The Project Gutenberg eBook of La confession d'un abbé

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Title: La confession d'un abbé

Author: Louis Ulbach

Release date: January 31, 2006 [eBook #17643]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CONFESSION D'UN ABBÉ ***

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LA CONFESSION D'UN ABBÉ

PAR
LOUIS ULBACH
TROISIÈME ÉDITION
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR, PARIS

1883

* * * * *

PROLOGUE

I

M. le garde des sceaux donnait son premier dîner, un dîner d'installation.

Il était nommé depuis huit jours; il ne pouvait pas savoir pour combien de jours; aussi, en homme prudent, rompu aux habitudes officielles, ayant été déjà cinq fois appelé au ministère et cinq fois obligé d'en sortir, s'était-il hâté de lancer ses invitations.

Il savait que le premier fonctionnaire à faire fonctionner, dans une administration où l'inamovibilité est un principe, c'est celui qui est plus inamovible que tous les juges du monde, le cuisinier.

Les autres grands fonctionnaires, convoqués pour rendre hommage à celui-là, s'étaient promis d'être exacts.

M. le ministre était vieux. Son estomac, resté puritain et n'ayant jamais varié dans les hasards d'une vie politique qui comptait cinquante ans d'opposition, entrecoupés de ministères, sous trois régimes différents, restait fidèle à l'habitude de six heures.

La seule concession que le progrès eût arrachée à cet estomac farouche, depuis la République, c'était d'ajouter une demi-heure de répit à l'heure sacramentelle. Mais, jamais, chez M. le garde des sceaux, on ne prolongeait l'opportunisme jusqu'à sept heures. Le président de la Chambre des députés, les jours de dîner à la place Vendôme qui pouvaient coïncider avec des jours de grande discussion parlementaire, s'arrangeait toujours pour que les ministres fussent libres vers six heures, et, la plupart du temps, faisait remettre la suite de la discussion au lendemain.

On comprend donc qu'avec un chef hiérarchique si ponctuel, le sous-secrétaire d'État au ministère de la justice, M. Barbier, eût pris la précaution d'être en cravate blanche et en habit noir, dès cinq heures, et achevât, dans cette toilette qui est la livrée égalitaire des hommes du monde et de leurs maîtres d'hôtel, la lecture des dossiers ou l'expédition des quelques affaires que M. le ministre lui avait laissé à terminer.

Il était plus de six heures, près de six heures un quart.

M. Barbier qui avait pris, par superstition, pour aimanter son ambition, la place de son ministre, devant le beau bureau, incrusté de bois variés, qui a appartenu, dit-on, à Louis XVI, dans le grand cabinet du rez-de-chaussée, mit en équilibre les paperasses représentant les sollicitations des magistrats, les rapports des procureurs généraux, les suppliques des condamnés, poussa un soupir pour refouler la nuée confuse de toutes ces exhalaisons de consciences échauffées par le désir d'avancement ou de libération, recula son fauteuil, se frotta les mains, comme si elles avaient pris de la poussière en feuilletant ces confidences, se leva, se regarda dans la glace, rectifia le nœud de sa cravate, et se dit:

—Je crois qu'il est temps de monter!

M. le sous-secrétaire d'État était jeune, presque nouveau venu à Paris, où son département l'avait envoyé comme député depuis moins d'un an, et l'idée de monter était, à propos de toutes choses, son idée fixe.

Il sortit, en chantonnant, du cabinet solennel, traversa le grand salon d'attente où les portraits en pied de quelques chanceliers célèbres intimident les solliciteurs naïfs, et entra sans précaution dans le grand vestibule fermé où se tiennent les huissiers, ne prévoyant pas qu'il dût, à cette heure-là, se heurter à des quémandeurs d'audience.

Mais, précisément, l'huissier en chef, celui qui n'était pas obligé d'aller servir à table, et qui, par formalisme, restait seul, le dernier, à son poste, attendant le départ du sous-secrétaire d'État, paraissait en train d'éconduire, difficilement un vieillard, fort convenablement vêtu, qui n'avait pas de lettre d'audience et qui voulait, disait-il, parler à M. le ministre, ou à son secrétaire.

M. Barbier, avec la pétulance et l'imprudence d'un néophyte, peut-être avec la tentation orgueilleuse de jeter en passant un rayon de sa jeune gloire sur cet importun, s'arrêta, se raidit et, d'un ton haut, qu'il avait rapporté d'un parquet de province:

—Qu'est-ce? demanda-t-il.

L'huissier, soulagé de ce renfort, ou bien dépité de l'intervention de M. Barbier, quand il avait répété lui même à satiété qu'il n'y avait personne au cabinet de M. le garde des sceaux, ou bien encore, enchanté comme un vieil employé, de faire pièce et d'enseigner son rôle à un débutant fonctionnaire, sans répondre à la question de celui-ci, se recula et dit à l'homme qu'il poussait vers la porte:

—Tenez! voilà M. le sous-secrétaire d'État. Parlez-lui.

L'homme se retourna, s'avança, et, saluant avec une humilité sans bassesse:

—Pourrais-je, monsieur, vous entretenir quelques instants?

—Ce n'est plus l'heure des audiences!

—Je le sais. Mais croyez, monsieur, qu'il faut un motif bien puissant…

—Revenez demain!

—Je ne reviendrai, monsieur, que si, après m'avoir écouté pendant cinq minutes, vous pensez avoir besoin de m'entendre de nouveau.

Il y avait dans la façon de parler de cet inconnu, plus que dans ses paroles, une douceur et une fermeté, une politesse et une sorte de hardiesse, une supplication involontaire de mendiant et une raideur d'homme incapable de mendier, qui saisirent M. Barbier.

Son premier zèle n'était pas encore émoussé. Il pouvait donner ou perdre cinq minutes. Comme il était en appétit, il eut celui d'un mystère à déguster avant le dîner.

L'élan même avec lequel il partait pour monter dîner, le disposait aux imprudences du cœur et de la curiosité.

Il fit un geste de résignation, rouvrit la porte, à peine fermée derrière lui, et, d'un mouvement de la tête, invitant l'étranger à le suivre:

—Entrez, monsieur, lui dit-il vivement.

L'huissier maintint le battant de la porte, pendant que l'homme passait, suivant le sous-secrétaire d'État, et revint ensuite, avec un sourire, reprendre sa place devant le bureau de l'antichambre, qui est l'ancien bureau des gardes des sceaux, détrôné, depuis M. Émile Ollivier, je crois, par le bureau de Louis XVI.

Le sourire que l'huissier laissait tomber sur sa chaîne semblait dire de
M. Barbier.

—S'il est encore ici dans trois mois, il ne m'exposera plus à me démentir. Il ne retiendra plus les gens que je renvoie. C'est jeune! Ça manque d'expérience!

Pendant que ce monologue muet s'élargissait dans le sourire de l'huissier expérimenté, le jeune sous-secrétaire d'État introduisait, en passant le premier, le visiteur inconnu jusque dans le cabinet du ministre. Là, au lieu de prendre place devant le bureau, il attira l'étranger dans l'embrasure d'une des portes-fenêtres donnant sur le jardin de l'hôtel, n'offrant pas, ni ne prenant pas de siège, pour bien faire comprendre qu'il n'avait tout juste que cinq minutes à donner, profitant du jour qui baissait pour regarder et dévisager son interlocuteur.

—C'est quelque juge de paix destitué ou quelque magistrat mécontent, pensait-il, après un regard rapide et présomptueux.

Il se hâtait de conclure, pour n'être pas embarrassé par l'examen de ce personnage grave et intimidant.

L'homme paraissait avoir environ soixante ans. Il était grand; se voûtait par moments, par habitude de saluer ou de se recueillir; puis, se redressait avec lenteur, non par fierté, mais par indépendance. Ses cheveux grisonnaient et s'espaçaient, sur un front large, bien modelé. Ses yeux, d'un bleu profond, paraissaient endormir une flamme, bien contenue sous des arcades avancées. La pâleur du teint mat dénonçait une souffrance chronique, victorieuse, que tout pourtant voulait dompter, dans cette physionomie si mâle dans sa douceur. Sa lèvre, un peu forte, mais d'un dessin correct, était accoutumée au sourire, comme au symbole silencieux de la douleur. Le menton soigneusement rasé, un peu proéminent, trahissait une volonté solide; on devinait un homme peut-être foudroyé au dedans, mais bravant encore la foudre.

Le costume était sévère, sans recherche. Il consistait en une redingote longue, boutonnée, devenue un peu large pour le corps qui, tout robuste qu'il était, avait certainement maigri. Une cravate noire à pans retombants et retenus, dans un gilet haut, par une simple épingle, ne laissait voir, dans tout ce costume sombre, au-dessous de cette blancheur épanouie du visage, qu'un liseré de linge blanc autour du cou. Les mains dégantées, mais dont l'une tenait les gants serrés et allongés, étaient fort belles, sans anneau. Tout, dans cet homme, était grave, harmonieux, simple et peu commun. On pouvait se livrer, sur son état ancien ou actuel, dans le monde, à plusieurs hypothèses; mais le caractère profondément, absolument humain, était celui qui s'offrait tout d'abord à l'observateur.

M. Barbier n'avait pas le temps d'observer. En subissant le charme, il le justifiait par la similitude des professions. Il avait une hâte naïve d'entendre encore la voix, sonore et juste, qui lui avait mis dans l'oreille, dès les premiers mots, comme l'écho d'un prétoire.

—Parlez, monsieur, dit-il avec dignité.

L'inconnu hésita, eut un gonflement de la poitrine, qu'il apaisa sous sa main, et répondit enfin:

—Excusez-moi, monsieur. J'ai tant désiré cet entretien, que je ne pensais plus à la difficulté de le commencer. Je voudrais, avant tout, vous inspirer de la confiance.

M. Barbier que cette diction, savante jusque dans son effusion sincère, prédisposait de mieux en mieux, eut un mouvement de la tête et fit un geste de la main qui exprimait une intention formelle de respect ou au moins de déférence, en tout cas, une exhortation courtoise.

L'inconnu s'inclina, et lentement, avec cette coquetterie que les suppliants mettent dans une caresse qui leur est permise, en modulant la phrase:

—Je vous remercie.

Il se redressa, et on eût dit qu'il avait puisé du sang dans son cœur pour le faire remonter à ses joues, qui se colorèrent, comme du reflet d'un crépuscule invisible au dehors. Le jour gris-cendré venant du jardin rendait cette rougeur plus éclatante.

Elle dura peu. L'homme voulait redevenir froid. Il passa sa main blanche sur son front, sur ses joues, et les glaça, puis la promenant sur sa bouche, il rendit à celle-ci sa souplesse; alors, droit, regardant bien en face le sous-secrétaire d'État:

—Monsieur, lui dit-il, je viens vous dénoncer un crime!

M. Barbier tressaillit, se recula, heurta de son épaule la vitre de la grande fenêtre, et presque effaré, balbutia:

—Un crime! Cela ne me regarde pas.

—Comment! ne représentez-vous pas la justice?

—Oui, celle qui nomme les magistrats. Vous auriez plus tôt fait de vous adresser au parquet, à la préfecture de police, ou simplement au commissaire de votre quartier. Moi, je ne pourrais que transmettre des instructions.

—Cela serait bien, si le crime était consommé…

—Quoi! il n'est pas commis?

—Non.

—Alors, ce n'est qu'une supposition de votre part?

—Dites: la certitude qu'il se commettra!

M. Barbier abasourdi de l'étrangeté de cette confidence, eut, un sourire, et croyant se soustraire au charme qui le taquinait, demanda d'une voix qui s'aiguisait:

—Ce crime est-il imminent?

—Dans trois semaines, il sera sans remède.

—Dans trois semaines! Alors, il n'y a pas une urgence absolue…

Le sous-secrétaire d'État était maintenant moins curieux que désappointé.

Cette moquerie supérieure, qui entre pour beaucoup dans la vocation des hommes d'État, s'agitait en lui. Il voulait se venger d'une émotion surprise, malavisée; il commençait à croire qu'il avait eu affaire à un maniaque.

Mais la raillerie naissante s'éteignit sous le rayon qui partit des grands yeux bleus de l'inconnu. Les cheveux du vieillard, qui pencha la tête et qui la mit sous le jour tombant, parurent blanchir davantage.

Avec une douceur indulgente et souveraine, il dit:

—Vous me prenez pour un fou, n'est-ce pas? Oh! je le comprends! C'était ma crainte, la raison de mon embarras. J'espère pourtant que, quand vous m'aurez entendu, vous ne verrez plus en moi qu'un homme très malheureux, qui a besoin de se confier à des cœurs honnêtes… J'avais, en me présentant ici, l'ambition de parvenir directement au ministre. C'est un vieillard, comme moi, plus âgé que moi, un père de famille. Si vous voulez obtenir qu'il m'écoute!…

Ce fut au tour du sous-secrétaire d'État à rougir. Cet étranger lui donnait une leçon. Il repartit très poliment:

—M. le ministre ne pourrait vous recevoir, ni ce soir, ni demain; je suis prêt à vous écouter.

—C'est que… vous n'aviez que cinq minutes à m'accorder, et en voilà une ou deux…

—De perdues? voulez-vous dire, interrompit courtoisement M. Barbier. Si vous le pouvez et si vous le voulez, monsieur, si l'affaire très grave, à ce qu'il paraît, dont vous avez à m'entretenir, ne doit pas s'aggraver pour un retard de quelques heures, je me tiendrai demain, pendant toute la matinée, à votre disposition. Ce soir, il est vrai, je suis un peu pressé… Cependant si vous voulez me dire sommairement ce dont il s'agit…

—Sommairement!

Ce mot avait presque blessé le vieillard. Il eut un sourire qui ne voilait rien de sa tristesse.

—Sommairement! répéta-t-il, ce serait m'exposer encore au soupçon de folie. Je tiens à vous persuader que j'ai toute ma raison. Mais, pour me croire, il faut entendre des explications qui ne peuvent être sommaires. Vous le savez, monsieur, quand on porte longtemps en soi une idée, on l'a roulée si souvent qu'on l'a resserrée, qu'on en a fait une balle; on la croit irrésistible. Mais le jour de frapper, on s'aperçoit que le plomb gagne à s'émietter. Il ne s'agit plus de trouer la conviction, il faut l'envelopper, la pénétrer.

L'inconnu s'arrêta, comme scandalisé de l'image dont il se servait, honteux de sa rhétorique, un reste de vieille habitude oratoire que l'émotion ravivait.

Il craignit de gâter l'opinion favorable qu'il voyait naître malgré tout, et alors, simplement, avec une bonhomie d'homme supérieur, en même temps qu'avec une aisance d'homme du monde, il dit au sous-secrétaire d'État:

—Vous l'avez très justement remarqué, monsieur; s'il ne s'agissait que d'un crime vulgaire, banal, bien qu'il n'y ait encore que le flagrant délit de la préméditation et que l'acte infâme ne soit pas accompli, je devrais m'adresser au parquet, à la police, au commissaire, aux gendarmes; mais ce crime est d'une nature si spéciale, les coupables sont d'un rang qui les met si sûrement au-dessus des intimidations ordinaires, que j'ai besoin d'un secours, délicat autant que tout-puissant… que je m'adresse à la justice, en dehors des juges qui punissent les crimes bien avérés, palpables, mais qui ne les empêchent pas, et qui, d'ailleurs, ne punissent pas toujours.

—Vous excitez ma curiosité! ne put s'empêcher d'avouer le sous-secrétaire d'État.

—C'est un augure que j'emporte. Puisse-t-il me valoir votre pitié!

—Pour vous, monsieur?

—Oh! moi, il ne faut pas me plaindre. Ce n'est pas pour moi que je suis ici. Je ne peux plus être ni sauvé, ni perdu. J'ai ma croix; je la porte, et je veux la porter seul. C'est pour un être innocent, que j'ai recours à vous.

La voix du vieillard, toujours basse, sonore, s'était mouillée d'une larme cachée.

Il leva les yeux au plafond, et avant que M. Barbier, intimidé, attiré de plus en plus par le charme de ce désespoir austère, fût intervenu de nouveau, l'homme continua avec une politesse extrême:

—Je vous suis profondément reconnaissant, monsieur, de l'audience que vous m'accordez pour demain; à quelle heure?

—Je suis à mon bureau à dix heures.

—A dix heures, soit.

L'inconnu saluait pour se retirer.

—Vous donnerez votre nom à l'huissier, dit M. Barbier, sans trop de malice, avertissant ce visiteur qu'il ne s'était pas nommé.

—Mon nom!

Le vieillard s'arrêta, surpris, fit un léger mouvement en arrière; mais reprenant aussitôt son attitude digne et simple:

—C'est juste!… Mon nom vous ne l'avez pas; voici ma carte.

Dans l'obscurité croissante du cabinet, le sous-secrétaire d'État prit la carte et la glissa dans une des poches de son gilet; puis, respectueusement, il reconduisit, comme il eût reconduit un procureur général, ou un conseiller à la cour de cassation, cet étranger qu'on n'avait pas voulu introduire.

En traversant le grand salon d'attente, sans doute un peu confus d'être escorté, l'étranger jeta un regard aux portraits des chanceliers, dont l'hermine se distinguait dans le crépuscule d'une soirée de mars, et parut les saluer, en les invoquant. On eût dit qu'il les connaissait de vue.

La politesse de M. Barbier n'était pas due tout entière à la fascination. Instinctivement, le sous-secrétaire d'État voulait reprendre sur l'huissier la supériorité que celui-ci avait prétendu s'attribuer en renvoyant un importun, et, dans le vestibule, saluant une dernière fois l'inconnu:

—C'est convenu; à dix heures; je vous attendrai. On vous indiquera mon bureau.

—Je le connais, dit l'homme mystérieux, en répondant au salut et en sortant.

L'huissier tenait ouverte la porte extérieure.

Il se crut obligé de saluer plus bas que ne l'avait fait M. Barbier, ce solliciteur soudainement réhabilité et transfiguré, qui connaissait les êtres du ministère, qui était venu souvent sans doute, autrefois, au bon temps, quand les huissiers étaient considérés et habillés plus souvent à neuf, à l'époque des belles livrées, sous l'empire.

II

Le sous-secrétaire d'État fit son entrée dans le salon de M. le garde des sceaux, au moment où celui-ci regardait sa pendule, les sourcils froncés, et où la pendule sonnait la demie.

Le ministre salua d'un hochement de tête son jeune collaborateur; mais ne lui fit, ni compliment d'arriver à l'heure exacte, ni reproche d'avoir failli se faire attendre. Cette ponctualité était d'un zèle suffisant.

Les dîners ministériels, surtout quand ils sont nombreux, paraissent les repas de corps des croque-morts de l'esprit. On y célèbre l'enterrement du défunt, mais sans que rien le rappelle.

Les dimensions de la table, la diversité et l'importance des convives, la peur d'être pris au mot, quand on n'est pas sûr d'en dire plus d'un par quart d'heure, la présence des domestiques, qui peuvent comparer les ministres en exercice aux ministres passés, et souvent dénoncer à ceux-ci les prétentions de ceux-là, l'embarras d'une argenterie d'apparat, entremêlée de fleurs traditionnelles et qui isole les vis-à-vis, plus encore que la distance, tout paralyse la conversation générale et ne permet, tout au plus, que les dialogues entre voisins.

Le sous-secrétaire d'État se trouvait placé à côté du préfet de police.

Tous deux étaient jeunes, tous deux nouveaux en fonction. La lune de miel des fonctionnaires leur suggère des intempérances de tendresse et des indiscrétions de bonheur. Tous sont bavards, au début de leur importance. Leur première fatuité se décèle par la confidence de leurs bonnes fortunes administratives.

Le préfet égaya le sous-secrétaire d'État par quelques révélations malicieuses.

La police est un confessionnal et un dispensaire, et, comme les pénitents ou les malades n'y vont pas offrir leurs confessions, le secret n'est pas rendu absolument obligatoire par la confiance.

Tout à coup, M. Barbier, qui n'avait à opposer que des cancans administratifs aux racontars de la police secrète, fit un petit bond sur sa chaise, et, interrompant son voisin:

—Je vais probablement empiéter sur vos attributions, mon cher préfet.

—A quel propos?

—On s'adresse au ministère de la justice pour prévenir un crime.

—Un complot?

—Je ne crois pas. On m'a parlé d'une victime innocente.

—Il n'y a pas alors de politique dans l'affaire. Est-ce un meurtre?

—Je ne sais pas.

—Un viol? un enlèvement? une séquestration?

—C'est possible!

Le préfet vida un verre de bourgogne qu'on venait de lui verser, et, d'un ton de raillerie:

—Comment! vous ne savez rien?

—Non, rien encore.

—On se moque de vous.

—Je ne crois pas.

Le préfet écrasa sur le bord de son assiette une boulette de mie de pain qu'il avait triturée, pendant ses divers récits, et avec un sourire d'artiste qui va professer:

—Vous le verrez! on se moque de vous. Quant à moi, si je gobais le quart des dénonciations qui m'arrivent tous les matins, je ferais, tous les soirs, arrêter cent personnes dans Paris.

Le mot gober était permis entre deux anciens camarades du même banc, au centre gauche de la Chambre; d'ailleurs qui donc est plus à portée de puiser dans l'argot que le préfet de police? Mais le mot n'en était pas moins une moquerie. M. Barbier sourit, à son tour à cette piqûre sans venin.

—Mon cher, je ne suis pas plus gobeur qu'un autre. Quand le dénonciateur a une apparence respectable…

Le préfet interrompit:

—Si les coquins n'étaient pas capables de surprendre le respect, il y aurait moins de dupes.

—Je serais bien étonné d'avoir affaire à un coquin. Le chef de la police avança son coude sur la table, comme il eût fait à la tribune, et répliqua:

—Les honnêtes gens ne sont pas moins sujets à caution que les coquins. Leur candeur les abuse grossièrement et leur vertu les rend infatigables à harceler la police. Vous ne savez pas à quel héroïsme d'espionnage l'honnêteté peut pousser? On se fait, en général, une très fausse idée dans le public du nombre des instruments que nous mettons en œuvre. Paris serait extraordinairement surpris d'apprendre avec combien peu d'agents embrigadés nous veillons sur lui. La plupart de nos captures importantes nous sont facilitées par des amis, pris de scrupule, qui ne veulent pas avoir sur la conscience la cachette d'un voleur ou d'un assassin, qui nous le livrent, sous la seule condition d'être tenus à l'écart de l'instruction, pour ne pas être exposés à des vengeances… Je ne vous parle pas des complices qui mangent le morceau, afin de bénéficier de cette complaisance… Voilà pour les crimes accomplis et dont nous poursuivons les auteurs. Mais les soupçons, faciles à concevoir, après une audience de cour d'assises, après la représentation d'un drame! mais les billevesées des peureux! Rappelez-vous, pendant le siège de Paris, la terreur patriotique conçue par de braves gardes nationaux, toutes les fois qu'ils voyaient une chandelle allumée, ou une lampe à abat-jour de couleurs, au cinquième étage d'une maison du boulevard Montmartre! Ils allaient dénoncer des espions, qu'on ne trouva jamais. Avant d'être préfet de police, pendant la Commune, j'ai connu un épicier, estimé, incapable de fausser la vérité, autrement qu'avec ses balances, qui a dénoncé et fait fusiller, le plus innocemment du monde, par l'armée de Versailles, le plus innocent de ses voisins, un chimiste, parce que celui-ci se livrait à des manifestations inconnues dans l'épicerie et qu'on assurait être des fabrications de fusées incendiaires! Cela m'a rendu défiant. Je reçois des lettres de femmes mariées, me demandant de faire expulser, ou de faire enrégimenter par le bureau des mœurs des demoiselles qui les font jalouses; sans compter les belles-mères qui ne se rendent pas compte des agissements de leur gendre; les concierges et les propriétaires qui veulent sauvegarder la réputation de leur immeuble, compromise par des locataires mystérieux! On méprise mes agents, sans se douter qu'ils ont des émules, plus féroces et plus crédules dans beaucoup d'honnêtes gens.

—Et les honnêtes gens ne vous donnent jamais un bon avis?

—Jamais c'est trop dire. Si; quelquefois.

—Vous voyez donc bien!

—Mais ils se trompent quatre-vingt-quinze fois sur cent.

—Vous avez plus confiance dans les coquins que vous exploitez et qui vous exploitent?

—Non, pas plus, mais tout autant. Les naïfs se trompent; les coquins veulent nous tromper. Il n'y a pas de catégorie pour la vérité.

—C'est égal, reprit M. Barbier, en insinuant deux doigts dans la poche de son gilet, vous avez beau dire, j'ai bonne opinion de l'homme que j'ai reçu ce soir.

—Ah! il vous a remis un premier rapport?

—Non. Je l'attends demain.

—Je suis à vos ordres, si vous croyez qu'il vous indique une piste à suivre.

M. Barbier se mit à rire.

—Je tâcherai de me passer de vous.

—Je vous en défie!

—Vous m'en défiez?

—Sans doute; et si vous y tenez, je prends même l'engagement de savoir, une heure après vous, ce dont il s'agit et d'aviser, deux heures avant vous, à ce qu'il faudra faire.

Le sous-secrétaire d'État promena les yeux autour de lui:

—Est-ce que vous auriez des agents ici?

Le préfet s'amusa à passer rapidement la revue des domestiques en livrée, qui servaient à table.

—Peut-être! En tout cas, il ne m'est pas difficile, vous le comprenez, de mettre quelques-uns de mes gens, en observation sur la place Vendôme; d'avoir les noms, les adresses, de toutes les personnes qui sortiront d'ici, après une audience…

—C'est vrai, répliqua le sous-secrétaire d'État, qui avait pris du bout des doigts la carte de son visiteur, et la remuait dans son gousset. Vous pouvez filer tout le monde. Faisons mieux, voulez-vous? Collaborons… Pouvez-vous, d'ici demain matin dix heures, savoir quel est le personnage qui m'a remis sa carte… que je n'ai pas encore lue?

M. Barbier tira de sa poche le petit carton sur lequel un nom était écrit à la plume et non imprimé. Il lut:

LOUIS HERMENT Boulevard des Batignolles, 20

Il passa la carte à son voisin.

Le préfet la reçut, comme un expert reçoit une pièce à juger; il l'examina, et dit ensuite:

—Votre visiteur ne rend guère de visites. Je gagerais que cet autographe est le seul de son espèce. Votre homme a prévu qu'il serait obligé de vous donner son nom et son adresse. Il a confectionné ceci à votre seule intention. Le carton a été découpé par un canif et une règle, ce matin; l'écriture est toute fraîche; quant au nom, il est tracé avec une application qu'on n'a pas d'ordinaire, en reproduisant sa signature. Aucun trait n'échappe à la volonté de bien écrire. Voulez-vous mon sentiment? C'est là un faux nom.

—Pourquoi, alors, aurait-il ajouté son adresse?

—Si le nom est faux, l'adresse est fausse. Il s'agissait uniquement de vous inspirer une demi-heure de confiance. L'homme ne prévoyait pas que vous me rencontreriez et que j'enverrais un agent à son prétendu domicile.

—De sorte que, demain matin, à dix heures, vous pourriez me donner des renseignements sur cet individu?

—A dix heures, soit. Je ne vous garantis pas, pour une heure si matinale, toute la vérité, ni même la vérité vraie; mais nous aurons des vraisemblances, des conjectures, et, pour un commencement d'enquête, cela suffit… Tenez! Je vois déjà que ce M. Herment est un homme déchu.

—A quoi voyez-vous cela?

—A la petite prétention de la carte, et à l'adresse. Nous avons bien des naufragés dans ce quartier-là!

—Je vous affirme qu'il a l'air très respectable, une belle figure.

—On sauve tout cela du naufrage. Quel linge a-t-il?

—Ah! parbleu, vous m'en demandez trop. Il faisait presque nuit. Mais vous voyez qu'il a les mains propres, puisque sa carte est immaculée.

Le dîner était fini. Le ministre se levait de table.

La conversation en resta là. Mais elle se renoua pour une seconde, quand, d'assez bonne heure, avant tous les convives, après avoir pris congé du garde des sceaux, d'une façon ostensible, pour être, remarqué, le préfet de police se retira.

C'est la coquetterie d'un fonctionnaire de cet ordre de paraître pressé de partir, comme si Paris brûlait, s'insurgeait ou s'égorgeait, pendant chaque minute perdue dans le monde.

M. Barbier, qui semblait le guetter, le retint à la porte du salon principal, et le reconduisant jusqu'à, l'antichambre, avec l'aisance d'un homme qui est presque chez lui:

—J'ai oublié de vous demander un renseignement, mon cher préfet. Je ne sais pas ce que M. Herment doit me raconter; mais dans le cas où ce brave homme—car je m'en tiens à ma première impression—me dénoncerait réellement un crime, une machination contre quelqu'un; bien que je sois décidé à rester dans une grande réserve, je voudrais cependant savoir quels sont les moyens préventifs que possède la police.

—Elle n'en a qu'un, l'intimidation. Cela réussit auprès des malheureux, des jeunes gens, mineurs ou majeurs, qui ont l'instinct du salut, sans en avoir la force, auprès des déclassés, des gens nerveux. C'est notre plus beau rôle; mais c'est le moins justifié par la loi. Nous rendons, sous ce rapport, à bien des familles, des services qui nous seraient interdits, si les gens que nous faisons venir osaient invoquer la légalité. Mais ils l'ignorent, ou ils n'osent pas, et c'est tant mieux pour la morale. On connaît si peu la loi en France, et on croit la liberté individuelle si mal garantie! Le code est si souvent une arme excellente pour les coquins et les mauvais sujets, qu'il faut bien excuser un peu d'arbitraire, au profit des honnêtes gens qui se défendent. Si vous saviez combien de pères de famille, combien de mères elles-mêmes viennent nous demander naïvement des lettres de cachet!

—Et vous en donnez?

—En général, nous n'arrêtons personne, arbitrairement. Mais notre triomphe est de faire croire que nous pouvons arrêter tout le monde.

—Qui donc peut croire cela?

—Qui? Les malheureux, je vous l'ai dit, les jeunes gens; mais encore faut-il qu'ils soient d'une certaine catégorie sociale. Les gens du monde sont difficiles à intimider, autrement que par la peur du scandale. Quant aux gens du grand, grand monde, ils nous échappent avant le crime; c'est bien assez de les attraper quelquefois après… Voilà, mon cher collaborateur, ce que je mets à votre disposition… Comme il est probable qu'il ne s'agit pas d'une affaire du grand monde, nous pourrons toujours dire à Croquemitaine de faire du bruit dans la coulisse…

—Je vous remercie, dit M. Barbier. Ce n'est pas grand'chose que
Croquemitaine: il n'y a plus d'enfants!

—Plus d'enfants? Mais il n'y a que cela!

—Taisez-vous! Si le ministre vous entendait!

—Croit-il donc avoir affaire à des hommes?

—Chut! mauvaise langue.

—Mon cher, dans un gouvernement démocratique il faut toujours se maintenir en verve d'ironie; on peut retourner si vite à l'opposition!… Au revoir, à demain!

—A demain!

III

Le lendemain, M. Barbier arrivait au ministère de la justice avant dix heures.

Il avait surpris le garçon en train d'épousseter d'un regard lent et habitué les lettres éparses sur le bureau. Ce vieil employé fut tenté de croire à un coup d'État: car depuis le 2 décembre 1851, jamais un ministre, ou son clair de lune, n'avait lui de si bon matin.

M. Barbier lui-même fut très étonné, après coup, d'avoir été si matinal. Il sourit en remarquant que la pendule officielle n'était pas plus en avance que sa montre; c'était sa curiosité seule qui l'avait trompé.

Il s'occupa de quelques affaires; mais elles furent examinées en cinq minutes et il eut le loisir d'un peu d'ennui.

A dix heures un quart, on venait le prévenir que M. Louis Herment était là.

Avant de le faire introduire, le sous-secrétaire d'État s'assura qu'il n'était venu, ni pour lui, ni adressé directement au ministre, aucun message de la préfecture de police.

Le mystère n'était pas si facile à pénétrer! C'était une première manche gagnée dans la partie engagée avec le préfet de police. Mais le sous-secrétaire d'État fut moins frappé que dépité de ce succès négatif. Il donna l'ordre de faire entrer M. Herment.

En le revoyant, au jour clair et matinal, M. Barbier le trouva moins vieux que la veille, mais aussi imposant, aussi attirant.

Le visage, qui gardait la même pâleur, avait cependant une translucidité plus facile. On sentait qu'un feu intérieur pouvait, au moindre souffle, s'y répandre et le colorer. Les yeux brillaient d'une angoisse contenue et aussi d'une espérance forcée. La bouche était comme préparée à l'éloquence, tant elle s'ouvrit vite à un sourire de courtoisie, de remerciement et de supplication, qui était charmant dans ce masque sévère et qui, pourtant, n'avait rien de contraint.

—Décidément, c'est un ancien magistrat, pensa M. Barbier.

Il montra un fauteuil, placé près de son bureau qui lui permettait de bien voir son visiteur, en ayant l'air de lui permettre seulement de le bien écouter.

M. Herment, en s'asseyant, éloigna un peu le fauteuil. Il n'avait pas l'habitude de parler de si près. Sa voix, son émotion, sa conviction avaient assez de portée. Il plaça presque familièrement son chapeau sur le bord du bureau plat, justifiant cette prise de possession par un rouleau de papier qu'il déposa dans le chapeau; puis il remercia, en quelques mots, polis sans obséquiosité, le haut fonctionnaire qui lui avait réservé cette audience.

—On ne nous dérangera pas, dit obligeamment M. Barbier.

—Je vous ai prévenu, monsieur, reprit d'une voix grave M. Herment, que j'avais à vous dénoncer un crime. Je ne crois pas qu'il puisse s'en commettre un plus grand…

Il s'arrêta, respira; son inquiétude l'oppressait. Après deux secondes de repos, il continua:

—Vous savez sans doute, monsieur, tous les journaux en parlent, qu'on doit célébrer dans trois semaines, à l'église de la Madeleine, le mariage de mademoiselle Marie-Louise de Thorvilliers avec le prince de Lévigny.

M. Barbier ignorait absolument l'annonce de ce mariage. Ce n'était pas sur les faits-divers de cette nature, qu'il recevait tous les jours, un rapport du bureau chargé de lire, de contrôler et d'analyser les journaux; mais il n'ignorait pas que le duc de Thorvilliers portait un des plus grands noms du faubourg Saint-Germain, et que le prince de Lévigny était, par sa fortune, par ses alliances, un des partis les plus considérables du même quartier.

Le sous-secrétaire d'État fit un signe de tête, comme s'il était très informé de cet événement mondain, et demanda avec un étonnement légèrement ironique:

—C'est à propos de ce mariage que vous avez une communication à me faire?

—Oui, monsieur.

—Je vous écoute.

—Ce mariage serait un crime. Il faut, à tout prix, l'empêcher.

M. Barbier eut un petit bondissement de surprise sur son siège.

—Un crime! Un si beau mariage! L'empêcher à tout prix, dites-vous? Je ne comprends pas.

Il regardait M. Herment, repris du doute qu'il avait eu la veille, se demandant si son visiteur n'était pas fou.

Celui-ci devinait bien la surprise qu'il provoquait. D'une voix vibrante, fermant à demi les yeux pour ne pas voir les paroles qui allaient effleurer ses lèvres, il continua:

—J'espère que vous comprendrez bientôt. Est-ce qu'il y a un plus grand crime, par exemple, que de sacrifier une enfant à la plus effroyable ambition, à la plus basse vengeance?… que de marier une jeune fille chaste, d'une admirable candeur, à un débauché, perdu d'honneur, perdu de vices, perdu de santé?

M. Herment avait parlé avec véhémence; il laissa cependant tomber les derniers mots, hésitant à les prononcer.

M. Barbier craignait d'être déçu. Le crime ne lui apparaissait pas nettement; il n'en mesurait pas la profondeur. Sa déception se compliquait d'un prodigieux effarement. Qu'est-ce que M. Herment, cet habitant du boulevard des Batignolles, pouvait avoir à démêler avec ce projet de mariage aristocratique? Une jeune fille mariée par ambition; n'était-ce pas le drame vulgaire?

Il se taisait et réfléchissait; M. Herment reprit vivement, en se redressant sur son fauteuil:

—Oui, le prince de Lévigny n'est pas seulement un niais, incapable de comprendre l'âme de celle qu'on prétend lui donner; ce n'est pas seulement un joueur éhonté, qui serait ruiné, s'il n'était pas trop riche pour être jamais au bout de sa fortune et des héritages qu'il n'attendra pas; car avant six mois il sera mort; c'est encore, je vous le répète, monsieur, le rebut des boudoirs de la prostitution… Il a une maîtresse qu'il gardera après son mariage, car elle a le secret de toutes ses infamies, mais qui n'est que l'infirmière de ce gangrené. Je le sais… J'ai acheté à cette femme la preuve, les prescriptions des spécialistes, et c'est à ce cadavre que le duc de Thorvilliers, méchamment, scélératement, dans un but que vous saurez, veut lier cette jeune fille charmante, pure. Il sait la vérité sur ce gendre honteux; mais il en a besoin pour son orgueil et pour sa vengeance. Voyez-vous le crime, monsieur? Flétrir, empoisonner sciemment une enfant sans défense… Voilà ce qu'il faut empêcher, au nom de la morale, au nom de la pitié… Voilà ce que je ne veux pas… Ce que je viens vous dénoncer.

M. Herment frappait de sa main large et blanche le bras de son fauteuil; il ne baissait plus les yeux. Il regardait le sous-secrétaire d'État en face, essayant de le magnétiser de la flamme de ses prunelles, de le convaincre par le frissonnement de sa bouche.

M. Barbier soutint le choc de cette éloquence électrique. Il comprenait un peu, mais pas assez.

—Décidément, se disait-il, pour s'excuser d'être ému et pour s'en venger, c'est un ancien avocat général ou un président. Mais de quoi se mêle-t-il?

—Avant tout, monsieur, reprit-il d'un ton de condescendance, je vous demanderai à quel titre vous voulez intervenir dans ce drame de famille.

—A quel titre?

M. Herment se troubla, rougit; mais sa pâleur reprit le dessus, et aussi son courage:

—Ne vous suffit-il pas de savoir que le fait est vrai? Ne vous suffit-il pas que je vous en donne la preuve? que vous puissiez l'acquérir vous-même? Qu'importe qui je suis! Un vieillard qui connaît, depuis sa naissance, cette jeune fille, cette orpheline, car sa mère est morte, et M. le duc de Thorvilliers ne compte pas pour l'amour paternel… Je suis le premier venu, mis au courant d'une atrocité… Je viens vous la dénoncer, crier au meurtre!

—Mais il n'y a pas de meurtre, répliqua M. Barbier.

—Il y a pis que cela; il y a le supplice de l'innocence.

—En tout cas, ce cri de détresse ne vous est pas permis, si vous n'êtes ni le tuteur, ni le parent, à un degré quelconque.

—C'est vrai! dit tristement le vieillard. Voilà pourquoi, au lieu de m'adresser à la police, je m'adresse à vous. Non, je le sais, on me fermerait la bouche, si je dénonçais publiquement cet attentat; on me traiterait de calomniateur; on me condamnerait; on m'enfermerait. Je n'ai aucun droit, que celui de l'intérêt que je porte depuis vingt ans à cette enfant. Cela ne suffit pas pour une action publique; mais cela doit suffire pour une action… discrète; car enfin, il y a la loi morale au-dessus de la loi étroite… Ah! si vous pouviez pénétrer toute l'horreur de ce crime!

M. Herment éleva les bras, par un geste, si solennellement tragique, qu'il étonna plus qu'il n'émut M. Barbier.

On eût dit un acteur, jouant avec génie une scène, mais la jouant au naturel, ou un procureur fulminant un réquisitoire, en tout cas, un orateur que l'art transfigurait dans son explosion la plus élevée, la plus sincère.

M. Barbier, intrigué par ce mélange de passion et de suprême habileté, ne fut que plus curieux de connaître son visiteur.

—Vous ne m'avez pas répondu, monsieur, reprit-il d'un ton presque caressant. Je ne doute pas de votre parole, mais encore faut-il que je sache…

—J'ai été le premier maître… plus que cela, le premier ami, de cette jeune fille, répondit M. Herment avec une précipitation singulière, en coupant la parole à M. Barbier.

—Son professeur? demanda le sous-secrétaire d'État, de plus en surpris.

—Oui, monsieur.

En disant cela, M. Herment rougissait.

—Est-ce M. le duc de Thorvilliers qui vous avait donné cette fonction auprès de sa fille?

M. Barbier faisait cette question, faute d'en trouver une autre.

Ce singulier professeur confondait toutes ses idées.

Sa question cingla le cœur de M. Herment qui se souleva de son fauteuil, en s'appuyant sur les bras, et, avec un étincellement des yeux, presque farouche:

—Non, balbutia-t-il, ce n'est pas le duc qui m'avait chargé de ce devoir.

—Alors, veuillez m'expliquer…

M. Herment retomba dans son fauteuil, baissa la tête, et, la relevant presque aussitôt, avec décision:

—Il faut bien que vous sachiez tout… je suis résolu à tout dire: je ne suis pas seulement le premier maître de cette jeune fille… je suis son père.

La confidence devenait fort intéressante.

M. Barbier, accoudé sur son bureau, caressait lentement sa bouche de son doigt, pour y attirer des paroles sages; il réfléchissait.

A ce moment, on frappa légèrement à la porte, et un huissier apporta une lettre qu'il tendit silencieusement au sous-secrétaire d'État.

C'était le rapport attendu. Le préfet de police s'excusait d'être un peu en retard; mais les renseignements avaient été difficiles à prendre, tant M. Herment vivait entouré de précautions et enveloppé de silence.

On avait pu faire causer une femme qui s'occupait de son ménage, et voici ce qu'on avait recueilli.

«Herment n'est pas son nom. Il cache son nom véritable. Il reçoit peu de visites. Il sort souvent, surtout depuis un mois. Il lui est arrivé de rentrer fort tard, et quelquefois de ne rentrer que le matin. Les voisines prétendent qu'il assiste à des conciliabules légitimistes. Il occupe une petite chambre, au troisième, dans une maison meublée. Quelques bijoux de famille font supposer qu'il avait autrefois une grande fortune. Il a sur un cachet et sur une bague des armoiries. La propriétaire est persuadée que c'est un grand seigneur qui se cache. Sa femme de ménage a découvert, pendant la visite qu'un chanoine de Notre-Dame a rendu un jour au prétendu M. Herment, qu'il est un prêtre interdit; ce qui alarme sa conscience de dévote… On le saura tantôt.»

M. Barbier laissa tomber le rapport devant lui.

Pendant qu'il lisait, M. Herment, les mains jointes et pressées sur sa poitrine pour y faire rentrer le secret de tendresse qui s'en était échappé, avait une attitude ecclésiastique, dans une sorte de contemplation paternelle, qui achevait la révélation.

Le sous-secrétaire d'État sentait dans son front des piqûres d'aiguilles. Le mystère devenait dramatique. S'il n'appréciait pas encore à toute sa valeur le crime dénoncé, il entrevoyait dans le dénonciateur du crime, lui-même, sinon un criminel, au sens juridique du mot, du moins un grand coupable selon le morale. Le personnage, toujours mystérieux, ne perdait pas de son intérêt pour cela.

Quel drame ou quel roman sous ces trois révélations? Un grand nom caché, une grande fortune perdue, un prêtre qui était père, dans ce pauvre homme logé en garni, aux Batignolles!

—Monsieur, dit brusquement M. Barbier, en posant devant lui la note de la police, vous ne portez pas votre nom!

M. Herment s'éveilla en sursaut de son rêve, darda ses yeux qui se reculèrent dans leurs orbites profondes, vit et devina sur le bureau le papier de la police, que l'enveloppe, bâillant encore après l'effraction, dénonçait.

Il eut un plissement du front; son sourire s'aiguisa. Il répondit avec une intention de fierté:

—Il serait plus exact de dire que je ne porte pas mon nom tout entier et que j'en ai traduit une partie en français.

—Vous êtes étranger?

—Non, monsieur, mon nom de famille est alsacien. Je suis le comte Louis Hermann d'Altenbourg. J'ai bien le droit, sous la République, de ne pas me targuer d'un titre, et depuis que mon pays est allemand, de traduire Hermann par Herment… Est-ce là, monsieur, tout ce que la police a découvert sur mon compte?

—Non.

—Ah!

M. Barbier hésita à continuer. Cette femme de ménage, après tout, s'était peut-être trompée! Sans être ni dévot, ni catholique, ni peut-être chrétien, le sous-secrétaire d'État au ministère de la justice l'était également au ministère des cultes. Cela suffisait pour qu'il lui répugnât de trouver un prêtre réfractaire et adultère dans cet homme si grave, si digne, si émouvant.

Pendant sa courte hésitation, et tout en remuant le papier accusateur, M. Barbier se souvint que M. Herment connaissait très bien le ministère et ses êtres. Il y était venu sans doute, comme ecclésiastique, solliciter de l'avancement, ou essayer de s'y faire défendre.

Le sous-secrétaire d'État voulut durcir sa voix, lui donner la tonalité d'un fonctionnaire qui fonctionne; mais sa gêne persistait. Il dit:

—La note que j'ai là me donne un renseignement que vous avez omis et qui vous embarrassait sans doute… Vous êtes un prêtre interdit?

M. Herment s'attendait à cette question. Il resta impassible:

—Oui, monsieur.

Il se fit un petit silence.

M. Barbier regardait un peu en dessous le prêtre, et celui-ci le regardait fixement, de ses yeux qui n'étaient plus tentés de pleurer.

M. Herment ajouta simplement, gravement, lentement:

—C'est parce que je suis frappé d'indignité, que j'ai besoin de vous, monsieur.

—Vous ne me facilitez pas la besogne!

—Serait-elle plus facile, si j'étais un homme marié, doublement adultère?

La remarque était audacieuse, étrange. Elle pouvait paraître cynique, de la part de ce prêtre, en apparence si respectable; mais il avait une façon si ordinaire de dire les choses extraordinaires, qu'il fallait croire à une aberration, plutôt qu'à une émancipation brutale de sa conscience, à une illusion candide de sa tendresse paternelle, plutôt qu'à l'entêtement d'un révolté.

—De toute façon, en effet, répliqua M. Barbier, en admettant la réalité de ce… danger pour votre enfant, nous sommes sans armes pour agir contre celui que la loi reconnaît comme père. M. le duc de Thorvilliers n'a pas, évidemment, désavoué sa…fille?

—Non, monsieur.

—Je crains que vous ne m'ayez fait une confidence inutile.

M. Herment secoua la tête.

—Vous ne savez rien encore!

M. Barbier eut un mouvement. Le récit promettait d'être intéressant, mais le tête-à-tête pouvait être long.

M. Herment se hâta d'ajouter:

—Ne craignez rien, monsieur, je n'abuserai pas de la faveur que vous m'avez faite ce matin. J'ai préparé, pour le jour où je rencontrerais un homme de cœur, de bonne volonté, qui pût m'aider, une confession écrite, que je me permets de vous laisser. Ce sera, si je meurs désespéré, mon testament moral. En tout cas, monsieur, je le jure devant Dieu, en qui je crois encore, c'est l'exacte vérité. J'ai voulu de très bonne foi me juger… Vous ne pourrez pas être plus sévère pour moi que je ne l'ai été moi-même, et cette sévérité-là m'a fait supporter le mépris de mes supérieurs… En me faisant descendre de la chaire où j'ai prêché, il y a vingt ans, avec succès, on m'a affranchi de l'obligation d'un mensonge qui m'eût accablé… C'était, bien assez du deuil effroyable que je portais… Vous verrez pourquoi je traite de deuil ce que d'autres appelleraient le remords; mais le repentir est-il autre chose que le regret d'une vertu flétrie, d'une illusion morte dans l'âme?… Voici, monsieur, ce manuscrit… Je voudrais qu'il fût plus court; mais j'ai tenu à expliquer tout… Je l'ai écrit sans vanité littéraire; lisez-le sans méfiance. Laissez-moi vous dire, en toute franchise, que je ne doute pas de vous; je veux que vous ne doutiez pas de moi. Cette confiance réciproque nous donnera une force et une inspiration qui n'auraient pu se dégager de relations vagues. Remarquez, monsieur, que je ne prétends pas usurper sur votre conscience. Ce n'est pas moi qui ai franchi le premier les limites d'une audience officielle. En demandant si vite à la préfecture de police ces renseignements sur moi, en manifestant une curiosité, dont je vous remercie, vous avez engagé un peu de votre cœur. Vous aviez la volonté de ne pas me traiter comme un importun et vous ne comprenez pas encore quel crime je vous dénonce. Vous ne me considérez plus comme un fou, de vous l'avoir dénoncé. C'est quelque chose. Ma démarche vous surprend; mais ma figure ne vous a pas donné l'indice d'un malhonnête homme. Je comprends la surprise; je suis touché de la présomption favorable. Ma situation de déclassé vous a causé un certain effroi. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une protection publique, ni d'une protestation contre la sentence qui m'a frappé, vous vous demandez s'il n'y a pas une antithèse trop forte, trop brutale, entre le sous-secrétaire d'État au ministère des cultes et le prêtre interdit. J'espère, monsieur, que ces hésitations de votre part disparaîtront à la lecture de ces pages. J'en attends, non pas plus d'estime pour moi, mais plus de pitié pour mon malheur… Je suis bien malheureux! Nul homme ne peut l'être autant que moi!… Il y a un mot qui m'est interdit; car en quittant par force le costume de prêtre, je n'ai pas abjuré toute ma foi, c'est le mot de fatalité… Si je croyais que mon malheur fût fatal, je fléchirais sous le fardeau; mais je le subis comme une épreuve. Je me crois le droit de lutter, comme une créature punie, mais soumise au châtiment, en ne voulant pas que la méchanceté des hommes s'étende à une créature innocente. Sauvez ma fille; je vous en conjure, puisqu'elle va payer pour un coupable… Je reviendrai, monsieur, quand votre conviction sera faite, et elle se fera… Je vous renouvelle mes remerciements, de votre accueil, de votre enquête. J'en aurai d'autres à vous offrir, j'en suis sûr.

M. Herment laissa tomber sa voix, alourdie par des larmes retenues, sur ces derniers mots.

Peu à peu, en parlant, il s'était soulevé, il s'était levé. Ce fut debout et en tendant le manuscrit au sous-secrétaire d'État qu'il acheva ce petit discours.

M. Barbier l'avait écouté avec émotion, avec ce battement de cœur, tout à la fois égoïste et généreux, qui tient à la recherche d'un secret dramatique et au désir de se mêler d'une grande infortune à corriger.

M. Herment grandissait, au lieu de se diminuer, par ses fautes mêmes; il se redressait sans audace, mais noblement, pour laisser voir toutes les brûlures de la foudre, et, maintenant que le secret de son état se trouvait divulgué, il n'avait plus à prendre ces précautions qui lui donnaient des façons indécises.

Tout s'expliquait dans son aspect extérieur, son attitude, son geste, sa parole, par ses antécédents, par ses habitudes de prédication. Sa paternité tragique donnait à sa tristesse une majesté invincible; il restait fier par ce côté divin, sous les humiliations méritées par le prêtre.

M. Barbier ne refusa pas la confession qui lui était offerte; il promit de la lire, fixa un rendez-vous nouveau à quelques jours de là, et, se levant de son fauteuil en même temps que son visiteur, non avant lui, il le reconduisit avec respect jusqu'à l'antichambre.

Seul, revenu à sa place, M. Barbier souleva, soupesa, à plusieurs reprises, le manuscrit déposé, sans oser l'ouvrir, de crainte de se laisser prendre immédiatement au piège de cette lecture. Il se promettait la volupté de ce travail pour le soir, la solitude. Car, de bonne foi, il s'engageait à étudier ce drame.

En attendant, il enferma le rouleau de papier dans un tiroir; mais il ouvrit plusieurs fois le tiroir dans la journée, et à travers ses audiences, ses conversations avec le ministre, auquel il cacha cette visite, il ne cessa de penser à cet homme pâle, triste, doux et solennel, qui devait avoir beaucoup souffert.

Il se rendait compte du charme multiple et spontané de ce visiteur, qui était de grande race, de grande éducation, qui avait traversé les orages de la passion et en gardait l'électricité domptée, qui, après des épreuves, encore inconnues, mais vraisemblablement bien douloureuses, s'était réfugié, comme sur un cap suprême au-dessus d'un abîme, dans l'amour qui contient et résume tous les autres, dans le plus pur, même quand son origine est impure.

M. Barbier se croyait toujours aussi convaincu de ne pouvoir venir en aide à ce solliciteur intéressant; mais il se disait en soupirant:—C'est dommage!

Ce regret, uni à la curiosité de connaître le secret; de l'abbé Hermann d'Altenbourg l'agita toute la journée d'une petite fièvre, dont il s'enorgueillit, pour la gloire de sa fonction.

Louis Hermann d'Altenbourg! M. Barbier se répéta si souvent ce nom qu'il finit par croire qu'il se le rappelait, pour l'avoir entendu répéter autrefois.

Il fit faire des recherches dans les collections de journaux ecclésiastiques, notamment dans la Semaine religieuse, et il trouva que vingt ans auparavant, en effet, monseigneur Hermann d'Altenbourg, prélat romain, chanoine primicier de Saint-Denis, avait prêché, pendant tout un carême, à Notre-Dame de Paris. Son auditoire était toujours illustre et nombreux. Le prédicateur à la mode, au moins pendant ce printemps-là, avait été appelé aux Tuileries pour y prêcher; mais il ne semblait pas qu'il eût réussi devant ce parterre mondain. La véhémence de ses anathèmes contre les frivolités du siècle et la malencontreuse idée qu'il eut un jour de tonner contre le parjure paraissaient avoir déplu à la cour.

Le journal des confréries le laissait entendre pour l'en blâmer.

Qui donc aurait pu savoir, à cette époque et dans ce monde-là, que la colère méprisante du grand orateur chrétien n'était que le cri d'un amour crucifié?

Le soir, chez lui, la porte rigoureusement close, M. Barbier commença la lecture de cette confession d'un prêtre faite à un laïque, confession dont il a gardé le manuscrit, et dont il a permis de prendre une copie exacte, en changeant quelque chose aux noms.

La voici:

MA CONFESSION

IV

Je suis le fils unique du comte François Hermann d'Altenbourg. Ma famille est originaire du Danemark. Un de mes ancêtres, ambassadeur à Vienne, et devenu prince du Saint-Empire, hérita de grands biens en Alsace, par la mort d'un oncle, évêque-électeur de Strasbourg. Toutefois, ma famille ne quitta Copenhague, qu'à l'époque du procès fait au grand chancelier Greffenfield. Depuis, elle résida en Autriche.

Mon grand-père fut un de ceux qui protestèrent, comme princes étrangers, dans un mémoire adressé à l'Assemblée nationale de 1789, contre le décret qui abolissait les droits féodaux en Alsace, et qui prétendait, malgré les stipulations faites avec Louis XVI, astreindre ces propriétaires, d'une espèce particulière, aux impôts et aux contributions dont étaient frappés les Alsaciens possesseurs de biens-fonds.

La réclamation fut écartée. Mon père, qui était imbu des idées nouvelles, et qui ne partageait pas les idées, c'est-à-dire les préjugés de mon aïeul, protesta contre la protestation, se rallia violemment à la Révolution, se fit naturaliser Français, perdit à cette révolte une assez grosse portion de la fortune des d'Altenbourg, acheta un château aux environs de Saverne, s'y installa, et mena, dès lors, une existence fort agitée; il s'y maria, à la Restauration, pour rentrer en grâce auprès des princes.

On se souvient encore, dans le pays, de ses grandes chasses, de ses grands démêlés avec ses voisins, de ses grandes démonstrations libérales sous la République, égalées seulement par ses grands enthousiasmes sous l'Empire…

Ce n'est pas pour juger mon père que j'expose les griefs de la conscience publique à son égard; c'est pour me faire juger moi-même.

Ce n'est pas, non plus, par orgueil, pour faire excuser mon insoumission à mes vœux d'humilité que je cite la prétention et les origines de ma famille; c'est pour faire mieux comprendre en moi les influences héréditaires. Je suis le dernier des d'Altenbourg; je les confesse, en me confessant.

Ne peut-on pas dire que je dois à ces ancêtres, venus du pays d'Hamlet, les brumes de mélancolie qui auraient fait de moi un mauvais poète, si le souvenir de quelques évêques-électeurs, de mon nom, dont j'ai vu les portraits me regarder longtemps, dans mon enfance, n'avait peut-être décidé de ma vocation de mauvais prêtre?

Je dois aux passions paternelles le feu qui, dans ce brouillard, s'allume parfois et fait explosion; je dois à ma mère, la tendresse de cœur, la vocation maternelle qui survit à toutes mes passions éteintes.

Pauvre mère! je l'ai connue, en réalité, et il me semble, à chaque douleur plus aiguë de moi, que je la connais un peu plus. J'étais un enfant, quand elle est morte.

Mourut-elle par un accident involontaire, par un suicide? Le doute m'est venu depuis que je réfléchis. Quand j'avais quatre ans, on ne me donna aucun détail; quand je fus grand, je n'en demandai pas; je m'interrogeai.

Un soir d'été, tout le château fut en alerte. La comtesse d'Altenbourg, sortie pour une promenade dans le parc, ne rentra pas à l'heure du dîner. On la chercha longtemps, quand, enfin, on s'avisa de fouiller une pièce d'eau qui semblait attendre les désespérés, sous la voûte sombre des grands arbres.

Il est possible que ma mère, trompée par l'opacité de l'allée couverte dans laquelle sa rêverie l'égarait, soit tombée brusquement, n'ait pu appeler au secours, et n'ait pu se sauver, à cause des bords droits et maçonnés de la rive…

J'ai voulu, il y a un an, visiter ce château, dont je n'ai pas hérité et que je n'ai pas eu la douleur de vendre. J'ai retrouvé la pièce d'eau, sous l'allée épaisse; de grands nénufars flottent sur la tombe de cette Ophélie conjugale.

Était-ce uniquement l'influence d'Hamlet qui me faisait évoquer, dans cette solitude, une ombre légère, passant comme un souffle devant moi, pour s'engloutir dans cette eau mystérieuse qui porte des fleurs depuis sa chute?

Mon père s'était marié, par contrition politique, plutôt que par repentir de sa jeunesse. Il était incapable de rendre ma mère heureuse. Il eut du chagrin de sa perte, des remords aussi; il se consola cependant, et ce fut alors qu'il se débarrassa du château.

Les pères joyeux font souvent les enfants tristes. Hérouard raconte, dans ses mémoires naïfs sur l'enfance de Louis XIII, que comme on demandait au fils de Henri IV, âgé de six ans à peu près, et initié déjà à toutes sortes de licences, s'il serait plus tard un vert-galant, un bon vivant comme son père, l'enfant, visiblement choqué dans ses pudeurs instinctives par les attitudes obscènes dont le Béarnais ne s'abstenait pas devant lui, répondit vivement:—Oh non!

Le caractère de ce grand ennuyé qui n'était qu'un grand dégoûté, se trouve ainsi expliqué.

J'ai prétendu agir autrement que mon père; ai-je mieux agi? Le portrait que je suis obligé de tracer de moi va devenir plus facile à faire et plus facile à comprendre.

Enfant songeur, silencieux, voué au deuil par une vision vague, lointaine, mais persistante, d'une mère si vite disparue, qui revient aujourd'hui et qui se précise, depuis que j'ai une fille; enfant violent et brusque, quand on me contraignait à un effort, je paraissais un sournois, à cause de ces échappées hors de mon état naturel, et mon père fut le premier qui me traita d'hypocrite.

Mon éducation n'aida pas ma franchise à s'émanciper.

Le comte d'Altenbourg, qui se croyait athée, mais qui allait à la messe du roi Charles X, quand il faisait un voyage à Paris, me confia tout enfant à un bon prêtre, l'abbé Cabirand, excellent homme, émerveillé des évêques que l'on comptait dans ma famille et ne rêvant pas pour moi de destinée plus belle. C'était un homme pur, qui n'ignorait pas le mal chez les autres, mais qui le traitait comme un adversaire, dont il croyait triompher par des duels mystiques.

Il me trouvait l'innocence nécessaire. Quand je laissais voir un peu de fougue dans cette douceur de surface, il pensait que la prière et la méditation achèveraient de parfumer pour le ciel ce cœur où le feu était prédestiné à consumer l'encens.

Comme j'avais douze ans, mon père, dont la fortune mal administrée se trouvait réduite, vendit ses terres et vint se fixer à Paris. L'abbé Cabirand fut congédié. Il me quitta avec douleur, me fit promettre de lui écrire, me fit jurer de rester à Paris un bon chrétien, et fut nommé deux mois après notre départ d'Alsace, professeur de rhétorique au séminaire de Strasbourg.

Je fus mis dans une grande institution du faubourg Saint-Germain.

Ma candeur y fut scandalisée; ma dévotion persista d'autant plus. J'eus des succès, et, comme dans ce temps-là les élèves étaient très fiers de la gloire de leurs camarades, mes couronnes du grand concours me donnaient une considération qui compensait l'estime insuffisante que l'on avait pour mon caractère.

Je souffrais beaucoup d'être, non pas méconnu, mais inconnu de mes jeunes contemporains. Je faisais de mon mieux pour être à leur niveau; mais, ne m'ayant jamais tout à fait comme complice, et m'ayant souvent comme censeur, ils se faisaient de ma connivence passagère une arme pour attaquer mon rigorisme de béat.

A mesure que je montai en âge, en grade, en succès, je souffris de ce malentendu. Je m'entêtais, par probité de croyant, à protester contre des exemples qui suscitaient en moi des colères très sincères, et pourtant qui remuaient aussi d'effroyables tentations…

J'abrège autant que je le peux ces préliminaires. Ce n'est pas pour me raconter, c'est pour me confesser mieux, que je dis tout cela.

La sève montait et m'étourdissait. A dix-huit ans, j'avais une chasteté relative qui ne me faisait grâce d'aucun mauvais rêve. Peut-être n'étais-je que timide!

A l'âge des premières escapades viriles et des débauches qui émancipent fièrement les écoliers, j'écoutais, avec un demi-sourire, les confidences, les vanteries de mes camarades. Je me repaissais de ces confessions; mais quand je voulais à mon tour me débaucher; quand j'avais promis ma part de ce que je croyais une orgie; à la première sortie, j'hésitais, j'avais peur. J'essayais de pactiser avec ma honte. Je voulais parfois me hasarder tout seul, mystérieusement, dans une aventure que je poétisais d'avance; mais un dégoût subit, invincible, m'assaillait et me faisait reculer dès les premiers pas. Je fuyais, je me sentais souillé par mes désirs; je courais dans une église; je me prosternais, et, dans des invocations éplorées à un amour surhumain, je dépensais, je fatiguais une énergie, haletante sous une pudeur réelle, qui voulait être surprise et ne voulait pas se rendre.

On épouse son âme, comme on épouse une femme. Je ne voulais pas violer la mienne; je désirais un hymen impossible de ma chair et de mon esprit.

J'étais grand, fort, de bonne santé. La lutte n'en était que plus rude, et l'énigme ne paraissait que plus invraisemblable. On m'appelait Tartufe; je haussais les épaules, et me consolais par des vers.

Ces vers, que je faisais avec sincérité, me paraissaient très bons; mes camarades s'en moquaient, et fortifiaient ainsi, avec ma prétendue vocation, un goût héroïque pour supporter l'injustice. N'osant me proclamer martyr de mes tentations, je me posais en martyr de la poésie.

Je n'en veux pas à ces chers tyrans de ma jeunesse. Comment m'eussent-ils compris, moi qui me perdais à me chercher? Je les trouvais logiques dans leurs injustices, et me voyant sans rancune sous leurs sarcasmes, comme j'étais sans orgueil sous mes couronnes universitaires, ils avaient des trêves d'indulgence et de pitié, qui me réconfortaient et me donnaient des rayonnements d'esprit et de gaieté.

Mon père s'occupait fort peu de moi, et, quand il mourut, je pus porter au dehors le deuil que je portais au dedans. Ce fut le seul changement sérieux de mon existence.

V

J'avais dix-neuf ans; je venais d'être reçu bachelier. J'étais hésitant au seuil du monde. Rien ne m'y appelait; rien ne m'en détournait. La société que mon père fréquentait, sans s'épurer, avait vieilli, et j'avais ainsi deux raisons, au lieu d'une, pour ne point la rechercher.

Mes camarades allaient à leur ambition, à leurs affaires, à leurs plaisirs. Moi, je n'avais pas de but, et je n'osais prendre pour un appel de la vie ecclésiastique cet ennui qui m'enchaînait devant la vie grande ouverte, et m'effrayait, quand je voulais la contempler.

J'étais resté en correspondance avec mon maître, l'abbé Cabirand. Il me donnait d'excellents conseils; mais il était plutôt guidé par l'instinct droit de son cœur que par l'expérience. Loin de m'encourager à embrasser la même carrière que lui, il me répétait que mon nom, ma fortune m'obligeaient à un rôle actif. Je servirais mieux l'Église, en restant chrétien dans le monde. Ces raisons-là ne répondaient à aucune des inquiétudes de mon esprit; mais je les acceptais, par le besoin que j'avais de me soumettre à un avis.

Il me restait assez de fortune pour être indépendant et pour choisir librement un état. Lequel prendre? Je me fis inscrire à l'école de droit; mais je suivis les cours du collège de France. Parler, instruire, du haut d'une tribune, répandre sur une foule ce que je sentais bouillonner en moi, c'était la seule chose qui me parût tentante…

Je griffonnais toujours des vers; j'essayais de la prose; je ne redoutais plus les indiscrétions de mes camarades; mais cette sécurité ne suppléait pas à mon peu de talent.

Je me disposais à voyager, quand, soudainement, dans cette brume, je crus voir une étoile. Je rencontrai ma muse.

M. le duc de Thorvilliers, le père du duc actuel, un peu parent de ma mère, m'avait été donné comme tuteur.

Il ne prit guère au sérieux une tutelle qui s'exerçait, si tard pour lui qui était vieux et goutteux, si tard pour moi, qui étais en âge d'être émancipé.

J'aurais pu réclamer cette émancipation. Je la méritais. A quoi bon? J'avais plutôt peur qu'envie de cette nouvelle indépendance, succédant à celle que l'insouciance paternelle m'avait laissée.

Par politesse, pour aider à l'effusion de cette paternité passagère, gracieusement acceptée, je devins un convive régulier du duc, et l'ami de son fils.

Gaston de Thorvilliers avait été élevé chez son père. Je ne l'avais rencontré que rarement. C'était alors un beau jeune homme, au regard rayonnant, aux joues pleines et roses, aux cheveux noirs, épais, faciles à boucler, à la prestance fière, un de ceux qui naissent et vivent cambrés, busqués.

N'ayant jamais eu besoin de se soumettre à un règlement, à une discipline, à un pauvre devenu un maître, de compter avec des condisciples plus forts ou plus habiles que lui; n'ayant subi aucun contact qui eût émoussé son caractère; n'ayant pas eu de rivaux qui stimulassent son goût capricieux pour l'étude, il était resté, et avait fleuri dans toute la candeur de sa force, de son orgueil d'être beau et d'être riche, dans toute l'ingénuité d'une ignorance vernie.

Il riait de tous et de toutes choses. Il se croyait bon, parce qu'il n'avait jamais été tenté d'être méchant, et parce qu'il était gai. Il ne doutait pas de son esprit, réel, mais intermittent, parce qu'il avait la moquerie facile; sa verve l'éblouissait tout le premier.

Je fus charmé de cet appétit universel des sens, et de cette bonne humeur de la conscience; secrètement même j'en fus jaloux. Je me comparais et je me sentais moins homme, moins gentilhomme. J'avais le même âge. J'avais droit, sinon aux mêmes prétentions de fortune, du moins à la même fierté pour ma race. J'avais, de plus, le sentiment de mes succès universitaires, la conscience d'une valeur morale qui pouvait s'épanouir avec éclat. Si j'étais froid en apparence; si l'épiderme plus épais laissait moins venir à fleur de peau le sang qui fleurissait les joues de Gaston, j'avais peut-être un brasier plus ardent au cœur.

Pourquoi n'étais-je pas comme lui? Pourquoi, en m'habillant de même, gardais-je avec mes vêtements pareils, une sorte d'allure ecclésiastique dont il me raillait avec bienveillance, pour que je devinsse un compagnon tout à fait digne de lui et de mon nom?

Gaston n'attendit pas une intimité, qui s'affirma bien vite par le tutoiement échangé sans résistance, pour me demander des confidences, pour m'en faire.

Il parut fort surpris qu'à dix-neuf ans, je n'eusse pas de maîtresse. Il m'offrit de m'en désigner une, à prendre dans le monde. C'était si facile! Il ne comprenait pas qu'une femme bien née pût se défendre longtemps contre des beaux cavaliers de notre espèce. Quant aux maîtresses qu'on entretient et qui sont de luxe, comme l'écurie, il les prévoyait dans son budget; mais ne les admettait pas encore, par coquetterie de mondain, peut-être bien par économie; lui qui aimait tout, il aimait aussi beaucoup l'argent.

J'aurais peut-être été corrompu par ce mauvais sujet naïf dont les vices embaumaient, si je n'avais rencontré celle qui a disposé de toute ma vie.

C'était à une vente de charité, dans le faubourg Saint-Germain. J'y étais allé par déférence pour des invitations reçues; Gaston m'accompagnait, surtout pour voir des marquises et des duchesses, bourgeoisement installées devant des comptoirs. Cela lui semblait un travestissement piquant.

Nous avions parcouru divers salons et fait quelques emplettes de politesse, nous sortions, quand, à la porte d'entrée, comme un dernier piège, je vis une jeune fille, debout, à côté d'un guéridon sur lequel s'amoncelaient des roses…

Je ne me permettrai aucune comparaison poétique; je n'aurai recours à aucun agrément littéraire, pour raconter mon impression souveraine, ineffaçable, éternelle.

Tout ce qui s'est passé depuis, le drame, le deuil, la honte, le supplice de ma vie, disparaissent, quand j'évoque cette vision. Mon cœur recommence à battre, comme il a battu dans cet instant qui a embrasé tout mon être. Je ressens quelque chose de foudroyant et d'ineffable qui me mord la poitrine, qui me met un éclair au cerveau, et qui infiltre dans mes veines une langueur accablante.

Je dus pâlir. Je me souviens que je m'appuyai fortement au bras de
Gaston de Thorvilliers.

Elle était grande, mince, mais admirablement faite, avec des cheveux noirs, en bandeaux légèrement renflés, au-dessus d'un front correct, blanc, uni, qui rayonnait d'innocence simple, fière, hardie. Les yeux étaient noirs; ils cherchaient le regard, plus qu'ils ne l'attiraient; ils avaient une lumière paisible, intense, qui vivait de son foyer et ne s'attisait d'aucune coquetterie, ayant le charme suprême. Le sourire de sa bouche étonnait. On eût dit que la vendeuse de roses avait mangé une de ses fleurs, en gardant une feuille serrée et retroussée entre ses dents…

Mais voilà que je la décris et que je me complais dans cette évocation!
Je la vis, je l'aimai, et ce fut tout.

Avec une grâce sans minauderie, avec une hardiesse d'ingénue qui se sait comprise d'avance, et qui n'a pas de précautions à prendre, elle fit un pas vers moi, m'offrit une rose et me dit:

—Pour les pauvres!

Je pris la fleur, je saluai, je me prosternai en intention, et me tenant toujours au bras de Gaston, je voulus l'entraîner; je ne voulais pas contempler cette apparition.

—Eh bien! tu ne paies pas? me dit Gaston, en riant.

C'était vrai. Je ne songeais pas que cette fleur dût être payée.

La jeune fille, à peine étonnée, souriait. Je tirai un louis; je le déposai dans la main blanche qu'on me tendait, au nom des pauvres et je balbutiai un mot d'excuse.

Gaston riait toujours.

—Bonjour, Reine, dit-il familièrement à ma vision.

Je fus choqué, comme je l'aurais été depuis, quand je fus prêtre, si un sacrilège m'avait arraché des mains l'hostie que j'allais consacrer. Je me retournai vers mon ami.

—Bonjour, Gaston, répondit mademoiselle Reine d'une voix mélodieuse que j'entends encore, que j'entendrai toujours.

Ils se mirent à causer de choses simples, de la recette que la jeune fille avait faite comme marchande, de celle qu'elle espérait encore. Ils s'étaient pris, serré, et abandonné les mains. J'écoutais avidement.

