The Project Gutenberg eBook of Poésies populaires Serbes

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Title: Poésies populaires Serbes

Author: Auguste Dozon

Release date: January 18, 2006 [eBook #17540]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK POÉSIES POPULAIRES SERBES ***

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POÉSIES POPULAIRES SERBES

* * * * *

CHANTS HEROÏQUES
CHANTS DOMESTIQUES ET CHANSONS
PARIS.—IMPRIMÉ CHEZ BONAVENTURE ET DUCESSOM 55, QUAI DES AUGUSTINS.
POÉSIES POPULAIRES SERBES
TRADUITES SUR LES ORIGINAUX AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
PAR
AUGUSTE DOZON
CHANCELIER DU CONSULAT GENERAL DE FRANCE A BELGRAD

Les Serbes, ce peuple enfermé dans son passé, destiné à être musicien et poëte de toute la race slave, sans savoir même qu'il deviendrait un jour la plus grande gloire littéraire des Slaves.

MICKIEWICZ, Les Slaves T. I p. 331

PARIS E. DENTU, LIBRAIRE-EDITEUR PALAIS-ROYAL, 13, GALERIE D'ORLEANS

1859

A AUG. BRIZEUX ET AUG. BARBIER.

_Mon cher Barbier,

Lorsque j'eus d'abord la pensée d'inscrire en tête de ce livre deux noms qui m'étaient également chers, celui de Brizeux et le vôtre, Brizeux était plein de vie; éloigné de lui, je le croyais du moins. Nous le pleurons aujourd'hui, et les lettres françaises avec nous; au lieu de serrer la main d'un ami, il ne me reste qu'à honorer la mémoire d'un poëte. Permettez-moi, mon cher Barbier, de vous associer ici à cette mémoire; j'y ai un double droit: Vous êtes l'égal de Brizeux par le talent, et vous voulez bien m'accorder dans votre amitié la même place que je tenais dans la sienne._

A.D.

Belgrad, le 1er Septembre 1858.

INDEX EXPLICATIF DES NOMS DE PERSONNES ET DE LIEUX ET DES MOTS ETRANGERS QUI SE RENCONTRENT DANS L'OUVRAGE

Agalouk (T), dignité et fief d'aga.

Belgrad (ville blanche), capitale de la principauté de Serbie avec une forteresse occupée par les Turcs.

Bochtchalouk (Voir note 10 de la 3e partie, p. 185).

Boiana, rivière qui traverse Scutari d'Albanie.

Bosnie (Bosna), province slavo-musulmane de la Turquie d'Europe, et rivière qui y coule.

Boula, nom que les Serbes donnent aux femmes mariées turques.

Bouzdovan, masse d'armes garnie de nœuds.

Brankovitch, Vouk (Voir note 8 de la 1re partie, p. 61).

Bulgarie, province slave de la Turquie.

Charatz (cheval pie), cheval de Marko Kralievitch.

Choumadia (de chouma, forêt), partie de la Serbie dans laquelle se trouve Belgrad.

Coucou, symbole de la douleur (Voir les notes des 4e et 5e parties).

Deh (T.), brave, espèce de garde-du-corps, homme d'escorte; deh-bacha, chef des gardes.

Dépense, Faute de mieux, j'ai traduit ainsi le mot riznitza, qui désigne une chambre où l'on garde l'argent, les habits et les provisions.

Despote, titre des chefs nationaux serbes, après le renversement de l'empire.

Devèi, (Voir note 10 de la 2e partie, p. 120 ).

Dolman (dolama). Ce n'est pas la courte pelisse des Magyars, mais un long vêtement sans manches.

Douchan (Étienne), tzar serbe, de 1336 à 1356.

Gouslé (ce mot est en serbe du féminin pluriel), instrument de musique à une seule corde, ayant la forme générale d'une guitare, sauf que le corps en est convexe et dont on joue au moyen d'un archet en forme d'arc, il sert uniquement à accompagner la récitation déclamée des poésies héroïques.

Grahovo, district situé entre l'Hertzégovine et le Montenégro.

Haïdouk (de l'arabe-turc haidoud), bandit, mais, dans la poésie populaire, sans aucune idée flétrissante, et plutôt dans un sens héroïque.

Harambacha (T.), chef de voleurs.

Hertzégovine, province slavo-musulmane de la Turquie.

Igoumene (ο ηγουμενος), supérieur des couvents du rite oriental.

Ioug, le sud. Ioug Bogdan, beau-père du knèze Lazare.

Iounak, héros, homme brave et accompli, d'où iounatchka pesma, chant héroïque.

Iovo, diminutif de Iovan, Jean.

Irène, femme de George Brankovitch, despote serbe elle-même de 1457 à 1459.

Jéna, femme, d'où jénska pesma, chant féminin, par opposition aux poésies héroïques.

Kaloyer (καλογερων, en serbe, kaloudjèr), moine du rite oriental.

Kalpak (T.), bonnet de fourrure, d'où notre mot kolbak.

Karageorge (en serbe Karadjordje). Voir note 10 de la 4e partie, p. 224.

Kèrsno-imé. (Voir note 6 de la 1re partie, p. 60.)

Kladoucha, ville de la Croatie turque.

Kmète, chef électif des villages serbes, il y en a ordinairement deux ou trois.

Knèze, Pendant la domination turque, ce mot désignait les petits chefs de district, sous sa forme russe, kniaz (que nous rendons par duc), il est le titre officiel du prince actuel de Serbie.

Koçovo (de koç merle), grande plaine située dans l'ancienne Serbie, et où fut livrée contre les Turcs, le 15/27 juin 1389, une bataille qui amena la ruine de l'empire serbe.

Kolo, nom des danses nationales serbes (Voir la note 16 de la 3e partie, p. 185).

Koula, tour, maison (Voir note 12 de la 1re partie, p. 62).

Koum, parrain pour les noces comme pour le baptême.

Krouchedol, monastère de Sirmie.

Krouchevatz, ville de Serbie.

Lab (le), et la Sitnitza, rivières ou ruisseaux qui traversent la plaine de Koçovo.

Lazare Greblianovitch, tzar ou knèze serbe de 1371 à 1389 (Voir note 2 de la 1re partie p 69).

Lievo, ville de l'Hertzégovine.

Litra, quart de l'oka.

Maritza, l'Hebrus des anciens, et aussi, sans doute par confusion, quelque rivière qui coule dans la plaine de Koçovo (Voir note 14 de la 2e partie, p 121).

Marko Kralievitch, personnage historique et héros légendaire serbe.

Méhana (du persan mei vin, et khane maison), cabaret et petite auberge de village, en Serbie.

Merniavtchevitch, nom patronymique du roi Voukachine et de ses frères (Voir note 1 de la 2e partie p 119).

Miliatzka, rivière qui traverse Saraievo.

Miloch Obrenovitch, prince de Serbie (Voir note 11 de la 4e partie, p 224).

Mirotch, montagne de Serbie.

Mitrovitza, ville de la Slavonie, sur la Save.

Morava, la rivière la plus considérable qui coule dans l'intérieur de la Serbie. Elle se jette dans le Danube, vers les Portes de fer.

Mostar, chef-lieu de l'Hertzégovine.

Mouio, diminutif de Moustafa.

Nemania, Étienne (XIIe siècle), fondateur de la dynastie serbe des Nemanitch.

Nich (Nizza sur les cartes), chef-lieu d'un pachalik de Bulgarie.

Obilitch, Miloch. L'un des gendres du knèze Lazare, qui donna la mort au sultan Murad Ier. (Voir note 9 de la 1re partie, p. 61.)

Oka, poids et mesure de capacité turcs. (1,284 grammes.)

Opanak, sandale en cuir grossier de couleur rouge, fixée autour de la jambe par une lanière, et qui forme la chaussure des paysans serbes et turcs.

Otmitza, enlèvement. (Voir note 4 de l'int., p. 30.)

Oudbigna, ville de la Croatie turque.

Ouroch V, tzar serbe, de 1356 à 1367.

Pachinitza, en serbe, femme d'un pacha.

Pandour, agent de la police, gendarme serbe.

Pesma, nom de toutes les pièces de poésie chantée serbes.

Pobratime, Poçestrima, etc. (Voir note 3 de la 1re partie, p. 59.)

Prilip, ville d'Albanie, et résidence de Marko Kralievitch.

Prizren, ville d'Albanie.

Protopope, ou vulgairement prota, dignitaire de l'Église orientale. C'est notre archiprêtre.

Rade, Rado, diminutif de Radoïtza.

Ravantiza, monastère de Serbie.

Romania, montagne de Bosnie, aux environs de Saraievo.

Saraievo (en turc, Bosna-Serai, palais de la Bosnie), grande ville, chef-lieu de la Bosnie.

Save (Sava), grande rivière, qui se jette dans le Danube à Belgrad.

Scutari (Skadar), ville d'Albanie.

Sègne, ville de Dalmatie.

Serbie (Sèrbia), principauté tributaire de la Porte Ottomane, avec administration intérieure indépendante.

Sirmie (en serbe Srem), province de la Hongrie entre le Danube et la Save.

Slava, fête du patron de famille. (Voir note 6 de la 1re partie, p. 60.)

Smederevo (sur les cartes, Sémendria), ville de Serbie.

Sokol (le Faucon), vieux château fort, situé en Serbie.

Sophia, ville de Bulgarie.

Spahi (en serbe, spahia), seigneur féodal, grand propriétaire terrien—Spahilouk, domaine d'un spahi.

Stara planina (la vieille montagne), nom serbe des Balkans.

Svat, invité aux noces (Voir note 10 de la 2e partie, p 120) Le stari svat en est le chef et l'un des témoins du mariage.

Sveta Gora, la sainte montagne (το αγιον ορος) le mont Athos.

Talari (de l'allemand thaler), pièce d'argent autrichienne qui vaut environ cinq francs.

Tamboura, instrument de musique à cordes.

Tchaouch (T ), huissier, messager, héraut.

Tchardak (T ), galerie ou pièce ouverte, verandah attenant à une maison, aussi, pavillon, corps de logis.

Tchelebi (T ), espèce de petit-maître, de dandy turc, jeune homme de distinction.

Timok, rivière de Serbie.

Toka, espèces de plaques métalliques qui couvraient le devant de la veste dans l'ancien costume serbe.

Tzar, tzarine (tzaritza), tzarevitch, mots appliqués par les Serbes dans le sens d'empereur, etc., aux souverains ottomans, aussi bien qu'à ceux du reste de l'Europe, ils ne font point usage du titre de sultan.

Tzarigrad, ville impériale, nom par lequel les Serbes désignent Constantinople.

Tzer, montagne de Serbie.

Tziganes, bohémiens (Voir note 22 de la 2e partie, p 123).

Tzerna Gora, nom serbe du Montenégro.

Tzetigna, rivière de Dalmatie—Tzetigne (au fém. plur. ), Cettigne, capitale du Montenégro.

Varadin, nom serbe de Petervardein, forteresse de Hongrie.

Vila, espèce de nymphe des bois (Voir note 7 de la 2e partie, p. 120).

Vilindar (Chilendar), monastère de l'Athos, fondé par un tzar serbe.

Voukachine, l'un des grands feudataires des tzars serbes Douchan et Ouroch, père de Marko Kralievitch.

Zadoujbina, fondation pieuse.(Voir note 9 de la 2e partie, p. 120.)

Zadrouga, association domestique (Voir note 2 de la 4e partie, p. 221.)

Zagorié, district de l'Hertzégovine.

Zadar (Zara), ville de Dalmatie.

Yatak, recéleur des haïdouks, qui les héberge et les cache pendant l'hiver.

INTRODUCTION

I

Les poésies populaires dont le présent recueil contient un choix restreint, mais fait avec soin, et traduit uniquement sur les originaux[1], appartiennent à toute la race serbe répandue, sous divers noms, dans la principauté actuelle de Serbie (Sèrbia), la Bosnie, l'Hertzégovine, le Montenégro (Tzèrna Gora), quelques districts de la Bulgarie et de l'Albanie, la Dalmatie et les provinces méridionales de la Hongrie (Batchka, Sirmie et Banat). Elles sont encore à l'état de tradition orale, et le patriote éclairé, M. Vouk Stefanovitch Karadjitch, qui, depuis plus de quarante ans, s'occupe avec un zèle intelligent et une scrupuleuse fidélité à les recueillir de la bouche même du peuple, n'a pas encore entièrement accompli sa tâche, tant la mine où il puise est abondante, tant aussi l'accès en est parfois difficile, tant il faut de patience et de sagacité pour faire un choix parmi les matériaux qu'elle fournit[2].

Pour juger ces poésies, pour les goûter même, et surtout pour comprendre leur valeur comme documents de l'histoire littéraire générale, il est indispensable de connaître certaines circonstances qui se rattachent à leur origine et à leur composition. Les détails qui suivent, empruntés à leur savant éditeur[3], sont les plus propres à mettre le lecteur au courant de ces circonstances. J'y ajouterai ensuite quelques remarques qui me sont personnelles.

«Toutes nos poésies populaires, dit M. Vouk, se divisent en chants héroïques (pèsmè ïounatchké) que les hommes chantent (ou plutôt déclament, comme je le dirai plus loin) en s'accompagnant de la gouslé, et en poésies domestiques ou féminines (jénské), que chantent non-seulement les femmes et les jeunes filles, mais aussi les hommes, particulièrement les jeunes gens, le plus souvent à deux voix. Ceux qui chantent les poésies féminines le font pour leur propre amusement, tandis que les poésies héroïques sont destinées à des auditeurs; c'est pourquoi, dans les premières, on a surtout égard à la partie musicale, à la mélodie, et dans les secondes, à l'expression poétique.

«Aujourd'hui, c'est dans la Bosnie, l'Hertzégovine, le Montenégro et les régions montagneuses du midi de la Serbie, que le goût pour les poésies héroïques est le plus vif et le plus général. Actuellement encore, dans ces contrées, il est à peine une maison où l'on ne trouve une gouslé, qui surtout ne manque jamais dans les stations des pâtres; et il serait difficile d'y trouver un homme qui ne sût pas jouer de cet instrument, chose même que beaucoup de femmes et de jeunes filles sont en état de faire. Dans les districts inférieurs de la Serbie (ceux qui avoisinent le Danube et la Save), les gouslé deviennent déjà plus rares, bien que je pense que dans chaque village (surtout sur la rive gauche de la Morava), on en trouverait au moins une.

«Pour ce qui est de la Sirmie, de la Batchka et du Banat, les aveugles sont les seuls qui y possèdent des gouslé, et encore doivent-ils apprendre à en toucher et la plupart ne s'en servent-ils que pour accompagner des complaintes; toute autre personne regarderait comme une honte d'avoir dans sa maison un instrument d'aveugle. Aussi, dans les pays que je viens de nommer, les poésies héroïques (ou, comme on les y appelle déjà, d'aveugles) ne sont-elles chantées que par des mendiants privés de la vue, ou par des femmes qui ne font point usage de la gouslé. Cela explique pourquoi les poésies héroïques se chantent plus mal et sont plus corrompues dans la Sirmie, la Batchka et le Banat, qu'en Serbie, et en Serbie, aux environs du Danube et de la Save, plus que dans l'intérieur des terres, en Bosnie et en Hertzégovine surtout….

«La poésie domestique ou féminine, à ce que je crois, est surtout répandue là où l'autre l'est moins, et dans les villes de la Bosnie; car de même que dans les contrées qui bordent le Danube et la Save, les mœurs des hommes se sont adoucies, de même dans les autres (les villes exceptées), le caractère des femmes a conservé plus de rudesse, et la guerre, plus que l'amour, occupe la pensée de la population. Une autre raison encore, c'est que là les femmes vivent plus dans la société. Ajoutons d'ailleurs que, dans les trois provinces hongroises que j'ai nommées, les chansons populaires ne se chantent plus, et ont été remplacées par de nouvelles, que composent des gens instruits, des écoliers et des apprentis du commerce.

«Il y a un certain nombre de poésies qui appartiennent à une classe intermédiaire entre les héroïques et les domestiques. Elles se rapprochent plus d'ailleurs des premières, bien qu'il soit fort rare de les entendre chanter sur la gouslé par des hommes, et qu'en raison de leur longueur, le plus souvent on les récite.

«On compose encore aujourd'hui des poésies héroïques,…. qui ont ordinairement pour auteurs, autant que j'ai pu m'en assurer, des hommes de moyen âge et des vieillards. Dans les pays où le goût en est général, il n'y a pas un homme qui ne sache plusieurs chants, quelquefois jusqu'à cinquante ou même davantage, et pour ceux dont la mémoire est si bien garnie, il n'est pas difficile d'en composer de nouveaux. Il faut d'ailleurs savoir que, dans les contrées dont je parle, les paysans n'ont ni les mêmes soucis, ni les mêmes besoins que dans les États de l'Europe, et qu'ils mènent une vie assez semblable à celle que les poëtes décrivent sous le nom de l'âge d'or…»

L'auteur cite ensuite des exemples de pièces burlesques ou satiriques,—genre qu'il n'a point admis dans sa collection,—qui ont été composées par des gens à lui connus. Elles sont faites à l'occasion de circonstances de la vie ordinaire et manquent d'importance générale, ce qui fait qu'elles ne se répandent point au dehors et meurent bientôt là où elles sont nées. Voici quelques-unes de ces circonstances: les noces, quand il s'y produit quelque incident comique, par exemple quand les invités se prennent de querelle et rouent de coups l'un d'entre eux; quand une femme quitte son mari; surtout quand il y a brouille dans un ménage, ou que des gens mariés à la suite d'un rapt (otmitza)[4] restent sans enfants. Et M. Vouk, à propos des querelles entre gens de noce, ajoute avec quelque naïveté: «S'il y avait mort d'homme, en pareil cas, on ne ferait pas une chanson comique.» Tout cela, il faut l'avouer, nous reporte un peu loin de l'âge d'or. Mais c'est peut-être ici le lieu de faire observer que la naïveté dont je parle dans ces pages est une qualité de l'esprit, des esprits jeunes, et n'a rien à faire avec la candeur ou l'innocence des mœurs.

«Que l'on ne puisse, dit-il ailleurs, connaître les auteurs des poésies populaires, même les plus récentes, il n'y a rien là qui doive étonner; mais ce qui a lieu de surprendre, c'est que dans le peuple personne n'attache d'importance à composer des vers, et que, loin d'en tirer vanité, le véritable auteur d'un chant se défend de l'être, et prétend l'avoir appris de la bouche de quelque autre. Il en est ainsi des poésies les plus récentes, de celles dont on connaît parfaitement le lieu d'origine, et qui roulent sur un événement de fraîche date; car à peine quelques jours se sont-ils écoulés, que personne ne songe plus à leur provenance.

«Quant aux poésies domestiques, il s'en compose peu de nouvelles aujourd'hui, et elles ne se produisent plus guère que sous la forme de dialogues improvisés entre filles et garçons.»

Et plus loin: «Les poésies héroïques sont mises en circulation principalement par les aveugles, les voyageurs et les haïdouks. Les aveugles vont mendiant de porte en porte, ils fréquentent les assemblées près des monastères et des églises, ainsi que les foires, et partout ils chantent. De même, quand un voyageur reçoit l'hospitalité dans une maison, il est d'usage, le soir, de lui présenter une gouslé, en l'invitant à chanter, et dans les khans et les cabarets (méhanas), il s'en trouve pour le même usage. Quant aux haïdouks, dans leurs retraites d'hiver, ils passent la nuit à boire et à chanter, le plus souvent les exploits de leurs confrères.»

M. Vouk entre ensuite dans des détails sur la manière dont il a recueilli les pesmas. Il raconte l'étonnement et la défiance qu'il inspirait, soit aux femmes, soit surtout aux chanteurs de profession, dont la jalousie de métier, excitée par la crainte de perdre un gagne-pain, ne cédait qu'à de copieuses libations d'eau-de-vie[5]. Mais au sujet de ceux-ci, il se plaint qu'il soit si rare d'en trouver un qui fasse son métier avec un peu d'intelligence et sans gâter la pesma. Il fallait d'ordinaire l'entendre de la bouche de plusieurs pour l'avoir complète, et avec l'exactitude et dans l'ordre convenables.

II

Comme on vient de le voir, les pesmas serbes sont le travail de plusieurs siècles, sont l'œuvre collective d'une race tout entière, du génie et des mœurs de laquelle elles fournissent en même temps l'expression, d'autant plus fidèle et plus authentique, que toute influence, toute imitation extérieures, sont restées étrangères à leur composition. Le nom de nationales leur conviendrait donc mieux que celui de populaires, mot qui, dans notre état social si raffiné, a pris une acception particulière, et est devenu presque le synonyme de vulgaire, de trivial. La poésie populaire, chez nous, ce sont uniquement les chansons grossières du paysan, de l'ouvrier, de l'ignorant enfin, c'est-à-dire de l'homme qui, étranger à la langue polie, à la connaissance de l'histoire et de l'antiquité, se trouve, par cette ignorance même, exclu de la vie intellectuelle et comme ravalé dans une condition inférieure; poésie informe, boiteuse, et d'ailleurs peu abondante. Car je ne parle pas des œuvres soi-disant populaires fabriquées par des messieurs. C'est ordinairement le plus détestable des pastiches.

Chez les Serbes, rien de tout cela.

Ce n'est pas que les lumières y soient plus répandues; l'ignorance y est, au contraire, universelle, absolue; la société y forme une seule classe, qui n'a qu'une connaissance, un aliment intellectuel, une vie morale, une histoire, et, avec la danse et la boisson, un divertissement commun: les poésies populaires. Les choses ont un peu changé, bien entendu, dans la principauté, où une transformation politique et sociale s'opère, où la poésie populaire se meurt et commence à être dédaignée, bien que la poésie savante soit encore dans les langes; mais là même où, comme en Bosnie, il s'est conservé une espèce de noblesse féodale, les mœurs la rapprochent tellement du rustre, du raya, que, pour mon sujet, il n'y a point de différence.

Les chants historiques serbes ont eu d'ailleurs une destinée singulière et bien importante. C'est grâce à eux en grande partie, on n'en saurait douter, que s'est conservé dans le peuple le sentiment de la nationalité. L'habitude de célébrer sous une forme poétique chacun des incidents de la lutte nationale ou individuelle contre les Turcs a constamment entretenu le souvenir et l'amour de l'indépendance, et attisé la haine de peuple à peuple, de religion à religion[6]: double sentiment qui a fini par se faire jour, au commencement de ce siècle, chez les Serbes de la principauté, et qui règne encore si énergiquement parmi ceux de la Tzèrna Gora. Et, d'un autre côté pourtant, ils ont servi à conserver le lien national entre les Serbes des diverses religions, car on a vu des Bosniaques musulmans demander à un kadi la grâce d'un prisonnier serbe du rit oriental, comme bon chanteur de pesmas, et, au commencement du XVIIe siècle, Goundoulitch, le dignitaire de la république de Raguse, revendiquait déjà comme gloire nationale, dans son poëme d'Osman[7], les gestes, embellis par la poésie, de Marko Kralievitch et d'autres héros serbes.

Quelques-uns des détails fournis par M. Vouk sur la composition et la transmission des pesmas auront sans doute rappelé au lecteur ce qu'on raconte des rapsodes homériques, et suggéré à son esprit de curieux rapprochements d'histoire littéraire, que la lecture de ces poésies elles-mêmes ne peut que confirmer. A mon avis, là ne s'arrête pas la ressemblance entre ces productions d'une race obscure de l'Europe moderne et les grandioses et charmantes compositions de l'antiquité grecque. Non que je veuille établir un parallèle de valeur artistique, auquel rien ne se prêterait. J'ai en vue seulement les origines et quelques-uns des caractères soit extérieurs, soit moraux, qui donnent à la véritable poésie épique sa physionomie et son charme. Parmi les premiers, on peut ranger l'exposition dramatique du dialogue, les répétitions constantes et en termes identiques des discours qu'on a entendus, et ces épithètes exprimant la qualité la plus essentielle et la plus apparente des objets auxquels elles s'appliquent et formant avec eux un tout indivisible; et, parmi les autres, le plus important de tous, cette inspiration collective qui, à mon avis, est le trait distinctif et comme l'âme de la poésie épique.

Je n'ai pas la prétention de donner une nouvelle définition de cette poésie, dont la véritable nature a été pourtant bien méconnue. Aujourd'hui cependant on est assez d'accord pour reconnaître que ce qui la constitue, ce n'est ni la longueur d'un récit versifié, ni sa division en vingt-quatre ou douze chants, ni une machine pleine de merveilleux, ni (comme les rêves dans la tragédie) une superfétation d'épisodes. A mes yeux, ce qui la caractérise, ce qui en forme l'essence, c'est un sentiment de fraîcheur et de jeunesse, une naïveté séduisante de pensée et d'exécution, et avant tout, comme je viens de le dire, une inspiration collective et impersonnelle, qui lui communique l'empreinte d'une race, d'un peuple, à l'opposé de la poésie lyrique, manifestation d'une pensée, d'une personnalité individuelles.

La classification en genres et en espèces convient à la nature physique, qui reproduit perpétuellement les formes qu'elle s'est prescrites à elle-même; mais, appliquée aux œuvres de l'esprit humain, plus libres, variables comme la pensée, comme la physionomie individuelles, n'est-elle pas un abus de mots? En quoi, pour me borner à cet exemple, l'Odyssée, ce premier des romans, ressemble-t-elle extérieurement à l'Iliade? Et voudra-t-on absolument faire une épopée de la Divine Comédie, une tragédie de Faust, œuvres au plus haut degré lyriques? Il est trop évident, en effet, que chaque génie vraiment original produit son œuvre sous une forme propre, étroitement liée avec la pensée et qui en est comme le corps. La forme, en ce sens, est, aussi bien que le style, l'homme même.

L'inspiration collective dont je parle, fondement de la poésie épique, et qui n'existe que chez des nations encore dans l'enfance, tout au plus dans leur jeunesse, se dissipant devant les progrès de la critique et du raisonnement, comme la rosée sous les rayons du soleil, paraît alliée de fort près à la tendance historique, car là où elle règne, les sujets individuels n'ont pas encore d'intérêt, le peuple se passionne uniquement pour ceux qui appartiennent à son histoire générale ou qui la reflètent (les dieux mêmes, à cette période, font partie de la nation), et la manière de les concevoir est la même pour tous les membres de la nation. Cette manière aussi ne comporte que la peinture et le développement des plus simples sentiments de l'humanité; les passions dans leurs traits les plus élémentaires, et non les goûts de l'esprit, les analyses ingénieuses aux mille nuances, ou les combinaisons sociales si multipliées plus tard, lui servent de base. Dans cet état social, où le poëte chante presque comme un oiseau, sans le savoir, où l'homme de lettres n'existe pas encore, les caractères des personnages traditionnels se conservent intacts de génération en génération, et même alors que le souvenir des événements s'altère, ils se transmettent à l'état de types auxquels personne ne songe à toucher, et qu'on ne modifie pas plus que ceux de l'antique statuaire égyptienne, ou, pour me servir d'un exemple plus voisin, que les images sacrées du Christ et des saints de l'Église orientale qu'on voit peintes sur l'iconostase des temples. C'est ainsi qu'on s'explique la fusion en un seul tout, portant l'empreinte d'une puissante unité, sans altération de données primitives, des rapsodies homériques, et des traditions germaniques dans les Niebelungen, où le changement partiel de couleur et l'introduction d'éléments plus modernes n'ont rien enlevé aux caractères de leur vieille grandeur barbare. Enfin c'est ainsi que la manière des pesmas serbes n'a point subi d'altérations sensibles pendant plusieurs siècles, et que Marko Kralievitch, pour le Serbe étranger à l'Occident, est toujours le même héros pourfendeur de Turcs, fort et buveur à la façon de Gargantua, féroce comme un Viking Scandinave, et qui, disparu du monde, doit, comme Arthur, s'y remontrer un jour, pour chasser le Turc, l'ennemi national.

Diverses causes ont concouru à maintenir chez les Serbes l'esprit poétique dans cet état de primitive naïveté. L'isolement moral dans lequel vivent les peuples montagnards, la ténacité de leurs habitudes, l'opiniâtreté avec laquelle ils adhèrent à leurs mœurs, à leurs croyances, à leur langue, sont un fait général, mais dont la persistance a été singulièrement favorisée dans la Turquie d'Europe par les circonstances politiques. La domination turque, en effet, a eu cet avantage—au prix d'autres dominations étrangères, bien entendu—qu'elle ne s'est que superposée et n'a point cherché à s'assimiler les populations conquises, à leur faire adopter sa langue[8], sa législation. Contente à l'origine, et dans les temps de première ferveur, d'avoir prouvé la supériorité de l'islam par l'imposition d'un tribut, elle a laissé les races à elles-mêmes et à l'avenir, s'interposant pour ainsi dire entre elles et le mouvement moderne, matériel aussi bien qu'intellectuel, ainsi qu'un nuage qui intercepte les rayons du soleil et arrête le développement de la végétation, sans pourtant la tuer. Les provinces chrétiennes soumises aux Osmanlis rappellent, si l'on me passe cette comparaison, le conte de la Belle au bois dormant. Tout y a été plongé dans un sommeil qui dure depuis plusieurs siècles, et qui, pour l'homme de l'Occident, en fait, à certains égards, le pays le plus curieux de l'Europe. La terre, comme les hommes, y ont encore quelque chose de primitif, et c'est ce primitif qui forme le charme des poésies serbes.

Un autre résultat littéraire de cette séquestration, naturelle ou politique, des populations serbes, c'est que leurs facultés poétiques se sont développées spontanément, librement, suivant la loi de leur nature, et à l'abri de toute influence extérieure. Il n'y a pas eu là invasion d'une histoire, d'une religion, d'une mythologie étrangères: tout est resté national, idée, sujets, langue, versification. Aussi la poésie serbe, prise dans son ensemble, a-t-elle une empreinte d'originalité rare et comme une haute saveur de terroir, et peut-elle dire (si nous la personnifions, et quelle qu'elle soit d'ailleurs), comme le poëte que nous venons de perdre, alors qu'il se révoltait contre l'accusation de plagiat:

Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.

Fait d'autant plus remarquable que les provinces serbes, le Montenégro surtout, eurent de fréquentes relations non-seulement avec Venise, mais avec Raguse (Doubrovnik), où, dès la fin du XVe siècle, une littérature florissante, ayant la même langue pour organe, s'était développée sous l'influence italienne, dont elle porte des traces nombreuses et profondes.

Une autre circonstance non moins digne d'être notée, c'est que cette barrière a complètement arrêté l'invasion, dans les mœurs comme dans la poésie, des idées ou des sentiments chevaleresques, qui pourtant, lorsque celle-ci s'est développée, avaient encore beaucoup de force en Europe. La condition des femmes, telle que la retracent les pesmas elles-mêmes et telle qu'elle est dans la réalité (qu'on se rappelle ce que j'ai dit du rapt), et, pour rester dans notre sujet, le personnage poétique, dont mention a déjà été et sera encore faite dans ces pages, celui de Marko Kralievitch, en sont des preuves suffisantes. Marko, il est vrai, venge quelquefois les opprimés d'une manière qui rappellerait celle des chevaliers errants; une fois il reproche à quelqu'un des actes d'inhumanité ou plutôt un manque de charité, et, au début de sa carrière, il va même, par amour de la justice et de la vérité, jusqu'à contredire les prétentions de son père au trône, pour le conserver à l'héritier légitime. Mais c'est le sentiment religieux ou national qui l'anime, et hors de là il n'est pas toujours un modèle de bonne foi ni de bravoure, et en général il se montre vindicatif, brutal, féroce, vices sans doute de son temps, et surtout il n'y a pas, dans sa conduite envers les femmes, la moindre trace de cet esprit chevaleresque qui tempéra la brutalité du moyen âge, car, loin de montrer pour elles de la galanterie ou de la politesse, il les traite souvent avec une barbarie révoltante et qui eût appelé sur lui la vengeance des paladins de l'Occident.

III.

La poésie populaire serbe a été, nous l'avons vu, partagée par celui qui l'a le premier tirée de l'état de tradition orale en deux grandes divisions: en poésie héroïque, ou déclamée à l'aide d'un instrument de musique à ce destiné, et en poésie féminine ou chantée. Mais, suivant les sujets qu'elle traite, on peut, dans chacune de ses divisions, distinguer plusieurs catégories. Commençons par la seconde, qui, elle aussi, a plutôt un caractère épique, dans le sens que j'ai donné à ce mot, que lyrique, puisque, outre l'exposition presque toujours dramatique et dialoguée, on ne saurait déduire, de chaque chant pris à part, une individualité d'auteur, mais seulement de l'ensemble, le génie de la race. Elle comprend des pièces se rapportant à des usages domestiques ou agricoles, ou même ayant une couleur obscurément mythologique, mais trop locales et trop dénuées de valeur poétique pour être traduites, surtout dans un recueil aussi borné; et enfin des poésies amoureuses, les plus nombreuses et les seules où j'aie puisé. Remarquons, en passant, que l'amour qu'elles expriment n'est point le sentiment un peu langoureux et transi des Allemands, mais la passion méridionale du mi piace, sensuelle, mais naturelle et non sans délicatesse et sans grâce. On y trouve aussi, surtout dans les chansons musulmanes (bosniaques), plus d'imagination, plus de couleur, comme si, à travers l'islam, un reflet de l'Orient était venu les dorer.

Pour ce qui est de la poésie héroïque, c'est l'élément historique, appuyé sur la base patriotique et religieuse, qui y domine et prime tous les autres, et son vrai sujet, ce qui lui donne une sorte d'unité, c'est la guerre contre le Turc.

En effet, la grande masse des pesmas serbes,—sœurs en ce point des romances espagnoles et des chants klephtiques, comme, à d'autres égards, des ballades anglaises sur Robin-Hood,—nous retrace un épisode de cette lutte sanglante entre le croissant et la croix, entre l'islam et le christianisme, qui, commencée par les Arabes sous les murs de Constantinople, au lendemain de la mort de Mahomet, puis transportée par eux en Espagne, s'est étendue presque jusqu'aux glaces du pôle, à travers les steppes russes et polonaises, et a mis aux prises avec les Turcs et les hordes asiatiques presque tous les peuples de l'Europe, de l'histoire desquels elle forme encore aujourd'hui le nœud, sous une autre forme, celle de la question d'Orient. Cette lutte, qui s'est prolongée jusqu'à nos jours, avec quelque chose de son caractère primitif, dans la petite principauté du Montenégro, a traversé, chez les Serbes, quatre phases distinctes, marquées nettement par la poésie, qui les a chantées: une première période de guerre d'égal à égal, entre les tzars serbes et les sultans osmanlis, terminée par la défaite de Koçovo (15 juin 1389), qui fut pour les Serbes ce qu'a été la bataille de Ceuta pour les Espagnols, ce qu'est celle de Mohacs pour les Magyars; après la ruine de l'indépendance, une époque de vasselage, qui trouve sa personnification dans Marko Kralievitch, et pendant laquelle la nation, encore forte et redoutée, est contrainte de prendre part, par le service militaire, aux expéditions guerrières du vainqueur; vient ensuite la période de représailles individuelles, prenant de plus en plus les apparences du brigandage, et ayant pour acteurs les Haïdouks et les Ouskoks; enfin, en dernier lieu, mais dans la principauté seulement, une guerre d'indépendance, où la Muse a salué encore le réveil de la nationalité.

De maigres chroniques monastiques, des biographies de rois regardés comme saints, un essai d'histoire générale (celle de Raïtch), voilà tout ce qu'ont laissé les trois premières époques. Écrits dans la langue liturgique ou dans un style qui s'en rapproche beaucoup, ces documents sont demeurés à peu près inintelligibles et en tout cas inconnus au peuple, qui s'est fait à lui-même, au fur et à mesure des événements, son histoire chantée, histoire non pas toujours telle qu'elle fut, mais telle qu'elle eût dû être, et réformée par la conscience générale, comme on voit, dans nos théâtres de mélodrame, des spectateurs naïfs, emportés par la situation, invectiver le tyran et prendre la défense de l'innocence.

Un exemple remarquable de cette tendance transformatrice de l'imagination populaire, et en même temps la conception la plus nettement dessinée qu'ait produite la poésie serbe, c'est le personnage de Marko Kralievitch, un de ces héros semi-réels, semi-légendaires, qui se rencontrent au début de presque toutes les littératures, ou plutôt à l'origine des peuples: il est de la famille des Roland, des Cid, des Roustem (et aussi des Gargantua); figures réelles, mais que le laps du temps a transformées, agrandies, en faisant d'elles la peinture vivante d'une époque ou la personnification d'une nation tout entière. Devant l'histoire, c'est un traître qui a attiré la ruine sur son pays en appelant les Turcs pour satisfaire son ambition personnelle. Chose étrange! cette action s'est effacée de la mémoire du peuple, qui, une fois asservi, a mis en lui sa prédilection, parce qu'il faisait quelquefois payer cher à l'ennemi commun, aux Turcs, les services qu'il leur rendait comme vassal, et paraissait ainsi, autant que les circonstances le permettaient, le vengeur de sa nation.

Cette haine de race et de religion contre les Osmanlis n'est pas la seule qui anime les chants serbes; il en est une autre qui perce par endroits, et dont l'explosion a eu son importance dans les dernières années. Bien que le héros favori de la Hongrie, Jean Hunyadi, sous le nom de Jean de Sibigne, et son apocryphe neveu, le ban Sekula, jouent un certain rôle dans les légendes et poésies serbes, le Magyar catholique ou protestant n'y paraît guère moins détesté que le Turc infidèle, et il est de certaines expressions qui font pressentir les horreurs commises dans les guerres de 1848 et 1849[9].

Au sein d'un état social tel que celui des Serbes, dans la poésie d'un peuple dont la vie est une sorte de communion intime et perpétuelle avec la nature, ce qui peut surprendre, c'est l'absence de l'élément mythique. Ce fait doit être attribué au génie pratique et positif, sans profondeur, et ennemi des spéculations abstraites, de la race slave[10]: contraste frappant avec la race teutonique, dont une fraction a laissé, dans les traditions cosmogoniques et héroïques des Eddas Scandinaves, un monument de son énergie morale et de ses aptitudes contemplatives. L'existence de poëtes-chanteurs, parmi les Slaves païens, est attestée par les écrivains byzantins du VIe siècle[11]; mais, selon toute apparence, leur tâche était, à l'opposé des druides et des scaldes, de célébrer les exploits guerriers des chefs. Autrement, le christianisme a été introduit si tard et sous une forme si élémentaire parmi les Slaves orientaux, la religion, en prenant pour idiome liturgique la langue nationale ou à peu près, les a tellement préservés des idées et d'une culture étrangères, qu'on devrait, en ce qui concerne les Serbes, trouver les débris nombreux d'une poésie mythique. Or, il n'existe rien de ce genre, car on ne saurait donner ce nom à des traces de la croyance orientale aux dragons et aux serpents, qui forme la base de quelques légendes et surtout de contes en prose[12]: tout vestige même de l'ancien culte a disparu, à l'exception peut-être des refrains inintelligibles des chansons dites Kralyitchke et Dodolské[13], lesquels paraissent renfermer des invocations à des divinités païennes; et, chose singulière, la poésie n'a pas admis non plus les superstitions populaires encore aujourd'hui les plus enracinées, telles que la croyance aux vampires (vampir, voukodlak) et à la sorcellerie. A cela, les Vilas seules font une exception remarquable et heureuse, comme agent surnaturel et vraiment poétique. On pourrait même, à la rigueur, voir en elles un mythe: êtres aux formes indécises que l'imagination n'a pas même déterminées, rarement aperçues, mais faisant souvent retentir leur voix prophétique ou menaçante, redoutables pour l'homme qui va les troubler dans leur solitude, douées d'une puissance bienfaisante par la connaissance des simples, elles sont comme le symbole des forces funestes ou salutaires de la nature, et, dans le silence des forêts, dans la profondeur des montagnes, comme un écho de sa voix mystérieuse. Quant à ces exemples de la parole prêtée aux animaux, à ces colloques qui s'établissent entre les hommes et les astres, il n'y faut voir qu'un effet de la tendance de l'esprit humain à revêtir de ses propres qualités les choses au milieu desquelles il passe son existence, et envers qui la familiarité engendre l'affection.

L'âge des pesmas n'est pas une question facile à résoudre. En présence de l'uniformité de style et de langue qui les caractérise, on n'a pour guide, afin de constater leur ancienneté relative, qu'un reste de couleur plus antique, plus barbare, ou la date des événements qu'elles célèbrent. M. Vouk pense que ce qu'elles offrent de plus ancien sont ces refrains obscurs dont j'ai parlé plus haut. Il croit aussi, non sans vraisemblance, que la poésie serbe était déjà florissante avant la bataille de Koçovo, mais que la commotion terrible produite par cet événement, point de départ d'une nouvelle ère, fit tomber dans l'oubli bien des chants, qui furent bientôt remplacés dans la mémoire du peuple par d'autres, fruits des circonstances nouvelles. Il en existe d'ailleurs un certain nombre qui se rapportent à des princes de la dynastie des Nemanias (à partir du milieu du XIIe siècle), laquelle donna la première une certaine cohésion à la nation, et on peut supposer, il me semble, que l'état de morcellement et d'obscurité où celle-ci était restée jusqu'alors n'était pas propre à développer la poésie historique, dont l'essor ne date sans doute que de l'époque où se manifesta une vie politique plus concentrée et plus active. Je ne prétends pas dire, d'ailleurs, que les pesmas soient, dans leur forme actuelle, contemporaines des événements qu'elles célèbrent: beaucoup seraient sans doute peu intelligibles, bien que les langues des peuples peu cultivés se conservent bien plus longtemps sans altération. Elles ont été se modernisant sans cesse, les chanteurs substituant aux mots devenus obscurs des expressions qui devaient être mieux comprises, tout en respectant le fond et même la couleur et le style. Ce n'est pas une pure supposition: dans les pesmas évidemment antérieures à l'arrivée des Osmanlis ou à leur contact prolongé avec les populations serbes, on trouve un certain nombre de mots turcs, traces de ce rajeunissement successif. Mais pour s'assurer combien la composition des pesmas, leur style et leur esprit sont restés les mêmes, on n'a qu'à lire la pièce qui date de 1813 (les Adieux de Karageorge), que j'ai insérée principalement dans ce but, et la comparer avec les plus anciennes: c'est à peine si on y trouvera une différence. C'est le même souffle qui, à travers les siècles, au sein du même état social, animait les esprits.

Le sentiment épique, qui apparaît aussi au printemps de la vie des nations, ressemble, si je puis ainsi m'exprimer, à un fruit délicat sur le point de se nouer et que menacent la gelée ou la pluie: pour que le fruit de l'inspiration ne coule point, pour qu'il se forme et soit durable, la condition première, c'est l'existence d'une langue régulière, formée et commune à toute la nation, et qui est comme le corps où la poésie vient s'incarner. Cette condition, trop rarement remplie, fit défaut aux poëtes de notre moyen âge, à l'auteur de la Chanson de Roland, par exemple, qui, disposant d'un instrument moins imparfait ou capable, comme Dante, de le créer lui-même à son usage, nous eût peut-être légué un chef-d'œuvre. De même que, par un nouveau malheur, le jour où notre histoire vint nous offrir le plus beau sujet que l'imagination puisse rêver, la vie de la Pucelle d'Orléans, il était déjà trop tard: la tendance sceptique et railleuse de notre caractère, la prétendue naïveté gauloise avait pris le dessus et rendu impossible qu'il fût traité dans l'esprit convenable. Plus heureux, les poëtes populaires serbes ont eu ce précieux avantage, et à un tel degré, que l'idiome vulgaire par eux élaboré a pu, au jour de l'émancipation, devenir immédiatement la base d'une langue écrite, intelligible à tous, et n'offrant point ces disparates de patois ou même de dialectes qui existent dans tant d'autres pays.

