The Project Gutenberg eBook of Gertrude et Veronique

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Title: Gertrude et Veronique

Author: André Theuriet

Release date: February 1, 2006 [eBook #17656]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GERTRUDE ET VERONIQUE ***

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GERTRUDE ET VÉRONIQUE

PAR
ANDRÉ THEURIET
PARIS

G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS

1888

LE SECRET DE GERTRUDE

I

La journée tirait à sa fin—une pluvieuse journée de février—et bien que le ciel se fût éclairci, la lumière pénétrait déjà avec peine à travers les carreaux verdâtres de la pièce où se réunissait chaque soir la famille de Mauprié. Les fenêtres donnaient sur l'unique rue du village; en soulevant le rideau, on pouvait apercevoir la route détrempée par la pluie, la rue tournante, les maisons basses aux toits moussus, l'abside de la vieille église de Lachalade, et dans le fond, la forêt d'Argonne voilée d'une brume violette. Près de l'une des croisées, la veuve de David de Mauprié se tenait droite dans son fauteuil et raide dans ses vêtements noirs; sa figure affilée et pointue se profilait sur la mousseline du rideau, et l'on voyait ses mains sèches agiter mécaniquement les aiguilles. Sa fille aînée, Honorine, élancée et maigre, surveillait devant la cheminée la cuisson d'un opiat pour le teint; elle devait avoir passé la trentaine; la flamme du brasier éclairait à demi son visage couperosé et ses yeux noirs encore beaux sous leurs paupières déjà fatiguées. Un garçon de vingt-trois ans, nommé Xavier, était assis à une table ronde devant un dessin qu'il terminait rapidement. Près de lui, dans l'embrasure de la seconde fenêtre, sa sœur cadette, Reine, les coudes sur les genoux et les mains enfoncées dans ses épais cheveux bruns, profitait des dernières heures du jour pour dévorer un roman qui absorbait toute son attention.

L'ombre envahissait de plus en plus la salle, et les meubles qui la garnissaient disparaissaient noyés dans l'obscurité. Parfois seulement le feu se ranimait, un jet de flamme lançait çà et là de légères touches lumineuses, et on distinguait un coin de miroir, un panneau de tapisserie, un portrait enfumé dans son cadre terni, une console ventrue à poignées de cuivre, un râtelier d'armes de chasse… Puis la flamme s'évanouissait et tout se replongeait dans l'ombre, à l'exception des silhouettes immobiles près des fenêtres.

—Allons, fit Xavier en posant son crayon, on n'y voit plus.

—Reine, dit la sœur aînée d'une voix aigre-douce, le souper ne sera jamais prêt!… Laisse donc ton livre, tu finiras par te perdre les yeux.

Reine feuilleta les dernières pages de son roman et releva la tête d'un air de mauvaise humeur.—Si tu as peur pour mes yeux, répondit-elle, allume la lampe.

—Nous brûlons déjà trop d'huile, reprit sèchement Honorine, et tu sais bien que la buire doit nous faire une semaine.

—Reine, dit alors madame de Mauprié d'un ton emphatique, tu ne devrais pas oublier que nous avons de lourdes charges et que nous devons être économes…. Laisse ton roman et occupe-toi des choses utiles.

—Bien parlé, ma mère! cria une voix rude, et au même moment la porte entr'ouverte livra passage au fils aîné, Gaspard de Mauprié, tandis qu'un chien de chasse vint secouer son poil mouillé jusque sur les jupes de Reine.

Elle jeta son livre avec dépit, et, repoussant l'épagneul:—Emmène-donc ton chien, dit-elle à Gaspard, sa place est au chenil et non dans la salle.

—Tout beau, ma précieuse sœur, répliqua celui-ci en faisant résonner la crosse de son fusil sur les carreaux, Phanor n'est déplacé nulle part, il gagne sa journée, lui, et ne perd pas son temps à bayer aux corneilles!

Tout en parlant, le chasseur tira de son carnier deux vanneaux qu'il jeta sur la table:—Honorine, porte cela au garde-manger, et mets le couvert, car je meurs de faim.

Puis, d'un geste de maître, il frotta une allumette contre sa manche et alluma la lampe, objet de la contestation. L'apparition de la lumière rétablit le calme dans la salle. La veuve s'approcha avec son tricot, Reine reprit sa lecture, Honorine se mit à filtrer la liqueur qu'elle avait retirée du feu; Xavier, seul, resta près de la croisée, le front appuyé contre la vitre et regardant la route déserte. Quant à Gaspard, après avoir débouclé ses guêtres, il avait pris un chiffon de laine et frottait le canon de son fusil en sifflant un air de chasse. La lueur de la lampe éclairait sa figure osseuse et hâlée, sa barbe touffue et ses yeux gris perçants. Personne ne parlait plus et le silence n'était interrompu que par le sifflet du chasseur, le balancier de l'horloge dans sa longue boîte, et les soupirs de l'épagneul qui s'était étendu près des chenets.

Quand le fusil fut nettoyé, Gaspard releva la tête.

—Eh bien! et ce souper? demanda-t-il d'un ton bourru.

—J'attends le lait que Gertrude est allée chercher à la Louvière, répondit Honorine.

—Elle y met le temps, la cousine Gertrude! grommela Gaspard; au sortir du bois je l'ai vue de loin, trottant menu et sautillant de pierre en pierre, comme si le sable du chemin n'était pas digne de toucher ses pieds de princesse…. Elle se sera sans doute arrêtée à coqueter avec le fils du fermier.

Honorine haussa les épaules.

—Fi donc! Gaspard, dit-elle, est-ce qu'une fille bien élevée fait attention à ces gens-là?

Gaspard éclata de rire:

—Faute de grives on mange des merles, et il faut bien que vous vous contentiez du seul gibier qui soit à votre portée…. Toi-même, ma sœur, pourquoi uses-tu les œufs du poulailler à fabriquer du lait virginal, si ce n'est pour que la blancheur de ton teint éblouisse ces gens-là?

—Des paysans! fit Reine, et son minois chiffonné prit une expression dédaigneuse.

—Je ne parle pas pour toi, Reine, continua Gaspard, je connais tes goûts; tu attends que le fils d'un roi vienne à deux genoux t'offrir sa main, mais Gertrude est moins ambitieuse.

—Oui, elle est peuple, soupira la cadette, et elle se replongea dans sa lecture.

—Hélas! dit madame de Mauprié de sa voix languissante, elle a les idées que feu son père avait prises dans les garnisons. Le capitaine Jacques de Mauprié avait eu le tort de mépriser la profession de sa famille…. J'ai souvent ouï dire à votre pauvre père que, depuis le roi Henri IV jusqu'à 1830, tous les Mauprié avaient soufflé le verre… Un gentilhomme verrier ne devrait jamais quitter ses ouvreaux! Et elle lança un regard de reproche à Gaspard.

—Est-ce pour moi que vous dites cela, ma mère? reprit celui-ci d'un ton rude; pourtant si la verrerie des Bas-Bruaux a été vendue en justice dix ans après votre mariage avec mon père, je n'y suis pour rien, et vous en savez là-dessus plus long que moi… Vous me répondrez que j'aurais pu travailler aux Senades, chez les du Tertre; mais j'ai des préjugés, moi aussi, et je n'aime pas à servir chez les autres!

En entendant cette brève repartie, la veuve releva la tête; ses yeux rencontrèrent ceux de son fils aîné et une légère rougeur colora ses joues flétries.

—A Dieu ne plaise, soupira-t-elle, que je vous adresse un reproche, Gaspard! Vous étiez trop jeune lors de la faillite des Bas-Bruaux pour savoir comment les choses se sont passées, et je voulais justement vous dire que notre déconfiture ne serait pas arrivée, si Jacques de Mauprié avait consenti à s'associer avec nous…. Mais le père de Gertrude n'avait pas le culte des traditions de famille; c'était un soldat, et sous un certain rapport, il est presque heureux que sa mort ait ramené ma nièce dans un milieu convenable.

—Heureux! murmura Gaspard en se promenant de long en large, heureux!…. pour Gertrude, c'est possible; mais pour nous, qui étions déjà réduits à la portion congrue, je ne vois pas quel bonheur l'arrivée de cette sixième bouche a pu apporter dans le ménage!

—Gertrude est doublement ma nièce, répliqua la veuve. C'était un devoir pour moi de recueillir la fille de Jacques de Mauprié et de ma propre sœur… Qu'eut dit le monde si nous l'eussions laissée à l'abandon? Songez, Gaspard, que vous êtes son tuteur et que nous sommes responsables de son avenir.

—Morbleu! s'écria Gaspard, vous me la baillez belle, avec votre responsabilité!…. N'aviez-vous pas assez à faire de surveiller Reine qui a la tête farcie de romans!… Je ne parle pas d'Honorine, qui se garde toute seule, maintenant qu'elle est montée en graine….

Honorine eut un beau mouvement d'indignation et laissa tomber son filtre.

—Gaspard, commença-t-elle de sa voix la plus aigre, je ne répondrai pas à vos grossièretés, seulement….

Elle allait en dire long, quand Xavier, qui n'avait cessé de regarder dans la rue, tourna vivement la tête. «Voici Gertrude!» murmura-t-il, et tous se turent.

On entendit en effet un frôlement de robe et un pas léger dans le corridor, puis Gertrude entra dans la salle, son pot au lait à la main. Elle était blonde, svelte et pouvait avoir dix-neuf ans. Une fanchon de laine blanche, posée en pointe sur ses cheveux abondants, encadrait l'ovale délicatement allongé de son visage, puis retombait sur ses belles épaules larges et sur sa poitrine doucement agitée. Elle avait couru; de folles mèches soyeuses, échappées à ses bandeaux, s'étaient soulevées et formaient une sorte d'auréole autour de son front. L'air froid du soir avait avivé les nuances roses de ses joues, et ses grands yeux brillaient comme de limpides aigues-marines. Tout en elle, depuis la ligne fière de sa petite bouche aux coins retroussés, jusqu'aux mignonnes attaches de ses mains effilées et de ses pieds cambrés, révélait la finesse de sa race. Elle était si charmante, même à la maigre lueur de la lampe, que Xavier ne put retenir un geste d'admiration, ni ses cousines un regard de dépit.

—Tu es restée bien longtemps à la ferme, dit Honorine en lui prenant des mains le pot au lait.

—Suis-je en retard? répondit Gertrude. Attends, je vais t'aider, et nous aurons bien vite rattrapé le temps perdu.—Elle se débarrassa de sa fanchon, et alla embrasser madame de Mauprié qui lui tendit froidement sa joue.

—Figurez-vous, continua-t-elle, que j'ai rencontré l'oncle Renaudin!…

A ce nom, toutes les têtes se levèrent et chacun écouta d'un air plus attentif.

—Il suivait la chaussée de l'étang, poursuivit Gertrude, j'ai eu peur de me trouver avec lui face à face, et je suis restée à la lisière du bois jusqu'à ce qu'il eût passé…. Le pauvre homme ne peut presque plus marcher et j'ai dû attendre longtemps. Il se traînait tout courbé…. cela m'a serré le cœur!

—Je t'engage à t'apitoyer! s'écria Reine: il a été si aimable pour nous tous!

—N'importe, c'est notre oncle…. Et il a l'air si cassé et si souffrant!

—Il se fait vieux, dit la veuve, on prétend même que son esprit se dérange. Il était pourtant bien alerte quand il est revenu à Lachalade, il y a dix ans…. Je vois encore sa taille droite drapée dans sa longue redingote, et son air imposant….

—Oui, interrompit Gaspard d'un ton sarcastique, cet air avec lequel il nous congédia brutalement dès notre seconde visite…. Il s'est conduit comme un manant!

—Oh! Gaspard… fit Gertrude.

—Oui, comme un manant, je le répète, car je ne sais pas dorer mes paroles et je ne mâche pas ce que j'ai sur le cœur…. Je le hais!

—Il ne m'a pas mieux reçue que vous, reprit Gertrude, il ne m'a même pas laissée parler, quand j'ai été le visiter, à mon arrivée à Lachalade; mais en le voyant se traîner péniblement ce soir sur le chemin pierreux, j'ai été touchée de pitié, et si j'avais osé, je lui aurais offert mon bras jusqu'à sa porte.

—Oh! tu es fine, toi! s'écria Gaspard en ricanant.

—Ce n'est pas de la finesse, c'est du cœur! répondit Gertrude blessée, et en même temps des larmes roulèrent dans ses yeux.

Xavier la regarda d'un air ému et charmé à la fois.

—Gertrude a raison, dit-il enfin d'une voix sourde, et j'aurais fait comme elle.

Gaspard le toisa des pieds à la tête.

—Silence, morveux, lui cria-t-il; quand on a du cœur, on reste fier; il n'y a que les âmes basses qui pardonnent les injures!

—Gertrude, dit froidement la veuve en enfonçant une de ses aiguilles dans ses cheveux gris, la sensibilité ne doit jamais faire oublier la dignité; ton oncle t'a repoussée et nous t'avons accueillie, malgré nos ressources bornées. En insistant comme tu le fais, tu as l'air de ne pas t'en souvenir.

—Ma tante, ne le croyez pas! s'écria Gertrude, et, s'agenouillant près de la veuve, elle lui baisa les mains.—Vous avez été bonne pour moi, et mon cœur vous en remercie tout bas à chaque instant. En disant ces mots elle voulut passer ses bras autour du cou de sa tante, et répandre au dehors l'émotion qui gonflait sa poitrine, mais d'un geste, madame de Mauprié écarta les mains de la jeune fille.

—Assez, mon enfant, tu sais que je n'aime pas les scènes sentimentales! dit-elle sèchement.

Gertrude se sentit glacée, et refoulant sa tendresse au fond de son cœur, elle s'en alla tristement s'asseoir près de la cheminée.

—Je ne veux faire de leçon à personne, poursuivit la veuve de son ton emphatique et tranchant, seulement je pense qu'une famille hospitalière et généreuse a droit à d'autres égards qu'un parent avare et dénaturé, et que se montrer tendre avec lui, c'est nous donner tort à nous. Je ne fais point parade des sacrifices que je m'impose, mais personne n'ignore que nous vivons de privations depuis cinq ans; depuis cinq ans la vie est dure pour nous,—mes filles en savent quelque chose!…

Gertrude aussi ne l'ignorait pas. Elle était arrivée à quatorze ans dans la maison de sa tante, et depuis lors, elle avait silencieusement dévoré plus d'une humiliation. Elle se le disait, assise sur sa chaise basse, étouffant ses sanglots et brûlant aux ardeurs du brasier ses paupières gonflées de larmes. La brassée de bois vert qu'Honorine venait de jeter sur les chenets se tordait sur la braise et lançait de bruyants jets de flamme. Gertrude songeait aux pauvres femmes qui vont dans la forêt ramasser des branches mortes et rentrent le soir, courbées sous leur fagot. Elle pensait aux filles des charbonniers, qui veillent toute la nuit, accroupies autour des fournaises grondantes. Elle aurait voulu être l'une d'elles. Leur vie si pénible lui semblait moins misérable que la sienne. Elles, au moins, gagnaient leur journée, et personne ne leur reprochait le pain qu'elles mangeaient le soir… Pendant qu'elle pensait à toutes ces tristes choses, sa tante poursuivait impitoyablement l'énumération de ses bienfaits et la glorification de sa conduite. Une fois sur cette pente, elle ne s'arrêtait plus, mêlant dans son discours les choses les plus respectables aux détails les plus vulgaires. Elle parlait avec le même accent des souvenirs de famille, des devoirs de parenté et des menues privations qu'elle s'imposait:—on avait vendu le piano de Reine; elle avait supprimé son chocolat du matin; les bougies avaient été remplacées par de la chandelle, bien que l'odeur du suif lui fût insupportable… Puis venaient des retours mélancoliques vers les jours meilleurs d'autrefois, et des comparaisons navrantes entre le passé et le présent…

—Encore, ajouta-t-elle en terminant, tout cela ne serait rien si Reine et Honorine étaient établies. Ah! mes pauvres filles, je crains bien que vous ne coiffiez sainte Catherine!

Cette perspective mettait Reine en fureur.

—Et songer, s'écria-t-elle avec un geste de dépit, que si ce ladre d'oncle Renaudin avait voulu, nous aurions pu faire un beau mariage! Cela lui aurait si peu coûté de nous doter!… Il ne dépense rien et sa maison regorge de tout.

—Oui, soupira Honorine, lorsque nous lui avons fait visite pour la dernière fois, les armoires de la salle étaient ouvertes… Je vois encore les belles piles de linge et les paniers pleins d'argenterie…

—Et le cellier plein de provisions! ajouta la veuve.

—Et les meubles de soie entassés dans la chambre de réserve! murmura la cadette.

—Ah! dit Honorine, qui devenait enragée rien qu'en écoutant cette énumération, si l'oncle ne veut plus nous voir, c'est bien votre faute, à toi et à Gaspard! Il fallait l'adoucir et le gagner par des égards, tandis que vous l'avez irrité avec vos grands airs et vos plaisanteries. Au lieu de le traiter tout haut d'Harpagon, si Gaspard lui avait porté un lièvre de temps à autre, tout se serait raccommodé.

Gaspard bondit d'indignation.

—Moi, donner un lièvre à ce pince-maille! Je préférerais le jeter à la gueule de Phanor!… Pour qui me prends-tu? Est-ce qu'un Mauprié se couche à plat ventre devant un héritage?… Tu sais le dicton: «Gueux et fier comme un verrier!» Mon père l'était, et bon chien chasse de race. J'aimerais mieux crever dans un fossé que de mendier les bonnes grâces d'un croquant qui s'est enrichi en tondant ses moutons et ses débiteurs, et qui aujourd'hui encore trouverait à tondre sur un œuf… Assez sur ce chapitre, ne m'en parle plus et sers-nous à souper!

Le couvert était mis et la soupe au lait, préparée par Honorine, fumait dans la soupière. Ils s'assirent tous autour de la table couverte d'une toile cirée. Madame de Mauprié dit à haute voix le Bénédicité, que Gaspard et Xavier écoutèrent debout, puis on n'entendit plus qu'un bruit de cuillers et de vaisselle.

Le souper était abondant, et on sentait que le bien vivre était le seul luxe auquel les Mauprié n'avaient pas renoncé.—Un pâté de lièvre dans sa terrine, un jambonneau dans sa gelée, une salade de mâches et un fromage du pays composaient le menu. Gaspard et sa mère l'arrosaient d'un petit vin du Verdunois; Xavier et les trois filles buvaient de la piquette. Tous avaient bon appétit, à l'exception de Gertrude, qui se forçait pour avaler une bouchée, et qui semblait absorbée par ses réflexions. Gaspard, le dos au feu et son chien Phanor entre les jambes, mangeait comme quatre, buvait d'autant et semblait rasséréné par le rayonnement de l'âtre qui lui chauffait les reins, et les rasades de vin qui lui égayaient le cerveau; son verbe tranchant s'était adouci, et parfois un large éclat de rire entrecoupait ses propos de chasseur. La conversation roulait le plus souvent sur les souvenirs du temps passé et sur les familles de verriers avec lesquelles les Mauprié entretenaient des relations de voisinage. Au dessert, Gaspard, mis complètement en bonne humeur, fredonna un air de chasse et conta ses exploits de la journée. Il était tard quand on se leva de table; Honorine et Gertrude enlevèrent le couvert et chacun s'apprêta à gagner son dortoir. Les trois jeunes filles allèrent embrasser madame de Mauprié; Gaspard baisa bruyamment les joues de ses sœurs, puis s'avança vers Gertrude.

—Allons, petite cousine, dit-il en lui tendant la main, pas de bouderie!… Faisons la paix!

Gertrude le regarda fixement et répondit d'une voix brève:

—Cousin Gaspard, je suis fille de verrier, moi aussi, et j'ai de la rancune… Bonsoir.

Gaspard demeurait ébahi. Elle passa rapidement devant lui pour aller rejoindre ses cousines, puis elle s'approcha de Xavier et murmura, tout en lui souhaitant le bonsoir:

—J'ai besoin de te parler; sois demain de bonne heure à ton atelier.

II

Ainsi qu'elle l'avait dit à Gaspard, Gertrude était une vraie fille de verrier. Elle avait la spontanéité, la fierté, les colères violentes de cette race ardente et chevaleresque dont les types étranges tranchent si vivement sur le fond vulgaire et effacé des populations meusiennes.—Venus, dit-on, de la Normandie, les gentilshommes verriers étaient établis en Argonne depuis un temps immémorial. On les y trouve déjà installés sous le règne de Philippe le Bel, qui, par lettre royale datée de 1314, déclara que les gentilshommes de Champagne travaillant aux verreries ne dérogeaient pas à la noblesse. Ce privilège fut confirmé plus tard par Henri III, et Henri IV lui-même ne dédaigna pas de s'occuper des verriers. La manière dont ils lui furent présentés mérite d'être rappelée.—C'était au commencement de mars 1603, et le roi se rendait à Metz avec Marie de Médicis; comme on descendait la côte des Chalaides, au sortir de Sainte-Menehould, plusieurs gentilshommes débouchèrent de la lisière du bois et coururent au-devant de la voiture. «Qui sont ces gens-là? demanda le roi.—Sire, répondit le postillon, ce sont des souffleurs de bouteilles…» Le Béarnais se mit à rire; les mauvaises langues prétendent même qu'il se permit sur leur compte une plaisanterie assez salée. La voiture ne s'arrêta pas, car il tombait une petite pluie fine, il mousinait, comme on dit dans le pays, et on avait déjà perdu beaucoup de temps à écouter la harangue des notables de Sainte-Menehould; mais Henri IV fit prendre les placets des verriers, et peu de jours après leur accorda de nouvelles lettres patentes.

Ces gentilshommes, demi-artistes et demi-aventuriers, avaient été sans doute attirés dans l'Argonne par les ressources nombreuses que le pays offrait à leur industrie. Un sable pur y foisonnait dans les bruyères, et les bois, peu exploités, donnaient le charbon à discrétion. Eu outre, les retraites giboyeuses des défilés, les eaux poissonneuses de la Biesme, étaient faites pour retenir des gens qui aimaient la bonne chère et avaient toujours eu du sang de braconniers dans les veines. La forêt leur plaisait et ils y prospérèrent. Dès 1530, Nicolas Volcyr, historiographe de Lorraine, vantait «les belles voirrières des boys d'Argonne.» Le dix-septième siècle fut leur âge d'or. Colbert avait augmenté leurs privilèges et assuré leur monopole. Ils inondaient de leurs bouteilles la Lorraine, la Champagne et la Bourgogne, gagnaient gros et dépensaient d'autant, faisant chère lie, menant grand train et ayant nombreuse lignée. Les aînés succédaient au chef de famille dans la direction de la verrerie, les cadets ne rougissaient pas de leur servir d'ouvriers; quelques-uns cependant devenaient gens d'épée ou gens d'église; l'un d'eux, Nicolas de Condé, fut de la Compagnie de Jésus et prononça une oraison funèbre du roi Louis XIII. Les filles épousaient des verriers du voisinage ou se faisaient religieuses. Dédaignés de la noblesse territoriale, qui raillait leurs occupations manuelles et les appelait des gentilshommes de verre[1], ils se tenaient fièrement à l'écart, ne frayant qu'avec leurs confrères, et rendant avec usure aux bourgeois les mépris hautains des nobles familles du voisinage.

La révolution de 1789 porta un rude coup à leur prospérité en anéantissant leur monopole. Mais aujourd'hui encore ils ont en grand mépris les roturiers, qu'ils tiennent à distance et qu'ils appellent des sacrés-mâtins; ils ne se marient guère qu'entre eux, et la fille d'un gentilhomme verrier ferait plutôt d'un bourgeois son amant que son mari. La plupart vivent très pauvrement et ont adopté les mœurs et le costume des paysans au milieu desquels ils habitent; quelques-uns, fatigués de leur oisiveté, ont pris du service et sont devenus de bons officiers.

C'était ce qu'avait fait le capitaine Jacques de Mauprié, père de Gertrude; mais ses efforts pour tirer sa famille de l'ornière n'avaient pas réussi. Il était mort trop tôt, et Gertrude, confiée aux soins de sa tante, était précisément tombée dans ce milieu d'où le capitaine avait si énergiquement cherché à sortir. Comme on l'a vu plus haut, la veuve de Mauprié, qui vivait maigrement d'une rente viagère de deux mille francs, avait accueilli sa nièce sans enthousiasme, et la vie que l'orpheline menait à Lachalade était des plus pénibles. Sa nature expansive et affectueuse était sans cesse refoulée et froissée, tantôt par la rudesse de Gaspard ou les méchancetés de Reine et d'Honorine, tantôt par les glaciales rebuffades de la veuve. Un seul membre de la famille, Xavier, lui avait toujours montré de la sympathie.

Xavier de Mauprié venait d'entrer dans sa vingt-troisième année. Il avait été élevé jusqu'à dix-huit ans au petit séminaire de Verdun, et sa première impression, à son retour au logis, fut la vue de cette charmante cousine de quatorze ans qui lui sauta au cou le plus gentiment du monde. Madame de Mauprié avait eu l'espoir qu'il entrerait dans les ordres; mais la vocation ne venant pas, Xavier s'en retourna à Lachalade sans avoir une idée arrêtée au sujet d'une carrière quelconque. La famille était trop pauvre pour le pousser dans un emploi public, sa mère n'eût jamais consenti à faire de lui un commerçant; d'ajournements en ajournements, il resta à Lachalade, menant une vie dont l'inutilité lui pesait. Sous l'influence du milieu vulgaire dans lequel il grandissait, ses nerfs étaient devenus plus irritables, et son esprit de moins en moins communicatif. Gertrude seule aurait pu l'apprivoiser et le rendre expansif; mais, avec elle, un autre sentiment arrêtait son élan et paralysait sa langue,—la timidité.

La grâce primesautière, l'esprit vif et naturel de la jeune fille imposaient à ce garçon sauvage et gauche. Il brûlait de confier à sa cousine les inquiétudes et les ambitions qui agitaient son âme, et tout le temps qu'il était seul, il trouvait mille façons de traduire ses aspirations confuses; mais une fois en face de Gertrude, les mots ne venaient plus. Il commençait une phrase, balbutiait en voyant les grand yeux de la jeune fille se fixer sur les siens, puis brusquement il s'arrêtait et redevenait silencieux. Plus Gertrude croissait en âge et plus Xavier se repliait sur lui-même; celle-ci, découragée par les airs farouches et le ton parfois bourru de son cousin, commençait à imiter sa réserve. Ils se sentaient toujours sympathiques l'un à l'autre; mais ils se parlaient peu, se bornant à échanger un sourire ou un regard, en signe de tacite alliance.

Humilié de son inaction, las des distractions du village et des ineptes conversations de ses sœurs, Xavier s'était consolé en se livrant à son goût très vif pour le dessin. Comme son frère Gaspard, il s'était mis à courir les bois, mais ce n'était pas le même attrait qui le retenait dans les gorges de l'Argonne.—Il était devenu amoureux de la forêt.—Les arbres aux attitudes majestueuses, les terrains mouvementés, la riche coloration des bruyères roses ou des fougères dorées par l'automne; le monde toujours bruissant, gazouillant ou bondissant des insectes, des oiseaux et des fauves, tout cela le charmait et le passionnait. La fée des bois l'avait touché de sa baguette de coudrier; elle l'avait ramené, séduit et asservi sous les voûtes verdoyantes de la forêt enchantée. Il y passait des journées entières à dessiner. Il avait fait connaissance avec les charbonniers et les sabotiers de la Gorge-aux-Couleuvres, et ces silvains demi-sauvages, tout possédés de l'esprit forestier, l'avaient initié aux mystères des bois. Le soir, au long des fournaises flamboyantes, le maître charbonnier lui avait appris le nom de toutes les essences d'arbres, le chant de toutes les espèces d'oiseaux, et c'était en voyant le sabotier de la Poirière tailler le hêtre et le bouleau, qu'une préoccupation nouvelle avait agité son esprit.

De l'admiration des belles choses au désir de les reproduire, la distance est courte. Xavier s'était tout à coup senti travaillé par ce besoin de création qui fait le tourment et la joie des organisations artistiques. Après s'être longtemps contenté de dessiner des arbres et des plantes, il fut pris du désir de serrer de plus près la réalité, tout en l'accommodant à certaines combinaisons idéales. La rustique industrie du sabotier Trinquesse fut pour lui comme une révélation. Il essaya à son tour de tailler le bois à sa fantaisie, et pria Trinquesse de lui apprendre son métier. Il y fit bientôt des progrès surprenants, et non content de manier la rouette et le paroir, il s'aboucha avec le menuisier de Lachalade, qui lui montra à dresser, à tourner et à assembler. Puis, son apprentissage terminé, il se procura les outils nécessaires et installa son atelier de sculpture sur bois dans un appentis adossé à la clôture du jardin.

C'était là qu'il passait des journées entières, tout absorbé par des tentatives auxquelles personne dans la famille ne s'intéressait, sauf Gertrude. Ce fut là qu'il vint attendre sa cousine au lendemain de la scène qui ouvre ce récit. Cette visite matinale, annoncée si brusquement et si mystérieusement par la jeune fille, l'avait préoccupé toute la nuit; il allait et venait dans l'atelier d'un air impatient, et son inquiétude se peignait sur sa physionomie aux traits mobiles. C'était, à cette époque, un garçon maigre et brun, de taille moyenne et de mine rêveuse. Ses beaux yeux noirs, enfoncés dans l'orbite, avaient parfois l'air de regarder en dedans. Il ne portait pas sa barbe, et l'expression fine, un peu triste, de sa bouche ressortait mieux encore sur son visage soigneusement rasé. Les flammes sombres de ses yeux creux et la ligne rouge de ses lèvres tranchaient vivement sur la pâleur olivâtre de son teint, et donnaient un caractère saisissant à sa figure encadrée de longs cheveux noirs.

Il tressaillit tout à coup en entendant crier le sable de l'allée; un frôlement de jupe et un léger bruit de pas annonçaient l'arrivée de Gertrude. Il courut ouvrir à sa cousine et l'amena jusqu'auprès de l'établi où un petit poêle ronflait joyeusement.

—Je t'ai fait un bon feu, lui dit-il, assieds-toi là et chauffe tes pieds… L'air est humide ce matin.—Tout en tourmentant un morceau de bois avec son ciseau, il la regardait d'un air embarrassé, Gertrude était restée debout près de l'établi. Ses lèvres étaient serrées, ses regards sérieux, et elle pressait nerveusement contre sa poitrine les pointes de sa fanchon.

—Comme tu es pâle! s'écria Xavier.

—Je n'ai pas dormi, répondit-elle; j'ai pensé toute la nuit à une chose à laquelle je me suis décidée.

—Que veux-tu dire, Gertrude, et qu'y a-t-il de nouveau?

—Je ne puis plus supporter la vie que je mène, Xavier, je ne le puis plus!… Je sens chaque jour davantage combien je suis ici à charge à tout le monde.

—A tout le monde?… interrompit Xavier en la regardant d'un air de reproche.

—Non, pas à toi! s'écria-t-elle en se rapprochant de lui, tu as toujours été bon pour moi, cousin Xavier. Mais les autres!… Tu as entendu Gaspard, hier, et tu sais qu'il m'a prise en aversion… Mes cousines sont méchantes avec moi et ma tante ne m'aime pas. Je fais pourtant ce que je puis pour qu'on m'aime, et je n'y réussis pas! Je sens que je leur pèse. Je ne suis qu'une enfant, mais j'ai de l'orgueil, moi aussi, et je souffre… Je veux partir.

—Partir!… Xavier laissa tomber son ciseau et demeura muet. Il regardait sa cousine sans pouvoir parler, et ses mains étaient toutes tremblantes. Pour lui, Gertrude était la seule joie de la maison, le seul point lumineux dans la vie grise et terne de tous les jours.—Partir! reprit-il enfin d'une voix sourde, seule! à ton âge!… Y penses-tu?

—Il y a longtemps que j'y pense, poursuivit Gertrude, et j'avais hésité jusqu'à hier soir, mais ce matin mon parti est pris. Je suis courageuse, je travaillerai. Voilà un an que je vais coudre chez la modiste du village; c'est une bonne fille qui m'a appris ce qu'elle sait et qui s'est déjà occupée de me chercher une place à la ville.

—Elle l'a trouvée? demanda-t-il avec anxiété.

—Oui, et c'est pourquoi je me suis décidée à te parler ce matin avant que tu ne partes pour les Islettes… Voici une lettre que je te prie de mettre à la poste là-bas.

Xavier demeurait silencieux. Ses yeux sombres avaient pris une expression d'angoisse passionnée. Il contemplait tristement Gertrude, qui s'était approchée du poêle et tendait vers la plaque de fonte ses petites mains glacées.

—Dans trois jours, reprit-elle, quand tu retourneras aux Islettes, il faudra que tu aies la complaisance de passer de nouveau au bureau de poste. La maîtresse du magasin où je désire travailler doit répondre à cette lettre poste restante, et tu me rapporteras sa réponse.

—Je ferai ce que tu demandes, dit-il en soupirant profondément; mais songes-y bien encore, Gertrude… La vie est dure chez les autres!

—Je le sais, répondit-elle avec amertume… Puis comme elle craignait de l'avoir blessé, elle lui prit la main et la serra.

—Merci, dit-elle, ami Xavier! Garde-moi le secret jusqu'à nouvel ordre.

Elle avait les larmes aux yeux, et lui, se sentait le cœur serré par une douleur poignante.

—Gertrude, s'écria-t-il, ne t'en va pas!

—Il le faut, mon ami.

—Gertrude! répéta-t-il encore en lui secouant la main, et en même temps mille pensées confuses lui montaient aux lèvres. Ses yeux regardaient sa cousine avec une expression touchante. Si ces grands yeux sombres avaient pu parler, ils auraient dit: «Par pitié, ne t'en va pas, sois patiente et appuie-toi sur mon bras!…» Mais les yeux se contentaient de lancer des regards navrants, et Xavier n'osait pas révéler tout ce qu'il avait dans le cœur. D'ailleurs son propre avenir était si obscur! Le secours qu'il aurait pu offrir était beaucoup si on l'aimait, peu de chose s'il n'était pas aimé. Qui pouvait savoir si Gertrude l'aimait autrement que comme un compagnon d'enfance?… Si elle l'avait aimé plus sérieusement, aurait-elle songé à partir?…

Il refoula en lui les mots prêts à jaillir.

—Soit, dit-il d'une voix étranglée, je ferai ta commission.

Gertrude le remercia de nouveau et quitta l'atelier. Accoudé sur son établi, Xavier la regardait à travers les vitres tandis qu'elle suivait légèrement les plates bandes herbeuses. Elle avait disparu depuis longtemps déjà, qu'il était encore, à la même place, la main appuyée sur son front, roulant des pensées noires et découragées, pendant que le vent faisait tournoyer les feuilles sèches sur le gazon, et que les moineaux pépiaient dans les sapins….

Quatre jours après, Xavier qui revenait des Islettes aperçut, au soleil couchant, Gertrude qui l'attendait sur le pas de la porte.

—J'ai quelque chose pour toi, lui dit-il tristement, et il lui tendit une lettre qu'elle décacheta avec vivacité. Tandis qu'elle la lisait, Xavier, appuyé contre la porte, considérait le fin profil de la jeune fille éclairée par les rougeurs du couchant. Elle releva brusquement la tête, et il l'interrogea du regard.

—Tout est terminé, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix; les demoiselles Pêche consentent à me prendre comme apprentie, et je dois être rendue à B… le 1er mars prochain… Ce soir je parlerai à ma tante…. Merci encore, Xavier!

Elle se retourna pour lui serrer la main, mais il s'était déjà enfoncé dans l'ombre du couloir, et elle l'entendit s'éloigner du côté du jardin.

Lorsque toute la famille fut réunie pour le souper, et que Gaspard eut allumé la lampe, Gertrude alla s'asseoir près de madame de Mauprié et déplia silencieusement sa lettre. Au bruit du papier froissé, la veuve posa son tricot et dit à sa nièce en lui dardant un regard froid:

—Qu'y a-t-il, Gertrude, et que me veux-tu?

—Ma tante, commença la jeune fille d'une voix émue mais ferme, vous m'avez accueillie chez vous, et depuis cinq ans vous avez été pour moi une parente dévouée; je vous ai imposé de lourds sacrifices et je vous en serai toujours reconnaissante….

La veuve fronça les sourcils, piqua une aiguille dans ses cheveux et s'écria d'une voix brève:

—Ça, où veux-tu en venir?

—A vous annoncer, ma tante, que je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalité: j'ai trouvé à B… une position convenable, et je viens vous demander la permission de l'accepter.

En même temps elle remit sa lettre à madame de Mauprié. En entendant ces dernières paroles, Gaspard avait relevé brusquement la tête; Honorine et Reine se regardaient et cherchaient tout bas qu'elle pouvait être cette position mystérieuse qui allait permettre à leur cousine de se produire à la ville.

«Cette chance-là ne m'arrivera jamais!» songeait Reine dépitée.—Xavier, les poings serrés sur les tempes, les lèvres froides, regardait la lettre, sa mère et Gertrude. Un silence profond remplissait la salle.

La veuve ajusta ses lunettes et lut lentement, puis, rejetant le papier avec dédain:

—Ainsi, dit-elle, tu veux te faire modiste!…

Modiste!… A ce mot, Honorine ébaucha un sourire de pitié et Reine poussa un soupir de soulagement; quant à Gaspard, il se remit à frotter son fusil et à siffler d'un air narquois.

—Oui, répondit Gertrude, je veux gagner ma vie honnêtement, et n'être à charge à personne.

Madame de Mauprié se mordit les lèvres.

—Tu as dix-neuf ans à peine, continua-t-elle, et je suis responsable de tes actes…. Est-il convenable que je te laisse aller à dix lieues d'ici, dans une boutique où tu seras en compagnie de filles de rien, et exposée à tous les dangers d'une situation pareille?

—Les demoiselles Pêche sont d'honnêtes filles; j'habiterai chez elles, et d'ailleurs je saurai me protéger moi-même.

—Et te payera-t-on suffisamment pour te faire vivre?

—On me donnera, pour commencer, le logement et la table, répondit Gertrude en rougissant; jusqu'à ce que je gagne davantage, je vous prierai de m'envoyer une partie de la rente de six cents francs qui me vient de ma mère.

—Et si nous refusons?… Car tu oublies que Gaspard est ton tuteur.

—Alors, répliqua-t-elle d'un ton ferme, je m'adresserai à mon oncle
Renaudin, qui est mon subrogé-tuteur et qui me fera émanciper.

Gaspard se mit à rire bruyamment.

—Eh! s'écria-t-il, laissez-la donc aller, ma mère!… Le village n'est pas fait pour de pareilles duchesses. Il leur faut la ville pour étaler leurs grâces et faire l'admiration des marjolets qui flânent le dimanche sur les promenades!… Toutes ces mijaurées-là s'imaginent qu'à la ville on trouve encore des rois qui épousent des bergères, et voici Reine qui grille d'envie, elle aussi, de trôner derrière un comptoir!

Reine se redressa comme une guêpe en colère et lança à son frère un regard furibond.

—Reine est trop bien née pour songer à devenir une fille de boutique, dit la veuve; elle n'oubliera jamais qu'elle est une Mauprié….

A ces mots Gertrude sentit le rouge lui monter au front. Elle fit quelques pas vers sa tante; ses yeux étincelaient et ses narines frémissaient.

—Madame, s'écria-t-elle d'une voix vibrante, c'est vous qui oubliez étrangement l'histoire de notre famille…. Vous parlez des Mauprié! Lorsque mes ancêtres vinrent en Argonne, ils étaient pauvres et ne crurent pas déroger en soufflant le verre…. J'entends agir comme eux et ne pense pas déchoir!…

Il y eut de nouveau un grand silence dans la salle. Gaspard regardait sa cousine d'un air ébaubi, et lorsqu'on se mit à table, Xavier serra fortement la main de Gertrude. Le souper fut maussade; Gertrude ne mangeait pas, Xavier était pensif et les autres ne disaient mot.

Lorsqu'on eut fini, madame de Mauprié retint légèrement par le bras sa nièce qui se disposait à se retirer.

—Quand comptez-vous nous quitter? lui demanda-t-elle.

—Je dois être au magasin le 1er mars, répondit la jeune fille, et je voudrais partir au moins la veille.

—Nous avons encore quatre jours jusqu'à la fin du mois, reprit froidement la veuve, je pense que vous les emploierez à réfléchir…. Bonsoir, ma nièce.

Elle s'apprêtait à lui tendre machinalement son front comme chaque soir, mais Gertrude se borna à la saluer et sortit sans ajouter une parole.

III

Le jour fixé pour le départ de l'orpheline était arrivé. Sa petite malle, cadenassée et ficelée, attendait dans le corridor le passage d'Herbillon le brioleur[2] qui devait la charger sur un de ses mulets, et accompagner la jeune fille jusqu'aux Islettes où passe le courrier de B… Il ne restait plus à Gertrude qu'une démarche pénible à faire, c'était sa visite d'adieu à l'oncle Renaudin. Cette visite lui coûtait, car le bonhomme était quinteux et recevait fort mal les visiteurs, surtout quand ceux-ci faisaient partie de sa famille. Néanmoins Gertrude se croyait obligée à ce dernier devoir. L'oncle Eustache était le frère de sa mère, et puis elle l'avait trouvé si faible, si vieilli, lorsqu'elle l'avait rencontré récemment!… Qui pouvait dire si elle le reverrait jamais? C'est en songeant à toutes ces choses que, vers midi, Gertrude prit le chemin de la maison de son oncle.

Cette maison était une ancienne dépendance de l'abbaye de Lachalade, et on l'appelait encore l'Abbatiale. Elle était bâtie un peu en dehors du village, sur une éminence d'où l'on dominait la vallée de la Biesme, et elle comprenait, outre les bâtiments d'habitation, un grand jardin abandonné dont les murs croulants ne finissaient qu'à la lisière de la forêt. Le chemin qui allait du village à l'Abbatiale était bordé de peupliers mélancoliques et aboutissait à un grand mur triste dans lequel était pratiquée une porte cintrée, prudemment munie d'un guichet. C'est devant cette porte que Gertrude s'arrêta pour respirer, car son cœur battait fort et elle se sentait tout oppressée. Au bout de quelques minutes elle agita la chaîne rouillée de la sonnette. Un tintement plaintif réveilla l'écho de la cour sonore, un aboiement lointain y répondit, mais personne ne se montra. Enfin un bruit de sabots résonna dans la cour, puis une clef grinça dans la serrure et la porte s'entre-bâilla.

—Bonjour, Fanchette; puis-je voir mon oncle? demanda Gertrude à une vieille servante qui l'examinait d'un air revêche.

—Vous savez bien que M. Renaudin ne veut recevoir personne, répondit froidement celle-ci.

—C'est que je pars ce soir… pour longtemps, et j'aurais désiré lui dire adieu.

La servante, tenant toujours la porte à demi fermée, considérait la jeune fille d'un air soupçonneux.

—Allons, Fanchette, dit une voix d'homme, laisse donc entrer mademoiselle dans la cour…. J'irai voir si elle peut monter là-haut.

En même temps le vieux garde Pitois ouvrit la porte toute grande et fit passer Gertrude, malgré les protestations de Fanchette. Les deux domestiques s'acheminèrent vers la porte du vestibule, en discutant aigrement. Gertrude les suivait toute décontenancée et regardait machinalement la cour solitaire avec sa ceinture de hauts bâtiments aux volets clos, son puits à la margelle usée et sa pelouse ovale bordée de buis, où un grand houx dressait son feuillage sombre et piquant, emblème de la maussaderie des hôtes du logis….

—Je vous dis que M. Renaudin ne la recevra pas! marmonnait Fanchette.

—Encore faut-il s'en assurer, grommelait Pitois.

—Allez-y donc, vieil entêté! s'écria-t-elle poussée à bout.

Ils étaient arrivés dans le vestibule, en face d'un escalier de pierre qui conduisait à la chambre de M. Renaudin.

—Eh bien! Fanchette, dit une voix perçante et plaintive, que signifie ce vacarme?…

En même temps l'oncle Renaudin parut sur les marches supérieures de l'escalier. Il était enveloppé dans une longue redingote râpée, ses doigts maigres s'appuyaient à la rampe de fer, son corps était courbé comme la lame d'une serpe et sa tête surplombait, montrant un crâne couronné de cheveux blancs, un long nez pointu et des yeux gris qui dardaient un regard méfiant.

—Que me veut-on? répéta-t-il d'un ton bref, en apercevant une figure étrangère.

—C'est votre nièce, monsieur, dit Pitois.

—Je ne veux voir personne, murmura le vieillard d'un ton bourru.

—Mon oncle, commença Gertrude en s'avançant, je venais vous faire mes adieux… En même temps elle le regardait avec ses beaux yeux mouillés de larmes.

Le son clair de cette voix sympathique sembla frapper le vieillard. Il s'arrêta, dévisagea silencieusement sa nièce, puis, comme si quelque chose avait enfin tressailli au dedans de lui, sa figure prit une expression moins rébarbative.

—Tes adieux? reprit-il, tu quittes donc la maison du verrier?

—Je vais à B…, répondit Gertrude.

—A B…! s'écria M. Renaudin.—Les muscles de sa face parcheminée se détendirent et le nom de cette ville parut agir mystérieusement sur son esprit.—Pitois, cria-t-il, laisse-la monter.

—Attrape! dit le garde triomphant, et il fit la nique à Fanchette qui s'éloigna d'un air grognon.

Quand Gertrude fut sur le palier: «Attends un moment, petite!» murmura son oncle. Il se traîna dans sa chambre où la jeune fille l'entendit clore à double tour les portes des armoires et les tiroirs d'un secrétaire. «Tu peux venir maintenant!» lui cria-t-il.

La pièce où elle entrait était entièrement lambrissée de chêne. Au fond, un grand lit carré à baldaquin de perse faisait face à la porte. De hautes fenêtres garnies de rideaux jaunis donnaient sur la vallée et les bois. M. Renaudin était assis dans son fauteuil de façon à avoir le secrétaire à portée de la main.—Viens te chauffer, dit-il à Gertrude en lui montrant une chaise près de la cheminée où deux pauvres tisons se mouraient dans un monceau de cendres. Il attisa un moment le brasier, puis fixant de nouveau ses yeux perçants sur la jeune fille:

—Dis-moi, reprit-il, que vas-tu faire à B…?

—Je vais y apprendre un métier, mon oncle, afin de gagner ma vie.

La figure de l'avare s'éclaircit un peu.

—Bien, fit-il, tu veux travailler… Bien cela, petite, et d'autant mieux que ce n'est pas dans les habitudes de ta famille… Et les Mauprié te laissent partir sans regret, hein?

—C'est moi qui ai demandé à m'en aller; je ne voulais pas abuser de l'hospitalité de ma tante… Il faut apprendre à se suffire à soi-même, quand on est pauvre.

—Pauvre!… pauvre! grommela le vieillard qui crut saisir un reproche dans ces derniers mots, à qui la faute?… Si ta mère et ta tante m'avaient écouté autrefois, elles n'auraient pas épousé leurs hâzis[3] de verriers, et elles s'en seraient mieux trouvées… Enfin, continua-t-il en se radoucissant, tu as pris le bon parti, qui est de travailler quand on est jeune… C'est comme cela que j'ai fait; j'ai quitté Lachalade à ton âge, avec mon paquet sur le dos… J'allais à B…, comme toi… Eh! eh! il y a eu de cela quarante-deux ans à la Chandeleur dernière…

Il poussa un soupir, croisa ses longs doigts sur ses jambes et se mit à regarder le foyer à demi éteint où scintillaient parfois encore quelques points lumineux. Cette allusion à sa jeunesse l'avait rendu songeur; il resta longtemps silencieux. Gertrude embarrassée ne savait si elle devait s'en aller. A un mouvement qu'elle fit pour quitter sa chaise, M. Renaudin releva la tête.

—Quoi! tu veux déjà partir, s'écria-t-il… Attends encore un peu, je n'ai pas tout dit.

Il contempla un moment la jolie figure étonnée et attentive de sa nièce; on eût dit que ses regards se rafraîchissaient en se reposant sur ces cheveux soyeux, sur ces yeux limpides et rêveurs, sur cette petite bouche souriante… Il se leva péniblement et effleura de sa main ridée et tremblante les bandeaux crêpelés de Gertrude.

—Comme tu as de beaux cheveux blonds! soupira-t-il. Va, rassieds-toi encore un peu; mes yeux ne sont pas souvent réjouis par la vue de la jeunesse… Arrête-toi un peu ici. Qui sait quand nous nous reverrons?

Il secoua tristement la tête, et il y eut de nouveau un moment de silence. On entendait la bise se lamenter dans la cage de l'escalier.

—Écoute le vent, reprit-il… Rassieds-toi et chauffe tes petits pieds… Attends, je vais mettre du bois au feu et te faire une bonne flambée.

Il attisa le brasier et jeta sur les chenets une brassée de menu bois qui pétilla en lançant une flamme claire.

—Eh! eh! dit-il en étendant ses mains devant le foyer, c'est gai, un bon feu, cela vous ragaillardit… C'est bien à toi, Gertrude, d'être venue me faire visite!

—Et pourtant, répondit Gertrude un peu apprivoisée et demi-souriante, et pourtant vous ne m'aviez guère encouragée…

—Oui, c'est vrai… Je me disais: «La caque sent toujours le hareng» et je te jugeais d'après tes grandes pecques de cousines, mais tu ne leur ressembles pas, tu es tout autre… Tu ressembles…

Il s'arrêta, passa la main sur son front jauni et poussa un long soupir.

—D'ailleurs, ajouta-t-il, je suis content de ton courage et de ta bonne envie de travailler… Mais tu ne m'as point dit ce que tu comptes faire à B…?

—Je veux y apprendre le métier de modiste.

M. Renaudin tressaillit et murmura en se parlant à lui-même: «Modiste… à B…? Il y a des ressemblances singulières!»

Et comme si cette réflexion l'avait replongé dans de profondes méditations, il tourna la tête du côté de la cheminée. La flamme dansait sur les chenets en formant mille fantastiques images, et au dehors la bise se lamentait toujours. Était-ce la plainte du vent qui réveillait de vieux souvenirs, ou bien le vieillard revoyait-il dans les arabesques de la flamme les fuyantes apparitions d'une époque lointaine?… Il étendait ses mains vers le brasier, puis il les passait sur son front comme pour réchauffer sa mémoire engourdie. Sa figure s'était attendrie et ses yeux étaient devenus humides.

