The Project Gutenberg eBook of Cham et Japhet, ou De l'émigration des nègres chez les blancs considérée comme moyen providentiel de régénérer la race nègre et de civiliser l'Afrique intérieure

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Title: Cham et Japhet, ou De l'émigration des nègres chez les blancs considérée comme moyen providentiel de régénérer la race nègre et de civiliser l'Afrique intérieure

Author: A. de Chancel

Release date: March 24, 2005 [eBook #15459]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHAM ET JAPHET, OU DE L'ÉMIGRATION DES NÈGRES CHEZ LES BLANCS CONSIDÉRÉE COMME MOYEN PROVIDENTIEL DE RÉGÉNÉRER LA RACE NÈGRE ET DE CIVILISER L'AFRIQUE INTÉRIEURE ***

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Boulevard extérieur de Paris. PARIS

CHAM ET JAPHET OU DE L'ÉMIGRATION DES NÈGRES CHEZ LES BLANCS CONSIDÉRÉE COMME MOYEN PROVIDENTIEL DE RÉGÉNÉRER LA RACE NÈGRE ET DE CIVILISER L'AFRIQUE INTÉRIEURE.

PAR
M. AUSONE DE CHANCEL

1859

(Extrait de la Revue Britannique, numéros de septembre et d'octobre 1859)

I.

Depuis soixante ans que la religion, la philosophie et tous les gouvernements de l'Europe ont sérieusement mis à l'étude la question de l'esclavage, des millions d'esclaves attendent encore l'heure de la rédemption.

La religion, malgré quelques heureux essais de rachats partiels, mais en face de l'impuissance où tout son dévouement serait de les généraliser, devra-t-elle s'en remettre, avec Bossuet, à cet acte de résignation: «Condamner l'esclavage, ce serait condamner le Saint-Esprit qui ordonne aux esclaves, par la bouche de saint Pierre, de demeurer en leur état, et n'oblige point les maîtres à les affranchir[1]?»

[Note 1: Variations, t. III.]

Des philosophes modernes, les uns, après s'être égarés à la recherche de la raison d'être de l'esclavage dans une société chrétienne, et désespérant d'y pouvoir opposer une formule de rachat générale et pratique, se sont tristement réfugiés dans cet acte de fatalisme: «C'est un hiéroglyphe de la Providence que la philosophie de l'histoire aborde l'oreille basse et le regard troublé, sans pouvoir en déchiffrer nettement l'explication[2]»

[Note 2: Eugène Pelletan.]

Les autres, arrivés au pouvoir en 1848, se sont trop hâtés de mettre en application ce mot de leurs devanciers de 93: «Périssent les colonies plutôt qu'un principe!»

De tous les gouvernements de l'Europe enfin, pas un, si ce n'est celui de la France, n'a fait autre chose que de donner satisfaction aux vues étroites des philanthropes, sans bénéfice aucun, même pour la philanthropie.

Que si tant d'esprits supérieurs cependant ont cherché sans le trouver le sens de la fatale énigme, ne serait-ce point que tous ont tenté d'expliquer par des considérations de politique, d'économie agricole, de nécessité sociale, ce fait étrange d'hommes passés à l'état de marchandise, d'hommes propriété d'autres hommes, et que pas un ne l'a considéré comme une loi providentielle? De là sans doute, et faute d'en avoir connu la cause, l'inertie des différents systèmes expérimentés pour en faire cesser l'effet.

Dans l'antiquité l'esclavage était une conséquence de la guerre, et la guerre une nécessité d'ordre divin. Chaque victoire donnait des esclaves; on les appelait servi, ce qui veut dire préservés: c'étaient autant d'ennemis de moins à vaincre dans la lutte prochaine et toujours renaissante,—mais dont le terme était fixé,—et que ces millions d'hommes eussent indéfiniment prolongée s'ils fussent restés libres.

Dès que l'oeuvre divine fut accomplie par l'agrégation de tous les peuples dans l'unité romaine, ce furent autant de coeurs ouverts à l'Evangile: l'Evangile s'adressait aux simples, aux pauvres, aux proscrits; les esclaves étaient tout cela, ils devaient être les premiers chrétiens.

Désormais sans raison d'être, l'esclavage disparut peu à peu de la société à mesure qu'elle se faisait chrétienne.

Cependant il restait deux vastes continents, tous deux inconnus du monde civilisé et par conséquent inaccessibles à la loi nouvelle, l'Afrique et l'Amérique;—elles furent simultanément découvertes[3]. Était-ce de leurs habitants que le Christ avait dit: «J'ai encore d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie, il faut que je les amène?»

[Note 3: Personne ne se méprendra sur ce que j'entends ici par la découverte de l'Afrique.]

Quoi qu'il en soit, l'oeuvre d'initiation des Africains ne pouvant s'opérer ni sous la froide latitude de l'Europe, où ne sauraient vivre les nègres, ni sous la zone tropicale du Soudan, où ne sauraient vivre les blancs, il leur fallait un terrain neutre, intermédiaire, où les uns et les autres pussent s'acclimater; Dieu leur donna rendez-vous en Amérique, et deux courants d'émigration s'y précipitèrent aussitôt, l'un portant les initiateurs, l'autre les initiés. Ces derniers, inertes et casaniers de nature, n'eussent point émigré spontanément, tout moyen d'émigration leur manquant d'ailleurs: Dieu les expatria de force.—Nous ne pouvions aller à eux, il nous les envoya, et dans la seule condition qui pût mettre en rapport les deux races.

Cette fois encore l'esclavage était providentiel. Que nous en ayons abusé, c'est une question de libre arbitre qui ne prévaudra point contre Dieu.

En d'autres termes, Dieu ne livre le nègre au blanc que pour mettre celui-là à l'école de celui-ci; s'il le livre esclave, c'est à la fois pour que l'élève soit placé dans les conditions les plus absolues de soumission, et pour qu'au prix de son travail il trouve un maître qui consente à lui servir d'éducateur. Il est remarquable que l'antipathie des deux races tend à s'atténuer aussi longtemps que l'une est esclave de l'autre, et qu'elle se produit au contraire dans son expansion la plus exagérée, aussitôt qu'elles sont, par un fait quelconque, appelées à traiter d'égale à égale.

«Le préjugé de race, a dit M. de Tocqueville, me paraît plus fort dans les États qui ont aboli l'esclavage que dans ceux où il existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les États où la servitude a toujours été inconnue.»

Or, cette antipathie du maître qui s'accroît en raison du progrès de l'élève est un enseignement non compris on trop dédaigné des desseins de la Providence, qui ne les a point rapprochés pour qu'à jamais ils vivent côte à côte, mais pour que, l'éducation du barbare étant faite, il soit repoussé d'un pays où sa présence est inutile et dangereuse, et renvoyé dans sa terre natale, où nul autre que lui ne peut aller porter sa contagieuse civilisation.

La volonté divine est en cela si manifeste, qu'elle se traduit sans pitié par la réprobation dont est frappée, même aux yeux de ses pères, la race malheureuse issue des blancs et des négresses,—non point que j'aille jusqu'à penser qu'elle soit, comme il a été avancé, le fruit maudit du crime de bestialité[4]; mais elle porte évidemment la peine d'une origine désavouée, sinon par la nature, du moins par la société, et, à ce titre, condamnée par un arrêt mystérieux;—car ce n'est pas seulement l'affranchi de sang pur, le nègre noir, que le blanc met à part et relègue hors de son milieu à toute la distance de son mépris,—c'est encore le mulâtre, le quarteron, tout homme de descendance nègre, à quelque dose imperceptible que le sang africain soit mêlé dans ses veines. Et l'oeil du blanc créole a, pour découvrir cette altération, des facultés d'instinct prodigieuses, incroyables, que n'atteindra jamais la physiologie. Il n'y a point de baptême qui puisse laver le métis de cette tache originelle, ni le baptême du chrétien, ni le baptême d'un grand nom, ni celui de la fortune, ni celui de la science, ni celui de l'esprit,—c'est un paria.

[Note 4: «Les nègres et mulâtres même ne sont qu'une variété de l'orang-outang; et, pour faire cesser le crime de bestialité, il importe de déclarer infâme et vilain tout blanc qui désormais s'unirait à une femme de couleur.» (Beauvais, conseiller supérieur à Saint-Domingue, 1790.)]

Il n'est pas jusqu'au nègre noir qui ne dise orgueilleusement à l'homme de couleur: «Moi, je suis de sang pur; toi, tu es de sang mêlé.»

Or, un fait aussi considérable a sûrement sa raison d'être: c'est que, je le répète, les nègres ne sont vis-à-vis de nous, premiers-nés dans l'ordre social, que des enfants derniers venus, confiés à notre tutelle temporaire, et qu'il nous est imposé de moraliser par le précepte et par l'exemple,—rien de plus,—sous peine d'attentat, sinon contre nature, incestueux de moins de tuteurs à pupilles, portant désaveu devant Dieu et réprobation devant l'humanité de la race nouvelle ainsi créée, et à qui la Genèse n'a assigné aucune place dans le monde.

Nous voici, quant à cette loi de principe, en opposition avec MM. d'Eichthal et Ismaël Urbain, à qui «le noir paraît être la race femme dans la famille humaine, comme le blanc la race mâle…, le noir, de même que la femme, étant privé des facultés politiques, scientifiques et créatrices; mais, comme elle, possédant au plus haut degré les qualités du coeur, les affections et les sentiments domestiques, la passion de la parure, de la danse et du chant[5]»

[Note 5: Lettres sur la race noire et la race blanche. Paris, 1839..]

De là cette conclusion: «que les moyens d'associer les blancs et les noirs se résument par ces mots: domesticité et plaisir;»—conclusion qui, pour les auteurs que je cite, prendrait appui sur ces paroles de Napoléon:

«Lorsqu'on voudra, dans nos colonies, donner la liberté aux noirs et y établir une égalité parfaite, il faudra que le législateur autorise la polygamie, et permette d'avoir à la fois une femme blanche, une noire et une mulâtre. Dès lors les différentes couleurs, faisant partie d'une même famille, seront confondues dans l'opinion de chacun. Sans cela on n'obtiendra jamais de résultat satisfaisant. Les noirs seront ou plus nombreux ou plus habiles, et alors ils tiendront les blancs dans l'abaissement, et vice versa[6].»

[Note 6: Mémoires de Napoléon, t. V, p. 195.]

Graves paroles que celles-là! car, en raison même des conditions auxquelles l'émancipation des noirs serait possible, elles en portent condamnation sans appel et proscription écrasante an nom de la morale qui ne saurait accepter la polygamie; an nom de l'économie sociale, menacée dans les colonies par l'envahissement de l'élément noir.

Les conséquences que nous déduisons de l'opinion émise par l'empereur philosophe sont donc diamétralement opposées à celles qu'en ont déduites MM. d'Eichthal et Urbain. Que si d'ailleurs en partant de cette juste observation: «que le noir a beaucoup des qualités de la femme,» ils en sont arrivés à cette formule un peu mystique: «donc le noir est la race femme de la famille humaine,» ne serait-ce point pour n'avoir pas assez remarqué qu'il a bien plus encore les défauts de l'enfant?—Race enfant donc que la sienne, et nous lui devons, à ce titre, la tutelle et l'éducation; d'où il sait que nos moyens, à nous, d'associer les blancs et les noirs sont ceux-ci: domesticité, moralisation, émancipation, rapatriement.

Nous avons donc mal compris jusqu'à présent la mission évangélique et moralisatrice dont les peuples blancs sont, à l'égard des peuples nègres, les apôtres.

Deux hommes éminents, M. de Tocqueville et M. le baron Baude, ont eu de ces prémisses une apparente révélation; mais ni l'un ni l'autre n'en ont tiré un suffisant enseignement.

M. le baron Baude a dit:

«Les sociétés blanches ont en elles-mêmes le principe de la perfectibilité; tandis que les sociétés noires obéissent à l'impulsion du dehors et ne font aucun progrès qui leur soit propre. L'immersion dans les sociétés blanche semble donc être la condition à laquelle les nègres deviendront capables de liberté.

«L'abolition de l'esclavage des noirs parmi les blancs ne serait au fond que le maintien de l'esclavage des noirs parmi les noirs. L'un est un pas vers la liberté, l'autre est à perpétuité la consécration de la servitude[7].»

[Note 7: L'Algérie, t. II.]

Il est à regretter que cette lumineuse intuition n'ait conduit M. Baude qu'à mi-chemin de la solution du problème; soit au rétablissement de la traite par caravanes du Soudan en Algérie. L'Algérie y gagnerait des travailleurs sans contredit, et ces travailleurs y gagneraient sans doute eux-mêmes d'être moralisés; mais qu'y gagneraient la question de l'esclavage en général et les colonies de l'Océan et les cinquante millions de nègres qui peuplent l'Afrique intérieure?

M. de Tocqueville, après avoir exposé la situation, prospère au delà de toute prévision, de cette colonie fondée sur les côtes de Guinée par les États-Unis, avec des nègres émancipés, sous le nom de Libéria, ajoute:

«Des barbares ont été puiser les lumières au sein de la civilisation, et apprendre dans l'esclavage l'art d'être libres.—Jusqu'à nos jours l'Afrique était fermée aux arts, aux sciences des blancs. Les lumières de l'Europe, importées par les Africains, y pénétreront peut-être[8].»

[Note 8: De la démocratie en Amérique.]

Pourquoi peut-être, quand une première expérimentation concluante affirme?

Deux cents pauvres nègres, exportés des États-Unis et conduits par quelques membres dévoués de la Société américaine de colonisation, confiants dans cet adieu de leur président: Je sais que ce dessein est de Dieu, débarquent en 1822 sur les plages, désertes du Mesurado. Deux ans après, ils ont bâti une ville en pierres, Monrovia, armé un fort, élevé des chapelles, des écoles, un hôpital. Un peu plus tard, de nouveaux immigrants fondent Caldwell; des villages se créent et des fermes se groupent dans la banlieue des deux cités. A cette société naissante, qui n'a point oublié ses traditions originelles, il faut déjà la libre expansion de sa pensée: une imprimerie s'établit à Mourovia, et les États-Unis étonnés reçoivent le premier numéro du Liberia-Herald.

Deux établissements nouveaux se forment: l'un au cap Monte, avec un comptoir fortifié; l'autre dans le Bassa, où s'improvise la ville d'Edina; en même temps que diverses sociétés de colonisation en créent d'autres avec leurs propres ressources à Bassa, à Cove et sur différents points.

Si pourtant la plupart des rois nègres de la côte se prêtent volontiers à ces envahissements de leur territoire, légitimés d'ailleurs par achat, et s'engagent même, comme condition du marché, à renoncer à la traite, ceux de l'intérieur, lésés par contrecoup dans leurs intérêts de marchands d'esclaves, en appellent malaisément aux armes. Ce fut pour les Libériens, organisés en milice, bien armés et appuyés par leurs alliés, l'affaire de quelques combats, pour s'en faire des voisins plus prudents d'abord, des amis ensuite.

De 1839 à 1847 enfin, tous ces éléments épars de colonisation, jusque-là sans unité politique, s'organisent définitivement en corps de nation; la jeune république, sous le nom de Libéria, prend rang au nombre des États civilisés, avec un gouvernement électif, un parlement, un jury, des magistrats,—toute une constitution calquée sur celle de sa patrie mère,—mais qui se personnifie par cette restriction absolue qu'aucun blanc ne pourra être admis à titre de citoyen sur ce sol de refuge, tout entier acquis à la race noire ou mulâtre.

Libéria dès lors a des imprimeries, des journaux, des écoles, des églises, des hôpitaux, des associations de charité, des prêtres chrétiens, des magistrats, une milice, des ports, une flotte, un pavillon que saluent de vingt et un coups de canon les escadres américaines, anglaises et françaises, et qui, plus tard, est officiellement reconnu par toutes les nations du globe.

Aujourd'hui son territoire, où se développe la culture de la canne à sucre, du café, du coton, de toutes les plantes tropicales; où se font des essais de drainage, d'assainissement et d'industrie mécanique, occupe 567 kilomètres de côtes sur une profondeur de 64, avec une population de 250,000 âmes.

Le commerce extérieur s'y traduit par un mouvement de 4 à 6 millions de francs, et telle est à l'intérieur son influence de rayonnement et d'attraction que Monrovia, sa capitale, et Edina se sont élevées, l'une sur un ancien marché d'esclaves, l'autre sur l'ancien emplacement du fameux buisson du diable, autour duquel les calamités publiques étaient conjurées par des sacrifices humains, et que nombre de rois nègres envoient de cent cinquante à deux cents lieues leurs enfants, à ses écoles[9].

[Note 9: Revue du Deux-Mondes, numéro de juillet 1852: les Noirs libres et les Noirs esclaves, par M. Casimir Lecomte.—Moniteur universel, novembre 1856.—Courrier des États-Unis, septembre 1836.—L'Encyclopédie anglaise, de Knight.]

Et pendant qu'en Europe, enfin, le recrutement des travailleurs africains, par voie d'engagement, soulève tant d'oppositions irritantes, la république de Libéria vient de décréter que tout individu résidant, ou venant s'établir sur son territoire, peut (à certaines conditions) y enrôler des émigrants natifs d'Afrique et les transporter en pays étrangers (session législative de 1858).

Singulière actualité!

Il n'est pas un peuple blanc qui ne pût s'honorer de l'acte d'état civil national de Libéria, le premier qu'un peuple nègre ait fait enregistrer dans l'histoire de l'humanité.

Par contre, opposons-lui celui de Saint-Domingue ou pour mieux dire d'Haïti, car cette pauvre reine des Antilles, honteusement prostituée dans les orgies de ses esclaves d'hier, ses maîtres aujourd'hui de par l'émancipation brutale, s'est pudiquement débaptisée de son nom chrétien.

A peine la proclamation de l'émancipation est-elle proclamée, ce sont des bandes déguenillées, ivres de tafia, qui se ruent au pillage, avec un enfant blanc au bout d'une fourche pour drapeau.—C'est Jean-François qui se fait un sérail de ses prisonnières blanches, et, quand il en est las, les livre à ses bandits.—C'est Biassou qui brûle ses prisonniers à petit feu, leur arrache les yeux avec des tire-balles et les scie entre deux planches.—C'est Jeannot qui se fait au bivouac une double décoration de têtes sur une haie de lances, de cadavres accrochés aux arbres par le menton, et qui, lorsque la scène est prête, se donne le spectacle de blancs qu'on écorche tout vifs, qu'on étire s'ils sont trop courts, qu'on rogne par les jambes s'ils sont trop longs. Si Jeannot a soif, qu'on lui coupe une tête choisie, et il en exprimera le sang dans une tasse de tafia.—Jeannot boit!

Ce sont Rigaud et Toussaint, le nègre et le mulâtre, combattant chacun à son profit au nom de la régénération des esclaves. Guerre d'hypocrites des deux couleurs, qui finit par un massacre de mulâtres; mais aussi par l'expulsion des Anglais, la conquête de la partie espagnole de l'île, une ébauche de constitution et un semblant d'unité nationale.

Toussaint Louverture est l'homme de génie de cette révolution de sauvages,—car toute révolution a son homme de génie.—Après avoir autant que possible discipliné ses bandes, réhabilité la religion, rendu l'instruction obligatoire, il lui fallait reconstituer le travail. Le vieux nègre avait été esclave avant d'être dictateur, il connaissait son monde, et ce fut à coups de sabre et de mousquet qu'il renvoya ses nègres libres à leurs ateliers, avec obligation d'y travailler pendant cinq ans sans en sortir, à moins d'une permission expresse[10].

[Note 10: Rapport au ministère de la marine sur l'examen des questions relatives à l'esclavage (1843).]

Ses deux inspecteurs de culture, Moïse et Dessalines, procédaient contre les fainéants par le bâton; contre les mutins, en en prenant un au hasard dont ils faisaient sauter la cervelle, ou qu'ils faisaient enterrer vivant jusqu'au cou devant les ateliers assemblés[11].

[Note 11: Mémoires du général Pamphile Lacroix, t. II, p. 47]

Aussi les nouveaux citoyens ne disaient-ils plus de Toussaint ce qu'ils avaient dit du commissaire de la Convention Polverel, qui leur prêchait les droits de l'homme: Commissaî li bète trop, li connai à yen.

On sait comment le général Leclerc, dans la période heureuse de sa malheureuse expédition, s'empara de Toussaint, et le premier des noirs vint mourir en France au fort de Joux, prisonnier du premier des blancs.

C'est alors l'empereur Dessalines, un nègre du Congo[12], dont le gouvernement ne fut que l'exagération de celui de Toussaint, et de qui M. Thiers a dit: «Véritable monstre tel qu'en peuvent former le massacre et la révolte, ne songeant qu'à pousser avec une profonde perfidie les noirs sur les blancs, les blancs sur les noirs, à irriter les uns par les autres, à triompher au milieu du massacre général et à remplacer Toussaint dont il avait le premier demandé l'arrestation.»

[Note 12: Le général Rames, cité par Lamartine]

Toussaint était un hypocrite en politique et en morale.—Dessalines était un impudent d'immoralité. Le soir, il jetait son manteau impérial aux orties pour rentrer plus à l'aise dans son rôle natif de sauvage et s'enivrer d'amour brutal et de tafia, en dansant la bamboula[13].

[Note 13: D'Alaux, Soulouque et son Empire]

Abrégeons: laissons les assassins de Dessalines,—Christophe, dans le nord de l'île, jouant au saint Louis en rendant la justice sous un cocotier, avec cette modification qu'il condamnait toujours à mort;—et Pétion, dans le sud, où, disait-il, «il aurait créé une France nouvelle,» si son peuple n'eût traduit la liberté républicaine par le droit de ne rien faire, vivant à la grâce de Dieu du pain quotidien du bananier.

Découragé par ce résultat en sens inverse de celui qu'il avait rêvé, Pétion se laissa mourir de faim, en même temps à peu près que Christophe, dans un accès de rage, se déchargeait un pistolet dans le coeur.

Le général Boyer recueillit leur double héritage, non sans s'aider de quelques massacres, bien entendu; mais du moins était-ce on homme hors ligne que celui-là, tout impuissant qu'il ait été à vaincre la paresse des ateliers, malgré son code draconien, et à dominer l'opinion systématiquement stupide qui, du sénat, avait gagné les masses à l'état de conspiration.—Pressé par la révolte, moins encore que pris par le dégoût, Boyer s'embarque pour la Jamaïque.

Encore l'anarchie avec les deux Hérard, Salomon, Dalzo, Pierrot, le féroce Accaau et Guerrier, qu'un intérêt commun porte à la présidence et qui, pour avoir coupé court à son état d'ivresse habituelle, meurt d'un excès de sobriété.—Pierrot n'arrive au pouvoir que pour y jouer le double rôle de tyran et de niais. On a conservé de lui cette sentence mémorable par laquelle, en vertu du privilége inhérent à sa position de chef de l'État, il commua en peine de mort une condamnation à trois mois de prison.

L'intelligent Riché «réalise un moment l'idéal d'un gouvernement haïtien,» mais il est emporté par une mort subite; et, au grand étonnement de tous les partis, Faustin Soulouque, ancien palefrenier du général Lamarre et son aide de camp, attaché ensuite, en façon de secrétaire des commandements, à la belle mulâtresse de Boyer, puis général et commandant du palais, parvenu d'antichambre, enfin, est élevé à la présidence.

C'était un ci-devant beau dans son espèce; timide, balbutiant en public, poltron au feu et croyant aux sorciers plus qu'à Dieu, jusque-là que, le jour de sa consécration par un Te Deum, il repoussa, comme ensorcelé, le fauteuil qui lui avait été préparé dans l'église.

Le Parlement haïtien s'était donné là, pensait-il, un président soliveau, comme tout Parlement constitutionnel, blanc ou nègre, les aime. L'erreur ne fut pas de longue durée: par un effet combiné du pouvoir qu'il avait en mains et de sa peur de tout, peur du sénat, des fonctionnaires, de la bourgeoisie, de ses généraux même, des mulâtres surtout et des esprits, Soulouque s'était transformé en terroriste. La première année de son gouvernement fut un long massacre d'un bout à l'autre de l'île, mais qui s'inaugura dans la capitale où se ramifiait nécessairement une insurrection prétendue des mulâtres du sud.

Massacre par le sabre, la fusillade et la mitraille, au coin des rues, sur les places publiques, dans la cour du palais de la présidence et jusque dans la Chambre des représentants, de ministres, de sénateurs, de généraux, de fonctionnaires, de bourgeois, tous plus ou moins jaunes ou suspects, à ce point que plusieurs administrations cessèrent de fonctionner faute d'écrivains.

Port-au-Prince pacifié, il fallait pacifier le sud: Soulouque s'y fait suivre par une armée et par les anciens bandits d'Accaau, semant sur sa route des proclamations qui toutes commençaient par quiconque, et se terminaient invariablement par sera fusillé.

Massacre par exécution sommaire, par commission militaire, par irruption, par guet-apens aux Cayes, à Aquin, à Jérémie, à Cavaillon, où le chef de bande Voltaire Castor, ancien forçat, poignarde de sa main soixante-dix noirs, compromis par leurs relations avec les mulâtres, et coupables d'être riches, en vertu de cet axiome d'Accaau: Nègue riche cila mulate.

C'est ainsi que Soulouque préludait à sa mascarade impériale, avec ses ducs de Marmelade, de Limonade et de Trou-Bonbon; ses comtes de Coupe-Haleine, de la Seringue, de Numéro-Deux; ses barons de Gilles-Azor, ses chevaliers de Métamour-Bobo, et toute une aristocratie de chimpanzés, dont les noms incroyables illustrent le Moniteur haïtien; mais sans une gourde dans le trésor public d'où ne sortent que des assignats, sans un navire dans les ports, sans industrie, sans commerce, sans agriculture sur le sol le plus fécond du monde.

Saint-Domingue exportait autrefois pour 150 millions de produits que M. Thiers[14] évalue à 300 millions de valeur actuelle.—Haïti n'en exporte pas 12 aujourd'hui.

[Note 14: Histoire du Consulat et de l'Empire.]

La situation morale de ce peuple régénéré va de pair avec sa situation économique. «Haïti a des journaux et des sorciers, un tiers parti et des fétiches; des adorateurs de couleuvres y proclament tour à tour depuis cinquante ans,» en présence de l'Être suprême, «des constitutions démocratiques et des monarques par la grâce de Dieu[15].»

[Note 15: D'Alaux, lieu cité.]

L'histoire d'Haïti peut se résumer en deux lignes: extermination des blancs,—extermination des mulâtres,—extermination des nègres entre eux.

Libéria.—Haïti.

Entre la régénération de la race noire par le rapatriement, après un temps donné de servage «sous des maîtres supérieurs,» et le rêve de sa régénération spontanée, nous avons à choisir.

Et quel obstacle s'oppose donc à ce que, par un double mouvement d'immigration et de rapatriement de nègres engagés, tous les gouvernements à colonies s'entendent pour multiplier les Libéria sur les deux côtes de l'Afrique, et fassent ainsi rayonner, de la circonférence au centre de la Nigritie, l'industrie, le commerce, l'agriculture, la foi chrétienne et la civilisation?

Montesquieu semble avoir eu la prescience de cette solution du grand problème que nous a posé la Providence, quand il a écrit:

«Si j'avais à soutenir le droit que nous avons de rendre les nègres esclaves, je dirais: Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont du mettre en esclavage ceux de l'Afrique pour s'en servir à défricher tant de terres.

«Le sucre serait trop cher si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

«Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps noir.

«…..Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes des chrétiens.

«De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains; car si elle était telle qu'on le dit, ne serait-il pas venu dans la tête des princes de l'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié[16].»

[Note 16: Esprit des lois, chap. V.]

Il y a plus d'un siècle, et nous devons, au nom de la France, constater cette date, il y a plus d'un siècle que Montesquieu, n'osant heurter de front les trop grands intérêts qui se rattachaient alors à la question de l'esclavage, s'en prenait, ne pouvant mieux faire, par cette mélancolique ironie, aux tristes raisons avancées par l'avarice, par l'anatomie, par l'orgueil de l'esprit et la vanité de la peau, pour motiver l'esclavage et s'en absoudre. La question a depuis fait un grand pas; mais la convention de miséricorde et de pitié du philosophe est encore à mettre à l'étude.

L'honneur de cette vaste idée appartient, on le voit, à la philosophie française; elle est depuis devenue catholique dans le sens grammatical du mot et dans son sens religieux.

