The Project Gutenberg eBook of Jim l'indien

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Title: Jim l'indien

Author: Gustave Aimard

J. Berlioz d' Auriac

Release date: October 6, 2004 [eBook #13598]
Most recently updated: December 18, 2020

Language: French

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Gustave Aimard — Jules Berlioz d'Auriac

JIM LINDIEN (1867)

Table des matières

CHAPITRE PREMIER SUR LEAU. CHAPITRE II LÉGENDES DU FOYER CHAPITRE III UNE VISITE CHAPITRE IV CROQUIS, BOULEVERSEMENTS, AVENTURES. CHAPITRE V UN AMI PROPICE. CHAPITRE VI INDÉCISION. CHAPITRE VII LOEUVRE INFERNALE. CHAPITRE VIII QUESTION DE VIE OU DE MORT. CHAPITRE IX JIM LINDIEN EN MISSION. CHAPITRE X UNE NUIT DANS LES BOIS. CHAPITRE XI PÉRIPÉTIES. CHAPITRE XII AMIS ET ENNEMIS. ÉPILOGUE
CHAPITRE PREMIER SUR LEAU.

Par une brûlante journée du mois daoût 1862 un petit steamer sillonnait paisiblement les eaux brunes du Minnesota. On pouvait voir entassés pêle-mêle sur le pont, hommes, femmes, enfants, caisses, malles, paquets, et les mille inutilités indispensables à lémigrant, au voyageur.

Les bordages du paquebot étaient couronnés dune galerie mouvante de têtes agitées, qui toutes se penchaient curieusement pour mieux voir la contrée nouvelle quon allait traverser.

Dans cette foule aventureuse il y avait les types les plus variées: le spéculateur froid et calculateur dont les yeux brillaient dadmiration lorsquils rencontraient la grasse prairie au riche aspect, et les splendides forêts bordant le fleuve; le Français vif et animé; lAnglais au visage solennel; le pensif et flegmatique Allemand; lécossais à la mine résolue, aux vêtements bariolés de jaune; lAfricain à peau débène. — Une marchandise de contrebande, comme on dit maintenant. — Tous les éléments dun monde miniature sagitaient dans létroit navire, et avec eux, passions, projets, haines, amours, vice, vertus.

Sur lavant se tenaient deux individus paraissant tout particulièrement sensibles aux beautés du glorieux paysage déployé sous leurs yeux.

Le premier était un jeune homme de haute taille dont les regards exprimaient une incommensurable confiance en lui-même. Un large Panama ombrageait coquettement sa tête; un foulard blanc, suspendu avec une savante négligence derrière le chapeau pour abriter le cou contre les ardeurs du soleil, ondulait moelleusement au gré du zéphyr; une orgueilleuse chaîne dor chargée de breloques sétalait, fulgurante, sur son gilet; ses mains, gantées finement, étaient plongées dans les poches dun léger et adorable paletot en coutil blanc comme la neige.

Il portait sous le bras droit un assez gros portefeuille rempli desquisses artistiques et Croquis exécutés daprès nature, au vol de la vapeur.

Ce beau jeune homme, si aristocratique, se nommait M. Adolphus Halleck, dessinateur paysagiste, qui remontait le Minnesota dans le but denrichir sa collection de vues pittoresques.

Les glorieux travaux de Bierstadt sur les paysages et les moeurs des Montagnes Rocheuses avait rempli démulation le jeune peintre; il brillait du désir de visiter, dobserver avec soin les hautes terres de lOuest, et de recueillir une ample moisson détudes sur les nobles montagnes, les plaines majestueuses, les lacs, les cataractes, les fleuves, les chasses, les tribus sauvages de ces territoires fantastiques.

Il était beau garçon; son visage un peu pâle, coloré sur les joues, dun ovale distingué annonçait une complexion délicate mais aristocratique, On naurait pu le considérer comme un gandin, cependant il affichait de grandes prétentions à lélégance, et possédait au grand complet les qualités sterling dun gentleman.

La jeune lady qui était proche de sir Halleck était une charmante créature, aux yeux animés, aux traits réguliers et gracieux, mais pétillant dune expression malicieuse. Évidemment, cétait un de ces esprits actifs, piquants, dont la saveur bizarre et originale les destine à servir dépices dans limmense ragoût de la société.

Miss Maria Allondale était cousine de sir Adolphus Halleck.

— Oui, Maria, disait ce dernier, en regardant par dessus la tête de la jeune fille, les rivages fuyant à toute vapeur; oui, lorsque je reviendrai à la fin de lautomne, jaurai collectionné assez de croquis et détudes pour moccuper ensuite pendant une demi-douzaine dannées.

— Je suppose que les paysages environnants vous paraissent indignes des efforts de votre pinceau, répliqua la jeune fille en clignant les yeux.

— Je ne dis pas précisément cela… tenez, voici un effet de rivage assez correct; jen ai vu de semblables à lAcadémie. Si seulement il y avait un groupe convenable dIndiens pour garnir le second plan, ça ferait un tableau, oui.

— Vous avez donc conservé vos vieilles amours pour les sauvages?

— Parfaitement. Ils ont toujours fait mon admiration, depuis le premier jour où, dans mon enfance, jai dévoré les intéressantes légendes de Bas-de-Cuir, jai toujours eu soif de les voir face à face, dans leur solitude native, au milieu de calmes montagnes où la nature est sereine, dans leur pureté de race primitive, exempte du contact des Blancs!

— Oh ciel! quel enthousiasme! vous ne manquerez pas doccasions, soyez-en sûr; vous pourrez rassasier votre «soif» dhommes rouges! seulement, permettez-moi de vous dire que ces poétiques visions sévanouiront plus promptement que lécume de ces eaux bouillonnantes.

Lartiste secoua la tête avec un sourire:

— Ce sont des sentiments trop profondément enracinés pour disparaître aussi soudainement. Je vous accorde que, parmi ces gens-là, il peut y avoir des gredins et des vagabonds; mais nen trouve-t-on pas chez les peuples civilisés? Je maintiens et je maintiendrai que, comme race, les Indiens ont lâme haute, noble, chevaleresque; ils nous sont même supérieurs à ce point de vue.

— Et moi, je maintiens et je maintiendrai quils sont perfides, traîtres, féroces!… cest une repoussante population, qui minspire plus dantipathie que des tigres, des bêtes fauves, que sais-je! vos sauvages du Minnesota ne valent pas mieux que les autres!

Halleck regarda pendant quelques instants avec un sourire malicieux, sa charmante interlocutrice qui sétait extraordinairement animée en finissant.

— Très bien! Maria, vous connaissez mieux que moi les Indigènes du Minnesota. Par exemple, jose dire que la source où vous avez puisé vos renseignements laisse quelque chose à désirer sur le chapitre des informations; vous navez entendu que les gens des frontières, les Borders, qui eux aussi, sont sujets à caution. Si vous vouliez pénétrer dans les bois, de quelques centaines de milles, vous changeriez bien davis.

— Ah vraiment! moi, changer davis! faire quelques centaines de milles dans les bois! ny comptez pas, mon beau cousin! Une seule chose métonne, cest quil y ait des hommes blancs, assez fous pour se condamner à vivre en de tels pays. Oh! je devine ce qui vous fait rire, continua la jeune fille en souriant malgré elle; vous vous moquez de ce que jai fait, tout lété, précisément ce que je condamne. Eh bien! je vous promets, lorsque je serai revenue chez nous à Cincinnati, cet automne, que vous ne me reverrez plus traverser le Mississipi. Je ne serais point sur cette route, si je navais promis à loncle John de lui rendre une visite; il est si bon que jaurais été désolée de le chagriner par un refus.

«Loncle John Brainerd» nétait pas, en réalité, parent aux deux jeunes gens. Cétait un ami denfance du père de Maria Allondale; et toute la famille le désignait sous le nom doncle.

Après sêtre retiré dans la région de Minnesota en 1856, il avait exigé la promesse formelle, que tous les membres de la maison dAllondale viendraient le voir ensemble ou séparément, lorsque son settlement serait bien établi.

Effectivement, le père, la mère, tous les enfants mariés ou non, avaient accompli ce gai pèlerinage: seule Maria, la plus jeune, ne sétait point rendue encore auprès de lui. Or, en juin 1862, M. Allondale lavait amenée à Saint-Paul, lavait embarquée, et avait avisé loncle John de lenvoi du gracieux colis; ce dernier lattendait, et se proposait de garder sa gentille nièce tout le reste de lété.

Tout sétait passé comme on lavait convenu; la jeune fille avait heureusement fait le voyage, et avait été reçue à bras ouverts. La saison sétait écoulée pour elle le plus gracieusement du monde; et, parmi ses occupations habituelles, une correspondance régulière avec son cousin Adolphe navait pas été la moins agréable.

En effet, elle sétait accoutumée à lidée de le voir un jour son mari, et dailleurs, une amitié denfance les unissait tous deux. Leurs parents étaient dans le même négoce; les positions des deux familles étaient également belles; relations, éducation, fortune, tout concourait à faire présager leur union future, comme heureuse et bien assortie.

Adolphe Halleck avait pris ses grades à Yale, car il avait été primitivement destiné à létude des lois. Mais, en quittant les bancs, il se sentit entraîné par un goût passionné pour les beaux-arts, en même temps quil éprouvait un profond dégoût pour les grimoires judiciaires.

