The Project Gutenberg eBook of Voyage du Prince Fan-Federin dans la romancie

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Title: Voyage du Prince Fan-Federin dans la romancie

Author: G.-H. Bougeant

Release date: October 20, 2004 [eBook #13804]
Most recently updated: December 18, 2020

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE DU PRINCE FAN-FEDERIN DANS LA ROMANCIE ***

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Guillaume-Hyacinthe Bougeant VOYAGE DU PRINCE FAN-FEREDIN DANS LA ROMANCIE (1735)

Table des matières

ÉPÎTRE
A Madame C B.
CHAPITRE 1
Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Départ du
Prince Fan-Férédin pour la romancie.
CHAPITRE 2
Entrée du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Description et
histoire naturelle du pays.
CHAPITRE 3
Suite du chapitre précédent.
CHAPITRE 4
Des habitans de la romancie.
CHAPITRE 5
Rencontre et réveil du Prince Zazaraph, grand paladin de la
Dondindandie, avec le dictionnaire de la langue romancienne.
CHAPITRE 6
De la haute et basse Romancie.
CHAPITRE 7
De mille choses curieuses, et de la maladie des bâillemens.
CHAPITRE 8
Des bois damour.
CHAPITRE 9
Des voitures et des voyages.
CHAPITRE 10
Des trente-six formalités préliminaires qui doivent précéder les
propositions de mariage.
CHAPITRE 11
Des grandes épreuves; et ressemblance singuliere qui fera soupçonner
aux lecteurs le dénouëment de cette histoire.
CHAPITRE 12
Des ouvriers, métiers et manufactures de la Romancie.
CHAPITRE 13
Arrivée dune grande flotte. Jugement des nouveaux débarqués.
CHAPITRE 14
Arrivée de la Princesse Anemone. Le Prince Fan-Férédin devient
amoureux de la Princesse Rosebelle.
CONCLUSION
Catastrophe lamentable.
Guillaume-Hyacinthe Bougeant

ÉPÎTRE

A Madame C B.

Non, madame, je ne connois point de méchanceté pareille à celle que vous mavez faite. Il faut que le public en soit juge; je ne puis souffrir les romans, vous le sçavez. Je vois que vous les aimez, et je vous en fais la guerre. Vous me demandez pourquoi: je vous dis mes raisons; et comme si vous étiez disposée à vous laisser persuader, finement vous mengagez à les mettre par écrit.

Mais quoi! Faire une dissertation raisonnée, une controverse de casuiste ou de philosophe pédant? Non, dis-je en homme desprit; il faut donner à mes raisons un tour agréable, les envelopper sous quelque idée riante, sous quelque fiction qui amuse; et pour cela jimagine le voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin. Le voilà fait: cest un roman; et cest moi qui lai fait. O ciel! Cest-à- dire, que vous avez trouvé le moyen de me faire faire un roman, à moi lennemi déclaré des romans, et cela dans le tems que je vous reproche de les aimer. Avouëz-le, madame: cest-là ce quon appelle une trahison, une noirceur.

Mais je serai vengé. Vous naimez pas les loüanges; privilege bien singulier pour une femme. Vous abhorrez une epître dédicatoire, vous me lavez dit. Eh bien, vous aurez lun et lautre. Car je le déclare ici à tout le public. Cest à vous, et à vous toute seule, cest à Madame C B que je dédie cet ouvrage; et comme jamais dédicace ne va sans éloges, il ne tient quà moi de vous en accabler; cest une belle occasion de satisfaire lenvie que jen ai depuis long-tems. Non, je crois vous entendre me demander grace, et je nai pas le courage de vous refuser. Pour rendre ma vengeance complette, il suffiroit de vous nommer; mais je men garderai bien, parce que vous ne manqueriez pas de me rendre la pareille; et à dire le vrai, je ne vous hais pas assez pour acheter à mes propres dépens le plaisir de me venger. Gardez-moi donc le secret, je vous prie, comme je vous le garderai; et je vous promets de plus que si ce petit ouvrage répond à mes intentions, en vous inspirant vous et à ceux qui le liront un juste dégoût de la lecture des romans, je vous pardonnerai de me lavoir fait écrire. Jai lhonneur dêtre, madame, votre très-humble et très-obéïssant serviteur.

CHAPITRE 1

Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Départ du
Prince Fan-Férédin pour la romancie.

Je pourrois, suivant un usage assez reçû, commencer cette histoire par le détail de ma naissance, et de tous les soins que la Reine Fan-Férédine ma mere prit de mon éducation; cétoit la plus sage et la plus vertueuse princesse du monde; et sans vanité, jai quelquefois oüi dire, que par la sagesse de ses instructions elle avoit sçû me rendre en moins de rien un des princes les plus accomplis que lon eût encore vûs. Je suis même persuadé que ce récit, orné de belles maximes sur léducation des jeunes princes, figureroit assez bien dans cet ouvrage; mais comme mon dessein est moins de parler de moi-même, que de raconter les choses admirables que jai vuës, jai crû devoir omettre ce détail, et toute autre circonstance inutile à mon sujet.

La Reine Fan-Férédine aimoit assez peu les romans; mais ayant lû par hasard dans je ne sçai quel ouvrage, composé par un auteur dun caractere respectable, que rien nest plus propre que cette lecture pour former le coeur et lesprit des jeunes personnes, elle se crût obligée en conscience de me faire lire le plus que je pourrois de romans, pour minspirer de bonne heure lamour de la vertu et de lhonneur, lhorreur du vice, la fuite des passions, et le goût du vrai, du grand, du solide, et de tout ce quil y a de plus estimable. En effet, comme je suis né, dit-on, avec dassez heureuses dispositions, je ressentis bien-tôt les fruits dune si loüable éducation. Agité de mille mouvemens inconnus, le coeur plein de beaux sentimens, et lesprit rempli de grandes idées, je commençai à me dégoûter de tout ce qui menvironnoit. Quelle différence, disois-je, de ce que je vois et de tout ce que jentends, avec ce que je lis dans les romans! Je vois ici tout le monde soccuper dobjets dintérêt, de fortune, détablissement, ou de plaisirs frivoles. Nulle avanture singuliere: nulle entreprise héroïque. Un amant, si on len croyoit, iroit dabord au dénouëment, sans sembarrasser daucun préliminaire. Quel procédé! Pourquoi faut-il que je sois né dans un climat où les beaux sentimens sont si peu connus? Mais pourquoi, ajoûtois-je, me condamner moi-même à passer tristement mes jours dans un pays où lon ne sçait point estimer les vertus héroïques? Jy regne, il est vrai, mais quelle satisfaction pour un grand coeur de regner sur des sujets presque barbares? Abandonnons-les à leur grossiereté, et allons chercher quelque glorieux établissement dans ce pays merveilleux des romans, où le peuple même nest composé que de héros.

Telles furent les pensées qui me vinrent à lesprit, et je ne tardai pas à les mettre en exécution. Après mêtre muni secretement de tout ce que je crûs nécessaire pour mon voyage, je partis pendant une belle nuit au clair de la lune, pour tenter, en parcourant le monde, la découverte que je méditois. Je traversai beaucoup de plaines, je passai beaucoup de montagnes; je rencontrai dans mon chemin des châteaux et des villes sans nombre; mais ne trouvant par-tout que des pays semblables à ceux que je connoissois déja, et des peuples qui navoient rien de singulier, je commençai enfin à mennuyer de la longueur de mes recherches. Javois beau minformer et demander des nouvelles du pays des romans; les uns me répondoient quils ne le connoissoient pas même de nom: les autres me disoient quà la vérité ils en avoient entendu parler, mais quils ignoroient dans quel lieu du monde il étoit situé. La seule chose qui soûtenoit mon courage dans la longueur et la difficulté de lentreprise, cest la réflexion que je faisois, quaprès tout il falloit bien que la romancie fût quelque part, et que ce ne pouvoit pas être une chimere. Car enfin, disois-je, si ce pays nexistoit pas réellement, il faudroit donc traiter de visions ridicules et de fables puériles tout ce quon lit dans les romans. Quelle apparence! Eh! Que faudroit-il donc penser de tant de personnes si raisonnables dailleurs qui ont tant de goût pour ces lectures, et de tant de gens desprit qui employent leurs talens à composer de pareils ouvrages? Cependant malgré ces réflexions, javoue que je fus quelquefois sur le point de me repentir de mon entreprise, et quil sen fallût peu que je ne prisse la résolution de retourner sur mes pas. Mais non, me dis-je, encore une fois à moi-même: après en avoir tant fait, il seroit honteux de reculer. Que sçais-je si je ne touche pas au terme tant desiré? Jy touchois en effet sans le sçavoir, et voici comment la chose arriva par un accident bizare, qui par-tout ailleurs mauroit coûté la vie.

Après avoir monté pendant plusieurs heures les grandes montagnes de la Troximanie, jarrivai enfin avec beaucoup de peine jusquà leur cime, conduisant mon cheval par la bride. Là, je sentis tout-à-coup que la terre me manquoit sous les pieds; en effet mon cheval roula dun côté de la montagne, et je culbutai de lautre, sans sçavoir ce que je devins depuis ce moment jusquà celui où je me trouvai au fond dun affreux précipice, environné de toutes parts de rochers effroyables. Il est visible que quelque bon génie me soutint dans ma chûte pour mempêcher dy périr; et je men serois apperçû dès-lors si javois eû toutes les connoissances que jai acquises depuis. Mais la pensée ne men vint point, et jattribuai à un heureux hasard ce qui étoit leffet dune protection particuliere de quelque fée, de quelque génie favorable, ou de quelquune de ces petites divinités qui voltigent dans le pays des romans en plus grand nombre que les papillons ne volent au printems dans nos campagnes. On naura cependant pas de peine à comprendre que dans la situation où je me trouvai, après avoir levé les yeux au ciel pour contempler la hauteur énorme doù jétois tombé, et avoir envisagé toute lhorreur des lieux qui menvironnoient, je dûs mabandonner aux plus tristes réflexions. «pauvre Fan-Férédin, que vas-tu devenir dans cette horrible solitude… par où sortiras-tu de ces antres profonds… tu vas périr…» O que je dis de choses touchantes, et que je me plaignis éloquemment du destin, de la fortune, de mon étoile, et de tout ce qui me vint à lesprit! Mais on va voir combien javois tort de me plaindre; et par le droit que jai acquis dans le pays des romans de faire des réflexions morales, je voudrois que les hommes apprissent une bonne fois par mon exemple, à respecter les décrets suprêmes qui reglent leur sort, et à ne se jamais plaindre des événemens qui leur semblent les plus contraires à leurs desirs. Cependant la nuit qui approchoit, redoubloit mon inquiétude, et je me hâtai de profiter du peu de jour et de forces qui me restoient pour sortir, sil étoit possible, de labîme où jétois. En vain aurois-je essayé de gagner les hauteurs: elles étoient trop escarpées. Il ne me restoit quà chercher dans les fonds une issuë pour me conduire à quelque endroit habité, ou du moins habitable. Nul vestige de sentier ne soffrit à ma vûë. Sans doute jétois le premier homme qui fût descendu dans ce précipice. Je fûs ainsi réduit à me faire une route à moi-même, et en effet je fis si bien, en grimpant et sautant de rocher en rocher, tantôt maccrochant aux brossailles, tantôt me laissant couler sur le dos ou sur le ventre, quaprès avoir fait quelque chemin de cette maniere, jarrivai à un endroit plus découvert et plus spatieux.

Le premier objet qui me frappa la vûë, fût une espece de cimetiere, un charnier, ou un tas dossemens dune espece singuliere. Cétoient des cornes de toutes les figures, de grands ongles crochus, des peaux seches de dragons ailés, et de longs becs doiseaux de toute espece. Je me rappellai aussi-tôt ce que javois lû dans les romans, des griffons, des centaures, des hippogriffes, des dragons volans, des harpies, des satyres, et dautres animaux semblables, et je commençai à me flatter que je nétois pas loin du pays que je cherchois. Ce qui me confirma dans cette idée, cest quun moment après je vis sortir de louverture dun antre un centaure, qui venant droit à lendroit que jobservois, y jetta une grande carcasse dhippogriffe quil avoit apportée sur son dos, après quoi il se retira, et senfonça dans lantre doù il étoit sorti. Quoique je connusse parfaitement les centaures, par les lectures que javois faites, et que dailleurs je ne manque point de courage, javoue que cette premiere vûë me causa quelque émotion; je me cachai même derriere un rocher pour observer le centaure jusquà ce quil se fût retiré; mais alors reprenant mes esprits, et marmant de résolution: quai-je à craindre, dis-je en moi-même, de ce centaure? Jai lû dans tous les romans que les centaures sont les meilleures gens du monde. Loin dêtre ennemis des hommes, ils sont toûjours disposés à leur rendre service, et à leur apprendre mille secrets curieux, témoin le centaure Chiron. Peut-être celui-ci me portera-t-il au pays des romans; du moins il ne refusera pas de me tirer de ces horribles lieux. Je marchai aussi-tôt vers lantre, et marrêtant à lentrée, je lappellai à haute voix en ces termes: «charitable centaure, si votre coeur peut être touché par la pitié, soyez sensible au malheur dun prince qui implore votre générosité. Cest le Prince Fan-Férédin qui vous appelle». Mais jeus beau appeller et élever ma voix, personne ne parut.

Plein dinquiétude et dune frayeur secrete, jentrai dans la caverne, et je vis que cétoit un chemin soûterrain qui senfonçoit beaucoup sous la montagne. Quel parti prendre? Je nen trouvai pas dautre que de suivre le centaure, jugeant quil nétoit pas possible que je ne le rencontrasse, ou que je ne me fisse bien-tôt entendre à lui. Mais avouerai-je ici ma foiblesse, ou ne lavouerai- je pas? Faut-il parler ou me taire? Voilà une de ces situations difficiles, où jai souvent vû dans les romans les héros qui racontent leurs avantures, et dont on ne connoît bien lembarras que lorsquon léprouve soi-même. Après tout, comme jai remarqué que tout bien considéré, ces messieurs prennent toûjours le parti davouer de bonne grace, javoue donc aussi quà peine jeus fait cent pas dans ce profond souterrain, en suivant toûjours le rocher qui servoit de mur, que saisi dhorreur de me voir dans un lieu si affreux sans sçavoir par quelle issuë jen pourrois sortir, je me laissai tomber de foiblesse, et presque sans connoissance. Il men resta cependant assez pour me souvenir que dans une situation à peu près semblable, le célebre Cleveland avoit eu lesprit de sendormir; et trouvant lexpédient assez bon, je ne balançai pas à limiter. Mais après un tel aveu, il est bien juste que je me dédommage par quelque trait qui fasse honneur à mon courage. Je me relevai donc bien-tôt après, et considérant quil falloit me résoudre à périr dans ces profondes ténebres des entrailles de la terre, ou trouver le moyen den sortir, je résolus de continuer ma route jusquoù elle me pourroit conduire. Quon se représente un homme marchant sans lumiere dans un boyau étroit de la terre à deux lieuës peut-être de profondeur, obligé souvent de ramper, de se replier, de se glisser comme un serpent dans des passages serrés, sans pouvoir avancer quen tâtant de la main, et quen sondant du pied le terrain.

Telle étoit ma situation, et on aura sans doute de la peine à en imaginer une plus affreuse. Le souvenir de cette avanture me fait encore tant dhorreur, que jen abrége le récit. Mais ce que je ne puis mempêcher de dire, cest que je nai jamais mieux reconnu qualors la vérité de ce que jai vû dans tous les romans, quon nest jamais plus près dobtenir le bien quon désire, quau moment que lon en paroît le plus éloigné: car voici ce qui marriva. Après avoir marché long-tems de la façon que je viens de raconter, je crus que je commençois à appercevoir quelque foible lumiere. Jeus peine dabord à me le persuader, et je lattribuai à un effet de mon imagination inquiéte et troublée. Cependant japperçus bien-tôt que cette lumiere augmentoit sensiblement, et je nen pûs plus douter, lorsque je vis que je commençois à distinguer les objets. ô quelle joye je ressentis dans ce moment! Tout mon corps en tressaillit, et je ne connois point de termes capables de lexprimer. Je ne comprends pas encore comment ce passage subit dune extrême tristesse à un si grand excès de joye, ne me causa pas une révolution dangereuse. Quoiquil en soit, voyant que le jour augmentoit toûjours, et jugeant que la sortie que je cherchois ne devoit pas être éloignée, je doublai le pas, ou plûtôt je courus avec empressement pour y arriver. Je la trouvai en effet, et je vis… le dirai-je? Oüi, je vis les choses les plus étonnantes, les plus admirables, les plus charmantes quon puisse voir. Je vis en un mot le pays des romans. Cest ce que je vais raconter dans le chapitre suivant.

CHAPITRE 2

Entrée du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Description et histoire naturelle du pays.

La plûpart des voyageurs aiment à vanter la beauté des pays quils ont parcourus, et comme la simple vérité ne leur fourniroit pas assez de merveilleux, ils sont obligés davoir recours à la fiction. Pour moi loin de vouloir exaggérer, je voudrois aucontraire pouvoir dissimuler une partie des merveilles que jai vuës, dans la crainte où je suis quon ne se défie de la sincérité de ma relation. Mais faisant réflexion quil nest pas permis de supprimer la vérité pour éviter le soupçon de mensonge, je prends généreusement le parti qui convient à tout historien sincere, qui est de raconter les faits dans la plus exacte vérité, sans aucun intérêt de parti, sans exaggération, et sans déguisement. Je prévois que les esprits forts sobstineront dans leur incrédulité; mais leur incrédulité même leur tiendra lieu de punition, tandis que les esprits raisonnables auront la satisfaction dapprendre mille choses curieuses quils ignoroient. Je reprends donc la suite de mon récit.

A peine fus-je arrivé à la sortie du chemin souterrain, que jettant les yeux sur la vaste campagne qui soffroit à mes regards, je fus frappé dun étonnement que je ne puis mieux comparer quà ladmiration où seroit un aveugle né qui ouvriroit les yeux pour la premiere fois: cette comparaison est dautant plus juste, que tous les objets me parurent nouveaux, et tels que je navois rien vû de semblable. Cétoient à la vérité des bois, des rivieres, des fontaines; je distinguois des prairies, des collines, des vergers; mais toutes ces choses sont si différentes de tout ce que dans ce pays-ci nous appellons du même nom, quon peut dire avec vérité que nous nen avons que le nom et lombre. La premiere réflexion qui me vint à lesprit, fut de songer quil y avoit sous la terre beaucoup de pays que nous ne connoissions pas, ce qui me parut une observation importante pour la géographie et la physique; mais il est vrai quentraîné par la curiosité et ladmiration des objets qui soffroient à mes yeux, je ne marrêtai pas long tems à ces réflexions philosophiques.

Jentrai dans la campagne sans trop sçavoir où je tournerois mes pas, me sentant également attiré de tous côtés par des beautés nouvelles, et pouvant à peine me donner le loisir den considérer aucune en particulier. Je me déterminai enfin à suivre une charmante riviere qui serpentoit dans la plaine. Cette riviere étoit bordée dun gazon le plus beau, le plus riant, le plus tendre quon puisse imaginer, et ce gazon étoit embelli de mille fleurs de différente espece. Elle arrosoit une prairie dune beauté admirable, dont lherbe et les fleurs parfumoient lair dune odeur exquise, et si en serpentant elle sembloit quelquefois retourner sur ses pas, cest sans doute parce quelle avoit un regret sensible de quitter un si beau lieu. La prairie étoit ornée dans toute son étenduë de bosquets délicieux, placés dans de justes distances pour plaire aux yeux, et comme si la nature aimoit aussi quelquefois à imiter lart, comme lart se plaît toûjours à imiter la nature, japperçus dans quelques endroits des especes de desseins réguliers formés de gazon, de fleurs et darbrisseaux qui faisoient des parterres charmans; mais la riviere elle-même sembloit épuiser toute mon admiration. Leau en étoit plus claire et plus transparente que le crystal. Pour peu quon voulût prêter loreille, on entendoit ses ondes gémir tendrement, et ses eaux murmurer doucement; et ce doux murmure se joignant au chant mélodieux des cygnes, qui sont là fort communs, faisoit une musique extrêmement touchante. Au lieu de sable on voyoit briller au fond de la riviere des nacres de perle, et mille pierres précieuses; et on distinguoit sans peine dans le sein de londe un nombre infini de poissons dorés, argentés, azurés, pourpre, qui pour rendre le spectacle plus aimable, se plaisoient à faire ensemble mille agréables jeux. Cest pourtant dommage, dis-je tout bas, quon ne puisse point passer dun bord à lautre pour joüir également des deux côtés de la riviere. Le croira-t-on? Sans doute; car jai bien dautres merveilles à raconter. à peine donc eus-je prononcé tout bas ces paroles, que japperçus à mes pieds un petit batteau fort propre. Je connoissois trop par mes lectures lusage de ces batteaux, pour hésiter dy entrer. Jy descendis en effet, et dans le moment je fus porté à lautre bord de la riviere. Que les incrédules osent après cela faire valoir de mauvaises subtilités contre des faits si avérés. Voici dequoi achever de les confondre, cest que considérant un certain endroit de la riviere, et trouvant quil eût été à propos dy faire un pont, je fus tout étonné den voir un tout fait dans le moment même; de sorte quon na jamais rien vû de si commode.

Cependant je continuai ma route, et je puis dire, sans exagération, quà chaque pas je rencontrai de nouveaux sujets dadmiration. Japperçus entrautres un endroit dans la prairie qui me parut un peu plus cultivé. Jeus la curiosité den approcher, et je trouvai une fontaine. Leau men parût si pure et si belle, que ne doutant pas quelle ne fût excellente, jen voulus goûter; mais que ne sentis-je pas dans le moment au dedans de moi-même! Quelle ardeur, quels transports, quels mouvemens inconnus, quels feux! Ces feux avoient à la vérité quelque chose de doux, et il me semble que jy trouvois du plaisir; mais ils étoient en même-tems si vifs et si inquiets, que ne me possédant plus moi-même, et tombant alternativement de la plus vive agitation dans une profonde rêverie, je marchois au travers de la prairie sans sçavoir précisément où jallois. Je rencontrai ainsi une seconde fontaine, et je ne sçais quel mouvement me porta à boire aussi de son eau. Mais à peine en eus-je avalé quelques gouttes, que je me trouvai tout changé. Il me sembla que mon coeur étoit enveloppé dune vapeur noire, et que mon esprit se couvroit dun nuage sombre. Je sentis des transports furieux, et des mouvemens confus de haine et daversion pour tous les objets qui se présentoient. Ce changement mouvrit les yeux. Je me rappellai ce que javois lû des fontaines de lamour et de la haine, et je ne doutai plus que ce ne fussent celles dont je venois de boire. Alors me souvenant que javois aussi lû que le lac dindifférence ne devoit pas être éloigné des deux fontaines, je me hâtai de le chercher, et layant rencontré (car dans ce pays-là on rencontre toûjours tout ce quon cherche) jen bus seulement quelques gouttes dans le creux de ma main, et dans linstant rendu à moi-même, je sentis un calme doux et tranquille succéder au trouble qui mavoit agité.

