The Project Gutenberg eBook of Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 3)

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Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 3)

Author: François Guizot

Release date: March 21, 2005 [eBook #15433]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

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MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE MON TEMPS (III)

PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS. RUE VIVIENNE, 2 BIS.

MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE MON TEMPS

PAR
M. GUIZOT
TOME TROISIÈME

1860

CHAPITRE XV

MON MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE. (1832-1837.)

Caractère et but du cabinet du 11 octobre 1832.—Difficultés de sa situation.—Avantages de sa composition.—D'où vient la popularité du ministère de l'instruction publique.—Son importance pour les familles;—pour l'État.—Des divers moyens de gouvernement des esprits selon les temps.—Caractère laïque de l'état actuel de l'intelligence et de la science.—Du système et de l'état des établissements d'instruction publique en Angleterre.—Mes conversations à Londres à ce sujet.—Unité nécessaire du système d'instruction publique en France.—Des essais d'organisation de l'instruction publique depuis 1789.—L'Assemblée constituante et M. de Talleyrand.—L'Assemblée législative et M. de Condorcet.—La Convention nationale et M. Daunou.—Le Consulat et la loi du 1er mai 1802.—L'Empire et l'Université.—L'instruction publique et la Charte.—Vicissitudes de l'organisation du ministère de l'instruction publique.—Comment je le fis organiser en y entrant.—Débuts du cabinet.—Préparation du discours de la Couronne.—Ouverture de la session de 1832.—Tentative d'assassinat sur le Roi.—État des affaires au dedans et au dehors.—Je tombe malade.

Je n'ai nul dessein de toucher aux questions et aux querelles du temps présent; j'ai bien assez de celles qu'éveillent les souvenirs du passé; j'évite les comparaisons et les allusions, bien loin de les chercher.

Cependant, à l'époque où j'arrive, je rencontre un fait auquel je ne puis me dispenser d'assigner son caractère et son sens véritables. C'est au cabinet du 11 octobre 1832 qu'on rapporte en général le premier essai prémédité de ce qu'on a appelé depuis le gouvernement parlementaire. Ce fut effectivement en vue du parlement, ou pour mieux dire des chambres et dans leur sein, que ce cabinet fut choisi pour assurer à la monarchie nouvelle leur intime et actif concours. Je tiens à dire avec précision ce qu'était, à nos yeux, la mission dont nous acceptions ainsi le fardeau.

Les hommes de sens souriront un jour au souvenir du bruit qui se fait depuis quelque temps autour de ces mots: «gouvernement parlementaire,» et des mots qu'on met en contraste avec ceux-là. On repousse le gouvernement parlementaire, mais on admet le régime représentatif. On ne veut pas de la monarchie constitutionnelle telle que nous l'avons vue de 1814 à 1848; mais à côté d'un trône on garde une constitution. On distingue, on explique, on disserte pour bien séparer du gouvernement parlementaire le régime national et libéral, mais très-différent, qu'on entend lui donner pour successeur. J'admets ce travail; je livre le gouvernement parlementaire aux anatomistes politiques qui le tiennent pour mort et en font l'autopsie; mais je demande ce que sera son successeur. Que signifieront cette constitution et cette représentation nationale qui restent en scène? La nation influera-t-elle efficacement sur ses affaires? Aura-t-elle pour ses droits, pour ses biens, pour son repos comme pour son honneur, pour tous les intérêts, moraux et matériels qui sont la vie des peuples, de réelles et puissantes garanties? On lui retire le gouvernement parlementaire, soit; lui donnera-t-on, sous d'autres formes, un gouvernement libre? Ou bien, lui dira-t-on nettement et en face qu'elle doit s'en passer, et que les formes qu'on lui en conserve ne sont que de vaines apparences, indigne mensonge et puérile illusion?

Qu'il y ait des formes et des degrés divers de gouvernement libre, que la répartition des droits et des forces politiques entre le pouvoir et la liberté ne doive pas être toujours et partout la même, cela est évident; ce sont là des questions de temps, de lieu, de moeurs, d'âge national, de géographie et d'histoire. Que, sur ces questions, notre régime parlementaire se soit plus d'une fois trompé, qu'il ait trop donné ou trop refusé, tantôt au pouvoir, tantôt à la liberté, peut être à tous les deux, je ne conteste pas. Mais si c'est là tout ce qu'on veut dire quand on l'attaque, ce n'est pas la peine de faire tant de bruit; les fautes de ce régime reconnues, reste toujours la vraie, la grande question: la France aura-t-elle ou n'aura-t-elle pas un gouvernement libre? C'est un acte d'hypocrisie que de prétendre se retrancher derrière les erreurs du régime parlementaire pour ne pas répondre à cette question suprême, ou pour la résoudre négativement sans oser le dire. On parle sans cesse de 1789: oublie-t-on que c'était précisément un gouvernement libre, ses principes et ses garanties, que la France voulait en 1789? Croit-on qu'elle se fût alors contentée d'un nouveau code civil et d'hommes nouveaux, sur le trône ou autour du trône, pour prix de la révolution où elle se lançait?

Quand nous entrâmes dans le cabinet du 11 octobre 1832, c'était là, pour nous, une question résolue. Nous ne nous inquiétions guère alors du gouvernement parlementaire; nous n'en imaginions même pas le nom; mais nous voulions sérieusement un gouvernement libre, c'est-à-dire des garanties efficaces de la sécurité des droits et des intérêts individuels comme de la bonne gestion des affaires publiques. C'est là la liberté politique, et c'était bien la liberté politique que nous entendions pratiquer pour notre compte et fonder pour notre pays.

Dans ce principe et ce but commun résidait l'unité du nouveau cabinet. Il était loin de réunir toutes les conditions et d'offrir tous les caractères qu'on a coutume de regarder comme essentiels à un cabinet parlementaire. Nous n'entrions pas tous ensemble et en même temps au pouvoir; nous ne sortions pas tous des mêmes rangs politiques; nous n'avions pas tous professé les mêmes maximes et suivi le même drapeau. Des huit ministres du 11 octobre 1832, quatre avaient appartenu au cabinet précédent, quatre seulement étaient nouveaux. Quelques-uns avaient soutenu et servi, d'autres avaient combattu la Restauration. Qui aurait regardé de près à nos idées et à nos tendances générales, à nos habitudes d'esprit et de vie, aurait trouvé entre nous des différences graves; mais soit par principe, soit par goût, soit par bon sens et prudence, nous regardions tous le gouvernement libre comme le gouvernement nécessaire; nous voulions tous que la monarchie et la Charte fussent l'une et l'autre une vérité.

Aux yeux des spectateurs les plus intelligents et les plus bienveillants, l'entreprise était difficile et hasardeuse. Grâce aux rudes combats de M. Casimir Périer et à la grande lutte des 5 et 6 juin, le gouvernement de Juillet était debout, mais c'était là tout son succès; les mêmes ennemis l'entouraient, les mêmes périls le menaçaient. Les conspirations et les insurrections étaient toujours flagrantes ou imminentes; les sociétés secrètes se montraient de plus en plus passionnées et audacieuses; la presse périodique, en majorité violemment hostile, agressive, destructive, dominait l'opposition parlementaire entraînée ou intimidée. Cette vanité de la victoire, ce bouillonnement continu de la tempête quand on se croyait dans le port, frappaient les meilleurs esprits de surprise et d'inquiétude, et leur faisaient concevoir, sur le succès d'une politique à la fois de résistance et de liberté, de tristes doutes: «Vous voilà dans les plus grandes aventures, vous et le pays, m'écrivait de Turin M. de Barante, le 17 octobre; je suis content, mais inquiet. Ces horribles et stupides clameurs ont-elles une grande influence dans la Chambre? Avez-vous persuasion que vous trouverez une majorité? Probablement; sans cela vous n'auriez pas risqué vous, vos amis et le sort commun.»

Huit jours plus tard, le 25 octobre, M. Rossi m'exprimait de Genève des appréhensions analogues: «La partie est, comme vous le dites, engagée à fond. Elle l'est partout. Mais c'est vous qui avez la grosse affaire sur les bras. Nul, vous le savez, ne fait plus que moi des voeux sincères pour votre succès. Vous l'obtiendrez si vous pouvez vous déployer tout entier pour l'affermissement, le progrès et la gloire de la France. Le pourrez-vous? Serez-vous compris? Ne serez-vous pas entravé? Voilà mes craintes, tout en me flattant qu'elles sont chimériques.» Au moment de la formation du cabinet, les mêmes inquiétudes préoccupaient quelques-uns de ses membres les plus considérables; le duc de Broglie, qui fit de mon entrée la condition de la sienne, avait douté peu auparavant que lui-même fût en mesure de prendre part au pouvoir; il m'écrivait le 25 juin: «Le développement qu'ont pris depuis six semaines les affaires de la Vendée me paraît rendre mon entrée au ministère tout à fait impossible. C'est bien assez de l'inimitié qui s'attache au nom de doctrinaire; il ne faut pas dans ce moment y joindre l'inconvénient de passer pour carliste aux yeux des sots; il ne faut pas donner, contre un ministère qui se forme, les armes que donnerait ma conduite politique dans la Chambre des pairs pendant le cours de la session dernière. C'est un malheur dont je ne pourrais me racheter qu'en devenant persécuteur, ce qui ne me convient nullement. J'ignore où vous en êtes, ce que vous croyez possible ou désirable. Je pense que, si vous pouvez entrer avec Thiers et Dupin, la chose sera bonne; mais si vous ne le pouvez pas, il vaut mieux ne pas s'user et se compromettre en pure perte. Ce n'est pas à vous, qui me connaissez, que j'ai besoin de dire que tout ce que je puis vous appartient, en dedans comme en dehors du ministère, et que je mettrai très-volontiers ma tête là où vous mettrez la vôtre; mais, je le répète, il me paraîtrait absurde de braver l'orage que mon nom seul soulèverait. Le cri de carlisme est véritablement le seul qui, en ce moment, ait du retentissement en France; et quelque extravagant qu'il soit de le pousser contre moi, il y a la moitié de la bonne portion de la Chambre des députés et les trois quarts de notre meilleur public qui ne se feraient pas faute d'y croire.»

Même le cabinet une fois formé, ses membres n'étaient pas tous bien confiants dans sa composition et ses chances; l'amiral de Rigny écrivait à M. Dupin: «J'étais peu porté, vous le savez, pour une pareille combinaison, malgré ma haute estime pour les personnes. On ne m'accusera pas au moins d'être resté par goût, car je déclare, et je crois encore avoir le droit d'être cru, que je me suis fait violence. Certes, la partie est périlleuse, je ne me le dissimule pas; elle l'eût été avec votre appui, quoique, suivant moi, à un moindre degré; que sera-t-elle privée de ce secours?»

M. Thiers aussi restait un peu inquiet de l'alliance des doctrinaires, et quoique convaincu de la nécessité de leur concours, il prenait quelque soin pour rester et paraître, non pas séparé d'eux, mais différent et distinct.

Une circonstance atténuait les difficultés de cette situation, et devait aider le pouvoir nouveau à les surmonter. Indépendamment de la pensée commune qui unissait tous ses membres dans la politique générale, le cabinet du 11 octobre 1832 avait cet avantage que chacun d'eux était bien approprié au poste spécial qu'il occupait. L'armée avait besoin d'être non-seulement réorganisée, mais relevée de l'échec qu'elle avait subi en 1830; le maréchal Soult était plus capable que personne de lui rendre ce double service: «le plus grand organisateur de troupes», disait de lui l'empereur Napoléon; vieux soldat, glorieux capitaine, Gascon sérieux, habile à se servir, pour les affaires publiques comme pour les siennes propres, de son nom et de sa gloire, et doué de cette autorité à la fois rude et prudente qui sait se déployer en se ménageant. Le respect des traités, l'indépendance et la dignité dans la paix, la confiance de l'Europe dans la probité du nouveau gouvernement de la France, les rapports intimes avec l'Angleterre, ces bases nécessaires de notre politique extérieure étaient garanties par le caractère comme par la situation du duc de Broglie qui trouvait, dans ses relations personnelles avec lord Granville, alors ambassadeur d'Angleterre à Paris, de précieuses facilités et de loyaux moyens de succès. En acceptant le ministère de l'intérieur presque exclusivement réduit aux attributions de sûreté générale, M. Thiers s'était comme personnellement chargé de mettre fin à l'état d'insurrection qu'entretenait dans les départements de l'Ouest la présence de madame la duchesse de Berry; hardi témoignage de son dévouement à la cause qu'il servait et au cabinet où il entrait. L'amiral de Rigny, qui s'était fait honneur dans le commandement de notre escadre du Levant et à Navarin, avait le rare mérite d'être exempt de préjuges dans les questions relatives au régime de nos colonies, et disposé à entreprendre les grandes réformes que commandaient, dans ce régime, le droit humain et la bonne administration. M. Barthe avait été, sous la Restauration, trop engagé dans les rangs et dans les actes de l'opposition la plus ardente pour que son dévouement au service de la monarchie de 1830 ne soulevât pas contre lui ceux de ses anciens amis qui restaient hostiles à toute monarchie; mais sa situation et sa disposition convenaient au gros du parti libéral qui adoptait franchement le gouvernement nouveau; il ne pouvait être soupçonné de complaisance pour le parti légitimiste, et il se montrait résolu dans la défense du pouvoir contre ses divers ennemis. Le roi Louis-Philippe, qu'il avait bien servi dans les embarras du ministère Laffitte, lui portait confiance: «Bien peu d'avocats, me disait-il un jour, comprennent les conditions du gouvernement; Barthe y est arrivé; ce n'est pas un transfuge, c'est un converti; il a vu la lumière.» M. Humann ne trouvait pas tout à fait auprès du roi la même faveur; c'était un ministre des finances exigeant, ombrageux, susceptible, et qui craignait qu'on ne le crût facile envers la couronne; mais sa capacité reconnue, sa grande fortune personnelle, fruit de sa capacité, la gravité de ses moeurs qui n'ôtait rien à sa finesse, son esprit d'ordre et de règle dans l'administration de la fortune publique, lui donnaient au sein des Chambres, pour les affaires de son département, une autorité que, dans les grandes occasions et avec une intelligence élevée, il savait mettre au service de la bonne politique générale. C'était, parmi les ministres du 11 octobre 1832, l'un de ceux dont le mérite spécial était bien reconnu du public et contribuait au crédit du cabinet.

J'ai occupé quatre ans le ministère de l'instruction publique. J'ai touché, pendant ce temps, à presque toutes les questions qui en dépendent ou qui s'y rattachent. J'ai à coeur de retracer ce que j'y ai fait, ce que j'y ai commencé sans pouvoir l'achever, ce que je me proposais d'y faire. J'ai été engagé, durant la même époque, dans toutes les luttes de la politique intérieure ou extérieure, dans toutes les vicissitudes de la composition et de la destinée du cabinet. Je placerai hors de ce tumulte des affaires et des passions du jour les questions relatives à l'instruction publique. Non que ces questions n'aient aussi leurs passions et leur bruit; mais ce sont des passions qui s'allument à un autre foyer, et un bruit qui se passe dans une autre sphère. Il y a des combats et des orages dans la région des idées; mais alors même qu'elle cesse d'être sereine, elle ne cesse pas d'être haute; et quand on y est monté, il ne faut pas avoir à tout moment à en descendre pour rentrer dans l'arène des intérêts temporels: quand j'aurai dit ce que fut, de 1832 à 1837, mon travail au service des intelligences et des âmes dans les générations futures, je reprendrai ma part, à la même époque, dans les luttes politiques de mes contemporains.

Il y a un fait trop peu remarqué. Parmi nous et de nos jours, le ministère de l'instruction publique est de tous les départements ministériels le plus populaire, celui auquel le public porte le plus de bienveillance et d'espérance. Bon symptôme dans un temps où les hommes ne sont, dit-on, préoccupés que de leurs intérêts matériels et actuels. Le ministère de l'instruction publique n'a rien à faire avec les intérêts matériels et actuels de la génération qui possède en passant le monde; c'est aux générations futures, à leur intelligence et à leur sort qu'il est consacré. Notre temps et notre pays ne sont donc pas aussi indifférents qu'on les en accuse à l'ordre moral et à l'avenir.

Les sentiments et les devoirs de famille ont aujourd'hui un grand empire. Je dis les sentiments et les devoirs, non l'esprit de famille tel qu'il existait dans notre ancienne société. Les liens politiques et légaux de la famille se sont affaiblis; les liens naturels et moraux sont devenus très-forts; jamais les parents n'ont vécu si affectueusement et si intimement avec leurs enfants; jamais ils n'ont été si préoccupés de leur éducation et de leur avenir. Bien que très-mêlée d'erreur et de mal, la forte secousse que Rousseau et son école ont imprimée en ce sens aux âmes et aux moeurs n'a pas été vaine, et il en reste de salutaires traces. L'égoïsme, la corruption et la frivolité mondaines ne sont certes pas rares; les bases mêmes de la famille ont été naguère et sont encore en butte à de folles et perverses attaques; pourtant, à considérer notre société en général et dans ces millions d'existences qui ne font point de bruit mais qui sont la France, les affections et les vertus domestiques y dominent, et font plus que jamais, de l'éducation des enfants, l'objet de la vive et constante sollicitude des parents.

Une idée se joint à ces sentiments et leur prête un nouvel empire, l'idée que le mérite personnel est aujourd'hui la première force comme la première condition du succès dans la vie, et que rien n'en dispense. Nous assistons depuis trois quarts de siècle au spectacle de l'insuffisance et de la fragilité de toutes les supériorités que donne le sort, de la naissance, de la richesse, de la tradition, du rang; nous avons vu en même temps, à tous les étages et dans toutes les carrières de la société, une foule d'hommes s'élever et prendre en haut leur place par la seule puissance de l'esprit, du caractère, du savoir, du travail. A côté des tristes et mauvaises impressions que suscite dans les âmes ce trouble violent et continu des situations et des existences, il en sort une grande leçon morale, la conviction que l'homme vaut surtout par lui-même, et que de sa valeur personnelle dépend essentiellement sa destinée. En dépit de tout ce qu'il y a dans nos moeurs de mollesse et d'impertinence, c'est là aujourd'hui, dans la société française, un sentiment général et profond, qui agit puissamment au sein des familles et donne aux parents, pour l'éducation de leurs enfants, plus de bon sens et de prévoyance qu'ils n'en auraient sans ces rudes avertissements de l'expérience contemporaine. Bon sens et prévoyance plus nécessaires encore dans les classes déjà bien traitées du sort que dans les autres: un grand géologue, M. Élie de Beaumont nous a fait assister aux révolutions de notre globe; c'est de sa fermentation intérieure que proviennent les inégalités de sa surface; les volcans ont fait les montagnes. Que les classes qui occupent les hauteurs sociales ne se fassent point d'illusion; un fait analogue se passe sous leurs pieds; la société humaine fermente jusque dans ses dernières profondeurs, et travaille à faire sortir de son sein des hauteurs nouvelles. Ce vaste et obscur bouillonnement, cet ardent et général mouvement d'ascension, c'est le caractère essentiel des sociétés démocratiques, c'est la démocratie elle-même. Que deviendraient, en présence de ce fait, les classes déjà investies des avantages sociaux, les anciens, les riches, les grands et les heureux de toute sorte, si aux bienfaits du sort ils ne joignaient les mérites de l'homme; si par l'étude, le travail, les lumières, les fortes habitudes de l'esprit et de la vie, ils ne se mettaient en état de suffire dans toutes les carrières à l'immense concurrence qui leur est faite, et qu'on ne peut régler qu'à condition de la bien soutenir?

C'est à cet état de notre société, au juste instinct de ses besoins, au sentiment de sollicitude ambitieuse ou prévoyante qui règne dans les familles, que le ministère de l'instruction publique doit sa popularité. Tous les parents s'intéressent vivement à l'abondance et à la salubrité de la source où leurs enfants iront puiser.

A côté de ce puissant intérêt domestique un grand intérêt public vient se placer. Nécessaire aux familles, le ministère de l'instruction publique ne l'est pas moins à l'État.

Le grand problème des sociétés modernes, c'est le gouvernement des esprits. On a beaucoup dit dans le siècle dernier, et on répète encore souvent que les esprits ne doivent point être gouvernés, qu'il faut les laisser à leur libre développement, et que la société n'a ni besoin ni droit d'y intervenir. L'expérience a protesté contre cette solution orgueilleuse et insouciante; elle a fait voir ce qu'était le déchaînement des esprits, et rudement démontré que, dans l'ordre intellectuel aussi, il faut des guides et des freins. Les hommes qui avaient soutenu, ici comme ailleurs, le principe du complet laisser-aller, se sont eux-mêmes hâtés d'y renoncer dès qu'ils ont eu à porter le fardeau du pouvoir: jamais les esprits n'ont été plus violemment pourchassés, jamais ils n'ont été moins libres de s'instruire et de se développer à leur gré, jamais plus de systèmes n'ont été inventés, ni plus d'efforts tentés pour les dominer que sous l'empire des partis qui avaient réclamé l'abolition de toute autorité dans l'ordre intellectuel.

Mais si, pour le progrès comme pour le bon ordre dans la société, un certain gouvernement des esprits est toujours nécessaire, les conditions et les moyens de ce gouvernement ne sont pas toujours ni partout les mêmes; de notre temps, ils ont grandement changé.

L'Église avait seule jadis le gouvernement des esprits. Elle possédait à la fois l'autorité morale et la suprématie intellectuelle. Elle était chargée de nourrir les intelligences comme de régler les âmes, et la science était son domaine presque aussi exclusivement que la foi.

Cela n'est plus: l'intelligence et la science se sont répandues et sécularisées; les laïques sont entrés en foule dans le champ des sciences morales et l'ont cultivé avec éclat; ils se sont presque entièrement approprié celui des sciences mathématiques et physiques. L'Église n'a point manqué d'ecclésiastiques savants; mais le monde savant, docteurs et public, est devenu plus laïque qu'ecclésiastique. La science a cessé de vivre habituellement sous le même toit que la foi; elle a couru le monde. Elle est de plus devenue une puissance pratique, féconde en applications quotidiennes à l'usage de toutes les classes de la société.

En devenant plus laïques, l'intelligence et la science ont prétendu à plus de liberté. C'était la conséquence naturelle de leur puissance, de leur popularité et de leur orgueil qui grandissaient à la fois. Et le public les a soutenues dans leur prétention, car tantôt il a vu que sa propre liberté était intimement liée à la leur, tantôt il a jugé que la liberté était, pour les maîtres de la pensée et de la science, la juste récompense des forces nouvelles qu'ils mettaient à la disposition de la société et des services qu'ils lui rendaient.

Qu'on s'en félicite ou qu'on les déplore, qu'on s'accorde ou qu'on diffère sur leurs conséquences, qu'on s'aveugle ou qu'on s'alarme sur leurs dangers, ce sont là des faits certains et irrévocables. L'intelligence et la science ne redeviendront pas essentiellement ecclésiastiques; l'intelligence et la science laïques ne se passeront pas d'une large mesure de liberté.

Mais précisément parce qu'elles sont maintenant plus laïques, plus puissantes et plus libres que jadis, l'intelligence et la science ne sauraient rester en dehors du gouvernement de la société. Qui dit gouvernement ne dit pas nécessairement autorité positive et directe: «l'influence n'est pas le gouvernement,» disait Washington, et dans l'ordre politique il avait raison; l'influence n'y saurait suffire; il y faut l'action directe et promptement efficace. Il en est autrement dans l'ordre intellectuel; quand il s'agit des esprits, c'est surtout par l'influence que le gouvernement doit s'exercer. Deux faits, à mon sens, sont ici nécessaires: l'un, que les forces vouées aux travaux intellectuels, les supériorités lettrées et savantes soient attirées vers le gouvernement, librement groupées autour de lui et amenées à vivre avec lui en rapport naturel et habituel; l'autre, que le gouvernement ne reste pas étranger au développement moral des générations successives, et qu'à mesure qu'elles paraissent sur la scène il puisse établir des liens intimes entre elles et l'État au sein duquel Dieu les fait naître. De grands établissements scientifiques et de grands établissements d'instruction publique soutenus par les grands pouvoirs publics, c'est la part légitime et nécessaire du gouvernement civil dans l'ordre intellectuel.

Par quels moyens pouvons-nous aujourd'hui, en France, assurer au gouvernement cette part, et satisfaire à ce besoin vital de notre société? La France possédait autrefois, et en grand nombre, des établissements spéciaux et subsistant par eux-mêmes, des universités, des corporations enseignantes ou savantes qui, sans dépendre de l'État, lui étaient cependant unies par des liens plus ou moins étroits, plus ou moins apparents, tantôt avaient besoin de son appui, tantôt ne pouvaient se soustraire à son intervention, et donnaient ainsi au pouvoir civil une influence réelle, bien qu'indirecte et limitée, sur la vie intellectuelle et l'éducation de la société. L'Université de Paris, la Sorbonne, les Bénédictins, les Oratoriens, les Lazaristes, les Jésuites et tant d'autres corporations, tant d'autres écoles diverses dispersées dans les provinces, n'étaient certes pas des branches de l'administration publique, et lui causaient souvent de graves embarras. Avant de disparaître dans la tempête révolutionnaire, plusieurs de ces établissements étaient tombés dans des abus ou dans une insignifiance qui avaient détruit leur crédit moral et fait oublier leurs services. Mais pendant des siècles, ils avaient secondé le développement intellectuel de la société française et prêté à son gouvernement un utile concours. Presque tous anciens et propriétaires, attachés à leurs traditions, fondés dans un dessein religieux, ils avaient des instincts d'ordre et d'autorité en même temps que d'indépendance. C'était, dans l'ensemble, un mode d'action de l'État sur la vie intellectuelle et l'éducation de la nation; mode confus et incohérent, qui avait ses difficultés et ses vices, mais qui ne manquait ni de dignité, ni d'efficacité.

En 1848, pendant mon séjour en Angleterre, on y débattait la question de savoir s'il ne conviendrait pas d'instituer un ministère de l'instruction publique, et de placer ainsi, sous l'autorité directe du pouvoir civil et central, ce grand intérêt de la société. Des hommes considérables, les uns engagés dans la politique et membres du parlement, les autres appartenant à l'Église anglicane, d'autres, esprits libres et purs philosophes, me demandèrent ce que j'en pensais. Nous nous en entretînmes à plusieurs reprises; je leur exposai notre système d'instruction publique en France; ils connaissaient bien celui de l'Allemagne. Après un sérieux examen de la question, ils arrivèrent, pour le compte de leur pays, à une conclusion que je tiens à reproduire ici telle qu'elle se manifesta, car en même temps qu'elle peint avec vérité la nature des établissements d'instruction publique en Angleterre, elle jette, à cet égard, sur l'état comparé des deux pays, une vive lumière.

«Nous n'avons point, disaient-ils, comme la France et la Prusse, un système général et unique d'instruction publique; mais nous avons, en abondance, des établissements d'instruction publique de tous les genres et de tous les degrés: des écoles élémentaires pour l'éducation du peuple, des colléges pour les études classiques et littéraires, des universités pour l'enseignement supérieur de toutes les sciences.»

«Ces établissements sont distincts et isolés; ils subsistent chacun à part et pour son propre compte, avec leurs ressources et leur administration particulières. Ils sont divers; ils ont été et ils restent organisés selon la pensée et le voeu des personnes qui les ont fondés, ou de celles qui les dirigent, ou de la portion du public qui leur confie ses enfants. Ils sont indépendants, sinon complètement, du moins à un haut degré, du gouvernement central qui les surveille et y intervient quelquefois, mais ne les dirige point. Enfin ils sont placés, non pas tous, mais la plupart, sous des influences religieuses; le plus grand nombre sous l'influence de l'Église anglicane, d'autres sous celles des communions ou sectes dissidentes.

«Il y a certainement, dans l'organisation et l'administration intérieure de ces établissements, beaucoup d'imperfections à signaler, d'abus à réformer, de lacunes à combler, d'améliorations à introduire. Nous désirons ces réformes; nous approuvons que le pouvoir central de l'État, soit le parlement, soit la couronne, intervienne pour suppléer à l'insuffisance des établissements actuels, pour en redresser les abus, pour leur fournir des moyens de développement, pour stimuler entre eux le zèle et l'émulation. Mais nous regardons comme essentiel que le gouvernement central borne là son action, et qu'il n'institue pas un ministère spécial de l'instruction publique, chargé soit de fonder, en dehors et à côté des établissements actuels, un système général d'écoles diverses, soit de mettre la main sur les établissements actuels pour les réunir dans un grand ensemble et les placer sous une seule et même autorité. Une pareille tentative serait une véritable révolution en matière d'instruction publique. Nous préférons le maintien de ce qui existe.

«D'abord parce que cela existe, et que nous tenons essentiellement au maintien des droits acquis et des faits établis, dans l'instruction publique comme ailleurs. Il n'est pas aisé de créer des êtres qui vivent réellement, et qui durent. Nos écoles élémentaires, soit celles de l'Église, soit celles des dissidents, nos colléges classiques d'Éton, de Harrow, de Westminster, de Rugby, nos universités d'Oxford et de Cambridge sont des êtres vivants, éprouvés. On peut organiser sur le papier des établissements d'instruction plus complets et plus systématiques. Ces établissements s'élèveraient-ils au-dessus du papier? grandiraient-ils? fructifieraient-ils? dureraient-ils? Il est permis d'en douter: nous avons plus de confiance dans les faits consacrés par le temps que dans les essais de la pensée humaine.

«La variété et l'isolement de nos établissements actuels sont d'ailleurs des gages de liberté. Or, nous tenons beaucoup à la liberté, à la liberté réelle et pratique, en matière d'instruction publique comme en toute autre. C'est la liberté qui a fondé la plupart de nos écoles actuelles, grandes et petites. Elles doivent leur existence aux intentions libres, aux dons volontaires de personnes qui ont voulu satisfaire un certain sentiment, réaliser une certaine idée. Les mêmes idées, les mêmes sentiments qui animaient les fondateurs, tiennent encore probablement une grande place dans notre société. Le monde ne change pas autant, ni aussi vite que se le figurent des esprits superficiels, et la liberté s'accommode mal de l'uniformité scientifique. Nous voulons que les établissements divers, fondés jadis par le voeu libre de personnes bienfaisantes, continuent d'offrir au libre choix des parents, pour l'éducation de leurs enfants, des satisfactions variées; et nous croyons cela essentiel à la prospérité de l'instruction publique, qui ne peut se passer de la confiance des familles, autant qu'à la stabilité de l'ordre social.

«Nous attachons de plus un prix immense aux influences et aux habitudes religieuses qui prévalent aujourd'hui dans la plupart de nos établissements d'instruction publique: influences et habitudes qui disparaîtraient, qui seraient du moins fort affaiblies si ces établissements formaient un vaste ensemble soumis à l'action directe et partout présente du gouvernement de l'État. Nous ne voudrions nullement confier à l'Église le gouvernement général de l'instruction publique; mais nous ne voulons pas non plus remettre l'instruction publique tout entière aux mains d'un pouvoir central laïque qui, peut-être en le voulant, et quand même il ne le voudrait pas, y ferait bientôt perdre aux pouvoirs religieux l'influence qu'ils y doivent exercer.

«On invoque un principe: l'instruction civile et l'instruction religieuse doivent, dit-on, être complétement séparées; en laissant au clergé seul l'instruction religieuse, et en lui assurant les moyens comme la liberté de la donner, il faut placer sous la seule autorité laïque l'instruction civile tout entière. Nous tenons ce principe pour faux et funeste, du moins dans le sens et l'étendue qu'on voudrait lui donner. En matière de hautes sciences et pour les hommes, ou pour les jeunes gens qui touchent à l'âge d'homme, l'instruction civile et l'instruction religieuse peuvent être complétement séparées; la nature de ces études le comporte, et la liberté de l'esprit humain l'exige. Mais l'enseignement supérieur n'est que l'un des degrés de tout système général d'instruction publique. De quoi s'agit-il dans la plupart des établissements, dans les écoles élémentaires, dans les écoles classiques, et pour le plus grand nombre des enfants qui y vivent et des années qu'ils y passent? Il s'agit essentiellement d'éducation, de discipline morale. Bonne en elle-même et par les richesses qu'elle ajoute aux facultés naturelles de l'homme, c'est surtout par son intime rapport avec le développement moral que l'instruction intellectuelle est excellente. Or, on peut diviser l'enseignement; on ne divise pas l'éducation. On peut limiter à certaines heures les leçons qui s'adressent à l'intelligence seule; on ne mesure pas, on ne cantonne pas ainsi les influences qui s'exercent sur toute l'âme, notamment les influences religieuses. Pour atteindre leur but, pour produire leur effet, il faut que ces influences soient partout présentes et habituellement senties. L'instruction purement civile peut former l'esprit et le caractère; elle ne nourrit et ne règle point l'âme. Dieu et les parents ont seuls ce pouvoir. Il n'y a de véritable éducation morale que par la famille et par la religion. Et là où n'est pas la famille, c'est-à-dire dans les écoles publiques, l'influence de la religion est d'autant plus nécessaire. C'est l'honneur et le bonheur de notre pays que, dans nos établissements d'instruction publique, cette influence soit en général puissante. Nous ne voyons pas qu'elle ait nui chez nous à l'activité ni au libre développement de l'esprit humain, et en même temps il est évident qu'elle a grandement servi l'ordre public et la moralité individuelle.

«Nous regarderions donc comme un grand mal et nous repousserions toute organisation de l'instruction publique qui altérerait gravement l'état actuel de nos divers établissements et les influences qui y prévalent. Nous applaudirons à toutes les réformes, à tous les développements qui pourront y être introduits; mais nous ne voulons ni les refondre dans un seul et même moule, ni en concentrer le gouvernement dans une seule et même main.»

Je comprends que les Anglais arrivent à cette conclusion, et je les en approuve. En France, nous n'avons pas même à nous poser la question qui les y conduit. Chez nous, tous les anciens et divers établissements d'instruction publique ont disparu, les maîtres et les biens, les corporations et les dotations. Nous n'avons, dans la grande société, plus de petites sociétés particulières, subsistant par elles-mêmes et vouées aux divers degrés de l'éducation. Ce qui s'est relevé ou ce qui essaye de naître, en ce genre, est évidemment hors d'état de suffire aux besoins publics. En matière d'instruction publique, comme dans toute notre organisation sociale, un système général, fondé et soutenu par l'État, est pour nous une nécessité; c'est la condition que nous ont faite et notre histoire et le génie national. Nous voulons l'unité; l'État seul peut la donner; nous avons tout détruit; il faut créer.

C'est un curieux spectacle que celui de l'homme aux prises avec le travail de la création, et l'ambitieuse grandeur de sa pensée se déployant sans souci des étroites limites de son pouvoir. De 1789 à 1800, trois célèbres assemblées, vrais souverains de leur temps, l'Assemblée constituante, l'Assemblée législative et la Convention nationale, se promirent de donner à la France un grand système d'instruction publique. Trois hommes d'un esprit éminent et très-divers, M. de Talleyrand, M. de Condorcet et M. Daunou furent successivement chargés de faire un rapport et de présenter un projet sur cette importante question dont les gens d'esprit engagés dans les luttes révolutionnaires se plaisaient à se préoccuper, comme pour prendre, dans cette sphère de la spéculation et de l'espérance philosophique, quelque repos des violences du temps. Les rapports de ces trois hommes, brillants représentants de la société, de la politique et de la science de leur époque, sont des oeuvres remarquables et par leur caractère commun et par leurs traits divers et distinctifs. Dans tous les trois une pensée commune éclate: l'homme règne seul en ce monde, et la révolution de 1789 est l'avénement de son règne; il s'y lance confiant dans sa toute-puissance, disposant en maître de la société humaine, dans l'avenir comme dans le présent, et assuré de la façonner à son gré. Dans le travail auquel M. de Talleyrand a donné son nom, c'est l'orgueil de l'esprit qui domine, avec une ardeur bienveillante, sans colère encore comme sans mécompte. L'instruction publique y est appelée un pouvoir qui embrasse tout, depuis les jeux de l'enfance jusqu'aux fêtes les plus imposantes de la nation;—tout nécessite une création en ce genre;—son caractère essentiel doit être l'universalité, et quant aux choses, et quant aux personnes;—l'État règle les études théologiques comme les autres; «la morale évangélique est le plus beau présent que la Divinité ait fait aux hommes; c'est un hommage que la nation française s'honore de lui rendre.» L'Institut, successeur de toutes les académies, est présenté comme l'école suprême, le sommet de l'instruction publique; il sera à la fois corps savant, corps enseignant, et corps administrant les établissements scientifiques et littéraires. Entre le rapport de M. de Talleyrand à l'Assemblée constituante et celui de M. de Condorcet à l'Assemblée législative, la filiation est visible; on a roulé sur la même pente; mais l'espace parcouru est déjà immense; l'ambition philosophique a cédé la place à la passion révolutionnaire; une pensée politique spéciale, exclusive, domine le nouveau travail; l'égalité en est le principe et le but souverain: «L'ordre de la nature, dit Condorcet, n'établit dans la société d'autre inégalité que celle de l'instruction et de la richesse;—établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l'égalité établie par la loi, tel doit être le premier but d'une instruction nationale;—à tous les degrés, dans tous les établissements publics d'instruction, l'enseignement sera totalement gratuit;—la gratuité de l'instruction doit être considérée surtout dans son rapport avec l'égalité sociale.» Tout le rapport et le plan de Condorcet sont dédiés à ce tyrannique dessein de l'égalité qui pénètre jusque dans le sein de la grande société nationale des sciences et des arts, destinée à être le couronnement de l'édifice; nul membre ne pourra être de deux classes à la fois, «ce qui nuit à l'égalité.» La liberté tient plus de place que l'égalité dans le travail de M. Daunou pour la Convention nationale; il reproche à ses prédécesseurs de n'en avoir pas assez reconnu et garanti les droits; dans le plan de M. de Talleyrand, il trouve «trop de respect pour les anciennes formes, trop de liens et d'entraves; Condorcet, dit-il, instituait en quelque sorte une Église académique.» M. Daunou ne veut point d'organisation publique de l'enseignement scientifique et littéraire; l'État, selon lui, ne doit s'occuper que de l'instruction primaire et de l'instruction professionnelle; hors de là, «liberté de l'éducation, liberté des établissements particuliers d'instruction, liberté des méthodes instructives.» Mais à côté de ce large laisser-aller en fait d'instruction publique, M. Daunou aussi a son idée fixe et sa manie; la passion de la république est, pour lui, ce qu'était, pour M. de Condorcet, la passion de l'égalité: «Il n'y a de génie, dit-il, que dans une âme républicaine;—un système d'instruction publique ne peut se placer qu'à côté d'une constitution républicaine;» sous l'empire d'une telle constitution, «le plus vaste moyen d'instruction publique, dit-il, est dans l'établissement des fêtes nationales;» et il consacre tout un titre de son projet de loi à l'énumération et au règlement de ces fêtes annuelles instituées au nombre de sept, fêtes de la République, de la Jeunesse, des Époux, de la Reconnaissance, de l'Agriculture, de la Liberté et des Vieillards.

Au milieu de la tourmente révolutionnaire, tous ces projets, tous ces rêves, tour à tour généreux, dangereux ou puérils, demeurèrent sans résultats. On décréta l'instruction primaire universelle et gratuite; mais il n'y eut ni écoles, ni instituteurs. On essaya sous le nom d'écoles centrales un système d'instruction secondaire qui, malgré des apparences ingénieuses et libérales, ne répondait ni aux traditions del'enseignement, ni aux lois naturelles du développement intellectuel de l'homme, ni aux conditions morales de l'éducation. En matière d'instruction supérieure et spéciale, quelques grandes et célèbres écoles s'élevèrent. L'Institut fut fondé. Les sciences mathématiques et physiques prodiguèrent à la société leurs services et leur gloire; mais aucun grand et efficace ensemble d'instruction publique ne vint remplacer les établissements détruits. On s'était et on avait beaucoup promis; on ne fit rien. Des chimères planaient sur des ruines.

Le gouvernement consulaire fut plus sérieux et plus efficace. La loi du 1er mai 1802, vaine quant à l'instruction primaire, incomplète et hypothétique quant à l'instruction supérieure, rétablit, sous le nom et au sein des lycées, une véritable instruction secondaire dans laquelle se retrouvaient de bons principes d'enseignement et des garanties d'influence sociale et de durée. Pourtant l'oeuvre manquait d'originalité et de grandeur: l'instruction publique était considérée comme un simple service administratif, et placée à ce titre, personnes et choses, parmi les nombreuses et très-diverses attributions du ministre de l'intérieur. Ni le rang qui lui appartenait, ni le mode de gouvernement qui lui convenait n'étaient compris; elle tombait sous l'empire de ce mécanisme bureaucratique qui règle et dirige bien les affaires d'ordre matériel, mais dont les affaires d'ordre moral ne sauraient s'accommoder.

L'empereur Napoléon ne s'y trompa point: averti par ces instincts grands et précis qui lui révélaient la vraie nature des choses et les conditions essentielles du pouvoir, il reconnut, dès qu'il y pensa lui-même et à lui seul, que l'instruction publique ne pouvait être ni livrée à la seule industrie privée, ni gouvernée par une administration ordinaire, comme les domaines, les finances ou les routes de l'État. Il comprit que, pour donner aux hommes chargés de l'enseignement la considération, la dignité, la confiance en eux-mêmes et l'esprit de dévouement, pour que ces existences si modestes et si faibles se sentissent satisfaites et fières dans leur obscure condition, il fallait qu'elles fussent groupées et comme liées entre elles, de manière à former un corps qui leur prêtât sa force et sa grandeur. Le souvenir des corporations religieuses et enseignantes revint à l'esprit de Napoléon; mais en les admirant, comme il admirait volontiers ce qui avait duré avec éclat, il reconnut leurs vices qui seraient plus graves de nos jours. Les corporations religieuses étaient trop étrangères et au gouvernement de l'État et à la société elle-même; par le célibat, par l'absence de toute propriété individuelle et bien d'autres causes encore, elles vivaient en dehors des intérêts, des habitudes et presque des sentiments généraux. Le gouvernement n'exerçait sur elles qu'une influence indirecte, rare et contestée. Napoléon comprit que, de nos jours, le corps enseignant devait être laïque, menant la vie sociale, partageant les intérêts de famille et de propriété personnelle, étroitement uni, sauf sa mission spéciale, à l'ordre civil et à la masse des citoyens; Il fallait aussi que ce corps tînt de près au gouvernement de l'État, qu'il reçût de lui ses pouvoirs et les exerçât sous son contrôle général. Napoléon créa l'Université, adaptant, avec un discernement et une liberté d'esprit admirables, l'idée-mère des anciennes corporations enseignantes au nouvel état de la société.

Les meilleures oeuvres n'échappent pas à la contagion des vices de leur auteur. L'Université était fondée sur le principe que l'éducation appartient à l'État. L'État, c'était l'Empereur. L'Empereur voulait et avait le pouvoir absolu. L'Université fut, en naissant, un régime de pouvoir absolu. En dehors de l'institution, ni les droits de la famille, ni ceux de l'Église, ni ceux de l'industrie privée n'étaient reconnus et respectés. Dans le sein même de l'institution, il n'y avait, pour la situation, la dignité et la juste indépendance des personnes, point de réelles garanties. Si, en France, l'Empereur était l'État, dans l'Université le grand-maître était l'empereur. Je me sers d'expressions trop absolues; en fait, le gouvernement de l'Université s'est toujours appliqué à ménager les droits divers; mais quelles que soient la prudence ou l'inconséquence des hommes, les principes portent leurs fruits; selon les principes de la constitution universitaire, il n'y avait, en matière d'instruction publique, point de liberté pour les citoyens, point de responsabilité du pouvoir envers le pays.

Aussi quand la Charte eut institué en France le gouvernement libre, quand la liberté des citoyens et la responsabilité du pouvoir furent devenues le droit commun et pratique du pays, l'embarras de l'Université, et du gouvernement à son sujet, fut extrême; ses maximes, ses règles, ses traditions n'étaient plus en rapport avec les institutions générales; au nom de la religion, des familles, de la liberté, de la publicité, on élevait; autour d'elle et contre elle, des réclamations qu'elle ne savait comment repousser sans se mettre en lutte avec le système constitutionnel, ni comment admettre sans se démentir et se mutiler elle-même. Le pouvoir qui la gouvernait, qu'il s'appelât grand-maître, conseil royal ou président, n'était ni un ministre, ni assez petit et assez dépendant pour n'être que le subordonné d'un ministre. Nul ministre ne voulait répondre de lui; et il ne pouvait porter lui-même, auprès des chambres et du public, le poids de la responsabilité. Pendant six ans, de 1815 à 1821, des hommes supérieurs, M. Royer-Collard, M. Cuvier, M. Silvestre de Sacy, M. Lainé, usèrent leur talent et leur influence dans cette situation anormale; ils gagnèrent du temps; ils sauvèrent la vie à l'Université, mais sans résoudre la question de son existence constitutionnelle. C'était une pièce qui ne trouvait, dans la nouvelle machine de gouvernement, ni sa place, ni son jeu.

Le sort a des combinaisons qui semblent se moquer de la prévoyance humaine: ce fut sous un ministère regardé, non sans motif, comme hostile à l'Université, et au moment où elle en redoutait le plus les coups, qu'elle sortit de sa situation embarrassée et monta à son rang dans l'État; M. de Villèle avait fait l'abbé Frayssinous grand-maître; l'instruction publique était sous la direction d'un évêque; pour satisfaire le clergé et pour l'attirer en même temps sous son influence, il fallait à M. de Villèle quelque chose de plus; il associa l'Église au gouvernement de l'État; il fit l'évêque d'Hermopolis ministre des affaires ecclésiastiques, mais en lui donnant au même moment le titre et les fonctions, non plus seulement de grand-maître de l'Université, mais de ministre de l'instruction publique. L'instruction publique fut ainsi officiellement classée parmi les grandes affaires publiques; l'Université entra, à la suite de l'Église, dans les cadres et dans les conditions du régime constitutionnel.

Moins de quatre ans après, elle fit un nouveau pas. Partout redoutée et vivement combattue, la prépondérance ecclésiastique était particulièrement suspecte en matière d'instruction publique; le mouvement libéral qui, en 1827, renversa M. de Villèle et amena le cabinet Martignac aux affaires, eut là aussi son effet; l'ordonnance royale du 4 janvier 1828, en nommant les nouveaux ministres, déclara «qu'à l'avenir l'instruction publique ne ferait plus partie du ministère des affaires ecclésiastiques;» et le 10 février suivant, elle devint, dans les conseils de l'État, un département spécial et indépendant qui fut confié à M. de Vatimesnil.

Cette intelligente et prudente organisation ne fut alors qu'éphémère; avec M. de Polignac, les passions de parti reprirent leur pouvoir; l'Université rentra sous la main de l'Église; il n'y eut plus qu'un ministre des affaires ecclésiastiques et de l'instruction publique. La Révolution de 1830 laissa d'abord subsister cet état de choses; seulement, par une mauvaise concession à la vanité de l'esprit laïque et comme pour marquer sa victoire, elle changea les mots et déplaça les rangs; l'Université prit le pas sur l'Église; il y eut un ministre de l'instruction publique et des cultes. Ce fut sous ce titre et avec ces attributions que le duc de Broglie, M. Mérilhou, M. Barthe, le comte de Montalivet et M. Girod de l'Ain occupèrent ce département jusqu'au moment où le cabinet du 11 octobre 1832 se forma.

En prenant le ministère de l'instruction publique, je fus le premier à demander qu'on en détachât les cultes. Protestant, il ne me convenait pas, et il ne convenait pas que j'en fusse chargé. J'ose croire que l'Église catholique n'aurait pas eu à se plaindre de moi; je l'aurais peut-être mieux comprise et plus efficacement défendue que beaucoup de ses fidèles; mais il y a des apparences qu'il ne faut jamais accepter. L'administration des cultes passa dans les attributions du ministre de la justice. Ce fut, à mon sens, une faute de n'en pas former un département séparé; c'est un honneur dû à l'importance et à la dignité des intérêts religieux. Précisément de nos jours et après tant de victoires, le pouvoir laïque ne saurait trop ménager la fierté susceptible du clergé et de ses chefs. C'est d'ailleurs une combinaison malhabile de placer les rapports de l'Église avec l'État dans les mains de ses rivaux ou de ses surveillants officiels. On ne témoigne pas la méfiance sans l'inspirer, et le meilleur moyen de bien vivre avec l'Église, c'est d'accepter franchement sa grandeur et de lui faire largement sa place et sa part.

Réduites à l'instruction publique, les attributions du département que j'allais occuper étaient, sous ce rapport, très-incomplètes; il avait eu l'Université pour berceau et n'en était pas sorti; le grand-maître de l'Université avait pris le titre de ministre de l'instruction publique en général, mais sans le devenir effectivement. Je réclamai pour ce ministère ses possessions et ses limites naturelles. D'une part, tous les grands établissements d'instruction fondés en dehors de l'Université, le Collège de France, le Muséum d'histoire naturelle, l'École des chartes, les Écoles spéciales de langues orientales et d'archéologie; d'autre part, les établissements consacrés, non à l'enseignement, mais à la gloire et au progrès des sciences et des lettres, l'Institut, les diverses sociétés savantes, les bibliothèques, les encouragements scientifiques et littéraires furent placés sous la main du ministre de l'instruction publique. Quelques lacunes restent encore dans les attributions qui sont en quelque sorte le droit de ce département; il n'a pas entre autres, dans la direction et l'encouragement des beaux-arts, la part d'influence qui devrait lui appartenir; les arts ont, avec les lettres, des liens naturels et nécessaires; ce n'est que par ce commerce intime et habituel qu'ils sont assurés de conserver leur propre et grand caractère qui est le culte du beau, et sa manifestation aux yeux des hommes. Si Léonard de Vinci et Michel-Ange n'avaient pas été des lettrés, passant leur vie dans le monde lettré de leur temps, ni leur influence, ni même leur génie ne se seraient déployés avec un si pur et si puissant éclat. Placés hors de la sphère des lettres et dans le domaine de l'administration ordinaire, les arts courent grand risque de tomber sous le joug, ou de la seule utilité matérielle, ou des petites fantaisies du public. Le département de l'instruction publique a encore, sous ce rapport, et dans l'intérêt des arts eux-mêmes, une importante conquête à faire. A tout prendre cependant, ce département reçut, au moment où j'y entrai, son extension légitime et son organisation rationnelle; de 1824 à 1830, il n'avait guère été qu'un expédient; en 1832, il devint, dans l'ensemble de nos institutions, un rouage complet et régulier, capable de rendre à la société et au pouvoir, dans l'ordre intellectuel et moral, les services dont, aujourd'hui moins que jamais, ils ne sauraient se passer.

Le cabinet ainsi constitué et les attributions de tous les ministres réglées, chacun de nous se mit à l'oeuvre pour accomplir sa mission particulière dans la politique commune dont nous poursuivions le succès. Le duc de Broglie entra en négociation intime avec le cabinet de Londres pour résoudre enfin, par l'action concertée des deux puissances sur Anvers, la question belge que la résistance du roi de Hollande aux instances de l'Europe tenait encore en suspens. Le maréchal Soult et l'amiral de Rigny se hâtèrent d'organiser l'un l'armée, l'autre la flotte qui devaient être chargées de cette délicate opération. M. Thiers porta, sur les moyens de mettre fin aux troubles des départements de l'Ouest, tout l'effort de sa fertile et habile activité. Nous entreprîmes, M. Humann, M. Barthe, M. d'Argout et moi, la prompte préparation des divers projets de loi dont il avait été convenu que nous occuperions les Chambres dans leur prochaine session. Elle devait s'ouvrir le 19 novembre. Le discours d'ouverture du Roi était, pour la couronne et pour le cabinet, d'une grande importance; la politique de résistance et de liberté, d'indépendance et de paix, tentée dès le lendemain de la Révolution et énergiquement pratiquée par M. Casimir Périer, y devait être hautement adoptée au nom des diverses nuances d'opinion qui venaient de s'unir autour du trône pour former le Gouvernement. Je fus chargé d'en préparer la rédaction.

C'est une tâche qui m'est presque toujours échue dans les divers cabinets dont j'ai fait partie. Tâche difficile en elle-même, car peu de choses le sont davantage que de résumer, dans quelques phrases à la fois générales et précises, et significatives sans être compromettantes, la situation et la politique d'un gouvernement, à un moment donné et au milieu même de l'action. Ce qui est plus difficile encore, c'est de faire parler en même temps, parla bouche royale, le Roi et ses conseillers, de façon à satisfaire à la dignité comme à la vraie pensée des uns et des autres, en écartant les dissidences qui peuvent exister entre eux, pour ne laisser paraître que l'action harmonique du pouvoir qu'ils exercent ensemble. Malgré ces embarras, et précisément à cause de ces embarras, cette épreuve que le régime constitutionnel impose périodiquement au prince et à ses ministres est bonne et salutaire; elle leur rappelle, à jour fixe et solennel, leur situation mutuelle et la nécessité où ils sont de se montrer unis et de parler comme d'agir en commun. Il y a, dans cette manifestation publique du Gouvernement tout entier devant le pays, un hommage au rang qu'y tient la royauté et une garantie pour l'influence du pays auprès de la royauté. C'est beaucoup d'être obligé de paraître tel qu'il est à souhaiter qu'on soit en effet. La publicité inévitable détermine souvent la bonne conduite et prévient bien plus de fautes qu'elle n'en révèle.

Ni pour le roi Louis-Philippe, ni pour ses conseillers, cette obligation n'avait, en novembre 1832, rien d'embarrassant; ils étaient parfaitement d'accord et sur les maximes générales de la politique, et sur la conduite à suivre dans les questions particulières qu'ils avaient à résoudre. Ni de la part du Roi, ni de celle des ministres, aucune prétention exorbitante, aucune susceptibilité jalouse ne gênaient entre eux les rapports. Le cabinet se réunissait tantôt chez son président, le maréchal Soult, tantôt aux Tuileries autour du Roi, selon la nature et l'état des affaires dont il avait à s'occuper; et dans l'une comme dans l'autre de ces réunions, la liberté de la discussion était entière sans grand'peine, car elle n'avait point de profonds dissentiments à surmonter. La rédaction du discours de la couronne n'offrait donc, quant au fond même de la politique, point de difficulté grave; restait seulement l'obligation, toujours difficile, de se mettre d'accord, et entre ministres et avec le Roi, sur la mesure, les convenances et les nuances du langage qu'à propos des diverses questions à l'ordre du jour, le Roi devait tenir, au nom de la France devant l'Europe, au nom du gouvernement devant la France. Avant, d'arriver devant le cabinet tout entier, c'était entre le Roi et moi que cette difficulté se rencontrait, et ici ma tâche ne laissait pas d'être laborieuse. Non-seulement le roi Louis-Philippe prenait fort au sérieux ses devoirs de Roi et les affaires du pays; il avait de plus l'esprit singulièrement abondant, soudain, vif, mobile, et chaque idée, chaque impression exerçait sur lui, au moment où elle lui arrivait, un grand empire. Clairvoyant et judicieux dans le but qu'il se proposait d'atteindre en parlant, il ne pressentait pas toujours avec justesse l'effet de ses paroles sur le public auquel elles s'adressaient, et ne se préoccupait guère que de satisfaire sa propre et actuelle pensée à laquelle il attachait souvent plus d'importance qu'elle n'en avait réellement. Je lui remis mon projet de discours dans les premiers jours de novembre, et pendant quinze jours, nous eûmes, sur chaque paragraphe, presque sur chaque mot, des discussions sans cesse déroutées et renouvelées par quelque nouvelle intention ou quelque nouveau doute qui venait se jeter à la traverse des résolutions adoptées la veille. Je recevais chaque jour, et souvent plusieurs fois dans la journée, de petits billets du Roi qui me transmettaient les résultats de cet incessant travail de son esprit, et m'obligeaient à remanier incessamment le mien. Par respect monarchique, et aussi dans la conviction qu'en définitive le résultat en serait bon, j'acceptais de bonne grâce cette longue controverse, souvent assez insignifiante quoique assez vive. Mon espérance ne fut pas trompée; en relisant au bout de vingt-sept ans, et comme dans une ancienne histoire, ce discours d'ouverture de la session de 1832, je le trouve digne du gouvernement sensé d'un peuple libre; et si je ne m'abuse, tout juge impartial en recevrait encore aujourd'hui la même impression.

Quand nous en fûmes à peu près tombés d'accord, le Roi et moi, le cabinet, que j'avais tenu au courant de nos petits débats, adopta sur-le-champ mon projet de discours, avec de légères modifications.

Je tiens à dire qu'en y insérant, à propos de la politique de résistance, cette phrase en l'honneur de M. Casimir Périer: «C'est là le système que vous avez affermi par votre concours, et qu'a soutenu avec tant de constance le ministre habile et courageux dont nous déplorons la perte,» je ne rencontrai, de la part du Roi, aucune objection.

Les événements servirent bien le discours. Quand le jour de l'ouverture des Chambres arriva, le 19 novembre, la politique extérieure et intérieure du cabinet avait déjà réussi. L'entente et l'action commune de la France et de l'Angleterre pour mettre fin à la question belge étaient conclues; les flottes française et anglaise bloquaient ensemble les côtes de Hollande; l'armée française entrait en Belgique; les ducs d'Orléans et de Nemours venaient de partir pour aller prendre place dans ses rangs. Madame la duchesse de Berry avait été découverte à Nantes et aussitôt transférée à Blaye. Un incident, fort inattendu alors, vint ajouter à l'effet déjà grand de ces succès du pouvoir: au moment même où le Roi entrait dans la salle du Palais-Bourbon et commençait à prononcer son discours, l'assemblée apprit qu'un coup de pistolet venait d'être tiré sur lui, comme il passait sur le pont des Tuileries; l'émotion fut aussi vive et aussi générale que soudaine: émotion d'indignation encore plus que d'alarme; le public n'était pas encore blasé sur l'assassinat.

J'assistais, avec mes collègues, à la séance royale. Ce fut de ma part un effort; j'étais atteint, depuis trois semaines, d'une bronchite que la préparation du discours de la couronne et toutes les allées et venues, les conversations et les discussions auxquelles elle donnait lieu avaient fort aggravée. Je me mis au lit en rentrant de la séance, amèrement triste de me sentir hors d'état de prendre part aux débats qui allaient s'ouvrir.

CHAPITRE XVI

INSTRUCTION PRIMAIRE.

Je suis malade pendant six semaines.—Prise d'Anvers.—Arrestation de S. A. R. madame la duchesse de Berry.—De la politique du cabinet dans cette circonstance.—Je reprends les affaires.—Présentation à la Chambre des députés du projet de loi sur l'instruction primaire.—Ma vie domestique.—Des projets et des progrès en fait d'instruction primaire de 1789 à 1832.—Questions essentielles.—L'instruction primaire doit-elle être obligatoire?—Doit-elle être gratuite?—De la liberté dans l'instruction primaire.—Des objets et des limites de l'instruction primaire.—De l'éducation et du recrutement des instituteurs primaires.—De la surveillance des écoles primaires.—Concours nécessaire de l'État et de l'Église.—Que l'instruction primaire doit être essentiellement religieuse.—Mesures administratives pour assurer l'exécution et l'efficacité de la loi.—Mesures morales.—Promulgation de la loi du 28 juin 1833,—Ma circulaire à tous les instituteurs primaires.—Visite générale des écoles primaires.—Établissement des inspecteurs des écoles primaires.—Mes rapports avec les corporations religieuses vouées à l'instruction primaire.—Le frère Anaclet.—L'abbé J. M. de la Mennais.—L'abbé F. de la Mennais.—Mon rapport au Roi en avril 1834 sur l'exécution de la loi du 28 juin 1833.—De l'état actuel de l'instruction primaire.

Je fus malade et condamné à l'inaction pendant plus de six semaines. Mon mal fut assez grave pour qu'on doutât un moment de ma guérison. Le bruit courut que j'étais parti pour Nice et que le séjour dans le midi me serait longtemps nécessaire. Pendant que j'étais confiné dans mon lit, et que non-seulement toute action, mais toute conversation m'était interdite, les événements se développaient, les débats se succédaient. Les deux Chambres discutèrent et votèrent leurs adresses en réponse au discours du trône. L'action concertée de la France et de l'Angleterre pour consommer enfin la séparation de la Belgique et de la Hollande atteignit son but; Anvers fut pris. Quand, le 24 décembre au soir, le Roi en reçut les félicitations, j'étais encore hors d'état de sortir; ma femme alla seule porter les miennes aux Tuileries: «J'ai été hier au château, écrivait-elle le lendemain à sa soeur; le Roi et la reine faisaient plaisir à voir, si patriotes et si paternels, si heureux de la gloire de nos armes, si contents de voir leurs enfants à l'abri du danger, si simples en parlant de leur bonne conduite:—Mes fils ont fait leur devoir, m'a dit la reine; je suis charmée que l'on sache qu'on peut compter sur eux en toute occasion.» Quelques jours après, le cabinet eut à défendre, à la Chambre des députés, sa résolution de ne point traduire madame la duchesse de Berry devant les tribunaux: le débat fut grave; le duc de Broglie et M. Thiers en portèrent seuls le poids; j'étais étranger aux luttes comme aux fêtes.

Il ne m'est resté pourtant, de cette retraite forcée, point de mauvais souvenirs: j'étais entouré des soins les plus tendres; mes collègues dans le cabinet ne négligeaient rien pour atténuer mon déplaisir de ne pouvoir prendre ma part de leur fardeau et pour éloigner de moi toute préoccupation irritante. Le duc de Broglie, quoique le moins démonstratif des hommes, est plein de délicatesse et de scrupule dans ses affections. M. Thiers, avec qui je n'avais point de lien intime, voulut aussi que j'eusse confiance dans son fidèle intérêt; il écrivit à ma femme: «J'ai voulu plusieurs fois, Madame, aller voir M. Guizot; mais j'en ai été empêché par M. de Broglie qui me l'a défendu tout à fait. Il craint que la vue d'un collègue ne l'agite et ne le fasse trop parler. Je me suis donc abstenu, malgré le désir que j'aurais de voir un collègue que j'aime, et dont, plus que personne, je sens le besoin auprès de nous. Obligez-moi de lui exprimer la part que je prends à son état et les voeux que je forme pour son rétablissement prochain. On nous dit que nous jouirons bientôt de sa présence; je le désire ardemment, car nous avons de lui un besoin indispensable. Dites-moi, je vous prie, quand je pourrai le voir.» J'étais touché de ces manifestations amicales. Il n'est pas dans ma nature de m'irriter, même des maux auxquels je ne me résigne pas; je n'aggravais pas mon impuissance par mon agitation; mais je la subissais avec un profond chagrin; au fond de mon lit et dans mon silence, je passais mon temps à réfléchir sur les événements qui s'accomplissaient, sur les batailles qui se livraient sans moi; je discutais en moi-même ce que j'aurais fait ou dit, je sentais ce que j'aurais senti si j'y avais assisté. C'est le puissant attrait de la vie politique qu'elle emploie l'homme à des desseins infiniment plus grands que lui-même, et mêle un sentiment désintéressé aux joies et aux peines personnelles qu'il éprouve en les poursuivant. Je me soulageais dans ma tristesse et je l'oubliais presque en occupant ma pensée solitaire des intérêts publics pour lesquels je ne pouvais rien en ce moment.

La question de la conduite déjà tenue, ou encore à tenir envers madame la duchesse de Berry me préoccupait surtout fortement. En novembre 1831, pendant le ministère de M. Casimir Périer, j'avais pris part à la discussion de la loi du 10 avril 1832 qui avait interdit aux membres de la branche aînée de la maison de Bourbon, comme aux membres de la famille Bonaparte, le territoire de la France. Nous avions cru faire beaucoup, à cette époque, au nom de la politique comme de la convenance morale, en bornant la loi à cette prohibition, sans y insérer aucune sanction pénale. Et il y avait eu, dans cet acte, quelque mérite, car il avait fallu, de la part du gouvernement et de ses amis, un grand effort pour faire écarter de cette loi l'article 91 du Code pénal, c'est-à-dire les poursuites judiciaires et la peine de mort pour les princes des maisons qui avaient régné sur la France, si, en rentrant sur le sol français, ils y suscitaient la guerre civile. Placés, en novembre 1832, en face de l'occurrence ainsi prévue, nous nous aperçûmes à l'instant qu'on n'avait pas assez fait, en 1831, pour garantir la bonne politique: les poursuites judiciaires et l'article 91 du Code pénal n'étaient pas écrits, il est vrai, dans la loi du 10 avril 1832; mais la question de leur application restait ouverte; la loi ne la résolvait pas et ne donnait pas au gouvernement le droit de la résoudre lui-même. Nous nous hâtâmes de déclarer dans le Moniteur, par une ordonnance du Roi, «qu'un projet de loi serait présenté aux Chambres pour statuer relativement à madame la duchesse de Berry.» C'était, disait-on, le seul moyen de couper court à l'action des tribunaux déjà commencée par la Cour royale de Poitiers, et à l'application du Code pénal que la loi du 10 avril n'avait pas plus interdite que prescrite. Mais ce moyen était d'un difficile et périlleux emploi. C'est un principe constitutionnel qu'en pareille matière les Chambres n'agissent que d'avance et par des mesures générales, jamais après coup et en prononçant sur les personnes; les souvenirs des temps révolutionnaires et de leurs proscriptions législatives accroissaient beaucoup dans les esprits l'autorité de ce principe; il était aisé de prévoir que la Chambre des députés n'aurait nulle envie de statuer elle-même et directement sur madame la duchesse de Berry, et que l'opposition aurait beau jeu à exploiter ses scrupules ou, son humeur. Nous le sentîmes si bien que nous ne donnâmes, à l'ordonnance qui avait annoncé un projet de loi, aucune suite: au lieu de porter aux Chambres la question tout entière, le gouvernement prit le parti de la résoudre lui-même, d'interdire envers madame la duchesse de Berry toute poursuite judiciaire, toute application pénale, et de n'avoir ainsi à débattre, devant les Chambres, qu'un fait accompli et sa propre responsabilité en l'accomplissant. C'était, sans nul doute, dans l'embarras de sa situation, la conduite que lui prescrivaient, et la seule que lui permissent les convenances morales et la politique, l'équité et le bon sens. Mais l'embarras eût été bien moindre et probablement la résolution du cabinet bien plus complète si la loi du 10 avril 1832, en interdisant aux princes des familles royales déchues le sol de la France, avait expressément déclaré d'avance que, s'ils violaient cette interdiction, ils ne seraient, de leur personne, l'objet d'aucune poursuite judiciaire, et qu'ils resteraient à la disposition du gouvernement qui les renverrait du territoire ou les retiendrait prisonniers, selon qu'il le jugerait opportun et sous sa responsabilité. Contre cette législation exceptionnelle et toute politique, on réclamait l'égalité devant la loi: il y a des cas où l'égalité devant la loi est un mensonge qui choque également la justice et la politique, la morale et la raison. Ce sont des esprits bien superficiels ceux qui disent que, dans la monarchie, l'inviolabilité du monarque est une fiction; c'est au contraire la simple reconnaissance d'une vérité morale que l'instinct des hommes a pressentie, et qui est toujours ressortie plus éclatante des orages où elle avait momentanément succombé. Quand une personne a été le symbole permanent du pouvoir social suprême, rien ne peut faire qu'elle redevienne un simple sujet, et la fiction est du côté de ceux qui prétendent la faire rentrer dans le droit commun. On peut n'avoir pas de rois; on ne juge pas les rois; et l'histoire est là pour nous apprendre que la prétention de les juger n'a jamais produit que des iniquités funestes, car la conscience publique n'a jamais vu, dans les arrêts de cette prétendue justice, que les coups de la haine ou de la peur. Sans être inviolables comme le Roi lui-même, les membres des familles royales restent toujours, moralement et politiquement, très-difficiles et très-nuisibles à juger, surtout quand le trône qu'ils entouraient est tombé dans une tempête, et qu'ils ont l'air de poursuivre leur droit en essayant de le relever. Il y a, entre leur élévation comme princes et leur détresse comme déchus et accusés, un contraste qui inspire pour eux plus d'intérêt que leurs entreprises n'excitent de colère ou d'alarme; acquittés, ils deviennent presque des vainqueurs; condamnés, ils sont des victimes de leur cause et de leur courage. Gouvernement et Chambres, nous agissions en 1832 et en 1836 sous l'empire de cette juste appréciation morale quand, après l'arrestation de madame la duchesse de Berry à Nantes et celle du prince Louis-Napoléon à Strasbourg, nous prenions le parti de ne point les livrer aux tribunaux; mais la loi du 10 avril 1832, par son timide silence, rendit notre résolution plus difficile et plus incomplète. Quand on a raison, on a plus raison qu'on ne croit et qu'on n'ose. Il y a de la force comme de la dignité à proclamer hautement dans son principe et à accepter pleinement dans ses conséquences la politique qu'on se décide à pratiquer. Si nous avions trouvé la nôtre autorisée d'avance dans la loi, nous aurions probablement reconduit sur-le-champ madame la duchesse de Berry hors de France, et nous aurions ainsi épargné à la monarchie de 1830 de pesants embarras et de tristes spectacles sans lui faire courir un danger de plus.

C'était là, dès le premier moment, l'avis et le désir du roi Louis-Philippe; il avait vu avec déplaisir la loi du 10 avril 1832, ne la jugeant nécessaire ni pour la sûreté de la France, ni pour la sienne propre, et la trouvant fâcheuse dès qu'elle n'était pas indispensable; ses ministres ne l'avaient point proposée; malgré les atténuations qu'elle avait subies à travers les débats des deux Chambres, il avait tardé longtemps à la sanctionner, détestant sincèrement la moindre apparence et jusqu'aux simples mots de proscription et de confiscation. Quand le jour vint d'en faire l'application, le Roi eût souhaité qu'on se bornât à la stricte observation du texte légal; la loi interdisait à Charles X et à ses descendants le territoire de la France; elle était satisfaite si madame la duchesse de Berry était immédiatement reconduite hors de France: «Personne, au fond, ne veut la faire juger, me dit-il un jour; on ne sait pas quels embarras on encourt en la retenant; les princes sont aussi incommodes en prison qu'en liberté; on conspire pour les délivrer comme pour les suivre, et leur captivité entretient chez leurs partisans plus de passions que n'en soulèverait leur présence.» Mais dans l'état des esprits en 1832, après les conspirations et les insurrections de Paris et de la Vendée, aucun cabinet n'eût pu mettre sur-le-champ madame la duchesse de Berry en liberté à la frontière, et tout en laissant entrevoir sa pensée, le Roi ne nous le demanda point. La méfiance est le fléau des révolutions; elle hébète les peuples, même quand elle ne leur fait plus commettre des crimes. Pas plus que mes collègues, je ne jugeai possible, en 1833, de ne pas retenir madame la duchesse de Berry: des esprits grossiers ou légers ont pu croire que les incidents de sa captivité avaient tourné au profit de la monarchie de 1830; je suis convaincu qu'on aurait bien mieux servi cette monarchie en agissant avec une hardiesse généreuse, et que tous, pays, Chambres et cabinet, nous aurions fait acte de sage comme de grande politique en nous associant au désir impuissant, mais clairvoyant, du Roi.

Dans les premiers jours de janvier, je me sentis en état de rentrer dans la vie active, et je la repris en présentant à la Chambre des députés le projet de loi que, depuis la formation du cabinet, j'étais occupé de préparer sur l'instruction primaire. J'étais encore si faible que je ne pus lire moi-même à la tribune ni l'exposé des motifs, ni le projet même. M. Renouard, l'un de mes amis particuliers dans la Chambre, et sur qui je comptais avec raison pour me seconder dans cette discussion, s'en acquitta pour moi. J'abordais avec plaisir et confiance cette grande question tant de fois soulevée, jamais résolue, et à laquelle je me croyais en mesure d'apporter une solution vraiment efficace. Je ne savais pas quelles épreuves m'attendaient avant que je fusse appelé à débattre le projet de loi que je présentais.

Je n'ai nul penchant à entretenir le public de ma vie privée; plus les sentiments intimes sont profonds et doux, moins ils aiment à se montrer, car il leur est impossible de se montrer tels qu'ils sont. Les rois livrent aux regards des curieux les diamants de leur couronne; on n'étale pas les trésors dont ceux-là seuls qui les possèdent connaissent le prix. Mais quand arrive le jour fatal où ces trésors nous sont ravis, ce serait leur manquer de respect et de foi que de ne pas laisser voir ce qu'ils étaient pour nous et quel vide ils nous laissent. J'ai beaucoup aimé la vie politique; je m'y suis adonné avec ardeur; j'ai fait, sans compter, les sacrifices et les efforts qu'elle m'a demandés; mais elle a toujours été loin, bien loin de me suffire. Non que je me plaigne de ses épreuves: beaucoup d'hommes publics ont parlé avec amertume des mécomptes qu'ils avaient éprouvés, des revers qu'ils avaient subis, des rigueurs du sort et de l'ingratitude des hommes. Je n'ai rien de semblable à dire, car je n'ai pas connu de tels sentiments: quelque violemment que j'aie été atteint, je n'ai pas trouvé les hommes plus aveugles ou plus ingrats, ni ma destinée politique plus rude que je ne m'y attendais; elle avait eu ses grandes joies, elle a eu ses grandes tristesses; c'est la loi de l'humanité. C'est dans les plus heureux jours et au milieu des meilleurs succès de ma carrière que j'ai toujours trouvé la vie politique insuffisante; le monde politique est froid et sec; les affaires des sociétés humaines sont grandes et s'emparent puissamment de la pensée; mais elles ne remplissent point l'âme; elle a des ambitions autres, et plus variées, et plus exigeantes que celle des plus ambitieux politiques; elle veut un bonheur plus intime, et plus doux que tous les travaux et tous les triomphes de l'activité et de la grandeur sociale n'en peuvent donner. Ce que je sais aujourd'hui, au terme de ma course, je l'ai senti quand elle commençait et tant qu'elle a duré; même au milieu des grandes affaires, les affections tendres sont le fond de la vie, et la plus glorieuse n'a que des joies superficielles et incomplètes si elle est étrangère au bonheur de la famille et de l'intimité.

Je le possédais bien complet en 1832, quand je pris place dans le cabinet du 11 octobre. Je me permets, non sans quelque hésitation, mais sans scrupule, le douloureux plaisir d'en citer ici un témoignage qui en dit plus que je ne pourrais et n'en voudrais dire moi-même. Le 22 octobre, ma femme écrivait à sa soeur: «Je sais que les affaires sont difficiles, orageuses, périlleuses peut-être, et pourtant je jouis beaucoup d'y voir mon mari rentré. Avant notre mariage, il me demanda un jour si je ne serais jamais effrayée des vicissitudes de sa destinée; je vois encore ses yeux briller sur moi en m'entendant lui répondre qu'il pouvait être tranquille, que je jouirais passionnément de ses succès et n'aurais pas un soupir pour ses revers. Ce que je lui ai dit est toujours vrai; ce que je lui ai promis, je le tiendrai; je m'inquiète, je me désole des obstacles, des ennuis, des luttes, des dangers qu'il trouvera sur son chemin; mais, somme toute, j'ai bonne confiance et je suis contente, car il l'est. Ma vie d'ailleurs n'est pas brisée, comme pendant son ministère de l'intérieur; je le vois bien moins que je ne voudrais, mais enfin je le vois; ma chambre est près de son cabinet; il se porte bien, quoiqu'il travaille beaucoup; de plus son ministère lui est agréable; il se retrouve avec plaisir au milieu des compagnons et des travaux de sa jeunesse; l'instruction publique le repose de la politique générale. C'est un grand avantage. Et puis, ma chère amie, que Dieu me laisse à lui et lui à moi; je serai toujours, même au milieu de toutes les craintes et de toutes les épreuves, la plus heureuse des créatures.»

Moins de trois mois après cette lettre, le 11 janvier 1833, ma femme me donna un fils, son plus vif désir au milieu de son bonheur, et l'objet, à peine entrevu, de son jeune orgueil maternel. Elle semblait se rétablir parfaitement; onze jours après ses couches, elle se leva, pleine de confiance, et tous autour d'elle confiants comme elle. M. Royer-Collard vint me voir; elle voulut le voir, et causa gaiement avec lui. Il me dit en sortant: «Elle est très-bien; veillez-y pourtant; l'âme est plus forte que le corps; c'est une de ces natures héroïques qui ne se doutent pas du mal tant qu'elles n'en sont pas vaincues.» Trois jours après, la fièvre la reprit; elle se remit au lit; six semaines après, le 11 mars, je l'avais perdue.

Il en est du malheur intime comme du bonheur; on ne peut ni en parler, ni s'en taire absolument. Je me hâtai de reprendre mes travaux; je rentrai au conseil et aux Chambres dès que je le pus avec convenance et efficacité. Chaque jour, quand j'en avais fini avec mes affaires et mes devoirs, je restais seul avec mes enfants, ma mère, et souvent avec la duchesse de Broglie dont la sympathique amitié me fut, dans cette épreuve, très-douce et secourable. M. Royer-Collard venait aussi me voir quelquefois, et je prenais plaisir à sa conversation, sans lui parler de moi et sans qu'il m'en parlât. Vers la fin du mois de juillet suivant, pendant qu'il était dans sa terre de Châteauvieux, je lui écrivis, sans doute dans un accès d'amère tristesse et avec plus d'effusion que je n'avais jamais fait; il me répondit: «Votre lettre, mon cher ami, ne m'a pas seulement ému; elle m'a fait descendre avec vous dans cet abîme où vous êtes tombé. Je ne le croyais pas si profond; l'empire que vous avez sur vous, et qui semblait régler votre âme comme vos paroles, sans me tromper tout-à-fait, ne m'avait pas laissé pénétrer assez avant. Je comprends votre état, autant qu'il est possible, n'ayant pas vu d'assez près quel a été votre bonheur. Je trouve en moi de quoi compatir à vos sentiments et à votre douleur. J'ai la confiance que, loin de la tourner en désespoir, le temps, sans la guérir, sans la dénaturer, vous la rendra supportable. Vous avez devant vous une longue vie, l'éducation de vos enfants, une carrière à peine ouverte que vous êtes sûr d'honorer par des services rendus à la cause de l'humanité. Ce sont de puissantes distractions; vous les recevrez peu à peu, et vous les laisserez agir. Quoique mon état diffère beaucoup du vôtre, comme la fin du jour diffère du plein midi, il s'en rapproche en ce que je vis, comme vous et depuis bien plus longtemps, dans une parfaite solitude, assez préoccupé du passé, fort peu de l'avenir, ne comptant guère avec le présent, et repassant silencieusement ma vie écoulée dans laquelle je trouve bien des enseignements dont je ne profiterai pas.»

Cette lettre à la fois sympathique et fortifiante me fut bonne, et aujourd'hui encore, je ne la relis pas sans émotion. Elle est du 6 août 1833.

Ce fut pour moi, à cette douloureuse époque, une circonstance propice que le projet de loi sur l'instruction primaire se trouvât à l'ordre du jour, et m'imposât des efforts assidus. En entrant au ministère de l'instruction publique, j'avais cette oeuvre-là particulièrement à coeur. Parce que j'ai combattu les théories démocratiques et résisté aux passions populaires, on a dit souvent que je n'aimais pas le peuple, que je n'avais point de sympathie pour ses misères, ses instincts, ses besoins, ses désirs. Il y a, dans la vie publique comme dans la vie privée, des amours de plus d'une sorte; si ce qu'on appelle aimer le peuple, c'est partager toutes ses impressions, se préoccuper de ses goûts plus que de ses intérêts, être en toute occasion enclin et prêt à penser, à sentir et à agir comme lui, j'en conviens, ce n'est pas là ma disposition; j'aime le peuple avec un dévouement profond, mais libre et un peu inquiet; je veux le servir, mais pas plus m'asservir à lui que me servir de lui pour d'autres intérêts que les siens; je le respecte en l'aimant, et parce que je le respecte, je ne me permets ni de le tromper, ni de l'aider à se tromper lui-même. On lui donne la souveraineté; on lui promet le complet bonheur; on lui dit qu'il a droit à tous les pouvoirs de la société et à toutes les jouissances de la vie. Je n'ai jamais répété ces vulgaires flatteries; j'ai cru que le peuple avait droit et besoin de devenir capable et digne d'être libre, c'est-à-dire d'exercer, sur ses destinées privées et publiques, la part d'influence que les lois de Dieu accordent à l'homme dans la vie et, la société humaines. C'est pourquoi, tout en ressentant pour les détresses matérielles du peuple une profonde sympathie, j'ai été surtout touché et préoccupé de ses détresses morales, tenant pour certain que, plus il se guérirait de celles-ci, plus il lutterait efficacement contre celles-là, et que, pour améliorer la condition des hommes, c'est d'abord leur âme qu'il faut épurer, affermir et éclairer.

C'est à l'instinct de cette vérité qu'est due l'importance qu'on attache partout aujourd'hui à l'instruction populaire. D'autres instincts, moins purs et moins sains, se mêlent à celui-là, l'orgueil, une confiance présomptueuse dans le mérite et la puissance de l'intelligence seule, une ambition sans mesure, la passion d'une prétendue égalité. Mais en dépit de ce mélange dans les sentiments qui la recommandent, en dépit de ses difficultés intrinsèques et des inquiétudes qu'elle inspire encore, l'instruction populaire n'en est pas moins, de nos jours, fondée en droit comme en fait, une justice envers le peuple et une nécessité pour la société. Pendant sa mission en Allemagne, l'un des hommes qui ont le mieux étudié cette grande question, M. Eugène Rendu demandait à un savant et respectable prélat, le cardinal de Diepenbrock, prince-évêque de Breslau, «si, dans sa pensée, la diffusion de l'enseignement au sein des masses devait créer un péril pour la société.—Jamais, répondit le cardinal, si l'idée religieuse assigne à l'instruction son but et préside à sa marche. D'ailleurs il ne s'agit plus de discuter la question; elle est posée; sous peine de mort, la société doit la résoudre. Quand le wagon est sur les rails, que reste-t-il à faire? à le diriger.»

Il y avait en 1832 autre chose encore à faire, parmi nous, que de diriger le wagon; il fallait le mettre vraiment en mouvement, en mouvement effectif et durable. Quand on regarde de près à ce qui s'est passé de 1789 à 1832 en fait d'instruction primaire, on est frappé à la fois de la puissance de cette idée et de la vanité des essais tentés pour la réaliser. Elle préoccupe tous les hommes qui gouvernent ou aspirent à gouverner la France. Quand elle s'éclipse un moment, c'est devant d'autres préoccupations plus pressantes, et elle ne tarde pas à reparaître. Elle pénètre jusqu'au sein des partis et des pouvoirs qui semblent la redouter; de 1792 à 1795, la Convention nationale rend sept décrets pour déclarer qu'il y aura partout des écoles primaires et pour prescrire ce qu'elles seront; paroles stériles, et pourtant sincères. L'Empire parle et s'occupe peu de l'instruction primaire; c'est l'instruction secondaire qui est l'objet favori de sa sollicitude et de ses habiles soins. Pourtant un homme se rencontre dans les conseils de l'Empire où il ne tient qu'un rang modeste, mais d'un esprit et d'un renom assez élevés pour attirer l'attention publique sur ses travaux et ses idées, quel qu'en soit l'objet; M. Cuvier voyage en Hollande, en Allemagne, en Italie, et rend compte, à son retour, des établissements d'instruction publique qu'il a visités, notamment des écoles primaires hollandaises dont la bonne et efficace organisation l'a frappé; un vif intérêt se réveille pour ces institutions; on y pense, on en parle, on compare, on regrette. L'Empire tombe; la Restauration arrive; les grandes luttes politiques recommencent; mais au milieu de leur bruit, le gouvernement de l'instruction publique est dans les mains d'hommes qui veulent sérieusement le bien du peuple sans lui faire la cour; M. Royer-Collard y préside; M. Cuvier y exerce une grande influence; ils s'appliquent à multiplier, à améliorer, à surveiller efficacement les écoles primaires; sur leur provocation, le Roi rend des ordonnances qui réclament et règlent le concours des autorités et des sympathies locales; le Conseil de l'instruction publique entretient une correspondance assidue pour en assurer l'exécution. De nouvelles méthodes s'annoncent en Europe avec quelque fracas, l'enseignement mutuel, l'enseignement simultané, le docteur Bell, M. Lancaster; elles inspirent aux uns de l'enthousiasme, aux autres de l'inquiétude; sans prendre parti, sans rien épouser comme sans rien proscrire, le Conseil de l'instruction publique accueille, encourage, surveille. Le pouvoir politique change de mains; il passe dans celles d'un parti qui se méfie de cet élan libéral; mais en même temps qu'ils ménagent les méfiances et font de funestes concessions aux exigences de leurs adhérents, les chefs intelligents de ce parti ne veulent pas qu'on les tienne pour ennemis de l'instruction populaire; ils sentent qu'il y a là une force qui ne se laissera pas étouffer, et ils essayent de la diriger à leur profit en lui donnant satisfaction. De 1821 à 1826, huit ordonnances du Roi, contre-signées par M. Corbière, ministre de l'intérieur, autorisent, dans quatorze départements, des congrégations religieuses sincèrement vouées à l'instruction primaire, et qui instituent un certain nombre de nouvelles écoles; les Frères de l'instruction chrétienne fondés en Bretagne par l'abbé J.-M. de la Mennais, les Frères de la doctrine chrétienne de Strasbourg, de Nancy, de Valence, les Frères de Saint-Joseph dans le département de la Somme, les Frères de l'instruction chrétienne du Saint-Esprit dans cinq départements de l'Ouest, datent de cette époque et l'honorent. En 1827, une nouvelle secousse politique reporte vers d'autre rangs le gouvernement de la France; le ministère Martignac remplace le ministère Villèle; un des premiers soins du nouveau ministre de l'instruction publique, M. de Vatimesnil, est non-seulement de donner aux écoles primaires de nouveaux encouragements, mais de rappeler dans leur administration l'esprit libéral des ordonnances provoquées en 1816 et 1820 par M. Cuvier. La crise fatale de la Restauration approche; son mauvais génie prévaut dans sa politique générale; appelé en novembre 1829, comme ministre de l'instruction publique, dans le cabinet du prince de Polignac, M. Guernon de Ranville y propose cependant, pour l'extension des écoles primaires et le meilleur sort des instituteurs, des mesures excellentes; il rencontre des doutes, des objections, une résistance timide, mais répétée; il persiste, et sur sa demande le roi Charles X signe une ordonnance remarquable non-seulement par ses prescriptions pratiques, mais par les idées et les sentiments dont l'expression officielle les accompagne. On ne peut pas dire que, de 1814 à 1830, l'instruction primaire ne se soit pas ressentie des atteintes de la politique; mais elle n'a point péri dans ce dangereux contact; soit équité, soit prudence, les pouvoirs même qui s'inquiétaient de ses prétentions ont cru devoir la traiter avec bienveillance et seconder ses progrès.

Le gouvernement de 1830 lui devait être et lui fut, dès son origine, hautement favorable. M. Barthe, sous le ministère de M. Laffitte, et M. de Montalivet, sous celui de M. Casimir Périer, s'empressèrent de présenter, l'un à la Chambre des pairs, l'autre à la Chambre des députés, des projets de loi destinés à multiplier rapidement les écoles primaires, à leur donner des garanties d'avenir, et à introduire dans ce premier degré de l'enseignement, la liberté promise par la Charte. Il y avait rivalité entre le gouvernement et les Chambres pour entreprendre cette oeuvre; au même moment où ces projets de loi étaient présentés, deux propositions spontanées naissaient dans la Chambre des députés, conçues dans des principes un peu différents, mais inspirées par le même esprit et tendant au même dessein. M. Daunou fit, sur l'un des projets de loi, un rapport remarquable par un sentiment profondément libéral, un langage habilement modéré et une antipathie visible, quoique discrètement contenue, pour l'Université impériale. Mais aucun de ces projets n'alla jusqu'à une discussion publique: le mouvement était imprimé, les obstacles écartés, le public impatient de voir enfin l'instruction primaire fondée; quand le cabinet du 11 octobre 1832 se forma, l'oeuvre était de toutes parts réclamée et solennellement promise, mais à peine commencée.

J'avais autour de moi, dans le Conseil royal de l'instruction publique, toutes les lumières et tout l'appui que je pouvais souhaiter pour l'accomplir. Investis dans les lettres, dans les sciences, dans le monde, de cette autorité librement acceptée que donnent le talent supérieur et la longue expérience, les membres de ce conseil étaient de plus mes confrères et mes amis. Nous vivions dans une grande et naturelle intimité. Quelle que fût la diversité de nos études et de nos travaux, nous avions tous, quant à l'instruction populaire, les mêmes idées et les mêmes désirs. M. Villemain et M. Cousin, M. Poisson et M. Thénard, M. Guéneau de Mussy et M. Rendu portaient, au projet de loi que nous préparions ensemble, presque autant d'intérêt que moi. M. Cousin, pendant son voyage en Allemagne en 1831 et dans le beau rapport publié à son retour, en avait posé et étudié avec soin toutes les questions. Je doute qu'elles aient jamais été plus sérieusement débattues qu'elles ne le furent dans notre conseil intérieur, avant la présentation du projet de loi.

La première, et celle qui, non pas pour moi, mais pour de bons esprits, demeure encore indécise, fut la question de savoir s'il fallait faire, de l'instruction primaire pour tous les enfants, une obligation absolue, imposée par la loi à tous les parents, et sanctionnée par certaines peines en cas de négligence, ainsi que cela se pratique en Prusse et dans la plupart des États de l'Allemagne. Je n'ai rien à dire des pays où cette règle est depuis longtemps établie et acceptée par le sentiment national; elle y a certainement produit de bons résultats; mais je remarque qu'elle n'existe guère que chez des peuples jusqu'ici peu exigeants en fait de liberté, et qu'elle a pris naissance chez ceux où, par suite de la Réforme du XVIe siècle, le pouvoir civil est, dans les matières religieuses ou qui touchent de près aux intérêts religieux, le pouvoir suprême. La fière susceptibilité des peuples libres et la forte indépendance mutuelle du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel s'accommoderaient mal de cette action coercitive de l'État dans l'intérieur de la famille; et là où les traditions ne la sanctionnent pas, les lois échoueraient à l'introduire, car ou bien elles n'iraient pas au delà d'un commandement vain, ou bien elles auraient recours, pour se faire obéir, à des prescriptions et à des recherches inquisitoriales odieuses à tenter et presque impossibles à exécuter, surtout dans un grand pays. La Convention nationale le tenta; c'est-à-dire le décréta en 1793, et parmi toutes ses tyrannies, celle-là du moins demeura sans effet. L'instruction populaire est de nos jours en Angleterre, de la part des pouvoirs nationaux et municipaux comme des simples citoyens, l'objet d'un zélé et persévérant effort; personne pourtant ne propose de la commander aux parents absolument et par la loi. Elle prospère aux États-Unis d'Amérique; les gouvernements locaux et les associations particulières font de grands sacrifices pour multiplier et perfectionner les écoles; on ne songe pas à pénétrer dans l'intérieur des familles pour y recruter forcément des écoliers. C'est le caractère et l'honneur des peuples libres d'être à la fois confiants et patients, de compter sur l'empire de la raison éclairée, de l'intérêt bien entendu, et de savoir en attendre les effets. Je fais peu de cas des règles qui portent l'empreinte du couvent ou de la caserne; j'écartai décidément la contrainte de mon projet de loi sur l'instruction primaire, et nul de mes collaborateurs n'insista pour l'y introduire, pas même ceux qui en ressentaient quelque regret.

Après la question de l'instruction primaire obligatoire venait celle de l'instruction primaire libre. Sur celle-ci, il ne pouvait y avoir de doute; la Charte avait promis la liberté de l'enseignement, et ce n'était pas en fait d'instruction primaire que cette promesse pouvait donner lieu à des interprétations diverses et à de longues contestations. Personne ne songeait à vouloir que l'instruction primaire fût complétement livrée à l'industrie particulière évidemment incapable d'y suffire et peu tentée de l'entreprendre. L'oeuvre est immense et sans brillantes perspectives; l'action de l'État y est indispensable. La libre concurrence entre l'État et les particuliers, les écoles privées ouvertes à côté des écoles publiques et aux mêmes conditions, c'était là tout ce que demandaient les libéraux les plus exigeants, et ce que ne contestaient pas les plus prudents amis du pouvoir.

Une troisième question élevait plus de débats: dans les écoles publiques, l'instruction primaire serait-elle absolument gratuite et réellement donnée par l'État à tous les enfants du pays? C'était le rêve de généreux esprits. Dans la Constitution de 1791, l'Assemblée constituante avait décrété «qu'il serait créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes.» La Convention nationale, en maintenant ce principe, avait fixé à 1,200 livres le minimum du traitement des instituteurs. L'expérience avait démontré la vanité de ces promesses aussi peu fondées en droit qu'impossibles à réaliser. L'État doit offrir l'instruction primaire à toutes les familles et la donner à celles qui ne peuvent pas la payer; et en cela il fait plus pour la vie morale des peuples qu'il ne peut faire pour leur condition matérielle. C'est là sur ce point le vrai principe, et ce fut celui qu'adopta mon projet de loi.

Ces questions générales et en quelque sorte préliminaires ainsi résolues, restaient les questions spéciales dont la solution devait devenir le texte et le commandement de la loi. Quels doivent être les objets et les limites de l'instruction primaire? Comment se formeront et se recruteront les instituteurs publics? Quelles autorités seront chargées de la surveillance des écoles primaires? Quels seront les moyens et les garanties pour l'exécution efficace de la loi?

Parmi les sentiments qui peuvent animer un peuple, il en est un dont il faudrait déplorer l'absence s'il n'existait pas, mais qu'il faut se garder de flatter ou d'exciter là où il existe, c'est l'ambition. J'honore les générations ambitieuses; il y a beaucoup à en attendre, pourvu qu'elles ne puissent pas tenter aisément tout ce qu'elles désirent. Et comme de toutes les ambitions, la plus ardente de nos jours, sinon la plus apparente, surtout dans les classes populaires, c'est l'ambition de l'esprit, dont elles espèrent à la fois des plaisirs d'amour-propre et des moyens de fortune, c'est surtout de celle-là qu'il faut, tout en la traitant avec bienveillance, surveiller et diriger avec soin le développement. Je ne connais rien de plus nuisible aujourd'hui pour la société, et pour le peuple lui-même, que le mauvais petit savoir populaire, et les idées vagues, incohérentes et fausses, actives pourtant et puissantes, dont il remplit les têtes.

Pour lutter contre ce péril, je distinguai dans le projet de loi deux degrés d'instruction primaire: l'une élémentaire et partout nécessaire, dans les campagnes les plus retirées et pour les plus humbles conditions sociales; l'autre supérieure et destinée aux populations laborieuses qui, dans les villes, ont à traiter avec les besoins et les goûts d'une civilisation plus compliquée, plus riche et plus exigeante. Je renfermai strictement l'instruction élémentaire dans les connaissances les plus simples et d'un usage vraiment universel. Je donnai à l'instruction primaire supérieure plus de variété et d'étendue; et tout en en déterminant d'avance les principaux objets, le projet de loi ajoutait «qu'elle pourrait, selon les besoins et les ressources des localités, recevoir les développements qui seraient jugés convenables.» J'assurais ainsi les progrès les plus étendus de l'instruction primaire là où ils seraient naturels et utiles, sans les porter là où leur inutilité est peut-être leur moindre défaut. La Chambre des députés demanda que la perspective d'une extension variable et indéfinie fût ouverte à l'instruction primaire élémentaire, aussi bien qu'à l'instruction primaire supérieure. Je ne crus pas devoir lutter obstinément contre cet amendement qui rencontra une approbation presque générale; mais il indiquait peu d'intelligence du but que se proposait le projet de loi en distinguant les deux degrés d'instruction primaire. Précisément parce qu'elle est partout nécessaire, l'instruction primaire élémentaire doit être fort simple, et partout à peu près la même. C'était faire assez pour la variété des situations et pour l'esprit d'ambition dans l'éducation populaire que de leur ouvrir les écoles primaires supérieures. La tendance à étendre, par fantaisie d'esprit plutôt que par besoin réel, l'instruction primaire universelle ne mérite pas d'encouragement légal; les lois ont pour objet de pourvoir à ce qui est nécessaire, non d'aller au-devant de ce qui peut devenir possible, et leur mission est de régler les forces sociales, non de les exciter indistinctement.

L'éducation des instituteurs eux-mêmes est évidemment l'un des plus importants objets d'une loi sur l'instruction populaire. J'adoptai sans hésiter, pour y pourvoir, le système des écoles normales primaires dont les premiers essais avaient commencé en France en 1810, et qui comptait déjà en 1833 quarante-sept établissements de ce genre créés par le libre bon vouloir des départements ou des villes et les encouragements du gouvernement. J'en fis une institution générale et obligatoire. Dans l'état actuel et avec le caractère essentiellement laïque de notre société, c'est là le seul moyen d'avoir toujours, pour l'instruction primaire, un nombre suffisant de maîtres, et d'avoir des maîtres formés pour leur mission. C'est de plus une carrière intellectuelle ouverte à ces classes de la population qui n'ont guère devant elles, à leur entrée dans la vie, que des professions de travail matériel; c'est enfin une influence morale placée au milieu de ce peuple sur qui le pouvoir n'agit plus guère aujourd'hui que par les percepteurs, les commissaires de police et les gendarmes. A coup sûr, l'éducation des instituteurs dans les écoles normales où ils se forment, et leur influence, quand ils sont formés, peuvent être mauvaises; il n'y a point de bonne institution qui, mal dirigée, ne puisse tourner à mal, et qui, même bien dirigée, n'ait ses inconvénients et ses périls; mais ce n'est là que la condition générale de toutes les oeuvres humaines, et on n'en accomplirait aucune si l'on ne se résignait et à leur imperfection, et à la nécessité de veiller toujours pour empêcher que l'ivraie ne s'empare du champ et n'y étouffe le bon grain.

En faisant des écoles normales primaires une institution publique et légale, j'étais loin de vouloir détruire ou seulement affaiblir les autres pépinières d'instituteurs que forment les associations religieuses vouées à l'éducation populaire; je souhaitais, au contraire, que celles-là aussi se développassent largement, et qu'une salutaire concurrence s'établît entre elles et les écoles normales laïques. J'aurais même désiré faire un pas de plus et donner, aux associations religieuses vouées à l'instruction primaire, une marque publique de confiance et de respect. Dans la plupart des ordonnances royales rendues de 1821 à 1826 pour autoriser des associations de ce genre, notamment pour la congrégation de l'instruction chrétienne fondée par l'abbé de la Mennais dans les départements de Bretagne, pour la congrégation de même nom à Valence, pour les Frères de Saint-Joseph dans le département de la Somme, il était prescrit que «le brevet de capacité exigé de tout instituteur primaire serait délivré à chaque frère de ces diverses congrégations sur le vu de la lettre particulière d'obédience qui lui aurait été remise par le supérieur général de celle à laquelle il appartenait.» Il n'y avait, selon moi, dans cette dispense d'un nouvel examen accordée aux membres des associations religieuses que l'État avait formellement reconnues et autorisées pour l'éducation populaire, rien que de parfaitement juste et convenable, et je l'aurais volontiers écrite dans mon projet de loi; mais elle eût été certainement repoussée par le public de ce temps et par les Chambres; le débat qui s'y éleva, quand nous en vînmes à examiner quelles autorités devaient être chargées de la surveillance des écoles primaires, révéla clairement l'esprit qui y prévalait.