Pendant son séjour au collège, sa grande occupation avait été de faire des charges, des pochades, des caricatures si drolatiques que leur envoi dans sa famille avait obtenu un succès de rire inextinguible; naturellement son père devint fier dun tel fils; lorgueil paternel se communiqua au jeune homme; il fut proposé par lui, et décrété par toute la parenté quil serait artiste; on ne lui demanda quune chose: de devenir un grand homme.

Lorsque la guerre abolitionniste éclata, le jeune Halleck bondit de joie, et, à force de diplomatie, parvint à entrer comme dessinateur expéditionnaire dans la collaboration dune importante feuille illustrée. Mais le sort ne le servit pas précisément comme il laurait voulu; au premier engagement, lui, ses crayons et ses pinceaux furent faits prisonniers. Heureusement, il se rencontra, dans les rangs ennemis, avec un officier qui avait été son camarade de classe, à Yale. Halleck fut mis en liberté, et revint au logis, bien résolu à chercher désormais la gloire partout ailleurs que sous les drapeaux.

Les pompeuses descriptions des glorieux paysages du Minnesota que lui faisait constamment sa cousine, finirent par décider le jeune artiste à faire une excursion dans lOuest. — Mais il fit tant de stations et chemina à si petites journées, quil mit deux mois à gagner Saint-Paul.

Cependant, comme tout finit, même les flâneries de voyage, Halleck arriva au moment où sa cousine quittait cette ville, après y avoir passé quelques jours et il ne trouva rien de mieux que de sembarquer avec elle dans le bateau par lequel elle effectuait son retour chez loncle John.

Telles étaient les circonstances dans lesquelles nos jeunes gens sétaient réunis, au moment où nous les avons présentés au lecteur.

— Daprès vos lettres, loncle John jouit dune santé merveilleuse? reprit lartiste, après une courte pause.

— Oui, il est étonnant. Vous savez les craintes que nous concevions à son égard, lorsque après ses désastres financiers, il forma le projet démigrer, il y a quelques années? Mon père lui offrit des fonds pour reprendre les affaires; mais loncle persista dans ses idées de départ, disant quil était trop âgé pour recommencer cette vie là, et assez jeune pour devenir un «homme des frontières.» Il a pourtant cinquante ans passés, et sur sept enfants, il en a cinq de mariés; deux seulement sont encore à la maison, Will et Maggie.

— Attendez un peu…, il y a quelque temps que je nai vu Maggie, çà commence à faire une grande fille. Et Will aussi… il y a deux ans cétait presque un homme.

— Maggie est dans ses dix-huit ans; son frère à quatre ans de plus quelle.

Sans y songer, Adolphe regarda Maria pendant quelle parlait; il fut tout surpris de voir quelle baissa les yeux et quune rougeur soudaine envahit ses joues. Ces symptômes dembarras ne durèrent que quelques secondes; mais Halleck les avait surpris au passage; cela lui avait mis en tête une idée quil voulut éclaircir.

— Il y a un piano chez loncle John, je suppose? demanda-t-il.

— Oh oui! Maggie naurait pu sen passer. Cest un vrai bonheur pour elle.

— Naturellement… Ces deux enfants-là nont pas à se plaindre; ils ont une belle existence en perspective. Will a-t-il lintention de rester-là, et de suivre les traces de son père?

— Je ne le sais pas.

— Il me semble quil a dû vous en parler.

Tout en parlant, il regarda Maria en face et la vit rougir, puis baisser les yeux. Lartiste en savait assez; il releva les yeux sur le paysage, dun air rêveur, et continua la conversation.

— Oui, le petit Brainerd est un beau garçon; mais, à mon avis, il ne sera jamais un artiste. A-t-il fini son temps de collège?

— Dans deux ans seulement.

— Quel beau soldat cela ferait! notre armée a besoin de pareils hommes.

— Will a fait ses preuves. Il a passé bien près de la mort à la bataille de Bullrun. La blessure quil a reçue en cette occasion est à peine guérie.

— Diable! cétait sérieux! quel était son commandant; Stonewal,
Jackson, ou Beauregard?

— Adolphe Halleck!!

Lartiste baissa la tète en riant, pour esquiver un coup de parasol que lui adressait sa cousine furieuse.

— Tenez, Maria, voici ma canne, vous pourriez casser votre ombrelle.

— Pourquoi mavez-vous fait cette question?

— Pour rien, je vous lassure…

La jeune fille essaya de le regarder bravement, Sans rire et sans rougir; mais cette tentative était au-dessus de ses forces, elle baissa la tête dun air mutin.

—Allons! ne vous effarouchez pas, chère! dit enfin le jeune homme avec un calme sourire. Ce petit garçon est tout à fait honorable, et je serais certainement la dernière personne qui voudrait en médire. Mais revenons à notre vieux thème, les sauvages. En verrai-je quelque peu, pendant mon séjour chez loncle John?

— Cela dépend des quantités quil vous en faut pour vous satisfaire. Un seul, pour moi, cest beaucoup trop. Ils rôdent sans cesse dans les environs; vous ne pourrez faire une promenade sans les rencontrer.

— Alors, je pourrai en portraicturer deux ou trois?

— Sur ce point, voici un renseignement précis. Prenez un des plus horribles vagabonds des rues de New York; passez-lui sur le visage une teinte de bistre cuivré; mettez-lui des cheveux blonds retroussés en plumet et liés par un cordon graisseux; affublez-le dune couverture en guenilles; vous aurez un Indien Minnesota pur sang.

— Et les femmes, en est-il de même

— Les femmes!… des squaws, voulez-vous dire! Leur portrait est exactement le même.

— Cependant nous sommes dans «la région des Dacotahs, le pays des Beauté», dont parle le poète Longfellow dans son ouvrage intitulé Hiawatha.

— Il est bien possible que ce soit le pays auquel vous faites allusion. Dans tous les cas, cest pitoyable quil ne lait pas visité avant décrire son poème, — Néanmoins, poursuivit la jeune fille, pour être juste, je dois apporter une restriction à ce que je viens de vous dire; les Indiens convertis au christianisme sont tout à fait différents, ils ont laissé de côté, leurs allures et vêtements sauvages, pour adopter ceux de la civilisation; ils sont devenus des créatures passables. Jen ai vu plusieurs, et, le contraste frappant quils offrent en regard de leurs frères barbares, ma porté à en dire du bien. Je pourrais vous en nommer: Chaskie, Paul, par exemple, qui seraient dignes de servir de modèles à beaucoup dhommes blancs.

— Ainsi, vous admettrez quil se trouve parmi eux des êtres humains?

— Très certainement. Il y en a un surtout qui vient parfois rendre visite à loncle John. Il est connu sous le nom de Jim Chrétien; je peux dire que cest un noble garçon. Je ne craindrais point de lui confier ma vie en toute circonstance,

— Mais enfin, Maria, parlant sérieusement, ne pensez-vous pas que ces mêmes hommes rouges dont vous faites si peu de cas, ne sont devenus pervers que par la fatale et détestable influence des Blancs. Ces trafiquants!… Ces agents!…

— Je ne puis vous le refuser. Il est tout-à-fait impossible aux missionnaires de lutter contre les machinations de ces vils intrigants. Pauvres, bons missionnaires! voilà des hommes dévoués! Je vous citerai le docteur Williamson qui a fourni une longue et noble carrière, au milieu de ces peuplades farouches, se heurtant sans cesse à la mort, à des périls pires que la mort! tout cela pour leur ouvrir la voie qui mène au ciel! Et le Père Riggs, qui, depuis trente-cinq ans, erre autour du Lac qui parle, ou Jyedan, comme les Indiens lappellent. Cest un second apôtre saint Paul; dans les bois, dans les eaux, dans le feu, en mille occasions sa vie a été en péril; un jour sa misérable hutte brûla sur sa tête; il ne pût séchapper quà travers une pluie de charbons ardents. Eh bien! il bénissait le ciel davoir la vie sauve, pour la consacrer encore au salut de ses chères ouailles

— Je suppose que ces pauvres missionnaires sont relevés et secourus de temps en temps, dans ces postes périlleux?

— Pas ceux-là, du moins! Ils se croiraient indignes de lapostolat sils faiblissaient un seul instant; cette lutte admirable, ils la continueront jusquà la mort. Pour savoir ce que cest que le sublime du dévouement, il faut avoir vu de près le missionnaire Indien!

— Ah! voici un changement de décor, à vue, dans le paysage; regardez-moi çà! sécrie le jeune artiste en ouvrant son album et taillant ses crayons; je vais croquer ce site enchanté.

— Vous naurez pas le temps, mon cousin. Regardez par-dessus la rive, à environ un quart de mille; voyez-vous une voiture qui est proche dun bouquet de sycomores; elle est attelée dun cheval; un jeune homme se tient debout à côté.

Adolphe implanta gravement son lorgnon dans loeil droit, et inspecta les bords du fleuve pendant assez longtemps avant de répondre.

— Jai quelque idée davoir aperçu ce dont vous me parlez. Quel est le propriétaire, est-ce loncle John?… dit-il enfin.

— Oui; et je pense que cest Will qui mattend. Un petit temps de galop à travers la prairie, et nous serons arrivés au terme de notre voyage.

CHAPITRE II LÉGENDES DU FOYER.

Après avoir fait des tours et des détours sans nombre, le petit steamer vira de bord se rangea sur le rivage, mouilla son ancre, raidit une amarre, jeta son petit pont volant, et nos deux jeunes passagers débarquèrent.