Que si en souvenir des paroles de Bossuet, que nous avons citées plus haut, on accusait la religion d'avoir été moins humaine en cela que la philosophie, je répondrais qu'elle a dû l'être; elle n'est point humaine, en effet; son royaume n'est point de ce monde; elle voit et prend les choses de plus haut; peu lui importe, jusqu'à un certain point, à elle qui a dit: Bienheureux ceux qui souffrent! peu lui importe la condition de bonheur ou de malheur matériel de l'homme sur la terre. Elle fait bon marché de l'inégalité dans la vie pour se rattraper dans l'égalité de la mort. C'est alors seulement qu'elle règle—terrible compte!—avec le maître et avec l'esclave. Elle n'entend point, d'ailleurs, que jusque-là l'un ou l'autre n'accepte pas la condition qui lui est faite.—La résignation est la première vertu du chrétien.

En progrès, la religion n'est point et ne peut pas être primesautière, parce qu'elle est de son essence éminemment conservatrice, et que tout progrès tend nécessairement à la modification d'un ordre de choses établi; mais elle accueille tous les progrès, les sanctionne et les consacre, lorsqu'ils peuvent, d'ailleurs, être accomplis en vue d'intérêts légitimes et sans ébranlements politiques.

La philosophie, au contraire, si spiritualiste qu'on la suppose, touche toujours par quelque côté aux questions économiques, d'où il suit que son rôle, à elle, étant plus ou moins humain, son but doit être de combiner théoriquement les éléments sociaux, de façon à leur départir, sur la terre, la somme de bonheur la plus grande possible.

Voici pourquoi l'inégalité des conditions la blesse et la révolte; et pourquoi encore elle a dû faire le premier pas sur cette voie, désormais ouverte, où nous essayons de la suivre et où viendront la rejoindre tous ceux qui, dans ce monde, ont charge d'âmes, gouvernants quels qu'ils soient, et ministres de tous les cultes, pour résoudre le problème où l'a laissé Montesquieu, il y a cent dix ans: faire en faveur des races noires, au nom de la religion et d'accord avec la politique, une convention de miséricorde et de pitié.

II.

De l'état des esclaves dans nos colonies et chez les musulmans avant l'émancipation.

Avant d'aborder notre sujet proprement dit, nous devons peut-être à ceux de nos lecteurs qui ne le connaissent que par son côté populaire et sentimental, et pour ne l'avoir étudié que dans la Case de l'oncle Tom, les éléments d'une appréciation plus sérieuse de l'état des esclaves, sinon dans toutes les colonies, dans les nôtres du moins et chez les musulmans en général, par conséquent en Algérie, avant l'émancipation.

L'opinion publique, en effet, s'est trop aisément laissée prendre au grand bruit qu'ont fait les abolitionnistes de tortures, de cachots, d'oubliettes, de mises à la question, et elle l'a trop généralisé.

Je m'étonne qu'on n'ait pas dit de nos belles créoles qu'elles faisaient assister à leur toilette un bourreau, comme les dames romaines, pour fustiger leurs caméristes maladroites; et de nos planteurs, qu'ils déportaient, comme Caton, leurs esclaves trop vieux dans une île déserte; ou que l'un d'eux, au moins, a fait crucifier son cuisinier pour une caille rôtie, comme Auguste.

Bien longtemps avant Mrs. Stowe et Mrs. Langdon, on avait mis tous ces malheurs en gros livres, en discours de tribune, en feuilletons, en romances. C'était surtout de mode en Angleterre: les rôles étaient partagés; de leur côté, les gentlemen, réunis en société pour l'abolition de l'esclavage, émettaient cet avis: «que le gouvernement anglais ne devait, sous aucun prétexte, permettre l'introduction dans les marchés anglais du sucre produit par le travail des esclaves[17];» et, du leur, les ladies ne voulaient plus sucrer leur thé avec ce triste sucre; il leur fallait du sucre libre.

[Note 17: Séance de la Chambre des communes. Question des sucres, 1840.]

Il est malheureusement trop vrai que, dans les ateliers ruraux des Etats-Unis surtout, tel maître a fait abus jusqu'à l'atrocité de la latitude que la loi lui laisse ou qu'il s'arroge de punir ses esclaves[18]; mais dans les colonies de l'Espagne et de l'Angleterre, ce n'a jamais été là qu'une rare exception, plus rare encore dans les nôtres où, d'ailleurs, elle était flétrie par l'opinion d'abord, par les tribunaux ensuite.

[Note 18: E. Montégut, De l'Esclavage aux Etats-Unis.]

Et cependant on croit encore trop généralement en France, le pays du monde où l'on écrit le plus, et où on lit le moins, que les nègres, abandonnés par toute providence humaine et divine à la merci de l'avarice et de la brutalité, n'avaient pour eux ni protection ni sauvegarde. C'est un absurde préjugé.

Les esclaves étaient, il est vrai, immeubles par destination,—ils étaient choses. «L'esclave est une propriété, a dit un jurisconsulte, dont on dispose à son gré, par vente, donation, etc., etc. Cependant la femme, le mari et les enfants impubères ne peuvent être vendus séparément, s'ils sont sous la domination d'un même maître… Si l'esclave doit l'obéissance à son maître, celui-ci doit le protéger, le nourrir, le vêtir et en avoir soin quand il est vieux et infirme[19].»

[Note 19: Favart cité par Dalloz.—Répertoire de jurisprudence, art.
COLONIES.]

Aux termes d'une ordonnance du roi, d'août 1833, les maîtres étaient tenus de fournir annuellement un état de recensement de leurs esclaves, avec nom, prénoms, sexe, âge, signes particuliers des individus; de faire, dans le délai de cinq jours, devant un fonctionnaire désigné, la déclaration des naissances et des mariages, et, dans les vingt-quatre heures, celle des décès de leurs esclaves; l'inhumation ne pouvait avoir lieu qu'après l'expiration de ce dernier délai, et après autorisation du fonctionnaire qui avait reçu ta déclaration.

Il était difficile, on l'avouera, d'éluder ces garanties d'identité et d'état civil, et de se défaire d'un esclave.

Voilà pour les oubliettes.

Une ordonnance du roi, de 1832, et une loi de 1839, réglementaient les affranchissements, les provoquaient, les facilitaient, en multipliaient les causes de droit, et conféraient à l'affranchi l'exercice des droits civils et politiques.

Un esclave était-il reconnu hors d'état de pourvoir à sa subsistance, en raison de son âge et de ses infirmités, et son maître, pour se défaire d'une bouche inutile, voulait-il l'affranchir, le ministère public pouvait former opposition à l'affranchissement.

Une loi de 1833, avec ce considérant remarquable: «que la législation comprend des pénalités qu'il est nécessaire d'abroger explicitement, quoique l'application en ait cessé depuis longtemps, soit par désuétude, soit par des ordres ministériels ou des actes de l'autorité locale,» abolissait la peine de la mutilation et de la marque.

Une ordonnance du roi, de 1846, en complément d'une autre de 1841, toutes deux concernant le régime disciplinaire des esclaves, portait:

«Le droit de police et de discipline n'appartient au maître que dans certains cas: refus de travail, injures, ivresse, marronnage qui n'a pas excédé huit jours, faits contraires aux moeurs, larcins, etc., etc. Tous autres délits sont justiciables des tribunaux.

«L'emprisonnement ne pourra pas excéder quinze jours; une salle de police devra être établie à cet effet sur chaque habitation; l'emploi des fers, des chaînes et des liens est prohibé. Les entraves ne pourront être employées qu'à la charge d'en rendre compte au juge de paix.—Le fouet est maintenu pour certains cas; mais on ne peut l'infliger qu'une fois par semaine, par quinze coups au plus et six heures seulement après la faute. Il sera tenu chez tout propriétaire un registre coté et paraphé par le juge de paix, où seront inscrits les punitions et leurs causes, le nom de la personne qui les aura ordonnées et de celles qui auront été chargées de leur exécution. Les esclaves peuvent porter plainte contre leur maître.»

Voilà pour les tortures. Les soldats des deux tiers de l'Europe, qui sont réputés gens très-libres, échangeraient volontiers contre cette législation celle qui les régit.

Par une loi de 1840, les procureurs généraux, les procureurs du roi et leurs substituts, étaient spécialement chargés de se transporter périodiquement sur les habitations, dans les maisons de ville et les bourgs, les uns tous les six mois, les autres tous les mois et toutes les fois qu'il y aurait lieu, pour s'assurer de l'exécution des règlements relatifs aux esclaves, et consigner les résultats de leurs tournées dans des rapports portant notamment sur la nourriture, l'entretien, le régime disciplinaire, les heures de travail et de repos des noirs;—les exemptions de travail, motivées sur l'âge et les infirmités; l'instruction religieuse et les mariages des esclaves, etc., etc. Toute contravention rendait le maître passible d'une amende prononcée en police correctionnelle.

La même loi imposait aux maîtres l'obligation de faire instruire leurs esclaves dans la religion chrétienne, et aux ministres du culte de pourvoir à l'accomplissement de cette obligation par des exercices religieux à jours fixés, par l'enseignement du catéchisme et par des visites mensuelles sur toutes les habitations de la paroisse.

Aux termes d'une ordonnance de 1846, des soeurs appartenant à des congrégations religieuses étaient chargées de concourir, en ce qui concernait spécialement les femmes et les filles esclaves, à l'exécution des mêmes dispositions, et d'ouvrir des salles d'asile où étaient reçus les enfants des deux sexes, qui, d'ailleurs, à partir de l'âge de quatre ans, étaient admis dans les écoles gratuites.

D'après les ordonnances des 30 septembre 1827, 24 septembre et 21 décembre 1828, les Cours d'assises, appelées à connaître des crimes commis envers les esclaves, étaient composées de trois conseillers à la Cour royale et de quatre assesseurs. Les assesseurs étaient tirés au sort parmi les colons éligibles aux conseils coloniaux, les membres des ordres royaux, les fonctionnaires, avocats, médecins, etc., etc., et concouraient avec les magistrats aux décisions des points de fait et de droit. Cette combinaison mixte, où l'élément judiciaire était en minorité, ne semblait pas suffisamment garantir aux esclaves les conditions d'une parfaite impartialité. «C'est sous l'impression de cette insuffisance et de quelques acquittements étranges que fut rendue ta loi de 1847[20].»

[Note 20: Galisset, Corps de droit français]

Dès lors, les individus libres, accusés de crimes envers les esclaves, et les esclaves accusés de crimes envers des libres, furent traduits devant une cour criminelle, formée de sept magistrats pris parmi les conseillers titulaires de la Cour royale, les conseillers auditeurs, et, en cas de besoin, les juges royaux. Et la déclaration de culpabilité ne put être prononcée qu'à la majorité de cinq voix sur sept.

L'équité, cette fois, n'avait plus rien à craindre de la justice.

Tel était, très-abrégé, le nouveau Code français des esclaves; je n'en ai toutefois analysé que les lois principales dans leurs principales dispositions.

Le fait de l'esclavage admis, fait déplorable sans aucun doute, on rendra cette justice à notre législation, qu'elle avait pris toutes ses mesures pour lui enlever tout caractère odieux.

La loi musulmane, et par là j'entends le Coran, les Hadits, ou livres des traditions, et les nombreux commentaires du livre sacré, la loi musulmane veille sur les esclaves avec une sollicitude plus humaine, plus religieuse encore que la nôtre.

«Vêtez vos esclaves de votre habillement, et nourrissez-les de vos aliments,» a dit le Prophète.

«Le fidèle doit fournir consciencieusement à la nourriture et à l'entretien de son esclave, et ne point lui imposer une tâche au-dessus de ses forces.» (Hadits.)

«Si votre esclave a travaillé pendant le jour, qu'il se repose pendant la nuit.» (Malek.)

«Si vous ne pouvez pas entretenir vos esclaves, vendez-les.» (Sidi
Khelil.)

«Si quelqu'un de vos esclaves vous demande son affranchissement par écrit, donnez-le-lui si vous l'en trouvez digne.» (Coran.)

«Le fidèle qui affranchit son semblable s'affranchit lui-même des peines de l'humanité et des tourments du feu éternel.» (Coran.)

«Pardonnez à votre esclave soixante-dix fois par jour, si vous voulez mériter la bonté divine.» (Hadits.)

«Ne dites jamais: mon esclave, car nous sommes tous esclaves de
Dieu;—dites: mon serviteur ou ma servante.» (Abou-Harira.)

«Si le maître commet envers son esclave une action blâmable et patente, il lui donne par là droit à la liberté; par exemple, s'il lui coupe un doigt, s'il lui arrache un ongle, s'il lui fend une oreille, s'il lui brûle une partie quelconque du corps, s'il lui arrache une on plusieurs dents.» (Cheikh ben Salomon.)

Une esclave est-elle vendue en état de grossesse du fait de son maître, l'enfant naît libre et il hérite du père.

Celle qui a donné un enfant à son maître a désormais sa place et un logement dans la tente ou dans la maison. On la désigne par une qualification particulière, qui, sans l'élever au rang d'épouse, la place au-dessus de sa première condition: elle s'appelle oum el ouled, la mère de l'enfant; et son enfant jouit de tous les droits de liberté et d'héritage, comme ses frères légitimes.

Un maître ne peut forcer deux soeurs à s'unir à lui ni à être ses concubines.

Un maître a-t-il maltraité son esclave, lui refuse-t-il la nourriture, le vêtement; lui a-t-il promis la liberté et manque-t-il à sa parole; l'a-t-il associé à son commerce et lui retient-il sa quote-part de gain, le cadi prononce.

Est-il prouvé qu'un maître ne peut nourrir ses esclaves; qu'en partant pour un voyage il ne leur a pas laissé le nefka, somme nécessaire à leur entretien, le cheikh El Blad les fait vendre[21].

[Note 21: Général Daumas et Ausone de Chancel, le Grand Désert. En note: le Code des Esclaves, 1845.]

En quelques mots enfin, la loi musulmane prescrit et définit, avec un soin scrupuleux, les formes et les conditions de vente et d'achat des esclaves; de leurs mariages, de leurs divorces, de la tutelle de leurs enfants, et les modes d'affranchissement qu'elle a faits très-nombreux. Il est même accepté en principe qu'un esclave, après dix ans de services, doit être rendu à la liberté, «parce que son travail a payé son prix.» Les bons musulmans affranchissent également celui qui sait lire dans le Coran et qui peut demander son affranchissement par écrit. Les docteurs ont donné cette interprétation à la parole de Mohamed que j'ai citée plus haut.

La loi mahométane a plus fait pour les esclaves que les traités de 1815, la suppression de la traite et l'émancipation.

J'ai sous la main bien des textes à l'appui de ce que j'avance; j'en choisirai un anglais pour qu'il soit moins suspect.

«Une fois installé dans la maison de l'acheteur, l'esclave, s'il est fidèle, est bientôt considéré comme un membre de la famille. Les plus intelligents apprennent à lire et à écrire, et acquièrent plus tard quelque teinture du Coran. Celui qui est parvenu à en lire et à en comprendre un chapitre recouvre dès ce moment sa liberté. Il en est dont l'intelligence se refuse à comprendre les principaux fondements de la religion musulmane; ceux-ci ne sont affranchis qu'au bout de huit ou dix ans. Le musulman consciencieux regarde le nègre comme un domestique. Il est remarquable que le fait de l'émancipation de l'esclave est tout à fait volontaire de la part du maître, et j'ai vu des noirs si attachés à leurs maîtres, qu'ils préféraient rester esclaves auprès d'eux plutôt que d'accepter la liberté qui leur était offerte.

«Il ne faudrait pas cependant s'imaginer que les Arabes et les Maures soient tous dans des dispositions aussi bienfaisantes à l'égard de cette race dégradée; quelques-uns, dans la classe du peuple la moins considérée, font des noirs un trafic infâme: ils les achètent et les marient pour revendre ensuite leurs enfants[22].»

[Note 22: Jackson, Voyage au Maroc.]

Ce fait, constaté par M. Léo de Laborde[23] sur les rives du Nil, et par le voyageur anglais dans le Maroc, se reproduit malheureusement sur tous les grands marchés d'esclaves; mais, comme cet autre fait déplorable, la mise en vente impudente et brutale de la marchandise humaine dans les bazars, il n'inculpe pas autrement la loi mahométane que les atrocités des négriers n'inculpent notre loi.

[Note 23: Léo de Laborde, Chasse aux hommes dans le Cordofan. 1844.]

De ces deux législations, il faut bien l'avouer, n'en déplaise à notre forfanterie de civilisés, la nôtre n'était qu'humaine, la musulmane est toute paternelle. Le musulman accueille à son foyer le nègre qu'il achète, et ne lui fait, ni à la mosquée ni au cimetière, place à part des croyants. Chez lui, la femme esclave se rachète par la maternité, l'homme par l'éducation; et l'affranchi, rentré dans la vie normale, n'y est point, comme chez nous, poursuivi par ce préjugé que toute notre raison est impuissante à vaincre; il se fond dans la société blanche, sans que son origine et sa couleur soient un stigmate d'infamie qui le désigne au mépris public.

Les musulmans ont compris ce que n'avait pas compris l'antiquité, qui laissait Esope et Térence esclaves, et qui faisait des philosophes tout exprès pour les vendre au marché; ce que nous n'avons pas compris non plus, nous: que l'affranchissement de l'esprit doit racheter l'esclavage du corps.

Nous n'étions ni sages ni logiques, ni sages comme les musulmans, ni logiques jusqu'au bout comme les Etats-Unis, où les esclaves sont systématiquement voués à la stupidité.

Nos esclaves, on l'a vu, étaient initiés à la pensée, à la comparaison, et, selon leur intelligence, à toutes les opérations de l'âme, par l'enseignement religieux et celui des écoles; dans l'Evangile, ils apprenaient que tous les hommes sont égaux devant Dieu; par la lecture de quelque livre que ce fût, qu'ils sont égaux devant la loi. Il n'y avait pas pour eux et pour leurs maîtres deux baptêmes, deux communions, deux prières; c'était le même prêtre qui les accueillait, eux et leurs maîtres, sur le seuil de la vie, qui les léguait au même ciel par delà le seuil de la mort; et pourtant, tout le long de leur existence, ils se heurtaient, eux esclaves, à deux lois dont l'une, si bienveillante qu'elle fût, les subordonnait à l'autre. Alors, il leur fallait bien s'avouer ou que Dieu était moins puissant que leurs maîtres, ou que leurs maîtres usurpaient sur Dieu. Comme conclusion, quelle réserve de haine et d'aspiration vers la liberté devait s'amonceler dans leurs coeurs!

Dieu veuille que l'émancipation n'ait pas pour résultat la propagande plutôt que l'atténuation de ces idées rudimentaires de droit naturel! Parmi les nègres libres, plus encore que parmi les esclaves, ne peut-il pas se trouver des hommes relativement au moins supérieurs, et qui, comme les chefs des guerres serviles autrefois, comme les chefs de Saint-Domingue hier, appelèrent la masse à l'insurrection?

L'affranchissement par l'éducation de la loi musulmane, en enlevant à leur milieu ces demi-savants dangereux, en fait, dans un milieu nouveau, des citoyens utiles. Aussi l'histoire de l'esclavage dans les pays mahométans ne fournit-elle pas un seul exemple de sédition.

Cette même expression calme et de dignité qu'on a pu remarquer dans les textes épars du Coran et de ses commentateurs que j'ai cités, le musulman, dont elle est le caractère essentiel, la transporte dans tous les actes de sa vie publique. S'il est quelquefois expansif, s'il s'abandonne, ce n'est jamais que par exception et sous le rideau, pour ainsi dire. Ses sentiments, comme ses femmes, sont d'autant mieux voilés qu'ils sont plus distingués. De là, pour lui, deux existences: à l'extérieur, celle de l'homme; à l'intérieur, celle du père de famille. L'homme a des esclaves, le père de famille a des serviteurs; et, comme si celui-là voulait racheter de leur condition humiliante les esclaves de celui-ci, et les relever à leurs propres yeux, il leur donne des noms de bon présage: Mebrouk,—Saïd,—Nasseur,—Salem, etc., etc.: l'Heureux,—le Béni,—le Protégé,—le Sauvé.—Tous ces noms ont leur féminin.

Il y a là, ce me semble, quelque chose de profondément touchant; et je remarque que les noms des esclaves ont, de tout temps, caractérisé leur position dans la société.

Dans la Rome primitive et patriarcale, où ils étaient les familiers de la maison, on leur donnait le nom du chef de la famille: Marci puer, Lucii puer, Quinti puer: l'esclave de Marcius, de Lucius, de Quintus.

Dans la Rome des empereurs, où on les jetait aux animaux du cirque, lorsque la viande était trop chère; à Athènes, où on leur déniait une âme; à Sparte, où on s'amusait à les chasser à l'affût, ils étaient trop peu de chose pour qu'on leur donnât à chacun une appellation propre; on les désignait par celle de leur pays: le Syrien, le Gaulois, le Thrace, le Cappadocien.

Quelques-uns cependant, c'étaient ceux, jeunes filles et jeunes garçons, réservés au service intime; quelques-uns avaient des noms choisis, capricieux, passionnés: Hyacinthe, Narcisse, Phryné, Nocére.

Dans les colonies, où on les tient pour si peu d'importance, qu'une créole s'habille devant son nègre, comme une Parisienne devant son king's-charles, leurs noms sont ridicules: Jupiter, Pierrot, Jeannot, Tartufe, Pourceaugnac[24]. Il y avait neuf cents Jacquot à Bourbon.

[Note 24: Assises de la Pointe-à-Pitre, 1855.]

L'esclavage, qui, chez nous, comme autrefois chez les païens, avilit à la fois l'homme et l'humanité, n'est, chez les musulmans, qu'une condition inférieure, rien de plus.

Un fait bien singulier, c'est que le seul des compagnons du Prophète qui soit nommé dans le Coran est Saïd, son affranchi.

En résumé, nos lois sur l'esclavage, si elles étaient justes relativement, n'avaient point ce caractère religieux de la loi musulmane. Rancunières, pour ainsi dire, elles classaient, comme le blanc, le nègre à sa naissance et après sa mort, mais sur un registre à part. Elles ne les conduisaient point de l'arrivée au départ de la vie par la voie droite; elles lui faisaient prendre un détour; l'état civil en faisait presque un citoyen, le baptême en faisait un chrétien, l'éducation en pouvait faire un homme; il restait chose dans tout cela. C'est ou trop on trop peu.—Nous avions mieux à faire; et je ne veux pas dire que ce mieux soit résulté de l'émancipation et de l'abolition de la traite.

III.

De l'émancipation.

L'abolition de la traite et l'émancipation, comme moyen d'améliorer le sort des races nègres et de les régénérer, sont deux sophismes de bonne foi que nous a légués le dix-huitième siècle.

Inclinons-nous pourtant devant cette loyale erreur qui, si elle a tous les défauts d'un premier mouvement, en a toutes les qualités; et qui, pour avoir failli dans la mise en pratique de ses théories généreuses, n'en témoigne pas moins du grand coeur de ses promoteurs.

Elle a aujourd'hui fait son temps; mais, comme l'honnête Wilberforce mourant, elle peut offrir à Dieu et léguer à l'humanité cet élan de sa conscience:

«Ce que j'ai fait est bien!»

Il pouvait paraître logique, en effet, que pour couper court à la traite des noirs on l'interceptât simultanément dans son alimentation et dans ses débouchés; et que pour relever le monde chrétien d'un crime passé chez lui—voudra-t-on y croire un jour?—à l'état d'institution sociale, il dût suffire de proclamer libres et citoyens ses esclaves.

Erreur de coeur, erreur de chiffres qui, dégagées de toutes subtilités paradoxales, ne sauraient, sans défaillir, être mises en face de l'histoire telle que nous allons l'écrire, sans parti pris et sans récriminations irritantes; car il ne s'agit plus aujourd'hui d'accuser le passé, mais de l'absoudre et de lui concilier l'avenir.

La France philosophique avait émis la formule abolitionniste, la France républicaine l'appliqua.—Cette première expérience ne fut pas heureuse, on en connaît les conséquences: le sac et le pillage de toutes nos colonies et la perte de Saint-Domingue.

Les nouveaux citoyens, qu'on appelait les ci-devant noirs, avaient pris le mot à la lettre; nègue cé blanc, blanc cé nègue, disaient-ils: les nègres sont les blancs, les blancs sont les nègres.

Il fallut les vaincre deux fois: dans leur révolte d'abord, dans leur paresse ensuite; en vain les commissaires, envoyés par la Convention, élargissaient-ils le salaire et rétrécissaient-ils le travail; à leurs proclamations, à leurs arrêtés, les ex-esclaves répondaient: Moi libre, moi pas travailler!

Sous le Directoire, on en était venu pourtant aux moyens énergiques, aux fers, à la prison, au fouet, mais en y mettant des formes pour être conséquent avec la devise républicaine. Ce n'étaient plus les maîtres qui punissaient, il n'y avait plus de maîtres: c'étaient des inspecteurs chargés de la police des habitations, c'était la loi; et pour sauvegarder la dignité du citoyen, on appelait la loi une garcette ornée d'un ruban tricolore avec laquelle on lui donnait le fouet[25].

[Note 25: Annales maritimes (avril 1844).]

Transaction de conscience a la grande indignation des sociétés négrophiles de Paris; ingénieuse, mais inutile hypocrisie.

«Quelques années encore, et cultures, plantations, bestiaux, bâtiments, usines, tout eût été anéanti; car le mal avait été si grand que, plus tard, les propriétaires en reprenant leurs possessions ont préféré les abandonner en les vendant ou en portant ailleurs le petit nombre de bras qui leur restaient[26].»

[Note 26: Annales maritimes (avril 1844).]

Le Consulat rétablit enfin l'esclavage «conformément aux lois et règlements existant avant 89.»—Il renvoyait les pauvres nègres au triste régime du Code noir. La Convention et le Consulat avaient tous les deux été trop loin, chacun en sens inverse.

Il est vrai que cette loi de 1802 ne fut point mise à exécution, faute à nous d'avoir pu conserver les colonies que nous avait rendues la paix d'Amiens. Toutefois, elle exista jusqu'à la Restauration à l'état latent.

Mais en même temps que la France, éclairée par son école ruineuse d'émancipation, tendait à revenir de ses théories abolitionnistes, ces mêmes théories, jusque-là inexpérimentées par l'Angleterre, y faisaient des progrès rapides.

Aussi voyons-nous Louis XVIII s'engager par le traité de 1814 «à unir ses efforts à ceux de l'Angleterre pour faire prononcer par toutes les puissances de la chrétienté l'abolition de la traite des noirs et déclarer qu'elle cesserait, dans tous les cas, de la part de la France, dans le délai de cinq ans[27].»

[Note 27: Traités de 1814 et 1815.]

On a trop accusé l'Angleterre d'avoir entaché de calculs intéressés son prosélytisme antislaviste.—M. de Lamartine l'en a noblement vengée[28]. Ce n'est point dans cet ordre d'idées qu'il faut aller chercher la faute qu'elle a commise et dont toutes les puissances européennes sont avec elle solidaires: elle s'est abusée sur les résultats de l'abolition de la traite et de l'émancipation, voilà tout; qu'un Wilberforce nouveau surgisse et complète l'idée première dont son devancier s'était fait l'apôtre, par une idée plus large, à la fois répressive de la traite et régénératrice de la race nègre tout entière, l'Angleterre s'y associera certainement.

[Note 28: Discours de M. de Lamartine à la Chambre des députés, 1835;—aux banquets pour l'abolition, 1840-1842.]

Mais en 1814, où nous l'avons laissée tout à l'heure, c'était beaucoup oser déjà que d'appeler l'Europe à la croisade abolitionniste, et d'y recruter le roi de France.

Un an après, ce n'était plus la France seulement, c'étaient tous les plénipotentiaires européens qui déclaraient, «à la face de l'Europe, que regardant l'abolition de la traite des nègres comme une mesure particulièrement digne de leur attention, conforme à l'esprit du siècle et aux principes généreux de leurs souverains, ils s'engageaient à concourir à l'exécution la plus prompte et la plus efficace de cette mesure[29].»

[Note 29: Traités de 1815.]

Par suite de cet engagement de Louis XVIII et de cette déclaration du congrès de Vienne, fut rendue la loi du 15 avril 1818, loi timide et prudente qui qualifiait de simple délit le fait de traite et qui fut abrogée comme insuffisante par celle du 25 avril 1827. Celle-là rangeait la traite au nombre des crimes.