L'État et l'Église sont, en fait d'instruction populaire, les seules puissances efficaces. Ceci n'est pas une conjecture fondée sur des considérations morales; c'est un fait historiquement démontré. Les seuls pays et les seuls temps où l'instruction populaire ait vraiment prospéré ont été ceux où soit l'Église, soit l'État, soit mieux encore l'un et l'autre ensemble s'en sont fait une affaire et un devoir. La Hollande, l'Allemagne, catholique ou protestante, et les États-Unis d'Amérique sont là pour l'attester: il faut, à une telle oeuvre, l'ascendant d'une autorité générale et permanente, comme celle de l'État et de ses lois, ou d'une autorité morale partout présente et permanente aussi, comme celle de l'Église et de sa milice.

En même temps que l'action de l'État et de l'Église est indispensable pour que l'instruction populaire se répande et s'établisse solidement, il faut aussi, pour que cette instruction soit vraiment bonne et socialement utile, qu'elle soit profondément religieuse. Et je n'entends pas seulement par là que l'enseignement religieux y doit tenir sa place et que les pratiques de la religion y doivent être observées; un peuple n'est pas élevé religieusement à de si petites et si mécaniques conditions; il faut que l'éducation populaire soit donnée et reçue au sein d'une atmosphère religieuse, que les impressions et les habitudes religieuses y pénètrent de toutes parts. La religion n'est pas une étude ou un exercice auquel on assigne son lieu et son heure; c'est une foi, une loi qui doit se faire sentir constamment et partout, et qui n'exerce qu'à ce prix, sur l'âme et la vie, toute sa salutaire action. C'est dire que, dans les écoles primaires, l'influence religieuse doit être habituellement présente; si le prêtre se méfie ou s'isole de l'instituteur, si l'instituteur se regarde comme le rival indépendant, non comme l'auxiliaire fidèle du prêtre, la valeur morale de l'école est perdue, et elle est près de devenir un danger.

Quand je proposai mon projet de loi, et avant même que l'expérience eût porté dans mon esprit sa grande lumière, j'étais déjà profondément convaincu de ces vérités, et elles avaient présidé à mon travail, quoique, par instinct des préjugés publics, je ne les eusse présentées et appliquées qu'avec ménagement. C'était sur l'action prépondérante et unie de l'État et de l'Église que je comptais pour fonder l'instruction primaire. Or le fait dominant que je rencontrai, dans la Chambre des députés comme dans le pays, fut précisément un sentiment de méfiance et presque d'hostilité contre l'Église et contre l'État; ce qu'on redoutait surtout dans les écoles, c'était l'influence des prêtres et du pouvoir central; ce qu'on avait à coeur de protéger d'avance et par la loi, c'était l'action des autorités municipales et l'indépendance des instituteurs envers le clergé. L'opposition soutenait ouvertement ce système, et le parti conservateur, trop souvent dominé, au fond du coeur et presque à son insu, par les idées mêmes qu'il redoute, ne le repoussait que mollement. J'avais proposé que le curé ou le pasteur fût de droit membre du comité chargé, dans chaque commune, de surveiller l'école, et qu'il appartînt au ministre de l'instruction publique d'instituer définitivement les instituteurs. À la Chambre des députés, ces deux dispositions furent rejetées dans un premier débat, et il fallut le vote de la Chambre des pairs et mon insistance lors d'un second débat pour les faire rétablir dans la loi. On semblait s'inquiéter du mauvais esprit qui pouvait envahir les instituteurs; on parlait beaucoup de la nécessité qu'ils fussent efficacement dirigés; et on s'appliquait à énerver dans leurs écoles, on voulait à peine y laisser entrer l'Église et l'État, c'est-à-dire les seules autorités capables d'étouffer les mauvais germes que le siècle y semait à pleines mains.

Malgré ces luttes et ces faiblesses, je n'eus, à vrai dire, dans cette circonstance, nul droit de me plaindre ni du public, ni des Chambres; la loi sur l'instruction primaire fut accueillie, discutée et votée avec faveur, et sans altération capitale. Restait la grande épreuve devant laquelle toutes les lois sur cette matière avaient jusque-là succombé; quelle en serait l'exécution?

Elle exigeait des mesures de deux sortes: des mesures administratives et des mesures morales. Il fallait que les prescriptions de la loi pour la création, l'entretien, la surveillance des écoles et le sort des instituteurs, devinssent des faits réels et durables. Il fallait que les instituteurs eux-mêmes fussent appelés à l'intelligence et animés de l'esprit de cette loi dont ils devaient être les derniers et véritables exécuteurs.

Quant aux mesures administratives, la loi avait pourvu d'avance aux plus essentielles: loin de se borner à prescrire, dans toutes les communes du royaume, l'établissement des écoles primaires, élémentaires ou supérieures, elle avait décrété qu'un logement convenable et un traitement fixe seraient partout fournis aux instituteurs, et qu'en cas d'insuffisance des revenus ordinaires des communes, il y serait pourvu au moyen de deux impositions spéciales obligatoires, votées, l'une par les conseils municipaux, l'autre par les conseils généraux de département, et qui, à défaut de ces votes, seraient établies par ordonnance royale. Si ces impositions locales étaient elles-mêmes insuffisantes, le ministre de l'instruction publique devrait combler le déficit par une subvention prélevée sur le crédit porté annuellement pour l'instruction primaire au budget de l'État. L'existence permanente des écoles et les moyens de satisfaire à leurs besoins matériels étaient ainsi assurés, indépendamment même de l'intelligence ou du zèle des populations appelées à en recueillir le bienfait, et le pouvoir central ne restait jamais désarmé devant leur mauvais vouloir ou leur apathie.

Une assez grave difficulté se rencontrait pour l'exécution efficace et régulière de ces dispositions: elles exigeaient le concours de l'administration générale de l'État, représentée dans les localités par les préfets et leurs subordonnés, et de l'administration spéciale de l'instruction publique, représentée par les recteurs et les fonctionnaires de l'Université. Personne n'ignore combien il est malaisé de faire ainsi marcher ensemble et vers un but commun deux séries d'agents publics chargés de fonctions diverses et placés sous les ordres de chefs différents. Après m'en être entendu avec M. Thiers, alors ministre de l'intérieur, j'adressai aux préfets et aux recteurs des instructions détaillées qui indiquaient aux deux administrations leurs attributions spéciales dans l'exécution de la loi nouvelle et les conditions de leur harmonie. Je fis un pas de plus: sur ma demande, il fut décidé, en conseil du cabinet, que l'instruction primaire serait annuellement, dans chaque département, l'objet d'un budget particulier qui prendrait place dans le budget général du département, et qui, annuellement aussi, en serait détaché pour être transmis au ministre de l'instruction publique et soumis à son examen, comme le budget général de chaque département est soumis à l'examen du ministre de l'intérieur. J'atteignais ainsi un double but: d'une part je plaçais, dans toutes les localités, l'instruction primaire, ses besoins, ses ressources et ses dépenses, à part et en relief, ce qui en faisait une véritable institution locale et permanente, investie de droits et objet de soins particuliers; d'autre part, tout en assurant à l'instruction primaire le concours de l'administration générale, je la rattachais fortement aux attributions du ministère de l'instruction publique, comme le premier degré de ce grand ensemble d'études et d'écoles que le génie de l'empereur Napoléon avait voulu fonder sous le nom d'Université de France, et dont j'avais à coeur de maintenir la grandeur et l'harmonie, en l'adaptant à un régime de liberté et aux principes généraux du gouvernement de l'État.

Je n'aurais pu réussir dans ce dessein un peu compliqué si je n'avais trouvé dans M. Thiers cette largeur d'esprit et ce goût du bien public qui font taire les ombrageuses rivalités d'attributions et les mesquines jalousies personnelles; il se prêta de bonne grâce aux petites altérations que je demandais dans les habitudes du ministère de l'intérieur, et rendit facile cette action commune de nos deux départements dont la loi sur l'instruction primaire avait besoin pour son prompt et complet succès.

Huit jours après la formation du cabinet, dès que j'avais commencé à m'occuper de cette loi, et pour la préparer dans l'esprit de ses agents futurs en même temps que dans le conseil du Roi, j'avais fait créer, sous le titre de Manuel général de l'instruction primaire, un recueil périodique destiné à faire promptement arriver, sous les yeux des instituteurs, des administrateurs et des inspecteurs des écoles, les faits, les documents et les idées qui pouvaient les intéresser ou les éclairer[1]. La loi une fois rendue, je fis composer et publier cinq manuels élémentaires propres à diriger les instituteurs dans le modeste enseignement dont elle déterminait les objets et les limites. J'avais hâte de pourvoir aux besoins intellectuels de ces écoles et de ces maîtres dont les besoins matériels étaient, sinon pleinement satisfaits, du moins mis à l'abri du dénûment et de l'oubli.

[Note 1: Pièces historiques, n° I.]

Les meilleures lois, les meilleures instructions, les meilleurs livres sont peu de chose tant que les hommes chargés de les mettre en oeuvre n'ont pas l'esprit plein et le coeur touché de leur mission, et n'y apportent pas eux-mêmes une certaine mesure de passion et de foi. Je n'ai nul dédain du travail législatif et du mécanisme administratif; pour être insuffisants, ils n'en sont pas moins nécessaires; ce sont les plans et les échafaudages de l'édifice; mais les ouvriers, des ouvriers intelligents et dévoués y importent bien plus encore, et ce sont surtout les hommes qu'il faut former et animer au service des idées quand on veut qu'elles deviennent des faits réels et vivants. Je tentai de pénétrer jusqu'à l'âme des instituteurs populaires, et d'y susciter quelques notions claires et un respect affectueux pour la tâche à laquelle ils étaient appelés. Trois semaines après que la loi sur l'instruction primaire eut été publiée, je l'envoyai directement à 39,300 maîtres d'école, en l'accompagnant d'une lettre où je m'appliquais non-seulement à leur en faire bien comprendre l'intention et les dispositions, mais encore à élever leurs sentiments au niveau moral de leur humble situation sociale, sans leur donner le prétexte ni la tentation d'en sortir[2]. Je leur demandai de m'accuser personnellement réception de cette lettre, désirant avoir quelque indice de l'impression qu'ils en avaient reçue. 13,850 réponses me parvinrent, et beaucoup me donnèrent lieu de penser que je n'avais pas toujours frappé en vain à la porte de ces modestes demeures où des milliers d'enfants obscurs devaient venir recevoir d'un homme ignoré les premières, et pour la plupart d'entre eux les seules leçons de la vie. Cette expérience et d'autres encore m'ont appris que, lorsqu'on veut agir un peu puissamment sur les hommes, il ne faut pas craindre de leur montrer un but et de leur parler un langage au-dessus de leur situation et de leurs habitudes, ni se décourager si beaucoup d'entre eux ne répondent pas à ces provocations inaccoutumées; elles atteignent bien plus d'âmes qu'on ne pense, et il faut savoir croire à la vertu des germes, même quand on ne voit pas les fruits.

[Note 2: Pièces historiques, n° II.]

Quand l'idée me vint de cette circulaire aux instituteurs, j'en parlai à M. de Rémusat et je le priai d'en essayer, pour moi, la rédaction. C'est de lui, en effet, que je la reçus à peu près telle qu'elle fut envoyée à sa destination et bientôt publiée. Je prends plaisir à le rappeler aujourd'hui: les amitiés rares, même quand elles ont paru en souffrir, survivent aux incertitudes de l'esprit et aux troubles de la vie.

Un autre moyen, inattendu et d'une assez difficile exécution, me parut nécessaire et efficace pour entrer en rapport avec les instituteurs dispersés sur toute la face de la France, pour les connaître réellement et agir sur eux autrement que par des paroles vagues et au hasard. Un mois après la promulgation de la loi nouvelle, j'ordonnai une inspection générale de toutes les écoles primaires du royaume, publiques ou privées. Je ne voulais pas seulement constater les faits extérieurs et matériels qui sont communément l'objet des recherches statistiques en fait d'instruction primaire, tels que le nombre des écoles, celui des élèves, leur classification, leur âge, les dépenses de ce service; je donnai surtout pour mission aux inspecteurs d'étudier le régime intérieur des écoles, l'aptitude, le zèle, la conduite des instituteurs, leurs relations avec les élèves, les familles, les autorités locales, civiles et religieuses, l'état moral en un mot de l'instruction primaire et ses résultats. Les faits de ce genre ne peuvent être recueillis de loin, par voie de correspondance et de tableaux; des visites spéciales, des conversations personnelles, la vue immédiate des choses et des hommes sont indispensables pour les observer et les apprécier. Quatre cent quatre-vingt-dix personnes, la plupart fonctionnaires de tout ordre dans l'Université, se livrèrent pendant quatre mois à ce rude travail. Trente-trois mille quatre-cent-cinquante-six écoles furent effectivement visitées et moralement décrites dans les rapports qui me furent adressés par les inspecteurs. L'un d'entre eux, dont j'avais depuis longtemps éprouvé la rare capacité et l'infatigable zèle, M. Lorain, aujourd'hui recteur honoraire, tira de tous ces rapports un Tableau de l'instruction primaire en France, en 1833, encore plus remarquable par les vues morales et pratiques qui y sont développées que par le nombre et la variété des faits qu'il contient. Cette laborieuse mesure n'eut pas seulement pour effet de me donner une connaissance plus complète et plus précise de l'état et des besoins de l'instruction primaire; elle fut, pour le public, jusque dans les coins les plus reculés du pays, un témoignage vivant de l'active sollicitude du gouvernement pour l'éducation populaire, et elle remua fortement les instituteurs eux-mêmes en leur donnant le sentiment de l'intérêt qu'on leur portait et de la vigilance avec laquelle on les observait.

Deux ans plus tard, sur ma proposition, une ordonnance du Roi transforma cette visite accidentelle et unique des écoles primaires en une institution permanente. Dans chaque département, un inspecteur fut chargé de visiter régulièrement ces écoles et d'en faire bien connaître au ministre, aux recteurs, aux préfets, aux conseils généraux et municipaux, l'état et les besoins[3]. Depuis cette époque, et à travers des débats répétés soit dans les Chambres, soit dans les conseils locaux et électifs, l'utilité de cette institution est devenue si évidente que, sur la demande de la plupart de ces conseils, un inspecteur a été établi dans chaque arrondissement, et que l'inspection périodique des écoles primaires a pris place dans l'administration de l'instruction publique comme l'une des plus efficaces garanties de leurs mérites et de leurs progrès.

[Note 3: Pièces historiques, n° III.]

C'est quelquefois l'erreur du pouvoir, quand il entreprend une oeuvre importante, de vouloir l'accomplir seul, et de se méfier de la liberté, comme d'une rivale, ou même une ennemie. J'étais loin de ressentir cette méfiance; j'avais au contraire la conviction que le concours du zèle libre, surtout du zèle religieux, était indispensable et pour la propagation efficace de l'instruction populaire, et pour sa bonne direction. Il y a, dans le monde laïque, des élans généreux, des accès d'ardeur morale qui font faire aux grandes bonnes oeuvres publiques de rapides et puissants progrès; mais l'esprit de foi et de charité chrétienne porte seul, dans de tels travaux, ce complet désintéressement, ce goût et cette habitude du sacrifice, cette persévérance modeste qui en assurent et en épurent le succès. Aussi pris-je grand soin de défendre les associations religieuses vouées à l'instruction primaire contre les préventions et le mauvais vouloir dont elles étaient souvent l'objet. Non-seulement je les protégeai dans leur liberté, mais je leur vins en aide dans leurs besoins, les considérant comme les plus honorables concurrents et les plus sûrs auxiliaires que, dans ses efforts pour l'éducation populaire, le pouvoir civil pût rencontrer. Et je leur dois la justice de dire que, malgré la susceptibilité ombrageuse que ressentaient naturellement ces congrégations pieuses envers un gouvernement nouveau et un ministre protestant, elles prirent bientôt confiance dans la sérieuse sincérité de la bienveillance que je leur témoignais, et vécurent avec moi dans les meilleurs rapports. Au moment même où la loi du 28 juin 1833 était discutée dans les Chambres, pour en marquer nettement l'esprit, et donner à la principale de ces associations, aux Frères de la doctrine chrétienne, un témoignage public d'estime, je fis demander au frère Anaclet, leur supérieur général, si les statuts de sa congrégation lui permettaient de recevoir la croix d'honneur. Il me répondit par cette lettre que je prends plaisir à publier:

«Monsieur le ministre, La démarche si honorable pour notre Institut que M. Delebecque fit hier soir auprès de moi, de la part de Votre Excellence, m'a pénétré de la plus vive reconnaissance, et convaincu de plus en plus de la bienveillance toute paternelle dont le gouvernement daigne nous honorer.

Notre saint instituteur n'a rien mis dans nos règles qui nous interdise formellement d'accepter l'offre que vous avez eu la bonté de nous faire, sans aucun mérite de notre part; parce qu'il n'a pu prévoir que ses humbles disciples pourraient avoir un jour à refuser des offres aussi flatteuses. Mais, en consultant l'esprit de ses règles, qui tendent toutes à nous inspirer l'éloignement du monde et le renoncement à ses honneurs et à ses distinctions, nous croyons devoir vous remercier humblement, Monsieur le ministre, de l'offre si honorable que vous avez daigné nous faire, et vous prier d'agréer nos excuses et nos actions de grâces en même temps que notre refus. Nous ne conserverons pas moins, tant que nous vivrons, le souvenir et la reconnaissance de vos inappréciables bontés, et nous publierons hautement, comme nous le faisons tous les jours, les marques de bienveillance et de protection que nous recevons, à chaque instant, du gouvernement du Roi, et en particulier de M. le ministre de l'instruction publique et de Messieurs les membres du Conseil royal.»

Une autre association religieuse, la Congrégation de l'instruction chrétienne, fondée en Bretagne par l'abbé J. M. de la Mennais, attira particulièrement mon attention et mon appui. Le nom du fondateur, son esprit à la fois simple et cultivé, son entier dévouement à son oeuvre, son habileté pratique, son indépendance envers son propre parti, sa franchise dans ses rapports avec le pouvoir civil, tout en lui m'inspirait un confiant attrait, et il y répondit au point de provoquer lui-même (rare abandon dans un ecclésiastique) l'inspection du gouvernement dans ses écoles. Il m'écrivait le 3 mai 1834: «Lorsque j'eus l'honneur de vous voir dans le mois d'octobre de l'année dernière, vous eûtes la bonté de me dire qu'un inspecteur général de l'Université visiterait de votre part, en 1834, mon établissement de Ploërmel. J'ai le plus grand désir de voir s'accomplir cette bienveillante promesse; mais je voudrais savoir à quelle époque M. l'inspecteur pourra venir, car autrement il est presque certain qu'il ne me trouverait pas ici, à cause des continuels voyages que je suis obligé de faire dans cette saison. Cependant il m'importe beaucoup de m'entretenir avec M. l'inspecteur; j'aurais à lui dire une foule de choses qui sont d'un grand intérêt pour le progrès de l'instruction primaire en Bretagne.» Et deux ans plus tard, le 15 octobre 1836, il me rendait compte avec détail de l'état de son Institut, des obstacles qu'il rencontrait, de l'insuffisance de ses ressources, des besoins auxquels il me demandait de pourvoir; et il finissait en disant: «M. le ministre de la marine à chargé M. le préfet du Morbihan de m'exprimer son désir d'avoir quelques-uns de mes frères pour l'instruction des esclaves affranchis de la Martinique et de la Guadeloupe: je n'ai pas dit non, par ce serait une si belle et si sainte oeuvre! mais je n'ai pas encore dit oui, car la triste objection revient toujours; où prendre assez de sujets pour suffire à tant de besoins, et pourquoi les jeter si loin quand on en a si peu?….. Ah! si j'étais aidé comme je voudrais l'être[4].»

[Note 4: Pièces historiques, n° IV.]

Chaque fois que je voyais cet honnête et ferme Breton, devenu un pieux ecclésiastique et un ardent instructeur du peuple, et si absolument enfermé dans son état et dans son oeuvre, ma pensée se reportait tristement vers son frère, ce grand esprit égaré dans ses passions, tombé parmi les malfaiteurs intellectuels de son temps, lui qui semblait né pour être l'un de ses guides les plus sévères. Je n'ai point connu, je n'ai jamais vu l'abbé Félicité de la Mennais; je ne le connais que par ses écrits, par ce qu'ont dit de lui ses amis, et par cette image bilieuse, haineuse, malheureuse, qu'a tracée de lui Ary Scheffer, le peintre des âmes. J'admire autant que personne cet esprit élevé et hardi qui avait besoin de s'élancer jusqu'au dernier terme de son idée, quelle qu'elle fût, ce talent grave et passionné, brillant et pur, amer et mélancolique, âpre avec élégance et quelquefois tendre avec tristesse. J'ai la confiance qu'il y avait dans cette âme, où l'orgueil blessé à mort semblait seul régner, beaucoup de nobles penchants, de bons désirs et de douloureux combats. A quoi ont abouti tous ces dons? Ce sera l'un des griefs les plus sérieux contre notre époque que ce qu'elle a fait de cette nature supérieure, et de quelques autres de même rang que je ne veux pas nommer, et qui, sous nos yeux, se sont également perverties et perdues. Sans doute, ces anges déchus ont eu eux-mêmes leur part dans leur chute; mais ils ont subi tant de pernicieuses tentations, ils ont assisté à des spectacles si troublants et si corrupteurs, ils ont vécu au milieu d'un tel dérèglement de la pensée, de l'ambition et de la destinée humaines; ils ont obtenu, par leurs égarements mêmes et en flattant les passions et les erreurs de leur temps, de si faciles et si brillants succès, qu'il n'y a pas à s'étonner beaucoup que les mauvais germes se soient développés et aient fini par dominer en eux. Pour moi, en contemplant ces quelques hommes rares, mes illustres et funestes contemporains, je ressens plus de tristesse que de colère, et je demande grâce pour eux, au moment même où je ne puis m'empêcher de prononcer dans mon âme, sur leurs oeuvres et leur influence, une sévère condamnation.

Je reviens à l'instruction primaire. Le 15 avril 1834, moins d'un an après la promulgation de la loi du 28 juin 1833, je rendis compte au Roi des commencements de son exécution, dans un rapport détaillé où j'en recueillis les actes, les documents et les résultats. Je résume ici, en quelques paroles et en quelques chiffres, ceux de ces résultats qui peuvent s'exprimer sous cette forme. Dans le cours de cette année, le nombre des écoles primaires de garçons avait été porté de 31,420 à 33,695, et celui des élèves présents dans ces écoles de 1,200,715 à 1,654,828. Dans 1,272 communes, des maisons d'école avaient été construites, ou achetées ou complètement réparées. Enfin 15 nouvelles écoles normales primaires avaient été instituées. Treize ans plus tard, à la fin de 1847, grâce aux efforts soutenus de mes successeurs dans le département de l'instruction publique, le nombre des écoles primaires de garçons s'était élevé de 33,695 à 43,514; celui des élèves de 1,654,828 à 2,176,079, et celui des maisons d'école appartenant aux communes de 10,316 à 23,761. Soixante-seize écoles normales primaires fournissaient des maîtres à tous les départements. Je passe sous silence tout ce qui avait été commencé ou déjà accompli pour les écoles de filles, les salles d'asile, les ouvroirs et les divers établissements directement ou indirectement affectés à l'éducation populaire. Tels étaient, au bout de quinze ans, les résultats de la loi du 28 juin 1833, et du mouvement qu'elle avait, non pas créé, mais fait aboutir à une véritable et efficace institution.

L'année 1848 mit cette loi, comme toutes nos lois, et les écoles comme la France, à une terrible épreuve. Dès que la tempête fut un peu apaisée, une forte réaction s'éleva contre l'instruction primaire, comme contre la liberté, le mouvement et le progrès. Les instituteurs primaires furent en masse accusés d'être des fauteurs ou des instruments de révolution. Le mal était réel, quoique moins général qu'on ne l'a cru et dit. Je demandai un jour, à un respectable et judicieux évêque qui connaissait très-bien l'histoire des écoles dans l'un de nos grands départements, combien d'instituteurs, à son avis, s'y étaient livrés à l'esprit révolutionnaire: «Tout au plus un cinquième,» me répondit-il. C'était beaucoup, beaucoup trop, et le symptôme d'un mal bien digne de remède. Comment ce mal n'eût-il pas atteint les écoles quand il régnait partout? J'ai dit quels germes de faiblesse morale et politique étaient restés, malgré mes efforts, dans la loi et dans toute l'organisation de l'instruction primaire; on y avait redouté et affaibli les autorités naturelles et efficaces, l'Église et l'État. Et quand la révolution éclata, l'État lui-même, les pouvoirs publics du jour provoquèrent les instituteurs primaires à devenir les associés de tous les rêves, les complices de tous les désordres révolutionnaires. Nous nous en prenons aux institutions et aux lois du mal que nous nous faisons nous-mêmes; nous les en accusons pour nous en acquitter; comme ferait un homme qui maudirait sa maison et n'en voudrait plus, après y avoir lui-même mis le feu. L'instruction primaire n'est point une panacée qui guérisse toutes les maladies morales du peuple, ni qui suffise à sa santé intellectuelle; c'est une puissance salutaire ou nuisible selon qu'elle est bien ou mal dirigée et contenue dans ses limites ou poussée hors de sa mission. Quand une grande force nouvelle, matérielle ou morale, vapeur ou esprit, est entrée dans le monde, on ne l'en chasse plus; il faut apprendre à s'en servir; elle porte partout pêle-mêle la fécondité et la destruction. A notre degré et dans notre état de civilisation, l'instruction du peuple est une nécessité absolue, un fait à la fois indispensable et inévitable. Et la conscience publique en est évidemment convaincue, car dans la catastrophe où les infirmités de l'instruction primaire ont éclaté, au milieu de la grande alarme qui s'est élevée à son sujet, elle n'a point succombé; beaucoup de gens l'ont accusée; personne n'a cru qu'on pût ni qu'on dût l'abolir. La loi du 28 juin 1833 a reçu diverses modifications, quelques-unes salutaires, d'autres contestables; mais tous ses principes, toutes ses dispositions essentielles sont restés debout et en vigueur. Fondée par cette loi, l'instruction primaire est maintenant, parmi nous, une institution publique et un fait acquis. Il reste, à coup sûr, beaucoup à faire pour le bon gouvernement des écoles, pour faire dominer dans leur sein les influences de religion et d'ordre, de foi et de loi, qui font la dignité comme la sûreté d'un peuple: mais si, comme j'en ai la confiance, Dieu n'a pas condamné la société française à s'user, tantôt bruyamment, tantôt silencieusement, dans de stériles alternatives de fièvre ou de sommeil, de licence ou d'apathie, ce qui reste à faire pour la grande oeuvre de l'éducation populaire se fera; et quand l'oeuvre sera accomplie, elle n'aura pas coûté trop cher.

CHAPITRE XVII

INSTRUCTION SECONDAIRE.

Difficulté de l'introduction du principe de la liberté dans l'instruction secondaire.—Constitution originaire de l'Université.—Ses deux sortes d'ennemis.—Leur injustice.—Causes naturelles et légitimes de leur hostilité.—L'Université dans ses rapports avec l'Église.—État intérieur et situation sociale du catholicisme en 1830.—Réclamation de la liberté d'enseignement.—M. de Montalembert et l'abbé Lacordaire.—Tendances diverses dans le catholicisme.—Efforts pour le réconcilier avec la société moderne.—L'abbé F. de la Mennais.—L'Avenir.—Voyage de l'abbé de la Mennais, de l'abbé Lacordaire et de M. de Montalembert à Rome.—Le pape Grégoire XVI condamne l'Avenir.—L'Université dans ses rapports avec la société civile.—Quelle eût été la bonne solution du problème.—Pourquoi et par qui elle était alors repoussée.—Je prépare un projet de loi sur l'instruction secondaire.—Son caractère et ses limites.—Comment il fut accueilli.—Rapport de M. Saint-Marc Girardin à la Chambre des députés.—Discussion du projet.—M. de Lamartine.

J'avais, en fait d'instruction secondaire, la même question à résoudre qu'en fait d'instruction primaire; là aussi il fallait établir la liberté promise par la Charte. Mais si le devoir était le même, la situation était bien différente. Dans l'instruction primaire, tout était à fonder; l'établissement public aussi bien que le droit privé; il fallait créer les écoles de l'État en même temps que garantir la liberté des écoles particulières. Et dans cette oeuvre double que j'avais à accomplir, je rencontrais peu d'adversaires ou de rivaux; la fondation des écoles publiques était ma grande mission; commandée par la Charte et au nom d'un principe, la liberté des écoles particulières n'était point réclamée ni soutenue par des intérêts puissants et des passions ardentes; c'était surtout du gouvernement que le public attendait l'accomplissement de ses voeux; en fait d'instruction primaire, l'industrie privée avait des droits, mais peu de prétentions et de crédit.

Dans l'instruction secondaire, au contraire, j'étais en présence d'un grand établissement public tout fondé, systématique, complet, en pleine activité, et en présence aussi des rivaux, je ne veux pas dire des ennemis de cet établissement, nombreux, puissants, réclamant la liberté pour eux-mêmes et avec passion. Et la liberté qu'ils réclamaient était, pour l'établissement qu'ils attaquaient, un fait nouveau, étranger à son origine et à ses principes constitutifs. Fondée au nom de cette maxime que l'éducation appartient à l'État, l'Université reposait sur la double base du privilège et du pouvoir absolu. J'avais à introduire la liberté dans une institution où elle n'existait pas naturellement, et en même temps à défendre cette institution elle-même contre de redoutables assaillants. Il fallait à la fois garder la place et en ouvrir les portes.

L'Université avait deux sortes d'adversaires presque également animés contre elle, quoique très-divers: des libéraux qui la taxaient de despotisme, et des dévots qui l'accusaient d'irréligion. La constitution même, je dirais presque la physionomie de l'Université déplaisaient aux libéraux; ils n'aimaient pas ce corps enseignant qui leur rappelait ces anciennes corporations qu'ils avaient tant combattues, ni ces formes et cette discipline militaires qui préparaient les jeunes générations au régime belliqueux qu'ils détestaient dans l'État. Les catholiques zélés n'avaient pas confiance dans les principes religieux d'un grand nombre des maîtres de l'Université; ils regrettaient les congrégations dans lesquelles la religion et l'éducation étaient étroitement unies, et s'efforçaient de les faire revivre pour leur confier leurs enfants. Plusieurs de ces congrégations, plus ou moins déguisées, s'étaient rétablies sous la Restauration; et pour assurer leur succès, leurs partisans attaquaient incessamment l'Université qu'ils représentaient comme imbue de l'esprit irréligieux du XVIIIe siècle, et propageant parmi la jeunesse, sinon l'impiété, du moins l'indifférence.

Il y avait, dans ces attaques, beaucoup d'injustice et quelque ingratitude. Le gouvernement de l'Université, grand-maître ou conseil royal, ministre ou président, avait toujours usé de son pouvoir avec une grande modération; à la fois rival et maître des établissements particuliers d'instruction secondaire, il les avait surveillés sans jalousie et sans rigueur, les autorisant partout où ils offraient des chances de légitime succès, et ne portant jamais, sans de puissants motifs, atteinte à leur stabilité ou à leur liberté. C'était, au milieu du despotisme général et d'une institution despotique elle-même, une administration juste et libérale.

C'était aussi une administration sincèrement et sérieusement préoccupée des droits et des intérêts religieux. Si les chrétiens ennemis de l'Université s'étaient reportés à son origine, si l'état dans lequel elle avait alors trouvé l'instruction publique avait été replacé devant leurs veux, s'ils s'étaient rappelé tout ce qu'elle avait fait pour ramener à la religion les générations naissantes, toutes les luttes qu'elle avait soutenues, tous les obstacles qu'elle avait surmontés dans ce dessein, s'ils avaient été obligés de mesurer eux-mêmes la distance entre le point de départ de l'Université dans les voies chrétiennes en 1808 et le point où elle était arrivée en 1830; ils auraient, j'ose le dire, ressenti dans leur coeur quelque embarras à ne tenir aucun compte de tous ces faits, de faits si nombreux et si clairs.

A côté des faits se placent les noms: M. de Fontanes, M. le cardinal de Beausset, M. Royer-Collard, M. Cuvier, M. l'abbé Frayssinous, voilà quels ont été, de 1810 à 1830, les principaux chefs de l'Université. Il faut les oublier aussi pour croire que, pendant ce temps, elle a été tyrannique et impie.

Mais la passion; même honnête, ne s'inquiète guère d'être équitable envers le passé et envers les personnes; c'est du présent seul et de ses propres intérêts dans le présent qu'elle se soucie. Après 1830, abstraction faite du passé, il y avait, dans le système et dans l'état de l'Université, soit pour des libéraux, soit pour des catholiques, des motifs sérieux et naturels d'hostilité et de lutte.

En fait, le gouvernement de l'Université avait toujours été modéré; mais en droit, il était absolu et fondé sur un principe absolu: «En matière d'éducation, hors de l'enceinte de la famille, l'État est souverain; dès que l'enfant, pour son éducation, fait un pas hors des mains de son père, il tombe dans les mains de l'État; l'État seul a droit de faire élever ceux que n'élèvent pas leurs propres parents, et nul ne peut, sans l'autorisation de l'État, prendre lui-même, ni recevoir des parents eux-mêmes cette mission.» Un tel principe n'est autre que la dictature placée, en fait d'éducation, sur le seuil de la maison paternelle. Or, au lendemain d'une grande anarchie révolutionnaire et pour en sortir, toutes les dictatures sont possibles et peut-être nécessaires; mais sous un gouvernement constitutionnel, dans un régime de liberté, en présence de la liberté de conscience, de la liberté de discussion, de la liberté des professions, la dictature en matière d'éducation; sous quelque forme qu'elle se présentât et de quelques adoucissements qu'elle pût être entourée, ne pouvait pas ne pas susciter les vives réclamations des libéraux qui possédaient d'ailleurs contre elle, dans les promesses de la Charte, un titre écrit et incontestable.

On ne sait pas d'ailleurs combien d'abus et de griefs secrets naissent et subsistent sous la main du despotisme le plus modéré, ni combien de fois il lui arrive de choquer et de blesser profondément les sentiments qu'il s'applique le plus à ménager. La souffrance et la colère s'amassent ainsi sans qu'on s'en doute. Le pouvoir a besoin d'y voir clair pour savoir ce qu'il fait, et c'est seulement à la lumière de la liberté qu'il peut bien apprécier ses propres actions et leurs effets, pour lui-même comme pour les peuples.

La situation de l'Université n'était guère moins difficile en fait de religion qu'en fait de liberté: son gouvernement avait constamment protégé l'esprit religieux; dans ses instructions générales, dans le choix des maîtres, dans son travail de tous les jours, les considérations et les intentions religieuses avaient toujours tenu une grande place; mais il avait pour mobile dominant, dans cette conduite, l'intérêt de l'ordre social plutôt que la foi; il était bien plus en réaction contre l'impiété révolutionnaire qu'en retour vers la piété chrétienne; il rendait à la religion des services sincères, mais qui n'excluaient pas l'indifférence de l'âme. On croit communément de nos jours que, lorsqu'on a assuré à l'Église le plein exercice de son culte, quand on a pourvu à ses besoins et qu'on lui témoigne un bienveillant respect, on a fait pour elle tout ce qu'elle peut désirer, et qu'on est en droit d'attendre d'elle tout ce qu'entre alliés on peut avoir à se demander. La méprise est profonde: la religion ne se contente pas qu'on la regarde comme un moyen d'ordre et une grande utilité sociale; elle a de sa mission une plus haute idée; elle a besoin de croire que ses alliés politiques sont aussi de ses fidèles, ou du moins qu'ils comprennent et respectent vraiment son divin caractère; et quand elle n'est pas intimement persuadée que ce sont là les sentiments intimes qu'ils lui portent, l'Église se tient sur la réserve, et, même en faisant son devoir, elle ne donne pas son dévouement.

Le catholicisme n'était plus d'ailleurs, en 1830, dans la situation où il s'était trouvé au commencement du siècle, sous le Consulat et l'Empire: il n'avait plus besoin, pour vivre tranquille, de l'appui quotidien du pouvoir civil; il avait repris dans la société une place incontestée et sur les âmes une grande puissance; il se sentait en état de prétendre à bien plus que la sécurité de son culte; la foi vive, exigeante, expansive, l'activité intellectuelle et la confiance dans sa propre force lui étaient revenues. Il avait eu, sous la Restauration, la faveur royale, souvent l'influence parlementaire; il comptait, parmi ses fidèles et ses serviteurs, de puissants et brillants esprits, des philosophes, des orateurs, des écrivains du premier ordre; en lui enlevant la prépondérance politique, la révolution de Juillet lui avait ouvert une nouvelle carrière, celle de l'indépendance; il s'y engageait de jour en jour plus avant, relevant une multitude de questions que l'indifférence religieuse croyait éteintes, et appelant à son aide, pas toujours à propos, mais toujours avec une ardeur efficace, l'alliance un peu oubliée de l'esprit religieux et de l'esprit de liberté.

Ce fut surtout en dehors de l'Église officielle, parmi les dévots laïques et les prêtres sans charge d'âmes, qu'éclata d'abord ce mouvement, et la question de la liberté d'enseignement en fut le premier drapeau. On la réclama au nom du droit des familles, du droit de l'Église, du droit de la Charte. On fit plus que la réclamer: deux hommes jeunes, sincères, ardents, brillants, l'un pair de France, l'autre moine, le comte de Montalembert et l'abbé Lacordaire, entreprirent de la pratiquer; ils ouvrirent une école publique sans demander au ministre de l'instruction publique, grand-maître de l'Université, aucune autorisation. Traduits pour ce fait devant la Cour des pairs, en août 1831, sous le ministère de M. Casimir Périer, ils furent condamnés, comme ils devaient l'être aux termes des lois en vigueur; mais ils s'étaient défendus avec éclat; ils avaient soutenu et répandu, dans une portion respectable du public, l'idée, le dessein, la passion dont ils étaient eux-mêmes animés. La lutte au nom de l'Église était engagée, et engagée au sommet de l'État, au sein des grands pouvoirs constitutionnels.

Le mouvement qui fermentait dans le catholicisme était plus profond que cette lutte même, et il s'agissait de bien autre chose que de la liberté d'enseignement. A côté de l'esprit de réaction et de l'esprit de soumission qui semblaient seuls présents et puissants dans l'Église catholique, un esprit nouveau, l'esprit, je ne veux pas dire de réforme, mais de rajeunissement et de progrès, tentait d'y pénétrer. Ces tendances diverses se marquaient plus nettement de jour en jour. Beaucoup de catholiques, prêtres ou laïques, convaincus que la religion ne reprendrait son empire sur les âmes que si l'Église reprenait toute sa place dans l'État, reportaient vers l'ancien régime leurs regrets et leurs efforts. D'autres, plus sensés et plus pacifiques, pensaient que l'Église n'avait rien de mieux à faire que d'occuper sans bruit la position que le régime nouveau lui avait faite, de chercher, dans l'alliance avec le pouvoir civil, sa force comme sa sûreté, et de mettre à profit pour elle-même, en s'accommodant à leurs vicissitudes, le besoin qu'avaient de son concours les gouvernements divers pour le maintien de l'ordre social. Mais il y avait, parmi les catholiques sincères, des esprits plus jeunes, plus sympathiques et plus hardis, à qui ni cette ardeur rétrograde des uns, ni cette attitude un peu subalterne des autres ne convenaient, et qui aspiraient, pour l'Église, à des destinées plus fières et plus fécondes. Ceux-là regardaient l'ancien régime comme ruiné sans retour, la nouvelle société française, son organisation, ses idées, ses institutions comme définitivement victorieuses; à leur sens, l'Église catholique pouvait et devait les accepter hautement, en réclamant dans ce régime sa propre indépendance et en usant de toutes les libertés qu'il promettait de fonder. Ainsi seulement elle retrouverait son influence avec son efficacité morale, et grandirait de concert avec la société elle-même, au lieu de prétendre vainement à la rejeter dans un moule brisé, ou de se réduire à l'humble rôle d'allié soldé du pouvoir.

Il y avait là le pressentiment d'une grande oeuvre à accomplir, et un intelligent instinct des intérêts supérieurs comme des vraies forces de la religion et de l'Église chrétiennes. Par malheur cette excellente cause eut alors pour principal champion l'homme le moins propre à la comprendre et à la servir. L'abbé Félicité de la Mennais avait débuté et brillé en attaquant indistinctement les principes comme les tendances de la société moderne, et en soutenant les maximes comme les souvenirs théocratiques; il inspira plus de surprise que de confiance quand on le vit réclamer, au profit de l'Église, tous les droits de la liberté; on le soupçonnait d'y chercher un moyen plutôt qu'un but, et de ne vouloir l'Église si libre que pour la rendre souveraine maîtresse. Il laissa bientôt éclater, je ne dirai pas son dessein, mais sa nature personnelle, et comme on eût dit dans d'autres temps, le démon intérieur qui le possédait. Esprit aussi superficiel qu'élevé, logicien aussi aveugle que puissant, très-ignorant de l'histoire, capable d'aperçus et d'élans sublimes, mais incapable d'observer les faits réels et divers, de les mettre à leur vraie place et de leur assigner leur juste valeur, il pensait et écrivait toujours sous l'empire d'une idée exclusive qui devenait pour lui la loi, toute la loi divine; il érigeait en droit les plus extrêmes conséquences d'un principe incomplet, et s'enflammait d'une violente haine contre les adversaires de son absolue domination. Il était de plus sujet à cette séduction que le talent supérieur exerce souvent sur l'homme qui le possède, encore plus que sur ceux qui l'écoutent. L'idée qui avait sa foi, le sentiment dont il était pénétré se présentaient à lui sous de si beaux aspects, il était si vivement frappé de leurs mérites et de leurs charmes qu'en se livrant au plaisir de les contempler ou de les peindre il perdait toute faculté d'en apercevoir les erreurs ou les lacunes, même les plus graves, et que, dans son enthousiasme idolâtre, il méprisait et détestait, comme des barbares et des impies, quiconque ne partageait pas ses adorations et ses sympathies. Les effets naturels de cette passion du logicien et de l'artiste ne tardèrent pas à se manifester dans l'abbé de la Mennais: quand une fois il se fut plongé dans le spectacle des misères de la société humaine, des imperfections et des torts des gouvernements, des souffrances matérielles et morales du peuple, quand il eut appliqué à les peindre toute la puissance de son imagination et de son âme, il ne vit plus rien hors de là, nul autre fait, nulle autre question; le monde fut tout entier, pour lui, dans les sombres tableaux où se déployait son talent. Cet ardent défenseur de l'autorité ecclésiastique absolue, qui avait fondé l'Avenir pour la conquête des libertés de l'Église, devint peu à peu l'apôtre de la liberté absolue et universelle; avec une sincérité tantôt arrogante, tantôt mélancolique, le théoricien théocratique se transforma en libéral, républicain, démocrate, révolutionnaire, et les esprits clairvoyants purent de bonne heure pressentir le jour où les doctrines et les passions les plus anarchiques trouveraient en lui leur plus éloquent et plus amer interprète.

Les hommes sensés de l'Église catholique, entre autres la plupart des évêques, ne s'y trompèrent point. Compromettant par ses violences, même quand il soutenait leur cause, l'Avenir leur parut bientôt dangereux par ses doctrines, et tout en admirant encore l'abbé de la Mennais, ils le regardèrent comme un allié suspect qui pourrait bien devenir un ennemi. La cour de Rome les mit à l'aise en donnant raison à leurs méfiances et à leurs alarmes. Quand l'abbé de la Mennais et ses deux principaux collaborateurs dans l'Avenir, le comte de Montalembert et l'abbé Lacordaire, portèrent à Rome la question du mérite et de la durée de leur entreprise, le pape Grégoire XVI les traita avec de grands égards, loua leurs intentions, et essaya d'assoupir ou de laisser tomber la contestation; il lui en coûtait de condamner un homme qui avait naguère défendu avec tant d'éclat l'autorité ecclésiastique, et il espérait sans doute le ramener en le ménageant. Mais poussé à bout et par l'insistance intraitable de l'abbé de la Mennais, et par la nécessité de mettre un ferme au trouble de l'Église, le pape en vint enfin, dans son encyclique du 15 août 1832, à un blâme formel et péremptoire, bien qu'exprimé en termes généraux et bienveillants. L'abbé Lacordaire, avec une sagacité rare dans un esprit brillant et passionné, avait pressenti ce résultat, s'était efforcé d'engager ses deux amis à le prévenir par une soumission modeste, et ne pouvant les y décider, il avait seul quitté Rome, laissant l'abbé de la Mennais de plus en plus irrité dans son âme, et M. de Montalembert encore charmé et retenu par son influence. Quand l'encyclique du 15 août 1832 eut paru, une nouvelle scission s'opéra; M. de Montalembert et, si je ne me trompe, tous les autres rédacteurs de l'Avenir se soumirent à leur tour, pleinement et sans équivoque, bien résolus, quelles que fussent leurs pensées intimes, à se conduire en catholiques fidèles. Resté seul en proie à la lutte intérieure de son ancienne foi et des idées nouvelles qui grandissaient en lui sous le souffle de l'orgueil offensé, l'abbé de la Mennais essaya d'abord de quelques apparences de docilité mêlées aux réserves d'une colère mal contenue; et trouvant la cour de Rome décidée à ne s'en point contenter, il s'engagea enfin, par la publication des Paroles d'un croyant, dans une révolte déclarée qui devint bientôt une guerre implacable contre le pape, l'Église romaine, l'épiscopat français, les rois, la monarchie, toutes les autorités, religieuses ou politiques, qui, selon lui, tenaient sous un joug odieux les esprits et les peuples, et leur ravissaient la liberté et le bonheur auxquels ils avaient droit.

Ainsi tomba cette première tentative pour réformer, non pas la doctrine religieuse, mais l'attitude politique du catholicisme, et pour rétablir, entre l'Église catholique et la société moderne, non pas seulement une froide paix, mais une vraie et féconde harmonie. La pensée était grande et répondait à un grand intérêt social. Par son esprit faux et son fougueux orgueil, l'abbé de la Mennais l'entraîna, pour un temps, dans son propre naufrage, en l'associant à ces rêveries et à ces passions antisociales qui ont toujours porté et porteront toujours, partout où elles pénétreront, l'anarchie tyrannique au lieu de la liberté et le chaos au lieu du progrès. Une seule question, la question de la liberté d'enseignement, resta debout sur les ruines de l'Avenir, déplorablement aggravée et envenimée par la polémique générale dont elle avait été, sinon le principal objet, du moins la première origine. M. de Montalembert, l'abbé Lacordaire et leurs amis, en se séparant hautement de l'abbé de la Mennais rebelle à l'Église, reportèrent, sur la lutte spéciale engagée entre l'Église et l'Université, toute leur ardeur. Là, ils trouvèrent l'épiscopat français, sinon déjà prêt à les suivre, du moins disposé à les soutenir dans le combat. C'était surtout en matière d'éducation que les évêques conservaient, dans leurs rapports avec l'État, des souvenirs et des désirs d'indépendance; ils avaient à défendre leurs propres établissements d'instruction secondaire, les petits séminaires, concurrents redoutables des collèges de l'Université; ils protégeaient plus ou moins ouvertement les congrégations religieuses, Jésuites, Ligoristes, Dominicains ou autres qui fondaient des maisons d'éducation. Ils étaient ainsi les rivaux naturels de l'Université et les alliés naturels des hommes engagés contre elle, au nom de la liberté d'enseignement, dans une guerre de jour en jour plus vive, précisément parce qu'elle s'était concentrée contre un seul adversaire et sur un seul objet.

Aux prises et avec les chefs officiels et avec les hardis volontaires de l'Église, l'Université ne trouvait pas, dans la société laïque elle-même, tout l'appui qu'elle aurait pu en espérer. Non-seulement beaucoup de familles catholiques accueillaient les méfiances religieuses du clergé; non-seulement les libéraux ardents persistaient de leur côté à taxer l'Université de bigoterie en même temps que de despotisme; à raison même de son caractère essentiel et de la pensée qui avait présidé à sa fondation, elle rencontrait, dans une certaine région de la société française, peu de confiance et de sympathie. Quand l'empereur Napoléon, en créant l'Université, lui donna surtout pour mission de rendre à l'instruction secondaire, aux études littéraires et classiques, leur force et leur éclat, il était guidé par un instinct profond de notre état social, de son histoire, de sa nature et de ses besoins; il savait qu'après les prodigieux bouleversements de notre Révolution, après la chute violente de toutes les existences hautes, au milieu de tant de fortunes nouvelles et soudaines, pour consacrer de tels résultats, pour sanctionner, en quelque sorte, le triomphe des classes moyennes et assurer leur influence, il fallait cultiver et développer dans ces classes les études fortes, les habitudes du travail d'esprit, le savoir, la supériorité intellectuelle, et par là les montrer, les rendre en effet dignes de leur rang. Il fallait qu'au même moment où la France nouvelle prouvait sa force et se couvrait de gloire sur les champs de bataille, elle fît dans l'ordre civil les mêmes preuves et jetât le même éclat. Des magistrats, des administrateurs, des avocats, des médecins, des professeurs capables, savants, lettrés, ce n'est pas seulement le besoin intérieur d'un peuple, c'est sa dignité, c'est son crédit dans le monde. C'était surtout à former ces grandes professions, ces portions les plus élevées des classes moyennes que l'Université était vouée. Beaucoup de familles de l'ancienne noblesse française ne voyaient pas sans humeur ce foyer d'activité et de force sociale où la bourgeoisie venait s'élever au niveau de ses laborieuses destinées; et elles ne s'étaient pas encore décidées à envoyer aussi leurs enfants dans cette arène commune pour y acquérir les mêmes moyens de succès, et s'y préparer à reprendre, par l'intelligence et le travail, leur place dans l'État.

C'était en présence de tous ces faits et de tous ces adversaires que j'avais à préparer et à discuter publiquement une loi sur l'instruction secondaire, c'est-à-dire à résoudre encore une fois, pour l'instruction publique en France et dans ses plus difficiles parties, l'éternel problème de la conciliation du pouvoir et de la liberté.

Une seule solution était bonne: renoncer complétement au principe de la souveraineté de l'État en matière d'instruction publique, et adopter franchement, avec toutes ses conséquences, celui de la libre concurrence entre l'État et ses rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corporations. C'était la conduite à la fois la plus simple, la plus habile et la plus efficace. Elle réduisait tous les adversaires de l'Université au silence en satisfaisant, d'un seul coup, à leur plus bruyante prétention, et, en même temps, elle leur imposait, pour rester en lice, de continuels efforts, car l'État restait maître de donner, à ses propres établissements d'instruction, tous les développements, tous les mérites que l'intérêt social ou le voeu public pouvaient réclamer. Aucun des prétendants à l'enseignement n'avait à se plaindre, car ils avaient le plein et libre usage de toutes leurs armes; mais c'était l'État qui fixait lui-même le niveau de la lutte, acceptant ainsi, au moment où il abandonnait son empire, la salutaire obligation de ne rien épargner pour maintenir ou ressaisir sa supériorité.

L'expérience, qui enseigne en général la réserve et la prudence, m'a donné la leçon contraire; quand on a raison, on a bien plus raison et on peut risquer bien plus qu'on ne croit. Il valait beaucoup mieux, pour l'Université, accepter hardiment la lutte contre des rivaux libres que défendre avec embarras la domination et le privilége contre des ennemis acharnés. Le premier ébranlement une fois passé, elle était en état de soutenir cette lutte, non-seulement avec succès, mais avec éclat, et elle y eût bientôt gagné en puissance autant qu'en dignité.

Mais tout repoussait, sous le gouvernement de Juillet, cette politique complète et hardie que, malgré sa faveur pour l'Église, la Restauration n'avait pas osé tenter. L'immense majorité du public, je pourrais dire le public voyait dans la liberté ecclésiastique le précurseur et l'instrument de la domination ecclésiastique, objet d'antipathie et d'effroi. L'esprit laïque, devenu si puissant, restait âprement méfiant, et ne se croyait pas en sûreté si ses rivaux déployaient, comme lui, et peut-être contre lui, les libertés qu'il avait conquises sur eux. Les traditions de la vieille monarchie française venaient en aide, sur ce point, aux passions de la France nouvelle; nos anciennes lois sur les rapports de l'État et de l'Église, sur les interdictions ou les entraves imposées aux congrégations religieuses, étaient invoquées comme le rempart des conquêtes libérales. A ces méfiances générales et historiques, la Révolution de 1830 en avait ajouté de nouvelles, plus directes et plus personnelles. L'État et l'Église ne sont vraiment en bons rapports que lorsqu'ils se croient sincèrement acceptés l'un par l'autre, et se tiennent pour assurés qu'ils ne portent mutuellement, à leurs principes essentiels et à leurs destinées vitales, aucune hostilité. Telle n'était pas malheureusement, depuis 1830, la disposition mutuelle des deux puissances; elles vivaient en paix, non en intimité, se soutenant et s'entr'aidant par sagesse, non par confiance et attachement réciproque. Au sein même de l'Église officielle et ralliée au pouvoir nouveau, apparaissaient souvent des regrets et des arrière-pensées favorables au pouvoir déchu, et l'Église à son tour se voyait souvent en présence de l'indifférence ironique des disciples de Voltaire ou de l'hostilité brutale des séides de la Révolution. Les ardents apôtres de la liberté d'enseignement aggravaient eux-mêmes les obstacles que lui opposait cet état des partis et des esprits; les emportements tour à tour théocratiques et démocratiques de l'abbé de la Mennais redoublaient les méfiances et les colères civiles les plus diverses, celles des conservateurs comme celles des libéraux, celles des magistrats comme celles des avocats et des étudiants. Quiconque eût donné alors au gouvernement le conseil de renoncer absolument, en matière d'instruction publique, à la souveraineté de l'État, au régime de l'Université, aux entraves de l'Église et des congrégations religieuses, et d'encourir, sans précautions fortes, la libre concurrence de tant de rivaux, je ne veux pas dire d'ennemis, eût passé pour un Jésuite secret, ou pour un lâche déserteur, ou pour un aveugle rêveur.

Sans me rendre, de toutes ces difficultés, un compte aussi clair que je le fais aujourd'hui, j'en avais, en 1836, un vif instinct, et j'en fis, soit dans la préparation, soit dans la discussion du projet de loi sur l'instruction secondaire, la règle de ma conduite. Je concentrai sur trois points mon dessein et mon effort: maintenir l'Université, fonder à côté d'elle la liberté, ajourner les diverses questions dont l'état des partis et des esprits ne permettait pas une bonne et efficace solution. Je pris l'Université, son organisation et ses établissements d'instruction, comme un grand fait accompli et bon en soi, qui pouvait être amélioré et devait être adapté au régime constitutionnel, mais qu'il ne fallait pas remettre en discussion. Je soumis l'Université à la libre concurrence de tous ses rivaux, sans distinction ni exception, et sans imposer à aucun d'eux aucune condition particulière. Je renvoyai à d'autres temps et à d'autres lois les questions qui ne tenaient pas essentiellement au principe que je voulais fonder, entre autres celles que soulevaient les petits séminaires, les congrégations religieuses et les divers établissements, ecclésiastiques ou laïques, qui avaient été l'objet de mesures spéciales, soit de faveur, soit de rigueur.

Dans un projet ainsi conçu, il y avait, je n'hésite pas à le dire, acte de désintéressement et de courage. En maintenant fermement l'Université et en acceptant franchement la liberté, j'encourais à la fois les attaques et des libéraux opposants, et d'un grand nombre de conservateurs mes amis. En me refusant à remettre en question l'établissement universitaire et le régime exceptionnel de certains établissements ecclésiastiques, je fermais l'arène aux systèmes nouveaux et aux vieilles passions. Mon projet de loi avait une apparence de timidité en même temps que d'obstination, et je me condamnais à défendre partout des positions très-menacées, au lieu de me donner les plaisirs et les chances d'une grande guerre en rase campagne, contre une seule sorte d'ennemis.

Le débat m'apprit que, malgré ma prudence dans l'entreprise, j'avais encore été trop confiant dans mon espérance. M. Saint-Marc Girardin fit, au nom de la commission de la Chambre des députés, un habile rapport, modèle de cet art, où il excelle, de marcher à son but en se jetant tantôt à droite, tantôt à gauche de la route directe, et de faire alternativement, avec une impartialité complaisante, la part des idées contraires, sans déserter sa propre idée comme sans s'y enfermer tout à fait. En apportant au projet de loi d'assez nombreuses modifications, ce rapport en confirmait cependant les principes et en laissait intacts les résultats essentiels. Quand on vint à la discussion, M. de Tracy et M. Arago, l'un avec une honnête tristesse, l'autre avec un peu de faste savant et de plaisanterie lourde, attaquèrent le projet de loi comme incomplet, étroit, uniquement destiné à réparer çà et là l'édifice universitaire, quand il aurait fallu construire un grand et général système d'instruction publique. Ils exposaient leurs propres idées et la loi qu'ils auraient faite eux-mêmes, bien plus qu'ils ne discutaient celle dont la Chambre était saisie. Je redoutais peu ces attaques générales et vagues qui ne touchaient pas à la question fondamentale que mon projet tentait de résoudre. Mais bientôt des députés de moindre renom, et qui n'appartenaient pas tous à l'opposition, dirigèrent leurs attaques sur ce point délicat. Inquiets des suites de la liberté, surtout de la liberté ecclésiastique qui était, à leurs yeux, l'instruction publique livrée aux Jésuites, ils demandèrent, d'une part, que les petits séminaires fussent soumis à toutes les conditions imposées par la loi aux établissements privés d'instruction secondaire, d'autre part, que tout chef d'un tel établissement fût tenu, non-seulement de prêter le serment politique, mais encore de jurer qu'il n'appartenait à aucune association ou corporation non autorisée. Je réussis à faire écarter le premier de ces amendements; mais le second fut adopté. C'était imposer, à la liberté de l'Église catholique et de sa milice en matière d'enseignement, des restrictions particulières, et enlever à la loi proposée ce grand caractère de sincérité et de droit commun libéral que j'avais eu à coeur de lui imprimer. Seul parmi les orateurs qui prirent part à ce débat, M. de Lamartine, qui n'était alors ni de mes adversaires, ni de mes amis, comprit bien l'importance de ce caractère et le mérite de la loi qui le consacrait: «J'entends depuis quelques jours, dit-il, et à cette tribune et sur ces bancs, beaucoup de membres d'opinions opposées déclarer qu'ils donneront une boule noire à cette loi. Je m'en afflige. Les uns se préoccupent de ce fantôme de jésuitisme que l'on fait sans cesse apparaître ici, et qu'il faudrait déclarer plus puissant que jamais s'il avait la force de nous faire reculer devant la liberté. Les autres semblent appréhender que le clergé ne possède pas exclusivement la jeunesse, et que l'esprit du temps, représenté par l'Université, n'exerce le monopole sur l'élément traditionnel et religieux représenté par des corps enseignants. C'est précisément à cause de ces mécontentements des partis opposés que je voterai et que je conjure la Chambre de voter la loi avec une plus certaine conviction. Quoi? Après sept ans d'attente, après une révolution faite pour obtenir cette liberté d'enseignement, après qu'elle a été demandée par les opinions les plus diverses, et inscrite dans la Charte comme une condition synallagmatique du gouvernement de 1830, nous irions la rejeter au ministre sincère et courageux qui nous l'offre, et faire penser ainsi à la France et à l'Europe que la sphère de la liberté n'est pas assez large pour nous contenir tous, et que nous ne voulons de liberté que pour nous! Non, Messieurs, cela n'est pas possible! Hâtons-nous, malgré les inconvénients, malgré ce serment impolitique, malgré ces restrictions plus ou moins gênantes, hâtons-nous de voter la loi. C'est un gage de liberté que tous les partis se donnent involontairement entre vos mains contre l'intolérance religieuse ou la tyrannie athée, et que plus tard on ne pourra plus nous arracher.»

La loi fut votée en effet par la Chambre des députés; mais peu de jours après, le cabinet fut dissous; je sortis des affaires, et mon projet tomba avec moi, sans aller jusqu'à la Chambre des pairs. S'il fût resté tel que je l'avais présenté d'abord, peut-être, malgré quelques incohérences et quelques lacunes, eût-il suffi à résoudre la question de la liberté d'enseignement, et à prévenir la lutte déplorable dont elle devint plus tard l'objet. Mais, par les amendements qu'il avait subis, ce projet de loi, en restreignant expressément, surtout pour l'Église et sa milice, la liberté que la Charte avait promise, envenimait la querelle au lieu de la vider. Il ne méritait plus aucun regret.

J'avais entrepris, par ce même projet, de poursuivre la solution, déjà commencée dans ma loi sur l'instruction primaire, d'une question dont les esprits ont été naguère vivement préoccupés, la question de l'enseignement intermédiaire et pratique qui convient à des professions et à des situations sociales sans lien nécessaire avec les études savantes, mais importantes par leur nombre, leur activité et leur influence sur la force et le repos de l'État. Les écoles primaires supérieures étaient le premier degré de cet enseignement qui devait devenir plus complet et plus spécial dans les collèges communaux de second ordre, et trouver aussi une place dans les grands collèges de l'État et des villes, sans que le haut enseignement littéraire et scientifique, nécessaire et commun à toutes les professions libérales, eût à en souffrir. La liberté de l'enseignement général et le développement de l'enseignement intermédiaire, c'étaient là les deux idées essentielles de mon projet de loi; elles tombèrent à la fois.

Je n'ai rien à dire d'une multitude de mesures spéciales dont, pendant ces quatre années de mon administration, les établissements d'instruction secondaire furent, pour moi, l'objet. Les grands problèmes de cet important degré de l'instruction publique sont les seuls sur lesquels j'aie à coeur de rappeler mes vues et mes travaux. Ma situation était à cet égard, et j'ai déjà dit pourquoi, bien plus compliquée et plus difficile qu'en matière d'instruction primaire: j'ai défendu l'Université contre d'impatients rivaux dont j'ai reconnu les droits, et dans l'Université les grandes études classiques contre de frivoles novateurs dont je n'ai pas repoussé les légitimes voeux. Quand j'ai voulu innover moi-même et résoudre, sur la liberté d'enseignement, les questions qu'avait posées la Charte, je n'ai fait que des tentatives modestes, et pourtant j'ai plus tenté qu'accompli. Les bons esprits qui prendront la peine d'y regarder jugeront si ce fut ma faute, ou celle du public auquel j'avais affaire, adversaires et amis.

CHAPITRE XVIII

INSTRUCTION SUPÉRIEURE.

Disposition des esprits de 1832 à 1837, quant à l'instruction supérieure.—Réformes et innovations nécessaires.—Comment je les entreprends.—Chaires vacantes au Collège de France.—Nomination de MM. Eugène Burnouf, Jouffroy, Ampère et Rossi.—Mes relations personnelles avec eux.—Création de la chaire de droit constitutionnel dans la Faculté de droit de Paris.—Nomination de M. Rossi.—Opposition à son cours.—M. Auguste Comte et la philosophie positive.—Des procédés des Chambres envers les savants et les lettrés.—Du cumul des emplois.—Des logements.—Lettre de M. Geoffroy Saint-Hilaire.—Savants voyageurs.—MM. Victor Jacquemont et Champollion jeune.—De l'introduction du principe de la liberté dans l'instruction supérieure.—Des agrégés.—De la décentralisation dans l'instruction supérieure.—De l'absence de toute discipline morale dans l'instruction supérieure.—Moyen d'y porter remède.

Ma situation, comme ministre de l'instruction publique, était infiniment plus commode quand il s'agissait de l'instruction supérieure qu'en matière d'instruction primaire ou secondaire. Je ne rencontrais point de forte opinion publique qui me pressât d'accomplir, dans le haut enseignement, quelque oeuvre générale et nouvelle. Je n'étais là en présence ni d'un ardent appel à la liberté, ni d'une rivalité acharnée. Dans les sciences mathématiques et physiques, la supériorité et l'indépendance des écoles françaises étaient reconnues. Dans les lettres, la philosophie et l'histoire, notre enseignement public venait tout récemment de se déployer avec succès et de faire ses preuves de liberté. Le gouvernement de la Restauration était modéré, même quand il cédait à ses mauvaises pentes; les cours de la Sorbonne ouverts, fermés et rouverts tour à tour, avaient montré que ses rigueurs n'avaient rien d'irrévocable. Il était certain que le gouvernement de 1830 apporterait, à la liberté des esprits, encore moins d'entraves. En fait d'instruction supérieure, le public, à cette époque, ne souhaitait et ne craignait à peu près rien; il n'était préoccupé, à cet égard, d'aucune grande idée, d'aucun impatient désir; l'ambition intellectuelle faiblissait devant l'ambition politique; le haut enseignement, tel qu'il était constitué et donné, suffisait aux besoins pratiques de la société qui le considérait avec un mélange de contentement et d'insouciance.

Je ne partageais qu'à moitié le premier de ces sentiments, et pas du tout le second. L'instruction supérieure ne manquait, à coup sûr, à Paris, ni de force, ni de dignité, ni d'éclat. Dans l'Université, les facultés des lettres, des sciences, de droit et de médecine comptaient des chaires nombreuses, variées et occupées par des hommes éminents. En dehors de l'Université et étrangers à son régime, le Collège de France, le Jardin-des-Plantes, les diverses écoles spéciales assuraient l'indépendance comme l'étendue du haut enseignement, et ne permettaient pas que l'esprit exclusif ou la routine d'un corps unique s'en pussent emparer. Dans le choix des maîtres et dans l'enseignement même, le mérite et la liberté n'étaient pas sans garanties; soit par la présentation de candidats, soit par le concours, les corps enseignants et savants, les facultés, les écoles spéciales, l'Institut avaient, sur les nominations, une juste part d'influence. Le gouvernement ne prétendait à intervenir et n'intervenait en effet dans l'enseignement que pour nommer les professeurs selon les règles établies, et pour maintenir, dans les cours, l'ordre public. Ni l'efficacité pratique pour les jeunes gens destinés aux diverses professions libérales, ni le luxe intellectuel pour les amateurs d'esprit et de science ne manquaient à ce grand ensemble d'instruction supérieure. Cependant elle était, à mon avis, loin de satisfaire, dans la France entière, aux besoins sérieux de la civilisation française, et surtout au développement moral des générations près d'atteindre à l'âge d'homme et d'entrer, à leur tour, en possession du sort de la patrie comme de leur propre destinée. Il y avait là, dans l'intérêt de l'intelligence, de la liberté et de la moralité nationales, de vastes lacunes dont le public ne s'inquiétait guère, mais dont j'étais très-frappé, et que j'avais à coeur de remplir.

Je n'eus garde cependant d'entreprendre, dès le début, les réformes et les innovations que je me proposais. De tous les départements ministériels, l'instruction publique est peut-être celui où il importe le plus au ministre de ménager l'opinion des hommes qui l'entourent, et de s'assurer leur appui dans ses entreprises, car ils ont les droits et quelquefois les prétentions de gens d'esprit par profession, accoutumés à faire, du raisonnement et de la pensée, un continuel et très-libre usage. Dans aucune branche du gouvernement, le choix des hommes, les relations du chef avec ses associés, l'influence personnelle et la confiance mutuelle ne jouent un si grand rôle. Avant de toucher, dans le haut enseignement, à des questions difficiles et qui sommeillaient encore, je voulais avoir acquis, parmi les maîtres des grandes écoles, des collaborateurs, je dirais mieux des amis disposés et propres à me seconder.

Le sort m'en fournit bientôt des occasions naturelles: dans la première année de mon ministère, quatre chaires, les chaires de langue et philosophie grecques, de langue et littérature sanscrites, de littérature française et d'économie politique, vinrent à vaquer au Collège de France. Les hommes dont la mort créait ces vides, MM. Thurot, de Chézy, Andrieux, J.-B. Say avaient, dans le monde lettré, des noms tous honorés, quelques-uns célèbres et populaires. Il leur fallait de dignes successeurs. Je ne pouvais les choisir que parmi les candidats présentés par le Collège de France et l'Institut, et je devais m'attendre, pour deux au moins de ces chaires, à des présentations diverses et disputées qui feraient peser sur moi l'embarras et la responsabilité des choix. Je ne connais guère l'embarras, et je ne crains pas la responsabilité. La chaire de langue et de littérature sanscrites n'était l'objet d'aucune concurrence; présenté à la fois par le Collège de France et par l'Académie des inscriptions, jeune alors et destiné à mourir jeune encore, usé avant le temps par la passion et le travail de la science, M. Eugène Burnouf était comme nommé d'avance par tous les savants orientalistes de l'Europe, et je n'eus que le plaisir de faire officiellement confirmer leur suffrage. Pour les chaires de philosophie grecque, de littérature française et d'économie politique, ma situation était moins simple: parmi les candidats présentés par le Collège de France se trouvaient MM. Jouffroy, Ampère et Rossi, qu'on savait mes amis et dont je désirais ouvertement le succès; mais M. Jouffroy était engagé dans les luttes philosophiques de l'école spiritualiste contre l'école sensualiste du dernier siècle; au lieu de M. Ampère, l'Académie française avait présenté, pour la chaire de littérature, l'un de ses plus honorables membres, M. Lemercier, poëte brillant malgré ses chutes et critique éminent malgré le dérèglement de la plupart de ses oeuvres; M. Rossi, réfugié d'Italie, professeur à Genève, n'avait encore en France qu'une de ces réputations aisément acceptées tant qu'elles demeurent lointaines, mais qui rencontrent, dès qu'elles se rapprochent, des adversaires et des rivaux. L'Académie des sciences morales et politiques opposait à cette candidature celle de son secrétaire perpétuel, M. Charles Comte, homme d'études sérieuses, d'opinions consciencieuses, d'un caractère aussi ferme que droit, et gendre de M. J.-B. Say à qui l'on cherchait un successeur. Évidemment MM. Ampère, Jouffroy et Rossi ne pouvaient être portés au sommet de l'enseignement public sans susciter de vives jalousies, et sans faire taxer d'esprit de parti ou de coterie, ou de faveur personnelle et prématurée, le pouvoir qui les y appellerait.

Je n'hésitai point: malgré les humeurs et les attaques que je prévoyais, MM. Ampère, Jouffroy et Rossi furent nommés, comme M. Eugène Burnouf, aux chaires qui vaquaient.

Je n'avais alors, avec M. Ampère, point de relation intime et habituelle; il n'avait encore accompli aucun de ces voyages ni produit aucun de ces ouvrages qui ont montré en lui tour à tour un sagace observateur du temps présent et un savant critique des temps anciens, également curieux des hommes et des livres, aussi empressé à rechercher et aussi habile à démêler la vérité dans les tombeaux de l'Égypte que dans les rochers de la Norwége, et vivant avec la même familiarité intelligente au milieu des ruines de Rome et dans les grandes villes improvisées de la démocratie américaine. Mais quoique jeune, comme M. Eugène Burnouf, M. Ampère s'était déjà distingué en 1833, d'abord dans un cours de littérature générale qu'il avait fait à Marseille, puis comme suppléant de MM. Villemain et Fauriel dans leurs chaires de littérature française et étrangère. C'était l'un des esprits les plus actifs, les plus laborieux et les plus ingénieux dans cette génération de lettrés philosophes qui entreprenaient, je ne dirai pas de renouveler, l'expression serait aussi fausse qu'impertinente, mais d'agrandir et de raviver les lettres françaises, un peu menacées de langueur, en leur ouvrant, dans le monde ancien et moderne, de nouveaux espaces pour y faire, sous leur drapeau, de fécondes conquêtes. La querelle des romantiques et des classiques a été, comme toutes les querelles, l'occasion de prétentions fantasques et d'exagérations puériles; mais elle révélait en Europe une nouvelle phase de l'esprit humain, et en France un besoin profond de l'esprit national. La littérature de l'Empire nous avait rendu un important service, trop oublié; elle avait tiré les lettres des dérèglements et des déclamations révolutionnaires, et les avait ramenées sous l'autorité de la tradition, du bon sens et du goût; mais si la tradition, le bon sens et le goût dirigent et règlent, ils n'inspirent pas; à l'esprit dans ses travaux, comme aux navires sur l'Océan, il faut du vent aussi bien qu'une boussole: le souffle inspirateur manquait à notre littérature quand l'école romantique alla le chercher à des sources nouvelles, les littératures étrangères et la liberté. Ce fut là son caractère original et son vrai mérite. Elle n'a pas donné tout ce qu'elle avait promis; c'est le sort des promesses humaines; les oeuvres sont rarement au niveau des tentatives; mais elle a imprimé aux lettres françaises un mouvement qui n'a manqué ni d'éclat, ni d'effet, et dont ses adversaires se sont ressentis aussi bien que ses adeptes. M. Ampère me parut, en 1833, très-propre à seconder, dans l'enseignement public, cette renaissance littéraire; et j'ai la confiance que tout ce qu'il a fait depuis cette époque, ses voyages et ses travaux, cette singulière alliance de courses aventureuses et d'études patientes, cette infatigable ardeur intellectuelle, si désintéressée, si variée et toujours jeune, ont bien justifié le pressentiment qui décida mon choix.

En appelant M. Jouffroy à la chaire de philosophie grecque et latine, j'agissais, non par pressentiment, mais avec pleine connaissance et confiance. A peine sorti de l'École normale, ce jeune philosophe m'avait inspiré beaucoup d'estime et un intérêt affectueux. Il y avait en lui, dans son âme comme dans sa figure, un beau et aimable mélange de fierté et de douceur, de passion et de réserve, d'indépendance un peu ombrageuse et de dignité tranquille. C'était un esprit parfaitement libre et même hardi, avec un goût naturel pour l'ordre et le respect; capable d'entraînement téméraire, mais sans entêtement, et toujours prêt à s'arrêter ou à revenir sur ses pas, pour écouter les leçons de la vie ou considérer les diverses faces de la vérité. Il avait l'imagination vive et la réflexion lente, plus d'abondance et de finesse que de puissance dans la pensée, plus d'observation progressive que d'invention première, et quelque penchant à s'engager dans des vues ingénieuses ou des déductions subtiles qui auraient pu l'égarer si sa droiture de coeur et de sens ne l'avait averti et contenu. Je n'ai point connu d'homme plus sérieux ni plus sincère, dans la science comme dans la vie; et son orgueil même, car il en avait, ne dominait ni sa conscience, ni sa raison. Quand je le fis nommer au Collége de France, il avait déjà déployé depuis quinze ans, soit dans l'intérieur de l'École normale, soit à la Faculté des lettres, son rare talent pour le haut enseignement philosophique; il siégeait depuis dix-huit mois dans la Chambre des députés, et s'y montrait un juge aussi sensé que libre de la politique, sans intention d'y devenir un grand acteur. Il était de ce petit nombre d'excellents esprits ouverts à l'expérience quoique voués à la spéculation, et en qui la vie publique éclaire et règle la pensée au lieu de l'enivrer.

Trois ans après sa nomination, il fut atteint du mal auquel, sept ans plus tard, il devait succomber. Sa poitrine gravement menacée lui rendait nécessaire, non-seulement le repos, mais l'air doux et chaud du Midi. Il était marié et presque sans fortune. Je lui offris une mission en Italie, à Florence et à Pise, où il pourrait se rétablir en faisant à loisir des études sur l'état de l'instruction publique en Toscane, et des recherches dans les manuscrits de ses bibliothèques. Dans les journaux et dans les Chambres, une légèreté dure et brutale a souvent attaqué ces faveurs accordées, sous des prétextes plausibles, pour des causes très-légitimes. Je n'ai jamais tenu compte de ces attaques. Quel plus digne et plus utile emploi peuvent recevoir les fonds destinés à l'encouragement des lettres que de soutenir, dans les difficultés de la vie, la force et le courage des hommes qui les honorent? M. Jouffroy accepta la mission que je lui proposais; et je prends plaisir à retrouver dans les lettres qu'il m'écrivit d'Italie[5], la preuve qu'elle lui fut bonne pour la tranquillité de son esprit comme pour la prolongation de sa vie.

[Note 5: Pièces historiques, n° V.]

J'étais lié depuis plusieurs années avec M. Rossi. Le duc de Broglie, qui l'avait beaucoup vu à Genève et à Coppet, m'avait souvent parlé de lui. Avant 1830, il avait fait à Paris des voyages pendant lesquels nous avions beaucoup causé. Il était devenu l'un des collaborateurs de la Revue française dont je dirigeais la publication. Les divers cours sur le droit, l'économie politique et l'histoire qu'il avait faits à Genève, et son Traité de droit pénal publié à Paris en 1828 l'avaient placé en Europe parmi les maîtres du haut enseignement, soit par la parole, soit par les écrits. Depuis 1830, il avait pris, aux affaires générales de la Suisse, une part active et influente; le canton de Genève l'avait élu son représentant à la grande Diète réunie à Lucerne en 1832 pour revoir et modifier l'organisation de la Confédération helvétique; la Diète l'avait nommé membre de la commission chargée de réviser le pacte fédéral, et la commission l'avait pris pour son rapporteur. Il avait manifesté ses principes et fait ses preuves comme acteur politique aussi bien que comme publiciste. Je savais ce qu'il avait été en Italie, ce qu'il était en Suisse, ce qu'il deviendrait partout. Je résolus de l'attirer et de le fixer en France. Pendant le moyen âge, l'Église a plus d'une fois admis dans son sein et porté à ses premiers rangs des proscrits qui s'étaient réfugiés dans ses asiles, et dont elle avait démêlé les mérites; pourquoi l'État n'aurait-il pas aussi cette intelligence généreuse, et ne s'approprierait-il pas les hommes éminents que les troubles de leur patrie ont contraints de chercher au loin l'hospitalité? Une seule chose importe; c'est de n'accorder cette faveur qu'à bonnes enseignes et à des hommes capables d'y répondre dignement. A cette condition, elle sera toujours rare. La Suisse ne s'était pas trompée en adoptant M. Rossi. Je ne me trompai pas quand je pris à coeur de faire de lui un Français.

Ce n'est pas qu'il ne soit toujours resté très-italien. Nos conversations ne m'en avaient pas laissé douter, et j'ai déjà publié de lui, dans ces Mémoires, des lettres qui prouvent avec quelle ardeur, en 1831, il se préoccupait des destinées italiennes. Mais je le savais trop homme de sens et d'honneur pour sacrifier, ou seulement subordonner jamais les intérêts de sa patrie adoptive aux espérances de sa jeunesse. Je reviendrai plus tard sur ce sujet. En 1848, M. Rossi est mort pour l'Italie. De 1833 à 1848, il a bien servi et honoré la France.

Quoique critiquée, sa nomination comme professeur d'économie politique au Collége de France ne rencontra point d'obstacle; il avait été présenté par le Collége même, et le succès de son cours fit bientôt cesser les critiques. Mais cette chaire ne pouvait suffire à le dédommager de la situation qu'il avait abandonnée en Suisse, et à le fixer définitivement en France. Quand on veut acquérir un homme rare et ses services, c'est à la fois justice et bonne politique de lui assurer ces conditions extérieures de la vie qui donnent la liberté et le repos d'esprit dans le travail. En appelant M. Rossi à Paris, je lui avais laissé entrevoir la perspective d'une autre chaire qui compléterait sa situation dans le haut enseignement, et le mettrait à portée de prendre toute sa place dans sa nouvelle patrie. J'avais dessein d'établir en France l'enseignement du droit constitutionnel devenu la base du gouvernement français. Un essai avait été tenté en ce genre peu de mois après la Révolution de 1830; une chaire de droit public français avait été instituée dans la Faculté de droit de Toulouse, au profit d'un homme très-populaire dans sa ville et vraiment distingué, M. Romiguières, qui devint plus tard procureur général près la Cour royale de Toulouse et membre de la Chambre des pairs. Je voulais que cet enseignement fût institué avec plus d'efficacité et d'éclat, sous son vrai nom, au centre des grandes études, et que la Charte constitutionnelle fût expliquée et commentée, dans son vrai sens, devant les nombreux étudiants de l'École de droit de Paris. Je proposai au Roi, qui l'accepta, la création d'une chaire de droit constitutionnel dans cette école; et le jour même où le Moniteur publiait le rapport destiné à exposer les motifs et l'objet précis de cette chaire[6], je nommai M. Rossi pour la remplir.

[Note 6: Pièces hitcriques, n° VI.]

Plus vivement contestée que la première, cette nomination pourtant ne parut d'abord susciter que les attaques des opposants d'habitude et l'humeur des rivaux de profession. Mais lorsque à la rentrée annuelle de l'École de droit, le 29 novembre 1834, M. Rossi ouvrit son cours de droit constitutionnel, il fut assailli par des interruptions et des clameurs qui ne lui permirent pas d'aller jusqu'au bout de sa leçon. Trois fois, aux jours assignés, il remonta dans sa chaire et s'efforça, mais en vain, de commencer son enseignement. Les perturbateurs étaient en minorité; un grand nombre d'auditeurs, les élèves sérieux et libéraux essayaient, par des cris à l'ordre et des applaudissements au professeur, de lutter contre le tumulte: ils échouaient toujours. Il y avait évidemment, dans l'École, une petite émeute organisée, où se jetaient volontiers des étudiants ignorants et turbulents, qui ne croyaient pas déplaire à tous leurs professeurs, et qui prenaient plaisir à se sentir soutenus par les émeutiers ordinaires du dehors. A ce désordre obstiné et à des insultes qui menaçaient de devenir violentes, M. Rossi opposait sa persévérance, son sang-froid, quelques paroles dignes; et à chaque nouvelle scène, en sortant de l'École, il venait me raconter ce qui s'était passé et concerter avec moi sa conduite, un peu surpris, lui réfugié libéral et appelé à fonder un enseignement libéral, de rencontrer, contre sa personne et son oeuvre, cette opposition brutale et subalterne. Le conseil des ministres et le conseil royal de l'instruction publique, à qui je rendis compte de l'incident, pensèrent avec moi qu'après avoir fait arrêter quelques-uns des perturbateurs, il convenait d'ordonner une enquête sur les causes du tumulte, pour intimider les intrigues hostiles, et de suspendre le cours jusqu'à ce que l'enquête fût terminée, pour donner aux esprits le temps de se calmer. Les deux mesures atteignirent leur but; les ennemis eurent un peu de honte; les turbulents se lassèrent; M. Rossi reprit son cours; et quelques années après, à la complète approbation des étudiants comme des professeurs ses collègues, il était le doyen de cette École de droit dans laquelle il était entré au milieu de tant d'inimitié et de bruit.

Il était très-propre à surmonter les obstacles, à dissiper les préventions hostiles, et à se concilier les esprits mal disposés, pourvu qu'il eût devant lui du temps. Il était au fond plein de passion et d'autorité; mais elles ne se manifestaient pas du premier coup, ni avec cet élan et cette énergie extérieure qui dominent quelquefois les tumultes parlementaires ou populaires. D'une apparence froide, lente et dédaigneuse, il exerçait plus d'action sur les individus que sur les masses, et savait mieux plaire et vaincre dans le tête-à-tête qu'au milieu des troubles et des péripéties de la foule réunie en assemblée ou en émeute. Pendant que les désordres suscités à l'occasion de son cours devenaient presque une affaire de gouvernement, le Roi me dit un jour: «Êtes-vous bien sûr que l'homme vaille l'embarras qu'il nous donne?—Il vaut infiniment mieux, Sire; le Roi fera un jour de M. Rossi bien autre chose qu'un professeur de droit constitutionnel.—En ce cas, vous avez raison; soutenons-le bien.»

J'eus à la même époque quelques rapports avec un homme qui a fait, je ne dirai pas quelque bruit, car rien n'a été moins bruyant, mais quelque effet, même hors de France, parmi les esprits méditatifs, et dont les idées sont devenues le Credo d'une petite secte philosophique. Ces chaires nouvelles, créées soit au Collége de France, soit dans les Facultés, mettaient en mouvement toutes les ambitions savantes. M. Auguste Comte, l'auteur de ce qu'on a appelé et de ce qu'il a appelé lui-même la Philosophie positive, me demanda à me voir. Je ne le connaissais pas du tout, et n'avais même jamais entendu parler de lui. Je le reçus et nous causâmes quelque temps. Il désirait que je fisse créer pour lui, au Collége de France, une chaire d'histoire générale des sciences physiques et mathématiques; et pour m'en démontrer la nécessité, il m'exposa lourdement et confusément ses vues sur l'homme, la société, la civilisation, la religion, la philosophie, l'histoire. C'était un homme simple, honnête, profondément convaincu, dévoué à ses idées, modeste en apparence quoique, au fond, prodigieusement orgueilleux, et qui sincèrement se croyait appelé à ouvrir, pour l'esprit humain et les sociétés humaines, une ère nouvelle. J'avais quelque peine, en l'écoutant, à ne pas m'étonner tout haut qu'un esprit si vigoureux fût borné au point de ne pas même entrevoir la nature ni la portée des faits qu'il maniait ou des questions qu'il tranchait, et qu'un caractère si désintéressé ne fût pas averti par ses propres sentiments, moraux malgré lui, de l'immorale fausseté de ses idées. C'est la condition du matérialisme mathématicien. Je ne tentai même pas de discuter avec M. Comte; sa sincérité, son dévouement et son aveuglement m'inspiraient cette estime triste qui se réfugie dans le silence. Il m'écrivit peu de temps après une longue lettre pour me renouveler sa demande de la chaire dont la création lui semblait indispensable pour la science et la société[7]. Quand j'aurais jugé à propos de la faire créer, je n'aurais certes pas songé un moment à la lui donner.

[Note 7: Pièces historiques, n° VII.]

Les deux chaires conférées coup sur coup à M. Rossi ranimèrent, dans les Chambres et dans les journaux, une question déjà plusieurs fois débattue et qui devait l'être plus d'une fois encore, la question du cumul des emplois et des traitements dans la sphère des lettres, des sciences et de l'enseignement supérieur, car ce n'est guère que là que ce cumul peut avoir lieu. Ce fut une explosion répétée de cette parcimonie jalouse qui s'acharne contre le bien-être d'hommes laborieux, la, plupart distingués, quelques-uns illustres, presque tous sans fortune native, et qui leur marchande les fruits, toujours bien modestes, de leurs longs travaux. Il y a là une injustice honteuse et un ignorant calcul: on méconnaît à la fois les droits des personnes et les intérêts du pays. Si on dressait la liste des hommes qui, de 1830 à 1848, occupaient, soit dans l'enseignement, soit dans les sciences et les lettres, plusieurs emplois, on trouverait en tête les maîtres des diverses carrières intellectuelles, les hommes qui, dans les applications de la science comme dans la science pure, pouvaient le mieux servir et ont en effet le mieux servi l'État dans les divers postes qui leur étaient confiés. C'est à ces hommes que l'on contestait tantôt leurs traitements, tantôt leurs logements, tantôt les suppléants qu'ils réclamaient après bien des années d'exercice personnel. Quelques-uns, pour échapper à ces douloureuses piqûres, se démettaient de telle ou telle de leurs fonctions; d'autres, qui s'étaient promis de mourir sous le même toit que les collections qu'ils gardaient ou les établissements qu'ils dirigeaient, se voyaient contraints d'aller vivre hors du séjour de leur esprit et des instruments de leur travail. Et pour ceux-là même qu'elle poursuivait sans les atteindre, cette petite guerre subalterne laissait dans leur coeur un profond sentiment d'amertume contre des pouvoirs inintelligents et ingrats.

Je veux insérer ici textuellement une lettre que m'adressa, à cette occasion, l'un de nos plus éminents naturalistes, le collègue et, selon quelques-uns, le rival scientifique de M. Cuvier, M. Geoffroy Saint-Hilaire. Il avait été attaqué dans la Chambre des députés comme occupant, disait-on, au Jardin-des-Plantes, un logement de soixante pièces. Il m'écrivit sur-le-champ, le 8 avril 1833:

«Monsieur le ministre,

Le Muséum d'histoire naturelle a son personnel placé sous les ordres et sous la surveillance des deux ministères; Instruction publique et Travaux publics. Pour les logements nous dépendons du dernier ministère. Attaqué vendredi dernier comme logé au Jardin du Roi, à la tribune de la Chambre des députés, je viens de me justifier auprès de S. E. monsieur le ministre Thiers. Permettez-moi, je vous prie, d'adresser à Votre Excellence la même justification.

«M. le député Lherbette a cru devoir dénoncer le logement que j'occupe dans les bâtiments de l'État, trop fastueux, dit-il, et qu'il a dit être composé de soixante pièces. Il n'en est rien; la chose est de toute fausseté: entre les deux époques des dénonciations de M. Lherbette, il y a eu vérification des lieux par un député, membre de la commission du budget, M. Prunelle. Cet honorable membre de la Chambre s'est porté sous les combles et dans tous les galetas de mon habitation. L'escalier par où il s'est introduit pouvait à peine le contenir; les deux basques de son habit touchaient les deux murailles à la fois, et tout le logement est à l'avenant.

Propriété privée autrefois, la maisonnette que j'occupe, laquelle n'est composée que d'un rez-de-chaussée sous des combles, servait de demeure à un appareilleur placé sous la main d'un maître maçon. Un état des lieux, que l'on étendit à une description minutieuse de compartiments, de planches, de tous les petits espaces, éclairés ou non, fut, avec intention, communiqué à M. Lherbette, et causa les illusions que ce député s'est faites.

Si, après quarante années de travaux non interrompus (mon entrée au Jardin du Roi, à la place de Lacépède, date de mars 1793), si, après ce laps de temps et la poursuite de recherches qui chaque jour commencent dès trois à quatre heures de nuit, j'avais employé à un métier mon activité, je serais riche maintenant. Tout au contraire, je me suis appauvri, ayant consommé une bonne partie de mon patrimoine à acquérir matériaux et livres pour mes recherches; je me suis appauvri en publiant à mes frais des idées qui, non comprises dans leur nouveauté et nullement populaires, ne sont point fructueuses pécuniairement, et sont destinées à préparer dans l'avenir, à la philosophie, de nouvelles bases.

«Jamais je n'ai rien demandé, par conséquent rien obtenu des gouvernements qui répondent à ceux qui les obsèdent; rien obtenu, à moins que l'on ne me compte ma croix d'argent, que Napoléon m'a de son propre mouvement accordée. Loin de tourmenter les hommes puissants, j'ai vécu dans la retraite, seule favorable au travail. Et c'est au bout d'une carrière de quarante ans qu'on s'occupe enfin de moi pour me reprocher le toit modeste sous lequel j'habite, et dont on vante injustement l'étendue et les agréments; ma maisonnette, jusque-là non encore enviée de personne, et dans laquelle je me plais, me suffit, il est vrai, mes prétentions se bornant à la médiocrité célébrée par les poëtes de la saine philosophie.

«Que si Votre Excellence, monsieur le ministre, croit tout ceci exagéré, qu'elle fasse faire une nouvelle descente dans cette maisonnette; qu'on la trouve trop spacieuse et qu'on songe à m'en renvoyer, je suis prêt, comme le sont tous les novateurs, à tous les sacrifices; prêt, sans murmurer, à aller errer, le bâton de la misère à la main, jusqu'à ce qu'enfin ma vieillesse rencontre et recueille le repos éternel.»

Ce n'est pas un médiocre mal pour un gouvernement d'inspirer à de tels hommes de tels sentiments, et les amis du régime parlementaire ne savent pas assez quel tort lui a fait cette inquisition mesquinement tracassière qui semblait ne voir partout, dans les plus modestes comme dans les plus hautes fonctions, que des serviteurs trop chers dont elle avait à contrôler les bénéfices ou à réduire les gages. Je pris à tâche, pendant toute mon administration, de lutter contre cette disposition, et j'eus souvent le bonheur d'en triompher. Quand on traite, avec des assemblées politiques, de ce qui touche à l'intérêt et à l'honneur intellectuel du pays, il ne faut pas craindre de proposer, de demander, d'insister, de faire appel aux idées larges et aux sentiments généreux; on réussit souvent plus qu'on n'a espéré, et quand on échoue, on n'a pas beaucoup à souffrir de l'échec. Parmi les hommes engagés dans les carrières scientifiques, quelques-uns surtout m'inspiraient un vif et particulier intérêt; c'étaient les voyageurs savants, ces hardis pionniers de la science et de l'intelligence, qui, pour conquérir à leur pays des connaissances et des relations nouvelles, pour agrandir sa renommée et sa fortune, vont user au loin, à travers toutes sortes de souffrances et de périls, leur jeunesse, leur courage, leur santé, leur vie, et qui, revenus dans leurs foyers, n'y retrouvent même pas la modeste situation qu'ils y avaient en les quittant, et ne savent seulement pas s'ils parviendront à mettre sous les yeux du public les trésors de science et de nouveauté qu'ils ont amassés pour lui. En 1832 et 1833, je me trouvai en présence, non de la personne, mais déjà de la mémoire de deux des plus illustres parmi ces héros-martyrs de la science, Champollion jeune et Victor Jacquemont, morts tous deux, l'un à quarante et un, l'autre à trente et un ans, victimes tous deux des fatigues de leurs travaux, et laissant tous deux, inédits et enfouis dans leurs familles, les manuscrits et les collections, oeuvres de leur génie et prix de leur vie. Peu de jours après mon entrée au ministère de l'instruction publique, M. de Tracy vint me parler de Victor Jacquemont, déjà malade et mourant dans l'Inde sans qu'on le sût à Paris. On lui avait alloué, pour son voyage, un traitement si insuffisant qu'il aurait langui dans l'impuissance et la détresse si l'amitié de lord William Bentinck, alors gouverneur général des Indes, ne fût venue à son aide. Lorsque, à la fin du XVIIe siècle, l'infatigable adversaire de Louis XIV et de la France, Guillaume III, veillait, avec une tendre sollicitude dont on est tenté de s'étonner, sur le fils de J. W. Bentinck, son intime et presque son seul ami, il ne se doutait pas que, près d'un siècle et demi plus tard, un Bentinck, maître, au nom de l'Angleterre, d'un grand empire en Asie, rendrait, à un jeune Français isolé loin de sa patrie, les mêmes affectueux services. Je me plais à rapprocher ces souvenirs qui attestent, entre la France et l'Angleterre, le progrès des moeurs douces et généreuses. Je m'empressai de doubler le traitement alloué à Victor Jacquemont; justice encore bien petite et qui arriva trop tard. Quand on sut à Paris qu'il était mort du choléra à Bombay, je m'entendis avec sa famille et ses amis pour assurer la publication du Journal et des Collections de son voyage; grand ouvrage plein d'observations et de peintures piquantes autant que de recherches savantes, et aussi intéressant à lire pour les esprits cultivés que curieux à étudier pour les géologues et les naturalistes de profession. La mémoire et les travaux de Champollion jeune méritaient une justice encore plus éclatante; je présentai aux Chambres une loi qui ordonna l'acquisition de ses manuscrits dont je fis commencer aussitôt la publication, et qui donna à sa veuve une pension de 3,000 francs. Par une loi semblable et simultanée, la bibliothèque de M. Cuvier fut achetée pour l'État, et sa veuve reçut, avec une pension de 6,000 francs, l'autorisation de continuer à occuper toute sa vie, au Jardin-des-Plantes, l'appartement qu'il avait habité.

C'étaient là des actes d'administration, des améliorations spéciales et des justices personnelles qui ne contenaient et n'annonçaient aucune grande réforme dans notre système général d'instruction supérieure. J'en méditais pourtant plusieurs, importantes mais difficiles, et pour lesquelles le public, le gouvernement et l'Université n'étaient encore que peu empressés ou peu préparés.

Personne encore ne réclamait, ou du moins n'insistait pour réclamer l'application à l'instruction supérieure du principe de la liberté d'enseignement. En fait, la liberté, déjà grande dans cette région de l'instruction publique, donnait satisfaction au désir des esprits; en principe, le bon sens public pressentait l'extrême péril et partant l'impossibilité de reconnaître au premier venu le droit d'ouvrir à tout venant un lieu de réunion, d'y élever une chaire, et de professer publiquement, sur toutes les matières du haut enseignement, toutes les idées qui peuvent traverser l'esprit humain. Quelles limites devaient être assignées à ce droit et quelles garanties exigées pour son exercice? Ces questions étaient plutôt entrevues que posées, et il n'y avait, pour le pouvoir, aucune nécessité pratique et pressante de les résoudre. C'est précisément à un tel moment et dans une telle disposition des esprits qu'il convient à un gouvernement sensé d'aborder de telles questions; il le peut faire alors avec prévoyance et mesure, sans avoir à lutter contre des passions ou des systèmes déjà puissants, et en plaçant de fortes garanties pour l'ordre et la morale publique à côté d'une liberté encore peu aguerrie. Je ne doutais pas que bientôt, par le mouvement naturel des idées et des institutions, on n'en vînt à demander la liberté pour le haut enseignement comme pour l'instruction primaire et secondaire, et je voulais que ce voeu, quand il deviendrait sérieux, se trouvât déjà réglé et contenu en même temps que satisfait.

L'institution des agrégés auprès des diverses facultés offrait un moyen naturel d'atteindre à ce but. Ces professeurs encore jeunes et en attente, élus par leurs maîtres après les fortes épreuves du concours, existaient déjà depuis 1823 dans les facultés de médecine, et sous le nom de suppléants dans les facultés de droit, où ils étaient admis à suppléer, dans l'occasion, les professeurs titulaires. En 1840, M. Cousin, alors ministre de l'instruction publique, étendit cette institution aux facultés des lettres et des sciences, et la développa en donnant aux agrégés, dans toutes les facultés, le droit de faire des cours libres à côté des cours des professeurs titulaires de l'État. C'était précisément ce que je me proposais de faire en 1835 pour ouvrir, dans le haut enseignement, une place convenable au principe de la liberté. J'en aurais réglé les conditions un peu autrement que ne le fit M. Cousin; j'aurais donné à la liberté, soit pour l'ouverture, soit pour la suspension des cours des agrégés, quelques garanties de plus, et fait une plus large part à l'intervention des facultés elles-mêmes entre le ministre de l'instruction publique et les professeurs libres. Mais en soi et dans ses dispositions essentielles, la mesure était excellente, et si elle eût été exécutée comme elle avait été conçue, elle eût réalisé, dans l'instruction supérieure, l'un des principaux progrès que je me proposais d'y accomplir.