— Ah! Will! cest toi?… Comment ça va, vieux gamin?…

Cette exclamation dHalleck sadressait à un robuste et beau garçon, bronzé par le soleil et le hâle du désert, mais qui demeura tout interdit, ne reconnaissant pas son interlocuteur.

— Mais, Will! vous ne voyez donc pas notre cousin Adolphe? demanda Maria en riant.

— Ha! ha! le soleil me donnait donc dans loeil de ce côté-là! répondit sur le champ le jeune settler; ça va bien, Halleck?… je suis ravi de vous voir! vous êtes le bienvenu chez nous, croyez-le.

— Je vous crois, mon ami, répondit Halleck en échangeant une cordiale poignée de main; sans cela, je ne serais point venu. Ah! mais! ah mais! vous avez changé, Will! Peste! vous voilà un homme! je vous ai tenu au bout de mon lorgnon pendant dix minutes, et, jamais je naurais soupçonné votre identité, neut été Maria qui na su me parler que de vous.

— Est-il impertinent! mais vous êtes un monstre! Vingt fois jai eu mon ombrelle levée sur votre tête pour vous corriger, mais je vais vous punir une bonne fois!

— Prenez ma cane, cousine, ce sera mieux que votre parasol.

Chacun se mit à rire, on emballa valise, portefeuille, album et boites de peinture dans le caisson; puis on songea au départ.

— Crois-moi, Will, prend place à côté de moi, laissons-la conduire si elle y consent; cet exercice lui occupera les deux mains, de cette façon jaurai peut-être quelque chance de pouvoir causer en paix avec toi. Y connaît-elle quelque chose, aux rênes?

— Je vais vous démontrer ma science! sécria malicieusement la jeune fille, pendant que Will Brainerd sasseyait derrière elle, à côté dAdolphe.

— Je vous ai en grande estime sur tous les points, commença ce dernier, mais vous êtes peut-être présomptueuse au-delà… — Ah! mon Dieu!

Lartiste ne put continuer, il venait de tomber en arrière dans la voiture, renversé par le brusque départ de lardent trotteur auquel la belle écuyère venait de rendre la main. Après avoir télégraphié quelques instants des pieds et des mains, Halleck se releva, non sans peine, en se frottant la tête; son calme imperturbable ne lavait point abandonné, il se réinstalla sur la banquette fort adroitement et soutint sans sourciller le feu de la conversation.

Cependant ses tribulations nétaient pas finies; miss Maria avait lancé le cheval à fond de train, et lui faisait exécuter une vraie course au clocher par-dessus pierres, troncs darbres, ruisseaux et ravins; tellement que pour nêtre pas lancé dans les airs comme une balle, Adolphe se vit obligé de se cramponner à deux mains aux courroies du siège: en même temps la voiture faisait, en roulant, un tel fracas, que pour causer il fallait littéralement se livrer à des vociférations.

Au bout dun mille, à peine, lalbum sauta hors du caisson, ses feuilles séparpillèrent à droite et à gauche, dans un désordre parfait. On mit bien un grand quart dheure pour ramasser les croquis indisciplinés et les paysages voltigeants; puis, lorsquils furent dûment emballés, on recommença la même course folle.

Cependant la nuit arrivait, on avait déjà laissée bien des milles en arrière; le terme du voyage napparaissait pas.

— Peut-on espérer datteindre aujourdhui le logis de loncle John? demanda Halleck entre deux cahots qui avaient failli lui faire rendre lâme.

— Mais oui! nous ne sommes plus quà un mille ou deux de la maison. Regardez là-bas, à, gauche; voyez-vous cette lumière à travers les feuillages?

— Ah! ah! Très bien; japerçois.

— Cest la case; nous y serons dans quelques instants.

— Si vous le permettez, je prendrai les rênes? jai peur, mais réellement peur quil lui arrive quelque accident.

— Jai pris sur moi la responsabilité de lattelage, et je ne men considérerai comme déchargée que lorsque je laurai amené jusquà la porte.

— Eh bien! Maria, souffrez que je vous donne un conseil dami pendant le trajet qui nous reste à faire dici à la maison. Méfiez-vous de votre science en sport; lété dernier, je promenais une dame à Central Park, elle a eu la même lubie que vous; celle de prendre les rênes et de conduire à fond de train… vlan! elle jette la roue sur une borne! et patatras! voilà le tilbury en lair; il est retombé en dix morceaux, nous deux compris… Coût, vingt dollars!… Le cheval abattu, couronné, hors de service… Coût, trente dollars!… Total, cinquante: cétait un peu cher pour une fantaisie féminine!

Tout en parlant, riant, se moquant, nos trois voyageurs finirent par arriver.

Lhospitalière maison de loncle John, quoique dépendant actuellement du comté de Minnesota, avait été originairement construite dans lOhio.

Transportée ensuite vers lOuest, à, la recherche dun site convenable, elle avait un peu subi le sort du temple de Salomon, tout y avait été fait par pièces et par morceaux; à tel point que les accessoires en étaient devenus le principal. Finalement, dadditions en additions, les bâtiments étaient arrivés à représenter une masse imposante. Dans ce pêle-mêle de toits ronds, plats, pointus, de hangars, de murailles en troncs darbres, de cours, de ruelles, de galeries, descaliers, on croyait voir un village; on y trouvait assurément le confortable, le luxe, lopulence sauvage.

Lorsque la voiture sarrêta, au bout de sa course bruyante, la lourde et large porte souvrit en grinçant sur ses gonds; un flot de lumière en sortit, dessinant en clair-obscur la silhouette dun homme de grande taille, coiffé dun chapeau bas et large, en manches de chemise, et dont la posture indiquait lattente.

Dés que ses regards eurent pénétré dans les profondeurs du véhicule, et constaté que trois personnes loccupaient, il fut fixé sur leur identité et se répandit en joyeuses exclamations.

— Whoa! Polly! Whoa! cria-t-il dune voix de stentor; viens recevoir le wagon. Est-ce vous, Adolphe? poursuivit-il, en prenant le cheval par la bride.

— Dabord, affirmez-moi, cher oncle, que vous tenez solidement cet animal endiablé; bon! Maintenant, je mempresse de répondre; oui, cest moi, qui me réjouis de vous rendre visite.

— Ah! toujours farceur! Ravi de te voir, mon garçon! Allons, saute en bas, et courons au salon. Là, donne la main; voilà ta valise; en avant, marche! Je vous suivrai tous lorsque Polly sera arrivé.

Les trois voyageurs furent prompts à obéir et en entrant dans le parloir, furent cordialement accueillis par leur excellente et digne tante, mistress Brainerd. Maggie quitta avec empressement le piano pour courir au-devant de son frère et de sa cousine; mais elle recula timidement à laspect inattendu dun étranger. Cependant elle reconnut bien vite Adolphe qui avait été son compagnon denfance, et ne lui laissa pas le temps de dire son nom.

— Eh quoi! cest vous, mon cousin? sécria-t-elle avec un charmant sourire; quelle frayeur vous mavez faite!

— Je mempresse de la dissiper; répliqua lartiste en lui tendant la main avec son sans façon habituel; touchez-là! cousine, je suis un revenant, mais en chair et en os.

— Hé! jeunes gens! nous vous attendions pour souper; interrompit loncle John, qui venait darriver; je ne crois pas nécessaire de vous demander si vous avez bon appétit.

— Ceci va vous être démontré, répondit Adolphe en riant; quoique Maria mait secoué à me faire perdre tout bon sentiment, je sens que je me remets un peu.

On sattabla devant un de ces abondants repas qui réjouissent les robustes estomacs du forestier et du laborieux settler, mais qui feraient pâlir un citadin; chacun aborda courageusement son rôle de joyeux convive.

Loncle John était dhumeur joviale, grand parleur, grand hâbleur, possédant la rare faculté de débiter sans rire les histoires les plus hétéroclites. Sa femme, douce et gracieuse, un peu solennelle, méticuleuse sur les convenances, grondait de temps en temps lorsque quelquun de la famille enfreignait létiquette dont elle donnait le plus parfait exemple: mais ses reproches faisaient fort minime impression sur mistress Brainerd.

Le jeune Will, modeste et réservé pour son âge, quoiquil eût des dispositions naturelles à une gaîté communicative, était loin datteindre le niveau paternel. Maggie était extrêmement timide, parlait peu, se contentant de répondre lorsquon linterrogeait, ou lorsque limperturbable Adolphe la prenait malicieusement à partie.

Quant à, Maria, cétait la folle du logis; rien ne pouvait suspendre son charmant babil; son intarissable conversation était un feu dartifice; elle tenait tout le monde en joie.

Quoiquon fût à la fin du mois daoût, la soirée était tiède, admirable, parfumée comme une nuit dété.

— Oui! latmosphère est pure dans nos belles prairies de lOuest, dit M. Brainerd en réponse à une observation dHalleck; toute la belle saison est ainsi. Tu as bien fait de fuir les mortelles émanations des villes.

— Hum! je ne les ai pas entièrement esquivées cette année. En juin, jétais à New York, en juillet, à Philadelphie; il y avait de quoi rôtir!

— Eh bien! puisque te voilà avec nous, tu peux passer lhiver ici. Tu auras une idée du froid le plus accompli que tu aies rencontré de lautre côté du Mississipi.

— Je maperçois que vous êtes disposés à proclamer la supériorité de cette région, en tous points; mais si vous me prophétisez un hiver encore plus rigoureux que ceux de lEst, je serai fort empressé de vous quitter avant cette lamentable saison.

