabeth affolée.

—Obéis, ou sinon! proféra-t-il avec un geste épouvantable.

—Mais, dit-elle, palpitante, j'ai juré à Dieu de n'être qu'à mon fiancé.

—Si tu prononces encore ce mot, je t'écrase! hurla-t-il, en frappant violemment du pied.

Et après une pause.

—Déshabille-toi.

—Me déshabiller!

Une terreur inexprimable mêlée de confusion éclatait dans tous les traits de l'infortunée.

—Oui, je t'ordonne de te déshabiller, dit-il, en scandant pour ainsi dire les syllabes de cette phrase.

—Non, répliqua résolument la négresse.

Sa fermeté surprit le major Flogger, jamais il ne s'était heurté à pareille résistance.

—Je te donne une minute pour te déterminer, reprit-il au bout d'un instant.

Réfugiée dans un angle du cabinet, Bess parut n'avoir pas entendu.

Sa montre à la main, le major comptait les secondes.

—C'est donc décidé; tu veux que j'emploie la force, dit-il quand le temps fut écoulé.

Elisabeth croisa ses mains, leva la tête au ciel et se mit à prier.

Son maître agita si vivement le cordon d'une sonnette, que le gland lui resta dans la main.

Un noir parut.

Qu'on fasse venir le commandeur, cria le major.

Pierre arriva promptement.

Déshabillez cette femme! lui dit Flogger.

A cette injonction, les yeux de l'inspecteur s'allumèrent.

—Tout de suite, monsieur, répondit-il, en marchant sur la malheureuse
Elisabeth.

XI

PAUVRES NÈGRES

Elle priait toujours.

Mais, sans pudeur pour sa, personne, sans respect pour l'oraison qu'elle adressait, en ce moment, à l'Éternel, Pierre se précipita sur la malheureuse négresse comme un tigre sur sa proie, et, d'un tour de main, mit en pièces le corsage de sa robe.

Aux lèvres du major Flogger errait un sourire cynique. De chaudes flammes coloraient son visage. Ses prunelles ardentes étincelaient.

Une ivresse non moins chaude brûlait Pierre, son inspecteur.

A la vue des charmes que sa brutalité avait mis à nu, ils frissonnèrent de volupté l'un et l'autre.

Oubliant la présence de son maître, Pierre recula pour mieux contempler ces charmes.

Le major était clairvoyant. Il saisit aussitôt le sens du mouvement de son commandeur.

—Ah ça! maître drôle, dit-il, est-ce que vous auriez, par hasard, envie de cette fille!

—Moi, monsieur, je ne me le permettrais pas.

—Eh bien, que faites-vous là?

—Mais, monsieur, je réfléchis et me dis que si, au lieu de donner à nos esclaves femelles des robes montant jusqu'au cou, nous leur donnions un simple jupon, comme la kalaquarte des Indiennes, nous ferions une économie…

—L'impudent! marmotta le major entre ses dents.

Et, à voix haute:

—Laissez là vos économies…

—Pourtant… objecta Pierre.

—Assez, interrompit le planteur. Achevez d'exécuter mes ordres.

Le commandeur se rapprocha d'Elisabeth, qui, toute à sa prière, n'avait pas fait un geste d'opposition, pas murmuré une parole.

Belle, froide, impassible, pour ainsi dire, elle ressemblait à une statue de bronze antique.

—Allons, l'ingénue, lui dit grossièrement le valet de son bourreau, il faut nous offrir une exhibition gratuite de tes attraits cachés.

Ce disant, ses doigts s'accrochèrent,—vraies griffes,—à la ceinture de la jeune fille.

Mais alors Bess tressaillit comme si elle eût reçu une secousse électrique.

Puis, avec la rapidité de l'éclair, après avoir détaché dans la poitrine du commandeur un coup de poing qui le renversa presque, elle se jeta sur une des panoplies, saisit un poignard.

—Arrêtez-la, arrêtez-la, Pierre, cria le major, en cherchant du regard une porte pour se sauver.

Mais il n'avait pas besoin de fuir, nulle raison de craindre pour ses jours, le lâche libertin.

Elisabeth Coppeland serait morte cent fois plutôt que de lever,—même à son corps défendant,—une arme meurtrière sur son prochain.

—Si vous me touchez, je me tue! se contenta-t-elle de dire.

Cette menace, faite d'un ton qui n'admettait pas de doute, changea instantanément les dispositions du major Flogger. En digne propriétaire, soigneux, rangé dans ses affaires, il tenait à son bien. Pour lui, un nègre valait,—quand il était jeune et vigoureux,—un bon cheval anglais. Aussi, ses esclaves malades recevaient-ils des soins tout particuliers. Inutile de dire qu'il déplorait amèrement leur perte et qu'il s'ingéniait, par tous les moyens possibles, à écarter ce qui la pouvait provoquer.

Par tempérament il aimait les femmes; par un intérêt bien entendu il préférait ses négresses à toutes les autres.

—J'y trouve même plaisir, disait-il, et parfois avant l'année révolue, un joli bénéfice. Ainsi je fais servir mes passions à l'augmentation de ma fortune. Si tous les hommes agissaient de même, il n'y aurait, assurément, pas autant de malheureux sur la terre.

Le brave major Flogger prenait pour de la sagesse ce raisonnement monstrueux, et, de fait, il avait la sanction de tous les possesseurs d'esclaves ses voisins, sans en excepter les pieux ecclésiastiques qui fréquentaient sa maison.

Ajoutons, pour l'acquit de notre conscience, que, dans les États du Sud, bien peu de gens eussent osé désapprouver ouvertement cet excellent M. Flogger.

Il se montrait donc rempli de sollicitude pour la prospérité et la multiplication de ses esclaves.

Aussi, rien d'étonnant que les paroles de Bess l'eussent bouleversé.

Outre sa beauté raie, Bess était fort intelligente.

Elle savait lire, écrire,—grande capacité,—faisait parfaitement la cuisine, cousait à merveille, blanchissait, repassait et brodait au besoin.

—Bess, c'est une fille qui n'a pas son égale dans l'Union, disait, avec satisfaction, le major Flogger.

Avait-on l'air d'en douter? il vous répondait péremptoirement:

She is worth 3,000 dollars.

—Trois mille dollars une esclave! Mais les plus jolies, les meilleures, ne sont cotées que mille à douze cents sur les marchés de la Nouvelle-Orléans ou de Charlestown.

—Possible, possible, répliquait le major; mais Bess en vaut trois mille, et je ne la donnerais ni pour quatre ni pour cinq, quoique je ne l'aie payée que six cents avec toute sa famille, composée d'un vieux, un mûr (encore très bien), et d'un jeune, vigoureux, trop instruit par malheur, le vrai portrait de la soeur.

Pas d'objection nouvelle, ou le major entrait en fureur.

Il aimait les Coppeland, que voulez-vous? Il les aimait de cet amour qu'a le spéculateur pour les choses que, grâce à son habileté, il a achetées à vil prix et qui témoignent, par conséquent, de son aptitude au commerce.

Mais il aimait encore Bess à cause de la résistance qu'elle avait opposée à son libertinage, et de l'honnêteté—si peu commune chez les nègres,—qui faisait le fond du caractère de la jeune fille.

—Ça ferait une supérieure femme de charge à deux fins, se disait-il intérieurement.

Il se complaisait même à ajouter:

—Ma maison y gagnerait cent pour cent, car ma fille Ernestine est une péronnelle qui n'en tend absolument rien aux affaires du ménage.

Confessons-le, il était bon père autant que bon maître, M. le major
Flogger.

—Arrêtez-la! arrêtez-la, Pierre! cria-t-il à son commandeur.

—Mais, monsieur! fit celui-ci qui, n'ayant pas les mêmes raisons que le planteur pour redouter l'égarement d'Elisabeth, hésitait à se rapprocher d'elle.

—Arrêtez-la! vous dis-je.

—Elle me tuerait!

—S'il lui arrive un accident, prenez-garde à vous! poursuivit le major, exaspéré.

Pierre, timidement, se disposait à obéir. Il cherchait un moment favorable pour fondre sur Elisabeth et lui arracher son poignard, quand la porte du cabinet, qui communiquait avec le salon, s'ouvrit, et miss Flogger, suivie de sa cousine, entra en bondissant dans la pièce.

A l'aspect de la scène dont cette chambre était le théâtre, la jeune fille s'arrêta stupéfaite.

Rebecca Sherrington fit de même sur le seuil du cabinet. Puis, sentant que sa présence à cet instant ne pouvait qu'être indiscrète, elle repassa dans le salon.

—Qu'y a-t-il donc, papa? demanda Ernestine en promenant autour d'elle des regards surpris.

—Ah! miss, c'est le bon Dieu qui vous envoie! s'écria Elisabeth.

Elle laissa tomber l'arme qu'elle avait à la main et courut se prosterner devant la jeune fille, comme aux pieds d'un ange protecteur.

Mademoiselle Flogger allait d'étonnement en étonnement.

Le père, assez embarrassé, cherchait une réponse à la question qu'elle lui avait faite; le commandeur crut être agréable à son maître en intervenant:

—Veux-tu t'en aller d'ici, vilaine noiraude! dit-il à Bess, en la poussant du bout de sa botte.

—Sauvez-moi, miss! sauvez-moi! répétait la négresse éplorée.

—Mais qu'a-t-elle? interrogèrent les yeux d'Ernestine dirigés sur ceux de son père.

—Elle a désobéi et je l'ai condamnée au fouet, dit sèchement celui-ci pour éviter toute nouvelle question.

—Vous avez bien fait, répliqua froidement sa fille.

—Oh! miss, si vous saviez… reprit Elisabeth.

Pierre l'interrompit.

—Veux-tu te taire, gueuse! si tu souffles encore un mot, je lâche à tes jupes tous les chiens de l'habitation.

—Allons, lève-toi et va demander pardon à mon père, Bess, dit Ernestine en touchant du bout de son ombrelle l'épaule nue de l'esclave.

—Oui, dit le major d'un ton goguenard, si elle me demande pardon et me promet d'être docile à l'avenir, je lui serai clément, en faveur de vous, Ernestine.

Elisabeth, toujours à genoux, baissa douloureusement la tête sur sa poitrine.

—Est-ce que tu n'entends pas, fille du diable? fit le commandeur en lui allongeant, dans les reins, un coup de pied qui lui arracha une plainte, Rebecca voyait tout du salon où elle s'était assise.

A chaque outrage fait à l'Africaine, un éclair de joie cruelle sillonnait son visage.

—Ça n'a pas d'oreilles, ces brutes-là! murmura-t-elle assez haut pour qu'Ernestine l'entendît.

—Ah! ma cousine a bien raison, dit celle-ci. Laissez Bess, papa. Pierre se chargera de la punir, et venez entendre une romance nouvelle que Rebecca chante divinement.

—Avec le plus vif plaisir, mon enfant, dit le major.

—Alors, donnez-moi votre bras!

—Oh! miss! supplia encore Elisabeth…

Ernestine dédaigneusement lui tourna le dos et marcha vers son père.

—Dans une minute, ma fille, dit le major; dans une minute. Laisse-nous un moment seuls.

J'ai quelques ordres à donner à Pierre.

—Bess n'est pas méchante, qu'il ne la batte pas par trop! dit
Ernestine.

—Oh! soyez tranquille, repartit son père; il ne lui fera pas grand mal.
Une vingtaine de coups de fouet…

—Je m'en rapporte à votre indulgence, reprit-elle en rentrant dans le salon, dont elle ferma la porte sur elle.

—Cinglez-la vivement, mais sans l'éreinter, souffla le major à l'oreille de son régisseur quand Ernestine les eut quittés.

—Comptez sur ma dextérité, monsieur.

—Oui, j'y compte; mais j'ai une idée, continua Flogger sur le même ton; si après les premiers coups elle s'amendait, si elle consentait… vous m'entendez.

—Très bien, monsieur, très bien, répondit Pierre avec un sourire significatif.

—D'abord vous la déposerez dans la chambre noire, dit-il à voix haute.

Le commandeur s'inclina affirmativement.

—Elle y restera au pain et à l'eau.

—Oui, monsieur.

—Et chaque matin et chaque soir on lui administrera vingt coups de fouet.

Après ces mots, le major entra au salon où sa fille l'attendait avec
Rebecca Sherrington, qui commençait à chanter le doux hymne à la patrie:

Home! sweet home!

—Eh bien, la belle, dit maître Pierre à u as entendu, cette fois. Mais si tu voulais être aimable, on pourrait s'arranger.

Sans daigner lui répondre, elle se leva et se dirigea vers une porte ouvrant sur la cour.

—A ton aise, petite sotte! reprit le commandeur, mais, gare à nos tendres épaules! tu connais mon fouet à balles de plomb; il est un peu dur, celui-là, hein? Eh bien, je m'en vas d'abord le rafraîchir sur le dos de ton frère…

—Oh! monsieur Pierre, monsieur Pierre s'écria Bess avec un accent déchirant.

—Il n'y a pas de monsieur Pierre qui tienne.

—Mais, dit-elle, folle de désespoir, qu'exigez-vous?…

—Je te le dirai dans la chambre noire.

Elisabeth frissonna.

Le commandeur la fit alors entrer dans un corridor obscur qui, par une pente inclinée, conduisait à une cave.

Arrivé à l'extrémité de ce corridor, il ouvrit une lourde porte, en disant:

—Voici!

Une nuit impénétrable voilait tous les objets.

Pierre enlaça subitement dans ses bras la jeune fille et essaya de lui faire violence.

Mais elle se défendit si bien avec ses ongles, avec ses dents, que le misérable fut obligé de renoncer à son infâme projet.

—Ah! je me vengerai! je me vengerai! disait-il en verrouillant la porte du sombre cachot où il avait emprisonné Elisabeth.

Un quart d'heure s'était à peine écoulé depuis son départ, lorsque la pauvre fille, qui était tombée à demi évanouie sur le sol humide et visqueux entendit des cris perçants.

XII

ES LIBÉRATEURS

Je me garderai bien de dire que Pierre, l'inspecteur de l'habitation du major Flogger, était amoureux d'Elisabeth Coppeland. Ce serait stigmatiser ce mot divin, amour, sentiment trop noble, trop élevé, pour monter du bourreau à la victime.

Mais, par ce qui précède, on a vu que, comme son maître, Pierre n'avait su résister aux charmes fascinateurs de cette jeune fille. S'étant bravement mis en tête de lui imposer ses honteux désirs, il avait résolu de gagner par la terreur ce que Bess refusait à sa bienveillance.

—Je ne suis tout de même pas fâché de ce qui s'est passé, se disait-il, en se frottant les mains, après l'avoir quittée; le major croyait bien l'enlever le premier. Mais bernique! là où Pierre échoue, les autres perdent leurs droits. Si jamais quelqu'un peut se flatter d'avoir obtenu une préférence, ce sera moi. Je connais le secret pour attendrir les coeurs trop durs.

Il accentua ces derniers mots d'un sourire suffisant.

Puis il reprit, en se dirigeant vers la case des Coppeland:

—Oui, oui, je la connais cette panacée. Elle est infaillible. Il ne s'agit que de l'appliquer convenablement. Hé! hé! Pierre n'est pas tout à fait aussi niais qu'il en a l'air. Mettons-nous à l'ouvrage.

Il appela deux nègres qui traversaient la cour.

—Tom, Sam, venez-ici, vilaines têtes crépues.

Ceux-ci s'approchèrent d'un air timide.

—Suivez-moi, leur dit le commandeur, en ouvrant la porte de la case occupée par la famille Coppeland.

Ils obéirent sans se permettre une seule observation.

La case des Coppeland présentait alors un spectacle frappant qui exprimait éloquemment la misère morale de l'esclave à ses trois plus hautes périodes: le grand-père dormait ivre, la tête sur la table; c'était l'image du désespoir impuissant; le fils lisait la Bible d'un air distrait: celui-là n'avait pas encore désespéré; mais,—ver rongeur,—le Doute avait pris possession de son coeur; le petit-fils, John, le jeune homme au printemps de la vie, arpentait la chambre d'un pas fiévreux, en marmottant des blasphèmes. Cependant, tel qu'un éclair en un ciel chargé par la tempête, une pensée d'avenir, une pensée de liberté, flamboyait parfois dans ses yeux, illuminait parfois son sombre visage.

Alors, il allait à une fenêtre, plongeait ses regards vers l'ouest, où le soleil achevait d'éteindre son disque de feu, et il murmurait, l'ardent jeune homme:

—Prenons courage! ils viendront… bientôt… aujourd'hui, peut-être!… Leur promesse n'a pu être faite à la légère; j'y ai foi! Oui, ils nous délivreront, répétait-il pour la dixième fois, quand le commandeur entra, suivi de ses deux nègres:

—Attachez-moi solidement ces brigands-là, leur dit-il, en désignant du doigt les trois Coppeland.

Réveillé par le bruit, le grand-père souleva à grand'peine sa tête branlante, en fredonnant d'une voix éraillée:

              Si nègre était blanc,
              Li serait content….

Son fils l'interrompit et lut d'une voix menaçante ces mots du prophète
Jérémie:

«Voici ce que dit le Seigneur des armées: Les enfants d'Israël et les enfants de Juda souffrent l'oppression; tous ceux qui les ont pris les retiennent et ne veulent point les laisser aller.

»Leur Rédempteur est fort; son nom est: le Seigneur des armées; il défendra leur cause au jour du jugement, afin qu'il épouvante la terre et qu'il trouble les habitant» de Babylone.»

Pendant qu'il lisait, John était garrotté.

Un instant, le jeune homme songea à faire résistance; mais à quoi bon? Quelque volonté, quelque courage, quelque vigueur qu'il eût opposés, il aurait été vaincu, brutalisé, assassiné peut-être. Mieux valait subir patiemment encore sa mauvaise destinée et attendre, en silence, que l'heure de l'émancipation sonnât.

Néanmoins, lorsqu'on lui eut lié les mains derrière le dos, comme l'inspecteur Pierre frappait à coups de pieds son père, parce que celui-ci poursuivait la lecture de la Bible, John ne put s'empêcher de dire au premier:

—Lâche!

Cette injure fit sourire maître Pierre.

—Lâche! répéta John, vous n'oseriez pas… ce que notre seigneur
Jésus-Christ a souffert pour le rachat de nos péchés!

Soit que l'habitude de ces sortes de scènes l'y eût rendu insensible; soit que l'ivresse lui brouillât complètement le cerveau, le vieux Coppeland continuait sa chanson:

                Mais la délivrance
                Un jour viendra;
                Li fera bombance.
                Et li chantera:

—Silence, carcasse à cercueil! cria Pierre, en le poussant si rudement avec la main que le septuagénaire tomba lourdement sur le sol.

Par malheur, en faisant cette chute, sa tête porta contre le pied de la table, et il s'ouvrit le front.

Le sang coula à flots de sa blessure.

Aussitôt l'indignation de John éclata en un accès de rage inexprimable.

Ne pouvant faire usage de ses mains, il se précipita, tête baissée, sur le commandeur, et l'atteignit en pleine poitrine.

La violence du coup fut terrible: Pierre pâlit, chancela, s'affaissa sur lui-même.

Le croyant mort, les nègres qui l'avaient accompagné se mirent à pousser des cris de joie.

Mais, presque aussitôt il se releva et leur ordonna d'enchaîner aussi les deux autres Coppeland, en ajoutant:

—Ah! vous me payerez tout cela, racaille, et toi, John, ton compte est bon. Sois tranquille. Je vais faire expérimenter, sur ton échine, un nerf de boeuf plombé; tu m'en diras des nouvelles. En route, scélérats!

Les captifs furent entraînés dans la cour.

Sur l'injonction du commandeur, tous les nègres de l'habitation sortirent de leurs cases et se placèrent sur plusieurs rangs, les petits en avant, les grands derrière, autour de trois poteaux auxquels on avait fixé le malheureux Coppeland.

La nuit était arrivée.

Maître Pierre fit allumer des torches pour éclairer le drame dont il était l'ordonnateur.

Le major Flogger, sa fille, la douce Ernestine, et miss Rebecca Sherrington, qui venaient de prendre le thé, y assistaient, en devisant gaiement, sur un petit balcon élevé au-dessus de la porte d'entrée du pavillon.

Les autres spectateurs esclaves, hommes, femmes, enfants, au nombre de plus de deux cents, étaient, pour la plupart, apathiques, indifférents.

Toutefois, dans la foule, on eût pu remarquer quelques visages irrités ou anxieux, des yeux qui se dirigeaient avec colère vers le balcon, des têtes qui se penchaient du côté ou le soleil s'était couché et semblaient écouter attentivement.

Les impressions qui animaient les victimes se lisaient dans leur maintien: si John avait les traits contractés, la prunelle provocante, son père était calme, soumis, comme un martyr chrétien; son aïeul donnait des signes d'idiotisme.

Le crâne chauve, sanglant de ce dernier oscillait à droite, à gauche, son pied marquait machinalement la mesure, et sur ses lèvres errait le refrain:

                Si nègre était blanc.
                Li serait content.

Satisfait, sans doute, de sa mise en scène, le commandeur parcourut, d'un oeil triomphant, les lignes des esclaves, et, avisant trois nègres robustes, d'une taille colossale, il les appela.

Cette invitation ne parut point leur être agréable, car ils quittèrent les rangs avec répugnance.

Pierre leur remit à chacun un fouet énorme qu'il s'était fait apporter.

Ces fouets étaient formés d'un manche en bois, long de deux pieds, et d'une corde, en nerf d'animal, grosse comme le pouce, garnie, de distance en distance, de balles de plomb, en guise de noeuds.

—Commencez par le vieux, dit Pierre, qui s'arma lui-même d'un fouet, hérissé de fines pointes d'acier, et souvenez-vous, ajouta-t-il en montrant cet instrument à ceux qu'il condamnait à l'office de bourreaux, souvenez-vous que si vous ne vous acquittez pas convenablement de votre devoir, je saurai vous aiguillonner, moi.

Pour donner plus de poids à ses paroles, le commandeur fit claquer son fouet.

Les trois nègres échangèrent un regard morne où se peignait l'horreur du rôle auquel les contraignait la tyrannie de leurs maîtres.

—A l'oeuvre! qu'on cingle vivement, mais surtout qu'on se garde bien de briser les côtes! cria Pierre.

Les cordes plombées sifflèrent dans l'air, puis s'incrustèrent, en de profonds sillons, sur les épaules du vieux Coppeland.

Il chantonnait toujours:

                 Mais li nègre esclave,
                 Loin de son pays.

Bon nombre des noirs spectateurs frémirent; quelques femmes fondirent en larmes.

Mais sur le balcon, on ne cessait de causer avec un entrain charmant.

—Quelle délicieuse soirée, n'est-ce pas, ma cousine? disait miss
Flogger.

—Vraiment oui; elle est toute pleine de parfums, répondit Rebecca.

—Et comme le ciel est pur! poursuivit Ernestine.

—Sous ce dais d'un bleu sombre tout diamanté d'étoiles, la flamme pourpre des torches dans la cour fait un effet ravissant, ne trouvez-vous pas? reprit Rebecca.

—Ah! soupira la première, quelle nuit d'amour!

Trois nouveaux coups de fouet résonnèrent.

La douleur arracha une plainte au vieillard; à cette plainte, le sang de John bouillonna dans ses artères; l'impétueux jeune homme fit un effort pour briser ses liens et voler au secours de son grand-père; mais, n'y pouvant parvenir, il exhala, dans sa fureur, des cris perçants qui allèrent glacer d'effroi la pauvre Elisabeth, au fond de son cachot.

—Bravo! disait le commandeur; tapez, tapez dur, mes gaillards! il y aura un verre de tafia pour votre peine!

—J'espère, pensait le major Flogger en fumant tranquillement son cigare, que cette punition sera d'un exemple salutaire. Si seulement cette petite Bess était ici, ça adoucirait peut-être ses sentiments. C'est une idée, il faut que je la fasse venir.

Se penchant sur la balustrade du balcon:

—Pierre, cria-t-il au commandeur.

—Monsieur!

—Où avez-vous mis cette fille?…

—Dans la chambre noire.

—Bien, allez la chercher

—Mais, monsieur….

—Je veux qu'elle voie comment nous châtions les rebelles.

—J'y cours, répondit l'inspecteur.

Ni miss Flogger ni Rebecca Sherrington ne s'interposèrent pour prévenir cet excès de cruauté: elles babillaient chiffons.

Pierre remontait déjà avec Élisabeth le couloir du cachot, quand, soudain, plusieurs coups de sifflet retentirent aux environs de l'habitation.

Comme si c'était un signal convenu, une partie des nègres rompit immédiatement les rangs aux cris de:

—Vive la liberté! mort aux propriétaires d'esclaves!

Une voix éclatante domina toutes les autres.

—Vivent les Brownistes! disait-elle.

Cette voix, c'était celle de John Coppeland, dont les liens avaient été, sur-le-champ, tranchés par une main amie.

Un choeur immense répondit en écho:

—Vivent les Brownistes!

En ce moment, autour de la grille de l'habitation, apparaissait une troupe d'hommes blancs, à cheval.

Surpris, stupéfait, le major se demandait quel était le mot de cette énigme, en invitant, de la main, les jeunes filles à rentrer dans l'appartement.

Mais, tel était leur saisissement, qu'elles ne le comprirent pas.

La porte de la grille fut ouverte, et les cavaliers fondirent dans la cour.

A leur tête marchait un fier jeune homme, qui brandissait dans sa main droite un sabre nu.

—Edwin! murmura Rebecca Sherrington, en distinguant ce jeune homme.

—Que tous ceux qui veulent être libres nous suivent! dit-il, en s'adressant aux esclaves.

Alors, le major sembla recouvrer la parole.

—Fermez la porte! fermez la porte! et qu'on s'empare de ces misérables abolitionnistes, cria-t-il de toutes ses forces.

Quelques nègres voulurent lui obéir: d'autres se rangèrent du côté des nouveaux venus; d'autres parurent disposés à garder la neutralité.

Cela donna lieu à une bruyante confusion, plus facile à imaginer qu'à décrire.

Cependant, jusque-là, nul coup n'avait été frappé.

Le major s'était jeté dans son cabinet pour y prendre des armes.

Suivez-nous, amis, et ne répandons pas inutilement le sang de nos frères! répéta Edwin Coppie.

Comme il prononçait ces mots, Pierre déboucha du couloir, accompagné par
Elisabeth Coppeland.

Devinant au premier coup d'oeil ce qui se passait, il arma un revolver qui ne le quittait jamais, visa un des cavaliers et lâcha la détente.

—Le sacripant! proféra Jules Moreau en essuyant, contre le pommeau de sa selle, sa main que la balle du commandeur venait d'érafler; le sacripant! il a failli m'estropier pour le reste de mes jours.

—A mort le commandeur! à mort! à mort! hurlèrent les nègres.

D'une nouvelle balle, Pierre tua un de ceux-ci; mais, avant qu'il eût pu faire une autre victime, il était renversé, poignardé, écrasé par la foule de ses ennemis.

A la lueur d'une torche, Edwin reconnut Elisabeth.

—Montez en croupe derrière moi, lui dit-il rapidement.

Elle aussi l'avait reconnu.

Elle s'élança sur le cheval du jeune homme.

—Mais pourquoi restez-vous donc là, imprudentes! dit aux jeunes filles le major Flogger, en reparaissant sur le balcon muni de carabines et de pistolets. Vous voulez vous faire égorger? ajouta-t-il.

Et il les repoussa vivement vers la pièce voisine.

Rebecca Sherrington jeta un regard vindicatif sur Elisabeth, qui tenait
Coppie embrassé à la taille, puis elle murmura:

—Ah! je m'en doutais, je ne m'en doutais que trop; il aime cette négresse!