Pour une autre réforme, bien plus considérable, nous avons eu aussi, M. Cousin et moi, les mêmes vues. J'ai déjà parlé, dans ces Mémoires, de la part que j'ai prise à l'ordonnance du 17 février 1815, rendue par le roi Louis XVIII, sur l'organisation générale et le régime de l'Université. Elle avait pour but de décentraliser, comme on dit aujourd'hui, non pas le gouvernement de l'instruction publique, mais l'enseignement même, surtout le haut enseignement. Elle créait, en beaucoup trop grand nombre, des universités particulières, distribuées sur les divers points du territoire, et où devaient se trouver réunies toutes les parties de l'instruction, supérieure, littérature, philosophie, histoire, sciences mathématiques et physiques, droit, médecine, l'ensemble des connaissances humaines et des études nécessaires aux professions libérales. Nous ne saurions nous le dissimuler: si nous promenons nos regards sur toute la France, nous voyons, partout ailleurs qu'à Paris, ces belles études en déclin; en même temps que le niveau général de l'instruction primaire et industrielle s'élève, celui de l'instruction supérieure et du grand développement intellectuel s'abaisse; et la France d'aujourd'hui, bien mieux pourvue d'écoles élémentaires et de bons praticiens en divers genres qu'elle ne l'était jadis, offre, loin de sa capitale, bien moins d'esprits richement cultivés et noblement ambitieux qu'elle n'en possédait en 1789, lorsque l'Assemblée constituante sortit tout à coup de son sein. Je fais grand cas du savoir élémentaire et pratique; c'est le pain quotidien des nations; mais comme le dit l'Évangile, «l'homme ne vit pas seulement de pain,» ni les nations non plus; quand elles ont été et pour qu'elles restent grandes, il faut que la grande culture de l'esprit n'y soit pas un phénomène rare et concentré au seul sommet de la société. C'est malheureusement ce qui arrive de nos jours; par une multitude de causes très-diverses, Paris attire et absorbe moralement la France. La richesse et le bien-être matériel s'accroissent partout, mais c'est vers Paris que les esprits se tournent et que leur ambition aspire. Nos départements ne voient plus guère, comme autrefois les provinces, des hommes considérables par les lumières et les goûts intellectuels comme par leur situation sociale, rester fixés dans leur ville ou dans leur campagne natale, et y vivre satisfaits et animés, répandant autour d'eux les trésors de leur intelligence comme ceux de leur fortune. Les économistes se plaignent que la population afflue outre mesure vers les grandes villes, surtout vers Paris; les moralistes sont encore plus en droit d'élever la même plainte; car cette concentration de la vie intellectuelle dans Paris n'a pas seulement pour effet de la faire languir et dépérir dans les provinces; elle l'altère et finit par l'énerver ou la corrompre là même où elle la développe. Ce ne sont pas seulement des esprits cultivés et éclairés qu'il faut à une grande nation; il lui faut des esprits variés, originaux, indépendants, qui travaillent par eux-mêmes, pensent en liberté, et restent, en se développant, tels que les ont faits leur nature et les accidents particuliers de leur destinée. Or, les esprits ne conservent guère ces précieuses qualités que lorsqu'ils grandissent et vivent là où ils sont nés, recevant la lumière de tous les points de l'horizon d'où elle vient, mais sans se détacher du sol paternel. L'homme peut vivre partout, corps et âme; pourtant, la transplantation lui enlève beaucoup de sa beauté propre et de sa vigueur naturelle. L'unité nationale est admirable; l'uniformité des poids et mesures est bonne; mais l'uniformité des esprits fait tôt ou tard leur faiblesse et leur servitude; résultat aussi déplorable pour l'honneur et l'influence d'un peuple dans le monde que pour sa liberté.

Je n'ai garde de croire que trois ou quatre universités, placées çà et là loin de Paris, puissent avoir la vertu de guérir ce mal produit et fomenté par tant de causes, quelques-unes peut-être insurmontables. Pourtant, de tous les remèdes à employer en pareil cas, celui-là est l'un des plus praticables et des plus efficaces. Beaucoup de liens puissants, de sentiment comme d'intérêt, attachent les hommes aux lieux de leur naissance et de leur enfance; et ces liens ont leur empire sur les esprits actifs, avides d'étude et de science, comme sur les caractères tranquilles dont le désir se borne à cultiver les champs, ou à pratiquer sous le toit natal la profession de leurs pères. Ce qui éloigne de leur ville ou de leur province les hommes en qui l'ambition intellectuelle est vive, c'est qu'ils n'y trouvent ni les moyens de s'élever au but où ils aspirent, ni les jouissances dont, ce but une fois atteint, ils ne sauraient se passer. Qu'il y ait, sur divers points de la France, de grands foyers d'étude et de vie intellectuelle où les lettres et les sciences, dans toute leur variété et leur richesse, offrent à leurs adeptes de solides leçons, les instruments du travail, d'honorables carrières, les satisfactions de l'amour-propre, les plaisirs d'une société cultivée; à coup sûr, les maîtres éminents et les jeunes gens distingués se fixeront volontiers là où ils trouveront réunis et à leur portée de tels avantages; ils y attireront et y formeront peu à peu un public animé des mêmes goûts, sensible aux mêmes plaisirs; et Paris, sans cesser d'être, parmi nous, le grand théâtre de l'activité littéraire et savante, cessera d'être le gouffre où viennent s'engloutir tant d'esprits capables d'une plus utile vie et dignes d'un meilleur sort.

Mais pour répondre à leur destination, de tels établissements veulent être complets et un peu éclatants; si la parcimonie scientifique ou économique s'en mêle, elle les tuera au moment même de leur naissance. Il faut que, dans les nouvelles universités et dans leurs diverses facultés, lettres, sciences, droit, médecine, théologie (si l'Église s'y prête), le nombre et l'objet des chaires soient en harmonie avec l'état actuel des connaissances humaines, et que la condition des professeurs y soit assurée, commode, digne. Le but vaut la peine que l'État fasse les sacrifices indispensables pour l'atteindre. C'est d'ailleurs la disposition de notre pays que les innovations n'y réussissent que si elles sont hardies et grandes; pour être bien venu à fonder des établissements nouveaux, il faut faire et demander beaucoup. Aussi avais-je dessein, en proposant aux Chambres la création des universités locales, de montrer ce plan d'instruction supérieure dans toute son étendue et de réclamer toutes les conditions nécessaires à son succès. J'avais étudié la difficile question des lieux les plus propres à recevoir et à faire prospérer de tels établissements, et quatre villes, Strasbourg, Rennes, Toulouse et Montpellier, m'avaient paru celles qui, à tout prendre, offraient à l'institution nouvelle les meilleures chances, et satisfaisaient le mieux aux besoins généraux de la France. J'aurais présenté à cet égard, un projet d'ensemble, et recherché d'un seul coup un résultat complet. Quand M. Cousin tenta, en 1840, l'exécution de la même idée, il crut devoir procéder autrement; il se borna à demander pour la ville de Rennes, déjà en possession des facultés de droit et des lettres, la création d'une faculté des sciences et d'une faculté de médecine, présentant ce projet comme un essai et un échantillon «des grands centres d'instruction supérieure que le gouvernement avait l'intention de créer sur quelques points de la France.» Ainsi resserrée dans ces modestes limites, la proposition fut encore mutilée; la Chambre des députés en rejeta ce qu'elle avait de plus considérable, la création d'une faculté de médecine à Rennes. Un projet plus grand et plus exigeant eût obtenu, je crois, plus de succès.

Une troisième réforme, plus morale que scientifique, était, de tous mes projets quant à l'instruction supérieure, celui que j'avais le plus à coeur.

Quand je visitai les universités d'Oxford et de Cambridge, une chose surtout me frappa: la discipline à côté de la liberté, les maîtres présents et vigilants au milieu d'une jeunesse en possession d'une large mesure d'indépendance, l'éducation encore continuée dans l'âge des études supérieures et de l'émancipation. Les jeunes gens vivent, la plupart du moins, dans l'intérieur des divers collèges dont ces universités se composent, fort libres chacun dans son logement particulier, mais prenant leurs repas ensemble, tenus d'assister tous les jours à la prière commune, d'être rentrés à une heure déterminée, astreints à certaines règles, à certaines habitudes qui rappellent l'intérieur de la famille, la soumission du nombre, le respect de l'autorité, et maintiennent des devoirs stricts et de fortes influences morales dans la vie déjà bouillonnante de ces générations qui touchent au moment où elles prendront à leur tour possession du monde. Il y a, à Oxford et à Cambridge, bien des jeunes gens qui étudient fort peu, qui se dérangent, jouent, commettent des excès, font des sottises et des dettes; la liberté est grande, mais la règle subsiste et se fait sentir; l'autorité vit au sein de la liberté, présente aux esprits, même quand elle ne gouverne pas les actions. Et c'est loin des grands foyers de population et de mouvement, dans de petites villes exclusivement vouées à l'étude, où les établissements d'instruction frappent partout les yeux, où les étudiants rencontrent sans cesse leurs maîtres, que la jeunesse anglaise vit sous ce régime spécial et sain, point asservie à des exigences tracassières, mais point livrée à elle-même dans une foule inconnue; assez médiocrement instruite à certains égards, mais moralement contenue et disciplinée au moment où elle essaye sa force et dans le passage difficile de l'enfance à la condition virile.

Quel contraste entre ce régime et la situation des jeunes gens qui viennent à Paris faire leurs études supérieures et se préparer aux diverses professions de la vie! Au sortir de la famille et du collège, ils tombent dans cette ville immense, seuls, sans gardien, sans conseiller, affranchis tout à coup de toute autorité et de toute règle, perdus dans la foule et dans l'obscurité de leur vie, en proie à tous les ennuis de l'isolement, à toutes les tentations, à toutes les contagions de la passion, de l'inexpérience, de l'occasion, de l'exemple, dénués de frein et d'appui moral précisément à l'époque où ils en auraient le plus impérieux besoin. Je n'ai jamais regardé ou pensé sans un profond sentiment de tristesse à cette déplorable condition de la jeunesse qui afflue dans nos grandes écoles. Personne ne sait, personne ne peut calculer combien de nos enfants se perdent dans cette épreuve désordonnée et délaissée, ni quelles traces en restent, pour tout le cours de leur vie, dans les moeurs, les idées, le caractère de ceux-là même qui n'y succombent pas tout entiers.

Pourquoi ne placerions-nous pas, à côté de nos grandes écoles d'instruction supérieure, des établissements où les jeunes gens retrouveraient quelque chose du foyer domestique, et vivraient réunis en un certain nombre, avec une large mesure d'indépendance personnelle et de liberté, soumis pourtant à une certaine discipline, et surveillés, soutenus dans leur conduite en même temps qu'aidés et encouragés dans leurs travaux? A la tête de ces établissements devraient être des hommes instruits, honorés, des chefs de famille capables de prendre un intérêt sérieux à la vie morale comme aux études de leurs jeunes hôtes et d'exercer sur eux une salutaire influence. C'est dans ce but que furent fondés jadis, c'est à peu près là ce qu'étaient ces collèges des diverses provinces, dites nations, où les étudiants, accourus aux leçons de l'Université de Paris, habitaient et vivaient en commun. Les formes, les règles, les habitudes de semblables maisons devraient être, de nos jours, très-différentes de ce qu'elles étaient alors; mais l'idée et le résultat seraient, au fond, les mêmes; les jeunes gens seraient mis à l'abri du dérèglement comme de l'isolement. Par condescendance pour nos habitudes et nos moeurs, je ne voudrais prescrire, à cet égard, rien d'obligatoire; les étudiants qui le préféreraient resteraient libres de vivre seuls et dans la foule, comme ils le font aujourd'hui; mais les avantages moraux de la vie hospitalière dont je parle seraient si évidents, et il serait si aisé d'y attacher, pour les études même, des secours précieux, que la plupart des pères de famille n'hésiteraient certainement pas à placer ainsi leurs fils.

C'était là l'institution que je me proposais de fonder et l'exemple que je voulais donner pour prolonger l'éducation dans l'instruction supérieure, et exercer quelque influence morale sur les jeunes gens dans leur passage du collége au monde. Loin de prétendre placer sous la main de l'État seul de tels établissements, je désirais au contraire qu'à côté des siens il s'en fondât plusieurs divers par l'origine, la tendance, et parfaitement indépendants. J'en avais exposé l'idée à un digne prêtre catholique et à un pieux évêque qui l'avaient fort accueillie, et s'étaient montrés disposés à soutenir de leur patronage une fondation de ce genre. J'en avais aussi entretenu quelques-uns de mes amis protestants qui ne demandaient pas mieux que de se concerter pour ouvrir, aux étudiants de leur communion, un tel foyer de vie laborieuse et régulière. Les objections et les difficultés abondent sous les premiers pas de toute innovation sérieuse; pourtant il y a grande chance de succès quand le pouvoir qui l'entreprend ne craint pas de s'y compromettre et accepte sans hésiter le concours de la liberté.

Mais ce qui manque, de nos jours, aux desseins un peu difficiles, c'est le temps: nous avons à peine quelques heures d'activité puissante et tranquille; nous vivons au milieu tantôt de la tempête, tantôt du calme plat, condamnés tour à tour au naufrage ou à l'immobilité. Plus rapides et plus forts que nous, les événements emportent nos idées et nos intentions avant qu'elles aient pu passer dans les faits, souvent même avant qu'elles soient devenues seulement des tentatives. J'ai peut-être moins à me plaindre que d'autres de ce trouble continu de mon temps, puisque j'ai pu, comme ministre de l'instruction publique, laisser çà et là quelques traces durables de mon passage. Pourtant, je ne puis me défendre de quelque tristesse quand ma pensée se reporte vers les projets que j'avais formés, que je croyais bons, et qui ne se sont pas même laissé entrevoir. Je dirai tout à l'heure comment la politique de cette époque vint les arrêter, et me jeter dans des questions et des luttes bien différentes de celles que je rappelle en ce moment.

CHAPITRE XIX

ACADÉMIES ET ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES.

Rétablissement de l'Académie des sciences morales et politiques dans l'Institut.—Motifs et objections.—Lettre de M. Royer-Collard.—Je communique mon projet aux membres survivants de l'ancienne classe des sciences morales et politiques. L'abbé Sieyès.—Le comte Roederer.—M. Daunou.—Élections nouvelles.—M. Lakanal.—Des travaux de l'Académie des sciences morales et politiques et de l'utilité générale des académies.—Mes relations avec les sociétés savantes des départements.—De l'administration des établissements littéraires et scientifiques.—Idées fausses à ce sujet.—De la suppression des logements pour les conservateurs et employés dans l'intérieur de ces établissements.—Réformes dans l'administration de la Bibliothèque royale.—Augmentation du budget des établissements littéraires et scientifiques.—Constructions nouvelles au Muséum d'histoire naturelle.

J'entrai au ministère de l'instruction publique profondément convaincu que c'est maintenant pour le gouvernement de la France, quelque nom qu'il porte, un intérêt éminent de se montrer, non-seulement exempt de toute crainte, mais bienveillant et protecteur pour les travaux de l'esprit humain, aussi bien dans les sciences morales et politiques que dans les autres. Je ne connais guère, de nos jours, une situation plus fausse et plus affaiblissante pour le pouvoir que d'être pris pour un adversaire méfiant et systématique de l'activité intellectuelle, même lorsque, étrangère à toute vue de circonstance ou de parti politique, elle ne s'applique qu'à la recherche générale et abstraite de la vérité. Je sais quels liens puissants unissent les idées abstraites aux intérêts positifs de la société, et combien la transition est prompte des principes aux faits et de la théorie à l'application. Je sais aussi qu'il y a des temps et des lieux où la vérité, même générale et purement scientifique, peut être, pour l'ordre établi un embarras et un danger. Je n'ai rien à dire de cette difficile situation; je ne m'occupe que de mon propre pays et de mon propre temps. Au point où nous sommes de la vie nationale, après les expériences que nous avons faites et les spectacles auxquels nous avons assisté, l'ordre et le pouvoir, loin d'avoir, parmi nous, rien à craindre du libre et sérieux développement scientifique de l'esprit humain, y trouveront de la force et de l'appui. Non que beaucoup d'erreurs, et d'erreurs dangereuses, ne viennent encore ainsi à se produire; mais dans les régions élevées de l'intelligence comme de la société, les erreurs dangereuses, en morale et en politique, n'ont plus maintenant le vent en poupe; elles y sont promptement signalées, combattues et décriées. Ce n'est plus en haut, c'est en bas que les théories qui portent le dérèglement dans les âmes et dans les peuples sont favorablement accueillies et deviennent aisément puissantes; ce n'est plus dans le monde savant, c'est dans le monde ignorant qu'il faut les redouter et les poursuivre. Sur les hauteurs, la tendance actuelle de l'esprit est de se redresser et de s'épurer; c'est dans les rangs obscurs et pressés des régions inférieures qu'habitent et travaillent aujourd'hui les démons pervers et ardents à répandre leur perversité. Que le gouvernement sache avoir confiance dans le mouvement intellectuel d'en haut; il y rencontrera plus de secours que de péril. Et qu'il soit infatigable à combattre le désordre intellectuel d'en bas; les faits ne lui en fourniront que trop souvent les occasions avec la nécessité; car c'est en bas surtout que les erreurs de l'esprit se transforment rapidement en passions anarchiques, en actions destructives, et qu'elles tombent ainsi sous les justes atteintes du pouvoir.

Ce fut dans ces vues, et avec des espérances ainsi limitées, que, peu de jours après la formation du cabinet, je proposai au Roi le rétablissement, dans l'Institut, de la classe des sciences morales et politiques fondée en 1795 par la Convention, et supprimée en 1803 par Napoléon, alors premier Consul. Naguère, au plus fort des orgies politiques et intellectuelles de 1848, le général Cavaignac, alors chef du gouvernement républicain, demanda à cette Académie de raffermir dans les esprits, par de petits ouvrages répandus avec profusion, les principes fondamentaux de l'ordre social, le mariage, la famille, la propriété, le respect, le devoir. C'était se faire, dans un bon dessein, une grande illusion sur la nature des travaux d'une telle compagnie et sur la portée de son action. Il n'est pas donné à la science de réprimer l'anarchie dans les âmes, ni de ramener au bon sens et à la vertu les masses égarées; il faut, à de telles oeuvres, des puissances plus universelles et plus profondes; il y faut Dieu et le malheur. C'est dans les temps réguliers que, par les justes satisfactions données et la saine direction imprimée aux esprits élevés et cultivés, les corporations savantes exercent, au profit du bon ordre intellectuel, une influence salutaire, et peuvent prêter au pouvoir lui-même, s'il sait entretenir avec elles d'intelligents rapports, un indirect, mais utile appui. C'était là le résultat que je me promettais de l'Académie des sciences morales et politiques; rien de plus, mais rien de moins. Le Roi et le cabinet adoptèrent avec empressement ma proposition.

Ce n'est pas qu'elle ne rencontrât des objections graves et que d'excellents esprits ne la reçussent avec peu de faveur. Dans mon propre parti et parmi les plus fermes soutiens de notre politique, plusieurs se méfiaient grandement de la spéculation philosophique, et doutaient que, même animée des plus sages intentions, elle pût servir à raffermir l'ordre et le pouvoir. D'autres voyaient avec déplaisir des hommes fameux dans les plus mauvais temps révolutionnaires remis en honneur au nom de la science et en dépit de leurs fâcheux souvenirs. La première et inévitable conséquence de la mesure proposée était en effet de rappeler, comme noyau de la nouvelle Académie, les douze membres encore vivants de l'ancienne classe des sciences morales et politiques; deux d'entre eux, l'abbé Sieyès et M. Merlin de Douai, avaient voté la mort de Louis XVI; un troisième, M. Garat, était ministre de la justice à cette sanglante époque, et avait lu au Roi son arrêt; presque tous appartenaient à l'école sensualiste du XVIIIe siècle et convenaient mal à la philosophie spiritualiste et à l'esprit religieux. On s'inquiétait du retour de leur influence; on regrettait que le gouvernement parût s'en faire le patron.

J'eus, de cette disposition d'une portion du public, un témoignage irrécusable: M. Royer-Collard, absent au moment où l'Académie restaurée se préparait à se compléter par l'élection de nouveaux membres, m'écrivit: «Si le public et les gens de lettres mettent beaucoup d'intérêt à votre Académie des sciences morales et politiques, vous avez bien fait pour vous; mais comme elle ne serait pour moi qu'une niaiserie, un réchauffé de lieux communs, et qu'elle s'élève d'ailleurs sur des fondements conventionnels et révolutionnaires, je ne me soucie nullement d'y figurer. Je l'ai écrit, il y a quelques jours, à Cousin. Écartez donc mon nom.» Selon son voeu, ce nom qui était là si naturellement appelé, n'y fut pas même prononcé.

M. Royer-Collard était parfaitement libre de ne consulter, dans cette circonstance, que ses goûts ou ses dégoûts personnels; mais j'aurais eu grand tort de me conduire par de tels mobiles: j'avais, comme homme public, un double devoir à remplir; l'un, de rétablir une institution scientifique que je jugeais bonne; l'autre, de placer cette institution en dehors des dissentiments et des ressentiments politiques, même légitimes. Je n'ignorais pas que des idées philosophiques, qui n'étaient point les miennes, dominaient dans cette classe de l'Institut au moment de sa première fondation et y reparaîtraient dans sa renaissance; mais je ne craignais pas que, dans l'enceinte que je leur rouvrais, ces idées redevinssent puissantes ni redoutables; et les inconvénients de quelques mauvais souvenirs révolutionnaires étaient, à mon avis, bien inférieurs aux avantages présents et futurs de cette éclatante démonstration de la confiance du pouvoir dans la liberté laborieuse et réfléchie de l'esprit humain.

La mesure une fois résolue, je n'hésitai pas plus sur le mode d'exécution que sur le principe. J'étais bien décidé à ne faire faire par ordonnance du Roi aucune nomination académique; l'élection est de l'essence des sociétés savantes; on n'y entre dignement que par le choix de ses pairs. Je me souvenais qu'un vieux et fidèle royaliste, l'abbé de Montesquiou, nommé en 1816 membre de l'Académie française par l'ordonnance royale qui écarta de cette compagnie quelques-uns de ses membres, n'avait jamais voulu y prendre séance, disant: «Je ne suis pas académicien; ce n'est pas le Roi qui fait des académiciens.» Je ne voulus pas même faire rendre l'ordonnance de rétablissement sans en avoir concerté les dispositions et l'exécution avec les membres encore vivants de l'ancienne classe des sciences morales et politiques qui devaient y être appelés. Je n'ai pas plus de goût aux formes qu'aux maximes du pouvoir absolu; je me sens à l'aise et satisfait pour mon propre compte en témoignant, aux hommes avec qui j'ai à traiter, les égards dus à des créatures intelligentes et libres. A part mon penchant personnel, le pouvoir a, dans la plupart des cas, bien plus d'avantage à accepter de bonne grâce le travail de la délibération préalable et officieuse qu'à affronter aveuglément les critiques en agissant seul et brusquement, selon sa seule science et fantaisie; quand il procède ainsi, c'est bien plus souvent par paresse et inhabileté que par nécessité et prudence. Décidé donc à communiquer aux anciens académiciens les bases de mon projet, je cherchai quel était, parmi eux, celui avec qui je pourrais le plus sûrement m'entendre, et qui aurait ensuite le plus d'influence sur ses collègues. De tous les survivants, l'abbé Sieyès était le plus célèbre. J'allai lui faire une visite. J'eus quelque peine à en être reçu, et je le trouvai dans un extrême affaiblissement d'esprit et de mémoire. Un moment, dans notre courte entrevue, le nom de la classe des sciences morales et politiques parut le ranimer et lui inspirer quelque intérêt: lueur vacillante et qui s'évanouit rapidement. Je renonçai à toute intervention de sa part dans la petite négociation que je méditais. En parcourant les autres noms, le comte Roederer me parut le plus propre à en être chargé. C'était un homme d'un esprit ouvert, flexible, sensé, libéral, lettré, et, malgré sa préoccupation de bien des préjugés de son temps, exempt de passion et d'entêtement de parti dans la pratique des affaires. Il était dans sa terre de Matignon; sur ma prière il vint sur-le-champ à Paris; je lui communiquai mon projet et mes vues pour son exécution, en le priant de réunir ses anciens collègues et de s'en entretenir avec eux. Il s'en chargea avec empressement, et le 24 octobre, je reçus de lui cette lettre:

«Monsieur, j'ai lu aux anciens membres de la classe des sciences morales de l'Institut la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ce matin.

Ils applaudissent au rétablissement de cette classe.

Ils pensent que, sans la diviser en sections, quant à présent, il convient de réunir dans un article général les attributions des sections, et d'y ajouter la philosophie de l'histoire (ou les méthodes à suivre dans les compositions historiques pour qu'elles soient, le plus qu'il se pourra, profitables à la morale et à la politique).

Ils estiment que cette classe pourrait être bornée à trente membres, et recevoir le titre d'Académie des sciences morales et politiques.

Ils regardent comme une conséquence de la réintégration de la classe celle de tous les membres qui en subsistent encore, et de plus celle de deux membres qui n'étaient qu'associés lors de la dissolution, mais qui ont reçu depuis le caractère électoral dans une des classes subsistantes.

Ils croient convenable d'adjoindre quatre membres pour élire les quinze autres qui feront le complément de l'académie; mais ils estiment que cette adjonction doit se faire par voie d'élection régulière, et qu'aucune élection ne peut avoir de régularité qu'après l'émission de l'ordonnance de rétablissement.

Ils croient que les élections doivent être faites en trois temps.

La première, immédiatement après la publication de l'ordonnance; elle nommera les quatre adjoints.

Par la seconde, les quinze membres formés par l'adjonction aux onze anciens nommeront huit membres, ce qui fera vingt-trois.

La troisième sera faite par les vingt-trois, et nommera les sept membres complémentaires de la classe.

Voilà, monsieur, le résultat de notre longue délibération, où tous se sont montrés bienveillants pour le projet.»

Il n'y avait rien là que de parfaitement conforme aux idées que j'avais communiquées à M. Roederer, et l'ordonnance fut immédiatement rendue. Mais quand on en vint à l'exécution, et d'abord à l'élection, par les anciens membres, des quatre adjoints qui devaient, de concert avec eux, compléter l'Académie, les rivalités, les susceptibilités et les méfiances philosophiques apparurent. Les quatre adjoints devaient être pris dans les autres classes de l'Institut, et parmi les noms mis en avant pour ces choix se trouvait fort naturellement celui de M. Cousin. M. Daunou le repoussa, non pas, dit-il, qu'il voulût l'écarter absolument de l'Académie; il trouvait convenable et même nécessaire que M. Cousin en devînt membre, mais il demandait qu'il ne fût élu que plus tard et quand l'Académie aurait à se compléter définitivement. Pressé d'objections et de questions, il répondit qu'il ne voulait pas, en appelant M. Cousin parmi les quatre premiers adjoints, lui donner sur les élections suivantes une influence dont il pourrait abuser «au profit de son parti doctrinal contre le nôtre.» Comme la discussion continuait, M. Daunou finit par dire qu'il ne faisait point d'objection à ce que le gouvernement nommât lui-même d'office les quatre adjoints dans l'ordonnance de rétablissement de l'Académie, et y comprît M. Cousin; ce ne serait là que suivre les exemples du passé, et personne n'y trouverait à redire. M. Merlin se rangea à cet avis. Ces académiciens renonçaient ainsi à leur droit d'élire eux-mêmes leurs collègues et provoquaient le pouvoir à un acte de bon plaisir pour s'épargner l'embarras d'écarter ou le déplaisir d'admettre un candidat dont les doctrines philosophiques inquiétaient les leurs. Je déclarai que je ne proposerais jamais au Roi de nommer lui-même des académiciens, et que les anciens membres de l'Académie rétablie étaient parfaitement libres d'élire les quatre premiers adjoints comme il leur conviendrait. L'élection eut lieu en effet; je ne sais comment vota M. Daunou, mais M. Cousin fut l'un des quatre élus; les seize membres ainsi réunis se complétèrent par deux élections successives qui appelèrent chacune sept nouveaux membres, et le 4 janvier 1833, M. Roederer ouvrit les séances de l'Académie définitivement constituée par un discours plein d'une satisfaction joyeuse et d'une espérance un peu vaniteuse dans l'influence de la philosophie, caractère persévérant de la brillante et forte génération à laquelle il appartenait.

J'eus, deux ans plus tard, un piquant exemple de l'énergique et confiante activité de ces derniers survivants de 1789, dans les plus simples comme dans les plus graves circonstances de la vie: je me trouvai un matin avec quelques personnes chez M. de Talleyrand venu en congé de Londres à Paris: «Messieurs, nous dit-il avec un sourire de contentement presque jeune que j'ai vu quelquefois sur sa froide figure, je veux vous dire ce qui m'est arrivé hier; je suis allé à la Chambre des pairs; nous n'étions que six dans la salle quand je suis entré: M. de Montlosier, le duc de Castries, M. Roederer, le comte Lemercier (j'ai oublié qui il nomma comme le cinquième) et moi; nous étions tous de l'Assemblée constituante et nous avions tous plus de quatre-vingts ans.» Ces fermes vieillards se plaisaient à voir et à faire remarquer que partout ils arrivaient encore les premiers.

Un autre vieillard, l'un des débris d'une autre célèbre Assemblée, et qui probablement se croyait célèbre lui-même par les grandes scènes et l'acte terrible auxquels il avait pris part, M. Lakanal, membre de la Convention nationale et l'un de ceux qui avaient voté la mort de Louis XVI, avait été aussi membre de l'ancienne classe des sciences morales et politiques. C'était même lui qui, en 1795, avait proposé et fait adopter dans la Convention le règlement de fondation de l'Institut et la liste des membres appelés à en former le noyau. En 1832, quand il fut question du rétablissement de l'Académie à laquelle il avait appartenu, personne, pas plus parmi ses anciens collègues que dans le public, ne se souvint de lui; personne ne pensa à demander ce qu'il était devenu. On le croyait mort, ou plutôt on ne s'enquit nullement de lui, tant il était oublié. Il vivait pourtant; il était cultivateur dans l'un des États naissants des États-Unis d'Amérique, dans l'Alabama, sur la dernière limite, à cette époque, entre la civilisation américaine et les sauvages. Il apprit là le rétablissement de son Académie et de ses anciens collègues; il m'écrivit pouf réclamer son droit à reprendre, parmi eux, sa place; je transmis à l'Académie son incontestable réclamation; la mort de M. Garat laissait, à ce moment, dans la section de morale, une place vacante; M. Lakanal y fut admis, de droit et sans élection. Quand il le sut, il hésita à rentrer en France, et m'écrivit, pour m'offrir ses services aux États-Unis, une longue lettre, singulier mélange d'idées justes et d'idées confuses, de prudence expérimentale et d'énergique fidélité à ses souvenirs révolutionnaires[8]. Je n'employai point M. Lakanal; il rentra en France, reprit son siége à l'Académie, et mourut en 1845, obscur encore, quoique avec tous les honneurs d'usage rendus aux académiciens.

[Note 8: Pièces historiques, n° VIII.]

En activité depuis vingt-sept ans, l'Académie des sciences morales et politiques a parfaitement expliqué et pleinement justifié elle-même sa fondation. L'esprit de parti politique ou d'intolérance philosophique n'y a jamais dominé; il a pu y apparaître quelquefois; c'est le fait de la liberté; il a toujours été contre-balancé et contenu; c'est le résultat du rapprochement habituel d'hommes divers de situations et d'opinions, mais unis par le goût et le respect communs de la science et de la vérité. Dans ses rapports soit avec le public, soit avec le pouvoir, l'Académie a constamment fait preuve d'indépendance comme de mesure; elle a, en toute occasion, fermement combattu le dérèglement et hautement secondé le mouvement régulier des esprits. Le compte rendu de ses séances et le recueil de ses mémoires attestent l'activité intellectuelle de ses membres. Par les concours qu'elle a ouverts et les questions qu'elle a proposées, elle a suscité hors de son sein beaucoup de travaux importants, plusieurs très-remarquables, sur la philosophie, l'histoire, la législation, l'économie politique, toutes les belles et difficiles sciences auxquelles elle est consacrée. Des hommes d'un mérite inconnu, des jeunes gens laborieux et distingués ont été ainsi mis en lumière et sur la voie des fortes études comme des solides succès. Jamais il n'a été plus inintelligent et plus inopportun que de nos jours de combattre les académies: nous vivons dans une société plus équitablement réglée et plus soigneuse du bonheur de tous que ne l'ont été la plupart des sociétés humaines; mais les centres variés, les groupes durables, les agrégations fortes, les impulsions indépendantes y manquent; c'est une société à la fois dissoute et concentrée, qui montre partout l'individu isolé en face de l'unité toute-puissante de l'État. Nous cherchons depuis longtemps déjà, et jusqu'ici sans beaucoup de succès dans l'ordre politique, quelque remède à ces lacunes d'un état social qui, à côté de grands bienfaits publics, laisse les droits bien faibles, les libertés bien mal assurées et les existences individuelles à la fois bien languissantes et bien mobiles. Les académies sont aujourd'hui, dans l'ordre intellectuel, le remède naturel et presque unique à ce grave défaut de notre société générale; elles groupent sous un drapeau pacifique, sans leur imposer aucun joug, ni aucune unité factice, des hommes distingués qui, sans ce lien, resteraient absolument étrangers les uns aux autres; et en les groupant elles leur procurent à tous, avec les plaisirs de généreuses relations, des moyens d'influence et des garanties d'indépendance. Au dehors, elles attirent les esprits vers les études et les questions où ils peuvent s'exercer et se satisfaire sans se déchaîner; elles les contiennent dans certaines limites de raison et de convenance en provoquant leur activité et en soutenant leur liberté.

Préoccupé de ces idées, je tentai de les appliquer au delà de Paris, et de faire concourir, au bon mouvement comme au bon ordre intellectuel, les sociétés savantes des départements. Le nombre de ces sociétés, l'attachement que leur portent la plupart de leurs membres, la faveur qu'elles rencontrent d'ordinaire dans les Conseils électifs de leurs départements et de leurs villes, prouvent qu'elles répondent à des sentiments vivaces et qui ne demandent qu'à se déployer. Mais la principale condition du succès, une notoriété et une sympathie vraiment publiques, manque trop souvent à ces libérales associations. La plupart languissent faute de grand jour, et leurs membres les plus zélés se découragent, privés tantôt des moyens d'étude dont ils auraient besoin, tantôt de leur part de gloire un peu étendue après leurs travaux. Des esprits généreux, entres autres un savant archéologue français et l'un des plus actifs correspondants de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, M. de Caumont, se sont efforcés, soit par des congrès scientifiques, soit en formant, par la réunion fictive des sociétés locales sous le nom d'Institut des Provinces, une société générale quoique dispersée, d'imprimer à toutes ces associations le mouvement et la publicité fécondante qui leur manquent. Je ne saurais bien mesurer quel a été, ni bien prévoir quel pourra être le succès de ces efforts; mais quoi qu'il en soit; je pensais, en 1834, qu'il appartenait au pouvoir central de mettre la main à cette oeuvre; et après avoir recueilli, sur les sociétés savantes de France, des renseignements précis, je leur adressai uno circulaire pour les inviter à établir, entre elles et le ministère de l'instruction publique, une correspondance régulière: «Les sociétés, leur disais-je, me feront connaître les travaux dont elles s'occupent ou voudraient s'occuper, ce qui leur manque en ressources de tout genre, livres, instruments, informations scientifiques. Je m'appliquerai à leur procurer tout ce qui pourra les seconder dans leur libérale activité, et je ferai publier chaque année, sous les auspices du Gouvernement, d'abord un recueil contenant quelques-uns des mémoires les plus importants qui auront été lus dans les principales sociétés savantes du royaume, ensuite un compte rendu sommaire de leurs travaux, rédigé soit d'après leurs propres comptes rendus, soit d'après les relations qu'elles m'auront adressées, ce qui sera un véritable monument de l'activité intellectuelle du pays, entant du moins qu'elle s'exerce et se manifeste par l'organe des sociétés savantes.»

Pour bien convaincre ces sociétés que je ne m'adressais point à elles par pure curiosité administrative, et que j'attachais à ma proposition une importance réelle, j'ajoutai, aux motifs puisés dans leur intérêt particulier, un motif d'intérêt général et supérieur: «Au moment, leur disais-je, où l'instruction populaire se répand de toutes parts, et où les efforts dont elle est l'objet doivent amener, dans les classes nombreuses qui sont vouées au travail manuel, un grand et vif mouvement, il importe beaucoup que les classes aisées, qui se livrent au travail intellectuel, ne se laissent pas aller à l'indifférence et à l'apathie. Plus l'instruction élémentaire deviendra générale et active, plus il est nécessaire que les hautes études, les grands travaux scientifiques soient également en progrès. Si le mouvement d'esprit allait croissant dans les masses pendant que l'inertie régnerait dans les classes élevées de la société, il en résulterait tôt ou tard une dangereuse perturbation. Je regarde donc comme le devoir du Gouvernement, dans l'intérêt de la société tout entière, d'imprimer, autant qu'il est en lui, une forte impulsion aux études élevées et à la science pure, aussi bien qu'à l'instruction pratique et populaire.» Enfin, pour dissiper d'avance, dans les sociétés savantes des départements, des méfiances que je pressentais, je leur dis en terminant: «Il ne s'agit ici d'aucune centralisation d'affaires et de pouvoir. Je n'ai nul dessein de porter atteinte à la liberté et à l'individualité des sociétés savantes, ni de leur imposer quelque organisation générale ou quelque idée dominante. Il s'agit uniquement de leur transmettre, d'un centre commun, les moyens de travail et de succès qui ne sauraient leur venir d'ailleurs, et de recueillir, à ce même centré, les fruits de leur activité pour les répandre dans une sphère étendue. Loin qu'une telle mesure puisse rien faire perdre aux sociétés savantes de leur indépendance et de leur importance locale, elle doit au contraire l'assurer et l'accroître en donnant plus d'efficacité et de portée à leurs efforts.»

Envoyée à soixante-quinze sociétés savantes éparses dans tout le royaume, cette circulaire y répandit un peu de mouvement et d'espérance. Plusieurs de ces sociétés entamèrent avec mon département une correspondance animée. Je leur fis parvenir des livres, des documents nationaux et étrangers, des informations scientifiques, et quelques petites sommes pour les aider dans leurs recherches et leurs publications locales. L'un de mes successeurs au ministère de l'instruction publique, M. de Salvandy, reprit en 1837 et en 1846, avec l'ardeur généreuse qu'il portait partout où il touchait, l'oeuvre ainsi commencée; il demanda aux Chambres et en obtint dans son budget un chapitre spécial consacré aux sociétés savantes et doté de 50,000 francs. Il répartit cette somme entre soixante de ces sociétés; mode d'appui que je suis loin de croire inutile, mais que je ne regarde pas, dans ce cas particulier, comme le plus nécessaire ni le plus efficace. Les encouragements doivent être appropriés aux personnes et aux travaux; ce sont des satisfactions intellectuelles bien plutôt que des secours pécuniaires qu'il importe d'assurer aux sociétés savantes; ce qu'elles désirent surtout, c'est de se voir connues et appréciées dans le monde lettré. Je me proposais de charger, dans mon département, un ou deux hommes distingués d'entretenir avec ces sociétés une correspondance assidue, et de préparer, de concert avec elles, les publications dont elles devaient être l'objet. Ce genre d'encouragement leur eût été, je crois, plus agréable et plus utile qu'une petite part dans une modique allocation.

Je ne parlerais pas de quelques mesures assez peu importantes que je pris dans les établissements scientifiques et littéraires, bibliothèques, musées et collections diverses, si mes idées à cet égard n'avaient été et ne restaient fort différentes de celles qui prévalent aujourd'hui. Je tiens à dire avec précision ce que furent, envers ces établissements, ma conduite et ses motifs.

Je suis grand partisan de la monarchie et de l'administration; la France leur doit beaucoup de son bien-être et de ses progrès, mais je ne crois pas qu'un roi soit nécessaire partout, ni que les ministres doivent tout régler. Je sais gré à l'empereur Napoléon d'avoir dit un jour à M. de Fontanes: «Laissez-nous au moins la république des lettres;» et je prends cette parole plus au sérieux que ne le faisait probablement Napoléon. Le régime de la monarchie administrative, son unité intraitable, son impulsion monotone de haut en bas, sa froide préoccupation des choses bien plus que des personnes, sa rigueur contre les irrégularités et son indifférence pour les libertés ne conviennent nullement là où domine le caractère littéraire et scientifique; il faut à de tels établissements une plus large part d'indépendance, de spontanéité, de variété et de gouvernement propre. Non pour complaire à des fantaisies d'imagination où de vanité, mais à cause de la nature même des hommes avec qui l'on traite et des affaires qui se traitent en pareil cas. Ce que veut l'administration générale et supérieure, ce sont des règles et des agents; ce qu'elle redoute et réprouve par-dessus tout, ce sont les volontés individuelles, les actes imprévus, les anomalies, les abus. Elle est peu propre à manier des lettrés et des savants, des hommes habitués et enclins à inventer, à critiquer, à décider eux-mêmes de leurs idées et de leurs travaux, et avec qui il faut causer et discuter sans cesse, au lieu de leur adresser tout simplement des instructions et des circulaires. L'administration mettra-t-elle au-dessus d'eux un agent qui lui soit analogue, un petit souverain administratif? Ou bien les savants et les lettrés qu'elle lui subordonnera s'offenseront, et elle aura à encourir leur opposition sourde et leur humeur; ou bien ils se résigneront, s'annuleront, et les affaires des lettres et des sciences seront faites par des hommes étrangers à leurs besoins, à leurs goûts, à leurs désirs, à leurs plaisirs, à leurs études, à leurs livres, qui mettront l'ordre peut-être dans les établissements littéraires, mais qui y tueront la vie. Et l'on s'étonnera ensuite de la langueur des lettres et de la malveillance des lettrés!

Je veux donner un exemple des erreurs où tombe l'autorité et du mal qu'elle fait lorsqu'elle applique aux établissements scientifiques et littéraires les idées purement administratives; et je prendrai l'un des exemples les plus favorables à l'administration, un cas où des motifs plausibles semblent justifier ses mesures. Depuis longtemps et sous le régime parlementaire comme aujourd'hui, on a taxé d'abus les logements accordés dans les établissements scientifiques aux conservateurs, professeurs ou employés divers qui y exercent leurs fonctions; on à trouvé ces logements tantôt trop multipliés, tantôt trop vastes, tantôt trop beaux, et j'ai cité naguère la réponse amère d'un savant illustre à ces plaintes acharnées. Pour couper court aux abus, on a, dans la Bibliothèque impériale, aboli récemment l'usage; il a été décidé qu'aucun conservateur ou employé n'habiterait plus dans l'établissement, et on a alloué à ceux qu'on expulsait ainsi une indemnité de logement. On a voulu et cru faire un acte de bonne administration; mais on a méconnu la nature et la puissance morale des établissements scientifiques; on a porté aux moeurs et à la vie savantes une grave atteinte. Une bibliothèque publique, un musée d'histoire naturelle, des conservatoires de grandes collections sont, pour les hommes chargés de les conserver, de les enrichir, d'y enseigner, tout autre chose qu'un bâtiment où ils s'acquittent de leurs fonctions; c'est une patrie où habite leur âme, où ils vivent au milieu des instruments de leur travail et des plaisirs de leur pensée; je dirais volontiers que c'est un couvent laïque et voué à la science, où s'enferment librement des hommes pour qui la science est une affaire de tous les moments, et qui trouvent là leur délassement comme leur occupation. Ils font bien plus qu'y recevoir le public et satisfaire à ses demandes; ils exploitent eux-mêmes les richesses qu'ils gardent; ces bibliothèques, ces musées qu'ils habitent sont leur laboratoire personnel; c'est à la faveur de cette cohabitation continue, de cette intimité matérielle, si l'on peut ainsi parler, avec les monuments et les dépôts de la science qu'ont été préparés et accomplis, par les employés eux-mêmes des établissements scientifiques, la plupart des grands travaux qui en sont sortis. Se figure-t-on que les mêmes sentiments se développeront, que les mêmes liens se resserreront, que les mêmes résultats seront obtenus lorsque ces établissements seront des édifices déserts, excepté à certains jours et certaines heures où les conservateurs et les professeurs s'y rendront, comme le public, pour s'acquitter de leur tâche, sauf à en sortir aussitôt pour aller retrouver dans leurs propres foyers ces jouissances, de l'étude: et de la famille qui ne s'incorporent plus pour eux avec ces salles et ces murs où ils ne vivent plus? On a, détruit la cité et la famille savantes; fussent-ils les plus savants et les plus exacts, du monde, des employés dispersés ne la remplaceront pas.

C'est trop sauvent notre disposition de nous préoccuper exclusivement de certaines fautes, de certains maux qui frappent notre esprit ou soulèvent notre humeur, et d'oublier, de sacrifier, pour les faire cesser, les biens précieux auxquels ils s'attachent. Je n'ai nul goût pour les abus; mais j'aime mieux supporter quelques plantes parasites autour de l'arbre que d'abattre ou d'énerver l'arbre lui-même. Je crois d'ailleurs qu'avec quelques mesures persévérantes d'inspection et de publicité, on pourrait prévenir ou redresser la plupart des griefs qui s'élèvent contre l'administration des établissement scientifiques sans leur enlever leur caractère. Lorsqu'en novembre 1832, je fus appelé par les réclamations et les commissions des Chambres mêmes, à apporter dans le régime de la Bibliothèque royale certaines modifications, je pris grand soin qu'elles ne détruisissent point l'ancienne indépendance, et ce que j'appellerai l'autonomie littéraire de cet établissement; je laissai le gouvernement intérieur de ses affaires à la réunion de ses conservateurs; je leur imposai seulement l'obligation d'indiquer eux-mêmes; et parmi eux, par la présentation de trois candidats, un président du conservatoire qui en serait, au dedans, le pouvoir exécutif, et au dehors le représentant vis-à-vis de l'administration générale. C'était un principe d'unité et de responsabilité introduit dans l'établissement, sans altérer la dignité de ses chefs savants, ni leur enlever leurs attributions naturelles. Je fortifiai même la position des employés, supérieurs et inférieurs, de la Bibliothèque, en leur donnant, pour leur nomination et leur avancement, de sérieuses garanties contre l'action spontanée et arbitraire du pouvoir central.

L'administration du Muséum d'histoire naturelle eût été susceptible de quelques modifications analogues; mais le public les réclamait moins vivement, et les chefs de l'établissement, tous professeurs de renom, paraissaient les redouter encore davantage. Je leur laissai, sans y toucher, cette ancienne organisation sous laquelle les sciences et leur enseignement ont fait tant de progrès et jeté tant d'éclat.

Je fis, pour ces deux établissements, ce qui importe beaucoup plus à la prospérité des sciences et des lettres que la suppression de quelques logements ou la répression de quelques irrégularités administratives; je demandai et j'obtins des Chambres un notable accroissement à leur dotation. De 1833 à 1837, le budget ordinaire du Muséum d'histoire naturelle fut porté de 337,000 à 434,000 francs, et celui de la Bibliothèque royale de 205,000 à 274,000 francs. C'était une augmentation d'un tiers, principalement appliquée à mettre en bon état et à enrichir le matériel de ces établissements. En vertu de la loi des travaux publics extraordinaires, proposée le 29 avril 1833 par M. Thiers et promulguée le 27 juin suivant, une somme de 2,400,000 francs fut consacrée à l'extension des terrains du Muséum d'histoire naturelle et à la construction d'une galerie minéralogique et de grandes serres nouvelles depuis longtemps désirées dans l'intérêt laborieux des savants comme pour la satisfaction curieuse du public. Le roi Louis-Philippe alla poser lui-même, le 29 juillet 1833, la première pierre de la galerie minéralogique, et je l'accompagnai dans cette cérémonie. La foule était grande; tous les savants du Muséum, ses visiteurs habituels, des étudiants, la garde nationale du quartier; au nom de ce public, je remerciai le Roi des nouveaux moyens qu'il venait mettre à la disposition de la science pour faire valoir ses richesses: «C'est votre destinée, Sire, lui dis-je, et ce sera votre gloire, dans les petites comme dans les grandes choses, d'accomplir ce qui était projeté, de terminer ce qui était commencé, de toucher au but marqué par tous les voeux, de satisfaire définitivement aux besoins modestes de la science comme aux grands intérêts de la société.» J'exprimais là le sentiment commun des nombreux assistants qui m'écoutaient. Les plus honnêtes espérances sont présomptueuses; mais les hommes sentiraient leur coeur se glacer et tomberaient dans l'inertie s'ils savaient combien leurs oeuvres sont incertaines et si l'avenir cessait d'être obscur à leurs yeux.

CHAPITRE XX

ÉTUDES HISTORIQUES.

Importance morale et politique des études historiques.—État des études historiques dans l'instruction publique avant 1818.—Introduction de l'enseignement spécial de l'histoire dans les collèges.—Du caractère et des limites de cet enseignement.—État des études historiques après la Révolution de 1830.—Lettre de M. Augustin Thierry à ce sujet.—Fondation de la Société pour l'histoire de France.—Je propose la publication, par le ministère de l'Instruction publique, d'une grande collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de France.—Débat dans les Chambres à ce sujet.—Mon rapport au roi Louis-Philippe.—Lettre du Roi.—M. Michelet et M. Edgar Quinet.—De l'état actuel des études sur l'histoire générale et locale de la France, et de l'influence de ces études.

Nos goûts deviennent aisément des manies, et une idée qui nous a longtemps et fortement préoccupés prend, à nos yeux, une importance à laquelle notre vanité ajoute souvent trop de foi. Pourtant, plus j'y ai pensé, plus je suis demeuré convaincu que je ne m'exagérais point l'intérêt que doit avoir, pour une nation, sa propre histoire, ni ce qu'elle gagne, en intelligence politique comme en dignité morale, à la connaître et à l'aimer. Dans ce long cours de générations successives qu'on appelle un peuple, chacune passe si vite! Et dans notre passage si court, notre horizon est si borné! Nous tenons si peu de place et nous voyons, de nos propres yeux, si peu de choses! Nous avons besoin de grandir dans notre pensée pour prendre au sérieux notre vie. La religion nous ouvre l'avenir et nous met en présence de l'éternité. L'histoire nous rend le passé et ajoute à notre existence celle de nos pères. En se portant sur eux, notre vue s'étend et s'élève. Quand nous les connaissons bien, nous nous connaissons et nous nous comprenons mieux nous-mêmes; notre propre destinée, notre situation présente, les circonstances qui nous entourent et les nécessités qui pèsent sur nous deviennent plus claires et plus naturelles à nos yeux. Ce n'est pas seulement un plaisir de science et d'imagination que nous éprouvons à rentrer ainsi en société avec les événements et les hommes qui nous ont précédés sur le même sol, sous le même ciel; les idées et les passions du jour en deviennent moins, étroites et moins âpres. Chez un peuple curieux et instruit de son histoire, on est presque assuré de trouver un jugement plus sain et plus équitable, même sur ses affaires présentes, ses conditions de progrès et ses chances d'avenir.

La même idée qui m'avait conduit, la même espérance qui m'avait animé quand je retraçais, dans mes cours à la Sorbonne, le développement de notre civilisation française, me suivirent au ministère de l'instruction publique et dans mes efforts pour ranimer et répandre le goût et l'étude de notre histoire nationale. J'étais certes loin d'en attendre aucun effet étendu ni prompt pour l'apaisement des passions politiques ou le redressement des préjugés populaires; je savais trop déjà combien leurs racines sont profondes, et quels coups puissants et redoublés, de la main de Dieu même, sont nécessaires pour les extirper. Mais je me promettais qu'à Paris d'abord, au centre des études et des idées, puis çà et là dans toute la France, un certain nombre d'esprits intelligents arriveraient à des notions plus exactes et plus impartiales sur les éléments divers qui ont formé la société française, sur leurs rapports et leurs droits mutuels, et sur la valeur de leurs traditions historiques dans les nouvelles combinaisons sociales de nos jours. Ni la lenteur inévitable de ce progrès intellectuel, ni la lenteur bien plus grande encore de son influence publique ne me rebutaient: c'est une prétention un peu orgueilleuse de vouloir redresser les idées de son temps; ceux qui la forment doivent se résigner à voir à peine poindre leur succès; ils prêchent aux peuples la patience dans la poursuite de leurs désirs; il faut qu'ils sachent la pratiquer eux-mêmes dans leurs travaux et leurs espérances.

Avant 1830, j'avais obtenu, non-seulement dans le public et par mes cours, mais dans le système général de l'instruction publique, quelques résultats importants pour l'étude de l'histoire. Cette étude n'était pas même nommée dans la loi qui, sous le Consulat, en 1802, avait rétabli l'instruction secondaire: «On enseignera dans les lycées, dit l'article 10, les langues anciennes, la rhétorique, la logique, la morale et les éléments des sciences mathématiques et physiques.» On fit un pas dans le statut par lequel le Conseil de l'Université régla, en 1814, la discipline et les études dans les collèges; l'enseignement de l'histoire et de la géographie y fut introduit, mais d'une façon très-accessoire; les professeurs de langues anciennes furent chargés de le donner en même temps que l'enseignement littéraire; dans les mois d'été, depuis le 1er avril jusqu'aux vacances, une demi-heure fut ajoutée aux classes du soir des collèges, «et la demi-heure de plus, dit l'article 129, sera exclusivement consacrée à la géographie et à l'histoire.» En 1818 seulement, la mesure décisive et seule efficace fut adoptée; M. Royer-Collard et M. Cuvier, avec qui je m'en étais souvent entretenu, firent prendre un arrêté portant:

«La Commission de l'instruction publique,

«Vu la disposition du règlement des colléges qui prescrit aux professeurs de consacrer, pendant les mois d'été, une demi-heure, après chaque classe du soir, à l'enseignement de l'histoire et de la géographie;

«Considérant que les intentions de ce règlement n'ont point été généralement remplies jusqu'à présent, et qu'il importe de donner, à cette partie des études classiques, tous les développements que réclament l'état de la société et le voeu des familles,

«Arrête ce qui suit:

«L'enseignement de l'histoire et de la géographie, dans les colléges royaux et dans les colléges communaux qui seront désignés par la Commission, sera confié à un professeur ou à un agrégé spécial.»

L'exécution répondit à la promesse; des professeurs spéciaux d'histoire furent nommés et convenablement traités; l'enseignement des diverses époques historiques fut distribué entre les classes successives; l'histoire et la géographie eurent leur part dans les honneurs du concours général comme leur place dans les écoles de l'État.

Un peu plus tard, en 1820., la Commission de l'instruction publique, en communiquant aux professeurs le plan du nouvel enseignement, en détermina sagement le caractère et la portée: «Le professeur aurait, dit-elle, une fausse idée des soins qu'on attend de son zèle s'il se croyait obligé d'entrer dans les développements et dans les discussions de haute critique qui appartiennent à un enseignement approfondi; ce n'est point ici un cours de faculté. Le professeur ne peut espérer d'être utile à ses élèves qu'en se mettant toujours à leur portée; c'est pour eux, et non pour lui, qu'il doit faire sa classe. Son objet étant de graver dans leur mémoire les principaux faits de l'histoire, dont on n'acquiert la connaissance qu'imparfaitement et avec beaucoup de difficultés dans un âge plus avancé, il ne doit chercher d'autres sources d'intérêt que dans la simple exposition des faits historiques et dans la liaison naturelle qu'ils ont entre eux. Il devra surtout éviter tout ce qui pourrait appeler les élevés dans le champ de la politique, et servir d'aliment aux discussions de parti.»

Malgré cette réserve, quand l'influence d'abord et bientôt le pouvoir passèrent aux mains de M. de Villèle, ou plutôt, de son parti, l'enseignement de l'histoire devint suspect; et dans les mesures de ce temps, notamment dans le nouveau statut rédigé en septembre 1821 pour le régime des collèges, on entrevoit un effort caché, sinon pour abolir cet enseignement, du moins pour l'amoindrir et le repousser dans l'ombre. Mais visiblement aussi cet effort est embarrassé et timide. Ce fut, à cette époque, le tort et le malheur des partis en lutte, des amis comme des ennemis de la Restauration, de se trop redouter les uns les autres, et de se croire mutuellement bien plus de pouvoir qu'ils n'en avaient réellement. Leurs peurs réciproques dépassaient de beaucoup leurs périls, et ils se menaçaient bien plus qu'ils ne se frappaient. En dépit des méfiances affichées et des actes hostiles de ce qu'on appelait la Congrégation contre l'Université et ses progrès, quand la Restauration tomba, non-seulement l'Université restait debout, mais dans son sein et aux divers degrés de l'instruction publique, dans les collèges comme dans les facultés, l'enseignement de l'histoire était fondé.

Le régime de 1830 fit disparaître, quant à la sécurité de cet enseignement dans les collèges, toute inquiétude; mais il lui fit tort dans les régions supérieures; plusieurs des hommes qui avaient fait sa force se donnèrent tout entiers à la vie politique, et les travaux historiques ne tardèrent pas à se ressentir du dérèglement des esprits. Déjà presque aveugle et malade, M. Augustin Thierry, qui vivait auprès de son frère Amédée, alors préfet de la Haute-Saône, m'écrivait de Luxeuil le 3 septembre 1833: «Croyez-vous, mon cher ami, que ma présence à Paris serait sans utilité pour les études historiques? Notre école a été dissoute par votre retraite à tous; il n'en reste que des débris qui vont se perdant de jour en jour. Je les rassemblerais autour de moi; je me ferais centre d'études, et en vérité il y a urgence. Voyez quel enseignement léger et sautillant commence à devenir populaire. Dans les livres, ce qui se publie est encore plus étrange; sous le nom d'histoire, on fait du dithyrambe et de la poésie. Vous avez créé un conservateur des monuments historiques; créez un conservateur de la méthode et du style en histoire; sans quoi, avant quatre ans, il ne restera plus la moindre trace de ce qui nous a coûté, à vous surtout, tant de peines et de travaux. Je consacrerai à cette oeuvre ce qui me reste de vie. Mettez-moi en état de vivre à Paris; que votre justice prononce sur les droits que me donne ce que j'ai fait pour la science et ce que j'ai perdu pour elle; la Providence fera le reste.»

J'étais plus impatient que personne d'ouvrir de nouvelles sources de force saine et de prospérité à des études qui m'étaient chères et dont je voyais le péril. Le sentiment public me vint en aide. Si l'enseignement supérieur de l'histoire avait fait des pertes considérables, le goût des recherches et des méditations historiques se répandait de plus en plus; c'était, pour beaucoup d'esprits actifs que la politique n'attirait ou n'accueillait pas, une satisfaction intellectuelle et une chance de renom littéraire, local ou général. Quelques-uns de mes amis vinrent me parler de leur projet de fonder, sous le nom de Société de l'Histoire de France, une société spécialement vouée à publier des documents originaux relatifs à notre histoire nationale, et à répandre, soit par une correspondance régulièrement suivie, soit par un bulletin mensuel, la connaissance des travaux épars et ignorés dont elle était l'objet. Je m'empressai de donner à ce projet mon assentiment et mon concours. Nous nous réunîmes le 27 juin 1833, au nombre de vingt fondateurs; nous arrêtâmes les bases de l'association; et six mois après, le 23 janvier 1834, la Société de l'Histoire de France, qui comptait déjà cent membres, se formait en assemblée générale, adoptait son règlement définitif, nommait un conseil chargé de diriger ses travaux, et entrait sur-le-champ en activité. On sait tout ce qu'elle a fait depuis vingt-cinq ans. Elle a publié 71 volumes de Mémoires et Documents inédits, presque tous d'un grand intérêt pour notre histoire, et dont quelques-uns sont de vraies découvertes historiques, curieuses pour le public amateur aussi bien qu'importantes pour le public savant. Elle a dépensé pour ces publications 360,000 francs. Elle a suscité, dans tout le pays et jusque dans une multitude de petites villes étrangères à tout établissement scientifique, l'étude curieuse du passé local, de ses souvenirs et de ses documents. Elle compte aujourd'hui 450 membres; et ce nombre toujours croissant, l'importance de ses publications, l'étendue de sa correspondance, la régularité et l'intérêt de son bulletin mensuel, tout lui garantit un long et fécond avenir.

Mais au moment même de sa fondation, et par mes entretiens avec ses plus zélés fondateurs, il me fut évident qu'elle serait loin de suffire à sa tâche, et que le gouvernement seul possédait les moyens littéraires et financiers indispensables pour une telle oeuvre. Je résolus de l'entreprendre comme ministre de l'instruction publique, et de lui donner, dès l'abord, l'étendue et l'éclat qui pouvaient seuls déterminer les Chambres aux largesses que j'avais à leur demander. Dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre politique, c'est par les grandes espérances et les grandes exigences qu'on provoque à d'énergiques efforts la sympathie et l'activité humaines. J'avais plusieurs buts à atteindre. Je voulais faire rechercher, recueillir et mettre en sûreté dans toute la France les monuments de notre histoire qui n'avaient pas péri dans les destructions et les dilapidations révolutionnaires. Je voulais choisir, dans les archives locales ainsi rétablies et dans celles de l'État, diplomatiques et militaires, les documents importants de l'histoire nationale, et les faire publier successivement, sans blesser aucun intérêt ni convenance publique, mais aussi sans puérile pusillanimité. Pour qu'un tel travail fût dignement exécuté, il fallait que les hommes éminents dans les études historiques vinssent s'y associer, soit réunis en comité autour du ministre de l'instruction publique pour juger l'importance et le mérite des documents, soit individuellement pour en diriger la publication. Il fallait aussi que, de tous les points du territoire, les érudits, les archéologues locaux entrassent en correspondance avec le ministre et son comité pour lui indiquer les richesses ignorées et en seconder l'exploitation. A ces conditions seulement, l'oeuvre pouvait répondre à la pensée, et produire une collection de documents inédits qui jetât de vives lumières, non sur une seule époque et une seule province, mais sur tous les temps et tous les théâtres de la longue et forte vie de la France.

Dans le projet de budget présenté à la Chambre des députés le 10 janvier 1834, je demandai une allocation spéciale de 120,000 francs pour commencer l'entreprise. Des réclamations s'élevèrent contre une si nouvelle et si grosse dépense. La commission spécialement chargée de l'examen du budget de mon département proposa de la réduire à 50,000 francs. La commission générale du budget en demanda à la Chambre le rejet absolu. Je maintins ma proposition. La discussion fut vive et très-mêlée. Je trouvai des défenseurs parmi mes adversaires et des adversaires parmi mes amis. M. Garnier-Pagès m'accusa de vouloir enlever aux journaux les jeunes gens qui y soutenaient les principes, pour les attirer et les absorber dans des études étrangères à la politique. En revanche, M. Mauguin se félicita et me félicita de la publicité que j'allais donner aux archives et aux correspondances diplomatiques, bonne école, dit-il, pour former les hommes politiques dont la France avait besoin, et il ajouta: «Quand vous en formeriez seulement quelques-uns, vous seriez indemnisés au centuple de vos frais.» M. de Sade et M. Pagès de l'Ariége, M. Pelet de la Lozère et M. Gillon, firent valoir, pour et contre ma demande, des arguments plus sérieux; la passion de l'économie et le goût de la science étaient aux prises. La Chambre avait confiance en moi pour de telles questions, et se plaisait aux mesures d'un caractère libéral qui n'altéraient point la politique d'ordre et de résistance. Elle me donna gain de cause. Le budget voté, je présentai au Roi un rapport où j'exposai avec détail les motifs et les espérances, le plan et les moyens d'exécution de l'entreprise[9]; il m'écrivit en me le renvoyant: «Mon cher ministre, j'ai lu avec bien de l'intérêt le rapport que vous m'avez remis ce matin. Vous le trouverez ci-joint revêtu de mon approbation. C'est une grande, belle et utile entreprise que cette publication. Il était digne de vous d'en concevoir la pensée, et son exécution ne pouvait être confiée à des mains plus capables que les vôtres d'en assurer le succès. C'est pour moi un motif de plus de m'applaudir de vous avoir pour ministre.» J'avais l'adhésion et l'appui des grands pouvoirs publics; je me mis immédiatement à l'oeuvre.

[Note 9: Pièces historiques, n° IX.]

Le bon vouloir et l'activité efficace que je rencontrai chez tous les amis des études historiques me furent bientôt de sûrs garants du succès. Les plus éminents parmi eux, MM. Augustin Thierry, Mignet, Fauriel, Guérard, Cousin, Auguste Le Prévost, le général Pelet, s'empressèrent, non-seulement de s'associer aux travaux du comité central institué dans mon ministère, mais de diriger eux-mêmes les premières grandes publications qui devaient inaugurer la collection. Le nombre et le zèle de nos correspondants historiques dans les départements s'accrurent rapidement; quatre-vingt-neuf étaient désignés en décembre 1834, quand je leur envoyai mon rapport au Roi et des instructions générales sur les travaux projetés; cinq mois après, en mai 1835, soit par des offres spontanées, soit par des désignations nouvelles, ce nombre s'était élevé à 153. Évidemment le sentiment national et scientifique était ému et satisfait.

Je trouve, dans les papiers qui me restent de cette époque, deux noms que je ne lis pas sans une impression de triste et affectueux regret: un rapport de M. Michelet sur les bibliothèques et archives des départements du sud-ouest de la France que je l'avais chargé de visiter, et une lettre de M. Edgar Quinet qui m'offre son concours pour la recherche et la publication des documents inédits. J'avais eu, avec l'un et l'autre, de sérieuses et bonnes relations: la traduction, par M. Quinet, du grand ouvrage de Herder sur l'histoire de l'humanité, et l'Introduction remarquable qu'il y avait ajoutée, m'avaient inspiré pour lui un vif intérêt. Par mon choix, M. Michelet avait été un moment mon suppléant dans ma chaire de la Sorbonne, et c'était sur mon indication qu'il avait été appelé aux Tuileries pour donner des leçons d'histoire, d'abord, si je m'en souviens bien, à S. A. R. Mademoiselle, aujourd'hui madame la duchesse de Parme, ensuite aux jeunes princesses, filles du roi Louis-Philippe. Le rapport que je retrouve de lui, sous la date de 1835, est simple, net, un pur voyage archéologique, sans prétention ni fantaisie. Quant à M. Quinet: «Si vous jugiez, m'écrivait-il le 18 mai 1834, que la publication de quelques fragments épiques du XIIe et du XIIIe siècles dût être comprise dans votre collection, ce serait avec empressement que je me livrerais à ce travail. Je serais de même à vos ordres s'il entrait dans vos convenances de faire explorer les bibliothèques d'Allemagne, d'Italie ou d'Espagne, et c'est même là ce que je désirerais plus. Dans tous les cas, je m'estimerai heureux de recevoir vos instructions sur des questions qui font l'objet de mes études journalières; et de pouvoir profiter ainsi plus immédiatement de vos lumières.» Encore deux esprits rares et généreux, que le mauvais génie de leur temps a séduits et attirés dans son impur chaos, et qui valent mieux que leurs idées et leurs succès.

Je n'ai rien à dire de la collection même qui commença ainsi par mes soins, des documents qu'elle a mis au jour et des travaux qu'elle a suscités sur notre histoire. A travers les troubles du temps et en dépit des chutes des rois, des républiques et des ministres, cette oeuvre a persisté et s'est développée, comme elle l'eût pu faire dans des jours tranquilles. La collection compte aujourd'hui cent-quatorze volumes, et dans ce nombre plusieurs des monuments les plus importants et jusque-là les plus ignorés du passé de la France. Les maîtres éprouvés et leurs disciples les plus distingués dans les études historiques continuent de donner leurs soins à ces publications. Le ministère de l'instruction publique a maintenant dans les départements trois cents correspondants groupés autour de ce foyer de recherches nationales. Rien ne manque au public pour apprécier l'oeuvre, sa pensée première et son exécution. Je tiens seulement, pour ce qui me touche, à rappeler encore un fait. Lorsque, au mois de février 1836, le cabinet du 11 octobre 1832 fut dissous et que j'eus quitté le ministère de l'instruction publique, mon successeur dans ce département, le baron Pelet de la Lozère, se fit faire un rapport sur la situation des travaux historiques qu'il trouvait accomplis, commencés ou ordonnés d'après mes instructions. Ce rapport, en date du 23 mars 1836, constate avec précision l'impulsion donnée et les pas déjà faits dans la voie que je venais d'ouvrir. Je me permets de l'insérer dans les Pièces historiques que je joins à ces Mémoires[10].

[Note 10: Pièces historiques, n° X.]

J'ai dit quelle espérance politique, réelle et vive quoique lointaine, s'était unie pour moi, dès le premier moment, à la valeur scientifique de ces travaux. Elle ne m'a point abandonné. Même aujourd'hui, au lendemain de nos convulsions sociales à peine comprimées, si un observateur éclairé et impartial parcourait la France, il trouverait partout, dans toutes nos villes, grandes ou petites, et jusqu'au fond de nos campagnes, des hommes modestes, instruits, laborieux, voués avec une sorte de passion à l'étude de l'histoire, générale ou locale, de leur patrie. S'il causait avec ces hommes, il serait frappé de l'équité de leurs sentiments comme de la liberté de leur esprit sur l'ancienne comme sur la nouvelle société française; et il aurait quelque peine à croire que tant d'idées justes, répandues sur tous les points du territoire, puissent rester toujours sans influence sur les dispositions et les destinées du pays.

CHAPITRE XXI

POLITIQUE INTÉRIEURE (1832-1836).

Vrai caractère de la politique de résistance de 1830 à 1836.—État des partis dans les chambres en 1832.—Nomination de pairs.—Naissance du tiers-parti dans la chambre des députés.—M. Dupin président.—Révocation de MM. Dubois, de Nantes, et Baude.—Débat à ce sujet.—Sessions de, 1832 et 1833.—Bonne situation du cabinet.—Des sociétés secrètes à cette époque.—De l'appui qu'elles trouvaient dans la Chambre des députés.—Des journaux.—Quelle conduite doit tenir le pouvoir en présence de la liberté de la presse périodique.—Quelle fut, à cet égard, notre erreur.—Procès de la Tribune devant la Chambre des députés.—Concessions inutiles à l'esprit révolutionnaire.—Session de 1834.—Débat entre M. Dupin et moi; Parce que et Quoique Bourbon.—Explosion des attaques républicaines et anarchiques.—Loi sur les crieurs publics.—Loi sur les associations.—Traité des 25 millions avec les États-Unis d'Amérique.—Échec et retraite du duc de Broglie.—Pourquoi je reste dans le cabinet.—Sa reconstitution.—Insurrections d'avril 1834 à Lyon et sur plusieurs autres points.—A Paris.—Leur défaite.—Procès déféré à la Cour des pairs.—Dissolution de la Chambre des députés.—-Les élections nous sont favorables,—Péril de la situation.—Attitude du tiers-parti.—Embarras intérieurs du cabinet.—Question du gouvernement de l'Algérie.—Le maréchal Soult.—Sa retraite. Le maréchal Gérard, président du conseil.—Ouverture de la session de 1835.—Adresse de la Chambre des députés.—Question de l'amnistie.—Le maréchal Gérard se retire.—Démission de MM. Duchâtel, Humann, Rigny, Thiers et moi.—Ministère des trois jours.—Sa retraite soudaine.—Nous rentrons au pouvoir, avec le maréchal Mortier comme président du conseil.—M. de Talleyrand se retire de l'ambassade de Londres.—Mort et obsèques de M. de La Fayette.—Ma brouillerie avec M. Royer-Collard.—Affaiblissement et retraite du cabinet.—Crise ministérielle.—Le roi et le duc de Broglie.—M. Thiers.—Le duc de Broglie rentre Comme président du conseil et ministre des affaires étrangères.—Travaux du cabinet reconstitué.—Procès des accusés d'avril devant la Cour des pairs.—Recrudescence anarchique.—Attentat Fieschi—Lois de septembre.—Forte situation du cabinet.—Incident inattendu; M. Humann et la conversion des rentes.—Échec et dissolution du cabinet du 11 octobre 1832.

Bien des gens penseront qu'en quittant ces régions sereines où se préparaient les progrès de l'intelligence publique pour rentrer dans l'arène tumultueuse où se débattait le gouvernement du pays, je devais avoir le sentiment d'un pénible et fatigant contraste. Il n'en était rien. J'ai dit pour quel but et dans quelle pensée s'était formé le cabinet; nous avions tous à coeur de fonder en France un gouvernement légal et libre; l'oeuvre était à nos yeux, belle en soi et glorieuse pour nous-mêmes en même temps que salutaire pour notre pays; nous la poursuivions avec ardeur et confiance, quels qu'en fussent les soucis et les périls. On a souvent, à cette époque, accusé la politique de résistance d'être négative et stérile, dénuée de vues et de grandeur. Je n'imagine pas une accusation plus inintelligente, ni qui révèle mieux à quel point des esprits, même distingués, peuvent être faussés et abaissés par les spectacles et les routines révolutionnaires. La politique de résistance tenta précisément, après 1830, l'oeuvre la plus grande, la plus difficile et la plus nouvelle qu'un gouvernement puisse jamais accomplir; car en luttant contre le désordre, elle entreprit de le vaincre uniquement par les lois, et par des lois rendues et appliquées en présence de la liberté. Quoi de plus grand que le gouvernement de la loi, d'une règle générale, permanente et connue, mise à la place des volontés personnelles, changeantes et imprévues d'un homme ou de quelques hommes? C'est le plus noble effort que puissent faire les sociétés humaines pour assimiler leur ordre politique à l'ordre divin qui régit le monde. Et quoi de plus difficile et de plus nouveau dans un pays livre pendant vingt-cinq ans aux révolutions ou au despotisme, et le lendemain d'une révolution nouvelle dans laquelle le premier essai sérieux de la monarchie représentative venait de faillir et de succomber? Le régime politique légal reposé, de nos jours, sur deux conditions: la première, qu'avant d'être établie, la loi soit librement discutée par les grands pouvoirs de l'État, sous les yeux du public, et par le public lui-même; la seconde, qu'une fois établie, la loi soit scrupuleusement respectée, par le public comme par le pouvoir, quelles que soient les difficultés attachées à ce respect. Qu'on varie et qu'on dispute tant qu'on voudra sur l'origine et la forme de tel ou tel pouvoir, sur la mesure et les garanties de telle ou telle liberté; partout où seront réellement remplies ces deux conditions, la libre discussion préalable et l'observation fidèle de la loi, la société peut se rassurer; elle est dans les voies de la vraie liberté et de la vraie grandeur.

Le roi Louis XVIII, en fondant la monarchie constitutionelle, avait fait entrer la France dans ces voies; le roi Charles X l'en avait violemment arrachée; porté violemment au trône, le roi Louis-Philippe l'y fit aussitôt rentrer et marcher. Il n'avait pas, dans le plein développement du régime constitutionnel parmi nous, une foi bien ferme; mais il était profondément convaincu de sa nécessité, et parfaitement résolu à s'y renfermer fidèlement. Il portait d'ailleurs, aux droits généraux de la nation, à la justice égale pour tous, et au serment qu'il avait prêté en acceptant la couronne, un respect sincère, et la loi lui paraissait le meilleur bouclier pour le trône comme pour les citoyens. Il fit, du régime légal, la base de sa politique intérieure; jamais il ne demanda à ses conseillers de s'en écarter; il les y eût rappelés lui-même s'il en eût eu l'occasion, et il se rendait sur-le-champ à cette observation «c'est la loi,» quelque désagréable ou embarrassante qu'elle lui fût. Son gouvernement a été mis, en ce genre, à de rudes épreuves; il les a toujours courageusement acceptées.

La politique de résistance a fait plus que respecter scrupuleusement le régime légal; elle ne lui a pas demandé toutes les armes qu'elle eût pu en recevoir. Je ne parle pas de ces temps révolutionnaires où, sous l'empire d'une assemblée unique, le nom de la loi a servi de passe-port et de voile à la tyrannie. Sous le régime constitutionnel même, et dans des temps de liberté, la puissance de la loi s'est souvent déployée au delà des limites du droit habituel et commun. En Angleterre, à diverses époques, en France, avant 1830, les Chambres ont souvent voté des lois d'exception ou de prévention, vivement débattues, accordées à courte échéance, mais qui ont investi le gouvernement de pouvoirs extraordinaires et porté tout à coup sa force au niveau du péril. Sous la monarchie de 1830, la politique de la résistance n'a jamais demandé ni reçu de tels pouvoirs; à coup sûr, les ennemis et les périls ne lui ont pas manqué; elle n'a point voulu de lois d'exception ni de prévention; elle n'a résisté et gouverné que par les lois générales, permanentes et répressives; au milieu des plus grands dangers, elle n'a invoqué que le droit commun.

Cette politique se trouvait pourtant dans une situation singulière et peut-être sans exemple dans l'histoire. Presque tous les États de l'Europe, même les États libres, comme l'Angleterre et la Hollande, ont une législation pénale ancienne, instituée dans des temps très-rudes, et qui, bien qu'adoucie ou en partie délaissée, met encore à la disposition du pouvoir des moyens de police et de répression très-énergiques. Quiconque a observé de près ce qui se pratique en Angleterre dans l'administration de la justice criminelle, surtout l'action des autorités municipales et des juges, ne peut conserver aucun doute sur la valeur répressive des prescriptions ou des traditions de ces anciennes lois. Rien de pareil n'existe plus en France depuis 1789; tout l'ancien régime pénal a été aboli. On y a suppléé, d'abord par la violence révolutionnaire, puis par le pouvoir absolu. Quoique refaite dans un esprit d'ordre, quelquefois même de rigueur, si la législation pénale de l'Empire eût été en présence de la liberté et au service d'un pouvoir contraint de se renfermer strictement dans la légalité, elle se fût trouvée, à coup sûr, bien incomplète et insuffisante; mais elle n'était point mise à une telle épreuve, et il y avait, dans le libre arbitre du pouvoir, de quoi combler les lacunes de la loi. La monarchie constitutionnelle de 1814 à 1830 fut le premier gouvernement qui eut à porter réellement le poids de ces lacunes; elle y remédia par quelques lois nouvelles, et plus souvent en recourant à des mesures préventives et temporaires, préalablement discutées dans les chambres et appliquées par des conseillers responsables. La monarchie de 1830 n'avait à sa disposition ni la tyrannie révolutionnaire, ni le despotisme impérial, et elle ne voulut pas des lois d'exception. Elle se trouva donc, après le vif élan de ses premiers pas et quand ses ennemis commencèrent à l'attaquer passionnément, plus découverte et plus désarmée que ne l'avait été aucun des gouvernements antérieurs.

Ce n'est pas tout: en même temps que le pouvoir nouveau avait à combattre pour sauver l'ordre, et à se fonder lui-même en combattant, il était appelé à développer rapidement les libertés publiques, et à mettre, entre les mains de quiconque voulait l'attaquer, des armes nouvelles, tandis qu'à lui-même les armes anciennes mêmes manquaient. Le principe électif pénétrait partout, dans l'administration comme dans le gouvernement, au sein de la force armée comme dans l'ordre civil, aux extrémités comme au centre de l'État. La liberté de la presse, le jury, toutes les institutions indépendantes et délibérantes étendaient leur domaine, et le gouvernement voyait les moyens d'opposition et d'agression s'accroître de jour en jour, précisément quand ses propres moyens de défense et d'action allaient déclinant.

Je place, parmi les Pièces historiques jointes à ces Mémoires, le tableau comparatif des lois rendues de 1830 à 1837, les unes pour la résistance au désordre et la défense du pouvoir, les autres pour l'extension et la garantie de la liberté[11]. Ce simple rapprochement en dira plus que personne n'en pourrait dire sur le vrai caractère de la politique de résistance durant cette époque; politique essentiellement modérée et libérale, qui innova bien plus qu'elle ne résista, et qui, en résistant, demeura en deçà de la nécessité, bien loin de la dépasser. C'est trop souvent l'erreur et le malheur de notre pays de ne pas s'attacher à l'exacte appréciation des faits mêmes, de s'enivrer de mots et d'apparences, et de se livrer au flot qui l'emporte, dût ce flot le porter où il ne veut point aller. La France n'avait cru et n'avait voulu, en 1830, que défendre son honneur et ses droits; mais la France est restée, depuis 1789, profondément imbue de l'esprit révolutionnaire, quelquefois comprimé ou transformé, jamais extirpé ni vraiment vaincu. Par moments, la France s'en-croit guérie; elle le maudit ou elle n'y pense plus, mais le fatal esprit demeure; des factions subalternes, des coteries rêveuses, des sociétés secrètes sont là qui se tiennent prêtes à relever son empire. Dès que quelque grand événement lui fait jour, le démon sort des retraites où il vivait caché, mais toujours actif; il s'avance sous des noms divers, aujourd'hui la république, demain le socialisme, puis le communisme, puis enfin et ouvertement l'anarchie, son vrai et dernier drapeau. Tant qu'elle peut se faire illusion et ne pas voir ce sinistre drapeau, la France se refuse à le prévoir, et contre ses plus chers comme ses plus nobles intérêts, contre son voeu réel et général, elle se complaît dans le mouvement qui ouvre à son imagination des perspectives indéfinies et rallume dans sa mémoire des feux mal éteints.

[Note 11: Pièces historiques, n° XI.]

Ce fut sur cette pente que la révolution de 1830 lança notre patrie, et que la politique de la résistance, sans connaître ni mesurer elle-même tout l'abîme, entreprit de la retenir. Bien loin d'en vouloir à la liberté, au progrès, à l'amélioration du sort du peuple, à tout ce qui embellit et honore les sociétés humaines, cette politique les défendait, aussi bien que l'ordre, contre leur véritable et commun ennemi, l'esprit révolutionnaire, ennemi flatteur, menteur et mortel.

Nous étions tous, dans le cabinet, également résolus à mettre en pratique, avec son double caractère de résistance et de liberté, cette politique, condition d'honneur comme de salut, selon nous, et pour le pays et pour le gouvernement que nous avions à fonder. Nous acceptions mutuellement, sans embarras, les diverses nuances d'attitude et de langage qui existaient entre nous. La parfaite unité eût, à coup sûr, mieux valu; mais c'est une grande petitesse d'esprit de porter dans la vie publique les exigences ou les susceptibilités du foyer domestique, et de ne pas savoir s'accommoder aux différences, même aux dissidences qui n'empêchent pas le concours efficace vers le but commun. Nous n'avions pas, avec le Roi, plus de difficulté qu'entre nous: sur tous les points essentiels, il était d'accord avec le cabinet et lui portait une confiance sans jalousie; aucun de nous n'avait, avec lui, la situation exclusive ni l'humeur rude de M. Casimir Périer; et pourtant nous étions tranquilles sur l'efficacité et la dignité de notre rôle dans le gouvernement, bien sûrs que, lorsque nous aurions arrêté, entre nous, un avis et une résolution, le Roi y accéderait, sauf quelqu'une de ces occasions suprêmes où la royauté et ses ministres, en désaccord sur une question capitale, ont droit et raison de se séparer. Mais aucune occasion semblable n'était alors en perspective, même à l'horizon.

C'était dans les chambres que résidaient, pour nous, la difficulté et l'incertitude. Y trouverions-nous tout l'appui dont nous avions besoin pour que notre politique fût efficace et parût, à l'Europe comme à la France, assurée d'un peu d'avenir? Je regrette d'avoir à me servir de mots que des souvenirs ou des préjugés historiques ont rendus suspects à des hommes de bien et de sens, mais je ne saurais les éviter. Pour que, sous le régime représentatif, le gouvernement acquière la régularité, la force, la dignité et l'esprit de suite qui sont au nombre de ses conditions les plus essentielles, il faut que les grands intérêts et les grands principes qui sont en présence et en lutte soient représentés et soutenus par des hommes qui en aient fait la cause et l'habitude de leur vie: c'est-à-dire pour appeler les choses par leur nom, qu'il faut des partis, de grands partis, avoués, disciplinés et fidèles, qui, soit dans le pouvoir, soit dans l'opposition, s'appliquent à faire prévaloir les principes et les intérêts qu'ils ont pris pour foi et pour drapeau.

Ceci n'est point, comme on l'a dit souvent, une fantaisie de philosophe ou un emprunt aux exemples de l'Angleterre; c'est la leçon de l'histoire de tous les pays libres et le conseil du bon sens politique. On demandait à l'un des députés les plus indépendants et les plus intelligents de notre temps, à M. Dugas-Montbel, le traducteur d'Homère, comment il faisait pour voter constamment avec nous: «Vous êtes donc toujours de l'avis des ministres? lui disait-on.—Non, répondit-il; je ne fais pas toujours ce que je veux; mais je fais toujours ce que j'ai voulu.» Je ne connais pas de meilleure définition, ni de meilleure raison des partis politiques dans le régime représentatif; ils sont un principe d'ordre et de stabilité porté dans les régions les plus agitées et les plus mobiles du gouvernement.

Nous ne trouvions parmi nous, en 1832, point de partis semblables; ni les traditions de notre histoire, ni l'organisation de notre société ne nous les donnaient. Nous étions au début du régime représentatif, et c'était au sein d'une société démocratique que nous avions à l'établir. Nous ne méconnaissions nullement ces faits, et nous n'avions nulle prétention d'introduire dans nos assemblées, avec toutes ses exigences et ses habitudes, l'organisation des partis anciens et aristocratiques. Mais nous étions en présence de deux opinions très-diverses sur le caractère que devait prendre et la ligne de conduite que devait tenir le gouvernement nouveau. La politique de résistance et la politique de concession avaient eu, dès les premiers jours, leurs adhérents et leurs adversaires. C'était là un fait actuel, national, incontestable, qui devait naturellement enfanter, non pas des tories et des whigs anglais, mais deux partis de gouvernement et d'opposition, très-modernes et très-français l'un et l'autre, et très-différents de principes et de tendances dans l'exercice ou la recherche du pouvoir. C'étaient là les partis que, dans un intérêt public et permanent plus que dans notre propre intérêt du jour, nous avions à coeur de constater et de former.

Au moment même de la formation du cabinet, nous prîmes, sur la Chambre des pairs, une de ces mesures qui restent pesantes, même quand elles sont nécessaires. Depuis la double mutilation que lui avaient fait subir, d'abord la révolution de 1830, puis l'abolition de l'hérédité, cette chambre était languissante et comme dépeuplée. Elle n'offrait plus, comme la Chambre des pairs de la Restauration, la réunion des hommes les plus considérables et les plus éprouvés parmi les adhérents du pouvoir établi. Nous essayâmes de lui rendre ce caractère et l'autorité qui s'y attache. Une nomination de soixante pairs fit entrer dans cette chambre des magistrats, des officiers généraux, des membres de l'Institut, de grands propriétaires influents dans leurs départements, de grands chefs d'industrie, d'anciens membres de la Chambre des députés, et quelques administrateurs importants, tous hommes dont les noms rappelaient ou de fortes situations sociales, ou de longs services rendus à l'État. La simple inspection de ces noms prouvait que nous n'avions point cherché, en les choisissant, des complaisants pour nous-mêmes, mais d'honorables, solides et utiles appuis pour le régime que nous avions à fonder. Restait l'inconvénient de ces promotions nombreuses et soudaines jetées par la couronne dans l'un des grands corps de l'État; mais c'était là une condition inévitable de l'oeuvre de création trop complète à laquelle nous étions appelés.

Avec la Chambre des députés, la difficulté était pour nous tout autre. Nous avions là à conserver et à cimenter, pour la politique de résistance, une majorité que, sous le ministère de M. Casimir Périer et après l'insurrection des 5 et 6 juin, l'extrême péril avait ralliée, mais dont les éléments étaient divers et mal unis. A l'ouverture de la session de 1832, le vent du péril soufflait encore; les dissentiments restaient couverts, le tiers-parti ne dressait pas encore son drapeau; mais il était là, déjà visible et semant dans les rangs de la majorité des germes d'humeur et de désunion. A mon avis, on a été tour à tour, envers le tiers-parti, peu juste et trop peu sévère. C'était un petit camp très-mêlé lui-même: d'honnêtes indécis et des intrigants méticuleux; des esprits sages, mais timides et enclins à placer la sagesse dans la fluctuation; des esprits vaniteux et prétentieux, sans hardiesse ni puissance, mais exigeants et tracassiers; des coeurs droits mais faibles; des amours-propres susceptibles et jaloux. Déposé dans un petit nombre de personnes, ce levain dissolvant fermentait au sein de la majorité et en troublait la cohésion. Le tiers-parti s'attribuait pour représentant et pour chef l'un des hommes les plus importants de la Chambre, M. Dupin; en quoi il avait tort, car M. Dupin ne se donne et ne se lie jamais à personne, guère plus à ceux qui lui ressemblent qu'à ceux dont il diffère; mais sans appartenir au tiers-parti, M. Dupin avait, avec ses divers éléments, bons et mauvais, d'assez fortes analogies; il leur plaisait et les servait même dans l'occasion, quoiqu'ils se fussent grandement trompés s'ils avaient compté sur lui.

Nous n'hésitâmes point; nous adoptâmes M. Dupin comme candidat du gouvernement à la présidence de la Chambre, et nous fîmes à ses amis, connus ou présumés, une large part dans les honneurs du bureau. Autant nous étions décidés à pratiquer fermement la politique de résistance, autant nous avions à coeur de ménager la majorité qui l'avait jusque-là soutenue. Il ne faut pas voir les divisions qu'on ne veut pas aggraver.

Notre prudence à cet égard ne tarda pas à être mise à l'épreuve. Dans la discussion du budget de 1833, un membre de l'opposition proposa, par voie d'amendement, «la révision générale des pensions accordées depuis le 1er avril 1814 jusqu'au 29 juillet 1830, et la radiation de toutes celles qui auraient été accordées pour services rendus en dehors des armées nationales, ou pour services particuliers aux princes de la branche aînée des Bourbons, enfin de toutes celles dont les titulaires ne réunissaient pas toutes les conditions exigées par les lois existantes.» C'était une violation formelle de l'article 60 de la Charte de 1830 qui portait: «Les militaires en activité de service, les officiers et soldats en retraite, les veuves, les officiers et soldats pensionnés conserveront leurs grades, honneurs et pensions.» C'était de plus la résurrection financière, pour ainsi dire, de la guerre civile, de ses inimitiés, de ses vengeances, de ses classifications entre les citoyens. La loi fondamentale et la politique repoussaient également cet amendement. Le cabinet le combattit de tout son pouvoir. Deux membres de la Chambre, investis de fonctions publiques, et qui n'étaient pas habituellement engagés dans l'opposition, M. Dubois de Nantes, inspecteur général de l'Université, et M. Baude, conseiller d'État, l'appuyèrent chaudement. Après un vif débat, l'amendement fut rejeté; et au moment où le président déclara le vote, quelques membres de la majorité, ravis de la victoire, se levèrent en s'écriant: «Vive la Charte!» A ce cri, M. Dubois répondit par cette exclamation: «Vivent les traîtres! vivent les chouans!» répétée aussitôt sur les bancs de l'opposition. La séance fut levée au milieu d'un tumulte passionné.

Le conseil se réunit dans la soirée; autant la majorité avait été ferme, autant elle était irritée; elle demandait avec vivacité que le gouvernement soutînt ceux qui le soutenaient et se séparât de ceux qui l'attaquaient; la résistance à l'esprit de réaction révolutionnaire, déjà si difficile, deviendrait impossible, disait-on, si cet esprit était toléré dans nos propres rangs. La révocation de MM, Baude et Dubois fut mise en délibération dans le conseil. J'avais des doutes sur la convenance de la mesure. M. Dubois et M. Baude étaient des hommes quelquefois peu conséquents dans leurs idées et d'un caractère indépendant jusqu'à la susceptibilité fougueuse, mais étrangers à toute intrigue, à toute manoeuvre intéressée, point engagés dans l'opposition ni dans le tiers-parti, et qui avaient parlé et voté dans cette circonstance avec peu de jugement politique, mais sans dessein prémédité ni hostile contre la politique générale du cabinet. Ils avaient l'un et l'autre, pendant la Restauration et dans les journées de juillet, déployé un dévouement et un courage qui méritaient des égards. La révocation de M. Dubois, comme inspecteur général des études, soulevait d'ailleurs des questions délicates: jusqu'à quel point ses droits comme membre de l'Université le suivaient-ils dans sa situation politique? Pouvait-il être révoqué sans les formes prescrites par les décrets constitutifs de l'Université? Je soumis au conseil ces considérations; mais il y avait eu scandale et il y avait clameur; le conseil persista à penser que les deux révocations étaient nécessaires. C'était à moi à prononcer celle qui devait rencontrer les objections les plus vives: je me déclarai prêt à faire ce que désiraient mes collègues et à en accepter la responsabilité. J'écrivis, en rentrant chez moi, à M. Dubois: «Je ne veux pas, monsieur, que vous appreniez par le Moniteur que vous avez cessé d'exercer les fonctions d'inspecteur général de l'instruction publique. C'est avec un véritable regret que je me crois obligé de vous les retirer. Je n'ai sans doute pas besoin de vous dire les motifs qui m'y décident. Vous tenez avec raison à votre dignité personnelle; vous comprendrez sans peine que le gouvernement aussi soit attaché à la sienne et prenne soin de la maintenir.»

Dès le lendemain, comme il était aisé de le prévoir, la mesure fut violemment attaquée dans la Chambre. Plus violemment qu'habilement. Au lieu de se borner à en contester l'équité et la convenance, on éleva confusément des questions générales et des prétentions absolues; on posa en principe que tout député fonctionnaire avait droit de voter selon son opinion, et droit en même temps de conserver ses fonctions, sans s'inquiéter de savoir si sa conscience et sa situation étaient d'accord, et sans que le gouvernement, qu'il servait et attaquait à la fois, eût droit de renoncer à ses services pour mettre fin au désordre intérieur de ses attaques. En cela, disait-on, consistait essentiellement l'indépendance du député fonctionnaire, et s'il n'était pas maître d'attaquer sans risque ni sacrifice, comme député, le pouvoir qu'il servait comme fonctionnaire, cette indépendance n'existait plus. C'était me rendre la défense plus facile qu'elle n'eût dû l'être, car c'était détruire à la fois l'harmonie du gouvernement, la responsabilité des ministres et la probité politique des fonctionnaires. Je revendiquai ces principes nécessaires de tout gouvernement régulier et libre; j'établis que, dans l'instruction publique, les droits des fonctions administratives n'étaient pas et ne pouvaient pas être les mêmes que ceux des fonctions enseignantes; je distinguai l'opposition générale et habituelle de la dissidence spéciale et accidentelle; et sur le terrain où les adversaires du cabinet s'étaient placés, je réduisis le débat à une question de bon sens et de loyauté, à la question de savoir si l'on pouvait être à la fois dans la garnison de la place et dans l'armée des assiégeants. Le succès ne pouvait guère me manquer; j'avais pour moi les maximes constitutionnelles, les nécessités pratiques du gouvernement et la passion comme la conviction de la majorité. Loin de compromettre le cabinet, cette affaire, dans laquelle je persiste à penser que nous avions un peu dépassé la mesure de l'intérêt politique et de l'équité envers les personnes, le fortifia sensiblement en donnant satisfaction et confiance à ses adhérents.

En juin 1833, quand les deux sessions de 1832 et 1833, qui s'étaient suivies à vingt-quatre heures d'intervalle, eurent atteint leur terme, la situation du cabinet était bonne; il avait réussi au delà de l'attente de ses amis et de la sienne propre. Aux premiers succès qui avaient marqué son avènement, la fin de l'insurrection dans les départements de l'Ouest et la prise d'Anvers, étaient venus se joindre d'importants succès législatifs. M. Humann, en préparant, présentant, et discutant coup sur coup les deux budgets de 1833 et 1834, avait mis fin à la nécessité des crédits provisoires pour les dépenses publiques, grief sans cesse répété des hommes d'ordre en matière de finances. Il avait de plus, par une forte loi sur l'amortissement, réglé et affermi cette base du crédit public. Le maréchal Soult et l'amiral Rigny avaient présenté, sur l'état des officiers de terre et de mer, des lois qui, sans compromettre l'autorité du Roi sur l'armée, donnaient aux droits privés de solides garanties. Sur la proposition de l'amiral Rigny, l'exercice des droits civils et politiques et le régime législatif dans les colonies avaient été libéralement réglés, et tout en attribuant aux colons une juste part d'influence, ces lois faisaient pressentir l'abolition de l'esclavage. M. d'Argout avait proposé, sur l'organisation et les attributions des conseils départementaux et municipaux, et sur l'expropriation en matière d'utilité publique, plusieurs lois qui associaient sincèrement le contrôle du principe électif et du jury à l'action du pouvoir central, et qui donnaient aux intérêts privés d'efficaces garanties. Un projet complet sur la responsabilité des ministres et des agents du pouvoir avait été proposé par M. Barthe. M. Thiers avait demandé, obtenu et commencé sur-le-champ un grand ensemble de travaux publics. J'avais fondé l'instruction primaire en y introduisant le principe de la liberté. Sur ces quinze propositions législatives, dont quatre satisfaisaient aux promesses de l'article 68 de la Charte, neuf avaient été votées et étaient devenues des lois de l'État; les autres étaient prêtes pour la session prochaine. Beaucoup d'autres travaux législatifs et d'ordonnances royales avaient pourvu aux affaires courantes du pays. L'activité du cabinet, dans ses rapports avec les Chambres, avait été féconde et efficace. Il avait honorablement soutenu la lutte contre ses adversaires, et constamment obtenu l'adhésion de la majorité. Aucun grand désordre extérieur n'avait troublé la paix publique et la marche du gouvernement.

Des esprits hardis, et parmi eux quelques-uns de mes amis particuliers, pressaient le cabinet de mettre à profit une situation si favorable, de dissoudre la Chambre des députés, et de faire ainsi consacrer son succès par une Chambre nouvelle qui serait née sous son influence et aurait en perspective cinq ans de durée: «Sur toute ma route, m'écrivait de Toulouse M. de Rémusat, j'ai trouvé la dissolution à peu près acceptée, comprise même. Sur toute ma route, j'ai constaté qu'elle réussirait. La situation générale est au moins aussi bonne que nous le croyons à Paris. Je suis même surpris de l'intelligence du pays. On y voit beaucoup plus clair que je n'espérais. On jouit réellement de la tranquillité et de la prospérité renaissantes. Pour le moment, il n'y a, je vous en réponds, nul souci à prendre de satisfaire les imaginations et de captiver les esprits. Le repos leur est une chose nouvelle qui leur suffit et leur suffira jusqu'à la session.» Le cabinet n'avait pas tant de confiance et ne partagea point cet avis; après en avoir attentivement délibéré, il fit dire dans le Moniteur: «On a discuté depuis quelque temps la question de la dissolution de la Chambre des députés. Beaucoup de personnes ont paru croire que telle était l'intention du gouvernement; ces bruits sont dénués de fondement. Le gouvernement n'a aucun motif d'abréger la durée légale d'une Chambre qui a prêté à la monarchie et à la Charte de 1830 un concours si loyal et si efficace.»

On m'a souvent reproché de me préoccuper trop exclusivement de la situation parlementaire et des dispositions de ce qu'on a appelé le pays légal, et de tenir trop peu de compte de la situation nationale et des dispositions du pays tout entier. Je dirai ailleurs ce que je pense de ce reproche et des causes qui m'ont fait tomber dans cette faute, si en effet j'y suis tombé. Quoi qu'il en soit, nous en étions fort loin en 1833, et notre sollicitude sur l'état général du pays fut l'un des principaux motifs qui nous firent écarter l'idée de la dissolution. Ni la majorité groupée autour de nous dans les Chambres, ni la paix rétablie dans les rues ne nous faisaient illusion sur l'ardente opiniâtreté des partis ennemis et sur les périls permanents qu'ils nous préparaient. Après leur défaite dans l'Ouest et à Paris en 1832, les républicains et les légitimistes avaient, pour un temps du moins, renoncé à l'insurrection; elle leur donnait l'armée à combattre et ralliait contre eux les diverses fractions du grand parti attaché au régime nouveau. Mais ils avaient contre lui d'autres armes, les unes plus cachées, les autres plus légales en apparence: à l'aide des sociétés secrètes et de la presse périodique, ils pouvaient miner l'édifice et entretenir sous ses fondements un foyer destructeur, en attendant un jour propice pour rallumer l'incendie. Ce fut à ces deux moyens d'attaque qu'ils eurent recours en 1833, et ils les exploitèrent avec une audace et une persévérance qui, au milieu de nos succès parlementaires, ne nous permettaient ni confiance, ni repos.