— Froid!… un hiver froid… Pour voir ça, il aurait fallu être ici lannée dernière. Polly? vous souvenez-vous? Comment trouvez- vous ceci, mon neveu? Les yeux dun homme gelaient instantanément, son nez se transformait en une pyramide de glace, sil se hasardait à aspirer une bouffée dair extérieur, en ouvrant la porte!

— Si jamais chose pareille marrive, je considérerai cela comme une remarquable occurrence.

— Oh ma femme ne loubliera jamais! Un jour, le plus gros de nos porcs savise de sortir de lécurie. Je le suivais par derrière, et je remarquais sa démarche; elle devenait successivement lente et embarrassée, comme si ses nerfs sétaient raidis intérieurement. Tout-à-coup il sarrêta avec un sourd grognement; il me fut impossible de le faire bouger de place; oui, jeus beau le tirer en long et en large, rien ne fit. Alors, je maperçus que ses pieds étaient gelés dans leurs empreintes, ils y étaient fixés, fermes comme rocs; plus moyen de remuer! Heureusement le dégel arriva au mois de février; alors le pauvre animal put rentrer à lécurie.

— Combien de temps était-il resté dans cette curieuse position?

— Eh! une semaine, au moins; nest-ce pas, Polly?

— Oh! John! fit mistress Brainerd avec un accent de reproche.

— Bien plus! poursuivit impitoyablement oncle John; Maggie, ayant entrepris de jouer la fameuse sonate, Étoile et Bannière, frappa inutilement les touches, pas un son ne sortit, puis, lorsquon fit du feu, latmosphère dégela, les notes alors senvolèrent une à une et jouèrent un air bizarre. Le même Jour, largent vif du thermomètre descendit si bas quil sortit par- dessous linstrument, depuis lors il na plus pu marcher. Oui, mon pauvre Adolphe, tous les hivers nous avons des froids pareils.

— Eh bien, mon oncle, il ny a pas de danger que je reste ici pour les affronter, vos hivers! Comment les Indiens peuvent-ils les supporter?

— Ah? je savais bien que notre cousin ne resterait pas longtemps sans aborder ce sujet, sécria rieusement Maria; je métonnais à chaque instant de ne pas lavoir entendu faire une question là- dessus.

Comment ils les supportent?… Avez-vous jamais entendu dire quun Indien soit mort de froid?… Dans lhiver dont je te parle, Christian Jim vint ici, au retour de la chasse. Ce gaillard là avait tout juste assez de vêtements pour ne pas nous faire rougir: Eh bien! lorsque sa femme lui demande sil avait froid, il se mit à rire et retroussa ses manches.

— Jaimerais voir cet Indien. De quelle tribu est-il? demanda
Halleck avec une animation extraordinaire.

— Il est Sioux; ces gens-là pullulent autour de nous.

— Peuplade splendide! race noble, chevaleresque, superbe! nest- ce pas?

Pour la première fois de la soirée, loncle John éclata dun rire retentissant; la bonne mistress Brainerd, elle-même, ne put se contenir. Quant à Maria, son hilarité navait pas de bornes.

— Ah çà! mais, quavez-vous donc tous?… demanda lartiste un peu décontenancé par laccueil fait à son interjection.

— Dans trois mois dici, tu riras plus fort que nous, mon cher enfant, se hâta de dire mistress Brainerd pour le consoler; la poésie et le romantique de tes idées ne pourront tenir devant la vulgaire réalité.

— Quel malheur! Maria men a dit autant sur le paquebot. Je croyais avoir la chance de pénétrer assez loin dans lOuest, pour y voir la vraie race rouge, dans sa pureté originaire.

— Oh! tu en trouveras, mon bon, reprit loncle John; tu verras des spécimens purs dans cette région; à première vue tu en auras assez.

— Jaimerais à en dessiner quelques-uns… les chefs les plus soignés?… Jai entendu parler dun Petit-Corbeau, lorsque jétais à Saint-Paul. Voilà un portrait que je voudrais faire, ah! comme jenlèverais çà!

— Dans mon opinion, ce sera plutôt lui qui tenlèvera, si loccasion se présente. Cest un diable, un brigand incarné, un vrai Sauvage.

— À quoi doit-il sa réputation?

— On ne sait pas trop; répondit Will; à peu de chose, assurément: cest lui qui…

Le jeune homme sarrêta court; il venait de rencontrer un regard furibond de son père, appuyé dun «Ahem» vigoureux qui fit résonner les verres.

Ce télégramme échangé entre le père et le fils, ne fût caché pour personne; peut-être deux ou trois convives en devinèrent la vraie signification: tous demeurèrent pendant quelques instants muets et embarrassés. À la fin, Halleck, avec la présence desprit et la courtoisie qui le caractérisaient, sempressa de détourner la conversation.

— Vous ne pourrez nier, dit-il, que les Hommes rouges naient fourni quelques individus remarquables, dignes dêtre comparés à nos plus grands généraux; Philippe, Pontiac, Tecumseh, et quelques autres; sans doute il ny en na pas en abondance parmi eux, mais, je voue le répète, mes amis, ce qui caractérise le Sauvage, cest la force, vis antica! ajouta-t-il en promenant autour de lui un regard convaincu.

— Nul doute quAlbert Pike ne se soit aperçu de cela, depuis longtemps; riposta loncle John avec un sérieux perfide; et jestime que si nous avions accepté les alliances offertes par les Comanches dans la guerre du Mexique, le casus belli serait aujourdhui tranché.

— Vous êtes tous ligués contre moi, je perds mon éloquence avec vous. Maggie! ne pourriez-vous pas prendre un peu mon parti?

La jeune fille rougit à cette interpellation inattendue, et répondit avec une petite voix douce.

— Je serais bien ravie, mon cousin, dêtre votre alliée. Jadis, jaurais eu un peu les mêmes idées que vous, mais une courte résidence ici a sufi pour les dissiper. Je crois, en vérité, que notre existence occidentale ne renferme aucun élément romantique.

— Eh bien! je ne vous parlerai plus raison puisque vous êtes tous contre moi! Oncle John, quel gibier y a-t-il dans le Minnesota?

— De toute espèce. Depuis lours gris jusquà la fourmi.

— Vous navez pas la prétention de me faire croire que, dans vos parages, on trouve des monstres pareils?

Quoi? des fourmis?

— Non; des ours grizzly.

— On ne les voit guères hors des montagnes; mais on rencontre assez souvent les autres espèces dans les prairies. Il ny a pas une semaine que Maggie, en cueillant des fraises, se trouva, sans sen douter, nez à nez avec un de ces gros messieurs bruns.

— Vous voulez plaisanter! sécria Halleck dans la consternation: et, comment cela sest-il passé?

— On ne pourrait dire lequel fut plus effrayé, de la fille ou de lours. Chacun sest sauvé à toutes jambes; lours, peut-être, court encore. En en parlant, Adolphe, voudriez-vous manger une tranche dours braisé?

— Oh! ne me parlez pas de ça! jaimerais mieux manger du mulet ou du cheval!

— Peuh! je ne dis pas…. ces animaux ont un autre goût…. un autre fumet…

— Je vous crois, et ne désire pas faire la comparaison. Peut-on bien supporter pareille mangeaille! Allez donc proposer à un habitué de la ménagerie de New York des beefsteaks de Sampson lours qui a mangé le vieil Adam Grizzly!

— Enfin, mon cher neveu, tu ferais comme les Indiens, après tout: et tu y prendrais goût, peut-être.

Halleck fit une grimace négative et tendit son assiette à mistress Brainerd en disant:

— Chère tante, veuillez me donner une petite tranche de votre excellent roastbeef; je me sens un appétit féroce, ce soir.

— Vous ne pouvez vous imaginer… Si cétait bien cuit, bien tendre, bien servi devant vous… observa le jeune Will avec un tranquille sourire; vous en digéreriez très bien une portion.

— Impossible, impossible! je vous le répète. Il y a des choses auxquelles on ne peut se faire. Je ne suis pas difficile à contenter, cependant je sens que jamais je ne pourrai supporter pareille nourriture.

— Mais les Indiens?…

— Ah! si jen étais un, le cas serait différent; mais je suis dans une peau blanche, et je tiens à mes goûts.

— Enfin! poursuivit loncle John qui semblait prendre un plaisir tout particulier à insister sur ce point; tu pourrais bien en goûter un morceau exigu, pas plus gros que le petit doigt.

— Mon oncle! inutile! De lipécacuanha, du ricin, de leau- forte, tout ce que vous voudrez, excepté cet horrible régal.

— En tout cas, vous reviendrez une seconde fois à ceci, observa mistress Brainerd en prenant lassiette de lartiste, avec son sourire doux et calme; il ne faut pas que vous sortiez de table, affamé.

— Volontiers, ma tante, bien volontiers: je suis tout honteux ce soir, davoir un appétit aussi immodéré, ou dêtre aussi gourmand, car ce roastbeef est délicieux.

— Ah! mon garçon! quelquun sans appétit, dans ce pays-ci, serait un phénomène; va! mange toujours! reprit loncle John facétieusement; je nai quun regret, cest de ne pouvoir te convertir à lursophagie.

— Voyons! ne me parlez plus de ça! je nen toucherais pas une miette, pour un million de dollars.

— Finalement, vous êtes content de votre souper?

— Quelle question! cest un festin digne de Lucullus.

— Mon mignon! tu nas pas mangé autre chose que des tranches dours noir !

— Ah-oo-ah! rugit lartiste en se levant avec furie, et prenant la fuite au milieu de lhilarité générale.