—Tu auras grand froid sur la route, ma pauvre enfant! reprit-il tout à coup… Aie soin de bien te couvrir! En vérité, il y a des ressemblances singulières!… En te regardant et en entendant la bise de mars, il me semble revoir une pauvre enfant comme toi, qui s'en allait seule aussi dans la froidure et le vent… Écoute, dit-il en s'animant, laisse-moi te donner un conseil… Quand tu seras là-bas, à la ville, veille bien sur ton cœur! A ton âge, on ne demande qu'à aimer; défie-toi de ceux qui te diront que tu es jolie!… Ne donne pas ton cœur avant d'avoir au doigt un bel anneau de mariée. Veille sur toi; les hommes sont égoïstes et ne valent rien!…

Il s'était levé, tout surexcité; l'expression étrange de sa figure effraya Gertrude:

—Mon oncle, dit-elle, il est temps que je prenne congé de vous; je vais jusqu'aux Islettes à pied, et le brioleur Herbillon m'attend pour charger ma malle.

—Allons! fit-il en abaissant la voix, merci de ta visite, Gertrude!
Avant de partir, mets-toi là et écris-moi lisiblement ton adresse à B…

Elle lui obéit, et pendant qu'elle écrivait, il ouvrit son secrétaire:

—Je ne veux pas que tu t'en ailles sans rien emporter de moi. Tiens!

Il lui glissa dans la main un double louis:

—Serre-le bien, c'est de l'or… C'est beau et bon comme un rayon de soleil, et c'est plus rare! Ne le montre à personne ici, et promets-moi, si j'ai besoin de toi quelque jour, de revenir dès que je t'appellerai.

—Je vous le promets, mon oncle, répondit-elle tout émue!

—Maintenant, laisse-moi baiser tes cheveux blonds… Là… Bon voyage, petite Gertrude, et merci… Ta visite m'a fait du bien… Il l'accompagna jusque sur l'escalier:

—Ne dis rien à tes cousines! lui cria-t-il encore.

Quand Gertrude arriva au logis de sa tante, les sonnailles des mulets retentissaient déjà dans la descente de la Louvière.

—Eh bien! lui demandèrent à la fois Reine et Honorine, comment t'es-tu tirée de ta visite à l'oncle Renaudin?

—Il m'a bien reçue, répliqua-t-elle brièvement, et il est meilleur qu'on ne le dit.

Gaspard était parti dès le matin pour la chasse, madame de Mauprié et ses filles étaient seules dans la salle. Gertrude courut à l'atelier espérant y trouver Xavier, mais l'appentis était vide. «Où peut-il être?» se demandait-elle et elle se sentait le cœur gros. Elle parcourut du regard l'étroit réduit où s'étaient passées les seules bonnes heures de sa jeunesse. Elle fit un adieu silencieux aux vitraux verdâtres, aux dessins accrochés aux murs, aux outils rangés le long de l'établi… Le bruit des sonnailles s'était rapproché.

—Gertrude, cria la voix stridente d'Honorine, voici le brioleur!

Elle se hâta d'accourir et questionna ses cousines sur Xavier, Reine haussa les épaules et répondit négligemment:

—Il court les bois, sans doute.

Gertrude sentit des larmes lui monter aux yeux. Elle était habituée aux façons bizarres de son cousin, mais cette absence dans un pareil moment lui semblait impardonnable.—On avait chargé son bagage à dos de mulet. La veuve n'eut pas un moment d'expansion, et son baiser fut aussi froid que d'habitude.

—Au revoir, ma nièce, fit-elle solennellement…, que Dieu vous garde!

Gertrude embrassa ses deux cousines.

—Nous t'écrirons là-bas et tu nous enverras des chapeaux! lui dit
Reine.

Ce fut la seule marque d'intérêt que Gertrude emporta de la maison de sa tante…

Dans la chambre haute de l'Abbatiale, le vieil oncle Renaudin était resté tout absorbé par les souvenirs que la visite de sa nièce avait réveillés. Il s'était rassis dans son fauteuil et demeurait immobile, les coudes sur les genoux et le front dans les mains. La belle flambée allumée en l'honneur de Gertrude s'était éteinte et l'âtre ne contenait plus que des cendres grises; mais dans les corridors de la vieille maison le vent de mars gémissait toujours. Peu à peu on entendit au dehors, dans l'éloignement, un bruit de grelots. Le vieillard se leva, poussa un soupir et se mit à fouiller les tiroirs de son secrétaire. Dans un coin il trouva un objet de petite dimension soigneusement enveloppé de papier de soie. C'était une ancienne lorgnette de spectacle avec trois tuyaux de cuivre doré et une garniture d'ivoire. On ne s'en était pas servi depuis longtemps, car les tuyaux jouaient difficilement les uns dans les autres, M. Renaudin nettoya les lentilles avec un chiffon, ajusta les tuyaux, et s'approchant de l'une des fenêtres, braqua la lorgnette sur la campagne. De l'embrasure où il se tenait on pouvait voir l'extrémité du logis de Mauprié, l'angle du jardin, puis la route blanche serpentant au long des bois et des prés, dans la direction des Islettes.

Le bonhomme distingua bientôt les mulets avec leur charge de charbon, puis le chien courant de l'un à l'autre, puis le brioleur chevauchant sur la dernière mule et fermant la file. Gertrude enveloppée dans un châle gris et coiffée d'une capeline bleue, cheminait à côté de lui.

—Voici la petite! murmura Renaudin, comme elle marche bravement sur les cailloux de la route! Les Mauprié l'ont laissée partir seule… Ses nobles cousines n'ont pas daigné l'accompagner jusqu'aux Islettes; le hâle aurait gâté leur précieux teint!… Les pécores!… Heureusement Gertrude ne leur ressemble pas.

Courbé vers la fenêtre, le front appuyé contre la targette glacée, il clignait un œil, et de l'autre suivait les détours de la route à travers la lorgnette. Au dehors, le vent secouait les branches décharnées et les pièces de toile pendues à des cordes dans le clos du voisinage. La girouette du toit virait et grinçait furieusement.

—Quel vent! murmurait le vieillard, elle a bien fait de cacher ses cheveux blonds. Elle marche bravement; elle est vaillante et elle a du cœur… Tant mieux!

Il la suivait toujours avec un redoublement d'attention à mesure que la distance rendait les images moins distinctes. Tout à coup une brume mystérieuse brouilla les objets et il ne vit plus rien… Une buée humide voilait le verre de la lunette. Les mains de M. Renaudin tremblaient. Il les porta à ses paupières, à ses yeux si longtemps secs comme son cœur, et il y trouva des larmes…

Gertrude aussi, sur la route balayée par la bise, avait des pleurs dans les yeux. Elle écoutait pensivement le bruit berceur des sonnailles, elle regardait le ciel où de longs nuages couraient avec une hâte furibonde, le taillis où les chênes entre-choquaient leurs branches encore couvertes des feuilles de l'an passé, les oseraies rougeâtres qui bordaient le cours de la Biesme; puis elle se sentait un poids plus lourd sur le cœur et cherchant la cause de ce redoublement de peine, elle la trouvait dans l'absence étrange de Xavier. «Pourquoi n'est-il pas venu me serrer la main?» se demandait-elle. Cet oubli lui paraissait tellement inexplicable, qu'elle n'eût pas été étonnée de voir tout à coup Xavier sortir du bois et accourir au-devant d'elle. A chaque point noir qui apparaissait au loin: «Est-ce lui?» se disait-elle.—Puis le point grandissait, et c'était un cantonnier cassant des pierres ou un mendiant courbé sous sa besace, qui cheminait en comptant sa recette de vieux sous.

Le brioleur Herbillon, qui était un brave homme et qui la voyait triste, essayait de la distraire en lui contant des histoires de chasse. De temps à autre, tout en talonnant son mulet, il entonnait une vieille chanson du pays, à laquelle les tintements des sonnailles formaient un accompagnement naturel. En sa qualité de brioleur, il savait des chansons de toute sorte et de toute provenance; tristes, gaies ou gaillardes; chansons de noce et chansons de métier, refrains de soldats ou complaintes de bergers.—Il en dit une surtout qui remua le cœur de Gertrude, tant l'air lui semblait doux et tant quelques-unes des rustiques paroles s'accordaient avec sa situation:

«Mon Dieu, mon Dieu, que je suis aise
Quand j'ai ma mie auprès de moi!
Je la prends et je la regarde:
O ma mignonne, embrasse-moi!

—Comment veux-tu que je t'embrasse?…
Tout chacun dit du mal de toi;
On dit que tu vas à la guerre,
Servir dans les soldats du roi.

—Ceux qui t'ont dit cela, ma belle,
Ne t'ont dit que la vérité;
Mon cheval est là à la porte,
Est tout sellé et tout bridé…

—J'ai tant pleuré, versé de larmes,
Que les ruisseaux ont débordé;
Petits ruisseaux, grandes rivières,
Quatre moulins en ont viré…»

Gertrude à son tour fondait en larmes aux sons de cette complainte rythmée par la voix chevrotante du brioleur. Celui-ci vit que son remède produisait un effet contraire à celui qu'il avait espéré, et il s'arrêta court.

—Voyons, dit-il, mademoiselle Gertrude, ne vous laissez pas aller ainsi à votre envie de pleurer. Je sais bien que ça soulage le cœur, mais ça gâte les yeux quasiment comme la fumée de bois vert. Allons, allons, hardi!… Montrez que vous êtes brave à l'égal de feu votre père!… Aussi bien, nous voici au bourg et il ne faut pas que les gens des Islettes vous voient pleurer comme une petite fille.

On était arrivé en effet, et déjà l'auberge se montrait avec son escalier de pierre, son enseigne balancée par le vent, et sa remise pleine de chevaux de rouliers. Gertrude essuya ses yeux, le brioleur déchargea la petite malle, serra la main de la jeune fille et prit congé. La voiture ne devait pas tarder; Gertrude s'assit sur le banc de l'auberge, et elle n'y était pas depuis cinq minutes, lorsque tintèrent les grelots du courrier qui descendait au galop la côte de Biesme.

Les chevaux s'arrêtèrent tout fumants devant l'auberge. On lia la malle derrière la capote, et déjà Gertrude s'apprêtait à monter, quand elle entendit son nom prononcé par une voix bien connue… Celui qu'elle n'espérait plus, Xavier, sortit d'une maison voisine et s'élança vers elle.

—Ah! s'écria Gertrude en lui tendant la main, je savais bien que tu ne me laisserais pas partir ainsi!

Xavier semblait très ému; ses yeux noirs brillaient et la course avait coloré ses joues.

—J'ai eu peur de ne pas arriver à temps! dit-il enfin.

—Pourquoi ne t'es-tu pas trouvé à la maison?

Il secoua la tête et plongea ses yeux dans ceux de sa cousine:

—Je ne voulais pas te faire mes adieux devant ma mère et mes sœurs. J'avais besoin de te serrer les mains à mon aise, loin des regards indifférents… Et puis… Il s'arrêta.

—Et puis? fit Gertrude en souriant.

—Et puis j'avais peur de montrer aux autres tout le chagrin que j'ai de te voir partir!

Il détourna la tête et, comme s'il avait été honteux d'en avoir trop dit, il reprit avec brusquerie:

—D'ailleurs, je voulais te donner ceci, et le serrurier des Islettes n'en avait pas terminé la monture.

Il déchira le papier qui enveloppait un petit coffret de chêne sculpté, puis il le tendit à sa cousine.

—C'est le premier essai dont je ne sois pas trop mécontent… Garde-le pour y mettre tes aiguilles et tes écheveaux.

Elle souriait. Il ouvrit le coffret et y prit un bouquet de violettes et d'anémones sauvages,—les premières de la saison.

—Tiens, continua-t-il, voici encore des fleurettes que j'ai cueillies pour toi dans un ravin exposé au midi.

Gertrude sentait des larmes lui monter aux yeux.

—Merci tout plein, ami Xavier, dit-elle en lui serrant de nouveau la main… Tu me gâtes!

—En voiture! en voiture! cria le conducteur qui s'impatientait.

Gertrude monta.

—Pense un peu à moi, là-bas! murmura encore Xavier d'une voix brisée.

Elle répondit en agitant la main et en aspirant longuement le parfum des fleurettes.

—Hue, la Grise! Hardi, Blond!… s'écria le conducteur en faisant claquer son fouet. L'attelage prit le trot et la voiture disparut bientôt dans les vapeurs de la nuit brunissante.

IV

Hop! hop!… A travers les hautes forêts de l'Argonne la voiture passait au trot, et la faible lueur des lanternes éclairait vaguement les profondeurs boisées où la brume flottait sur la cime des chênes. Parfois une éclatante et soudaine illumination flamboyait parmi les arbres de la lisière. De larges embrasures se découpaient en noir sur un fond lumineux, et vers le ciel s'élançaient de hautes cheminées surmontées d'une fumée rougeâtre.—C'était une verrerie… Les baies des fenêtres laissaient voir des ombres fantastiques s'agitant dans cette lumière incandescente et remuant des matières embrasées au bout de longues cannes de fer… C'étaient les verriers, les hâzis maigres et brûlés par les flammes d'enfer de leurs ouvreaux nuit et jour allumés… Et Gertrude songeait à la maison de sa tante, à l'appentis couvert de tuiles moussues et à Xavier. Elle revoyait ce dernier accoudé sur son établi, le menton dans sa main, pensif, concentré, les yeux tournés vers une vision intérieure. Elle le voyait aussi courant dans les bois à la recherche des premières fleurs de la saison, elle entendait encore l'accent profondément triste de sa voix, lorsqu'ils s'étaient dit adieu devant l'auberge… Quelle étrange nature et qu'y avait-il réellement au fond de ce cœur obscur? Sous cette enveloppe dure et difficile à pénétrer, Gertrude devinait une féconde source de tendresse qui jaillirait peut-être un jour.—Et en pensant à toutes ces choses, elle pressait contre ses lèvres le petit bouquet d'anémones, le sauvage bouquet noué avec un brin d'herbe et qui sentait les bois et le printemps.

Hop! hop!… Sur la route blafarde, parmi de grandes plaines nues et crayeuses, la voiture roulait, et les sabots des chevaux heurtant les cailloux faisaient jaillir des étincelles. Le ciel terne et sans étoiles bordait confusément un horizon monotone. Parfois la masse noire d'une ferme endormie se dressait sur la berge du chemin, ou bien, dans les champs, on entrevoyait un parc de moutons avec la maison roulante du berger… Et Gertrude songeait à la vie errante du régiment, quand elle suivait son père d'étape en étape, blottie dans un coin de son manteau, bercée par le roulement du fourgon; elle se souvenait que parfois un gros baiser du capitaine Jacques la réveillait à demi, et qu'entre les plis du manteau elle distinguait un coin du ciel étoilé… Ah! les bons baisers donnés à plein cœur, il y avait longtemps qu'elle ne les connaissait plus! Les petits soins paternels, les dorloteries et les câlineries du réveil, les intimes babillages du coin du feu, tout cela était bien loin!…

Ho, la Grise! holà, Blond!… On était arrivé au relais. Des lumières couraient aux croisées de l'auberge; la porte de la remise s'ouvrait, un garçon d'écurie dételait les chevaux tout fumants et en amenait de frais. Le facteur s'avançait lourdement avec sa sacoche pleine de lettres; une commère recommandait un paquet au conducteur; un homme courbé sous le poids de deux seaux remplis au réservoir prochain se dirigeait lentement vers l'auge. Par la porte ouverte de l'auberge on voyait un bon feu flambant, on entendait de gros rires et le choc des verres… Au dehors le vent sifflait contre les rideaux de la capote, et Gertrude se sentait plus seule que jamais. Elle enviait les gens qui se chauffaient au feu de l'auberge, et ceux qui dormaient dans les maisons du village après une rude journée de labeur; elle se disait qu'elle n'avait plus de chez elle, plus de foyer, plus de maison!…

En route!… et la voiture reprenait le trot.—Encore des champs à perte de vue, des sillons nus, des chaumes frissonnant au vent, de petits villages assoupis et blottis autour de leur clocher. Encore de grands bois sombres où l'écho répercutait le bruit des roues et des claquements du fouet, puis la voiture enrayée glissa rapidement sur une longue pente. De grands prés s'étendaient au long d'une rivière bordée de peupliers, un moulin apparaissait avec son bief rempli d'eau, des coteaux de vignes dessinaient vaguement leurs formes arrondies, et, au loin, sur une colline, des centaines de lumières scintillaient… C'était la ville.—Les chevaux redoublèrent de vitesse, le conducteur fit claquer son fouet avec frénésie et on traversa les faubourgs… Encore un pont, une large rue plantée d'arbres, puis la voiture s'arrêta brusquement devant un bureau de messageries. On était à B…

Gertrude descendit tout engourdie. Il était trop tard pour aller frapper à la porte des demoiselles Pêche; elle prit une chambre à l'auberge voisine, s'y barricada et essaya de dormir. Le sommeil ne vint que tard, et lorsqu'elle s'éveilla, il faisait déjà grand jour. Un rayon de soleil pénétrait dans la chambre et on entendait une sonnerie de cloches sur la colline. Ce sourire du soleil et cette chanson des cloches lui redonnèrent du courage, elle s'habilla rapidement et se fit conduire chez les modistes.

* * * * *

Dans l'atelier des demoiselles Pêche, le poêle de faïence, allumé dès le matin par la vieille servante Scholastique, commençait à répandre une douce chaleur et les ouvrières étaient déjà à la besogne. L'atelier, contigu avec le magasin où on recevait les pratiques, était éclairé par deux fenêtres donnant sur la rue Entre-Deux-Ponts, la plus animée et la plus commerçante des rues de B… L'ameublement était des plus simples.—Au milieu, une grande table ronde, autour de laquelle se rangeait le menu fretin des apprenties; de chaque côté du poêle, de grandes armoires où l'on serrait les coiffures confectionnées; çà et là, des chaises encombrées de cartons; pour tout ornement, une statuette de la Vierge, coloriée en rouge et en bleu, tenant encore à la main un raisin desséché, offrande de la Notre-Dame d'août; puis, en guise de pendant, une naïve image d'Épinal représentant les vierges sages et les vierges folles et se déroulant aux yeux des apprenties comme une pieuse et salutaire invitation à la vertu.—Devant chaque fenêtre, sur une sorte d'estrade, se dressaient les deux maîtresses chaises de mademoiselle Hortense Pêche, l'aînée, et de mademoiselle Héloïse, sa principale ouvrière. Mademoiselle Héloïse était une fille de vingt-quatre ans, adroite, remuante et s'entendant à tout. Elle était grande, bien faite, très blanche, très vaine de ses yeux noirs et de ses cheveux bruns abondants. Curieuse, hardie, ingénument orgueilleuse, folle de spectacles forains et de toilette, mauvaise langue et bon cœur, elle représentait le type de la grisette de B…,—une race qui se perd.

A travers les cartons, les chaises et les têtes à bonnet, passant de l'atelier au magasin et du magasin à un ouvroir de couturières, mademoiselle Célénie Pêche allait et venait, brandissant une aune dans sa forte main, s'agitant sans cesse et ne se reposant jamais. Les deux sœurs faisaient un contraste complet:—Mademoiselle Hortense, qui frisait la cinquantaine, ronde, replète, avec des yeux à fleur de tête et un tour de cheveux bruns sous un bonnet à tuyaux, était l'image du calme et de la prudence. Mademoiselle Célénie était grande, robuste et taillée comme un homme; sa taille plate, sa voix mâle et toujours grondante, ses bras osseux et ses grosses mains rouges ajoutaient encore à l'illusion; mais elle était bonne fille, oubliait vite ses colères et n'aurait pas fait de mal à une mouche. La nature, qui avait si maltraité les deux sœurs au point de vue plastique, leur avait donné, par une juste compensation, un goût sûr et des doigts de fée. Les chapeaux montés par mademoiselle Hortense, les robes coupées par mademoiselle Célénie étaient renommées à dix lieues à la ronde, et les demoiselle Pêche avaient la plus belle clientèle de l'arrondissement. Très pieuses, en dépit des rubans et des toilettes de bal, elles s'efforçaient de se faire pardonner leurs occupations mondaines en prodiguant des soins assidus à la congrégation du Rosaire, dont elles étaient directrices. Mademoiselle Hortense réservait pour la chapelle de la Vierge du Pont ses plus belles fleurs artificielles, et de ces mêmes mains qui avaient trop largement échancré un corsage de bal, mademoiselle Célénie, les jours de Fête-Dieu, portait fièrement en tête du cortège la lourde bannière de la congrégation.—En résumé, c'étaient de braves filles, actives comme des abeilles et courageuses comme des fourmis; chacun les estimait, et Gertrude ne pouvait tomber en de meilleures mains.

Ce matin-là mademoiselle Célénie était plus agitée que jamais.

—C'est aujourd'hui que doit arriver la nouvelle ouvrière, dit-elle à sa sœur; puis, s'appuyant sur son aune comme sur une canne:—J'espère, Mesdemoiselles, que vous n'allez pas prendre vos grands airs, et que vous vous montrerez bonnes et serviables… Où la caserons-nous, Hortense?

—Je crois, répondit l'aînée, qu'on pourrait lui faire une petite place à côté d'Héloïse, près de la fenêtre…

La grande Héloïse releva vivement la tête:

—Près de ma fenêtre, fit-elle d'un air piqué, et pourquoi donc pas à la table ronde? Cette demoiselle est une apprentie, après tout!…

—Nous devons des égards à sa famille, reprit tranquillement mademoiselle Hortense.

—Oui, elle est noble! répliqua Héloïse en pinçant dédaigneusement les lèvres. Puis, après un moment de réflexion, elle ajouta:—C'est drôle tout de même qu'une demoiselle dans sa position soit obligée de travailler pour vivre…

—Elle est orpheline, dit mademoiselle Hortense, et sa situation n'en est que plus intéressante…

—N'importe, poursuivit obstinément Héloïse on ne m'ôtera pas de l'idée qu'il y a là-dessous quelque chose de louche!…

—Héloïse, s'écria sévèrement mademoiselle Célénie, pas de jugements téméraires, s'il vous plaît!… Cette jeune fille m'est recommandée et je n'entends pas qu'on fasse courir de sottes histoires sur son compte.

—Je crois que la voici, dit mademoiselle Hortense qui venait de jeter un coup d'œil dans la rue.

Au même moment la sonnette du magasin se mit à tinter, et mademoiselle Célénie alla ouvrir. C'était en effet Gertrude. Scholastique se chargea de son mince bagage et la modiste montra à la jeune fille la chambre qu'elle devait occuper au second étage; puis, après l'avoir mise au courant des habitudes de la maison et l'avoir forcée à boire une tasse de lait chaud, mademoiselle Pêche la cadette, toujours armée de son bâton à auner, introduisit Gertrude dans l'atelier. A son entrée, les ouvrières, dont le babil à mi-voix produisait un bourdonnement pareil à celui d'un essaim de mouches, se turent subitement et se mirent à considérer la nouvelle arrivante qui saluait, souriait et rougissait à la fois. Bientôt leurs regards témoignèrent une admiration qui déplut fort à la grande Héloïse. La première ouvrière n'avait pu charitablement s'empêcher de rêver une Gertrude gauche, revêche et guindée. Celle qui arrivait était tout le contraire; en outre, elle avait de magnifiques cheveux blonds et le plus joli teint du monde.—Ce sont là de ces déceptions qu'une femme supporte généralement assez mal, et la grande Héloïse ne se piquait pas de stoïcisme.

Mademoiselle Hortense baisa doucement Gertrude au front et lui souhaita la bienvenue, puis, comme la jeune fille manifestait le désir de commencer à se rendre utile:

—Tenez, dit mademoiselle Pêche, allez trouver mademoiselle Héloïse; elle vous mettra au courant de la besogne.

Les grands yeux de Gertrude parcoururent l'atelier.

—Là, près de la vitre, prenez un tabouret! lui cria la grosse voix de mademoiselle Célénie, et en même temps, avec son aune, la sœur cadette désignait l'estrade d'Héloïse. Celle-ci, piquée de ce que Gertrude n'avait pas deviné du premier coup qui elle était et ce qu'elle valait, prit son air le plus imposant.

—Vous voulez de la besogne, Mademoiselle, commença-t-elle avec dignité, dites-moi d'abord ce que vous savez faire…

—Peu de chose; répondit Gertrude en souriant, mais j'ai de la bonne volonté, et avec vos conseils… En même temps elle regarda Héloïse et son regard à la fois si doux et si profond, son regard et le son de sa voix opérèrent comme un charme. Héloïse se sentit gagnée et amollie; elle quitta son grand air et donna d'assez bonne grâce ses instructions à la débutante.

A midi, quand sonna la cloche de la Tour de l'horloge, les ouvrières s'en allèrent dîner, et dès qu'elles furent dehors, leur conversation roula sur Gertrude. Toutes les fillettes regardaient Héloïse et attendaient qu'elle donnât son avis; mais l'imposante première se bornait à écouter silencieusement. A la fin, une apprentie ayant vanté les beaux yeux de la nouvelle venue, Héloïse plissa les lèvres d'un air dédaigneux:

—Oh! fit-elle, des yeux verts comme les chats… Signe de trahison!—Ce fut tout ce qu'on put tirer d'elle.

La journée se passa tranquillement. Le soir, à la cloche de huit heures, après avoir soupé avec les demoiselles Pêche, Gertrude monta dans sa chambrette haut perchée. Son premier soin fut de prendre le coffret de Xavier et de le contempler longuement. Il avait la forme d'un fragment de grès enveloppé de mousses, de ronces et de fougères: çà et là, dans le fouillis des herbes et des feuilles, quelques insectes avaient été sculptés, et cela avait été exécuté avec une légèreté et une sincérité qui faisaient illusion; on eût dit que les scarabées allaient bourdonner et les fougères frissonner au vent. Gertrude ouvrit le coffret et prit les anémones qu'elle y avait enfermées; le bouquet flétri avait conservé son odeur forestière, et la jeune fille se sentit de nouveau transportée dans les bois de l'Argonne. Elle s'endormit en pensant à Xavier et au petit atelier de Lachalade.

Le lendemain, quand elle s'éveilla vers six heures et qu'elle se pencha à l'étroite fenêtre pour jeter un coup d'œil sur la ville, elle fut un peu réconfortée par la vue qu'on avait de sa mansarde.—En bas, la rue Entre-Deux-Ponts encore endormie; puis un fouillis de toitures aux profils curieux et, au-dessus, la ville haute avec ses maisons et ses vergers en amphithéâtre. Sur la crête de la colline, la vieille tour de l'horloge se dressait, coiffée de son toit pointu; un long couvent étalait ses rangées de fenêtres étincelantes; au fond, les clochetons de l'église Saint-Étienne se découpaient sur un ciel d'un bleu pâle; à droite et à gauche, des coteaux de vignes s'arrondissaient mollement; et enfin à l'horizon on apercevait la ligne sombre des grands bois… Il faisait une claire matinée, les moineaux chantaient sur les toits, les laitières criaient leur lait dans la rue, et de tous côtés, les cloches sonnaient la première messe.—Gertrude descendit à l'atelier, plus gaie et plus courageuse.

Elle fut vite au courant, et comme elle joignait à une grande dextérité un goût délicat et une activité prodigieuse, elle fit rapidement la conquête des demoiselles Pêche. Elle accueillait les clients avec un air si avenant et un si joli sourire que chacun se retirait enchanté. Elle s'entendait à merveille à la vente, et lorsqu'il s'agissait de convaincre un acheteur rétif ou d'apaiser une belle dame irritée, mademoiselle Célénie se laissait volontiers suppléer par Gertrude. Bientôt il ne fut bruit dans B… que de la belle modiste du magasin des demoiselles Pêche; on vantait sa grâce et son adresse; on consultait son goût, on ne voulait plus être coiffé que par elle, et les dames à imagination vive faisaient sur son compte toutes sortes de récits romanesques. Le dimanche, à la grand'messe, on se la montrait de loin; et vers quatre heures, chaque jour, les jeunes clercs, les fils de fabricants et les surnuméraires des contributions venaient parader sur le trottoir de la rue Entre-Deux-Ponts, afin de l'entrevoir derrière les rideaux;—ce qui excitait vivement l'indignation de mademoiselle Célénie et lui faisait brandir son aune d'une façon expressive. Tout ce manège, naturellement, agréait très peu à la grande Héloïse. Après avoir trôné seule pendant si longtemps, elle se sentait amoindrie et reléguée au second plan, et son dépit contre Gertrude grandissait de jour en jour.

Celle-ci, cependant, ne paraissait pas se préoccuper de tout ce bruit, et son succès ne l'enorgueillissait guère. Les œillades admiratives des jeunes gens de B… ne l'intéressaient que médiocrement; sa pensée était ailleurs. Son seul plaisir consistait, le dimanche, à passer quelques heures dans un jardin que possédaient les demoiselles Pêche, sur la promenade des Saules. Ce jour-là, après les vêpres, les modistes prenaient avec elles quelques-unes de leurs ouvrières et on allait souper au jardin. Le petit enclos descendait en pente douce jusqu'à un bras de l'Ornain coulant à l'ombre d'une allée de platanes. Il était abondamment planté de néfliers et d'épines roses; on y voyait une maisonnette au toit de chaume et une tonnelle de vigne vierge, un chambret, comme on dit dans le Barrois. Gertrude aimait ce petit coin de verdure, baigné d'eau courante. Comme on se trouvait au printemps, les narcisses jaunes et les jacinthes commençaient à s'épanouir et les néfliers étaient en fleurs. Sous ces arbres, il lui semblait qu'elle pensait mieux à Lachalade et à l'Argonne, elle mettait là tous ses rêves, et le bruit de l'eau les berçait. De temps en temps un merle sifflait dans le fourré, un carillon tintait au loin, ou le vent apportait par bouffées les airs sautillants d'un bal champêtre du voisinage,—et Gertrude sentait en elle de mystérieuses espérances palpiter comme des papillons qui essayent leurs ailes.

Un soir, comme elle revenait du jardin avec Héloïse et mademoiselle
Célénie, elle aperçut mademoiselle Hortense sur le seuil du magasin.

—Il y a quelqu'un qui vous attend avec impatience, dit celle-ci à Gertrude; en même temps elle entr'ouvrit la porte et lui montra Xavier près du comptoir. L'orpheline poussa une exclamation joyeuse et tendit les deux mains à son cousin, pendant que la grande Héloïse examinait du coin de l'œil ce joli garçon à l'air mélancolique.

Dès qu'on les eut laissés seuls, Xavier dit à Gertrude:

—Je viens demeurer à B… pour trois mois.

—Vrai! s'écria-t-elle et elle battit des mains, que s'est-il donc passé depuis mon départ?

—J'ai eu une bonne fortune, et je crois que c'est toi qui m'as porté bonheur… J'avais déposé chez un marchand de Sainte-Menehould quelques-uns de mes bois sculptés; ils ont plu à un Anglais qui passait et qui les a payés largement, en me faisant une nouvelle commande; grâce à cette aubaine, j'ai pu venir ici où je compte travailler chez un marbrier-sculpteur, qui me donnera d'utiles conseils…

—Oh! que je suis contente! dit Gertrude ravie, ami Xavier, si tu savais comme j'ai pensé à Lachalade, et comme j'admirais chaque jour ton coffret!…

Elle s'arrêta court. Xavier la regardait avec tant de vivacité et tant de bonheur qu'elle se mit à rougir, et ils demeurèrent silencieux.

—Tout le monde va bien là-bas? reprit enfin Gertrude, puis elle s'informa de l'oncle Renaudin.—Il se portait assez mal et devenait de plus en plus casanier.

—Il faut que je te fasse faire connaissance avec mademoiselle Célénie, dit ensuite la jeune fille, et elle l'emmena dans l'atelier.

Les demoiselles Pêche firent bon accueil au jeune Mauprié, et, quand, à la nuit, il prit congé des modistes, elles l'invitèrent à venir chez elles chaque dimanche. Gertrude le reconduisit jusqu'au seuil de la porte.

—Je me suis logé à la Ville haute, dit Xavier, près de mon sculpteur… Je viendrai te voir le plus souvent possible… Ah! si tu savais comme le temps me durait là-bas loin de toi!

Il lui serra brusquement la main et disparut dans la nuit…

—Comment s'appelle-t-il, votre cousin? demanda le lendemain Héloïse à
Gertrude.

—Xavier de Mauprié…

—Xavier… C'est un joli nom… Et lui aussi est très bien. Je suis sûre qu'il est amoureux de vous.

—Quelle folie! s'écria Gertrude, et elle essaya de rire, mais en dedans son cœur battait, et elle avait rougi jusqu'à la racine des cheveux.

V

L'arrivée de Xavier opéra dans l'esprit de Gertrude une métamorphose. Elle commença à trouver la vie plus facile et plus souriante. Les journées lui semblèrent moins longues et ses nuits se peuplèrent de rêves couleur d'espérance. Le matin en nouant ses cheveux, elle voyait de jolis nuages roses courir sur le ciel, et des hirondelles passer comme de noires flèches devant la croisée. Elle faisait sa toilette avec plus de plaisir, et le soir, lorsque le carillon de Saint-Étienne tintait sur la colline, elle était toute réjouie en songeant que Xavier demeurait à la ville haute et entendait en même temps qu'elle les joyeuses voix des cloches.

Xavier s'était arrangé de façon à passer avec sa cousine tous les dimanches: dans l'atelier, les jours de pluie; au jardin des Saules, les jours de soleil. Tous deux attendaient ces bienheureux dimanches avec impatience: ils comptaient les heures, et quand arrivait le samedi soir, ils respiraient plus librement et travaillaient avec un entrain fiévreux. Le lendemain matin, tous deux en s'habillant se promettaient des moments délicieux et se répétaient d'avance tout ce qu'ils auraient à se dire, puis la journée passait comme une ombre, et ils se quittaient le soir, tout étonnés de s'être si peu parlé. Sans que Gertrude s'en rendît compte, ses manières avec Xavier étaient devenues plus réservées; un certain embarras avait succédé à son enjouement habituel. Il s'en aperçut bientôt, et, comme il était tout aussi farouche que par le passé, la réserve de Gertrude redoubla la sienne. Xavier avait une de ces natures timides et ombrageuses qui demandent à être fortement encouragées pour devenir expansives. Aussi était-il rare qu'il se montrât complètement lui-même. Pour le mettre en train, il fallait un milieu bruyant et sympathique; pour le rendre joyeux, on devait commencer par rire aux éclats. Chez les demoiselles Pêche, il gardait souvent une attitude silencieuse qui ressemblait à de la bouderie, et il savait un gré infini à la personne qui se chargeait de rompre la glace et de le forcer à parler. On remarquait en lui une singularité toute spéciale aux gens timides: il prenait un biais pour exprimer certaines choses qu'il n'osait dire à sa cousine directement, et il les lançait volontiers dans une conversation avec un indifférent, pourvu que Gertrude fût à portée de les entendre. Il avait besoin que quelqu'un lui donnât la réplique, et par un malencontreux hasard, ce quelqu'un fut la grande Héloïse.

La première ouvrière avait un air bon enfant et un bavardage familier qui mettaient les gens à l'aise. La sauvagerie du jeune homme l'avait intriguée; elle le trouvait beau garçon, bien qu'un peu trop mélancolique et ténébreux, et elle résolut de l'apprivoiser. Xavier fut presque heureux de ce secours inattendu, et sans songer à mal, accueillit courtoisement les prévenances de la modiste. Il plaisantait volontiers avec elle; la bonne humeur d'Héloïse le mettait en verve, il devenait expansif et hasardait tout haut des demi-confidences destinées à Gertrude. Héloïse, qui était peu fine, ne se doutait guère du manège; elle écoutait Xavier bouche béante, sans trop comprendre le plus souvent. Elle voyait la réserve de Gertrude et ne se l'expliquait pas. Sans se mettre martel en tête pour en chercher la cause, elle trouva beaucoup plus commode de supposer qu'elle s'était trompée, et que sans doute mademoiselle de Mauprié n'avait aucun goût pour son cousin. De là à tenter la conquête du cœur de Xavier, il n'y avait qu'un pas et elle l'eut bientôt fait. Fière d'avoir attiré l'attention du jeune sculpteur, elle avait sans cesse le nom de Mauprié à la bouche, et comme son imagination allait vite en besogne, elle se voyait déjà en robe de mariée, au bras d'un gentilhomme, et appelée par toutes ses amies—madame de Mauprié!

Xavier, lui, ne se doutait de rien. Il continuait à aimer silencieusement Gertrude sans s'apercevoir de la blessure de jour en jour plus profonde qui se creusait au cœur de sa cousine. Gertrude avait vu d'abord avec étonnement, puis avec tristesse, la familiarité qui s'était établie entre Xavier et la grande Héloïse. Elle avait peine à croire qu'avec sa réserve et sa sauvagerie, son cousin se fût si facilement laissé prendre aux grâces un peu vulgaires de la grisette; mais elle se sentait devenir jalouse, et la jalousie ne raisonne pas. Elle souffrait: seulement, comme elle était fière à l'excès, elle se serait plutôt laissée mourir à petit feu, que de montrer sa souffrance. Elle prenait mille soins pour la dérober à tous les yeux et surtout à ceux de Xavier. Elle souriait toujours,—un peu plus tristement parfois,—et c'était tout. Mais le soir, dès qu'elle était rentrée dans sa chambre, ses yeux s'emplissaient de larmes et le petit bouquet d'anémones, seul confident de ses douleurs, était tout humide lorsqu'elle le replaçait au fond du coffret.

Cependant, Héloïse continuait ses coquetteries et les semaines passaient. On était arrivé aux premiers jours de juillet, le séjour de Xavier à B… touchait à sa fin. Ce moment de la saison a une importance extraordinaire à B… C'est l'époque de la confection de ces fameuses confitures auxquelles cette bonne petite ville bourgeoise doit, hélas! sa seule célébrité. L'atelier des demoiselles Pêche s'était transformé; les chapeaux et les rubans avaient été mis de côté, et des paniers de groseilles rouges et blanches s'étalaient à la place où se dressaient auparavant les cartons et les têtes à bonnets. Autour de la table ronde, les apprenties, munies de fins ciseaux, détachaient de la grappe les baies une par une, pour les livrer ensuite aux épépineuses; celles-ci, à l'aide d'une plume au bec arrondi, enlevaient délicatement les pépins sans endommager la pulpe. Dans la cour et dans la cuisine, les demoiselles Pêche, revêtues de tabliers à bavette et armées de spatules, surveillaient la cuisson des sirops; les réchauds flambaient, une odeur de fruits confits s'exhalait des bassines fumantes et se répandait, dans toute la maison.—L'après-midi du premier dimanche de juillet fut tout entière consacrée à la cueillette des groseilles qui foisonnaient dans le petit jardin des Saules. Héloïse et Gertrude s'étaient chargées de dépouiller un groseillier; la grisette appela Xavier à son aide, et bientôt entre elle et le jeune homme commença un échange de gais propos qui agaça singulièrement Gertrude. De temps en temps Héloïse choisissait avec soin une belle grappe, la plus longue et la plus appétissante, puis la soulevant du bout des doigts, elle la présentait aux lèvres de Xavier. Or il arriva qu'une fois, tout en mordant à la grappe, le jeune homme effleura involontairement de ses lèvres les doigts de la modiste, qui poussa un cri et se plaignit très haut de ce prétendu baiser dont elle était enchantée… C'en était trop pour Gertrude. Elle se leva brusquement et, quittant le groseillier, elle alla se réfugier sous le chambret de vigne-vierge, au bord de l'eau. Là, elle put pleurer tout à son aise, car elle avait le cœur plein de colère et les yeux gros de larmes.

Son départ avait été trop significatif pour que, cette fois, Xavier ne s'aperçût de rien. Il reçut comme un choc en pleine poitrine, et, sans écouter les récriminations d'Héloïse, il courut à la recherche de Gertrude. Il la découvrit bientôt sous la tonnelle, où il entra si précipitamment que la jeune fille n'eut pas le temps d'essuyer ses yeux.

D'un bond il fut près d'elle.

—Tu pleures, Gertrude; qu'as-tu?…

—Rien! dit celle-ci en renforçant ses larmes. Mais sa douleur, plus forte que sa volonté, fit de nouveau explosion.

—Gertrude, s'écria Xavier désespéré, parle! Est-ce moi qui suis cause de ton chagrin?

Les larmes étouffaient sa voix et elle restait silencieuse… Elle fit un effort, et, passant sa main sur ses yeux:

—Si tu aimes cette fille, murmura-t-elle entre deux sanglots, au moins ne lui fais pas la cour devant moi!

La figure de Xavier, rembrunie par l'angoisse s'éclaira tout à coup.

—Moi! répliqua-t-il, amoureux de mademoiselle Héloïse, quelle idée!

—N'essaye pas de me tromper, je vois bien qu'elle cherche à te plaire.

—Tu es jalouse d'elle?…

Pour toute réponse, Gertrude couvrit de nouveau sa figure de ses mains.

—Jalouse! s'écria Xavier tout joyeux… Mais alors tu m'aimes donc, toi, Gertrude?…

En même temps, il se rapprocha d'elle, écarta doucement ses mains humides, les prit dans les siennes et se mit à les baiser avec mille protestations passionnées. La glace était enfin brisée; tout son amour lui montait aux lèvres. Il révéla à Gertrude les trésors de tendresse qu'il tenait depuis si longtemps enfouis au fond de son âme. Il était devenu éloquent: il lui contait ses songes d'autrefois, il lui avouait qu'elle avait été son inspiratrice, sa bonne fée, sa seule espérance. C'était pour elle qu'il avait rompu avec l'oisiveté, pour elle qu'il avait travaillé, pour elle qu'il rêvait parfois de fortune et de renommée… Gertrude, ranimée et consolée, l'écoutait en souriant à travers ses dernières larmes. Elle ne fut tout à fait rassurée, cependant, que lorsqu'il lui eut promis de quitter B… sans reparler à Héloïse.—Quand vint le soir, le petit bouquet d'anémones reçut encore une rosée de larmes, mais, cette fois, ce furent des larmes de joie.

Huit jours après, Xavier quitta la ville haute, et Gertrude obtint la permission de l'accompagner jusqu'à la voiture. Avant de monter dans le courrier, Xavier prit la main de sa cousine:

—Gertrude, dit-il, aussitôt arrivé à Lachalade, je vais me construire un atelier et je travaillerai pour nous deux. Promets-moi d'avoir foi en moi comme j'ai confiance en toi, et d'attendre patiemment le jour où nous pourrons nous marier.

—Je t'aime, lui répondit-elle et je ne pense qu'à toi.

—Bien… maintenant embrassons-nous, Gertrude!

Et après avoir pris sur les beaux yeux verts un pur baiser de fiancé, il s'élança dans le courrier, qui disparut bientôt au milieu d'un nuage de poussière.

* * * * *

Le lendemain au soir, comme Héloïse et Gertrude étaient restées seules à l'atelier pour terminer une commande pressée, la première ouvrière dit d'un ton sec à sa compagne:

—Votre cousin est donc parti?

Gertrude répondit affirmativement et essaya de détourner la conversation.

—Il est parti… pour longtemps? reprit obstinément Héloïse.

—Il ne compte plus revenir; son travail ici est terminé et il a des occupations qui l'attendent à Lachalade.

—Ah! ah! fit Héloïse d'une voix un peu altérée.—Elle se pinça les lèvres, tira silencieusement quelques aiguillées, poussa un petit soupir, puis, regardant fixement Gertrude:

—C'est égal, vous conviendrez, ma chère, qu'il aurait bien pu me dire adieu… Il ne sait guère vivre, pour un gentilhomme!

—Xavier était pressé, répondit Gertrude avec hauteur, et il m'a chargée de vous faire ses excuses.

—Vous n'étiez guère pressée de vous acquitter de sa commission, dans ce cas, murmura Héloïse en lançant à sa voisine un regard méfiant… N'importe, on ne m'ôtera pas de l'idée qu'il y a un mystère là-dessous… Car, enfin, au point où nous en étions!…

Gertrude, un peu pâle, la regarda d'un air interrogateur.

—Quand vous me dévisagerez avec vos grands yeux étonnés, reprit Héloïse furieuse, chacun sait qu'il me faisait la cour, et que si j'avais voulu… Mais je ne suis ni une enjôleuse ni une sournoise, et je ne me dérangerais pas de ça pour accaparer un amoureux, fût-il noble comme le roi!

Elle fit claquer l'ongle de son pouce sous l'une de ses dents blanches et regarda Gertrude d'une façon provocante. Mais celle-ci était décidée à ne point entamer de querelle. Elle se contenta de sourire, et jetant négligemment les yeux sur le chapeau que façonnait Héloïse:

—Nous causons trop, dit-elle d'un ton un peu railleur, et notre besogne en pâtit… Tenez, voilà que sans vous en apercevoir, vous ourlez ce bavolet vert avec de la soie bleue!.. Croyez-moi, ne plaisantons pas avec les choses sérieuses.

Elles se remirent à travailler en silence, et Gertrude ayant fini sa tâche la première, en profita pour se retirer, laissant son interlocutrice ébahie et tout affairée à défaufiler son bavolet.

—C'est égal, dit mademoiselle Héloïse en agitant le doigt dans la direction de la porte qui venait de se refermer sur Gertrude, c'est égal, je lui revaudrai cela!

VI

Cependant, celui qui venait de jeter la discorde dans le paisible magasin des demoiselles Pêche, Xavier, poursuivait ses projets. Son premier soin avait été de s'occuper de la construction d'un atelier. Un terrain en friche, situé sur la lisière du bois, à une portée de fusil du village, eut bientôt fixé son choix. Tout s'y rencontrait à souhait: un chemin d'exploitation partait de là pour s'enfoncer dans le bois, et un ruisseau descendant de la Gorge-aux-Couleuvres permettait d'y établir une scierie. Grâce à de nouvelles commandes, Xavier put traiter immédiatement avec un entrepreneur, et deux mois après, l'atelier élevait à l'entrée du bois ses murs blanchis à la chaux et son toit de tuiles rouges. Il était vaste, bien éclairé et bien outillé. Au fond, on avait réservé une petite pièce où Xavier couchait, car il s'était décidé à quitter la maison de Lachalade, pour se livrer tout entier à son travail.—Madame de Mauprié avait vivement combattu la résolution de son fils cadet; elle voyait avec peine un de ses enfants devenir «une sorte de menuisier.» Mais le jeune homme avait tenu bon, et comme, au demeurant, il trouvait de l'argent ailleurs que dans le coffre de la famille, on avait fini par le laisser faire;—seulement, ses relations avec ses sœurs et sa mère étaient maintenant moins fréquentes et plus froides.

Ce refroidissement lui eût été pénible autrefois; en ce moment, son esprit et son cœur étaient trop occupés pour en éprouver une grande souffrance. Il emportait avec lui, dans sa solitude, un trésor de pensées et de souvenirs consolants. L'amour de Gertrude lui faisait une compagnie toujours fidèle et toujours joyeuse. Il lui tenait lieu de tout: de parents et d'amis, de plaisirs et de bien-être. C'était un foyer toujours réchauffant et toujours illuminé; un retrait intime et voilé, tout plein de fleurs printanières, d'où sortaient les rêves de la nuit et les premiers sourires des heures matinales;—c'était son enchantement et son seul luxe, son soutien dans les jours de doute, son bon génie dans les moments d'inspiration. Au dedans et au dehors de l'atelier, l'image de Gertrude était toujours présente. Elle se glissait avec les rayons lumineux sous les ramures de la futaie; elle dansait à la lueur des étoiles dans les vapeurs argentées qui s'élevaient du ruisseau; elle peuplait les recoins sombres du bâtiment, et quand Xavier sculptait dans un panneau une tête de nymphe ou de déesse, c'était toujours le visage de Gertrude aux cheveux crépelés qui souriait au milieu des entrelacs et des guirlandes. Les lettres de la jeune fille arrivaient tous les lundis et mettaient l'atelier en fête. Après avoir lu les huit pages d'écriture serrée, Xavier les cachait dans sa poitrine et travaillait ferme jusqu'au soir; puis, à l'heure du soleil couchant, il allait s'asseoir sur le seuil de sa porte et relisait lentement les pages où Gertrude lui racontait sa vie et ses pensées de chaque jour. Le soleil s'enfonçait derrière les bois des Hauts-Bâtis, la vallée était coupée de grandes ombres bleuâtres et le silence du soir s'y faisait peu à peu. On n'entendait plus que le susurrement du ruisseau et la chanson des rainettes au long des talus de la Biesme. C'était l'heure des châteaux en Espagne. Xavier se figurait Gertrude installée à Lachalade; il bâtissait en face de l'atelier un chalet en bois de sapin avec sa galerie extérieure et sa toiture en auvent; il voyait déjà sa mignonne Gertrude accoudée à la balustrade et lui souriant à travers les brins fleuris des plantes grimpantes—et lui-même souriait à son rêve, sans s'apercevoir que la nuit était venue et que les étoiles fourmillaient dans le ciel.

Mais ses pensées n'étaient pas toujours aussi paisibles ni aussi joyeuses. Il avait aussi des heures moroses et découragées. Ce fut surtout à la fin de l'automne, pendant les longues soirées et les jours brumeux, que la mélancolie se mit à hanter l'atelier. Le vent de l'arrière-saison commença à pleurer dans les ramées, les pluies monotones grossirent la voix du ruisseau, les feuilles jaunies tourbillonnaient sous les fenêtres de l'atelier, et Xavier se sentit envahi par la bande des pensées maussades et soupçonneuses. Puis, comme un malheur n'arrive jamais seul, un jour qu'il revenait de Sainte-Menehould, il monta jusqu'aux Islettes dans le cabriolet du courrier de B… Au moment où il mettait pied à terre, le conducteur lui dit:

—N'avez-vous pas de commission pour mademoiselle Gertrude? et comme il voyait la figure de Xavier s'animer:—Ah! continua-t-il, sans flatterie, c'est bien la plus avenante et la plus jolie fille de B…, les garçons de là-bas en sont quasiment fous, et je parle des plus huppés!…—Le conducteur cligna de l'œil et fit claquer sa langue.—Voyez-vous, vous pouvez être tranquille sur son compte, elle fera un beau mariage!—Il alluma sa pipe, fouetta ses chevaux et partit au trot.