Je ne dis rien des plantes singulieres que jobservai. On sçait assez que le pays en est tout couvert. Ce nest que dans la romancie quon trouve la fameuse herbe moly, et le célébre lotos. Les plantes mêmes que nous connoissons, et qui croissent aussi dans ce pays-là, y ont une vertu si admirable quon ne peut pas dire que ce soient les mêmes plantes; et je ne puis à cette occasion mempêcher dadmirer la simplicité de linfortuné chevalier de la Manche, qui crût pouvoir avec les herbes de son pays composer un baume semblable à celui de Fierabras. Car il est vrai que nous avons des plantes de même nom; mais il sen faut beaucoup quelles ayent la même vertu; cest par cette raison que les philtres amoureux, les breuvages enchantés, les charmes, et tous les sorts que nos magiciens entreprennent de composer avec des herbes magiques ne réussissent point, parce que nous navons que des plantes sans force et sans vertu; et je mimagine que cest encore ce qui fait que nous ne voyons plus de ces baguettes merveilleuses, de ces bagues surprenantes, de ces talismans, de ces poudres, et mille autres curiosités pareilles, qui operent tant deffets prodigieux, parce que nous navons pas dans ce pays-ci la véritable matiere dont elles doivent être composées.

Mais ce que je ne dois pas oublier, cest la bonté admirable du climat. Je navois jamais compris dans la lecture des romans comment les princes et les princesses, les héros et leurs héroïnes, leurs domestiques mêmes et toute leur suite passoient toute leur vie, sans jamais parler de boire ni de manger. Car enfin, disois-je, on a beau être amoureux, passionné, avide de gloire, et héros depuis les pieds jusquà la tête: encore faut-il quelquefois subvenir à un besoin aussi pressant que celui de la faim. Mais il est vrai que jai bien changé didée, depuis que jai respiré lair de la romancie. Cest premierement lair le plus pur, le plus serein, le plus sain et le plus invariable quon puisse respirer. Aussi na-t-on jamais oüi dire quaucun héros ait été incommodé de la pluye, du vent, de la neige, ou quil ait été enrhumé du serein de la nuit, lorsquau clair de la lune il se plaint de ses amoureux tourmens. Mais cet air a sur-tout une propriété singuliere, cest de tenir lieu de nourriture à tous ceux qui le respirent, en sorte quon peut dans ce pays-là entreprendre le plus long voyage à travers les déserts les plus inhabités, sans se mettre en peine de faire aucune provision pour soi ni pour ses chevaux mêmes.

Voici encore une chose qui me frappa extrêmement. Nos rochers dans tous ces pays-ci sont dune dureté et dune insensibilité si grande, quon leur diroit pendant une année entiere les choses du monde les plus touchantes, quils ne les écouteroient seulement pas. Mais ils sont bien différens dans la romancie. Jen rencontrai dans mon chemin un amas assez considérable, et comme ma curiosité me portoit à tout observer, je men approchai pour les considérer de plus près. Je voulus même en tâter quelques-uns de la main; mais quel fut mon étonnement de les trouver si tendres, quils cédoient à leffort de ma main comme du gazon ou de la laine. Javoue que ce phénomene me parût si étrange, que jen jettai un cri détonnement, et je ne laurois jamais compris si on ne me lavoit expliqué depuis. Cest quil étoit venu la veille un amant des plus malheureux et des plus éloquens du pays conter à ces rochers ses tourmens; et son récit étoit si touchant, ses accens douloureux si pitoyables, que les rochers navoient pû y résister malgré toute leur dureté naturelle. Les uns sétoient fendus de haut en bas, les autres sétoient laissés fondre comme de la cire, et les plus durs sétoient attendris et amollis au point que je viens de dire. Si les rochers de la romancie sont si sensibles, il est aisé de juger quelle doit être en ce pays-là la complaisance des echos pour ceux qui ont à leur parler. Il ny a rien de si aimable ni de si docile. Ils répetent tout ce que lont veut. Si vous chantez, ils chantent; si vous vous plaignez, ils se plaignent avec vous. Ils nattendent pas même pour répondre que vous ayez achevé de parler, et plûtôt que de laisser un pauvre amoureux parler seul, ils sentretiendront avec lui une journée entiere. Cest une des grandes ressources quon ait dans ce pays-là, quand on na personne à qui lon puisse confier ses peines secretes. Il ny a quà aller trouver un echo, sur-tout si cest un echo femelle, et en voilà pour aussi long-tems quon veut.

CHAPITRE 3

Suite du chapitre précédent.

Les arbres de la romancie sont en général à peu près faits comme les nôtres; mais il y a pourtant sur cela des remarques importantes à faire. Car outre que leur feüillage est toûjours dun beau verd, leur ombrage délicieux, leurs fruits beaucoup meilleurs que les nôtres, cest dans la romancie seule quon trouve de ces arbres si précieux et si rares, dont les uns portent des rameaux dor, et les autres des pommes dor. Mais il est vrai que sil est rare de les rencontrer, il est encore plus difficile den approcher et den cueillir les fruits, parce quils sont tous gardés par des dragons ou des geants terribles, dont la vûe seule porte la frayeur dans les ames les plus intrépides. En vain se flateroit-on de pouvoir tromper leur vigilance; ils ont toûjours les yeux ouverts, et ne connoissent pas les douceurs du sommeil. Dun autre côté entreprendre de les forcer, cest sexposer à une mort certaine; de sorte quil faut renoncer à lespoir de cueillir jamais des fruits si précieux, à moins quon ne soit favorisé de quelque protection particuliere: alors il ny a rien de si aisé. Une petite herbe quon porte sur soi, un miroir quon montre au dragon ou au geant, une baguette dont on les touche, un brevage quon leur présente, le moindre petit charme les assoupit; après quoi il est facile de leur couper la tête, et de se mettre ainsi en possession de tous les trésors dont ils sont les gardiens. Je dois pourtant avertir que ce que jen dis ici nest que sur le rapport dautrui; car comme ces arbres sont fort rares, je nen ai point trouvé sur ma route, et je nai eu dailleurs aucun intérêt den aller chercher. Mais une chose que jai vûe, et quon doit regarder comme certaine, cest le goût que les arbres ont dans ce pays-là pour la musique. Voici un fait qui mest arrivé, et qui me causa dans le tems beaucoup de surprise.

Un jour que je métois abandonné au sommeil dans un charmant bocage de jeunes maronniers, je fus fort étonné à mon réveil de me trouver exposé aux ardeurs du soleil, et entierement à découvert, sans que je pûsse imaginer ce quétoient devenus les arbres qui mavoient prêté leur ombre il ny avoit quun moment. Mais en regardant de tous cotés, je les apperçus déja un peu loin qui marchoient comme en cadence vers une petite plaine, où un excellent joueur de luth les attiroit à lui, par le son harmonieux de son instrument. Quelques rochers sétoient mis de leur compagnie avec tout ce quil y avoit de lions, de tigres et dours dans ce canton. Cest un des spectacles qui mayent fait le plus de plaisir dans tout le cours de mon voyage.

Pour ce qui est de ce que javois entendu raconter à un historien célebre, que les arbres avoient entreux une langue fort intelligible pour sentretenir ensemble, lorsquun vent doux et leger agitoit lextrémité de leurs branches, jai eû beau my rendre attentif dans les diverses forêts que jai vûes; il faut ou que cette observation mait échappé, ou plûtôt que le fait ne soit pas vrai, dautant plus que cet historien nest pas toûjours exact dans ses récits. Il nen est pas ainsi de ceux qui ont assuré que les arbres servoient de demeure à des divinités champêtres; car cest un fait avéré, dont jai été souvent témoin. Rien même nest plus commun sur le soir, lorsque la lune commence à éclairer les ombres de la nuit, que de voir sur tout les chênes sentrouvrir, pour laisser sortir de leur sein les dryades qui y passent la journée, et se rouvrir le matin à la pointe du jour, pour les recevoir après quelles ont dansé dans les champs avec les nayades. Comme il est aisé de distinguer les arbres habités de ceux qui ne le sont pas, ils sont extrêmement respectés, et nul mortel na la hardiesse dy toucher. Si quelque téméraire osoit y porter la coignée, on en verroit aussi-tôt le sang couler en abondance; mais son impiété seroit bien-tôt punie. Les faunes ont aussi leurs arbres comme les dryades, et il y a des marques pour les distinguer. Mais cela ne laisse pas de donner quelquefois occasion à des jeux fort plaisants. Au retour du bal un jeune faune va semparer de larbre dune dryade. La dryade arrive et frape à son arbre pour le faire ouvrir. Qui va là? La place est prise. Il faut composer. La dryade sen défend, séchappe, et court se saisir à son tour du logement dune autre dryade. Celle-ci survient et fait du bruit, pendant lequel le faune sortant doucement, vient par derriere pour la surprendre. Mais elle sen apperçoit et senfuit. Le faune court après; pendant quil court, la premiere dryade regagne son arbre. Celle qui est poursuivie en gagne un autre si elle peut; mais enfin il y a toûjours une derniere arrivée qui paye pour les autres, et le jeu finit ainsi. Cest à ce petit divertissement que nous sommes redevables du jeu quon appelle aux quatre coins. Au reste, ce nest que pour quelques momens quil peut être permis à ces divinités de se déloger ainsi. Car elles sont toutes obligées par les loix de leur condition naturelle, de vivre et de mourir avec leurs arbres, sans pouvoir sen séparer autrement que par la mort. Il ne faut pourtant pas croire quelles meurent réellement; leur mort ne consiste quà passer sous quelque autre forme, lorsque larbre périt enfin de vieillesse, ou par quelque accident. On distingue ainsi les vieilles divinités des plus jeunes, et on reconnoît même à la disposition de larbre celles de la divinité qui lhabite, cest-à- dire, si elle est heureuse ou non. On me fit remarquer entrautres un tremble, qui étoit habité par un faune des plus sages et des plus vertueux de son espéce. Il avoit même, disoit-on, des qualités assez aimables; mais après avoir long-tems vêcu dans lindifférence, il avoit eû le malheur daimer, et pendant plusieurs années il navoit ressenti que les tourmens de lamour, sans en éprouver jamais les plaisirs. Le chagrin et le désespoir avoient enfin surmonté son courage et sa raison. Il languissoit sans espérance de vivre long- tems, ou plûtôt si quelque chose pouvoit encore lui plaire, cétoit lespoir de mourir bientôt, et on sen appercevoit à la pâleur de ses feüilles, à la sécheresse de ses branches et de sa cime, qui commençoit déja à se dépoüiller de verdure.

En continuant de marcher, je rencontrai quelques ruisseaux de lait et de miel. Ils sont assez communs dans ce pays-là; et comme jen avois souvent entendu parler, je nen fus pas beaucoup étonné; mais jignorois quelle pouvoit être la source de ces ruisseaux charmans, et jeus le plaisir de la voir de mes yeux. Cest que dans la romancie les vaches et les chevres sont si abondantes en lait, quelles en rendent continuellement delles-mêmes, sans quon se donne la peine de les traire; de sorte que dès quil y en a seulement une douzaine ensemble, elles forment en moins de rien un ruisseau de lait assez considérable. Les ruisseaux de miel sont formés à-peu-près de la même maniere. Les abeilles sattachent à un arbre pour y faire leur miel, et elles en font une si prodigieuse quantité, que les goutes qui en tombent sans cesse, forment un ruisseau. Cela me donna occasion de considérer de plus près les troupeaux qui paissoient dans la prairie. Je puis assûrer quils en valoient bien la peine, et on le croira aisément, puisque je vis en effet dans ce pays-là tous les animaux quon ne voit pas ici. Les troupeaux étoient séparés selon leurs espéces differentes en différens parcs.

Je considérai dabord un haras de chevaux, et jen remarquai de trois sortes. La premiere étoit de chevaux assez semblables aux nôtres, mais dune beauté incomparable. Ils étoient tous si vifs et si ardens, que leur haleine paroissoit enflammée, et ce qui métonna le plus, cest quils sont dune agilité si surprenante, quils courent sur un champ couvert dépis, sans en rompre un seul. Aussi ne sont-ils pas engendrés selon les loix ordinaires de la nature. Ils nont dautre pere que le zéphyre, et pour en perpétuer la race, il ne faut quexposer les cavalles lorsque ce vent souffle, et elles sont aussi-tôt pleines. Il seroit sans doute bien à souhaiter que nous eussions dans ce pays-ci de pareils haras; mais on nen a encore jamais vû que dans la Lybie. Jy remarquai sur tout une jument dune beauté admirable. On lappelloit la jument sonnante, parce quil lui pendoit aux crins de la tête et du col, une infinité de petites sonnettes dor, qui au jugement des fins connoisseurs en harmonie, faisoient une fort belle musique. La seconde espéce est des Pégases, cest-à-dire, de ces chevaux aîlés qui volent dans les airs aussi légerement que nos hirondelles. On sçait quil nen a paru quun seul dans notre hemisphere du tems de Bellerophon; mais ils sont fort communs dans la romancie. La troisiéme espece est de ces belles licornes blanches, qui portent une longue corne au milieu du front. Elles sont fort estimées dans le pays quoiquelles ny soient pas rares.

Près du parc aux chevaux jen vis un de griffons et dhippogriffes. Ces animaux sont terribles en apparence, et on ne peut considérer sans quelque frayeur leurs griffes effroyables, leur bec crochu, leurs grandes aîles, et leur queuë de lion; mais ils sont en effet les plus dociles de tous les animaux, et fort aisés à apprivoiser. Quand on en a une fois apprivoisé quelquun, on en fait tout ce quon veut. Ils sont dune commodité admirable pour atteler aux voitures, et faire beaucoup de chemin en peu de tems. Pour ce qui est des centaures, on voulut autrefois les faire parquer aussi comme les chevaux et les griffons, parce quils tiennent en effet beaucoup du cheval; mais ils ny voulurent jamais consentir, prétendant quils ne tenoient pas moins de lhomme; et comme en effet il est assez difficile de décider si ce sont des hommes ou des chevaux, laffaire est demeurée indécise; et cependant on leur a laissé la liberté de courir la campagne selon leur fantaisie, et de vivre à leur maniere. Le parc des hircocerfs et des chimeres me parut un des plus curieux à voir, et mamusa fort long-tems. Tous ces monstres étoient resserrés chacun dans une loge faite en forme de cage, qui laissoit voir toute leur taille et leur figure, ce qui faisoit une espéce de ménagerie fort divertissante dune part, par lassortiment bizarre de divers animaux unis ensemble, et terrible de lautre par la figure monstrueuse et menaçante de ces bêtes farouches.

Aux deux côtés de cette ménagerie on avoit pratiqué deux grands canaux, mais bien différens lun de lautre; car lun étoit plein dun feu clair et vif, quon avoit soin dentretenir continuellement, cétoit pour loger et nourrir un troupeau de salamandres. Lautre étoit rempli dune belle eau claire et transparente. Cétoit la demeure de deux ou trois bandes de sirenes quon y avoit logées comme dans une maison de force, pour les punir des débauches effroyables, où elles avoient engagé par les charmes de leur voix enchanteresse, quantité de heros vertueux. Outre la retraite à laquelle elles étoient condamnées pour plusieurs années, elles avoient défense de chanter, si ce nétoit quelques morceaux de lopéra dH parce quon jugeoit quil ny avoit pas de danger den être attendri; mais elles en trouvoient le chant si sauvage, quelles aimoient mieux se taire, de sorte quelles étoient en effet muettes comme des poissons. Outre ces deux canaux, il y avoit encore un puits fort profond, qui servoit de demeure à des basilics. Mais je me gardai bien de me présenter à louverture du puits, pour ne pas mexposer à être tué par le regard meurtrier de ces monstres.

Je passai de là à un quartier où jappercevois des moutons. Je nai jamais rien vû de si aimable. Mais jai sur tout un plaisir singulier à me rappeller le charmant tableau qui soffrit à mes yeux. On sçait comment sont faits parmi nous les bergers et les bergeres; rien de plus abject ni de plus dégoutant; et nen ayant jamais vû dautres, je métois persuadé que tout ce que je lisois de ceux dautrefois, sur tout de ceux qui habitoient les bords du Lignon, nétoit que jeu desprit et pure fiction. Cest moi qui me faisois illusion à moi-même.

Non, rien nest si galant ni si aimable que les bergers de la romancie. Leur habillement est toûjours extrêmement propre; simple, mais de bon gout: peu chargé de parures, mais élégant et bien assorti à la taille et à la figure. Toutes leurs houlettes sont ornées de rubans, dont la couleur nest jamais choisie au hazard; car elle doit marquer toûjours les sentimens et les dispositions de leur coeur; et je nen ai vû aucune qui ne fût en même tems chargée de chiffres ingénieux et tout-à-fait galants. Si les bergeres ignorent lusage du rouge, du blanc, des mouches et de tous les attraits empruntés, cest que léclat et la vivacité naturelle de leur teint surpasse tout ce que lart peut prêter dagrémens. Toute la parure de leur tête consiste en quelques fleurs nouvelles, qui mêlées avec les boucles de leurs cheveux, font un effet plus charmant mille fois que ne feroient les perles et les diamans. Mais ce qui acheve de les rendre les plus aimables personnes du monde, ce sont ces graces touchantes et naturelles dont elles sont toutes pourvûes. Quelles soient vives ou dune humeur plus tranquille, quelles chantent, quelles dansent, quelles sourient, quelles soient tristes, quelles dorment ou quelles veillent, elles font tout cela avec tant de grace et de gentillesse, quil ny a point de coeur si insensible qui nen soit émû. Laimable candeur et linnocente simplicité sont des vertus qui ne les quittent jamais. Elles ignorent jusquau nom de la dissimulation, de la perfidie, de linfidélité, et de ces artifices dangereux, que la jalousie ou la coquetterie mettent en usage. Le berger qui vit parmi elles est le plus heureux des hommes; sil aime, il est sûr dêtre aimé; sa tendresse est payée de tendresse, et sa constance de fidélité. Le berger sans amour et qui chérit son indifférence, na point à craindre dêtre séduit par les amorces trompeuses dune coquette perfide ou volage. amour et simplesse, cest leur devise, et lage dor recommence tous les jours pour eux. Ce quil y a de plus admirable, cest quavec cette innocente simplicité qui fait leur caractere, et les bergers et les bergeres, semblables à ceux du Lignon, joignent tous les raffinemens les plus recherchés de lamour le plus délicat, et des coeurs les plus sensibles; mais il est inoüi quils en fassent jamais dusage quau profit de lamour même. Assis à lombre des verds boccages, ou sur les bords dun clair ruisseau, on les voit toûjours agréablement occupés à chanter leurs amours, et à faire retentir les échos des vallons du son de leurs chalumeaux, et de leurs pipeaux champêtres. Les oiseaux ne manquent jamais dy mêler leur tendre ramage, en même tems que les ruisseaux y joignent leur doux murmure. Les troupeaux se ressentent de la fécilité de leurs maîtres, et lon voit toûjours dans leurs prairies bondir les moutons et les agneaux, sans que les loups osent leur donner la moindre allarme. Au reste, ils ne songent jamais, ces heureux bergers, aux noeuds de lhymen. Ils mettent toute leur satisfaction à recevoir quelques tendres marques damitié de leurs vertueuses et chastes bergeres, et jusques à la mort ils préferent constamment lespérance de posséder aux fades douceurs de la possession même. Javouë, que touché dun spectacle si riant et si gracieux, je fus tenté de prendre sur le champ une pannetiere et une houlette, et de fixer toutes mes courses dans un si beau lieu, pour y couler le reste de mes jours dans la paix et linnocence, et goûter à jamais les douceurs dun repos tranquille. Je ne suis pas même le premier à qui cette pensée soit venuë à lesprit, à la simple lecture des biens parfaits que linnocente simplicité fait trouver au bord des fontaines, dans les prés, dans les bois et les forêts; mais faisant réflexion que je serois toûjours le maître de choisir quand je voudrois ce genre de vie, et que javois encore un grand pays à parcourir, je continuai ma route.

Je remarquai en chemin quelques taureaux sans cornes, parce quon les leur avoit arrachées pour en faire des cornes dabondance. Je vis dautres taureaux qui avoient des cornes et des pieds dairain, des vaches dune beauté admirable qui descendoient de la fameuse Io: plusieurs chévres Amalthées, des cerberes ou grands chiens à trois têtes, des chats bottés, des singes verds; et sur-tout je vis dun peu loin dans un petit lac une hydre effroyable qui avoit sept têtes, dont chacune ouvroit une gueule terrible armée de dents venimeuses et tranchantes. Comme je navois ni la massuë dHercule, ni aucune épée enchantée, je neus garde de men approcher. Je me hâtai même de men éloigner, et cela me donna occasion de rencontrer enfin des habitans du pays.

CHAPITRE 4

Des habitans de la romancie.

Jetois surpris de navoir encore rencontré que des bêtes, excepté les bergers dont je viens de parler. Je sçavois bien en général que les romanciens sont grands voyageurs; mais je ne pouvois pourtant pas mimaginer que le pays fût absolument désert. Enfin regardant au loin de tous côtés, japperçus un endroit qui me parut fort peuplé. Cétoit en effet un lieu de promenade, où un nombre considérable dhabitans des deux sexes, avoit coûtume de se rendre pour prendre le frais. Je my acheminai, et jeus le plaisir en chemin de vérifier par moi-même ce que javois toûjours eû quelque peine à croire, que les fleurs naissent sous les pas des belles. Car je remarquai sur la terre plusieurs traces de fleurs encore fraîches, qui aboutissoient au lieu de la promenade, et qui navoient sûrement pas dautre origine. Le lieu même où les belles se promenoient, en étoit tout couvert; et dans la romancie on ne connoît point dautre secret pour avoir en toute saison des jardins et des parterres des plus belles fleurs. Je trouvai tout le monde partagé en diverses compagnies de quatre, de trois ou de deux, tant hommes que femmes, et plusieurs qui se promenoient seuls un peu à lécart. Comme je ne connoissois personne, je crus devoir faire comme ces derniers, afin déxaminer la contenance et les façons des romanciens avant que den aborder quelquun.

La premiere observation que je fis, cest que je nappercevois ni enfans, ni vieillards. Il ny en a point en effet dans toute la romancie, et on en voit assez la raison. Toute la nation par conséquent est composée dune jeunesse brillante, saine, vigoureuse, fraîche, la plus belle du monde; et quand je dis la plus belle, cette proposition est si exactement vraye, quon ne peut, sans une injustice criante, faire sur cela la moindre comparaison. Les françois, par exemple, passent pour une assez belle nation. Cependant si on lexamine de près, on y trouvera beaucoup de gens malfaits. Rien nest même si commun que dy voir des personnes entierement contrefaites; on y voit dailleurs des visages si peu agréables, des yeux si petits, des nez si longs, des bouches si grandes, des mentons si plaisans. Or voilà ce qui ne se voit jamais dans la romancie. Il est pourtant vrai quon y conserve de tout tems une petite race extrêmement contrefaite dhommes et de femmes pour servir de contraste dans loccasion, suivant le besoin des ecrivains. Mais outre quelle est en très-petit nombre, cest une race aussi étrangere à la romancie, que les négres le sont à lEurope; et à cela près il est inoüi dy rencontrer une personne qui nait pas la taille parfaitement belle. Un nés tant soit peu long, des yeux tant soit peu petits, y seroient regardés comme un monstre. Tous, tant hommes que femmes, et sur-tout celles-ci, ont tous les traits du visage extrêmement réguliers. Cest-là que la blancheur du front efface celle de lalbâtre, que les arcs des sourcils disputent de perfection avec liris, cest-là que lébene et la neige, les lys et les roses, le corail et les perles, lor et largent, tantôt fondus ensemble, tantôt séparément, concourent à former les plus belles têtes et les plus beaux visages quon puisse imaginer. Toutes les dames y ont sur-tout les yeux dune beauté admirable. Jen connois pourtant quelque part dans ce pays-ci daussi beaux, mais ils sont rares; car ce sont des astres brillans, dont léclat ébloüit, des soleils doù partent mille traits de flamme qui embrasent tous les coeurs. à leur aspect on voit fondre la froide indifférence comme la glace exposée aux ardeurs du soleil. Lamour y fait sa demeure pour lancer plus sûrement ses traits. Aussi ny a-t-il aucun coup perdu: eh! Quel coeur pourroit y résister? On ne peut pas sen défendre: tôt ou tard il faut se rendre, et céder de bonne grace à de si puissans vainqueurs. Mais ce qui acheve de faire des habitans de la romancie les plus belles personnes quon puisse voir, cest quavec tous ces traits de beauté ils ont tous un air fin, une physionomie noble, quelque chose de majestueux et de gracieux tout ensemble, de fier et de doux, douvert et de réservé, quelque chose de charmant, je ne sçais quoi dengageant, un tour de visage si attrayant, un certain agrément dans les manieres, une certaine grace dans le discours, un sourire si doux, des charmes quon ne sçauroit dire, mille choses quon ne sçauroit exprimer, en un mot mille je ne sçais quoi qui vous enchantent je ne sçais comment. Ce nest pourtant pas encore tout. Car comme si la nature se plaisoit à épuiser tous ses dons pour former les habitans de la romancie aux dépens de tout le reste du genre humain, on les voit joindre à tant davantages naturels toutes les perfections de corps et desprit quon peut desirer. Ils dansent tous admirablement bien; ils chantent à ravir; ils jouent des instrumens dans la grande perfection; ils sont dune adresse infinie à tous les exercices du corps: sil y a une joûte, ils remportent toûjours le prix, et sil y a un combat, ils en sortent toûjours vainqueurs: que lon juge après cela sil ny a pas sans comparaison beaucoup plus davantage de naître citoyen romancien, que de naître aujourdhui prince ou duc, et autrefois citoyen romain.