Cette langue, douce d'ailleurs et très-variée dans son accentuation et son intonation, offrait ainsi un instrument convenable; malheureusement la versification et la partie musicale laissent à désirer. Elles ont, en effet, aussi bien que les danses, pour caractère une grande monotonie. Les chansons, aux airs lents et mélancoliques, comme chez les autres peuples slaves, ont, il est vrai, une métrique plus variée[14]; mais une grande partie des pesmas dites féminines, ainsi que tous les chants héroïques, sont composés dans un vers de dix syllabes, coupé exactement comme le nôtre, c'est-à-dire après le quatrième pied, et offrant invariablement, et sans aucune exception, un sens complet, dont la chute répétée sonne désagréablement à l'oreille de l'étranger. Et l'accompagnement de la gouslé n'est pas fait pour en relever l'uniformité. Cet instrument, façonné par les paysans eux-mêmes au moyen d'un morceau de bois qu'on creuse et revêt de peau de mouton, n'a qu'une corde, se tient sur les genoux, et on en joue à l'aide d'un archet en forme d'arc, à peu près à la manière du violoncelle. Le chanteur débite ses vers, sur une mélopée analogue à celle des récitatifs d'opéra, d'une voix criarde et par couplets de cinq à six vers, après quoi il laisse un repos assez long pendant lequel le grincement de la corde continue à se faire entendre. Cette description n'a rien de séduisant, et pour moi, si j'ai goûté les pesmas sous cette forme, c'est lorsque, dans mes excursions de chasse, j'entrais dans quelqu'une de ces méhanas ou cabarets, grandes cabanes de clayonnage enduit de boue qu'on rencontre isolées au bord des chemins, généralement dans le voisinage des fontaines. Là, entouré de mes chiens et assis sur un banc peu élevé devant le foyer qui occupe le milieu de la pièce, j'observais, tout en savourant une tasse de café à la turque, les visages de ceux qui m'entouraient, souvent musulmans et serbes ensemble; leurs impressions se communiquaient peu à peu à mon esprit et je finissais par tomber sous le charme: la scène faisait passer le comédien, la pensée l'emportait sur l'exécution barbare.

Pour une pareille poésie, le mode de traduction était clairement indiqué. Il n'y avait là ni conceptions puissantes, ni pensées ingénieuses ou profondes, ni expressions renfermant un sens concentré qu'il faut faire jaillir, et qui établissent une lutte entre le traducteur et son original, mais un art de composition purement instinctif, une clarté continue, sans trivialité, mais sans ornements poétiques, point d'images, à peine une rare comparaison ou une épithète pittoresque pour relever la simplicité, on pourrait dire la nudité, de ces productions naïves, tout en action, où l'imagination de l'auditeur semble chargée de compléter par la formé l'idée dramatique qui lui est transmise en germe. Être exact, au risque même d'être incorrect, surtout ne point embellir, c'est-à-dire altérer, voilà ce que je me suis proposé. Je me suis seulement permis des coupures (les répétitions et la prolixité sont les grands défauts des poëtes populaires) là où un sentiment de fatigue me faisait craindre la même impression pour le lecteur. C'est poussé par ce scrupule de fidélité que j'ai appliqué aux chants non héroïques, et même à quelques-uns de ceux-ci, destinés à servir de spécimens exacts de la manière de l'original, la méthode de traduction si heureusement employée pour les poésies de Burns par M. Léon de Wailly, et qui consiste à rendre chaque vers à part. Si je suis ainsi parvenu à faire passer le lecteur sous l'impression de cette poésie, peu brillante dans les détails, mais originale et saisissante dans l'ensemble, si son intérêt est captivé un moment par le tableau des mœurs d'un peuple qui s'est peint lui-même lentement et sans en avoir conscience, mon ambition sera satisfaite.

AUG. DOZON.

Belgrade, 1er décembre 1857.

NOTES

[Note 1: La traduction de Mme Élise Voiart (2 volumes in-8, Paris, 1834) a été au contraire exécutée d'après une version allemande, singulièrement heureuse il est vrai, celle de Mme Robinson (Talvj). Mon travail aussi renferme plusieurs pièces dont l'original n'a été publié que depuis.]

[Note 2: Outre un premier spécimen publié à Vienne en 1815, les Narodné serbské pésmé (poésies nationales ou populaires serbes) ont eu deux éditions, l'une imprimée en 4 volumes grand in-12 à Leipzig, de 1823 à 1834, l'autre à Vienne, de 1841 à 1846, en 3 volumes in-8, qui doivent être complétés par un quatrième, pour lequel l'auteur rassemble encore des matériaux. Le nombre des poésies héroïques, qui forment deux tomes de cette dernière édition, s'élèvent à 190.—Comme singularité, et pour prouver combien cette poésie est encore à l'état oral, il faut dire que la collection imprimée de M. Vouk est à peu près inconnue même en Serbie, où son introduction est interdite par un ordre du gouvernement, à raison d'un système d'orthographe différent de l'orthographe officielle, et il m'est arrivé d'écrire, sous la dictée de gens qui en ignoraient l'existence, des pièces ayant plus de cent vers.]

[Note 3: Préface de la première édition, Leipzig, 1823.]

[Note 4: La coutume d'enlever les filles était générale parmi les Serbes sous la domination turque et, selon M. Vouk, elle règne encore chez ceux qui relèvent directement de la Porte Ottomane. Ce rapt avait lieu à main armée et entraînait souvent l'effusion du sang. Voici, parmi les détails que donne notre auteur dans son Dictionnaire serbe (au mot OTMITZA), ceux qui m'ont semblé les plus caractéristiques: «S'il arrive que la fille résiste et ne veuille point suivre les ravisseurs, ceux-ci l'entraînent en la tirant par les cheveux, et en la frappant à coups de bâton, comme des bœufs dans un champ de choux,» et «on l'entraîne dans un bois, et on la marie dans quelque cabane de pâtre ou tout autre endroit, le pope est contraint, bon gré mal gré, et sous peine d'être abîmé de coups, de faire le mariage.»]

[Note 5: Il a fallu plus de quinze jours à M. Vouk pour recueillir de la bouche d'un seul rapsode (pévatch), un vieillard nommé Milia, la pesma des noces de Maxime Tzèvnoiévitch, qui n'a pas moins de douze cent vingt-six vers, il est vrai, et qui, avec celle intitulée Banovitch Stralnma, renfermant huit cent dix vers, est le plus long des poëmes serbes.]

[Note 6: Un des hommes les plus distingués de la principauté me disait qu'étant ministre de l'intérieur, il y a environ dix ans de cela, il s'était vu obligé d'interdire, dans quelques districts, le chant public des pesmas, qui exaltaient encore assez les auditeurs pour en pousser quelques-uns à s'enfuir dans les montagnes et à se faire haïdouks.]

[Note 7: Ivana Gundulitcha Osman, u dvadeset pievaniah, u Zagrebu 1844.]

[Note 8: Le serbe n'a guère pris au turc des mots désignant des choses usuelles, des objets fabriqués surtout, et des noms de métiers. Les Bosniaques, tout zélés musulmans qu'ils ont la prétention d'être, ont conservé, comme on sait, les noms, la langue et beaucoup des usages slaves. Je me suis diverti plus d'une fois à voir l'embarras et le dépit de quelqu'un de ces grands et solides gaillards, au turban rouge en spirale, alors qu'un Turc lui adressait la parole, et qu'il se trouvait dans l'impossibilité de comprendre les plus simples questions, ou même d'y répondre.]

[Note 9: On peut citer pour exemple une pesma intitulée Combat entre les habitants d'Arad et ceux de Komadia. Elle est assez récente, du temps de Joseph II (Ioçifa kiéçara). Entre autres aménités, avant le combat, ou plutôt la rixe provoquée par les Serbes, ceux-ci boivent «à la santé du brave, qui apportera une langue de calviniste,» c'est-à-dire de Magyar, comme le montre la suite, où les deux dénominations sont employées indifféremment.]

[Note 10: Veut-on savoir, par exemple, où en est la philosophie en Russie et même ce qu'on y entend par là, que l'on consulte la Chrestomathie russe de Galahov, imprimée a Moscou en 1853, pour l'usage des universités. On sera étonné du caractère des morceaux qui représentent cette branche de la littérature.]

[Note 11: Am. Thierry, Histoire d'Attila, Revue des Deux-Mondes, 15 février 1852.]

[Note 12: J'ai imprimé la traduction de deux de ces contes dans l'Athénaeum français du 6 janvier 1855. Quant à l'absence, dans la poésie, des vampirs et autres objets des croyances populaires, c'est ce fait qui excita le premier, chez Mickiewicz, des soupçons sur l'authenticité de la Guzla, de M. Mérimée. (Cours de littérature slave.)]

[Note 13: Les premières sont des chansons que, le jour de la Pentecôte, des filles, dont l'une prenait le nom de reine, Kralyitza, allaient chanter de porte en porte dans les villages; les autres étaient chantées aussi par des jeunes filles, mais nues et couvertes seulement de branchages et de fleurs; aussi des Tziganes étaient-elles ordinairement les actrices de cette cérémonie, qui avait lieu en temps de sécheresse et pour implorer la pluie du ciel.—Je mentionnerai encore ici les lamentations funèbres (naritzanié, à Belgrade zapévanié) que prononcent les femmes sur le corps des morts, ainsi que cela a lieu encore chez les Corses, les Grecs, les Irlandais. Cet usage, pour le dire en passant, dont j'ai été témoin plusieurs fois, a plutôt excité ma curiosité que mon émotion.]

[Note 14: Les vers, dans ces chansons, sont de trois jusqu'à quatorze syllabes, et sont formés de trochées ou de dactyles, rarement mélangés. Par une coïncidence singulière, deux des vers les plus usités, l'héroïque, et un autre, aussi de dix-sept syllabes, mais coupé par le milieu, sont identiques à deux mètres, aussi employés chez nous. Voici un exemple du second:

    Ōblăk sĕ vīyĕ | pō vĕdrŏm nēbŭ
    Le nuage flotte dans le ciel clair

Pour toutes les sortes de vers, il y a une remarque presque générale à faire, c'est que la quantité primitive des syllabes y est modifiée suivant les exigences de la métrique. Ainsi le vers héroïque suivant (composé comme tous ceux de cette classe, uniquement de trochées), dont les mots, pris isolément, seraient prononcées

Ĭ pōnĕsĕ | trī tōvără blāgă.

a pour prononciation chantée.

Ī pŏnēsĕ | trī tŏvāră blāgă.

N'y a-t-il pas là, pour le dire en passant, un fait de nature à jeter quelque lumière sur la question si controversée du rôle de l'accent et de la quantité dans l'ancienne poésie grecque? L'accentuation de la langue moderne est fortement marquée, or, les anciens Hellènes auraient-ils pris la peine d'inventer une notation qui n'aurait répondu à rien? et ne modifiaient-ils pas aussi dans la poésie la prononciation habituelle, c'est-à-dire l'accentuation de leur langue, selon les exigences de la métrique?—Ajoutons que la rime était complétement inconnue aux Serbes, et n'a été introduite que récemment dans la poésie savante.]

Afin de reproduire autant que possible la prononciation serbe, et en même temps ne pas m'éloigner trop de l'orthographe originale, j'ai cru convenable d'adopter une méthode de transcription uniforme et en partie conventionnelle pour quelques sons de la langue serbe.

Prononcez

ai, ei, oi, oui, comme ail, eil, oille (oy), ouille dans travail, soleil, foyer, fouille;

è comme eu dans heurter,

ch comme chercher,

j comme jardin,

ç (au lieu de ss) comme s dur,

tz comme zz Italien, ex. tzar (tsar)

Les combinaisons dj et, dans les finales des noms patronymiques, tch (ex Kralievitch), représentent des sons mouillés et sifflants, analogues a di dans Dieu, et ti dans tiens.

Toutes les consonnes finales doivent se prononcer comme si elles étaient suivies d'un e muet, ex. svat (svate).

Les noms de personnes et de lieux et les mots étrangers sont réunis dans un index placé à la fin du volume.

I

LA BATAILLE DE KOÇOVO

NOTICE

Il est nécessaire de donner, au moins en quelques lignes, un aperçu des événements historiques qui ont servi de fondement aux chants compris dans cette première section, ainsi qu'à nombre d'autres, omis ici. Ces détails me dispenseront d'une foule de notes et d'explications.

Les Serbes venus, au VIIe siècle, des bords de la Vistule et de l'Oder, dans la Turquie d'Europe actuelle (Illyrie et Mésie), s'y établirent sous la suzeraineté de l'empereur Héraclius, qui leur assigna des terres, et sous l'autorité immédiate de chefs nationaux appelés Joupans. L'un de ces chefs, Étienne Nemania, ayant réussi au XIIe siècle à réunir en une seule toutes les joupanies, parvint à se rendre indépendant des Grecs de Byzance, prit le titre de roi et fonda une dynastie qui dura environ deux siècles. L'avant-dernier des Nemanitch, Étienne Douchan, après avoir étendu considérablement sa domination, surtout aux dépens des empereurs grecs, mourut en 1356, comme il était en marche sur Constantinople, au secours de laquelle l'empereur avait appelé les Turcs. Un mouvement d'expansion féodale suivit cette époque de concentration politique, et Ouroch V, successeur de Douchan, fut assassiné en 1368 par l'un de ses grands feudataires, Voukachine, lequel avait pris le titre de roi, et dont l'autorité s'étendait sur la vieille Serbie, une partie de l'Albanie, l'Acarnanie et la Macédoine. Quelques années après, un autre de ces personnages, dont les noms se trouvent fréquemment dans les pesmas, Lazare Greblianovitch, gouverneur de la Matchva, réduisit successivement ses compétiteurs, entre autres Marko Kralievitch, fils aîné de Voukachine, et fut sacré tzar en 1376, bien qu'il prît seulement le titre de knèze.

Les Turcs avaient défait une première fois les Serbes en 1365, au combat de la Maritza; ils reparurent en 1389, et Lazare, ayant refusé le tribut, les attendit dans les vastes plaines de Koçovo, situées dans la partie méridionale de la vieille Serbie (district actuel de Novi Bazar). Le 15/27 juin 1389 eut lieu une sanglante bataille où les Serbes furent vaincus, et à la suite de laquelle périrent Lazare et Murad Ier, le premier décapité par ordre du sultan, que venait de poignarder Miloch Obilitch, gendre du knèze serbe.

Les récits varient sur les circonstances de cet événement. Suivant les uns,—c'est la donnée de nos légendes,—Miloch, semblable au romain Scævola, se serait fait introduire, avant le combat, dans la tente de Murad, où il l'aurait poignardé; suivant les historiens turcs, qui représentent Murad comme un martyr de la foi musulmane, ce serait quand celui-ci, la lutte terminée, parcourait le champ de bataille, que Miloch, blessé, se serait relevé et aurait frappé le sultan, pendant qu'il embrassait en suppliant son étrier[A].

[Note A: Izvori serbské poviestnitzé, etc., ou sources de l'histoire serbe, publiées en turc, avec traduction serbe et allemande, par BERNAURR et BERLITCH, Vienne, 1857, page 85.]

Quoi qu'il en soit, après Lazare, il n'y eut plus que des despotes serbes tributaires, jusqu'en 1459, époque où la nation fut définitivement réduite sous la domination directe des sultans. Mais les chants témoignent de l'impression profonde que ces événements avaient laissée dans l'esprit du peuple, qui n'a jamais cessé de célébrer avec tristesse et avec fierté son indépendance perdue.

LA BATAILLE DE KOÇOVO[A].

I

Le tzar Murad fond sur Koçovo, comme il y arrive il écrit une lettre menue[1], et l'envoie vers la ville de Krouchévatz, aux mains du prince Lazare:

«O Lazare, tête de la Serbie, ce qui n'a jamais été, ce qui ne peut être, c'est qu'il y ait une seule terre et deux seigneurs, et que les mêmes rayas payent deux tributs. Régner tous deux nous ne pouvons. Envoie-moi donc clefs et tributs, les clefs d'or de toutes les cités, et le tribut pour sept années; si tu ne veux me les envoyer, viens vers le champ de Koçovo, que nous partagions la terre avec nos sabres.»

    Lorsque la lettre menue parvient à Lazare,
    il la regarde et verse des pleurs amers.

[Note A: Les nos 1, 3 et 4 ne sont que des fragments de chants dont la fin s'est perdue.]

II

LA CHUTE DE L'EMPIRE SERBE.

Un oiseau gris, un faucon, arrive à tire-d'ailes du Lieu saint, de Jérusalem, et il porte une légère hirondelle…. Ce n'est point un oiseau gris, un faucon, mais bien saint Élie; et ce n'est point une légère hirondelle qu'il porte, mais une lettre de la mère de Dieu; il l'apporte au tzar[2], à Koçovo, et sur ses genoux la laisse tomber. Voici ce que la lettre annonce au tzar:

«Lazare, (né d'une) illustre race, pour quel empire te décideras-tu? Veux-tu l'empire du ciel, ou l'empire de la terre? Si tu choisis l'empire terrestre, fais seller les chevaux, et resserrer les sangles; guerriers! ceignez vos sabres, puis ruez-vous sur les Turcs, et leur armée tout entière périra; si tu choisis l'empire céleste, érige un temple à Koçovo, n'y pose point des fondements de marbre, mais seulement de soie et d'écarlate, puis fais communier l'armée et range-la en bataille tout entière elle succombera, et toi, prince, avec elle tu périras.»

Lorsque le tzar a lu ces mots, il songe, il roule bien des pensées: «O mon Dieu, que faire et à quoi me résoudre? Pour quel empire me décider? Sera-ce pour l'empire céleste, ou pour l'empire de la terre? Si c'est la terre que je choisis, l'empire de ce monde est pour peu de temps, tandis que celui du ciel dure dans les siècles des siècles.»

Le tzar a préféré l'empire du ciel à celui de la terre; il érige à Koçovo un temple, il n'y pose point des fondements de marbre, mais seulement de soie et d'écarlate, puis il mande le patriarche de Serbie, avec douze puissants évêques, et l'armée communie, et se range en bataille. A peine le prince avait-il ordonné l'armée, que les Turcs se ruèrent sur Koçovo…[A]

[Note A: Je supprime la suite de ce chant comme offrant peu d'intérêt, et faisant d'ailleurs double emploi avec le n° V.]

III

«Mon pobratime[3], Ivan Koçantchitch, as-tu reconnu l'armée turque? Est-ce que les Turcs ont beaucoup de troupes? pouvons-nous avec eux engager le combat? Est-il possible pour nous de vaincre les Turcs?»

Ivan Koçantchitch lui répond: «O mon frère, Miloch Obilitch, oui, j'ai reconnu l'armée des Turcs, immenses sont leurs troupes; fussions-nous tous (Serbes) jetés dans le sel, nous ne salerions point la nourriture des Turcs. Voilà deux semaines entières que chaque jour je pousse vers les hordes turques, et je n'y ai trouvé ni fin ni nombre: de l'Erable, frère, jusqu'à Sazlia, de Sazlia jusqu'à la route du pont, du pont à la ville de Zvetchan, de Zvetchan, frère, jusqu'à Tchetchan, et au-dessous de Tchetchan jusqu'aux montagnes, l'armée turque a tout occupé: cheval contre cheval, guerrier contre guerrier, des lances de guerre comme une noire forêt, partout des étendards comme des nuages, et des tentes comme des neiges[4]. La pluie tombât-elle à flots du ciel, nulle part elle ne toucherait la terre, mais rien que des bons chevaux et des guerriers. Murad s'est abattu sur la plaine de Mazguite, il commande le Lab et la Sitnitza.»

Miloch derechef l'interroge: «Où est la tente du puissant Murad? car j'ai fait au prince le serment de tuer Murad, le tzar des Turcs, et de lui poser le pied sur la gorge.»

«Es-tu donc fou, mon pobratime? où peut être la tente du puissant Murad, qu'au milieu du camp des Turcs? Tu aurais beau avoir les ailes du faucon, et fondre du haut du ciel serein, tes plumes n'emporteraient point de là ton corps.»

Miloch alors adjura ainsi Ivan: «O Ivan, mon bon frère, non par le sang, mais tout aussi cher[5], ne révèle point au Prince ce que tu sais, car il en concevrait du souci, et toute l'armée s'en épouvanterait, mais au contraire dis-lui ceci: Les Turcs ont une nombreuse armée, mais nous pouvons nous mesurer avec eux, et aisément en venir à bout; car ce n'est point une armée pour la guerre, ce ne sont que vieux prêtres et pèlerins, gens de métier et jeunes marchands, qui jamais n'ont vu de combat, et ne sont venus que pour consommer du pain. Et ces troupes mêmes des Turcs, elles sont atteintes d'une maladie, d'un mal terrible, la dyssenterie, et leurs chevaux sont pris d'un mal…

IV

Le prince des Serbes, Lazare, célèbre sa slava[6] à Krouchévatz, lieu retiré; à sa table il a fait asseoir ses seigneurs, ses seigneurs et leurs fils. A droite est le vieux Youg-Bogdan[7], et à côté de lui les neuf Yougovitch; à gauche est Vouk Brankovitch[8], puis les autres seigneurs à sa suite; à l'autre bout est le voïvode Miloch, et à ses côtés deux voïvodes serbes: l'un est Ivan Koçantchitch, l'autre, Milan Toplitza. Le tzar prend une coupe de vin, puis il s'adresse à ses seigneurs serbes: «En l'honneur de qui viderai-je cette coupe? si c'est à l'âge que je la bois, ce sera à Youg-Bogdan le vieillard; si je la bois à la dignité, ce sera à Vouk Brankovitch; si je bois à l'amitié, ce sera à mes neuf beaux frères, mes beaux frères, les neuf Yougovitch; si je la bois à la beauté, ce sera à Ivan Koçantchitch; si je bois à la haute stature, ce sera à Milan Toplitza; si je bois à la vaillance, ce sera au voïvode Miloch; pourtant à aucun autre je ne veux boire, qu'à Miloch Obilitch[9]; à ta santé, Miloch, fidèle ou traître! Demain tu dois me trahir à Koçovo, et passer au tzar des Turcs, Murad; à toi donc! et bois cette santé, bois du vin, et reçois en don cette coupe!»

Miloch bondit sur ses pieds légers, puis il s'incline vers la terre noire: «Grâces à toi, noble prince Lazare, grâces à toi pour cette santé, pour cette santé et ton présent, mais non pour un tel discours, car, et puisse ma loyauté ne m'être point fatale! jamais je ne fus traître, jamais je ne le fus, et jamais je ne le serai, mais demain je pense à Koçovo mourir pour la foi chrétienne. Le traître est assis à ton côté, touchant le pan de tes habits il boit du vin frais, et c'est le maudit Vouk Brankovitch. Demain c'est un beau jour[10], demain nous verrons dans la plaine de Koçovo, qui est fidèle, et qui est traître. J'en jure par Dieu, le très-haut, j'irai demain à Koçovo, j'immolerai le tzar des Turcs, Murad, et lui mettrai le pied sur la gorge; puis si Dieu et la fortune permettent que je revienne sauf à Krouchévatz, je prendrai Vouk Brankovitch, je l'attacherai à ma lance de guerre, comme une femme du lin à sa quenouille, et je le porterai sur la plaine de Koçovo.»

V

LA BATAILLE.

Le tzar Lazare est assis à table, à ses côtés la tzarine Militza; et la tzarine ainsi lui parle: «Tzar Lazare, couronne d'or de la Serbie, Tu pars demain pour Koçovo, avec toi tu emmènes serviteurs et voïvodes, et au logis tu ne laisses, ô tzar pas même un homme qui pût te porter un message à Koçovo, ou en rapporter. Tu m'emmènes neuf frères aimés, neuf frères, les neuf Yougovitch: Laisse-moi au moins un frère, Un frère par qui une sœur puisse jurer.»[11]

Lazare, le prince des Serbes, lui répond: «Ma dame, tzarine Militza, lequel de tes frères aimes-tu mieux que je te laisse dans notre blanc palais?» —Laisse-moi Bochko Yougovitch.»

Et Lazare, le prince des Serbes, reprend: «Madame, tzarine Militza, demain, lorsque naîtra le jour blanc, que naîtra le jour et se lèvera le soleil, alors que s'ouvriront les portes de la ville, lève-toi, et va vers la porte par où sortira l'armée en ordre: tous les cavaliers avec leurs lances de guerre, et à leur tête Bochko Yougovitch, portant l'étendard de la croix. Va de ma part le saluer (et lui dire) qu'il remette l'étendard à qui bon lui semble et demeure avec toi au logis.»

Le lendemain lorsque parut le jour, et que les portes de la cité s'ouvrirent, la tzarine Militza sortit; à l'issue de la cité elle se tenait, quand voici venir les troupes en ordre: tous les cavaliers avec leurs lances de guerre, et à leur tête Bochko Yougovitch sur son alezan tout chamarré d'or pur. L'étendard de la croix l'enveloppait, frères! (tombant) jusque sur le coursier; en haut de l'étendard est une pomme d'or; de la pomme (sortent) des croix d'or, aux croix pendent des glands d'or qui flottent sur l'épaule de Bochko.

Alors la tzarine Militza s'avance, puis saisit l'alezan par la bride, et passant les bras autour du cou de son frère, elle commence à lui parler doucement: «O mon frère Bochko Yougovitch, le tzar t'a donné à moi, pour que tu n'ailles point guerroyer à Koçovo, et il te fait saluer (et dire) de remettre l'étendard à qui bon te semble, et de demeurer avec moi à Krouchévatz, afin que j'aie un frère par qui jurer.» Mais Bochko Yougovitch lui répond: «Va-t-en, ma sœur, vers ta blanche tour[12], pour moi, je ne voudrais point retourner, ni laisser sortir de mes mains l'étendard de la croix, dût le tyran me donner Krouchévatz, pour que l'armée dise de moi: voyez le lâche Bochko Yougovitch! il n'ose point aller à Koçovo, pour la sainte croix verser son sang, et mourir pour la foi.» Puis il pousse son cheval vers la porte. Mais voici venir le vieux Youg-Bogdan, et derrière lui les sept Yougovitch; tous elle les arrête successivement, mais pas un ne veut même la regarder. Un peu de temps après cela s'écoule, puis voici venir Voïn-Yougovitch, conduisant les destriers du tzar, tout couverts d'or pur; sous lui elle saisit son gris coursier, et jetant les bras au cou de son frère, elle commence à lui dire: «O mon frère, Voïn-Yougovitch, le tzar t'a donné à moi, il te fait saluer (et dire) de remettre les destriers à qui bon te semble, et de rester avec moi à Krouchévatz, afin que j'aie un frère par qui jurer.» Voïn-Yougovitch lui répond: «Va-t'en, ma sœur, à ta blanche tour; je ne voudrais, guerrier, m'en retourner, ni abandonner les destriers du tzar, quand même je saurais que je dois périr; je vais, ma sœur, vers la plaine de Koçovo y verser mon sang pour la croix sainte, et pour la foi mourir avec mes frères.» Puis il pousse son cheval vers la porte.

Quand la tzarine vit cela, elle tomba sur la pierre froide, elle tomba et s'évanouit; mais voici venir le glorieux Lazare; en voyant sa dame Militza, les larmes lui coulent le long des joues, et il appelle son serviteur Golouban:

«Golouban, mon fidèle serviteur, descends de ton blanc coursier, prends ta maîtresse sur tes bras blancs, et porte-la jusqu'à la tour élancée; à cause de moi que Dieu te le pardonne! ne va point à la bataille de Koçovo, mais reste dans mon blanc palais.»

Lorsque Golouban le serviteur entend ces mots, les larmes coulent sur son visage, puis il descend de son blanc coursier, prend la dame sur ses bras blancs, et la porte à la tour élancée; mais à son cœur il ne peut résister, pour aller à la bataille, à Koçovo; il retourne vers son cheval blanc, le monte, et vers Koçovo s'élance.

Le lendemain, quand l'aurore brilla, deux noirs corbeaux[13] arrivèrent de Koçovo, la vaste plaine, et se posèrent sur le blanc palais, le palais même du glorieux Lazare; l'un croasse, l'autre parle: «Est-ce donc ici le palais du glorieux Lazare? Ou bien n'y a-t-il personne dans le palais?»

Il n'y avait personne pour entendre ces mots, seule la tzarine Militza les a entendus, puis elle sort devant la blanche tour, et interroge les deux noirs corbeaux: «Au nom de Dieu, ô vous noirs corbeaux, d'où êtes-vous venus ce matin? n'est-ce point du champ de Koçovo? Avez-vous vu les deux puissantes armées? les deux armées en sont-elles venues aux prises? et des deux laquelle l'a emporté?»

Et les deux noirs corbeaux répondent: «Au nom de Dieu, tzarine Militza, nous venons ce matin des plaines de Koçovo, nous avons vu les deux puissantes armées; les deux armées hier en sont venues aux prises, et les deux tzars ont succombé; des Turcs il n'est rien resté, mais des Serbes il est resté quelque chose, tout navré et couvert de sang.»

A peine ainsi commençaient-ils leur récit, que voici un des serviteurs, Miloutine; il porte la main droite (coupée) dans la gauche, sur son corps il a dix-sept blessures, et son cheval ruisselle de sang.

Dame Militza l'interroge: «O malheur! qu'y a-t-il, Miloutine, mon serviteur? aurais-tu abandonné le tzar à Koçovo?

Mais le fidèle Miloutine lui dit: «Descends-moi de mon vaillant cheval, maîtresse lave-moi avec de l'eau froide et abreuve-moi de vin vermeil; elles sont graves les blessures que j'ai reçues.»

La tzarine Militza le descend, et le lave avec de l'eau froide, puis l'abreuve de vin vermeil. Quand ses forces sont revenues, dame Militza l'interroge: «Où est tombé le glorieux prince Lazare? Où est tombé le vieux Youg-Bogdan? Ou sont tombés les neuf Yougovitch? Où est tombé Miloch le voïvode? Où est tombé Vouk Brankovitch? Où est tombé Strahinia Banovitch?»[14]

Et le serviteur commence son récit: «Tous sont restés, maîtresse, à Koçovo; où le glorieux prince Lazare a succombé; là beaucoup de lances ont été brisées, des lances et turques et serbes, mais plus de serbes que de turques pour la défense, maîtresse, de ton seigneur, de ton seigneur, le glorieux prince Lazare. Youg, ton père, a péri en exemple, au premier choc; tombés aussi sont huit des Yougovitch, le frère ne voulant point abandonner le frère, tant qu'un seul survivrait. Restait encore Bochko Yougovitch, faisant flotter sa bannière sur Koçovo, dispersant les Turcs par troupes, comme un faucon de légères tourterelles. Où le sang baignait jusqu'aux genoux, c'est là qu'a péri Strahinia Banovitch. Miloch, maîtresse, est tombé au bord de la Sitnitza à l'eau glacée, et là bien des Turcs ont péri; Miloch a immolé le tzar turc Murad, et des Turcs douze mille soldats; Dieu ait en sa miséricorde qui l'a engendré! Il restera en souvenir au peuple des Serbes, pour être raconté et chanté, tant qu'il y aura des hommes et qu'il y aura un Koçovo. Et pour ce que tu demandes de Vouk le maudit, maudit soit-il, et qui l'a engendré! maudite soit sa race et sa postérité! il a trahi le tzar à Koçovo et détaché douze mille, ô maîtresse! de nos hardis guerriers.»

NOTES

I. [Note 1: On trouve presque invariablement dans les chants populaires, cette épithète de menu (sitni) appliquée aux caractères d'écriture: ce qui n'a guère besoin d'explication.]

II. [Note 2: Lazare Gréblianovitch est tantôt appelé tzar, tantôt knèze. Il prenait ordinairement ce dernier titre, par humilité, dit-on, bien qu'il eût été sacré tzar en 1376.]

III. [Note 3: Le mot de pobratime, dérivé de brat frère, marque une liaison d'amitié qui peut exister entre personnes des deux sexes et a un caractère sacré et religieux, car il forme empêchement au mariage. Jadis elle était souvent bénie par le prêtre, et il y a même dans les anciens livres de liturgie serbe des prières applicables à cette cérémonie; mais c'est surtout par un appel de secours prononcé en cas de danger, ou de maladie, voire dans un rêve, qu'elle se contracte. La formule employée ordinairement—et que l'on place même dans la bouche des Turcs et des Vilas,—est celle-ci: Bogom braté (ou sestra) i svelim Iovanom, «mon frère (ou ma sœur) en Dieu et en saint Jean.» Au mot de pobratime (qui en bulgare, n'a plus que le sens d'ami), correspond celui de poçestrima, sœur ainsi choisie.]

III. [Note 4: Ces expressions, qui ont quelque chose de l'hyperbole orientale, se retrouvent dans plusieurs chants, entre autres dans le plus moderne de la présente collection, le départ de Karageorge.]

III. [Note 5: Litt.: «non né, mais comme né.»]

IV. [Note 6: La slava (proprement, gloire) est une coutume fort ancienne, particulière aux Serbes, et encore aujourd'hui en très-grand honneur dans la principauté. Chaque famille (la gens des Romains), indépendamment des patrons particuliers de ses membres, a un patron commun, saint Dmitri, saint Nicolas ou tout autre, qu'elle fête avec de certaines cérémonies. C'est ce qu'on appelle slaviti slavou ou kèrsno imé, célébrer la gloire ou le nom du patron commun. Le peuple raconte—tradition qui prouve combien cette coutume lui est chère—que Marko Kraliévitch vient chaque année, le cinq mai, dans une église de Prilip, fêter ainsi saint Georges. La principale cérémonie usitée lors de la slava, et qui sert d'introduction à d'interminables compotations, est un toast qui a un caractère religieux. Les toasts (zdravitza) en effet, pour le dire en passant, sont un genre de récréation plus cher encore aux Serbes peut-être qu'aux Anglais; c'est un talent que d'en savoir débiter ou même improviser, et il en est de fort amusants.]

IV. [Note 7: Tous les personnages qui figurent ici sont historiques, et se trouvent dans les pesmas qui se rapportent à la bataille de Koçovo.—Ioug-Bogdan (Ioug signifie le sud), était le beau-père de Lazare, et gouverneur de l'Acarnanie et de la Macédoine.—Iougovitch veut dire fils de Ioug.]

IV [Note 8: Vouk Brankovitch était un des gendres de Lazare. C'est, à ce qu'on raconte, d'une querelle entre sa femme et celle de Miloch Obilitch (motif qui forme aussi le nœud du poème des Niebelungen) que naquit entre ces deux hommes une haine violente qui conduisit l'un à la défection, l'autre à donner la mort au sultan Murad. (Voir TALVI, Serbische Volkslieder, deuxième édition, page 34 ) L'usage fait de son nom dans le passage suivant, prouve bien sa popularité. «A dater d'aujourd'hui, s'il se trouvait un Montenégrin, un village, etc. qui trahit la patrie, nous le vouons unanimement à l'éternelle malédiction, ainsi que Judas, qui a trahi le seigneur Dieu, et l'infâme Vouk Brankovitch, qui trahit les Serbes à Koçovo et s'attira ainsi la malédiction des peuples et se priva de la miséricorde divine» (Code du Montenégro, décrété le 15 août 1803).]

IV [Note 9: Miloch Obilitch est un personnage encore fort célèbre chez les Serbes, au point que son nom a été donné à un ordre de chevalerie institué, il y a quelques années, au Montenégro; et qu'en 1840, un Serbe, aumônier militaire en Autriche, publiait un petit livre sous ce titre Pregled bitke Kosovo-polske i kounatchkog diela Oblitcheva, etc., ou examen de la bataille de Koçovo et de l'action héroïque de Miloch Obilitch, au point de vue du droit public, de l'éthique, de la psychologie, et des idées alors régnantes.]

IV [Note 10: Il y a au texte: c'est demain le beau Vidovdon. C'est le nom que les Serbes donnent à la journée du 15/27 juin, mais je n'ai pu découvrir ni l'origine, ni le sens de cette appellation.]

V [Note 11: Cette expression marque toute la force de la tendresse fraternelle chez les Serbes, pour qui, paraît-il, la formule la plus solennelle de serment est par le frère ou par la sœur. On peut voir entre autres dans la pièce intitulée Prédrag et Nénad, un haïdouk, réputé fils unique, éprouver un sentiment de honte à ne pouvoir jurer, comme tel, que par ses armes et son cheval. On remarque aussi dans plusieurs pièces domestiques, un sentiment de doute et une certaine ironie envers l'affection de l'épouse, comparée à celle de la sœur.]

V. [Note 12: Le mot koula (sans doute dérivé de l'arabe-turc kalé, forteresse) signifie proprement une tour, mais par extension dans la poésie toute maison de pierre, ou en général une habitation un peu considérable. Je le rends tantôt par tour, maison, ou même palais, suivant les circonstances.]

V. [Note 13: Ces corbeaux, porteurs de mauvaises nouvelles, figurent fréquemment dans la poésie héroïque serbe.]

V. [Note 14: Il existe sur Strahima Banovitch un long poème de huit cent dix vers, mais dénué d'intérêt.]

II

MARKO KRALIEVITCH

NOTICE

Marko Kralievitch (fils de roi), nous l'avons vu, est un personnage historique. Il était le fils aîné du roi Voukachine, vassal des tzars serbes Étienne Douchan et Ouroch, et qui après avoir tué ce dernier de sa propre main, périt lui-même en 1371, dans une bataille contre les Turcs. Dépouillé de son héritage par son beau-frère George Balza et par le knèze Lazare, devenu le souverain des Serbes, mais après avoir, à ce que semblent prouver de récentes découvertes[a], été revêtu pendant quelques années de la dignité royale, Marko implora le secours du sultan Murad Ier, devint son vassal, prit part en cette qualité à toutes les expéditions des Turcs, et périt en 1392 dans une bataille qu'ils livrèrent aux Valaques, à Rovina.

Voyons maintenant ce que la légende a fait de lui.

«Il n'y a pas un serbe, dit M. Vouk, qui ne connaisse le nom de Marko Kralievitch,» et à propos d'une monnaie frappée à son effigie, voici comment s'exprime un antiquaire serbe: «Cette pièce est de la plus haute importance pour notre histoire, en ce qu'elle nous révèle l'existence d'un roi serbe, que bien des personnes, même instruites, ne regardaient jusqu'ici que comme un ivrogne et un aventurier.»

C'est qu'en effet la capacité illimitée de boire, des exploits merveilleux et une force corporelle sans égale, attribués à Marko, et passés en proverbe, ont peu à peu effacé dans l'imagination populaire les autres traits de son caractère, que le lecteur pourra recomposer en lisant les pages qui suivent.

Marko a toute une biographie légendaire.

Voici comment sa naissance est racontée dans un chant[A] qui renferme quelques détails mythologiques.

[Note A: Tome II de la deuxième édition, n° 25.]

Le roi Voukachine, qui résidait à Skadar (Scutari d'Albanie), provoque la femme d'un voïvode de l'Hertzégovine, Moutchilo, à empoisonner son mari, pour l'épouser, lui, ensuite. L'empoisonnement étant trop difficile, elle imagine une suite de ruses, à l'aide desquelles Voukachine finit par tuer Moutchilo qui, en expirant, lui recommande d'épouser, non pas sa femme, laquelle le trahirait encore pour un autre, mais sa sœur Euphrosine, qui a cherché à sauver la vie à son frère. Voukachine suit ce conseil, après avoir fait traîner la veuve à la queue des chevaux.

«Elle lui engendra (dit le poëte) une belle lignée, Marko et André, et
Marko se modela sur son oncle, son oncle le voïvode de Moutchilo.»

Euphrosine reparaît souvent dans l'histoire de Marko, son caractère ne se dément jamais et le plus beau trait de celui du fils, le trait qui rachète ses actes de férocité, est certainement le respect qu'il montre pour sa mère.

André est un personnage réel, et dont il est fait plusieurs fois mention.

Quant à sa femme, appelée tantôt Angelia, tantôt Iéla ou Ielitza, et qui, d'après le n° 56 du tome II, était fille du roi bulgare Chichman (Sigismond), elle peut n'avoir qu'une existence imaginaire.

J'ai écrit, sous la dictée d'un Serbe, le commencement du n° 62, tome II, mais avec des variantes assez considérables, et dont la plus remarquable est celle qui attribue à Marko un enfant. C'est en effet le seul passage dans tous les chants, où on le fasse père de famille. Avant de partir pour rejoindre l'armée du sultan, il dit à sa femme: «Aie soin de mon cher enfant, de ce cher enfant, le petit Lazare, qu'avec toi j'ai demande à Dieu dans nos prières. Le Créateur a eu pitié de nous, et il nous l'a accordé.»

La mort de notre héros forme le sujet d'un beau poëme qu'on lira plus loin, mais elle est en outre diversement racontée dans les traditions populaires, citées par M. Vouk (Dictionnaire, au mot MARKO), et qui se rapprochent pour la plupart de la vérité historique. Ainsi «les uns rapportent, dit le savant éditeur, qu'il fut tué d'une flèche d'or, à la bouche, par un certain Mirtcheta, voïvode valaque, dans une bataille livrée aux Valaques par les Turcs, près du village de Rovina, d'autres disent que, dans cette même affaire, son cheval, Charatz, s'étant enfoncé dans un marais au bord du Danube, tous deux y périrent. Dans le district de Négoune (Serbie actuelle), on raconte même que le fait s'est passé dans une prairie voisine de cette ville, au-dessous des sources de la Tzaritchina, il existe encore là aujourd'hui un marais et une église en ruines, qu'on prétend avoir été construite sur le tombeau de Marko. D'autres enfin rapportent que dans cette même bataille, Marko avait tué tant d'hommes, que bêtes et gens nageaient dans le sang, et qu'alors, levant les mains au ciel, il s'écria. «Mon Dieu, que vais-je devenir?» Sur quoi, Dieu en ayant pris pitié, le transporta, lui et Charatz, d'une manière miraculeuse dans une caverne où tous deux vivent encore: là, Marko, après avoir enfoncé son sabre dans la pierre de la voûte, s'est couché et endormi, devant lui Charatz broute la mousse, tandis que le sabre sort peu à peu de la pierre, et quand Charatz aura fini de manger la mousse et que le sabre tombera, le héros se réveillera et reparaîtra dans le monde.»

Suivant une autre légende, qui a été aussi, il me semble, racontée de quelque chevalier de notre moyen âge occidental, Marko s'est retiré dans une caverne, lorsqu'il eut vu pour la première fois un fusil. Pour s'assurer si cette arme était telle qu'on le rapportait, il s'en fit lui-même partir un coup dans la paume de la main, et dit ensuite. «Désormais la bravoure ne sert plus de rien, puisque l'homme le plus vil peut donner la mort au plus vaillant héros.»

Enfin un Serbe me disait qu'à Prilip, ancienne résidence de Marko, en Albanie, le peuple est persuadé que le jour de la Saint George, (27 avril-5 mai), fête de son patron de famille, les portes d'une certaine église se ferment d'elles-mêmes, et que Marko y entre, monté sur Charatz, et y célèbre, en buvant, la fête de son patron de famille, ou slava.

Dans la biographie d'un tel héros, il serait injuste de passer sous silence son cheval Charatz, ce qui veut dire tacheté, pie—comme on le verra, ne le cède pas beaucoup à son maître en courage, en goût pour le vin, et même en intelligence; il est doué de la parole, comme les chevaux d'Achille, et d'autres coursiers épiques. Voici ce que le peuple raconte touchant son origine: suivant les uns une Vila lui en aurait fait présent; d'autres rapportent qu'il l'acheta à des kiridjias, ou muletiers. Avant de l'avoir, il avait, dit-on, changé plusieurs fois de cheval, aucun ne pouvant le porter, lorsqu'un jour, ayant vu à des muletiers un poulain pie, atteint de la lèpre, il crut trouver en lui des signes de race, et l'ayant saisi par la queue, le tira à lui, ainsi qu'il l'avait fait pour essayer ses autres montures; mais Charatz ne bougea point de la place. Alors Marko satisfait l'acheta, le guérit de la lèpre et lui apprit à boire du vin.

NOTE

[Note a: Il s'agit de divers documents publiés par la société de littérature serbe, de Belgrade, dans ses Mémoires (Glas nik serbské Slovésnosti), et qui consistent:

1° Dans le fac-similé d'une monnaie d'argent, portant cette inscription: u hrista boga blagoverni Kral Marko, «le roi Marko dévot à Dieu le Christ» (tome VII, p. 217 1855). 2° Une inscription de l'église du monastère de Zerza, en Albanie, où il est fait mention de Marko, comme d'un des rois serbes. Voici un passage de cette inscription: préyé gospodstva séyé zemlié (sou primili) blagoverni Kral Velkachin i sin iégo Kral Marko, «auparavant la souveraineté de cette terre a appartenu au pieux roi Velikachine (Voukachine), et à son fils le roi Marko.» (Glasnik, tome VI, p. 186) 3° Une peinture qui se trouve dans l'église de l'archange saint Michel à Prilip, connue parmi le peuple sous le nom d'église de Marko Kralievitch, et où l'on voit la figure de Marko accompagnée de l'inscription précitée, et placée à côté de la figure de son père, le roi Voukachine. Marko y est représenté, vêtu du manteau impérial, avec la couronne et le sceptre, il est jeune et porte une barbe noire (Glasnik, ibid.) 4° Enfin une ancienne chronique rédigée par un moine du couvent de Tronochki, et qui sous le nom de rodosloviyé serbskoyé, ou généalogie serbe, renferme une histoire abrégée des rois, tzars et despotes serbes. (Glasnik, tome V.) Des paroles de cet annaliste, comparées avec les monuments figurés, M. Chafarik, professeur d'histoire à Belgrade, conclut: «qu'après la mort de Voukachine, Marko fut reconnu roi dans les contrées soumises à celui-ci, et qu'il y régna pendant plusieurs années, c'est-à-dire tant que le knèze Lazare n'eut pas achevé de réduire sous son obéissance tous les autres knèzes serbes, ce qui eut lieu entre 1371 et 1374, que Lazare ayant été sacré, à Prizren, roi de Dacie par l'archevêque Ephrem en 1377, ce fut en 1378, ou peut-être plus tard, c'est-à-dire après cinq ou six ans de règne au moins, que Marko Kralievitch, vaincu par lui et dépossédé, dut se réfugier auprès de Murad et lui demander protection.