Parmi les nombreuses sociétés secrètes nées ou renouvelées depuis 1830, la principale, celle des Amis du peuple, avait été dissoute en 1832 par un arrêt de la Cour d'assises de Paris, mais d'une façon peu décourageante, car le jury, en reconnaissant son existence, avait déclaré ses membres non coupables, et la Cour avait à la fois interdit leurs réunions et prononcé leur acquittement. Ses chefs se hâtèrent de la ressusciter sous le nom déjà connu de Société des droits de l'homme. Ils l'organisèrent en sections, formées chacune de vingt membres et dirigées par un comité de onze directeurs. Le nombre des sections s'éleva bientôt, dans Paris, à cent-soixante-deux. Le comité central avait ainsi sous ses ordres environ 3,000 hommes, tête de l'insurrection et colonne d'attaque quand le jour viendrait d'attaquer. Une multitude d'autres associations, la Société de propagande, la Société des droits du peuple, la Société patriotique et populaire, l'Union, etc., étaient en rapports intimes avec la Société des droits de l'homme, dont le comité central pouvait dire, dans ce qu'il appelait un ordre du jour adressé à ses fidèles: «Le comité vous déclare que la Société des droits de l'homme peut dès à présent se considérer comme une société mère de plus de trois cents associations qui se rallient, sur tous les points de la France, aux mêmes principes et à la même direction.» Ces principes n'étaient pas équivoques et les sociétés secrètes ne pouvaient être taxées d'hypocrisie; elles proclamaient leur dessein de renverser, non-seulement la monarchie de 1830, mais toute monarchie, et de fonder sur leurs ruines la république: non pas une république abstraite et nouvelle, organisée d'après les utopies des philosophes ou les exemples des États-Unis d'Amérique, mais la république une et indivisible, née en 1792, et que connaissait déjà la France. Le comité central, ne voulant laisser à cet égard aucun doute, publia un exposé de ses principes et des bases de la constitution républicaine qu'il préparait: «Héritiers de la mission qu'avait entreprise le génie de la Convention nationale, voulant que la société soit ramenée vers son véritable but, voulant à la fois affranchir et assurer sa marche, les républicains doivent, avant tout, chercher les guides qui, en l'améliorant, l'empêcheront de s'égarer. C'est dans cet esprit que, dès son origine, la Société des droits de l'homme adopta, comme expression de ses principes, la déclaration présentée à la Convention nationale par le représentant du peuple Robespierre. Le comité central s'est uni à cette adoption.» Le comité ne se bornait pas aux principes; il adoptait avec la même ferveur les souvenirs pratiques de 1793, les noms propres, les enseignes, les images; les sections de la Société à Paris se faisaient gloire de se les approprier; quatre d'entre elles portaient le nom de Saint-Just; d'autres s'appelaient Marat, Babeuf, Robespierre, Couthon, Le 21 janvier, Guerre aux châteaux, Abolition de la propriété mal acquise, etc. En vain ces résurrections répugnaient à quelques-uns des membres ou des patrons de ces sociétés; en vain ils essayaient de refouler de tels noms dans le passé et d'affranchir de leur contact la république future; leur voix se perdait dans le tumulte; leurs réclamations étaient qualifiées de prétention aristocratique ou de radotage girondin. C'était pitié de voir un illustre et généreux vieillard, M. de La Fayette, et un jeune écrivain d'un esprit et d'un caractère élevés, M. Armand Carrel, embarrassés à désavouer timidement et sans succès des turpitudes atroces ou stupides qu'ils auraient dû fouler aux pieds avec indignation et mépris.

Là était peut-être, sinon le plus grave péril, du moins la circonstance la plus aggravante des périls contre lesquels nous avions à lutter. Quelque dangereux que soit le travail des démolisseurs d'États par les conspirations et les insurrections populaires, s'ils ne rencontraient point d'appui dans d'autres régions sociales et au sein des pouvoirs publics, ils auraient peu de chances de succès. Il faut qu'il y ait des mains tendues d'en haut à ceux qui s'agitent en bas; il faut que des situations aristocratiques viennent en aide aux passions démocratiques, que des sages prêtent leur crédit aux fous, que d'honnêtes gens couvrent de leur bonne renommée les desseins pervers. Cet appui nécessaire ne manquait point aux républicains acharnés et aux conspirateurs anarchiques qui travaillaient à renverser la monarchie de 1830. Ils avaient pour alliés permanents les conspirateurs légitimistes; et parmi les anciens chefs libéraux, quelques-uns des plus considérables, devenus hostiles à la monarchie nouvelle qu'ils accusaient de leurs mécomptes, prêtaient à ses plus ardents ennemis un concours plus ou moins avoué; tantôt ils s'engageaient eux-mêmes, sous le nom de Société pour la défense de la liberté de la presse, pour le soulagement des condamnés, ou tel autre, dans des associations publiques distinctes, par leur objet légal, des sociétés secrètes, mais qui, en définitive, par la fermentation qu'elles excitaient et les rapports qu'elles établissaient entre les personnes, tendaient au même résultat; tantôt ils protégeaient dans les Chambres, par leurs discours et leurs votes, les conspirateurs compromis. D'autres membres de l'opposition, étrangers à toute menée hostile, mais plus préoccupés de leur situation populaire que de leur mission parlementaire, se conduisaient en toute occasion, envers les meneurs les plus agressifs, avec les plus pusillanimes ménagements. J'en témoignais un jour quelque surprise à l'un d'entre eux, banquier considérable dont je connaissais les opinions très-monarchiques: «Que voulez-vous? me dit-il, vous autres, vous ne me ferez jamais de mal; mais ces gens-là seront quelque jour les maîtres, et ils ont des amis qui pourraient bien avoir la fantaisie de me prendre mon bien et de me couper la tête; je ne veux pas me brouiller avec eux.» Par toutes ces voies, les conspirateurs du dehors, les ennemis actifs de l'ordre établi trouvaient dans les hautes régions sociales, et jusqu'au sein des grands pouvoirs de l'État, des appuis qui leur donnaient une assurance et des chances que, par eux-mêmes, ils n'auraient jamais possédées.

Ils avaient dans les journaux des alliés bien plus ardents encore et plus efficaces. C'est aujourd'hui un lieu commun de regarder la presse périodique libre comme le principal péril des gouvernements, et je ne crois pas qu'il y ait, dans ce qu'on a dit de la part qu'elle a plus d'une fois prise à leur chute, beaucoup d'exagération. Mais je crois en même temps qu'on s'est beaucoup trompé et qu'on se trompe encore sur la conduite à tenir en face de cette puissance et sur les moyens de résister à ses coups. Je ne reviens pas sur ce que j'en ai déjà dit; je persiste à penser que, si la liberté de la presse est, pour les gouvernements et les peuples libres, la plus rude des épreuves, c'est en même temps, dans nos sociétés modernes, une épreuve inévitable, et qu'il n'y a qu'une façon de vivre honorablement avec une telle compagne, c'est de l'accepter franchement sans la traiter complaisamment. Pour garder cette difficile situation, de justes lois répressives, très-nécessaires, sont insuffisantes; il faut encore deux conditions trop souvent méconnues ou négligées, car il y a ici une question de conduite et de caractère qu'aucune législation ne saurait résoudre.

Il faut d'abord que le pouvoir et ses amis n'hésitent pas à se servir eux-mêmes de la liberté de la presse, à s'en servir habituellement, énergiquement, à soutenir cette lutte comme des champions dans une arène, non comme des accusés sur leur banc. Un habile et honnête journaliste écossais, M. Mac Laren, fondateur de l'un des journaux les plus accrédités de son pays, The Scotchman, vint en France pendant mon administration; il s'étonnait que le gouvernement, dont il approuvait et honorait la politique, n'eût pas, dans la presse périodique, un plus grand nombre de partisans volontaires, et qu'une majorité parlementaire, qui représentait si évidemment de grands principes et de grands intérêts sociaux, ne créât pas elle-même, pour sa cause, de plus multipliés et plus actifs organes. Il avait raison de s'étonner, et il touchait là à l'une des faiblesses du parti conservateur en France; mais il ignorait les causes qui, dans une certaine mesure, l'expliquent et l'excusent, Dans les pays où, avec plus ou moins de liberté selon les temps, de grands partis politiques se disputent depuis longtemps l'exercice du pouvoir, ils ont senti la nécessité et pris l'habitude de s'expliquer et de se défendre devant ce public où sont les juges qu'ils redoutent et les alliés qu'ils recherchent. De là ces organes permanents et indépendants, ces interprètes et ces avocats assidus, journaux, revues, recueils, publications de toutes sortes, que de tels partis ont soin d'instituer et de maintenir. Mais la France n'a jamais été un pays de vrais partis politiques; jamais les grands intérêts et les grands principes, divers ne s'y sont groupés, disciplinés et mis en présence les uns des autres pour conquérir la prépondérance dans le gouvernement du pays. La royauté, soutenue ou exploitée, servie ou entravée par les diverses classes sociales, et, autour de la royauté et de ses plus éminents serviteurs, un public sans organisation régulière, sans droits reconnus, sans institutions efficaces, libre pourtant d'esprit et de parole, et mettant toute sa liberté à regarder, à critiquer, à fronder, comme des spectateurs au théâtre, tel a été pendant des siècles, sauf quelques circonstances passagères, le régime politique de la France. Les partis capables de prétendre au pouvoir, et de concourir à ce dessein devant le pays, ne se forment point à un tel régime; aussi, quand la monarchie constitutionnelle a été établie en France, n'en a-t-elle point trouvé qui fussent prêts à jouer le rôle auquel elle les appelait, à en comprendre les devoirs, à en remplir les conditions, à en accepter les combats. Les amis ne manquaient point au pouvoir; mais c'étaient des amis aussi peu exercés au mouvement que peu dressés à la discipline politique, point accoutumés à agir par eux-mêmes et à soutenir spontanément, avec indépendance et pour leur propre compte, le gouvernement qui soutenait leur cause. De là l'isolement, le délaissement et par conséquent la faiblesse où s'est souvent trouvé le pouvoir: «Je suis approuvé, disait avec un peu de tristesse et d'humeur le roi Louis-Philippe, mais je ne suis pas défendu.»

Il y avait, dans cette plainte, un peu d'injuste oubli; le gouvernement du roi Louis-Philippe et le Roi lui-même n'ont pas manqué, dans la presse périodique, d'habiles défenseurs; de 1830 à 1848, le Journal des Débats a soutenu la politique d'ordre légal et de résistance avec autant de constance que de fermeté, d'esprit et de talent. Pour mon compte, j'ai reçu de ce journal, sauf dans une circonstance dont je parlerai à son temps, le plus décidé et le plus utile appui. J'ai dit quelles furent d'abord mes relations avec ses deux principaux propriétaires, MM. Bertin, surtout avec M. Bertin de Vaux. Après leur mort, M. Armand Bertin, devenu rédacteur en chef du journal, et M. de Sacy, son fidèle et infatigable compagnon, m'ont soutenu, durant tout mon ministère, comme on soutient sa propre cause et ses meilleurs amis. M. de Sacy a fait réimprimer naguère ses principaux articles de critique philosophique, historique et littéraire pendant sa longue coopération au journal qu'il dirige aujourd'hui; si, comme je l'espère, il recueille aussi un jour ses principaux articles politiques, on verra que la fermeté de sa foi monarchique et libérale et son actif dévouement à sa foi n'ont pas été moindres que la judicieuse verve de son talent. On n'a pas le droit de se dire délaissé quand on a de tels défenseurs. Mais il n'en est pas moins vrai que, dans la lutte qu'il soutenait, le Journal des Débats était trop seul, et que le parti conservateur n'a pas su se servir de la liberté de la presse, ni lancer dans cette arène assez d'indépendants et hardis champions.

Une autre condition n'est pas moins nécessaire pour que, dans un régime de liberté, le pouvoir et la presse périodique vivent à côté l'un de l'autre sans grand trouble pour l'État: il faut que le pouvoir s'arme d'indifférence aussi bien que de hardiesse, et qu'en même temps que ses partisans soutiennent résolument la lutte, il supporte tranquillement les coups, sans beaucoup prétendre à les arrêter ni à les punir. Point de langueur à combattre devant le public; point d'empressement à poursuivre devant les tribunaux. Le plus illustre et le plus sensé des chefs de gouvernement libre, Washington, a donné à cet égard des exemples d'autant plus frappants qu'à lui-même sa sagesse lui coûtait beaucoup; personne n'a été plus indigné des violences de la presse, ni plus blessé de ses calomnies; personne n'en a plus vivement ressenti le mal et reconnu le péril: «Si le mécontentement, la méfiance, l'irritation, sont ainsi semés à pleines mains, écrivait-il au procureur général Randolph; si le gouvernement et ses officiers ont incessamment à subir les outrages des journaux, sans qu'on daigne seulement examiner les faits et les motifs, je crains qu'il ne devienne impossible à aucun homme sous le soleil de manier le gouvernail et de tenir ensemble les pièces de la machine.» Et plus tard, à propos des attaques personnelles dont il était l'objet: «Je ne croyais pas, je n'imaginais pas, jusqu'à ces derniers temps, qu'il fût, je ne dis pas probable, mais possible, que, pendant que je me livrais aux plus pénibles efforts pour établir une politique nationale, une politique à nous, et pour préserver ce pays des horreurs de la guerre, tous les actes de mon administration seraient torturés, défigurés, de la façon à la fois la plus grossière et la plus insidieuse, et en termes si exagérés, si indécents qu'à peine pourrait-on les appliquer à un Néron, à un malfaiteur notoire ou même à un filou vulgaire. Mais en voilà bien assez: j'ai déjà été trop loin dans l'expression de mes sentiments.» Washington n'alla pas plus loin; il attendit la justice de l'opinion sans réclamer celle des lois. Je conviens que cette patience dédaigneuse lui était facile; sa politique et sa personne étaient, il est vrai, indignement attaquées; mais les attaques ne portaient guère au delà. Il en était bien autrement pour nous en 1833: c'était à l'existence même du Gouvernement, bien plus, aux bases fondamentales de la société elle-même que s'adressaient les coups de la presse ennemie; tout nous poussait à les réprimer fortement, le péril réel, la violation évidente des lois, les clameurs indignées des amis de l'ordre, l'effroi que répandaient dans le public ces attaques désordonnées, et le besoin d'intimider à leur tour ceux qui alarmaient ainsi la société. Pressés par de si puissants motifs, nous nous engageâmes dans une série de procès de presse qui étaient loin d'atteindre tous les cas dignes de poursuite, ni de satisfaire aux instances de nos amis, mais qui ramenaient sans cesse les mêmes questions, les mêmes délits, les mêmes scènes, souvent les mêmes accusés. Ce fût là, j'en suis convaincu, une faute inévitable peut-être dans l'état des partis et des esprits; mais qui aggrava le mal que nous voulions étouffer. La plupart de ces procès aboutirent à des acquittements scandaleux qui révélaient la faiblesse des jurés, quelquefois celle des juges, et qui redoublaient l'audace des assaillants. Parmi les condamnations qui furent prononcées, plusieurs manquaient d'équité, car elles frappaient plus sévèrement les légitimistes que les républicains: triste symptôme d'une partialité pusillanime, et source d'irritation dans le parti d'une inégale rigueur. Les cours d'assises et les tribunaux devinrent des théâtres sur lesquels les conspirateurs ne craignaient pas de paraître et se déployaient plus encore qu'ils ne l'avaient fait dans leurs écrits. La rareté des poursuites, au milieu du scandale des attaques, n'eût certainement pas été sans inconvénients; elle eût surtout soulevé contre le pouvoir les reproches et les plaintes de ses amis; mais bien expliquée, soit à la tribune, soit dans les luttes mêmes des journaux, et présentée comme un acte, non d'insouciance ou de crainte, mais de volonté et de prévoyance politique, elle eût fini par être comprise, et; en tout case, ses inconvénients auraient mieux valu que l'étalage continu des violences et des insolences des factions à côté des faiblesses de la justice, et de nouveaux prétextes incessamment fournis aux déclamations haineuses ou calomnieuses, sans aucun sérieux effet de répression ni d'intimidation.

De tous ces procès, j'en veux rappeler un seul, le plus éclatant, l'un des plus provoqués par les faits, et aussi celui où la faute que je signale apparut le plus évidemment. Depuis longtemps, la Chambre des députés, le corps et les membres, étaient indignement outragés, calomniés, vilipendés par les journaux républicains, surtout par la Tribune, alors le plus audacieux et le plus cynique de tous. Un homme d'esprit et de courage, qui a eu ce rare mérite et cet heureux privilège que ses élans d'amour-propre et ses boutades de langage, ses colères naïves et ses libres épigrammes, n'ont jamais altéré ni sa conduite ni l'estime et l'affection de ses nombreux amis, M. Viennet proposa à la Chambre de citer à la barre le journaliste et de réprimer de tels excès. Après de longs débats et malgré l'abstention déclarée de la plupart des membres de l'opposition, la Chambre adopta la proposition; le gérant de la Tribune fut mandé, et ses deux principaux rédacteurs, M. Godefroi Cavaignac et M. Armand Marrast furent admis à le défendre. Ils s'en acquittèrent tous deux en gens d'esprit et de talent; l'un avec l'âpre et menaçant orgueil d'un fanatique héritier de la Convention et des Jacobins; l'autre avec l'intarissable fiel d'un lettré vaniteux et envieux, irrité de vivre dans une situation au-dessous de son esprit, et qui s'en venge en exhalant ses prétentions et ses haines sous le voile de ses idées. Nous vîmes là s'étaler fastueusement devant nous les principes et les desseins du parti appelé sur la scène; la tyrannie de la multitude apparut sous le nom de souveraineté du peuple; le mensonge électoral fut décoré du titre de suffrage universel; l'écrasante unité du pouvoir central fut intronisée comme symbole de l'unité nationale; nous entendîmes célébrer la prétendue abolition de toutes les inégalités de condition, l'impôt progressif, l'intervention législative pour assurer et accélérer la division illimitée de la propriété, toutes les idées, tous les sentiments, tous les rêves antisociaux et antilibéraux qui, plus d'une fois déjà, ont perdu et déshonoré parmi nous le nom même de la République, mais qui, en attendant le jour des mécomptes, soulèvent contre l'ordre établi tant de passions et d'espérances, les unes essentiellement mauvaises et illégitimes, les autres absurdes et chimériques. La Chambre assista avec une dignité triste à cette représentation du chaos intellectuel, prélude du chaos politique qu'on ne lui pardonnait pas de repousser. Son président, M. Dupin, conduisit convenablement cette scène, sans mollesse et sans rudesse, et en maintenant le respect dû à la Chambre et aux lois, en même temps qu'il respectait lui-même le droit de libre défense pour l'accusé. Le gérant de la Tribune fut condamné; mais MM. Cavaignac et Marrast se retirèrent fiers et contents, pour leur parti comme pour eux-mêmes, des satisfactions qu'ils avaient données à leurs adhérents et des peurs qu'ils avaient faites à leurs ennemis. Il ne convient pas aux grands pouvoirs publics de se montrer ainsi silencieusement aux prises avec les docteurs de la révolte et de l'anarchie; c'est dans l'arène de la liberté, et avec ses armes, que doivent se livrer de tels combats.

En même temps que nous engagions ainsi quelquefois, contre l'esprit révolutionnaire, des luttes peu opportunes et peu efficaces, nous lui faisions quelquefois aussi, par nos actes ou par notre silence, de fâcheuses concessions. Le dissentiment recommença entre les deux Chambres sur l'abrogation de la loi relative au deuil du 21 janvier; nous le laissâmes se rengager et se prolonger sans y prendre nous-mêmes, dès le début, une attitude décidée et conforme au langage qu'avait tenu le duc de Broglie en 1832, quand la Chambre des pairs avait eu à délibérer pour la première fois sur cette proposition. M. Bavoux renouvela à la Chambre des députés sa demande du rétablissement du divorce; nous demeurâmes étrangers à la discussion de cette grave question de morale sociale et de droit civil, et elle alla s'éteindre dans la Chambre des pairs sans que le cabinet en eût dit son avis. Nous gardâmes le même silence sur une autre grande question d'ordre civil et politique, l'abolition des majorats, qui tient de si près à la portée du droit de propriété et à la constitution de la famille. Nous nous crûmes obligés de présenter le projet de loi provoqué par des pétitions en 1831 pour donner des pensions aux survivants d'entre les vainqueurs de la Bastille, et en nous y associant, nous nous dispensâmes d'exprimer, à ce sujet, les réserves que tout gouvernement se doit à lui-même quand il s'agit d'une insurrection populaire accompagnée de meurtres et de scènes déplorables. Notre abstention dans ces diverses occasions était peut-être nécessaire; nous avions, en pratiquant la politique d'ordre et de résistance, tant de luttes à soutenir, tant de graves questions à décider nous-mêmes, que nous étions bien naturellement enclins à rester en dehors de celles qui ne nous étaient pas absolument imposées, ou qui pouvaient avoir, sans notre intervention, une bonne issue. Mais dans un régime de liberté, il ne convient pas au pouvoir, et c'est pour lui une triste apparence, de demeurer inerte au milieu des grands débats qui s'élèvent autour de lui, et de souffrir qu'ils s'agitent entre ses amis et ses adversaires sans y jouer lui-même le rôle et y exercer l'influence qui lui appartiennent. Si ce n'est pas toujours un tort, c'est toujours un affaiblissement.

Malgré ces troubles et ces embarras, nous avions droit, en ouvrant la session de 1834, de croire le pays et son gouvernement dans une situation favorable; aucun grand désordre matériel n'avait éclaté et porté l'alarme dans les intérêts privés: «Les voyageurs qui reviennent de France, m'écrivait de Turin M. de Barante, disent merveilles de notre prospérité, du calme de notre situation, de notre incroyable liberté et de la patience habile du roi Louis-Philippe.» Les nombreuses et importantes lois rendues dans la session précédente recevaient leur régulière application, les travaux publics étaient en pleine activité; les écoles primaires se multipliaient rapidement; l'élection plaçait tranquillement, dans toute la France, à côté de l'administration active, de nouveaux conseils de département, et d'arrondissement, patrons éclairés des intérêts locaux, et qui apportaient au gouvernement et à sa politique l'appui de leur indépendante adhésion. La vie politique se déployait au sein de l'ordre, sinon bien assuré, du moins maintenu dans le présent, et ce qui restait d'alarme excitait les courages au lieu de les glacer: «La situation s'est améliorée, m'écrivait de Toulouse M. de Rémusat, précisément parce qu'elle est moins sereine. Vous savez que je ne crains rien tant qu'une sécurité exagérée qui ferait éclater toutes les nuances, toutes les prétentions, toutes les vanités. Nous avons toujours besoin d'un peu de danger pour être raisonnables. Par les mêmes raisons, je ne me préoccupe pas trop de ces coalitions d'ouvriers. Malgré bien des apparences, je ne crois pas cela grave encore. Nul ne croit plus que moi que nous avons en France une maladie sociale sérieuse, supérieure peut-être à tous les remèdes connus; mais elle peut être encore palliée longtemps; ces troubles sont des symptômes prématurés; ils ne peuvent que rallier et mettre sur ses gardes la classe moyenne. On est ici très-préoccupé de ces sortes d'événements; des gens qui ne s'inquiétaient pas jusqu'à présent commencent à s'inquiéter et à voir ce qui nous crève les yeux, à vous et à moi, depuis trois ans.»

M. de Rémusat avait raison de croire que nous avons besoin d'un peu de danger pour être raisonnables. Il en restait beaucoup dans la situation, pas assez pourtant, c'est-à-dire pas assez de danger pressant et visible pour maintenir unis les divers éléments du parti de l'ordre dans la nouvelle monarchie. Dès les premières séances de la Chambre des députés, dans la formation de son bureau, dans la composition et la discussion de son adresse en réponse au discours du trône, la diversité de ces éléments, sinon encore leur dissidence, s'empressa de se manifester. On eut quelque peine à s'entendre pour le choix des vice-présidents et des secrétaires de la Chambre, et le tiers-parti y eut une part plus large que sa force réelle ne semblait le comporter. La première rédaction de l'adresse, cette ébauche qui décide presque invinciblement de la couleur du tableau, fut confiée à M. Étienne, écrivain-né du tiers-parti, esprit mou et terne avec une clarté apparente et un agrément de mauvais aloi, fin sans distinction, habile à laisser entendre sans dire et à nuire sans frapper. L'adresse, pleine de déclarations générales en faveur de l'ordre et contre toutes les factions, était d'ailleurs vague, presque silencieuse sur la politique en vigueur, semée de conseils détournés et d'espérances toutes portées sur l'avenir, comme s'il n'eût pas dû être la continuation du présent. Aussi fut-elle, dans le débat, louée et acceptée par les principaux orateurs de l'opposition, empressés à signaler les symptômes et à développer les germes de division au sein de la majorité. Le cabinet ne se laissa point attirer dans ce piége: sans nous préoccuper de l'adresse, sans en rechercher les tendances cachées, nous maintînmes fermement, contre des attaques ardentes quoique vieillies, la politique que nous avions pratiquée et que nous entendions poursuivre. Je persistai, comme je l'avais fait sous le ministère de M. Casimir Périer, à la caractériser par son vrai nom, la résistance à l'anarchie, et par son principe monarchique, le contrat du pays avec un prince de la maison royale, étranger aux fautes comme aux fausses maximes de ses aînés, et seul roi possible dans la crise que ces fautes avaient fait éclater. Ce fut dans ce débat que se produisit en termes formels le dissentiment tant de fois rappelé entre ma définition de l'appel de M. le duc d'Orléans au trône en 1830, parce que Bourbon, et celle de M. Dupin, quoique Bourbon: dissentiment un peu puéril en apparence, car les deux assertions étaient vraies; si M. le duc d'Orléans n'eût pas été prince et Bourbon, personne n'eût pensé à lui; et s'il eût été un autre Bourbon, un Bourbon engagé dans la cause de l'ancien régime, le prince de Condé, par exemple, personne n'eût voulu de lui. Mais malgré la vanité de son motif apparent, la dissidence était sérieuse et caractérisait deux politiques très-diverses; où je voyais un roi nécessaire et la charte maintenue en même temps que modifiée, M. Dupin voyait «un roi élu et une charte faite par vous, disait-il à la Chambre, et imposée par la nation à la royauté.» Je réclamais, au profit de l'établissement de 1830, les traditions monarchiques; M. Dupin lui donnait la révolution pour unique berceau.

Si je m'arrête un moment sur ces querelles aujourd'hui si loin de nous, c'est qu'elles expliquent les événements comme elles ont contribué à les produire. Les idées premières qui s'établissent comme des maximes dans l'esprit des hommes ont sur eux plus de puissance qu'ils ne le savent eux-mêmes, et il y a des entraînements de logique comme de passion auxquels ils n'échappent point. Je dirai sans réserve ma pensée: il y avait dans l'esprit de M. Dupin, sur ce sujet, plus de confusion et d'incohérence que de système clair et de parti pris; il n'était point et n'a jamais été un révolutionnaire, ni en principes, ni en conduite; et quand ils se sont violemment mis en scène, il les a plus d'une fois résolument combattus; mais il n'attaquait le mal ni, dans sa source, ni dans ses lointains progrès. Par imprévoyance ou par prudence, d'autres, avec moins d'esprit et de talent, gardaient, envers les avant-coureurs, volontaires ou involontaires, des tentatives révolutionnaires, les mêmes ménagements, et m'en voulaient de signaler trop haut et trop longtemps d'avance des périls qu'ils se flattaient de conjurer en n'en parlant pas. J'ai cru bien souvent entendre résonner à mes oreilles les paroles de Prusias à Nicomède:

«Ah! ne me brouillez pas avec la république!»

Et je n'avais rien de satisfaisant à y répondre, car, regardant de nos jours et parmi nous la république comme le passe-port menteur de l'anarchie, c'était précisément avec elle que j'avais à coeur de brouiller mon temps et mon pays.

Encore une fois l'esprit révolutionnaire se chargea de prouver lui-même qu'on se trompait quand on espérait avec lui quelque accommodement. Pendant que les mérites ou les torts de la politique de résistance étaient débattus dans les Chambres, le parti anarchique (je ne veux pas dire toujours le parti républicain, quoiqu'il se donnât constamment ce nom) employait, pour la combattre et pour fomenter la révolte, ses plus audacieux moyens. Une multitude de crieurs publics parcouraient les rues, vendant ou distribuant aux passants toute sorte de pamphlets et de petits écrits, inventions du jour ou réimpressions des plus mauvais jours: le Catéchisme républicain, le Catéchisme des droits de l'homme et du citoyen, OEuvres choisies de Maximilien Robespierre, Opinion de Couthon, membre de la Convention nationale, sur le jugement de Louis XVI, le Calendrier républicain, avec un portrait de Robespierre dans un soleil, et daté de l'an 42 de la république qui réclamait sa légitimité, le Pilori, à la potence les sergents de ville! etc. Le contenu de ces écrits répondait à leurs titres: c'étaient tantôt la provocation directe à l'insurrection, tantôt la déclamation furibonde contre les rois, les nobles, les riches, toutes les autorités, toutes les supériorités non élues, tantôt les calomnies et les injures les plus grossières contre les dépositaires du pouvoir, depuis le plus élevé jusqu'au plus humble. L'administration tenta de mettre fin à ce bruyant désordre; elle fit arrêter quelques crieurs et les déféra aux tribunaux. Les tribunaux, la Cour royale aussi bien que les juges de première instance, déclarèrent qu'aux termes de la législation existante, et pourvu que les crieurs eussent fait la déclaration préalable exigée par la loi du 10 décembre 1830, c'était là une profession libre, à laquelle aucun obstacle ne pouvait être apporté, et qui ne pouvait donner lieu qu'à des poursuites pour délits de la presse, comme tout autre genre d'ouvrages et tout autre mode de vente ou de distribution. Armé de cet arrêt, le gérant d'un journal populaire, le Bon sens, M. Rodde, se rendit en blouse et en casquette, costume ordinaire des crieurs, sur la place de la Bourse, et commença à distribuer un paquet d'imprimés: «Je résisterai, avait-il dit d'avance, à toute tentative de saisie et d'arrestation arbitraire; je repousserai la violence par la violence; j'appelle à mon aide tous les citoyens qui croient encore que force doit rester à la loi. Qu'on y prenne garde; la perturbation, s'il y en a, ne viendra pas de mon fait; je suis sur le terrain de la légalité, et j'ai le droit d'en appeler au courage des Français. J'ai le droit d'en appeler à l'insurrection; dans ce cas, elle sera, ou jamais non, le plus saint des devoirs.» Le courage était facile; l'administration avait annoncé qu'elle cesserait, contre les crieurs, toute poursuite jusqu'à ce que la jurisprudence eût été définitivement fixée, soit par la Cour de cassation, soit par la loi. La foule qui, à son arrivée, avait entouré et fêté le crieur journaliste, se dispersa. Le mal était flagrant, le scandale au comble, l'impuissance légale constatée; plus de six millions d'exemplaires d'écrits incendiaires ou insensés avaient été distribués dans l'espace de trois mois. Le cabinet présenta à la Chambre des députés une loi nouvelle qui soumettait la profession de crieur, vendeur ou distributeur d'écrits sur la voie publique à l'autorisation et à la surveillance de l'autorité municipale. La discussion fut vive; le ministre de l'intérieur, M. d'Argout, lut à la tribune plusieurs passages des pamphlets distribués; la Chambre écoutait avec colère et dégoût: «Assez! s'écria de sa place M. Dubois de Nantes, c'est une honte!» Les défenseurs ne manquèrent pourtant pas aux crieurs; les plus modérés réclamèrent la liberté de l'industrie, les plus violents accusèrent la police de faire elle-même imprimer et distribuer les pamphlets les plus choquants. La Chambre, à une forte majorité, adopta la loi proposée; il se trouva pourtant 122 voix pour la repousser. J'incline à croire que, dans ce nombre, plusieurs l'auraient votée s'ils l'avaient crue en péril. Bien des gens se dispensent volontiers du courage quand d'autres se chargent d'en avoir pour eux.

Nulle illusion n'était plus possible; la situation redevenait ce qu'elle avait été sous M. Casimir Périer; la lutte recommençait dans les rues; c'était à la force matérielle que le parti révolutionnaire voulait de nouveau en appeler. Plus irrité que découragé par ses défaites répétées, son espérance n'avait pas plus fléchi que sa passion. L'esprit s'enivre comme le corps; il y a des idées capiteuses qui, une fois entrées dans l'intelligence, troublent la vue, enflamment le sang, tendent les muscles, et précipitent les hommes vers l'objet auquel ils aspirent et qu'ils se promettent, quels que soient pour l'atteindre, les périls à courir, les attentats à commettre et les obstacles à surmonter. Au nom de la souveraineté du peuple, les révolutionnaires se croyaient en possession du droit et du nombre; le sens moral et le bon sens ainsi aveuglés, ils avaient également foi dans leur cause et dans leur succès. Le renversement par l'attaque à main armée était leur idée fixe et leur incessant effort. Ils s'y préparèrent en 1833 avec un singulier mélange d'audace publique et de menées obscures; grâce à la discipline de diverses sociétés secrètes sous le comité central de la Société des droits de l'homme, ils avaient partout des affiliés, des correspondants, des agents perdus dans la foule et ardents à y recruter des alliés. Dans les villes manufacturières, dans tous les grands foyers de population et d'industrie, ils entraient en rapport avec les confréries et les associations de secours mutuels des classes ouvrières, fomentaient parmi elles les mécontentements et les coalitions que suscitaient les langueurs du travail ou les questions de salaire, et les attiraient, souvent contre leur instinct et leur gré, dans le camp de la république, tantôt en leur dissimulant son approche, tantôt en leur promettant, en son nom, des satisfactions et des prospérités que, pas plus que tout autre régime, elle ne pouvait leur donner. Dans l'été de 1833 aux jours anniversaires de la Révolution de juillet, le parti s'était promis à Paris une occasion favorable et avait préparé l'insurrection. Elle avorta, grâce aux mesures de l'autorité, et un peu aussi par les dissentiments intérieurs du parti lui-même. Il avait dans son sein quelques hommes, non pas républicains moins décidés que leurs fougueux amis, mais moins dénués de prévoyance et de scrupule, qui désapprouvaient les violences désordonnées, les appels à la force matérielle, et s'efforçaient d'en retarder du moins l'explosion. Mais de telles entraves sont promptement usées et brisées; quand on ne veut pas être entraîné par les liens de parti, il faut les rompre nettement après avoir vainement tenté de les employer à retenir ses associés; M. de la Fayette et M. Armand Carrel ne prirent point cette résolution, et plus puissants qu'eux, M. Godefroi Cavaignac et M. Armand Marrast continuèrent à se prévaloir de leurs noms en méprisant leurs conseils. Ils n'hésitaient pas davantage à compromettre leurs soldats que leurs chefs; dès qu'ils recevaient, de leurs associés dans les départements, des adhésions et des promesses de fidélité à tout événement, la Tribune les publiait avec un grand fracas d'éloges et d'espérances. Le parti faisait ainsi acte, tantôt d'habileté souterraine, tantôt d'audace éclatante, et exploitait tour à tour, au service de ses desseins, les avantages du mystère et ceux de la publicité.

Quand la loi sur les crieurs publics fut promulguée, on essaya d'en repousser l'exécution: le comité protesta; des crieurs reparurent dans les rues; ils furent arrêtés; ils résistèrent; des groupes tumultueux se formèrent; les sergents de ville et quelques compagnies de gardes nationaux et de soldats intervinrent; des luttes s'engagèrent; la répression fut efficace; elle était nécessaire et légale; elle fut peut-être quelquefois brutale. La sédition était flagrante: à Lyon, à Marseille, à Saint-Étienne, elle éclatait comme à Paris; un agent de la police municipale fut assassiné, un commissaire de police grièvement blessé; les gouvernements n'ont pas à leur service des anges pour lutter contre les démons. On fit grand bruit à la Chambre des députés de la rudesse des agents pour pallier la violence des séditieux; mais cette querelle tomba bientôt; de part et d'autre, on s'attendait à de plus sérieux combats: déterminés à l'attaque, les républicains se mettaient partout en armes; le cabinet résolut d'attaquer le mal dans sa racine; huit jours après la promulgation de la loi sur les crieurs publics, la loi sur les associations fut présentée.

Je n'en veux nullement atténuer la portée et le caractère: elle soumettait à la nécessité de l'autorisation du gouvernement, et d'une autorisation toujours révocable, toutes les associations formées, selon les termes du Code pénal, «pour s'occuper d'objets religieux, littéraires, politiques ou autres.» Elle assurait, par la classification des juridictions, par la prévoyance des récidives, et par la précision plus que par la gravité des peines, l'efficacité de ses dispositions. Le gouvernement qui la proposait n'avait, à coup sûr, nulle intention de l'appliquer aux réunions étrangères à la politique, notamment aux réunions religieuses; il s'en expliqua formellement dans les deux Chambres; mais des explications parlementaires ne sont pas des dispositions législatives; les paroles d'un ministre ne lient passes successeurs; les réunions les plus innocentes comme les plus séditieuses, la religion comme la conspiration, tombèrent sous la nécessité de l'autorisation préalable; et n'eût-elle jamais apporté, en fait, aux réunions non politiques, aucune entrave, la loi nouvelle n'en eût pas moins été en principe une grave dérogation à la liberté, surtout à la liberté religieuse. Elle maintenait, en le développant, le Code pénal de l'Empire; elle est devenue la base de la législation de l'Empire nouveau. C'était une loi de circonstance, nécessaire, j'en demeure convaincu, et que les pouvoirs constitutionnels avaient pleinement le droit de rendre, mais qui n'eût dû être présentée que comme une loi d'exception et pour un temps limité. C'était là son vrai caractère, et ainsi définie, elle n'eût eu à redouter aucune solide objection. Mais le nom seul de loi d'exception était devenu si impopulaire, il semblait si étroitement lié aux plus mauvais souvenirs de la Révolution et de la Restauration, que personne, pas plus parmi les amis du cabinet que parmi ses adversaires, n'en eût voulu prendre la responsabilité; lorsque des amendements furent proposés dans ce sens, ils furent presque universellement repoussés. On acceptait un mauvais principe plutôt qu'une apparence décriée; on aimait mieux restreindre à toujours les libertés publiques que les suspendre formellement, mais à temps et en les reconnaissant. Ce n'est pas là l'unique occasion où l'esprit public se soit montré si peu judicieux et si routinier dans ses préoccupations, au grand dommage des intérêts permanents et des libertés du pays.

Pendant quinze jours, la Chambre discuta solennellement ce projet de loi. Jamais peut-être toutes les opinions et toutes les nuances d'opinion ne s'étaient manifestées avec tant de vérité. Les partisans de la politique de résistance, convaincus qu'ils faisaient face à une nécessité urgente et qu'ils remplissaient un devoir impérieux, adhérèrent sans réserve à la loi proposée, et la défendirent aussi énergiquement que les ministres eux-mêmes. Dans l'opposition, le gros du parti, les hommes qui désiraient sincèrement le maintien du gouvernement de 1830, étaient perplexes; ils sentaient le mal et ne voulaient pas du remède; ils en proposèrent d'autres plus propres à calmer leur perplexité qu'à guérir le mal; M. Bérenger de la Drôme et M. Odilon Barrot furent les honorables et habiles organes de cette consciencieuse et inefficace timidité. Dans l'un et l'autre camp, deux voix isolées s'élevèrent, l'une pour combattre, l'autre pour appuyer le projet de loi, mais par des considérations étrangères au tour général du débat: M. Mauguin, avec l'adroite et quelquefois brillante faconde où se déployait sa fatuité, reprit la querelle des premiers jours de 1830, de l'Hôtel de ville contre la Chambre des députés, de M. Casimir Périer contre M. Laffitte, imputant à la politique de résistance tous les maux, tous les périls de la situation, et faisant appel à toutes les passions, à toutes les routines révolutionnaires, tout en se donnant l'air de les désavouer avec le dédain d'un politique consommé. M. Jouffroy admit le danger des associations, sans le croire aussi grave, et l'utilité de la loi, sans la croire aussi efficace que le pensaient ses défenseurs. C'était, dit-il, à un mal plus profond que le pays était en proie et qu'il fallait un plus puissant remède: depuis l'affaiblissement de la foi et de la discipline chrétiennes, la France était travaillée d'un besoin moral non satisfait, vraie cause du trouble social; et il appela, sur ce point élevé de l'horizon, la sollicitude du pouvoir, tout en lui donnant, dans des régions inférieures, l'appui qu'il demandait. Étrangers aux deux camps en présence, mais spectateurs très-intéressés des coups qu'ils se portaient, M. Berryer et M. Garnier-Pagès, l'un au nom du droit monarchique, l'autre au nom du suffrage universel et de la république, l'un avec son expansive éloquence, l'autre avec ses claires réticences, se donnèrent le facile plaisir de dire au cabinet et à l'opposition: «Vous traitez un mal incurable; vos remèdes sont iniques et vains; résignez-vous à votre impuissance comme à vos périls.» La Chambre écoutait tout le monde avec sympathie ou déplaisir selon que ses sentiments étaient satisfaits ou heurtés, mais dans une complète indépendance des orateurs; la gravité de la situation avait réglé d'avance les opinions et les conduites; la fermeté des résolutions avait même amorti les passions. La discussion, solide et brillante, ne fut ni orageuse ni efficace; au bout de quinze jours, la Chambre, à une forte majorité, vota le projet de loi comme elle l'aurait probablement voté dès le premier jour, c'est-à-dire tel que l'avait présenté le cabinet qui le porta immédiatement à la Chambre des pairs.

Avant qu'il y subît l'épreuve d'un nouveau débat, un incident inattendu vint altérer la composition du cabinet et ouvrir une série de fâcheuses complications. Les décrets rendus à Berlin et à Milan par l'empereur Napoléon, en 1806 et 1807, en représailles des ordres du conseil britannique sur le commerce des neutres pendant la guerre, avaient amené la saisie ou la destruction d'un grand nombre de navires américains. Lorsqu'en 1810 de meilleures relations commencèrent à se rétablir entre la France et l'Amérique, le gouvernement des États-Unis réclama vivement, pour ses nationaux, des indemnités qu'il évaluait à environ 70 millions. En 1812, l'empereur Napoléon admit le principe de cette réclamation, et elle fut alors l'objet de quatre rapports dont le dernier proposait aux États-Unis une indemnité de 18 millions qu'ils repoussèrent comme insuffisante. Les divers cabinets de la Restauration, sans contester au fond le droit des réclamations américaines, en éludèrent l'examen efficace, et le gouvernement de Juillet, à son avénement, trouva la question pendante et pressante. Il tenait très justement à conserver avec les États-Unis les meilleurs rapports; leurs réclamations redevinrent l'objet d'un examen approfondi, et le 4 juillet 1831, sous le ministère de M. Casimir Périer, un traité signé par le général Sébastiani régla à 25 millions l'indemnité due aux Américains, en prélevant sur cette somme 1,500,000 francs pour satisfaire à diverses réclamations de Français sur les États-Unis. Le gouvernement américain conférait de plus, pour dix ans, aux vins de France, d'assez notables avantages. Peu de mois après la formation du cabinet du 11 octobre 1832, M. Humann proposa à la Chambre des députés les mesures financières nécessaires pour l'exécution de ce traité. La session était trop avancée pour que ce projet de loi pût être discuté; reproduit dans la courte session de 1833, puis dans celle de 1834, il fut, le 10 mars, l'objet d'un long rapport dans lequel M. Jay, au nom d'une commission unanime, en proposa la complète adoption. Le débat fut, non pas violent, il n'y avait nul prétexte à la violence, mais acharné. Je n'hésite pas à dire, sur les cendres si froides de cette époque, que le duc de Broglie et M. Duchâtel démontrèrent péremptoirement l'équité morale et la sagesse politique de la transaction qui mettait fin, entre les deux pays, à une vieille querelle de jour en jour plus envenimée. Le droit des gens et le bon sens en prescrivaient également l'adoption. Mais c'était là une de ces questions qui en contiennent une foule d'autres, petites, obscures, chargées de détails et de chiffres où la subtilité des légistes et la malice des opposants puisent aisément des armes. Ils ne s'y épargnèrent pas: la discussion fut close précisément au moment où un incident mal compris embarrassait la question principale, et l'article 1er, qui était la loi même, fut rejeté à une majorité de huit voix.

La Chambre ne s'attendait pas à ce résultat, et cherchait avec inquiétude à se l'expliquer; on parlait d'intrigues, de divisions sourdes dans le cabinet. Parmi ses fidèles amis, quelques-uns s'en prenaient à M. Humann que les 25 millions à payer aux États-Unis dérangeaient dans son budget, et qui avait, disait-on, laissé entrevoir qu'il tenait peu à l'adoption du projet de loi. M. Humann était incapable d'une telle déloyauté; mais il avait eu le tort de ne pas prendre la parole dans le débat pour soutenir lui-même le projet qu'il avait présenté; le silence, gardé par complaisance pour son propre penchant, passe aisément pour trahison. D'autres accusaient le maréchal Soult qu'on croyait hostile au duc de Broglie, par jalousie ou par humeur, et on citait quelques-uns de ses amis particuliers qui avaient voté, disait-on, contre le projet de loi. Quoi qu'il en fût, le duc de Broglie, aussi fier que peu ambitieux, et décidé à ne pas accepter un échec si personnel, alla sur-le-champ porter au Roi sa démission; le général Sébastiani qui était rentré dans le conseil comme ministre sans portefeuille, précisément à l'appui du traité qu'il avait signé, en fit autant, et une brèche se trouva ouverte dans le cabinet.

Il était urgent qu'elle fût fermée: dans les Chambres, le projet de loi sur les associations était en suspens; au dehors, l'insurrection grondait de toutes parts, n'attendant qu'une heure propice pour éclater. Mon intimité avec le duc de Broglie ne me fit pas hésiter un instant; je me déclarai prêt à rester dans l'arène pour soutenir la lutte, pourvu qu'il fût non-seulement certain, mais évident, que la politique de résistance n'était point compromise, et que le cabinet, affaibli dans sa composition, ne l'était nullement dans ses résolutions. Je demandai en même temps que le successeur du duc de Broglie fût l'un de ses amis, bien connu pour tel, et décidé à suivre, dans les affaires extérieures, la même ligne de conduite. L'amiral de Rigny répondait pleinement à ces deux conditions, et prit en effet le portefeuille des affaires étrangères en cédant celui de la marine à l'amiral Jacob. Le remaniement alla plus loin: deux autres ministres, M. Barthe et M. d'Argout, n'avaient certes point manqué, depuis la formation du cabinet, de fidélité ni de courage; mais ils exerçaient dans les Chambres peu d'influence, et ils y étaient plus attaqués que soutenus. Nous nous concertâmes, M. Thiers et moi, pour qu'en sortant du cabinet ils n'eussent pas lieu d'accuser la couronne ni leurs collègues d'ingratitude, et pour proposer au Roi, à leur place, d'efficaces successeurs. Le Roi agréa nos propositions; M. Thiers passa au département de l'intérieur; M. Duchâtel, l'un de mes plus intimes amis, et qui venait de défendre si fermement le traité américain, lui succéda au ministère du commerce et des travaux publics; M. Persil, qui avait fait ses preuves dans la pratique judiciaire comme dans la défense parlementaire de la politique de résistance, devint garde des sceaux en remplacement de M. Barthe, et quatre jours après la retraite du duc de Broglie, le cabinet était reconstitué.

Le jour même où il se réunit pour la première fois, le 5 avril, l'insurrection républicaine éclatait à Lyon. Je dis l'insurrection républicaine; tel fut en effet, dès son début, le caractère de la lutte sanglante dont, en 1834, Lyon redevint le théâtre. En novembre 1831, pendant le ministère de M. Casimir Périer, c'était la question industrielle, la querelle des salaires et des tarifs obligatoires qui avait suscité la sédition; la population ouvrière de Lyon s'était soulevée pour ses propres affaires et sans complot politique; le parti révolutionnaire avait fomenté le mouvement et s'était empressé de s'y associer; mais la plupart des ouvriers lyonnais avaient hautement protesté contre les desseins dont on voulait les faire les instruments. J'ai déjà rappelé leurs démarches et leur langage à cette occasion. Vaincus en 1831 dans leur cause personnelle, ils étaient restés tristes et irrités. Le parti révolutionnaire se mit vivement à l'oeuvre pour exploiter leurs ressentiments: en 1833, il avait à Lyon trois journaux, le Précurseur, la Glaneuse et l'Écho de la fabrique, divers de nuance et de manière comme le National et la Tribune à Paris, mais tous trois républicains, ennemis déclarés de la monarchie de 1830 et ardents à la renverser. Les sociétés secrètes se développèrent rapidement à Lyon, et entrèrent, avec les diverses associations d'ouvriers, dans des rapports de jour en jour plus intimes; les Carbonari avaient là leur Comité invisible; la Société des droits de l'homme y fonda en octobre 1833 un comité central chargé de diriger, dans la ville et dans les départements environnants, ses affaires et ses affiliés. Les chefs du parti, entre autres M. Godefroi Cavaignac et M. Garnier-Pagès, faisaient de temps en temps à Lyon des voyages, tantôt pour encourager, tantôt pour contenir leur monde, toujours pour organiser avec ensemble l'insurrection qui se préparait. Un coup de main tenté, non pas à Lyon même, mais à ses portes et sur un territoire étranger, devait donner le signal et le branle: les réfugiés italiens, polonais et autres, qui vivaient en Suisse et en France dans le voisinage de la Suisse, se disposaient à entrer en armes dans la Savoie, et à susciter là un mouvement destiné, d'un côté à passer les Alpes pour soulever l'Italie, de l'autre à repasser la frontière pour se répandre en France. Le chef, ou pour mieux dire l'âme de l'Italie révolutionnaire, M. Mazzini, était en Suisse, d'où il gouvernait politiquement l'insurrection; le général Ramorino, qui s'était acquis en Pologne quelque renom, devait la commander militairement. En 1833, par de bonnes raisons ou sous des prétextes douteux, le général s'éloigna, revint, hésita, traîna; le projet fut ajourné. Sur les instances passionnées de M. Mazzini, on le reprit à la fin de janvier 1834, et il fut convenu, entre les conspirateurs, qu'au moment où l'expédition se mettrait en marche, les ouvriers de Lyon réclameraient une augmentation de salaire, feraient suspendre le travail dans tous les ateliers si elle leur était refusée, et livreraient ainsi au mouvement une population oisive, irritée et souffrante. Vers le 10 février, les deux faits s'accomplirent simultanément; les réfugiés entrèrent en Savoie; les ouvriers lyonnais, de plein gré ou par menaces, arrêtèrent les travaux de la fabrique. Mais à peine engagée, la tentative des réfugiés échoua misérablement; conduits d'une façon inepte et ne trouvant en Savoie nul appui, ils rentrèrent précipitamment en France et en Suisse; les soldats se dispersèrent; les chefs retournèrent dans leur asile. Restés seuls en scène, les ouvriers lyonnais étaient inquiets et divisés: «Ils ne veulent pas travailler, écrivait l'un des meneurs, mais ils ne veulent pas commencer. Ils disent que c'est aux républicains. Ils se trompent. Au surplus, encore quelques jours, et le besoin les guidera où le patriotisme et le devoir auraient dû déjà les conduire. Les groupes que nous avons formés chantent la Marseillaise sur la place des Terreaux. Ils viennent d'être refoulés dans les rues adjacentes à la place de l'Hôtel-de-Ville. Ils en finiront un jour.» Le jour n'était pas encore venu. Beaucoup d'ouvriers voulaient reprendre les travaux. Ils demandèrent au préfet de régler leur différend avec les fabricants; mais le préfet de Lyon en 1834, M. de Gasparin, était un homme également prudent, ferme et patient, aussi judicieux dans la pratique de l'administration que bien instruit des principes de l'économie publique; il répondit qu'il n'avait point à intervenir dans les rapports des ouvriers avec les fabricants et qu'une liberté mutuelle y devait présider; il maintint l'ordre en même temps que la liberté. A la fin de février, les ouvriers se lassèrent d'une oisiveté aussi douloureuse que vaine, et reprirent leurs travaux. A Lyon, la querelle industrielle était ainsi apaisée. Mais la lutte politique devenait de plus en plus ardente à Paris; la Chambre des députés discutait la loi sur les associations; les républicains prirent là des flammes pour rallumer à Lyon l'incendie. Ceux d'entre les ouvriers qui s'étaient engagés dans la Société des droits de l'homme propagèrent aisément, parmi leurs camarades, l'irritation et la méfiance; les désordres recommencèrent. Quelques meneurs avaient été arrêtés comme chefs de sédition et de coalition. Ils comparurent le 5 avril devant le tribunal. Confiants dans l'autorité morale de la justice et jaloux de sa dignité, le président et le procureur du Roi avaient demandé la veille au préfet qu'aucune force armée ne fût d'avance chargée de les protéger sur leurs sièges. L'audience commencée, la foule se pressait dans la salle et sur la place; un grand tumulte s'éleva; un témoin à charge fut insulté et maltraité; le procureur du Roi, M. Chegaray, jeune, courageux et dévoué à son devoir, se précipita pour le protéger, et fut insulté et maltraité à son tour. Le président requit en hâte la force militaire; un piquet d'infanterie arriva, peu nombreux et embarrassé dans ses mouvements: «Pas de baïonnettes!» cria-t-on dans la foule, et des ouvriers arrachaient amicalement les fusils aux mains des soldats qui les défendaient mollement. L'audience fut levée et le procès remis au 9 avril, au milieu de la joie bruyante des républicains qui se flattaient d'avoir gagné la troupe et intimidé le pouvoir.

Le 9 avril, dès que le jour parut, aucun doute ne fut plus possible; Lyon était en proie, non à une agitation tumultueuse et confuse, mais à un mouvement à la fois violent et régulier; évidemment les résolutions étaient prises, les instructions données, les préparatifs accomplis, les heures fixées. Le tribunal devait ouvrir son audience à onze heures; jusqu'à ce moment, devant ses portes, la place Saint-Jean demeura vide et solitaire; les insurgés voulaient paraître en masse et agir tout à coup; les affiliés de la Société des droits de l'homme attendaient, réunis dans leurs sections. A onze heures et demie, l'audience ouverte, une première bande arriva, puis d'autres; des barricades furent aussitôt formées aux angles de la place; elles s'élevaient au même moment dans tous les quartiers de la ville; une proclamation datée de la veille, hautement républicaine et outrageusement violente contre le roi Louis-Philippe et ses ministres, était partout répandue avec profusion. L'attaque commença partout. Elle trouva partout les autorités, civiles et militaires, prêtes aussi et attendant les premiers coups. De concert avec le préfet et les magistrats municipaux, le général Aymard et les généraux sous ses ordres avaient arrêté leur plan; dès le matin, les troupes des diverses armes, pourvues de munitions et de vivres, avaient occupé les postes qui leur étaient assignés: nulle apparence d'un mouvement populaire et inopiné; c'était la guerre préméditée et organisée par les prétendants républicains contre le gouvernement établi. Elle ensanglanta et dévasta Lyon pendant cinq jours, soutenue par les insurgés avec une audace inventive et un acharnement fanatique, par l'autorité avec une fermeté patiente, par les troupes avec une fidélité au drapeau et une vigueur qui, à la fin, n'étaient pas exemptes de colère. Je n'ai garde d'en raconter ici les détails, ni de discuter les accusations et les récriminations mutuelles des deux partis: toute guerre, et la guerre civile plus que toute autre, abonde en actes de violence et de clémence, de générosité et de barbarie, et en accidents déplorables autant qu'inévitables. Je ne veux que marquer nettement le caractère politique de la lutte engagée en 1834: la conspiration révolutionnaire était générale et de longue haleine; pendant qu'elle éclatait à Lyon, les républicains tentaient le même coup sur une multitude d'autres points, à Saint-Étienne, à Vienne, à Grenoble, à Châlons, à Auxerre, à Arbois, à Marseille, à Lunéville. Dans les rues de Lyon, pendant le combat, des bulletins datés, comme les proclamations, de l'an 42 de la république, répandaient incessamment, parmi les insurgés, des nouvelles, presque toujours fausses, pour soutenir leur courage: «A Vienne, disait l'un de ces bulletins (22 germinal, 11 avril), la garde nationale est maîtresse de la ville; elle a arrêté l'artillerie qui venait contre nous. Partout l'insurrection éclate. Patience et courage! La garnison ne peut que s'affaiblir et se démoraliser. Quand même elle conserverait ses positions, il suffit de la tenir en échec jusqu'à l'arrivée de nos frères des départements.» La garnison ne se démoralisa point; les frères des départements ne vinrent point; le 13 avril au soir, dans tous les quartiers de la ville, l'insurrection vaincue renonçait au combat; et l'autorité, partout rétablie, s'étonnait de trouver, parmi les morts, les prisonniers et les blessés apportés dans les hôpitaux, à peine un dixième d'ouvriers appartenant aux fabriques de soieries, et six étrangers pour un Lyonnais.

Au premier bruit et dès la première heure de ces événements, nous ne nous fîmes aucune illusion sur leur gravité. En même temps qu'elles étendaient au loin leurs bras et suscitaient l'insurrection sur tant de points divers, les sociétés républicaines se mettaient en mesure de soutenir vigoureusement à Paris ces soulèvements épars. Loin de les arrêter, leurs dissensions intérieures enflammaient leurs passions et les poussaient aux grands coups. Un gentilhomme breton, neveu par sa mère de La Tour d'Auvergne, le premier grenadier de France, et qui s'était fait lui-même dans l'armée, où il avait servi quinze ans, un renom mérite de bravoure et de capacité hardie, M. de Kersausie, nature à la fois fougueuse et opiniâtre, dominante et populaire, était devenu carbonaro, républicain, membre du comité central de la Société des droits de l'homme, et s'indignait de toute hésitation. Il organisa, pour son compte et à part, sous le nom de Société d'action, une petite association de douze cents hommes, choisis un à un, tous bien connus de lui et le connaissant tous, aveuglément hardis et dociles, pleins de foi dans leur chef et prêts à lui obéir, sans question ni délai. Ils n'avaient entre eux nulle communication écrite, nulle réunion fixe; M. de Kersausie leur indiquait à quels moments et sur quels points ils devaient se rendre, isolément ou par petits groupes; il arrivait, donnait en passant ses instructions, et allait à d'autres, comptant sur le dévouement et promettant le succès. Depuis que les troubles avaient éclaté à Lyon, il tenait ses fidèles en haleine, pressés d'agir et n'attendant que son signal. A côté de cette organisation silencieuse, les journaux républicains annonçaient à grand bruit la prétendue victoire de l'insurrection lyonnaise: «Le peuple est resté maître du terrain, disait la Tribune; il a proclamé un gouvernement provisoire et la République. Les troupes se sont peu à peu découragées; une trêve de quelques heures a été demandée et obtenue par le général. Ces faits sont immenses.» Les faits étaient faux, et, dans ses journaux comme devant les Chambres, le cabinet les démentait hautement; mais là où règne la passion la vérité ne détruit pas l'effet du mensonge; évidemment les conspirateurs de Paris se disposaient à venir en aide à ceux de Lyon; c'était notre devoir, même en doutant que nous y pussions réussir, de tenter d'étouffer l'incendie dans son foyer; M. Thiers, avec une hardiesse prévoyante, fit arrêter les chefs de la Société des droits de l'homme; MM. Godefroi Cavaignac et Kersausie échappèrent seuls; mais le lendemain, M. de Kersausie, se promenant sur le boulevard pour passer encore en revue ses séides disperses, fut reconnu, saisi et emmené, malgré sa résistance et ses cris: «A moi, républicains!» qui ne lui attirèrent aucun secours. Un second comité, désigné sur-le-champ par la Société, fut également surpris et arrêté; les scellés furent mis sur les presses de la Tribune; M. Thiers prenait l'initiative de ces actes, et nous y engagions tous, avec lui, notre responsabilité; mais nous ne nous dissimulions pas que de telles mesures, nécessaires pour témoigner de la ferme résolution du pouvoir, et utiles pour porter le trouble dans l'insurrection, ne suffiraient pas pour la prévenir. Incertains encore de l'issue de la lutte engagée à Lyon et près d'éclater à Paris, nous convînmes, M. Thiers et moi, que, si elle se prolongeait, l'un de nous deux se rendrait, avec M. le duc d'Orléans, à l'armée de Lyon, pour défendre la monarchie contre les révoltés du Midi, tandis que l'autre, resté à Paris, veillerait à la sûreté du Roi et aux soins généraux du gouvernement. Nous n'eûmes point à recourir à ces résolutions extrêmes: le 13 avril arriva de Lyon une dépêche télégraphique datée de la veille au soir, et portant: «Lyon est délivré; les faubourgs occupés par les insurgés sont tombés en notre pouvoir; les communications sont rétablies partout. Les malles-postes ont repris ce soir leur service. Les anarchistes sont dans le plus grand désordre.» Immédiatement, à deux heures de l'après-midi, un supplément du Moniteur répandit dans Paris ces nouvelles, en ajoutant: «A Paris, le calme s'est maintenu. Les complices, les instigateurs des anarchistes lyonnais méditaient de sinistres projets; ils ont été saisis en grand nombre. L'autorité veille et les réprimera avec la plus grande énergie. Le devoir du Gouvernement est d'avertir les insensés qui voudraient se livrer à des désordres que des forces considérables sont préparées, et que la répression sera aussi prompte que décisive.» C'était bien à des insensés que le pouvoir adressait en vain ce loyal avertissement: les hommes qui jusque-là s'étaient bornés à de sinistres menaces, attendant de Lyon la victoire, cédèrent tout à coup, en apprenant la défaite, aux emportements de la colère, au désir de la vengeance et à la honte de n'avoir rien fait eux-mêmes pour la cause à laquelle leurs amis venaient de se dévouer. Ce même jour 13 avril, à cinq heures du soir, l'insurrection éclata dans Paris; de nombreuses barricades s'élevèrent dans les rues les plus populeuses des deux rives de la Seine; les cris vivent les Lyonnais! vive la République! retentirent; un jeune officier de la garde nationale, M. Baillot, qui portait un ordre à la mairie du XIIe arrondissement, fut tué d'un coup de feu tiré par une main cachée; le colonel de la 4e légion, M. Chapuis, et plusieurs officiers furent frappés et grièvement blessés en approchant des barricades. Ces attaques soudaines et obscures allumèrent, dès le premier moment, la colère au sein de la lutte. Vivement pressés de toutes parts, les insurgés furent bientôt contraints de se concentrer dans ce même quartier Saint-Merry qui avait été, les 5 et 6 juin 1832, le théâtre de leur résistance désespérée; la nuit était venue; les chefs de la garde nationale et de l'armée résolurent d'attendre le jour pour les forcer dans cette retraite. Vers minuit, le général Bugeaud sortit pour aller prendre une position qu'il jugeait nécessaire d'occuper; M. Thiers l'accompagna, voulant reconnaître par lui-même la portée du combat et du péril. Ils cheminaient le long des maisons, à la tête d'une petite colonne, sans autre clarté que celle des lumières placées sur quelques fenêtres, et qui tombait sur les uniformes et les armes. Un coup de feu, tiré par le soupirail d'une cave, frappa à mort un capitaine de leur troupe; un autre coup blessa mortellement un jeune auditeur au Conseil d'État, venu pour porter à M. Thiers un message. A mesure qu'ils avançaient, de nouvelles victimes tombaient, et les regards cherchaient en vain les meurtriers. La colère bouillonnait dans le coeur des soldats. Dès que le jour parut, une attaque générale fut dirigée contre les insurgés; ils se réfugiaient dans des rues étroites et tortueuses, et là, embusqués derrière leurs barricades ou cachés dans les maisons, ils faisaient feu sans être vus et s'échappaient sans pouvoir être atteints. Dans la rue Transnonain, des soldats emportaient sur un brancard leur capitaine blessé; plusieurs coups de feu, partis d'une maison devant laquelle ils passaient, les assaillirent et tuèrent leur capitaine entre leurs mains. Furieux, ils enfoncèrent les portes de la maison, se précipitèrent à tous les étages, dans toutes les chambres, et un massacre indistinct et cruel vengea aveuglément de sauvages assassinats. Ces soldats appartenaient à la brigade du général Lascours, l'un des officiers les plus équitables, les plus humains et les plus libéraux de l'armée. Il n'était pas sur le lieu même au moment de cette scène déplorable, et, lorsqu'il eut à s'en expliquer dans la Chambre des pairs, où il siégeait, il le fit avec une fermeté sincère, défendant, comme il le devait, ses soldats et l'armée, sans pallier ni excuser leurs emportements: dans l'effervescence populaire et militaire, le meurtre et la vengeance vont vite. Dès sept heures du matin, la lutte avait cessé; on n'entendait plus que de rares coups de fusil, tirés dans le lointain par des fugitifs; on ne rencontrait plus dans les rues que des prisonniers emmenés par bandes. Ce même jour, dès que les Chambres furent réunies, nous allâmes, l'amiral de Rigny à la Chambre des pairs et moi à la Chambre des députés, annoncer qu'à Paris comme à Lyon l'insurrection était vaincue. Les deux Chambres suspendirent à l'instant leur séance, et se rendirent en corps auprès du Roi pour se féliciter avec lui de la défaite de l'anarchie, car la tentative révolutionnaire qui venait d'échouer n'eût amené, pour la France, point d'autre résultat, et ne méritait pas un autre nom.

Quand un gouvernement a été contraint de remporter de telles victoires, c'est son devoir le plus impérieux de prendre sur-le-champ les mesures qui peuvent en prévenir désormais la nécessité. La première, et peut-être la plus urgente, était que de si déplorables événements, leurs causes, leurs développements progressifs, le caractère et les vues de leurs auteurs, fussent mis complétement à découvert; il fallait que, devant le pays, le grand jour se levât sur la maladie révolutionnaire, sur ses sources, ses symptômes, ses ravages et ses effets. Il fallait aussi que les moyens matériels qui avaient servi à commettre ces sanglants désordres fussent enlevés et interdits à ceux qui en avaient fait ou qui voudraient en faire un si coupable emploi. Éclairer les esprits et désarmer les bras, tels devaient être les premiers soins du pouvoir et les premiers fruits du succès. Nous nous empressâmes de satisfaire à cette double nécessité. Dès le lendemain, une ordonnance du Roi déféra à la Cour des pairs le jugement de l'attentat général ou des attentats qui venaient d'être commis contre la sûreté de l'État. C'était à la fois la juridiction constitutionnelle et la seule capable de porter la lumière dans ce vaste chaos de faits et d'acteurs, en plaçant toujours l'équité à côté de la loi. Je dirai plus tard avec quelle efficacité, malgré des obstacles inouïs, la Cour des pairs s'acquitta de sa mission. Ce même jour, 15 avril, un projet de loi fut présenté à la Chambre des députés pour régler à quelles conditions des armes et des munitions de guerre pourraient être possédées, et quelles peines encourraient ceux qui contreviendraient à ces dispositions, ou qui feraient de ces moyens d'attaque un illégitime emploi. Complétée et fortifiée par les deux Chambres, cette loi fut immédiatement promulguée, et le jour même de sa promulgation, le 24 mai 1834, la Chambre des députés, qui touchait au terme de ses pouvoirs, fut dissoute et la réunion des colléges électoraux ordonnée. Il nous convenait, après une telle lutte, de nous présenter devant le pays.

Son jugement nous fut hautement favorable; les élections sanctionnèrent la politique de résistance et sa victoire; l'opposition y perdit plus du tiers de ses forces; le rétablissement de la confiance publique, l'activité promptement renaissante des affaires, la satisfaction générale qui se manifestait confirmèrent le suffrage du corps électoral, et prouvèrent combien la masse de la population était étrangère aux voeux et aux menées des factions: «Je suis content, m'écrivait de Toulouse M. de Rémusat; je trouve la victoire au moins suffisante. Ce n'est pas que l'état intérieur de la société me paraisse rassurant; mais à cet égard, je n'attends de remède que du temps qui ramènera les esprits, ou y produira des changements supérieurs à toute prévoyance. A ne voir les choses qu'en politique pratique, je n'aurais pas voulu d'une victoire plus complète; la nôtre doit donner lieu à deux tendances qu'à mon avis il faut repousser également: la première, qui vous entraînerait à une réaction sous prétexte d'achever votre ouvrage; la seconde qui amènerait une dispersion générale par excès de sécurité. Ne prendre de nouvelles mesures d'ordre que si de nouveaux événements les commandent, ne revenir sur aucune des largesses, même abusives, qui pourraient avoir été faites en matière de libertés publiques; à ces deux conditions, on évitera les deux fautes que je redouterais beaucoup.»

Le cabinet n'était enclin à commettre ni l'une ni l'autre: nous n'avions nulle envie de provoquer de nouvelles luttes en aggravant la répression victorieuse, ni de restreindre des libertés légales dont la présence nous donnait dans le public une grande force morale, et dont l'appui ne nous avait jamais manqué dans les jours de péril. Je répondis à M. de Rémusat: «La victoire est grande en effet; mais la campagne prochaine sera très-difficile. L'impression évidente ici est une détente générale; chacun se croit et se croira libre de penser, de parler et d'agir comme il lui plaira; chacun sera rendu à la pente de ses préjugés et de ses prétentions personnelles. On répète de tous côtés, avec une complaisance visible, que la situation est bien changée, que les choses et les personnes prendront une face toute nouvelle, qu'il ne sera plus question d'émeutes, de dangers imminents, de nécessités impérieuses. Il y a du vrai en cela, mais pas tant qu'on le dit; les choses ne changent pas, les dangers ne disparaissent pas ainsi en un clin d'oeil. Nous avons fait un grand pas dans la voie de l'affermissement et de la sécurité; mais nous y chancellerons encore plus d'une fois, et il faudra plus d'une fois se rallier pour faire face à l'ennemi. Tenez pour certain que longtemps encore nous aurons sur les bras assez de périls pour que la fermeté et la discipline soient indispensables à tout ce monde si pressé de se rassurer et de s'émanciper.»

Nous étions sur le point de rencontrer des difficultés d'une autre sorte que les insurrections et les complots, et presque aussi graves quoique moins éclatantes. Tout nous indiquait que la Chambre nouvelle, tranquille sur l'ordre public et la politique générale, serait, en matière de finances, ombrageuse et exigeante; l'idée s'accréditait qu'au sein de la paix européenne et après la défaite des factions, l'armée pouvait être réduite, qu'elle coûtait trop cher, que, dans l'administration de la guerre, de larges économies étaient possibles, et devaient rendre possible la réduction de certains impôts: «Les finances, m'écrivait aussi M. de Rémusat, seront une plus grande affaire que jamais; on dit couramment que la question financière est désormais toute la question politique.» Nous pressentions que, dans la session prochaine, le tiers-parti chercherait et trouverait dans cette question un moyen facile de popularité et d'attaque; la conversation de M. Dupin disait d'avance quels seraient, à cet égard, quand il serait rentré au fauteuil de la présidence, son attitude et son langage[12]. Le maréchal Soult surtout était l'objet des plaintes et des méfiances; on le croyait dépensier et désordonné, peu soucieux des votes des Chambres, trop complaisant avec le Roi; et son administration plus active que régulière, son goût pour des innovations souvent coûteuses et douteuses, sa façon à la fois rude et confuse d'expliquer les affaires et de repousser les attaques, fournissaient contre lui des armes et refroidissaient envers lui beaucoup de fidèles amis du cabinet. Tel était, sur son compte, l'état des esprits que, même hors de France, les spectateurs attentifs en étaient frappés; M. de Barante m'écrivait de Turin, le 5 juin 1834: «Le maréchal sera prochainement un grand sujet d'embarras; je sais, parce qu'on me l'écrit, et sans qu'on me l'écrive, que tant de dépenses est une chose odieuse au pays, et qu'elles ne seront endurées que peu de temps encore. Et pourtant pouvons-nous nous contenter d'un administrateur de l'armée? N'est-ce pas encore un chef de l'armée qui est indispensable? A l'étranger, où l'on ne comprend rien à la raison publique, à la force de l'opinion, le gouvernement paraît reposer sur le maréchal. Je prévois sa chute, et elle me fait peur.»

[Note 12: Dans le petit discours qu'il prononça, selon l'usage, en prenant possession du fauteuil, le 9 août 1834, il s'exprima ainsi:

«Ce qui devra surtout préoccuper vos esprits, c'est notre état financier. Vainement la Chambre a proclamé, dans trois adresses successives, «qu'il importait de travailler sans relâche à mettre les dépenses en équilibre avec les revenus, et à renfermer avec sévérité les ministres dans les allocations du budget.» (Adresses de 1832, 1833 et 1834.) Le contraire est toujours arrivé; les dépenses se sont de plus en plus élevées au-dessus des recettes; les limites des crédits législatifs ont été constamment dépassées.

«Cependant, messieurs, la Chambre a l'initiative de l'impôt; elle fixe, par ses allocations, la mesure des charges dont il sera permis de grever le pays. Elle ne doit donc pas tolérer qu'on lui force la main après coup, par l'allégation tardive qu'il faut bien que l'on paye ce qui, quoique malgré elle, a été une fois dépensé.

«Si la législation actuelle est insuffisante pour parer à cet abus, il y faudra chercher un remède plus efficace; mais certainement la Chambre doit porter sur ce point la plus sérieuse attention, à peine de voir annuler la souveraineté qui lui appartient en fait de subsides, et de déchoir, aux yeux de la nation, du rang qu'elle occupe et qu'elle doit garder dans la constitution.»]

Aux embarras qui nous attendaient, à cause de lui, dans les Chambres, le maréchal Soult en ajoutait d'autres, au sein même du cabinet et dans ses rapports soit avec le Roi, soit avec ses collègues. Nul homme ne m'a offert un aussi frappant exemple de la diversité des qualités et des procédés par lesquels le pouvoir s'acquiert et s'exerce dans la vie militaire et dans la vie civile. Quand il avait affaire à ses compagnons d'armes, généraux, officiers ou soldats, le maréchal Soult avait des aperçus justes et fermes, des instincts puissants, des mouvements et des mots heureux, qui lui donnaient une rare autorité. Le général Hulot, qu'il avait fait mettre à la retraite, lui en témoignait à lui-même son humeur avec une violence qui avait l'air d'une provocation personnelle: «Vous n'y pensez pas, général, lui dit le maréchal, vous oubliez qu'il y a quarante ans que je ne me bats plus qu'à coups de canon.» Un jour, pendant que nous étions réunis en conseil au ministère de la guerre, il fit appeler le colonel Simon Lorière pour l'envoyer en mission à Nantes; ses instructions reçues, avec l'ordre de partir sur-le-champ, le colonel se retira; mais, à peine hors du salon, il en rouvrit précipitamment la porte en disant: «Monsieur le maréchal, où trouverai-je une voiture?—Me prenez-vous pour un carrossier?» lui dit le maréchal en refermant brusquement sur lui la porte. Ce mélange de hauteur et de rudesse, cette brutalité spirituelle étaient familiers au duc de Dalmatie dans l'armée, et lui réussissaient toujours. Mais quand il avait à traiter avec des hommes politiques, très-différents de lui par l'origine, les idées, les habitudes, et ses associés très-indépendants, ce grand chef militaire perdait beaucoup de ses qualités et de ses avantages; il manquait de tact, jugeait mal des situations ou des caractères, et déployait plus d'activité tracassière et de ruse inquiète que de prompte et fine sagacité. Il était méfiant, susceptible, bourru, et semblait vouloir se venger, en se rendant incommode, de l'autorité qu'il n'avait pas. Il y réussissait trop bien: nous supportions tous avec déplaisir ses exigences, ses vacillations, les inégalités de son humeur; c'était un grand ennui d'avoir à répondre devant les Chambres d'une administration confuse, et qui se défendait mal elle-même; le Roi lui-même, qui tenait fort au maréchal Soult, «car, disait-il, il me faut une grande épée,» se montrait impatienté de ses caprices et las de continuels raccommodements.

Une question qui commençait alors à s'élever dans toute sa grandeur, la question de l'Algérie, devint, pour cette mésintelligence intérieure du cabinet, jusque-là contenue, une occasion d'éclater. Les affaires de la France elle-même avaient été depuis 1830 si graves et si pressantes, que le gouvernement n'avait guère donné à celles de l'Algérie que la part de soin et de force absolument commandée par la nécessité. Bien décidé, par honneur et par instinct, à ne point abandonner ce que la Restauration avait conquis, il avait maintenu à Alger les troupes indispensables pour résister aux efforts d'expulsion que tentaient sans cesse les Turcs et les Arabes. Quatre commandants militaires, le général Clauzel, le général Berthezène, le duc de Rovigo et le général Voirol, s'y étaient succédé avec des conduites fort diverses et de continuelles alternatives de succès et de revers. Par le seul fait de notre présence et des nécessités ou des entraînements de la guerre, notre domination s'était portée sur les principaux points de l'ancienne Régence; nous avions pris l'attitude et commencé l'oeuvre de conquérants du pays; mais notre possession était très-bornée, précaire, rudement contestée, également incertaine quant à son étendue et quant au système d'établissement et d'administration qui devait y être adopté. L'accroissement progressif des dépenses et l'incertitude de plus en plus évidente du plan de conduite ne tardèrent pas à exciter une vive sollicitude; en 1833, une commission formée d'hommes considérables, pris dans les deux Chambres, dans l'armée et dans la marine, fut chargée d'aller visiter l'Algérie et d'étudier, sur place, ce qui s'y faisait, ce qui s'y devait faire, ce qu'on en pouvait espérer, et par quels moyens. A son retour, une autre grande commission, présidée par le duc Decazes, recueillit tous les faits, les exposa, les discuta dans un long rapport qui devint public; et à la fin d'avril 1834, un grand débat, élevé dans la Chambre des députés à l'occasion du budget de la guerre, fit de la possession et du mode de gouvernement de l'Algérie l'une des plus sérieuses préoccupations des Chambres, et l'un des plus graves embarras du cabinet. Deux idées se déployèrent dans ce débat: l'une, que l'Algérie était, pour la France, un fardeau dont il serait sage de se décharger, et qu'il fallait du moins atténuer autant qu'on le pourrait, en attendant que l'expérience conseillât évidemment et que le sentiment éclairé du pays permît de faire mieux; l'autre, que le gouvernement purement militaire de l'Algérie était de tous le plus compromettant, le plus entaché d'abus impossibles à prévenir, et qu'il fallait se hâter de substituer aux généraux un chef civil, aux conquérants un administrateur. M. Dupin et M. Passy surtout développèrent habilement ces deux idées, et leurs raisonnements, leurs critiques du passé, leurs prévisions de l'avenir, leurs inquiétudes, manifestées avec une honorable indépendance des instincts populaires, laissèrent dans beaucoup d'esprits, sur les divers bancs de la Chambre, une impression profonde.

Presque tout ce que disaient M. Dupin et M. Passy était vrai; mais ils oubliaient d'autres vérités supérieures à celles dont ils se montraient si préoccupés. Pour les peuples comme pour les individus, la grandeur a ses conséquences et ses conditions auxquelles ils ne sauraient se soustraire sans déchoir, et la Providence leur assigne, dans ses desseins sur l'humanité, un rôle qu'ils sont tenus d'accomplir. Non que les tentatives hardies ou les persévérances obstinées, dont l'occasion se présente dans la vie d'une nation, lui soient toutes également commandées; il en est beaucoup d'illégitimes et d'insensées auxquelles elle doit et peut sans péril d'honneur se refuser. Quelles sont celles qui portent un plus grand et plus impérieux caractère? C'est une question d'instinct politique, et, si j'ose le dire, d'intuition humaine dans l'ordre divin. La conservation de l'Algérie était, j'en suis convaincu, après 1830, une nécessité de cette sorte: il y avait là, pour la France, un cas de grandeur personnelle et un devoir envers l'avenir du monde chrétien. Nous nous serions plus affaiblis et plus courbés à rejeter le fardeau qu'à le porter.

La conservation de l'Algérie une fois admise, le maintien du gouvernement militaire y était aussi, en 1834, une nécessité, non-seulement pour la sûreté de notre possession, mais même pour son administration intérieure. Le pire mal dans un état naissant et très-contesté, c'est l'incertitude et la discorde au sein du pouvoir. Dompter et gouverner les Arabes était en Afrique notre première affaire, bien autrement pressante et incessante que le soin d'administrer de rares colons. L'unité, la promptitude et la discipline du régime militaire y étaient indispensables. De graves abus entachaient ce régime, et quelques soins que prît le pouvoir central pour les réprimer, il ne pouvait se flatter de les supprimer absolument; mais la lutte et l'affaiblissement mutuel de deux régimes incohérents eussent été bien plus graves encore. C'est le devoir des gouvernements d'accepter, sans cesser de les combattre, les inconvénients d'un choix nécessaire entre des systèmes divers. On pouvait d'ailleurs espérer que beaucoup de nos officiers, appliqués avec leur vive, ferme et sympathique intelligence au gouvernement des Arabes, se formeraient promptement à cette nouvelle mission. Déjà, en 1832, le capitaine Lamoricière, premier chef du premier bureau arabe organisé par le général Trézel, alors chef d'état-major de l'armée d'Afrique, était un bon exemple et un heureux augure. On sait que, malgré quelques exceptions déplorables, cette institution a tenu au delà de ce qu'on s'en était promis.

Appelés à résoudre les deux questions ainsi posées quant à l'Algérie, nous n'eûmes pas sur le maintien de notre établissement un moment d'hésitation; le maréchal Soult déclara, au nom du conseil, que la France garderait, en tout cas, sa conquête. Sur le mode de gouvernement de l'Algérie, nous fûmes moins clairvoyants et moins fermes; les abus du régime militaire avaient fait grand bruit; la Chambre des députés, chagrine et indécise, avait réduit les fonds demandés pour la colonisation; on espérait, d'une administration civile, moins de violence en Afrique et plus de faveur en France; le duc Decazes venait de présider, avec beaucoup d'activité et d'esprit pratique, la grande commission dont le rapport avait mis les faits en lumière et nettement posé les questions. Dans une réunion du cabinet, son nom fut proposé pour le gouvernement de l'Algérie qu'il était temps, disions-nous, de rendre civil pour redresser les griefs que le régime militaire avait suscités, et pour écarter les obstacles que ces griefs nous suscitaient dans les Chambres. Le maréchal Soult repoussa brusquement cette idée comme une personnalité blessante, et soutint l'absolue nécessité d'un gouverneur militaire. La discussion s'engagea, s'anima, se renouvela dans plusieurs réunions successives. Le maréchal, plus entêté qu'habile à défendre son avis, déclara avec humeur qu'il se retirerait du cabinet plutôt que de céder à cet égard. Le ministre de la marine, l'amiral Jacob, se récria avec une surprise inquiète: «Mais, monsieur le maréchal, votre retraite serait la dissolution du cabinet; si vous étiez mort, encore passe.» L'humeur du maréchal redoubla; nous étions, M. Thiers et moi, et presque tous nos collègues avec nous, peu troublés de sa menace; l'occasion nous paraissait bonne pour nous délivrer d'un président devenu plus compromettant qu'utile, et que nous supportions aussi impatiemment dans le conseil que nous étions, dans les Chambres, embarrassés à le soutenir. Nous persistâmes à réclamer pour l'Algérie un gouverneur civil, comme le maréchal à s'y refuser. La session approchait; le cabinet ne pouvait s'y présenter dans cet état de discorde inerte. Nous résolûmes d'y mettre un terme. A nos premières ouvertures, le Roi fit beaucoup d'objections: «Prenez-garde, le maréchal Soult est un gros personnage; je connais comme vous ses inconvénients, mais c'est quelque chose que de les connaître; avec son successeur, s'il accepte (c'était du maréchal Gérard qu'il s'agissait), vos embarras seront autres, mais plus graves peut-être; vous perdrez au change.» Notre parti était pris d'insister. Le Roi partit le 8 juillet pour le château d'Eu; je l'y accompagnai, chargé par mes collègues de le décider au changement, pendant que M. Thiers, plus lié qu'aucun de nous avec le maréchal Gérard, déciderait celui-ci à l'acceptation. A peine arrivé au château d'Eu, je reçus de M. Thiers cette lettre: «J'ai causé très-longuement, et voici le résultat. On ne craint plus, comme il y a deux mois, le fardeau des affaires; on craint la tribune; évidemment c'est la crainte de quelqu'un qui songe à s'exécuter. J'ai dit formellement que je parlais d'accord avec vous et Rigny, que nous allions faire une démarche formelle à la première occasion, et on m'a répondu: «Mais voyez, prenez garde; tâchez de vous entendre entre vous; je crains un pareil fardeau.» Jamais on ne m'a dit non, ni oui, et ma conviction, c'est qu'on céderait à la première attaque formelle du Roi. Faites-lui bien sentir la nécessité de nous tirer d'un gâchis atroce où nous perdons tous les jours quelque chose.» Le lendemain, M. Thiers était moins confiant: «Mon convive d'avant-hier est retourné; sa femme, effrayée pour sa santé, travaille sans relâche à nous l'enlever; il recule, il recule à perte de vue, et je ne vois plus moyen de fonder sur un terrain qui cède indéfiniment. Soyez donc moins insistant auprès du Roi; ce serait lui donner une espérance trompeuse. Je pensais, avec nos amis, à l'illustre personnage de Londres, quand est venue aujourd'hui une dépêche télégraphique de Calais qui annonce la retraite de lord Grey. Voilà un nouvel horizon. Ce sera peut-être une occasion de faire, et plus probablement une occasion de ne rien faire du tout. Il faut voir, et songer à exiger une concession du vieux maréchal.» Le jour suivant, le maréchal Gérard se montrait plus près d'accepter: «On croit, m'écrivait M. Thiers, que l'impossibilité d'avoir M. de Talleyrand, qui est aujourd'hui indispensable à Londres, peut être un moyen sur mon convive qui toujours s'est retranché sur la possibilité d'en avoir un autre. Tous nos collègues, Rigny, Duchâtel, Persil, sont unanimes sur l'impossibilité de marcher longtemps comme nous sommes.»

Plus en effet l'incertitude se prolongeait, plus la difficulté du statu quo devenait grande. Le Roi le sentit, et tout en répétant ses objections et ses pronostics, il prit son parti de presser lui-même l'acceptation du maréchal Gérard. La distribution des récompenses, à la suite de l'exposition des produits de l'industrie, le rappelait à Paris; nous quittâmes le château d'Eu le 13 juillet, et le 18, le Moniteur annonça que la démission du maréchal Soult était acceptée, et que le maréchal Gérard devenait ministre de la guerre et président du Conseil.

Je raconte avec quelque détail cette crise ministérielle pour en rétablir le vrai caractère. C'est le penchant des spectateurs de chercher, dans de tels incidents, des motifs cachés, des vues lointaines, des intrigues profondes, et d'attribuer les complications du drame aux passions ou aux intérêts personnels des acteurs. On se plaît à étaler ainsi, sous le manteau de l'histoire, des plans et des scènes de tragédie ou de comédie savamment inventées. Plusieurs écrivains sont tombés, à l'occasion du fait que je rappelle ici, dans cette sagacité imaginaire et crédule; ils ont vu, dans la retraite du maréchal Soult en 1834, le dénoûment d'une longue lutte entre les hommes d'épée et les hommes de parole, le symptôme d'une rivalité déjà flagrante entre M. Thiers et moi, le travail sourd d'ambitions impatientes, mais encore obligées de marcher à leur but par des voies détournées. Je sais quelle est la complication des mobiles qui déterminent la conduite des hommes, et combien de sentiments confus, de désirs secrets, de velléités flatteuses s'élèvent dans les coeurs à mesure que les événements se développent et entr'ouvrent les perspectives de l'avenir. Mais dans un régime de liberté et de publicité, ces causes occultes et purement personnelles sont fort loin de jouer, dans la marche des affaires, le grand rôle qu'on leur prête; et quand des hommes d'un esprit un peu sensé sont engagés dans le gouvernement de leur pays, quelles que soient leurs tentations et leurs faiblesses, c'est surtout par des nécessités et des motifs publics qu'ils agissent. A l'éloignement du maréchal Soult purent se mêler quelques-uns des instincts par lesquels on a voulu l'expliquer; il se peut qu'il n'eût pas beaucoup de goût pour les orateurs et les doctrinaires, et qu'à leur tour ils désirassent un chef plus sympathique et plus sûr pour leurs idées et leur cause; il se peut que M. Thiers lui préférât, comme président du conseil, le maréchal Gérard dont la nuance politique se rapprochait de la sienne, et sur lequel il pouvait se promettre une influence particulière; mais aucun de ces motifs n'entra pour beaucoup dans l'éloignement du maréchal Soult, et la mesure ne fut déterminée que par les causes purement politiques que j'indiquais tout à l'heure. Ce fut de notre part une faute, et une double faute: nous avions tort, en 1834, de vouloir un gouverneur civil en Algérie; il s'en fallait bien que le jour en fût venu. Nous eûmes tort de saisir cette occasion pour rompre avec le maréchal Soult et l'écarter du cabinet; il nous causait des embarras parlementaires et des ennuis personnels; mais il ne contrariait jamais et il servait bien quelquefois notre politique générale. C'était à nous de donner aux Chambres le conseil et l'exemple de le soutenir; et s'il devait tomber, il valait mieux qu'il tombât devant un échec public que par un mouvement intérieur. La retraite du duc de Broglie avait déjà été un affaiblissement pour le cabinet; celle du duc de Dalmatie aggrava le mal, et nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que la porte par laquelle il était sorti restait une brèche ouverte à l'ennemi que nous combattions.

Dès que la session s'ouvrit, l'adresse proposée dans la nouvelle Chambre des députés révéla le péril; elle fut l'oeuvre et la manoeuvre du tiers-parti à qui l'avénement du maréchal Gérard donnait confiance et espérance. L'oeuvre était équivoque et la manoeuvre sournoise, selon le caractère et la coutume de leurs auteurs; le cabinet et la politique de résistance n'étaient pas attaqués dans l'adresse, mais ils y étaient encore moins soutenus; on se félicitait des victoires qui avaient rétabli l'ordre, mais en se gardant bien de s'engager avec les vainqueurs, et en laissant entrevoir le désir d'un autre drapeau. Les hommes sont bien plus pressés de se délivrer de leurs alarmes que de leurs périls; le tiers-parti voulait croire et persuader que la lutte était définitivement close, et qu'il n'y avait plus à parler que de conciliation et de paix. Ces faiblesses d'esprit et de coeur étaient précisément ce que nous avions le plus à redouter, car elles nous affaiblissaient et nous énervaient nous-mêmes en face d'ennemis ardents et qui ne songeaient à rien moins qu'à désarmer. Quand l'adresse fut discutée, quelques-uns de nos amis, entre autres le général Bugeaud et M. Janvier, demandèrent qu'on sortît des équivoques, et que la Chambre se prononçât nettement pour ou contre la politique bien connue du cabinet. En dehors de la Chambre, notre plus ferme appui dans la presse, le Journal des Débats, nous engageait à provoquer nous-mêmes cette épreuve décisive. Je demandai des explications sur le paragraphe de l'adresse qui semblait contenir, envers le cabinet, des insinuations malveillantes. Le rédacteur, M. Étienne, s'en défendit, toujours obscurément, mais de façon à donner à mon insistance, si elle se fût prolongée, l'air d'un entêtement agressif et inutile. L'opposition presque tout entière vota l'adresse en déclarant avec ironie qu'elle n'en acceptait pas les commentaires, et le cabinet sortit affaibli de ce débat qu'il eût certainement bien fait de transformer en combat sérieux, car dès que l'adresse fut votée, non-seulement l'opposition, mais les hommes mêmes qui avaient protesté contre toute intention hostile, la présentèrent comme un échec grave pour le cabinet, échec qui prouvait son peu de crédit dans la Chambre, et ne lui permettait pas de rester au pouvoir.

Éludée dans les Chambres, la question fut bientôt nettement posée dans l'intérieur du cabinet. Depuis la défaite des insurrections de Lyon et de Paris et la victoire des élections, on parlait d'une amnistie générale. Le maréchal Gérard, en entrant dans le cabinet, n'en avait point fait la condition de son acceptation, mais c'était son voeu et son espoir. Ce vaillant homme, si ferme sur les champs de bataille, était singulièrement timide et incertain dans l'arène politique, surtout quand il fallait soutenir des luttes qui le troublaient dans ses amitiés ou ses habitudes. Toujours prêt à risquer sa vie, il ne pouvait souffrir ce qui la dérangeait. Sincèrement attaché à la monarchie nouvelle, il était fort loin de se faire le patron des républicains ses ennemis; mais les amis des républicains, leurs anciens associés, leurs apologistes plus ou moins explicites l'entouraient et l'assiégeaient de leurs conseils, de leurs inquiétudes, de leurs désirs. Ils lui représentaient le procès engagé devant la Cour des pairs contre les insurgés vaincus comme une entreprise impossible, qui amènerait des scènes déplorables, de nouvelles violences, et finirait par un dénoûment funeste. La perspective de ce procès pesait sur l'esprit du maréchal comme un cauchemar dont l'amnistie seule pouvait le délivrer. Rien n'est plus séduisant que la générosité venant en aide et servant de voile à la faiblesse. Les grandes discordes civiles ne finissent que par des amnisties, mais pourvu que l'amnistie arrive au moment où les discordes sont près de finir, et qu'elle en scelle réellement la fin. Nous étions fort loin de cette issue: non-seulement les conspirateurs vaincus ne renonçaient point à leurs desseins et à leurs espérances, mais ils les poursuivaient, ils les proclamaient avec la plus opiniâtre audace, aussi arrogants, aussi menaçants du fond des prisons que dans leurs journaux, et repoussant tout haut l'amnistie que dans leur coeur ils désiraient, comme une délivrance pour eux-mêmes, et bien plus encore comme une éclatante démonstration de la faiblesse et de la peur du gouvernement qu'ils voulaient abattre. Nous avions, M. Thiers et moi, un profond sentiment de cette situation, et nous regardions l'amnistie, mise à la place du procès, comme un acte de lâcheté inintelligente et imprévoyante qui redoublerait, parmi les ennemis de l'ordre établi, l'ardeur et la confiance, en les glaçant chez ses défenseurs. Le Roi partageait notre conviction. Nous nous refusâmes décidément à cette mesure quand le maréchal Gérard en fit la demande formelle, et il se retira du cabinet le 29 octobre 1834, plus satisfait, je crois, d'être affranchi de la responsabilité qui eût accompagné l'adoption de sa proposition que fâché de n'avoir pas réussi à la faire accepter.

Il n'y a point de plus grande colère que celle qui naît d'un grand mécompte. Dans les diverses régions de l'opposition, les espérances étaient très-diverses; la retraite du maréchal Gérard les décevait toutes, celles qui se promettaient la dislocation du cabinet comme celles qui voulaient le renversement de la monarchie; les amours-propres étaient aussi froissés que les convictions ardentes étaient irritées, et le tiers-parti montrait autant d'humeur que les républicains de violence. Évidemment la situation du cabinet allait être à la fois aggravée et affaiblie. Après quelques tentatives pour lui chercher un nouveau président, M. Thiers vint me trouver un matin, et nous tombâmes d'accord que, pour nous, la meilleure conduite était de nous retirer comme le maréchal Gérard, et de laisser le champ libre au tiers-parti. S'il réussissait à former un ministère et à pratiquer sa politique, ce serait la preuve que la nôtre n'était, pour le moment, plus de saison et que notre retraite était opportune; s'il échouait, nous puiserions, dans l'impuissance démontrée de nos adversaires, une force nouvelle. M. Duchâtel, l'amiral Rigny et M. Humann furent pleinement de cet avis; M. Persil et l'amiral Jacob seuls s'y refusèrent. Nous allâmes offrir au Roi nos cinq démissions. Il s'en montra surpris et inquiet, mais pas beaucoup; notre conduite et ses raisons n'avaient pas besoin de grande insistance pour être comprises. On a dit qu'il n'y avait eu, dans cette circonstance, qu'un jeu concerté entre le Roi et nous. C'est encore là un exemple de cette prétendue sagacité qui se croit profonde quand elle suppose partout des intrigues savantes et met de petits drames arrangés à la place de la vérité. Il n'y a pas tant de préméditation dans les affaires humaines, et leur cours est plus naturel que ne le croit le vulgaire. Le Roi jugea comme nous de la situation, et prit sur-le-champ son parti d'en courir, comme nous, les chances; il fit appeler le comte Molé et le chargea de recomposer le cabinet.

M. Molé était à la fois très-propre et très-embarrassé à remplir cette mission; il n'avait, sur aucune question, ni pour ou contre aucune personne, aucun engagement; il pouvait traiter avec le tiers-parti et lui faire, pour s'assurer son alliance, certaines concessions. Mais il avait trop d'esprit et de sens pour ne pas vouloir maintenir la politique de résistance, et pour ne pas voir à quelles conditions elle pouvait être maintenue. Au lieu de chercher à former un cabinet réellement nouveau, il essaya de reconstituer, avec quelques modifications, celui qui venait de se dissoudre, et dont les principaux éléments lui semblaient indispensables. Nous trouvant décidés à ne pas nous séparer les uns des autres, il renonça sur-le-champ à sa tentative, et le Roi, par l'entremise assez étrange de M. Persil, resté garde des sceaux, demanda aux meneurs mêmes du tiers-parti de former une administration.

Mais là aussi l'homme principal, M. Dupin, avait trop d'esprit, et l'esprit trop attentif au soin de sa situation personnelle, pour s'engager dans des combinaisons évidemment hasardeuses et faibles. Il refusa de se donner lui-même et offrit son frère en gage de son appui. Deux hommes de mérite, M. Passy et le général Bernard, consentirent à entrer, sans lui, sous son drapeau. Deux absents, MM. Bresson et Sauzet, furent désignés comme leurs collègues. Un vétéran du régime impérial, le duc de Bassano, s'assit avec confiance au gouvernail de cette barque légèrement montée. On raconte qu'il dit en acceptant: «Ce ministère sera la Restauration de la révolution de Juillet.» Parole bien étourdie de la part d'un vieux serviteur du pouvoir, et qui fut aussi vaine qu'elle était étourdie; Au bout de trois jours, sans qu'aucun événement, aucun obstacle, aucun débat leur en fît une nécessité, las du fardeau qu'ils n'avaient pas encore porté, inquiets de leur situation auprès du Roi comme dans les Chambres, et un peu troublés du sourire public à leur aspect, les nouveaux ministres avaient donné leur démission; le Roi nous avait rappelés en nous demandant, non sans sourire aussi, de reprendre les affaires; et dix jours après sa retraite, l'ancien cabinet était rétabli, avec l'amiral Duperré pour ministre de la marine et le maréchal Mortier pour ministre de la guerre et président du conseil.