XIII

FUITE ET POURSUITE

Pour effectuer le coup qu'il projetait sur l'habitation du major Flogger, Brown n'avait dépêché que vingt-cinq cavaliers. Mais il comptait sur le concours des esclaves de cette habitation, que ses espions sondèrent et excitèrent à la révolte aussitôt que l'entreprise fut décidée.

Le détachement comptait deux des fils de Brown dans ses rangs.

La troupe était à peine partie que le capitaine se sentit agité de funèbres pressentiments. Très pieux de son naturel, très versé dans les saintes Écritures, Brown croyait fermement aux révélations d'en haut. Il avait même un certain penchant à la superstition.

Mais cette faiblesse, il s'efforçait de la céler au fond de son coeur, sachant bien que la moindre manifestation affaiblirait l'empire qu'il exerçait sur la bande sceptique et frondeuse dont il s'était entouré.

C'est pourquoi, malgré ses appréhensions, John Brown ne voulut point envoyer une troupe nouvelle, pour grossir le parti chargé de l'expédition de Battesville. Mais il résolut d'aller lui-même surveiller l'opération.

Sous prétexte d'une chasse, il confia la garde du camp à Cox, monta à cheval, après avoir renfermé dans son portemanteau un costume de trappeur nord-ouestier, et se dirigea vers la rivière Osage.

Quand il fut hors de vue des retranchements, John Brown endossa son déguisement.

Cela fait, il poussa vivement sur Battesville.

La nuit était venue quand il arriva dans le village.

Brown mit pied à terre pour rafraîchir son cheval et se faire indiquer la maison du major.

Mais comme il buvait lui-même un verre d'eau—seule boisson qu'avec le lait il se permît jamais—les accents lugubres du tocsin tombèrent lentement dans l'espace.

Et presque aussitôt retentirent les cris de:

Fire! Fire! (Au feu! au feu!)

Ces cria étaient accompagnés d'un roulement de voix et d'un tintement de clochettes qui attirèrent hors de la bar[8] de l'hôtel tous les voyageurs.

[Note 8: On sait que c'est, en Amérique, la pièce où se tient dans les hôtels le débit de liqueurs et de cigares. Elle est généralement de plain-pied avec la rue.]

Une légion d'hommes, couverts de casques en cuir bouilli et de chemises rouges, serrées à la taille par un pantalon en gros coutil, couraient, en traînant derrière eux une de ces magnifiques pompes à feu comme l'on n'en voit qu'aux États-Unis.

Ils étaient précédés et éclairés par deux coureurs munis de torches de résine, dont les lueurs sanglantes déchiraient les ténèbres de la nuit.

Fire! Fire! hurlaient-ils de toute la force de leurs poumons.

—Où est le feu? demanda quelqu'un.

—Chez le major Flogger, fut-il répondu.

—Chez le major Flogger! Ah! pensa Brown, l'affaire est déjà faite.
Encore une fois, j'ai été la victime de mes folles terreurs.

Il se hâta de payer son écot, sauta sur son et suivit la multitude.

Après avoir tourné deux ou trois rues, il déboucha dans une plaine où une illumination immense, réfléchie dans le ciel, derrière un bouquet d'arbres, lui apprit qu'il approchait du théâtre de l'incendie.

Brown marcha jusqu'au bout de ces arbres.

Et là, aux clartés de la conflagration, il aperçut des gens à cheval qui montaient, à toute bride, le cours de l'Osage. Le capitaine, pensant que c'était les siens, lança sa monture à travers champs, et tâcha de rejoindre la troupe.

Mais elle avait plus d'un mille d'avance, et durant cinq heures, Brown ne réussit pas à gagner sur elle, quoique, grâce aux rayons de la lune, il pût aisément marcher sur sa piste.

Comme l'aurore se levait, il remarqua, en atteignant le faîte d'une colline, que les cavaliers avaient fait halte dans le fond de la vallée.

Quoique son cheval fût considérablement fatigué, Brown pressa le pas; et, bientôt, il rejoignit ceux qu'il cherchait.

Une cinquantaine de nègres les avaient suivis.

A l'arrivée de Brown, un hymne d'allégresse fut entonné par ces pauvres esclaves en son honneur. Chacun d'eux voulait le voir, le toucher, baiser un coin de son vêtement.

Quand leur enthousiasme se fut un peu calmé, le capitaine, rassuré sur le sort de ses fils, s'entretint avec Edwin.

—Comment cela s'est-il passé? lui demanda-t-il.

—Oh! fort bien.

—Mais vous avez eu tort de mettre le feu à l'habitation. Celui qui détruit le bien du Seigneur sans motif légitime, sera puni tôt ou tard.

—Ce n'est pas ma faute, répliqua Coppie. Une partie des esclaves voulait fuir avec nous. La majorité refusait la liberté que nous lui offrions; les premiers ont cru qu'en incendiant la maison, ils décideraient le reste.

—Vous auriez dû veiller à ce qu'ils ne commissent pas ce crime inutile, dit sévèrement Brown.

—Il m'a été impossible de les en empêcher, repartit Edwin. Après s'être emparés des chevaux qu'il y avait sur l'habitation, ils voulaient même assassiner leur maître, je les ai retenus.

—Vous avez eu raison, dit Brown. Mais il faut aviser à ce que nous ferons de ces noirs.

—Ne les conduirons-nous pas au camp?

—Au camp! Voulez-vous donc en faire un lieu de perdition?

—Je ne vous comprends pas, capitaine.

—Mon fils tu es insensé. Quoi! tu mènerais ces femmes au milieu de nos hommes! Ne serait-ce pas y apporter la luxure et l'impureté? Souviens-toi que la tempérance est la mère de la force, comme la chasteté est la mère des saines décisions.

Coppie ne répondit pas. Après une courte pause, Brown reprit:

—Combien y a-t-il de femmes, parmi ces nègres?

—Une douzaine.

—C'est beaucoup, fit-il soucieusement. Nous garderons les hommes avec nous; mais ces femmes…

Ayant réfléchi un moment, il ajouta:

—Il les faudrait diriger sur le Canada. Mais nous n'avons maintenant ni le temps ni le monde nécessaire pour cela. Je verrai plus tard. En tout cas, ne demeurez pas davantage ici. Les esclavagistes doivent être sur notre piste. Remettez-vous en selle et prenez le chemin d'Ossawatamie.

—Ne viendrez-vous pas avec nous? s'enquit Edwin.

—Pas à présent. Mon cheval est exténué.

—On vous en donnera un autre.

—Non, dit Brown, vous n'avez que votre compte; je ne veux pas démonter un de ces malheureux nègres. Mais partez vite.

Coppie, connaissant la fermeté du capitaine dans ses déterminations, n'insista point. Mais les fils de Brown le supplièrent de ne pas les quitter.

—Mon esprit sera avec vous, leur dit-il. Dans peu de jours nous nous reverrons.

—Cependant, objecta Frederick, si les esclavagistes…

Brown l'interrompit en s'écriant d'un ton solennel:

—«Malheur à la nation perverse, au peuple chargé de crimes, à la race d'iniquité, à ces corrupteurs! Ils ont abandonné le Seigneur, ils ont blasphémé le Saint d'Israël; ils se sont éloignés de lui.»

—Donnez-nous au moins votre bénédiction, dit Frederick, comme s'il pressentait qu'il voyait son père pour la dernière fois.

John Brown tressaillit: enveloppant ses deux enfants dans un regard d'amour profond, il leva la main sur eux et, d'une voix gravement émue:

—Au nom du Tout-Puissant, au nom de son fils mort dans les tortures pour racheter le monde du plus dégradant des esclavages, du péché, enfants, je vous bénis. Puissiez-vous vivre longtemps, en paix et en santé, dans l'amour de la vertu et de votre prochain!

Après ces mots, il serra avec effusion la main à chacun d'eux. Les fugitifs et leurs libérateurs remontèrent à cheval. Edwin Coppie donna le signal du départ, et la caravane ne tarda pas à disparaître dans les brumes du matin.

Quand ils se furent éloignés, Brown ouvrit sa Bible au livre 1er d'Isaïe, et tandis que son cheval broutait le gazon de la vallée, il lut le chapitre V, où se trouve cette terrible prédiction:

«16. Le Dieu des armées sera exalte dans ses jugements; le Dieu saint signalera sa sainteté par des vengeances.

»17. Des étrangers dévoreront ces champs abandonnes par des maîtres avares; ils y feront paître leurs troupeaux.

»18. Malheur à vous qui traînez l'iniquité comme de longues chaînes, et le péché comme les traits d'un char.

»19. Qui osez dire au Seigneur: Qu'il se hâte, que son oeuvre commence devant nous, et nous la verrons: qu'il approche, que les conseils du Saint d'Israël nous soient manifestés, et nous les connaîtrons.

»20. Malheur à vous qui appelez le mal le bien, et le bien le mal: qui changez les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres; l'amertume en douceur, et la douceur en amertume!

»21. Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux! Malheur à ceux qui croient à leur prudence!

»22. Malheur à vous qui mettez votre gloire à supporter le vice, et votre force à remplir des coupes de liqueurs enivrantes.

»23. Qui justifiez l'homme inique à cause de ses dons, et qui ramenez l'innocent à la justice!

»24. C'est pourquoi, comme le chaume est consumé, dévoré par les flammes, ainsi ce peuple sera séché jusque dans ses racines, et sa race sera dissipée comme la poussière: il a répudié l'alliance du Seigneur, il a blasphémé la parole du Saint d'Israël.

»25. La colère du Seigneur va éclater contre son peuple; il appesantira sa main sur lui; il l'a frappé; les montagnes se sont ébranlées; répandus comme la boue, les cadavres ont couvert les places. Et en cela la colère du Seigneur n'est pas satisfaite, sa main reste encore étendue.

»26. Alors, le Soigneur élèvera, son étendard à la vue des nations éloignées; un sifflement s'entendra des extrémités de la terre, et voilà qu'un peuple accourra aussitôt.»

A ce passage, Brown s'arrêta et s'enfonça dans une méditation profonde.

Le souffle divin l'avait inspiré. Il prévoyait l'épouvantable catastrophe que son bras avait soulevée dans le Nouveau-Monde.

Immense responsabilité, que celle-là!

Un instant, le chef des abolitionnistes en fut effrayé. Mais rassuré bientôt par l'esprit d'équité qui le guidait, il s'écria avec l'enthousiasme de la conviction religieuse:

—Dieu le veut! Dieu l'ordonne! Il a daigné me choisir pour être l'instrument de ses desseins; que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel!

Puis il retomba dans sa rêverie, mais pour quelques minutes seulement, car il en fut tiré par un bruit sourd qui partait du faîte de la colline.

Levant les yeux, Brown découvrit une troupe de cavaliers.

—Ce sont des esclavagistes de Battesville. Ils poursuivent nos hommes, pensa-t-il; mais sans faire un mouvement pour se cacher.

Les cavaliers descendirent à fond de train dans la vallée.

Ils étaient armés de pied en cap.

A leur tête galopait un officier supérieur, portant l'uniforme des milices de l'Union.

C'était le major Flogger.

Dès qu'il aperçut Brown, il dirigea son cheval sur lui.

Étendu sur l'herbe, au pied d'un arbre, le capitaine abolitionniste avait l'air d'un chasseur livré aux douceurs du repos.

Mais, autour de lui, des traces nombreuses disaient clairement qu'une grosse bande d'hommes et de chevaux avait quitté l'endroit depuis peu.

—Eh! étranger? dit le major en touchant le prétendu dormeur de la pointe de son sabre.

—Qu'y a-t-il? demanda Brown, se frottant les yeux comme s'il s'éveillait en sursaut.

—Avez-vous passé la nuit là? reprit Flogger.

—La nuit! non; je suis arrivé il y a deux heures. Mais qu'est-ce que ça vous fait?

—C'est peut-être un Browniste, insinua un des compagnons du major.

—Ah! vous cherchez Brown! il fallait donc le dire, fit le capitaine avec un air de franchise parfaitement simulé.

—Eh bien, Brown? questionna Flogger.

—Oh! il n'est pas loin d'ici; je le connais.

—Mais où est-il?

—Il y a une heure j'ai déjeuné avec ses gens qui avaient pillé et incendié la maison d'un propriétaire d'esclaves, à ce que j'ai entendu… les gredins!

—Et vous avez déjeuné avec eux? fit le major d'un ton rude.

—Oui, j'avais faim, car j'arrive des Montagnes-Rocheuses. Depuis deux jours je manquais de provisions. Ils m'ont donné un morceau de biscuit et de viande boucanée.

—Ils avaient des nègres avec eux, n'est-ce pas?

—Je crois bien; une centaine au moins!

—Les scélérats! Oh! si nous les rattrapons, leur compte sera bon! maugréa le major entre ses dents.

—Mais où sont-ils allés? dit un des cavaliers.

—Ils ont traversé l'Osage et pris vers l'est.

—Conduisez-nous, étranger, reprit le major. Il y aura cent piastres de récompense pour vous, si nous les rejoignons.

—Vous conduire, monsieur, impossible! dit le faux trappeur. Cent piastres, c'est un beau denier. J'en aurais bien besoin pour renouveler mes provisions de poudre et de plomb; mais j'attends mon frère, à qui j'ai donné rendez-vous ici. Nous allons à Saint-Louis acheter des munitions. Si vous vouliez patienter une heure ou deux, j'irais volontiers avec vous pour moitié prix, car je ne l'aime pas, votre capitaine Brown! Il ne m'a pas seulement offert un pauvre verre de whiskey.

—Vous dites qu'ils ont franchi la rivière et marché vers l'est.

—Oui, répliqua-t-il hardiment, en indiquant sur le rivage une place foulée aux pieds, où ses gens avaient fait boire leurs chevaux; oui, ils ont passé là.

—Merci, étranger, reprit le major Flogger. Allez à Battesville; quoiqu'une partie de ma maison ait été brûlée par ces brigands, vous y trouverez encore un logement convenable pour vous reposer, vous et votre frère, et du rhum pour boire à ma santé.

—Bien obligé, monsieur, dit Brown en ôtant son chapeau; bien obligé; votre invitation n'est pas de refus; nous en profiterons.

Là-dessus, le planteur fit volte-face et lança son cheval au milieu de l'eau. Derrière lui se foulaient une centaine de cavaliers, qui s'empressèrent d'imiter son exemple, sans soupçonner un instant qu'ils avaient pu être mystifiés par leur adroit ennemi.

XIV

LES VICTIMES

Pour la première fois, Edwin Coppie avait aperçu le major Flogger, quand il revint, armé, sur le balcon.

Il dit un mot à deux des Brownistes, qui, mettant pied à terre, s'élancèrent vers l'escalier de la maison.

Quelques secondes après, ils surprenaient le major, lui arrachaient sa carabine et l'attachaient par les poignets à la balustrade de son balcon.

Pendant ce temps, John Coppeland s'approcha de Coppie, qu'il n'avait pas vu et dont il n'avait pas entendu, parler, depuis que ce brave jeune homme l'avait conduit, avec sa bande d'esclaves marrons, au Canada.

—Ah! dit le nègre, en lui prenant respectueusement la main; ah! je vous reconnais; j'espérais en vous! je…

Edwin l'interrompit.

—Nous causerons plus tard, John. Maintenant, il faut partir au plus vite. Y a-t-il des chevaux ici?

—Oui.

—Eh bien, prenez-les; que ceux qui nous voudront suivre en fassent autant, et en route!

—Amis, à l'écurie! cria Coppeland aux esclaves.

Plusieurs s'y précipitèrent. Tous les chevaux furent saisis, bridés tant bien que mal; les nègres les enfourchèrent, puis rentrèrent dans la cour où se tenaient leurs libérateurs.

John donna un des animaux à son père et hissa sur sa propre selle son aïeul, qui ne cessait de bredouiller:

             Mais la délivrance
             Un jour viendra,
             Li fera bombance
             Et li chantera.

John, ensuite, se plaça derrière le vieillard, l'enlaça de sa main droite pour le soutenir, et de la gauche saisit les rênes de leur monture.

Plusieurs de ses compagnons de servitude imitèrent cet exemple, qui pour un père, un frère infirme, qui pour une femme, qui pour un enfant.

Du haut du balcon, le major Flogger jurait et proférait des menaces épouvantables, en s'efforçant de rompre ses liens.

Malgré ses cris, malgré ses prières, les nègres qui lui restaient fidèles n'osaient venir à son secours.

Mais, quelques-uns des rebelles s'avisèrent de mettre le feu à l'écurie où ils avaient volé leurs chevaux. Ils voulaient encore piller l'habitation; les Brownistes s'y opposèrent, en déclarant qu'ils brûleraient la cervelle au premier qui l'entreprendrait.

Déjà, un jet de flamme, sorti d'une des fenêtres des communs, annonçait l'incendie.

Edwin Coppie jugea qu'il était prudent de battre en retraite.

Il donna des ordres à cet effet.

On les écouta.

Les abolitionnistes s'éloignèrent au galop, entourés d'une cinquantaine de nègres qui acclamaient tumultueusement le nom de Brown.

D'abord, tout occupé du soin de leur fuite, Edwin Coppie ne put échanger que de rares paroles avec Elisabeth Coppeland.

Mais, après la halte, où ils rencontrèrent John Brown, n'étant plus obligés de tenir leurs chevaux à une allure aussi rapide, une conversation soutenue s'engagea entre les deux jeunes gens.

Elisabeth raconta à Coppie comment une imprudence, le désir d'assister à la fête de l'indépendance, les avait poussés à passer du territoire britannique sur celui des États-Unis.

Ils avaient été repris et renvoyés à leur ancien maître, qui s'en était débarrassé en vendant au major Flogger, son grand-père, son père, son frère et elle.

—Je vous croyais mariée? dit Edwin.

Bess tressaillit.

—Ma foi, oui, continua Coppie. N'étiez-vous pas fiancée à un mulâtre?

—C'est vrai, balbutia-t-elle en baissant la tête.

—Shield Green, si je ne me trompe, celui qui conduisait votre troupe au Canada, quand vous êtes venus frapper à notre porte, à la rivière des Moines.

L'esclave ne répondit pas.

—Vous ne l'avez donc pas épousé? demanda Coppie.

—Non, monsieur, dit-elle vivement.

—Ah! fit-il d'un ton indifférent

Au bout d'un moment il reprit:

—C'est un brave garçon que ce Green. Je voudrais l'avoir parmi nous.

—Il est resté au Canada, dit Elisabeth.

—Comment! il n'a pas eu le même sort que vous?

—Non, car il ne nous avait pas accompagnés à cette fête!

—Vous devez avoir grand'soif de le revoir? dit Edwin en souriant doucement.

Bess demeura silencieuse.

—Shield Green est votre fiancé, n'est-ce pas?

—Oui, dit-elle très bas.

—Eh bien, ajouta Coppie, je veux vous ramener à lui; je l'aime. Il est adroit, habile et courageux.

La négresse soupira, mais sans faire une seule réflexion.

Il y eut une pause.

La caravane longeait toujours la route de l'usage, à travers un pays désert, quoique plantureusement doté par la nature.

Grasse, luxuriante de verdure, était la prairie épanouie à leurs pieds, et dont les limites se perdaient à l'horizon, dans le bleu de la voûte céleste.

Ça et là un bouquet d'arbres en fleurs relevait, par des nuances d'or, de pourpre ou d'albâtre, l'uniformité de la teinte générale.

Sur les branches de ces arbres on voyait voltiger des tétras au brillant plumage, et, dans le fond de la plaine, un troupeau d'antilopes s'ébattait au pied d'un monticule.

Sous les buissons gloussait la poule des prairies; l'air était embaumé de senteurs agréables; il faisait bon vivre, bon respirer, à pleins poumons, les parfums de liberté qui semblaient courir avec la brise dans l'atmosphère.

Cependant, quoique l'heure fût peu avancée, le soleil était déjà chaud.

Il promettait une journée brûlante.

Après avoir chevauché pendant deux heures encore, Edwin, de concert avec les fils de Brown, décida qu'il fallait donner du repos aux bêtes et aux gens, car les uns et les autres étaient exténués.

On s'arrêta sur le bord d'une anse.

Les chevaux furent débridés, pour qu'ils pussent paître plus commodément le gazon, et les fugitifs, après avoir mangé quelques provisions, se couchèrent à l'ombre des saules qui bordaient la rivière.

Jules Moreau vint s'étendre à côté de Coppie.

—Ah ça, lui dit-il en riant malicieusement, je crois que vous avez trouvé Paméla, vous; et cette belle fidélité que vous professiez pour miss Rebecca Sherrington court des risques, hein?

En prononçant ces mots, le Parisien attachait un regard voluptueux sur
Elisabeth, qui dormait à quelques pas d'eux.

—Je ne vous comprends point, répondit sérieusement Edwin.

—Bah! fit Moreau d'un ton incrédule, vous prétendriez peut-être que cette sable nymph [9] n'a pas touché votre coeur.

[Note 9: Qualification donnée, par dérision, dans les États américains aux négresses. On sait qu'en terme de blason, sable signifie noir.]

Coppie haussa les épaules.

—Cependant, insista Jules, je vous ai observés, l'un et l'autre, en route; elle vous regardait et vous serrait…

—Ah! vous êtes fou! s'écria Coppie avec impatience…

—Il n'y a pas de quoi, repartit le Français, noire ou blanche, quand une femme a des traits, une taille, comme ceux-là, on peut être fier…

—J'ai autre affaire en tête, répliqua sèchement Edwin pour mettre fin à une conversation qui le fatiguait.

—Eh bien, vrai, là, parole d'honneur, j'ai envie de lui tailler deux doigts de cour à cette princesse d'ébène, continua l'incorrigible Moreau.

—A votre aise; mais je vous préviens qu'elle ne vous écoutera pas.
C'est une fille sage, et d'ailleurs fiancée!

—Fiancée! raison de plus! superbe! délicieux! C'est le piment de la chose. Dites-moi, Edwin, à qui est-elle fiancée? A quelque monarque du sombre empire! Moi, je lui offre de blanches et virginales fiançailles!

Malgré sa gravité, Edwin ne put s'empêcher de sourire.

—Voulez-vous être mon interprète auprès de cette exquise peau noire? continua le pétulant Parisien. C'est, ajouta-t-il, un de ces petits services d'amitié qu'on se rend aisément dans notre pays. Ah! les jolies têtes, la merveilleuse antithèse que nous présenterions sur le même oreiller, Edwin!

—Chut! dit celui-ci en posant le doigt sur ses lèvres.

—Qu'y a-t-il donc? Vous m'effrayez!

—Silence!

Et Coppie colla son oreille contre le sol.

Retenant son haleine, il écouta pendant une minute.

Puis il se redressa en s'écriant:

—A cheval! à cheval! on nous poursuit!

Réveillés en sursaut par ce cri, tous les hommes se précipitèrent pêle-mêle vers leurs montures. Mais grande fut la confusion. Quelques disputes s'élevèrent au sujet de la possession des chevaux. Malgré les efforts d'Edwin et des fils de Brown pour rétablir l'ordre et accélérer le départ, un quart d'heure s'écoula avant que les animaux eussent été repris et harnachés.

La moitié des gens n'était pas encore prête lorsqu'au pied d'un cap, qui se projetait sur la rivière, apparut une troupe de cavaliers.

Ces cavaliers, les nègres fugitifs les reconnurent immédiatement.

—Massa Flogger! massa Flogger! clamèrent-ils avec des accents de terreur indicible.

C'était, en effet, le major.

Après avoir traversé l'Osage, sur la foi des paroles de John Brown, il avait rencontré un squatter[10] lequel, interrogé, lui affirma avoir distingué, peu de temps auparavant, un grand nombre de blancs et de nègres qui remontaient à franc étrier, l'autre bord de l'Osage.

[Note 10: Colon qui a affermé des terres du gouvernement.]

Les esclavagistes n'eurent pas de peine à croire aux assertions de cet individu, car rien, du côté où ils se trouvaient alors, n'indiquait le passage d'une troupe d'hommes à cheval.

De nouveau, ils franchirent l'Osage.

Vers midi, ils tombaient, à l'improviste, sur les Brownistes.

—Nous avons perdu trop de temps, dit Edwin à Moreau en lui montrant leurs ennemis qui accouraient ventre à terre.

—Pardieu! répondit le Parisien, je n'en suis pas fâché. Nous leur taillerons des croupières.

—Il faut nous battre! En avant! cria l'un des fils de Brown.

—Oui, dit Coppie, que les nègres se sauvent, tandis que nous arrêterons ici cette horde de pharisiens.

—Moi, je veux rester avec vous, objecta John Coppeland.

—Non, lui dit Edwin, emmenez votre soeur et vos parents, et dirigez tous vos compagnons sur Ossawatamie.

Le nègre sentit qu'à cet instant l'obéissance passive était un devoir; il rassembla promptement les esclaves et partit avec eux, pendant qu'Edwin disposait ses hommes en front de bataille.

Dès que les esclavagistes furent à leur portée, ils les reçurent par une grêle de balles qui firent vider les arçons à quatre d'entre eux.

Le major Flogger fut blessé légèrement à la cuisse.

Sa fureur redoubla. Il donna l'ordre de charger les abolitionnistes.

Que pouvaient ceux-ci contre une troupe cinq fois plus nombreuse que la leur?

Cependant, ils tinrent leurs adversaires en échec pendant plus d'une heure; car, dans leur empressement, ces derniers n'avaient emporté que fort peu de munitions.

Mais l'un des fils de Brown, ayant eu son cheval tué sous lui, et ne pouvant se dégager, fut impitoyablement fusillé par les esclavagistes.

L'autre, Frederick, un vaillant jeune homme, avait volé au secours de son frère.

Les assaillants l'entourèrent, s'emparèrent de sa personne après l'avoir couvert de blessures et le conduisirent au major Flogger, qui avait mis pied à terre pour examiner sa jambe.

—C'est le fils du père Brown! qu'en allons-nous faire? criaient-ils triomphalement.

Le major réfléchit: puis il dit avec un sang-froid cynique:

—Il faut l'attacher à la queue d'un cheval et le mener à Ossawatamie. Il y a d'ici une trentaine de milles. Mes nègres y chercheront certainement un refuge; mais nous saurons bien les reprendre dans une souricière que je leur tendrai. Ce bandit-là, ajouta-t-il en frappant Frederick du pommeau de son sabre, ce bandit-là, mort ou vivant, nous servira d'appât.

XV

JULES MOREAU ET BESS COPPELAND

—Et vous parlez français, charmante enfant?

—Un peu, oui, monsieur, répondit-elle.

—Mais c'est délicieux! L'anglais, d'ailleurs, est une langue exécrable, n'est-ce pas?

Elisabeth regarda son interlocuteur d'un air surpris.

—Moi, poursuivit-il avec légèreté, je ne sais ce que je déteste le plus de cet idiome ou de ceux qui le parlent. Ma foi, oui. Nous autres Parisiens nous sommes tous comme cela.

—Ah! vous êtes de Paris, monsieur! fit la jeune fille avec un accent et un regard qui disaient éloquemment qu'elle considérait Moreau comme un être privilégié.

—De Paris, sans doute, la belle, et je m'en flatte! repartit-il en tortillant ses moustaches.

—Ils sont bien heureux ceux qui sont nés à Paris, dit-elle en soupirant.

—Heureux! heu! heu! répliqua Moreau dans une moue plus que dubitative.

Puis, se reprenant avec la vivacité qui était un des éléments de son caractère, il ajouta:

—C'est un bonheur, ravissante créature, qu'il ne tiendrait qu'à vous de partager.

—Comment cela? exclama-t-elle naïvement.

—Mais, dit-il, avec une imperturbabilité comique, en épousant un
Parisien, morbleu!