Mais les idées généreuses gagnant en recrudescence avec juillet 1830, notre monarchie nouvelle ayant d'ailleurs tout intérêt à se faire bien venir de nos puissants voisins, le cabinet anglais ne faillit point à ses traditions de propagande, et, le 25 juillet 1833, parut une ordonnance du roi, avec ce préambule: «Savoir faisons qu'entre nous et notre très-cher et très-aimé frère le roi de la Grande-Bretagne et d'Irlande, il a été conclu, etc.» Cette ordonnance promulgua et rendit exécutoire la loi du 31 novembre 1831, dont l'article premier établit le droit de visite.

Nous étions arrivés ainsi, en trois étapes, sur ces limites vertigineuses que, par un élan plus généreux que réfléchi, nous avons, depuis, spontanément franchies en proclamant l'émancipation.

Depuis deux ans déjà, pourtant, l'Angleterre nous avait devancés sur cette voie périlleuse, mais non sans avoir préalablement sondé le terrain avec cette prudence et ce sang-froid qui, du caractère individuel, sont passés chez elle à l'état de caractère national, et qui, trop souvent, nous ont fait défaut, surtout dans nos phases révolutionnaires, à nous gens et nation de l'ex-abrupto le plus imprévu.

Avant de proclamer l'émancipation de ses esclaves, l'Angleterre les avait soumis, de 1835 à 1838, à une période d'apprentissage, de quasi-liberté, pour les initier progressivement à l'exercice difficile—chez les nègres comme chez les blancs—de la profession d'homme libre.

Voici, traduit en chiffres, le résultat économique de cette expérience:

De 1814 à 1834, sous le régime de l'esclavage, l'exportation en sucre des colonies occidentales de l'Angleterre s'élevait, année moyenne, à 3,640,712 quint.

Pendant la période d'apprentissage, elle ne s'est élevée qu'à 3,486,234 ————- Différence 154,478 quint.

Ce n'était pas la peine de compter, il est vrai, avec ce déficit d'un simple vingt-troisième[30].

[Note 30: Revue coloniale de janvier 1858.]

«Si pourtant, et l'observation est de M. de Tocqueville, les Anglais des Antilles s'étaient gouvernés eux-mêmes, on peut compter qu'ils n'eussent point accordé l'acte d'émancipation qui leur fut imposé par la mère patrie[31].»

[Note 31: De la Démocratie aux Etats-Unis.]

Moins de quatre ans après, en effet (1842), un comité de la Chambre des communes, chargé d'examiner la situation des Antilles anglaises depuis l'émancipation, constate:

«Que les produits de la grande culture ont diminué à tel point que les propriétaires d'habitations en ont considérablement souffert et que même plusieurs d'entre eux sont aujourd'hui complètement ruinés. La diminution des bras consacrés à la grande culture résulte, en partie, de ce que plusieurs des anciens esclaves ont abandonné les travaux des habitations pour d'autres occupations plus lucratives, mais surtout de ce que le grand nombre d'entre eux peuvent vivre avec aisance et même faire des économies sans travailler pour le compte des planteurs plus de quatre ou cinq jours par semaine, à raison de cinq à sept heures par jour[32].»

Au prix, fixé par eux, de cinq et six francs par journée, ce que ne dit pas le comité[33].

[Note 32: Revue coloniale, janvier 1858.]

[Note 33: Rapport au ministre de la marine et des colonies (de France), 1843.]

Traduction en chiffres:

Exportation des sucres de 1839 à 1852, moyenne annuelle: 2,679,780 quintaux, soit en moins que sous le régime de l'esclavage, un million de quintaux.

Consignons ici, comme simple note en réserve, que le comité anglais concluait «à l'immigration d'une population nouvelle assez considérable pour que le travail devînt une nécessité et un objet sérieux de commerce.»

Qu'étaient donc devenus ces 664,000 esclaves et ces 127,000 affranchis, ce peuple de 794,000 travailleurs pour 55,000 maîtres seulement, qui, jusqu'alors, avait si prodigieusement fécondé les dix-sept colonies occidentales de l'Angleterre[34].

[Note 34: Exactement: 55,491 blancs, 127,577 affranchis, 664,229 esclaves. Moreau de Jonnès. Statistique de l'esclavage. Recensement de 1833.]

A la première nouvelle de leur émancipation, ils s'étaient faits ce que les Arabes appellent les hôtes de Dieu, vivant pour la plupart au soleil par le beau temps, sous des huttes par la pluie, de cette bonne vie de lézards et de nègres que mènent quelques blancs, en l'appelant, pour se justifier, du nom de vie contemplative.

D'autres, ceux que sollicitait un vague besoin de mieux être, louaient leurs bras au plus haut prix possible et, journaliers philosophes, ne travaillaient que tout juste assez pour se payer, un jour au moins sur trois, le droit de ne rien faire. Quelques-uns, enfin, les ambitieux du confort qui les avait séduits chez leurs maîtres, s'étaient stoïquement condamnés au travail, résignés à l'économie et, de leurs épargnes sur leurs gros salaires, avaient réalisé leur idéal dans les free villages, les villages libres.

Soyons-leur indulgents à tous ces pauvres diables jusqu'alors en troupeau dans toute l'acception du mot, tout à coup désagrégés, et qui, phalanstériens de la nature, se sont instinctivement reconstitués en groupes passionnels: ce qu'ils ont fait, nous le ferions nous-mêmes, si, comme eux, sans éducation préalable, sans patrie, sans foyer, sans dignité individuelle, sans liens sociaux d'aucune sorte, nous passions brusquement de l'esclavage à la liberté.

L'homme a l'état de nature est partout le même quant à ses instincts généraux; la couleur de la peau n'y fait pas grand'chose.

Il ne faut point abolir l'esclavage, il faut le laisser s'abolir et, pour cela, ne point l'alimenter. C'est ainsi qu'il en a été fait avec l'esclavage antique qui, modifié d'abord en servage, sans perturbations économiques et sans secousses, s'est retiré du monde moderne.

M. James Philipps, bien que son opinion de missionnaire baptiste et d'abolitionniste ne soit peut-être pas absolument désintéressée, nous fournira des renseignements sur les free villages, arrivés à leur maximum de prospérité.

«Il serait difficile, écrivait-il en 1843[35], de déterminer d'une manière précise le nombre des villages de cette espèce établis depuis l'émancipation; mais on ne doit pas craindre de l'élever trop haut en le portant de 150 à 200, et en évaluant à 10,000 acres au moins l'étendue de leur territoire. Environ 10,000 chefs de famille ont acheté les terres où sont formés ces établissements. Le nombre des cases construites est de 3,000 environ; généralement, elles ont de 8 à 10 mètres de longueur sur une largeur de 5 à 6 mètres. Elles sont couvertes en chaume, quelquefois en planchettes de bois superposées comme des tuiles. Quelques-unes sont construites en pierres, d'autres en bois. Beaucoup ont une galerie qui défend l'intérieur des ardeurs du soleil; les fenêtres sont garnies de vitres; la plupart ont des jalousies ou des volets peints en vert. Aux deux extrémités de la case sont les chambres à coucher, le parloir est au milieu, la cuisine derrière. Dans les chambres à coucher, on voit des lits en acajou, des lavabos, des miroirs, des chaises. La chambre du milieu contient ordinairement un buffet garni de vaisselle.

[Note 35: James Philipps, Situation passée et présente de la
Jamaïque
.]

«En général, les lots de terre forment un carré long au centre duquel est placée la case. Les noirs cultivent des fleurs sur la partie du terrain qui s'étend devant la façade, ils y plantent particulièrement des rosiers. Le reste du terrain produit tous les végétaux et tous les fruits du pays.

«La population noire ne se montre indolente qu'à défaut d'un travail convenablement rémunéré. Quand les noirs ne travaillent pas sur les habitations, ou au retour du travail journalier, ils s'occupent toujours, soit à la culture de leur propre jardin, soit à la réparation ou à l'embellissement de leur demeure. Quant aux femmes, les soins domestiques absorbent leur temps jusqu'à l'heure du repos.

«L'accord intérieur, la tendresse mutuelle et toutes les vertus domestiques qui font le charme et le bonheur de la famille sont soigneusement cultivées par un grand nombre de familles de couleur.»

M. James Philipps écrivait à la Jamaïque, où il a exercé pendant vingt ans ses fonctions religieuses; sa description est donc locale, c'est-à-dire dans des conditions telles, eu égard à l'étendue et à la fertilité du lieu de mise en scène, qu'elle résume l'émancipation dans ses effets les plus heureux possible.

Or, si nous en démontrons l'inanité, il en sera de même, par analogie, pour ce qui s'accomplissait d'à peu près identique dans les colonies inférieures.

Les free villages étaient, admettons-le, au nombre de 200, formant ensemble 3,000 cases, pour une population de 10,000 chefs de famille, d'où il suit que, pour chacun, le nombre de cases est 15, et le nombre de familles 50. De deux choses l'une alors: 7,000 familles couchaient dehors ou cohabitaient avec les 3,000 autres.

Mais la dimension totale de la case n'étant que de 40 ou 50 mètres superficiels, et la cuisine et le parloir en prenant la moitié, il ne reste plus, pour les deux chambres à coucher de trois ménages, soit de dix-huit ou vingt individus, à cinq ou six par famille, que 20 mètres carrés.

Dans l'hypothèse du coucher à la belle étoile des sept dixièmes de cette population, il n'y a pas à s'extasier sur son degré de prospérité; dans celle de la cohabitation pêle-mêle de vingt individus de tout âge et des deux sexes, il nous paraîtra—fussent-ils blancs, et ils sont nègres,—que de toutes les vertus domestiques dont parle leur historien, la tendresse mutuelle est la seule qui puisse être «soigneusement cultivée.»

Que si nous passons outre à cet examen de détail, et nous acceptons comme sinon complète la réussite des free villages, du moins avec tendance vers la prospérité par l'amour du travail, l'aisance individuelle, la constitution de la famille et de la propriété, la moralisation progressive, ils n'en seront pas moins une exception dérisoire dans l'ensemble du système qui les a produits, et négative de ce système, au lieu d'être concluante en sa faveur.

Qu'est-ce en effet que la constitution en société de 60,000 individus sur 420,000 dont se composait alors la population émancipée de la Jamaïque[36], et qu'étaient devenus—effrayante soustraction!—les 360,000 autres? Peu sensibles aux douceurs de la pastorale qui se jouait dans les free villages, ils ne s'y étaient point associés autrement qu'en spectateurs; s'y fussent-ils laissés prendre d'ailleurs que, fleuristes et jardiniers pour leur propre compte, et ne travaillant pour autrui qu'à leur fantaisie, aux conditions les plus onéreuses, ils n'eussent point relevé la production coloniale de l'Angleterre, dont l'exportation, en 1853, était encore de 810,478 quintaux au-dessous de la moyenne qu'elle avait atteinte sous le régime esclave[37].

[Note 36: Ce chiffre est donné par M. Philipps lui-même; d'après M. Moreau de Jonnès, il ne s'élevait en 1833 qu'à 365,990, ainsi décomposé: affranchis, 68,334; esclaves, 303,666.]

[Note 37: Revue coloniale, janvier 1858.]

Les planteurs anglais qui, eux aussi, et les bras croisés, assistaient à ce triste spectacle, ne se faisaient aucune illusion sur son dénoûment; aussi les retrouvons-nous, par députation, chez les ministres, au Parlement et jusque dans les assemblées abolitionnistes, protestant, au nom de leurs intérêts propres et de la fortune publique, contre la situation qui leur était faite.

«Le travail libre, disaient-ils, porte une atteinte profonde, irrémédiable au système d'exploitation par grands ateliers auquel les colonies à esclaves ont dû leur ancienne prospérité…» En Angleterre même, le très-petit nombre de ceux qui, sur une population de 27 millions d'âmes, ont des scrupules à l'endroit de la question des sucres, parce que des hommes à conscience timorée répugnent à se servir de sucre produit par des esclaves, n'est rien en comparaison des multitudes qui insistent avec ardeur pour obtenir une importation plus considérable. Les uns forment une faible minorité, composée de la classe riche et aisée; mais les pauvres, la grande majorité, la masse du peuple est loin de partager leur opinion ou d'approuver leurs scrupules[38].»

[Note 38: Circulaire aux diverses sociétés pour l'abolition. Annales maritimes, 1844.]

L'année dernière encore une députation de négociants exposait à lord Palmerston «que le seul moyen de remédier au mal et d'amener en même temps l'abolition de la traite et de l'esclavage était de demander des bras libres à l'Afrique[39].»

[Note 39: Revue coloniale, janvier 1858.]

Au mois de novembre dernier, enfin, cette affligeante situation était ainsi résumée:

«Dans les colonies anglaises, l'anarchie, la désorganisation et, à leur suite, la dépopulation et la ruine ont partout remplacé la prospérité.

«Les blancs ont passé de l'opulence à la détresse, les noirs sont tombés dans la paresse, puis dans l'abrutissement et la misère.

«A la Jamaïque, c'est par milliers d'hectares que l'on compte les terres autrefois cultivées qui retournent à l'état de forêts, et les exportations sont tombées de 90,000 tonneaux à 19,000. Les nègres s'établissent sur les terres abandonnées et y récoltent, sans grande peine, les légumes et les fruits qui suffisent à leur nourriture; ceux qui ne sont pas même assez industrieux pour cela gagnent la dépense de la semaine, pour eux et pour leur famille, en travaillant six heures pendant trois jours, et aucune offre ne les déterminerait à travailler une heure de plus. Le reste de leur temps appartient à l'ivresse et au sommeil[40].»

[Note 40: Cucheval-Clarigny. La Patrie, novembre 1858: Nous croyons devoir annoncer à nos lecteurs quelques rapports contradictoires sur les Antilles anglaises qui ont fourni à la Revue d'Édimbourg un article dont nous publierons la substance après le travail de M. de Chancel. (Note du Directeur.)]

Dans nos colonies, la révolution de 1848 fut accueillie avec stupeur; ni blancs ni nègres ne s'y méprirent: la république en France, c'était l'émancipation dans les Antilles. Aussi l'impatience des esclaves s'y traduisait-elle par de si grands désordres, pillages, incendies, collisions meurtrières entre la force militaire et les noirs armés[41], que, pour y mettre fin, le gouverneur de la Martinique d'abord, celui de la Guadeloupe quelques jours après, durent prendre sur eux de proclamer l'abolition de L'esclavage.

[Note 41: Rapport du ministre de la marine à l'Assemblée nationale, du 22 juin 1848.]

Cette satisfaction leur étant donnée, faute de moyens d'action suffisants pour la leur refuser, les nègres de la Martinique déclarèrent par l'organe de l'un d'eux, leur orateur, «qu'ils s'en montreraient dignes en retournant au travail;» en même temps que ceux de la Guadeloupe «consacraient le grand acte qui venait de s'accomplir par une fête,» dont un témoin oculaire, cité par M. Lenoël, nous a conservé la description[42].

[Note 42: Emile Lenoël, Les Nègres libres et les Travailleurs indiens (Siècle, 18 juin 1848).]

Nous le laisserons parler avec tout son enthousiasme de style tropical.

«Enfin se lève le soleil qui doit éclairer la journée mémorable du 28 mai. On attend, avec une impatience frémissante, l'heure fixée pour la cérémonie.

«A onze heures et demie, la garde nationale et la troupe de ligne, musique en tête, partent de la place de la Victoire et se dirigent vers l'hôtel du Gouvernement, où le cortège les attend… Un coup de canon annonce le départ du cortège.

«Mille soupapes de puissantes machines à vapeur laissant échapper à la fois le fluide impatient et comprimé ne pourraient donner l'idée de l'immense clameur qu'a fait entendre la foule compacte et exaltée par le même sentiment. Elle entoure de ses flots tourbillonnants le cortège qu'elle accompagne sur la place de la Victoire, aux cris mille fois répétés de: vive la Liberté! vive la République! vivent nos libérateurs! Les uns dansent, trépignent de plaisir, s'embrassent; d'autres agitent leurs chapeaux au bout de leurs bâtons; enfin le génie de la liberté semble avoir embrasé tous les coeurs d'un saint délire, mais ce délire est celui de la joie, il est sympathique, irrésistible, il électrise toutes les âmes.

«Lorsque le cortège a passé près de l'arbre de la liberté, qui, pour la foule, était la liberté matérialisée, il y a eu des scènes que ne pourra jamais décrire celui qui les a vues, et comprendra celui qui n'en a pas été le témoin.

«Il semblait que tous voulaient s'élancer sur son sommet; on lui tendait des mains frémissantes; les uns pleuraient, les autres criaient éperdus; plusieurs embrassaient avec frénésie le sol sur lequel il était planté. Tous auraient préféré perdre la vie plutôt que la liberté qui leur était donnée.»

Touchant tableau qui fera galerie avec celui de M. Philipps, et sous lequel M. Lenoël a gravement écrit en façon de légende:

«A partir de cette époque, on ne vit plus de longtemps ces scènes de pillage et d'incendie qui avaient ensanglanté la Martinique, ruiné de nombreuses familles et fait émigrer plus de trois cents personnes.

«La liberté purifia donc les âmes des instincts cruels et haineux qui les avaient un instant égarées

Et pourquoi donc, bon Dieu! badigeonner ainsi l'histoire et, de parti pris, religieux comme M. Philipps, politique comme M. Lenoël, la charger d'une couleur qui s'écaillera sous l'action du temps, et la laissera lire dans toute sa vérité?

Il est si simple cependant de l'écrire simplement. M. Lenoël lui-même n'a pas tenu longtemps contre ce procédé, tout contradictoire qu'il est de sa première manière; il ajoute:

«Mais malheureusement, elle (la liberté qui tout à l'heure purifiait les âmes) n'eut pas la puissance de leur imposer les sentiments de devoir et de travail sur lesquels repose la civilisation: les noirs désertèrent les habitations ou n'y donnèrent plus qu'un travail insuffisant pour cultiver toutes les terres et assurer toutes les récoltes. Un temps de rudes épreuves commença dès lors pour les Antilles.»

Nous sommes cette fois à peu près dans le vrai, et si la Martinique eut à traverser quelques luttes sanglantes, «la Guadeloupe, moins heureuse encore, ne passa point, sans un certain ébranlement, de l'ancien régime de l'esclavage au régime de la liberté[43].»

[Note 43: E. Roy, Notice sur les colonies françaises en 1858.]

Les nouveaux affranchis des deux îles, qui considéraient le travail de la terre comme symbolisant l'esclavage, ont aujourd'hui déserté partiellement les habitations, les uns pour se fixer dans les villes, les autres pour se retirer sur des coins de terre isolés, demandant ainsi à une petite industrie, à la chasse ou à la pêche, des moyens d'existence faciles et indépendants[44].

[Note 44: Revue coloniale, janvier 1858.]

L'inaction et l'isolement les conduisent au dénûment, le dénûment à la maladie, aux infirmités incurables, à l'hospice et à la mort; le tout au grand détriment de l'oeuvre de civilisation que le gouvernement poursuit depuis si longues années avec une si généreuse persévérance[45].

[Note 45: Bulletin de l'immigration dans les colonies françaises, Moniteur de la Flotte, septembre 18S8.]

En d'autres termes, la population noire tend à disparaître progressivement, exterminée par la misère, et en raison directe des progrès que font en elle la paresse et le vagabondage, qui ont déjà réduit le nombre des travailleurs dans les proportions suivantes:

Esclaves en 1847. Travailleurs libres Différence. en 1856.

Martinique 72,850 48,545 24,302

Guadeloupe 87,752 50,338 37,414

Totaux 160,602 98,883 61,716

Même effet immédiat à la Réunion: désertion des grands ateliers, vagabondage des affranchis; et si l'île put aisément parer au mal en se recrutant de nouveaux travailleurs en Asie, il n'en est pas moins résulté pour elle que, sa population s'étant considérablement accrue par ce fait même, et les anciens esclaves qui étaient attachés à l'élève des animaux de basse-cour, au jardinage, etc., exerçant maintenant cette industrie à leur profit personnel, elle subit une crise alimentaire des plus graves, car il faut diviser entre plusieurs la nourriture nécessaire à un seul[46].

[Note 46: La Crise alimentaire et l'immigration des travailleurs étrangers à l'île de la Réunion, par A. Fitau, conseiller colonial (Paris, 1859).]

Tels sont donc, dans leur simplicité, les résultats économiques et moraux de l'émancipation!

Toute mesure sociale qui n'est pas à l'épreuve du chiffre est, de soi, mauvaise; pour être bonne, d'ailleurs, il faut qu'au lieu d'être partielle elle soit générale; or, les Anglais et nous sommes les seuls qui ayons émancipé nos esclaves; et qu'est-ce que cette exception? Encore se subdivise-t-elle en deux parts dont l'une, celle des heureux problématiques, n'est elle-même quant à l'autre, celle des malheureux incontestables, qu'une exception insignifiante.

Quelles seront les conséquences politiques de cette situation? Dieu le sait! Que si, pourtant, l'énergie sauvage de la loi de Christophe, les excentricités pénales de Toussaint et de Dessalines, et le Code rural, quelque peu sauvage encore, de Boyer n'ont pu sauver Haïti de sa ruine; à ce point qu'on se demande avec terreur si l'affreux drame qui s'y joue ne se terminera pas par un retour vers la barbarie, poussé jusqu'au cannibalisme, où vont les colonies anglaises avec leurs nègres vagabonds et pastoraux; où vont nos colonies avec leurs nègres citoyens et vagabonds?

Admis sans transition ménagée, sans éducation préliminaire, à la profession d'hommes libres, les nègres émancipés d'aujourd'hui, comme leurs frères d'autrefois, ne traduiront-ils pas en mandingue le décret d'abolition? leur convoitise du bien-être et du luxe s'éteindra-t-elle dans la paresse? ne s'y développera-t-elle pas, au contraire, sous l'irritation des appétits les plus brutaux? et comme ils sont les plus nombreux, dix fois plus nombreux que la population blanche, n'en appelleront-ils pas, un jour, à la logique du plus fort?

Nous rions—nous qui rions de tout—de la parade impériale qu'a jouée S. M. Soulouque; elle a pourtant coûté, tant en massacres qu'en exécutions, 75,000 âmes environ. Mais nous ne l'envisagerons pas à ce point de vue.

Supposons que ce monomane d'égoïsme, de clinquant et de sorcellerie qui a nom Faustin Ier, «et dont la soif de sang n'a d'égale que la soif de l'or,» au lieu d'exterminer les plus éclairés de ses sujets, nègres ou mulâtres quels qu'ils fussent, se les fût attachés en les relevant dans leur dignité, en les appelant dans ses conseils, en en peuplant son sénat, en en faisant les auxiliaires de son pouvoir; au lieu de s'affilier aux sectaires du Vaudoux et du culte des couleuvres, se fût fait chrétien de bonne foi, avec un clergé intelligent et moral, dont l'influence, en même temps qu'elle aurait agi sur les masses, les eût reprises en sous-oeuvre par l'éducation des enfants et des adultes; au lieu de s'appuyer sur les bandits d'Accaau, les eût proscrits à juste titre, ceux-là; au lieu de batailler avec l'intelligente République dominicaine, se la fût associée d'abord, en vue de l'absorber plus tard; au lieu de miner le commerce et l'agriculture de son empire, en eût ramené les produits à l'ancien chiffre de 200 à 300 millions, avec lesquels il se serait donné une marine et une armée disciplinée; qu'au lieu de s'isoler enfin du monde civilisé, il s'y fût identifié en personnifiant, en lui-même et dans son peuple d'un million d'âmes, la régénération de la race nègre; supposons tout cela, car, ou tout cela est possible et sera, ou la perfectibilité des races nègres n'est qu'une utopie et leur émancipation qu'une faute qui les a voués à la destruction par la misère et par elles-mêmes et dont nous sommes responsables devant Dieu.

Or, tout cela étant, le drapeau de Soulouque devenait le drapeau de ralliement des sept à huit millions de nègres, dispersés, par centaines de mille, dans les Antilles, groupés par millions dans les Etats-Unis, et qui, sous l'influence d'une idée commune, appuyée d'une flotte haïtienne au besoin, se constituaient sur place en nationalité, ou s'allaient fondre dans la nationalité d'Haïti.

Ce fut là, pour un moment, le rêve de nos émancipés de la Guadeloupe et celui des insurgés de Sainte-Lucie, qui brûlaient les habitations et se ruaient sur le palais du gouverneur, en criant: Vive Soulouque!

L'imbécile eut peur de ce commencement d'exécution: «C'est encore un tour de ces coquins de mulâtres, dit-il; ils veulent me brouiller avec la France et l'Angleterre!»

Les journaux américains, qui tremblent, eux aussi, mais avec plus juste raison, en présence de l'élément noir qui menace d'envahir les Etats du Sud, avaient pris au sérieux cette manifestation «d'un projet de confédération noire qui grouperait autour du noyau haïtien la population esclave ou affranchie des Antilles[47].»

[Note 47: D'Alaux.]

Elle était prématurée pourtant, partielle d'ailleurs, donc inoffensive; mais que, Soulouque mort[48], un Toussaint ou un Boyer, complété par une éducation, qu'il aura reçue chez nous peut-être, qu'un homme enfin lui succède, et l'improbabilité d'aujourd'hui sera demain rendue possible par l'influence acquise et la puissance armée d'Haïti régénéré; par un mouvement insurrectionnel dans les Etats-Unis; par l'incessante aspiration des nègres des Antilles vers une indépendance que leur émancipation n'a point absolument satisfaite; et par cette instinctive solidarité de la peau qui, dans la Nigritie américaine, aura fanatisé sept ou huit millions d'hommes.

[Note 48: Ces pages étaient écrites avant la dernière révolution d'Haïti.]

A Rome, un sénateur avait émis l'avis de forcer les esclaves à se vêtir d'une façon particulière: c'était les mettre à même de se compter; le sénat rejeta l'imprudente proposition. Dans les colonies, les esclaves portaient avec eux leur marque distinctive; aujourd'hui qu'ils sont libres, ne se compteront-ils pas tôt ou tard? Ce jour-là commencera la lutte prévue des deux races, et si, comme n'en doute pas M. de Tocqueville, «la race blanche est appelée à succomber dans les îles américaines et dans le sud de l'Union,» l'émancipation ne peut manquer de hâter ce dénoûment.

IV.

De l'abolition de la traite.—État de l'Afrique intérieure.

Quand on a songé à réprimer la traite, elle avait pour débouchés les trois côtés de ce triangle immense qu'affecte dans sa forme le continent africain: l'un à l'ouest, sur l'océan Atlantique, où se fournissaient les deux Amériques et les Antilles; l'autre à l'est, sur la mer des Indes, où se fournissaient les îles de l'Afrique, la Perse et l'Arabie particulièrement; le troisième au nord, où se fournissaient, par les ports de la mer Rouge et la vallée du Nil, l'Égypte, la Syrie, Constantinople; par les étapes du désert, Tripoli, Tunis, l'Algérie, le Maroc et leurs vastes Sahara.

Il s'y faisait annuellement un mouvement de 200,000 esclaves environ, ainsi répartis:

Par l'ouest 150,000
Par l'est 50,000
Par le nord 22,000
————
   Total 202,000

Ces deux derniers chiffres, que nous donnons d'après MM. Moreau de
Jonnès[49] et Fowel Buxton[50], ont été portés à 80,000 par la Revue
Africaine
de décembre 1853[51], et réduits par M. le comte d'Escayrac
de Lauture à 10,000 seulement[52].

[Note 49: Recherches statistiques sur l'esclavage colonial.]

[Note 50: De la traite des esclaves en Afrique.]

[Note 51: De l'importance de l'occupation de Constantine, par de
Montvéran.]

[Note 52: Le Désert et le Soudan.]

Si pourtant le Maroc ne se recrutait annuellement que de 1,000 esclaves, comme l'avance M. d'Escayrac, il nous semble difficile que par cet apport insignifiant le nombre total de ceux qu'on y compte se soit élevé à 120,000 comme il est constaté[53].

[Note 53: Graberg de Hamzo (Specchio de l'Imperio di Maroco), et Antislavery Reporter (cité par M. d'Escayrac).]

Quoi qu'il en soit de ces erreurs de statistique, le problème à résoudre était celui-ci: fermer à la traite tous ses débouchés, sous peine, n'en laissât-on qu'un seul ouvert, de n'avoir attaqué l'esclavage ni dans sa cause ni dans ses effets.