Mais c'était là une de ces victoires qui enveniment la lutte plus qu'elles ne fortifient les vainqueurs. De cette apparition fugitive du tiers-parti dans le gouvernement, il resta des amours-propres blessés, des prétentions excitées, des engagements précipités, des hommes compromis les uns contre les autres au delà de leurs opinions réelles, et de la part des diverses nuances de l'opposition, un redoublement d'humeur et d'ardeur contre le ministère, suscité par le déplaisir que leur causait leur propre impuissance à former un gouvernement. Ce qu'on tenta alors, ce fut de nous attaquer en éludant les questions de cabinet, et de nous affaiblir sans nous renverser. Nous n'eûmes garde d'accepter une telle situation; après ces brusques mouvements de retraite et de retour, nous avions besoin et hâte de mettre fin aux obscurités parlementaires qui les avaient suscités, et d'amener la Chambre des députés à se prononcer clairement pour ou contre la politique que nous avions pratiquée et que nous entendions maintenir. En décembre 1834, dès que la session fut rouverte, nous provoquâmes nous-mêmes à ce sujet deux grands débats: l'un, à propos d'une demande d'explications sur les dernières crises ministérielles; l'autre, sur un crédit que le ministre de l'intérieur vint demander pour faire construire au Luxembourg une salle où la Cour des pairs pût tenir ses séances dans le grand procès qu'elle avait à juger. La question générale de la politique de résistance remplit le premier de ces débats; le second eut l'amnistie et la situation du moment pour objet. Dans le premier, M. Dupin et M. Sauzet, l'un avec sa brusque adresse, l'autre avec son abondante et ingénieuse éloquence, s'appliquèrent à dissuader la Chambre de se prononcer comme nous le lui demandions; à les entendre, elle ne devait s'engager dans aucun système de politique; elle était le critique et le juge, non l'associé du pouvoir; ils s'efforçaient d'émouvoir son indépendance comme d'inquiéter sa prudence. Le second débat ne fut que la répétition assez froide de tout ce qui avait déjà été dit pour ou contre l'amnistie. La Chambre ne se laissa ni séduire par les raisonnements caressants qu'on lui adressait de la tribune, ni intimider par les injures et les menaces qui l'assaillaient au dehors; l'esprit de gouvernement et l'intelligence des conditions du gouvernement libre pénétraient dans la majorité; elle se déclara satisfaite des explications du cabinet sur le maintien de la politique de résistance; elle vota les fonds demandés pour la construction de la salle d'audience de la Cour des pairs. Nous sortîmes vainqueurs des deux combats que nous avions engagés.

Pendant ce temps, la Cour des pairs poursuivait, sans se soucier des clameurs extérieures, l'instruction du grand procès que les insurrections d'avril à Lyon, à Paris, à Saint-Étienne, à Lunéville, etc., avaient amené devant elle. Dans les longues discordes civiles, un moment arrive où elles sont sur leur déclin et pourtant toujours près de recommencer; un jour plus serein se lève à l'horizon, et pourtant l'orage bat et soulève encore les flots. Deux devoirs également impérieux et difficiles pèsent alors sur le gouvernement; il faut que la politique n'altère pas la justice et que la justice reprenne son empire dans la politique; les tribunaux sont en même temps appelés à ne pas permettre que les passions politiques influent sur leurs arrêts et à ne pas souffrir que, devant les passions politiques, les lois demeurent impuissantes. La société a un égal besoin que les tentatives révolutionnaires soient efficacement punies et qu'elles ne le soient que dans la mesure de la stricte et juste nécessité; il lui importe au même degré que la crainte des lois rentre dans les âmes et que leurs interprètes se montrent indépendants et calmes en les appliquant. La Cour des pairs comprit et accomplit admirablement cette double mission. Dès le début du procès, au milieu des emportements des prévenus et des journaux du parti, elle s'appliqua à saisir et à mettre en lumière le caractère général et les principaux auteurs du vaste complot qu'elle avait à juger, en laissant tomber dans l'ombre les faits et les acteurs secondaires. D'après le travail de sa commission d'instruction et du rapporteur, M. Girod de l'Ain, la prévention était établie contre quatre cent quarante individus. Le procureur général, M. Martin du Nord, dans son acte d'accusation, réduisit ce nombre à trois cent dix-huit. La Cour, après de longues délibérations, n'en mit en accusation que cent soixante-quatre, dont quarante-trois contumaces. Quiconque prendrait aujourd'hui la peine d'examiner en détail cette immense procédure demeurerait convaincu qu'il était impossible d'apporter, dans la défense de l'ordre public et dans l'application des lois, plus d'imperturbable fermeté et d'intelligente équité.

La crise semblait à son terme; la politique de résistance avait triomphé et des embarras intérieurs du cabinet et des hostilités ouvertes ou détournées qu'il rencontrait dans les Chambres. Nous l'avions fermement soutenue. M. Thiers, dans cette lutte, ne s'était pas plus ménagé que moi. Nous étions restés scrupuleusement fidèles à notre cause et à notre alliance. Sur toutes les questions à l'ordre du jour, l'accord régnait entre nous. Le maréchal Mortier occupait, avec une modestie loyale, le poste d'honneur qu'il avait accepté par dévouement. A en croire les apparences, ni au dehors, ni au dedans, rien ne menaçait plus le cabinet. Pourtant il demeurait chancelant et précaire; les esprits étaient encore pleins de ses récentes vicissitudes; ce qui a été fortement secoué semble longtemps près de tomber. En passant, dans l'espace de six mois, du maréchal Soult au maréchal Gérard et du maréchal Gérard au maréchal Mortier, la présidence du Conseil avait été prise de plus en plus pour une fiction, et plus la fiction devenait apparente, plus l'opposition y trouvait une arme et nos amis un embarras. Pratiquement, cette question avait moins d'importance qu'on ne lui en attribuait; quand nous aurions eu le président du conseil le plus réel et le plus efficace, notre politique et nos actes n'auraient pas été autres qu'ils n'étaient alors; nous étions très-décidés, très-unis, et fort en mesure de faire prévaloir nos idées aussi bien aux Tuileries que dans les Chambres. Le Roi nous disait souvent à M. Thiers et à moi: «Qu'avez-vous besoin d'un président du conseil? Est-ce que vous n'êtes pas d'accord entre vous? Est-ce que je ne suis pas d'accord avec vous? Vous avez la majorité dans les Chambres; vous y faites les affaires comme vous l'entendez, et je trouve que vous les faites: bien; pourquoi s'inquiéter d'autre chose?» Le Roi ne s'inquiétait pas toujours assez des conséquences du régime représentatif et des sentiments qu'il provoque soit dans les acteurs qui y jouent un rôle, soit dans le public qui y assiste. De même que, sous ce régime, les intérêts et les opinions politiques veulent se résumer dans des partis qui les expriment et les soutiennent, de même les partis aspirent à se résumer dans des chefs qui les représentent en les dirigeant. Les corps s'efforcent instinctivement de produire leur tête; c'est pour eux un besoin d'amour-propre comme de confiance, et tant que ce besoin n'est pas satisfait, ils se sentent incomplets et mal assurés. Le parti de la politique de résistance avait possédé dans M. Casimir Périer un chef qui le représentait dignement et le servait efficacement; il aspirait à le retrouver; un président nominal n'y suffisait point; et lorsqu'en cherchant un président réel, les regards se portaient sur M. Thiers et sur moi, nous divisions, au lieu de les rallier, les idées et les espérances. Aussi, bien que la machine constitutionnelle marchât régulièrement et suffît chaque jour à sa tâche, elle semblait manquer d'unité et d'avenir; on y sentait une lacune; on y craignait un trouble intérieur.

Divers incidents vinrent aggraver, soit pour le cabinet en général, soit pour moi en particulier, les embarras et les faiblesses de cette situation.

En novembre 1834, au moment où le cabinet du tiers-parti apparaissait et disparaissait en quelques jours, M. de Talleyrand, alors en congé dans son château de Valençay, envoya au Roi sa démission de l'ambassade d'Angleterre. Elle ne fut acceptée du Roi et publiée dans le Moniteur que le 8 janvier suivant; mais quand la lettre qui la contenait parut, la retraite était accomplie depuis trois mois. M. de Talleyrand ne s'y était pas décidé sans hésitation; il aimait les affaires et sa position à Londres; mais, quoique son esprit demeurât remarquablement clairvoyant et ferme, il ressentait l'affaiblissement de l'âge et cédait aisément à la fatigue. Les fluctuations de la politique en France, nos crises ministérielles répétées, l'aspect chancelant du pouvoir, même vainqueur, les ténèbres qui s'en répandaient sur l'avenir, les doutes des gouvernements européens, tout cet état de nos affaires altérait profondément sa confiance dans sa situation et son goût pour sa mission. En Angleterre, quoiqu'il fût toujours dans les meilleurs termes avec lord Grey, ses rapports avec lord Palmerston étaient devenus moins confiants et moins agréables. Au moment même où il venait de se décider à la retraite, le cabinet whig tomba; les tories, avec le duc de Wellington et sir Robert Peel pour chefs, furent appelés au pouvoir; le duc de Wellington écrivit sur-le-champ à M. de Talleyrand pour le presser avec instance de rester ambassadeur à Londres. M. de Talleyrand persista dans sa résolution. En quittant son ambassade, il expliqua, dans sa lettre au Roi, avec une rare fermeté de pensée et de langage, pourquoi il l'avait acceptée en 1830, ce qu'il y avait fait dans l'intérêt de la France et du Roi, et comment, ne s'y jugeant plus aussi utile qu'il avait pu l'être, il demandait à s'en retirer. Mais les explications ne changent point la physionomie et l'effet des actes; même auprès de ceux qui étaient loin de la regretter, la retraite de M. de Talleyrand fut considérée, au dehors surtout, comme un fâcheux symptôme de l'état de notre gouvernement. Le général Sébastiani, qui lui succéda dans l'ambassade de Londres, avait plus de capacité réelle que de renom européen. Il y eut là, pour la politique française, une diminution sensible de bonne apparence et d'autorité.

Peu de mois avant que M. de Talleyrand se retirât des affaires, un autre homme célèbre, bien différent et célèbre à de bien autres titres, M. de La Fayette avait disparu de la scène du monde. Nulle vie n'avait été plus exclusivement, plus passionnément politique que celle de M. de La Fayette; nul homme n'avait plus constamment placé ses idées et ses sentiments politiques au-dessus de toute autre préoccupation et de tout autre intérêt. La politique fut complètement étrangère à sa mort. Malade depuis trois semaines, il touchait à sa dernière heure; ses enfants et sa famille entouraient seuls son lit; il ne parlait plus; on ne savait pas s'il voyait encore. Son fils George s'aperçut que, d'une main incertaine, il cherchait quelque chose sur sa poitrine; le fils vint en aide à son père, et lui mit dans la main un médaillon que M. de La Fayette portait toujours suspendu à son cou. M. de La Fayette le porta à ses lèvres; ce fut son dernier mouvement. Ce médaillon contenait le portrait et des cheveux de madame de La Fayette, sa femme, qu'il avait perdue depuis vingt-sept ans. Ainsi, déjà séparé du monde entier, seul avec la pensée et l'image de la compagne dévouée de sa vie, il mourut. Quand il s'agit de ses obsèques, c'était un fait reconnu dans la famille que M. de La Fayette voulait être enseveli dans le petit cimetière adjoint au couvent de Picpus, à côté de madame de La Fayette, au milieu des victimes de la Révolution, la plupart royalistes et aristocratiques, dont les parents avaient fondé ce pieux établissement. Ce voeu du vétéran de 1789 fut scrupuleusement respecté et accompli. Une foule immense, troupes, gardes nationaux, peuple, accompagna son convoi à travers les boulevards et les rues de Paris. Arrivée à la porte du couvent de Picpus, cette foule s'arrêta; l'enceinte intérieure ne pouvait admettre plus de deux ou trois cents personnes; la famille, les proches parents, les autorités principales entrèrent seuls, traversèrent silencieusement le couvent même, puis son modeste jardin, puis pénétrèrent dans le cimetière. Là, aucune manifestation politique n'eut lieu; aucun discours ne fut prononcé: la religion et les souvenirs intimes de l'âme étaient seuls présents; la politique n'eut point de place auprès du lit de mort ni du tombeau de l'homme dont elle avait rempli et dominé la vie.

Vers la même époque, une circonstance toute personnelle fut pour moi une vraie peine. M. Royer-Collard, avec qui, depuis 1830, je continuais de vivre en relation intime, désira et demanda, pour l'un de ses parents, un avancement considérable dans la haute administration. J'en entretins plusieurs fois mes collègues, qui ne pensèrent pas qu'une telle faveur fût possible. Après l'avoir plusieurs fois réclamée, je ne crus pas devoir prolonger mon insistance. J'offris à M. Royer-Collard des compensations qui ne le satisfirent point; autant il recherchait peu le pouvoir, autant il tenait à l'influence; quand il avait exprimé un voeu ou entrepris de servir une cause, le succès devenait pour lui un besoin passionné, et le mécompte lui semblait presque une offense. C'est d'ailleurs pour les hommes, même pour les meilleurs, une épreuve difficile de voir grandir sans leur concours, et dans une complète indépendance, des renommées et des fortunes qu'ils ont vu naître et longtemps soutenues. Je ne tardai pas à m'apercevoir que M. Royer-Collard était profondément blessé de son échec: nous dînions un jour ensemble; je ne sais plus quelle circonstance amena sur ses lèvres les paroles de Bossuet, dans l'oraison funèbre de la princesse Palatine, sur «l'illusion des amitiés de la terre qui s'en vont avec les années et les intérêts;» il les prononça d'un accent plein d'amertume, et en détournant vers moi ses regards. L'injustice était grande; mais la passion ne se doute pas qu'elle est injuste. Quelques jours après, M. Royer-Collard me témoigna formellement, par quelques lignes amères et tristes, son désir de rompre nos anciennes relations. J'en fus plus attristé que surpris; je connaissais cette nature ardemment susceptible en qui ni la force de l'esprit, ni la gravité du caractère ne surmontaient la domination orageuse des impressions. Je ne me sentais aucun tort, et je comptais sur le temps pour rendre à l'équité son empire. Je ne me trompais pas; la vérité et l'amitié rentrèrent dans l'âme de M. Royer-Collard avant que sa mort vînt nous séparer; mais, pendant quelques années, cette rupture avec un illustre et ancien ami fut, pour moi, un chagrin de coeur et quelquefois un ennui de situation.

Malgré nos succès dans les Chambres, nous ne nous sentions pas en ferme possession de l'avenir, et, malgré sa modestie, le maréchal Mortier souffrait de son insignifiance politique, de jour en jour plus visible et plus commentée par l'opposition. Dans chaque occasion qui réveillait en lui ce sentiment, il témoignait timidement son honnête déplaisir. Quelques désordres eurent lieu dans l'École polytechnique, et firent craindre la nécessité de mesures graves: le maréchal vint me trouver et me demanda de prendre dans mon département cette grande école dont il ne voulait plus avoir à répondre. Les raisons spécieuses ne manquaient pas pour ce changement d'attributions: l'École polytechnique n'est pas spécialement militaire; l'enseignement scientifique y est général, et elle forme ses élèves pour d'importants services civils aussi bien que pour les corps savants de l'armée. On sentait de plus la convenance d'y fortifier les études littéraires et historiques, pour donner aux esprits plus de variété, de souplesse et d'étendue. Je me refusai pourtant expressément au désir du maréchal: au milieu de notre relâchement de l'autorité et des moeurs, la discipline est, pour cette célèbre école, une condition nécessaire d'ordre et de succès; elle doit surtout à ce fort régime l'originalité et la permanence de son caractère, et ce qu'elle pourrait gagner à la liberté de nos écoles purement civiles ne vaudrait pas ce qu'elle courrait grand risque d'y perdre. Le duc de Trévise renonça avec peine à une proposition qui l'eût déchargé, sur un point du moins, d'une responsabilité qui troublait son repos. Il n'en put supporter longtemps le fardeau, et, le 20 février 1835, donnant pour raison l'état de sa santé, il apporta au Roi sa démission en termes si positifs que ni le Roi, ni aucun de nous, ne put insister pour qu'il y renonçât; et le cabinet se vit de nouveau condamné à la recherche d'un président.

Je pris à l'instant la résolution de ne plus accepter, dans ce poste, aucune fiction, aucune vaine quoique brillante apparence, et de faire tous mes efforts pour y porter le duc de Broglie, le seul alors, parmi les défenseurs de la politique de résistance libérale, dont l'élévation ne dût blesser aucun amour-propre, le seul aussi que les Chambres et le public fussent disposés à regarder comme un chef sérieux du cabinet, et dont on se promît, envers la couronne, une fermeté respectueuse, avec ses collègues une dignité amicale. Je n'ignorais pas quels obstacles je rencontrerais dans cette entreprise; mais je comptais, pour les surmonter, sur ma persévérance tranquille et sur l'empire de la nécessité.

Le premier de ces obstacles était le Roi lui-même, ou du moins ce qu'on disait de sa disposition plus encore que ce qu'elle était réellement. Le roi Louis-Philippe n'était jamais sourd à la raison ni aveugle sur les besoins de la situation; mais il est vrai qu'il avait pour le duc de Broglie, comme ministre des affaires étrangères, plus d'estime et de confiance que d'attrait. J'ai rarement rencontré deux hommes plus divers, quoique animés du même dessein, et travaillant à la même oeuvre par des procédés plus différents. A propos de je ne sais plus quel projet de loi, une discussion s'éleva un jour dans le conseil sur le sens et la portée du mot droits; le duc de Broglie affirmait les droits naturels; le roi Louis-Philippe ne reconnaissait que des droits légaux. Ils auraient pu discuter indéfiniment sans jamais parvenir à s'entendre, tant le point de départ et le tour des esprits étaient dissemblables. Ce n'est pas que le duc de Broglie soit un théoricien obstiné, ni un caractère difficile; il comprend à merveille les exigences pratiques des choses humaines, et sait s'y prêter avec une modération large et prévoyante, mais il se préoccupe toujours des idées générales auxquelles se rattachent les affaires qu'il traite, et trop peu des personnes avec qui il les traite; il porte, dans l'examen des questions et des moyens de les résoudre, plus d'habile invention et de ménagement que dans ses rapports avec les hommes; et tout en s'appliquant à donner aux intérêts divers les satisfactions qui leur sont dues, il prend peu de soin pour plaire aux divers acteurs et pour s'assurer leur adhésion facile ou leur concours. Le roi Louis-Philippe, au contraire, vivement préoccupé des difficultés ou des embarras du moment, et toujours pressé d'y échapper, mettait une grande importance aux impressions quotidiennes des diplomates européens, et s'inquiétait de l'humeur que la fierté ou la prévoyance lointaine du duc de Broglie pouvaient leur donner. De là provenait surtout son peu de penchant à lui remettre, avec la présidence du conseil, la direction des affaires étrangères, quoiqu'il se confiât pleinement dans l'accord des intentions et de la conduite générale du duc avec sa propre politique de paix et d'ordre européen.

Une circonstance particulière avait naguère aggravé à cet égard sa disposition. Vers la fin de 1833, M. de Talleyrand, alors en congé à Paris, dit au Roi que le cabinet anglais, préoccupé des affaires d'Orient et d'Espagne, se montrait disposé à entrer, avec le gouvernement français, dans une alliance défensive et formelle. Le Roi, ardemment convaincu que l'alliance anglaise était le gage de la paix européenne, accueillit sur-le-champ cette idée, en entretint vivement le duc de Broglie, et le pressa d'en causer à fond avec M. de Talleyrand et d'en poursuivre l'exécution. Plusieurs conversations, tantôt à deux, tantôt à trois, eurent lieu en effet, à ce sujet, entre le Roi, son ministre et son ambassadeur. Le duc de Broglie s'y montra peu enclin à croire, soit à l'utilité, soit au succès d'une telle combinaison. A son avis, autant il importait de vivre en très-bons rapports avec l'Angleterre et de s'entendre avec elle, dans chaque occasion, sur les grandes affaires européennes, autant il était dangereux de se lier à elle par un lien général et permanent, qui ferait perdre à la France l'indépendance dont elle avait besoin pour sa politique propre, sans lui donner, contre les diverses chances de l'avenir européen, la sécurité qu'on se promettait. Il doutait fort d'ailleurs que le cabinet anglais fût sérieusement disposé à contracter l'alliance dont on parlait; il voyait, dans tout ce qu'en rapportait M. de Talleyrand, des impressions momentanées et le laisser-aller de la conversation plutôt que des intentions efficaces et de véritables ouvertures. Ce qui le confirmait dans son doute, c'est que M. de Talleyrand, tout en faisant valoir les dispositions du cabinet anglais, ne paraissait pas empressé à entamer lui-même, à ce sujet, une négociation positive, et demandait que le duc de Broglie profitât de son intimité personnelle avec l'ambassadeur d'Angleterre à Paris, lord Granville, pour mener à bien cette affaire. Le duc de Broglie se refusa à cette façon de procéder qui eût placé sous sa responsabilité directe une proposition dont le mérite et le succès lui semblaient également douteux; mais, tout en persistant dans son doute, il engagea M. de Talleyrand, qui était sur le point de retourner à Londres, à sonder attentivement les dispositions d'abord de lord Granville, ensuite du cabinet anglais, et à s'assurer qu'elles étaient vraiment sérieuses. Il y aurait alors lieu d'examiner jusqu'à quel point il convenait à la France de s'avancer dans cette voie; et quant au duc de Broglie lui-même, sans prendre aucun engagement, il ne repoussait pas formellement la combinaison dont il s'agissait, si elle devenait réelle et bien garantie. Sur ces termes, M. de Talleyrand partit; arrivé à Calais, et avant de s'embarquer, il écrivit au duc de Brolie pour lui demander, sur cette perspective d'une alliance étroite avec l'Angleterre, des instructions précises. Le duc de Broglie s'empressa de lui répondre qu'il n'avait point d'autres instructions à lui donner que les conversations qu'ils avaient déjà eues à ce sujet, soit ensemble, soit avec le Roi; il le mit au courant de ce qu'il avait dit lui-même à lord Granville sur le fond de la question, donnant à M. de Talleyrand toute liberté de poursuivre à Londres les chances de son idée, mais sans lui témoigner confiance dans le succès et sans lui rien prescrire qui engageât l'avenir. Cette lettre reçue, M. de Talleyrand la garda pour lui seul, ne fit à Londres aucune question, aucune démarche nouvelle, et l'affaire en resta là, bornée aux idées vagues et aux conversations vaines que je viens de rappeler.

Aujourd'hui comme il y a vingt-cinq ans, je crois que le duc de Broglie avait raison. Personne n'attache plus de prix que moi aux bons rapports de la France et de l'Angleterre; personne n'honore plus la nation anglaise, et n'est plus convaincu que la paix entre les deux États et l'entente entre les deux gouvernements sont, pour nous, la bonne politique; notre prospérité intérieure et notre influence dans le monde y sont pareillement intéressées; toute rupture éclatante, toute guerre avec l'Angleterre, dût-elle plaire aux passions nationales et nous valoir d'abord de brillants succès, nous deviendrait tôt ou tard une cause d'affaiblissement, et nous jetterait hors des voies de la grande et vraie civilisation. Mais, pour que la bonne entente des deux peuples et des deux gouvernements soit efficace et durable, il faut qu'elle soit et demeure libre, que ni pour l'un ni pour l'autre, elle ne devienne une chaîne, et qu'elle n'apporte aucune entrave permanente au développement des diversités naturelles de leurs situations, de leurs caractères, de leurs intérêts. Ils peuvent et doivent souvent s'unir dans telle ou telle circonstance, pour obtenir tel ou tel résultat particulier; mais toute assimilation générale de leur politique, toute union obligée et indéfinie, loin d'assurer entre eux la paix, amènerait des complications et des conflits. C'était là ce que prévoyait et voulait éviter le duc de Broglie quand il repoussait l'idée d'une alliance générale offensive et défensive. Mais le roi Louis-Philippe, trop dominé par ses impressions ou ses désirs du moment, garda, de la résistance de son ministre dans cette occasion, un fâcheux souvenir, et M. de Talleyrand, qui n'avait trouvé dans sa proposition qu'un mécompte au lieu du succès personnel qu'il s'en était promis, resta également peu favorable au duc de Broglie, et plus disposé à l'écarter du ministère des affaires étrangères qu'à l'y rappeler.

Après la retraite du maréchal Mortier, et dans la vanité de nos premiers essais pour lui trouver un successeur, nous avions tous donné au Roi notre démission, et il avait à chercher, non-seulement un président du Conseil, mais un cabinet nouveau. Il manda de Saint-Amand le maréchal Soult, de Londres le général Sébastiani, appela M. Dupin, le maréchal Gérard, tenta plusieurs combinaisons; aucune ne put aboutir. Tantôt le futur chef appelé déclinait cet honneur, ne voulant pas courir la chance d'un échec; tantôt, après l'avoir accepté, il ne trouvait pas de collègues, ou n'en trouvait que d'évidemment insuffisants pour partager avec lui le fardeau. Le maréchal Soult, qui ne demandait pas mieux que de réussir, frappa à diverses portes, disant partout: «Les doctrinaires ont si bien fait qu'il n'y a plus que moi de possible;» et rien ne lui fut possible. Plus judicieux et plus dégagé de toute prévention personnelle, car il était content de son poste de Londres, le général Sébastiani disait: «C'est dommage; les doctrinaires ont du talent et du courage; mais ils ne veulent pas que le Roi s'en serve.» J'allai le voir un matin; la crise ministérielle durait déjà depuis dix ou douze jours; il ne me parla que de l'Angleterre et de son dessein d'y retourner promptement, quel que fût son déplaisir de voir et de laisser le Roi dans l'embarras: «Il ne veut faire, et il a bien raison, ajouta-t-il, qu'une combinaison forte et durable.» En le quittant, j'allai aux Tuileries; je n'avais pas vu le Roi depuis plusieurs jours, ne voulant ni le gêner dans sa recherche de nouveaux ministres, ni m'y associer; «Sébastiani est arrivé, me dit-il en me voyant.—Je l'ai vu, Sire.—Et que vous a-t-il dit?—Qu'il était venu pour peu de jours et qu'il ne tarderait pas à repartir.—Oui, oui, il ne fera pas ici un long séjour;» et laissant là brusquement Sébastiani: «Vous ai-je raconté ma dernière conversation avec Dupin?—Non, Sire.—Eh bien! comme, grâce à vous, je suis toujours dans l'embarras, j'ai fait venir Dupin; nous avons débattu trois ou quatre combinaisons, toutes si difficiles qu'elles sont impossibles; je lui ai dit enfin: «Faites-moi donc vous-même un ministère; n'avez-vous dans votre monde personne à me donner?»—Ma foi! non, m'a-t-il dit, et il m'a nommé quatre ou cinq personnes, Bignon, Teste, Étienne, en ajoutant: «Nous n'irions pas trois mois avec cela»—Mais, mon cher Dupin, ce que j'ai de mieux à faire, c'est donc de garder ceux que j'ai?—Ma foi! oui, Sire, m'a-t-il dit, je crois que c'est là ce qu'il y a de mieux, et je vous le conseille.»

Le Roi s'interrompit un moment, et, me regardant avec un mélange d'humeur et de bienveillance, il continua: «Le maréchal Soult arrive demain pour le dîner; nous essayerons de nous entendre et de prendre un parti; mais je ne veux pas recommencer l'aventure du mois de novembre dernier; je ne veux pas d'un replâtrage, d'un fantôme de cabinet; je veux un arrangement solide, sérieux, comme vous dites, messieurs les doctrinaires, un cabinet qui inspire de la confiance par sa seule composition et ses talents connus. J'essayerai avec le maréchal Soult; si j'échoue, il faudra bien subir votre joug.—Ah! Sire, que le Roi me permette de protester contre ce mot; nous disons franchement au Roi ce qui nous paraît bon pour son service; nous ne pouvons le bien servir que selon notre avis.—Allons, allons, reprit le Roi en riant, quand nous ne sommes pas du même avis, et qu'il faut que j'adopte le vôtre, cela ressemble bien à ce que je vous dis là.» Je le quittai, persuadé qu'au fond du coeur il voyait déjà, dans le duc de Broglie, sa ressource nécessaire, et que son parti était pris de l'accepter.

La principale difficulté et la plus longue hésitation étaient ailleurs. Il en coûtait à M. Thiers de voir le duc de Broglie, un doctrinaire et mon intime ami, devenir ministre des affaires étrangères et président du conseil. Non que les vues et les intentions politiques de M. Thiers fussent, à cette époque, différentes des nôtres; sur toutes les grandes questions, intérieures ou extérieures, nous avions été et nous étions d'accord; mais il craignait que son influence, ou plutôt sa position dans le cabinet ne fût et surtout ne parût affaiblie. C'est sa disposition, et une disposition qui, à mon avis, l'a trompé plus d'une fois, de n'avoir pas assez de confiance dans sa propre force, de ne pas compter suffisamment sur lui-même et sur lui seul, et de faire, dans sa conduite, une trop large part au désir d'éviter le mécontentement du parti qui a été son berceau politique. Par sa raison et son goût, il est homme d'ordre et de gouvernement, ce qu'on n'est guère dans les rangs au milieu desquels il a habituellement vécu. De là résulte, entre sa situation et son esprit, entre les traditions de sa vie et les instincts de sa pensée, un désaccord qui a été souvent, pour lui, une source d'embarras et une cause de faiblesse. Plus touché d'un juste orgueil, plus ferme dans sa propre idée et sa propre volonté, il eût, je crois, mieux gouverné sa destinée, pour lui-même comme pour son pays, car il eût trouvé dans son indépendance bien plus de force que ne pouvait lui en donner le parti, révolutionnaire ou flottant, auquel il tenait. Au fond, il n'avait, à la personne ni à la politique du duc de Broglie, aucune objection; il était bien sûr que, dans le cabinet ainsi modifié, et précisément parce que la modification ne paraîtrait pas son ouvrage, sa part d'influence serait grande et loyalement acceptée; mais on verrait là un triomphe des doctrinaires; on dirait qu'entre les diverses nuances du cabinet, l'équilibre allait être rompu; ses amis l'assiégeraient de leur humeur. Il hésitait, tantôt adhérant, tantôt se refusant à l'entrée du duc de Broglie dans le conseil, et tenant ainsi en suspens une combinaison de jour en jour plus nécessaire, mais qui ne pouvait se faire, et qu'aucun de nous ne voulait faire que de son aveu et avec son concours.

Les Chambres, comme le public, commençaient à s'émouvoir de tant de lenteur et d'incertitude: des interpellations, annoncées dans la Chambre des députés, et d'abord ajournées, étaient à la veille d'être reprises; le 9 mars 1835, je me rendis aux Tuileries, où je n'étais pas allé depuis plusieurs jours, pour m'entretenir avec le Roi de ce que nous y pourrions répondre. Le maréchal Soult était au château. Le Roi m'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre, et me dit en me le montrant: «Le maréchal ne peut rien faire, il faut aviser à d'autres que lui.» La conversation n'alla pas plus loin sur ce point; mais le lendemain matin, je reçus un billet du Roi qui me demandait d'aller le voir sans retard: «Toutes les combinaisons qu'on a tentées ont échoué, me dit-il, il faut en finir; je veux que vous me donniez un conseil précis, positif.—Le Roi sait ce que je pense de la situation et du moyen d'en sortir; mais je ne dois me séparer en rien de mes collègues; je ne puis donner au Roi un conseil formel que de concert avec eux.—A la bonne heure; en attendant, allez trouver le duc de Broglie et envoyez-le moi; je désire causer avec lui.» Je me rendis aussitôt chez le duc de Broglie, qui alla dans la matinée aux Tuileries. Le Roi le reçut de bonne humeur, s'entretint amicalement avec lui de toutes les affaires, ne fit d'objection à aucune de ses propositions, pas même à ce que le conseil se réunît, quand nous le jugerions à propos, hors de sa présence. Sa résolution était prise; il n'y avait plus, du côté de la couronne, aucun obstacle à surmonter.

Pourtant rien ne finissait; M. Thiers hésitait toujours. La Chambre des députés s'impatientait de plus en plus; la majorité, qui avait constamment appuyé le cabinet, se montrait hautement favorable à l'entrée du duc de Broglie comme au meilleur moyen de le raffermir. Il fut question d'une adresse au Roi, pour lui donner la certitude de la persévérante adhésion de la Chambre à la politique en vigueur. Les interpellations plusieurs fois annoncées eurent lieu le 11 mars; je pris une grande part au débat; je me sentais soutenu et poussé par la faveur de la Chambre pour la solution que je désirais. J'engageai la Chambre, tout en ménageant avec soin la prérogative de la couronne, à manifester son influence pour mettre fin à la crise. Les membres de la majorité se réunirent en très-grand nombre chez l'un d'eux, M. Fulchiron, et ils chargèrent sept d'entre eux d'aller témoigner, à ceux des ministres qui se montraient incertains sur la combinaison proposée, leur désir de voir cesser ces incertitudes, et de les assurer que le cabinet ainsi complété serait fermement soutenu. La démarche fut décisive; M. Thiers saisit de bonne grâce cette raison de sortir d'une hésitation qui devenait pour lui-même un embarras, et, le 12 mars, le cabinet fut reconstitué sous la présidence du duc de Broglie, ministre des affaires étrangères; le maréchal Maison remplaça le maréchal Mortier au ministère de la guerre; l'amiral Rigny, qui, dès le premier moment de la crise, et avec le plus loyal désintéressement, s'était déclaré prêt à se retirer, devant le duc de Broglie, du département des affaires étrangères, resta dans le conseil comme ministre sans portefeuille, et nous conservâmes, M. Duchâtel, M. l'amiral Duperré, M. Humann, M. Persil, M. Thiers et moi, les départements que nous occupions.

On s'est beaucoup plaint des crises ministérielles, et c'est, contre le régime parlementaire, un des griefs les plus accueillis. Je ne m'en étonne pas; c'est un triste spectacle que celui des ébranlements, des tiraillements, des lacunes du pouvoir, et de la lutte des ambitions, légitimes ou illégitimes, qui s'en disputent la possession. Le public s'alarme de ces entr'actes politiques, et il est rare que les acteurs ne perdent pas quelque chose dans ces révélations des agitations de la coulisse. A vrai dire, l'apparence est plus fâcheuse que le mal n'est grave; ni le bruit qu'en fait l'opposition, ni l'inquiétude qu'en prend le public ne sont la juste mesure des inconvénients réels de telles crises; on ne voit pas, quand on y regarde de près, que les affaires publiques en aient jamais vraiment souffert; et les personnes qui y sont engagées y courent plus de risque que l'État. Mais il y a, aux reproches dont ces incidents du régime parlementaire sont l'objet, une réponse plus décisive. La liberté et la publicité ne sont jamais plus nécessaires ni plus salutaires qu'au moment où des prétendants divers aspirent au gouvernement du pays; c'est alors surtout qu'il importe que toutes les intentions se révèlent, que toutes les combinaisons se tentent, que toutes les transactions utiles s'accomplissent, que nul ne réussisse sans avoir subi l'épreuve de la discussion devant le public et de la lutte ouverte avec ses rivaux. Cette épreuve est bonne au caractère des hommes politiques comme aux intérêts du pays; tant pis pour ceux qui s'y décrient; il est juste et utile que leurs faiblesses soient connues; d'autres y prendront des leçons de dignité, de constance dans leurs idées et leur conduite, de fidélité à leurs amis. Ainsi se forment de dignes chefs pour les grands partis politiques; ainsi le pays apprend à connaître les hommes qui tentent de le gouverner, et peut savoir, quand ils entrent en scène, s'il doit, ou non, prendre en eux confiance. Ce n'est pas aux crises ministérielles en particulier que doivent s'en prendre ceux qui les accusent si vivement; c'est au gouvernement libre tout entier, dont elles sont l'un des incidents naturels et inévitables. La liberté a ses ennuis qu'il faut subir pour jouir de ses bienfaits; mais, dans le nombre, les crises ministérielles ne sont pas l'un des plus graves, ni des plus difficiles à surmonter.

Dès que le cabinet fut reconstitué, le débat recommença dans la Chambre des députés sur les causes de sa dissolution et de sa reconstitution: pendant deux jours, MM. Mauguin, Garnier-Pagès, Sauzet, Odilon Barrot, s'efforcèrent de démontrer à la Chambre qu'il n'aurait dû ni se dissoudre, ni se reformer comme il l'avait fait. Le déplaisir de l'opposition était extrême; elle avait espéré que ces fluctuations et ces crises du pouvoir, qui se succédaient depuis près d'un an, aboutiraient à un changement complet, non-seulement de personnes, mais de système, et que la politique de concession remplacerait enfin la politique de résistance. Il s'agissait en effet de savoir si les conspirations et les insurrections anarchiques d'avril 1834 seraient punies après avoir été réprimées, ou si le pouvoir, qui avait vaincu les insurgés dans les rues, se déclarerait impuissant à les faire juger selon les lois, et leur rouvrirait lui-même l'arène quand ils proclamaient de toutes parts leur ardeur à recommencer le combat. C'était là la question qui se débattait sous le nom de l'amnistie; l'opposition, dans ses diverses nuances, s'était crue sur le point de la résoudre elle-même; et elle voyait se reformer précisément le cabinet qui, depuis trois ans, avait soutenu la politique de résistance, et qui regardait comme sa mission patriotique d'assurer le triomphe de l'ordre en droit comme en fait, par les arrêts de la justice comme par les victoires de la force publique. En prenant pour la première fois la parole comme président du conseil, le duc de Broglie, avec un accent plein d'autorité et de franchise, établit nettement, d'une part, la politique dans laquelle le cabinet était bien résolu de persévérer, d'autre part, le caractère vraiment constitutionnel du cabinet lui-même et des principes d'après lesquels il s'était réorganisé. Son langage plut à la majorité comme le grand jour plaît à ceux qui cherchent leur route; toute indécision cessa dans les Chambres comme dans le gouvernement; et le cabinet se mit à l'oeuvre, confiant dans sa situation parlementaire et dans ses éléments intérieurs.

Ses premiers travaux répondirent à ses espérances et à l'attente publique. La plupart des grandes questions qui demeuraient en suspens furent vidées; un nouveau projet de loi, présenté pour le règlement de la dette envers les États-Unis d'Amérique, fut discuté, adopté, et, malgré les difficultés diplomatiques qui en retardèrent quelque temps l'exécution, cette cause de trouble et peut-être de querelle entre les deux nations disparut complétement. Des lois sur les attributions des autorités municipales et sur la responsabilité des ministres et des agents du pouvoir furent l'objet de sérieux débats. Une loi qui modifiait, dans un sens favorable à l'affranchissement progressif des esclaves, la législation criminelle des colonies, fut promulguée. Une autre loi, aussi importante pour la prospérité matérielle de nos campagnes que l'a été la loi de l'instruction primaire pour leur progrès intellectuel, la loi sur les chemins vicinaux fut proposée, discutée, adoptée, et mise, l'année suivante, en régulière exécution. Dès l'année précédente, en juin et juillet 1834, M. Duchâtel avait commencé, dans notre régime commercial, d'importantes réformes. Deux ordonnances[13], rendues en vertu de pouvoirs spéciaux accordés par la loi de finances, et concertées entre deux commissaires français et deux commissaires anglais (lord Clarendon était l'un de ceux-ci), avaient aboli diverses prohibitions et réduit les droits d'entrée sur un grand nombre d'objets, les fers, les houilles, les laines, les lins, etc. Des réductions correspondantes avaient été prononcées en Angleterre, et la liberté du commerce était entrée dans les voies d'un progrès graduel, mutuel et sévèrement discuté. Un peu plus tard, en octobre 1834, M. Duchâtel entreprit une grande enquête commerciale pour rechercher, par l'étude précise des faits, quelles seraient les conséquences de la levée des prohibitions, et à quelles conditions elles pourraient être abolies. Cette enquête avait lieu devant le Conseil supérieur du commerce, et, à la suite de chaque séance, les dépositions des témoins entendus étaient publiées dans les journaux. Le gouvernement ne voulait accomplir les réformes libérales qu'avec l'aide du temps, à la lumière des faits bien connus, et sous les yeux du public averti et éclairé. Les crises ministérielles qui survinrent à la fin de 1834 suspendirent les résultats de l'enquête; mais en octobre 1835, quand l'ordre raffermi permit les espérances et les travaux d'avenir, M. Duchâtel, par une ordonnance nouvelle[14], rentra dans la voie qu'il avait ouverte, et fit faire à la libre extension de nos relations commerciales de nouveaux progrès, si prudemment mesurés qu'ils furent acceptés presque sans murmure par les intérêts même qui ne les désiraient pas. Ainsi, en même temps que l'esprit conservateur prévalait dans la politique, une activité intelligente régnait dans l'administration, et les travaux parlementaires du cabinet ne l'empêchaient point de veiller avec soin aux affaires courantes et matérielles de l'État.

[Note 13: Des 2 juin et 8 juillet 1834.]

[Note 14: Du 10 octobre 1835.]

Pendant que nous mettions ainsi sincèrement en pratique le régime constitutionnel, la Cour des pairs le défendait fermement contre les ennemis acharnés à le renverser. Je dis les ennemis, car, de la part des insurgés vaincus, le procès d'avril 1834 fut encore la guerre, la guerre transportée des rues dans le Palais-de-Justice, hautement proclamée et systématiquement poursuivie à coups de théories, de déclamations et d'invectives, au lieu de coups de fusil. Je ne crois pas que l'histoire judiciaire du monde ait jamais offert un pareil spectacle: cent vingt et un accusés se portant accusateurs des juges, des lois, du gouvernement tout entier, refusant absolument de leur reconnaître aucun droit, se taisant quand on les interrogeait, parlant, vociférant quand on leur ordonnait de se taire, opposant leurs violences personnelles à la force publique, maudissant, injuriant, menaçant, prédisant leur victoire et leur vengeance prochaines, l'anarchie fanatique et pratique s'étalant avec arrogance au nom de la république, et se donnant toute licence pour prolonger et enflammer le procès, dans l'espoir d'en faire sortir de nouveau la guerre civile. Et par une inconséquence qui serait étrange, si quelque chose pouvait être étrange dans le chaos, ces accusés, qui proclamaient la guerre contre leurs juges, réclamaient de ces mêmes juges toutes les garanties, toutes les formes, tous les scrupules de la justice régulière, et prétendaient imposer toutes leurs exigences au pouvoir auquel ils refusaient tous les droits.

Loin de la Cour, et dans les actes ou les conciliabules intérieurs du parti, la même politique était pratiquée; la même indifférence régnait sur la nature et la moralité des moyens, pourvu qu'ils servissent à la cause. On voulait dégoûter la garde nationale du service qu'elle avait à faire au Luxembourg; on essaya de faire circuler et signer une protestation; la tentative échoua; on adressa alors au président de la Cour des pairs une lettre par laquelle plusieurs honorables gardes nationaux de la 9e légion se refusaient à ce service. Les prétendus signataires désavouèrent la lettre; elle était fausse. Un journal du parti, le Réformateur, avait subi une condamnation; il publia une lettre qu'il avait reçue, disait-il, de l'un des jurés, qui déclarait qu'il n'avait voté la culpabilité que pour se soustraire aux persécutions dont on le menaçait; les douze jurés qui avaient prononcé dans l'affaire réclamèrent, niant tous ensemble la prétendue lettre. Celle-là aussi était fausse. Une fabrication plus étrange encore amena un incident qui aggrava singulièrement le procès. La Tribune et le Réformateur publièrent une lettre adressée aux accusés par le comité de leurs défenseurs, pour les exhorter à persévérer dans leur ardente résistance, et qui finissait par cet outrage à la Cour des pairs: «L'infamie du juge fait la gloire de l'accusé.» Sur la proposition du duc de Montebello, la Cour, justement indignée, ordonna des poursuites contre les auteurs de cette lettre, et le procès des défenseurs vint se joindre au procès des insurgés. Deux députés, MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau, figuraient parmi les signataires; la Cour des pairs demanda à la Chambre des députés l'autorisation de les poursuivre. M. de Cormenin déclara qu'il n'avait point signé; la même déclaration vint de la plupart des personnes dont les noms étaient au bas de la lettre; elle avait été rédigée et signée sans leur aveu, et dans l'espoir qu'ils ne la désavoueraient pas. Une surprise ironique éclata dans le public; un violent débat s'éleva dans l'intérieur du parti: fallait-il que tous avouassent la lettre, comme s'ils l'avaient effectivement signée, ou devait-on convenir de la vérité? Ce dernier avis prévalut; deux membres du comité, MM. Trélat et Michel de Bourges, se déclarèrent seuls auteurs de la lettre; quelques autres des prétendus signataires en acceptèrent tacitement la responsabilité; ils furent seuls poursuivis et condamnés avec les éditeurs des deux journaux qui l'avaient publiée; mais ce mensonge, commis avec tant de légèreté et abandonné avec tant de faiblesse, fit grand tort, dans le public comme dans la Cour, aux accusés comme à leurs défenseurs, et le procès, un moment compliqué par cet incident, en marcha plus aisément vers sa conclusion.

De tous les chaos où tombe souvent l'humanité, le plus déplorable à contempler est celui de l'âme humaine elle-même: les accusés et leur parti offraient ce triste spectacle: le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste, l'utile et le funeste, le possible et l'impossible, tout était mêlé et confondu dans ces esprits troublés jusqu'à la frénésie ou pervertis jusqu'au crime; et ce qu'il y avait en eux de bon et de noble, la conviction sincère, le dévouement, le courage, ne servait plus qu'à les précipiter eux-mêmes dans cet abîme de l'anarchie où ils s'efforçaient d'entraîner leur pays, croyant l'affranchir et le régénérer.

La Cour des pairs renouvela, dans cette difficile épreuve, les grands exemples de fermeté tranquille et de modération judicieuse qu'elle avait déjà donnés. En 1830, dans le procès des ministres de Charles X, elle avait maintenu l'équité envers les accusés contre la passion publique; en 1835, elle maintint l'ordre public contre les fureurs des accusés, en gardant aussi l'équité. Ni la longueur du procès, ni la violence des scènes, ni les incidents imprévus, ni les complications légales, ni la retraite successive de plusieurs pairs lassés ou troublés, rien ne l'irrita, rien ne l'arrêta; elle était résolue à être en même temps modérée et efficace. Cent soixante-quatre pairs avaient assisté à la première audience, cent dix-huit étaient présents à la dernière et signèrent l'arrêt définitif. Le procès avait duré neuf mois. Les accusés, leurs défenseurs, leurs journaux, avaient constamment parlé, protesté, déclamé comme en présence de l'échafaud: «Vous voulez cent soixante-quatre têtes, prenez-les.—Envoyez à la mort les soutiens de cent cinquante familles du peuple.—On m'a amené ici par force; on m'a déchiré; on m'a massacré; tenez, voilà ma poitrine; frappez-moi, tuez-moi.» Pas une condamnation à mort ne fut prononcée; la déportation fut la peine la plus grave. La Cour maintint l'empire des lois sans user de toute leur force, et défendit l'État contre l'insurrection anarchique sans se soucier des emportements et des menaces des insurgés.

Plus le procès avait été difficile et orageux, plus le succès était grand pour le gouvernement; c'était la victoire des lois après celle des armes; ni la force ni la justice n'avaient manqué à la société. Pourtant les obstacles et les périls persistaient ou renaissaient incessamment sur les pas du pouvoir; ses ennemis, loin de se montrer découragés par leurs défaites, redoublaient de colère et de manoeuvres; la violence de leurs journaux demeurait la même; les procès de presse, toujours nombreux, aboutissaient toujours à des résultats variables et presque alternatifs, aujourd'hui des condamnations, demain des acquittements, également inefficaces, les uns pour réprimer, les autres pour satisfaire les passions factieuses. Le public s'étonnait que la victoire de l'ordre ne lui rendît pas plus de repos et de sécurité. Un homme d'un esprit ferme et d'un courage indomptable, libéral éprouvé, et qui, par son nom, son caractère et son talent, exerçait dans le sud-ouest de la France une grande influence, M. Henri Fonfrède m'écrivait de Bordeaux: «Nous restons sur un champ de bataille où, malgré tant de succès si péniblement conquis, les obstacles et les dangers se renouvellent sans cesse, et entravent l'action du pouvoir au moment où elle semblerait se manifester plus ferme et mieux assurée. Cela inquiète ici beaucoup les esprits. Je crois pouvoir dire que le principal germe de ce mal est dans l'influence démocratique trop puissamment excitée, et dans l'absence de principes clairs et fixes au sein de notre propre parti. Nos collèges électoraux eux-mêmes, dans leur portion gouvernementale qui forme évidemment la grande majorité, du moins ici, sont tellement décousus et abandonnés aux mille nuances théoriques de la première argumentation tenue, qu'avec les meilleures intentions du monde, ils pourraient, sans s'en douter, voter au contre-sens de leur propre opinion politique, et contribuer ainsi, non pas à une conciliation toujours désirable entre les opinions modérées et consciencieuses, mais à une confusion inextricable de principes hétérogènes et contraires, qui ôterait aux hommes engagés dans le travail de la restauration sociale tous les leviers dont ils ont besoin pour agir efficacement.»

Pendant que le procès suivait son cours, nous reconnûmes bientôt que, en même temps que la guerre continuait, le champ de bataille était changé. Ce n'était plus à de grands mouvements publics, à de vastes complots, aux soulèvements populaires, que les ennemis demandaient le succès; c'était dans la personne même du Roi qu'ils voulaient frapper et détruire le régime tout entier. L'assassinat remplaçait l'insurrection. De l'automne de 1834 à l'été de 1835, sept projets de ce crime alors nouveau furent découverts et déjoués par l'autorité: les uns conçus et poursuivis avec une obstination profonde, les autres rêvés par des imaginations en délire et par cette détestable ambition de célébrité, n'importe à quel prix, que suscitent les grands désordres sociaux. Nous approchions des fêtes annuelles de juillet; le Roi devait passer sur les boulevards une grande revue de la garde nationale; des bruits sinistres circulaient; des révélations à la fois précises et obscures parvenaient à l'administration; des symptômes épars, des propos décousus et pourtant d'une coïncidence singulière indiquaient une forte préoccupation partout répandue. M. de Nouvion les a recueillis avec soin et bien résumés en ces termes: «À l'approche du 28 juillet, plusieurs journaux de province publièrent simultanément une correspondance de Paris ainsi conçue: «On continue à dire que Louis Philippe sera assassiné, ou du moins qu'on tentera de l'assassiner à la revue du 28. Ce bruit a sans doute pour but de déterminer sa bonne garde nationale à venir, nombreuse, le protéger de ses baïonnettes.» On lisait dans la Quotidienne du 24 juillet: «Le Gouvernement affecte d'envelopper encore du plus profond mystère le prétendu complot dirigé contre la personne de Louis-Philippe. Fantasmagorie! conspiration dont le secret est la formation de quelques gardes du corps, à laquelle on veut préparer les esprits par des simulacres de danger pour la famille royale.» Le 24, le Corsaire disait: «Le prince L… (le roi Léopold) a envoyé demander à son beau-père ses recettes d'assassinat politique. L'enthousiasme baisse à Bruxelles. Il y a maintenant, à la Préfecture de police, une brigade préposée aux assassinats mensuels.» Le 26, le Charivari contenait ces deux lignes: «Hier, le Roi citoyen est venu à Paris avec sa superbe famille, sans être aucunement assassiné.» Le 28, jour du crime, le Corsaire disait, en faisant allusion au passage du Roi sur la place Vendôme: «On parie pour l'éclipse totale du Napoléon de la paix.» Le même jour, la France, après avoir rendu compte de la journée de la veille, dite fête des morts, ajoutait cette affreuse plaisanterie: «Peut-être est-ce à la fête des vivants qu'il est réservé, par compensation, de nous offrir le spectacle d'un enterrement. Nous verrons bien cela demain ou après-demain.» A l'étranger, le Correspondant de Hambourg du 25 juillet annonce qu'on s'attend à une catastrophe pendant l'anniversaire des trois jours. Une lettre de Berlin, du 26, constate que le même bruit s'y était répandu. Le 28, des jeunes gens voyageant en Suisse, après avoir inscrit sur un registre d'auberge les noms de Louis-Philippe et de ses fils, les font suivre de ces mots: «Qu'ils reposent en paix[15]!»

[Note 15: Histoire du règne de Louis-Philippe Ier, par Victor de
Nouvien, t. III, p. 501-502.]

Au milieu de ces bruits, la plupart ignorés alors ou peu remarqués, et qui pourtant semaient dans l'air une vague alarme, nous nous rendîmes le 28 juillet aux Tuileries, au moment où le Roi se disposait à partir pour la revue. La famille royale était réunie, la Reine émue et silencieuse, Madame Adélaïde visiblement affectée et demandant qu'on la rassurât, les jeunes princes prenant plaisir à entendre dire que la troupe était superbe et que la garde nationale serait très-nombreuse. Il était convenu que quelques-uns des ministres accompagneraient le Roi, et que les autres iraient, ainsi que la Reine, à l'hôtel de la Chancellerie, place Vendôme, attendre le retour du Roi qui devait s'arrêter là pour assister au défilé. Le Roi monta à cheval et partit avec ses trois fils, le duc d'Orléans, le duc de Nemours et le prince de Joinville, quatre de ses ministres, le duc de Broglie, le maréchal Maison, l'amiral Rigny et M. Thiers, les maréchaux Mortier et Lobau et un nombreux état-major. Nous nous rendîmes, l'amiral Duperré, M. Duchâtel, M. Humann, M. Persil et moi, à la Chancellerie. Plus d'une heure s'écoula; des nouvelles venaient à chaque instant de la revue; on se félicitait de l'ordre qui y régnait, du bel aspect des troupes, du bon esprit de la garde nationale. Tout à coup la Reine et les Princesses arrivèrent saisies de trouble et de douleur; au au moment où elles quittaient les Tuileries pour se rendre à la Chancellerie, le colonel Boyer, l'un des aides de camp du Roi, était accouru au galop leur annoncer l'attentat auquel le Roi et ses fils venaient d'échapper, et qui avait fait, autour de lui, tant de victimes. Quelques minutes après midi, sur le boulevard du Temple, le Roi cheminait tranquillement le long des rangs de la garde nationale, et un peu en avant de son cortége; un jet de flamme, parti d'une fenêtre sur la gauche, frappa soudain ses yeux: «Joinville, dit-il à son fils en ce moment le plus voisin de lui, ceci me regarde;» et au même instant une nuée de balles éclatait sur son passage, frappant à mort ou blessant grièvement quarante et une des personnes qui l'entouraient. Le Roi s'arrêta un moment, vit ses fils debout à ses côtés, promena ses regards sur les mourants, donna quelques ordres, et, montrant du doigt au duc de Broglie, qui s'était rapproché de lui, l'oreille de son cheval percée d'une balle: «Il faut continuer, mon cher duc; marchons, marchons;» et il poursuivit en effet la revue, au milieu des explosions d'indignation et des acclamations incessantes de la garde nationale, de la troupe et de la population.

La nouvelle nous était venue à la Chancellerie en même temps qu'elle arrivait aux Tuileries; mais le récit encore obscur de l'attentat, les bruits incertains déjà répandus sur le nombre et les noms des victimes, l'absence prolongée du Roi et de sa suite maintenaient et redoublaient les alarmes; les salons de la Chancellerie étaient pleins des femmes, des mères, des soeurs, des filles de ceux qui accompagnaient le Roi; on accourait de tous côtés pour demander ou apporter des nouvelles: qui était tué? qui était blessé? que se passait-il à la revue continuée? La duchesse de Broglie arriva cherchant son mari; la Reine se jeta dans ses bras, étouffant à grand'peine ses larmes. Toute cette société royale était en proie à toutes les terreurs, à toutes les angoisses du coeur humain, et personne ne savait bien encore quelle serait la mesure de ses douleurs.

La vérité complète et précise, cruelle pour les uns, calmante pour les autres, fut enfin connue. La revue terminée, le Roi arriva à la Chancellerie avec son cortége: autour de la famille royale réunie et rassurée, on comptait les pertes, on répétait les noms de dix-huit autres familles, les unes illustres, les autres obscures, un maréchal, des généraux, des gardes nationaux, des ouvriers, des femmes, une jeune fille, toutes frappées du même coup, toutes en proie à la même désolation. Après un court repos, le Roi et les princes ses fils remontèrent à cheval, à la porte de la Chancellerie: les bataillons de la garde nationale et les régiments de l'armée défilèrent devant eux, avec ces acclamations ardentes, mêlées de sympathie et de colère, que suscite dans les masses le spectacle d'un grand crime, d'une grande douleur et d'un grand péril. Le défilé terminé, tous se dispersèrent, princes et peuple; chacun retourna à ses tristesses et à ses affaires; le duc de Broglie, en se déshabillant, vit tomber de sa cravate une balle qui s'y était arrêtée après avoir, sans qu'il s'en aperçût au moment, emporté et ensanglanté le collet de son habit. La population affluait autour des Tuileries, sur le théâtre de l'attentat, à la porte des blessés connus; et le soir même, le Roi, la Reine et Madame Adélaïde, dans une voiture de ville, sans escorte, allèrent porter à la veuve du maréchal Mortier, la duchesse de Trévise, ces témoignages de sympathie qui honorent ceux qui les donnent plus qu'ils ne consolent ceux qui en sont l'objet.

L'horreur fut générale et profonde. Le public était indigné et attendri. Le crime avait été préparé et exécuté avec une indifférence atroce. Toutes les classes, tous les rangs, tous les âges avaient été frappés. Les douleurs royales et les douleurs populaires s'étaient confondues. Le Roi avait déployé, au moment du péril, une fermeté imperturbable, et en revoyant sa famille, une sensibilité expansive. Nul homme n'a jamais eu un courage plus simple, plus exempt d'ostentation, moins empressé à se faire remarquer et valoir. Des milliers de spectateurs avaient vu et racontaient tous les détails, affreux ou touchants, de l'événement. Huit jours après, le 5 août, quatorze cercueils, portés sur quatorze chars funèbres, précédés et suivis d'un cortége immense, gouvernement, garde nationale, armée, clergé, magistrats, corps savants, écoles publiques, les représentants de la société tout entière, cheminèrent le long des boulevards, de la place de la Bastille aux Invalides, à travers une population innombrable, passionnément émue et silencieuse. Le Roi, la Reine, toute la famille royale attendaient et reçurent le cortége à l'hôtel des Invalides. En présence de toutes ces grandeurs divines et humaines, tous ces cercueils qu'un seul crime avait remplis de morts si divers, descendirent l'un après l'autre dans le même caveau. La cérémonie terminée, quand ce peuple de spectateurs se fut écoulé, les jours suivants, au sein des familles, dans les lieux publics, partout où se rencontraient des hommes qui n'avaient rien à cacher, un sentiment unanime éclatait; c'était le cri général qu'un devoir impérieux commandait de mettre un terme aux attaques, aux provocations, aux manoeuvres qui suscitaient de tels forfaits et infligeaient à la société de tels périls, au coeur humain de telles douleurs.

Le cabinet n'hésita pas un instant à remplir ce devoir. Le mal, c'était la provocation continue, tantôt audacieuse, tantôt astucieuse, au renversement de l'ordre établi. Pour atteindre à ce but, on s'arrogeait le droit de tenir et de remettre incessamment toutes choses en question, les bases même de la société comme les actes de son gouvernement, le droit primitif et fondamental des pouvoirs publics aussi bien que leur conduite. C'était là ce qu'on appelait la liberté de l'esprit humain et de la presse. Il fallait attaquer et vaincre dans son principe cette prétention anarchique, après l'avoir vaincue dans sa conséquence matérielle et armée, l'insurrection.

Nous abordâmes de front l'ennemi. Les lois que nous proposâmes le 4 août 1835, et qui devinrent les lois du 9 septembre suivant, qualifiaient d'attentat à la sûreté de l'État toute attaque contre le principe et la forme du gouvernement établi en 1830, lorsque cette attaque avait pour but d'exciter à la destruction ou au changement du gouvernement. Elles sanctionnaient et garantissaient l'inviolabilité constitutionnelle du Roi en punissant quiconque ferait remonter jusqu'à lui la responsabilité ou le blâme des actes de son gouvernement. Elles prenaient des précautions précises contre les divers moyens de dissimuler ces délits et d'en éluder la peine tout en les commettant. Elles réglaient, dans les limites et selon les conditions générales instituées par la Charte, les peines attachées aux délits, les juridictions appelées à en connaître et les formes de la procédure, de façon à assurer l'efficacité et la promptitude de la répression.

Pour tout esprit libre et ferme, il n'y avait rien là que de conforme aux traditions des nations civilisées et aux règles du commun bon sens. C'est une dérision de réclamer, au nom de la liberté de l'esprit humain, le droit de mettre incessamment en question les institutions fondamentales de l'État, et de confondre les méditations de l'intelligence avec les coups de la guerre. Il faut, à toute société humaine, des points fixes, des bases à l'abri de toute atteinte; nul État ne peut subsister en l'air, ouvert à tous les vents et à tous les assauts. Quand Dieu a, comme dit l'Écriture, livré le monde aux disputes des hommes, il connaissait les limites de leur puissance; il savait combien elle serait vaine, au fond, contre son oeuvre, même quand elle en troublerait la surface. Mais les oeuvres humaines sont bien autrement faibles et fragiles que l'oeuvre divine; elles ont besoin de garanties qu'elles ne trouvent pas dans leur force propre et native. Et quand la limite a été posée entre la discussion scientifique et la guerre politique, c'est un devoir pour le législateur de ne pas se contenter de défenses vaines, et d'opposer aux assaillants des remparts solides. Les lois de septembre n'inventèrent, pour réprimer les délits dont elles proclamaient la gravité, aucune pénalité inouïe et repoussée par nos moeurs, aucune juridiction nouvelle et qui parût prédestinée à la rigueur ou à la servilité. La déportation, avec des conditions diverses, était dès lors et sera de jour en jour plus acceptée comme la peine la mieux appropriée aux crimes politiques. La Cour des pairs faisait, depuis vingt ans, ses preuves d'indépendance et de modération en même temps que de fermeté efficace. Les modifications apportées dans la procédure n'avaient d'autre objet que d'assurer la prompte répression du délit, sans enlever aux accusés aucun de leurs moyens de défense. Les lois de septembre ne portaient nullement les caractères de lois d'exception et de colère; elles maintenaient les garanties essentielles du droit, tout en pourvoyant aux besoins accidentels et actuels de la société; définitions, juridictions, formes, peines, tout y était combiné, non pour frapper des ennemis, mais pour que la justice publique fût puissante et suffît pleinement à sa mission, en conservant son indépendance et son équité.

La discussion de ces lois amena un exemple frappant de la déplorable faiblesse d'esprit et de coeur qui, sous l'influence des passions personnelles ou des clameurs extérieures, peut obscurcir les notions les plus certaines et les plus simples. En parlant de la peine de la déportation que l'opposition qualifiait d'atroce, je fus conduit à dire: «On oublie constamment dans ce débat le but de toute peine, de toute législation pénale. Il ne s'agit pas seulement de punir ou de réprimer le condamné; il s'agit surtout de prévenir des crimes pareils. Il ne faut pas seulement mettre celui qui a commis le crime hors d'état de nuire de nouveau; il faut surtout empêcher que ceux qui seraient tentés de commettre les mêmes crimes se laissent aller à cette tentation. L'intimidation préventive et générale, tel est le but principal, le but dominant des lois pénales. Il faut choisir, dans ce monde, entre l'intimidation des honnêtes gens et l'intimidation des malhonnêtes gens, entre la sécurité des brouillons et la sécurité des pères de famille; il faut que les uns ou les autres aient peur, que les uns ou les autres redoutent la société et ses lois. Il faut le sentiment profond, permanent, d'un pouvoir supérieur toujours capable d'atteindre et de punir. Dans l'intérieur de la famille, dans les rapports de l'homme avec son Dieu, il y a de la crainte; il y en a naturellement et nécessairement. Qui ne craint rien bientôt ne respecte rien. La nature morale de l'homme a besoin d'être contenue par une puissance extérieure, de même que sa nature physique, son sang, tout son corps ont besoin d'être contenus par l'air extérieur, par la pression atmosphérique qui pèse sur lui. Opérez le vide autour du corps de l'homme; vous verrez à l'instant toute son organisation se troubler et se détruire. Il en est de même de sa nature morale; il faut qu'un pouvoir constant, énergique, redoutable, veille sur l'homme et le contienne; sans quoi, l'homme se livrera à toute l'intempérance, à toute la démence de l'égoïsme et de la passion.» Il n'y avait là; à coup sûr, qu'une vérité proclamée par le bon sens général, et de tout temps admise par les publicistes et par les moralistes, comme une des bases fondamentales de la législation religieuse et civile. Les partis et les journaux en firent une prétention tyrannique et barbare; le mot intimidation devint le synonyme d'iniquité préventive et de cruauté pénale; on l'écrivit, on le répéta à côté de mon nom comme le terrible caractère de ma politique. Et comme il est utile d'apporter des faits à l'appui des mots, on en inventa pour établir que, ce que je disais, je le faisais aussi dans l'occasion; on dit, on redit que, pendant les insurrections de Lyon, en 1831 et en 1834, j'avais donné, pour les réprimer, «des ordres impitoyables.» Le mensonge était grossier: en 1831, j'étais étranger au cabinet, et en 1834, je n'avais eu, par la nature de mes attributions, aucun ordre à donner à Lyon, et je n'en avais en effet donné aucun. Mais peu importe la vérité aux passions ennemies; la crédulité vient, pour elles, en aide au mensonge, et elles ne s'inquiètent guère qu'avec le temps la lumière se fasse sur leurs assertions; le profit, et plus encore le plaisir momentané qu'elles y trouvent suffisent à leur vulgaire satisfaction.

Le duc de Broglie se fit grand honneur dans ce débat; il expliqua et défendit les lois proposées avec une franchise, une fermeté, une lucidité, une élévation d'idées et de langage qui firent, sur la Chambre, une impression profonde. Il obtint, dans cette circonstance le plus honnête et le plus utile des succès; il donna aux partisans de la politique de résistance la satisfaction d'entendre prouver avec éclat qu'ils avaient raison, et il les affermit dans leur conviction en les laissant bien certains qu'il était lui-même profondément convaincu. En dépit des mauvaises velléités de la nature humaine, les hommes se plaisent à estimer en admirant, et les partis ne sont jamais plus animés et plus fidèles que lorsqu'ils se sentent honorés par le caractère et le talent de leurs chefs.

Les lois de septembre une fois votées et promulguées, l'état des esprits dans le pays, à leur sujet, fut très-mêlé et divers. L'opposition les avait ardemment combattues; les uns, par hostilité radicale, routine ou passion de parti; les autres, avec une inquiétude sincère. Plus j'y réfléchis, plus je demeure convaincu que l'opposition de ce temps a été constamment sous l'empire d'une double erreur; elle redoutait trop peu le mal et trop les remèdes; elle n'avait pas le sentiment juste des périls dont notre société était menacée par les idées fausses et les mauvaises passions qui fermentaient dans son sein; elle était infiniment trop prompte à croire les libertés publiques compromises ou même perdues. Les nations libres ont besoin de s'abriter sous des constructions fortes, surtout lorsqu'elles ont déjà longtemps vécu, et que leur longue vie a développé des éléments très-divers et des situations très-compliquées. Leurs libertés y sont aussi intéressées que leur repos, car la liberté, dont les germes peuvent être semés au vent des révolutions, ne s'enracine et ne grandit qu'au sein de l'ordre et sous des pouvoirs réguliers et durables. Le ferme établissement du gouvernement nouveau était pour nous, après 1830, la première et essentielle condition de la liberté; et telle était la situation comme la nature de ce gouvernement qu'il ne pouvait faire courir à la liberté aucun risque sérieux. L'opposition, je parle de l'opposition loyale et sans arrière-pensée, méconnut cet état général du pays; et son erreur était naturelle, car c'était celle d'une partie considérable du pays lui-même; il croyait sa santé politique plus forte qu'elle n'était réellement, et il repoussait comme inutiles et presque comme injurieux la plupart des remèdes qui lui étaient présentés. Aussi, en combattant les lois de septembre, l'opposition parlementaire ne manqua ni d'écho ni d'effet; et ces lois rencontrèrent, hors des Chambres, le même genre et à peu près le même degré de mécontentement et de blâme qu'elles avaient trouvés dans leur sein.

En revanche, l'adhésion, non-seulement des amis déclarés de la politique de résistance, mais des spectateurs impartiaux, fut prompte et décidée. Dans les départements, la grande majorité des conseils généraux, élus par les classes les plus indépendantes comme les plus éclairées, et représentants tranquilles des sentiments comme des intérêts locaux, s'empressèrent de témoigner leur satisfaction de la fermeté franche du cabinet et des garanties qu'il venait de donner à la paix publique. On ne tarda pas à reconnaître que ces garanties n'étaient ni oppressives, ni vaines: la presse ennemie baissa de ton, sans cesser d'être libre; ses violences et ses scandales furent plus rares et mieux réprimés; mais la discussion de la politique et des actes du pouvoir demeura ouverte et vive. Mises à l'épreuve de l'expérience, les lois de septembre ont, pendant plusieurs années, efficacement protégé l'ordre public, et à coup sûr elles n'ont pas détruit la liberté.

L'Europe fut frappée du spectacle qu'offrait alors la France. Le tranquille courage et la présence d'esprit du Roi, au moment de l'attentat, étaient fort admirés; on parlait de la main visible de la Providence qui l'avait préservé, lui et ses fils, dans cet immense péril. Treize ans plus tard, quand le gouvernement de 1830 n'existait plus, un vieux tory de ma connaissance, légitimiste déclaré pour la France, M. Croker me disait à Londres: «Après l'attentat de Fieschi, quand je vis par quelle fortune le roi Louis-Philippe y avait échappé, et avec quelle vigueur son gouvernement défendait la société menacée, je le crus, pour la première fois, destiné à fonder en France le régime constitutionnel et sa dynastie.» La Providence se réservait de nous apprendre qu'il faut de bien autres conditions que le courage et la bonne conduite de quelques hommes pour mettre fin aux révolutions et fonder un gouvernement.

Pendant les quatre mois qui s'écoulèrent entre la promulgation des lois de septembre et l'ouverture de la session de 1836, la situation du cabinet fut forte et tranquille; aucun grand événement ne vint nous troubler, aucun dissentiment intérieur ne nous embarrassait dans le travail régulier du gouvernement. Le procès de Fieschi et de ses complices, la conclusion du procès des insurgés d'avril, les négociations relatives à l'exécution du traité des 25 millions entre la France et les États-Unis, les mouvements diplomatiques de l'Europe, les crises révolutionnaires de l'Espagne, la préparation des projets de loi qui devaient être présentés aux Chambres dans la session prochaine nous occupaient sérieusement sans nous susciter dans le présent aucune complication fâcheuse, pour l'avenir aucune grave inquiétude. Un seul incident me donna à prendre une résolution qui pouvait entraîner, pour moi, une responsabilité délicate. Le maréchal Clauzel, alors gouverneur général de l'Algérie, préparait une expédition dans l'intérieur de la province d'Oran et sur Mascara. Le duc d'Orléans désirait ardemment aller en Afrique et y prendre part. Son désir rencontrait dans le cabinet beaucoup d'objections; on se souciait peu d'exposer l'héritier de la couronne à de graves périls dans une entreprise sur une terre inconnue et sans nécessité politique. On doutait que le maréchal Clauzel vît avec plaisir la présence du prince à l'armée et on craignait entre eux quelque embarras. Le Roi me parla du désir de son fils: «désir bien naturel, me dit-il, et qu'à tout prendre il est bon de satisfaire; quelles que soient les chances, il faut que mon fils vive avec l'armée et s'y fasse honneur. Aidez-moi à lever les obstacles qu'il rencontre; soyez favorable, dans le conseil, à son départ pour l'Afrique; il vous en saura beaucoup de gré, et je désire qu'il soit bien pour vous.» Le Roi avait raison: l'activité, l'empressement à servir le pays, à s'en faire connaître et à s'y distinguer, sont le devoir et font la fortune des princes. J'appuyai auprès de mes collègues, en particulier et dans le conseil, la proposition du départ du duc d'Orléans pour l'expédition projetée. En s'y rendant, il devait passer par la Corse, s'y arrêter quelques jours, et s'y montrer attentif aux besoins de cette terre si négligée du maître qu'elle avait donné à l'Europe. Il partit en effet dans les derniers jours d'octobre, et le 26 novembre suivant, au moment de se mettre en marche avec l'armée pour Mascara, il m'écrivait d'Oran:

«Je ne puis partir, Monsieur, pour l'expédition qui doit compléter un voyage que je vous dois d'avoir entrepris, sans vous remercier de nouveau d'avoir senti que l'intérêt de mon avenir, autant que le devoir de ma position, m'appelait partout où l'armée avait une tâche à accomplir. J'ai la confiance que le résultat de mon voyage ne pourra d'aucune façon vous faire regretter d'avoir donné votre adhésion à mon projet; et je sais que, tout en me conduisant de manière à me concilier l'estime de l'armée, je dois éviter ce qui, plus tard, pourrait faire peser des reproches spécieux sur la responsabilité du gouvernement.

«Je n'ai point la place de consigner, dans une lettre écrite à la hâte et au moment de monter à cheval, les observations nombreuses que j'ai cherché à recueillir avec impartialité sur l'état de notre marine, sur la Corse, et sur l'Afrique; mais je ne puis laisser échapper cette occasion de vous dire que je n'ai eu qu'à me louer, sous tous les rapports, de la manière d'être du maréchal Clauzel à mon égard. Je me suis efforcé pourtant de ne point laisser influencer, par l'accueil que j'ai reçu ici, le jugement que je devais porter sur l'état de ce pays; et j'ai dû reconnaître que des résultats importants, et auxquels, vous le savez, j'étais loin de m'attendre, avaient déjà été obtenus par le maréchal. Il a éteint toute dissidence politique; il représente convenablement et fait respecter l'autorité royale, et l'esprit de parti n'existe plus dans la population que sa composition y rendait le plus accessible. Les troupes ont repris confiance en leur chef et en elles-mêmes, et sous le point de vue militaire la situation est très-satisfaisante. Quant à la direction générale de son commandement, je crois pouvoir affirmer que le maréchal a compris maintenant ce qu'il fallait pour être soutenu par le gouvernement; et il veut le faire, même vis-à-vis des colons. Je pense même qu'il a senti qu'il deviendrait nécessaire de diminuer dans quelque temps les charges excessives que nos possessions africaines font peser sur la France; et j'ai eu occasion de discuter avec lui un plan de gouvernement de la Régence d'Alger que je désire vivement soumettre et faire approuver au Roi et à ses ministres à mon retour à Paris. Je serai au plus tard le 18 ou le 19 décembre à Toulon, et d'ici là, je vous prie, monsieur, de recevoir l'assurance de tous mes sentiments pour vous.»

L'expédition atteignit pleinement son but; Mascara fut occupé; le duc d'Orléans se fit grand honneur, dans l'armée et auprès de ses chefs, par son intelligence aussi prompte et aussi brillante que sa bravoure; et le 19 décembre, comme il me l'avait annoncé, il débarqua à Toulon, charmé d'avoir fait avec succès ce premier pas dans sa vie militaire en Afrique, et gardant un bon souvenir de mon intervention pour lui dans cette occasion.

Le même jour, à dix heures du soir, un convoi plus que modeste, presque un convoi de pauvre, suivi seulement d'un frère, d'une soeur et d'un prêtre, traversait Paris transportant dans une église de village, près de Bordeaux, le cercueil d'un grand homme de bien, grand citoyen dans les jours de péril suprême, et quelquefois grand orateur dans les débats politiques. L'ancien président de la Chambre des députés, le ministre de Louis XVIII, M. Lainé était mort à Paris le 17 décembre, et c'était selon sa dernière volonté qu'il était conduit, sans le moindre appareil, à sa dernière demeure. En 1830, après la révolution de Juillet, il se tint d'abord à l'écart, portant, par vraie tristesse comme par convenance, le deuil de cette ancienne royauté qu'il avait servie pendant seize ans, sinon avec un esprit politique clairvoyant et ferme, du moins avec un patriotisme sincère, une modération généreuse et un courage mélancolique qui s'élevait parfois à de beaux mouvements d'éloquence. Quand il vit la nouvelle monarchie établie et luttant contre l'anarchie, dès le 17 septembre 1830, il vint silencieusement prendre son siège dans la Chambre des pairs; et depuis ce jour jusqu'à sa mort, il s'acquitta scrupuleusement de tous ses devoirs politiques, sans sortir, pour aucun autre motif, de la retraite à laquelle il avait voué la fin de sa vie. C'était une âme très-noble, facilement émue, triste, et dont les instincts, plus grands que ses idées, s'élevaient, avec un touchant mélange de simplicité morale et de pompe oratoire, jusqu'à la vertu éloquente. Il avait dans l'esprit peu d'originalité, peu de vigueur, des aspirations hautes plutôt que des convictions claires, et son talent, qui manquait de précision au fond et de pureté dans la forme, ne laissait pas d'être toujours élevé, animé et sympathique. L'ordre et la liberté, le Roi et le pays ont eu des conseillers plus profonds et plus efficaces, jamais un ami plus dévoué et un serviteur plus digne. J'ai souvent pensé et agi autrement que M. Lainé; depuis 1830, je ne l'ai plus rencontré que rarement; mais soit dans mes rapports avec lui, soit en regardant de loin sa conduite et sa vie, je lui ai toujours porté une profonde estime, et je prends plaisir à rendre aujourd'hui à sa mémoire un hommage qu'en 1835 j'aurais volontiers rendu à son cercueil.

La session s'ouvrit le 29 décembre 1835 sous des auspices favorables; aucun trouble violent et prochain ne menaçait le pays; aucune question vitale ne pesait sur le gouvernement; la confiance renaissait, les libertés publiques se déployaient au sein de l'ordre que l'on commençait à croire effectivement rétabli: «J'espère, dit le Roi en ouvrant la session, que le moment est venu, pour la France, de recueillir les fruits de sa prudence et de son courage. Éclairés par le passé, profitons d'une expérience si chèrement acquise; appliquons-nous à calmer les esprits, à perfectionner nos lois, à protéger, par de judicieuses mesures, tous les intérêts d'une nation qui, après tant d'orages, donne au monde civilisé le salutaire exemple d'une noble modération, seul gage des succès durables. Le soin de son repos, de sa liberté, de sa grandeur, est mon premier devoir; son bonheur sera ma plus chère récompense.» Deux jours après, M. Dupin, réélu président de la Chambre des députés, disait en prenant possession du fauteuil: «Si, dans les précédentes sessions, les agitations du dehors ont quelquefois réagi jusque dans cette enceinte, je n'en doute pas, la paix profonde qui règne dans l'État étendra sur nous sa salutaire influence. La lutte sera toute parlementaire; elle sera digne; les intérêts du pays seront noblement et librement débattus; les rivalités, s'il s'en élève, ne seront inspirées que par l'amour du bien public; chacun voudra remporter chez soi le sentiment d'un devoir généreusement accompli.»

Le 14 janvier 1836, M. Humann proposa à la Chambre des députés les lois de finances. Dès le début de son discours, en exposant les besoins et les ressources de l'exercice 1837, il présenta comme nécessaire, légitime, opportune, et, sinon comme immédiate, du moins comme imminente, la mesure que M. de Villèle avait tentée sans succès en 1824, le remboursement ou la réduction des rentes. La Chambre accueillit ses paroles avec une faveur marquée, et nous, au banc des ministres, nous les entendîmes avec une extrême surprise. Bonne ou mauvaise, une telle mesure était évidemment trop grave pour être annoncée sans l'examen approfondi et l'assentiment formel du cabinet; elle n'y avait été ni décidée, ni même mise en délibération; la démarche qui s'accomplissait en ce moment était le fait du ministre des finances seul; ni le Roi, ni les autres membres du cabinet ne l'avaient acceptée ni connue.

Bien des spectateurs à cette époque et plusieurs historiens depuis lors ont vu là un acte perfidement prémédité, une intrigue ourdie pour diviser, disloquer et renverser le cabinet, intrigue dont M. Humann aurait été l'instrument crédule et involontaire. C'est mettre dans la politique plus de comédie machiavélique qu'il n'y en a réellement, quoiqu'il y en ait beaucoup. M. Humann n'était ni un instrument ni une dupe; il n'avait, pour son propre compte, nul mauvais dessein envers le cabinet dont il partageait sincèrement les vues générales, et il ne fut nullement, dans cette occasion, l'aveugle agent des desseins d'autrui. Profondément convaincu de la légalité et de l'utilité de la conversion des rentes, il avait, en 1824, appuyé M. de Villèle dans cette tentative; plus tard, soit avant, soit depuis son entrée dans le cabinet, il s'était plusieurs fois expliqué dans le même sens; peut-être même, en préparant le budget de 1837, avait-il reparlé de son idée à quelques-uns de ses collègues; mais il n'en avait jamais proposé au conseil ni l'adoption formelle, ni l'exécution prochaine; il la développa dans son exposé des motifs pour se donner à lui-même une grande satisfaction et pour poser la base d'un budget normal auquel il avait hâte d'arriver. C'était un esprit à la fois profond et gauche, obstiné et timide devant la contradiction, et persévérant dans ses vues quoique embarrassé à les produire et à les soutenir. Il tenait beaucoup à accomplir, pendant son ministère, quelque acte important et qui lui fît honneur: «Que voulez-vous? disait M. Royer-Collard, qui ne se refusait guère un peu d'ironie envers ses amis, M. Guizot a sa loi sur l'instruction primaire, M. Thiers sa loi sur l'achèvement des monuments publics; Humann aussi veut avoir sa gloire.» En tenant, sur la conversion des rentes, un langage officiellement positif et pressant, M. Humann en dit beaucoup plus qu'il n'avait osé en dire d'avance au Roi et à ses collègues; mais il ne formait point le propos délibéré de les engager à tout risque et sans leur aveu; il marchait à son but avec un mélange de précipitation et d'embarras, mais sans arrière-pensée déloyale. Il y eut là, de sa part, une imprudence un peu égoïste et sournoise, mais point d'intrigue, ni de complaisance secrète pour les intrigues qui s'agitaient autour du cabinet.

Quoi qu'il en fût, un tel acte et la situation qu'il faisait au Roi et au cabinet n'étaient pas supportables; la dignité des personnes et l'harmonie intérieure du gouvernement en étaient également compromises. Nous nous en expliquâmes nettement avec M. Humann. Il sentit la portée de ce qu'il avait fait, nous en exprima son regret en persistant dans ses vues, et donna sa démission. Le comte d'Argout, gouverneur de la Banque, lui succéda immédiatement dans le ministère des finances.

Restait la question même que M. Humann avait soulevée, qu'il n'emportait pas en se retirant, et sur laquelle le cabinet était obligé de prendre sans délai un parti. Nous étions prévenus que des interpellations nous seraient adressées à ce sujet, non par l'opposition, mais par l'un de nos plus sincères amis, M. Augustin Giraud, car la conversion des rentes avait, dans nos propres rangs, des partisans aussi chauds que parmi nos adversaires politiques. Notre situation était délicate. Le Roi était vivement opposé à la mesure qu'il regardait comme injuste en soi, contraire à la bonne foi publique, nuisible à son gouvernement, et dont il contestait même la légalité. La plupart d'entre nous pensaient, au contraire, que la mesure était légale en principe et bonne à prendre dès qu'elle deviendrait opportune, mais que l'opportunité n'existait pas encore et qu'il fallait l'attendre. Nous résolûmes de n'aborder la question au fond que si elle devenait, dans la Chambre, l'objet d'une proposition formelle, et de déclarer en attendant que le cabinet était décidé, d'une part à ne point proposer lui-même, dans la cession actuelle, la conversion des rentes, d'autre part à ne contracter, sur l'époque où cette mesure pourrait être adoptée, aucun engagement positif et à jour fixe. Ce fut là le langage que tint le duc de Broglie en expliquant, dans les termes les plus amicaux, notre dissidence avec M. Humann, les motifs de sa retraite et le regret que nous en ressentions. Tant de réserve ne convenait pas aux partisans impatients de la conversion des rentes; ils voulaient que sur-le-champ le cabinet adoptât la mesure en principe, dît pour quelles raisons il la jugeait momentanément inopportune, et indiquât pour quel temps il en espérait l'opportunité. On se plaignit que le duc de Broglie ne se fût pas, disait-on, expliqué assez clairement. Il assigna de nouveau les limites comme les raisons de sa réserve, et en répétant les termes mêmes dont il s'était servi pour répondre à l'interpellation qui nous était adressée, il adressa à son tour aux questionneurs cette question: «Est-ce clair?» Rien n'était plus clair en effet que ses paroles, ni plus sensé et plus loyal que la conduite qu'il tenait au nom du cabinet: c'est précisément dans les questions embarrassantes et douteuses que le premier devoir des hommes qui gouvernent est de dire franchement ce que, dans le présent, ils veulent ou ne veulent pas faire, et de réserver, pour l'avenir, leur droit de délibérer et de se résoudre selon les nécessités ou les convenances des temps. Le duc de Broglie pratiquait, en agissant ainsi, la seule politique digne d'un gouvernement sérieux en face d'un pays libre. Il ne pressentit pas bien la disposition de la Chambre et l'effet de ses paroles quand il termina sa réponse par ce tour un peu sec et moqueur: «Est-ce clair?» Je n'ai rencontré nul homme qui, dans ses rapports soit avec les assemblées publiques, soit avec les individus isolés, fût plus scrupuleusement appliqué à bien agir et moins préoccupé de plaire. La Chambre fut piquée de cette attitude et de plus en plus échauffée dans son désir de peser fortement sur le cabinet pour que la conversion des rentes fût, sinon immédiatement accomplie, du moins résolue en principe et annoncée pour une époque prochaine. Trois propositions formelles furent déposées à ce sujet, et la principale, celle de M. Gouin, accueillie par les bureaux de la Chambre, devint, les 5 et 6 février, l'objet d'un débat solennel.

Des membres du cabinet, M. Thiers et M. Duchâtel furent ceux qui y prirent la principale part. Avec l'inventive et souple rectitude de son esprit, M. Thiers traita la question sous toutes ses faces: au nom du cabinet tout entier, il reconnut non-seulement que la réduction des rentes était légale et utile pour l'État, mais encore qu'elle serait inévitablement amenée par le temps. Il exposa ensuite combien, si elle s'opérait soudainement, elle serait peu équitable et dure, ce qu'il y avait d'exagéré dans les avantages qu'on s'en promettait, et quels en pourraient être les inconvénients si elle était entreprise au milieu d'une situation naguère orageuse et à peine raffermie. Sa conclusion fut aussi modeste que sa discussion avait été lucide; il se borna à demander l'ajournement de la proposition. Par des considérations plus spécialement financières, M. Duchâtel soutint, et sur le fond de la mesure et sur la convenance de l'ajournement, la même politique. Mais, par des motifs très-divers, la Chambre était fortement prévenue; les uns voulaient établir immédiatement, et à tout prix, l'équilibre du budget; les autres avaient, contre les capitalistes et les rentiers de Paris, une secrète humeur; le goût des plans de finances, les jalousies de province, les engagements d'amour-propre, les intrigues de parti, les rancunes et les ambitions personnelles se joignirent aux efforts de l'opposition contre la demande de l'ajournement; elle fut rejetée à deux voix de majorité, et le cabinet, décidé à ne pas accepter un tel échec, porta aussitôt au Roi sa démission.

Dix jours après ce vote, un député absent, et l'un des plus indépendants comme des plus judicieux, M. Jouffroy m'écrivait de Pise, où la maladie le retenait encore: «Le Journal des Débats arrivé hier vient de me faire connaître la belle décision de la Chambre sur la proposition de M. Gouin et la retraite du cabinet. Je ne suis pas encore revenu de la surprise que me cause cet étrange événement. Renverser un cabinet qui, depuis trois ans, fait face à l'ennemi, au moment où il a achevé de le vaincre et où, grâce à son énergie, la cause de l'ordre est sauvée; le renverser après avoir marché avec lui dans les moments difficiles, et triomphé avec lui; le renverser à propos d'une question de finances inexécutable cette année, inexécutable l'année prochaine, parce qu'il dit qu'il faut prendre six mois pour y réfléchir; le renverser enfin parce qu'il hésite sur une mesure dont la justice est douteuse, c'est une absurdité qui n'a pas de nom et qui révèle une absence d'esprit politique incroyable. Je suis affligé pour la Chambre, affligé pour mon pays d'un tel acte; il étonne ici tous les hommes sensés et leur paraît inexplicable. Il ne l'est pourtant pas pour ceux qui connaissent notre Chambre comme je la connais, et je vois bien d'ici comment et de quoi s'est formée la majorité des 194 contre 192. Mais précisément parce que je le sais, je ne conçois pas quel profit retireront de la dissolution du cabinet ceux qui l'ont amenée; composée comme elle l'est, il me semble douteux que cette agglomération puisse rester unie jusqu'à la formation d'un cabinet nouveau, et il m'est démontré qu'elle ne le créera que pour le déchirer. Le Roi ne peut aller au sein du tiers-parti. Les deux oppositions ne soutiendront pas trois mois un ministère du tiers-parti. Il faudra donc qu'il meure, comme il a déjà fait, ou qu'il s'abjure et se fasse semblable à la ci-devant majorité, à laquelle il restera toujours suspect parce qu'il l'a désertée, et dont les membres sortants de l'ancien cabinet resteront toujours les chefs. Ainsi il vivra sous la protection et par la grâce des vaincus, ce qui le rendra ridicule. Je comprends mal une telle situation; je n'en voudrais à aucun prix; et si les membres du cabinet tombé restent unis, elle ne sera pas longtemps tenable. Mais quelle mauvaise aventure pour le pays en présence de la question d'Orient, de la guerre civile d'Espagne et de l'affaire des États-Unis!»

M. Jouffroy avait, je crois, pleinement raison, et dans son jugement sur la crise naguère accomplie, et dans son appréciation des chances de l'avenir. Si les membres du cabinet tombé, qui, depuis plus de trois ans, pratiquaient la même politique et qui venaient de succomber ensemble en soutenant la même cause, étaient restés unis après leur chute comme ils l'avaient été au sein du pouvoir, s'ils s'étaient refusés à toute séparation dans leur retraite comme ils s'étaient défendus de toute discorde dans le gouvernement, ils auraient certainement ramené bientôt le succès de leur politique, et fait faire au gouvernement représentatif un grand pas vers son régulier et complet établissement. Mais les dispositions et les résolutions qu'eût exigées une telle conduite ne se rencontraient point chez plusieurs des hommes dont le concours y eût été nécessaire, et l'espérance de M. Jouffroy était un rêve que les faits ne devaient pas tarder à démentir.

Le roi Louis-Philippe était fort capable d'avoir une idée fixe, une résolution permanente, et de la maintenir ou de la reprendre à travers les difficultés variables des circonstances. Il l'a bien prouvé par son constant et efficace attachement, dans les affaires extérieures à la paix européenne, et pour l'intérieur à l'ordre légal. S'il eût été aussi convaincu que la solide union des diverses nuances qui avaient formé le cabinet du 11 octobre 1832, et de leurs principaux représentants, était nécessaire à la sûreté de son trône et au succès de son gouvernement, il aurait employé, à maintenir ou à rétablir cette union, sa constance comme son savoir-faire, et il y aurait probablement réussi. Mais le Roi n'avait point de conviction semblable; il était porté à croire que, par lui-même, il suffirait toujours pour faire prévaloir la bonne politique, et quand il s'agissait de la formation ou de la chute des cabinets, il cédait quelquefois à ses goûts personnels, à ses préventions ou à ses convenances du moment, bien plus qu'il ne l'eût fait s'il eût eu constamment en vue la nécessité de tenir groupées et agissant ensemble autour de lui toutes les forces vitales de son gouvernement. J'ai déjà dit comment et par quelles causes il portait au duc de Broglie plus d'estime et de confiance que de faveur. Quand, sur la question de la conversion des rentes, éclata la crise ministérielle, diverses circonstances aggravaient encore, dans le Roi, cette disposition: quelques-uns des diplomates européens, entre autres le prince de Metternich et le baron de Werther, ministre de Prusse à Paris, avaient eu, avec le duc de Broglie, de petits différends qui leur avaient laissé, pour lui, un secret mauvais vouloir. Le prince de Talleyrand qui, dans sa retraite, conservait, auprès du Roi, des habitudes d'intimité et d'influence, n'avait pas oublié son dernier dissentiment avec le duc de Broglie à propos du vague projet d'alliance offensive et défensive avec l'Angleterre, et lui en gardait quelque humeur. De tous ces faits résultaient, autour du Roi, un langage, un travail quotidien peu favorable au duc de Broglie; on le représentait comme assez souvent incommode, quelquefois compromettant, et, en tout cas, point indispensable. En mars 1835,1e Roi ne s'était pas décidé sans peine à le rappeler au département des affaires étrangères; en février 1836, il l'en vit sortir sans regret.

Loin de rien faire ou de rien dire qui le séparât de ses collègues dans le cabinet, M. Thiers avait fermement soutenu, à propos de la conversion des rentes comme en toute autre occasion, leur politique commune; il ne pouvait être taxé de défection cachée ou seulement de mollesse; il avait agi aussi loyalement qu'utilement. Pourtant il conservait toujours quelque crainte d'être trop intimement uni aux doctrinaires, et quelque soin de s'en distinguer. La rentrée du duc de Broglie en 1835, comme président du conseil, lui avait laissé une impression de contrariété et de malaise qui n'influa point sur sa conduite tant que le cabinet resta debout, mais qui le disposa à se considérer, après notre chute, comme dégagé de tout lien et libre de suivre à part sa propre destinée. Il était las du ministère de l'intérieur et ne cachait pas son goût pour le département des affaires étrangères. A la cour, dans le monde diplomatique, dans les salons, les politiques peu favorables au duc de Broglie ne manquaient pas de flatter ce goût de M. Thiers, et de satisfaire ainsi leur mauvais vouloir pour le ministre qui leur déplaisait en se préparant le bon vouloir de son successeur. Il eût fallu, de la part de M. Thiers, une conviction profonde de la nécessité des liens qui avaient uni le cabinet du 11 octobre et une forte résolution de les maintenir à travers les diverses chances de la fortune. Ni cette conviction, ni cette résolution ne se rencontraient en lui, pas plus que dans le Roi.

Quelle qu'en dût être l'issue, la crise était flagrante; le Roi se mit à l'oeuvre pour former un cabinet. Il appela successivement M. Humann, M. Molé, le maréchal Gérard, M. Dupin, M. Passy, M. Sauzet. Les trois premiers déclinèrent formellement l'invitation du Roi; ils croyaient plusieurs des ministres tombés nécessaires au gouvernement, et ne se jugeaient pas en mesure, soit de les retenir dans un cabinet nouveau, soit de se passer de leur concours. Les trois derniers, appelés ensemble et à plusieurs reprises aux Tuileries, se dirent prêts à servir le Roi et le pays, mais ne voulurent pas entreprendre de former eux-mêmes un ministère; ils donnèrent au Roi le conseil d'en charger spécialement un homme politique qui deviendrait le président du cabinet futur, rôle auquel, selon le dire de M. Dupin, aucun d'eux ne prétendait. Le tiers-parti se souciait peu de renouveler l'épreuve du ministère des trois jours. Dans ces divers entretiens, le Roi fit l'éloge du cabinet tombé, exprima le, vif regret que lui laissait sa retraite, et n'insista pas beaucoup pour que M. Dupin et ses amis en devinssent les successeurs.

C'était autour de M. Thiers et sur lui-même que se faisait un travail sérieux pour reconstruire un cabinet; c'était sur lui que le Roi comptait pour maintenir l'ancienne politique en en faisant un peu fléchir les apparences, et pour éluder ou du moins ajourner la réduction des rentes sans s'y refuser, dans le présent, aussi nettement que l'avait fait le duc de Broglie. Des personnes importantes à la cour, bien des députés du tiers-parti ou même de l'opposition pressaient M. Thiers de se prêter à cette combinaison, et lui promettaient leur concours. M. de Talleyrand l'approuvait hautement, dans le monde diplomatique comme auprès du Roi, et par des paroles élégamment flatteuses, il encourageait M. Thiers à l'entreprendre. M. Thiers hésitait; il lui en coûtait de se séparer de ses anciens collègues et de tenir une conduite autre que la leur; il avait éprouvé leur loyauté et leur courage; il savait ce que, malgré les clameurs de parti, ils avaient de considération et d'influence dans le pays comme dans les Chambres; il ne prévoyait pas sans inquiétude les dissentiments qui naissent et se développent presque infailliblement entre les hommes quand leurs situations deviennent très-diverses. Il fit des efforts répétés pour décider M. Duchâtel à rester avec lui dans le nouveau cabinet; il lui offrit de lui laisser la désignation de deux ministres et de me proposer l'ambassade d'Angleterre. M. Duchâtel refusa péremptoirement; il ne voulait ni accepter, pour la politique jusque-là pratiquée, un drapeau et des alliés plus incertains, ni se séparer de ses intimes amis. Après quinze jours de fluctuation, M. Thiers se décida enfin, et le Moniteur du 22 février 1836 annonça la formation du nouveau cabinet. M. Thiers le présidait comme ministre des affaires étrangères; trois membres du cabinet précédent, le maréchal Maison, l'amiral Duperré et le comte d'Argout continuaient d'y siéger; trois députés du tiers-parti, MM. Passy, Pelet de la Lozère et Sanzet, y entraient comme ministres du commerce, de l'instruction publique et de la justice; le comte de Montalivet, investi de la confiance particulière du Roi et qui avait naguère courageusement soutenu la politique de résistance, fut chargé du ministère de l'intérieur.

Le lendemain du jour où la formation du nouveau cabinet fut décidée, au moment où elle paraissait dans le Moniteur, je reçus de M. Thiers ce billet:

«Mon cher monsieur Guizot, je n'ai pas eu le temps d'aller vous annoncer hier soir notre constitution définitive, car nous sommes sortis fort tard des Tuileries. Les événements nous ont séparés; mais ils laisseront subsister, je l'espère, les sentiments qu'avaient fait naître tant d'années passées ensemble, dans les mêmes périls. S'il dépend de moi, il restera beaucoup de notre union, car nous avons encore beaucoup de services à rendre à la même cause, quoique placés dans des situations diverses. Je ferai de mon mieux pour qu'il en soit ainsi. J'irai vous voir dès que j'aurai suffi aux nécessités du premier moment.»

Je lui répondis sur-le-champ:

«Mon cher ami, vous avez toute raison de croire à la durée des sentiments qu'a fait naître entre nous une si longue communauté de travaux et de périls. J'appartiens à la cause que nous avons soutenue ensemble. J'irai où elle me mènera, et je compte bien vous y retrouver toujours. Adieu. J'irai vous voir dès que je vous supposerai un peu de loisir.»

Il y a, dans toute grande entreprise humaine, une idée supérieure, souveraine, qui doit être le point fixe, l'étoile dirigeante des hommes appelés à y jouer un rôle. En 1832, et à travers bien des difficultés de situation, de relations, d'habitudes, de caractère, c'était une idée de cet ordre qui avait présidé à la formation du cabinet du 11 octobre. Acteurs, conseillers ou spectateurs, tous ceux qui avaient pris part à l'événement avaient senti que l'union et l'action commune des hommes déjà éprouvés dans le travail du gouvernement monarchique et libre étaient l'impérieuse condition de son succès. Ce sentiment avait surmonté toutes les hésitations, tous les obstacles et déterminé toutes les conduites. Sentiment parfaitement sensé et clairvoyant, car les grandes oeuvres et les bonnes causes n'ont jamais échoué que par la désunion des hommes et des partis qui, au fond, formaient les mêmes voeux et avaient pour mission de concourir aux mêmes desseins. Cette idée dominante, cette grande lumière de 1832 disparut en 1836; et elle disparut dans une bien petite circonstance, devant une question très-secondaire et par des motifs bien légers ou bien personnels. La conversion plus ou moins prompte des rentes était, à coup sûr, fort loin de valoir l'abandon de l'union des personnes et des politiques qui, depuis 1830, travaillaient ensemble à fonder le gouvernement. Ce fut la faute de cette époque. La révolution de 1830 avait déjà fort rétréci le cercle et désuni les rangs des conseillers efficaces de la royauté sous le régime constitutionnel; la crise ministérielle de 1836 rompit le faisceau que, sous l'influence d'une pensée haute et prévoyante, celle de 1832 avait formé.