«C'est après cette époque, continue-t-il, que se place sa vie aventureuse au service des Turcs, que, suivant le chroniqueur de Tronochki, il excita à faire la guerre aux Serbes…, et qu'il guida avec son frère André, vers le champ de bataille de Koçovo. Là ils rentrèrent en possession de leurs domaines, et les gardèrent en qualité de vassaux des Turcs, peut-être jusqu'à leur mort, car on sait que Marko périt, en 1394, dans une grande bataille livrée au voïvode valaque Mirtcha par Bajazet, qu'il avait accompagné à la tête de ses troupes serbes.» (Glasnik, tome VII.)

Comme il s'agit d'un fait historique peu connu, et que les documents originaux sont accessibles à peu de personnes, j'ai cru devoir m'étendre sur ce sujet.]

MARKO KRALIEVITCH

I

OUROCH ET LES MERNIAVTCHÉVITCH[1].

Il y a quatre camps dressés dans la vaste plaine de Koçovo près de la blanche église de Samodréja: l'un de ces camps est celui du roi Voukachine, le second celui du despote Ougliécha, le troisième au voïvode Goïko, et le dernier au tzarévitch Ouroch[2]. Ces princes se disputent le trône, ils veulent s'ôter la vie, et se percer de leurs poignards d'or, ne sachant à qui est l'empire. Le roi Voukachine dit: «Il est à moi;»—le despote Ougliécha: «Non, mais à moi;»—le voïvode Goïko: «C'est à moi qu'il appartient». Pour le tzarévitch Ouroch, il se tait, l'enfant ne dit rien, car il n'ose devant les trois frères, les trois Merniavtchévitch. Le roi Voukachine écrit une lettre, et envoie un messager à Prizren, la blanche forteresse, vers le protopope Nedélko, l'invitant à se rendre à Koçovo, pour dire à qui est l'empire; c'est lui qui avait confessé et fait communier le glorieux tzar défunt[3], et qui avait en ses mains les lettres impériales[A]. Tous les quatre écrivent des lettres, et font partir d'ardents messagers, l'un à l'insu de l'autre.

[Note A: Chacun des trois autres princes écrit de même une lettre, et l'expédie pour la même destination.]

Les quatre tchaouchs se rencontrent à Prizren, la blanche cité, devant la demeure du protopope Nedélko, mais le prêtre n'y était point, il était à l'église à dire les matines, les matines et la messe. Arrogants messagers, insolents des insolents! ils ne voulurent point descendre de leurs chevaux mais ils les poussèrent dans l'église, et faisant claquer leurs fouets tressés, ils en frappèrent le prêtre Nedélko: «Allons vite (crièrent-ils), allons vite à Koçovo, pour que tu y déclares à qui est l'empire; car c'est toi qui as confessé et fait communier le glorieux tzar, et qui as en tes mains les lettres impériales[4]: viens, si tu ne veux sur l'heure perdre la tête!» Les larmes coulent des yeux du prêtre tandis qu'il leur dit: «Retirez-vous, arrogants des arrogants, tandis que dans l'église nous célébrons l'office divin! on saura à qui appartient la couronne.» Alors ils s'éloignèrent, et quand, l'office divin terminé, on fut sorti devant l'église, ainsi parla le protopope: «Mes enfants, vous quatre messagers, j'ai confessé l'illustre tzar et lui ai donné la communion; mais je ne l'ai point interrogé touchant l'empire, mais bien sur les péchés qu'il avait commis. Allez vers la ville de Prilip, à la demeure de Marko Kralievitch, mon élève; il a étudié auprès de moi, et il a été scribe chez le tzar; il a en ses mains les lettres impériales et sait à qui est la couronne. Conduisez-le à Koçovo, il fera connaître la vérité, car Marko n'a peur de personne et ne craint que le vrai Dieu.»

Les quatre tchaouchs s'éloignèrent et partirent pour Prilip. Arrivés devant la blanche maison de Marko Kralievitch, ils en heurtèrent les portes avec l'anneau, et au bruit la vieille Euphrosine appela son fils: «Marko, mon cher enfant! qui frappe à la porte avec l'anneau? on dirait que ce sont les tchaouchs de ton père.» Marko se leva et ouvrit la porte, les messagers devant lui s'inclinèrent: «Dieu t'assiste, seigneur Marko!» Et Marko les caressant de la main: «Soyez les bienvenus, leur dit-il, mes chers enfants! Les preux Serbes sont-ils en bonne santé, ainsi que les nobles tzars et rois?—Seigneur Marko Kralievitch, répondirent les messagers en s'inclinant avec respect, tous sont en bonne santé, mais ils ne sont point en paix: la discorde a divisé profondément nos seigneurs, et à Koçovo, dans la vaste plaine, devant la blanche église de Samodréja, ils se disputent l'empire; l'un à l'autre ils veulent s'ôter la vie et se percer de leurs poignards d'or, et ne sachant à qui est le trône, ils te mandent à Koçovo pour que tu le déclares.» Marko rentre dans sa maison et appelle sa mère: «Euphrosine, ma chère mère, une grave querelle a éclaté entre nos princes à Koçovo, dans la vaste plaine, devant la blanche église de Samodréja; ils se disputent l'empire et veulent l'un à l'autre s'ôter la vie en se perçant de leurs poignards d'or, et ne sachant à qui est la couronne, ils me mandent à Koçovo pour que je déclare à qui elle appartient.» Autant Marko avait à cœur la vérité, autant sa mère l'exhorte à y rester fidèle. «Marko, dit-elle, mon seul fils, que maudit soit le lait dont je t'ai nourri si tu témoignais faussement, fût-ce pour ton père ou pour tes oncles; mais parle conformément à la vérité divine: ne va pas, mon fils, perdre ton âme; mieux vaudrait perdre ta tête que de charger ton âme d'un péché.»

Marko s'équipa, lui et son cheval, puis il se jeta sur le dos de Charatz et tous partirent vers Koçovo. Quand ils passèrent devant la tente royale, Voukachine s'écria: «Bonheur à moi, par le Dieu clément! voici mon fils Marko, il va déclarer que l'empire est à moi, et du père il passera au fils.» Marko entend ces mots, mais il n'y répond rien; vers la tente il ne tourne pas la tête. Le voïvode Ougliécha l'aperçoit et il s'écrie: «Bonheur à moi! voici mon neveu, il va déclarer que l'empire est à moi; dis, Marko, qu'il m'appartient, et tous deux nous régnerons comme des frères.» Marko n'ouvre point la bouche et vers la tente ne tourne pas la tête. Quand le voïvode Goïko l'aperçoit, il dit à son tour: «Bonheur à moi! voici mon neveu, il va déclarer que l'empire est à moi. Alors que Marko n'était qu'un faible enfant, je l'ai caressé tendrement, je l'enveloppais dans la soie qui couvrait ma poitrine, comme une belle pomme d'or; où que j'allasse à cheval, je le portais toujours avec moi. Prononce, Marko, que l'empire est à moi, tu régneras le premier (en rang) et je serai assis à tes genoux.»

Marko garde le silence et ne détourne point la tête, mais il pousse son cheval droit vers la blanche tente du jeune Ouroch, et là il descend de Charatz. Dès que le jeune Ouroch l'aperçut, il s'élança légèrement de son divan de soie en disant: «Bonheur à moi! voici mon parrain, voici Marko Kralievitch, il va prononcer à qui est l'empire.» Ils ouvrent les bras; leurs poitrines se touchent; ils se baisent au visage; ces braves s'enquièrent de leur santé[5], puis s'asseyent sur le divan de soie.

Un peu de temps ainsi se passe, puis le jour tombe et la nuit sombre arrive. Le lendemain, quand l'aurore parut et que la cloche eut sonné devant l'église, les princes se rendirent aux matines et assistèrent au service, puis sortant du temple ils prirent place devant les portes, ils mangèrent le sucre et burent la rakia[6]. Marko prit les anciens livres; il les consulta et dit: «Mon père, ô roi Voukachine! est-ce trop peu pour toi de ton royaume? est-ce trop peu? puisse-t-il rester sans maître[A]! car c'est la couronne d'autrui que vous vous disputez.—Et toi, mon oncle, despote Ougliécha! est-ce trop peu pour toi de ta despotie? est-ce trop peu? puisse-t-elle rester sans maître! car c'est la couronne d'autrui que vous vous disputez.—Et toi, mon oncle, voïvode Goïko! est-ce trop peu pour toi de ta voïvodie? est-ce trop peu? puisse-t-elle rester sans maître! car c'est la couronne d'autrui que vous vous disputez. Voyez (sinon que Dieu ne vous voie point!) ce que dit cette lettre: «L'empire est à Ouroch, de son père, il lui est descendu; à cet enfant le trône appartient par héritage. Le tzar en expirant le lui a remis.»

[Note A: C'est-à-dire: puisses-tu en être dépouillé!]

Quand le roi Voukachine eut entendu ce discours, il s'élança de terre sur ses pieds et tira son poignard d'or pour en percer son fils Marko. Marko se mit à fuir devant son père, car il ne lui convenait pas de se battre avec celui qui l'avait engendré; il se mit à fuir autour de l'église, de la blanche église de Samodréja, et déjà il en avait fait trois fois le tour, son père le poursuivant et sur le point de l'atteindre, quand une voix sortit du sanctuaire: «Réfugie-toi dans le temple, dit-elle, Marko Kralievitch! ne vois-tu pas que tu vas périr, périr de la main de ton père, et cela pour la vérité du vrai Dieu?» Les portes s'ouvrirent, Marko se précipita dans le temple, et sur lui elles se refermèrent. Le roi se jeta sur les portes, de son poignard il frappa le bois, et du bois le sang commença à couler. Alors le roi se repentit, et il dit ces paroles: «Malheur à moi, par le Dieu unique! voici que j'ai tué mon fils Marko.» Mais la voix reprit du sanctuaire: «Écoute, roi Voukachine, ce n'est point ton fils Marko que tu as percé, mais un ange du Seigneur.» Contre Marko le roi était violemment irrité, et il se mit à le maudire avec rage: «Marko, mon fils, que Dieu t'extermine! Puisses-tu n'avoir ni tombeau ni postérité, et puisse la vie ne pas te quitter que tu n'aies servi le tzar des Turcs!»

Le roi le maudit, le tzar le bénit: «Marko, mon parrain, Dieu t'assiste! Que ton visage brille dans le conseil! que ton épée tranche dans le combat! qu'il ne se trouve point de preux qui l'emporte sur toi, et que ton nom partout soit célébré, tant qu'il y aura un soleil et tant qu'il y aura une lune!»

Ainsi avaient-ils dit, ainsi lui est-il arrivé.

II

MARKO KRALIEVITCH ET LA VILA[7].

Deux pobratimes traversaient ensemble la belle montagne du Mirotch, l'un était Marko Kralievitch, l'autre le voïvode Miloch. Ils poussent de front leurs bons chevaux, de front portent leurs lances de guerre, et, de joie de se voir, ils baisent mutuellement leur blanc visage. Puis Marko sur Charatz sent le sommeil qui le gagne, et il dit à son compagnon: «Mon frère, voïvode Miloch, un lourd sommeil m'accable, mets-toi à chanter et divertis-moi.» Mais Miloch, le voïvode, lui répond: «Marko, mon frère, volontiers je chanterais, mais j'ai bu cette nuit beaucoup de vin avec la Vila Ravioïla, et la Vila m'a menacé, si elle m'entend chanter jamais, de me percer de ses flèches et la gorge et le cœur.—Chante, frère, reprend Marko, et n'aie point peur d'une Vila, tant que je suis là, moi Marko Kralievitch, avec mon fortuné Charatz et ma masse[8] d'or.»

Alors Miloch commence, il entonne un chant à la louange de nos anciens et illustres rois; il raconte comment dans la Macédoine la fortunée chacun d'eux a fondé de pieux édifices[9]. Le chant plut à Marko, et s'appuyant sur le pommeau de la selle il s'endormit, tandis que Miloch chantait. Ravioïla la Vila entend Miloch, et à mesure qu'il chante elle répond; mais Miloch a une voix plus belle que celle de la Vila, elle s'en irrite, s'élance de la cime du Mirotch, et saisissant un arc et deux flèches, de l'une elle frappe Miloch à la gorge, de l'autre elle perce son cœur vaillant. «Hélas! ma mère! Malheur, Marko, mon frère en Dieu! Malheur, frère, la Vila m'a frappé! ne te l'avais-je pas dit que je ne devais pas chanter dans la montagne du Mirotch!»

En sursaut Marko s'éveille, il saute à bas de son cheval pie, puis, serrant fortement les sangles de Charatz, il l'embrasse et le baise: «Malheur, Charatz, toi mon aile droite! atteins-moi Ravioïla la Vila et je te poserai des fers d'argent pur, d'argent pur et d'or fondu; je te couvrirai de soie jusqu'au genou, avec des glands qui pendront du genou jusque sur les sabots; je mêlerai de l'or à ta crinière et je l'ornerai de perles menues. Mais si tu n'atteins point la Vila, je veux t'arracher les deux yeux et te briser les quatre jambes, puis te laisser ici pour que tu te traînes de sapin en sapin, comme moi, Marko, privé de mon pobratime.»

Il se jette sur le dos de Charatz, puis s'élance à travers le Mirotch. La Vila fuit vers le sommet de la montagne, le cheval galope sur le versant, sans voir ni entendre la Vila. Dès qu'il l'a aperçue, il bondit en l'air de trois longueurs de lance et de quatre en avant, puis bientôt il atteint la Vila. Quand elle se voit dans cette extrémité, la pauvrette s'envole vers le ciel et jusque sous les nues, mais Marko de sa masse abat des branches à foison et il atteint entre les épaules la blanche Vila, qui tombe sur la terre noire, puis il commence à la frapper de sa masse; il la retourne à droite et à gauche et la frappe encore. «Pourquoi, Vila, que Dieu fasse périr! pourquoi as-tu percé d'une flèche mon frère? Donne des herbes à ce héros ou tu ne porteras pas longtemps ta tête.»

La Vila commence à l'appeler frère en Dieu: «Mon frère en Dieu, Marko Kralievitch! mon frère en Dieu très-haut et en saint Jean! laisse-moi vivante aller dans la montagne cueillir des herbes, afin que je guérisse les blessures de ce héros.» Le nom de Dieu touche Marko, il sent de la compassion dans son cœur vaillant; il laisse la Vila vivante aller dans la montagne y cueillir des simples; elle cueille des simples et répond à de fréquents appels: «Je viens, mon frère en Dieu.» Sa moisson faite dans le Mirotch, elle guérit les blessures du héros; le gosier (la voix) de Miloch maintenant est plus beau, plus beau qu'il n'a jamais été, et son cœur de héros plus ferme, plus ferme que jamais il ne fut.

La Vila s'enfonce dans les cimes du Mirotch pendant que Marko s'éloigne avec son frère: ils vont vers Poretch, sur la frontière, et après avoir guéé la rivière du Timok, auprès du grand village de Breg, ils se dirigent vers Vidin. Pour la Vila, elle disait au milieu de ses compagnes: «Écoutez, Vilas, ne percez jamais de vos flèches les héros dans la montagne, tant qu'il sera bruit de Marko Kralievitch, de son indomptable Charatz et de sa masse d'or. Que n'ai-je pas eu, pauvrette, à souffrir de lui! et à peine ai-je pu sauver ma vie.»

III

MARKO KRALIEVITCH ET LE FAUCON.

Marko Kralievitch se sent malade sur le grand chemin; près de sa tête il plante sa lance, et à la lance il attache Charatz, puis il se prend à dire: «Qui me donnerait de l'eau à boire, qui me procurerait un peu d'ombre, celui-là assurerait à son âme une place en paradis.» Alors s'abat d'en haut un faucon gris, portant dans sa serre de l'eau, dont il abreuve Marko, puis au-dessus de lui il étend ses ailes et lui fait ainsi de l'ombre. «O faucon, mon oiseau gris, lui demande le héros, quel bien t'ai-je donc fait pour que tu viennes m'abreuver d'eau et que tu me procures de l'ombre?»—«Ne plaisante point, Marko Kralievitch, répond l'oiseau, lorsque nous combattions à Koçovo et que nous soutenions l'attaque furieuse des Turcs, ceux-ci me prirent et coupèrent mes deux ailes; toi tu me relevas, Marko, et me mis sur un vert sapin, afin que les chevaux turcs ne pussent m'écraser; tu me nourris de la chair des héros et tu m'abreuvas de sang vermeil; voilà le bien que tu m'as fait.»

IV

LES NOCES DE MARKO KRALIEVITCH.

Marko est à souper avec sa mère, qui commence à lui dire: «O mon fils, Marko Kralievitch, voilà ta mère qui a vieilli; elle ne peut plus t'apprêter à souper ni te servir du vin, ou t'éclairer avec une torche; marie-toi, mon cher fils, afin que vivante encore je sois remplacée.—Dieu m'est témoin, ma vieille mère, répond Marko, que j'ai parcouru neuf royaumes et en dixième l'empire turc; là où je trouvais une fille pour moi, il n'y avait point pour toi d'amis, et où je trouvais pour toi des amis, il n'y avait point de fille pour moi, hormis une seule, ma vieille mère, et cela à la cour du roi Chichman (Sigismond), au pays des Bulgares. Je la trouvai puisant de l'eau à une citerne, et quand je la vis l'herbe tremblait autour de moi. Voilà, mère, la fille qu'il me faut et les amis qui te conviennent; apprête-moi des pains effilés, afin que je parte et que j'aille la demander.» La vieille mère le laisse à peine achever, et sans attendre jusqu'au lendemain, sur-le-champ elle lui prépare des gâteaux sucrés.

Le matin, dès que parut le jour, Marko s'équipa, lui et Charatz; il remplit de vin une outre et il la suspendit à la selle de son cheval, et de l'autre côté une lourde masse, puis il monta sur l'ardent Charatz et partit droit vers le pays des Bulgares, vers le blanc palais du roi Chichman. Le roi de loin l'aperçut et sortit à sa rencontre; ils ouvrent les bras et se baisent au visage; ils s'enquièrent de leur santé de braves. Les serviteurs fidèles prirent le cheval et le menèrent dans les bas celliers. Chichman conduisit Marko dans la blanche maison, où ils s'assirent à la table qu'on avait préparée et où ils se mirent à boire le vin noir. Quand ils furent rassasiés de vin, Marko, sautant sur ses pieds légers, ôta son bonnet, se courba jusqu'à terre et demanda au roi sa fille; le roi l'accorda sans faire de discours. Pour l'achat de l'anneau et des présents, pour les habits de la fiancée, et pour les cadeaux à ses sœurs et à ses parentes, Marko donna trois charges d'or, et il fixa un délai d'un mois pour aller jusqu'à la blanche Prilip et rassembler les gens de noce[10]. La mère de la fiancée lui tint ce discours: «O mon gendre, Marko de Prilip, veuille ne point amener de paranymphe étranger, mais bien un tien frère ou cousin; la fiancée est trop belle, et nous redoutons quelque grand scandale.» Marko passa là cette nuit, et au matin il équipa Charatz et partit tout droit vers la blanche Prilip.

Comme il approchait de la ville, sa mère de loin l'aperçut et alla à quelque distance à sa rencontre: elle ouvrit les bras et le baisa au visage, tandis que lui baisait sa blanche main. «O mon fils, Marko Kralievitch, demanda-t-elle, as-tu voyagé en paix? m'as-tu obtenu une bru, bru pour moi et pour toi fidèle épouse?—J'ai, répond Marko à sa vieille mère, voyagé en paix; j'ai obtenu la jeune fille et dépensé trois charges d'or; et quand j'ai quitté la maison, voici ce que la mère de la fiancée m'a dit: O mon gendre, Marko Kralievitch! veuille ne point amener un paranymphe étranger, mais bien un tien frère ou cousin; la fiancée est trop belle, nous redoutons quelque grand scandale. Mais moi, mère, je n'ai point de frère, point de frère ni de cousin.—O mon fils, Marko de Prilip! ainsi reprit sa vieille mère, de cela n'aie aucun souci, mais fais une lettre et envoie-la au doge de Venise [11], afin qu'il vienne être témoin à tes noces, et amène avec lui cinq cents conviés; écris-en une autre à Étienne Zemlitch, pour l'inviter à être le paranymphe de la fiancée et à amener aussi cinq cents conviés; ainsi tu n'auras à craindre aucun scandale.»

Quand Marko eut ouï ces paroles, il obéit à sa mère et écrivit des lettres sur ses genoux; l'une il envoya au doge de Venise, et l'autre à son ami Étienne Zemlitch.

Voici venir le doge de Venise et à sa suite cinq cents conviés, il va vers la tour élancée, tandis que les conviés restent dans la vaste plaine. Peu après, voici Étienne, aussi conduisant cinq cents conviés. Ils se réunirent dans la tour et burent à satiété du vin noir. De là les gens de noce partirent, et se dirigèrent vers le pays des Bulgares et la demeure du roi Chichman. Le roi les reçut honorablement; on mena les chevaux dans les bas celliers et les cavaliers dans la blanche maison; pendant trois jours on les garda, et chevaux et cavaliers se reposèrent. Quand le quatrième jour parut, les tchaouchs crièrent: «Sus, brillants conviés! les jours sont courts et longues les étapes, il nous faut songer au retour.» Le roi fit apporter des cadeaux magnifiques: à l'un il donna un mouchoir brodé, à l'autre des habits, au parrain une table d'or, et au paranymphe une chemise pareille, puis il lui remit la fiancée déjà à cheval, en lui adressant ces paroles: «Voici un cheval et une fille sous ta garde jusqu'à la blanche demeure de Marko; tu remettras à Marko la belle jeune fille, le destrier de combat t'est destiné.» Puis les gens de noce partirent, prenant leur route à travers la plaine de Bulgarie.

Le bonheur ne va pas sans le malheur: le vent souffla par la large plaine et souleva le voile de la fiancée, dont le visage resta à découvert. Le doge de Venise vit ce visage, et il en eut la tête malade de peine (d'amour), à peine put-il attendre que le soir fut venu. Quand le cortége campa pour la nuit, le doge se glissa jusqu'à la tente d'Étienne Zemlitch, et lui dit à voix basse: «O paranymphe, Étienne Zemlitch, abandonne-moi pendant une seule nuit ta chère protégée[12] pour fidèle maîtresse; voici pour toi une botte pleine d'or, pleine, ô mon Étienne, de jaunes ducats.» Mais Zemlitch lui répondit: «Tais-toi, doge, puisses-tu être changé en pierre! T'es-tu donc mis en tête de périr?» Et le doge de Venise s'en retourna. Quand on fut au gîte suivant, le doge se glissa vers la blanche tente et dit à Zemlitch: «Abandonne-moi ta chère protégée une seule nuit pour fidèle maîtresse; voici pour toi deux bottes pleines d'or, pleines, ô mon Étienne, de jaunes ducats.» Mais Étienne lui répondit avec dédain: «Va-t'en, doge, puisse ta tête tomber! Comment (une fiancée) irait-elle aux bras de son parrain?» Et le doge s'en retourna sous sa tente[A]. Étienne Zemlitch se laisse corrompre pour trois bottes pleines de jaunes ducats; et le doge prend sa filleule par la main et la conduit sous sa tente, puis il lui dit doucement: «Assieds-toi, ma chère filleule, que nous nous embrassions et que nous fassions l'amour.» Mais la jeune Bulgare lui répond: «Malheureux parrain, doge de Venise! la terre s'ouvrirait sous nos pieds et le ciel croulerait au-dessus de nous; comment serait-il possible d'aimer son parrain?—Ne parle pas follement, ma chère filleule, reprend le doge; jusqu'ici j'en ai possédé neuf, neuf filleules selon le baptême, et vingt-quatre selon le mariage; et la terre ne s'est pas une seule fois ouverte, non plus que le ciel ne s'est écroulé. Viens t'asseoir, que nous nous caressions.» Alors la jeune fille dit au doge: «Mon parrain, ma vieille mère m'a défendu d'aimer un homme ayant sa barbe et non point un homme au menton nu, comme est Marko Kralievitch.»

[Note A: Au gîte suivant, troisième proposition du doge accompagnée de l'offre de trois bourses, c'est-à-dire bottes.]

Quand le doge de Venise entendit cela, il fit venir d'habiles barbiers, l'un le lava, l'autre le rasa; et la belle jeune fille se baissant recueillit la barbe et la serra dans un mouchoir. Puis le doge congédia les barbiers, et d'une voix douce dit à la fiancée: «Assieds-toi, ma chère filleule.» Mais la Bulgare lui répondit: «O mon parrain! si Marko l'apprend, nous y perdrons tous deux la tête.—Assieds-toi et ne fais point la folle, reprit le doge; Marko est dans sa tente, qu'il a plantée au milieu des conviés; sur sa tente est une pomme d'or, avec deux pierres précieuses que l'on aperçoit des extrémités du camp; assieds-toi, que nous nous caressions.—Attends un peu, mon cher parrain, dit la belle jeune fille; je vais sortir devant la tente, pour voir si le ciel est serein ou s'il est nuageux.»

Quand elle fut dehors, elle aperçut la tente de Marko Kralievitch et s'y rendit, se glissant à travers les conviés, pareille à un cerf d'un an. Marko était couché et plongé dans le sommeil; la jeune fille se tint debout à côté de lui, et les pleurs tombaient de son blanc visage, quand, s'éveillant soudain, il lui dit: «Infâme fille bulgare! ne pouvais-tu attendre que nous fussions arrivés à ma blanche maison et que la loi chrétienne fût accomplie?» Il saisissait son sabre, quand la belle jeune fille lui dit: «Mon seigneur, Marko Kralievitch, je ne suis point d'une race infâme, mais d'une race noble, et c'est toi qui conduis deux infâmes, mon parrain et mon paranymphe. Étienne Zemlitch m'a vendue au doge, mon parrain, pour trois bourses d'or; si tu ne me crois point, Marko, voici la barbe du doge de Venise.» Et elle ouvrit le mouchoir où était la barbe. Quand Marko vit cela, il dit à sa fiancée: «Assieds-toi là, belle jeune fille, et demain Marko fera son enquête;» puis il retomba dans son sommeil.

Quand le soleil commença à briller, Marko se leva sur ses pieds légers, passa sa pelisse à l'envers[13], et prenant à la main sa lourde masse, il alla droit trouver le parrain et le paranymphe, et leur donna le bonjour! «Bonjour à vous! Eh bien, paranymphe, où est ta fiancée, et toi, parrain, où est ta filleule?» Étienne garde le silence, pour le doge voici ce qu'il répond: «Marko, mon filleul, il y a aujourd'hui des gens d'une humeur étrange, il n'y a plus moyen de badiner en paix.—Malheur à toi pour ce badinage, doge de Venise, reprit Marko Kralievitch; ce n'est pas un badinage qu'une barbe rasée! où est la barbe que tu avais hier?» Le doge voulait encore parler, mais Marko ne lui en laisse pas le temps, il brandit son sabre, et lui abat la tête. Étienne Zemlitch s'enfuit, mais Marko l'atteignit, et le frappant de son sabre, d'un homme il en fit deux; puis il retourna vers sa tente, et s'équipa, lui et Charatz. Le cortège des noces reprit sa route, et arriva heureusement à la blanche Prilip.

V

MARKO KRALIEVITCH RECONNAIT LE SABRE DE SON PÈRE.

Une fille turque s'est levée de bonne heure, avant l'aurore et le jour blanc, pour laver de la toile dans la Maritza[14]. Jusqu'au lever du soleil l'eau avait été limpide; mais après qu'il eut paru, l'eau se troubla, elle arrivait fangeuse et sanglante, puis elle roula des chevaux et des kalpaks, et vers le midi des combattants blessés; enfin elle apporta un guerrier, qu'elle entraînait ballotté au milieu du courant. Le guerrier aperçut la jeune fille au bord du fleuve, et l'adjurant au nom de Dieu: «Ma sœur en Dieu, belle fille, dit-il, lance-moi une pièce de toile, et retire-moi de la Maritza, je te comblerai de bienfaits.» La jeune fille reçut cet appel en Dieu: elle lui jeta une pièce de toile, et l'attira jusque sur la rive. Le guerrier avait dix-sept blessures; il portait un vêtement magnifique; le long de la cuisse un sabre forgé, et ce sabre avait une triple poignée, ornée de trois pierreries; ce sabre valait trois villes impériales. «Ma sœur, jeune Turque, qui demeure avec toi dans ta blanche maison?—J'ai une vieille mère, et un frère, Moustaf-Aga.—Ma sœur, va dire à ton frère, à Moustaf-Aga, de m'emporter dans votre blanche maison. J'ai sur moi trois mesures d'or, chacune de trois cents ducats: d'une, je te ferai présent, d'une autre à Moustaf-Aga, et je garderai pour moi la troisième, afin de faire panser mes graves blessures. Si Dieu permet qu'elles se guérissent, je ferai ta fortune, ainsi que celle de ton frère.»

La jeune fille court vers sa blanche maison: «Mon frère, Moustaf-Aga, dit-elle, j'ai trouvé un guerrier blessé dans la Maritza, la froide rivière. Il a sur lui trois mesures d'or, chacune de trois cents ducats: d'une il veut me faire présent, d'une autre à toi, mon frère, et garder pour lui la troisième afin de faire panser ses graves blessures. Ne va pas violer ma promesse, et tuer le héros blessé, mais apporte-le à notre blanche maison.» Le Turc accourt vers la rivière, et quand il voit le guerrier blessé, il se prend à considérer le sabre forgé, il le saisit, tranche la tête au blessé, le dépouille de ses magnifiques habits, et s'en retourne à sa blanche maison. La jeune fille l'avait précédé, quand elle vit ce qu'il avait fait, elle dit à Moustaf-Aga: «Comment, mon frère, que Dieu te le rende! comment donnes-tu la mort à mon pobratime? et pourquoi t'es-tu parjuré? Pourquoi? pour un sabre forgé! Fasse Dieu que ce sabre t'abatte la tête!» Cela dit, elle s'enfuit dans la maison.

Peu de temps depuis lors s'était écoulé, quand il arriva un firman du sultan des Turcs, enjoignant à Moustaf-Aga de rejoindre l'armée. Moustaf s'y rendit, ayant à sa ceinture le sabre forgé. A son arrivée à l'armée impériale, petits et grands examinèrent le sabre, que nul ne put tirer du fourreau, jusqu'à ce qu'allant de main en main, il arriva dans celles de Marko Kralievitch, et pour lui le sabre sortit de lui-même du fourreau. Marko le considérait et sur la lame il vit trois mots chrétiens: l'un était le nom de Novak, le forgeron, le second celui du roi Voukachine, et le troisième le nom de Marko Kralievitch. Marko demande à Moustaf-Aga: «Par Dieu! jeune Turc, d'où te vient ce sabre tranchant? l'as-tu acheté à prix d'or, ou l'as tu gagné à la guerre? Ton père te l'a-t-il légué, ou ta femme te l'a-t-elle apporté, apporté comme portion de son héritage?—Par Dieu! giaour Marko, puisque tu m'interroges, je vais te répondre franchement.» Et il lui raconta tout ce qui s'était passé. Le Kralievitch lui dit: «Pourquoi, Turc, que Dieu te le rende! n'as-tu point pansé ses blessures? Je te ferais aujourd'hui obtenir des agalouks de notre auguste sultan.—Ne te moque point, giaour Marko, lui répondit Moustaf, si tu pouvais obtenir des agalouks, tu commencerais par le faire pour toi; mais rends-moi ce sabre.» Marko de Prilip brandit le sabre, et d'un coup abat la tête de Moustaf-Aga.

On alla le dire au sultan, qui envoya des serviteurs mander Marko; chacun d'eux arrivait, et l'appelait, mais Marko ne disait mot, et restait assis à boire du vin noir; puis, quand cela l'ennuya, il mit sa peau de loup à l'envers, et saisissant sa lourde massue, il pénétra sous la tente du sultan. La colère de Marko était terrible; il avait gardé ses bottes[15], et s'assit sur un tapis, regardant de travers le sultan, pendant que des larmes de sang coulaient de ses yeux. Le sultan voyant que Marko avait devant lui sa lourde masse recula, et Marko avança jusqu'à l'acculer au mur. Le sultan alors mettant sa main à sa poche, en tira cent ducats, qu'il donna au Kralievitch: «Va, dit-il, Marko, boire du vin à ta guise; pourquoi un si violent courroux?—Ne me le demande pas, sultan, mon père d'adoption[16]; j'ai reconnu le sabre de mon père, et Dieu l'eût mis lui-même entre tes mains, que contre toi mon courroux eût été le même.»

VI

MARKO KRALIEVITCH ET LE BEY KOSTADIN.

Deux pobratimes allaient chevauchant, le bey Kostadin et Marko Kralievitch; quand le bey dit à Marko: «Viens chez moi, à l'automne, frère, le jour de Saint-Dimitri, mon patron de famille, et tu verras une fête et un régal, et la belle réception, et les magnifiques banquets.» Mais Marko Kralievitch lui répondit: «Ne te vante point, bey, de ta réception! déjà, lorsque je cherchais mon frère André, je me suis trouvé dans ta maison à l'automne, le jour de Saint-Dimitri, ton patron de famille; j'ai vu ta façon de traiter, et j'ai été témoin de trois actes d'inhumanité.—Marko Kralievitch, mon frère, reprit le bey Kostadin, de quels actes d'inhumanité veux-tu parler?

—Le premier, frère, répliqua le Kralievitch, ce fut quand il arriva deux indigents, demandant pour aliments du pain blanc, et pour boisson du vin vermeil; mais toi tu leur dis: Loin d'ici, vil rebut, n'allez pas souiller mon vin devant ces seigneurs. J'éprouvai de la compassion, bey, pour ces indigents; je les pris tous deux, je les emmenai au bazar, et après leur avoir fait manger du pain blanc et boire du vin vermeil, je leur fis tailler des habits de bel écarlate, de bel écarlate et de soie verte, puis je les renvoyai à ta maison; pour moi, bey, j'étais à l'écart regardant comment tu les recevrais cette fois. Tu les pris alors, les deux indigents, l'un par la main droite, l'autre par la main gauche, tu les conduisis dans la maison et les fis asseoir en leur disant: Mangez et buvez, mes jeunes seigneurs.

«L'autre acte d'inhumanité, bey, le voici: il y avait là d'anciens gentilshommes, qui avaient perdu leurs biens, ils étaient vêtus d'écarlate usé, tu les mis au bas bout de la table. Les nouveaux seigneurs qui étaient là, ayant acquis récemment du bien, et qui avaient des habits neufs, ceux-là tu les plaças au haut bout, tu leur servis du vin et de la rakia, et les traitas avec distinction.

«Le troisième acte d'inhumanité, bey, c'est qu'ayant et ton père et ta mère, aucun des deux n'était à table, pour y boire la première coupe de vin.»

VII

MARKO KRALIEVITCH ET ALIL-AGA.

Deux pobratimes traversaient à cheval la belle ville de Tzarigrad: l'un était Marko Kralievitch, et l'autre le bey Kostadin. Or Marko se mit à dire: «Mon frère, bey Kostadin, voici que je sors de Tzarigrad: il se pourrait que je rencontrasse un importun qui me défiât au combat, aussi veux-je feindre d'être gravement malade, d'un dangereux mal, la terrible dyssenterie.» Marko donc prit l'air d'un malade sans maladie, mais par grande prudence, il se pencha sur le bon Charatz, jusqu'à toucher la selle, et ainsi sortit de Tzarigrad.

Marko fit une bonne rencontre, celle d'Alil-Aga, l'homme du sultan, suivi de trente janissaires; et l'aga dit à Marko: «O héros, Marko Kralievitch, viens nous mesurer, lancer des flèches; et si Dieu et la fortune le veulent et qu'aujourd'hui tu tires mieux que moi, je t'abandonne ma blanche maison et les richesses qu'elle renferme, avec la Turque, ma fidèle épouse. Si c'est moi qui sur toi l'emporte, je ne demande ni ta maison ni ta femme, je veux aussitôt te pendre, et devenir maître du vaillant Charatz.» Mais voici ce que lui répondit le Kralievitch: «Laisse-moi en paix, Turc maudit, ce n'est pas à moi d'aller jouter avec toi, moi qui suis pris d'un mal dangereux, la terrible dyssenterie; je ne puis même me tenir à cheval, comment irais-je tirer des flèches.» Mais le Turc ne se décourage point; il saisit Marko par le pan droit de son dolman; Marko tire un couteau de sa ceinture, et coupe le pan droit du dolman: «Va-t'en, misérable (lui crie-t-il), et sois maudit.» Mais le Turc ne se décourage point, et il saisit le pan gauche du dolman; Marko tire le couteau de sa ceinture, et coupe le vêtement: «Va-t'en, misérable, que Dieu t'extermine!» Le Turc ne veut encore en démordre, et saisit la bride de Charatz, la bride de la main droite, et de la gauche la poitrine de Marko. Le héros s'emporte comme un feu ardent: il se dresse sur le vaillant Charatz, en lui serrant court la bride, tant que Charatz danse comme un furieux, et que cheval et cavalier bondissent; puis il appelle le bey Kostadin: «Cours, frère, à ma maison, et apporte-moi une flèche tartare, garnie de neuf plumes de faucon; pour moi, je vais avec l'aga, chez le kadi, afin que dans son tribunal il confirme notre accord et que plus tard il n'y ait point de querelle.»

Le bey s'éloigne, et Marko se rend avec l'aga chez le kadi. En entrant, Alil-Aga, l'homme du sultan, ôte ses pantoufles, et va s'asseoir près du kadi, auquel il glisse douze ducats sous les genoux. «Efendi, voici des ducats, ne juge point en faveur de Marko.» Mais Marko comprenait le turc; il n'avait point de ducats, mettant donc sa masse au travers de ses genoux: «Écoute, dit-il, Kadi-Efendi, rends-moi une juste sentence, car tu vois cette masse aux nœuds dorés; si j'allais t'en frapper, il ne te faudrait plus d'emplâtre, tu oublierais aussi ton tribunal, et tu ne verrais plus de ducats.» Un frisson s'empare de l'Efendi, à voir la masse aux nœuds dorés, il rend sa sentence, tandis que les mains lui tremblent.

Quand ils partirent pour le meidan, l'aga avait trente janissaires, et Marko n'était suivi de personne, que de quelques Grecs et Bulgares. En arrivant, Alil-Aga dit à Marko: «Deli-Bacha, allons, tire le premier, tu te glorifies d'être un guerrier vaillant; tu te vantes, dans le Divan impérial, de percer une pièce d'or, tandis qu'elle fend l'air.»—«Oui, Turc, lui répond le Kralievitch, je suis un guerrier vaillant; mais tu as le pas sur moi, car à vous appartient la seigneurie et l'empire; et pour la joute, tu as le pas sur moi, car c'est toi qui m'as défié; tire donc le premier.»

Le Turc décoche une blanche flèche, il la décoche, puis on mesure la distance, elle avait franchi cent vingt archines; Marko tire une blanche flèche, et l'envoie à deux cents archines[A]. Là-dessus Kostadin arrive, apportant la flèche tartare, garnie de neuf plumes de faucon. Marko la décoche, et le trait s'enfonce dans la poussière et la brume, où les yeux ne peuvent pas la suivre, et comment mesurer la distance en archines! Le Turc commence à fondre en larmes, et à implorer Marko: «Mon frère en Dieu, Marko Kralievitch, par le Dieu très-haut et par saint Jean, par votre belle religion! à toi ma blanche maison, et la Turque, mon épouse fidèle, mais grâce, frère, ne me pends point.—Le Dieu vivant t'anéantisse, Turc! comment m'appelles-tu frère, toi qui me donnes ta femme? Mais de ta femme je n'ai pas besoin. Ce n'est point chez nous comme chez les Turcs, la femme d'autrui est comme une sœur. J'ai dans ma maison une épouse fidèle, Iélitza, une noble dame; et je te pardonnerais tout, frère, si tu n'avais gâté mon dolman, il faut que tu me donnes trois charges d'or, pour que je fasse réparer les pans de mon habit.» Le Turc saute de joie et de ravissement, il entoure de ses bras le Kralievitch, il le baise, puis l'emmène à sa riche maison.

[Note A: L'épreuve se renouvelle deux fois encore, toujours à l'honneur de Marko.]

Là pendant trois jours il le fêta, lui donna les trois charges, et la dame, en cadeau, ajouta une chemise brochée d'or, et avec la chemise un mouchoir broché d'argent; puis il lui donna ses trente janissaires, pour l'accompagner jusqu'à sa maison. Et de ce jour, ils gardèrent (ensemble) le pays pour l'illustre tzar. Partout où il y avait une attaque sur la frontière, Alil-Aga la repoussait avec Marko; partout où se prenaient des cités, c'était Alil-Aga qui s'en emparait avec Marko.

VIII

MARKO KRALIEVITCH ET LA FILLE DU ROI DES MAURES.

La mère de Marko Kralievitch lui demandait: «Comment, mon fils, bâtis-tu tant de pieux édifices? As-tu donc commis de si grands péchés envers Dieu, ou acquis tant de biens sans peine?—Ma vieille mère, lui répondit Marko de Prilip, un jour que j'étais dans le pays des Maures[17], je me levai de bonne heure pour aller à la citerne y abreuver mon Charatz. Or, quand j'arrivai à la citerne, il y avait là douze Maures. Je voulus, avant mon tour abreuver Charatz, mais ils s'y opposèrent, et une querelle, ma mère, s'éleva entre nous. Ayant pris ma masse, j'en frappai un noir Arabe, moi un seul, et les onze autres me (frappèrent); moi deux et les dix autres me (frappèrent)[A]. Les six (restant) vinrent à bout de moi, me lièrent les mains derrière le dos, et me menèrent au roi des Maures. Le roi me fit jeter au fond d'un cachot, et j'y languis pendant sept ans. Quand l'été était venu, ou quand l'hiver était arrivé, par ceci seul je le savais: c'est quand les filles jouant avec des balles de neige, m'en lançaient, ou en été se jetaient des rameaux de basilic. Lorsque la huitième année commença, ce n'était plus la prison qui me pesait, mais j'étais tourmenté par la fille du roi des Maures qui, venant soir et matin, me criait par le soupirail du cachot: «Ne te laisse point pourrir, Marko, dans ta prison, mais engage-moi solennellement ta foi, que tu me prendras pour femme, et je te délivrerai de prison; je tirerai ton bon Charatz de la cave (où il est enfermé), et je prendrai des jaunes ducats, autant, pauvre Marko, que tu pourras le désirer.» Me voyant, ma mère, dans cette nécessité, j'ôtai mon bonnet, le plaçai sur mes genoux, puis je jurai (m'adressant) à ce bonnet: Sur ma foi! je ne t'abandonnerai point; sur ma foi! je ne te tromperai pas, et le soleil manquant à la sienne, n'échauffât-il plus (la terre), hiver comme été, je ne manquerai point à ma foi. Ainsi la Mauresque crut que c'était à elle que j'avais fait ce serment.

[Note A: Ainsi jusqu'à six.]

«Un soir, la nuit tombée, elle m'ouvrit la porte du cachot, me fit sortir, et m'amena l'ardent Charatz, et pour elle un meilleur coursier encore: tous deux avec des bissacs pleins de ducats. Elle m'apporta un sabre forgé, et montés sur nos chevaux, nous partîmes et traversâmes le pays des Maures. Un matin, le jour se levait, je m'étais assis pour reposer quand la fille maure me saisit et m'entoura de ses noirs bras. Lorsque je vis, ma mère, ce noir visage avec ces dents blanches, cela me fit horreur. Je tirai mon sabre, et l'en frappai à la ceinture, tant que le sabre la traversa, je remontai sur mon Charatz pendant que la tête de la Mauresque parlait encore (disant): «Mon frère en Dieu, Marko Kralievitch, ne m'abandonne pas! Voilà comment, ma mère, j'ai péché envers Dieu, et pourquoi du grand bien que j'ai acquis, je fais bâtir tant de pieux édifices.»