C'était tout simplement impossible; et cette impossibilité de fait ressortira d'une promenade par citations, autour de l'Afrique et dans le Soudan.

«D'après un rapport du capitaine Thomas Smee, qui fit en 1811 un voyage d'exploration sur la côte orientale d'Afrique, dit M. le capitaine de vaisseau Guillain, le nombre des esclaves annuellement exportés alors du port de Zanzibar à Mascate, dans l'Inde, à l'île de France, etc., n'était pas moindre de 6,000 à 10,000.

«Tarir, diminuer, ou gêner même une source si féconde de richesse, c'était jeter dans les intérêts de la population marchande, habituée à ce trafic que son code religieux approuve implicitement, une perturbation aussi énorme qu'injustifiable à ses yeux, et semer dans les esprits des rancunes implacables.—L'Angleterre ne s'émut ni des uns ni des autres, et, ceci est à sa gloire, elle a su constamment mettre au service de cette oeuvre généreuse une patience et une énergie dont nous devons regretter de n'avoir pas donné l'exemple.—Je l'avoue pour mon compte, rien ne me prouve l'égoïsme machiavélique dont on accuse cette grande nation à propos de la grave question qui nous occupe[54].»

[Note 54: Documents sur l'histoire, la géographie et le commerce de l'Afrique orientale, 5 vol. in-8°, avec atlas.—Ouvrage publié par ordre du gouvernement, par M. le capitaine de vaisseau Guillain.]

Après ces considérations loyales, auxquelles il est temps qu'enfin tout homme d'examen sérieux s'associe, M. le capitaine de vaisseau Guillain rappelle les traités divers qui, de 1822 à 1847, ont amené l'iman de Mascate, aux sollicitations de l'Angleterre, à supprimer la traite au nord de l'équateur.

A la même époque, M. Rochet d'Héricourt écrivait:

«Les négociants qui font le commerce des Petites Échelles de la partie de cette mer voisine du golfe Arabique naviguent avec de gros navires à trois mâts.—Ils achètent des esclaves que les Danakiles et les Soumalis amènent du sein des tribus les plus féroces des Gallas. Ils en achètent à Odéida, à Moka, où les transportent les naturels de Toujourra et autres, et viennent compléter leur chargement sur les marchés de Berbera[55].»

[Note 55: Rochet d'Héricourt, lettre datée d'Angola, 1848 (Revue
Orientale
).]

«En Afrique, ajoutait trois ans après M. le comte d'Escayrac de Lauture, la traite se fait sur la côte occidentale et la côte orientale. La première seule est bien surveillée. Il est à ma connaissance qu'en 1851 un navire à vapeur de 600 chevaux de force a chargé à la côte orientale, entre Mozambique et Zanzibar, 1,500 noirs à destination du Brésil. Ce navire peut, année moyenne, faire quatre voyages et introduire à lui seul 6,000 esclaves en Amérique.

«Les esclaves ne valent aujourd'hui (1853) que 15 francs sur la côte orientale d'Afrique, où on les achète en masse, par lots de 50 à 1,000, à tant par tête en moyenne; ils en coûtent environ 80 à la côte opposée et se vendent de 1,200 à 1,400 francs au Brésil.—Le propriétaire de la frégate dont je viens de parler pourrait donc, dès la première année et tout en mettant 2 millions de côté, armer quatre autres frégates à vapeur et transporter, l'année suivante, 30,000 noirs sur ses cinq navires[56].»

[Note 56: Comte d'Escayrac de Lauture, Le Désert et le Soudan.]

Que la traite, d'ailleurs, soit plus ou moins officiellement empêchée de ce côté, l'esclavage local n'en continue pas moins à se recruter dans l'intérieur sans rien perdre de sa stabilité première et de sa valeur d'état social, car les esclaves forment les deux tiers ou les trois quarts de la population totale de Zanzibar: ce sont des Africains provenant de toutes les peuplades qui occupent les régions intérieures de l'Afrique orientale comprise entre le Mozambique et le Djoub. Inutile de mentionner spécialement les individus isolés appartenant à d'autres contrées, tels que, par exemple, les esclaves abyssiniennes qui ornent le harem du sultan et celui de quelques hauts dignitaires[57].

[Note 57: M. le capitaine de vaisseau Guillain.]

Comme complément de ces témoignages acquis à notre proposition, et qu'il est inutile de multiplier, ajoutons que la foire pittoresque de Berbera, rendez-vous annuel des tribus de l'intérieur, des marchands de l'Yémen, de Mascate, de Ras-el-Kina, de Bossera, de Sour, etc., etc., des riches banians de Porbendeur, de Mandévi et de Bombay, n'a rien perdu de son importance comme marché d'esclaves. «De temps en temps un groupe d'enfants poudreux et harassés de fatigue y indique l'approche des caravanes d'esclaves, dont la plus riche est celle de l'Abyssinie, et dont les conducteurs sont attendus par leurs correspondants de Bossera, de Bendeur-Abbas et de Bagdad[58].»

[Note 58: Idem.]

Voilà pour l'est.

Sur le débouché nord où l'Égypte, Tripoli, Tunis ont adhéré à la suppression de la traite, où nous avons nous-mêmes aboli l'esclavage, a-t-elle perdu de son activité?

«Dans le Soudan tout entier, a dit un voyageur au Darfour, la branche de commerce la plus étendue et sur laquelle, aujourd'hui encore, repose réellement tout le mouvement commercial, est la vente et l'achat des esclaves.

«A Noufi, il n'est pas un marchand qui n'ait toujours 8,000 ou 10,000 esclaves tout prêts et des commis esclaves eux-mêmes associés à son commerce ou commerçant pour leur propre compte qui n'en aient chacun 1,000, 2,000, plus ou moins.

«Mohamed Ali, en frappant de droits énormes l'importation des esclaves en Égypte, a tâché d'entraver ce commerce. On ne sait pas combien de milliers d'esclaves perdent la vie pour quelques centaines qui finissent par arriver en Égypte, au Moghreb, à Constantinople: il en meurt des milliers dans les ghrazias ou chasses qu'on leur fait pour les capturer; des milliers pour s'acclimater dans le pays de leurs ravisseurs, s'habituer à un nouveau régime de vie et aux travaux qui leur sont imposés; des milliers pour sortir du Soudan et traverser à pied d'énormes déserts; des milliers pour fournir des eunuques; des milliers pour avoir à supporter le froid de la Syrie, de la Turquie, de la Perse[59].»

[Note 59: Commerce et industrie dont le Soudan.—Relation d'un voyage dans le Darfour. Traduit et annoté par M. Perron, directeur de l'École de médecine du Caire, 1845, aujourd'hui directeur du collège arabe-français à Alger.]

«Avant les Turcs, dit un voyageur au Sennar, quand le Sennar était administré par des chefs indigènes, le roi de ce pays rassemblait, après le temps des pluies, deux ou trois cents cavaliers, une centaine de fantassins, puis, se portant sur le Fazoglet avec le souverain de cette contrée, il délibérait sur le point qu'il convenait d'attaquer; arrivés à leur destination, fantassins et cavaliers se couchaient dans les ravins, dans les bois et les herbes. Ils y attendaient la nuit, puis ils grimpaient sur la montagne, mettaient le feu aux habitations, égorgeaient, assommaient les malheureux nègres qui osaient résister, s'emparaient des enfants et reprenaient la route de leur pays.

«On faisait de même dans le Cordofan et, aujourd'hui encore, les chefs n'ont pas d'autre expédient pour se procurer des esclaves. Quand, parmi les prisonniers, il s'en trouve de vigoureux, les vainqueurs confectionnent de longues fourches en bois, et, dans l'intervalle des branches, serrent le cou du captif qui, ainsi maintenu, ne peut s'enfuir.

«Après la conquête du Sennar, les commandants de Mohamed Ali ont continué le commerce des esclaves et, chaque année, le délégué du vice-roi à Kartoum fait trois expéditions.

«Il faut avoir vu soi-même la traite des nègres pour se faire une idée des horreurs que les hommes commettent sur leurs semblables: une caravane part d'Éthiopie, composée de filles et de garçons; elle chemine lentement dans le désert sous la conduite d'un chef; si l'un des esclaves est malade, si, harassé, il ne peut continuer sa route, on l'abandonne dans un dépôt pour le guérir, l'engraisser, afin que plus tard on puisse s'en défaire avantageusement. Mais si la caravane se trouve éloignée de toute habitation, l'esclave reste sur place et meurt de faim ou devient la proie d'une bête féroce.

«Toutefois, comme le conducteur est tenu de rendre compte de sa marchandise, il fait saisir l'esclave et, malgré ses cris, il lui coupe les deux oreilles, qu'il salera pour les conserver et les exhiber lors de la reddition des comptes[60].»

[Note 60: Hamont, Voyage dans le Sennar, 1843.]

«Le roi de Darfour, dit un voyageur au Cordofan, exporte chaque année 8,000 ou 9,000 esclaves dont un quart meurt dans les fatigues d'une marche impitoyable à travers le désert. Cette grande caravane est approvisionnée seulement pour le nombre de jours nécessaires; il faut que l'escorte fasse avancer tout le monde et gagne la plaine ou la montagne fixée pour la halte du soir. Dans cette navigation à travers les sables, on voit les malheureux naufragés qu'on laisse en arrière supplier, se tordre les bras. Ils ne demandent qu'une journée de repos, et ils montrent à quelques pas de là la seule escorte qui consente à les attendre: les hyènes et les chacals. Le chef de la troupe est sourd à leurs cris; il est cruel par humanité; le sort de la caravane dépendrait d'un retard, ce retard ne s'accorde jamais.

«Et quand, à quelques jours de là, voyageur monté sur un agile dromadaire, je traversais rapidement le même désert, c'est par les carcasses humaines nouvellement dépecées que j'ai trouvé mon chemin et que, le soir, j'ai reconnu la halte.

«Tel Turc, sur les deux rives du Nil, à côté de son harem, possède cent femmes noires qu'il livre, dans sa basse-cour, à une dizaine de nègres. Ces femelles mettent bas un enfant qui sera mutilé pour l'usage des harems et vendu quand il aura douze ans. Ces haras d'hommes donnent, année commune, 2,000 esclaves que la douane du pacha surveille et taxe et qui viennent au Caire se vendre au marché[61].»

[Note 61: Léo de Laborde, Chasse aux hommes dans le Cordofan, 1844.]

Ces tristes épisodes sont vieux déjà de douze à quatorze ans; mais quoi qu'aient fait Mohamed Ali et Saïd Pacha surtout, s'ils ne viennent plus se dénouer aujourd'hui dans les bazars du Caire par un encan public, ils ne s'en perpétuent pas moins en dehors de l'Égypte proprement dite et de l'action directe du vice-roi.

Comme partout, l'abolition de la traite n'a fait ici que rétrécir le périmètre d'action où s'exerce la chasse à l'homme.

Encore un témoin oculaire qui cette fois écrivait en 1853[62]:

[Note 62: M. le comte d'Escayrac de Lauture, Le Désert et le Soudan.]

«Parmi les peuples musulmans, la traite des noirs a toujours été et est encore, de nos jours, alimentée par deux sources principales: les ghrazias, grandes chasses auxquelles prennent part des armées entières, et les enlèvements partiels d'enfants et de femmes commis par des Arabes isolés….

«Les ghrazias dirigées par les noirs musulmans contre les noirs païens ont tantôt lieu sous le patronage du prince, comme dans le Ouady, tantôt elles sont entreprises à leurs risques et périls par des chefs audacieux auxquels leur renommée et l'appât du butin ont bientôt formé une troupe.

«La colonne d'attaque, profitant de la saison sèche, se met en marche, et ce n'est quelquefois qu'après un mois qu'elle atteint les frontières du Soudan idolâtre. A son approche, les villages sont abandonnés: elle les brûle; les populations fuient: elle les traque et les atteint.

«Quelquefois un village placé sur le sommet d'un roc inaccessible cherche à résister: le blocus en est décidé… Les envahisseurs, s'apercevant enfin qu'il n'est plus défendu, se hasardent à y pénétrer, et parmi les cadavres déjà froids de leurs victimes, ils cherchent à reconnaître ceux qu'il est encore temps de rappeler à la vie: les chasseurs de nègres possèdent au plus haut degré l'art de ranimer les victimes de la soif et de la faim. Ils savent, si elles y opposent un refus obstiné, en triompher en leur bouchant les narines, en introduisant dans leur bouche un instrument de fer ou de bois qui les contraint à l'ouvrir; ils y jettent rapidement de l'eau et de la farine, du beurre fondu qu'ils poussent avec leurs doigts dans le gosier de ces malheureux….

«Le Nubien n'acquiert d'esclaves que pour les revendre; c'est, à ses yeux, une marchandise, un bétail, une monnaie. S'il en possède une cinquantaine de l'un et de l'autre sexe, il les accouple sous ses yeux et livre au commerce les produits de ses haras. S'il ne possède que des femmes, il les loue moyennant une dizaine de francs par mois à des soldats turcs, égyptiens, à des blancs de préférence.—Il obtient ainsi des mulâtres dont la qualité est de beaucoup supérieure à celle des Abyssiniens et dont la couleur promet un prix élevé. Tout pour lui est matière à commerce, et il ne dédaigne pas d'ajouter quelquefois sa progéniture à l'assortiment de son magasin.

«L'esclave est sa monnaie; aussi toutes les marchandises s'évaluent-elles en têtes de noirs. Les tributs et les contributions ne s'acquittent guère autrement… Le gouvernement égyptien ne paye pas autrement aujourd'hui ses employés dans le Sennar, le Fazogl, le Cordofan, et l'officier traîne sa solde au marché…

«La facilité extrême, le bon marché avec lesquels on acquiert des esclaves dans le Soudan, font que tout le monde en possède, que leur perte devient peu sensible et que dès lors on ne prend d'eux aucun soin; malades, on les abandonne; estropiés, on les tue; morts, on jette leur cadavre hors de la ville et les hyènes les font disparaître

Les esclaves étaient choses du moins chez nous et, par là, sujets à ménagement et à conservation; en déclarant que ce n'était pas assez, nous avons été logiques avec nos principes de morale et de civilisation; mais où nous avons cessé de l'être, c'est quand nous avons implicitement ajouté que, pour n'avoir pas à rougir de faire un homme chose, il fallait le laisser moins que rien. Or, cette transition relativement immense du rien à la chose s'opérait par la traite.

Et si cette réflexion nous échappe à notre retour du Soudan égyptien, quelles autres plus amères nous poindront quand nous aurons sondé toute l'Afrique!

A peine Richardson, Overweg et Barth étaient-ils partis de Tripoli pour s'avancer dans le Soudan central par la route de Denham et de Clapperton qu'ils «voient de loin une masse mouvante s'avancer vers eux; c'était une caravane d'esclaves uniquement composée de jeunes filles[63].»

[Note 63: Malte-Brun, Résumé historique de l'exploration de l'Afrique centrale, de 1850 à 1855.—REVUE BRITANNIQUE, Voyages du docteur Barth.]

Un peu plus au sud, Vogel, en 1854, fait rencontre à Gadrone, entre Mursouk et Tedjerry, de la grande caravane du Bournou, composée de quatre à cinq cents esclaves, pour la plupart jeunes filles et jeunes garçons de dix à douze ans.

«Ce fut la première fois, écrivait Vogel à la Gazette Allemande, que j'eus une idée complète et juste de ce que c'est que l'esclavage. Les malheureux captifs, obligés, tous sans exception, de porter sur la tête une charge d'environ vingt-cinq livres, avaient non-seulement perdu leurs cheveux, mais même la peau sur le sommet de la tête.

«En outre, il leur fallait faire avec les fers aux pieds une route déjà excessivement pénible; ils étaient traités d'une manière vraiment révoltante, et ne recevaient qu'une nourriture insuffisante et mauvaise.»

Dans le Zinder, Richardson «a le regret de voir que la vente des esclaves était le principal objet de commerce, et que le Sarki avait pour habitude, quand ses affaires étaient gênées, de les rétablir en faisant, sous un prétexte quelconque, des ghrazias sur les districts voisins du Demergou; c'est ainsi qu'il fut témoin d'une expédition contre le Korgoum, canton situé à deux journées de Zinder et composé d'une ville et de trois villages sur le penchant et au pied d'une chaîne de rochers.»

Barth outre-passant ses deux compagnons de voyage pénètre dans le vaste et beau pays de l'Adamua qu'aucun Européen n'avait encore visité.

«On y rencontre de grandes villes toutes les trois ou quatre heures de marche, avec des villages dans l'intervalle, exclusivement habités par les esclaves. Les Fellatahs, jusqu'aux plus pauvres, en possèdent de deux à quatre, et les chefs du pays ont des multitudes innombrables de ces pauvres créatures. En aucun pays du monde l'esclavage n'est aussi répandu; les esclaves et les bestiaux sont considérés comme la base de la richesse des habitants et forment avec l'ivoire, qui est à très-bon marché, le principal article d'exportation.»

Il est bien entendu que toutes les horreurs de la ghrazia, de l'affût et de la battue, dont la bête de chasse est un homme, n'ont rien ici perdu de leur atrocité.

Vogel, que nous avons laissé tout à l'heure au sud de Mourzouk, poursuit la route qu'avaient suivie Clapperton et Denham en 1824, et sur laquelle venaient de le devancer Richardson, Overweg et Barth. Triste route! et qui serait la Via Scelerata du désert si toutes ne l'étaient pas; cimetière en plein vent, où, comme ses devanciers de vingt ans et ceux de l'année précédente, Vogel s'oriente par les squelettes humains sonnant sous les pas de son chameau.—Au départ d'une étape, dans le Bournou, il trouve au pied d'un arbre une forme humaine, décharnée, mais respirant encore; c'était un esclave abandonné depuis trois jours par une caravane qu'il n'avait pas pu suivre, malgré la lance et le bâton dont on l'avait aiguillonné; un peu de bouillon le ranima, et, moyennant un cadeau, un homme du pays consentit à s'en charger. S'il l'a guéri, ne l'a-t-il pas vendu?

Trois lieues plus loin, la piété moins heureuse du voyageur ne trouvait plus à s'exercer qu'en ensevelissant dans le sable ce que les chacals avaient laissé d'un cadavre à moitié dévoré.

Comme Denham, Overweg et Barth, Vogel voulut voir de ses yeux une de ces terribles ghrazias qu'exécutent de temps à autre les sultans du Bournou pour alimenter leur dépôt épuisé de captifs.

L'armée bournouène, forte de 2,200 cavaliers, de 3,000 chameaux portant les bagages et de 5,000 boeufs conduits par 1,500 fantassins, allait se mettre en marche (mars 1854). Vogel obtint l'autorisation de la suivre. Le but était le pays des Musgos, par le dixième degré de latitude nord.

Un premier coup de main donna 1,500 prisonniers; un second 2,500, non sans massacre d'un plus grand nombre. Un soir, Vogel est éveillé par un bruit étrange. Trente captifs gisaient sur le sol, se tordant en tronçon dans les convulsions d'une atroce agonie: on leur avait cisaillé jusqu'à séparation, avec un mauvais couteau, la jambe gauche au genou, le bras droit au coude.

Trois autres paraissaient avoir été épargnés; ceux-là, messagers de terreur, devaient aller dire aux leurs quel sort les attendait s'ils osaient résister jamais au puissant chef du Bournou; un moment après, ils étaient libres en effet; mais chacun d'eux laissait à terre sa main droite détachée du poignet par ce même affreux couteau de plus en plus ébréché et criant sur les os!

Deux moururent la nuit même; le lendemain, le troisième gisait encore sur le lieu du carnage, les traits décomposés et le visage sillonné de quelques larmes stoïques qu'il refusait en vain à la douleur.

Une pauvre femme était accouchée à la halte, dans un marais.—Vogel lui donna sa chemise. Mais une esclave, fut-elle mère, n'est pas apte à posséder même un lambeau de toile pour envelopper son enfant: son maître le lui prit.

Imitons Vogel, fuyons en toute hâte cette désolation. Que nous importe à présent de suivre nos voyageurs? nous retrouverions les mêmes atrocités sur toute notre route.

Avec Barth, pourtant, reposons-nous un moment sur le chemin de Tombouctou, dans la case d'un pauvre vieux nègre qui, après vingt-sept ans d'esclavage au Brésil, était revenu au pays natal, savant de son expérience, et s'était arrangé d'instinct une petite Liberia de quelques arpents où il cultivait la canne à sucre et des fruits en famille.

Quelle leçon nous donne, ce me semble, et bien autrement éloquente que celle de M. Philipps, cette pastorale au désert!

A l'ouest du continent africain, d'où s'exportait le plus grand nombre d'esclaves pour les besoins des deux Amériques, la traite est bien autrement empêchée que dans l'est et le nord.—Les résultats de la quasi-suppression de ce côté nous laisseront donc préjuger de ce qu'il adviendrait si elle était partout exactement supprimée.

Voici ces résultats appréciés sur les lieux:

«Les captifs sont traités avec une rigueur que nous n'avions pas encore remarquée; les uns portent aux pieds des fers joints entre eux par une courte barre qui les oblige à sauter pour avancer; les autres traînent, également aux pieds, une pièce de bois d'une lourdeur et d'un volume tels qu'on a été obligé, pour qu'ils puissent se mouvoir, de la leur suspendre au cou par une corde d'étoffe.

«Au centre du continent africain, l'esclavage est en effet bien autrement odieux que dans les pays civilisés; et lorsque le voyageur se trouve en face de toutes ces misères, qu'il est forcé de les voir et de les toucher, il ne peut que gémir de regret et de douleur; il ne peut que s'écrier, le désespoir dans l'âme, que jusqu'ici nous n'avons employé que des moyens impuissants et inefficaces.

«Quand la traite était permise, les prisonniers étaient bien nourris. On les soignait, on leur évitait de trop grandes fatigues pour en tirer un plus haut prix….. Aujourd'hui, au contraire, les esclaves sont traités avec une barbarie qui dépasse tout ce que l'imagination peut concevoir: il est inutile de les avoir gras et bien portants; car les Africains sont trop pauvres pour les payer et, quand ils les achètent, ils les trouvent toujours assez bons. Telle est du moins la règle ordinaire; l'exception a lieu lorsque le hasard donne à l'esclave un maître qui considère ses captifs plutôt comme un objet de luxe que comme un instrument de travail et que, par orgueil plutôt que par intérêt, il adoucit leur sort par des soins matériels; avoir de beaux captifs est, pour certains chefs africains, une satisfaction de vanité qui équivaut, chez nous, à avoir de beaux chevaux.

«Mais tous les chefs ne sont pas dominés par des intérêts de vanité; il en est beaucoup qui achètent des captifs uniquement pour cultiver leurs champs, et exécuter de grossiers travaux, et ceux-ci n'exigent aucun soin. On les nourrit à peine, on ne les vêt pas; on les parque comme des bêtes immondes; on les soumet à la torture des entraves et des fers pour prévenir leur évasion. Quant au travail qu'on doit en obtenir, on a la ressource du bâton; et cette crainte d'un châtiment que ceux qui l'infligent savent toujours rendre terrible donne au pauvre esclave une excitation nerveuse qui tient lieu de la force qu'il n'a plus[64].»

[Note 64: Anne Raffenel, Voyage dans l'Afrique occidentale, 1843-1845.]

L'abolition de la traite donne donc raison à Senelgrave et à Mungo-Park, qui écrivaient, l'un en 1730, l'autre en 1805:

«Par un usage immémorial, les nègres font esclaves les captifs qu'ils prennent à la guerre; mais avant que leur commerce fût établi avec les Européens, ils tuaient en grande partie leurs prisonniers dans la crainte qu'étant devenus trop nombreux ils ne leur causassent de l'embarras par leurs révoltes. Il demeure prouvé que le commerce des esclaves sauve la vie à quantité de nègres[65].

[Note 65: Senelgrave, Voyage en Afrique, 1730-32.]

«Si l'on me demandait ce que je pense de l'influence qu'une discontinuation du commerce des esclaves produirait sur les moeurs de l'Afrique, je n'hésiterais point à dire que, dans l'état d'ignorance où vivent ses habitants, l'effet de cette mesure ne serait, selon moi, ni si avantageux ni si considérable que plusieurs gens de bien avisent à le penser[66].»

[Note 66: Mungo-Park, Second Voyage en Afrique, 1805.]

Après l'affirmation, les faits:

1er mars 1847.—On mande de Gorée: «Les Anglais s'étaient chargés de bloquer Gallinas, où devaient s'embarquer des nègres pour les Antilles. Tous les passages étaient si bien gardés que les propriétaires de ces malheureux, contraints de les nourrir sans pouvoir les vendre, ont pris une résolution atroce: ils ont de sang-froid tranché la tête à leurs deux mille esclaves et ont attaché ces hideux trophées à des poteaux sur la grève, en vue des croiseurs.

«Des officiers français s'étant trouvés à l'Agouade, avec les chefs qui avaient ordonné cette boucherie, et leur en ayant fait des reproches: «Si nous ne pouvons vendre nos prisonniers, leur fut-il répondu, que voulez-vous que nous en fassions[67]?»

[Note 67: Les journaux de mars 1847.]

«Le roi de l'État d'Iariba, vaste contrée de la Nigritie occidentale, a entrepris, en 1851, une grande guerre, à la suite de laquelle il a massacré cinq mille prisonniers dont il n'a pas voulu avoir la charge[68].»

[Note 68: Le journal le Pays, 1857.]

Ces deux drames en quelques lignes ont été reproduits sans commentaires, à quelques années de distance, par toute la presse européenne; combien d'autres, restés inconnus, s'étaient joués avant, se sont joués depuis dans cet âpre pays et s'y joueront encore, dont nous serons de fait, sinon d'intention, les auteurs responsables!

En voici la contre-partie:

«Le même roi d'Iariba, pendant une guerre qu'il a eue en 1857, a fait quatre mille prisonniers, et sachant, d'après les bruits répandus aujourd'hui dans toute l'Afrique, qu'il peut en tirer parti pour l'immigration, il les a épargnés et les conserve à Ksatonga, sa capitale[69].»

[Note 69: Le Pays, suite de l'article cité.]

Est-ce concluant?

Et sans le triste malentendu qui a imposé un temps d'arrêt à l'émigration nègre, le nouveau roi de Dahomey, au lieu d'inaugurer son règne en égorgeant mille esclaves sur la tombe de son père et de se mettre en chasse, le sacrifice étant incomplet, pour en aller chercher deux mille autres, eût imité sans doute le lucratif exemple que lui avait donné le roi d'Iariba. A n'en pas douter non plus, il en eût été bientôt de même dans la Nigritie tout entière, ainsi qu'en témoigne ce renseignement encore inédit, mais officiel, recueilli en plein grand désert, à plus de huit cents lieues du premier effet produit sur le littoral atlantique par le recrutement de nos quelques milliers d'engagés.

M. Bouderbah, interprète de l'armée à El-Aghouat, le seul voyageur algérien à qui il ait été donné de dépasser les limites du Sahara, arrivait à Rat, chez les Touaregs-Azegeur, à trois cent quarante-neuf lieues de son point de départ, en septembre dernier; on y attendait les grandes caravanes du Bournou et du Haoussa, qui y conduisent annuellement de 3,000 à 4,000 esclaves, et l'on y disait que leur prix de vente ordinaire, 100 à 150 francs, s'élèverait probablement à 250 francs, parce qu'il y avait à Noufi une recrudescence de demande pour les côtes de Guinée[70].

[Note 70: Voyage exécuté avec l'autorisation de M. le maréchal comte
Randon, alors gouverneur général de l'Algérie.]

Ainsi, les rachats que nous opérions au Gabon, dans l'Abyssinie, an grand Bassam, à la baie de Biafra, avaient déjà eu pour résultat de mettre en faveur la marchandise—quelle phrase appliquée à des hommes! si elle n'était corrigée par celle-ci—et de faire par conséquent que la marchandise même fût soumise à des procédés intéressés de ménagements et de conservation.

Combien donc l'Europe chrétienne avec son abolition de la traite, dont la conséquence rigoureuse serait l'abolition de toute émigration soudainement libre et spontanée, combien donc l'Europe chrétienne est loin, ainsi que le remarquait H. Raffenel, de réaliser son rêve religieux!