PIÈCES HISTORIQUES

I

Rapport au roi Louis-Philippe sur la publication d'un Manuel général de l'instruction primaire.

(19 octobre 1832.)

SIRE,

Le gouvernement de Juillet a dû comprendre, et il a compris la haute importance de l'instruction primaire: une puissante impulsion a été donnée, de grands résultats ont été obtenus. Pour les assurer et les étendre, une institution me paraît indispensable; je veux dire une publication périodique qui recueille et répande tout ce qui peut servir à l'amélioration des écoles et à l'instruction du peuple.

Bien peu d'instituteurs primaires ont reçu, dans les écoles normales récemment fondées, le secret des bonnes méthodes et les principes d'une éducation nationale. Ceux qui sortent de ces écoles demandent à être dirigés dans leurs études et dans leurs efforts; sans cela, leur zèle s'affaiblit, et bientôt une triste routine devient leur ressource dernière. Ainsi l'ignorance se maintient et se propage par ceux-là même qui sont chargés de la combattre, et les sacrifices faits par l'État, les départements, les communes, demeurent stériles.

Nos nouvelles institutions, spécialement celle des comités locaux, appellent d'ailleurs, à la surveillance des écoles, des citoyens que nulles études spéciales n'ont préparés à l'accomplissement de cette mission. C'est pour eux un assez grand sacrifice que de dérober à leurs intérêts et à leurs affaires quelques instants pour la surveillance qui leur est confiée. Il appartient donc à l'autorité qui les institue de leur adresser des instructions précises qui rendent cette surveillance plus facile pour eux-mêmes, et vraiment efficace pour les écoles qui en sont l'objet.

Pour satisfaire à ce besoin, des théories générales sont loin de suffire; il faut des indications précises, des conseils répétés. Chaque jour voit éclore, en matière d'enseignement, un nouveau livre, une méthode nouvelle: le pays doit s'en féliciter; mais ces inventions, ces essais ont besoin d'être appréciés avec science et indépendance. Des rapports précieux, pleins de faits et de vues, rédigés par les comités, les inspecteurs, les recteurs, les maires, les préfets, demeurent inconnus du public. Le gouvernement doit prendre soin de connaître et de répandre toutes les méthodes heureuses, de suivre tous les essais, de provoquer tous les perfectionnements.

Dans nos moeurs, dans nos institutions, un seul moyen offre assez d'action, assez de puissance pour assurer cette influence salutaire: c'est la presse.

Je propose donc à Votre Majesté d'autoriser en principe la publication d'un recueil périodique à l'usage des écoles primaires de tous les degrés.

Ce recueil devra contenir: 1° la publication de tous les documents relatifs à l'instruction populaire en France; 2° la publication de tout ce qui intéresse l'instruction primaire dans les principaux pays du monde civilisé; 3° l'analyse des ouvrages relatifs à l'instruction primaire; 4° des conseils et des directions propres à assurer le progrès de cette instruction dans toutes les parties du royaume.

Pour présenter toutes les garanties désirables, cette publication serait confiée à un haut fonctionnaire de l'Université, sous la direction du Conseil royal.

Ce fonctionnaire devra être pénétré de cette vérité que, si les institutions font les destinées des peuples, ce sont les moeurs qui font les institutions nationales, et que la base la plus inébranlable de l'ordre social est l'éducation morale de la Jeunesse.

Il comprendra aussi que les moeurs se rattachent aux convictions religieuses, et que l'action de la conscience ne se remplace par aucune autre. C'est en Hollande, en Allemagne, en Écosse que se trouvent les écoles les plus florissantes, les plus efficaces de notre époque; et dans tous ces pays, la religion s'associe à l'instruction primaire et lui prête le plus utile appui.

La France, Sire, ne restera point en arrière de tels exemples. Elle saura concilier des convictions profondes avec des lumières rapidement progressives, des moeurs fortes avec des institutions libres. C'est la mission de l'éducation nationale d'assurer ces beaux résultats. L'institution pour laquelle j'ai l'honneur de solliciter l'approbation de Votre Majesté me parait un des meilleurs moyens de les préparer.

Je suis avec le plus profond respect,
Sire,
De Votre Majesté,
Le très-humble, très-obéissant et
très-fidèle serviteur et sujet,

Le ministre secrétaire d'État au département de l'instruction publique, GUIZOT.

Approuvé: LOUIS-PHILIPPE.

II

Circulaire adressée le 18 juillet 1833 à tous les instituteurs primaires en leur envoyant la loi du 28 juin 1833.

Paris, 18 juillet 1833.

Monsieur, je vous transmets la loi du 28 juin dernier sur l'instruction primaire, ainsi que l'exposé des motifs qui l'accompagnait lorsque, d'après les ordres du Roi, j'ai eu l'honneur de la présenter, le 2 janvier dernier, à la Chambre des députés.

Cette loi, monsieur, est vraiment la charte de l'instruction primaire; c'est pourquoi je désire qu'elle parvienne directement à la connaissance et demeure en la possession de tout instituteur. Si vous l'étudiez avec soin, si vous méditez attentivement ses dispositions ainsi que les motifs qui en développent l'esprit, vous êtes assuré de bien connaître vos devoirs et vos droits, et la situation nouvelle que vous destinent nos institutions.

Ne vous y trompez pas, monsieur: bien que la carrière de l'instituteur primaire soit sans éclat, bien que ses soins et ses jours doivent le plus souvent se consumer dans l'enceinte d'une commune, ses travaux intéressent la société tout entière, et sa profession participe de l'importance des fonctions publiques. Ce n'est pas pour la commune seulement et dans un intérêt purement local que la loi veut que tous les Français acquièrent, s'il est possible, les connaissances indispensables à la vie sociale, et sans lesquelles l'intelligence languit et quelquefois s'abrutit: c'est aussi pour l'État lui-même et dans l'intérêt public; c'est parce que la liberté n'est assurée et régulière que chez un peuple assez éclairé pour écouter en toute circonstance la voix de la raison. L'instruction primaire universelle est désormais une des garanties de l'ordre et de la stabilité sociale. Comme tout, dans les principes de notre gouvernement, est vrai et raisonnable, développer l'intelligence, propager les lumières, c'est assurer l'empire et la durée de la monarchie constitutionnelle.

Pénétrez-vous donc, monsieur, de l'importance de votre mission; que son utilité vous soit toujours présente dans les travaux assidus qu'elle vous impose. Vous le voyez: la législation et le gouvernement se sont efforcés d'améliorer la condition et d'assurer l'avenir des instituteurs. D'abord le libre exercice de leur profession dans tout le royaume leur est garanti, et le droit d'enseigner ne peut être ni refusé, ni retiré à celui qui se montre capable et digne d'une telle mission. Chaque commune doit, en outre, ouvrir un asile à l'instruction primaire. A chaque école communale un maître est promis. A chaque instituteur communal un traitement fixe est assuré. Une rétribution spéciale et variable vient l'accroître. Un mode de perception, à la fois plus conforme à votre dignité et à vos intérêts, en facilite le recouvrement, sans gêner d'ailleurs la liberté des conventions particulières. Par l'institution des caisses d'épargne, des ressources sont préparées à la vieillesse des maîtres. Dès leur jeunesse, la dispense du service militaire leur prouve la sollicitude qu'ils inspirent à la société. Dans leurs fonctions, ils ne sont soumis qu'à des autorités éclairées et désintéressées. Leur existence est mise à l'abri de l'arbitraire ou de la persécution. Enfin l'approbation de leurs supérieurs légitimes encouragera leur bonne conduite et constatera leurs succès; et quelquefois même une récompense brillante, à laquelle leur modeste ambition ne prétendait pas, peut venir leur attester que le gouvernement du Roi veille sur leurs services et sait les honorer.

Toutefois, monsieur, je ne l'ignore point: la prévoyance de la loi, les ressources dont le pouvoir dispose ne réussiront jamais à rendre la simple profession d'instituteur communal aussi attrayante qu'elle est utile. La société ne saurait rendre, à celui qui s'y consacre, tout ce qu'il fait pour elle. Il n'y a point de fortune à faire, il n'y a guère de renommée à acquérir dans les obligations pénibles qu'il accomplit. Destiné à voir sa vie s'écouler dans un travail monotone, quelquefois même à rencontrer autour de lui l'injustice ou l'ingratitude de l'ignorance, il s'attristerait souvent et succomberait peut-être s'il ne puisait sa force et son courage ailleurs que dans les perspectives d'un intérêt immédiat et purement personnel. Il faut qu'un sentiment profond de l'importance morale de ses travaux le soutienne et l'anime, et que l'austère plaisir d'avoir servi les hommes et secrètement contribué au bien public devienne le digne salaire que lui donne sa conscience seule. C'est sa gloire de ne prétendre à rien au delà de son obscure et laborieuse condition, de s'épuiser en sacrifices à peine comptés de ceux qui en profitent, de travailler enfin pour les hommes et de n'attendre sa récompense que de Dieu.

Aussi voit-on que, partout où l'enseignement primaire a prospéré, une pensée religieuse s'est unie, dans ceux qui le répandent, au goût des lumières et de l'instruction. Puissiez-vous, monsieur, trouver dans de telles espérances, dans ces croyances dignes d'un esprit sain et d'un coeur pur, une satisfaction et une constance que peut-être la raison seule et le seul patriotisme ne vous donneraient pas!

C'est ainsi que les devoirs nombreux et divers qui vous sont réservés vous paraîtront plus faciles, plus doux et prendront sur vous plus d'empire. Il doit m'être permis, monsieur, de vous les rappeler. Désormais, en devenant instituteur communal, vous appartenez à l'instruction publique; le titre que vous portez, conféré par le ministre, est placé sous sa sauvegarde. L'Université vous réclame; en même temps qu'elle vous surveille, elle vous protège et vous admet à quelques-uns des droits qui font de l'enseignement une sorte de magistrature. Mais le nouveau caractère qui vous est donné m'autorise à vous retracer les engagements que vous contractez en le recevant. Mon droit ne se borne pas à vous rappeler les dispositions des lois et règlements que vous devez scrupuleusement observer; c'est mon devoir d'établir et de maintenir les principes qui doivent servir de règle morale à la conduite de l'instituteur, et dont la violation compromettrait la dignité du corps auquel il pourra appartenir désormais. Il ne suffit pas, en effet, de respecter le texte des lois; l'intérêt seul y pourrait contraindre, car elles se vengent de celui qui les enfreint; il faut encore et surtout prouver par sa conduite qu'on a compris la raison morale des lois, qu'on accepte volontairement et de coeur l'ordre qu'elles ont pour but de maintenir, et qu'à défaut de l'autorité on trouverait dans sa conscience une puissance sainte comme les lois et non moins impérieuse.

Les premiers de vos devoirs, monsieur, sont envers les enfants confiés à vos soins. L'instituteur est appelé par le père de famille au partage de son autorité naturelle; il doit l'exercer avec la même vigilance et presque avec la même tendresse. Non-seulement la vie et la santé des enfants sont remises à sa garde, mais l'éducation de leur coeur et de leur intelligence dépend de lui presque tout entière. En ce qui concerne l'enseignement proprement dit, rien ne vous manquera de ce qui peut vous guider. Non-seulement une École normale vous donnera des leçons et des exemples; non-seulement les comités s'attacheront à vous transmettre des instructions utiles, mais encore l'Université même se maintiendra avec vous en constante communication. Le Roi a bien voulu approuver la publication d'un journal spécialement destiné à l'enseignement primaire. Je veillerai à ce que le Manuel général répande partout, avec les actes officiels qui vous intéressent, la connaissance des méthodes sûres, des tentatives heureuses, les notions pratiques que réclament les écoles, la comparaison des résultats obtenus en France ou à l'étranger, enfin tout ce qui peut diriger le zèle, faciliter le succès, entretenir l'émulation.

Mais quant à l'éducation morale, c'est en vous surtout, monsieur, que je me fie. Rien ne peut suppléer en vous la volonté de bien faire. Vous n'ignorez pas que c'est là, sans aucun doute, la plus importante et la plus difficile partie de votre mission. Vous n'ignorez pas qu'en vous confiant un enfant, chaque famille vous demande de lui rendre un honnête homme et le pays un bon citoyen. Vous le savez: les vertus ne suivent pas toujours les lumières, et les leçons que reçoit l'enfance pourraient lui devenir funestes si elles ne s'adressaient qu'à son intelligence. Que l'instituteur ne craigne donc pas d'entreprendre sur les droits des familles en donnant ses premiers soins à la culture intérieure de l'âme de ses élèves. Autant il doit se garder d'ouvrir son école à l'esprit de secte ou de parti, et de nourrir les enfants dans des doctrines religieuses ou politiques qui les mettent pour ainsi dire en révolte contre l'autorité des conseils domestiques, autant il doit s'élever au-dessus des querelles passagères qui agitent la société, pour s'appliquer sans cesse à propager, à affermir ces principes impérissables de morale et de raison sans lesquels l'ordre universel est en péril, et à jeter profondément dans de jeunes coeurs ces semences de vertu et d'honneur que l'âge et les passions n'étoufferont point. La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l'autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments qu'il s'attachera à développer. Jamais, par sa conversation ou son exemple, il ne risquera d'ébranler chez les enfants la vénération due au bien; jamais, par des paroles de haine ou de vengeance, il ne les disposera à ces préventions aveugles qui créent, pour ainsi dire, des nations ennemies au sein de la même nation. La paix et la concorde qu'il maintiendra dans son école doivent, s'il est possible, préparer le calme et l'union des générations à venir.

Les rapports de l'instituteur avec les parents ne peuvent manquer d'être fréquents. La bienveillance y doit présider: s'il ne possédait la bienveillance des familles, son autorité sur les enfants serait compromise, et le fruit de ses leçons serait perdu pour eux. Il ne saurait donc porter trop de soin et de prudence clans cette sorte de relations. Une intimité légèrement contractée pourrait exposer son indépendance, quelquefois même l'engager dans ces dissensions locales qui désolent souvent les petites communes. En se prêtant avec complaisance aux demandes raisonnables des parents, il se gardera bien de sacrifier à leurs capricieuses exigences ses principes d'éducation et la discipline de son école. Une école doit être l'asile de l'égalité, c'est-à-dire de la justice.

Les devoirs de l'instituteur envers l'autorité sont plus clairs encore et non moins importants. Il est lui-même une autorité dans la commune; comment donc donnerait-il l'exemple de l'insubordination? Comment ne respecterait-il pas les magistrats municipaux, l'autorité religieuse, les pouvoirs légaux qui maintiennent la sécurité publique? Quel avenir il préparerait à la population au sein de laquelle il vit si, par son exemple ou par des discours malveillants, il excitait chez les enfants cette disposition à tout méconnaître, à tout insulter, qui peut devenir dans un autre âge l'instrument de l'immoralité et quelquefois de l'anarchie!

Le maire est le chef de la commune; il est à la tête de la surveillance locale; l'intérêt pressant comme le devoir de l'instituteur est donc de lui témoigner en toute occasion la déférence qui lui est due. Le curé ou le pasteur ont aussi droit au respect, car leur ministère répond à ce qu'il y a de plus élevé dans la nature humaine. S'il arrivait que, par quelque fatalité, le ministre de la religion refusât à l'instituteur une juste bienveillance, celui-ci ne devrait pas sans doute s'humilier pour la reconquérir, mais il s'appliquerait de plus en plus à la mériter par sa conduite, et il saurait l'attendre. C'est au succès de son école à désarmer des préventions injustes; c'est à sa prudence à ne donner aucun prétexte à l'intolérance. Il doit éviter l'hypocrisie à l'égal de l'impiété. Rien d'ailleurs n'est plus désirable que l'accord du prêtre et de l'instituteur; tous deux sont revêtus d'une autorité morale; tous deux peuvent s'entendre pour exercer sur les enfants, par des moyens divers, une commune influence. Un tel accord vaut bien qu'on fasse, pour l'obtenir, quelques sacrifices, et j'attends de vos lumières et de votre sagesse que rien d'honorable ne vous coûtera pour réaliser cette union sans laquelle nos efforts pour l'instruction populaire seraient souvent infructueux.

Enfin; monsieur, je n'ai pas besoin d'insister sur vos relations avec les autorités spéciales qui veillent sur les écoles, avec l'Université elle-même: vous trouverez là des conseils, une direction nécessaire, souvent un appui contre des difficultés locales et des inimitiés accidentelles. L'administration n'a point d'autres intérêts que ceux de l'instruction primaire, qui au fond sont les vôtres. Elle ne vous demande que de vous pénétrer de plus en plus de l'esprit de votre mission. Tandis que de son côté elle veillera sur vos droits, sur vos intérêts, sur votre avenir, maintenez, par une vigilance continuelle, la dignité de votre état; ne l'altérez point par des spéculations inconvenantes, par des occupations incompatibles avec l'enseignement; ayez les yeux ouverts sur tous les moyens d'améliorer l'instruction que vous dispensez autour de vous. Les secours ne vous manqueront pas: dans la plupart des grandes villes, des cours de perfectionnement sont ouverts; dans les Écoles normales, des places sont ménagées aux instituteurs qui voudraient venir y retremper leur enseignement. Il devient chaque jour plus facile de vous composer à peu de frais une bibliothèque suffisante à vos besoins. Enfin, dans quelques arrondissements, dans quelques cantons, des conférences ont déjà été établies entre les instituteurs: c'est là qu'ils peuvent mettre leur expérience en commun, et s'encourager les uns les autres en s'aidant mutuellement.

Au moment où, sous les auspices d'une législation nouvelle, nous entrons tous dans une nouvelle carrière, au moment où l'instruction primaire va être l'objet de l'expérience la plus réelle et la plus étendue qui ait encore été tentée dans notre patrie, j'ai dû, monsieur, vous rappeler les principes qui guident l'administration de l'instruction publique et les espérances qu'elle fonde sur vous. Je compte sur tous vos efforts pour faire réussir l'oeuvre que nous entreprenons en commun: ne doutez jamais de la protection du gouvernement, de sa constante, de son active sollicitude pour les précieux intérêts qui vous sont confiés. L'universalité de l'instruction primaire est à ses yeux l'une des plus grandes et des plus pressantes conséquences de notre Charte; il lui tarde de la réaliser. Sur cette question comme sur toute autre, la France trouvera toujours d'accord l'esprit de la Charte et la volonté du Roi.

Recevez, etc.

III

Circulaire adressée le 13 août 1835 aux inspecteurs des écoles primaires institués par une ordonnance du Roi du 26 février 1835.

Monsieur l'inspecteur, le Roi, par son ordonnance du 26 février dernier, a institué sommairement les fonctions qui vous sont conférées; et le conseil royal de l'instruction publique, par un statut du 27 du même mois, auquel j'ai donné mon approbation, a réglé d'une manière plus explicite l'exercice de ces fonctions.

M. le recteur de l'Académie à laquelle vous appartenez est chargé de vous communiquer ces deux actes qui sont votre règle fondamentale.

Mais au moment de votre entrée en fonctions, j'ai besoin de vous faire connaître, avec précision et dans toute son étendue, la mission qui vous est confiée, et tout ce que j'attends de vos efforts.

La loi du 28 juin 1833 a désigné les autorités appelées à concourir à son exécution. Toutes ces autorités, les recteurs, les préfets, les comités, ont reçu de moi des instructions détaillées qui les ont dirigées dans leur marche. Je n'ai qu'à me louer de leur bon esprit et de leur zèle, et d'importants résultats ont déjà prouvé l'efficacité de leurs travaux. Cependant, au moment même où la loi a été rendue, tous les hommes éclairés ont pressenti que l'action de ces diverses autorités ne suffirait pas pour atteindre le but que la loi se proposait. La propagation et la surveillance de l'instruction primaire sont une tâche à la fois très-vaste et surchargée d'une infinité de détails minutieux; il faut agir partout et regarder partout de très-près; ni les recteurs, ni les préfets, ni les comités ne peuvent suffire à un tel travail.

Placés à la tête d'une circonscription très-étendue, les recteurs ne sauraient donner, aux nombreuses écoles primaires qu'elle contient, cette attention spéciale et précise dont elles ont besoin; ils ne sauraient visiter fréquemment les écoles, entrer inopinément dans celles des campagnes comme dans celles des villes, et y ranimer sans cesse par leur présence la règle et la vie. Ils sont contraints de se borner à des instructions générales, à une correspondance lointaine; ils administrent l'instruction primaire, ils ne sauraient la vivifier réellement.

L'instruction secondaire et les grands établissements qui s'y rattachent sont d'ailleurs l'objet essentiel de l'attention de MM. les recteurs: c'est là le résultat presque inévitable de la nature de leurs propres études et du système général d'instruction publique pour lequel ils ont été originairement institués. Leur autorité et leur surveillance supérieure sont indispensables à l'instruction primaire, mais on ne doit ni demander, ni attendre qu'ils s'y consacrent tout entiers.

Quant à MM. les préfets, ils ont déjà rendu, et ils seront constamment appelés à rendre à l'instruction primaire les plus importants services; elle se lie étroitement à l'administration publique; elle prend place dans les budgets de toutes les communes; elle a, dans chaque département, son budget particulier, que le préfet doit présenter chaque année au conseil général; elle donne lieu fréquemment à des travaux publics qui se rattachent à l'ensemble de l'administration. Le concours actif et bienveillant des préfets est donc essentiel, non-seulement à l'instruction première, mais à la prospérité permanente des écoles. Mais en même temps, il est évident que MM. les préfets, occupés avant tout des soins de l'administration générale, étrangers aux études spéciales qu'exige l'instruction primaire, ne sauraient la diriger.

L'intervention des comités dans les écoles est plus directe et plus rapprochée: ils influeront puissamment, partout où ils le voudront, sur leur bonne tenue et leur prospérité. Cependant, on ne saurait espérer non plus qu'ils y suffisent: réunis seulement à des intervalles éloignés pour se livrer à des travaux qui sortent du cercle de leurs occupations journalières, les notables qui en font partie ne peuvent porter, dans la surveillance de l'instruction primaire, ni cette activité constante et réglée qui n'appartient qu'à l'administration permanente, ni cette connaissance intime du sujet qu'on n'acquiert qu'en s'y dévouant spécialement et par profession. Si les comités n'existaient pas, ou s'ils négligeaient de remplir les fonctions que la loi leur attribue, l'instruction primaire aurait beaucoup à en souffrir, car elle demeurerait beaucoup trop étrangère aux notables de chaque localité, c'est-à-dire au public dont l'influence ne pénétrerait plus suffisamment dans les écoles; mais on se tromperait grandement si l'on croyait que cette influence peut suffire; il faut à l'instruction primaire l'action d'une autorité spéciale, vouée par état à la faire prospérer.

La loi du 28 juin 1833 n'est en exécution que depuis deux ans, et déjà l'expérience a démontré la vérité des considérations que je viens de vous indiquer. Recteurs, préfets, comités, tous ont apporté dans l'application de la loi, non-seulement la bonne volonté et le soin qu'on sera toujours en droit d'attendre d'eux, mais encore cette ardeur qui s'attache naturellement à toute grande amélioration nouvelle et approuvée du public: cependant, plus j'ai suivi de près et attentivement observé leur action et ses résultats, plus j'ai reconnu qu'elle était loin de suffire, et que ce serait se payer d'apparences que de croire qu'on peut faire, avec ces moyens, je ne dis pas tout le bien possible, mais seulement tout le bien nécessaire.

J'ai reconnu en même temps, et tous les administrateurs éclairés ont acquis la même conviction, que, malgré leur égale bonne volonté et leur empressement à agir de bon accord, le concours de ces diverses autorités à la direction de l'instruction primaire donnait lieu quelquefois à des tâtonnements, à des frottements fâcheux, qu'il manquait entre elles un lien permanent, un moyen prompt et facile de s'informer réciproquement, de se concerter et d'exercer, chacune dans sa sphère, les attributions qui leur sont propres, en les faisant toutes converger, sans perte de temps ni d'efforts, vers le but commun.

Combler toutes ces lacunes, faire, dans l'intérêt de l'instruction primaire, ce que ne peut faire ni l'une ni l'autre des diverses autorités qui s'en occupent, servir de lien entre ces autorités, faciliter leurs relations, prévenir les conflits d'attributions et l'inertie ou les embarras qui en résultent, tel est, monsieur l'inspecteur, le caractère propre de votre mission. D'autres pouvoirs s'exerceront concurremment avec le vôtre dans le département qui vous est confié; le vôtre seul est spécial et entièrement adonné à une seule attribution. M. le recteur, M. le préfet, MM. les membres des comités se doivent en grande partie à d'autres soins: vous seul, dans le département, vous êtes l'homme de l'instruction primaire seule. Vous n'avez point d'autres affaires que les siennes, sa prospérité fera toute votre gloire. C'est assez dire que vous lui appartenez tout entier, et que rien de ce qui l'intéresse ne doit vous demeurer étranger.

Votre première obligation sera donc de prêter, aux diverses autorités qui prennent part à l'administration de l'instruction primaire, une assistance toujours dévouée. Quels que soient les travaux dans lesquels vous pourrez les seconder, tenez-les à honneur, et prenez-y le même intérêt qu'à vos propres attributions. Je ne saurais énumérer ici d'avance tous ces travaux, et après la recommandation générale que je vous adresse, j'espère qu'une telle énumération n'est point nécessaire. Cependant, je crois devoir vous indiquer quelques-uns des objets sur lesquels je vous invite spécialement à mettre à la disposition de MM. les recteurs, de MM. les préfets et des comités, votre zèle et votre travail.

Le 31 juillet 1834, j'ai annoncé à MM. les préfets que MM. les inspecteurs des écoles primaires concourraient à la préparation des tableaux relatifs aux dépenses ordinaires des écoles primaires communales, tableaux dressés jusqu'à présent par les soins réunis de ces magistrats et de MM. les recteurs. Le 20 avril dernier, j'ai donné à MM. les recteurs le même avis. Les recherches que les bureaux des préfectures ont à faire pour cet objet absorbent souvent le temps que réclament aussi des affaires non moins urgentes, et cette complication peut nuire à l'exactitude du travail. D'un autre côté, le personnel des bureaux des académies est trop peu considérable pour que les recteurs demeurent chargés de la partie de ces tableaux qui leur est confiée. Nul ne pourra mieux que vous rédiger ce travail qui sera désormais placé dans vos attributions. Le registre du personnel des instituteurs que vous devez tenir, les nominations, révocations et mutations récentes dont il vous sera donné connaissance, vos inspections, l'examen des délibérations des conseils municipaux, ainsi que des budgets des communes qui vous seront communiqués dans les bureaux de la préfecture, vous fourniront les éléments nécessaires pour dresser avec exactitude ce tableau dont les cadres vous seront remis, et qui fera connaître le nom des instituteurs en exercice au 1er janvier de chaque année, leur traitement, les frais de location des maisons d'école, ou les indemnités de logement accordées aux instituteurs, enfin le montant des fonds communaux, départementaux et de l'État affectés au payement de ces dépenses.

Vous soumettrez ce tableau à la vérification de M. le préfet, qui doit me l'adresser dans les quinze premiers jours du mois de janvier.

Vous suivrez la même marche à l'égard de l'état des changements survenus pendant chaque trimestre parmi les instituteurs. Cet état sera rédigé par vous et remis à M. le préfet, qui me le transmettra dans les quinze jours qui suivront l'expiration du trimestre.

Vous vous ferez remettre les budgets des dépenses des comités d'arrondissement et des commissions d'instruction primaire, et vous les transmettrez avec vos observations à MM. les recteurs.

Le service de l'instruction primaire exige un certain nombre d'imprimés qui sont distribués en petite quantité dans les départements. Pour diminuer les dépenses que chaque département aurait à supporter si MM. les préfets étaient obligés de faire préparer ces imprimés, j'ai décidé qu'ils seraient fournis à chaque département par l'Imprimerie royale, sauf remboursement sur les fonds votés par le conseil général. Ces imprimés seront adressés aux inspecteurs qui en feront la répartition entre les fonctionnaires auxquels ils seront nécessaires.

Un règlement sur la comptabilité des dépenses de l'instruction primaire, dans lequel sera déterminée la part que les inspecteurs des écoles primaires devront prendre à ces travaux, sera très-incessamment adressé à MM. les recteurs et à MM. les préfets.

Un statut que je prépare réglera de même les devoirs de MM. les inspecteurs des écoles primaires relativement aux caisses d'épargne qui seront établies.

J'en viens maintenant aux fonctions qui vous sont propres et dans lesquelles vous serez appelé, non plus à concourir avec d'autres autorités, mais à agir par vous-même et seul, sous la direction du recteur et du préfet.

Votre premier soin doit être, ainsi que le prescrit l'article 1er du statut du 27 février, de dresser chaque année le tableau des écoles de votre ressort qui devront être, de votre part, l'objet d'une visite spéciale. Ce serait mal comprendre le but de cette disposition que d'y chercher une excuse préparée à la négligence, ou une autorisation de choisir, parmi les écoles soumises à votre inspection, celles qui vous promettraient un plus prompt succès et moins de fatigue. Gardez-vous bien même d'en conclure qu'il vous suffira de visiter les établissements les plus importants, tels que les écoles des chefs-lieux d'arrondissement et de canton. En principe, toutes les écoles du département ont droit à votre visite annuelle; mais cette visite ne doit pas être une pure formalité; une course rapide et vaine; et l'article 1er du Statut a voulu pourvoir au cas, malheureusement trop fréquent, où l'étendue de votre ressort vous mettrait dans l'impossibilité d'en inspecter réellement et sérieusement chaque année toutes les écoles. Dans le choix que vous serez appelé à faire, sans doute les écoles des villes trouveront leur place, mais je n'hésite pas à appeler spécialement sur les écoles des campagnes toute votre sollicitude. Placées au milieu d'une population plus active, plus près des comités qui les régissent, sous la conduite de maîtres plus expérimentés, encouragées et animées par la concurrence, les écoles des villes trouvent dans leur situation seule des causes efficaces de prospérité: il vous sera facile d'ailleurs de les visiter accidentellement et lorsque des motifs variés vous attireront dans les lieux où elles sont situées. Mais les établissements qui doivent surtout être de votre part l'objet d'une surveillance persévérante et systématiquement organisée, ce sont les écoles que la loi du 28 juin 1833 a fait naître dans les campagnes, loin des ressources de la civilisation et sous la direction de maîtres moins éprouvés; c'est là surtout que vos visites sont nécessaires et seront vraiment efficaces. En voyant que ni la distance, ni la rigueur des saisons, ni la difficulté des chemins, ni l'obscurité de son nom ne vous empêchent de vous intéresser vivement à elle, et de lui apporter le bienfait de l'instruction qui lui manque, cette population, naturellement laborieuse, tempérante et sensée, se pénétrera pour vous d'une véritable reconnaissance, s'accoutumera à mettre elle-même beaucoup d'importance à vos travaux, et ne tardera pas à vous prêter, pour la prospérité des écoles rurales, son appui modeste, mais sérieux.

Pour dresser le tableau des écoles que vous aurez à visiter spécialement, vous aurez soin de vous concerter d'avance avec M. le recteur et M. le préfet, afin qu'aucune de celles qui leur paraîtraient mériter une attention particulière ne soit omise sur ce tableau; vous consulterez chaque année le rapport de votre inspection précédente; et, pour l'inspection prochaine qui doit commencer vos travaux, j'aurai soin que M. le recteur de l'Académie vous remette le rapport des inspecteurs qui ont été extraordinairement chargés, en 1833, de visiter les écoles de votre département. Vous trouverez dans les bureaux de la préfecture les états que les comités ont dû dresser de la situation des écoles primaires en 1834. Vous étudierez avec soin les observations consignées dans ces divers tableaux, et, d'après l'état des écoles à cette époque, il vous sera facile de connaître celles qui exigent aujourd'hui votre première visite. Les rapports des comités transmis par vous à M. le recteur et dont vous aurez pris aussi préalablement connaissance, serviront de même à fixer votre détermination. Enfin, l'article 15 de l'ordonnances du 16 juillet 1833 m'ayant chargé de faire dresser tous les ans un état des communes qui ne possèdent point de maisons d'école, et de celles qui n'en ont pas en nombre suffisant ou de convenablement disposées, cet état a été rédigé au commencement de 1834 par les soins des comités d'arrondissement; il est déposé à la préfecture; vous ne négligerez pas d'en prendre communication avant votre départ, afin de pouvoir plus sûrement rédiger vous-même un semblable état pour 1835, d'après la série de questions et le modèle que je vous ferai remettre à cet effet; vous consignerez, après votre inspection, le résultat de vos visites locales et les renseignements recueillis par vous près des comités.

Pour réunir tous les éléments qu'exigera la rédaction de cet état, il sera nécessaire que vous visitiez toutes les communes de votre département, même celles où il n'existe pas encore d'instituteur; vous les placerez dans votre itinéraire de la manière que vous jugerez la plus convenable pour vous mettre promptement en mesure de constater, à cet égard, l'état des choses et d'assurer l'exécution de la loi.

Quant à l'époque à laquelle votre inspection doit avoir lieu, je ne saurais vous donner à cet égard aucune règle générale et précise: sans doute il serait désirable que toutes les époques de l'année offrissent à l'inspecteur des écoles également peuplées, et qu'elles ne fussent désertes que pendant les vacances déterminées par les statuts; c'est le voeu de la loi, c'est le droit des communes qui assurent un traitement annuel à l'instituteur, et vous ne sauriez trop employer votre influence à combattre, sur ce point, les mauvaises habitudes des familles. Mais, avant qu'elles aient enfin ouvert les yeux sur leurs véritables intérêts, longtemps encore, dans les campagnes, le retour des travaux rustiques disputera les enfants aux travaux de l'école, et peut-être y a-t-il ici, dans la situation même des classes laborieuses, une difficulté qu'on ne saurait espérer de surmonter absolument. Quoi qu'il en soit, dans l'état actuel des choses, l'automne et l'hiver sont la vraie saison des écoles, et vous ne pourrez guère visiter avec fruit pendant le printemps, et surtout pendant l'été, que les écoles urbaines, moins exposées que les autres à ces émigrations fâcheuses.

Il ne conviendrait pas non plus de prendre pour époque de votre départ le moment même où la cessation des travaux champêtres donne aux enfants le premier signal de la rentrée des classes: pour juger l'enseignement des maîtres et le progrès des élèves, il faut attendre que plusieurs semaines d'exercice régulier aient permis à l'instituteur de mettre en jeu sa méthode et de renouveler chez les enfants cette aptitude, et, pour ainsi dire, cette souplesse intellectuelle qu'émoussent aisément six mois de travaux rudes et grossiers.

Autant que l'on peut déterminer d'avance, et d'une façon générale, une limite subordonnée à tant de circonstances particulières, je suis enclin à penser que, pour les écoles rurales, c'est vers le milieu du mois de novembre que devront commencer d'ordinaire les fatigues de votre inspection. Quant aux écoles urbaines, il vous sera beaucoup plus facile de choisir dans tout le cours de l'année le moment convenable pour les visiter. Je m'en rapporterai, du reste, à cet égard, aux renseignements que vous recueillerez vousmême dans votre département, et aux conseils que vous donneront les diverses autorités.

Quand vous aurez ainsi dressé le tableau des écoles que doit atteindre votre visite annuelle et déterminé l'époque de votre départ, quand vous aurez reçu de M. le recteur et de M. le préfet des instructions particulières sur des questions que leur correspondance habituelle n'aurait pas suffisamment éclaircies, quand votre itinéraire enfin sera revêtu de leur approbation, vous en donnerez connaissance aux comités dont vous devrez parcourir la circonscription et aux maires des communes que vous devrez visiter. Peut-être votre apparition inattendue dans une école vous offrirait-elle un moyen plus sûr d'en apprécier la situation; et, lorsque vous aurez de justes sujets de défiance sur la conduite du maître et sur la tenue de son école, vous ferez bien de vous y présenter à l'improviste, ou de vous concerter avec les autorités locales pour qu'elles tiennent secret l'avis que vous leur aurez donné de votre prochaine arrivée. Mais, en général, les communications que vous aurez, dans le cours de votre inspection, soit avec les comités, soit avec les maires et les conseils municipaux, sont trop précieuses pour que vous couriez le risque d'en être privé en ne les trouvant pas réunis à jour fixe. Vous échapperez aisément aux pièges que pourraient vous tendre quelques instituteurs en préparant d'avance leurs élèves à surprendre votre suffrage; un oeil exercé n'est pas dupe de ces représentations d'apparat. La présence des membres du conseil municipal, ou du comité local, ou du comité d'arrondissement, qui souvent vous accompagneront dans l'école, en donnant plus de solennité à votre inspection, vous mettra aussi à couvert de toute espèce de fraude de la part du maître, ou vous en seriez promptement averti par leur propre étonnement. Je ne doute pas, d'ailleurs, que vous ne preniez les précautions propres à vous garantir de toute surprise, en vous faisant remettre, par exemple, l'état nominatif des élèves qui fréquentent l'école, et en vous assurant qu'on n'y a pas appelé ce jour-là des enfants qui n'en font plus partie pour faire briller leur savoir, ni exclus de l'examen ceux dont on aurait voulu dissimuler la faiblesse.

Aux termes de l'article 1er du statut du 27 février, vos premières relations, dans le cours de votre inspection, seront avec les comités. Je ne saurais trop vous recommander de prendre soin que vos communications avec eux ne soient pas à leurs yeux une pure et vaine formalité. Appliquez-vous à les convaincre de l'importance que l'administration supérieure attache à leur intervention; et, pour y réussir, recueillez avec soin et ne laissez jamais tomber dans l'oubli les renseignements qu'ils vous fourniront. Rien ne blesse et ne décourage plus les hommes notables qui, dans chaque localité, prêtent à l'administration leur libre concours, que de la voir traiter avec légèreté les faits locaux dont ils l'informent. Vous vous appliquerez en même temps à tenir les comités au courant des idées générales d'après lesquelles se dirige l'administration supérieure: c'est surtout à cet égard que les comités locaux sont sujets à se tromper; le désir même des perfectionnements les égare souvent; vivant dans un horizon resserré, et manquant de termes de comparaison, ils se laissent aisément séduire par les promesses de progrès que répand une charlatanerie frivole, et tombent ainsi dans des tentatives d'innovation souvent malheureuses. C'est en faisant pénétrer dans les comités les vues de l'administration que vous les prémunirez contre ce péril, et que, sans faire violence aux circonstances locales, vous maintiendrez dans le régime de l'instruction primaire l'unité et la régularité qui feront sa force.

Vous rencontrerez presque toujours dans chaque comité un ou deux membres qui se seront plus soigneusement occupés des écoles, et qui leur porteront un zèle particulier. Il n'est guère de petite ville, de population un peu agglomérée, qui n'offre quelques hommes de cette trempe; mais ils se découragent souvent, soit à cause de la froideur de leurs alentours, soit à cause de l'indifférence de l'administration supérieure. Recherchez avec soin de tels hommes, honorez leur zèle, demandez-leur de vous accompagner dans les écoles, ne négligez rien pour les convaincre de la reconnaissance que leur porte l'administration. Ce serait de sa part un tort grave de ne pas savoir attirer et grouper autour d'elle, dans chaque localité, les hommes d'une bonne volonté active et désintéressée; rien ne peut suppléer au mouvement qu'ils répandent autour d'eux, et à la force qu'ils procurent à l'administration lorsqu'elle prend soin elle-même de les encourager et de les soutenir.

Indépendamment des comités, vous aurez à traiter, dans toutes les communes que vous visiterez, avec les autorités civiles et religieuses qui interviennent dans les écoles, avec les maires, les conseils municipaux, les curés ou les pasteurs. Vos bonnes relations avec ces diverses personnes sont de la plus haute importance pour la prospérité de l'instruction primaire; ne craignez pas d'entrer avec elles dans de longues conversations sur l'état et les intérêts de la commune; recueillez tous les renseignements qu'elles voudront vous fournir; donnez-leur, sur les démarches diverses qu'elles peuvent avoir à faire dans l'intérêt de leur école; toutes les explications, toutes les directions dont elles ont besoin; faites appel à l'esprit de famille, aux intérêts et aux sentiments de la vie domestique: ce sont là, dans le modeste horizon de l'activité communale, les mobiles à la fois les plus puissants et les plus moraux qu'on puisse mettre en jeu.

Je vous recommande spécialement d'entretenir avec les curés et les pasteurs les meilleures relations. Appliquez-vous à leur bien persuader que ce n'est point par pure convenance et pour étaler un vain respect que la loi du 28 juin 1833 a inscrit l'instruction morale et religieuse en tête des objets de l'instruction primaire; c'est sérieusement et sincèrement que nous poursuivrons le but indiqué par ces paroles, et que nous travaillerons, dans les limites de notre pouvoir, à rétablir dans l'âme des enfants l'autorité de la religion. Croyez bien qu'en donnant à ses ministres cette confiance, et en la confirmant par toutes les habitudes de votre conduite et de votre langage, vous vous assurerez presque partout, pour les progrès de l'éducation populaire, le plus utile appui.

J'inviterai MM. les préfets à donner les ordres nécessaires pour la convocation des conseils municipaux dans toutes les communes que vous devrez visiter.

Quant à l'inspection que vous avez à faire dans l'intérieur même des écoles, je ne puis vous donner que des instructions très-générales, et déjà contenues dans les art. 2 et 3 du statut du 27 février; ce sera à vous de juger, dans chaque localité, comment vous devez vous y prendre, quelles questions vous devez faire pour bien connaître et apprécier la tenue de l'école, le mérite des méthodes du maître et le degré d'instruction des élèves. Je vous invite seulement à ne jamais vous contenter d'un examen superficiel et fait en courant; non-seulement vous n'en recueilleriez pour l'administration que des notions inexactes et trompeuses, mais vous compromettriez auprès des assistants votre caractère et votre influence. Rien ne discrédite plus l'autorité que les apparences de la légèreté et de la précipitation, car tout le monde se flatte alors de lui cacher ce qu'elle a besoin de connaître, ou d'éluder ce qu'elle aura prescrit.

Je vous recommande, dans vos relations avec les maîtres, au sein même de l'école, de ne rien faire et de ne rien dire qui puisse altérer le respect ou la confiance que leur portent les élèves. Nourrir et développer ces sentiments doit être le but principal de l'éducation et de tous ceux qui y concourent. Recueillez sur les maîtres tous les renseignements, donnez leur à eux-mêmes en particulier tous les avertissements qui vous paraîtront nécessaires; mais qu'à votre sortie de l'école, le maître ne se sente jamais affaibli ou déchu dans l'esprit de ses élèves et de leurs parents.

Les résultats de votre inspection annuelle seront consignés dans des tableaux dont je vous ferai remettre les cadres. Les faits statistiques relatifs aux communes et aux écoles que vous n'aurez pu visiter y seront inscrits d'après les renseignements que vous vous ferez adresser par les comités locaux. Une colonne spéciale sera ouverte, dans le tableau de la situation des écoles, pour recevoir vos observations sur la capacité, l'aptitude, le zèle et la conduite morale des instituteurs. Je vous recommande de la remplir avec soin, au fur et à mesure que vous aurez visité chaque école, et avant que les impressions que vous aurez reçues aient pu s'altérer ou s'effacer.

L'état de situation des écoles primaires, divisé en autant de cahiers qu'il y a de comités d'arrondissement dans le département, sera remis en quadruple expédition dans le mois de janvier à chacun de ces comités, qui y consignera ses observations, et en enverra une expédition au recteur, au préfet et au ministre. La quatrième restera déposée dans ses archives.

Quant aux observations générales qui auraient pour objet de me faire connaître la situation de l'instruction primaire dans l'ensemble du département, ses besoins divers, les difficultés qui retardent sa propagation sur tel ou tel point du territoire, les moyens de l'améliorer, enfin, tous les faits qui ne pourraient trouver place dans le cadre de l'état de situation, vous les consignerez dans le rapport annuel qui vous est prescrit par l'article 9 du statut du 27 février, et que vous devez envoyer au recteur et au préfet, qui me le transmettront avec leurs observations.

Après les écoles primaires communales qui sont le principal objet de votre mission, divers établissements d'instruction primaire, et notamment les écoles normales primaires, les écoles primaires supérieures, les salles d'asile et les écoles d'adultes doivent aussi vous occuper.

Sur les deux premières classes d'établissements, j'ai peu de chose à ajouter aux prescriptions des articles 4 et 5 du statut du 27 février. Je vous recommande seulement, en ce qui concerne les écoles primaires supérieures, de ne rien négliger pour en presser la fondation dans les communes où elle doit avoir lieu. Ces établissements sont destinés à satisfaire aux besoins d'éducation d'une population nombreuse et importante, pour qui la simple instruction primaire est insuffisante et l'instruction classique inutile. En vous prescrivant chaque année, sur chaque école primaire supérieure, un rapport spécial et détaillé, le statut du 27 février vous indique quelle importance s'attache à ces établissements. Quand j'aurai recueilli, sur les essais déjà tentés en ce genre, de plus amples renseignements, je vous adresserai, à ce sujet, des instructions particulières.

Vous ne sauriez prêter à l'école normale primaire de votre département une trop constante attention, ni en suivre de trop près les travaux: entretenez avec son directeur des relations aussi intimes qu'il vous sera possible; de vous et de lui dépend la destinée de l'instruction primaire dans le département; vous serez chargé de suivre et de diriger, dans chaque localité, les maîtres qu'il aura formés au sein de l'école. Votre bonne intelligence, l'unité de vos vues, l'harmonie de vos influences sont indispensables pour assurer votre succès et le sien. Votre situation vous appelle l'un et l'autre à contracter ensemble une véritable fraternité de pensées et d'efforts. Qu'elle soit réelle et animée par un profond sentiment de vos devoirs communs: votre tâche à l'un et à l'autre en sera bien plus facile, et votre action bien plus efficace.

Lorsque vous aurez à communiquer des instructions au directeur de l'école normale, lorsque vous croirez devoir lui donner des conseils ou lui adresser des observations sur la marche de son établissement, faites-le avec tous les ménagements que demande votre position respective. Si vous remarquiez qu'il n'eut pas déféré à vos conseils ou à vos observations, vous réclameriez l'intervention du recteur ou du préfet, selon qu'il s'agirait de l'enseignement ou de quelque fait administratif dépendant de l'administration générale.

Les salles d'asile et les écoles d'adultes commencent à se multiplier; cependant ce ne sont pas encore des établissements assez nombreux ni assez régulièrement organisés pour que je puisse vous adresser dès ce moment, à leur sujet, toutes les instructions nécessaires; elles vous parviendront plus tard.

Les écoles privées sont aussi placées sous votre inspection: sans exercer sur elles une surveillance aussi habituelle que sur les écoles communales, vous ne devez cependant pas négliger de les visiter de temps en temps, surtout dans les villes où elles sont nombreuses et importantes. Dans ces visites vous ne ferez pas, de l'enseignement et des méthodes, l'objet particulier de votre attention; il est naturel que les écoles privées exercent à cet égard toute la liberté qui leur appartient; mais vous porterez, sur la tenue et l'état moral de ces écoles, un regard attentif: c'est le pressant intérêt des familles et le devoir de l'autorité publique. Les maîtres qui les dirigent ont d'ailleurs à remplir des obligations légales dont vous devez constater l'accomplissement.

Les renseignements que vous recueillerez sur les écoles privées seront aussi consignés dans les états de situation de l'instruction primaire.

Il me reste à vous entretenir de quelques fonctions particulières qui vous sont également confiées, et qui, bien qu'elles ne concernent pas l'inspection des écoles, n'en sont pas moins, pour l'instruction primaire en général, de la plus haute importance.

La première est votre participation aux travaux de la commission établie en vertu de l'article 35 de la loi du 28 juin 1833, et qui est chargée de l'examen de tous les aspirants aux brevets de capacité, ainsi que des examens d'entrée et de sortie, et de fin d'année, des élèves-maîtres des écoles normales primaires du département.

Des travaux de ces commissions dépend peut-être, presque autant que de toute autre cause, l'avenir de l'instruction primaire: le vice de la plupart des examens parmi nous, c'est de dégénérer en une formalité peu sérieuse où la complaisance de l'examinateur couvre la faiblesse du candidat: On s'accoutume ainsi d'une part, à nuire à la société en déclarant capables ceux qui ne le sont point: d'autre part, à traiter légèrement les prescriptions légales, et à les convertir en une sorte de mensonge officiel, ce qui est un mal moral au moins aussi grave. J'espère que les commissions d'instruction primaire ne tomberont point dans un tel vice; vous êtes spécialement appelé à y veiller: les examens dont elles sont chargées doivent être sérieux et réellement propres à constater la capacité des candidats. N'oubliez jamais, monsieur, et rappelez constamment, aux membres des commissions au sein desquelles vous aurez l'honneur de siéger, que, munis de leur brevet de capacité, les instituteurs admis par elles pourront aller se présenter partout, et obtenir de la confiance des communes le soin de donner l'éducation primaire à des générations qui n'en recevront point d'autre.

Quant à l'étendue de l'exigence qu'il convient d'apporter dans ces examens, elle est réglée par les dispositions mêmes de la loi qui détermine les objets de l'instruction primaire, élémentaire et supérieure. Souvent les candidats essayent de faire beaucoup valoir des connaissances en apparence assez variées; ne vous laissez jamais prendre à ce piège; exigez toujours, comme condition absolue de l'admission, une instruction solide sur les matières qui constituent vraiment l'instruction primaire. Sans doute il convient de tenir compte aux candidats des connaissances qu'ils peuvent posséder au delà de ce cercle; mais ces connaissances ne doivent jamais servir à couvrir la légèreté de leur savoir dans l'intérieur même du cercle légal.

Je ne saurais trop vous recommander de donner, au rapport spécial que vous aurez à m'adresser à chaque session, sur les opérations des commissions d'examen, votre plus scrupuleuse attention.

L'article 7 du statut du 27 février vous charge encore d'assister, aussi souvent que vous le pourrez, aux conférences d'instituteurs qui auront été dûment autorisées dans votre département; je me propose, à mesure que ces conférences se multiplieront, de recueillir à leur sujet tous les renseignements de quelque importance, et de vous adresser ensuite, sur leur tenue et sur la manière dont il convient de les régler, des instructions particulières. En attendant, vous veillerez à ce que de telles réunions ne soient jamais détournées de leur objet: il pourrait se faire que, soit par des prétentions chimériques, soit dans des vues moins excusables encore, on essayât dans quelques lieux d'y faire pénétrer des questions qui doivent en être absolument bannies. L'instruction primaire serait non-seulement compromise, mais pervertie, le jour où les passions politiques essayeraient d'y porter la main. Elle est essentiellement, comme la religion, étrangère à toute intention de ce genre, et uniquement dévouée au développement de la moralité individuelle et au maintien de l'ordre social.

En vous appelant à donner votre avis motivé sur toutes les propositions et encouragements de tout genre en faveur de l'instruction primaire, et à constater le résultat des allocations accordées, l'article 8 du statut du 27 février vous impose un travail minutieux, mais d'une grande utilité. Trop souvent les encouragements et les secours sont accordés un peu au hasard, et livrés ensuite à un hasard nouveau, celui de l'exécution. Il est indispensable que l'administration, en les accordant, sache bien ce qu'elle fait, et qu'après les avoir accordés, elle sache encore si ce qu'elle a voulu faire se fait réellement. Ne craignez, en pareille matière, ni l'exactitude des investigations, ni la prolixité des détails; vous resterez probablement toujours au-dessous de ce qu'exigerait la nécessité.

Je pourrais, monsieur l'inspecteur, donner aux instructions que je vous adresse beaucoup plus de développement; mais elles sont déjà fort étendues, et j'aime mieux, quant aux conséquences des principes qui y sont posés, m'en rapporter à votre sagacité et à votre zèle. J'appelle, en finissant, toute votre attention sur l'idée qui me préoccupe constamment moi-même. Vous êtes chargé, autant, et peut-être plus que personne, de réaliser les promesses de la loi du 28 juin 1833, car c'est à vous d'en suivre l'application dans chaque cas particulier, et jusqu'au moment définitif où elle s'accomplit. Ne perdez jamais de vue que, dans cette grande tentative pour fonder universellement et effectivement l'éducation populaire, le succès dépend essentiellement de la moralité des maîtres et de la discipline des écoles. Ramenez, sans cesse sur ces deux conditions votre sollicitude et vos efforts. Qu'elles s'accomplissent de plus en plus; que le sentiment du devoir et l'habitude de l'ordre soient incessamment en progrès dans nos écoles; que leur bonne renommée s'affermisse et pénètre au sein de toutes les familles. La prospérité de l'instruction primaire est, à ce prix, aussi bien que son utilité.

Recevez, etc.

Le ministre secrétaire d'État de l'instruction publique. Signé: GUIZOT.

IV

Correspondance entre l'abbé J.-M. de la Mennais et M. Guizot sur les écoles primaires de la Congrégation de l'instruction chrétienne.

1° L'abbé J.-M. de la Mennais à M. Guizot.

Ploërmel, le 15 octobre 1836.

Monsieur le Ministre,

Je suis heureux d'avoir à renouveler avec vous d'anciens rapports dont le souvenir me sera toujours bien doux, et qui ont si puissamment encouragé et soutenu mes efforts pour répandre l'instruction primaire dans notre Bretagne. J'ai la consolation de voir mes établissements se multiplier et prospérer, malgré des difficultés de détail sans cesse renaissantes et qui fatiguent quelquefois. Cependant elles sont moins nombreuses et moins vives qu'elles ne l'ont été; on reconnaît généralement aujourd'hui qu'il n'y a guère d'écoles possibles dans nos communes rurales que celles des frères: aussi, à la fin de la retraite où je les ai tous réunis dernièrement, ne m'en est-il pas resté un seul de disponible, et si chacun d'eux avait été partagé en quatre, il n'y en aurait pas eu encore assez pour satisfaire à toutes les demandes.

Je dois donc m'occuper plus que jamais de peupler mon noviciat, et c'est toujours là ce qui m'embarrasse; non qu'il ne se présente des sujets, mais ce sont presque toujours des jeunes gens qui n'ont rien, qui savent fort peu de chose au moment où ils arrivent, et qu'il faut garder longtemps pour qu'ils deviennent capables. Sous certains rapports, leur pauvreté même est un avantage; leurs moeurs sont plus simples et plus pures, leur esprit est plus solide; ils n'ont aucune habitude dispendieuse, aucun goût de luxe; nés dans les campagnes, ils y retournent plus volontiers que d'autres; ils y vivent à moins de frais, et ils n'aspirent point à un état plus élevé: mais habiller et nourrir ces pauvres et si excellents enfants, jusqu'à ce qu'ils soient en état de diriger une école, c'est une dépense énorme; et il serait inutile, sans doute, de chercher à vous convaincre de la nécessité où je suis, plus que jamais, de continuer à réclamer de vous des secours. Pour 1836, vous avez bien voulu m'allouer 3,000 fr.; pour 1837, vous me donnerez tout ce que vous pourrez me donner, j'en suis sûr d'avance: c'est pourquoi je n'insiste pas pour obtenir davantage, malgré tous les motifs que j'ai de le désirer ardemment. Je me confie entièrement dans la bienveillance généreuse dont vous m'avez honoré, et si je me hâte d'y avoir recours, c'est parce qu'il est très-important pour moi de recevoir, dès le commencement de 1837, la somme que vous m'accorderez. En conséquence, je vous prie, monsieur le ministre, de l'ordonnancer le plus tôt qu'il vous sera possible, comme vous l'avez fait l'année dernière avec tant de bonté.

Vous apprendrez avec plaisir que le Finistère, si arriéré jusqu'ici, me demande des écoles, depuis que je suis parvenu à y en établir… une…, qui a eu un grand succès. A tous ceux qui m'écrivent de ce pays-là pour en avoir de semblables, je réponds: «Envoyez-moi des sujets et payez pour eux;» mais cette condition déconcerte. De même, aux instances très-pressantes que l'on me fait de diverses provinces de France pour me déterminer à y fonder des noviciats, je réponds encore: «Envoyez-moi des sujets et payez pour eux;» cette si juste parole ne satisfait personne, et on abandonne un projet dont l'exécution exigerait quelque sacrifice. D'un autre côté, M. le ministre de la marine a chargé M. le préfet du Morbihan de m'exprimer son désir d'avoir quelques-uns de mes frères pour l'instruction des esclaves affranchis de la Martinique et de la Guadeloupe: je n'ai pas dit non, car ce serait une si belle et si sainte oeuvre! Mais je n'ai pas encore dit oui, car la triste objection revient toujours: où prendre assez de sujets pour suffire à tant de besoins, et pourquoi les jeter si loin quand on en a si peu?—Ah! si j'étais aidé comme je voudrais l'être!…

Je suis avec respect,
Monsieur le ministre,
Votre très-humble et
très-obéissant serviteur,
L'abbé J.-M. DE LA MENNAIS.

M. Guizot à l'abbé J.-M. de la Mennais.

Paris, le 8 novembre 1836.

Je vous aiderai avec grand plaisir, monsieur, à continuer l'oeuvre salutaire que vous poursuivez avec tant de persévérance. Je comprends toutes vos difficultés; mais ne vous plaignez pas, vous les surmonterez; il n'y a point de travail qui ne soit effacé par le succès, et ce n'est pas à la paix que nous devons prétendre, mais à la victoire. Je vous allouerai, dès les premiers jours de 1837, 3,000 fr. d'encouragement pour votre institut de Ploërmel. Je ne puis le faire plus tôt; vous avez déjà reçu 3,000 fr. sur l'exercice 1836, et il faut que celui de 1837 soit ouvert pour que je puisse ordonnancer une somme quelconque sur ses crédits.

Je voudrais avoir de vous quelques détails sur ce que vous pourriez faire, si vous étiez aidé, vraiment aidé, pour l'éducation des esclaves de nos colonies. Personne n'est plus convaincu que moi que l'affranchissement n'est possible qu'après qu'on aura fait vivre, et vivre longtemps, ces malheureux dans l'atmosphère religieuse. Dans les colonies anglaises, Antigue est celle où l'émancipation a le mieux réussi, quoiqu'elle ait été soudaine, parce que les frères Moraves y étaient établis depuis près d'un siècle et avaient pris, sur la population noire, une influence immense. Combien coûteraient vos frères? Combien pourriez-vous en destiner à cette mission? Faudrait-il former une branche particulière de votre institut? Je voudrais recueillir tous les renseignements possibles avant d'entamer positivement l'affaire au ministère de la marine.

Adieu, monsieur; si vous avez besoin de mon appui, croyez qu'il ne vous manquera pas tant que vous ferez le bien que vous faites à l'éducation populaire, et recevez l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

GUIZOT.

V

1° M. Jouffroy à M. Guizot. Marseille, 6 décembre 1835.

Monsieur,

Je vous écris quelques lignes de Marseille pour vous informer de mon heureuse arrivée en cette ville. Quoique assez fatigué, je ne suis pas plus mal qu'à mon départ de Paris, et c'est tout ce que je pouvais espérer. Je compte partir mardi pour Livourne par le bateau à vapeur. Le temps est beau, et s'il ne change pas, nous aurons une traversée fort douce. Si la mer me fatiguait trop, je m'arrêterais à Gênes, d'où j'irais à Pise en voiturin.

Je suis enchanté de la vallée du Rhône, de Lyon à Avignon; ce sont les plus belles lignes du monde, et j'aimais jusqu'aux teintes sévères que l'hiver répandait sur le paysage. La campagne d'Avignon m'a révélé une nature que je ne connaissais pas et qui m'a causé une impression inexprimable. Je ne dis rien de la gracieuse vallée d'Aix ni de la belle rade de Marseille; j'étais mieux préparé au spectacle qu'elles m'ont offert. Il ne m'a pas ému comme la vieille ville des papes et le magnifique horizon semé de ruines qui l'entoure.

J'espère arriver heureusement à Pise d'où je vous écrirai. Je sais que vous avez eu la bonté de m'y ménager une connaissance agréable et utile dans la personne de M…..; c'est une nouvelle obligation que j'aurai à votre bienveillance; je la retrouverai là comme à Paris. Je ne vous dirai pas combien j'en suis touché et reconnaissant; ce sont des choses qui s'expriment mal. Adieu, monsieur; croyez à mon vieil et invariable attachement et à mon respectueux dévouement.

JOUFFROY.

M. Jouffroy à M. Guizot. Pise, 4 janvier 1836.

Monsieur,

Quoique je sois établi à Pise depuis quinze jours, je n'ai pas voulu vous écrire avant d'avoir fait connaissance avec ce pays et ses habitants. J'ai trouvé aux bords de l'Arno une température extraordinaire qui, depuis mon arrivée, ne s'est pas un moment adoucie; à plusieurs reprises le fleuve a charrié, et le thermomètre est descendu la nuit à six degrés au-dessous de zéro; par un temps pareil, il était impossible que le rétablissement de ma santé fît de grands progrès, et toutefois je me sens beaucoup mieux qu'à Paris; le voyage surtout, quoique pénible, m'a fait le plus grand bien; tant que j'ai été en mouvement, je me suis parfaitement porté, et je n'ai retrouvé le sentiment de ma faiblesse que dans le repos. Je suivrai cette indication, et quand la température sera devenue meilleure, je ferai de nombreuses excursions dans les environs de Pise; j'espère à l'aide de ce régime, et sous un ciel qui ne peut manquer prochainement de s'adoucir, atteindre le but de mon voyage. Je ne vous demande point pardon d'entrer dans ces détails; vous m'avez trop prouvé l'intérêt que vous vouliez prendre à ma santé pour que j'hésite à vous les donner.

J'ai reçu ici l'accueil le plus aimable et le plus amical de tous les professeurs de l'université que j'ai visités. Je me suis particulièrement lié avec M. Rosellini, qui poursuit avec zèle et aux frais du grand-duc la publication de son grand ouvrage sur les monuments de l'Égypte et de la Nubie; avec M. Rosini, l'un des poëtes et des prosateurs les plus distingués de l'Italie, l'auteur de la Monaca di Monza qui a balancé dans ce pays l'immense succès du roman de Manzoni; enfin avec M. Requoli, élève de Dupuytren, et le premier chirurgien de l'Italie depuis la mort de Vacca. Ces trois hommes occuperaient en tous pays un rang élevé, et ne négligent rien pour me rendre le séjour de Pise agréable et facile. Tous trois sont professeurs à l'université, qui compte dans son sein d'autres hommes de mérite; malheureusement le professeur de philosophie est un vieux prêtre moitié scolastique et moitié condillaciste, tout à fait inabordable.

Mon espérance de rencontrer dans la bibliothèque de Pise quelques manuscrits intéressants pour l'histoire de la philosophie française dans le moyen âge s'est tout à fait évanouie. Les Florentins victorieux ont dépouillé les Pisans de tous les monuments littéraires que ceux-ci possédaient, et la bibliothèque de Pise, composée de 50,000 volumes, est tout à fait moderne et ne contient aucun manuscrit. J'en serai donc réduit à parcourir les catalogues des bibliothèques de Florence quand j'irai visiter cette dernière ville, et peut-être y découvrirai-je quelque chose. En attendant je recueille des renseignements sur l'état de l'instruction publique en Toscane; mais je crains bien qu'il n'ait fort peu changé depuis M. Cuvier. Toutefois, veuillez me dire, ou me faire dire par M. Dubois, jusqu'à quel point de telles recherches pourraient vous être utiles, et dans quel sens elles devraient être particulièrement dirigées.

La rigueur de la saison ne m'a pas encore permis de travailler sérieusement; mais, quand viendra le beau temps, j'espère mener à bien mon travail sur Reid. J'attends avec impatience les discussions de la Chambre sur la politique extérieure; je compte sur bien des légèretés de la part de nos avocats; mais après les tristes débats sur notre état intérieur qui ont rempli, avec tant de dangers pour le pays, les dernières sessions, ce sera un grand progrès de voir enfin la Chambre s'occuper de nos véritables affaires qui sont celles du dehors, dût-elle s'y montrer très-ignorante et très-faible, comme je m'y attends. L'attention de la France une fois détournée d'elle-même, les passions se calmeront, et nous entrerons enfin dans une vie politique régulière. Je regrette beaucoup sous ce rapport la session qui va s'ouvrir; je crois que j'aurais pris quelque part aux discussions; mais nos véritables intérêts ne manqueront pas de représentants et je jouirai de loin de vos victoires.

Adieu, monsieur; veuillez croire à mon vieil et bien constant et bien véritable attachement.

JOUFFROY.

VI

Rapport au roi Louis-Philippe sur la création d'une chaire de droit constitutionnel dans la Faculté de droit de Paris.

Paris, le 22 août 1834.

Sire,

Une somme de 25,000 fr. a été portée au budget de 1835 pour créations nouvelles dans l'enseignement des facultés du royaume. L'objet de quelques-unes de ces créations était indiqué dans le rapport que j'ai eu l'honneur de présenter à Votre Majesté, sous la date du 31 décembre 1833:

«On se plaint que l'enseignement du droit est incomplet… Plusieurs facultés réclament des chaires de droit administratif;… et il n'en est pas une où soit enseigné notre droit constitutionnel français, ancien et moderne… Cependant le gouvernement sous lequel nous vivons aujourd'hui appelle tant de citoyens à prendre part aux affaires de l'État, à celles du département et de la commune, qu'on ne saurait trop désirer que la partie de notre législation qui se rattache à l'exercice des droits politiques et aux attributions des divers pouvoirs soit expliquée et commentée, au moins dans nos principales écoles. De tels cours, faits par des hommes d'expérience et d'une haute raison, pourraient devenir d'un grand intérêt social. Je crois donc qu'il est urgent de faire quelques essais en ce genre.»

Le crédit demandé fut alloué par les Chambres, dans des vues conformes à celles que Votre Majesté avait daigné approuver. J'ai dû, en conséquence, m'occuper du lieu le plus convenable au premier essai de cet enseignement, de son objet précis, de la forme qu'il doit avoir et du rang qu'il doit prendre dans l'ordre des études.

Bien que l'établissement d'un cours de droit constitutionnel soit un fait entièrement nouveau dans nos écoles, il peut d'autant plus facilement y être introduit que le principe de cet enseignement avait été reconnu dès l'origine par les décrets constitutifs des facultés de droit, et spécialement par celui du 21 septembre 1804, qui statuait, article 10:

«Dans la deuxième et dans la troisième années, outre la suite du Code des Français, on enseignera le droit public français et le droit civil dans ses rapports avec l'administration publique.»

Mais cette promesse resta stérile sous l'Empire. Il en fut de même sous la Restauration. Dans le développement momentané que reçut la Faculté de Paris, par l'ordonnance du 24 mai 1819, le droit public français fut réduit à une chaire de droit administratif qui elle-même fut bientôt supprimée. Il appartient au gouvernement de Votre Majesté de faire, sur ce point, ce qu'on a toujours redouté, et d'enseigner hautement les principes de liberté légale et de droit constitutionnel qui sont la base de nos institutions.

Un tel enseignement, sans doute, ne peut s'improviser dans toutes les écoles à la fois; médiocre, il serait inutile, ou même nuisible. Il veut des hommes supérieurs qui puissent le donner avec l'autorité de la conviction et du talent. Qu'une seule chaire de ce genre soit créée et dignement remplie, elle exercera bientôt une grande influence.

Ce point reconnu, Sire, il ne peut y avoir de doute sur le lieu de cette première création. C'est dans l'École de droit de Paris, c'est au centre même de l'enseignement le plus actif et le plus complet qu'on doit ouvrir ce cours nouveau et appeler tout le monde à le juger.

Quant à son objet et à sa forme, ils sont déterminés par le titre même: c'est l'exposition de la Charte et des garanties individuelles comme des institutions politiques qu'elle consacre. Ce n'est plus là, pour nous, un simple système philosophique livré aux disputes des hommes; c'est une loi écrite, reconnue, qui peut et doit être expliquée, commentée, aussi bien que la loi civile ou toute autre partie de notre législation. Un tel enseignement, à la fois vaste et précis, fondé sur le droit public national et sur les leçons de l'histoire, susceptible de s'étendre par les comparaisons et les analyses étrangères, doit substituer, aux erreurs de l'ignorance et à la témérité des notions superficielles, des connaissances fortes et positives.

A mes yeux, c'est dans la pleine franchise et l'étendue de ce cours que se trouvera son efficacité. Comme le droit constitutionnel est maintenant parmi nous une vraie science dont les principes sont déterminés et les applications journalières, il n'a point de conséquences extrêmes qu'on doive craindre, ni de mystères qu'on doive cacher; et plus l'exposition faite par un esprit élevé sera complète et approfondie, plus l'impression en sera paisible et salutaire.

Mais, par cette raison même, Votre Majesté jugera sans doute que cet enseignement nouveau ne saurait être ajouté comme un simple ornement à l'École de droit de Paris, et qu'il y doit être incorporé comme partie intégrante des études.

Déjà, depuis 1804, des objets nouveaux d'enseignement, que ne comprenait pas la première organisation, furent, à diverses époques, ajoutés aux anciens cours, et sont devenus obligatoires pour les élèves. Ainsi, l'ordonnance du 4 novembre 1820 prescrivit de suivre, dans la troisième année, indépendamment du cours de Code civil, un cours de Code commercial et un cours de droit administratif. Un règlement du 5 mai 1829 décida également que le droit administratif ferait partie nécessaire du second examen de licence. Par les mêmes motifs et par une considération plus haute encore, le cours de droit constitutionnel doit être rendu obligatoire, en troisième année, pour les aspirants à la licence, dans la Faculté de droit de Paris, et le second examen de licence devra comprendre une épreuve spéciale sur les objets du nouveau cours.

Il résultera de ces diverses dispositions que le titre de licencié en droit sera plus élevé, plus difficile à obtenir dans la Faculté de Paris que dans les autres facultés du royaume. Mais une semblable inégalité existe déjà entre les facultés où l'enseignement du droit administratif fait partie des cours et celles où il n'a pas lieu. D'ailleurs, ce qu'il importe surtout, c'est d'améliorer ce qui prospère déjà et d'établir quelque part le modèle d'un enseignement étendu et bien dirigé, sauf à multiplier ensuite, sur les divers points de la France, une création heureusement éprouvée.

J'ai l'honneur de proposer, en conséquence, à Votre Majesté, de vouloir bien donner son approbation au projet d'ordonnance ci-joint.

Je suis avec le plus profond respect,
Sire,
De Votre Majesté,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur et fidèle sujet,

GUIZOT.

VII

M. Auguste Comte à M. Guizot. Paris, le samedi 30 mars 1833.

Monsieur,

Quoique, depuis plus de trois semaines, je diffère à dessein de vous écrire, je dois d'abord vous demander sincèrement pardon de vous entretenir d'affaires si peu de temps après la perte cruelle et irréparable que vous venez d'éprouver, et à laquelle je compatis vivement. Mais, comme, d'après ce que vous aviez bien voulu m'annoncer dans notre dernière entrevue, c'était vers le commencement de mars que devait être examinée définitivement la proposition que j'ai eu l'honneur de vous soumettre le 29 octobre dernier, sur la création d'une chaire d'histoire générale des sciences physiques et mathématiques au Collège de France, je craindrais, en gardant plus longtemps le silence à cet égard, de donner lieu de croire que j'aurais renoncé à ce projet.

Il serait déplacé, monsieur, de rappeler ici, même sommairement, les diverses considérations principales propres à faire sentir l'importance capitale de ce nouvel enseignement, et sa double influence nécessaire pour contribuer à imprimer aux études scientifiques une direction plus philosophique, et pour combler une lacune fondamentale dans le système des études historiques: c'est, ce me semble, le complément évident et indispensable de la haute instruction, surtout à l'époque actuelle. Je m'en réfère à cet égard à ma note du 29 octobre; ou, pour mieux dire, monsieur, je m'en rapporte à votre opinion propre et spontanée sur une question que la nature de votre esprit et de vos méditations antérieures vous met plus que personne en état de juger sainement. Car, je vous avoue, monsieur, que ce à quoi j'attache le plus d'importance dans cette affaire, c'est que vous veuilliez bien la décider uniquement par vous-même, à l'abri de toute influence, en usant de votre droit à l'égard du Collège de France qui se trouve heureusement, et par la loi, et par l'usage, hors des attributions du conseil d'instruction publique. Les deux seuls savants qui fassent actuellement partie de ce conseil, quoique distingués d'ailleurs dans leurs spécialités, sont, en effet, par une singulière coïncidence, généralement reconnus dans le monde scientifique comme parfaitement étrangers à tout ce qui sort de la sphère propre de leurs travaux, et comme pleinement incompétents en tout ce qui concerne la philosophie des sciences et l'histoire de l'esprit humain. Il y aurait, monsieur, je dois le dire avec ma franchise ordinaire, plus que de la modestie, dans une intelligence comme la vôtre, à subordonner votre opinion à la leur sur une question de la nature de celle que j'ai eu l'honneur de soulever auprès de vous. Si vous pouvez à ce sujet recueillir des conseils utiles, ce n'est pas du moins de la part de vos conseillers officiels.

Comme depuis cinq mois, vous avez eu certainement le loisir d'examiner cette affaire avec toute la maturité suffisante, sans être importuné de mes instances, je crois pouvoir enfin, monsieur, sans être indiscret, réclamer à cet égard votre décision définitive. Je suis loin de me plaindre de la situation précaire et parfois misérable dans laquelle je me suis toujours trouvé jusqu'à présent, car je sens combien elle a puissamment contribué à mon éducation. Mais cette éducation ne saurait durer toute la vie, et il est bien temps, à trente-cinq ans, de s'inquiéter enfin d'une position fixe et convenable. Les mêmes circonstances qui ont été utiles (et à mon avis indispensables ordinairement) pour forcer l'homme à mûrir ses conceptions et à combiner profondément le système général de ses travaux, deviennent nuisibles par une prolongation démesurée, quand il ne s'agit plus que de poursuivre avec calme l'exécution de recherches convenablement tracées. Pour un esprit tel que vous connaissez le mien, monsieur, il y a, j'ose le dire, un meilleur emploi de son temps, dans l'intérêt de la société, que de donner chaque jour cinq à six leçons de mathématiques. Je n'ai pas oublié, monsieur, que, dans les conversations philosophiques trop rares et si profondément intéressantes que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous autrefois, vous avez bien voulu m'exprimer souvent combien vous me jugeriez propre à contribuer à la régénération de la haute instruction publique, si les circonstances vous en conféraient jamais la direction. Je ne crains pas, monsieur, de vous rappeler aujourd'hui cette disposition bienveillante et d'en réclamer les effets lorsqu'il s'agit d'une création, qui, abstraction faite de mon avantage personnel, présente en elle-même une utilité scientifique incontestable et du premier ordre, et qui se trouve en une telle harmonie avec la nature de mon intelligence et des recherches de toute ma vie qu'il serait, je crois, fort difficile aujourd'hui qu'elle pût convenir à aucune autre personne.

J'espère, monsieur, que vous ne trouverez pas déplacée mon insistance à cet égard après un si long délai. Vous n'ignorez pas que, bien que ce projet fût pleinement arrêté dans mon esprit avant votre ministère, je n'ai point essayé de le soumettre à votre prédécesseur, par la certitude que j'avais de n'en être pas compris, et il est plus que probable que la même raison m'empêchera également d'en parler à votre successeur. Vous concevez donc, monsieur, qu'il est de la dernière importance pour moi de faire juger cette question pendant que le ministère de l'instruction publique est occupé, grâce à une heureuse exception, par un esprit de la trempe du vôtre et dont j'ai le précieux avantage d'être connu personnellement.

Comme cette fonction ne présente heureusement aucun caractère politique, je ne pense pas qu'on puisse trouver, dans le système général du gouvernement actuel, aucun motif de m'exclure, malgré l'incompatibilité intellectuelle de ma philosophie positive avec toute philosophie théologique ou Métaphysique, et par suite avec les systèmes politiques correspondants. Dans tous les cas, cette exclusion ne saurait offrir l'utilité d'arrêter mon essor philosophique qui est maintenant trop caractérisé et trop développé pour pouvoir être étouffé par aucun obstacle matériel, dont l'effet ne pourrait être au contraire que d'y introduire, par le ressentiment involontaire d'une injustice profonde, un caractère d'irritation contre lequel je me suis soigneusement tenu en garde jusqu'ici. Comme je ne pense pas que les vexations purement gratuites et individuelles se présentent à l'esprit d'aucun homme d'État, dans quelque système que ce soit, je dois donc être pleinement rassuré à cet égard. Si cependant, monsieur, quelque motif de ce genre contrariait ici l'effet de votre bienveillance, je ne doute pas que vous ne crussiez devoir me le déclarer franchement, par la certitude que vous auriez que je vous connais trop bien pour ne pas regarder un esprit aussi élevé que le vôtre comme parfaitement étranger à toute difficulté de cette nature.

Je ne pense pas non plus avoir aucun obstacle à rencontrer dans les considérations financières, car le budget du Collège de France me semble actuellement pouvoir comporter aisément cette nouvelle dépense sans aucune addition de fonds, la chaire d'économie politique ne devant point probablement être rétablie, à cause du caractère vague et de la conception irrationnelle de cette prétendue science, telle qu'elle est entendue jusqu'ici. Dans tous les cas, il est nécessaire d'abord de reconnaître en principe la convenance du cours d'histoire des sciences positives, sans y mêler aucune question d'argent. Je puis d'autant plus faciliter une telle décision que je consentirais volontiers à faire ce cours sans aucun traitement jusqu'à ce que la Chambre eût alloué des fonds spéciaux, si le budget était réellement insuffisant.

Par ces divers motifs, j'espère, monsieur, que vous voudrez bien m'assigner prochainement une dernière entrevue pour me faire connaître, au sujet de cette création, votre détermination définitive, soit dans un sens, soit dans un autre. J'ai besoin de n'être pas tenu plus longtemps en suspens à cet égard, afin de pouvoir donner suite, si une telle carrière m'était malheureusement fermée, aux démarches susceptibles, dans une autre direction, de me conduire à une position convenable, ce qui est devenu maintenant pour moi, après une insouciance philosophique aussi prolongée, un véritable devoir.

J'ai dédaigné, monsieur, d'employer, auprès d'un homme de votre valeur, les procédés ordinaires de sollicitations indirectes et de patronages plus ou moins importants que j'eusse pu néanmoins mettre en jeu tout comme un autre. C'est moi seul, monsieur, qui m'adresse à vous seul. Il s'agit ici d'une occasion unique de m'accorder une position convenable, sans léser aucun intérêt, et en fondant une institution d'une haute importance scientifique, susceptible, je ne crains pas de le dire, d'honorer à jamais votre passage au ministère de l'instruction publique. Je crois donc pouvoir compter sur l'épreuve décisive à laquelle je soumets ainsi votre ancienne bienveillance pour moi et votre zèle pour les véritables progrès de l'esprit humain.

Veuillez agréer, monsieur, l'assurance bien sincère de la respectueuse considération de Votre dévoué serviteur,

Auguste COMTE.
N° 459, rue Saint-Jacques.

P.-S. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien accepter l'hommage du premier volume de mon Cours de philosophie positive, dont j'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint un exemplaire. La publication de cet ouvrage, que les désastres de la librairie avaient suspendue pendant deux ans, va maintenant être continuée sans interruption par un autre éditeur. Je m'empresse de profiter de la première disponibilité de quelques exemplaires pour satisfaire le désir que j'avais depuis si longtemps de soumettre ce travail à un juge tel que vous.

VIII

M. Lakanal à M. Guizot. Mobile,—État d'Alabama, 16 juillet 1835.

Excellence,

Mon grand travail en deux volumes sur les États-Unis, avec la traduction anglaise en regard du texte, est sous presse, et vous y êtes célébré plusieurs fois: d'abord, en traitant de l'état de l'instruction publique aux États-Unis, comparé à celui où elle se trouve en France et en Angleterre; votre éloge naît du sujet, aussi naturellement que la fleur sort de sa tige; vous êtes le moderne restaurateur de l'instruction publique dans notre belle patrie: cette vérité est connue et non contestée, même dans les journaux; j'ai sous les yeux celui des Connaissances utiles, l'Abeille américaine, et le Moniteur de la Nouvelle-Orléans. Voire cours d'histoire est devenu une époque mémorable dans les annales de notre Université. Vos ouvrages historiques, qu'on étudie après les avoir lus, présentent cette partie de nos connaissances comme l'avait conçue l'orateur romain, comme le précepteur, comme l'institutrice de la vie, magistra vitae. En traitant de l'état actuel de la législation aux États-Unis, en France et en Angleterre, j'ai occasion de signaler les orateurs qui priment au congrès, au parlement et à la tribune, et certes je ne puis pas omettre l'orateur dont le beau talent d'improvisateur protège les saines doctrines qui dirigent le gouvernement actuel de la France. J'ai, avec tous les bons esprits, l'intime conviction que si le gouvernement s'était lancé dans toute autre direction, s'il avait imprimé une toute autre tournure aux affaires publiques, la France aurait subi de nouvelles révolutions, depuis les journées de juillet; il suffit, pour en être convaincu, de connaître le caractère inquiet et mobile de la généralité des Français, et l'esprit qui régit les cabinets de l'Europe. La France foulée, démembrée, aurait été envahie pour la troisième fois.

Les tumultueux débats mus, de toutes parts, aux États-Unis à l'occasion du traité des vingt-cinq millions, forment un appendice remarquable dans mon ouvrage. Les orateurs de l'opposition, qui ont traité cette question à la tribune, se sont placés dans une fausse position. Ils ont mal jugé les Américains. Ils ont ignoré ou feint de méconnaître l'état moral de ces contrées à demi-civilisées. En général, les habitants des États-Unis ne forment pas un corps de nation proprement dit, un peuple homogène. Les fondateurs du gouvernement fédéral reposent tous dans la tombe, et leurs descendants ne forment que la partie la plus exiguë de la population générale; celle-ci se compose d'Irlandais, d'Allemands, de Suisses, d'Espagnols, d'Italiens, de Polonais, de Français, etc. Jackson lui-même, né Américain, n'avait que huit ans à l'époque de la proclamation de l'Indépendance, étant né le 7 mars 1767. Tous ces peuples, si divers d'esprit, de moeurs, d'habitudes, de langage, jouissent ici d'une liberté semi-sauvage que les lois ne refrènent jamais, et se donnent, de préférence, un chef vieux soldat, qui, toute sa vie, a cultivé ses champs dans le Tennessee, ou pourchassé de misérables sauvages dans les forêts. Croit-on, espère-t-on qu'un tel homme, dur de caractère, traitera les affaires publiques comme nos courtisans et nos académiciens? Jackson, soldat très-despote, comme il l'a prouvé à Pensacola et à la Nouvelle-Orléans, passe à pieds joints sur toutes les convenances, par habitude et non par mauvaise intention; il est bien placé à la tête d'un peuple nouveau et peu avancé dans la carrière de la civilisation. Cette vérité est bien connue par M. Livingston lui-même: ce citoyen avait été chargé par la législature de la Louisiane de la rédaction d'un code de lois; j'étais, à cette époque, président de l'Université de la Nouvelle-Orléans, et je vivais très-familièrement, et même dans une sorte d'intimité, avec Livingston, Je lui écrivis pour lui signaler une foule de lacunes dans son travail; sa réponse fut, et il ne l'a pas certainement oubliée, que ce code ébauché suffisait, pour le moment, à un peuple nouveau, économe et laborieux, et qui ne possédait encore que les établissements nécessaires aux premiers besoins de la vie. Le peuple américain a, dans ses habitudes et son langage, quelque chose de trop âpre et de trop vert pour pouvoir découvrir rien d'offensant pour les Français dans le message de son président. J'atteste que je n'ai pas rencontré un seul Américain de marque qui, retranché comme ils le sont tous derrière leurs habitudes, ait pu rien découvrir d'offensant, pour les Français, dans le message de Jackson. L'excessive susceptibilité française doit faire des concessions à un peuple dont les formes et le langage sont naturellement austères et même acerbes. On ne traite pas affaires, politiques à Samarkande comme à Paris, à Sparte comme à Athènes, aux beaux jours du siècle de Périclès. Le passage incriminé est, si l'on peut s'exprimer ainsi, un fruit du cru. Jackson ne traite pas autrement avec les autorités constituées des États-Unis, et probablement avec les cabinets de l'Europe, qui ont le bon esprit de ne pas s'en fâcher. Voyez les messages relatifs à la Banque, et surtout aux troubles qui ont agité les Carolines: toutes ces discussions, où le Sénat accuse le président d'avoir violé la constitution, où le président proteste contre le Sénat, où Jackson menace de contraindre, par la force, les États du Sud, où l'on lui répond en lui prodiguant les qualifications de nouveau Robespierre, de second Marat, ne laissent après elles aucune irritation, et ne troublent nullement la grande famille. On est tolérant aux États-Unis, et l'ambition ne fait pas fermenter les têtes des membres du congrès, pour supplanter les ministres. On a été généralement fort surpris, dans ces contrées, de ne voir attaquer le traité que par les libéraux, ou soi-disant tels, et par les légitimistes avec. Les Américains, dans leur gros bon sens, ont jugé que l'attaque contre le traité de Jackson n'était que la raison ostensible, et que la véritable était dirigée contre le ministère, et l'on formule ainsi toutes les récriminations du parti libéral par ces mots: ôte-toi de là que je m'y mette. Quant aux légitimistes, à visière levée, ils rappellent, dans leurs voeux pour l'économie et leur appel à la dignité nationale, la réflexion de Laocoon à la vue du cheval de Troie: Timeo Danaos et dona ferentes.

En résumé:

1. Le langage du peuple des États-Unis, tel qu'il s'est formé, tel qu'il est constitué, diffère essentiellement de celui d'un peuple parvenu à son dernier degré de civilisation.

2. Jackson a cédé à l'impulsion que lui a donnée Livingston dans plusieurs lettres qui ont été publiées textuellement dans tous les journaux de l'Amérique.

3. Le message donne au peuple français de grands éloges qui doivent bien affaiblir l'impression défavorable produite par l'article incriminé.

4. Le gouvernement français a fait justice de l'inconsidéré agent diplomatique donneur de mauvais conseils.

5. Et ne doit-on pas faire entrer en ligne de compte, et par forme de compensation, les réflexions pesantes tombées sur Jackson du haut de la tribune?

Partant, je crois, avec les Américains et même les Français qui habitent ce pays, que justice est faite.

Je ne vous parle plus de moi. Je crois cependant que, connaissant à fond les États-Unis et les régions environnantes, que, possédant surtout l'anglais et l'espagnol, et la langue est une sorte de consanguinité entre les peuples, je pourrais vous être utile, robuste et bien portant comme je suis, et tout dévoué à votre gouvernement, auquel j'ai offert mes hommages aux premiers jours de son installation. Je ne vous importunerai plus jamais, et je me bornerai, dans ma solitude, à me plaindre à la nature de ce que, m'ayant rempli toute ma vie du désir de servir ma patrie, elle m'en a refusé les moyens.

J'ai l'honneur d'être,
De Votre Excellence,
Le très-humble et très-obéissant serviteur,

Signé: LAKANAL.

Doctrinaire dans l'ancienne acception, et pour toujours dans la nouvelle. Il défendrait, le cas échéant, les nouveaux doctrinaires, comme il défendit, dans des jours d'orage, le vénérable général des doctrinaires, menacé de la mort et caché chez moi, jusqu'au moment où je pus, non sans peine et sans efforts, le produire au grand jour et le placer.

IX

Rapports au roi Louis-Philippe sur la publication d'une Collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de France.

(31 décembre 1833 et 27 novembre 1834.)

Extrait du rapport au Roi sur le budget du ministère de l'instruction publique pour l'exercice de 1835.

Sire,

…..Depuis quinze ans environ l'étude des sources historiques a repris une activité nouvelle. Des hommes d'un esprit clairvoyant, d'une science rare, d'une constance laborieuse, ont pénétré, les uns dans le vaste dépôt des archives du royaume, les autres dans les collections de manuscrits de la Bibliothèque royale; quelques-uns ont poussé leurs recherches jusque dans les bibliothèques et les archives dès départements. Partout il a été prouvé, dès les premiers essais, en fouillant au hasard, que de grandes richesses étaient restées enfouies. Les efforts ont redoublé, et l'on a pas tardé à obtenir des découvertes aussi importantes qu'inattendues, de véritables révélations qui éclairent d'un jour nouveau tels ou tels événements, tels ou tels siècles de notre histoire; à ce point qu'il est peut-être permis d'avancer que les manuscrits et monuments originaux, qui ont été jusqu'à présent mis au jour, ne surpassent guère en nombre ni en importance ceux qui sont restés inédits.

Depuis que ce fait est constaté, il ne se passa pas un jour sans que les hommes jaloux des progrès de la science et de la gloire littéraire de la France n'expriment le regret de voir l'exploitation d'une mine si riche abandonnée à des individus isolés, dont les plus grands efforts ne peuvent produire que des résultats partiels et bornés. À la vérité, parmi ces explorateurs volontaires, il faut distinguer l'Académie des inscriptions qui travaille à recueillir diverses séries de monuments relatifs à notre histoire nationale. Mais Votre Majesté a pu se convaincre, il y a quelques instants, de l'extrême exiguïté des ressources dont l'Académie dispose pour la publication de ces recueils, et de la lenteur qui en résulte inévitablement. Aussi, quelle que soit l'excellence de ses travaux, ils sont insuffisants pour calmer les regrets et satisfaire les désirs de ceux qui voudraient entrer en possession de tant de trésors, encore inutiles ou ignorés.

Le besoin de voir mettre un terme à ces efforts isolés commence à être si vivement senti que quelques personnes se sont récemment formées en société pour tenter de concentrer et de coordonner les recherches de tous les hommes qui se vouent à ce genre de travaux[16]. J'espère que cette société n'aura pas fait un vain appel aux amis de la science; je m'associe à ses efforts; mais je ne puis me dissimuler que, lors même qu'elle parviendrait à disposer de ressources plus considérables qu'il n'est permis de le supposer, son action ne serait encore que partielle, et ses publications n'embrasseraient que quelques séries de monuments.

[Note 16: La Société de l'histoire de France, fondée en juin 1833, compte déjà plus de deux cents membres, et a déjà fait, indépendamment de son Bulletin qui parait tous les mois, plusieurs publications importantes.]

Au gouvernement seul il appartient, selon moi, de pouvoir accomplir le grand travail d'une publication générale de tous les matériaux importants et encore inédits sur l'histoire de notre patrie. Le gouvernement seul possède les ressources de tout genre qu'exige cette vaste entreprise. Je ne parle même pas des moyens de subvenir aux dépenses qu'elle doit entraîner; mais, comme gardien et dépositaire de ces legs précieux des siècles passés, le gouvernement peut enrichir une telle publication d'une foule d'éclaircissements que de simples particuliers tenteraient en vain d'obtenir. C'est là une oeuvre toute libérale et digne de la bienveillance de Votre Majesté pour la propagation de l'instruction publique et la diffusion des lumières.

Mais chaque jour de retard rend la tâche plus difficile: non-seulement les traditions s'effacent et nous enlèvent en s'effaçant bien des moyens de compléter et d'interpréter les témoignages écrits; mais les monuments eux-mêmes s'altèrent matériellement. Il est une foule de dépôts, surtout dans les départements, où les pièces les plus anciennes s'égarent ou deviennent indéchiffrables, faute de soins nécessaires à leur entretien. Je crois donc qu'il est urgent que l'entreprise soit mise à exécution, et qu'elle reçoive immédiatement une assez grande extension.

Une des premières opérations serait de dresser un inventaire des richesses paléographiques de tous les départements. Les recherches seraient faites dans deux sortes d'établissements; d'abord dans les bibliothèques communales, en second lieu dans les dépôts d'archives, soit communales, soit départementales. Je sais déjà qu'il est plusieurs bibliothèques qui pourraient être exploitées avec grand profit, et presque toutes offriraient quelque chose à recueillir. Ce sont surtout des éclaircissements sur l'histoire des localités, des particularités toutes provinciales, que fourniraient ces bibliothèques. Malgré les ravages qui, depuis quarante ans, ont produit, dans la plupart de ces dépôts, d'irréparables lacunes, on peut encore y faire une abondante moisson. Il en est même qui, par un heureux hasard, ont été préservés du pillage; et quand le sort a voulu que ce fût dans une de ces villes, anciennes capitales d'importantes provinces, telles que Dijon ou Lille par exemple, on sent combien de faits précieux doivent y rester enfouis. Il est telle de ces villes qui peut nous offrir une correspondance non interrompue avec tous nos souverains pendant cinq ou six siècles, telle autre qui possède plus de deux ou trois mille chartes, plus de dix mille pièces de tout genre, non-seulement inédites, mais inconnues des paléographes, et dont aucune analyse, aucun catalogue, n'a encore révélé l'importance. En un mot, les bibliothèques et les archives départementales deviendraient probablement une des sources où seraient puisés les plus nombreux matériaux de cette grande publication.

Le département des manuscrits de la Bibliothèque royale serait également fouillé, et fournirait une masse de documents originaux, dont il serait difficile de calculer l'importance. Les collections dites de Colbert, de Brienne, de Dupuy, de Gaignières, et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, n'ont encore été pour ainsi dire qu'entr'ouvertes. Là sont ensevelis des correspondances, des mémoires, des écrits de toute espèce, reflets vivants de tous les siècles, répertoires des jugements que chaque époque a portés sur elle-même. Aucun autre dépôt n'est plus riche que la Bibliothèque royale en matériaux pour cette sorte d'histoire qu'on peut appeler contemporaine, histoire qui ne consiste pas moins dans la révélation des idées que dans celle des faits.

Les archives du royaume, au contraire, jetteraient de vives lumières sur telles ou telles circonstances d'événements défigurés par la tradition. On y puiserait des rectifications importantes, des renseignements curieux sur tous les faits sociaux qui laissent de leur passage une trace officielle et authentique. Il est aussi, dans le dépôt des archives, des trésors qu'on ne serait pas tenté d'y chercher, tels que des correspondances diplomatiques, des traités de politique, des fragments d'histoire. Ainsi, en résumé, bibliothèques et archives des départements, Bibliothèque royale et bibliothèques secondaires de Paris, archives du royaume, tels seraient les principaux établissements dont il s'agirait de produire les richesses au grand jour.

Mais il est une autre source historique plus abondante encore peut-être, et jusqu'ici plus inconnue. Les dépôts dont je viens de parler sont publics; le gouvernement ne ferait qu'en extraire et rendre plus abordable à tous les lecteurs ce que, avec de grands efforts sans doute, les particuliers peuvent accomplir par eux-mêmes. Le bienfait serait immense, mais le gouvernement doit faire davantage. Il possède d'autres archives dont lui seul dispose, et dont il peut, sans aucun inconvénient, communiquer, en partie du moins, les inappréciables trésors: je veux parler des archives des différents ministères, et notamment du ministère des affaires étrangères.

Jusqu'ici, tantôt la nature du gouvernement, tantôt de justes convenances, ont rendu ces grands dépôts à peu près inaccessibles; mais la séparation est si profonde entre notre temps et les temps passés, la politique de notre époque est si peu solidaire de celle des siècles antérieurs, que le gouvernement peut, sans crainte et sans scrupule, associer le public à une partie de ces richesses historiques.

En s'arrêtant vers le commencement du dernier siècle, non-seulement l'intérêt de l'État, mais l'intérêt des familles, ne pourront souffrir la moindre atteinte.

Évidemment les faits, les documents antérieurs au règne de Louis XV n'appartiennent plus à la politique, mais à l'histoire, et rien n'empêche plus de publier ceux qui méritent la publicité.

En exploitant ainsi avec sagesse les archives des divers ministères, et surtout celles des affaires étrangères, qui sont dans un ordre parfait, la publication que j'ai l'honneur de proposer à Votre Majesté sera un monument tout à fait digne d'elle et de la France.

L'histoire des villes, des provinces, des faits et des usages locaux sera éclairée par les bibliothèques et les archives départementales; l'histoire générale des idées, des usages, des moeurs et des rites par les manuscrits des grandes bibliothèques de Paris, par les archives du royaume; enfin l'histoire particulière des traités et des ambassades par les archives des affaires étrangères; celle de la législation et des grands procès par les archives du Parlement; celle des sièges, des batailles, de la marine et des colonies par les archives de la guerre et de la marine.

Je ne puis, dans cet exposé, offrir à Votre Majesté qu'un sommaire, une ébauché incomplète de l'entreprise que je soumets à Son approbation. Je souhaite que les résultats que je ne puis que faire entrevoir, mais qu'on serait assuré d'atteindre, justifient aux yeux de Votre Majesté et à ceux des Chambres ma demande d'une allocation extraordinaire. Si ce crédit est accordé, j'aurai l'honneur de présenter à Votre Majesté un plan plus détaillé de cette grande publication nationale, et de lui soumettre les moyens d'exécution les plus propres à en assurer le succès.

Je suis avec le plus profond respect,
Sire,
De Votre Majesté,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur et fidèle sujet,

Paris, 31 décembre 1833. Le ministre secrétaire d'État au département de l'instruction publique,

GUIZOT.

2. Rapport au Roi sur les Mesures prescrites pour la recherche et la publication des Documents inédits relatifs à l'histoire de France.

SIRE,

Votre Majesté a daigné accueillir les vues que j'ai eu l'honneur de lui soumettre relativement à la recherche et à la publication des monuments inédits de l'histoire de France. Les Chambres ont voté, dans le budget de 1835, un crédit de 120,000 fr. consacré à ces travaux, et qui atteste hautement l'intérêt qu'inspire l'entreprise scientifique et nationale qu'a approuvée Votre Majesté.

Je me suis appliqué à en préparer le succès, et je demande à Votre Majesté la permission de mettre sous ses yeux le plan que je me propose de suivre et les dispositions que j'ai déjà prescrites.

Dès le 22 novembre 1833, je me suis adressé à MM. les préfets pour leur demander des renseignements précis et détaillés sur la situation des bibliothèques et des archives des départements qu'ils administrent, ainsi que sur les divers ouvrages manuscrits qui peuvent être contenus dans ces dépôts. Les réponses que j'ai reçues m'ont déjà fourni quelques documents curieux; elles m'ont surtout indiqué les voies qu'il convient de suivre pour arriver à des résultats importants.

Le 20 juillet dernier, je me suis mis en rapport avec les académies et sociétés savantes établies dans les départements; j'ai sollicité leur concours; j'ai cherché à encourager leurs efforts, et tout me porte à croire qu'elles me seconderont avec zèle et efficacité.

Le 18 juillet dernier, j'ai formé, auprès du ministère de l'instruction publique, un comité où se réunissent quelques-uns des hommes les plus considérables par le savoir et par le mérite de leurs travaux historiques. Ce comité sera spécialement chargé de surveiller et de diriger, de concert avec moi, tous les détails de cette vaste entreprise. Il s'est assemblé plusieurs fois sous ma présidence, et, grâce à l'assistance éclairée que ses membres ont bien voulu me prêter, on entrevoit déjà les résultats qu'il sera possible d'obtenir.