Le visage de la négresse devint triste.

—Vous voulez vous moquer de moi, monsieur, murmura-t-elle.

—Moi! Dieu m'en garde! me moquer d'une jolie femme, jamais! on est
Français ou on ne l'est pas, mademoiselle.

Et ces mots furent ponctués d'un geste digne du latin disant; Civis romanus sum!

L'admiration de Bess allait croissant.

—Il n'y a point d'esclaves à Paris? demanda-t-elle timidement.

—Des esclaves à Paris! s'écria Jules indigné.

Puis il s'arrêta et dit d'un ton moins vif:

—Non, mademoiselle, il n'y a pas d'esclaves à Paris.

—Ça doit être un beau pays! continua la négresse, confondant, comme c'est l'habitude des siens, et même d'une partie des blancs qui habitent l'Amérique, toute la France dans Paris.

—Voudriez-vous le voir? interrogea Moreau.

—Oh! dit-elle, ce serait un voeu inutile.

—Pourquoi? objecta le Français.

—Parce que je ne pourrais jamais le réaliser.

—Et si je vous en fournissais les moyens?

—Non, dit-elle, je suis née sur ce continent, j'y mourrai sans en sortir.

—Ne dites pas cela, mademoiselle, ne dites pas cela! fit Jules en lui pressant tendrement les mains.

Présumant que c'était une marque de simple amitié, Bess ne s'y opposa pas.

Cependant Moreau attachait parfois sur elle des regards qui la troublaient.

Mais savez-vous, lui dit-il, que vous vous exprimez merveilleusement bien dans notre langue!

—Vous me flattez, monsieur.

—Où donc l'avez-vous apprise? poursuivit-il avec intérêt.

—A Bâton-Rouge, dit-elle.

—Bâton-Rouge! Qu'est-ce que cela! dit Jules, dont les notions géographiques n'étaient pas des plus développées.

—C'est la capitale de la Louisiane.

—Drôle de nom!

—Je restais chez un planteur français, un bon maître!

—Ah! ce n'est pas étonnant; les Français sont tous bons. Et c'est lui qui vous a fait instruire?

—Oui, monsieur, j'ai été élevée avec sa fille.

—Il fallait ne pas les quitter, alors.

—Oh! dit-elle amèrement, ce n'est pas nous qui l'aurions quitté, M. Pascal. Il nous traitait tous comme ses enfants, et plus d'une fois ses voisins, les autres planteurs, lui reprochèrent de nous gâter. Ce qu'ils firent pour le renvoyer du comté est incroyable.

—Comment?

—Ils prétendaient que sa douceur pervertissait même les esclaves des autres habitations.

—Est-ce bien possible?

—Si nous voulions les visiter, on nous chassait à coups de fouet; on lançait même à nos talons ces chiens que les Américains appellent blood hounds

—Vraiment!

—Les inspecteurs nous infligeaient bien d'autres cruautés.

—Mais pourquoi donc vous êtes-vous séparés de votre M. Pascal?

—Hélas! répondit Bess, en pleurant, hélas! un jour on l'a trouvé assassiné dans son lit.

—Assassiné!

—Oui… Les autres planteurs prétendirent que c'était nous qui…

—Aviez fait le coup! les canailles! s'écria Moreau.

—Mais, reprit Bess, on sut plus tard que c'était l'un d'eux qui en était l'auteur.

—Brigands! brigands! exclamait Jules.

—Pour comble de malheur, ajouta Bess, ma jeune maîtresse mourut peu après, et nous fûmes tous vendus aux enchères, sur le marché de la Nouvelle-Orléans.

—Pauvres gens! fit le Parisien, les larmes aux yeux. Ah! vous avez dû bien souffrir!

—Pour cela, oui, monsieur. Un homme de la Pennsylvanie nous acheta, mes parents et moi. Il était dur, méchant. Ma mère périt dans les tortures qu'il lui fit subir, et mon père pensa qu'il fallait fuir. C'est alors, tandis que nous nous sauvions au Canada, que ce brave et honnête M. Coppie…

Au nom de son ami, le front de Moreau se rembrunit.

La négresse continua sans remarquer l'impression que ses paroles causaient au jeune homme.

—C'est alors qu'il exposa généreusement sa vie pour nous conduire en un lieu sûr. Oh! ma reconnaissance…

—Vous l'aimez! dit Jules sèchement.

—Sans doute, je l'aime, dit-elle avec ingénuité.

—Et lui, croyez-vous qu'il vous aime? s'enquit Moreau d'un ton singulier, en plongeant, pour ainsi dire, ses yeux dans ceux de la jeune fille pour y lire sa pensée intime.

Elle tressaillit, baissa la tête et répondit au bout d'un instant:

—Il faut bien qu'il nous aime un peu, puisqu'il vient encore de risquer ses jours pour nous délivrer.

—Assurément, dit Jules. Mais pensez-vous qu'il vous aime assez pour vous épouser.

—M'épouser, lui! répliqua-t-elle avec stupéfaction, et un mouvement de joie qui n'échappa point à l'observation du Parisien.

Il fronça les sourcils.

—Qu'y aurait-il d'impossible, si, de votre côté, vous l'aimez? dit-il en redoublant d'attention.

—Vous voulez me railler.

—Dieu m'en préserve! car si vous n'aimez pas Edwin, oh!…

—Moi, ne pas l'aimer! je serais bien ingrate!

—Ah! dit-il d'un ton sarcastique, je ne m'étais pas trompé.

—Je ne vous comprends pas, monsieur.

—Vous ne me comprenez pas, dit Moreau, en lui saisissant la main avec force, vous ne comprenez pas que je vous aime, moi, et que si vous voulez accepter mon amour, si vous voulez être ma femme…

—Votre femme! votre femme, monsieur!

—Oui, ma femme légitime. Je vous emmènerai en France, à Paris, s'écria-t-il avec exaltation.

La jeune fille s'imagina qu'il se moquait d'elle.

Mais il ajouta à voix basse et d'un ton passionné:

—Je vous jure, Elisabeth, que je vous aime de toutes les puissances de mon âme; je vous jure que je serais heureux, que je serais fier de partager votre existence…

—Mais, monsieur, vous ne songez donc pas à ma couleur, dit-elle en retirant sa main.

Jules tomba à ses pieds.

—Je sais seulement que je vous adore, repartit-il avec entraînement; oui, j'éprouve pour vous un sentiment qui ne s'éteindra qu'avec mon dernier souffle, et je tuerais quiconque serait un obstacle entre vous et moi.

En prononçant ces mots, Jules Moreau disait la vérité. Il aimait ardemment la négresse; mais son amour était-il sérieux, profond? devait-il durer? Problèmes qu'il n'essayait même pas de résoudre. Cependant, il se figurait avoir un rival dans Edwin Coppie, et cette idée,—très fausse d'ailleurs,—prenait du corps, depuis quelque temps surtout.

Sa passion pour Bess avait été spontanée. Habitué aux succès faciles, il s'était dit que l'esclave ne lui résisterait pas. Son attente fut déçue; il s'en irrita. Et, vraiment, pour s'assurer la possession de l'Africaine, il l'eût épousée quarante-huit heures après leur première entrevue, si elle y eût consenti.

Ce fut à Ossawatamie, ou les abolitionnistes s'étaient retirés à la suite des nègres fugitifs, qu'il tenta d'abord de «faire la conquête» de Bess.

Il lui parla en anglais; à peine l'écouta-t-elle. Des préoccupations bien autrement sérieuses remplissaient alors l'esprit de la jeune fille.

Mais quatre ou cinq heures après leur arrivée à Ossawatamie, les Brownistes furent avertis qu'une troupe nombreuse d'esclavagistes s'avançait sur cette localité.

Le capitaine Brown n'avait pas reparu. Edwin Coppie, prenant conseil de lui-même, se détermina à se replier sur le camp fortifié avec toute sa bande.

C'est là que nous le retrouvons, le surlendemain, attendant toujours des nouvelles de son chef, et c'est là que, par un bel après-midi.

Jules Moreau renouvelait, auprès de Bess Coppeland, ses amoureuses tentatives.

Assez disposé à mal juger les autres, il considérait comme de la rouerie féminine, la candeur de la négresse, et, tout gratuitement, lui prêtait Edwin Coppie pour amant.

De là une jalousie sourde, qu'il était trop vaniteux pour déclarer, trop faible, trop épris peut-être pour dissimuler tout à fait.

Elisabeth souffrait ses assiduités parce qu'il était l'ami de Coppie, peut-être aussi parce que, comme la plupart des femmes, elle avait un brin de coquetterie dans le coeur; mais elle ne se sentait aucun amour pour le Parisien.

Elle en aimait un autre: elle aimait Edwin, sans oser se l'avouer pourtant, sans espérer être jamais à lui.

Au plus profond de son sein, elle lui avait élevé un autel, elle lui rendait un culte de tous les instants, mais tout le monde, celui même qui en était l'objet, l'ignorait.

—Ah! dit-il en se relevant, c'est ce Coppie qui a su s'attirer ses bonnes grâces; mais je les séparerai; j'ai un moyen. Je vais écrire à miss Rebecca Sherrington, une lettre anonyme. Edwin m'a dit qu'elle est jalouse de Bess, depuis qu'il l'a conduite au Canada. Je tâcherai de me faire confier cette mission, et bien maladroit je serais ensuite, si je ne parvenais à obtenir les faveurs de ma belle inhumaine.

Enchanté de ce projet, qu'il regardait comme un bon tour joué à un camarade, Jules courut à sa tente pour le mettre à exécution.

Il écrivit la lettre, en se félicitant de son habileté et chargea un homme, qui allait faire des provisions au village voisin, de jeter le pli à la poste.

Moreau croyait n'avoir fait qu'une excellente mystification, l'imprudent! Mais il venait, par cette action irréfléchie, lâche, de souffler sur un feu qui devait bientôt causer d'épouvantables ravages.

Comme il rôdait autour de la tente, habitée par les Coppeland, des cris de joie, des hourras assourdissants annoncèrent la rentrée de John Brown au camp.

Jamais la figure, si grave habituellement, du chef, n'avait paru sombre à ce point.

Ses cheveux et sa barbe avaient encore blanchi.

On l'entoura avec respect, avec amitié. On craignait de l'interroger, car tel qu'un fer rouge, la douleur s'était imprimée sur son visage en caractères ineffaçables.

—Mes amis, dit-il d'une voix pénétrante, l'infortune est le lot de l'homme, c'est à ce creuset qu'il épure son âme. Bénissons donc la main du Très-Haut, alors même qu'elle nous frappe. Deux de mes enfants viennent de périr dans la guerre sainte que nous avons entreprise: l'un, fusillé, l'autre torturé par les esclavagistes qui l'ont traîné trente milles attaché à la queue d'un cheval! Le pauvre Frederick! il a succombé à cette horrible barbarie.

Mais je m'incline devant la volonté divine. Cette volonté nous ordonne de redoubler d'efforts et d'aller porter un grand coup, un coup décisif au foyer de l'esclavagisme.

Si nous restions davantage ici, nos ennemis nous y surprendraient en nombre trop considérable pour que nous pussions lutter avec eux, et, comme mes malheureux enfants, nous tomberions victimes de leur cruauté.

Abandonnons ces contrées où nous nous épuisons en stériles efforts, et rendons-nous dans les États du Sud J'y compte de nombreux amis. Je connais spécialement la Virginie. Une partie des habitants est pour l'abolition. Si nous parvenons à la soulever, le triomphe est certain, et nous aurons la gloire d'avoir extirpé de notre pays, le cancer qui lui ronge le sein. Voulez-vous me suivre?

—Oui, répondirent unanimement ses partisans.

—Eh bien, demain, nous partirons par divers chemins, et, vers le mois de septembre de l'année prochaine, nous nous réunirons dans les Montagnes-Bleues, au confluent du Potomac et de la Shenandoah!

—C'est entendu, dirent plusieurs abolitionnistes.

—Mais, que fera-t-on des esclaves enlevés à Battesville? demanda une voix dans la foule.

—Menez-les au Canada, dit Brown.

—Je m'en charge, fit Edwin Coppie.

—Non, pas vous, jeune homme, vous m'accompagnerez, répondit le capitaine; j'ai besoin de vos services. Mes fils, et votre ami Moreau seront suffisants pour remplir cette mission. Ils viendront ensuite nous rejoindre.

—J'accepte, s'écria, avec empressement le Parisien.

XVI

LA FERME DE KENNEDY

Jefferson a dit, en partant de la gorge des Montagnes-Bleues, dans l'État de Virginie: «C'est l'une des scènes les plus merveilleuses de la nature, et dont la vue est bien digne d'un voyage à travers l'Atlantique.»

En effet, il est rarement donné à l'homme de contempler un spectacle plus grandiose; le Potomac, majestueux dans sa course, semble déchirer les flancs des montagnes de granit, qui l'étreignent; ses eaux profondes mugissent écumantes, et les anfractuosités marmoréennes des Montagnes-Bleues répercutent, en les multipliant, les mille bruits qui s'élèvent du fleuve rapide, frémissant.

Avant d'atteindre les fameuses chutes que les anciens possesseurs du pays nommaient les Tum-Tum de la Schenandoah, en employant une onomatopée expressive, le fleuve se tord entre deux rives escarpées, premières assises de ces géants altier, les Montagnes-Bleues, dont les sommets, couronnés de sapins, de pruches et autres conifères, se perdent dans la voûte éthérée. On est frappé de la grandeur du spectacle; les rives sombres et abruptes surplombent parfois le fleuve qui, pour ouvrir son lit, a dû en ronger la base rocheuse; de noires vallées se déploient de distance en distance, et offrent à l'oeil du voyageur des horizons bornés par des murs de granit aux teintes foncées, formant des précipices profonds à donner le vertige aux aigles de la Montagne du Sud. On sent que la nature en convulsion, a laissé là une oeuvre inachevée; le sol tourmenté, tantôt se creuse en vallons aux coteaux rapides, sur lesquels s'échelonnent des pins séculaires, qui semblent une armée de Titans escaladant l'Olympe; tantôt il surgit en un pic hardi, dont la cime apparaît comme une sentinelle avancée du chaos. Le coeur se serre malgré soi en contemplant ce grandiose spectacle de la nature, et l'homme, réduit à ses infimes proportions, se sent comme fasciné par ces gigantesques créations de Dieu.

Le voyageur qui, vers 1859, eût pénétré au fond de l'une de ces gorges étroites et ténébreuses, eut découvert, adossée à un rocher grisâtre, dans les interstices duquel s'élançaient quelques arbustes rabougris, une pauvre ferme démantelée, à l'aspect désolé; on sentait que l'homme avait commencé là une lutte et qu'il n'avait pu vaincre la nature sauvage; sa main débile avait dû renoncer à remuer ce sol âpre, et cette ferme même était là pour témoigner de son impuissance. Le pionnier qui l'avait élevée l'avait désertée dans un jour de découragement; il était allé ailleurs chercher une terre plus généreuse. Cette habitation isolée, dont la toiture, à moitié effondrée, laissait voir les chevrons, ajoutait encore à la sauvagerie du site: elle n'avait rien de remarquable. C'était un grand parallélogramme, divisé à l'intérieur par des cloisons en bois: sa façade, jadis blanchie à la chaux, avait été lavée par les pluies, et les ouvertures de l'habitation étaient délabrées comme tout l'édifice. De chaque côté existaient des appentis destinés, soit à abriter les bestiaux, soit à mettre à couvert les instruments aratoires; dans les écuries la crèche était vide de paille et la basse-cour, hérissée de ronces, n'était point animée par le gloussement et le caquetage des volailles: cette ferme sentait l'abandon, un souffle de ruine avait passé sur elle. L'espace conquis sur la forêt, par le créateur de cette solitude, avait été envahi par les lianes, les orties, les églantiers, qui formaient autour de la maison une haie impénétrable: un sentier étroit et récemment taillé dans le fouillis épineux y donnait accès.

Depuis quelques mois seulement, cette ferme était habitée. Dans les premiers jours de juillet 1859, les rares colons de la contrée virent passer un vieillard suivi de sept ou huit hommes et d'un fourgon. L'arrivée de cet homme avait excité quelque peu la curiosité du voisinage; cependant cette curiosité serait tombée d'elle-même, si l'on avait vu les nouveaux possesseurs de la ferme de Kennedy se livrer au travail; mais l'on ne s'expliquait pas l'existence de ce fermier, qui ne cultivait pas et qui laissait ses terres en jachère, nul ne connaissait ses projets, nul n'eût pu dire d'où il venait. Les quelques voisins qui l'avaient approché ne savaient qu'une chose, c'est que c'était un homme affable et doux, et qu'il trouvait, même dans son isolement, le moyen de venir en aide aux misères d'autrui. Ce qui intriguait par-dessus tout, c'était l'entrée consécutive à la ferme d'énormes chariots de fourrages qui s'engloutissaient dans l'enceinte sans la combler, comme si tous les animaux de l'arche de Noé l'eussent habitée. Les fortes têtes des fermes avoisinantes avaient déjà supputé la quantité de fourrage introduite et ne s'en expliquaient pas la disparition. En un mot, le nouveau propriétaire de la ferme intriguait tout le monde, et nul n'aurait pu dire ce que faisaient ces hommes réunis dans la solitude; on savait seulement que le plus âgé se nommait Schmidt, qu'il passait de longues heures en lecture, et que ses compagnons étaient des chasseurs intrépides, que ne fatiguaient pas les courses journalières à travers la forêt.

L'aspect intérieur de l'habitation n'avait pas un air plus gai que ses abords: au rez-de-chaussée, une vaste salle commune rassemblait tous les membres de cette mystérieuse famille; une grossière table de sapin, entourée de bancs, en occupait le centre; quelques escabeaux étaient dispersés ça et là; aux murs étaient appendus des revolvers, des carabines et des fusils de chasse.

Un soir, c'était dans les premiers jours d'octobre, les Schmidt, comme on les appelait dans le pays, étaient groupés dans la grande salle dont nous venons de tracer une rapide esquisse; assis sur un escabeau, le vieillard lisait la Bible à la lueur d'une lampe; à l'autre extrémité de la chambre, ses compagnons devisaient entre eux à voix basse.

—J'entends du bruit, ce sont eux sans doute, dit tout à coup le vieillard en relevant la tête.

—Vous vous trompez, capitaine Brown.

—Mon cher Edwin, perdez donc l'habitude de m'appeler par mon nom, je me nomme Schmidt et je dois être Schmidt pour tout le monde jusqu'au jour de la délivrance.

—Je m'observerai davantage à l'avenir, répondit Coppie, mais je crois que vous vous êtes trompé; l'on n'entend que le frémissement des feuilles qu'agite la brise du soir et le grondement du fleuve dans la vallée.

—Je suis sûr d'avoir entendu le son d'un pas. Allez voir, mon fils, ajouta-t-il en s'adressant à Watkin.

—Je vous obéis, mon père.

Et Watkin ouvrit la porte de la ferme et sortit.

—Capitaine, dit Coppie, c'est ce soir que nos destinées vont se résoudre.

—Oui, mon enfant, et si Dieu ne nous abandonne pas, je touche au but de toute ma vie.

—Vous accomplirez votre mission, capitaine, et votre nom sera béni par les générations futures comme celui de Moïse, car vous nous avez ouvert les portes de Chanaan.

—Amen, dit le vieillard, reprenant sa

Mais au même instant la porte grinça sur ses gonds, et livra passage à
Watkin et à plusieurs hommes étrangement vêtus.

—Bonsoir à tous, dit en saluant celui qui entra le premier.

—Ah! c'est vous, colonel Forbes, dit Brown, soyez le bienvenu.

—Moi-même, exact au rendez-vous comme un vieux militaire; la bande me suit; aux abords des habitations nous nous sommes dispersés pour ne pas éveiller l'attention des curieux.

Effectivement, à peine le colonel terminait-il sa phrase que de nouveaux arrivants pénétrèrent dans la salle, suivis à courte distance par d'autres individus. Parmi ces gens, il n'eût pas été difficile de reconnaître plusieurs des aventuriers qui avaient fait avec le capitaine Brown la campagne du Kansas, car Schmidt, l'excentric farmer, comme le qualifiaient les voisins, n'était autre que John Brown, l'apôtre de l'abolition de l'esclavage.—Après avoir fait mettre en sûreté les esclaves qu'il avait délivrés dans le Missouri, John Brown chercha à se procurer une somme d'argent assez considérable pour entreprendre ce qu'il appelait l'oeuvre de la délivrance; mais ses efforts échouèrent en partie. Cependant, par de nombreuses démarches, il parvint à recueillir la somme nécessaire pour acheter la petite ferme de Kennedy, située à quelques milles de Harper's Ferry.

C'est là que nous le retrouvons, cachant sa vie privée aux yeux de tous, et organisant sur une large base, l'insurrection des abolitionnistes.—Ses émissaires, répandus dans les États du Nord, y avaient établi de nombreuses ramifications; chaque jour lui amenait quelque adhésion nouvelle, quelques subsides. Ces chariots de fourrages qui intriguaient si fort les habitants de la contrée, n'étaient autres que des envois d'armes qui allaient s'amonceler dans les greniers et les caves de l'habitation.

Le moment d'agir était arrivé.

D'instant en instant, des individus à la mine énergique, les uns blancs, les autres noirs,—et parmi lesquels on remarquait quelques négresses, —la plupart revêtus de vêtements qui attestaient de nombreux états de service, mais tous armés, se glissaient silencieusement dans la salle.

—Eh bien, délibérons, dit le colonel Forbes, en faisant signe à un des derniers venus de fermer la porte de la pièce.

—Il manque encore quelqu'un, ce me semble, dit Brown.

—Le Frenchman, répondit laconiquement Edwin.

—Le Frenchman, le voilà, cria joyeusement Moreau en faisant irruption dans la salle. Le satané pays! continua-t-il, j'ai failli m'éborgner vingt fois aux branches d'arbres.

—Eh bien, quelles nouvelles? demanda le chef.

—Bonnes, capitaine, dit Jules Moreau en lui tendant un paquet de lettres.

—Vous permettez, dit ce dernier, que je prenne connaissance de ces missives?

—Faites, capitaine, faites, dit le colonel.

Pendant ce temps, Jules Moreau s'était dirigé vers Edwin, auquel il serra cordialement la main.

—Avez-vous fait un bon voyage? demanda Coppie.

—Très bon, Dieu merci.

—Vous êtes passé à Dubuque?

—Oui.

—Avez-vous eu des nouvelles de miss Rebecca?

—Aucune, répondit Moreau, dont les traits se contractèrent légèrement au nom de Rebecca; votre fiancée était chez une de ses amies dans l'État du Missouri.

En ce moment la porte de la salle s'ouvrit, de nouveau devant une jeune négresse, dont la rare beauté attira aussitôt les regards d'une partie de l'assemblée. Elle était mise avec goût, mais son costume était celui des esclaves ordinaires. Les yeux de cette jeune fille se dirigèrent aussitôt sur Edwin et s'y attachèrent avec ténacité.

—Et nos chers Coppeland, qu'en avez-vous fait? disait celui-ci sans remarquer l'attention dont il était l'objet.

—J'ai installé, dit froidement Jules, la jeune fille, son grand-père et son père à London; quant à John, le frère, il sera ici dans quelques jours ainsi que Shield Green, car ils veulent combattre avec nous pour l'émancipation de leur race.

—Mais Bess, la pauvre fille, a-t-elle supporté toutes ces fatigues sans?

Jules Moreau, à cette question, regarda Edwin d'un oeil scrutateur; au même instant un éclair brilla dans les yeux de la jolie négresse, qui s'appuya contre la paroi du mur.

—Elle va très bien, répondit Jules Moreau, qui tressaillit, en croisant son regard avec celui de la mystérieuse esclave.

—Qu'avez-vous? demanda Edwin.

—Rien, répondit Moreau.

—Messieurs, dit John Brown je suis à vous. Les rapports que je reçois me promettent un concours actif; mais avant d'ouvrir la séance il me semblerait bon d'organiser le bureau.

—Quel autre que vous serait plus digne de nous présider ici? dit Edwin.

—Personne, exclama l'assistance; hourra pour John Brown!

—Et vous, Edwin, dit le colonel Forbes, prenez la place de secrétaire.

Le jeune homme consulta l'assemblée du regard, personne ne protesta; autorisé par cet assentiment tacite, Edwin s'assit à la droite de Brown.

—Messieurs, dit celui-ci, la, séance est ouverte, mais avant de vous communiquer aucun de mes plans, je crois devoir déclarer encore que je ne veux entraîner personne dans la voie que je suis; je n'engage personne à se joindre à moi; je combats pour une cause qui me semble grande et juste, et à laquelle j'ai fait d'avance le sacrifice de ma vie; pour vous, vous avez le choix: que ceux qui ne se sentent pas ardents dans la voie du Seigneur se retirent, et que ceux qui restent sachent bien que leur vie est en danger, et que c'est le pacte de la liberté que nous allons signer de notre sang.

A ces derniers mots, Edwin se leva; le feu de l'enthousiasme brillait dans ses yeux.

—Capitaine, dit-il d'une voix vibrante et sympathique, capitaine, nous sommes tous ici vos enfants; nous sommes tous ici des hommes libres qui souffrons de l'esclavage de nos frères, c'est librement que nous suivrons dans toutes ses entreprises l'apôtre de la liberté.

Ces paroles de Coppie électrisèrent l'assemblée, qui éclata en bravos.

—Jeune homme, dit le colonel Forbes, vous avez été notre interprète éloquent, et vous avez parlé comme le doit faire tout homme libre de la jeune Amérique.

De nouveaux bravos couvrirent la voix du colonel et les cris de vive
Coppie! ébranlèrent les murailles de la ferme de Kennedy.

Pendant toute cette scène, Jules Moreau n'avait pas quitté des yeux la séduisante négresse, qui était parvenue à fendre la foule et à aller s'adosser contre le montant de la porte d'entrée; là, les regards de celle-ci se reportèrent encore sur le visage d'Edwin, regard d'une fixité étrange.

John Brown se leva.

—Messieurs, dit-il, voici le règlement de notre société; je vous prie de me prêter toute votre attention.

Et d'un ton solennel; il commença:

PRÉAMBULE

«Attendu que l'esclavage n'est autre chose que la guerre la plus barbare et la plus injuste, puisqu'elle est faite sans provocation, d'une partie des citoyens contre l'autre, guerre dont les résultats sont ou l'emprisonnement perpétuel ou l'extermination absolue; attendu qu'il viole directement les vérités évidentes et éternelles contenues dans notre Déclaration d'Indépendance, nous, les citoyens des États-Unis, au nom du peuple opprimé, ordonnons et établissons les règlements suivants, destinés à protéger nos biens, nos libertés, nos vies.

ARTICLE PREMIER

»Tout individu adulte, exilé ou opprimé, citoyen ou esclave, qui s'unira à nous pour le soutien de notre constitution, provisoire sera, ainsi que ses enfants mineurs, protégé par elle.»

—Permettez, capitaine, dit le colonel Forbes en interrompant la lecture, mais ce document nous est connu à tous et il est inutile de le relire. Notre présence ici prouve surabondamment que nous en connaissons l'importance. Passons donc à la délibération suprême.

—Volontiers, dit Brown, d'autant plus que les moments sont précieux; mais avant, messieurs, il faut que chacun de nous prête le serment exigé par les statuts.

Edwin se leva, et posant la main sur le Nouveau-Testament, qui était resté ouvert devant John Brown, il dit d'une voix émue:

—Qu'il me soit permis de formuler le premier mon serment: Je jure par ce livre sacré qui m'enseigne que tout ce que je voudrais qu'il me fût fait je dois le faire aux autres, je jure d'employer jusqu'à la dernière goutte de mon sang à la délivrance de mes frères de couleur; d'abandonner, pour faire triompher la cause de l'abolition, parents, famille, fiancée, affections, et de ne reprendre les droits de mon coeur que le jour où la cause sera victorieuse partout. Je le jure.