Javouë que ce ne fut pas sans une extrême confusion que je me vis dabord au milieu dun peuple si bien fait. Car quoique je ne sois pas difforme, je me rendois pourtant la justice de penser quauprès de personnes si bien faites, je devois paroître un homme fort disgracié de la nature. Cette pensée me frappa même tellement, que dans la crainte dêtre un objet de risée, je me retirai dans un lieu écarté pour me dérober aux yeux des passans. Là, comme je déplorois le désagrément de ma situation, mes réflexions me porterent naturellement à tirer de ma poche un petit miroir pour my regarder. Mais quel fut mon étonnement de me voir changé au point que je ne me reconnoissois plus moi-même! Mes cheveux qui étoient presque roux, étoient du plus beau blond; mon front sétoit agrandi, mes yeux devenus vifs et brillans, sétoient avancés à fleur de tête, mon nés trop élevé sétoit rabaissé à une juste proportion; ma bouche trop grande sétoit rappetissée; mon menton trop plat, sétoit arrondi, toute ma phisionomie étoit charmante. Je compris tout dun coup que cétoit à lair du pays que jétois redevable dun si heureux changement; mais jeus la foiblesse… lavouerai-je? Mes lecteurs me le pardonneront-ils? … nimporte; il faut lavouer: il sied mal à un ecrivain romancien de nêtre pas sincere, et jai promis de lêtre. Javoüe donc que je fus transporté de joye de me voir si beau et si bien fait. Beauté, frivole avantage, méritez-vous lestime des hommes? Non sans doute; mais alors ces réfléxions ne me vinrent point à lesprit. Je ne pouvois me lasser de me regarder et de madmirer moi-même; jétudiois dans mon miroir mille petites minauderies agréables, je sautois daise, et me flattant de faire incessamment quelque conquête importante, je me hatai de joindre les compagnies dhommes et de femmes que javois laissées. Je me joignis successivement à plusieurs, avec toute la liberté que je sçavois que les loix du pays permettoient de prendre, et je restai assez long- tems dans ce lieu pour me mettre au fait de leurs moeurs, de leur esprit, de leurs manieres, et de tout leur caractere. Tout ce détail est si curieux, que les lecteurs seront sans doute bien aises de lapprendre.

On ne voit nulle part briller autant desprit que dans les conversations romanciennes; mais cest moins lesprit quon y admire que les sentimens, ou plûtôt la façon de les exprimer; car comme lamour est le sujet de tous leurs entretiens, et quils aiment beaucoup à parler, ils trouvent pour exprimer une chose que nous dirions en quatre mots des tours si longs et si variés, quun jour entier ne leur suffisant jamais, ils sont toûjours obligés den remettre une partie au lendemain. Ils ont sur-tout le talent de découper et danatomiser pour ainsi dire si bien toutes les pensées de lesprit, et tous les sentimens du coeur quon seroit tenté de les comparer à des dentelles, ou à un réseau dune finesse extrême. Que les goûts des hommes sont différens! Ce que par un effet de notre barbarie, nous traitons ici de verbiage et de galimatias, voilà ce qui brille et ce quon estime le plus dans les conversations romanciennes, entrautres ces belles tirades de menuës réfléxions sur tout ce qui se passe au dedans dun coeur amoureux, inquiet, incertain, soupçonneux, jaloux ou satisfait. Tout cela exprimé longuement avec le pour et le contre, le oüi et le non, le vuide et le plein, le clair et lobscur, fait un discours qui enchante. Ce sont mille petits riens, dont chacun ne dit que très- peu de chose; mais tous ces petits riens, toutes ces petites choses mises bout à bout font un effet merveilleux. Il est vrai quil faut sçavoir la langue du pays, comme je dirai bien-tôt, sans quoi il vous échappe beaucoup de beautés et de traits desprit; mais aussi quand on la possede une fois, on goûte une satisfaction infinie; cest du moins mon avis, sauf au lecteur de penser autrement, sil le juge à propos; car il ne faut pas, dit-on, disputer des goûts.

Je passerai légerement sur la nourriture des romanciens: elle est fort simple, comme jai dit ailleurs; et en effet quand on aime, et encore plus quand on est aimé, qua-t-on besoin de boire et de manger? Je ne dirai rien non plus de leur habillement. Il est pour lordinaire assez négligé, par la raison que dans la romancie, lhabillement recherché najoûte jamais rien aux charmes dune personne: ce sont toûjours au contraire ses graces naturelles qui relevent son ajustement. Mais quelques princesses ont dans ce pays- là un privilege assez singulier, cest de pouvoir shabiller en hommes, et de courir ainsi le monde pendant des années entieres avec des cavaliers et des soldats, dans les cabarets et les lieux les plus dangereux, sans choquer la bienséance. Ces sortes de déguisemens étoient même autrefois estimés, et sur-tout, si la demoiselle sous un habit de cavalier venoit à rencontrer un amant sous un habit de demoiselle; cela faisoit un événement si singulier, si nouveau et si ingénieusement imaginé, quon ne manquoit jamais dy applaudir; mais ce que les lecteurs seront sans doute bien aises de connoître, cest le caractere du peuple romancien. Il y a eu de la méchanceté à celui qui le premier a représenté le dieu damour comme un enfant; car il semble quil ait voulu insinuer par-là, que lamour nest que puérilité, et que les amants ressemblent à des enfans. Mais à qui le persuadera-t-on, lorsquil est si bien prouvé par le témoignage des plus graves auteurs, que de toutes les passions, lamour est la plus belle et la plus héroïque, jusques-là que depuis long-tems, tous les héros du théâtre, et même ceux de lopera, semblent ne connoître aucune autre passion que pour la forme; mais on en jugera encore mieux par le caractere des habitans de la romancie, qui sont les plus parfaits des amants. En voici les principaux traits que je vais rapporter, pour en ébaucher seulement le portrait.

Ils ont le talent de soccuper fort sérieusement pendant tout un jour, et un mois entier sil le faut, de la plus petite bagatelle. Ils pleurent volontiers pour la moindre chose; un regard indifférent, un mot équivoque les fait fondre en larmes: cest quils sont en effet extrêmement délicats et sensibles. La plûpart sont en même-tems si inquiets, quils ne sçavent pas eux-mêmes ce quils desirent, ni ce qui leur manque. Ils voudroient et ils ne voudroient pas: on a beau leur assûrer vingt fois une chose; doivent-ils croire ce quon leur dit, ou sen défier? Doivent-ils saffliger ou se réjoüir? Sont-ils satisfaits ou non? Voilà ce quils ne sçavent jamais. Jaloux à lexcès, si quelquun par hazard a dit un mot à leur princesse, ou si par malheur elle a jetté un regard sur quelquun, toute leur tendresse se change en fureur. Adieu toutes les assûrances et tous les sermens passés. Adieu les lettres, les billets, les bracelets, les portraits, tout est oublié de part et dautre, déchiré, mis en pieces; on ne veut plus se voir, on ne veut pas même en entendre parler… à moins pourtant quil ne sen présente quelque occasion; et par le plus grand bonheur du monde, il ne manque jamais de sen présenter quelquune. Comment faire alors? Il faut séclaircir; et léclaircissement fait, il faut bien se raccommoder: à tout raccommodement il y a toûjours de petits frais; la princesse les prend sur son compte; et voilà la paix faite jusquà nouvelle avanture. Mais ce quil y a de plus dangereux en cette matiere, cest lorsque lun des deux sobstine malicieusement à cacher à lautre le sujet de son mécontentement secret, comme la trop crédule et trop taciturne Fanny fit il y a quelque-tems, à son trop mélancolique et sombre amant; car cela donne toûjours lieu aux plus tragiques avantures. Il est vrai que sans cela le triste héros auroit eû de la peine à parvenir à son cinquiéme volume; mais nest- ce pas aussi acheter trop cher lavantage de faire un volume de plus? Je pourrois ajoûter encore ici quelques autres traits du caractere des romanciens; quils sont naturellement réveurs et distraits; quils aiment beaucoup à jurer, et que les sermens ne leur coûtent rien. Quils les oublient pourtant assez aisément lorsquils ont obtenu ce quils désirent, et dautres traits semblables; mais comme jai beaucoup de plus belles choses à dire, je ne métendrai pas davantage sur ce sujet: aussi bien faut-il que je raconte la merveilleuse rencontre que je fis dans la forêt des avantures.

CHAPITRE 5

Rencontre et réveil du Prince Zazaraph, grand paladin de la
Dondindandie, avec le dictionnaire de la langue romancienne.

Quoiquil ne fût pas difficile de reconnoître à mes manieres et à mon langage que jétois nouveau venu dans le pays, cependant tous ceux à qui je me joignis et avec qui je mentretins, trop occupés apparemment de leurs affaires particulieres, ne songerent presque point à me faire offre daucun service, quoique dailleurs ils me fissent beaucoup de politesse. Enfin un beau jeune homme que ma présence importunoit peut-être, madressant la parole, me demanda si javois passé par la forêt des avantures. Non, lui dis-je, car je ne la connois seulement pas. Eh bien, reprit-il, vous perdrez ici tout votre tems jusquà ce que vous y ayez passé. Comme vous êtes nouvellement arrivé, il est juste de vous instruire. Cette forêt est appellée la forêt des avantures, parce quon ny passe jamais sans en rencontrer quelquune; et comme ce pays-ci est le pays des avantures, il faut que tous les nouveaux venus, dès quils arrivent, passent par la forêt, pour se faire ensuite naturaliser dans la romancie. Elle nest pas bien loin dici, et en suivant ce petit sentier à main droite, vous la rencontrerez.

Je remerciai le mieux quil me fut possible celui qui me donnoit un avis si important, et métant mis en chemin, jarrivai bien-tôt à la forêt. Jentendis en y entrant un fort grand bruit au-dessus de ma tête, et plus désagréable encore que celui que fait une troupe de pies effarées, qui voltigent de la cime dun arbre à lautre pour se donner mutuellement lallarme. Japperçus aussi-tôt quelle étoit lespece doiseaux qui faisoit ce bruit: cétoient des harpies. On sçait que si ces femmes oiseaux sont grandes causeuses, elles ne sont pas moins gloutonnes, jusques-là quelles se jettent avec fureur sur une table, et enlevent toutes les viandes dont elle est chargée. Quoique je ne portasse aucunes provisions, je me mis à tout événement sur mes gardes lépée à la main. Je sçavois bien que cétoit le moyen de les écarter; mais je nen reçus aucune insulte, et jen fus quitte pour essuier linfection épouvantable dont elles empestent lair tout autour delles. Assez près delà je trouvai des perroquets sans nombre, et qui parloient toutes les langues avec une facilité admirable, des oiseaux bleus, des merles blancs, des corbeaux couleur de feu, des phenix, et quantité dautres oiseaux rares quon ne voit jamais dans ce pays-ci; mais ce spectacle marrêta peu, parce quun objet imprévû attira mes regards.

Japperçus un cavalier étendu sous un grand arbre et qui paroissoit dormir dun profond sommeil. Je men approchai aussi-tôt, et après avoir contemplé quelque tems les traits de son visage, qui avoient quelque chose de noble et daimable, et sa taille qui étoit fort belle, je déliberai si je ne le reveillerois point, pour lui demander les éclaircissemens dont javois besoin; mais je jugeai quil seroit plus honnête dattendre son reveil. Jattendis en effet assez long-tems; enfin suivant les mouvemens de mon impatience, je men approchai, je lui pris la main, je lappellai, je le secouai même, mais ce fut inutilement. Je ne sçavois que penser dun sommeil si extraordinaire, et mimaginant que linfortuné cavalier pouvoit être tombé en létargie, je lui appliquai au nés et aux tempes une eau divine que je portois sur moi; mais jeus le chagrin de voir échoüer mon remede. Enfin je mavisai de songer que dans la romancie les plantes avoient des vertus étonnantes. Jen cüeillis sur le champ quelques-unes qui me parurent des plus singulieres, et pour en essayer leffet, jen frottai le visage du cavalier endormi: les premieres ne réussirent pas; mais en ayant cüeilli dune autre espece, à peine la lui eus-je fait sentir, quil se réveilla dans linstant avec un grand éternuëment, qui fit retentir la forêt et mit en fuite tous les oiseaux du voisinage.

Généreux Prince Fan-Férédin, me dit-il, en mappellant par mon nom, ce qui métonna beaucoup, que ne vous dois-je pas pour le service que vous venez de me rendre. Vous mavez réveillé, et dans trois jours je possederai ladorable anémone. Il faut, ajoûta-t-il, que je vous raconte mon histoire, afin que vous connoissiez toute lobligation que je vous ai.

Je mappelle le Prince Zazaraph. Il y a près de dix ans que par la mort de mon pere, dont jétois lunique héritier, je devins grand paladin de la Dondindandie. Jeus le bonheur de me faire aimer des dondindandinois mes sujets, que je gouvernois plutôt en pere quen souverain; car il est vrai que tous les jours de mon regne étoient marqués par quelque nouveau bienfait. Ils me presserent dépouser quelque princesse, pour fixer dans ma maison la succession de mes etats. Jy consentis, mais je voulois une princesse parfaite, et je nen trouvai point, quoique dailleurs les dondindandinoises passent pour être la plûpart très belles. Lune avoit de beaux yeux, de beaux sourcils, le nés bien fait, le teint de lys et de roses, la bouche belle, le sourire charmant, mais on pouvoit croire absolument quelle avoit le menton tant soit peu trop long. Lautre avoit dans le port, dans la taille, dans les traits du visage, tout ce quil y a de plus capable de charmer. Elle avoit même les mains belles, mais il me parut quelle navoit pas les doigts assez ronds. Enfin une autre sembloit réünir en sa personne avec tous les traits de la beauté, tout ce que les graces ont de plus touchant, et tout ce que lesprit a dagrémens. Jen étois déja si épris, quon ne douta pas quelle ne dût bien-tôt fixer mon choix: je le crus moi-même pendant quelque tems, et je me félicitois davoir rencontré une princesse si aimable et si parfaite; mais par le plus grand bonheur du monde, je remarquai un jour quelle navoit pas les oreilles assez petites. Il fallut men détacher, et désespérant de trouver ce que je cherchois, je consultai un sage fort renommé pour les connoissances quil avoit acquises par ses longues études.

Non, me dit-il, nespérés pas trouver dans tous vos etats, ni dans les royaumes voisins aucune beauté parfaite. On nen voit de telles que dans la romancie, et si quelque chose peut dans ce pays-là rendre un choix difficile, cest que toutes les princesses y sont si parfaitement belles, quon ne sçait à laquelle donner la préférence. Cest votre coeur qui vous déterminera. Partez donc, et amenez nous au plutôt une princesse digne de vous et de votre couronne. Quant à la route quil falloit tenir pour trouver la romancie, il massura quil ny en avoit point de fixe et de réglée, quil suffisoit de se mettre en chemin, et quen continuant toûjours à marcher, on y arrivoit enfin, les uns par mer, les autres par terre, quelques-uns même par la lune et les astres.

Jentrepris donc le voyage, et après avoir parcouru beaucoup de pays, je suis enfin heureusement arrivé depuis plusieurs années dans la romancie, sans que je puisse dire comment; et tout ce que jen ai pû apprendre depuis que jhabite le pays, cest quon y entre, dit- on, par la porte damour, et quon en sort par celle de mariage. Mais ce qui mit le comble à mon bonheur, cest quà peine arrivé, je rencontrai dans la Princesse Anémone tout ce quon peut imaginer de beauté, de charmes, dappas, dattraits, dagrémens, de perfections, et beaucoup au delà. Après tous les préliminaires qui sont absolument nécessaires en ce pays-ci, jeus le bonheur de lui plaire et den être aimé. Il ne sagissoit plus que de nous unir par des noeuds éternels; mais cette cérémonie éxige ici des formalités dune longueur infinie, et je nai pû obtenir dispense daucune. Il seroit trop long de vous les raconter, et pour peu que vous séjourniez dans le pays, vous les connoîtrez assez, parce quelles se ressemblent toutes. Enfin je viens dessuyer la derniere épreuve. Il étoit écrit dans la suite de mes avantures, quun rival jaloux de mon bonheur trouveroit moyen par le secours dun enchanteur, de mendormir dun profond sommeil, et quil en profiteroit pour enlever la belle Anemone: que je continuerois de dormir pendant un an, sans pouvoir être réveillé que par le Prince Fan-Férédin, à qui il étoit réservé de me désenchanter: que trois jours après mon réveil la belle Anemone délivrée de son odieux ravisseur, qui devoit périr, reparoîtroit à mes yeux plus belle et plus aimable que jamais, sans avoir rien perdu entre des mains si suspectes de tout ce qui peut me la rendre chere; que je ne laisserois pourtant pas davoir quelques soupçons, que les soupçons seroient suivis dune broüillerie, la broüillerie dun éclaircissement, et léclaircissement dun raccommodement, après lequel aucun obstacle ne sopposeroit plus à mon bonheur. Je suis donc sûr de revoir dans trois jours ma belle princesse. Nous partirons aussi-tôt pour la Dondindandie, et cest à vous prince que jai de si grandes obligations.

Je fus extrêmement satisfait du récit du Prince Zazaraph, et davoir trouvé quelquun qui pût me donner les instructions dont javois nécessairement besoin dans un pays inconnu. Après lui avoir témoigné combien jétois charmé davoir eu occasion de lui rendre service, et lui avoir expliqué comment le desir de voir de belles choses mavoit amené dans la romancie, je lui laissai entrevoir lembarras où jétois, de trouver quelquun qui voulût bien prendre la peine de me servir de guide, et de méclaircir sur ce que je pouvois ignorer dans un pays, dont je navois nulle autre connoissance que celle que donnent les livres. Croyez-vous, me dit-il obligeamment, quaprès le service que vous venez de me rendre, je puisse laisser prendre ce soin à tout autre quà moi? Non, non, ajoûta-t-il en membrassant avec un air de tendresse dont je fus touché, je ne vous quitte point. Aussi-bien nai-je rien de mieux à faire pendant les trois jours quil faut que jattende la belle Anemone, et trois jours vous suffiront pour connoître toute la romancie, sans vous donner même la peine de la parcourir toute entiere, parce quon ne voit presque partout que la même chose. Jacceptai sans hésiter des offres si obligeantes, et nous nous entretînmes ainsi quelque tems dans la forêt.

Pendant cet entretien il neut pas de peine à sappercevoir que je ne sçavois pas la langue du pays, et je lui avoüai ingénument que dans les entretiens que je venois davoir avec plusieurs romanciens, ils avoient dit beaucoup de choses que je navois pas entenduës. Cela ne doit pas vous étonner, me dit-il, car quoique dans la romancie on parle toutes les langues, arabe, grec, indien, chinois, et toutes les langues modernes, il est pourtant vrai quil y a une façon particuliere de les parler, quon napprend quici: par exemple, comment nommeriez-vous une personne dont vous seriez amoureux et aimé? Vous lappelleriez tout simplement votre maîtresse. Eh bien, ajoûta-t-il, on nentend pas ce mot-là ici: il faut dire, lobjet que jadore, la beauté dont je porte les fers, la souveraine de mon ame, la dame de mes pensées, lunique but où tendent mes desirs, la divinité que je sers, la lumiere de ma vie; celle par qui je vis, et pour qui je respire. En voilà, comme vous voyez, à choisir. Il est vrai, repris-je, mais comment ferai-je pour apprendre cette langue que je nai jamais parlée? Nen soyez point en peine, repliqua-t-il; cest une langue extrêmement bornée, et avec le secours dun petit dictionnaire que jai fait pour mon usage particulier, je veux en une heure de tems vous faire parler un romancien plus pur que Cyrus et Cleopatre.

En effet après nous être assis au pied dun gros cedre odoriférant, le Prince Zazaraph me montra un petit livret proprement relié et gros comme un almanach de poche, tout écrit de sa main, et dans lequel il prétendoit avoir rassemblé toutes les phrases et tous les mots de la langue romancienne avec les régles quil faut observer pour la bien parler. Il me le fit parcourir avec attention, et en moins de rien je fus au fait de toute la langue. Je pourrois donner ici ce dictionnaire tout entier, mais jai cru quil suffiroit den rapporter quelques régles principales et les phrases les plus remarquables pour en donner seulement lidée: car aussi bien il seroit inutile dentreprendre de parler le romancien dans ce pays- ci. Il faut pour cela aller dans le pays même. Il y a sur-tout deux régles essentielles. La premiere, de ne rien exprimer simplement, mais toûjours avec exagération, figure, métaphore ou allégorie. Suivant cette régle, il faut bien se garder de dire jaime. Cela ne signifie rien; il faut dire, je brûle damour, un feu secret me dévore, je languis nuit et jour, une douce langueur me consume, et beaucoup dautres expressions semblables. Une personne est belle, cest-à-dire, quelle efface tout ce que la nature a fait de plus beau, que cest le chef-doeuvre des dieux, quil nest pas possible de la voir sans laimer, cest la déesse de la beauté, la mere des graces: elle charme tous les yeux; elle enchaîne tous les coeurs, on la prend pour Venus même, et lamour sy méprend. La seconde régle consiste à ne jamais dire un mot sans une ou plusieurs épithétes. Il seroit par exemple ridicule de dire lamour, lindifférence, des regrets, il faut dire: lamour tendre et passionné, la froide et tranquille indifférence, les regrets mortels et cuisans, les soûpirs ardens, la douleur amere et profonde, la beauté ravissante, la douce espérance, le fier dédain, les mépris outrageans; et plus il y a de ces épithétes dans une phrase, plus elle est belle et vraiment romancienne.