Je crois que j'aurais poussé un cri de fureur et de haine, si le moindre mot, non de galanterie, mais seulement de politesse affectueuse eût été prononcé entre Gaston et la jeune fille. Ils se parlaient en camarades, presque en bons garçons.

—Tu ne m'achètes rien? demanda-t-elle.

—Tu ne vends pas de cigares? répliqua Gaston.

—Si tu veux, j'en emprunterai à la boutique de madame de
Ville-sur-Terre. C'est cinq louis le paquet.

—Merci, j'aime mieux une rose.

—Tiens! en voilà deux.

—Combien?

—Cinq louis, comme le paquet de cigares.

—Pourquoi me les fais-tu payer plus cher, à moi qu'à lui?

—Parce que tu marchandes.

—Je ne marchande pas; je proteste.

—Gros avare!

—Je ne suis pas avare; je ne veux pas être dupe.

La jeune fille n'insista pas; un mouvement de tête, légèrement hautain et dédaigneux, exprima sa pensée.

Gaston était sensible au reproche.

—Tu vois comme ces dames nous exploitent! me dit-il assez niaisement.

Il s'exécuta toutefois et tira de son portefeuille en cuir de Russie un billet de cent francs qu'il agita triomphalement dans ses doigts.

La jeune fille enleva prestement l'offrande pour empêcher l'avaricieux de se raviser, et d'une voix moqueuse, qui érailla comme d'une pointe de diamant le cristal derrière lequel elle m'était apparue:

—Ah! si l'on ne t'exploite jamais autrement!…

Je regardai alors fixement mademoiselle Reine, croyant que j'allais la trouver moins belle. Ses yeux noirs s'étaient illuminés de malice. Je ne cessai pas de la trouver adorable; mais je souffris de la soupçonner maligne. Cette plaisanterie, dont je m'exagérai l'importance, me paraissait une déchéance; l'ange était une demoiselle mondaine habile à la réplique. Elle n'avait ni pâli, ni rougi. Elle avait dit cela, tout uniment, en remettant de l'ordre dans son joli étalage, en passant ses doigts effilés sur les roses qu'elle redressait et qu'elle faisait refleurir.

—Je me plaindrai à ta grand'mère! riposta Gaston du ton d'un écolier.

—Plains-toi tout de suite… Tu entends! bonne maman.

Elle se haussa, se pencha par-dessus ses roses, et je vis alors que derrière le guéridon une dame, très âgée, était assise sur une chaise basse, gardant la jolie marchande. Elle se leva, s'approcha; et sa vieille tête ridée, mais dont chaque pli était comme la marque d'un sourire, enveloppée de mèches grises, apparut, ainsi qu'un hiver doux et badin, au-dessus de cette jonchée de printemps.

Gaston s'inclina avec courtoisie:

—Vous allez bien, marquise? Excusez-moi de ne pas vous avoir devinée, derrière ces fleurs de vos jardins.

—Je vais aussi bien que vous, mauvais sujet. Qu'avez-vous à dire contre ma petite-fille?

—Qu'elle se moque toujours du monde.

—C'est son droit.

—Dans une vente de charité, ce n'est pas son devoir.

—Avec vous? Si, vraiment!

—Ah! marquise, elle est bien votre petite-fille! Mais nous verrons, quand elle sera ma femme!

La grand'mère et la jeune fille partirent ensemble du même éclat de rire, qui me rassura.

La note ailée, aérienne, d'une moquerie innocente, palpitait sur les lèvres roses; la note basse, chevrotante, frissonna gaiement sur les lèvres décolorées de la douairière.

—Toi, mon mari? s'écria mademoiselle Reine.

—Je l'ai été!

—Oh! il y a si longtemps de cela! Tu étais encore en robe, et l'on me portait!

—C'est égal, c'est un titre.

—Il est avec mes vieux joujoux.

—Avisez-vous donc de me la demander! dit à son tour la marquise.

—Ne m'en défiez pas.

Malgré son ton inoffensif, ce verbiage commençait à me déplaire.

Reine, au lieu de continuer cette dispute, se tourna vers moi et me prenant à témoin, avec une moue de grande enfant.

—Quel fou!

—Ah! si tu me calomnies auprès de mon ami, dit Gaston en plantant les roses dans sa boutonnière, je me fâcherai!

Puis, se souvenant qu'il ne m'avait pas présenté, il répara son oubli, et gracieusement, avec une sorte de solennité, jouée et enjouée:

—Madame la marquise, je vous présente M. Louis d'Altenbourg, le pupille de mon père. Mademoiselle Reine de Chavanges, je vous présente mon frère, votre futur beau-frère.

Je m'inclinai. Mademoiselle de Chavanges, tout en me faisant la révérence, dit à Gaston, d'un air plus sérieux et d'un ton plus net:

—Mon cher, tu en veux trop pour ton argent. Moi, ta femme! j'aimerais mieux vendre des roses, pour deux sous, dans Paris.

Gaston était, après tout, un jeune homme du monde. Il n'était sot que par une sorte de débraillé de son esprit. Il comprit que la plaisanterie avait assez duré. D'un geste vague il indiqua qu'il n'insistait plus et que la taquinerie était remise à une autre rencontre.

Pendant ce temps-là, la marquise me disait avec une nuance de mélancolie, un peu banale:

—J'ai beaucoup connu votre père. C'était un homme charmant! Vous lui ressemblez…

Le compliment, dans un autre moment, m'eût choqué. Par quel éveil de fatuité honteuse et sournoise me donna-t-il de l'orgueil?

Je crus que mademoiselle Reine, redevenant sérieuse, me regardait cependant avec indulgence.

La marquise ajouta en continuant de me regarder:

—Oui, oui, vous ressemblez fort à votre père. Je n'ai pas connu votre mère.

Elle prit sa petite-fille à témoin:

Reinette, voilà un orphelin comme toi; mais il n'a pas, comme toi, une grand'maman qui vit par miracle, pour l'aimer, et pour ne pas le laisser seul.

Elle joua l'attendrissement; c'est-à-dire qu'elle fit claquer ses lèvres comme pour avaler un soupir, et que sa voix avait eu un trémolo discret.

Reine ouvrit tout grands ses yeux noirs, et m'enveloppa d'un regard profond, curieux, sans émotion apparente.

Je me sentis brûlé par ce regard froid au dehors.

Cette conversation courte, subitement tournée au grave, me paraissait aussi étrange que quand elle était gaie. On avait plaisanté avec étourderie sur les fiançailles enfantines de Gaston et de mademoiselle Reine. Voilà que tout à coup, à première vue, la marquise de Chavanges avait l'air de vouloir me fiancer à sa petite-fille, moi qu'elle n'avait jamais vu, qui passais!

J'avais le cœur gonflé. Mademoiselle Reine me regardait toujours. Elle avait pris une rose et, machinalement, par la tige, la faisait tourner entre ses doigts. Si elle me l'avait offerte, j'aurais cru qu'elle m'acceptait pour mari.

Je remerciai la marquise. Je promis d'aller la voir. Pendant que je la saluais, mademoiselle Reine, elle, fermait à demi les yeux, pour continuer à m'observer, avec attention, sans baisser son regard.

Je ne sais trop ce que dit Gaston. Je remarquai seulement qu'il ne donna pas la main à mademoiselle Reine. Celle-ci, d'ailleurs, avait les deux mains occupées par la rose qu'elle faisait tourner. Ils se dirent adieu avec un petit rire de camarades qui ne m'offensa plus, et nous partîmes…

VI

Dans la rue de Grenelle,—je vois encore l'endroit où commença cet entretien qui enchaîna ma vie; c'était devant une haute porte, un lion tenant dans sa gueule un serpent enroulé servait de marteau,—Gaston, sans attendre une question, passa son bras sous le mien et me dit gaiement:

—Te voilà sur la liste des prétendants!

—Quels prétendants?

—Hypocrite! Tu n'as pas entendu la marquise?

—Elle a été aimable, gracieuse.

—Oui, mais elle t'a étiqueté! C'est son idée fixe, à la pauvre femme! Voilà pourquoi je me suis amusé à la taquiner. Je savais bien qu'au fond je flattais sa manie. Moi, je n'ai pas assez de vocation.

Je répliquai assez vivement:

—Il est assez naturel qu'elle veuille marier sa petite-fille et qu'elle soit inquiète…

—Elle, inquiète! de quoi donc? de la mort? Elle n'y croit que tout juste pour donner, à l'occasion, à sa voix, toujours un peu criarde, un son plus doux. De la jeunesse de sa petite-fille? Elle la respire comme un bouquet qui ne doit jamais se faner. De ce que Reine pourrait demeurer seule au monde? Elle ne peut pas croire cela. Si elle songeait à son départ, ce serait pour regretter de ne pas voir, le lendemain, les princes de féerie qui viendront faire cortège à sa petite-fille. Non, elle racole des soupirants, par tradition, pour se dédommager de n'en plus voir à ses genoux et pour se venger des airs dédaigneux de Reine. Ne te laisse pas prendre à cette sentimentalité ridicule… La marquise est la plus grande marieuse du faubourg Saint-Germain. Voilà ce que c'est que d'avoir été la plus enragée démarieuse de son temps.

Je regardai Gaston, sans comprendre.

—Ah ça! tu ne connais donc rien? Ton père, qui était un homme aimable, ne t'a donc jamais parlé, de la marquise de Chavanges?

—Jamais.

—Eh bien, on a respecté ton innocence. Cette vénérable dame a été la plus folle, la plus étourdie des coquettes. On assure que le pauvre marquis, son mari, n'osait plus courir les cerfs, de peur de mettre trop de dépit dans la poursuite, et tant ses oreilles tintaient d'un hallali perpétuel. La marquise s'est mariée à dix-huit ans. Reine en a plus de dix-sept, et elle trouve que Reine est en retard. A vingt-deux ans, elle s'est fait enlever par le chevalier de Mettrais. A trente-cinq ans, elle a enlevé, à son tour, un pianiste (c'était la mode), mais elle l'a lâché sur la route d'Italie, oh! pas bien loin, à Fontainebleau; plus tard, pendant une crise de dévotion, vers cinquante ans, elle a voulu aller à Rome, confesser ses péchés au pape lui-même. Elle s'était fait accompagner par un jeune abbé, qui n'est jamais revenu à Saint-Thomas d'Aquin, et qu'elle a lancé à Rome. Il paraît que le pape lui avait donné un approvisionnement d'absolutions; car elle en a distribué à toutes ses amies et elle a gaspillé le reste. Elle avait un fils qui, par bonheur ou par hasard, ressemblait au marquis. Il s'est honnêtement marié à une femme honnête. Voilà ce qui explique quelque chose du caractère de Reine. Ce couple vertueux est mort du choléra. La marquise, veuve déjà, a eu un peu de chagrin, car elle est bonne, au fond et à la surface. Mais elle a été bientôt ravie d'avoir une belle petite-fille à habiller, à gâter, à faire aimer. Elle s'était garée de la manie des épagneuls, du goût des cartes; elle attendait inactive qu'on remît des ailes à son pauvre cœur alourdi. Reine lui a ramené les zéphirs. Comme il avait neigé sur les roses de son teint, elle s'est barbouillée des baisers de sa petite-fille et a planté des roses vraies dans toutes ses corbeilles. La petite boutique de la vente de charité est un rêve de Watteau qu'elle a tenu à réaliser. Le monde a pardonné à cette pécheresse, poudrée de grâce maternelle. Rien d'ailleurs dans cette tutelle n'est de nature à scandaliser le monde, notre monde. La marquise fait les choses, comme il faut les faire, et toutes celles qu'il faut faire. Elle va à la messe. Elle s'y tient, comme tu l'as vue à l'instant. Je crois bien même qu'elle fait de bonne foi des minauderies au bon Dieu, et qu'elle lui brûle des petites bougies roses, pour qu'il envoie des maris à sa petite-fille. Après avoir tant fourragé le mariage, la bonne vieille ne voudrait pas s'en aller, sans avoir arrangé, béni un joli petit mariage. Voilà, mon cher, pourquoi je l'ai mise si facilement sur ce chapitre-là; pourquoi du premier coup, elle t'a reluqué, inscrit sur sa liste, et voilà pourquoi te voyant un peu ténébreux, elle t'a joué un petit air de tristesse.

Je me souviens des paroles de Gaston comme de toutes celles qui ont pour la première fois ensemencé mon cœur. Elles pétillaient en moi. Je voulus répondre en plaisantant aussi:

—Et toi, quel rang as-tu parmi les prétendants?

—Moi! je suis un en-cas, mais peu sérieux. J'ai été élevé avec Reine; sa mère était une amie, un peu cousine de la mienne. Elle me connaît à fond. Nous nous sommes fièrement battus dans le château de Chavanges! Reine a gardé l'habitude de me maltraiter. Quand elle me donne une poignée de main, c'est encore une tape sur les doigts. Nous avons été si camarades que nous ne pouvons pas nous aimer; or, je suis sûr que Reine voudra aimer son mari.

Je me mordis la lèvre, pour empêcher un spasme qui me montait de la poitrine. Gaston, comme s'il eût deviné cet espoir subit, ajouta:

—Tu ferais bien mieux son affaire, toi… Mais je t'avertis qu'elle n'aime pas les bigots.

—Est-ce que je le suis?

—Peut-être pas; mais tu t'en donnes la mine. Après tout, mon cher, cela te regarde. Tu es présenté; on t'a invité; Reine, je m'y connais, t'a admis dans sa collection. Nous irons demain rendre notre visite, et quand ces dames seront à Chavanges, nous irons passer quelques jours au château.

—Comment? Elles reçoivent des jeunes gens?

—Et aussi quelques vieux… Mais oui, la marquise est trop grande dame pour ne pas recevoir qui elle veut. Cela ne semble pas plus extraordinaire et cela paraît aussi innocent que le reste. Quant à Reine, elle est avec les danseurs, les visiteurs, comme tu l'as vue avec les acheteurs, toujours la même, simple, ou terriblement coquette, hardie, libre, point sentimentale, positive et tiède… Entre nous, pour être franc, je t'avouerai que je ne la comprends pas tout à fait. Elle a une belle santé, un appétit de la vie qui jaillit de ses yeux, assez peu d'illusions, car sa grand'maman en les lui caressant les étouffe sous ses caresses; pourtant, par instants, on la dirait fixée, emprisonnée dans une candeur marmoréenne, comme ces statues qui ne sont des femmes que jusqu'au buste et qui finissent en termes de marbre. Tu vois comme elle a été élevée, pas bégueule, pas fière, et pourtant il serait impossible de pousser avec elle la gaminerie un peu loin. C'est bien à elle seule, ou à une influence de race honnête qui aura passé par-dessus la grand'maman, qu'elle doit ce qu'elle vaut. Si elle a des petites idées malsaines, blotties quelque part, crois bien que c'est sa grand'mère qui les a nichées ou laissées se nicher là. Te voilà mis au courant. Je résume mon opinion sur Reine de Chavanges. Belle et bonne personne, poussée droit et non maintenue droite par un tuteur, charmante à voir, à entendre, facile à fréquenter, difficile à séduire, plus difficile encore à épouser, qui redoute d'être dupe d'elle-même et dupe des autres, qui vous regarde, qui se garde, et à qui, lorsqu'on est un platonique comme toi, il faut prendre bien garde!

Gaston continua à me donner sur la famille de Chavanges, sur sa fortune, plus de détails que je ne lui en demandais. Sur la fortune surtout, il était exactement informé. Si la jolie marchande de roses avait un peu exagéré, en reprochant à mon ami son avarice, il n'en était pas moins vrai que Gaston aimait l'argent, les belles propriétés, les gros revenus. Il en parlait volontiers. Il supputait sur le bout du doigt les dots qui méritaient d'être considérées dans le faubourg Saint-Germain, et même ailleurs. Il les énumérait avec le plaisir d'un musicien qui se chante des airs de musique.

Je l'écoutais mal. Il me plaisait qu'il fît à côté de moi un bruit dans lequel le nom de Reine de Chavanges tintait avec sonorité. Cela me suffisait pour rêver; je ne l'interrompais plus; je n'avais plus besoin de l'interroger.

Je suis de ceux qui croient au chemin de Damas. Je le cherchais; je l'avais rencontré.

Je devais revoir mademoiselle de Chavanges; je pouvais concevoir l'espérance d'en être aimé, d'en être choisi. J'étais de son monde. J'ignorais au juste ce que la succession paternelle, liquidée, me laisserait de fortune; mais, je ne voyais pas là d'obstacle; au surplus, je ne voulais pas en voir.

Je sentais sourdre une volonté, une vocation. Il s'y mêlait, à coup sûr, une ivresse physique; mais, par pudeur, je n'en rêvais que plus vivement la possession d'une âme fière, indépendante, retenue, froissée dans un milieu qui l'alarmait.

Je serais pour elle un mari honnête, comme l'avait été son père. Je lui apporterais un amour fidèle qui avait manqué à ma mère. Je m'imaginais qu'en me faisant connaître, qu'en amenant la confiance entre mademoiselle Reine et moi, je dégagerais sa pensée hésitante qui cherchait, sans doute, comme la mienne, à s'affranchir de certains souvenirs de famille.

Ce que j'avais retenu avec un empressement jaloux, c'était cet hommage sincère rendu par Gaston à la pureté de cette pupille d'une vieille femme légère. J'y croyais avec extase. Les antécédents mythologiques de son aïeule la maintenaient chaste, comme les gaîtés de mon père m'avaient rendu triste. Nos consciences d'orphelins étaient fraternelles.

Pauvre enfant! je la devinais, je la lisais dans mon cœur. Je l'aiderais à rentrer en possession de la belle vie régulière, dans un devoir doux et partagé, à laquelle, sans s'en douter, peut-être, elle aspirait comme moi.

Elle semblait coquette à un être frivole comme Gaston; mais sa coquetterie était la bravoure de sa mélancolie. Elle se défendait contre les convoitises banales, par ses beaux éclats de rire. Quel homme heureux serait celui qui amènerait des larmes dans ces yeux noirs, et qui, s'agenouillant quand elle pleurerait, lui prendrait les mains et lui dirait doucement:—Ma chère femme!—provoquant ainsi le sourire immuable des amours profondes et vraies!…

Je remuais confusément ces idées, en revenant à l'hôtel de Thorvilliers.

Une lumière attendue, espérée, mais inconnue pourtant, descendait en moi et me révélait à moi-même.

Mes dispositions mystiques, poétiques, n'étaient que l'aurore brumeuse de cette vocation conjugale qui m'apparaissait un apostolat. Mari! père! Ces deux idées jaillissaient avant toutes les autres, purifiant la voie sur laquelle d'autres rêves profanes viendraient ensuite…

Encore une fois, je n'écris pas un roman; je ne veux pas non plus me défendre. J'explique comment j'aurais été un chef de famille, aussi ardent que j'ai été depuis un missionnaire célèbre; comment cette timidité, que mes camarades calomniaient, était sincère; comment, avec une prédisposition à recevoir les coups du ciel, je ne luttai pas contre ce foudroiement d'un amour absolu, qui a été bien torturé, bien égaré, bien puni, et qui, maudit par les autres, condamné même par moi, n'a pu s'éteindre à aucune heure de ma vie, et s'alimente de mes remords, des angoisses de ma douloureuse paternité. Je veux que l'on comprenne bien mon droit mystérieux, humain, que les hommes me nient, que Dieu m'a donné…

A plusieurs reprises dans la journée et dans la soirée, Gaston me reparla de Reine de Chavanges. Y mettait-il de la raillerie? Se doutait-il de cette possession qui commençait? Étais-je plus pâle que d'habitude, ou bien étais-je trahi par ma rougeur? Une joie qui bouillonnait en moi me rendait-elle, par crainte, plus triste d'apparence, ou bien laissais-je voir que j'étais jeune aussi, et plus amoureux que tous mes camarades?

VII

J'allai avec Gaston, et je retournai seul, chez la marquise de
Chavanges.

J'acquis par moi-même la preuve de ce que mon ami m'avait affirmé.

La grand'mère avait augmenté d'un nom la liste des prétendants, et Reine acceptait, avec son indifférence habituelle, ce soupirant de plus à écouter, à éconduire.

Avec indifférence? non. Avec curiosité? à coup sûr. Avec dédain? peut-être.

En effet, les regards de la jeune fille, vagues et d'une politesse égale pour tout le monde, se concentraient et se durcissaient, quand je la saluais.

Elle ne me disait rien de désagréable; au contraire; sa façon de parler, rieuse, étourdie, libre, se calmait, se contraignait, pour m'interroger ou me répondre. Il y avait dans ses moindres mots une bonne volonté polie; mais le regard trahissait la méfiance.

Je tirais de cette attitude une raison d'espérer, autant qu'une raison de craindre. Ce qui se montrait de sérieux et de grave m'enchantait et prouvait bien que cette jeune fille pouvait devenir une femme sérieuse. Mais ce qui se laissait voir de gracieux en elle n'était que l'effort de sa pitié pour mieux voiler son dédain, son antipathie…

Ah! c'était bien l'amour qui était entré en moi, puisque la douleur y était entrée aussitôt. J'aimais cette douleur et j'attisais cet amour lointain, immense, jaloux, muet…

Ces dames quittèrent Paris pour le château de Chavanges, un mois après notre première rencontre. On ne m'invita pas directement à une visite; mais Gaston, vers l'époque des chasses, ayant reçu un petit mot de la marquise, me le montra. J'étais, en post-scriptum, prié d'accompagner mon ami.

—L'idée de m'avoir pour tuer son gibier vient de la marquise, me dit
Gaston; l'idée de te voir à Chavanges vient de Reine, j'en suis sûr.
C'est elle qui a dicté le post-scriptum.

Le cœur me battit bien fort à cette remarque. Quand mon ami me donnait une espérance, je le croyais sincère. Peut-être se moquait-il de moi, cependant. Mais je pensais que l'ironie est, pour certaines natures, une façon involontaire de céder à la vérité…

Je partis avec Gaston.

Nous n'étions pas les seuls hôtes de Chavanges. La marquise, moins par sentiment de convenance que pour avoir plus de bruit autour d'elle, invitait des amis de tous les âges. Seulement, elle n'acceptait que des vieilles femmes de son caractère, voulant que Reine exerçât sans lutte et despotiquement, tout son pouvoir.

Le château de la marquise, situé dans les Ardennes, en avant d'une belle forêt, et en amphithéâtre au-dessus de la Meuse, était très gai, de face, quand on y arrivait par une belle avenue; quand on voyait rire le soleil dans les grandes fenêtres à petites vitres et étinceler les toits en ardoises. Mais il était sévère et un peu triste, quand on sortait par l'autre côté, pour entrer dans le parc qui montait vers la forêt. Une vaste pièce d'eau, carrée, s'encadrant comme un miroir dans une pelouse assombrie par l'ombre projetée de la maison, rappelait la pièce d'eau du château paternel. C'était une cause de plus d'attendrissement. Seulement, comme cette pièce d'eau était plus élevée que la cour d'honneur, dépavée et plantée de massifs, située entre la façade et la grille d'entrée, elle alimentait un jet d'eau, figuré par un grand cygne battant de l'aile et tendant le cou au ciel, au milieu d'un bassin.

L'architecture du château était double et l'édifice avait deux masques. Le visage qui faisait accueil aux arrivants était une sorte de corps avancé, construit, enjolivé et signé par le dix-huitième siècle. Il s'adossait à une bâtisse du temps de Louis XIII dont la face avait disparu, et dont le péristyle servait de décor à un vestibule intérieur traversant le château dans sa largeur.

La marquise habitait naturellement la partie ensoleillée du dix-huitième siècle; les hôtes avaient pour horizon la forêt à l'arrière-plan, un bout de parc sévère au-dessous de leurs fenêtres, et des roses à droite et à gauche. Reine était logée de ce côté, dans la partie pompadour encore, mais qui rejoignait celle du dix-septième siècle. Une haute bibliothèque, boisée comme une sacristie, salle de dessin, de musique, ayant, parmi trois portes, une qui communiquait avec l'appartement de Reine, servait de transition et de transaction entre les deux époques.

Quand j'eus pris mes habitudes dans le château, cette pièce douce et fraîche m'attirait souvent.

Puisque la chasse était le prétexte de ces invitations, on faisait, bon gré, mal gré, de grandes parties en forêt.

La marquise avait une espèce de meute. Elle avait soin surtout d'utiliser les chasseurs des environs. Elle invitait les chevaux en même temps que les cavaliers. Nous étions venus de Paris, Gaston et moi, chacun avec notre cheval.

Mais si j'aimais à Paris une promenade matinale, solitaire, au bois de Boulogne, je n'aimais guère à Chavanges ces courses furieuses qui secouaient la pensée, la torturaient, sans l'empêcher d'agir.

Quand Reine n'était pas de la chasse, je n'en étais pas longtemps. Je désertais, d'abord avec timidité, puis au bout de quinze jours avec audace; je revenais hardiment au château, espérant la rencontrer seule, la voir, m'enhardir à lui parler simplement, sans les éclats de rire qui entrecoupaient toujours les conversations, aux heures où tous les invités étaient réunis, à établir entre nous une intimité d'amis, qui résistait à mon grand désir et qui me semblait, tour à tour, souhaitée ou redoutée par elle.

Mais toute ma hardiesse consistait dans cette désertion de la chasse. Arrivé au château, si je la rencontrais, je cherchais des excuses, sans donner la raison vraie de mon retour.

Elle paraissait étonnée de ma désertion, m'en raillait, se refusait à empêcher le repos que j'étais venu chercher, ne me laissait pas bénéficier une minute du tête-à-tête paisible que je m'étais ménagé, ou bien, paraissant tout à coup me deviner, me donnait, en riant, un rendez-vous pour le lendemain, à la chasse, où elle irait, afin de m'empêcher de m'y ennuyer.

Ces jours-là, elle affectait de me retenir auprès d'elle; mais c'était pour m'emmener, au grand galop, à travers la forêt, ne me laissant pas le temps de lui dire un mot dans les haltes rapides que nous faisions, se fatiguant avec une sorte de colère contre elle-même; puis, au plus beau moment de son exaltation d'écuyère, tournant bride, cherchant à rejoindre les chasseurs, les dissuadant de continuer, proposant une course à fond de train jusqu'au château et galopant à la tête de cette meute d'hommes déchaînés qui criaient, hurlaient, jouaient des fanfares et faisaient se pâmer d'aise la vieille marquise, assise sur le perron du château, du côté Louis XIII, et souriant au seul tapage qu'elle pût encore provoquer.

Au retour, après un baiser qui effleurait les rides de sa grand'mère, Reine allait s'enfermer dans sa chambre, en traversant la bibliothèque; souvent, quelques instants après elle, j'y allais prendre un livre que je ne lisais pas, mais pour m'accouder à l'angle d'une table et regarder sur le parquet la petite trace, l'esquisse des contours, que son pied nerveux faisait avec la poussière de la forêt, en marchant vivement, nerveusement, en frappant le plancher.

Elle ne sortait de chez elle qu'à l'heure du dîner, fatiguée de son repos, presque maussade, presque triste, plus belle sous ce voile de gravité descendu sur sa mutinerie.

Dans la soirée, si la marquise ne restait pas dehors, pendant que les hommes fumaient dans les allées du parc, Reine se mettait au piano, déchiffrait de la musique difficile, s'oubliait à la bien jouer.

Elle avait une belle voix: elle se laissait aller à chanter des notes sans paroles. Mais, dès qu'elle s'apercevait qu'on l'écoutait avec attention, avec émotion, elle fermait bruyamment le piano, à moins qu'elle ne proposât un chœur comique, grotesque, dans lequel chacun faisait sa partie, et la journée folle qui n'avait eu qu'un intervalle de raison, s'achevait par cette folie.

Ces caprices me tourmentaient comme des symptômes de douleur.

D'un autre côté, cette liberté de paroles, d'attitude de cette belle jeune fille, qui m'avait surpris à notre première rencontre, m'effrayait. Je redoutais toujours que la gaieté ne fît éclore un mot équivoque dans cette réunion d'hommes provoqués à rire. Mais mademoiselle de Chavanges n'était hardie que parce qu'elle se savait forte de sa volonté. Si un mot trivial, emprunté à l'argot des théâtres, échappait à quelque étourdi, elle se redressait, rougissait d'un peu de dépit, plutôt que de honte, et, d'un ton bref, de commandement, avec un geste précis, comme si elle eût donné de la cravache sur les doigts de l'impertinent, elle le mettait à sa place et le réduisait au silence.

Entre jeunes gens, le soir, quand invités par un beau clair de lune, nous prolongions la veillée plus tard que ces dames, dans le jardin, on parlait de Reine de Chavanges; on essayait d'expliquer son caractère. Moi, je me taisais ou je me récusais. Gaston disait toujours:

—C'est une bonne fille qui s'ennuie et que nous n'amusons pas.

C'était le jugement le plus favorable; je l'acceptais. Personne n'avouait qu'il était disposé à l'aimer, parmi tous ces soupirants empressés à la recevoir pour femme.

Quelques-uns la trouvaient folle, coquette, et ceux qui se retenaient de dire des inconvenances devant elle, se dédommageaient, en en disant à propos d'elle.

Combien de fois ne fus-je pas tenté de bondir, de menacer, ou de souffleter même celui qui la calomniait si lâchement? Mais ces lâchetés-là n'avaient prise sur personne; on les tolérait comme les badinages nécessaires entre hommes.

Je rentrais furieux, rugissant dans ma chambre; je passais la nuit à étouffer ma colère, à retourner dans tous les sens le problème que je me donnais à résoudre, d'amener à la simplicité, à la tranquillité, à l'apaisement vrai, à une franchise moins intermittente et moins brutale, cette enfant isolée dans un milieu mesquin, qui avait sans doute peur du monde, qui le narguait, ne sachant comment le dominer, le piétiner définitivement et s'en affranchir.

Le lendemain, je retournais écouter les méchancetés qu'on débitait sur son compte; j'en nourrissais ma piété; je voulais en faire des moyens de la connaître mieux, en la défendant contre des exagérations grossières. Il était si visible qu'on la méconnaissait, que ces vilenies me faisaient mépriser mes camarades, sans entamer l'estime que je voulais garder pour elle.

J'ai dit que personne entre nous ne se posait en amoureux, et que cela n'empêchait pas de se poser en prétendant. Il fallait bien alors, devant mademoiselle de Chavanges, affecter des petites attentions, prendre des airs de soupirant.

Elle riait, démasquait la tactique, et avec une autorité de femme, singulière dans une si jeune fille, elle dénonçait tout haut à nos châtiments le félon qui rompait le pacte de bonne camaraderie.

Je me serais bien gardé de jouer un pareil jeu avec elle, quand même il n'eût pas répugné à mon caractère. Je l'aimais trop. Je l'observais, mais je m'observais moi-même, et rien ne me ravissait plus que quand, dans le salon, ou à la promenade, n'étant pas assez empressé pour lui rendre un petit service, lui cueillir une rose qu'elle ne pouvait détacher de la branche, lui avancer un siège de jardin, elle me disait:

—Savez-vous, monsieur d'Altenbourg, que vous n'êtes pas galant?

Elle avait un bon sourire de sœur indulgente qui paraissait me remercier de ce que je méritais ce reproche de sa part, et quand la familiarité amena la substitution de mon prénom à mon nom de famille, quand elle m'appela Louis, tout court, je me crus bien près d'être aimé…

Je suis tenté de déchirer ces pages. Pourquoi ne pas m'en tenir à des faits? A quoi bon raconter tout cela? Ne puis-je pas dire en quelques lignes ce qui advint de tous ces beaux sentiments? Est-ce bien ma confession que je fais? Suis-je un romancier malgré moi? Vous qui me lisez et qui savez que ce mémoire est l'œuvre d'un vieillard, d'un prêtre, d'un homme qui se débat dans la plus poignante angoisse, je vous en conjure, pardonnez-moi ces détails; ne me méprisez pas, si je prends dans l'herbier, dans le cercueil de ma jeunesse ces fleurs séchées que mes larmes ne peuvent faire revivre. Il faut que vous compreniez mon erreur. Il faut que vous sachiez quelle terrible destinée se préparait pour l'orpheline, à demi gâtée, sans être corrompue, par ces frivolités mondaines, et pour l'orphelin que sa chasteté ardente rendait inhabile à juger, à deviner cette âme fière dans ce corps enfiévré à son insu par sa jeunesse!…

J'ai dit que, quand je le pouvais, j'allais m'installer dans la bibliothèque du château; c'était là que j'étais libre d'écrire à mon vieux maître, l'abbé Cabirand.

Plus tard, il m'a raconté, malgré son inexpérience des passions, qu'il avait deviné dans ces lettres littéraires, poétiques, sentimentales, les inquiétudes d'un cœur agité par un amour terrestre, et qu'il avait été tenté de m'avertir. De quoi m'eût-il averti? De ne plus aimer? J'aurais désobéi. M'eût-il enseigné à me faire comprendre et à comprendre?

J'aimais, je le répète, cette belle salle boisée, cette bibliothèque d'intention, où les livres étaient rares, et, plus d'une fois depuis, je l'avoue, en entrant dans une sacristie pour passer mon surplis, avant de monter en chaire, quand je devais prêcher, si je regardais les moulures, les ornements des grandes armoires où l'on enferme les habits sacerdotaux, une morsure au cœur m'avertissait d'une évocation sacrilège. Je revoyais les grandes armoires de chêne du château de Chavanges; je tournais la tête au bruit lent d'une porte qu'on ouvrait doucement; je croyais voir passer, légère et imposante cependant dans sa grâce, cette belle jeune fille si pure et si hardie, si fière, qui traversait la grande salle, en l'effleurant à peine, qui dans les premiers temps me saluait d'un mouvement de tête, pour me dire:—Ne vous dérangez pas, travaillez!—et qui, plus tard, s'arrêtait, causait, en voulant visiblement me déranger de mon travail.

La porte qui ajoutait une évocation à celle des armoires de la sacristie, communiquait avec l'église; la robe blanche qui entrait était un surplis; la robe sombre était celle d'un prêtre qui m'avertissait de monter en chaire, et, le cœur dévoré par cette vision, j'allais parler de l'amour de Dieu, de l'amour du prochain, selon l'Évangile, à ces âmes dévotes, auxquelles j'aurais révélé avec plus d'éloquence le véritable amour humain, que je portais tout entier, pur et débordant en moi…

A la fin de notre séjour au château, je n'étais pas plus avancé que lors de ma rencontre avec Reine, à la vente de charité; sinon que cet amour subit s'était enraciné en moi par toutes mes fibres, et que je n'aurais pu y renoncer, mais qu'il ne m'avait communiqué aucune révélation certaine sur le caractère de la jeune fille, et que, si je sentais bien que j'étais pour quelque chose dans ses variations d'humeur, j'ignorais si elle m'aimait, si elle était près de m'aimer, si elle pouvait m'aimer, si je n'étais pas seulement pour elle un être original, curieux à observer, une couleur tranchée dans l'harmonie banale des êtres qui l'entouraient, mais, avant tout, un importun qui la gênait, qui l'ennuyait.

Il était impossible que, dans cette situation, n'ayant pas de confident, me défendant contre la curiosité de Gaston, je ne me prisse pas moi-même, pour ainsi dire, pour unique dépositaire de mon secret.

Si jamais la poésie fut le duo mystérieux de l'âme qui s'interroge et qui se répond, ce fut bien dans les vers qui me sollicitaient par fragments, par bribes d'hémistiches, et qui, un jour, m'obligèrent à les écrire, à les corriger, à les revoir, à me les réciter.

C'était deux jours avant notre départ. Il pleuvait à torrents. On n'avait organisé ni chasse, ni promenade. Le château bruissait intérieurement de voix, de rires, de tapotements de piano, de chocs de billes sur le tapis du billard.

J'avais pu, après le déjeuner, quitter la compagnie joyeuse et enfermée qui n'avait pas besoin de moi, monter à la chère bibliothèque, m'y installer, prendre un livre, essayer de lire, et, au bout d'un quart d'heure, distrait de ma lecture par la pensée qui ne me laissait pas me distraire, attirer du papier, des plumes, et griffonner des vers.

J'entendais par instants, au loin, au-dessous de moi, dans un silence relatif qui s'établissait au salon, Reine, chantant ou jouant, puis des applaudissements. Je prenais une sorte de plaisir cruel à humer, à travers les murs, cette vie qui coulait en moi comme une sève nouvelle dont mon être s'enivrait et s'exaltait.

Je me défendais de descendre. J'aurais été, ce jour-là, plus maladroit que d'habitude, plus ridicule, plus triste dans cette gaieté, triste comme le temps dont on se moquait. Il pleuvait dans mon cœur, comme dans le ciel. J'avais de grosses larmes aux yeux et je les laissais tomber sur le papier. Je n'aurais pu les retenir devant elle; peut-être bien qu'elle eût ri, pour amuser ses hôtes.

Ah! si j'écrivais pour le public, comme j'aurais plaisir à retracer cette phase délicieuse d'un amour ardent et innocent, ce bonheur des larmes, qui est la rosée des illusions printanières et qui garde le secret du rajeunissement, quand plus tard, homme vieilli, on se sent suffoquer.

Mais, encore une fois, je ne fais pas un livre.

Peu à peu, le travail auquel je me livrais, cette gymnastique de la versification qui n'éteint pas l'enthousiasme, qui le rythme dans l'esprit, en même temps qu'il le rythme prosodiquement, m'avait absorbé. Je percevais encore un bourdonnement vague; je ne l'écoutais plus.

Il y avait bien deux heures que j'étais là, la tête soutenue par une main et penchée sur le papier. Je n'entendis pas ouvrir la porte; je n'entendis pas quelqu'un s'avancer. Tout à coup, une voix qui me fit tressaillir, me dit:

—Aurez-vous bientôt fini d'écrire?

Je levai la tête, et instinctivement, comme lorsque j'étais écolier et que j'avais peur de laisser surprendre mes manuscrits, je croisai mes mains sur mon papier.

Reine se mit à rire:

—Oh! n'ayez pas peur! je ne veux pas lire vos lettres!

Elle rayonnait de gentillesse, de malice, de bonté, et tout en disant qu'elle ne voulait pas lire, elle se tenait légèrement penchée sur la table, pour s'y accouder.

Je la vois… je me souviens de la couleur, des plis de sa robe qui se creusait sur la poitrine dans ce mouvement en avant.

La table était large; sans cela, j'aurais eu le souffle de sa bouche sur la mienne, le rayon de ses yeux dans les miens. Mais il s'exhalait de cette jolie tête lumineuse, tout ensemble un arôme et une clarté qui m'enivraient. J'écartai doucement les mains et laissai voir les lignes inégales que j'avais écrites.

—Ce n'est pas une lettre! répondis-je avec un sourire suppliant, subitement décidé à tout dire.

Je souriais; mais elle devait voir que j'avais pleuré.

Elle le vit, en effet, mais, chose singulière, cette sincérité la fâcha, au lieu de l'attendrir. Elle se redressa un peu, se renversa en arrière; son corsage se tendit et la tentation de sa beauté se faisait plus réelle, en même temps que sa figure prenait un air plus sérieux.

—Ah! c'est vrai! murmura-t-elle, vous faites des vers!

Je ne répliquai pas. J'avançai doucement les feuilles griffonnées. Mais Reine se reculait, avec un dédain visible. Elle était debout. La compassion se mêla sur sa bouche à l'ironie qui la plissait.

—Vous avez donc du chagrin?

—Non.

—Si je vous demandais de nous lire vos vers?

Je m'effrayai:

—A tout le monde?

Elle rougit légèrement:

—Sans doute… dans le salon.

—C'est que je ne les ai pas faits pour qu'ils fussent lus devant tout le monde.

—Ah! pour vous seul alors?

Je sentis que ma bouche blêmissait et tremblait.

—Vous les destiniez à quelqu'un? ajouta Reine de Chavanges.

—Oui.

Il y eut un silence de quelques secondes, silence terrible. Je devais être bien pâle; tout mon être frémissait. Mon regard était suspendu à celui de Reine. Je voyais le sien s'allonger, s'approcher, se lier au mien. Nous allions lire l'un dans l'autre. L'amour descendait entre nous, comme Dieu descend dans la communion. Cette gravité, que Reine avait reprise, vibrait, pour ainsi dire, comme une nuée légère traversée par l'aiguillon du soleil. Elle étendit la main vers le manuscrit.

—C'est pour moi? me dit-elle, avec une grâce simple et fière.

Je balbutiai oui, et me levant à mon tour, je lui tendis mes vers.

Elle hésita, baissa la tête, la releva.

Que vit-elle en moi qui éteignit son beau sourire, qui dissipa la nuée lumineuse, qui rendit son visage froid, presque dur? Pouvait-elle se méprendre?

—Je ne me connais pas en vers, reprit-elle d'un autre accent.

Je voulais croire qu'elle disait cela par modestie. Les feuilles remuaient dans ma main. Son visage devint de marbre.

—Je n'aime que la prose, ajouta-t-elle. Vous voilà prévenu. Ne perdez plus votre temps!

Pourquoi cette dureté subite, cette méchanceté?

Elle eut comme la conscience de cette cruauté inouïe; elle voulut l'adoucir.

—Excusez-moi, monsieur d'Altenbourg. Je ne croyais pas vous surprendre, vous déranger dans un moment d'inspiration. Sans cela, je ne serais pas entrée. Continuez.

Elle salua de la tête, s'éloigna. Elle allait sortir par la porte qui donnait sur l'escalier et par laquelle elle était entrée. Elle n'était donc pas montée, pour aller dans sa chambre.

Craignit-elle que je fisse la remarque qu'elle était venue pour moi?
Elle se retourna légèrement, mais soudainement, elle me dit:

—Ces messieurs: proposaient de jouer ce soir une charade. Je venais vous demander de nous faire un petit scénario. Si j'avais su!… Voulez-vous venir en causer?… C'est mauvais de rester seul. Vous avez l'air de nous bouder.

Elle sortit. La lumière qui emplissait la bibliothèque disparut avec elle.

Je retombai dans le grand fauteuil de cuir que j'avais pris, rompu par une immense lassitude. Quelle créature compliquée, trop naïve ou trop corrompue pour moi, était-elle donc? Je faisais appel à mon courage, à ma psychologie, à mon amour? Lui seul me répondait et me forçait à l'aimer toujours, davantage encore, pour cette bizarrerie, pour cette énigme.

Je ramassai mes vers, et, sans hésiter, je les déchirai en petits morceaux; puis comme j'étais embarrassé de ces débris que je ne pouvais laisser sur la table ou sur le parquet, je les jetai dans la grande cheminée vide, où rien n'était disposé pour faire du feu. Je les fis flamber avec une allumette de fumeur, et je les regardai brûler, en pensant assez singulièrement, par une vanité de poète qui essayait de panser mes déchirures d'amoureux:

—Cela fera un peu de cendre qui s'éparpillera au moindre souffle dans la salle. Peut-être, en passant, verra-t-elle que je les ai brûlés, et aura-t-elle des remords!

Je n'eus pas besoin de compter longtemps sur ce hasard.

Le soir même, en sortant de table, pouvant me parier sans être entendue, dans un brouhaha universel, elle me dit, en se penchant à mon oreille:

—J'ai voulu tantôt ménager votre amour-propre de calligraphe. Votre manuscrit me paraissait bien mal écrit. Je veux lire vos vers; vous me les copierez.

—Je les ai brûlés.

—Ils n'étaient pas bons?

—Ils étaient inutiles.

—Qu'en savez-vous?… Mais, vous vous les rappelez!

—Non.

—Alors vous m'en referez d'autres?

Je m'inclinai, sans acquiescer à cette exigence capricieuse.

—Vous ne voulez pas?

—Quand j'écrirai pour vous, mademoiselle, ce sera en prose!

La réponse qui prétendait à la finesse, à la dignité, était peut-être gauche, maladroite. Reine eut un faible sourire.

—Après tout, reprit-elle, vous avez raison. La poésie est un mensonge.
Les gens qui veulent dire nettement leur pensée, la disent en prose.

Elle eut comme une rêverie rapide qui passa sur son beau front, et avec sentiment:

—Cependant, s'il y avait en vous l'étoffe d'un grand poète, je ne me moquerais plus… mais je vous plaindrais.

Elle s'était éloignée; elle revint à moi, en me tendant la main:

—Sans rancune, n'est-ce pas?

Je pris sa main, je la serrai doucement. C'était la première fois qu'elle me faisait l'honneur de cette familiarité de camarade.

Si j'avais pu lui en vouloir, j'aurais été désarmé par cette étreinte amicale, et puis, je sentis à sa main une moiteur chaude qui me parut la révélation d'une petite fièvre dissimulée.

Je n'avais pas besoin de lui jurer que je ne garderais aucune rancune.
Elle le savait bien, et n'attendit pas de réponse.

Deux ou trois fois dans la soirée, nos yeux se rencontrèrent: les siens étaient calmes, confiants. Je m'efforçais de ne laisser venir dans les miens aucune lueur de présomption, de contentement, d'indulgence.

Quand il fut l'heure de se retirer, Gaston, le seul avant moi qui eût le privilège de serrer la main de mademoiselle de Chavanges, lui dit son bonsoir habituel accentué par un secouement du poignet, à l'anglaise, qui ne me rendait pas jaloux.

En la saluant, j'essayai de constater, de confirmer le droit d'ami qu'elle m'avait donné; mais ses bras s'étaient croisés autour de sa taille, et, de la tête seulement, elle me donna un bonsoir quasi fraternel.

Je passai la nuit entière à remuer en moi ces menus incidents de la journée. Au matin, j'étais bien las, et tout aussi incertain que la veille.

Les deux journées que nous passâmes encore au château, n'eurent aucun épisode saillant. Reine parut me traiter comme tous ses hôtes; elle était forcée d'être aimable envers tout le monde; c'était un devoir dont sa grand'mère l'avait chargée. La seule marque de sympathie particulière que je m'attribuai, fut le sens que j'attachai à son adieu.

—Nous repartirons pour Paris plus tôt que l'année dernière, me dit-elle. A bientôt!

Elle ne dit cela qu'à moi, et j'emportai ces simples paroles comme un aveu.

VIII

Reine avait pour demoiselle de compagnie une Anglaise, miss Sharp, jolie et d'une tenue parfaite.

Pendant mon premier séjour au château de Chavanges, j'eus peu d'occasions de lui parler. Elle voilait son charme d'une modestie fière. Passant au milieu de cette société évaporée, comme une sorte de rayon lunaire qui viendrait couper un rayon de soleil, silencieuse dans les conversations bruyantes, paraissant causer avec facilité, quand elle se trouvait en tiers avec la marquise et Reine; lisant beaucoup, travaillant à des petits ouvrages d'aiguille, gardant une humeur égale qui ne dilatait jamais le demi-sourire blotti sur sa bouche, qui ne mettait jamais un rayon joyeux dans ses prunelles grises, toujours à demi-voilées; servant avec une grâce un peu froide le café, le thé ou les rafraîchissements, le soir, sur le perron du château; se mettant au piano, quand on lui demandait d'accompagner un chanteur; se retirant la première du salon; ne sourcillant pas aux plaisanteries parfois un peu vives qu'elle était forcée d'entendre, que Reine n'écoutait jamais, que la marquise provoquait, elle était une ombre douce à l'éclat de mademoiselle de Chavanges. On la saluait poliment; quelques-uns lui donnaient la main; Gaston s'amusait à lui dire bonsoir en anglais; mais personne n'eût songé à lui manquer de respect.

Je fus étonné, à Paris, d'apprendre qu'elle n'avait que vingt-trois ans.
Sa douceur grave la vieillissait.

Deux ou trois fois, je m'étais rencontré avec elle, dans la bibliothèque du château. Elle venait y chercher des livres d'histoire, assez rares, des mémoires. Un jour, elle, était attablée et commençait une traduction. Un autre jour, elle m'avait consulté sur un roman à lire, ne me disant pas, mais me faisant sentir combien elle se méfiait de la liberté que les romanciers français, surtout les romanciers féminins, prenaient dans leurs analyses, dans leurs tableaux des passions.

Elle n'affectait aucune façon de prude; mais elle était décente naturellement. La faible rougeur qui passait sur ses joues rondes et blanches, suffisait pour dénoncer le déplaisir qu'on lui causait.

Reine était excellente avec elle, sans que la sympathie s'affirmât par des démonstrations trop vives. J'ai pensé souvent que mademoiselle de Chavanges était surtout ravie d'avoir dans cette demoiselle de compagnie, une sorte d'écran qu'elle attirait à elle, quand elle avait besoin d'interposer de la pudeur entre elle et les hôtes de sa grand'mère.

Elle s'en servait aussi pour calmer la bonne maman, quand celle-ci s'évaporait au feu de ses souvenirs.

A Paris, dès ma première visite à madame de Chavanges, je résolus de prendre miss Sharp pour confidente.

La marquise était souffrante, alitée; Reine gardait sa grand'mère. Ce fut l'Anglaise qui me reçut.

Elle fut bien obligée de causer, pendant le quart d'heure que je passai avec elle, et tout de suite elle entama l'éloge de sa jeune maîtresse.

Elle le fit simplement, sans flatterie, sans cette ironie doucereuse qui trahit la révolte des subalternes. Elle me vanta, par-dessus tout, la loyauté (c'était un des mots qu'elle affectionnait), la sûreté de caractère de mademoiselle de Chavanges, et insensiblement, elle en vint à me dire que son rêve était de voir sa chère élève bientôt mariée à un homme de grande famille, de grande éducation, digne de sa grande intelligence et de son grand cœur. La marquise n'avait plus guère d'années à vivre, si même on pouvait parler d'années; le moindre rhume faisait penser au deuil. Que deviendrait mademoiselle Reine tout à coup seule? Quel tuteur lui donnerait-on? Quelle tutelle vaudrait pour elle l'amour d'un mari?

Je souriais en écoutant. Je m'entendais parler sans que j'eusse rien dit. Miss Sharp me regardait franchement de ses yeux d'un gris bleu et je me sentais fouillé par ce regard. Ce mari souhaité, c'était moi. Elle me le faisait entendre, et, comme si son regard n'eût pas été assez explicite, elle en arriva à prononcer le nom de Gaston de Thorvilliers pour me déclarer, avec une sorte d'énergie, qu'il ne serait pas du tout le mari convenable pour mademoiselle de Chavanges.

Sans aucun doute, c'était un charmant garçon. Miss Sharp prononçait charmant, en écrasant le mot entre ses lèvres qui s'amincissaient, et pour laisser voir qu'elle faisait une concession à l'opinion publique, sans s'y soumettre. Mais elle ajoutait que le caractère de ce charmant M. de Thorvilliers ne pouvait s'allier au caractère sérieux de mademoiselle Reine.

Elle ouvrait la bouche pour dire Reine, sans cependant desserrer tout à fait les dents, et ce mot vibrait comme un titre royal.

Reine était certainement une enfant gâtée. Elle affectait la gâterie, pour gâter à son tour sa grand'mère. Mais quand la marquise ne serait plus là; quand un mari remplacerait l'influence de la vieille dame, on verrait comment mademoiselle de Chavanges se transformerait, et quelle véritable grande dame, jalouse de respectability, se dégagerait de cette jeune fille méconnue par les convives ordinaires de la marquise, inconnue de ceux qui étaient dignes de la connaître.

Miss Sharp citait des noms de duchesses d'Angleterre qu'elle comparait à
Reine, pour donner tout l'avantage à celle-ci.

Ces confidences allaient, si étrangement, si directement, au-devant de mes rêves, que je me défendis mal de comprendre, et que je perdis mon sang-froid. Pourtant, cette première fois, je ne formulai aucun aveu, probablement inutile. Par un mystère étrange, il me semblait que si je me reconnaissais dans ce mari souhaité, j'offenserais l'admirable candeur de cette Anglaise.

Je me bornai à de vagues formules de félicitations, pour l'amitié intelligente de miss Sharp à l'égard de mademoiselle de Chavanges, et de remerciements pour l'aimable confiance dont j'étais honoré.

Vit-elle mon embarras? Elle n'en abusa pas, et, quand ma visite lui parut avoir assez duré, elle se leva sans affectation.

Miss Sharp était de bonne famille. Son père, baronnet et colonel, avait fort malheureusement spéculé; si bien que, sous le faux semblant de perfectionner son instruction française, miss Sharp avait accepté la position qui lui avait été offerte par mademoiselle de Chavanges. Rien ne sentait en elle la domesticité, ni même l'humilité d'une compagne salariée. Elle avait si peu de prétentions, et se tenait si bien à sa place, que sa place était partout.

—A quoi tient la destinée! pensais-je en la quittant. Si je n'aimais Reine de Chavanges qui élève mon ambition, j'aurais de la joie à aimer cette noble jeune fille, et à lui rendre son rang dans le monde.

Suggestion de l'orgueil! Frivolité d'un amour débordant qui veut faire profiter les autres de son ivresse! Je voulais associer ma reconnaissance envers miss Sharp à mon amour absolu.

L'indisposition de la marquise, ce délabrement qui finit par avertir les plus obstinés, empêcha les réceptions régulières, et Reine ne pouvant recevoir seule, on ne reçut pas pendant tout cet hiver.

Je n'avais d'autre aliment à ma patience que mes rencontres avec miss
Sharp. J'avais le droit de l'interroger sur la santé de la marquise.
Elle me donnait bien vite des nouvelles, et puis nous causions de Reine.

A la seconde visite, je m'étais livré. Pour la première fois de ma vie, je me racontais, et c'était un bonheur d'allègement qui me rappelait les délices du confessionnal, fort négligées depuis quelques années.

L'Anglaise, discrète, pudique, sentimentale, accueillit avec bonté cette confidence d'un amour sublime. Elle était fière de l'avoir deviné.

—Tout de suite, me dit-elle avec animation, dès le premier coup d'œil, j'avais bien vu, Roméo, que vous aviez donné votre âme à Juliette! Mais rassurez-vous, il n'y a pas de Montagu, ni de Capulet pour vous empêcher de lui donner votre nom.

Je n'osais parler des autres prétendants, ni, surtout, de Gaston de Thorvilliers. Je craignais d'outrager, tout à la fois l'amour et l'amitié, en paraissant douter de la toute-puissance de mon amour, en paraissant suspecter l'amitié.

Mais miss Sharp comprenait ma réserve et la bravait. Elle entamait toujours, avec une vivacité presque haineuse, le chapitre de Gaston. Si j'avais pu me méfier d'elle, je me serais demandé pourquoi elle me donnait tant de raisons de haïr mon ami, et pourquoi, en se vantant de le déprécier à tout propos dans l'esprit de mademoiselle de Chavanges, elle courait le risque de pousser la jeune fille, fière et indépendante, à le défendre par générosité, à l'aimer plus qu'un camarade d'enfance.

Je jugeais que ce zèle pour moi était excessif; mais quelle méfiance aurais-je eue? Miss Sharp connaissait mieux que moi le caractère de Reine. Mon amour avec sa mélancolie m'emplissait l'âme de bonté. Je trouvais tout aimable. C'était avec une passion d'amitié que je serrais les mains de miss Sharp. Elle me faisait entendre, sans se départir de sa modestie britannique, qu'elle parlait souvent de moi avec Reine. Bien qu'elle ne me donnât aucune affirmation positive, elle était convaincue que mademoiselle de Chavanges m'aimerait bientôt, comme je méritais d'être aimé. Reine était aussi sentimentale que moi!

Je souris, la première fois qu'elle me dit cela. Il me fallut expliquer mon sourire. Je racontai la petite scène de la bibliothèque.

Miss Sharp réfléchit, hocha la tête.

—C'est de la coquetterie de sa part; elle se vengeait, ce jour-là, sur vous, des leçons que je lui donne Vous verrez qu'elle vous demandera de lui faire des vers!

—Elle me l'a demandé.

—Quand je vous dis!

—Mais par politesse, pour guérir la blessure faite au poète.

Miss Sharp eut un doux mouvement des paupières qui ressemblait à un battement d'ailes, et, mettant ses deux mains sur les miennes, elle reprit en souriant:

—Aimez! Ne vous occupez que de cela! L'heure de la poésie viendra pour elle, j'en réponds, j'en suis sûre, si elle n'est pas venue.

La prédiction de l'Anglaise parut se réaliser.

Un incident nouveau qui marqua cette seconde période de mon amour et qui fut symétriquement la contre-partie de l'épisode de la bibliothèque, me fit penser du moins que miss Sharp travaillait réellement à incliner l'âme de mademoiselle de Chavanges vers les choses de sentiment.

Pendant un de ces courtes visites que je faisais, pour ainsi dire, debout, près de la porte du salon, Reine entra un jour.

Je l'avais vue plusieurs fois passer en landau, dans les Champs-Élysées, quand elle faisait une promenade hygiénique avec miss Sharp, pour se délasser de la fatigue de veiller sa grand'mère. L'excellente miss Sharp m'avait prévenu des jours, des heures, où j'avais la chance de l'entrevoir.

Elle m'avait paru triste et pâle. Une fois son regard, qui flottait en dehors de la voiture, s'accrocha au mien. Elle eut un tressaillement et un sourire, et comme je la saluais, elle me salua de la tête avec une gravité tendre. Il me sembla qu'elle voulait me dire:

—Je pensais à vous! Pourquoi n'ai-je pas le droit de faire arrêter la voiture, de causer, de vous faire monter? Quelle solitude que la mienne, et quand je serai en deuil, ce sera pis encore!

J'avais vu tout cela dans son salut, dans son sourire.

Un jour donc elle entra. Miss Sharp, évidemment, avait obtenu cette apparition.

Je prenais congé de l'Anglaise. Mademoiselle de Chavanges me barra le passage, en ouvrant la porte et délibérément, sans me dire bonjour, d'une voix brève, pressée, saccadée:

—Merci, monsieur d'Altenbourg, je savais que vous étiez là… Grand'maman le sait aussi. Je vous apporte ses remerciements avec les miens. Elle est bien touchée de vos visites. Je crois qu'elle pourra sortir dans quelques jours; mais cela ne servira pas à nos amitiés de Paris. Nous partirons aussitôt pour l'Italie. Elle veut aller passer l'hiver à Rome; le médecin approuve beaucoup ce voyage. Si le voyage la guérit, je serai contente de voir Rome; mais je n'ai guère envie de voyager pourtant; il me semble que je suis lasse d'un tas de voyages, et que j'ai besoin de me reposer.

Elle tourna à demi un fauteuil qui était à côté d'elle, pour s'y asseoir; mais elle eut probablement honte de cette faiblesse. Elle se contenta de poser son coude sur le dossier et changeant d'idée, avec la même façon de parler:

—Comment va Gaston? Est-ce que c'est lui qui apporte tous les jours la carte qu'on nous remet de sa part?

—Sans doute! répondit vivement l'Anglaise, sans me laisser le temps de répondre, et en baissant les yeux comme devant une évocation désagréable.

—Il doit bien vous ennuyer, miss Sharp, car vous ne l'aimez guère.

—Oh! oh! dit l'Anglaise scandalisée.

Reine était revenue à son prochain voyage:

—Nous passerons le reste de l'hiver, le printemps, peut-être l'été, en
Italie. Quand reviendrai-je?

Avec une ingénuité qui débordait sa piété filiale, elle ne disait plus nous, en pensant au retour. Son instinct violent de franchise, qu'elle pouvait combattre dans certains cas et réduire à une certaine réserve, mais non soumettre, lui suggérait que pour être libre de revenir, il fallait peut-être qu'elle fût tout à fait orpheline.

Sa voix était devenue lente, en proférant ces dernières paroles. Elle eut un soupir, et, avec une tendresse qui ne m'était jamais apparue, joignant ses deux jolies mains sur le dossier du fauteuil, dans une sorte de geste de prière, elle murmura:

—Oh! ma chère grand'maman! quand je l'embrasse, j'espère toujours lui insuffler la vie ou lui prendre un peu de sa vieillesse!

Ses yeux bleus se voilèrent et restèrent quelques minutes baissés pour cacher une larme, puis, les relevant et les ranimant:

—Monsieur d'Altenbourg, vous qui êtes poète, vous devriez mettre en vers le rêve que j'ai fait.

Je la regardai avec un frisson. Cette capricieuse allait-elle se moquer de moi, reprendre l'avantage compromis par son accès de sensibilité? Ou bien, cette indulgence pour la poésie que miss Sharp m'avait annoncée était-elle venue déjà, si vite?

—Oui, continua-t-elle, j'ai rêvé, absolument comme dans une tragédie. Nous étions au bord de la mer, grand'maman et moi, sur un petit rocher, à regarder voler des mouettes… Tout à coup, la marée nous gagna, nous enveloppa. Grand'maman ne dit rien, ne poussa pas un cri, se détacha de moi, ne tomba pas dans la mer, mais s'éloigna, grandit, devint transparente, se dispersa comme un flocon de nuage, en se mêlant aux autres. Moi, je voulais la retenir, m'élancer… Je glissai. J'allais tomber, me noyer, quand j'étendis la main et la posai sur une main robuste… Et voilà tout, je m'éveillai.

—Oh! joli! joli! dit l'Anglaise avec une extase encourageante.

—Ce serait peut-être joli en vers… J'ai songé à vous dire cela, monsieur Louis… Voulez-vous en faire un petit poème? Quant à moi je n'ai pas été contente de ce rêve. Il m'a semblé que je tournais à l'héroïne de tragédie. Tâchez de me raccommoder tout à fait avec la poésie et un peu avec les rêves.

—Quelle était cette main qui vous a soutenue? insinua miss Sharp avec une bonne volonté que son regard de côté soulignait.

—Ah! voilà le mystère! Je ne sais pas. C'était peut-être la main d'un douanier, d'un baigneur!

Elle eut un sourire de moquerie qui ne me blessa pas, et, comme si elle eût craint de paraître coquette, voulant réparer les torts qu'elle s'attribuait, depuis mes fameux vers déchirés, elle se hâta d'ajouter:

—Je vous étonne, n'est-ce pas? Miss Sharp vous a-t-elle raconté que nous faisions une grande consommation de poètes, depuis quelque temps. Je lui lis Victor Hugo, Lamartine! Elle me traduit lord Byron. A Chavanges, mon éducation sera complète. En tous cas, j'en saurai assez pour ne plus faire de peine à des poètes et à des amis.

Elle riait toujours. Mais je voyais luire une gravité de femme dans ce rire de jeune fille.

C'était la première fois que l'âme de Reine voletait si près de sa bouche; ce fut la première fois qu'elle m'apparut ainsi, bonne dans sa malice, pure dans ses audaces, naïve dans sa rouerie!

Elle avait une robe de soie grise, toute simple, qui moulait étroitement son corps. Aucun bijou, ni au cou, ni au doigt, ni aux oreilles, ne troublait par un étincellement cette harmonie douce.

Pourquoi, à ce moment, n'ai-je pas trouvé la formule d'un aveu, d'une prière, d'une adoration qui nous eût sauvés, elle, moi!… Elle m'eût aimé; elle m'aimait, et je ne l'aurais pas maudite plus tard! Le bonheur était là, loyal, religieux, naturel. Je n'avais qu'à étendre la main; elle eût laissé prendre la sienne; nous nous serions fiancés, et chacun eût gardé la foi promise.

Fut-ce la présence de miss Sharp qui me gêna? Fut-ce la crainte d'offenser ses dix-huit ans, si ingénus dans leur hardiesse? Dois-je m'en prendre à ma stupeur, à mon respect?

Je ne sus que dire; je balbutiai de vagues encouragements, à propos des grands poètes; je voulus plaisanter à propos de mes vers; je fus stupide. J'étais trop pur pour être habile. Elle était trop innocente, pour comprendre mon embarras et m'en savoir gré.

Je surpris une lueur serpentante dans les yeux gris de miss Sharp, une menace de mépris. Les beaux yeux de Reine s'élargirent pour mesurer ma maladresse.

IX

Je sortis de l'hôtel de Chavanges, confondu de ma timidité, et, dans la rue, je retrouvai soudainement ce que j'aurais dû dire, ce que j'aurais dû faire.

Qui donc aurait pu m'enseigner la science de cette diplomatie nécessaire, imposée par la civilisation à la sincérité des cœurs de vingt ans? Il semble qu'on doive instituer un jour dans les écoles, des leçons pour enseigner à devenir fiancé, mari, éternellement amant, selon la loi, toujours faussée, toujours méconnue de la nature immortelle?…

Je m'égare; je prie qu'on m'excuse. Mais quand je pense à cet effroyable malentendu qui fit le malheur de deux êtres, dignes alors de tout le bonheur que la terre peut donner, je ressens encore les mouvements d'une révolte, non contre Dieu qui m'a châtié, mais contre l'humanité, qui ne m'a pas dit son secret, à moi, homme dans toute la loyauté de ma nature humaine.

La partie idyllique de mon amour n'a que ces épisodes qui ont préparé le drame. Je la vis, vendant des roses et je l'aimai. Elle me surprit griffonnant des vers et hésita à prendre au sérieux un amour sentimental qu'elle devinait. Puis, quand attristée de son isolement, inquiète de l'avenir, mue par une sorte de remords, elle me parla poésie et me tendit l'âme, j'hésitai à mon tour; je fus aveugle, impie, absurde et je me perdis, en la perdant…

Cette année-là, je ne la revis plus. La marquise de Chavanges se rétablit assez pour entrer dans une sorte de convalescence indéfinie qui est le bercement lent du dernier sommeil. Elle partit avec sa petite-fille et l'Anglaise pour l'Italie. Elles se fixèrent à Rome, pendant l'hiver. J'eus indirectement de leurs nouvelles, sans avoir le droit d'écrire. Je fus tenté, plusieurs fois, de m'adresser à miss Sharp; je n'osai pas. Étais-je sûr de ce que j'écrirais, de l'effet que produirait ma lettre, si elle était communiquée à Reine.

Je passai cet hiver dans une agitation douloureuse. J'allai beaucoup dans le monde, afin de le connaître bien, m'imaginant que j'avais besoin de m'y corrompre un peu, pour servir infailliblement la pureté de mon amour. Gaston voyagea. Je sus, à son retour, qu'il avait passé par Rome. Il me parla de l'installation de ces dames, dans un superbe palais, des hommages que la beauté de Reine s'attirait; mais la marquise avait la coquetterie patriote pour sa petite-fille; elle n'admettait aucun Italien parmi les prétendants.

—Tu gardes tes chances! me dit-il en riant.

Je ne lui avais fait aucune confidence; mais il savait à quoi s'en tenir.

Je lui demandai des nouvelles de miss Sharp. Il parut étonné de la question.

—Elle va bien. Ah ça! est-ce que tu voudrais faire la cour à cette blonde sentimentale?

—Pourquoi pas? repartis-je d'un rire que je croyais léger, moqueur, cynique, et qui fit hausser les épaules à ce mauvais sujet expert, qu'on ne pouvait tromper.

Au printemps, j'allai à Strasbourg, embrasser mon vieux maître, l'abbé
Cabirand: je lui fis ma confidence complète.

—Faites la demande à la grand'maman, dès qu'elle sera de retour, me dit-il sagement; et il ajouta: Voulez-vous que je m'en charge? je lui écrirai.

Je le remerciai. Il n'eût plus manqué que la rhétorique de l'excellent homme pour tout gâter. Je voyais en imagination sa lettre, sa grosse écriture, avec des citations latines et une devise en tête de la page, tirée d'un psaume!

Quand je revins à Paris, j'appris que ces dames l'avaient traversé, sans défaire leurs malles, et étaient reparties directement pour les Ardennes.

Gaston m'annonça que nous serions invités au château avec son père; mais qu'il n'y aurait ni chasses, ni tapage, ni hôtes nombreux. La marquise se croyait guérie, mais gardait une faiblesse qui rendait impossible toute hospitalité bruyante.

—Il y aura des séries, me dit mon ami. C'est une tournée de révision; la marquise l'a dit à mon père; elle compte bien cette fois qu'elle commandera le notaire, le curé et les violons pour l'automne. Prends garde à toi! Je t'avertis que si tu t'y prends mal, je m'en mêlerai.

—Pour me conseiller?

—Non, pour te supplanter. Après tout, Reine est une très belle personne.

J'eus un tressaillement que j'attribuai à cet éloge brutal, et non à la jalousie.

Avec quelle anxiété je comptai les jours, et dans quelles transes je fis le voyage!

Nous arrivâmes, par une matinée radieuse. Gaston chantait tout haut dans la voiture; moi, au bruit de sa voix, comme au bruit d'une cascade, je rêvais, et je me jurais d'être brave, habile.

Je ne fis plus de serment, quand je la vis, tant je fus stupéfait devant sa toute-puissante beauté.

Elle était revenue d'Italie, non pas transformée, mais arrêtée, fixée dans sa forme définitive, tout à la fois idéale et réelle. La tête avait gardé de cette atmosphère chaude, où flottent les atomes de la beauté suprême, une coloration, une perfection de teint, un agrandissement du feu dans le regard, un adoucissement plus profond du sourire sur la bouche, et aussi une façon plus artistique, en restant naïve, d'être belle, que nous n'avions pu le rêver. Des bijoux achetés à Rome complétaient cette transfiguration de sa physionomie. Je la trouvais grandie. C'était peut-être seulement qu'elle marchait plus haut sur la terre.

Elle nous accueillit avec autant de liberté qu'autrefois, mais avec une liberté plus mondaine, plus femme, moins jeune fille. Elle restait aussi chaste de maintien; mais elle était plus décolletée, et ses beaux bras faisaient cliqueter ses bracelets de corail ou de mosaïque qu'elle montrait fièrement, comme des souvenirs de voyage, en retroussant sa manche, en mettant son poignet blanc et ferme près des lèvres, sous les yeux.

Maintenant que je suis vieux et que je vois clair dans ce passé, je me rends compte du sentiment d'effroi, autant que d'adoration, qui me saisit à l'aspect de cette jeune fille, si vivante et si corporellement belle.

J'allais l'aimer, non plus seulement de cet amour mystique qui veut ruser avec la chair, mais de cet âpre amour, le vrai, celui qui confond tous les désirs et qui veut la possession complète.

Je dus la regarder avec des yeux qu'elle ne m'avait jamais vus, car, pour la première fois, elle baissa les siens, et sa poitrine se souleva, comme alarmée d'être si brutalement regardée.

Le père de Gaston était arrivé un jour avant nous. La marquise, si frivole qu'elle fût, avait sans doute posé la condition de cette visite pour nous admettre. Peut-être aussi, en faisant, par séries, l'inventaire des prétendants à la main de sa petite-fille, voulait-elle avoir à sa portée, dans le cas d'une décision, un partenaire pour conclure aussitôt le mariage. M. de Thorvilliers était mon tuteur, en même temps que le père de Gaston. Il pouvait être le répondant de l'un et de l'autre.

Miss Sharp paraissait me garder rancune et ne plus vouloir de mon secret. Elle fut d'une politesse exacte, sans sourire, et je ne la rencontrai plus dans la bibliothèque.

Il est vrai que je me souciais peu des livres; que je ne voulais plus trouver de prétextes pour m'isoler. J'avais la fierté de mon âge, de mon nom, et aussi, je puis l'avouer, de ma figure.

Le soir de mon arrivée, pensant aux honnêtes intentions de mon maître, je me disais, devant mon miroir:

—C'est moi qui la demanderai; c'est moi qui l'obtiendrai d'elle-même, moi, moi!

Le lendemain de ce pacte orgueilleux avec mon pauvre courage, je me trouvai tremblant devant Reine de Chavanges, que je rencontrai de bon matin, dehors, quand je la croyais encore chez elle.

Je n'avais pas dormi; j'étais tout en feu, et quand je la vis, venant de la partie du jardin située devant le balcon de la bibliothèque, où l'on cultivait toutes les variétés de roses, les mains chargées de fleurs, j'eus une angoisse subite qui faillit me rendre muet.

Elle fut surprise de me voir, et rougit, comme je rougissais. Ce fut elle qui parla d'abord.

—Par quel miracle êtes-vous descendu avant neuf heures?

Elle riait. J'osai sourire.

—Et vous, mademoiselle?

—Moi, c'est mon habitude. Vous ne le savez pas?

J'aurais pu répondre que je le savais; que c'était pour cela que j'étais venu dans le jardin. Mais je ne voulais pas mentir, quand j'étais tourmenté du désir d'être vrai.

—Non, mademoiselle, je ne le savais pas.

Elle fut contente de ma réponse. Mon mensonge l'eût blessée.

—Vous me prenez donc pour une Parisienne? Je suis une campagnarde; mais vous?

—Moi, je suis un paysan.

—Oh! un paysan qui fait des vers!

—Une campagnarde qui admire Victor Hugo et qui traduit Byron!

—J'ai fini mes lectures et mes études.

—Et moi, mademoiselle, j'ai suivi votre conseil: je ne fais plus que de la prose.