IX

MARKO VA A LA CHASSE AVEC LES TURCS.

Murad, le vizir, s'en va à la chasse dans la verte montagne, avec ses douze braves[18], et, en treizième, Marko Kralievitch. Depuis trois jours ils chassaient, et n'avaient pu faire de capture, quand le destin les conduisit dans la forêt, au bord d'un lac aux eaux vertes, ou nageaient des canards aux ailes d'or. Le vizir lâche un faucon pour qu'il prenne un canard; mais l'oiseau, sans perdre un instant, part et s'élève jusqu'aux nues, et le faucon sur un vert sapin se pose.

«Vizir, dit alors Marko Kralievitch, m'est-il permis de lâcher mon faucon, pour qu'il prenne le canard aux ailes d'or?» Et Murad, le vizir, lui répond: «Cela t'est permis; pourquoi non, Marko?» Marko lâche son faucon, qui s'essore jusqu'aux nues, lie le canard aux ailes d'or, puis vient avec lui se poser sur le vert sapin. Quand le faucon du vizir vit cela, il en éprouva un vif dépit. Or, il avait une vilaine habitude, de prendre aux autres leur gibier. Il va s'abattre près du faucon de Marko, et veut lui enlever le canard aux ailes d'or. Mais l'oiseau avait la tête chaude, tout comme l'avait son maître: au lieu de céder le canard, il déchire le faucon du vizir, et en disperse les plumes grises. Quand Murad, le vizir, vit cela, il entra dans une violente colère, et, saisissant le faucon de Marko, il le frappe contre le sapin et lui brise l'aile droite; après quoi il s'en retourne par la verte forêt, suivi de ses douze braves.

Le faucon blessé gémit, comme dans les rochers un serpent en colère. Marko prend l'oiseau, et commence à lui bander l'aile en disant d'une voix courroucée: «C'est une dure chose, mon faucon, et pour moi et pour toi, d'aller en chasse avec les Turcs sans les Serbes, d'aller en chasse et de partager leurs méfaits!»

Quand Marko eut bandé l'aile de l'oiseau, il sauta sur le dos de Charatz, et le lança à travers la noire forêt. Charatz allait comme la Vila des montagnes, vite il allait, il dévorait l'espace, et loin il parvint. En un instant, ils furent au bord de la noire montagne[19], et découvrirent dans la plaine le vizir avec ses douze braves.

Murad, le vizir, se retourna, et, apercevant Marko Kralievitch, il dit à ses hommes: «Enfants, mes douze braves, voyez-vous ce nuage de poussière sous la montagne. Dans cette poussière est Marko Kralievitch. Avec quelle rage il a poussé Charatz! Dieu le sait, cela pourra mal tourner.» En ce moment, Marko les atteint; il tire le sabre pendu le long de sa cuisse, et fond sur le vizir. Les soldats s'enfuient par la plaine, comme des corneilles devant un milan dans un bois d'épines. Marko atteint Murad et lui abat la tête, puis, des douze soldats, il vous en fait vingt-quatre. Il commence alors à réfléchir, s'il se rendra près du tzar, à Andrinople, ou à Prilip, dans sa blanche maison. Tout bien pesé, il se dit: «Mieux vaut aller trouver le tzar à Andrinople, et lui dire ce que j'ai fait, que de laisser les Turcs auprès de lui m'accuser.»

Quand Marko arriva à Andrinople et qu'il entra dans le Divan, en présence du sultan, ses yeux étaient ardents comme ceux d'un loup affamé dans la forêt, et ses regards semblaient l'éclair qui brille. Le tzar souverain lui demande: «Mon cher fils, Marko Kralievitch, qui t'a mis en si violente colère? Est-ce qu'il ne le reste plus d'argent?» Et Marko commence son récit; il dit au tzar comment tout s'est passé. Quand il eut ouï ce discours, le sultan partit d'un éclat de rire, puis: «Bravo, Marko, mon cher fils, dit-il; si tu n'avais agi ainsi, je ne t'aurais plus appelé mon fils. Tout Turc peut être vizir, mais de brave pareil à Marko, il n'y en a pas.» Ensuite il fouille dans sa poche de soie et, en tirant mille ducats, il les donne à Marko Kralievitch: «Prends ceci, mon fils, et va-t'en boire du vin.» Marko prend les mille ducats et quitte le Divan impérial; mais ce n'était pas pour qu'il bût du vin que le sultan lui donnait des ducats, c'était pour qu'il s'ôtât de ses yeux, car la colère de Marko était terrible.

X

MARKO KRALIEVITCH LABOUREUR.

Marko Kralievitch buvait du vin avec la vieille Euphrosine, sa mère, et, lorsqu'ils eurent bu à satiété, sa mère commença à lui dire: «Marko, mon fils, laisse là les aventures[20]; car le mal ne peut amener du bien, et ta vieille mère est lasse de laver des vêtements ensanglantés; prends une charrue et des bœufs, laboure et montagne et vallée, puis sème, mon fils, du blanc froment, afin de nous nourrir tous les deux.»

Marko obéit à sa mère; il prend une charrue et des bœufs; mais, au lieu de montagne ou de vallée, c'est le grand chemin qu'il laboure. Par là passent des janissaires turcs, conduisant trois charges d'or, et ils disent à Marko: «Laisse, ne laboure point les chemins.—Laissez, vous autres Turcs, ne vous inquiétez point si je laboure.—Cesse, Marko, de labourer les chemins.—Allons, Turcs, que vous fait que je laboure? Et, quand cela ennuya Marko, il laissa et bœufs et charrue et tua les janissaires turcs; puis, prenant les trois charges d'or, il les porte à sa vieille mère: «Voilà, dit-il, ce que je t'ai labouré aujourd'hui.»

XI

MORT DE MARKO KRALIEVITCH.

Marko Kralievitch était parti de bonne heure, un dimanche; avant le lever du soleil, il était au pied du mont Ourvina. Tandis qu'il le gravissait, Charatz, sous lui, commença à glisser, à glisser et à verser des larmes. Cela causa à Marko un grand trouble: «Qu'est cela, Charatz? dit-il; qu'est-ce, mon bon cheval? Voilà cent cinquante années que nous sommes ensemble; jamais encore tu n'avais bronché, et voilà que tu commences à broncher et à verser des larmes! Dieu le sait, il n'arrivera rien de bon; il va y aller de quelque tête, soit de la tienne, ou de la mienne.»

Marko ainsi discourait, quand la Vila s'écrie du milieu de la montagne, appelant Marko: «Mon frère, dit-elle, Marko Kralievitch, sais-tu pourquoi ton cheval bronche? Charatz s'afflige sur son maître, car vous allez bientôt vous séparer.» Mais Marko répond, à la Vila: «Blanche Vila, puisse ton gosier devenir muet! Comment pourrais-je me séparer de Charatz, quand j'ai parcouru la terre à ses côtés, que je l'ai visitée de l'est à l'ouest, et qu'il ne s'y trouve point un meilleur coursier ni un héros qui l'emporte sur moi? Je ne pense point quitter Charatz tant que ma tête sera sur mes épaules.—Mon frère, reprend la blanche Vila, personne ne t'enlèvera Charatz; et pour toi, tu ne peux mourir, ni de la main d'un guerrier, ni sous les coups du sabre tranchant, de la massue ou de la lance de guerre; car tu ne crains sur la terre aucun guerrier. Mais tu dois mourir, Marko, de la main de Dieu, l'antique tueur. Si tu ne veux me croire, quand tu seras au sommet de la montagne, regarde de droite à gauche; tu verras deux pins élancés, qui surpassent en hauteur la forêt que pare leur vert feuillage. Entre eux est une fontaine. Pousse de ce côté Charatz, et, mettant pied à terre, attache-le à un des pins; ensuite penche-toi au-dessus de la fontaine, et dans l'eau tu apercevras ton visage, et tu verras quand tu dois mourir.»

Marko obéit à la Vila. Quand il fut au sommet de la montagne, il tourna ses regards de droite à gauche et aperçut les deux pins élancés, qui surpassaient en hauteur la forêt, que parait leur vert feuillage. Il poussa de ce côté son cheval, et, mettant pied à terre, il l'attacha à un des pins; après quoi il se pencha au-dessus de la fontaine, et, dans l'eau, considéra son visage; et, quand il eut considéré son visage, il connut quand il devait mourir, et, versant des pleurs, il se mit à dire: «Monde menteur! ô ma belle fleur! tu étais beau, et moi, je t'ai parcouru peu de temps! peu de temps: trois cents années! Le moment est venu où je vais me séparer du monde.»

Marko alors tire son sabre de sa ceinture, et s'avance vers son cheval, et d'un coup abat la tête de Charatz, de crainte qu'il ne tombe aux mains des Turcs, et qu'il ne fit pour eux la corvée et ne portât l'eau dans les seaux; et, quand il eut ainsi tué son cheval, il l'enterra mieux qu'il n'avait enterré son frère André.

Il brisa en quatre son sabre tranchant, de peur qu'il ne tombât aux mains des Turcs, et qu'ils ne s'enorgueillissent en portant ce qui leur serait resté de Marko, et que les chrétiens ne le maudissent. Son sabre tranchant brisé, il rompit en sept sa lance de guerre et la jeta dans les branches des pins; puis, de la main droite, saisissant sa masse noueuse, il la précipita du haut de l'Ourvina dans la mer grise et profonde, en disant ces mots: «Alors que cette masse sortira de la mer, tous les enfants (à naître) seront nés!»

Quand Marko se fut ainsi défait de ses armes, il tira de sa ceinture un papier où rien n'était écrit, et il traça cette lettre: «Quiconque, passant par l'Ourvina, arrivera à la fraîche fontaine entre les pins et y trouvera le hardi Marko, qu'il sache que Marko est mort. Sur lui sont trois mesures d'or, et quel or! tous jaunes ducats. Je lui en accorde une mesure, afin qu'il ensevelisse mon corps; (j'en donne) une autre mesure pour orner les églises, et la troisième aux manchots et aux aveugles, afin que les aveugles aillent par le monde et qu'ils chantent et célèbrent Marko.» La lettre terminée, il la plaça sur une branche de pin, où on pouvait l'apercevoir du chemin, et, ayant jeté l'encrier d'or dans la fontaine, il ôta son dolman vert; l'étendit sur l'herbe en-dessous d'un pin; se signant, il s'assit sur le dolman, rabattit le bonnet de martre sur ses yeux, se coucha et ne se releva plus.

Marko mort resta au bord de la source, de jour en jour toute une semaine. Quiconque par le chemin passait et voyait Marko Kralievitch le croyait endormi et faisait un long détour, de peur de l'éveiller. Où est le bonheur, là aussi est le malheur, et, là où est le malheur, il y a aussi du bonheur; et ce fut une bonne fortune qui amena l'igoumène Vaço, de la blanche église de Vilindar, sur la sainte montagne[21], avec son diacre Isaïe. Quand l'igoumène aperçut Marko, il fit signe de la main au diacre: «Doucement, mon fils (dit-il), de crainte que tu ne le réveilles; car Marko, troublé dans son sommeil, est enclin au mal, et il pourrait nous tuer tous les deux.» Pourtant le moine, le regardant dormir, vit au-dessus de lui la lettre, et il la parcourut, et la lettre lui apprit que Marko était mort. Alors il descendit de cheval et toucha le hardi guerrier, mais il y avait longtemps qu'il n'était plus. Les larmes coulent des yeux de l'igoumène Vaço, tant il regrette Marko. Il lui ôte sa ceinture avec les trois mesures d'or, et l'attache autour de son corps. Puis, songeant où il enterrera Marko, il prend cette résolution. Sur son cheval il charge le corps sans vie, et le porte sur le rivage de la mer. Avec lui il s'assied dans une barque, le conduit droit à la montagne sainte, et le transporte à l'église de Vilindar. Là il lit sur Marko les prières qui conviennent à un mort, puis dépose le corps en terre au milieu de la blanche église. Là où le vieillard avait enseveli Marko, il ne lui éleva aucun monument, afin que l'on ne reconnût point sa tombe et que ses ennemis ne pussent y exercer de vengeance.

XII

LA SŒUR DU CAPITAINE LÉKA.

Analyse[A].

[Note A: Ce poëme a 570 vers. Le défaut d'espace ne me permet d'en donner que l'analyse, et me force aussi d'omettre les treize autres chants concernant Marko Kralievitch, et que j'avais tous traduits ou analysés, dans le désir de faire connaître complétement ce personnage poétique.]

1-14. Depuis que le monde est monde, on n'a pas vu une merveille pareille à la jeune Roçanda, sœur du capitaine Léka de Prizren. Par toute la terre, dans le pays des Turcs comme dans celui des Giaours, il n'y a pas une femme, ni blanche Turque, ni Valaque, ni svelte Latine, qui approche d'elle pour la beauté. Elle l'emporte même sur la Vila des montagnes.

15. La jeune fille a quinze ans; on dit qu'elle a été élevée dans une cage et qu'elle n'a encore vu ni le soleil, ni la lune. Le bruit de sa merveilleuse beauté s'étant répandu de bouche en bouche dans le monde arrive à Prilip, aux oreilles de Marko Kralievitch, qui pense que ce serait là pour lui une épouse, et qu'en Léka il aurait un digne ami, avec qui il pourrait boire du vin et s'entretenir comme on fait entre seigneurs. Il appelle donc sa sœur et l'invite à lui préparer ses plus beaux habits, promettant qu'il la mariera lorsqu'il aura ramené chez lui Roçanda comme sa femme. En effet, Marko revêt un brillant costume, longuement et pompeusement décrit, et, avant de se mettre en selle, il boit un seau de vin, tandis qu'on en fait avaler la même mesure à son cheval, après quoi bête et cavalier deviennent «couleur de sang jusqu'aux oreilles.»

66. Le héros part et se dirige vers l'habitation de son pobratime, le voïvode Miloch, qui, l'apercevant de loin dans la campagne, envoie à sa rencontre ses serviteurs, mais en leur recommandant de le saluer et de ne prendre la bride de son cheval que lorsqu'il sera dans la cour de la maison, «car Marko pourrait être en colère ou ivre, et leur faire passer son cheval sur le ventre.»

100. Les deux amis s'embrassent, et Marko, refusant l'invitation qui lui est faite par Miloch, de monter dans les appartements, lui raconte longuement, et dans les mêmes vers, identiquement, qui ouvrent le poëme, les merveilles de la jeune Roçanda, et l'invite à en venir aussi, pour son propre compte, briguer la main, annonçant l'intention d'emmener un troisième ami commun, Relia l'Ailé (Krilati), qui partagera aussi la chance: «L'un sera l'alerte fiancé, les deux autres les paranymphes, et tous les amis de Léka. Miloch s'équipe non moins magnifiquement, et après avoir dépeint sa haute stature et ses larges épaules, sur lesquelles tombent de fines et noires moustaches. «Heureuse, s'écrie le poëte, celle qui le prendra!»

167. Plus beau cependant est encore Rélia, que les deux compagnons prennent ensuite dans sa demeure, et qui n'est pas moins enchanté de courir cette aventure.

193. La route suivie par les trois amis est minutieusement décrite. Ils arrivent enfin en vue de Prizren, au pied de la haute montagne du Chara. Léka, le capitaine, les aperçoit de loin au moyen de sa lunette, et reconnaît les trois voïvodes serbes. Étonné, et même un peu effrayé, craignant que la guerre n'ait éclaté dans le pays, il envoie ses serviteurs au-devant d'eux. Il sort lui-même à leur rencontre dans la cour de la maison. «Ils ouvrent les bras et se baisent au visage, s'enquièrent de leur santé de braves, se prennent par leurs blanches mains et montent dans les appartements.»

236-263. Marko, qui ne connaissait pas l'étonnement ni la honte, éprouve ces deux sentiments à la vue du luxe qui éclate dans la décoration et l'ameublement, où tout est or et argent, soie et velours. Il remarque particulièrement la coupe de Léka, contenant neuf litras.

264. Le festin commence aussitôt, et se renouvelle du dimanche jusqu'au dimanche suivant, sans qu'aucun des trois voïvodes ose mentionner l'objet de leur visite. Enfin, Marko se décide à marquer son étonnement au capitaine, de ce qu'il ne montre pas plus de curiosité. «A quoi bon? répond Léka. Nous buvons du vin vermeil; vous êtes venus chez moi, demain j'irai chez vous.» Marko alors est bien obligé de se déclarer, après avoir rapporté les bruits qui courent sur la merveilleuse beauté de la jeune Roçanda. «Donne ta sœur, dit-il, à l'un de nous, choisis pour beau-frère celui que tu voudras. Que l'un soit l'alerte fiancé, les deux autres seront les paranymphes, et tous trois nous serons tes amis.»

331. A cette proposition, Léka répond d'assez mauvaise humeur que ce qu'on dit de la beauté de sa sœur est vrai, mais que c'est une fille fière, qui n'a pas la moindre déférence pour lui. Elle a déjà repoussé soixante-quatorze prétendants; il n'ose accepter en son nom l'anneau des fiançailles, de crainte d'un nouveau refus.

353. Là-dessus, Marko part d'un éclat de rire: «Je te jure, s'écrie-t-il, par Dieu et par la foi, que si elle était à moi à Prilip, et qu'elle ne voulût point m'obéir, je lui couperais les mains ou je lui arracherais les yeux!» Puis il propose à Léka, s'il redoute sa sœur, d'inviter celle-ci à venir et à choisir parmi les trois voïvodes, promettant de nouveau qu'il n'y aura pas de jalousie envers le préféré.

378. Sans répliquer un mot, le capitaine monte en hâte dans les appartements supérieurs, et invite en effet «la fière Roçanda» à descendre pour faire son choix. Les quatre convives sont à attendre, quand «voici une troupe de jeunes filles, au milieu desquelles est Roçanda, et au moment qu'elle entre, le tchardak resplendit de ses magnifiques habits, de sa taille et de son visage. Les trois voïvodes serbes jetèrent les yeux sur elle, puis ils les baissèrent de honte, ils eurent vraiment honte devant Roçanda. Marko avait vu bien des merveilles, il avait vu les Vilas dans la montagne et en avait eu pour amies; jamais il n'avait eu peur, jamais il n'avait ressenti la honte, et voici que Marko s'émerveille à la vue de Roçanda, et que, devant Léka éprouvant quelque honte, ses yeux se baissent vers la terre noire.» Léka regarde sa sœur, il regarde les voïvodes, attendant que l'un des héros adresse la parole, soit à lui, soit à la svelte jeune fille. Voyant enfin que nul d'entre eux ne se décide à parler, il s'adresse à sa sœur et l'engage à choisir un époux parmi les trois voïvodes, dont il fait successivement un prolixe éloge.

444. Mais Roçanda répond à ce discours par un autre encore plus long et fort insultant, il est vrai, pour les trois prétendants: Marko n'est qu'un courtisan des Turcs, qui n'aura point de prières sur sa tombe. Miloch a été enfanté et allaité par une jument, c'est pour cela qu'il est si fort et si haut de taille. Quant à Rélia, c'est pire encore: «Où est, dit-elle à son frère, ta raison? puisses-tu la perdre! Où est ta langue? puisse-t-elle devenir muette! Que ne demandes-tu, frère, à Rélia de quelle famille il est, quel est son père et quelle est sa mère? Les gens racontent et j'ai ouï dire qu'il n'est qu'un bâtard; on l'a trouvé un matin dans la rue, et une Tzigane[22] l'a allaité.» Bref, elle termine en refusant d'épouser aucun des trois prétendants, puis elle sort.

495. Les braves, en se regardant, rougissent de colère et pâlissent de honte. Marko «s'allume comme un feu vivant,» et, prenant son sabre, il en veut couper la tête à Léka. Mais Miloch le retient: «Voudrais-tu, lui dit-il, ôter la vie à un frère qui nous a si bien reçus, et cela à cause d'une vilaine pécore?»

509. Marko, revenu à lui, laisse son sabre aux mains de Miloch, et, saisissant son poignard, il s'élance au dehors. En bas de la maison, trouvant Roçanda entourée de ses femmes, et joignant la ruse à la férocité, il la prie de s'avancer seule et de lui montrer son visage, qu'il n'a pu bien voir encore, dans le trouble où il était afin qu'il puisse plus tard en donner des nouvelles à sa sœur.

531. La jeune fille écarte les femmes, se retourne et montre son visage. «Vois, dit-elle, Marko, et regarde Rosa.» Transporté de rage, Marko s'élance et fait un bond en avant. Il saisit la jeune fille par la main, et tirant de la ceinture son poignard tranchant, il lui coupe le bras droit, le bras jusqu'à l'épaule; il lui met la main droite dans la gauche, puis, de son poignard, lui arrachant les yeux, il les met dans un mouchoir de soie, qu'il lui jette dans le sein, en lui disant: «Choisis à présent, jeune Roçanda, choisis celui qui te plaira, ou le courtisan des Turcs, ou Miloch né d'une jument, ou Rélia le bâtard.»

550. Roçanda pousse un gémissement qui s'entend au loin, et elle appelle son frère au secours. Mais Léka «reste muet, comme une pierre froide,» n'osant rien dire, de peur d'être aussi immolé. «Venez, frères, crie Marko à ses deux amis, apportez-moi mon sabre; il est temps de partir.» Ils sautent, en effet, du tchardak à terre, et quand Marko a son sabre entre les mains, le poëte termine ainsi froidement son récit: «Ils s'élancèrent sur leurs bons chevaux et prirent leur course par la vaste plaine; Léka demeura comme une pierre froide, et Roçanda poussant des gémissements de douleur.»

NOTES

I. [Note 1: Les Merniavtchevitch, c'était Voukachine et ses deux frères, Ougliécha et Goiko. «Voukachine Merniavtchévitch résidait à Prichtina, et son autorité s'étendait sur tous les pays environnants; il avait donné à son frère Ougliécha le titre de despote, avec le commandement de Drama, de Serres et des lieux avoisinants jusqu'à Salonique» (Istoria Tzèrne Gore, napisao Milakovitch, 1856, page 20.)]

I. [Note 2: Ouroch V (le dixième des Nemanitch), que la légende représente comme un enfant, était déjà, du vivant de son père Douchan, marié à une princesse Valaque, Hélène et avait le commandement de la vieille Serbie, avec le titre de roi.]

I. [Note 3: Le tzar défunt, c'est Douchan le Fort (Silni).]

I. [Note 4: Le texte porte: Starostavné Knigué livres anciennement composés, mais d'après une leçon que propose l'éditeur (Dictionnaire serbe, p. 713), je lis Tzarostavné, (lettres) impériales, ce qui offre un sens plus convenable.]

I. [Note 5: Za iounatchko se pitayou zdravlié, littéralement, ils s'enquièrent (l'un à l'autre) de leur santé de braves, expression qui revient constamment.]

I. [Note 6: Chetcher vyou, a rakiou piyou Aujourd'hui encore c'est l'étiquette parmi les Serbes, d'offrir à tout visiteur la confiture et l'eau-de-vie de prune (chlivovitza), ou le café, avec le tchibouk.]

II. [Note 7: Les Vilas sont des êtres surnaturels, à l'existence desquels le peuple croit encore aujourd'hui, mais sans se faire d'elles une idée bien exacte. Au physique cependant on se les représente sous la forme de jeunes filles vêtues de robes blanches, aux longs cheveux flottant sur les épaules, et qui habitent au bord des eaux dans les lieux les plus reculés des forêts et des montagnes. Leur principal attribut paraît être la connaissance des simples, et par là de l'art médical. Elles figurent aussi bien, quoique plus rarement dans les contes (non versifiés), que dans les chants, et paraissent certainement être un reste de la mythologie slave païenne.]

II. [Note 8: Le nom serbe de cette masse d'armes, garnie de nœuds, est bouzdovan, du turc bouzdyghan.]

II. [Note 9: Zadoujbina (de doucha, âme), désigne une fondation religieuse faite, une construction quelconque élevée, une œuvre pie accomplie en vue du salut éternel. Les souverains serbes, dépassant ce qui avait lieu en Occident, ont construit dans ce but une multitude d'églises et de monastères, dont plusieurs subsistent encore. La fondation de Ravanitza par Lazare est, entre autres, le sujet d'un chant (t. II, n° 35) Ses restes qui y avaient été d'abord déposés en ont été enlevés depuis et transportés au couvent de Krouchedol en Sirmie.]

IV. [Note 10: Les gens de noces, conviés, svat. Les noces serbes se font avec un cérémonial tout particulier, et celui qui est décrit ici ne s'éloigne point des coutumes actuelles. Au jour fixé, le fiancé se rend avec les personnes des deux sexes qu'il a invitées, et qui portent le nom de svat, à la maison de l'épousée; il est assisté d'un koum ou parrain, d'un stari svat ou ancien des invités, qui servent de témoins, et d'un dévèr, ou paranymphe (il peut être marié, c'est pourquoi je ne dis pas garçon de noce), qui reçoit l'épousée des mains de ses parents, et ne doit point la quitter jusqu'à l'arrivée dans la maison conjugale. L'usage en effet interdit absolument à ses parents d'assister au mariage, et ils ne revoient d'ordinaire leur fille que huit jours après. Cette prohibition va plus loin: elle s'étend jusqu'aux couches, dans lesquelles une mère ne saurait assister sa fille. Quand on demande aux Serbes la raison d'usages aussi singuliers (pour nous, du moins), ils n'ont d'autre réponse que celle-ci: «Ce serait une honte (d'agir autrement).»]

IV. [Note 11: Il ne faut pas s'étonner de voir figurer ici le doge de Venise. Cette ville (en serbe, Mlétzi), par suite de ses rapports avec la Dalmatie et le Montenégro, était bien connue dans tous les pays serbes, et le long poëme d'Ivan Tzèrnoiévitch roule sur une union entre une ancienne famille princière du Montenégro et un doge.]

IV. [Note 12: Protégée. Je n'ai su comment rendre le mot snaha, qui marque ici la relation entre la fiancée et le dévèr, sous la garde duquel elle se trouve placée.]

IV. [Note 13: Aujourd'hui encore, mettre la veste à l'envers est la manière de porter le deuil parmi les paysans.]

V. [Note 14: Il y a sans doute ici confusion entre la Maratza (Hebrus des anciens), sur les bords de laquelle les Serbes perdirent une première bataille contre les Turcs en 1365, et quelque rivière qui traverse la plaine de Koçovo. De même, lors de cette bataille, il y avait longtemps que le roi Voukachine était mort: il avait péri en 1371, assassiné par un valet, à la suite d'un engagement avec les Turcs. (Davidovitch, Istoria Serbskog naroda, p. 77.)]

V. [Note 15: On connaît assez l'étiquette turque pour comprendre ce que cette action avait d'outrageant.]

V. [Note 16: Tzaré pootchimé. Pootchim signifie quelque chose comme père d'adoption, ou de choix. C'est le nom que Marko donne ordinairement au sultan, qui lui répond par celui de poçinko, de sin fils. Tous ces mots, ainsi que celui de pomaika (de maika, mère), que l'on rencontre aussi, et qui sont également intraduisibles, sont dérivés des noms de parenté avec l'addition de la particule po. (Voir pobratime, aux notes de la première partie, page 59.)]

VIII. [Note 17: Le mot Arapin désigne et les Arabes, et les nègres ou Maures. Il y a sans doute dans ces campagnes lointaines de Marko une réminiscence historique, car on assure que Bajazet, dans la bataille où il fut défait par Timour, en 1402, avait parmi ses troupes, vingt mille auxiliaires serbes.]

IX. [Note 18: Deli (T.), brave, garde du corps, homme d'escorte.]

X. [Note 19: Les pays habités par les Serbes sont en général si montueux et si boisés, qu'ils distinguent mal les idées de montagne et de forêt, exprimées à peu près indifféremment toutes deux par les mots gora et planina, mons saltosus.]

X. [Note 20: Aventures, tchetovanié. Ce mot s'applique, par exemple, aux pillages, ou razzias, commis réciproquement par les bandes montenégrines et turques sur le territoire ennemi. Ces bandes s'appellent tchétas.]

XI. [Note 21: La sainte montagne (sveta gora) est le mont Athos, couvert, comme on sait, de couvents fondés par les différentes nations du rit oriental. Celui de Vilindar, qui appartient encore aujourd'hui aux Serbes, a été commencé en 1197, par Stefan Nemania.]

XII. [Note 22: Les Tziganes (Bohémiens) sont nombreux en Serbie. Leur nom est la plus méprisante insulte que l'on puisse adresser à quelqu'un. Ce qui n'est nullement à mépriser, c'est la beauté de leurs femmes, ou plutôt des jeunes filles, leur musique sauvage et monotone ne manque pas d'un charme étrange, et que les Magyars en particulier sentent vivement.]

III

LES HAÏDOUKS

NOTICE

J'ai choisi parmi les pesmas qui concernent les haïdouks, non seulement les plus intéressantes, mais celles aussi qui sont les plus propres à faire connaître leur genre de vie, leurs mœurs et l'esprit du métier, on pourrait presque dire de l'institution. Ainsi on les verra déserter leurs familles et leurs demeures, et s'enfuir dans les montagnes, pour échapper aux vexations des Turcs; faire leur coup prudemment (on pourrait employer un autre mot) à l'abri des arbres ou des rochers; venir au secours de leurs compatriotes opprimés (que d'ailleurs ils ne se faisaient pas faute de piller, surtout dans les derniers temps); se rassembler vers la Saint-Georges, «alors que la forêt s'est revêtue de feuilles et la terre d'herbe et de fleurs, et que les loups hurlent dans la montagne;» se séparer à la fin de l'automne pour regagner leurs quartiers d'hiver, tirer vengeance des yataks ou recéleurs qui ont trahi et livré leurs compagnons; boire toujours «du vin dans la verte forêt,» et s'étudier à mourir dans les tourments sans se plaindre. Pour faire mieux connaître encore cette dangereuse confraternité, j'ajouterai quelques détails empruntés à M. Vouk (Dictionnaire serbe, au mot HAIDOUK)

«Notre nation, dit cet écrivain, est persuadée—et elle exprime cette croyance dans ses chants—que l'existence des haïdouks a été le résultat de la violence et des injustices des Turcs. Admettons que quelques-uns d'entre eux le soient devenus sans y être contraints par la nécessité, poussés par le désir de porter des habits et un équipement à leur convenance ou d'exercer une vengeance particulière, il n'en est pas moins hors de doute que plus le pouvoir ottoman a été doux et humain, moins il y a eu de haïdouks, et plus il s'est montré inique et cruel, plus leur nombre a été grand, et de là vient qu'il y a eu parfois parmi eux des gens fort honorables et même, à l'origine de la domination turque, on a compté dans leurs rangs des seigneurs et des gentilshommes de distinction.

Il est vrai que beaucoup ne se font point haïdouks dans l'intention de faire le mal, mais quand une fois un homme, surtout sans éducation, se sépare de la société et s'affranchit de toute autorité, il est bientôt entraîné par la contagion de l'exemple, c'est ainsi que les haïdouks font du mal à leurs compatriotes qui les aiment en comparaison des Turcs et les plaignent, et c'est encore aujourd'hui faire à un haïdouk la plus grande injure et le plus mortel outrage, que de le traiter de lepov et de pèrjibaba (bandit et chauffeur).

Le costume des haïdouks de notre temps en Serbie se composait généralement de culottes de drap bleu, de bas et de sandales (opantzi), d'un gilet et d'une veste aussi de drap, quelques-uns même portaient un dolama (longue tunique sans manches), vert ou bleu, et par-dessus le tout, un manteau. Pour coiffure, ils avaient ou un bonnet conique, ou le fez, ou les bonnets de soie nommés kitienkas, garnis de houppes qui leur pendaient d'un côté sur l'épaule et qui étaient presque exclusivement à leur usage. Ils aimaient surtout à porter sur la poitrine une espèce de plastron (toka) en argent, et ceux qui n'avaient pas le moyen de s'en procurer le remplaçaient par de larges monnaies d'argent. En fait d'armes, ils avaient chacun un long fusil, deux pistolets et un grand couteau.

«Sous la domination ottomane, il y avait en Serbie, presque dans chaque district, un officier turc nommé boulioubacha, ayant sous ses ordres un certain nombre de pandours serbes et turcs, et chargés de poursuivre les haïdouks[A]. Quelquefois, lorsque ceux-ci se montraient en grand nombre et commettaient des meurtres et des vols fréquents, les Turcs mettaient toute la population sur pied pour leur donner la chasse. Quand la battue n'avait point de résultat, les Turcs avaient recours au teftich, c'est-à-dire que quelque fonctionnaire se mettait à parcourir le pays avec un nombre d'hommes assez considérable, et qu'au moyen de la prison, des coups et d'amendes, il contraignait les kmètes (chefs des villages) et les parents des haïdouks à chercher les recéleurs et à capturer les haïdouks eux-mêmes; mais hors le cas de teftich, les parents des haïdouks aussi bien que leurs femmes et leurs enfants n'étaient inquiétés par personne, et vivaient au contraire en paix dans leurs maisons.

[Note A: Ce mode de battue s'est conservé dans la Principauté dont les lois pénales ont un caractère de sévérité draconienne. Dès que l'autorité a connaissance d'un haïdouk, ce qui signifie plus qu'un bandit ordinaire, elle convoque, exactement comme quand il s'agit d'un loup, les paysans de la localité, quelquefois en très-grand nombre, qui, sous le commandement du natchalnik ou du capitaine du district, procèdent à la battue (haika). Si le haïdouk, à la première sommation, refuse de mettre bas les armes et de se rendre, on tire dessus immédiatement.]

Lorsqu'un haïdouk se lasse du métier, il se rend, c'est-à-dire qu'il mande aux kmètes de lui obtenir du pacha une lettre de pardon (bourountia), après quoi il reparaît en public, et personne dès lors n'oserait parler en sa présence de ce qu'il a fait étant haïdouk. Dans cette situation, ils deviennent le plus souvent pandours, car ils ont perdu l'habitude des travaux agricoles, il n'y a du reste que les fonctions de kmète qu'ils ne puissent pas remplir.

«Les haïdouks ont de la religion, ils jeûnent et prient Dieu comme tout le monde, et quand les Turcs en conduisent quelqu'un au pal, et qu'on lui offre la vie sauve s'il consent à se faire musulman, pour réponse il injurie Mahomet, en ajoutant. «Bah! est-ce qu'après tout il ne faut pas mourir!»

«Ils se regardent tous comme de grands héros, aussi ne se fait guère haïdouk que celui qui peut compter sur soi même. Quand ils sont pris et qu'on les conduit au supplice, ils chantent à pleine tête pour montrer qu'ils font peu de cas de la vie.»

J'ajoute que cet article, écrit il y a près de quarante ans (en 1818), bien que parfois mis au présent, était dès lors de l'histoire.

LES HAÏDOUKS

I
PRÉDRAG ET NÉNAD[1].

Une mère nourrissait deux petits enfants, dans une mauvaise année, dans un temps de famine, à l'aide de ses mains et de son fuseau. Elle leur avait donné de beaux noms: à l'un, celui de Prédrag, à l'autre celui de Nénad[2]. Prédrag grandit, et quand il fut en état de monter un cheval et de tenir une lance de guerre, il s'enfuit d'auprès de sa vieille mère, et se rendit dans la montagne parmi les haïdouks, dont il fit le métier durant trois ans. La mère continua d'élever Nénad, qui ne savait pas même qu'il eût un frère. Quand Nénad fut devenu grand et capable de monter un cheval et de porter une lance de guerre, il s'enfuit d'auprès de sa vieille mère, et se rendit dans la montagne parmi les haïdouks, dont il fit le métier durant trois ans. C'était un brave, sage et intelligent, et en toute occasion heureux dans le combat, la bande en fit son capitaine, et trois ans il la commanda.

Mais le jeune homme en vint à regretter sa mère, et il dit à ses gens: «Ma troupe, mes chers frères, je suis en peine de ma mère. Venez que nous partagions le butin, afin que chacun s'en aille chez sa mère.» A cela la bande aisément se rendit; chacun rapporta tout ce qu'il avait d'or, en faisant un serment solennel, les uns par leur frère, les autres par leur sœur (qu'ils n'avaient rien retenu). Et quand ce fut au tour de Nénad, il dit à ses hommes: «Ma troupe, mes chers frères, je n'ai point de frère, et je n'ai point de sœur[3], mais j'en jure par le Dieu unique, que ma main se sèche! que mon bon cheval perde sa crinière! et que mon sabre tranchant s'émousse! si j'ai rien retenu du butin.»

Le partage ainsi fait, Nénad monta sur son bon cheval, et courut chez sa mère. La vieille lui fit bon accueil et (suivant la coutume) lui servit les douceurs[4]. Puis, quand ils furent assis au souper, Nénad ainsi parla: «Ma vieille, ma chère mère, si ce n'était une honte devant les hommes, et devant Dieu un péché, je ne dirais point que tu es ma mère: comment ne m'as-tu point donné de frère, soit un frère ou bien une chère sœur? Quand j'ai partagé le butin avec ma troupe, chacun m'a fait un serment solennel, qui par son frère, qui par sa sœur, mais moi, ma mère (j'ai dû jurer), par moi-même et par mon sabre, et par le bon cheval qui me porte.—Ne raille point, jeune Nénad, lui répondit en souriant la vieille: je t'ai donné un frère, Prédrag, que j'ai mis au monde, et hier encore, il m'est venu de ses nouvelles; il est haïdouk et fait son séjour dans la verte forêt de Garévitza, et il est le harambacha de sa troupe.—O ma vieille, ma chère mère! reprit le jeune Nénad, taille-moi un nouvel habit, tout de drap vert court, et se confondant avec la forêt, afin que j'aille à la recherche de mon frère, et que mon violent désir se passe.» Et sa mère lui dit: «C'est folie, jeune Nénad, car tu vas sottement y perdre la tête.» Mais Nénad n'écouta point sa mère, et fit comme il lui plaisait: il se tailla lui-même un habit, tout de drap vert court, et se confondant avec le feuillage; puis, montant son bon cheval, il partit pour chercher son frère, et pour que son violent désir se passât.

Nulle part il n'ouvrit la bouche, ni pour cracher, ni pour exciter son cheval, mais quand il atteignit la forêt, il s'écria, pareil à un faucon gris: «Garévitza, verte forêt, ne nourris-tu pas un héros Prédrag, mon frère par la naissance? Ne nourris-tu pas un héros qui pût me réunir à mon frère?» Prédrag était assis sous un vert sapin, buvant du vin pourpre, quand il ouït la voix de Nénad, et, s'adressant à ses hommes: «O ma troupe, mes chers frères, allez vous mettre en embuscade le long du chemin, guettez ce brave inconnu, mais sans le tuer ni le rançonner, amenez-le-moi vivant; d'où qu'il soit (je veux le traiter comme) de ma famille.»

Trente hommes s'éloignèrent, et se placèrent par dix en trois endroits. Quand Nénad passa devant les dix premiers, nul n'osa sortir à sa rencontre, sortir, et arrêter son cheval, mais ils se mirent à lui lancer des flèches. Le jeune homme leur dit: «Ne tirez point, mes frères de la forêt, et puissiez-vous ne pas être, comme moi, consumés du désir de retrouver un frère, ce désir qui m'attriste et m'a poussé jusqu'ici.» Et ceux-là le laissèrent passer en paix. Quand il fut devant les dix autres, eux aussi lui lancèrent des flèches et Nénad leur dit: «Ne tirez pas, mes frères de la forêt, et puissiez-vous ne pas être, comme moi, consumés du désir de retrouver un frère, ce désir qui m'attriste et m'a poussé jusqu'ici.» Et ceux-là encore le laissèrent passer en paix. Quand il fut aux dix derniers, et qu'ils lui lancèrent des flèches, la colère s'empara du jeune Nénad, et il fondit sur les trente braves: à coups de sabre il tailla en pièces les dix premiers, il écrasa les dix seconds sous les pieds de son cheval, et dispersa dans la montagne les dix autres, fuyant, qui dans le bois, qui dans le lit de la fraîche rivière. La nouvelle en arrive à Prédrag, le héros: «Malheur! que fais-tu là assis, harambacha Prédrag? Voilà un brave inconnu qui taille en pièces tes hommes dans la forêt.» Prédrag saute sur ses pieds légers, et, saisissant son arc et ses flèches, il va se mettre en embuscade au bord du chemin, et, placé derrière un vert sapin, il jette d'une flèche (l'inconnu) en bas de son cheval. Dans un endroit fatal il l'a atteint, dans un endroit fatal, dans son cœur de héros. Nénad gémit comme un faucon gris, et, en gémissant, il se roule sur son cheval: «Hélas! héros de la verte forêt, Dieu, frère, t'anéantisse! Que ta main droite se sèche, dont tu as décoché ta flèche! et que ton œil droit saute de son orbite, dont tu m'as visé! Sois consumé de l'ardent désir de voir ton frère, ce désir qui m'afflige et m'a poussé jusqu'ici, pour mon malheur et pour que j'y perdisse la vie!» Quand Prédrag ouït ces paroles, de son sapin[5] il lui demanda: «Qui es-tu, héros, et de quelle race?» Nénad blessé lui répond: «A quoi bon t'enquérir de ma race? ce n'est point parmi elle que tu veux prendre femme[6]. Je suis un brave, le jeune Nénad, j'ai une vieille mère qui m'a nourri, et un frère par le sang. Prédrag est ce frère, à la recherche duquel je suis parti, afin d'assouvir mon ardent désir, pour mon malheur et pour y laisser ma vie.» Quand Prédrag eut ouï ces paroles, d'épouvante il laissa tomber ses flèches, et s'élançant vers le héros blessé, il l'enleva du cheval et le déposa sur l'herbe. «Est-ce donc toi, dit-il, mon frère Nénad? Moi je suis Prédrag, ton frère par le sang. Peux-tu guérir de tes blessures, que je déchire ma fine chemise, pour les panser et les bander.» Nénad blessé lui répond: «C'est donc toi, mon frère par le sang! grâce à Dieu, je t'ai vu, et mon ardent désir est assouvi; je ne puis guérir de mes blessures, mais que mon sang te soit pardonné.» Cela il dit, puis il rend l'âme.

Sur son corps, Prédrag éclate en lamentations: «Hélas! Nénad, mon brillant soleil, qui pour moi s'était levé de bonne heure, et qui s'est couché si tôt! Mon basilic du vert jardin, tu t'étais, pour moi, épanoui de bonne heure, pourquoi t'es-tu si tôt flétri?» Puis, tirant un couteau de sa ceinture, il s'en frappe au cœur, et tombe mort à côté de son frère.

II

STARINA NOVAK ET LE KNÈZE BOGOÇAV.

Novak et Radivoï boivent du vin aux bords de la Bosna, la froide rivière, chez le knèze Bogoçav. Quand de vin ils se furent rassasiés, le knèze Bogoçav tint ce discours: «Frère Starina Novak, dis franchement, et que bien t'en advienne! comment tu t'es fait haïdouk; quelle nécessité t'a poussé à te rompre le col, à courir la montagne, en faisant le méchant métier du haïdouk, et cela, quand tu es vieux et que ton temps est passé?» Starina Novak lui répondit: «Frère, knèze Bogoçav, puisque tu le demandes, je vais te le dire franchement: c'est une dure nécessité qui m'a poussé. Peut-être le sais-tu et t'en souviens-tu, quand Irène bâtit Smederevo, je fus appelé à la corvée. Trois ans je travaillai, traînant bois et pierres, avec mon chariot et mes bœufs, et pour ces trois années pleines, je ne reçus ni un dinar, ni un para; je ne gagnai (seulement) point pour mes pieds d'opanaks! Et cela, frère, je l'eusse encore pardonné; mais quand elle eut bâti la forteresse de Smederevo, elle commença à construire des maisons, à en dorer les portes et les fenêtres, et elle établit sur le pays un impôt, par chaque maison, de trois litras d'or. Cela fait, frère, trois cents ducats! Qui avait du bien payait, et qui payait restait. Pour moi, j'étais un pauvre homme; je pris la pioche avec laquelle j'avais fait la corvée, et je partis pour me faire haïdouk; mais, ne pouvant me tenir dans le bas pays, dans les États d'Irène la maudite, je m'enfuis de l'autre côté de la Drina, et m'enfonçai dans la rocheuse Bosnie.