En prononçant ce serment, ses yeux rencontrèrent pour la première fois ceux de la négresse, et il se sentit frissonner sans savoir pourquoi.

—Cette ressemblance est singulière, dit-il en s'asseyant.

Puis, il se releva et dirigea encore ses regards vers le lieu où il avait vu l'esclave, mais elle avait disparu.

Au même instant, Jules Moreau s'écria:

—Laissez-moi passer, nous sommes trahis? Gare!

Et rapide, il se fraya un chemin à travers la foule pour atteindre la porte qui était restée entr'ouverte, et par laquelle il se précipita.

Le cri de Jules Moreau avait jeté l'assemblée dans la stupeur.

—Que signifie? demanda Brown.

—Je ne sais, dit le colonel Forbes; mais si le Français a reconnu un espion dans la réunion, et qu'il soit à sa poursuite, s'il ne le ramène pas, ce que nous avons de mieux à faire est de hâter notre mouvement, avant que des mesures soient prises contre nous.

—Sans doute, dit une voix.

—C'est bien résolu, n'est-ce pas? reprit le capitaine en parcourant des yeux l'assemblée.

—Oui, oui! vive Brown! mort aux esclavagistes! hurlèrent eu choeur les assistants.

D'un ton inspiré, le chef lança alors cette prophétique malédiction d'Isaïe:

—«Malheur à la couronne d'orgueil, aux Ephraïmites passionnés pour les festins, à la fleur passagère, leur éclat et leur joie! Malheur au pays qui s'élève sur la vallée fertile!—Malheur à ceux que le vin fait chanceler.

»Voilà que le Seigneur va fondre sur eux comme un homme fort et puissant, comme la grêle impétueuse, comme un tourbillon qui ravage, comme un torrent qui déborde et qui inonde les campagnes.

»Couronne d'orgueil des voluptueux Ephraïmites, tu seras foulée aux pieds!»

XVII

L'AFFAIRE D'HARPER'S FERRY

Sur les rives du Potomac, à la jonction de ce fleuve avec la Schenandoah, se dresse un promontoire escarpé, couronné par une plate-forme; c'est sur les deux rives de ces cours d'eau, qui se joignent à angle obtus, que se développe la voie brisée composant la petite ville d'Harper's Ferry; une partie se nomme la rue du Potomac, l'autre porte le nom de la Schenandoah. Du côté de la falaise, les maisons sont adossées au rocher, et lorsque l'agglomération de la population l'a forcée à s'étendre, les constructions ont franchi l'escarpement, et la plate-forme s'est transformée en une seconde ville, moins pressée et plus riante au milieu de ses jardins.

De ce point un spectacle magique s'offre aux yeux du touriste; au pied du cap, les eaux paisibles de la Schenandoah viennent se marier aux flots mugissants et rapides du Potomac, roulant avec fracas sur les larges strates de roc qui forment son lit; puis, majestueux dans sa course, il bondit au milieu de la vallée profonde que bordent sur la rive du Maryland, les hardis profils des monts Latotins et sur celle de la Virginie, les sommets dénudés des Montagnes-Bleues.

Du côté gauche du fleuve, les bâtiments de l'arsenal, que dominait l'élégant clocher d'une église, s'élevaient en 1859 sur l'étroite bande du rivage: cet arsenal n'a pas l'aspect formidable qu'ont en Europe, les établissements de ce genre: un grand parallélogramme en brique, dont les deux étages étant percés de fenêtres cintrées, étalait sa façade vulgaire sur une vaste cour entourée de constructions semblables en retour[11]; une barrière en bois et fer, reliait les pavillons. Près du mur de soutènement des terrains de l'arsenal, des colonnes de pierres carrées supportent le chemin de fer de Baltimore à l'Ohio qui a dû se créer une voie dans le lit même du fleuve, sur une longueur d'un demi-mille environ. Le railway court le long du bord extérieur du canal qui traverse par un pont de pierre et de bois, dont l'arche unique mesure cent cinquante pieds d'ouverture. C'est un tableau plein d'enseignement que cet enchevêtrement du génie humain et de l'oeuvre de Dieu: le génie de l'homme domine là l'oeuvre de la nature, et le fleuve rugissant se couche et passe humble sous le joug de l'intelligence.

[Note 11: Brûlés en mai 1861.]

Puis, si vous reportez vos yeux vers la droite, vous voyez se dérouler à vos pieds la Schenandoah, dont les eaux susurrantes caressent le bord des îles qui émaillent son cours; le cadre est plus gai de ce côté; une végétation luxuriante recouvre les îles, et les bords de la paisible rivière ont un aspect moins aride.

Devant vous, au confluent, au mariage des eaux, que commande un pont de neuf cents pieds de long, le Potomac qui a reçu dans son lit, comme une blanche fiancée, la Schenandoah aux eaux limpides, poursuit sa course rapide et tumultueuse. A ce spectacle grandiose, l'âme s'élève plus facilement vers le Créateur, qui semble avoir voulu réunir dans le même lieu, toutes les merveilles de son oeuvre.

C'est à l'extrémité de cette pointe de terre, sillonnée par les routes naturelles et artificielles que s'élève cette modeste cité, Harper's Ferry, dont le nom devenu immortel, rappellera aux siècles futurs une ère nouvelle de liberté.

Comme tous les grands faits de l'histoire, le drame d'Harper's Ferry a eu ses trois grands jours, division mystérieuse et fatidique.

C'était le samedi 16 octobre 1859.

A cette époque-là la ville d'Harper's Ferry comptait environ 5,000 habitants, dont un grand nombre était employé à l'arsenal: c'était une population laborieuse, active, intelligente, célébrant le travail pendant six jours, et se reposant scrupuleusement le septième, comme il convient à des gens religieux et raisonnables. La petite ville commençait à s'endormir, quelques rares lumières brillaient encore aux croisées des maisons; le quartier de l'Arsenal était abandonné depuis la chute du jour, et le gaz n'éclairait que la solitude. Certes, quelqu'un qui eût parcouru les rues désertes de la cité ne se serait pas douté que depuis quelques jours, cette population confiante était mise en émoi par l'annonce de l'arrivée de John Brown, l'abolitionniste. Un seul gardien, placé à la tête du pont, protégeait la fabrique d'armes. Cependant à cette heure, de nombreux groupes d'hommes isolés se dirigeaient vers Harper's Ferry: c'étaient les Brownistes. A la suite de la scène de Kennedy, les conjurés voulaient marcher immédiatement sur la ville; mais John Brown les avait arrêtés dans leur élan.

—Attendez, mes enfants, leur avait-il dit, si nous nous rendons à Harper's Ferry, ce soir, nous serons obligés de lutter contre les ouvriers; remettons notre campagne à la nuit du samedi au dimanche; le saint jour du sabbat rend désert l'arsenal dont nous pourrons nous emparer sans verser une seule goutte de sang.

Le conseil de Brown fut suivi, et le samedi soir les abolitionnistes divisés par groupes de cinq et six hommes, se rendaient par des voies différentes au pont du Potomac.

Un de ces groupes précédait les autres; les hommes qui le composaient étaient armés jusqu'aux dents et causaient entre eux tout en marchant:

—Mordieu! dit l'un, qu'il était facile de reconnaître pour notre ami Jules Moreau, à sa tournure dégagée, mordieu! je ne suis pas fâché de sortir de l'état de torpeur dans lequel nous vivions au fond de cette gorge comme des brigands d'opéra-comique moins le vin et les fillettes; nous allons en découdre, comme on dit dans notre brave pays de France.

—Espérons que non, lui répondit son compagnon, qui n'était autre qu'Edwin. Nous allons paisiblement nous installer à l'arsenal; pendant la nuit le contingent du nord viendra nous rejoindre, et demain matin la population en s'éveillant nous acclamera.

—Et nous apportera à chacun une tasse de café au lait avec un petit pain au beurre, dit Moreau d'un ton goguenard, comptez là dessus, mon ami, comptez là-dessus; ces gens que vous allez ruiner d'un coup, à vous entendre, devraient être enchantés…

—Je ne dis pas…

—Eh bien, mon cher Edwin, moi, je ne suis pas aussi confiant que vous, et je crois que nous allons avoir un coup de chien, comme on dit chez moi. Voyez-vous, vous ne m'ôterez pas de l'idée que cette négresse que j'ai vainement poursuivie l'autre soir, ne soit allée nous vendre.

Au même instant une ombre traversa le sentier.

—Tenez, s'écria Moreau, la voici! la voyez-vous?

—Non, mon ami, répondit Coppie, je ne vois rien qu'un cerveau malade habité par une idée fixe.

—Bon! bon! dit Moreau en hochant de la tête, vous reviendrez de cette opinion; mais si Bess n'était pas avec nous, je n'aurais nulle crainte.

—Ne craignez rien pour moi, dit la jeune fille.

—Vous avez été bien imprudente, observa Edwin, ma chère enfant, d'accompagner votre frère et Green, votre fiancé, et vous eussiez bien fait de rester au Canada.

—Ma place n'est-elle pas auprès de ceux que j'aime, dit avec une étrange intonation de voix la jeune négresse, et si mon… fiancé est blessé, ajouta-t-elle en hésitant, ne dois-je pas être là pour lui porter secours!

—Oh! les femmes! exclama Moreau.

—Chut! interrompit Edwin, nous voici arrivés au lieu de ralliement, que pas un mot ne trouble le silence de la nuit!

Et notre petit groupe, composé de Moreau, Coppie, Coppeland, Green et Bess s'assit silencieusement sur le bord de la route. Un à un, les autres conjurés les rejoignirent, et bientôt la troupe se trouva forte d'une soixantaine d'hommes.

John Brown était arrivé un des derniers.

—Nous y sommes? demanda-t-il à voix basse.

—Oui, capitaine.

—Eh bien, à vous, Edwin!

Le jeune homme se leva, suivi de Moreau, de Green et de Coppeland; Bess voulut les accompagner, Coppie s'y opposa.

Il pouvait être alors dix heures et demie du soir, la nuit était sombre et sans étoiles; le Potomac mugissait avec fracas dans son lit de roches; ils se dirigèrent silencieusement vers le pont; l'un d'eux s'approcha du gardien, et lui frappant sur l'épaule.

—Eh! l'ami, lui dit-il, dormons-nous?

Le gardien fit un soubresaut.

—Allons, camarade, suivez-nous.

—Farceur! dit la sentinelle en riant.

—Levez-vous, répéta d'une voix impérative celui des étrangers qui avait pris le premier la parole.

—Mais…

—Chut! vous dis-je, si vous soufflez mot, le fleuve est profond, et sa voix couvrira la vôtre. Suivez-nous en silence, il ne vous sera fait aucun mal; soyez tranquille.

Et Edwin, car c'était lui, passa amicalement son bras sous celui du gardien qu'il entraîna vers l'arsenal. Mais avant de partir, il se tourna vers un de ses compagnons:

—Moreau, lui dit-il après avoir consulté son prisonnier, à minuit vous arrêterez le factionnaire qui doit venir relever cet homme, n'employez la violence qu'à la dernière extrémité.

—Soyez tranquille, maître, dit Jules Moreau, on lui fera accepter la chose en douceur; j'ai fait mes preuves eu fait d'enlèvement, Paméla pourrait vous le dire…

Mais déjà Edwin était loin, et Moreau s'était assis sur le banc qu'occupait le factionnaire. Pendant ce temps, les conjurés avaient traversé le pont, et s'étaient diriges vers le bâtiment de la Pompe, choisi à l'avance par Brown, pour servir de quartier général.

Étant entré dans la grande salle de l'arsenal où étaient déjà réunis John Brown et ses partisans, Edwin conduisit son prisonnier vers une des deux extrémités de la chambre.

—Mettez-vous là, mon ami, lui dit-il affectueusement, et ne craignez rien, vous êtes ici comme otage, et les otages sont sacrés.

—Coppie, dit John Brown, voici ce que nous avons arrêté: Cinq ou six hommes vont rester ici pour garder l'arsenal; vous, Green et Cook, vous irez dans la ville avec une vingtaine des nôtres arrêter le colonel Washington, MM. Bail, Kitmiller et Aldstadt; ces messieurs nous serviront d'otages; Forbes, Stevens, Haziett et Coppeland iront battre les environs pour amener du renfort; ils seront rentrés à l'aube; quant à moi, avec le Frenchman et le restant de la troupe, nous occuperons la gare de façon à couper toute communication.

—C'est bien, capitaine, dit Coppie, les nuits ne sont pas trop longues, et il faut nous hâter.

Aussitôt il partit avec Green et Cook; de son côté, le colonel Forbes, Stevens et Coppeland se mirent en campagne et John Brown alla prendre possession de la gare, sans rencontrer aucune résistance de la part des employés, dont quelques-uns faisaient partie du complot.

John Brown et sa troupe étaient à l'embarcadère depuis quelques instants, lorsque le sifflet strident d'une locomotive annonça l'arrivée d'un convoi.

—Aux armes! cria Brown.

Puis il donna l'ordre au chef de gare de faire le signal d'arrêt.

Quand le convoi eut stoppé, le capitaine s'avança vers le mécanicien.

—Descendez, lui dit-il, et faites descendre vos voyageurs.

—Pourquoi? demanda celui-ci.

—Parce que la route est interceptée par moi; une nouvelle constitution régit les États-Unis; l'esclavage est aboli, et je ne veux pas que les troupes de Charlestown viennent avant l'heure au secours des esclavagistes.

—Pas si haut, dit mystérieusement le conducteur de train, je suis un ami, le retard du convoi éveillerait l'attention des autorités de Charlestown, il est plus prudent de nous laisser continuer, les voyageurs ne se doutent de rien… quant à moi, vous pouvez être tranquille, je ne vous trahirai pas.

Et, se penchant à l'oreille de Brown, il lui glissa le mot de ralliement des abolitionnistes.

—Vous avez peut-être raison, dit Brown.

Au moment où le train allait se remettre en route, on vit une jeune femme noire sortir d'une des salles d'attente, et se jeter à la hâte dans le compartiment réservé aux nègres. Cet incident, qui se passait à la pâle lueur du gaz, n'échappa pas à Jules Moreau; il voulut se précipiter à la suite de la fugitive; mais il était déjà trop tard, le convoi était en marche.

—Encore la négresse! murmura-t-il. Oh! cette fois, je suis bien sûr que nous sommes trahis.

Pendant que ces événements avaient lieu, Edwin avait opéré dans la ville l'arrestation des plus notables habitants qui devaient servir d'otages.

Et à l'aube le colonel Forbes arrivait de son côté, à la tête de six cent auxiliaires qu'il avait réunis dans la nuit.

La journée du lendemain, dimanche, 17, fut pour les insurgés; dès midi, la faute commise par John Brown, en laissant le train continuer sa route, porta ses fruits: à cette heure, le colonel Bayle, commandant les troupes venues en hâte de Charlestown, se présenta à la tête du pont, et le combat s'engagea. Alors on vit une chose triste à dire; tous ces hommes accourus à la voix puissante de John Brown se débandèrent aux premiers coups de feu, et celui qui devait être le martyr de la Liberté, ne fut bientôt plus entouré que de ses fils, de Coppie, de Cook, Stevens, Haziett, Coppeland et une quinzaine de fidèles.

Parmi les prisonniers, faits par les troupes virginiennes, se trouvait un nommé Thompson, que le colonel Bayle eut la lâcheté de livrer à la populace qui voulait l'immoler en représailles, pour venger la mort d'un fonctionnaire public, tué par les insurgés; en vain une noble fille, mademoiselle Foulk, se jette entre Thompson et ses assassins, en vain elle entoure de ses bras la tête du malheureux, en vain, les larmes aux yeux, elle implore tour à tour la clémence de la foule de la pitié des soldats de l'Union; elle est brutalement repoussée, et Thompson, à moitié tué, est précipité au milieu du fleuve, qui l'engloutit bientôt en se teignant de son sang. Quant à la vaillante phalange des Brownistes, réduite à vingt-et-un hommes, elle alla s'enfermer dans cette vaste salle de la Pompe, où les otages avaient été confinés, sous la garde de quelques hommes.

Pendant la nuit du 17 au 18, de nombreux renforts, accourus de Shepherdstown, sous la conduite du colonel Lee, s'étaient joints aux troupes de Charlestown, et lorsque le soleil vint éclairer joyeusement le fond de la sombre vallée, l'attaque commença. Cette poignée de braves n'hésita pas à lutter contre tout un corps d'armée; John Brown, malgré son grand âge, n'était pas le moins intrépide: appuyé à une fenêtre, il faisait pleuvoir ses coups sur la troupe régulière; Edwin, calme, au milieu du tumulte, stimulait ses compagnons; actif, intrépide, il se multipliait partout.

Coppie, en s'avançant, leva la tête, et crut apercevoir, à moitié cachée, derrière le rideau d'une fenêtre qui faisait face à la Pompe, la tête de la jeune négresse, qu'il avait déjà remarquée à Kennedy.

Un frisson parcourut son corps, mais lorsqu'il releva les yeux, l'apparition s'était évanouie.

Cependant la fusillade durait toujours, chaque coup parti de la Pompe mettait un ennemi hors de combat, les défenseurs des esclaves, abrités derrière les murs, avaient peu souffert jusqu'alors.

—Assez de sang! dit Brown.—Edwin, mon ami, prenez un drapeau parlementaire, et allez dire à ces ennemis de la liberté que je me soumets à la condition qu'on nous laissera sortir avec nos armes et nos prisonniers jusqu'à la deuxième barrière du pont, que là, je m'engage sur l'honneur à mettre les captifs en liberté et à choisir ensuite entre la fuite et le combat.

Coppie fixa aussitôt un mouchoir blanc à l'extrémité d'un bâton, se présenta bravement à l'ennemi; le feu cessa presque aussitôt, mais pas assez vite car une balle vint frapper Stevens, tandis qu'Edwin se dirigeait vers le colonel Lee.

La proposition de Brown fut repoussée et la fusillade recommença. Alors, une scène que la plume ne saurait décrire, se passa dans ce réduit sous lequel les abolitionnistes jurèrent de s'engloutir. Coppie, par un motif d'humanité qu'on ne saurait trop louer, conduisit les prisonniers dans un coin où ils étaient à l'abri des balles tombant dru comme grêle dans le bâtiment. Brown tirait toujours. Tout à coup un de ses fils s'affaissa, mortellement blessé à son côté, en poussant un cri qui fit tressaillir les entrailles du père. Brown abaissa vers lui son regard plein d'anxiété, tandis que son bras portait à l'épaule l'arme vengeresse.

—Courage, enfant, dit-il, en lâchant la détente.

Puis il se retourna vers lui.

—Sois homme et meurs en homme.

Au même instant, une nouvelle exclamation de douleur domine la fusillade, c'est un autre de ses fils qui vient de recevoir, en pleine poitrine, une balle qui l'a traversée; Edwin le soutient dans ses bras; puis comme la lutte l'appelle, il dépose un baiser sur le front du pauvre enfant, et s'élance plus ardent à la défense.—Il a un mort de plus à venger.

—Seigneur! Seigneur! dit le vieillard, que votre volonté soit faite!

Et avec le calme que donne la conscience du devoir, il se remet impassible à sa place de combat; à ses pieds son enfant râlait, en proie à des tortures atroces.

O mon père, criait le mourant, je souffre! Donnez-moi la mort!… Par pitié! un revolver, que je m'achève!… Mon père!… pitié!

—John Brown répondit.

—Sois homme, mon fila, et meurs en homme.

Le moribond se contint; mais son âme s'envolait dans un effort qu'il faisait pour ne pas exhaler le cri suprême.

Pendant que ces scènes lugubres se passaient à l'intérieur, les assaillants, durement traités par le feu des insurgés, enfonçaient la porte au moyen d'une poutre transformée en bélier: lorsqu'elle vola en éclats, un spectacle sublime par son horreur eût arrêté un ennemi plus généreux.

John Brown était entre ses deux fils expirants: le héros, déjà criblé de blessures, tenait son arme haute; à côté de lui, Edwin, le visage enflammé, parait les coups et les rendait; alors eut lieu une mêlée qui ne saurait être décrite; militaires et insurgés disparurent dans un seul groupe; le sang ruissela partout. Coppie, blessé, résistait avec une opiniâtreté héroïque en couvrant autant qu'il le pouvait le vieillard de son corps. Soudain un coup de sabre atteint Brown à la tête.

—Fuyez, dit le vieillard en se relevant, fuyez pour me venger!

—Oui vous serez vengé, je le jure par mon sang! dit son troisième fils.

Et, profitant du tumulte, il se fraye un passage au milieu des ennemis, en entraînant Haziett et Moreau.

A peine sont-ils sortis qu'Edwin reçoit une blessure.

Sous l'étreinte de la douleur, il chancelle.

Soudain, un cri déchirant, qui fait bondir Edwin, perce le bruit de la bataille. Coppie aperçoit la jeune négresse, les bras tendus vers lui: mais un nuage lui voile la vue et le jeune homme s'affaisse sur lui-même en murmurant:

—Étrange! ô mon Dieu! étrange!

En ce moment, John Brown, labouré par six blessures, dont deux sillonnent son noble front, tomba près d'Edwin, entre les corps de ses pauvres enfanta.

Le combat avait cessé.

Et les valeureux Virginiens triomphants, criaient:

—Hourra! John Brown est pris!

Dans la nuit qui suivit ce drame, la prison de Charlestown recevait les captifs. C'étaient John Brown, Edwin Coppie, Coppeland, Shield Green, Stevens et Cook.

XVIII

LE PROCÈS

—Ils vont venir, les brigands!

—Quelle heure est-il?

—Onze heures.

—Encore une heure, une heure moins un quart.

—Combien sont-ils?

—Ils sont sept ou huit, les gueux! Ils voulaient nous tuer, nous faire assassiner par ces brutes de nègres.

—On les gibettera.

—Et l'on fera bien.

—Qu'en pensez-vous, monsieur Williams?

—Je pense qu'ils ne valent pas la corde pour les pendre.

Tous ces propos, et mille autres que nous ne saurions rapporter, étaient
échangés dans la foule qui, huit jours après l'affaire d'Harper's
Ferry, le 26 octobre, attendait impatiemment, devant le tribunal de
Charlestown, l'arrivée des six accusés, John Brown, Edwin Coppie,
Stevens, Cook, Green et Coppeland.

Les soldats avaient peine à maintenir cette multitude cherchant à franchir la haie, qui traçait un étroit sentier au travers de la place: deux canons chargés à mitraille,—car on craignait une tentative d'enlèvement,—étaient en batterie dans la cour, devant la salle d'audience.

Soudain une clameur sortit du sein de cette foule, et l'on vit déboucher, par une des extrémités de la place, une escouade de militaires, au milieu desquels ou apercevait deux hommes portés sur une civière, et quatre autres prisonniers marchant péniblement derrière eux.

Les deux premiers étaient Brown et Stevens; des linges et des mouchoirs maculés de sang enveloppaient leurs têtes; puis, venait Coppie, se traînant fièrement, la tête haute, malgré sa blessure; puis Coppeland et ses deux compagnons.

La vue de ces hommes vaincus, blessés, à l'aspect souffrant, ne souleva aucune pitié dans le coeur de la cohue, qui les accueillit par des cris insultants.

—Les lâches! murmurait Edwin.

Au fur et à mesure qu'ils avançaient vers le péristyle, la haie se fermait, et la foule, affamée du spectacle, se précipitait tumultueuse sur leurs pas.

La porte du tribunal s'ouvrit devant eux et se ferma, puis se rouvrit quelques instants après pour donner accès aux curieux, qui envahirent confusément l'enceinte du prétoire réservée au public.

A midi précis, les douze jurés, suivis bientôt des trois juges, firent leur entrée dans la salle.

Les premiers se rangèrent sur une estrade à droite du tribunal, les juges prirent place sur des fauteuils élevés, faisant face aux accusés.

Devant eux, des tables à pupitres étaient couvertes de papiers.

Au-dessous; et vis-à-vis des juges, se tenaient les attorneys ou procureurs, chargés de soutenir l'accusation, le grand schérif et plusieurs avocats.

Les inculpés avaient été placés derrière, Brown et Stevens, sur des lits de sangle, les quatre autres, dans la box affectée aux prévenus.

Des agents de police se tenaient près d'eux.

—Au delà, sur un banc, les rapporteurs-sténographes des journaux, les dessinateurs de revues, préparaient leurs plumes ou leurs crayons.

Au delà, enfin, une masse de gens avides de voir les bandits de Harper's Ferry, avides de savourer leurs tortures morales, d'entendre leur condamnation.

Dans cette assemblée, cependant, on eût pu remarquer quelques visages attristés, certaines personnes qui promenaient sur les accusés des regards timidement sympathiques, ou jetaient sur leur entourage grondeur des yeux irrités.

Parmi ces personnes se trouvaient deux femmes assises aux deux extrémités de la salle. Elles étaient belles toutes deux, et toutes deux elles captivaient l'attention de plus d'un spectateur.

L'une était miss Rebecca Sherrington; l'autre, Elisabeth Coppeland.

Un moment avant l'ouverture des débats, la première reconnut la négresse.

Elle tressaillit, ses traits se contractèrent, sa physionomie s'arma d'une expression dure, menaçante, et elle dit à un officier qui l'accompagnait:

—Comment se fait-il, monsieur Harvey, qu'on laisse pénétrer les nègres jusqu'ici?

—Des nègres, répondit-il, mais à l'exception de deux des accusés, je n'en vois aucun.

—Tenez!

Et Rebecca, du bout d'un éventail qu'elle tenait à la main, désigna
Elisabeth.

—Ça, dit-il, c'est une femme de chambre!

—Une esclave marronne, monsieur Harvey.

—Je ne crois pas, miss.

—Comment, monsieur, vous ne le croyez pas, quand je vous fais l'honneur de vous l'assurer! répondit sèchement Rebecca.

—Je me serais bien gardé d'en douter, si cette fille ne servait comme femme de chambre chez un de mes parents.

—Depuis combien de temps?

—Je ne sais au juste, miss, mais la dame qui lui parle à présent est justement la femme de mon parent.

—C'est différent; alors, je me serai trompée, dit Rebecca en reportant ses yeux sur les prisonniers.

Coppie échangeait alors un coup d'oeil mélancolique avec Bess.

Rebecca saisit au passage ce signe d'intelligence. Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang pour ne pas éclater.

L'arrivée du jury mit fin aux conversations particulières.

Un silence solennel remplaça les murmures qui bourdonnaient dans la salle, et le greffier du tribunal donna lecture de l'acte d'accusation.

Cet acte renfermait trois chefs principaux.

Les détenus étaient inculpés de:

1° Tentative de soulèvement des nègres; 2° Haute trahison; 3° Meurtre.

Quand le greffier se fut rassis, Brown se souleva avec difficulté sur son matelas, s'appuya sur les coudes, et dit d'une voix faible mais claire:

«Virginiens,

»Je veux vous éviter des peines inutiles. Aussi, avant d'aller plus loin, écoutez-moi. Vous savez que je n'ai pas demandé grâce. Votre gouverneur m'a assuré qu'on ferait mon procès d'une façon convenable, régulière, je ne le crois pas; cela me paraît impossible. Si vous avez soif de mon sang, prenez-le.

»A quoi bon un simulacre de procès? Comment des ennemis pourraient-ils juger loyalement un ennemi? Je vous le répète, si vous voulez mon sang, prenez-le à l'instant même.