Elle porta sa botte de roses à son visage pour les respirer et ne répliqua pas. Je m'enhardis, et, montrant les fleurs:

—Est-ce que vous avez encore une vente de charité?

—Non.

—Tant pis.

—Pourquoi?

—Je vous achèterais votre récolte.

—Tout cela? Ce serait bien cher!

Sa voix s'était légèrement voilée, et, se masquant avec les roses, elle fit quelques pas dans l'allée.

Le sang me battait dans les tempes, avec force. Je marchais à côté d'elle. J'eus peur qu'elle ne rentrât bientôt, et, m'arrêtant, pour l'inviter à s'arrêter, du ton le plus léger, ou le moins fort que je pus prendre, je lui dis:

—Si vous n'en vendez pas, en donnez-vous?

Elle se démasqua, et, me regardant pendant une seconde, de ses yeux noirs, profonds et clairs.

—A ceux qui sont mes amis? Oui, volontiers.

—A ce titre, je puis prétendre…

—Oh! s'écria-t-elle, avec un rire qui vibra sans amertume, ne prononcez pas ce vilain mot, prétendre! Je l'ai pris en horreur. Êtes-vous mon ami? Dites-le moi, simplement, sans prétention.

J'essayai de mettre toute mon âme dans une réponse banale:

—Oui, je le suis.

—Eh bien, voilà une rose!

—Merci.

Nous fîmes encore quelques pas. Nous allions nous trouver hors du parterre, dans la place nue et sablée qui séparait le jardin de la maison. Elle s'arrêta, hésita, puis se retournant et rentrant dans l'allée:

—Gaston n'est pas descendu avec vous?

—Non.

—Le paresseux! il dort encore; il ne s'éveille avec l'aurore que les jours de grande chasse. Mais, au fait, vous ne m'avez pas dit pourquoi vous êtes descendu de si grand matin?

Le nom de Gaston m'avait rendu jaloux. Je devins intrépide.

—Si je vous le dis, vous vous fâcherez peut-être!

Reine me regarda, mais de côté, non plus directement. Ses sourcils se froncèrent, puis se détendirent. Elle prit cet air de dignité qui lui allait si bien dans ses hardiesses, qui la défendait mieux que toutes les réserves.

—Que pourriez-vous me dire, monsieur d'Altenbourg, qui pût me fâcher?

Cette fierté, tempérée par un sourire, au lieu de m'intimider, me rassura.

—Si je vous disais, par exemple, que je n'ai pas eu de peine à m'éveiller, parce que je n'ai pas dormi, et que, sans espérer vous rencontrer, j'avais hâte de venir dans cette partie du jardin où vous venez si souvent!

Je suffoquais; je m'arrêtai.

Elle eut un sourire plus doux et sa voix se fondit dans son sourire.

—Il n'y a rien là-dedans qui puisse me fâcher.

—Et si je vous dis que je vous aime?

Elle me frappa légèrement le bras, avec la botte de roses, pour m'interrompre et essayant de plaisanter:

—Vous m'avez déjà dit que vous étiez mon ami.

—Votre ami, oh! oui, je vous le jure; car je puis l'être, même malgré vous… mais, votre… mari?

Elle eut un petit rire et un petit frissonnement:

—Oh! cela! c'est plus sérieux!

—Cela vous effraye?

—Non.

—Cela vous étonne?

—Eh bien, non! Mais je m'imaginais que vous m'auriez dit cela autrement, moins vite, moins brusquement.

—Vous voulez de la prose!

Mon aveu lancé, je me sentais devenir brave. Elle avait baissé la tête. Je ne voyais pas sa figure; mais dans l'ombre projetée par son chapeau de jardin, je distinguais la rougeur qui envahissait son cou.

Après un court silence qui me parut bien long, elle se redressa:

—Après tout, vous avez raison de me parler ainsi, et vous auriez bien tort d'ajouter quoi que ce soit. J'accepte l'amitié, j'y compte, et je vous donne franchement la mienne. Je vous en avertis; elle a plus de prix que mes roses; car je n'ai pas eu jusqu'ici un ami. Tous ces jeunes gens qui défilent, qui demanderaient ma main à cause du million qu'on peut y mettre, ne voudraient pas de mon amitié, sans dot. Nous avons des raisons pour être amis. Cela suffit-il pour être mari et femme? Je vous scandalise, n'est-ce pas?

Je n'étais pas scandalisé, j'étais inquiet.

Elle continua:

—Que voulez-vous? On m'a tant parlé du mariage que je suis tout à la fois blasée sur cette idée et mise en défiance pourtant. Depuis deux ou trois ans, à chaque coup de chapeau qu'on nous donne dans la rue, à chaque invitation qu'on m'adresse dans un bal, je me dis:—Ah! mon Dieu, en voilà encore un qui va demander ma main!—Je laisse bonne maman grossir le nombre des prétendants, espérant tout ensemble qu'il y en aura tant, que je ne pourrai choisir, et que dans cette quantité, j'en trouverai peut-être un.

Reine affectait la gaieté; mais la tristesse se montrait. Je voyais distinctement toutes sortes d'idées voltiger comme des papillons autour d'elles, en faisant mouvoir leur reflet sur son visage. Pour la première fois, cette jeune fille qui disait ordinairement tout ce qu'elle voulait, était agitée de la volonté fière de dire ce qu'elle avait toujours réservé. Son instinct pudique, sa raison hâtivement mûrie, et aussi sa jeunesse qui s'épanouissait au soleil levant, la troublaient, l'agitaient, lui donnaient un embarras qu'elle savourait, tout en essayant de s'en affranchir.

Elle marcha plus vite. L'allée du parterre aboutissait à un couvert de tilleuls. Nous allâmes jusque-là, et nous nous arrêtâmes devant l'ombre trop épaisse. Reine retira son chapeau, le laissa tomber sur un banc de pierre qui était adossé aux tilleuls, passa la main sur le bandeau de ses cheveux, et me regardant en face:

—Je comprends que vous ne pouvez pas me demander autre chose que de devenir comtesse d'Altenbourg. Vous êtes obligé de me dire ce que tous ces messieurs me diraient s'ils n'avaient pas peur que je leur rie au nez; ce que Gaston me débite pour se moquer de moi. Oui, c'est dans l'ordre, et pourtant cela ne me rassure pas. Dans les romans, au théâtre, le mariage est un dénouement; dans la vie réelle, il est un commencement. Je redoute ce commencement, et j'aurais honte d'avoir dénoué mon petit roman sans l'avoir commencé… C'est bien hardi ce que je vous dis là. Mais j'ai été si mal élevée. Vous devez vous en douter.

Elle eut un rire nerveux. Les roses la gênaient; elle les jeta sur le banc, à côté de son chapeau, et joignant les deux mains avec force:

—Encore, si l'on ne m'avait jamais parlé que de mariage! Je l'accepterais comme un hasard qui ne doit pas effrayer une âme vaillante, et je me dirais que je suis résolue à être, quand même, une honnête femme, comme ma mère. Mais, si vous saviez! si vous saviez! Bonne maman ne retient pas tous ses souvenirs. Elle en laisse s'envoler qui sont de singuliers avertissements pour une jeune fille, et de singulières leçons pour une jeune femme. Elle a parfois des repentirs qui sont aussi profanes que ses gaietés; et puis miss Sharp, la sentimentale miss Sharp ne veut pas que je me marie, sans être bien sûre d'aimer mon mari, comme un héros; et puis, il y a les poètes dont on ne se méfie pas; et puis, il y a cela, tenez, ce soleil, ces roses, je ne sais quoi encore qui me conseille le bonheur, sans me le montrer, en me faisant redouter de l'accueillir trop vite, trop tôt… Puisque vous êtes mon ami, je ne me gêne pas avec vous; eh bien, la vérité, c'est que je souffre et que je sens que je ne dois pas souffrir. Qu'avez-vous à me dire pour me consoler et me rassurer?

Elle était resplendissante et son beau visage était comme un ciel ouvert où l'on voyait combattre des dieux. Elle avait fait un grand effort pour me dire cela. Son front était rougi, ses yeux pétillaient d'un rire moqueur ou d'une larme.

Moi, ébloui, enivré, j'aurais voulu la prendre entre mes bras et dans un baiser lui donner l'initiation au bonheur sacré qu'elle rêvait et que mon amour sacré lui eût gardé!

J'étais sans doute très pâle, dans l'extase ardente qui accumulait le sang au cœur et qui m'étouffait.

Elle m'observait et se trompa à cette pâleur.

—Vous aussi, vous souffrez, me dit-elle avec une candeur d'enfant. Je vous fais de la peine. Ce n'est pourtant pas ma volonté; mais il faut bien que nous nous expliquions.

Ce qu'il y avait d'innocence radieuse, en elle, autour d'elle, sur son front, dans ses yeux, me pénétra. Mon cœur battit avec moins de violence; je lui souris d'un sourire fraternel, me croyant bien fort, parce qu'elle était bien pure, malgré tout.

Elle s'assit sur le banc, en repoussant les roses, et, me montrant une place à côté d'elle:

—Causons raisonnablement; voulez-vous?

—Ce n'est donc pas raisonnable, ce que nous avons dit?

Elle reprit en secouant la tête:

—Je suis toujours plus romanesque que je ne veux l'être; c'est un défaut qui me vient de bonne maman. Je voudrais avoir le sang-froid de miss Sharp… Je vous propose de ne plus parler de tout cela, au moins pendant huit jours; voulez-vous?

—Je veux tout ce que vous voudrez.

—C'est une réponse de prétendant.

—C'est la soumission d'un cœur qui vous aime.

Elle eut un battement des paupières, sur ses yeux noirs qui se rallumaient et qu'elle voulait éteindre.

—Avec quelle facilité, vous autres hommes, vous prononcez certains mots! Eh bien, moi, monsieur mon ami, je vous estime beaucoup, mais je ne sais que vous répondre, pour ne pas forcer la vérité. Ne dites rien à bonne maman. N'allez pas me demander en mariage; je refuserais. Faisons-nous un secret à nous deux de cette promenade. Restez avec moi ce que vous étiez hier, bon, simple, confiant. Quand j'aurai pris mon parti, je vous le dirai loyalement. Est-ce convenu?

Elle me tendit la main que je saisis, que je gardai et qu'elle n'essaya pas de retirer.

—Si je vous renvoie, ajouta-t-elle, vous vous en irez sans me maudire?

—En vous aimant toujours.

—Ah! voilà que vous contrevenez déjà à la convention!

Elle pencha la tête, qu'elle secoua pour me gronder. Elle était adorable de grâce.

—Et si vous ne me renvoyez pas? lui demandai-je doucement.

Elle rougit de nouveau, voulut rire; mais son rire était factice:

—Si je ne vous renvoie pas, vous vous en irez par condescendance, parce que vous me gêneriez.

Je me serrai un peu contre elle:

—Pourquoi?

Elle se tourna vers moi. Ses yeux parurent se troubler; elle me dit lentement, presque confuse de ce qu'elle avait entrepris de dire:

—Parce que celui auquel je laisserais deviner que je l'aime ne recevra de moi, tout haut, cet aveu que le jour de notre mariage.

—Ah! si je devinais jamais cet aveu! dis-je en portant sa main à mes lèvres et en la couvrant de baisers.

Sa main frémit dans la mienne mais se détendit, et les doigts s'allongèrent sous la caresse. Reine était un peu pressée contre moi; je crus qu'elle s'appuyait; je l'enlaçai pour la soutenir. Le vertige du sacrilège m'affolait. Je penchai mon visage sur le sien qui se renversait. Ses yeux qui s'étaient fermés avec langueur, palpitèrent, se rouvrirent, flamboyèrent. Elle se redressa, se dégagea, et, debout, à deux pas, indignée contre elle autant que contre moi, elle me dit, les dents serrées:

—Vous feriez bien de partir tout de suite.

J'allais protester, m'excuser. Elle m'interrompit d'un geste énergique:

—Non, non, pas un mot, je vous en conjure! C'est ma faute encore plus que la vôtre.

—Comme je vous aime! m'écriai-je, sans calculer si ce cri d'amour n'était pas, dans ce moment même, un redoublement d'offense.

Mais cette imprudence parut me donner la victoire.

Elle s'approcha de moi, et plongeant ses yeux dans les miens:

—Si je vous en disais autant, me laisseriez-vous? partiriez-vous?

Je crus que j'allais tomber à ses pieds.

—Vous m'aimez?

Elle pencha la tête, se croisa les bras, se refroidit dans cette attitude pendant deux secondes, puis se redressant avec un soupir de lassitude, d'une voix étonnée, comme si elle venait de peser et de juger les paroles d'une autre:

—Franchement, je ne sais pas… Tenons-nous en à la trêve conclue.

Elle ramassa son chapeau de paille, ne le remit pas sur sa tête et s'avança dans le parterre.

Moi, tout décontenancé par ces brusques variations, sans remords d'avoir contredit notre amitié fraternelle, que démentaient inconsciemment ses précautions pudiques, agité, malgré tout, d'un espoir immense, incertain de ce que je pouvais dire pour ne pas la blesser dans cet état de surexcitation nerveuse, je ramassai naïvement les roses.

—Vous oubliez vos fleurs.

—Je n'en veux plus! laissez-les là.

Elle était redevenue la jeune fille despotique, hautaine, qui me désespérait si souvent; l'autre, qui avait rayonné et palpité d'une vie si vraie, si logique dans ses inconséquences, avait disparu.

Je jetai sur le tas de roses qu'elle laissait à terre la rose qu'elle m'avait donnée et que j'avais mise à ma boutonnière.

Elle se dirigeait vers le château, mais sans se hâter. Je me tins quelques instants en arrière, puis, l'ayant rejointe, je marchai à côté d'elle. La moitié de ce retour se fit en silence; pourtant, en arrivant à l'extrémité, du parterre de roses, elle me dit, tout à coup, d'une voix calme, limpide, presque gaie.

—Avez-vous lu Ruy-Blas, monsieur d'Altenbourg?

—Je l'ai vu jouer.

Le drame de Victor Hugo avait été représenté au mois de novembre précédent, pendant que Reine et la marquise étaient à Rome, et j'avais assisté à la première représentation. La pièce imprimée était sur une table, dans le salon du château. C'était Gaston qui l'avait apportée.

Comme mademoiselle de Chavanges s'était interrompue, je l'interrogeai à mon tour.

—Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce que miss Sharp voulait me persuader de n'accepter pour mari que le soupirant assez agile pour escalader, comme Ruy-Blas, ce balcon, là-bas, qui donne accès à la bibliothèque, et accrocher sa correspondance à la fenêtre. Mais comme ce héros ne courrait ni le risque d'une hallebarde, ni le danger de broussailles en fer, j'ai dit à miss Sharp que le moyen n'aurait rien d'héroïque. Une échelle de jardinier suffirait; on monterait chez moi, comme à la cueillette des pommes… Pourquoi faire? Je ne suis reine que par le prénom, pas même par le nom… On peut me parler, sans en mourir, me toucher même, sans en être foudroyé, et, à moins d'inspirer une passion à un valet de chambre…

Elle partit d'un éclat de rire étourdi. Cette gaieté m'attristait comme une cruauté envers elle et envers moi.

Elle poursuivit:

—Bonne maman ne trouvait pas l'idée absurde. Seulement elle n'a pas lu Ruy-Blas. De son temps, quand on escaladait un balcon, la fenêtre s'ouvrait. C'était bien plus grave. Je ne suis pas Juliette; vous n'êtes pas Roméo; aucun Montagu et nul Capulet ne nous gênent. La sérénade, l'échelle sont inutiles. Si je changeais d'avis, je vous le dirais, monsieur, mon ami. Au revoir!

Elle s'échappa, rentra au château. Moi j'errai encore dans le jardin, ravi d'avoir osé faire mon aveu, honteux de ce qui l'avait suivi, déconcerté du sang-froid de cette singulière fille, tour à tour si charmante et si effrontée.

N'était-il pas extraordinaire qu'elle eût pensé, de même que miss Sharp, à Roméo et Juliette? L'Anglaise lui avait-elle parlé de moi, en citant Shakespeare?

X

Ai-je besoin de répéter l'excuse que j'ai déjà invoquée?

Le vieillard ne raconte cette scène de jeunesse, de passion naïve, que pour faire mieux comprendre le désespoir qu'elle a amené, le malheur dont elle est la cause. Je ne cherche à ranimer aucune étincelle dans ces cendres. Mon âme tout entière est à ma fille. Mais qui sait si ma fille, un jour, ne lira pas ces pages! Je veux qu'en apprenant de quel amour coupable elle est née, elle sache aussi de quel amour innocent et sublime l'adultère a été la revanche désespérée.

Au déjeuner qui suivit notre rencontre dans le jardin, Reine, sans affectation, ne m'adressa pas une seule fois directement la parole. Elle taquina M. de Thorvilliers, causa avec Gaston, avec tout le monde, librement, gaiement.

Je me dis qu'il y avait dans cette réserve une sorte de pudeur rétrospective et une précaution. Elle m'avertissait que je ne devais me prévaloir d'aucun droit, et qu'il fallait expier les témérités de notre promenade. Elle ne savait, d'ailleurs, comment me parler, pour rester simple et discrète. Si elle était familière, le serait-elle trop pour les autres qu'elle renseignerait, pour moi dont elle encouragerait la présomption? Enfin, elle commençait l'exécution du contrat. Ne pas se parler était le meilleur moyen de ne pas trahir les conventions.

Je fus donc calme et rassuré.

Quand je me retrouvai seul, j'analysai les émotions de ma promenade, et j'en conclus, avec fierté, que si je n'étais aimé déjà, je le serais bientôt; qu'un combat s'était livré entre la pureté et la jeunesse, entre la raison d'une jeune fille émancipée par la sagesse mondaine et ses instincts féminins; qu'elle s'était défendue sincèrement, comme elle s'était exposée candidement; que les influences de sa grand'mère, de miss Sharp et les élans de sa nature motivaient ces ondulations de caractère qui effaraient parfois ma logique, et, qu'après tout, elle était intelligente, bonne et admirablement belle.

Je n'avais à m'effrayer que de l'immensité du bonheur entrevu. Je n'avais pas assez souffert pour le mériter.

Mais le lendemain et le surlendemain, quand, poursuivant la même tactique, Reine ne m'adressa pas davantage la parole, affecta de causer avec Gaston, devint presque tendre, câline avec lui, je commençai à m'alarmer. La stratégie ne me paraissait pas devoir aller jusque-là. Je n'étais pas encore jaloux; je comprenais que je pouvais l'être avec frénésie.

Je donnai un prétexte à cette inquiétude. Je connaissais la témérité de Gaston. Il n'avait guère de principes que ceux qui suffisent pour se tenir bien dans la bonne compagnie. Le décorum le retenait, sans l'obliger; mais il rusait continuellement avec la morale. Il avait un esprit si habile à se risquer; il trouvait des sous-entendus si ingénieux pour ménager les oreilles, le goût, en piquant la curiosité la plus équivoque; je lui avais si souvent entendu répéter que dans le monde, dans le meilleur, il ne faut jamais craindre, même sans plan arrêté, d'amorcer à tout hasard, le cœur et les sens des jeunes femmes et des jeunes filles, comme on amorce, en passant devant une belle eau, les poissons qu'on n'a pas l'intention de pêcher; je connaissais si intimement sa perversité élégante, parfaitement gantée, qu'en lui voyant prendre plus fréquemment la main de Reine; qu'en le voyant se pencher à son oreille, pour lui murmurer je ne savais quelles paroles qui faisaient rire parfois et parfois rougir mademoiselle de Chavanges, je sentis sourdre en moi un dépit nouveau et s'amasser de la colère.

Si Reine avait ajourné nos fiançailles, moi je les avais accomplies. Je ne voulais permettre à personne de mettre une ombre sur cette âme que je m'adjugeais, d'alarmer une pudeur qui était celle de ma femme, de jeter dans cette nature abondante et saine, aucun ferment dangereux.

Le souvenir même de cette langueur dans le jardin me faisait supposer des périls, des surprises, de la part d'un mauvais sujet sans scrupules comme Gaston.

Au bout de huit jours, j'étais tout à fait au supplice.

On devait le voir. Reine s'en aperçut, mais elle s'offensa de cette inquiétude, comme d'un manque de confiance; elle la bravait en l'irritant.

Sans me parler davantage, elle me décochait indirectement des traits que seul, d'abord, je reconnaissais pour être à mon adresse, et qui parurent ensuite, à tout le monde, m'être trop manifestement destinés, quand, à plusieurs reprises, je me trahis.

Miss Sharp, qui ne savait rien sans doute de la scène du jardin, et qui pendant ce dernier séjour de moi au château, était restée dans une réserve complète à mon égard, me prit cependant en pitié.

Un soir, dans le salon, après dîner, nous nous trouvâmes pendant quelques instants isolés.

Les portes-fenêtres ouvrant sur le jardin étaient ouvertes. On avait roulé sur le perron le grand fauteuil de la marquise. Reine sur un tabouret, aux genoux de sa grand'mère, caquetait gentiment avec M. de Thorvilliers et Gaston.

Miss Sharp était près de se retirer, selon sa coutume. Elle me rencontra accoudé à l'angle du piano. J'écoutais de loin, avant de m'approcher, le bavardage qui s'envolait dans le jardin. Il faisait sombre dans la partie où j'étais; je ne pouvais être vu. Je fis un geste de douleur ou de dépit. Miss Sharp qui passait à côté de moi s'arrêta et me murmura:

—Prenez garde! Vous êtes jaloux!

Je tressaillis; je voulus nier.

—Oui, oui, vous êtes jaloux, reprit-elle, en me touchant le bras: je le sais, je le comprends. Soyez-le beaucoup, si vous voulez, mais ne le laissez pas voir. Vous le deviendriez avec raison; tandis que vous n'avez encore aucune raison pour le devenir.

Elle n'attendit pas ma réponse et disparut sans bruit.

Cette sympathie de miss Sharp me fortifia; ce conseil me plut. Je rejoignis la groupe des causeurs. Je m'appuyai au dossier du fauteuil de la marquise; je fis ma partie dans le caquetage entamé; il paraît que j'eus de la verve, plus que d'habitude; Gaston le constata en riant et m'en félicita.

Un peu plus tard, la marquise étant remontée chez elle, reconduite par sa petite-fille, le duc de Thorvilliers et Gaston étant descendus dans le parc, je guettai le retour de Reine, et seul avec elle, quand elle redescendit, je l'abordai résolument et lui dis:

—Voilà les huit jours expirés; dois-je partir? dois-je rester?

—Déjà! répondit-elle gaiement. Oh! comme le temps passe! Est-ce qu'il vous a paru long?

—Vous voyez que je l'ai compté!

—Si je vous demandais de me faire crédit?

—Je consentirais; à une condition…

J'allais, maladroitement, lui parler de Gaston, de son jeu avec lui.
Elle m'interrompit:

—Oh! sans condition! Je croirais que le courage va vous manquer.

—Vous avez raison, répliquai-je, j'aurais l'air de douter de vous. Sans condition!

—Merci, et je vais vous prouver que je vous estime. Huit jours ne me suffisent plus, il m'en faut quinze.

—Tant que cela?

—Oui, tant que cela. Cela prouve au moins l'importance que vous avez dans mon esprit, et c'est pour vous punir. Prenez garde qu'à l'échéance je ne vous demande un mois!

Je me soumis de bonne grâce. Les jours suivants, elle me parla davantage, elle parla moins à Gaston.

J'étais ravi. Mais Gaston n'était pas homme à laisser diminuer la petite importance qu'il avait prise pendant huit jours. Je crus m'apercevoir qu'il se révoltait; qu'il insistait à toute occasion; qu'il menaçait même.

Trois jours après ce renouvellement du pacte, entre Reine et moi, un matin, avant le déjeuner, Gaston entra dans ma chambre, gai, moqueur comme d'habitude, le cigare à la bouche, une rose à la boutonnière; mais sa gaieté, à certains moments, vibrait; ses yeux avaient des reflets d'acier qui en changeaient la couleur.

Il ne me dit pas bonjour; s'assit familièrement sur le bras d'un grand fauteuil, huma par trois fois son cigare, et me dit brusquement:

—Est-ce que c'est toi qui défends à Reine d'être avec moi comme par le passé?

Mon cœur tressauta; j'étais surpris et, dans le premier moment, plus fier qu'alarmé de cette plainte, qui me reconnaissait des avantages.

—Tu es fou, lui dis-je avec bonté.

—Ne t'évade pas. Réponds nettement.

—Je réponds non. J'ajoute que c'est me supposer fat que de m'attribuer cette prétention, et c'est faire injure à mademoiselle de Chavanges.

—Jésuite, va!

—Quel jésuitisme vois-tu là dedans?

—Est-ce que je ne sais pas bien que tu fais la cour à mon ancienne camarade?

—Tu n'as pas de mérite à deviner que je l'aime. Qu'as-tu donc ce matin?

Il partit d'un grand éclat de rire.

—Je n'ai rien. Je m'amuse de la comédie que vous me donnez depuis huit jours, Reine et toi, et je voudrais être dans la coulisse. Qu'est-ce qui s'est passé entre vous? Voyons, je suis ton ami, presque ton frère, tu me dois une confidence. Je la veux, je l'exige.

—Il ne s'est rien passé!

—Tu me dis cela, en face? Répète-le devant la glace. Tu n'oseras pas; tu te verrais rougir.

Je sentis en effet le sang m'envahir les joues.

—Encore une fois, Gaston, tu es absurde, avec tes suppositions.

—Vrai? dit-il, en se levant et en envoyant des bouffées de tabac au plafond, vous n'avez pas de rendez-vous au jardin, à la bibliothèque, ailleurs, que sais-je? Si tu pouvais te rendre compte de l'étrangeté de votre attitude! Vous vous parliez trop peu devant le monde, il y a quelques jours, pour n'avoir pas trop de choses à vous dire en tête-à-tête; à moins que le dialogue ne soit remplacé par la correspondance. Pendant ce temps-là Reine trouvait bien le moyen de m'extraire des détails sur ton compte. Maintenant elle en sait assez; tu as complété les renseignements… Montre-moi un de ses billets doux!

—Gaston! Gaston!

—Tu t'emportes, parce que je vois dans ton jeu.

—Il n'y a pas de jeu, et je ne m'emporte pas. Je te le répète, mes sentiments pour mademoiselle de Chavanges ne sont pas des mystères pour toi. Dès le premier jour, je te les ai avoués et tu as été le premier à m'encourager.

—C'est possible; mais tu es ingrat.

—Je t'affirme sur l'honneur!…

Il redoubla de gaieté:

—Diable! tu en es là? Tu jures sur l'honneur? En pareille matière, plus un serment est gros, plus il cache de secrets. Quand on offre son honneur pour caution, c'est qu'on est en train d'ébrécher celui…

J'étais indigné:

—Gaston! je te défends de continuer.

—Ah! ah! les choses en sont à ce point? Eh bien, au lieu de me fâcher, je vais te donner un conseil. Tu commets une grande maladresse. Tu me refuses pour allié; prends garde de m'avoir pour adversaire!

—Je veux te garder pour ami.

—C'est en ami que je te parle, en ami de Reine aussi. Pourquoi ne pas recourir à ma vieille expérience? Je vous aiderais; je serais un excellent confident. Vous vous y prenez mal.

Je voulus protester; Gaston m'arrêta d'un geste.

—Quand je te dis qu'on ne peut pas me tromper. J'ai le flair de l'amour. Lorsqu'il commence à fleurir quelque part, je le sens tout de suite, et cela me rend amoureux. Méfie-toi! Je me contenterais de vous voir cueillir la fleur éclose; si tu prétends me la cacher, je la cueillerai pour moi. Tu entends!

—C'est à propos de mademoiselle de Chavanges, que tu parles ainsi? murmurai-je avec stupeur.

—Pourquoi pas? Reine sera une femme comme les autres, plus jolie, plus désirable que bien d'autres! Elle ne voudrait de moi, pour mari, qu'à la dernière extrémité, et que si sainte Catherine la menaçait. Je ne sais pas trop si, à ce moment-là, je me déciderais à l'épouser. Je ne tiens pas à la reconnaissance des vieilles filles; je tiens davantage à la discrétion des jeunes. Sans être présomptueux, je crois que si je le voulais bien… comme je sais vouloir, avec une nature aussi complète que celle de mademoiselle de Chavanges, il ne me faudrait pas beaucoup d'efforts pour la faire rire de ce qui la rend rêveuse, et pour incruster un solide baiser sur cette jolie bouche…

A la grossièreté de ce propos, je me sentis pris d'une fureur sacrée.

—Tais-toi, misérable! C'est abominable de parler ainsi. Pas un mot de plus, où nous nous fâcherons.

J'étais pâle; je tremblais de tous mes membres. Je me croyais tout entier à l'indignation que me causait cette impiété, ce cynisme. Depuis, en repassant mes souvenirs, j'ai compris que ces paroles brutales évoquaient précisément cette scène de tentation, d'ardeur, du fond du jardin qui, pendant une seconde, m'avait fait tenir mademoiselle de Chavanges dans mes bras. Le baiser dont il parlait avec impudence, ne l'avais-je pas souhaité? N'en sentais-je pas encore la fièvre irritante sur la lèvre? Je me croyais scandalisé; je n'étais que jaloux.

Gaston, plus expert que moi, vit mieux dans ma conscience.

—Je te fais venir l'eau à la bouche, me dit-il en ricanant.

Je m'avançai sur lui, sans trop savoir ce que je voulais, agitant la main, la levant.

L'aurais-je frappé? Pour le tuer, peut-être; non pour me contenter d'une insulte.

Il me saisit prestement, fortement, le poignet, sans paraître se défendre, et me maintenant ainsi, en me regardant avec ses beaux yeux qui rayonnaient:

—Encore une fois ne me mets pas au défi!

Il pâlissait à son tour, malgré son air de sang-froid.

—Au défi de commettre un crime? demandai-je solennellement.

—Au défi de te supplanter, d'aller plus vite que toi en besogne. Reine est embarrassée; c'est visible. Tu l'ennuies, autant que tu l'intéresses. Elle ne peut pas te demander d'avoir moins de respect; mais elle souffre d'être une madone. Elle craint de chercher une comparaison… prends garde que je ne la lui offre… Je te l'ai déjà dit, fais la cour à miss Sharp. Voilà une fille sentimentale qui te convient tout à fait.

L'idée de miss Sharp le remit en gaieté. Il me lâcha le poignet et se laissant tomber dans le fauteuil:

—Sais-tu qu'elle est jolie miss Sharp, délicate, blonde. Ah! les blondes, voilà ton affaire. Laisse-moi les brunes!

Son rire, devenu gros, secouait sa poitrine. J'avais repris un peu de sang-froid. Je devinais confusément que ma colère était une maladresse. J'aurais dû me mettre au ton de ses railleries. Je l'avais blessé; il me garderait rancune.

J'essayai de regagner un peu du terrain perdu. Je voulus le flatter.

—Mon cher Gaston, je ne te mettrai jamais au défi d'être plus aimable que moi; tu n'as pas de preuves à me donner de ta supériorité. Ne luttons pas. Je ne t'ai fait tort auprès de personne; ne me fais pas plus de tort que ma gaucherie ne m'en donne. Quant à miss Sharp, je l'estime…

—Tu dis cela bien froidement. Tu m'en as parlé avec plus de chaleur!

—C'est possible.

—Je sais qu'elle te trouve poli, aimable.

—Eh bien, je veux qu'elle garde cette bonne opinion de moi.

—A ton aise! Pourtant, avec elle, ton vœu de chasteté eût été plus facile, moins gênant.

Je tressaillis. Gaston allait-il se permettre sur le compte de mademoiselle de Chavanges un de ces commentaires impudiques dont il ne se privait guère.

Avec un fanfaron de vices et un vicieux assez intrépide pour tenir la gageure de ses fanfaronnades, tout était possible, tout était dangereux.

Je lui aurais sauté à la gorge, s'il avait continué. Mais il jugea inutile de me torturer davantage.

—Ainsi, ce n'est pas toi qui es cause des grands airs que prend avec moi mademoiselle de Chavanges?

—Non.

—Alors, c'est elle qui me le paiera.

Il paraissait adouci; mais la raillerie qui pétillait dans ses yeux, sans me provoquer davantage, me menaçait tout autant.

Il me quitta, en sifflotant, et sans me donner la main. La loyauté lui défendait de dissimuler tout à fait avec moi, et de me traiter autrement qu'en rival.

Il est parfaitement admis dans le meilleur monde qu'il est moins lâche de mentir aux femmes qu'aux hommes. Gaston voulait garder une certaine sincérité de rancune avec moi.

Voilà du moins ce que je pensai ce matin-là.

XI

De cette conversation data la crise qui me perdit.

Elle commença la vie d'appréhensions folles, de jalousie, plus douloureuse que celle d'Othello, car j'étais à moi-même Iago.

Je connus alors toute l'ardeur de ma passion. L'être ardent qui se concentrait dans l'amour, qui ne voulait en distraire aucune étincelle, s'agrandit, doubla ses forces et son feu dans un foyer de haine.

Il n'est pas vrai qu'en dehors de l'amour évangélique qui se crucifie sur le Christ, et qui ne suffit pas à me rendre miséricordieux, aucun autre amour rende bon. Tout ce qui est humain et qui trempe ses racines au plus profond de notre égoïsme, se sent fragile, tremble et se défend par un combat.

Gaston voulait me disputer Reine. Il me l'avait dit; il me l'avait fait comprendre plus encore qu'il ne me l'avait dit, et il était surtout capable de le faire, sans avoir besoin de le dire.

Une phrase de lui m'avait particulièrement frappé. C'était cette vanterie, à propos de son flair en amour. Il se vantait; pourtant il n'était que juste. Par des confidences antérieures, je savais que dans plusieurs circonstances, il n'avait songé tout à coup à certaines conquêtes que pour supplanter des gens dont le bonheur épanoui l'avait tenté. Pourquoi respecterait-il mon espérance?

Pauvre fou que j'étais! Pauvre novice! Je ne savais pas que dans certains cas la crainte d'un danger est un appel au malheur. Ce que nous prenons pour un pressentiment n'est souvent que la lâcheté de notre cœur, qui, en admettant la possibilité d'un mal improbable, le rend tout à coup vraisemblable.

Je devais défendre celle que j'aimais d'un si ardent amour, en l'aimant davantage, uniquement, avec une confiance enivrée, plutôt qu'en soupçonnant Gaston, et en tremblant qu'il n'en fût écouté.

Je l'épiai, quand il se retrouva devant moi avec Reine, il vit que je l'épiais, et il s'en amusa.

Il avait sur moi, auprès d'elle, la supériorité d'une intimité qui datait de l'enfance. C'était un avantage considérable que de la tutoyer. Tout à coup le tutoiement me sembla une sorte de baiser invisible qui s'échangeait impunément devant des témoins, pour le supplice des jaloux, sans qu'on pût l'intercepter au passage.

Lorsque Reine se refusait à causer, à donner la réplique à Gaston; lorsque, sans se douter de ce qui s'était passé entre lui et moi, elle hésitait à me laisser à l'écart de leur entretien, et ne savait comment m'y mêler, il évoquait soudainement une histoire de leurs jeunes années.

—Te souviens-tu? lui demandait-il gaiement.

Elle se souvenait, et à son tour, elle évoquait une scène qui les faisait rire, qui les rapprochait, qui renouait les enlacements enfantins, elle la bouche épanouie de ce rire charmant, lui la bouche avide.

C'est de l'amitié! balbutiait ma raison; mais mon amour se demandait, si cette belle amitié-là ne l'eût pas enivré. D'ailleurs ne savais-je pas que Gaston, en remuant la mémoire, voulait remuer le cœur, et éveiller les sens? En rappelant les jours où l'on se prenait à bras-le-corps pour rouler sur l'herbe, il prenait les mains, les serrait, regardait la jeune fille avec une effronterie que l'innocence d'autrefois paraissait protéger, en s'efforçant de répandre dans l'atmosphère qu'elle respirait, l'arôme, le charme, le magnétisme d'un attendrissement corrupteur.

—Que faire?

Je n'osais plus me confier à miss Sharp. Elle voyait bien ce que je souffrais. Elle-même me semblait inquiète, et, plus d'une fois, je la surpris, s'approchant pour les séparer, sous un prétexte quelconque, ou les entourant de ses évolutions, quand elle les voyait engagés dans une conversation trop sérieuse.

Elle hésitait à me parler, de peur d'aviver mes blessures; mais en passant près de moi, elle soupirait. Gaston eût été capable d'une raillerie éhontée, s'il avait pu soupçonner la moindre confidence entre miss Sharp et moi. Il m'eût rendu ridicule aux yeux de Reine.

Plusieurs fois, je fus tenté de m'adresser à mademoiselle de Chavanges; de la conjurer d'abréger l'épreuve; de la rendre moins atroce, d'être généreuse au moins, si elle ne pouvait m'aimer; mais d'un mot, d'un regard, Reine, sans me consoler, sans me persuader, me ramenait à la soumission; elle déconcertait mon désespoir.

Si elle prévoyait de ma part des paroles sérieuses, elle élevait, en souriant, la main à la hauteur de ses yeux, et comptait avec ses doigts, sans dire un mot, les jours de silence qu'elle avait encore à m'imposer. Alors, navré, haletant, je souriais, et je m'en allais bien vite, dans un coin du parc, me faire ronger à l'aise par cette jalousie que je tenais assez cachée, pour lui épargner quelque maladresse suprême.

Gaston ne m'évitait pas, mais ne me parlait plus qu'aux repas ou dans les conversations générales. Il jouait avec mon cœur, négligemment, et le tiraillait, sans paraître avoir aucune attention méchante. Par un mot familier dit de certaine façon à Reine, ou par une affectation subite de respect, comme pour dissimuler une intimité compromettante, il savait me pincer les fibres les plus tendres, les plus secrètes, et m'épouvanter.

Enfin, je n'avais plus qu'un jour, qu'une nuit à attendre la réponse de mademoiselle de Chavanges. J'étais décidé à ne plus accorder de délai, si Reine m'en demandait un nouveau. J'avais préparé des paroles décisives. Il était impossible qu'elle ne fût pas obligée de s'expliquer. Je me répétais:

—Si elle ne m'aime pas, j'aurai le courage de partir, sans larmes, sans plaintes, fièrement. Je dévouerai ma vie à cet amour méprisé, ou bien je tâcherai de me persuader qu'elle n'était pas digne de me comprendre.

La veille de ce jour-là, je m'étais levé avec les plus belles résolutions de courage, d'héroïsme. Je me faisais une armure de raisons et de raisonnements.

Il va sans dire que je n'avais pas dormi. Comme ces héros qui vont en guerre, je montai à cheval de grand matin, pour n'avoir pas l'allure en marchant, en piétinant, d'un rêveur sentimental qui redoute l'exercice et qui n'a pas de jarrets. Je parcourus tous les pays d'alentour; je galopai dans la forêt, jusqu'au déjeuner. Je ne rentrai que quelques minutes avant qu'on sonnât la cloche, et je m'excusai auprès de la marquise de garder mon habit de cheval. Je tenais à me donner une sorte de rusticité qui fortifiât mon cœur.

Reine parut surprise d'abord; puis elle sourit comme si elle m'eût deviné; mais je trouvai de la gêne dans son sourire. Il est vrai qu'elle se plaignit d'un peu de migraine. Elle avait, en effet, une pâleur palpitante, pour ainsi dire, qu'un afflux de sang soulevait par intervalle, et je crus remarquer (est-ce une illusion qui m'est entrée depuis dans le souvenir?) qu'elle jetait de temps à autre à Gaston, des regards d'effroi ou de prière.

Lui demandait-elle grâce pour des méchancetés impitoyablement débitées sur mon compte? Ou bien, se défendait-elle d'une fascination, alarmante pour sa conscience, à la veille d'une démarche décisive?

Quant à Gaston, il rayonnait, avec une discrétion affectée, pleine de fatuité.

Peut-être pourtant avait-elle la migraine, peut-être n'était-elle pas effrayée, et peut-être Gaston n'était-il ce jour-là que ce qu'il était toujours, beau et vaniteux!

Pendant le déjeuner, le duc de Thorvilliers parla de notre prochain départ. La marquise se récria, demanda une prolongation de séjour, et, cherchant des alliés autour d'elle, me regarda avec une offre de complicité visible.

Pourquoi eus-je l'idée d'être de l'avis du duc?

—Moi, madame, dis-je en m'inclinant, je n'attendrai peut-être pas le départ de M. de Thorvilliers.

Reine leva la tête, fronça le sourcil. Elle jugeait ma menace ou ma mise en demeure de fort mauvais goût. Gaston eut un écarquillement des yeux fort ironique.

Miss Sharp fit voleter vers moi un regard qui s'abattit avec compassion sur le mien.

—Qu'est-ce qui vous rappelle à Paris? demanda le duc. Avez-vous projeté avec Gaston quelque autre voyage?

—Moi, je reste tant qu'on voudra de moi! s'écria Gaston.

—Il y a longtemps, répondis-je, en mentant à demi, que j'ai promis une visite à mon vieil ami l'abbé Cabirand.

—Attendez au moins qu'il soit en vacances! repartit le duc.

—C'est pour aller à confesse que vous partirez avant tout le monde? dit la marquise avec un rire moqueur et en regardant malignement sa petite-fille.

Reine, encouragée par sa grand'mère, dit, à son tour:

—Vous n'êtes pas galant, monsieur d'Altenbourg.

C'était la formule, je l'ai raconté, des reproches de sœur qu'elle m'adressait deux ans auparavant. Elle l'avait proférée avec sa bonté d'autrefois.

Je parus, confus, repentant; mais, au dedans, je me félicitais d'avoir mérité cette chère gronderie de mademoiselle de Chavanges. Elle m'avertissait de ne pas désespérer, comme je l'avais avertie que je n'espérais plus.

On n'insista pas.

En sortant de table, la marquise refusa le bras du duc et prit le mien, pour se faire conduire au salon, jusqu'à la chaise longue qui d'ordinaire berçait sa sieste. On comprit qu'en me faisant cet honneur, la marquise songeait à me parler en tête-à-tête; on nous suivait à distance. Quand nous fûmes bien en avant, madame de Chavanges qui pesait un peu sur mon bras, me pinça le poignet et de sa voix chevrotante que la gaieté fêlait davantage:

—Mauvais sujet! vous voulez donc m'enlever ma petite fille?

—Moi, madame!

—Eh bien, si vous ne l'enlevez pas, pourquoi partez-vous?

Je la regardai. Sa petite figure plissée s'était illuminée dans tous ses plis; ses yeux clignotaient. Elle me sembla tout à coup une de ces bonnes vieilles fées, qui rajeunissent subitement, en mariant la jeunesse, au dénouement des pièces. Je fus tenté de lui prendre la main, de la porter à mes lèvres. Elle continua gaiement:

—Je sais tout!

—Reine vous a dit…

—Que vous attendiez une réponse pour demain? Oui, ne fallait-il pas que je fusse consultée? Eh bien! vous l'aurez.

—Je l'ai déjà! balbutiai-je à demi étranglé par la joie.

—Oh! oh! pas si vite! d'ici demain, on peut changer d'avis. Moi toute la première. D'ailleurs, je ne suis pas chargée de vous prévenir; Reine me gronderait.

Nous parlions à mi-voix; la marquise retira son bras et s'étendit dans la chaise longue.

Reine nous avait rejoints, sans nous écouter, elle se substitua à moi, et aida sa grand'mère à s'étendre. Elle lui mit un coussin sous la tête, ramena sur les pieds, coquettement chaussés de souliers à boucles, une couverture de soie brodée qui servait quotidiennement à cet usage, et s'agenouilla pour sourire à la vieille enfant gâtée, sans que celle-ci eût besoin de lever la tête.

J'avais bien envie de m'agenouiller de l'autre côté de ce lit de repos.

Je me reculais, en extase; je me trouvais profane d'usurper sur le bonheur promis, en savourant de trop près ce tableau de famille, en restant dans l'auréole de ce groupe charmant.

Gaston et son père n'avaient fait que traverser le salon et étaient dans le jardin. Je ne voulus pas les suivre; je ne voulais pas non plus rester, pour demander à Reine d'augmenter par un mot, par un serrement de main, ce bonheur immense; je reculai presque jusqu'à la porte et je montai chez moi, pour cacher l'orgueil et la joie qui me jaillissaient du cœur et des yeux.

Je restai plus de deux heures, plongé dans l'avenir. Quand je redescendis au salon, la marquise était éveillée, un peu redressée sur la chaise longue, et de ses ongles, qui n'avaient jamais déchiré personne, elle parfilait de la soie, pour se faire d'autres coussins de fauteuil. Miss Sharp lui faisait la lecture; Reine était sortie; le salon n'avait plus qu'une lumière paisible, banale. J'en sortis sans que madame de Chavanges se fût même aperçue que j'y étais entré.

J'allai au jardin. Je me dirigeai tout droit vers le parterre des roses où le pacte avait été conclu avec Reine. J'espérais l'y trouver. Elle n'y était pas.

J'allais chercher ailleurs, quand il me sembla entendre des voix, sous le couvert de tilleuls dont j'ai parlé, qui fermait le parterre.

C'était la voix de Reine; c'était aussi la voix de Gaston.

On riait, mais les rires s'interrompirent subitement. Un cri fut jeté.
Je courus.

Reine, semblant s'échapper d'une étreinte, parut hors des arbres.

—Qu'avez-vous? demandai-je, tout haletant.

Reine ne m'avait pas entendu venir.

—Vous étiez là? Vous écoutiez? me demanda-t-elle avec cette vivacité hautaine qu'elle n'avait pas eue depuis longtemps avec moi.

Elle rajustait une manchette autour de son poignet. Le bandeau de ses cheveux était dérangé sur son front.

—Je n'écoutais pas, répondis-je; j'étais dans le parterre, j'ai entendu un cri…

Gaston, à son tour, sans se hâter, émergea de l'ombre épaisse des tilleuls. Il tenait à la main une des roses que sans doute mademoiselle de Chavanges avait cueillies, et qu'il lui avait prise.

—Vous vous êtes trompé, repartit Reine. Pourquoi aurais-je crié? De qui, de quoi aurais-je eu peur? Vous êtes trop chevaleresque, monsieur d'Altenbourg je vous remercie.

Elle dit cela, en déchiquetant les mots, et, m'écartant d'un petit geste de la main, elle passa agitée, impatiente.

Était-ce contre moi qu'elle devait avoir de la colère? Il était inutile de la suivre. Gaston, d'ailleurs, resté en face de moi me retenait et m'attirait.

J'allai à lui.

—Toi, tu vas me dire ce qui s'est passé.

Il eut un dandinement, insolent, effleura son nez avec la rose et me répondit:

—Il faut te dire tout?

—Oui, tout.

—Et si je refuse?

—C'est que tu as peur!

Un éclair traversa ses yeux; il haussa les épaules.

—Tu es fou! me dit-il. Si je suis discret, c'est qu'il me plaît de l'être. Reine n'avait pas plus peur que moi, et elle ne t'a rien dit. Je ne te donnerai pas la revanche de son silence.

—Gaston, ce persiflage n'est plus possible entre nous. Je veux savoir ce qui vient de se passer.

Gaston se croisa les bras, et s'avançant à son tour jusqu'à me heurter, ses yeux dans les miens:

—Ah! tu veux savoir!… Eh bien, tant pis pour toi. Je disais à Reine qu'elle allait faire une sottise, en te laissant croire qu'elle serait un jour ta femme; que je l'aime…

—C'est tout?

—Non, et que j'irais le lui répéter ce soir, cette nuit, chez elle!

—C'est pour cela qu'elle a crié.

—Pas tout à fait, c'est parce que j'ai voulu prendre l'acompte d'un baiser.

—Misérable!

Gaston se recula devant la menace de mon regard, mais il était sur la défensive.

Je fermai mes poings et les tins baissés le long de mon corps. J'avais le temps de le souffleter; je voulais savoir jusqu'où il pousserait l'impudence.

Mon mépris retenait ma colère.

—Tu viens de dire un mot que tu rétracteras, reprit Gaston froidement.

—Non.

—Alors tu le paieras cher!

—Je suis prêt, battons-nous.

—Pas à coups de poing, je pense!

—Avec les armes que tu choisiras.

—Plus tard, demain, si tu veux; laisse-moi cette nuit.

—Menteur!

Il ne parut pas offensé de ma nouvelle injure; mais ricanant:

—Viens-y voir, si tu doutes!

—C'est infâme ce que tu dis là.

—C'est bien ridicule ce que tu fais là.

—Tu as osé lui demander un rendez-vous?

—J'ai osé ce que tu n'oses pas, et ce dont tu meurs d'envie.

—Tu prétends me faire croire qu'elle n'a pas répondu avec mépris?

—Je prétends que j'irai au rendez-vous et que je serai reçu!

L'effronterie de Gaston devait me désarmer. J'eus la conscience qu'en discutant avec lui la possibilité même d'une tentative d'outrage envers mademoiselle de Chavanges, j'outrageais celle-ci. Je lui tournai le dos et fis quelques pas pour m'éloigner.

—Je t'avais prévenu, me dit-il d'une voix aiguë; c'est de ta faute.

Je ne répliquai pas. Je l'entendis marcher derrière moi sur le sable qu'il faisait crier.

—Alors, tu ne me crois pas? reprit-il avec une insistance moqueuse.

Je fis une dénégation de la tête. Ce qu'il disait ne valait pas la peine d'une réponse parlée.

—Tu ne me crois pas? répéta-t-il avec menace.

Cette fois, impatienté, je me retournai:

—Non!

—Veux-tu me donner ta parole d'honneur de ne pas crier au feu ou au voleur, si tu me vois cette nuit monter par ce balcon?

Ce qu'il me disait devait me paraître encore plus insensé que tout le reste. Pourquoi sentis-je dans mes cheveux un frisson d'épouvante? Pourquoi eus-je au front une sueur subite? Pourquoi le souvenir de Ruy-Blas me frappa-t-il tout à coup d'un pressentiment absurde, mais atroce? Reine lui avait-elle aussi parlé, comme à moi, de cette singulière épreuve; mais avait-il pris au mot un défi que je n'avais pas compris?

Est-ce que je devenais fou?

J'avais si peur que je me mis à rire:

—Je te donne ma parole d'honneur que je n'appellerai personne, puisque je ne ferai pas le guet.

—J'aime autant cela! reprit-il.

—Oui, lui dis-je, la mort dans l'âme, en redoublant de gaieté, cela doit t'arranger, tu pourras raconter ensuite ce que tu voudras.

Je marchai plus vite pour lui échapper. Si je m'étais retourné, s'il avait dit un mot de plus, je me serais jeté sur lui. En le fuyant, je voulais fuir aussi l'idée saugrenue, qui voulait me tenailler.

Je rentrai dans le château. Si j'avais rencontré Reine, je n'aurais pu m'empêcher de lui raconter cette monstrueuse calomnie.

Par malheur, je ne la rencontrai pas. Je remontai à la bibliothèque où je n'allais plus guère. Je m'assis devant une table; je pris ma tête à deux mains, et, pendant un quart d'heure, je restai inerte, sans pouvoir fixer ma réflexion, accablé de ce qui bourdonnait en moi, autour de moi, murmurant:—C'est infâme! c'est infâme!

A qui disais-je cela? à moi? à lui? à elle?

Oui, c'était infâme de douter. Je finis par me persuader. Cette salle qui précédait la chambre de Reine, ces boiseries austères que j'avais tant de fois interrogées, et qui, dans leurs angles dans leurs moulures, avaient un peu de mes rêves blotti, rêves d'un amour si pieux, si croyant, cette atmosphère grave me répondait d'elle.

C'était évident! Gaston poussé à bout, dépité par le dédain de cette jeune fille honnête, était devenu extravagant, dans la crainte de ne plus paraître irrésistible. Le cri de mademoiselle de Chavanges, son irritation visible eussent persuadé un cœur plus défiant. Quand je l'avais vue s'échapper du couvert de tilleuls, elle ne pouvait feindre; une jeune fille si indignée ne venait pas de consentir à un rendez-vous!

Gaston ne sachant que dire, pour appuyer son odieuse invention, avait désigné de loin le balcon, comme il eût désigné une porte, une fenêtre quelconque. Il avait montré ce qui était en face de lui: l'idée de cette escalade acceptée lui était venue pour me narguer davantage, moi qu'il traitait d'amoureux sentimental. S'il avait pu obtenir la permission d'entrer dans la chambre de Reine, il s'y fût rendu par l'escalier, par une porte intérieure, par cette bibliothèque. L'idée du balcon démontrait la grossièreté de son mensonge. J'avais bien fait de me moquer de lui. Je ne tomberais pas dans le piège tendu et je n'irais pas monter la faction à laquelle il me provoquait, pour me bafouer ensuite. Le lendemain, j'aurais le droit d'être généreux. Reine se prononcerait, et, devant mon triomphe, il serait bien obligé de convenir du mauvais sentiment auquel il s'était abandonné.

Je resterais au surplus à sa disposition, et s'il voulait toujours se battre, nous nous battrions. J'allais être si fort, si certain de le désarmer, sans le punir trop de ses honteuses vantardises!

Je quittai la bibliothèque, avec un fléchissement de ma colère que je prenais pour un apaisement, pour un retour à la sérénité, et qui n'était que la prostration plus profonde de mon amour blessé par la plus incompréhensible des jalousies.

XII

Il y avait toujours, pendant ce dernier séjour au château de Chavanges, quelques heures vides dans l'après-midi.

Les grandes chevauchées des années précédentes n'avaient été remplacées ni par des promenades, ni par des réunions dans le salon ou dans le jardin. La santé de la marquise amenait un grand silence dont chacun profitait.

Reine remontait chez elle, après avoir endormi sa grand'mère, et ne redescendait que pour sourire à son réveil. Miss Sharp veillait la marquise, lui donnait la réplique, si de rares insomnies entrecoupaient sa somnolence et lui faisait la lecture, après le réveil définitif. Gaston disparaissait, sans doute aussi pour dormir. Le duc prétextait des lettres à écrire, qu'on ne mettait jamais à la poste, et faisait probablement, comme Gaston et la marquise, sa sieste. Moi qui redoutais le repos, comme un abîme à contempler, j'errais volontiers dans le jardin, dans le parc, dans le pays.

A vingt ans, on n'aime guère la nature pour la nature. On lui chante ses espérances; on lui crie ses peines; mais on serait désolé qu'elle prît sa part de nos joies et qu'elle nous consolât de nos chagrins. C'est le cadre harmonieux de notre vanité qui s'exhale. Si la nature parlait aux âmes jeunes le langage persuasif qu'elle débite aux âmes vieilles ou vieillies, il y aurait trop de sages dans le monde, et les passions ne seraient qu'un encens fumant vers le ciel, sans rien brûler sur la terre.

Je me promenais donc habituellement, pour fatiguer ma mélancolie, plutôt que pour l'entretenir, et, ce jour-là, ayant besoin de ne pas penser aux provocations absurdes de Gaston, aux terreurs stupides qui s'agitaient en moi, je voulus fortifier ma sérénité par l'exercice.

Au dîner seulement, nous nous retrouvâmes tous en présence.

Reine était un peu pâle; elle boudait; mais comme elle semblait me garder rancune autant qu'à Gaston, il m'était difficile de deviner si elle se trouvait plus offensée des audacieuses tentatives de mon ami que de mon empressement à la défendre.

Était-ce à la réponse qu'elle devait me faire le lendemain, était-ce à cette insulte d'un rendez-vous demandé qu'elle songeait, en baissant la tête sur son assiette, en lançant des regards, qui me paraissaient effarés, à Gaston et à moi?

Miss Sharp aussi était grave. Savait-elle quelque chose de ce qui s'était passé?

Gaston, malgré son aplomb, ses habitudes du monde, n'était point à l'aise.

Le dîner fut triste, et certainement plus court que les autres.

La marquise n'avait plus rien à me dire; peut-être avait-elle été grondée par sa petite-fille, pour ce qu'elle m'avait dit. Elle ne dérogea plus à l'étiquette et prit le bras du duc pour passer au salon. Gaston s'évada et ne reparut plus de la soirée. Miss Sharp et Reine prirent place à une table de whist pour servir de partenaires aux deux vieillards.

J'avais horreur des cartes; je n'entendais rien au whist, et si, par dévouement, par soumission, j'avais été plus d'une fois tenté de demander des leçons à mademoiselle de Chavanges, pour prendre sa place et la suppléer, mon égoïsme d'amoureux m'empêchait de renoncer à la joie de la contempler, sous le prétexte d'observer le jeu de son partenaire.

Ces parties de whist silencieuses, longues, somnolentes, organisées pour la marquise et le duc, n'étaient devenues un peu régulières que depuis le séjour de M. de Thorvilliers. Reine les acceptait, avec la résignation d'une fille de grande maison qui ne doit pas oublier que l'ennui est une tradition à respecter. Miss Sharp s'y dévouait par orgueil national.

Ce soir-là, je n'allai pas me mettre en face de mademoiselle de Chavanges, derrière le fauteuil de M. de Thorvilliers, qui lui faisait vis-à-vis; mais assis dans l'ombre, de côté, j'observais.

Reine, à plusieurs reprises, parut gênée par le regard qu'elle ne voyait pas, et qui venait la chercher moins franchement que de coutume. Elle finit par me dire, en faisant un effort pour être gracieuse:

—Décidément, vous ne prenez plus de leçons, monsieur d'Altenbourg?

Je me levai. Je me crus autorisé à me placer derrière elle, à m'accouder même sur son fauteuil. Un petit sourire glissa des lèvres de la marquise, passa sur celles du duc, qui rangeait les cartes, et vint disparaître, comme une lueur dans un nuage, sur la bouche discrète de miss Sharp.

Jamais je n'avais eu si près, sous mon regard, sous mon souffle, le cou, les épaules de mademoiselle de Chavanges. Elle ne m'avait pas appelé à cette place; elle pensait sans doute que je me tiendrais, comme d'habitude, en face. Elle froissa ses cartes, en les rangeant. Elle jouait avec dépit. Elle commit plusieurs fautes, dont M. de Thorvilliers se plaignit, et, posant nerveusement son jeu sur la table:

—C'est la faute de M. d'Altenbourg, dit-elle. Je n'aime pas qu'on soit derrière moi.

Je m'excusai; je fis le tour de la table, et me postai devant elle, derrière le fauteuil du duc.

Cette manœuvre ne parut pas l'apaiser. L'agitation de ses doigts fut la même; ses distractions continuèrent, ses bévues aussi. M. de Thorvilliers lui adressa de nouveau des reproches avec indulgence; la marquise les aigrit, en triomphant des avantages dus à ces distractions; si bien que Reine, tout à coup, jeta les cartes sur la table, et dit avec un sanglot:

—Je ne peux pas jouer ce soir; je ne sais pas ce que j'ai; je suis malade.

Elle renversa sa belle tête sur le dossier de son fauteuil. Miss Sharp craignit une attaque de nerfs et se leva pour lui porter secours; moi je tremblais; le duc repentant demanda pardon de ses plaintes; quant à la marquise, elle eut un petit hochement de tête, légèrement moqueur, légèrement complaisant, comme une bonne vieille qui se souvenait de son bon temps où la santé de l'âme lui donnait la fièvre, et elle dit de sa voix aigrelette:

—Ce ne sera rien! ce ne sera rien! Miss Sharp, c'est à vous de jouer.

Ce ne fut rien, en effet. Reine se redressa, se mit à rire:

—Je ne croyais pas avoir des nerfs si faciles à troubler. C'est fort ridicule. Excusez-moi, monsieur le duc. Continuons. Ce rob ne compte pas.

Mais la marquise, plus troublée qu'elle ne voulait le paraître, déclara qu'elle était fatiguée, abandonna la partie, et quitta la table devant laquelle miss Sharp resta seule à ranger les cartes et les fiches.

La soirée était assez avancée pour que la marquise, sans l'abréger trop, remontât chez elle. Pendant qu'elle échangeait quelques mots avec le duc, je m'approchai de Reine:

—Pardonnez-moi, lui dis-je humblement.

Elle me regarda avec des yeux qui étincelaient, et, d'une voix vibrante:

—Je n'ai rien à vous pardonner. Décidément, ce n'est pas votre faute, si je suis une sotte.

Elle regarda autour d'elle pour trouver un prétexte de ne pas continuer l'entretien:

—Où donc est Gaston? pourquoi n'est-il pas ici? pourquoi vous laisse-t-il seul?

Et après une pause, elle ajouta:

—Quand partez-vous?

Ces interrogations successives, dont la dernière devait me blesser, ne prouvaient que son extrême surexcitation.

Je me crus généreux, en me montrant brave, et je répondis:

—Vous savez, mademoiselle, que mon prompt départ dépend de vous seule et que demain…

Elle interrompit:

—Ah! demain, c'est demain! je puis mourir cette nuit! A tout hasard, vous auriez mieux fait de partir; on vous eût écrit: revenez ou restez loin!

—Je suis prêt à partir, s'il vous est plus facile de me répondre par une lettre.

—Écrire, moi! pas plus en prose qu'en vers! Je sais bien que miss Sharp a un fort beau style, qu'elle pourrait écrire pour moi… Non, puisque vous n'êtes pas parti, tant pis pour vous!

Elle fit un geste de la main; je voulus la saisir; elle se recula; me lança un regard dont il me fut impossible de saisir le sens, sinon qu'elle me défendait d'insister, et elle alla à sa grand'mère, dont elle prit le bras qu'elle assujettit sous le sien.

Elles passèrent devant moi, l'aïeule fatiguée, penchant la tête et secouant, non pas une bénédiction, ce qui eût été trop solennel pour cette aïeule profane, mais un «au revoir, monsieur Louis,» tendre, maternel; Reine, les yeux baissés, se raidissant, se comprimant, me saluant à peine d'un battement des cils.

Que se passait-il en elle? Je ne voulais interroger que moi, comme si je devais seul démêler la vérité. Je laissai partir miss Sharp; le duc remonta dans sa chambre et j'allai dans le parc, avec une angoisse que je refusais de m'avouer.

La soirée était belle; la nuit devait être superbe.

Sans croire que je pensais à autre chose qu'à la réponse attendue le lendemain; que je pouvais avoir une autre inquiétude que le désir fiévreux de faire une sorte de veillée des armes, je m'éloignai du château à la hâte, afin que l'on me crût rentré, et qu'on fermât les portes en me laissant dehors.

Je fis cela, mais sans presque y songer. Pendant que je m'engageais dans une allée, j'entendis Gaston qui rentrait par une autre.

Arrivé au perron, il jeta son cigare dont la petite lumière décrivit un arc, dans la nuit. Il échangea quelques mots avec le valet de chambre, qui commençait à fermer les grands volets. Sans doute il lui demandait si j'étais remonté chez moi; le valet de chambre lui répondit assurément oui, puisque aussitôt Gaston rentra et que la dernière ouverture de la façade donnant sur le parc fut fermée.

J'étais satisfait d'être contraint de passer la nuit à la belle étoile. J'en serais quitte pour me faufiler dans le château, sans être aperçu, dès qu'on rouvrirait les portes, à la première heure, le lendemain, et je croyais n'avoir pas à m'accuser de céder à un soupçon, à une crainte involontaire, en restant dehors. La sérénité de la nuit m'apaisait.

Des soupçons? Je n'en avais plus. J'étais convaincu, à cette heure-là, de n'en avoir eu aucun. Je voulais me recueillir dans un attendrissement doux et pieux; mais mon cœur sautait en moi, m'exhortant à sauter. Ma jeunesse était affranchie de toute contrainte, libre dans ce beau jardin, qui m'appartenait pour toute la nuit, qui m'appartiendrait pour toute la vie, quand Reine m'aurait choisi.

Je marchai, pour marcher, pour aspirer les senteurs confuses des parterres, des pelouses, des arbres, qui semblaient donner des sens délicats à mon âme.

C'était au mois d'août, vers la fin du mois. La journée avait été chaude; la nuit gardait une tiédeur admirable. Je n'osais pas la prendre directement à témoin, lui dire mon amour; mais je la remerciais; je la flattais, et je murmurais, comme si elle eût pu recueillir mes paroles échappées dans une sorte de baiser:

—La belle nuit! la belle nuit!…

Je tiens à raconter cette exaltation, ce rêve. On comprendra mieux l'horreur du réveil, le vertige.

J'errai pendant deux heures, à travers le parc, dans toutes les directions; puis, quand il me sembla que les murs mêmes du château étaient endormis, je m'en rapprochai…

Qu'on m'excuse de détailler toutes ces folies… J'ai besoin de prouver que je devins fou…

J'allai vers le côté où Reine avait sa chambre. A travers les persiennes fermées, une lumière filtrait. Je m'assis devant cette lumière, sur un banc de pierre, à l'angle d'un boulingrin, devant un grand vase de marbre, d'où s'épandait l'odeur pénétrante de je ne sais plus quelle plante. Le piédestal du vase me servait d'appui et me cachait. La lune en projetait l'ombre devant moi, avec celle de quelques buissons de lilas.

Cette lumière qui glissait comme sous une paupière entr'ouverte, semblait me regarder autant que je la regardais.

—Aie confiance! me disait-elle, j'éclaire la méditation d'un cœur loyal qui prépare l'aveu que tu attends. Si je brûle encore, c'est que Reine n'a pas achevé sa prière; mais je vais m'éteindre bientôt; tu aurais trop d'orgueil si je te laissais croire qu'elle pensera toute la nuit à toi!

Oui, elle me disait cela, cette chère petite lumière, chaste, immobile. Je n'avais rien entrevu de la chambre de mademoiselle de Chavanges, je ne savais rien de son ameublement; mais, dans cette nuit, je l'imaginais blanche, plus virginale encore, pendant que la jeune fille interrogeait sa conscience.

On est superstitieux, quand on a peur d'avoir trop de foi. J'attachais un oracle à la durée de cette lueur. Je fixai l'heure à laquelle elle devait s'éteindre, pour ne pas m'inquiéter en faisant croire à une trop longue délibération.

J'entendis sonner minuit, au loin, dans l'église du village.

Bonne et vieille église, était-ce là que nous irions nous faire bénir?
Reine entendait-elle, comme moi, le tintement de la cloche?

Je vis la lumière se mouvoir; le rayon glissa le long des lames des persiennes.

Presque au même instant, il me sembla entendre, à ma droite, un léger bruit. Je me penchai, je regardai.

Une serre, une espèce de jardin d'hiver formait une aile en retour, à l'extrémité d'une salle de billard, à côté du salon. La lune faisait étinceler la toiture des vitres, et mettait de l'argent sur les ferrures.

La porte de la serre sur le jardin venait d'être ouverte. Un homme en sortit.

Ce pouvait être un jardinier.

Je n'hésitai pas une seconde à reconnaître Gaston, et je me rappelai instantanément qu'on communiquait directement du salon, par la salle de billard, avec cette serre; jamais la porte de communication n'était fermée.

On verrouillait les portes d'apparat, mais on n'avait jamais songé à verrouiller cette porte intérieure. Il y a de ces négligences dans toutes les grandes demeures, à la campagne.

Il était donc facile à Gaston de sortir.

C'était bien lui. Il s'avança, regarda à droite et à gauche, leva la tête. La lune le contraria; mais il prit son parti; rentra dans la serre et en ressortit presque aussitôt avec une petite échelle de jardinier qui servait à palissader la vigne.

Par quelle lucidité me rendais-je compte de tout? Avais-je le souvenir rapide de ce que j'aurais cru ignorer? Je reportai les yeux vers la fenêtre de mademoiselle de Chavanges; je ne vis plus de lumière. Était-elle éteinte? Reine était-elle sortie de sa chambre?

Je ne songeai pas à me lever de mon banc, à courir au-devant de Gaston.
Une stupeur étrange me clouait sur place.

Je ne me rappelle plus si je calculai qu'un esclandre de ma part ne punirait pas assez Gaston.

Je sais que j'avais tout ensemble des idées confuses qui m'obstruaient le cerveau et des idées claires, brutales qui traversaient cette confusion.

Peut-être bien que je me dis que je devais laisser faire cette tentative, pour que la présomption lâche de Gaston fût démontrée. Il savait probablement que j'étais dans le jardin. Il avait dû frapper à la porte de ma chambre, et, convaincu que je faisais le guet, bien que j'eusse affirmé que je ne le ferais pas, il venait me donner la comédie qu'il m'avait promise.

Il en serait pour sa méchante action, pour son mensonge infâme. Il ne saurait pas tout de suite que j'étais là; je ne lui servirais pas à trouver le moyen de masquer sa défaite.

N'avais-je pas donné ma parole de ne pas crier au voleur? Je ne crierais pas; le voleur serait volé. Il aurait sa honte complète.

Je saisis à deux mains le banc de pierre, pour m'y retenir, m'y incruster, et, le cœur battant d'une rage que je croyais bien n'être que de l'indignation, faisant aller mes yeux avides, de la fenêtre de Reine à Gaston qui s'avançait doucement, j'attendis.

Arrivé sous le balcon de la bibliothèque, Gaston posa son échelle contre le mur.

Mes dents claquaient de colère; j'aurais pu rire pourtant, d'un rire de sarcasme, de défi; mais je me mordis la bouche. Il me semblait qu'il entendrait mes dents claquer.

Il regarda encore une fois autour de lui. Me cherchait-il? redoutait-il un autre témoin? Il ne pouvait me voir; il ne me devina pas. Je me dis que peut-être il oubliait qu'il m'avait donné rendez-vous devant ce balcon et que c'était pour lui seul qu'il faisait cette expédition!

Mon front était en sueur; un serpent se dressait dans ma poitrine…

Pourquoi la lumière s'était-elle éteinte dans la chambre de Reine, quand minuit avait sonné, quand Gaston était sorti de la serre? J'avais souhaité qu'elle s'éteignît; j'aurais voulu l'attiser, la faire flamboyer, pour quelle dévorât les persiennes, pour qu'elle éclatât au dehors, pour qu'elle devînt un incendie. Il m'eût bien fallu alors crier au feu!

Ce n'était qu'une coïncidence, cette nuit subite, derrière la persienne, au moment où Gaston était sorti.

Je regardai le balcon. On distinguait derrière les grandes vitres de la fenêtre les volets intérieurs fermés. J'étais fou. Gaston ne briserait pas les carreaux, ne forcerait pas les volets! Il redescendrait comme il était monté.

Je me dis cela, et je détachai mes mains de la pierre; je me soulevai sur le banc, prêt à m'élancer vers Gaston.

Il montait; il atteignit le balcon; il l'enjamba.

Je sortis de mon ombre pour courir à lui. J'y rentrai, ou plutôt j'y fus rejeté par une vision terrible.

Les volets intérieurs de la bibliothèque s'écartaient, la fenêtre s'ouvrait, et Reine tendait la main à Gaston.

Était-ce possible? N'étais-je pas le jouet d'une illusion? d'une gageure? d'une épreuve?

Non, non, c'était Reine. Ce qui me rendait la vision sensible, c'était précisément cette robe de mousseline blanche, que j'avais remarquée dans la soirée, qui laissait transparaître la blancheur de la peau sous le tissu… Le doute n'était pas possible. J'espérai que j'allais mourir. Je voulais crier. Gaston s'était penché sur le cou de la jeune fille. Ah! cette fois, elle ne s'était ni défendue, ni irritée!

J'eus un étranglement, un spasme; mes yeux s'injectèrent; tout mon sang remonta violemment au cerveau, et je crus que ma tête se fendait.

Je tombai sur le banc, regardant avec une hébétude de fou ou d'agonisant ce qui se passait.

La fenêtre s'était refermée sans bruit; mais j'eus un choc et un tressaillement, comme si on l'eût poussée avec fracas. Je me raidis contre la torpeur qui m'engourdissait, et m'enlevant du banc, je courus au balcon, pour y monter, pour y frapper aux vitres, pour appeler, provoquer Gaston, Reine, les maudire, leur crier mon désespoir, les empêcher de consommer cette trahison infâme.

J'avais des visions de meurtre.

Je montai. Quand j'eus franchi la balustrade en fer; quand je fus devant les grandes vitres de cette large fenêtre qui faisaient un miroir dans lequel la lune me montrait mon visage terrifié, je n'osai pas briser les carreaux d'un coup de poing; je n'osai pas faire de bruit. Ce que je voulais était trop effrayant. Je l'aurais perdue, si je ne l'avais pas tuée; et puis une involontaire espérance m'arrêtait.

Quand un malheur est trop brusque, trop profond, il dépasse tellement la mesure humaine que son infini lui fait tort, et qu'en le subissant, on se prend à croire qu'il est un mirage.