Pour ce qui est des mots qui composent la langue, ils sont en très- petit nombre, et cest ce qui facilite lintelligence du romancien. Les voici presque tous. lamour, et la haine, transports, desirs et soupirs, allarmes, espoir et plaisirs; fierté, beauté, cruauté, ingratitude, perfidie, jalousie, je meurs, je languis, bonheur, joüissance, désespoir, le coeur et les sentimens; les charmes, les attraits et les appas, enchantement et ravissement, douleurs et regrets, la vie et la mort, felicité, disgrace, destin, fortune, barbarie; les soins, la tendresse, les larmes, les voeux, les sermens, le gazon et la verdure, la nuit et le jour, les ruisseaux et les prairies, image, rêverie et songes; voilà à peu près tous les mots de la langue romancienne; il ny a plus quà y ajoûter, comme jai dit, diverses épithétes, comme, doux, tendre, charmant, admirable, délicieux, horrible, furieux, effroyable, mortel, sensible, douloureux, profond, vif, ardent, sincere, perfide, heureux, tranquille; et sur-tout ces expressions qui sont les plus commodes de toutes, que je ne puis exprimer, quon ne sçauroit imaginer, quil est difficile de se représenter, qui surpasse toute expression, au-dessus de tout ce quon peut dire, au de-là de tout ce quon peut penser; avec ce petit recueil, on aura de quoi composer un livre in-folio en langue romancienne. Il y a pourtant une observation à faire, cest quil faut tâcher de nallier aux mots que des épithétes convenables; car si quelquun par exemple, savisoit de dire une chere et délicieuse tristesse, cela feroit une expression ridicule et mal assortie.

CHAPITRE 6

De la haute et basse Romancie.

Les diverses réflexions que nous fîmes sur la langue romancienne, donnerent occasion au Prince Zazaraph de mapprendre un point de géographie que jignorois; cest quil y avoit une haute et basse Romancie.

Nous sommes ici, me dit-il, dans la haute Romancie, et elle est aisée à distinguer de la basse par toutes les merveilles dont elle est remplie, et que vous avez dû remarquer en venant ici; au lieu que la basse Romancie est assez semblable à tous les pays du monde. Car par exemple dans la basse Romancie une prairie est une prairie, et un ruisseau nest quun ruisseau: mais dans la haute Romancie une prairie est essentiellement émaillée de fleurs, ou du moins couverte dun beau gazon, et un ruisseau ne manque jamais de rouler des eaux dargent ou de crystal sur de petits cailloux pour leur faire faire un doux murmure qui endorme les amans, ou qui réveille les oiseaux. Mais, ajoûta-t-il, vous serez peut-être bien aise dapprendre lorigine de cette distinction. Il est vrai, lui dis-je, car tout ce que je vois et ce que jentends, ne fait quexciter de plus en plus ma curiosité. Je le conçois aisément, reprit-il, et je crains même que vous ne me fassiez secretement un crime de vous arrêter si long- tems dans cette forêt où vous ne voyez rien de nouveau, au lieu de vous mener à quelque habitation. Levons-nous donc, et nous continuerons en marchant notre conversation.

Autrefois, continua-t-il, la Romancie étoit un pays fort borné. Aussi ny recevoit-on que peu dhabitans, encore étoient-ils tous choisis entre les princes et les héros les plus célébres. On se souvient du nom et des avantures de ces premiers habitans de la Romancie, entrautres dArtus et des chevaliers de la table ronde, Palmerin dOlive, et Palmerin dAngleterre, Primalem de Grece, Perceforêt, Amadis, Roland, Merlusine, et plusieurs autres dont je ne me rappelle pas les noms. Rien nest si brillant que leur histoire. On les voyoit se signaler par mille exploits inoüis pêle mêle avec les génies, les fées, les enchanteurs, les géans, les endryagues, les monstres, toûjours combattans, jamais vaincus. Aussi le ciel et la terre sintéressant à leurs succès, leur prodiguoient continuellement les plus grands miracles. Ce qui faisoit de la Romancie le plus beau pays du monde. Mais un si grand éclat ne manqua pas dattirer beaucoup détrangers dans le pays, entrautres Pharamond, Cléopatre, Cassandre, Cyrus, Polexandre, grands personnages à la vérité, mais qui nétant pas pour ainsi dire nés héros comme les premiers, et ne létant que par imitation, demeurerent beaucoup au-dessous de leurs modéles. Cependant comme ils avoient une valeur et une vertu vraiment extraordinaire, on leur donna place dans la haute Romancie. Mais les choses dégénérerent bien autrement dans la suite; car on reçût dans la Romancie jusquaux plus vils sujets, des avanturiers, des valets, des gueux de profession, des femmes de mauvaise vie. Ce nest pas que plusieurs zélateurs romanciens nayent fait leurs efforts pour rétablir toute la gloire et le sublime merveilleux des tems passés; de-là sont venus les héros et les princes des fées, ceux des mille et une nuit, des contes chinois, et beaucoup dautres semblables; mais on voit dans leur histoire les merveilles mêlées avec tant de choses puériles, communes et vulgaires, quon ne sçait dans quelle classe il faut les ranger. Enfin pour éviter la confusion, on a pris le parti de diviser la Romancie en haute et basse. La premiere est demeurée aux princes et aux héros célébres: la seconde a été abandonnée à tous les sujets du second ordre, voyageurs, avanturiers, hommes et femmes de médiocre vertu. Il faut même lavoüer à la honte du genre humain. La haute Romancie est depuis long-tems presque déserte, comme vous avez pû vous en appercevoir dans ce que vous en avez vû, au lieu que la basse Romancie se peuple tous les jours de plus en plus. Aussi les fées et les génies se voyant abandonnés, et presque sans pratique, ont pris la plûpart le parti de sen aller, les uns dans les espaces imaginaires, les autres dans le pays des songes. Cest ce qui fait que vous ne voyez plus la Romancie ornée comme elle étoit autrefois dune infinité de châteaux de crystal, de tours dargent, de forteresses dairain, ni de palais enchantés.

Que je suis fâché, lui dis-je en linterrompant, de ne pouvoir pas être témoin dun si beau spectacle! Il me seroit fort aisé, reprit- il, de vous faire voir deux châteaux de cette espéce assez près dici, si nous étions vous et moi assez las de notre liberté, pour consentir à la perdre. à une lieuë dici sur la main droite, il y en a un qui est habité par la fée Camalouca. Rien de si brillant ni de si magnifique que les appartemens, les galeries, les salles qui composent ce palais; mais rien de si dangereux que den approcher. à trois cens pas tout à lentour, la fée a formé une espéce de tourbillon invisible, qui entraîne en tournoyant tous ceux qui ont le malheur ou la fatale curiosité dy entrer. Emportés ainsi jusquà la cour du château, ils sont à linstant engouffrés dans de grands vases de crystal pleins deau, et au moment quils y entrent, la fée leur souffle sur le dos une grosse bulle dair qui sy attache, et qui par sa légéreté les tient suspendus dans leau, où ils ne font que tourner, monter et descendre sans cesse. On les voit au travers du crystal, et cet assemblage de diverses figures fait un assortiment bizarre, dont la méchante fée se divertit: car on y voit pêle mêle des dames et des seigneurs, des pontifes et des prêtresses, des animaux de toute espéce, des monstres grotesques, et mille figures différentes, qui se broüillent et se mêlent continuellement. Cest sur ce modele quon fait en Europe de ces longues phioles pleines deau, que lon remplit de petits marmouzets démail. Lautre palais qui est à main gauche, est la demeure de la fée Curiaca, cest bien le plus dangereux caractere quil y ait dans toute la Romancie. Comme elle a beaucoup dagrémens, rien ne lui est si aisé que de captiver les coeurs de tous ceux qui la voyent, et elle sen fait un plaisir malin. Elle les mene ensuite promener dans ses jardins, sur le bord dune fontaine ou dun canal, et là lorsquils sy attendent le moins, elle les métamorphose en oiseaux, quelle contraint par un effet de son pouvoir magique, à tenir continuellement leur long bec dans leau, les laissant des années entiéres dans cette ridicule attitude. Cest là tout le fruit quon retire des soins quon lui a rendus; et cest aussi ce qui a fondé le proverbe de tenir quelquun le bec dans leau. Mes lecteurs sont des personnes de trop bon goût pour ne pas sentir que ces récits sont extrêmement agréables, et il est par conséquent inutile de les avertir quils me firent beaucoup de plaisir; je souhaite quils en trouvent autant dans la lecture du chapitre suivant.

CHAPITRE 7

De mille choses curieuses, et de la maladie des bâillemens.

Nous vîmes venir à nous par la route que nous tenions, un cavalier monté sur une espece de Griffon noir, lair triste, rêveur et distrait; mais dès quil nous eût apperçus, il détourna sa monture, et prenant un chemin de traverse, il se déroba bien-tôt à nos yeux.

Quel est, dis-je au Prince Zazaraph, cette figure de misantrope? Je nen connoissois pas de cette espece dans la Romancie. Il sy en trouve pourtant plusieurs, me répondit-il, témoin le pauvre Cardenio, qui se faisoit tant craindre des bergers dans les montagnes de Sierra Morena. Celui-ci se nomme Sonotraspio. Que je le plains! Prévenu contre les dangers dune passion amoureuse, il vivoit en philosophe indifférent, riant même de la foiblesse des amans. Mais lamour lui gardoit un trait que sa philosophie ne put parer. Il aima enfin, et il aima Tigrine, dont le coeur étoit engagé à un autre, et qui lui fit bien-tôt comprendre quil navoit rien à espérer. Il le comprit en effet si bien, que pour étouffer dans sa naissance un malheureux amour, il voulut prendre le seul parti qui lui restoit, qui étoit de séloigner de lobjet qui lavoit captivé. Mais non, lui dit Tigrine, vos soins me font plaisir, vos services me sont utiles, si vous maimez jéxige que vous ne me fuyez pas. à un ordre si absolu elle ajoûta quelques faveurs légeres, qui acheverent de faire perdre à lamant infortuné tout espoir de liberté. Il ne lui étoit pas possible de voir Tigrine sans laimer: il ne lui étoit pas permis de léviter: il nen avoit pourtant rien à espérer; quelle situation! Il sy résolut pourtant avec un courage qui marquoit autant la fermeté de son ame, que lexcès de sa passion. Il se flatta darracher du moins quelquefois à la cruelle de ces légeres faveurs, quelle lui avoit déja accordées. Il y réussit en effet, au-delà même de ses espérances, et bornant-là tous ses désirs et tout son bonheur, il traînoit sa chaîne avec quelque sorte de satisfaction; mais ce bonheur apparent et si leger dura peu. Tandis que Sonotraspio toûjours modeste et respectueux, sefforce de se persuader quil est encore trop heureux, un injuste caprice persuade à Tigrine quelle en fait trop. Cen est fait, lui dit-elle, nespérez plus rien de moi, votre passion mimportune, vos soins me sont devenus indifférens. Fuyez-moi, jy consens, et même je vous le conseille. Dieux! Quel fût létonnement de Sonotraspio! Un coup subit de tonnerre cause moins de consternation à des femmes timides, quun orage imprévû surprend dans une vaste campagne. Il douta quelque-tems: il crût avoir mal entendu; mais son doute ne fut pas long. Tigrine sexpliqua, et le fit avec toute la dureté imaginable. Alors pénétré de douleur, et le désespoir peint dans ses yeux, vous me permettez donc de vous fuir, lui dit-il; il en est bien tems cruelle, après que… ses sanglots ne lui permirent pas dachever, et Tigrine même séloigna pour ne pas lentendre. Ni les larmes, ni les prieres les plus tendres ne pûrent la fléchir, ni lui persuader même daccorder à un malheureux, du moins pour une derniere fois, quelque marque de bonté. Elle nen parut au contraire que plus fiere et plus dédaigneuse. Enfin linfortuné Sonotraspio outré de dépit et de douleur, sest abandonné à tout ce que le désespoir peut inspirer à un amant injustement maltraité. En vain il sefforce de se rappeller les sages leçons de la philosophie. Occupé continuellement de son malheur, on le voit pour se distraire, chercher tantôt la solitude, tantôt la dissipation, en courant comme un insensé toute la Romancie. Il déteste le jour où il vit Tigrine pour la premiere fois; il sefforce de loublier; il voudroit la haïr; mais rien ne lui réussit: la blessure est trop profonde, et il y a lieu de craindre quil nen guérisse jamais. En vérité, dis-je alors au Prince Zazaraph, le pauvre Sonotraspio me fait pitié, je voudrois que Tigrine ou ne lui eût jamais rien accordé, ou ne lui eût pas refusé pour une derniere fois, quelques faveurs légeres; mais, ajoûtai-je, il ne faudroit pas beaucoup dexemples semblables pour décréditer la Romancie. Vous avez bien raison, me dit-il, car on seroit tenté de regarder tous ses habitans comme des fous; mais cest un effet de linjustice et de lignorance des hommes; car il est vrai quà ne consulter que la raison et les maximes de la sagesse, il faut taxer de folie et dégarement pitoyable, toute la suite des beaux sentimens et des procédés réciproques de deux amans; mais si dune part on sen rapporte à nos annalistes, dont lautorité est dun poids dautant plus grand, quil y en a plusieurs qui ont un caractere respectable; et si de lautre on en juge par la façon toute sublime dont ils sçavent embellir les passions, qui par elles-mêmes paroissent les moins sensées, on aura des héros de la Romancie une idée beaucoup plus avantageuse.

Ici jinterrompis le grand paladin. Que vois-je, lui dis-je! Après le tragique, nest-ce pas du comique qui se présente ici à nous? Quest-ce, je vous prie, que ces bandes de hannetons, de sauterelles, ou de grosses fourmis que je vois traverser la forêt, comme une petite armée qui défile? Quelle espece dinsectes est-ce là?

Insectes, répondit le Prince Zazaraph en riant. De grace traitez plus honnêtement une espece qui nest rien moins quune espece humaine. Navez-vous jamais oüi parler des liliputiens? Les voilà. Ces pauvres petits avortons de la nature humaine sétoient établis dans la Romancie, et sembloient dabord y faire fortune; mais il faut sans doute que lair du pays leur soit contraire: ils nont jamais pû sy multiplier, et désesperés de voir leur race séteindre, ils ont enfin pris le parti daller sétablir ailleurs. Prenons garde en passant, ajoûta-t-il, den écraser quelques-uns sous nos pieds; car cest-là tout le danger que lon court à les rencontrer. Mais il nen est pas de même des brobdingnagiens. Ces géants monstrueux par un contraste bizarre sétablirent dans la Romancie en même-tems que les liliputiens; et comme eux ils ont été obligés de chercher une autre demeure, le pays entier ne pouvant suffire à leur subsistance; mais malheur à tout ce qui sest trouvé sur leur passage. On ne sçauroit exprimer le ravage que ces colosses effroyables ont fait dans toute leur route, écrasant les châteaux sous leurs pieds, comme nous écrasons une motte de terre, et brisant tous les arbres des forêts, comme des elephans briseroient des épics de froment en traversant les campagnes. On ne sçait pas trop quel motif avoit engagé les uns et les autres à sétablir dans la Romancie; nayant dautre mérite pour se distinguer, sinon, les uns une petitesse qui faisoit rire, et les autres une grandeur gigantesque qui faisoit horreur. Aussi les voit-on partir sans quon sempresse de les retenir, et tout ce que lon en dit, cest que ce nétoit pas la peine de faire un si grand voyage, pour apprendre ce quon sçavoit déja; quil ny a point dans le monde de grandeur absoluë, et que la taille grande ou petite est une chose indifférente à la nature humaine.

A propos de cela, dis-je au Prince Zazaraph, nai-je pas oüi dire que les bêtes parlent dans ce pays-ci?

Rien nest plus vrai, me dit-il, et cétoit même autrefois une chose assez commune du tems dEsope, de Phedre, et dun françois appellé La Fontaine, qui avoient le secret de les faire parler, aussi-bien et quelquefois mieux que les hommes mêmes. Mais il semble que dégoûtées de cet usage, elles ayent pour ainsi dire perdu la parole, sur-tout depuis quun autre françois nommé L M sest avisé de leur faire parler un langage peu naturel et forcé, quon a quelquefois de la peine à entendre. Il ne laisse pourtant pas de se trouver encore parmi elles quelques babillardes qui parlent autant et plus quon ne voudroit; et tout récemment, une taupe vient de se rendre ridicule par son babil extravagant, quoique quelques-uns ayent prétendu quelle na fait quen copier une autre.

Tandis que le Prince Zazaraphe mentretenoit ainsi, il me prit une envie de bailler si prodigieuse, quil me fallut malgré mes efforts, céder au mouvement naturel. Ah ah! Dit-il en riant, vous voilà déja pris de la maladie du pays, cest de bonne heure; mais de grace ne vous contraignez point, car personne ici ne vous en sçaura mauvais gré. Cest dans la Romancie un mal inévitable pour peu quon y fasse de séjour, à peu près comme le mal de mer pour ceux qui font un premier voyage sur cet élément. Comme le Prince Zazaraph achevoit de parler, il se mit lui-même à bailler si démésurément, que je ne pûs mempêcher den rire à mon tour. Je vois bien, lui dis-je, que cette maladie est en effet assez commune dans la Romancie. Mais je ne comprens pas comment on peut y être sujet dans un pays si rempli de merveilles; cest aussi, me répondit-il, ce qui embarasse les physiciens dans lexplication de ce phénomene, dautant plus quon a observé que dans les endroits où il y a le plus de merveilles, entassées les unes sur les autres, par exemple dans la province peruvienne, cest-là précisément que lon bâille le plus. Les médecins de leur côté nont encore pû trouver dautre remede à ce mal, que de changer dair. Il faut pourtant que je vous fasse voir auparavant un de nos bois damour: car cest à peu près ce qui vous reste à voir de particulier dans le canton où nous sommes.

CHAPITRE 8

Des bois damour.

Comme nous étions donc déja hors de la forêt, nous tournâmes nos pas vers un bois charmant qui étoit dans la plaine. Cétoit un de ces bois damour dont le prince venoit de parler, et on en trouve dans tous les quartiers de la Romancie beaucoup de semblables quon a plantés pour la commodité des amans, comme on voit dans une terre bien entretenuë des remises de distance en distance pour servir dasile et de retraite au gibier. Ces bois sont presque tous plantés de lauriers odoriférans, de myrthes, dorangers, de grenadiers et de jeunes palmiers, qui entrelassent amoureusement leurs branches pour former dagréables berceaux. Ils sont admirablement bien percés de diverses allées, qui forment des étoiles, des pates doye, des labyrinthes, et dans les massifs on a ménagé divers compartimens, dont le terrain est couvert dun beau gazon semé de violettes et dautres fleurs champêtres: les palissades sont de rosiers, de jasmin, de chevrefeüille, ou dautres arbrisseaux fleuris, et chacun a son jet deau, sa fontaine, ou sa petite cascade. Il ne faut pas demander si dans ces bosquets délicieux les tendres zéphirs rafraîchissent les amans par la douce haleine de leurs soupirs; ni si les oiseaux font retentir le bocage des doux sons dun amoureux ramage; tout vit, tout respire, tout est animé, tout aime dans ces bois damour; et comment pourroit-on sen défendre, lorsquon y voit les amours perchés sur les arbres comme des perroquets, soccuper sans cesse à lancer mille traits enflammés qui embrasent lair même. O que les conversations y sont tendres, vives et passionnées, quon y pousse de soupirs, quon y forme de desirs! Quon y goûte de plaisirs! Ne croyez pourtant pas, me dit le Prince Zazaraph, quil soit indifférent de se promener dans les divers quartiers du bois. Chaque bosquet a sa destination particuliere; ensorte quon distingue le bosquet des amans heureux, et celui des mécontens; le bosquet des soupçons jaloux, celui des broüilleries, celui des raccommodemens, et plusieurs autres semblables. Il y a quelque tems que des habitans peu instruits des loix et des anciens usages, voulurent établir aussi dans les bois damour des bosquets de joüissance; mais on sopposa avec zéle à une innovation si dangereuse, et il fut prouvé par le témoignage des annales romanciennes, quil ny avoit rien de si contraire aux intérêts de la Romancie, par la raison que la joüissance éteint le desir et la passion qui sont ici les nerfs du bon gouvernement. Mais que font là bas, lui dis-je, ces personnes que je vois les unes debout, les autres assis sous ce grand orme? Ce sont, me répondit-il, des gens qui attendent leur compagnie pour entrer dans le bois. Cet orme a été planté tout exprès pour être le lieu du rendez-vous. Les premiers venus y attendent les autres; et comme il y en a tel quelquefois qui attend en vain, cest ce qui a fondé le proverbe, attendez-moi sous lorme. Au reste, ajoûta-t-il, nous pouvons, si nous voulons, nous approcher des bosquets, voir tout ce qui sy passe, et entendre tout ce qui sy dit: comment, repris-je, on fait ici les choses si peu secretement? Sans doute, repliqua-t-il; eh! Comment les auteurs qui composent les annales romanciennes pourroient-ils autrement sçavoir si en détail tous les entretiens les plus particuliers de deux amans jusquà la derniere syllabe? Vous avez raison, lui dis-je, et vous mexpliquez-là une chose que je navois jamais comprise. Mais avec tout cela je ne comprends pas encore comment des ecrivains, par exemple, celui de Cyrus ou de Cléopatre, peuvent écrire de si longues suites de discours sans en perdre un seul mot. Cest, me répondit le Prince Zazaraph, que vous ne sçavez pas comment cela se fait.

Mais, continua-t-il, entrons dans ce bosquet, qui est celui des déclarations; vous pourrez par celui-là seul juger des autres, et vous allez comprendre ce mystere. Voyez-vous, continua-t-il, ces quatre grands tableaux décriture qui sont attachées à lentrée du bosquet? Ce sont quatre modéles différens de déclaration damour, contenant les demandes et les réponses et sil ny en a que quatre, cest quon na pas encore pû en inventer un cinquiéme; car pour le dire en passant, nos annalistes écrivent ordinairement assez bien; mais ils ont rarement de cette imagination quon appelle invention, et qui fait trouver quelque chose quun autre na pas dite avant eux. Cest ce qui fait quils ne font que se copier tous les uns les autres. Or pour revenir à nos tableaux, tous les amans qui entrent dans ce bosquet pour se déclarer leur amour, ne manquent pas de prendre lun de ces quatre modéles, quils récitent tout de suite. Lannaliste na ainsi quà observer lequel des quatre modéles on employe, et il sçait tout dun coup toute la suite de la conversation. Il en est de même de tous les autres bosquets jusquà celui des soupirs, dont le nombre est réglé, afin que lannaliste naille pas faire une bévuë ridicule contre la vérité de lhistoire, en faisant soupirer quatre fois une princesse qui nen aura soupiré que trois. Si cela est, repris-je, il est inutile découter ce que disent tous les couples damans que je vois répandus dans ce bois. Vous dites vrai, me répondit-il; car si vous vous donnez seulement la peine de lire les tableaux qui sont suspendus en très-petit nombre à lentrée de chaque bosquet, vous sçaurez tout ce qui y a jamais été dit, et tout ce qui sy dira dici à mille ans; et il faut avoüer que si cela ne fait pas léloge de lesprit des annalistes romanciens, cest du moins pour eux et pour nous quelque chose de très-commode: car on a par ce moyen toute lhistoire de la Romancie en un très-petit abrégé.

Malgré cela il me prit envie décoûter un moment ce qui se disoit dans les bosquets voisins, et jy entrai avec le prince Zazaraph. Mais je remarquai en effet que tout ce qui sy disoit, nétoit que des répétitions de ce que javois déja lû dans tous les romans; et les baillemens me reprirent avec tant de force, que je crus que je ne finirois jamais. Le Prince Zazaraph eut peur que je nen fusse à la fin incommodé, et pour prévenir le danger, il me proposa de changer dair. Aussi bien, ajoûta-t-il, navez-vous plus rien à voir ici de particulier, et tout ce que vous ignorez encore touchant la Romancie se trouvant par tout ailleurs dans tous les autres quartiers comme dans celui-ci, vous vous y instruirez également de tout ce qui peut mériter votre curiosité, sauf à moi à vous faire remarquer les différences, quand elles en vaudront la peine. Jacceptai sur le champ la proposition, et pour faire notre voyage, nous montâmes tous deux chacun sur une grande sauterelle sellée et bridée. Ces montures, plus douces, mais moins vîtes que les hipogriffes, ne font guéres que quatre ou cinq lieuës par saut, de sorte quelles ne font faire que deux ou trois cens lieuës par jour; mais cest assez lorsquon nest pas pressé. Il faut à cette occasion que je raconte comment on voyage dans la Romancie.