Il n'en fallait pas davantage pour que Xavier eût la mort dans l'âme et martel en tête. Il revint au logis tout travaillé et tout époinçonné par la jalousie.—Le conducteur pouvait avoir raison. Gertrude était belle, jeune, sans expérience de la vie… Lui se trouvait loin d'elle, et d'ailleurs n'étant point fat, il se rendait justice; il ne s'abusait ni sur son mérite ni sur sa beauté. Gertrude pouvait rencontrer là-bas quelque riche et beau fils de famille qui effaçât rapidement le souvenir de son maussade cousin… D'ailleurs, l'amour est le plus capricieux des oiseaux, il s'en va comme il est venu, sans raisons, et Xavier trouvait mille motifs pour que l'absence aliénât celui de Gertrude.—Il passa ainsi plusieurs jours à se forger des fantômes et à broyer du noir. La lettre de sa cousine le surprit dans ces terreurs jalouses et jeta un rayon de soleil à travers les brouillards qu'il avait amassés comme à plaisir. Il eut honte de ses soupçons, et, pour faire amende honorable, il s'en accusa très humblement dans une longue épître à Gertrude.

Celle-ci non plus n'était pas heureuse. Outre qu'elle souffrait de l'absence de Xavier, elle se sentait de jour en jour plus isolée au milieu des modistes de B… Bien que les demoiselles Pêche se louassent fort de ses services, aucune intimité n'avait pu s'établir entre les patronnes et la nouvelle ouvrière. L'éducation et la culture d'esprit de Gertrude contrastaient trop avec les idées étroites et les manières communes de ces bonnes filles. Mademoiselle Hortense, qui était plus fine que sa sœur, se rendait vaguement compte de la supériorité de Gertrude, et cette seule pensée suffisait pour mettre une certaine gêne dans leurs relations. Mademoiselle Célénie, plus ronde et moins susceptible, aurait fort bien passé sur les minuties qui froissaient son aînée; mais ce qui l'offusquait, c'était l'effet trop vite produit par Gertrude sur la partie masculine de la société de B… La grande Héloïse n'épargnait rien, du reste, pour exciter la susceptibilité des deux sœurs et pour ruiner petit à petit la faveur de sa rivale. Héloïse n'était pas méchante, mais elle n'était pas non plus magnanime. Elle ne pouvait pardonner à Gertrude ses succès, ses manières distinguées, et surtout la fameuse déconvenue du mois de juin. Elle ne lui voulait pas de mal au fond, mais elle l'eût volontiers trouvée en faute, sauf à lui tendre ensuite la main pour la tirer du mauvais pas où elle l'aurait jetée. Elle l'épiait, commentait ses moindres mots et ses moindres démarches, et ne laissait jamais perdre une occasion de lui être désagréable.

Gertrude sentait cette antipathie toujours croissante, et une certaine anxiété commençait à s'emparer de son esprit. Elle aurait voulu s'enfuir, se soustraire à un danger vaguement pressenti, et en même temps elle se disait qu'elle était obligée de vivre attachée au magasin des demoiselles Pêche, qu'elle y resterait longtemps encore sans doute, que Xavier était loin et l'avenir incertain… Alors elle pleurait et s'effrayait. Ces larmes, ces agitations contenues, jointes à une vie renfermée et au défaut d'exercice, la rendirent souffrante. Elle pâlit, ses yeux se cernèrent et ses joues se creusèrent légèrement, le tout à la satisfaction de mademoiselle Héloïse, qui n'était pas fâchée de lui voir perdre la fraîcheur de son teint. Chaque fois qu'elle relevait la tête, elle trouvait les yeux noirs de la première ouvrière fixés sur sa figure, et étudiant curieusement les progrès de sa pâleur. Elle fut un jour souffrante au point de garder la chambre.

—Bah! ce ne sera rien, dit Héloïse à mademoiselle Célénie, qui s'en inquiétait; elle s'écoute et se dorlote comme une princesse!

Cependant la mauvaise saison était revenue, et la vieille Scholastique avait rallumé le poêle de faïence. On avait recommencé à veiller dans l'atelier, et les demoiselles Pêche ne faisaient plus que de courtes apparitions à leur jardin des Saules, maintenant tout effeuillé et couvert de givre. Les dimanches se passaient à l'église. Parfois, après les vêpres, mademoiselle Célénie faisait faire à Gertrude un ou deux tours dans la rue de la Rochelle; puis, ennuyée de l'attention trop persistante et des œillades des jeunes gens, elle la ramenait tambour battant au magasin, où son indignation s'exhalait à son aise contre l'impertinence de la jeunesse. Les journées s'écoulaient monotones, et les seules bonnes heures de Gertrude étaient celles où arrivaient les lettres de Xavier. Alors ses yeux brillaient, une vive teinte rose colorait ses joues pâlies et son cœur battait. Une seule chose gâtait son bonheur: l'excitation produite en elle par l'arrivée hebdomadaire du facteur n'avait pas échappé à Héloïse; les grands yeux inquisiteurs de l'ouvrière suivaient les lettres jusque dans la poche de Gertrude, et semblaient vouloir percer l'enveloppe.

De longs mois se passèrent ainsi sans événements remarquables. Les lettres de Xavier arrivaient toujours ponctuellement et Gertrude répondait avec la même exactitude. Le printemps et l'été fleurirent de nouveau le jardin des Saules; de nouveau on procéda à la fabrication des confitures; puis l'automne revint et les veillées recommencèrent.

Par un jour brumeux de décembre, Gertrude rangeait des cartons dans le magasin. Tout à coup la porte de la rue s'ouvrit, et la jeune fille poussa une exclamation en apercevant Pitois, le domestique de M. Renaudin.

—Comment va mon oncle? s'écria-t-elle.

—Pas trop bien, répondit Pitois. Il désire vous voir, et m'a recommandé de vous ramener aujourd'hui même.

Gertrude courut annoncer la nouvelle à mademoiselle Hortense; puis montant précipitamment dans sa chambre, se prépara pour le voyage et suivit Pitois, dont le cheval attendait tout attelé sous le porche de la Rose d'Or. On partit, et, chemin faisant, le domestique expliqua à la jeune fille la maladie de l'oncle Renaudin.

—Voyez-vous, mademoiselle Gertrude, je crois que la lampe baisse.—Et il se frappa la tête.—M. Renaudin perd le fil de ses idées et rêve les yeux ouverts. Il reste des fois une heure d'horloge immobile et muet comme une souche; puis, crac! comme si un ressort partait, voilà que sa langue se dégourdit et qu'il nous conte des choses de l'autre monde… Hier, à travers ses rêvasseries, il n'avait que votre nom dans la bouche. A la brune, il a rattrapé son bon sens, et, me faisant signe d'approcher, il a tiré de dessous ses draps un papier sur lequel était votre adresse; puis il m'a commandé de courir à B… et de vous ramener vivement, sans en rien souffler à personne.

Pitois exécutait les ordres de son maître à la lettre; il fouaillait son cheval, et la voiture filait comme une flèche. Quand ils entrèrent dans la vallée de la Biesme, la nuit tombait. Gertrude était prise d'une émotion si violente, qu'elle ne pouvait plus parler. Ses yeux cherchaient à distinguer dans l'obscurité l'emplacement de l'atelier. Xavier le lui avait décrit trop souvent, pour qu'elle ne le reconnût pas, malgré la nuit. Elle distingua le toit de tuiles et vit de la lumière à travers les vitraux.—Il était là… il travaillait en songeant à elle, peut-être!—Son cœur se gonfla, et, triste à la pensée de passer si près de lui sans le voir, elle était sur le point de prier Pitois de s'arrêter… Mais on eût dit que le vieux garde prévoyait sa demande, car il fouetta de plus belle la jument, et la voiture franchit bientôt le porche de l'Abbatiale. Tout le village était enveloppé d'ombre, et personne ne fut témoin de l'arrivée de Gertrude.

Dès qu'elle se fut un peu restaurée et réchauffée au feu de la cuisine, Pitois la fit monter chez M. Renaudin. La disposition de la chambre à coucher n'avait pas changé depuis la dernière visite de Gertrude: c'étaient toujours les mêmes rideaux jaunis aux fenêtres, le même foyer sombre où deux tisons se mouraient dans les cendres; seulement le lit était défait, et, dans les couvertures, Eustache Renaudin montrait son profil amaigri et mince comme une lame de couteau. Une chandelle posée sur la table éclairait vaguement la chambre. M. Renaudin, assis sur son séant, tenant les draps dans ses doigts crispés, demeurait immobile et semblait regarder dans le vide. Près de la cheminée, Fanchette le surveillait du coin de l'œil, tout en préparant une potion pour la nuit. Une odeur pharmaceutique imprégnait l'air.

Gertrude, poussée par Pitois, s'avança sur la pointe des pieds et s'approcha du lit; mais le vieillard ne sembla pas la voir; ses yeux gris continuèrent à poursuivre dans les plis de ses rideaux des visions mystérieuses.

—Mon oncle! mon oncle Renaudin! dit Gertrude, me voici.

Le son de cette voix douce le tira de son immobilité, mais non de son rêve. Ses yeux se tournèrent vers la jeune fille et la contemplèrent avec une fixité effrayante; ses lèvres remuèrent.

—Toujours! murmura-t-il, je la vois maintenant toujours et partout. Ses yeux tristes ne me quittent pas, et le son de sa voix me secoue jusque dans la moelle des os… Mais, reprit-il en reculant vers le mur, jamais je ne l'avais vue si nettement que ce soir… Ses yeux sont pleins de reproches et son silence me donne la fièvre… Non, je ne veux plus qu'elle revienne me reprocher sa misère et son enfant abandonné!… Je ferai un sacrifice, s'il le faut; j'achèterai le repos au poids de l'or… Vite, vite! A-t-on été chercher ma nièce Gertrude?

—Elle est près de vous, Monsieur! cria Pitois.

—Me voici, mon oncle! répéta Gertrude toute tremblante.

Et, surmontant sa peur, elle lui prit la main.

Le vieillard tressaillit, pencha la tête du côté de sa nièce, et parut s'éveiller en sursaut.

—Hein! hein! fit-il, qui a parlé?… Ah! te voici, petite!… Je m'étais assoupi… Es-tu là depuis longtemps?

—Je viens d'arriver, mon oncle.

—Tu as bien fait de venir… Fanchette, mets du bois au feu et laisse-nous. J'ai à causer avec ma nièce.

Ses idées redevenaient lucides. Quand ils furent seuls, il dit à Gertrude de s'asseoir à son chevet, et, lui prenant affectueusement les mains:

—Je suis aise de te voir, commença-t-il. J'ai à t'entretenir de choses sérieuses… Mais ce sont des choses difficiles à dire, et il faudra que tu aies de la patience… Et puis, c'est un secret que tu devras me garder fidèlement. Je m'étais bien promis de le garder moi-même; mais il y a des secrets qu'on porte légèrement quand on est jeune, et qui deviennent trop lourds quand on se fait vieux… Et je vieillis, Gertrude, je m'affaiblis tous les jours, soupira-t-il en regardant ses longs doigts pâles et osseux.—J'ai peut-être encore une dizaine d'années à vivre, tout au plus; puis il me faudra quitter ma maison de l'Abbatiale et mes beaux chênes… Dix ans! à peine dix ans!… La vie est trop courte, on n'a pas le temps de jouir de ce qu'on a amassé!… Mais, vois-tu, je veux passer au moins ces années-là en paix, et pour cela il faut que je me décharge du poids que j'ai sur la poitrine… Il m'étouffe, il me gâte mes jours et mes nuits!

Il s'était mis sur son séant et respirait avec bruit, comme un homme oppressé.

—Tant que j'ai été dans les affaires, continua-t-il, je n'ai pas eu le loisir de penser à cette chose-là. J'allais, je venais, je courais les villages pour acheter de la laine à bon compte, les ballots roulaient dans ma remise, et puis les fabricants arrivaient. On discutait fin contre fin; moi, je leur donnais du fil à retordre et je faisais de beaux gains. Je spéculais, j'achetais pour rien et je revendais cher… Ah! c'était le bon temps! le secret était bien là, au fond de ma mémoire, mais si léger!… Il ne pesait pas plus gros qu'une plume, et c'était à peine si, de fois à autre, je le sentais sur ma conscience… Mais quand je suis venu me reposer ici, croyant y jouir tranquillement de ma fortune, je n'ai plus eu ni paix ni trêve. Toutes les choses d'autrefois se sont réveillées au fond de mon cerveau, et ce qui était léger comme une plume est devenu lourd comme un quintal de fer… Il faut que je traîne cela nuit et jour; je n'ai plus de sommeil!… A tout prix je veux me débarrasser de ce cauchemar qui m'écrase la poitrine! J'ai compté sur toi, Gertrude; j'ai confiance en toi, parce que tu es bonne et courageuse. Veux-tu me rendre un service?

—Oh! de tout mon cœur, mon oncle! s'écria Gertrude attendrie.

La figure altérée du vieillard se rasséréna un peu. Il serra les mains de sa nièce dans les siennes et reprit d'une voix plus calme:

—Écoute d'abord une histoire du temps de ma jeunesse,… car j'ai été jeune, moi aussi, et j'ai été amoureux tout comme un autre. C'était à B…, et celle qui m'aimait était modiste comme toi. Elle était jolie et fière de ses beaux cheveux, pareils aux tiens… C'est cette ressemblance qui m'a tout d'abord intéressé à toi. Elle avait vingt ans et j'en avais trente. Nous étions deux étourdis, et nous nous aimions sans songer à l'avenir… Bref, une faute fut commise, et je ne sais lequel de nous deux fut le plus imprudent… Pourtant, moi, je lui promis le mariage… et ce fut un tort.

Il s'arrêta, un peu embarrassé, en voyant l'expression de tristesse et de reproche qu'avait prise la figure de Gertrude.—L'histoire de M. Renaudin était la banale et navrante histoire des séductions vulgaires. La jeune fille séduite, étant devenue mère, l'avait conjuré de tout réparer par le mariage. Mais ils étaient pauvres tous deux; Renaudin était égoïste et ambitieux: un pareil mariage eût entravé son avenir et gâté sa situation. Il avait quitté B… et s'était établi à Reims. Là, par un soir d'hiver, sa victime était venue de nouveau le supplier. Il avait été sans pitié et lui avait fermé sa porte, la laissant errer, par la pluie et le vent, à travers les rues désertes d'une ville étrangère… Depuis il n'avait jamais entendu parler d'elle, et il avait cru que tout était fini. Mais plus il avait pris d'âge, plus ses remords étaient devenus violents.

—Je crois, disait-il à sa nièce, je crois la revoir à chaque instant… La nuit, quand je veux fermer les yeux, je l'aperçois tout d'un coup là!—et il montrait un coin du rideau.—Elle a la tête nue, et ses cheveux blonds sont soulevés par le vent; ses yeux sont tristes comme des fleurs mouillées… Je n'y tenais plus; j'ai voulu savoir ce qu'elle était devenue, et j'ai fait prendre en secret des renseignements…

—Vous l'avez retrouvée? interrompit Gertrude, dont le cœur battait.

—Elle est morte!… reprit-il d'un air sombre; mais l'enfant, sa fille, existe encore. Elle a grandi, elle vit à B… dans la misère, et c'est sur toi que je compte pour la secourir.

—Oh! mon oncle, parlez, je suis prête à tout faire pour vous!

—Bien! Jure-moi d'abord de me garder le secret le plus absolu, et d'exécuter les choses telles que je te les dirai.

—Je vous le promets, mon oncle!

—Bien!… Tu repartiras demain, avant le jour, avec Pitois. Sitôt arrivée à B…, tu te rendras dans la maison indiquée sur l'adresse que voici. Il tira un papier de dessous son oreiller et le tendit à Gertrude.—C'est dans cette maison que demeure la fille de la morte… Elle est misérable… Tu lui remettras de l'argent, mais tu ne lui diras jamais de quelle part il vient… Tu comprends que si je me nommais, je serais à la merci de ces gens-là. Femme, enfants, mari, j'aurais toute la maisonnée sur les bras… Non, je veux faire du bien sans être connu… Et puis, si la famille de ta tante venait à savoir cette aventure, elle en ferait des gorges chaudes… Non, non, pas de mon vivant!… Après, on verra… Tu agiras prudemment, discrètement, n'est-ce pas, ma mie Gertrude?

—Oui, mon oncle.

—Je compte sur ta parole… Une parole, c'est sacré, petite!

De sa main tremblante il prit une clef sous le traversin et la donna à sa nièce.

—Ouvre le secrétaire et apporte-moi le premier tiroir à gauche!

Elle obéit, et revint avec le tiroir plein de pièces d'or. L'avare le vida avec précaution sur ses draps; puis ses yeux brillèrent, et il passa ses mains amoureusement à travers les louis. Gertrude le regardait ébahie: elle n'avait jamais tant vu de pièces d'or en toute sa vie. M. Renaudin les compta deux fois; puis, prenant trois rouleaux d'or, et geignant profondément, il les déposa dans un petit sac qu'il remit à Gertrude.

—Tiens, dit-il, voici mille écus; serre-les soigneusement… C'est une somme!… Hélas! c'est de bon or fin, gagné à la sueur de mon front… Mais je ne veux rien épargner pour tranquilliser mes vieux jours… Quand je saurai que sa fille est à l'abri du besoin, je serai soulagé et je retrouverai mon sommeil perdu. Écris-moi souvent, tiens-moi au courant de tout, et s'il faut encore de l'argent, eh bien, j'en enverrai encore!… Je veux dormir, dormir en paix!

Gertrude alla fermer le secrétaire et rendit la clef à son oncle.

—Tu es une brave fille, toi, murmura le vieillard. Viens que je t'embrasse!… Et maintenant, va te reposer deux ou trois heures. Dès le fin matin, Pitois te réveillera et vous repartirez vivement.

Elle prit congé de lui, en lui promettant de faire de son mieux pour bien remplir sa mission. Comme elle allait fermer la porte, elle se retourna en entendant M. Renaudin qui l'appelait encore, et elle aperçut le vieillard soulevé sur son séant, pâle, décharné, et dardant vers elle ses yeux soupçonneux.

—Surtout, Gertrude, murmura-t-il en posant un long doigt maigre sur ses lèvres minces, garde-moi le secret!

VII

En promettant à son oncle de remplir jusqu'au bout la mission dont elle s'était chargée, Gertrude avait suivi la première impulsion de son cœur. Elle avait vu le vieillard malade et tourmenté; il s'agissait de rendre le calme à cette conscience troublée et en même temps de soulager une misère secrète;—sa bonté naturelle avait dicté sa réponse; émue jusqu'aux larmes, sans réfléchir plus longuement, elle avait promis tout ce qu'on lui demandait. Elle se conduisait ainsi toujours d'après les rapides mouvements de son cœur; le sentiment parlait et elle obéissait brusquement; la réflexion venait plus tard.—Ce fut le lendemain seulement, sur la route de B…, qu'elle commença de songer aux moyens d'exécution. Tout d'abord elle fut arrêtée par une première difficulté: son oncle avait exigé qu'elle tînt la chose secrète; elle se trouvait par conséquent obligée d'agir seule, et de plus, afin de prévenir des questions indiscrètes, elle devait s'acquitter de son mandat avant de rentrer chez les demoiselles Pêche. Il allait falloir prendre une chambre à l'auberge, ne sortir qu'à la nuit pour éviter les rencontres, en un mot s'entourer de précautions dont les apparences équivoques répugnaient à sa nature droite et ouverte. Toute dissimulation lui était odieuse; il lui semblait que Xavier n'eût pas été satisfait de la voir engagée dans cette aventure. Si elle avait pu s'arrêter à Lachalade et le consulter!… Mais elle avait promis le secret, et d'ailleurs Pitois et Fanchette ne l'avaient pas quittée un seul moment.

Tandis que le cheval trottait, elle relut l'adresse que son oncle lui avait remise. Les indications laconiques, griffonnées sur le papier, étaient ainsi conçues:—«Femme Finoël,—côte de Polval, la dernière maison à gauche en montant vers les bois.»—Heureusement l'endroit était peu fréquenté, et Gertrude en s'y rendant à la brune ne risquait pas d'être reconnue. Elle acheva de se rassurer en songeant qu'elle pourrait s'arrêter à une auberge peu éloignée de la côte de Polval, et que la voiture n'aurait pas à traverser la ville. «D'ailleurs, se disait-elle, dès que j'aurai remis de l'argent à cette pauvre femme, ma tâche sera finie, et demain je pourrai rentrer chez mademoiselle Pêche.»

Elle descendit dans le faubourg, au Chêne-Vert, et résolut de monter à Polval sur-le-champ. En décembre la nuit vient vite; dès quatre heures et demie, la jeune fille enveloppée dans sa mante et sa capeline put s'acheminer vers la maison de la femme Finoël. Du reste, le ciel était sombre, le froid piquant, et la neige qui tombait menue ôtait aux passants tout désir de curiosité. Tandis qu'elle gravissait la rampe déserte et resserrée entre deux coteaux de vignes, Gertrude se demandait, non sans une vague inquiétude, qui elle allait rencontrer dans cette maison isolée et comment elle y serait reçue. Elle n'était point peureuse, et à Lachalade elle avait l'habitude de sortir seule à toute heure et par tous les temps. Dans la circonstance, ce qui la rendait anxieuse, c'était le mystère même dont elle était obligée de s'entourer, c'était l'inconnu… Elle frissonnait en apercevant à travers l'obscurité les petites maisons à mine lugubre, adossées aux vignes, et noires sur le fond neigeux de la colline.

Encore quelques pas dans la neige et le vent, et elle atteignit le terme de son voyage. Ce devait être là, car plus haut on ne distinguait aucune habitation, et les bois commençaient à une portée de fusil. Elle s'arrêta un moment pour considérer ce logis de pauvre apparence. Les murailles étaient faites de torchis et la toiture, trop lourde pour elles, les avait rendues toutes ventrues et menaçantes. A travers les volets clos de deux étroites fenêtres, une faible lueur indiquait que la maison était habitée. Gertrude gravit un escalier aux marches branlantes et prêta l'oreille. Il lui semblait entendre un bruit plaintif, mais le vent soufflait si fort dans la gorge de Polval, qu'elle ne pouvait distinguer si ce gémissement venait de l'intérieur ou du dehors. Elle frappa; point de réponse. Elle appuya alors sa main contre la porte qui céda, et le vent la poussa pour ainsi dire dans le couloir obscur… Les gémissements partaient réellement de la chambre contiguë, dont une ligne lumineuse révélait l'entrée. C'étaient des pleurs de femme mêlés à des cris d'enfants, et cette double plainte remua si profondément Gertrude qu'elle oublia tout à coup sa peur. Elle ouvrit précipitamment la porte de la chambre et se trouva en face d'un spectacle navrant.

Une chandelle fumeuse, posée sur un poêle, sans feu, éclairait misérablement la pièce nue et délabrée; entre les fenêtres un métier de tisserand, sur lequel s'enroulait une pièce de cotonnade inachevée, découpait sur le mur le squelette noir de ses barres et de ses leviers; une chaise dépaillée et une table boiteuse étaient rangées le long de la muraille humide; en face du métier, un lit de sangle étalait sa paillasse et sa couverture en lambeaux, et sur ce lit, agenouillée, les cheveux épars, pâle, effrayante, une femme d'une trentaine d'années serrait contre sa poitrine amaigrie un tout petit enfant qui ne poussait plus que des vagissements étouffés… Au bruit de la porte, la mère se tourna vivement vers la nouvelle venue, et avec des yeux démesurément ouverts:

—Vite, venez! cria-t-elle, mon petiot s'en va!…

—Qu'a-t-il et que dois-je faire? demanda Gertrude en prenant l'enfant.
La jeune femme montra avec un geste horrible son sein flétri.

—Je n'ai plus de lait, dit-elle, et mon pauvre petiot meurt de faim et de froid… Ah! il n'y a pas de pitié au monde!…

—Ne vous désolez pas ainsi! reprit Gertrude, je vais quérir de quoi vous ranimer tous les deux… N'avez-vous pas une voisine que je puisse charger d'acheter ce qu'il faut?

—Oui,… la mère Surloppe… Elle demeure en face, mais je ne l'ai plus revue depuis hier…; les pauvres gens sont plus sauvages que des loups affamés, ils se font peur…

—Attendez-moi, je vais l'appeler…

Gertrude enveloppa l'enfant dans sa capeline, le plaça près de la mère qu'elle couvrit de sa mante, et se mit en quête de la vieille voisine qu'elle trouva sommeillant près de son dévidoir. La vue d'une pièce d'or la réveilla et lui mit des ailes aux talons. Elle se chargea volontiers de trouver du lait, des vivres et du bois.

Gertrude retourna près de la malade. L'enfant s'était réchauffé et rendormi; la mère regarda la jeune fille d'un air farouche; sur ce visage altéré, mademoiselle de Mauprié crut reconnaître les principaux traits de la figure de son oncle et sentit sa pitié redoubler.

—Vous vous appelez madame Finoël? demanda-t-elle enfin d'une voix timide.

—Oui… Rose Finoël, murmura la jeune femme, venez-vous de la part du bureau de charité?

—Je suis envoyée par une personne qui connaît vos peines et qui veut les soulager.

La bouche de Rose Finoël prit une expression amère.

—Mes peines!… Et qui donc au monde peut avoir souci de mes peines?

Gertrude lui répondit évasivement que son bienfaiteur désirait ne pas être connu; alors la malade ferma les yeux d'un air de fatigue et d'indifférence.

—Après tout, murmura-t-elle, que me fait son nom?… Tout m'est égal pourvu qu'on sauve mon petiot… Moi, je suis lasse, oh! lasse!…

Elle renversa son front sur le traversin et tomba dans une sorte de torpeur. Gertrude assise près d'elle contemplait ses mains décharnées, son visage aux pommettes saillantes, aux yeux caves, encadré et pâli encore par des flots de cheveux noirs. A l'aspect de cette figure ravagée par la misère et la maladie, la jeune fille fut prise d'une pitié profonde; elle oubliait son isolement, ses craintes, ses souffrances, et, comparant sa vie à celle de cette malheureuse, elle ne se trouvait plus à plaindre… Au bout d'une demi-heure, la mère Surloppe revint avec les provisions, on alluma le poêle, on fit chauffer du bouillon pour la mère et du lait pour l'enfant, puis Gertrude reprit sa mante et sa capeline.

—Vous partez!… vous me laissez? soupira la jeune femme en rouvrant les yeux.

—Non pas, je vais faire une course et je reviens.

Tout en disant cela, Gertrude songeait aux circonstances imprévues qui allaient rendre sa mission plus délicate et plus difficile. La maladie de Rose Finoël, l'existence d'un enfant, compliquaient la situation et alourdissaient la responsabilité de l'orpheline. Elle se sentait solidaire de son oncle et songeait qu'il ne lui serait guère possible de reprendre ses occupations ordinaires, au moins avant que l'enfant fût confié à une nourrice. Elle chargea la vieille voisine de se procurer un matelas et des couvertures, et il fut convenu que Gertrude passerait la nuit près de la malade. Puis elle courut à l'auberge, écrivit à son oncle le récit de sa première visite et lui demanda de nouvelles instructions. Sur ses instances, Pitois reprit le soir même le chemin de Lachalade.

A son retour, Gertrude trouva la chambre de la côte Polval transformée; l'or de l'oncle Renaudin avait fait merveille. Sur la table une petite lampe à la lumière égale et douce remplaçait la chandelle fumeuse; le poêle réveillé d'un long sommeil bourdonnait gaiement et répandait une joyeuse chaleur; le lit avait été regarni, et l'enfant, restauré et réchauffé, s'endormait sur les genoux de la vieille Surloppe, qui, d'une voix chevrotante, lui murmurait une antique chanson berceuse. La mère elle-même semblait moins malade, moins défaite.

Gertrude disposa dans un coin le matelas et les couvertures, posa l'enfant près de sa mère, puis congédia la vieille.

Elle marchait légèrement à travers la chambre, faisant ses préparatifs pour la nuit, ravitaillant le poêle, réchauffant le lait destiné au marmot… La malade, ouvrant à demi ses yeux affaiblis, la regardait curieusement et suivait ses moindres gestes avec une surprise mêlée d'attendrissement. A la fin, Gertrude, ayant achevé de tout préparer, vint s'asseoir au chevet du lit et vit Rose Finoël qui pleurait.

—Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle.

Pour toute réponse, Rose Finoël prit l'une des mains de son interlocutrice et la couvrit de larmes et de baisers.

—Merci, dit-elle enfin, cela me fait du bien de pleurer. Il y avait si longtemps que personne ne s'inquiétait plus de moi!

—Vous n'avez point d'amis?

—Je suis seule au monde.

—Mais,… le père de cet enfant? hasarda timidement Gertrude.

La figure de la malade reprit une expression de tristesse poignante.

—Celui-là est loin!… Et pourtant, murmura-t-elle d'un air sombre, nous étions mariés, mariés à l'église et à la mairie;… mais la misère l'a effrayé… Il est parti, il y a deux mois, et je n'ai plus entendu parler de lui.

Elle regarda Gertrude qui fit un geste de surprise.

—Il ne faut pas lui en vouloir, s'écria-t-elle vivement, j'ai été bien heureuse avec lui dans les premiers temps!…

—Mais il vous a abandonnée, et c'est une lâcheté!

Rose Finoël haussa les épaules.

—Dans ma famille, c'est notre lot d'être abandonnées… Ma mère l'a été par son amant, moi, par mon mari… Je remercie le bon Dieu de m'avoir donné un garçon,… les filles sont trop malheureuses!…

Elle jeta un regard plus doux sur l'enfant endormi à son côté.

—Voyez-vous, reprit-elle, il ressemble à son père… Quoique Finoël m'ait laissée là, je ne peux pas lui en vouloir… Je l'aime toujours!… Nous avons été si heureux ensemble dans les commencements! Nous autres, pauvres gens, il ne faut pas nous mesurer avec la même aune que les gens à l'aise… A quinze ans, j'étais orpheline et je gagnais mon pain dans une filature, et si vous saviez ce que c'est que la vie de fabrique pour les filles!… Je m'étonne de n'y être pas devenue plus mauvaise… Quand j'ai connu Finoël, j'avais déjà vingt-sept ans, et lui n'en avait que vingt-trois… J'étais trop vieille pour lui, mais alors je n'y pensais pas, je l'aimais comme une folle… Oh! les premiers temps de notre mariage! Nous allions, le dimanche, goûter dans les petits bois du Juré et nous revenions bras dessus bras dessous par la route de Combles et la Ville-Haute… Comme les tilleuls sentaient bon!… Voyez-vous, j'ai eu bien des maux depuis, mais j'oublie tout quand je pense à ces six mois-là. Six mois!… et puis on l'a renvoyé de la fabrique, et le cabaret l'a pris. Alors sont arrivés les mauvais jours, les gros mots, les batteries. Je suis devenue grosse; notre location finissait à Noël et on menaçait de nous mettre dehors… Un matin il est parti… On dit qu'il est allé en Alsace… Je lui pardonne tout en pensant à nos six mois de bon temps!

Elle ferma les yeux et reposa sa tête sur le traversin. L'expression farouche de sa physionomie s'était adoucie, et Gertrude, la voyant s'assoupir, se jeta sur le matelas préparé par la voisine. Elle s'endormit profondément et ne s'éveilla le lendemain matin qu'aux cris de l'enfant qui demandait à boire…

Trois jours après, au moment où Gertrude quittait son auberge pour se rendre chez Rose Finoël, le facteur lui apporta une lettre de l'oncle Renaudin. Le vieillard la priait de prendre soin de la mère et de mettre l'enfant en nourrice; il lui indiquait en même temps l'adresse d'une femme de Beauzée, qui se chargerait volontiers du marmot et qui était déjà prévenue de sa prochaine arrivée; enfin, il terminait en lui recommandant prudence et discrétion.—Le même jour, Gertrude, voyant Rose plus calme, lui parla de la nécessité de faire suivre à son enfant un régime plus salutaire et l'amena peu à peu à l'idée d'une séparation. La malade poussa un long soupir:

—Oui, vous avez raison, répondit-elle, il faut qu'une autre femme le nourrisse de son lait… Je ne veux pas qu'il souffre et je consens à tout… Laissez-le-moi seulement encore un jour ou deux. Je sens que je n'irai pas plus loin…

En effet, elle s'affaiblissait visiblement; heure par heure, la vie abandonnait son corps épuisé. Le lendemain, vers le soir, elle appela Gertrude et la pria de lui apporter l'enfant. Elle regarda le marmot de toute la force de ses yeux déjà voilés par l'agonie, puis elle dit:

—Promettez-moi de le porter vous-même à la nourrice… Pauvre petiot, je meurs trop tôt pour lui!… Je ne sais pas qui vous a poussée à me vouloir du bien, mais je vous en supplie, n'abandonnez pas mon enfant!… Si je m'en vais avec l'idée que vous aurez soin de lui, je mourrai tranquille.

Gertrude la rassura et lui promit de veiller elle-même sur l'orphelin.

—Merci, reprit Rose Finoël en cherchant la main de la jeune fille et en essayant de la serrer dans sa main glacée, vous êtes bonne, vous!… Je souhaite que vous ayez une vie heureuse. Moi, je n'ai eu que six mois de bon… le reste n'a été que fatigue et misère… un cauchemar après six mois de beaux rêves!… A cause de ce bon temps-là je pardonne à ceux qui m'ont mise au monde… Mais je suis lasse, bien lasse… Donnez-moi encore le petiot que je l'embrasse… Et maintenant adieu à tout!

Après une courte agonie, elle s'endormit du sommeil suprême…

Tandis que la vieille voisine veillait la morte, Gertrude courait au bureau de la voiture de Clermont et retenait une place pour Beauzée. On lui en promit une pour le lendemain au soir. Comme elle sortait du bureau, une femme surgit de l'ombre du porche et parut l'examiner. Gertrude hâta le pas, un secret pressentiment lui disait qu'elle était suivie; en effet, en tournant la tête, elle aperçut une forme vague qui marchait dans la même direction qu'elle. Alors la peur la prit, elle se mit à courir, et, s'engageant dans les petites rues qui avoisinent Polval, elle ne suspendit sa course qu'après avoir eu la certitude qu'on avait perdu sa trace. Cet incident redoubla son désir de partir au plus vite et de sortir enfin de la situation fausse où elle se trouvait.

L'enterrement eut lieu le lendemain: Gertrude n'y assista pas. Le soir venu, elle paya largement la vieille, et, n'emportant de cette maison qu'une boucle des cheveux de la morte, comme un souvenir pour le petit, elle partit avec l'orphelin, chaudement emmailloté, qui se plaignait doucement et qui finit par s'endormir au roulis de la voiture.

Le trajet de B… à Beauzée n'est pas bien long et la nuit n'était pas trop avancée quand Gertrude frappa à la porte de la nourrice. C'était une forte gaillarde, femme d'un rémouleur. Comme elle était prévenue, elle reçut l'enfant sans trop d'étonnement ni de questions. Elle avait l'air d'une brave femme, et elle promit de choyer le nourrisson comme s'il eût été à elle. Gertrude lui donna tout l'argent qu'elle demanda, et, après lui avoir indiqué son adressa à B… et lui avoir fait de minutieuses recommandations, elle repartit par le courrier du matin.

Il lui tardait de rentrer à son magasin. Pâlie et affaiblie par plusieurs nuits de veille, elle éprouvait néanmoins une certaine satisfaction en se sentant secouée par les cahots du courrier. Elle se disait qu'elle avait rempli jusqu'au bout et sans encombre sa triste mission, que son oncle serait content d'elle, qu'elle allait enfin pouvoir reprendre sa vie régulière, et qu'elle pourrait penser librement et tout le jour à Xavier. Elle se sentait soulagée d'un poids énorme, et quand la voiture s'arrêta dans la rue de la Rochelle, ce fut avec bonheur qu'elle sauta sur le trottoir, courut prendre son paquet à l'auberge, et se dirigea vers la maison des demoiselles Pêche.

VIII

L'atelier était dans un état de sourde effervescence. La veille au soir, Héloïse, après avoir porté un chapeau à une pratique, était rentrée avec un air de consternation tragique où perçait néanmoins une certain pointe de satisfaction. Elle s'était assise bruyamment et avait repris son ouvrage en poussant de gros soupirs.

—Qu'y a-t-il donc, Héloïse? demanda mademoiselle Hortense, qui savait les façons de son ouvrière et à qui cette mise en scène n'avait pas échappé.

—Ah! soupira de nouveau celle-ci, on a bien raison de dire que les apparences sont trompeuses… Les fruits qui ont meilleure mine sont les plus véreux, et il faut manger un boisseau de sel avec les gens avant de les connaître…

Intriguées par ce préambule, toutes les ouvrières avaient relevé la tête et regardaient Héloïse.

—Quant à moi, continua-t-elle, on conviendra au moins que je n'y ai pas été prise et que je me suis tenue sur mes gardes.

Mademoiselle Célénie agita nerveusement son aune, et de sa voix la plus virile:

—Héloïse, s'écria-t-elle impatientée, vous avez une manière de dire les choses qui me fait bouillir le sang… Où voulez-vous en venir avec vos proverbes?

—Pardon, Mademoiselle, laissez-moi un peu respirer… Je suis encore ahurie de ce que j'ai vu.

—Vu, quoi?… reprit mademoiselle Célénie.

Héloïse coiffa solennellement une tête de carton avec le chapeau qu'elle était en train de confectionner, puis regardant son auditoire:

—Eh bien! commença-t-elle enfin, que diriez-vous si vous appreniez que mademoiselle de Mauprié n'a pas bougé de la ville, et que son prétendu voyage à Lachalade n'était qu'une invention?

Elle secoua la tête et ses regards triomphants firent le tour de l'atelier.

—Qu'est-ce que vous me contez là? s'écria mademoiselle Célénie en haussant les épaules.

—Je n'ai pas l'habitude de faire des contes, répliqua Héloïse piquée au vif, et je ne dis que ce que j'ai vu. Voici au surplus comment la chose est arrivée. Vous savez qu'hier j'ai été porter un chapeau à la diligence de Clermont; je m'en revenais et j'étais déjà sous le porche, quand j'ai entendu dans le bureau une voix qui ne m'était pas inconnue… La personne qui parlait au facteur des messageries retenait une place pour le lendemain dans le courrier qui passe à Beauzée. J'aurais juré que c'était la voix de Gertrude, et pour m'en assurer, j'ai attendu sous le porche. La personne est sortie. C'était une femme dont la tête était enveloppée dans une capeline et dont la tournure ressemblait à celle de mademoiselle de Mauprié. Intriguée, j'ai voulu voir où elle allait, mais elle s'est aperçue, sans doute, que je la suivais; elle a pris ses jambes à son cou et je l'ai perdue dans les petites ruelles qui montent à la Ville-Haute… J'ai voulu en avoir le cœur net, et ce soir, à l'heure du courrier, je suis allée me camper derrière la grande porte des messageries; là j'ai vu, comme je vous vois, Gertrude revenir et monter en voiture, mais cette fois, elle n'était pas seule…

Héloïse fit une pause et poussa un long soupir. Toutes les têtes se tournèrent de son côté.

—Elle portait dans ses bras, continua-t-elle, un petit enfant qui criait faiblement comme font les nouveau-nés.

Un murmure courut dans l'atelier, et il y eut un moment de silence.

—L'aventure est étrange, reprit mademoiselle Hortense, mais, comme vous le disiez tout à l'heure, les apparences sont trompeuses, et je ne puis pas croire que Gertrude…

—Je ne suis pas médisante, répliqua Héloïse, mais dame! vous conviendrez, Mademoiselle, que cela donne à penser… Une fille noble qui laisse sa famille et son pays pour se faire ouvrière; ce cousin qui arrive et s'en va, on ne sait pourquoi; ce prétendu départ, puis ce marmot qui tombe du ciel… Avez-vous remarqué comme Gertrude pâlissait et maigrissait depuis le printemps dernier?

—Ça, c'est un fait! murmurèrent les apprenties autour de la table ronde.

Mademoiselle Célénie rétablit le silence en frappant le parquet avec son aune.

—Héloïse, ma fille, s'écria-t-elle d'une voix sévère, je vous ai déjà dit que vous étiez trop prompte à juger votre prochain!… Votre histoire est étrange, j'en conviens, mais qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, et, pour se prononcer, il faut attendre les explications de mademoiselle de Mauprié… D'ici là, Mesdemoiselles, je désire qu'on garde le silence, et je renverrai la première péronnelle dont la mauvaise langue tournera de travers!

Cette menace énergique mit un terme aux bavardages, mais n'empêcha nullement toutes ces cervelles féminines de travailler. Quand, le surlendemain, Gertrude entra dans l'atelier, tous les yeux épièrent ses moindres gestes. Les fillettes de la table ronde échangèrent des coups de coude significatifs et commentèrent en chuchotant la pâleur et l'air fatigué de la voyageuse. L'accueil fait à la jeune fille était trop froid pour qu'elle ne le remarquât pas; il était si différent de celui qu'elle avait reçu jadis à son arrivée dans ce même atelier! Le poêle de faïence bourdonnait pourtant encore comme autrefois, comme autrefois un clair soleil d'hiver, se glissant à travers les rideaux de mousseline, faisait miroiter les panneaux des armoires et chatoyer les vives couleurs des rubans et des fleurs artificielles; seules, les figures penchées au-dessus des têtes de carton ne se déridaient pas. Toutes les bouches étaient pincées et tous les yeux baissés. Mademoiselle Hortense ne se leva pas pour baiser au front la nouvelle arrivante; mademoiselle Célénie demeura muette et sembla plus occupée que jamais à tailler des patrons de robe. Gertrude alla se débarrasser de son costume de voyage, et lorsque, après quelques instants passés dans sa chambre, elle reprit sa place près de l'estrade d'Héloïse, celle-ci, rassemblant précipitamment ses ciseaux, ses rubans et sa boîte à ouvrage, recula sa chaise et ramena les plis de sa jupe, comme si elle eût craint le contact d'une pestiférée.

Cependant Héloïse était démangée de l'envie de parler; il lui tardait de prendre sa revanche, de confondre sa rivale par une parole bien sentie et de lui prouver qu'elle n'était pas dupe. Dès qu'elle vit Gertrude installée, elle profita du plus beau moment de silence, et d'une voix ironiquement mordante:

—J'espère, dit-elle très haut, que vous avez fait un bon voyage, mademoiselle… Comment se porte votre cousin?…

—Héloïse! interrompit mademoiselle Célénie.

Jamais l'organe viril de mademoiselle Pêche cadette n'avait encore donné un volume de son aussi formidable. Ce fut comme un coup de tonnerre. La grande Héloïse obéit à cette foudroyante injonction et se renferma de nouveau dans un superbe silence. Quant à Gertrude, aussi étonnée de la colère de mademoiselle Pêche que de l'ironie de sa voisine, elle rougit et promena autour d'elle ses beaux yeux surpris. Mais tous les regards semblaient éviter les siens, et toutes les têtes se penchaient plus attentivement sur les coiffures et les nœuds de ruban. Un silence profond régna dans l'atelier. Consternée et ne comprenant rien à ces façons étranges, Gertrude essayait en vain de se remettre à la besogne; ces démonstrations inexplicables l'avaient frappée au cœur. Ses mains tremblaient, et elle parvenait à grand'peine à enfoncer son aiguille dans la soie. Deux mortelles heures se passèrent ainsi, puis midi sonna. Héloïse descendit majestueusement de son estrade, les apprenties déposèrent leur ouvrage et toutes s'en allèrent dîner. Gertrude, restée seule avec les demoiselles Pêche, se leva à son tour, et ses yeux, où roulaient des larmes, interrogèrent les deux vieilles filles qui se tenaient devant elle et se regardaient d'un air grave.

Le moment d'une explication était venu.

—Mademoiselle,… commença solennellement Hortense Pêche en quittant ses lunettes; mais elle fut interrompue par son impétueuse sœur.

—Hortense, dit mademoiselle Célénie, laisse-moi d'abord poser une question à mademoiselle de Mauprié… Gertrude, poursuivit-elle de sa voix la moins rude, ayez confiance en moi et parlez franchement: où êtes-vous allée en quittant la maison, la semaine dernière?

—A Lachalade, répondit Gertrude, non sans rougir.

—Ah!… Et vous y êtes restée tout le temps?

La jeune fille réfléchit un moment, puis répondit d'une voix ferme:

—Non, Mademoiselle.

—A la bonne heure… On prétend que vous n'avez pas quitté la ville… Certes, nous n'avons nul droit de nous mêler de vos affaires, mais nous sommes responsables de vous jusqu'à un certain point; c'est pourquoi je me permettrai d'insister… Pouvez-vous me rendre compte de l'emploi de votre temps?

La figure de Gertrude prit une expression plus inquiète. Elle commençait à comprendre dans quel embarras elle s'était jetée, et cependant elle hésitait encore à répondre d'une façon explicite.

—Non, répondit-elle d'une voix tremblante, je ne puis malheureusement entrer dans aucun détail… Il est vrai que je suis restée à B…, les affaires qui m'y ont retenue ne sont pas les miennes, et j'ai promis de me taire… Pardon, Mademoiselle, je dois tenir ma promesse… Mais je vous jure que je n'ai rien à me reprocher.

Mademoiselle Hortense poussa un soupir et Mademoiselle Célénie fronça les sourcils.

—Tant mieux pour vous, reprit celle-ci durement, si votre conscience est en repos; mais cela ne suffit pas aux yeux du monde, et le scandale n'en existe pas moins.

—Le scandale! s'écria Gertrude.

Mademoiselle Célénie, dardant ses yeux gris sur la figure de la jeune fille, se tenait devant l'image des vierges sages et des vierges folles, que le soleil éclairait en ce moment de sa pleine lumière, et la terrible demoiselle Pêche avait l'air de commenter avec son aune la parabole évangélique; ou plutôt elle semblait elle-même une des triomphantes vierges sages, descendue de la vieille image d'Épinal…—Le scandale! répéta Gertrude atterrée… Elle frémissait de la tête aux pieds et la voix lui manqua. Le scandale! Ce seul mot avait révolté toute sa fierté, mais sa consternation était si grande que pas une parole ne pouvait sortir de sa gorge étranglée par l'émotion. Enfin, ses dents se desserrèrent et elle dit en relevant les yeux vers la vieille fille:

—Que me reproche-t-on, et qu'a le monde à faire avec ce qui s'est passé?

—A tort ou à raison, répliqua mademoiselle Célénie, le monde jase… Tout se sait. On a appris que vous étiez restée à B… clandestinement, on vous a surprise portant en cachette un enfant nouveau-né dans vos bras… Est-ce vrai?

—C'est vrai… Mais je ne comprends pas…

—Vous ne comprenez pas! s'écria mademoiselle Célénie. Comment, vous êtes jolie… Vos manières distinguées,—coquettes même,—n'ont que trop attiré l'attention sur vous… Vous vous absentez mystérieusement, puis on vous rencontre la nuit avec un enfant sur les bras, et vous ne comprenez pas qu'on va dire que cet enfant est à vous?…

—A moi! fit Gertrude indignée.

Elle était pâle comme une morte et elle fut obligée de s'appuyer contre la table. Ses yeux étincelants allaient de mademoiselle Hortense à mademoiselle Célénie, qui toutes deux la regardaient en secouant la tête.

—Mais c'est une calomnie, dit-elle enfin, cela n'est pas!… Vous ne le croyez pas, vous ne pouvez pas croire une chose pareille!

Il y avait un tel accent de sincérité dans cette protestation, qu'elle ébranla la conviction grandissante de la sœur aînée.

—Certainement, commença-t-elle, nous avons toujours eu de l'estime pour vous et nous ne demandons pas mieux que d'être convaincues de votre innocence; mais le monde est méchant, il croit le mal facilement, et les apparences sont contre vous, Gertrude!

—Où est la mère de cet enfant? reprit mademoiselle Célénie.

—Elle est morte.

—Et le père?

—Il a quitté la ville.

—Mais, vous, comment vous êtes-vous occupée de cette affaire et qui vous a jetée dans une pareille aventure?

—Cela, je ne puis le dire, répondit Gertrude accablée; je le répète, j'ai promis le secret.

—Comment voulez-vous qu'on se contente d'une réponse semblable? reprit mademoiselle Célénie brusquement; vous le voyez, tout vous accuse…

Gertrude commençait en effet à reconnaître que la vieille fille avait raison, et des sanglots agitaient convulsivement ses lèvres.

—Mais, s'écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir, je ne mens pas, moi!… D'ailleurs il y a des témoins qui peuvent affirmer la vérité de ce que je dis… Il y a une vieille femme qui a vu naître l'enfant et mourir la mère… Elle demeure à Polval et s'appelle la mère Surloppe.

En entendant ce nom, les deux sœurs échangèrent de nouveau un regard attristé, puis mademoiselle Hortense répliqua froidement:

—Ce témoignage-là vous serait plus nuisible qu'utile, ma chère. La vieille femme dont vous parlez a une mauvaise réputation et personne n'ajouterait foi à ses propos… D'ailleurs, il vous resterait à expliquer comment vous avez été mêlée à de pareilles gens… Pouvez-vous le faire?

Gertrude resta muette.

—Non?… Eh bien! j'en suis désolée, mais dans la circonstance, nous sommes obligées de prendre une décision sévère… Il y a eu scandale…

—Et notre maison ne doit pas même être soupçonnée! acheva d'une voix mâle mademoiselle Célénie, sans se douter qu'elle répétait le mot de César.

Mademoiselle Hortense poussa un profond soupir.

—Nous ne pouvons pas vous garder, mon enfant, vous le voyez.

—Je vois que je suis perdue! murmura Gertrude, et en même temps son visage fut inondé de larmes. Les sanglots secouaient sa poitrine, elle se tordait les mains; tout à coup sa tête se pencha en arrière, ses genoux ployèrent et elle tomba sur le parquet. La fatigue du voyage et la secousse violente produite par cette dernière scène venaient de déterminer une crise nerveuse.

—Ah! mon Dieu, elle se trouve mal! s'écria mademoiselle Célénie, nous avons été trop dures aussi… Hortense, cours vite chercher le vinaigre des quatre voleurs!