Je l'avais vue; mais étais-je bien sûr de l'avoir vue? Elle était loyale; pourquoi tout à coup serait-elle devenue si déloyale? Elle allait apparaître de nouveau, en riant, en se moquant de moi. Pourquoi cette fille, qui se gardait toute seule, serait-elle déshonorée, pour avoir paru céder à une fantaisie, à une escapade de Gaston? Elle allait le chasser, l'éconduire!

Je m'accoudai sur la balustrade; je pris ma tête à deux mains. Je cherchai à voir en moi, comme dans une chambre noire, ce qui se passait ailleurs. Mais je revoyais distinctement mademoiselle de Chavanges pendant la soirée, son trouble, sa nervosité, sa façon de me regarder, inquiète. Je me rappelais ses étranges paroles. J'étais devant le parterre de roses où je lui avais fait l'aveu de mon amour, où j'avais reçu d'elle une promesse, mais, aussi, où je l'avais tenue pendant une minute dans mes bras, où elle avait eu l'éclair d'un vertige.

Ah! le balcon de Roméo, le balcon de Ruy-Blas, dont Reine m'avait parlé d'un ton railleur, qui n'était peut-être que l'impudence de sa coquetterie sensuelle, j'y étais venu, mais le second, mais le dernier, pour constater qu'un autre avait été plus habile, moins niais que moi!

Si Gaston sortait bientôt, il me heurterait en riant, il me soufflerait son ivresse de baisers au visage, et Reine qui l'aurait reconduit, nous verrait nous battre, pour que l'un de nous fût précipité de la fenêtre sur le sable. La chute serait grotesque; on ne s'y tuerait pas; on n'aurait pas tué son adversaire.

J'eus honte d'être à cette place, comme à un pilori. Je me tournai encore vers la fenêtre; j'essayai de la remuer. Elle était soigneusement close. Les infâmes! ils avaient eu assez de sang-froid pour ne négliger aucune précaution.

Je redescendis vivement. Je ne me souviens pas d'avoir posé le pied sur un seul échelon. Dans ces moments-là, le corps agit sans que la pensée s'en inquiète, et il agit avec la sûreté des somnambules.

Une fois à terre, je m'éloignai du château; je voulais gagner une allée couverte, pour y rugir à l'aise; le ciel blanc me gênait. Mais une angoisse subite m'arrêta.

S'il allait fuir, pendant que je n'étais plus là! S'il allait être chassé! D'ailleurs un fil brûlant me tenait la poitrine et me ramenait.

Je l'ai compris depuis, j'étais jaloux du crime de Gaston, autant que j'en étais indigné. Il ne dévastait pas seulement mon âme; il usurpait le droit de ma jeunesse; il prenait ma part de volupté humaine. Je brûlais des baisers qu'il donnait. J'avais dans le sang la frénésie vraie que ce débauché feignait d'avoir. Il profanait, il déshonorait, il possédait ma fiancée, ma femme, ma maîtresse…

Je parle de cette tempête des sens, que j'abrège avec un apaisement que rien ne peut troubler. Mais, vieillard et prêtre, en proclamant qu'elle était naturelle, j'estime qu'elle était juste et sensée. Je n'aurais pas mérité le nom d'homme, si j'avais eu tout d'abord un mépris de philosophe, une pitié de chrétien, et si, avant de s'élever à la résignation, mon désespoir n'avait pas rampé, ne s'était pas roulé à terre, devant ce brasier de mes désirs.

Plus tard, quand j'ai été prêtre, je me suis confessé à moi-même, et en toute sécurité de conscience je me suis absous de ce délire. Je m'appliquai à n'en point tirer d'orgueil pour mon nouvel état, mais je n'en rougis point pour le passé…

J'ai bien souffert… Je me trouvai des cheveux blancs, à partir de cette nuit-là.

J'étais revenu à ma place, à mon banc.

Je m'y couchai; j'étreignais la pierre; je l'eusse mordue; j'essayais d'y refroidir mes lèvres, et, de temps en temps, me redressant avec des soubresauts de fureur, je regardais ces fenêtres fermées, obscures, derrière lesquelles, dans la nuit, on riait en s'embrassant, on me bafouait cyniquement, si l'on pensait à moi; si l'oubli, plus outrageant, n'enlevait pas jusqu'à l'ombre d'un remords à celle que j'avais proclamée ma femme.

Combien dura ce supplice? Je ne comptais plus le temps. L'horloge de la vieille église me paraissait leur complice, en allongeant les heures. Je me bouchais les oreilles, quand j'entendais le premier tintement. A quoi bon mesurer mon agonie? Toute heure était un jour, toute minute était une heure.

La lune s'était masquée avec les arbres de la forêt, en descendant derrière la montagne. Un commencement d'aurore la remplaçait et répandait une lueur vague, triste, désenchantante, sur les grands toits vitrés de la serre.

Je vois le décor. Il est resté, après quarante ans, aussi présent à mes yeux que le lendemain de ce drame…

J'entendis crier la fenêtre; on l'ouvrait. Gaston sortait. On ne le chassait pas; on le reconduisait avec tendresse; on le retenait; on le rappelait pour un dernier adieu, qui n'était pas le dernier. Je distinguai une fois, dans le noir de la large ouverture, leur silhouette enlacée…

C'était trop. Je me levai et sans sortir de mon ombre rendue plus épaisse, je poussai un cri. Gaston enjamba lestement le balcon, sauta plutôt qu'il ne descendit et emporta l'échelle en courant; la fenêtre se ferma vite, les volets revinrent, au dedans, obscurcir les vitres.

Il y a dans le flagrant délit un secret de ridicule qui intimide les plus hardis. Roméo, surpris dans son escalade, aurait eu honte, avant d'avoir peur. Gaston ne pensait plus, en ce moment, à la possibilité de ma présence dans le jardin, au défi qu'il m'avait jeté. Il sortait d'un rendez-vous, à la façon d'un voleur, avec une échelle apportée; il ne songea plus qu'à l'apparence de son rôle; il craignit d'être grotesque, et se mit à courir.

Quant à Reine, je souhaitai que mon cri m'eût fait reconnaître, et qu'elle l'eût emporté comme un coup de couteau, pour en mourir, dans cette chambre où elle avait été infidèle à son orgueil.

Je suivais sur le mur le chemin qu'elle faisait pour retourner à sa chambre. Je regardais ses persiennes. La lueur éteinte depuis plusieurs heures se ralluma et le rayon que j'avais contemplé, béni, reparut pour me narguer.

C'était juste. En Italie, on voile la lampe devant la madone, avant le tête-à-tête; on la découvre ingénument après la faute. Reine avait rapporté cette mode de son voyage d'Italie!

J'avais bien le droit maintenant de jeter des pierres à cette fenêtre, d'avertir que j'étais là, que j'avais tout vu!

Je n'eus pas le temps. Cinq minutes à peine après le départ de Gaston, je m'aperçus que les volets de la bibliothèque étaient de nouveau ouverts, et que la fenêtre s'ouvrait encore. Je vis distinctement alors, avec l'impossibilité de douter, de me méprendre, je vis, comme en plein jour, comme à dix pas, mademoiselle de Chavanges s'avancer sur le balcon, se pencher, regarder à droite, à gauche, devant elle, cherchant à savoir qui avait crié, puis s'accoudant et souriant.

Je vis bien son sourire, puisque je voyais bien son visage que la lueur montante de l'aurore éclairait. Oui, je la reconnaissais, l'intrépide petite-fille de la marquise de Chavanges; elle n'avait pas peur; elle se repentait de s'être retirée du balcon, elle eût voulu appeler le scandale.

Elle était digne de Gaston, elle n'était plus digne de moi.

J'eus un accès d'âcre dégoût. Si je m'avançais? C'était peut-être moi que Reine attendait! Mon tour était peut-être venu! Gaston lui avait peut-être demandé pour moi l'aumône dérisoire d'un rendez-vous! Quelle nausée de fiel et de sang, je ressentis tout à coup! Je m'effrayai de la tant mépriser, et je voulus me donner de la pitié pour elle, à force de la regarder.

Ses cheveux étaient à demi défaits et se déroulaient sur son cou. Elle avait cette robe blanche à petits dessins que je connaissais bien; seulement, le corsage était un peu ouvert par le haut. Les bras n'avaient plus de bijoux.

Elle était plus belle, non! elle était aussi belle.

—Mon Dieu! me disais-je avec une douleur qui noyait ma colère, est-ce que l'impudeur peut avoir cette beauté? Est-ce qu'on peut conserver cet air d'innocence, fière, paisible, donner, avec cette confiance, à la brise matinale ses joues à rafraîchir, ses lèvres à calmer?

Reine dans le monde, sans cesser jamais d'être naturelle, avait une attitude voulue. Là, je la voyais dans toute l'ingénuité de sa nature et j'étais confondu.

Il fut évident, au bout de quelques minutes, qu'oppressée d'une grande inquiétude, elle venait la répandre dans le ciel. Elle appuya sa tête sur sa main, son coude, que je voyais nu dans les grandes manches de sa robe, sur la balustrade du balcon, et elle leva les yeux au-dessus d'elle.

Quelle impiété! Je crois bien que si elle avait pleuré, j'aurais eu la lâcheté ou l'héroïsme de me traîner sur le sable, devant le balcon, et, me montrant, de l'exhorter à un repentir qui l'eût transfigurée. Mais les yeux eurent de la rêverie sans faiblesse. Son visage pâle devint presque souriant. Elle poussa un gros soupir qui n'était pas un sanglot, et après avoir joint ses mains, les avoir portées à sa poitrine pour y refouler l'amour qui avait débordé dans cette singulière extase, elle rentra dans la bibliothèque, referma la fenêtre et poussa les volets.

Je vis ensuite une ombre passer devant la bougie, dans sa chambre; la lumière parut se reculer, mais resta.

Cette apparition était comme un dénouement qui ne laisse plus rien à conjecturer.

Il n'y a jamais de conviction assez solide qui ne s'augmente et ne s'enracine encore sous une preuve nouvelle. Cette fois, l'éclat de la preuve me fit pleurer.

La fureur était du doute; maintenant que j'étais persuadé absolument, je me sentis désarmé, faible comme un vaincu; c'était l'instant de la lâcheté nécessaire, permise.

Je n'avais plus rien à faire dans ce monde, puisque cette jeune fille si belle, que j'avais crue si loyale, arrachait de moi l'estime de la femme, le culte de la beauté, l'amour enfin! Je n'étais qu'un débris; je n'avais plus besoin de me diriger; le hasard, le souffle passant suffirait à me conduire!

XIII

Je me levai du banc; je marchai, et d'instinct je cherchai les endroits sombres dans ce jour qui commençait.

Je me trouvai bientôt devant cette large pièce d'eau dont j'ai parlé, derrière le château, à mi-côte.

Elle était entourée de grands arbres qui d'ordinaire la faisaient noire sur les bords, en ne laissant tomber qu'un peu de clarté au milieu. Le jour naissant faisait filtrer sous les branches des lueurs violettes indécises, qui teintaient l'eau immobile et lui donnaient une vague couleur de sang refroidi.

Je me rappelai la pièce d'eau du château paternel où ma mère s'était noyée. Celle-ci m'invitait-elle à mourir? Je tombai sur l'herbe et je m'abandonnai à une de ces douleurs enfantines qui sont des relais sublimes dans la virilité, car elles rajeunissent tout, et que l'on regrette autant que des bonheurs, plus tard, quand on est vieux.

Ma poitrine se gonfla. Le cercle qui m'étreignait le front se détendit; tout mon être se dénoua. J'étais comme répandu au bord de cette eau attirante dans laquelle j'allais me verser.

L'anéantissement me séduisait. Le narcotisme des désespoirs absolus succédait à cette activité d'une espérance qui avait lutté jusqu'à la fin. Il m'eût semblé doux de mourir; cette eau assez profonde pour me recueillir eût semblé me rendre le baiser maternel dont je ne me souvenais plus.

Le jour montait cependant, et, après une heure de cette prostration, un rayon de soleil vif qui se posa sur les hautes branches, laissa tomber au milieu de l'eau une goutte d'or, une étoile tremblante.

Cette lumière qui miroitait devant mes yeux m'éveilla de ma torpeur. La vie me rappelait au devoir, à la douleur vaillante.

On ne se tue pas devant l'aurore, quand on a l'âme jeune, l'enthousiasme facile. Une prière indistincte, sans formule, s'éleva en moi, comme une rosée matinale et ranima un peu mon courage.

Je n'avais pas assez de forces pour haïr; il m'en restait seulement pour aimer; car ce fonds-là est inépuisable. Si j'aimais encore, je ne devais pas renoncer à souffrir de mon amour; je devais lui rester fidèle. Meurtri, sanglant, mort, je le porterais, pour l'honneur de mon âme.

Depuis que j'ai traversé tant d'épreuves et expérimenté le malheur à tous les degrés, j'ai acquis cette conviction que Dieu m'a élu pour souffrir. Ce n'est pas une fatalité; c'est une tâche mystérieuse que je remplis sans en connaître le but. Seulement, il ne me semble pas que Dieu ait sur moi des vues assez hautes pour me meurtrir encore une fois dans mon amour paternel; pour qu'il impose à mon courage cette suprême épreuve… qui serait au-dessus de mes forces.

Je veux sauver ma fille, et je demanderai ensuite à Dieu de mourir, renonçant aux délices de voir mon enfant heureuse, ne voulant pas tenter ma vocation, en essayant un peu de bonheur, pour la fin de ma vie…

Je me relevai donc, et, essuyant mes larmes, je réfléchis. Devais-je rester au château? Devais-je partir? Rester pour provoquer Gaston? pour revoir mademoiselle de Chavanges? Pour me venger? pour punir?

Me venger! de qui? d'elle qui ne m'avait encore rien promis! Punir qui? Ce séducteur sans scrupule, mais, après tout, ce séducteur libre de séduire, comme j'étais moi, libre de souffrir. La morale que je prétendais servir serait le masque de ma douleur égoïste. L'idée de faire du mal se mêlait trop à l'idée de donner une leçon, et, depuis que j'avais pleuré, je me sentais moins capable de sévir.

Mais comment partir? Sous quel prétexte? Que dire à madame de Chavanges? à M. de Thorvilliers, à Reine elle-même, cette grande coupable que je n'oserais pas flétrir, même en tête-à-tête?

Cette perplexité acheva de me rendre des forces. Je redescendis vers le château, décidé à rentrer par les portes de la serre, en suivant le chemin que Gaston avait pris, à remonter dans ma chambre, pour y faire disparaître les traces de cette nuit terrible, pour y méditer, en attendant qu'il fût l'heure de rencontrer la marquise, Reine, le duc et Gaston.

J'allais ouvrir, dans la serre, la porte intérieure qui communiquait, ainsi que je l'ai dit, avec la salle de billard, quand cette porte s'ouvrit d'elle-même.

Je me heurtai presque à miss Sharp.

Nous poussâmes tous deux un cri. Mon aspect étrange parut lui faire peur. Moi qui n'avais pas songé à elle, dans toutes les péripéties de ma torture, je me dis instantanément qu'elle s'offrait à moi, comme une auxiliaire, une amie, un bon conseil.

Elle pâlit, en voyant mes cheveux défaits, mes vêtements froissés, salis, mon visage livide, mes yeux rougis et gonflés, tout ce ravage de la nuit.

Elle me demanda anxieusement:

—Qu'avez-vous donc, monsieur d'Altenbourg? d'où venez-vous?

—Je viens du parc.

—A cette heure?

—J'y ai passé la nuit.

Ses yeux s'élargirent; son regard muet m'interrogea.

—Oui, continuai-je, toute la nuit.

—Que vous est-il arrivé?

Je ne sus comment lui confier ce que je devais pourtant lui dire. Elle cherchait, elle aussi, à avoir ma confidence. Je lui pris les mains qui étaient moites; je les serrai; elle eut un sourire rapide, à cette marque de sympathie. Elle me dit:

—Vous avez eu une querelle avec quelqu'un?

Elle ne prononça pas le nom de Gaston, mais évidemment c'était à lui qu'elle pensait.

—Non, mais, j'ai vu…

J'hésitai.

—Quoi donc? balbutia-t-elle d'une voix tremblante.

Je me penchai sur elle, pour faire pénétrer plus vite mes paroles, et pour parler bas, et je lui dis en haletant, avec un remords, comme si je commettais une trahison:

—J'ai vu Gaston entrer par le balcon, dans la bibliothèque.

Elle poussa un cri, se rejeta un peu en arrière, raidissant ses mains dans les miennes:

—Vous avez vu cela?

Un nuage rouge passa sur son visage. Elle baissa la tête.

—Et j'ai vu mademoiselle de Chavanges le recevoir.

Elle releva les yeux, et me dit, avec stupeur, avec confusion:

—Vous avez vu M. Gaston?

—Oui.

—Vous avez vu mademoiselle Reine?

—Oui, comme je vous vois.

Elle tressaillit; sa rougeur disparut; elle devint très pâle. Ses yeux plongeaient dans les miens; nous restâmes deux secondes ainsi, nous contemplant. Elle murmura enfin:

—Êtes-vous bien sûr?…

Elle disait cela sans élan, avec un embarras visible; elle n'était pas indignée, mais attristée. Je pensai qu'elle savait tout et qu'elle voulait seulement faire naître un doute dans mon esprit.

—Oui, miss Sharp, je suis bien sûr de ce que j'ai vu. Vous le savez bien.

Elle dégagea ses mains par un mouvement rapide et les joignit:

—Moi!

—Oui, vous, la confidente de mademoiselle de Chavanges. Elle vous avait prévenue de ce rendez-vous, n'est-ce pas?

—Oh! monsieur d'Altenbourg!

—Miss Sharp, je vous crois sincère. Niez donc que vous saviez tout!

Elle eût voulu mentir; elle n'osa pas, et poussa un grand soupir, vibrant comme un sanglot.

Cet aveu m'était inutile; seulement il élargissait et envenimait encore ma plaie.

Miss Sharp, correctement habillée, lissée, cravatée, gantée, représentait si bien la vertu simple, le devoir exact, que j'eus un mouvement de colère contre elle.

—Vous avez souffert cela, miss Sharp!

—Hélas!

—Vous ne lui avez pas dit que c'était un assassinat?

Elle eut un mouvement de compassion. A son tour, elle chercha à me prendre la main.

Je me reculai, j'ajoutai avec amertume:

—Vous étiez peut-être là!

Sa rougeur lui revint; ses yeux se voilèrent. Je l'offensais injustement. Je fis un effort:

—Pardon, miss Sharp!

Elle fit le geste de m'interrompre. Elle ne voulait pas plus d'excuses, pour l'injustice de ma douleur, qu'elle ne voulait tolérer de calomnies.

Je me détournai, et, me laissant tomber sur un banc de fer, placé sous des palmiers, je cédai à l'attendrissement que je croyais avoir tari; des larmes me vinrent aux yeux.

L'Anglaise s'approcha doucement, resta debout devant moi, et, d'une voix profonde, qu'elle n'avait jamais prise pour me parler:

—Pauvre monsieur Louis!

Ordinairement, miss Sharp, quand elle n'ajoutait pas mon titre à mon nom, m'appelait M. d'Altenbourg. C'était la première fois qu'elle s'en tenait à mon prénom.

Cette familiarité était une grâce de sa pitié; j'y fus sensible, mais en même temps elle consacrait mon malheur.

Je m'imaginais que l'Anglaise était envoyée par Reine.

—Vous venez de la voir? lui demandai-je.

—Non.

—Cependant, pour sortir à cette heure?

—Cela m'arrive souvent.

—Vous n'allez pas de sa part vous assurer si l'échelle a laissé une trace sur le mur?

—Non.

—Et si l'homme qui a poussé un cri est toujours en face du balcon?

—Non.

Miss Sharp répondait vivement, mais avec une timidité qui me touchait.
Elle voulait épargner à la fois mon ressentiment et ma douleur.

—C'est elle, c'est elle, que je voudrais voir là, repartis-je en secouant la tête. Je m'étonne qu'elle ne soit pas descendue elle-même, pour constater, comme cette nuit, que tout est bien tranquille et que celui qui l'a bien vue ne la trahira pas.

—Vous l'avez vue? demanda encore une fois l'Anglaise avec surprise.

—Oui, quand elle l'a reçu, quand elle l'a reconduit, et surtout quand elle est venue, après, braver le ciel.

Miss Sharp parut ne pas comprendre. Elle se pencha pour m'envelopper d'un regard méfiant.

—Que voulez-vous dire?

Sa voix était si basse que je devinai ses paroles, plutôt que je ne les entendis.

Je racontai alors cette apparition dernière de mademoiselle de Chavanges au balcon.

L'Anglaise en parut saisie.

—Oh! dit-elle lentement.

Elle laissa tomber son front dans ses deux mains et médita pendant une minute.

—Quel malheur! quel malheur! dit-elle enfin en relevant la tête.

Elle s'éloigna de quelques pas, puis revenant résolument à moi, et me regardant en face, avec un étincellement qui me provoquait, avec une énergie que je ne lui soupçonnais pas:

—Monsieur d'Altenbourg, vous êtes un homme d'honneur. Si je vous demande le secret? Si je vous prie de me donner votre parole que, quoi qu'il arrive, vous ne provoquerez pas votre ami?…

Je l'interrompis.

—Est-ce que j'ai un ami? Est-ce qu'on provoque un voleur? On le châtie. Ne voulez-vous pas aussi, que je continue à lui dire à elle, que je l'aime, que je veux l'épouser!

Miss Sharp redevint très pâle, et se froissant les mains:

—Non, non, c'est impossible! c'est impossible! Ah! je le vois, vous voulez vous venger!

—Me venger! Il y a deux vieillards que je ne veux pas frapper; quant à elle, vous pourrez lui dire que je l'aimais trop cette nuit, pour que je ne craigne pas ma colère: non, je ne me vengerai pas, soyez tranquille, je la laisse à Gaston.

L'Anglaise tressaillit, et avec emportement:

—Il ne l'épousera pas!

—Qui donc alors peut l'épouser?

—Vous croyez qu'elle peut l'aimer.

La question était étrange.

—Je crois qu'elle peut l'épouser! Cela me suffit; il me vengera!

Après un silence, miss Sharp reprit:

—Alors, qu'allez-vous faire?

—Partir.

—Quand?

—Tout de suite; ce matin.

—Sans attendre le réveil?…

—De qui? de la marquise? cela me ferait rester trop longtemps; du duc? cela me gênerait; d'elle? je ne répondrais pas de ma fierté; de Gaston? je ne partirais peut-être pas, si je le revoyais!

L'Anglaise avait suivi mes paroles avec un éclair jaillissant à chaque mot. Quand j'eus fini, elle eut un rayonnement suprême de reconnaissance.

—Partez donc! s'écria-t-elle.

Je trouvais juste qu'elle acceptât mon départ; je trouvais un peu cruel qu'elle l'acceptât si vite.

—Cela arrange tout, n'est-ce pas? répliquai-je avec amertume?

—Vous êtes bon! vous êtes généreux! monsieur d'Altenbourg.

—Je suis si malheureux, que je n'ai pas de mérite à partir.

—Où allez-vous? A Paris?

—Non.

—A l'étranger?

—Peut-être.

—Dites-moi où l'on pourrait vous écrire.

—Je ne veux de lettre de personne.

—Pas même de moi?

—De vous, miss Sharp?

Je me rappelais que la veille, il avait été question entre mademoiselle de Chavanges et moi du style épistolaire de miss Sharp. Je trouvais de l'ironie à cette offre bienveillante de sa part.

—Ne m'écrivez pas, miss Sharp. Vous ne pourriez, ni me faire oublier ce qui s'est passé cette nuit, ni m'habituer mieux à ce souvenir que je ne vais le faire dans ma solitude. Il n'y a de dignité pour moi que dans un départ qui brise tout lien. J'accepte, auprès de la marquise et du duc, la responsabilité d'un acte qu'on traitera sévèrement. On m'accusera d'hypocrisie. J'ai été accusé souvent d'être un hypocrite, par Gaston lui-même. M. de Thorvilliers n'est plus mon tuteur. Il m'a rendu ses comptes, je n'en ai pas à lui rendre. Gaston fera de son bonheur l'usage qu'il voudra. Je veux l'ignorer. La marquise se moquera de moi, et sa petite-fille lui expliquera aisément ce qui pourrait paraître inexplicable. Quant à vous, miss Sharp, votre amitié ne peut me servir, qu'en n'essayant pas de troubler le deuil que j'emporte. Je ne veux pas que vous m'écriviez. Vous n'auriez, d'ailleurs, rien à m'écrire.

—Peut-être!

Miss Sharp laissait voir une émotion extraordinaire. Quel moyen rêvait-elle, ou croyait-elle rêver de détruire le passé? Je ne voulais pas me faire le complice de cette sympathie pour moi; mais cependant, elle me fortifiait. Une heure auparavant, j'aurais été incapable de la fermeté qui me soutenait.

Le courage le plus difficile est celui qu'on a tout seul, en secret. Un témoin suffit pour faire un héros. Je me sentais soutenu, élevé par cette approbation. La phase d'attendrissement était passée. La phase de colère n'était plus possible. L'une et l'autre pouvaient revenir, et sont revenues. Mais j'entrais dans cette langueur résolue, dans cette fatigue d'émotion, qu'on rapporte du cimetière.

—Ne lui donnez pas trop de repentir! dis-je à miss Sharp.

Celle-ci se débattait contre l'enlacement de je ne sais quelle pensée héroïque.

—Je vous en conjure, me dit-elle encore, ne me cachez pas le lieu de votre retraite. Ne croyez pas que tout soit fini! Il est nécessaire que vous partiez maintenant, oui; mais il se peut que vous appreniez des choses…

Mon amour eut un dernier sursaut.

—Quoi! quelles choses? que savez-vous? que pressentez-vous que vous ne puissiez me révéler maintenant? Ai-je donc été victime d'une illusion? N'est-ce pas elle que j'ai vue, que j'ai reconnue? Oh! alors, je me mettrais à ses pieds; je lui demanderais pardon de ma douleur insensée. Parlez, miss… S'il y a un mystère qui me donne une illusion, confiez-le moi. Faites-moi douter, et je vous bénirai.

Je m'échauffais; miss Sharp se refroidit. La lumière répandue sur son visage s'éteignit comme sous des cendres. Sa bouche qui s'était épanouie, se resserra. Son regard se détourna du mien; l'inexorable raison lui donna un accent presque dur, tant il était net, décisif.

—Je n'ai rien à vous dire aujourd'hui; partez, monsieur d'Altenbourg.

Nous échangeâmes alors quelques paroles froides, pratiques, sur la meilleure façon pour moi de quitter le château. Miss Sharp était d'un excellent conseil. Quand je fus renseigné sur les dispositions à prendre, je remerciai l'Anglaise. La lueur lui revint aux joues, au front. Elle baissa la tête.

—Je devrais partir aussi, soupira-t-elle.

—Pourquoi?

Elle ne répliqua pas; elle resta quelques secondes immobile. Je crus m'apercevoir qu'elle pleurait.

Comme je lui faisais un geste d'adieu, par une démonstration de pitié et d'amitié, excessive en toute circonstance, mais incompréhensible de la part d'une Anglaise, miss Sharp me saisit la main et la porta à sa bouche.

—Adieu! adieu! me dit-elle en suffoquant. Ah! comme vous méritez d'être aimé!

Je pris cette exclamation enthousiaste pour une condamnation nouvelle de la conduite de Reine, et, me dégageant doucement:

—Je ne méritais pas d'aimer, dis-je à la confidente de mademoiselle de
Chavanges, puisque je n'ai pas su lui persuader de m'aimer. Adieu!

—Adieu!

Je sortis de la serre et traversai la salle de billard. Miss Sharp me suivait silencieusement. Nous allâmes ainsi jusqu'au bas du grand escalier du château. Je montai dans ma chambre, en marchant doucement; j'écrivis à M. de Thorvilliers, sans choisir le prétexte de mon départ, sans m'inquiéter des banalités que j'entassais.

Je chargeai le duc de mes excuses auprès de la marquise.

Je posai la lettre sur une table, bien en évidence, comme fait un homme qui va se suicider, et je m'occupai rapidement de mes préparatifs de départ.

Comme j'étais descendu pour chercher un domestique, doutant qu'il en fût un d'éveillé dans le château, je trouvai miss Sharp à la porte de ma chambre, avec un palefrenier qu'elle avait été chercher elle-même dans les écuries, en même temps qu'elle avait prévenu le vieux cocher de la marquise que j'avais besoin de partir par le premier train qui passait à Rocroy.

Elle veillait à tout; elle avait hâte de me voir parti.

Je la remerciai; le domestique descendit mes bagages, et le coupé pendant ce temps était attelé. Tout se fit silencieusement.

Quand il était nécessaire de dire un mot, on le disait à voix basse. Nous craignions de donner l'éveil. A deux ou trois reprises, il me sembla que miss Sharp écoutait dans la direction de la chambre de mademoiselle de Chavanges, comme si elle eût particulièrement redouté que celle-ci, mal endormie, ne vînt au bruit.

Il avait été facile à l'Anglaise d'ouvrir de l'intérieur la porte qui donnait sur les communs.

Ce fut elle qui ferma la portière du coupé, quand j'y fus installé; nous échangeâmes une étreinte, sans échanger d'adieu inutile. Nos yeux étaient fixés sur nos mains brûlantes.

Lorsque la voiture, sortie de la cour des communs, entra dans la cour d'honneur, miss Sharp se retrouva debout, sur le perron, en face de la grille d'entrée.

Elle regardait alternativement la voiture et les fenêtres closes, pour s'assurer que le bruit des roues sur le sable de cette cour plantée n'avertissait pas la marquise, ou Reine de Chavanges, de ma fuite.

XIV

Il ne faut jamais fuir. Je me suis cru généreux et humble; j'ai été implacable et orgueilleux. Il fallait rester, affronter Reine, Gaston, miss Sharp; me débattre davantage contre cette crudité effroyable du fait qui violait tous mes sentiments, ne pas abandonner celle que j'avais tant estimée, et que j'aurais dû plaindre, ne pouvant la haïr.

Hélas! il m'eût fallu une expérience que je ne pouvais avoir. J'aurais dû être, pour posséder cette lueur de raison, autre chose qu'une moitié de poète, d'homme à demi religieux, fanatique de générosité par besoin de se sentir fort et clément, agité, à travers tout, de frissons sensuels qu'il prenait pour de l'indignation…

Je viens de relire ce que j'ai écrit sur cette nuit fatale, et je m'aperçois que je n'ai pas tout dit; que je n'ai pas assez insisté sur ces déchirures, sur ces brûlures de la chair. J'ai eu honte de tout analyser, et pourtant, il faut bien que l'on m'absolve de ma grande innocence, pour que je ne sois pas trop accablé ensuite de ma faute.

Ce mémoire prend les proportions d'un livre. Mais, je l'atteste; je ne mets aucune vanité d'auteur dans mon récit. Je n'ai que le scrupule d'étendre à ma fille, pure et chaste, l'intérêt que l'on portera peut-être à son père coupable.

Coupable? Oui, je l'ai été, mais d'abord, mais surtout en désertant le supplice; l'autre faute n'a été que la contre-partie de celle-là.

En m'éloignant du château, je pleurais, et cela m'était doux, car les larmes empêchent de penser. Je n'avais qu'une idée, et tout de suite je m'étais donné un but; courir à mon vieux maître l'abbé Cabirand, non pas seulement parce qu'il était mon seul ami, mais parce que dans cette crise il m'apparaissait comme le seul médecin auquel je voulusse me confier.

Le poète venait de recevoir une atteinte terrible; le chrétien s'exalta et substitua une poésie éternelle à la poésie éphémère.

L'abbé Cabirand fut stupéfait, consterné et effrayé. Je lui disais que je n'aimais plus, et je le disais avec tant de douleur qu'il s'alarma de ce que je lui apportais encore de passion à éteindre. Il me conseilla tout ce qu'il pouvait me conseiller, le repos près de lui, la prière.

Il voulut aussi, ce bon prêtre, écrire à mademoiselle de Chavanges. Il songeait à susciter un repentir qui eût désarmé mon juste ressentiment; il rêvait la purification par les larmes, et sans se préoccuper des répugnances de la vanité, de l'amour-propre humain, il croyait encore à la possibilité d'un mariage.

Il essaya aussi, avec la même inexpérience infaillible, de me persuader que j'avais mal vu, mal interprété une vision imparfaite.

Mais s'apercevant que ce moyen de guérison irritait mes plaies, sans les guérir, se sentant inhabile à se reconnaître dans le labyrinthe des caprices féminins, il s'évada bien vite de ce terrain, et s'en tint exclusivement aux arguments de pardon, de charité.

Il avait obtenu pour moi la permission d'habiter le séminaire où il professait, afin que notre tête-à-tête fût aussi peu interrompu que possible, et que nous pussions reprendre, dans l'intervalle d'une leçon à une autre, d'un office à un autre, l'éternel sujet de nos confidences.

On comprendra qu'avec mon caractère et dans les dispositions où j'étais, l'idée de l'apostolat me vint vite au milieu de cette vie religieuse.

Je dis l'idée de l'apostolat et non pas celle de la retraite. Sous cet accablement de mon cœur, je sentais une énergie qui voulait être employée et qui redoutait l'inaction.

Je ne suis contemplatif qu'à mes heures. La vie du cloître m'eût narcotisé sans me calmer, ou m'eût exaspéré. Je devinais que j'aurais moins d'assauts à soutenir dans la solitude peuplée que dans la solitude vide.

Quand je m'ouvris à l'abbé Cabirand de mon projet de rester, comme élève, et de me faire prêtre, il eut une vivacité d'opposition tendre, paternelle, qui me toucha, sans me convaincre. Il assurait que ce désir était l'effet d'un dépit plutôt que d'une vocation. Cet homme chaste, paisible, qu'aucun souffle mauvais n'avait jamais agité, ne comprenait qu'une façon de prêtre, le pasteur candide et studieux. Serais-je celui-là? Il n'admettait qu'une façon de tuer le démon dans la conscience d'un homme qui a goûté aux passions humaines, le jeûne, la macération, la lutte continue; car, selon lui, le confesseur des autres doit n'avoir pas à se battre d'abord avec lui-même.

Il se mêlait aussi, à l'insu de sa sagesse, un grain d'ambition pour moi à tous ces raisonnements.

L'abbé Cabirand me croyait appelé à de hautes destinées dans le monde. Il m'avait souvent prédit que j'irais à la Chambre des pairs et que je m'y ferais ma place. Il ne pouvait se résigner à me voir simple curé, ou simple vicaire. Il est vrai qu'avec mon nom et ma fortune, je pouvais prétendre à de grands honneurs dans l'Église même. Elle est bien obligée de demander du renfort aux influences aristocratiques. Mais la modestie du bon prêtre lui interdisait de souhaiter pour moi une si belle carrière dans l'état religieux; tandis qu'il se croyait en règle avec la terre et le ciel, en me poussant à devenir un grand orateur politique et laïque.

Il me parla avec une éloquence naïve, qui n'empruntait rien à sa rhétorique usuelle, du mal que je me ferais à moi-même et que je ferais aux autres, si j'apportais à Dieu un cœur palpitant encore d'un désespoir humain, trop violent, pour être définitif.

—Mon pauvre enfant, me disait-il, en citant saint Augustin, vous n'aimez plus celle qui vous a trompé, mais vous aimez toujours l'amour.

Je discutais; je répondais que cette tendresse, crucifiée en moi, voulait s'épancher et non se concentrer pour une torture égoïste et dangereuse; que je voulais devenir prêtre, au plus vite, pour agir et non pour me recueillir; que la politique me paraissait mesquine. J'aimais mieux aller prêcher les sauvages que la majorité ministérielle ou l'opposition, si je n'avais pas assez d'éloquence pour dire ces vérités cruelles au monde que j'avais traversé et qui ne m'avait pas compris.

J'étais croyant; je l'avais toujours été. Mon détachement de la vie ordinaire était complet. C'était me condamner à un désœuvrement fatal que de refouler en moi ces aspirations de tout mon être. Oui, j'aimais l'amour, mais l'amour infini, pour me guérir des désenchantements de l'amour terrestre et borné, pour satisfaire la soif immense qui me restait de cette première amertume.

Je triomphai des résistances de l'abbé Cabirand. Peut-être bien que sans s'en douter le professeur de rhétorique se rendit à la rhétorique ingénieuse de son élève.

Quand il fut persuadé, une vie douce, la convalescence de mon cœur commença vraiment dans cette intimité. Je n'avais plus à rougir de ma tristesse; j'en faisais un moyen de m'observer, de m'épurer.

J'étudiai avec ardeur. Je me tins parole. Aucun signe de moi n'alla me rappeler à ceux qui m'oubliaient peut-être, ou me défendre près de ceux qui m'accusaient. Je trouvais un âpre plaisir à songer aux calomnies dont je devais être la proie. Je souriais, avec un soupir dédaigneux, à ce déchaînement de mépris que je ne méritais pas.

J'étais depuis six mois au séminaire, quand, un malin, l'abbé Cabirand vint me trouver dans la cour de récréation et m'attirant à part, me mit sous les yeux un journal, dont il me priait de lire un entrefilet.

Ce journal, la Quotidienne, annonçait le mariage de Gaston de
Thorvilliers avec mademoiselle Reine de Chavanges.

La Quotidienne énumérait, à propos du mariage de Reine et de Gaston, les grandes alliances dans le passé des deux nobles familles. J'appris en même temps, par cette notice même, que la marquise était morte.

Mon vieil ami m'observait, pendant que je lisais cet entrefilet; il me prit la main et me la serra.

—Courage! me dit-il.

Je trouvai l'exhortation superflue. J'avais bien ressenti un peu de palpitation au cœur; j'avais peut-être un peu de sueur à la main; mais je me sentais un grand courage, et comme un apaisement de doutes infimes, obstinés, secrets.

Ce mariage n'était-il pas le meilleur dénouement que ma générosité pût souhaiter à cette intrigue, à cette aventure? N'était-ce pas aussi pour moi le meilleur écho que ma conscience pût recevoir du monde où j'avais souffert?

Tout était fini, réparé. J'étais libre devant mon devoir, sans avoir à redouter, sous prétexte d'âme à sauver, un retour sournois vers le passé.

Mademoiselle de Chavanges et Gaston avaient fait ce qu'ils devaient faire. Je n'aurais pu leur conseiller autre chose.

Je n'étais pas encore prêtre; je pouvais me permettre une dernière remarque ironique, et tandis que le chrétien approuvait, l'homme du monde éconduit, supplanté, indignement trahi, se disait qu'après tout Gaston avait trouvé moyen de conquérir une belle femme et une belle fortune. Sa logique infâme ne péchait que devant Dieu; elle était infaillible devant les hommes.

Décidément je faisais bien de me retrancher du tumulte des hommes.

—Je suis heureux de ces nouvelles, dis-je à mon vieux maître; c'était la seule consolation qui pût me tenter.

Je fus cependant triste, préoccupé, agité par une sorte d'inquiétude, pendant toute la journée.

Je me demandais, malgré moi, si la mort de la marquise n'était pas, pour beaucoup plus que la nécessité d'une réparation, dans les motifs de ce mariage. Je me rappelais le mot de mademoiselle de Chavanges, avant son départ pour l'Italie. Elle avait peur de la solitude.

Gaston avait été, comme il le disait lui-même, un en-cas. Peut-être n'y avait-il aucun amour dans cette union, et quel eût été cet amour, souillé avant de se faire sanctifier!

Le lendemain, j'étais calme. Cette inquiétude, descendue plus profondément en moi, était devenue si sourde, qu'elle semblait disparue…

Je fus ordonné prêtre avec un certain éclat. Mon nom était historique en
Alsace, où ma famille avait été apparentée à des évêques électeurs de
Strasbourg.

La Quotidienne parla de mon ordination, comme elle avait parlé du mariage de Gaston.

Je crois bien que l'abbé Cabirand, qui s'attribuait, comme abonné, des droits de collaborateur, avait arrangé cette sorte de revanche, ce pendant symétrique à la nouvelle du mariage, et qu'il avait écrit lui-même au journal.

La Quotidienne me proposait comme modèle à certains gentilshommes désœuvrés. C'était encore un moyen de servir la bonne cause que de se faire, auprès de celui dont le royaume n'est pas de ce monde, l'intercesseur du roi terrestre dépossédé…

Je ne raconterai pas ma vie ecclésiastique. A quoi bon?

Je fus ce que j'avais résolu d'être, un prêtre, militant, mais ne provoquant l'ennemi que sur des sommets.

Je restai missionnaire en France, pour ne pas m'éloigner de mon cher abbé Cabirand, qui ne vivait plus qu'entre moi et Dieu. Il pleura à mes premiers sermons. Un jour qu'il ne pouvait plus marcher, il se fit porter à la cathédrale de Strasbourg pour m'entendre parler de la vie éternelle. C'était lui qui m'avait fourni le texte.

A la péroraison, il s'évanouit, et ne reprit connaissance un peu, dans la soirée, que pour me remercier et me bénir. Il mourut, en me disant avec un orgueil de saint:

—Je vais au ciel! Vous m'avez mis des ailes!

Ce fut un grand deuil pour moi; mais dans les dispositions où j'étais, ce deuil fut comme une consécration nouvelle qui m'avança dans la voie religieuse.

A partir de ce moment, je m'absentai souvent du diocèse.

Je fis un voyage à Rome qui faillit changer ma destinée. Quel attrait mystérieux me fit décliner les avances du Vatican, et refuser de quitter pour toujours la France? Je serais aujourd'hui cardinal. Je croirais peut-être à ma vertu.

Je fus longtemps sans accepter les invitations qui me venaient de Paris. Avais-je peur de rencontrer la duchesse de Thorvilliers? Car le vieux duc était mort; et Gaston avait maintenant le titre. Craignais-je de me sentir moins fort dans une atmosphère plus agitée?

Le marbre que j'avais scellé sur mes souvenirs pouvait-il être soulevé par le sourire dédaigneux d'une femme?

Je ne scrutais pas les raisons instinctives qui me retenaient.

Pendant dix ans, je demeurai en province. Je n'étais, pour ainsi dire, attaché à aucune paroisse. Je n'avais de devoirs réguliers que pendant les retraites. J'étais l'orateur à la mode. Je me refusai toujours obstinément à confesser.

J'ai dit qu'il m'arrivait parfois, devant les boiseries sculptées des sacristies, de me rappeler les grandes armoires de la bibliothèque de Chavanges; mais je sortais sans amertume de ces surprises passagères de ma mémoire. Je ne prétendrais pas que le passé fût mort en moi; seulement je ne m'irritais pas contre ses secousses, et je ne mettais aucune complaisance à y céder. Je le rendais inoffensif, en restant d'ailleurs très prudent.

Quelquefois, dans la chaire d'une cathédrale, quand mes regards tombaient sur des mondaines de mon auditoire, venues là comme au théâtre, pour écouter un acteur, je me laissais emporter par des souffles, non de colère ou de mépris, mais de compassion véhémente pour la coquetterie, la frivolité des femmes. Quel que fût le sujet de mon sermon, j'y faisais entrer une leçon indirecte à ces dévotes d'elles-mêmes, à ces ennemies de toute foi sérieuse.

Je reçus un jour une invitation d'aller à Paris, qui ressemblait à un ordre. J'obéis avec une émotion qui était peut-être du plaisir, quand elle me semblait de la peine. Je n'avais pas à me reprocher cette rupture d'une sorte de vœu. La responsabilité de ce qui m'attendait à Paris se trouvait un peu diminuée; et puis, je le reconnus plus tard, je me croyais maintenant assez fort pour ne pas craindre la brusque apparition de la duchesse de Thorvilliers.

Dix années s'étaient écoulées: Reine devait être mère de famille. Sa loyauté naïve, qui avait été surprise par une tentation trop forte pour son inexpérience, était gardée maintenant par ses enfants. Je ne voulais pas rêver l'attitude que nous prendrions l'un et l'autre, en nous heurtant du regard; mais il me semblait très facile de la saluer respectueusement, et elle était assez grande dame pour ne pas paraître confuse.

Enfin, quand je poussais profondément en moi cet examen de conscience je me disais qu'il y avait un enseignement, un conseil utile à donner, un peu de bien à faire à cette âme, peut-être encore troublée par le remords, en lui montrant ma sérénité, la paix miséricordieuse que je lui apportais.

Subtilités, paradoxes, hypocrisies involontaires!

Je prêchai dans différentes églises, et la chaire de Notre-Dame me consacra, me donna la gloire. Les honneurs dès lors m'arrivèrent, sans que j'eusse aucun droit de les refuser.

Je n'étais plus riche; je m'étais fait presque pauvre. Pour compléter mon renoncement à la vie laïque, j'avais, dès les premières années qui suivirent mon ordination, consacré à des fondations d'asiles, d'écoles, d'ouvroirs, de maisons de refuge, la plus grande partie de ma fortune. Sans le conseil de l'abbé, Cabirand, cette fois, qui se révéla un homme pratique, j'aurais tout dépensé. Mais ce saint homme me parla des disgrâces possibles pour un prêtre, de la vieillesse surtout. Combien n'avait-il pas vu de prêtres, misérables, à la fin de leur vie, pour avoir été des dissipateurs, du temps de leur fortune!

—Il ne faut pas placer toutes ses rentes dans le Paradis, me disait-il malignement.

Grâce à lui, je conservai de quoi vivre modestement et me permettre encore le luxe de quelques aumônes.

J'eus à Paris huit années de triomphe. La cour impériale, qui était dans son neuf, m'avait attiré à la chapelle des Tuileries; mais je me raidis sans doute en y allant, car j'eus la preuve de mon insuccès. On me trouvait intolérant dans mes paroles, fier dans ma tenue. Je ne voulus pas accepter la présidence de petites confréries charitables qui m'eussent enrubanné. Je n'aidai pas à rallier ceux qui boudaient encore dans le faubourg Saint-Germain. J'oubliais trop que j'étais le comte Hermann d'Altenbourg. On fut poli envers moi; mais on ne me demanda plus de prêcher devant l'empereur.

Je crois que ma popularité s'accrut de cette disgrâce, racontée par les journaux d'opposition; disgrâce, d'ailleurs, ou plutôt bouderie, qui me laissait libre, sans diminuer rien de la déférence que l'on avait pour moi.

Il y a, dans la vie de tout homme que le hasard, ou son ambition, amène à un certain degré de gloire, ou de prospérité, une heure de plénitude, d'éclat rayonnant en tous sens, de sérénité dans le succès qui ressemble au bonheur. C'est le moment où l'on voudrait dresser sa tente, comme sur les hauteurs où Dieu se fait visible.

Je n'attendais pas de bonheur; je ne voulais pas de prospérité plus grande, et, si je me sentais affranchi par mon importance, je n'avais plus d'autre ambition que celle de suivre, mon chemin, droit, dallé, lumineux.

Je tenais mon pacte avec le passé; le présent me satisfaisait; je ne demandais rien de plus à l'avenir.

J'allais avoir quarante ans. J'étais en paix avec moi-même. Rien de suspect ne se mouvait dans ma conscience. Mes souvenirs dormaient leur bon sommeil. J'étais sorti de cet automne anticipé que mes douleurs avaient substitué à ma jeunesse, et je me sentais devenir jeune, dans cette tranquillité acquise avec l'âge. Mes idées avaient assez d'espace dans un devoir superbe, élevé, pour ne pas se reposer, ni retourner, en arrière.

Si l'on m'eût dit qu'une passion couvait en moi, j'aurais souri, avec une confiance sincère…

Un soir, j'étais à une grande réception du ministère de la justice et des cultes. Je causais avec le nonce, qui voulait me donner de l'ambition, quand tout à coup, le son d'une voix que je n'avais pas entendue depuis dix-huit ans, me fit tressaillir.

Le duc de Thorvilliers, mon ancien ami, venait de mon côté, tout en causant familièrement avec le ministre.

La tournure de Gaston avait pris de la solennité, c'est-à-dire qu'il parait son embonpoint. Sa beauté physique s'étalait dans une grâce fixée par sa fatuité même et qui n'avait plus d'exubérance. C'était la gravité tempérée d'un homme de bonne humeur qui ne prend que lui au sérieux, mais qui daigne se sourire.

Je n'avais pas appris que Gaston eût rempli aucune fonction dans la diplomatie, ou ailleurs. Pourtant sa poitrine avait un étincellement de décorations et de plaques qui attestait de grandes relations internationales.

Il faisait sans doute un de ces récits plaisants, qu'il avait toujours aimés, car le ministre avait des gestes d'effarouchement poli, tout en souriant, et Gaston, se penchant à son oreille, insistait pour que le trait piquant, mordant ou badin, ne pût échapper à son interlocuteur.

Le tressaillement que je ressentis m'avertissait de m'interroger. Je ne me sentis pas d'abord ému d'autre chose que d'une curiosité vague, presque charitable. Était-il heureux, l'homme qui m'avait pris mon bonheur? Je souhaitais qu'il le fût, pour n'avoir pas à plaindre celle qui ne l'aurait fait souffrir que parce qu'elle aurait souffert elle-même.

Il paraît qu'involontairement, j'avais souri. Ce n'était sans doute que pour démontrer que je n'avais pas peur. Gaston me vit, me reconnut, se crut assuré d'un bon accueil, et familièrement, avec cette promptitude de mouvement qui ne choquait jamais en lui, tant elle était naturelle, quittant le bras du ministre, il put tout à la fois le saluer, saluer le nonce, et me tendre les deux mains en me disant:

—Bonjour, Louis, comment vas-tu?

Je ne donnai pas mes mains; je m'inclinai toutefois d'assez bonne grâce, sans répondre à la question sur ma santé. Il devait voir que j'allais bien. Je trouvais inutile de me vanter de la santé intérieure qui me donnait cette santé extérieure.

Le nonce s'écarta de nous pour rejoindre le ministre; nous restâmes isolés dans le salon.

—Je te fais mon compliment! continua Gaston. Il paraît que tu es en train de dépasser Bossuet. Est-il vrai que tu te présentes à l'Académie? On le disait hier à ma femme.

—Non, répondis-je, légèrement troublé par cette brusque intrusion de madame de Thorvilliers dans le dialogue.

Gaston qui avait appuyé sur ces deux mots, ma femme, leur donnant un sens bourgeois qui n'était pas dans ses habitudes, n'avait évidemment fait allusion à ma prétendue candidature académique, que pour me mettre tout de suite en face de cette évocation.

Je ne sais pas si je rougis; mais j'eus dans les oreilles le bourdonnement que provoque le sang, quand il afflue trop vite.

Gaston insista.

—Tu ne sais pas que notre salon est une parlotte académique? Si tu étais candidat, tu devrais faire discuter tes titres par nos amis sous la présidence de ma femme.

Il souligna encore les deux mots: ma femme, s'arrêta, et riant tout à fait, après cette pause habile:

—Allons, je vois que je n'ai pas ce prétexte-là pour t'attirer.

Je ne parus pas comprendre l'invitation. Gaston sentant qu'elle était refusée, mais trop fin pour faire préciser le refus, me parla d'autre chose, je ne sais plus de quoi.

Ces propos qu'on échange, dans des rencontres pareilles, après une rupture d'intimité qui a duré près de vingt ans, sont comme les feuilles qu'on arrache machinalement aux arbustes devant lesquels on passe, en se promenant à deux, dans une allée, quand on ne sait que dire. On les cueille, on les tortille, on les abandonne.

Ce bavardage qui n'empêche pas de penser à autre chose ne m'était pas désagréable. Je m'y prêtai peu à peu, et forcément la conversation s'allongea.

Gaston trouva moyen, incidemment, de me donner des détails, nécessaires au but qu'il venait d'improviser. Il me renseigna, sans paraître me faire de confidences que je ne demandais pas, sur les principaux événements de sa vie, depuis dix-huit ans. Ils étaient rares, d'ailleurs. La mort du duc, son père, qui avait suivi son mariage, la mort de la marquise de Chavanges, qui l'avait précédé, l'agrandissement de sa fortune; c'était tout. J'appris que le château de Chavanges était vendu. La pièce d'eau où j'avais miré mon désespoir, comme celle où ma mère était morte, appartenait à des étrangers.

De qui était venue l'idée de cette vente? De lui qui, par galanterie,
par bienséance conjugale, ne voulait pas ramener la duchesse de
Thorvilliers dans la maison où Reine de Chavanges s'était abandonnée?
D'elle qui avait eu de la honte ou des remords?

J'appris encore qu'il n'avait pas d'enfants, et qu'il en était fort aise, car il ne se sentait aucune vocation paternelle. La duchesse était de son avis; elle avait remplacé les soucis maternels par des intrigues académiques. Elle avait un salon, un vrai salon: on y buvait de la prose ou des vers avec du thé; Madame de Thorvilliers tenait tête à des philosophes et à des dévots; elle n'avait jamais été dévote; elle était devenue experte en philosophie.

On eût dit qu'en voulant me faire croire que sa femme était libre-penseuse, Gaston me signifiait clairement que le désaccord entre elle et moi était devenu plus profond que jamais.

Il raillait en disant tout cela, il se raillait lui-même.

J'éprouvais à l'écouter une surprise mélancolique. Cet homme, qui s'était si atrocement joué de moi, était vraiment inconscient de son forfait. Était-ce même à ses yeux un forfait? Il s'était fait aimer de celle qui hésitait à m'aimer. Il s'y était pris à sa manière, qui lui avait réussi. Il l'avait épousée. Ma façon de me consoler lui aurait enlevé des remords, s'il en avait eu. Il avait servi ma vraie vocation, qui était d'être orateur chrétien, prêtre. J'avais bonne mine, il me le dit plusieurs fois.

Je n'étais pas à plaindre. J'étais chanoine, quasi-prélat; je devenais illustre; j'avais des succès de conversions, d'attendrissement, devant le premier auditoire du monde, et l'on sait que les femmes composent la meilleure partie de cet auditoire. Je devais avoir, comme tous les prédicateurs, sans péché assurément, des admiratrices, c'est-à-dire des adoratrices, dans le plus grand monde.

Voilà ce que je devinais, quand il ne me le disait pas clairement.

Et moi, pourquoi me serais-je plaint? A quoi servirait une rancune qui me rapetisserait comme prêtre, qui m'aigrirait inutilement comme homme? Pourquoi, puisqu'il me provoquait, me sentant fort et inattaquable, refuserais-je d'aller chez lui? De quoi aurais-je peur?

Je n'étais plus qu'un curieux de la vie mondaine. Si je ne portais pas toujours la soutane; si profitant d'un privilège que j'avais accepté, à la suite de mon voyage de Rome et d'un titre honorifique, j'allais dans les salons officiels dans cette tenue de Monsignor, qui effarouchait moins le monde, je n'en sentais pas moins, même invisible, la robe noire qui couvrait ma poitrine refroidie comme un drap de cercueil.

Puisque j'étais un prêtre, célèbre, sage, à l'abri de tout reproche; puisque j'avais sur le front et dans le cœur la neige pure de vingt ans de vertu, quelle contagion, quelle reprise des sens ou du sentiment pouvais-je craindre, en revoyant la femme, justement condamnée, que j'étais bien sûr de ne plus aimer?

C'était à elle, s'il lui restait quelque chose des fiertés de mademoiselle de Chavanges, à ne pas accepter cette rencontre. Je me croyais presque sûr de son refus. Aussi, quand Gaston, avec son habileté de séduction, revint à la charge, parlant même de m'enlever sur l'heure, dans sa voiture, pour aller prendre le thé avec la duchesse, qui devait rentrer bientôt de l'Opéra, je lui répondis que j'irais lui rendre visite, mais que je le priais auparavant d'obtenir l'assentiment de la duchesse.

—Pourquoi? me demanda-t-il, avec une impudence si gaie, si naïve, que je ne pus m'empêcher de sourire.

Il m'était difficile de répondre.

—Est-ce que tu crois qu'on t'en veut encore de ton brusque départ? répliqua-t-il avec la même effronterie.

—Non, je ne crois pas cela.

—Eh bien, alors!

Il y avait du mépris pour mon état actuel, dans cette confiance de
Gaston. Je me sentis défié.

De toutes les passions, la plus indéracinable, c'est l'orgueil. On tord ses racines et on le fait ramper en soi-même, quand il ne peut plus sortir et grandir d'un jet libre et droit; mais on ne le déracine pas. J'ai connu bien des humbles, dont l'humilité n'était que le prolongement en dessous de l'orgueil qui ne pouvait plus se dresser.

A l'heure même ou j'écris, après tant de foudroiements, je sens encore mon orgueil; c'est lui qui me fait écrire avec trop de complaisance, pour moi, cette confession…

Je repris d'un ton ferme et net:

—Si je t'ai bien compris, madame de Thorvilliers reçoit plus de philosophes que de prêtres?

—C'est vrai.

—Je serais dès lors une nouveauté dans son programme. C'est pourquoi il me semble convenable de la consulter.

—Tu y tiens? soit, dit Gaston. Je lui en parlerai et je t'écrirai. On voit bien que tu fais de la casuistique! Mais veux-tu que je te l'avoue, l'abbé? Tu avais plus l'air d'un prêtre, il y a vingt ans, quand tu ne l'étais pas, qu'aujourd'hui.

—C'est que, maintenant, je suis plus habitué à ne pas faire scandale.

Gaston reprenait une occasion de taquinerie avec moi, qu'il avait perdue pendant dix-huit ans.

—Sais-tu, reprit-il, que ton costume te va bien?

—Tu trouves?

—Il ne te manque qu'un nuage de poudre, pour ressembler à un abbé du dix-huitième siècle.

—Tu ne penses pas que j'ai assez de cheveux blancs?

—Fat! Si j'en ai moins que toi, c'est que les têtes de fous grisonnent tard, ou ne grisonnent pas.

Je pensais en moi-même:

—Qui peut se vanter de n'avoir pas été fou!

La conversation prenait un tour de badinage qui se continua quelques instants encore.

Sans y prendre goût, je m'aperçus que j'étais plus habile qu'autrefois à cette escarmouche. Ma confiance s'augmenta de cette persuasion.

—Ah! madame la duchesse! me disais-je tout bas, quand je quittai Gaston, je vous défie bien, cette fois de me faire trembler! Si votre esprit est resté le même, le mien s'est affilé. A nous deux!

XVI

J'avais donné mon adresse à Gaston. Le lendemain, il m'écrivait que la duchesse me recevrait avec plaisir. Il ne m'indiquait spécialement ni son jour, ni son soir de réception. Il m'avait dit d'ailleurs, en causant, qu'on était certain, tous les soirs, de trouver l'hospitalité dans le petit salon de madame de Thorvilliers, quand le grand salon n'était pas allumé.

Si elle était obligée ou tentée d'aller aux Italiens ou à l'Opéra, les gens de sa société qui ne la rejoignaient pas le soir, dans sa loge, pouvaient l'attendre chez elle. Il y avait toujours un thé préparé, et, jusqu'à minuit, les intimes, en revenant du théâtre ou de soirée, avaient le droit de se faire annoncer chez elle.

Il me parut plus convenable, puisque je me décidais à cette visite, de me présenter un soir qui ne fût pas le soir des réceptions académiques. J'aimais mieux affronter tout de suite la gêne d'une conversation non interrompue par des visiteurs, que de faire figure dans un cercle nombreux où mon nom, ma réputation, me vaudraient une attention plus embarrassante, où je serais un spectacle, au lieu d'être un spectateur.

Il y avait encore de l'orgueil qui se masquait de modestie dans cette résolution.

Quand je soulevai le lourd marteau de l'hôtel de Thorvilliers, un soir, vers dix heures, je m'interrogeai avant de le laisser retomber. J'écoutai pour ainsi dire si mon cœur battait trop fort.

La palpitation sourde que je sentais n'était pas de nature à m'inquiéter. Il était tout simple que je fusse ému de revoir celle à qui j'apportais le pardon.

Puisque j'écris ma confession entière, je dirai que la question de mon costume avait été l'objet d'une assez longue délibération avec moi-même. Le costume a autant d'importance pour le prêtre que pour la femme.

Devais-je me présenter en soutane ou en frac?

Un esprit alerte comme celui de madame de Thorvilliers verrait du pédantisme, de l'affectation puritaine dans la sévérité de mon uniforme de prêtre. Devais-je poser en missionnaire? Mais devais-je poser en abbé mondain?

Il était vrai que Gaston avait dû esquisser mon costume, en racontant notre rencontre. Elle s'attendait à me voir comme il m'avait vu. Pourquoi changer?

Je pris le parti qui me parut le plus simple et le plus brave, celui de ne pas mettre trop de disparates entre le souvenir lointain du comte Louis d'Altenbourg et la vision de l'abbé Hermann. J'étais bien obligé de me faire un titre de mes habitudes dans le passé, puisque je ne prétendais pas m'en faire un de ma position actuelle.

Je m'habillai donc, comme pour la soirée du garde des sceaux, et ce fut avec l'assurance d'un cœur fier, qui n'a rien à craindre, qui ne va au-devant d'aucune menace et qui n'en apporte aucune, que je laissai retomber le marteau de la grande porte, que je traversai la cour et que je me fis annoncer!

Je remarquai dans la cour une voiture attelée avec le cocher sur le siège; la duchesse allait sortir. Tant mieux; j'avais un prétexte pour abréger la visite.

J'avais presque regretté, en frappant à la porte, de n'être pas venu un soir de grande réception. Je m'étais avisé tout à coup qu'il vaudrait mieux avoir l'encadrement d'un monde indifférent pour notre première rencontre. Et puis, subtilité de l'orgueil! il n'était peut-être pas inutile que ma gloire saluée par des indifférents mît tout d'abord une sorte d'égalité hautaine entre la duchesse et l'orateur célèbre.

Je traversai le salon d'apparat où l'on faisait des académiciens. Il était éclairé par une seule lampe. Le valet de pied, soulevant une lourde tapisserie de velours, ornée des armes en applique, des maisons de Thorvilliers et de Chavanges, s'effaça pour me laisser entrer dans le salon intime de la duchesse.

Elle était seule, assise sur un fauteuil bas, devant le feu, enveloppée d'une grande pelisse de satin noir, la tête constellée d'étoiles de diamants dans ses cheveux noirs. Je compris qu'elle était en toilette de bal. Dès que je sentis derrière moi le glissement, le souffle de l'épaisse portière qui s'abaissait en m'enfermant, j'eus le regret d'être venu, et l'éclair d'un danger imprévu.

La duchesse ne se souleva pas, ne parut pas troublée. Son admirable visage resta impassible. Seulement, avec une nonchalance ironique qui me faisait retrouver, à première vue, dès l'échange du premier regard, la jeune Reine d'autrefois, devenue une véritable reine, trônant dans une grâce majestueuse, elle tourna vers moi ses yeux que j'avais éteints dans ma pensée, et que je revoyais, plus grands, plus noirs, plus profonds.

—Bonsoir, monsieur l'abbé, me dit-elle, de cette voix sonore, restée jeune, dont le cristal réveilla subitement un écho; et elle me désigna du doigt un fauteuil plus élevé que le sien, à côté d'elle.

Je remarquai qu'elle serra sa pelisse, par une précaution de frileuse, et qu'elle eut le petit mouvement d'un frisson.

Je commençai par une excuse banale, sur le retard que j'allais apporter à une visite, à une soirée; j'avais vu la voiture dans la cour; mais je ne la dérangerais pas longtemps.

Je débutais sottement; je ne trouvais pas autre chose à dire.

Elle me laissa me dépêtrer de mon compliment, de mon exorde, sans se tourner vers moi. Était-elle déjà ravie de surprendre en flagrant délit de balbutiement un orateur si fameux? Ou bien, cherchait-elle à se souvenir de la voix qu'elle entendait? La comparait-elle à la voix tremblante du pauvre soupirant d'autrefois? Elle regardait obstinément le feu.

Un petit silence avait suivi mon début. Soudain, s'appuyant de tout le corps sur le bras capitonné du fauteuil, et se penchant de mon côté, en levant vers les miens ses yeux qui flambèrent d'une curiosité intense, d'une colère contenue, ou d'un mépris longtemps envenimé:

—Puisque vous n'avez que peu de temps à me donner, voulez-vous bien me dire, tout de suite, monsieur l'abbé, pourquoi vous êtes parti si brusquement, il y a… combien d'années? vingt ans, n'est-ce pas? ou dix-huit ans?

C'était de l'audace!

—Vous l'avez oublié? répliquai-je brusquement.

Ses sourcils qui s'étaient abaissés se soulevèrent et se déployèrent; son regard s'élargit.

—Je ne l'ai jamais su, dit-elle simplement.

A mon tour, je m'étonnai.

—Comment? Vous ne savez pas?… Miss Sharp ne vous a rien dit?

—Miss Sharp! Quelle commission lui aviez-vous donnée? Rappelez-la moi.

Son assurance, quoique hautaine, paraissait si naturelle, que j'eus un tremblement intérieur, un commencement d'angoisse. Avait-elle oublié? Il me répugnait de revenir sur les émotions atroces de cette nuit. J'espérais qu'elle m'aurait épargné cette évocation. Mais, puisqu'elle l'exigeait, je devais être implacable.

Je fouettai mon cœur pour y réveiller la colère, et des battements précipités me firent croire qu'elle s'éveillait.

Me voyant hésiter, madame de Thorvilliers reprit avec impatience:

—Je vous répète que je ne sais rien de précis. Les raisons que m'a données miss Sharp n'en étaient pas. Elle était aussi embarrassée que moi pour trouver un motif qui ne fût pas une injure inconcevable. Si vous n'aviez pas emporté votre malle, on eût pu croire à un suicide!

—Un suicide! murmurai-je douloureusement, en me rappelant mon agonie au bord de la pièce d'eau.

—Oui, un suicide! Mais, Dieu merci, vous n'êtes pas mort, et vous ne paraissez pas avoir eu envie de mourir. Alors, c'est donc la passion du célibat, la vocation de vous faire prêtre, qui vous a pris, comme cela, subitement, entre cinq et six heures du matin, le jour même où nous devions avoir, vous le savez peut-être encore, un entretien sérieux?… Ah! vous n'aviez pas prévu ce qui arriverait!

On eût dit qu'un sanglot entrecoupait la vibration de ses paroles.
Était-ce la colère qui se dressait en moi, ou une épouvante inconnue?

—C'est l'entretien que vous avez eu pendant la nuit, répondis-je avec effort, qui m'a empêché d'attendre celui que vous m'aviez promis.

—Quel entretien? Que voulez-vous dire?

Elle se penchait vers moi. J'avais sous mes yeux la flamme des siens. Sa pelisse s'entr'ouvrit, me laissant voir l'étincellement d'un collier de diamants sur son cou.

Il fallait finir. Je devenais ridicule, et, puisqu'elle osait nier, je devais la forcer à pâlir devant l'évidence.

—Je veux dire que, cette nuit-là, j'étais dans le jardin, sous vos fenêtres, et que j'ai vu…

—Quoi?

—Gaston aller au rendez-vous que vous lui aviez donné.

—Vous mentez! s'écria-t-elle avec une furie superbe.

Elle se leva d'un bond, pâle en effet, mais non de honte. La pelisse glissa de ses épaules qui étaient nues, sur ses bras nus aussi. Je fus ébloui.

Elle me toisait, grandie, imposante:

—Vous mentez! vous mentez! répéta-t-elle, en secouant les feux de ses diamants, de ses prunelles.

—Je jure, répondis-je avec toute la solennité qu'il me fut possible de prendre, que je parle avec sincérité.

—Alors, vous avez mal vu, on vous a trompé! C'est Gaston qui s'est vanté!

—Non, madame; je n'ai pas parlé à Gaston avant de partir.

—Il y a dans ce cas un mystère, un malentendu. Vous me faites peur!

Elle sonna vivement, et, en attendant qu'on vînt, ramenant sa pelisse sur ses épaules et sur ses bras, elle reprit sa place devant le feu.

Un valet de pied souleva la portière.

—Dites à M. le duc que je le prie de venir.

—M. le duc est sorti!

—Ah! c'est bien. Qu'on détèle; je ne sortirai pas, Je n'y suis pour personne!

Le valet de pied s'inclina et sortit. Madame de Thorvilliers éloigna son fauteuil du mien, pour pouvoir me regarder mieux en face, et, tout en retirant ses longs gants avec une vivacité fiévreuse:

—Nous avons le temps maintenant. Je veux tout savoir, vos soupçons infâmes, surtout s'ils sont infâmes… Je me doutais bien qu'il y avait une trahison du hasard ou de quelqu'un… Je m'en serais trop voulu de m'être trompée sur vous… Parlez… Ainsi vous prétendez, vous croyez avoir vu Gaston venir à un rendez-vous que je lui aurais donné, moi, moi! Répétez cela, que je l'entende encore.

Elle battait le tapis avec ses pieds. Ses mains dégantées étaient croisées sur ses genoux.

J'étais interdit, comme si un voile noir derrière lequel eût flamboyé une grande lumière se fût levé à demi. A sa façon de me démentir, je la croyais, et je me sentais petit, misérable, d'oser raconter ce que j'avais cru voir.

—J'attends! me dit-elle, à travers ses dents serrées.

Il fallait bien pourtant parler de la menace de Gaston; puisque c'était elle qui m'avait fait veiller dans le jardin, et qui m'avait fait donner un sens précis à ma vision. Je rappelai à la duchesse mon intervention dans le parterre de roses, quand elle s'était échappée de l'allée couverte.

—Oui, oui! dit-elle, en m'interrompant, je me souviens. Gaston m'avait taquinée. Il avait eu l'insolence de vouloir m'embrasser; je me suis échappée; je me suis heurtée à vous; j'étais humiliée de cette rencontre; je vous ai parlé durement, c'est vrai; j'étais exaspérée. Mais… continuez. Après?

Je ne pouvais plus hésiter. J'avouai l'espèce de gageure proposée par
Gaston.

Madame de Thorvilliers ne m'interrompit pas. Elle écoutait en se recueillant. Sa bouche se resserrait pour contenir des paroles de mépris. Comme je m'arrêtais, après avoir raconté les menaces, les propos violents, échangés entre moi et Gaston, d'un signe de tête, sans parler, elle me demanda de continuer.

Je n'omis rien de l'agitation extraordinaire à laquelle j'avais été en proie toute la journée, du supplice qu'elle avait augmenté par ses caprices, de son état nerveux, le soir pendant le whist, de ses paroles méchantes en nous séparant, les dernières paroles que j'eusse reçues d'elle! de cette quasi-injonction de départ qui avait terminé la soirée. Puis j'expliquai comment, sans y songer, je n'étais pas remonté chez moi; mes promenades dans le parc, mes stations devant sa fenêtre; comment j'avais longtemps regardé sa lumière, filtrant à travers ses persiennes.

A ce détail, elle soupira, et d'une voix douce, que je n'aurais pas voulu entendre, elle murmura:

—C'est vrai, je ne me suis pas couchée!

Puis, d'une voix brève:

—Eh bien, ce rendez-vous, il n'y est pas venu?

Je racontai comment j'avais vu Gaston sortir de la serre, apporter une échelle, l'appliquer au balcon et monter.

—Après? dit la duchesse d'un air grave, inquiet, on ne lui a pas ouvert?

—Si.

—Qui donc?

—Une femme vêtue de blanc… comme vous.

—Une femme! mais il n'y en avait pas au château!… une femme de chambre peut-être! Et vous avez cru, tout de suite, sans examen, que c'était moi, Reine de Chavanges! Ah! vous avez bien fait de partir, si vous étiez capable de croire cela, et vous faites bien de revenir. Quelle idée aviez-vous donc de l'honneur d'une fille comme moi? Qu'est-ce qui pouvait vous faire supposer qu'à côté de la chambre de ma grand'mère, dont je laissais la porte ouverte, pour la garder, et non pour me garder, j'aurais reçu, moi, un homme. Gaston? Comment ai-je mérité de vous un pareil affront?

Je me taisais devant cette explosion de fierté. Mes raisons si évidentes de croire à ce que j'avais vu me paraissaient suspectes. Je devais pourtant me défendre de l'avoir trop vite soupçonnée. Alors, j'évoquai cette plaisanterie sur les escalades de Ruy Blas, cette allusion à Roméo, dont je m'étais souvenu pendant la nuit.

Reine eut un rire douloureux.

—Cela vous a suffi? J'ai eu tort, je le reconnais, de me moquer de vos timidités qui me ravissaient pourtant. Après? Vous avez fini? C'est tout?

—Non, madame.

Je racontai mon attente horrible, mes fureurs. Je ne sais même pas, si dans ma volonté d'être sincère et de prouver ma sincérité, je n'exagérai pas ce désespoir qui, après dix-huit ans, me semblait avoir besoin d'être rendu plus vrai encore.

La duchesse écouta avec une attention pénétrante.

Je l'entendis soupirer tout bas:

—Pauvre ami!