CHAPITRE 9

Des voitures et des voyages.

Il y a un pays dans le monde quon dit être de tous les pays le plus commode pour voyager, parce quon y trouve partout de grands chemins frayés et de bonnes auberges; mais il paroît bien que ceux qui le croyent ainsi, nont jamais voyagé dans la Romancie.

Je ne parle pourtant pas de la commodité admirable des anciennes voitures, lorsquun batteau enchanté venoit vous prendre au bord de la mer, orné de flâmes rouges, et dun pavillon couleur de feu, pour vous faire faire en moins de deux heures plus de la moitié du tour du monde; ou lorsquon navoit quà monter sur la croupe dun Centaure, ou sur le dos dun Griffon qui vous transportoit en un instant au-delà de la mer Caspienne, dans les grottes du mont Caucase, pour délivrer une princesse que le géant Coxigrus avoit enlevée, et vouloit forcer à souffrir ses horribles caresses. Comme les héros daujourdhui ne sont pas tout-à-fait de la même trempe que ceux dautrefois, il a fallu changer lancienne méthode, et ne les faire plus voyager que terre à terre, ou dans un bon vaisseau; encore les vaisseaux ne connoissent-ils plus locean. Néanmoins on na pas laissé de conserver de lancienne méthode de voyager, tous les avantages et tous les agrémens quil a été possible. Il faut seulement avant que de se mettre en campagne, se faire donner des lettres romanciennes en bonne forme.

Par exemple; deux hommes partent de Peking pour aller à Ispahan, ou de Paris pour aller à Madrid; lun en partant a pris de bonnes lettres romanciennes; lautre malheureusement na pris que des lettres de change. Quarrive-t-il? Celui-ci fera tout simplement son voyage, et feroit peut-être tout le tour du monde, sans quil lui arrivât la moindre avanture. Il lui faudra manger toûjours à lauberge à ses dépens, encore trop heureux quelquefois den trouver. Il sera moüillé, fatigué, embourbé, malade, prêt à mourir sans secours: il ne trouvera que des compagnies de gens ridicules, ou ennuyeux; pas une belle ne deviendra amoureuse de lui, pas la moindre rencontre singuliere quil puisse raconter à son retour. En un mot il reviendra tel quil étoit parti. Au lieu quun prince fils du calife Scha-Schild-Ro-Cam-Full, un chevalier de rose blanche, ou un marquis de roche noire, une fois muni de bonnes lettres romanciennes, rencontre à chaque pas les choses du monde les plus singulieres. Partout où il loge il fait tourner la tête à toutes les dames et princesses du canton; cest un vrai tison damour, qui va causant partout un embrasement général. De pluye et de mauvais tems, il nen est jamais question. Sa chaise rompt pourtant quelquefois, et quelquefois il ségare dans un bois éloigné du grand chemin; mais le guide qui légare sçait bien ce quil fait; cest toûjours le plus à propos du monde pour délivrer à son choix, soit un cavalier attaqué par des assassins, soit une jeune personne qui se trouve dans une chasse, prête à être déchirée par un vilain sanglier. Il est aussi-tôt conduit au château qui nest pas loin, et de tout cela que davantures nouvelles! Au reste quoiquil ait soin de cacher son véritable nom, en sorte que des gens mal-avisés pourroient le prendre pour un avanturier; par la vertu de ses lettres romanciennes il est partout accueilli, caressé, choyé comme une divinité. Les princes mêmes le veulent voir. Il ne leur a pas dit quatre mots quil entre dans leur intime confidence, et il ne se passe plus rien dimportant où il nait part. En un mot je trouve cette façon de voyager si agréable et si sûre, que je ne comprends pas comment on peut se résoudre à sortir de chez soi, neût-on que cinq ou six lieuës à faire, sans se munir de lettres romanciennes.

On peut même prendre encore une autre précaution très-avantageuse, qui est demporter avec soi sur la foi des voyageurs, une bonne liste des princes et des seigneurs chez qui on pourra loger à leur exemple, dans les divers pays quon voudra parcourir. Car il y a dans la Romancie plusieurs de ces listes imprimées pour la commodité des voyageurs; et jen donnerai volontiers ici un échantillon daprès un célébre voyageur. Le voici. Si, par exemple, vous allez en Espagne, vous serez infailliblement bien reçû. à Madrid chez le Comte De Ribaguora. Cest un grand dEspagne, âgé de quarante-cinq ans, qui a de fort belles manieres, et qui reçoit bonne compagnie chez lui. Il aime beaucoup les chevaux, les chiens, et les françois. Ou chez le Duc De Los Grabos. Il a été ci-devant gouverneur du Pérou, où il a amassé des biens immenses dont il aime à se faire honneur. Il a cela de commode, que dès quil voit un etranger de bonne mine qui sappelle le Chevalier De Roquefort, ou le Comte De Belle-Forêt, il se prend tellement damitié pour lui, quil ne peut plus sen passer. à Tolede, chez le Marquis De Tordesillas. La marquise est extrêmement aimable, et ses deux filles sont les deux plus belles personnes dEspagne. Elles sont lobjet des tendres voeux de tout ce quil y a de plus brillant dans la noblesse espagnole; mais un jeune etranger inconnu qui sçait se présenter à elles de bonne grace, ne manque point de captiver le coeur de lune des deux, sur tout de Dogna Diana, qui est la plus aimable. Cependant comme il faudra que lintrigue finisse, parce que le jeune voyageur aura affaire ailleurs, Dogna Diana mourra de la peste, ou de quelque autre façon plus honnête si on peut limaginer.à Sarragosse, chez D Felix Cartijo. Cest un gentilhomme à qui il est arrivé beaucoup davantures, quil racontera tout de suite pour servir dépisode à lhistoire du voyage; et comme il ne manque jamais darriver encore chez lui dautres personnes qui racontent aussi les leurs, cela fournit insensiblement la matiere dun volume de juste grosseur. Ce petit échantillon suffit pour donner quelque idée des listes dont je viens de parler, et il seroit inutile de létendre davantage. Mais une chose dont il faut avertir les voyageurs, et en général tous les héros romanciens, cest quils doivent avoir une mémoire heureuse, pour se souvenir fidélement de tous ceux avec qui ils ont eû dès le commencement quelque liaison particuliere, ou qui leur ont commencé le récit de leurs avantures sans pouvoir lachever. Car ce seroit une chose extrêmement indécente doublier ces gens-là, et de nen plus faire mention. Un voyageur auroit beau dire quil les a laissés à la Chine, ou dans le fond de la Tartarie, il faut ou quil aille les retrouver, ou quils viennent le chercher, fût-ce des extrêmités du Japon. En un mot il faudroit les faire tomber des nuës plutôt que dy manquer. Les turcs en particulier sont fort religieux sur cet article, et jen connois un qui pour rejoindre son homme, fit tout exprès le voyage dAmasie en Hollande. Jai aussi été moi-même si scrupuleux sur cela, quayant perdu, comme on a vû, mon cheval la veille de mon entrée dans la Romancie, je nai pas manqué de le retrouver à la sortie du pays, comme on verra dans la suite. Il y a pourtant un moyen de se débarasser de bonne heure de ces importuns qui interviennent dans une histoire, et dont on ne sçait plus que faire; cest de les tuer tout aussitôt, ou de les faire mourir de maladie. Mais à dire le vrai, lexpédient est odieux, et on a sçû mauvais gré à un des derniers voyageurs, davoir fait inhumainement mourir tant de monde.

Mais à propos de mémoire, je mapperçois que je parle tout seul, et joublie que jai un compagnon qui auroit dû partager avec moi le récit que je viens de faire. Jen demande pardon à mes lecteurs, et je vais réparer ma faute dans le chapitre suivant. Il est pourtant bon davertir que nous autres ecrivains romanciens, ne connoissons aucune de ces belles régles que Lucien et tant dautres ont données pour écrire lhistoire, par la raison que nous avons un privilege particulier pour écrire tout ce qui nous vient à lesprit, sans nous mettre en peine de ce quon appelle ordre, plan, méthode, précision, vrai-semblance, ni de ce qui doit suivre ou de ce qui doit précéder; dautant plus que nous avons toûjours à notre disposition la date des faits pour lavancer, ou la reculer comme il nous plaît. Cest ce qui me fait admirer la précaution qua prise un de nos modernes annalistes, de mettre à la tête de son histoire une préface raisonnée, pour justifier fort sérieusement les faits quil y rapporte, comme si on ne sçavoit pas quen qualité dannaliste romancien il a droit de dire les choses les moins vrai-semblables, sans quon ait celui de sen formaliser.

CHAPITRE 10

Des trente-six formalités préliminaires qui doivent précéder les propositions de mariage.

Tandis que le grand paladin de la Dondindandie et moi nous voyagions par les airs, bien montés sur nos grandes sauterelles, il me demanda si mon dessein nétoit pas de choisir quelque belle princesse de la Romancie pour en faire mon épouse. Sans doute, lui dis-je, et ça été en partie le motif qui ma fait entreprendre ce voyage. Je men suis douté, me répondit-il, dautant plus quil vous sera difficile de voir toutes les beautés dont ce pays-ci est peuplé, sans que votre coeur se déclare pour quelquune. Mais disposez-vous à la patience, et ne perdez point de tems. Car la traitte est longue depuis le jour quon commence à aimer, jusquà celui où lon sépouse. Il est vrai, lui dis-je, que ces longueurs mont quelquefois impatienté dans les avantures de Théagene, de Cyrus, de Cléopatre, et de plusieurs autres. Mais ne puis-je pas abréger les formalités… eh si, me répondit-il, vous siéroit-il de ne faire quun petit chapitre des mille et une nuit, ou des contes chinois. Non, prince, ajoûta-t-il, les gens de notre condition sur tout doivent faire les choses dans les grandes régles, et passer par tous les degrés de la milice amoureuse. Il est pourtant permis quelquefois de leur en abréger le tems.

Mais puisque nous sommes sur ce chapitre, il est à propos de vous mettre davance au fait des loix principales quil faut observer en cette matiere. Cest ce quon appelle les formalités préliminaires. Il y en a qui en comptent jusquà trente-six et plus, mais je vais vous les expliquer sans marrêter à les compter. Vous comprenez bien, continua-t-il, quil faut commencer par devenir amoureux. Or cela est fort plaisant; car on lest quelquefois une année entiere sans le sçavoir, et il y en a tel qui ne sen doute seulement pas. Sil a arrêté ses regards sur une personne, cest sans dessein: sil la trouvée extrêmement aimable, ses sentimens se sont bornés à lestime et à ladmiration; tout au plus il croit navoir pour elle que de lamitié. Il est vrai quil desire de la voir souvent, quil a des attentions particulieres pour elle, quil nest pas fâché dappercevoir quelle en a aussi pour lui; mais à son avis tout cela ne signifie rien, ce nest quun commerce de politesse, une liaison, une inclination ordinaire où lamour nentre pour rien; mais, dit-il enfin, que mest-il donc arrivé depuis quelque-tems? Je mapperçois que je ne dors que dun sommeil inquiet, il me semble que je deviens distrait et mélancolique. Je perds mon enjouëment ordinaire. Ce qui me plaisoit commence à mennuyer: ce que jaimois le plus, me paroît insipide. Vous êtes peut-être malade, lui dit quelquun qui ne connoît pas les usages du pays romancien; non, répond-il, cest toute autre chose. Il a bien raison; car ce sont là précisément les premieres formalités de lamoureuse poursuite. Il en est dabord tout étonné; moi amoureux, dit-il, moi qui nai jamais rien aimé! Moi qui ai bravé tous les traits de lamour! Moi qui jusquà présent ai vû impunément toutes les belles! Mais il a beau vouloir se le cacher à lui-même. Ses soûpirs le trahissent; linquiétude, la crainte, lespérance, les transports se mettent de la partie. Il faut lavoüer de bonne grace, et il lavouë enfin. Il me semble pourtant, dis-je alors au Prince Zazaraph, que jai vû beaucoup de héros ne pas attendre si long-tems à connoître leur état, et à la premiere vûë dune princesse devenir tout à coup éperdûment amoureux. Cela est vrai, reprit-il, et cest même la maniere la plus romancienne; mais après tout ils ny gagnent rien; car il faut toûjours, à moins quils nen obtiennent une dispense particuliere, quils attendent tout au moins un an, avant que de pouvoir faire connoître le feu sécret dont ils sont consumés.

Au reste, ajoûta-t-il, il ne faut pas oublier une autre formalité essentielle: cest quil faut que la beauté qui a triomphé de lindifférence du héros, ait un nom distingué. Car si malheureusement elle sappelloit Beatrix, Lizette ou Colombine, ce seroit pour défigurer tout un roman; au lieu que quand elle sappelle Rosalinde, Julie, Hyacinthe, Florimonde, ces beaux noms toûjours accompagnés dépithetes convenables, font un effet merveilleux. Encore une formalité qui embellit infiniment lhistoire; cest lorsque le héros amoureux, loin de pouvoir se flatter de posséder jamais lobjet quil adore, ne peut seulement pas, vû la disproportion de sa condition, oser faire sa déclaration aux beaux yeux qui ont enchaîné sa liberté. Car il est vrai quil est en effet dune très-haute naissance, et le légitime héritier dun grand royaume, comme il sera vérifié en tems et lieu: il est certain dailleurs que la princesse ladore dans le fond du coeur, et quelle maudit sécretement le rang éminent qui lui ôte lespérance dêtre jamais lépouse dun cavalier si parfait; mais dune part le cavalier ignore sa naissance, et la princesse qui lignore aussi ne peut lécouter avec bienséance, quand même il auroit laudace de sexpliquer. Or cela fait une situation admirable, qui fournit la matiere des plus beaux sentimens: aussi nos annalistes lont-ils tournée et retournée en cent façons différentes.

Vous voyez donc, ajoûta le grand paladin, que les formalités sont plus longues que vous ne pensez; mais ce nest pourtant encore là que le commencement; la grande difficulté consiste à déclarer sa passion. Car comment ferez-vous? Irez-vous dire grossierement à une belle personne que vous la trouvez charmante, adorable: que vous laimez de lamour le plus tendre et le plus respectueux, et que vous vous croyriez le plus heureux des hommes de pouvoir la posséder le reste de vos jours. Gardez-vous en bien, ce seroit pour la faire mourir de chagrin, et elle ne vous le pardonneroit jamais de sa vie. Il faut pourtant bien le lui faire entendre; mais il faut sy prendre avec tant de précaution et si doucement, quelle ne sen apperçoive presque pas. Il faut quelle le devine, ou tout au plus quelle sen doute un peu. Le langage des yeux est admirable pour cela, lorsquon en sçait faire usage et prendre son tems: par exemple, la belle est à sa fenêtre ou sur un balcon, où elle prend le frais: rodez à lentour sans faire semblant de rien, et quand vous êtes à portée, tirez-lui une révérence respectueuse, accompagnée dun regard moitié vif, et moitié mourant. Vous verrez que vous naurez pas fait cela dix ou douze fois, quelle se doutera de quelque chose: car il ne faut pas croire que les belles soient si peu intelligentes. La plûpart comprennent fort bien ce quon leur dit, souvent même ce quon ne leur dit pas, et il y en a qui de cent oeillades quon leur adresse, ne perdent pas une seule syllabe.

Mais, repris-je à mon tour, à ce premier moyen ne pourroit-on pas en ajoûter un second, qui est celui des sérénades pendant la nuit sous les fenêtres du but de ses desirs? Comment, dites-vous, me répondit le prince en souriant, du but de ses desirs! Fort bien, vous commencez à vous former au beau stile. Continuez de grace. Je lui dis donc que je croyois quun concert de voix et dinstrumens sous les fenêtres de la beauté dont on porte la chaîne, me paroissoit un assez bon expédient pour lui insinuer mélodieusement les tendres sentimens quon a pour elle. Il est vrai, repartit-il; mais lexpédient nest guéres de mon goût, parce quil est sujet à trop dinconvéniens. Car premierement, il fait connoître à tout le quartier quil y a de lamour en campagne, ce qui redouble la vigilance des peres et des meres, des duegnes et des espions. Secondement, il ne faut pour troubler toute la fête, quun jaloux brutal qui vient au milieu de la musique vous allonger des estocades terribles sans que souvent vous sçachiez seulement de quelle part elles vous sont adressées. Je sçais bien que vous tuerez votre homme; car cest la regle. Mais cela même cause un grand embarras. Laffaire éclate. Le mort appartient toûjours à des gens puissans et accrédités. Cest pour lordinaire un fils unique. Il faut se cacher et prendre la fuite. Pendant une longue absence il peut arriver bien des malheurs. En un mot je tremble toutes les fois que je vois un amant donner la nuit des sérénades à sa belle. Car le moindre malheur quil ait à craindre, cest de nen sortir quavec une blessure dangereuse. Avoüez aussi, repris-je, que quand on a un grand coup dépée au travers du corps, et quon se voit en danger de mourir, cest une grande douceur lorsquon peut parvenir à sçavoir que la belle pour qui on sest exposé au danger paroît touchée dun si grand malheur.

Vous avez raison, repliqua le Prince Zazaraph: il ny a pas de baume au monde qui ait une vertu si prompte; et si le cas arrive, je réponds que le blessé sera bientôt sur pied. Mais encore une fois ce moyen me paroît trop hasardeux, et il y en a de plus simples. Une lettre, par exemple, quatre lignes bien tournées sont dun secours merveilleux. On glisse adroitement le billet dans la poche de la belle Julie, ou on le laisse tomber à ses pieds, comme par mégarde, pour exciter sa curiosité; ou si on ne peut pas autrement, on le lui fait donner par une personne affidée. Ce pas une fois fait, il faut compter que laffaire est en bon train. Lamant ne laisse pas de sinquiéter et de se tourmenter sur le succès de son billet. La-t- elle lû, la-t-elle rejetté? Quel sentiment a-t-elle fait paroître en le lisant? Cest quil na pas encore dexpérience: car il est vrai en général quil y a des belles trop réservées, qui font quelque difficulté de recevoir et de lire un billet; mais la réserve en cette occasion seroit tout-à-fait déplacée; et il seroit même ridicule de ne pas faire au billet une réponse favorable, qui donne de grandes espérances à lamant; car cest-là une des formalités les plus indispensables dans les préliminaires dont nous parlons, et je ny ai jamais vû manquer.

Cest alors enfin, continua le prince, que lon commence à respirer. Cest alors que lamour commence à paroître le dieu le plus aimable et le plus charmant de lOlympe. Quon lui fait alors des remercîmens, de voeux et doffrandes! Mais il faut quil continuë son ouvrage. Ce nest pas assez que la charmante Clorine, ou ladorable Florise ait laissé entendre quelle nest pas insensible; il faut que le comte ou le marquis amoureux en ait lassurance de sa propre bouche. Mais pourra-t-il bien soutenir un tel excès de joye? Non, il se pâmera. Que dis-je? Il en mourroit, sil lui étoit permis de mourir si-tôt; mais comme la chose seroit contre les bonnes régles, il faut quil se contente de tomber aux pieds de sa toute- belle sans voix et si transporté, quetout ce quil peut faire, cest de coller ses lévres sur la belle main de la lumiere de sa vie.

Ah! Prince Fan-Férédin, ajoûta le grand paladin, quel dommage quun moment si doux ne soit quun moment! Mais on a eu beau faire jusquà présent pour trouver le moyen de le prolonger. Tous les astrologues du monde y ont renoncé, et ce quil y a de plus triste, cest que ce moment est unique, et quon nen peut pas trouver un second qui lui ressemble parfaitement. Aussi en vérité un amant raisonnable devroit sen tenir-là; et cela seroit bien honnête à lui; mais y en a-t-il des amans raisonnables? Il leur manque toûjours quelque chose. Après un premier entretien, on en veut avoir un second; après le second on en veut un troisiéme, et en lattendant, les heures paroissent des années. Heureux qui peut obtenir un portrait. Mais au défaut du portrait on obtient du moins tout ce quon peut, et ne fut-ce quun ruban, ou un chiffon, on est le plus heureux homme du monde; on navoit encore jusqualors ressenti que tourmens, langueurs, martyre, craintes, défiances, allarmes, larmes et désespoirs; et voilà quon voit enfin arriver la bande joyeuse des transports, des douceurs, un calme, une satisfaction, des fleuves de joye où lon nâge comme en pleine eau, des délices inexprimables. Quon ne savise point alors daller offrir à un amant le thrône de Perse, ou lempire de Trébizonde, à condition dabandonner la souveraine de son ame, ce seroit tems perdu. Il ne changeroit pas son sort pour la plus brillante fortune. Il préfére un si doux esclavage à la plus belle couronne de lunivers.

CHAPITRE 11

Des grandes épreuves; et ressemblance singuliere qui fera soupçonner aux lecteurs le dénouëment de cette histoire.

Je ne puis assez admirer, dis-je au Prince Zazaraph, le talent que vous avez de rapprocher les choses, et de les abréger. Car ce que vous venez de me dire en si peu de paroles, non-seulement je lai vû dans plus de vingt romans différens, mais il y occupe des volumes entiers. Ce nest pas que jaye le talent dabréger, me répondit-il, mais cest que dune part la plûpart des romans sont tous faits sur le même modéle, et que de lautre leurs auteurs ont le talent dallonger tellement les événemens et les récits, quils font un volume de ce qui ne fourniroit que quatre pages à un ecrivain qui nentend pas comme eux lart de la diffuse prolixité.

Remarquez pourtant, ajoûta-t-il, que je ne vous ai encore parlé que des formalités préliminaires, et quavant que darriver à la conclusion du mariage, il reste bien du chemin à faire. Car comme dans un labyrinthe on sçait fort bien par où lon entre, et que lon ignore par où lon en sortira: ainsi ceux qui sembarquent sur la mer orageuse de lamour, sçavent bien doù ils sont partis, mais ils ne sçavent point par où, comment, ni quand ils arriveront au port. Deux jeunes personnes saiment comme deux tourterelles. Elles semblent faites lune pour lautre. Elles mourront si on les sépare: destin barbare! Faut-il… mais non, ce nest point au destin quil faut sen prendre, cest aux loix établies de tout tems dans la Romancie par les premiers fondateurs de la nation: loix séveres, qui défendent sous peine de bannissement perpétuel de procéder à lunion conjugale de deux personnes qui sadorent, avant que davoir passé par les grandes épreuves prescrites dans lordonnance.

Sans doute, dis-je alors au prince dondindandinois, jaurai vû dans les romans ce que vous appellez les grandes épreuves; mais je serai bien aise de les connoître plus distinctement, et dapprendre de vous surquoi est fondée cette loy; et si elle est indispensable.

Si vous avez lû, me dit-il, les avantures du pieux Enée, vous avez dû remarquer que sans la haine que Junon lui portoit, toute son histoire finissoit au premier livre; car il arrivoit heureusement en Italie, il épousoit la princesse latine, et voilà leneïde finie. Mais son historien ayant habilement imaginé de lui donner Junon pour ennemie, cette déesse implacable lui suscite dans son voyage mille traverses, qui font une longue suite dévénemens extraordinaires, et qui donnent matiere à une grande histoire. Or voilà sur quel modéle nos annalistes ont établi la loy des grandes épreuves. Au défaut du Neptune, dUlysse et de la Junon dEnée, ils ont trouvé des fées et des enchanteurs ennemis, dont la haine puissante et les persécutions continuelles donnent lieu aux héros de signaler leur courage par mille exploits inoüis; et comme il ny a ni valeur, ni forces humaines qui puissent résister à de si terribles épreuves, ils ont soin de leur donner en même-tems la protection de quelque bonne fée, ou de quelque génie puissant, comme Ulysse et Enée avoient lun la protection de Minerve, lautre celle du destin. De-là il est aisé de juger que cette loy dans la Romancie doit être indispensable, et elle lest en effet si bien, que les fils de rois, et les plus grands princes sont ceux quelle épargne le moins.