En même temps elle s'agenouilla près de Gertrude, la soutint dans ses bras, déboutonna sa robe, et finalement se mit à lui baiser affectueusement le front en lui prodiguant de doux noms enfantins.—Sous ses manières de gendarme, mademoiselle Célénie cachait des trésors de tendresse maternelle.—Elle transporta Gertrude dans sa propre chambre et la mit au lit, puis elle la confia à la garde de la vieille Scholastique et courut chez le pharmacien… En revenant à elle, la jeune fille vit la vieille bonne à son chevet. Elle était encore trop faible pour pouvoir parler; on lui fit avaler un cordial et elle s'endormit profondément; quand elle se réveilla, il faisait nuit et la tranquillité de la rue indiquait une heure avancée. Une veilleuse éclairait la chambre, et dans un grand fauteuil mademoiselle Célénie, tout habillée, sommeillait bruyamment. Gertrude passa les mains sur son front, se rappela la scène de la matinée et se sentit prise d'un nouvel accès de désespoir.—Elle, si pure et si fière de sa pureté, se trouvait soupçonnée d'une faute dont la seul pensée la faisait frémir d'indignation; les demoiselles Pêche la croyaient coupable et tout l'atelier sans doute partageait cette conviction… Et demain son nom—le nom de Mauprié!—courrait la ville escorté de bruits calomnieux, et cette rumeur honteuse parviendrait jusqu'à Xavier!… A cette idée son cœur fut déchiré et elle se remit à pleurer… Certes, Xavier avait l'esprit trop élevé et trop de confiance en elle pour croire aussi facilement une calomnie; mais il était jaloux et soupçonneux… Un doute pouvait se glisser dans son esprit, un doute n'était-ce pas déjà trop?… Rien qu'en y songeant, Gertrude sentait toute sa fierté se soulever… Elle se disait qu'un soupçon de la part de Xavier suffirait pour creuser entre eux un abîme,—et elle pleurait sur son amour, sur son seul bonheur cruellement menacé…

—Non, pensait-elle, je ne veux pas être soupçonnée; il faut que celui qui a fait le mal le répare… J'irai trouver mon oncle, et je le supplierai de parler…

Toute la nuit se passa de la sorte. Enfin l'aube grise d'un jour de décembre commença d'éclairer les vitres des fenêtres… Le froid du matin réveilla mademoiselle Célénie, qui étira un moment ses grands bras, courut au chevet de la jeune fille, et lui demanda comment elle se trouvait.

—Mieux, Mademoiselle, merci! répondit Gertrude.

Puis essuyant ses larmes:

—Mademoiselle, je ne suis pas coupable, je vous le jure!… Il y a une personne qui peut d'un mot éclairer tout ce qui paraît équivoque dans ma conduite, et me justifier aux yeux du monde… Je veux aller trouver cette personne, elle ne refusera pas de me dégager de mon serment, et je serai lavée de ces soupçons calomnieux… Ayez la bonté de me procurer une voiture de louage.

—Mais vous êtes trop faible pour vous mettre en route ce matin! s'écria mademoiselle Célénie.

—Il le faut, et je me sens plus forte… Je ne puis supporter les doutes qui pèsent sur moi… J'en mourrais!

Mademoiselle Célénie se laissa convaincre, et Gertrude s'habilla. Vers midi une vieille calèche s'arrêta devant le magasin et la jeune fille, encore un peu faible et très pâle, y monta après avoir embrassé les demoiselles Pêche.

Le cheval de louage était vieux et assez mauvais trotteur; le conducteur assoupi sur son siège le fouettait mollement; aussi 8 heures sonnaient quand on entra à Lachalade. A cette heure, tout le monde devait être couché dans la maison de l'oncle Renaudin, et Gertrude pensa qu'il était préférable de remettre au lendemain la démarche qu'elle se proposait de faire. Bien qu'il lui en coûtât, elle résolut de demander l'hospitalité à sa tante et dit au conducteur d'arrêter son cheval devant le logis Mauprié. Une lumière brillait entre les fentes des volets du rez-de-chaussée; Gertrude frappa timidement et attendit toute frissonnante.

Au bout de quelques instants, la porte s'entr'ouvrit et Honorine parut sur le seuil. Elle poussa une exclamation en voyant Gertrude; celle-ci prit son paquet des mains du conducteur et suivit silencieusement sa cousine jusque dans la salle à manger.

La salle avait toujours le même aspect, et les mêmes figures entouraient la table de toile cirée;—Xavier était seul absent.—Madame de Mauprié, son mouchoir à la main, lisait gravement son livre d'heures; Gaspard frottait son fusil et sifflait d'un air triomphant, tandis que Phanor sommeillait devant l'âtre, et que Reine, debout devant la vieille glace, essayait un bonnet de crêpe noir.

—C'est Gertrude! dit Honorine, en poussant sa cousine devant elle.

La veuve se leva d'un air solennel. Reine fit une légère exclamation, et
Gaspard regarda la jeune fille d'un air ironique:

—C'est affaire à toi, s'écria-t-il, et tu n'as pas perdu de temps!

Gertrude ne lui répondit pas et, s'avançant vers madame de Mauprié:

—Je suis venue, ma tante, vous demander l'hospitalité pour cette nuit; je désire avoir demain un entretien avec mon oncle Renaudin.

Gaspard haussa les épaules et madame de Mauprié passa son mouchoir sur ses yeux.

—Tu viens trop tard! soupira Honorine.

Gertrude les regardait tous sans bien comprendre de quoi il s'agissait.

—Qu'y a-t-il donc? murmura-t-elle enfin.

—Votre oncle est mort la nuit dernière, ma nièce.

—Il a rendu sa vieille âme à Dieu! continua Gaspard d'un ton qui n'avait rien d'attristé.

—Nous héritons, ma chère! s'écria Reine.

—Mort! dit Gertrude accablée… Elle s'assit sur une chaise et s'évanouit.

IX

Le lendemain les cloches de Lachalade se mirent à sonner en mort dès le matin et réveillèrent Gertrude, qui s'habilla rapidement et descendit, encore endolorie par les secousses de la veille. En entrant dans la salle elle fut prise de violentes palpitations; elle venait d'apercevoir Xavier, seul, assis tout rêveur près du feu.

Bien des fois, pendant de longues journées de travail ou, le soir dans sa petite chambre, elle avait rêvé à ce moment du retour et au bonheur de revoir le bien-aimé. Cette réunion tant souhaitée lui était souvent apparue comme une fête merveilleuse, pleine de lumière, de musique et de joyeuses effusions; et voilà qu'elle avait lieu dans cette sombre chambre du logis Mauprié, par un jour de deuil et sous une impression d'angoisse et de terreur. Gertrude portait dans son cœur, encore saignant des douleurs de la veille, un secret pesant que la mort de M. Renaudin venait d'y sceller à jamais. Ce pénible fardeau paralysait tout élan et arrêtait toute effusion.

Xavier s'élança vers elle et lui prit les mains:

—Chère Gertrude, dit-il, j'aurais voulu que notre réunion fût amenée par un moins lugubre événement.

—Moi aussi, murmura-t-elle en secouant la tête.

—Tes mains sont glacées, continua Xavier, et tu es toute pâle?

Gertrude répondit avec embarras qu'elle avait été un peu souffrante dans les derniers temps.

—L'air de la campagne te fera du bien, poursuivit-il, tu reprendras tes couleurs, car tu ne retourneras plus à ton magasin… Te voilà riche maintenant, Gertrude!… Ma mère et toi, vous étiez les deux plus proches parentes de l'oncle Renaudin, et il n'y a pas apparence que le bonhomme ait déshérité sa famille.

Gertrude demeurait silencieuse.

—A-t-il beaucoup souffert pour mourir? demanda-t-elle enfin.

—Non, il s'est éteint doucement… Quand ma mère a été appelée à l'Abbatiale, il venait de rendre le dernier soupir.

L'entretien fut interrompu par l'entrée de madame de Mauprié suivie de Gaspard en grand deuil. Pour la première fois, depuis longtemps, le farouche chasseur avait endossé une redingote noire; aussi paraissait-il fort mal à son aise dans ce vêtement qui gênait ses mouvements brusques. Cette gêne donnait seule à sa figure une expression un peu attristée, car, bien qu'il fît des efforts pour prendre un air grave et recueilli, on devinait au fond de lui une joie qui ne demandait qu'à déborder. L'hypocrisie n'était pas son défaut, et il avait grand'peine à ne pas siffler son air favori, tandis que Phanor tournait autour de lui et semblait déconcerté à la vue de son maître ainsi accoutré. Bientôt Reine et Honorine firent leur apparition dans un nuage de crêpe noir, et après un rapide déjeuner, toute la famille prit silencieusement le chemin de la maison mortuaire.

L'Abbatiale avait ce jour-là l'air plus désolé que d'ordinaire. Le brouillard de décembre l'enveloppait, et, à travers la brume, les voix traînantes et plaintives des cloches ajoutaient encore à la tristesse de son aspect. Dans une chambre du rez-de-chaussée le cercueil d'Eustache Renaudin, sous un poêle de deuil, entre quatre cierges mélancoliques, attendait les porteurs. En entrant, chaque nouveau venu aspergeait la bière avec le goupillon bénit, puis les hommes se réunissaient autour de Gaspard, et les femmes montaient au premier étage, près de madame de Mauprié. Bien que le défunt fût peu aimé dans le pays, où il avait vécu comme un ours, néanmoins tout le village était là. A la campagne, l'esprit de communauté subsiste encore assez pour qu'en certaines circonstances solennelles, tous les habitants du même bourg se considèrent comme ne formant qu'une famille. Quelques gentilshommes verriers du voisinage étaient venus aussi avec leurs femmes et leurs filles; la veuve Mauprié recevait ces dernières comme des personnes de marque. A leur arrivée elle se levait à demi, se laissait embrasser, puis retombait sur son siège en poussant un sanglot étouffé, auquel répondaient deux profonds soupirs modulés par Reine et Honorine. Gertrude seule restait silencieuse et immobile, absorbée par ses préoccupations et aussi par le souvenir de sa dernière visite dans cette chambre, maintenant remplie d'indifférents.

Le chant des prêtres résonna dans la cour et le convoi se mit en marche; chemin faisant, le cortège grossissait, chaque porte du village s'ouvrant pour laisser passer une femme ou deux. Aussi l'église était-elle presque pleine, et quand on se dirigea vers le cimetière, plus de deux cents personnes formaient la procession de l'enterrement. Il pleuvait et l'on voyait deux longues files de parapluies trancher avec leurs couleurs crues sur les vêtements noirs des gens en deuil. «Les vivants n'aiment pas à être mouillés,» se dit philosophiquement Gaspard en considérant le cortège et en sentant la pluie sur sa tête nue.—Le convoi longeait de larges pièces de terre labourées, contiguës à l'Abbatiale et achetées l'année d'avant par le bonhomme Renaudin. Gaspard regardait cette bonne terre grasse et bien fumée; d'un coup d'œil il arpentait le champ et supputait le nombre de verges… «Il n'aura pas eu le temps de voir son blé pousser!» songeait-il, puis sa pensée distraite, suivant cette nouvelle pente, il se voyait lui, chassant le long des sillons, ayant Phanor à ses côtés et un bon fusil sous le bras. «J'achèterai un lefaucheux, se disait-il, et je ferai bâtir un chenil à l'Abbatiale… Car j'aurai une meute: deux bassets et deux vendéens pour le bois; deux chiens d'arrêt pour tenir compagnie à Phanor, plus un épagneul pour le marais. J'affermerai la chasse du bois des Hauts-Bâtis, et alors on verra de belles parties et de beaux coups de fusil… Mon lefaucheux aura une garniture en argent, et sur la crosse je ferai graver les armes de notre famille; car maintenant c'est mon devoir de relever le nom de Mauprié… Eh! eh! qui sait?—Je remonterai peut-être la verrerie des Bas-Bruaux? Alors les des Encherins et les du Houx n'auront qu'à se bien tenir!…» Il n'interrompit son rêve qu'en apercevant la grille du cimetière.

On entendait le bourdonnement des psaumes, et entre les branches des sapins on voyait flotter les surplis blancs des prêtres. Les hommes s'étaient éparpillés autour des tombes; les femmes formaient au milieu de l'allée un groupe sombre en tête duquel se tenaient Gertrude, madame de Mauprié et ses filles. La veuve était à demi affaissée dans une attitude douloureuse… «Si iniquitates observaveris…» psalmodiait le prêtre.—«Mon Dieu, que votre volonté soit faite, songeait madame de Mauprié, vous n'avez pas voulu nous voir souffrir plus longtemps dans la pauvreté et l'humiliation. Maintenant, que vous avez rappelé à vous mon pauvre frère, nous aurons enfin de meilleurs jours; je reprendrai dans le monde la position qui nous appartient; je trouverai un mari pour Reine, et qui sait?… peut-être aussi pour Honorine… Nous nous installerons à l'Abbatiale, la maison est assez bien montée pour que l'installation soit peu coûteuse… Il est vrai qu'il faudra tout partager avec Gertrude; mais elle est encore mineure, nous administrerons sa part, et puis… il y aurait peut-être moyen de tout arranger en la mariant à Gaspard… C'est un projet à mûrir et j'y réfléchirai…

Les porteurs avaient étendu le poêle sur la terre humide et les fossoyeurs faisaient glisser la bière dans la fosse. Les sanglots retentirent plus forts dans le groupe des femmes. Reine et Honorine y allaient de tout cœur; tout en s'essuyant les yeux, elles pensaient à l'héritage, aux armoires pleines de linge, aux coffres pleins d'argenterie, et aux nouvelles perspectives que leur avaient ouvertes l'oncle Renaudin en partant pour l'autre monde. Reine se disait que le deuil d'un oncle ne se porte que trois mois, et songeait déjà aux robes de demi-deuil; elle combinait des toilettes triomphantes pour conquérir le mari de ses rêves… «Tout cela sera trop beau pour Lachalade, pensait-elle, mais je déciderai ma mère à passer une saison aux eaux de Plombières…»

Gertrude, agenouillée sur la pierre d'une tombe, écoutait le bruit sourd de la bière et songeait aux derniers moments du mort. L'idée de la réparation tentée au logis de Polval avait-elle au moins adouci les souffrances de l'heure suprême? Le vieillard s'était-il endormi avec une conscience apaisée?… Du moins lui, il en avait fini avec les tourments de cette vie; pour elle, au contraire, les épreuves allaient commencer seulement. Cette promesse dont elle avait espéré se faire relever par l'oncle Renaudin, cette promesse la liait pour toujours désormais. Déjà sa réputation était menacée… Quelles autres souffrances lui réservait l'avenir? Courberait-elle silencieusement la tête devant toutes ces accusations injurieuses? Était-elle à ce point liée par un serment imprudemment fait? Ne devait-elle pas au contraire préserver avant tout la pureté de sa réputation?… Alors elle revoyait le vieux Renaudin se dressant à demi sur son lit, mettant un doigt sur ses lèvres blêmes et lui répétant: «Une promesse, c'est sacré!»—Et elle frissonnait en écoutant les paroles latines murmurées au-dessus de la fosse, et en songeant aux châtiments réservés aux parjures…

Pendant ce temps, Xavier contemplait sa cousine agenouillée auprès d'un grand sapin et la trouvait plus charmante que jamais dans ces vêtements noirs. Les épais bandeaux de cheveux blonds crépelés se laissaient voir à demi sous le voile, et le profil pensif de la jeune fille se détachait doucement du fond sombre des sapins. Le jeune homme savourait délicieusement le bonheur de l'admirer et la joie de songer qu'il pourrait maintenant jouir de ce bonheur-là tous les jours. Il sentait que l'absence avait doublé sa passion, qu'il aimait Gertrude plus violemment encore que l'an passé, et qu'il avait mis toute sa vie en elle. Elle était si belle et si aimante!… Il l'avait trouvée, à la vérité, un peu froide, avant l'enterrement, mais il expliquait son air préoccupé et contraint par l'émotion, et il l'excusait volontiers de ne pas s'être montrée plus expansive.

—«Requiescat in pace!» dit une dernière fois le curé, en secouant l'aspersoir au-dessus de la fosse; il le passa à Gaspard et s'éloigna. Les assistants défilèrent près de la fosse et agitèrent tour à tour le goupillon humide, puis la foule se dispersa. Madame de Mauprié suivit avec son fils et ses filles le chemin de l'Abbatiale; il lui tardait de prendre possession du logis avant l'arrivée du juge de paix de Varennes, qui avait été mandé la veille. Les mains lui démangeaient, elle aurait déjà voulu sentir entre ses doigts le trousseau des clefs de la maison. Gaspard et ses sœurs avaient la même préoccupation, et tous hâtaient le pas, de telle sorte que Xavier et Gertrude restèrent seuls sur le chemin du cimetière. Xavier mit le bras de sa cousine sur le sien, et tous deux s'acheminèrent vers l'Abbatiale, en longeant les haies brillantes de gouttelettes argentées. La pluie avait cessé, et le soleil hasardait quelques pâles rayons entre deux nuées. Cette éclaircie suffit néanmoins pour égayer un peu l'austérité de la campagne environnante. Les prés jaunis et mouillés scintillaient; les terres de labour les entouraient de leurs bruns et gras sillons où verdoyait le blé semé en octobre; et tout au fond, les grandes futaies sombres fumaient à l'horizon.

Gertrude avait rejeté son voile en arrière, et Xavier admirait ses bandeaux semés de gouttes de pluie, ses yeux verts encore humides et ses joues d'un rose pâle:

—Tu m'aimes toujours, n'est-ce pas, Gertrude? murmura-t-il brusquement.

La jeune fille releva vers lui ses yeux mélancoliques.

—Est-ce que tu as pu en douter, Xavier?

—Non, mais tu es si belle et je me sens si indigne de toi, que parfois j'ai peur;… je tremble que tu ne t'aperçoives de mon obscurité, que le prisme ne se brise et que tu ne songes à aimer quelqu'un de plus brillant que moi. Gertrude secoua pensivement la tête:

—N'est-ce pas toi plutôt qui me vois à travers un prisme?… et qui sait si un jour ce ne sera pas toi qui me trouveras indigne de ton amour?

Xavier, souriait d'un air incrédule, sa cousine reprit sur un ton grave:

—Xavier, tu auras toujours confiance en moi, n'est-ce pas?

Le jeune homme saisit la main de Gertrude et la serrant:

—Cette petite main, dit-il, est celle d'une amie qui ne sait pas tromper; je crois sentir en elle les moindres mouvements de ton cœur loyal.

—Pourquoi me défierais-je de toi?

—N'importe; si un jour quelqu'un m'accusait, promets de ne pas douter de moi un seul moment, de ne pas me juger avant de m'avoir entendue…

Xavier la regarda d'un air inquiet.

—Je te le promets, reprit-il enfin… mais à quel propos?…

Gertrude baissait les yeux et gardait le silence… On était arrivé devant la porte de l'Abbatiale.

—Entrons! dit Xavier, on va procéder sans doute à quelque formalité judiciaire, et ta présence est indispensable.

Devant l'âtre de la cuisine, Fanchette et Pitois, se chauffaient, chacun dans un coin, regardant le brasier sans souffler mot, Xavier s'étant informé de la présence de sa mère:

—Ils sont tous là-haut, dans la chambre de réserve, murmura Pitois.

—Ils n'ont pas perdu de temps, grogna Fanchette; c'est comme une bande de moineaux dans un champ de colza… Il faut les voir fouiller les armoires; rien que ça serait capable de faire sortir notre pauvre monsieur du cercueil!

La chambre de réserve semblait en effet livrée au pillage. Toutes les armoires étaient ouvertes, et chacun des membres de la famille de Mauprié y furetait avidement en poussant des exclamations. La veuve, montée sur une chaise, comptait les piles de linge; Gaspard soupesait l'argenterie, et les deux sœurs visitaient les tiroirs des commodes.

—Tout est par douzaine, disait la veuve, et presque rien n'a servi… Ah! mon pauvre frère était économe et il avait du beau… Voyez-moi ces serviettes de toiles des Vosges, comme c'est ouvré et comme la damassure est fine!

—L'argenterie est à l'ancien titre et elle pèse lourd, reprit Gaspard en frottant les couverts avec le pan de sa redingote, je suis d'avis que nous la conservions, après y avoir fait graver notre chiffre…

Il fut interrompu par une exclamation joyeuse de Reine.

—Venez voir ma trouvaille! s'écria la jeune fille, tenez, voici des pièces de dentelles… Est-ce beau?… Voici des crêpes de Chine, et puis dans ces petits écrins… Oh! des colliers de perles et des pendants d'oreille en pierres fines!

Madame de Mauprié était descendue rapidement, Gaspard s'était rapproché et Honorine ouvrait de grands yeux. Ils étaient tellement affairés, qu'aucun d'eux ne s'aperçut de l'arrivée de Gertrude et de Xavier. Les deux jeunes gens, debout près de la porte d'entrée, contemplaient cette scène avec tristesse, et Xavier fronçait les sourcils d'un air de désapprobation.

—Voyez un peu! dit Honorine en joignant les mains, qui aurait jamais soupçonné notre oncle de posséder de si belles choses?

—Oh! moi, fit Gaspard, j'ai toujours pensé que le vieux ladre prêtait sur gages!

—Fi! Gaspard, pouvez-vous avoir de pareilles idées? s'écria la veuve en examinant à son tour un crêpe de Chine, je crois plutôt que mon frère avait autrefois ruminé quelque projet de mariage, et que ces bijoux étaient destinés à sa future.

—On n'aura pas voulu de lui, répliqua Gaspard, et c'est fort heureux…
Si, au lieu d'être laid comme une chenille, M. Renaudin eût été un
Adonis, nous ne viderions pas aujourd'hui ses tiroirs!

—Comme ces émeraudes me vont bien! dit Reine en essayant des pendants d'oreille devant un grand miroir, j'ai envie de les garder!…

—Malheureusement, Mademoiselle, cela n'est pas possible pour le moment! soupira une voix flûtée qui partait de l'entrée de la chambre.

Ils se retournèrent tous stupéfaits et aperçurent le notaire de Lachalade dont la grosse figure souriante s'encadrait dans le chambranle de la porte entre-bâillée. Derrière lui on distinguait la tête pointue et chauve du juge de paix et la face enluminée de son greffier.—À l'aspect de ce trio, les traits de madame de Mauprié s'étaient allongés, et Gaspard avait fait un geste d'impatience.

—Nous sommes en affaires, Monsieur, dit-il au notaire de son ton le plus hautain, et à moins de choses urgentes, nous aimerions à ne pas être dérangés.

—Je vous demande mille pardons, reprit le tabellion sans s'émouvoir, mais il s'agit de formalités qui ne souffrent aucun délai, et qui auraient été remplies dès hier, sans l'éloignement de M. le juge de paix.

Le juge, long et maigre comme un fil, s'inclina silencieusement; Gaspard toisait le notaire des pieds à la tête et se mordait les lèvres.

—De quelles formalités parlez-vous? demanda-t-il sèchement.

—Oh! de simples mesures conservatoires… dans l'intérêt de l'héritière mineure, car si je ne me trompe, il y a minorité de l'une des héritières présomptives. Je dis présomptives, ajouta-t-il en passant en revue les assistants avec ses gros yeux ronds, parce que nous ne connaissons pas encore les dernières volontés du défunt.

—Ses dernières volontés! répéta madame de Mauprié interdite; supposeriez-vous, Monsieur, l'existence d'un testament?

—Je ne la suppose pas, Madame, répondit le notaire en s'inclinant, je l'affirme…

—Un testament! grommela Gaspard, à quoi bon?

—Je l'ignore, Monsieur, mais si vous le permettez, nous allons vous donner lecture de l'acte.

Il tira de son portefeuille une enveloppe cachetée.

—Ceci est un testament olographe, déposé en mon étude par feu M.
Renaudin, mon client.

Il promena un moment l'enveloppe sous les yeux des héritiers, puis il la décacheta et remit au juge de paix une feuille de papier timbré, en le priant d'en prendre connaissance.

—Le testament est en bonne forme, murmura le juge.

Le notaire avait toussé et avait mis ses lunettes. Madame de Mauprié, pâle et crispée, était appuyée à un fauteuil; Gaspard se tenait debout, les bras croisés; Reine et Honorine contemplaient les gens de justice d'un air effaré, sans trop comprendre de quoi il s'agissait. Quant à Xavier et à Gertrude, ils étaient assis l'un près de l'autre et se regardaient avec une expression de tristesse attendrie.

Le notaire, d'une voix claire, se mit à lire ce document, qui était un simple codicille révélant l'existence d'un testament caché dans le secrétaire du défunt.

En outre, afin de prévenir toute difficulté, Eustache Renaudin ordonnait que l'ouverture de ce testament n'eût pas lieu avant la majorité de sa nièce Gertrude de Mauprié. Il nommait pour exécuteur testamentaire et administrateur provisoire, son notaire, Me Péchenart. Enfin, il exprimait le désir que Gertrude habitât l'Abbatiale et jouît des revenus de la succession, «à l'exclusion de tous autres, jusqu'au jour où elle serait majeure.»

Après avoir soigneusement replié le papier timbré, Me Péchenart parcourut de nouveau l'auditoire avec son regard éveillé: la surprise était peinte sur tous les visages.

—Peste soit du ladre vert! s'écria enfin Gaspard, et il accompagna ces paroles d'un juron énergique.

—Si vous le voulez bien, dit le notaire, sans s'inquiéter autrement de la colère de l'aîné des Mauprié, nous allons pratiquer les recherches nécessaires dans le meuble désigné par le défunt.

On passa dans la chambre à coucher. La veuve lançait à sa nièce des regards méfiants; quant à Gertrude, rougissante et interdite, elle assistait à cette scène sans trop se rendre compte encore de ce qu'elle signifiait. Xavier considérait sa cousine d'un air embarrassé; Reine et Honorine chuchotaient avec Gaspard, qui leur expliquait sans doute les conséquences probables de l'acte qu'on venait de lire, car elles dardaient à leur tour à Gertrude des œillades foudroyantes.

La recherche du notaire ne fut pas longue, et le testament fut trouvé à l'endroit indiqué. Le notaire en fit parapher l'enveloppe cachetée par le juge de paix, puis se tournant vers Gertrude, il lui demanda quel était son âge.

—J'ai eu vingt ans le quinze mai dernier, murmura la jeune fille.

—Fort bien, le quinze mai prochain, à midi, nous procéderons à l'ouverture du testament, qui restera déposé au nombre de mes minutes. D'ici là, rien ne s'opposera à ce que nous nous occupions de l'inventaire… Monsieur le juge, vous penserez sans doute qu'il convient d'apposer les scellés…

Le greffier avait déjà préparé la cire et les bandes de toile; le notaire s'avança galamment vers Reine, et tout en souriant, désigna les pendants d'émeraude qui se balançaient encore à ses oreilles.

—Désolé! Mademoiselle, lui dit-il, nous serons obligés de réintégrer ces bagatelles parmi les objets mobiliers de la succession.

Reine détacha les boucles d'oreille et les jeta avec dépit sur la table, puis n'y tenant plus, elle s'élança vers sa mère et se mit à fondre en larmes.

—C'est une indignité! s'écria madame de Mauprié suffoquée.

—Le testament est un nouveau tour de ce fesse-mathieu, et toutes ces précautions sont injurieuses! hurla Gaspard, rouge de fureur.

Le notaire plia les épaules et sourit d'un air indifférent.

—Ma tante, dit Gertrude en tendant la main à madame de Mauprié, je ne comprends rien à tout ce qui se passe… Je suis désolée de l'ennui qui vous arrive, et je donnerais beaucoup pour que les choses fussent arrangées autrement.

—Laissez-moi, ma nièce! répliqua la veuve en la repoussant avec un geste sévère, je ne vois pas bien clair dans tout ceci, mais je me doute de quelque intrigue… Vous êtes ici chez vous et nous n'avons plus qu'à vous céder la place… Adieu, ma nièce!

Elle s'éloigna d'un air superbe.

—Ma tante, reprit Gertrude désespérée, ne m'abandonnez pas ainsi!…
Cousine Reine, cousin Gaspard, vous ne me croyez pas capable!…

—Moi! fit Gaspard en éclatant, je te crois capable de tout, avec tes façons de sainte nitouche… Ah! ah! il y a longtemps que je l'ai dit; tu es fine, toi, sans en avoir l'air!… Tu es une embobelineuse, et quand je t'ai vue arriver hier à la nuit sans que nous t'ayons écrit, je me suis bien douté de quelque aventure…

—Tu te trompes, Gaspard, interrompit soudain Xavier, Gertrude avait été prévenue… Je lui avais écrit la maladie de notre oncle.

En même temps il regardait tristement sa cousine qui se troublait de plus en plus et devenait vermeille. Gaspard resta un moment interdit, puis faisant un geste d'impatience:

—Suffit, dit-il, assez parlé!… Nous ne sommes plus rien ici, détalons, et laissons ces messieurs griffonner leur grimoire… Si j'avais su tout cela, je n'aurais même pas mis les pieds dans cette maison… Ma mère, prenez mon bras, et décampons!

Sans plus regarder Gertrude et les gens de loi, il saisit le bras de sa mère et se dirigea vers la porte, suivi de ses deux sœurs.

—Mauvaise parente! murmura Reine en passant près de sa cousine.

Xavier était demeuré le dernier; il était sombre et préoccupé.

—Xavier! fit Gertrude.

Il alla vers elle et lui tendit la main.

—Xavier, répéta-t-elle avec des larmes plein la voix, j'ai besoin de te parler, reste demain à ton atelier.

Madame de Mauprié reparut sur le seuil de la chambre.

—Xavier! dit-elle d'une voix sévère, nous t'attendons!

Xavier serra la main de sa cousine et s'éloigna à son tour.

X

La santé de Gertrude, déjà altérée depuis quelque temps, ne résista pas aux secousses produites par cette pénible scène. Le soir même, la jeune fille fut prise d'une fièvre violente, et Fanchette fut obligée de l'aider à se mettre au lit. Le lendemain, le mal au lieu de diminuer s'aggrava; le médecin que Pitois était allé chercher en toute hâte, reconnut les symptômes d'une fièvre muqueuse et déclara que l'état de Gertrude réclamait les soins les plus assidus, ainsi que les plus grandes précautions. On se procura une garde, et Pitois fit sentinelle dans la cour, bien résolu à jeter à la porte le premier Mauprié qui s'aviserait de venir troubler la malade.

Pendant ce temps Xavier se promenait à travers son atelier, attendant la visite promise, et jetant à chaque minute un coup d'œil sur la route. Les événements de la veille l'avaient profondément bouleversé. Toujours, dans ses châteaux en Espagne, lorsqu'il bâtissait en l'air l'avenir de sa cousine et le sien, il avait distribué les rôles autrement. Il avait rêvé de subvenir seul aux charges de mariage, de gagner une fortune à l'aide de sa sculpture, puis de courir à B… et de dire à Gertrude: «Maintenant me voilà riche, laisse là ton magasin et sois ma femme!»—La mort de l'oncle Renaudin et le singulier testament du vieillard venait d'intervertir les rôles. Il était probable que les dernières dispositions du défunt ne seraient que la confirmation de ce premier testament, et que Gertrude serait instituée légataire universelle… Elle deviendrait riche et lui resterait pauvre… Il aimait trop sa cousine pour lui en vouloir à cause de ce brusque changement, mais il n'en éprouvait pas moins une déception douloureuse. Il ne pouvait plus offrir sa main à Gertrude; il aurait eu l'air de réclamer l'exécution d'un engagement devenu avantageux pour lui; il se croyait obligé d'attendre que la jeune fille vînt spontanément lui rappeler sa promesse, et il se disait que, même dans ce cas, il aurait encore l'air de faire un mariage intéressé.

Il songeait à tout cela et sentait son agitation s'accroître à mesure que s'approchait l'heure probable de la visite attendue. Il avait disposé son atelier avec une certaine coquetterie, afin que les moindres objets eussent l'air de fêter la bienvenue de Gertrude. Les grands vases de faïence, qui se dressaient aux quatre coins, avaient été garnis de branches de houx aux baies rouges. Les panneaux sculptés les mieux réussis avaient été placés aux endroits les mieux éclairés; le grand dressoir avait été épousseté et frotté dès le matin, et un bon feu faisait bourdonner le poêle… Cependant l'après-midi avançait, le coucou rustique avait déjà sonné deux heures, puis trois, puis quatre, et personne ne venait. Xavier se promenait fiévreusement à travers l'atelier, puis collant son front au vitrage du châssis, parcourait d'un regard inquiet la route déserte… Personne! Il prêtait l'oreille et n'entendait que le bruit du vent dans la futaie voisine ou le murmure grossissant du ruisseau de la Gorge-aux-Couleuvres. Enfin la nuit vint et l'atelier s'emplit d'obscurité; seule, la flamme du brasier qu'on apercevait par la petite porte du poêle jetait encore çà et là de mourantes lueurs. Le jeune homme commença alors à désespérer. «Elle ne viendra plus maintenant se disait-il, est-ce qu'elle serait déjà embarrassée de tenir sa promesse?… Sa nouvelle fortune l'aurait-elle changée à ce point?… Non, non, c'est impossible!…» Et il recommençait sa promenade agitée autour des établis silencieux…

Quand la femme chargée de son ménage lui apporta à souper, elle le trouva assis tout morose près du poêle éteint. Il ne mangea pas et ne put dormir. Sitôt le jour levé, il courut frapper à la porte de l'Abbatiale. Pitois lui répondit par le guichet:

—Mademoiselle de Mauprié est très malade…

Là-dessus le guichet se referma impitoyablement, et Xavier, plus tourmenté que jamais, résolut de passer chez sa mère.

Honorine préparait le café du matin, tandis que Gaspard bouclait ses guêtres et que la veuve dévidait un écheveau de laine.

—Savez-vous que Gertrude est malade? dit Xavier en entrant.

—Je l'ai appris hier, répliqua madame de Mauprié, et comme je ne transige jamais avec un devoir de famille, je suis allée à l'Abbatiale avec Reine offrir mes services; mais nous avons été reçues par ce manant de Pitois qui ne nous a même pas laissées entrer dans la cour.

—Parbleu! elle est fine, l'enjôleuse!… s'écria Gaspard; cette maladie est un prétexte pour éviter les explications et se rendre intéressante. Vous avez été bien bonne de vous déranger, ma mère, surtout après ce que nous avons su hier soir au sujet de notre gracieuse cousine!

—Qu'y a-t-il donc? demanda Xavier.

—Il y a, reprit Honorine, que huit jours avant la mort de notre oncle, mademoiselle Gertrude est venue ici en cachette et a passé toute une nuit au chevet du bonhomme.

—Quel conte! fit Xavier en haussant les épaules.

—C'est l'exacte vérité, dit madame de Mauprié, je tiens le détail de la propre cousine de Fanchette…

—C'est tout bonnement une captation, reprit Gaspard en ricanant; mais patience! tout n'est pas dit et je ferai casser le testament!

—Déjeunes-tu avec nous? demanda Honorine.

—Merci!… Et Xavier s'enfuit désolé à son atelier.

Il ne pouvait croire à une pareille trahison. Gertrude était certainement calomniée. Il se rappela alors que sa cousine lui avait dit en sortant du cimetière: «Si quelqu'un m'accusait, ne me juge pas avant de m'avoir entendue.»—Oui, pensa-t-il, je veux avoir confiance, et j'attendrai qu'elle puisse s'expliquer. Mais en me faisant cette recommandation, elle prévoyait donc qu'on pourrait l'accuser?…—Il avait beau lutter, les soupçons revenaient toujours, et son inquiétude grandissait. Il n'avait plus de goût pour le travail, passait la plupart de ses journées accoudé sur son établi, et ne reprenait un peu d'animation que le soir, à l'heure où il montait à l'Abbatiale pour avoir des nouvelles. La réponse que lui faisait l'inflexible Pitois variait peu et n'était guère encourageante. Cependant un matin de la fin de janvier, la figure du vieux garde parut moins farouche. «Il y a du mieux,» répondit-il à Xavier en refermant la porte plus doucement que d'habitude.

La fièvre en effet avait disparu, et Gertrude commençait à entrer en convalescence. Elle était encore très faible et ne pouvait se lever, mais sa tête était redevenue libre. Sa première pensée fut pour Xavier. «Comment doit-il me juger?» se demandait-elle en soulevant sur l'oreiller, sa figure pâle comme une fleur de narcisse. Il lui tardait de le voir, et chaque jour elle questionnait le médecin sur l'époque où elle pourrait sortir. Celui-ci l'exhortait à la patience, puis il recommandait à Pitois de tenir ferme et d'éviter à la convalescente toute espèce d'émotion.

Les Mauprié ne s'étaient plus représentés à l'Abbatiale, mais ils n'épargnaient guère Gertrude, et un nouvel incident avait encore alimenté leurs médisances. Un beau matin, le commissionnaire des Islettes avait envoyé la malle que Gertrude avait laissée chez les demoiselles Pêche, et cet envoi était accompagné d'une lettre fort sèche de mademoiselle Hortense, adressée à madame de Mauprié. Dans cette épître, peu bienveillante, mademoiselle Pêche aînée annonçait que «les absences trop fréquentes» de Gertrude avaient déterminé le remplacement de la jeune fille, «le premier devoir des ouvrières de la maison étant, avec la moralité, la plus ponctuelle exactitude.»

Le jour même de la réception de cette missive, Reine et sa sœur daignèrent honorer d'une visite l'atelier de leur frère. Leur instinct féminin ne les avait pas trompées sur l'intérêt que Xavier portait à Gertrude, et elles lui communiquèrent triomphalement la lettre de mademoiselle Hortense Pêche.

—Tu vois, dit Honorine, la modiste parle des absences fréquentes de
Gertrude… Mademoiselle voyageait pour ses intérêts.

—Pourquoi ne lui avez-vous pas donné connaissance de cette lettre?

—Est-ce qu'on peut entrer chez elle? reprit Reine ironiquement, elle fait défendre sa porte.

—Elle est malade, objecta Xavier.

—Oh! malade… reprit Honorine en hochant la tête, je ne crois guère à cette maladie; d'ailleurs son mal ne l'empêche pas de se lever, car on l'a vue aller et venir dans la maison…

Cette visite laissa à Xavier une sourde irritation. La lecture de cette lettre avait exaspéré tous ses soupçons. Il se rappelait avec amertume la froide attitude de sa cousine le jour de l'enterrement, l'embarras avec lequel elle avait accueilli certaines questions, puis il se souvenait des propos échappés un jour au courrier de Sainte-Menehould, et dans tous ces menus détails il trouvait un aliment pour sa jalousie naissante. Il avait cessé d'aller chaque soir à l'Abbatiale, et vivait de plus en plus solitaire, évitant avec le même soin la maison de sa mère et celle de sa cousine…

Cependant, avec le mois de février, de plus claires journées étaient venues. L'air s'était attiédi, la neige s'était fondue dans les prés; un doux vent avait balayé les nuages, et le ciel était bleu par places. Au bord des haies, les chatons des noisetiers commençaient à jaunir, et les fleurs des cornouillers ouvraient leurs étamines d'or aux nœuds des branches nues. Une après-midi, le vent du sud envoyait de si caressantes brises, que Xavier entre-bâilla les vitres du châssis, et par cette ouverture les rayons du soleil envahirent l'atelier. Xavier, rêveur, avait déposé son maillet et son ciseau, et s'accoudant à l'établi, il s'était mis à songer au temps passé,—à la soirée où il avait dit adieu à Gertrude tandis que les chevaux piaffaient devant l'auberge des Islettes,—à la journée d'été où il avait déclaré son amour sous la tonnelle des demoiselles Pêche… Il repassait avec mélancolie tous ces souvenirs si lumineux, il regardait à travers les vitres les nuages blancs fuir sur le bleu du ciel, et il se demandait si ce n'était point là l'image de son bonheur évanoui, quand tout à coup le loquet s'agita, la porte de l'atelier s'ouvrit timidement, et une svelte figure de jeune fille apparut dans un rayon de soleil.

—Gertrude! s'écria Xavier.

C'était elle en effet, enveloppée dans une longue mante de drap noir; elle était encore pâle, mais elle souriait. D'un bond il fut près d'elle, et en un instant ses rancunes, ses soupçons, ses pensées mauvaises se dissipèrent comme une fumée. Il lui prit les mains et la fit asseoir.

—J'ai voulu te donner ma première sortie, dit-elle de sa voix sympathique, car, tu sais, j'ai été bien malade depuis le jour de l'enterrement.

—Ma pauvre Gertrude!.. Je suis allé souvent à l'Abbatiale, mais on n'a pas voulu me laisser entrer… Voyons, si tu es bien changée?

Il examina ses mains amaigries, son visage un peu allongé, ses beaux yeux vert de mer, et reprit en souriant:

—Tu es toujours la même charmante Gertrude!… Seulement tu es un peu pâlie; ton teint ressemble aux anémones sauvages: il est blanc avec une légère nuance rose…

—A propos d'anémones, répliqua Gertrude en écartant les plis de sa mante, je veux payer mes dettes. Il y a deux ans, tu m'as donné un bouquet aux Islettes; je t'apporte les premières fleurs de l'Abbatiale.

Elle lui offrit son bouquet composé de primevères et de ces hépatiques bleues qu'on nomme dans le pays des fils-avant-le-père, parce qu'elles poussent avant les feuilles.

—Tu es bonne, Gertrude, tu vaux mieux que moi! s'écria Xavier en rougissant… Maintenant reste un peu enveloppée dans ta mante, tandis que je vais rallumer le poêle.

—A quoi bon? ne vois-tu pas le soleil?… On se sent revivre.

—Non, non, je ne veux pas que tu te refroidisses!… Ce sera bon d'entendre le poêle ronfler tandis que nous causerons près des vitres ouvertes.

Il se mit à fendre du menu bois et à bourrer le poêle. Quand une jolie flamme commença de flamber:

—A présent, reprit Gertrude, montre-moi toutes les belles choses que tu as faites.

Il la promena autour de l'atelier, lui montrant les panneaux sculptés, expliquant les motifs, les emblèmes, les feuillages… Gertrude se récriait et ne cessait de le questionner.

—Sais-tu que tu es maintenant un grand artiste? s'écria-t-elle en le regardant avec ses beaux yeux pleins d'admiration.

—Flatteuse! tu as entendu dire que les artistes sont avides de compliments, comme les mouches sont friandes de lait, et tu essayes de me prendre par mon faible.

—Je ne mens jamais, Monsieur!

Il enfonça ses sombres regards dans les yeux profonds de la jeune fille qui s'arrêta et rougit… Après un moment de silence, elle reprit:

—Du reste, j'ai toujours eu confiance en ton talent. Chaque fois que je regardais le coffret que tu me donnas aux Islettes, je me sentais rassurée et j'avais bon espoir pour ton avenir.

—Tu l'as donc encore, ma première œuvre?… demanda-t-il en riant.

—Certainement… J'ai pensé au coffret pendant toute ma maladie… Je m'imaginais l'avoir perdu… Heureusement les demoiselles Pêche me l'ont renvoyé…

Elle s'interrompit brusquement… Elle était sur le point de tout raconter à Xavier, puis au moment de commencer, elle sentit qu'elle n'oserait jamais. Il lui coûtait de gâter cette première heure de tendresse par des explications pénibles. Elle, si courageuse d'ordinaire, devint lâche en songeant que tout son bonheur à venir était suspendu aux conséquences d'un aveu qui serait peut-être mal compris. «Non, se dit-elle, pas encore aujourd'hui… Goûtons paisiblement cette première entrevue… La prochaine fois je lui dirai mon secret.»

Xavier, de son côté, avait été retenu par une timidité farouche et n'avait osé questionner Gertrude. Tous deux résolurent tacitement d'ajourner toute explication, et se livrèrent sans arrière-pensée au bonheur de se revoir… Cet après-midi de février leur apparaissait comme un lac pur, sans une ride, sans une tache, et ils ne voulaient pour rien au monde troubler la calme et limpide surface sur laquelle ils glissaient ensemble.

Ils revinrent s'asseoir sur le petit banc adossé à l'établi et se remirent à causer du passé, tandis que le soleil souriait au dehors, que le poêle chantait mélodieusement, et que le tic-tac du coucou rythmait familièrement les rapides instants de leur bonheur. Ainsi s'écoulèrent les heures, et ils furent tout étonnés en relevant la tête, de voir que le soleil avait disparu et que l'ombre commençait à envahir l'atelier. Jusque-là ils avaient d'un commun accord évité de parler des derniers événements et des éventualités des semaines à venir. Il fallut bien cependant toucher aux choses actuelles.

—Quand nous reverrons-nous? demanda Xavier à Gertrude qui se levait pour partir, ton cerbère me laissera-t-il jamais entrer à l'Abbatiale?

Gertrude resta un moment pensive.

—Écoute, reprit-elle enfin, puisque ma tante a cessé de me voir, notre situation devient plus difficile et nous devons éviter les commérages… Soyons patients; le 15 mai prochain je serai majeure et je pourrai disposer de moi-même… Ce jour-là nous nous prononcerons ouvertement, mais jusqu'à cette époque nous ferons bien de ne nous voir que rarement… Il faut être sage, mon Xavier!

Elle lui serra la main: il était devenu rêveur.

—Mais, dit-il, ce jour-là, selon toute apparence, tu seras l'unique héritière de l'oncle Renaudin; tu seras riche… et j'aurai l'air d'un coureur de dot!

Elle se mit à rire.

—Si mon oncle avait fait la folie de déshériter sa sœur, je te jure que je n'accepterais rien, plutôt que de priver ma tante de sa part légitime… Ainsi, rassure-toi, orgueilleux gentilhomme! ta dignité ne sera pas humiliée.

—Je dois, dit Xavier en lui tendant la main, m'absenter pendant une quinzaine pour aller poser des panneaux dans un château de la vallée de la Meuse; je serai de retour de dimanche en quinze et j'irai te voir… D'ici là, pense à moi!

—Et toi, travaille bien!… Mon petit bouquet te parlera de moi… Il te donnera courage et patience.

En même temps, et par un de ces gestes enfantins qui lui étaient familiers, elle prit le verre où trempait le bouquet et posa un baiser sur les fleurettes; puis s'enveloppant dans sa mante, elle s'enfuit légèrement et disparut.

Elle s'en revint d'un pas lent à l'Abbatiale, tandis que Xavier, émerveillé et transporté de joie, prenait à son tour le bouquet d'hépatiques et meurtrissait les fleurs en les pressant sur ses lèvres…

Dès le lendemain, Gertrude, dont les forces étaient revenues, commença de s'installer à l'Abbatiale. Les scellés venaient d'être levés et l'inventaire était clos; elle put arranger à son gré la chambre qu'elle avait choisie. C'était une pièce assez gaie, située au midi, et dont l'unique fenêtre s'ouvrait sur le jardin et les bois. Elle y fit transporter quelques meubles, mit des rideaux à la fenêtre, des fleurs dans les vases, sur la cheminée le coffret de Xavier, et finit par donner un air de gaieté à cette partie de la vieille maison. Cet arrangement lui prit huit jours. Elle songeait déjà au dimanche où elle devait revoir Xavier, quand un incident nouveau vint bouleverser la tranquillité de sa vie. Un matin, tandis qu'elle était occupée à coudre, Fanchette monta précipitamment dans sa chambre et lui annonça d'une mine effarouchée qu'une femme la demandait en bas.

—Ne peut-elle monter? dit Gertrude.

—C'est moi qui l'en ai empêchée, elle a avec elle un enfant qui braille comme un petit sauvage.

—Un enfant!

Gertrude descendit précipitamment et se trouva face à face avec la nourrice de Beauzée, portant l'enfant de Rose Finoël. Le marmot menait grand bruit, en effet, et la paysanne, pour l'apaiser, se promenait de long en large en chantant à tue-tête une chanson patoise. Les cris de l'enfant et la complainte de la nourrice faisaient un duo si discordant et si comique que Gertrude, malgré la contrariété qu'elle éprouvait, ne put retenir un éclat de rire.

—Bonjour donc, Madame, s'écria la nourrice en s'arrêtant tout court, j'ai eu bien des maux à vous trouver!… Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous demeuriez à Lachalade, je ne serais pas allée me casser le nez à B…?

—Vous êtes allée chez les demoiselles Pêche? demanda Gertrude.

—Oui-da… J'ai même été assez mal reçue par une grande femme qui brandissait son aune, comme pour prendre mesure de mes épaules…

Elle a fini par me donner votre adresse, et me voici… Je vous rapporte le petiot.

—Ne pouvez-vous le garder plus longtemps? dit la jeune fille en rougissant.

—Nenni, car je quitte le pays…

Elle expliqua alors à Gertrude que son mari, le rémouleur, à l'imitation de beaucoup de ses compatriotes, avait résolu d'aller chercher fortune à Paris, et qu'il emmenait avec lui toute sa maisonnée…

—Vous comprenez que j'ai déjà assez de ma petite famille, ajouta-t-elle, et que je ne peux pas encore me charger d'un marmot étranger… D'ailleurs le pauvre petiot en pâtirait tout le premier… C'est pourquoi je vous le rends.

Elle lui présenta l'enfant qui avait cessé de pleurer et qui, la regardant avec des yeux noirs étonnés, agitait vers elle ses petites mains rosées. Gertrude se sentit toute remuée, et bien que la brusque arrivée de ce marmot inattendu compliquât encore l'embarras de sa position, les mines attendrissantes du pauvre abandonné touchèrent cette fibre maternelle qui dort au sein de chaque jeune fille, et la firent vibrer. Elle ne songea plus qu'à choyer l'orphelin comme on réchauffe un oiseau tombé du nid; elle se dit qu'il se trouvait justement dans la maison de son aïeul; qu'après tout cette maison était la sienne, et qu'il avait le droit d'y être bien accueilli… Elle le prit donc courageusement et tendrement dans ses bras, et comme il s'était remis à pleurer, elle le berça à son tour en murmurant un air villageois.

—Mais, s'écria-t-elle, il va falloir une nouvelle nourrice, comment ferons-nous?

—Bah! reprit la paysanne, il a déjà près de six mois et mange la soupe comme un petit homme… D'ailleurs vous trouverez bien dans le village une femme qui pourra l'allaiter.

Gertrude, fort embarrassée, consulta Fanchette qui était restée pour écouter et qui se tenait debout près de la cheminée.

—Dame! dit froidement la servante, il y a la fille du vannier, qui a eu un malheur et qui…

—C'est bien! interrompit Gertrude dont les joues s'empourprèrent, priez-la de passer à l'Abbatiale.

La fille du vannier vint, en effet, et le marché fut vite conclu. Elle s'engagea même à rester à l'Abbatiale pendant un mois ou deux, afin d'aider Gertrude. La femme du rémouleur prit congé le même soir, et la jeune fille se trouva seule avec l'orphelin auquel on avait improvisé un lit dans un cabinet contigu à la chambre à coucher. Le marmot venait de prendre le sein de sa nouvelle nourrice, et réchauffé par les caresses de Gertrude, il s'était doucement endormi, les lèvres encore blanches de lait… Près du lit, à la lueur de la lampe, mademoiselle de Mauprié contemplait ce calme sommeil d'enfant, et plongée dans ses ressouvenirs, songeait aux confidences de l'oncle Renaudin ainsi qu'à la mort de Rose Finoël…

Pendant ce temps, Fanchette, tout ébaubie de l'événement, s'était glissée hors de l'Abbatiale, et d'un pied leste était allée avec sa quenouille et son rouet frapper à la porte d'une voisine. Elle grillait de conter la nouvelle et de la commenter. Tandis que les rouets tournaient, les langues tournèrent plus vite encore, et les deux commères, poussant des ah! et des hélas! égrenèrent tout du long un joli chapelet de médisances.