«Comme j'arrivais près du Romania, j'aperçus une noce turque. Tous les invités passèrent tranquillement; seul, le fiancé turc resta en arrière sur son grand cheval bai, et ne voulut point passer en paix, mais, allongeant son fouet à trois lanières et garni de trois boules de cuivre, il m'en frappa sur les épaules. Trois fois je lui donnai le nom de frère en Dieu:—Je t'en supplie (lui dis-je), fiancé turc, par la fortune et les exploits, par le bonheur et la joie que je te souhaite, laisse-moi et passe ton chemin en paix; tu vois que je ne suis qu'un pauvre homme.—Le Turc ne voulait point s'éloigner et commençait à me frapper plus fort et à me faire mal. Une violente colère me prit, et, levant la pioche de dessus mon épaule, j'en frappai le Turc sur son cheval. Si faiblement que je l'eusse frappé, il tomba à l'instant, et moi, sautant sur lui, je lui assénai encore et deux et trois coups, jusqu'à ce que je l'eusse séparé de son âme. Je fouilla de la main ses poches, où je trouvai trois bourses d'or, que je mis dans ma poitrine. Je détachai le sabre de sa ceinture et le passai autour de la mienne; je laissai auprès de lui ma pioche, afin que les Turcs pussent l'ensevelir (le corps), puis je montai le cheval, et m'en fus tout droit vers le Romania. Les conviés turcs voyaient cela; ils ne voulurent pas même me poursuivre; ils ne le voulurent point ou ne l'osèrent pas. Voici, depuis lors, quarante ans que je parcours le mont Romania, et cela vaut mieux, frère, que ma maison, car je garde le passage de la montagne, où j'épie les gens de Saraïevo; je leur enlève et l'argent et l'or, et le drap et le velours splendide, et j'en habille et moi et ma compagnie. Je sais poursuivre et fuir, et demeurer dans une dangereuse embuscade, et, après Dieu, je ne crains personne!»

III

NOVAK ET RADIVOÏ VENDENT GROUÏTZA.

Novak et Radivoï boivent du vin dans le Romania, la verte montagne, et c'est Grouïtza, l'adolescent, qui les sert. Or, quand ils eurent bu à satiété, le brave Radivoï se mit à dire: «Eh! mon frère, Starina Novak, nous n'avons plus ni vin ni tabac; il ne nous reste ni paras ni dinars.—N'aie point de crainte, brave Radivoï, répondit Novak; s'il n'y a plus ni vin ni tabac, et s'il ne nous reste plus d'argent, nous avons encore Grouïtza, l'adolescent, qui est plus beau qu'une fille. Habillons-nous en marchands, mettons à Grouïtza des vêtements misérables, et allons le vendre à Saraïevo, puis qu'il s'enfuie comme il pourra; seulement que nous ayons de l'argent, et nous trouverons du vin et du tabac.» Cela plut fort à Radivoï. Tous deux sautèrent sur leurs pieds légers et s'habillèrent en marchands, puis, ayant mis à Grouïtza des vêtements misérables, ils s'en allèrent pour le vendre à Saraïevo.

Là, une fille turque l'acheta, et offrit pour lui deux charges d'or. Comme elle était partie pour aller chercher la somme, le diable amène une veuve turque, la veuve de Djafer-Bey, qui offre pour lui trois charges d'or, avec trois chevaux pour les porter. La fille turque s'emporte en malédictions: «Emmène l'esclave, femme de Djafer Bey[7], et puisses-tu ne pas l'avoir longtemps: une nuit seulement ou deux!»

La veuve emmène l'esclave cher-acheté[8] et le conduit à sa blanche maison. Elle apporte de l'eau et du savon et, après avoir lavé le jeune Grouïtza, elle l'habille et lui sert un magnifique souper. Grouïtza s'assied et mange son repas, mais la Turque ne peut y toucher, ne songeant qu'à regarder l'adolescent; puis, le souper fini, elle étend un lit délicat, et Grouïtza se couche avec elle sur le matelas.

Le matin, quand le jour parut, la femme de Djafer-Bey se leva de bonne heure et apporta de beaux habits, dont elle vêtit le jeune Grouïtza. Sur les épaules elle lui passa une chemise d'or fin jusqu'à la ceinture, et, à partir de la ceinture, de soie blanche, par-dessus la chemise, un dolman vert, etc., etc.[A]

[Note A: Je crois inutile de traduire les trente vers ou environ dans lesquels le poëte décrit avec complaisance, et en épuisant toutes les formules du luxe et de la richesse, le costume et les armes du haïdouk, sans doute afin de rendre plus piquant le tour joué à la trop sensible veuve turque.]

Alors Grouïtza l'adolescent commence à se pavaner; il descend de la maison élancée, et se promène, en croisant les bras, dans la cour. La veuve de Djafer-Bey le regarde par la fenêtre, du haut de la blanche maison, puis elle l'appelle: «Mon seigneur, esclave cher-acheté, pourquoi te promènes-tu d'un air si triste? Est-ce que tu regrettes les trois charges d'or que pour toi j'ai données, ou les chevaux qui les portaient? Ma maison est pleine de richesses et mes écuries toutes pleines de chevaux: elles renferment trente coursiers et trente chevaux ordinaires; tout cela était à Djafer-Bey, et tout cela aujourd'hui est à toi, cher-acheté!» Et l'adolescent répondit: «Madame, femme de Djafer-Bey, je ne regrette rien de cela; mais voici mon chagrin: quand je demeurais chez mon père, j'allais à la chasse dans la montagne, tandis qu'ici je ne connais personne (qui m'y accompagne).»—«Ne crains rien, esclave cher-acheté, répliqua la veuve, j'ai trente habitants de Saraïevo qui allaient avec Djafer-Bey; je dirai à mon domestique Ibrahim d'aller par la ville les chercher, afin qu'ils t'accompagnent à la chasse dans la montagne et la verte forêt. Là-bas est le Romania, où il y a et cerfs et biches; je vais dire à l'esclave Hussein de préparer deux coursiers de combat.» Tandis que Hussein équipait les chevaux, arrivèrent les trente Saraïeviens. La veuve contemple l'esclave cher-acheté, elle l'équipe dans la blanche maison, puis elle lui dit: «Écoute, esclave cher-acheté, va-t'en dans la dépense, prends-y des jaunes ducats et fais un présent aux jeunes Saraïeviens, lorsqu'ils t'aideront à rapporter le gibier.» Grouïtza court à la dépense; le haïdouk était alléché par les ducats, il en emplit ses poches et ses bottes jaunes. La veuve, cependant, dit aux Saraïeviens: «Écoutez, vous autres: veillez sur mon esclave cher-acheté mieux encore que sur Djafer-Bey.»

Grouitza descend de la blanche maison, il monte sur un cheval blanc plein d'ardeur, qu'il lance à travers la ville; et, à le voir, on eût dit le diable à califourchon sur un autre diable, tant le haïdouk avait l'air fier sur son cheval blanc, qui sous ses pieds faisait voler les pierres et en frappait les khans et les boutiques. «Dieu clément, la grande merveille! disaient les jeunes Saraïeviens; heureuse la veuve; elle a trouvé un meilleur mari que le premier, que Djafer-Bey!» Ils s'avancèrent vers le Romania, et quand ils furent près de la montagne, on y entendait bramer les cerfs et les biches. «Seigneur, esclave cher-acheté, dirent les trente Saraïeviens, voici un cerf et une biche qui brament.» Mais le jeune Grouïtza leur répondit: «Fous que vous êtes! ce n'est ni un cerf ni une biche, mais ce sont Novak et Radivoï, et moi je suis Grouïtza l'adolescent.» Puis il frappe de l'étrier son cheval blanc, qui s'élance sur la plaine unie. Les jeunes Saraïeviens restèrent en repos; il n'en fut pas ainsi de Hussein, l'esclave; mais, en s'écriant: «Arrête, infâme! tu n'échapperas point, et je ne te laisserai pas emmener ce cheval ni emporter les habits de Djafer-Bey,» il tire son sabre forgé. Il est vrai, qu'il voulait l'atteindre, mais Grouïtza ne voulut pas fuir, et, faisant retourner le cheval plein d'ardeur, il tira le sabre de Djafer-Bey. Il attendit l'esclave Hussein, le frappa sur l'épaule droite et le coupa en deux jusqu'à la selle de guerre, la selle de guerre jusqu'au blanc coursier, et le blanc coursier jusqu'à la terre noire; et même dans la terre il pénétra un peu. En ce moment parut Starina Novak: «Bravo, cria-t-il, jeune Grouïtza! Lorsque j'avais ton âge, c'est ainsi que je frappais.» Hussein reste sur la place, agitant les pieds; Grouïtza s'éloigne en chantant et va rejoindre Novak; il baise son oncle au visage et baise la main de son père; puis il pousse son cheval blanc, et, tenant son fusil de la main droite, il s'enfonce dans la verte montagne.

IV

STARINA NOVAK ET LE BRAVE RADIVOÏ.

Starina Novak boit du vin dans la verte montagne du Romania; avec lui est son frère Radivoï, avec Radivoï le jeune Grouïtza, et avec Grouïtza le brave Tatomir et trente autres haïdouks. Après que les haïdouks furent rassasiés, et que le vin les eut mis en belle humeur[9], voici comme parla le brave Radivoï: «Écoute, mon frère Novak! je vais, frère, te quitter, car tu as vieilli bien fort, et tu ne peux plus courir les aventures; tu ne veux plus aller avec nous sur les chemins, pour y attendre les marchands qui vont sur la mer.» Quand il eut dit, il s'élança sur ses pieds, et saisissant par le milieu son fusil de Brescia, il s'en va par delà la noire montagne, suivi des trente haïdouks, tandis que Novak reste sous un vert sapin, avec ses deux jeunes fils.

Mais si tu voyais le brave Radivoï! Comme il arrivait à un carrefour de la route, une fâcheuse aventure l'attendait: il se rencontra avec Méhémed le Maure, accompagné de trente braves. Le Turc conduisait trois charges d'or: or, quand il aperçut les haïdouks, il donna, par un cri, le signal à ses braves qui, tirant rapidement leurs sabres, s'élancèrent sur les haïdouks, et sans leur donner le temps de faire feu, abattirent les trente têtes, saisirent Radivoï vivant, lui lièrent les mains derrière le dos, et l'emmenèrent, lui chantant, par la montagne. Voici ce qu'allait chantant le brave Radivoï: «Dieu t'anéantisse, montagne du Romania! ne nourris-tu point dans ton sein de faucons? Il est passé une bande de pigeons, avec un corbeau en tête; ils ont emmené un cygne blanc, et sous leurs ailes ils portent de l'or.»

Ainsi chantait Radivoï, en marchant. Le jeune Grouïtza l'entendit, et dit à Starina Novak: «Père, il y a sur le chemin quelqu'un qui chante, et parle du Romania et du faucon gris qui l'habite: il me semble que c'est mon oncle Radivoï. Ou bien mon oncle a enlevé du butin, ou bien il lui est arrivé malheur; mais allons à son secours.» Puis il saisit son léger mousquet, et court droit au chemin se placer en embuscade, le jeune Tatomir à sa suite et Novak venant derrière eux.

Quand ils arrivèrent au large chemin, Novak se plaça aux aguets sur le bord, ses deux jeunes fils à ses côtés. Mais quel bruit vient de la montagne? On aperçoit trente braves, chacun portant sur l'épaule une lance, et au bout de la lance une tête de haïdouk: en avant, marche Méhémed le Maure, menant Radivoï lié, et conduisant trois charges d'or. Il s'avance tout droit, descendant la montagne, jusqu'à ce qu'il tombe dans l'embuscade fatale. Alors Starina Novak donne, par un cri, le signal à ses deux jeunes fils, puis il fait feu, et frappe Méhémed en pleine ceinture. Avant de toucher la terre, le Maure n'est déjà plus, il tombe sur l'herbe verte, et Novak, se jetant sur lui, d'un coup de sabre lui tranche la tête, après quoi, courant au brave Radivoï, il coupe le lien qui retenait ses mains, et lui donne le sabre du Maure. Dieu clément, gloire à toi en tout! Quand ils assaillirent les Turcs, ils les dispersèrent en groupes, qu'ils se renvoyaient de l'un à l'autre; ceux que poussait le brave Radivoï, le jeune Tatomir les attendait au passage; ceux qui fuyaient devant Tatomir, Grouïtza l'enfant les attendait; et ceux qui avaient échappé à Grouïtza, c'était Novak qui les recevait. Ils tuèrent les trente braves, dépouillèrent les Turcs, prirent les trois charges, puis se mirent à boire le vin doré. Mais voici ce que dit Starina Novak: «Brave Radivoï, mon frère, ce que je te demande, dis-le moi franchement: qui valait le mieux de trente haïdouks ou du vieux Starina Novak?—Starina Novak, mon frère, lui répond le brave Radivoï, mieux valaient les trente haïdouks, mais ils n'avaient pas ton bonheur.»

Malheur à tout héros qui n'écoute point un plus âgé que lui!

V

GROUÏTZA ET LE MAURE.

Novak est à boire du vin avec Radivoï, dans la montagne, sous un vert sapin; le jeune Tatomir leur sert le vin, tandis que Grouïtza l'adolescent fait la garde. Et Novak dit à son frère: «Radivoï, toi qui es né du même père que moi, nous avons purgé le pays de tous les oppresseurs, il ne reste que le noir Maure, qui va par les chemins à la rencontre des noces, enlève les fiancées dans leurs atours, et après en avoir joui pendant une semaine, les vend pour de l'or. Que dis-tu de ceci, frère? Si nous rassemblions des messieurs comme pour une noce, et si nous revêtions le jeune Grouïtza d'un costume (de mariée), en le ceignant d'un sabre par-dessous son voile; puis, si nous passions à cheval par le chemin, devant la maison du noir Maure, pour essayer si Grouïtza ne pourrait tromper ce débauché, le tromper et le tuer.»

Cela plut fort à Radivoï. On rassembla, comme pour une noce, des gens de distinction, on couvrit le jeune Grouïtza d'un voile (de mariée), et, sous le voile, on le ceignit d'un sabre, puis (tous), chevauchant par le chemin, passèrent devant la maison du noir Maure. Mais le Maure n'y était pas, il était à la méhana, à boire du vin, tandis que sa sœur gardait la maison. Or, sa sœur courut à la méhana: «Noir Maure, mon frère, dit-elle, depuis que tu as bâti ta demeure au bord de la route, il n'est point passé ici de noce plus magnifique, ni de fiancée plus belle, que le cortège d'invités et la fille qui viennent de passer.»

A ces paroles, le noir Maure sauta de terre sur ses pieds, s'élança sur son cheval nu, et se mit à la poursuite du cortège. Dès qu'il l'atteignit, arrêtant le cheval qui portait la fiancée, il toucha celle-ci à la poitrine, mais elle n'avait point de seins, et le noir Maure lui dit: «Maudite soit ta mère, jeune fille! T'a-t-elle mariée si jeune, que tu n'as pas même de seins?» Comme Grouïtza lui répondait: «C'est une étrange mère qui m'a accordée! jamais elle n'a marié mieux ses enfants,» Novak Debelitch lui crie: «Frappe donc, Grouïtza, ou que ta main se sèche!» De dessous son voile il tire le sabre, et fait voler la tête du Maure. Puis le cortège s'en va chevauchant par le chemin, tandis que Novak Debelitch chante ainsi: «Jeunes cavaliers qui n'êtes pas mariés, prenez femme maintenant où vous voudrez; ne redoutez plus le noir Maure, car il a péri en ce jour, et c'est Grouïtza Novakovitch qui l'a tué.»

VI

GROUÏTZA ET LE PACHA DE ZAGORIÉ.

Le pacha de Zagorié écrit une lettre, et il l'expédie vers la plaine de Grahovo (pour être remise) aux mains du knèze Miloutine: «Miloutine, knèze de Grahovo (lui dit-il), prépare-moi un logement splendide, fais nettoyer trente chambres pour mes trente braves, et procure-moi trente jeunes filles dans tes trente chambres pour mes trente braves; pour moi, fais décorer la blanche tour, et que là soit ta chère fille, ta chère fille, la belle Ikonia, afin qu'elle reçoive les caresses du pacha de Zagorié.»

La lettre va de main en main jusqu'à ce qu'elle arrive à la plaine de Grahovo, aux mains du knèze Miloutine. En la lisant, les larmes lui tombent des yeux, et sa fille Ikonia, qui le voit, lui demande humblement: «O mon père, knèze Miloutine, d'où vient cette lettre, que le feu consume! pour qu'en la lisant tu verses des larmes? Quelle nouvelle si triste t'apporte-t-elle?—Ma fille, belle Ikonia, répond le knèze, la lettre vient de la plaine de Zagorié, du pacha maudit. Le pacha veut venir loger chez nous, il me demande trente chambres avec trente jeunes filles pour ses trente braves; pour toi, il te veut avoir dans la blanche tour, afin de t'y donner ses caresses, moi vivant! Voilà pourquoi je gémis et verse des pleurs.» Mais la belle Ikonia lui dit: «O mon père, knèze Miloutine, fais nettoyer les trente chambres et préparer un souper splendide; ne t'inquiète point des jeunes filles, je me trouverai trente compagnes, et pour moi, je serai dans la blanche tour.»

Ikonia ayant instruit son père, elle prit une écritoire et du papier, et elle écrivit sur son genou cette lettre à son pobratime, Grouïtza Novakovitch: «Aussitôt que ces fins caractères te parviendront, frère, choisis dans ta bande trente jeunes compagnons, qui soient (beaux) comme des vierges, et viens avec eux vers la plaine de Grahovo, dans notre blanche maison.» Et la lettre écrite, elle l'envoie en hâte à Grouïtza. Aussitôt qu'il l'a reçue, le haïdouk fait un appel dans sa bande et rassemble trente jeunes compagnons, tous plus beaux que des vierges, puis il prend son fusil léger, se met tout droit en marche vers la plaine de Grahovo, et, au coucher du soleil, atteint la maison du knèze Miloutine. La belle Ikonia l'attendait, elle ouvre les bras et le baise au visage, à ses trente compagnons elle baise la main, puis les introduisant dans la blanche tour, elle ouvre de grands paniers, en tire des habits de fille, dont elle revêt les trente haïdouks; après quoi elle les conduit dans les trente chambres. «Frères, vous tous mes compagnons, leur dit alors le jeune Grouïtza, que chacun de vous demeure dans sa chambre; puis, quand viendront les gens du pacha, baisez-leur le bord de l'habit et la main, détachez leurs armes brillantes, et servez-leur le vin et l'eau-de-vie. Mais écoutez mon fusil: quand il retentira dans la blanche tour, c'est que j'aurai tué le pacha; que chacun de vous, alors, tue son homme, et tous accourez vers moi pour voir ce qu'il est advenu du pacha.»

La belle Ilionia les emmène et les distribue dans les trente chambres. Puis elle revient à la tour, et tirant ses plus beaux habits, elle en revêt Grouïtza l'adolescent. Elle lui passe une fine chemise brodée d'or, aux jambes des pantalons et aux épaules trois tuniques, sur lesquelles il y a trois mesures d'or; au col elle lui attache trois colliers, et, par-dessus, un rang de perles; aux jambes, elle lui met des guêtres et des babouches, les guêtres chamarrées d'or et les babouches d'argent massif; et, pour compléter ce costume, elle lui couvre la tête d'une riche coiffure; puis, se mettant à le considérer, elle lui dit: «Tu es beau, mon frère! plus beau que moi, qui suis une fille.» Comme ils parlaient ainsi, on entend résonner le pavé de marbre: c'est le pacha de Zagorié qui arrive. Au bruit, la belle Ikonia va s'enfermer dans la dépense, tandis que Grouïtza reste dans la blanche tour, attendant le pacha. Peu de temps se passe, et le voici qui monte: devant lui marche le knèze Miloutine, portant une lanterne; derrière lui viennent ses trente braves. Grouïtza Novakovitch va à leur rencontre, et baise la main et l'habit du pacha. Celui-ci lui rend le baiser entre ses yeux noirs, et dit à Miloutine: «Retire-toi, knèze, avec mes braves, et fais-leur servir un souper comme il convient; pour moi, je ne veux rien manger.»

Alors le knèze retourna sur ses pas, et ayant distribué les trente braves dans leurs chambres, il leur fit donner un souper convenable. Mais si tu avais vu le pacha! il commença à ôter ses riches habits et Grouïtza à placer les coussins; puis quand le pacha se fût mis à l'aise, il se laissa tomber sur la couche, en disant à Grouïtza Novakovitch: «Viens ici t'asseoir, belle Ikonia; passe avec moi la nuit sur ce lit, et tu seras la femme d'un pacha.» Grouïtza s'assit sur les doux coussins. Mais si tu avais vu le pacha! Aussitôt il se mit à lutiner Grouïtza, à lui passer la main sous les bras; mais le haïdouk n'y était pas fait; le voilà qui saute sur ses pieds légers, qui saisit le pacha par sa barbe blanche, et commence à lui dire à voix basse: «Arrête, débauché, pacha de Zagorié! Ce n'est point ici la belle Ikonia, mais Grouïtza Novakovitch!» Puis, tirant un poignard de sa ceinture, il en perce le pacha, court à la fenêtre de la tour et tire deux coups de fusil pour donner le signal à ses compagnons. A peine les haïdouks l'eurent-ils entendu, que saisissant leurs sabres tranchants ils en tuèrent les trente braves, leur prirent ce qu'ils avaient de précieux et coururent trouver leur chef pour voir ce qu'il avait fait du pacha. Or, il l'avait tué, et il était assis buvant du vin que lui servait la belle Ikonia.

Arrivés là, les haïdouks ôtèrent leurs vêtements de fille et remirent leurs habits, puis s'assirent à une table servie et mangèrent un souper splendide.

Mais voici venir le knèze Miloutine portant six cents ducats, qu'il remet à maître Grouïtza: «Prends, mon fils, il y en a moitié pour toi et moitié pour tes compagnons, vous qui m'avez assisté dans l'extrémité où j'étais.» Après lui, vient la belle Ikonia, portant trente chemises, dont elle fait présent aux trente haïdouks; pour Grouïtza son frère, elle lui donne des habits[10] dorés et une aigrette toute d'or. Ensuite, elle les congédie et les renvoie vers son père d'affection, Starina Novak, pour lequel elle avait préparé un cadeau de cent ducats, envoyant en outre à son oncle Radivoï le sabre de son père: «Voici, frère, dit-elle, des cadeaux, pour m'avoir assistée dans cette calamité.» Ensuite elle échange avec Grouïtza un baiser au visage; Grouïtza part vers le mont Romania, et la vierge rentre dans la blanche tour.

VII

LE MARIAGE DE GROUÏTZA NOVAKOVITCH.

Starina Novak est à boire du vin; avec lui est le brave Radivoï, et entre eux le brave Tatomir, et c'est Grouïtza Novakovitch qui les sert: en présentant le verre à chacun, il le remplissait de vin, mais quand ce fut le tour de son père, il versa tellement à pleins bords que le vin se répandit et tomba sur les habits de soie et de velours. Et Starina Novak lui demanda: «Grouïtza, mon cher fils, qu'as-tu donc, que tu emplis mon verre de façon à en faire déborder le vin sur la soie et le velours? dis-moi, mon fils, quel chagrin tu éprouves et quelle peine je t'ai causée?—Mon père, répondit alors Grouïtza, grand est mon chagrin: tu as marié tous tes compagnons, les jeunes comme les vieux, et moi, tu n'as point voulu me donner de femme, fût-elle fille ou fût-elle veuve; voilà aujourd'hui ce qui fait mon affliction.»

Et Starina Novak reprit: «Maudite soit l'heure où j'ai voulu te marier, mon fils! Voilà aujourd'hui trois ans que je cherche pour toi une fille et pour moi un bon ami, avec qui je puisse boire du vin frais; où je trouvais pour toi une fille, il n'y avait point d'ami pour moi; et où il y avait un ami, je ne trouvais pas de fille; mais sais-tu, mon fils, Grouïtza Novakovitch, où j'ai trouvé pour toi une fille et pour moi un ami: c'est chez le roi de Pladin, la blanche cité. Mais que sert que ce soit une fille accomplie! Un serpent l'avait demandée, ce serpent venimeux de Manuel le Grec[11], de la blanche Sophia. Or, écoute-moi, mon enfant; ôte tes beaux vêtements et habille-toi à la bulgare; prends sur ton épaule une pioche, puis va-t-en vers la plaine de Sophia. Si Manuel, pour son cortège de noces, rassemble des Grecs et des Bulgares, et des tailleurs, ses compagnons de métier, portant de la soie et du velours, et ayant des deux côtés des poches, des poches pleines de jaunes ducats, il y aura du butin pour les haïdouks; s'il rassemble des gens hardis, qui portent sur l'épaule des bâtons et à la ceinture des épées, alors il y aura de la besogne pour les haïdouks.»

Grouïtza n'a pas plus tôt ouï ce discours, qu'il dépouille la soie et le velours, se revêt d'habits bulgares, prend sur son épaule une pioche pour se donner l'air d'un mendiant et part tout droit pour Sophia. Là, ceux que rassemble Manuel le Grec ne sont point des gens hardis qui portent sur l'épaule des bâtons et à la ceinture des épées, mais des Grecs et des Bulgares, avec des tailleurs, ses compagnons de métier, vêtus de velours et de soie, avec des poches aux deux côtés, des poches pleines de jaunes ducats. Grouïtza alors s'en revient vers les Balkans[12], dire à Starina Novak quels hommes a pris le Grec; et Novak lui-même réunit un cortège de noces tout composé de haïdouks de la montagne….., et part pour le défilé de Kliçoura, là où doit passer Manuel le Grec.

Mais voici venir Manuel conduisant un brillant cortége. Lui-même en tête il s'avance, sur un noir cheval aux longs crins, brandissant une masse qu'il lance en l'air et reçoit dans sa main droite, et d'une voix claire voici ce qu'il chante: «Monts du Mlav et des Balkans, lieux de carnage, de combien de sang avez-vous été baignés! Que de mères vous avez désolées, que de sœurs vous avez mises en deuil, que de veuves renvoyées dans leur famille! Allez-vous aujourd'hui désoler ma mère? Allez-vous mettre ma sœur en deuil et livrer mon accordée à Grouïtza, le fils de Novak?» Ainsi va chantant Manuel le Grec. Les haïdouks le voient de la montagne, ils le voient, et cela n'est point de leur goût. Le Grec passe, allant chercher l'accordée, et eux demeurent dans la montagne.

Huit jours environ s'écoulent, et voici Manuel le Grec, conduisant la noce et emmenant la fille. Il descend dans le défilé de Kliçoura, le premier en tête de sa troupe, monté sur un cheval noir aux longs poils, les jambes croisées sur sa monture, et au son d'une tamboura dont il s'accompagne, d'une voix claire il chante: «Monts du Mlav et des Balkans! Monts du Mlav, lieux de carnage! De combien de sang n'avez-vous pas été baignés! Que de mères vous avez désolées, que de sœurs vous avez mises en deuil, et que de veuves renvoyées dans leur famille! Et encore si c'était quelqu'un (qui eût versé le sang), mais ce n'est personne, ce n'est que Novak et Radivoï. Allez-vous aujourd'hui désoler ma mère? Allez-vous mettre ma sœur en deuil, et livrer mon accordée à Grouïtza, le fils de Novak?» Ainsi va chantant Manuel. Les haïdouks le regardent de la montagne, le regardent et cela n'est point de leur goût.

Alors Starina Novak leur dit: «Écoutez, mes compagnons! que chacun de vous (se choisisse et) attaque un adversaire…..» La troupe tout entière obéit à Novak, et s'élance sur le cortège. Boroï abat le parrain, et le stari svat abat le stari svat; Radivoï tue le paranymphe, puis saisit la belle jeune fille, et l'entraîne dans la verte forêt; Novak tue le chef de famille, et les svats poursuivent les svats. Manuel le Grec demeure seul; vers lui s'avance Grouïtza Novakovitch, un sabre nu à la main, et il défie Manuel: «Arrête, débauché, à qui est cette belle fille que tu emmènes? Attends-moi, que nous combattions, et nous verrons à qui elle est.» Là-dessus, le Grec écarte les jambes (qu'il avait croisées) sur son cheval, et se dresse sur les étriers d'or; puis, jetant la tamboura, il saisit de la main droite son épée, de la gauche les rênes du cheval, et dit au haïdouk: «Approche, Grouïtza, approche, que nous nous mesurions; ce m'est une joie de combattre et de conquérir la jeune fille par l'épée.» Grouïtza se précipite, et lui porte à l'épaule un coup de sabre; mais le Grec pare le coup avec son bouclier, et le sabre se brise en deux, sans que le bouclier en garde de traces. Ce que voyant Manuel, il brandit sa tranchante épée: «Arrête, débauché, Grouïtza Novakovitch, c'est avec un tel sabre que tu fais le haïdouk! tu vas voir une épée tranchante, et telle qu'il en faudrait pour des haïdouks!» Puis il le touche à peine de son épée, et pourtant lui fait une grave blessure, il lui tranche la main gauche, qui tombe du dolman de drap. Mais le haïdouk a des pieds légers, qui l'emportent vers la montagne, et dans la verte forêt il s'enfonce en criant à pleine voix: «Où es-tu, frère, brave Tatomir! le Grec m'a mis hors de combat!»

Le brave Tatomir se précipite, un sabre nu à la main: «Arrête, débauché, Manuel le Grec. Il est facile de se battre avec Grouïtza, mais attends le brave Tatomir!…[A]»

[Note A: Tatomir, et, après lui, Radivoï, qu'il a appelé à son secours, et qui est lui-même remplacé par Starina Novak, éprouvent le même sort que Grouïtza. Je m'abstiens de traduire ces deux scènes, identiques à la précédente, et, en partie, à celle qui suit.]

Mais voici venir Starina Novak, couvert d'étranges vêtements; il a pour pelisse une peau d'ours, sur la tête, un bonnet de peau de loup, et au bonnet une plume de cygne[A]; ses yeux ressemblent à deux coupes de vin, ses sourcils à une aile de hibou, et il porte un sabre vieux-forgé: «Arrête, s'écrie-t-il, débauché de Manuel! Il est facile de combattre avec un enfant, mais attends Starina Novak.—Approche, répond le Grec, ce n'est pas toi qui me feras fuir du défilé de Kliçoura. J'ai vu des ours vivants, que me fait une peau d'ours? j'ai vu des loups vivants, que me fait une peau morte? j'ai vu des aigles vivants, que me fait une plume d'aigle?»

[Note A: Plume de cygne est, sans aucun doute, ici pour la mesure, car plus loin, au vers 276, elle est remplacée, avec bien plus de raison, par une plume d'aigle.]

Starina Novak s'élance, et lui porte à l'épaule un coup de sabre; le Grec oppose son bouclier, mais le sabre rencontrant le bouclier, le fend en deux, coupe la main à Manuel, et se brise en éclats. La rage saisit le Grec, il prend son épée de la main gauche, et s'élance à la poursuite de Starina. Dieu clément, la grande merveille! S'il eût été donné à quelqu'un d'être là, et de voir comment il arrachait la grise pelisse d'ours, et faisait voler les plumes d'aigle! Novak aux abois prend la fuite, il court par la forêt verte, rien qu'un moment, deux heures pleines, et il crie à plein gosier; tant il cria que toutes les feuilles de la forêt tombèrent, et les plantes sortirent de terre. Il appelle sa sœur d'alliance, la Vila: «Dieu t'anéantisse, Vila ma sœur! ne m'as-tu pas donné devant Dieu ta foi, si je me trouvais en danger de mort, que tu serais là pour me tirer du péril?»

Or, voici la Vila qui vient à la rencontre de Novak: «Starina, mon frère en Dieu, lui dit-elle, est-ce toi qui poursuis, ou bien es-tu en fuite?—Vila, ma sœur fidèle, je ne poursuis point, mais je suis forcé de fuir; le Grec m'a mis hors de combat.—Retourne sur tes pas, mon frère en Dieu, lui dit alors la Vila, je prendrai la forme d'une belle vierge, je jetterai mes bras au cou du Grec, et pendant que je fascinerai ses yeux, tu pourras donner la mort au héros aveuglé.»

Novak revient alors sur ses pas, il s'avance avec la Vila jusqu'auprès de Manuel, puis s'arrête à l'écart dans la verte forêt. La Vila cependant prend la forme d'une vierge, elle se jette au cou du Grec, lui prend les mains qu'elle attire sur son sein, et quand elle lui a fasciné les yeux, elle appelle le haïdouk: «Starina Novak, mon frère, maintenant frappe le héros aveuglé.» Mais Novak était saisi d'épouvante; il n'ose point s'approcher, et (de loin) lance sa masse noueuse, qui atteint le Grec, et le frappe entre ses yeux noirs. Manuel tombe sur l'herbe verte, il tombe, et Novak s'élance, lui coupe la tête, et s'enfonce dans la forêt, cherchant par la montagne ses compagnons. Quand ils furent tous rassemblés, ils se partagèrent les beaux cadeaux de noce, et bandèrent leurs profondes blessures.

VIII

TRAHISON DE LA FEMME DE GROUÏTZA.

Grouïtza Novakovitch dresse sa tente dans la montagne au-dessus d'Andrinople, et sous la tente il se met à boire du vin, que lui sert le petit Étienne, tandis que Maxime brode devant la tente, brode avec de l'or sur de la soie éclatante; puis Grouïtza Novakovitch dit à Maxime: «Mon épouse fidèle, fais pour moi la garde devant la tente, je vais me coucher un peu et dormir.» Il s'étend pour faire un somme, et Maxime reste à broder devant la tente.

Mais voici venir trois jeunes Turcs, et le petit Étienne dit à Maxime: «Écoute, ma mère, voilà trois jeunes Turcs qui viennent, je vais aller éveiller mon père.—Mon fils, répond la jeune femme, ce ne sont point des Turcs, mais de jeunes marchands, qui apportent une rançon à ton père.» L'enfant cependant n'obéit pas, et il va pour réveiller Grouïtza: Maxime court après lui, elle le rattrape à l'entrée de la tente, et le frappe au visage; si faiblement qu'elle l'ait frappé, l'enfant se roule trois fois par terre, trois dents saines lui sautent de la bouche, et quatre autres sont ébranlées.

Là-dessus les Turcs s'approchent et saluent Maxime: «Dieu t'assiste, jeune dame, disent-ils; de qui es-tu l'épouse? de quel héros? quel est le brave qui t'a parée?—Je suis, jeunes Turcs, la femme de Grouïtza Novakovitch, le brave qui m'a parée est Grouïtza.» Et les trois jeunes Turcs de dire: «Livre-nous Grouïtza Novakovitch; avec lui tu portes de la soie éclatante, chez nous tu te promèneras dans la soie, et tu porteras de l'argent et de l'or; tu seras une petite dame turque, et tu iras avec les autres te divertir à la campagne chaque vendredi.» Deux des Turcs descendaient de cheval, quand le troisième leur cria: «Que faites-vous, malheur à votre mère! Vous n'avez jamais vu Grouïtza, et vous voulez vous battre avec lui! Pour moi je connais Grouïtza Novakovitch; il n'avait que quinze ans, lorsque je traversai par ici la montagne. Il était assis, comptant de l'argent, et je poussai des cris, pour voir si l'enfant ne s'effrayerait point et ne s'enfuierait pas dans la montagne, en me laissant l'argent. Mais l'enfant avait un cœur vaillant, un cœur vaillant et libre. Il rassembla l'argent, le remit dans ses poches, et s'élança à ma poursuite dans la forêt, moi à cheval, Grouïtza à pied; et sans les rameaux flexibles d'un sapin, qui enlevèrent de dessus sa tête son bonnet, en vérité il m'eût atteint. Mais pendant qu'il reprenait son katpak et le remettait, j'eus le temps de m'éloigner. Grouïtza alors lança sa masse ainsi qu'on lance un bâton, pour me frapper sur mon cheval; mais au lieu de m'atteindre, il toucha un sapin flexible, et si faiblement l'eût-il touché, l'arbre fut déraciné et ses branches jonchèrent la terre.»

Les Turcs n'osèrent entrer sous la tente, que Maxime, la jeune femme, n'eût lié les mains de Grouïtza, et autour du cou ne lui eût attaché une chaîne formée de trente anneaux et pesant quarante okas; alors les Turcs sur lui se précipitèrent. Grouïtza fit un bond, emportant sur lui les trois Turcs, et en quatrième Maxime sa femme, et il allait se déprendre des Turcs, mais il songea au petit Étienne: «Dieu tout puissant ait pitié de moi! pensa-t-il; les Turcs emmèneront mon enfant en esclavage, ils en feront un musulman, et que deviendra mon âme pécheresse?» et il se rendit pour l'enfant.

Quand les Turcs furent maîtres de Grouïtza, ils donnèrent à sa femme un cheval blanc, et prirent le chemin d'Andrinople. Pendant qu'ils marchaient, le petit Étienne dit en gémissant: «Beau papa, Grouïtza Novakovitch, les pieds d'Étienne ne sont pas forts; déjà je ne puis plus suivre les chevaux, et les Turcs ne veulent pas me laisser dans la montagne, ils me frappent de leurs fouets sur les yeux.» Grouïtza verse des larmes: «Étienne, mon cher enfant, répond-il, que peut pour toi ton père? il a les mains liées. Va prier ta mère de te prendre sur son cheval.» L'enfant commence à la prier: «Maxime, ma chère mère, prends-moi sur ton bon cheval, les pieds d'Étienne ne sont pas forts, et je ne puis plus marcher avec les chevaux.» Mais l'infâme lui lance un coup de fouet: «Va-t-en, vilaine engeance, si j'avais voulu te prendre sur mon cheval, je ne vous aurais pas livrés aux Turcs.»

Quand ils eurent atteint Andrinople, les Turcs dressèrent deux tentes de soie, l'une pour Grouïtza et Étienne, l'autre pour Maxime, la jeune femme. Deux d'entre eux s'en allèrent à la ville, pendant que le troisième restait pour faire la garde, et ils se rendirent chez le pacha: «Seigneur Pacha d'Andrinople, lui dirent-ils, nous avons fait une belle capture, et cette capture c'est Grouïtza Novakovitch, avec Étienne son fils, et Maxime sa femme; c'est une dame d'une telle beauté, que nulle autre n'en approche; elle a un visage digne de Tzarigrad.» Et le pacha de fouiller dans ses poches, et de leur donner cent ducats: «Voici, mes enfants, cent ducats, mangez, buvez jusqu'au matin; et demain, quand vous m'amènerez vos captifs, vous aurez une récompense, l'un un agalouk, l'autre un spahilouk.» Les Turcs prirent les cent ducats, puis s'en allèrent par la ville, cherchant de l'hydromel sucré, mais ils n'en purent trouver que chez une tavernière, nommée Mara, qui était la sœur adoptive de Grouïtza: «Cousine Mara, lui dirent-ils, donne-nous de l'hydromel; nous avons fait une belle capture, et cette capture c'est Grouïtza Novakovitch, avec son petit Étienne, et Maxime sa femme. Quelle beauté c'est, que cette jeune dame! Et autant elle est belle, autant elle est richement habillée.»

En les entendant, Mara la tavernière verse des larmes, qu'elle dérobe aux Turcs à l'aide de sa manche: «Malheur (pense-t-elle) à toi, Grouïtza, mon frère en Dieu, trois fois tu m'as secourue dans le malheur, trois fois tu me délivras de la servitude, et dans la servitude te voici tombé!» Elle donne aux Turcs de l'hydromel, mais elle y verse moitié bendjelouk[13], leur préparant un lourd sommeil, pendant lequel Grouïtza put se dégager les mains. Puis les deux jeunes Turcs s'en allèrent, emportant l'hydromel sucré.

Arrivés à la tente, ils se mirent à boire, Maxime leur servant l'hydromel, et chacun, alors qu'elle lui présentait la coupe, lui donnait un baiser et lui prenait le sein. Tous trois s'enivrèrent, s'enivrèrent comme la terre noire, et tombèrent dans un sommeil semblable à la mort. La jeune Maxime alors se levant, songea en elle-même: «Si je me couche avec deux seulement, je causerai du dépit au troisième,» et quand elle eût bien réfléchi, elle croisa les bords de son vêtement et ses blanches mains, et s'étendit (de manière) à toucher la tête des trois Turcs.

Quand ce fut vers le minuit, le petit Étienne se mit à pleurer. «Hélas! père, dit-il, j'ai bien faim.—Étienne, mon cher enfant, lui répond Grouïtza, que peut faire pour toi ton père? on lui a lié les mains; va dans la tente de ta mère, dérobe-lui un couteau, et reviens couper les cordes qui lient mes mains; alors je te donnerai à manger.» Or, l'enfant était de race de haïdouk, et il avait le cœur vaillant et libre: il va auprès de sa mère dans la tente, et lui dérobe un couteau; mais le voici dans un grand embarras; le couteau était pesant et l'enfant bien faible; à peine s'il put le traîner jusqu'à son père, des deux mains à peine le soulever. Il appuie le couteau sur les cordes, mais le couteau, en les tranchant, pénètre dans la main droite de Grouïtza. L'enfant gémit comme un serpent venimeux: «Ah! père, je t'ai coupé la main!—Ne crains rien, Étienne, mon enfant, dit Novakovitch, ce n'est pas des mains de ton père que coule le sang, c'est de la corde qu'il sort.»

Quand Grouïtza eut les mains libres, il sauta sur ses pieds, fit le signe de la croix sacrée, et prononça le nom de saint Nicolas, le nom de Pâques et du Saint Évangile, puis prenant son sabre, il entra dans la tente où étaient les Turcs, écarta de dessus eux là couverture de soie, et il ne leur trancha point le col blanc, mais les coupa par la ceinture, de trois en faisant six. Puis il courut à Andrinople, chez sa sœur Mara, la tavernière, et ayant rapporte du vin et de la rakia, avec du pain blanc et de la viande grasse de bélier, il s'assit sous la tente de soie, et quand il eût mangé ainsi avec Étienne, il se mit à chanter d'une voix claire et haute. Maxime s'éveilla, et voulut réveiller les trois Turcs: «Levez-vous, dit-elle, maudite soit votre mère! Voici Grouïtza qui chante, tout lié qu'il est.» Mais quand elle eût écarté la couverture de soie, et vu les Turcs fendus en deux, elle demeura debout à réfléchir: «Dieu clément! que faire et que devenir? Malheureuse, si je veux fuir, les chevaux même n'échappent pas à Grouïtza, bien moins une femme!» Croisant les bords de ses vêtements et ses blanches mains, elle va d'elle-même trouver Grouïtza, franchit la portière de la tente, et baise la soie qui couvrait la poitrine de son mari: «Mon seigneur Grouïtza Novakovitch, (dit-elle), les Turcs m'avaient jeté un sortilège.» Mais Grouïtza lui réplique: «Maxime, créature perfide, vivants les Turcs t'avaient ensorcelée, et morts ils t'ont renvoyée vers moi.» Puis il lève la tente de soie, s'avance plus haut dans la montagne, jusqu'au lieu où il avait campé, et dresse de nouveau la tente; après quoi il dit à Maxime: «Créature perfide, lequel aimes-tu le mieux de m'éclairer avec un flambeau, ou de baiser mon sabre?—Seigneur, lui répondit Maxime, je ne puis baiser ton sabre, car il est plein de souillures, mais je veux tenir le flambeau pour l'éclairer, quand même je ne devrais point dormir[14].» Alors Grouïtza se lève et la saisit par les cheveux, il la dépouille de ses habits de soie et de velours, et après lui avoir enlevé le mouchoir qui lui couvrait la tête, et le collier qu'elle avait au col, et ne lui laissant que la chemise, il l'enduit de cire et de goudron, de soufre et de poudre rapide, puis l'enveloppant de coton délicat, il verse sur elle de l'eau-de-vie forte, l'enterre jusqu'à la ceinture, et ayant mis le feu aux cheveux, il s'assied et boit du vin frais, tandis que sa femme l'éclaire d'une triste lumière.

Quand elle fut brûlée jusqu'à ses yeux noirs, Maxime commença à dire: «Mon seigneur Grouïtza Novakovitch, si tu ne regrettes point mes cheveux blonds, qu'a si souvent pressés ta main, comment ne regrettes-tu pas mes yeux noirs? Assez souvent aussi tu les as baisés.» Lorsqu'elle fut brûlée jusqu'à son blanc visage, elle dit encore: «Grouïtza, mon seigneur, si tu ne regrettes point mes yeux noirs, comment n'as-tu pas regret de mon blanc visage, car il n'a point son égal, et ton père, épris pour lui d'admiration, t'a fait riche.» Grouïtza alors lui répond: «Maxime, créature perfide, il est vrai, et je le sais bien, que, ton visage n'a point d'égal, et que dans son admiration, mon père m'a richement doté, mais j'aime mieux qu'il soit consumé par le feu que s'il me livrait aux Turcs.» Quand elle fut brûlée jusqu'à ses seins blancs, le petit Étienne fondit en pleurs: «Beau papa, voilà les seins de ma mère brûlés, les seins qui m'ont nourri, père, et qui ont fait que je marche.» En voyant pleurer le petit Étienne, Grouïtza Novakovitch s'émut de pitié, et les larmes lui coulérent des yeux; il éteignit ce qui n'était point encore consumé, et soigneusement l'inhuma.