Que faut-il donc penser, repartis-je, de la plûpart des héros modernes pour qui on ne voit plus agir ni les divinités ni les génies, soit amis, soit ennemis?

Ce sont, me dit-il, des héros bourgeois, qui nont ni la noblesse ni lélévation qui est inséparable de lidée dun héros romancien. Mais ils ne laissent pas dêtre sujets comme les autres, à la loy des épreuves. Un amant, par exemple, croit toucher au moment qui doit le rendre heureux. Les parens de part et dautre consentent au mariage; point du tout. Il survient un prétendant plus riche et plus puissant, qui met de son côté une partie des parens; quel parti prendre? Il faut ou se battre ou enlever la belle. Sil se bat, il tuëra sûrement son homme. Mais que deviendra-t-il? Voilà matiere davantures pour plusieurs années. Sil enleve sa princesse; il faut quil la consigne chez quelque parente qui veüille bien la cacher, et quil ait bien soin de se cacher lui-même pour se dérober aux recherches. Tout cela est bien long; mais voici le tragique. Un soir que la belle enlevée prend le frais sur le bord de la mer avec sa parente, il vient une tartane dAlger quelle prend pour un bâtiment du pays, et qui faisant brusquement descente à terre, enleve les deux belles chrétiennes pour les mener vendre à leur dey. Quelle épreuve pour un amant! Il ne sçait en quel pays du monde on a transporté le cher objet de ses pensées, ni quel traitement on lui fait. Quelle situation! Ce sera bien pis, si tandis que le corsaire fait voile en Afrique, il est attaqué, et pris par un vaisseau chrétien, dont le commandant est précisément le rival de lamant infortuné. Voilà de quoi mourir mille fois de rage et de douleur, sans quheureusement tous les romanciens ont la vie extrêmement dure. Mais supposons que la charmante Isabelle arrive à Alger; elle est présentée au dey qui en devient amoureux, jusquà oublier toutes les autres beautés de son sérail. Elle aura beau rebuter sa passion, et faire la plus belle défense du monde: le dey ennuyé de ses larmes, et las de sa résistance, veut enfin user de tout son pouvoir. Le jour en est marqué, et il le fera tout comme il le dit.

Ah! Prince, mécriai-je alors, que cette épreuve est terrible! Jen fremis.

Non, non, repliqua-t-il, rassûrez-vous: dans la Romancie on trouve remede à tout. Lamant a si bien fait par ses recherches, quil a découvert le lieu où sa chere ame est captive, et il ne manque jamais dy arriver à point nommé la veille du jour fatal. Déguisé en garçon jardinier, il entre dans le jardin du sérail; il trouve moyen de faire un signal; il glisse un billet; Isabelle transportée de joye, se prépare à profiter de la nuit pour sévader avec lui. Une échelle de soye, des draps attachés à la fenêtre, une corde avec un panier, que sçais-je? On trouve dans ces occasions mille expédiens, qui ne manquent jamais de réussir. O! Que le dey fera le lendemain un beau bruit dans son sérail! Que de têtes deunuques tomberont sous le cimeterre du furieux Achmet! Mais les deux amans le laissant exhaler toute sa fureur à loisir, auront trouvé au port un petit bâtiment qui les attendoit, et ils sont déja bien loin. Au reste, ne croyez pas que ces avantures soient bien singulieres; car pour peu que vous ayez lû les annales romanciennes, vous devez avoir vû quil ny a rien de si commun. En voulez-vous dune autre espéce, ajoûta- t-il? Lamoureux cavalier a la nuit dans le jardin de sa belle un rendez-vous secret; mais en tout honneur, dans un bosquet sombre, où de la lumiere seroit dangereuse. La petite porte du jardin est demeurée entrouverte. Or le frere ou le pere de la princesse voulant par hazard entrer par la petite porte, et la trouvant ouverte, se doute de quelque chose. On devine aisément tout le reste: grand bruit; on attaque, on se défend, on apporte des flambeaux, le cavalier ne se bat quen retraite; mais il a beau faire, il faut de nécessité, et cest encore là une régle capitale, que le frere ou le pere de celle quil adore, senferre lui-même dans lépée de linfortuné cavalier. Or jugez combien il faut dannées pour raccommoder une pareille avanture. Il faut en attendant aller servir en Flandre ou en Hongrie. Autre inconvenient; car en Flandre il est crû mort dans une bataille, et la désolée Leonore après sêtre arraché tous les cheveux de la tête pendant six mois, prend enfin quelque parti funeste à son amant. En Hongrie on est fait prisonnier et envoyé esclave en Turquie pour y travailler au jardin, ou à entretenir la propreté des appartemens.

Je vous avouë prince, dis-je, au grand paladin, que de toutes les épreuves, cette derniere est celle que jaimerois le mieux: car jai remarqué que de tous ceux qui partent de la Romancie pour aller être esclaves en Turquie, à Tripoli ou à Alger, il ny en a aucun qui ne fasse fortune.

Cela est vrai, repliqua-t-il; mais remarquez aussi quavant que de partir, il ny en a pas un qui ne prenne la précaution de sçavoir bien danser, davoir une belle voix, de joüer des instrumens dans la perfection, et dêtre aimable et bien-fait. Cest par-là que tout leur réussit. On fait voir lesclave étranger à la sultane favorite pour la réjoüir. Or lesclave est un homme si admirable, et toutes ces sultanes ont le coeur si tendre, quen moins de rien voilà une intrigue toute faite, et un pauvre sultan fort peu respecté. La condition leur plairoit assez, si elle pouvoit durer; mais il ny a pas moyen: les loix de la Romancie sont extrêmement séveres sur ce chapitre; il faut que le sultan, averti ou non, entre dans le sérail et menace de tout tuer. Quel tintamare! Ce ne sera pourtant que du bruit. On la entendu venir: la sultane craignant pour sa vie, trouve le moyen de senfuir avec son charmant Bezibezu (cest le nom de lesclave), et ils sont déja bien loin. En quatre jours la belle maroquine arrive à Marseille ou à Barcelone; et le lendemain elle est présentée au baptême. La seule chose qui me déplaît dans cette avanture, cest que les loix veulent encore que le coffre de pierreries que la belle maure a emporté avec elle soit jetté à la mer, ce qui la réduit à laumône.

Ces épreuves, repris-je à mon tour, me paroissent très-peu agréables; mais jen ai vû dautres qui ne le sont guéres davantage. Que dites-vous, par exemple, ajoûtai-je, dun pauvre amant, qui lorsquil est à la veille dépouser tout ce quil aime, voit sa princesse enlevée par des inconnus, et transportée dans un lieu inconnu, sans quaprès mille recherches il puisse en apprendre la moindre nouvelle? Vous mavoüerez que voilà une des situations les plus favorables pour les sentimens tragiques et les beaux désespoirs.

Ah! Cher prince, sécria le Prince Zazaraph, quel souvenir me rappellez-vous? Je lai essuyée cette cruelle épreuve, et vous pouvez demander à tous les echos de nos forêts tout ce quelle ma coûté de regrets douloureux, de sanglots pathétiques, et dhélas touchants. Oüi, je me serois donné mille fois la mort, si on navoit eu la précaution, comme cest lordinaire en ces occasions, de môter épée, poignard, pistolets, et tout instrument qui tuë. Cest pour éviter les funestes effets dun pareil désespoir, quau dernier enlévement de ma princesse jai été condamné à dormir dun si long sommeil, parce quon na pas crû que je pûsse soûtenir sans mourir une seconde épreuve de cette nature. Vous auriez du moins pû, lui dis-je, dans un si triste accident vous munir dun portrait de votre princesse, ou du moins de quelques petits meubles qui auroient été à son usage. Cela est dune ressource infinie; car jai connu un cavalier appellé le Marquis De Rosemont, qui ayant ainsi trouvé le moyen davoir jusquaux chemises, aux bas et aux cotillons de sa défunte Donna Diana, passoit une bonne partie du tems à se les mettre sur le corps, à les contempler et à les baiser lun après lautre avec une douceur inexprimable. Il est vrai, me répondit le prince, aussi ne trouvai-je alors de consolation quà contempler et à baiser mille fois par jour le portrait de ladorable Anemone. Le prince tira en même tems le portrait, et me le montra.

Dieux! Quel fût mon étonnement? Ami lecteur, je ne vous ai pas trop préparé à cet incident; mais il est vrai qualors je ne my attendois pas non plus moi-même; ainsi votre surprise ne sera pas plus grande que la mienne. Je crûs reconnoître dans le portrait ma soeur, linfante Fan-Férédine. Il est vrai quelle me paroissoit extraordinairement embellie; mais enfin cétoient ses traits et toute sa physionomie: de sorte que je naurois pas balancé un moment à croire que cétoit elle-même, si je nen avois vû clairement limpossibilité. Car jétois bien sûr quen partant pour la Romancie, javois laissé ma soeur linfante à la cour de Fan- Férédia, auprès de la Reine Fan-Férédine ma mere. Ma soeur ne sétoit jamais dailleurs appellée la Princesse Anemone; ainsi je crûs devoir regarder cette ressemblance comme un effet tout simple du hazard. Je ne pus cependant mempêcher de dire au grand paladin la pensée qui métoit venuë à lesprit à la vûë du portrait.

Cela est admirable, me répondit-il; car dans ce même moment vous observant aussi moi-même de plus près, jai crû appercevoir en vous des traits de ressemblance très-frappants avec le frere de ma princesse: de sorte que si elle ressemble à votre soeur, je puis vous assûrer que vous ressemblez aussi beaucoup à son frere, à cela près, que vous êtes beaucoup mieux fait, et que vous avez lair plus noble et plus aimable.

Oh! Pour le coup, lui dis-je, je suis donc tenté de croire quil y a ici de lenchantement, ou quelque mystere caché; car je trouve aussi quen vous regardant de certain côté, vous ressemblez si bien à un jeune homme de ma connoissance, qui est amoureux de ma soeur, que je vous prendrois volontiers pour lui, si vous nétiez incomparablement plus beau, mieux fait de votre personne, et outre cela grand paladin, au lieu quil nest quun simple cavalier. Mais, lui ajoûtai-je en interrompant cet entretien, il me semble que japperçois une espece de ville ou de grande habitation, à deux ou trois lieuës dici. Oüi, me dit-il, et cest où nous allons descendre: vous y verrez des choses assez curieuses.

CHAPITRE 12

Des ouvriers, métiers et manufactures de la Romancie.

Nous arrivâmes donc à lentrée dune grande et magnifique avenuë qui étoit plantée dorangers, de grenadiers et de myrthes, entremêlés de buissons charmans darbrisseaux fleuris. Là nous descendîmes de nos sauterelles que nous congédiâmes, et nous avançâmes en suivant lavenuë jusquà lhabitation. Le lieu où nous allons entrer, me dit le Prince Zazaraph, nest pas proprement une ville, puisquil ny a que des ouvriers et des boutiques; mais vous aurez sans doute de la satisfaction à en parcourir les divers quartiers, et cest un objet digne de la curiosité des nouveaux venus. Eh! De quelle espece sont- ils, lui dis-je, ces ouvriers? Vous lallez voir par vous-même, me répondit-il; mais je veux cependant bien vous en donner auparavant une idée générale.

Comme tous ceux qui habitent la Romancie se trouvent toûjours pourvûs de tout ce qui est nécessaire pour leur subsistance, sans quils se donnent seulement la peine dy penser, vous devez juger que les ouvriers de ce pays-ci ne samusent pas à faire des étoffes, de la toile, des meubles, du pain, ou de la farine. Leur occupation est beaucoup plus douce; et il y en a différentes especes, les enfileurs, les souffleurs, les brodeurs, les ravaudeurs, les enlumineurs, les faiseurs de lanternes magiques, les montreurs de curiosité, et quelques autres encore.

Vous me dites là, lui dis-je, des noms de métiers dont je ne conçois pas bien lusage en ce pays-ci. Je vais vous lexpliquer, me répartit-il.

Nous appellons ici enfileurs des ouvriers qui y sont assez communs depuis un tems. Ces gens-là assemblent de divers endroits une vingtaine ou une trentaine de petits riens, quils ont ladresse denfiler et de coudre ensemble, et voilà leur ouvrage fait. Les souffleurs au contraire ne prennent quun de ces petits riens; mais ils ont lart de lenfler, et de létendre en le soufflant, à peu près comme les enfans font des bouteilles de savon, en sorte que dune matiere qui delle-même nest presque rien, ils en font un gros ouvrage. Ces ouvrages comme on voit ne peuvent pas être fort solides; mais ils ne laissent pas damuser des esprits oisifs. Les femmes sur tout et les enfans aiment à voir voltiger en lair ces petites bouteilles enflées. Mais il est vrai que ce nest quun éclat dun moment, et quon ne sen ressouvient pas le lendemain.

Louvrage des brodeurs est dune autre espece. Ils font venir de quelque pays etranger quelques morceaux rares et curieux, dont ils ornent le fond dune broderie de dessein courant, qui ne laisse presque plus distinguer le fond de la broderie même. Les ravaudeurs sont moins ingénieux. Tout leur art consiste à donner quelque air de nouveauté à des choses déja vieilles et usées; cest pourtant aujourdhui lespece douvriers qui est en plus grand nombre.

Les vrais peintres sont ici fort rares; mais en récompense nous avons des enlumineurs admirables, qui sont employés à enluminer des couleurs les plus brillantes, soit les portraits, soit les figures, ou les tableaux dimagination. Il ne faut pas demander à ces gens-là des portraits ressemblans, ni des tableaux dans le vrai; ce nest pas leur métier. Mais personne nentend comme eux, lart de charger un tableau de rouge et de blanc, à peu près comme les poupées dAllemagne; et la seule chose quon puisse leur reprocher, cest que tous leurs portraits se ressemblent.

Les lanterniers ou faiseurs de lanternes magiques, sont encore des ouvriers fort estimés. On les a ainsi nommés, parce que les ouvrages quils font ressemblent à des especes de lanternes magiques, où lon voit les choses du monde les plus incroyables, des tours dairain, des colonnes de diamant, des rivieres de feu, des chariots attelés doiseaux ou de poissons, des géants monstrueux.

Les montreurs de curiosité font une espece douvrage assez amusant. Cest un amas de diverses choses curieuses quils font venir de loin. Cest pour cela quon leur a donné ce nom. Quand la matiere sur laquelle ils travaillent est trop ingrate par elle-même, ils trouvent lart daugmenter et dorner leur tableau de divers objets plus intéressans quils présentent lun après lautre, comme le plan de Londres, la cour de Portugal, le gouvernement de Venise, les temples de Rome, à peu près comme un montreur de curiosité vous fait voir dans sa boëte la ville de Constantinople, limpératrice de Russie, la cour de Peking, le port dAmsterdam. Voilà, me dit le Prince Zazaraph, à peu près les différentes especes douvriers qui travaillent en ce pays-ci; mais entrons dans leur habitation pour les voir de plus près, car je suis sûr que cette vuë vous amusera.

Effectivement je fus charmé de la propreté et de lordre admirable que je vis dans la distribution des boutiques. Les différentes especes douvriers sont partagées en différentes ruës, et chaque ruë est formée par de petites boutiques rangées des deux côtés, les unes auprès des autres, à peu près comme on le pratique dans les foires célébres de lEurope: cela fait un spectacle fort agréable, et si lon veut, un lieu de promenade fort amusant. Jadmirai sur tout la variété et la singularité des enseignes; jen ai même retenu quelques-unes, comme à la barbe bleuë, au chat amoureux, aux bottes de sept lieuës, au portrait qui parle, à la bonne petite souris, au serpentin vert, à linfortuné napolitain, et quelques autres dans le même goût. Tous les ouvriers sont dailleurs extrêmement polis et prévenans, pour attirer chez eux les curieux et les marchands; et il ny a rien quils ne mettent en usage pour faire valoir leur marchandise. à les en croire, leur ouvrage est toûjours admirable, singulier, curieux. Cest, dit lun, le fruit dun long et pénible travail. Cest, dit lautre, un reste précieux dun tel ouvrier qui a laissé en mourant une si grande réputation. Cest, dit un autre, une imitation dun ouvrage chinois ou indien, ouvrage extrêmement recherché. Pour moi, dit un marchand plus désintéressé en apparence, je navois nulle envie de communiquer mon ouvrage; mais mes amis et des personnes de bon goût layant vû, mont tellement pressé den faire part au public, que je nai pû résister à leurs sollicitations. Ils accompagnent en même tems ces discours de manieres si honnêtes et si polies, quon ne peut guéres se défendre de leur acheter quelque chose, au hazard de payer cher de mauvaise marchandise, comme il arrive le plus souvent.

Le hazard nous ayant dabord adressés au quartier des enfileurs, jeus la curiosité de parcourir avec le Prince Zazaraph quelques- unes des boutiques; car il faudroit une année entiere pour les parcourir toutes. Jadmirai véritablement ladresse avec laquelle je vis ces ouvriers enfiler ensemble mille petites babioles. Un petit fil très-mince leur suffit pour cela, et lhabileté consiste à faire durer ce fil jusquà la fin sans le rompre: car sil faut le renoüer, ou en ajoûter un autre, louvrage na plus le même prix; la boutique qui me parut la plus achalandée, avoit pour enseigne, aux mille et une nuits. Louvrier, dit-on, est un des plus célébres du quartier. Comme son enseigne a eu succès, quelques-autres ouvriers nont pas manqué de limiter, dans lespérance de réüssir également. Lun a pris les mille et un jours; lautre a pris les mille et une heures: un autre, les mille et un quarts dheure. Leur fil en effet est à peu près le même. Mais il faut quils nayent pas été aussi heureux que le premier dans le choix des babioles.

Jy remarquai encore quelques enseignes des plus distinguées, comme aux soirées bretonnes, aux veillées de Thessalie, aux contes chinois, etc.. Mais ces ouvriers, dit-on, ont plus de fécondité que de force dimagination. Trop foibles pour entreprendre un ouvrage dun seul sujet, ils nont de ressource que dans la multitude, à peu près comme un homme qui nayant point assez détoffe pour faire un habit, le compose de diverses piéces rapportées; bigarrure qui ne peut jamais faire à louvrier quun honneur médiocre. Le quartier des souffleurs est presque désert depuis long-tems, parce quil se trouve peu douvriers qui ayent lhaleine assez forte pour fournir à ce travail. Il semble que Cyrus soit leur enseigne favorite, du moins plusieurs se la sont appropriée, et chacun la retournée à sa façon. Quelques-uns même de ces messieurs trouvant que ce prince étoit un sujet propre à achalander leur boutique, lont obligé, sans trop consulter son inclination, à courir le monde comme un avanturier, pour leur apporter de tous les pays étrangers des matériaux curieux, propres à être mis en oeuvre. Il nest pas bien décidé sil en est revenu plus homme de bien; mais on ne peut pas douter quaprès de si longues courses il neut besoin de se mettre quelque tems en retraite; et il a heureusement trouvé un nouveau maître, homme desprit et charitable, qui a retiré le pauvre prince chez lui, uniquement pour lui faire prendre du repos.

Il y a quelque tems, me dit le prince Zazaraph, quil parut dans ces quartiers-ci un de ces génies rares et sublimes, tels que la nature en produit à peine un dans chaque siécle. Il conçut que le travail que vous voyez faire à ces ouvriers pourroit être de quelque secours pour former le coeur et lesprit des jeunes princes, sil étoit bien fait et manié avec art et avec sagesse. Il entreprit den donner un modéle. Son enseigne étoit au Prince DIthaque, et ce lieu que vous voyez quil semble que lon ait voulu consacrer par respect pour sa mémoire, étoit le lieu où il travailloit. Il est vrai quil fit un chef-doeuvre quon ne pouvoit se lasser de voir, et où il trouva lart de mêler ensemble tout ce quil y a de plus riant et de plus gracieux, avec tout ce que la sagesse et la religion ont de plus parfait et de plus sublime. Cest cet ouvrage qui devroit aujourdhui servir de modéle à tous les ouvriers, et quelques-uns en effet se sont efforcés de limiter; mais on est réduit à loüer leurs efforts, et toûjours forcé de plaindre leur foiblesse.

Le prince me fit pourtant remarquer dans le même quartier quelques boutiques qui étoient assez accréditées. Je me souviens sur-tout de deux. La premiere avoit pour enseigne le Prince Sethos; et à juger de ce prince par son portrait, cétoit un homme desprit, à qui on ne pouvoit reprocher quune trop forte application à létude de lantiquité. La seconde étoit occupée par une ouvriere dun esprit fin et solide qui sétoit fait depuis peu de tems beaucoup de réputation. Elle avoit pour enseigne la cour de Philippe Auguste, et lempressement du public à acheter ses ouvrages, ayant déja épuisé sa boutique, elle en travailloit de nouveaux quon attendoit avec impatience. Je ne trouvai rien dans la ruë des brodeurs qui me frappât beaucoup. Ces ouvriers, me dit le Prince Zazaraph, nayant point assez de talent pour créer eux-mêmes quelque chose de neuf, gagnent leur vie à enjoliver des choses déja connuës, et qui paroissent trop simples par elles-mêmes. Ainsi ils travaillent sur un fond étranger, et ils ont lart de le charger tellement de leur broderie, quon ne distingue plus le fond de ce qui nen est que lornement; mais il est assez rare que leur ouvrage fasse fortune. Voilà une boutique qui a pour enseigne Dom Carlos, et dont louvrier est estimé; mais en voilà un autre, qui na pas à beaucoup près si bien réüssi dans le dessein damuser, quoique son enseigne promette des amusemens h. Mais quoi! Dis-je au prince, ne vois-je pas-là cet ouvrier des pays étrangers, quon nomme le p. L. Eh! Que fait-il ici? Ce quil y fait, me répondit-il; il y figure très-bien parmi nos brodeurs, et cest aujourdhui un des plus accrédités. Il est vrai quil sembloit dabord vouloir sétablir dans le pays dHistorie; et en effet il y a levé boutique; mais il a mieux trouvé son compte à faire de fréquentes excursions dans la Romancie; il y est effectivement si souvent, quon ne sçait jamais de quel pays sont ses ouvrages, et je crois quon en peut dire, avec vérité, que cest marchandise mêlée. Mais joubliois, ajoûta-t-il, de vous faire remarquer une de nos plus belles boutiques. La voici, continua-t-il, en me la montrant; elle a, comme vous voyez, pour enseigne la Princesse De Cleves; et louvrier joüit à juste titre dune grande réputation pour navoir jamais perdu de vûë dans un travail extrêmement délicat les régles du devoir et de la plus austere bienséance.

De-là nous passâmes au quartier des ravaudeurs. Ce sont, comme jai déja dit, les ouvriers les moins estimés de la Romancie. Quel mérite y a-t-il en effet, à rhabiller par exemple à la françoise un ouvrage fait par un anglois ou un espagnol; ou à réduire à un prétendu goût moderne des ouvrages faits dans le goût antique? Aussi est-il assez rare que de tels ouvrages fassent quelque réputation à leurs auteurs. Mais ce nest pourtant pas pour cette raison que leur quartier est presque désert; cest que faute de police dans la Romancie pour fixer chacun dans les bornes de son mêtier, tous les ouvriers se mêlent dêtre ravaudeurs, ensorte quil ny en a presque pas un seul qui dans la marchandise quil vous donne pour toute neuve, ny mêle quelques vieux morceaux quil a rhabillés et retournés à sa façon; cest ce qui fait que les ravaudeurs en titre nont presque point de pratique, et cest précisément le cas où se trouvent aussi les enlumineurs. Trop de monde se mêle de leur mêtier, jusquaux ouvriers même du pays dHistorie.