CHAPITRE III UNE VISITE.

La nuit — une belle nuit du mois daoût — était splendide, calme, sereine, illuminée par une lune éclatante et pure; latmosphère était transparente et dune douceur veloutée; il faisait bon vivre!

Après le souper, Maggie sétait mise au piano et avait joué quelques morceaux, sur linstante requête de lartiste; chacun sétait assis au hasard sous limmense portique dont lampleur occupait la moitié de la maison.

Halleck et le jeune Will fumaient leurs havanes avec béatitude; loncle John avait préféré une énorme pipe en racine dérable, dont la noirceur et le culottage étaient parfaits.

Halleck était à une des extrémités du portail; après lui étaient
Maria et Maggie; plus loin se trouvait Will; venaient ensuite
M. et mistress Brainerd.

La nuit était si calme et silencieuse que, sans élever la voix, on pouvait causer dune extrémité à lautre de limmense salle. La conversation devint générale et sanima, surtout entre Maria et loncle John. Halleck sadressait particulièrement à Maggie, sa plus proche voisine.

— Maria ma parlé dun Indien, un Sioux, je crois, qui est grand ami de votre famille? lui demanda-t-il.

— Christian Jim, vous voulez dire?…

— Cest précisément son nom. Savez-vous où il habite?

— Je ne pourrais vous dire — je crois bien que sa demeure est aux environs de la Lower Agency; en tout cas il vient souvent chez nous. Il a été converti il y a quelques années, dans une occasion périlleuse, papa lui a sauvé la vie; depuis lors Jim lui garde une reconnaissance à toute épreuve: il nous aime peut-être encore plus que les missionnaires.

— Un vrai Indien noublie jamais un service; ni une injure, observa Halleck sentencieusement; quelle espèce dindividu est cet Indien?

— Il personnifie votre idéal de lHomme-Rouge, au moral, du moins; sinon au physique. Cest tout ce quon peut rêver de noble, de bon; mais il est grossier comme tous ceux de sa race.

Maggie sétonnait de soutenir si bien la conversation, contrairement à ses habitudes de silence. Elle subissait, sans sen apercevoir, linfluence dHalleck, dont la délicate urbanité savait mettre à laise tout ce qui lentourait; le jeune artiste avait, en outre, le don de placer la conversation sur un terrain favorable pour la personne avec laquelle il sentretenait.

Tout le monde na pas ce talent aussi rare quenviable.

Le coup doeil général de cette réunion intime aurait fait un tableau charmant et pittoresque; dans un angle, la figure bronzée du vieux Brainerd demi noyé dans les nuages tourbillonnants quexhalait sa pipe; à côté de lui, le visage calme et souriant de son excellente femme. Un contraste harmonieux de la force un peu rude et de la bonté la plus douce. Au centre, éclairée par les plus vifs rayons de la lune, Maria, rieuse, épanouie, alerte, toujours en mouvement; on aurait dit un lutin faisant fête à la nuit. Plus loin, Adolphe, son feutre pointu sur loreille, les jambes croisées, nonchalamment renversé dans son fauteuil, envoyant dans lair, par bouffées régulières, les blanches spirales de son cigare; Maggie, naïve et gracieuse, ses grands yeux noirs et expansifs fixés sur son cousin avec une attention curieuse, toute empreinte de grâce innocente et juvénile, ressemblant à la fée charmante de quelque rêve oriental.

Vraiment, cétait un délicieux intérieur qui aurait séduit lartiste le plus difficile.

Effectivement Adolphe était ravi, surtout quand ses yeux rencontraient les regards de sa gentille cousine.

— Jaimerais beaucoup voir ce Jim, observa-t-il après un long silence admiratif, je suppose que le surnom de Christian lui a été donné au sujet de sa conversion.

— Cest plutôt, je crois, parce que sa conduite exemplaire lui a, mérité ce titre. Lorsque mon père la rencontré pour la première fois, il était très méchant, ivrogne, brutal, querelleur, et il avait tué, disait-on, plus dun blanc. Il rodait de préférence dans les hautes régions du Minnesota, où les caravanes du commerce ont toujours couru de si grands dangers.

— Mais, depuis, il est complètement changé?

— Si complètement quon peut dire, à la lettre, que cest un autre homme. Il est allé jusquà prendre un nom anglais, comme vous voyez. Il y a quelques années, sa passion invincible était labus des boissons; pour un flacon de whisky il aurait vendu jusquau dernier haillon quil avait sur le corps. Depuis sa conversion, en aucune circonstance il ne sest laissé tenter; il est resté sobre comme il se létait promis.

— Cest là un type remarquable. Par conséquent, miss Maggie, continua Adolphe en se retournant vers la jeune fille, vous admettrez que je ne me suis pas entièrement trompé dans mon appréciation du caractère indien.

— Mais précisément lIndien a disparu, le chrétien seul est resté.

Cette remarque incisive était la réfutation la plus complète qui eût été opposée au système dHalleck; venant dune aussi jolie bouche, elle avait pour lui autant dautorité que si elle eut émané dun philosophe ou dun général darmée.

Il resta pendant quelques instants silencieux, en admiration devant le bon sens ingénu de la jeune fille.

— Mais enfin, vous ne pourrez nier quil y ait eu des Sauvages, même non chrétiens, dont le caractère et la conduite aient été chevaleresques et nobles, de façon à mériter des éloges?

— Cela est fort possible, mais, sur une grande quantité dIndiens que jai vus, il ne sen est pas rencontré un seul réalisant ces belles qualités, — Ah! mais, voici Jim en personne, qui arrive.

La porte, en effet, venait de souvrir sans bruit, lartiste aperçut, savançant sous le portique, une haute forme brune enveloppée des pieds à la tète par une grande couverture blanche.

Du premier regard, lartiste reconnut un Indien; la démarche assurée et confiante du nouveau venu faisait voir quil se sentait dans une maison amie.

En arrivant, sa voix basse et gutturale mais agréable, fit entendre ce seul mot:

— Bonsoir.

Chacun lui répondit par une salutation semblable, et, sans autre discours, il sassit sur une marche descalier, entre loncle John et Maria.

Il accepta volontiers loffre dune pipe, et sembla absorbé par le plaisir den faire usage; ensuite, la conversation recommença comme si aucune interruption ne fut survenue.

Adolphe Halleck ne pouvait dissimuler lintérêt curieux que lui inspirait ce héros du désert. Sa préoccupation à cet égard devint si apparente que chacun sen aperçut et sen amusa beaucoup. Il cessa de causer avec Maggie, et se mit à contempler Jim attentivement.

Ce dernier lui tournait le dos à moitié, de façon à nêtre vu que de profil, et du côté gauche. Insoucieux de la chaleur comme du froid, il était étroitement enroulé dans sa couverture; dans une attitude raide et fière, il exposait à la clarté de la lune son visage impassible, mais dont les traits bronzés reflétaient les rayons argentés comme laurait fait le métal luisant dune statue. Par intervalles; les incandescences intermittentes de sa pipe léclairaient de lueurs bizarres qui accentuaient étrangement sa physionomie caractéristique.

Cet enfant des bois avait un profil mélangé des beautés de la statuaire antique et des trivialités de la race sauvage. Lèvres fines et arquées; nez romain, droit, dun galbe pur autant que noble; yeux noirs, fendus en amande, pleins de flammes voilées; et à côté de cela, sourcils épais; visage carré, anguleux; front bas et étroit, fuyant en arrière. La partie la plus extraordinaire de sa personne était une chevelure exubérante, noire comme laile du corbeau, longue à recouvrir entièrement ses épaules comme une vraie crinière.

Tout ce qui avait été dit précédemment sur son compte avait fortement prédisposé Halleck en sa faveur; aussi, le jeune homme, toujours absorbé par ses romanesques illusions sur les Indiens, tomba, pour ainsi dire, en extase devant cet objet de tous ses rêves. Il soublia ainsi, renversé dans son fauteuil, les yeux attentifs, dilatés par la curiosité, tellement que, pendant dix minute, il oublia son cigare au point de le laisser éteindre.

Il fallut une interpellation de Maria, plus vive que de coutume, pour le rappeler à lui; alors il tira une allumette de sa poche, ralluma, son cigare et se penchant vers Maggie:

— Il arrive de la chasse, nest-ce pas? Demanda-t-il

— Le mois daoût nest pas une bonne saison pour cela.

— Comment vous êtes-vous procuré cette chair dours que nous avons mangée ce soir?…

— Par un hasard tout à fait fortuit; et nous lavons conservée, spécialement à votre intention aussi longtemps que le permettait la chaleur de la saison. Jim parlez-nous!

— Hooh! répondit le Sioux en tournant sur ses talons, de manière à faire face à la jeune fille.

— Coucherez-vous ici cette nuit?

— Je ne sais pas, peut-être, répondit-il laconiquement en mauvais anglais; puis il pivota de nouveau sur lui-même avec une précision mécanique, et se remit à fumer vigoureusement.

— Il a quelque chose dans lesprit, observa Maria; car ordinairement il est plus causeur que cela, pendant le premier quart dheure de sa visite.

— Peut-être est-il gêné par notre présence inaccoutumée?

— Non; il lui suffît de vous voir ici pour savoir que vous êtes des amis.

— On ne peut connaître tous les caprices dun Indien; je suppose quà linstar de ses congénères il a aussi des fantaisies et des excentricités.