XI

La nouvelle se répandit à petit bruit dans le village, comme une pluie qui filtre à travers la feuillée épaisse du bois. Ce ne furent d'abord que des chuchotements épars, semblables aux gouttes d'eau roulant de feuille en feuille, puis les rumeurs grossirent en passant d'une rue à l'autre, et bientôt une tumultueuse averse de commérages ruissela de tous côtés. La famille de Gertrude fut instruite l'une des premières, et l'une des premières aussi fit éclater son indignation.

—Oh! oh! dit Gaspard après avoir lancé un juron formidable, on apprend du nouveau tous les jours!.. Où cela s'arrêtera-t-il, bonté divine?…

—C'est une abomination! s'écria Honorine.

—Pour l'honneur de la famille, ajouta sévèrement madame de Mauprié, il faut que ce scandale soit éclairci au plus vite… Dès demain, Honorine, tu te rendras à B…, près de ces modistes, chez lesquelles Gertrude a travaillé…

Le surlendemain matin, Honorine arrivait au magasin des demoiselles Pêche. Elle y fut reçue par la grande Héloïse qui saisit avidement l'occasion de raconter tout ce qu'elle soupçonnait; de sorte que la sœur de Reine revint à Lachalade complètement édifiée sur ce qu'elle nommait déjà la faute de sa malheureuse parente. Lorsqu'au repas du soir, en rougissant vertueusement, elle fit connaître le résultat de son enquête, la veuve poussa de longs gémissements. Elle se fût volontiers couvert la tête d'un sac, comme les Juifs de l'ancien Testament.

—Quelle honte! s'écria-t-elle en marchant avec vivacité à travers la salle, et qui se serait attendu à une pareille affliction?

—Moi, rien ne m'étonne plus! grommela Gaspard.

Reine ne disait rien, mais intérieurement elle regrettait fort l'absence de Xavier. Elle songeait à la figure que ferait son frère en apprenant cet esclandre, et se promettait d'être la première à l'en informer à son retour. En attendant, bien que la veuve eût recommandé avec affectation de jeter un voile sur ce désastre de famille, elle ne laissait échapper aucune occasion de répandre les nouvelles rapportées de B… par Honorine. Madame de Mauprié, du reste, y aidait elle-même. Elle se gardait de dire la chose ouvertement, mais lorsqu'on lui parlait de Gertrude, elle avait une mine si mélancolique, elle poussait de tels hélas! et se servait de si perfides insinuations, que la culpabilité de sa nièce n'en devenait que plus évidente pour l'auditoire.

Bientôt le village entier ne douta plus de la faute de Gertrude.

Celle-ci, confinée dans sa solitude de l'Abbatiale, ignorait tout ce bruit. Très occupée de l'installation de l'enfant, elle avait à peine mis les pieds dehors depuis huit jours. L'orphelin était arrivé nu comme un ver, et il avait tout d'abord fallu s'occuper d'un trousseau. Grâce à la fille du vannier, Gertrude avait mené cette tâche à bonne fin. Maintenant le marmot avait le nécessaire; il était chaudement emmailloté, tendrement choyé par ceux qui l'entouraient, aussi sa figure s'était épanouie; il ne pleurait presque plus, gazouillait comme un jeune merle et se prélassait comme un petit roi dans sa bercelonnette. Sa voix argentine, ses mignonnes façons d'enfant réjouissaient Gertrude et l'empêchaient de penser trop souvent à la confidence embarrassante qu'il faudrait faire à Xavier. Elle tremblait que cette aventure ne lui fût contée par une autre personne, et qu'il n'arrivât à l'Abbatiale déjà prévenu. Elle ne doutait pas un moment qu'il n'acceptât ses sincères explications, mais elle était si fière qu'elle aurait voulu être devinée, sans avoir à s'expliquer. La seule pensée du premier étonnement de Xavier était déjà pénible pour elle, et la seule idée d'un soupçon pouvant traverser le cerveau du bien-aimé, même avec la rapidité de l'éclair, suffisait pour la mettre hors d'elle-même. Elle regrettait maintenant de ne pas lui avoir tout dit lors de sa visite à l'atelier, et elle attendait son retour avec une impatience fiévreuse.

Sachant qu'il devait rentrer le samedi dans la nuit, elle comptait le voir dès le dimanche matin; aussi les cloches de Lachalade n'avaient pas sonné la première messe que sa toilette était déjà faite. L'enfant sommeillait encore dans sa bercelonnette masquée par un grand rideau, et Gertrude achevait de mettre la chambre en ordre, lorsqu'elle entendit tout à coup le bruit d'un pas rapide dans l'escalier… Son cœur battait avec violence. On frappa brusquement à la porte, et, avant qu'elle eût pris le temps de répondre, Xavier s'élança dans la chambre. Il était si pâle et paraissait si agité, que Gertrude poussa un cri de surprise.

—Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle avec inquiétude.

—Avant tout, dit Xavier d'une voix assourdie par l'émotion, réponds-moi… Est-il vrai que tu caches ici un enfant?

Gertrude tressaillit, et regardant son cousin fixement:

—Je ne le cache pas… Le voici!

Elle souleva le rideau et montra l'enfant endormi. Xavier détourna la tête, et faisant un geste de colère:

—Assez! murmura-t-il, cela me suffit.

Puis il marcha dans la chambre, les lèvres serrées. Le regard attristé de Gertrude ne le quittait pas.

—Au moins, reprit-il avec une amère et subite violence, que ne parliez-vous plus tôt? A quoi bon vous jouer de ma tendresse et mentir?…

—Moi, j'ai menti! s'écria la jeune fille indignée.

—Cet enfant n'est-il pas le vôtre?…

Gertrude pâlit d'abord extrêmement, puis une vive rougeur lui remonta au front, toute sa fierté se révolta.

—Vous l'avez cru… et vous osez me le dire!

—Je ne suis pas le seul… Les demoiselles Pêche, ma mère et tout le village vous accusent.

—Vous l'avez cru? répéta-t-elle atterrée.

—Ah! je voudrais ne pas le croire! D'où sort cet enfant?…
Expliquez-vous; j'ai le droit de savoir la vérité… Je l'exige!

—Vous exigez maintenant!…

Elle sourit amèrement, puis faisant un effort pour se contenir, elle ajouta:

—Je n'ai rien à vous dire.

—Quoi, vous refusez de répondre aux accusations répandues contre vous?

—Je les méprise.

—Mais votre famille… mais moi!… nous méprisez-vous aussi?

—Je n'ai qu'une réponse à vous faire, répliqua-t-elle avec fierté, c'est que je ne suis pas la mère de cet enfant.

—Mais enfin vous savez d'où il vient? Vous pouvez prouver votre innocence?…

Elle se tenait debout, les bras croisés, les lèvres serrées. Ses yeux étincelaient, ses narines étaient agitées par un léger tremblement et on devinait les souffrances de son cœur aux mouvements de son corsage… La douleur qu'elle éprouvait était inexprimable: c'était un mélange de honte, de tristesse et d'indignation. Il lui semblait qu'un affreux déchirement venait de se faire en elle, qu'un abîme venait de se creuser sous ses pieds, et que son amour y avait roulé… Tout à coup ses regards sombres se relevèrent et rencontrèrent les regards soupçonneux de Xavier, le sang lui remonta au front et elle eut un nouvel accès d'emportement.

—Vous me demandez des preuves quand je vous donne ma parole?… Vous vous oubliez, mon cousin!

—Je vous en supplie, Gertrude, répondez-moi!

Elle frappa du pied avec colère:

—Laissez-moi… Je n'ai rien de plus à vous dire!

—Gertrude, reprit-il, avant que je repasse le seuil de cette porte, songez aux conséquences du silence que vous vous obstinez à garder… Je voudrais au prix de mon sang avoir une certitude et pouvoir confondre les mauvaises langues… Mais pour cela, il faut des preuves… Ne comprenez-vous pas que vos refus, au lieu de détruire mes doutes, les enfoncent plus douloureusement dans mon cœur?… Je vous en conjure au nom de notre amour, au nom de votre père, répondez-moi afin que je puisse vous défendre!…

—Chacune de vos paroles est une nouvelle offense, répondit-elle, nous ne pouvons pas nous comprendre… Adieu!

—Vous l'avez voulu! murmura Xavier profondément blessé, eh bien! soit!… Adieu pour toujours!

Il s'élança dehors et bientôt elle entendit son pas s'éloigner et s'affaiblir. Alors la douleur de Gertrude, violemment contenue par son orgueilleuse volonté, put faire explosion. Elle tomba à genoux, sa poitrine se dégonfla, les larmes qui l'étouffaient commencèrent à jaillir, et bientôt ses joues furent inondées. Elle se disait que tout était fini… Dans les jours ternes et tristes de sa jeunesse, le seul coin de ciel bleu, le seul rayon de soleil était l'amour de Xavier, et voilà que les nuages s'épaississaient et que le coin d'azur disparaissait pour toujours. Un vent mortel venait de souffler sur ses rêves; l'avenir ne lui apparaissait plus que comme une plaine nue, désolée et glaciale, et elle avait froid au cœur. Le souvenir cuisant de ce qui venait de se passer faisait frémir tout son corps. Elle se reprochait par moments d'avoir été trop emportée et trop fière; elle aurait voulu courir après Xavier, mettre ses mains dans les siennes, appuyer son front à son épaule, et tout lui conter doucement, humblement… Puis tout d'un coup, l'air accusateur, les paroles brèves de son cousin lui revenaient à la mémoire, et son orgueil se réveillait.

—J'ai fait ce que je devais, se disait-elle; s'il a pu me soupçonner un instant, c'est qu'il ne m'estimait pas assez. Si son amour avait été violent comme le mien, aurait-il pu croire à de simples apparences? Il aurait dû tout nier d'abord et me défendre. Il aurait dû accourir vers moi comme un consolateur, et non comme un juge plein de défiance. C'est ce que j'aurais fait moi, si on l'eût calomnié… Je l'aurais soutenu contre les accusations du monde entier… Lui, au contraire, n'a pas même cru à mes affirmations. Il s'est montré plus sensible aux calomnies de mes ennemis qu'à mes protestations énergiques… Non, il ne m'aime pas, il ne m'a jamais aimée!

De nouvelles larmes plus amères ruisselèrent le long de ses joues, et elle tomba dans un profond désespoir. Elle ne fut tirée des préoccupations de sa douleur que par les cris du marmot qui demandait sa nourrice. Elle courut à lui, le prit dans ses bras et le couvrit de caresses et de larmes.

—Pauvret! lui disait-elle, tu es la cause innocente de mes chagrins, mais je ne t'en veux pas… La promesse que j'ai faite à ton grand-père et à ta mère est le seul lien qui me rattache à la vie… Va, je ne t'abandonnerai pas… Tu seras ma seule consolation!

Xavier, pendant ce temps, rentrait chez lui dans un état à faire pitié. Il était à la fois irrité et désespéré. En franchissant le seuil de l'atelier, il vit les vases de faïence encore garnis des branches de houx dont il les avait parés pour fêter Gertrude. Il arracha les rameaux verts et les foula aux pieds; puis il jeta un marteau tout au travers du panneau qu'il était en train de sculpter.

—Plus de travail! murmurait-il, plus de rêves, plus rien!

Et, ne pouvant plus supporter la vue de l'atelier qui lui rappelait tout ce qu'il voulait oublier, il s'enfuit dans les bois.

Il allait comme un fou, cherchant à ne plus penser, ou du moins à secouer et à confondre ses pensées par l'agitation d'une course fiévreuse. Il plongeait au plus épais du fourré; les branches mortes craquaient sous ses pieds; il brisait les ronces tendues d'arbre en arbre, il heurtait le tronc des bouleaux endormis dans la brume et se déchirait les mains aux buissons de houx. Rien ne ralentissait sa marche, il aurait voulu ne s'arrêter jamais. Le taillis fit place à la futaie; les grands hêtres dressèrent autour de lui leurs longues files de piliers gris et silencieux; leurs ramures, décharnées par le vent du nord, s'étendirent comme une voûte au-dessus de sa tête. Il s'enfonça dans cette ombre, espérant n'en jamais voir la fin. La futaie avait l'aspect désolé que donnent aux bois les journées pluvieuses de l'hiver: un sol jonché de feuilles mortes, des cimes noyées dans le brouillard, pas une herbe, pas un oiseau… Il allait toujours, glissant le long des ravins, franchissant les ruisseaux grossis par les pluies; rien ne le lassait.

—Plus loin! plus loin! se disait-il.

Il finit par atteindre la lisière de la futaie, et aperçut devant lui un plateau nu, solitaire, horriblement triste. Tout à coup les branches d'un roncier s'écartèrent, et Xavier vit bondir dans la bruyère un chevreuil que le bruit de ses pas avait effrayé. Il fut pris d'une sorte de vertige:

—Hallo! s'écria-t-il avec un rire sauvage. Moi aussi, je veux devenir chasseur!

Et il se mit follement à la poursuite du gibier.

—Assez de rêves, assez de bois gâté! poursuivait-il, à demi grisé par la course et le grand air. Je veux faire comme Gaspard: je montrerai aux gens que je suis un verrier, que je sais tenir un fusil et vider un verre… Hallo! à moi la forêt et la vie des libres chasseurs!

—Ohé! maître Xavier, cria brusquement une voix rude, quelle mouche vous pique? Un peu plus, vous vous jetiez tête baissée dans mes fournaises!

Xavier s'arrêta comme réveillé en sursaut, et reconnut le maître charbonnier de la Poirière… Puis il pâlit, poussa une faible plainte et tomba évanoui sur le gazon. Au bout d'un quart d'heure, les soins de la charbonnière le rappelèrent à lui; mais il semblait si épuisé, que le charbonnier ordonna à un de ses apprentis de le reconduire à l'atelier. Xavier s'y enferma et resta une semaine entière sans sortir…

Dans le village, le malignité publique commençait à s'exercer aux dépens de Gertrude. Le feu, qui couvait d'abord sous la cendre, ayant été attisé soigneusement par la veuve et ses filles, était devenu un incendie. Tous les paysans, qui détestaient les verriers, et englobaient Gertrude dans la haine qu'ils portaient à sa caste, toutes les vieilles filles jalouses de sa jeunesse, ne cachaient guère leur indignation, et ne se gênaient plus pour parler haut et dru. En se rendant à la messe le dimanche d'après, Gertrude put facilement s'apercevoir de l'irritation des esprits. Tous les yeux courroucés se dirigeaient vers son banc, et quand, après l'office, elle traversa lentement la place, on évita de la saluer, et derrière elle des groupes se formèrent. On se la montrait par gestes et on ricanait. Elle n'en continua pas moins d'assister à la messe chaque dimanche, et cette attitude qu'on taxa d'effronterie et qu'on prit pour une provocation, acheva d'allumer la colère des bonnes âmes:

—Elle n'a pas froid aux yeux! disaient les hommes.

—C'est une honte, reprenaient en chœur les femmes et filles. Les garçons devraient aller lui faire un charivari!

Parmi les plus scandalisées se montrait la propre servante de l'Abbatiale, la revêche et inflexible Franchette. Elle n'avait jamais pu souffrir Gertrude, et rien qu'à la voir installée dans la maison de son maître, elle ne sentait plus de bornes à son courroux. Un soir, n'y tenant plus, elle vint trouver la jeune fille et lui demanda sèchement son compte.

—Pourquoi voulez-vous quitter l'Abbatiale? dit Gertrude.

Et comme entre ses dents la vieille grommelait qu'elle aurait trop à dire, si elle voulait répondre:

—Parlez! je le veux! s'écria mademoiselle de Mauprié.

—Eh bien! je ne me soucie plus de rester à votre service, ni à celui de votre enfant!

Gertrude la chassa, et le soir même fit prier le notaire et le curé de passer à l'Abbatiale. Quand ils furent tous deux assis dans le salon, elle fit entrer Pitois et la nourrice avec le marmot; puis, s'adressant aux deux notables du village:

—Messieurs, dit-elle, d'une voix ferme, vous connaissez les bruits qui circulent dans le pays: on prétend que je suis la mère de cet enfant… L'avez-vous cru, Monsieur le curé?

—Moi? s'écria le curé en levant les mains, me préserve le ciel de me laisser surprendre par des jugements téméraires!

—Et vous, Monsieur Péchenart, l'avez-vous cru?

Le petit notaire la regarda avec ses yeux perçants.

—Mademoiselle, répondit-il, mes fonctions m'ont appris depuis longtemps à ne rien croire que preuves en main… Dans les jugements humains, il y a une bonne moitié qui est fausse, et une autre moitié qui est contestable… Voilà mon opinion.

—Messieurs, poursuivit Gertrude, je ne puis vous dire dans quelles circonstances cet enfant m'a été confié, mais je vous affirme que le public se trompe.

Son livre d'Heures était posé sur la table; elle étendit la main sur les pages ouvertes et reprit:

—Par les saints Évangiles et le nom de mon père, je vous jure que je ne suis pas la mère de cet enfant!

Ils la regardaient d'un air à la fois surpris et subjugué. Tous deux avaient été remués par l'accent de sincérité de ses paroles et par l'éloquence puissante de sa beauté: ils s'inclinèrent silencieusement. Gertrude alors les remercia d'être venus, et après quelques minutes ils se retirèrent.

Quand elle fut seule, elle prit l'enfant des bras de la nourrice et le baisa au front.

—Et maintenant, pauvre petiot, pensa-t-elle, nous voilà liés l'un à l'autre, et je te consacrerai toutes les heures de ma vie.

Elle était plus calme, et se sentait satisfaite d'avoir soulagé son cœur. Elle avait agi comme elle devait; c'était aux autres maintenant à croire ce qui leur semblerait juste et vrai. Elle avait jugé inutile de pousser plus loin ses confidences et de révéler à des étrangers le secret de ce vieillard maintenant étendu sous la terre humide du cimetière. Que lui importait à présent l'opinion du village? Pour un seul être au monde elle aurait consenti à trahir son secret, et celui-là justement lui avait retiré le premier sa confiance… A cette heure elle avait sa conscience pour elle, et dans le naufrage de son amour cet appui lui suffisait.

—Je t'aimerai et je te servirai de mère, disait-elle à l'orphelin en le pressant contre sa poitrine.

Et elle songeait à ces vieilles demoiselles, filles ou sœurs de verriers, dont elle avait vu parfois les portraits ou dont son père lui avait conté l'histoire,—pieuses et nobles filles qui gardaient le célibat et sacrifiaient leur jeunesse par dévouement pour leur maison.

—Je ferai comme elles, pensait-elle tout bas.

Quel que soit le testament de mon oncle, je n'abandonnerai jamais cet enfant.

Ce soir-là elle ne voulut pas le quitter, et fit porter le berceau de l'orphelin près de son propre lit.

XII

Cependant, à travers ces épreuves et ces désillusions, les jours passaient; le printemps commençait à poindre, et l'époque de la majorité de Gertrude se rapprochait. Dans les vergers du village, les pommiers et les cerisiers en fleurs secouaient au vent d'avril leur neige parfumée; à la lisière des bois les hêtres verdoyaient;—de l'herbe humide des prés, de la jeune feuillée des clos ensoleillés, et des profondeurs sonores de l'Argonne sortait une suave haleine de renouveau qui ragaillardissait toutes choses.

Les esprits eux-mêmes subissaient cette salutaire influence du printemps. Il y avait plus d'activité et plus de bonne humeur dans le village, plus de bienveillance dans les cœurs et moins d'âpreté dans les discours. Les rancunes s'étaient adoucies, les colères s'étaient apaisées, et il s'était opéré une réaction en faveur de Gertrude. L'estime dans laquelle le curé et le notaire continuaient à la tenir avait d'abord agi sur les esprits les moins prévenus. Puis, la conduite réservée de la jeune fille, sa bonté, jointe à une grande dignité de manières, imposèrent peu à peu à ceux mêmes qui avaient crié le plus fort. On lui savait gré du dévouement qu'elle montrait pour son enfant adoptif.

—Dans tous les cas, s'il est à elle, disait-on, il faut lui rendre cette justice qu'elle aime bien ce petiot, et qu'elle l'élève avec toute sorte de soins et de tendresses.

Les Mauprié sentirent à leur tour le contrecoup de cette réaction: on les plaignait moins fort et on écoutait moins patiemment leurs doléances. La veuve s'en aperçut la première, et elle cessa ses sourdes attaques contre sa nièce. Quant à Xavier, il était d'autant plus malheureux qu'il se reprochait d'avoir été trop violent avec Gertrude, et qu'il l'aimait toujours avec passion. Il avait d'abord essayé de l'oublier, en se jetant dans les distractions chères à son frère Gaspard; mais il avait bien vite reconnu qu'il n'était pas fait pour ce genre de vie, et il était revenu à son atelier un moment abandonné. Il n'avait plus de courage à rien. Ne se sentant ni assez de calme pour reprendre son travail, ni assez de force pour quitter Lachalade, il restait oisif, se desséchait de tristesse, et vaguait çà et là comme une âme en peine.

Quelques jours avant le 15 mai, le notaire lui envoya, ainsi qu'à madame de Mauprié, une lettre indiquant le jour et l'heure de l'ouverture du testament, et les invitant à assister à cette formalité. Quand madame de Mauprié eut fini de lire cette lettre, elle déposa ses lunettes et coula un regard interrogatif du côté de Gaspard, qui fumait, les pieds sur les chenets.

—C'est pour le 15, dit-elle, à midi… On se réunit à l'Abbatiale.

—Je n'y mettrai pas les pieds! s'écria Gaspard entre deux bouffées, et si vous êtes sages, vous ferez comme moi.

—Je suis de l'avis de mon frère, ajouta Honorine. Si nous sommes avantagés par le testament, on nous en préviendra, et si nous sommes déshérités, nous n'aurons pas du moins à subir les grands airs de mademoiselle Gertrude.

—D'ailleurs, fit Reine en rougissant, après la faute commise par notre cousine, nous ne pouvons plus avoir de rapports avec elle.

—Certes, reprit la veuve en poussant un soupir, si je n'écoutais que mes sentiments, je refuserais de me rencontrer avec cette malheureuse fille; mais il s'agit de la dignité de la famille… Pour l'honneur du nom et le respect de la mémoire de mon frère, il est convenable que j'assiste à cette cérémonie… Seulement, j'y assisterai seule.

Gaspard n'objecta rien; mais la moue d'Honorine et de Reine sembla indiquer qu'elles se repentaient déjà de s'être prononcées d'une façon aussi prompte et aussi absolue.

La veille du 15 mai, Gaspard resta muet toute la soirée. Il avait l'air absorbé, et il tourmentait sa barbe comme s'il eût voulu en faire sortir l'idée qui le tracassait. Le lendemain, après le déjeuner, il annonça très haut qu'il partait en forêt, et sortit en sifflant Phanor. Madame de Mauprié alla faire un peu de toilette, et les deux sœurs restèrent seules dans la salle. Honorine, penchée à la fenêtre, regardait Gaspard s'éloigner.

—Hum! dit-elle à Reine, mon frère s'est fait bien beau pour courir les bois!… Il a mis son feutre neuf, et ses bottes sont cirées.

L'aîné des Mauprié semblait en effet avoir mieux soigné sa tenue que de coutume. Sa veste avait été brossée, et il avait peigné sa barbe. Quand il fut dans la campagne, il fit un brusque crochet, et, tournant le dos au bois, il prit doucement le chemin de l'Abbatiale.

—Il va être onze heures, murmura-t-il en regardant sa montre, elle doit avoir déjeuné, et nous aurons une heure pour causer tranquillement.

Cinq minutes après, il sonnait à la porte de Gertrude et priait Pitois de l'introduire. La jeune fille achevait de disposer le salon où devait se faire la lecture du testament, et comme les grandes pièces de l'Abbatiale étaient humides, elle venait d'allumer du feu, quand Pitois annonça Gaspard. Elle tressaillit, rougit, et salua froidement.

—Cousine, dit celui-ci après avoir posé son feutre sur la cheminée et fait signe à Phanor de se coucher à ses pieds, vous allez sans doute trouver ma visite un peu matinale; mais je désirais arriver avant les autres, afin de causer un moment à cœur ouvert.

—Je vous écoute, répondit Gertrude en lui montrant un fauteuil.

Gaspard s'assit, toussa, se tira la barbe, puis reprit d'un air embarrassé:

—Cousine, j'ai d'abord à vous faire des excuses au sujet de certaines paroles un peu vives qui ont pu m'échapper… Je suis parfois un peu… brusque, je le reconnais, mais au fond je suis bon diable, et si j'ai la tête près du bonnet, j'ai aussi le cœur sur la main.

Gertrude l'écoutait, et attendait d'un air impassible la conclusion de son discours. En présence de cette attitude silencieuse, l'embarras du farouche chasseur redoublait.

—Tenez, reprit-il tout à coup, je vais vous parler franchement et sans barguigner, car je ne sais pas tourner de compliments, et je vais droit au but. J'ignore ce que peut contenir le grimoire qu'on va nous lire tout à l'heure, et je m'en soucie comme d'un fétu…. Aussi, avant qu'on ne puisse dire que j'ai agi par intérêt, je viens vous faire sérieusement une proposition.

Gertrude le regardait d'un air étonné. Gaspard se leva, et rajustant les revers de sa veste:

—Cousine Gertrude, j'ai trente-neuf ans, j'ai bon pied, bon œil, et je ne suis pas trop dévasté, que vous en semble?

—Vous paraissez en effet très bien portant, répondit-elle en réprimant à grand'peine une envie de rire; mais…

—Eh bien, cousine, sans tant de cérémonie, si vous me croyez assez bon pour faire un mari, je me crois de mine et de force à vous rendre heureuse, et je viens tout carrément vous demander votre main.

Elle eut d'abord un mouvement de stupeur; puis un léger sourire courut sur ses lèvres. Enfin elle retrouva tout son sang-froid, et levant ses grands yeux limpides vers Gaspard, qui attendait sa réponse en se mordant les moustaches:

—Merci, mon cousin,… mais j'ai résolu de rester fille.

Gaspard haussa les épaules et sa figure prit un air de compassion.

—Vous avez là, dit-il sur un ton de condoléance, des scrupules et une délicatesse qui vous honorent; mais si de sottes gens ont pu s'offusquer de ce que votre position a… de singulier, soyez persuadée que tout le monde ne partage pas ces faiblesses-là… Quant à moi, je suis prêt à vous épouser, en dépit de cette ridicule histoire d'enfant..

A chaque mot qu'il prononçait, Gertrude devenait de plus en plus pâle. A la fin, elle l'arrêta d'un geste énergique:

—Assez! s'écria-t-elle d'une voix vibrante; ne comprenez-vous pas que vous m'insultez?

Gaspard, effrayé de l'expression de colère et de dégoût que prenaient les traits de sa cousine, essayait de balbutier des excuses, lorsqu'il fut brusquement interrompu par l'arrivée de madame de Mauprié.

A la vue de son fils aîné en tête-à-tête avec sa nièce, la veuve poussa une exclamation, et un sourire ironique passa sur ses lèvres minces:

—Je te croyais au bois! dit-elle d'un ton sarcastique.

—J'ai changé d'avis, grommela Gaspard en reprenant sa place près de la cheminée.

—Ma nièce, commença madame de Mauprié en s'approchant doucement de Gertrude, au moment où des circonstances douloureuses et solennelles réunissent la famille, je ne veux pas laisser place dans mon cœur à un sentiment de rancune, et je viens vous prier de faire la paix… Je n'ai jamais voulu prêter l'oreille aux mauvais propos, je tiens à vous l'affirmer. Quelles que soient les dispositions du testament qu'on va nous lire, croyez, Gertrude, que vous trouverez toujours en moi la même affection, et que ma maison vous sera toujours ouverte.

—Merci, ma tante, répondit Gertrude. Je ne compte pas rester à
Lachalade. Dès que ma tâche ici sera remplie, je quitterai le pays…
Mais en quelque lieu que j'aille, je me souviendrai de vos bons offices
et de vos bonnes intentions.

Le petit notaire, qui entra au même moment, mit heureusement fin à cet entretien embarrassant pour les deux parties. Ce jour-là, Pitois qui se tenait cérémonieusement sur le palier, devait introduire encore plus d'un visiteur, et il était dit que tous les membres de la famille de Mauprié passeraient, bon gré mal gré, le seuil de l'Abbatiale.—Bien que Xavier rejetât loin de lui l'idée de reparaître dans cette maison d'où il était sorti avec le désespoir au cœur, il ne se sentait pas la force de rester à son atelier, et vers onze heures il partit et se mit à errer comme une âme en peine autour des murs de l'Abbatiale. Tout en marchant, il songeait que Gertrude était là-bas dans cette chambre, dont il apercevait les rideaux blancs soigneusement tirés, qu'ils étaient séparés par une centaine de pas à peine, et que peut-être ils ne se reverraient plus. «Pourtant, murmurait en lui une voix insinuante, tu as là une bonne occasion de la voir une dernière fois, sans paraître chercher une rencontre… Tu as le droit d'assister à cette réunion, puisqu'on t'y a convoqué.»

Au moment où il écoutait les arguments de cette voix tentatrice, il se trouva face à face avec ses deux sœurs qui n'avaient pu demeurer cloîtrées au logis et qui rôdaient autour de l'Abbatiale en s'encourageant mutuellement à braver un moment de fausse honte et à entrer.

—Pourquoi ne serions-nous pas là comme les autres? disait Reine, le bonhomme était si bizarre!… Qui sait? il a pu nous laisser au moins un souvenir…

—Tu penses aux pendants d'émeraude! murmurait Honorine d'un air désillusionné. Au même moment elle reconnut Xavier et, courant à lui:

—Tu vas à l'Abbatiale, toi? s'écria-t-elle.

Xavier surpris hésitait à répondre.

—Tant mieux! dit Reine, tu nous y accompagneras, nous avions peur d'entrer seules…

En même temps elles prirent leur frère par le bras et l'entraînèrent. Le jeune homme se disait qu'il était lâche, qu'il aurait dû résister, que c'était une question de dignité, et en dépit de tout cela, il traversait la cour, il montait les degrés de l'escalier, et Pitois ouvrait devant les nouveaux arrivants la porte du salon… Le notaire, qui mettait ses besicles et dépliait ses papiers, s'arrêta d'un air narquois, la veuve grimaça un sourire de pitié; Gertrude rougit jusqu'au front, puis pâlit brusquement:

—Ah! ah! grogna Gaspard, chambrée complète!

Reine et Honorine avaient fait une révérence et s'étaient assises près de leur frère aîné; Xavier, pâle et embarrassé, se tint debout, à demi-masqué par le grand fauteuil où s'était installée sa sœur cadette.

—Maintenant que tous les ayants droit sont réunis, dit le notaire, je crois que nous pouvons commencer.

Il prit délicatement l'enveloppe cachetée, montra le cachet intact et le brisa. Un silence solennel régnait dans le salon où Pitois s'était glissé. Tous les yeux étaient fixés sur le notaire, et pour la première fois depuis de longues années madame de Mauprié sentit battre son cœur desséché et refroidi.

—Hum! murmura le notaire, le testament est long.

L'attention redoubla et Me Péchenart commença de sa voix la plus claire:

«Je soussigné Jean-Eustache Renaudin, malade de corps et sain d'esprit, ayant l'intention de consigner au présent acte mes dernières volontés, crois devoir préalablement donner quelques explications au sujet de ma vie passée.

«Ma jeunesse n'a pas été exempte de fautes… J'en ai commis une surtout dont je suis cruellement puni par les remords qui tourmentent ma vieillesse. Pendant que j'étais à B…, j'ai eu une liaison avec une ouvrière qui se nommait Rose et que j'ai abandonnée après l'avoir rendue mère…»

En cet endroit madame de Mauprié joignit les mains et poussa un profond soupir, tandis que Gaspard se récriait.

—Silence, fit le notaire et il reprit:

«L'enfant de Rose était une fille. Elle a grandi à son tour et je ne l'ai pas connue; j'avais quitté le pays; plus tard j'ai su qu'elle était mariée à B… et qu'elle n'était pas heureuse; c'est pourquoi j'ai chargé ma nièce Gertrude de s'enquérir de toutes choses et de venir au secours de cette femme…»

Le testateur entrait ensuite dans les détails de la mission confiée à sa nièce, il racontait la naissance de l'enfant de Rose Finoël, la mort de la mère et le dévouement de Gertrude. La plus vive émotion était peinte sur tous les visages. Madame de Mauprié semblait atterrée, Gaspard tordait sa moustache avec furie; Reine et Honorine, ouvrant de grands yeux, chuchotaient en dévisageant Gertrude assise près du notaire. Celle-ci, pâle et toute palpitante, était restée immobile, les yeux baissés, pendant que Me Péchenart proclamait à haute voix sa justification. Elle écoutait avec bonheur les dernières paroles du vieillard, et tout bas elle bénissait la mémoire de M. Renaudin. Une seule fois elle releva la tête et ses yeux contemplèrent rapidement Xavier.—Debout et très pâle, le jeune homme serrait le dossier du fauteuil de sa sœur dans ses mains crispées; il se mordait les lèvres comme pour empêcher un sanglot d'éclater, et de grosses larmes roulaient sur ses joues amaigries. Gertrude ne l'avait jamais vu pleurer. Cette muette et matérielle manifestation de la douleur dans une nature aussi concentrée, aussi peu expansive que celle de Xavier, remua violemment les fibres les plus aimantes du cœur de Gertrude, et fit tomber sa colère. Elle sentit les blessures de son orgueil se cicatriser comme par miracle, et elle oublia sa rancune pour ne plus se souvenir que de l'ancien et persistant amour.

Cependant Me Péchenart continuait sa lecture. Après avoir expliqué que l'enfant de Rose Finoël avait été confié aux soins de la jeune fille et mis en nourrice, le testament se terminait ainsi:

* * * * *

«J'ai la plus grande confiance dans ma nièce Gertrude, et j'ai eu la preuve de son affection pour moi. Si son dévouement doit lui causer plus tard quelque embarras, il est juste qu'elle ait au moins les moyens de remplir sa mission et d'assurer l'avenir de l'enfant. Seule d'ailleurs de toute me famille, elle possède les qualités nécessaires pour faire bon emploi de la fortune que j'ai si péniblement acquise.—En conséquence, j'institue pour ma légataire universelle Marie-Antoinette-Gertrude de Mauprié. J'entends qu'à partir de sa majorité elle ait la pleine et entière disposition de tous mes biens meubles et immeubles, à charge par elle de servir une rente annuelle et viagère de cinq cents francs à mes domestiques Fanchette et Pitois, et de faire dire chaque année, dans l'église de Lachalade, une messe pour le repos de mon âme.

«Lachalade, le 8 décembre 184…

«EUSTACHE RENAUDIN.»

* * * * *

Le notaire parcourut le salon d'un regard souriant et contempla, non sans une certaine satisfaction, les mines allongées des Mauprié, puis il remit galamment le testament entre les mains de Gertrude et la félicita de tout son cœur.

—M. Renaudin, dit-il, a sagement et honnêtement agi en minutant de la sorte son testament.

—Mon frère ne m'a pas nommée! s'écria madame de Mauprié avec amertume… Il n'avait pas le respect de la famille… Cela se voit, du reste, à la façon dont il s'est conduit avec ses bâtards…

—A quoi bon tant de paroles? reprit Gaspard en ricanant, il nous a déshérités, voilà tout… Allons, ma mère, nous n'avons plus rien à faire céans… Prenez mon bras, et partons! Ici, Phanor!

—Attendez un instant, ma tante! dit Gertrude à madame de Mauprié…

Puis se tournant vers le notaire et lui montrant le testament:

—Dites-moi, Me Péchenart, quels droits aurait eus l'orphelin qui m'est confié, dans le cas où ce testament n'aurait pas existé?

—Aucun, répondit le notaire, car sa mère n'avait pas été reconnue… Si M. Renaudin fût mort intestat, sa fortune aurait été partagée par moitié entre vous et madame votre tante.

—Mais aujourd'hui ce testament équivaut à une reconnaissance?…

—C'est douteux, Mademoiselle… Du reste, même si Rose Finoël eût été reconnue, son fils n'aurait droit qu'à la moitié de l'héritage. Le reste reviendrait aux héritiers légitimes.

—C'est bien! dit Gertrude… Mon oncle a obéi à une injuste rancune en déshéritant sa propre sœur; il le reconnaît lui-même sans doute là-haut; je crois donc agir selon Dieu et selon la justice en anéantissant ce testament…

Par un brusque mouvement elle déchira le papier timbré et en jeta les morceaux dans la cheminée.

Gaspard lâcha un juron et madame de Mauprié poussa un cri de joie…

—C'est de la folie; s'écria le notaire stupéfait, et au risque de se brûler, il plongea sa main dans l'âtre et en retira les chiffons enflammés.

—L'animal! grommela Gaspard.

—Il n'y a plus que des lambeaux…, murmura la veuve.

—Les morceaux en sont bons, reprit le notaire en secouant les doigts et en faisant la grimace… Mais sa mine s'allongea de nouveau lorsqu'il parcourut les fragments noircis:

—Il en manque un, dit-il, et c'est l'essentiel! Tout ceci n'est relatif qu'à l'histoire du marmot…

La veuve et Gaspard respirèrent.—Le notaire plia rageusement son portefeuille.

—Vous avez fait là une imprudence, Mademoiselle, et vous vous en mordrez les doigts… On ne badine pas avec un testament en forme, et dans ce monde il faut voir les choses plus sérieusement.

—Ne vous fâchez pas, lui répondit Gertrude en riant, vous le savez, Me Péchenart, nous autres verriers, nous avons une manière à nous de voir les choses…

—Elle a raison, fit Gaspard, qui avait repris son assurance, nos poules chantent un autre air que celles des bourgeois, et nous ne mettons pas, comme on dit, nos œufs dans les mêmes paniers…

—Oui, répliqua le notaire, les vôtres sont percés…

—Plus un mot, Me Péchenart! dit Gertrude avec fermeté, j'ai agi comme eût fait mon père, et cela me suffit.

—Ma nièce, ajouta madame de Mauprié de sa voix la plus veloutée, vous avez agi comme j'aurais fait moi-même, et vous êtes digne de la famille… Quant à cet orphelin, croyez bien que nous ne souffrirons pas qu'il reste à votre charge… Nous supporterons notre part des embarras qu'il pourra vous causer.

Gertrude sourit:

—Ne vous inquiétez pas de cela, ma tante, cet enfant est une joie et non un embarras… D'ailleurs, je sais quelqu'un qui m'aidera volontiers à l'élever…

Elle alla droit vers Xavier qui était resté cloué derrière son fauteuil, et lui tendant la main:

—Cousin Xavier, lui dit-elle d'une voix légèrement tremblante, ne vous souvient-il plus de la promesse que nous nous sommes faite, à B…, et ne voulez-vous plus de ma main?

Il releva la tête, et vit ses beaux yeux verts, pleins de pardon et de tendresse; d'un bond il s'élança vers elle, la serra dans ses bras et éclata en sanglots…

Alors vinrent les étonnements et les questions. Quand Gertrude eut expliqué à sa tante que Xavier était son fiancé depuis près de deux ans, il fallut subir les compliments de la veuve et les félicitations hypocrites de Reine et d'Honorine.

—Tu sais, lui murmura Reine en l'embrassant, nous n'avons jamais cru un mot des mauvais propos, et nous t'avons vertement défendue, va!

* * * * *

Enfin Xavier et Gertrude restèrent seuls. Ils s'enfuirent au jardin. L'enclos, couronné de grands arbres et bordé de charmilles, était plein de soleil, de bourdonnements d'insectes et de gazouillements de fauvettes. Les poiriers et les cerisiers secouaient en l'air leur blanche floraison, et des papillons couleur de soufre volaient au long des plates-bandes parfumées de giroflées et de lilas. Dans la grande allée, la nourrice promenait l'enfant de Rose Finoël en fredonnant une chanson berceuse, et sa voix claire s'harmonisait avec les épanouissements et les joies du mois de mai. L'enfant tendit les bras vers Gertrude. Xavier le prit dans ses mains, le baisa et, le passant à la jeune fille:

—Il sera à nous deux! dit-il en souriant…

* * * * *

Ils l'ont adopté tous deux en effet, mais il n'a pas été seul à remplir de son bruit joyeux la maison des nouveaux mariés. D'autres enfants sont venus ensuite, plus chers au jeune couple, sinon plus choyés. Xavier, qui n'a pas voulu abandonner ses travaux de sculpture, a pu réaliser son rêve, et un an après les noces, installer Gertrude dans un confortable chalet bâti en face de l'atelier. On a laissé à madame de Mauprié la maison de l'Abbatiale, dont la mine austère s'accorde mieux avec les manières et les habitudes de la veuve. Gaspard s'est piqué d'honneur et s'est remis au travail. Il a remonté la verrerie des Bas-Bruaux et marié sa sœur Reine avec un jeune gentilhomme verrier qui est devenu son associé. Quant à lui, il se trouve trop vieux pour tenter la grande aventure du mariage, et il reste garçon. Lorsqu'on le pousse sur ce chapitre, il se contente de siffler entre ses dents, et il ajoute malicieusement, en regardant d'un air narquois sa sœur Honorine qui tient son ménage:

—Que voulez-vous,… ma sœur et moi nous avons la vocation du célibat.

* * * * *

Avril-mai 1870.

* * * * *

MADAME VÉRONIQUE

I

L'Argonne étend ses masses boisées entre les plateaux du Verdunois et les plaines crayeuses et monotones de la Champagne. Longue de quinze lieues et faisant suite à la chaîne des Ardennes, cette forêt aux terrains tourmentés, aux mornes clairières, aux gorges escarpées, a un caractère de sauvage grandeur. Peu de routes la traversent. A l'exception d'une ancienne voie romaine qu'on nomme la Haute-Chevauchée, on n'y rencontre guère que sentiers abrupts, à demi cachés sous les fougères, et conduisant à quelque scierie installée au bord de l'eau ou à quelque village enfoui en plein bois. Au fond de ces gorges et sur ces clairières vit une population à part: sabotiers nomades, braconniers intrépides, charbonniers maigres et songeurs, verriers pauvres comme Job et fiers comme le Cid;—tous gens hardis, amoureux de liberté et de franches lippées, buvant sec, parlant haut, ayant les jarrets solides, la poigne lourde et le coup d'œil juste. Au milieu des vulgarités des pays à blé, l'Argonne profonde, solitaire et mystérieuse, s'élève comme une verdoyante forteresse où se sont réfugiés les types romanesques et curieux d'un autre âge. L'automne imprègne ses futaies brumeuses d'une tristesse pénétrante; en hiver, la voix grondante des eaux grossies par la fonte des neiges semble un écho des héroïques combats de 92 dont ses défilés ont été le théâtre; mais quand vient le printemps, toutes ces lignes sévères s'adoucissent, toute cette rudesse s'amollit; les hêtres bourgeonnent, les pentes sablonneuses refleurissent, les sources chantent au lieu de gronder, et l'Argonne, sans cesser d'être sauvage, devient plus fraîche et plus hospitalière.

Par une des dernières soirées du mois de mars, et sans doute pour mieux jouir de cette joyeuse transformation de la forêt, une jeune femme était venue s'asseoir au bas d'un ravin qui débouche brusquement en face de la petite ville de Saint-Gengoult. Le ravin est connu dans le pays sous le nom du Ru des-Sept-Fontaines, et la source qui l'arrose est douée de vertus miraculeuses; elle guérit les peines d'amour et coupe les fièvres intermittentes. La jeune femme lisait au pied des grands hêtres qui abritent la fontaine. Elle était petite, pâle et brune, et paraissait avoir vingt ans.

Une mante de couleur sombre enveloppait sa taille et retombait à longs plis sur sa robe; un voile de dentelle noire, noué en fanchon et encadrant délicatement l'ovale de son visage, complétait cette simple et sobre toilette. Son teint mat, ses lèvres d'un rouge vif,—la supérieure surmontée d'un petit signe brun,—ses grands yeux verts, profonds et humides, donnaient à sa figure un charme saisissant. Un front large et de noirs sourcils corrigeaient par leurs lignes fermes et sévères l'expression passionnée de la bouche et du regard. L'ensemble avait un caractère de vivacité et de retenue, de tristesse et de fierté, qu'on oubliait difficilement.

A l'entrée du ravin, les hêtres, en écartant leurs branches, laissaient voir un paysage aux longues perspectives, et, de la place où se tenait la jeune femme, on pouvait apercevoir la petite ville de Saint-Gengoult étendue sur le flanc d'une colline. Les maisons descendaient en amphithéâtre jusqu'au bord de l'Aire; çà et là, des jardins en terrasse coupaient la monotonie des façades, et quelques sapins aux formes élancées tranchaient sur la couleur foncée des vieux murs. Au sommet du coteau, des toitures aiguës et les ruines grises d'une vieille tour se profilaient doucement sur le fond bleuâtre des collines fuyantes, à l'extrémité desquelles le bourg de Montfaucon se dressait sur sa montagne dénudée.—L'inconnue avait fermé son livre et contemplait le paysage noyé dans les vapeurs du soir, sans se douter qu'elle était elle-même l'objet de la curiosité d'un nouvel arrivant. Un jeune homme de vingt-quatre ans à peine, svelte, leste et bien tourné, vêtu en chasseur et le fusil au dos, s'était arrêté à la crête du ravin, et à demi caché dans les houx, paraissait étudier avec intérêt les traits de la dame à la voilette noire. Pour la voir plus distinctement, il écarta quelques branches et s'approcha. Les feuilles sèches craquèrent sous ses pieds, et la jeune femme, tournant tout à coup la tête, s'aperçut qu'elle n'était plus seule. Alors elle se leva, prit son livre, et lentement, sans affecter de précipiter sa marche, elle s'éloigna dans la direction de Saint-Gengoult.

Le chasseur, debout sur la crête du ravin, suivit des yeux l'inconnue jusqu'à la sortie du bois. Elle passa près d'une vieille femme occupée à couper de la bruyère, lui parla un moment et disparut derrière les arbres. Le jeune homme paraissait piqué et intrigué à la fois par cette retraite rapide. Il descendit et courut à la cueilleuse de bruyères… Celle-ci tressauta, tout effarée, et reconnaissant le chasseur:—Bon Dieu! dit-elle, monsieur La Faucherie, vous m'avez fait peur; j'ai cru que c'était le garde!—Il la questionna sur la personne qui venait de passer et apprit qu'elle habitait Saint-Gengoult, et qu'elle se nommait madame Véronique… La vieille n'en savait pas davantage, et Gérard La Faucherie la quitta pour prendre à son tour la route de Saint-Gengoult. Il marchait d'un bon pas, cherchant à distinguer l'inconnue à travers les premières brumes du crépuscule. Quand il put l'apercevoir de nouveau, elle commençait à gravir l'une des rues escarpées de la petite ville. Ils arrivèrent ainsi à la place Verte.—L'endroit est bien nommé, car le quartier est solitaire et l'herbe pousse si drue autour des pavés, que la place a l'air d'une pelouse.—La jeune femme s'engagea sous une double rangée de tilleuls rabougris, bordant la ligne mélancolique des façades noircies par les vents pluvieux, puis elle reparut près d'une vieille maison à toit d'ardoise, et Gérard reconnut le logis d'un riche marchand de bois appelé M. Obligitte. Au bruit que fit le marteau, la porte massive s'entrebâilla, puis se ferma de nouveau avec un sourd murmure… L'apparition s'était évanouie. Le chasseur passa deux fois devant la maison, mais il ne put rien apercevoir; tout était hermétiquement clos. Il n'osa pas stationner plus longtemps sur cette place où sa présence ne pouvait manquer de faire jaser, et prenant une rue détournée, il regagna la campagne.

Gérard La Faucherie demeurait au Doyenné, à une lieue de la ville, et il faisait nuit quand il entra dans l'avenue de sapins qui précédait sa maison. Il trouva sa mère qui l'attendait impatiemment.—Comme tu reviens tard! dit madame La Faucherie en l'embrassant, j'étais déjà inquiète et je n'ai pas voulu dîner sans toi…

Madame La Faucherie était veuve, et Gérard était son unique enfant. Elle l'avait eu dix ans seulement avant la mort du commandant La Faucherie. Elle l'aimait d'une tendresse passionnée, exclusive, et n'avait jamais voulu se séparer de lui. Quand son fils était arrivé à l'âge où commencent d'ordinaire les études classiques, elle n'avait pu se décider à l'enfermer dans un collège, et faisant choix d'un précepteur instruit et expérimenté, elle s'était enfuie avec son trésor au Doyenné.—C'est là, à deux pas des bois de l'Argonne, en face d'une nature silencieuse et austère, que l'âme de Gérard s'était ouverte aux émotions de la première jeunesse.—Madame La Faucherie avait voulu faire de lui un homme, mais un homme au gré de son imagination maternelle: généreux sans faiblesse, viril sans grossièreté. Pour mettre Gérard en garde contre les plaisirs faciles, elle avait imprégné son cœur de toutes les délicatesses qui sont le privilège des natures féminines. Pour fixer son esprit, elle lui avait inspiré le goût des lectures sérieuses; pour occuper son corps, elle lui avait fait suivre tous les exercices qui donnent la santé, la souplesse et la vigueur. Ainsi, sous l'influence de cet amour fervent, Gérard avait grandi robuste, enthousiaste et fier. Il avait dans le caractère quelque chose de cette verdoyante forêt d'Argonne où il vivait, je ne sais quoi de rêveur et de romanesque, avec une saveur d'âpreté sauvage.—Quand sonna la vingt et unième année, sa mère put déjà se féliciter des résultats de son plan d'éducation. Elle était fière de son fils; elle rêvait maintenant pour lui une jeune fille digne d'être appelée sa femme, qui s'éprendrait de Gérard et lui donnerait toutes les joies de la vie d'intérieur,—et en songe parfois elle se voyait, heureuse aïeule, au milieu d'un beau groupe de petits-enfants.