Les lanterniers, ou faiseurs de lanternes magiques, nous amuserent quelque temps. Ces ouvriers ont limagination extrêmement féconde: il ne leur manque que de lavoir réglée par le bon sens et la vrai- semblance; car il ny a point dinvention si bizarre, dont ils ne savisent et quils nexécutent, ou ne paroissent exécuter avec une facilité surprenante. Demandez-leur des chariots volans, des palais dargent, des armes qui rendent invulnérable, des secrets pour sçavoir tout ce qui se fait, et tout ce qui se dit à mille lieuës à la ronde, des charmes pour se faire aimer, des statuës qui saniment, des ponts, des vaisseaux, des jardins impromptus, des géans, des bêtes qui parlent, des montagnes dor, dargent et de pierreries; rien ne leur coûte; de sorte quen un clin doeil leur boutique est pleine de merveilles. Il est vrai que lorsquon considere leurs ouvrages de plus près, il est aisé de sappercevoir que ce ne sont que des colifichets qui nont rien de solide ni destimable; et je ne pûs mempêcher de témoigner au Prince Zazaraph que je ne comprenois pas comment ces ouvriers pouvoient trouver le débit de pareilles marchandises. Mais il me détrompa. Si les marchands dEurope, me dit-il, qui étalent des boutiques de poupées, de sifflets, de petits moulinets, de petites sonnettes, de marmousets, et de mille autres especes de semblables colifichets que lon achete pour les enfans, gagnent leur vie à ce négoce, pourquoi ne voulez-vous pas que ceux-ci fassent aussi quelque fortune? Car vous voyez que leurs boutiques et leurs marchandises se ressemblent parfaitement. Il faut même observer que la plûpart des personnes qui soccupent douvrages de Romancie, sont des esprits oisifs et paresseux, qui veulent être amusés comme des enfans, parce quils nont pas la force de soccuper eux-mêmes de leurs propres pensées, ni même de donner une application suffisante aux pensées dautrui. Proposez-leur quelque chose à méditer, un raisonnement à approfondir, seulement une réflexion à faire, vous les accablez, vous les ennuyez, comme des enfans à qui on propose une leçon à étudier; au lieu quune suite de jolis colifichets quon leur fait passer successivement sous les yeux, les divertit et les amuse sans les fatiguer. Voilà ce qui fait le grand débit de cette marchandise; à peine les ouvriers peuvent-ils en fournir assez; et dès quil paroît quelque nouvelle lanterne magique, ou colifichet nouveau, on se larrache des mains. Il faut pourtant avoüer une chose; cest que du moment que la premiere curiosité est satisfaite, il arrive de ces ouvrages comme des colifichets denfans qui sont défaits, ou démontés; on les laisse traîner dans un appartement, sans que personne songe à les conserver, et leur sort ordinaire est dêtre enfin jettés dehors pêle mêle avec les ordures.

Nous voici, ajoûta le Prince Zazaraph, arrivés au quartier des montreurs de curiosité. Leurs boutiques sont assez belles, comme vous voyez, et même fort riches. Il est vrai aussi quils ne manquent pas de pratique, mais avec tout cela, ils sont peu considérés, parce quils ne travaillent quen subalternes selon que dautres ouvriers leur commandent, tantôt un plan de ville, tantôt un portrait, une description, une bataille, un tournois, ou quelque événement singulier pour remplir les vuides de leurs ouvrages ou pour les grossir.

Mais tandis que nous considerions les diverses curiosités dont les boutiques de ce quartier sont garnies, nous fûmes détournés par une troupe comique de bouffons et de baladins de toute espece, qui vinrent dans la grande place joüer une espéce de comédie. Ce spectacle me divertit, et je trouvai de lesprit dans linvention, dans la conduite et lexécution de la piece. Un certain ragotin y faisoit un des principaux rôles avec un nommé la rancune, et il ne parut jamais sur le théâtre sans faire beaucoup rire les spectateurs, autant par son air ridicule et comique, que par les traits de plaisanterie qui lui échappoient. Toute la piece en général me parût louvrage dun homme desprit, et on me dit que cétoit aussi ce que cet auteur avoit fait de meilleur. Ce spectacle fût suivi dune petite piece intitulée le diable boiteux, qui eût aussi beaucoup dapplaudissement. Elle étoit en un acte, apparemment quelle nen demandoit pas davantage; car jai oüi dire que lauteur ne lavoit pas embellie en voulant lallonger. On promit pour le lendemain une autre piece du même auteur, qui a pour titre, Gilblas De Santillane, mais jentendis dire à ceux qui étoient auprès de moi, que quoiquil y eut de lesprit et dassez bonnes choses dans cette piece, elle ne valoit pas la premiere. Enfin je vis paroître ensuite une mascarade maussade, composée de gens déguisés en gueux et en avanturiers que jentendis nommer, Lazarille De Tormes, Dom Guzman DAlfarache, lavanturier Buscon, et dautres noms semblables; mais le Prince Zazaraph mavertit quil ne restoit ordinairement à ce dernier spectacle que de la populace et des gens de mauvais goût. Je remarquai en effet, que tous les honnêtes gens se retiroient, et jen fis autant avec mon fidéle interpréte. Ce ne fût cependant pas sans difficulté; car pendant que nous nous retirions, il survint une si grande multitude dautres masques, quon nomme la bande bleuë, et qui ont à leur tête un Gargantua, un Robert Le Diable, Pierre De Provence, Richard Sans Peur, et dautres héros de même étoffe, que nous eumes de la peine à percer la foule pour nous sauver dune si mauvaise compagnie.

Allons-nous-en au port, me dit le prince, nous y verrons sûrement arriver quelques vaisseaux, et ce spectacle est toûjours assez curieux: jai aussi-bien un grand interêt de ne men pas éloigner, puisque jattends, comme vous sçavez, la Princesse Anemone qui doit arriver incessamment.

Je veux vous y accompagner, répondis-je au prince, et je sens quil nest plus en mon pouvoir de me séparer de vous; mais de grace expliquez-moi auparavant ce que cest que ce bâtiment singulier que japperçois dans cette place publique. Cest, me répondit-il, un bâtiment où lon garde les archives de la Romancie; assez mauvais ouvrage, comme vous voyez. Le portail qui est aussi grand que le corps même du bâtiment, nest quun assemblage bizarre où lon ne voit ni méthode, ni principes, et qui choque le bon sens: aussi a-t- il révolté tous les esprits sensez. Le corps du bâtiment ne vaut guéres mieux; cest un amas de pierres entassées les unes sur les autres sans goût, sans ordre ni liaison; mais on ne devoit après tout rien attendre de mieux de la part de lentrepreneur. Cest un homme qui se donnoit auparavant dans le pays dHistorie pour un grand ouvrier, jusques-là quil faisoit la leçon à tous les autres, et quil sétoit érigé en censeur général; mais la forfanterie lui ayant mal réussi, il sest jetté de désespoir dans la Romancie, où il na pû trouver dautre moyen de subsister, que de sy donner pour architecte. Cest sur ce pied-là quil a été employé à construire le bâtiment dont nous parlons; mais vous voyez par lexécution, que le prétendu architecte nest quun médiocre maçon.

O dieux! Mécriai-je dans ce moment; quelle affreuse vapeur! Grand paladin, quelle peste est-ceci? Ah! Dit-il, fuyons au plus vîte, et sauvons-nous de linfection. Nous courumes en effet, et quand nous nous fûmes assez éloignés: javois oublié, me dit le prince, quil faut éviter le chemin par où nous venons de passer, à moins quon ne veüille sexposer à être empesté: cest, ajoûta-t-il, un jeune lanternier magique qui nous cause cette infection. On le nomme Tancrebsaï. Fils dun pere célébre par de beaux ouvrages, il na pas rougi dembrasser le métier de lanternier; et comme il est jeune et sans expérience, en voulant faire une nouvelle composition pour peindre sa lanterne magique, il a fait une drogue si puante, quon a été obligé de fermer son laboratoire; et après lui avoir fait faire la quarantaine, on lui a défendu de travailler dans ce genre. Mais, dit-il ensuite, nous voici tout près du port, et je crois voir déja quelques vaisseaux qui arrivent; approchons-nous pour les considérer de plus près, et être témoins du débarquement.

CHAPITRE 13

Arrivée dune grande flotte. Jugement des nouveaux débarqués.

A peine fûmes-nous arrivés, que nous vîmes le port se remplir dun grand nombre de vaisseaux qui sempressoient dy entrer. Les uns étoient munis de passeports, les autres nen avoient pas, parce que sans doute ils étoient de contrebande; mais on ny regardoit pas de fort près, et je les vis entrer pêle mêle sans quon fit presque dattention à cette différence, pourvû que dailleurs ils ne portassent rien de pernicieux. Il y en avoit de petits, de grands et de toutes les tailles. Ils étoient tous distingués par leurs pavillons comme les vaisseaux dEurope, et sur-tout par leurs devises et leurs noms différens. Jaurois de la peine à me les rappeller tous: cétoient les quatre facardins, fleur depine, les contes mogols, les contes tartares, Madame Barnevelt, la constance des promptes amours, Aurore et Phébus, et plusieurs autres, ce qui faisoit un spectacle fort varié.

Hélas, me dit le Prince Zazaraph, je napperçois pas encore là ma chere Anemone; mais un doux pressentiment me fait toûjours espérer quelle arrivera incessamment; et ce retardement me laisse du moins le loisir de vous donner des éclaircissemens sur tout ce que vous voyez.

Cette belle flotte, lui dis-je, me ravit dadmiration; et je doute que celle des grecs qui venoient arracher Hélene dentre les bras de lamoureux Paris, fût plus belle. Mais je ne sçais que penser dun autre spectacle que je vois qui se prépare à lentrée du port. Que prétend faire cette grave matrone que je vois affecter un air de magistrat et sasséoir dans une espece de tribunal, accompagnée dhommes et de femmes qui semblent lui tenir lieu dassesseurs ou de conseillers?

Cest en effet, me répondit-il, un vrai tribunal, et peut-être le plus éclairé et le plus équitable de tous les tribunaux. Voici quelle est sa fonction. Nous avons ici des armateurs qui entreprennent des voyages de long cours pour faire courir le monde à nos héros et à nos héroïnes. Ils choisissent ceux qui leur conviennent, et on les laisse diriger leur course comme il leur plaît. Les uns la font longue, les autres la font plus courte: lun va à lorient et lautre à loccident. Mais il faut revenir enfin, et rendre compte du voyage: or ce compte est toûjours très- rigoureux. Le juge que vous voyez est incorruptible, et son conseil composé dhommes et de femmes est très-éclairé. Il nest cependant pas impossible de lui en imposer pour un tems, mais il revient bien- tôt de son erreur, et il réforme lui-même son jugement. Je suis charmé, repris-je, que du moins dans la Romancie on rende justice aux femmes en les admettant au conseil public; car cest une honte quelles en soient excluës dans tous les autres pays du monde. Mais expliquez-moi de grace en quoi consistent les jugemens de ce tribunal. Ils consistent, me répondit-il, en ce que tous les armateurs sont obligés à leur retour de se présenter à la présidente du conseil pour lui rendre compte de tout ce qui leur est arrivé. Elle les écoute, et après leur rapport, elle les punit ou les récompense selon la bonne ou la mauvaise conduite quils ont tenuë dans le cours du voyage. Sils ont conduit et gouverné leur monde avec art et avec sagesse, on leur donne dans la Romancie un des premiers rangs; si au contraire ils ont fait faire à leurs passagers un voyage désagréable, ennuyeux, trop dangereux; sils les ont fait échoüer, sils les ont traités avec trop de rigueur, en un mot sils leur ont donné de justes sujets de plainte, le juge les punit en les condamnant les uns à la prison, les autres au bannissement, ou à quelque peine plus rigoureuse.

Cette procédure me parut assez curieuse pour mériter que je la visse par moi-même, et je priai le Prince Zazaraph de sapprocher avec moi du tribunal, pour être témoin de tout ce qui se passeroit au débarquement des nouveaux venus. On aura peut-être de la peine à le croire; mais il est vrai que dans le grand nombre de vaisseaux qui arriverent au port, à peine se trouva-t-il un armateur qui méritât quelque récompense. Les uns navoient fait que suivre la route déja tracée par ceux qui les avoient précédés, sans oser en tenter une nouvelle. Les autres avoient causé une confusion effroyable dans leur équipage, par la trop grande quantité de monde quils avoient prise sur leur vaisseau. Dautres navoient mené leurs passagers que dans des pays incultes et arides, où ils avoient beaucoup souffert de la disette et de lennuy. Quelques-uns avoient mis à bout la patience et le courage de leurs gens, par une trop longue suite de fâcheuses avantures; quelques autres ne les avoient occupés que de choses pueriles et extravagantes, de sorte quaprès avoir entendu leur relation, le conseil loin de leur donner aucune récompense, délibéra sils ne méritoient pas plûtôt dêtre punis, pour avoir inutilement tant perdu de tems, et en avoir tant fait perdre aux autres. Mais il fut conclu à la pluralité des voix, que le peu de considération et loubli dans lequel ils seroient condamnés à vivre le reste de leurs jours, leur tiendroit lieu de punition.

Un armateur nommé L D F essuya dans cette occasion un assez grand procès. Son héroïne dont le nom mest échappé, se plaignit amérement au conseil, que sans aucun égard aux bienséances de son sexe, il lavoit fait courir pendant un tems infini toûjours habillée en homme, sans lui avoir voulu permettre de prendre des habits de femme, quau moment quelle arrivoit au port; ajoûtant que son armateur sans nécessité et par pure méchanceté, avoit abusé de ce déguisement ridicule, tantôt pour lobliger à se battre contre des cavaliers, tantôt pour la mettre dans des situations tout-à-fait indécentes, et pour la conduire dans les lieux les plus suspects, où elle avoit vû mille fois son honneur en péril. La plainte de lhéroïne parut dabord si juste et si bien fondée, quelle révolta tous les esprits contre larmateur; et il alloit être condamné tout dune voix, lorsquun des plus anciens conseillers prit sa défense. Il représenta au conseil quà considérer les choses en elles-mêmes, il étoit vrai que L D F méritoit punition, pour avoir fait faire à une honnête héroïne un voyage si dangereux et si peu décent; mais que ces déguisemens, tout dangereux et tout indécens quils étoient, ayant toûjours été tolérés dans la Romancie, comme il étoit aisé de le prouver par les plus anciennes annales, on devoit moins sen prendre à larmateur, quà ceux qui lui avoient donné de si mauvais exemples; quainsi son avis étoit quon se contentât pour cette fois dadmonester sérieusement larmateur de ne plus suivre une pratique si peu conforme aux loix de la bienséance, et que cependant pour mettre en sûreté lhonneur des princesses romanciennes, il falloit faire un nouveau réglement, qui abrogeât lancienne tolérance, et défendre à tous les armateurs de donner dans la suite à leurs héroïnes dautres habits que ceux de leur sexe, à moins quils ne sy trouvassent forcés par quelque nécessité indispensable. Cet avis parut si raisonnable que tout le monde sy rendit, de sorte que larmateur en fut quitte pour la peur. Un de ses confreres ne fût pas si heureux. à peine arrivé de son premier voyage, il en avoit entrepris tout de suite un second, et puis un troisiéme, de sorte quil avoit jusques-là échappé aux poursuites de ses accusateurs et à la sentence du conseil. Mais on le tenoit enfin alors à la fin de son troisiéme voyage, et il fut obligé de comparoître. On voulut dabord incidenter sur ce quil sétoit ingéré dans lemploy darmateur, qui convenoit mal à sa profession; mais il se justifia du mieux quil put, en alléguant lexemple de quelques armateurs célébres, qui avoient auparavant exercé à peu près la même profession que lui. Il nen fût pas de même des autres chefs daccusation. un homme de qualité appellé le Marquis De parla le premier, et entre autres griefs il accusa larmateur. 1 de lavoir trompé en ce quil lavoit obligé de sembarquer pour courir les risques dune seconde navigation, après lui avoir promis de le laisser vivre en paix dans la solitude dès la fin de son premier voyage. 2 de lavoir honteusement dégradé, en ne lui donnant dans le second voyage quun employ de pédagogue ennuyeux, après lui avoir fait joüer dans le premier le rôle dun homme de qualité. 3 de lavoir accablé dans lun et dans lautre voyage des malheurs les plus funestes, et dont le détail faisoit frémir. à ces trois chefs daccusation lhomme de qualité, en ajoûta quelques autres moins considérables, ausquels on fit peu dattention. Mais larmateur nayant pû répondre aux premiers, il fût jugé atteint et convaincu de malversation; et on remit à prononcer sa sentence après quon auroit entendu ses autres accusateurs.

Ce fut une femme qui se présenta ensuite. On la nommoit Manon Lescot. Quelle femme! Je nai jamais rien vû de si éveillé; et je naurois pas crû quun homme du caractere de pût se charger de la conduite dune telle princesse. Je ne me souviens pas bien du détail de ses plaintes; mais elles se réduisoient en général à accuser son armateur de lavoir tirée de lobscurité où elle vivoit, et à laquelle elle sétoit justement condamnée elle-même, afin de cacher le dérangement de sa conduite, pour la produire sur la scêne au grand jour, et lui faire courir le monde comme une effrontée qui brave toutes les loix de la pudeur et de la bienséance.

Cette seconde plainte fut suivie dune troisiéme pour le moins aussi vive, mais beaucoup plus intéressante par la scene touchante dont elle fut loccasion. Les deux complaignans étoient le fameux Cleveland et la triste Fanny. Tous deux faisoient le couple le plus mélancolique quon ait peut-être jamais vû. La tristesse étoit peinte sur leur visage: à peine pouvoient-ils lever les yeux. De profonds soupirs précédoient, accompagnoient et suivoient toutes leurs paroles; et à dire le vrai, il étoit difficile dentendre le récit de toutes les infortunes que leur armateur leur avoit fait essuyer dans le cours de leur voyage, sans prendre part au juste ressentiment quils faisoient éclater contre lui. Barbare, sécrioit Cleveland, que tai-je fait pour maccabler ainsi des plus cruels malheurs, sans mavoir donné dans tout le cours de ma vie presquun seul moment de relache? Nétoit-ce pas assez de la triste situation où me réduisoit une naissance malheureuse? Etois-tu peu satisfait de mavoir donné une éducation si sauvage dans une affreuse caverne? Devois-tu men tirer pour me rendre le jouet de la fortune, et rassembler sur ma tête tous les malheurs, toutes les contradictions, toutes les traverses de la vie humaine. Oüi, mesdames et messieurs, ajoûtoit-il, en sadressant aux juges, que lon compte tous les meurtres, toutes les morts funestes, les noirceurs, les trahisons, les dangers effroyables, et tous les événemens tragiques dont il a noirci le cours de mes avantures, et vous aurez de la peine à comprendre comment je puis survivre à tant dinfortunes, et comment on en peut soutenir même le récit. Encore si dans les malheurs où il ma plongé il avoit du moins suivi les régles ordinaires. Mais où a- ton jamais entendu parler dune tempête pareille à celle quil nous fit essuyer en passant dAngleterre en France? Qui a jamais vû une amante comme Madame Lalain, joindre ensemble tant de qualités contraires, la malice avec la bonté du coeur, lextravagance avec la raison, la passion la plus violente avec la modération de la simple amitié? Que veut dire cette passion ridicule, quil me fait concevoir dans un âge déja mûr, et dans le tems que jai le coeur dévoré de mille chagrins? De quel droit me fait-il parler comme un homme qui na que des principes vagues de religion, sans aucun culte déterminé? Ah! Combien dautres sujets de plainte ne pourrois-je pas ajoûter ici? Mais, non, je veux bien les lui pardonner, je consens à oublier même la cruelle épreuve où il a mis ma constance, en faisant brûler à mes yeux, et dévorer par des barbares ma chere fille et linfortunée Madame Riding. Je ne mattache quà un dernier outrage qui met le comble à tous ses mauvais traitemens. Il a rendu ma femme, ma chere Fanny… dieux! Peut-on le croire: puis-je le dire? Oüi, il a rendu ma femme infidele. En achevant ces mots, le malheureux Clevelant outré de douleur et ne pouvant plus se soutenir, fut obligé de sasseoir. Toute lassemblée attendrie de ses justes plaintes, le regardoit avec compassion, lorsque Fanny se levant avec vivacité, attira sur elle lattention des juges et des spectateurs. Le crime dinfidélité que son époux venoit de lui reprocher la piquoit jusquau vif. Ingrat, lui dit-elle avec un air de colere et de fierté, soutenu de cette assurance modeste que linnocence inspire, fais éclater tes plaintes contre notre armateur, je partagerai avec toi laccusation, puisque jai partagé tes malheurs. Mais ne sois pas assez osé pour laccuser aux dépens de ma vertu. Il a pû rendre Fanny malheureuse, mais il ne la jamais renduë infidéle. Cest toi, ingrat, qui na pas rougi de me préférer une odieuse rivale, et le ciel sans doute la permis pour me punir de tavoir trop aimé. Eh! Quoi, madame, sécria Cleveland, avec beaucoup démotion, osez-vous nier que vous mayez abandonné pour suivre le perfide Gélin? Il est vrai, repliqua-t-elle, jai voulu te laisser renouveller en liberté tes anciennes amours avec Madame Lallain; mais sçachez que si Gélin ma aidée dans ma fuite; sa passion pour moi na jamais eu lieu de sapplaudir du service quil ma rendu. Moi, Madame Lallain! Sécria Cléveland avec étonnement: moi, Gélin! Repartit Fanny avec indignation. Quelle fable! Dit lun; quelle imagination! Dit lautre. On vous a trompé, madame: vous êtes dans lerreur, monsieur: le ciel men est témoin: je jure par les dieux: ah! Je ne vous aimois que trop: hélas! Je sens bien moi que je vous aime encore: quoi, seroit-il possible? Rien nest plus vrai: vous mavez donc toûjours aimé? Vous mavez donc toûjours été fidéle? Faisons la paix: embrassons-nous. Ah! Ma chere Fanny: ah! Cher Cléveland… ils sembrasserent en effet avec mille transports de tendresse. Les petits enfans se mirent de la partie, ce qui fit un spectacle pour le moins aussi touchant que la scêne dInés De Castro. Et voilà comme après une explication dun moment finit la longue broüillerie de ces deux tendres époux. Mais larmateur nen parut pas moins coupable. On ne comprenoit pas comment il avoit eu la dureté de les livrer au désespoir pendant des années entieres, par la cruelle persuasion où il les avoit mis lun et lautre, quils se trahissoient mutuellement, sans vouloir leur accorder un éclaircissement dun moment. Il eut beau alléguer pour sa défense quil avoit eu besoin de cet expédient pour prolonger son voyage, auquel des vûës de profit lengageoient à donner plus détenduë. Il ne, fut point écouté, et le conseil, oüi le rapport, et toutes les défenses de part et dautre, condamna ledit D P à un bannissement perpétuel de toutes les terres de la Romancie, avec défense dy rentrer jamais. Larrêt fut exécuté sur le champ; et on dit que le pauvre exilé veut se réfugier dans le pays dHistorie, où il a quelques connoissances, et où il espere faire plus de fortune. à peine cette affaire étoit finie, quon annonça dans lassemblée larrivée des princesses malabares.