La soirée était fort avancée, M. Brainerd insinua tout doucement quil était lheure pour les jeunes personnes, de se retirer dans leur chambre; alors loncle John se leva, invita tout le monde à rentrer dans la maison. La lampe demi-éteinte fut rallumée; la famille sinstalla confortablement sur des fauteuils moelleux qui garnissaient!e salon.

À ce moment, tous les visages devinrent sérieux, car on se disposait à réciter les prières du soir; M. Brainerd, lui-même, déposa momentanément son air rieur pour se recueillir; avec gravité, il prit la Bible, louvrit, mais avant de commencer la lecture, il promena un regard inquisiteur autour de lui.

— Où est Jim? demanda-t-il.

— Il est encore sous le portique, répondit Will; irai-je le chercher?

— Certainement! on a oublié de lappeler.

Le jeune homme courut vers le Sioux et linvita à entrer pour la prière.

Lautre, sans sourciller, resta immobile et muet; Will rentra, après un moment dattente.

— Il nest pas disposé, à ce quil parait, ce soir dit-il en revenant; il faudra nous passer de lui.

Maggie sétait mise au piano, et avait fait entendre un simple prélude à lunisson; toute la portion adolescente de la famille se réunit pour laccompagner. Will avait une belle voix de basse; Halleck était un charmant ténor; on entonna lhymne splendide «sweet hour of Brayers» dont les accents majestueux, après avoir fait vibrer la salle sonore, allèrent se répercuter au loin dans la prairie.

Le chant terminé, chacun reprit son siège pour entendre la lecture du chapitre; ensuite, les exercices pieux se terminèrent par une fervente prière que lon récita à genoux.

Les jeunes filles allèrent se coucher, sous la conduite de M. Brainerd; les hommes rallumèrent des cigares et sinstallèrent de nouveau sur leurs sièges. Chacun deux avait une pensée curieuse et inquiète à satisfaire: Halleck voulait approfondir la question Indienne en se livrant à une étude sur Jim; Loncle John et le cousin Will avaient remarqué un changement étrange dans les allures du Sioux, ils désiraient éclaircir leurs inquiétudes en causant avec lui.

Ils sacheminèrent donc tout doucement hors du salon et allèrent rejoindre sous le portique leur hôte sauvage. Ce dernier fumait toujours avec la même énergie silencieuse, et sa pipe illuminait vigoureusement son visage, à chaque aspiration qui la rendait périodiquement incandescente. Il garda un mutisme obstiné jusquau moment où loncle John linterpella directement.

— Jim, vous paraissez tout changé ce soir. Pourquoi nêtes-vous pas venu prendre part à la prière? Vous ne refusez pas dadresser vos remerciements au Grand-Esprit qui vous soutient par sa bonté.

— Moi, lui parler tout le temps. Moi, lui parler quand vous lui parlez.

— Dans dautres occasions vous aviez toujours paru joyeux de vous joindre à nous pour ces exercices.

— Jim nest pas content: il na pas besoin que les femmes sen aperçoivent.

— Quy a-t-il donc dextraordinaire?

— Les trafiquants Blancs sont des méchants; ils trompent le Sioux, lui prennent ses provisions, son argent, jusquà ses couvertures.

— Ça a toujours été ainsi.

— LIndien est fatigué; il trouve ça trop mauvais. Il tuera tous les Settlers.

— Que dites-vous? sécria loncle John.

— Il brûlera la cabane de lAgency; il tuera hommes, femmes, babys, et prendra leurs scalps.

— Comment savez-vous cela?…

— Il a commencé hier; ça brûle encore. Le Tomahawk. est rouge.

— Dieu nous bénisse! Et, viendront-ils ici, Jim?

— Je crois pas, peut-être non. Cest trop loin de lAgency; ils ont peur des soldats.

— Enfin, les avez-vous vus, Jim?

— Oui jai vu quelques-uns. Ça contrarie Jim. Il y a trop chrétiens qui sont redevenus Indiens pour tuer les Blancs. Cest mauvais, Jim naime pas voir ça, il sest en allé.

— Fasse le ciel quils ne viennent pas dans cette direction. Si je savais quil y eût danger pour lavenir, nous partirions instantanément.

— Ne serait-il pas convenable de nous embarquer demain, sur le Steamboat, pour Saint-Paul? demanda Halleck, singulièrement ému par les inquiétantes révélations de lIndien.

— Ah! répliqua loncle John en réfléchissant, si nous quittons la ferme, elle sera pillée par ces larrons à peau rouge, en notre absence. Je naimerais pas, à mon âge, perdre ainsi tout ce que jai eu tant de peine à amasser.

— Mais cependant, père, si notre sûreté lexige! observa Will.

— Sil en était ainsi je nhésiterais pas un seul instant; néanmoins, je ne crois pas quil y ait à craindre un danger immédiat. Cest probablement une terreur panique dont on sémeut aujourdhui, comme cela est arrivé au printemps dernier: le seul vrai danger à redouter cest que ce désordre prenne de lextension et arrive jusquà nous.

— Les Sauvages sont vindicatifs et implacables lorsque le diable les a soulevés, remarqua sentencieusement Halleck en allumant un autre Havane; mais, comme je le soutenais tout à lheure à table, leurs actions même blâmables reposent toujours sur une base honorable.

— Christian Jim, voulez-vous ce cigare? Il sera je crois, préférable à votre pipe.

— Je nen ai pas besoin, répliqua lautre sans bouger.

— À votre aise! il ny a pas doffense! Oncle John, nous disons donc quil ny a pas lieu de seffrayer?

— Ah! ah! mon garçon, il y a bien réellement un danger, cest certain; viendra-t-il, ne viendra-t-il pas jusquà nous?… cest incertain. Avez-vous entendu dire quelque chose de ces troubles pendant que vous étiez sur le steamer?

— Depuis que vous me parlez de tout çà, il me revient un peu dans lesprit que jai dû ouïr murmurer je ne sais quoi au sujet des craintes quinspiraient les Sauvages. Mais je ne me suis point préoccupé de ces fadaises; dailleurs, je commence à croire que les Blancs par ici nont quune toquade, cest de dénigrer les Peaux-Rouges.

— Ah! pauvre enfant! comme vous aurez changé dopinion, lorsque vous serez plus âgé dun an seulement! dit le jeune Will qui semblait beaucoup plus affecté que son père des mauvaises nouvelles apportées par le Sioux. Les plus funestes légendes que nous aient léguées nos ancêtres sur la barbarie Indienne, ont pris naissance dans ce pays même, dans le Minnesota.

— Sans nul doute, les informations de Jim sont sures, et il ne voudrait pas sciemment nous tromper, reprit loncle John sans prendre garde à cette dernière remarque; je vais tirer cela au clair avec lui. — Jim devons-nous quitter les lieux cette nuit?

LIndien resta deux bonnes minutes sans répondre. Les bouffées senvolèrent de sa pipe plus épaisses et plus rapides; son visage se contracta sous les efforts dune méditation profonde: enfin il lâcha une monosyllabe

— Non.

— Quand faudra-t-il partir? demanda Will.

— Sais pas. Peux pas dire. Il faut attendre den savoir davantage; jirai voir et je dirai ce que jaurai vu; peut-être il vaudra mieux rester.

— Enfin, il sera encore temps demain, nest-ce pas.

— Je lignore. Attendez que Jim ait vu; il parlera à son retour.

— Eh bien! je pense que nous pourrons dormir tranquilles cette nuit. En tout cas, nous sommes entre les mains de Dieu, et il fera de nous ce que bon lui semblera. Je suis fâché, mon cher Adolphe, quun semblable déplaisir trouble la joie que nous éprouvions tous de votre visite.

— Ne prenez donc pas cela à coeur, par rapport à moi, cher oncle, répliqua lartiste en renversant la tête et lançant méthodiquement des bouffées, tantôt par lun tantôt par lautre coin de la bouche; je suis parfaitement insoucieux de tout cela, et je prolongerais, sil le fallait, ma visite exprès pour vous convaincre de mon inaltérable sang-froid en ce qui concerne les Peaux-Rouges. Vous connaissez mon opinion sur les Indiens, je suppose; au besoin, je vais vous la manifester de nouveau.

— Lexpérience ne la modifiera que trop! répondit loncle John.

— La vérité parle par votre bouche, cher oncle! Lorsque jaurai été témoin de ces atrocités dont on me menace tant, alors seulement je croirai que les guerriers sauvages ne ressemblent pas à lidéal de mes rêves.

— Je crains fort…

Loncle John sarrêta court; en se retournant par hasard, il venait dapercevoir dans lentrebâillement de la porte, le visage inquiet de sa femme, plus pâle que celui dune morte.

— John! murmura-t-elle; au nom du ciel! de quoi sagit-il?

Le mari était trop franc pour se permettre le moindre mensonge; il se contenta dire:

— Polly, regagnez votre chambre; je vous dirai çà tout à lheure.

Mistress Brainerd resta un moment irrésolue, hésitant à obéir et à rester; enfin elle séloigna en disant à son mari

— Ne vous faites pas attendre longtemps, John, je vous en supplie.

Aussitôt quelle fut hors de portée de la voix, loncle John reprit:

— Allons nous reposer; il est temps de dormir pour réparer nos forces. Allons Jim!

— Non, il faut partir, moi, répondit le Sioux.

— Vous ne voulez pas passer la nuit avec nous, mon ami? lui demanda Halleck, de sa voix affable et gracieuse.

— Je ne peux rester; il faut aller loin, moi grommela lIndien en se levant et séloignant à grands pas.