Cependant la jeunesse, faisant explosion au milieu de cette éducation un peu exceptionnelle, avait amené à sa suite de sourdes et vagues agitations: langueurs fiévreuses, paresseuses rêveries, tristesses inexpliquées… L'image de l'éternel féminin commençait à occuper la pensée de Gérard et à l'agiter. Le fantôme de l'amour le poursuivait dans ses lectures, dans ses courses de chasseur, dans ses rêves de la nuit; son imagination, sans cesse entraînée de ce côté, lui forgeait d'idéales amoureuses. Il souhaitait sérieusement la subite apparition de quelque mystérieuse jeune fille, exilée au fond des bois, comme la Rosalinde de Shakspeare, et souvent il se disait en suivant un sentier perdu: «Vais-je la voir paraître au détour du chemin?» Quelquefois, par de tièdes matinées de printemps, Gérard, fatigué du silence du Doyenné, s'enfuyait vers Saint-Gengoult. Dans les rues solitaires, le son d'un piano touché par quelque main de femme arrivait jusqu'à lui, ou bien une porte s'ouvrait, et une jeune fille, accompagnée de sa mère, un livre de messe à la main, glissait le long des murs fleuris de giroflée, et allait assister à quelque messe matinale. Gérard la suivait des yeux jusqu'au moment où elle disparaissait dans l'obscurité du portail cintré. Alors il quittait rapidement la ville, et poussé d'un besoin de mouvement, il faisait de longues marches dans la forêt. Il traversait avec une activité ardente les sombres tranchées de vieux chênes et les clairières pleines de soleil, puis il se laissait tomber, las et inquiet, sur la jeune herbe des talus; il appelait mentalement l'amoureuse inconnue, et parfois, arrachant à pleines mains les feuilles nouvelles, il les portait à ses lèvres, aspirait avec passion leur verte senteur et les couvrait de baisers… Quand il rentrait au Doyenné, le soir, sa mère, qui l'avait vu partir languissant et ennuyé, lui trouvait le teint animé, les yeux brillants et la parole vibrante:—Qu'as-tu, Gérard? disait-elle.—Le printemps m'a grisé, répondait-il en rougissant.—Et madame La Faucherie fixait sur son fils ses beaux yeux bleus pleins d'inquiétude maternelle. Sa calme figure, jeune et fraîche encore sous ses boucles grises, prenait une expression pensive. Elle sentait que l'heure de la crise était proche et elle soupirait.

Deux années s'étaient ainsi écoulées, et les inquiétudes de madame La Faucherie s'étaient accrues à mesure que redoublait la fièvre de jeunesse dont son fils était tourmenté.—Il faut le marier, se disait-elle,—et elle avait déjà confié ses préoccupations à un vieux voisin de campagne, M. de Vendières. Le vieillard avait souri, puis ils avaient ensemble passé en revue les beaux partis des environs. Au milieu de trois ou quatre demoiselles à marier, M. de Vendières nomma la fille d'un riche marchand de bois, de Saint-Gengoult, Adeline Obligitte.—C'est une jolie personne, ajouta-t-il, seize ans, élevée au Sacré-Cœur, une fortune solide… Nous sommes un peu parents et je pourrais vous servir… Songez-y.—Madame La Faucherie avait promis d'y songer, et ses préoccupations avaient recommencé, compliquées d'hésitations et d'enquêtes matrimoniales, car elle était difficile et aurait voulu trouver une merveille pour son fils…

Les choses en étaient là, quand, le soir où commence ce récit, Gérard, qui était resté longtemps silencieux, après souper, dit tout à coup à sa mère:—Connaissez-vous la famille Obligitte, à Saint-Gengoult?…—A cette question, madame La Faucherie releva la tête, et sa figure s'éclaira d'un sourire. Elle répondit qu'elle avait été élevée au couvent avec madame Obligitte, mais que plus tard elle l'avait perdue de vue; puis elle ajouta;—Aurais-tu rencontré mademoiselle Obligitte? On la dit fort jolie…

Gérard rougit légèrement et se borna à parler du logis Obligitte, dont la physionomie silencieuse l'avait frappé. Il se sentait embarrassé, et je ne sais quelle timidité l'empêcha de conter sa rencontre avec l'inconnue du Ru des Sept-Fontaines. La conversation tomba de nouveau un moment. Madame La Faucherie était restée pensive.

—Dis-moi, Gérard, reprit-elle enfin, as-tu quelquefois songé à te marier?

Cette fois, le jeune homme rougit jusqu'aux oreilles et fit une réponse évasive.—Eh bien, mon cher enfant, continua sa mère, si tu veux me faire plaisir, tu y songeras sérieusement, et nous en reparlerons; il me tarde de devenir grand'mère.

Il sourit et elle n'ajouta rien de plus, mais quand son fils eut regagné sa chambre, elle resta longtemps encore près du feu demi-éteint, immobile et plongée dans une profonde méditation. Cette allusion de Gérard à la famille Obligitte rappelait à madame La Faucherie sa conversation avec M. de Vendières et les indications données par son voisin de campagne. Cette singulière coïncidence la frappa et ramena plus fortement encore son esprit vers sa préoccupation dominante. Elle avait toujours rêvé de choisir elle-même la jeune fille digne de comprendre et d'aimer Gérard, de frayer elle-même le chemin où les deux jeunes gens pourraient se rencontrer, d'y amener en secret cette fiancée élue entre toutes, charmante entre toutes, et de dire à son fils:—Voici le bonheur, prends-le de ma main. Après avoir consacré à Gérard les belles années de sa seconde jeunesse, et reporté sur la tête de l'unique enfant toutes les tendresses de son cœur, elle voulait faire plus encore, et lui donner le bonheur dans l'amour d'une autre.—Elle voulait trop, car l'amour est un oiseau capricieux qui ne chante qu'à son heure, et ne fait son nid que sur un arbre de son choix.—Elle l'avait su jadis et elle aurait dû s'en souvenir, mais les préoccupations un peu exclusives de la mère avaient effacé les souvenirs de la jeune fille. A cinquante ans, on oublie qu'on voulait aimer et choisir soi-même, quand on en avait vingt. En dépit de sa belle âme, madame La Faucherie était devenue positive; elle plaçait maintenant assez volontiers l'idéal du bonheur dans ce qu'on appelle un beau mariage. De nos jours, cette chimère du mariage riche, où l'amour figure à peine comme accessoire, est le rêve de presque toutes les mères, et cette ardente préoccupation est en train de tarir dans la bourgeoisie française la sève généreuse qui fit sa force et sa grandeur en 1789.—Madame La Faucherie elle-même avait subi l'influence de son temps; elle s'était vouée à la recherche d'un beau parti, et en ce moment il lui semblait voir, comme dans le lointain d'une longue avenue, l'idéal tant poursuivi se dresser enfin au seuil de la maison Obligitte.

Elle était allée aux renseignements, et elle était revenue satisfaite. La famille était bien posée et la fortune bien assise. Les Obligitte ne dépensaient pas leur revenu; ils vivaient honorablement, mais d'une façon très retirée dans leur maison de la place Verte, avec leur fille Adeline et une nièce, nommée Véronique. Cette nièce un peu mystérieuse inquiétait seule madame La Faucherie. Elle n'habitait Saint-Gengoult que depuis un an, et sa brusque installation dans la maison de son oncle avait vivement excité la curiosité de la petite ville, sans la contenter. Personne ne savait rien de précis sur son compte, et la famille Obligitte gardait sur ce point la plus absolue réserve. Les curieux en avaient été pour leurs frais. Tout ce qu'on avait pu apprendre se réduisait à ceci: Véronique était la propre nièce de M. Obligitte; elle avait habité l'Alsace, s'y était mariée assez mal et était devenue veuve au bout d'un an. Du reste, depuis son arrivée à Saint-Gengoult, son attitude fière et réservée, ses goûts sérieux et sa charité pour les pauvres, qu'elle allait visiter et soigner, avaient arrêté les commentaires et imposé silence aux questionneurs indiscrets.—Après tout, pensait madame La Faucherie, je n'ai pas à m'occuper de la nièce; l'important est que la jeune fille aime Gérard et lui convienne.—Quand elle sortit de sa méditation, elle n'hésitait plus; le mariage de Gérard avec Adeline lui apparaissait comme le plus réel bonheur qu'une mère pût souhaiter à son fils, et elle était décidée à faire de sérieux efforts pour arriver à une heureuse conclusion.

Les femmes sont merveilleusement organisées pour cette diplomatie matrimoniale. En huit jours, madame La Faucherie, par l'entremise de M. de Vendières, fit sonder les intentions des parents d'Adeline, et se ménagea une entrevue avec madame Obligitte. Le dimanche suivant, la mère de Gérard alla à Saint-Gengoult, et s'arrangea de façon à voir sortir de la messe Adeline Obligitte qu'elle trouva fraîche et jolie à souhait; le même jour, pendant les vêpres, elle monta jusqu'à la place Verte, mais madame Obligitte était absente et madame La Faucherie se borna à laisser sa carte.

Toutes ces démarches se faisaient à l'insu de Gérard. Madame La Faucherie préférait ne pas l'initier à ces petites manœuvres préparatoires. Elle craignait de faire naître des répugnances et des hésitations qui l'eussent embarrassée. D'ailleurs, elle désirait, avant de s'engager définitivement, que son fils vît mademoiselle Obligitte et se prononçât lui-même.

La visite de madame La Faucherie fut l'objet d'un long commentaire, le même soir, dans la maison de la place Verte. Dès qu'Adeline se fut retirée dans sa chambre, madame Obligitte, restée seule avec son mari et sa nièce, prit la carte de son amie d'enfance, et réveillant M. Obligitte qui commençait à sommeiller, lui demanda son avis sur cette démarche significative et sur la conduite qu'il fallait tenir. La figure de M. Obligitte s'épanouit. Il trouvait la démarche très flatteuse, et penchait pour qu'on y répondît favorablement.—Qu'en pensez-vous, Véronique? dit-il en se tournant vers sa nièce.

Cette dernière lisait près de la lampe et n'avait rien entendu. Il fallut la mettre au courant.—Adeline sait-elle ce qui se passé? demanda la jeune femme en relevant sa tête pâle.

—Certainement non! s'écria madame Obligitte.

—Ne craignez-vous pas, poursuivit Véronique, que votre réponse ne soit considérée par madame La Faucherie comme un engagement?

—Qu'importe? répondit l'oncle Obligitte, M. Gérard nous convient.

—Convient-il également à ma cousine? répliqua Véronique; puisqu'il s'agit de son avenir, je pense qu'elle doit être consultée la première.

Madame Obligitte se récria.—Ces choses-là se traitaient toujours entre les parents; eux seuls étaient bons juges en si grave matière. Adeline, d'ailleurs, avait été élevée dans des principes d'obéissance chrétienne, et accepterait avec reconnaissance le mari choisi par sa mère.

—Et saura-t-elle aussi accepter la souffrance, si elle s'aperçoit plus tard qu'elle n'aime pas son mari?

—Ma chère Véronique, dit M. Obligitte qui était un petit homme rond et positif, l'essentiel est que toutes les convenances se trouvent réunies… Le mariage n'est pas un roman.

—Est-ce un marché?

—Non, sans doute, répondit-il… Mais M. La Faucherie est un charmant garçon… Il ne peut déplaire à Adeline, et c'est là l'important… L'amour vient ensuite.

—Et s'il ne vient jamais, dit Véronique avec vivacité, si vous liez deux êtres qui se font mutuellement souffrir et ne peuvent plus se quitter?

—Quelle imagination, dit madame Obligitte et comme vous voyez les choses en noir!… M. Gérard est trop bien élevé pour faire un mauvais mari, et je répondrais de lui… D'ailleurs, ma pauvre enfant,—et elle poussa un long soupir—nous devons tous porter patiemment nos croix, le bonheur parfait n'est pas de ce monde, et le mariage amène avec lui de petites misères qu'il faut savoir subir avec résignation.

Véronique secoua la tête. Il y eut un moment de silence.—Voyons, reprit M. Obligitte, nous nous éloignons de la question… Il s'agit de répondre à la démarche de madame La Faucherie!

—J'irai demain au Doyenné, dit la tante, et j'inviterai les La
Faucherie pour la soirée de dimanche.

II

Le dimanche d'après, le logis Obligitte prit dès le matin un aspect vivant et hospitalier, qui ne lui était pas habituel. Madame Obligitte fit ouvrir le salon, les housses des fauteuils furent enlevées, et Véronique, aidée de sa cousine, garnit la jardinière et les vases avec les premières fleurs d'avril. Quand tout fut prêt, Adeline Obligitte jeta un coup d'œil sur le vieux salon qui avait pris un air de fête, et s'adressant à la jeune femme:

—Connaissez-vous les La Faucherie, Véronique?… On dit que la mère est très imposante, et que le fils est un ours… Ils ne seront pas très amusants; mais à Saint-Gengoult, il y a si peu de ressources!—Elle fit une légère moue, puis prenant une grappe de lilas blanc, elle la posa dans ses beaux cheveux blonds, se regarda dans la glace, et continua d'un air espiègle:—Comment trouvez-vous ma coiffure?… J'ai l'air d'une mariée, n'est-ce pas?… Ce soir, j'ai envié de me mettre en rose, et je vais essayer ma robe.—Elle fit une folle révérence et sortit en chantant.

Les deux cousines contrastaient non seulement par le visage, mais surtout par les goûts et le caractère. A un fonds de frivolité native, Adeline joignait l'étroitesse d'âme de sa mère et l'esprit positif de M. Obligitte. Les choses sérieuses effrayaient son cœur de papillon, elle aimait le plaisir, et ne secouait sa pensée paresseuse qu'à force de bruit et de dissipation; elle était toujours en mouvement et toujours ennuyée.—Véronique était silencieuse, concentrée, intelligente et énergique; elle aimait à se dévouer, et les obstacles n'arrêtaient pas son activité généreuse; elle les affrontait avec fierté, en femme accoutumée de bonne heure à lutter contre les difficultés de la vie. L'inaction seule lui faisait peur, soit parce qu'elle avait une horreur instinctive de l'oisiveté, soit peut-être parce qu'elle redoutait de se trouver face à face avec de pénibles souvenirs. Elle avait besoin, elle aussi, de se dépenser au dehors, mais son agitation n'était pas stérile. Dès son arrivée à Saint-Gengoult, elle avait pris la direction de la maison, au grand contentement d'Adeline, qui trouvait le ménage fastidieux, et de madame Obligitte, nature apathique et faible, tout occupée de pratiques dévotes et de pieuses méditations. Véronique avait un jugement sûr et prompt, et malgré leur répugnance pour ce qu'ils nommaient ses idées romanesques, son oncle et sa tante la consultaient chaque fois qu'il fallait prendre une décision. Elle dirigeait la vieille servante, tenait les comptes de M. Obligitte, avait l'œil à tout, et trouvait encore le temps de faire une lecture en se promenant dans la campagne.

Mais cette activité, renfermée le plus souvent dans un cercle étroit de détails matériels, ne suffisait pas à son âme ardente. Elle éprouvait parfois le besoin de s'élancer au delà, de donner une autre visée à sa jeunesse et à son énergie, et chaque fois elle venait se heurter aux réalités de la vie qu'on menait à Saint-Gengoult. La maison de la place Verte était froide et endormie comme un couvent; les journées s'y succédaient, grises et monotones. Les tracas du ménage absorbaient toute la matinée, puis la journée s'achevait presque toujours par un travail de tricot ou de broderie, dans une salle basse donnant sur une cour intérieure.—Ces après-midi paraissaient d'une longueur mortelle à Véronique.—La cour était humide et profonde comme un puits; près des fenêtres, de maigres lilas sans fleurs poussaient en avril une pâle frondaison qui s'effeuillait avant la fin d'août. Par les vitres à petits carreaux verdis, le jour arrivait, terne et maussade, dans la salle dont les panneaux de chêne étaient pleins de craquements mystérieux; au seuil de la porte résonnait l'assoupissante chanson du rouet de la servante. Rarement on se tenait au jardin; le grand air donnait la migraine à madame Obligitte, et l'odeur des plantes l'énervait. Dans cette demeure où les visiteurs étaient rares, où les chambres closes exhalaient une affadissante odeur de renfermé, entre la place Verte silencieuse et un grand jardin abandonné, Véronique sentait avec effroi sa jeunesse s'écouler inféconde et décolorée…

Parfois elle cessait brusquement d'agir et se laissait aller à de longues méditations. Quelles pensées amères, quels souvenirs odieux, quels rêves découragés se remuaient alors dans son cerveau?… Par moments, on pouvait saisir des traces de leur passage sur sa figure expressive. Ses yeux, devenus moins lumineux, prenaient la teinte foncée de ces eaux profondes qui coulent sous une ombre épaisse; son front se penchait, et ses traits se contractaient; un frémissement de mépris et de dégoût passait sur ses lèvres fières et passionnées, puis elle secouait vivement la tête comme pour chasser des souvenirs détestés.—Parfois aussi, mais plus rarement, ses yeux s'illuminaient d'un éclair d'exaltation et de défi, et son front se relevait… On l'eût crue animée d'un esprit de révolte; elle semblait dans l'attente d'une délivrance, ses joues se coloraient et son cœur palpitait impatient… Mais ce violent souffle d'orage passait vite, ses joues reprenaient leur pâleur mate, sa poitrine s'apaisait, et ses longs cils noirs s'abaissaient sur ses yeux résignés.

Telles étaient les agitations de sa pensée, à l'heure même où madame Obligitte s'apprêtait à recevoir ses hôtes. Tout en contemplant tristement le salon paré de fleurs, elle souhaitait que cette journée fût déjà passée; elle maudissait ces heures de cérémonie banale où il faudrait, bon gré mal gré, rire et causer… Le soir, en surveillant les derniers préparatifs de cette ennuyeuse réception, elle se sentait lasse et morose. Le front appuyé contre la vitre, elle regardait le jardin déjà enveloppé par le crépuscule; elle songeait aux grandes routes perdues dans les bois et à la solitude des forêts endormies… Tout à coup elle entendit un bruit de pas au seuil du salon, et, se retournant, elle aperçut madame La Faucherie et Gérard.

Elle tressaillit, un peu surprise; tandis que Gérard la saluait, elle demanda la permission de prévenir sa tante et disparut.—Bientôt tous les Obligitte firent leur entrée. Puis on entendit le son d'une canne dans le corridor, et le vieil ami des deux familles, M. de Vendières, avec sa houppelande grise et sa lanterne sourde, vint compléter la réunion, qui garda ainsi un caractère tout intime.—On avait organisé une table de boston; après les compliments d'usage, M. de Vendières, M. Obligitte et les deux dames s'y assirent. Les trois jeunes gens restèrent seuls devant la cheminée. Véronique à demi plongée dans l'ombre projetée par le piano, Adeline en pleine lumière, et Gérard entre elles deux.

Gérard n'avait pu se défendre d'un mouvement d'admiration pour la jolie figure de mademoiselle Obligitte, mais ce ne fut qu'une impression légère; ses yeux glissèrent vite sur cette beauté trop voyante et trop évaporée, pour aller chercher Véronique dans l'angle où elle se tenait à l'écart, presque confondue avec l'ombre des meubles, tant sa toilette était sombre. C'était vers elle qu'allait tout son intérêt: il lui en voulait de se maintenir dans cette ombre et de se dérober ainsi aux regards et à la conversation.—L'entretien était tombé sur le Doyenné:

—Ce doit être délicieux dans la belle saison, dit Adeline, mais en hiver!… La maison est si seule au milieu des bois!… A votre place, je mourrais de peur.

—Oh! répondit Gérard en riant, nos bois sont sûrs, et les bûcherons sont les plus honnêtes gens du monde…

Alors il se mit à plaider la cause du Doyenné. Excité par les objections de la jeune fille, il perdit peu à peu sa timidité, et laissa voir son amour pour les solitudes de l'Argonne. Il vanta sa vieille maison aux murs vêtus de lierre, aux larges pièces lambrissées de chêne; le plaisir d'entendre, le soir, la chanson du vent dans les sapins de l'avenue; la joie, au printemps, d'ouvrir ses fenêtres et de voir, au loin, les masses verdoyantes de la forêt onduler dans la rosée… Blottie dans son coin, Véronique écoutait, à la fois surprise et satisfaite de trouver Gérard si différent de ce qu'elle avait pensé. Elle l'avait cru pareil aux gentillâtres campagnards de Saint-Gengoult; sa conversation sérieuse, sa figure ouverte, son regard expressif, tout en lui renversait l'image formée dans l'esprit prévenu de la jeune femme. A mesure qu'il parlait, sa nature enthousiaste se révélait, et Véronique l'écoutait avec un intérêt croissant. Son rire d'enfant la charmait; elle admirait cette fraîcheur d'âme, cette poésie native dont nul souffle mauvais n'avait encore enlevé la fleur.—Pendant ce temps, le feu crépitait dans l'âtre; développés par la chaleur, les parfums des plantes printanières imprégnaient l'air tiède du salon; au dehors, on entendait le murmure du vent d'avril dans les tilleuls des jardins… Peu à peu la jeune femme se sentit ranimée et rassurée. Il se faisait en elle un travail semblable à celui de la sève dans les arbres. Quelque chose la poussait à rompre le silence, à se mêler à l'entretien, à montrer à Gérard que dans cette maison Obligitte il y avait une âme qui sympathisait avec la sienne et dépassait le vulgaire niveau de l'esprit d'Adeline.

Celle-ci prêtait aux discours du jeune homme une oreille distraite, et parfois jetait, à tort et à travers, quelques réflexions bien positives, qui tombaient comme une eau glacée sur l'enthousiasme de Gérard.—Moi, dit-elle d'une voix décidée, je n'aimerais pas cette vie de sauvage, et une chaumière au fond des bois ne serait pas mon rêve.

Véronique fit un mouvement brusque, et sa tête sortit de l'ombre. Gérard vit tout à coup ses deux beaux yeux briller plus près de lui.—Et vous, madame? lui demanda-t-il.

—Oh! moi, répondit-elle, je suis accoutumée à la solitude, elle ne m'effraye pas. Tout enfant, l'un de mes rêves était de vivre seule dans une cabane de pêcheur, au bord de la mer…

Au son de cette voix grave et mélodieuse, Gérard releva vivement la tête, et, pour la première fois, contempla à loisir la pâle figure de Véronique. Il fut surtout frappé de l'expression de ses yeux, profonds et colorés comme la mer dont elle parlait…

—Aujourd'hui encore, continua-t-elle mon plus grand désir serait de revoir la mer. Quand je ferme les yeux, c'est toujours elle que j'aperçois dans le fond de mes rêves; tantôt elle est claire et calme, tantôt sombre et grosse d'orage,—et toujours je me retrouve dans ma petite cabane de pêcheur, seule, écoutant les vagues qui retombent sur les galets, et regardant tourner la lumière d'un phare…

—Toujours romanesque! murmura madame Obligitte, qui prêtait l'oreille à tout ce qui se disait près de la cheminée… Véronique, ma chère, soyez donc assez bonne pour vous occuper du thé.

—Pardon! dit Véronique à Gérard.—Ses grands yeux souriants se tournèrent vers ceux du jeune homme en signe d'excuse, puis elle passa dans une pièce voisine, et ne rentra qu'avec les gâteaux et la théière fumante.

Après le thé, madame La Faucherie se leva pour partir. En lui serrant les mains, madame Obligitte lui exprima le désir de la revoir bientôt.—On dit que monsieur votre fils est musicien, ajouta-t-elle, j'espère qu'il voudra bien venir quelquefois faire de la musique avec ma fille et ma nièce.—On était déjà dans le corridor; les regards de Gérard cherchèrent Véronique pour lui dire adieu, mais elle était masquée par madame Obligitte et par Adeline, et il put à peine apercevoir les rubans de sa coiffure.

Ainsi se passa la première entrevue. Gérard et sa mère reprirent silencieusement le chemin du Doyenné. Madame La Faucherie semblait préoccupée de l'impression produite par Adeline.

—Comment la trouves-tu? dit-elle tout à coup à son fils.—Très jolie, répondit laconiquement Gérard.—Il paraissait, lui aussi, très préoccupé, et sa mère ne crut pas devoir pousser ses questions plus avant. Fidèle à son système d'abstention, elle ne voulait pas que Gérard se crût influencé.—Il sera plus heureux, se disait-elle, s'il pense avoir seul gagné la main d'Adeline.—Elle était décidée à se taire et à laisser agir ses deux complices: la jeunesse et l'amour.

A partir de ce jour, Gérard, en effet, passa de longues heures au milieu de la famille Obligitte. L'introduction de ce visiteur inattendu faisait circuler un peu de vie et de gaieté dans le maussade logis de la place Verte, et Véronique fut toute surprise de trouver à la vieille maison un air de fête et de renouveau qu'elle ne lui avait jamais vu. Insensiblement elle se fit une douce habitude de cette visite qui revenait presque à heure fixe. Il y eut un moment dans la journée où elle consulta la pendule avec une certaine impatience et où le bruit du marteau, retombant sur la grand'porte et réveillant un sonore écho dans le long vestibule, ne fut plus accueilli avec une indifférence résignée. Elle reconnaissait Gérard à sa manière de frapper et au bruit de son pas dans le corridor. Lorsqu'il entrait dans le salon sombre et enfumé, un rayon lumineux pénétrait avec lui, et tous les objets assoupis dans l'ombre semblaient sortir d'un long sommeil, comme les habitants du château de la Belle-au-Bois-Dormant à l'arrivée du fils du roi. Le plus souvent Gérard se trouvait seul avec les deux cousines; M. Obligitte était en forêt, et madame Obligitte s'occupait de son ménage ou de l'église. On faisait alors un peu de musique; Gérard chantait et Adeline l'accompagnait, puis Véronique à son tour s'asseyait au piano et jouait une sonate de Mozart ou une romance de Mendelssohn. D'ordinaire, elle se mêlait peu à la conversation. A demi cachée derrière le piano, elle laissait parler les deux jeunes gens, et s'oubliait à observer la nature expansive du fiancé d'Adeline. Elle aimait sa voix sympathique et son enthousiasme. Il lui semblait que Gérard apportait avec lui dans la vieille maison les saines et vivifiantes émanations des bois qu'il venait de traverser. Elle trouvait dans toute sa personne quelque chose de la franchise et de la spontanéité des plantes forestières, une verdeur agreste tempérée par une fleur de délicatesse féminine. Elle se sentait réjouie par le loyal sourire de ses lèvres vermeilles, toutes gonflées du riche sang de la jeunesse; et quand, au milieu de l'entretien, le jeune homme relevait vers elle son front large, encadré de cheveux noirs, et semblait l'interroger des yeux, elle échangeait volontiers avec lui un regard amical. Elle devinait, à certaines paroles, qu'elle avait en lui un allié, que leurs pensées avaient suivi souvent la même pente, et que leurs aspirations avaient pris parfois le même vol… Et cet échange de regards affectueux, cette communauté de sentiments et de sensations donnaient à sa vie un intérêt nouveau.

—Que pensez-vous de M. La Faucherie? lui demanda un jour Adeline, et elle ajouta, sans attendre sa réponse:—Moi, je ne le trouve guère aimable; c'est un sauvage… Avez-vous remarqué comme il noue mal sa cravate?

—Non… ainsi il vous déplaît?

—Lui?… Oh! mon Dieu, pas plus qu'un autre… A propos, continua-t-elle avec une pointe d'ironie, dites-moi, vous qui êtes dans le secret, à quelle époque compte-t-on nous marier?—Et comme Véronique faisait un geste d'étonnement:—Croyez-vous, poursuivit Adeline, que je n'aie rien compris aux airs mystérieux de mon père?… J'ai écouté aux portes et je sais tout.

—Vous épouseriez donc M. La Faucherie sans l'aimer?

—Dieu, que vous êtes sentimentale! dit Adeline en riant aux éclats… M. Gérard ne me déplaît pas, c'est un parti très distingué, comme dit maman… Et puis, le Doyenné est une habitation confortable; la ville est à deux pas, et on a une voiture à deux chevaux… J'ai toujours rêvé de brûler le pavé de Saint-Gengoult dans une calèche bien suspendue… Vous verrez comme je mettrai la maison sur un bon pied, quand je m'appellerai madame La Faucherie!—Et tout en babillant, elle passait et repassait devant la glace, ajustant les plis de sa jupe, relevant sa tête blonde et prenant des airs, puis elle fit une longue glissade en chantant un menuet.

—Ainsi, répéta Véronique, étourdie par tant de légèreté, vous croyez qu'on peut se marier sans aimer son mari?

—Mais ma chère, cela se voit tous les jours; et vous, par exemple…

—Ne parlons pas de moi!… interrompit brusquement la jeune femme; mais que diriez-vous si M. La Faucherie partageait vos idées?

Adeline eut un long sourire d'incrédulité.—Oh! quant à lui, c'est différent… S'il est venu ici, c'est que probablement quelqu'un l'y attirait.

—Vous pensez qu'il vous aime? demanda encore Véronique.

Pour toute réponse, Adeline sourit de nouveau d'un air demi-ironique et demi-mystérieux, puis elle haussa les épaules, et se replaçant devant la glace, souleva ses jolis bras et se mit à renouer ses cheveux… La tête un peu rejetée eu arrière, les lèvres rieuses, le nez au vent et la poitrine doucement soulevée, elle jetait tantôt à la glace et tantôt à sa cousine de petits coups d'œil interrogateurs. Sa jeune et victorieuse beauté semblait dire:—Peut-on ne pas m'aimer?

Au sortir de cet entretien, Véronique sentit une sourde et douloureuse irritation. Elle était froissée de ce ton de superbe indifférence, et les paroles d'Adeline retentissaient en elle comme un défi dédaigneux. D'où venait cette amertume étrange? Le penchant affectueux qu'elle avait pour Gérard était-il assez puissant déjà pour la faire souffrir à l'idée seule d'un partage possible avec Adeline? La simple affection avait-elle de ces violentes jalousies, et un pareil sentiment pouvait-il s'appeler encore de l'amitié?… Non, c'était de l'amour!—Cette pensée éclata comme un terrible éclair, et illumina tout à coup son cœur d'une clarté cruelle.—Elle se trouvait alors seule dans sa chambre, à la tombée de la nuit. Elle s'assit près de la fenêtre, et couvrit de ses mains sa figure brûlante. Ses tempes battaient et son corps était agité par un léger tremblement.—Il ne fallait plus se leurrer: elle aimait Gérard, et ces joies confuses, ce trouble étrange, cet intérêt jaloux, tout cela, c'était la passion… Mais alors quel odieux rôle allait-elle jouer dans cette maison où Gérard était considéré comme le futur mari de sa cousine? A quels lâches mensonges allait-elle être réduite, et où pouvait aboutir une si avilissante folie?… Tout ce qu'il y avait de fierté en elle se souleva. Elle appela à son aide toute son énergie, et résolut de se vaincre.—Non, dit-elle, je ne trahirai pas l'hospitalité qu'on me donne et je murerai si bien mon cœur que personne ne saura s'il est mort ou vivant.

Le surlendemain, quand Gérard revint chez madame Obligitte, Véronique, pendant toute la durée de sa visite, demeura impassible, silencieuse et comme enfermée dans une glaciale enveloppe d'indifférence. En vain, le jeune homme, désolé de cette froideur, voulut-il chercher son regard et la questionner. Il n'obtint aucune réponse, et quand vint l'heure de rentrer au Doyenné, il s'éloigna pensif et attristé.

Le même soir, Véronique, après cette visite, se promenait au jardin. C'était la première soirée de mai, et sa tante, avec Adeline, s'était rendue pieusement à l'église où l'on célébrait l'ouverture du Mois de Marie.—Elle errait seule le long des sentiers herbeux du verger abandonné; elle se disait que la lutte dont elle venait de sortir victorieuse recommencerait le lendemain, et elle se demandait si elle aurait toujours la même force et le même succès.—Comme pour affaiblir encore son courage, le printemps, alors dans son plein épanouissement, lui envoyait toutes ses tièdes haleines de fleurs demi-closes et de bourgeons entr'ouverts; les vieux pommiers moussus secouaient sur sa tête leur neige odorante, et la jeune lune, qui dressait au-dessus des toits aigus son mince croissant, mettait une tendre et féerique lumière dans la verdure des massifs. Au bas de la terrasse, vers le faubourg, on entendait des rumeurs et des chants lointains… Le jour du 1er mai, dans les villages de l'Argonne, les jeunes garçons vont de porte en porte, des branches vertes à la main, chanter le Mai demander de l'argent ou des œufs. Les chansons des Trimazeaux (c'est le nom qu'on donne aux quêteurs) bourdonnaient dans l'éloignement, et ajoutaient un élément de plus au charme printanier qui troublait Véronique.—Tandis qu'elle marchait rapidement en s'exhortant à la lutte et en cherchant à secouer la langueur qui la gagnait peu à peu, elle entendit un bruit de pas, et vit Gérard s'avancer sous les pommiers de la grande allée.

Elle s'arrêta brusquement et l'attendit, immobile comme une pâle statue sous les bleuâtres rayons de la lune. Quand il fut près d'elle:

—Ma tante et ma cousine sont sorties, dit-elle d'une voix âpre, ne le saviez-vous pas?

—La servante vient de me l'apprendre, répondit-il, mais elle m'a dit que vous étiez au jardin… et j'ai pensé que vous me permettriez de vous y tenir compagnie.

Un refus aurait pu lui montrer qu'elle avait peur et l'enhardir; elle le comprit et se borna à faire un muet signe de tête, puis elle reprit lentement sa promenade entre les hautes bordures de buis. Gérard marchait à ses côtés, embarrassé de ce long silence et de ce froid accueil, et refoulant au fond de son cœur les sentiments qui l'avaient poussé, par cette soirée de mai, vers la maison de la place Verte.—Par instants, on entendait le bouillonnement lointain de l'Aire qui courait dans les prés, au bas des terrasses du verger. Tout à coup le chœur des Trimazeaux retentit de l'autre côté de la rivière, et l'un des couplets de la chanson monta jusque dans les arbres du jardin:

C'est le joli mois de mai,
L'hiver est passé;
Je n'puis tenir mon cœur de joie aller,
Tant aller, tant danser!…
Vous aller, moi chanter,
Trimazeaux,
C'est le mai, le joli mai.
C'est le joli mois de mai.

—J'aime cette chanson, dit Gérard.—Comme ces voix d'enfants gagnent à être entendues la nuit!… Ne trouvez-vous pas que dans cette musique primitive on sent toute l'impression du printemps sur des cœurs simples?

Véronique répondait brièvement, craignant de laisser percer dans le frémissement de sa voix l'émotion qui la pénétrait. Tandis que Gérard parlait, elle constatait, combien, depuis la veille, son mal avait fait de progrès. Il s'était passé en elle quelque chose de semblable au travail latent d'un incendie qui couve pendant de longues heures, et qui éclate violemment… A peine a-t-on aperçu la première étincelle, que toute la maison est embrasée. Depuis la veille seulement, elle avait conscience de son amour, et déjà elle se sentait possédée tout entière… Sous l'aiguillon de cette pensée, elle pressait le pas comme pour échapper par une marche rapide aux dangers du tête-à-tête. Tout à coup elle poussa un léger cri et posa instinctivement sa main sur le bras du jeune homme; elle venait de se heurter à une souche d'arbre, et son pied avait tourné.

—Vous vous êtes fait mal? dit Gérard en la forçant à prendre son bras.

—Non, répondit-elle, j'ai seulement le pied un peu engourdi.

Elle se remit à marcher, mais plus lentement et sans se séparer de son compagnon. Elle sentait, au tremblement du bras sur lequel se posait le sien, combien Gérard était ému; elle voyait au clair de lune ses lèvres s'entr'ouvrir, prêtes à laisser échapper enfin le mot qu'elle redoutait. Elle fit un effort énergique, et résolut d'aller au-devant du danger. Elle s'arrêta, quitta le bras de Gérard, et le regardant courageusement en face.

—Vous êtes un cœur loyal, monsieur La Faucherie? demanda-t-elle.

—Avez-vous quelque raison d'en douter? dit-il d'une voix troublée.

—J'espère que non, et j'attends de vous une réponse loyale… A quel titre pensez-vous être reçu chez ma tante?

Il rougit et répondit:—Ma mère n'est-elle pas l'amie de madame
Obligitte?

—Et, poursuivit Véronique d'un air incrédule, vous ne vous êtes jamais demandé comment cette maison, fermée à tous, s'était subitement ouverte pour vous seul?… Jamais vous n'avez songé qu'on vous y accueillait comme le futur mari d'Adeline?

La figure de Gérard exprima un naïf et sincère étonnement.—Sa mère ne lui avait jamais dit un mot de ce projet de mariage, et jamais son esprit ne s'était arrêté sur une semblable supposition.

—Ainsi, dit Véronique, vous n'avez pas l'intention d'épouser Adeline?—Gérard protesta énergiquement.—Eh bien! reprit-elle, vous êtes trop honnête pour continuer à tromper une famille qui se repose sur votre honneur… Disons-nous adieu ici et ne revenez plus!

Il la regarda d'un air exalté.—Je vous aime! s'écria-t-il.

Ce cri plein de passion vraie remua profondément Véronique; mais elle se roidit contre sa propre émotion, et d'une voix plus sévère:—Pas un mot de plus! reprit-elle, j'ignore quelle opinion vous avez pu prendre de moi, mais vous devez me rendre cette justice que jamais rien dans ma conduite n'a pu vous autoriser à m'adresser des paroles qui m'offensent… Adieu!

Il lui saisit la main et d'un ton suppliant lui demanda pardon de son audace, puis il protesta de son respect, et, la retenant toujours, il la força d'écouter l'histoire de son amour. Il lui dit comment il l'avait vue pour la première fois, comme il s'était senti attiré vers elle dès ce premier soir, comme son affection pour elle avait grandi jour par jour, tellement qu'il lui était maintenant impossible de la briser.—Véronique était devenue pensive; il la crut ébranlée.—Laissez-moi être votre ami! ajouta-t-il en finissant.

Elle secoua vivement la tête, et retirant sa main:—Je n'ai pas le droit d'avoir un ami, dit-elle durement, partez et ne revenez plus.

—Et si je ne vous écoute pas, s'écria-t-il avec emportement, si je vous force à subir ma présence!

—Je ne la subirai pas, répondit-elle, j'en jure par le ciel que voici!… Je fuirai la maison de ma tante, et c'est vous qui l'aurez voulu.

—Ainsi vous ne m'aimez pas? fit-il désespéré.

Elle rassembla toute son énergie, et le regarda en face:—Non, dit-elle; puis elle s'éloigna par une allée transversale et disparut derrière les massifs.

Quand elle fut certaine qu'il ne la suivait pas, elle s'arrêta. Elle l'entendit bientôt remonter vers la maison, puis la porte du logis retomba sur lui… Alors elle se dit qu'il s'en allait désolé, humilié, souffrant, et tout son cœur se déchira.—En elle, l'amour saignant et meurtri protestait. Elle courut à la terrasse pour entendre encore le bruit mourant de son pas dans la rue déserte qui descendait vers le faubourg; intérieurement elle lui criait de toutes les forces de son âme: «Reviens! J'ai menti et je n'aime que toi!..» Puis soudain elle reculait effrayée; il lui semblait que son être se dédoublait et qu'à ses côtés une voix rude murmurait:—Souffre et tais-toi… Tu ne dois pas l'aimer. Dans ta vie il n'y a plus de place pour l'amour…

Elle restait immobile et comme pétrifiée, et pendant ce temps la chanson des Trimazeaux arrivait jusqu'à elle, apportée par le vent de la nuit de mai:

En passant emmi les champs,
J'ai trouvé les blés si grands;
Les avoines vont se levant,
Les aubépines fleurissant…
Trimazeaux,
C'est le mai, le joli mois de mai.

III

Les cœurs les plus sincèrement épris sont les plus prompts à désespérer; la vivacité de la passion leur enlève, avec le sang-froid, toute leur confiance. Plus maître de lui, Gérard eût remarqué le trouble de Véronique, mais il n'avait entendu que les paroles cruelles qui le bannissaient, et il était revenu désolé au Doyenné.

Le lendemain, au déjeuner, madame La Faucherie vit la tristesse de son fils et remarqua qu'il mangeait à peine. D'ordinaire, après le repas, ils faisaient ensemble une promenade jusqu'à la lisière de la forêt. Ce jour-là, Gérard monta dans sa chambre et s'y enferma.—Sa pensée est ailleurs, se dit madame La Faucherie en souriant tristement, et l'amour lui fait oublier nos vieilles habitudes.—Elle avait entraîné en toute hâte son fils sur le chemin du mariage, et maintenant elle suivait, avec un intérêt mélancolique, ses progrès sur cette route qui l'éloignait d'elle; son cœur de mère était partagé entre deux affections rivales, et, bien qu'elle eût prévu ce déchirement, elle en souffrait. Seulement elle essayait de se consoler en songeant que Gérard lui devrait son bonheur avec Adeline. La tristesse de son fils n'alarma d'abord que très peu sa tendresse; elle l'attribuait à quelque rigueur capricieuse de la jeune fille.—Ce sont bouderies d'amoureux, se disait-elle, et cela passera comme les giboulées de mars.—Mais quand, le lendemain, au lieu de partir pour Saint-Gengoult, Gérard, plus sombre encore, resta au logis, elle commença à s'inquiéter. Le dîner fut silencieux, et vers la fin du repas, madame La Faucherie crut voir une larme dans les yeux de son fils.—Allons, pensa-t-elle, il est temps de parler et de lui demander ses confidences.—Elle s'assit près de lui, et prit ses mains dans les siennes:—Tu es triste, dit-elle, es-tu malade?

Gérard essaya un geste de dénégation, mais elle sourit d'un air incrédule et reprit:—Si fait, tu souffres… N'as-tu pas la permission de conter tes douleurs à ta mère, ou n'as-tu plus confiance en moi?… Voyons, Gérard, tu aimes Adeline Obligitte?

Il releva la tête, et répondit d'une voix ferme:—Non, ma mère.—Et comme elle le regardait d'un air stupéfait, les yeux plongés dans ses yeux, il répéta:—Non, je n'ai jamais songé à mademoiselle Adeline, je ne l'aime pas, et afin que ma conduite n'ait plus rien d'équivoque, je suis décidé à ne plus retourner chez madame Obligitte…

Il se leva et ajouta:—Si vous m'aviez parlé plus tôt de vos projets, ma mère, je vous aurais détournée d'une tentative qui ne devait aboutir à rien de bon.—Il s'arrêta, sentant que, malgré lui, il avait mis un accent de reproche dans ses paroles, et tout confus de l'amertume de sa réponse, il courut embrasser sa mère dont les yeux s'emplissaient de larmes.

—Mais tu souffres, répéta madame La Faucherie, je le vois bien; dis-moi au moins la cause de ton mal!…

—A quoi bon? fit-il, vous ne pourriez rien pour le guérir.

Il sortit. Sa mère resta seule, désolée et portant dans son cœur les débris de son rêve brisé. Elle essayait encore par moments de se faire illusion et de croire à quelque dépit amoureux contre Adeline… Mais non, le doute n'était plus permis; la vérité a un accent tout spécial, et cet accent avait vibré dans la réponse de Gérard. Il n'aimait pas Adeline, et tout l'édifice si laborieusement élevé par madame La Faucherie venait de s'écrouler.—Mais alors, se disait-elle, quelle est cette angoisse qui le tourmente, et qui donc l'a causée?—Cette préoccupation l'obséda toute la nuit et lui ôta le sommeil. Quand elle fermait les yeux, elle revoyait Gérard pâle et morose, et elle se figurait qu'il allait tomber malade. Son cerveau s'empara de cette crainte et se mit à travailler. Vers le milieu de la nuit elle n'y tint plus, prit sa lampe et monta chez son fils. Il dormait. Le sommeil, si fort dans la pleine jeunesse et si irrésistible, avait vaincu le chagrin. Il dormait profondément. Ses yeux étaient clos et ses lèvres s'entr'ouvraient légèrement frémissantes. Madame La Faucherie abaissa l'abat-jour de la lampe, afin de ne pas éveiller Gérard, et le contempla un moment avec bonheur… La petite chambre était un peu en désordre et un rayon de lune tombait sur des livres ouverts. En portant les yeux de ce côté, madame La Faucherie remarqua un bout de ruban violet au milieu d'une touffe de fleurettes fanées. Elle s'approcha, examina curieusement ce ruban et ces petites fleurs bleues. C'étaient des véroniques sauvages, et elle se souvint d'avoir vu la nièce de madame Obligitte porter des rubans pareils à celui qui était là… Aussitôt un éclair traversa son esprit et tout lui fut expliqué.—Ah! le malheureux enfant, s'écria-t-elle, voilà le secret de sa tristesse…

En découvrant la passion de son fils pour Véronique, madame La Faucherie fut prise d'un amer découragement. Depuis deux mois, le mariage qu'elle projetait pour Gérard avait été l'occupation de ses jours et de ses nuits. Le succès de ce projet eût comblé tous ses désirs. Maintes fois déjà, en imagination, elle s'était représenté le jeune ménage établi au Doyenné: Gérard aimé de sa femme, heureux dans son intérieur, influent dans le pays… Afin de tout mener à bien, elle n'avait épargné ni peine, ni démarches, ni précautions adroites. Elle avait réussi à forcer la porte inhospitalière de la maison Obligitte et à y introduire Gérard; elle avait cru donner à cette union, longtemps préparée, les couleurs séduisantes d'un mariage d'inclination, et au moment où, près du but, elle triomphait déjà, voilà que toutes ses précautions et son adresse tournaient contre elle; l'échafaudage de ses combinaisons savantes s'écroulait, et toute cette ruine était l'œuvre de cette petite femme, pâle et silencieuse, qu'elle avait à peine entrevue!

Malgré sa douceur habituelle, madame La Faucherie ne put se défendre d'un mouvement de colère contre Véronique.—D'où venait-elle, et quels charmes avait-elle mis en œuvre pour ensorceler Gérard?—C'est sans doute une coquette qui se plaît à le tourmenter! s'écria-t-elle en songeant à la tristesse de son fils… Puis son bon naturel l'emportant sur son dépit:—Qui sait? pensa-t-elle, c'est peut-être une honnête femme qui ne veut pas encourager une folie? Si j'allais la trouver.—Peu à peu l'idée de voir Véronique germa et grandit dans son esprit. Avant de prendre un parti, n'était-il pas nécessaire de connaître celle qui avait causé tout le mal? Si réellement Véronique avait une âme loyale, peut-être, à elles deux, découvriraient-elles un moyen de tout sauver? Mais était-il encore temps? Madame La Faucherie secoua tristement la tête. Elle connaissait la nature à la fois timide et exaltée de Gérard, et elle n'avait qu'une confiance médiocre dans le succès des remèdes vulgaires.—Enfin, reprenait-elle au milieu de ses amères réflexions, elle est veuve, et si la folie de Gérard nous poussait à bout, nous aurions au moins la ressource de les marier…

Madame la Faucherie pensa qu'avant toutes choses il importait d'éloigner son fils. Elle ne voulait pas blesser l'amour-propre des Obligitte en rompant brusquement avec eux. Déjà madame Obligitte avait insinué qu'il était temps de se prononcer catégoriquement; elle trouvait, selon les habitudes françaises, que les deux jeunes gens s'étaient vus suffisamment. Afin de ne pas compromettre sa fille par des assiduités prolongées, elle avait fait savoir qu'elle partait avec Adeline pour un voyage de quelques semaines. Madame La Faucherie insista pour que Gérard s'absentât lui-même momentanément. Elle avait, du côté des Islettes, sur la lisière de la forêt, une ferme dont les bâtiments exigeaient des réparations urgentes. Elle décida, sans trop de peine, son fils à s'occuper personnellement de cette affaire, et un matin il partit, impatient de changer d'air et de secouer par de longues marches l'abattement qui avait suivi la fièvre des premiers jours.

Aussitôt après son départ, madame La Faucherie se rendit au logis de la place Verte. M. Obligitte avait accompagné sa femme et sa fille dans leur excursion, et la jeune femme était seule au logis. Madame La Faucherie se fit conduire à la chambre de Véronique.—C'était une petite pièce, située au premier étage, dont la fenêtre à meneaux de pierre s'ouvrait sur le vaste horizon des bois. Les murs en étaient simplement blanchis à la chaux; dans un angle, une étagère, chargée de livres, faisait face à un pastel encore souriant dans son cadre terni; au fond, se dressait le lit voilé de rideaux blancs; puis venaient une massive armoire de chêne, quelques vieux fauteuils et, non loin de la croisée, un petit guéridon supportant un vase plein de fleurs sauvages.—C'était tout. Véronique, vêtue de noir, lisait près de la croisée entr'ouverte; un ruban pensée nouait ses cheveux bruns, et quelques violettes achevaient de se faner à son corsage. En voyant entrer madame La Faucherie, elle se leva silencieusement.—D'un coup d'œil la mère de Gérard saisit les moindres détails de cet intérieur simple et harmonieux, et elle se sentit presque rassurée.

—Je viens, dit-elle en s'asseyant, faire près de vous, Madame, une démarche qui vous paraîtra peut-être étrange, mais elle m'est imposée par une nécessité pénible, et vous me la pardonnerez plus tard…

Elle s'arrêta. Véronique pressentit quelque douloureuse explication, et son cœur se mit à battre violemment; mais elle appela toute son énergie à son aide.

—Madame, répondit-elle d'une voix ferme, je suis prête à vous entendre.

—Il s'agit de mon fils, reprit madame La Faucherie, après un moment de silence… Vous n'ignorez pas qu'il est question d'un mariage entre lui et mademoiselle Adeline?

Véronique fit un signe affirmatif.—Depuis quelques jours, continua la mère de Gérard, mon fils est triste et préoccupé, il refuse de retourner chez madame Obligitte et il déclare qu'il n'a jamais songé à se marier avec Adeline.—Elle regarda très fixement Véronique:—Ne connaîtriez-vous pas la cause de cette tristesse et de ce brusque changement?…

—Pardon, madame, permettez-moi à mon tour une question, dit Véronique; M. Gérard était-il instruit de ce projet de mariage lorsqu'il a été introduit chez ma tante?

—Non, j'avais préféré que l'idée lui en vînt naturellement.

—Peut-être avez-vous eu tort, reprit Véronique avec une certaine amertume, et s'il est survenu quelque cruelle méprise, ce n'est pas lui qu'il faut accuser…

—Ni vous-même sans doute! interrompit sévèrement madame La Faucherie.

—Ni moi, répondit-elle avec fierté… Quand j'ai vu qu'il s'abusait, j'ai fait ce que je devais pour le détromper.