»Je n'ai pas d'avocat, et n'ai personne à qui j'aie pu demander conseil.
Séparé de mes compagnons, j'ignore s'ils veulent se défendre, et si
telle est leur intention, j'ignore sur quoi ils baseront leur défense.
Je ne suis donc pas en état de me défendre.

»D'ailleurs, les blessures que j'ai reçues à la tête ont gravement altéré ma mémoire et m'ont rendu presque sourd. Ma santé est bien mauvaise.

»Il y a bien des circonstances atténuantes que je pourrais invoquer dans un procès régulier, mais comme je sais que tel ne sera ni le mien, ni celui de mes compagnons, et que tout annonce qu'on le fera forcément aboutir à des condamnations à mort, je vous engage à couper court et à en finir tout de suite.

»Je ne crains point la mort, et suis prêt à mourir. Je ne vous demande point de me faire un procès; mais je ne veux point non plus être insulté. A quoi bon tous ces interrogatoires? En quoi peuvent-ils profiter à la société? Je ne vous demande donc qu'une chose, c'est d'en finir et de ne point m'insulter comme des barbares insultent les victimes tombées en leur pouvoir.»

Après ces mots, l'Apôtre de l'Émancipation des noirs retomba épuisé sur son lit de douleur. Ses coaccusés témoignaient, par leur attitude, qu'ils partageaient entièrement la manière de voir de leur capitaine.

Coppie, surtout, rayonnait de fierté.

Il ne pouvait apercevoir Rebecca Sherrington. Mais celle-ci lisait distinctement sur sa figure les émotions qui agitaient le beau jeune homme. Et la jalousie lui brûlait le coeur, car les yeux d'Edwin ne quittaient le jury que pour s'abaisser tendrement sur Bess Coppeland, dont la physionomie tout entière révélait un profond amour pour Coppie.

La cour nomma d'office des avocats aux accusés.

Puis l'audition des témoins commença. Elle dura jusqu'au soir.

Pendant la séance, Stevens s'était évanoui et la faiblesse de Brown était si grande qu'il fallait le soutenir quand il avait à répondre.

Coppie et le reste des inculpés se montrèrent vigoureux au moral comme au physique.

Le lendemain la foule était plus grande encore dans la salle d'audience.

Rebecca Sherrington y vint aussi comme la veille. Mais vainement chercha-t-elle la négresse.

Elisabeth Coppeland ne parut pas.

Il sembla à Rebecca qu'Edwin avait l'air soucieux, et elle attribua généreusement cette disposition à l'absence de l'esclave.

—Oh! pensait-elle, il l'aime! mais comme je me suis vengée! quel châtiment!

Cette réflexion la fit frémir. Elle pâlit: elle eut peur d'elle-même; elle aurait voulu sortir, elle ne le pouvait. Le supplice pour elle allait commencer.

Brown souffrait moins que les jours précédents.

Il adressa ces mots aux juges:

«Mon état m'empêche complètement de suivre les différentes phases d'un procès régulier. Je me sens extrêmement faible, par suite de mes blessures aux reins. Pourtant je suis moins mal qu'hier, et ne demande qu'un court délai: après lequel je pourrai, ce me semble, suivre les débats, je ne demande rien de plus. «Au diable même on laisse son droit,» dit un vieux proverbe. Mes blessures à la tête m'empêchent d'entendre distinctement, et je n'ai pu comprendre les paroles que vient de dire le président de la cour. Je ne demande donc qu'un petit délai, qu'en toute justice la cour ne peut me refuser.»

A cette requête, la cour ne voulut point accéder.

Les esclavagistes tremblaient depuis l'échauffourée de Harper's Ferry. Ils appréhendaient une tentative nouvelle. L'effroi, leur inoculant ses lâchetés, ils craignaient de ne pas dormir tant que vivraient Brown et ses complices.

Le procès continua.

Brown fut admirablement soutenu par ses avocats, dont l'un, M. Hogt, lui avait été envoyé par ses amis de Boston. Mais à quoi bon cette défense? Sa condamnation n'était-elle pas décidée depuis l'heure de son arrestation?

Il le sentait si bien que, demandant la parole, il s'écria:

«Malgré les assurances les plus formelles qui m'avaient été données, je vois que mon procès n'est qu'une ignoble comédie. Je remercie les deux défenseurs que vous venez d'entendre, et je n'attendais rien moins de leur loyauté. Mais quand on m'a arrêté j'avais 260 dollars en argent, qu'on m'a enlevés; il m'est impossible, sans cet argent, de faire assigner mes témoins et d'obliger les schérifs à les amener aux pieds de la cour. Au surplus, le nouvel avocat que Boston m'a fourni, et que je n'ai jamais vu, a besoin de s'entendre avec moi sur quelques points de ma défense. Je demande donc comme une faveur spéciale que la cause soit renvoyée à demain à midi.»

Après de nouvelles discussions, la cour prononça l'ajournement de la cause au lendemain. Mais, afin de rassurer les esclavagistes, le président donna l'ordre aux policemen et aux geôliers de tuer sans pitié tous les prisonniers si on faisait la moindre tentative pour leur délivrance.

A l'audience suivante, Brown parvint encore à obtenir un sursis, et le 30, à neuf heures du matin, les débats furent repris.

La salle était trop étroite pour la marée humaine qui l'avait envahie.

Ce jour-là, Elisabeth Coppeland parut au milieu des spectateurs.

L'aspect de la négresse était bien changé!—si changé que Rebecca eut quelque peine à la reconnaître.

Serrée dans un coin de la salle, la pauvre Bess considérait, tour à tour, son frère John Coppeland et Edwin Coppie.

Les yeux de l'esclave étaient secs; mais leur éclat disait assez quelles angoisses déchiraient son âme.

Par ses regards doux et suppliants, Edwin tâchait de verser des consolations dans le sein de la désolée créature.

Les autres accusés gardaient leur sang-froid habituel.

La défense de Brown ayant été présentée avec éloquence par MM. Chilton et Griswoold, M. Hunter, le procureur du district, répondit au nom de l'accusation. Son réquisitoire fut très court:

«Le crime était flagrant, la société attendait un exemple salutaire qui la préservât des nouvelles utopies sanglantes; le jury virginien ferait son devoir.»

On attendait le résumé du président du tribunal. Il dédaigna de le faire.

A quatre heures les jurés se retirèrent pour délibérer.

A cinq, ils rentrèrent dans la salle d'audience, au milieu d'un silence lugubre.

Les accusés se levèrent.

Deux agents de police aidèrent John Brown à se tenir debout.

Le juge en chef se tourna alors vers le foreman ou président du jury:

—John Brown est-il coupable ou non coupable?

Le foreman répondit:

—Coupable de trahison, de complot contre la sûreté de l'État, de conspiration, de tentative d'insurrection parmi les nègres, de meurtre au premier degré.

Le juge s'adressant alors à Brown:

—Accusé, avez-vous quelque chose à dire contre la condamnation à la peine de mort?

Le vieux Brown, malgré les vives douleurs que lui causaient ses blessures, répliqua d'un ton lent mais assuré:

«Oui; si la cour me le permet, j'ai quelques mots à dire. D'abord, je nie toutes les accusations portées contre moi, excepté un dessein très prononcé de ma part d'affranchir les esclaves. J'avais l'intention de faire en Virginie ce que j'ai fait l'hiver dernier au Missouri, où j'enlevai des esclaves, sans qu'il fût brûlé un grain de poudre de part ou d'autre et d'où je parvins à les conduire au Canada. Je voulais opérer les mêmes actes de libération, mais sur une échelle plus vaste. Voilà quels étaient mes projets. Je n'ai jamais eu l'intention de commettre de trahison ou de meurtre, de détruire les propriétés, d'exciter les esclaves à la révolte.

»Il est injuste que je sois condamné à la peine capitale. Si ce que vous me reprochez, et qui a été loyalement prouvé par tous les témoignages, sans exception, qui ont ainsi rendu justice à ma conduite telle que je vous en ai exposé le motif, je l'eusse fait dans l'intérêt des gens riches, intelligents, puissants, ou dans celui de leurs amis ou parents, ou en faveur d'un membre quelconque de cette classe; si j'avais souffert pour eux les sacrifices que j'ai acceptés en cette circonstance, tout aurait été pour le mieux, et chacun des membres de ce tribunal m'eût jugé digne de récompense, et non pas de châtiment.

»Cette cour reconnaît, je le suppose du moins, la validité des lois de Dieu. Je vois baiser un livre que je crois être la Bible, ou du moins le Nouveau Testament, et qui m'enseigne que tout ce que je voudrais qu'il me fût fait, je dois le faire aux autres. Il m'enseigne de plus que je ne dois pas plus oublier ceux qui sont dans les chaînes que si j'y étais avec eux. J'ai agi de mon mieux conformément à ce précepte. Je me déclare trop jeune pour comprendre que Dieu respecte spécialement quelques individus et crée des catégories de privilégiés. Intervenir, comme je l'ai fait, en faveur de ces pauvres méprisés et malheureux, n'est pas mal; tout au contraire, c'est bien. Mais si vous jugez nécessaire que je fasse le sacrifice de ma vie pour hâter les fins de la justice, s'il est utile que mon sang se mêle à celui de mes enfants et de millions d'individus dont les droits sont méconnus dans les pays à esclaves, par les actes législatifs les plus cruels et les plus injustes, je vous le dis et déclare: Qu'il en soit comme vous l'entendez.

»Je n'ai plus qu'un mot à ajouter. Je suis satisfait de la façon dont mon procès a été conduit. Tout bien considéré, vous avez été encore plus généreux que je ne m'y attendais. Mais je ne me sens pas coupable, et je n'éprouve aucun remords. Je n'ai voulu attenter à la liberté de personne; je n'ai conseillé aucune trahison; je n'ai provoqué aucune insurrection générale, et même j'ai tout fait pour que des gens qui avaient conçu ce dernier projet y renonçassent. On a prétendu que j'avais engagé quelques individus à se joindre à moi; c'est tout le contraire qui a eu lieu. Ils sont venus de leur propre mouvement, par faiblesse peut-être, et à leurs frais. Il en est même que je n'avais jamais vus et auxquels je n'ai adressé la parole que le jour où ils sont venus me prêter main-forte.»

Ce discours produisit peu d'impression sur l'auditoire, composé en majeure partie d'esclavagistes.

Le lendemain, 1er novembre, Brown comparut encore devant ses bourreaux.

Le juge se couvrit du bonnet noir et prononça ces paroles funèbres:

«La cour ordonne que vous, John Brown, soyez, le deux décembre prochain, tiré de votre prison, pour de là être conduit sur le lieu ordinaire des exécutions à Charlestown, et y être pendu jusqu'à ce que mort s'ensuive. Que Dieu ait pitié de votre âme!»

A cet instant, un cri étouffé jaillit du milieu de la foule.

—Oh! dit un Virginien, ce n'est qu'une chienne de négresse qui se donne le genre d'avoir des nerfs.

Le mot souleva un éclat de rire que ne couvrit pas entièrement la voix grave de Brown.

Il disait:

«Que la volonté de Dieu soit faite! Si ma mort peut servir à quelque chose, je l'accepte avec joie Ce que j'ai fait, je le ferais encore. En agissant comme je l'ai fait, j'ai obéi aux inspirations de l'Évangile. Le Christ a enseigné l'amour de ses semblables. Je n'ai donc fait que suivre à la lettre ce qu'il a dit, et je suis convaincu d'avoir accompli un devoir humain, religieux et chrétien, en cherchant à arracher à l'oppression mes malheureux frères tenus en esclavage, et à faire rentrer dans ses droits une race victime du plus odieux abus de la force.»

Dès qu'il eut fini, on le reporta dans son cachot, à travers une foule qui s'écoulait lentement en proférant des imprécations contre les abolitionnistes.

XIX

LES CONDAMNÉS, LE SUPPLICIÉ ET LES DEUX AMANTES

Une condamnation semblable frappait le lendemain Edwin Coppie, Cook,
Shield Green et John Coppeland.

La sentence de Stevens fut ajournée, parce que la gravité de ses blessures le retenait au lit.

Mais ses bourreaux espéraient bien ne pas lâcher leur proie, et que le patient une fois rétabli, le gibet en ferait justice.

Coutume exécrable, coutume impie, que notre justice civilisée! Il est d'usage, il est de l'humanité, en France, en Europe aussi bien qu'en Amérique, de guérir un condamné souffrant avant de le conduire à l'échafaud!

Aux belles époques de l'Inquisition, avait-on plus de raffinement?

«En prononçant la peine de mort contre John Brown et ses quatre coaccusés, dit M. Henri-E. Marquand, la cour n'oublia pas une chose essentielle. Tenant à procurer quelques délassements aux braves habitants de Charlestown, elle résolut que le spectacle de la quintuple pondaison, qu'elle allait faire représenter devant eux, serait divisé en trois tableaux: John Brown serait étranglé le 2 décembre, les deux nègres, Green et Coppeland, le 16 du même mois avant midi, et Cook et Coppie, le même jour, dans l'après-midi.»

Les compagnons de Brown entendirent avec autant de calme que leur capitaine, l'arrêt qui les devait retrancher de ce monde.

Mais, au moment ou il fut formulé, une jeune dame s'évanouit dans un des coins de la salle.

On s'empressa autour d'elle; et Edwin, levant les yeux pour reconnaître la cause du bruit occasionné par cet accident, distingua sa fiancée, miss Rebecca Sherrington, qu'on emportait privée de ses sens hors du prétoire.

Ce que n'avait pas fait la perspective d'une fin prochaine et hideuse, la vue de cette jeune fille l'opéra sur Coppie.

Il eut un instant de faiblesse; son coeur mollit, quelques larmes montèrent à ses paupières.

Brisés ses rêves dorés, évanoui l'azur enchanteur de ses lointains horizons; adieu aux riantes images de félicité; adieu à la femme qu'il adorait depuis tant de jeunes années; adieu même à cet ardent amour de la Liberté pour lequel il allait mourir!

Elle fut courte, néanmoins, la trêve donnée à la nature; une minute à peine. Les pleurs arrivèrent aux yeux, mais n'en coulèrent pas.

Ils y séchèrent aussitôt, et personne, dans l'assemblée, ne se douta de sa détresse, personne qu'Elisabeth Coppeland, dont la vie alors ne tenait plus qu'au fil où était attachée celle d'Edwin.

Mais, cette fois, la violence de ses émotions empêcha la jeune fille de défaillir.

Les condamnés furent reconduits dans leur prison. John Brown employa à des lectures pieuses et à mettre ordre à ses affaires le temps qui lui restait à vivre..

Cet homme était né pour le martyre; il avait la foi des Apôtres; sa sérénité habituelle ne l'abandonna point.

Criblé de blessures, craignant de rester à jamais invalide, il désirait la mort plus qu'il ne l'appréhendait.

—Je ne crois pas,—disait-il à une dame qui

était venue le visiter dans son cachot,—je ne crois pas pouvoir mieux faire pour la cause qui a occupé toute ma vie, que de mourir pour elle. Qu'est-ce que la mort aux yeux d'un homme honnête et brave? Ce qu'il y a de plus malheureux pour un homme d'action, comme moi, c'est d'être cloué sur ce lit et estropié par des coups de fusil et de sabre.

La veille du jour où il devait gravir les marches du gibet, on permit à sa femme de le visiter.

L'entrevue fut extrêmement touchante. Depuis plus de six mois madame
Brown n'avait pas vu son mari.

Mais il sut modérer sa douleur par son calme religieux.

—Que Dieu vous bénisse, vous et nos chers enfants, Marie, lui dit-il, d'une voix doucement grave. Ne pleurez pas. Tout est sans doute pour le mieux. Je meurs; mais la cause que j'ai embrassée ne mourra pas avec moi.

Puis, avec fermeté et sans hésitation, il lui dicta son testament en présence du schérif Campbell[12].

[Note 12: Nous croyons devoir donner ici une copie de cette pièce:

«Charlestown, comté de Jefferson, Virginie,» 1er décembre 1859.

»Je donne à mon fils John Brown, ma boussole de géomètre et tous mes autres objets de géométrie, si on peut les retrouver, ainsi que mon vieux monument en granit, qui est actuellement a North Elba, dans l'État de New-York, pour qu'il y fasse graver sur les deux faces une nouvelle inscription, ainsi que je l'indiquerai ailleurs. Ce monument devra néanmoins rester à North Elba, tant qu'un de mes enfants et ma femme habiteront cette localité.

»Je donne à mon fils John ma montre en argent qui a mon nom gravé dans l'intérieur de la boîte.

»Je donne à mon fils John ma montre en argent qui a mon nom gravé dans l'intérieur de la boîte.

»Je donne à mon fils Owen Brown, ma lorgnette et ma carabine, si on la retrouve, celle dont il me fut fait présent à Worcester, dans le Massachusetts. Je donne aussi audit Owen cinquante livres en espèces, qui lui seront payées sur le produit de la vente du bien de mon père, en considération de ses terribles souffrances au Kansas et de l'état d'infirmité où il se trouve depuis son enfance.

»Je donne à mon fils Salomon Brown cinquante livres en espèces, qui seront prises sur le produit de la vente du bien de mon père, comme équivalent des deux legs déjà mentionnés.

»Je donne à ma fille Ruth Thompson Brown, ma grande vieille Bible, qui contient les mémoranda de la famille.

»Je donne à mes fils, à chacune de mes autres filles, à mon gendre, Henry Thompson, ainsi qu'à chacune de mes belles-filles, une Bible de la plus belle édition qu'on pourra se procurer à New-York ou à Boston, au prix de cinq livres l'exemplaire, qui seront payées comptant sur le produit de la vente des biens de mon père.

»Je donne à chacun de mes petits-enfants qui seront en vie lors du règlement de la succession de mon père, une Bible d'une aussi belle édition que possible (ainsi qu'il est dit plus haut) au prix de trois livres l'exemplaire.

»Toutes ces Bibles devront être achetées, en même temps au comptant et aux meilleures conditions.

»Je désire qu'il soit payé, sur le produit net de la succession de mon père, cinquante dollars à chacune des personnes que je vais désigner: à M. Allen Hammond, de Rockville (Connecticut), ou à M. George Kellogg, ancien agent de la compagnie de la Nouvelle-Angleterre dans cette localité, pour le compte et bénéfices de cette Compagnie; cinquante dollars à Silas Havens, autrefois de Lewisburg (Ohio), si l'on peut le retrouver, et aussi cinquante dollars à un homme, du comté du Stark (Ohio), qui, du vivant de mon père, lui intenta un procès, par l'intermédiaire du juge Humphrey et de M. Upson, d'Aken.

»Cette somme sera payée par J.-R. Brown à l'homme en personne, si on peut le découvrir. Je ne puis me rappeler son nom.

»Mon père arrangea l'affaire à l'amiable avec cet homme, en prenant notre maison avec l'enclos à Manneville.

»Je désire que tout ce qui pourra rester de ma part de la succession de mon père soit distribué par mon frère, et par parts Égales, à ma femme et à chacun de mes enfants, ainsi qu'aux veuves de Watkin et Owen Brown.

»JOHN BROWN.

»John Avis, témoin.»]

Après avoir rempli ce devoir, qui témoigne encore de sa piété profonde, il dit à sa femme:

—Chère Marie, si vous pouvez retrouver les personnes auxquelles j'ai fait des legs, vous leur remettrez les sommes vous-même; mais ne payez à aucun individu qui pourrait se présenter comme mon homme d'affaires, car si cet argent tombait entre les mains de ces sortes de gens, il courrait de grands risques.

Madame Brown pleurait à chaudes larmes.

—Maintenant, chère Marie, continua-t-il avec effort, et en détournant la tête pour cacher un trouble passager; maintenant, séparons-nous.

A ce mot, sa femme répondit par des sanglots.

—Séparons-nous, chère Marie, reprit Brown se faisant violence pour surmonter son agitation, voilà qu'on vient nous l'ordonner… nous nous retrouverons là-haut!

Elle se jeta dans ses bras, puis ils se quittèrent pour l'éternité.

Il était huit heures du soir.

Leur entretien avait duré quatre heures.

John Brown se coucha et dormit d'un sommeil paisible jusqu'au lendemain.

Il avait obtenu l'autorisation de serrer une dernière fois la main à ses compagnons d'infortune: à neuf heures du matin il profita de cette autorisation, et distribua avec des conseils et des consolations quelque argent à ces malheureux.

Puis il rentra dans son cachot et s'y mit en prières.

A onze heures environ le schérif, accompagné des gardiens de la prison, se présenta au condamné.

—Je suis prêt à vous suivre, monsieur, dit Brown.

On lui lia les bras derrière le dos avec des cordes, et il sortit.

Le ciel était sombre, voilé par de lourds nuages noirs. Le vent soufflait avec violence. On eût dit que la nature, attristée, s'apprêtait à prendre le deuil du noble coeur que l'égoïsme de quelques hommes ravissait au monde.

Brown portait un chapeau noir rabattu, une redingote foncée, le vêtement qu'il avait pendant le procès.

Sa figure était tranquille; un doux sourire jouait sur ses lèvres.

Une compagnie d'infanterie et un détachement de cavalerie, commandés par le général Tallafero, attendaient à la porte de la prison pour escorter le supplicié, car on craignait toujours un mouvement abolitionniste.

Là aussi attendait une charrette, contenant une caisse en sapin,—le cercueil destiné à Brown.

Sans trembler, sans sourciller, il monta dans cette charrette, s'assit sur le cercueil, et le convoi funèbre se mit en marche, entre un double haie de carabiniers.

Brown, qui regardait attentivement autour de lui, dit tout à coup:

—Voici un beau pays! Je n'avais jamais eu le plaisir de le voir auparavant.

A cela, l'homme qui conduisait la voiture répondit:

—Capitaine Brown, vous êtes un homme étrange.

—C'est vrai, repartit le vieillard; mais c'est ainsi que j'ai été élevé. Ma mère m'a donné de bonnes leçons, que j'ai suivies. Il est pourtant dur de se séparer de ses amis, quoiqu'on ne les ait vus que depuis peu de temps.

Une foule immense, mais morne et silencieuse, encombrait le lieu où avait été dressée la potence.

En arrivant auprès, John Brown dit:

—Pourquoi ne permet-on qu'à des militaires d'entrer dans l'enceinte? On aurait dû y laisser pénétrer les citoyens.

Toute la place de l'exécution était effectivement occupée par les troupes, qui avaient formé un cercle tellement vaste autour de l'échafaud, que le peuple était refoulé à au moins un quart de mille de distance.

L'ordre formel avait été donné par le gouverneur Wise de ne laisser approcher du gibet aucun membre de la presse. Il frissonnait à l'idée que sa victime ne protestât contre le crime que l'État de Virginie commettait à son égard, et que cette protestation ne fût publiée à la face du monde. Pourtant, par la persistance ferme du docteur Rawlings et de M. Franc Leslie, l'ordre qui éloignait la presse fut en partie annulé, et l'on assigna aux journalistes une place près de l'état-major de Tallafero.

John Brown franchit d'un pas ferme les degrés de l'échafaud, élevé à environ sept pieds du sol et, le premier, arriva sur la plate-forme. Le schérif Campbell et le geôlier Avis, qui le suivaient, se rangèrent à ses côtés. Alors il leur donna la main, et leur dit d'une voix où il était impossible de découvrir la moindre trace d'émotion:

—Je vous remercie de la manière dont vous m'avez traité. Adieu, messieurs!

On rabattit ensuite son chapeau sur sa figure et la corde lui fut passée au cou. Cela fait, Avis lui dit de s'avancer sur la trappe.

—Conduisez-moi, répondit le héros; car je n'y vois pas.

Le schérif Campbell lui demanda s'il voulait un mouchoir, qu'il laisserait tomber pour indiquer qu'il était prêt.

—Non, merci, dit John Brown; je n'en ai pas besoin. Tout ce que je désire de vous, c'est de ne pas me faire attendre plus longtemps qu'il n'est nécessaire.

Le bourreau s'apprêtait à terminer ses horribles fonctions, lorsque tout à coup le chef des militaires s'écria:

—Attendez, tout n'est pas encore disposé.

Alors les soldats se mirent à exécuter des marches et des contre-marches, comme si des milliers d'ennemis eussent été en vue. Tout cela occupa une dizaine de minutes. Pendant ce temps le patient resta debout sur la trappe. Avis lui demanda s'il n'était pas fatigué.

—Non, répondit John Brown, je ne suis pas fatigué; mais je vous prie d'en finir.

Ce furent là ses dernières paroles.

Quelques secondes après, il se balançait dans l'espace, en proie aux convulsions de l'agonie!

Et l'histoire inscrivait un nom nouveau au plus beau livre de son martyrologue.

Le lendemain, une femme voilée pénétrait,—après avoir visité le cachot de John Coppeland,—dans le cabanon où étaient enchaînés Cook et Coppie.

Cette femme, c'était Elisabeth Coppeland.

Longtemps elle parla à Edwin, pria, supplia, mais sans le faire consentir à ses voeux.

Enfin, il lui dit:

—Ma chère Bess, je suis heureux de mourir pour la cause que j'ai volontairement embrassée. Notre échafaud sera le phare lumineux qui bientôt éclairera en Amérique, une ère de liberté nouvelle. Loin de moi l'idée de faire une démarche près de nos persécuteurs. Et, d'ailleurs, toute tentative n'aboutirait à rien. Mais, ajouta-t-il d'un ton mélancolique, il est ici, dans cette ville, une femme que j'aime, ma fiancée, miss Rebecca Sherrington, voyez-la et dites-lui que ma dernière pensée sera pour elle.

Bess étouffa un soupir. Pauvre fille! son amour n'était pas connu, il ne devait l'être jamais!

—J'irai, dit-elle.

Edwin reprit vivement:

—J'aurais désiré voir Rebecca; je croyais qu'elle viendrait… car je l'ai aperçue au tribunal… Il m'avait semblé…. Enfin!!! répétez-lui Bess, répétez-lui que je l'ai toujours aimée… que je n'ai jamais aimé qu'elle!

—Je vous obéirai, dit l'esclave d'une voix sourde.

—Adieu, continua-t-il en lui tendant la main.

—Au revoir! dit-elle avec un accent de détresse qu'Edwin ne comprit pas.

Et la négresse baisa avidement, en la mouillant de ses larmes, cette main sans chaleur pour la sienne, sans frissonnement pour son amour.

Elle sortit, la mort dans l'âme, l'infortunée! elle qui venait de passer une heure si terrible, non seulement avec son frère, avec son fiancé, mais avec le préféré secret de son coeur;—le dieu qui ne la voulait pas deviner, à qui elle n'osait se dévoiler.

Charlestown est une petite ville; Bess eut bien vite trouvé la demeure de miss Rebecca Sherrington.

Elle y fut, la demanda; on répondit que miss Sherrington ne recevait personne. Elisabeth insista. Sur une feuille de papier elle écrivit le nom d'Edwin Coppie. Son billet fut porté à la jeune demoiselle, qui parut.

Elle était vêtue de deuil. Ses joues étaient pâles, ses yeux rouges; une altération violente régnait dans tous ses traits. A la vue de Bess, elle recula comme à la vue d'une vipère.

Un éclair de haine traversa son regard.

Bess avait la tête baissée; cette marque d'aversion lui échappa.

D'une voix brisée, elle raconta qu'elle avait vu Edwin, qu'il refusait d'adresser à qui que ce fût une prière pour obtenir sa grâce.

—Mais d'où vient cet intérêt qu'il vous inspire? dit Rebecca d'un ton cassant.

—Deux fois, répondit humblement la négresse, il a arraché ma famille à l'esclavage.

—C'est tout?

L'Africaine releva la tête d'un air étonné.

Rebecca était trop exaspérée pour se contenir plus longtemps:

—Dis donc, s'écria-t-elle avec un mouvement de dégoût, dis donc que tu es sa maîtresse!