Cette compassion m'interrompit:

—Vous avez vu redescendre Gaston, me demanda-t-elle, et cette femme vêtue de blanc comme moi, ou simplement en peignoir, était revenue à la fenêtre?

—Sans doute, et c'est alors que j'ai poussé un cri.

—Ce cri, je l'ai entendu, répliqua vivement, presque violemment, madame de Thorvilliers, que ces apparences irritaient. Je ne dormais pas; je n'ai pas dormi. J'avais pris au sérieux ce que vous m'aviez dit, et je me préparais à vous répondre sérieusement. Ah! nous faisions chacun une veillée bien différente! Pendant que vous espionniez cette lumière que j'éteignis pendant plusieurs heures, pour forcer la nuit à me donner le sommeil, moi, je revoyais vos yeux suppliants; je me reprochais mes caprices; j'avais cru, à diverses reprises, entendre du bruit dans la bibliothèque. Votre cri fut suivi d'un petit claquement des volets à l'intérieur. Je rallumai ma bougie, et j'allai voir ce qui se passait… J'étais si contente de mes résolutions nouvelles, que je n'avais peur de rien… La bibliothèque était vide et devenue silencieuse… J'ouvris les volets, la fenêtre, et je me mis pendant quelques minutes au balcon. Voulez-vous savoir ce que je pensais, à ce moment-là, les yeux levés au ciel?… Je me rappelais une lecture faite quelques jours auparavant avec miss Sharp, un passage de Werther, quand Charlotte, le cœur tremblant d'une émotion confuse, vient s'accouder à la fenêtre et jette dans la nuit ce simple cri, cette invocation au poète: ô Klopstock!… Oui, voilà la niaiserie sentimentale que vous avez calomniée! Je voulais vous mériter par ces minutes de dévotion poétique, et, cherchant un mot à jeter au ciel, je n'en trouvai pas d'autre que votre nom; il me paraissait doux aux lèvres… Je me croyais bien heureuse!… Ah! si j'avais su que vous étiez là, devant moi, dans la nuit qui unissait!… Croyez-vous encore que j'étais la première apparition?

—Non, non, balbutiai-je, en joignant les mains et prêt à m'agenouiller.

—Et savez-vous qui attendait Gaston? qui l'a reçu? qui l'a reconduit? cette vision en peignoir?… Miss Sharp.

Je répétai, altéré, confondu:

—Miss Sharp!

—Oui, miss Sharp! reprit Reine. Tout s'explique, non seulement ce qui s'est passé cette nuit-là, mais ce qui s'est passé depuis.

—Miss Sharp! me disais-je encore intérieurement; et tout à coup j'étais accablé de n'avoir pas songé à elle.

La duchesse continua:

—Je savais qu'elle avait un secret, cette hypocrite! Elle me rendait jalouse avec son faux enthousiasme pour vos talents et vos vertus. Elle m'agitait de son souffle doucereux afin d'être libre! Gaston lui-même a laissé échapper depuis des mots de raillerie qui me reviennent maintenant comme des éclairs… Nous parlerons de lui plus tard… La chambre de miss Sharp, ne le saviez-vous pas? communiquait avec la bibliothèque. Elle courait moins de risques à faire monter son amant par le balcon que par le grand escalier; j'aurais pu entendre ouvrir la porte qui touchait à la mienne, tandis qu'un couloir et deux portes la garantissaient du côté de la bibliothèque. Il fallait crier, quand il est entré et non quand il est parti… J'aurais entendu votre cri…, je serais venue, je les aurais surpris; je ne serais pas sa femme, je serais la vôtre! Vous ne seriez pas prêtre! Et moi!… et moi!

Elle porta ses deux mains à son visage, puis, les retirant avec effort, pour se contraindre à voir ce qui révoltait sa pudeur et sa fierté:

—Oh! cette miss Sharp! cette fille d'Iago! je la retrouverai; je lui ferai confesser son crime. Je sais où elle est. Nous nous sommes séparées, huit jours après votre fuite. Elle a eu peur; son complice la méprisait trop. Mon désespoir l'a effrayée… Car, enfin, il faut que vous le sachiez, j'ai eu un accès de douleur qui s'est transformé en accès de colère. Vous vous jetiez dans les bras de Dieu; moi j'ai été plus folle, plus lâche!… J'avais des soupçons sur miss Sharp. Mais j'avais beau être une fille hardie, mal élevée; il y avait des choses que je ne prévoyais pas, que je ne pouvais pas prévoir… Ce qui m'étonne, c'est que vous, un homme, à qui Gaston avait dû faire toutes sortes de confidences, vous n'ayez rien su par lui, rien soupçonné d'après lui! Comment ce fat n'a-t-il pas eu la fatuité de se vanter d'avoir pour maîtresse cette jolie prude, cette miss! Ah! mon ami, nous étions trop purs, et cette pureté nous a perdus!

Elle s'était levée, tout en parlant. Elle fit quelques pas dans son petit salon, alla jusqu'à une autre portière de velours qui fermait l'entrée d'un boudoir, la toucha, parut vouloir la soulever, et revenant à son fauteuil elle y retomba; puis d'une voix saccadée:

—Plus tard je vous ferai lire… Achevez d'abord. Je veux savoir ce que vous avez souffert, tout; n'oubliez rien; vous entendez, tout!… Oh! cette miss Sharp, ce Gaston! Ainsi vous m'avez vue! Pourquoi ne m'avez-vous pas insultée quand je paraissais vous braver? Vite, vite, dites-moi tout.

Je lui obéis; j'achevai mon récit. Je racontai ma course dans le parc, cette tentation de mourir devant la pièce d'eau, mon retour au château, ma rencontre de miss Sharp, ma conversation avec elle, l'empressement qu'elle avait mis à aider mon départ.

—Et je ne l'ai pas châtiée, souffletée, tuée! s'écria Reine de Chavanges. Oui, elle allait s'assurer qu'il ne restait aucune trace de cette escalade… Pourquoi ne suis-je pas descendue aussi? Moi, j'avais peur de vous rencontrer. Quelle comédie elle a jouée! Avec quelle perfection elle a menti! Vous ne l'aviez chargée de rien, m'a-t-elle dit. Vous vous trouviez seulement indigne de moi. Vous craigniez que nos deux caractères ne pussent s'accorder. Elle avait deviné cela à votre silence… Elle s'y prit de façon à vous faire haïr… si j'avais pu vous haïr! Je vous murai dans un mépris qui ne tenait guère, et que la moindre chose eût démoli… Je m'étais laissée prendre à ses raisons, à ses larmes; car elle a pleuré, la misérable!… Mais dès qu'elle a vu que dans ma folie, dans mon vertige, je lui prenais son amant, à elle qui m'avait pris mon bonheur, elle s'est trouvée punie, prise au piège; elle est partie!… Qui sait? ajouta la duchesse après un silence, en devenant rêveuse, ils se revoient peut-être… Ils se sont peut-être revus, le lendemain de mon désespoir… le lendemain de mon mariage… Je voudrais bien que le duc de Thorvilliers rentrât maintenant; je le forcerais à m'avouer toutes ces infamies!

Reine, baissant la voix, comme pour abaisser sa pensée, reprit:

—Gaston n'a pas cessé d'avoir des maîtresses; il en a toujours eu. Cette ignominie manquait à mon châtiment… J'ai été bien malade, après votre départ, malade de la tête… Personne n'en a rien su. Sans ma pauvre grand'mère, j'aurais voulu mourir. Il eût été étrange que j'allasse me jeter dans ce bassin où vous avez failli tomber, et que je mourusse, comme votre mère est morte!… Ce n'est pas l'expérience de bonne maman qui m'a fait vivre, c'est l'orgueil; nous en avions trop à nous deux. Un jour Gaston a été meilleur enfant que d'habitude… Il a profité de mon deuil récent, ma grand'mère était morte, de mon isolement, pour me persuader que nos fiançailles de cinq ans étaient un engagement sérieux. Pendant six mois, j'avais espéré une démarche de vous, une lettre, un mot, un regard! Ne voyant rien venir, croyant que tout était fini, je m'imaginai que mon cœur allait enfin s'éteindre; que c'était après tout un abîme digne d'un désespoir hautain que ce titre de duchesse… Ma grand'mère m'avait fait consentir d'avance à ce mariage, en mourant. Vous savez, c'était son rêve de me marier. Elle le garda jusqu'à son dernier souffle… je lui obéis. Je ne m'excuse pas. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas écrit?

Il y avait de la colère mêlée à une touchante douleur dans l'accent, dans la physionomie de Reine, colère et douleur qu'elle partageait entre nous deux, prenant pour elle les reproches, et me donnant de son chagrin!

Je tremblais, je me sentais coupable. Quel point d'honneur honteux, stupide, m'avait empêché d'écrire? Était-ce la vocation qui m'entraînait? Je me rappelais, dans ce joli salon, devant cette femme très belle, attirante, mes conversations dans la chambre pauvre et nue de l'abbé Cabirand, ses objections à mon désir de me faire prêtre. J'étais en face de la tentation, du regret, qu'il avait prévu. Je me sentais deux fois sacrilège, en me retrouvant coupable, devant une victime innocente de ma pudeur égoïste.

Oui, j'avais trahi cette âme vierge, comme maintenant, en la plaignant, j'allais trahir mon Dieu! Un flot de larmes montait en moi et voulait déborder. J'étais tenté de m'agenouiller devant Reine, embellie par cette beauté suprême de la mélancolie, de lui demander pardon, ou de la supplier de ne pas ajouter un mot de plus; car je me déracinais des dalles de marbre du sanctuaire que je sentais, depuis dix-huit ans, froides et fortifiantes sous mes pieds. Un souffle d'orage m'enveloppait.

Reine s'adoucit tout à coup. L'effusion qu'elle avait gardée secrètement et portée en elle sous l'ironie mondaine s'échappa de sa poitrine soulevée.

—Je ne dois accuser personne que moi, dit-elle tristement. Vous ne m'avez pas comprise, parce que je n'ai pas su me faire comprendre… Vous savez comme j'ai été mal élevée. On eût osé tout dire devant moi, si j'avais été curieuse de tout entendre. Je me gardais avec d'autant plus de vanité aigre, que l'on m'attirait. Mais j'avais des révoltes violentes, tantôt contre ma méfiance pudique, tantôt contre ce bouillonnement instinctif de mes veines. Je suis une femme d'expérience maintenant. J'ai lu tant de romans, j'ai reçu tant de confidences, j'ai tant vu fleurir et se faner de prétendues passions qui n'étaient que la minauderie, l'hypocrisie des sens, que je vois clair dans mon passé… J'étais, je vous le jure, dans ces fougues de caprices, sincère, pure, tourmentée de ma sincérité et de ma pureté… Après cette nuit, où nous avons veillé tous les deux, vous pour renoncer à moi, et moi pour me décider à un aveu complet, tout eût été uni, et quand je suis descendue pour aller au-devant de vous, dans ce parterre des roses où j'étais certaine de vous rencontrer, je n'étais plus ni capricieuse, ni hautaine, ni même troublée. Tout ce que les folles histoires de ma pauvre grand'mère et les leçons sentimentales de miss Sharp avaient jeté de fausses fleurs, de faux parfums sur ce feu clair de ma conscience, s'était consumé, dispersé. Je serais allée à vous, en toute candeur, et je vous aurais dit:—Louis, quand voulez-vous que je sois votre femme?—Vous auriez bien vu dans mes yeux que je n'étais ni une coquette, ni une méchante! Ce n'était pas l'embarras de choisir qui m'avait fait hésiter, car du premier jour, du premier instant, je vous avais choisi; mais je voulais me rendre digne de la simplicité que je voyais en vous… Je me suis moquée de vos vers! J'aurais voulu les apprendre… Vous souvenez-vous de ceux que vous avez brûlés?… J'en ai trouvé les cendres. Savez-vous ce que j'ai fait de ces cendres? C'est bien là une folie de jeune fille qui n'avait pas de leçons sentimentales à recevoir de miss Sharp! je les ai délayées dans un verre d'eau et je les ai bues!… Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela! J'ai besoin de le dire; j'étouffe de ce passé… Ah! le passé, le passé! J'ai bien compris qu'en consentant à venir, vous aviez une intention secrète de dédain, de pitié superbe. Moi aussi, je voulais lutter de fierté… Peut-être aussi espérais-je cette explication décisive. Je ne veux plus que vous me méprisiez, et si vous avez pitié de moi, je veux que votre pitié soit douce, comme l'eût été notre amour!

Elle me regardait avec une supplication tendre qui pouvait me rendre fou.

—C'est moi qui vous demande de ne pas me mépriser, dis-je en joignant les mains.

—Vous, pauvre martyr! Votre supplice est plus sûr que le mien! Il vous suit partout… Je n'ai jamais voulu aller vous entendre. Je m'imaginais que cette éloquence qu'on admire en vous m'eût fait horreur, et tout bas, quand on vous vantait, devant ces femmes qui s'extasiaient, je me disais: «Le comédien!» Mais, moi aussi, j'ai reculé à mon tour devant la tentation de vous braver. Je ne m'y serais pas trompée. En vous écoutant, j'aurais deviné tout ce que vous avez souffert… Oh! ce Gaston, il vous a laissé croire que j'avais accepté un rendez-vous de lui! Souvenez-vous donc de cette minute dans le jardin, le jour des roses cueillies! J'ai gardé trois semaines la brûlure que votre main m'avait faite en me touchant. Ah! le misérable! le misérable! Et je porte son nom!

Elle se leva de nouveau, pour marcher dans le petit salon. Sa pelisse traînait sur sa robe. Ses épaules, ses bras, sa poitrine étaient à nu. Une lueur lactée, comme celle d'une aube, transsudait à travers sa peau blanche. J'avais des tourbillons dans la tête; je voulus aussi me lever; ce fut impossible.

Elle revint à son fauteuil, sans s'asseoir et posant sa main sur le satin du dossier:

—Je vous ai bien cherché, reprit-elle, ce matin-là. Quand on m'eut dit que vous étiez parti, je ne voulus pas le croire. Parti! vous! sans m'écrire? Je suis montée à votre chambre. C'est moi qui ai porté au vieux duc la lettre à son adresse; c'est moi qui l'ai décachetée, qui l'ai lue, et je l'ai jetée après l'avoir lue, et j'ai couru chez ma grand'mère.—Il est parti! lui ai-je crié.—Elle m'a vue si bouleversée, qu'elle a eu très peur.—Qu'est-ce qui s'est passé entre vous? m'a-t-elle demandé.—Rien! Je devais lui dire que je l'aimais, et il est parti!—Je le lui avais dit déjà de ta part! reprit ma bonne maman. Pourquoi est-il parti?—Nous ne comprenions pas. Je me disais:—Il reviendra! Gaston était stupéfait; mais probablement que sa maîtresse l'avertit bien vite des raisons de votre fuite, car il ne resta pas longtemps étonné. Quant à cette abominable créature, je voudrais reprendre les confidences que je lui ai faites. Il me semble que ma douleur s'est salie en s'épanchant en elle! Comment son cœur n'a-t-il pas éclaté sous le feu du mien? Elle a eu le courage de me voir souffrir, et le remords ne lui a pas arraché un aveu! Comme je lui aurais pardonné son rendez-vous, son amant! Comme notre amour eût grandi de cette erreur! Elle m'a quittée; c'est tout ce qu'elle a pu faire. Vous me croyez, n'est-ce pas? Je n'ai pas besoin de preuves, de témoins. Je veux cependant vous en donner. D'abord, il me plaît qu'elle confesse son infamie. Vous lui donnerez l'absolution si vous voulez; moi, je l'écraserai. Et puis, je veux vous faire lire, à l'instant, ce que je vous ai écrit, ce que je ne vous ai pas envoyé, ce que j'ai relu bien souvent, ce que j'ai gardé par superstition… La seule superstition qui me soit restée. Venez!

Outre la lampe qui éclairait le petit salon, deux flambeaux à deux branches étaient allumés sur la cheminée. Reine en prit un, et, allant à la portière qu'elle avait déjà voulu soulever, elle entra dans son boudoir. Je l'y suivis.

—C'est ici que je venais pleurer, quand je pouvais pleurer, me dit-elle. J'ai rassemblé ici tous mes souvenirs de Chavanges, mes meubles de jeune fille.

Elle posa son flambeau sur un petit pupitre en bois de rose, ouvrit un tiroir, en tira quelques papiers satinés et me les tendant:

—Lisez!

Je tremblai en touchant ce papier parfumé qui me semblait un épiderme.

Elle vit que j'hésitais, que je ne lirais pas; alors elle reprit ce petit paquet de lettres, en ouvrit une:

—Tenez, voici ce que je vous écrivais; ce que j'aurais pu envoyer à tout hasard, à ce vieil ami, à ce maître dont vous m'avez parlé. Je me doutais bien que vous aviez couru vers lui; mais je ne croyais pas que vous y seriez resté… C'est une fatalité ajoutée à toutes les autres, que cet orgueil intraitable qui m'a retenue.

La lettre tremblait dans sa main. Je me repentais de ne l'avoir pas prise. Me la céderait-elle après l'avoir lue?

Un divan bas faisait le tour de ce boudoir de forme circulaire. Reine tomba assise près du petit pupitre et m'attirant à côté d'elle:

—Écoutez, je veux vous lire moi-même ce que je n'aurais pas pu vous dire; mais je suis si vieille maintenant!…

Elle essayait un petit rire tremblant, agité, en parlant.

Sa beauté la démentait. Elle semblait seulement s'épanouir. J'obéissais, enchaîné par un galvanisme qui enveloppait et faisait vibrer tout mon être; je me plaçai tout près d'elle, pâle, tremblant aussi.

Reine dans une sorte d'enthousiasme retenu, dans un délire, à demi-voix, commença.

Son langage de dix-neuf ans séduisait la femme de trente-sept ans. Quelle lettre! Chaque mot, comme une goutte d'or, me trouait la poitrine et tombait en moi, au plus profond de moi, avec un bruit doux et pourtant sonore, et m'enivrait.

La fière jeune fille s'humiliait et me demandait pardon. Elle me conjurait de revenir. Elle me disait avec uns sensibilité chaste et ardente combien je la rendrais malheureuse, en paraissant douter de sa confiance en moi. Le mot amour n'était pas écrit une seule fois dans ces lignes amoureuses; mais il s'en exhalait, et je l'entendais comme un chant qui se dégage d'un accompagnement confus.

Reine, d'ailleurs, en lisant, à son insu, dominée par la sincérité des émotions, donnait un accent expressif aux mots les plus ordinaires. Quand elle lisait qu'elle avait beaucoup d'estime pour moi, elle relisait deux fois le passage, le mimait de sa bouche charmante, et les mots devenaient des baisers flottants.

Dans un endroit, mademoiselle de Chavanges m'avait écrit qu'elle me tendait la main pour des fiançailles.

Brusquement, madame de Thorvilliers s'interrompit, enleva de son doigt sa bague de femme, et avec une colère fébrile, la jeta loin d'elle. Peu à peu la voix de la lectrice s'élevait, et mon attention haletante me soulevait; un délire contagieux nous rapprochait.

Quand elle eut achevé, je pris dans ma main la main qui n'avait plus d'anneau, je la serrai, et cette audace nous parut si naturelle, qu'aucun des deux ne s'en aperçut.

—Eh bien! pouvez-vous douter me dit-elle, en approchant sa tête de la mienne.

J'avais le souffle de sa bouche sur ma bouche.

—Est-ce que je ne vous aimais pas d'un amour absolu? reprit-elle.

—Oui, balbutiai-je.

—Est-ce qu'un pareil amour n'est pas plus fort que l'abandon, la calomnie? Vous m'auriez trahie, que, moi, je vous aimerais encore. Je vous aurais vraiment sacrifié à cet homme que vous devriez m'aimer encore, n'est-ce pas? n'est-ce pas?

Elle secouait la tête et son défi brisait toute résistance. Ses yeux profonds qui étincelaient comme des diamants noirs, attestaient une sincérité sublime. Tout disparaissait, hors cet amour jeune, loyal, invincible, que je lui avais demandé, qu'elle m'avait donné, et que je n'avais pas pris.

J'avais été fou; je le fus encore. Je m'imaginai que nous nous retrouvions sous un soleil splendide, dans le parterre de Chavanges, sur ce banc où je l'avais tenue dans mes bras. Le parfum des roses lointaines me grisa d'une bouffée. J'entourai sa taille de mon bras, comme j'avais fait; j'approchai ma bouche. Seulement, la jeune fille s'était échappée, dix-huit ans auparavant. La femme resta…

Voilà mon crime. Dieu me le pardonnera. Les hommes sont plus sévères, parce qu'ils jugent la chute et qu'ils ne jugent pas l'abîme.

XVII

Nous nous séparâmes dans une ivresse qui nous rendait muets. Je marchais vite pour ne pas chanceler. Je traversai la cour presque en courant.

Dans la rue, quand la porte de l'hôtel fut fermée, je sentis l'écrasement subit de ma vie soutenue jusque-là si fièrement. Mais je n'en étais ni accablé, ni, à vrai dire, humilié. La chair vibrait de ce spasme foudroyant. Si je m'étais arrêté, j'aurais peut-être voulu rentrer, m'étaler follement dans ce bonheur qui me paraissait légitime. Ce n'était pas moi, l'adultère! Le contrat de nos âmes avait précédé les autres.

On voit que je ne dissimule rien. Si la passion se justifie par la violence même, le repentir ne se fait que par la sincérité.

Chez moi, dans mon appartement grave, simple, empli de livres de théologie, la mémoire du présent se refroidit vite et souffla sur celle du passé.

Cette illumination que j'avais emportée s'éteignit. Cette traînée d'étoiles qui m'avait suivi, s'envola et disparut. Il ne me resta que la perception claire, brutale, d'un petit tressaillement que j'avais ressenti, en sortant du boudoir.

J'avais marché sur la pelisse tombée sur le seuil et j'avais cru mettre le pied sur un corps étendu.

En effet: j'avais franchi un cadavre, j'avais tué un prêtre.

Quelle nuit, après quelle soirée!

Une lucidité implacable pénétra de toutes parts ma conscience. Je vis distinctement la portée de ma faute, avec ses excuses atténuantes, avec ses imprudences aggravantes. Mes sens réhabilités se taisaient. Ma passion délivrée n'avait plus que des devoirs.

Mais quels devoirs me restaient à remplir? Il fallait les chercher, les trouver, les préciser dans cette nuit. Je voulais être fixé avant l'aurore.

Le premier point fut facile à régler. Je ne remonterais plus dans une chaire chrétienne. Je ne voulais pas me mentir. Je n'avais plus le droit de condamner ni d'absoudre; puisque je ne pouvais me faire condamner ou absoudre, en confessant publiquement ma faute.

Quand bien même mes supérieurs devant Dieu me jugeraient digne, après une pénitence sévère, de continuer mes fonctions d'évangélisateur, je me maintiendrais volontairement dans mon indignité. Dieu était encore plus mon supérieur qu'un évêque, et ma conscience aurait surtout affaire à lui.

J'avais une complice. Devais-je la revoir? Fallait-il la fuir, comme dix-huit ans auparavant, et cette fois l'abandon ne serait-il pas plus cruel que le premier? Fallait-il poursuivre une revanche qui ne s'autoriserait plus que d'un sentiment flétri? N'avions-nous pas déshonoré notre amour?

Malgré tout, et avant tout, je me devais, comme homme, à cette femme qui s'était donnée à moi. Si elle voulait me suivre, je ne pouvais la chasser. La crainte du scandale serait une félonie humaine. J'avais failli à ma probité d'ecclésiastique; je ne faillirais pas à ma probité d'homme et de gentilhomme. La noblesse, qui n'est plus qu'une vanité, peut servir du moins de prétexte à certains sursauts de l'honneur ou à certaines transactions qui en maintiennent l'apparence.

Je redeviendrais le comte Hermann d'Altenbourg, et je resterais à la disposition de la duchesse de Thorvilliers. Oui, c'était à elle à disposer de moi.

Je m'arrêtai à cette idée; je m'en garrottai le cœur; je me défendis de penser à autre chose; je craignais presque des tentations de trop d'humilité et de trop de repentir, dans ce moment, comme des suggestions de lâcheté.

Ma vie serait horrible; je le voyais; mais j'acceptais le supplice, et le retour même de cette nuit serait un supplice. La volupté, furtivement goûtée par une surprise si fatale qu'elle en devenait presque innocente, ne pouvait plus être désormais qu'un poison.

Mon amour subitement rallumé, ou plutôt subitement dégagé des cendres dont je l'avais couvert, allait-il, devait-il s'éteindre subitement? Étais-je le maître de mon âme? Devais-je aspirer à le devenir, au risque d'en tyranniser une autre? Si je parvenais à me dégager de ma faute, pouvais-je en dégager aussi facilement celle qui l'avait partagée? Sur quelle puissance compterais-je? Mon éloquence? Ma foi? Mon amour? Il me faudrait donc aimer encore, pour persuader à Reine de ne pas m'aimer? Mes remords devaient s'associer aux siens, pour les soutenir, les fortifier, mais dans la mesure qu'il lui plairait de m'imposer. L'entraîner vers Dieu, sans la certitude de l'y amener, c'était la faire retomber de plus haut, en lui donnant un moyen de me mépriser, sans la guérir de son estime passée.

J'avais bien vu que sa raison, si indépendante à dix-huit ans, ne subirait aucun joug. Ce qu'elle avait laissé voir de soumission dans cet aveu amené par son récit, n'était que l'attendrissement des souvenirs. La grande dame, la femme intelligente, qui lisait tout, qui comprenait tout, qui se mêlait à tout, dont le salon était un tribunal souverain dans les choses de l'esprit, reprendrait toute son autorité et l'exercerait plus despotiquement sur moi, du droit que sa chute même lui donnerait.

Comment songer à la plier sous le respect que je lui apporterais? Aurais-je de l'habileté, de l'éloquence, du prestige, n'ayant plus de vertu? et mon repentir ne paraîtrait-il pas intéressé?

Je m'étais exposé imprudemment à l'abîme. C'était maintenant sans illusion, sans espoir, que je devais le tenter de nouveau.

J'attendis une partie de la journée, fuyant mes souvenirs anciens, plus encore que les souvenirs de la veille, n'ayant plus, moi! prêtre, convaincu de ma foi, la ressource de la prière que je conseillais aux autres; car la prière eût été un combat, dont je ne voulais pas que Dieu sortît vainqueur, avant mon devoir humain accompli!

J'attendis donc, dans une anxiété ardente, l'heure de me présenter à l'hôtel de Thorvilliers.

Au moindre bruit, je m'imaginais qu'on m'apportait une lettre d'elle, cri de douleur ou cri d'amour, qui m'eût repoussé ou qui m'eût appelé.

Si en entrant je me heurtais à Gaston, que faudrait-il faire? De ce côté encore, quelle attitude difficile et douloureuse à prendre!

Dans ma jeunesse mondaine, j'avais plaint souvent le rôle de l'amant qui sourit au mari trompé. Combien de fois, à Gaston lui-même, n'avais-je pas reproché, dans la franchise et la droiture de mes vingt ans, cette duplicité honteuse!

Aucune subtilité ne pouvait atténuer l'infamie de cette situation. J'aurais beau me dire que Gaston m'avait pris ma femme, pour en faire la sienne; j'étais prêtre pour pardonner et non pour me venger.

Je n'avais même pas la ressource de cette solution brutale qui est à la portée de tous les hommes du monde. Je ne pouvais ni accepter de lui une provocation, ni le provoquer. J'étais encore assez prêtre pour que le duel fût impossible.

Quant à lui sourire, à mentir, à feindre d'être redevenu son ami, comme par le passé, pour jouer plus facilement le rôle plus digne que je m'assignais auprès de sa femme, c'était une épreuve au-dessus de mes forces. D'ailleurs, ma déchéance, qui m'abaissait au niveau de Gaston, n'effaçait pas mon crime; ma trahison était la revanche de la sienne.

Dans la rue, tous ces combats avaient cessé. Quand je traversai la cour de l'hôtel de Thorvilliers, je levais haut la tête, j'affrontais la destinée que je m'étais faite. Peut-être bien avais-je peur d'apercevoir sur les pavés de la cour la trace de ma fuite de la veille.

Le domestique qui m'ouvrit la porte du vestibule n'eut pas besoin que je lui rappelasse mon nom; il me sourit humblement et mit un respect d'adoption dans la façon de me dire: Oui, monseigneur, quand je lui demandai si la duchesse était visible.

Il m'adoptait comme un hôte digne de la maison. On avait, depuis la veille, discuté, dans l'antichambre, le meilleur titre que mes bas violets exigeaient, et j'étais au moins un évêque, pour les gens de M. le duc.

Pourquoi sentis-je vivement l'ironie de cette vanité qui me pesait? Je dus rougir en recevant cet hommage.

La duchesse était dans son grand salon. A l'annonce de mon nom, elle se leva brusquement de son fauteuil, resta droite, accoudée au velours de la cheminée. Elle était en robe sombre, et son visage blanc se détachait sur une sorte d'obscurité mêlée de dorures étouffées, de tentures éteintes, de vases pâlis.

Le trajet me parut bien long de la porte à la cheminée. Je fus une seconde ou deux, sans distinguer, ou plutôt, sans vouloir regarder les yeux de la duchesse. Quand je les vis, je compris que c'était, non plus Reine, mais la duchesse de Thorvilliers qui me recevait.

Je la saluai: j'avançai timidement la main; ses mains restèrent immobiles. Elle inclina seulement la tête, et sans me désigner un siège.

—Je ne reçois que vous, me dit-elle sourdement. J'ai fermé ma porte aux visiteurs habituels. Je suis souffrante. Je n'ai fait d'exception que pour vous…

Sa voix qui s'était durcie s'aiguisa:

—C'est tout simple, un prêtre a ses privilèges, comme le médecin. Il vient confesser ou il vient chercher des aumônes.

Je ne pouvais me méprendre à cette menace. Je compris le sourire et le respect de l'antichambre. C'était un commencement d'ironie, abandonné aux valets.

—Je vous remercie, madame, répondis-je en saluant de nouveau.

—Il n'y a pas de quoi, monsieur l'abbé, répliqua-t-elle avec une vivacité fébrile, presque haineuse!

Pauvre femme! elle s'essayait à la méchanceté! elle devait avoir bien souffert! Mon remords n'était rien auprès de celui que je sentais brûler dans ce regard profond; à moins qu'il n'y eût seulement que le premier embarras de la femme du monde dans cette brutalité, et qu'elle fût moins guérie qu'alarmée.

Je me disais cela, sans aucune fatuité, et s'il y avait un regret égoïste au fond de mon cœur, il se dissimulait sous ma charité d'amant.

—Je vous remercie de m'avoir attendu, repris-je avec fermeté.

Elle ne me laissa pas continuer.

—Ne me remerciez pas.

Sa figure prit une expression d'angoisse et d'horreur.

—C'est hier que vous n'auriez pas dû venir. Vous m'auriez laissé un chagrin dont je vivais avec une fierté secrète… Je voudrais mourir de celui que j'ai maintenant.

—Pardonnez-moi! murmurai-je.

Elle eut un sourire douloureux, sifflant:

—Je n'ai pas à vous pardonner. Vous arrangerez cela à confesse! Est-ce vous qui allez m'absoudre?

Cette allusion amère à mon état révélait le supplice de son orgueil, et me frappait deux fois dans ma conscience, comme homme et comme prêtre.

Avec cette mobilité d'expression, qui était le mystère de cette femme sincère, toujours combattue, elle adoucit un peu la voix. Elle était admirablement féminine, blessant pour guérir et déchirant les cicatrices, de peur de laisser les plaies se refermer sur un venin.

—Avant de vous avoir revu, me dit-elle, j'avais essayé de vous mépriser. Votre fuite m'était un prétexte, qui ne suffisait guère. C'est moi maintenant que je méprise, et vous ne pouvez pas m'enlever ce mépris-là. Que veniez-vous me dire?

Hélas! je n'avais plus rien à lui dire. La moindre parole de compassion lui eût semblé une raillerie, et d'autres paroles eussent brûlé ma bouche, sans en pouvoir sortir. Je baissai la tête.

Reine poursuivit, s'attendrissant un peu, mais avec colère:

—Vous ne pensiez pas que j'allais vous recevoir comme une maîtresse reçoit son amant. Mon amant! vous? Une femme de mon monde s'accommoderait peut-être de ce roman monstrueux qui termine, après dix-huit ans de probité conjugale, une idylle innocente! Je n'ai pas besoin de l'attrait de ce supplice pour occuper ma vie, et je me sens plus honnête dans l'âme aujourd'hui qu'hier. Je n'ai pas de mérité à cela. C'est le dégoût qui me guérit.

Elle frissonna:

—Moi, la maîtresse d'un prêtre!…

Je me reculai; elle me retint par un mouvement de la tête.

—Je vous dis ce que je pense; mais ne vous méprenez pas à mes paroles. Je suis sans doute une femme superstitieuse, malgré mes prétentions à vaincre les préjugés! Si vous étiez le comte d'Altenbourg, un mondain que j'ai aimé, que j'ai cru perdre, que j'ai retrouvé, aurais-je cette brûlure et cette amertume? Peut-être bien! Je ne suis pas plus faite pour avoir un amant, fût-il le plus à la mode et le plus excusable que, jeune fille, je n'étais faite pour donner le rendez-vous auquel vous avez cru! Je me suis interrogée pendant cette nuit. Je veux que vous le sachiez; je ne vous hais point, je ne veux pas vous haïr! Si le mot d'amour ne me semblait pas aujourd'hui une lâcheté, je vous répéterais aujourd'hui que je vous aime. Je ne peux arracher de mon cœur le souvenir de notre jeunesse. Ce que je déteste, ce n'est pas vous, c'est le prêtre que j'ai tenté, c'est l'impuissance de l'honneur qui ne préserve pas deux âmes loyales et hautes du piège où tomberait un homme comme Gaston avec la première soubrette venue… Je ne veux plus vous revoir; non que j'aie peur de retomber; mais je veux ressaisir, si c'est possible, la vision de ce jeune et charmant ami que j'aimais, que j'avais perdu, que j'accusais, que je cherchais, qu'une trahison infâme avait séparé de moi!… Je vous en prie, laissez-moi ce souvenir. Partez! ne me dites rien!

Elle suppliait et, en me signifiant une séparation éternelle, elle faisait ingénument tout pour me la rendre plus douloureuse.

Je sentais la profondeur de mon amour à mon admiration pour sa douleur. Nous étions si dignes de nous aimer, que nous avions le même effroi devant le sacrilège d'une possession honteuse. Je ne pouvais lui répondre que, moi aussi, j'essaierais de me réfugier dans le passé, car ce refuge m'était interdit, et pendant que nous nous détachions ainsi l'un de l'autre, en réalité, nous refaisions des liens secrets, mystérieux, et notre double anathème contre les sens qui nous avaient surpris n'empêchait pas que j'aurais été foudroyé si elle m'eût effleuré la main, et qu'elle se reculait toujours un peu, dans la peur de me toucher en parlant.

Je cherchais un mot qui ne fût ni une effroyable galanterie, ni un mensonge, et je tremblais en même temps de trouver un mot juste qui l'eût satisfaite. Je ne trouvais rien.

Il y a des circonstances où la stupidité feinte est de l'héroïsme. Je n'avais pas besoin d'effort pour paraître stupide, et je l'étais si candidement devant elle, que cette femme admirable, dans le désordre de sa pudeur souillée, irritée, de son amour saignant, mais fidèle, ne se méprit pas à mon silence, à ma stupidité, et parut m'en remercier.

Elle reprit doucement:

—Vous allez quitter Paris, n'est-ce pas?

—La France aussi, madame.

—C'est bien… Adieu!

Sa voix tremblait. Elle desserra ses mains qu'elle avait jointes et fit un mouvement contraint, forcé, pour m'en tendre une. Elle voulait être brave; elle n'osa pas; ses mains se rejoignirent:

—C'est horrible! murmura-t-elle. Je ne sais être ni implacable ni généreuse. Généreuse! Ne serais-je pas plutôt misérable, en voulant croire que nous pourrions vivre ici, à Paris, près l'un de l'autre, nous revoir, parler d'amitié? Ah! nous n'avions pas mérité d'être si malheureux!… Je vous attendais pour vous chasser… Je ne vous chasse pas; je vous demande seulement de ne plus revenir…

—Je vous le jure! m'écriai-je avec autant d'ardeur, que si j'avais fait le serment de ne pas la quitter.

—Merci! me dit-elle, merci!

Je voulais partir; mais je me sentais enraciné dans le tapis. Il me fallait un effort énergique pour m'en détacher.

La beauté fière qui montait comme un parfum libre de cette âme mise à nu, se répandait sur la beauté physique de Reine et la transfigurait. Ce n'était plus de l'amour, c'était de l'adoration qui m'emplissait le cœur. Je ne pensais plus à ce qui s'était passé; je ne me reconnaissais aucun droit sur cette femme. Il m'eût semblé impossible de l'avoir possédée.

J'ai connu de jeunes prêtres extatiques et purs qui, trompant leurs sens, enveloppaient d'une dévotion étrange, passionnée, une image, et lui rendaient une sorte de culte ardent, jaloux, comme si le tableau ou la statue leur devait une tendresse personnelle.

Je devins devant Reine de Chavanges un de ces amoureux et ne sachant comment lui témoigner mon repentir, ma soumission, mon amour transformé en vénération, comment la quitter, sans lui laisser ce souvenir de dégoût qui lui reviendrait, je fléchis le genou devant elle avec une dévotion naïve et, les mains jointes, je la regardai, comme si j'eusse attendu qu'elle bénît.

Ce pouvait être ridicule. Le prêtre cédait à des habitudes qui pouvaient précisément trahir son intention; mais c'était pourtant tout ce qu'il m'était possible d'imaginer.

Elle ne s'offensa pas de cette dévotion. Elle ne vit pas le prêtre dans cet agenouillement ecclésiastique; elle l'oublia; elle fut frappée uniquement de mon désespoir, de ma résignation. Jamais, aussi bien que dans cette minute où, penchée sur moi, elle me sourit avec une tristesse ineffable, je ne compris quel amour sublime nous avait été promis et nous avions perdu!…

Un bruit troubla cette extase.

Reine se redressa et regarda la porte du salon qui s'ouvrait derrière moi. Je me relevais; elle étendit la main, avec autorité:

—Restez ainsi, me dit-elle.

Je n'obéis qu'à demi, en me relevant avec lenteur. Je me retournai, et marchai au-devant de l'interrupteur. C'était Gaston.

Il eut un rire faux, moqueur:

—Quelle scène jouez-vous? demanda-t-il.

La duchesse lui répondit d'un air de défi:

—M. d'Altenbourg me fait ses adieux.

—Ah! siffla Gaston, d'ordinaire ce n'est pas le confesseur qui s'agenouille devant sa pénitente?

—C'est toujours l'amant, répliqua durement la duchesse, en allant au-devant de son mari.

Gaston devint pâle; mais le rire était une habitude si invétérée en lui, que sa colère même ne s'en débarrassait pas.

—Que signifie cette plaisanterie? dit-il.

—Est-ce qu'elle ne vaut pas celle que vous avez faite, il y a dix-huit ans, en laissant croire que je vous avais donné un rendez-vous?

Gaston ricana, mais il blêmissait.

—Vous avez parlé de cela?

—Oui.

—Alors, Louis vous demandait pardon d'avoir douté de vous?

—Non, monsieur, c'est hier qu'il m'a demandé ce pardon-là, et c'est hier que je le lui ai donné!

Reine avait accentué d'une façon si terrible le mot donné, que je me raidis, comme si Gaston avait compris et allait s'élancer sur moi. Mais il ne voulait pas comprendre. Sa voix, toujours aussi claire, s'amincissait en filtrant à travers ses dents.

—Alors, que vous demandait-il aujourd'hui?

—Il n'a plus rien à me demander.

Reine dit cela avec une audace qui eût été cynique, si elle n'eût été surtout tragique. Elle semblait aise de déchirer un mensonge de plus autour de sa conscience.

Gaston se refusait encore à mettre dans ces étranges paroles un sens qui l'eût outragé. Il se laissa tomber, avec une aisance d'homme du grand monde, dans un fauteuil, comme s'il allait assister à un spectacle.

—Décidément, ma chère, vous jouez une charade!

—Vous croyez? Écoutez-moi donc et vous aurez bien vite le mot à deviner.

Cette fois, la parole était si haute, si flagellante, que Gaston se leva et, avec dignité:

—Pardon, madame, c'est à M. le comte d'Altenbourg que je demanderai ce mot-là.

Un éclair passa dans les yeux de Reine.

—Pourquoi ne l'appelez-vous plus l'abbé?

—Parce que l'abbé que je surprends à vos genoux doit se souvenir qu'il est gentilhomme.

—Vraiment! C'est vous qui l'avez fait prêtre le jour où vous avez oublié que vous étiez noble!

—Madame!…

Reine le toisa avec un incomparable dédain qui me rendit fier de la répugnance que j'avais subie.

—Ainsi, dit-elle, vous étiez, vous êtes peut-être encore l'amant de miss Sharp! Ainsi, quand vous alliez chez elle, la nuit, vous laissiez croire que vous veniez chez moi! Ainsi, vous ne m'avez épousée qu'en exploitant un mensonge infâme! Je ne vous aimais pas comme je me sentais capable d'aimer, vous le saviez, je vous l'ai dit; mais je m'étais résignée follement à être votre femme, parce que j'avais besoin d'un ami. Depuis dix-huit ans, j'ai gardé l'honneur de votre nom que vous ne gardiez pas, comme si votre nom avait eu de l'honneur. Aujourd'hui, veillez seul. Peut-être ne vous aurais-je pas dit ce que je pense; nous échangeons si peu nos idées! Mais puisque vous nous surprenez, je me trouverais indigne de vous mentir… Oui, voilà l'homme que j'ai aimé, que j'aime, que je méritais et qui m'avait méritée! Vous vous êtes mis entre nous! Vous nous avez volé dix-huit années de bonheur et d'honneur! Est-ce cela qui vous donne le droit de parler haut, de menacer? Je vous avertis, monsieur, que je n'ai pas peur du scandale; je n'ai peur que de la vengeance qui s'est offerte à moi. Croyez ce que vous voulez! Vous ne supposerez jamais autant d'amour et de désespoir qu'il y en a d'échangé entre vos deux victimes!… S'il vous plaît que nous soyons plus séparés, vous et moi, que nous ne le sommes déjà, je suis prête à accepter la réparation. Mais, je vous en avertis, monsieur, ce n'est pas vous qui me séparez de lui; nous nous sommes dit un adieu éternel. N'en triomphez pas! Il y a plus d'amour dans cet adieu qui nous déchire que vous n'en avez jamais rencontré près de vos maîtresses. Nous n'avons plus besoin de nous revoir… Voilà ce que nous nous disions, quand vous êtes entré… Cela vous paraît-il clair maintenant?

—Très clair! répondit Gaston en saluant avec une hauteur ironique, puis faisant un pas vers moi et toujours pâle, toujours souriant, mais d'un sourire qui montrait l'envie d'une morsure:

—Monsieur, on ne se bat pas plus avec un prêtre qu'avec une femme; mais on le chasse!

Il était près de la cheminée; il fit le geste de saisir le cordon de la sonnette.

Je ne bougeai pas.

—Prenez garde! lui dit Reine. Si M. d'Altenbourg ne sort pas d'ici, comme je veux qu'il en sorte, je prendrai son bras et je sortirai avec lui. Vous aurez deux scandales, au lieu d'un.

La colère que Gaston avait retenue, quand elle l'eut mis dans son tort, s'offrait à lui maintenant qu'il pouvait couvrir sa retraite.

Il brandit ses deux poings, et, me menaçant:

—Je me vengerai pourtant!

—Je m'en rapporte à vous, répliqua la duchesse avec mépris.

—Et moi, je vous en défie, répliquai-je.

Je crus que Gaston allait se ruer sur moi; il fit un geste; puis brusquement nous tourna le dos et sortit du salon.

Nous restâmes seuls pendant une minute, Reine et moi. Son beau visage laissa tomber son masque enflammé. La douleur et le désespoir reparurent: les nerfs se détendirent. Elle allait pleurer et ne voulait pas je visse ses larmes.

—Adieu, murmura-t-elle d'une voix morne, sans faire un mouvement des yeux, de la main.

—Adieu, répondis-je.

Nous nous quittâmes comme deux ombres qui n'ont pas de corps à étreindre dans un déchirement suprême…

J'étais préparé à un guet-apens. Le duc de Thorvilliers m'attendait peut-être dans l'antichambre.

Je retrouvai le même domestique respectueux qui s'inclina encore, comme devant un évêque, en m'ouvrant la porte du vestibule. La cour, la rue étaient libres.

XIX

Gaston avait promis de se venger; il se vengea.

Deux jours après cette scène, j'étais mandé à l'archevêché. Le duc m'avait dénoncé, en m'accusant de je ne sais quelle intrigue subalterne, honteuse.

Il m'eût été facile de me défendre; il eût peut-être été dangereux pour la duchesse de repousser cette dénonciation. Je ne me défendis pas.

On voulut bien m'écrire à plusieurs reprises, par une condescendance qu'on paraissait devoir à mes services, pour me prier de répondre aux dénonciations dont j'étais l'objet. J'ajoutai aux griefs faux un grief vrai, en ne tenant pas compte par une réplique polie de cette politesse. Dès lors, on n'avait plus de considération à garder. On attendit deux mois avant de me frapper, et, au bout de ces deux mois, la sentence me fut signifiée.

Je n'étais plus qu'un prêtre interdit.

Si j'étais la victime d'une dénonciation mensongère, je n'en étais pas moins coupable. Je pensai à ma faute, pour accepter plus docilement l'injustice d'un châtiment mérité.

J'étais, socialement, un assez important personnage, et j'avais, dans l'Église, un rang assez élevé pour que cette punition ne fût, à la rigueur, qu'une disgrâce passagère; pour qu'il me parût facile de m'en faire relever, quand il me plairait de donner des explications, même incomplètes.

Je ne protestai pas; j'étonnai mes juges par mon silence. Ils me rendaient la liberté que je me faisais scrupule de prendre moi-même, liberté qui soulageait ma conscience, en m'imposant la règle d'une dignité volontaire plus étroite.

Rien dans le costume laïque que j'adoptai ne rappelait mon état.

Je quittai Paris pendant trois mois, pour dépister des curiosités que je n'aurais pu satisfaire, pour laisser se calmer et s'effacer ces cercles concentriques que fait, dans l'eau qui passe, une nouvelle subite, un scandale qui y tombe.

Je ne m'inquiétai pas de savoir quelle interprétation on donnerait à ma déchéance.

J'ai su, par hasard, depuis, qu'on voulut voir une persécution contre ma foi indépendante et la censure de quelques paroles téméraires, dans cette interdiction. Des insinuations me furent faites pour m'attirer dans des camps absolument hostiles. Il était tout simple qu'on me crût disposé à me venger d'une injustice, à m'insurger.

Je suppose aussi que, malgré la rectitude de ma vie antérieure, mes mœurs furent calomniées. Quand j'eus le soupçon de cette ignominie, j'en frémis. Cette fois, la malignité instinctive et routinière pouvait effleurer la vérité.

Je lus aussi dans un journal que ma disgrâce était une conséquence de mon attitude aux Tuileries.

Je n'eus jamais occasion de réfuter ces erreurs, ni même de repousser une indiscrétion trop directe.

Quand je revins de ce petit voyage de précaution, le bruit léger qui s'était fait dans le monde de mes auditeurs habituels était apaisé. Les ecclésiastiques me saluaient gravement, comme un pestiféré qui sort du lazaret, qu'on plaint, mais dont on redoute la contagion. Les gens du monde eurent une façon de me serrer la main qui me parut en général bienveillante, mais dont le sens variait selon les caractères.

Les uns me reprochaient de m'être fait prêtre, pour subir cet affront, moi gentilhomme de si haute naissance; d'autres soupçonnaient une histoire de femme et souriaient; d'autres, n'y comprenant rien, avaient l'air mystérieux de gens qui ont pris l'engagement formel de respecter un secret, même devant celui qui le sait mieux qu'eux.

J'étais calme, en apparence, bien que je portasse en moi une angoisse terrible, que la prière, l'étude, n'attiédissaient pas.

Je me reprochais de subir si facilement mon expiation, de ne pouvoir rien pour l'inquiétude dont j'étais cause. Je croyais bien n'avoir plus d'autre sentiment qu'une compassion passionnée, attendrie; c'était l'illusion définitive d'un amour obstiné; mais je ne pouvais l'éteindre en moi. En tout cas, le trouble de cet amour était salutaire à porter, et n'offensait pas ma conscience. Que faisait-elle? Comment vivait-elle? Une femme si fière devant ce mari démasqué!

Je m'effrayais à l'idée qu'elle pouvait se guérir par l'ironie, et je m'effrayais davantage encore à l'idée qu'elle ne guérirait pas.

Je ne fis rien pour la voir, même de loin. Je n'oubliais pas que j'avais promis de quitter Paris, la France; mais je me souvenais que j'avais fait cette promesse, avant l'intervention du duc de Thorvilliers, avant ses menaces, avant l'interdiction dont j'étais frappé.

Rien ne pouvait être changé à la détermination que j'avais prise. J'avais seulement le devoir de certaines précautions, et je ne voulais pas paraître fuir Gaston, en voulant m'éloigner de la duchesse.

Il me fallait être prêt à un scandale si le duc se ravisait et en provoquait un. Il fallait rester exposé à d'autres vengeances, si Gaston ne se contentait pas de celle qu'il avait improvisée.

Elle était excellente, cependant. Il me retranchait du monde, du mien et de celui des autres. Je n'étais plus ni gentilhomme, ni prêtre, et, comme homme, je devais éveiller partout la méfiance. Les déclassés ont toujours un stigmate.

Peut-être aussi Gaston, à qui nul détail positif, financier, n'échappait, savait-il que je n'avais plus de fortune, et que si j'avais gardé de quoi conserver mon indépendance, je n'avais pas les ressources d'armer ma révolte, si je songeais à la révolte, et de reprendre seulement l'apparence extérieure de la situation morale que j'avais perdue.

L'abbé Cabirand avait eu raison de me mettre en garde contre l'imprévoyance de ma charité.

Au défaut des rentes qui me suffisaient pour vivre, voyager, quelles fonctions aurais-je remplies? J'aurais écrit. Mais quoi? Suspect à la libre pensée pour mon passé, suspect aux chrétiens pour mon présent, j'aurais été un traître aux yeux de ceux-ci, un inconséquent aux yeux de ceux-là, pour tous un hypocrite.

J'ai pu étudier la question des prêtres interdits. C'est une des plus douloureuses, à tous les points de vue. L'armée a des corps disciplinaires, pourquoi l'Église n'en a-t-elle pas? Pourquoi jette-t-elle sans ressources des êtres qu'elle croit entachés d'un vice à la société dont les vices mêmes leur sont familiers, et qui peuvent difficilement y vivre, rarement s'y relever?

Les prêtres de campagne ont la ressource de se faire cochers de fiacre, charretiers, comme ils l'étaient dans la ferme paternelle. Mais l'homme d'une instruction, d'une éducation supérieure, dont la société laïque suspecte même l'abjuration forcée, que la société religieuse anathématise, que peut-il faire pour se maintenir à son rang?

J'ai connu d'autres prêtres frappés comme moi. Je ne veux pas savoir s'ils avaient mérité plus ou autant que moi leur châtiment. Je n'en ai connu aucun qui ait pu dominer sa déchéance, et j'en ai connu un grand nombre qui ont roulé plus bas, faute d'avoir trouvé dans l'Église, qui les frappait, un encouragement à remonter, dans la société civile, un secours qui fût d'accord avec la dignité de leur conscience.

Je me permets ces réflexions, parce que j'espère être lu par ceux qui songent ou doivent songer, par devoir, à l'imperfection des lois humaines… Qu'on me les pardonne! Elles ne sont pas d'ailleurs, au point de vue de ma confession, un hors-d'œuvre. Elles précèdent le récit des difficultés nouvelles, des tortures qui m'attendaient.

J'étais décidé à voyager, à écrire mes voyages, à m'intéresser à quelque œuvre de découvertes lointaines, à devenir un missionnaire de la science, puisque je ne pouvais plus l'être de la foi. En attendant, je passais mes journées dans les bibliothèques, à augmenter cette curiosité d'apprendre, qu'on appelle le savoir, à me procurer toutes les notions indispensables pour le but que j'aurais choisi.

J'ajouterai, afin d'en finir avec cette phase de ma vie, et pour ne rien omettre, sans avoir à m'étendre sur ses tristesses, que je continuai toutes les pratiques de l'état religieux.

Je dis cela, pour qu'on sache bien que je restais soumis, et non pour me vanter. Les douleurs nouvelles qui m'étaient réservées, les difficultés de la tâche que j'allais avoir à remplir devaient s'accroître et se compliquer de cette fidélité même, tout à la fois instinctive et volontaire, du prêtre interdit.

Peut-être, en croyant rester fidèle à Dieu, n'étais-je fidèle qu'à l'amour! Le besoin de sacrifice me consacrait de nouveau, et je ne priais pas pour moi, sans prier en même temps pour elle. L'homme sincère ne peut se définir et se contenir dans une formule. A mesure que je m'étudie, même à mon âge je me découvre des dessous inconnus. L'unité de l'âme est comme l'unité du monde: l'harmonie de milliers de petits mondes qu'on ne finirait jamais d'analyser, de subdiviser.

Je m'étais assigné un an de délai, avant de partir.

Un soir d'hiver, huit mois environ après ma dernière entrevue avec la duchesse de Thorvilliers, j'étais dans mon cabinet de travail; je lisais, pour prendre sur ma nuit tout ce que je pouvais enlever à mon insomnie habituelle, quand on sonna à ma porte. J'étais seul. Très surpris d'une visite à pareille heure (il était près de minuit), moi qui recevais si rarement des visites dans le jour, j'allai ouvrir.

Je me trouvai en face d'un vieillard de grand air, de tenue un peu pareille à la mienne, qui me demanda si j'étais le comte d'Altenbourg.

Je remarquai qu'il avait eu une légère hésitation, comme s'il avait pu être tenté de dire: l'abbé d'Altenbourg.

Je l'introduisis, et, quand je lui offris un siège:

—Non, monsieur, me dit-il gravement, nous n'avons pas le temps de causer, je viens vous chercher.

J'eus peur, et je le regardai. Mon regard l'interrogeait.

—Je suis le docteur X… me dit-il.

Je connaissais son nom, c'était celui d'un médecin célèbre.

Il ajouta, avec une nuance de respect qui me toucha et m'effraya:

—Nos professions se ressemblent, monsieur… J'ai reçu une confession qui nous associe à la même œuvre.

—Que se passe-t-il? balbutiai-je, et, ne me contenant plus devant cette sympathie si touchante, si discrète dans sa gravité, sentant un frère dans ce médecin confesseur:

—Elle est malade? m'écriai-je.

—Très malade. Oui, monsieur.

—Elle veut me voir?

—Tout de suite.

—Partons!

—Ma voiture est en bas.

Pendant que je m'apprêtais à la hâte, le docteur, qui trouvait tout simple ce qui s'échangeait de paroles étranges entre nous, me disait, pour empêcher le silence:

—J'ai eu de la peine à vous trouver. Je craignais aussi que vous ne fussiez absent. On m'avait dit que vous deviez être loin de Paris.

J'étais prêt; j'ouvris ma porte, j'éteignis ma lampe.

—C'est à l'archevêché qu'on m'a donné votre adresse, ajouta le docteur en prenant la rampe de l'escalier.

Il disait tout cela avec bonhomie. Mais ce grand savant était plein de précautions pour les blessures. Il tenait sans doute à me persuader qu'en apprenant mon secret, il avait appris aussi la rigidité de ma vie. Reine de Chavanges n'avait pu lui dire où je demeurais; elle me croyait parti. Il n'avait pas craint d'aller à l'archevêché s'informer de la demeure d'un prêtre qui pour lui n'était pas déchu.

Je ne pensais pas à ces délicatesses; je les sentais instinctivement.

Nous descendîmes en silence. Quand nous fûmes assis dans le coupé, j'aurais dû, j'aurais voulu interroger le docteur. Je n'osai pas. J'étais épouvanté de ce qu'il pouvait me répondre et j'aimais mieux cette torture vague.

Dans l'angoisse d'une tendresse qui recevait le droit de se manifester, je songeais qu'elle était bien malade, qu'elle était en danger, que j'allais la revoir; qu'il me fallait obtenir de Dieu son salut, puisque le médecin se sentait vaincu et venait me chercher comme auxiliaire.

Deux ou trois fois, pendant le trajet, je me tournai vers le docteur, pour lui demander un renseignement sur la maladie de la duchesse; chaque fois j'hésitai.

A quoi bon connaître le mal qui la tuait? Elle allait mourir; elle mourait de notre faute; elle m'appelait; tout ce qu'il y avait de terrible et de précis tenait dans cette idée. Je n'avais pas besoin d'en savoir plus.

Sans que je m'en aperçusse, je laissais venir à mes lèvres, non ce que je voulais demander, non pas même ce que je croyais penser, mais l'arrière sentiment qui s'agitait en moi, et je répétais à mi-voix:

—C'est horrible! c'est horrible!

Le docteur mit sa main douce et froide sur la mienne.

—Du courage, monsieur.

Pourquoi ne me disait-il que cela? Il n'espérait donc plus rien?

J'eus alors la hardiesse désespérée de lui demander le nom de la maladie. Il me le donna. Je ne le compris pas, si je l'entendis. C'était un nom technique, scientifique. Je secouai la tête, comme si ce terme mettait une lueur dans mon esprit, et je retombai dans le bercement de ma terreur vague.

Au bout de dix minutes, nous étions à la porte de l'hôtel.

Le marteau me retentit au cœur, quand le docteur le laissa retomber.

La cour était sombre; la lanterne du vestibule n'était pas allumée; aucun domestique de l'antichambre n'attendait.

Seulement, quand le docteur eut ouvert la porte vitrée du vestibule, une lueur apparut dans les hauteurs d'un escalier solennel, puis descendit en s'élargissant.

Une sœur de charité, de celles qui veillent les malades, parut, tenant une bougie.

—Eh bien? demanda le docteur.

—Toujours dans le même état; peut-être la fièvre est-elle moins forte. Madame la duchesse a entendu venir la voiture et m'a envoyée au-devant de ces messieurs.

Je crus que cette religieuse allait reconnaître en moi un prêtre. Mais la sainte fille n'avait sans doute jamais eu le temps de venir à mes sermons, et elle ne songeait pas à m'examiner.

Elle passa devant nous, en nous éclairant, monta jusqu'au premier étage, et, avant d'ouvrir la porte d'une chambre, sur un vaste palier, elle dit tout bas, en montrant une autre porte plus petite, à côté:

—Je serai là, monsieur le docteur. Après la consultation, s'il y a une ordonnance à faire faire, ces messieurs n'auront qu'à me sonner.

Elle me prenait pour un médecin, ou bien on avait pris la précaution de lui mentir.

Elle ouvrit la porte, et, d'une voix douce, s'adressant à la malade:

—Madame, ce sont MM. les docteurs.

Puis, faisant une révérence, elle passa devant nous et nous laissa.

La chambre était éclairée par une lampe posée en arrière du lit, qui occupait le milieu de la pièce; un abat-jour jeté sur le globe adoucissait la lumière et la rendait flottante; mais on voyait bien le grand lit à colonnes, de la Renaissance, et, se détachant sur l'oreiller blanc, le visage de madame de Thorvilliers. Les yeux avaient leur flamme, battue d'un souffle intérieur qui l'attisait jusqu'à l'épuiser.

Cette clarté fixe, dans cette lumière ambiante et voilée m'attirait. Je m'avançai sur le tapis épais de la chambre, comme si j'avais marché sur une nuée; je n'avais pas, dans cette minute, la notoriété du réel. Mes sentiments entiers, confondus, s'exhalaient de moi avec ce mélange de passion et de mysticisme que les diversités de ma vie leur avaient donné, et me soulevaient.

J'en atteste Dieu qui ne m'a jamais abandonné, j'en atteste l'innocence de ma fille, je ne veux rien écrire qui ne soit à l'honneur d'un amour purifié, et je me trouverais misérable pourtant de profaner en moi le caractère indélébile du prêtre. Il me faut avouer que le prêtre et l'amant ne faisaient qu'un, en entrant dans ce sanctuaire où la mort mettait sa solennité, et que rien de sacrilège ne battait en moi.

Le docteur était resté un peu en arrière.

Reine me regardait venir, avec un sourire qui tremblait sur sa bouche et une fièvre menaçante dans les yeux.

Comment se pouvait-il qu'elle fût mourante? Elle était si belle! Mais dès que je me fus approché de son lit, dès que, se tournant avec effort de côté, elle m'eut indiqué par ce mouvement un fauteuil placé près du chevet, je vis bien que la fièvre seule la soutenait, et que cette vie qui rayonnait encore en elle n'était que la palpitation suprême d'une âme qui concentre tous ses rayons avant de s'envoler dans un éclair.

J'avais le cœur rempli d'une immense pitié et d'un incommensurable amour; mais je ne songeai qu'à pleurer, qu'à laisser voir lâchement ma terreur. Je voulus m'agenouiller, et, comme sa main moite était tendue vers moi, je la pris doucement et la baisai.

Mais en appuyant ses doigts sur ma bouche, Reine me repoussait et me défendait de me prosterner. Elle non plus, ne voulait pas que la mort dominât l'amour qui avait cette dernière minute, avant l'infini, et mît trop de solennité dans cette effusion humaine.

—Je suis heureuse… bien heureuse de vous voir, me dit-elle d'une voix oppressée. Je me reprochais de vous avoir dit de partir. Merci de m'avoir désobéi.

Elle laissa retomber sa tête qu'elle avait levée. Le docteur s'approcha du lit, lui prit le poignet, tâta le pouls, se baissa pour regarder de plus près la dilatation de la pupille de ces yeux éclatants.

La malade devina l'intention de cet examen.

—Je souffre moins, docteur. Je ne veux pas souffrir. Il est inutile de me mettre encore du poison sous la peau… Merci… Vous avez été bien bon… Quel dommage que vous ne puissiez pas me ramener aussi, moi!

Elle voulut agrandir son sourire, mais un tressaillement de la douleur l'interrompit. Un spasme fit trembler sa bouche, ses yeux se voilèrent; elle mit les deux mains sur sa poitrine, les appuya, comme pour empêcher le mal de monter jusqu'au cœur, et, après une minute, rouvrant les paupières:

—Pourquoi me plaindrais-je? Docteur, vous me donnez plus que la vie…
Écoutez-moi, mon ami. J'ai des choses bien sérieuses à vous dire.

Elle m'attira d'un geste du doigt, je me penchai; sa voix était haletante; une convulsion l'entrecoupait:

—J'ai voulu vous voir. Il vous eût été trop pénible d'apprendre par une note de journal que j'étais partie; comme vous avez appris autrefois que je vous avais été infidèle… Vous pouviez me supposer des idées que je n'ai pas… Je suis aujourd'hui ce que j'étais la première fois que nous nous sommes vus. Il n'y a plus de danger à vous dire que je vous aime tout autant… sinon plus qu'au premier jour… Vous entendez, docteur… Il faut que vous entendiez cela… Ne vous éloignez pas, pour ne pas entendre… Quand je vous ai tout avoué, vous avez reconnu que cet amour loyal, vrai, qu'on a trompé, volé, était légitime… La faute qui nous a unis doit-elle nous séparer à jamais?… Il me faut bien croire maintenant que nous nous rejoindrons. Je veux revivre, pour me dédommager de la vie infâme qu'on m'a faite ici…

Elle fut interrompue par une douleur plus vive; mais, la surmontant avec un courage de martyre:

—Il faut que je me dépêche… J'ai écrit à miss Sharp, j'ai voulu avoir sa confession… La voici, aussi sincère qu'on peut l'espérer d'une vieille fille qui a respiré et exhalé l'hypocrisie toute sa vie…

Elle avait devant elle, sur la couverture, une lettre, qu'elle me tendit.

Je ne voulais pas la prendre. Que m'importait miss Sharp! Elle insista:

—Il faut que vous la preniez; que vous la gardiez!… C'est la seule arme que je puisse vous léguer, et il faut que vous soyez armé!

A ce moment, derrière le rideau qui retombait sur un des côtés du lit, un petit cri se fit entendre.

Je me dressai debout à cette voix, à ce vagissement. Une morsure au sein m'aurait arraché un cri de douleur, si j'avais été capable d'autre chose que d'une stupeur muette, d'une sorte de joie foudroyante, d'une révélation paternelle qui m'envahit par toutes les veines.

Instantanément, je compris pourquoi j'étais là.

Mon effarement était si vrai que Reine dit au docteur:

—Comment! Il ne savait donc pas?…

—Non, répondit le médecin avec bonhomie, M. d'Altenbourg ne m'a pas interrogé… D'ailleurs, nous n'avons pas eu le temps…

En disant cela, le docteur faisait le tour du lit et allait à un berceau que le rideau cachait; et, pendant que, haletant, suant d'une angoisse sublime, je regardais Reine qui s'efforçait de sourire à mon émotion comme à une découverte de plus qui nous unissait, le médecin revint à moi tenant un enfant.

—C'est une fille, me dit-il en la posant dans mes bras.

—C'est notre fille! murmura Reine de Chavanges.

Je regardais ce petit être qui cessait de pleurer, distrait par le mouvement. Un besoin terrible d'adoration, d'assouvissement, de tendresse me pénétrait; mon cœur fondait dans ma poitrine; je la baptisai d'une larme.

J'approchai ma bouche timidement de cette petite bouche si frêle; j'y mis un baiser qui lui communiquait toute mon âme, et, avec un égoïsme qui n'enlevait rien pourtant à ma douleur, je pensai en moi-même:

—Vous êtes bon, mon Dieu!

On ne sait jamais tout ce que peut contenir de pensées un éclair si profond.

J'entrevoyais un but nouveau, un devoir, une protection, un supplice nouveau à compter dans la vie et je m'extasiais.

Ma fille recommença à crier. Je la tenais mal sans doute. Mes lèvres impies ne s'étaient pas faites assez chastes, assez douces pour ce baiser. Une porte s'ouvrit, la porte de la chambre où la religieuse attendait l'issue de la consultation. Elle pensait bien que la consultation n'était pas finie; mais l'enfant l'interrompait, et elle venait chercher l'enfant pour la remettre à la nourrice.

Cette religieuse emporta l'enfant d'un prêtre avec une tendresse naïve, qui se fût étrangement changée en horreur, dans ce cœur simple, si elle avait pu soupçonner la vérité.

Je retombai dans le fauteuil et je pleurai, dès que ma fille eut disparu.

—Oui, reprit Reine d'une voix plus faible et plus agitée, c'est notre fille. C'est pour elle encore, c'est pour elle surtout que j'ai voulu vous voir. Le duc ne s'y est pas trompé, et le doute d'ailleurs n'était plus possible pour lui. Il s'est arrangé pour n'être pas ici… Il a un prétexte pour voyager en Italie… Il saura du même coup qu'il est veuf et père… Il ne désavouera pas cette enfant; il ne peut pas la désavouer… L'orgueil lui donnera la force de mentir. Quant à moi, je ne peux pas infliger au duc de Thorvilliers une honte, qui serait peut-être un acte de justice… Ah! si je devais vivre, peut-être lui disputerais-je notre enfant. Pauvre petite fille! Il ne la tuera pas! Il lui laissera donner les soins qu'on donnerait à son enfant. Le duc sait que je me suis confessée au docteur et que j'ai constitué ce grand honnête homme le gardien de ma fille. Vous ne serez pas trop de deux pour veiller sur elle… Le docteur a de grandes occupations. Vous, vous ne penserez qu'à cela. Le duc aura toujours peur d'un scandale… Voilà ce que je voulais vous dire… Le reste n'est plus rien!

La voix de Reine s'éteignit en finissant. Elle parut subitement épuisée; sa tête retomba plus lourdement sur l'oreiller. Le docteur fronça le sourcil, se pencha sur la malade, l'examina, et se tournant vers moi me regarda, sans dire un mot.

Quel regard effrayant dans son calme! Le médecin réclamait la place pour lui seul, et m'avertissait de partir. Tout ce qui était humain était fini; l'autre mystère allait commencer. Je n'avais aucun droit légitime d'y assister.

Pouvais-je obéir facilement? Il me semblait que j'étais le médecin, puisqu'il était le confesseur, et que c'était moi qui la retenais, qui la retiendrais dans la vie.

Il devinait évident que le mal, sinon interrompu, du moins retardé par la volonté de Reine, et, je l'ai su, par des piqûres de morphine, allait redoubler. Il y a des luttes qu'on ne recommence pas contre la mort, Je vis pourtant que le docteur songeait à renouveler les piqûres bienfaisantes, mais je vis aussi qu'après avoir regardé les yeux de la duchesse, il hésita.

Elle eut conscience de cette hésitation. Dans le trouble qui commençait, dans l'hallucination qui précédait la nuit cérébrale, elle redit, en donnant un autre ton à ses dernières paroles:

—Plus rien! N'est-ce pas, docteur, plus rien? C'est fini.

Chose horrible! en même temps que son regard divin se noyait dans une brume, sa voix au timbre d'or s'alourdissait, s'épaississait dans un balbutiement sourd.

—Ah! je souffre! dit-elle. C'est bien dur de mourir, et pourtant c'est bon!

Elle eut une seconde d'assoupissement; puis elle tourna la tête à droite et à gauche, regardant, cherchant à voir; mais un voile s'amassait sur ses yeux. Ses prunelles dilatées m'enveloppèrent sans m'étreindre. Tout lui échappait.

Je ne pus retenir un murmure d'épouvante:

—Docteur! docteur!

Comme si j'avais eu besoin de rappeler son devoir à ce grand médecin!

Il me rappela le mien, en levant les yeux au plafond. Je tombai à genoux; mais j'oubliais que j'étais prêtre; savais-je encore que j'étais chrétien? J'étais tremblant devant ce supplice qui m'apparaissait comme une péripétie dernière d'un meurtre accompli par moi. Je voyais pâlir, et pour ainsi dire se dissoudre dans une vague blancheur, ce beau visage dont j'aurais voulu retenir sous mon regard les lignes délicates et superbes, le rayonnement même fiévreux.

J'étais désespéré et je n'étais que désespéré.

Reine ne reprit plus connaissance. Il y a de ces chutes subites dans les crépuscules que la volonté prolonge. La mort a de ces revanches soudaines, sournoises, après avoir cédé.

A plusieurs reprises, le docteur, tout en donnant à la malade ces soins inutiles qui sont les dernières piétés de la science envers l'inconnu, me toucha l'épaule pour m'avertir de me retirer.

Mais je ne comprenais pas. J'attendais, ou l'irréparable ou le réveil. Je ressaisissais dans ma mémoire, je retenais les paroles que Reine avait prononcées quelques minutes auparavant, comme si elles eussent été emportées à demi déjà dans un lointain qui me les volait. Je voulais, lui parler à mon tour, l'évoquer, la ressaisir. Si j'avais pu, si j'avais osé lui dire ce que j'avais dans l'âme, peut-être bien qu'elle eût hésité à mourir. Sa main n'était pas froide; je l'empêcherais de se refroidir sous ma bouche. Il était impie de songer à me renvoyer, tant que sa main ne serait pas refroidie.

Devant l'obstination de ma douleur, le médecin fut obligé de devenir clair, catégorique; il me dit avec autorité, mais doucement:

—Votre place n'est plus ici, monsieur… Voulez-vous dire à la religieuse d'entrer?

J'obéis. Je me levai, je reculai. Le docteur en prenant ma place, en se penchant de nouveau sur la malade, me la cacha. Je reculai jusqu'à la porte de la chambre qui communiquait avec celle de la nourrice.

La religieuse, tout en étant prête à entrer dans la chambre de la malade, regardait ma fille qu'une belle paysanne allaitait. Elle fut frappée de ma pâleur et comprit.

—Ah! la chère dame! murmura-t-elle en froissant son chapelet, a-t-elle demandé un prêtre?

Elle passa vivement devant moi, referma la porte, me laissant devant ce groupe de la nourrice et de mon enfant. Je ne pouvais pas pleurer. Cherchant à me retenir à une image vivante, je contemplai ce pauvre petit être qui m'était légué.

La nourrice, gênée de cette contemplation et troublée de ce qui se passait de l'autre côté de la porte, me dit, croyant parler à un médecin:

—C'est un grand malheur qu'une si jolie petite fille qui ne demande qu'à vivre fasse mourir sa mère; elle a pris le sein tout de suite!