Chacun se rendit à sa chambre respective et se coucha. Halleck ne put sendormir; il agitait dans son esprit les probabilités des événements, mais naccordait aucune confiance aux appréhensions que chacun manifestait autour de lui. Les jours néfastes de massacre et de vengeance indienne, lui apparaissaient éloignés de plus dun siècle; il considérait comme une absurdité inadmissible loccurrence dune catastrophe semblable, en plein Minnesota, cest-à-dire en pleine civilisation; décidément les terreurs de ses amis lui faisaient pitié.

Néanmoins il éteignit sa bougie; déjà un agréable assoupissement, précurseur du sommeil, commençait à fermer ses paupières, lorsquune clarté indéfinissable se montra au travers de ses volets. Il sauta vivement à bas de son lit, et courut à la fenêtre pour explorer les alentours. Un coin de lhorizon lui apparut rouge et sanglant des reflets dun incendie; ce sinistre semblait être à une distance considérable, dans la direction des basses prairies; lobscurité ne permettait de distinguer aucun détail du paysage.

Cependant, les regards investigateurs de lartiste finirent par remarquer une grande forme sombre découpée en silhouette sur le fonds lumineux; Ce fantôme humain marchait à grands pas dans la direction du feu; à sa longue couverture blanche, Halleck reconnut Christian Jim; il resta longtemps à sa fenêtre, le regardant séloigner, jusquà ce quil ne fut plus visible que comme un point mourant; enfin il alla se coucher en murmurant:

— Cest un drôle de corps que ce Sioux; bien certainement, lui et mes honorables parents vont mettre cet incendie sur le compte des pauvres Indiens… comme si ces malheureux Sauvages navaient pas assez de leurs petites affaires, sans venir se mêler des nôtres!…

Sur quoi Halleck sendormit et rêva chevalerie indienne.

CHAPITRE IV CROQUIS, BOULEVERSEMENTS, AVENTURES.

Dans la maison du settler, personne, excepté Halleck, navait aperçu la lueur nocturne de lincendie. Il se garda bien den parler, estimant judicieusement que cette nouvelle ne servirait quà fournir un thème inépuisable aux propos désobligeants sur les pauvres Sauvages; il sassura donc un secret triomphe en gardant le silence.

La matinée suivante fut admirable, tiède, transparente; une de ces splendides journées où il fait bon vivre!

Halleck décida quil passerait sa matinée à croquer les paysages environnants, et il invita Maria et Maggie à lui servir de guides dans son excursion. Mais Mistress Brainerd, pour diverses nécessités du ménage, jugea convenable de retenir sa fille à la maison; le nombre des touristes se trouva donc réduit à deux.

Personne, mieux que Miss Allondale, ne pouvait servir de cicérone à lartiste; pendant son séjour dété elle avait parcouru le pays en tous sens, ne négligeant pas un bosquet, pas une clairière. Elle avait fait connaissance avec les plus beaux sites, et dans sa mémoire, elle conservait comme dans un musée vivant, une collection admirable de points de vue.

— Et maintenant, très excellent sir, dit-elle une fois en route, quel genre de beauté pittoresque faut-il offrir à votre crayon habile?

— Tout ce qui se présentera.

— Et vous pensez accomplir cette tache aujourdhui?

— Oh non! il me faudra des semaines, des mois peut-être.

— Cependant je désirerai connaître vos préférences.

— Peu mimporte. Je me réjouis de men rappeler à votre choix.

— Tenez, voici une perle de lac, un vrai bijou, qui scintille là-bas au pied des paisibles collines; il est à demi caché par un rideau de nobles sapins qui se mêlent harmonieusement aux bouleaux argentés. Cest tout petit, tout mignon; mais jai souvent désiré de posséder vos crayons pour reproduire ce merveilleux coin du désert.

— Allons-y!

Tous deux se dirigèrent au nord, vers le lac Witta-Chaw-Tah. Ils marchaient dans une prairie moussue, dans les hautes herbes de laquelle dormaient de grands arbres couchés comme des géants sur un lit de velours vert; plus loin se présentèrent de gracieuses collines en rocailles jaunes, grises, bronzées, chatoyantes des admirables reflets que fournit le règne minéral; au milieu de tout cela, des fleurs inconnues, des plantes merveilleuses aux feuillages dorés, diamantés, des arbrisseaux bizarres, des senteurs divines, des harmonies célestes murmurées par la nature joyeuse.

Ils arrivèrent au lac; cétait bien, comme lavait dit Maria, une perle enchâssée dans la solitude. Tout au fond, formant le dernier plan, sélevait un entassement titanique de roches amoncelées dans une majestueuse horreur. Leur aspect sévère était adouci par un déluge de petites cascades mousseuses et frétillantes qui sillonnaient toutes les faces rudes, grimaçantes, froncées de ces géants de granit. Des touffes dherbes sauvages, de guirlandes folles, de lianes capricieuses, sépanouissaient dans les creux, sur les saillies, autour des corniches naturelles; des fleurs gigantesques, sorties du fond des eaux, montaient le long des pentes abruptes que décoraient leurs immenses pétales de pourpre ou dazur.

À droite, à gauche, des forêts profondes, silencieuses, incommensurables; des déserts feuillus, enguirlandés, mystérieux, pleins dombres bleues, de rayons dor, de murmures inouïs!

Le lac, plus pur, plus uni quune opulente glace de Venise; le lac, transparent comme lair, dormait dans son palais sauvage, sans une ride, sans une vague à sa surface démeraude bleuissante.

Quelques grands oiseaux, fendant lair avec leurs ailes à reflets dacier, planaient au-dessus des eaux, dont le miroir profond renvoyait leur image.

Halleck poussa des rugissements de joie.

— Je vous le dis, en vérité, aucun pays du monde, pas même la Suisse, ou lItalie ne sauraient approcher dune sublimité pareille. Cependant il y manque un élément, la vie; sans cela le paysage est mort.

Maria lui montra du doigt les oiseaux qui tournoyaient sur leurs têtes.

— Non, ce nest pas assez. Il me faudrait autre chose encore, plus en harmonie avec ces grandeurs sauvages. Nous pourrions bien y figurer nous-même; mais nous ny sommes que des intrus…. et pourtant, il me faut de la vie là-dedans!…. un daim se désaltérant au cristal des eaux; un ours grizzly contemplant dun air philosophe les splendeurs qui lentourent; ou bien…

— Un Indien sauvage, pagayant son canot?

— Oui, mieux que tout le reste! Là, un vrai Sioux, peint en guerre, furieux, redoutable! ce serait le comble de mes désirs.

— Bah! qui vous empêche den mettre un?… Je suis sûre que vous en avez limagination si bien pénétrée, que la chose sera facile à votre crayon.

— Sans doute, sans nul doute; mais, vous le savez, chère Maria, rien ne vaut la réalité.

— Mon cousin, je crois que vous avez une chance ébouriffante? Si je ne me trompe, voilà là-bas un canot indien. Sa position, à vrai dire, nest guère favorable pour être dessinée.

En même temps, Maria montra du doigt, un coin du lac hérissé dun gros buisson de ronces qui faisaient voûte au-dessus de leau. Dans lombre portée par cet abri, apparaissait dune façon indécise, un objet qui pouvait être également une pierre, le bout dun tronc darbre, ou lavant dun canot.

Si loeil exercé dun chasseur avait reconnu là un esquif, il aurait constaté aussi que son attitude annonçait la secrète intention de se cacher, comme si le Sauvage qui sen servait eût cherché à se dérober aux regards. Mais, quelle raison mystérieuse aurait pu dicter cette conduite?… Et quel chasseur ou settler aurait eu lidée de concevoir quelque inquiétude à lapparition de cette frêle embarcation?

Quoiquil en soit, il fallut plusieurs minutes à lartiste pour distinguer lobjet que lui indiquait sa vigilante compagne; lorsque enfin il leût aperçu, sa forme et sa tournure répondirent si peu aux idées préconçues du jeune homme quil ne put se décider à y voir un canot.

— Mais je suis sure, moi; insista Maria; jen ai vu plusieurs fois déjà; il est impossible que je me trompe. Je vois dans ce canot un fac-similé exact de ceux que Darley a si bien dessinés dans ses illustrations de Cooper. Vous êtes donc forcé de convenir que vos amis ont de meilleurs yeux que vous.

— Mais où est son propriétaire, lIndien lui-même? Nous ne pouvons guère tarder de le voir?

— Il est sans doute à rôder par là dans les bois. Adolphe! sécria soudain la jeune fille; savez-vous que nous ne sommes pas seuls!

— Eh bien! quoi? répliqua vivement Halleck, ne sachant ce quelle voulait dire.

— Regardez à une centaine de pas vers louest de ce canot; vous me direz ensuite sil vous manque lélément de vie, comme vous dites.

— Tiens! tiens! voilà, un gaillard qui en prend à son aise, sur ma vie! Eh! qui pourrait le blâmer davoir choisi une aussi ravissante retraite pour se livrer aux délices de la pêche?

Nos deux touristes étaient fort surpris de ne lavoir pas vu tout dabord. Il était en pleine vue, assis sur un roc avancé; les pieds pendants; les coudes sur les genoux; le corps penché en avant, dans lattitude des pécheurs de profession. Sa contenance annonçait une attention profonde, toute concentrée sur la ligne dont il venait de lancer lhameçon dans le lac après lavoir balancé au-dessus de sa tête.