Rêve en effet, car du voyage de Senelgrave à ceux de Mungo-Park, avant l'abolition de la traite; de ceux de M. Raffenel à celui de M. Hecquard[71], depuis qu'elle est abolie, rien n'a changé: la traite, encore la traite! ainsi que le prouve surabondamment le nombre des négriers qui chargent à la côte et dont plus des deux tiers échappent aux croiseurs.

[Note 71: Hyacinthe Hecquard, Voyage sur la côte et dans l'Afrique occidentale, 1855 (Publié avec l'autorisation du ministre de la marine et des colonies.)]

Nous n'avançons rien là d'ailleurs qui ne soit de notoriété publique et officielle.

Dès 1840, M. Fowel Buxton écrivait à la première page de son livre, le plus complet sans contredit et le mieux étudié qui ait été publié sur la question de l'esclavage:

«Ma première proposition est que 150,000 créatures humaines sont annuellement enlevées au sol africain et transportées à travers l'Atlantique pour être vendues comme esclaves.»

La même année, le prince Albert ouvrait la séance de la Société pour l'abolition de la traite par un discours où nous lisons cette phrase:

«Je regrette profondément que les généreux et persévérants efforts de l'Angleterre pour abolir cet infâme trafic de créatures humaines, qui est à la fois la désolation de l'Afrique et une tache pour l'Europe civilisée, n'aient pu aboutir encore à aucun résultat satisfaisant.»

En 1844, l'Angleterre avait inutilement dépensé 400 millions pour ce résultat négatif.

En 1848, un comité nommé par la Chambre des communes pour faire une enquête sur l'état de la traite des noirs et sur le degré d'efficacité de la mesure employée pour la réprimer, rédigea deux rapports dont les conclusions furent: «Que le gouvernement devait songer à renoncer, aussitôt que possible, aux moyens employés jusqu'alors pour la suppression du trafic des noirs[72].»

[Note 72: Revue coloniale, t. I et II.]

La presse anglaise tout entière s'émut à cette révélation; et le Times, prenant texte du témoignage rendu devant la commission d'enquête par le commodore Hottam, l'un des derniers chefs d'escadre employés à la répression de la traite; et s'appuyant sur un opuscule du capitaine William Allen, l'ancien chef de l'expédition du Niger, se prononça pour le rappel de l'escadre britannique.

«Les escadres de blocus, disait le Times, ont complètement manqué leur but, qui était de balayer l'Océan des négriers, et, dans l'opinion du comité, elles le manqueront toujours, quels que soient d'ailleurs les forces et le talent qu'on mette au service de ce système.»

L'an dernier enfin, une députation de négociants anglais soumettait à lord Palmerston ses observations «sur les mesures à employer pour amener les gouvernements européens à exercer une action plus efficace en matière de traite des noirs,» et concluait à l'immigration[73].

[Note 73: Revue coloniale;—Revue contemporaine, janvier 1858.]

Il reste donc acquis que la traite se fait partiellement encore sur l'est et sur l'ouest du continent africain, et qu'elle n'y a rien perdu de son activité du sud au nord, par caravanes; que sa quasi-suppression n'a rien modifié à l'état de guerre immémorial et permanent des rois soudaniens entre eux, et qu'elle a pour effet, au contraire, de substituer à l'esclavage des nègres chez les blancs, relativement très-tolérable, un esclavage sur place atroce, impitoyable, pire cent fois que le premier, pire que l'esclavage antique.

Voici donc ce que les gouvernements de l'Europe, sous la pression d'une ignorante philanthropie, au nom de la religion, de la morale et de la liberté, ont trouvé de mieux à faire pour ces quarante ou cinquante millions de pauvres nègres qui peuplent les Soudans! Ils les ont condamnés moitié à l'esclavage, sans rachat possible, et tous au paganisme et à la barbarie à perpétuité.

Admettons pour un moment l'impossible: deux escadres de mille vaisseaux croisant en vue des côtes dans l'océan Atlantique et la mer des Indes; des postes échelonnés depuis la haute Égypte, au travers du désert, jusqu'au sud du Maroc, veillant l'arme au bras; pas un négrier ne peut échapper au canon des escadres, pas une caravane ne franchira cette vaste haie de baïonnettes; pas un nègre désormais ne sortira du Soudan; la traite sera supprimée, cette fois, à n'en pas douter.

Eh bien! vous aurez un grand cirque, un cirque d'un million de lieues carrées où des millions d'hommes s'égorgeront sans merci; car, plus impitoyables que le peuple-roi quand il se donnait la joie d'un combat de gladiateurs, vous aurez fermé la janua vivaria, la porte de vie par où s'échappaient de l'amphithéâtre les combattants épargnés.

La janua vivaria, c'était la traite:—ce sera l'émigration.

V.

De l'émigration et du rapatriement.

La situation faite à l'Angleterre par l'émancipation devint bientôt pour elle une cause d'embarras sérieux, coloniaux et métropolitains, et comme nous, plus tard, dans des circonstances identiques, elle crut pouvoir y obvier par l'immigration africaine. De 1840 à 1854, 27,000 travailleurs furent ainsi livrés à ses colonies à titre d'engagés libres. De ce nombre 4,000 avaient été repris aux négriers par les croiseurs anglais et déposés jusqu'alors à Sierra-Leone et à Sainte-Hélène. C'était sagement les utiliser.

Mais le gouvernement anglais avait compté sans les sociétés d'abolition: elles crièrent au rétablissement de la traite, dans le Parlement et dans la presse; elles crièrent si haut, qu'il fallut céder à cette incroyable pression, malgré l'opposition de nombreux adversaires, de M. Hume, entre autres, et de sir Robert Peel lui-même.

«J'ai toujours désiré, disait M. Hume, le rappel des vingt-sept bâtiments britanniques stationnés en ce moment sur la côte d'Afrique. Je crois que tout ce que nous ayons fait n'aura d'autre résultat que d'aggraver les souffrances des victimes de la traite, et que le meilleur moyen d'épargner aux esclaves le redoublement d'horreurs que notre croisière a causé consiste à éloigner au plus tôt nos croiseurs de cette côte.

«Je dis qu'il faut acheter des esclaves africains, les affranchir et les débarquer dans nos colonies; en agissant ainsi, nous ferons acte de générosité et d'humanité. L'entretien de la flotte destinée à supprimer la traite coûte 500,000 livres sterling par an (12,500,000 francs); rappelez nos croiseurs et consacrez la moitié de cette somme à l'immigration de travailleurs dans nos colonies. Faites mieux: essayez d'employer pendant une année seulement cette somme entière pour l'immigration, à titre d'essai; l'abolition générale de l'esclavage sera le résultat infaillible de cette politique.»

«Donnez, ajoutait sir Robert Peel, donnez tous les encouragements en votre pouvoir à l'immigration de travailleurs libres et n'ayez aucun souci d'imputations que vous savez n'être pas fondées[74].»

[Note 74: Chambre des communes, discours cité par M. Baumès dans son excellent travail: Immigration et traite des noirs.—M. le baron Ch. Dupin, Forces productives des nations.]

Il n'y a point de faits ni d'éloquence qui tiennent contre le parti pris d'une routine aveugle et systématique, dont le point de départ est un préjugé.—M. Hume et sir Robert Peel échouèrent donc contre la cabale traditionnelle des vieilles influences abolitionnistes qu'il ne faut point ici confondre avec le peuple anglais ni avec son gouvernement éclairé; mais les sociétés pour l'abolition ont acquis en Angleterre une puissance qui s'enchevêtre dans le gouvernement par ses ramifications dans les Chambres, par ses moyens d'action dans les élections, par la presse dans l'opinion publique. Être abolitionniste, c'est avoir une profession qui, à défaut d'autre, pose un personnage dans le monde; prétexte à discours, prétexte à vanité de philanthrope, la pire de toutes, et dont l'effet s'évanouirait avec sa cause s'il n'y avait plus d'esclaves au monde. Il n'y a plus de louvetiers en Angleterre depuis qu'il n'y a plus de loups; mais qui donc oserait y supprimer les renards? Quelles clameurs parmi les gentilshommes des comtés!

Le gouvernement anglais, nous le répétons, accusé de raviver la traite, car le mot ne nous est arrivé qu'à sa seconde édition, dut, sous la pression abolitionniste, rapporter l'autorisation qu'il avait donnée à ses colonies de se recruter d'engagés à la côte d'Afrique; il ne faut pas chercher ailleurs le secret de son apparente contradiction avec lui-même, et des clameurs qui, dix ans après, l'assaillirent quand la France à son tour recourut à l'immigration des noirs.

Nous ne raviverons point ce débat regrettable; mais nous constaterons que la question de principe, de nouveau mise en cause, a trouvé de zélés défenseurs. «Assurément, disait le Times, une expérience dont l'objet est non-seulement de rendre la prospérité aux colonies libres des tropiques, mais encore de tirer la race africaine de l'état de dégradation dans lequel elle a été maintenue depuis des siècles, vaut bien la peine d'être tentée. Si elle réussit, elle ne pourra produire que du bien: ce sera le plus terrible coup qui ait encore été porté à la traite des esclaves; si elle échoue, il n'en pourra résulter aucun mal, car les choses ne sauraient être pires qu'elles sont en ce moment.»

Quoi qu'il en soit, la nécessité d'une immigration noire dans les Antilles étant démontrée et cette alternative étant posée, que, si elle ne s'opère pas ouvertement et loyalement, sous le patronage des gouvernements européens, elle se perpétuera par les négriers, où peut être l'indécision? «La guerre! objectera-t-on, la guerre! vous la perpétuerez en même temps dans l'Afrique intérieure.» Tout ce que nous avons écrit annihile l'objection: la guerre est inhérente aux moeurs des Soudaniens; l'abolition de la traite ne l'a pas détruite, pas même atténuée; elle fait comme autrefois des victimes, avec cette différence, qu'au lieu de les mettre en réserve pour la vente, elle les entasse pour la mort. Ce n'est point à la guerre qu'il faut s'en prendre directement, on ne la détruira pas par un effet subit de quelque mesure que ce soit; ce sera l'oeuvre du temps, aidé de la civilisation progressive que les peuples chrétiens ont mission d'introduire en Afrique.

Soit! si l'on veut: une demande périodique d'engagés noirs ravivera chez eux la guerre et les ghrazias; mais elle aura pour résultat de soustraire les prisonniers, dont le placement sera prévu et d'autant plus avantageux qu'ils auront été plus épargnés, aux horreurs des sacrifices et des exécutions sanglantes, pour cause d'encombrement, aux atrocités d'un esclavage sans pitié.

Par les rapatriements successifs des émigrants, elle s'atténuera cette fois, et, dans un temps donné, fera place à des recrutements pacifiques et de bonne volonté; elle aura un terme, enfin, tandis qu'avec la permanence des conditions actuelles nous la continuerons indéfiniment.

Ce fait douteux acquis, à tout prendre, que nous allons mettre en feu la Nigritie, quel pays n'y avons-nous donc pas mis? Et, pourtant, l'incendie ne s'y est-il pas éteint?—De même il s'éteindrait dans le Soudan, si nous savions le ramener aux proportions de ceux que les peuples civilisés allument l'un chez l'autre.—Vaut-il mieux l'y savoir moins grand peut-être, mais incessant ici ou là?

Comme conséquence de cette idée de guerre dont nous font un épouvantail les adversaires de l'émigration nègre, il a été proposé d'exclure les Africains du bénéfice de l'engagement, et de n'y admettre que des Chinois et des Indiens.—C'était déplacer la question: elle est africaine en effet et point du tout asiatique; elle a été soulevée en vue de l'amélioration du sort des nègres, qu'ont à faire ici les Chinois? Mais il est remarquable que d'un point de départ purement moral elle est, par la traverse, arrivée à un but tout économique, qu'elle eût atteint plus sûrement si on l'eût laissée dans sa voie; car c'est avec les nègres et par les nègres seulement qu'il sera donné à l'Europe d'en trouver la double solution.

L'opinion publique est maintenant unanime sur ce fait: «qu'il n'y a point de Chinois estimables disposés à s'expatrier pour vendre leur travail à nos colons. Tous ceux qu'il est possible d'enrôler par masses sont d'exécrables sujets. Les archives judiciaires de la Réunion en fourniraient au besoin la preuve. Leur passage, d'ailleurs, leur nourriture, leur entretien, leurs salaires, et enfin leur prix de cession, occasionnent des dépenses que les colonies ne pourraient couvrir sans sacrifices ruineux.

«L'essai qu'on en a fait a-t-il donc inutilement prouvé qu'ils sont trop vicieux individuellement pour n'être pas dangereux partout où ils sont réunis en assez grand nombre[75]?»

[Note 75: La Crise alimentaire et l'immigration des travailleurs étrangers à l'île de la Réunion, par A. Fitau, conseiller colonial. (Paris, 1859.)]

«En échange des avantages qui leur sont assurés, ils apportent leur travail, qui est d'assez médiocre qualité. Leur corps est faible, leur âme est vicieuse, leur esprit est imbu de superstitions sans nombre. Presque tous du sexe masculin, ils vivent à part, consomment très-peu de produits européens, empruntent fort peu à la civilisation européenne et ne donnent que de mauvais exemples. Enfin, ils épuisent le pays quand ils le quittent, en emportant tout l'argent qu'ils ont pu se procurer. En fait, l'émigration chinoise n'est pas une émigration proprement dite; c'est pire que la barbarie naturelle, c'est de la barbarie systématique et artificielle.

«Les émigrants de cette espèce peuvent bien prêter une assistance temporaire à des capitalistes, à des producteurs de denrées coloniales; mais ils ruinent le pays même et tendent à l'empêcher de devenir un foyer permanent de civilisation[76].»

[Note 76: Immigration des travailleurs libres. (Revue Britannique, décembre 1858.)]

Des coolis de l'Inde, également indolents, superstitieux, incivilisables, on peut dire à peu près ce que l'on a dit des Chinois, avec cette seule différence que, s'ils sont moins corrompus, ils sont moins industrieux. A supposer d'ailleurs qu'il fût loisible à l'Angleterre de les faire émigrer aussi facilement qu'on le suppose à tort, ce serait les vouer aux chances d'une mortalité qui, du mois de juillet 1856 an mois de juin 1857, en a enlevé 900 sur 4,994, durant la traversée, et moitié pendant la période de leur résidence à la Jamaïque[77].

[Note 77: Documents officiels cités par l'Akhbar du 17 mars 1859.]

Des nègres donc! et rien que des nègres; «ils sont plus forts, plus faciles à civiliser que les coolis et les Chinois; ils n'ont point de préjugés enracinés contre le christianisme; ils consomment sans difficulté tous les produits de l'industrie européenne; ils acceptent les boissons comme les aliments en usage chez les chrétiens; ils dépensent largement dans le pays l'argent qu'ils y gagnent[78].»

[Note 78: Revue Britannique, lieu cité.]

Au point de vue économique, ce sont de rudes travailleurs, les seuls qui ne faiblissent point sous cet âpre soleil des tropiques qui fait fondre un corps blanc en sueurs énervantes et le dissout tout à fait à la longue; au point de vue moral, ils rentreront chez eux, nous l'avons dit ailleurs, comme autant de missionnaires de civilisation. Mais que les Chinois rentrent en Chine: s'ils sont chrétiens, ils seront martyrisés, et s'ils ne doivent pas y rentrer chrétiens, pourquoi les appeler chez nous? Que les Indiens rentrent dans l'Inde, avec quelques notions, si faibles qu'elles soient, de notre langue et de nos moeurs, ils iront renforcer l'élément menaçant qui tient en échec l'Angleterre. Ils seront d'ailleurs absorbés, les uns par une population de 400 millions d'âmes, les autres par une population de 160 millions, sans bénéfice aucun pour l'humanité.

Et pourquoi encore des scrupules à l'endroit du recrutement des nègres qui ne seraient pas libres ou libérés? Ce n'est là évidemment qu'une concession au préjugé; car ce sont avant tout les esclaves qu'il importe de soustraire à la tyrannie de leurs maîtres.—Les acheter, c'est les racheter, c'est étendre à des millions de captifs l'oeuvre de miséricorde des frères de la Merci.

Ils le savent par ouï-dire ou le sentent d'instinct, ces malheureux: un des officiers supérieurs de notre marine, chargé de la surveillance des recrutements sur la côte occidentale d'Afrique, écrivait récemment à ce sujet: «Il est impossible de ne pas être touché de la joie que témoignent cet infortunés arrachés à la misérable existence qu'ils menaient sous l'impitoyable autorité de leur maîtres. Cet hommes se souviendront toujours que leur terre natale a été pour eux d'une rigueur inouïe[79].»

[Note 79: Moniteur de la flotte.—Bulletin de l'émigration dans les colonies françaises, septembre 1858.]

Quant à la façon dont ces recrutements s'opèrent et dont on se fait en Europe une si fausse idée, la Revue coloniale du mois d'août 1858 nous a donné les renseignements suivants émanés d'un agent commercial de la côte d'Afrique:

«Lorsque les marchands arrivent aux factoreries, nous soumettons à l'inspection du médecin les sujets qu'ils nous amènent: si leur état de santé et leur âge nous conviennent, nous faisons expliquer aux captifs par nos interprètes les conditions auxquelles nous consentirons à les racheter; nous avons établi des formules claires et précises. Chaque individu sait parfaitement qu'il sera libre, qu'il pourra se marier et que ses enfants seront libres comme lui, que l'esclavage n'existe pas dans les pays français; il connaît les salaires qui lui seront attribués, et la faculté qui lui est réservée de retourner dans son pays après les dix années d'engagement. Nous ne manquons pas de leur expliquer la différence qui existe entre ces engagements pris avec les Français et leur condition avec les négriers; et nous finissons toujours par leur demander s'ils consentent à toutes les conditions que nous leur proposons.

«Vous dire que la joie la plus vive éclate sur la figure de ces malheureux au fur et à mesure que les explications leur sont données, vous le croirez sans peine, car vraiment ils comprennent qu'ils seront heureux, libres et salariés avec les Français, ou esclaves avec les Portugais et les Espagnols; il n'y a pas à balancer. Aussi tous répondent avec joie: «Nous voulons aller avec les Français,» et cette décision est traduite par des battements de mains et par des danses joyeuses.

«Dès que l'engagement est fait et signé, nous faisons passer les engagés dans les grands baracoons préparés pour leurs logements. Le barbier leur rase la tête, nous les envoyons ensuite aux bains de mer et nous leur remettons des pagnes neufs pour se vêtir.

«Chaque matin, les escouades sont conduites au bord de la mer pour y prendre un bain de propreté; elles reviennent ensuite dans l'enceinte de la factorerie, où nous les occupons à des travaux souvent inutiles, à transporter de la terre sur un point pour l'y rapporter le lendemain, mais ce travail les occupe et c'est nécessaire.

«Dans chaque cour nous avons un noir bomba, qui raconte des histoires, chante des chansons, préside aux danses et entretient la gaieté parmi les engagés.

«Les repas se composent de racines de manioc et de haricots, parfois de poisson frais ou sec, quelquefois de cabris ou moutons lorsqu'on peut se les procurer. Ces repas sont au nombre de deux par jour, à neuf heures et à quatre heures du soir. La nourriture revient, en moyenne, à soixante centimes par jour, y compris le tabac et les fruits du pays, qu'on leur distribue de temps à autre dans la journée.

«Les femmes sont séparées des hommes dans des baraques à part pendant la nuit, et occupent une division marquée sous les hangars pendant le jour et aux heures des repas.»

Voilà pour les prétendues violences avec lesquelles s'exerceraient les engagements, et voici pour l'accueil fait aux engagés dans nos colonies:

«Nous vous annonçons avec plaisir, écrivait à la Revue coloniale un des plus honorables habitants de la Martinique, que les Africains introduits par la Stella satisfont les colons; leur santé est excellente; la plupart jargonnent déjà le français; ils travaillent bien et sont très-contents.

«Ce sont là surtout les Africains qu'il nous faut, et non pas de ces Africains recrutés à Sierra-Leone, qui sont la plupart de mauvais sujets, malins, roués et voleurs. Ceux-là sont, au contraire, d'excellents travailleurs, de caractère doux et obéissant. J'en ai cinq sur mon habitation, je voudrais en avoir cent. Je les amènerai de l'habitation le jour de l'arrivée du Dahomey, pour qu'ils apprennent aux nouveaux venus le bonheur dont ils jouissent ici, et pour aider à ne pas séparer les engagés des mêmes tribus.

«Vous aurez une idée du bonheur que ces Africains éprouvent dans ce pays, en sachant que la plus forte peine qu'on peut leur infliger, c'est la menace de les renvoyer en Afrique. Alors ils se jettent à nos pieds et promettent de ne plus commettre de fautes[80].»

[Note 80: Revue coloniale d'août 1858.]

«Dans ces hommes, venus librement au milieu de vous pour vous assister dans vos travaux, disait M. le gouverneur de la Guadeloupe aux conseillers généraux de l'île, en octobre dernier, nous devons voir autre chose que des instruments de travail, nous devons voir surtout des hommes libres, engagés par un contrat légal et appelés sous la protection de nos lois et la garantie de nos règlements tutélaires. D'où vient donc que l'immigration africaine, accomplie dans ces conditions de surveillance et de garantie, a excité des défiances, ému des scrupules dont il faut respecter la sincérité? D'où vient que ces méfiances et ces scrupules ne se sont pas manifestés au sujet de l'immigration indienne, accomplie dans des conditions identiques? Et, cependant, l'Africain, en débarquant sur cette terre peuplée d'hommes de sa race, est sûr d'y rencontrer plus de sympathies que l'Indien; cette terre n'est pas pour lui une terre étrangère: il y retrouve, au sein d'une société qui lui tend la main, les vestiges encore vivants de son idiome natal, et dans ce milieu sympathique si différent de celui qu'il vient de quitter, il puisera une plus facile initiation à la foi chrétienne et au régime de liberté et de civilisation auquel il est convié.

«D'où vient donc, je le répète, que l'immigration africaine, oeuvre d'humanité et de civilisation, a suscité ces défiances, ému ces scrupules? C'est que l'immigration africaine se recrute dans cette race où, pendant des siècles, s'est recruté l'esclavage; c'est qu'au lieu de tourner les yeux vers l'avenir, on les détourne obstinément vers le passé, et que cette contemplation égare l'opinion dans des comparaisons impossibles; c'est qu'enfin ce passé avec lequel nous répudions toute solidarité comme toute comparaison, ce passé pèse encore sur le présent pour le dénaturer et le flétrir.

«Eh bien! messieurs, c'est à l'administration coloniale, c'est aux habitants à s'inspirer de la pensée du gouvernement, pensée d'humanité et de civilisation, non moins que d'intérêt pour les colonies; c'est à eux à seconder ses vues généreuses et fécondes et à répondre par leur vigilance et leur sollicitude à sa vigilance et à sa sollicitude. Voilà le devoir que je vous signalais tout à l'heure. Nous n'y faillirons pas et j'ose dire ici, messieurs, que ce devoir a été compris et pratiqué

Ces quelques lignes, nous l'avouons, sont pour nous consolantes et le seront également sans doute pour beaucoup d'autres. Chez qui donc, en effet, le seul mot d'engagé n'éveille-t-il pas je ne sais quel sentiment de mélancolie? Pauvre jeune homme, à vingt ans, s'arracher aux bras de son vieux père et de sa mère en larmes; se courber une dernière fois sur le groupe inquiet de ses frères et de ses soeurs; partir en laissant là son coeur et, du haut de la colline, saluer de la main la cabane où sa place accoutumée sera vide ce soir!

Eh! ne vous apitoyez pas à distance, faites grâce à cet engagé de votre sensiblerie; chaque année, sous vos yeux, dans les mêmes conditions à peu près, le recrutement en prend 80,000 qui laissent, eux aussi, leur coeur à la maison; enfants, il en fera des hommes; ignorants, il les instruira et les rendra bientôt à leurs familles, dégrossis d'intelligence et de tournure, fiers de tenue, causeurs en bon langage, alertes au travail et joyeux au repos. C'est par le va-et-vient périodique de ses engagés que la France, en cinquante ans, s'est comme eux dégrossie et régénérée. Il en sera de même des engagés noirs et de la Nigritie.

Puisons-y donc à pleins vaisseaux et que «les faits de Dieu par nous s'accomplissent.» Cette vieille devise française est ici celle de tous les peuples chrétiens, et, de tous, l'Angleterre est la plus intéressée à l'écrire sur son drapeau; car c'est elle surtout que presse le besoin d'une large immigration noire, non pas seulement en raison de l'état de ses colonies, mais parce qu'elle y peut trouver un moyen facile et pratique de s'affermir à jamais dans l'Inde.

L'expérience lui a aujourd'hui démontré qu'elle ne peut faire aucune foi sur ses cipayes, ni même sur la population de son vaste empire de l'Asie.—Il n'y aura jamais alliance ni assimilation du mahométan avec le chrétien, non plus que du brahme,—car pour qu'il y eût alliance entre eux, il faudrait qu'il y eût communauté d'intérêts; pour assimilation, conversion des uns aux moeurs et à la religion des autres; or, leurs intérêts sont opposés et le prosélytisme chrétien le plus dévoué a toujours échoué chez un peuple qui se targue d'une religion révélée; le païen, au contraire, dont les idées sur Dieu sont indécises et qui n'a point de culte organisé, est aisément convertissable. Quels progrès ont faits, par exemple, les missions dans l'Inde, et de quelle influence, au point de vue religieux, y a été la domination anglaise, pas plus que la nôtre en Algérie?

De même, si les missions d'Afrique avaient eu quelque espoir d'agir sur l'esprit des Soudaniens musulmans de la haute Égypte, elles se seraient établies au centre du pays, et non pas à son extrémité sud, ainsi qu'elles l'ont fait, pour diriger de là leur action exclusive sur le Soudan central et païen.

Il y a moins de soixante ans que toute la zone soudanienne du Sénégal au lac Tchad était païenne; elle est musulmane aujourd'hui, comme ses conquérants, les Fellaths.—Le nègre enfin sera ce qu'on voudra le faire, musulman au Maroc, à Tunis, en Égypte, à Constantinople, en Arabie; chrétien dans les Antilles, dans les Guyanes, au Brésil, selon que son éducateur sera lui-même chrétien ou musulman. Sa facilité d'assimilation s'étend également au langage et aux habitudes spéciales qu'on veut lui faire prendre; agriculteur, ouvrier d'art, serviteur de la famille, matelot comme au Sénégal, soldat comme en Égypte avec Napoléon, comme au Maroc, comme en Algérie avec nos tirailleurs, comme à Sainte-Marie Bathurst et à Makarty avec les Anglais.

«La garnison de Sainte-Marie Bathurst est forte de deux compagnies de soldats noirs commandées par des officiers anglais appartenant aux west indies, régiments qui forment les garnisons de la côte ouest d'Afrique et qui fournissent aussi des détachements sur quelques points de la côte est de l'Amérique … Les Anglais traitent leurs soldats noirs comme des Européens: ils sont bien nourris, bien logés, bien payés et assurés d'un avancement régulier. Aussi sont-ils devenus de véritables soldats; leur tenue est excellente, et ils portent l'uniforme avec une certaine coquetterie et une sorte d'orgueil militaire; fréquemment exercés, et n'étant jamais employés à autre chose qu'à leur service, ils manoeuvrent avec ensemble et précision. La manière dont je leur ai vu faire l'exercice de tirailleurs (c'est un officier français qui parle), sans autre commandement que le son du clairon, m'a étonné[81].»

[Note 81: Hyacinthe Hecquard, Voyage sur la côte et dans l'Afrique occidentale (1855).]

Cette digression, qui, du reste, est suffisamment motivée par les déductions qu'on en peut tirer, avait pour but de nous amener où nous en sommes; à savoir que les Anglais ont su par la discipline militaire et des soins intelligents transformer des sauvages en bons soldats. Quel enseignement pour l'Angleterre que celui-là, et pourquoi donc, à défaut de soldats nationaux, irait-elle en chercher ailleurs que sur les deux côtes de l'Afrique pour les opposer dans l'Inde à la révolte et y assurer sa domination? Zanzibar, Berbera, les Comores, Madagascar sont à la porte de Calcutta; elle peut en six mois y lever une armée, et l'avoir, six mois après, disciplinée et mise en marche.