—Ah! s'écria madame La Faucherie emportée par sa passion maternelle, pourquoi vous a-t-il rencontrée?… Tout mon bonheur est détruit par ce funeste amour!…

Véronique se leva. Sa souffrance intérieure se révélait par la rougeur de ses joues et le gonflement de sa poitrine.—Madame, fit-elle d'un ton de reproche, vous m'aviez prévenue que vos paroles seraient étranges, mais vous ne m'aviez pas dit qu'elles seraient blessantes…

Madame La Faucherie, en voyant les traits bouleversés de la jeune femme, sentit combien elle avait été cruelle; son cœur se serra et ses beaux yeux bleus devinrent humides.—Pardonnez-moi! s'écria-t-elle en prenant les mains de Véronique; la douleur de voir mes rêves déçus a donné à mes paroles une amertume qui n'est pas dans mon cœur… J'avais mis toutes mes espérances dans ce projet de mariage; j'y voyais la joie de ma vieillesse, le bonheur et l'avenir de Gérard… Je l'aime tant! continua-t-elle avec un accent où l'on devinait toute l'exaltation de son amour, il ne m'a jamais quittée, je l'ai suivi partout. Je ne demandais que deux choses à Dieu: le voir marié, et n'être séparé de lui que par la mort!—Devenant alors plus expansive à mesure qu'elle s'attendrissait, elle se mit à parler longuement de son fils; elle dit comment elle l'avait élevé, avec quelle jalouse inquiétude elle avait veillé sur lui au Doyenné, avec quelle émotion elle avait assisté à l'éclosion de cet amour, qu'elle croyait inspiré par Adeline… Elle se trouvait trop heureuse dans ce temps-là, elle songeait déjà au ménage de Gérard, à la maison pleine d'enfants, à ses calmes joies d'aïeule!…

Véronique s'était rapprochée, et lui tenant encore les mains, semblait suspendue à ses lèvres, tant elle était attentive. Elle écoutait avec un mélange de joie et une douleur aiguë ces révélations intimes sur celui à qui son cœur appartenait maintenant tout entier; elle savourait avec une jouissance indicible cette dernière satisfaction qui consiste à entendre parler d'un être aimé qu'on ne reverra plus.

—Maintenant tous mes rêves ont fait naufrage, murmura madame La
Faucherie, et ses larmes coulèrent abondamment.

En la voyant pleurer, Véronique se sentit prise d'une soudaine tendresse; elle se jeta à ses genoux, et baisa passionnément ses deux mains.

—Pardonnez-moi! s'écria-t-elle.—Madame La Faucherie très émue l'attira doucement vers elle, et la jeune femme se précipitant à son cou la couvrit de caresses. Toutes les glaces de sa réserve et de sa défiance étaient fondues. Elle mettait dans l'expansion de sa tendresse la passion qu'elle sentait pour Gérard, et qu'elle avait comprimée dans son sein. Elle donnait à la mère tout ce qu'elle s'était promis de refuser au fils. Elle baisait, avec une ivresse délicieuse, les yeux humides et les doux cheveux blancs de madame La Faucherie; elle confondait dans ses embrassements son respect et son amour, et elle s'y oubliait.—Pardonnez-moi! répétait-elle d'une voix suppliante, dites-moi ce qu'il faut faire pour tout réparer, et je le ferai.

—Hélas! soupirait la mère, je crains que le mal ne soit sans remède…
Il vous aime trop!

—Quand il ne me verra plus, il m'oubliera.

—Vous ne l'aimez donc pas, vous?

Pour toute réponse, Véronique secoua la tête et redoubla ses baisers.

Sous la chaude influence de ces caresses, madame La Faucherie sentit s'évanouir ses préventions. Elle était entrée chez Véronique le cœur plein de rancune et de froideur; elle avait compté sur un accueil hautain et hostile. Elle se trouvait prise au dépourvu par cette effusion si franche et si inattendue, et se voyait désarmée avant même d'avoir combattu. Bientôt elle répondit elle-même aux caresses par des caresses. En sentant dans ses bras palpiter cette jeune poitrine, et sur sa bouche se presser ces lèvres filiales, elle songeait que ce qu'elle avait surtout désiré, c'était une bru aimante et dévouée, capable de faire le bonheur de Gérard sans lui ravir, à elle, sa part de maternelle affection… Toutes ces choses, Véronique ne les lui donnerait-elle pas mieux qu'Adeline?… Adeline, il est vrai, était riche, et la position de Véronique était peut-être plus que modeste… Mais Gérard avait une fortune suffisante, et d'ailleurs il aimait cette jeune femme. N'était-ce point la plus essentielle condition du bonheur!—Insensiblement madame La Faucherie redevenait ce qu'elle avait été autrefois, une âme noble, généreuse, élevée. On eût dit que chacun des baisers de Véronique faisait éclater, pièce à pièce, les cloisons mesquines et les préjugés bourgeois qui avaient un moment emprisonné son esprit.

—Et pourquoi n'épouseriez-vous pas Gérard?… reprit-elle tout à coup avec un accent où vibrait tout son orgueil de mère, pourquoi ne seriez-vous pas sa femme? Est-ce moi qui vous fais peur, et ne voulez-vous pas être ma fille?…

Elle serra Véronique dans ses bras et la baisa au front, mais la jeune femme, frissonnante, s'arracha brusquement à cette étreinte.

—Non, non! s'écria-t-elle avec une expression déchirante, c'est impossible!

—Impossible?… dit la mère de Gérard en la regardant surprise, impossible, et pourquoi?

—Je ne suis pas libre, répondit Véronique d'une voix sourde, mon mari existe, et nous sommes séparés judiciairement.—Elle s'arrêta un moment, puis, d'un ton plus ferme, elle ajouta:—Ceci suffit pour expliquer mon refus, dispensez-moi d'entrer dans des détails qui me font mal.

Les deux femmes se regardèrent un instant, silencieuses et accablées, l'une par l'aveu qu'elle venait de faire, l'autre par la chute de sa dernière espérance.—Ah! dit enfin madame La Faucherie, notre malheur est complet, et le danger est plus terrible que je ne pensais.

Véronique releva la tête.—Rassurez-vous, madame, je suis forte, je lutterai et je ne succomberai pas.

Madame La Faucherie la regarda d'un air de doute.—Souvenez-vous, répondit-elle, que vous avez vingt ans, que vous êtes aimante et que vous êtes aimée… Si vous êtes assez forte pour ne pas faiblir aujourd'hui, le serez-vous encore demain?… En prononçant votre séparation, les juges vous ont-ils pourvue d'un talisman qui préserve de l'amour?… Ma pauvre enfant, leur sentence vous a exposée aux dangers de la liberté, sans vous rendre, la libre disposition de vous-même.

—Je le sais! répliqua fièrement Véronique, je me le suis dit dès le premier jour, et j'ai juré de montrer au monde que, même dans le chemin périlleux où je suis, on peut marcher droit et tête haute…

Sa taille semblait avoir grandi, ses yeux brillaient, et sa voix était vibrante; il y avait dans toute sa personne un élan énergique et enthousiaste. Les paroles et les caresses maternelles de madame La Faucherie, le souvenir de Gérard évoqué à chaque instant avaient exalté en elle les sentiments de générosité et d'abnégation; elle se sentait capable de tous les courages et de tous les sacrifices.

—Oui, répéta-t-elle, je suis sûre de moi et je ne faillirai pas.

—Et Gérard! dit madame La Faucherie, croyez-vous qu'il se résignera aussi facilement? Vous vivrez à deux pas de lui, il respirera le même air que vous, et pourra se trouver chaque jour dans les rues où vous passerez; pensez-vous que son amour s'éteindra dans de pareilles conditions?… Et si cette passion grandit toujours, s'écria-t-elle avec des larmes dans la voix, quel avenir aura-t-il? Il ne pourra ni vous épouser, puisque vous n'êtes pas libre, ni se marier ailleurs, puisqu'il vous aime… Ah! vous comprendriez que son bonheur est ruiné, si vous l'aimiez comme moi!

—Que faut-il faire? demanda Véronique en prenant la main de madame La
Faucherie.

—Il n'y a qu'un remède, murmura celle-ci.

Véronique plongea ses yeux dans les siens et y saisit sa pensée.—Partir, n'est-ce pas? dit-elle, eh bien! je partirai.

Madame La Faucherie, profondément émue, la serra de nouveau dans ses bras.—Pauvre enfant, s'écria-t-elle enfin, dans votre position, le pourriez-vous!…

Elle eut un sourire amer.—Je puis vivre où bon me semble, c'est la seule liberté que la loi m'ait donnée… Quant aux moyens d'existence, rassurez-vous, les intérêts de ma dot suffiront, et au delà.

—Et où irez-vous?

—Peu importe, pourvu que j'aille assez loin!… Je partirai dès que mon oncle sera de retour.

Elles s'embrassèrent longuement, puis Véronique, s'arrachant la première à cette étreinte:

—Adieu, madame, dit-elle, gardez-moi le secret sur tout ceci, j'ai besoin de toute ma force… Et maintenant quittons-nous… Adieu!

Elles étaient près de la porte. Madame La Faucherie lui envoya un dernier regard plein d'admiration et de reconnaissance, puis s'éloigna sans oser ajouter une parole.

IV

A peine arrivé aux Islettes, Gérard s'était mis à presser, avec une impatience fiévreuse, les travaux qui avaient nécessité son voyage. Il regrettait d'avoir quitté Saint-Gengoult, et il lui tardait d'y revenir. Aussi, dès que sa présence ne fut plus indispensable à la ferme, il résolut de regagner le Doyenné. Bien que la journée fût déjà avancée, il ne voulut pas même attendre au lendemain, et partit à travers bois. Vers le soir, il atteignit les hauteurs qui dominent le village de la Chalade, et comme il s'étonnait de voir le jour s'obscurcir brusquement, il s'aperçut tout à coup, en débouchant dans une clairière, que le ciel était bas et chargé de grosses nuées. En même temps, quelques gouttes larges et tièdes commencèrent à tomber, et, dans l'éloignement, des grondements sourds annoncèrent l'approche d'un orage. Il hâta le pas, et dans sa précipitation, se trompa de sentier, de sorte qu'au bout, de quelques minutes il fut obligé de rebrousser chemin, et se trouva bientôt complètement désorienté. Sous les hautes branches de la futaie l'obscurité devenait très épaisse; de temps en temps, Gérard se heurtait au tronc d'un hêtre ou trébuchait dans un buisson de houx. Il commençait à désespérer de se tirer d'affaire, quand il entendit un bruit de sonnettes, et distingua à travers les arbres les formes vagues d'un convoi de mulets se suivant à la file.—Enfin, murmura-t-il avec un soupir de soulagement, voici des brioleurs!

Dans ces bois privés de chemins d'exploitation les charrois se font presque partout à l'aide de bêtes de somme; de là l'industrie des brioleurs qui transportent à dos de mulets tous les produits forestiers. Sous leurs lourdes charges, les mulets gravissent, sans broncher, les sentiers les plus escarpés, et ils connaissent si bien les moindres passes, que leurs conducteurs les laissent revenir seuls au village. Ceux qui traversaient en ce moment la réserve de La Chalade n'avaient pas de guide, mais Gérard n'hésita pas à les suivre, sûr d'éviter ainsi les fondrières et de trouver à la fin un gîte pour la nuit. A l'approche de ce compagnon inattendu, les mulets firent halte un instant l'un après l'autre, agitèrent leurs frissonnantes clochettes, puis reprirent d'un pas égal leur route dans les ténèbres. Après une demi-heure de marche, Gérard vit les arbres s'éclaircir, et aperçut la lisière du bois. Au même moment, une vacillante lumière trembla entre les hêtres, et un air de chasse fredonné par une voix chevrotante résonna à la tête du convoi; puis le chanteur, s'apercevant que les mulets ne rentraient pas seuls, interrompit sa chanson, releva sa lanterne, et poussa une exclamation joyeuse à l'aspect du jeune homme. A la lueur du falot, Gérard reconnut un ancien piqueur de son père qui habitait La Chalade, et se nommait Cadet Brûlant. Il lui donna une poignée de main, et lui conta son aventure.—Vous et vos mulets, vous êtes arrivés fort à propos, ajouta-t-il en riant… Où sommes-nous ici?

—Verrerie du Four-aux-Moines… trois bonnes lieues de Saint-Gengoult, répondit laconiquement le brioleur; vous trouverez un gîte chez le maître verrier, qui est mon ami, et qui sera enchanté de vous offrir à souper.

Cette hospitalité, annoncée avec une certaine ostentation, ne parut pas du goût de Gérard. Au mot de verrier, il fit la grimace, et dit brusquement qu'il préférait pousser jusqu'à La Chalade et coucher à l'auberge… Au même instant la nuée creva, et Brûlant répondit avec un sifflement significatif:—Par le temps qu'il fait, vous iriez tout droit coucher dans un ravin… D'ailleurs, ajouta-t-il d'un air piqué, le verrier du Four-aux-Moines n'est pas le premier venu… C'est un noble. Il s'appelle Bernard du Tremble, et il a vu du pays… Vous trouverez à qui parler.

—Allons! fit le jeune homme, en suivant son guide d'un air résigné.

A tort ou à raison, certains verriers de l'Argonne jouissaient alors d'une réputation détestable, et Gérard, sur ce point, partageait les préjugés de la bourgeoisie du pays. Tout en gagnant la verrerie dont on voyait les pignons aigus se dessiner sur le ciel, Gérard questionnait le brioleur sur le maître verrier.

—Je n'avais jamais entendu parler de ce du Tremble, reprit-il en se dirigeant vers la verrerie.

—Sa famille est pourtant du canton, répliqua Brûlant, mais il a beaucoup voyagé, et n'est établi ici que depuis six mois… Le charbonnier du Grand-Etang, Joël Dutertre, qui est un ancien verrier, lui a prêté de l'argent pour rallumer les fourneaux de la verrerie, et moi-même j'ai mis mes économies dans l'affaire… Mais nous voici arrivés.

Brûlant poussa une lourde porte aux panneaux de laquelle des chouettes étaient clouées, les ailes en croix, puis il introduisit Gérard dans le logis du verrier. La pièce où ils entrèrent était une grande salle voûtée. Une lampe à bec, nommée dans le pays une âme damnée, se balançait au manteau de la cheminée haute, large et flambante. A l'un des coins de l'âtre, le maître du logis était étendu dans un vieux fauteuil dont l'étoupe perçait de toutes parts l'étoffe en lambeaux. Il fumait en discourant avec un homme d'une cinquantaine d'années, maigre, élancé, ayant la mine et le costume d'un charbonnier. De temps à autre, il s'interrompait pour trinquer avec son interlocuteur et avaler une gorgée d'eau-de-vie. Brûlant présenta Gérard à M. du Tremble, et expliqua brièvement l'incident qui l'amenait au Four-aux-Moines. Le verrier parut d'abord contrarié de cette visite inattendue, mais il se remit promptement et accueillit Gérard avec les manières aisées et polies d'un homme du monde.—Soyez le bienvenu sous mon pauvre toit, lui dit-il, en le forçant à prendre le fauteuil. Puis, se tournant vers le charbonnier:—Un de ces jours, Joël, nous reparlerons de la chose à loisir. Vous comprenez que je ne puis pas ennuyer monsieur avec les détails de notre métier.

—Bien, Bernard, répliqua le charbonnier, n'ai-je pas votre parole?… Cela me suffit… D'ailleurs, les mulets sont de retour, et, avant de regagner le Grand-Etang, il faut toujours que je passe à La Chalade; ma fille aînée, Brunille, y est allée ce soir, et elle est d'âge à ne pas courir les bois toute seule…

Au nom de Brunille, les joues pâles du verrier rougirent légèrement; il se hâta d'ouvrir la porte et reconduisit ses compagnons jusque dans la cour; par la porte entr'ouverte, Gérard entendit les lambeaux de la discussion qui avait recommencé au dehors.—Vous nous promettez, disait le charbonnier, que dès demain vous vous remettrez à souffler la bouteille? Vous savez, Bernard, l'argent est dur à gagner et j'ai trois enfants…—Soyez sans crainte, répondait le verrier, nous allons souffler ferme, et dans un mois je lance ma grande découverte…

Bientôt après, M. du Tremble rentra avec deux bouteilles poudreuses, qu'il déposa avec précaution sur la table; puis il alla chercher dans la maie du pain, un jambon froid et du fromage. Quand tout fut prêt:—Voici votre couvert, dit-il à son hôte, veuillez me pardonner de vous avoir fait attendre, vous devez mourir de faim.

Gérard répondit que la course l'avait mis en appétit, car il avait marché pendant quatre heures à travers bois.—Vous êtes du pays? demanda le verrier en s'asseyant en face de lui.—J'habite le Doyenné, tout près de Saint-Gengoult.

—Ah! s'écria M. du Tremble, et sa figure exprima tout à coup un vif intérêt, ses lèvres frémirent, et il parut faire effort pour retenir une question prête à s'échapper.—Bernard du Tremble, à demi éclairé par la lampe, formait un contraste frappant avec son hôte. Il touchait à la quarantaine et paraissait plus vieux que son âge. C'était un homme de moyenne taille, blond, maigre, au profil froid et acéré comme une lame, au teint brouillé; ses traits délicats étaient fanés et comme usés par la misère ou la maladie; ses yeux d'un bleu gris avaient le regard à la fois inquiet et soupçonneux, ses lèvres minces étaient tantôt agitées par un frémissement nerveux, tantôt effleurées par un pâle sourire. Il y avait, dans l'ensemble de sa personne, un singulier mélange d'élégance et de misère, de recherche et de vulgarité, quelque chose à la fois du cabotin et du gentilhomme:—des manières aimables, un esprit souple et délié, mais un langage prétentieux, des gestes emphatiques et parfois une certaine obséquiosité rampante. Il affectait une politesse excessive, et malgré cela, il avait, par moments, dans le ton, quelque chose de sec et d'impératif trahissant, sous des inflexions câlines, l'égoïsme volontaire et cruel d'un enfant gâté. Tout en servant Gérard, il s'excusait de la pauvreté du souper avec une instance verbeuse qui finit par embarrasser son hôte. Le jeune homme s'aperçut bientôt que son amphitryon n'était plus à jeun et que les libations de la journée augmentaient encore sa loquacité naturelle. Il insistait pour faire boire Gérard:—Goûtez-moi cela, s'écria-t-il en remplissant les verres, c'est un vieux vin du Rhin dont j'ai emporté quelques bouteilles en quittant l'Alsace… Quelle sève, monsieur, quelle liqueur! on se mettrait à genoux pour la boire.

—Vous habitez depuis peu l'Argonne? demanda Gérard.

—Croyez-vous que j'aie toujours vécu dans ce nid à rats!—Il haussa les épaules.—Du temps de mon père, nous faisions une tout autre figure à la grande verrerie de Bronnenthal… N'avez-vous jamais entendu parler des du Tremble?

Le jeune homme répondit négativement.—Ah! fit son interlocuteur d'un air piqué.—Sa figure prit une expression hautaine, il devint silencieux, et vida lentement son verre en jetant un regard oblique du côté de Gérard, puis il reprit avec emphase:—Eh bien, monsieur, ma famille est une des plus anciennes souches de gentilshommes verriers. L'un de mes ancêtres, Jérémie du Tremble, était établi dans l'Argonne en 1555, et nos privilèges ont été confirmés, en 1603, par lettres patentes du roi Henri IV… Dans les mauvais jours, en 90, mon grand'père, David du Tremble, a quitté l'Argonne pour aller défendre la bonne cause sur le Rhin; puis, plus tard, il s'est établi à Bronnenthal… Et c'est là que je serais encore si le guignon ne m'avait poursuivi.

—Vous avez eu des revers de fortune? dit Gérard.

—Je me suis marié, monsieur, et tout mon malheur vient de là!… Il s'arrêta court, et la conversation tomba.—Il s'était remis à boire à petits coups; peu à peu sa langue se délia de nouveau, et il rompit le silence pour se plaindre des événements qui l'avaient réduit à cette vie besogneuse. Une seconde fois, il fit allusion à son mariage; il semblait ramené invinciblement vers ce sujet, et Gérard dut, bon gré mal gré, écouter ses confidences.—Il s'était marié à Bronnenthal. A l'en croire, il avait été indignement joué. On l'avait trompé sur la dot et sur la femme. Au lieu de rencontrer une petite bourgeoise toute simple et toute ronde, il était tombé sur une manière de grande dame, puritaine et entêtée.—Elle avait, disait-il, des délicatesses de l'autre monde, et ne pouvait supporter qu'on traitât une affaire entre deux verres de vin… Et puis, c'était une liseuse et une tête romanesque; il la surprenait sans cesse le nez dans un livre ou le front contre la vitre.—Ces confidences étaient entremêlées de jurons énergiques et de pauses silencieuses. Parfois M. du Tremble, devinant à un geste du jeune homme que cette histoire décousue commençait à l'intéresser, s'interrompait brusquement, se renversait sur son siège, et regardait vaguement les flammes du brasier… Un sourire amer passait sur ses lèvres et il semblait jouir de la curiosité déçue de son auditeur.

—Ne vous mariez jamais, jeune homme! soupira-t-il en jetant dans l'âtre une brassée de ramilles, le mariage ne mène à rien qui vaille! Enfin, j'en suis quitte pour mon compte, et je suis revenu, Gros-Jean comme devant, à la libre vie des bois.

—Madame du Tremble… est morte? hasarda Gérard.

—Qui vous parle de mort? s'écria le verrier en se levant; elle vit comme vous et moi; nous nous sommes quittés, voilà tout…

Il s'interrompit de nouveau et se mordit les lèvres. Il se promenait de long en large, paraissant méditer sur les paroles qui venaient de lui échapper. Puis, tout à coup, il revint s'asseoir, et prenant une mine aimable et câline:—A votre santé! reprit-il en trinquant avec Gérard; mon langage vous surprend peut-être, et vous vous étonnez de mon peu de réserve; mais vous n'êtes pas le premier venu et vous pourrez me rendre un service pour des choses que je vous dirai tout à l'heure… Nous nous comprendrons, car nous sommes du même monde; vous êtes gentilhomme, bien que vous ne portiez pas le de. Les La Faucherie, si je ne me trompe, sont de bonne souche vendéenne?

Gérard inclina la tête d'une manière affirmative. Le verrier, après avoir fait de visibles efforts pour mettre un peu d'ordre dans ses idées, reprit peu à peu le fil de ses confidences. Semblable à ces malades qui n'aiment à parler que de leur maladie, il éprouvait un secret plaisir à exagérer ses ennuis. Il conta à Gérard ses mécomptes industriels, puis revenant tout à coup à son mariage:—A l'époque, dit-il, où je rencontrai ma femme, je m'occupais de chimie, et j'avais trouvé un moyen pour fabriquer le verre mousseline à bon marché. Son amour-propre était flatté, elle était fière d'avoir épousé un savant!… Ma découverte devait, en effet, donner des résultats superbes, mais il fallait de la patience, et c'est une chienne de vertu que je n'ai pas!… Bref, l'entreprise rata, et je jetai le manche après la cognée.

Il souleva son verre, le regarda un moment d'un air sombre, puis remplissant celui de Gérard:—Vive le vin! dit-il, buvons!… «Si l'eau est trouble, au moins que le vin soit clair.» Il n'y a de bonheur qu'au fond de la bouteille. C'est le vin qui m'a consolé de ma femme et guéri de mes ambitions.—Il vida son verre.—Les femmes n'aiment que le succès! continua-t-il, la mienne me le fit bien voir. Quand arriva ma déconfiture, je fus complètement dégoûté des affaires… J'envoyai au diable soufflerie et fourneaux. Ma femme ne dit pas un mot de reproche… Non!… Mais quel dédain dans son silence et ses grands airs résignés! J'étais coulé dans son esprit. Cela m'humiliait, monsieur, et plus j'allais, plus je me sentais poussé à bout.

Il regarda son hôte, qui l'écoutait avec un mélange d'embarras et d'étonnement:—Je vous ennuie? demanda-t-il d'un ton acerbe.

—Non, non, dit Gérard, au contraire!

—Au fait, poursuivit le verrier en ricanant, on a toujours du plaisir à entendre parler du malheur des autres, et on n'est pas fâché de savoir comment les camarades ont roulé au fond du fossé… Moi, j'y suis resté, les genoux dans la vase!…

Il ralluma sa pipe, et, se renversant sur sa chaise, la tête environnée de fumée, il recommença à parler de sa femme. Il mettait à décrire son caractère une animation violente, une sorte d'éloquence sauvage. Il peignait son obstination, sa réserve, son irritante fierté.—Elle n'était pas jolie, reprit-il, mais elle avait je ne sais quoi d'attirant qui vous mettait le diable au corps… Ses grands airs vous tournaient la tête comme les odeurs de certaines herbes… Je vous conte toutes ces choses pour arriver à l'événement qui nous sépara… Un soir, je revenais d'une partie de chasse, la tête un peu chaude… Je rentre et je l'aperçois qui lisait près de la fenêtre… Il me semble que je la vois encore.—Il paraissait, en effet, dominé par les souvenirs qu'il venait d'évoquer, et il entrait dans les moindres détails; il décrivait la fenêtre ouverte, la jeune femme en robe noire avec un ruban dans les cheveux et des violettes au corsage… Il s'était senti devenir tendre, et, la trouvant charmante, il le lui avait dit à sa façon. Pour toute réponse, elle avait froidement fermé son livre et s'était dirigée vers la porte…

—Après tout, continua-t-il, j'étais son mari et je voulus le lui prouver… Ah! monsieur, elle se redressa comme une guêpe en colère, et murmura un mot qui me mit hors des gonds; le sang me monta à la gorge, je levai ma cravache…

—Vous l'avez frappée? s'écria Gérard indigné.

—Je n'ai pas osé, dit le verrier, que le vin et les paroles grisaient de plus en plus… Mais, j'ai eu tort!… Toutes les femmes battues adorent leur mari… Elle se retira dans sa chambre, et le lendemain, il se trouva qu'elle s'était enfuie sans même faire ses paquets… Que vous dirai-je? Les juges s'en mêlèrent… Sévices et injures graves! On me donna tous les torts… La magistrature est galante! Mais mordieu! les justiciards ont eu beau faire, leur grimoire a relâché nos liens sans les briser… Et je reverrai madame Véronique!

—Véronique! répéta Gérard en pâlissant.

Son émotion n'échappa point à M. du Tremble. Le verrier lui lança un regard froid et inquisiteur.—Ah! dit-il, vous la connaissez?… Rien d'étonnant, du reste, puisqu'elle demeure à Saint-Gengoult chez son oncle Obligitte… Et ceci m'amène au service que je voulais vous demander.—Il fit deux ou trois tours d'un air agité, puis s'essuya le front et revint s'asseoir près de son verre.—J'ai besoin, reprit-il, de revoir ma femme, je voudrais tenter une réconciliation, et lui demander sa signature pour remettre mes affaires à flot, car je suis un peu… gêné. Elle-même doit commencer à regretter son coup de tête, et si vous vouliez vous charger d'un message pour son oncle…

Tandis que ces paroles tombaient une à une des lèvres minces du verrier, Gérard sentait le rouge lui monter au front. Il se leva brusquement.—Excusez-moi, monsieur, interrompit-il, je ne puis vous rendre ce service…

—Et pourquoi? demanda M. du Tremble en se mordant les lèvres.

—Parce que, répondit nettement Gérard, je me sens impropre à remplir cette mission.

La figure du verrier prit une expression mauvaise, de dépit et de méfiance. Son regard, fixé sur le visage empourpré de Gérard, parut y lire clairement le vrai motif du refus de son hôte.

—C'est différent, monsieur, dit-il d'une voix âpre… Vous avez des scrupules? N'en parlons plus… Je chargerai l'un de mes amis de cette corvée… Oh! remettez-vous, poursuivit-il d'un air ironique, il n'y a pas là de quoi rougir!

Il y eut entre eux un moment de silence embarrassant, puis Gérard, allant vers la fenêtre et voyant le ciel étoilé, dit au verrier qui le poursuivait de son regard soupçonneux:—L'orage est passé, je puis maintenant reprendre ma route; il ne me reste plus, monsieur, qu'à vous remercier de votre hospitalité.

—Piètre hospitalité! répondit le verrier en ricanant, ma maison est peu confortable et vous y seriez mal à l'aise… Aussi, je n'essayerai pas de vous retenir… Au revoir, monsieur!

—Adieu, monsieur, dit le jeune homme, et ils se séparèrent brusquement.

Quand Gérard fut dehors, il regarda le ciel scintillant et respira avec avidité l'air frais de la nuit. Au sortir des surprises et des émotions pénibles d'un pareil entretien, il éprouvait un soulagement profond à voir les étoiles et à savourer la saine odeur des bois. Il entendit une heure sonner à La Chalade, et sentant un besoin fiévreux d'activité, il résolut de gagner le Doyenné en suivant la Haute-Chevauchée. Le dernier quartier de la lune luisait vivement au-dessus de l'horizon boisé, et la nuit était admirable. Gérard, cette fois, put facilement trouver son chemin. Son cerveau était brûlant et son cœur était serré comme dans un étau. Il s'agitait en lui d'étranges mouvements de pitié, de tendresse et de colère.—Véronique, la fière et pure Véronique, était la femme de cet aventurier dépravé, cynique et déclamateur!… Ce triste gentilhomme se croyait encore des droits sur elle!… A cette pensée, une tempête de violence et de passion lui montait du cœur à la tête et y faisait éclater mille résolutions extrêmes… Il voulait retourner sur ses pas pour provoquer le verrier, l'obliger à se battre, et délivrer ainsi Véronique d'une persécution odieuse.—Non, il doit être lâche, pensa-t-il, et il refuserait le combat; d'ailleurs, ai-je le droit de la défendre, et ne serait-ce pas l'offenser encore?…

La révélation du verrier l'avait rattaché plus solidement que jamais à Véronique. Il la voyait maintenant telle qu'elle était réellement: fière, ardente, et passionnément esclave de son devoir.—Voilà donc, pensait-il en marchant sons les hautes futaies, voilà le mystère qui semblait toujours peser sur ses paroles et sur son silence!… Il se rappela leur entretien dans le verger et ces mots navrants: «Je n'ai pas le droit d'avoir un ami!»—Avait-elle dit alors toute sa pensée?… Pouvait-elle la dire?…

Tandis qu'il roulait douloureusement en lui toutes ces questions, le jour avait peu à peu remplacé la nuit, une verte lumière courait doucement sur les fougères et sur la mousse… Il atteignit la lisière du bois. Devant lui, à une portée de fusil, Saint-Gengoult s'échelonnait sur la colline. Gérard reconnut les toitures brunes et le verger du logis Obligitte. Une brume d'argent flottait, indécise comme un espoir incertain, au-dessus de la maison. Tout à coup le soleil triomphant s'élança de l'horizon; une glorieuse gerbe de rayons s'épandit sur la vallée et enveloppa Gérard de sa jeune clarté. Il regarda le verger et son nimbe de vapeurs:—O Véronique! murmura-t-il, je vous aime! Je veux vous revoir et vous défendre…

V

Véronique n'attendait plus que le retour de son oncle, pour mettre à exécution la promesse qu'elle avait faite à madame La Faucherie. Sans avoir encore choisi le lieu de sa retraite, elle avait tout préparé pour un prochain départ. Avec ses goûts modestes, le revenu de sa dot devait suffire à la faire vivre partout où elle irait; d'ailleurs, elle était décidée à gagner au besoin sa vie en donnant des leçons de piano. L'essentiel était de choisir une grande ville, où elle serait plus indépendante et plus ignorée. Au moment de prendre cette résolution suprême, elle évoquait pour se donner du courage le souvenir des heures d'épreuve qu'elle avait déjà eu à supporter. Elle revoyait les jours qui avaient précédé son mariage; la petite ville d'Alsace où, après la mort de son père, elle avait vécu seule avec sa mère, personne inquiète et maladive, dont l'unique souci était de marier sa fille avant de mourir.—Dans cette petite ville venait souvent M. du Tremble, le verrier de Bronnenthal. Avec sa faconde et ses manières câlines, il avait su séduire la mère de Véronique. Influencée par elle, pressée par des amis communs, la jeune fille l'avait accueilli comme fiancé. Ce mariage avait été conclu avec une impatience et une légèreté sans exemple, et Véronique s'était trouvée liée à jamais à M. du Tremble, sans avoir eu le temps de le connaître… Elle n'avait eu que trop le loisir de l'étudier ensuite à Bronnenthal!… Du moins sa mère n'avait rien su de ses souffrances. Elle était morte six mois avant la rupture de ce mariage tant hâté. Devant les yeux de Véronique se dressèrent, un à un, les fantômes des journées qui avaient précédé le jugement de séparation… Quels combats n'avait-elle pas dû livrer pour maintenir ce qu'elle croyait son droit? Au seul mot de séparation judiciaire, son oncle et sa tante Obligitte avaient jeté les hauts cris. On lui avait répété qu'une femme, en se séparant de son mari, mettait par ce seul fait tous les torts de son côté, que le monde ne lui pardonnerait jamais sa position irrégulière, et que mieux valait se résigner… Mais elle avait persisté énergiquement, son cœur était trop plein de dégoût, et sa patience était épuisée… S'était-elle trompée, et l'opinion du monde avait-elle raison? Cette liberté laissée par la loi n'était-elle qu'un leurre ou un danger de plus? Depuis son départ de Bronnenthal, sa vie n'avait-elle pas été un perpétuel combat?…

C'était dans le salon de sa tante, deux jours après l'entrevue de Gérard et du verrier du Four-aux-Moines, qu'elle se posait ces terribles questions et qu'elle remuait ces douloureux souvenirs. Par moments, elle se sentait horriblement lasse et découragée.—Elle alla s'asseoir près de la fenêtre et regarda la campagne; les vigoureuses végétations du mois de mai s'élançaient partout en jets hardis, en frondaisons épaisses. Les traces de l'orage qui les avait un moment couchées à terre n'étaient déjà plus visibles; dans la pleine lumière du printemps, toutes les forces vives de la nature accomplissaient joyeusement leur œuvre féconde et réparatrice…

—Et moi aussi, pensa Véronique en relevant la tête, je lutterai et je triompherai.

Au même moment la servante entra et annonça à la jeune femme qu'un homme d'affaires demandait à lui parler. En effet, à peine la domestique avait-elle achevé, qu'une tête chafouine et pointue se glissa obliquement par l'ouverture de la porte entre-bâillée, puis un corps fluet suivit la tête, et Véronique vit devant elle un personnage à l'air madré, demi-bourgeois, demi-campagnard, qui s'inclinait d'une façon obséquieuse.—Que désirez-vous, monsieur? demanda-t-elle stupéfaite… Qui êtes-vous?

—Eustache-Saturnin Cornefer, répondit le visiteur en continuant ses saluts, huissier à la justice de paix de Vienne-le-Château.

—C'est sans doute à mon oncle que vous avez affaire, dit Véronique, il est absent.

—Faites excuse, madame, c'est à vous-même que je désire parler.

Véronique renvoya la servante, et se retournant vers l'huissier, elle le questionna sur le motif de sa visite.—J'arrive du Four-aux-Moines, reprit le sieur Cornefer,—et comme la jeune femme le regardait toujours sans avoir l'air de comprendre:—J'y ai vu, ajouta-t-il, un de mes clients, M. du Tremble…

Véronique atterrée ne put retenir un cri d'effroi.—Il est ici! murmura-t-elle.

—Mon Dieu, oui, ne le saviez-vous pas?—Elle resta silencieuse et comme accablée par cette nouvelle; il continua d'un ton doucereux:—Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que M. du Tremble a fait de mauvaises spéculations… Ce que vous ignorez sans doute, c'est qu'il veut se réhabiliter. Il a loué la verrerie du Four-aux-Moines dans cette généreuse intention, et l'entreprise commence à marcher; mais dans l'industrie il y a des hauts et des bas, et pour le moment, les frais d'installation ont un peu obéré mon client…

—Je vous entends, répondit Véronique avec un accent amer, M. du Tremble vous a chargé d'une demande d'argent.

—Excusez, madame, vous vous méprenez… M. du Tremble se rend trop compte de sa situation délicate vis-à-vis de vous pour que cette pensée lui soit venue… Non, c'est moi-même qui ai pris la hardiesse de m'adresser à vous et de vous prier d'être généreuse… Mon honorable ami se repent de ses folies, et sauf votre respect, il est toujours amoureux de sa femme…

Véronique lui lança un regard tellement indigné et hautain, qu'il s'arrêta net au milieu de sa phrase, et reprenant d'un ton plus humble:

—Je comprends, madame, dit-il, je comprends qu'entre vous et M. du Tremble l'amour n'est plus de saison; mais vous êtes, à ce qu'on m'assure, une femme dévouée et charitable; c'est pourquoi je fais appel à votre humanité…

—Parlez, monsieur, murmura-t-elle, quel service exige-t-on de moi?

—Vous ne savez pas, madame, ce que c'est que cette verrerie du Four-aux-Moines!… Une vraie bauge de sangliers. Figurez-vous, dans cette fondrière, le pauvre camarade du Tremble, travaillant jour et nuit, harcelé par ses créanciers, mal logé, mal nourri et malade…

Elle ne put se défendre d'un mouvement d'émotion. Cornefer s'en aperçut et se hâta d'en profiter; il s'appesantit éloquemment sur le piteux état dans lequel il avait laissé le verrier.—En pareil cas, s'écria-t-il en terminant, les rancunes doivent laisser place à la pitié… Je pensais donc que si vous y consentiez, madame, une visite de vous au Four-aux-Moines ferait des miracles…

—N'insistez pas! interrompit Véronique, je consens à tous les sacrifices d'argent, mais je ne puis pas revoir M. du Tremble.

Cornefer laissa tomber ses longs bras d'un air désespéré, et parcourant avec un sourire mélancolique la pièce où il se trouvait, il murmura en secouant la tête:—Je sais bien que ma demande est outrecuidante. Dès que je suis entré dans ce salon, je n'ai plus guère conservé d'espoir; Ou ne quitte pas de gaieté de cœur une belle maison comme celle-ci, bien approvisionnée et bien close, un logis commode où l'on a ses aises…

—Vous vous trompez, monsieur, répliqua Véronique avec fierté, car je compte partir d'ici dans peu de jours.

—Pour longtemps? demanda l'huissier surpris.

—Pour toujours… Annoncez-le à M. du Tremble, et, ajouta-t-elle avec un accent amer, si cela peut le consoler, dites-lui que mon avenir est encore plus incertain et plus misérable que le sien.

Cornefer parut un moment décontenancé et désarçonné. Il se gratta la tête en silence, puis tout à coup, saisi d'une nouvelle inspiration:

—Si les choses en sont arrivées à ce point, reprit-il hardiment, il n'y a pas à hésiter.. Ce n'est plus par humanité que vous devez aller au Four-aux-Moines, c'est dans votre propre intérêt…

Et comme Véronique toisait avec hauteur ce singulier donneur de conseils:

—Oui, madame, répéta Cornefer dont la figure prit une benoîte expression de bonhomie, je ne suis qu'un campagnard, mais je n'en ai pas moins là-dessus ma petite façon de penser; permettez-moi de vous la dire tout franc… Une femme séparée, encore toute jeunette et appétissante, c'est, selon le dicton de chez nous, «le gibier du diable;» tout chacun la suit de l'œil, et plus d'un serre d'avance dans sa poche la pierre qu'il espère lui jeter un jour… Jusqu'ici la maison de votre oncle a été votre sauvegarde, mais si vous en sortez, eh bien! dame, on clabaudera, on dira qu'il fallait au moins vous réfugier près de votre mari malade… On oubliera ses torts, à lui, pour vous en donner, à vous; d'aucuns vous accuseront de n'être partie que pour vous débarrasser d'une charge gênante; d'autres chercheront la raison de ce départ inattendu, et ne manqueront pas d'inventer des menteries à votre désavantage.

—Peu m'importent les commérages du pays, repartit Véronique,—mais, au ton déjà moins ferme de sa réponse, on sentait qu'elle était ébranlée.—Cornefer pensa que le coup avait porté, et quand elle ajouta:—J'ai ma conscience pour moi;—il s'enhardit jusqu'à répondre en hochant la tête:—Hé! hé!… En êtes-vous bien sûre?

Cette fois il s'aperçut bien vite qu'il avait dépassé le but, au geste impérieux par lequel Véronique lui montra la porte du salon:

—Vous abusez, monsieur! s'écria-t-elle, je n'ai plus rien à vous dire; veuillez vous retirer.

Il obéit, mais tout en saluant et en marchant à reculons:—Vous y réfléchirez encore, madame, dit-il d'un ton patelin; si vous changiez d'avis, ayez l'obligeance de me faire prévenir… Saturnin Cornefer, à l'auberge du Coq-Hardi, en face de votre maison… J'y resterai jusqu'à ce soir…

Il sortit, et tandis que, du fond du corridor, Véronique s'assurait de son départ, la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin s'ouvrit brusquement, et Gérard La Faucherie entra dans le salon. Il s'était d'abord présenté à la porte de la place Verte, mais la jeune femme avait donné des ordres à la servante, et on avait refusé de le recevoir: alors il avait imaginé de passer par le jardin et d'arriver ainsi jusqu'à Véronique, qu'il voulait revoir à tout prix.

Quand elle revint sur ses pas et qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri, puis blessée et irritée de cette hardiesse du jeune homme:—Vous ici, monsieur? dit-elle avec colère, qui vous a permis de pénétrer chez moi et que me voulez-vous?

Elle parlait durement et sèchement, mais Gérard paraissait décidé à ne point se laisser intimider:—Je n'ai pas eu la force de vous obéir, murmura-t-il.

—Vous avez préféré me compromettre, interrompit violemment Véronique.

—J'ai voulu vous revoir et vous parler avant de partir.

La jeune femme tressaillit.—Vous partez? demanda-t-elle d'une voix plus douce.

—Oui, reprit Gérard, je veux quitter le pays… Je sais que vous ne pouvez pas m'aimer, et je connais l'obstacle qui nous sépare.

—Que voulez-vous dire? s'écria-t-elle interdite.

—J'ai vu M. du Tremble…

—Vous aussi!… vous savez…, balbutia-t-elle, rougissant de honte.

—Je sais tout, répondit-il, et il lui conta rapidement son aventure du Four-aux-Moines, la conversation du verrier et le message dont il avait voulu le charger.—Elle l'écoutait, appuyée contre un meuble, ses grands yeux sombres s'emplissaient de larmes à mesure qu'il parlait; à la fin, accablée sous le poids de toutes ces émotions, elle s'assit et plongea sa figure dans ses mains sans proférer un mot.

—Oui, reprit Gérard, c'est de sa bouche que j'ai appris que vous n'étiez plus libre… Et quand tout m'a été révélé, je ne vous ai que plus admirée et plus fortement aimée…

—Puisque vous savez qui je suis, quittez-moi… Je vous en supplie!…
Vous le voyez, je n'ai pas même la force de vous répondre…

—Oui, je le vois, répliqua-t-il d'un air navré, je suis maladroit… Ma main appuie douloureusement sur la plaie qu'elle voudrait guérir.

Elle secoua la tête:—Il y a des blessures qu'on ne guérit jamais.

—Pourquoi vous défiez-vous de moi? s'écria Gérard en se rapprochant d'elle d'un air suppliant; le hasard, en me rendant le confident involontaire de votre secret, m'a presque donné le droit de m'associer à vos chagrins… Me prenez-vous pour un de ces adorateurs vulgaires, qui ne savent prodiguer à une femme que leurs inutiles soupirs et leurs attentions compromettantes?

—Je ne vous fais pas cette injure; je sais que vous avez une âme généreuse, mais…

—Mettez-la à l'épreuve… Mon affection sera dévouée sans être importune. Je serai l'ami inconnu qui ne se montre qu'aux heures difficiles, prend sa part du fardeau et disparaît ensuite. Appuyez-vous sur moi; ma pensée et mon énergie sont à vous…

Elle se sentait si meurtrie, si abandonnée et si lasse, qu'elle oublia un moment la réalité pour écouter ces paroles sincèrement émues et ce cri d'adoration passionnée. Spontanément elle lui tendit la main, puis revenant brusquement à elle:—Je ne puis accepter, dit-elle d'une voix doucement frémissante, merci…

Leurs regards se rencontrèrent pour la première fois; il s'agenouilla à ses pieds et baisa pieusement sa main, qu'il avait gardée dans la sienne… Le silence régnait en maître dans le vieux salon. Leurs yeux seuls parlaient. Dans la pénombre, les bruns regards du jeune homme s'enfonçaient dans les sombres prunelles de Véronique, et dans cet échange passionné, dans ces rayonnements d'âme, il y avait un poème plus enivrant que le dialogue du cantique des cantiques. Les paroles humaines sont trop pauvres et trop limitées pour traduire cette poésie des yeux, cette idéale conversation des regards amoureux. L'obscurité commençante, l'odeur des chèvrefeuilles de la terrasse, la moite pression des mains contre les mains achevaient de faire perdre aux deux jeunes gens le sentiment du monde extérieur et de la vie réelle.—Pourquoi ne voulez-vous pas de mon amour? osa enfin murmurer Gérard.

Véronique tressaillit, et toute frissonnante, recula jusqu'auprès de la fenêtre; mais déjà Gérard l'y avait suivie…

—Ah! dit-elle éperdue, partez, je le veux!

—Véronique, s'écria-t-il en lui ressaisissant les mains, vous m'aimez!

Elle essaya de protester et de dégager ses doigts prisonniers.

—Ne niez pas, poursuivit-il, vos mains, vos regards me l'ont dit…
Vous m'aimez?

—Eh bien, oui, répondit-elle d'une voix entrecoupée, mais il eût mieux valu vous le laisser ignorer, car je ne puis vous appartenir… Adieu!

—Adieu? reprit-il transporté, non, je ne veux plus vous quitter… Je ne le dois pas. C'est à moi de vous défendre contre ce verrier qui a sur vous je ne sais quels projets sinistres. Je ne partirai d'ici qu'avec vous… Nous nous en irons bien loin, à l'étranger, vivre libres et oubliés.

—Et votre mère?

—Ma mère nous aimera et nous pardonnera… Si vous le voulez, nous pouvons dès demain être loin d'ici tous deux… Dites oui, ou je meurs à vos pieds.

Il l'entourait de ses bras et elle se sentait plier sous cette étreinte. Elle fit un suprême effort.—Gérard! s'écria-t-elle d'une voix suppliante, soyez bon, mes idées se confondent, laissez-moi au moins la force de penser… Elle dénoua les deux mains serrées autour de sa taille, charma le jeune homme d'un regard et le conduisit jusqu'à la porte du jardin:—Laissez-moi réfléchir à tout cela jusqu'à demain!

—Soit, répliqua-t-il à demi subjugué par ce long regard, pensez-y ce soir, mais promettez-moi que demain…

—Je vous aime! dit-elle avec un délicieux élan de tendresse.

—A demain! répéta-t-il, enivré et cédant à ce dernier mot d'amour.

Il était déjà sur la terrasse et lui tenait encore la main, elle la retira, et fermant sur lui la porte-fenêtre dont elle tourna vivement la clé, elle alla tomber épuisée dans un fauteuil.

De confus sentiments de tendresse, de honte et d'angoisse l'agitaient à la fois.—Ah! comme sa mère avait raison! pensait-elle, je l'aime plus que jamais…—Elle se reconnaissait vaincue et entraînée; elle sentait qu'un jour de plus et elle serait perdue.—Il faut que je parte, se dit-elle en se levant brusquement, non pas demain… Ce soir!… Mais où aller, où tromper un refuge assuré contre lui, contre moi-même? Misérable situation que la mienne! Rien ne me protège contre les tentations et les défaillances: ni l'isolement, ni la fuite même… Une femme séparée de son mari!… Le gibier du diable, comme disait cet huissier…—Et tout à coup sa pensée se reporta vers la proposition que lui avait faite Cornefer.—Assurément, il y avait pour elle, là-bas, dans cette verrerie du Four-aux-Moines, un asile devant lequel l'amour le plus passionné s'arrêterait et reculerait… Cette seule idée la faisait frissonner d'horreur et de dégoût.

—Et pourquoi pas là? reprit-elle avec désespoir, je veux être guérie, et je recule devant les remèdes violents… Je suis lâche. Qu'importe l'endroit, pourvu que Gérard ne puisse m'y rejoindre!

Elle sonna la domestique et lui donna l'ordre de se rendre à l'auberge indiquée par l'huissier, de demander Cornefer et de le ramener. Tandis que la servante s'acquittait de ce message, elle monta dans sa chambre, fit rapidement ses préparatifs de départ, écrivit une courte lettre pour informer M. Obligitte de sa résolution et redescendit au salon où l'huissier l'attendait déjà.

—J'ai réfléchi à notre entretien de tantôt, monsieur, lui dit-elle d'une voix brève… Vous avez raison et je suis prête à vous suivre… Il y a, à l'extrémité du jardin, un sentier qui longe les prés, allez m'y attendre. Dans un quart, d'heure nous partirons pour le Four-aux-Moines.

—Eh quoi? s'écria Cornefer ébahi du brusque succès de sa mission, ce soir?… à pied?… Mais il y a trois lieues d'ici à la verrerie.

—Je suis bonne marcheuse, répliqua Véronique, j'irai au Four-aux-Moines ce soir—ou jamais… Puis-je compter sur vous?

L'huissier s'inclina et disparut pour régler en toute hâte son compte à l'auberge.—Un quart d'heure après, à la nuit tombante, Véronique et lui prenaient la route forestière qui mène à La Chalade.