Un premier soin a dû occuper le comité, celui de déterminer nettement le but que doit se proposer l'administration et les limites dans lesquelles il convient de se renfermer. Il suffit, à cet égard, de s'en tenir rigoureusement aux termes mêmes de la loi de finances de 1835. Ils contiennent et expliquent toute la pensée de l'entreprise. Puiser à toutes les sources, dans les archives et bibliothèques de Paris et des départements, dans les collections publiques et particulières; recueillir, examiner et publier, s'il y a lieu, tous les documents inédits importants et qui offrent un caractère historique, tels que manuscrits, chartes, diplômes, chroniques, mémoires, correspondances, oeuvres même de philosophie, de littérature ou d'art, pourvu qu'elles révèlent quelque face ignorée des moeurs et de l'état social d'une époque de notre histoire: tel sera le but de ces travaux.

J'ai examiné soigneusement, avec le comité, quels seraient les plus sûrs moyens d'exécution.

La recherche des documents présente d'assez grandes difficultés. A Paris, et dans quelques villes en petit nombre, il existe des archives classées méthodiquement, et dans lesquelles a été dressé avec exactitude l'inventaire des pièces qui s'y trouvent déposées; mais partout ailleurs, règnent le désordre et la confusion. A l'époque des troubles révolutionnaires, une foule de documents, jusque-là conservés dans les anciens monastères, dans les châteaux ou dans les archives des communes, ont été livrés tout à coup au pillage et à la dévastation. Des amas de papiers et de parchemins, transportés dans les municipalités voisines, ont été jetés pêle-mêle dans des greniers ou dans des salles abandonnées; le souvenir même s'est effacé, dans plusieurs endroits, de ces translations opérées négligemment et sans formalités. De là l'opinion généralement établie, et devenue, pour ainsi dire, de tradition dans un grand nombre de départements, que tout a péri dans ces temps d'agitation. Il est certain néanmoins qu'on peut retrouver encore une partie considérable des anciennes archives, notamment dans les villes d'évêché et de parlement, et qu'une foule de pièces importantes ont été sauvées et rendues aux villes lorsque, plus tard, une autorité conservatrice fit déposer dans les chefs-lieux des districts les débris des anciennes abbayes, confondus avec les chartes et autres monuments authentiques. Plusieurs pièces aussi furent gardées alors comme titres de propriété ou de droits utiles des biens qui avaient été vendus par l'autorité publique.

Je ne saurais former le dessein de procéder actuellement et directement à un classement général et méthodique de toutes les archives locales, soit des départements, soit des communes: le temps et les ressources manqueraient pour un si immense travail. La Bibliothèque du Roi possède déjà un inventaire général de toutes les archives qui existaient en France avant la révolution, inventaire dressé, vers 1784, sous le ministère de M. Bertin, et auquel sont joints un grand nombre de cartulaires ou répertoires des principales pièces que ces archives locales renfermaient. Ces renseignements suffiront aux premières recherches; à mesure que l'on pénétrera dans les dépôts publics pour en extraire les richesses, on éprouvera le besoin de les mettre en ordre; de premières améliorations susciteront le zèle qui aspire à des améliorations nouvelles, et le zèle créera des ressources. Les autorités locales, les conseils généraux et municipaux seront naturellement provoqués et conduits, on peut l'espérer, à réintégrer leurs archives dans des lieux convenables, et à faire dresser le catalogue des pièces qu'on y conserve. Il convient donc de se mettre dès à présent à l'oeuvre, sans prétendre commencer méthodiquement par un travail de classement général qui offrirait, dans l'état actuel des choses, plus d'embarras que d'avantages, et que nos recherches amèneront, d'ailleurs, presque nécessairement.

J'ai cherché, de concert avec MM. les membres du comité, quels pouvaient être, dans chaque département, dans chaque ville, les hommes déjà connus par leurs travaux sur l'histoire nationale, et capables de s'associer à ceux que je dois faire entreprendre. Nous avons dressé une première liste de quatre-vingt-sept personnes avec lesquelles je me propose de me mettre en rapport, afin de les charger spécialement des recherches relatives aux lieux qu'elles habitent. Une correspondance régulière s'établira entre elles et mon département, par l'intermédiaire de MM. les préfets; et, sans imposer partout un ordre toujours le même, une organisation systématique et uniforme, qui s'accorderaient mal avec les besoins et les ressources particulières de chaque localité, j'ai rédigé cependant des instructions générales qui peuvent s'appliquer également à toutes les recherches et à tous les pays, et qui seront adressées à tous les correspondants de mon ministère.

Dans les lieux où je ne pourrai obtenir le concours de quelques correspondants propres à ce genre de travail, je tâcherai d'y suppléer en envoyant des commissaires spéciaux déjà exercés, et dont le mérite me soit bien connu. Du reste, j'accueillerai avec empressement toutes les communications, toutes les propositions. Je sais que beaucoup d'hommes modestes et laborieux vivent dispersés et presque ignorés sur notre territoire, prêts à mettre leur savoir et leur zèle à la disposition d'une administration bienveillante. Je serai attentif à les chercher et heureux de les découvrir. Le comité central se tiendra constamment au courant des diverses recherches qui seront entreprises à Paris et dans les départements. Il dirigera, par des instructions particulières, tous les travaux que j'aurai prescrits ou autorisés; il transmettra aux correspondants du ministère les renseignements qui leur seront indispensables pour juger de la valeur réelle de telles ou telles archives, de tels ou tels manuscrits. Aussitôt qu'une découverte importante aura été signalée à mon attention, l'un des membres du comité sera chargé spécialement de l'examiner, de s'entendre avec la personne qui m'aura adressé cette communication, de rechercher toutes les pièces relatives au même sujet qui pourraient exister dans d'autres collections; et toutes les fois que, après cet examen, la publication de tel ou tel manuscrit, de telle ou telle pièce, aura été jugée convenable, elle aura lieu sous la surveillance du comité, soit par les soins directs de l'un de ses membres, soit par une révision attentive du travail de ses correspondants.

Tel est, Sire, dans ses traits essentiels, le plan que je crois devoir adopter. L'exécution en est déjà commencée, et je puis en indiquer à Votre Majesté les premiers et prochains résultats.

Les archives de plusieurs villes du royaume sont en assez bon ordre et assez bien connues pour qu'on ait pu s'y livrer immédiatement à d'utiles travaux. La bibliothèque publique de Besançon est, depuis longtemps, dépositaire des papiers du principal ministre de Charles-Quint et de Philippe II, d'un homme qui a été mêlé à toutes les grandes affaires du XVIe siècle, du cardinal Perrenot de Granvelle. Ce vaste recueil se compose des correspondances de ce ministre, des notes de ses agents, et de toutes les pièces relatives à son administration dans les Pays-Bas et dans le royaume de Naples. Il n'a été connu des savants, jusqu'à ce jour, que par l'ébauche d'un catalogue imprimé, et par la courte analyse de quelques pièces, que l'on doit à un religieux bénédictin du XVIIIe siècle. J'ai formé à Besançon, sous la présidence du savant bibliothécaire de cette ville, M. Weiss, une commission chargée de procéder à l'analyse complète de ces matériaux. Elle en fera le dépouillement et mettra à part ceux qui présentent assez d'intérêt pour être livrés à la publicité. J'espère que bientôt une partie considérable de ces pièces historiques sera préparée pour l'impression.

Les riches et précieuses archives des anciens comtes de Flandre sont conservées à Lille: elles contiennent des documents qui remontent jusqu'au XIe siècle. Je prends des mesures, de concert avec M. le préfet du Nord, pour faire explorer ces archives, et en tirer tous les documents qui paraîtraient dignes d'être mis en lumière.

Les restes des anciennes archives du Roussillon sont conservés à Perpignan: on y trouvera des renseignements intéressants pour l'histoire de cette province et pour celle des relations des rois de France avec les rois d'Aragon. Des spoliations nombreuses et une longue négligence, dont ces archives sont enfin préservées, grâce au zèle du bibliothécaire de la ville de Perpignan, ne les ont pas tellement appauvries qu'elles ne puissent encore offrir des pièces importantes.

A Poitiers, où sont déposées les archives de l'ancienne province d'Aquitaine, j'ai envoyé, avec le titre d'archiviste de la ville, un des élèves les plus distingués de l'école des Chartes, M. Redet. M. Chelles, élève de la même école, a été également envoyé à Lyon avec le même titre.

Dans les bibliothèques et les archives de Paris, les travaux sont déjà en pleine activité, et promettent d'importants résultats.

Le département des manuscrits, à la Bibliothèque royale, dépôt immense de matériaux de toute espèce, est, pour la première fois, livré à une exploration générale et régulière. Il présente des corps d'ouvrages rédigés, tantôt par des hommes instruits sur des sujets divers de notre histoire, tantôt par des personnes qui ont voulu transmettre à la postérité le détail des affaires auxquelles elles ont pris part. On y trouve aussi des recueils de pièces détachées en nombre considérable, formant des sources de documents authentiques sur presque tous les sujets. Des collections rassemblées par des particuliers dont elles ont conservé les noms, celles de Colbert, de Dupuy, de Brienne, de Gaignières, de Baluze, du président de Mesmes, et plusieurs autres, y ont été déposées dans leur intégrité après la mort de leurs possesseurs. Des jeunes gens exercés à ce genre d'étude sont chargés, sous la surveillance et la direction des conservateurs, MM. Champollion-Figeac et Guérard, d'explorer ces mines fécondes, et de signaler les manuscrits divers, mémoires ou autres pièces, qui leur paraîtraient dignes de publication, pour que le comité en fasse ensuite l'objet d'un examen spécial. Déjà plusieurs ouvrages ont été puisés à cette source, et sont livrés aux personnes chargées d'en préparer la publication. Je citerai, entre autres, une réunion de notes curieuses, écrites de la main même du cardinal de Mazarin, et relatives aux incidents journaliers de sa conduite pendant les guerres de la Fronde. Ces notes, écrites le plus souvent en italien et d'une façon fort abrégée, seront publiées avec une traduction française et les éclaircissements nécessaires.

Un journal des États généraux tenus à Tours en 1484, dont la Bibliothèque royale possède plusieurs copies, a été rédigé en latin par Jean Masselin, l'un des membres de ces États. Les nombreux détails qu'il fournit sur les discussions, les usages et les idées politiques de ce temps ont été, en grande partie, ignorés de nos historiens. Quelques-uns se sont contentés de le faire connaître par des extraits que les autres ont copiés. Il sera publié, pour la première fois, dans son texte original, et accompagné d'une traduction.

Un monument important de la langue, de la poésie et de l'histoire d'un temps déjà reculé, est une vaste chronique en vers de la guerre des Albigeois, écrite dans la langue du pays, à une époque très-voisine encore de cet événement, par un auteur qui avait été témoin des faits qu'il raconte. C'est une source de renseignements également intéressants pour les philologues et pour les historiens, et aussi l'un des plus curieux monuments littéraires du XIIIe siècle. Le soin de sa publication est confié à M. Fauriel.

Après la paix de 1763, M. de Bréquigny fut envoyé à Londres avec un bureau composé de sept personnes, pour y prendre copie de toutes les pièces déposées aux archives de la Tour de Londres qui pouvaient se rapporter à l'histoire de France. Ce travail dura plusieurs années; il a produit une collection d'environ cent cinquante volumes in-folio de copies de documents divers concernant celles de nos provinces qui avaient été rangées longtemps sous la domination anglaise. Les originaux de plusieurs de ces documents se sont perdus depuis à la Tour de Londres. La nature de ces recherches, leur étendue, et jusqu'aux événements qui ont eu lieu depuis qu'elles ont été accomplies, tout contribue à donner à cette immense collection un intérêt que le temps n'a fait qu'accroître. J'ai ordonné le dépouillement de ce recueil déposé maintenant à la Bibliothèque du Roi; chacun des documents qu'il renferme sera successivement examiné; ceux qui n'ont point encore été publiés, et qui néanmoins mériteront de l'être, seront relevés, classés et mis au jour.

Une autre collection, que je crois propre à jeter des lumières nouvelles sur l'histoire politique de l'ancienne monarchie française, sera celle des chartes concédées aux villes et aux communes par les rois et les seigneurs, du XIe au XVe siècle. Ces chartes sont en grand nombre; elles embrassent presque toute l'étendue de la France, et la teneur en est fort variée. Plusieurs ont déjà été publiées, mais beaucoup d'autres n'ont point vu le jour; et peut-être ces dernières ne sont-elles pas les moins curieuses et les moins importantes. La Bibliothèque du Roi en possède une collection formée par les soins de Dupuy, et qui remplit quelques volumes in-folio. Elle sera soumise à une sévère analyse: on évitera de produire ce qui est déjà connu; on y ajoutera les pièces et les documents nécessaires pour la compléter. Enfin, j'ai l'intention d'y faire joindre les chartes et constitutions primitives des différentes corporations, maîtrises et sociétés particulières établies en France, de telle sorte que cette collection rapproche et mette dans tout leur jour les nombreuses et diverses origines de la bourgeoisie française, c'est-à-dire les premières institutions qui ont servi à affranchir et à élever la nation. Ce travail s'exécutera sous la direction de M. Augustin Thierry.

Les archives générales du royaume, compulsées en même temps et de la même manière que la Bibliothèque du Roi, fourniront un grand nombre de pièces détachées, actes de l'autorité publique, relations d'événements particuliers, diplômes, chartes et autres monuments authentiques propres à jeter de nouvelles lumières sur les points les plus obscurs de notre histoire, et à corriger souvent des versions fautives ou incomplètes.

Les archives spéciales des différents ministères nous promettent encore de plus importantes richesses; ces matériaux doivent être exploités avec prudence et discernement: aussi nos recherches s'adresseront-elles exclusivement aux époques qui peuvent être considérées comme tombées dans le domaine de l'histoire. Mais nous trouverons dans ces limites de quoi exciter et satisfaire la plus avide curiosité des savants et du public. MM. les directeurs de ces précieux dépôts ont bien voulu me promettre leur concours le plus empressé.

Les archives du ministère des affaires étrangères, classées avec un ordre parfait, forment le dépôt historique le plus considérable par l'abondance et la valeur de ses documents. Les publications que je me propose d'y puiser s'exécuteront par les soins du directeur, M. Mignet, qui a déjà préparé un recueil important et étendu destiné à en commencer la série. Les longues et curieuses négociations relatives à la succession d'Espagne, ouverte par la mort de Charles II, seront l'objet de ce recueil. Entamées immédiatement après le traité des Pyrénées en 1659, elles n'ont été terminées qu'en 1713, à l'époque où la paix d'Utrecht vint fixer enfin le droit public de l'Europe et sa distribution territoriale sur de nouvelles bases. Cette publication fera connaître la marche progressive des grands événements qui en sont l'objet, et mettra pour la première fois au jour, dans toute sa réalité et toute son étendue, la politique de Louis XIV.

Les archives du dépôt de la guerre seront consultées en même temps que celles des affaires étrangères, et les renseignements empruntés à ces deux sources différentes seront rapprochés entre eux et comparés les uns avec les autres. Ainsi, tandis que l'on recherchera, dans les archives de notre diplomatie, tout ce qui se rapporte aux négociations qu'entraîna l'affaire de la succession d'Espagne, le dépôt de la guerre mettra à notre disposition l'histoire des campagnes qui suivirent et secondèrent ces négociations, accompagnée de la correspondance de Louis XIV, de Philippe V, du duc d'Orléans, du maréchal de Berwick et du duc de Vendôme.

A ces dernières publications seront joints les cartes et plans nécessaires pour l'intelligence des opérations militaires; M. le directeur du dépôt actuel de la guerre a bien voulu m'offrir les riches matériaux de ce genre qu'il a recueillis lui-même. Ils seront mis au jour par ses soins personnels et sous sa surveillance.

Des travaux analogues seront exécutés aussi dans les archives du ministère de la marine: l'état de notre marine, l'histoire de nos campagnes maritimes ou des grandes batailles navales, celle de nos colonies depuis plus de cent cinquante ans, y sont conservés dans des collections authentiques dont le choix sera fait par des hommes versés dans cette étude toute spéciale.

Après l'histoire politique, l'histoire intellectuelle et morale du pays a droit également à notre attention; c'est aussi une grande et belle partie des destinées d'un peuple que la série de ses efforts et de ses progrès dans la philosophie, les sciences et les lettres. Sans doute l'abondance et le caractère spécial des monuments de ce genre doivent nous prescrire à cet égard quelque réserve; ils ne sauraient être accueillis facilement ni en très-grand nombre dans une collection dont l'histoire proprement dite est l'objet dominant. Mais les ouvrages qui, à certaines époques, ont fortement agité les esprits et exercé une action puissante sur le développement intellectuel des générations contemporaines, ceux qui ont ouvert, dans le mouvement des idées, une ère nouvelle, ceux enfin qui, sous une forme purement littéraire, nous révèlent des moeurs oubliées, des usages ou des faits sociaux dont on avait perdu la trace, de tels ouvrages se rattachent de bien près à l'histoire; et si nous découvrions quelques monuments de ce genre, nous croirions devoir nous empresser de les publier, en en formant dans la collection générale une série particulière.

Je puis déjà, Sire, signaler en ce genre à Votre Majesté une découverte récente et d'un haut intérêt pour les personnes qui se vouent à l'étude de la philosophie et de son histoire parmi nous. Le manuscrit du fameux ouvrage d'Abailard, intitulé le Oui et non (Sic et non), vient d'être retrouvé dans la bibliothèque d'Avranches. Ce livre, qu'on croyait irréparablement perdu, est celui qui donna lieu à la condamnation d'Abailard, au concile de Sens, en 1140. M. Cousin en surveillera la publication.

Enfin, Sire, l'histoire des arts doit occuper une place dans ce vaste ensemble de recherches qui embrasse toutes les parties de l'existence et des destinées nationales. Aucune étude peut-être ne nous révèle plus vivement l'état social et le véritable esprit des générations passées que celle de leurs monuments religieux, civils, publics, domestiques, des idées et des règles diverses qui ont présidé à leur construction, l'étude, en un mot, de toutes les oeuvres et de toutes les variations de l'architecture qui est à la fois le commencement et le résumé de tous les arts.

Je me propose, Sire, de faire incessamment commencer un travail considérable sur cette matière: je m'appliquerai à faire dresser un inventaire complet, un catalogue descriptif et raisonné des monuments de tous les genres et de toutes les époques qui ont existé ou existent encore sur le sol de la France. Un tel travail, en raison de sa nature spéciale, de son importance et de sa nouveauté, doit demeurer distinct des autres travaux historiques dont je viens d'entretenir Votre Majesté; aussi mon intention est-elle d'en confier la direction à un comité spécial, et d'en faire l'objet de mesures particulières que j'aurai l'honneur de proposer à Votre Majesté.

Telles sont, Sire, les mesures que j'ai prises, préparées ou projetées pour assurer l'accomplissement de la grande entreprise au sujet de laquelle le vote des Chambres a répondu aux vues de Votre Majesté. Cette entreprise ne doit pas être un effort accidentel et passager; ce sera un long hommage et, pour ainsi dire, une institution durable en l'honneur des origines, des souvenirs et de la gloire de la France. J'ose espérer que, grâce au savant et zélé concours des personnes qui veulent bien me seconder, les premiers résultats ne se feront pas longtemps attendre et ne seront pas indignes de la noble pensée dont Votre Majesté a daigné me confier l'exécution.

Je suis avec le plus profond respect,
Sire,
De Votre Majesté,
Le très-humble et très-obéissant serviteur et fidèle sujet,

Le ministre de l'instruction publique,

Guizot.

X

Rapport à M. le comte Pelet de la Lozère, ministre de l'instruction publique, sur l'état des travaux relatifs à la collection des documents inédits concernant l'histoire de France.

(23 mars 1836.)

Monsieur le ministre,

Depuis la dernière réunion du comité, les travaux historiques entrepris par les ordres de M. le ministre, votre prédécesseur, n'ont pas été interrompus. Ces travaux, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous l'expliquer, sont de deux sortes: la recherche des documents et leur publication; cette division est indiquée par le texte même de la loi des finances, qui ouvre au ministère de l'instruction publique un crédit spécial pour recueil et publication des monuments inédits relatifs à l'histoire de France.

La recherche des documents comprend le dépouillement et le classement des collections diverses de manuscrits, l'analyse des pièces qui paraissent dignes d'attention, et l'examen des propositions adressées au ministre.

Parmi les publications, il en est qui sont terminées, d'autres qui sont seulement commencées, quelques-unes enfin qui ont été prescrites par arrêtés ministériels, et dont les matériaux ne sont pas encore suffisamment préparés pour l'impression.

Je me propose de mettre sous vos yeux, dans ce rapport, la situation actuelle des travaux historiques entrepris sous la direction du premier comité, afin que vous puissiez apprécier par vous-même, monsieur le ministre, ce qui a été fait jusqu'à ce jour, et ce qu'il conviendra de faire ultérieurement.

Il n'y a qu'une seule publication qui soit véritablement terminée, c'est celle du Journal des États-généraux de 1484, par Jehan Masselin. L'ouvrage a été imprimé et livré au public depuis trois mois.

Les tomes I et II des Négociations relatives à la succession d'Espagne ont été mis au jour par M. Mignet, ainsi que le 1er tome du Recueil de pièces pour servir à l'histoire de la guerre de la succession d'Espagne, par M. le général baron Pelet, directeur du dépôt de la guerre. Le travail nécessaire à l'achèvement de ces deux grandes publications se poursuit sans relâche.

Un volume intitulé: Journal des séances du conseil du roi Charles VIII va paraître immédiatement; M. Fallot a bien voulu se charger de rédiger une introduction à cet ouvrage.

Plusieurs autres ouvrages sont livrés à l'impression:

L'Histoire en vers de la croisade contre les hérétiques albigeois, traduite sur le texte provençal par M. Fauriel;

Un choix de lettres de rois, reines, princes et princesses de France, par M. Champollion-Figeac, extraites des copies de Bréquigny;

La chronique du religieux de Saint-Denis.

MM. Fauriel et Champollion voudront bien expliquer au comité à quel degré d'avancement leur travail est parvenu.

M. Ravenel a terminé son travail sur les carnets de Mazarin; il a joint au texte de ces carnets divers papiers inédits de Mazarin, sa correspondance avec Colbert, et plusieurs autres pièces relatives aux troubles de la Fronde.

M. le ministre de l'instruction publique n'a point encore donné l'autorisation nécessaire pour l'impression du travail de M. Ravenel; il serait bon de prendre, à cet égard, l'avis du comité, dans sa prochaine séance.

M. Francisque Michel poursuit la publication de la _Chro__nique en vers des ducs de Normandie_, par Benoît de Sainte-Maure, dont il a recueilli le texte dans son dernier voyage en Angleterre.

Je ne mentionnerai pas ici la publication presque entièrement terminée des ouvrages inédits d'Abailard, par M. Cousin, le second comité étant spécialement chargé de la direction de tout ce qui concerne la littérature, la philosophie, les sciences et les arts, dans leurs rapports avec l'histoire générale.

M. le ministre, votre prédécesseur, a autorisé récemment la publication de plusieurs autres ouvrages qu'il a jugés dignes d'intérêt.

M. Jules Desnoyers, membre du premier comité, a été chargé de rédiger un Exposé critique des recherches entreprises en France à toutes les époques, et qui ont eu pour but l'étude et la publication des anciens monuments de l'histoire nationale. Ce travail est destiné à servir d'analogue à celui qui a été confié à M. Sainte-Beuve, sur l'histoire de la critique littéraire.

Les Bénédictins de Solesmes, réunis en société sous la direction de M. l'abbé Guéranger, chanoine de la ville du Mans, ont reçu la mission de continuer le recueil intitulé: Gallia christiana. Ils travailleront d'abord, pendant un an, à la rédaction du volume pour lequel ils ont déjà rassemblé un nombre considérable de matériaux. Le comité, après avoir examiné le résultat de ces travaux, décidera s'il convient de leur confier cette entreprise pour un temps plus long.

M. Tommaseo publiera, sous la direction de M. Mignet, les Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France, pendant le XVIe siècle.

M. Claude fait imprimer, sous la direction et la surveillance de M. Guérard, le Cartulaire de l'abbaye de Saint-Bertin. Quand cet ouvrage aura été mis au jour, le même travail aura lieu pour le Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Chartres.

Le dépouillement des manuscrits de la Bibliothèque royale, confié à M. Champollion-Figeac, a donné d'importants résultats pendant le cours de l'année 1835; depuis un mois, ce service a été complètement réorganisé, sept personnes y sont employées au lieu de douze, et trois principalement ont pour fonction spéciale de recueillir et d'analyser les pièces qui contiennent des documents précieux pour l'histoire de France.

La commission instituée à Besançon, sous la présidence de M. Weiss, continue le dépouillement des papiers manuscrits du cardinal de Granvelle.

M. Leglay poursuit son travail sur les manuscrits déposés aux archives de Lille et de Cambray.

M. de Courson exécute des recherches semblables à Rennes, de concert avec M. Maillet, bibliothécaire de cette ville.

La correspondance des départements a donné, depuis quelque temps, d'utiles renseignements. Je vais vous exposer en peu de mots, monsieur le ministre, le résumé des travaux les plus importants des correspondants du ministre.

M. Maillard de Chambure, correspondant pour le département de la Côte d'Or, adresse (29 juin 1835) une notice sur le manuscrit de l'histoire de Saint Jean de Réôme, lequel provient de l'abbaye de Moutiers-Saint Jean, où il était mal à propos désigné sous le titre de Cartulaire de Réôme.

Le même correspondant fait part (24 juillet 1835) de la découverte qu'il a faite, dans la bibliothèque de l'Académie des sciences de Dijon, de deux manuscrits, dont l'un, qui a appartenu à la bibliothèque du président Bouhier, est intitulé: Journal de ce qui s'est passé en Bourgogne, durant la Ligue de 1571 à 1601, par le sieur Pépin, chanoine musical de la sainte chapelle de Dijon, petit in-4°, mentionné dans la bibliothèque historique, n° 38,897.—Le second manuscrit a pour titre: Mémoire de ce qui s'est passé au Parlement de Dijon, du 10 novembre 1574 au 3 juillet 1602, par Gabriel Breunot, conseiller au Parlement. Grand in-8°, n° 33,053.

M. Piers, correspondant à Saint-Omer, envoie la continuation de ses notices sur les manuscrits que possède la bibliothèque historique de cette ville. Celles qu'il adresse aujourd'hui sont relatives aux n° 249: Cyrilli Alexandrini Thesaurus;—-n° 750: Cartularium Folciami;—n° 769: vita beati Petri, Tharantasiensis archipiscopi. Enfin, il indique encore les suivants: Vita beatoe Marioe de Onyaco—Genealogia comitum Flandrensium, etc. M. Piers joint à ces renseignements une notice biographique sur l'abbaye de Clairmarais avec la description de l'Église; cette dernière partie se rapporte plutôt aux travaux spéciaux du second comité.

M. Maurice Ardant jeune, président du tribunal de commerce de Limoges, adresse une copie d'un manuscrit intitulé: De l'affranchissement des habitants de Rochechouart et de la création de leur commune en 1296.

M. le docteur Leglay, en poursuivant ses investigations dans les archives et les bibliothèques du département du Nord, a trouvé plusieurs manuscrits qu'il a jugés dignes d'attention, et qui mériteraient, suivant lui, d'être imprimés et publiés par le gouvernement, sinon en totalité, du moins en grande partie. Il a signalé d'abord deux chapitres, inédits jusqu'à ce jour, de la chronique de Molinet. Peut-être conviendrait-il d'ordonner la copie de ces fragments, afin de les publier plus tard dans un recueil de pièces diverses. Les mémoires de Robert d'Esclaibes, gentilhomme de Hainaut, qui servait dans l'armée de la Ligue du temps de Henri III et de Henri IV, ont été signalés par M. Leglay; ceux du baron de Fuverdin, formant au moins dix gros volumes, lui ont paru contenir aussi une foule de renseignements intéressants et souvent inconnus sur les affaires publiques du XVIIe siècle. Si le comité croyait devoir donner suite aux propositions de M. Leglay, il ajouterait de nouveaux détails sur ces deux ouvrages à ceux que renferme déjà la lettre adressée par lui à M. le Ministre de l'instruction publique. On s'est borné provisoirement à remercier M. Leglay des communications qu'il avait faites au Ministre; on lui répondra d'une manière plus précise lorsque vous aurez consulté le comité à ce sujet.

M. Jouffroy et M. Weiss ont indiqué aussi, comme un monument historique d'une haute importance, une Histoire en 16 livres, des guerres de la Franche-Comté de 1632 à 1642, par le sieur Girardot de Beauchemin, conseiller au Parlement de Dôle, et membre du gouvernement de la province à cette époque. Cet ouvrage intéresse non-seulement par l'exposé des faits qu'il raconte, mais encore par un style vif et animé, par la représentation fidèle de l'esprit du temps, et une intelligence remarquable des événements politiques. M. le ministre, votre prédécesseur a autorisé M. Weiss à s'occuper de la publication de cette histoire; il lui a demandé, toute fois, quel plan de travail il comptait suivre, à quelle époque il pourrait se mettre à l'oeuvre, et combien de temps serait nécessaire pour l'achèvement de cette entreprise. M. Weiss n'a point encore envoyé sa réponse.

Divers documents, faisant partie des papiers inédits du cardinal Granvelle, ont été recueillis à Bruxelles par M. le baron de Reiffenberg et M. Gachard, archiviste de Belgique; ils ont bien voulu nous adresser ces documents qui ont été mis à la disposition de la commission de Besançon.

M. Larrigaudière, relieur à Moissac (Tarn-et-Garonne), et possesseur d'un certain nombre de chartes et de manuscrits relatifs à l'abbaye de Moissac, propose de vendre ces documents au gouvernement. M. le ministre de l'instruction publique n'a pu obtenir encore, sur la valeur des pièces qu'on lui offrait, des renseignements suffisants pour être en mesure de prendre aucune décision à cet égard. Il n'y a d'ailleurs aucun fonds au budget du ministère qui puisse être appliqué à des dépenses de cette nature. Si l'on employait, à l'achat des pièces historiques qui sont tombées entre les mains des particuliers, le crédit destiné aux travaux de recherche et de publication, ce crédit, déjà fort borné, serait bientôt insuffisant; et le ministère ne pouvant, d'ailleurs, conserver dans ses archives les documents qu'il aurait achetés, se trouverait obligé de les donner à des établissements qui doivent eux-mêmes avoir des fonds pour des acquisitions de cette nature. M. Larrigaudière a donc gardé ses manuscrits; il menace de les employer aux travaux de son état; ce sont là les expressions dont il se sert; il n'est pas inutile, je pense, d'appeler sur cette affaire l'attention du comité.

M. Buchon adresse un rapport sur plusieurs manuscrits de George Chastelain, qu'il dit avoir découverts en visitant les bibliothèques de l'ancienne Flandre. Il n'y a plus lieu de s'occuper des propositions de M. Buchon; depuis l'époque où il a écrit au Ministre à ce sujet, il a annoncé l'intention de publier ces documents pour son propre compte, dans la collection générale qu'il a entrepris de mettre au jour.

M. de Formeville, conseiller à la Cour royale de Caen et correspondant du ministère, communique l'inventaire des documents qu'il a recueillis dans divers dépôts publics et particuliers du département du Calvados. La lettre de M. de Formeville et les indications qui s'y trouvaient jointes ont été examinées avec le plus grand soin par M. Champollion, et d'après l'avis que M. Champollion a bien voulu donner au ministre, de nouvelles instructions ont été adressées à M. de Formeville, dont on attend maintenant la réponse.

M. Maillet, correspondant du ministère et bibliothécaire de la ville de Rennes, annonce qu'il existe, dans une petite commune, située à six lieues de cette ville, un manuscrit de 1225, contenant des concessions de privilèges faites par le duc Pierre, dit de Mauclerc, et confirmées par ses successeurs. D'autres communications de M. Maillet ont été examinées par M. Fallot. On attend la réponse que M. Maillet doit adresser au ministère consécutivement aux instructions spéciales qu'il a reçues depuis cette époque.

M. le baron de Gaujal, premier président de la Cour royale de Limoges, informe M. le ministre qu'il est parvenu à réunir la collection complète des coutumes et privilèges des villes de l'ancienne province du Rouergue, depuis le commencement du XIIe siècle jusqu'à la fin du XIVe. Il pense que ces documents offrent assez d'intérêt pour être publiés aux frais de l'État dans la collection des monuments inédits de l'histoire de France.

M. Adhelm Bernier propose de publier, à la suite du journal des séances du conseil privé du roi Charles VIII, les pièces suivantes qu'il assure être inédites:

1° Un document original concernant les ducs de Lorraine, entre autres celui qui figure principalement dans le conseil privé de Charles VIII;

2° Poésies historiques sur Charles VIII, qui se composent de la prophétie du roi Charles VIII par Guilloche, et d'une satyre intitulée: L'aisnée fille de Fortune, ou louange d'Anne de Beaujeu.

Monsieur le ministre n'ayant point de renseignements précis sur les monuments indiqués par M. Bernier, et se proposant, d'une autre part, de publier très-prochainement le journal du Conseil privé, a renvoyé à l'examen du comité les nouvelles propositions de M. Bernier.

Le même M. Bernier transmet au ministre la chronique inédite de Gaston IV, comte de Foix, gouverneur, pour Charles VIII et Louis XI, de la province de Guyenne, écrite par Guillaume Leseur, son domestique, et copiée sur le manuscrit unique de la Bibliothèque Royale.

M. le baron Laugier de Chartrouse, correspondant et ancien maire de la ville d'Arles, transmet une notice sur un grand nombre de documents historiques tirés des archives de la ville d'Arles. M. de Chartrouse ne donne guère que des titres; si l'un de messieurs les membres du comité voulait bien prendre la peine de les examiner, on pourrait, demander a M. de Chartrouse des détails plus étendus et plus circonstanciés.

M. Henri, correspondant et bibliothécaire de la ville de Perpignan, fait connaître le résultat des recherches auxquelles il s'est livré dans divers dépôts d'archives. Les renseignements qu'il fournit sont trop vagues pour qu'il ait été possible d'accéder, sur cette simple information, au désir exprimé par M. Henri, qui demandait une allocation spéciale pour poursuivre ses recherches.

M. Léchaudé d'Anisy, correspondant à Caen, donne des renseignements sur les débris des archives de l'abbaye de Savigny, déposés à la sous-préfecture de Mortain. M. le ministre avait spécialement chargé M. Léchaudé d'Anisy d'examiner ces pièces, sur lesquelles on avait appelé son attention. Il reste démontré qu'elles sont loin d'avoir l'importance qu'on leur supposait.

M. Legonidec, qui s'est livré depuis longtemps à une étude approfondie des dialectes breton et gallois, prie M. le ministre de lui faire délivrer une commission pour la recherche des monuments celtiques, des manuscrits, chartes, etc., qui pourront se trouver dans la Bretagne et les provinces qui l'avoisinent. M. le ministre a décidé que cette proposition serait soumise au comité.

M. Ollivier, correspondant de Valence (Drôme), adresse un rapport fort étendu sur les manuscrits relatifs à l'histoire de France que possède la ville de Grenoble. Une indemnité a été accordée à M. Ollivier, et il a été chargé de continuer ses travaux de dépouillement.

M. Chambaud, secrétaire de l'administration du musée Calvet à Avignon, a entrepris, par les ordres de M. le préfet de Vaucluse et avec l'autorisation du ministre, le dépouillement des archives communales de ce département; il communique, dans une première lettre, les résultats de son travail.

Enfin, monsieur le ministre, des missions particulières ont été confiées à quelques personnes.

M. Michelet a relevé les catalogues des manuscrits que possèdent les bibliothèques de Poitiers, La Rochelle, Angoulême, Bordeaux, Toulouse, Limoges et Bourges; un rapport détaillé de M. Michelet a été remis par lui à M. le ministre de l'instruction publique.

Un autre rapport a été fait par M. Granier de Cassagnac, chargé de faire une tournée dans quelques départements du sud-ouest de la France, à l'effet de vérifier la situation des archives et le travail des correspondants.

M. Dugua, correspondant pour le département de Vaucluse, a fait connaître aussi les résultats du travail auquel il s'est livré, par ordre du ministre, sur les manuscrits historiques de la bibliothèque de Carpentras, et sur ceux qui appartiennent à M. Requien d'Avignon.

Tels sont, monsieur le ministre, les travaux terminés, commencés ou proposés. Je n'ai rien à dire de tout ce qui est terminé. Pour ce qui est commencé, il s'agit de poursuivre; le zèle éclairé des collaborateurs du ministère n'a pas besoin d'être stimulé, puisque, chaque jour, un progrès remarquable se fait sentir dans leurs travaux. Quant aux propositions diverses qui vous ont été faites, le comité les examinera successivement, et verra ce qu'il y aura lieu de faire pour chacune d'elles. Je me bornerai à vous faire remarquer que les fonds alloués au budget pour les travaux historiques, bien loin d'excéder les besoins, seraient, au contraire, insuffisants si l'administration ne se faisait un devoir d'ajourner un grand nombre d'entreprises utiles, si elle accordait seulement, à toutes les personnes qu'elle emploie, des indemnités convenables et méritées. Sur tous les points du royaume, de longues et pénibles recherches s'exécutent sans relâche; il n'est point un seul dépôt de quelque importance qui ne soit exploré avec une activité d'autant plus digne d'éloges qu'elle est presque toujours désintéressée. L'amour de la science suffit seul à tant de travaux. Vous penserez sans doute, monsieur le ministre, qu'il est de l'honneur, je dirai plus, qu'il est du devoir du Gouvernement de s'associer de plus en plus à ces nobles efforts, en les secondant par tous les moyens qui sont en son pouvoir, en augmentant surtout les ressources nécessaires pour garantir leur durée et assurer leur succès.

Le chef de la 3e division,

Signé: Hippolyte Royer-Collard.

XI

Tableau comparatif des lois rendues de 1830 à 1837, les unes pour la résistance au désordre et la défense du pouvoir, les autres pour l'extension et la garantie des libertés publiques.

Lois pour la résistance au désordre Lois pour l'extension et la et la défense du pouvoir. garantie des libertés publiques.

1830. 1830

10 décembre. Loi sur les affiches, 12 septembre. réélection des Loi sur la afficheurs et crieurs députés nommés à des fonctions publics. publiques.

1831. 8 octobre. Loi sur l'application du jury aux délits de la presse 8 avril. Loi sur le cautionnement et aux délits politiques. des journaux ou écrits périodiques, modifiant l'article 1er de la loi 11 octobre. Loi relative au vote du 14 décembre 1830. annuel du contingent de l'armée.

—Loi sur la procédure en matière 24 décembre. Loi qui réduit le de délits de la presse, cautionnement et le droit de d'affichage et de criage publics. timbre des journaux.

10 avril. Loi sur les attroupe- 1831 ments. 8 février. Loi qui met les traitements du culte israélite 1832. à la charge de l'état.

avril. Loi qui autorise le 4 mars. Loi sur la composition gouvernement à suspendre des cours d'assises et la pour un an l'élection des déclaration du jury. conseils municipaux dans certaines communes. 21 mars. Loi sur l'organisation municipale. 1834. 16 février. Loi sur les crieurs 22 mars. Loi sur la garde publics. nationale.

19 avril. Loi sur l'élection 23 février. Loi qui confère aux de la chambre des députés. maréchaux-des-logis et brigadiers de gendarmerie dans huit 1832 départements de l'ouest les pouvoirs d'officiers de police 16 avril. Loi qui donne au judiciaire (temporaire). gouvernement la faculté d'autoriser les mariages entre beaux-frères 10 avril. Loi sur les associa- et belles-soeurs. tions. 28 avril. Loi contenant des 24 mai. Loi contre les modifications au code pénal et fabricants, débitants, au code d'instruction criminelle. distributeurs et détenteurs d'armes et munitions de guerre. 1833

24 avril. Loi sur l'exercice des 1835. droits civils et politiques dans les colonies. 9 septembre. Loi sur les crimes, —Loi sur le régime législatif délits et contraventions de dans les colonies. la presse et autres moyens de publication. 22 juin. Loi sur l'organisation —Loi sur les cours d'assises. des conseils généraux de —Loi sur le jury et sur la départements et des conseils déportation. d'arrondissement.

1836. 23 juin. Loi sur l'instruction 13 mai. Loi sur le vote secret primaire. du jury. 1834

20 avril. Loi sur l'organisation départementale et municipale du département de la Seine et de Paris.

19 mai. Loi sur l'état des officiers.

1835

22 juin. Loi qui modifie la législation criminelle dans les colonies.

1837

14 juillet. Loi sur l'organisation de la garde nationale de la Seine.

18 juillet. Loi sur l'administration municipale.

XII

Récit de l'insurrection de Lyon en avril 1834, écrit en mai 1834, par un témoin oculaire.

La voix de la presse lyonnaise, un moment couverte et interrompue par le bruit du canon, se fait entendre de nouveau, depuis que l'ordre matériel est rétabli. Quelques personnes ont la simplicité de s'en étonner, beaucoup s'en affligent.

Je n'en suis ni affligé ni surpris. Je sais que, Dieu merci, pour combler l'abîme qui s'était ouvert il n'a pas été nécessaire d'y précipiter une liberté ou un principe; je sais qu'on ne doit pas offrir les lois en holocauste aux mains de ceux qui viennent de mourir pour les lois; je sais qu'il ne faut pas jeter son bouclier, même pour écraser un ennemi; je sais que ces enquêtes irrégulières, que la polémique quotidienne a coutume d'instruire sur les grands événements, offrent souvent des leçons salutaires, des vérités profondes, et ramènent nos esprits, si oublieux de leur nature, sur la méditation des faits accomplis.

Mais ce que je n'ignore pas non plus, c'est qu'il est du devoir de tout bon citoyen d'apporter son témoignage consciencieux dans cette grande procédure; c'est qu'on est mal reçu à se plaindre de l'abus que font certaines gens du droit de publier leur pensée quand on refuse soi-même d'en faire usage pour la défense de la vérité.

Aussi, n'ai-je point hésité à prendre la plume pour exposer, d'une manière aussi vraie et aussi complète que possible, les circonstances de la lutte qui vient d'ensanglanter Lyon, les causes qui l'ont amenée, et les conséquences qu'on doit en attendre.

C'est ici une relation écrite à la hâte et dans un moment où tous les faits n'ont pu être encore officiellement constatés; mais la crainte de commettre involontairement quelques erreurs partielles ne m'empêchera pas de combattre les erreurs générales et systématiques que l'on cherche à faire prévaloir.

Il importe de fixer avant tout le véritable caractère du mouvement qui vient d'avoir lieu.

Politique, il n'a rien de menaçant pour notre avenir; c'est le dernier effort d'un parti aux abois, qui a présenté et perdu cette bataille qu'il nous annonçait à la tribune. C'est le dernier acte d'un drame qui n'a été que trop long et trop sanglant.

Industriel, au contraire, il offre les symptômes les plus fâcheux. Il nous montre la question de la fabrique lyonnaise toujours la même depuis 1831; et cette question, indépendante de la marche générale des affaires et de l'affermissement progressif du gouvernement constitutionnel, n'est pas de celles qui se jugent par la force. La victoire remportée serait ici de peu de valeur; il faudrait se préparer seulement à en gagner tous les ans une nouvelle, jusqu'à la ruine complète du commerce de Lyon.

Heureusement l'affaire ne se présente point ainsi; heureusement l'insurrection de 1834 a déployé, aux yeux de tous, la bannière toute politique qu'elle suivait; elle a crié bien haut son mot de ralliement, République: mot bien différent de celui qu'on répétait en 1831, Tarif.

Cependant, l'habitude est si bien prise de ne voir à Lyon qu'une lutte des fabricants et des ouvriers en soie, que beaucoup d'hommes sincères ne peuvent se résoudre à voir autre chose dans les derniers événements. Pour eux, les insurgés sont toujours des ouvriers; avril 1834 est une revanche de novembre 1831.

C'est spécialement à ces hommes que j'adresse les réflexions qui vont suivre. Quant aux écrivains du Précurseur ou aux membres de la Société des droits de l'homme, ils savent mieux que moi ce qu'il en est; mais ils sont dans leur rôle quand ils repoussent toute participation à une tentative qui a échoué.

Un premier fait mérite d'être remarqué, c'est le petit nombre d'ouvriers en soie qui ont pris part à l'insurrection. Que l'on consulte l'état des blessés civils apportés dans les hôpitaux, celui des morts, celui des prisonniers, on trouvera à peine un dixième d'hommes appartenant à la fabrique des soieries. Il y a mieux; on rencontre sur ces listes six étrangers pour un Lyonnais; or, tel est le caractère des mouvements politiques d'employer presque exclusivement les hommes qu'aucun lien de famille ne rattache à la ville qu'ils vont mettre à feu et à sang.

Ceux qui verraient encore, dans une cause qui n'a enrégimenté que si peu de Lyonnais et d'ouvriers en soie, la cause spéciale de Lyon et du commerce de soieries, je les prie de se rappeler la crise vraiment industrielle de novembre 1831, et de mettre le programme d'alors en regard du programme d'aujourd'hui. En 1831, on se levait à ce cri terrible: Vivre en travaillant, ou mourir en combattant! En 1834, on a déclaré la guerre en lisant sur la place Saint-Jean une longue proclamation, qui n'a de remarquable que son caractère essentiellement politique. La voici:

«Citoyens,

L'audace de nos gouvernants est loin de se ralentir; ils espèrent par là cacher leur faiblesse, mais ils se trompent: le peuple est trop clairvoyant aujourd'hui. Ne sait-il pas d'ailleurs que toute la France les abandonne, et qu'il n'est pas un homme de conscience, dans quelque position qu'il soit, manufacturier ou prolétaire, citoyen ou soldat, qui ose se proclamer leur défenseur!…

Citoyens, voici ce que le gouvernement de Louis-Philippe vient encore de faire… Par des ordonnances du 7 de ce mois, il a nommé plusieurs courtisans, ennemis du peuple, à des fonctions très-lucratives. Ce sont des sangsues de plus qui vont se gorger de l'or que nous avons tant de peine à amasser pour payer d'écrasants impôts. Parmi eux, se trouve Barthe, le renégat, qui est aussi nommé pair de France!… Ainsi on récompense les hommes sans honneur, sans conscience, et on laisse souffrir de misère tous ceux qui sont utiles au pays, les ouvriers, par exemple, et les vieux soldats. Pourquoi nous en étonner?… Ceux-ci sont purs et braves; ils ne chérissent l'existence que parce qu'elle leur donne la faculté d'aimer et de servir leur patrie; c'est pourquoi aussi on les emprisonne, on les assomme dans les rues, ou on les envoie à Alger!… Ce n'est pas là ce que ferait un gouvernement national, un gouvernement républicain.

Mais l'acte le plus significatif de la royauté, c'est la nomination de Persil au ministère de la justice!… Persil, citoyens, c'est un pourvoyeur d'échafauds!… C'est Persil qui a voulu faire rouler les têtes des hommes les plus patriotes de la France, et si les jurés les lui ont refusées, ce n'est pas faute d'insistance de sa part!… C'est Persil qui a eu l'infamie de dire le premier qu'il fallait détruire les associations et abolir le jury! En le prenant pour ministre, la royauté a donc adopté toutes les pensées, toutes les haines de cet homme! Elle va donc leur laisser un libre cours!… Pauvre France, descendras-tu au degré d'esclavage et de honte auquel on te conduit?…

La loi contre les associations est discutée, dans ce moment à la Chambre des pairs. Nous savons tous qu'elle y sera immédiatement adoptée. Nous la verrons donc très-incessamment placardée dans nos rues!… Vous le voyez, citoyens; ce n'est pas seulement notre honneur national et notre liberté qu'ils veulent détruire, c'est notre vie à tous, notre existence qu'ils viennent attaquer. En. abolissant les sociétés, ils veulent empêcher aux ouvriers de se soutenir dans leurs besoins, dans leurs maladies, de s'entr'aider surtout pour obtenir l'amélioration de leur malheureux sort!… Le peuple est juste, le peuple est bon; ceux qui lui attribuent des pensées de dévastation et de sang sont d'infâmes calomniateurs; mais ceux qui lui refusent des droits et du pain sont infiniment coupables.

Ouvriers, soldats, vous tous enfants de l'héroïque France, souffrirez-vous les maux dont on vous menace? consentirez-vous à courber vos têtes sous le joug honteux qu'on prépare à votre patrie? Non, c'est du sang français qui coule dans vos veines, ce sont des coeurs français qui battent dans vos poitrines; vous ne pouvez donc être assimilés à de vils esclaves. Vous vous entendrez tous pour sauver la France et lui rendre son titre de première des nations.

8 Avril 1834.»

Je le demande, est-ce là le cri de guerre des ouvriers contre les maîtres? Est-ce une affaire de salaire ou de tarif? Non, toutes les questions industrielles sont mises en oubli, pour ne penser qu'à M. Persil et à la loi sur les associations; il est impossible de déclarer plus franchement dans quel esprit on veut agir, et cet esprit a présidé à l'insurrection jusqu'au dernier moment; les placards républicains, le drapeau rouge, le tutoiement obligé, tout indiquait une protestation armée contre le gouvernement de Juillet bien plus que contre l'organisation de la fabrique lyonnaise.

Si la question était moins grave, je pourrais m'arrêter ici; mais il importe de répondre à toutes les objections, de dissiper tous les doutes. Dans ce but, je vais remonter plus haut et expliquer, par l'histoire abrégée de la crise qui a précédé les derniers événements, comment la querelle industrielle s'est éteinte peu à peu, sous l'influence d'une prudente administration, comment elle s'est abdiquée au profit de la querelle politique, comment la Société des droits de l'homme a absorbé la Société des mutuellistes, comment elle a seule inspiré, dirigé et exécuté le mouvement insurrectionnel d'avril.

On sait que la fabrique des soies a quatre rouages bien distincts, l'ouvrier, le chef d'atelier, le fabricant et le commissionnaire. Sur ces quatre rouages, trois sont nécessaires; mais l'intervention du chef d'atelier, qui reçoit les matières du fabricant et les remet à l'ouvrier auquel il loue ses métiers, ne semble propre qu'à diminuer inutilement le salaire de ce dernier. Plus désoeuvré et plus ambitieux que le simple ouvrier, le chef d'atelier est aussi plus turbulent; mais, d'un autre côté, il est plus moral, plus instruit, plus éloigné des idées de pillage et de subversion complète. Les chefs d'atelier ont fait novembre 1831, mais ils ont aussi enchaîné cette fatale victoire; ils ont empêché qu'elle ne dégénérât en dévastation et en incendie.

Quant aux ouvriers, ce qui leur manque essentiellement, c'est la prévoyance que possèdent jusqu'à un certain point les chefs d'atelier. Quand les salaires sont élevés, ils dépensent davantage et jamais ils ne mettent un centime de côté pour les mauvais jours. A Lyon, la caisse d'épargne ne reçoit point de dépôts; aussi l'ouvrier voit-il arriver avec terreur le moment du chômage de la fabrique et de la baisse des salaires; son idée fixe, c'est le tarif, c'est-à-dire un minimum au-dessous duquel ne pourrait descendre, dans aucun cas, le prix qu'il reçoit pour sa journée.

Ce tarif, il l'a demandé d'abord à l'autorité administrative; en 1831, la requête fut présentée à M. Bouvier-Dumolard par trente mille hommes enrégimentés. Il y donna son consentement, et cette foule, ivre de joie d'avoir vu se réaliser son rêve favori, se retira en criant: Vive Dumolard! vive notre père! Le préfet s'endormit tranquille au milieu de ces protestations d'amour. Il crut avoir résolu le problème.

Mais il avait compté sans les nécessités de l'industrie qui, ne permettant pas au fabricant de travailler à perte, frappent d'impuissance et de ridicule toute fixation immuable du prix de la journée. Les fabricants protestèrent contre le pacte absurde qu'on leur imposait; les ouvriers, forts de la faute qu'on avait commise, descendirent sur la place publique pour défendre ce traité qu'ils devaient regarder comme leur charte. La garnison fut expulsée, et la population des ateliers, forcée, quelques jours après, de courber la tête devant une armée, n'en dut pas moins conserver au fond du coeur ce souvenir qu'elle était restée maîtresse du champ de bataille. Souvenir fatal, qui exaltait ses prétentions, entretenait la pensée d'un nouvel appel à la force et exigeait peut-être un sanglant démenti. C'est en ce sens, mais en ce sens seulement, qu'avril 1834 peut passer pour une revanche de novembre 1831.

La seconde fois, le tarif ne fut pas demandé à l'administration, mais à la libre discussion et aux lois. Le tribunal des prudhommes fut l'arène du nouveau débat. L'Écho de la fabrique fut l'organe des réclamations de la classe ouvrière; mais ces réclamations insensées ne pouvaient réussir sur un semblable terrain. On ne tarda pas à l'abandonner.

C'est à la force organisée qu'on s'est adressé en dernier lieu. Cette troisième expérience ayant échoué en février 1834, la crise industrielle a expiré; elle n'avait plus de transformation nouvelle à subir.

Ceci demande quelques détails.

La Société des mutuellistes est composée de chefs d'atelier. Celle des Ferrandiniers, créée à son image, reçoit dans son sein les ouvriers ou compagnons. Ces deux sociétés, déjà anciennes, avaient pris quelque importance depuis la révolution de Juillet, et surtout depuis que la fabrique était entrée dans la troisième période, celle dont il est ici question. Divisés par loges de vingt membres, gouvernés par un comité central de vingt personnes, organisés, en un mot, comme toutes les sociétés politiques, qui ont fini depuis par les absorber, les Mutuellistes et les Ferrandiniers ont cru imposer enfin le tarif en saisissant l'arme puissante des interdictions de travail.

Les moyens d'exécution étaient: 1° la cessation du travail pour le compte de tout fabricant qui ne se soumettrait pas aux ordres des sociétés; 2° la désertion des métiers des chefs d'atelier insoumis; 3° une caisse de secours pour les ouvriers restés sans travail par suite de leur obéissance.

Cette caisse, à peine suffisante pour les interdictions partielles, ne pouvait dédommager les ouvriers du mal que leur causait une suspension générale, et c'est dans ce cas que des dons considérables, provenant de sources en général inconnues, ont soutenu un zèle qui menaçait de se refroidir très-promptement. Ce fait n'est pas le seul qui signale l'intervention de plus en plus complète des partis politiques dans la lutte industrielle. Bientôt les interdictions vinrent frapper les opinions des chefs d'atelier, comme leur désobéissance aux règlements mutuellistes. Mais ne devançons pas la marche des événements.

Contre le mode d'exécution adopté par les ouvriers, les moyens légaux étaient impuissants; un système absolu de non intervention était prescrit à l'autorité. Elle n'avait d'autre mission que de protéger les chefs d'atelier et les fabricants contre la force matérielle et de les rassurer contre les menaces que leur attirait tout acte de fermeté.

Ce rôle, fort simple en apparence, offrait d'immenses difficultés; rester impartial et calme au milieu de ces débats passionnés, résister aux provocations insultantes des uns, aux instantes prières des autres, se résigner à voir, pendant quelque temps, ses intentions ou du moins ses lumières méconnues pour attendre sa réhabilitation d'un succès lent, éloigné et incertain, telle était la position qu'il fallait accepter avec courage et ne pas abandonner un seul moment. La lutte qui s'est terminée en février 1834 est la plus glorieuse époque de la pénible administration de M. de Gasparin. A forée de prudence, d'habileté et de courage, il a remporté, sur les mauvaises passions de la fabrique, une victoire décisive, victoire dont l'influence a réagi sur celle d'avril, et qu'on peut se rappeler sans amertume parce qu'elle n'a pas coûté de sang français..

Il était dans la nature de la Société des Mutuellistes de s'unir de plus en plus, et presque à son insu, avec les sociétés politiques; destinée à être un jour absorbée, dominée et exploitée par celles-ci, elle devait se présenter d'abord comme leur alliée contre l'ordre de choses existant, qui les blessait également, quoique sous des rapports divers. C'est ce qui arriva à la fin de 1833; à cette époque, on commença à préparer une vaste explosion; l'entrée des ouvriers en Suisse et la suspension générale du travail à Lyon devaient en donner le signal. Ces deux opérations devaient avoir lieu simultanément le 10 février 1834.

Heureusement le gouvernement Suisse, soupçonnant les projets du général Ramorino et de ses réfugies, prit des mesures qui les forcèrent à devancer le jour indiqué. L'expédition mal préparée échoua complètement: quant aux Mutuellistes, ils tinrent parole; au moment convenu, le 10 février, tous les métiers cessèrent de battre.

Alors la ville de Lyon offrit un spectacle vraiment extraordinaire: les magasins étaient fermés, les ateliers déserts; cinquante mille ouvriers parcouraient les rues; et, espérant prendre les fabricants par la famine, ils avaient la constance de supporter huit jours entiers de chômage, sans autres ressources que les faibles secours de ceux qui soutenaient leur courage et entretenaient leurs espérances.

Ces espérances furent entièrement déçues; les fabricants tinrent bon jusqu'au bout, et huit jours d'interdiction n'amenèrent pas un centime d'augmentation dans les salaires. Les ouvriers, sentant toute la force de cette expérience, tournèrent leur ressentiment contre ceux qui les avaient flattés d'un espoir chimérique. De ce moment, les sociétés industrielles ne conservèrent plus une existence et une action indépendantes; les Mutuellistes se retirèrent, en partie de ces intrigues, et c'est dans cette situation que les derniers événements ont trouvé la fabrique lyonnaise. Ai-je tort de dire qu'en 1834 février a sauvé avril?

A mesure que ces sociétés industrielles se divisaient et s'effaçaient, la société politique des Droits de l'homme, qui a fini par absorber leurs débris, prenait chaque jour plus d'importance, d'audace et d'ascendant. MM. Garnier-Pagès, Cavaignac et Ramorino étaient venus, à différentes époques, lui apporter les instructions de la société mère, examiner et réformer son organisation et ses plans.

C'est surtout depuis la présentation de la loi sur les associations, c'est à l'approche du soulèvement d'avril que la société manifeste une activité extraordinaire. Le 30 mars, elle essaie de se réunir aux Brotteaux pour protester contre la loi; mais les abords du local étant occupés par un piquet d'infanterie et une cinquantaine de dragons, le comité central reconnaît l'impossibilité d'y pénétrer et se retire sans rien entreprendre.

A la même époque, la société envoie à Paris un délégué spécial qui visite en passant les affiliés de Châlons, de Beaune et de Dijon, et donne le mot d'ordre pour l'explosion générale qui doit avoir lieu.

Cependant les Mutuellistes, comme nous l'avons dit plus haut, se perdent de plus en plus dans la Société des Droits de l'homme. L'Écho de la fabrique, qui est leur organe, dit positivement, dans son numéro du 30 mars: «Si, dans l'ordre du jour cité par M. Prunelle, il est recommandé de repousser des loges les imprimés des Droits de l'homme, c'est une mesure de discipline momentanée et non une prescription à toujours; ces papiers n'ont jamais été prohibés en temps ordinaires, ce qui est d'autant plus naturel que plusieurs des Mutuellistes font partie de la _Société des Droits de l'homme et de plusieurs sociétés politiques.»

Enfin le moment de l'action approchant, le comité central éprouve le besoin de s'adresser à tous les sectionnaires et de se retremper dans une élection nouvelle. Tel est le but de la circulaire suivante:

«Lyon, le 15 germinal an XLII de l'ère républicaine (4 avril 1834).

UNITÉ, ÉGALITÉ. ASSOCIATION, PROPAGANDE.

Le comité central du département du Rhône de la Société des Droits de l'homme, aux citoyens composant les sections.

Citoyens,

Plus les circonstances deviennent graves, plus ceux que vous avez choisis pour diriger la puissante action que vous donnent votre dévouement et vos convictions sentent le besoin de s'entendre précisément avec vous et de connaître d'une manière fixe l'esprit qui vous anime. C'est dans ce but que nous avions décidé qu'une assemblée générale aurait lieu; mais, sûrs des précautions que nous avions prises, nous ne pouvions l'être aussi bien de la discrétion ou de la fermeté de ceux avec lesquels nous avions été contraints de traiter pour avoir un local: l'autorité a été prévenue, notre réunion a été empêchée.

Nous avons dû immédiatement réunir ceux qui représentent le plus largement la société, et c'est aux chefs des sections que nous avons verbalement présenté l'état actuel de l'association et le compte rendu de nos travaux pendant le trimestre qui vient d'expirer. Vous demanderez chacun au chef de votre section le résumé de ce rapport; mais nous sentons le besoin d'aider leur mémoire en vous rappelant nous-mêmes les traits suivants.

Quant aux finances, le comité s'est plaint du peu d'exactitude qui a été apporté dans le versement de la cotisation entre les mains du caissier. Il a annoncé qu'il existait encore un arriéré sur les payements de janvier; que la moitié seulement des sections avait payé pour février et qu'aucun versement n'avait été fait pour mars; que, cependant, les dépenses avaient été continuées, même pendant le dernier mois cité, et que parmi elles figurait principalement le chiffre des sommes dépensées pour les prisonniers de Lyon ou de Saint-Etienne, lequel ne s'élevait pas à moins de 600 francs; que, dans cette situation, il était impossible de donner sur le champ l'état précis des finances pendant ce trimestre; qu'enfin il engageait formellement les chefs de section à faire leurs versements à la prochaine réunion des conseils d'arrondissement et à nommer deux délégués à l'examen desquels les comptes généraux seraient livrés par le caissier, suivant le règlement.

Le comité a, comme organe de l'association, témoigné, avec une franchise toute républicaine, le mécontentement qu'il avait éprouvé par suite de l'inconcevable conduite de quelques chefs de section qui, au mépris des règlements, loi formelle que nous devons tous suivre tant qu'il n'y a pas réellement impossibilité matérielle, ont cherché, eux, infiniment faible majorité, à entraîner, par des voies détournées, la majorité à l'adoption de leurs projets. Ce n'était rien moins que la division et l'anarchie qu'ils allaient jeter dans nos rangs, et cela dans le moment où plus que jamais nous avons besoin de nous unir; mais, malgré tous leurs efforts, ils n'ont pu réussir dans leurs tentatives, et c'est plus sous le rapport de sa considération que sous celui de sa force intérieure qu'ils ont nui à la société, car la dernière réunion des chefs des sections nous a pleinement confirmés dans ce que nous savions déjà, à savoir que c'était à trois ou quatre citoyens seulement que le mal était dû.

Néanmoins le comité, principalement à cause de la situation grave dans laquelle la France est placée et de l'immense adjonction de sectionnaires survenue pendant le dernier trimestre, a voulu savoir s'il était toujours la représentation fidèle et vraie de la société, et si la volonté de la majorité des membres actuels était que le mandat dont il est revêtu lui fut continué. Afin de ne gêner en rien l'émission de la pensée de chaque sectionnaire, les membres composant le comité ont déclaré qu'il donnaient tous leur démission. En conséquence, les chefs de section ont été invités à prévenir immédiatement les sectionnaires de se réunir dimanche pour procéder à de nouvelles élections.

Citoyens,

«Vous allez faire acte entier de souveraineté; sans considération de nous, mais en examinant seulement les services rendus à notre cause, comme gages nécessaires de dévouement et d'abnégation pour l'avenir, vous fixerez vos choix. En attendant que l'expression générale de vos voeux soit précisée, nous conserverons la direction que vous nous avez donnée. Si, pendant cet espace de temps, des événements survenaient, vous nous trouveriez ce que nous serons toujours, c'est à dire résolus à tous les sacrifices que peut exiger l'intérêt bien entendu de la sainte cause républicaine. Tout pleins de respect pour vos volontés, nous serons honorés de reprendre, s'il le faut, nos places de simples sectionnaires, et nous n'en continuerons pas moins à travailler avec notre dévouement habituel. Mais nous vous le déclarons dès à présent, nous combattrons directement par tous les moyens quiconque tenterait à l'avenir d'agir en dehors du règlement et de porter le trouble dans la société.

«Pour assurer la régularité des opérations électorales, le comité a arrêté les dispositions suivantes:

«Le règlement veut que les élections soient faites en assemblée générale; mais tous les sectionnaires doivent reconnaître qu'il y a impossibilité matérielle d'exécuter cet article, puisque indépendamment de la difficulté qu'il y aurait à les réunir pendant toute une journée dans un lieu où ils ne pussent être inquiétés par les poursuites de l'autorité, le mauvais temps, que personne n'arrête, peut rendre impossible tout scrutin; qu'en outre, chacun doit comprendre combien il serait difficile de procéder, dans une si grande réunion et avec l'ordre nécessaire, à un scrutin qu'il serait ensuite impossible de dépouiller, puisque deux jours ne suffiraient peut-être pas pour terminer cette opération; que ces difficultés étant reconnues, et un précédent existant déjà avec l'approbation des sectionnaires, la société se trouve aujourd'hui placée dans cette position, ou de se dissoudre, ou de modifier de bonne foi un article de son règlement. Dans une pareille situation, il ne peut pas y avoir d'hésitation sur le choix; c'est pourquoi le comité arrête:

«1° Les élections seront faites par chaque section séparément réunie dans le lieu ordinaire de ses séances;

«2° Après l'ouverture des travaux, le chef donnera lecture de la présente circulaire;

«3° Les sept membres futurs du comité seront nommés à la majorité absolue des suffrages. Dans le cas où deux tours de scrutin n'auraient pas donné cette majorité à un ou plusieurs des membres à élire, l'élection aura lieu par un troisième tour de scrutin à la majorité relative;

«4° Procès-verbal sera dressé sur le champ du résultat des votes, certifié sincère par le chef, le sous-chef et le premier quinturion de la section, puis cacheté;

5° Tous les procès verbaux seront apportés lundi soir, à sept heures, extrêmement précises, par les chefs de l'arrondissement. Ils seront ensuite ouverts et lus dans une réunion qui aura lieu le même jour. Le résultat sera proclamé, puis annoncé ultérieurement aux sections par une nouvelle circulaire.

Salut et dévouement fraternel.

Les membres du comité: POUJOL, J. T. HUGON, P. A. MARTIN, E. BAUNE, ÉDOUARD ALBERT, SILVAIN COURT, BERTHOLON.»

Il y aurait beaucoup de remarques à faire sur cette pièce; je ne m'y arrêterai pas; je dirai seulement que le comité central a continué ses publications pendant la durée du combat; c'est ce que prouve l'ordre du jour que je vais transcrire, et qui est daté, comme la circulaire précédemment citée, de l'an 42 de la République. On voit qu'elle aussi a sa légitimité et ne tient pas compte du règne des usurpateurs.

«A Vienne, la garde nationale est maîtresse de la ville; elle a arrêté l'artillerie qui venait contre nous. Partout l'insurrection éclate. Patience et courage! La garnison ne peut que s'affaiblir et se démoraliser. Quand même elle conserverait sa position, il suffit de la tenir en échec jusqu'à l'arrivée de nos frères des départements; au premier jour nous recevrons des nouvelles favorables.

Lyon, le 22 germinal, an 42 de la République.»

A chacun donc la responsabilité de ses oeuvres; c'est aux partis politiques que Lyon doit ses derniers malheurs.

En vain dira-t-on que l'insurrection aurait éclaté ailleurs; à Paris d'abord par exemple, si elle avait été véritablement républicaine, tandis qu'en se montrant à Lyon elle a trahi une tout autre origine. Mais on oublie que le désordre, tant de fois comprimé à Paris, a déserté cette ville où une police active, une armée immense, une garde nationale unanime dans son dévouement ne lui laissaient plus aucune chance de succès. On oublie que les factions ont émigré à Lyon, qu'elles y ont établi le centre et le foyer de toutes leurs intrigues, qu'elles lui ont conféré le triste honneur d'être pour elles, non-seulement une capitale industrielle, mais une capitale politique. En effet, où trouver des éléments plus favorablement disposés pour le triomphe de l'anarchie? Où trouver ces débris d'associations d'ouvriers, dont on pourrait encore exploiter le mécontentement? Où trouver une cité plus grande, plus importante à tous égards, plus influente par sa position entre les républicains de la Bourgogne et les légitimistes du Midi? Où en trouver une qui soit plus abandonnée aux graves dangers qu'entraîne, toujours une industrie dominante? Il est évident que la révolte, quel qu'en fût le caractère, devait trouver ici son centre et son point d'appui principal.

D'ailleurs l'explosion ne devait point être locale; la promulgation de la loi sur les associations devait en donner le signal pour toute la France. Les anarchistes lyonnais ont cru devoir faire feu avant le signal. Ils ont pensé qu'en saisissant l'occasion du procès des Mutuellistes, ils trouveraient le moyen de rattacher à leur cause tous ces ouvriers en soie qui commençaient à renoncer au désordre. Par là ils ont pu accroître ici le nombre de leurs partisans; mais ils ont isolé leur mouvement, et ils en ont rendu la répression plus facile.

Puisque j'ai parlé de cette loi sur les associations dont la promulgation devait être le signal d'une protestation à coups de fusil, qu'il me soit permis de dire toute ma pensée sur les protestations écrites qui ont précédé et préparé celle-là. Je puis la dire sans hésiter, car, je le déclare en commençant, les intentions sont choses sacrées pour moi. Je crois qu'on peut avoir les vues les plus honorables quand on a embrassé le parti de la République ou celui de la légitimité; je crois même (et ceci scandalisera bien des gens) qu'on peut vouloir par patriotisme le soulèvement des rues et la violation des lois. Je déplore l'erreur de ceux qui prétendent arriver au bien par le mal; mais jusqu'à preuve contraire, je crois à leur désintéressement et à leur sincérité.

Ces réserves une fois faites, je déclare que, de toutes les tentatives anarchiques qui ont eu lieu depuis trois ans, je n'en connais pas de plus monstrueuse que le discours de, l'honorable M. Pagès (de l'Ariége) sur la loi des associations. Dans une nation civilisée et soumise au régime légal, un citoyen qui viole la loi, qui la viole à bon escient, qui proclame même hautement la nécessité de la violer, doit soulever contre lui l'animadversion de tous les partis, car tous sont intéressés au respect de la loi qui n'est la propriété exclusive de personne. Mais quand ce citoyen est lui-même législateur, quand il abuse de la tribune pour se poser, à la face du pays, comme adversaire de la loi qui vient d'être adoptée, quand il foule aux pieds ces deux grands principes de tout gouvernement représentatif, respect de la majorité et respect de la loi, quand il fait un appel à toutes les résistances pour s'y associer, quand il établit ce principe anti-social que chacun est juge en dernière analyse de la législation du pays, et peut choisir, pour les rejeter ou s'y soumettre, les dispositions qui lui conviennent et celles qui ne lui conviennent pas; c'est le comble du désordre moral; il n'y a pas de paroles assez énergiques pour repousser un système aussi dangereux.

Je crois que l'étonnement avait fermé la bouche à tous les collègues de M. Pagès, car personne ne prit la parole pour relever ses doctrines, et demander qu'on donnât à ce discours le commentaire indispensable d'un rappel à l'ordre: aussi d'autres députés ont-ils protesté à son exemple; aussi avons-nous vu, comme une chose toute simple, les journaux ouvrir leurs colonnes aux protestations de tous les mécontents de toutes les provinces; et puis sont venues les protestations à main armée, que M. Pagès ne souhaitait certainement pas, et qui ne sont pourtant qu'une déduction logique de ses paroles. Il y avait peut-être quelque exagération à prétendre que le 6 juin 1832 fût sorti du compte rendu; mais personne ne peut nier que les protestations des députés n'aient été traduites en coups de fusil le 9 avril 1834.

Parmi les journaux qui ont nié l'origine politique des derniers événements, le Précurseur mérite une mention spéciale. Il s'est fait un argument des articles qu'il a publiés quelques jours auparavant, et dans lesquels il prêchait, sinon la paix et la concorde, du moins la renonciation à tout projet d'agression armée.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que, sous ces conseils pacifiques, le Précurseur cachait un désir secret de voir les hostilités commencer. Je crois, au contraire, qu'il appartient à cette fraction peu nombreuse du parti républicain qui redoute sincèrement les émeutes et qui ne croit pas le moment venu pour une révolution; mais ce qu'il ne voit pas ou ce qu'il fait semblant de ne pas voir, c'est qu'il est dépassé et absorbé depuis longtemps par les hommes d'action, par les impatients et les écervelés du parti; c'est qu'il ne représente plus l'opposition républicaine, et que, par conséquent, tous ses articles et ses conseils ne peuvent plus passer pour la véritable pensée de cette faction. D'ordinaire les partis attendent le moment du triomphe pour se décomposer; mais celui de la république a déjà dépossédé ses premiers chefs et a fait descendre rapidement le pouvoir des hommes du National et du Précurseur à ceux de la Tribune et de la Glaneuse. Qu'on juge par là des éléments de ce parti, et qu'on ne vienne plus dire qu'on ne se répète pas en politique, qu'on ne recommence pas deux fois, et de la même manière, les mêmes scènes. Non, sans doute, et la seconde république ne ressemblerait certainement pas à la première; elle serait moins glorieuse, moins longue. Vous n'auriez plus, comme la première fois, ces hommes généreux, patriotes, qui, pleins d'enthousiasme pour le mouvement de 89, ne s'en détachèrent qu'à la dernière extrémité. Dès le premier jour, vous n'auriez pour vous gouverner que des hommes de rebut qui se hâteraient d'étaler leurs rêves insensés pour compenser ce qui manquerait à leur règne en durée et en grandeur.

Espérons que ces dernières folies achèveront de détacher du parti anarchiste quelques hommes distingués qui lui prêtent le secours de leur nom, mais qui doivent s'y trouver mal à l'aise et y sont probablement peu appréciés. Qu'ils comparent, dans l'affaire de Lyon en 1834, la conduite de leurs partisans avec celle de l'autorité. D'un côté, toutes les provocations, toutes les violences; de l'autre, toute la patience et la modération que comporte la fermeté. Quelques personnes ont reproché à M. de Gasparin de n'avoir pas saisi toutes les occasions de sévir et de réprimer. C'est qu'il voulait laisser aux factions tout l'odieux d'une semblable lutte. Aussi pas une voix ne s'est élevée pour attribuer le conflit aux provocations de l'autorité; dans un temps où toutes les calomnies ont cours, on n'a pas encore inventé celle-là.

Personne n'a prétendu non plus qu'il fallût attribuer l'explosion à quelque circonstance particulière et inattendue; on y a généralement reconnu une entreprise préméditée et préparée de longue main. Depuis longtemps, des tentatives d'embauchage étaient faites auprès des soldats de la garnison. Dès la veille de l'insurrection, les maisons dont il fallait s'emparer, celles qui avaient des allées traversantes ou dont les fenêtres plongeaient sur plusieurs rues, avaient été marquées à la craie, et au moment où la lutte s'engageait sur la barricade de la place Saint-Jean, l'attaque de la Préfecture était déjà tentée, et des barricades s'élevaient sur tous les points de la ville et des faubourgs, dans les positions les plus fortes, dont le choix indiquait une étude sérieuse du terrain et une habileté stratégique à laquelle les militaires rendent hommage.

Ceci répond d'avance aux insinuations de ceux qui regardent les désordres de l'audience où devaient se juger les chefs Mutuellistes comme la cause de l'insurrection qui a éclaté quatre jours après, et attribuent d'ailleurs ces désordres à l'imprudence ou à la faiblesse de l'autorité administrative, donnant à entendre qu'elle est responsable du sang répandu. Il est évident qu'il n'était au pouvoir de personne ni de faire naître ni d'empêcher l'explosion.

Quelques mots d'explication suffiront pour éclairer la scène du
Palais-de-Justice.

Le président du tribunal et le procureur du roi avaient conféré la veille sur les mesures à prendre avec le général Aymard et avec le préfet; ils avaient insisté pour qu'aucun appareil militaire n'entourât l'audience; ils avaient cité tous les précédents qui autorisaient la confiance, et avaient dit que la justice devait puiser sa force dans sa propre dignité et non dans l'appui des baïonnettes. La noblesse de ces sentiments fut comprise et leur demande d'autant plus facilement accueillie que l'on connaissait les dispositions de la Société des Mutuellistes qui recommandait le calme à tous les ouvriers.

Cependant, malgré les conventions de la veille, le président crut devoir appeler des soldats pour arrêter le tumulte que produit toujours une foule nombreuse et agitée; il fit une réquisition pour une centaine d'hommes, force tout à fait insuffisante au milieu de cette multitude qui encombrait l'audience, la cour de l'hôtel Chevrière et la place Saint-Jean; il fit cette réquisition sans prévenir autrement les autorités militaires et administratives.

Le piquet appelé se trouva donc compromis et dans l'impossibilité presque absolue d'agir. Sa situation fut d'autant plus fâcheuse qu'un incident postérieur à la levée de l'audience, et relatif à un témoin à charge indignement attaqué, avait changé l'inquiétude et l'agitation de la foule en une hostilité véritable; de là des désordres et des excès que tout le monde déplore, mais que l'administration ne pouvait prévenir et qu'elle fit cesser très-promptement.

Ainsi, pour résumer en quelques mots ces considérations préliminaires, l'insurrection lyonnaise de 1834 a été politique. Elle devait éclater à la fois dans toute la France, et le désir seul de rattacher la cause des ouvriers en soie à celle de la Société des Droits de l'homme a fait devancer ici le moment fixé; on ne peut l'attribuer ni aux provocations de l'autorité locale, ni à l'effet produit par quelques circonstances particulières et inattendues.

J'entre maintenant dans l'histoire des six journées.

Le procès des Mutuellistes avait été renvoyé au mercredi 9 avril 1834. Il était évident pour tout le monde que, si l'insurrection devait avoir lieu, elle éclaterait ce jour-là. Aussi chacun s'y préparait à sa manière; les habitants paisibles émigraient en foule; les fiacres, les omnibus ne pouvaient suffire aux familles qui allaient chercher un asile à la campagne. Pendant ce temps, la Société des Droits de l'homme et l'autorité militaire faisaient leurs dispositions d'attaque et de défense.

Les sections étaient unanimes pour le soulèvement; elles croyaient le moment favorable; leurs membres ne doutaient pas que les affiliés de Mâcon, de Dijon, de Grenoble et de Saint-Étienne, auxquels on avait écrit de se tenir prêts, ne secondassent le mouvement. Ils se faisaient illusion sur l'esprit des départements; ils croyaient allumer une traînée de poudre qui porterait en quelques heures le feu de la sédition dans les provinces légitimistes et dans les provinces républicaines, et jusque dans les murs de la capitale. Mais leur plus grande erreur était de compter sur les soldats. La contenance de la compagnie du 7e léger, appelée le samedi à l'audience du tribunal, avait achevé de les confirmer dans cette idée; d'ailleurs, ils citaient avec complaisance le nom de quelques sous-officiers engagés dans la Société; ils parlaient de lettres écrites par des artilleurs; enfin, ils se berçaient d'une espérance qui reçut dès la première attaque un éclatant démenti.

Les plus prudents voulaient retarder cette attaque jusqu'au moment de la condamnation; mais on fit observer qu'en commençant aussi tard on s'exposerait à ne pas achever dans la journée le mouvement qui devait emprisonner chaque corps dans le quartier où il se trouvait, l'isoler du reste de la garnison, couper toutes les communications de la troupe et empêcher ainsi qu'une direction unique ne présidât à ses mouvements. La nuit venue, on ne pourrait plus retenir les combattants à leur poste, et les soldats profiteraient de cette circonstance pour regagner leurs positions et rétablir leurs communications interrompues.

Ces observations déterminèrent la majorité; il fut décidé qu'on engagerait l'affaire à onze heures, après que les juges seraient entrés en séance. Quant au plan des opérations, je viens déjà d'en donner un aperçu. Une première ligne de barricades devait s'élever à la fois dans toutes les parties de la ville; on devait en défendre les abords en tirant des fenêtres et des toits; et pendant ce temps, une seconde ligne mieux fortifiée, plus difficile à enlever, devait offrir un nouvel obstacle aux soldats, dans le cas où ils seraient parvenus à forcer la première.

On avait une assez grande quantité de poudre tirée de Suisse par contrebande; et d'ailleurs on devait en fabriquer dans plusieurs quartiers, d'après la recette que la Glaneuse avait publiée quelques jours auparavant. Les balles ne manquaient pas; mais les fusils n'étaient pas en très-grand nombre; plusieurs membres de la société furent chargés de parcourir les communes voisines et de désarmer les gardes nationales. Un poste fut assigné à chaque section, et la besogne étant ainsi distribuée, on attendit sans impatience le moment d'agir.

De son côté, le général Aymard faisait ses préparatifs; il donnait des instructions confidentielles aux généraux et aux chefs de corps; il chargeait les officiers de visiter avec soin les localités où ils pourraient être appelés à agir; il faisait approvisionner de vivres et de munitions les principaux forts et les casernes les plus importantes.

Son plan avait cela de commun avec celui des insurgés que lui aussi cherchait à les scinder, à les isoler, à empêcher tout ensemble dans leurs mouvements; de part et d'autre, on avait compris l'importance de cette opération, à laquelle la longueur de la ville se prêtait merveilleusement; on avait compris que celui-là devait l'emporter qui conserverait ses communications en interrompant celles de l'ennemi. Or, ce grand résultat fut obtenu dès le premier jour par les troupes, qui emportèrent les premières barricades et occupèrent sur-le-champ les positions que le général leur avait assignées.

Ces positions étaient les suivantes:

Le premier corps, commandé par le général Fleury, s'étendait de la barrière Saint-Clair jusqu'à la barrière de Serin, en suivant les remparts qui séparent Lyon de la Croix-Rousse, et occupait la caserne des Bernardines. Le second corps, établi à l'Hôtel-de-Ville, défendait la ligne du pont de la Feuillée, des Terreaux et du pont Morand; il était placé sous les ordres du colonel Dietmann, du 27e de ligne, remplissant les fonctions de commandant de la place.

Le général Buchet dirigeait le troisième corps, qui séparait Bellecour de Perrache et du reste de la ville, en s'étendant de Saint-Jean à la Guillotière par le pont de l'Archevêché et la place Bellecour. Le général Dejean commandait sur cette place une réserve qui, en parcourant sans cesse les larges et droites rues de Perrache, a maintenu la tranquillité dans ce quartier et assuré les derrières du général Aymard, dont le quartier-général était établi sur la place Bellecour.

Ainsi, trois lignes d'opérations, qui devaient couper les insurgés en quatre fractions, sans rapports et sans relations entre elles. Ce mouvement les a d'autant mieux déconcertés que la défense absolue de circulation, en consignant dans leurs demeures tous les citoyens inoffensifs, a complété l'isolement des bandes armées qu'on attaquait.

Telles étaient les dispositions de l'autorité militaire qui d'ailleurs devait occuper tous les ponts et communiquer par les quais. Elle était décidée à repousser énergiquement toute agression, mais l'ordre était donné d'essuyer le feu des révoltés avant de tirer sur eux; on voulait leur laisser jusqu'au bout l'odieux d'une provocation à la guerre civile. Du reste, on était sans crainte sérieuse sur le résultat; la garnison offrait un effectif de 6,500 hommes disponibles; les 3,400 hommes qui complétaient la garnison étaient absorbés par les hôpitaux ou par la garde de plusieurs postes qui les paralysaient entièrement; c'était assez pour vaincre, mais trop peu pour vaincre promptement. Il avait donc fallu prévoir toutes les chances, et l'on s'était assuré que les approvisionnements en farine suffiraient pour nourrir la population lyonnaise pendant dix-neuf joues, si la prolongation des hostilités et le soulèvement des départements voisins ne permettaient pas de se procurer de nouvelles subsistances.

Le 9 avril, au matin, les troupes de la garnison, le sac au dos, avec des provisions de guerre et de bouche, se rendent aux différents postes qui leur ont été assignés. Sur la place Bellecour stationnent plusieurs bataillons d'infanterie, massés vers le milieu de l'enceinte, du côté de la promenade des tilleuls; ils sont flanqués par de nombreux détachements de dragons et par deux batteries. Les principales têtes de pont sont occupées par des piquets d'infanterie et de cavalerie, et quelques-unes défendues par des bouches à feu. L'Hôtel-de-Ville est entouré d'une force imposante; les troupes de la caserne des Bernardines sont prêtes à marcher. Les abords du Palais-de-Justice sont gardés par le 7e régiment d'infanterie légère qui a demandé à être placé en première ligne pour se laver des soupçons qu'on avait émis sur sa fidélité. Il est posté en grande partie dans la cour de l'archevêché.

A Onze heures, le préfet était placé sur la galerie de l'église Saint-Jean, en face de l'hôtel de Chevrières, où le tribunal correctionnel jugeait les Mutuellistes; il était accompagné de MM. Faye, conseiller de préfecture; de Casenove, adjoint, et Chinart, conseiller municipal, qui ne l'ont pas quitté un moment pendant les six journées; il voulait juger lui-même de la nécessité et du moment de la répression. La place Saint-Jean était silencieuse, solitaire; il était évident que les assaillants voulaient se présenter en masse; les sections des Droits de l'homme étaient en permanence dans leurs locaux.

A onze heures et demie, une bande arrive, une proclamation est lue, des barricades sont formées aux différents angles de la place. Au même moment, elles s'élèvent dans toute la ville.

Aussitôt le préfet donne avis au général Buchet de ce qui se passe, et lui dit d'aborder les barricades. En effet, le général fait sortir ses troupes de l'archevêché et se porte à celle qui obstruait l'entrée de la rue Saint-Jean. Un coup de pistolet est tiré sur la troupe; le colonel de gendarmerie Camuset commande un feu de peloton à ses gendarmes; il est imité par le 7e léger; la barricade est emportée et les assaillants prennent la fuite.

Une nouvelle barricade s'élevait sur la place Montazet, à l'entrée de la rue des Prêtres. Le préfet s'y porte lui-même avec une section de voltigeurs; ils sont assaillis par une grêle de pierres, et un jeune homme bien mis, placé sur le perron qui domine la rue des Prêtres, reconnaissant M. de Gasparin pour le préfet, lui lance un énorme pavé qui ne manque son but que de quelques lignes. Cependant les soldats hésitaient à s'engager dans cet étroit défilé. Alors le lieutenant monte sur le perron avec quelques hommes, le débarrasse de ceux qui s'y trouvaient, et la barricade abandonnée est occupée par les troupes. En revanche des coups de feu partent des fenêtres et signalent la tactique des insurgés qui nulle part n'ont tenu dans la rue devant la troupe, et se sont contentés de lui faire une guerre de lucarnes et de cheminées.

Les assaillants, chassés de la place Saint-Jean, allaient se retirer au pont au Change, défendu des deux côtés par une forte barricade, et le général Buchet y marchait pour les enlever, quand il s'aperçut qu'en allant d'une barricade à l'autre, sa troupe se dispersait et que des feux s'établissaient sur ses derrières; il s'arrêta et se replia sur la rive droite de la Saône, à la hauteur de la prison de Roanne, où il se retrancha.

Mais avant même le premier engagement du quartier Saint-Jean, une tentative hardie, et qui faillit réussir, avait lieu sur la place Concert. Une foule immense, et dont l'hostilité ne put bientôt plus être mise en doute, s'était rassemblée devant l'hôtel de la préfecture; le secrétaire général, M. Alexandre, accourut au bruit et fit fermer les grilles; le piquet de vingt-cinq hommes qui gardait l'hôtel se rangea à quelques pas en arrière dans la cour. Bientôt des hommes armés s'emparèrent des planches du théâtre provisoire pour former des barricades et se mettre à l'abri si des troupes débouchaient sur la place; d'autres dressaient des échelles et commençaient à y monter; la préfecture allait être envahie quand le général Dejean, auprès duquel le fils du secrétaire général s'était rendu, à travers la fusillade, envoie sur la place une compagnie de grenadiers du 6e régiment. Les insurgés se réfugient dans le théâtre provisoire, où ils parviennent à se retrancher; un d'entre eux, moins prompt à prendre la fuite, est tué d'un coup de baïonnette sur l'échelle où il se trouvait encore.

En même temps de nouvelles troupes, dirigées par le général Aymard sur ce point important, débouchent sur la place; quelques coups de canon, tirés du quai par la rue Neuve-de-la-Préfecture, débusquent les hommes enfermés dans la salle de spectacle; il ne s'agit plus que de faire taire un feu assez vif qui part des croisées et surtout de la galerie de l'Orgue. Un canon est amené, il ouvre aux soldats l'entrée du passage, et des voltigeurs, lancés au pas de course, arrivent en même temps que la fumée vomie par la pièce; quelques hommes tombent dans ce périlleux trajet, mais le but est atteint: on est maître de la galerie.

Au delà se trouve un massif de rues étroites et tortueuses où il est dangereux et difficile de poursuivre les insurgés. Cependant le général Buchet y pénètre hardiment; un combat s'engage dans la rue de l'Hôpital et principalement auprès d'une maison toute remplie de tirailleurs. Pour y pénétrer, on fait placer un pétard sous la porte d'allée; mais en éclatant il met le feu à toute la maison, et comme un vent très-sec souffle du nord, tout fait craindre un embrasement général. En effet l'incendie se communique à la maison en face; mais les pompes de l'hôpital et de la préfecture arrivent à temps pour éviter de plus grands malheurs; les soldats et les insurgés travaillent ensemble à éteindre l'incendie. Une fois ce résultat obtenu, chacun reprend ses positions et le combat s'engage de nouveau.

La journée finit de ce côté par une fusillade très-nourrie sur le quai du Rhône. La tête du pont Concert est vivement attaquée; les soldats, retranchés dans les pavillons de ce pont du côté de la ville et répandus en tirailleurs le long du quai de Bon-Rencontre, font feu sur toutes les rues aboutissantes et refoulent dans l'intérieur les insurgés qui se présentent pour déboucher. Cependant, vers la nuit, ce poste avancé, et que son isolement à côté du quartier général des rebelles exposait à être enlevé par eux, se replie et abandonne sa position. Des pièces de canon placées sur l'autre rive foudroient cette partie du quai; mais les communications sur la rive droite du Rhône sont complètement interrompues.

Aux Terreaux, le colonel Dietmann n'était pas resté inactif; il avait enlevé une barricade dressée au coin de la place des Carmes et celle de la Boucherie. Poursuivant ses avantages, il s'avance jusqu'à la place de l'Herberie où un pétard, attaché à la porte d'une maison, détruit les devantures de tous les magasins environnants, et brise presque toutes les vitres du quartier. Mais obligé de faire face au nord, vers le quartier des côtes et la place Sathonay, le colonel Dietmann ne peut pousser au midi jusqu'au pont de pierre, et sa communication reste incertaine, avec la ligne de Bellecour par le quai de Saône, toute la nuit et une partie du jour suivant.

L'affaire s'est également engagée à la Croix-Rousse; une barricade formée en face la caserne des Bernardines, est prise à revers et enlevée par le général Fleury, qui tue un grand nombre d'insurgés; de ce moment, les attaques de vive force ont cessé de ce côté, la Croix-Rousse est restée silencieuse, mais occupée par l'ennemi. Le général Fleury emploie le reste de la journée à faire battre le quartier Saint-Paul par quelques pièces d'artillerie placées à la caserne des Chartreux.

Pendant tout ce temps, le son du tocsin se faisait entendre à tous les clochers. Des proclamations républicaines étaient lues et répandues dans les quartiers du théâtre de l'insurrection. Elles contenaient en substance la déchéance de Louis-Philippe, et la nomination de Lucien Bonaparte comme premier consul.

Partout les troupes ont montré une résolution vraiment admirable; partout elles ont attendu le feu des insurgés et y ont répondu sans hésiter. On cite ce propos d'un soldat du 6e léger, régiment composé en partie de Lyonnais, qui, arrivant sur la place de la préfecture, cria à sa mère: «Ma mère, fermez votre fenêtre; nous allons tirer;» et puis il fait feu comme les autres.

En récapitulant les résultats de cette première journée, nous trouverons que l'ennemi, coupé sur tous les points et resserré dans les quartiers où il tient encore, occupe Saint-George, où les premières attaques l'ont refoulé, le Change, le quai de Bondy et celui de Bourgneuf sur la rive droite de la Saône. Sur cette même rive, les troupes se maintiennent de Saint-Jean à la prison de Roanne.

Entre les fleuves, l'insurrection est coupée en quatre tronçons; à Perrache, la largeur des rues ne lui a pas permis de s'établir en force; elle occupe les environs de l'Hôpital et de la place des Cordeliers. Les maisons qui bordent le quai Saint-Vincent, Saint-Polycarpe et les Côtes, sont en son pouvoir. Enfin elle est prisonnière, mais armée dans la Croix-Rousse.

Les trois lignes du général Aymard conservent une communication parfaitement libre, par la rive gauche du Rhône, le pont de la Guillotière et le pont Morand.

Ces résultats n'ont pas été obtenus sans éprouver une perte considérable. Les soldats, peu accoutumés à ce genre de guerre, tirent à découvert contre des hommes cachés dans les maisons; il fallait changer de tactique et les imiter; il fallait en outre profiter des moyens que fournissait l'artillerie pour épargner le sang, en forçant les maisons qui faisaient le plus de résistance. C'est ce qu'on a fait les jours suivants, et les pertes de la troupe ont sensiblement diminué.

On avait espéré que le calme de la nuit et le succès des opérations de la veille feraient rentrer en elle-même cette partie de la population que les factieux avaient égarée; mais le 10, de grand matin, le tocsin sonnait déjà dans toutes les parties de la ville; évidemment la bataille n'était pas finie.

Cette seconde journée ne fut employée qu'à assurer et nettoyer les positions que dès la veille on avait conquises. Des succès partiels permirent de rétablir les communications avec l'Hôtel-de-Ville, du côté de la Saône. La grande communication, par la rive gauche du Rhône, un moment interceptée par l'insurrection de la Guillotière, fut également rétablie. Dans l'intérieur de la ville, les différentes lignes s'occupèrent à éteindre les feux qui les gênaient et à s'étendre plus à l'aise dans leurs quartiers; on évita, pour ces différentes opérations, d'exposer les soldats comme la veille, et l'on fit un usage presque constant de l'artillerie. Le son du canon retentit sans interruption, et l'action, moins sanglante que le premier jour, dut sembler plus terrible encore aux habitants enfermés dans leurs demeures.

De leur côté, les insurgés complétèrent leur mouvement par le soulèvement des quartiers qui jusqu'alors étaient restés calmes. Saint-Just, La Guillotière, Vaise, le quartier du Jardin-des-Plantes, celui de la Grande-Côte, se hérissèrent de barricades. La caserne du Bon-Pasteur, située au-dessus du Jardin-des-Plantes et abandonnée par les troupes, ainsi qu'il avait été convenu, fut occupée par les assaillants. Des drapeaux rouges ou noirs portant d'un côté: liberté, ordre public, et de l'autre: la République ou la mort, furent arborés ce jour-là ou le lendemain sur l'église de Saint-Polycarpe, sur Fourvières, sur l'Antiquaille, sur le clocher de Saint-Nizier et sur celui de Saint-Bonaventure.

Ainsi de part et d'autre on s'occupe d'asseoir, d'assurer, de dessiner ses positions.

Dès le matin, le général Aymard avait fait garnir de bouches à feu le pont Morand, le pont du Concert et celui de la Guillotière; ces précautions avaient pour but de maintenir la communication principale sur la rive gauche du Rhône, et de faciliter l'arrivée d'un convoi de munitions qu'on attend de Grenoble et des renforts qui doivent arriver du Midi.

Le retard de ces renforts et les mauvaises dispositions qui se manifestent déjà à la Guillotière, semblent nécessiter l'évacuation du quartier Saint-Jean, dont les troupes pourraient être employées si utilement ailleurs; mais la crainte de l'effet moral que produirait infailliblement tout mouvement rétrograde ne permet pas de s'arrêter à cette idée; on se contente de donner à la petite garnison du fort Saint-Irénée l'ordre de se replier sur Bellecour. La nuit venue, elle abandonne ce poste, en arrière de l'ennemi et où le succès possible du mouvement de Saint-Étienne peut la compromettre gravement, et, après avoir encloué ses pièces, elle se rend au quartier général, en passant par Saint-Foy et par le pont de la Mulatière.

Cependant le quartier Perrache tente aussi son insurrection; c'est aux environs de la manufacture de tabac que le mouvement paraît avoir le plus de gravité. Les dragons s'y portent en toute hâte et l'ordre est promptement rétabli.

Mais l'existence du Pont-Chajourne, à l'extrémité duquel les insurgés de Saint-George soutiennent avec les troupes une fusillade continuelle, est inquiétante pour le quartier de Perrache; c'est une fâcheuse diversion sur les derrières du quartier-général. Le soir, on amarre contre le pont un énorme bateau de foin, auquel on met le feu; après avoir brûlé pendant une heure, trois arches s'abîment dans la rivière.

Depuis le matin, les batteries placées sur les ponts du Rhône et le cours Bourbon criblent de boulets les maisons du quai de Retz et du quai de Bon-Rencontre, d'où partent des coups de fusil. Un obus lancé sur une de ces maisons, au coin de la rue Gentil, est cause d'un incendie qui a failli avoir des suites épouvantables. Un instant on a craint que le feu ne se communiquât aux bâtiments de la Bibliothèque et du Collège; l'anxiété et l'effroi ont été à leur comble; heureusement cette crainte ne s'est pas réalisée, et l'incendie a été restreint à son foyer primitif.

Pendant ce temps, on s'efforce de détruire les pavillons du pont du Concert que les soldats ont abandonnés et qui pourraient offrir un poste avancé aux séditieux. La construction solide de ces pavillons rend plus lente cette oeuvre de destruction qui occupe quatre pièces de huit jusqu'à la nuit.

Mais les craintes qu'inspirait la Guillotière se sont réalisées. Cette ville vient de s'insurger. Les maisons placées à la tête du pont font feu sur les soldats. La grande communication est coupée; il faut la rétablira tout prix. Pendant qu'on riposte aux insurgés placés aux fenêtres les plus avancées, des canons et des obusiers placés sur le cours de Bourbon lancent de nombreux projectiles sur la tête du faubourg. Une maison prend feu, et les flammes, poussées par le vent, se communiquent aux maisons voisines avec une effrayante rapidité. Alors la fusillade s'affaiblit et bientôt elle cesse complètement. Le général, qui n'a pas de troupes pour occuper le faubourg, est obligé de se contenter de la promesse faite par les habitants d'empêcher la reprise des hostilités.

Vers le soir, plusieurs détonations se font entendre au fort Lamothe qui, pendant ce jour et les suivants, s'occupe de débarrasser les grandes routes de Marseille et de Grenoble des pillards Dauphinois qui se rendent à Lyon. Il tire plusieurs coups de canon sur le clocher de la Guillotière où on sonne le tocsin.

Aux Terreaux, la première opération a été d'occuper le beffroi et les pavillons de l'Hôtel-de-ville et du palais Saint-Pierre; de là les tirailleurs de la ligne font cesser par leur feu celui qui part des toits situés à une certaine distance; plusieurs maisons remplies d'insurgés sont enlevées par les soldats. On s'occupe ensuite de déloger l'ennemi des environs de la boucherie des Terreaux et du quai Saint-Vincent; on parvient aussi à rétablir les communications interrompues avec la manutention et la poudrière.

Bientôt une expédition plus sérieuse encore est dirigée vers la place Sathonay, dont une forte barricade défend l'approche; il est important de reprendre cette place et le Jardin-des-Plantes. Une compagnie de grenadiers du 27e se porte vers cet emplacement. Le colonel Monnier du 28° la commande en personne. Déjà blessé au commencement de l'insurrection, il tombe percé d'un coup mortel au moment où la barricade est emportée par ses soldats.