—Moi! fit Bess en accentuant cette exclamation d'un geste de stupéfaction si vrai, si éloquent que miss Sherrington commença à douter.

—Osez le nier! repartit-elle d'un ton âpre.

—J'aime M. Edwin Coppie, dit fièrement Elisabeth; je l'aime de tout mon coeur. Cette affection, je ne la cache point. Elle est pure, autant qu'elle est profonde; mais être ce que vous dites, miss!…

Le ton de ces paroles, l'air digne et simple tout à la fois de l'esclave, achevèrent d'ébranler les soupçons de Rebecca.

—Cependant, objecta-t-elle, vous le suivez, partout!

—Mon frère et mon fiancé étaient venus du Canada à Harper's Ferry pour y travailler à notre émancipation, j'ai cru qu'il était de mon devoir de les accompagner.

—Votre fiancé!

—Oui, il se nomme Shield Green.

—Un mulâtre? un des condamnés?

—Hélas! soupira la négresse.

Rebecca réfléchit un instant.

—Vous savez lire, je suppose, dit-elle ensuite.

—Oui, miss.

—Eh bien, pouvez-vous répondre aux affirmations que renferme cette lettre.

En disant ces mots, elle ouvrait un coffret et en tirait une lettre qu'elle présenta à la négresse.

A peine celle-ci eut-elle vu l'écriture qu'elle s'écria:

C'est du Frenchman!

Du Frenchman! qu'est-ce que cela?

—Un Français, nommé Jules Moreau, qui faisait partie de la bande de Brown. Oh! l'indigne! le misérable, ajouta Bess en laissant tomber la missive.

—C'est donc faux ce qu'il a écrit là?

—Tenez, miss, répliqua Bess, j'ai justement reçu de lui, ce matin, une lettre que voici. Vous plairait-il de la lire?

Rebecca saisit le pli avec empressement.

Il ne renfermait que ces lignes:

«Des Montagnes-Bleues, 2 décembre 1859.

»Mademoiselle,

»Quand cette lettre vous parviendra, notre malheureux chef aura expié par le gibet son ardent amour de votre race; quatre de nos compagnons attendront leur supplice, et moi je souffrirai des tortures affreuses, car vous aimant, j'ai été lâche envers l'un d'eux, ce pauvre et bon Coppie. Dans un accès de jalousie, j'ai écrit à sa fiancée qu'il la trahissait pour vous. Pardonnez-moi tous deux.

Pour me punir, je poursuivrai jusqu'à la mort l'oeuvre de Brown.

»Adieu et pardon encore une fois.

»JULES MOREAU.»

L'écriture était la même que celle de la lettre anonyme, écrite en mauvais anglais.

Rebecca ne demandait plus qu'à être convaincue. Mais la conviction l'épouvanta!

—Malheureuse! malheureuse! qu'ai-je fait? s'écria-t-elle en se cachant les yeux avec les mains.

Et, après un moment;

—Il faut le sauver; oui, il faut le sauver! le sauver à tout prix, dit-elle avec une véhémence qui effraya Bess.

—Je suis venue pour cela.

—Pensez-vous le voir? moi, c'est impossible, on m'a refusé la permission à cause de nos anciennes relations. Mais il faut le voir… le pouvez-vous… dites?

—J'espère, dit la négresse.

—Par quel moyen?

—Ici, j'ai rencontré une protectrice, parente du gouverneur de l'État. Elle fut l'amie d'enfance de ma première maîtresse. Je suis allée la trouver, après la défaite de Brown, qui m'avait renvoyée au moment du combat d'Harper's Ferry.

Cette protectrice s'est intéressée à moi, m'a prise à son service comme si elle m'eût achetée; et, par son intermédiaire, il m'a déjà été possible de pénétrer dans la prison.

—Eh bien, dit Rebecca, revenez ici… demain… Vous reviendrez, n'est-ce pas?

—Je vous le jure, miss.

—Je vous crois, Bess, ma soeur, je vous crois, continua Mademoiselle Sherrington en proie à une agitation fébrile… Vous serez ici de bonne heure… aujourd'hui je n'ai pas ma tête à moi…

Et, comme la négresse hésitait:

—Je le veux… non, je t'en supplie, Bess, reprit Rebecca… moi aussi, j'ai besoin de solliciter, d'espérer le pardon, ajouta-t-elle en se jetant au cou de l'esclave.

Les deux jeunes filles mêlèrent, un instant, leurs larmes et leurs soupirs.

Puis, Elisabeth Coppeland sortit de la maison.

Quand elle fut partie, Rebecca Sherrington se laissa tomber sur un fauteuil en répétant avec des expressions d'angoisses poignantes:

—O malheureuse! malheureuse! malheureuse!

XX

DÉNOUEMENT

—Voyons, Cook, êtes-vous décidé?

—Mais si on nous reprend?

—La belle affaire, nous n'en serons ni plus ni moins pendus, demain matin.

—Ah! ne me faites pas songer que c'est aujourd'hui…

—Le 15, la veille de notre supplice, si nous ne nous évadons, répondit, avec quelque dureté, Edwin.

—O mon Dieu!

Et Cook se mit à sangloter.

—Vous êtes faible et fou, reprit son interlocuteur; avec de l'énergie, nous pouvons nous échapper. Les limes que miss Rebecca nous a si adroitement envoyées avant-hier, par vos soeurs, demeureront-elles sans utilité dans nos mains? Allons, du courage, mon camarade!

—Mais si on nous aperçoit, on nous fusillera!

—Ne vaut-il pas mieux cent fois mourir d'une balle qu'accroché à une potence?

—Mourir! mourir! disait avec terreur Cook, jeune homme plein d'avenir, appartenant à l'une des meilleures familles de l'État de New-York.

—Oui, répondit Edwin, l'évasion ou la mort.

Et s'armant d'une lime, il se mit à acier les fers qu'il avait aux pieds.

Ayant terminé, après quelques heures d'une rude besogne, il rendit le même service à son compagnon.

Cette scène avait eu lieu dans le cachot occupé par les deux condamnés, la nuit du 14 au 15 décembre.

La double opération terminée, Edwin dit à Cook:

—Rajustons nos fers avec des ficelles et restons couchés afin que, quand viendra la visite, ce matin, on ne s'aperçoive de rien. Un de nos gardiens est gagné; nous profiterons du moment où les geôliers seront en train de dîner pour nous sauver.

Ils attendirent midi, dans une anxiété plus facile à comprendre qu'à peindre.

C'est l'heure où l'on dîne généralement encore en Amérique.

La cloche du repas ayant sonné dans la prison les deux captifs sortirent de leur cachot, après avoir forcé la serrure au moyen d'une pince qu'Elisabeth Coppeland avait, à l'instigation de Rebecca Sherrington, réussi à leur faire remettre avec des limes.

Combien la pauvre esclave eût voulu porter ces instruments elle-même! Mais elle ne l'avait pu. Depuis sa première visite, la prison lui était interdite, par ordre du gouverneur Wise. Ni l'influence de mademoiselle Sherrington, ni celle de la nouvelle maîtresse d'Elisabeth ne parvinrent à lever cet interdit. Le gouverneur Wise avait peur. Il fut inflexible. Qu'on juge du désespoir des jeunes filles! Le ciel parut enfin leur venir en aide.

Trois jours avant le supplice, les soeurs de Cook arrivèrent à Charlestown avec leurs maris, MM. Willard et Stanton, hauts fonctionnaires l'un et l'autre.

Ils voulurent voir Cook: le gouverneur Wise n'osa leur refuser cette faveur.

Rebecca l'apprit. Elle s'entendit avec les deux dames qui séduisirent un geôlier, et, grâce à leurs crinolines, passèrent aux prisonniers les outils nécessaires pour préparer une évasion.

Ceux-ci en firent, on l'a vu, bon usage.

La porte de leur cachot ouverte, ils se jetèrent, palpitants d'espérance, de crainte, dans un couloir qui conduisait au mur d'enceinte.

Déjà ils distinguaient ce mur, peu élevé, et qu'il ne leur serait pas difficile de franchir, à l'aide des cordes dont ils s'étaient munis: déjà la liberté souriante leur prêtait des forces et des ailes, quand le cri de challenge (qui vive)! immédiatement suivi d'un coup de feu, retentit.

—Perdus! nous sommes perdus! murmura Cook.

—Êtes-vous blessé? demanda Edwin.

—Non.

—Ni moi. Eh bien! hardi, hardi, à la muraille!

Ce disant, il s'élança… Mais trop tard. L'alarme était donnée. Une nuée de geôliers fond sur les captifs qui sont réintégrés dans leur cachot et enchaînés avec des fers d'un poids énorme aux pieds et aux mains.

Aussitôt, par ordre du gouverneur Wise, la prison fut occupée militairement.

En se rendant à son poste, le factionnaire détaché vers la partie du mur extérieur où les détenus pensaient s'échapper, aperçut le corps d'une femme étendu à terre.

—Encore une de ces gueuses de négresses qui est ivre! dit-il en la poussant du pied.

Le corps resta immobile.

—Ah! tu ne veux pas grouiller, dit la sentinelle, tu ne veux pas bouger! by Jove, je vais te donner des jambes, moi!

Avec ces mots, il lui piquait les reins de la pointe de sa baïonnette.

La négresse ne remua pas davantage.

—Par le diable! elle est crevée! s'écria le militaire en reculant d'un pas.

Morte, en effet! elle était morte, Elisabeth Coppeland!

Venue là pour surveiller la sortie des évadés, parmi lesquels elle espérait trouver aussi son frère John, la détonation de l'arme tirée sur eux, l'avait frappée d'une commotion morale telle que, succombant à ses impressions, elle était tombée pour ne se plus relever.

Le lendemain, à peu près au même moment, son frère et son fiancé la suivaient dans l'éternité.

Vers une heure aussi—ce jour-là—Edwin Coppie et Cook furent amenés dans la salle du greffe de la prison. On les déferra, puis on les garrotta solidement, les bras derrière le dos.

Sur leurs épaules, le geôlier Avis jeta une couverture bleue, mais un quaker,—secte à laquelle appartenait Edwin,—lui enleva aussitôt cette couverture et la remplaça par son propre manteau.

—Merci, dit le jeune homme avec un pâle sourire.

—Avez-vous quelque chose à demander? s'enquit Avis.

Cook, raffermi par les exhortations de Coppie, répondit d'un ton calme:

—Je remercie mes gardiens de leur humanité à mon égard. Quant à ma tentative d'évasion d'hier, je veux que personne n'en soit inquiété. A l'exception de mon ami Coppie, nul ici ne connaissait mes projets. Je suis bien jeune encore, et pourtant je meurs avec joie pour la liberté, et n'ai jamais regretté un seul instant d'avoir toujours été un ardent abolitionniste. Ma grande consolation, en quittant ce monde, est la conviction profonde que, avant dix ans, il ne se trouvera pas un seul esclave dans l'État de Virginie.

A cela Coppie ajouta avec un accent prophétique:

—Notre mort sera vengée par les hommes du Nord.

Un quaker lui dit:

—Il est triste de mourir si jeune.

—La mort, repartit Edwin, n'est rien, rien pour un honnête homme. Ce qui est douloureux, c'est de quitter ses amis.

—Il est temps de se mettre en route, dit le geôlier. Pouvez-vous marcher jusqu'à la voiture?

—Mes liens sont trop serrés, répondit Cook.

On les lâcha un peu, et les condamnés quittèrent la salle entre deux rangées de policemen.

Sur leur passage, plusieurs personnes les saluèrent avec respect.

—Merci de votre sympathie, messieurs, dit Coppie.

—Au revoir! ajouta Cook.

A la porte de la prison, ils montèrent dans le tombereau qui contenait leurs bières et s'y assirent.

Aussitôt on s'avança vers la place de l'exécution.

Malgré le froid, malgré la neige dont le blanc linceul couvrait la terre, un peuple innombrable se pressait sur le théâtre du supplice.

D'un pas assuré les condamnés escaladèrent les marches de l'échafaud.

Arrivés sur la plate-forme, ils promenèrent autour d'eux un regard curieux; puis, la corde fut ajustée à leur cou.

A cet instant, un cri terrible monta du sein de la multitude aux oreilles de Coppie:

—Rebecca! murmura-t-il en fermant les yeux.

Cook frémissait.

—Soyez aussi prompt que possible! soyez aussi prompt que possible! répétait-il.

Sur leurs visages on rabattit les bonnets dont ils étaient couverts.

—Attendez, dit Coppie, je veux encore serrer la main de Cook.

A chacun d'eux on détacha un bras. Sans se voir, ils se prirent la main et se la pressèrent dans une étreinte convulsive.

La foule était silencieuse, pensive. Bien des gens pleuraient.

—Adieu, ami! Le Seigneur veuille nous recevoir dans son sein! dit Cook.

—Adieu à toi! et à Rebec…..

Coppie n'acheva point.

Sur un signe du shériff, la trappe s'était dérobée sous leurs pieds.

Charlestown, 16 décembre, 3 h. P. M.

«Hélas! mon père, vous ne reverrez plus votre fille. Elle est bien coupable; elle a commis le plus monstrueux des crimes! Elle va tâcher de l'expier.

»Par haine des noirs, ses frères pourtant devant Dieu, par jalousie contre une pauvre esclave, elle a joué un rôle infâme… le rôle d'espion!

»Pour se venger, elle s'est déguisée en négresse: elle s'est glissée dans les réunions des abolitionnistes. Si l'héroïque John Brown a cessé de vivre, si ses braves compagnons ont péri sur l'échafaud, c'est peut-être à votre fille, mon père, que les propriétaires d'esclaves doivent cet admirable résultat!

»C'est elle qui, et par lettre et verbalement, a prévenu le gouverneur Wise du complot d'Harper's Ferry; c'est elle qui a mené son fiancé à la potence!

»Elle souffre, votre fille! jugez-en: elle a eu le courage d'assister à la pendaison de celui qu'elle aimait; la meurtrière a savouré l'agonie de sa victime!

»Mais l'Esprit-Saint l'a illuminée, mon père, et ce qui restera de vie à votre fille, elle le consacrera à l'émancipation des noirs.

»Elle le sent, elle sera pour les esclavagistes le fléau de Dieu.

»Bientôt vous entendrez parler d'elle. Puissent ses actions futures lui mériter le pardon des martyrs de sa lâcheté.

»REBECCA. SHERRINGTON.»

FIN DU GIBET

NOTES SUR JOHN BROWN SON PROCÈS ET SES DERNIERS MOMENTS

Nous puisons à diverses sources les détails suivants, relatifs à Brown, que le mouvement du drame nous a forcés d'abréger dans notre récit.

«Le 23 octobre, la Cour spéciale se réunit à Charlestown, sous la présidence du colonel Davenport. Les sept juges choisis pour assesseurs du colonel étaient MM. le docteur Alexandre, John Lock, John Smith, Thomas Willis, George Eichelberger, Charles Lewis, Moser Burr.

»A dix heures, le shériff se présente à la barre avec les cinq prisonniers, escortés d'une garde de quatre-vingts hommes. Toutes les issues de la salle sont occupées par des sentinelles, et les baïonnettes reluisent de tous côtés, soit dans l'enceinte, soit dans les corridors extérieurs.

»M. Charles Harding occupe le fauteuil du ministère public (attorney) pour l'État de Virginie, et M. André Hunier pour le Gouverneur fédéral.

»Brown est à moitié défiguré; c'est à peine s'il peut ouvrir les yeux, Coppie marche avec peine; Stevens a l'oeil hagard; sa respiration est oppressée, et il porte souvent la main sur son côté droit, déchiré de deux profondes blessures.

»Le shériff Campbell prend la parole, et déclare que les cinq prisonniers présents sont accusés d'avoir voulu soulever des esclaves, conspiré contre l'État, commis les crimes de haute trahison, de meurtre et de pillage.

»M. Harding demande que la Cour donne des défenseurs aux accusés, s'ils n'en sont déjà, munis.

»Brown se lève et, s'adressant à la Cour:

»—Virginiens, dit-il, je n'ai pas demandé quartier, quand on m'a pris, et je n'ai rien à dire pour moi en particulier. Mais le gouverneur de cet État m'a promis un procès en forme, et j'ai compté sur sa parole. Je n'ai encore vu aucun avocat, aucun conseil. Est-ce là la légalité dont on m'a parlé?

»Si vous avez soif de mon sang et de ma vie, prenez-les; mais qu'avez-vous besoin d'un semblant de procès? Vous pouvez les prendre à l'instant même. J'ignore absolument ce que pensent les autres prisonniers, et je ne suis pas en état de me défendre. Ma mémoire me fait défaut; ma santé, bien qu'elle se rétablisse, est encore trop mauvaise. Il y a des circonstances que je pourrais plaider dans un procès en forme, mais, si l'on tient à faire aboutir un semblant de procès à des condamnations capitales, vous pouvez vous épargner cette peine: je suis prêt à mourir. Mais ce que je ne veux pas, c'est assister des débats à de pure forme et de simple moquerie, tels que ceux: qui ont lieu chez les nations lâches et barbares qui traitent avec des raffinements de cruauté ceux qui tombent entre leurs mains. Encore une fois, je repousse une semblable moquerie. Pourquoi cet interrogatoire? en quoi intéresse-t-il la société?…»

»La Cour désigne d'office M. Charles Faulkner pour avocat des accusés; mais celui-ci refuse cette mission, en alléguant qu'il est convaincu d'avance que la défense ne sera pas libre, et que la procédure ne sera qu'une indécente jonglerie.

»M. Lawson Botts accepte le mandat, sous toutes réserves, déclarant qu'il se retirera s'il juge qu'on viole envers ses clients les lois de la justice et de l'humanité.

»Stevens accepte le défenseur nommé par la Cour.

»Brown demande, mais en vain, du temps pour faire venir un avocat de son choix.

»Le shériff appelle les témoins.

»Le premier entendu est M, Lewis Washington, descendant collatéral de l'illustre fondateur de l'Union. Le témoin rapporte qu'il a été arrêté dans son lit par Stevens, Coppie et six autres individus, amené à l'arsenal comme otage, et qu'il n'a été délivré que le lendemain par les soldats de marine. Les insurgés ne lui ont fait subir aucun mauvais traitement.

»M. Kitmiller a été saisi chez lui de la même façon et conduit au milieu des insurgés, qui ont eu pour lui les plus grands égards. Il n'a compté en tout que vingt-deux révoltés, il les a entendus manifester un vif désappointement quand ils ont vu que les populations noires n'accouraient pas pour leur prêter main-forte.

»M. Amistead Ball reconnaît les accusés; il a été leur prisonnier et a longuement conversé avec eux. Brown lui a dit qu'il ne voulait que l'émancipation des esclaves, et qu'il n'entendait pas bouleverser la société américaine.

»MM. Aldstadt Kelly et Johnson donnent des détails sur leur séjour dans l'arsenal et sur l'assaut livré par les troupes fédérales.

»M. Kennedy était présent à l'arrestation du nègre Coppeland; il l'a entendu dire qu'il n'avait agi qu'en vertu d'ordres transmis de l'État de l'Ohio.

Pendant les dépositions, Stevens s'est évanoui; il a fallu apporter un matelas sur lequel il est resté étendu. Brown a dû s'appuyer sur ses gardiens, à moitié vaincu par la douleur que lui causent ses blessures.

»Les témoignages sont épuisés. La Cour, séance tenante et sans quitter ses sièges, déclare qu'il y a évidence pour le crime, et qu'il y a lieu de soumettre l'affaire au grand jury.

»La séance est levée; mais les accusés ne sont pas reconduits hors de la salle. Vingt minutes à peine se sont écoulées, que déjà le grand jury entre et se constitue.

»Il prend connaissance des dépositions des témoins, consignées au procès-verbal, et rend immédiatement un verdict par lequel il renvoie Brown, Stevens, Coppie, Green et Coppeland devant le jury ordinaire, sous l'accusation des crimes ci-dessus désignés.

»Brown se lève et dit:

»—Mon état ne me permet pas de suivre un procès régulier. Blessé aux reins, je me sens très faible. Pourtant je vais mieux, et je ne demande qu'un court délai, après lequel il me semble que je pourrai suivre les débats. C'est tout ce que je voudrais obtenir. Au diable même on laisse son droit, dit un vieux proverbe. Mes blessures à la tête m'empêchent d'entendre distinctement. Tout à l'heure je n'ai pas compris les paroles du président. Je ne demande donc qu'un bref délai, et, si la Cour veut bien me l'accorder, je lui serai très reconnaissant.»

»La demande est repoussée. On lit aux prisonniers l'acte d'accusation (indictement). Pendant cette lecture, qui dure vingt minutes, les accusés, comme le veut la loi, se tiennent debout. Il faut soutenir Brown et Stevens. Aux questions, faites suivant l'usage relativement à chaque imputation de l'indictement, chacun des accusés répond: Non coupable. Chacun d'eux, Brown le premier, demande qu'on lui fasse un procès spécial.—«Dans deux jours, dit Brown pour justifier sa demande, j'aurai un avocat de mon choix.» Le défenseur d'office se joint aux accusés, et s'écrie qu'il n'a pas eu le temps de préparer sa défense.

»Vains efforts! Il faut en finir. Il s'agit bien de justice, en vérité! C'est une lutte à mort et il ne peut être question que d'achever des vaincus au plus vite.

»Le lendemain, 26 octobre, à midi, la Cour entre en séance. Dans la cour qui précède la salle d'audience, deux canons chargés à mitraille montrent à la foule leurs gueules noires; des patrouilles circulent par les rues. Des rumeurs menaçantes ont couru par la ville, et justifient ces précautions nouvelles. On prétend que les esclaves s'agitent sourdement, qu'ils veulent délivrer leurs champions; on ajoute que les abolitionnistes de la Nouvelle-Angleterre sont en marche pour envahir la Virginie.

»Ce qui est vrai, c'est que deux nouveaux complices de l'échauffourée du 16 octobre sont tombés entre les mains des Virginiens. La veille au soir, Cook et Haziett, pressés par la faim, sont descendus des montagnes dans un village de Pennsylvanie. Trop faibles pour se défendre, ils ont été livrés au gouverneur Parker, qui a aussitôt avisé de l'arrestation son collègue de la Virginie.

»On avait trouvé sur Cook un brevet de capitaine signé Brown, et un document sur parchemin établissant l'origine et la propriété d'un pistolet donné par La Fayette à Washington, et transmis par le fondateur de l'Union au colonel Lewis Washington. Quant au pistolet, Cook l'avait laissé dans un sac de nuit, abandonné dans la montagne.

»A l'ouverture de l'audience, Brown renouvelle sa demande d'un délai, fondée sur l'impossibilité physique où il est de suivre le procès.

»M. Hunter, attorney du district, répond qu'il n'est pas convenable, dans son opinion, de différer les débats d'un seul jour; il y a danger dans tout délai, et surcroît de frais pour la communauté. Brown se fonde, pour demander un sursis, sur l'arrivée prochaine d'un défenseur venu du Nord, mais il est fort douteux que l'avocat attendu se rende à son appel. Il est inutile, ajoute l'attorney, d'accorder aux accusés le bénéfice d'un procès séparé, comme aussi de leur permettre une trop grande latitude de langage.

»Ceci répond au désir manifesté par Brown de faire une confession complète de ses vues et des motifs de sa tentative, à la condition que ce récit serait livré aux journaux. On a redouté l'effet de cette publication dans un État à esclaves, comme on redoute la lenteur et le retentissement prolongé d'un semblable procès.

»M. Green, avocat, qui s'est présenté pour Brown, insiste pour un délai;
M. Harding demande qu'il soit passé outre aux débats.

»Deux médecins et deux geôliers sont entendus. Ils déclarent que les blessures de Brown ne l'empêchent ni d'entendre, ni de comprendre, ni même de converser dans sa prison.

»La Cour rend un arrêt portant qu'il sera passé outre aux débats.

»Il est formé un jury ordinaire de douze citoyens, qui déclarent sur la Bible qu'ils n'ont aucune opinion préconçue sur l'affaire soumise à leur examen.

»Le 27 octobre, il faut dresser, pour Brown, un lit de sangle dans la salle d'audience. Son état paraît s'aggraver de jour en jour. Deux officiers de police l'apportent dans leurs bras.

»A l'ouverture de la séance, M. Botts demande à la Cour la permission de lui donner lecture d'une dépêche télégraphique qu'il vient de recevoir. Cette pièce est ainsi conçue:

«Aaron (Ohio) 26 octobre 1859.

»Aux défenseurs de Brown.

»John Brown, le chef de l'insurrection Harper's Ferry, et plusieurs membres de sa famille ont résidé dans ce comté pendant bien des années. La folie est héréditaire dans cette famille. La soeur de sa mère est morte folle, et une fille de cette soeur a été pendant deux ans dans une maison d'aliénés. Un fils et une fille du frère de sa mère ont été également enfermés dans le même asile. Enfin un autre de ses oncles est maintenant fou et tenu sous une stricte surveillance. Ces faits peuvent être prouvés de la manière la plus concluante, par témoins résidant ici, et prêts à se rendre devant le tribunal, si on le désire.

»A. H. LEWIS.»

»En entendant cette lecture, Brown se dresse sur son lit et dit:—«Je n'aime pas cette manière de plaider, je ne me crois pas fou, et je suis humilié qu'on s'abaisse à de tels moyens pour me sauver.»—Il avoue, au reste, avec son ordinaire sincérité, que les faits mentionnés dans la dépêche sont rigoureusement vrais, et que les cas de folie sont nombreux dans sa famille.

»Plusieurs témoins sont entendus: ce sont des gardiens de l'arsenal, des conducteurs de convois de chemins de fer. Ils déposent de ce que l'on sait, de ce qu'aucun des accusés ne nie.

»Pendant ces dépositions, arrive le défenseur attendu par Brown, M.
Hogt, avocat du barreau de Boston.

»M. Hunier.—Je ne connais pas M. Hogt; je suppose qu'il peut fournir la preuve qu'il exerce la profession d'avocat.

»M. Hogt répond qu'il n'a aucune preuve en mains, et qu'il est parti à la hâte de Boston, sans se munir d'aucun papier.

»M. l'attorney Hunier soutient que la Cour ne peut admettre un défenseur inconnu. Mais un des assistants s'avance à la barre, et déclare connaître personnellement M. Hogt comme un homme de talent et de probité, appartenant, depuis plusieurs années, au barreau de Boston, où il jouit de l'estime publique. Le témoin spontané qui fait cette déclaration est M. le sénateur Mason; ses paroles sont accueillies avec des murmures d'approbation par tous les avocats présents, et M. Hunter déclare qu'il n'insiste plus sur son observation.

»Quelques témoins sont encore entendus. M. l'attorney Hunter donne lecture d'un grand nombre de documents, entre autres de la constitution élaborée par Brown. De cette pièce, et de lettres qu'il lit aux jurés, résultent les preuves de la triple accusation portée contre les prisonniers.

»M. Green, l'un des défenseurs, prend la parole. Il fait remarquer aux jurés qu'ils sont, à la fois, juges du fait et de la loi, et que le doute doit profiter aux accusés. On doit prouver qu'il y a eu complot contre la sûreté de l'État, on doit dire quel était le but des insurgés. Leurs aveux ne sauraient être invoqués contre eux dès l'instant qu'ils n'ont pas été faits devant la Cour: la loi est positive à cet égard. Mais où a été tramée la conspiration? L'accusation doit prouver que c'est dans la Virginie. Car si le complot a été conçu dans le Maryland ou dans les limites de l'arsenal fédéral, le tribunal virginien est frappé d'incapacité légale, et la cause doit être portée devant la juridiction du Maryland ou devant une Cour fédérale.