Les nouveaux engagés, acclimatés d'avance, mais absolument étrangers par leur langage au langage de l'ennemi, par conséquent inaccessibles à toute tentative de défection; de plus en plus anglais d'ailleurs, à mesure qu'ils s'identifieraient davantage avec leurs chefs et avec leurs compagnons blancs qui seraient pour eux autant de moniteurs, élèveraient bientôt leur vanité native jusqu'à l'orgueil d'un dévouement national. Leurs officiers feraient le reste; et n'oublions pas que le prix de rachat d'un nègre n'est que de 15 à 20 francs sur la côte est de l'Afrique.

Il ne nous appartient pas de développer ce projet, mais son exposé suffira, nous l'espérons, pour nous faire pardonner par les abolitionnistes d'outre-Manche notre boutade de tout à l'heure, à moins qu'ils ne soient aveuglément plus abolitionnistes qu'Anglais.

Les Etats-Unis, qui, jusqu'à ce jour, se sont tenus à peu près en dehors du progrès qu'ont fait dans le monde civilisé les idées antislavistes, ne sauraient cependant y être indifférents autant qu'ils le paraissent, aussitôt que se sont apaisés les incidents plus ou moins graves dont les élections présidentielles sont la cause ordinaire.

Dans l'Union américaine, en effet, la question de l'esclavage a pris la gravité d'une question vitale qui, dans un temps donné, se résoudra par un cataclysme.

Que l'abolition de l'esclavage soit décrétée dans le Congrès, et les Etats du Sud, s'ils se soumettent à cette décision, sont livrés à plus de cinq millions d'esclaves, donc au pillage, aux massacres, à l'incendie comme Saint-Domingue, ou tout au moins au chômage comme les Antilles; qu'ils ne s'y soumettent pas, et la violence des discussions parlementaires poussées à ce sujet de l'injure aux coups de cravache nous donne une idée de ce que sera la lutte transportée en dehors du Congrès et compliquée de la révolte des noirs.

Et cependant les Etats du Nord, par leurs émissaires et par leurs déclamations abolitionnistes, surexcitent ce terrible élément noir qui menace les Etats du Sud, à ce point qu'on n'ose plus s'y avouer l'imminence de la catastrophe, faute d'un expédient pour la conjurer.

Qu'on le cherche où on voudra, cet expédient indispensable, il en faudra venir, pour le trouver, à un grand mouvement par flux et reflux entre l'Afrique et l'Amérique.

Ce principe accepté, la difficulté, de politique et sociale qu'elle est aujourd'hui, ne sera plus que financière; mais les Etats du Sud sont assez riches, assez prévoyants pour s'assurer contre un péril de ruine absolue par un sacrifice d'argent.—Ce sacrifice d'ailleurs ne sera que momentané, ainsi que nous le prouverons plus loin; encore vaut-il mieux faire la part au feu que de laisser aller l'incendie.

Quant à la France, à l'Espagne, au Portugal et aux autres pays à colonies, quant au Brésil lui-même, s'il n'y a pas pour eux, ainsi que pour l'Angleterre et les Etats-Unis, un intérêt politique aussi direct, aussi flagrant dans cette mise en mouvement de l'élément nègre, ils se doivent de l'organiser en vue de leurs intérêts économiques, qui périclitent faute de bras, et de s'y associer comme chrétiens.

Il ne s'agit pas, en effet, de restreindre cette oeuvre miséricordieuse à telles ou telles mottes de terre éparpillées dans les océans, mais de l'étendre à trois continents du globe; car elle est de celles qui, sacrées du signe de Dieu, s'imposent de temps à autre à l'humanité comme une phase nécessaire dans sa marche progressive.

A cet effet donc, que les gouvernements s'emparent résolument de la traite, et, sous le nom d'émigration, l'élèvent à la hauteur d'une institution de bienfaisance.

Que l'avis en soit donné dans le continent africain, à tous les rois nègres riverains et du centre, dont les étables sont encombrées d'esclaves.

Que ces malheureux leur soient rachetés en aussi grand nombre que possible.

Qu'ils soient embarqués par groupes de famille et de nationalité, avec des interprètes chargés de leur faire comprendre qu'il n'y a plus de guerre au pays où on les mène; qu'ils ne souffriront plus ni la faim, ni la soif; qu'on ne les battra point; qu'on ne les accablera point de travail; que ce même vaisseau qui les emporte les rapportera libres et riches, dans un temps donné. Beaucoup étant déjà trop heureux de quitter leurs maîtres, quelques bons soins aidant, les plus désespérés seront bien vite résignés:—ce sont de grands enfants.

Arrivés au port de débarquement, ils seraient placés chez les industriels et les planteurs à titre d'engagés, avec salaire convenu, et sous la surveillance de l'administration, qui, par toutes voies de droit, s'assurerait de l'exécution mutuelle des clauses du contrat d'engagement.

Sous la même surveillance, dans chaque paroisse, il serait pourvu à leur éducation morale et religieuse, en même temps que par leur travail journalier ils s'en feraient une professionnelle.

Tous les dimanches, les hommes seraient exercés au maniement des armes, en vue de les préparer aux luttes qu'ils auront certainement à soutenir, comme les fondateurs de Libéria, après leur rapatriement.

On pourrait même, ainsi que l'idée en a été émise devant le Conseil d'État en 1854, après avoir été appliquée aux affranchis, avec un plein succès, dès 1853, par M. le contre-amiral comte Gueydou, gouverneur de la Martinique, faire rentrer les engagés pour une part assez notable dans les garnisons coloniales, jusqu'ici presque exclusivement composées d'Européens dont le surcroît de solde, les frais d'hôpitaux et les transports constituent une dépense énorme, et dont la mortalité est effrayante[82].

[Note 82: Revue coloniale, avril 1858.]

Leurs enfants seraient élevés jusqu'à six ans dans des salles d'asile; de six à dix ans, dans des écoles tenues par des religieux pour les garçons, par des religieuses pour les filles; et, passé cet âge, utilisés, à prix réduit, sur les habitations, selon leur aptitude et leurs forces, jusqu'à quatorze ans, où ils seraient admis dans la catégorie des hommes.

Ce sont là, du reste, ou à peu près, les conditions générales du système d'engagement actuel dans nos colonies, mais elles nous semblent incomplètes:

1° En ce qu'elles laissent partie à la charge de la Caisse d'immigration, partie à la charge de l'engagiste qui s'en rembourse sur le salaire de ses engagés, le prix de ces derniers, évalué par homme de quatorze à trente-six ans, et par femme de douze à vingt-cinq, dits adultes, à 500 francs; par non adulte, à 300 francs, et par enfant accompagnant sa mère, à 50 francs, frais de rachat, de transport, de vêtements et de nourriture à bord compris[83].

[Note 83: Traité Régis pour l'introduction d'engagés africains à la
Martinique et à la Guadeloupe.—Décision de M. le gouverneur de la
Martinique; Journal les Antilles, 24 novembre 1858.

Qu'il nous soit permis d'offrir ici tous nos remercîments à M. Régis, vice-président de la Chambre de commerce de Marseille, pour l'obligeance qu'il a mise à nous fournir de précieux renseignements.]

2° En ce que le salaire des engagés, 12 francs par mois pour les hommes, 10 francs pour les femmes, et 8 francs pour les, non adultes, sur lequel il est prélevé mensuellement 3 francs, 2 francs, et 1 fr. 50 c. pour couvrir leurs frais de libération, plus un dixième pour couvrir ceux de leur rapatriement, est insuffisant; car il en résulte qu'en fin d'engagement le pauvre nègre, qui n'a aucun instinct d'économie, et à qui d'ailleurs il serait difficile d'économiser, est rapatrié sans ressources d'aucune sorte.

3° En ce que la période d'engagement n'étant que de dix années, sur lesquelles deux sont à peu près perdues en apprentissage, l'engagiste a intérêt à rengager les mêmes individus, ce qui tend à les domicilier définitivement au détriment possible de la sécurité du pays où, dans un temps donné d'ailleurs, les vieillards consommeront sans produire; et au détriment certain de l'oeuvre civilisatrice, qui ne s'accomplira dans les Soudans que par le rapatriement intégral et périodique de ses émigrants.

Nous proposerions donc, et qu'on veuille bien se rappeler qu'il s'agit ici d'étendre la mesure à toutes les colonies du globe, nous proposerions de porter à douze années la période d'engagement, et d'élever le salaire des engagés à 20 francs par mois pour les hommes, à 15 francs pour les femmes, et à 12 francs pour les non adultes, qui bénéficieraient pendant huit années de leur passage à quatorze ans dans la catégorie des hommes.

Sur chaque solde mensuelle de ce salaire, il serait opéré une retenue qui, versée dans une caisse-tontine dite d'immigration, produirait intérêt et se grossirait de toutes les sommes laissées vacantes par les décédés.

Cette retenue pourrait être, par jour, pour les hommes, de 25 centimes, soit pour douze années, avec les intérêts accumulés (chiffre rond), de 1,450 fr. Pour les femmes, de 20 centimes 1,160 Pour les non adultes, de 5 centimes pendant quatre ans 78 fr} Et de 25 centimes pendant huit ans. 1,050 } 1,128

La moyenne constatée de la mortalité des esclaves étant autrefois de 2-3/4 pour 100 dans nos colonies, et de 3 pour 100 dans les Antilles anglaises[84], nous devons supposer que celle des engagés, placés dans des conditions de bien-être et d'état moral beaucoup meilleures, ne sera que de 2 pour 100 ou, pour douze années, de 24, d'où il suit que pour chaque catégorie le pécule accumulé par les retenues s'augmentera par les successions d'un sixième environ, et s'élèvera par conséquent:

Pour les hommes, à 1,690 fr.
Pour les femmes, à 1,350
Pour les non adultes faits hommes, à 1,315

De cette somme, il serait fait trois parts, dont l'une serait acquise à la caisse-tontine d'immigration à titre de remboursement du prix de rachat, de transport et de rapatriement de l'engagé; dont l'autre serait payée à chaque ayant droit en marchandises à son choix et selon qu'il les jugerait de défaite plus avantageuse dans les Soudans, avec obligation aux hommes toutefois d'y comprendre un fusil, un sabre, de la poudre et des balles; et dont la troisième lui serait remise en numéraire.

[Note 84: Recherches statistiques sur l'esclavage colonial, par Moreau de Jonnès.]

Ces trois parts seraient:

                          Prix de rachat
                        et de rapatriement Argent Marchandises

Hommes, 700 fr. 600 fr. 390 fr.
Femmes, 700 500 150
Non adultes faits hommes, 500 600 215

Quant aux enfants proprement dits, ils seraient rapatriés à la charge de leurs parents.

Or, en opérant de concert sur un recrutement annuel de 130,000 engagés, qu'on pourrait aisément, s'il en était besoin, portera 150,000 et même à 200,000, car le Brésil à lui seul, avant d'avoir adhéré à l'abolition de la traite, en absorbait de 50,000 à 70,000 par voie de négriers, malgré les croisières anglaises[85], et d'après Mgr Kobès, vicaire apostolique de la Guinée et de la Sénégambie, le chiffre des populations soudaniennes s'élève à 50 millions d'âmes[86]; en opérant de concert, les puissances à colonies et les Etats américains se pourvoiraient en douze ans de 1,560,000 travailleurs inoffensifs sans contredit, en raison de la position qui leur serait faite, et les seuls qui puissent leur donner la somme la plus grande de travail possible.

[Note 85: Adresse du comité de l'Association anglaise et étrangère pour l'abolition de l'esclavage au comte Derby (juin 1858).]

[Note 86: Mission apostolique de la Guinée et de la Sénégambie.]

Réduits, en fin d'engagement, à 100,000, environ, par une mortalité normale et proportionnelle, c'est-à-dire à 54,000 hommes, 38,000 femmes et 8,000 non adultes faits hommes, sans tenir compte des enfants pour simplifier nos calculs, ils doteraient à leur départ les caisses d'immigration d'une somme à elles acquise de SOIXANTE-HUIT MILLIONS QUATRE CENT MILLE FRANCS, qui désormais, assurant les opérations de recrutement sans retenue sur le salaire des engagés, permettrait de le réduire d'autant au bénéfice des engagistes;

Ils laisseraient au commerce, en échange de leurs pacotilles,
CINQUANTE-SIX MILLIONS DEUX CENT MILLE FRANCS;

Et ils emporteraient, argent comptant, une somme de VINGT-HUIT MILLIONS QUATRE CENT QUATRE-VINT MILLE FRANCS à peu près, qui vivifierait les Soudans et reviendrait bientôt elle-même à son point de départ en échange d'objets d'exportation dont le prix de fabrique aurait été cinq ou six fois moindre, et d'objets d'importation qui quintupleraient de valeur sur les marchés européens et coloniaux.

Ce mouvement annuel de 100,000 individus, une fois le courant d'aller et de retour établi, entraînerait donc un mouvement commercial de CENT CINQUANTE-TROIS MILLIONS DE FRANCS, et ce ne serait là qu'un chiffre insignifiant comparé à celui qui s'agiterait dans les manufactures et sur les marchés du monde européen, en raison des produits coloniaux désormais surabondants, par conséquent à la portée des classes les plus pauvres, et sur les marchés soudaniens.

Quant à nos engagés, outre qu'ils seraient initiés à la vie civilisée, ils se seraient enrichis d'une somme relativement considérable et telle qu'une famille composée, par exemple, du père, de la mère, d'un non adulte fait homme en cours d'engagement et d'un ou plusieurs enfants en bas âge, après avoir remboursé son prix de rachat et son double transport, après avoir vécu douze ans dans une véritable aisance, posséderait en propre 755 francs en argent et 1,700 francs en marchandises, plus les économies qu'elle aurait pu réaliser.

Le rapatriement périodique s'opérerait enfin sur des points de la côte d'Afrique achetés ou même occupés par la force dans ce but; car il ne s'agit pas de marchander avec les moyens, et jamais coups de canon n'auraient été tirés pour plus noble cause.

Les cessions de territoire ne seraient ni coûteuses d'ailleurs, ni difficiles à obtenir; celui de Libéria, d'une étendue de 2,000 kilomètres de côtes sur une profondeur de 645, et que cédèrent, en 1821, au capitaine Stockton et au docteur Elie Ayres quatre rois riverains qui apposèrent une croix pour signature au traité, ne coûta pas un millier de francs représenté par six mousquets, une boîte de verroteries, dix boucauts de tabac, un baril de poudre, six pots de fer, douze couteaux et douze fourchettes, un baril de clous, quatre parapluies, un baril de rhum et autres bagatelles.

L'Angleterre, en 1852, acquit du roi de Cartebar un vaste pied-à-terre, au même prix à peu près, dissimulé sous forme de présent, par cette clause adroite du contrat de vente: «La reine d'Angleterre, par suite de son amitié pour le roi de Cartebar, et en considération de ce qu'il a conclu le présent traité, lui fait don des objets suivants: une livre d'ambre, dix gallons de rhum, soixante-quinze livres de tabac, etc., etc.»

Rien n'empêcherait que, simultanément à notre système de recrutement, on appliquât notre organisation des engagés à tous ces affranchis fainéants dont regorgent aujourd'hui les colonies anglaises et les nôtres.—Attentat à la liberté! non vraiment: répression du vagabondage, organisation du travail, prévoyance humaine et charitable, mesure économique et politique.

Il en pourrait être de même pour les esclaves du Brésil, de l'Espagne, des Etats-Unis, etc., etc.

Qu'ils soient déclarés libres et engagés, et, cette première satisfaction leur étant donnée, ils cesseront d'être impatients de liberté sans frein et de révolte.—Dans l'Union américaine, elle sera saluée comme une ère de réconciliation entre les Etats du Nord et les Etats du Sud, en même temps qu'elle aura pour conséquence de substituer dans tous les pays à esclaves l'engagement à l'esclavage, dans nos colonies et dans les colonies anglaises l'engagement à l'émancipation brutale, et d'introduire partout un élément nouveau, par conséquent inoffensif, en prélevant d'autant sur l'élément ancien, qui, se désagrégeant et se renouvelant ainsi peu à peu, sera mis promptement hors de valeur dangereuse sans que les travailleurs perdent en force numérique.

Il en résultera encore pour Cuba, le Brésil et les Etats-Unis, où un esclave, acheté 150 on 200 francs à la côte d'Afrique, se vend de 1,500 à 2,000 francs, parce que les négriers exploitent leur position compromettante de contrebandiers, que les travailleurs leur seront livrés au prix de 500 francs une fois payés à la caisse d'immigration.

Et qu'on ne suppose point un renchérissement dans le taux actuel des rachats ou des engagements, car pour bien longtemps encore l'offre sera malheureusement supérieure à la demande.

Que si, dans les conditions plus haut posées et sur les trente millions d'hommes importés depuis trois cents ans dans les colonies d'Amérique ou d'Asie, quinze millions seulement, plus on moins ébauchés par la civilisation, eussent été rapatriés, il serait, à n'en pas douter, arrivé ceci:

Sous leur influence civilisatrice, des besoins nouveaux se seraient révélés dans les Soudans;

Sous la même influence, le commerce d'importation se serait centuplé;

Celui d'exportation se serait enrichi d'une somme énorme de richesses minérales, animales et végétales, qui nous sont inconnues ou ne nous sont connues que par échantillon;

La chasse aux nègres, qui coûte la vie à dix hommes pour un qu'elle livre à la traite, n'existerait plus;

A la traite elle-même se serait substitué un système de recrutement par engagement volontaire;

Par contre, nous aurions détruit l'esclavage chez les musulmans et la traite par caravane;

L'Afrique, enfin, acquise au christianisme, affiliée à la civilisation, serait à présent relevée de la malédiction qui pèse sur elle depuis quatre mille ans, et le monde chrétien n'aurait pas à se laver du crime de lèse-humanité qui le souille depuis trois siècles.

Or, ce qu'on n'a pas fait, qu'on le fasse: et la zone des Libéria, qui d'abord étreindra la Nigritie barbare et sauvage, s'étendant chaque année davantage, en moins d'un demi-siècle l'aura tout à fait étouffée.

Il n'y a point à se dissimuler quelles nombreuses difficultés entraveront ce vaste système à l'application; et, loin que ce nous soit une raison pour en formuler les dispositions de détail, ce nous en est une pour ne le poser qu'en principe. Il touche à tant et de si complexes intérêts; il tend à une révolution si radicale, que sa mise à l'étude, quant aux moyens d'exécution, ne doit et ne peut être élucidée que par autant d'hommes compétents qu'il met en cause de parties. Mais que la France, par le droit que lui en a laissé Montesquieu de provoquer une convention générale de miséricorde et de pitié, fasse appel à tous les pays à esclaves ou à colonies, et que dans un congrès ouvert à Paris, où chacun d'eux déléguerait, selon son importance, un ou plusieurs représentants, on discute et l'on élabore une série de questions toutes relatives au sujet qui nous occupe; l'ensemble de leurs solutions partielles sera la solution même du grand problème resté debout, malgré l'abolition de la traite et l'émancipation, tel que nous l'a posé la Providence.

Que si, pour les difficultés d'intervenir activement dans la mise en application de l'oeuvre civilisatrice dont je viens d'esquisser le programme, on nous faisait l'honneur de la laisser à notre charge, acceptons-la résolument. Aussi bien nous semble-t-elle en partie dévolue par la conquête de l'Algérie et par notre position au Sénégal.

Attaquons la Nigritie par ces deux points simultanément.

Au Sénégal, où M. le colonel Faidherbe, l'un des officiers les plus éminents de l'école Bugeaud, accomplit, par un système de guerre identique à celui du grand maréchal qui nous a donné l'Algérie, une révolution dont on ne saurait nier le caractère providentiel quant à l'ordre d'idées qui nous occupe; au Sénégal, sur la rive droite, la blanche, ménageons-nous des influences auprès des Maures Trarzas, Braknas, Dowich, qui sont évidemment des Berbers Senhadjas[87], en possession, ainsi que leur commerce l'atteste, des forêts de gommiers du désert; en relation nécessaire avec les Touaregs disséminés jusqu'au Touat, et dont, pour ce motif, il nous importe d'assurer la protection aux caravanes que nous allons diriger tout à l'heure du Sahara algérien sur Tombouctou et le haut Sénégal[88].

[Note 87: Le mot Sénégal n'est que la corruption du mot Senhadja, et il viendrait de l'émigration des Senhadjas, Berbers du Moghreb, sur la rive droite du fleuve. D'après Iben Rhaldoun, cette émigration aurait eu lieu au commencement du neuvième siècle.]

[Note 88: La nouvelle de la bataille d'Isly est arrivée au Sénégal par le désert.]

Sur la rive gauche, la noire, faisons également des traités d'amitié avec tous les chefs, déjà nos alliés intéressés ou nos serviteurs plus ou moins soumis, et, en échange de la protection dont nous les avons couverts, de la paix que nous leur avons donnée, obtenons d'eux des cessions de territoires suffisants pour y créer des villages.

Faisons de Bakel une ville de huit ou dix mille âmes qui, par sa position, dominerait le haut du fleuve, protégerait nos établissements de la Falémé, que nous multiplierions, et serait un entrepôt de transit pour les importations du bassin du Niger, où nous arriverons de proche en proche par le Khasso et le Bélédégou.

Peuplons ces premières occupations, stratégiquement combinées, avec des familles nègres exportées de nos colonies; et dans cette émigration de bonne volonté, immergeons de force, s'il le faut, les meneurs dangereux qui se sont signalés dans les dernières séditions avec tous ces libres vagabonds déclassés par l'émancipation à leur préjudice autant qu'au préjudice du pays qu'ils affament en parasites.

En retour, fournissons-nous de captifs rachetés et d'engagés libres que nous placerons à loyer dans nos Antilles aux conditions déjà connues.

Après douze années révolues, et sans insister autrement sur les effets moraux produits, nous aurions pour effets matériels acquis et constatés, au Sénégal et sur le Niger, la densité d'un peuplement agricole, à nous dévoué; une production considérable qui nous fait défaut en coton, en arachides, en indigo, etc., etc., la traite des gommes assurée et l'exploitation facile des riches mines d'or du Bambouk; aux Antilles, une affluence de travailleurs et l'extinction du vagabondage.

Pas plus que pour le projet général, je n'entrerai pour ce projet partiel dans les détails d'exécution; il doit être étudié par une commission sous la présidence de M. le ministre des colonies.

Je serai plus explicite au point de vue algérien.

VI.

D'une immigration de noirs libres en Algérie.

Les pages qui précèdent et celles qui vont suivre, moins les modifications de détail justifiées par l'actualité et les nouvelles preuves à l'appui qu'il nous a été donné d'y introduire, furent écrites il y a dix ans, sous l'impression que nous avait laissée l'exploration, par renseignements, du Sahara, du grand désert et du Soudan, que venait de faire, de 1843 à 1848, M. le sénateur, général Daumas, alors colonel, directeur général des affaires arabes à Alger, et à laquelle il avait bien voulu nous associer[89]. Si nous ne les avons pas publiées plus tôt, c'est qu'elles avaient contre elles de devancer l'opinion publique, pour un moment enrayée par le préjugé sur la voie sans issue où l'avaient égarée l'abolition de la traite et l'émancipation des esclaves. La conscience satisfaite—par la mise en application de ces deux tristes mesures, dont l'une a eu pour effet d'interner tous les nègres de l'Afrique dans la barbarie, en les externant de tout contact avec les blancs; l'autre de les rendre à leurs instincts brutaux natifs et de ruiner nos colonies,—la philanthropie dormait en paix.

[Note 89: Le Sahara algérien, publié par le ministère de la guerre (1845). Le Grand Désert, ou voyage d'une caravane du Sahara au pays des nègres (1847).]

Gardez-vous bien, nous disait-on, de l'éveiller en sursaut, au milieu de son rêve humanitaire. Quelque précaution oratoire que vous y mettiez, elle criera sur vous—en français aussi bien qu'en anglais—au rétablissement de la traite!

Nous ne nous sentions pas assez fort pour braver l'anathème; mais aujourd'hui qu'en plein Parlement il a été porté contre S. M. l'empereur lui-même, c'est un devoir pour tous que de prendre parti dans un débat devenu national.

Nous avons, d'ailleurs, autorité, nous autres Algériens, providentiellement placés que nous sommes à la porte de sortie des émigrants; nous aussi, qui manquons de bras au grand détriment de la France; nous avons autorité pour réclamer à notre bénéfice, et plus encore peut-être au bénéfice des nègres eux-mêmes, esclaves aujourd'hui chez eux, demain libres chez nous, et que dans un temps donné nous rendrons à leur case paternelle chrétiens, riches et relativement civilisés, la mise en application d'un projet identique à celui qui doit raviver nos colonies.

Ce n'est pas pour la première fois du reste que la question est ainsi posée: dès 1841, dans un ouvrage en deux volumes, l'un des plus remarquables par la perspicacité des aperçus et l'intuition de l'avenir, qui aient été publiés sur l'Algérie, M. le baron Baude émettait cet avis, qu'il fallait appeler à nous les nègres du Soudan pour en faire à la fois des soldats, des matelots, des travailleurs agricoles, des serviteurs de la famille.

«Osons donc, disait-il, rétablir les caravanes dont les importations des noirs sont l'aliment: les noirs ramenés par elles s'identifieront avec les moeurs, les idées, les intérêts de leurs maîtres. Admis dans la famille, ils apprendront à s'en former une; associés aux travaux des blancs, ils contracteront des habitudes laborieuses…. Si l'éducation que nous devons aux noirs est bien conduite en Algérie, un jour viendra où ceux qui l'auront reçue reflueront vers la patrie de leurs aïeux, et, missionnaires puissants, lui porteront, sous les bannières de la France, le christianisme et la liberté. Nous aurons alors mieux fait que l'Angleterre: elle poursuit la traite sur les mers, et, grâce à nous, on pourra la permettre impunément[90].»

[Note 90: L'Algérie, par M. le baron Baude; NÈGRES, chap. XVII, 2e vol., p. 303.]

De quelques considérations économiques, philosophiques et religieuses que cette idée fût étayée, elle était trop audacieuse pour son époque.—Son heure n'était pas venue.—Elle avait d'ailleurs, elle a contre elle encore aujourd'hui d'opérer avec l'élément esclave, et de raviver, bien que dans des conditions meilleures, cet abominable trafic dont le nom doit être à jamais rayé du vocabulaire de toute nation civilisée.

En d'autres termes, dans l'esprit de M. Baude, le rétablissement du commerce algérien-soudanien était subordonné au rétablissement de la traite par caravane, et l'amélioration du sort des importés à leur servitude préalable chez nous et chez les musulmans.

Nous devons, nous pouvons mieux faire.

Plus tard, M. le général Duvivier, dans un opuscule de quelques pages, en appelait aux mêmes considérations à peu près, pour arriver au même but.

Et M. le général Daumas, dont le nom se retrouve partout où l'on parle de l'Algérie, signait avec nous cette phrase, dont ce nouveau travail n'est que le développement:

«Des intérêts d'une haute gravité se rattachent à la connaissance de l'Afrique intérieure qui, dans un avenir plus ou moins éloigné, peut être ouverte au commerce de notre colonie. Les caravanes sont le seul moyen de communication possible entre ce Nord et ce Midi séparés par l'immensité.

«……Est-ce un moyen, est-ce le seul moyen de moraliser les nègres et de les initier à la civilisation que de les arracher à leur pays; ou vaut-il mieux, en les laissant chez eux, les voir s'égorger par milliers, ou, captifs du parti vainqueur, travailler enchaînés et mourir à la peine, par la faim et sous le bâton[91]?»

[Note 91: Préface du Grand Désert; 1re édition.]

Enfin, la Chambre consultative d'agriculture d'Alger, justement émue de l'état languissant où se débat, faute de bras, l'élément premier de colonisation dont elle représente les intérêts, émit l'avis, il y a deux ans, qu'il y avait lieu de faire appel à l'immigration des noirs.

Ce sont là, sans contredit, de graves autorités, confirmées par celle du Moniteur algérien, journal officiel de la colonie, où nous lisons:

«…….Les esclaves ne sont pas admis dans nos possessions, et nous tenons à honneur de ne pas profiter de ce commerce, quelque lucratif qu'il soit; mais la philanthropie, qui a voulu justement l'abolition de l'esclavage, ne nous paraît pas avoir dit encore à ce sujet son dernier mot. Elle parviendra un jour, nous l'espérons, à sauver tous ces malheureux qui, pris à la guerre, et ne pouvant être vendus ni nourris par le vainqueur, seraient inévitablement destinés à être massacrés.