VI

Véronique et son compagnon suivaient silencieusement le chemin qui monte vers les bois. La jeune femme marchait avec une hâte fiévreuse; elle aurait voulu mettre entre elle et Saint-Gengoult des milliers de lieues… Elle ne ralentit le pas qu'en atteignant la lisière de la forêt.—La route s'y enfonçait brusquement comme sous des voûtes d'une voie souterraine. Les cimes touffues des grands arbres interceptaient la vue du ciel et l'obscurité était profonde.—Voilà l'image de l'avenir qui m'attend, pensa Véronique en s'arrêtant pour reprendre son souffle et pour accoutumer ses yeux aux ténèbres.—Instinctivement elle se retourna vers l'entrée du bois, et vit blanchir, dans le cintre formé par les branches, le ciel scintillant et lointain. Cette baie lumineuse s'ouvrait sur sa vie passée. Malgré des épreuves pénibles, ce passé avait eu quelques heures sereines. Maintenant toutes les lumières étaient éteintes, et l'avenir plongeait dans des ténèbres pleines d'effroi. A mesure que le bois s'épaississait, Véronique sentait dans son cœur des mouvements d'irritation et de révolte.—Qu'avait-elle fait à la vie pour en être ainsi maltraitée? Qu'était-ce que ce devoir auquel elle sacrifiait son amour?… Où était écrite cette loi tyrannique?… Ce n'était pas dans le ciel où les oiseaux s'envolaient au gré de leur caprice, ni sur la terre où les fleurs célébraient par milliers la fête de leurs libres amours… Quoi, ces plantes qu'effleurait sa robe s'épanouissaient librement; ce ruisseau qu'elle côtoyait épanchait son eau sans contrainte; elle seule ne pouvait suivre la pente de son cœur!…

Alors, avec un emportement désespéré, elle gravissait la montée obscure, au risque de se blesser aux souches d'arbre ou de dévaler au fond du ravin. L'huissier Cornefer s'essoufflait et s'étonnait de l'intrépidité de cette petite femme d'apparence si frêle. Il épongeait son front et était près de demander grâce. L'air était encore brûlant des chaleurs de la journée, pas un souffle n'agitait les feuilles; parfois seulement un geai, réveillé en sursaut, s'enfuyait en poussant une plainte aiguë, et ce bruit inattendu surexcitant les nerfs de Véronique aiguillonnait sa douleur et précipitait sa marche. Le chemin se rétrécissait à mesure que le versant devenait plus abrupt; bientôt ce ne fut plus qu'un sentier de chèvres, coupant en zigzag le flanc sablonneux de la colline. En même temps le bois s'était éclairci, et on voyait le ciel à travers le maigre feuillage des pins et des bouleaux. Le ravin redressait presque à pic ses talus grisâtres, revêtus de bruyère. Au-dessous, la gorge étendait sa noire profondeur, du fond de laquelle montait comme une flûte plaintive la faible voix du ruisseau. Véronique, tantôt s'appuyant au tronc pâle d'un bouleau, tantôt s'accrochant aux touffes de genêt, continuait à gravir les degrés escarpés, taillés dans le sable par les mulets des brioleurs. Tout à coup son pied glissa et elle n'eut que le temps de se cramponner à un arbuste. Elle abaissa ses regards et vit au-dessous d'elle l'ombre béante; sa tête tournait, le ravin l'attirait.—Mourons ici, pensa-t-elle, puisque je ne puis vivre avec lui!.. Et elle ferma les yeux…

—Eh bien! s'écria l'huissier en lui saisissant vigoureusement le bras, qu'avez-vous donc, ma petite dame? Prenez garde! il ne s'agit pas de perdre pied ici!… Et la soutenant de l'épaule, il l'amena haletante au sommet du plateau où bifurquaient en étoile cinq routes forestières aux ornières profondes.—Au centre, une vieille croix se dressait sur des assises de grès.—Nous voici à la Pierre croisée dit Cornefer, reposons-nous-y un brin pour souffler…

Véronique s'assit sur les degrés et promena ses regards inquiets sur la vaste étendue boisée. Une clarté rouge, pareille à l'ouverture d'une fournaise, illuminait le fond d'une des routes forestières; peu à peu la clarté se dégagea des arbres, et la jeune femme reconnut le disque échancré de la lune qui se levait. L'astre monta lentement au-dessus des futaies et baigna les chemins d'une lumière paisible. Ils se remirent en marche et gagnèrent bientôt un second carrefour au centre duquel se dressait un poteau indicateur avec cette inscription, visible au clair de lune: Verrerie du Four-aux-Moines.

Véronique frissonna.—Je ne sais dans quelle humeur nous allons trouver M. du Tremble, dit l'huissier; on a saisi ce matin le matériel et les meubles de la verrerie, et de plus il a son rhumatisme… Mais j'espère que la joie de vous revoir adoucira un peu son irritation…

Ils marchèrent encore quelque temps en silence, puis, comme ils atteignaient la lisière du bois, Véronique vit soudain se dresser les bâtiments en ruine du Four-aux-Moines.

—Nous voici arrivés, reprit Cornefer, et ils entrèrent dans la cour, dont le portail cintré était ouvert à tous venants.

Le Four-aux-Moines avait l'aspect des habitations que l'activité humaine a délaissées. Le sol de la cour était couvert d'orties et de grands chardons, à travers lesquels un petit sentier avait été frayé. Le chaume des toits pendait le long des murs crevassés, et sur les hangars effondrés les ronces avaient entrelacé leurs branches.—Attendez-moi un moment ici, murmura Cornefer, je vais le prévenir de votre arrivée…

Il la laissa sur le seuil désolé de cette lugubre demeure. Son cœur battait violemment dans sa poitrine, et elle faisait de vains efforts pour surmonter la répugnance que lui causait la seule idée de se retrouver face à face avec le verrier. Elle essayait de se tromper elle-même et d'entraîner son esprit vers d'héroïques pensées de sacrifice. Dans le singulier état d'âme où elle se trouvait, c'était dans son amour même pour Gérard qu'elle puisait la force de vaincre ses dégoûts.—Je l'aime, se disait-elle, cet amour sans lendemain sera la fête éternelle de mon cœur, et si j'ai en moi les joies du paradis, que m'importent les vulgaires ennuis au milieu desquels s'usera ma vie!—Elle était arrivée à ce degré d'exaltation où les dévouements absolus semblent naturels et faciles. La passion a de ces élans qui rompent les attaches matérielles de l'esprit et l'emportent vers les hautes cimes de l'idée pure; mais l'idéale volée est courte, la pesanteur humaine reprend ses droits, l'esprit retombe et se réveille de son rêve aux frémissements de la chaîne qui le tire vers la terre…

—Venez, lui dit l'huissier en reparaissant sur le seuil; il est couché et il souffre le martyre, mais il veut vous voir tout de suite.—Elle se laissa guider dans l'obscurité vers la chambre délabrée qu'éclairait un lumignon fumeux, et où M. du Tremble gisait sur son lit. Il était en proie à un accès de rhumatisme goutteux, et comme il ne savait pas supporter la douleur, il geignait comme un enfant et jurait affreusement.

A peine leurs regards se furent-ils rencontrés que Véronique, effrayée par cette figure amaigrie et crispée, se recula instinctivement.

—Oui, murmura le verrier d'une voix plaintive, c'est moi… Voilà où j'en suis!… Est-ce ainsi que nous devions nous revoir?… Ah! que je souffre!… Ayez pitié de moi, Véronique, ne me laissez pas mourir ici comme un chien enragé…

Elle se sentit remuée par un mouvement de compassion, et se tournant vers Cornefer, qui s'apprêtait à partir, elle le pria de passer à La Chalade et d'envoyer un médecin au Four-aux-Moines, dès que le jour serait levé. Il le lui promit et se retira. Bernard et sa femme restèrent seuls, face à face, dans la misérable petite chambre où couchait le verrier. La jeune femme, se sentant brisée, s'était assise sur une chaise boiteuse; du Tremble la surveillait d'un air curieux et inquiet. Un moment leurs regards se rencontrèrent, et elle baissa la tête.

—Je vous fais horreur, dit-il d'une voix gémissante, et vous regrettez d'être venue!…

Elle remuait les lèvres pour parler, mais il ne lui en laissa pas le temps:

—Non, non, ajouta-t-il avec un geste nerveux, ne me répondez pas encore; écoutez-moi un moment… Je sens que je vous fais horreur; je suis un misérable, et vous avez raison de m'en vouloir.

—Je ne vous en veux pas, répondit Véronique, envisageant avec terreur ce commencement d'explication.

—Si fait! poursuivit-il en s'animant, vous devez me garder rancune, vous ne pouvez pas oublier mes torts… Je ne me suis pas conduit comme un gentilhomme; je reconnais mes fautes… Mais, s'écria-t-il, il y a une pitié au monde, et on ne peut pourtant pas me laisser mourir seul comme une bête fauve au fond d'un bois… Le devoir est une belle chose, mais la charité vaut mieux encore… Il ne m'a manqué qu'un peu de charité pour sortir de l'ornière… Si au lieu de me fuir comme un lépreux, on avait eu la compassion de me tendre la main, qui sait ce que j'aurais pu devenir… Oui, à Bronnenthal, j'étais tombé bien bas, mais avec un mot de pitié, vous auriez pu me relever, Véronique, et vous n'avez pas voulu… Ah! la fièvre me brûle, dit-il en s'interrompant, donnez-moi à boire!…

Elle lui présenta un verre d'eau, et tandis qu'il buvait, elle songeait à ce qu'il venait de dire… Ces lamentations la troublaient. Elle s'était déjà parfois reproché toutes les choses qu'il venait d'insinuer, et elle s'accusait d'être responsable des malheurs et des fautes de Bernard. Elle fut émue, et le laissa voir en essuyant une larme.

L'œil inquisiteur de M. du Tremble avait déjà saisi cette trace d'émotion; il dévora du regard cette larme furtive, et avec une emphase exaltée, il reprit:—Oui, je suis descendu bien bas, et pourtant je pourrais encore remonter bien haut, si vous vouliez m'y aider;… mais vous ne le voudrez pas, vous me laisserez avec ma honte, mon mal et ma ruine… Vous aurez raison, je ne vaux plus la peine qu'on s'intéresse à moi!

Elle releva fièrement la tête, et le regardant en face, elle dit d'une voix ferme:—Je resterai ici.

—Vous, vous?…—Les yeux du verrier s'allumèrent. Sa voix âpre s'adoucit et prit des tons de câlinerie et d'humilité:—Ce serait trop! continua-t-il, ce serait plus de bonheur que je n'en mérite!… Non, non, vous ne savez pas à quoi vous vous engagez; il faut plus que de la patience et de la pitié, il faut du dévouement pour partager cette misère.

—J'en aurai, dit-elle énergiquement.

Il ferma les yeux, étendit sa tête sur le traversin, et un sourire sceptique courut sur ses lèvres.—Vous me dites toutes ces choses pour me calmer, reprit-il; mais après quelques jours, vous serez à bout de forces, et vous me laisserez.

—Je resterai, répéta-t-elle.

—Oseriez-vous le jurer?…

Elle le regarda avec une fierté dédaigneuse…

—Je n'ai pas de serment à vous faire, répliqua-t-elle, tant que vous aurez besoin de moi, je resterai près de vous.

—Et après?…

—Après?… murmura-t-elle avec une expression navrante, et elle demeura pensive.—Oui, songeait-elle, c'est ici que je veux river ma vie; si là-bas j'ai été près de succomber, c'est ici que je trouverai des forces pour ne plus commettre la même faute.

Et ce serment qu'elle avait refusé au verrier, elle se le fit solennellement à elle-même…

En la voyant silencieuse, Bernard crut qu'elle hésitait et craignit d'avoir été trop loin:—Merci! dit-il, et fermant de nouveau les yeux, il annonça qu'il voulait essayer de dormir. Véronique se leva doucement et alla s'asseoir dans la pièce voisine.

Quand elle contempla cette grande salle grise et froide, il lui sembla qu'elle entrait dans une tombe.—Et pourtant, au dehors, tout était joyeux et vivant; le soleil venait de se lever au-dessus des bois; le ruisseau bondissait légèrement sur les pierres. Dans les champs, les alouettes s'envolaient en gazouillant. Véronique, enfoncée dans le vieux fauteuil du verrier, songeait au réveil de Gérard et aux émotions qui l'attendaient. Elle se peignait son agitation et son désespoir lorsqu'il découvrirait la vérité. Puis son corps cédant à la fatigue, elle s'assoupit et se mit à rêver.—Elle se vit transportée sur le seuil de la maison Obligitte; près des tilleuls de la place Verte piaffaient deux chevaux harnachés pour un long voyage, et Gérard les tenait par la bride. Il lui tendait la main, et sans parler, tous deux montaient en selle… Les chevaux caracolaient, puis tout à coup celui de Véronique l'emportait au galop dans la campagne, et elle apercevait, bien loin sur une hauteur, Gérard qui lui faisait des signes désespérés…

A travers son sommeil, elle distingua un bruit de pas et rouvrit les yeux à demi.

—C'est le médecin, dit une voix rude.—Et elle s'éveilla tout à fait.

VII

Quinze jours après l'arrivée de Véronique, le Four-aux-Moines avait déjà changé d'aspect. La maison fut nettoyée, blanchie et garnie du mobilier indispensable; la chambre de Bernard eut des rideaux et un bon fauteuil, et, du fond de son lit refait à neuf, le verrier put voir chaque matin une claire flambée luire dans la cuisine, tandis que sa femme, active et silencieuse, vaquait au ménage et préparait le déjeuner.—Véronique avait choisi pour sa chambre une petite cellule située au-dessus de la salle basse. Elle en avait fait son lieu de refuge, et, le soir, dès que le verrier dormait, elle s'y enfermait pour se recueillir et travailler. La fenêtre à treillis de plomb donnait sur les bois. Elle s'y penchait un moment et laissait sa pensée aller à la dérive, tandis que le vent murmurait dans les grandes feuillées. Cette chanson du vent dans les arbres ne disait rien de joyeux ni de consolant. C'était tantôt la complainte des souvenirs à jamais ensevelis, et tantôt la dure voix de la réalité parlant d'une lutte sans fin et d'un morne avenir. Mais Véronique sentait bien vite tout ce que cette mélancolie avait d'affaiblissant; elle fermait brusquement la fenêtre, allumait sa lampe et brodait parfois jusqu'à minuit, tandis que la voix du ruisseau, grossie par le contraste du silence environnant, montait jusqu'à elle, bruyante et grondeuse… Vers minuit, la lampe jetait une lueur plus faible, les yeux rougis de Véronique étaient pleins de picotements, et elle se couchait en rêvant à Gérard.

Dès les premiers jours de son installation au Four-aux-Moines, elle avait écrit à son oncle pour lui apprendre sa résolution bien arrêtée et le prier de lui faire parvenir les arrérages de son modique revenu. La réponse ne se fit pas trop attendre. Elle arriva un matin que la jeune femme assistait au déjeuner de M. du Tremble. La lettre était écrite par madame Obligitte, dans ce style acide et blessant qui est propre aux dévotes en colère. Véronique la parcourut rapidement, sentit les larmes lui monter aux yeux et la posa sur la table.

—Peut-on voir? demanda le verrier, qui avait déjà la lettre entre les doigts.—Elle fit un léger signe, et du Tremble commença à lire haut, en s'interrompant de temps à autre, comme pour peser la valeur de chaque mot.

Madame Obligitte débutait en se plaignant du procédé de sa nièce, qui avait choisi «pour un semblable esclandre» le moment où la maison était confiée à sa garde. Assurément Véronique avait le droit de se réunir à son mari «qu'elle n'aurait jamais dû quitter»; seulement madame Obligitte déplorait que sa parente eût fait preuve de si peu de délicatesse en pareille occasion. «Enfin il fallait s'attendre à ne trouver partout que de l'ingratitude, et sur cette terre rien n'était plus commun que l'égoïsme.» M. Obligitte ferait parvenir au Four-aux-Moines le prorata de la somme de mille cinq cents francs, formant le revenu de la dot… Madame Obligitte terminait en faisant des vœux pour que «cette aventure réussît mieux que les précédentes» et pour que Véronique s'efforçât de rester dans son ménage, car, après ce qui s'était passé, «elle ne devait plus compter sur la maison de son oncle, au cas d'un nouveau scandale.»

Le verrier relut deux fois cette dernière phrase, et une lueur de satisfaction passa dans ses yeux. Son regard triomphant avait l'air de dire à Véronique:—Vous voyez comme vos parents vous traitent, et vous voilà maintenant à ma discrétion.

—Une aimable femme, votre tante! fit-il avec un rire ironique, elle a une façon tout originale de plaider ma cause… Suivrez-vous ses conseils?

—Mes intentions n'ont point changé, répondit la jeune femme, je demeurerai ici tant que j'y serai utile.

—Et où iriez-vous, je vous prie, puisque votre oncle vous refuse un asile?

Elle le regarda en face d'un air qui indiquait la ferme résolution d'en rester là, puis détourna la tête.

Il fronça les sourcils, se mordit les lèvres, puis d'un ton plus acerbe:

—Pardon, dit-il, je suis un sot, j'oublie toujours que vos affaires ne me regardent point.

Il lui tourna le dos et se rejeta dans son fauteuil avec le geste dépité d'un enfant à qui on refuse un joujou.

Pendant toute sa maladie, Bernard du Tremble s'était montré charmant. On eût pu croire que la généreuse démarche de sa femme avait subitement transformé son caractère, et qu'à la suite de cette crise heureuse, le vieil homme avait disparu pour faire place à un du Tremble tout neuf, plein de belles intentions. Il avait dépouillé ses habitudes grossières ou cyniques pour laisser reparaître le gentilhomme souple, insinuant et disert que Véronique avait jadis connu à Bronnenthal. Sa parole avait retrouvé ses inflexions les plus caressantes, et quand il remerciait Véronique, c'était avec des larmes dans la voix. Parfois même sa reconnaissance prenait des formes si tendres et se manifestait par de si vives démonstrations, que la jeune femme embarrassée se dérobait au plus vite à cette effusion qui lui répugnait. Il faisait de grands projets de travail. A l'entendre, l'oisiveté lui pesait et il avait hâte de remettre la verrerie en activité.—Patience! disait-il, j'étonnerai bien du monde; il s'agit de tout autre chose que de souffler de misérables fioles, je reprendrai mes expériences sur le verre mousseline et on verra merveilles!—En attendant, il faisait ses quatre repas, buvait gaiement un vin de Bordeaux que Véronique se procurait à grand'peine, et le soir, mis en bonne humeur par une facile digestion, il ne tarissait pas sur les qualités de «sa vaillante femme», se déclarant prêt à tout pour lui prouver sa gratitude.

A partir du jour où il connut la lettre de madame Obligitte, ses manières commencèrent à s'altérer; une nuance d'aigreur se mêla au miel de ses paroles, et sous ses caresses félines la griffe se fit légèrement sentir. La résignation qu'il avait montrée se mélangea d'accès d'irritabilité nerveuse, et les paroles cruelles alternèrent avec les mots aimables. Il ne parlait plus si souvent de ses travaux, mais il faisait fréquemment dans les bois environnants de longues promenades mystérieuses, d'où il revenait plus sombre et plus hargneux qu'au départ. Ses instincts mauvais reparaissaient comme ces essaims de mouches malfaisantes qui se dispersent à la première alerte et se reforment plus nombreux au premier calme. Un soir que le souper avait été maigre et que Véronique insistait pour que du Tremble se remît au travail:—Vous avez parbleu raison, dit-il en frappant du poing sur la table, il faut battre monnaie… Mon idée grandit, patience! tout ira bien. En attendant, il s'agit de garnir votre garde-manger… Je m'en charge!

Et comme elle semblait désireuse de connaître la façon dont il s'y prendrait:

—J'ai bon pied, bon œil, reprit-il, et j'en remontrerais au plus fin braconnier… Pouvez-vous vous me prêter un louis ou deux pour acheter des engins de chasse?… Je réponds que le gibier ne vous fera pas faute!

La figure de Véronique prit une expression de découragement; elle lui livra sa bourse, où il puisa sans vergogne, puis la lui remettant, il lui saisit la main et la baisa longuement:—Merci, dit-il, vous êtes aussi bonne que belle, et vous êtes admirablement belle, le savez-vous?

Il ne lui lâchait plus la main. Véronique la retira brusquement et se dirigea vers l'escalier de sa chambre.—Vous partez déjà? s'écria le verrier déconcerté.—Elle répondit qu'elle était souffrante et disparut.

Quand elle fut seule, elle fit un geste de dégoût et plongea dans l'eau la main où les lèvres de du Tremble s'étaient posées. Ce baiser lui semblait une profanation. Elle se coucha et s'endormit d'un sommeil fiévreux. Au bout d'une heure, un bruit étrange la réveilla en sursaut. C'était comme le glissement d'un pas furtif montant avec précaution l'escalier de la cellule.—Elle fut prise d'un horrible battement de cœur.—Les pas s'arrêtèrent sur le palier; elle entendit un tâtonnement de doigts contre la serrure et l'effort d'une main essayant d'ouvrir la porte, heureusement verrouillée à l'intérieur.

—Qui est là? dit-elle d'une voix stridente.

Personne ne répondit. Les doigts cessèrent d'agiter l'olive de la porte; le glissement de pieds recommença plus timide et décroissant peu à peu, puis la maison retomba dans le silence..

Dès l'aube, Bernard du Tremble partit pour Saint-Gengoult afin d'y acheter ses munitions de chasse. Ce voyage avait encore un autre but. Bernard était impatient de savoir ce qu'on pensait là-bas de Véronique. Incapable de se sacrifier lui-même, il ne croyait pas au dévouement des autres, et attribuait la conduite de sa femme à un intérêt dont il ne démêlait pas bien les motifs. La fuite de Véronique, sa résignation, les termes blessants de la lettre de sa tante, tout cela lui semblait plein d'obscures équivoques. Dès qu'il fut arrivé à Saint-Gengoult, il se rendit dans un café, se mêla aux propos des habitués et amena habilement la conversation sur la famille Obligitte. Il fut bien vite au courant des commérages. La rupture du mariage d'Adeline et le brusque départ de Véronique avaient mis en ébullition les cerveaux des curieux, et dans leurs bavardages le nom de la jeune femme, uni à celui de Gérard La Faucherie, frappa plus d'une fois les oreilles du verrier…

Gérard, au lendemain même de sa dernière entrevue avec celle qu'il aimait, avait appris l'étrange disparition de Véronique. Il avait d'abord cru à un mensonge ou à quelque mot d'ordre; mais la nouvelle s'étant sérieusement confirmée, il était tombé dans un sombre abattement. Il se perdait en conjectures, en projets insensés, et toujours il venait se heurter contre l'inconnu et l'inexplicable. Parfois, irrité de son inaction, il s'élançait dans la forêt et se fatiguait à de vaines recherches à travers les gorges les plus ignorées. Puis il revenait au logis les pieds meurtris, le cœur désespéré, pâle, fiévreux, dans un état à faire pitié.—Ainsi se passèrent deux semaines. Madame La Faucherie, qui assistait chaque jour à ces poignants et silencieux désespoirs, n'avait pu encore se résoudre à faire connaître à Gérard la courageuse action de Véronique, dont M. de Vendières lui avait conté tous les détails; mais quand elle vit que les jours se succédaient sans diminuer l'agitation de son fils, elle se décida à lui révéler ce dénouement inattendu. Seulement l'égoïsme maternel triompha de sa sincérité accoutumée, et laissant ignorer à Gérard sa visite à Véronique, la pression morale qu'elle avait exercée et le sacrifice qu'elle avait obtenu, elle réduisit la démarche désespérée de la jeune femme aux dimensions mesquines d'une vulgaire aventure de ménage.—Si elle t'avait vraiment aimé, dit-elle à Gérard, aurait-elle quitté la maison de sa tante pour aller vivre avec un mari tel que M. du Tremble?

Le jeune homme pâlit affreusement:—C'est une calomnie! s'écria-t-il.—Sa mère, décidée à cautériser la plaie avec un fer rouge, poursuivit impitoyablement:—Les gens qui m'ont appris cette aventure ont vu madame Véronique au Four-aux-Moines…

Gérard regarda fixement madame La Faucherie, et un douloureux soupçon lui traversa l'esprit:—Ma mère, demanda-t-il, quand madame Véronique a quitté Saint-Gengoult, connaissiez-vous sa résolution?

—Je la connaissais, répondit-elle laconiquement.

—Et maintenant, poursuivit-il, pourriez-vous me jurer que vous n'avez rien fait pour amener ce départ?

Madame La Faucherie chercha d'abord à nier, mais pressée de questions et incapable de mentir longtemps, elle finit par tout avouer:—Ce que j'ai fait, murmura-t-elle d'une voix troublée, je l'ai fait pour ton bien… Je croyais sage de brusquer le dénouement d'une semblable folie.

—Ah! ma mère, dit Gérard, puissiez-vous n'avoir pas causé plus de mal avec votre sagesse que moi avec ma folie!…

Le lendemain, il partit en forêt, et deux heures après, il rôdait aux environs du Four-aux-Moines. Il errait comme une âme en peine autour de la verrerie, quand il entendit les grelots d'un convoi de brioleurs, et vit déboucher dans le chemin creux Cadet Brûlant, perché à chevauchons sur le premier mulet de la bande.

—Alliez-vous à la verrerie, monsieur Gérard, lui cria le brioleur… L'oiseau est déjà déniché… J'en sors, et j'ai appris que ce satané verrier est parti pour Saint-Gengoult dès le fin matin… Mais c'est égal, je ne suis pas fâché d'y être passé, j'y ai vu du nouveau…

Et il conta à Gérard qu'il avait été reçu par Véronique.—Saviez-vous qu'il était marié? continua-t-il; où diable ce païen de du Tremble a-t-il eu la chance de trouver un aussi joli brin de femme? Je vais porter la nouvelle à mes amis les charbonniers? Venez-vous avec moi jusqu'au Grand-Etang?

Mais Gérard avait d'autres projets en tête; il avait préparé d'avance une lettre informant Véronique de sa présence aux environs du Four-aux-Moines, et la suppliant de lui accorder un moment d'entretien. Il descendit à La Chalade afin d'y trouver un gamin disposé à porter son message, et laissa le convoi grimper lentement le sentier en zigzag qui monte dans la direction de la Louvière.

La vente du charbonnier Joël Dutertre était établie dans la coupe de la Louvière, non loin du Grand-Etang. Les huit fourneaux à charbon s'élevaient à la file sur le versant récemment exploité, d'où l'on apercevait, à travers les baliveaux, l'étang au fond de la gorge, avec sa ceinture de prés et d'oseraies. La fabrication du charbon touchait à sa fin; un seul fourneau fumait encore; la place des autres n'était plus marquée que par des amas de frasil noirâtre; la hutte était à demi effondrée, et sur le bord de la route, les mulets, chargés du modeste mobilier de la famille, secouaient mélancoliquement leurs grelots, tandis que la fille et la femme du charbonnier préparaient la soupe de midi à un feu de broussailles, et que les apprentis nouaient les derniers sacs de charbon, Joël Dutertre était assis près du fourneau encore allumé.—Le métier de charbonnier exige une attention soutenue et de longues veilles inquiètes; aussi à cette besogne les caractères les plus gais tournent facilement à la mélancolie, les tempéraments les plus flegmatiques deviennent nerveux et irritables. Le charbonnier est presque toujours grave, méditatif et taciturne.

Tel était Joël, et cette sombre disposition semblait encore aggravée ce jour-là… Le vieux Joël regardait alternativement d'un air morose sa femme, occupée à tremper la soupe, et sa fille Brunille, belle et sauvage créature, hâlée par la vie au grand air, et à demi décoiffée par le vent. Le charbonnier Dutertre était un homme dur, âpre au travail et âpre au gain. Toute sa vie, il avait peiné pour amasser quelques sous, et cet argent si difficilement gagné avait été prêté à Bernard du Tremble, dont la langue dorée avait embobeliné Joël. Le verrier avait promis des merveilles, mais depuis six mois ses belles promesses n'avaient encore donné que de la fumée. Du fond de sa solitude, le charbonnier apprenait de temps à autre que la verrerie chômait, et la veille il avait chargé Brûlant de passer au Four-aux-Moines pour savoir au vrai ce qu'il en était. Aussi, quand il entendit les sonnailles des mulets, Joël se leva brusquement, et accourut vers le brioleur.

—Bonjour à la compagnie! cria le bonhomme en sautant à terre, voilà une bonne odeur de soupe qui donnerait la fringale à un malade; je l'ai flairée d'une demi-lieue.

—Quelles nouvelles? demanda laconiquement Joël.

—Des nouvelles! fit Brûlant en se grattant la tête, j'en apporte plein mon sac; seulement, dame, j'aurais autant aimé ne vous les dire qu'après la soupe, car les mauvaises nouvelles coupent l'appétit.

En entendant ces mots la fille du charbonnier, Brunille, releva la tête, et ses grands yeux noirs scrutèrent avidement la physionomie du brioleur.—Va toujours! dit Joël.

—Eh bien, continua le brioleur, sachez d'abord que M. du Tremble nous a tous bernés comme des enfants… Il y a un mois qu'on n'a soufflé un gobelet d'un sou au Four-aux-Moines.

—Je le savais, murmura le charbonnier, mais il nous a promis de se remettre à travailler.

Brûlant fit entendre son sifflement familier.—Lui? il ne sait faire travailler que ses mâchoires!… C'est un galant qui aime deux choses: bonne chère et besogne faite… Savez-vous qu'il y a quinze jours un huissier a saisi le matériel de l'usine?

Le charbonnier frappa du pied avec colère:—Une saisie? s'écria-t-il, il avait donc emprunté ailleurs?… Il n'a pas eu honte de livrer notre seul gage! Et moi qui l'ai nourri et hébergé pendant des semaines, c'est moi qu'il choisit pour sa dupe, c'est à mes enfants qu'il prend le dernier croûton de leur pain!… Misérable!

—Calmez-vous, Joël! reprit Brûlant, tout n'est peut être pas encore perdu, ce renard de verrier a plus d'un tour dans son sac.—Il paraît qu'il est marié, et que sa femme a de quoi désintéresser les créanciers…

—Marié! murmura Joël étonné, est-ce sûr?

Brunille s'était levée toute frémissante.—Marié! répéta-t-elle, c'est une menterie!

—Ah! par exemple, dit le brioleur, blessé de ce démenti, je viens de voir sa femme au Four-aux-Moines, et je lui ai parlé…

Il y eut un moment de profond silence, puis tout à coup Brunille éclata en sanglots et se laissa tomber contre un tronc d'arbre.—Ah! le brigand!… il m'a trompée! s'écria-t-elle en croisant ses mains sur sa figure bouleversée.

Joël la regarda d'un air soupçonneux, changea de contenance et marcha droit vers elle.—Eh bien, grommela-t-il, pourquoi pleures-tu, toi?

Et comme le désespoir de la jeune fille éclatait plus fort, il la saisit par le bras et l'entraîna à l'écart.

Il la questionnait à voix basse; on ne pouvait saisir de leur entretien que le bruit des sanglots qu'entrecoupaient les réponses de Brunille;—seulement on devinait aux regards étincelants et aux traits contractés du charbonnier, qu'il entendait de douloureuses confidences. Tout à coup il repoussa violemment sa fille.—Ah! misère, s'écria-t-il, il nous a tout pris et ne nous laisse que la honte…

Il s'élança vers la hutte et reparut son fusil à la main. La mère s'était levée ainsi que Brûlant et ils coururent vers lui.—Que personne ne bouge! cria Joël d'une voix menaçante, laissez-moi!

—Eh! Joël, pour Dieu, qu'avez-vous? demanda Brûlant effrayé, et où voulez-vous aller à cette heure?

—Au Four-aux-Moines! répondit le charbonnier en armant son fusil.

Brunille poussa un cri déchirant, et tout à coup, se redressant brusquement, elle s'enfuit échevelée à travers bois.

VIII

M. du Tremble revint de Saint-Gengoult dans l'après-midi, les poches pleines de nouvelles, les lèvres pleines de sarcasmes, heureux d'avoir trouvé un moyen de rabaisser la fierté de sa femme; agité en même temps par de sourdes colères et une jalouse rancune. Dès qu'il eut franchi la grand'porte de la verrerie, il s'avança sur la pointe des pieds jusqu'à la fenêtre de la salle basse, et avec toute sorte de cauteleuses précautions, il se mit à épier Véronique à travers les vitres. La jeune femme était assise près de la table, le dos tourné à la fenêtre, mais elle ne brodait pas. Elle tenait dans ses mains la lettre de Gérard et la relisait. A la fin, elle la posa sur la table et parut s'abandonner à de pénibles réflexions, la tête penchée en avant et le front dans les mains. M. du Tremble quitta son poste d'observation et entra brusquement. Elle tressaillit, fit un mouvement pour cacher la lettre dépliée, puis, honteuse elle-même de cette dissimulation, elle rougit et resta immobile.

—Je vous dérange? dit le verrier en lui lançant un regard aigu.—En même temps, ses lèvres frémissantes essayaient un sourire railleur, et ses yeux ne quittaient pas la lettre sur laquelle la main de la jeune femme était posée.

—Pas le moins du monde, répondit-elle d'une voix légèrement émue… Elle plia la lettre et la glissa dans sa ceinture, puis elle ajouta:—je vous attendais et votre dîner est prêt.

Il répéta de nouveau son diabolique sourire et s'assit dans son fauteuil. Les jambes étendues, se frottant les mains, il la regardait aller et venir avec une activité nerveuse. Il observait ses yeux pleins de larmes, et il éprouvait une maligne jouissance à redoubler l'embarras de Véronique par cette persistante contemplation. Quand le dîner fut servi, il remarqua l'absence d'un second couvert, et lui demanda pourquoi elle ne se mettait point à table. Elle répondit qu'elle n'avait pas faim, et dépliant sa broderie, elle se mit à travailler.

—Ouais! reprit-il ironiquement, auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles?

Elle fit un geste négatif.—On le croirait à voir votre mine défaite, continua-t-il en la regardant fixement; vos lèvres sont pâles et vos yeux gonflés comme si vous aviez pleuré. Vous vous ennuyez crânement au Four-aux-Moines… Hein?… Oh! n'en rougissez pas. La chose n'a rien d'étonnant et le logis n'est pas d'une gaieté folle. La compagnie d'un pauvre hère comme moi ne peut se comparer à celle des amis que vous receviez chez votre oncle?

—Que voulez-vous dire? balbutia Véronique en relevant la tête courageusement, dès qu'il eut risqué cette allusion qu'il accentuait encore de son ricanement sarcastique.

—Rien, répliqua-t-il, sinon que le Four-aux-Moines n'est pas un paradis et que, moi, je ne suis pas un ange.

Il lança un dernier éclat de rire et commença de manger. Il vidait son verre à petites gorgées, et ses yeux ne quittaient pas le profil pâle de sa femme, penchée sur sa broderie. Celle-ci, sans le voir, devinait la persistance de ce regard cynique qui se promenait sur toute sa personne, comme une chenille sur un beau fruit. Une angoisse douloureuse la possédait tout entière; ses doigts tremblaient; elle suspendit son travail, et, redoutant de laisser soupçonner son trouble, elle voulut rompre ce silence qui l'effrayait. Elle chercha une diversion, parla de la visite de Brûlant, des exigences des créanciers, avoua que sa bourse serait bientôt vide, et demanda à Bernard s'il ne songeait pas sérieusement à remettre la verrerie en activité.

M. du Tremble l'interrompit par un sifflement ironique:—Ah! ah! la verrerie!… Jolie ressource, ma foi! Croyez-vous bonnement que je n'aie qu'à dire à la porte de mes fourneaux: «Sésame, ouvre-toi!» pour y trouver des trésors? Avant de réaliser ma découverte, il faudrait manger beaucoup d'argent, et où en prendrais-je?

—Eh bien, répondit-elle, renoncez momentanément à votre idée, et entreprenez quelque chose de plus facile. L'essentiel est de sortir de l'impasse où vous êtes.

A ces derniers mots, il éclata:—Sortir de l'impasse! s'écria-t-il en frappant du poing sur la table, travailler!… Eh! en suis-je capable?… La solitude et la misère m'ont paralysé, je n'ai plus de cœur au ventre.—Il avala un plein verre de vin, et d'un ton plus animé:—Et cependant je dois sortir de l'impasse, comme vous dites agréablement, je le dois… Et je m'en tirerais peut-être si vous vouliez m'y aider.

Elle se tourna vers lui, et l'interrogeant à son tour avec ses grands yeux expressifs:—Que faudrait-il faire? demanda-t-elle.

Le verrier s'était levé.—Il faudrait, dit-il avec véhémence, être comme autrefois la chair de ma chair, ma compagne de tous les instants.

Elle frissonna involontairement, mais feignant de ne pas comprendre, elle reprit:—Depuis que je demeure ici, ne me suis-je pas dévouée, corps et âme, à vos intérêts?

Il sourit amèrement.—Vous m'avez donné à manger, répondit-il, et vous avez payé mes dettes… C'est de la charité cela; mais c'est de l'amour qu'il m'aurait fallu, et vous n'en avez jamais eu pour moi… Vous avez sans cesse élevé entre nous une muraille de dédain… Si vous voulez que je travaille, soyez vraiment ma femme.

A mesure qu'il parlait, les paroles le grisaient et l'exaltaient davantage. Ses yeux, ordinairement voilés, étaient devenus phosphorescents; ses lèvres étaient humides; sa voix, tantôt vibrante, tantôt assourdie, avait des intonations singulières. Véronique le vit s'approcher d'elle et elle se leva toute frémissante.

—Non, murmura-t-elle, ce que vous demandez est impossible.

—Et pourquoi? s'exclama-t-il.

—N'insistez pas! répondit-elle en se reculant vivement.

Dans le mouvement qu'elle fit, la lettre de Gérard, mal assujettie entre les plis de son corsage, tomba à terre. Quand la jeune femme s'en aperçut, le verrier avait déjà mis le pied sur le billet, et se baissant pour le ramasser:—Qu'est-ce que ce papier? murmura-t-il avec une intonation méchante.—Il déplia la lettre sans façon et ses yeux tombèrent sur la signature.—Gérard La Faucherie! reprit-il en ricanant, ha! ha! je m'en doutais… Voilà le pourquoi, et je n'étais qu'un sot!… Vous avez donné votre cœur à ce marjolet que j'ai vu ici… Un galant aux mains blanches et aux roucoulements de pigeon ramier!

—Monsieur! protesta Véronique indignée.

—Oh! vous avez beau vous en défendre, je sais tout… Vous aimez ce La
Faucherie.

—Eh bien, oui, je l'aime! répliqua-t-elle fièrement…. Il le sait et il sait aussi que je ne lui appartiendrai jamais.

—J'entends bien, interrompit Bernard avec amertume, vous êtes trop orgueilleuse pour devenir sa maîtresse, et comme je suis un obstacle, vous comptez que je mourrai un jour ou l'autre… Mais j'ai le coffre solide! s'écria-t-il en se frappant la poitrine.

Elle le regarda avec mépris et répondit:—Si j'avais pensé à ce que vous dites, est-ce que je serais venue ici?… Avez-vous déjà oublié dans quel état je vous ai trouvé?

—Non, certes! balbutia le verrier troublé… Je voulais dire que je puis vivre encore longtemps, et que nous sommes dans un pays où le divorce n'est pas permis…. Qu'espérez-vous donc?

—Rien… Je fais mon devoir; ne me le rendez pas trop pénible!

Elle était superbe de fierté dédaigneuse. Ses grands yeux d'émeraude regardaient du Tremble de haut et d'un air de menace. Le verrier était de ces gens qui s'enhardissent devant les faibles et rampent devant les forts. Il s'attendait à de l'embarras ou à des pleurs, et il se sentait rapetissé en face de cette nature énergique qu'il s'était vanté de terrasser. En même temps que l'énergie de sa femme lui imposait, l'expression passionnée des yeux de Véronique exerçait sur lui une magnétique influence. Il murmura quelques phrases incohérentes, grogna sourdement, et alla se rasseoir en face de son verre, qu'il se hâta de remplir et de vider rageusement.

—Je le sais, reprit-il d'une voix subitement câline, vous êtes une héroïne de roman, vous!… Dieu me garde d'oublier les services que vous m'avez rendus… Je vous en prie, calmez-vous, bien que vous soyez diablement belle quand vous vous fâchez… Que voulez-vous? je suis un rustre, moi, mais je vous aime, et la peur de vous voir partir me donne parfois une irritation qui me trouble la tête.

Elle secoua les épaules et dit d'une voix résignée et ferme:—Je vous ai promis de vivre près de vous… J'y resterai tant que j'y serai respectée.

—Parlons raisonnablement, Véronique, répliqua Bernard en se levant et en revenant vers elle; ne comprenez-vous pas qu'une pareille association est inacceptable aux conditions que vous y mettez?… Vous êtes belle, vous êtes jeune; moi, je suis un homme, et il y a des moments où je ne réponds plus de moi-même. Vous avez certainement fait un sacrifice en venant ici, achevez-le et redevenez ce que vous étiez jadis… Oui, poursuivit-il en s'échauffant, si vous voulez que vos promesses ne soient pas une moquerie, mettez votre main dans la mienne et soyez vraiment ma femme.

Il voulut lui prendre la main.—Non, dit-elle en se rejetant en arrière, non, je ne puis pas!

—Ah! s'écria-t-il avec un éclat de rire amer, je l'oubliais, vous en aimez un autre!—Il se mit à arpenter la salle et à se répandre en sarcasmes.—Un autre! murmura-t-il entre ses dents, un beau fils aux jolies manières… Aussi pourquoi me suis-je avisé de donner mon nom à la fille d'un sacré-mâtin? Au lieu d'épouser une bourgeoise, j'aurais dû prendre une fille des rues qui n'aurait pas fait la prude et m'aurait aimé à ma façon!—Il revint à elle, les yeux allumés et le cerveau déjà entrepris par l'alcool et la colère.—Vous ne pouvez pas?… C'est bientôt dit, mais moi je prétends être aimé. Vous êtes ma femme et j'ai la loi pour moi… Vous m'appartiendrez de gré ou de force!

—Vous ne ferez pas cela, s'exclama Véronique en essayant encore de l'arrêter du regard; vous… un gentilhomme!

Il recommença son ricanement familier.—Je suis un verrier, et vous savez ce que l'on dit de nous!—Il se plaça entre Véronique et la porte.—Nous sommes seuls, reprit-il en s'avançant vers elle, tu es ma femme, et je te veux!…

Véronique voulut se sauver dans la cour, mais il lui barra le passage et lui saisit les deux mains. Elle sentait déjà le souffle de Bernard effleurer son visage.—Laissez-moi! cria-t-elle avec un accent déchirant.

Au même instant on entendit un bruit de pas dans la cour.—Le verrier, surpris, lâcha subitement sa femme.—Vous vous trompiez, dit Véronique haletante, la verrerie n'est pas déserte et je vais dénoncer aux passants votre odieuse violence.

Elle courut à la porte avant qu'il eût pu faire un mouvement, l'ouvrit toute grande, et tout d'un coup recula en poussant une exclamation douloureuse. Gérard La Faucherie était debout sur le seuil.

IX

Le jeune homme s'était avancé, considérant alternativement Véronique, appuyée, contre la table, et Bernard du Tremble adossé à la cheminée. A l'aspect de ce visiteur inattendu, le verrier avait pâli, sa rage s'était accrue; il restait dans son coin, immobile, les poings fermés, les lèvres blanches. Il avait résolu de tenir tête à ce protecteur qui tombait des nues, mais les paroles s'arrêtaient dans son gosier desséché. Enfin il fit un effort, et, d'une voix sarcastique et tranchante:—Que signifie cette algarade, commença-t-il, et à quel hasard dois-je l'honneur de vous revoir, monsieur?

Mais Véronique s'était déjà élancée vers Gérard, et du geste lui imposant silence:—Ne répondez pas! s'écria-t-elle, c'est à moi de parler.—Elle se retourna vers le verrier:—Monsieur, reprit-elle, vos injures de tout à l'heure m'ont déliée de ma promesse, je reprends ma liberté et je pars… Mais avant, de m'éloigner, je tiens à vous dire que vos intérêts n'auront pas en souffrir. Une fois en sûreté, je prendrai des mesures pour désintéresser vos créanciers et vous mettre à l'abri du besoin… Adieu!

—Alors, s'exclama Bernard exaspéré, vous croyez avoir trouvé un moyen de vous débarrasser de moi en me jetant de l'argent comme à un mendiant… Pour qui me prenez-vous donc?… Ce ne sont pas des aumônes que je veux, entendez-vous!

Et comme Gérard s'avançait à son tour et voulait se placer entre lui et Véronique:—Et vous, monsieur, lui demanda-t-il d'un ton menaçant, m'expliquerez-vous à la fin de quel droit vous vous mêlez de mes affaires?

—Je vais vous le dire, riposta le jeune homme en le regardant en face, le moment est arrivé où nous ne devons plus nous payer de mots; si j'ai bien compris ce qui vient de se passer, vous avez voulu lâchement abuser de votre force pour insulter une femme; le hasard permet que je puisse protéger madame contre vous, et je l'accompagnerai où il lui plaira d'aller, sans me soucier de vos menaces et de vos violences.

—Ouais! fit Bernard d'un ton ironique, et selon vous, ces raisons-là suffisent pour que vous emmeniez ma femme!… Ah ça, et le Code civil, qu'en faites-vous, s'il vous plaît?

—La loi elle-même, repartit Gérard, est contre vous, puisqu'elle a prononcé votre séparation; mais il y a une loi qui est au-dessus des conventions et des formules, c'est la loi de la conscience, et elle me donne raison.

—Eh! que m'importe votre conscience? interrompit le verrier, je m'en soucie comme d'une prunelle!… et la société est de mon avis… Aux yeux du monde, le Code a gardé un certain prestige, et le Code défend à celle qui a été ma femme d'avoir un autre protecteur que moi.

Gérard voulut se récrier, mais Bernard lui coupa la parole.—Mordieu! poursuivit-il, prenez patience, nous causerons tous deux tout à l'heure… Pour le moment, c'est à elle que je veux parler… Oui, s'écria-t-il avec véhémence en s'adressant à Véronique, le mariage est une chaîne qui ne se brise qu'à la mort. Vous auriez beau fuir au bout du monde avec ce jeune fou, mon souvenir se dresserait entre vous deux comme une menace, pour lui rappeler que vous avez été ma femme, et pour vous crier à vous que vous l'êtes encore, car vous portez mon nom et vous êtes enchaînée à moi par la loi et par Dieu.

Véronique frissonna. Il vit que ses paroles avaient porté et continua sur le même ton avec une vigueur éloquente dont on l'eût cru incapable:—Allez maintenant, s'écria-t-il, abandonnez-moi comme un chien. Vous m'avez déjà laissé une fois et vous savez dans quel bourbier vous m'avez retrouvé!… Vous répondrez de ce que le désespoir va me conseiller…—Puis il se mit à peindre son abandon et sa misère avec une verve si enragée, que Véronique et Gérard lui-même se sentirent un moment ébranlés. Peut-être au fond était-il sincère et plus sérieusement épris de sa femme qu'il n'aurait voulu? Peut-être aussi avait-il peur d'une nouvelle lutte solitaire contre les difficultés de la vie?… Dans cette nature profondément dissimulée et dépravée, on ne savait jamais où finissait le comédien et où commençait l'homme. Il se faisait son procès à lui-même, s'injuriait et se frappait la poitrine.—Oui, poursuivait-il, je suis un misérable, je le sais, et j'aurais dû crever quand vous m'avez trouvé sur mon grabat; c'eût été justice… Mais me rejeter aujourd'hui dans la boue après m'en avoir tiré, ce serait de la cruauté, ce serait une infamie!… Vous ne ferez pas cela, Véronique, vous serez clémente!

Et comme elle secouait la tête d'un air désabusé:—Tenez, s'écria-t-il en se jetant à genoux, me croyez-vous maintenant suffisamment humilié. Je vous en supplie, ne me laissez pas seul… La solitude me fait horreur!

—Rester est au-dessus de mes forces, répondit enfin la jeune femme, tout ce que je puis vous promettre, c'est de me retirer dans un couvent dès que je vous aurai quitté.

—Eh! riposta Bernard en se relevant furieux, que m'importe que vous soyez cloîtrée, si je reste seul!—Il avait repris son ton hargneux et agressif.—Allons, grommela-t-il, c'est moi qui vous délivrerai de vos serments.—Il se tourna brusquement vers Gérard:—A nous deux maintenant, vociféra-t-il, nous allons nous couper la gorge, monsieur, car l'un de nous est de trop ici, et je vous hais!

—Je vous méprise, répliqua le jeune homme en le regardant droit dans les yeux, mais puisque vous le voulez, je suis à vos ordres.

Il fit quelques pas vers le verrier et du geste lui montra la porte. Ils étaient déjà sur le seuil quand Véronique s'élança entre eux.—Arrêtez! s'écria-t-elle.—Elle repoussa Bernard dans la salle et ajouta d'une voix sourde:—Assez de violence, mon parti est pris… Je resterai.

Puis elle retourna vers Gérard qu'elle entraîna dans la cour.—Vous le voyez, murmura-t-elle, je dois vivre ici jusqu'au bout.

Le jeune homme ne voulait rien entendre.—Non, reprenait-il avec force, laissez-moi vous venger de ce misérable!

—Tout plutôt que cela! dit rapidement Véronique, vous ne devez pas le tuer et il ne faut pas qu'il vous tue… Songez à votre mère.

Ils demeurèrent un moment silencieux en face l'un de l'autre. Le jour baissait, au delà du mur de la cour le soleil se couchait, rouge, derrière la forêt, et l'on voyait se dessiner en noir sur le ciel les talus de sable du taillis et les arbres de bordure dominant la cour.

—Adieu, reprit-elle, mon souvenir vous suivra, et c'est le meilleur de moi-même.

—Non, il est impossible que vous retourniez dans cet enfer! protesta
Gérard.

—La vie est courte, soupira-t-elle d'un ton résigné, rentrez au Doyenné et dites à votre mère que j'ai fait mon devoir.

On entendait le verrier piétiner et s'impatienter dans la salle.—Est-ce fini? cria-t-il d'une voix brève.

—Adieu! murmura encore Véronique, et elle rentra.

Mais elle avait à peine mis le pied sur le seuil que la porte de la cour s'ouvrit et Brunille échevelée, haletante, apparut aux yeux de Gérard.

—Bernard! Bernard! s'écriait-elle d'une voix pleine d'épouvante.

Du fond de la salle, le verrier avait reconnu cette voix désespérée; il poussa un horrible juron, écarta Véronique et fit quelques pas dehors.

—Ah! reprit Brunille en l'apercevant, Bernard, tu es perdu… Mon père me suit, je lui ai tout dit… Sauve-toi!

Pâle, le verrier regardait d'un air exaspéré Gérard qui était resté dans la cour, et Brunille qui se tordait les mains. Tout à coup celle-ci tourna la tête du côté du talus qui dominait le mur et poussa un grand cri. Au même moment deux coups de fusil partaient de la lisière, Bernard du Tremble pirouetta sur lui-même et alla tomber la face dans les herbes du pavé.

Des bûcherons, attirés par les détonations et par les cris de Brunille, accoururent et aidèrent Gérard à relever le verrier. Le charbonnier n'avait pas manqué son coup; Bernard avait une balle au cœur et une balle dans la tête, et on ne ramassa qu'un cadavre.

* * * * *

Gérard ramena Véronique à Saint-Gengoult.—Aujourd'hui ils sont mariés et vivent au Doyenné avec madame La Faucherie.

Le Four-aux-Moines est redevenu désert; je l'ai visité l'an passé, à l'automne, et je n'ai plus trouvé qu'une ruine.

* * * * *

Novembre 1867-Avril 1868.

NOTES

[1: «Petit gentilhomme de verre, Si vous tombez à terre, Adieu vos qualités.»

(Épigramme de Mainard.)]

[2: Muletier.]

[3: Hâzi, brûlé, racorni, nom que les paysans donnent aux gentilshommes verriers.]