Ces mots me donnèrent le frisson. J'étais condamné à ne pouvoir prononcer une parole. Je me retournai vers la chambre de Reine. Mais de quel droit, maintenant, en aurais-je franchi le seuil? Le masque de médecin ne pouvait plus me servir; on n'avait besoin que d'un prêtre, et je n'étais plus prêtre! Je n'osai rester.

Je ne sais comment je sortis, sans tomber à genoux, pour demander pardon à ma fille de la vie qu'elle recevait, pour demander pardon à la mère de de la mort que je lui avais donnée.

Je m'en allai, à tâtons, dans cet appartement obscur, courbé sous ma douleur, la retenant; je gagnai l'escalier et je le descendis, m'arrêtant à chaque marche, m'imaginant qu'on allait me rappeler, que Reine n'était pas mourante, qu'elle avait encore des choses à me dire. Ou bien, espérant qu'on me heurterait, qu'on me chasserait comme un intrus, comme un meurtrier. J'avais besoin d'être frappé physiquement, d'être insulté. Ce coup invisible, ce châtiment silencieux était trop lourd à porter.

Au bas de l'escalier, sur la dernière marche, dans la nuit, je m'assis et j'attendis; puis, entendant du bruit au premier étage, voyant reparaître une lueur semblable à celle qui nous avait accueillis, je me redressai, je traversai le vestibule et la cour, m'évadant de la mort de Reine, comme je m'étais évadé de son amour.

La porte cochère était entr'ouverte, une lumière était allumée dans la loge du concierge. Quelqu'un était sorti en courant; sans doute, la religieuse avait envoyé chercher le prêtre. Je ne voulus pas le rencontrer; le jour eût reparu soudainement pour me dénoncer à lui.

La voiture du docteur était toujours à la porte: j'y montai, et là, enfermé, bien seul, j'eus la force de pleurer comme j'avais pleuré dix-neuf ans auparavant, dans le jardin de Chavanges, quand je croyais tout perdu; comme j'avais pleuré, huit mois auparavant.

Je restai une heure dans cet abandon, secoué de remords qui m'entraient comme des pointes aiguës dans toutes mes fibres, secoué de désespoirs qui alternaient avec mes remords, me trouvant odieux de vivre, puisqu'elle mourait par moi, et m'étonnant tout ensemble que Dieu permît cette mort, et qu'il eût ainsi châtié un amour dont il avait vu la pureté primitive et la sincérité.

La glace de la voiture était levée; je vis passer à plusieurs reprises, comme à travers un brouillard, des ombres qui entraient dans l'hôtel ou qui en sortaient…

Au bout d'une heure de cette torture, le docteur ouvrit la portière.

—Je pensais vous trouver là, monsieur l'abbé, me dit-il avec la même douceur, mais en me traitant maintenant de prêtre, et non plus d'homme du monde.

Espérait-il ainsi me donner plus de courage? Croyait-il nécessaire de me rappeler que je devais élever ma douleur et l'idéaliser?

—Elle a bien souffert? demandai-je à voix basse.

Je ressemblais à un de ces meurtriers qui ont la curiosité de leur crime et qui retournent au cadavre, pour en mesurer la plaie.

—Non, me répondit le docteur, elle avait presque fini de souffrir quand vous êtes venu. Le cerveau est si vite atteint! Je suis étonné de la lucidité qu'elle a gardée, pendant une partie de votre visite.

La voiture partit; le docteur me reconduisait.

Il me donna en route des explications, que j'écoutai cette fois et que je compris, sur la maladie de la duchesse. Ces détails techniques, douloureux pour tout homme qui les eût reçus à propos d'une femme ardemment aimée, l'étaient doublement pour moi, prêtre, en dénudant une fois de plus la pudeur de mon amour. Je dus apprendre, malgré les précautions du récit, que cette grossesse tardive avait rendu plus difficile la délivrance. Depuis plusieurs mois, Reine était malade. Le docteur avait redouté qu'elle ne pût atteindre le terme ordinaire; elle l'avait devancé d'un mois. Pendant deux ou trois jours on avait espéré le salut; puis une péritonite était survenue, que les médecins les plus exercés, réunis en consultation, n'avaient pu conjurer.

Le docteur essayait de lasser ma douleur par les détails mêmes.

Quand je fus arrivé à ma porte:

—Je reviendrai vous voir demain, me dit-il avec bonté. Vous êtes mon malade, vous m'êtes confié. Nous avons aussi à nous concerter pour le legs qui nous a été fait… J'ai envoyé, cette nuit même, une dépêche au duc. Il est convenable qu'il revienne. J'oserai lui dire bien des choses… Quant à vous, je ne vous demande pas d'avoir du courage. Vous en avez. Voulez-vous me permettre seulement, à partir de cette nuit, de vous considérer comme mon ami… comme mon enfant. Puisque je suis le grand-père de cette petite fille, il faut bien que vous soyez mon fils.

Je répondis par un sanglot cette effusion cordiale. Je crois me rappeler que le docteur me serra dans ses bras, me secoua… Je montai chez moi en haletant, et enfermé, libre, je pus laisser rugir tout à son aise mon effroyable douleur.

XX

Je ne dois plus que la confession de mes inquiétudes paternelles.

Je me suis cru obligé de raconter, en détails, l'histoire de cette paternité coupable. Mais j'ai tenu à montrer comment elle devait inspirer de pitié. J'ai eu peur si souvent d'avoir besoin de m'adresser à des cœurs, farouches dans leurs vertus ou leurs préventions, qui verraient, d'abord et surtout, dans ma fille, un scandale monstrueux, que j'ai toujours eu la crainte d'oublier une excuse concernant sa naissance.

Ce n'est pas mon pardon que je plaide, c'est celui de cette chère et belle innocente.

J'ai abrégé, j'ai refroidi bien des confidences dont je n'ai montré que la cendre, dont j'ai gardé le feu…

On me dispensera donc de raconter ma douleur, mon deuil, mon remords, mes visites au tombeau de la duchesse de Thorvilliers, si vite abandonné par ceux qui le firent bâtir fastueux et mensonger.

Tout ce côté sombre de ma vie, saignant encore, je le garde. Il est inutile au but que je veux atteindre. J'ai tant à parler de ma fille, que je ne parlerai plus autant de moi.

Je le répète, si j'écrivais un livre, j'aurais quelques chapitres de mélancolie à ajouter, et pour ceux qui veulent dans les histoires romanesques, invraisemblables à force de vérité, autre chose que l'extraordinaire dans les événements, c'est-à-dire un intérêt philosophique, cette analyse du veuvage d'un prêtre, qui acceptait la paternité comme une grâce et une expiation, cette analyse-là serait curieuse à faire, curieuse à lire.

Mais il suffit aux hommes discrets et graves qui doivent lire spécialement ces pages, de savoir que, si je fus accablé de ce malheur, j'eus bientôt repris le courage, l'énergie, l'activité nécessaires pour veiller sur mon enfant.

Le duc joua convenablement son rôle. Il revint assez à temps pour les funérailles; il eut l'apparat d'un très grand deuil.

Le docteur, dans plusieurs conférences, régla avec lui ce qui concernait la petite fille, et le duc parut très reconnaissant au grand médecin de la peine qu'il acceptait. Il s'excusa, pour sa part, de ne pouvoir garder près de lui son enfant. Il n'avait ni mère, ni sœur, ni cousine, aucune parente à qui il pût la confier. Tous les arrangements que le docteur prendrait, et qui seraient compatibles avec le nom de Thorvilliers, avec l'affection légitime d'un père pour sa fille, avec la fortune aussi dont l'enfant héritait et dont il avait à régler l'emploi, étaient acceptés d'avance.

Il ne voulait certes pas qu'on mît vulgairement en nourrice la fille du duc de Thorvilliers! Mais il consentit à ce qu'on louât pour elle, aux portes de Paris, à Meudon, dans une situation particulièrement salubre, une jolie villa; qu'une dame présentée par le docteur, eût la direction de cette nursery élégante. Il prit lui-même la peine de visiter une fois l'installation, trouva tout parfait, et déclara qu'il pourrait repartir désormais sans inquiétude. Les intérêts qu'il avait en Italie nécessitaient son prompt départ et servaient sa douleur.

Il comptait bien, d'ailleurs, recevoir du docteur des bulletins réguliers sur la santé de la petite fille; tous les mois, ce serait assez.

Je ne sais au juste tout ce qui fut dit dans ces conférences courtes, hâtives. Je crois qu'il fut inutile au médecin d'exercer aucune pression, ni de faire aucune allusion à ce qu'il savait.

Le duc, convaincu de la fermeté, de l'habileté, de la discrétion du savant, n'eut pas la maladresse d'hésiter, et ne joua que tout juste ce qu'il fallait pour la comédie sentimentale et paternelle à laquelle sa première fourberie le condamnait.

Quant à moi, je n'apparus pas dans ces explications. Qu'étais-je? Une nuée qui avait contenu un orage, un fantôme de nuée vide et éraillée qui flottait à l'horizon. Il ne convenait pas au duc de s'inquiéter de moi, de paraître rien prescrire ou rien défendre qui me concernât.

J'ai dit que l'enfant de la duchesse héritait de la grande fortune qui n'avait pas été adjugée par contrat au duc de Thorvilliers. Gaston, pour épouser cette riche héritière prévenue contre lui, avait dû se défendre d'un calcul d'intérêt. Il l'avait pris de très haut, quand le vieux notaire de la famille de Chavanges s'était excusé pour des conditions qui étaient traditionnelles dans la famille.

Ce désintéressement, assez habile dans le présent, et qui ne pouvait être préjudiciable dans l'avenir que si le duc n'avait pas d'enfant, avait été pour Reine une des raisons déterminantes de ce mariage. La jeune fille qui se croyait trahie, méconnue par moi, s'était dit qu'après tout Gaston était moins ambitieux de fortune qu'elle ne l'avait cru. Elle l'estima presque de n'avoir pas été un spéculateur, le jour où il avait conduit à l'autel l'amie d'enfance, l'admirable créature qu'un grand désespoir lui donnait à consoler.

Cette résignation du duc à un contrat qui limitait sa gestion des biens de la duchesse, facile au début, devint bientôt forcée. La duchesse, en se réveillant de ce sommeil douloureux de son âme, pendant lequel elle s'était livrée à un homme qu'elle n'aimait pas, n'avait pu songer à corriger par des libéralités dont elle avait gardé le droit, ce qu'il avait pu y avoir de rigoureux ou d'injuste dans les précautions du contrat.

Gaston avait donc un intérêt positif à être père. La crainte d'un scandale et d'un ridicule désastreux, qui se mêle toujours aux plus tragiques aventures conjugales, ne l'eût pas arrêté, que la raison économique l'eût fléchi. C'était à son orgueil à s'arranger avec sa résignation.

Si Gaston songeait à moi, s'il pouvait me supposer (ce qui eût été bien invraisemblable de sa part) une tendresse paternelle capable de me pousser au rapt de mon enfant, il était si sûr de sa force, si certain de n'avoir qu'à étendre la main, qu'à faire un signe pour écraser le prêtre interdit, qu'il ne craignait rien. D'ailleurs, le docteur était ma caution, et puis Gaston pouvait me haïr, mais il ne pouvait pas ne pas m'estimer.

Il est plus facile de duper son cœur que sa raison, de s'infiltrer la haine que le mépris.

—Me haïssait-t-il? me hait-il? Je n'en sais rien.

Tout homme d'esprit a un fonds inaltérable de justice qu'il violente, à son gré, mais qu'il ne peut méconnaître. Voilà pourquoi il y a toujours une ressource pour la vertu avec un coquin spirituel qu'on peut convaincre, et pourquoi il y a-t-il toujours aussi un danger permanent pour l'innocence devant l'égoïsme avisé qui ne veut pas qu'on le persuade.

La méchanceté est une des formes de l'ignorance, et souvent une des feintes de l'esprit. La brute se satisfait; l'homme d'esprit se contraint dans la méchanceté.

Voilà mon sentiment. Je veux être juste envers l'homme que je veux vaincre.

Je crois donc que si je pouvais, que si quelqu'un pouvait offrir aujourd'hui au duc de Thorvilliers un gendre plus riche, plus en crédit, non en France, mais dans le grand monde européen, que le piètre débauché qu'il a choisi, il consentirait à l'échange.

Ce n'est pas par férocité d'instinct, par vengeance fatale qu'il livre cette belle et pure victime à ce monstre.

Il y a bien de tout cela dans sa conduite; mais il y a surtout le dédain du bonheur des autres, l'ambition de l'influence, de la fortune, l'esprit d'orgueil. Il faudrait lui prouver que son calcul est maladroit, pour le dissuader d'une action vile, dont il ne voit que les avantages mondains.

Après tout, ce mariage, envié par bien des mères, n'a d'inconvénient qu'à cause de l'état physique du prince de Lévigny. Mais le prince est homme du monde, et parera sa pourriture. Peut-être n'est-il pas inguérissable! Mais s'il l'était, sa mort, pourvu qu'elle arrivât quand le duc aurait obtenu de cette alliance tout ce qu'il en espère, laisserait une jeune veuve très riche, très jolie, qui pourrait être l'enjeu d'une nouvelle spéculation.

Voilà ce que pense le duc de Thorvilliers, et voilà ce qui m'épouvante. Voilà ce qui sert de prétexte à sa vengeance. Mais encore une fois, il n'y aurait pas de vengeance, si le duc trouvait plus d'intérêt à un bon et honnête mariage. Est-ce là l'envers ou le beau côté du crime?

Dieu sait si j'ai cherché ce beau et loyal mariage, si je l'ai rêvé, si, un moment même, je n'ai pas cru l'avoir trouvé! Mais que puis-je tout seul, pauvre, désarmé, redevenu obscur, interdit?

Ah! si j'avais le temps de redevenir le prêtre célèbre, honoré, respecté d'autrefois, je pourrais peut-être à moi seul sauver ma fille!

On m'a offert plusieurs fois de me relever d'un châtiment que j'ai si facilement accepté qu'il semble plutôt une humiliation volontaire. On trouve, en tout cas, que j'ai assez expié cette faute, restée mystérieuse, vagué. Les prêtres avec qui j'ai conservé des relations, ne sentant en moi ni révolte contre l'Église, ni cause de séparation plus longue, m'ont souvent offert leur intervention. Même aujourd'hui, après des refus qui tenaient à mes scrupules paternels, je n'aurais qu'à consentir à ma grâce!

A quoi bon? Je n'ai pas le temps; le danger est là; menaçant, terrible. On tue ma fille! Puis-je agir mieux que je ne le fais? Puis-je lui crier, à cette chère victime, que je suis son père? que l'autre la sacrifie, la vend? Elle ne le croirait pas; je l'ai si purement élevée. D'ailleurs elle est enchaînée par son nom.

Je ne puis lui flétrir le cœur pour la sauver, lui donner le mépris de sa mère, l'horreur de ma paternité sacrilège, en lui donnant l'horreur de la paternité apparente!

Voilà pourquoi j'appelle les honnêtes gens à mon secours.

* * * * *

Quand ma fille fut installée à Meudon, il me fut facile de louer une maisonnette tout près de là, et grâce au docteur X., qui sut me présenter avec assez de franchise, comme son ami, pour ne pas mettre en défiance la dame chargée de veiller sur la petite Marie-Louise; grâce peut-être aux conjectures que fit discrètement cette dame, qui ne devinrent jamais de sa part l'objet d'une tentative de curiosité; grâce à la nourrice qui m'avait vu chez la duchesse de Thorvilliers la nuit de la mort, et qui me prenait pour un médecin, je fus admis sans difficulté dans la villa, amené par le docteur, et quand j'appris que le duc, les affaires réglées, était reparti pour l'étranger, j'y vins assidûment, quotidiennement, m'initier à cette joie d'être père, regarder fleurir et s'épanouir ma fille.

Ce cher petit être, que je vis tout de suite dans sa beauté future, et qui dès le premier jour m'apparut rayonnant, ineffable, comme ces enfants divins auxquels les peintres donnent l'indulgence des fautes, dès les premiers balbutiements de la crèche, et qui bénissent de leurs doigts levés le monde, tout en cherchant la mamelle, cette adorable créature paraissait me comprendre.

Elle ne me consola pas. Les enfants, même quand on peut les avouer, après un grand deuil, n'en consolent pas; ils ajoutent à la sensibilité, loin de la calmer. On leur doit de pleurer plus aisément: c'est là leur grand bienfait.

Les joies particulières de la paternité ont ce mérite de ne rien distraire des émotions pieuses dont le cœur s'est empli. Ma fille mettait plus de ciel au-dessus, autour de ma douleur, et quand je la regardais dans ses langes, la dilatation de cet orgueil caché qui me gonflait le cœur, me soulevait de la terre, bien haut. Parfois, je me rêvais agenouillé dans un nuage, au pied d'un bambino qui m'emportait avec lui vers Dieu.

Mais les voluptés les plus profondes, les plus réelles, les plus humaines de cette contemplation m'étaient révélées dans les promenades que l'on faisait, par les beaux jours, dans la forêt.

La voiture s'arrêtait dans l'allée; la nourrice et la dame de compagnie entraient sous les arbres. Alors j'intervenais; je prenais un prétexte, ou plutôt je n'en prenais plus au bout de trois ou quatre fois, et, m'emparant de ma fille, j'étais père librement, au murmure des feuilles dans les arbres, au gazouillement des oiseaux qui chantaient le cantique de la vie; je la portais, je la berçais, je la regardais, je la buvais des yeux, l'effleurant, la goûtant de temps en temps de ma bouche, voulant lui communiquer mon âme, le secret de ma paternité, dans le souffle chaud et tremblant dont je l'enveloppais.

Je connus toute la plénitude de ce sentiment, supérieur à tous les autres, celui qui donne à l'homme plus qu'il ne lui promet, dont les déceptions sont encore une ivresse, puisqu'elles révèlent la gloire secrète du martyre.

Le roi Lear est digne d'envie; il souffre par tout ce qu'il y a de divin dans l'homme.

Comme je m'émerveillais de cette vocation paternelle, qui m'agrandissait en élargissant ma vie!…

Je ne veux faire aucune théorie, et ce n'est pas le cas de plaider une cause sociale, quand je plaide ma cause particulière. Les prêtres qui ont eu besoin de se marier sont des avocats suspects du mariage. On les croirait davantage, s'ils étaient désintéressés. Je ne veux pas, même à bonne intention, me dissimuler derrière les autres hommes, et solliciter les sympathies, en parlant au nom d'une foule. Je dirai seulement qu'il y a bien de l'amour paternel comprimé, déçu, refoulé, inconscient, dans des ardeurs, dans des résolutions de sacrifice qui se croient désintéressées des passions humaines.

Quant à moi, je me trouvais, je me découvrais; je savais pourquoi j'avais été amoureux de la pureté. J'étais dans la vie, pour aimer surtout de cet amour qui contient tous les autres.

Quand je me croyais poète, je cédais à un courant de tendresse qui me faisait rêver une œuvre palpitante à créer, à aimer.

Quand j'aimais de cet amour violent, viril, humain, dont les fièvres étaient entrecoupées d'apaisements chastes comme des bénédictions, je cédais à un amour qui ne se fût satisfait de rien d'égoïste et de simplement terrestre.

Quand, me croyant trahi, j'allais me jeter grelottant d'amour, avec un désespoir filial, au pied de la croix, c'était la vocation trompée de l'amour paternel qui me prosternait.

Combien de fois, à l'écart, sous les arbres, tout seul, en murmurant à l'oreille rose, aux yeux voilés de longs cils, à la bouche moulée par l'allaitement, ces mots qui me semblaient une formule créatrice, un fiat lux prêté par Dieu aux hommes: Ma fille! ma file! combien de fois ne me suis-je pas rappelé que du haut de la chaire, dans certaines minutes d'extase évangélique, j'avais eu du plaisir à dire à ceux qui m'écoutaient: Mes enfants! mes fils!

Ma fille me donnait le droit de penser à sa mère. Il me semblait que mon amour était légitimé dans le passé par cette innocence qui le purifiait dans l'avenir, dans l'infini. Je n'évoquais rien de profane; je voyais Reine de Chavanges pâle, mourante, brisée de sa maternité, me confiant notre fille, et en lui jurant de la protéger, de la garder avec un amour jaloux, qui nous unissait au delà de la mort, je la remerciais de m'avoir légué ce trésor.

Quelle eût été ma vie, si j'avais appris que la duchesse de Thorvilliers était morte, laissant une fille, et sans que j'eusse aucun moyen de m'en approcher!

Je frémissais, en la serrant contre ma poitrine, à l'idée que j'aurais pu la désirer, en être séparé.

J'aimais passionnément le bon docteur, pour avoir été le confident de Reine, pour rester le mien, pour me garantir cette possession de mon enfant.

Hélas! je ne prévoyais pas, je ne voulais pas prévoir que la séparation était inévitable, foudroyante…

Pendant six ans tout entiers, qui furent six années de printemps, d'aurore, de fleurs épanouies, de parfums, sans hiver, malgré les hivers (car les contemplations auprès du feu valaient les promenades au bois), pendant six ans, je savourai, je n'ose dire ce bonheur, mais cette vertu qui me rachetait.

Pendant six ans, j'eus une famille. J'avais avec le docteur toutes sortes de consultations, à la moindre indisposition de ma fille. Je lui appris ses premiers mots; je les entendis le premier. J'éveillai sa petite conscience. C'est moi qui lui enseignai à marcher, et quand elle trébuchait, j'étais aussi ravi qu'effrayé, car j'étais, d'avance, accroupi, courbé, prosterné devant elle et je pouvais la recevoir dans mes bras, comme dans un refuge, la rassurer en l'embrassant, me relever en l'emportant!…

Le duc recevait des nouvelles du docteur, en envoyait, sans donner aucune instruction superflue. Moi, je m'appliquais à restreindre, à dissimuler ma possession, à mesure que ma fille grandissait.

Ce ne fut pas moi qui lui enseignai le mot papa.

Mais en encourageant celle qui le lui apprenait, je savourais la mélodie de cette formule enfantine et je la prenais pour moi.

On ne m'appelait que le docteur Hermann à la villa de Meudon et dans le pays. Le grand médecin lui-même donnait l'exemple. Il avait d'abord souri de cette tricherie; puis il avait fini par s'y habituer tout le premier, et quand je lui faisais parfois remarquer en plaisantant que je n'avais pas de brevet, il me répondait à demi sérieusement:

—Voilà une petite fille qui vous donne vos grades. Vous verrez que vous serez bientôt aussi médecin que moi.

Mes prescriptions, en effet, en l'absence du docteur, étaient reçues avec autant de déférence que s'il les avait formulées lui-même.

Ma fille s'appelle Marie-Louise. La duchesse, qui l'avait fait baptiser, le jour même de sa naissance, avait voulu qu'elle eût ces deux noms, qui étaient ceux de sa mère. Le dernier m'associait indirectement à ce baptême, mais, sous prétexte d'abréviation, je disais simplement Louise.

Quand elle put parler, elle m'appela mon ami, et je partageai ce terme avec le docteur.

Au bout de six ans de cette vie contemplative, qui me paraissait si belle, que je la croyais éternelle, un jour, vers midi, le docteur vint me trouver.

Ce n'était pas l'heure des visites du docteur, qui étaient matinales ou tardives.

Je n'eus besoin que d'un regard, pour comprendre qu'il m'apportait une mauvaise nouvelle.

—Louise est malade?

—Non, mais le duc est à Paris, et je l'attends.

—Pourquoi?

—Il vient chercher sa fille.

—Sa fille!

Cela me parut subitement monstrueux que cet homme eût des droits sur mon enfant et songeât à venir la chercher.

—Il ne faut pas qu'il l'emmène, docteur.

—Vous êtes fou, mon pauvre ami.

En effet, j'étais fou; car je sentis immédiatement, dans ma tête, le retour d'une idée folle que j'avais eue et repoussée souvent, l'idée d'enlever ma fille, de partir avec elle, de fuir au loin, de disparaître pour le monde.

C'était le droit de mon cœur, c'était le devoir de ma sollicitude paternelle. Ce qui m'était resté de fortune, après le naufrage de ma charité, suffirait à nous faire vivre, et puis je travaillerais, je donnerais des leçons à l'étranger. Quel bonheur! Travailler pour elle!

Le docteur qui m'observait vit ce rêve insensé mais naturel, flamber dans mes yeux. Il appuya sa main douce et ferme sur ma main, ainsi qu'il avait fait six ans auparavant, et me répéta ce qu'il m'avait dit dans la nuit funèbre:

—Du courage, mon ami.

N'était-ce pas un appel direct à ma raison?

—J'aurais du courage, répondis-je avec un embarras mal dissimulé, s'il ne s'agissait que d'une séparation; mais pouvons-nous savoir ce qu'il fera de cette âme?

Le docteur eut un sourire de compassion à cette subtilité, à cette hypocrisie de ma conscience. Le père doublé du prêtre se servait de ce biais. Était-ce bien l'âme de ma fille que je voulais garder? N'était-ce pas aussi, et surtout, cette petite tête rose, ces cheveux bouclés, cette bouche adorée qui versait des harmonies si profondes et si délicates dans le mot d'ami?

—Rassurez-vous, me dit l'excellent docteur, avec une prescience admirable, cette enfant est un otage trop précieux pour que le duc n'en ait pas grand soin.

—J'ai peur de ses soins!

—Dites que vous en êtes jaloux!

Je répondis par un soupir.

—Eh bien! ne suis-je pas là?, continua le médecin. Pendant ces six années, le duc m'a donné des droits que je continuerai à faire valoir, et m'a confirmé ceux que j'avais reçus; et, à moins que je ne meure bientôt…

Il s'interrompit, frappé peut-être de cette éventualité, plus menaçante pour moi que pour lui.

Étrange égoïsme de la passion paternelle, j'eus un petit frisson; je regardai le docteur avec des yeux de médecin; je ressentis l'effroi de son âge; il avait trente ans de plus que moi. En effet, il pouvait mourir bientôt! Je n'avais pas pensé à cela. Que deviendrais-je, s'il mourait, si je restais seul! Il ne me resterait que la ressource de ce vol de mon enfant.

Mais quand le duc me l'aurait reprise, et l'aurait gardée pendant quelques années ou quelques mois même, me serait-il possible de la retrouver comme je la lui laissais? M'aimerait-elle encore? A six ans on oublie vite! Qu'est-ce que le souvenir pour ces ailes qui ne s'alourdissent de rien jusqu'à ce qu'elles aient la force de voler seules! Reconnaîtrait-elle son bon ami dans le ravisseur qui viendrait l'enlever à ses curiosités nouvelles? N'invoquerait-elle pas son faux père pour se défendre de son père véritable?

J'eus la terreur de ce danger, avec celle de la mort possible du docteur.

—Il serait plus prudent de ne pas la laisser partir! dis-je naïvement.

—De quelle façon?

—En osant poser des conditions au duc. Vous savez que je puis le démasquer, que j'ai une arme…

Le docteur, cette fois, haussa doucement les épaules.

—Pauvre ami! De quelle arme parlez-vous? De cette lettre qui vous a été léguée? C'est tout au plus une arme défensive contre le mari: ce n'en est pas une contre le père putatif. C'est l'illusion, le prétexte d'une mourante, pour vous faire aimer la vie. Que ferait au duc cette bulle de savon? Nous nous heurtons à un fait brutal. Il est le père selon la loi, et quand vous le menaceriez de démontrer que vous êtes le père selon la nature; que cette paternité clandestine est une revanche de sa félonie, vous auriez remué de la honte autour de votre fille, autour de sa mère, autour de vous, sans entamer, sans érailler seulement le granit sur lequel il s'appuie. Prenez garde! si vous tentez un acte violent, vous autorisez le duc à user de tous les moyens violents pour se défendre. La légalité est pour lui; ne mettez pas encore de son côté la pudeur, et ne l'obligez pas à paraître défendre l'honneur de sa femme, la légitimité de son enfant… Soumettez-vous, mon ami.

—Me soumettre à ne plus la voir! à la perdre pour toujours!

—Qui parle de cela? C'est une crise, mais ce n'est pas une maladie, fatalement mortelle. Je n'en connais pas qui doive décourager le médecin. Est-ce que je vais être obligé, mon ami, de vous parler du bon Dieu, qui se mêle parfois des intérêts des honnêtes gens? Laissez-moi faire. Je m'imagine que le duc tient à une démonstration paternelle, plus qu'à l'exercice mensonger de sa paternité légale. On lui aura sans doute demandé trop souvent des nouvelles de sa fille; il veut en donner, en la montrant. Il craint qu'on ne trouve les années de nourrice un peu longues. Cette enfant le gênerait; il ne la prend que pour mettre plus de précaution dans sa façon définitive de la placer, hors de sa vie galante et affairée. Croyez-moi, c'est une épreuve de quelques mois, de quelques semaines, de quelques jours. Résignez-vous, et comptez sur moi.

Il fallut bien me résigner.

Le duc vint dans la journée; le docteur l'attendait à la villa. Quant à moi, je le guettai de loin.

Je trouvai qu'il restait bien longtemps.

Enfin, vers cinq heures, le duc sortit de la villa tenant par la main Louise, pimpante, habillée de velours, de dentelles, qui sautillait, en remuant les plumes d'un grand chapeau. Elle s'admirait; elle se savait belle; dès la première entrevue, il lui avait appris la coquetterie; elle montait gaiement dans la belle voiture qui venait la chercher.

Elle ne songeait guère à son bon ami! Le docteur qui était resté à Meudon, sacrifiant, ce jour-là, sa clientèle, afin de ne perdre sans doute aucun détail de ce qui se passerait, et sous le prétexte de causer longuement avec le duc de la santé de l'enfant, le docteur prit bien garde que Louise ne pensât à moi.

Du massif d'arbres, dans une avenue où je m'étais établi, sans être vu, j'assistai à ce départ. J'entendis le roulement de la voiture sur le sable; je crus qu'un petit bruit, clair, sautillant, comme celui d'un rire enfantin qui s'envole, accompagnait ce roulement. Le duc avait fait monter le docteur avec lui. La femme de chambre suivait dans la voiture du docteur. La dame de compagnie qui devait rejoindre, plus tard, Louise à l'hôtel de Thorvilliers restait pour tout fermer dans la villa, pour veiller au déménagement.

Un léger tourbillon de poussière s'éleva derrière le landau du duc, comme un symbole de tout ce qui finit et ne laisse plus de trace; puis tout disparut.

Je restai jusqu'à la nuit close, sentant et laissant saigner ma déchirure. Je pleurais et je murmurais, de minute en minute: ma fille! ma fille! ma fille!

Elle riait, en toute innocence, à son ravisseur. Ce beau rire avait dû s'augmenter, s'exalter en entrant dans Paris. Le duc avait dû faire une course triomphale dans le bois de Boulogne, dans les Champs-Élysées, pour se parer, devant tout Paris, de la petite duchesse qu'il ramenait, et elle, à la portière, battant des mains aux belles voitures, aux beaux cavaliers, entrant dans la féerie de ce piège, se trouvait bien contente, se servait des mots que je lui avais enseignés pour exprimer sa joie, et proclamait que son papa était magnifiquement bon de lui montrer, de lui donner de si belles choses!

J'évoquais le triomphe. Peut-être sa grâce enfantine allait-elle entamer l'égoïsme, l'indifférence de cet homme! Peut-être lui qui réglait ses sentiments par vanité, allait-il aimer ma fille, en faire la sienne!

Une âpre jalousie, celle qui met dans le sang des fureurs de meurtre, me saisit tout à coup. Mon Dieu, étais-je condamné à être toujours jaloux de lui, et devait-il me prendre toujours ce que j'aimais?

XXI

Le lendemain de ce rapt de ma fille, de grand matin, j'étais chez le docteur.

—Eh bien? lui demandai-je tout haletant.

L'excellent homme sourit de ma question, et aussi de ma pâleur, de l'angoisse peinte sur mon visage.

Je ne connais rien de plus cordial, de plus accueillant, de plus consolant, de plus puissant que ce sourire des guérisseurs, quand ils se moquent doucement de la douleur, même la plus légitime.

Je devins honteux de mon désespoir.

Le docteur me raconta les incidents du voyage fait la veille, me désarma avec les petites mines de l'enfant. Il n'eut pas de peine à me convaincre que le duc de Thorvilliers avait besoin de plusieurs jours pour prendre un parti.

—J'avais bien raison, ajouta-t-il, il est très embarrassé. Il essaiera peut-être d'une institutrice; mais il comprend bien qu'il ne peut pas la laisser seule à Paris, dans un hôtel, et à aucun prix il ne veut traîner une nursery derrière lui. Attendons. Il ne fera rien sans me consulter.

Le docteur ajouta d'excellents conseils. Je ne devais compromettre par aucune démarche apparente le résultat attendu. Le duc ne paraissait pas soupçonner ma rivalité paternelle. L'enfant avait parlé de beaucoup de choses, mais n'avait pas parlé de moi. Les chances d'oubli augmenteraient avec les heures. Dans deux jours je serais effacé, momentanément au moins, de cette mémoire ouverte, avide. Rien ne mettrait le duc en défiance.

Je promis d'être prudent, patient; mais je ne promis pas d'être calme.

Les jours, les semaines, les mois mêmes s'écoulèrent, et le duc ne savait que résoudre. Je n'apercevais Louise que par les après-midi ensoleillés, quand on la promenait aux Champs-Élysées. Elle ne descendait de voiture que pour faire quelques pas, accompagnée d'une femme de chambre, et suivie d'un valet de pied.

Je me gardais bien de me laisser voir. Ma fatuité paternelle voulait encore douter de son oubli. Je la suivais de loin, me dissimulant derrière les promeneurs. Elle me paraissait plus jolie encore dans le luxe de ses toilettes. C'était un chef-d'œuvre encadré. Elle semblait heureuse. Était-ce son instinct féminin qui se satisfaisait de cette parure? Était-ce son instinct ingénu qui s'extasiait à propos de tout? Le bruit, les jeux divers l'émerveillaient. La voiture aux chèvres lui fit battre les mains.

J'étais décidément oublié! Je ne m'en plaignais pas à moi-même. Je faisais le sacrifice de cette ingratitude inconsciente à la joie de la voir.

Comment n'aurais-je pas été consolé de cet oubli, en voyant trottiner sur l'asphalte des contre-allées ces chers petits pieds roses que j'avais tant de fois baisés, que je contemplais nus dans leurs bottines, et dont je croyais entendre de loin le pas marqué, sonore?

Qu'on m'excuse d'évoquer ces enfantillages… Il n'y a pas de miette du bonheur paternel qui ne soit comme une miette de l'hostie consacrée et qui ne contienne l'être divin tout entier.

Cette attente dura un an. Elle fut entremêlée d'atroces souffrances. Les jours de froid et de pluie me laissaient seuls dans ce grand désert de Paris. Comme il y pleut souvent! Il faut avoir compté les jours de solitude pour le savoir.

Il m'arriva plusieurs fois de m'approcher si près de ma fille, que je pouvais l'entendre jouer; que je pouvais presque la toucher.

Un jour, je me mis sur son passage; elle me heurta, me regarda, et ne me reconnut pas.

Ah! ce naïf oubli, je lui valus du moins de me baisser, pour ramasser je ne sais quel jouet qu'elle laissa tomber, et, en le lui rendant, j'osai effleurer sa joue avec mes doigts. Elle ne parut pas offensée et sourit.

Une réminiscence involontaire s'éveillait-elle dans son cœur? La femme de chambre surprit ma familiarité et s'en offusqua. C'était une femme de chambre nouvelle. Celle de Meudon avait été congédiée. Le valet de pied me regarda avec hauteur.

Je ne fis que sourire de cette insolence. Le sourire de ma fille ne me semblait pas payé assez cher.

Au bout d'un an, le duc, qui avait fait de fréquentes et courtes absences, fit mander le docteur et le consulta.

La santé de Marie-Louise était le premier prétexte. Le mandat d'amitié reçu au lit de mort de la duchesse, et dont Gaston n'avait jamais osé mesurer l'étendue, était le motif réel. Le duc redoutait certainement ce grand et honnête praticien. Soupçonnant qu'il était initié à tous les secrets de sa vie, il le ménageait et s'en faisait un répondant devant sa propre conscience.

Il y eut donc une délibération sérieuse sur le régime à faire suivre par l'enfant, sur l'éducation à lui donner.

Le duc parlait d'abord de la placer en Italie, dans un couvent, auprès de Florence, où les filles de grandes maisons, qui n'étaient pas élevées dans leur famille, recevaient des soins particuliers.

Le docteur répondit, en souriant, qu'il lui serait bien difficile d'aller, toutes les semaines, rendre à Marie-Louise les visites dont il avait l'habitude et le devoir.

Le duc céda facilement; il ne voulait que paraître céder. L'idée d'un grand couvent à Paris, du Sacré-Cœur, des Oiseaux, s'offrit tout naturellement. Mais avec un tact particulier, sans que nous eussions touché ce point délicat dans nos conférences, l'excellent docteur combattit l'idée d'un couvent. Il pensait qu'il me serait plus difficile d'y entrer, de m'y faire des alliés.

Au fond, le duc ne tenait au couvent que par préjugé nobiliaire, et quand le docteur lui eut déclaré qu'il découvrirait une institution digne d'une si noble élève, l'orgueilleux ne fit plus aucune objection.

Mais où la trouver, cette institution exquise?

Le docteur s'était, à part lui, réservé d'en causer avec moi, avant de la désigner. Il s'agissait de mettre d'accord la vanité du duc, non seulement sa vanité intime, mais celle qui recherchait et absorbait les regards curieux, de son monde, avec ma sollicitude paternelle. Il fallait que M. de Thorvilliers n'eût pas à rougir devant ses connaissances, et que j'eusse obtenu le droit de voir ma fille.

Grâce au docteur, ce problème fut résolu.

Dans une des rares institutions de jeunes filles qui ont conservé un lustre aristocratique, on loua un pavillon spécial, isolé, dans le jardin. La petite fille y fut très luxueusement installée, avec la femme de chambre et une vieille dame, veuve d'un officier retraité, de grand air, pour accompagner l'enfant au dehors, et d'une infirmité suffisante pour n'exercer au dedans que la surveillance nécessaire.

L'enfant aurait à suivre les cours de l'institution et ne se mêlerait, pendant la récréation, aux élèves, qu'autant qu'il le faudrait pour la distraire.

Le docteur avait très habilement, très judicieusement calculé qu'une élève de cette importance, installée dans de pareilles conditions, et pour une durée de temps assez longue, serait une trop belle affaire, pour qu'il ne posât pas des conditions à celle qui en profiterait. Il avait un bénéfice à réclamer dans celui que taisait la directrice, et il l'exigea.

Voici ce qu'il réclama et ce qu'il obtint.

Je serais agréé comme professeur. Je ne prendrais la place de personne; je laisserais les appointements. J'aurais plutôt offert de payer le droit de professer.

Le fameux sans dot est toujours un argument dans les affaires de ce monde; mais il n'est pas le seul argument. Comme je n'assistais pas à cette conférence entre le docteur et madame Ruinet, je ne sais au juste ce que le docteur ébrécha de mon secret pour la persuader.

Mais les femmes qui ont charge d'âmes sont aussi des confesseurs. Celle-là était une excellente femme, une mère éprouvée, une épouse endolorie, une veuve qui avait reçu la pointe de tous les glaives dans la poitrine, et qui les portait doucement, modestement, c'est-à-dire selon la vraie fierté. Malheureuse en ménage, ayant travaillé longtemps pour un dissipateur qui la ruinait, travaillant encore pour des enfants qui l'exploitaient, femme du monde, qui n'avait songé à se faire institutrice qu'après quarante années, et à passer des examens, à l'âge où, d'ordinaire, on se repose d'avoir étudié, elle ajoutait la science de la vie à la science des livres, et comprenant à demi-mot, respectant les secrets qu'on ne lui confiait pas, autant que ceux qu'on lui confiait, elle ne fit aucune objection aux exigences du docteur, s'excusa, pour la forme, d'accepter un professeur sans appointements, devina que si mademoiselle de Thorvilliers était le prétexte de cet arrangement, c'était sans doute pour qu'elle en retirât un premier avantage moral, et, sans s'informer de mes antécédents, de moi, de ma situation, acceptant avec confiance ce que le docteur lui offrait, me reconnaissant comme une épave d'un grand naufrage, au même titre qu'elle, la première fois qu'elle me vit, elle fut bienfaisante, autant que bienveillante, et je lui dois les années superbes de ma paternité…

Je ressens un scrupule bizarre et vrai pourtant à raconter cette période lumineuse d'un bonheur, d'autant plus grand, qu'il était acheté chaque jour par une inquiétude.

Ai-je peur qu'on me trouve assez payé de mes années misérables et même de celles dont je suis encore menacé, par ces dix années de possession délicate et profonde de ma fille? Ai-je la crainte de paraître sacrilège par mon amour paternel, comme je l'ai été par mon amour humain?

Il s'agite, en moi, des vagues douces et clapotantes, qui me heurtent doucement la poitrine, au souvenir que j'évoque. Je voudrais le raconter pour bien convaincre ceux qui me liront qu'il serait infâme aujourd'hui de m'enlever ma fille, c'est-à-dire de la tuer devant moi. Je n'ose pourtant le décrire, pour ne pas lasser Dieu, pour ne pas abuser de mon désespoir actuel, en abusant de cette grande joie disparue.

Je veux être bref. Il sera d'ailleurs si facile de comprendre ce que je ne dirai pas et de suppléer à ma discrétion…

Les arrangements pris par le docteur réussirent au delà de mes souhaits. Je devins le maître de ma fille, en devenant un des professeurs de l'institution de madame Ruinet.

J'avais l'émotion d'un néophyte, le jour où je vins donner ma première leçon. Louise eut un étonnement à ma vue, un instant de stupeur qui n'alla pas jusqu'à une reconnaissance nette, absolue.

Une année s'était écoulée. Il y a un abîme entre l'enfant de six ans et l'enfant de sept ans. Elle l'avait franchi d'un vol de papillon. La chrysalide de Meudon s'était transformée. Je retrouvais une petite duchesse mignonne, à la place d'une petite fille, une femme en miniature, ressemblant à sa mère par des petits airs de fierté ingénue, n'osant pas mépriser le petit monde qui l'entourait, mais voulant en être particulièrement regardée et estimée.

Il était temps de greffer cette églantine. Reine avait dû être ainsi.

Hélas! pourquoi ne s'était-il pas trouvé un maître prudent, aimant, pour diriger cette intelligence volontaire, alerte, et la préserver de ces malaises, de ces doutes précoces que la tutelle de la vieille marquise de Chavanges arrosait d'une ironie desséchante?

Pourquoi, au lieu de Gaston, n'avais-je pas été le camarade d'enfance, le compagnon de jeu, le petit mari prédestiné de Reine, comme je l'étais de par la nature, de par Dieu? Quelle différence alors dans nos destinées! Quel exemple de bonheur et d'amour perdu!

Ce qu'on n'avait pas fait pour Reine de Chavanges, je le ferais pour sa fille, pour la mienne. Je la conduirais doucement, mais sûrement, vers le devoir humain, vers le bonheur féminin, vers l'amour…

On n'a pas de vocation paternelle, sans avoir en même temps le génie maternel. Je me sentais élu pour ce double apostolat. J'avais en moi cette double tendresse. On est bien fort, quand on n'a qu'une idée à servir. Les entreprises gigantesques, invraisemblables, des prisonniers perçant des bastilles, s'expliquent. Il leur a suffi de regarder obstinément, uniquement la muraille épaisse, pour la trouer et s'évader.

Je ne me sentais pas présomptueux, en répondant devant ma conscience et devant Dieu, de l'âme de ma fille.

J'avais désormais un prétexte pour être son père. On ne pouvait pas m'interdire de me faire aimer, puisqu'elle me devrait de la reconnaissance.

Endetter ma fille envers moi, c'était un rêve sublime, fou, qui m'enivrait.

En attendant l'heure de sa gratitude réfléchie et volontaire, il fallait lui enseigner à bien lire, à bien calculer. Je m'appliquai à cette tâche, et, pour meubler son esprit, j'y entrai, je le fouillai…

J'ai dit qu'en m'apercevant, Louise avait eu une sorte d'effarement. Elle ne se rappelait pas précisément qu'elle m'avait vu déjà. J'étais comme la réalisation étrange d'un rêve.

Je la laissai dans ce sentiment vague. Je lui parlai comme si je la voyais pour la première fois. Je m'amusai de cet écho indéfini que le son de ma voix, éveillait en elle. C'était une innocente rouerie, une amorce délicieuse de mon ambition paternelle! Elle était ainsi plus facilement amenée à la sympathie.

Les autres élèves profitèrent de la douceur que la présence de ma fille mettait dans mes yeux, sur ma bouche, dans mon cœur. Tout le monde m'aima; comment ne m'eût-elle pas aimé?

On devina bien vite que Louise de Thorvilliers était ma préférée; mais, outre qu'on trouvait tout naturel que la petite élève privilégiée qui habitait un pavillon à part, qui n'était pas du petit troupeau commun, fût l'objet de soins particuliers, comme Louise, par ses progrès, par son intelligence, se fit bien vite la première place dans la classe, ce qui aurait pu paraître une faveur ne fut bientôt plus qu'un droit, garanti par les règles.

J'allais faire ma classe, comme j'allais autrefois aux offices, en épurant d'avance mon cœur par une méditation de foi, d'amour. Je m'abstenais soigneusement de tout ce qui rappelait le prédicateur d'autrefois. Je m'appliquais à un parler doux, bonhomme, paternel; mais en redevenant prêtre, à force d'amour nouveau, je songeais surtout au maître qui laissait venir à lui les petits enfants, et je portais quelque chose de divin dans la plénitude de mon bonheur humain.

Heureux! oui, j'étais heureux; mais ce n'est pas mon bonheur que je regrette, c'est le spectacle d'un bonheur plus légitime qu'il me révélait. Avais-je mérité d'être heureux? Je n'ose plus me demander cela. Si j'usurpais, je jure que ce vol fait à la vie de famille me laissait sans remords.

Pendant les premiers temps, je ne voyais Louise qu'aux heures de la classe; puis, sous le prétexte d'arriver trop tôt, ou de m'attarder, je la vis dans le jardin de récréation.

Je fus transporté d'une joie immense le jour où je m'aperçus que Louise venait jouer volontiers avec ses petites camarades, surtout quand j'étais là, et je faillis tomber à genoux devant elle, le jour où, venant directement, peut-être instinctivement, à moi, elle me tendit les mains, et, avec ingénuité, retrouvant sur sa bouche les mots que je lui avais appris, elle me dit: Mon ami, par erreur, au lieu de me dire: monsieur!

Quel livre j'écrirais, quel gros livre, avec ces détails, avec ces impressions, avec ces riens qui sont des mondes! Chaque année serait un chapitre, un poème dans un grand poème. Ce fut une conquête graduée, sans mécompte. De même que je la voyais accourir vers moi, je sentais son âme rejoindre la mienne et l'étreindre!

J'éprouvais pourtant une amertume, une angoisse poignante, mais qui avivait encore les délices de cette vie de désirs continus: c'était de ne pouvoir serrer ma fille dans mes bras, de ne pouvoir mettre sur son front le baiser qui brûlait ma bouche, qui me donnait la fièvre; c'était de n'oser me prosterner devant elle, comme je le faisais, quand elle était toute petite, dans le bois de Meudon.

Mais quel scandale, si le maître avait poussé à ce point la familiarité! Et quel scandale plus effroyable encore si l'on avait découvert que ce maître audacieux était un prêtre.

Le secret de mon état était bien gardé. L'aumônier ne me connaissait pas; les quelques relations que j'avais conservées dans le monde ecclésiastique ne savaient que mon adresse et ne venaient me chercher que là. D'ailleurs, devant ces amis, je n'aurais pas eu à rougir d'être professeur. C'est le plus honnête des métiers qui puissent être exercés par un homme stigmatisé comme moi.

Je veillais avec un soin scrupuleux sur ma démarche, sur ma tenue. Il y allait de mon bonheur. Je savais par le docteur quand le duc de Thorvilliers était à Paris, quand il devait venir voir sa fille, ou l'envoyer chercher. Le jour de sa visite, je m'abstenais de venir donner ma leçon, et, les autres jours, redoutant l'imprévu, j'entrais à l'institution, pour ainsi dire, à tâtons.

Les vacances nous séparaient; mais il était fort rare que le duc s'adjugeât leur durée entière. Il y avait toujours, au début ou à la fin, une part pour moi. Sous prétexte de répétitions à donner, ou simplement de visites à madame Ruinet, je venais à l'institution, et je jouissais alors à mon aise, dans une intimité plus complète, de cette chère tendresse que Louise ressentait peu à peu pour moi.

Elle m'aimait, je m'en faisais aimer. Que pouvais-je demander de plus?

Il avait été convenu que le professeur suivrait ses élèves dans leurs études ascendantes. De cette façon, je me retrouvais, après chaque vacance, le maître de ma fille.

Je ne calculais pas d'avance le jour où Louise quitterait l'institution. Mais, à tout hasard, je croyais habile d'augmenter l'affinité, de resserrer l'intimité entre ma fille et moi; quoi qu'il dût arriver, le lien ne serait jamais rompu entre nous.

Un seul accident sérieux, au bout de cinq ans, compromit ce bonheur.

Madame Ruinet, très confuse, m'avoua un jour que les grands sacrifices qu'elle faisait pour ses enfants avaient à ce point épuisé ses ressources, qu'elle allait être contrainte d'abandonner son institution. Il lui fallait, à bref délai, une somme importante pour une échéance. La vente seule, immédiate, de l'institution pouvait la lui donner. Elle me prévenait de ce malheur, avant qu'il eût transpiré, pour que j'eusse à prendre mes précautions et à me mettre en mesure vis-à-vis des propriétaires nouveaux.

A cette confidence, j'eus l'éblouissement d'un éclair qui passe sans foudroyer. Je ne ressentis que la peur rétrospective du danger auquel j'échappais!

—Ne vendez pas! dis-je à madame Ruinet, je vous prête l'argent nécessaire.

—Vous, monsieur Hermann!

Elle me croyait très pauvre, parce que je m'efforçais d'être très simple.

—Oui, moi! répliquai-je vivement, et je suis très heureux de mettre à la disposition d'une mère de famille si vaillante, une part du petit capital qui me reste.

L'excellente femme savait bien que ce n'était pas uniquement pour elle que j'offrais la moitié de mon bien; mais sa reconnaissance n'en était pas moindre, ni moins attendrie. Si jusque-là, en ce qui me concernait, elle ignorait la vérité, elle dut, à ce moment-là, la soupçonner, sinon la deviner.

Elle eut des larmes sincères dans les yeux, et, me tendant la main:

—Comme vous êtes bon!

—Je n'ai pas de mérite à cela.

—Mais si je ne puis pas, plus tard, vous rendre cette somme?

—Eh bien! vous ne me la rendrez pas; vous m'en payerez l'intérêt, tant que cela vous sera possible.

Elle baissa la tête, touchée de mon élan, et presque repentante d'avoir paru le provoquer.

—Oh! monsieur, murmura-t-elle, comme les enfants vous forcent à des sacrifices! C'est pour les miens que je travaille, et que j'accepte votre offre, sans savoir si ce secours ne sera pas seulement un répit.

—Vous avez raison, madame, lui dis-je, on doit tout à ses enfants. Ce sont des créanciers dont la dette ne se prescrit jamais. Les autres viennent après. N'ayez aucun scrupule. Ne me remerciez pas… Vous m'avez fait peur tout d'abord, et maintenant vous me rendez heureux.

Nous nous regardâmes, avec la même émotion. Son angoisse maternelle était rassurée; mon épouvante paternelle était apaisée…

Je remis à madame Ruinet, quelques jours après, une somme qui représentait à peu près la moitié de mon modeste avoir, m'en fiant à la probité courageuse de cette femme excellente, mais pourtant ne voulant garder aucune illusion. En même temps que je courais le risque de m'appauvrir de moitié, je calculais qu'à tout prendre, s'il le fallait, je donnerais encore, sans hésiter, le reste de ma petite fortune pour sauver l'institution, pour m'assurer la continuité de cette vie heureuse.

Toutefois cette alerte m'avait secoué. Elle me laissa la fièvre sourde d'un pressentiment, d'une menace. Elle m'avait rappelé tout à coup la fragilité, pour moi, d'un bonheur qui est le seul réel et durable, même, ainsi que je l'ai dit, quand ce bonheur s'alimente surtout par les larmes.

Madame Ruinet, travaillant, s'épuisant, empruntant pour ses enfants, peut-être ingrats, à coup sûr égoïstes, mais qu'elle pouvait avouer, qui étaient publiquement à elle, dont elle savourait les ingratitudes autant que les tendresses, me faisait envie. On ne pouvait pas plus lui prendre ses joies que ses tourments.

* * * * *

Ce récit s'allonge et je me suis promis de l'abréger. Je ne sais comment faire, il me semble que j'ai ouvert une source. Ma main veut la comprimer; mais l'eau jaillit, filtre à travers mes doigts, m'inonde. Tout ce que je puis faire, c'est de ne pas laisser le flot m'emporter, me noyer…

Louise grandit ainsi, dans cette maison paisible, sous un demi-jour qui ménageait la sève; sans grand épanouissement, mais sans tristesse. L'amitié de ses compagnes la préservait de l'impatience d'aimer, et la tendresse que je voilais près d'elle, autant que je la lui montrais, lui donnait une satisfaction mélancolique, un peu curieuse d'autres sentiments.

C'était là mon but; je ne voulais ni l'éveiller trop, ni lui donner des goûts de recluse. Sa pensée agissait et je la laissais agir.

Louise faisait certainement de jour en jour une comparaison plus étroite et sentait de mieux en mieux que ma paternité intellectuelle doublait, sans prétendre la supplanter dans son cœur, la paternité qu'elle croyait naturelle.

Je me rends cette justice, et je souffre même cruellement aujourd'hui d'avoir à me donner ce témoignage, que jamais je n'essayai de diminuer dans ma fille le respect qu'elle pouvait, qu'elle devait avoir pour le duc de Thorvilliers. Je croyais mériter davantage ma part, en ne faisant rien pour la dérober. Je serais sans doute d'autant plus fort contre Gaston, si jamais l'heure d'une lutte entre nous deux venait à sonner, que je me serais résigné, sacrifié, que je n'aurais rien tenté contre la conscience de Louise, rien laissé transpirer de la mienne, qui eût troublé la pureté de son cœur.

Si j'avais agi autrement, c'est-à-dire méchamment; si, profitant de la liberté de cet asile, des conversations longues, intimes, paternelles et filiales que nous avions, à mesure que l'enfant devenait une jeune fille, je lui avais révélé le secret de cette affinité qui me ravissait et qui paraissait toujours l'étonner; si je lui avais dit ou laissé deviner que j'étais son père; j'aurais sans doute flétri ses rêves d'innocence; mais du feu de mon amour, j'aurais cicatrisé la blessure faite, et ma fille, avertie du piège, défiante de l'homme qui la livre aujourd'hui, se refuserait à ce mariage odieux, s'évaderait de son faux devoir, serait libre.

Elle n'aime pas celui dont on veut lui donner le nom. Elle est soumise, avec une affection voulue, et non instinctive, à celui qu'elle croit son père. Chaste, fière, noble, elle va au sacrifice, en pensant seulement que Dieu la bénit d'obéir, avec la tristesse profonde d'une vraie jeune fille qui a la vocation de l'existence d'une vraie femme. Elle a pensé à moi, j'en suis sûr, au vieil ami qui ne peut plus la guider, qu'elle ne sait où trouver, mais dont la pensée rôde autour de la sienne, tout au fond d'elle-même, vaguement, sans le savoir, elle me désire; et parce que j'ai trop veillé sur cette chasteté de son cœur, sur cette droiture de son esprit, elle m'échappe, elle peut être perdue!

Je ne me repens pas pourtant d'avoir agi ainsi. J'ai fait, selon Dieu, ce que j'avais à faire. Dieu fera-t-il, selon moi, ce qui peut m'empêcher de désespérer?

Si demain, pour sauver ma fille, je devais lui crier la vérité, je crois que la vérité me brûlerait la bouche, comme si elle était un mensonge.

Louise me parlait souvent du duc de Thorvilliers. De mon propre mouvement, je ne lui en parlais jamais. Je me bornais à lui répondre brièvement, discrètement. Une seule fois, pendant la seconde année de son séjour chez madame Ruinet, par conséquent lorsqu'elle était encore une enfant, avec l'obstination qu'elle tenait de sa mère, elle voulut me présenter au duc. Elle mit dans ce désir une insistance telle que je dus avec froideur lui répondre par un refus très net très catégorique.

Elle se le tint pour dit. Depuis, elle ne me reparla plus de ce caprice. Ce jour-là, j'avais certainement ébranlé en elle le respect filial. J'eus peur de mon triomphe. Elle me regarda de ses beaux yeux pensifs qu'elle avait hérités de sa mère. Elle comprit que je jugeais le duc de Thorvilliers, et que je le jugeais sévèrement. Elle me bouda tout un jour, puis elle revint, le lendemain, aussi caressante qu'elle l'avait été la veille. Elle me demandait presque pardon d'avoir compromis notre amitié, en voulant la faire consacrer par son père.

Ce fut notre seul différend, notre seul secret, plus mystérieux que notre amitié. Je fus assuré dès lors qu'elle me parlerait jamais de moi à Gaston.

Cette vie étrange, simple en apparence, bonne, malgré tout, avec les phases que provoque le développement régulier, normal d'une belle intelligence, d'une belle nature physique, dura neuf ans.

Je comprenais bien que quand elle n'aurait plus rien à apprendre, que quand son instruction serait aussi complète que le devenait sa beauté, Louise m'échapperait. Le duc serait forcé de s'en embarrasser, c'est-à-dire de s'en parer pour le monde. Ce qui avait paru dans le due de Thorvilliers de l'abnégation paternelle serait regardé bientôt comme l'égoïsme d'un viveur endurci, que sa fille pouvait gêner, s'il s'obstinait à la laisser en pension, au delà du terme ordinaire.

Mais, en m'armant d'avance contre cette séparation, je formais mille projets pour qu'elle ne fût pas absolue, définitive.

Louise viendrait voir madame Ruinet. Elle me rencontrerait dans ces visites. Le duc lui laisserait une liberté relative, sinon absolue, dont nous profiterions. Peut-être trouverais-je un moyen de correspondre avec elle! En tout cas, personne au monde ne me défendrait de la voir, de loin, dans les promenades, dans les églises, dans les musées, dont je lui donnais le goût par avance. Maintenant que j'avais noué nos deux âmes, je savais que rien ne pouvait rompre le lien; on le distendrait tout au plus.

N'étais-je pas habitué à n'être heureux qu'avec réserve, indirectement? Le bon docteur était toujours là pour intervenir. Qu'il fût encore présent, pendant quelques années, cela suffirait pour ménager la transition heureuse, jusqu'à la liberté complète que Louise obtiendrait par le mariage, pour établir un moyen de vivre contre lequel rien ensuite ne prévaudrait.

Hélas! mon égoïsme reçut un coup terrible. Le docteur me manqua soudainement. Il ne fut pas malade. Un soir, il s'arrêta de faire le bien, et dans un soupir de lassitude il exhala son âme.

J'allais le voir souvent. Elle et lui étaient les deux pôles de ma vie. En allant de l'une à l'autre, je m'arrêtais à prier pour l'un et pour l'autre.

J'arrivai, ce soir-là, une demi-heure après cet évanouissement de l'excellent homme dans la mort. Je le veillai toute la nuit; j'eus dans le silence, à travers une méditation austère, un entretien suprême de mon âme avec la sienne. Je lui demandai de veiller toujours sur moi, d'entrer en moi, de me soutenir, de me conserver sa protection, car j'allais être seul désormais.

Louise avait seize ans. C'était à peu près à cet âge que sa mère m'était apparue. La vision était pareille. Je ne pouvais voir ma fille cueillir des roses, ou en porter, sans me souvenir de cette vente de charité où Reine était venue au-devant de moi.

Ce fut dans la saison des roses, et avec des roses à la ceinture, que
Louise me fut enlevée.

Oh! ce jour-là, il était inévitable, mais il pouvait être moins cruel. Il eut toutes les ironies et toutes les foudres. Je le pressentais, je le répète, mais je ne l'avais pas prévu si terrible.

La mort du docteur m'avait occupé trois jours. Je ne l'avais pas quitté, depuis la minute de mon entrée dans la chambre mortuaire, jusqu'à l'heure où avec des discours et des fleurs la tombe s'était refermée sur lui.

A son chevet, je m'étais souvenu que j'étais prêtre, et je n'avais semblé qu'un dévot, en priant à côté du prêtre et des religieuses qui l'avaient gardé. Je m'étais mêlé à la foule qui avait suivi ce grand homme de bien, et après la cérémonie, un des neveux, son seul héritier, que j'avais connu chez lui, dans mes visites, m'avait prié de l'aider dans un premier rangement des papiers essentiels, de ceux qui devaient plus tard, par leur publication, faire de la gloire avec la grande notoriété de l'habile praticien.

Ces trois jours de piété m'avaient semblé trois heures. Ils m'avaient élevé dans une atmosphère de sérénité triste et fortifiante; je m'étais reposé de la terre. Je ne supposais pas qu'il eût pu se passer quelque chose de plus grave, pendant cette courte et douloureuse absence.

Le quatrième jour, à l'heure habituelle, j'allai donner ma leçon. En route, je me disais que je préviendrais doucement Louise de cette mort. Elle l'ignorait sans doute. Mais je boirais ses premières larmes, je les essuierais, je la consolerais en me consolant. Nous partagerions entre nous un deuil chrétien qui nous unirait encore plus étroitement…

Dans la rue, de loin, j'aperçus à la porte de l'institution une voiture arrêtée, un landau que je reconnus. Le duc était-il venu me devancer et annoncer à mon enfant qu'elle avait un ami de moins?

Cette fois, au lieu de m'arrêter, de retourner sur mes pas, je marchai plus vite.

La mort du docteur pesa sur moi tout à coup, comme l'annonce, comme le début d'une série de deuils et de malheurs.

J'arrivai, haletant, à la porte.

C'était bien la voiture du duc de Thorvilliers. Ses armes luisaient sur la portière, et le valet de pied en livrée transportait, de l'intérieur de l'institution à l'intérieur du landau, des cartons et des paquets.

Je compris. L'épouvante me retenait fixé au pavé, mais je la violai et la brisai, sans rien calculer. Comme je me fusse jeté au feu ou à l'eau pour sauver ma fille, en danger de brûler ou de se noyer, je me précipitai dans la maison, je courus au parloir.

Je n'eus pas besoin d'en ouvrir, d'en enfoncer la porte, elle était toute grande ouverte. Le duc de Thorvilliers, saluant madame Ruinet, pour prendre congé d'elle, se retirait, emmenant Louise qui, habillée, coiffée, gantée pour le départ, avec un mantelet autour de la taille, pâle, ayant pleuré, le suivait.

Madame Ruinet pleurait aussi.

Je ne pus étouffer le cri qui m'eût étouffé, si je l'avais retenu.

Le duc se retourna, tressaillit, pâlit de colère, avec une lueur menaçante dans les yeux.

Je m'étais arrêté devant lui, après l'avoir heurté, mais je ne le regardai pas; je regardais Louise, en la suppliant, en l'interrogeant. Qu'allait-elle me dire?

Oh! dans cette minute d'agonie, je vis pourtant le ciel. Je sentis bien qu'il y avait en elle une tendresse filiale inconsciente, et que pendant ces neuf années, moi le père déshérité, je m'étais créé une enfant qui serait toujours à moi!

Elle eut un mouvement de la bouche, un baiser des yeux, un élan naïf de tout son être vers moi qui me ravit et me foudroya.

—J'avais peur de partir sans vous avoir vu, me dit-elle d'une voix qui eut tout à coup les inflexions de la voix sonore et vibrante de Reine de Chavanges.

—Vous partez? balbutiai-je, hébété.

Le duc intervint, et, de cette voix froide, railleuse quand même, impertinente dans sa hauteur, que je connaissais:

—Monsieur est un de vos professeurs? demanda-t-il à Louise.

—C'est mon maître! répliqua l'enfant avec un enthousiasme de tendresse.

—Alors faites-lui vos adieux.

Tout en disant cela de son air le plus froid, le duc se campait, défiant presque l'héritière des Thorvilliers de commettre sa dignité, dans un adieu trop sentimental avec un homme de peu comme un professeur de petites filles.

Faut-il croire à une fermentation subite du sang? à une pitié du ciel?

Louise releva ce défi, et les yeux pleins de larmes, avec un sourire tremblant, mais avec une résolution douce, me tendit les mains et le front.

Il m'eût été facile de lui donner, devant ce bourreau de ma vie, un baiser paternel qui m'eût vengé. Je n'osai pas. J'eus peur de ce front pur que je n'avais pas effleuré une seule fois, pendant ces neuf années de tendresse. Je me serais trahi. Je l'aurais perdue davantage. J'étais comme devant une chose radieuse, ailée, qui peut s'envoler, quand on prétend y toucher, et qu'on admire avec un désir qui s'immole pour s'éterniser.

Je m'inclinai, je lui touchai seulement les doigts; je les sentis brûlants.

Gaston retenait sa haine et sa surprise. Lui aussi, redoutait d'aggraver la scène. Une explosion de moi ou de Louise l'eût obligé à un rôle tyrannique, manifestement odieux et ridicule. Il voulait m'avertir.

—Depuis combien de temps monsieur est-il professeur dans votre maison? demanda-t-il avec plus d'aisance à madame Ruinet.

—Mais… depuis neuf ans, je crois.

—Ah! je conçois alors l'émotion de Marie-Louise. Il en coûte de quitter un vieil ami… Je vous remercie, monsieur, de vous être fait aimer; c'est faire aimer la science… Venez-vous, ma fille?

—Oui, mon père!

S'approchant encore, en baissant de nouveau le front, Louise me dit avec courage:

—Au revoir, mon ami.

Elle passa comme une vision. En froissant son mantelet, elle effeuilla les roses qu'elle avait à la ceinture, et les feuilles embaumées tombèrent sur ses pas. Le sang qui afflua à mon cerveau troublait ma vue. Je vis une traînée lumineuse et rose derrière ma fille, et puis je ne vis plus rien.

J'étais adossé au chambranle de la porte, ivre de ma stupeur. Si j'avais fait un pas à la poursuite de ma fille, je serais tombé.

Madame Ruinet reconduisit le duc et Louise jusqu'à leur voiture. J'entendis se refermer la porte cochère, je l'entends encore retentir avec le bruit de ses ferrailles: ce bruit me frappa la poitrine et me provoqua.

Je voulus courir; je serrai les poings; mais je n'eus pas la force.

Madame Ruinet, d'ailleurs, revenait; elle me barra la route, me refoula dans le parloir et ferma la porte.

Cette mère devinait mon supplice. Je tombai dans un fauteuil et je criai, me tordant les mains:

—Partie! elle est partie! Pourquoi est-elle partie? Vous saviez qu'elle devait partir?

—Non. Le duc est arrivé, il y a une heure, me signifier qu'il emmenait sa fille; on déménagera le pavillon plus tard.

—Sa fille! sa fille! m'écriai-je avec fureur; est-ce que vous n'avez pas vu qu'elle n'est pas sa fille?

—Taisez-vous! me dit madame Ruinet effrayée. Si on vous entendait!

—Ah! ce n'est pas elle qui m'entendrait! Et c'est à elle que je voudrais dire: Mon enfant! mon enfant!

Que m'importait maintenant mon secret! Je n'y tenais plus. Je vis bien que s'il n'était pas connu, il était au moins soupçonné de madame Ruinet. Elle laissa paraître plus de compassion que de surprise, et, ne me questionnant pas, me laissant pleurer, m'aidant à pleurer, elle pleura avec moi.

J'étais, tout à la fois, débordant d'une colère qui était contenue devant Louise, et qui se fût satisfaite d'une provocation folle, d'une objurgation implacable, et débordant d'une douleur sainte qui palpitait, écrasée sous ce ressentiment humain.

Je me repentais de n'avoir pas essayé d'intimider cet homme qui me prenait mon enfant pour la haïr, et je me repentais aussi de n'avoir pas su me contenir assez pour empêcher Louise d'emporter un trouble qui s'augmenterait et la rendrait malheureuse. J'aurais voulu tout ensemble la mieux défendre et la mieux céder.

Une amertume encore se mêlait à toutes ces amertumes, le sentiment de l'implacable nécessité. Ce qui s'était passé devait se passer. J'aurais dû m'y attendre.

Je racontai ma vie à madame Ruinet. Cette mère tant éprouvée pouvait m'indiquer une espérance. Elle m'écoutait, en comparant son existence à la mienne, et à certains tressaillements douloureux, à certains sourires, je croyais sentir que celle que j'avais enviée pour sa maternité légitime, officielle, saluait au passage ces douleurs sublimes et idéales de ma paternité clandestine. Moi, du moins, je trouvais dans la destinée une excuse à mon malheur. Mais elle, pour avoir suivi simplement, régulièrement, correctement, le chemin ordinaire, elle était aussi accablée que moi. Le malheur était avec elle dans son tort plus qu'avec moi.

Pauvre femme! elle ne put me donner de conseils. Je devais attendre. Louise était défendue contre ce mauvais père par sa situation même. Un duc, si pervers qu'il soit, ne séquestre pas, ne torture pas un enfant comme le ferait un être pauvre, isolé. Il y a tant de témoins qui le surveillent, sans compter son orgueil!

J'écoutais ces vaines raisons; je feignais de les accueillir, mais je revoyais le regard haineux de Gaston qui, en s'adressant à moi, avait passé comme un éclair sur le front de ma fille.

Il se vengerait, et je ne pourrais la défendre. Je n'imaginais pourtant pas cette férocité lâche, ce monstrueux mariage. Je supposais au contraire qu'il imposerait les langueurs, les hontes du célibat à cette admirable jeune fille; qu'il prendrait plaisir à laisser s'étioler, dans un abandon dédaigneux, cette beauté fraîche, cette grâce décente, cet esprit élevé, cette raison simple et droite.

Il est plus raffiné dans ses tortures, ce voluptueux de méchanceté. Il lui plaît que cette innocence soit alliée à cette corruption; que cette vie épanouie soit gangrenée par ce cadavre; que cette vertu soit martyrisée; et son orgueil, autant que sa haine, trouve son compte, à ce hideux accouplement.

J'ai dit que le duc de Thorvilliers, plus égoïste que méchant, serait peut-être désarmé par un intérêt qui primerait celui d'une alliance de sa famille avec celle des princes de Lévigny. Quand je me souviens de cette soirée, de cette rencontre, de ce qu'il y eut de menace dans son regard affilé, je me rétracte. L'entêtement de l'orgueil donne la volonté du crime au plus sceptique, au plus spirituel, comme l'ignorance la donne au plus fou.

Peut-être sacrifierait-il les avantages plus grands à retirer d'un autre mariage à ce désir de se venger, d'en finir une bonne fois avec cette rivalité entre nous qui se perpétue, avec ce mépris de l'homme écrasé qui le provoque encore.

Oui, c'est un crime qui va s'accomplir, et c'est un criminel que je dénonce.

Il fut évident pour madame Ruinet et pour moi que le duc de Thorvilliers, maintenu par l'autorité du docteur, s'était senti libre à la mort de cet excellent homme, et avait voulu jouir, abuser immédiatement de cette liberté. Cette conscience éteinte qui n'allait plus luire au-dessus de ma fille ne menacerait plus cette conscience trouble.

Qui sait si Gaston n'espérait pas que la mort, en supprimant le protecteur visible de l'enfant, démasquerait un protecteur invisible, mystérieux, qu'il voulait atteindre, piétiner une dernière fois?

Il a bien calculé sa vengeance; car il a mon cœur saignant et celui de ma fille sous son pied.

Dieu juste, hommes bons, souffrirez-vous cet attentat?

XXII

A partir de ce jour-là, je n'ai plus mené qu'une existence lamentable, inénarrable. Les douleurs s'y trouvent mêlées à des détails grotesques, et ma piété paternelle a eu ses mascarades nécessaires.

Quand il m'arrivait d'apercevoir Louise, j'avais mon aumône de joie; mais jamais je n'eus le bonheur de pouvoir l'en remercier.

Tout d'abord, je craignis que le duc ne quittât Paris, pour s'en aller bien loin, sans laisser de traces; mais il était trop infatué de sa force, trop certain de me tenir en respect avec cet otage, pour prendre cette précaution.

On était à la fin du printemps. Ce fut une raison pour que la voiture de M. de Thorvilliers fût remarquée au Bois, aux Champs-Élysées, avec cette fleur de printemps qu'il promenait fièrement.