«Le moyen d'atteindre ce but, nous l'ignorons. Nous dirons seulement que ces nègres pourraient nous rendre d'utiles services, et que cette branche si importante du commerce soudanien exercé dans des conditions humanitaires que la civilisation n'aurait pas à désavouer, deviendrait pour l'Algérie une source de prospérité[92].»

[Note 92: Numéro du 10 janvier 1858.]

Le moyen d'atteindre ce but, nous l'avons dans la main par notre prise de possession d'El-Aghouat, de Tugurt, de toutes les oasis du Sahara, situées sous la même latitude; par nos relations désormais assurées avec les Beni-M'zab, les Chambas-Ouergla et surtout les Touaregs qui, d'étapes en étapes, rayonnent par eux-mêmes ou par influence sur tous les marchés du Soudan, du lac Tchad au Niger et jusque sur les rives du Sénégal.

A nous donc aujourd'hui de mettre à profit la situation que nous nous sommes faite par les armes, par la paix, par l'équité; certes, la France peut être fière d'un aussi noble résultat, et nul ne saurait justement lui contester le droit d'en recueillir les avantages.

Cette condition première de sécurité parfaite étant donnée dans ce pays de l'anarchie traditionnelle, des guerres sans merci et des coupeurs de route,—qu'une jeune fille peut aujourd'hui traverser une couronne d'or sur la tête,—le mot est saharien,—cette condition première étant donnée, et la bonne renommée de notre loyauté nous ayant devancés sur tous les chemins du Soudan, notre jeune Algérie ne saurait être plus mal venue que ses soeurs des Antilles à dire à l'Empereur:

«Sire, Dieu m'a livrée barbare à la France; me voici déjà chrétienne et civilisée. Je suis impatiente de reconnaissance envers ma mère d'adoption, et j'ai sous les pieds des trésors enfouis qui lui sont destinés, mais que je ne puis suffire à ramener sur le sol.

«Des travailleurs, sire, j'en vois à l'horizon par milliers qui n'attendent qu'un signe de vous pour venir à moi.—Pauvres barbares, plus que je ne l'étais moi-même, et que je ferai chrétiens; pauvres esclaves que je ferai libres; pauvres ignorants que je civiliserai.—En échange de cette éducation morale, professionnelle, agricole, qu'ils recevront à mon école, ils me donneront à mains pleines, et je donnerai moi-même à la France un tribut assez riche pour l'exonérer des centaines de millions qu'elle expatrie à l'étranger.

«Leur temps d'école accompli et leur éducation faite, je rapatrierai mes travailleurs en même temps que j'en appellerai d'autres; et, par ce double courant régulier, j'initierai les Soudans à la loi de l'Evangile, et je les absorberai dans des relations commerciales dont le va-et-vient annuel, sur Maroc, Tunis et Tripoli, s'élève à plus de cent millions.»

Quant aux moyens pratiques d'exécution qui doivent nous conduire à notre but, et quant à leurs résultats économiques, industriels, agricoles et commerciaux, traduits en chiffres,—car ici le bénéfice va de pair avec la bonne oeuvre,—les voici:

Nous allons avoir à traverser le grand désert en plusieurs sens,—c'est une véritable navigation. La métaphore est acceptée, nous la continuerons: dans l'ordre d'idées qui nous occupe, la mise en scène y gagnera en clarté; il est, d'ailleurs, singulier qu'en parlant du grand désert on arrive forcément à la technologie de la géographie maritime.

Le désert, c'est la mer; une mer qui baigne deux continents: le Tell et le Soudan, à cinq cents lieues de distance. Les derniers rameaux de l'Atlas lui font des golfes et des caps, des baies et des falaises, et les villes du Sahara sont ses ports d'atterrage. Au sud, elle meurt sur la plage ou dort dans les criques des dunes.

Cette mer a sa houle avec le vent du nord, ses vagues avec le vent d'est, ses tempêtes et ses naufrages avec les vents de l'ouest et du sud. Ses îles sont les oasis, ici groupées en archipel, là-bas isolées dans l'espace, escales ou ports de relâche; ses flottes sont les caravanes, faisant parallèlement à la côte le petit et le grand cabotage; du nord au sud, des voyages au long cours; guidées par les étoiles, comme celles de l'Océan avant l'invention de la boussole. Les Touaregs sont ses pirates et ses douaniers. Les armateurs des maisons du Maroc ont des comptoirs à Tombouctou, à Djenné, à Ségo; ceux de Tunis en ont à Sakkatou, à Kanou et à Cachena; ceux de Tripoli dans le Bournou.—Nous seuls n'en avons nulle part.

Ce ne sont cependant point les Barbaresques qui bénéficient en propre de ce commerce: ils ne sont guère qu'entreposeurs, courtiers, revendeurs et colporteurs: il est accaparé presque en entier,—exportation et importation,—par l'Angleterre, à Souira (Mogador), Rebat, Tanger, Tetuan, Tunis et Tripoli, et même, sur nos limites est et ouest, par contrebande. A peine fournissons-nous au petit cabotage des caravanes, quand, de notre position centrale, nous pourrions rayonner sur toute la Nigritie et faire de l'Algérie le grand port du Soudan.

Cet état de choses a plusieurs raisons d'être: elles ressortiront d'un exposé succinct du mouvement commercial des Sahariens.

Ce mouvement est celui du flux et du reflux: à des époques fixes, les nomades, et avec eux, sous leur protection, les marchands des villes et des kessours, se rapprochent du Tell pour s'y approvisionner de grains, écouler les produits de leur sol, de leur industrie, de leurs chasses, de leurs troupeaux, et se fournir, par échange ou par achat, d'objets manufacturés ou de nécessité première. Ces opérations terminées, ils rebroussent chemin, et c'est alors que s'organisent dans les centres d'entrepôt les caravanes du Soudan. J'ai dit s'organisent, j'aurais dû dire s'organisaient; car, bien que les hardis aventuriers qui tentaient ces périlleux voyages gagnassent 500 ou 600 pour 100 sur les objets d'exportation, c'était surtout sur les esclaves importés qu'ils réalisaient d'énormes bénéfices. Or, les premiers effets de la conquête de l'Algérie ont eu pour double conséquence de faire diverger vers le Maroc et vers Tunis les caravanes soudaniennes; et, par contre, de suspendre toutes relations de notre sud avec la Nigritie. Avec la paix, les petites caravanes, celles que j'ai appelées de cabotage, sont en partie revenues à nous, et il en eût été ainsi sans doute des caravanes de long cours, si nous ne leur avions pas enlevé leur premier mobile en proclamant la liberté des noirs et l'abolition de l'esclavage dans nos possessions. C'est une prétendue bonne oeuvre, qui, sans résultat aucun pour l'amélioration du sort des nègres, mais au grand bénéfice du Maroc et du Tripoli, donc des Anglais, leurs fournisseurs, porte au commerce algérien un coup fatal; car, outre qu'une somme considérable de marchandises s'écoulait par les caravanes soudaniennes, et qu'elles en versaient à leur lieu d'arrivage une somme plus considérable encore et surtout plus précieuse, elles vivifiaient tous les marchés de la régence et y attiraient de nombreux trafiquants qui s'en sont retirés avec elles.

Il faut bien l'avouer d'ailleurs, si pénible que soit l'aveu: on a trop souvent, ici, donné raison à M. Blanqui, l'économiste, qui écrivait dans le Dictionnaire du commerce: «Acheter à bon marché et vendre cher, mentir et tromper, résume, aux yeux d'un grand nombre de marchands, la science commerciale.»

Si nombreuses que soient les honorables exceptions que n'atteint point cette appréciation, elles seront sans influence et subiront la méfiance des indigènes aussi longtemps qu'elles resteront a l'état d'exceptions.

Quand nos marchands comprendront-ils donc ce que l'on comprend si bien en Angleterre: qu'en commerce la véritable adresse est la bonne foi?—Et cette adroite bonne foi, les Anglais la poussent jusqu'au scrupule: leurs pièces de cotonnades et de toiles sont livrées à tel aunage, calculé sur le retrait qu'elles subiront au lavage. Ce fait que j'ai pu constater à Tunis se reproduit partout où l'Angleterre ouvre un comptoir, et jusqu'au fond de la Nigritie où nous avons précisément à lui faire concurrence.

Aussi, les tissus anglais jouissent-ils au détriment des nôtres d'une faveur si marquée, qu'en 1844, quand ils furent frappés en Algérie d'un droit prohibitif, la maison Cohen Scali, d'Oran, qui s'en trouva largement pourvue, réalisa en quelques mois une fortune énorme.

Si donc, en même temps que nous rappellerons à nous les caravanes en leur rendant l'aliment nègre qui nous les ramènera certainement, nous ne prenons de très-sérieuses mesures pour contraindre notre commerce à lutter de loyauté avec ses concurrents, nous verrons encore les Sahariens se bifurquer les uns à droite, les autres à gauche, dans leurs migrations périodiques, au risque des pillards et des impôts, mais à l'abri de nos marchands.

A toutes ces raisons que j'essaye d'exposer avec tous les ménagements possibles, mais qu'il faut bien, en somme, exposer clairement; à toutes ces raisons qui tendent à refouler les indigènes eh dehors de nos marchés, j'en ai entendu joindre une autre qui ne me paraît pas aussi concluante. Comme on la pose toutefois sous forme d'aphorisme philosophique, et qu'elle en acquiert un certain semblant d'importance, je suis forcé de la prendre au sérieux et de la détruire consciencieusement.

On croit donc que notre qualité de chrétiens réduit les relations commerciales des musulmans avec nous aux exigences les plus étroites de la nécessité et de la politique.

C'est ne connaître ni les Arabes, ni l'histoire de leurs relations avec la France, l'Espagne et l'Italie au moyen âge, à cette époque de la glorification la plus insensée du fanatisme religieux musulman; ni ces curieux traités qui, non-seulement ouvraient les ports barbaresques à l'Europe méridionale, mais qui donnaient droit de cité sur la côte à des comptoirs, à des couvents, permettaient aux Pisans de se mêler aux caravanes sahariennes, et dont les dates ont cela de remarquable, qu'elles coïncident avec celles des croisades. Ainsi, pendant que, d'un côté, les chevaliers chrétiens guerroyaient avec l'infidèle, l'infidèle, de l'autre, pactisait avec les marchands chrétiens[93].

[Note 93: Voir, pour tous ces traités: L'Algérie, par M. le baron Baude, 2e vol.;—Aperçu des Relations commerciales de l'Italie avec les Etats barbaresques, par M. de Mas-Latrie;—Mémoires historiques sur l'Algérie, par H. Pelissier;—Notice des principaux traités de commerce conclus entre la France et les Etats barbaresques;—Du commerce de l'Afrique septentrionale, par M. de Maury;—Lettres édifiantes, 2e vol., mission du Levant;—L'Orient, Marseille et le Méditerranée, par M. Ed. Salvador.]

On disait de Pisé, au douzième siècle: C'est une ville impie où l'on trouve des Turcs, des Arabes, des Libyens, des Parthes, des Chaldéens et autres païens[94].

[Note 94: Lebas, Histoire du moyen âge, p. 479.]

Que n'en peut-on dire autant d'Alger!

Les Arabes en général, comme tous les peuples en enfance, qu'ils en soient là parce qu'ils sont trop jeunes ou parce qu'ils sont trop vieux, ont pour premier mobile l'égoïsme, l'intérêt; les Sahariens, dont nous avons surtout à nous occuper, subissent particulièrement cette loi de nécessité, imposée à toute société rudimentaire ou en décadence; ils en ont fait un proverbe: «Nous ne sommes, disent-ils, ni musulmans ni chrétiens; nous sommes de notre ventre.» Ils ajoutent: «La terre du Tell est notre mère, celui qui l'a épousée est notre père.» Si donc nous savons donner satisfaction à cet égoïsme du ventre; si nous ne le trompons point dans ses appétits; si, au contraire, nous l'exploitons avec intelligence, ainsi que Fourier veut qu'on fasse de la gourmandise chez les enfants; si, en somme, aujourd'hui que les Sahariens sont assurés de trouver sur nos routes sécurité, protection, justice, toutes garanties essentielles qui leur manquent sur les chemins de Fez et de Tunis; le prix et la qualité de nos marchandises et la bonne foi de nos marchands étant, d'ailleurs, les mêmes que dans l'est et dans l'ouest, ils viendront droit à nous.

Cette revue rétrospective des transactions commerciales du monde chrétien avec le monde musulman pendant près de cinq siècles, du dixième au quinzième, témoigne assez de l'énorme quantité de marchandises qu'ils échangeaient entre eux, et, comme conséquence, de l'énorme mouvement de fonds mis par eux en circulation au grand bénéfice de nos fabriques. Ce commerce toutefois, quand nous avons pris Alger, n'était plus que relativement insignifiant. Depuis longtemps déjà, deux grands événements, la découverte de Colomb et celle de Gama, l'avaient dépaysé. Ce fut toute une révolution pour le commerce en général. De méditerranéen qu'il était jusque-là, il devint transatlantique et transaustral. Les riches produits de l'Asie intérieure cessèrent d'arriver aux ports de la mer Noire, de la Syrie, de l'Arabie et de l'Égypte, pour descendre dans ceux de l'Inde et du golfe Persique, où les flottes européennes venaient à leur avance[95].

[Note 95: Le commerce qui se fait à Alep, de toutes sortes de marchandises qu'on y apporte de Perse et des Indes, rend la ville très-peuplée; mais on remarque que ce commerce, qui était autrefois très-grand, est un peu diminué depuis que les négociants européens ont trouvé le moyen d'aller par mer aux Indes. (Mémoire sur la vie d'Alep, Lettres édifiantes, t. II, p. 75.)]

En Amérique, on pillait l'or à pleins vaisseaux.

Cette terrible et double concurrence devait ruiner l'Afrique, et la mettre, par contre, en oubli. On ne se souvint d'elle que pour lui demander des esclaves. L'avarice réhabilita l'esclavage: digne origine!

«De là date la décadence des Etats barbaresques que les Turcs, leurs nouveaux conquérants, opprimaient d'ailleurs en même temps qu'ils substituaient aux relations commerciales des musulmans avec les chrétiens la piraterie organisée et la traite des blancs.»

Mais nous ne saurions admettre, quoi qu'on en ait dit, que les guerres des Espagnols, en deçà et au delà du détroit, aient concouru, avec la découverte de l'Amérique et du cap de Bonne-Espérance, à séquestrer les Barbaresques en dehors du monde commercial. Quelque acharnées qu'on les suppose, elles n'auraient pas autrement agi sans doute que les croisades; elles eurent, au contraire, pour résultat de verser en Barbarie, avec les Maures expulsés d'Espagne, un renfort d'industrie et de civilisation. Ce que nous en avons trouvé en Algérie, ce qu'on en trouve encore à Tunis et dans le Maroc, ordre d'architecture, orfèvrerie, armurerie, damasquinage, broderie sur cuir et sur étoffe, tissages, calligraphie, n'est, pour la forme et le dessin, qu'un décalque plus ou moins habile des types merveilleux de l'art mauresque-espagnol. Il en est de même pour les sciences: les plus savants en sont encore, en médecine, en astronomie, en géographie, en jurisprudence, en histoire, à ce que leur ont légué leurs premiers siècles. Arts et sciences traditionnels, les uns incertains, les autres légendaires, tous à la fois dégénérés sous la fatalité de cette loi commune aux sociétés comme aux individus: progrès ou décadence.

Quelles que soient du reste les causes qui pendant plus de trois cents ans ont expatrié le commerce européen de la Méditerranée, elles cessent d'avoir tout effet aujourd'hui par la constitution de la Grèce en État indépendant; par la position da l'Angleterre à Malte et à Corfou; par la nôtre en Algérie; par les tendances de Tunis à se dégager de la barbarie; par l'impuissant isolement de Tripoli; par cette alternative faite au Maroc de s'ouvrir à la civilisation, comme l'Égypte, on de lui être acquis par les armes, comme Alger; par la force des choses qui entraîne Constantinople et qui entraînera la Perse dans le concert européen; par les derniers événements qui se sont accomplis dans la mer Noire; par ceux qui se préparent dans l'Inde, en Chine et en Cochinchine; par la multiplicité toujours croissante de ces flottes pacifiques à vapeur qui relient l'ouest au levant;—et surtout par l'ouverture de ce simple fossé, qui s'appellera le détroit Lesseps, et qui rapprochera de trois mille lieues les deux mondes.

Nulle nation mieux que la France, par Marseille et par Alger, n'est en position de se donner le premier rôle dans cette révolution commerciale, et de la faire pénétrer jusque dans les Soudans.

Le commerce soudanien d'ailleurs, tout réduit qu'il est à ne pourvoir qu'à des besoins de nécessité première ou de luxe peu coûteux, et à n'exporter que des produits naturels, peut à bon droit déjà, et plus qu'il ne l'a fait encore, solliciter notre attention.

Une quantité considérable d'or natif, dit M. Perron, ancien directeur de l'école de médecine du Caire[96], est apportée du Soudan au Mareb par les caravanes; les redevances ou tributs que s'imposent les uns aux autres les petits Etats et les provinces ou qu'imposent les gouvernements à leurs chefs de district sont souvent fixés par once d'or.

[Note: 96: Précis de jurisprudence musulmane, traduit par M. Perron, t. III, p. 568. Voir également, pour la production en or des mines de la Falémé, l'ouvrage de M. Anne Raffenel.—Ce sont celles dont le gouvernement français a prescrit l'exploitation.]

«…. De douze à quinze millions d'or natif sortent annuellement du Soudan pour s'embarquer sur les navires d'Europe qui courent les côtes occidentales de la moitié septentrionale de l'Afrique. De vingt à trente autres millions, encore or natif, traversent tous les ans les sables du Sahara, pour passer sur la rive nord de toute la Mauritanie, et s'en aller par mer du côté de la Turquie, de la Grèce, de l'Asie Mineure, de la Syrie et pénétrer jusqu'en Perse et dans les Indes. Il y a environ quarante ans, il s'exportait, au Maroc seulement, plus de soixante millions, dont la plus grande partie était de la poudre d'or[97]. D'après Mac Queen, l'État de Tombouctou payait au Maroc, en 1590, un tribut annuel de soixante quintaux d'or.»

[Note 97: La poudre d'or est recueillie par les nègres dans des tuyaux de plumes ou de roseaux, on même dans de simples chiffons noués; les marchands voyageurs la portent dans des sacs faits de la peau du cou d'un chameau. L'or s'exporte également, grossièrement ouvré, en tiges ou en chaînons plats ou tordus, non soudés. Sous les deux formes, il est estimé par mitkal; le mitkal représente 4 gr. 78-1/2 ou une valeur de 14 fr. 82 c.—A Tombouctou, 2 mitkals d'or, soit 29 fr. 62 c., s'échangent contre 1 douro d'Espagne, 5 francs. Le poids de 100 mitkals s'appelle zarra. (Prax, Commerce de l'Algérie avec l'intérieur de l'Afrique, 1850.)]

On lit dans Ibn Khaldoun, cité par M. Berbrugger, que le roi de Malli arriva de son pays au Caire avec quatre-vingts charges de poudre d'or, pesant chacune trois quintaux.

«Un homme véridique de Selgemessa, ajoute le même historien, m'a raconté, en 776 (1374 de notre ère), que dans le pays de Kaskar, chez les noirs, le sultan Data, successeur de Mensa-Moussa, vendit le célèbre bloc d'or regardé comme le trésor le plus rare des sultans de Malli. Il pesait vingt quintaux et était tel qu'on l'avait retiré de la mine.»

Un Anglais qui voyageait en 1842 dans le Maroc et l'Algérie résumait comme il suit ses impressions de voyage[98]:

«L'occupation complète de l'Algérie par la France livrera à cette nation un commerce d'importation et d'exportation que j'estime à cent soixante-quinze millions. Aujourd'hui, la majeure partie du négoce avec Tombouctou et le désert se fait par Tlemcen et Fez, d'où les marchandises anglaises sont emportées dans le sud par les trafiquants indigènes.

[Note 98: Scott, A Journal of residence in the Esmailla, p. 150.]

«Mais si la ligne de la Tafna est jamais occupée par les troupes françaises, il y aura peu de demandes en Algérie de marchandises anglaises, dussent-elles y entrer franches de droits, parce que les manufacturiers français pourraient fournir à meilleur marché que les nôtres. En voici la raison: les marchandises européennes payent 10 pour 100 au moment du débarquement dans un port du Maroc; elles payent un autre droit de 10 pour 100 quand elles doivent aller à l'intérieur.—Elles auraient donc acquitté 20 pour 100 avant d'atteindre l'Algérie ou le sud. Bien plus, les Français, mettant à profit les droits élevés que les produits européens payent dans le Maroc, pourraient introduire leurs marchandises en contrebande par la frontière de l'ouest et en inonder les Etats de Moula Abd-er-Rhaman.»

Or, ce commerce considérable, qu'il dépend de nous d'élever à des proportions toujours progressives, en raison directe des besoins nouveaux que notre apport plus ou moins actif de civilisation fera se révéler chez les races nègres, nous pouvons, sans nous faire contrebandiers, comme nous le conseille M. Scott, mais ouvertement et loyalement, l'accaparer tout entier, importation et exportation, par un système intelligent de caravanes.—Nous pouvons, par nos ports, inonder l'Algérie de nos produits, et, par elle, le Sahara, et par le Sahara la Nigritie. En retour, tout cet or en pondre, en paillettes, en torsades, en chaînons, si patiemment recueilli dans les sables étincelants des tropiques, et si magnifiquement donné par les nègres et les négresses en échange de verroteries, d'étoffes voyantes, d'aiguilles, de miroirs, de tabac, de poudre, de quincaillerie, etc., toutes choses dont nous n'avons que faire, nous pouvons l'attirer à nous avec toutes ces cargaisons d'ivoire, de parfums, d'épices, de gomme, de civette, d'alun, d'encens, de plumes d'autruche, etc., etc., sous le poids desquelles s'agenouillent cent mille chameaux.

La Nigritie, du Sénégal au lac Tchad, forme la base d'un triangle dont l'Algérie est le sommet, et dont les deux côtés sont les routes des caravanes,—position unique au monde!—Tout le commerce soudanien peut, à l'exportation, rayonner du sommet à la base; à l'importation, s'engouffrer de la base au sommet.

Si nous avons donné à cette question un aussi long développement, c'est que nous la considérons comme capitale: le commerce, au temps où nous vivons, est ou doit être l'agent le plus actif de la civilisation; et pour n'appliquer la formule qu'à l'exception qui nous occupe, nous demeurons convaincu que si le commerce en se retirant des côtes barbaresques les a réduites au déplorable état où nous les avons trouvées, il peut les rappeler a la vie, et, de là, par le grand désert, porter en Nigritie notre contagion moralisatrice.

Avec chaque ballot s'importe une idée.

Les intérêts agricoles de l'Algérie et, avec eux, ceux de sa métropole, sont ici placés directement en cause, comme ceux de leur commerce: l'Algérie complète, en effet, cette zone régionale des cultures industrielles, circonscrites dans quelques-uns de nos départements méridionaux, et dont la production en huiles, en matières soyeuses brutes ou préparées, en essences, en garance, etc., etc., reste de 200 millions au-dessous des besoins de la France.

Quant aux autres produits que la France demande à l'étranger, soit comme apport à sa production générale insuffisante, soit parce que son climat les lui refuse, et que l'Algérie peut lui fournir, ils s'élèvent à la valeur de 450 millions[99].

[Note 99: Voir, pour les chiffres exacts et spéciaux à chaque objet, la Statistique générale de la France et le Catalogue des produits de l'Algérie à l'Exposition universelle de 1855, publié par le ministre de la guerre.]

Or, toutes ces richesses de la terre, que le ciel a réparties d'un hémisphère à l'autre, comme pour inviter les peuples, dont les besoins sont communs et les ressources dispersées, à fraterniser entre eux, nous pouvons les grouper sur notre sol algérien, dans ce vaste jardin d'acclimatation générale où ces deux associés prédestinés, le nègre et le blanc, peuvent impunément se donner rendez-vous; et dont le coton de l'Amérique, les arachides de la Guinée, le café de l'Yémen, peut-être, occuperont le sud; le riz de l'Italie, l'embouchure des fleuves; le blé, le tabac, la cochenille, la garance, le mûrier, les vastes plaines; l'olivier, les montagnes; le figuier, la vigne et l'amandier, les coteaux; tous les arbres à fruits d'Europe, les vallées; tous les arbres à fruits des deux Amériques et de l'Asie, les vergers; tous les arbres à fleurs du globe, les jardins.

Nous pouvons multiplier, dans nos prairies, les plus beaux et les meilleurs chevaux du monde; développer par des soins intelligents les qualités natives des bestiaux indigènes; façonner au joug les buffles des Maremmes; y parquer les vaches de la Suisse, du Piémont et du Charolais.—Nous pouvons, sur les hauts plateaux, parfumés de plantes aromatiques, et déjà peuplés de gazelles, nous donner par milliers les mérinos d'Andalousie, les chèvres de Cachemire et celles d'Angora.

Pour nos plaisirs de luxe, nous pouvons enfin peupler nos forêts—où fourmillent les sangliers, les renards, les chacals et le menu gibier—de daims, de chevreuils et de cerfs.

Ne désespérons donc point de voir un jour l'émigration européenne prendre le chemin le plus court pour arriver à la fortune.—Il semble contraire, en effet, à l'esprit de la Providence que le trop-plein de l'Europe se déverse en Amérique quand elle a l'Algérie à sa porte.

Mais, comme sous tous les climats méridionaux où la race de Japhet va se faire une patrie nouvelle, il lui faudra, sous le nôtre, l'indispensable auxiliaire de la race de Cham d'avance acclimatée.—Peut-être même Dieu n'attend-il, pour faire diverger vers l'Algérie le courant d'émigration des blancs, que l'arrivée au même point d'une émigration soudanienne, qui prépare le terrain à recevoir ses nouveaux hôtes.

Ainsi que le fait remarquer M. Baude, que nous avons toujours à citer, «certaines entreprises ne sont exécutables que par les mains des noirs. Les défrichements, dont les résultats donnent à la longue le meilleur de tous les assainissements, ne se font pas toujours impunément, même en Europe; et lorsque la terre est exposée à l'action de l'air et du soleil, après y avoir été longtemps soustraite, elle ne reprend sa fertilité qu'après s'être purgée de miasmes d'autant plus dangereux que le climat est plus chaud; mais les nègres bravent impunément des émanations mortelles pour les blancs, et cette propriété les appelle à devenir les pionniers avancés de l'Algérie.

«C'est à eux à dessécher les marais qui repoussent le laboureur, à creuser des canaux et des ports, à apprendre enfin dans ces travaux à cultiver le sol pour leur propre compte.»

La race nègre, en effet, si elle n'a point en elle le principe de la perfectibilité spontanée, possède à un haut degré les facultés d'imitation et d'assimilation. Dans tous les pays où ils ont été importés, les noirs ont donné d'excellents ouvriers agricoles et d'art, et de précieux serviteurs de la maison.

Sans arriver, sinon difficilement, à parler très-purement la langue de leurs maîtres, ils arrivent très-vite à s'en faire une dont le vocabulaire est assez étendu pour suffire à l'échange obligé des idées où leur intelligence est appelée à se mouvoir.

Nous n'avons point, du reste, à nous préoccuper des objections qu'on pourrait nous faire quant à leurs aptitudes générales, leur soumission, leur fidélité. Une expérience de trois cents ans donne à la question valeur de chose jugée; s'ils ont pris quelque part, comme à Saint-Domingue, une attitude de révolte absolue, ou de sédition, comme à la Martinique et à la Guadeloupe; s'ils en ont une aujourd'hui menaçante aux Etats-Unis, c'est que dans leur condition d'esclaves et de bétail humain leurs passions et leurs instincts devaient tôt ou tard se traduire par un dévergondage de liberté, mais il est remarquable que dans les Etats musulmans, où le nègre esclave n'est que le serviteur de son maître; où la couleur de sa peau n'est point un stigmate d'infamie; où sa condition n'est qu'une condition inférieure, rien de plus; où l'affranchi rentre dans la société sans que son origine le relègue à distance du mépris des blancs, l'histoire de l'esclavage n'offre pas un seul exemple de sédition.

La position que nous leur ferons sera bien autre encore, et telle que nous n'aurons point à craindre qu'ils arrivent jamais, quel que soit leur nombre, à l'état de valeur dangereuse.