»A l'appui de cette argumentation, le défenseur donne lecture d'une décision de l'attorney général, M. Cushing, dans un cas entièrement identique.

»M. Botts, second défenseur, fait appel à l'impartialité absolue du jury, qui ne doit se décider que sur des preuves matérielles, et mettre de côté la conviction intime que quelques-uns de ses membres pourraient avoir d'une culpabilité dont des preuves absolues ne seraient pas produites. Il fait observer encore que John Brown était, en principe, mû par les sentiments les plus élevés et les plus nobles qui aient jamais animé un coeur humain, que ses intentions n'étaient de détruire ni propriétés ni existences. Il peut y avoir eu des victimes; mais, pour entraîner la peine de mort, le meurtre doit être prémédité, sinon, il ne donne lieu qu'à une pénalité de second degré, l'emprisonnement. Tous les prisonniers délivrés à l'arsenal ne déclarent-ils pas qu'ils ont été l'objet de tous les égards possibles, sauvés de tout danger inutile, de toute violence?

»John Brown se lève, à son tour, et, se soutenant avec peine, parle ainsi:

»—Malgré les assurances les plus formelles qui m'avaient été données, je vois que mon procès n'est qu'une ignoble comédie. Je remercie les défenseurs que vous venez d'entendre, et je n'attendais rien moins de leur loyauté. Mais, quand on m'a arrêté, j'avais 260 dollars en or dans ma poche; aujourd'hui je n'ai pas un cent. Sans argent, il m'est impossible de faire assigner mes témoins et d'obliger les shériffs à les amener au pied de la Cour. Au surplus, le nouvel avocat que Boston m'a envoyé, et que je n'ai jamais vu, a besoin de s'entendre avec moi sur quelques points de ma défense. Je demande donc, comme une faveur toute spéciale, que la cause soit renvoyée à demain midi.»

»M. Hunier s'oppose à tout délai quelconque.

»M. Hogt demande à faire entendre lui-même quelques explications. Il n'a aucune connaissance des lois criminelles de la Virginie; il n'a pas même l'acte d'accusation. Il n'a pas conféré avec son client, il n'a encore aucune idée du système de défense qu'il pourra adopter. Le jeune avocat bostonien ajoute qu'il attend dans la soirée un magistrat éminent de l'Ohio, qui vient lui prêter le concours de son expérience. Pour tous ces motifs, ce serait inhumanité, ce serait insulte à la loi, de refuser le sursis.

»M. Hunier persiste dans ses conclusions, et repousse tout délai comme inutile et dangereux. L'évidence est pour la culpabilité, et la Cour ne peut admettre comme excuse la prétendue ignorance d'un avocat, qui doit connaître les lois d'un État où il va plaider.

»MM. Green et Botts déclarent qu'ils se retirent immédiatement s'il n'est fait droit à la demande de Brown. Rester, ce serait se rendre complices d'une monstrueuse iniquité judiciaire, qui souillerait à jamais la réputation de caractère chevaleresque que les Virginiens ont méritée jusqu'à ce jour. Ce procès s'instruit à la face du monde; il ne faut pas que les hommes calmes et impartiaux aient le droit d'appliquer aux juges le nom de bourreaux.

»En présence de ces protestations, un sentiment de pudeur pousse la Cour à prononcer le renvoi au lendemain, dix heures; mais, pour calmer les terreurs que ce délai va inspirer à la multitude, le juge-président donne, à voix haute, aux policemen et aux geôliers, l'ordre de tuer sans pitié tous les prisonniers, si quelque tentative était faite pour leur délivrance!

»Le 28 octobre, deux nouveaux avocats se sont présentés pour donner à Brown l'appui de leur talent et de leurs lumières; ce sont MM. Samuel Chilton, du barreau de Washington, et Henry Griswoold, de Cleveland. Les nouveaux venus élèvent également la prétention d'obtenir un sursis; mais la cour repousse toute idée d'un délai nouveau.

»On entend les témoins à décharge, c'est-à-dire les citoyens qui ont à déclarer que les insurgés ont eu pour eux les plus grands égards.

»Le juge-président se prépare à faire son résumé, et à soumettre les questions au jury. Mais Brown, se soulevant sur l'épaule, demande qu'on entende ses défenseurs. Il soutient que l'accusation a produit contre lui des pièces fausses et mutilées, et qu'il sera facile de les réduire à néant. La Cour doit oublier qu'il s'agit de lui dans cette affaire, et elle ne doit pas permettre que la suppression des débats, en empêchant la vérité de se produire, laisse planer sur des hommes honorables du Nord, des soupçons de complicité que rien ne justifie.

»Ceci répond au bruit qui a couru, dès le premier jour du procès; que l'instruction avait découvert des papiers compromettants pour des chefs distingués du parti abolitionniste, MM. Seward, Sumner, Haie, Lawrence, Chase, Fletcher, colonel Fortier.

»Malgré les vives protestations de l'attorney du district, la Cour accorde aux défenseurs vingt-quatre heures pour se préparer, et s'ajourne au 30 octobre.»

Ce jour-là, la Cour entre en séance à neuf heures.

«MM. Chilton et Griswoold prennent tour à tour la parole pour l'accusé principal, et font valoir en sa faveur les circonstances atténuantes les plus capables d'émouvoir les jurés. Une folle échauffourée, sans racines, sans soutiens, accueillie par l'indifférence de la population noire; voilà quelle a été, en réalité, cette affaire d'Harper's Ferry. Faut-il lui donner des proportions exagérées, et montrer la mort de Brown comme indispensable à la sécurité des États du Sud?

»M. Hunier se hâte de répondre que le crime est évident, qu'un exemple est nécessaire. Que Brown et ses complices soient timidement punis, et chaque jour verra se renouveler ces folies scélérates enfantées par des utopies sanglantes. Le jury virginien fera son devoir. L'avocat de la loi n'a pas même cherché à donner le change sur la signification de ce procès. «Je ne vise pas seulement, a-t-il dit, à obtenir la tête des misérables qui sont devant la Cour; mais j'espère atteindre un gibier plus élevé et plus coupable.»

»Le juge-président déclare aux jurés qu'il croit inutile de leur rappeler les incidents de la cause. A quatre heures, les jurés se retirent dans la salle de leurs délibérations. Trois quarts d'heure après ils en sortent. Le verdict va être prononcé. Deux agents de police s'approchent de Brown, qui, bien que moins abattu, est toujours couché sur un lit de sangle; ils l'aident à se tenir debout.

»Le juge-président.—Messieurs les jurés sont-ils unanimes dans leur vote?

»Le président du jury.—Unanimes.

»Le juge-président.—John Brown, ici présent, est-il coupable ou non coupable?

»Le président du jury.—Coupable de trahison, de complot contre la sûreté de l'État, de conspiration, de tentative d'insurrection parmi les nègres, de meurtre au premier degré.

»Brown a entendu sans émotion apparente ces réponses dont une seule entraînerait la mort; il ramène froidement sur son épaule les plis de son manteau, et s'assied.

»M. Griswoold déclare qu'il a à déposer une motion pour suspendre l'exécution du jugement, et la Cour en renvoie l'examen au lendemain matin.

»Le lendemain, 1er novembre, l'arrêt de mort fut porté, la condamnation ne fut rendue publique que le 2 novembre. Le jour de l'exécution fut fixé au 2 décembre.

»Les jours suivants, les compagnons de Brown furent jugés à leur tour, condamnés à mort comme lui, et leur exécution fut indiquée pour le 16 décembre.

»Brown attendit la mort avec calme. La curiosité américaine est cruellement cynique; elle ne connaît ni réserve ni respect: Brown la souffrit avec douceur, tout en disant quelquefois qu'il n'aimait pas à être montré comme un singe. Il ne reçut pas seulement, il est vrai, des visites d'ennemis. Madame Lydie-Marie Wild, célèbre abolitionniste de Boston, demanda un sauf-conduit pour Charlestown et fut introduite dans le cachot. Elle apportait à Brown un bouquet de fleurs d'automne, Brown la pria de le suspendre aux barreaux de la fenêtre. La dame prit place à côté du blessé, et, tout en tricotant, causa longuement avec lui. Elle a dit depuis que jamais homme n'avait montré un esprit plus calme et plus lucide. Comme elle lui demandait s'il ne craignait pas de perdre le courage avec ses forces:

»—La mort est peu de chose, répondit-il; le plus triste pour un homme actif c'est d'être couché sur le dos estropié. Je ne pourrais jurer qu'il ne m'arrivera pas quelque faiblesse; mais je ne crois pas qu'on m'entende jamais renier mon seigneur et maître Jésus-Christ, comme je le ferais en reniant mes principes.»

»Les hurlements de la populace mirent fin à cet entretien. Elle avait appris qu'un abolitionniste visitait Brown dans sa prison. Il fallut faire partir la dame au plus vite.

»A d'autres visiteurs Brown exprimait ses regrets de n'avoir pas fortifié le pont: cela seul, disait-il, méritait la mort. Une de ses opinions doit être remarquée. On l'interrogeait sur la doctrine de l'amalgamation, doctrine timidement soutenue par quelques hommes qui, aux États-Unis, osent prêcher l'union par mariage des blancs et des noirs.

»—Je ne suis pas pour l'amalgamation, répondit Brown, cependant, à la rigueur, je préférerais de beaucoup qu'une de mes filles épousât un nègre industrieux et honnête, qu'un blanc paresseux et mauvais sujet.»

»On proposa au condamné les secours des pasteurs esclavagistes; il montra sa Bible, qu'il n'avait pas quittée un seul instant.—«Dites-leur, ajouta-t-il, de retourner chez eux lire leur Bible. Je les estime comme gentlemen, mais comme gentlemen païens.»

»Brown était congrégationaliste, une des mille sectes exclusives et indépendantes de l'Union.

»Quelques lettres du condamné, écrites à ce moment, feront mieux connaître son individualité si fortement accusée..

»On verra qu'il n'oublie rien, qu'aucun des moindres détails de ses affaires temporelles ne lui échappe, qu'il songe à tout ce qui peut profiter à sa famille. Il se rappelle même que les habits d'un de ses fils sont usés, et consacre une somme d'argent pour qu'il s'en achète de neufs.

»Il ne témoigne aucune inquiétude sur les souffrances qu'il pourra endurer lors de sa strangulation; sa fin prochaine, loin de lui paraître terrible, lui apparaît pleine de douceur. De même qu'un bon serviteur, qui, après avoir bien et fidèlement servi son maître s'attend à une récompense et enfin à se reposer de ses travaux, John Brown, qui a combattu et pour son Dieu et pour l'humanité, aspire après le moment de recevoir le prix dû aux saintes actions et de jouir du repos éternel des justes.

»Dans toute sa correspondance, il s'applaudit de ce qu'il a fait; il est convaincu que sa vie ne pouvait être mieux employée qu'à soulager l'infortune, à combattre l'injustice, à défendre l'opprimé, à punir l'oppresseur, et croit qu'il aurait été coupable envers Dieu et envers l'humanité s'il l'eût consacrée autrement qu'en travaillant à la destruction de l'esclavage.»

Tous ces mots italiques dans les lettres qui suivent, ont été soulignés par John Brown lui-même.

Charlestown, comté de Jefferson.

12 novembre 1859.

«Cher frère Jérémie,

»J'ai reçu votre bonne lettre du 9 courant, et vous en ai de grandes obligations. Vous me demandez: Puis-je quelque chose pour vous et pour votre famille?

»J'ai à répondre à cela que ma femme, mes fils et ma fille sont dans le besoin, et que je désire qu'on leur remette, comme je tâcherai de vous l'expliquer tout à l'heure, sans formalités légales, qui absorberaient le tout, l'argent qui doit me revenir sur la succession de mon père. Les vêtements d'un de mes fils sont tellement usés qu'il aura besoin d'un bon habit pour l'hiver. Grâces aux bontés d'un ami, j'ai cinquante dollars que j'enverrai sous peu à mon fils. Si vous pouvez le trouver, je vous prie de lui avancer cette somme que je vous ferai remettre ensuite par une voie sûre. Si j'avais les comptes de M. Thompson, relativement à la succession de mon père, je saurais peut-être ce qu'il m'est possible de faire; mais je ne possède pas la moindre note pour me guider. Si M. Thompson veut me donner ces détails et garder mon dividende en dédommagement de sa peine, je lui en aurai de grandes obligations. Dans ce cas, envoyez-moi quelques notes de votre main. Je me rétablis lentement et vois venir ma fin avec le plus vif plaisir, et suis bien persuadé que je suis plus propre à être pendu qu'à toute autre chose.

»Que le Dieu tout-puissant vous bénisse et vous sauve tous!

»Votre affectionné frère,

»JOHN BROWN.

»P. S. Dites à mes pauvres enfants de ne pas s'affliger un seul instant à mon sujet. Quelques-uns d'entre vous vivront peut-être assez longtemps pour voir le jour où ils n'auront point à rougir de leur parenté avec le vieux Brown. Cela serait-il plus étrange que bien d'autres choses qui sont arrivées? Je sens mille fois davantage le chagrin de mes amis que le mien propre. Pour ce qui me concerne, je le regarde comme un bonheur. J'ai combattu pour la bonne cause, et j'ai, il me semble, terminé ma carrière. Veuillez montrer cette lettre à tous ceux de ma famille que vous rencontrerez.

»Mon amour à tous. Puisse Dieu, dans sa miséricorde, vous bénir et vous sauver tous!

»J. B.»

AU RÉVÉREND I. WAILL.

«Charlestown, 15 novembre.

»Cher et fidèle ami,

»Votre lettre si bonne et tant bien venue du 8 courant m'est parvenue à temps.

»Je vous suis très reconnaissant pour tous vos bons sentiments à mon égard, pour les conseils que vous me donnez et les prières que vous faites à mon intention. Permettez-moi de vous dire ici que bien que mon âme soit parmi les lions, je crois que Dieu est avec moi dans tout ce que je fais. Ne soyez donc pas surpris quand je vous dis que je suis plein de joie dans toutes mes tribulations, et que je ne me sens condamné ni par Celui dont le jugement est juste, ni par ma propre conscience. Je ne me crois déshonoré ni par l'emprisonnement, ni par les chaînes, ni par la perspective du gibet. Il m'a été permis, quoique indigne, non seulement de souffrir l'affliction avec le peuple de Dieu, mais d'avoir en outre de nombreuses et magnifiques occasions de prêcher la justice dans la grande assemblée. Je suis fermement convaincu que mes travaux ne seront pas tout à fait perdus. Mon geôlier, sa femme et ses employés ont été extrêmement bons pour moi, et quoiqu'il se soit montré un des plus braves parmi ceux qui m'ont combattu, maintenant on lui dit des injures à cause de son humanité. Autant que j'ai pu l'observer, il n'y a que les braves qui puissent être humains pour un ennemi abattu. Les lâches prouvent leur courage par leur férocité, preuve qu'on peut fournir sans le moindre risque. Je regrette de ne pouvoir vous raconter les visites intéressantes que j'ai reçues de diverses sortes de personnes, surtout de membres du clergé. Le Christ, ce grand capitaine de la Liberté aussi bien que du Salut, qui a commencé sa mission en la proclamant, a jugé convenable de m'ôter l'épée d'acier qu'il m'a confiée pendant quelque temps, pour m'en mettre une autre dans la main, l'épée de l'esprit Aussi je prie Dieu de faire de moi un soldat fidèle en tout lieu où il lui plaira de m'envoyer, non moins sur l'échafaud, qu'au milieu de mes plus chauds partisans.

»Mon cher vieil ami, je puis vous assurer que je n'ai pas oublié notre dernière entrevue, non plus que notre vue rétrospective de la route par laquelle Dieu nous conduisait alors, et je bénis son nom de ce qu'il m'a rendu digne d'entendre une seconde fois vos paroles d'espérance et de consolation dans un moment où je suis au moins sur le bord du Jourdain. Voyez le Pèlerin de Bunyan[13]. Puisse Dieu, dans sa miséricorde infinie, nous permettre de nous réunir encore une fois sur l'autre bord! J'ai souvent passé sous la verge de Celui que j'appelle mon Père, et certes jamais fils n'en a eu plus besoin; j'ai pourtant joui de la vie, parce qu'il m'a été donné de découvrir son secret d'assez bonne heure. Ce secret a consisté à faire de la prospérité et du bonheur d'autrui les miens propres, en sorte que j'ai eu réellement beaucoup de prospérité. Aujourd'hui encore, je me réjouis à la pensée des jours prochains où la paix sur la terre et aux hommes de bonne volonté dominera en tous lieux. Aucune idée de murmure ou d'envie ne trouble ma sérénité. Je louerai mon Créateur avec mon souffle[14]. Je suis l'indigne neveu du doyen John. Je l'ai beaucoup aimé, et, à cause des chers amis que j'ai eus, je puis adresser ces mots à Dieu: Ne confonds pas mon âme avec celle des impies. L'assurance que vous me donnez des vives sympathies de mes compatriotes est bien douce à mon coeur et m'engage à leur adresser une parole de consolation.

[Note 13: Le Pèlerinage du Chrétien vers l'Éternité, ouvrage par John
Bunyan.]

[Note 14: Premier vers d'un admirable cantique anglais, commençant ainsi:

I'll praise my Maker with my breath, And when my voice if lost in death, Praise shall employ my noblest prouwers.

Ce qui signifie:

            Je louerai mon Créateur avec mon souffle,
            Et quand ma voix sera perdue dans la mort,
            La louange occupera mes plus nobles facultés.]

»Aussi vrai que je crois fermement au règne de Dieu, je ne puis croire qu'aucune des choses que j'ai souffertes ou que je suis appelé à souffrir encore, soit perdue pour la cause de Dieu et de l'humanité. Avant de commencer mon oeuvre à Harper's Ferry j'avais l'assurance que, même au milieu de la plus mauvaise fortune, elle porterait des fruits. J'ai souvent exprimé cette croyance, et, même aujourd'hui, je ne puis imaginer aucune cause probable qui puisse me faire abandonner mon espoir. Je ne suis en aucune manière désappointé pour la chose principale. Je l'ai été grandement pour ce qui me concerne moi-même en ne voyant point se réaliser mes propres plans; mais à présent, je me sens parfaitement rassuré là-dessus; car le plan de Dieu était infiniment le meilleur, sans nul doute; autrement, j'aurais accompli le mien. Si Samson n'eût pas manqué à sa résolution de ne pas dire à Dalila d'où venait sa grande force, il n'aurait jamais probablement fait écrouler le temple. Je n'ai rien dit à Dalila; mais j'ai été conduit à agir d'une manière tout opposée à mon meilleur jugement, et si je n'ai pas perdu mes deux yeux, j'ai, du moins, perdu mes deux nobles enfants et bien d'autres amis.

»Mais que la volonté de Dieu soit faite, et non la mienne. J'ai la ferme espérance que, de même que cet esclave dont je parlais tout à l'heure, je puis même encore, à cause de la miséricorde infinie de Jésus-Christ, mourir dans la foi. Quant à l'heure et au genre de ma mort, je m'en inquiète peu et suis capable d'être tranquille, ainsi que vous m'exhortez à l'être.

»J'envoie, par votre intermédiaire, mes souhaits à madame Waill et à son fils George, et à tous mes chers amis. Puisse le Dieu des pauvres et des opprimés être votre Dieu et votre Sauveur à tous.

»Adieu, jusqu'au revoir,

»Votre frère dans la vérité,

»JOHN BROWN.»

Charlestown, 17 novembre.

A ***

«Mon cher et jeune ami,

»J'ai reçu votre bonne lettre du 15 du courant; mais depuis je n'en ai reçu aucune de vous. Je vous ai mille obligations, à vous et à votre père, pour toutes vos bontés pour moi, surtout depuis mon désastre. Puissiez-vous trouver en Dieu et en votre conscience une récompense éternelle! Dites à votre père que je me sens rempli de joie, et que je ne me trouve en aucune manière déshonoré par la prison, les fers et la perspective prochaine de la potence. Les hommes ne peuvent ni emprisonner ni enchaîner l'âme. Je marche avec plaisir au supplice de la mort pour le rachat de millions d'hommes qui n'ont pas de droits, et que cette grande et glorieuse république, que cette république chrétienne a charge de respecter. Singulier changement en politique, en morale, aussi bien qu'en religion depuis 1776! J'attends de passer dans l'éternité bienheureuse de Dieu, et suis fermement convaincu que ce monde doit passer.

»Adieu! Puisse Dieu répandre toutes ses bénédictions sur vous!

»Votre ami,

»JOHN BROWN.»

Prison de Charlestown, 18 novembre 1859

A L'HON. H. D. TILEN.

«Cher monsieur,

»J'ai reçu, le 23 du courant, votre bonne et consolante lettre.

»Je ne trouve point de mots pour exprimer ma reconnaissance du grand intérêt que vous me témoignez depuis mon désastre.

»La majorité des hommes estime les actions et les motifs des autres d'après la somme de leurs succès dans les choses de la vie. D'après cette règle j'ai dû être un des plus méchants et un des meilleurs des hommes. Je ne prétends pas avoir été du nombre de ces derniers; c'est à un tribunal impartial à décider si le monde en a été plus mauvais parce que j'y ai vécu et y mourrai. Toute mes pensées se portent aujourd'hui à me préparer pour un champ d'action différent de celui oh j'ai travaillé jusqu'ici. Je suis, grâce au ciel, soulagé de la crainte que ma pauvre femme et mes enfants ne tomberont pas immédiatement dans le besoin. Puisse Dieu récompenser mille fois tout ce que des âmes généreuses ont fait pour eux!

»Depuis ma captivité, je me trouve heureux et calme, et c'est un grand bonheur pour moi que de me sentir assuré qu'il m'est permis de mourir pour UNE CAUSE, et non simplement de payer la dette de la nature ainsi que tous les hommes doivent le faire. Je sens pourtant que je suis bien indigne de cette grande distinction. La manière particulière dont je dois mourir me donne peu d'inquiétude. Je voudrais, cher ami, avoir le temps et le talent de vous dire ce qui se passe journellement, je pourrais presque dire à toute heure, dans cette prison, et si mes amis pouvaient voir les scènes qui s'y passent dans l'ordre qu'elles sont jouées, je crois qu'ils seraient convaincus que je suis ici ce que je suis réellement. Toute la partie de ma vie maintenant écoulée ne m'avait pas fourni les occasions que j'ai de plaider en faveur de la justice. Aussi j'y trouve beaucoup de choses qui me réconcilient avec ma position présente et la perspective que j'ai devant moi. Quelques personnes peuvent me croire un insensé. Si je le suis, ma folie m'apparaît sous la forme d'un rêve agréable. Aucunes visions ne me troublent, et quant à mon sommeil, il est doux et paisible comme celui d'un joyeux petit enfant.

»Je prie Dieu de me maintenir dans ce même calme et charmant rêve jusqu'au moment que je connaîtrai ces réalités «que les yeux n'ont jamais vues, que les oreilles n'ont jamais entendues.» Je me suis à peine aperçu que je suis dans les fers. Je suis convaincu que de ma vie je n'ai été plus heureux. Je compte prendre la liberté de vous envoyer quelques petits objets pour ceux de ma famille qui se trouvent dans l'Ohio, que vous voudrez bien faire remettre à mon frère Jérémie quand vous le verrez, ainsi que 15 dollars que je l'ai prié d'avancer à ceux qui me sont chers. Pardonnez-moi pour toute la peine que je vous donne. Sous ce pli vous trouverez une lettre pour mon frère Jérémie.

»Votre ami dans la vérité,

»JOHN BROWN.»

Brown écrivit beaucoup d'autres lettres encore qui toutes respirent, avec le même calme, la même conviction politique, la même foi religieuse.

Sa mort produisit une sensation immense aux États-Unis. Dans le Nord, ce fut un jour de deuil:

Quelques extraits des journaux de l'époque l'attestent:

Le Cleveland Leader décrit ainsi le Jour de Deuil:

«Le 2 décembre 1859 s'est ouvert par un temps sombre. Un voile épais cachait l'azur du ciel; et la neige tombait en menus flocons, qu'un vent vif chassait devant lui. La température tiède qui régnait la veille s'était changée en une température d'hiver.

»Un seul sujet occupait tout le monde: le martyre de John Brown, et le temps sombre qui régnait semblait exprimer la douleur de chacun.

Dans Superior street, Cleveland, flottait une bannière immense, bordée de noir, sur laquelle étaient inscrits ces mots de Brown: «Je ne crois pas pouvoir mieux honorer la cause que j'aime qu'en mourant pour elle.»

»Un grand nombre de magasins sont restés fermés pendant toute la journée.

»La Melodian Hall, où un meeting a eu lieu le soir du 2 décembre, était tendue en noir. L'estrade et la galerie étaient recouvertes d'une draperie en crêpe relevée par des rosettes blanches. Le lustre portait également des insignes de deuil.

»Au-dessus de l'estrade était une belle photographie du héros de
Harper's Ferry, entourée d'une guirlande de fleurs avec cette devise:

AMICUS HUMANI GENERIS [15]

[Note 15: Ami du genre humain.]

»A la gauche du portrait se trouvaient ces mots:—John Brown, le Héros de 1859. A droite:—La fin couronna l'oeuvre. Si j'avais embrassé la cause des grands, des puissants et des riches, personne ne m'eût blâmé,» paroles que le martyr a prononcées devant le tribunal de Virginie. Plus loin on voyait encore:—Son noble esprit fait trembler les despotes et triompher la liberté!

»Le soir du meeting, la salle était comble et plus de 1,300 personnes se trouvaient présentes.

»M. Toohey a ouvert la séance par ces mots:

»Le sujet qui nous rassemble est solennel et significatif au dernier point. Nous sommes en présence de la mort. La mort est toujours une chose triste, car elle sépare les amis et laisse pendant un temps plus ou moins long un grand vide dans le cercle des familles. Pourtant, quand on vient à réfléchir que ceux qu'on pleure jouissent des félicités d'une autre vie, que Dieu, dans sa sagesse, jugeant qu'une carrière a été assez longue, y a mis un terme naturel, on finit par essuyer ses pleurs.»

»Mais il est aussi des temps où cette conviction n'apporte aucun soulagement, et où l'âme se trouve sous la pression de quelque puissance terrible, dont les ministres s'appellent Violence et Terreur.

»Voilà où nous en sommes ce soir. Nous nous trouvons en présence de la mort, de la terreur et de la violence. La frayeur s'empare de notre esprit et confond notre jugement. Nous vivons dans un état de trouble réel, c'est pourquoi nous sommes réunis à l'effet d'exprimer notre sympathie pour les malheureuses victimes de l'oppression et pour nous entendre sur l'avenir,—car toute oppression systématique, telle que le Sud tient tant à maintenir, telle que la Virginie a autorisée et sanctionnée aujourd'hui, rend toute harmonie politique impossible, et renvoie bien loin ces paroles du Christ:—Paix sur la terre et bon vouloir parmi les hommes.»

Le préambule et les résolutions qui suivent ont ensuite été mis aux voix et adoptés à l'unanimité:

«D'autant que «l'Institution» a manifesté aujourd'hui de la manière la plus déplorable ses funestes effets sur les «endroits de l'homme» infligeant à Charlestown, en Virginie, la peine de mort à John Brown, en violation à la doctrine de fraternité enseignée par Jésus-Christ, nous adoptons les résolutions suivantes:

»Le système de l'esclavage tel qu'il existe dans quelques États de la Confédération américaine, n'est que l'expression du despotisme, qui ne vit que de concessions et devient de plus en plus exigeant, il compose, comme l'a dit John Wesley, «la somme totale de toutes les scélératesses,» et on ne pourra y mettre fin que, pour nous servir d'une expression favorite du Sud, «par la guerre au couteau, et le couteau jusqu'au manche.»