Ce nom excita la curiosité. On sempressa de leur faire place; mais dès quelles eurent commencé à vouloir sexpliquer, tout le monde se regarda avec étonnement pour demander ce quelles vouloient dire. Cétoit un langage allégorique, métaphorique, énigmatique où personne ne comprenoit rien. Elles déguisoient jusquà leur nom sous de puériles anagrammes. Elles parloient lune après lautre sans ordre et sans méthode, affectant un ton de philosophe, et une emphase denthousiaste pour débiter des extravagances. On ne laissa pas dappercevoir au travers de ces obscurités insensées plusieurs impiétés scandaleuses, et des maximes dirreligion, qui révolterent toute lassemblée contre ces princesses ridicules. Il séleva un cri général pour les faire chasser. Elles furent bannies à perpétuité, et le vaisseau qui les avoit conduites, fut brûlé publiquement. Heureusement pour larmateur il sétoit tenu caché depuis son arrivée; car on leût sans doute condamné à un châtiment exemplaire; mais il trouva moyen de se dérober aux recherches, et déviter ainsi la punition quil méritoit.

CHAPITRE 14

Arrivée de la Princesse Anemone. Le Prince Fan-Férédin devient amoureux de la Princesse Rosebelle.

Pendant que tout le monde étoit occupé du spectacle de ces scênes différentes, le grand paladin Zazaraph distrait par son amour et son impatience, jettoit continuellement les yeux vers lentrée du port. Il étoit bien sûr que la Princesse Anemone ne pouvoit pas manquer darriver incessamment; et en effet il découvrit enfin le vaisseau qui lamenoit. La voilà, sécria-t-il, transporté de joye: cest la Princesse Anemone elle-même. Je reconnois le vaisseau qui la porte, et les doux mouvemens que je sens dans mon ame ne men laissent pas douter. Le Prince Zazaraph courut aussi-tôt pour recevoir la princesse à la descente du vaisseau, et je laccompagnai.

Mais comment raconter tout ce qui se passa dans cette entrevûë? Ce seroit le sujet dun volume entier, et pour quon ait lû de romans, on le comprendra mieux que je ne pourrois le représenter: transports, vives impatiences, regards tendres, joye inexprimable, satisfaction inconcevable, témoignages daffection réciproque, les larmes mêmes, tout cela fut mis en oeuvre et placé à propos. Il fallut ensuite raconter tout ce qui sétoit passé durant une si longue absence. Le grand paladin ne fut pas long dans son récit, nayant autre chose à dire, sinon quil avoit dormi pendant toute lannée par la vertu dun enchantement.

Mais lhistoire de la Princesse Anemone fut beaucoup plus longue. Le Prince Gulifax étoit entré chez elle un soir à main armée, et lavoit enlevée lorsquelle commençoit à se deshabiller pour se mettre au lit, sans lui donner seulement le loisir de prendre ses cornettes de nuit. Elle eut beau pleurer, crier et charger dinjures le ravisseur. Il fallut partir et sembarquer. Que ne fit-elle pas dans le vaisseau, lorsquelle se vit éloignée de son cher prince dondindandinois, et sous la puissance du perfide Gulifax qui avoit linsolence de lui parler damour? Elle sévanoüit plus de vingt fois: vingt fois elle se seroit précipitée dans la mer, si on ne len avoit empêchée. Mais il ne lui resta enfin dautre ressource que ses larmes et ses sanglots, foible défense contre un corsaire brutal; aussi la Princesse Anemone passa-t-elle légerement sur ce chapitre pour continuer la suite de son histoire, et elle fit bien; car je remarquai quà certains endroits de son récit le Prince Zazaraph témoignoit quelquinquiétude. Elle raconta donc ensuite que les dieux, protecteurs de linnocence opprimée, lavoient délivrée miraculeusement de la tyrannie de son cruel ravisseur. Un prince plein de valeur et de générosité, avoit attaqué et pris le vaisseau de Gulifax qui avoit péri dans le combat; mais comme son libérateur la ramenoit, une tempête effroyable avoit englouti le vaisseau dans les ondes. Elle sétoit sauvée sur une planche, et elle avoit été jettée à terre plus quà demi morte. Des pêcheurs après lui avoir fait reprendre ses esprits, lavoient présentée à leur prince, qui en étoit devenu amoureux; mais toûjours intraitable sur ce chapitre, quoique le prince fût beau et bien fait, elle navoit seulement pas voulu lécouter. Ici pourtant je remarquai que le Prince Zazaraph fit encore une grimace; et ce fut bien pis, lorsquelle ajoûta quelle avoit ensuite passé successivement sous la puissance de trois ou quatre autres princes. Le paladin Zazaraph ne put plus y tenir.

Il étoit écrit dans lordre de ses avantures, quil devoit au retour de la belle Anemone se broüiller avec elle, et la chose ne manqua pas darriver. Son inquiétude sur les périlleuses épreuves où la vertu de la princesse avoit été mise, lui fit faire étourdiment quelques questions imprudentes; la princesse rougit, pâlit, versa des larmes, et parut offensée à un point, quon crut quelle ne lui pardonneroit jamais; mais comme il étoit aussi écrit que le raccommodement suivroit de près, quelques sermens équivoques dune part, et de lautre mille pardons demandés avec larmes, accommoderent laffaire; et la vertu de la princesse fut reconnuë pour être à lépreuve de toutes les avantures et hors de tout soupçon. Il ne resta plus quà achever le roman par un mariage solemnel; mais il falloit pour cela sortir de la Romancie, où il nest pas permis de se marier, et le prince Zazaraph sy disposa.

Au reste javouë que je fis peu dattention au détail des avantures de la Princesse Anemone. Jeus, pendant quelle racontoit son histoire, lesprit et le coeur occupés dun objet plus intéressant. Au bruit de son arrivée la Princesse Rosebelle, soeur du grand paladin, et qui étoit liée dune étroite amitié avec Anemone, accourut pour la voir et lembrasser. Cétoit-là le moment fatal que lamour avoit destiné pour me ranger sous ses loix. Voir la Princesse Rosebelle, ladmirer, laimer, ladorer, ce fut pour moi une même chose, et tout cela fut fait en un moment. Aussi me persuadai-je quil navoit jamais rien paru de si aimable sur la terre. Cétoit un petit composé de perfections le plus complet quon puisse imaginer, et où lon voyoit la jeunesse, la beauté, les graces, lesprit, lenjoüement, la vivacité se disputer lavantage.

Pendant tout le récit de la Princesse Anemone, je ne pus faire autre chose que de faire parler mes yeux, et ils furent entendus. Je crus même appercevoir aussi dans ceux de Rosebelle quelque disposition favorable; mais dès que la belle Anemone et le Prince Zazaraph eurent achevé leur éclaircissement, et que jeus la liberté de parler, je ne fus plus maître de mes transports; et oubliant toutes les loix de la Romancie, dont le prince mavoit entretenu, je me jettai tout éperdu aux pieds de la charmante Rosebelle, pour lui déclarer la passion dont je brûlois pour elle. Jai sçû depuis que Rosebelle ne fut pas fâchée dans le fond de lame dune si brusque déclaration; mais elle ne laissa pas de faire toutes les petites cérémonies accoûtumées. Pour ce qui est des spectateurs, après un moment de surprise que mon action leur causa, ils se mirent tous à soûrire en se regardant les uns les autres, et comme la Princesse Rosebelle ne me répondoit rien, son frere prit la parole.

Ah! Prince, me dit-il, en mobligeant à me relever, que vous êtes vif! Eh! Que deviendra la Romancie, si lon y souffre de pareilles vivacités?

Eh! Que deviendrai-je moi-même, repartis-je avec transport, si ladorable Rosebelle nest pas favorable à mes voeux; et si vous, prince, qui pouvez disposer delle, vous refusez de me rendre heureux! Je sçais tous les égards que méritent les loix de la Romancie et ces formalités préliminaires dont vous mavez instruit; mais enfin, ne puis-je pas en obtenir la dispense, ou du moins les abreger? Car je sens bien que la violence de mon amour ne me permettra pas den soûtenir la longueur sans mourir.

Je vous ai déja dit, prince, me répondit le grand paladin, que cest une chose inoüie que depuis la fondation de la nation romancienne aucun héros ait été dispensé des formalités, et des épreuves ordonnées par les loix; mais il est vrai quil nest pas impossible dobtenir du conseil public que le tems en soit abregé. Je me flatte même dobtenir cette grace pour vous, en considération des grands exemples de constance que la Princesse Anemone et moi venons de donner à la Romancie dans les rudes et longues épreuves que nous avons essuyées. Cest dailleurs une occasion si favorable de macquitter envers vous du service que vous mavez rendu, et de nous unir étroitement ensemble, que je nattends que le consentement de la princesse ma soeur pour y travailler efficacement.

A ces mots, une aimable rougeur qui couvrit le visage de la princesse, la fit paroître encore plus belle à mes yeux. Je tremblois en attendant sa réponse. Mon frere, dit-elle, cest à vous à disposer de moi, et puisquil faut lavoüer, je ne serai pas fâchée que ce soit en faveur du Prince Fan-Férédin. Dieux! Quels furent mes transports! Je ne me possedai plus. Je ne sçais ce que je devins, je pleurai de joye, je moüillai de mes larmes la belle main de Rosebelle; je voulois parler, et je ne faisois que bégayer; mon amour métouffoit, et je crois que je fis en un quart-dheure la valeur de plus de quinze des formalités préliminaires dont jai parlé.

Aussi cela fut-il compté pour quelque chose, lorsque le grand paladin demanda que le tems des formalités et des épreuves fût abregé pour moi. Il eut pourtant quelque peine à lobtenir; mais il avoit acquis dans la Romancie un si grand crédit et une réputation si éclatante, quon ne put pas le refuser. On lui accorda même la grace toute entiere, en nexigeant de moi que trois jours pour accomplir toutes les formalités et toutes les épreuves; après quoi on devoit me permettre de partir avec le grand paladin et nos princesses, pour aller dans la Dondindandie achever notre union. Ici on simaginera peut-être que trois jours ne purent pas me suffire pour faire des choses qui fournissent souvent la matiere de plusieurs volumes; mais je puis assûrer que jeus encore du tems de reste, tant il est vrai que nos auteurs romanciens, ont un talent admirable pour enfler et allonger leurs ouvrages.

Comme jétois déja fort avancé pour les formalités, jachevai toutes les autres dès le premier jour, et les deux jours suivans je fis toutes mes épreuves.

Je commençai par me battre contre un rival, et je le tuai. Cela fut fait en une heure; il est vrai que je reçûs une grande blessure, mais avec un peu de baume de Romancie, je me retrouvai sur pied au bout dune demie heure, et en état de me signaler le même jour dans un grand combat naval qui se donna près du port, je ne me souviens pas trop pourquoi. Jy fis des prodiges de valeur. Je sautai dans un vaisseau ennemi avec une intrépidité digne dun meilleur sort; mais nayant point été suivi, je fus pris, et déja lon me menoit en captivité, tandis que les ennemis faisoient leur descente à terre, lorsque dans mon désespoir je mavisai de mettre le feu au vaisseau. Il fut consumé en un moment, et métant jetté à la mer, je fus assez heureux pour gagner la terre, et my défendre contre ceux des ennemis que jy trouvai. Jen fis un horrible carnage, après quoi je retournai pour me rendre auprès de ma chere Rosebelle. Hélas! Je ne la trouvai plus: les ennemis en se retirant lavoient enlevée avec beaucoup dautres captifs.

Quel désespoir! Il étoit déja presque nuit, je membarquai aussi-tôt dans une simple chaloupe de pêcheurs avec un petit nombre de gens déterminés, et à la faveur des ténébres, jarrivai sans être reconnu jusquà la flotte ennemie. Je ne doutai point que ma princesse ne dût être dans le vaisseau amiral, et ce vaisseau se faisoit remarquer entre les autres par ses fanaux: je men approchai doucement. Aussi-tôt prenant un habit de matelot ennemi, jy montai sans obstacle, et me donnant pour un homme de léquipage, je minformai adroitement ce quétoit devenuë la Princesse Rosebelle. Je sçus quelle étoit dans une chambre où le capitaine venoit de la laisser en proye à ses mortelles douleurs. Jy entrai, et je me fis reconnoître à elle en lui faisant signe en même tems de me suivre sur le pont, sous prétexte de prendre lair un moment. Elle me suivit, et à peine y fut-elle, que la prenant entre mes bras, je me précipitai avec elle dans la mer.

Ici on va croire que nous devions périr lun et lautre; point du tout: je profitai dun stratagême admirable que javois appris dans Cleveland. Javois ordonné à mes gens de tenir dans la mer le long du vaisseau un grand filet bien tendu, et de le tirer à eux dès quils mentendroient tomber. Je fus obéï à point nommé: à peine fûmes-nous deux minutes dans leau. Mes gens nous retirerent Rosebelle et moi, et nous en fûmes quittes pour rendre un peu deau sallée que nous avions bûë. Cependant notre chute avoit été entenduë dans le vaisseau; mais on ne put pas simaginer ce que cétoit, ou du moins on ne le sçut que lorsque nous étions déja bien éloignés.

Nous narrivâmes au port quà la pointe du jour, et je me flattois dy être reçû avec des acclamations publiques; mais quel fut mon étonnement, lorsque je me vis chargé de chaînes et conduit en prison. Jétois accusé dintelligence avec les ennemis, et le fondement de cette accusation étoit la hardiesse avec laquelle javois sauté dans un de leurs vaisseaux, et je métois mêlé parmi eux sans recevoir aucune blessure; et cest, ajoûtoit-on, pour prix de sa trahison quon lui a rendu la Princesse Rosebelle. Si javois eu le tems de mabandonner aux regrets et aux douleurs, il sen présentoit là une belle occasion; mais je navois pas de momens à perdre; je me dépêchai daccomplir en abregé tout le cérémoniel douloureux qui convient en ces occasions, et à peine arrivé à la prison, les juges mieux informés me rendirent la liberté en me comblant même déloges et de remercimens. Il me restoit encore près dun jour entier, et par conséquent la moitié de louvrage à faire. Je nen eus que trop.

Il se fit un magnifique tournois auquel je fus invité. Jétois bien sûr dy remporter le prix, conformément aux loix de la Romancie, et je ny manquai pas. Cétoit un bracelet fort riche que le vainqueur devoit donner suivant la régle à la dame de ses pensées. Or comme les princesses avoient jugé à propos ce jour-là dassister en masque au tournois, je fis la plus lourde bévûë quon puisse imaginer. Jallai présenter mon bracelet à la Princesse Rigriche, que je pris pour lobjet adorable de mes voeux. Il ne faut pas demander si la Princesse Rigriche fut satisfaite de mon présent. Elle en devint toute fiere, elle se redressa, se rengorgea, et fit toutes les petites façons les plus agréables quelle put inventer sur le champ. Après quoi se démasquant suivant lusage, elle me fit voir un visage si laid, que croyant bonnement quelle avoit deux masques, jattendois quelle ôtât le second, et jallois même len prier, lorsque je reconnus ma méprise par un bruit qui se fit assez près de moi. La Princesse Rosebelle étoit tombée évanoüie, et on la remportoit chez elle sans connoissance et sans sentiment.

Cruelle situation! Je prévis toutes les suites de cette funeste avanture. Que va penser, disois-je, ma chere Rosebelle! Hélas! Je ne vois que trop ce quelle a déja pensé. Que dira son frere? Que vais- je devenir? Toutes ces réfléxions que je fis dans un moment me saisirent si vivement, que je tombai à mon tour sans connoissance, accablé de ma douleur. On sempressa de me secourir, et comme le tems étoit précieux, je repris bientôt mes sens: jouvris les yeux, et que vis-je? La Princesse Rigriche qui me tenoit entre ses bras, mappellant, mon cher prince, avec laction dune personne qui sintéressoit vivement à ma conservation, et qui me regardoit sans doute comme son amant. Javoüë que jen frémis; et dans toutes mes épreuves, je crois que cest le moment où jai le plus souffert. Je la quittai brusquement pour courir chez la Princesse Rosebelle. Nouvelle avanture. Le grand paladin Zazaraph vient au-devant de moi, et prétend que je dois lui faire raison du mépris que jai marqué pour sa soeur. Moi du mépris pour la Princesse Rosebelle! Lui dis- je, tout transporté. Ah! Je ladore. Les dieux sont témoins… mais jeus beau dire; laffaire, disoit-il, avoit éclaté, laffront étoit trop sensible. En un mot, il avoit déja tiré lépée, et il menaçoit de me deshonorer si je ne me mettois en défense. Que faire?

Une de ces ressources singulieres qui ne se trouvent que dans la Romancie, me tira dembarras. Il étoit défendu par les loix aux princes de vuider leurs querelles un jour solemnel de tournois. Les magistrats nous envoyerent ordonner, sous peine de dégradation, de remettre notre combat à un autre jour. Cétoit tout ce que je souhaitois, dans lespérance que javois de désabuser Rosebelle, et den obtenir le pardon de ma méprise. En effet, létant allé trouver, je me justifiai si-bien, et je le fis avec toutes les marques dune passion si tendre et si véritable, que je mapperçus quelle étoit bien aise de me trouver innocent. La réconciliation fut bien-tôt faite. Le grand paladin y entra pour sa part, et je croyois toutes mes épreuves achevées, lorsque la Princesse Rigriche vint y ajoûter une scêne fort embarrassante.

Cétoit une grosse petite personne aussi vive quon en ait jamais vû. Jétois sans doute le premier amant qui eût rendu hommage à ses attraits, et peut-être nespéroit-elle pas en trouver un second. Elle saisissoit, comme on dit, loccasion aux cheveux. Quoiquil en soit, la colere et la jalousie peintes dans les yeux, et outrée de la façon dont je lavois quittée pour courir chez la Princesse Rosebelle, elle vint elle-même my chercher, comme une conquête qui lui appartenoit, ou comme un esclave échappé de sa chaîne. Elle débuta par des reproches fort vifs, auxquels je ne sçus que répondre. Ses reproches sattendrirent insensiblement, jusquà mappeller petit volage, et à me faire espérer un pardon facile; augmentation dembarras de ma part, et tout ce que je pus faire, fut de marmoter entre mes dents un mauvais compliment quelle nentendit pas. Cependant Rosebelle soûrioit dun air malin, et le Prince Zazaraph gardoit moins de mesures. Rigriche sen apperçut, et voyant que je ne marquois de mon côté aucune disposition à réparer ma faute, elle fit bien-tôt succeder aux douceurs des injures si atroces, que je neus dautre parti à prendre que de lui céder la place. Elle se retira à son tour, le coeur gonflé de dépit; et comme je ny sçavois point de remede, nous oubliâmes sans peine cette scene comique, pour nous disposer à partir tous ensemble le lendemain. Je témoignai sur cela quelque inquiétude, parce que je navois point déquippage; mais le prince massura que je ne devois pas men mettre en peine, parce que cétoit lusage de la Romancie, de fournir gratuitement aux princes qui y avoient habité, tout ce qui leur étoit nécessaire en ces occasions, et que jaurois lieu dêtre satisfait. En effet, nous étant levés le lendemain avec laurore, nous trouvâmes des équipages tout prêts, et tels que la Romancie seule en peut fournir.

CONCLUSION

Catastrophe lamentable.

O que les choses humaines sont sujetes à détranges vicissitudes! Nous étions le grand paladin et moi deux grands princes, fameux héros, montés sur deux superbes palefrois. Des brides dor, des selles et des housses ornées de perles et de diamans relevoient la magnificence de notre train. Les harnois de notre équipage nétoient guéres moins riches. Lor, largent et les pierreries y brilloient de toutes parts, et répondoient à la richesse de nos livrées. Tous nos officiers se faisoient sur tout remarquer par leur bonne mine, et se seroient même fait admirer, si lavantage que nous donnoit notre air noble et gracieux navoit attiré sur nous tous les regards. Nous marchions ensemble aux deux côtés dune magnifique calêche, dont la richesse effaçoit tout ce quon peut imaginer de plus beau. Quatre colonnes dor autour desquelles on voyoit ramper une vigne démeraude, dont les grappes étoient de rubis et de saphirs, soutenoient limpériale, et limpériale elle-même étoit si belle, quelle faisoit honte au firmament. Dans le fond dun si beau char brilloient nos deux princesses pour le moins autant que deux des plus beaux astres du ciel; léclat de leur beauté relevé par un air de satisfaction qui animoit leurs beaux yeux, ébloüissoit tout le monde. On navoit jamais vû en hommes et en femmes un assemblage si complet de perfections, grandes et petites. Les acclamations des peuples nous acompagnoient par tout. Nous trouvions tous les chemins semés de fleurs, lair parfumé dodeurs exquises, et de distance en distance des choeurs de musique qui chantoient nos exploits et la beauté de nos princesses. Enfin après avoir déja fait un chemin assez considérable, je me croyois sur le point darriver au terme, lorsquun instant fatal me ravit un si parfait bonheur; mais pour bien entendre ce cruel événement, il faut reprendre la chose de plus haut, et prévenir les lecteurs que je vais changer de ton.

Il y a dans le fond du Languedoc un gentilhomme nommé M De La Brosse, qui retiré dans sa terre, joint aux amusemens de la campagne celui de la lecture quil aime passionnément. Quoiquil sçache préférer les bons livres aux mauvais, il ne laisse pas de lire quelquefois des romans, moins par lestime quil en fait, que parce quil aime à lire tous les livres. Ce gentilhomme a une soeur qui vient dépouser un autre gentilhomme du voisinage appellé M Des Mottes; et pour faire une double alliance, M De La Brosse a épousé en même tems la soeur de M Des Mottes. Tandis que ce double mariage se négocioit, et lorsquil étoit déja à la veille de le conclure, M De La Brosse ayant la tête remplie dune longue suite de romans quil avoit lûs récemment, rêva dans un long et profond sommeil toute lhistoire quon vient de lire. Après sêtre métamorphosé en Prince Fan-Férédin, il fit de M Des Mottes un grand paladin Zazaraph. Il changea sa soeur en Princesse Anemone, sa maîtresse en Princesse Rosebelle, et composa tout le beau tissu davantures quil vient de raconter. Or ce gentilhomme, ci-devant Prince Fan-Férédin; cest moi-même ne vous en déplaise, et jugez par conséquent quel fut mon étonnement à mon réveil de me retrouver M De La Brosse. Je demeurai si frappé de la perte que javois faite, que pendant toute la journée je ne pus parler dautre chose; et M Des Mottes métant venu voir le matin: ah Prince Zazaraph, lui dis-je, que nous avons perdu tous deux! Comment se porte la Princesse Rosebelle? Avez vous vû la Princesse Anemone? Que dites vous de la folie de Rigriche? ô les beaux diamans! Que jai de regret à ce bracelet! Arriverons nous bien-tôt dans la Dondindandie?

Il est aisé de penser que de tels propos étonnerent étrangement M Des Mottes, et je vis le moment quil alloit croire que la tête mavoit tourné, lorsquun grand éclat de rire que je fis le rassura. Il se mit à rire lui-même en me demandant lexplication de ce que je venois de lui dire. Non, lui répondis-je, cest une longue histoire que je ne veux raconter que devant un auditoire complet. Nous devons dîner aujourdhui tous ensemble; après le dîner je vous régalerai du récit de mes avantures, et même des vôtres que vous ignorez. Je tins parole, et mon histoire ou mon songe leur fit à tous un si grand plaisir, que depuis ce tems-là, pour conserver du moins quelques débris de notre ancienne fortune, nous nous appellons encore souvent en plaisantant les Princes Fan-Férédin et Zazaraph, et les Princesses Anemone et Rosebelle. On a de plus exigé de moi que je mîsse mon histoire par écrit. Ami lecteur vous venez de la lire. Je souhaite quelle vous ait fait plaisir.