La beauté de ma fille fut vite connue. Je lus un jour son nom dans un journal qui enregistre les succès mondains. Cette célébrité eût ravi un père comme Gaston. Peut-être que sa rancune contre cette chère innocente s'étourdit un peu à cette bouffée d'encens. Moi, j'eus honte et j'eus peur de cette gloire inexorable que les mœurs indiscrètes et frivoles du jour imposent à la jeunesse.

Mais Louise, je l'espère, l'ignora toujours; ou bien si on eut le courage de la lui annoncer, elle n'en prit aucun sujet de coquetterie. Quand je la voyais passer, je lisais de loin, sur son front, comme dans un devoir d'écolière, l'imperturbable candeur, voilée seulement d'une vague mélancolie, que j'avais si soigneusement préservée.

Mon existence se résumait en ceci: j'espionnais incessamment le duc.

J'étais toute la journée en faction. Je ne rentrais me coucher que quand j'étais certain que tout était éteint à l'hôtel de Thorvilliers, et j'étais à mon poste le matin, guettant le réveil de l'hôtel, comme si, dans les allures de la domesticité, j'allais surprendre les intentions du maître.

Je suis étonné que la police ne se soit jamais inquiétée de ce rôdeur continuel. Mais la police ne sait que ce qu'on lui apprend et n'a que les inquiétudes qu'on lui donne.

Il est vrai, je le répète, que j'étais contraint à toutes sortes de déguisements. Mais à quoi bon raconter cela? Ce sont les vilenies du martyre… On devine mon supplice. Tous les matins, en m'éveillant, je me demandais avec anxiété:—Que va-t-il se passer? où la verrai-je? Tous les soirs, toutes les nuits, quand je rentrais las de mes courses, désespéré, si je ne l'avais pas entrevue, ravi et plus disposé encore au désespoir, s'il m'avait été donné de l'apercevoir, mais certain qu'elle était à Paris, je remerciais Dieu de cette journée gagnée.

Tout l'été se passa dans ces transes.

Une fois, elle alla à l'Opéra; j'y entrai derrière elle, et, placé de manière à la voir, sans être vu, à ne rien perdre de ses émotions, je passai une soirée idéale, au spectacle de sa grâce.

Je ne sais pas quel opéra on chantait. Je n'en entendis rien. Mais, sourd au bruit, je voyais une harmonie, un poème, une extase monter dans ses yeux.

Elle ne se doutait pas qu'elle était admirablement belle; que le duc l'avait fait parer pour son début; que tous les regards papillonnaient autour d'elle, comme autour d'un lis. Elle s'abandonnait à son recueillement.

Je frissonnai d'épouvante et de joie tout ensemble quand je vis, à un moment, qu'elle levait les yeux au-dessus d'elle; qu'elle les envoyait au delà de ce plafond symbolique; qu'une larme brillait dans ses beaux yeux. La bouche eut une palpitation tendre.

Je me souvins de cette nuit de délire où j'ai vu sa mère accoudée au, balcon de la bibliothèque du château de Chavanges, cherchant aussi, avec le même regard, le sillage d'un rêve de tendresse dans l'infini.

J'avais calomnié ce soupir et ce regard. Tout mon malheur venait de cette impiété de mon amour.

Cette fois, je ne m'y trompai pas; je ne pouvais pas m'y tromper. L'âme de la mère était sur les lèvres de la fille, et je demandai pardon à Reine, en bénissant Louise.

Le duc, solennellement installé derrière Louise, et qui recueillait les hommages de toute la salle, remarqua sans doute, comme moi, cette minute d'extase. Il en fut choqué, comme d'une naïveté trop primitive.

Il ne lui convenait pas que mademoiselle de Thorvilliers eût de ces élans de l'âme à l'Opéra, surtout quand tous les regards étaient fixés sur elle. Il se pencha, l'avertit; Louise eut une légère pâleur; le regard, blessé dans son vol, descendit, s'abattit sur la scène, où des danseurs faisaient irruption, et alors je remarquai avec douleur la fixité morne des yeux de mon enfant.

J'aurais voulu, de l'éclair des miens, transpercer, foudroyer Gaston.

J'allais, de temps en temps, me reposer et déposer le secret de mes poignantes inquiétudes chez madame Ruinet.

La pauvre femme était en disgrâce complète auprès du duc. Louise n'était pas revenue une seule fois la voir, ne lui avait pas écrit, et comme il nous était impossible de douter du cœur de Louise, nous comprenions à quelle défense elle obéissait. J'appris aussi que des jeunes filles, des amies de l'institution, avaient essayé vainement de la voir, de lui écrire. Elles n'avaient pas été reçues, et si les lettres avaient été remises, on avait défendu à Louise d'y répondre.

Je commençais à croire que le duc ne quitterait pas Paris et avait renoncé aux attractions de diverses natures qui, depuis longtemps, le fixaient presque en Italie, quand, à l'automne, je devinai, à certains préparatifs dans l'hôtel, que je m'étais trompé et que M. de Thorvilliers allait partir.

J'étais prêt à le suivre.

J'avais réalisé tout ce qui me restait de ma fortune. Je pouvais l'emporter avec moi. Ce reste était peu de chose. Je l'épuiserais peut-être à suivre ma fille, à acheter chaque heure que j'allais donner à cette poursuite; mais quand je serais tout à fait pauvre, je travaillerais. Le néophyte missionnaire se retrouvait dans le père affolé; les obstacles n'étaient rien: le but mettait une lumière divine sur tous les moyens employés. Il ne fallait que de la foi.

Quelle foi eût rivalisé avec la mienne? Quel but était plus saint?

Je partis. Je suivis le duc; quelquefois je le devançais, bien sûr de ne pas perdre sa trace; car je m'appliquai toujours à partir avec les gens de sa maison, à le rejoindre ou à préparer ses étapes. Je courais moins de risques d'être aperçu, en ne partant pas en même temps que lui.

Louise m'eût reconnu parmi les voyageurs des petites places. Mais les serviteurs d'une si grande maison voyageaient souvent en première classe, et, quand ils étaient réduits aux secondes classes, ils ne s'occupaient guère des gens humbles, peu causeurs, tristes et vieux comme moi.

J'ai dit, à plusieurs reprises, que le séjour ordinaire et préféré du duc de Thorvilliers était l'Italie.

Je n'avais jamais su pourquoi; je l'appris en le suivant.

Il était engagé dans de grandes entreprises de canalisation agricole en
Lombardie, et il avait à Florence une maîtresse, madame Paola
Buondelmonti qui se prétendait veuve d'un descendant des comtes de
Buondelmonti, les guelfes fameux du onzième siècle.

Les membres, à peu près authentiques de cette vieille famille, laissaient dire cette belle personne qui s'était mariée à Rome, qui était devenue veuve à Venise, sans que son mari eût jamais figuré dans sa vie.

Elle n'était pas riche, mais elle était fort belle. Gaston, qui savait accorder le culte fou de la beauté plastique avec certaines vertus économiques, réparait discrètement les torts de la fortune envers la grande dame exilée de sa gloire, mais spéculer sous son inspiration, pour ne pas s'appauvrir en l'enrichissant.

Cette liaison est la cause du mariage infâme qui se prépare. Le vice a engendré le crime. Les spéculations du duc n'ont pas réussi. Sa fortune personnelle est compromise; il ne peut toucher à celle de sa fille. Mais ce qui lui est interdit est facile à un gendre. Voilà pourquoi la Buondelmonti, qui ne voulait pas de cette pourriture armoriée, de peur de s'y gâter, la fait resplendir sous le rayonnement des millions, aux yeux d'un spéculateur compromis, et voilà comment Louise, ma fille, cette vierge dont personne n'est digne, va payer de sa pureté, de son âme, de sa vie, la rançon du duc de Thorvilliers envers une vieille courtisane.

Non, cette monstruosité ne s'accomplira pas. Non, je le jure; je veux le faire jurer aux honnêtes gens.

A mesure que, dans ce mémoire, je m'approche de cette boue, tout mon être, qui s'est calmé au récit de mon amour, de ma douloureuse paternité, se redresse, se révolte. Non, maintenant que j'ai prouvé mon droit à aimer, je veux prouver mon droit à haïr. Il faut que la justice sorte éclatante, invincible, de ce récit.

Le duc alla directement de Paris à Rome. Il avait des réclamations, des demandes à faire au gouvernement italien.

A Rome, Louise eut la permission de visiter les églises, les musées, les ruines. Je n'osais la rejoindre dans ces promenades intéressantes; elle m'aurait vu; la dame qui l'accompagnait et qui me connaissait bien, m'eût dénoncé.

Je me privai donc, par prudence, de ce bonheur nouveau et délicat, de voir s'épanouir ce sentiment du beau, que je m'étais efforcé d'éveiller en elle. Mais, quand elle sortait d'une de ces églises, d'un de ces musées, je surprenais de loin un éclair radieux sur son doux visage, parfois, une émotion grave et la trace d'une larme.

Le duc mettait une complaisance qui n'était que la mise en scène de son calcul à se promener en voiture, aux heures réglementaires de la fashion romaine, au Pincio ou au Corso. Sous le prétexte de montrer le beau monde de Rome à Louise, il montrait Louise au beau monde. C'était le chef-d'œuvre dont il était fier, comme d'un Raphaël, qu'il faisait apprécier par ces collectionneurs de chefs-d'œuvre.

Je jouissais de ces promenades, et sachant que le duc partirait un jour ou l'autre pour Florence où était sa maîtresse, pour Milan où était le siège de son entreprise, je rêvais la bonne fortune d'une absence de lui, qui me permettrait, non pas d'aborder ma fille, et de m'en faire reconnaître, mais de m'en approcher avec plus de sécurité et de la voir plus à mon aise.

A Rome, bien des choses m'étaient faciles. J'y avais fait plusieurs séjours pendant ma vie apostolique. J'y avais laissé, au Vatican même, des amis puissants qui auraient pu me venir en aide, et si ce mariage qui me menace avait dû se faire à Rome, même depuis que le pape est dépossédé de sa souveraineté, j'aurais pu l'empêcher.

Mon interdiction eût été facilement levée, et si un scrupule que je ne voulais pas vaincre ne m'eût empêché de reprendre l'habit ecclésiastique, j'aurais pu, à Rome, me déguiser en prêtre, pour exercer plus commodément ma fonction paternelle.

C'est à Rome que je fus exactement renseigné sur les intérêts que le duc avait en Italie, et ce fut un cardinal de mes amis qui me raconta la liaison de M. de Thorvilliers avec la Paola Buondelmonti.

Un jour, j'étais dans le Corso, sur le trottoir, derrière deux jeunes gens, élégants, qui à un angle de la place Colonna regardaient défiler les équipages, quand, au moment où la voiture découverte du duc de Thorvilliers passait, j'entendis un de ces deux promeneurs dire, en français, à son compagnon, en montrant Louise:

—Oh! la belle jeune fille!

J'eus une brusque palpitation. Je me penchai et regardai de côté le jeune homme qui parlait ainsi.

Je crois que si j'avais surpris dans son air, la moindre marque d'une admiration frivole, galante, impertinente, je l'aurais détourné, par une intervention quelconque. Mais il y avait dans les yeux de ce jeune Français une surprise si pieuse; il saluait si bien, sans qu'elle l'eût aperçu, cette vision qui passait; il la suivit d'un regret si visible, si touchant, qu'au lieu d'être irrité et jaloux, je fus attendri.

Je restai à ma place et j'écoutai. Après un silence, le même jeune homme dit à son ami:

—Toi qui habites Rome depuis deux ans, sais-tu son nom?

—C'est mademoiselle de Thorvilliers.

—Ah!… c'est là le duc?

Il y eut un accent de dédain craintif, de peur involontaire, dans ces paroles.

Bon jeune homme! J'aurais voulu lui serrer la main, le remercier de ce qu'il paraissait avoir des raisons de ne pas estimer le duc!

J'appris, en écoutant, que l'interlocuteur de ce sympathique jeune homme était secrétaire d'une des deux ambassades françaises, et que c'était à ce titre qu'il avait vu le duc de Thorvilliers, soit au palais Farnèse, soit au palais Colonna. Quant au jeune homme lui-même, il était arrivé le matin de Florence. Il connaissait le scandale de la liaison du duc avec la Buondelmonti, et après avoir renseigné, sur ce point, son ami, il ajouta avec animation:

—J'espère bien que le duc ne promènera pas aux Cascine sa maîtresse avec cette belle enfant.

—Qu'est-ce que cela te fait? répliqua l'autre.

—Cela m'offense dans mes idées de pudeur et de fierté.

—Te voilà bien, mon poète!

—Poète si tu veux! Je ne connais pas cette jeune fille; je la vois pour la première fois. Je jurerais qu'elle a l'âme aussi belle, aussi pure que son visage, et je sais que son père est un vieux mauvais sujet. Voilà pourquoi je me révolte d'avance à la pensée que la Buondelmonti peut vouloir servir de chaperon à cette enfant… Elle semble toute jeune… Viens la voir encore.

Et riant d'un bon rire qui résonna dans mon cœur, il entraîna son ami.

Je les suivis. J'étais curieux de connaître ce jeune homme que l'autre traitait de poète et qui devinait si bien ma fille!

Poète! j'avais cru l'être aussi, à l'âge de ce jeune inconnu, dans mes années d'innocence, d'amour pur, de premier élan! Ma poésie ne m'avait pas préservé d'un grossier prestige de mes sens. J'avais commencé à admirer Reine de Chavanges de la même façon que ce jeune homme admirait Louise. Mais s'il était digne d'elle, je me jurai bien qu'il ne se tromperait pas comme moi, aux apparences et que, dût-il voir cet ange assis un jour à côté de la Buondelmonti, il n'en conclurait pas la possibilité d'une atteinte à l'innocence de ma fille.

Mais, ne pouvait-il pas empêcher ce rapprochement, ce sacrilège?

Je m'informerais: je saurais quel était ce jeune Français.

Qu'on ne s'étonne pas de cette promptitude de ma part à adopter ce beau premier venu. Le captif accueille toutes les chances d'évasion, et j'étais captif, dans le désert de ma vie, avec le bonheur de mon enfant, entrevu comme une terre promise…

Je suivis ces deux jeunes gens. Ils eurent bientôt rejoint la voiture du duc qui s'avançait à son rang dans la foule. Je vis l'inconnu contempler Louise, aspirer pour ainsi dire cette lumière souriante qui se dégageait du visage de mon enfant.

Quand, arrivée à la place du Peuple, la voiture prit un trot rapide et s'éloigna, le jeune contemplateur resta un instant immobile, puis se décida à prendre le bras de son ami pour s'y appuyer. Son cœur alourdi lui donnait un peu de lassitude.

Je l'entendis qui disait:

—Oui, elle est bien belle! Elle est bien pure! Heureux celui qui en sera aimé!

—Tâche que ce soit toi.

—Heureux celui qui l'aimera! continua-t-il avec un soupir et sans répondre à son ami, oui, bien heureux, même s'il doit souffrir et mourir de n'être point aimé!

Je portai vivement mes mains à mes yeux pour retenir des larmes, et pour m'empêcher de saisir ce jeune homme, de l'obliger à se retourner, de l'embrasser, de lui dire:

—Vous avez raison. Ce serait un grand bonheur d'être aimé d'elle. C'en est un d'être torturé de l'amour qu'on a pour elle.

Je le bénis de toute mon âme, je le suivis encore et je sus où il demeurait, me réservant d'apprendre son nom, par cette police officieuse et irrégulière qu'on trouve à sa disposition, dans tous les coins des grandes villes d'Italie.

Le lendemain, les jours suivants, je retrouvai le même inconnu à la même place, guettant la même vision.

Il revint seul. Il avait la pudeur de sa curiosité, de son amour naissant. Je l'aimai encore pour cela.

Il me tardait de le connaître, de savoir si mes rêves paternels qui battaient de l'aile pouvaient s'envoler avec les siens. Sans doute, pour arriver à la réalisation, il y avait de grandes difficultés à vaincre, en admettant les convenances de fortune, de famille. Comment faire agréer ce prétendant par le duc, et comment, surtout, serais-je certain qu'il serait aimé par Louise, en n'étant pas repoussé par M. de Thorvilliers?

Si le roman qui commençait à Rome pouvait s'y dénouer, j'espérais bien, ainsi que je l'ai dit à propos du mariage infâme qui se prépare, faire jouer des ressorts assez puissants pour que le duc, sans soupçonner mon intervention, fût dominé et conduit par elle.

Le but qui surgissait tout à coup me donnait de nouvelles angoisses; mais m'excitait à la vie.

Comment! après avoir meublé l'âme de ma fille, j'aurais le bonheur d'aider à son mariage, de lui donner un ami jeune, beau, intelligent, sans doute de bonne naissance, de belle fortune?

On ne fait pas de si grands rêves, sans les enrubanner de toutes sortes de folies. Quand l'âme d'un père s'ouvre à cet horizon du mariage de son enfant, il entre par cette ouverture toute sorte de fleurettes, de marottes, de petits riens qu'un vent pousse et fait tourbillonner.

Je m'appliquais à aimer celui qui serait aimé de ma fille. Je le dotais de toutes les vertus qu'il trouverait dans Louise. Je me disais que puisqu'il avait des amis dans les ambassades, il était d'un monde où l'on recrute des diplomates. Pas de difficultés de ce côté-là. Il serait un futur ambassadeur.

Je faisais aussi des souhaits plus ambitieux, moins vaniteux, et je m'exposais à retomber de plus haut.

Quoi! J'aurais un fils, et par ce fils, plus tard, qui sait? J'aurais ma fille! Quand le mariage serait conclu, quand Louise serait émancipée de cette paternité pesante du duc de Thorvilliers; quand, à la faveur des souvenirs d'autrefois, je serais entré dans l'intimité de son ménage, j'aurais peut-être un jour, dans une heure de causerie, d'effusion, le droit de laisser deviner quelque chose de mon secret!

Mais si ce bonheur était trop grand, trop égoïste, si je devais me l'interdire, pour empêcher Louise de voiler le souvenir pieux qu'elle avait de sa mère, et pour l'empêcher d'avoir honte ou horreur de ma paternité sacrilège, je pourrais du moins me confier à l'ami, à celui qui l'aurait reçue de moi!… Mais non. Je ne dirais rien. Je resterais dans mon ombre; je les contemplerais à mon aise dans leur bonheur, sans le leur faire payer par un sacrifice à leur conscience. Je serais toujours, jusqu'à la fin, jusqu'à la mort, le vieux maître, seulement le vieux maître, et cela me suffirait.

Voilà les folies que je remuais en moi, pendant que, me dissimulant dans la foule, je regardais de loin ce charmant jeune homme, ce poète qui faisait son rêve en regardant ma fille.

Il me fut facile, ayant appris son nom, de faire prendre des renseignements sur sa famille.

J'appris qu'il s'appelait Jules de Soulaignes, qu'il était de petite noblesse champenoise. Personnellement, il n'avait pas une très grande fortune. Il était le seul enfant de la comtesse de Soulaignes, restée veuve à vingt ans. Après avoir été élevé soigneusement par sa mère, une femme intelligente et lettrée, comme il était incertain sur le choix d'une carrière, il s'était décidé à voyager, continuant ou commençant à s'instruire réellement, travaillant, prenant des notes, allant, dans chaque pays, consulter les bibliothèques.

J'ai su depuis qu'à Florence il avait passé des semaines entières dans cette magnifique bibliothèque Laurentienne que Michel-Ange a dessinée pour les érudits éternels.

Un de ses oncles, le marquis de Montieramey, devait lui laisser tous ses biens et prétendait même, par une adoption, lui laisser tous ses titres.

Jules de Soulaignes pouvait donc devenir un bon parti, très acceptable pour un vaniteux et un calculateur, comme le duc de Thorvilliers. Il était pour moi un parti désirable. Père dans des conditions humaines, normales, je n'aurais pas voulu d'autre gendre. Son instruction, ses dispositions studieuses, graves, m'eussent répondu de sa raison. La mère sérieuse et instruite qui l'avait élevé, et qui l'abandonnait avec confiance aux hasards de la vie, bien certaine qu'il ne s'égarerait pas, me répondait de son cœur.

Le vieux cardinal de mes amis, dont j'ai parlé, avait fait venir de
France pour moi, tous ces renseignements, qui me comblaient. Il restait
à savoir quelles pouvaient être les intentions du duc de Thorvilliers.
Le doute me prenait à cette question.

Je ne croyais pas à la tendresse possible de Gaston pour ma fille. Mais cette affectation qu'il mettait à la promener, comme son luxe, comme une élégance de plus dans sa vie, m'indiquait bien que s'il était désireux de s'en débarrasser aussitôt qu'il le pourrait, il voudrait assurément en tirer parti pour sa vanité.

J'ignorais alors la gêne, les désastres du duc, et je n'osais pas, dans mes préventions, aller jusqu'à le supposer capable d'un crime, comme celui qu'il veut commettre. Je comptais sur son égoïsme. Le comte de Soulaignes était d'assez bonne famille, après tout, et avait assez d'espérances, pour n'être pas, aux yeux du monde du faubourg Saint-Germain, un gendre indigne du duc de Thorvilliers.

Sur cet échafaudage de calculs, je dressais, j'édifiais l'autel où je voyais Louise s'agenouiller, avec l'attendrissement d'un cœur vierge qui va docilement au-devant de l'amour, voilé par le devoir, et je bénissais Dieu de cette merveilleuse rencontre, de cette récompense qu'il accordait à ma sollicitude, du couronnement magnifique qu'il donnait à mon supplice.

Un jour, Jules de Soulaignes ne se trouva pas à son poste habituel. Je ne le vis, ni au Pincio, ni au Corso, ni dans les jardins Borghèse, et pourtant la voiture du duc parcourut tous ces lieux de rendez-vous.

Elle passa à l'heure habituelle, Louise comme la veille, comme toujours, avec son sourire vague, ingénu, plus triste que gai, avec ses beaux yeux noirs comme ceux de sa mère, regardant sans chercher personne, et le duc, renversé indolemment, ne s'interrompant de répondre à des saluts que pour bâiller.

Que signifiait cette absence? Qui avait retenu M. de Soulaignes? Le lendemain il ne reparut pas davantage.

Je m'informai à son hôtel. Il était parti. Ce fut un désappointement cruel, une surprise aiguë.

Je n'osai pas aller trouver le secrétaire d'ambassade, ami de Jules de Soulaignes, et pourtant je songeai à cette démarche. Mais peut-être cet amoureux fier et pudique avait-il gardé son secret! Était-ce la santé de sa mère, celle de son oncle qui le rappelait en France? Était-il allé demander le consentement de madame de Soulaignes? Il était aussi impossible qu'il eût renoncé à Louise, qu'il lui était impossible de ne plus l'admirer.

Je ne m'expliquai rien, mais je souffris beaucoup. Les semaines se passèrent, les mois aussi. Le duc passa une grande partie de l'hiver à Rome. Il fit deux ou trois absences très courtes, et Louise ne sortait pas. J'en vins à souhaiter chaque fois le retour de Gaston.

Je n'apercevais plus ma fille que derrière la grande vitre d'une fenêtre, au premier étage d'un palais, où le duc avait loué un appartement. Il me semblait que Louise était plus triste.

Vers la fin de l'hiver, le duc quitta Rome pour Milan. Louise eut des curiosités nouvelles à satisfaire, des églises, des musées, des promenades à visiter. J'étais sur sa route, de la même façon, invisible et voyant bien. Je surpris le même éveil de l'esprit dans ses yeux, le même éclair sur son front, puis les mêmes mélancolies, les mêmes ennuis, combattus par la raison.

Deux fois je rencontrai Gaston sans ma fille. Il avait dans sa voiture formée une femme que je reconnus aussitôt, d'après ce qu'on m'avait dit. C'était la Buondelmonti. Que venait-elle faire? pourquoi avait-elle quitté Florence? Venait-elle chercher le duc? enlever ma fille? Le pressentiment de ce qui se passe aujourd'hui m'effleura.

Je frémis à la pensée qu'elle était peut-être descendue dans le même hôtel que le duc de Thorvilliers. Mais non, elle habitait seule. Je les suivis, et j'eus des raisons de supposer qu'elle ne vit pas Louise; que celle-ci ne lui fut pas présentée.

Je pensais obstinément à Jules de Soulaignes. Saurait-il qu'il devait venir à Milan? Pourquoi ne venait-il pas? Devais-je perdre ma confiance en lui? Son mépris pour le duc avait-il triomphé de son admiration pour Louise? Me faudrait-il, aux raisons que j'avais de haïr Gaston, ajouter encore celle-là? Sa mauvaise réputation compromettrait l'avenir de mon enfant, comme sa dépravation inconnue avait perdu celui de ma fiancée.

XXIII

Je ne sais pas à quelle imprudence pouvait me pousser ce regret, presque insensé, d'un jeune homme rencontré quelquefois, et qui était, sans que je lui eusse adressé la parole, mon fils d'adoption.

J'avais des envies folles de lui écrire, à tout hasard, en France, des lettres mystérieuses, le rappelant en Italie. Je regrettais de n'avoir pas fait, pendant mon séjour à Rome, la visite qui m'avait tenté, à son ami, le jeune secrétaire d'ambassade. Car c'était celui-ci qui avait eu la première inspiration d'un conseil à Jules de Soulaignes, en lui nommant ma fille, en l'exhortant à l'aimer. Il aurait bien le moyen de le faire revenir, si je me confiais à lui.

J'écrivis à madame Ruinet. Mais que pouvait-elle! Elle ne sut même pas me dire si M. de Soulaignes était rentré en France. Elle n'avait trouvé aucun intermédiaire pour avoir des renseignements sur lui.

Ah! ce cher et vaillant cœur, je l'invoquais, je l'aspirais à tous les bouts de l'horizon. Je me reprochais d'avoir été timide, maladroit, et, lui donnant, dans ce lointain inaccessible, plus de vertus sans doute qu'il n'en possédait, je le pleurais au dedans de moi, comme l'idéal de bonté, de force, de courage, d'amour honnête et profond que le père le plus ardent à marier sa fille, le plus jaloux de son bonheur, pût rêver.

J'étais ainsi successivement initié à toutes les misères sublimes de la paternité.

Ce fut un supplice dans un autre que ce regret du jeune homme parti. Je m'en voulais, comme si je l'eusse chassé, en ne prenant aucune précaution pour le retenir.

Combien de fois, rentré chez moi, me dévorant de cette âpre inquiétude, ayant peur d'être devancé par Gaston dans le choix d'un mari pour ma fille, n'ayant pas songé jusque-là que l'heure de la marier dût venir si tôt, je priai Dieu, avec transport, de me renvoyer ce fiancé, et après ces prières, combien de fois ne me suis-je pas dit, avec une âcre amertume, qui soulageait ma douleur en la faisant crier:

—Que demandes-tu, misérable? Tu n'as pas plus le droit d'être père que tu n'as eu celui d'être amant? Tu t'es retranché toi-même du nombre des hommes qui sont maris, pères de famille! Tu as douté de l'amour, et tu n'as que toi à invoquer, amour deux fois maudit, dans ta fidélité et dans ton parjure! Prêtre sacrilège, qui te sens encore prêtre, en étant devenu homme, amant adultère, de quel droit espères-tu jouir d'une paternité usurpée?

Ces cauchemars du repentir, ces élans de mon amour transfiguré et ces menaces d'une sorte d'enfer, ces alternatives étaient les visions apportées de Rome. Là, j'avais vu des prélats sourire à mon interdiction, et me proposer en plaisantant de m'absoudre de péchés plus graves que les miens. Là, j'avais vu les humbles du clergé, les petits, les moines, tremblants, devant la menace d'une damnation éternelle pour moins que cela!

D'ailleurs toute tendresse profonde est craintive, et ma tendresse paternelle doublée par ces préoccupations de mariage devenait maladive, fiévreuse, et s'exaltait dans ce pays où rien n'est tempéré.

Un soir, à Milan, j'étais dans un café, sur la place de la Scala, à l'heure du spectacle, regardant les voitures qui déposaient des spectateurs devant le péristyle, m'attendant à voir passer et descendre le duc de Thorvilliers et Louise; car je savais que la représentation annoncée était une des dernières de la saison, que le théâtre allait faire sa clôture annuelle, et j'avais prévu que le duc, qui avait sa loge, se croirait obligé d'y venir.

Tout à coup, je découvris, appuyé contre une des colonnes de l'entrée, un jeune homme qu'il me sembla reconnaître.

Lui aussi attendait.

Je ne pus maîtriser mon émotion. J'eus une griserie subite. Je me levai, je quittai le café, et marchant avec précaution pour ne pas être aperçu de Louise ou du duc, si leur voiture arrivait en même temps que moi au péristyle du théâtre, je rejoignis le jeune homme; je me plaçai à deux pas derrière lui.

C'était bien Jules de Soulaignes, mais il était changé, pâle, maigri. Je lui pardonnai, m'imaginant que je lui en avais voulu. Sa figure expliquait son absence et la justifiait trop. Il avait été malade, bien malade; il l'était encore. J'eus une pitié qui me fit oublier tout. Il regardait avec des yeux enfiévrés, dans la même direction que moi. J'aurais voulu lui dire: courage! elle va venir!

Enfin, la voiture tant attendue déboucha de la place. Le duc en descendit d'abord, et Louise, légère, enveloppée d'un voile sur sa tête nue, s'en échappa et disparut, comme une étoile qui sombre, dans le sillon opaque fait par les curieux ordinaires, de chaque côté de la porte d'entrée.

Nous l'avions trop peu vue. Jules de Soulaignes poussa un soupir de tristesse, mais aussi d'allégement. Sa vision n'avait été qu'un éclair, mais c'était la chère vision.

Il se retourna, ayant peur que son soupir n'eût été entendu.

Il heurta son regard au mien. Je lui souriais, et subitement, entraîné par une force invincible, sans réfléchir à l'étrangeté de ma démarche, je lui dis:

—Vous avez donc été malade, monsieur de Soulaignes?

Il tressaillit, me regarda avec plus d'attention, cherchant mon nom, mon visage. J'ajoutai aussitôt:

—Ne cherchez pas, monsieur; vous ne me connaissez pas; mais, moi, je vous connais.

Il fronça les sourcils, sa curiosité devenait défiante, menaçante. Je continuai, baissant la voix et me penchant vers lui:

—Oui, monsieur, je sais pourquoi, à Rome, vous regardiez tous les jours passer la voiture du duc de Thorvilliers, et je sais pourquoi vous êtes ici maintenant…

Une stupeur d'épouvante dilata ses yeux.

—Qui vous a dit?… balbutia-t-il. Puis, s'excitant à la colère:—De quel droit vous permettez-vous?…

Il n'acheva pas.

Je souriais, mais avec une offre si visible de mon cœur, et j'avais sans doute si peu l'air d'un indiscret, d'un espion, d'un intrigant, que perdant aussitôt son air de résistance, M. de Soulaignes reprit d'un ton plus doux, presque suppliant:

—Qui êtes-vous, monsieur?

—Un vieil ami de mademoiselle de Thorvilliers, qui voudrait devenir le vôtre.

Un éclair de sympathie passa dans les yeux du jeune homme; mais il se défiait toujours un peu et m'interrogeait toujours du regard.

—Vous vous étonnez, lui dis-je, de me voir si bien informé d'un secret que vous n'avez confié qu'à un ami, ou qu'à votre mère? La chose est toute simple. Il vous est arrivé une première fois de penser tout haut dans le Corso, à Rome, quand la voiture du duc passait. J'ai recueilli cette pensée. J'étais là pour regarder dans la voiture la jeune fille que vous avez admirée à haute voix. Il m'a été bien facile de vous comprendre et, vous ayant compris, de savoir qui vous étiez. Depuis lors, nous nous sommes rencontrés, sans que vous vous en soyez douté, aux mêmes endroits, pour jouir du même spectacle… C'est aussi pour cela que nous sommes ici tous les deux… A votre âge, et quand on est poète, car je sais aussi que vous êtes poète, on retient mal ses secrets. D'ailleurs, il y en a qui ne peuvent rester dans l'âme. Ils la traversent comme une lumière et s'en échappent, pour rayonner au dehors. Vos yeux parlent quand vous vous taisez, et moi le vieux maître, qui veux être le père de mon élève, je ne puis pas plus retenir mes regrets, mon amitié, ma tendresse pour cette enfant que vous ne pouvez retenir votre amour. Voilà pourquoi je vous aborde sans être connu de vous. Je me nomme Louis Herment; j'ai été pendant neuf ans le professeur de mademoiselle de Thorvilliers; je puis vous parler d'elle. Voulez-vous être mon ami?

Jules de Soulaignes m'écoutait avec une surprise ardente, naïve. Il paraît que mes yeux étaient aussi éloquents que les siens. Il ne se méprit pas à mes paroles. Il vit toute ma sincérité. Son amour devina le mien, en lui donnant un caractère d'adoption paternelle qui le rapprochait de la vérité. J'étais son confident nécessaire, comme il était pour moi le fils souhaité.

Quand j'eus fini, il me dit simplement, d'une voix tremblante:

—Je vous crois, monsieur. Je vois que je n'ai rien à vous apprendre.

—Vous vous trompez, répliquai-je, en passant familièrement mon bras sous le sien et en l'attirant hors du péristyle, vous avez à me dire pourquoi depuis huit mois je ne vous ai rencontré ni à Rome, ni à Milan; pourquoi vous revenez avec ce visage pâle.

—J'ai quitté Rome pour aller tout confier à ma mère, repartit avec la même simplicité le jeune homme, et si j'ai tant tardé à revenir, c'est que j'ai bien souffert, c'est que j'ai pensé mourir.

—Mourir! parce que votre mère…

—Oh! ma mère ne m'a rien refusé, dit-il en m'interrompant; mais je dépends, pour mon état futur dans le monde, des bontés d'un oncle…

—Oui, je sais, de M. le marquis de Montieramey, qui vous laissera sa fortune et vous dotera.

Jules eut un faible sourire.

—Ah! vous savez cela aussi?

—C'est ce qu'il y a de plus facile à savoir. Il fallait bien que je m'informasse de vos espérances pour vous aider à réussir.

—Mes espérances! soupira le jeune homme avec tristesse. Ah! monsieur, elles seraient odieuses, s'il me fallait les attacher à la mort d'un oncle que je vénère, que j'aime! Mais elles sont mortes depuis qu'il m'a signifié qu'il ne consentirait pas à une alliance avec la famille du duc de Thorvilliers.

—Que lui reproche-t-il? Le duc est de grande naissance; il a un beau nom.

—Sans doute; mais mon oncle est un puritain en royalisme. Il s'est exprimé sur les variations politiques du duc avec une sévérité implacable.

—Sa fille n'a pas d'opinion; elle n'a rien trahi?

—Non… mais…

—Quoi donc?…

Jules de Soulaignes était redevenu très pâle. Il hésitait à continuer.
Je fus saisi d'une peur secrète.

—Osez tout me dire, mon ami, je suis un vieux confesseur.

Il me plaisait de dire la vérité, sans me trahir.

Alors, Jules de Soulaignes, avec un embarras qui tenait surtout à sa douleur, me raconta ce que j'ignorais et ce qui me flagella d'un nouveau et terrible remords.

Il paraît qu'il avait couru, dix-huit ans auparavant, à la naissance de Louise, des bruits fâcheux sur la duchesse de Thorvilliers. Reine, par ses allures, par les libertés philosophiques de son salon, avait heurté, plus d'une fois, les jansénistes de l'aristocratie. On avait été surpris de sa maternité tardive et on l'avait malignement commentée. Les absences de Gaston fortifiaient ces commentaires. Pourtant on n'en voulait pas beaucoup à la mémoire de la duchesse. Dieu l'avait jugée. Le monde dévot ne prétendait plus rien. Mais on gardait rancune au mari des torts que s'était donnés sa femme, pensant bien qu'il les avait trop subis, après les avoir provoqués par sa conduite. On le savait engagé dans des spéculations, retenu aussi en Italie par des liens équivoques. M. de Montieramey ne voulait pas que son neveu eût un jour pour quasi-belle-mère la vieille Paola Buondelmonti, et subît en attendant, comme beau-père, un mauvais sujet renégat de sa cause, de la trempe du duc de Thorvilliers.

Les grâces de Louise étaient indifférentes à ce vieillard prévenu contre les grâces de la défunte duchesse. Il était de ceux qui croient par préjugé, avant la science, aux influences fatales de l'hérédité. Il refusait donc obstinément de rien donner, de rien promettre pour ce mariage. Jules de Soulaignes, désespéré de ce refus, sachant l'inutilité d'une résistance ou d'une insistance, avait pleuré avec sa mère, s'était tordu, pendant huit mois, dans un désespoir qui l'eût poussé au suicide, s'il n'eût eu la vocation des héros qui les force à retourner à la bataille, pour y élargir leurs blessures.

Après s'être bien convaincu qu'il ne pouvait guérir, il était revenu pour aimer encore, toujours, pour souffrir sans relâche de cette vue d'un rêve inaccessible, pour aspirer au seul bonheur qui lui fût permis, et qu'il avait proclamé, en voyant Louise pour la première fois, l'ineffable supplice de se sentir consumé par un sentiment qui n'a rien des égoïsmes vulgaires.

Voilà ce que Jules de Soulaignes me raconta, dans un angle de la place de la Scala, en se détournant de temps en temps pour regarder le théâtre; comme s'il eût redouté que ces confidences, faites à mi-voix, pénétrassent à travers les murs et allassent troubler, comme un reproche, celle qui devait inspirer son courage, et ignorer toujours ses tortures, ou, comme s'il eût espéré qu'un rayon d'elle pût s'échapper du théâtre et venir le récompenser!

Je l'avais écouté avec une tristesse profonde. Je m'étais cru châtié jusque-là. Je me trompais. Le châtiment véritable commençait, et celui-là, je ne pouvais le renier. J'étais puni dans ma fille.

Cette sainte, cet ange, ce lis, gardait une vapeur flétrissante autour d'elle, qui était comme la buée de ma faute.

C'était en vain que je m'étais appliqué à épanouir en vertus ses dispositions natives; par le fait seul de son origine soupçonnée, elle était impliquée dans une sorte de mépris.

L'adultère, le plus excusable, le moins criminel, porte toujours ses fruits de cendres.

Hors du sacrifice absolu, de la rectitude étroite, il n'y a pas de bonheur assuré.

Le coupable n'est pas seulement poursuivi, mortifié dans son orgueil par le sentiment de sa faute; il n'a pas seulement la morsure de sa conscience, l'appréhension du dédain public; il lui faut encore sentir qu'il a porté malheur à l'innocence, qu'il a profané l'avenir dont il attendait sa consolation, son absolution.

A cause de moi, ces deux enfants s'ignoreraient toujours et devaient s'ignorer. Louise passerait à côté du bonheur, aussi certain que peut l'être celui de la vie, pour aller vers le hasard, et ce jeune homme naïf, ardent, loyal, que j'aurais voulu appeler mon fils, me maudirait, s'il apprenait mon secret, et serait malheureux uniquement pour avoir aimé ma fille innocente et belle!

Il se méprit à ma compassion. Il n'y vit que de la honte; il n'y vit pas des remords.

Je le rassurai, pour me rassurer moi-même. En attisant sa foi, je rallumais la mienne.

Il était impossible, lui disais-je, que la jeunesse, l'honneur et l'amour, quand ils étaient en face de la jeunesse, de la pureté, ne fussent pas attirés par un aimant irrésistible. Le marquis de Montieramey n'avait que des préventions qui se dissiperaient à la vue de Louise, et quand Louise serait à Paris, il faudrait bien que le marquis la rencontrât un jour, et, s'il la rencontrait, pourquoi n'en serait-il pas charmé?

Intérieurement, en disant cela je pensais que s'il fallait après tout que j'allasse me confesser, m'humilier devant ce vieillard rigide, je n'hésiterais pas. En apprenant ma vie, il n'aurait plus de rancune contre la mémoire de Reine; il ne redouterait pas les influences héréditaires. Sa générosité s'échaufferait à l'idée de cette première victime morte de sa faute, à l'idée de cette seconde victime dont le sort dépendrait en partie de lui. Il mépriserait davantage le duc de Thorvilliers, et il me prendrait en pitié… Je retrouverais les sources perdues de mon éloquence. Ne puisais-je pas autrefois à un amour infini dont je savais maintenant le nom?

Mais, insensé que j'étais, ce vieillard aurait horreur de l'amour d'un prêtre, comme Reine de Chavanges elle-même s'en était trouvée empoisonnée. Il ne persisterait qu'avec plus de hauteur dans son refus…

Alors, mon égoïsme paternel sortait de ces rêves utopiques, pour rêver une solution féroce mais pratique. Le marquis de Montieramey était bien vieux; Louise était bien jeune. L'oncle de M. de Soulaignes n'attendrait pas le mariage de son neveu; ma fille pouvait attendre le bonheur.

Ce qui était essentiel, urgent, c'était d'empêcher le duc de
Thorvilliers de hâter l'heure de marier Louise.

J'espérais maintenant qu'il ne lui serait pas facile de se débarrasser de sa paternité. Ces préventions vagues, ces préjugés flottant autour de Gaston et de Louise seraient pour d'autres que le marquis de Montieramey des raisons d'hésiter. Celui-là, Dieu merci, n'était pas le seul qui eût de la fierté, de l'entêtement, dans le faubourg Saint-Germain. Gaston aurait l'ambition d'une alliance considérable, et cette ambition-là nous donnerait du répit.

Peut-être ne serait-il pas imprudent de mettre Jules de Soulaignes sur sa route. Il saurait bien vite, s'il ne le savait déjà, que ce jeune homme hériterait un jour du marquis de Montieramey. Ce serait une œuvre d'une diplomatie profonde et permise, que d'avoir indirectement pour allié celui-là même auquel nous voulions enlever Louise. Gaston travaillerait pour sa vanité, et moi pour le bonheur de mon enfant.

Ces pensées multiples m'assaillaient à la fois, et corrigeaient l'amertume de mes remords, pendant que je pressais les mains de Jules de Soulaignes dans les miennes. J'aurais voulu l'embrasser pour sa douleur, et pour cette foi déchirée mais vivace qui le ramenait en Italie.

Je l'exhortai de mon mieux. Je voulus lui persuader que tout n'était pas désespéré et qu'il devait agir comme si le consentement de son oncle eût précédé ses démarches. Ne pouvait-il trouver dans ses relations, en Italie ou en France, un introducteur auprès du duc de Thorvilliers?

Au nom du duc, ce fier et doux jeune homme éprouvait une répulsion instinctive. Il acheva de m'initier aux désordres financiers et moraux de Gaston. Cette démonstration ne pouvait rien ajouter à mon mépris; mais elle me donnait des espérances. Si le duc pouvait arriver à convoiter l'héritage futur, imminent, du marquis de Montieramey, il serait favorable aux prétentions sentimentales de l'héritier.

Pour toute réplique à mes exhortations, à mes conseils, à mon amitié,
Jules s'écria:

—Si j'étais sûr d'être un jour aimé par elle, je supporterais tout, j'affronterais toutes les humiliations, je consentirais à tous les sacrifices.

J'aurais voulu pouvoir lui crier:

—Elle vous aimera, puisque je vous aime!

Notre entretien se prolongea jusqu'à la sortie du théâtre.

Nous suivîmes de nos regards accouplés la voiture qui emportait le duc et ma fille, et quand elle eut disparu, dans le calme d'une belle nuit d'Italie, nous laissâmes respirer nos deux cœurs, suffoqués du chemin qu'ils avaient fait.

Jules avait confiance en moi. Il m'acceptait candidement pour ce que je prétendais avoir été, un maître, un professeur. Il ne cherchait pas au delà de mes paroles. La sincérité de ma tendresse pour Louise, la volonté que j'avais de les rapprocher, de les unir, lui donnaient une certitude.

Quand nous nous séparâmes pour nous revoir tous les jours, il était résolu, et moi, j'avais gagné, à mon tour, un appui dans cette conscience jeune, enthousiaste, poète, comme avait été la mienne, au début de mon amour. Je recommençais le poème enchanté de ma jeunesse, et cette fois, je me promettais bien de n'en pas laisser compromettre le dénouement par ma faute. Je m'aiderais, et le ciel m'aiderait.

Je n'ai pas à raconter les deux années qui suivirent. Elles eurent peu d'événements, et les mêmes soucis. Le duc alla à Florence, y resta longtemps; mais il fut évident pour nous qu'il veillait sur lui-même. Il calculait que le meilleur moyen de tirer un jour, par le mariage, un excellent profit d'une jeune fille qui le gênait, c'était de ne pas la compromettre publiquement avec la Buondelmonti.

Il fut correct d'apparence. S'il n'avait pas redouté la censure du faubourg Saint-Germain, il eût renvoyé Louise à Paris; mais il n'osa pas.

Jules de Soulaignes était avec moi, partout où le duc de Thorvilliers voulait être. Il s'était laissé persuader. Les relations manquaient en Italie pour la présentation projetée. Celle-ci n'eut lieu qu'après deux ans d'attente, en France, pendant un séjour qu'y fit Gaston, il y a dix mois.

Rien encore n'avait transpiré des projets honteux de mariage qui avaient pu être formés dans les tête-à-tête avec la Buondelmonti. Peut-être n'en avait-il pas été encore parlé entre les deux complices.

Louise avait reparu à Paris avec cet achèvement de beauté que sa mère, à son âge, avait rapporté de Rome. Seulement l'assurance de son âme était plus calme, le sourire de ses yeux plus triste, sa grâce plus résignée.

Jules de Soulaignes fut présenté au duc, qui ne se méprit pas à l'intention cachée de cette démarche.

Il avait sans doute le tarif de l'héritage de M. de Montieramey; car il accueillit fort bien, ainsi que je l'avais espéré, le jeune héritier.

Allais-je avoir raison? Jules eut dès lors une confiance presque superstitieuse en moi.

Dans une visite au duc, il avait rencontré Louise, ne lui avait pas adressé la parole, l'avait saluée en traversant un salon. Elle lui avait fait la révérence, et il était heureux. Cela lui suffisait.

Il accourut pour me raconter cette faveur de la destinée. Il s'imaginait, sans doute, que je regardais moins bien que lui ma fille; car il me l'a peignit avec une exaltation qui me ravissait.

Le duc, en la reconduisant, les avait, en passant, présentés l'un à l'autre. Est-ce que je pouvais comprendre cela? Est-ce que je pouvais m'initier à la profondeur de cette joie? Présenté, par le père! c'est-à-dire, autorisé à la saluer, et peut-être, quand ils se rencontreraient dans un salon, à lui parler!

Jules n'était plus pâle, et l'anxiété qui le tiraillait encore avait des échappées superbes dans une espérance juvénile. Par instants, le printemps chantait seul dans ce cœur naïf, et j'écoutais avec recueillement, avec une ineffable mélancolie, cette chanson sublime.

Louise n'allait guère dans le monde, parce que le duc n'aimait plus à y aller. Mais elle allait à l'Opéra où M. de Thorvilliers avait sa loge. Il lui était facile, quand il s'asseyait à côté d'elle, de faire des envieux, sans avoir à se mettre en garde contre des médisances, et c'était toujours un sujet d'étonnement pour nous, mais aussi un sujet d'espérance, que cet isolement dans lequel s'épanouissait cette belle et pure beauté.

Le roman de ma jeunesse avait tenu tout entier dans deux ou trois épisodes. Des roses offertes, des roses jetées, et c'était tout. Le roman de Jules de Soulaignes, s'il est clos, ce que je ne veux pas croire, ce qui serait un blasphème, aura eu trois chapitres: cette révérence que Louise lui a faite dans le salon de l'hôtel de Thorvilliers et deux autres rencontres que je vais dire.

Un jour, le marquis de Montieramey se promenait au Bois, dans son coupé, avec son neveu.

C'était un piège préparé par Jules. Il lui avait fallu bien de la stratégie pour arranger cette promenade. En me la racontant, ce cher fils m'a décrit les alternatives de terreur et de joie par lesquelles il avait passé, pendant cette délicate négociation; puis, quand on fut dans le bois, il avait fallu encore une diplomatie savante pour que le vieux marquis consentît à faire uniquement le tour du lac, comme un vulgaire élégant.

Jules savait bien à quelle heure précise la voiture du duc passait. Ce jour-là, par une faveur spéciale de la Providence, par un sourire de Dieu, le duc n'était pas dans sa voiture. Louise avait pour l'accompagner la vieille dame qui avait été placée auprès d'elle à son entrée dans l'institution de madame Ruinet.

Quand Jules de Soulaignes vit venir de loin la voiture, il eut un battement de cœur terrible. C'était, croyait-il, le pauvre enfant, sa destinée qui allait s'accomplir. Mais il avait mis son oncle en belle humeur, et il ne fallait pas lui donner le soupçon d'une surprise préparée, en faisant soupçonner son émotion.

M. de Montieramey lui avait donné, pendant la promenade, sur les dames de son monde qu'il avait saluées, toutes sortes de détails biographiques et héraldiques, comme les vieillards les aiment.

En retour, malgré sa rigidité habituelle, il avait questionné un peu son neveu sur quelques mondaines qui l'avaient effarouché par leurs allures et leur toilette. Jules, ravi de cette curiosité, la satisfaisait avec une lâcheté héroïque, voulant conquérir le droit de son amour honnête, pur, en corrompant ce sage vieillard.

Le marquis avait la tête à la portière et regardait, quand un encombrement du défilé obligea la voiture découverte du duc de Thorvilliers à stationner tout près de la sienne. Le vieux gentilhomme ne put apercevoir le chiffre ou les armes des panneaux, tant les attelages étaient pressés les uns contre les autres; mais il vit Louise, et ne vit qu'elle.

—Ah! la belle jeune fille! dit-il, sans se retourner vers son neveu qui, haletant, les mains jointes, penché vers lui et caché par lui, écoutait avidement.

Jules eut un éblouissement en entendant l'exclamation même qui lui était échappée à Rome, au Corso, en apercevant ainsi Louise.

Le vieux marquis ajouta, à mi-voix:

—Qui est-elle?

La voiture du duc, dégagée de l'encombrement, venait de passer. Le marquis alors se retourna vers son neveu pour en avoir la réponse. Il fut frappé de la pâleur du jeune homme. Jules ne poussait pas la ruse jusqu'à se rendre pâle; c'était bien naïvement qu'il tremblait, qu'il avait peur.

—Qu'as-tu donc? demanda le marquis.

Jules s'arma d'un grand courage, et doucement:

—Cette jeune fille que vous trouvez si belle, mon oncle…

—Dis si charmante et si honnête!

—Oui, mon oncle, si pure et si belle, c'est précisément celle dont vous n'avez pas voulu pour nièce.

Le marquis tressauta.

—Mademoiselle de Thorvilliers!

—Oui, mon oncle.

Le marquis avec un élan involontaire serra la main du jeune homme:

—Ah! mon pauvre enfant, je comprends la peine que je t'ai faite.

Il n'en dit pas plus, sous le coup de l'émotion qui l'avait saisi; il devint rêveur pendant toute la promenade, ne regarda plus les femmes qui passaient, tenant la tête baissée et son regard intérieur fixé sur la vision qu'il emportait.

Il paraît qu'en arrivant à son hôtel, il embrassa son neveu, comme on embrasse son fils, et lui dit avec une légère et tendre ironie:

—Sais-tu que tu es un garçon bien obéissant… si tu m'as obéi!

Jules rougit.

—Va, je te pardonne, continua le vieillard subitement attendri, et toi, me pardonnes-tu?

Jules eut l'héroïsme de ne pas profiter avidement de ce repentir touchant. Il le trouvait si beau, si bon, qu'il craignait de le calmer en s'en servant trop vite.

La conversion persista, et le soir encore, ayant gardé son neveu près de lui, M. de Montieramey mit la conversation sur le compte de Louise. Il gardait sa fascination.

Quand Jules de Soulaignes me raconta cela, je fus presque terrifié, comme devant un miracle. L'espérance était trop éblouissante. Toutes les fois que la vie m'avait fait de pareilles avances, elles n'avaient été que le masque fleuri d'un abîme.

Pourtant mon cœur paternel fléchit sous l'effusion chaude de ce jeune homme enivré.

—Je vous l'avais bien dit! répondis-je avec un sourire, mais le cœur retenu et comprimé par un pressentiment.

Il fallait que le marquis fît la demande, ou du moins se mît en rapport avec le duc de Thorvilliers. Mais le charme en se prolongeant conservait-il assez de force pour éteindre dans l'esprit du vieux marquis les rancunes qu'il gardait envers le gentilhomme infidèle à sa foi politique?

Jules se troublait à l'idée d'une démarche pareille et, sa délicatesse venant en aide à son embarras; il s'imaginait qu'on profanerait son amour, en faisant précéder d'une démarche positive, officielle, l'assurance de bonheur qu'il voulait obtenir de Louise.

—Si je pouvais lui parler! me disait-il, en éveillant en moi l'envie furieuse de les entendre, d'être là quand il la verrait, quand il lui parlerait, quand elle répondrait.

Depuis plus de trois ans, j'avais dans l'oreille, dans la poitrine, le son de la voix de ma fille; depuis plus de trois ans, j'avais dans le front l'étincelle de son dernier regard, de son adieu. Toutes les fois que je l'avais rencontrée, j'avais cherché à surprendre de loin le regret, la tristesse particulière que lui avait laissée notre brusque séparation. Il m'avait semblé que cette mélancolie s'évaporait et était remplacée par une autre. Était-ce encore à moi, était-ce à quelque ami jeune, nouveau, inconnu, rêvé, qu'elle pensait? Ah! si moi, aussi, j'avais pu lui parler, l'entendre? S'il m'avait été donné, mettant en présence ces deux enfants dont les âmes se devineraient, de jouir tout à fois de leur amour, et de la reconnaissance que ma fille en aurait envers moi!

Je ne pouvais conseiller à Jules, maintenant, rien d'audacieux. Je savais par expérience que rien ne garantit un amour vrai contre l'embrasement.

Susciter l'amour, sans la certitude du consentement de M. de
Thorvilliers, c'était susciter le malheur.

Mieux valait encore cette mélancolie de mon enfant, cet ennui de sa jeunesse, qu'une floraison subite qui pouvait être suivie d'un âpre coup de vent. Je me souvenais de sa mère, je me souvenais de moi.

Je ne savais comment Jules pourrait atteindre son rêve, et je me sentais surtout impuissant à l'aider, même d'un conseil.

Au bout de quelques jours d'agitation inutile, il m'annonça, le cœur battant, les yeux battus que son oncle était décidé à une démarche, à une visite.

Le marquis se sentait devenir faible. Avant de mourir, il voulait voir son neveu marié, et il voulait cet ange à son chevet, pour lui ouvrir le ciel qu'elle entr'ouvrait.

Il était retourné au Bois avec son neveu. Il avait bu encore le philtre de cette beauté candide, et cette innocence, de mon enfant avait profité au duc de Thorvilliers. On ne pouvait plus le mépriser autant, quand il était à côté d'elle, dont l'innocence s'épandait autour d'elle.

Une fois, le duc en croisant la voiture du marquis, remarqua un sourire sur les lèvres de M. de Montieramey. C'était une avance du marquis. Le duc salua à son tour, avec une sorte d'affectation, parce que les promeneurs étaient nombreux et qu'il lui plaisait d'être vu échangeant un salut courtois avec un vieillard considérable dans le faubourg, avec le grand pénitencier de ce monde-là.

Une indisposition de M. de Montieramey qui, d'ailleurs, paraissait sans gravité, retarda de quelques jours la démarche parfaitement résolue.

Était-il temps encore de conjurer le malheur qui se masquait, pour avancer de plus près et frapper plus sûrement? Sans ce retard, Louise serait-elle aujourd'hui madame de Soulaignes?

Était-ce le pressentiment qui faisait Jules si inquiet, et qui le rendait rebelle à des conseils de patience qui me coûtaient un effort?

Un matin, celui que, tout bas, j'appelais mon fils, et à qui je m'amusais même à donner tout haut ce nom, en lui parlant, par prétention apparente de vieillard, accourut chez moi, de bonne heure. Il était radieux. En me disant bonjour, dès le seuil de la porte, il secoua des rayons dans mon cabinet de travail. Sa figure fine, volontiers sévère, avait un gonflement, un épanouissement quasi enfantin.

Quand le bonheur complet nous prend à l'improviste, il nous dépouille jusqu'à la sève, de toutes nos écorces, qui sont nos cicatrices, et l'arbre rajeuni n'est plus qu'un rameau. On devient enfant, quand on ne voit plus le mal.

—Qu'est-ce qui vous arrive? m'écriai-je, électrisé par cette lumière.

Je crus qu'il venait m'annoncer le consentement du duc de Thorvilliers.

—Venez avec moi, nous allons la voir!

Il m'avait pris les mains et m'attirait.

—Où donc?

—Je vous raconterai cela, en route. Je n'ai su qu'hier au soir que je pourrais, à mon aise, la contempler pendant une heure… une heure! concevez-vous cela?… Je ne suis pas un égoïste; j'ai pensé à vous. Je vous ai fait votre part; venez.

—Mais le duc?

—Il ne sera pas là… il ne va pas à la messe, même à une messe de mariage.

—Une messe de mariage?

—Oui, à la Madeleine, Georges de Pérusset, le fils de l'ancien conseiller d'État, un de mes camarades, se marie avec la fille d'un agent de change, mademoiselle Sommer… Il paraît que c'est une amie de pension de mademoiselle de Thorvilliers.

—Oui, une de mes élèves.

—Eh bien, mademoiselle de Thorvilliers est demoiselle d'honneur. Je l'ai appris hier seulement, en allant féliciter Georges. Il m'a annoncé cela, sans paraître y attacher d'importance, négligemment, mais avec une intention de vanité. Songez donc! la fille d'un duc au mariage d'une fille de financier! Comme je lui pardonne ce mouvement d'orgueil! Le duc s'est excusé de ne pouvoir assister à la cérémonie; mais il a accordé à madame Sommer, qui est venue le lui demander, l'honneur qu'on attendait des souvenirs de pension… Pensez donc! la fille d'un agent de change pour un spéculateur! La cérémonie est pour aujourd'hui, midi… Venez!

—Il n'est que dix heures! répondis-je en souriant à ce bel enthousiaste.

—C'est vrai; mais il y aura beaucoup de monde. Il faut être bien placé pour la voir, et puis, si nous trouvons le temps long, nous prierons en attendant.

Il disait cela, en riant, les yeux étincelants de piété.

—Oui, nous prierons! lui répondis-je, attendri de ce qu'il disait et de ce qu'il présageait.

Je partageais son délire, mais avec une méfiance secrète du réveil.

Il faut bien que je l'avoue. Le prêtre, qui ne s'est jamais suicidé en moi, profite de toutes les occasions de revivre librement. Par un accord qui choquerait sans doute des consciences dévotes et qu'elles flétriraient comme une profanation, mais qui me semble sans impiété, j'associe, en toute circonstance délicate, ma paternité humaine à ma paternité spirituelle.

Il me semblait tout naturel de bénir ma fille dans une église, et si Dieu ne m'y foudroyait pas, à ce moment d'extase, c'est qu'il faisait descendre son pardon sur le prêtre devenu père.

Je me flagellerai de ma faute, tant que je vivrai; mais je ne puis répudier comme une honte cette innocence que j'ai donnée au monde.

Jules de Soulaignes acheva de m'enivrer par avance en me disant:

—C'est à la Madeleine que j'espère me marier. Mon oncle, je le sais, tient à son église… La voir là, par avance, agenouillée devant l'autel où je la conduirai, quel rêve!

Oui, c'était un rêve trop beau. Il frappait ses mains l'une contre l'autre, les joignait, les faisait craquer; il marchait dans mon cabinet, transporté, fou! Il n'y tenait plus. Moi, j'avais de la peine à me contenir.

J'entendais dans les oreilles, dans mon cœur, les orgues de l'église, et je m'apprêtai à partir, comme pour une répétition du mariage de mon enfant.

Tout ce que je pus obtenir de Jules et de moi, ce fut d'aller à pied, jusqu'à la Madeleine, pour fatiguer notre force et n'être point trop en avance. Nous fûmes encore obligés d'attendre près d'une grande heure.

Nous attendîmes dans un recueillement et un tremblement égal, sans nous communiquer aucune pensée. J'avais sur les lèvres toutes sortes de formules de prière; j'en cherchais d'autres qui ne m'eussent pas servi, dans mes fonctions ecclésiastiques.

J'avais prêché autrefois à la Madeleine; je voyais la chaire béante qui m'invitait à y monter, à y porter, comme aux premiers temps chrétiens, ma confession publique, à attester ceux qui m'écouteraient que, si j'avais été coupable, je n'avais peut-être pas démérité de bénir ma fille.

Pourquoi racontai-je ces vertiges de mon cœur et de ma foi!

Hélas! quand je pense que c'est précisément à la Madeleine que l'horrible et sacrilège parodie de mariage doit s'accomplir, je me dis que rien n'aura manqué, comme ironie, à l'atrocité de mon supplice. Pauvre Jules de Soulaignes! Est-il retourné depuis ce jour-là à l'église? Oserait-il y retourner avec moi?

La Madeleine s'était peu à peu emplie d'un monde bruyant, jaseur, curieux, élégant, qui, comme nous, attendait.

Quand les bruits du dehors, les avertissements de la hallebarde du suisse, le chant triomphal de l'orgue nous avertirent de l'entrée du cortège, je craignis tout à coup que, revenant sur sa décision, le duc ne fût venu, par un instinct de méfiance, pour garder ma fille, jusque dans la maison de Dieu, qui avait été ma maison, et dont il ne m'avait peut-être pas suffisamment chassé, ou bien qu'il eût défendu à Louise de venir.

Mais non, c'était surtout là qu'il m'eût défié de la lui prendre, et c'était surtout là qu'il me menaçait encore et qu'il ne me craignait pas, moi, le prêtre interdit.

On sait ce que sont ces grandes cérémonies.

Nous nous étions placés très en avant, mais de côté, sur la ligne même où devaient s'agenouiller les demoiselles d'honneur, non loin de la place que Louise occuperait.

Nous la cherchâmes des yeux. Il ne la vit pas avant moi, j'en suis sûr. Mais je le sentis qui me serrait fortement la main, quand je cherchais la sienne. Nous échangeâmes un regard qui nous fortifiait encore, et nous n'eûmes pas un mot à nous dire.

Mon Dieu, qu'elle était belle et jolie! C'était une fête pour elle, une délivrance, une fête qui ne troublait pas sa candeur, mais qui soulageait son âme, comprimée par la solitude.

Il serait puéril, il serait surtout sacrilège à moi de la décrire. Sais-je seulement comme elle était mise! Je ne sais qu'une chose: elle était un chef-d'œuvre de maintien, de toilette, et dans sa parure de jeune fille du grand monde, un chef-d'œuvre d'ingénuité et de grâce. Je retrouvais l'écolière, la communiante, la petite sainte, ma fille. La tutelle du duc de Thorvilliers ne lui avait rien appris, ou plutôt n'avait rien gâté de ce qu'elle ignorait.

En s'avançant, elle promenait un long regard autour d'elle, par ce besoin des cœurs religieux de prendre immédiatement possession de tous les sanctuaires où leur piété va s'épanouir.

Elle donnait le bras à un jeune homme quelconque; elle était vêtue de blanc, je m'en souviens, comme la mariée. Je lui vis, moi, une couronne d'étoiles sur la tête, et Jules de Soulaignes, sans doute, lui vit une couronne de fleurs d'oranger…

Nous n'avions, ni l'un ni l'autre, songé à un incident des messes de mariage qui nous fît frissonner d'une épouvante joyeuse, quand nous vîmes Louise quitter sa place, prendre des mains du suisse une bourse de velours et s'apprêter à quêter.

Elle allait venir à nous; elle allait nous voir tous les deux ensemble!

Je regardai Jules de Soulaignes. Il devint très pâle. Il était debout, appuyé sur une chaise, et la chaise tremblait sous le tremblement de sa main. Moi je sentais mes genoux fléchir.

Comme je m'entendais, naturellement, mieux que lui au rituel, j'en profitai pour m'agenouiller à propos. Je n'aurais pu me tenir debout.

Elle passa dans les rangs des invités, et l'ondulation des têtes qui la saluaient ou la regardaient, me semblait un hommage rendu à sa souveraineté virginale. Elle dut remonter pour venir à nous. Il nous faudrait nous retourner pour lui donner notre offrande… Je pensais à cela, et je calculais que si je me retournais d'avance je la voyais plus longtemps, je la prévenais de la rencontre, je rendrais celle-ci moins brusque; mais si je ne la prévenais pas, le mouvement serait plus naïf, plus éloquent, plus doux.

Qu'on m'excuse de m'attarder à ces puérilités de l'amour paternel… c'est ma dernière cueillette de fleurs au bord de l'abîme…

Au milieu de cette délibération, j'entendis tout à coup la hallebarde du suisse, sur le marbre recouvert d'un tapis. Je perçus bientôt le froissement de la robe de mousseline; et j'imaginai comme un parfum qui la précédait et m'annonçait son approche.

—Pour les pauvres, s'il vous plaît, dit le suisse.

C'était par cet appel que ma rencontre avec Reine avait commencé. La fille m'apparaissait sous la même invocation que sa mère!

Je crus que j'allais mourir, quand je vis son bras mignon tendu vers moi avec la bourse ouverte. Je fus lent à lui tendre mon offrande; je me tournai doucement.

Elle leva les yeux pour me remercier et s'arrêta interdite. La sainteté du lieu retint le cri que je vis serpenter sur sa bouche; ses joues se colorèrent doucement; son regard s'agrandit. Elle me disait visiblement par son silence palpitant:—C'est vous! c'est vous!—Tout ce qu'elle m'avait donné autrefois de respect, tout ce qu'elle m'avait promis d'amitié, de reconnaissance, de tendresse, elle me le donnait.

Pour les pauvres, s'il vous plaît! Cet appel l'avait-il plus attendrie?
Elle me savait pauvre et vidait son cœur en silence dans le mien…

Oui, oui, j'en atteste Dieu qui était entre nous, dans cette minute sublime, comme à la minute d'adieu dans l'institution de madame Ruinet, elle eut l'éclair direct, l'instinct filial. Si elle l'eût osé, elle m'eût tendu le front, et je n'aurais pas craint d'y mettre le baiser qui depuis tant d'années me brûle la bouche.

Mais je voulus mériter ma joie paternelle par un grand sacrifice, et me reculant un peu, démasquant Jules de Soulaignes, je le désignai par un geste involontaire de protection, en posant ma main sur son épaule.

Louise le reconnut, rougit davantage. Son sourire hésitant, confus, pudique et tendre, se répandit en lumière nouvelle sur son visage.

Elle parut comprendre pourquoi nous étions là, tous les deux; pourquoi je lui montrais ce jeune homme dont elle savait le nom, dont je lui garantissais la loyauté.

Elle reçut l'offrande de Jules en baissant les yeux; elle l'en récompensa, en les couvrant pour un remerciement muet, elle nous fit une grande révérence et passa.

Ce fut une scène, infinie dans un éclair. Nous étions penchés naïvement pour la suivre du regard, et dans un mouvement qu'elle fit, à trois pas de nous, pour se garer d'une chaise qui interceptait le passage, elle se retourna, nous regarda encore, puis, continua sa quête, nous ayant versé de nouveaux trésors dans un regard.

Quand, la quête finie, elle eut repris sa place, je la vis qui s'agenouillait et qui priait. Je crus même m'apercevoir qu'un de ses doigts dont elle voilait son visage, se recourbait mystérieusement, dans la main, pour arrêter une larme, qu'elle ne voulait pas laisser glisser sur sa joue.

La messe s'acheva; l'orgue donna le signal et le brillant cortège se dirigea vers la sacristie, en entraînant l'assistance. Louise me chercha de loin, par un regard qui planait; nous nous vîmes, et comme toute mon âme était dans mes yeux, toute son amitié attendrie rayonna dans les siens.

Par un accord tacite, nous étions restés tous les deux à notre place.

Il n'y avait plus dans l'église, que les étrangers au mariage, les indifférents, les curieux. Je dis tout bas à Jules de Soulaignes:

—Vous êtes l'ami de M. de Perusset; pourquoi n'allez-vous pas à la sacristie?

Il grelottait, et ses yeux étaient troublés.

—Venez avec moi, me dit-il du ton suppliant d'un enfant peureux; vous êtes l'ancien maître de la mariée.

—Non, non, je ne peux pas, répliquai-je.

—Et moi, je n'ose pas.

Nous nous comprenions si bien! Alors, pour nous affranchir, nous sortîmes lentement de l'église, emportant chacun nos cœurs lourds, qu'un sourire avait fait déborder.

Nous restâmes sous la colonnade, en haut des marches, sans échanger une parole. Que nous serions-nous dit?

Nous attendîmes parmi les mendiants qui se pressent toujours sur le passage des heureux ou des affligés. N'étions-nous pas aussi des mendiants insatiables?

Après une demi-heure de cette attente, les portes s'ouvrirent à deux battants, et sur le tapis de velours rouge, qui descendait jusqu'au trottoir, la noce défila orgueilleusement. Louise passa devant nous; c'était à ciel ouvert; son cœur pouvait s'entr'ouvrir.

—Au revoir, mon bon ami, me dit-elle de cette voix que je n'avais pas entendue depuis trois ans, et qui avait pris plus de sonorité profonde.

Elle me tendit la main qui tenait aussi un bouquet.

Elle ne regardait pas Jules, mais elle savait bien qu'il était à côté de moi, qu'il la dévorait de son adoration.

Je pris la main de ma fille et, brusquement, je la portai à mes lèvres. Le bouquet imprudemment secoué tomba devant nous. Jules se baissa vivement pour le ramasser. Louise le reprit avec un beau sourire qui était plus qu'un remerciement, et descendit radieuse le grand escalier.

Quand la foule nous permit, à notre tour, de descendre, nous pleurions, mais avec une joie triomphale dans le cœur.

Je m'aperçus que mon jeune ami avait gardé une fleur du bouquet. L'avait-il ramassée? l'avait-il arrachée? J'eus l'héroïsme de ne pas la lui disputer; c'était mon devoir paternel.

La fleur n'était pas une rose. Elle ne porterait pas malheur à Jules de
Soulaignes, comme les roses que j'avais ramassées dans le jardin de
Chavanges.

XXIV

Ce que fut pour nous la fin de cette journée ensoleillée dès le matin, on le devine. J'ai hâte d'arriver au réveil.

Jules de Soulaignes me reconduisit à pied, jusque chez moi; nous avions besoin de fatigue. Il était reconnaissant autant qu'il était heureux; il me remerciait à m'épouvanter de sa reconnaissance, et pour tant il ne savait pas toute sa dette.

Nous fîmes encore bien des projets; nous fixâmes ceux qui étaient faits depuis longtemps. Le rêve était à notre portée, le mariage d'où nous venions, était un prélude, un accord des harpes, dans le ciel, avant l'union que le ciel allait bénir.

Le marquis de Montieramey était mieux portant, et Jules espérait qu'il pourrait faire le lendemain même la démarche annoncée.

Le lendemain, j'attendais, dans l'après-midi, la visite quotidienne de Jules, avec d'autant plus d'impatience qu'il viendrait, ou m'annoncer la bonne nouvelle, ou supputer avec moi les chances, les certitudes de notre bonheur.

Quand je dis notre bonheur, je tiens à répéter, une fois de plus, que je consentais à faire ma part secrète et immolée. A mesure que le rêve devenait tangible, je m'agenouillais plus haut dans ma gratitude envers le ciel, et je montais avec plus de résignation vers Dieu. Le jour où ma fille serait la femme de Jules de Soulaignes, n'ayant plus à veiller sur elle et redoutant pour moi la tentation de leur bonheur, j'irais m'engloutir dans la vie religieuse.

Si l'Église ne voulait plus de moi (je lui rapporterais pourtant un cœur bien apostolique), j'irais dans un couvent, au Mont-Cassin, par exemple, ou dans tout autre de même genre, et je consacrerais ma vie à l'étude, ne conservant avec mes enfants que des rapports doux et lointains qui ne les exposeraient à aucune découverte sur moi, et qui ne me feraient plus provoquer le malheur.

J'avais, dans ces derniers mois, renoué et multiplié mes relations avec quelques membres du haut clergé parisien.

Je pensais à tout cela, en essayant de travailler; quand, vers quatre heures, Jules de Soulaignes entra effaré, livide, hérissé, dans mon cabinet. On eût dit qu'il fuyait une apparition surnaturelle.

Je n'eus pas besoin de l'interroger.

Il tomba sur un siège; mais, tout, accablé qu'il était, il me semblait encore plus irrité qu'affligé. J'attendis intrépidement la mauvaise nouvelle qu'il venait m'annoncer.