Ce brave militaire était parti le 7 pour aller revoir sa famille; il apprit à Grenoble, le mardi, que son régiment pourrait être engagé le lendemain. Il revient aussitôt sur ses pas et trouve dans les rues de Lyon la fin d'une carrière glorieuse et consacrée jusqu'au bout à combattre les ennemis de la France.

A la Croix-Rousse, la caserne des Bernardines avait été attaquée de nouveau; le feu de l'artillerie et de la mousqueterie n'avait cessé de retentir de ce côté. Pendant la nuit, on envoie à la munitionnaire, à Serin. Des convois de vivres ravitaillent les troupes aux Bernardines, aux Terreaux, à Bellecour et dans les forts. Il a fallu se battre pour arriver aux magasins et en revenir; des officiers et des soldats sont blessés.

Pendant cette journée, si pleine de désordre, de mouvement et de bruit, des crieurs ont colporté à grand'peine la proclamation suivante dans les quartiers occupés par les troupes:

«Habitants de Lyon!

Nos efforts pour éviter la collision ont été vains; le siège de la justice a été attaqué par les factieux, et nous nous sommes vus réduits à la nécessité de le faire respecter par les armes.

«Partout nos troupes se sont montrées avec un calme et un dévouement admirables; partout les insurgés ont pris la fuite et n'ont su s'opposer à leur élan qu'en se cachant dans des maisons, d'où ils ont été débusqués toutes les fois qu'on a jugé convenable de l'entreprendre.

Resserrée dans un étroit espace, la révolte ne peut se maintenir; coupée sur tous les points de ses communications, espérant en vain des renforts des villes voisines dont la tranquillité n'a pu être altérée, elle sera bientôt réduite à céder.

Ayez confiance dans vos magistrats, dont la sollicitude ne tend qu'à vous adoucir des malheurs qu'elle n'a pu vous éviter; ayez confiance dans les talents, dans le zèle des généraux; dans la contenance et le courage de nos braves soldats, et votre ville sera bientôt délivrée des maux passagers qu'elle éprouve.

Lyon, 10 avril 1834.
Le conseiller d'État, préfet du Rhône,
GASPARIN.»

Le 10 avril, rien d'important ne fut tenté par les troupes; le général attendait des renforts pour s'étendre; d'ailleurs il fallait lancer des reconnaissances dans les quartiers insurgés et préparer ainsi l'attaque décisive et générale qui devait avoir lieu le lendemain.

Cependant la canonnade ne se ralentit pas, et les maisons du quai de Retz continuèrent à être battues par les pièces placées sur la rive gauche. Dans l'intérieur de la ville, les soldats firent taire tous les feux rapprochés qui les gênaient; les pétards continuèrent à leur servir pour pénétrer dans les maisons occupées; ils commençaient d'ailleurs à entendre cette guerre d'un nouveau genre; à l'exemple de leurs adversaires, ils montaient sur les toits, se cachaient derrière les cheminées, se postaient sur les points les plus élevés de la ville, sur le belvédère de la préfecture, et de là, ils nettoyaient les toits à une grande distance. Dans les rues, ils savaient aussi protéger leur marche par des barricades; on les voyait mettre en réquisition les charrettes et les matériaux qu'ils parvenaient à découvrir et qu'ils conduisaient jusqu'à leur destination, escortés par d'autres soldats, le fusil en joue.

C'est à deux heures du matin que le premier engagement a eu lieu. Les insurgés du quartier Saint-Bonaventure ont fait des tentatives pour se faire jour sur différents points; ils sont repoussés à coups de fusil et à coups de canon. Cette fusillade, ces décharges d'artillerie, dont le silence de la nuit augmente encore l'horreur, rappellent aux habitants des quartiers qui avoisinent les Terreaux la funeste nuit du 22 novembre 1831, où la troupe effectua sa retraite.

Quelques heures plus tard, le pont de la Mulatière est attaqué; et en même temps le quartier Perrache continue à se soulever, et les militaires isolés y sont désarmés par des groupes de rebelles. Tout porte à croire que les insurgés de Lyon attendent l'arrivée de ceux de Saint-Étienne pour tenter un effort plus général; en effet, les nouvelles qu'on reçoit de cette dernière ville ne sont pas rassurantes. L'escorte du bagage du 16e léger vient d'être désarmée sur la route qui y conduit.

J'ai dit que le fort Saint-Irénée avait été évacué dans la nuit du jeudi au vendredi; les révoltés de Saint-Just y ont pénétré depuis; ils sont parvenus à désenclouer une des pièces abandonnées; ils l'ont placée sur la terrasse de Fourvières, et de là ils essaient de lancer des boulets et des pierres sur le quartier-général de Bellecour. Mais leurs projectiles atteignent rarement leur but. On leur riposte avec deux pièces de 24, qui ont été amenées sur la place et qui criblent de boulets la terrasse où se tiennent les artilleurs improvisés de l'ennemi.

Cependant l'impatience des habitants est au comble; enfermés depuis trois jours dans leurs maisons, ils s'indignent de la timidité apparente du général, dont ils ne connaissent pas la véritable position; ils voudraient qu'on se portât en avant, et qu'on en finît avec la rébellion. Toutes les émeutes, toutes les révolutions ont duré trois jours; il leur semble qu'il n'est pas permis à l'insurrection nouvelle de se prolonger au delà.

Ces réclamations, ces plaintes ne changent rien et ne doivent rien changer aux plans de l'autorité militaire. Cependant on rétablit pendant deux heures la circulation, pour les femmes seulement; elles assiègent les boutiques de boulangers et de bouchers pour renouveler leurs provisions épuisées; les denrées de première nécessité sont encore abondantes, mais celles d'une utilité secondaire manquent déjà entièrement.

Quelques citoyens dévoués avaient offert de prendre les armes et de seconder l'effort des troupes; le général Buchet, auquel on avait communiqué leur proposition, s'était empressé de l'accueillir. Il avait promis des fusils et des capotes de soldats. Cette garde civique aurait été employée à maintenir la tranquillité dans les quartiers déjà occupés; elle aurait remplacé la ligne dans les postes les moins périlleux, et lui aurait permis de se porter tout entière en avant. Par malheur, il se trouva peu de personnes pour prendre part à cet enrôlement volontaire; c'est sans doute à l'isolement des habitants, sans communication entre eux, comme aussi sans rapports avec l'autorité, qu'il faut attribuer cette circonstance.

Vers trois heures, le préfet avait publié une proclamation:

«Habitants de Lyon,

La prolongation de l'état pénible où se trouve la ville de Lyon tient à un petit nombre de factieux qui pénètrent dans les maisons et recommencent à tirer dans quelques quartiers. Dans cet état de choses, permettre la circulation complète, ce serait leur donner la facilité de changer de position, de communiquer entre eux et de porter le désordre partout. Pour diminuer cependant cette gêne, qui ne dépend pas de l'autorité, mais qui est le résultat des désordres auxquels les habitants n'ont pas su s'opposer avec énergie, on vient d'autoriser, autant qu'il sera possible, la circulation des femmes.

La ville de la Guillotière a bien apprécié cette position, et les habitants qui ont tant eu à souffrir des mesures militaires qui ont été prises pour faire cesser l'agression, ont obligé les factieux à faire cesser le feu et ont reconquis leur repos.

Sachez les imiter; sachez, dans chaque rue, dans chaque quartier, vous entendre entre voisins pour qu'on ne viole pas vos domiciles et que l'on ne vous expose pas aux risques des mesures militaires et à la destruction qu'elles entraînent, et tout changera de face en un instant, et vous serez rendus à vos travaux et à vos habitudes.

Croyez la voix de l'autorité qui, après avoir si longtemps hésité à répondre aux provocations, vous indique les vrais moyens de faire cesser le désordre.

Lyon, le 11 avril 1834.
Le conseiller d'État, préfet du Rhône,
GASPARIN.»

Quoique relativement calme, cette journée du vendredi n'a pas cessé d'être troublée par le bruit de la mousqueterie et du canon; mais déjà l'on commence à se familiariser avec ces détonations continuelles; bravant la défense et le péril, des groupes de curieux se réunissent sur le quai Saint-Clair pour contempler la canonnade dirigée contre la place du Concert. Le soir, les soldats allument des feux de charbon et bivouaquent au coin des rues; quelques-uns construisent des baraques en planches, d'autres couchent en plein air; et toujours leur gaieté, leur patience sont admirables, malgré les dangers et les souffrances de tous genres dont ils ont été assaillis pendant ces déplorables journées et les longues nuits que le froid et la neige venaient encore attrister.

La journée du 12 avril devait être décisive pour le triomphe de l'ordre; la fusillade qui avait duré toute la nuit à de rares intervalles, reprend, vers le matin, une intensité nouvelle. Les troupes d'un côté, les insurgés de l'autre, conservent à peu près les mêmes positions que la veille; seulement, le nombre de ces derniers et la vivacité de leurs feux vont toujours en diminuant.

Mais un funeste incident semble détruire les espérances qu'on avait conçues. Pendant qu'un premier demi-bataillon de renfort, venu de la Drôme, arrive au fort Lamothe, la Guillotière, qui n'a pas cessé d'être suspecte, recommence à tirer. La grande communication est de nouveau compromise. D'ailleurs on n'est pas encore rassuré sur Grenoble, et principalement sur Saint-Étienne, où le succès des ouvriers peut fournir des armes à tous les mécontents qui en manquent, et décupler les forces de la sédition.

Dans cette position, une alternative déplorable était offerte à l'autorité militaire. Il fallait ou évacuer le quartier Saint-Jean, celui de Perrache et de Bellecour pour occuper le faubourg révolté, ou le détruire complètement. Entre ces deux extrémités, l'hésitation n'était pas permise; tout mouvement de retraite, même apparent, devait être rejeté, sous peine d'accroître à l'infini l'audace et le nombre des rebelles. Ces raisons sont appréciées à leur juste valeur par le général et par le préfet, qui adresse la sommation suivante aux habitants de la Guillotière:

«Lyon, le 12 avril 1834.—6 heures du matin.

A MM. les maires, adjoints, conseillers municipaux, habitants notables de la ville de la Guillotière.

Messieurs,

L'existence prolongée dans votre ville d'un noyau de rebelles, que vous y tolérez par faiblesse, ne permet plus au général d'hésiter sur les moyens à employer pour la prompte réduction de votre faubourg, et il me charge de vous déclarer que si, dans quatre heures, c'est-à-dire à dix heures précises, vous n'avez pas, par l'énergie de vos habitants, mis entre ses mains les principaux rebelles, le feu commencera immédiatement du fort du Colombier et de la ville, et ne s'arrêtera qu'après qu'il aura obtenu ce qu'il demande.

J'ai cru devoir vous avertir du danger qui vous menace; le général n'attend plus qu'une seule réponse: c'est l'exécution des conditions qu'il met à la suspension du feu. Il ne s'agit donc plus de négocier, mais d'agir promptement et vigoureusement, si vous voulez éviter la ruine de votre cité.

Recevez; etc.

Le Conseiller d'État, préfet du Rhône, GASPARIN.»

A cette sommation, M. de Gasparin avait joint une lettre pour le commissaire de police de la Guillotière, par laquelle il l'engageait à faire tous ses efforts pour inspirer aux habitants une sage résolution. Mais ces dépêches, qu'un agent dévoué eut le courage de porter dans le faubourg insurgé, ne purent être remises. La mairie était occupée par les insurgés et le commissaire de police n'était pas chez lui.

Cependant on répugnait à employer les moyens extrêmes avant d'avoir tenté tous les autres; peut-être la Guillotière serait-elle emportée sans sacrifier beaucoup de soldats. Le général Aymard se décide à lancer, dans ce faubourg, une reconnaissance hardie. Sous ses yeux, le 1er bataillon du 21e de ligne se précipite dans la grande rue avec une résolution et une impétuosité remarquables; il ne rencontre qu'une faible résistance, parvient rapidement à la place de l'église où il tue un certain nombre d'insurgés. En même temps, le demi-bataillon venant de la Drôme, fait son entrée dans la Guillotière, qu'il est chargé d'occuper. Cette grave affaire est terminée, et son succès a été plus prompt, plus complet, et surtout moins chèrement acheté qu'on ne l'avait espéré d'abord.

Aussitôt l'ordre est donné au général Buchet d'enlever le quartier-général de l'ennemi, situé à Saint-Nizier et à Saint-Bonaventure. Il faut connaître ce quartier de Lyon pour apprécier toute la difficulté de l'entreprise, et l'habileté avec laquelle avaient été choisies les positions des rebelles. Entre Saint-Bonaventure et Saint-Nizier, ce ne sont que rues étroites, tortueuses, où quelques hommes peuvent arrêter une armée, et en avant sur le quai du Rhône, se trouve la place du Concert, espèce d'entonnoir où des assaillants hésiteront toujours à s'engager. Mais l'attaque avait été préparée de longue main; la place du Concert avait été foudroyée par l'artillerie. Le général Buchet avait dressé lui-même les soldats à la guerre de lucarnes et d'embuscade qu'ils devaient faire. Présent partout, il postait l'un, donnait l'exemple à l'autre, encourageait tout le monde. Enfin, une barricade avait été établie par la troupe auprès de la place de la Fromagerie, qui, les jours précédents, avait été le théâtre de plusieurs combats.

Les insurgés sont embusqués dans l'Église Saint-Nizier, et retranchés dans une maison qui fait face à la rue Sirène. Ils ont leur retraite assurée, sur le derrière, par les petites rues qui aboutissent au quartier des Cordeliers, centre de l'insurrection; de là, ils font un feu assez vif sur l'entrée de la rue Sirène, pour empêcher les troupes de déboucher. Les soldats n'ont garde de prodiguer inutilement leur sang, en s'exposant à découvert aux coups de l'ennemi, toujours invisible, qui tire sur eux. Ils se glissent de maison en maison, se postent sur les toits, s'embusquent aux croisées, et de là dirigent un feu très-vif sur les bâtiments occupés par les insurgés. C'est ainsi que les troupes parviennent à s'établir dans l'église Saint-Nizier. Elles enlèvent le drapeau noir et le remplacent par un drapeau tricolore, qui se déploie sur la nef; à cette vue, les soldats font retentir le cri de Vive le Roi! et entonnent la Parisienne, ce chant consacré aux souvenirs de guerre civile et au triomphe de l'ordre légal.

L'attaque de la place des Cordeliers et de l'église Saint-Bonaventure est couronnée du même succès; on y pénètre à la fois de plusieurs côtés, et le nouveau cloître Saint-Méry est emporté au pas de course. Rien ne peut donner une idée de l'aspect bizarre et affreux que présentait l'église lorsque les portes en furent enfoncées. Cette foule éperdue, qui, cherchant une issue et n'en trouvant aucune, tourbillonnait sous le feu des soldats; ce sang, ces armes, ces fabriques de balles et de poudre, tout cet appareil guerrier sous les voûtes religieuses de l'église, et, au milieu, cet autel paré comme à l'ordinaire et respecté par les deux partis. Quel spectacle!

De son côté, le colonel Dietmann pousse vivement ses avantages dans le quartier qu'il occupe. Une barricade, placée dans la rue de la Grande-Côte, arrête quelque temps les soldats qui finissent par s'en rendre maîtres.

Ils se portent ensuite vers la boucherie des Terreaux et s'occupent de déloger les insurgés établis aux fenêtres du quai de Bondy, en face de l'église Saint-Louis, et qui, depuis deux jours, inquiétaient vivement le poste du pont de la Feuillée. Une compagnie se loge dans la maison en construction, en face de la passerelle Saint-Vincent; une autre se poste à l'angle de la place de la Boucherie; les tirailleurs protègent le feu de deux pièces d'artillerie. Les canons de la terrasse des Chartreux sont dirigés sur le même point; un feu soutenu de deux heures fait taire celui des insurgés; l'hôtel du Chapeau rouge, qui leur servait de redoute, est criblé de boulets et presque détruit.

Pendant que ces différentes affaires avaient lieu au centre de la ville, le faubourg de Vaise demandait au général de le délivrer des bandes dont il était infesté.

Dès la veille, les insurgés étaient venus tirailler contre l'École vétérinaire, occupée par un détachement d'infanterie et un piquet de dragons; d'autres, réunis dans les premières maisons du faubourg, cherchaient, par un feu continuel, à intercepter les communications avec la manutention et la poudrière. Dans ce quartier se trouvaient la plupart des disciplinaires d'Alger qui, ayant désarmé leur escorte, s'étaient joints aux rebelles, et dirigeaient leurs mouvements.

Le général Fleury se décide à enlever le faubourg de vive force; à cet effet, une première colonne, commandée par le capitaine Vien et composée de deux compagnies du 15e léger et d'une compagnie de sapeurs du génie, se forme devant la manutention, passe le pont de Serin, et se dirige par Pierre-Scize, sur les hauteurs qui couronnent l'École vétérinaire. Elle disperse dans ce mouvement une bande qui traînait une des pièces du fort Saint-Irénée, et la leur reprend. Arrivée au point le plus élevé de sa course, la tête de la colonne fait un signal convenu d'avance, et quelques minutes après, la seconde colonne, composée de deux compagnies du 15e léger, de quatre compagnies du 28e et d'un détachement de sapeurs du génie, part du même point, au pas de charge battu par tous les tambours, traverse le pont, pénètre dans Vaise, et enlève les cinq barricades élevées dans la grande rue. Pendant ce temps, deux pièces de six, placées sur les ruines du fort Saint-Jean, tiraient sur les maisons du faubourg, d'où l'on voyait partir des coups de fusil. Bientôt, ceux des révoltés qui se retiraient devant les soldats, en tiraillant des maisons ou des coins de rue, sont rencontrés par la première colonne, qui leur tue encore quelques hommes. Vingt minutes après le signal, les deux colonnes se réunissaient sur la place de la Pyramide. Cette opération, conduite avec une vigueur et une précision extraordinaires, a coûté la vie à un certain nombre de soldats et d'officiers. Presque tous les disciplinaires d'Alger ont péri; la perte des insurgés a été considérable.

Les résultats de cette quatrième journée sont immenses. En délivrant Vaise et la Guillotière, les généraux ont rouvert aux malles-postes la route de Paris et celle du Midi; toutes les populations inquiètes qui attendaient avec anxiété la malle de Lyon, comme le signe le plus certain du triomphe des lois, vont enfin être rassurées. Rien ne s'oppose plus à l'arrivée des renforts. La rébellion, on peut le dire, n'existe plus. Pendant que les nouvelles les plus favorables arrivent de Grenoble et de Saint-Étienne, l'insurrection est chassée de ses principales positions. Elle ne possède plus, dans les faubourgs, que la Croix-Rousse, et dans Lyon que la droite de la Saône, et une partie des côtes, entre les Terreaux et la Croix-Rousse.

Le 13, on essaya de rendre la circulation dans les quartiers occupés par les troupes. Le préfet l'annonça dans la proclamation suivante:

«Habitants de Lyon!

La sainte cause des lois, de l'ordre et de la vraie liberté vient de triompher dans les rues de Lyon. Quelques restes de rébellion existent encore dans quelques quartiers et seront soumis aujourd'hui. Cet heureux résultat a été acheté par un sang précieux; vous avez éprouvé de la gêne et des souffrances; mais, qui de vous s'en souvient encore en présence du grand résultat obtenu par la valeur, la constance et la discipline des troupes?

Pour mettre, aussitôt que possible, un terme à l'état de contrainte que l'action militaire nécessitait, il est arrêté aujourd'hui que la circulation des piétons sera rétablie en ville, mais que l'on ne souffrira pas de stationnement sur la voie publique, ni de réunion de plus de cinq personnes, et que le passage des ponts continuera à être interdit. Ces restrictions seront enlevées aussitôt qu'il sera possible sans compromettre les opérations militaires.

Le Conseiller d'État, préfet du Rhône, GASPARIN.

Lyon, 13 avril 1834.»

A peine connut-on la mesure nouvelle qu'une foule immense se précipita dans les rues; on s'aperçut bientôt qu'il y aurait danger à la laisser circuler autour des soldats; l'attitude menaçante des hommes du peuple pouvait faire craindre un conflit; d'ailleurs les hostilités n'étaient pas terminées; l'insurrection, quoique vaincue, et vaincue sans espoir, conservait encore ses positions; il importait de l'en déloger.

La première opération de la journée fut de reprendre Saint-Just. Un demi-bataillon, un détachement de sapeurs et cinquante dragons furent confiés au chef de bataillon du génie Million qui, par une marche rapide et audacieuse, se porta sur Fourvières, par la Mulatière et Sainte-Foy. Les insurgés furent expulsés après une faible engagement; Fourvières fut repris; le drapeau rouge fut remplacé sur la tour par le drapeau national. Au signal, le colonel du 7e léger, qui commandait à la place Saint-Jean, dirigea, par le Chemin-Neuf, deux compagnies qui enlevèrent une barricade, et allèrent se réunir au détachement qui, depuis le 9, occupait les Minimes.

De son côté, le général Fleury s'occupa de délivrer le quartier des Côtes et les environs de Saint-Polycarpe. Au moyen de la sape, et en perçant plusieurs maisons, il arriva sans bruit au milieu même des ennemis; quand ses soldats y furent parvenus, douze tambours commencèrent à battre la charge, et les insurgés surpris, effrayés, ne sachant à quelle cause attribuer cette invasion inattendue, prirent la fuite de toutes parts. Cependant il fallut encore livrer plusieurs combats extrêmement vifs pour compléter l'occupation de l'espace compris entre la Croix-Rousse et l'Hôtel-de-ville.

Dès lors, les trois lignes d'opérations dont j'ai expliqué la position respective au commencement de la lutte avaient opéré leur jonction sur tous les points. Celle de Bellecour avait pu joindre celle des Terreaux; après la prise de Saint-Nizier et de Saint-Bonaventure, cette dernière avait pu joindre celle de la Croix-Rousse; après la libération de Saint-Polycarpe, il n'y avait plus que des résistances excentriques, à la Croix-Rousse et dans les quartiers Saint-George et Saint-Paul, au nord et à l'ouest de tous les corps.

Saint-George était fortement barricadé; dans la nuit du 13 au 14, une colonne s'y dirige par la Mulatière et le chemin des Étroits; une autre par la montée du Gourguillon. Toutes les hauteurs sont couronnées; c'est le général Buchet qui dirige les attaques.

Le 14, au point du jour, les insurgés se dispersent; ils abandonnent une partie de leurs armes dans les rues où la troupe entre tambour battant. Elle détruit une barricade, et pénètre de la même manière dans le quartier Saint-Paul. Nulle part elle ne rencontre une résistance opiniâtre. Il ne reste plus que la Croix-Rousse à soumettre.

Des renforts en infanterie, artillerie et cavalerie, ont été envoyés au général Fleury qui cerne le faubourg insurgé, et veut l'affamer pour éviter l'effusion du sang. Cependant le général Aymard s'y transporte, et jugeant qu'il faut en finir, il ordonne une attaque de vive force; une affaire très-chaude a lieu près du clos Dumon, dont les troupes se rendent maîtresses. Mais il est tard, et l'on remet au lendemain l'entière occupation de la Croix-Rousse.

Pendant la nuit, le maire, M. Peyroche, réuni à MM. Laurent Dugas et Saudier, anciens maires, sentant que les plus grands efforts vont être faits le lendemain pour enlever la ville, s'attachent à persuader aux chefs des insurgés de renoncer à une résistance téméraire. C'est après une longue conférence et beaucoup d'efforts, après des tentatives pour obtenir une capitulation que le général Fleury ne veut ni ne peut admettre, que les insurgés se dispersent enfin dans toutes les directions. Les habitants détruisent eux-mêmes les barricades, et les troupes peuvent le lendemain matin pénétrer dans la ville sans coup férir.

Ainsi le 14 avril fut le dernier jour de l'insurrection républicaine de Lyon. Un almanach imprimé à Saint-Étienne, au commencement de l'année, porte à cette même date du 14 avril les lettres suivantes: Viv. la Rép. C'est une coïncidence bizarre et que je donne pour ce qu'elle vaut.

On a souvent demandé quel était le nombre des insurgés, et quelques journaux, dans une intention qu'il est facile de comprendre, ont prétendu que cinq ou six cents hommes avaient tenu en échec une armée, pendant cette longue semaine. J'ai déjà dit ce qu'était l'armée dont on fait tant de bruit; jamais, malgré les renforts arrivés les derniers jours, les généraux n'ont pu disposer de huit mille hommes. Quant aux révoltés, leur nombre a constamment décru depuis le commencement de l'affaire; mais il est certain qu'ils ont toujours compté trois mille combattants armés de fusils. Le jour où la Croix-Rousse s'est soumise, des rapports dignes de foi attestent que les insurgés y étaient au nombre de douze cents; sept cents seulement avaient des fusils en état de servir. Avec de telles forces, et dans une ville comme Lyon, on eût pu tenir plus longtemps encore qu'on ne l'a fait.

On estime que les insurgés ont dû perdre environ cinq cents hommes tués ou blessés; ces derniers n'ont guère été transportés dans les hôpitaux; on en conçoit le motif: l'Hôtel-Dieu n'en a pas reçu cent cinquante.

Quant à la troupe, ses pertes ont été évaluées ainsi qu'il suit:

Tués. Blessés. Total.

Officiers…. 5 19 24
Soldats…… 49 249 298

Voilà bien du sang versé sans doute. On pouvait craindre cependant qu'il n'y en eût eu beaucoup plus encore, car les soldats ont tiré 269,000 coups de fusil, et 1,729 coups de canon.

Quelques-uns de ces coups ont atteint, je le sais, des personnes qui n'étaient coupables que d'imprudence et d'autres qui n'avaient même pas ce tort à se reprocher; mais ces accidents ont été fort rares; ils sont la conséquence inévitable de l'état de guerre, et ne peuvent être attribués qu'à ceux qui ont appelé ce fléau sur notre pays. Permis aux hommes qui ont successivement calomnié tous les corps et toutes les classes dont ils se sont vus abandonnés, de s'attaquer aussi à l'armée qui les combat; à leurs yeux, le gouvernement trahit, les Chambres sont vendues, le corps électoral est stupide, la magistrature servile, la garde nationale ridicule; la France entière encourt leur dédain. Comment l'armée y échapperait-elle? On la cajolait encore il y a quelques mois; à présent on écrit que les soldats de Lyon se sont battus comme des tigres. On raconte des scènes de pillage, de massacre, de viol, que sais-je?

Qu'on produise ces accusations; qu'on précise les faits; qu'on désigne les magasins pillés; qu'on nomme les personnes égorgées de sang-froid, et certes les conseils de guerre feront justice de tous ces crimes. Mais on se retranche dans les généralités; on n'a pas oublié son Basile: Calomnions, calomnions; il en reste toujours quelque chose.

Non, la gloire de nos défenseurs est pure; aucun excès n'est venu la souiller; leur patience a été admirable comme leur courage. On a parlé de ces dragons qui, ayant blessé par accident un jeune homme à Perrache, se sont empressés d'abandonner une journée de solde, pour réparer, autant qu'il était en eux, le mal involontaire qu'ils avaient commis; il y aurait mille traits semblables à citer; et certes, s'il est un genre de guerre qui soit fait pour exaspérer les soldats, c'est cette guerre d'embuscade où l'on ne voit jamais l'ennemi.

Il est impossible de ne pas rendre aussi un éclatant témoignage à la conduite des généraux. Le plan d'opérations était excellent, et il a été exécuté avec un discernement, une sagesse et une constance admirables. Le général Aymard et les chefs qui commandaient sous ses ordres ont montré à la fois et le courage militaire et le courage civil qui sait prendre la responsabilité des événements, et cette patience qui, seule ici, pouvait assurer le succès.

Après avoir fait le procès de la troupe, on a fait l'apologie des insurgés; c'est tout simple; on a demandé si quelqu'un les accusait du moindre vol, du moindre désordre. Je répondrai d'abord qu'on les en a très-formellement accusés; on a prétendu que les troncs de l'église Saint-Bonaventure avaient été enfoncés et pillés, que plusieurs magasins d'habillement avaient été mis à contribution pour recomposer leur garde-robe, qu'un magasin de draps de la place de la Fromagerie avait éprouvé, par leur fait, une perte considérable, qu'un de leurs artilleurs de Fourvières avait dépouillé la statue de la Vierge de trois colliers en pierres précieuses et enlevé dans la sacristie une somme de 3,600 fr. Ces faits sont-ils tous exacts? Je l'ignore. J'ai voulu prouver seulement que la probité et le désintéressement des insurgés d'avril avaient été mis en doute par bien des personnes.

Au reste, je suis le premier à reconnaître qu'en général ils n'ont pas pillé; il y a plus, des citoyens paisibles, dont les opinions leur étaient bien connues, ont pu rester au milieu des quartiers soulevés sans éprouver le moindre dommage ni dans leurs personnes, ni dans leurs propriétés. Le maire de la Croix-Rousse a pu descendre dans la rue, haranguer ses administrés en armes et leur inspirer une résolution salutaire. Pourquoi cela? Parce que l'insurrection ne se sentait pas assez puissante pour se livrer à tous ses caprices. Elle occupait certains quartiers sans y être maîtresse pour cela; plutôt tolérée qu'obéie, elle sentait que ses excès pourraient tourner contre elle, qu'ils pourraient rendre de l'énergie à ceux qui restaient impassibles par timidité; elle éprouvait le besoin de n'avoir pas trop mauvaise réputation. Aussi ses chefs avaient-ils soin de maintenir partout une discipline assez sévère.

J'ai dit ses chefs; et cependant selon l'usage, les véritables chefs n'ont pas paru; l'action n'a été dirigée que par des hommes en sous-ordre. Parmi ceux qui sont en fuite ou arrêtés, on ne cite pas un seul personnage politique de quelque importance.

J'ai déjà donné une idée du genre de guerre adopté par les insurgés; il paraît que leurs positions n'étaient abandonnées ni le jour ni la nuit; on subvenait à la nourriture des combattants en mettant en réquisition tout le voisinage. Des fenêtres, on leur jetait assez d'argent, et plusieurs propriétaires ont même obtenu, en payant une certaine somme, qu'on ne monterait pas dans leurs maisons pour tirer. Les secours distribués étaient fort inégalement répartis; il y a telle barricade où l'on s'est plaint de n'avoir que 32 fr. pour dix-huit hommes, tandis qu'à telle autre, on a fait des prisonniers dont les poches étaient pleines d'argent.

Ces barricades ont été fort admirées, et le général Buchet est même allé en visiter une avec plusieurs officiers, auxquels il a recommandé de la prendre pour modèle; le fait est que celles des quartiers longtemps occupés par l'ennemi, celles qu'il a pu construire et perfectionner à son aise, étaient de véritables chefs-d'oeuvre; rien n'y manquait, pas même les fossés; que dis-je? à la Croix-Rousse, on a eu la patience de ramasser toute la neige qui tombait et de se procurer ainsi des fossés pleins d'eau sur une montagne desséchée! C'était le luxe de l'insurrection.

A ce propos, je citerai ici le bulletin d'une barricade tel qu'il a été publié par le Précurseur; on voit que la révolte a eu aussi ses rapports officiels. Quelle que soit la défiance que peut mériter un tel document, il m'a paru propre à compléter le tableau de l'insurrection lyonnaise.

«Mercredi, 9 avril, je fus forcé par les circonstances de me retirer à la côte des Carmélites; la consternation était sur tous les visages; néanmoins les ouvriers travaillaient avec activité à former des barricades; peu d'hommes armés protégeaient leurs travaux. A trois heures de l'après-midi, la grande côte, la côte des Carmélites, le bas de la rue de Flessolles, le clos Casoti et la rue Vieille-Monnaie furent en état de défense.

La caserne du Bon-Pasteur fut prise; Meunier, aide-major au 27e, fut arrêté par un poste au moment où il se rendait à ses fonctions. Il fut conduit chez lui, sur parole, et sommé de panser les blessés. Les ouvriers n'ont qu'à se louer de la conduite de cet officier; les matelas et les sommiers de la caserne furent portés aux barricades.

Le jeudi 10, à cinq heures du matin, la rue des Petits-Pères fut garnie d'une forte barricade; vers midi, la troupe fit mine de vouloir nous débusquer; mais nous nous portâmes en avant et nous nous emparâmes de la place Sathonay. Les hommes sans armes entrèrent dans différentes maisons et s'en munirent; peu après, il partit un feu roulant des croisées; nous n'eûmes que deux blessés. C'est alors que nos camarades montèrent aux barricades et s'y maintinrent d'une manière toute militaire. La caserne fut aussitôt crénelée, ce qui garantissait le Jardin-des-Plantes d'une invasion. Dès lors, on fit la cuisine dans les postes; dans l'après-midi, le courrier de la malle fut arrêté et conduit au grand poste; quatre autres personnes furent également arrêtées; tous les égards leur furent prodigués; elles peuvent en rendre témoignage.

Tout se passa ainsi, jusqu'au dimanche 12, en escarmouches de coups de fusil; c'est alors qu'on adressa aux habitants du quartier la demande suivante:

«Citoyens,

Vous êtes invités, par les amis de l'ordre et de la liberté, à coopérer à la subsistance des citoyens armés pour la cause publique. Divers individus sans qualité se sont permis de recueillir des dons en en faisant leur propre profit, et nous voulons prévenir de si lâches infamies. Les chefs de poste sont spécialement chargés de recevoir et de partager entre les postes de la division.»

Le lundi 13, après cinq jours de résistance, sans communications et presque sans armes, on assembla un conseil composé de vingt-cinq citoyens, où l'on délibéra sur les moyens de retraite. L'état des armes et des hommes y fut soumis.

En voici le résultat:

Soixante-dix mauvais fusils pour deux cents hommes, tels étaient les moyens de défense.

Celui qui présidait ce conseil fit l'allocution suivante:

«Citoyens, Dans la position où nous nous trouvons, en face d'une armée, la résistance est inutile; votre courage, loin de s'affaiblir, semble s'augmenter; vous ne voudriez pas être la cause de la destruction des familles qui vous entourent; ce serait du sang français qui coulerait de plus et inutilement. L'humanité nous commande de chercher les moyens d'une retraite honorable. On peut faire retraite, mais on n'est pas pour cela vaincu; nous pouvons encore être utiles au pays; nos efforts, j'en suis convaincu, feront ouvrir les yeux à ceux qui n'ont pas suivi notre exemple; mais il faut tout attendre du temps. Si cependant vous vouliez combattre encore, je serais le premier à vous en donner l'exemple, et si ma vie pouvait payer ce que nous demandons, je suis prêt à la livrer à la bouche du canon.»

«On délibéra pour que la retraite se fît dans la nuit du 13 au 14. On délibéra également pour renvoyer les prisonniers, et chacun d'eux put retourner chez lui. Après la délibération, on travailla aux barricades comme si l'on ne songeait qu'à la défense; on se dit adieu en s'embrassant; des larmes coulèrent sur le sort de nos frères morts pour la liberté, ce qui est pour l'histoire des peuples encore une leçon.

P. S. Dans cinq jours, nous avons eu un homme tué chez lui et cinq blessés.»

Voilà l'histoire d'une barricade racontée par un homme qui n'a rien épargné sans doute pour la rendre intéressante et pathétique. Par malheur, je n'aurai pas de peine à lui en opposer de plus intéressantes et de plus pathétiques encore. C'est dans les établissements consacrés à l'instruction de la jeunesse que j'irai chercher mes exemples, car il me semble que, dans ces asiles d'étude et de paix, l'apparition de la guerre civile est plus révoltante et plus terrible que partout ailleurs.

Le jeudi 10 avril, le feu devenait vif autour de l'École vétérinaire; des hauteurs qui la dominent et se prolongent à l'ouest de Vaise, on faisait feu sur les soldats qui étaient dans la caserne de Serin, sur la rive gauche de la Saône et sur ceux qui, sur la rive droite, étaient postés à la tête du pont de Serin, tout près de l'École. Les tirailleurs insurgés occupaient les clos Fessot et Bourget; des coups de fusil ne tardèrent pas à partir du bois qui couronne le jardin. On ne pouvait en douter: les révoltés avaient pénétré dans le parc.

Le directeur, M. Bredin, fait dire au commandant du poste voisin que ses blessés seront soignés à l'École. Ces blessés, quand on les transportait sur la rive opposée, étaient poursuivis de coups de fusil sur le pont Serin.

Bientôt après, des tirailleurs insurgés descendent dans le bois de l'École; deux d'entre eux, armés de carabines, grimpent dans les dortoirs des élèves. C'est alors que l'École semble menacée d'un grand danger. M. Bredin court à la fenêtre par laquelle ils s'introduisent, trouve les révoltés seuls (deux jeunes gens d'assez bonne tournure); mais les élèves accourent, et c'est en leur présence que les insurgés, après quelques contestations et quelques menaces, se décident à rejoindre leurs camarades en avertissant que cinquante des leurs, qui descendent du parc, vont enfoncer les portes. Pas un élève ne se permet de dire un mot. Un quart d'heure après, plusieurs de ces tirailleurs se présentent en effet, gens déguenillés, l'oeil hagard, le regard troublé par l'ivresse. L'un d'eux dit rudement au directeur: «faites-nous ouvrir cette porte;» un non sec est toute la réponse. «Eh bien, nous l'enfoncerons» reprend-il, et sans hésiter, il disparaît sous le passage. Un des ses compagnons crie, avant d'y entrer: «Ne nous forcez pas à attenter à votre vie et à celle de vos écoliers.» La porte ayant résisté, les révoltés font sauter la serrure en tirant un coup de fusil à bout portant. Les voilà donc dans la cour, d'où ils font feu sur les soldats.

Alors les militaires, qui jusque là avaient ménagé un établissement inoffensif, durent croire qu'il avait pris le parti de la révolte, et dirigèrent contre lui les balles, les boulets et les obus; un seul élève a été légèrement blessé dans l'escalier.

Les révoltés ne restèrent qu'environ une heure dans la cour; au bout de ce temps ils la quittent et reprennent leur premier poste dans le bois, d'où ils ont continué à tirailler jusqu'au soir. Alors M. Bredin écrit au général Aymard pour qu'il place des soldats dans l'École.

Le 11, au matin, un capitaine du 28e de ligne, M. Latour, arrive à la tête de trente grenadiers. A peine les soldats sont-ils placés aux fenêtres, derrière des matelas qu'on leur donne, que les élèves manifestent une grande inquiétude et renouvellent, d'une manière bien plus pressante encore que la veille, la demande de quitter l'École. M. le capitaine Latour, qui observait avec calme et fermeté l'état de cette jeunesse, ne trouvait pas ses soldats en sûreté, éparpillés au milieu de cent quarante jeunes têtes méridionales; à sa prière, le directeur écrivit la lettre suivante au général Aymard:

«Monsieur le général, je vous prie de donner des ordres soit pour que le poste de trente hommes qui s'est placé ce matin dans l'École soit posté d'une manière plus avantageuse, soit pour qu'il soit triplé, car notre maison est dominée par le bois qu'occupent les ouvriers et d'où il serait facile de les débusquer par Pierre-Scize. Monsieur le capitaine voit, comme moi, l'extrême inquiétude de nos cent quarante élèves qui, hier, ont empêché les ouvriers de monter dans leurs chambres, en leur promettant d'empêcher les soldats d'y entrer. Je vous prie aussi de permettre que l'on nous donne du pain de munition, que l'École paiera.»

La fusillade continue toute la journée et deux révoltés sont tués dans le parc.

Dans l'après-midi, un grand tumulte éclate tout à coup dans toute la maison; des cris perçants de colère et d'indignation partent à la fois de tous les points. M. Bredin court à la salle où il avait établi les grenadiers et les dragons; les élèves en masse voulaient y pénétrer. M. le capitaine Latour, à la tête d'une douzaine de soldats sous les armes, leur en interdit énergiquement l'entrée. «Monsieur le directeur, dit-il, si vous ne faites sur-le-champ retirer vos élèves, je fais faire faire feu sur eux; c'est indigne! Deux de leurs camarades viennent d'être arrêtés tirant sur nous, et les jeunes gens fraternisent avec eux, leur touchent la main et veulent les arracher à nos soldats.» Le directeur fait rentrer les élèves et leur demandent l'explication de cette altercation; des deux côtés il y a malentendu, les prisonniers ne sont point élèves de l'École. Il n'a point été question de les passer par les armes, comme les élèves avaient cru d'abord.

Dans l'après-midi les insurgés de Vaise jettent, du haut d'un vieux bastion de la maison Fessot, deux tonneaux remplis de matières combustibles enflammées qui mettent le feu à des broussailles dans le clos de M. Bourget, d'où ils espéraient, comme on l'a su depuis, que le vent du nord propagerait l'incendie jusqu'à l'École. Le feu s'est bientôt éteint, faute d'aliment.

Le commandant de service avait fait donner du pain de munition; on avait tué une vache; on fît préparer un repas pour les militaires; on leur donna du vin et ils soupèrent dans le réfectoire des élèves.

Enfin, le samedi 12, les insurgés qui occupaient le plateau du parc en furent débusqués par les dragons qui gravirent par les sentiers du bois et par d'autres soldats qui montèrent par Pierre-Scize. Dans leur retraite précipitée ils abandonnèrent une pièce de canon qui ne leur avait pas encore servi.

L'histoire du Collège-Royal, plus dramatique encore que celle de l'École vétérinaire, mérite d'être racontée avec quelques détails.

Le 10 avril, le feu a repris, des bruits divers circulent; ils affligent sans abattre; on y ajoute peu de foi. Les insurgés occupent la place du Collège et les rues aboutissantes, jusqu'à leur quartier-général, place des Cordeliers, très-près du Collège-Royal.

Le Collège est dans la direction et semble être un des buts de la fusillade et de la canonnade de la troupe, campée sur la rive gauche du Rhône, parce qu'elle est harcelée par le feu des insurgés qui occupent ce quartier de la ville.

Des balles, des biscaïens sont tombés dans les dortoirs, dans les quartiers, dans les cours des élèves et dans les logements des fonctionnaires du Collège et de l'Académie.

Des dispositions sont prises pour mettre les élèves à l'abri du danger. On écrit au général et au maire pour les prier de faire épargner cet établissement. Un des maîtres, malgré le danger, se charge de porter cette lettre.

Le feu prend à des maisons très-voisines du Collège, dans la rue Gentil: l'incendie menace de se propager, il gagne le Collège; les communications ne peuvent se faire qu'à travers les balles qui sifflent de toutes parts; mais, grâce au dévouement de deux professeurs, on parvient à requérir une pompe; la ville envoie la seule qui lui reste et que le secrétaire de la mairie conduit, non sans péril, avec trois ou quatre pompiers; les élèves, grands et petits, en font le service avec un zèle admirable, et c'est avec peine qu'on peut modérer leur ardeur. Les toits sont couverts de pompiers et d'élèves mêmes; les domestiques se dévouent; le feu devient menaçant; le bâtiment, la bibliothèque publique vont être la proie des flammes! Et pour comble de malheur, les balles, les biscaïens et les boulets sont lancés sur tout ce qui paraît sur les toits pour arrêter l'incendie. L'artillerie, toujours inquiétée par le feu des tirailleurs de ces quartiers et celui qui part des maisons incendiées, occupées, dit-on, à d'autres étages par des insurgés qui tirent sur elle, semble décidée à foudroyer tout ce qu'elle aperçoit; elle croit voir des ennemis dans les personnes mêmes qui travaillent à éteindre le feu. On écrit de nouveau à l'autorité pour arrêter les effets de cette méprise, et faire cesser la canonnade et la fusillade qui n'arrêtent pas le travail des fonctionnaires et des élèves.

Le feu des troupes semble se ralentir pendant quelque temps. L'incendie dure encore, la chaîne est toujours formée des trois cents élèves; la pompe est encore mise en jeu par eux; ils rivalisent tous de zèle et de courage. Le feu va gagner le bâtiment des professeurs, et les élèves, mus par un sentiment de dévouement honorable, s'empressent de déménager, non sans danger, les appartements; tout se fait avec célérité, mais sans désordre. L'incendie s'affaiblit; il est arrêté par l'ardeur et l'intrépidité des élèves, des fonctionnaires et des employés, et c'est à eux qu'on doit peut-être la conservation du collège et de la bibliothèque publique. La canonnade reprend et des projectiles tombent encore; la nuit arrive, le feu se ralentit de tous côtés. Les élèves, après une journée pénible mais honorable pour eux, rentrent dans leurs quartiers, contents d'un léger souper; ils vont bivouaquer dans leurs salles d'étude, parce que les dortoirs ne sont pas habitables; les balles et les biscaïens y ont plus d'une fois pénétré. Ils se couchent heureux d'avoir rempli une noble tâche.

Dans le cours de la journée, les insurgés tentent d'enfoncer les portes du collège; ils demandent les armes dont les élèves se servaient autrefois dans les exercices militaires. Pour prévenir une invasion qu'une résistance inutile pourrait rendre terrible, les fonctionnaires se présentent à eux; leur présence et leurs paroles imposent aux révoltés qui se retirent sans avoir pris aucune arme, et sans faire aucun mal.

Le 11, la nuit a été assez calme; la journée s'annonce devoir être vive; on ne circule plus dans les rues; les troupes conservent leurs postes; les ouvriers tâchent d'avancer sur quelques points.

La place du collège semble devoir être un lieu de retraite pour eux; des barricades s'y élèvent; le feu des maisons est éteint, mais la canonnade menace toujours le collège; les deux pavillons occupés par l'Académie et le collège sont percés de balles et de boulets; il en tombe aussi dans les dortoirs, dans les escaliers et dans le réfectoire. Aucun des élèves, personne de l'établissement n'est blessé.

Les insurgés se présentent de nouveau aux portes; ils veulent les enfoncer; on les ouvre et on se présente encore. Ils ne viennent pas cette fois pour demander des armes ou pour se réfugier; ils veulent les plus grands élèves pour entrer dans leurs rangs. La réponse unanime des fonctionnaires est que ces enfants ne peuvent ni ne veulent sortir, qu'ils sont un dépôt confié à leurs soins et qu'avant de les leur ôter, on leur arrachera la vie. Persuadés par leurs paroles énergiques ou contenus par leur présence, les révoltés se retirent sans coup férir.

Le 12, même nuit, même inquiétude dans ce quartier. Cependant les barricades sont presque abandonnées; dix à douze insurgés, quelquefois deux ou trois harcellent, derrière les barricades, les postes établis plus loin. Cette tactique est, dit-on, à peu près la même partout. A en juger par là, on peut assurer que le peuple marchand, les personnes aisées ne les secondent pas et ne prennent aucune part à l'insurrection; on en gémit et on laisse faire, parce que aucune force civile ne s'est organisée.

On ne connaît rien de ce qui se passe en dehors; cependant des bruits font appréhender que le collège ne soit l'objet de représailles, parce que de l'établissement on a, dit-on, tiré sur la troupe, qu'un artilleur a été tué, et que quelques élèves auraient secondé le mouvement.

Le recteur et le proviseur écrivent au général pour protester contre ces bruits funestes, auxquels a pu donner lieu la démarche des insurgés qui étaient venus demander des armes et des élèves pour renforcer leurs rangs.

L'autorité a été instamment priée une seconde fois de donner des ordres pour ne pas exposer des enfants et pour que, si les circonstances devenaient plus graves, il fût permis d'évacuer le collège et de conduire les élèves à la maison de campagne. Ce qui a pu faire naître ces bruits désastreux, c'est que le collège se trouve entouré d'un grand nombre de boutiques et magasins avec entre-sol au premier étage, habités par des fabricants et des ouvriers; si le fait d'hostilité était vrai, ce qu'on ignore, il serait parti de ces locations qui n'ont jamais été à la disposition du collège.

Des balles, des biscaïens, provoqués par le feu des insurgés, arrivent dans presque toutes les directions. On est inquiet pour mettre à l'abri les élèves; on les conduit des cours aux quartiers, et des quartiers dans les cours.

Un boulet tombe dans l'escalier du plus haut étage; la poussière qui s'élève ressemble à de la fumée et fait craindre le feu; tout le monde accourt pour l'éteindre; un second boulet tombe, un troisième, puis un quatrième; fort heureusement personne n'est atteint; mais des débris de murs frappent au dos un élève et un domestique; cette contusion n'a aucune suite. Les élèves, abandonnent les quartiers et n'ont d'asile que dans les classes où ils restent quelques heures. Il parait que ces boulets avaient pour but l'église des Cordeliers où les insurgés se sont retranchés; mais, s'il en était autrement, ce ne pourrait être que par suite des bruits dont on a parlé et de ce que les révoltés, ayant d'ailleurs voulu pénétrer dans le collège, on aurait pu croire qu'ils s'y étaient établis. La difficulté des communications ne permettait pas de faire connaître l'état des choses.

Vers les quatre heures du soir le feu se ralentit; les barricades sont abandonnées; un parlementaire des ouvriers se rend à l'Hôtel-de-ville; on parle de soumission; le feu a cessé; la place est évacuée. On annonce la fin d'un drame qui menaçait la France des plus grands malheurs. Le calme renaît au dehors et la sécurité dans le collège.

Tel est le résumé des événements qui ont eut lieu pendant les quatre journées que le voisinage du quartier-général des insurgés et la responsabilité envers les familles rendaient encore plus terribles pour les maîtres.

Les élèves ont mérité des éloges par leur bon esprit et leur conduite loyale et généreuse. Le recteur, M. Soulacroix, les fonctionnaires du collège et les employés ont montré toute la prudence, le courage et le dévouement que pouvait inspirer le sentiment profond de leur devoir dans une aussi grave circonstance.

J'ai choisi deux scènes entre mille que j'aurais pu citer. Partout, c'étaient les mêmes souffrances, la même agitation, la même terreur. Les citoyens, surpris loin de leur demeure par la défense de circuler, restaient prisonniers dans la maison la plus voisine; l'hospitalité était de droit, mais que d'angoisses dans ces séparations inattendues et si cruellement prolongées! A l'asile Saint-Paul, dont les soins charitables de plusieurs dames ont doté un des quartiers de Lyon, il a fallu recourir aux expédients pour nourrir, pendant cinq jours, une douzaine de petits enfants que leurs mères n'avaient pu venir chercher. On frémit en pensant aux vives alarmes de ces familles, en pensant à toutes les douleurs privées ou publiques qui ont pesé sur la population lyonnaise, pendant la lutte d'avril.

Au milieu du fracas des armes, les administrations civiles n'ont cessé de déployer la plus grande activité. M. Vachon-Imbert n'a pas quitté l'Hôtel-de-ville. M. Victor Arnaud, l'un des administrateurs de l'Hôtel-Dieu, s'est dévoué complètement à la tâche pénible et souvent périlleuse de diriger et de protéger cet établissement. Mais nulle part le mouvement n'a été plus vif, plus continu qu'à la préfecture. Là campaient pêle-mêle les autorités militaires, judiciaires et administratives. Le parquet de M. Chégaray, toujours encombré de prisonniers, l'état-major du général Buchet, le cabinet de M. de Gasparin, tout cela était réuni sous le même toit. Les cours, le jardin étaient encombrés de soldats, tandis que d'autres tiraient sur le belvédère. Les caves, les remises étaient pleines de prisonniers; et les aides-de-camp portant des ordres se croisaient dans les corridors avec les estafettes venant de Paris, ou les commissaires de police se rendant à leurs fonctions qu'ils ont remplies avec tant de zèle; il y avait un ordre réel dans cette apparente confusion.

Quant aux habitants, j'ai déjà fait sentir quelle était leur position; enfermés chez eux, ils étaient réduits à un rôle purement passif, et on leur a trop vivement reproché une apathie dont la cause principale était dans les ordres mêmes de l'autorité. Je sais qu'ils auraient pu montrer tous, contre les révoltés en armes, la fermeté dont quelques-uns d'entre eux ont donné la preuve et qui partout a été couronnée du succès. Avouons cependant qu'il n'était pas facile d'interdire l'accès des maisons lyonnaises, avec leurs allées toujours ouvertes et sans portiers, avec leurs six étages, peuplées en grande partie d'ouvriers fort enclins à aider leurs confrères. Ce qui était moins facile encore, c'était d'oublier le passé et d'avoir pleine confiance en l'avenir.

Au reste, la bourgeoisie de Lyon a bien prouvé que sa sympathie avait accompagné les efforts de l'armée. Elle a témoigné toute sa reconnaissance pour ses défenseurs: souscriptions abondantes en faveur des soldats blessés, applaudissements au théâtre, proclamations municipales, remercîments publics, rien n'a manqué à la manifestation de ses sentiments. Je vais transcrire ici les pièces officielles où respire la pensée véritable d'une ville à laquelle on a cherché depuis à prêter un langage tout différent.

Voici les proclamations qui ont été publiées:

«Mes chers concitoyens,

«Après les déplorables événements dont nous venons d'être les témoins et les victimes, votre premier magistrat éprouve le besoin de vous faire partager les sentiments de gratitude qui l'animent pour la brave garnison dont l'héroïsme a sauvé votre cité de sa ruine et préservé la France de la plus grande anarchie.

Vous l'avez vu, mes chers concitoyens; les hommes qui, depuis longtemps, rêvaient le renversement du gouvernement de Juillet n'ont pas reculé devant les conséquences de leurs criminels projets. Préparant la guerre civile, ils s'appliquaient à égarer, par de fausses théories, une population jusqu'alors laborieuse et paisible, et ils ont préludé à cette guerre civile par la suspension forcée du travail, par les menaces et par la violation du sanctuaire de la Justice. Pourquoi, jusqu'à ce jour, nos efforts n'ont-ils pas pu conjurer l'orage? C'est que la voix de l'autorité, ordinairement si bien comprise des Lyonnais, a été étouffée par les passions politiques.

Vaincus au sein de la capitale, dans les événements de Juin, c'est Lyon que les factieux de toutes les provinces ont pris pour point de ralliement. Ici, comme à Paris, leurs criminelles tentatives ont échoué. Le triomphe des amis des lois et de l'ordre n'a pas été un instant douteux; et la lutte eût été courte, si le besoin de ménager le sang de nos défenseurs n'eût nécessité l'emploi de l'artillerie.

«C'est pour la seconde fois que notre malheureuse cité est devenue le théâtre de sanglantes collisions; et la douloureuse expérience que nous venons de faire sera à l'avenir un grand enseignement pour nous et pour la France entière.

Que la population se rassure! Que chacun reprenne le cours de ses travaux habituels. Nous comptons sur le bon esprit de nos concitoyens pour hâter le retour de la paix et de l'ordre.

Fait à l'Hôtel de ville, Lyon, le 15 avril 1834.
Le maire de la ville de Lyon,
VACHON-IMBERT, adjoint.»

«Mes chers concitoyens,

Profondément affligé des malheurs qui ont affligé la cité, c'est pour moi un nouveau besoin de vous apporter des paroles de paix. J'espère que ma voix sera entendue par la population tout entière.

Les malheureux, que de perfides conseils ont si cruellement égarés, pourraient-ils aujourd'hui ne pas ouvrir les yeux à la lumière? Pourraient-ils ne pas voir par quelle voie les fauteurs de l'anarchie voulaient nous ramener à ces temps de calamité qui ont pesé, il y a quarante ans, sur notre belle patrie? Mais il faut le dire pour la justification de la cité lyonnaise; il faut le dire pour rendre hommage à la vérité: la masse de la population ouvrière est restée étrangère aux criminels efforts qui ont été faits pour renverser la monarchie constitutionnelle et substituer au régime des lois l'empire de la force aveugle et brutale. Pour une oeuvre si criminelle, les hommes qui, depuis longtemps, méditaient notre ruine, et qui pour la plupart sont étrangers à la ville de Lyon et même au sol de la France, ne pouvaient, malgré leurs hypocrites doléances, trouver des sympathies au milieu d'une population qui vit par le travail, et qui sait que le travail est inséparable de l'ordre. Ils sont bien coupables ceux qui n'ont pas craint d'attirer sur nous la guerre civile et les désastres qui la suivent! Abandonnons ces hommes à leurs remords et à la sagesse des lois.

«Lyonnais! nos malheurs sont bien grands, mais que la paix et l'union renaissent au milieu de nous, et le temps les aura bientôt réparés. C'est un terrible enseignement que celui qui doit ressortir pour tous de nos tristes journées. Les chefs d'atelier, les ouvriers de toutes les professions repousseront désormais avec horreur toutes ces idées politiques anti-sociales qui traînent après elles la misère et le désespoir, bouleversent toutes les existences et ont failli amener la destruction de la cité la plus industrieuse de France.

Lyon a souffert pour la cause de la civilisation; c'est l'ordre social tout entier qui a été attaqué au milieu de nous. L'anarchie a été vaincue et un gouvernement juste et réparateur ne peut manquer de reconnaître que la France est solidaire des dommages éprouvés par les Lyonnais dans l'intérêt de tous.

Que la confiance renaisse, que les habitants se rassurent, que chaque citoyen reprenne ses travaux habituels. Les négociants, nous en sommes certains, redoubleront de zèle et de soins, dans ces malheureuses circonstances, pour donner une activité nouvelle à leurs opérations commerciales et procurer ainsi du travail à ceux qui peuvent en manquer. Nous espérons enfin que chacun de nos concitoyens unira ses efforts aux nôtres pour adoucir, autant qu'il sera en son pouvoir, des maux qu'il n'a pas dépendu de nous de prévenir.

Le maire de la ville de Lyon,
VACHON-IMBERT, adjoint.»

Pendant que la mairie faisait afficher ces proclamations, le conseil municipal votait une épée d'honneur aux généraux Aymard, Buchet et Fleury, et au colonel Dietmann. Il votait une adresse aux troupes que le général a fait connaître dans un ordre du jour ainsi conçu:

«Au quartier-général de Lyon, le 16 avril 1834.
Ordre du jour de la 7e division militaire.

Le lieutenant-général, commandant la 7e division militaire, s'empresse de porter à la connaissance des troupes placées sous ses ordres l'adresse suivante votée à l'unanimité à la garnison par le conseil municipal de la ville de Lyon:

«Soldats!

La ville de Lyon, la France, la civilisation tout entière ont couru un immense danger que votre valeur a su repousser. Après une lutte prolongée, après les efforts si constants d'un courage dont chacun de ses membres a été témoin, le conseil municipal de cette grande et malheureuse cité éprouvait le besoin de vous payer le juste tribut de son admiration et de sa reconnaissance.

Vous avez vaincu l'anarchie. Vous avez repoussé loin du sol de la France les principes anti-sociaux qui déjà l'avaient envahie, mais qui ne sauraient jamais y pousser de profondes racines. Appuyée sur la monarchie constitutionnelle qu'elle-même a fondée, la liberté ne pourrait périr en France que par ses propres excès. C'est à ces excès que vous avez déclaré la guerre; c'est sur eux que vous avez remporté la plus glorieuse victoire, et vous avez ainsi bien mérité de la liberté de la France et en particulier de la ville de Lyon.

Pour le maire de la ville de Lyon,
Signé: VACHON-IMBERT.»

Acceptez ce témoignage de reconnaissance d'une grande cité; vous le méritez! Votre intrépidité, votre persévérance l'ont sauvée d'un affreux désastre, ont sauvé la France de l'anarchie, le plus épouvantable des fléaux.

«Armés pour le maintien des lois et la protection des citoyens, vous avez dignement rempli votre mandat. Au bruit de votre victoire, les factieux, naguère partout menaçants, aujourd'hui convaincus de leur impuissance contre votre valeur, ont, de toutes parts, cherché leur salut dans la fuite.

La France renaît au repos, à l'espérance. Soldats! vous avez bien mérité du Roi et de la patrie!

Signé: Baron AYMARD.»

Le même jour, la lettre suivante était adressée à M. de Gasparin:

«Lyon, le 16 avril 1834.

Monsieur le préfet,

Je remplis avec le plus vif empressement la mission dont m'a chargé le conseil municipal.

Il vient de s'assembler, et son premier sentiment a été celui de la reconnaissance envers ceux qui ont sauvé notre malheureuse ville des horreurs de l'anarchie.

Vous, monsieur le préfet, vous avez été un de ceux qui avez inspiré ce sentiment le plus profondément, et j'ai été chargé de vous exprimer combien mes concitoyens ont éprouvé d'admiration pour votre courage et votre dévouement.

Vous serez compté désormais par les Lyonnais au nombre de leurs bienfaiteurs, puisqu'ils vous doivent le raffermissement de leur existence, et que vous avez contribué si puissamment à les délivrer des maux incalculables qui les menaçaient.

Veuillez agréer, etc.

Le maire de Lyon.»

Voici la réponse du préfet:

«Monsieur le maire,

Après avoir cherché pendant plus de deux ans les moyens de rétablir la paix et la concorde dans Lyon, j'ai vu avec douleur s'éloigner chaque jour l'espoir que j'en avais un moment conçu. Les progrès de l'esprit de désordre, favorisés par ceux des associations politiques et des coalitions industrielles, ont été tels depuis un an qu'il fallait prévoir la triste issue que ces complots devaient avoir. Je ne m'en suis jamais dissimulé l'imminence, et j'ai constamment veillé avec sollicitude sur les moyens de sortir vainqueurs de cette lutte, si nous étions réduits à la triste nécessité de l'engager.

«Quand ensuite nous avons été obligés de résister à la plus odieuse des agressions, quand le siège de la justice s'est vu entouré tout à coup de barricades, qui, au même instant, se dressaient dans toute la ville, quand les troupes investies ont été obligées de se faire jour à travers les fusillades préparées traîtreusement et d'avance aux fenêtres et aux toits de la ville, nous avons eu de rigoureux devoirs à remplir. Il fallait sauver Lyon et la France; je m'y suis dévoué. Deux de vos adjoints, MM. Cazenove et Chinard, placés au même poste que moi, ont partagé mes dangers et mes sollicitudes. Ils ont dignement représenté l'autorité municipale dans le midi de la ville.

Il m'est bien doux, après ces pénibles moments, de recevoir du conseil municipal de la ville de Lyon le témoignage que mes efforts ont pu obtenir son approbation. Puissé-je maintenant contribuer à adoucir les maux qui n'ont pu être évités! Je me dévouerai à cette nouvelle tâche, et vous me trouverez toujours prêt à appuyer les intérêts de votre ville, avec le dévouement d'un homme qui est devenu votre concitoyen par le coeur et les sentiments.

Agréez, etc.

Le conseiller d'État, préfet du Rhône, GASPARIN.»

Il était impossible que le retentissement des événements de Lyon ne se fît pas sentir dans les campagnes environnantes. Les projets des insurgés y ont excité, on peut le dire, une réprobation universelle; mais cette réprobation ne s'est pas manifestée partout avec la même énergie. Par une faiblesse déplorable, un certain nombre de communes ont abandonné aux bandes révoltées les armes de leurs gardes nationales. Trois cents fusils environ sont venus ainsi grossir l'arsenal des rebelles. Je sais qu'il n'y a point d'excuse pour de tels faits. Je sais qu'aucun fusil n'aurait peut-être été enlevé si tout le monde avait montré le courage dont quelques personnes ont fait preuve. Cependant il est certain que le ton décidé des émissaires lyonnais, leur force énergique, enfin l'absence forcée de toute nouvelle et de tout ordre ont pu imposer, même à des hommes de coeur. Le désarmement ordonné par le préfet est déjà sans doute un châtiment assez grave. Je me tairai donc; seulement pour donner une idée de ces expéditions dont je déplore le succès, je raconterai ce qui s'est passé dans deux communes, où le cas de force majeure est trop évident pour que ma citation puisse ressembler à un blâme.

A Vaise, le 10 avril, un homme d'une haute stature, coiffé d'une casquette, ceint d'un sabre de cavalerie, suivi d'une soixantaine d'individus armés, et d'un même nombre sans armes, se présenta à l'Hôtel-de-ville, et s'adressant à l'un des secrétaires, il demanda si le maire était présent. Ayant reçu une réponse affirmative, il s'exprima à peu près en ces termes: «Je suis Français et propriétaire. Indigné des assassinats commis sur mes concitoyens par la garnison de Lyon, j'ai pris les armes pour les venger. Il ne s'agit point aujourd'hui d'une discussion de deux sous par aune, mais de la grande question d'existence entre Louis-Philippe et la République. Il faut que la République triomphe; c'est en son nom que je viens demander à la mairie de Vaise des armes et des munitions qui, au dire de citoyens dignes de foi, doivent s'y trouver. Je vous somme de nous les faire délivrer.»

Il est inutile d'aller plus loin. Quelques fusils furent livrés; il fallait céder à la violence.

Les événements d'Oullins méritent d'être rapportés ici dans tous leurs détails.

Le mercredi, le bruit du canon et celui de la fusillade mettent toute la commune d'Oullins en alarme; mais l'arrivée d'un bataillon d'infanterie calme les esprits, et la journée se passe tranquillement, malgré les récits les plus exagérés de succès de la part des révoltés et de pertes de la part de l'armée.

Ces récits sont sur-le-champ repoussés et démentis par les hommes attachés au gouvernement.

Dans la journée, le bataillon d'infanterie quitte Oullins et se porte sur Lyon en laissant à Oullins un poste de dix-huit hommes.

Dans la nuit, l'artillerie quitte Pierre-Bénite et se rend à Lyon sans laisser un seul homme.

Le jeudi, toute la journée, les révoltés chassés de la Guillotière et des Brotteaux, se portent sur la rive gauche du Rhône, en face de Pierre-Bénite, traversent le fleuve et se dirigent sur Saint-Just. Ils sont sans armes, mais leurs figures noircies par la poudre, leurs joues droites marquées par la crosse et leurs discours les font assez reconnaître. Partout ils annoncent qu'ils sont victorieux et jettent l'effroi dans la commune.

A midi, une bande armée en partie, composée d'une soixantaine d'hommes, attaque et désarme le poste d'infanterie.

Cet événement porte la terreur dans les esprits; ce désarmement audacieux de soldats, si près du pont de la Mulatière occupé par l'armée, paraît un signe certain que tout est perdu.

On s'efforce de ranimer les courages abattus; on veut faire prendre les armes à toute la garde nationale, prêter des fusils aux soldats désarmés, les placer dans ses rangs; les efforts les plus pénibles sont sans effet.

Des groupes d'hommes étrangers à la commune se forment partout; les cafés, les cabarets en sont pleins; leurs cris, leurs chants séditieux ne peuvent être réprimés; les honnêtes gens gémissent et se cachent. La nuit se passe dans l'anxiété la plus grande.

Le vendredi, les choses sont dans le même état; à une heure, une bande en partie armée se porte chez l'adjoint et demande les armes avec les menaces les plus atroces.

Le commandant de la garde nationale est averti que les révoltés ont bloqué le conseil municipal et menacent de le fusiller si les armes ne sont pas livrées; il accourt, entre seul sur la place où une soixantaine d'hommes l'entourent aussitôt; quatre seulement avaient des fusils, les autres avaient des pistolets, des poignards, des fleurets aiguisés.

D'autres hommes armés étaient dans la cour de la mairie, dans le corps-de-garde; ils avaient avec eux un soldat en uniforme qu'ils conduisaient de force pour faire croire que l'armée sympathisait avec la révolte.

Enfin, plusieurs individus de cette bande avaient déjà pénétré violemment dans les maisons et, en intimidant les femmes et les hommes faibles, ils s'étaient fait livrer les armes, les avaient chargées, et s'étaient embusqués dans les allées.

Aucun officier, sous-officier ou soldat de la garde nationale n'a paru sur la place; tout était déjà perdu.

Le chef de la bande demande le reste des armes au nom du gouvernement républicain provisoire, en annonçant que Louis-Philippe était partout renversé, que l'armée qui avait combattu pour lui dans Lyon et ses autorités étaient cernées et ne pouvaient correspondre avec personne, que les républicains étaient maîtres du télégraphe, de tous les forts, que leurs canons étaient braqués sur la place de Fourvières, que l'armée était prête à faire sa retraite par Oullins, et que la commune de Sainte-Foy avait livré ses armes. Il offrit de n'exiger le reste des fusils qu'après la vérification de tout ce qu'il avait annoncé. Le garde est envoyé à Sainte-Foy; il revient déclarer que le télégraphe est brisé, que le fort Sainte-Irénée est aux révoltés, que leurs canons sont sur la place de Fourvières, et enfin que Sainte-Foy a rendu les armes.

Le désarmement avait continué pendant ce temps-là; mais voulant le presser, le chef de la bande demande le contrôle et un tambour; on refuse; il envoie des hommes pour sonner le tocsin; le tocsin eût fait plus de mal que le roulement; on cède et on se retire.

Le samedi, de nouvelles bandes parcourent le Pérou et Pierre-Bénite; mais, peu nombreuses et mal armées, elles n'ont pas de succès. Les révoltés continuent à traverser le Rhône; ce n'est plus la même espèce d'homme; ceux-ci sont furieux, leurs menaces épouvantables; se venger des canonniers, incendier leurs casernes, piller leurs logements, massacrer leurs femmes, tels sont les projets sinistres qu'ils osent manifester, et que ces malheureuses, logées en partie dans des auberges, entendent elles-mêmes ou apprennent de toutes parts. L'horreur se répand par tout; mais le désespoir ranime les courages; on met les femmes et les objets précieux en sûreté; on s'arme en silence et on veille. Des ouvriers égarés mais honnêtes, auxquels on a recours, jurent de ne pas laisser, par des crimes aussi épouvantables, déshonorer leur victoire (ils se croyaient victorieux).

La nuit se passe sans événement; la fusillade continue à la Mulatière et dans les Saulées, mais elle est faible.

Le dimanche, rien de remarquable; la fusillade faiblit de plus en plus à la Mulatière.

Le lundi, des révoltés embusqués derrière le four à chaux d'Oullins font encore feu sur les soldats; mais, vers midi, ils se retirent; on commence à entrevoir le terme des malheurs. Le soir tout est calme.

Enfin, le mardi, la circulation et la tranquillité sont rétablies.

Pendant que ces scènes déplorables se passaient dans la commune d'Oullins, celle de Venissieux, qui fait partie de l'arrondissement de Vienne, approvisionnait le fort Lamothe et refusait ses armes aux insurgés; l'arrondissement de Vienne tout entier faisait proposer à M. de Gasparin ses 3,000 gardes nationaux qui, une fois déjà, avaient fait avec lui le voyage de Lyon; Neuville, Trevoux, toutes les communes environnantes rassemblaient leurs gardes nationales, et armaient de bâtons et de fourches le reste de leurs citoyens; l'arrondissement de Villefranche se levait tout entier à la voix de son sous-préfet, M. Silvain Blot, dont le courage et l'activité ont surmonté tous les obstacles; les gardes nationaux de Messimieux et de Thurins, encouragés par leur chef de bataillon, repoussaient les bandes ennemies. Le maire de Calmire approvisionnait le fort Montessuy. Les habitants de Brignais opposaient aux tentatives des insurgés une contenance pleine d'énergie, et ceux de Couson, sans armes, désarmaient les perturbateurs qui avaient osé les assaillir.

On le voit; l'insurrection lyonnaise a trouvé, dans les campagnes voisines, quelquefois de la faiblesse, jamais de la sympathie. Malheureusement il n'en a pas été partout ainsi; dans un certain nombre de villes, les affiliés des Droits de l'homme ont essayé de soutenir leurs amis de Lyon, et ont révélé ainsi le péril immense qu'un revers momentané dans cette ville pouvait faire courir. A Avignon, à Nîmes, à Marseille, une agitation sourde et menaçante annonçait une explosion terrible; et si la malle-poste avait manqué un jour de plus, la tranquillité publique était gravement compromise. A Clermont, à Grenoble, à Châlons, à Vienne, des émeutes ou des tentatives d'émeutes présagent de plus vastes soulèvements. L'émeute passe même la frontière, et Ferney sent le contre-coup de Lyon. A Arbois, la République est formellement proclamée. Enfin, à Paris et à Saint-Étienne, des scènes de sang viennent compléter ce drame lugubre, où Lyon joue le principal personnage, et où chaque ville de France semble s'apprêter à prendre un rôle.

A Paris, ce n'est qu'une tentative désespérée contre une garde nationale animée du meilleur esprit, contre des troupes nombreuses; la République ne peut rien; c'est une protestation en l'honneur de l'insurrection lyonnaise, rien de plus.

Mais, à Saint-Étienne, il n'en est pas de même. Là, les ouvriers sont nombreux et la force armée insignifiante. Là, les associations politiques et industrielles ont fait leur oeuvre; le danger est donc très-réel; et ce danger s'accroît de toute l'influence que les troubles de Saint-Étienne doivent exercer sur ceux de Lyon. Si la manufacture d'armes avait été emportée, la conséquence de ce désastre aurait été incalculable; et quand on songe que ce désastre a failli arriver, on éprouve le besoin d'exprimer au général Pegot et à sa petite garnison, au préfet de la Loire, M. Sers, et à M. Dugât, sous-préfet de Saint-Étienne, tous les sentiments qui sont dus à leur belle conduite et toute la reconnaissance que mérite un service aussi éminent.

J'ai raconté cette lutte sacrilège que l'esprit de désordre a provoquée et soutenue. Je veux réduire une dernière fois à leur véritable valeur les assertions de ceux qui, après avoir dénaturé les causes de nos catastrophes, cherchent à en exagérer les conséquences.

A les entendre, Lyon n'est plus qu'un monceau de ruines. Soixante millions, cent millions peut-être ne suffiront pas pour indemniser les propriétaires des pertes qu'ils ont essuyées. A les entendre, l'insurrection, un moment comprimée, est prête à reparaître plus menaçante et plus furieuse; les ouvriers et les fabricants, saisis d'une terreur légitime, abandonnent de tous côtés la cité qui ne peut leur offrir un asile paisible, et l'industrie lyonnaise doit émigrer ou périr.

Ces tableaux sont tracés par la malveillance et accueillis par la peur.

La vérité est que les désastres matériels ne sont pas aussi considérables qu'on le suppose. Dès le lundi, pendant que les derniers coups de fusil étaient échangés à la Croix-Rousse, j'ai parcouru ces rues encore hérissées de barricades, ces quais couverts de soldats, ces places gardées par des canons. Alors c'était l'état de guerre; les maisons occupées militairement, les bivouacs, la population prisonnière dans les maisons, le bruit lointain du combat, tout rappelait à l'esprit les idées sinistres qui depuis se sont effacées peu à peu. Alors je comparais Lyon, après les journées d'avril, avec Paris après les journées de juin, ou même après celles de juillet, et j'étais effrayé de la différence. En voyant, dans le quartier Saint-George et Saint-Jean, dans la grande rue de Vaise, dans la rue Mercière, dans les rues qui montent à la Croix-Rousse, dans la grande rue de la Guillotière, sur toutes les places du centre de la ville, des traces multipliées de la lutte, ces marques innombrables de balles et de boulets qui se détachent si bien sur les noires murailles de Lyon; en contemplant des ruines plus déplorables encore, les maisons ébranlées par les pétards dans tous les quartiers de la ville et des faubourgs, et celles qui ont été incendiées dans la rue de l'Hôpital, sur le quai du Rhône, à la tête du pont de la Guillotière, je n'ai pu m'empêcher, moi aussi, de croire le mal plus grand qu'il n'était. Il est vrai que dans ce moment je ne l'ai pas évalué en francs et centimes. A côté de la pensée grande et terrible de la guerre civile, il n'y a pas de place pour la mesquine idée des indemnités.

Mais depuis, les barricades se sont abaissées; les troupes sont rentrées dans leurs casernes et les canons à l'arsenal; le peuple est redescendu dans les rues; les magasins se sont ouverts; les métiers ont recommencé à battre; les traces des boulets et des balles ont disparu en grande partie; Lyon a repris sa physionomie ordinaire et, n'étaient les décombres des maisons incendiées, on se douterait à peine que la guerre a passé par là. En même temps on s'est livré à une appréciation plus exacte et moins passionnée du dommage, et l'on s'est accordé à regarder quatre ou cinq millions comme une suffisante indemnité.

Mon but n'est pas de discuter ici des questions de droit et de décider si cette somme doit être payée par l'État, ou si nous sommes dans le cas prévu par la loi de vendémiaire an IV, qui met cette dépense à la charge des communes. Je ne me permettrai qu'une seule observation, c'est que la querelle vidée à Lyon n'est point une querelle locale; c'est la grande querelle politique entre le gouvernement constitutionnel et les partis extrêmes qui l'ont constamment attaqué; c'est la querelle de juillet 1830 et de juin 1832. Or, à ces deux époques, les Chambres ont jugé avec beaucoup de sagesse que Paris ne devait pas payer pour la France entière, qu'il était assez malheureux déjà d'être le théâtre de la lutte sans qu'on en mit encore les frais à sa charge. J'invoque en faveur de Lyon l'autorité de ces précédents.

Un mot, avant de quitter ce sujet, sur les reproches qu'on adresse à nos généraux pour avoir fait usage de l'artillerie et des pétards. C'est une de ces déclamations banales qu'il faut réfuter une fois pour toutes. Oui, sans doute, on a employé le canon, les obus, les pétards, pour épargner le sang des soldats. Oui, les généraux ont eu le tort de penser que la vie de ces hommes, qui ont accompli avec tant de courage de si pénibles devoirs, valait bien quelques pans de muraille, valait même la vie des forcenés qui pensaient avoir trouvé dans ces murailles un inviolable rempart. Permis à ceux qui ne voient de Français en France que ce qui combat le gouvernement du pays, de refuser aux soldats qui le servent le titre de citoyens; mais nous, qui pensons que, pour avoir endossé un uniforme, on n'a pas perdu le droit de compter comme membre de la grande association nationale, si l'on nous parle de dix maisons brûlées, nous répondrons que cinquante braves ont été épargnés. Malheur à ceux qui ne sentent pas la force de cette réponse!

J'ai exposé l'état matériel où la révolte d'avril a laissé Lyon. La disposition des esprits est plus intéressante, mais aussi plus difficile à apprécier.

Si nous jetons les yeux d'abord sur cette classe fort nombreuse qui, sans prendre directement part au mouvement, y a prêté les mains, s'est intéressée au succès des insurgés, et n'attendait qu'une chance favorable pour s'associer à leurs efforts, nous la verrons plus furieuse qu'humiliée. Elle forme mille projets extravagants de vengeance. Les ouvriers mêmes, que l'expérience de février avait complètement dégoûtés des associations et des intrigues, se rallient momentanément à leurs frères, parce qu'il leur semble que la classe tout entière vient d'être vaincue, et leur orgueil de héros de novembre est blessé par cette idée. Il y a donc une fermentation très-grande dans cette partie de la population; fermentation inévitable après un tel échec. Ce sont des plaideurs qui maudissent leurs juges; on leur donne vingt-quatre heures au palais; à Lyon, ce n'est pas trop de leur donner un mois.

Il faut sans doute attribuer aux folles menaces de ces ouvriers les craintes non moins insensées auxquelles sont en proie un grand nombre de fabricants. Ils ne réfléchissent pas à l'impossibilité d'une tentative sérieuse, au moment où la garnison, est triplée, où, d'ailleurs, le parti est vaincu, la société dissoute, les chefs en fuite ou prisonniers, et une partie des armes enlevée. Malgré tous ces motifs de sécurité, ils ajoutent foi aux contes les plus ridicules: c'est un projet de désarmer tous les postes et d'enlever les autorités pendant la nuit; c'est un dépôt de fusils; c'est une fabrique de cartouches. L'exécution est fixée au 26, puis remise au 28, puis indéfiniment ajournée; et cependant beaucoup de personnes quittent la ville et vont attendre à la campagne, ou même à l'étranger, l'issue d'une crise qu'elles croient imminente au lieu de la regarder comme terminée.

Mais cet effet, comme le précédent, est peu durable de sa nature. Pour qui se rappelle les terreurs si vives et si prolongées qui suivirent la catastrophe de 1831, ces nouvelles terreurs ne paraîtront pas incurables. Je suis assuré qu'elles feront bientôt place au sentiment de sécurité que la prolongation de la paix publique amènera incessamment, et dont la défaite des partis violents, la dissolution définitive des coalitions industrielles ou politiques et la prospérité commerciale qui doit en résulter garantissent l'affermissement et la durée.

Plût au ciel que nos derniers troubles n'eussent pas eu d'autre conséquence fâcheuse que l'irritation des uns et la frayeur momentanée des autres! Ils ont donné une nouvelle force à ce besoin exclusif d'ordre et de repos qui doit surgir nécessairement de nos désordres et de nos souffrances sans fin. Peut-être s'étonnera-t-on que je signale ce sentiment si légitime comme un danger pour le pays. Mais, si je me fais gloire d'appartenir au parti du juste milieu, c'est pour avoir le droit de repousser tout principe exclusif, c'est pour voler au secours de l'ordre quand la liberté occupe seule tous les esprits, au secours de la liberté quand on ne pense plus qu'à l'ordre public; c'est pour ne pas scinder la devise de notre drapeau. Oui, je le répète, ceci est plus grave qu'on ne l'imagine: à chaque émeute, l'indifférence en matière politique, cette gangrène du corps social, fait quelques progrès nouveaux; les partisans de la répression à tout prix deviennent plus nombreux et plus menaçants. Il n'y a pas de violence de la presse, pas de désordre des rues qui n'enlève à la véritable liberté quelqu'un de ses anciens défenseurs. Encore une insurrection, et bien des gens seront prêts à sacrifier la liberté de la presse, la liberté individuelle. Encore une insurrection, et les coups d'État seront réclamés, el un 18 brumaire sera possible, et un gouvernement militaire pourra s'établir. Alors les modérés d'aujourd'hui se montreront peut-être plus fidèles à leurs principes, plus énergiques et plus passionnés pour la défense des libertés publiques, que ceux qui les accusent de tiédeur.

Il n'est pas probable que nous en venions jamais là; les factions, partout vaincues, ne tarderont pas à disparaître entièrement. J'en ai la ferme conviction: la bataille électorale sera gagnée comme la bataille des rues; l'opposition violente posera les armes et dès lors ce paroxisme d'ordre public qu'elle seule excite s'apaisera naturellement. Mais j'ai dû le signaler; je l'ai dû surtout en parlant d'une ville qui est livrée plus que toute autre à ce genre de préoccupations.

Pour ne parler que des conséquences qui intéressent spécialement la ville de Lyon, il est impossible de ne pas voir que les derniers événements l'ont enfin délivrée des souvenirs de novembre 1831, de cette menace perpétuelle, de cette épée de Damoclès qui, depuis deux années, lui interdisait le repos. Ils ont porté le coup mortel à la Société mutuelliste et à celle des Droits de l'homme, qui avaient mission de s'agiter tour à tour. Ils l'ont préparée à repousser avec plus d'énergie toute tentative nouvelle de soulèvement, parce qu'ils ont appris à tous les habitants paisibles ce qu'il en coûte de laisser envahir la maison qu'on habite par les bandes des révoltés.

Il y a plus: quoique la question industrielle n'ait pas été directement engagée dans la lutte, elle en a senti le contrecoup, et l'on doit s'en féliciter. Je m'explique le mal qui travaille la fabrique de Lyon; c'est la concurrence des fabriques étrangères qui produisent les tissus unis aussi bien qu'elle et à meilleur marché; pour résister, il fallait baisser le prix de la main-d'oeuvre. Mais cette baisse n'était guère conciliable avec l'existence des ouvriers dans une grande ville où les dépenses sont multipliées. Avant de se résoudre à s'établir dans les campagnes, les ouvriers ont essayé de défendre leurs salaires par le tarif. Nous avons suivi cette grande expérience dans ses trois crises principales, en novembre 1831, au conseil des Prud'hommes, et au mois de février 1834. La démonstration a été complète, et les dernières affaires l'ont encore confirmée en rendant désormais impraticables les coalitions politiques et industrielles. Aussi a-t-on décidément renoncé au tarif. Cela est si vrai que l'Écho de la fabrique, qui en était le champion, vient de lancer un prospectus tout rempli du sentiment de sa détresse; il a demandé à ses amis les quatre mille francs qui lui sont nécessaires pour fournir un cautionnement, et se donner ainsi le droit de traiter les questions politiques sans lesquelles il ne pourrait subsister quinze jours. Personne n'a répondu à cet appel; le tarif est bien mort; il ne peut ressusciter sous aucune forme.

Mais ce n'est là qu'une solution négative. Il faut encore trouver le moyen de diminuer les frais de fabrication. Déjà, avant les derniers événements, beaucoup d'ateliers s'étaient établis dans les communes rurales qui avoisinent Lyon; depuis, cette émigration est devenue plus générale; il est même question, à ce qu'on assure, de fonder hors des murs de Lyon des manufactures considérables. Voilà, j'ose le dire, la seule issue possible de ces interminables débats. A la campagne, la vie est moins chère, et les ouvriers trouveront d'ailleurs, dans quelques occupations agricoles, le supplément qui leur manque ici dans la saison du ralentissement des travaux. Dans les grandes manufactures, le chef d'atelier disparaîtra, et les frais généraux de fabrication seront diminués par la suppression de ce rouage inutile.

Je sais qu'à la tribune l'émigration des ouvriers en soie a été déclarée impossible. J'ai une excellente réponse à faire: c'est qu'elle a lieu; elle a lieu sans difficulté, parce que la division du travail, qu'on cite comme un obstacle, n'est nulle part moins grande que dans la fabrique de Lyon. Aussi tous les villages du département du Rhône retentissent du bruit des métiers; une grande partie des étoffes unies en sortent, et cette tendance, qui s'est manifestée depuis plus d'un an, a reçu, des troubles du mois d'avril, une nouvelle et salutaire impulsion.

Qu'on ne pense pas au reste que la ville de Lyon, ainsi abandonnée par une partie de ses habitants, doive perdre de son importance et céder à une autre cité le rang qu'elle occupe aujourd'hui; beaucoup de gens prédisent sa chute; moi, je lui prédis au contraire le plus brillant avenir.

Ceux de ses ouvriers qui s'établiront dans la campagne ne pourront s'éloigner beaucoup; leurs relations avec les fabricants sont trop multipliées pour permettre une longue séparation. Ainsi, les villages se peupleront d'ateliers, mais seulement les villages voisins, qui deviendront ainsi les faubourgs avancés de la grande métropole industrielle. Dans cette, nouvelle position, la fabrique des tissus unis pourra lutter avantageusement contre la concurrence étrangère et ramener à Lyon beaucoup de commandes qui l'abandonnaient. La sécurité produite par cette nouvelle prospérité réagira à son tour sur elle. Garantie par les mesures de l'administration, par le désarmement des communes qui ont livré des fusils aux rebelles, par l'expulsion des étrangers turbulents, par les renforts envoyés à la garnison, elle sera complétée par une organisation plus puissante de la police locale et par sa concentration aux mains du préfet.

Vienne alors le chemin de fer de Lyon à Marseille; viennent la réunion des Brotteaux et l'affranchissement du Pont-Morand, et un nouveau quartier plus important et plus riche viendra compenser amplement ce que d'autres quartiers de la ville pourront avoir perdu en population. Lyon descendra de Fourvières et de la Croix-Rousse; il sortira de ses rues noires et étroites pour s'étendre à l'aise dans la presqu'île de Perrache et dans la plaine des Brotteaux. A Perrache, le chemin de fer de Saint-Étienne continuera à apporter tout ce commerce de houilles, toutes ces industries qui travaillent le fer et emploient le charbon, toutes ces usines enfumées qui en ont déjà pris possession. Aux Brotteaux, le chemin de fer de Marseille achèvera de créer un immense commerce d'entrepôt. Voyez cette file non interrompue de charrettes provençales qui transportent à Lyon les produits qu'il doit distribuer dans toutes les directions; jetez ensuite les yeux sur la carte et cherchez une vallée qui, de la mer Méditerranée, pénètre dans le coeur de l'Europe; vous ne trouverez que la vallée du Rhône, et c'est à Lyon seulement qu'elle se bifurque; c'est à Lyon que la grande route européenne se divise en trois chemins, l'un gagnant Paris, l'autre l'Allemagne et le troisième la Suisse. Quel rôle joueraient Marseille et Lyon si le chemin de fer projeté faisait affluer sur cette ligne unique tout le commerce du nord avec le midi!

Là est la destinée de Lyon. L'industrie des soies ne l'abandonnera pas sans doute; mais, dût-elle l'abandonner, sa grandeur survivrait à cette perte; l'avenir lui destine des compensations immenses et sa prospérité ne périra pas.

FIN DES PIÈCES HISTORIQUES DU TOME TROISIÈME.

TABLE DES MATIÈRES DU TOME TROISIÈME.

CHAPITRE XV.

MON MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE. (1832-1837.)

Caractère et but du cabinet du 11 octobre 1832.—Difficultés de sa situation.—Avantages de sa composition.—D'où vient la popularité du ministère de l'instruction publique.—Son importance pour les familles;—pour l'État.—Des divers moyens de gouvernement des esprits selon les temps.—Caractère laïque de l'état actuel de l'intelligence et de la science.—Du système et de l'état des établissements d'instruction publique en Angleterre.—Mes conversations à Londres à ce sujet.—Unité nécessaire du système d'instruction publique en France.—Des essais d'organisation de l'instruction publique depuis 1789.—L'Assemblée constituante et M. de Talleyrand.—-L'Assemblée législative et M. de Condorcet.—La Convention nationale et M. Daunou.—Le Consulat et la loi du 1er mai 1802.—L'Empire et l'Université.—L'instruction publique et la Charte.—Vicissitudes de l'organisation du ministère de l'instruction publique.—Comment je le fis organiser en y entrant.—Débuts du cabinet.—Préparation du discours de la Couronne.—Ouverture de la session de 1832.—Tentative d'assassinat sur le Roi.—État des affaires au dedans et au dehors.—Je tombe malade.

CHAPITRE XVI.

INSTRUCTION PRIMAIRE.

Je suis malade pendant six semaines—Prise d'Anvers.—Arrestation de S.A.R. madame la duchesse de Berry.—De la politique du cabinet dans cette circonstance.—Je reprends les affaires.—Présentation à la Chambre des députés du projet de loi sur l'instruction primaire.—Ma vie domestique.—Des projets et des progrès en fait d'instruction primaire de 1789 à 1832.—Questions essentielles.—L'instruction primaire doit-elle être obligatoire?—Doit-elle être gratuite?—De la liberté dans l'instruction primaire.—Des objets et des limites de l'instruction primaire.—De l'éducation et du recrutement des instituteurs primaires.—De la surveillance des écoles primaires.—Concours nécessaire de l'État et de l'Église.—Que l'instruction primaire doit être essentiellement religieuse.—Mesures administratives pour assurer l'exécution et l'efficacité de la loi.—Mesures morales.—Promulgation de la loi du 28 juin 1833.—Ma circulaire à tous les instituteurs primaires.—Visite générale des écoles primaires.—Établissement des inspecteurs des écoles primaires.—Mes rapports avec les corporations religieuses vouées à l'instruction primaire.—Le frère Anaclet.—L'abbé J. M. de la Mennais.—L'abbé F. de la Mennais.—Mon rapport au Roi en avril 1834 sur l'exécution de la loi du 28 juin 1833.—De l'état actuel de l'instruction primaire.

CHAPITRE XVII.

INSTRUCTION SECONDAIRE.

Difficulté de l'introduction du principe de la liberté dans l'instruction secondaire.—Constitution originaire de l'Université.—Ses deux sortes d'ennemis.—Leur injustice.—Causes naturelles et légitimes de leur hostilité.—L'Université dans ses rapports avec l'Église.—État intérieur et situation sociale du catholicisme en 1830.—Réclamation de la liberté d'enseignement.—M. de Montalembert et l'abbé Lacordaire.—Tendances diverses dans le catholicisme.—Efforts pour le réconcilier avec la société moderne.—L'abbé F. de la Mennais.—L'Avenir.—Voyage de l'abbé de la Mennais, de l'abbé Lacordaire et de M. de Montalembert à Rome.—Le pape Grégoire XVI condamne l'Avenir.—L'Université dans ses rapports avec la société civile.—Quelle eût été la bonne solution du problème.—Pourquoi et par qui elle était alors repoussée.—Je prépare un projet de loi sur l'instruction secondaire.—Son caractère et ses limites.—Comment il fut accueilli.—Rapport de M. Saint-Marc Girardin à la Chambre des députés.—Discussion du projet.—M. de Lamartine.

CHAPITRE XVIII.

INSTRUCTION SUPÉRIEURE.

Disposition des esprits de 1832 à 1837, quant à l'instruction Supérieure.—Réformes et innovations nécessaires.—Comment je les entreprends.—Chaires vacantes au Collège de France.—Nomination de MM. Eugène Burnouf, Jouffroy, Ampère et Rossi.—Mes relations personnelles avec eux.—Création de la chaire de droit constitutionnel dans la Faculté de droit de Paris.—Nomination de M. Rossi.—Opposition à son cours.—M. Auguste Comte et la Philosophie positive.—Des procédés des Chambres envers les savants et les lettrés.—Du cumul des emplois.—Des logements.—Lettre de M. Geoffroy Saint-Hilaire.—Savants voyageurs.—MM. Victor Jacquemont et Champollion jeune.—De l'introduction du principe de la liberté dans l'instruction supérieure.—Des agrégés.—De la décentralisation dans l'instruction supérieure.—De l'absence de toute discipline morale dans l'instruction supérieure.—Moyen d'y porter remède.

CHAPITRE XIX.

ACADÉMIES ET ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES.

Rétablissement de l'Académie des sciences morales et politiques dans l'Institut.—Motifs et objections.—Lettre de M. Royer-Collard.—Je communique mon projet aux membres survivants de l'ancienne classe des sciences morales et politiques. L'abbé Sieyès.—Le comte Roederer.—M. Daunou.—Élections nouvelles.—M. Lakanal.—Des travaux de l'Académie des sciences morales et politiques et de l'utilité générale des académies.—Mes relations avec les sociétés savantes des départements.—De l'administration des établissements littéraires et scientifiques.—Idées fausses à ce sujet.—De la suppression des logements pour les conservateurs et employés dans l'intérieur de ces établissements.—Réformes dans l'administration de la Bibliothèque royale.—Augmentation du budget des établissements littéraires et scientifiques.—Constructions nouvelles au Muséum d'histoire naturelle.

CHAPITRE XX.

ÉTUDES HISTORIQUES.

Importance morale et politique des études historiques.—État des études historiques dans l'instruction publique avant 1818.—Introduction de l'enseignement spécial de l'histoire dans les colléges.—Du caractère et des limites de cet enseignement.—État des études historiques après la Révolution de 1830.—Lettre de M. Augustin Thierry à ce sujet—Fondation de la Société pour l'histoire de France.—Je propose la publication, par le ministère de l'Instruction publique, d'une grande collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de France.—Débat Dans les Chambres à ce sujet.—Mon rapport au roi Louis-Philippe.—Lettre du Roi.—M. Michelet et M. Edgar Quinet.—De l'état actuel des études sur l'histoire générale et locale de la France, et de l'influence de ces études.

CHAPITRE XXI.

POLITIQUE INTÉRIEURE. (1832-1836.)

Vrai caractère de la politique de résistance de 1830 à 1836.—État des partis dans les chambres en 1832.—Nomination de pairs.—Naissance du tiers-parti dans la chambre des députés.—M. Dupin président.—Révocation de MM. Dubois, de Nantes, et Baude.—Débat à ce sujet.—Sessions de 1832 et 1833.—Bonne situation du cabinet.—Des sociétés secrètes à cette époque.—De l'appui qu'elles trouvaient dans la Chambre des députés.—Des journaux.—Quelle conduite doit tenir le pouvoir en présence de la liberté de la presse périodique.—Quelle fut, à cet égard, notre erreur.—Procès de la Tribune devant la Chambre des députés.—Concessions inutiles à l'esprit révolutionnaire.—Session de 1834.—Débat entre M. Dupin et moi; Parce que et Quoique Bourbon.—Explosion des attaques républicaines et anarchiques.—Loi sur les crieurs publics.—-Loi sur les associations.—Traité des 25 millions avec les États-Unis d'Amérique.—Échec et retraite du duc de Broglie.—Pourquoi je reste dans le cabinet.—Sa reconstitution.—Insurrections d'avril 1834 à Lyon et sur plusieurs autres points.—A Paris.—Leur défaite.—Procès déféré à la Cour des pairs;—Dissolution de la Chambre des députés.—Les élections nous sont favorables.—Péril de la situation.—Attitude du tiers-parti.—Embarras intérieurs du cabinet.—Question du gouvernement de l'Algérie.—Le maréchal Soult.—Sa retraite. Le maréchal Gérard, président du conseil.—Ouverture de la session de 1835.—Adresse de la Chambre des députés.—Question de l'amnistie.—Le maréchal Gérard se retire.—Démission de MM. Duchâtel, Humann, Rigny, Thiers et moi.—Ministère des trois jours.—Sa retraite soudaine.—Nous rentrons au pouvoir, avec le maréchal Mortier comme président du conseil.—M. de Talleyrand se retire de l'ambassade de Londres.—Mort et obsèques de M. de La Fayette.—Ma brouillerie avec M. Royer-Collard.—Affaiblissement et retraite du cabinet.—Crise ministérielle.—Le roi et le duc de Broglie.—M. Thiers.—Le duc de Broglie rentre comme président du conseil et ministre des affaires étrangères.—Travaux du cabinet reconstitué.—Procès des accusés d'avril devant la Cour des pairs.—Recrudescence anarchique.—Attentat Fieschi.—Lois de septembre.—Forte situation du cabinet.—Incident inattendu; M. Humann et la conversion des rentes.—Échec et dissolution du cabinet du 11 octobre 1832.

PIÈCES HISTORIQUES.
I.

Rapport au roi Louis-Philippe sur la publication d'un Manuel général de l'instruction primaire (19 octobre 1832).

II.

Circulaire adressée le 18 juillet 1833 à tous les instituteurs primaires en leur envoyant la loi du 28 juin 1833 (18 juillet 1833).

III.

Circulaire adressée le 13 août 1835 aux inspecteurs des écoles primaires institués par une ordonnance du roi du 26 février 1835.

IV.

Correspondance entre l'abbé J.-M. de la Mennais et M. Guizot sur les écoles primaires de la Congrégation de l'instruction chrétienne. 1° L'abbé J-M. de la Mennais à M. Guizot. 2° M. Guizot à l'abbé de la Mennais.

V.

1° M. Jouffroy à M. Guizot. 2° M. Jouffroy à M. Guizot.

VI.

Rapport au roi Louis-Philippe sur la création d'une chaire de droit constitutionnel dans la Faculté de droit de Paris.

VII.

M. Auguste Comte à M. Guizot (30 mars 1833).

VIII.

M. Lakanal à M. Guizot. (Mobile, État d'Alabama.—16 juillet 1835).

IX.

Rapports au roi Louis-Philippe sur la publication d'une Collection des documents inédits relatifs à l'histoire de France. 1° Extrait du rapport au Roi sur le budget du ministère de l'instruction publique pour l'exercice de 1835. 2° Rapport au Roi sur les mesures prescrites pour la recherche et la publication des documents inédits relatifs à l'histoire de France.

X.

Rapport à M. le comte Pelet de la Lozère, ministre de l'instruction publique, sur l'état des travaux relatifs à la Collection des documents inédits concernant l'histoire de France (23 mars 1836).

XI.

Tableau comparatif des lois rendues de 1830 à 1837, les unes pour la résistance au désordre et la défense du pouvoir, les autres pour l'extension et la garantie des libertés Publiques.

XII.

Récit de l'insurrection de Lyon, en avril 1834, écrit en mai 1834, par un témoin oculaire.

FIN DE LA TABLE DU TOME TROISIÈME.

ERRATUM. Page 287, ligne 6, supprimez les mots offensive et défensive.