IX

THADÉE DE SÈGNE.

Extrait.

L'aube n'avait pas encore blanchi, ni l'étoile du matin montré son visage, quand les portes de Sègne s'ouvrirent, et il en sortit une petite troupe de trente-quatre compagnons (haïdouks), qui commencèrent à gravir la montagne.

* * * * *

Iovan de Kotar court vers le berger, et il ramène un bélier de neuf ans, et un fort bouc de sept ans. Thadée de Sègne les écorche vifs tous les deux, puis les lâche parmi les branches des sapins. Au contact des branches le bouc commence à crier, tandis que le bélier reste muet, ne pousse pas une plainte. «O Thadée, chef de notre troupe, dit alors Iovan de Kotar, pourquoi lâcher des animaux écorchés?» et Thadée de Sègne lui répond: «Voyez-vous, mes chers frères, quels tourments endurent ces animaux; eh bien! il en faut souffrir de plus grands aux mains des Turcs, quand ils s'emparent de nos braves. Celui qui peut les supporter, qu'il le fasse en silence, frères, comme ce bélier écorché dans la forêt; celui qui ne croit pas pouvoir les souffrir, je lui pardonne au nom de Dieu; qu'il s'en retourne à Sègne sur la frontière.»

X

LA FEMME DU HAÏDOUK VOUKOÇAR.

Extrait.

Voukoçar est surpris dans son sommeil par un Turc d'Oudbigua, qui l'emmène à sa maison et le laisse languir pendant trois ans dans un cachot. Au bout de ce temps, le haïdouk, désespérant d'être rendu à la liberté, écrit à sa jeune femme pour l'engager à se remarier. Mais celle-ci «éclate de rire» à cette invitation, et après s'être fait couper les cheveux, et s'être revêtue de somptueux habits d'homme et d'un splendide équipement de guerre, elle se rend à Oudbigna, chez le Turc. Elle se présente à lui, la menace à la bouche, comme un messager impérial chargé de le conduire, lui et son prisonnier, devant le sultan. Alil Boïtchitch (c'est le nom du Turc), frappé de terreur, la reçoit, l'héberge et remplit même à son égard des offices serviles.

Quand il fit jour et que le soleil parut, elle prit ses armes brillantes, et montant son grand cheval, elle se rendit à la porte du cachot. Là elle trouve le geôlier, auquel elle fait sauter la tête, puis frappant la porte de sa masse: «Sors, s'écrie-t-elle, homme du sultan; le tzar m'a envoyé pour que je vous conduise devant lui, toi et Alil.»

Les tourments avaient abattu le haïdouk, il était résigné à perdre sa tête, et sortit de la froide prison. Elle le frappe de sa lourde masse, le frappe deux à trois fois, afin de ne pas éveiller les soupçons des Turcs, puis elle appelle Alil Boïtchitch: «Amène, dit-elle, un cheval au haïdouk, et pour toi trouves-en un aussi.» Le Turc rentre dans sa blanche maison, et en ramène un fort cheval, de l'autre main tenant un sabre forgé, et une bourse de cinq cents ducats: «Voilà pour toi, messager impérial, ne me conduis pas devant le tzar.» Sans tarder alors, la jeune femme jette le haïdouk sur le cheval, puis s'élance à travers la campagne.

Quand ils furent dans la verte forêt, ils arrivèrent à un carrefour, d'où partaient deux chemins, l'un allant à Stambol, l'autre vers le littoral uni. Là, dit la belle jeune femme: «Allons, regarde, connais-tu ces armes?» Quand le haïdouk les eut considérées: «Je les connais, dit-il, mais c'est en vain; et toi, d'où te sont-elles venues?—C'est ta femme qui me les a apportées, je l'ai prise pour ma fidèle épouse.» Lorsque le haïdouk Voukoçar entendit ces paroles, le fièvre le prit; mais la belle jeune femme lui dit: «N'aie point de crainte, mon cher seigneur, je suis ta fidèle épouse, mais pardonne-moi ces coups de masse, j'ai ainsi vengé bien des coups de pied[A].»

[Note A: Ceux qu'elle avait reçus de son mari.]

XI

LE VIEUX VOUÏADIN.

Une fille maudissait ses yeux: «Mes yeux noirs, puissiez-vous ne point voir! partout vous regardiez, et aujourd'hui vous n'avez pas vu les Turcs de Liévo ramenant des haïdouks de la montagne: Vouïadin avec ses deux fils…»

Quand ils furent près de Liévo, et qu'ils l'aperçurent, la ville maudite, et sa blanche tour, ainsi parla le vieux Vouïadin: «Mes fils, mes faucons, voyez-vous le maudit Liévo, et la tour qui y blanchit! c'est là qu'on va vous frapper et vous torturer, briser vos jambes et vos bras, et arracher vos yeux noirs; mes fils, mes faucons, ne montrez point un cœur de veuve, mais faites preuve d'un cœur héroïque; ne trahissez pas un seul de vos compagnons, ni les recéleurs chez qui nous avons hiverné, hiverné, et laissé nos richesses; ne trahissez point les jeunes tavernières, chez qui nous avons bu du vin vermeil, bu du vin en cachette.»

Lorsqu'ils arrivèrent à Liévo, la ville de plaine, les Turcs les mirent en prison, et trois jours les y laissèrent, délibérant sur les supplices qu'ils leur infligeraient. Au bout de trois jours blancs, on fit sortir le vieux Vouïadin, on lui rompit les jambes et les bras, et comme on allait lui arracher ses yeux noirs, les Turcs lui dirent: «Révèle-nous, débauché, vieux Vouïadin, révèle-nous le reste de ta bande, et les recéleurs que vous avez visités, chez qui vous avez hiverné, hiverné et laissé vos richesses, dis-nous les jeunes tavernières, chez qui vous buviez du vin vermeil, buviez du vin en cachette.»

Mais le vieux Vouïadin leur répond: «Ne raillez point, Turcs de Liévo; ce que je n'ai point confessé pour mes pieds rapides, qui savaient échapper aux chevaux, ce que je n'ai point confessé pour mes mains vaillantes qui brisaient les lances et saisissaient les sabres nus, je ne le dirai point pour mes yeux perfides qui m'induisaient à mal, en me faisant voir du sommet des montagnes, en me faisant voir au bas les chemins par où passaient les Turcs et les marchands.»

XII

LE PETIT RADOÏTZA.

Bon Dieu, la grande merveille! est-ce le tonnerre qui gronde, ou la terre qui tremble? Est-ce la mer qui se brise sur les écueils, ou les Vilas qui se battent dans la montagne?—Ce n'est point le tonnerre qui gronde, ni la terre qui tremble, ce n'est point la mer qui se brise sur les écueils ou les Vilas qui se battent dans la montagne, mais les canons qui grondent à Zadar, où l'aga Békir-Aga fait réjouissance, pour avoir pris le petit Radoïtza. Ensuite il le jette au fond d'un cachot, où sont vingt prisonniers, tous pleurant, sauf un seul qui chante et dit à ses compagnons: «Ne craignez point, mes chers frères; peut-être Dieu enverra-t-il quelque brave pour nous délivrer.» Mais quand Radoïtza entra parmi eux, tous d'une commune voix éclatèrent en sanglots et en imprécations contre Radoïtza: «Radoïtza, sois-tu livré aux supplices! C'est en toi que nous espérions, de toi que nous attendions notre délivrance, et voici que tu viens nous rejoindre! Quel brave maintenant nous tirera d'ici?» Mais le petit Radoïtza leur répond: «Ne craignez point, mes chers frères, mais demain, dès l'aube, appelez l'aga Békir, et dites-lui que Radé est mort: peut-être ordonnera-t-il qu'on m'enterre.»

Quand le jour eût paru et que le soleil brilla, les vingt prisonniers s'écrièrent: «Dieu t'anéantisse, aga Békir-Aga, pour nous avoir amené Radoïtza; pourquoi ne l'avoir point pendu hier? Il a expiré cette nuit au milieu de nous; nous fera-t-il mourir de puanteur?» On ouvrit les portes de la prison, et on emporta Radoïtza: «Emportez-le, dit l'aga aux prisonniers, et l'enterrez.» Mais sa femme commença à dire: «Par Dieu, Radoïtza n'est pas mort, il ne feint que de l'être[15], allumez-lui du feu sur la poitrine (pour voir) s'il ne bougera point, le brigand.» Mais Radoïtza avait un cœur héroïque, il ne remua ni ne fit un mouvement. Et la femme de l'aga reprit: «Radé n'est point mort, il ne feint que de l'être, prenez un serpent étalé au soleil, et mettez-le dans le sein de Radoïtza; peut-être aura-t-il peur et bougera-t-il, le brigand.» On prit un serpent échauffé par le soleil, et on le mit dans le sein de Radé; mais il avait un cœur héroïque, il ne remua, ni n'eut peur. Et la femme de l'aga dit encore: «Radé n'est point mort, il ne feint que de l'être, prenez vingt clous, et les lui enfoncez sous les ongles: peut-être qu'il remuera, le brigand.» Et on prit vingt clous, et on les lui enfonça sous les ongles, mais là encore Radé montra un cœur ferme, il ne bougea, ni n'exhala un soupir. Pour la quatrième fois, la femme de l'aga dit: «Radé n'est point mort, que les filles forment un kolo[16], et en tête la belle Haïkouna, peut-être lui sourira-t-il.» Les filles se rassemblèrent en ronde, ayant à leur tête la belle Haïkouna: autour de Radé elle conduisait la ronde, et en dansant sautait par-dessus lui; et comme elle est charmante, que Dieu la confonde! de toutes elle est la plus grande et la plus belle, c'est sa beauté qui anime le kolo, que par sa taille elle domine, le collier suspendu à son col résonne, et on entend le frémissement de ses pantalons de soie. En l'apercevant, le petit Radoïtza la regarde de l'œil droit, et du gauche il sourit dans sa moustache; ce que voyant la jeune Haïkouna, elle prit un mouchoir de soie, qu'elle jeta sur le visage de Radé, afin que les autres filles ne vissent rien, puis elle dit à son père: «Mon pauvre père, ne souille point ton âme d'un péché, mais qu'on emporte le captif et qu'on l'enterre.» Mais la femme de l'aga s'écrie: «N'allez point l'enterrer, le brigand, mais jetez-le dans la mer profonde, et nourrissez les poissons de belle chair de haïdouk.» L'aga le prit et le lança dans la mer profonde.

Mais Radé était un merveilleux nageur, il s'en alla bien loin à la nage, puis sortit sur le rivage de la mer, en s'écriant: «Allons mes dents blanches et fines, retirez moi ces clous de dessous les ongles.» Et s'asseyant, il mit ses pieds en croix, et en retira les clous qu'il plaça ensuite dans son sein. Radé pourtant ne voulait pas se tenir tranquille: quand la sombre nuit fut arrivée, il prit le chemin de la maison de Békir-Aga, et s'arrêta un instant devant la fenêtre. En ce moment l'aga était à table, soupant, et il disait à sa femme: «Ma dame, ma fidèle épouse, voilà neuf ans que Radé s'est fait haïdouk, et que je ne pouvais souper tranquille, par crainte du petit Radoïtza. Grâce à Dieu, il n'est plus là, et je m'en suis défait: demain je veux pendre ces vingt autres, dès que le jour paraîtra.»

Or Radé entendait et voyait; il se précipite dans la chambre, saisit par le col l'aga encore à table, et lui fait voler la tête de dessus les épaules; puis saisissant la femme de l'aga, il tire de sa poitrine les clous, et les enfonce sous les ongles de la Turque; mais il en avait à peine enfoncé la moitié, qu'elle expira, la chienne: «C'est pour que tu saches, lui crie-t-il, les tourments que causent les clous.» Puis, prenant la jeune Haïkouna: «Haïkouna, cœur de ma poitrine, trouve-moi les clefs de la prison, que je délivre les vingt prisonniers.» Haïkouna trouva les clefs, et il fit sortir les captifs. Ensuite il lui dit encore: «Haïkouna, ma chère âme, trouve-moi les clefs de la dépense, que je cherche quelque chose pour mes frais de route, j'ai un long voyage à faire, et il faut que j'aie de quoi boire en chemin.» Elle lui ouvrit le coffre aux talaris: «Mon cher cœur, lui dit Radé, que ferai-je de ces fers à cheval? je n'ai point de chevaux pour les leur mettre.» Elle ouvrit le coffre aux ducats, et il partagea les ducats parmi la troupe; puis prenant la jeune Haïkouna, il l'emmena dans la terre de Serbie, la conduisit dans une blanche église, et, d'Haïkouna en ayant fait Angelia, il la prit pour sa fidèle épouse.

XIII

RADÉ DE SOKOL ET ACHIN-BEY.

(L'hivernage des haïdouks.)

Trois amis boivent du vin dans la montagne, sous les verts sapins: l'un était Radé de Sokol, le second, Sava des bords de la Save et le troisième, Paul de la plate Sirmie; avec eux boivent leurs quatre-vingt-dix compagnons.

Quand de vin vermeil ils se furent rassasiés, Radé de Sokol commença à dire: «Écoutez-moi, mes amis; l'été se passe, et le triste hiver arrive, les feuilles sont tombées, et il ne reste que la forêt (nue), mais par la forêt on ne peut plus aller; où chacun de nous passera-t-il l'hiver? chez quel ami dévoué?» Paul de Sirmie lui répond: «Ami Radé de Sokol, je passerai l'hiver à Ioug, la blanche cité, chez mon ami Drachko, le capitaine. Chez lui déjà j'ai séjourné durant sept hivers, et j'y passerai celui-ci encore, et avec moi mes soixante compagnons.» Sava, des bords unis de la Save, dit ensuite: «Pour moi, j'hivernerai chez mon père, dans sa cave profonde, aux bords de la Save, et avec moi mes trente compagnons; mais toi, frère, Radé de Sokol, où veux-tu hiverner, as-tu quelqu'un de ta parenté?» Radé leur réplique: «Écoutez-moi, mes amis, je n'ai plus de parents, mais j'ai un pobratime en Dieu, le bey Achin de Sokol; chez lui, frères, j'ai passé neuf hivers en neuf années, et celui-ci sera le dixième. Mais écoutez-moi, frères. Quand le triste hiver sera passé, l'hiver passé et le jour de saint George venu, que la forêt se sera revêtue de feuilles, et la terre d'herbes et de fleurs, que l'alouette chantera parmi les buissons sur les bords de la Save, et qu'on entendra les loups dans la montagne, alors, frères, il sera temps de nous réunir, au lieu même où nous nous séparons aujourd'hui: celui qui ce jour là ne serait point au rendez-vous, attendez-le une semaine; celui qui au bout d'une semaine ne serait pas venu, attendez-le quinze jours; mais qui après deux semaines n'aura point paru, cherchez-le, frères, dans son quartier d'hiver.» Cela dit, ils se levèrent, se baisèrent sur leur blanc visage, et saisissant son long fusil chacun se mit en marche.

Radé vers le soir arriva à Sokol, devant la cour d'Achin-Bey, et il secoua le marteau de la porte. Le bey dormait dans sa blanche maison, ayant sa femme à ses côtés, mais la Turque l'éveille: «Seigneur, bey Achin-Bey, quelqu'un frappe à la porte, il me semble reconnaître la main du haïdouk, du haïdouk ton pobratime, Radé de Sokol.» Le bey saute sur ses pieds légers, ouvre la porte de la maison, et en sortant va ouvrir celle de la cour. Le Turc accueillit son pobratime en Dieu, sur leurs blancs visages ils se baisèrent, puis s'enquirent de leur santé, et rentrèrent dans la maison. La boula aussi vint à la rencontre de Radé, lui baisa la main, prit sa légère carabine, et apporta le souper à Radé, qui était assis sur la molle couche.

Le haïdouk commença à souper, et, en soupant, à boire du vin frais; puis, quand de vin il fut rassasié, il ôta sa ceinture: le voilà qui en tire trois mesures d'or, chacune de trois cents ducats; il en offre deux à son frère en Dieu: «Voilà pour toi, mon frère en Dieu, parce que tu me nourriras cet hiver.» Il jette la troisième sous l'oreiller et mettant la main dans son dolama, il en tire trois rangs de ducats, et les donnant à la femme du bey: «Voilà pour toi, ma chère belle-sœur, il y a longtemps que je ne t'ai fait visite, ni apporté de présents.» Il lui donne encore un réseau de perles: «Voilà pour toi, ma chère belle-sœur, car tu me serviras cet hiver, et laveras le linge fin.» Puis il met le dolama sous l'oreiller, et laisse à ses côtés deux couteaux tranchants. Le haïdouk était épuisé de fatigue: il s'endormit comme un jeune agneau, Achin-Bey à ses côtés. Mais la boula l'éveille et lui dit: «Seigneur bey Achin-Bey, écoute bien ce que je vais dire: demain les Turcs te reprocheront de nourrir un haïdouk de la forêt; donne donc la mort à ton pobratime.» Le bey se laissa séduire, et prenant un des couteaux de Radé, il en égorgea son frère en Dieu; mais il avait oublié de retirer de dessous l'oreiller le dolama aux plaques de métal; puis il prit le corps de Radé et le jeta au bas de la maison pour être dévoré des aigles et des corbeaux.

Ainsi fut-il, mais pas long temps ne dura, l'hiver s'écoula et le printemps vint, la forêt se revêtit de feuilles, et la terre noire d'herbes et de fleurs, l'alouette chantait parmi les buissons sur les bords de la Save, et les loups hurlaient dans les rochers autour du Tzèr. Les haïdouks alors le gravirent, et arrivèrent au rendez-vous: Paul de la Sirmie le premier, Sava le second, et avec eux leurs quatre-vingt-dix compagnons; mais Radé de Sokol ne paraît point. Ils l'attendirent deux semaines, puis s'en allèrent de là en troupe, et prirent le chemin de Sokol. Arrivés devant la cour d'Achin-Bey, Paul secoua le marteau de la porte. Le bey était dans sa blanche maison, à souper avec sa femme, et la boula lui dit: «Quelqu'un frappe, descends de la maison et va ouvrir la porte de la cour.»

Le bey descendit, et ouvrit les portes, mais grande fut son épouvante, quand il vit deux harambachas et avec eux quatre-vingt-dix hommes. Il prit la fuite du côté de la maison, mais Paul de la Sirmie le poursuit et l'arrête à l'entrée; puis il lui demande: «Qu'est-ce donc, bey, qui t'épouvante? nous sommes de la bande de Radé de Sokol, et nous sommes venus pour nous réunir: conduis-nous vers Radé. Mais le bey leur répond: «Par Dieu, harambachas, il y a longtemps que Radé n'est plus: il est mort en hiver, le jour de Saint-Sava, je l'ai enterré alors, et distribué son bien en aumônes aux infirmes et aux aveugles.—Si tu as dissipé son bien, réplique Sava des bords unis de la Save, où est son dolama aux plaques de métal, et les deux couteaux tranchants de Radé?» Puis tirant un fouet à triple lanière, il commence à en frapper la jeune femme du bey; vaincue par la douleur, la boula ouvrit la porte du tchardak et apporta le vêtement et les armes. Quand les haïdouks virent le dolama tout taché de sang, ils saisirent le bey Achin-Bey, l'emmenèrent hors de la maison, dans la cour, au milieu de la troupe, et à coups de sabre ils le taillèrent et le mirent en pièces, pour venger leur frère en Dieu; puis ils pillèrent la maison du bey, et partirent en santé et en joie.

NOTES

I. [Note 1: Cette pièce est beaucoup plus ancienne que les suivantes, et semble antérieure à l'arrivée des Turcs, bien que le mot même de haïdouk paraisse dériver du turc haidoud, brigand. Leur établissement dans les pays Serbes n'a fait que donner une nouvelle impulsion et, quelquefois une direction patriotique à un métier qui là, comme ailleurs, a existé de toute éternité.]

I. [Note 2: Prédrag signifie le très-cher, et Nénad, l'inespéré.]

I. [Note 3: Voyez les notes du n° V, première partie.]

I. [Note 4: Littéralement: «Elle apporte devant lui un doux service,» c'est-à-dire, suivant la coutume encore existante, des confitures, de l'eau-de-vie de prunes et le café, alors inconnu. Ce sont les femmes et surtout les jeunes filles qui, dans les grandes occasions, sont chargées de cet office.]

I. [Note 5: C'est à couvert, en effet, que les haïdouks montrent toute leur bravoure, et la manière de combattre, qui leur est commune avec les Montenégrins, est bien décrite dans une pésima de ceux-ci qui date du siècle dernier.

«….. Les Turcs brûlèrent bien des villages et ne firent pas peu d'esclaves; mais une male fortune leur échut, car ils ne savent pas, eux, se cacher à l'abri d'un arbre ou derrière un rocher, comme le font les Montenégrins. Et le Bosniaque s'écrie: «Arrête, Montenégrin, cœur de souris! Viens nous mesurer en rase campagne, au lieu de te sauver comme une souris dans un tronc d'arbre!» Mais de derrière l'arbre un coup de fusil part, et le Turc tombe frappé d'un côté où il ne s'y attendait pas.» (Piévannia Tzèrno-gorska, etc., chants du Montenégro et de l'Hertzégovine, recueillis par Miloutinovitch, Buda, 1833, p. 180.)

En 1849, après la fin de la guerre de Hongrie, lorsque les débris de la légion polonaise traversèrent un coin de la Serbie pour se rendre à Choumla, ils arrivèrent à l'improviste, à cheval, mais sans armes, sur une clairière de forêt, où s'exerçait une milice de paysans. Fidèles à leur tactique, ceux-ci eurent disparu en un clin d'œil, et à l'abri des arbres environnants firent pleuvoir des balles sur les Polonais, qui eurent quelque peine à faire reconnaître qu'ils étaient désarmés.]

I. [Note 6: Allusion à la vendette qu'il suppose devoir exister désormais entre les deux familles.—A part le motif du voyage du haïdouk et sa fin tragique, cette pièce a beaucoup d'analogie avec une des ballades sur Robin Hood; et le green wood des outlaws est bien la zéléna gora des haïdouks.]

III. [Note 7: Le texte porte, en un seul mot, Djaferbegovitza. Au moyen de la finale ovitza ou itza, on forme ainsi des noms féminins, par exemple, konsoulovitza, la femme du consul, la consulesse, pachinitza, la femme du pacha.]

III. [Note 8: C'est la traduction littérale du mot dragoskoup.]

IV. [Note 9: Ou vinou kief zadobiché, «(quand) ils eurent trouvé le kief dans le vin.» Le mot turc de kief, rendu ici par belle humeur, marque cet état de béatitude où l'on est plongé après un bon dîner, ou en buvant une tasse de café aromatique, alors qu'accroupi sur un divan, on aspire lentement la fumée de son tchibouk. Un Anglais dirait en pareille occasion que: He feels very comfortable.]

VI. [Note 10: Le mot employé ici est bochtchalouk, qui désigne un cadeau fait ordinairement aux gens de noce, et qui se compose d'une chemise, de larges caleçons ou pantalons de dessous et d'une serviette, le tout de fine toile de coton, mêlée de soie, à la mode turque, et de bas de laine épais, à dessins de diverses couleurs.]

VII. [Note 11: Manuel ou Manoïlo. Ce personnage est le héros de plusieurs autres chants.]

VII. [Note 12: Au texte stara planina, la vieille montagne.]

VIII. [Note 13: Bendjelouk, nom turc de quelque plante narcotique.]

VIII. [Note 14: Ces expressions sont fort claires, et cependant M. Vouk remarque que dans les chants populaires, où elles se rencontrent assez fréquemment, elles ne sont jamais comprises dans leur sens figuré. Mais c'est ici le cas de ne pas entendre à demi-mot.]

XII. [Note 15: Littéralement «mais il s'est rendu immobile.»]

XII. [Note 16: Le mot kolo, qui signifie roue, et que l'on peut par conséquent rendre fort exactement par celui de ronde, est le nom générique des danses nationales serbes, qui s'exécutent en rond, bien que, dans quelques-unes, les deux extrémités du rond ne se touchent point. Elles consistent en général dans un mouvement alternatif d'avance et de recul, exécuté au moyen de pas divers, mais le plus souvent d'un caractère monotone. Les deux sexes s'y mêlent librement, les danseurs se tenant soit par la main, soit à l'aide d'un mouchoir noué autour de la ceinture. A défaut de cornemuse (gaïdé) ou de flageolet, ils chantent des rondes spéciales, absolument comme font chez nous les enfants.]

IV

POÉSIES HÉROÏQUES DIVERSES

I

LA CONSTRUCTION DE SCUTARI (SKADAR).

Trois frères bâtissaient une ville, trois frères, les Merniavtchévitch; l'un était le roi Voukachine, le second le voïvode Ougliécha, et le troisième était Goïko. La ville qu'ils construisaient était Scutari sur la Boïana; trois ans ils y travaillèrent, avec trois cents ouvriers, sans pouvoir poser les fondations, et moins encore élever les murailles: ce que les ouvriers avaient édifié pendant le jour, la Vila venait la nuit le renverser.

Quand commença la quatrième année, la Vila cria de la montagne: «Ne te tourmente point, roi Voukachine, ne consume pas tes richesses; tu ne saurais bâtir les fondations, et moins encore édifier les murailles, à moins de trouver deux (personnes à) noms semblables, à moins de trouver Stoïa et Stoïan[1], le frère et la sœur, et en les murant dans les fondations, celles-ci se soutiendront, et ainsi tu pourras édifier la ville.»

Quand le roi Voukachine eût entendu ces paroles, il appela son serviteur Decimir: «Decimir, mon cher enfant, jusqu'ici tu as été mon serviteur fidèle, et désormais (tu seras) mon enfant chéri: attelle, mon fils, des chevaux à une voiture, et emportant six charges d'or, va jusqu'au bout du monde chercher deux (personnes à) noms semblables; cherche Stoïan et Stoïa, le frère et la sœur, et enlève-les, ou les achète pour de l'or, et ramène-les à Scutari sur la Boïana, pour que nous les murions dans les fondations: peut-être celles-ci alors tiendront, et pourrons-nous édifier la forteresse[A].»

[Note A: Decimir part en effet, mais après un voyage de trois années qui l'a conduit au bout du monde, il revient annoncer l'inutilité de ses recherches.]

Le roi Voukachine appela Rad l'architecte, et Rad appela les trois cents ouvriers. Le roi édifie Scutari sur la Boïana, le roi l'édifie, la Vila le renverse, elle ne laisse point bâtir les fondations, et moins encore élever la cité, puis de la montagne elle s'écrie: «M'écouteras-tu, roi Voukachine? Ne te tourmente point, ne consume pas tes richesses, tu ne saurais bâtir les fondations, et moins encore élever la cité. Mais voici que vous êtes trois frères, ayant chacun une fidèle épouse. Celle qui viendra demain à la Boïana, apporter le repas des ouvriers[2], murez-la dans les fondations, et celles-ci se soutiendront, et ainsi vous pourrez bâtir les murailles.»

A ces paroles, le roi Voukachine appela ses deux frères: «Écoutez, mes chers frères, voici ce qu'a dit la Vila de la montagne. Il ne sert de rien de consumer nos richesses, la Vila ne nous laissera point bâtir les fondations, et moins encore élever la ville. Mais nous sommes, a dit la Vila de la montagne, trois frères, ayant chacun une fidèle épouse. Celle qui viendra demain à la Boïana, apporter le repas des ouvriers, murons-la dans les fondations, ainsi celles-ci se soutiendront, et nous édifierons la cité. Mais engageons à Dieu, mes frères, notre parole solennelle, que nul de nous n'avertira sa femme, et que nous laisserons au hasard (à décider) laquelle viendra à la Boïana.» Et chacun engagea à Dieu sa foi, de ne rien dire à son épouse.

La nuit cependant tomba; ils s'en retournèrent à leurs blanches maisons, soupèrent comme il convient à des seigneurs, puis allèrent se coucher chacun avec sa femme. Mais si tu voyais la grande merveille! Le roi Voukachine viola sa parole, et il fut le premier à dire: «Prends bien garde, ma fidèle épouse, de ne pas venir demain à la Boïana, ni d'apporter le repas des ouvriers, car tu y perdrais la vie, on te murerait dans les fondations de la forteresse[B].»

[Note B: Ougliécha fait la même révélation à sa femme.]

Le jeune Goïko ne trahit point sa foi, et ne révéla point (le secret) à son épouse. Le matin venu, les trois Merniavtchévitch se levèrent de bonne heure, et s'en allèrent vers la Boïana, à la forteresse.

Le temps arriva de porter le dîner. Or le tour était à dame la reine. Elle alla trouver sa belle-sœur, la femme d'Ougliécha: «Écoute (dit-elle), je suis prise d'un mal de tête, toi, tu es bien portante, tandis que je ne puis me remettre, porte aux ouvriers leur dîner.»—La femme d'Ougliécha lui répondit:«Dame reine, ma belle-sœur, et moi, je suis prise d'un mal à la main, tu es en santé, je ne puis me remettre, mais adresse-toi à (notre) plus jeune belle-sœur[C].»

[Note C: Elle va en effet lui faire la même demande.]

«Écoute, dame reine, répondit la jeune femme de Goïko, je serais heureuse de t'obéir, mais mon petit enfant n'est pas encore baigné, et mon linge n'est pas lavé.—Va, ma belle-sœur reprit la reine, et porte aux ouvriers leur dîner; je laverai ton linge, et notre belle-sœur baignera l'enfant.» La jeune femme n'a plus rien à dire, et elle part portant le dîner.

Quand elle fut au bord de la Boïana, Goïko Merniavtchévitch l'aperçut, et le cœur du jeune homme se serra, il eut pitié de sa chère petite épouse, il eut pitié de son enfant au berceau, qui n'était né que depuis un mois, et les larmes coulèrent sur son visage. La svelte jeune femme le vit (pleurer), elle s'avança jusqu'à lui, d'un pas léger, et d'une voix douce lui dit: «Qu'as-tu, mon bon seigneur, que les larmes coulent sur tes joues?—Il y a un malheur, ma chère petite femme, j'avais une pomme d'or qui vient de tomber dans la Boïana; voilà ce qui m'afflige, et de quoi je ne me puis consoler.» Elle ne comprend point, la jeune femme, mais elle dit à son seigneur: «Prie Dieu qu'il te donne la santé, et tu fondras une autre pomme, et plus belle.»

Cependant la douleur du héros devenait plus cruelle, et il détourna la tête pour ne plus voir sa femme; sur cela arrivèrent les deux Merniavtchévitch; les beaux-frères de la jeune femme de Goïko, et l'ayant prise par ses blanches mains, ils l'emmenèrent vers la forteresse pour l'y emmurer, et appelèrent Rad l'architecte qui appela à grands cris les trois cents ouvriers, et la svelte jeune femme souriait croyant que c'était un jeu. L'ayant poussée pour l'enfermer dans la muraille, les ouvriers apportèrent du bois et des pierres, et maçonnèrent jusqu'à la hauteur de son genou, et la svelte jeune femme souriait, espérant encore que ce n'était qu'un jeu. Les trois cents ouvriers apportèrent et bois et pierre, et maçonnèrent jusqu'à la hauteur de sa ceinture, et alors pierre et bois commençant à la serrer, elle vit le malheur qui l'attendait, et avec un gémissement amer, pareil au sifflement d'un serpent, elle se mit à implorer ses chers beaux-frères: «Ne me faites point, si vous croyez en Dieu, enfermer dans le mur, jeune comme je suis.»—Ainsi elle priait, mais de rien ne lui servit; car ses beaux-frères ne la regardèrent même point. Alors surmontant la honte et la crainte, elle supplia son mari: «Ne permets pas, mon bon seigneur, qu'ils me fassent périr, jeune comme je suis; mais va trouver ma vieille mère, ma mère est assez riche, et tu pourras acheter un homme ou une femme esclave, que vous enterrerez dans les fondations.»—Ainsi elle priait, mais de rien ne lui servit.

Et quand elle vit que ses supplications étaient inutiles, elle s'adressa à Rad l'architecte: «Mon frère en Dieu, architecte Rad, laisse une ouverture devant ma poitrine, et par là tire mes blanches mamelles, afin qu'on apporte mon petit Iova, et qu'il puisse s'y allaiter.» Rad, qu'elle appelle frère, accède à cette prière; il lui laisse devant la poitrine une ouverture, et tire par là les mamelles, afin, quand viendra le petit Iova, qu'il puisse s'y allaiter. L'infortunée implore encore une fois Rad: «Mon frère en Dieu, architecte Rad, laisse-moi une ouverture devant les yeux, afin que je puisse voir jusqu'à ma blanche maison, quand on m'apportera Iova, et qu'au logis on le remportera.»—Rad accéda encore à sa prière, et lui laissa devant les yeux une ouverture, afin qu'elle pût voir jusqu'à sa blanche maison, quand on lui apporterait Iova, et qu'au logis on le remporterait.

Et ainsi on l'enferma dans la muraille, puis on apporta l'enfant dans son berceau, et durant une semaine elle l'allaita. Au bout de la semaine, sa voix s'éteignit, mais l'enfant trouva toujours sa nourriture, et elle l'allaita une année entière.

Ainsi qu'il en fut alors, il en est encore aujourd'hui, et là toujours coule de la nourriture, comme une merveille et comme un remède pour la femme (mère) qui n'a point de lait[3].

II

DOÏTCHIN L'INFIRME.

Le voïvode Doïtchin tombe malade à Salonique, la blanche cité. Neuf ans entiers la maladie le tient, et Salonique ne sait plus rien de Doïtchin, on croit qu'il est trépassé.

Le bruit de cette merveille au loin se répandit, au loin jusque dans le pays des Maures, et vint jusqu'à Ouço, le Maure; sur-le-champ il sella son cheval noir et partit tout droit pour Salonique. Arrivé devant la ville, il planta sa tente au milieu d'une vaste plaine, et demanda qu'on fît sortir des champions pour se mesurer avec lui, et soutenir le combat à la manière des braves. Mais à Salonique il ne reste plus de braves, pour sortir contre lui: Il y avait Doïtchin, qui est infirme; il y avait Douka, qui a le bras malade; il y a Élie, adolescent inexpérimenté, qui n'a jamais vu de combat et en a encore moins livré pour son compte; et pourtant il fût sorti, si sa mère ne l'en eût empêché: «N'y va point, Élie, garçon sans expérience, le Maure te trompera, il te tuera, innocent que tu es, et ta mère restée seule devra se soutenir elle-même.»

Quand le noir Maure vit qu'il n'y avait plus à Salonique de champions en état de le combattre, il frappa sur la ville une contribution: chaque maison devait fournir un mouton, une fournée de pain blanc, une charge de vin rouge, une coupe d'eau-de-vie distillée, avec vingt jaunes ducats, et une belle fille, fille ou nouvelle mariée, venant à peine d'être emmenée par son mari, et encore vierge[4]. Tout Salonique acquitta le tribut, et le tour vint à la maison de Doïtchin. Or Doïtchin n'avait personne avec lui, que sa fidèle épouse et Ielitza, sa chère sœur. Les pauvrettes rassemblèrent le montant du tribut, mais elles n'avaient personne pour le porter, et le Maure n'aurait pas voulu le recevoir sans Ielitza, la belle jeune fille. Dans leur misère elles se désolaient. Alors Ielitza alla s'asseoir au chevet de son frère, et les larmes qu'elle versait tombant sur le visage de Doïtchin, l'infirme revint à lui et se mit à dire: «Ma maison, que le feu te brûle! voilà l'eau qui te traverse bien promptement, je ne puis même mourir en paix.—O mon frère, Doïtchin l'infirme, répondit la jeune Ielitza, ce n'est point l'eau qui traverse ta maison, mais ce sont les larmes de ta sœur (que tu sens).—Qu'y a-t-il, ma sœur, au nom de Dieu? le pain vous manque-t-il, le pain ou le vin rouge, ou l'or ou la blanche toile? ou n'as-tu plus de quoi broder sur ton métier[A]?»

[Note A: La jeune fille raconte ici longuement en 32 vers tout ce qui s'est passé, puis elle termine ainsi;]

«Nous avons rassemblé les objets du tribut, mais il n'y a personne pour le porter, car le Maure ne voudra pas les recevoir sans Ielitza, ta sœur. Or, écoute-moi, infirme Doïtchin, je ne puis être au Maure, frère, tant que tu vivras.—O Salonique, puisse le feu te consumer! s'écria alors Doïtchin, pour n'avoir point de braves qui sortent combattre le Maure, et me permettent de mourir en paix;»—puis il appela sa femme. «Angelia, dit-il, ma fidèle épouse, mon alezan est-il encore en vie?—Seigneur, infirme Doïtchin, ton alezan est encore en vie, et j'ai eu soin de le bien nourrir.—Angelia, ma fidèle épouse, va prendre le robuste coursier, et conduis-le chez mon pobratime, Pierre, le maréchal, afin qu'il le ferre à crédit; j'irai combattre le Maure, j'irai, dussé-je ne point revenir.»

Sa femme aussitôt lui obéit; prenant le robuste coursier, elle le conduisit chez Pierre, le maréchal, et quand Pierre la vit venir, il lui dit: «Svelte Angelia, est-ce que mon pobratime est trépassé, que tu mènes vendre son cheval?—Pierre, le maréchal, répondit Angelia, ton pobratime n'est pas mort; il est revenu un peu à la santé, et (demande) que tu lui ferres à crédit son cheval, afin qu'il puisse aller combattre le Maure; à son retour, il te payera.—Angelia, ma chère belle-sœur, je ne ferre point les chevaux à crédit; à moins que tu ne m'abandonnes tes yeux noirs, pour que je les baise, en attendant que ton mari soit de retour, et me paye mon travail.»—Angelia, la méchante et la maudite, s'enflamme comme un feu vivant, et emmenant le cheval, sans qu'il fût ferré, le ramène à l'infirme Doïtchin. «Angelia, ma fidèle épouse, lui demanda son mari, mon pobratime a-t-il ferré le cheval?—Seigneur, infirme Doïtchin, Dieu anéantisse ton pobratime! il ne ferre point les chevaux à crédit, mais il demande mes yeux noirs, pour les baiser, en attendant que tu lui payes son travail; pour moi je ne puis être au forgeron, Doïtchin, toi vivant.»—Lorsqu'il eut ouï ces paroles, le malade dit à Angelia: «Selle-moi mon robuste cheval, et apporte-moi ma lance de guerre;»—puis appelant Ielitza: «Ma chère sœur, apporte une pièce de toile, et serre-moi depuis les cuisses jusqu'aux côtes, de crainte que mes os ne se déplacent et ne glissent les uns sur les autres.»—Toutes deux promptement lui obéirent: sa femme selle le robuste cheval, et apporte la lance de guerre; sa sœur apporta la toile, et elles serrèrent l'infirme Doïtchin des cuisses aux côtes, et après lui avoir ceint son sabre, elles amenèrent le destrier de combat, hissèrent sur son dos le malade et lui mirent aux mains sa lance de guerre.

Le bon cheval reconnaît son maître, et il commence à caracoler avec vigueur; Doïtchin le pousse par la tcharchia, et il bondissait avec tant de force, qu'il faisait sauter les pierres du pavé, si bien que les marchands de Salonique disaient: «Gloire à Dieu l'unique! Depuis que Doïtchin est mort, jamais plus brave guerrier n'a traversé Salonique la blanche cité ni monté un meilleur cheval.»

Doïtchin sortit dans la vaste plaine, du côté de la tente du noir Maure. Quand Ouço l'aperçut, de peur il sauta sur ses pieds et lui dit: «Doïtchin que Dieu anéantisse! es-tu donc encore en vie? Viens, camarade, que nous buvions du vin; laisse de côté noise et dispute, je t'abandonne le tribut de Salonique.»—Mais l'infirme Doïtchin lui répondit: «Avance, noir Maure, avance, débauché, te battre à la manière des braves, livrer combat n'est pas si facile que de boire du vin vermeil, et de carresser les filles de Salonique.—Mon frère en Dieu, voïvode Doïtchin, reprit le noir Maure, laisse-là noise et dispute, et descends de cheval, que nous buvions ensemble; je t'abandonne le tribut et les filles de Salonique, et je te jure par le vrai Dieu, que jamais plus je ne reviendrai ici.»—Quand l'infirme Doïtchin vit que le Maure n'osait sortir, il poussa son cheval contre la tente, et d'un coup de lance la renversa. Alors si tu avais vu la merveille! Sous la tente étaient trente jeunes filles, et au milieu d'elles le noir Maure. Ouço voyant que Doïtchin ne voulait point le lâcher, sauta sur le dos de son cheval, sa lance de guerre à la main; et tous deux, pressant leurs coursiers, s'élancèrent dans la vaste plaine.—«Frappe (le premier), débauché, s'écria l'infirme Doïtchin, frappe, que tu n'aies point à te plaindre.»—Le noir Maure lance son javelot, mais l'alezan était fait à la guerre, il s'inclina jusque sur l'herbe verte, le javelot par-dessus lui passa et rencontrant la terre noire, s'y enfonça à moitié, l'autre moitié tombant brisée. Ce que voyant le Maure, il tourna le dos, et prit la fuite, tout droit vers la blanche Salonique, poursuivi par l'infirme Doïtchin. Déjà il en touchait la porte, quand Doïtchin l'atteignit, et le traversant de sa lance de guerre, le cloua contre la porte de la cité, puis d'un coup de sabre lui ayant tranché la tête, il la mit sur la pointe de son sabre, en arracha les yeux qu'il plaça dans un mouchoir délicat, et jeta la tête dans l'herbe verte. Ensuite il alla par la rue, et quand il fut à la maison de son pobratime, Pierre, le maréchal, il l'appela: «Viens, mon pobratime, que je te paye ton travail pour m'avoir ferré mon cheval, l'avoir ferré à crédit.—Mon pobratime, infirme Doïtchin, répondit le maréchal, je n'ai pas ferré ton cheval, j'ai seulement un peu plaisanté, et Angelia, la méchante et la maudite, s'est enflammée comme un feu vivant, et a emmené le cheval sans qu'il fût ferré.—Viens ici, reprit Doïtchin, que je te paye ton travail.»—Et comme il sortait de sa boutique, l'infirme Doïtchin brandissant son sabre, trancha la tête au forgeron, et mettant la tête sur la pointe de son sabre, il en arracha les yeux, les plaça dans le mouchoir et jeta la tête sur le pavé.

Tout droit il s'en va à sa blanche maison, descend de cheval à la porte, puis s'étant assis sur sa molle couche, il tire (du mouchoir) les yeux du Maure, et les jette à sa chère sœur: «Tiens, ma sœur, voici les yeux du Maure, pour que tu saches que tu n'auras point à les baiser, ma sœur, moi vivant.»—Puis prenant les yeux du maréchal et les donnant à sa femme: «Voici, Angelia, les yeux du forgeron, afin que tu saches que tu n'auras point à les baiser, ma femme, moi vivant.»—Cela il dit, et rendit l'âme.

III

LE PARTAGE DES IAKCHITCH[5].

La lune gronde l'étoile du matin: «Où as-tu été, où as-tu passé le temps, passé le temps, ces trois jours blancs?» L'étoile du matin ainsi s'excuse: «J'ai été, j'ai passé le temps au-dessus de la blanche cité de Belgrad, à regarder une grande merveille. Deux frères partageaient leur patrimoine, Dimitri et Bogdan Iakchitch. Amiablement ils se mirent d'accord, et divisèrent l'héritage: Dmitar a pris la Valachie, la Valachie et la Moldavie, et tout le Banat jusqu'au cours du Danube; Bogdan a pris la Sirmie, terre plate, la terre de Sirmie et les plaines qui bordent la Save et la Serbie jusqu'à la ville d'Oujitza. Dmitar a pris la partie inférieure de la cité (de Belgrad) et Néboïcha, la tour qui est sur le Danube. Bogdan a pris la partie inférieure de la cité, avec l'église de Roujitza[6] qui est au centre. Mais pour peu de chose les frères se sont brouillés, pour si peu de chose que ce n'est rien: à propos d'un cheval noir et d'un faucon. Dmitar réclame le cheval par droit d'aînesse[7], le noir cheval et le faucon gris, Bogdan; aucun des deux ne veut céder.