—Savez-vous ce que je viens de voir? dit-il, les dents serrées, en frappant son genou de son poing fermé, Louise de Thorvilliers, en grande parure, assise dans la plus belle voiture du duc, son père, à côté de la Paola Buondelmonti.

J'eus froid au cœur. Un spasme me raidit.

—Vous avez vu cela?

—Oui.

—Quelle infamie!

—Ce n'est pas tout.

—Quoi, encore?

—Le duc était en face de sa maîtresse et avait fait asseoir en face de sa fille le prince Jean de Lévigny.

Ce nom n'ajoutait rien de plus menaçant que des prétentions redoutables.
Je savais que le prince appartenait aux plus grandes familles du
Saint-Empire. Des Altenbourg ont été alliés souvent aux Lévigny.

Il devait donc se trouver une grosse part de jalousie dans le désespoir de Jules.

Je comprenais bien qu'il ne pouvait pas lutter d'importance devant le duc de Thorvilliers, avec un prince de Lévigny.

J'étais plus sensible à l'idée de voir Louise assise à côté de la
Buondelmonti.

—Il a osé cela! répliquai-je avec douleur, la Buondelmonti?

—Oui, tout Paris sait maintenant ce que l'on sait à Florence. Mais, encore, là-bas, en Italie, le duc gardait un peu de retenue. C'est à Paris même, à la face de son monde, qu'il a voulu afficher sa liaison, peut-être son prochain mariage avec cette vieille courtisane!

—Ah! qu'il l'épouse, mais qu'il vous laisse emmener Louise, m'écriai-je dans un transport de fureur égoïste.

—Il l'épousera, mais l'autre partie du pacte sera conclue.

—Quel pacte?

—On dit, et c'est probable, que le prince de Lévigny a été l'amant de la Buondelmonti. Ne savez-vous pas cela?

—Non, je ne le savais pas.

—C'était quand le prince pouvait être l'amant d'une fille… Aujourd'hui, s'il vit chez des courtisanes, il ne peut plus être l'amant de personne; voilà pourquoi la Buondelmonti en fait le mari de mademoiselle de Thorvilliers.

—Je ne comprends pas.

—C'est vrai; vous ne pouvez pas savoir cela, vous qui vivez hors de ce monde-là. Le prince est légendaire dans Paris pour ses dettes… cela n'est rien, pour ses vices, et pour l'horrible état dans lequel ses vices l'ont mis.

—Que me dites-vous? Le prince…

—Le connaissez-vous? interrompit violemment Jules de Soulaignes.

—Non.

—Vous n'avez jamais vu ce visage, à la fois maigre et tuméfié, cette mâchoire qui tremble, tout ce corps empoisonné par l'amour vénal? Nous sommes du même cercle. Il ne se gêne pas pour laisser deviner ses infirmités. Pour un rien, il s'en vanterait. Ce sont là les blessures de ses expéditions aventureuses. Nous l'ayons surnommé Montefeltro.

J'écoutais, stupide, criblé par une grêle de feu qui me pénétrait au plus profond de la chair.

—Montefeltro! répétais-je, qu'est-ce que cela veut dire?

—C'est le nom d'un personnage effrayant qu'on voit passer dans un drame de Victor Hugo, qui a bu un verre de vin de Chypre, chez les Borgia, qui se traîne, qui râle sa vie, qui doit porter la mort, six mois avant de mourir définitivement. Le prince de Lévigny a soupé souvent dans la vigne des Borgia; seulement il a été de gaieté de cœur, au poison; il en a fait son habitude, sa volupté. Un médecin qui est souvent son partenaire au cercle, affirme qu'il serait un cadavre intéressant pour la science, si sa pourriture n'était pas princière. Ah! le misérable! C'est là l'homme que le duc a choisi pour lui donner sa fille!

Jules se leva, comme pour se jeter sur des adversaires invisibles et retomba sanglotant.

—Êtes-vous, bien sûr?… lui demandai-je d'une voix étranglée.

D'un geste farouche, Jules de Soulaignes essuya ses yeux.

—Parbleu! répondit-il, rien n'est plus clair. Que la Buondelmonti veuille être duchesse de Thorvilliers, tout le monde le sait. Il lui faut pourtant deux conditions, pour atteindre ce but avec sécurité; que le duc affermisse sa fortune et débarrasse la maison de cette vierge qui la défend. Le prince de Lévigny ne se ruinera jamais. Il a encore trois héritages à dévorer, deux en Italie, un en Autriche. Le duc de Certaldo, qui est le plus riche de ses oncles, a promis comme dot une avance de huit millions, sur l'héritage, si son bien-aimé neveu faisait une fin honorable. Le prince nous a raconté cela, très souvent… Est-ce qu'il y a un dénouement plus honorable, plus heureux à souhaiter, que ce mariage avec la fille du duc de Thorvilliers? La Buondelmonti, qui fait de son jeune amant ancien le gendre de son amant nouveau, recevra peut-être un million, comme épingles, une fois le mariage conclu, et il se peut qu'alors, elle reste libre. Mais le duc qui a besoin pour ses spéculations en Italie d'argent et d'influences, trouvera tout cela, le jour du contrat. Voilà pour le positif. Quant à la Buondelmonti, elle est bien certaine de se pavaner dans l'hôtel de Thorvilliers, le jour où Louise sera princesse de Lévigny et pleurera tout bas sa honte…

J'allais interrompre Jules de Soulaignes. Ce qu'il disait était trop horrible. Il s'interrompit de lui-même, se jeta dans mes bras, et nous pleurâmes avec fureur.

Jules se dégagea bientôt et reprit:

—Ce duc est pourtant un père, orgueilleux de sa fille! Il la haïrait, il voudrait la tuer, qu'il n'agirait pas autrement.

—Il la hait! m'écriai-je.

—Peut-on la haïr?

—Il la hait, vous dis-je.

—Pourquoi?

Je retins mon secret qui allait m'échapper. L'horreur pudique de Jules, sa foi intrépide, même quand le monde avait médit de la vertu de la duchesse de Thorvilliers, m'avertirent.

Quant à la vengeance de Gaston, elle m'apparaissait distinctement dans ce mariage si facilement conclu, entre l'enfant chaste qui l'importunait et l'injuriait de son innocence et cet immonde débauché.

J'étais sur la roue, offrant tout mon être aux coups qui me torturaient.
Je voulus lutter, pourtant.

Je feignais une incrédulité que je n'avais pas:

—Êtes-vous bien sûr de ce que vous m'annoncez? dis-je à Jules.

—Puisque je viens de les voir!

—Je vous crois, sur l'article de la Buondelmonti, de ses convoitises; mais êtes-vous certain que cette promenade du prince de Lévigny dans la voiture du duc, ne soit pas un hasard, une coïncidence? Ne vous hâtez-vous pas trop de conclure des projets de mariage, sur un rapprochement fortuit?

—Je vous dis que cette promenade est un scandale calculé. La
Buondelmonti ne fait rien d'inutile.

—Il n'y a pas de temps à perdre, alors. Mettez-vous sur les rangs.
Votre oncle est-il rétabli?

—Pourquoi l'exposer à une humiliation certaine? dit Jules découragé.

—Un vieillard respectable, qui représente l'honneur d'une génération et d'une caste, possesseur d'ailleurs d'une grande fortune, peut faire honte au duc de Thorvilliers.

—Vous croyez aux remords du duc?

Hélas! dans cet effarement de mon amour paternel, le danger était si pressant, je savais si peu le temps que nous aurions pour lutter, que j'essayais de me tromper et de croire à des raisons vivaces encore d'honneur, de délicatesse, dans la conscience du duc.

Je m'obstinais à ne pas admettre comme irrévocable ce mariage maudit, à croire que Jules de Soulaignes exagérait.

Je le pressai tant, je mis tant d'énergie réelle et factice, et aussi de douleur sincère dans ma sollicitation, que Jules promit d'envoyer le marquis de Montieramey au duc de Thorvilliers et de ne pas désespérer tout à fait.

Par un mouvement pudique qui nous était commun, nous nous refusions à invoquer l'image de Louise, pendant que nous touchions à ces infamies. La pensée de la voir assise, à côté de cette courtisane, en face de ce débauché, était si terrifiante, que, pour garder du sang-froid, nous la repoussions, nous la voilions.

Pourtant, quand il me quitta, Jules se jeta à mon cou, et laissant déborder sa douleur:

—Louise, la femme de cet homme! j'en mourrai.

—Elle ne le sera pas, elle ne le sera pas! lui répondis-je avec une foi sincère. Nous lutterons; vous l'aimez; elle vous aime!

Il me regarda avec une interrogation ardente, avec cette sorte de ravissement des martyrs, quand on leur montrait le ciel, au-dessus de l'arène sanglante.

—Est-ce qu'il est possible qu'elle m'aime?

A vrai dire, je prenais mon désir, mon pressentiment, pour une réalité. J'étais disposé à croire, pourtant, par illusion paternelle, qu'en voyant M. de Soulaignes, à côté de moi, présenté par moi, recommandé, béni par moi, Louise l'avait regardé comme un ami, comme un mari que je lui offrais.

D'ailleurs, je n'avais pas le temps de peser mes arguments; ma terreur me poussait à aller jusqu'aux extrêmes limites de mes espérances, à exalter le courage de mon allié.

—Elle vous aimera, j'en réponds, je vous le jure! répétai-je; et puis, voulons-nous, vous et moi, la sauver pour être récompensés, vous, par son amour, moi, par sa reconnaissance?

—Non, non, reprit-il, en frissonnant. Sauvons-la, même si je dois lui rester à jamais étranger, inconnu!

—Bien, voilà comme je vous veux!

—Je le tuerai, cet homme, reprit-il, en frappant du pied, s'il n'achève pas bien vite de mourir!

J'étais tenté de lui dire:—Laissez-moi cette tâche!—Mais je me bornai à lui répondre:

—Ce ne serait pas le meilleur moyen de persuader le duc de
Thorvilliers.

Jules me laissa dans un état indescriptible.

La vanité de mon droit paternel m'apparaissait cruellement. Ma fille allait être livrée au Minotaure, attachée à une gangrène vivante, et moi, son vrai père, je ne pouvais rien. Dans l'ordre moral, nous autres prêtres, nous ne sommes pas résignés à l'impuissance! Mais c'était comme prêtre que, par-dessus tout, j'étais accablé. Ce duc infâme croyait se venger de moi en suppliciant ma fille, en la jetant de gaieté de cœur à son complice.

Savait-il bien la vérité? Aurait-il l'effronterie d'aller jusqu'au bout?

Je passai la nuit dans des réflexions insensées, à imaginer des moyens de salut, à préparer des plans chimériques; mon impuissance sociale me poussait toujours à conclure: Il faut tuer le monstre!

Oui, je l'avoue, cette idée de meurtre revenait, comme la solution fatale. Était-ce même un meurtre? C'était le balayage d'une ordure, une poussée vers l'égout d'une chose sans nom qui obstruait le chemin.

Ah! si mon vieil ami, le docteur X., eût été encore vivant, son autorité scientifique et morale fût intervenue, et il eût dit au duc:—Je vous défends cette infamie!—et le docteur eût fait reculer cet assassin de ma fille. Qui le remplacerait? Qui voudrait entreprendre ce qu'il eût fait si facilement? Le médecin du prince de Lévigny? un autre? un prince de la science?

A travers cette torture, pour me relever, je voulais espérer dans la démarche suprême que tenterait le vieux marquis de Montieramey. Jules saurait bien faire agir son oncle. Peut-être Gaston, dont je connaissais si bien l'orgueil, n'avait-il voulu que contraindre le marquis à une demande positive…

Le lendemain, Jules de Soulaignes vint m'annoncer une rechute, une aggravation de la santé du marquis. Il était très malade. Son grand âge rendait tout rétablissement, toute démarche improbable.

Le pauvre enfant était si abattu, que je me redressai violemment pour le relever, et que le prenant, sur ma poitrine, je me jurai de ne reculer devant rien pour sauver ma fille et mon fils…

La plume tremble dans ma main. Je suis tenté de la jeter. J'ai hâte de finir cette douloureuse confession, et cependant j'ai peur de n'avoir pas tout dit de ce qu'il faut dire pour persuader les autres…

Je n'ai plus qu'à énumérer des faits; qu'à compléter le dossier de l'accusation que je porte contre le duc de Thorvilliers; contre le prince de Lévigny.

Je dirai tout ce que j'ai tenté. J'aurai prouvé mon droit, l'effroyable urgence d'une intervention officielle, pour empêcher un crime. Si on ne m'écoute pas, alors que Dieu m'assiste, pour mériter la damnation!…

Il n'est pas humainement, socialement possible qu'un tel forfait, dénoncé, patent, public, s'accomplisse. Cette fois, Dieu qu'on rend complice d'un tas de coups d'État serait d'accord avec l'arbitraire humain pour excuser toute violence qui empêcherait cette violence inouïe et lâche…

Mon premier soin fut de faire contrôler le récit de Jules de Soulaignes par lui-même.

Il m'apporta sur le projet de mariage des renseignements certains. Le fait était de notoriété publique. Le duc présentait partout le prince comme son gendre futur.

Par un grand effort de volonté, et par un traitement empirique qui doit avoir miné la constitution qu'il semble refaire, le prince paraissait entrer dans une phase de guérison, de retour à la santé.

Je le guettai, pour le connaître, et ne le trouvant pas aussi livide que Jules me l'avait annoncé, j'eus la crainte qu'un prétexte de révolte ne fût enlevé à nos consciences.

La corruption morale était inguérissable; nul ne pouvait entreprendre le traitement, et le prince, vrai descendant d'un partenaire du comte de Nocé, un des fous de la Régence, ne se souciait pas de guérir. Cette lèpre demeurerait toujours aussi menaçante pour la pureté morale de Louise que l'autre; mais l'autre seule importe à l'égoïsme public. Qui donc prendrait pitié de mon angoisse, si elle ne tenait qu'à la pourriture de l'âme? Un mauvais sujet, si riche, était sûr de l'indulgence. Il suffisait de fermer les yeux.

Il n'était sans doute pas méchant. A cet état de corruption, tout ressort est détendu. De quoi pourrait se plaindre une femme du grand monde qui ne serait pas battue, qui aurait moins de risques infâmes à courir, et qui ne pouvait prétendre au bonheur simple, naïf, d'une bourgeoise? Pourvu que son existence fût belle par le luxe, honorée par les titres, et pourvu que l'homme qui apportait tant de millions, et qui portait tant de blasons fût suffisamment guéri, de quelle trahison serait-elle victime?

Jules eut, sous ce rapport, les mêmes appréhensions que moi.

Mais une découverte qu'il fit nous rendit la sécurité de notre dégoût.

J'abrège ces vilenies; il faut pourtant qu'on sache tout, et qu'on ne doute pas de ma sincérité. Encore une fois ce n'est pas le monstre intérieur que je dénonce, bien qu'il soit l'efflorescence de l'autre; c'est le monstre physique, celui que le Parlement traquait au quinzième siècle, celui qui se moque des lazarets.

Jules de Soulaignes rôdait avec une activité fiévreuse autour du secret public dont nous voulions la preuve.

Il apprit que M. de Lévigny avait conservé, par ironie ou par apparence, une maîtresse qu'il visitait presque clandestinement. Il lui avait fait bâtir, autrefois, un petit hôtel dans le quartier Beaujon. Il s'y rendait régulièrement le soir, à certaines heures, et comme il s'y rencontrait à jours fixes avec un autre visiteur, il ne fut pas difficile de deviner que cet autre était un médecin. Nous eûmes son nom; c'est un de nos grands spécialistes. Les rendez-vous étaient des consultations, et la maîtresse était la garde-malade.

Mon parti fut pris immédiatement. Je résolus de voir cette fille. Je la vis, et sans mentir, puisque je ne m'expliquai pas, la laissant libre de supposer que j'étais un créancier, un parent, un notaire ou quelque homme de police, je la troublai, en lui déclarant que je savais la vérité et que je venais lui acheter des preuves.

La feinte ne dura pas longtemps de son côté. Le prince était ladre. Sa complaisance, à elle, lui répugnait. Peut-être entrevit-elle une spéculation plus grande à tenter, en prenant mon argent, et en menaçant toujours le prince de la vente qu'elle aurait conclue.

Elle feignit d'en vouloir à la Buondelmonti, d'être jalouse de ce mariage, dont elle n'était pas l'entremetteuse. Et puis, il y a toujours un fond de haine à satisfaire, de rancune dans ces relations avilissantes. C'est le reste de vertu fermentée, le vert-de-gris de cette corruption.

J'offris tout ce que je pouvais offrir de ma petite fortune, c'est-à-dire tout. Par bonheur, elle n'exigea pas davantage. J'achetai ainsi une correspondance très explicite, des consultations, des prescriptions accablantes.

Je tiens ce dossier, ce réquisitoire à la disposition de ceux qui voudraient en faire la rançon de ma fille. On trouvera, à la fin de ce mémoire, la nomenclature de ces témoignages.

Je rentrai chez moi, bien riche, avec ces preuves. Je n'en parlai pas à Jules de Soulaignes. Je lui laissais la meilleure part dans la souffrance. Je redoutais d'ailleurs l'emportement de son mépris.

La maladie, ou plutôt la faiblesse du marquis de Montieramey retenait son neveu et l'empêchait de chercher des occasions, de souffleter, de provoquer le prince de Lévigny. Un duel n'eût rien empêché. Il eût, au contraire, remis le prince en bonne posture devant l'opinion, si le prince l'eût accepté. Quant à l'issue, je ne pouvais pas supposer qu'elle pût être funeste pour Jules, vaillant, solide, armé d'une conscience invincible. Mais ce n'est pas à lui à tuer le prince; il n'hériterait pas de sa fiancée.

Je me fais aucune difficulté d'avouer que je songeai d'abord aux influences qui d'ordinaire pénètrent le monde du faubourg Saint-Germain. J'allai à l'archevêché.

C'est de là qu'est parti l'arrêt sous lequel je me courbe depuis vingt ans; mais c'est là que la surprise de cet arrêt est demeurée comme un besoin de vérité à chercher. On s'y demande encore pour quelle cause mystérieuse j'ai refusé autrefois de me défendre; on m'y appelle le suicidé, pour ne pas reconnaître une victime.

On me reçut bien. On comprit que je voulais me venger des dénonciations du duc de Thorvilliers, en le dénonçant. Ce n'était pas évangélique; mais l'infamie du crime faisait de mes représailles un acte de vertu. Le mariage que je projetais et dont je fis la confidence, s'il était dû à des interventions habiles du haut clergé, lui assurerait dans un temps de crise un allié reconnaissant. Par malheur, le prince de Lévigny était bien en cour de Rome. Un de ses cousins est un des grands officiers du Vatican. D'autre part, Gaston n'ayant ni confesseur, ni relation d'aucune sorte avec l'Église, il était impossible d'agir directement sur lui.

Je songeai que si l'on pourrait faire réussir auprès de la Buondelmonti une manœuvre comme celle qui m'avait si bien réussi auprès de la prétendue maîtresse du prince, la cause serait enlevée. Mais je n'avais plus rien, et ce que cette fille, écœurée de son rôle, avait accepté, si je l'avais encore, eût fait rire la Buondelmonti. Je n'aurais pas osé le lui offrir. D'ailleurs, m'adresser à elle sans être certain de sa discrétion, c'était me dénoncer au duc.

Combien j'ai regretté de n'être pas plus expert en intrigue, de ne pas savoir jouer avec une corruption si éhontée! Le temps pressait; je ne m'adresse aujourd'hui à ceux qui sont ma dernière ressource, que parce que j'ai épuisé tous mes moyens d'action.

Jules était dans un état de surexcitation nerveuse qui m'épouvantait. Retenu et non contenu par la maladie de son oncle, il ne s'échappait de l'hôtel de Montieramey que pour venir me demander si j'avais trouvé une solution, ou que pour courir affolé dans Paris à la rencontre du prince, ou à la rencontre de Louise.

Elle ne sortait plus. L'enfermait-on? Jules croyait à une contrainte exercée par M. de Thorvilliers. Moi je croyais, je crois encore, et je suis sans doute plus près de la vérité, que cette chaste enfant, enlacée par ce mariage, dont les hontes ne lui sont pas connues, mais qu'elle sent confusément, se recueille dans un désespoir triste, n'osant plus respirer l'air pur et doux qui lui avait donné des rêves de pureté, de tendresse, évitant d'apercevoir Jules de Soulaignes, s'évitant elle-même, s'absorbant dans une réclusion mondaine, au milieu des femmes qui s'occupent de son trousseau.

Pauvre enfant! je la voyais distinctement; je la vois encore. Quand il me sera permis de la contempler, le jour du supplice, si ce n'est le jour de la délivrance, le jour où je souhaiterais de mourir à ses yeux, je suis sûr que je lirai sur son cher et pâle visage toute l'histoire de cette solitude.

Elle ne consentira pas; elle ne consent pas à ce mariage. Je le jure. Aucune subtilité, aucune vanité ne peut la réduire ou la séduire; mais elle a la soumission des âmes pures qui ne marchandent pas la douleur. Elle s'incline sous une volonté qu'elle croit légitime, que moi-même je lui ai appris à respecter. Elle croit que c'est son devoir. Elle ne sait rien. Elle ne peut rien savoir. Elle s'apprête pour un calvaire; peut-elle deviner un égout?…

Un matin, Jules vint me voir, avec une tristesse si grave que je compris son deuil.

—Votre oncle est mort! lui dis-je.

—Oui, me répondit-il avec une grosse larme.

Un silence suivit. Nous avions la même pensée qu'un scrupule de respect enchaînait dans nos cœurs.

La fortune du marquis de Montieramey était une arme puissante, maintenant, aux mains du comte de Soulaignes. Était-il trop tard pour tenter le duc?

Madame de Soulaignes, qui, d'ordinaire, habitait la province, était venue à Paris, à la première alarme causée par la santé de M. de Montieramey. Elle pleurait avec Jules; elle essayait de le consoler. Elle n'osait lui conseiller l'espoir. Elle fit mieux. Ce fut elle qui alla trouver M. de Thorvilliers.

Elle ignore le côté particulièrement infâme du mariage qui désespère son fils. Elle ne sait qu'une chose, c'est qu'il aime une belle et pure jeune fille et qu'on lui préfère un rival plus riche.

Elle voulut plaider la cause de l'amour, de la candeur. Le duc fut courtois, galant, mais inflexible. Il parla de ses engagements, de sa parole donnée. La pauvre mère emporta cette douleur fièrement, et son courage soutint son fils. S'il ne se tue pas, c'est qu'il a plus peur d'être jugé par elle que par Dieu.

Jules essaya de son côté auprès de la Buondelmonti ce qui m'avait réussi auprès de la maîtresse du prince: il alla marchander le salut de Louise. C'était un trop jeune négociateur pour cette Italienne mûrie dans l'intrigue.

Elle refusa plus d'un million.

Elle paraît tenir à être duchesse, et il lui faut de la boue sur le blason pour qu'elle y touche.

Quand Jules me raconta l'insuccès de sa démarche, je me dis que j'aurais peut-être réussi; mon âge lui eût donné confiance. Les vieux qui s'abaissent à ces marchés garantissent contre les indiscrétions. Mais livrer mon secret à cette femme eût été, en cas de refus, lui donner un poison plus sûr pour assassiner ma fille, à moins que le duc ne lui eût tout avoué!

Peut-être cette femme hait-elle ma fille! Ce clair miroir la rend hideuse!…

Est-ce que la police est désarmée vis-à-vis d'une étrangère qui n'est en France que pour préparer et accomplir un crime? Une menace d'expulsion la fléchirait sans doute…

Jules de Soulaignes, il y a quinze jours, passa par une période de délire qui m'inquiéta. Les millions le grisèrent, le pauvre enfant, en l'enivrant d'espérances. Il ne comprenait pas que ces âmes vénales ne pussent être achetées par lui. Il eût jeté, comme moi, sa fortune dans le gouffre pour délivrer Louise.

Il poussa le désespoir jusqu'à venir me soumettre le plan d'un enlèvement, d'une fuite à l'étranger, avec ma fille et moi.

J'eus un frémissement de terreur à cette proposition, et comme je ne crains plus qu'on se méprenne sur ma conscience, j'avouerai que je redoutais moins ce coup de main que la peur d'être tenté par lui. Enlever ma fille, partir avec elle et mon fils pour un pays lointain, la posséder et la voir heureuse!

Mais comment nous justifier devant cette âme droite, d'un attentat que les lois humaines flétriraient? lui dire tout, n'était-ce pas la profaner?

Je résistai à la séduction de ce crime-là. Jules fut retenu par sa mère; elle le garde; elle l'empêchera de se tuer; elle ne l'empêchera pas de mourir.

J'ai fini. On sait tout. J'ignore pourquoi ce mariage, projeté depuis six mois, n'a pas encore été célébré. Est-ce une dernière avance du ciel, de la justice éternelle? Est-ce une précaution du malade? En tout cas c'est un répit; mais dans trois semaines, le malheur sera irréparable.

Je concentre mon cœur. Je voudrais l'empêcher de déborder… On sait ce que je souffre… Je ne menace pas; je supplie qu'on ne m'abandonne pas aux sollicitations de la plus effroyable douleur, de la plus légitime colère.

Il faut sauver ma fille. Quoi qu'on fasse dans ce but, l'action sera sainte.

La civilisation serait une ironie farouche, si, par respect de la liberté des scélérats, elle avait perdu les moyens d'empêcher un crime…

Le progrès est-il la consécration des droits de la débauche?

La vertu est-elle réduite à se faire justice elle-même, et à devenir aussi menaçante pour l'ordre social que le vice?…

Je m'adresse à des hommes de bien, à des hommes d'État. Ils comprendront que c'est une question de sûreté publique, sous une question particulière, et que si un jury était appelé à se prononcer sur un acte violent qui profiterait à l'honneur, à l'innocence, il l'acclamerait, au lieu de le condamner…

Mais je ne veux pas raisonner, j'ai peur de la raison. Je pleure, je m'agenouille, je demande avec instance que si ce long mémoire a fatigué, par la multiplicité des détails, on me le pardonne. J'aurais voulu tout dire dans un mot, et je n'en trouve pas assez pour persuader.

J'aurais voulu m'ouvrir la poitrine, si ma chair brûlante avait pu parler à ma place. Je mourrais avec délices, si j'étais sûr que ma vie pût racheter mon enfant.

Je m'arrache avec peine au chevalet sur lequel je me suis étendu et me suis déchiré. Il me semble à la dernière minute que j'ai oublié des arguments, des preuves, des douleurs.

Il me semble aussi que je n'ai pas assez souffert pour mériter mon rachat.

Et pourtant, je souffre bien!

ÉPILOGUE

Le sous-secrétaire d'État au ministère de la justice n'avait pu lire cette confession minutieuse d'un homme habitué, par caractère, plus encore que par profession, à détailler, à soupeser les cas de conscience, sans se sentir pris et broyé par cet engrenage de l'analyse. Il ne s'était pas interrompu de lire, et quand il eut fini, frappant de sa main le manuscrit, il se dit avec une conviction absolue, attendrie:

—J'empêcherai ce crime!

M. Barbier, je n'ai pas eu encore l'occasion de le dire, était marié depuis cinq ans et commençait à être père de famille.

Le haut fonctionnaire pouvait donc s'abandonner à sa sensibilité, en s'autorisant de ses suggestions paternelles, pour agrandir sa fonction.

Dans le premier attendrissement, l'impossible lui parut facile. M. Barbier avait lu Balzac, et la politique ne l'avait pas guéri de cet appétit d'intrigues par lesquelles le grand romancier tranche des situations indénouables. Cette confession ressemblait à un roman.

M. Barbier fit aussitôt le rêve d'agents mystérieux, circonvenant la Buondelmonti, le duc de Thorvilliers, et servant la morale par des procédés clandestins.

Le préfet de police ne lui avait-il pas dit qu'il usait parfois de l'arbitraire, dans l'intérêt des familles?

Il devait y avoir dans les bureaux quelque Ferragus soldé, quelque femme, comme celle qui intervient à propos dans la Cousine Bette. La Buondelmonti était aussi fatale que madame Marneff.

Cette griserie littéraire et romanesque du sous-secrétaire d'État ne persista pas cependant, après les quelques audiences qu'il fut obligé d'accorder. Sur quatre solliciteurs, il y en a trois qui demandent la lune.

Ce que demandait l'abbé d'Altenbourg n'était-il pas aussi chimérique?

M. Barbier rendu à sa méfiance professionnelle n'en eut que plus de ferveur pour secourir ce malheureux. Le sentiment de l'impuissance administrative se dédommagerait de bonne foi par la sympathie.

Il n'attendit pas la visite du prêtre; il le manda par dépêche, et quand il le vit, il alla respectueusement et vivement au-devant de lui.

L'abbé était très pâle. Son regard profond interrogeait, avec une anxiété que ce respect accroissait. Cet homme, qui avait tant vécu, se disait qu'on ne reçoit si bien que ceux qu'on veut définitivement congédier.

Il ébaucha un sourire.

—Eh bien! monsieur? demanda-t-il en s'asseyant.

—Vous avez raison; c'est un crime que vous me dénoncez; je vous suis tout acquis…

—Merci, monsieur, dit faiblement Louis d'Altenbourg, effrayé de cette adhésion. Qu'allez-vous faire?

—Tout d'abord prendre l'avis de M. le ministre. C'est un grand jurisconsulte… Me permettez-vous, monsieur, de lui confier…

—Mon secret? Certainement, je vous l'ai donné; usez-en.

Le malheureux eut un soupir d'indifférence.

—Je crois aussi que le préfet de police doit être mis dans la confidence entière.

L'abbé s'inclina.

—S'il y a un moyen légal, un moyen diplomatique, ou un moyen… quelconque, d'empêcher ce malheur, je vous promets qu'il sera employé.

Le prêtre remercia par un mouvement des sourcils, et, d'une voix qui se glaçait, à mesure que celle de M. Barbier s'échauffait:

—Vous ne pouvez pas, dès maintenant, me dire ce que vous tenterez?

—J'avoue que je n'en sais rien, repartit cordialement le sous-secrétaire d'État.

—Ah! vous n'en savez rien! répéta l'abbé comme un écho. Cherchez vite, monsieur; car le temps presse. Quand me permettez-vous de revenir?

—A toute heure du jour, et même de la soirée, je suis à votre disposition.

—C'est trop de bonté murmura le malheureux père, accablé de cette obligeance.

Il se retira lentement.

La soir, avant le dîner, il revint, sans espoir d'une réponse meilleure, mais pour constater son droit acquis.

Le sous-secrétaire d'État lui rendit compte de sa conférence avec le ministre.

Le garde des sceaux était pénétré aussi de pitié, mais convaincu également qu'il n'y avait aucun moyen légal de prévenir le malheur redouté. Il offrait d'en parler à ses collègues, à la prochaine réunion du conseil. Peut-être le ministre des affaires étrangères trouverait-il, dans ses relations diplomatiques, une influence qui intimidât la Buondelmonti et qui contrariât à l'étranger les spéculations du duc de Thorvilliers. Mais M. le garde des sceaux se refusait à autoriser une action trop sensible de la police. Que celle-ci agît avec précaution, si elle devait agir!

Le préfet de police, consulté également, avait été moins décourageant; mais il ressemblait à ces médecins qui tiennent à exercer leur art, même dans un cas désespéré.

Deux jours après sa consultation, il avoua que la Buondelmonti, très habilement attirée dans son cabinet, lui avait fort impertinemment ri au nez, quand elle eut deviné ses intentions.

Le médecin du duc de Lévigny, adroitement tâté pour interdire le mariage à son client, n'avait pas ri tout à fait, mais avait ricané, et, s'étonnant de l'indiscrétion du préfet, avait déclaré, pour couper court à l'entretien, que le mariage rentrait dans ses formules.

L'abbé d'Altenbourg subit ces réponses, avec la même tristesse muette.
Cela ne l'empêcha pas de revenir ponctuellement, avec la même placidité.
Quelque chose mourait en lui, et l'on suivait ce refroidissement graduel
de l'agonie sur son visage, dans toute son attitude.

Il se ranima pourtant et eut des lueurs dans les yeux, à son dernier entretien, lorsque M. Barbier, troublé, rouge de ses efforts d'homme sérieux pour ne pas pleurer, lui avoua la déroute de la police.

Il tremblait de l'effet de ses paroles, les adoucissait par toutes sortes de précautions, revenait à ses lectures de Balzac; mais pour conclure que ce qui était facile aux romanciers, était absolument interdit aux fonctionnaires.

L'abbé l'avait écouté, droit sur son fauteuil, le regard brillant et fixé devant lui. Il contemplait la réalité que, par compassion, M. Barbier cherchait à lui voiler; il la provoquait à un duel final. Ses illusions humaines s'étaient envolées; il ne les suivait plus d'un regret dans leur vol; il sortait de la vie terrestre.

—Et pourtant Dieu existe! dit-il en rompant le silence avec une force presque tranquille, frappant son fauteuil de sa main, comme Galilée avait frappé la terre de son pied.

—Dieu est là-haut! répliqua M. Barbier avec un hochement de tête.

Le prêtre ferma les yeux pour ne pas voir passer le regard sceptique montant au plafond avec ces paroles.

Il se leva, et saluant M. Barbier avec solennité:

—Si jamais vous êtes appelé en témoignage, à propos de ce qui se passera, vous direz bien, monsieur, que je n'ai pas cherché le scandale, que j'ai tout épuisé avant d'agir.

M. Barbier tressauta.

—Agir! que prétendez-vous faire?

L'abbé ébaucha un geste vague, soit pour refuser de répondre, soit pour avouer à son tour son incertitude.

—Prenez garde, monsieur, lui dit le sous-secrétaire d'État avec bonté, ne m'obligez pas à prendre des précautions pour protéger ceux que je méprise autant que vous.

—Que croyez-vous donc? repartit le prêtre étonné.

—Mais, ces menaces…

—Ce sont des anathèmes; ce ne sont pas des menaces, reprit gravement l'abbé. J'appelle Dieu, et jusqu'à la dernière minute, j'espère dans sa foudre. Je sais bien que j'ai confessé des désirs de meurtre; omis ce sont des désirs de juge: implacable et non des désirs d'assassin… Puisque je ne me tuerai pas, quoi qu'il arrive; je ne tuerai personne… Rassurez-vous, monsieur; la police n'aura pas à intervenir.

M. Barbier ne comprenait pas. Mais puisque le prêtre n'invoquait que le ciel, il échappait à sa compétence.

—Excusez-moi, monsieur, lui dit-il avec un respect plus tendre, nous autres hommes positifs, nous ne nous élevons jamais du premier élan, à la hauteur où montent des âmes comme la vôtre. J'aurais dû pourtant compter sur votre héroïsme de chrétien. J'espère qu'il vous donnera le courage…

—J'ai le courage, interrompit l'abbé d'Altenbourg; mais comme la résignation est impossible, le courage ne me servirait à rien. J'espère que Dieu, puisque lui seul me reste, me donnera la victoire!

M. Barbier, que ce mysticisme embarrassait, et bien que très ému, ne put s'empêcher d'incliner la tête, par une forme d'acquiescement qui voulait dire: Ainsi soit-il!

L'abbé comprit que cette adhésion, pleine de sympathie pour l'homme, était une raillerie pour le prêtre. Il salua et dit avec un redoublement de douceur:

—Êtes-vous père, monsieur?

—Sans doute.

—Alors, ne doutez pas des miracles! Vous serez forcé d'y croire, le jour où votre enfant sera malade. La paternité donne la grâce… adieu, monsieur.

—Non, au revoir, s'écria M. Barbier.

Le prêtre qui se retirait, s'arrêta:

—Au revoir! Peut-être, si ce n'est pas moi qui suis foudroyé!

Il sortit lentement, majestueusement, et tira doucement la porte derrière lui.

M. Barbier, entraîné par ce spectacle étrange et qui s'était levé pour reconduire l'abbé d'Altenbourg, après être demeuré une seconde au milieu de son cabinet, alla jusqu'à la porte et ne put résister à la tentation de donner un dernier regard d'admiration à ce martyr stoïque.

Il regarda dans le petit salon qui servait de salle d'attente aux solliciteurs. Il vit l'abbé d'Altenbourg assis, tombé sur une banquette, la tête dans ses mains, et pleurant. Il n'osa pas troubler cette faiblesse d'un cœur vaillant. Elle achevait de le lui faire aimer.

Il rentra discrètement dans son cabinet, frémissant de ce spectacle, prêt aussi à pleurer, et retourna s'asseoir devant son bureau, où il resta quelques minutes absorbé, frappé comme on l'est devant une révélation grandiose et mystérieuse; puis s'excitant à une prouesse impossible, repentant de son impuissance, il se leva résolument, en disant:

—Je ne puis pas le laisser partir ainsi!

Il courut au petit salon d'attente. Il était vide; l'abbé était parti. L'huissier, dans l'antichambre, l'avait vu passer et assura qu'il portait la tête haute, qu'il avait l'air d'un ministre.

Ce compliment, dans la bouche d'un huissier, était l'expression la plus éloquente de sa considération. M. Barbier fit courir après M. d'Altenbourg. L'huissier ne put que voir s'éloigner la voiture qui l'avait amené.

Le sous-secrétaire d'État ne donna pas d'audience ce jour-là. Il rentra chez lui. Il avait un besoin furieux d'embrasser son enfant. Dans la journée, il alla trouver le préfet de police, le priant de mettre le comte d'Altenbourg en surveillance, dans l'intérêt de ce malheureux, autant que par mesure de précaution à l'égard du duc de Thorvilliers et du prince de Lévigny.

Le préfet de police promit de confier le soin de cette surveillance à son meilleur agent; mais, le soir, il envoyait un billet au sous-secrétaire d'État, ainsi conçu:

«L'homme en question n'a pas reparu à son domicile. Il n'y reviendra pas. Son loyer était payé d'avance; son déménagement était opéré depuis deux jours. La voiture qui l'a conduit ce matin à la place Vendôme emportait ses derniers effets. Je le fais chercher dans les hôtels garnis, et aussi à la Morgue… Je ferai fouiller la Seine…»

M. Barbier froissa ce billet, le jeta avec colère, et trouva ce soir-là que la police était une sotte chose, inutile et calomniatrice… à moins que les torts fussent inhérents au préfet. Quoi! On doutait du courage, de la parole de ce grand martyr, et après avoir pris connaissance de sa loyale confession?

Non, le comte d'Altenbourg était aussi incapable de se tuer que de fuir.
Mais, où était-il? que préparait-il?

XXVI

Le mariage du prince de Lévigny avec la fille unique du duc de Thorvilliers, indépendamment des motifs de curiosité que la malignité publique prétendait y trouver, était un grand événement dans le monde parisien, et les couturières, les couturiers, les tapissiers, les carrossiers, les chemisiers brevetés, tous les fournisseurs des deux grandes familles, avaient trop intérêt à donner leur adresse pour ne pas fournir aux journaux, même indifférents, la matière d'un entrefilet.

Le trousseau de Louise fut exposé, comme il convient, dans un grand magasin, et les jeunes filles qui rêvaient de couronnes princières purent se faire une idée de la joie orgueilleuse qu'on éprouve à pleurer dans un mouchoir armorié.

Cette exhibition du linge de la mariée fut célébrée dans une feuille à images. Depuis l'oreiller jusqu'aux pantoufles, la réclame implacable ne fit grâce d'aucun détail. Les fleurs symboliques de la couronne reçurent, comme le reste, l'estampille de la mode.

Un de ces évêques in partibus, dont on loue le prestige pour de pareilles fêtes, devait honorer particulièrement la cérémonie. L'Opéra avait également fourni des chanteurs illustres. Il fallait qu'on dépensât beaucoup d'argent.

Il est juste de dire que les pauvres, non plus, n'avaient pas été oubliés, et, pour que nul ne l'ignorât, le chiffre des libéralités du prince et du duc avait été enregistré par des reporters.

Il paraît même que l'offrande destinée à grossir le denier de Saint-Pierre avait été surprise au passage; tant la presse maintenant est bien renseignée par la main gauche sur les actes de bienfaisance, même anonymes, de la main droite.

L'église de la Madeleine était donc emplie de monde, une heure avant la cérémonie. On eût dit que le marché aux fleurs se tenait dans l'église, tant on avait multiplié les ornements naturels. Le ciel s'était mis de la fête, comme s'il se fût agi d'une bonne action. Mais pouvait-il refuser le don gratuit du soleil à de si belles livrées, quand Mgr de X… devait officier, et quand le grand baryton Z… devait chanter?

Les agents de police clandestins que le préfet, sur le conseil de M. Barbier, avait répandus dans la foule, pour aviser, en cas de violence, étaient, eux-mêmes, fort bien mis. On ne les eût pu distinguer des invités. Quant aux sergents de ville, ils étaient triés, et un officier de paix gardait le trottoir, avec autant de solennité que le suisse, en tenue de maréchal de France, mais avec plus de mollets, qui gardait la porte d'entrée.

Vers midi, les voitures de la noce s'arrêtèrent devant la grille. On n'eût pas osé dire que les cochers du prince et ceux du duc voulaient jeter de la poudre aux yeux; car la poudre de leur coiffure, épaisse et savante, était soigneusement maintenue par la raideur de leur attitude.

Quelques spectateurs du high-life trouvaient bien que l'apparat était excessif, et prétendaient qu'il est de meilleur ton d'aller plus simplement rendre visite au bon Dieu. Il faut laisser aux bourgeois qui se marient la vanité de s'endimancher.

Mais ces railleurs incrédules n'avaient pas le souci des traditions. Ils ignoraient que le prince de Lévigny était obligé à cette étiquette, par ses alliances au Vatican. D'ailleurs, il avait de la foi. C'était la seule monnaie de ses héritages qu'il n'eût pas gaspillée.

Le suisse eut un sourire radieux, en frappant les dalles du péristyle. Les grandes portes de bronze, à demi fermées par une feinte courtoisie, pour avoir l'air de s'ouvrir d'elles-mêmes à l'entrée d'une si illustre compagnie, tournèrent doucement sur leurs gonds, et une bouffée d'harmonie s'exhala de l'église dans laquelle entrait un flot de lumière.

Le sous-secrétaire d'État à la justice avait eu beaucoup de peine à vaincre la tentation de venir, en curieux, assister à ce solennel attentat; mais il s'était donné la satisfaction de passer, à plusieurs reprises, devant la Madeleine, et il passait précisément, quand les acteurs de ce drame descendaient de voiture. Il put ainsi constater que la Buondelmonti ne figurait, ni comme matrone ni comme vestale, dans le cortège, C'était, de sa part, une humiliation offerte ou subie, un sacrifice à la bégueulerie parisienne qu'elle ferait sans doute payer.

Les dames d'ailleurs étaient rares dans le monde de la noce. Deux vieilles parentes du prince de Lévigny, deux chanoinesses, avec des panaches et des chapeaux qui ne condescendaient à aucun caprice de la mode, et, du côté du duc de Thorvilliers, deux jeunes filles du faubourg Saint-Germain avec leurs mères. C'était tout.

Ces demoiselles d'honneur étaient, comme l'évêque in partibus, comme les chanteurs de l'Opéra, un luxe obligé. Elles s'étaient improvisées les amies de Louise de Thorvilliers depuis quinze jours, depuis qu'on les avait invitées. L'occasion était si belle! Il était impossible qu'un mariage si aristocratique ne leur portât pas bonheur. Elles étaient décidées à fouiller et à taquiner le hasard. Jolies, vives, bien parées, plus agitées qu'émues, elles saluaient tout le monde, comme des souveraines saluent leurs sujets, se disant sans doute qu'un prince, au moins, dans ce peuple, recueillerait comme un gage ce salut coquet, et viendrait le leur rapporter en demandant leur main.

Le duc de Thorvilliers était admirable d'apparence, de prestance. Gaston triomphait. L'opération avait réussi.

Il tirait de ce mariage, pour le présent, tout ce qu'il pouvait espérer d'avantages solides et de satisfactions vaniteuses. Le reste lui était bien égal.

Un sourire profond trouait ses belles joues prélatiques. Il riait à l'avenir et narguait le passé.

L'avenir, c'était sa fortune affermie, sa liberté assurée. Il se débarrassait, à d'excellentes conditions, de sa paternité menteuse, et peut-être bien aussi de la maîtresse encombrante qu'il avait été forcé de prendre pour associée.

Le passé, c'était le souci d'une fille à caser avantageusement. La pauvre enfant, s'il ne la plaignait pas, il l'aimait presque, à ce moment-là, tant elle était belle, tant elle lui faisait honneur, tant elle était une valeur précieuse et admirée. Il oubliait qu'il achevait une œuvre de haine, et c'était avec une galanterie quasi-paternelle, mais surtout d'homme du monde, qu'il lui donnait le bras, ayant des précautions charmantes pour le long voile de mariée, qu'un petit coup de vent faillit accrocher à ses décorations, quand il stationna une seconde, au haut des marches, en attendant que le cortège se réunit.

En entrant, le duc se découvrit, comme devant le Roy, et, lançant un regard au plafond, où il était certain de ne rencontrer que de la dorure, il prit possession du temple de sa Victoire.

En se dégonflant, sa poitrine se débarrassait des miasmes absorbés pendant la cérémonie du mariage civil.

Devant le magistrat de la République, les titres de duc et de prince avaient mal sonné, comme l'or sur un comptoir de marchand; mais dans ce bel édifice, tout de marbre, le son avait sa valeur.

On sentait tout juste assez de religion dans l'air et dans le décor, pour que Dieu apparût, comme un convive de bon ton, en costume de patricien, à des noces de Cana, mises en scène par Véronèse, et le décor ainsi que la cérémonie étaient assez profanes pour qu'on ne courût pas le risque de s'encanailler trop, en se faisant paternellement dévot pendant une heure.

Louise s'avançait doucement, la tête droite, les yeux droits devant elle.

On cherchait à surprendre son regard, à y démêler un augure. Mais son voile abaissé, sans exagération, par une manœuvre de la couturière, mettait entre son regard triste et fier et les regards acharnés de l'assistance, comme un nuage qui la gardait sans la cacher, et qui défendait sa modestie, en la laissant voir.

Un observateur très attentif eût remarqué pourtant dans ces yeux, si fixes en apparence, un rayon inquiet. Louise marchait, vivait, voulait, dans un rêve, et, sans rien espérer, attirée de plus en plus par le vertige de sa soumission, elle cherchait vainement une apparition qui la consolât.

Elle se souvenait que quelques mois auparavant, dans la même église, par un jour comme celui-là, en marchant sur ce tapis, elle s'était heurtée à une douce et double vision. Où était-il son vieux maître? Où était le jeune ami qu'il lui offrait?

Hélas! Elle n'escortait plus la mariée; elle était la mariée, bien différente de l'autre, qui prenait librement la foule à témoin de son bonheur. Louise avait plus de témoins à invoquer. Mais c'eût été pour attester devant eux son ferme propos d'aller jusqu'au bout du devoir, du sacrifice, de la soumission.

Derrière elle marchait son mari. Il l'était déjà pour la société; l'écrou venait d'être signé à la mairie. Elle ne pouvait plus être garantie de cela.

Le prince Jean de Lévigny marchait résolument et d'une façon pimpante sur ce sentier tapissé. C'était merveilleux de le voir si bien marcher, ce petit homme, ce Montefeltro qui suait le poison, qui d'ordinaire ne sortait plus qu'en voiture, qui ne mettait pied à terre que pour s'appuyer en se courbant sur sa canne. Il se redressait; il essayait d'avoir autant de prestance que le duc de Thorvilliers. Non seulement il marchait comme une personne naturelle; mais il souriait, comme une personne libre de toute inquiétude, qui se sent en bonne santé physique et morale, et qui va accomplir l'acte le plus honnête et le plus glorieux de sa vie.

Il était si triomphant qu'il se croyait obligé d'être modeste, et que, quand il rencontrait le regard surpris d'un ami, dans la foule, il baissait le sien, semblant s'excuser d'être si beau, si vaillant, si parfait dans son rôle.

Il était maigre et petit; il n'avait pu grandir et grossir à volonté. Mais ce jour-là, sa maigreur semblait un signe de race, et sa petite taille une condition de gentillesse. La seule trace des misères passées était la calvitie; mais on avait tiré un parti prodigieux de ses restes et ses quelques cheveux s'alignaient avec une précision qui avait permis au petit nombre d'occuper un espace considérable.

L'observateur attentif dont j'ai parlé plus haut, et à qui n'eût pas échappé l'inquiétude de Louise, eût douté de l'authenticité des petites couleurs roses plaquées sur les pommettes du prince, eût senti l'effort et l'héroïsme de la coquetterie sous ce sourire immuable. Il eût craint que le petit prince ne se brisât les reins en se cambrant si fort, et ne se donnât une commotion cérébrale mortelle, en marquant si fort le pas. Il eût, en s'approchant, vu passer le souffle de cette maigre poitrine qui haletait à chaque pas, et les précautions les plus soigneusement prises pour embaumer ce souffle n'en corrigeaient pas la senteur.

C'était bien un joli petit sépulcre blanchi, remis à neuf, maquillé, et faisant faire bonne contenance à sa pourriture.

Mais les observateurs attentifs étaient trop loin, s'ils n'étaient absents.

Une atmosphère d'élégance, d'indulgence, s'avançait avec le cortège, l'enveloppant et le parant. La foule proclamait la mariée très jolie, très intéressante, avec le maintien qu'on doit attendre d'une jeune fille de bonne maison, créée pour servir de modèle, se sentant digne, mais non enivrée, d'une couronne princière. Le duc était un superbe gentilhomme et un père admirable. Les veuves le trouvaient jeune; les femmes mariées le trouvaient étonnant pour son âge; toutes constataient la ressemblance parfaite entre lui et sa fille.

Quant au prince, il se réhabilitait. Qui donc avait répandu de vilains bruits sur son compte? Il était ravissant. Tient-on à des cheveux, dans ce temps-ci? L'embonpoint, à moins de s'arrêter à cette grâce exacte, précise du duc de Thorvilliers, est un avantage bourgeois, méprisable; la maigreur est un raffinement. Bien des mères regrettaient d'avoir trop écouté des médisances.

Le cortège, au son de l'orgue, s'avançait majestueusement, d'un pas cadencé. Deux fauteuils, dorés comme deux trônes, étaient placés dans le chœur, pour être vus de toute l'assistance. Les parents, les témoins, les invités, avaient aussi leurs sièges sur cette sorte d'avant-scène sacrée. C'est une habitude ingénieuse et qui rend les mariages célébrés à la Madeleine particulièrement attrayants, que cette disposition qui ne laisse rien perdre des mouvements des jeunes mariés et du jeu des acteurs.

Louise s'agenouilla, quand elle fut arrivée à sa place, et chercha, devant elle, le calvaire, où secrètement, dans cette foule avide de la voir pleurer ou sourire, elle déposerait sa couronne de martyre, pour que Dieu la bénît.

Elle ne vit qu'une assomption de la Vierge, en blanc comme elle, qui n'accueillait pas la douleur, et, de chaque côté du maître-autel encombré de fleurs, de dorures, deux anges en marbre qui officiaient dans une attitude correcte. Ce marbre, ces dorures lui rappelaient le palais du prince et sa fortune.

Pendant que l'orgue chantait, en guise d'épithalame religieux, un air nouveau d'opéra, les gens de la noce prenaient place dans des fauteuils, en arrière, à côté, à une distance cérémonieuse des deux époux. Le clergé de la Madeleine était au complet, et les prêtres en surplis, rangés dans les stalles, semblaient des spectateurs privilégiés.

L'évêque retenu pour la cérémonie venait d'être introduit processionnellement; il s'avança à pas lents pour bénir le couple qui avait tenu à sa présence. Son discours était préparé, plié en quatre dans sa main.

Il fit déposer dans un bassin de vermeil, l'anneau des fiançailles qu'il sacra d'un signe de croix et adressa les questions d'usage.

—Vous vous présentez pour contracter mariage, en face de l'Église? demanda-t-il, lisant la question dans son manuel.

—Oui, monseigneur, répondit le prince d'un ton alerte et fier.

Il était ravi d'être face à face avec l'Église et de se montrer si ferme.

—Oui, monsieur, murmura Louise, qui oublia de dire: Monseigneur.

—Vous faites profession de foi en la religion catholique, apostolique et romaine? reprit l'évêque de X… d'une voix plus claire et plus insinuante.

—Oui, monsieur, dit Louise avec empressement, comme si l'ardeur de sa foi, dans ce moment suprême, eût pu lui ouvrir un asile.

—Oui, oui, daigna répondre le prince.

Il faisait sentir à l'évêque que ces questions, toutes légitimes et d'obligation qu'elles fussent, étaient superflues. Un prince, comme lui, ayant un parent au Vatican, ne pouvait pas douter de la religion romaine.

—Vous présentez-vous ici avec une entière liberté et sans aucune contrainte?

—Oui, répondit galamment le prince, en jetant un regard à la mariée.

Louise eut une courte hésitation. Elle leva les yeux sur les yeux gris et voilés de l'évêque; mais ce bonhomme récitait une formule. Il y mettait l'accent nécessaire, sans aucune intention spéciale.

—Oui, souffla la pauvre enfant découragée.

Alors, l'évêque de X… haussant la voix:

—Chrétiens qui êtes ici présents, nous vous déclarons qu'on a publié trois fois, en cette église, les bans du futur mariage, entre Barthélemy-Léopold-Jean de Lévigny et Marie-Louise de Thorvilliers, sans qu'il se soit trouvé aucun empêchement ou opposition.

Le prélat promena son regard sur l'assemblée, pour la prendre à témoin, et acheva lentement, solennellement:

—Nous vous annonçons, pour la dernière fois, la résolution qu'ils ont prise de s'unir ensemble par les liens sacrés du mariage, et, de l'autorité de l'Église, nous vous commandons à tous, sous peine de péché grave, de déclarer, maintenant, si vous avez connaissance de quelque empêchement, en vertu duquel ce mariage ne puisse être légitimement célébré. Nous vous défendons, sous la même peine, d'y mettre obstacle par malice et sans cause.

Pendant que l'évêque lisait ces paroles du rituel, un prêtre assis dans le chœur, et qui était en prières jusque-là, se leva de sa stalle et s'avança.

Aux derniers mots, il était derrière l'évêque; quand la lecture fut achevée, il écarta de la main le diacre qui assistait l'évêque, et surgissant, blanc de visage dans son blanc surplis, grand et grandi par l'attitude, il dit d'une voix haute, sonore, qui retentit sous la coupole:

—Sur mon honneur de chrétien, sur ma foi de prêtre, je déclare qu'il y a un empêchement à la célébration de ce mariage.

Ce fut un coup si brusque qu'il entra sans tumulte jusqu'au fond de l'auditoire.

L'évêque se recula avec stupeur. Le prêtre se mit à sa place, devant les deux fauteuils dorés qu'il dominait, et, étendant ses mains comme pour une bénédiction sur Louise qui le regardait effarée, éblouie, il continua, dans ce silence violent que causait la surprise:

—Je mets cette enfant sous la protection de l'Église, et j'atteste que ce mariage est impossible.

Il s'arrêta, la main toujours étendue, le regard chargé de foudre, et il attendit.

Une rumeur s'élevait; les gens de l'église n'osaient bouger. Ce prêtre était dans l'exercice d'un droit sacré, d'un devoir qui, pour n'être jamais rempli, n'en était pas moins obligatoire.

Louise, au premier son de cette voix, au premier geste, était tombée en extase. Le prince de Lévigny verdissait et se retenait au prie-dieu placé devant lui. Le duc de Thorvilliers, suffoqué d'abord de cette intervention, étranglé d'un spasme de haine devant cette apparition, sortit de sa place, et mâchant l'écume qui lui venait aux lèvres:

—Cet homme est fou, s'écria-t-il, il n'a pas le droit d'être là! qu'on le chasse!

L'abbé d'Altenbourg sourit à cette menace. Le suisse, que le geste du duc de Thorvilliers invoquait, baissa les yeux pour se tirer d'embarras. L'ancien prédicateur de Notre-Dame, retrouvant, sous la voûte d'une église, la voix, l'éloquence d'attitude, le génie, doublé de son effroyable angoisse et de sa tendresse, qui avaient fait si longtemps sa gloire, était une intervention grandiose; il dominait cette foule, ces mauvaises consciences; il faisait peur et n'avait peur de rien.

Le duc furieux de n'être pas obéi, provoqué par ce respect universel, par cette curiosité formidable des assistants, perdit toute mesure. Il était sorti de sa place et mettant le pied sur une marche, devant lui, il dit violemment:

—N'y a-t-il pas ici un agent de police pour arrêter cet homme? Il n'a pas le droit de porter ce costume. C'est un prêtre expulsé de l'église, un prêtre interdit?

—Vous vous trompez, monsieur, repartit Louis d'Altenbourg avec une simplicité implacable. Je suis un prêtre calomnié et vengé. L'archevêque m'a rendu la liberté. C'est par l'autorité de l'Église que je suis ici, que je dénonce ce mariage, que je m'oppose à sa célébration.

Le prince de Lévigny, ahuri, grelottant, était retombé dans son fauteuil. Le duc de Thorvilliers, pâle, crispait les poings. Il se sentait devenir ridicule et odieux. Il redoutait maintenant de provoquer ce prêtre terrible qu'il avait mal écrasé et qu'il ne pouvait chasser.

—Monseigneur, dit-il en se tournant vers l'évêque, je vous adjure de bénir ces enfants.

—Et moi, j'adjure Votre Grandeur, reprit l'abbé d'Altenbourg, de surseoir jusqu'à ce qu'elle m'ait entendu.

L'évêque faisait voleter son regard du duc à l'abbé d'Altenbourg, sans le poser ni sur celui-ci, ni sur celui-là. Le duc l'intimidait; mais le célèbre abbé, le grand prédicateur, silencieux depuis vingt ans, et retrouvant la parole pour un éclat qui retentirait longtemps, le troublait profondément.

—Est-ce que nous n'avons plus qu'à nous retirer? gronda Gaston de
Thorvilliers.

Harcelé par son dépit, voulant à tout prix reprendre l'avantage, il ajouta:

—Nous nous passerons de l'église; ma fille est princesse de Lévigny, de par la loi.

—C'est vrai! reprit Louis d'Altenbourg, qui voyait faiblir son ennemi, et qui palpita d'un enthousiasme, plus paternel que chrétien. C'est vrai! Vous avez trompé les hommes; vous ne tromperez pas Dieu! Ce mariage qui ne sera pas béni par l'Église, sera la honte du mari, et un avertissement du ciel pour la femme chrétienne.

Louise était restée debout, pétrifiée en apparence, mais palpitant au dedans, elle-même, ne laissant rien voir de son agitation, assistant à ce duel entre deux hommes qui tenaient, l'un son âme, l'autre sa destinée; redoutant d'obéir à son père, et souhaitant, avec un élan filial, d'obéir à ce maître transfiguré, à ce prêtre inattendu qui se révélait, sans qu'elle se rendit compte de cette métamorphose.

—Vous prêchez la désobéissance à ma fille! reprit le duc affolé.

—A votre fille! répliqua l'abbé dont les lèvres se gonflèrent; puis il continua:

—Je défends l'innocence de cette enfant et votre honneur, monsieur le duc.

—Mon honneur!… vous, qui ne vivez que pour me déshonorer!

L'évêque, qui n'avait plus de rôle, se leva pour intervenir. Cet esclandre avait trop duré. On écoutait avec une avidité cruelle qui forçait au silence.

—J'ai les preuves de ce que je dis, s'écria l'abbé avec une autorité qui s'imposait; ce n'est pas ici le lieu de les produire; mais je les montrerai à qui voudra les voir.

Un petit cri se fit entendre. Le prince de Lévigny, à bout de forces et de traitement, s'évanouissait: il se coucha sur le bras de son fauteuil.

Louise, à ce cri, se détourna de sa contemplation. Elle regarda cet homme foudroyé par la malédiction de son maître, et, pour mieux voir, elle leva son voile. Alors, elle apparut dans toute sa beauté, dans toute la splendeur de sa jeunesse, de sa douleur, de son angoisse. Une lumière s'alluma dans ses yeux; une horreur visible s'y peignit. Elle devinait ce qu'elle avait pressenti; c'est que cet homme était infâme; peu lui importait de savoir pour quelle cause. La répugnance de son instinct virginal était justifiée. Il avouait tout, en s'anéantissant sous l'anathème. Il devenait hideux, avec sa lividité sous son rouge. Sa boue transsudait.

Louise se redressa et se recula, fuyant le contact de l'air même qui passait entre elle et lui.

Le suisse, le bedeau ramassaient le prince, plié sur son fauteuil, et l'emportaient vers la sacristie. Le duc les suivit, cédant autant à l'impatience de se soustraire aux regards de la foule qu'à sa sollicitude pour son gendre.

Les assistants s'agitaient dans un tumulte qu'on ne pouvait réprimer.

L'évêque de X… se retira processionnellement, avec le diacre qui portait sa mitre et celui qui portait son bougeoir.

Louise, abandonnée, était restée à sa place. Les deux demoiselles d'honneur s'avancèrent pour la conduire à la sacristie, mais n'osèrent pas lui parler, la déranger. Elle s'était remise à genoux, et, les mains jointes, le regard attaché sur l'abbé d'Altenbourg, elle l'interrogeait des yeux, avec une supplication désespérée. Elle le remerciait aussi d'être venu. Elle semblait lui demander de ne pas la quitter.

Le duc l'avait oubliée dans ce désarroi dramatique.

L'abbé, avec une dignité farouche, jouissant en justicier de ce coup de foudre qu'il n'avait pas vainement invoqué, s'était reculé d'abord jusqu'à l'autel, laissant passer ceux qui fuyaient. Il se trouva bientôt seul avec Louise. Pendant que les gens de la noce, tournés vers la sacristie, se pressant, dérangeant les chaises, cherchaient à deviner ce qui se passait ailleurs, l'abbé s'avança vers la jeune fille, souriant, à mesure qu'il s'approchait, l'enveloppant, la couronnant de son sourire.

—Mon père! murmura Louise, quand il fut à deux pas, expliquez-moi ce qui se passe.

L'abbé leva les doigts pour s'apprêter à bénir, et les arrêta un instant sur sa bouche, en commandant le silence.

—Ma fille! répondit-il, en mettant toute sa tendresse dans ces mots qu'il donnait tout haut, pour la première fois à Louise, la remerciant ainsi de ce qu'elle l'avait appelé: mon père!—Ma fille, ne cherchez pas à comprendre, et remerciez Dieu qui m'exauce.

—Je n'ai que vous d'ami dans ce monde! reprit-elle d'une voix tremblante.

—Il est vrai que je vous aime bien, ma fille, répondit le prêtre, rougissant de cet aveu qui le consolait de sa vie de supplice.

—Ne m'abandonnez pas, ajouta-t-elle doucement, en retenant ses larmes.

—Je me suis rapproché de Dieu, pour veiller de plus haut sur vous, répondit l'abbé.

On sortait de la sacristie. Le duc se souvenait de sa fille et venait la chercher.

L'abbé d'Altenbourg la bénit lentement, et dit d'une voix étouffée:

—Adieu, Louise!

—Je vous reverrai, mon père!…

L'abbé secoua la tête, la regarda une dernière fois, parut l'emporter dans son souvenir, et, grave, les mains jointes, s'éloigna par un des côtés du chœur, pendant que le duc de Thorvilliers entrait par l'autre côté.

Gaston marcha vers sa fille, la prit durement par la main, la força à se lever, l'entraîna presque.

—Que vous a dit cet homme? murmurait-il, à travers ses dents serrées.

—Il m'a dit de prier et il m'a bénie! répondit Louise simplement.

—Vous mentez!

La jeune fille eut un mouvement de révolte.

—Monsieur!

Instinctivement, le mot monsieur était venu à ses lèvres, en parlant au duc, comme le mot père avait jailli de son cœur devant son vieil ami.

—Au surplus, repartit M. de Thorvilliers, ce qu'on vous a dit m'est égal… Je ne crains rien: vous êtes mariée; nous reviendrons ici pour la cérémonie, ou nous irons ailleurs. Cet homme est fou! il a été interdit pendant vingt ans. Je le ferai interdire encore… On ne peut casser votre mariage. Quant à votre mari…

—Comment va-t-il? demanda ingénument et froidement Louise.

—Il va mieux; ce ne sera rien. Sa voiture le reconduit… Nous rentrons.

On avait, en effet, emporté le prince, à moitié sorti de son évanouissement, dans sa voiture de noces. Celle du duc, amenée devant une grille latérale de la Madeleine, l'attendait.

Louise rentra à l'hôtel de Thorvilliers, bien qu'elle fût légalement la princesse de Lévigny.

Ce fut elle qui défit son voile, et quand elle eut retiré son bouquet et sa couronne de mariée, elle regarda ces fleurs avec un tressaillement involontaire de peur rétrospective et d'espérance.

Était-elle sauvée?

XXVII

Huit mois après le grand scandale de la Madeleine M. Barbier, qui n'était plus sous-secrétaire d'État au ministère de la justice, rencontra le préfet de police qui devait bientôt cesser de l'être, et après l'échange naturel de confidences politiques, c'est-à-dire de doléances sur l'instabilité des hautes fonctions, M. Barbier demanda tout à coup:

—Savez-vous ce qu'est devenu l'abbé d'Altenbourg?

—Mettriez-vous quelque malice dans cette question?

—Pourquoi le supposer?

—C'est que je me souviens de vos railleries, à propos des sondages que j'ai fait faire dans la Seine, le jour où l'abbé a disparu de son domicile des Batignolles. Je m'étais trompé, je l'avoue. Pendant que je l'attendais à la Morgue, il opérait lui-même à la Madeleine, et de la bonne façon. C'est un fier homme!

—Où est-il?

—J'aurais le droit de ne pas le savoir, puisque je n'ai plus le devoir de le surveiller. Mais, vous m'avez piqué au jeu. Ce mémoire que j'ai lu m'a provoqué. C'est bien le moins que nous regardions continuer et gagner par d'autres les parties que nous avons perdues… J'ai fait de la police internationale pour mon propre compte. Si le conseil municipal savait cela!… L'abbé est en Italie, au mont Cassin. Y restera-t-il? Je n'en sais rien. Il est libre d'en sortir; mais, là, ou ailleurs, il vivra isolé, dans le recueillement. Il a un grand courage. Il est père par toutes les fibres de son être, et il se refuse au bonheur de jouir de plus près de sa paternité. Il se condamne au renoncement. Il croit acheter ainsi l'avenir de sa fille. Il a peur de trahir son secret devant elle, de troubler dans cette belle âme le souvenir d'une amitié tendre qui deviendra filiale, à la condition qu'il n'avouera pas son titre de père. C'est superbe: mais combien peu de gens comprendraient ainsi l'égoïsme du dévouement! Il a fait deux heureux et n'a pas voulu l'être.

—Deux heureux! Comment?

—Ah ça, mon cher, d'où venez-vous?

—De la Chambre des députés.

—Alors, vous ne savez rien.

—Que voulez-vous! Le lendemain de cet esclandre à la Madeleine, la crise ministérielle commençait à sévir. Je me suis occupé de moi et j'ai négligé les autres; mais depuis quelque temps j'ai des remords de mon indifférence. Je m'étais tant intéressé à cette histoire douloureuse!

—Vous avez su au moins la mort du prince de Lévigny?

—Ma foi non.

—C'est pourtant ce qu'il y a de plus beau, de plus nécessaire, de plus providentiel dans l'aventure. Le malheureux prince ne s'est pas remis du coup terrible reçu en plein chœur de la Madeleine. Il y avait de quoi. J'ai su par un médecin qui est venu me trouver, pour me dénoncer un marchand d'orviétan, comment le petit prince avait pu se tenir debout, jusqu'au moment où il a été foudroyé. Il s'était adressé à un médecin allemand, qui n'est pas médecin et qui a fait venir ses grades et ses drogues d'Amérique. Celui-ci a la spécialité de pilules, soi-disant reconstituantes, qui galvanisent les morts et achèvent les vivants, lorsque ceux-ci vivent si peu. Il paraît que la quantité d'incurables qui meurent, après huit jours de guérison, grâce à ces pilules, est fort rassurante pour l'hygiène publique.

—Comment? Vous tolérez cela! Si j'étais encore au ministère de la justice!…

—Bah! vous laisseriez en paix ces tueurs sans brevets. Ils ne font de mal à personne, au contraire; ils hâtent la liquidation des pourritures sociales. Ne me parliez-vous pas, il y a huit mois, de certains personnages de Balzac qui se font coupe-jarrets, au service de la Providence? Il nous est interdit d'avoir ces opérateurs à notre solde. Mais quand ils existent et quand ils exercent, nous aurions bien tort de les supprimer.

—Vous êtes cynique, mon cher préfet.

—C'est que je suis encore préfet, et que je suis écœuré. Quand je rentrerai dans l'opposition, peut-être rentrerai-je dans la théorie morale, sans aller jamais, pourtant, jusqu'à demander qu'on supprime le bureau des mœurs, la prostitution et les égouts. En attendant, je songe aux honnêtes gens en bonne santé physique et morale; cela me rend indulgent pour ceux qui suppriment les foyers d'infection.

—De sorte que le prince de Lévigny?…

—Supprimé. Je suis sûr qu'il résistera à l'embaumement. Il a suffi du souffle de l'abbé d'Altenbourg, pour renverser ce pestiféré chancelant. La drogue avait fait merveille. Peut-être en avait-il trop pris. Elle lui eût donné un jour ou deux, et une ou deux nuits. C'était trop pour l'innocence! On l'a emporté de la sacristie dans un état piteux; huit jours après, il vomissait sa petite âme.

—Et sa veuve?

—Mademoiselle de Thorvilliers? Je ne sais pas si elle a porté le deuil.
Mais il ne l'empêcherait pas, en tout cas, de devenir comtesse de
Soulaignes.

—Le duc de Thorvilliers consentirait?…

—Belle question! D'abord, si peu qu'elle ait été mariée, par le fait seul de sa promenade à la mairie, Louise de Thorvilliers a été émancipée. Elle échappe à l'autorité du duc, et son caractère, qui s'est trempé aux larmes de l'abbé d'Altenbourg, lui donnerait, en tout cas, maintenant, la force de résistance qu'elle n'avait pas autrefois. Le duc a été forcé d'abdiquer son autorité.

—Forcé! lui, ce vaniteux?

—Précisément, il a eu peur de la révélation de l'abbé. Il a été horriblement mortifié de tout le bruit que les journaux ont fait de ce scandale. Sa spéculation avait tourné contre lui, et l'affaire devenait, de toutes façons, un désastre. Le prince, sur le conseil de la Buondelmonti, avait considérablement apanagé sa femme. Celle-ci se trouve à la tête de millions auxquels elle ne touchera pas, de peur de se salir, mais auxquels elle ne laissera pas toucher. Elle a renoncé à ce qui ne lui vient que par la succession, et elle consacrera à des fondations charitables ce qui lui a été donné par contrat. Le duc a donc fait une opération nulle. M. de Soulaignes est riche, généreux, amoureux. Il croit devenir le gendre du duc de Thorvilliers; il l'aidera; à la condition de ne pas le voir souvent. L'abbé aura conclu le mariage rêvé par lui. Il sortira probablement de sa retraite pour le bénir; mais soyez sûr qu'il y rentrera. Encore une fois, il a peur d'être tenté, et il tiendra le serment qu'il a fait de payer au ciel le bonheur de ses enfants, par son renoncement.

—Alors, tout est pour le mieux?

—Oui.

—Et la Buondelmonti?

—Elle avait touché, le matin même de la cérémonie, la commission convenue. C'est une fine mouche, qui sait prendre son bien dans la pourriture, sans s'y laisser engluer. Elle a rompu avec le duc, pour ne pas lui prêter quelque chose.

—Direz-vous aussi que des créatures comme celle-là sont des instruments nécessaires?

—Sans doute. D'abord elles châtient, et puis, au point de vue de la circulation métallique, elles aident à la division des fortunes et à leur éparpillement sur le chemin des gens de rien.

—Vous êtes féroce et immoral, mon cher.

—Je suis pratique. Demandez à l'abbé d'Altenbourg si la Providence, à laquelle il croit avec tant de ferveur, n'a pas elle-même des moyens secrets et équivoques, et si elle boude le fumier, quand elle veut faire fleurir un lis dans un égout!

M. Barbier savait que le préfet de police, sceptique par état, était railleur par caractère. Il n'insista pas, de peur de lui entendre dire du mal, ou du bien, à sa façon, de l'abbé d'Altenbourg.

Il voulait garder son admiration intacte pour ce héros inconnu.