Dans l'ordre politique, il y va d'ailleurs d'un résultat immédiat non moins grave. Avec quatre ou cinq cent mille hectares seulement en culture de blé, l'Algérie, dont le rendement est de quinze à seize hectolitres à l'hectare (façon européenne), comblerait le déficit annuel de la France et la mettrait à l'abri de toute éventualité de disette. Or, toute année de disette est le prélude de quelques perturbations politiques,—malesuada fames, que les Arabes traduisent par: «Quand le ventre est creux, il gronde; quand il est plein, il dit à la tête: Chante!»

Et cette question d'alimentation, à laquelle est plus ou moins subordonnée la stabilité des Etats modernes, prend chaque jour des proportions plus effrayantes. M. Michel Chevalier, qui fait autorité en pareille matière, démontré que rapport annuel en blé des pays producteurs, tel que la Russie et les Etats-Unis, n'est que de treize millions d'hectolitres qui répondent à peine aux besoins de la seule Angleterre; et il est arrivé à en conclure qu'il faut s'habituer à faire entrer le maïs pour une part considérable dans la panification[100].

[Note 100: Le blé, par Michel Chevalier (_Annuaire de l'Economie politique, 1855).]

Nous admettons avec lui «que l'Égypte ne produit plus que très-peu de blé, parce que les cultures dites commerciales, le coton et le sucre, envahissent son territoire, et qu'il en est de même pour tous les pays chauds, notamment pour le royaume des Deux Siciles.»

En France même, ajouterons-nous, la vigne, la betterave et le colza se sont substitués au blé sur de vastes étendues, et la consommation du blé, pourtant, y est toujours croissante en raison du grand nombre d'ouvriers appelés dans les villes et sur les chantiers par l'industrie, et qui, dans leurs villages et leurs hameaux, ne vivaient autrefois que de pain inférieur, avec supplément de châtaignes, de sarrasin et de gaudes.

Mais, si constantes et si progressives que soient les causes d'une diminution notable dans la production des blés et d'une augmentation dans leur consommation, l'Algérie, sans laquelle a compté M. Chevalier, sera là pour les atténuer, au moins quant à la France.

Avec elle nous n'avons point à redouter les effets des regrettables phénomènes économiques dont peuvent être menacés les autres États: elle ne faillira point à son honneur traditionnel; elle nourrira la France aujourd'hui comme elle nourrissait Rome autrefois.

A ce point de vue, surtout, elle aura bien mérité de tous dans la métropole, peuple et gouvernement.

Tous ces résultats, je le répète, et avec eux une franche et large émigration de colons européens, sont subordonnés à l'introduction préalable de nègres dans notre colonie.

Au nom de la religion qui s'en fera des prosélytes; au nom de la philanthropie qui en fera des heureux, et,—pour faire la part à tous,—au nom des intérêts matériels de la France et de l'Algérie, engagés dans cette oeuvre humanitaire pour sept cent millions, appelons-les donc à nous.

Pour en avoir cent mille, ce pourrait être l'affaire de trois ans; car par cela même que les marchands de Ratt, de Ghadamès et des Touaregs Azegeurs qui se fournissent d'esclaves dans le Soudan central, et les écoulaient autrefois sur Tunis et Tripoli, subissent les conséquences de l'adhésion des beys des deux régences à l'abolition de la traite, ils cherchent d'autres débouchés; et d'après des renseignements que nous pouvons considérer comme dignes de foi, «ce n'est pas le moindre motif de la visite à El-Aghouat et à Alger des trois chefs touaregs que nous y avons vus en 1857. «Il ne tient qu'à vous, disaient-ils, que El-Aghouat ne succède à Ratt et à Ghadamès.»

Si encore les Touaregs Hoggars qui exploitent Kachena et Tombouctou ont, pour les mêmes motifs, abandonné les routes de notre Sahara et pris celles du Maroc, ils reviendront à nous a la première demande que nous leur ferions d'un convoi de nègres.

A n'en pas douter donc, toutes les caravanes nous arriveront aussitôt que nos relations seront ouvertes avec le Bournou par Tuggurt, Souf, Ratt, Murzouk et la route de Clapperton; avec Kachena par El-Aghouat, Insalah, le Djebel Hoggard, Ahir, Agdez et Dmergou;—avec Tombouctou par El-Aghouat, Insalah et la route de Caillé;—avec le Ludamar, le Kâarta, le Bambouk par une route à peu près parallèle au départ, mais obliquant ensuite au sud-ouest pour franchir les forêts de gommiers dont les produits se traitent dans nos escales du haut Sénégal.

Alger dès lors, à travers cette immensité, tendra la main à Bakel et à
Saint-Louis.

Nous avons sous les yeux cinq brochures dont le titre est à peu près le même: Projet d'une expédition française dans l'Afrique centrale. Elles témoignent certainement, quant au fond, des excellentes intentions de leurs auteurs et d'études sérieuses. Mais en ce qui concerne les renseignements de détail qu'elles donnent sur les approvisionnements indispensables des caravanes transsahariennes, sur leur organisation en vue de toute éventualité, et sur la route à suivre de leur point de départ à leur point d'arrivée, nous demandons la permission d'en faire ce que nous ferons également de ceux que nous pourrions produire: nous n'en tiendrons pas compte.

La première condition de réussite, en effet, est de ne point embarrasser d'Européens les caravanes que nous aurons à diriger vers le sud, et de nous en remettre absolument, pour les approvisionnements et pour la route, aux khrebirs ou conducteurs; pour la protection, aux Touaregs. Un proverbe saharien dit: «Jamais grenouille n'a traversé le pays de la soif;» et, tous, nous sommes plus ou moins grenouilles.

Que l'on risque plus tard quelques savants, comme l'indique M. le baron Aucapitaine, dans une très-bonne étude sur la caravane de la Mecque, les grandes caravanes et le commerce de l'Algérie[101], nous l'admettons; mais pour aujourd'hui nous devons, dans l'intérêt même de la science, assurer à notre entreprise un succès décisif, purement commercial!

[Note 101: Revue contemporaine du 15 octobre 1857.]

C'était l'avis du chef touareg azegeur Ikhenouken, l'un de ceux dont nous venons de parler. «Je me charge, disait-il, de conduire, où vous le voudrez, une de vos caravanes et de la ramener avec le bien; mais pas de marchands chrétiens. La sollicitude dont je serais obligé de les entourer, les exigences de leurs habitudes, auxquelles il me faudrait pourvoir, ne me laisseraient pas ma liberté d'action. Nous verrons plus tard, et, quand le temps sera venu, je répondrai d'eux sur ma tête.»

L'archipel montagneux occupé par les Touaregs du Nord, dans l'océan saharien, s'étend de l'oasis de Ratt, à l'est, au Djebel Hoggard, à l'ouest, sur une longueur de 250 à 300 lieues, et barre ainsi la route à toutes les caravanes soudaniennes.

Avant d'arriver à destination, d'ailleurs, elles ont encore à franchir le pays des Touaregs du Sud, placés à l'avant-garde du Bournou et du Tombouctou.

Pirates et douaniers dans cet immense espace de cent mille lieues carrées, ils y prêtèrent sur le commerce un droit de protection et de transit ou s'arment en course contre les contrebandiers.

Il y va donc de notre intérêt absolu de nous en faire des intermédiaires, comme il y va du leur de nous en servir; et leur loyauté nous est acquise par cet intérêt même.

Or, et dès 1857, grâce à l'initiative de M. le maréchal comte Randon et à l'intelligente activité de M. Marguerite, commandant supérieur d'El-Aghouat, «nos rapports avec eux ayant été plus fréquents et de plus en plus satisfaisants, quelques-uns se sont rendus encore à El-Agbouat, conduits par le cheikh Ottman, l'un des personnages qui ont fait le voyage d'Alger, et se sont chargés de conduire jusqu'à Ratt une caravane organisée par nos soins[102].»

[Note 102: Ratt est une petite ville de 400 à 500 maisons. Tous les ans, au mois de novembre, les caravanes y arrivent de toutes parts et y forment un marché considérable. C'est le moment ou les marchands de R'damès, de Tripoli et du Djérid y reçoivent les caravanes qu'ils ont envoyées dans le Soudan l'année précédente et en forment de nouvelles. (Moniteur algérien des 10 et 25 janvier 1858.)]

Cette caravane, dans laquelle trois caïds des Ouled Nayls avaient engagé chacun mille francs et trois charges de marchandises, comptait soixante et quelques chameaux chargés de blé, de laine, de beurre et d'une somme de vingt mille francs argent. Elle se composait de gens des Ouled Nayls, des Laarbas, des Béni Laghouat et des Beni M'zab; et les fantassins qui l'accompagnaient, comme chameliers, appartenaient à la Smala même de Laghouat. Tout ce personnel laissait donc derrière lui, chez nous, ses biens et sa famille; et son chef, ses intérêts d'avenir.

Ainsi tentée dans des conditions pratiques dont nous ne devons point nous départir de longtemps encore, cette première expérience devait être décisive; et si, bien qu'elle eût complètement réussi, avec gros bénéfices et sans perte d'un seul homme ni d'un seul chameau, elle n'eût pas paru suffisamment concluante, celle qui la suivit, l'année d'après, n'eût plus laissé de doutes sur le succès impossible ou certain de semblables entreprises.

Une caravane nouvelle, cette fois, sous la conduite de M. Bouderbah, indigène, interprète de l'armée, dont l'éducation a été faite à Paris, et qui par conséquent représentait l'élément français assez pour l'accréditer dignement, sans le mettre en suspicion ouverte vis-à-vis des susceptibilités qu'il est prudent de ménager, partait d'El-Aghouat le 1er août 1858 et, guidée par le cheikh Ottman, campait sons les murs de Ratt le 29 septembre, sans autres difficultés que celles qui résultent d'un voyage de trois cent cinquante lieues à travers le désert.

Le moment était pourtant peu favorable: Ratt, où deux partis se disputaient l'autorité, était en plein état d'anarchie, avec complication de l'effet produit par cette nouvelle qu'y avaient répandue des lettres de Manzouk, qu'une caravane de Français voulait s'emparer de la ville. Aussi en avait-on fermé les portes, en réparait-on les remparts ébréchés ou menaçant ruine; et ces dispositions déjà peu rassurantes prenaient un caractère tout à fait sérieux de l'intermittente fusillade et des cris dont le bruit arrivait au bivouac de nos voyageurs. Nous avions heureusement des intelligences dans la place avec le cheikh Ikhenouken, notre ancien hôte à Alger, et celui de MM. Marguerite et Bouderbah a El-Aghouat. «Vous avez bien accueilli les Anglais, disait-il aux opposants, en faisant sans doute allusion au séjour prolongé de Richardson au milieu d'eux, pourquoi n'accueilleriez-vous pas les Français? Ils sont riches et puissants; s'ils voulaient prendre la ville, ils enverraient une armée et non pas une caravane de marchands; ce qu'ils veulent, c'est reconnaître le degré de sécurité des routes, l'importance commerciale du pays avant d'y risquer leur argent; recevez-les donc sans crainte; ne perdez pas cette occasion de nouer avec eux des relations qui assureront nos approvisionnements à bon marché et ouvriront un large débouché à nos marchandises.»

Cette logique de l'intérêt, développée par M. Bouderbah aux quelques chefs qu'Ikhenouken avait décidés à le visiter, et l'impassible contenance avec laquelle il continuait à procéder aux préparatifs de son installation, amenèrent bientôt à son camp une foule curieuse et de plus en plus confiante; la ville enfin lui fut ouverte. Des négociants de Ghadamès et de Murzouk y attendaient, avec six cents charges de chameaux accumulées déjà, les grandes caravanes du Bournou et du Haoussa qui s'y rencontrent annuellement en novembre pour en repartir fin décembre approvisionnées en soieries, soies et bourre de soie, draps communs, cotonnades, tapis, haïcs et chachias, quincaillerie, papiers, ambre jaune, corail long, verroterie, sucre, café, armes de toutes sortes, le tout de provenance anglaise, par Tunis et Tripoli. L'année précédente pourtant, un marchand de Souf, probablement approvisionné à Constantine, avait apporté a Ratt des objets français qu'il avait écoulés à plus de 100 pour 100 de bénéfice.

Ces notes, à l'adresse de nos Chambres de commerce, sont extraites du manuscrit de M. Bouderbah où sont également consignées, a l'adresse de la science, des observations météorologiques, géologiques, botaniques et même nosologiques, qui, si nous sommes bien informé, vont valoir à cet excellent travail les honneurs mérités d'une publication officielle.

Deux fois donc nous avons poussé des reconnaissances jusqu'à mi-chemin du Soudan central, sur la route du Bournou, par Mourzouk et Bilma; sur celle du Haoussa par Abir et Damergou; il nous sera tout aussi facile de cheminer par le Touat sur le Tombouctou et le Sénégal. Alger dès lors tendra la main à Bakel et à Saint-Louis.

Un jour viendra sans doute où se réalisera la vaste idée émise, il y a douze ou treize ans, par M. Fournel, et qui semblerait encore un rêve si elle n'avait reçu un commencement d'exécution dans notre Sahara oriental; un jour viendra où nous jalonnerons le grand désert de puits artésiens et d'oasis, la nuit illuminés de fanaux qui, d'étapes en étapes, guideront nos caravanes de long cours dont le soleil boit aujourd'hui les outres, et qu'ensevelissent ou dispersent des ouragans de sables. Désormais au repos à la source, par la chaleur, et toujours assurées d'un approvisionnement facile, elles accompliront leur voyage sans péril aucun pour elles et sans fatigue pour les émigrants soudaniens que nous appellerons à nous.

Pour le présent, et sans attendre cette rénovation de la terre, non plus que le chemin de fer qui, pour nos enfants, en sera la conséquence nécessaire et forcée la science peut mettre à notre disposition ses moyens peux coûteux de conserver à l'état salubre et de garantir d'évaporation les provisions d'eau de nos voyageurs; d'améliorer et de préserver de corruption leurs provisions de vivres; d'épargner enfin aux nègres que nous attendons les tortures de ces marches impitoyables durant lesquelles nous les avons vus chargés outre mesure, les pieds brûlés, exténués de soif et, ne pouvant plus suivre, abandonnés aux hyènes et aux chacals.

Toutes ces précautions prises pour parer à ces éventualités, entendons-nous avec les Touaregs pour lancer à la fois trois caravanes dans le Soudan avec mission d'y racheter en notre nom des captifs et promesse de les payer au prix de revient sur un point donné: Tugurt, El-Agbonat, El-Biad, par exemple.

A leur arrivée, que des représentants du gouvernement les reçoivent et, dans une solennité publique, les déclarent libres au nom de la France.

Qu'on organise aussitôt les hommes en bataillon, sous le commandement hiérarchique d'officiers, de sous-officiers et de caporaux du génie, avec quelques soldats de la même arme, bons ouvriers d'art, à titre de moniteurs; des aumôniers, des soeurs de charité et des médecins.

Réunis ensuite en famille, qu'on les groupe en smala dans les trois provinces, sur des points désignés, pour l'exécution de grands travaux d'utilité publique et la création de villages dont nous allons trouver plus loin la destination.

Par les soins intelligents de leurs chefs militaires et par leur tâche de chaque jour, en même temps que les hommes se façonneraient à la discipline, au maniement du fusil, de la pioche et de la charrue, les femmes et les enfants se feraient aux travaux du jardinage et des champs et, tous ensemble, recevraient des aumôniers une éducation chrétienne.

Ils s'acclimateront ainsi peu à peu et se familiariseront avec nos moeurs et notre langue.

Ce ne sont pas précisément des soldats qu'il s'agit de nous donner. Aussi leur laisserons-nous leur costume indigène, le serwal, la gandoura, et pour l'hiver un burnous. Serrée autour des reins avec une ceinture, la gandoura ne gênera pas plus qu'une blouse le maniement du fusil, et beaucoup moins que la capote ou la veste le maniement de la pioche; mais, outre que la discipline militaire à laquelle ils seront soumis est, ce me semble, pour des barbares, la meilleure école de civilisation, nous aurions en eux, au premier appel, et dans l'éventualité d'une guerre qui appellerait notre armée d'Afrique sur l'autre continent, un contingent d'hommes nombreux, faits à brûler des cartouches, étrangers aux Arabes par leur langue et leur religion, qui serait la nôtre, et que nous ne pourrions leur opposer.

Deux années suffiraient à cette première initiation, durant laquelle ils pourraient être également utilisés par le service des ponts et chaussées et mis exceptionnellement, pour les travaux urgents de la moisson, à la disposition des colons.

On les livrerait alors à l'agriculture et à l'industrie privée, dans les conditions plus haut posées: salaire de 20, 15 et 12 francs par mois,—retenue mensuelle au profit de la caisse d'immigration, etc.

S'il en était dans le nombre de trop rebelles au travail ou d'instincts dangereux, le fait serait constaté par procès-verbal et ils seraient renvoyés à la smala, où des peines disciplinaires—légales—leur seraient infligées, et où ils feraient corps à part dans les conditions à peu près où sont placés les ateliers des condamnés.

Ce serait là, du reste, l'objet d'un règlement d'administration dont nous avons dû nous borner à tracer à larges esquisses les données principales, et dont celui qui régit la matière aux Antilles et le décret présidentiel des 13 février-12 mars 1852, relatif à l'immigration des travailleurs dans les colonies, aux engagements de travail et aux obligations des travailleurs et de ceux qui les emploient, à la police rurale et à la répression du vagabondage, serviraient naturellement de base.

L'organisation de nos travailleurs, différant toutefois en plusieurs points essentiels de celle qui les régit dans les Antilles, notre législation devrait, par contre, nous être elle-même spéciale.

A leur arrivée chez nous, en effet, ils deviendraient pour deux ans engagés de l'État, qui, par conséquent, devrait pourvoir aux frais de leur rachat à 250 francs par homme et femme adultes, et à 150 francs par enfant de dix à quatorze ans, soit pour 100,000 (55,000 hommes, 36,000 femmes et 9,000 non adultes) 14 millions environ, à 100 francs de plus par tête qu'ils ne se payent à Ratt et sur les marchés du Maroc[103].

[Note 103: Léon G…, le Maroc en 1858 1859.]

Ce ne serait là, du reste, qu'une avance de trois annuités qui se couvrirait au moyen des retenues versées à la caisse-tontine d'immigration, et qui resterait en définitive au compte des engagistes.

Que si l'on calcule d'ailleurs le bénéfice en main-d'oeuvre à prix réduit de 200 pour 100 au moins qu'en retirerait l'État pour l'exécution de ses grands travaux, et ce que lui coûte un ouvrier civil qui vient en Algérie avec frais de route, passage gratuit, nourriture à bord, séjour au dépôt des ouvriers, secours éventuels, frais d'hôpitaux, et dont le retour en France double quelques mois après la dépense inutile, les chiffres donneront bien autrement valeur à notre proposition.

En appliquant ici les calculs du chapitre précédent, le rapatriement du premier tiers de nos engagés, à terme d'engagement, entraînerait un mouvement de 38 millions de francs, dont 17 acquis à la caisse d'immigration; d'où il suit que, dès le second rapatriement effectué, et l'État s'étant remboursé de ses 24 millions avancés, il en resterait 10 encore à la caisse pour continuer dorénavant ses opérations de rachat et de recrutement.

A partir de cette époque, on pourrait réduire proportionnellement les retenues et par conséquent le salaire des engagés, donc les charges des engagistes.

Il y a là, ce nous semble, les éléments d'une combinaison financière qui pourrait tenter les capitalistes et faire que, sans en appeler à l'intervention de l'État, le commerce algérien et les colons, réunis en société, pourvussent eux-mêmes au besoin urgent de bras qui les presse, et s'ouvrissent les marchés soudaniens, avec intérêt de 25 à 30 pour 100 des capitaux engagés dans l'entreprise.

Quanta nos rapatriés, nous opérerons avec eux dans le Soudan central comme nous avons opéré sur la lisière du continent africain avec les rapatriés de l'Amérique et de l'Asie, de façon à leur assurer des installations agricoles et commerciales dans des villages qu'ils seraient à même de bâtir, de fortifier et de défendre.

L'Algérie a tenu parole: ces malheureux noirs qu'elle a pris tout à l'heure à l'orée du désert, païens, captifs, pauvres et nus, elle vient de les rendre à leur pays natal, chrétiens, libres, riches et civilisés.

Elle y a gagné, pour elle, la première année, plus de 8 millions de journées de travail, la seconde année plus de 16 millions, la troisième plus de 24, au prix de 66 centimes pour les hommes. 50 centimes pour les femmes, 40 centimes pour les non adultes, soit, en moyenne, 53 centimes de solde et 60 centimes de nourriture,—1 fr. 13 c. environ, qu'elle paye aujourd'hui, quand elle en peut avoir, de 3 à 5 francs.

Son industrie s'est développée, et ses chefs d'ateliers, pourvus d'une main-d'oeuvre sûre et constante, se sont débarrassés comme elle de ces prétendus ouvriers, plus souvent au cabaret qu'à l'ouvrage, bras fainéants, bouches parasites qui vivent d'étapes en étapes, à la recherche d'un travail qu'ils ne veulent pas trouver, des aumônes de l'administration.

Ceux-là disparaîtront, et les autres, les bons, trouveront place sur la terre, désormais offerte à tous les travailleurs de bonne volonté.

Il ne doit point y avoir d'ouvriers nomades en Algérie; il faut à l'Algérie des colons attachés au sol, et son sol est assez vaste pour qu'une part y soit faite à tous.

Elle y a gagné des canaux, des barrages, des ponts, des routes, le dessèchement de ses marais, le défrichement de ses terres, une production au niveau des besoins de la France; des hameaux et des villages dans toutes ses plaines et sur toutes les lignes que suivront un jour ses voies ferrées.

Ces hameaux et ces villages seraient tout prêts à recevoir des hôtes, jusqu'ici vainement attendus, effrayés qu'ils sont de risquer leurs femmes et leurs enfants, et de se risquer eux-mêmes, hors de vue du coq de leur clocher, pour se lancer dans cet inconnu qu'on leur a dit peuplé de lions et de panthères; où il leur faudra bivaquer en attendant un abri et vivre de mince épargne du premier coup de pioche au dernier coup de faucille[104].

[Note 104: «Je vous écris cette lettre, c'est pour m'informer de ce qu'est devenu M… et toute sa famille, qui sont venus s'établir à Boufarick, parce qu'il me donne une grande inquiétude. Je vous dirai que j'ai entendu dire qu'il avait été mangé par les bêtes féroces.» (Lettre d'un paysan de la Charente.)]

Mais qu'un ou plusieurs villages, bâtis dans des conditions convenables, maisons suffisantes, église, école, presbytère, lavoir couvert, abreuvoir, aménagement des eaux, soient mis en adjudication, avec plans à l'appui du cahier des charges, dans un département de France;—et qu'il soit énoncé dans l'avis de vente que les acquéreurs, partis avec leur acte d'acquisition en poche, seront attendus au port de débarquement en Algérie, par un agent de l'administration qui, pour toute salutation de bienvenue, leur remettra la clef de leur nouveau domicile; quel est donc le chef de famille qui ne ferait écus de quelques arpents pour se donner pignon sur rue et quinze ou vingt hectares de terre,—un domaine?

Il n'est point d'amour de clocher plus fort que l'amour de la propriété; et d'ailleurs, eux tous, les acquéreurs de ces cinquante maisonnettes, dont le groupe prendrait un nom de leur pays, ne s'encourageraient-ils pas à l'audace de l'émigration, enhardis par une solidarité mutuelle, des habitudes communes, des amitiés traditionnelles et de plus jeunes amitiés, sans compter la juste ambition du mieux-être?

C'est par centaines de villages que nous peuplerions l'Algérie en quelques années, si les idées que nous venons d'émettre étaient acceptées; et ce serait par milliers, si elles étaient fécondées à la fois par la mise en application du vaste projet de M. le maréchal Randon, qui, par le cantonnement des indigènes, sans leur porter préjudice aucun, livrerait à la colonisation des millions d'hectares;—et de celui de M. le général baron de Chabaud-Latour, qui, pour en terminer avec les grands travaux d'utilité publique, leur affecterait 300 millions.

Solidaires que nous sommes de nos colonies, par cette solidarité filiale qui nous unit comme elle à la France, nous ajouterons qu'il leur serait économique de se recruter de travailleurs par nos ports algériens, au lien d'aller les prendre en Guinée et jusqu'au Congo.

Il résulte, en effet, de ce long voyage et de la concurrence que font les négriers aux agents de l'immigration, d'abord, que l'immigration même est insuffisante, ensuite, que chaque immigrant n'arrive à destination qu'au prix de 500 francs.

Si les Antilles au contraire s'alimentaient par l'Algérie, les conséquences les plus immédiates de ce fait, sans les considérer au point de vue des nouveaux intérêts qu'elles feraient se développer dans nos trois provinces, seraient que les engagés libres et les captifs rachetés pourraient être livrés, à nos planteurs de l'Océan, à 350 ou 400 francs au plus; et, circonstance importante, ce ne seraient pas seulement les engagistes qui bénéficieraient de la différence, ce seraient surtout les engagés qui remboursent, comme on l'a vu, les frais de leur engagement.

De plus, les négriers ne trouvant plus à s'approvisionner sur la cote d'Afrique, en raison de la direction centrale que prendrait l'émigration, leur trafic infamant serait de beaucoup réduit d'abord, anéanti bientôt après.

En attendant, enfin, que le gouvernement patronne ou qu'une compagnie financière, dont nous ne saurions comprendre l'hésitation, provoque une immigration qui nous soit spéciale, ceux de nos colons algériens, et ils sont nombreux, qui pensent avec nous que les nègres leur seraient d'utiles auxiliaires, en engageraient au passage et tenteraient ainsi une expérience désormais décisive.

En modifiant, comme nous venons de le faire, dans quelques-unes de ses dispositions, un projet qui, s'il a en les honneurs de très chauds assentiments, a soulevé de très-vives oppositions, nous faisons volontiers acte de déférence envers nos adversaires; mais nous croyons devoir à la cause que nous défendons et à ceux qui s'y sont ralliés de ne pas aller plus loin.

On nous a reproché de faire intervenir l'État, pour une somme qu'on a beaucoup exagérée, dans l'immigration algérienne; la combinaison nouvelle que nous proposons laisserait l'État libre de la prendre à sa charge ou de la confier, sous sa surveillance, à une association qui bientôt aurait en mains le monopole exclusif de tout le commerce soudanien, importation et exportation. Que nos adversaires en calculent les bénéfices et la portée.

On nous a crié de Paris: «Vous avez plus de bras que vous n'en pouvez employer, qu'avez-vous besoin de nègres?» et l'Algérie font entière, par la presse, par des pétitions collectives, par ses conseils généraux, continue à demander des bras.

On nous a dit: «Vous ferez les nègres chrétiens, oui, de nom, si l'on ajoute le baptême à toutes les autres violences, sinon, non.» Nous avons répondu par ce fait qu'ils se font chrétiens sans violence dans les colonies; que le père Gaver, seul avec sa charité, en a baptisé plus de trois cent mille au dix-huitième siècle, et qu'au contraire c'est par la violence que les Fellahs les ont faits musulmans du Niger au lac Tchad.

On nous a objecté que «nous ravivions la chasse à l'homme; que cette chasse serait primée et soudoyée par la France;» nous avons prouvé qu'elle existe comme autrefois, sans suppression possible dans l'état actuel des choses, primée et soudoyée qu'elle est par la traite de contrebande, et qu'à supposer que nous la ravivions pour un moment, nous y mettrions fin dans un temps prévu.

On nous a appelé «négrier philanthrope.» La même honorable injure avait
assailli le fondateur de Libéria et, pendant quarante ans, poursuivi
Wilberforce; l'un a vécu sur sa devise: Je sait que ce dessein est de
Dieu
; l'autre est mort en disant: Ce que j'ai fait est bien.

Les gouvernements européens ont fait de l'esclavage ce que l'édilité des grandes villes fait des immondices. Montfaucon n'existe-t-il pas pour être en dehors de Paris? Mais qui donc semble y croire, sinon par quelques bouffées de vent que corrige bien vite un mouchoir parfumé? Eh bien! nous nous sommes placé, nous, au centre du Montfaucon africain et nous vous déclarons, à vous qui niez son infection à distance, que notre coeur bondit à l'odeur de ce charnier que vous protégez d'un cordon sanitaire.