Lorsqu'au matin l'aurore a lui, Dmitar monte sur son grand cheval noir, et il prend son faucon gris, puis s'en va chasser dans la montagne. Mais (d'abord) il appelle sa femme Angelia:—«Angelia, mon épouse fidèle, empoisonne-moi mon frère Bogdan: si tu ne veux l'empoisonner, ne m'attends plus dans notre blanche maison.»—Angelia a entendu ces paroles, et elle demeure dans le trouble et l'affliction, elle pense en elle-même et elle se dit: «Que va faire ce coucou gris[A]! Si j'empoisonne mon beau-frère, devant Dieu c'est un grand péché, et devant les hommes honte et opprobre; de moi petits et grands diront: Voyez-vous cette malheureuse, elle a empoisonné son beau-frère; si je ne lui donne pas du poison, je ne puis plus attendre mon mari au logis.»—Elle a tout pesé, elle prend une résolution, elle s'en va dans les celliers, et prend une coupe d'or massif qu'elle avait apportée de chez son père. Elle l'emplit de vin pourpre, puis la porte à son beau-frère, lui baise et le pan de l'habit et la main, et devant lui s'incline jusqu'à terre: «Accepte (dit-elle), mon cher beau-frère, accepte et la coupe et le vin, accorde-moi le cheval et le faucon.»—Bogdan se sentit ému et il lui accorde cheval et faucon.

[Note A: C'est à dire elle-même. Le coucou est pour les Serbes la personnification de la douleur et du deuil. D'après une des traditions qu'on raconte touchant son origine, ce serait une femme qui, après la mort de son frère, l'aurait tant pleuré qu'elle aurait été transformée en cet oiseau. «Aussi, dit M. Vouk, il n'y a presque point, jusqu'aujourd'hui, de femme serbe ayant perdu un frère, qui ne fonde en larmes au chant du coucou.»]

«Dimitri chasse tout le jour dans la forêt, mais sans faire de capture; le hasard vers le soir le conduit au bord d'un lac vert dans la forêt, sur le lac est une sarcelle aux ailes dorées, Dmitar lance son faucon gris, pour qu'il prenne la sarcelle aux ailes dorées, mais l'oiseau, sans perdre un moment, attaque le faucon gris, et lui brise l'aile droite. Quand Dimitri Iakchitch voit cela, vite il dépouille ses beaux habits, puis se précipite dans le lac paisible, et en retirant le faucon, il lui demande: «Comment es-tu mon faucon gris, comment es-tu sans ton aile?»—Et l'oiseau lui répond avec un sifflement: «Je suis, sans mon aile, comme un frère sans son frère.»

«Alors Dimitri se souvint que sa femme devait lui empoisonner son frère. Il saute sur son grand cheval noir, et court en hâte vers la cité de Belgrad, de crainte de n'y plus trouver son frère vivant. Quand il est arrivé au pont de Tchekmek, il pousse son cheval pour qu'il le franchisse; au coursier les jambes ont manqué sur le pont, ses deux jambes de devant sont rompues. Quand Dimitri se voit dans cet embarras, il ôte la selle de dessus son cheval noir, l'attache à sa masse noueuse, et vite gagne la cité de Belgrad; comme il arrive, il appelle son épouse: «Angelia, ma fidèle épouse, oh! tu ne m'as pas empoisonné mon frère!»—Angelia lui répond: «Je ne t'ai pas empoisonné ton frère, mais avec ton frère je t'ai réconcilié.»

IV

LES IAKCHITCH ÉPROUVENT LEURS FEMMES.

Les deux jeunes Iakchitch boivent du vin, Dimitri et Bogdan Iakchitch. Quand de vin ils se furent rassasiés, Bogdan dit à Dimitri: «Mitar, mon cher frère, lorsque nous demeurions ensemble, et que notre mère gouvernait la maison, alors notre demeure était blanche (brillante), des hôtes nombreux nous visitaient, les knèzes de la Sirmie venaient chez nous, et en personne le tzar serbe Étienne; mais depuis, frère que nous avons grandi, et que nos femmes gouvernent la maison, notre maison s'est obscurcie, les hôtes nous ont abandonnés, et nous n'avons plus la visite des knèzes de Sirmie, non plus que du tzar serbe Étienne. Qui en est cause? Puisse Dieu le lui valoir!» Et Dimitri dit à son frère: «Bogdan Iakchitch, mon cher frère, cela vient de ta fidèle épouse, de Voukoçava, puisse Dieu le lui valoir!»—Grand fut le chagrin de Bogdan, et il reprit: «Mitar, mon cher frère; allons éprouver nos femmes: nous verrons si cela vient de la tienne, frère, ou de la mienne.»

Ce qu'ils avaient dit, ils le firent; ils s'en vinrent à la maison de Bogdan, qui entre près de sa femme, tandis que Dimitri restait auprès de la fenêtre, pour écouter ce qui se dirait. Or Bogdan ainsi parla: «Youkoçava, ma fidéle épouse, je voudrais te dire quelque chose, mais je ne sais si ce sera à ton gré.»—Et doucement sa femme lui répondit: «Seigneur, Bogdan Iakchitch, dis, mon âme, ce qu'il te plaira; je n'ai pas encore enfreint ta volonté, et jamais je ne l'enfreindrai.—Voukoçava, ma fidèle épouse, reprit Bogdan, le roi de Bude marie son fils, et il a invité notre frère Dimitri aux noces. Mitar demande un cheval et des armes, avec nos vêtements turcs, et une selle à plaques d'argent; les lui donnerai-je, ma chère âme?—Donne-lui, mon âme, donne à ton frère et le cheval et les armes, les habits turcs, et encore la selle aux plaques d'argent; moi j'y ajouterai la chabraque, que pour toi j'avais brodée encore chez mon père, et dont jamais je ne t'ai parlé, parce qu'elle n'était point achevée, mais je viens de finir de la (broder) en or, et avec elle je donnerai les colliers qui sont à mon cou, l'un de jaunes ducats, l'autre de blanches perles; je veux les entrelacer dans la crinière du cheval, afin d'émerveiller les conviés du roi.»

Dimitri auprès de la fenêtre entendait ce que disait la dame sa belle-sœur, et d'attendrissement ses larmes coulaient.

Ensuite ils se rendirent à sa maison, où Bogdan restait près de la fenêtre pour écouter, tandis que Dimitri entrait près de sa femme, à laquelle il dit: «Militza, ma chère petite dame, je voudrais te dire quelque chose, mais je ne sais si ce sera à ton gré.»—Et doucement sa femme lui répondit: «Dis, mon âme, tout ce qu'il te plaira.—Militza, ma fidèle épouse, le roi de Bude marie son fils, et il a invité Bogdan aux noces, Bogdan demande un cheval et des armes, avec nos vêtements turcs, et une selle garnie d'argent: les lui donnerai-je, ma chère âme?»—Mais voici comment répondit la dame Militza: «A lui des chevaux? que (plutôt) les loups les dévorent! à lui des armes? que les Turcs les enlèvent! à lui des habits? qu'il en soit dépouillé (par la mort)!»

Quand Dimitri eût entendu ces paroles, il la saisit par son col blanc, et si doucement l'eût-il touchée, les deux yeux lui sautèrent (de leurs orbites); mais Bogdan Iakchitch s'élançant, prit Dimitri par la main:—«Que fais-tu, Mitar? Dieu te le rende! songe à tes petits faucons[A]: tu trouveras pour toi une meilleure épouse, mais jamais pour eux de mère; ne souille point ta main de sang. Et voici que tu viens de nous séparer, mon frère!»

[Note A: Tes jeunes enfants; expression figurée qui se rencontre fréquemment.]

V

DONS MOSCOVITES ET CADEAUX TURCS.

Des lettres traversent le pays, traversent le pays et les cités, tant qu'elles parviennent au divan, aux mains du sultan des Turcs Mouyezid. C'étaient des lettres de Moscou la lointaine, et avec elles des présents magnifiques: pour le sultan lui-même une table d'or, sur la table une mosquée d'or, et autour un serpent enroulé, portant sur la tête une escarboucle, à (la lumière de) laquelle on voyait pour marcher au milieu d'une nuit sombre et sans lune, comme en plein jour, quand le soleil luit; pour le fils du sultan, Ibrahim, il y avait deux sabres tranchants avec des cordons dorés, et aux cordons des pierreries; pour la plus âgée des sultanes, il y avait un berceau d'or, surmonté d'un faucon gris.

Or, quand ces dons arrivèrent au sultan, il en ressentit du trouble et de l'inquiétude, car il n'avait rien à offrir en retour: il avait beau songer, il ne trouvait pas d'expédient; à quiconque venait le visiter, le sultan vantait les présents qu'il avait reçus du grand tzar de Moscou, espérant en obtenir quelque conseil, sur ce qu'il avait à envoyer au pays des Moscovites.

Le pacha Sokolovitch vient le visiter, et il lui vante les présents; là-dessus arrivent un hodja et un kadi, et après qu'ils l'ont humblement salué, qu'ils lui ont baisé la main et les genoux, le sultan à eux s'adresse: «Hodja et kadi, mes serviteurs, ne pourriez-vous me conseiller, sur ce qu'il convient d'envoyer au pays des Moscovites, en retour de ces présents et au nom de mon Empire?»—Mais modestement ils firent cette réponse: «Sultan souverain, cher seigneur, nous ne sommes point capables de te conseiller, et ne pouvons te donner d'avis: mais appelle le vieux patriarche, et il t'instruira de ce qu'il convient d'envoyer.»

Dès qu'il eût entendu ces paroles, le sultan envoya en hâte un kavas, pour mander le vieux patriarche, et le vieillard étant venu, le sultan lui vanta les présents qu'il avait reçus, puis il lui dit: «Mon serviteur, vieux patriarche, ne pourrais-tu m'enseigner ce qu'il faut envoyer au pays des Moscovites?—Sultan impérial, soleil resplendissant, je ne suis point capable de t'enseigner: car c'est Dieu lui-même qui t'a instruit; tu as, ô sultan, dans ton Empire, des présents à donner en retour qui ne te sont d'aucun usage, et qui aux Moscovites seraient fort agréables: Envoie-leur la crosse de Sava Nemanitch, la couronne d'or du tzar Constantin, avec les habits de saint Jean, et l'étendard porte-croix du knèze des Serbes, Lazare; à toi seigneur, cela n'est d'aucun usage, et d'eux sera fort bien venu.»

Quand le sultan eût entendu ces paroles, il fit préparer les présents, et les remit aux cavaliers moscovites. Le vieux patriarche accompagne ceux-ci, et il leur donne ces instructions: «Dieu vous accompagne, cavaliers moscovites; ne suivez point le grand chemin, mais prenez par la forêt, à travers la montagne, car une force nombreuse vous poursuivra, pour vous enlever ces reliques chrétiennes. Pour moi, j'ai sacrifié ma tête, et déjà mon corps a succombé, mais il n'en sera point de même de mon âme, si Dieu le permet.»—Puis d'eux il se sépara.

Quand le sultan eut remis les présents, à chacun il s'en vantait et le pacha Sokolovitch étant venu, le sultan lui dit: «Sais-tu, pacha, mon fidèle serviteur, ce que j'ai envoyé au pays des Moscovites: j'y ai envoyé la crosse de Sava Nemanitch, la couronne d'or du tzar Constantin, avec l'étendard porte-croix du knèze des Serbes, Lazare, et les habits de saint Jean; cela ne m'était d'aucun usage, et sera d'eux fort bien venu.» Aussitôt le pacha Sokolovitch lui demande: «Sultan impérial, soleil resplendissant, qui t'a donné ce conseil?»—Le sultan lui dit franchement et ouvertement: «C'est le vieux patriarche qui m'a conseillé.—Sultan impérial, soleil resplendissant, reprit le pacha d'une voix calme, puisque tu envoyais ces reliques chrétiennes, pourquoi n'y pas joindre les clefs de Stambol? plus tard tu les enverras dans la honte (d'une défaite).»—Le sultan comprit le pacha, et il lui dit: «Va, pacha, mon fidèle serviteur, assemble des janissaires turcs, poursuis les cavaliers moscovites, mets-les à mort, et leur enlève les reliques chrétiennes.»

Le pacha se hâte d'obéir, il assemble des janissaires turcs, et s'élance par le grand chemin à la poursuite des cavaliers moscovites, mais jamais ils ne les atteignirent, et ils durent s'en revenir. Le pacha jura au sultan, qu'il n'avait point vu les Moscovites, et le sultan alors lui dit: «Va, mon fidèle serviteur, et mets à mort le vieux patriarche.»

Le pacha se hâta d'obéir, il saisit le vieillard, et il allait lui donner la mort quand celui-ci lui dit: «Pardon pour un peu de temps, seigneur pacha, ne me tue point sur la terre ferme; car, moi mort, il commencera une sécheresse, qui durera trois ans sans interruption.»—Ayant ouï ces paroles, le pacha l'emmena sur la mer azurée, et il allait lui donner le coup mortel quand le vieillard lui dit: «Pardon pour un peu de temps, si tu crois en Dieu, ne me tue point sur la mer azurée; car, moi mort, un orage éclatera; la mer et les lacs se soulèveront, et submergeront les vaisseaux et les galères, et la terre à ses quatre coins.»

Le vieillard mentait, mais le pacha ne se laissa point tromper; il brandit son sabre, et trancha la tête du vieux patriarche: Dieu lui donne place en son paradis! et à nous, frères, joie et santé[8].

VI

IANKO DE CATTARO ET ALIL FILS DE MOUÏO[9].

Ianko de Cattaro écrit une lettre, et l'envoie vers la rocheuse Kladoucha, aux mains d'Alil, fils de Mouïo: «O Turc, jeune Alil, on te vante dans la rocheuse Kladoucha, et moi on me vante à Cattaro, la ville de plaine, viens donc te mesurer avec moi, que l'on voie quel est de nous deux le plus brave guerrier. Je t'offre à choisir trois endroits pour la rencontre: d'abord tu peux rester à Kladoucha devant ta maison, afin que ta vieille mère te voie, ô Turc, ou succomber, ou me donner la mort; le second rendez-vous que je t'assigne est devant ma propre maison, d'où ma fidèle épouse pourra me voir, ô Turc, ou succomber ou te donner la mort; le troisième est sous le Kounar dans la plaine de Cattaro, sur la limite entre le pays des Turcs et celui des chrétiens, là où la terre est altérée de sang, et les corbeaux (affamés) de la chair des guerriers. Viens, Alil, au lieu que tu choisiras; mais si tu n'oses accepter le combat, prends une quenouille avec du lin et un fuseau de buis, et file-moi des pantalons et une chemise, pour que je laisse en repos Angelia, mon épouse.»

Quand la lettre fut remise à Alil, il la lut debout, puis descendu de la blanche tour, il se promenait avec anxiété dans la cour, les bras croisés sur la poitrine, lorsque parut Mouïo de Kladoucha, qui venait de la verte terrasse, vêtu d'un caftan vert. Le Turc était brave, il regarda son fils et lui demanda: «Qu'as-tu, mon fils, jeune Alil? qui te provoque au combat, que te voilà si abattu?»—Alil prend dans sa poche la feuille de blanc papier, et la remet à son père. Mouïo la lit, et voyant ce qu'elle contenait, il porte la main à sa poche et en tire douze ducats, qu'il donne au jeune messager, en lui tenant ce discours: «Écoute-moi, jeune Giaour, salue de ma part Ianko de Cattaro: qu'il m'attende sous le mont Kounar, je lui mènerai mon Alil, le premier dimanche qui va venir, afin que le sabre à la main ils se disputent la victoire.»—Ensuite il rentre dans la blanche maison, et prenant de l'encre et du papier, commence à écrire des lettres sur son genou: la première qu'il trace est adressée au Turc Ranko de Kovatchi: «Mon oncle (lui dit-il), rassemble dans la plaine de Kovatchi cinq cents braves, et rends-toi avec eux vers la rocheuse Kladoucha, devant ma maison, afin, en cas de danger, d'assister mon fils Alil, qu'Ianko de Cattaro a défié au combat[A].» Après avoir expédié ses lettres, Mouïo demeura quelque temps dans sa blanche maison. Mais bientôt un bruit s'éleva, on entendit les tambours retentissants, et Mouïo regardant au loin dans la campagne, la vit occupée par une armée puissante sous la conduite de deux chefs, Talé Boudalina et Ranko de Kovatchi, suivis juste de mille guerriers. Mouïo s'avança loin à leur rencontre, et ramena les agas à sa maison, laissant dans la plaine la puissante armée. Il ne s'était écoulé que peu de temps, quand voici venir Ibrahim Nakitch et avec lui Osman Tankovitch, conduisant aussi mille guerriers. Alil alla loin à leur rencontre, et laissant la puissante armée dans la plaine, ramena les agas à la blanche maison.

[Note A: Le Turc écrit encore trois autres lettres, contenant identiquement la même réquisition.]

Pendant qu'avec eux Mouïo était à boire du vin, Alil alla s'équiper, revêtir ses habits et ses armes….. puis les serviteurs lui amenèrent son cheval blanc, sur le dos duquel il s'élança, et descendant vers le camp dans la plaine, il mit en marche la puissante armée et gravit le mont Kounar, où le rejoignirent Mouïo et les chefs turcs. On traversa la forêt de Kounovitza et on descendit dans la plaine de Cattaro, où Ianko était arrivé au rendez-vous, accompagné de quatre serdars, que suivaient deux mille guerriers, tous gens de la plaine de Cattaro et tous braves renommés.

Quand les Turcs arrivèrent dans la plaine, Ianko appela le petit Stoïan: «Va, mon fils, lui dit-il, au camp des Turcs, salue de ma part Mouïo de Kladoucha, et invite-le à amener son fils Alil au lieu marqué pour le combat, afin que nos sabres se disputent la victoire, et que les deux armées voient qui d'abord mettra l'autre en défaut, qui le premier donnera la mort à son adversaire.»—Stoïan se hâte d'obéir et se rend au camp turc, vers la tente de Mouïo de Kladoucha. Devant Mouïo il s'incline humblement: «Qu'y a-t-il, bâtard d'Ianko? lui demande le Turc, pourquoi Ianko t'a-t-il envoyé?»—Stoïan lui répond: «Mon père m'envoie te saluer de sa part, et t'inviter à amener ton Alil au lieu marqué pour le combat, afin que leurs sabres se disputent la victoire.—C'est bien, mon fils, bâtard d'Ianko, Alil va s'avancer au combat.»—Puis sautant sur ses pieds légers, il va équiper le jeune Alil, et lui amène son bon cheval blanc. Le Turc s'élance sur le coursier, et s'avance fièrement vers le lieu marqué, pour y attendre Ianko de Cattaro; à sa droite, épaule contre épaule, il a Ranko de Kovatchi, puis Talé Boudalina, et à sa gauche, épaule contre épaule, marche le Turc Ibrahim Nakitch, puis Osman Tankovitch, pendant que derrière lui venait Mouïo suivi de deux cents hommes, tous pour être témoins du combat qui va s'engager. Mais voici venir Ianko de Cattaro sur un fougueux cheval gris, et portant sur l'épaule sa lance de guerre…..

Quand Ianko arrive au lieu marqué, il appelle le fils de Mouïo: «Écoute, jeune Alil, frappe le premier, afin de n'avoir point de regret.»—Mais le jeune Turc lui répond: «Frappe le premier, Ianko de Cattaro, c'est toi qui as provoqué le combat, c'est toi qui as porté le défi.»—A ces paroles, Ianko rassemblant la bride de son cheval, et le frappant de la botte et de l'éperon, le fait partir bondissant sur la plaine; de l'épaule il détache son javelot et le lance contre Alil. Mais le Turc était habile dans le combat, saisissant au vol le javelot, il le brisa en deux, puis prenant le sien, il le lança contre Ianko. Ianko avait un cheval de guerre, l'animal avait creusé une fosse, assez grande pour contenir deux Alil; il s'enfonça dans la fosse, et le javelot passant par-dessus lui, alla se briser dans la terre. Voyant rompu son javelot de guerre, Ianko tira son épée, Alil tira son sabre de Damas, et tous deux fondirent l'un sur l'autre. Alil porte un coup, mais Ianko le parant, reçoit sur son épée le sabre tranchant, qui est brisé en deux. Alil aussi a la main coupée, elle tombe sur l'herbe verte. Ianko le frappe une seconde fois, et l'atteignant au visage, il le lui fend jusqu'à la mâchoire, tellement qu'on vit briller les dents au fond de la bouche; un troisième coup il lui porte, qui le fend jusqu'à la ceinture de soie, puis il le précipite en bas de son cheval blanc.

Dieu clément, la grande merveille! Quand le chef des Turcs eût succombé, la colère gagna sa nombreuse parenté, et il s'éleva dans la plaine un tumulte. Pendant une demi-journée on se battit, les Serbes défirent l'armée des Turcs, et la poussèrent dans les forêts du Kounar. Peu d'entre eux s'échappèrent, il n'y eut que Talé le débauché qui se sauva grâce à son cheval gris, et avec lui Osman Tankovitch. Parmi les Serbes, peu succombèrent, mais Tzvian Charitch était blessé, et Vouk Mandouchitch avait disparu. Ianko se met à sa recherche et l'appelle: «Où es-tu, Vouk, ma main droite? mon expédition a réussi.»—Comme Ianko l'appelait, voici venir Mandouchitch conduisant Mouïo de Kladoucha, les mains liées derrière le dos; il l'amenait à Ianko, et le lui offre en présent. «Voici, dit-il, une pomme d'or; fais-en ce qu'il te plaira.» Ianko était de noble race, il renvoya Mouïo avec ces paroles: «Retourne, Mouïo, dans la rocheuse Kladoucha, garde-toi de mentir, mais raconte ce qui s'est passé, pour moi je t'accorde la vie.»

Le Turc retourne à Kladoucha, les mains liées, et Ianko avec sa troupe vers sa blanche maison, pendant trois et quatre jours il la fête, puis chacun reprend le chemin de son logis, tandis que Ianko reste à boire du vin avec Stoïan dans sa blanche maison.

VII

LA FUITE DE KARAGEORGE[10].

La Vila s'écrie du sommet du Roudnik au-dessus de l'Iacenitza, le mince ruisseau, elle appelle George Pétrovitch, à Topola, dans la plaine: «Insensé, George Pétrovitch, où es-tu en ce jour? Puisses-tu n'être nulle part[A]! Si tu bois du vin à la méhana, puisse ce vin s'écouler sur toi de blessures[B]! Si tu es couché au lit près de ta femme, puisse ta femme rester veuve! Tu ne vois donc pas, fusses-tu privé de la vue! que les Turcs ont envahi ton pays?» Et George lui répond: «Tais-toi, Vila, que la peste étouffe! tant que j'aurai Velko sur le Timok, et Miloch[11] à Ravagne, tant que Lazare Montap occupera le fort retranchement de Déligrad, je ne crains ni tzar ni vizir.» La Vila alors reprend: «Fuis, George, malheur à ta mère! Velko[12] a succombé sur le Timok; Miloch a été battu à Ravagne, et pour Montap, les Turcs l'ont enfermé dans le fort retranchement de Déligrad, puis ils se sont avancés vers la Morava, ont traversé la rivière à son embouchure, et les voici déjà à Godomine. George, ils couvrent la plaine de Godomine, cheval contre cheval, guerrier contre guerrier; leurs étendards sont (nombreux) comme les nuages, leurs tentes comme les blanches brebis, et les lances de guerre sont semblables à une noire forêt. N'espère en personne, George, personne ne peut te secourir; mais charge mulets et chevaux, sur les mulets (place) tes nombreuses richesses, sur les chevaux, du drap non taillé, et retire-toi, George, dans la Sirmie, terre plate.»

[Note A: C'est-à-dire, avoir péri.]

[Note B: Forte ellipse, facile, mais longue à suppléer.]

Quand George Pétrovitch eut entendu ces paroles, les larmes coulèrent de son blanc visage, il frappa de la main son genou, et le drap neuf éclata au genou, et les bagues d'or à ses doigts: «Malheur à moi (s'écria-t-il), Dieu clément! moi que les Turcs ont pris vivant, lorsque j'avais tant de voïvodes!» Puis il charge chevaux et mulets, et passe dans la Sirmie, terre plate. Lorsqu'il eut traversé l'eau, il se retourna du côté de son pays: «Dieu te conserve, terre de la Choumadia! Si Dieu et la fortune des braves le permettent, un an ne se passera point, sans que de nouveau je te visite, ô mon pays!» Puis George pénétra dans la Sirmie.

Les Turcs alors s'emparèrent du pays, et y commirent des violences, faisant captives les sveltes Choumadiennes, mettant à mort les jeunes Choumadiens. S'il eût été donné à quelqu'un d'être là, et d'entendre les gémissements de douleur, et les hurlements des loups, dans la montagne, et les chants des Turcs dans les villages!

Ainsi fut-il pendant une année, et la moitié de la suivante aussi s'écoula. Alors la Vila des bords de la Save s'écria de nouveau, appelant George Pétrovitch: «Où es-tu, George? Puisses-tu n'être nulle part! Ne sais-tu pas que l'an dernier tu as fait vœu de revoir la Choumadia et ta blanche maison à Topola? Si tu voyais où en est ta maison! pillée, consumée par le feu; (si tu voyais) comme ton église est ruinée, tes vignes sans culture, tes chemins défoncés et tes pieuses fondations abattues.»

—«Ma sœur en Dieu, Vila de la Save, répond George Pétrovitch, salue de ma part ma Choumadia, et mon parrain le knèze Miloch; qu'il poursuive les Turcs par les villages, je lui enverrai assez de poudre et de plomb, et de pierres tranchantes de Silistrie. Pour moi, je m'en vais vers le tzar des Moscovites, pour le servir pendant une année, et peut-être me renverra-t-il là-bas, pour que je visite la terre de la Choumadia, et à Topola ma blanche maison.»

NOTES

I. [Note 1: Il y a ici quelque jeu de mot fondé sur le rapport des noms propres, Stoïan et Stoïa, avec le verbe stoïati, se tenir debout.]

I. [Note 2: Ceci se rapporte à une coutume bien ancienne,—comme on le voit par ce passage,—et tellement générale que la loi a dû l'adopter et la consacrer (Code civil serbe, §§ 159, 520, etc., etc.). Chez les paysans de la principauté, les fils et petits-fils ne se séparent point d'ordinaire de leur père ou aïeul; non plus que les frères ne se quittent après la mort du père. Il s'établit entre eux une association domestique connue sous le nom de zadrouga, ayant pour chef et administrateur (staréchina), non toujours le plus âgé, mais celui que sa capacité a fait choisir. Chaque membre de la communauté (zadrougar) a ses fonctions; les femmes entre autres sont à tour de rôle de semaine. La rédoucha, outre le soin de ses enfants, a pour fonction l'entretien de la maison, la fabrication du pain, la préparation de la nourriture pour tous, et, à l'époque des travaux agricoles, l'obligation de la porter dans les champs aux zadrougars, c'est-à-dire, comme on voit, aux ouvriers gagés, etc.—L'autorité du staréchina n'est d'ailleurs nullement absolue et n'a point d'analogie avec la puissance paternelle, car il ne fait aucun acte d'administration et ne peut engager la communauté que du consentement de tous.]

I. [Note 3: «On prétend qu'aujourd'hui encore, de l'ouverture où passaient les mamelles de la pauvre jeune femme, il suinte une substance blanchâtre, semblable à de la craie, et que les femmes qui n'ont pas de lait, ou qui ont mal au sein, la recueillent pour la boire mêlée avec de l'eau. Actuellement encore, les Serbes racontent qu'il est impossible de construire un grand édifice, à moins d'enfermer ainsi quelqu'un, homme ou femme, dans les fondations; c'est pourquoi tous ceux qui le peuvent évitent de s'approcher de l'emplacement d'une construction, dans la pensée que l'ombre humaine même peut être ainsi emmurée, ce qui entraînerait la mort.» (Note de M. Vouk.)]

II. [Note 4: Ainsi que je l'ai dit ailleurs, une fiancée reste sous la garde du dévèr et sans aucune communication, même de paroles, avec son mari, jusqu'à l'arrivée à la maison conjugale, séparée quelquefois de celle de ses parents par plusieurs journées de marche. C'est là seulement qu'a lieu la consommation du mariage.

Ce chant a le plus grand rapport, pour le fond et aussi dans quelques détails, avec ceux intitulés Marko Kralievitch et le Maure, et Marko abolit l'impôt sur les mariages. Partout il s'agit d'atteintes à l'honneur des femmes, grief le plus insupportable des peuples conquis.]

III. [Note 5: Cette famille des Iakchitch, qui paraît avoir une existence historique, est le sujet de plusieurs autres chants, également fort anciens.]

III. [Note 6: Cette tour et cette petite église existent encore. L'église ou chapelle, convertie en poudrière, se trouve dans la partie basse de la citadelle; la Néboïcha (ce qui veut dire: ne crains pas) est cette construction hexagone, enclavée dans le mur de la forteresse, au bord du Danube, et qui servait jadis de prison d'État.]

III. [Note 7: Ou plutôt par droit de staréchina, car il s'agit ici du partage d'une communauté domestique ou zadrouga. Voy. la note 2, N° I.]

V. [Note 8: «C'est, dit M. Vouk dans une note, une croyance universelle parmi le peuple serbe, que les Turcs ont eu en leur possession les objets antiques et sacrés mentionnés dans la pésma, lesquels ont été plus tard transportés en Russie.» Puis il cite les fragments d'un autre chant où «Madame Élisabeth,» l'impératrice de Russie, écrit une lettre au sultan Soleïman, pour le sommer de lui restituer son héritage, dans lequel sont énumérés lesdits objets.—Mise en regard des circonstances politiques actuelles, cette ancienne légende n'a-t-elle pas un sens curieux et profond?]

VI. [Note 9: «Il s'agit ici d'Ianko Mitrovitch, père du célèbre guerrier Stoïan Iankovitch, et qui a dû vivre vers le milieu du XVIIe siècle, car les Vénitiens reconnurent publiquement la bravoure de son fils Stoïan, et le nommèrent serdar ou chef des Morlaques en 1669.» (Note de M. Vouk.)—J'ai traduit ce poëme, comme spécimen d'une classe de chants qui célèbrent ainsi des combats singuliers entre chrétiens et musulmans, où l'auteur du défi appartient tantôt à l'une, tantôt à l'autre nation, mais où l'avantage reste bien entendu toujours à celle dont le poëte fait partie. On remarquera ici comme ailleurs encore, comment les Serbes, devenus musulmans, ont conservé leurs noms de famille slaves, tout en prenant des prénoms turcs.]

VII. [Note 10: Cette pièce se rapporte à l'année 1813, et c'est la plus récente du présent recueil. George Pétrovitch, surnommé par les Turcs Kara (noir, en serbe tzèrni), à cause de l'effroi qu'il leur inspirait, et père de Son Altesse régnante, le prince Alexandre, a été, comme on sait, le premier chef suprême des Serbes dans leur guerre d'indépendance contre la Porte Ottomane.

P. S. Je laisse subsister les lignes qui précèdent, bien que rendues désormais inexactes par les événements. Au moment où je corrige cette épreuve, le prince Alexandre Karadjordjévitch vient (mardi 22 décembre 1858 [3 janvier 1859]) de quitter Belgrade, par une révolution qui a mis à sa place le knèze Miloch.]

VII. [Note 11: Ce knèze est Miloch Obrénovitch, prince héréditaire de Serbie de 1817 à 1839, et que la Skoupchtina ou Assemblée nationale a élu de nouveau ou plutôt acclamé dans sa séance du 12 (23) décembre 1858.—Le prince Miloch, né vers 1780, a en effet guerroyé contre les Turcs (Janissaires et Dahis) dès les premières années de ce siècle, et resté seul des chefs importants après la fuite de Karageorge en Autriche (1813), il est devenu en 1815, la tête de l'insurrection définitive des Serbes. La pésma, dans son cadre poétique, est donc parfaitement fidèle à l'histoire.]

VII. [Note 12: Le portrait de ce haïdouk, qui périt en effet bravement dans la défense d'une redoute, se voit fréquemment à Belgrade.]

V

CHANTS DOMESTIQUES

I

LA FEMME DE HAÇAN-AGA[1].

Que voit-on de blanc dans la verte montagne? Est-ce de la neige, où sont-ce des cygnes? Si c'était de la neige, elle serait déjà fondue, (si c'étaient) des cygnes, ils auraient pris leur vol. Ce n'est ni de la neige, ni des cygnes, mais la tente de l'aga Haçan-Aga. Haçan a reçu de cruelles blessures; sa mère et sa sœur sont venues le visiter, mais sa femme, par pudeur, ne pouvait le faire. Quand il fut guéri de ses blessures, il fit dire à sa fidèle épouse: «Ne m'attends plus dans ma blanche maison, ni dans ma maison, ni dans ma famille.» La Turque venait d'entendre ces paroles, et elle demeurait encore dans la pensée de sa misère, quand le pas d'un cheval s'arrêta devant la maison. Haçan-Aguinitza[2] alors s'enfuit, pour se briser le cou en se jetant de la fenêtre. Après elle courent ses deux petites filles: «Reviens-t'en, chère maman, ce n'est pas notre père, Haçan-Aga, mais notre oncle, Pintorovitch-Bey.» Et Haçan-Aguinitza revint sur ses pas, et se pendant au cou de son frère: «La grande honte, mon frère, (dit-elle) de me séparer[3] de cinq enfants!» Le bey garde le silence, il ne dit mot, mais fouillant dans sa poche de soie, il en tire (et lui remet) la lettre de répudiation, afin qu'elle reprenne son douaire entier, et qu'elle revienne avec lui chez sa mère. Quand la Turque eut lu la lettre, elle baisa ses deux fils au front, ses deux filles sur leurs joues vermeilles, mais pour le petit enfançon au berceau, elle ne pouvait du tout s'en séparer. Son frère, la prenant par la main, à grand'peine l'éloigna de l'enfant, puis, la plaçant derrière lui sur son cheval, partit avec elle pour sa blanche maison.

Chez ses parents elle ne demeura que peu de temps, peu de temps, pas même une semaine. La Turque était belle et de bonne famille, pour sa beauté on la demanda de toutes parts, et avec le plus d'instance, le kadi d'Imoski. La dame supplie son frère:

«Veuille ne me donner à personne, de peur que mon pauvre cœur ne se brise, par pitié de mes petits orphelins.» Mais le bey de cela n'eut point souci, et l'accorda au kadi d'Imoski. La Turque supplia encore son frère, d'écrire sur une feuille de blanc papier, pour l'envoyer au kadi d'Imoski: «L'accordée[4] (disait-elle) te salue courtoisement, et courtoisement te demande par cette lettre, quand tu rassembleras les nobles svats, et que tu viendras la chercher dans sa blanche maison, d'apporter une longue couverture (voile) pour elle afin qu'en passant devant la demeure de l'aga, elle ne voie point ses petits orphelins.» Dès que la lettre parvint au kadi, il rassembla de nobles svats, et partit pour chercher l'accordée. Chez elle le cortége arriva à bon port, et sans encombre avec elle repartit. Mais comme on passait devant la maison de l'aga, les deux filles virent leur mère de la fenêtre, et ses deux fils au-devant d'elle sortirent: «Reviens avec nous, chère maman, lui dirent-ils, que nous te donnions à dîner.» A ces paroles, Haçan-Aguinitza dit au stari svat: «Stari svat, mon frère en Dieu! fais arrêter les chevaux près de la maison, que je donne quelque chose à mes orphelins.» On arrêta les chevaux près de la maison. A ses enfants elle fit de beaux cadeaux: à chaque garçon, des couteaux dorés, à chaque fille, une longue robe de drap; pour l'enfançon au berceau, elle lui envoya des habits d'indigent (d'orphelin). Le cavalier[5] Haçan-Aga avait tout vu; il appela ses deux fils: «Venez ici, mes orphelins, puisqu'elle ne veut pas avoir pitié de vous, votre mère au cœur de pierre.» En entendant ces mots, Haçan-Aguinitza frappa contre terre de son blanc visage et à l'instant rendit l'âme, de douleur et de souci pour ses orphelins.

[Note 1: Ce chant, publié d'abord en 1774, par l'abbé Fortis, dans son Voyage en Dalmatie, avec une version italienne, puis traduit en allemand sur cette version par Gœthe, en 1789, fut comme l'introduction dans le monde littéraire des poésies serbes: c'est en partie à ce titre que je le traduis. Il appartient, d'ailleurs, à cette classe de chants qui, d'un caractère tout domestique, se déclament cependant avec accompagnement de la gouslé.]

[Note 2: Aguinitza, femme d'un aga.]

[Note 3: En la répudiant.]

[Note 4: Le texte porte, ici et dans la suite du récit, dévoïka, fille, vierge. Le mot que j'ai substitué convient mieux à la mère de cinq enfants, et était d'ailleurs dans la pensée du poëte.]

[Note 5: Iounak.]

II

MODESTIE.

Militza avait de longs cils, qui ombrageaient ses joues vermeilles, ses joues et son blanc visage. Pendant trois ans je l'avais regardée, sans pouvoir jamais voir à loisir ses yeux, ses yeux noirs ni son blanc visage.

Je rassemblai le kolo des filles —et du kolo était la jeune Militza— pour avoir occasion de regarder ses yeux. Tandis que le kolo se jouait sur l'herbe, le ciel d'abord serein s'obscurcit, les éclairs brillaient à travers les nuées: les filles lèvent toutes les yeux vers le ciel, Militza seule les a devant soi inclinés vers l'herbe verte.

D'une voix douce alors lui dirent les filles: «O Militza, notre compagne, es-tu donc folle, ou sage par-dessus toutes, que tu as les yeux fixés sur l'herbe verte, et ne les lèves point avec nous vers le ciel, où les éclairs sillonnent les nues?» Mais la jeune Militza leur répond: «Je ne suis ni folle, ni sage par-dessus toutes: je ne suis point non plus la Vila, qui rassemble les nuages, mais une fille, qui regarde devant soi.»

III

UNE BEAUTÉ SERBE[1].

Devant la maison se dansait un merveilleux kolo, ayant pour chef la sœur de Stoïan: et quelle beauté c'est, que Dieu l'en punisse! elle est plus belle que la blanche Vila, ses yeux sont deux pierres précieuses, ses joues deux roses vermeilles, ses sourcils des sangsues marines, ses cils, des ailes d'hirondelle, ses blanches dents sont deux rangées de perles; elle est mince comme un rameau et grande comme un sapin; quand elle danse, on dirait d'un paon qui marche, quand elle parle, c'est comme un pigeon qui roucoule, et quand elle sourit, il semble que le soleil brille…

[Note 1: Extrait d'une pièce héroïque (t. III, n° 35).]

IV

O fillette, ô Miléva, assieds-toi à mon côté. Nous ne sommes point des sauvages, et nous savons où l'on embrasse: les veuves entre les yeux, et les fillettes entre les seins.

V

Ma compagne, sœur de mon bien-aimé, salue ton frère, et pour moi embrasse-le, demande-lui pourquoi il est fâché contre moi.— Et après tout, de lui il me soucie peu: il y a encore assez de forêts debout[1], et de jeunes messieurs sans amoureuse. L'or trouvera bien un orfèvre, et (l'amant) qui m'est destiné m'arrivera.

[Note 1: Nésétchèn, non coupées; c'est-à-dire: où ceux qui ont besoin de bois en trouveront.]

VI

Oh! dans les longues nuits, qui n'a point d'yeux noirs à baiser, le sommeil ne lui tombe point sur les yeux, mais le chagrin lui tombe dans le cœur.

VII

O fillette, or de ta mère, est-ce que l'on te bat, est-ce que l'on te gronde? Si je savais, ma chère âme, qu'on te bat et qu'on te gronde, à cause de mes fréquentes visites, plus souvent (encore) j'irais te visiter, peut-être ta mère te chasserait-elle, te chasserait-elle vers ma blanche maison.

VIII

Deux fleurs croissaient dans le jardin, un narcisse et une jacinthe bleue. Le narcisse[1] part pour Doliana, et seule dans le jardin reste la jacinthe bleue. Le narcisse mande de Doliana: «Mon âme, jacinthe du jardin, comment te trouves-tu dans le jardin toute seule?» Du jardin répond la jacinthe: «Tout grand qu'est le ciel, fût-il une feuille de papier, toute grande qu'est la forêt, fût-elle de qalams[2], toute vaste qu'est la mer, fût-elle d'encre, et dussé-je écrire durant trois ans tout le jour, je ne retracerais pas mon chagrin.»

[Note 1: Pour conserver la vérité poétique, il a fallu, dans la traduction, transposer les noms des deux fleurs, car, en serbe, le mot (zéléna kada) qui signifie narcisse est du féminin, et réciproquement pour le nom de la jacinthe (zoumboul), qui est du masculin.]

[Note 2: Roseaux à écrire]

IX

L'aube blanchit, les coqs chantent, laisse, mon âme, laisse-moi partir.— Ce n'est point l'aube, mais c'est la lune, repose encore, mon agneau, près de moi.—

    Les vaches meuglent autour de la maison,
    laisse, mon âme, laisse-moi partir.—
    Ce n'est point les vaches (qu'on entend), mais l'appel à la prière,
    repose encore, mon agneau, près de moi.—

    Les Turcs appellent à la mosquée,
    laisse, mon âme, laisse-moi partir.—
    Ce ne sont point les Turcs, mais les loups,
    repose encore, mon agneau, près de moi.—

    Les enfants crient devant la maison,
    laisse, mon âme, laisse-moi partir.—
    Il n'y a point d'enfants devant la maison,
    repose encore, mon agneau, près de moi.

Ma mère m'appelle sur la porte, laisse, mon âme, laisse-moi partir.— Ta mère n'est point sur la porte, repose encore, mon agneau, près de moi.

X

J'ai planté des roses dans Noviçad. O petite rose, ô (cause de) mon chagrin, je ne te cueille point, je ne te donne point à mon amant, car mon amant s'est fâché contre moi, il passe à côté de ma maison, comme un esclave auprès d'un tombeau turc[1].

[Note 1: C'est-à-dire d'un air de mépris.]

XI

LA FEMME DU PETIT RADOÏTZA.

Une blanche Vila du milieu de la forêt s'écrie: «Petit village, pourquoi es-tu si triste? pourquoi les danses ont-elles cessé?» Et une autre Vila lui répond: «Tais-toi, Vila, que ton gosier soit malade! Comment veux-tu qu'on soit gai, quand le petit Radoïtza est mort, celui qui conduisait les kolos? Il a laissé une épouse en deuil, il a laissé une jeune orpheline, bien jeune, de quarante jours, et il a recommandé l'enfant à sa femme: —Mon épouse, si tu ne veux être maudite, ne te remarie point de trois ans, jusqu'à ce que mon orpheline ait grandi.»

* * * * *

Il ne s'était pas écoulé une semaine[1], que, la lune s'élevant au-dessus de la forêt, la femme de Radoïtza ainsi l'interrogea: «O lune, mon voyageur nocturne, toi qui passes au-dessus des villages et des cités, as-tu vu mon orpheline? Est-elle nue, ou a-t-elle des habits? a-t-elle les pieds nus, ou chaussés? a-t-elle faim, ou est-elle rassasiée? la baigne-t-on le matin à l'aurore? ne sort-elle pas de son doux somme, et ne tourne-t-elle pas les yeux vers sa mère, regardant par où elle va venir, venir lui donner ses douces mamelles?»— Et la lune à Hélène répond: «O petite Hélène, femme de Radoïtza, je passe au-dessus des villages et des cités, et j'ai vu ton orpheline: elle n'est pas nue, mais elle a des habits; elle n'a pas les pieds nus, mais chaussés, elle n'est pas affamée, mais rassasiée; et le matin à l'aurore on la baigne; elle ne sort pas du doux sommeil, pour tourner les yeux vers sa mère, pour regarder par où elle va venir, venir lui donner ses douces mamelles; mais elle est altérée de tes soins.» Quand Hélène ouït ces paroles, elle gémit de douleur, comme un serpent, et le chagrin lui brisa le cœur, morte elle tomba sur la terre noire.

[Note 1: Depuis que la veuve a été forcée par sa mère de revenir chez celle-ci, en abandonnant son enfant aux soins de ses belles-sœurs.—Je supprime trente et un vers, ou moins intéressants, ou qui se trouvent textuellement répétés dans la suite.]

XII

LA MALADIE DE MOUÏO.