»Par suite de ce qui s'est passé à Harper's Ferry, où un seul homme a tenu tête à mille, et après l'affaire où dix mille ont mis un seul homme à mort, les éperons doivent être arrachés des chevaleresques Virginiens, les armes de l'État doivent être renversées, et, au lieu du despote abattu à terre qu'elles représentent avec la devise Sic semper tyrannis[16], leurs armoiries doivent être des chaînes, des menottes et un Fils de la Liberté suspendu à un gibet avec cette divise «Degeneres animos timor arquit[17].»

[Note 16: Ainsi toujours pour les tyrans.]

[Note 17: La peur a courbé leurs esprits dégénérée.]

«Nous sommes parfaitement d'accord avec ces pères de la république qui, avant l'adoption de la constitution et pendant qu'on la discutait, s'écrièrent patriotiquement: «Quelque désirable que puisse être l'union avec les États du Sud, la conservation de nos libertés est encore plus désirable.» Les circonstances nous ont de plus en plus convaincus qu'un conflit est inévitable, et de deux choses l'une, il faut ou que la liberté ou que l'esclavage disparaisse. Nous donc: Périsse l'Union plutôt que la liberté!

»Nous soutenons que toute secte qui sanctionne ou justifie un gouvernement qui autorise l'esclavage et rend disons le meurtre légal, est barbare, et renferme le complément de toutes les infamies.

»John Brown qui, pendant sa vie, a été une épine dans le côté de l'oppresseur, est devenu pour celui-ci, par sa mort, plus terrible qu'une armée puissante, et son bourreau même (le Gouverneur Wise) a fait son plus bel éloge en disant: «C'est l'homme le plus intègre, le plus véridique, le plus courageux que j'aie jamais rencontré.»

»Quoique nous pleurions le trépas de la victime, nous sommes convaincus que sa mort attirera la confusion sur ses ennemis, et contribuera plus à renverser les barrières de l'esclavage qu'une longue vie consacrée à la philanthropie et une mort paisible au sein de sa famille. Honneur à sa mémoire! La postérité lui élèvera un monument qui existera aussi longtemps que la Liberté.»

Le juge Spalding a ensuite harangué le meeting. Nous choisissons les passages suivants de son discours:

«John Brown est mort ce matin à onze heures sur un échafaud virginien. Il est mort en héros,—fidèle à sa cause, fidèle à sa conscience, fidèle à Dieu.

»Le pouvoir exécutif de Virginie a-t-il étranglé la Liberté en même temps que sa victime? (Des cris de: Non! Non!)

»Non, continue l'orateur; non la Virginie n'a pas étranglé la Liberté. Elle a fait tout le contraire. Dans leur aveuglement, les hommes du Sud ont poussé en avant le glorieux Char de la Liberté par les mêmes moyens qu'ils avaient employés pour enrayer ses roues.

»Si nous insistons sur l'abolition de l'esclavage, nous ne devons point déplorer sa mort. En donnant sa vie au bourreau, John Brown a fait une oeuvre immense, et son martyre sur l'autel de l'esclavage donnera un élan prodigieux à la cause de la Liberté universelle.

»On peut différer d'opinion quant aux moyens employés par John Brown pour faire triompher la cause où il s'est engagé; mais nous ne devons considérer que les motifs qui l'ont fait agir. Son but, il n'en faisait aucun mystère, était de briser tous les jougs, de secourir tous les opprimés.

»Il a vu que l'esclavage est entièrement une question de force matérielle, et que, sous le point de vue du droit, il est tout aussi naturel que les noirs soient maîtres que serviteurs. Il a vu les plaines du Sud arrosées du sang de ceux qui les cultivent; il a vu le monument de la Liberté élevé par ses pères sur le point d'être abattu par un millier de misérables tyrans, qui couvent le despotisme dans leurs plantations.

»Et maintenant, citoyens, croyez-vous que cet homme qui écrivait ces mots six jours avant sa mort; «C'est une grande consolation pour moi qu'il me soit permis de mourir pour une cause,» dût mourir comme un criminel? (Non, non, s'écrie l'auditoire en masse.)

»Son nom sera immortel; mais il est fâcheux de voir à côté du sien celui de Henry-A. Wise.»

Le juge Linden s'est ensuite exprimé ainsi:

«Compatriotes, je laisse aux autres la tâche de vous parler. Je suis trop agité par ce qui est arrivé aujourd'hui pour vous faire un long discours. Je vous dirai pourtant quelques mots.

»J'ai connu John Brown depuis de longues années Nos relations ont été intimes et confidentielles, et je puis dire que, dans toute ma carrière, je n'ai jamais rencontré un homme plus intègre, plus sincère, plus noble de caractère. J'ai connu bien des hommes vertueux; je n'en ai jamais rencontré un qui méritât mon respect autant que John Brown. Et c'est de cet homme que la Virginie a fait un brigand! Mais la postérité ne le jugera pas ainsi. Elle mettra son nom à côté de ceux d'Algernon Sydney, John Hampden, de Russell, d'Emmett, et de cette armée de martyrs qui se sont opposés à la continuation des crimes que leur génération avait légalisés.

»Le moment n'est peut-être pas encore arrivé de bien juger le crime commis par les Virginiens. Parmi ces myriades de martyrs que la hache, le bûcher et le gibet ont précipités dans la tombe, combien en est-il dont les nobles actions ont été comprises et appréciées par ceux-là même qui respiraient le même air, qui se chauffaient en même temps qu'eux aux rayons du même soleil? C'est la postérité qui juge ces actes.

»Tout en différant d'avec John Brown sur les moyens de tuer l'esclavage, je me fais cette question: Ne suis-je pas peut-être du nombre de cette multitude poltronne qui, dans tous les siècles, a faussement jugé les actes des bienfaiteurs de l'humanité?

»De la sincérité des motifs de John Brown, personne ne peut douter. C'est le désir ardent de remplir le plus saint des devoirs comme chrétien et comme homme qui l'a conduit au gibet. Il était du petit nombre de ceux de ce pays qui osent voir l'esclavage tel qu'il est. Il n'avait aucun parti à soutenir, à plaire à aucune église qui prêche l'esclavage, à ménager aucun ami commettant cette iniquité nationale, et aucun intérêt personnel ne pouvait lui faire fermer les yeux sur le crime. Il a vu l'esclavage sous un point de vue tel que nous ne l'avons jamais vu, il a vu les horreurs du «système» qu'aucune langue n'a jamais pu décrire complètement. Or, il a senti ces choses comme nous ne les avons jamais senties.

»John Brown, possédant ce sentiment de justice, et allant, en vrai soldat de Christ, tout droit à son but, pouvait-il échapper au gibet virginien? Il n'avait qu'un moyen à sa disposition, celui d'attaquer de front cette scélératesse gigantesque et de périr. C'est ce qu'il a fait. Nous élevons nos enfants de manière à leur faire subir un jour le sort de John Brown. Si nous agissons autrement, il nous faut renverser notre code moral, oublier tous les dogmes de nos pères sur les Droits de l'homme, changer nos enseignements religieux; car, il n'y a aucune littérature, aucune philosophie, aucune morale, aucune religion, que cet inexorable despotisme n'ait proscrit de ce pays républicain. Chaque année, le Moloch de l'esclavage demande de nouvelles victimes pour son sanglant autel, et il les choisit parmi les meilleurs, les plus vertueux d'entre tous. Qui a oublié ce noble martyr Torry, qui, poussé par les mêmes motifs qui ont fait agir John Brown et ses nobles fils, fut condamné dans la fleur de son âge à pourrir dans un cachot du Sud! On n'a pas oublié non plus ce noble marin, le capitaine Walker, qui, pour avoir écouté le récit des misères d'un pauvre esclave et l'avoir protégé, fut marqué d'un fer chaud à la joue.

»Je n'ai pas le temps de vous raconter les infamies et les outrages que des hommes et des femmes du Nord ont soufferts dans les États à esclaves, simplement parce qu'ils aimaient la liberté et haïssaient l'oppression. On les a fouettés, marqués de fers chauds et jetés dans des cachots, et, dans ce moment, des centaines de nos compatriotes, dont le seul crime est d'être nés dans les États du Nord et d'avoir les idées des gens du Nord, sont chassés de leurs demeures dans le Sud, comme indignes de faire partie de la charmante société qu'enfante l'esclavage. A moins que nous n'ayons perdu tout sentiment de honte, cet état de choses ne peut durer.

»Je vous dis, et vous le savez, que dans quinze États de l'Union il existe un despotisme plus terrible qu'en Autriche ou en Russie, et qu'on peut s'exprimer plus librement à Vienne et à Saint-Pétersbourg que dans ces quinze États.

»Avant de finir, je vous raconterai une nouvelle infamie commise par les gens du Sud. Dans une foire de bestiaux, tenue récemment dans la Caroline du Sud, on a offert un prix à celui qui présenterait deux esclaves nouvellement importés d'Afrique. Ces esclaves ont été présentés par un individu, et l'État de la Caroline a donné pour prix à ce pirate un vase en argent.»

Le Rév. W.-H. Brewster s'adresse alors au meeting. Nous extrayons les passages suivants de son discours:—

«Il y a des moments où le silence est beaucoup plus éloquent que les discours les plus approfondis, et où les expressions les mieux choisies et les plus fortes n'expriment que faiblement les douleurs de l'âme.

»Pourquoi cette salle tout habillée de deuil? Pourquoi cette réunion immense? Aujourd'hui tous les yeux on été dirigés vers le même point; deux hommes ont occupé toutes les pensées,—deux hommes bien différents, il est vrai, pour le caractère, pour la position et pour l'Histoire. L'un est gouverneur, l'autre était un captif; l'un le bourreau, l'autre la victime! L'un était sur l'échafaud, l'autre dessous, car l'échafaud sur lequel John Brown s'est si héroïquement tenu est infiniment plus élevé que les aspirations d'êtres tels que Wise.

»Je sais qu'il y a dans cette ville des hommes assez vils et assez serviles pour chercher à jeter du ridicule sur cette assemblée. Comment n'en serait-il pas ainsi! Ne s'en trouva-t-il pas, il y a dix-huit cents ans, qui insultaient Jésus allant au Calvaire, et qui criaient Aha Aha! en passant au pied de sa croix? Mais que nous importe ce que font ou ce que disent ces hommes? John Brown et ses actes sont trop grands, trop élevés pour que leur venin les atteigne. L'homme, cet homme est le héros que nous pleurons aujourd'hui,—qui a dit quatre jours avant sa mort: «Je suis reconnaissant de ce qu'il me soit permis de mourir pour une cause et de ne pas payer purement à la nature ce que tous les hommes lui doivent,»—cet homme, dis-je, est immortel.

»Regardez John Brown, lisez ses lettres, lisez son éloge fait par Wise lui-même, et puis rougissez de honte en pensant qu'au milieu du dix-neuvième siècle, l'Amérique dresse un échafaud pour cet homme. Mais la postérité lui élèvera des statues, et le temps viendra que le marbre le plus blanc ne sera pas cru assez pur pour recevoir le nom du vieux héros du Kansas.»

M. C.-H. Langston, homme de couleur, a fait un discours remarquable, dont voici quelques extraits:—

«Messieurs et Mesdames,—Je suis fâché de ne pouvoir vous apostropher, comme ceux qui m'ont précédé sur cette estrade, par le nom de Chers compatriotes. Ma condition exceptionnelle dans ce pays de CHAÎNES et de TORTURES m'empêche de vous donner ce nom si doux.

…………………………………………………………..

»Voyons, pour commencer ce que les hommes les plus éminents de tous les siècles et de tous les pays ont dit de l'esclavage:—

»Moïse.—Celui qui dérobera un homme et le vendra sera mis à mort.

»Salomon.—N'envie point l'oppresseur, et ne marche point dans ses sentiers.

»Socrate.—L'esclavage est un outrage à la nature.

»Cicéron.—D'après les lois immuables de la nature tous les hommes sont nés libres et égaux, et cette loi assujettit tous les hommes.

»Platon.—L'esclavage est la plus complète de toutes les iniquités.

»John Wesley.—L'esclavage est l'ensemble de toutes les scélératesses.

»Patrick Henry.—Donnez-moi la liberté ou la mort.

»Jefferson.—Tous les hommes sont nés égaux et ont reçu du Créateur le droit inaliénable à la vie et à la liberté.

»John Brown, à ses juges.—Je suis ici pour avoir voulu débarrasser les esclaves de leurs fers. S'il me faut donner ma vie pour les exigences de la loi, s'il faut que je mêle davantage mon sang avec le sang de mes fils et celui de millions d'autres dans ce pays d'esclavage, ainsi soit-il.

…………………………………………………………….

»Je suis tout étonné de me trouver ici. Je n'aurais jamais cru avoir occasion d'honorer la mémoire d'un blanc américain. Comment pourrais-je pleurer la mort d'aucun homme blanc de ce pays? Comment pourrais-je oublier les maux que les Américains blancs ont infligés à ceux de ma race? Nous avons été, moi et les miens, volés, vendus, achetés, torturés, assassinés; nos mères, nos soeurs, nos femmes ont été insultées, outragées, dégradées, et, il faut bien le dire, presque toute la nation américaine a prêté la main à ces infamies.

»Mais John Brown fait exception. Pour lui, tous les hommes blancs et noirs étaient frères. Je trouve dans le héros de Harper's Ferry l'ami du genre humain. Il ne connaissait pas, lui, des distinctions de peau, parmi les créatures de Dieu. Il croyait ce que lui disait sa Bible, «que Dieu a mis le même sang dans les veines de tous les peuples de la terre.» Il croyait à l'égalité de tous les hommes, à la fraternité qui doit exister entre eux. Il croyait que tout homme a droit à la liberté, que ce droit est inaliénable, et que nulle loi, nulle constitution, nulle religion ne peut la ravir même au plus humble de tous les hommes. John Brown a passé sa vie à réaliser cette doctrine; il a sacrifié sa vie pour elle. Voilà pourquoi je me trouve ici. Voilà pourquoi j'honore sa mémoire et pleure sa mort cruelle et prématurée. Je dis donc sans crainte d'être démenti qu'il est le seul citoyen américain qui ait agi strictement selon la Déclaration de l'Indépendance.

»Un écrivain distingué a dit dernièrement: «John Brown croyait en la fraternité humaine et au Dieu des armées. Il admirait Nathaniel Turner et Washington.» Cet écrivain se trompe, John Brown ne pouvait reconnaître, ni ne reconnaissait point ce code singulier au moyen duquel Washington est tellement honoré, même canonisé dans ce pays. John Brown ne pouvait confondre ces deux hommes: Washington n'a combattu qu'en faveur des droits des blancs, pendant que le général Turner est mort ignominieusement crucifié sur un échafaud, puis écartelé pour avoir combattu pour l'affranchisse-ment des noirs. Entre Washington et Turner il n'y a nul point de comparaison. Le héros de Harper's Ferry connaissait bien ces deux hommes et ne partageait point sur le compte du premier, les idées de la masse de ses compatriotes. Voilà pourquoi j'honore sa mémoire.

»J'honore l'héroïque vieillard, parce qu'il a travaillé, vécu et est mort pour les malheureux, les opprimés, les pauvres. Il a dit aux bourreaux qui le jugeaient:

«La Bible m'enseigne que je dois vivre avec ceux qui sont dans les liens. C'est ce que pendant toute ma vie j'ai essayé de faire. Je crois qu'en faisant ce que j'ai fait, j'ai travaillé dans l'intérêt de l'homme méprisé. Si j'avais combattu en faveur des riches, des puissante ou de ceux qui s'appellent grands; si j'eusse tenté, en sacrifiant ce que j'ai sacrifié, de sauver leurs pères, leurs mères, leurs frères, leurs soeurs, leurs femmes ou leurs enfants, oh! alors je serais presque un dieu; mais parce que j'ai voulu arracher l'opprimé à la tyrannie, je suis un criminel.»

»Ah! si John Brown eût combattu en pays étranger en cherchant à arracher un Grec à la tyrannie de la Turquie, ou un Hongrois au despotisme de l'Autriche, et fût tombé entre les mains des ennemis de ces peuples, on eût tenu des meetings en sa faveur dans toute l'étendue de notre pays de «chaînes et de menottes». Les journalistes auraient écrit des choses admirables, que la tribune aurait répétées. Nos églises, abandonnées de Dieu, auraient aussi fait entendre leur voix, et adressé au Ciel de longues, bruyantes et hypocrites prières pour sa conservation, John Brown eût-il été en pays étranger et fait prisonnier, le Congrès s'en serait mêlé. On aurait envoyé quelques vaisseaux de guerre pour protéger sa vie. Mais John Brown ayant combattu pour l'opprimé et l'esclave, tout ce que cette république «chrétienne» a pu lui offrir a été une sanglante capture, un simulacre de jugement, un échafaud!

»J'honore encore John Brown, parce qu'il ne connaissait ni la religion, ni les prêtres, ni le dieu des possesseurs d'esclaves. Lorsqu'un de ces ministres, soutiens de la tyrannie, lui parlait du salut de son âme, Brown lui dit; «Laissez-moi; nous ne servons pas le même Dieu.» Quand un autre de ces «sépulcres blanchis» chercha à lui prouver que l'esclavage est d'institution divine, Brown lui dit: «Vous ne savez pas l'ABC du christianisme.» Allez étudier le code divin. Je vous respecte comme gentleman, mais gentleman païen.»

»J'honore John Brown, parce qu'il repoussait ces hypocrites, ces «sépulcres blanchis,» cette «génération de vipères.»

»Mais, hélas! son noble coeur a cessé de battre. Il est mort, mort assassiné aujourd'hui. Et qui a commis cet affreux meurtre? Qui sont les coupables? Quelles sont les mains qui dégouttent de son sang? Est-ce le gouverneur Wise et la tremblante bande chevaleresque de Virginie qui a capturé et tué John Brown? Non, c'est notre «glorieuse Union» qui a versé son sang. C'est, pour me servir des paroles de Garrison, le résultat de votre «convention avec la mort,» de votre «contrat avec l'enfer». Votre constitution fédérale s'engage à protéger le Sud contre toute violence intérieure, contre toute insurrection. Donc, si des philanthropes du Nord volent au secours des opprimés du Sud, vous payez des hommes pour les pendre, afin de renforcer et de maintenir votre union avec l'esclavage.

»N'est-ce point avec les baïonnettes et les sabres achetés et payés de votre argent, que l'immortel Brown a été capturé? Les carabines qui ont logé neuf balles dans le corps de Stevens n'étaient-elles pas placées dans les mains d'hommes auxquels votre gouvernement accorde huit dollars par mois? L'arsenal n'a-t-il point été pris par les soldats de marine des États-Unis? Les héros blessés n'ont-ils point été, tout écharpés et ruisselants de sang, traînés en prison par les soldats des États-Unis? Vous avez tous aidé à commettre le crime. Le sang de Brown et de ses nobles fils soit sur vos têtes!

»Je vous dis, moi, que l'esclavage amènera la perte des États-Unis. S'il ne disparaît pas, vos institutions disparaîtront. Du reste, elles disparaissent, ou sont étouffées de jour en jour. Je vous dis encore que les conséquences de l'esclavage ne s'arrêtent plus à la population noire de ce pays; la question se rattache même aux blancs, et tout homme qui pense se demande souvent:—Le despotisme n'atteindra-t-il pas bientôt le citoyen comme il a atteint l'esclave? Les blancs qui se croient si forts tomberont comme les autres; car ils ne peuvent s'attendre à jouir d'aucune liberté réelle tant que les noirs porteront leurs lourdes chaînes. Il faut que la Liberté rogne d'un bout du pays jusqu'à l'autre, ou bien que tous ses habitants, blancs comme noirs, fléchissent sous le joug de la tyrannie.

»Cet état de choses ne peut durer. Il faut que l'esclavage disparaisse des États-Unis, ou que, comme John Brown, la Liberté meure étranglée. La liberté et l'esclavage ne peuvent vivre ensemble. Ils sont en antagonisme perpétuel, et, de même que certains métaux ne peuvent s'allier, quand vous pourrez mêler le vice avec la vertu, la lumière avec les ténèbres, réunir le ciel et l'enfer, alors vous pourrez combiner les éléments de la liberté et de l'esclavage.»

»Une quête en faveur de la veuve et des enfants du supplicié a été faite à la fin de la séance, et a produit plusieurs centaines de dollars.»

En Europe, la voix du grand poète à qui nous avons eu l'honneur de dédier ce livre, se fit aussi entendre, et elle jeta un souffle de l'avenir une terrible prédiction malheureusement réalisée aujourd'hui.

Nous ne saurions conclure sans publier cet admirable appel que M. Victor
Hugo adressa vainement, hélas! à la république fédérale.

«Quand on pense aux États-Unis d'Amérique, une figure majestueuse se lève dans l'esprit, Washington.

»Or, dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment:

»Il y a des esclaves dans les États du Sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contresens, la conscience logique et pure des États du Nord. Ces esclaves, ces nègres, un homme blanc, un homme libre, John Brown a voulu les délivrer. Certes, si l'insurrection est un devoir sacré, c'est contre l'esclavage. John Brown a voulu commencer l'oeuvre de salut par la délivrance des esclaves de la Virginie. Puritain, religieux, austère, plein de l'Évangile, Christus nos liberavit, il a jeté à ces hommes, à ces frères, le cri d'affranchissement. Les esclaves, énervés par la servitude, n'ont pas répondu à l'appel. L'esclavage produit la surdité de l'âme. John Brown, abandonné, a combattu; avec une poignée d'hommes héroïques, il a lutté; il a été criblé de balles; ses deux jeunes fils, saints martyrs, sont tombés morts à ses côtés; il a été pris. C'est ce qu'on nomme l'Affaire de Harper's Ferry.

»John Brown, pris, vient d'être jugé, avec quatre des siens, Stephens,
Coppie, Green et Coppeland.

»Quel a été ce procès? disons-le en deux mots:

»John Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermées, un coup de feu au bras, un aux reins, deux à la poitrine, deux à la tête, entendant à peine, saignant à travers son matelas, les ombres de ses deux fils morts près de lui; ses quatre coaccusés, blessés, se traînant à ses côtés, Stephens avec quatre coups de sabre; la «justice» pressée et passant outre; un attorney Hunter qui veut aller vite, un juge Parker qui y consent, les débats tronqués, presque tous délais refusés, production de pièces fausses ou mutilées, les témoins à décharge écartés, la défense entravée, deux canons chargés à mitraille dans la cour du tribunal, ordre aux geôliers de fusiller les accusés si l'on tente de les enlever, quarante minutes de délibération, trois[18] condamnations à mort. J'affirme sur l'honneur que cela ne s'est point passé en Turquie, mais en Amérique.

[Note 18: Beaucoup de détails manquaient au moment où M. Hugo a écrit ce morceau. Il y eut cinq condamnations à mort.]

»On ne fait point de ces choses-là impunément en face du monde civilisé. La conscience universelle est un oeil ouvert. Que les juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jurés possesseurs d'esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit. Il y a quelqu'un.

»Le regard de l'Europe est fixé en ce moment sur l'Amérique.

»John Brown, condamné, devait être pendu le 2 décembre (aujourd'hui même).

»Une nouvelle arrive à l'instant. Un sursis lui est accordé. Il mourra le 16.

»L'intervalle est court. D'ici là, un cri de miséricorde a-t-il le temps de se faire entendre?

»N'importe; le devoir est d'élever la voix.

»Un second sursis suivra peut-être le premier. L'Amérique est une noble terre. Le sentiment humain se réveille vite dans un pays libre. Nous espérons que Brown sera sauvé.

»S'il en était autrement, si John Brown mourait le 16 décembre sur l'échafaud, quelle chose terrible!

»Le bourreau de Brown, déclarons-le hautement (car les rois s'en vont et les peuples arrivent, on doit la vérité aux peuples), le bourreau de Brown, ce ne serait ni l'attorney Hunter, ni le juge Parker, ni le gouverneur Wise, ni le petit État de Virginie; ce serait, on frissonne de le penser et de le dire, la grande République américaine tout entière.

»Devant une telle catastrophe, plus on aime cette république, plus on la vénère, plus on l'admire, plus on se sent le coeur serré. Un seul État ne saurait avoir la faculté de déshonorer tous les autres, et ici l'intervention fédérale est évidemment de droit. Si non, en présence d'un forfait à commettre et qu'on peut empêcher, l'union devient complicité. Quelle que soit l'indignation des généreux États du Nord, les États du Sud les associent à l'opprobre d'un tel meurtre; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole démocratique, nous nous sentons atteints et en quelque sorte compromis; si l'échafaud se dressait le 16 décembre, désormais, devant l'histoire incorruptible, l'auguste fédération du Nouveau Monde ajouterait à toutes les solidarités saintes une solidarité sanglante; et le faisceau radieux de cette république splendide aurait pour lien le noeud coulant du gibet de John Brown.

»Ce lien-là tue.

»Lorsqu'on réfléchit à ce que Brown, ce libérateur, ce combattant du Christ, a tenté, et quand on pense qu'il va mourir, et qu'il va mourir égorgé par la République américaine, l'attentat prend les proportions de la nation qui le commet; et quand on se dit que cette nation est une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l'Angleterre, comme l'Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que souvent même elle dépasse l'Europe dans de certaines audaces sublimes du progrès, qu'elle est le sommet de tout un monde, qu'elle porte sur son front l'immense lumière libre, on affirme que John Brown ne mourra pas, car on recule épouvanté devant l'idée d'un si grand crime commis par un si grand peuple!

»Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irréparable. Il ferait à l'Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât l'esclavage en Virginie, mais il est certain qu'il ébranlerait toute la démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.

»Au point de vue moral, il semble qu'une partie de la lumière humaine s'éclipserait, que la notion même du juste et de l'injuste s'obscurcirait le jour où l'on verrait se consommer l'assassinat de la délivrance par la Liberté.

»Quant à moi, qui ne suis qu'un atome, mais qui, comme tous les hommes, ai en moi toute la conscience humaine, je m'agenouille avec larmes devant le grand drapeau étoilé du Nouveau Monde, et je supplie à mains jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre République américaine, soeur de la République française, d'aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver John Brown, de jeter bas le menaçant échafaud du 16 décembre et de ne pas permettre que sous ses yeux, et j'ajoute en frémissant, presque par sa faute, le premier fratricide soit dépassé.

»Oui, que l'Amérique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c'est Washington tuant Spartacus.

»VICTOR HUGO.»

+———————————————————————————+ | NOTE DU TRANSCRIPTEUR | | | | Pour plus de renseignements sur le personnage de | | John Brown, le lecteur aura plaisir à consulter | | l'Encyclopédie Wikipedia: | |http://en.wikipedia.org/wiki/John_Brown_(abolitionist)| +———————————————————————————+

TABLE

        I. Les Fiancés.
       II. La Vengeance des esclavagistes.
      III. Formation d'un État américain.
       IV. Le Kansas et les Brownistes.
        V. L'Expédition.
       VI. A Lawrence.
      VII. L'Évasion.
     VIII. Le Camp de Brown.
       IX. Les Maîtres de l'esclave.
        X. Les Maîtres de l'esclave (Suite).
       XI. Pauvres nègres.
      XII. Les Libérateurs.
     XIII. Fuite et Poursuite.
      XIV. Jules Moreau et Bess Coppeland.
      XVI. La Ferme de Kennedy.
     XVII. L'Affaire d'Harper's Ferry.
    XVIII. Le Procès.
      XIX. Les Condamnés, le supplicié et les deux amantes.
       XX. Dénouement.
           Notes sur John Brown.

  ____________________________________________________
  Châteauroux.—Typog. et Stéréotyp. A. Nuret et Fils.