Les Turcs vont au bain, et les femmes en sortent; devant les hommes marche le tzarévitch Mouïo, devant les femmes l'épouse de Mahmoud-Pacha. Comme il est beau le tzarévitch! plus belle encore est la pachinitza; et si belle qu'elle soit, la chienne! ses habits lui siéent encore mieux. Mouïo, le tzarévitch, devient malade (d'amour) pour la dame, l'épouse du pacha; il s'en retourne malade à son blanc palais, et s'étend sur sa molle couche.

Toutes les dames vinrent à leur tour visiter le tzarévitch Mouïo; seule ne vint l'épouse de Mahmoud. La dame sultane lui fait dire: «Es-tu donc plus grande dame que moi? voici mon Mouïo qui se meurt; toutes les dames lui ont fait visite, et toi tu ne veux ni venir, ni le visiter.» Quand la pachinitza eut oui ces paroles, elle retroussa ses manches et le pan de sa robe, et prépara des présents[1] dignes d'un seigneur…. des figues du bord de la mer, du raisin de Mostar; puis elle s'habille de ses plus beaux atours, et se rend au palais impérial: sans permission elle entre dans le palais, et sans salut dans la galerie supérieure, où gît le tzarévitch malade. Là elle s'assied au chevet de Mouïo, lui essuie la sueur du front, puis à la sultane elle dit: «La maladie dont souffre ce jeune homme mon frère aussi l'a eue, et moi-même, la femme du pacha Mahmoud! Il n'est pas malade, mais amoureux.»—

A peine Mouïo a-t-il ouï ces paroles, qu'il saute sur ses pieds légers, ferme sur elle la galerie[2], et pendant trois jours blancs il la caresse. Quand le quatrième jour eût lui, Mahmoud-Pacha écrit une lettre menue, qu'il envoie au seigneur sultan: «Sultan impérial, cher seigneur! une sarcelle dorée de chez moi s'est envolée, et a pris l'essor vers ton palais, voilà de cela trois jours blancs; rends-lui la liberté, si tu reconnais un Dieu!»— A Mahmoud-Pacha le sultan répond: «Par Dieu, Mahmoud-Pacha, mon serviteur, j'ai chez moi un faucon non dressé; ce qu'il a une fois pris, il ne le lâche plus.»

[Note 1: Ponoudé, présents qu'on offre à un malade. Ce sont des friandises turques, dont les quatre vers omis contiennent les noms, également turcs.]

[Note 2: Dans une autre version que j'ai entendue, le faux malade commence par éconduire sa mère, circonstance qui n'a pas été exprimée ici, mais qui se suppose.]

XIII

LA FEMME D'IOVO MORNIAKOVITCH.

La belle Ikonia se vantait au bain parmi les filles: «Il n'y en a pas une seconde qui ait trouvé un mari tel qu'est le mien, Iovo Morniakovitch: où qu'il aille, il me conduit par la main, où qu'il s'asseye, sur ses genoux il me place; quand il jure, ce n'est que par mon nom; quand je dors en haut dans le tchardak, il marche doucement de peur de m'éveiller; et pour m'éveiller, il me baise au visage: debout, mon cœur (dit-il), le soleil est levé!»—

Quand Anna la veuve eut ouï ce discours, elle se para de ses plus beaux atours, se mit du blanc et du rouge, et farda ses sourcils délicats; puis elle sortit par la porte de la cour au-devant d'Iovo qui revenait du bazar: «Par Dieu! Iovo Morniakovitch, lui dit-elle, qu'as-tu à faire d'une épouse stérile? mais prends-moi, moi qui suis veuve, je te donnerai chaque année un fils aux mains et aux cheveux dorés[1].»—

Iovo par Anna se laissa séduire, il la prit pour sa fidèle épouse; et elle lui donna chaque année un fils aux mains et aux cheveux dorés. Quand la belle Ikonia le sut, vite elle courut au nouveau bazar, et acheta des cordons de soie, puis dans le jardin elle se pendit à un jaune oranger. La nouvelle vint à Iovo Morniakovitch: «La belle Ikonia s'est pendue.»— «Qu'elle se pende, j'en ai une plus belle.»

[Note 1: L'expression de zlatna, dorée, appliquée aux mains, indique, paraît-il, la vigueur.]

XIV

Une fille était au pied de la montagne, de son visage toute la montagne était illuminée, et elle se mit à parler à son visage: «O mon visage, ô mon souci, si je savais, mon blanc visage, qu'un vieux mari dût le baiser, j'irais dans la verte montagne, j'en cueillerais toute l'absinthe, et de l'absinthe j'exprimerais le suc, pour t'en laver, mon visage, afin, quand le vieillard te baiserait, qu'il en sentît l'amertume.

«Mais si je savais, mon blanc visage, qu'un jeune mari dût te baiser, j'irais dans le vert jardin, j'en cueillerais toutes les roses, et des roses j'exprimerais le suc, pour t'en laver, mon visage, afin, quand le jeune homme te baiserait, de l'embaumer.»

XV

Palissade, puisses-tu te briser! et toi, tchardak, que le feu te brûle! tant, jeunette, je m'ennuie, de me promener seule dans le tchardak, de dormir seule sur ma couche. Je me retourne de droite à gauche, mais personne ni à droite, ni à gauche; j'enroule autour de moi la froide couverture, et dans la couverture j'enveloppe mes douleurs. Mais, par Dieu! je ne veux point rester orpheline; je vendrai au fripier mes habits, j'achèterai un cheval et un faucon, et avec le cheval tout son harnais; je m'en irai à Stambol, la forteresse, servir le tzar pendant neuf ans, et j'obtiendrai en récompense neuf agalouks, et deviendrai pacha de Saraïevo. Quelle loi étrange alors j'établirais! (on aurait) pour une piastre un garçon, pour un ducat une fille; les veuves pour un fourneau de pipe, les vieilles veuves pour de vieux pots cassés.

XVI

Deux amants dans la prairie s'embrassent, ils croient que personne ne les voit; mais la verte prairie les avait vus, et elle le dit au blanc troupeau, le troupeau le répète à son pasteur, le pasteur au voyageur du chemin, le voyageur le redit au marinier sur l'eau, le marinier à sa barque de noyer, la barque le raconte à la froide rivière, et la rivière à la mère de la fillette. La fillette en malédictions s'emporte: «Prairie, puisses-tu ne plus verdir! blanc troupeau, que les loups te dévorent! toi, berger, que les Turcs t'exterminent! voyageur, que tes pieds se paralysent! marinier, que l'eau t'emporte! barque légère, que le feu te brûle! et toi, rivière, que tes eaux tarissent!»

XVII

Je traversai une forêt, j'en traversai deux et trois, et quand j'arrivai au quatrième bois de pins, voici que les pins de la montagne avaient leurs vertes feuilles; sous un pin était une molle couche, et sur la couche était ma maîtresse endormie. Par pitié je ne voulus point l'éveiller, ni de joie je ne voulus l'embrasser, mais au Dieu Très-Haut je fis cette prière: «Permets, mon Dieu, que le vent de la mer détache une feuille de ce pin, et qu'elle tombe sur le visage de ma bien-aimée.» Dieu m'accorda le vent de la mer, qui détacha une feuille de pin, et sur le visage de ma bien-aimée elle tomba. Celle qui m'est chère alors s'éveilla, nos baisers et nos caresses durèrent jusqu'à l'aurore, sans que ma mère le sût, ni la sienne, mais seulement le ciel serein au-dessus de nous, et sous nos corps notre molle couche.

XVIII

LE CERF ET LA VILA.

Un cerf, broute l'herbe par delà la montagne, un jour il broute, le suivant il se sent mal, et le troisième il commence à gémir. Du milieu des rochers la Vila lui demande: «O cerf, bête des bois et des monts, quelle si grande douleur est la tienne, que, paissant l'herbe au bas de la montagne, un jour tu paisses, le suivant tu te sentes mal, et le troisième tu exhales tes plaintes?» Le cerf à la Vila répond d'une voix douce: «Vila de la montagne, ma sœur! ma douleur est grande, j'avais avec moi ma biche, qui s'en est allée dans la montagne vers la fontaine, s'en est allée, et ne revient pas; ou elle s'est égarée en quelque endroit, ou les chasseurs l'ont prise, ou bien elle m'a abandonné tout à fait, et s'est éprise d'un autre cerf. Si elle a perdu le chemin, fasse Dieu qu'elle me retrouve bientôt! si les chasseurs l'ont prise; que Dieu leur donne un sort pareil au mien! mais si elle m'a abandonné, et s'est éprise d'un autre cerf, fasse Dieu que les chasseurs la prennent!»

XIX

Dans la prairie est dressée une blanche tente, sous la tente (abonde) l'herbe fine et verte, sur l'herbe (est étendu) un tapis soyeux, avec des coussins de velours bleu, sur lesquels est assis le noble bey Iergetch. Par là passe une fille giaour (allant) à l'eau, et le noble bey Iergetch lui dit: «Ne va pas, fille giaour, de si bonne heure à l'eau.» —«C'est ma vieille mère qui m'ordonne de me lever chaque matin pour en aller chercher.»

Le lendemain quand elle passa encore, le noble bey Iergetch l'arrêta: «Reste donc, fille giaour, que je voie tes yeux noirs (comme) les prunelles sauvages, que je baise ton blanc visage, pareil au soleil, que je discoure avec ta bouche de miel.— Mais la jeune infidèle lui réplique: «Où sont mes neuf jeunes frères pour qu'ils saisissent le noble bey Iergetch, et qu'ils lui mettent de lourds fers aux pieds? et s'ils ont pitié de lui, parce qu'il est jeune, qu'ils me le livrent à moi, fillette, je le jetterai dans de cruelles chaînes, dans mes bras.»

XX

Sais-tu, mon âme, quand tu étais à moi, dans mon sein tu versais des larmes amères, et au milieu de tes pleurs, tu disais: «Dieu anéantisse toute maîtresse, qui garde sa foi à un amant; de même que le ciel est pur, tantôt pur, et tantôt nuageux, telle est la foi des amants (jeunes gens): avant de vous posséder, je te prendrai[1]; et quand ils vous ont possédée: attends à l'automne.» L'automne se passe et l'hiver commence, mais alors avec une autre il s'entretient.

[Note 1: Pour femme.]

XXI

Nuit sombre, tu es pleine de ténèbres! plus plein encore de chagrin est mon cœur. Je nourris ma douleur, et ne la dis à personne: je n'ai point de mère à qui la conter, ni de sœur, à qui me plaindre; un amant seulement, il est loin de moi: le temps d'arriver, et il est plus de minuit; le temps de m'éveiller, les chanteurs chantent; le temps de m'embrasser, l'aube blanchit: «L'aube blanchit, ami, il faut partir.»

XXII

Une fille au jour de la Saint-George faisait cette prière: «Jour de Saint-George, quand tu reviendras, chez ma mère puisses-tu ne plus me trouver: (mais) soit mariée, soit ensevelie, plutôt mariée qu'ensevelie.»

XXIII

Que ne suis-je, pauvrette, un frais ruisseau! je sais ou j'aurais ma source: au bord de la Save, la froide rivière, (là) ou passent les bateaux de blé; afin de voir mon cher amant, (de voir) si au gouvernail s'épanouit la rose, si dans sa main sèche l'œillet, que j'ai, pauvrette, cueillis samedi, et que dimanche je donnai à celui que j'aime.

XXIV

ÉLOGE DE LA VIOLETTE.

La violette se disait à elle-même:— «Je suis la première fleur de l'année; et bien que j'aie le col onduleux, pourtant j'exhale un doux parfum. Si les fillettes savaient ce qu'est le parfum de la violette, toutes elles cueilleraient mes fleurs, et viendraient m'arroser.»

XXV

LE DÉFAUT DE LA VIOLETTE.

La violette elle-même se louait, d'être du monde la fleur la première et la plus belle, quand la rose lui dit:— «Il est vrai, violette, que tu es la fleur des fleurs, mais tu serais plus belle encore, si tu n'avais un petit défaut: celui d'avoir la tête de travers (la tige courbe).»

XXVI

Violette, je voudrais te cueillir, mais je n'ai pas d'amant, à qui te donner. Je te donnerais bien à Ali-Bey, mais Ali-Bey est un orgueilleux garçon; il ne porte pas toutes les fleurs, (mais) seulement la rose et l'œillet.

XXVII

ô Tzetigna, orgueilleuse rivière! c'est faussement qu'hier tu jurais, que tu ne portais point de barques. Ce matin assez tard je passais, quand je vis sur toi jusqu'à trois barques: dans l'une étaient des gens de noce, dans la seconde, le garçon et la fille (les fiancés), et dans la troisième, un frère avec sa sœur. La sœur pour son frère brodait des manches[1], le frère cousait pour sa sœur un dolman bleu; et la sœur dit tout bas à son frère: «Mets, mon frère, des boutons au corsage (le long de la poitrine), afin qu'il ne puisse passer même un homme, encore moins la main d'un frère étranger[2].» Le frère à la sœur tout bas répondit: «Que tu es sotte encore, ma sœur! lorsque s'approchera la main d'un frère étranger, d'eux mêmes s'ouvriront les boutons.»

[Note 1: Les larges manches des chemises des paysans.]

[Note 2: C'est-à-dire d'un étranger, d'un homme.]

XXVIII

Une fille s'élevait contre le soleil: «Soleil resplendissant, je suis plus belle que toi, et que toi et que ton frère, ton frère, le brillant astre des nuits[1], et que ta sœur l'étoile voyageuse, qui parcourt le ciel serein, comme un berger devant ses brebis.» Le soleil resplendissant se plaignit à Dieu, et Dieu doucement lui répondit: «Soleil resplendissant, mon enfant chéri, ne t'attriste point, ne te mets pas en colère, aisément nous châtierons cette maudite fillette: toi, de tes rayons hâle-lui le visage, et moi, je lui enverrai un mauvais sort, un mauvais sort, de petits beaux-frères, une méchante belle-mère, et un pire beau-père[2]; et elle se souviendra de celui contre qui elle s'élevait.»

[Note 1: On me passera cette périphrase. En serbe, la lune, mécétz, est du masculin.]

[Note 2: Dans la position bien subordonnée des femmes serbes, ce sont là, en effet, de grandes calamités.]

XXIX

La jeune femme de Voukoman se promenait dans son jardin et dans son parterre, quand une fleur s'accrocha à sa robe. «Œillet, chère fleurette, lui dit-elle, à ma robe ne t'attache point, car tu fleuris et tu portes du fruit, mais moi voilà neuf années, pauvrette, que je suis mariée, sans que je fleurisse, que je porte de fruit, sans savoir ce que c'est qu'un homme.»

Elle croyait que nul ne l'entendait, mais sa chère belle-mère l'avait entendue, et à son fils ainsi elle parla: «Voukoman, mon unique enfant, ma bru dans le parterre s'est plainte, que voici neuf années déjà depuis qu'elle est la femme de Voukoman, et qu'elle ne fleurit point, ne porte pas de fruit, et ne sait ce que c'est qu'un homme; n'es-tu donc point, mon fils, un homme? n'as-tu pas d'énergie dans le cœur? —Ma vieille, ma chère mère, répondit Voukoman, il semble que je mérite ce reproche, mais je vais te dire la vérité. Le jour où tu me marias, ma mère, quand vous eûtes laissé les deux époux, je voulus baiser le visage de ma femme, mais elle me supplia par le nom de frère, de vivre ensemble comme frère et sœur.»

—Voukoman, mon unique enfant, plût à Dieu que je ne t'eusse marié, ni aujourd'hui, ni il y a neuf ans! Le jour où ton père m'amena chez lui, moi aussi je lui donnai deux fois le nom de frère, mais trois fois il me frappa (en disant): je ne t'ai point emmenée pour être ma sœur, c'est pour femme que je t'ai prise.»

Il ne s'était pas encore écoulé un an, quand la femme de Voukoman eut un enfant, eut un enfant et justement un garçon.

XXX

Que le temps me paraît long, à demeurer assise à la fenêtre, à toujours regarder sur la mer grise, sur la mer grise, et sa plaine unie, si mon amant y va voguant, si son pavillon flotte au vent, s'il joue de la tamboura, et sur la tamboura s'il me chante.

XXXI

    Une fille est assise au bord de la mer,
    et elle se dit à elle-même:
    «Ah! Dieu cher et bon,
    y a-t-il rien de plus vaste que la mer?
    Y a-t-il rien de plus large que la plaine?
    Y a-t-il rien de plus rapide que le cheval?
    Y a-t-il rien de plus doux que le miel?
    Y a-t-il rien de plus cher qu'un frère?»

Et un poisson du milieu de l'eau lui dit: «Fille simple et sotte, le ciel est plus vaste que la mer, la mer est plus large que la plaine; les yeux sont plus rapides que le cheval; le sucre est plus doux que le miel; et plus cher que le frère est l'amant.»

XXXII

BOLOZANOVITCH.

Djoul[1] la Turque convie à une assemblée, elle y invite toutes les dames, et prie aussi une fille promise, promise à Bolozanovitch. Celui-ci la chercha, un jour d'été jusqu'à midi, la chercha sans pouvoir la trouver; et ne pouvant résister à son cœur, il alla vers Djoul, la dame turque: «Ma sœur en Dieu! jeune femme, donne-moi une fine chemise, celle que tu portes le premier dimanche de la lune; mets-moi de l'antimoine sur les sourcils, une coiffure noire sur mes noirs cheveux, et du rouge sur mon blanc visage; fais-moi de fines tresses comme à une fille, de cinq jusqu'à neuf (tresses); et donne-moi une quenouille dorée avec un fuseau de buis, et une quenouille de lin d'Égypte, puis laisse-moi entrer dans ton assemblée, que je voie la fille qui m'est promise.»

La Turque agréa la prière faite au nom de Dieu, elle lui donna une fine chemise, etc., etc.[2], puis elle ajouta ce bon conseil: «Libertin que tu es, Bolozanovitch, quand tu entreras dans mon assemblée, les vieilles, baise-les aux mains, les jeunes femmes sur leurs bouches de miel, et les filles à la gorge, au-dessous du collier.»

Le libertin agréa le conseil; quand il arriva dans l'assemblée, il baisa les vieilles aux mains, les jeunes femmes sur leurs bouches de miel, et les filles à la gorge au-dessous du collier; et à son accordée quand il arriva, il lui fit une blessure au-dessous de la gorge, et la jeune accordée s'écria: «Dames de cette assemblée, mes compagnes, frappez-le de vos fuseaux et de vos quenouilles, c'est ce libertin de Bolozanovitch.»

[Note 1: Pour gul, en turc. rose.]

[Note 2: Je supprime la description trop minutieuse du costume.]

XXXIII

QUERELLE A PROPOS D'UN MOUCHOIR.

Une querelle éclate entre époux et femme, entre le jeune Omer-Bey et la beyine[1], au milieu de la nuit, sur leur molle couche. Encore si c'eût été pour quelque chose, peu importerait, mais c'est à propos d'un mouchoir brodé, brodé d'or, lavé à l'eau de rose, tant qu'il embaumait la maison, et la chambre où dormait Omer-Bey; c'étaient ses maîtresses qui le lui avaient donné. Omer à sa femme se justifiait: «Tu sais bien que j'ai une sœur, une chère sœur, la femme de Zekir-Bey, c'est d'elle que je tiens ce mouchoir brodé, brodé d'or, lavé à l'eau de rose.»—

La béyine n'eut pas plus tôt entendu cela, que sautant sur ses pieds légers, elle prit de l'encre et du papier, et écrivit cette lettre à sa belle-sœur: «Ma belle-sœur, femme de Zékir-Bey, longue vie à ton mari, et n'aie point à le regretter[2]! As-tu donné à ton frère un mouchoir brodé, brodé d'or, lavé à l'eau de rose, tant qu'il embaume la maison, et la chambre où dort Omer-Bey?»

La béyine regarde la lettre, la regarde, et verse des pleurs. «Dieu clément, aie pitié de moi! Si je déclare la vérité, je rendrai mon frère odieux à sa femme; et si j'atteste une fausseté, je crains de perdre mon mari, Dieu le fera périr.» Tout elle pèse, puis s'arrête à un parti, (eh bien! qu'il meure!) Elle prend de l'encre et du papier, et écrit à sa belle sœur une lettre: «Ma belle-sœur, femme d'Omer-Bey, longue vie à mon mari, et que je n'aie point à le regretter! J'ai donné à mon frère un mouchoir brodé, brodé d'or, lavé à l'eau de rose, tant qu'il embaume la maison, et la chambre où dort Omer-Bey.»

[Note 1: Beijovitsa, femme d'un bey, ou beg.]

[Note 2: C'est-à-dire: qu'il vive, si tu me dis la vérité: sinon qu'il meure. Voilà pourquoi, plus bas, la belle-sœur craint de perdre son mari, danger, pourtant, auquel elle aime mieux s'exposer que de troubler le ménage de son frère.]

XXXIV

LA SŒUR QUI ÉPROUVE SON FRERE.

Qu'entend-on de ce côté? sont-ce les cloches qui sonnent, sont-ce les coqs qui chantent?….. Les cloches ne sonnent pas, les coqs ne chantent point, mais une sœur mande à son frère: «Je suis, frère, esclave chez les Turcs, rachète-moi, frère, du joug turc; pour moi ils ne demandent pas beaucoup, trois litras d'or et deux de perles.» Et le frère fait répondre à sa sœur: «J'ai besoin de l'or pour la bride de mon cheval, afin, lorsque je le monte, qu'il soit beau, j'ai besoin des perles pour le collier de ma belle, fin, quand je l'embrasse, qu'elle me plaise.» Alors sa sœur lui envoie dire: «Je ne suis pas, frère, esclave des Turcs, mais je suis, frère, la tzarine des Turcs.»

XXXV

L'INCENDIE DE TRAVNIK.

Quelle est cette vapeur qui couvre Travnik? est-ce qu'il brûle, est-ce que la peste le ravage? ou Iagna l'a-t-elle embrasé de ses yeux?— Il ne brûle pas et la peste ne le ravage point, mais les yeux d'Iagna l'ont embrasé; il y a eu de consumé deux boutiques neuves, deux boutiques et deux tavernes neuves, et le tribunal où siège le kadi.

XXXVI

«Ma mie es-tu donc mariée?» —«Je le suis, ami, et j'ai mis au monde un enfant, et c'est ton nom que je lui ai donné, afin, quand je l'appelle, que ma langueur se passe; car je ne lui dis point: Viens vers moi, mon fils; mais: Viens vers moi, ami.»

XXXVII

Montagne noire, que tu es pleine d'ombre! mon cœur, que tu es plein de chagrin! voir près de soi son amant, le voir et ne pas lui donner un baiser!

XXXVIII

Un jeune garçon non (encore) marié, à Dieu fait la prière, de le changer en perle au bord de la mer, là où les filles viennent à l'eau; afin qu'elles le mettent dans leur sein, qu'elles l'enfilent à une soie verte, afin qu'elles le pendent à leur col, et qu'il entende ce que dit chacune, si elle parle de son amant, et si sa mie aussi parle de lui.

Ce qu'il demandait, Dieu le lui a accordé: il a été changé en perle au bord de la mer, là où les filles viennent à l'eau. Elles mettent la perle dans leur sein, elles l'enfilent à une soie verte, à leur col elles la suspendent, et lui, il écoute ce que dit chacune, chacune parlait de son amant, et de lui parlait sa mie.

XXXIX

«O fillette, rose vermeille, ni plantée, ni greffée, ni arrosée d'eau fraîche; ni cueillie, ni respirée, ni baisée, ni caressée; te donnerai-je, mon âme, des baisers?»

—«Tu le peux jeune homme, à ton gré; mon jardin est près de ta prairie; je viendrai arroser mon jardin, toi, viens attacher là tes chevaux; donne-moi des baisers, jeune homme, à ton gré, mais ne me mords point le visage. de crainte qu'à ma mère ne me trahissent mes joues»

XL

Une petite troupe s'est mise en marche, petite oui, mais ardente. A sa tête est le porte-étendard Mouïo, il porte son drapeau, et chante en turc: «Malheur à celui chez qui je prendrai mon gîte! je lui tuerai ses bœufs sous son chariot, et je tuerai le bélier qui porte la clochette; je me ferai donner du vin de trois ans, et de la rakia de quatre années; et ce seraient là ses moindres maux, mais sans nouvelle mariée je ne souperai point, et sans pucelle je ne veux pas dormir.»

Mouïo en était là de son discours, quand un fusil part de dessous le vert taillis, le coup avait bien frappé Mouïo, au milieu des plaques qui ornaient sa large poitrine, il tombe sur l'herbe verte, et de la forêt un brave lui crie: «Tu voulais, Mouïo, une belle fille, n'en est-ce pas une belle que tu as, une fille jolie, l'herbe verte.»

XLI

LE BASILIC ET LA ROSÉE.

Le basilic aux feuilles menues se plaignait: «Rosée silencieuse, que ne tombes-tu sur moi?» —«Pendant deux matinées j'ai tombé sur toi, celle-ci je l'ai passée à me distraire, à regarder une grande merveille: une Vila et un aigle se disputaient touchant cette verte montagne; la Vila disait: La montagne est à moi. —«Non, disait l'aigle, elle m'appartient. La Vila brisa l'aile de l'aigle, et les jeunes aiglons gémirent amèrement, (ils) gémissaient, car ils étaient en péril, quand une hirondelle ainsi les consola: «Ne gémissez point, jeunes aiglons, je vous porterai dans la terre des Indes, où l'amarante croît jusqu'au genou des chevaux, et le trèfle jusqu'à leur épaule, où le soleil ne disparaît jamais.— Là-dessus les aiglons s'apaisèrent.»

XLII

LES ADIEUX.

L'aurore blanchissait, le jour allait naître, et un guerrier sellait son cheval pour partir. Sa vieille mère but à son voyage, but, tout en versant des larmes et en pleurant doucement elle dit: «Dieu permette, mon fils, qu'en santé tu partes, qu'en santé tu partes et tu reviennes, et qu'en vie tu retrouves ta vieille mère!»—

Sa fidèle épouse lui ceint le sabre, lui ceint le sabre, tout en versant des larmes, et en pleurant doucement elle dit: «Dieu permette, ami, qu'en santé tu partes, qu'en santé tu partes et tu reviennes, et qu'en vie tu retrouves ta vieille mère, en vie, sous la terre noire! et ta fidèle épouse, dans une blanche maison, dans une blanche maison, mais dans une autre, dans une autre maison, chez un autre époux.»

XLIII

«O Danube! fleuve tranquille, pourquoi n'es-tu pas limpide? est-ce un cerf qui t'a troublé avec son bois, ou le voïvode Mirtchéta? —Ce n'est ni un cerf qui avec son bois m'a troublé, ni le voïvode Mirtchéta; mais des fillettes, petits démons, qui viennent chaque matin cueillir des glaïeuls et laver leur blanc visage.»

XLIV

Écoute, fillette, écoute, ma belle, tes yeux sont les sauvages prunelles du rivage, et moi jeune homme je suis le marchand de la mer. qui trafique en prunelles du rivage.

    Écoute, fillette, écoute, ma belle,
    tes dents sont des perles menues,
    et moi jeune homme je suis le marchand de la mer,
    qui trafique en perles menues.

Écoute, fillette, écoute, ma belle, tes mains sont du doux coton, et moi, jeune homme je suis le marchand de la mer qui achète le doux coton.

XLV

«O fille de Smederevo, descends et viens ici, que je voie ton visage. —O jeune homme, sois-tu vermeil[1]! Es-tu allé au bazar? y as-tu vu une feuille de papier? tel est mon visage. Es-tu allé dans quelque taverne? y as-tu vu du vin vermeil? telles sont mes joues. Es-tu allé par la plaine? y as-tu vu des prunelles sauvages? tels sont mes yeux. As-tu été le long de la mer? y as-tu vu des sangsues? tels sont mes sourcils.»

[Note 1: C'est-à-dire beau; des joues rosées sont, à ce qu'il paraît, une des conditions de la beauté masculine.]

XLVI

AMULETTE POUR LES FILLES.

Mon amant a une haleine d'ambre, de sa main blanche et de son qalam il écrit pour les filles de fines amulettes, voici dans l'une d'elles ce qu'il écrit: «Qui ne veut point de toi, ne t'impose pas à lui; qui t'aime, ne lui dis point: Je ne veux pas.»

XLVII

Ma mère, marie-moi jeune, avant que ne m'ait poussé la barbe, une barbe épaisse et des moustaches; car les filles alors diraient en me montrant à leur mère: «Voilà, mère, un ours qui sort du bois; ou: Voilà un lièvre qui sort des choux.»

XLVIII

«O mon Miyo[1], où as-tu été cette nuit?» «—Ma chère, j'ai eu mal à la tête.» «—Ne te l'ai-je pas dit, Michel; ne bois point d'eau, n'aime pas une veuve, car toute eau donne la fièvre, (toute) veuve a le cœur chagrin; mais bois du vin, et aime une fille.»

[Note 1: Diminutif de Michel.]

XLIX

Épanouis-toi, rose, sans songer à moi, garçon, j'ai pris pour femme une veuve, plus âgée que moi, où qu'elle aille, elle pleure son premier mari: «Mon premier mari, mon premier bien! avec toi que j'étais heureuse! de bonne heure je me couchais, et tard je me levais; pour m'éveiller, tu me baisais sur les yeux, (en disant:) debout, mon cœur, le soleil est levé, notre vieille mère est debout, elle a balayé la maison et apporté de l'eau[1].»

[Note 1: La même idée est traitée dans plusieurs autres pièces.]

L

Virginité, mon empire! j'étais reine[1], tant que je fus vierge: s'il m'était donné de revenir en arrière, je saurais maintenant être (rester) vierge.

[Note 1: Tzar.]

LI

Chantons, dansons, tant que nous n'avons point de mari, car lorsque nous en prendrons, il nous faudra laisser ces chansons au dressoir, et les airs turcs dans la boîte, il faudra raccommoder pantalons et chemises, et plus vous les raccommodez pour le diable, plus Satan les déchire.

LII

Rose je suis rose, tant que je n'aurai point de mari; un mari quand je prendrai, ma rose tombera. Fleur je suis fleur, tant que je n'aurai point d'enfant; un enfant quand j'aurai, ma fleur sera flétrie.

LIII

Un faucon vole au-dessus de Saraïevo, il cherche de l'ombre pour y prendre le frais. Il trouve un pin au milieu de Saraïevo: sous le pin est une fraîche fontaine, au bord de la fontaine une veuve, Zoumboul[1], et une fille, la gentille Roujitza[2], le faucon commence à songer, s'il aimera Zoumboul, la veuve, ou Roujitza, la gentille vierge. A tout il songe, puis il prend une résolution, et tout bas il dit: «Mieux vaut l'or, même un peu abîmé, que l'argent récemment forgé;» et il donne un baiser à Zoumboul, la veuve, vive est la colère de Roujitza, la fillette: «Saraïevo, puisses-tu fleurir sans donner de fruits! pourquoi la coutume en toi est-elle née, que les jeunes courtisent les veuves, et les froids vieillards les belles vierges?»

[Note 1: En turc, jacinthe.]

[Note 2: En serbe, petite rose.]

LIV

LES DEUX TOURTERELLES.

Une tourterelle avait amassé du millet, vers elle vint une autre tourterelle: «Donne-moi, ma sœur, un grain.» —«Je n'en donne, ma sœur, pas un seul; il fallait amasser, et non dormir; j'ai amassé, et n'ai point dormi, je n'ai pas pris mes ébats dans la forêt, ni caché ma tête sous le taillis.»

LV

A L'EMPEREUR NAPOLÉON[1].

Dans Mitrovitza, la ville au bord de la Save, est assise une fille, qui se parle ainsi: «O Français, puissant Empereur, renvoie-nous les garçons, les filles seules sont restées; et gâtés se sont les coings et les pommes, et les chemises brodées d'or.»

[Note 1: Cette pièce rappelle l'époque où les Français occupaient
Raguse et les provinces Illyriennes.]

LVI

LA PESTE

«Saraïevo, pourquoi t'es-tu obscurci? est-ce que le feu t'a consumé, la peste t'a-t-elle ravagé, ou l'eau de la Miliatzka t'a-t-elle submergé?» —«Si le feu m'eût consumé, il eût (du moins) renouvelé mes blanches maisons; si la rivière m'eût inondé, du moins, elle eût nettoyé mes rues; mais c'est la peste qui m'a dévoré, mettant à bas et jeunes et vieux, et séparant tous ceux qui s'aimaient.»

LVII

AGNÈS (IAGNA) LA FILLE UNIQUE.

Dieu clément, la grande merveille! une mère a enfanté neuf filles, et elle en porte une dixième dans son sein, demandant à Dieu de mettre au monde un garçon; mais quand son terme fut venu ce fut d'une dixième fille qu'elle devint mère.

    Quand le moment du baptême arriva,
    le parrain demanda à la vieille mère:
    «Quel nom donnerons-nous à l'enfançon?»
    La vieille mère irritée répondit:
    «Appelle-la Agnès, puisse le diable l'emporter!»

Agnès devint svelte et grande, blanche et rose de visage, et quand on fut pour la marier, elle prit un seau et alla vers la fontaine. Mais une fois dans la verte forêt, voici la Vila qui du bois lui crie: «Entends-tu, Agnès, la très-belle! jette ton seau dans l'herbe verte et viens vers moi dans la forêt, car ta mère à nous t'a donnée[1], encore petit enfant qu'on porte sur les bras.»

A ces mots, Agnès, la fille unique, jette son seau dans l'herbe verte, et s'enfonce dans la forêt. Après elle court sa vieille mère: «Reviens au logis, Agnès, mon unique fille.» Mais la jeune fille lui répond: «Va-t'en, toi qui as renié Dieu, en m'abandonnant (au démon), encore petit enfant qu'on porte sur les bras.»

[Note 1: C'est le seul exemple que j'aie rencontré de cette assimilation entre les Vilas et les mauvais esprits reconnus par le dogme chrétien.]

LVIII

Le jeune Iovo se promenait dans le tchardak, quand sous lui le tchardak se rompit et il eut le bras droit brisé. Vite il se trouva un médecin, un médecin, la Vila de la montagne, mais qui demandait beaucoup pour la cure: à la mère (elle demandait), sa main droite; à la sœur, ses cheveux avec le ruban (qui les maintient); et à l'épouse, un collier de perles.

La mère donna sa main droite, la sœur, ses cheveux avec le ruban; mais l'épouse refusa le collier: «Je ne donne point, par Dieu, mes blanches perles, je les ai apportées de chez mon père[1].»

La Vila de la montagne s'en irrite, elle empoisonne la nourriture d'Iovo, et Iovo meurt. Oh! désespoir pour sa mère! Les trois femmes[2] se lamentaient, l'une gémissait sans fin ni trêve, l'autre le soir et le matin, la troisième quand il lui venait à l'esprit. Celle qui gémissait sans fin ni trêve, c'était la pauvre mère d'Iovo; celle qui gémissait le soir et le matin, c'était la sœur affligée d'Iovo; celle qui gémissait quand il lui venait à l'esprit, c'était la jeune femme d'Iovo.

[Note 1: Cela signifie qu'elles sont sa propriété et ne sont point à son mari.]

[Note 2: Il y a au texte koukavitzé, coucous. Cet oiseau, ainsi que je l'ai dit ailleurs, est l'emblème du deuil et de l'affliction.]

LIX

Sous Bude des brebis étaient à l'ombre, de la ville un pan de mur s'écroula et tua des brebis à la laine soyeuse, ainsi que deux jeunes bergers, Chékièr-Marko et Andrio-Zlato[1]. Marko fut pleuré par son père et par sa mère, mais André n'eut (pour le regretter) ni père, ni mère, rien qu'une fille du village, qui disait en se lamentant: «Hélas! André, mon or pur, si je te chantais dans une chanson, la chanson va de bouche en bouche, et elle passerait dans des bouches profanes; si je brodais ton nom sur des manches, une manche bien vite se déchire, et ton nom périrait; si je l'écrivais sur du papier, le papier va de main en main, et il arriverait dans des mains profanes.»

[Note 1: Chékièr et zlato ne sont pas des noms, mais des épithètes de tendresse, signifiant sucre et or. Le premier surtout ne pouvait se traduire.]

LX

«O fillette, mon âme, quel parfum exhale ton sein? celui du coing ou de l'orange, de l'immortelle ou du basilic?» —«Par Dieu! jeune homme, ce qui parfume mon sein, ce n'est ni le coing, ni l'orange, ni l'immortelle, ni le basilic, mais une âme virginale.»

LXI

—«Fillette, ma violette mignonne, je t'aimerais, mais tu es petite. —Aime-moi, ami, à mon tour je deviendrai grande: menue comme un grain est la perle, pourtant elle se porte à un col royal; petite est la caille, pourtant elle lasse coursiers et chasseurs.»

LXII

Pierre Doïtchin, le ban de Varadin, boit du vin. il en a bu pour trois cents ducats en un jour, et encore avec cela (pour) son cheval noir et sa masse dorée. Le roi Mathias, le seigneur du pays, le querelle: «Dieu t'anéantisse, Pierre Doïtchin, ban de Varadin! voilà que tu as bu pour trois cents ducats en un jour, et avec cela (pour) ton cheval noir et ta masse dorée?» Mais Pierre Doïtchin, le ban de Varadin, lui répond: «Ne me querelle point, roi Mathias, seigneur du pays! si tu avais été à la taverne où je fus, et embrassé comme moi la tavernière qui est là, tu aurais bu Pest la ville de plaine et Bude l'acropole.»

LXIII

Un amandier s'élevait haut et svelte, au-dessous dormait Mehmed-Aga avec la jeune Fatime; pour couche, ils ont la terre noire et l'herbe humide; pour couverture, le ciel serein et les étoiles brillantes; et pour coussin, chacun les bras blancs de l'autre.

LXIV

Si je pouvais me changer en mouche je saurais où passer l'hiver: je me poserais sur le visage d'une veuve ou sur les seins blancs d'une fille.

LXV

LA TZETIGNIENNE ET LE PETIT RADOITZA

Trente habitants de Tzétigné sont à boire au bord de la Tzétigna, la calme et froide rivière, et c'est une fille de Tzétigné qui leur sert le vin. A mesure qu'à chacun elle présentait le verre, il n'étendait pas la main pour prendre le vin, mais pour toucher le sein de la jeune fille, tant que celle-ci se prit à dire: «J'en atteste Dieu, vous trente Tzétigniens, si je puis être votre servante à tous; je ne puis être votre épouse à tous, mais celle du brave seulement qui s'élancera dans la rivière à la nage, couvert de ses habits et de ses armes, et la traversera d'une rive à l'autre; celui-là m'aura pour sa fidèle épouse.»

Tous à ces mots baissèrent la tête, les regards fixés sur la terre; seul, le petit Radoïtza ne baissa point la tête, mais s'élançant sur ses pieds légers, il saisit ses armes brillantes, acheva de revêtir ses habits. et s'élança dans la Tzétigna. Le brave nagea tout droit, il traversa d'une rive à l'autre; mais comme il revenait au bord opposé, il s'enfonça un peu sous l'eau, il n'enfonça point parce qu'il était fatigué, mais il s'enfonça pour mettre à l'épreuve sa belle et savoir si elle voulait être sa fidèle épouse. Quand la jeune Tzétignienne vit cela, elle descendit dans la rivière; ce que voyant le petit Radoïtza, il s'avança en nageant vers la rive, et sortant de l'eau il prit la jeune fille, la prit par sa blanche main et l'emmena à sa blanche maison.

LXVI

LE TCHÉLÉBI MOUÏO ET FATIME LIOUBOVITCH.

Fatime Lioubovitch était à broder dans le jardin sous le jaune oranger, là vint à passer le tchélébi Mouïo, qui la salua au nom de Dieu: «Dieu t'assiste, Fatime Lioubovitch! prends-moi, pour toi cela vaudra mieux[1].» —«Es-tu fou, tchélébi Mouïo, pour domestique je ne te voudrais pas et moins encore pour que tu baises mon visage.» —«Si de moi tu ne veux, Fatime, vrai comme ma tête est vivante sur mes épaules, je publierai partout où j'irai que tu portes un enfant dans ton sein.» Fatime pourtant n'en tient pas de compte, mais continue de broder sur son métier. Mouïo mortifié s'éloigne et traverse la vaste campagne, mais voici que la nouvelle lui arrive que le pacha a planté sa tente, qu'il l'a plantée dans la plaine de Rakitno, et qu'avec lui il a des agas et des spahis. Là se dirige le tchélébi Mouïo, devant le pacha humblement il s'incline, lui baise le genou et le bas (de son caftan), et le pacha lui tient ce discours: «Comment te va, tchélébi Mouïo? as-tu traversé l'Hertzégovine? as-tu visité la maison des Lioubovitch? comment vont les neuf frères? sont-ils en santé et en joie?» —«J'ai passé par l'Hertzégovine, et visité la maison des Lioubovitch, en santé sont les neuf frères, en santé ils sont, mais non en joie, car ils ont une sœur unique, qui porte un enfant dans son sein: c'est l'enfant du pacha de Bosnie.» Le pacha de Novi-Bazar se met à rire: «C'est bien, puisqu'il est de bonne race.» Pourtant le pacha avait grand dépit, vite il écrit une lettre menue, et dans la lettre à Fatime il disait: «Trouve-toi vite dans la plaine de Rakitno.» Puis il appelle son tatar, et l'expédie vers la maison des Lioubovitch. Quand le tatar à la maison arriva et que la jeune Fatime l'aperçut, aussitôt pressentant quelque malheur, elle se dirigea en hâte vers Rakitno. Là devant le pacha humblement elle s'incline, lui baise la main et le bas du caftan; mais voyant que le pacha la regardait de travers, elle ôte sa jaune tunique et reste nue dans sa fine chemise: «Sois un juge équitable, seigneur pacha, sois un juge équitable et que Dieu te conserve! pourrais-je ici cacher une pomme, comment donc un enfant sous ma ceinture? Si tu ne veux être un juge équitable, je suis venue pieds nus à Rakitno, pieds nus j'irai jusqu'au sultan, je me plaindrai au sultan à Stamboul, afin qu'il te fasse mettre à mort.» Quand le pacha eut entendu Fatime, une violente colère s'empara de lui, et il fit de l'œil un signe au bourreau qui abattit la tête de Mouïo. Il prit Fatime pour son épouse et en fit une jeune pachinitza.

[Note 1: Que de rester chez tes frères.]

FIN

TABLE DES MATIÈRES

INDEX EXPLICATIF des noms de personnes et de lieux, et des mots étrangers qui se rencontrent dans l'ouvrage

INTRODUCTION
NOTES

TRANSCRIPTION de quelques sons de la langue Serbe

LA BATAILLE DE KOÇOVO

      Notice
       I.
      II. La Chute de l'Empire Serbe
     III.
      IV.
       V.
          Notes

MARKO KRALIEVITCH

       Notice
       Note
       I. Ouroch et les Merniavtchévitch
      II. Marko et la Vila
     III. Marko et le faucon
      IV. Les noces de Marko
       V. Marko reconnaît le sabre de son père
      VI. Marko et le bey Kostadin
     VII. Marko et Alil-Aga
    VIII. Marko et la fille du roi des Maures
      IX. Marko va à la chasse avec les Turcs
       X. Marko laboureur
      XI. Mort de Marko
     XII. La Sœur du capitaine Léka (analyse)
          NOTES

LES HAÏDOUKS
NOTICE

       I. Prédrag et Nénad
      II. Starina Novak et le knèze Bogoçav
     III. Novak et Radivoï vendent Grouïtza
      IV. Starina Novak et le brave Radivoï
      V. Grouïtza et le Maure
      VI. Grouïtza et le pacha de Zagorié
     VII. Le Mariage de Grouïtza Novakovitch
    VIII. Trahison de la femme de Grouïtza
      IX. Thadée de Sègne (extrait)
       X. La femme du haïdouk Voukoçar
      XI. Le Vieux Vouïadin
     XII. Le Petit Radoïtza
    XIII. Radé de Sokol et Achin-Bey (l'hivernage des
          haïdouks)
          NOTES

POÉSIES HÉROÏQUES DIVERSES

    I. La Fondation de Scutari
    II. Doïtchin l'infirme
    III. Le Partage des Iakchitch
    IV. Les Iakchitch éprouvent leurs femmes
    V. Dons moscovites et cadeaux turcs
    VI. Ianko de Cattaro et Alil fils de Mouïo
    VII. La Fuite de Karageorge
    NOTES

CHANTS DOMESTIQUES (I-LXVI)

FIN DE LA TABLE.

End of Project Gutenberg's Poésies populaires Serbes, by Auguste Dozon