Lartiste commença à dessiner; Maria choisit une place doù elle pouvait facilement suivre les progrès du travail.

Tout en faisant voltiger à droite et à gauche son crayon docile, Halleck jasait gaîment et entretenait la conversation avec une verve intarissable. Peu à peu les traits se multipliaient, lesquisse prenait une forme.

— Si seulement nous avions à portée lhomme rouge, observa-t-il, je le croquerais en détail. Mais, jy pense, nous pouvons nous procurer cette jubilation; je vais dabord placer, dans mon ébauche, le canot bien en vue, jy dessinerai ensuite lIndien maniant laviron, lorsque nous serons parvenus à nous rapprocher de ce pêcheur.

— Assurément voilà un homme bien paisible et bien occupé; il a lair de poser pour son portrait. Croyez-vous quil se soit aperçu de notre présence?

— Sans nul doute, car nous sommes aussi fièrement en vue; cependant jaffirmerais que son poisson le préoccupe beaucoup plus que nous. Tenez! il a levé la tête et nous a regardés. Ah! le voilà qui regarde en bas; il vient denlever quelque chose au bout de sa ligne.

— Chut! fit Maria vivement; regardez encore ce canot là-bas. Ne voyez-vous pas, au-dessus, quelque chose comme le plumage brillant dun oiseau?

— Je ne puis moccuper que de mon dessin; je nai pas de temps à perdre en babioles, et il faut que je travaille maintenant que me voilà en train.

— Mais regardez donc, insista la jeune fille, vous verrez quelque chose qui vous intéressera; je suis sûre maintenant quil y a là une tête dIndien.

Lartiste se décida enfin à jeter les yeux dans la direction indiquée; il daigna même admettre quil voyait quelque chose dextraordinaire dans ce buisson

— Oui, murmura-t-il, cest bien la touffe de chevelure ornée que portent les guerriers sauvages; cest leur panache bariolé de plumes éclatantes.

Pendant quil parlait, le Sauvage surgit entièrement hors des broussailles, faisant voir son corps peint en guerre; presque aussitôt il disparut.

— Ah! en voilà plus que vous ne demandiez! observa Maria; votre élément de vie a fait apparition, le cadre est complet.

— Je me déclare satisfait, réellement.

— Vraiment! je regrette que Maggie ne soit pas venue avec nous. Combien elle se serait réjouie de ce spectacle enchanteur! je suis bien désolée de son absence.

— Et moi aussi; savez-vous, Maria, quelle ma surpris et charmé bien agréablement hier soir; elle a une distinction et une intelligence quenvieraient nos plus belles dames des cités civilisées; je vous assure quelle a fait impression sur moi.

— Cela ne métonne pas; elle mérite lestime et lamitié de chacun. cest le plus noble coeur que je connaisse; honnête, pure, modeste, sincère, elle a toutes les qualités les plus adorables.

Lartiste, tout en continuant de promener son crayon sur le papier, leva les yeux sur sa cousine qui était assise devant lui, un peu sur la droite.

Elle considérait le lac, et ne saperçut pas du regard furtif dHalleck. Ce dernier laissa apparaître sur ses lèvres un singulier sourire qui passa comme un éclair, puis il se remit silencieusement à louvrage.

— Elle parait être lenfant gâté de loncle John, reprit-il au bout de quelques instants; je suppose que cette faveur lui revient de droit, comme à la plus jeune?

— Mais non, cest à cause de son charmant naturel Adolphe, remarquez-vous limmobilité extraordinaire de ce pêcheur?

Les deux jeunes gens samusèrent à regarder cet individu qui, en effet, paraissait identifié avec le roc sur lequel il était assis. Tout à coup il fit un bond en avant, tête baissée, et tomba lourdement dans leau, avec un fracas horrible. En même temps les échos répétaient la, détonation dun coup de feu; et une guirlande de fumée qui planait au-dessus dun roc peu éloigné trahissait le lieu où était posté le meurtrier.

Un silence de mort suivit cette péripétie sanglante; Halleck et Maria sentreregardèrent terrifiés. Le jeune artiste ne tarda pas à reprendre son sang-froid.

— Mon opinion, cousine, est que nous ferons bien de terminer nos dessins un autre jour, dit-il de son ton tranquille, tout en repliant son portefeuille méthodiquement.

— Ah!! mon Dieu! sécria Maria avec terreur, vous ne savez pas… non, vous ne savez pas quels dangers nous menacent!

Ces mots étaient à peine prononcés quun second et un troisième coup de feu cinglèrent lair; des balles sifflèrent à leurs oreilles, indiquant dune façon beaucoup trop intelligible que cette dangereuse conversation sadressait à eux.

— Que lenfer les confonde! grommela Halleck ce sont quelques renégats qui déshonorent leur race.

Il sarrêta court, Maria venait de le saisir convulsivement par le bras pour lui faire voir ce qui se passait au bord du lac. Trois Indiens, bondissant et courant comme des cerfs, accouraient rapidement. Adolphe, malgré tout son sang-froid, ne put se dissimuler quil fallait prendre un parti prompt et décisif.

— Soyez courageuse, ma chère Maria, lui dit-il en la prenant par la main, et venez vite.

Puis il lentraîna vers le fourré, en sautant de rocher en rocher. La jeune fille sapercevant quil avait lintention de fuir tout dune traite jusquà la maison, lui dit, toute essoufflée

— Jamais nous ne pourrons nous échapper en courant; il vaut mieux nous cacher.

Adolphe regarda hâtivement autour de lui, et avisa un vaste tronc darbre creux enseveli dans un buisson inextricable.

— Vite, là-dedans! dit-il à sa cousine; cachez-vous vite! Les voilà, ces damnés coquins!

— Et vous? quallez-vous faire? lui demanda-t-elle en le voyant rester dehors.

— Je vais chercher une autre cachette, répondit-il; il ne faut pas nous cacher tous deux dans en même terrier, nous serions découverts en trois minutes. Cachez-vous bien, restez immobile, et ne bougez dici que lorsque je viendrai vous chercher.

Halleck tourna lestement sur ses talons, enfonça son chapeau sur ses yeux, et, ainsi quil le raconta lui-même plus tard, «se mit à courir comme jamais homme ne lavait fait jusqualors». Une longue et constante pratique des exercices gymnastiques lavait rendu nerveux et agile à la course.

Mais ses muscles nétaient point encore au niveau de ceux de ses ennemis rouges, car à peine avait-il fait cent pas, quun Indien énorme, le tomahawk levé, était sur ses talons; avec un hurlement féroce, il se lança sur Halleck.

— Inutile de discuter avec toi, mon coquin! pensa lartiste.

Sur-le-champ, il prit son revolver au poing et le dirigea sur son adversaire. Du premier coup il lui envoya une balle dans lépaule: il lâcha successivement quatre autres coups, mais sans latteindre; les deux derniers ratèrent.

Soudainement la pensée vint à Halleck, quil navait plus quune charge disponible, et il suspendit son feu pour ne plus tirer quà coup sûr.

Lentrée en scène du revolver avait eu pourtant un résultat; lIndien sétait arrêté à quelques pas; mais aussitôt quil sétait aperçu que larme avait raté, il lança furieusement son tomahawk à la tête de lartiste. Si ce dernier neût trébuche fort à propos sur une pierre, évidemment le projectile meurtrier lui aurait fendu le crâne. Se relevant de toute sa hauteur, Halleck brandit son pistolet et lenvoya dans la figure bronzée de lIndien avec tant de force et de précision, quil lui cassa une douzaine de dents et lui déchira les lèvres.

LIndien bondit en poussant un rugissement de bête fauve; mais il fut reçu par un foudroyant coup de pied dans les côtes qui lenvoya rouler sur les cailloux.

La boxe pédestre aussi bien que manuelle, navait aucun mystère pour Halleck, et sur ce terrain il était maître de son ennemi; sa seule crainte était de le voir employer quelque nouvelle arme, car lartiste navait plus que ses pieds et ses poings.

Aussi, ce fut avec un vif déplaisir quAdolphe le vit extraire du fourreau un couteau énorme, puis se diriger sur lui avec précaution.

Néanmoins, lartiste, nayant pas le choix de mieux faire, se préparait à une lutte corps à corps, lorsquil entendit sapprocher les deux camarades du bandit. Une pareille rencontre devait être trop inégale pour quHalleck sy engageât autrement quà la dernière nécessité. Aussi, réfléchissant que ses jambes sétaient reposées, et quelles étaient admirablement prêtes à fonctionner, il sélança plus prestement quun lièvre et se mit à courir.

Inutile de dire que son adversaire acharné se précipita à sa poursuite; cette fois lartiste avait si bien pris son élan que lIndien fût distancé pendant quelques secondes. Toutefois lavance gagnée par Halleck fut bientôt reperdue; ce qui ne lempêcha pas de prendre son temps pour raffermir sous le bras son portefeuille, dont, avec une ténacité rare, il navait pas voulu se dessaisir; on aurait pu croire quil le conservait comme un talisman pour une occasion suprême.

Au bout de quelques pas il entendit craquer les broussailles sous les pas du Sauvage; son approche était dautant plus dangereuse quil avait retrouvé son tomahawk.

Craignant toujours de recevoir, par derrière, un coup mortel, Halleck se retournait fréquemment. Cet exercice rétrospectif lui devint funeste, il se heurta contre une racine darbre et roula rudement sur le sol la tête la première.

Le Sauvage était si près de lui, que sans pouvoir retenir son élan, il culbuta sur le corps étendu de lartiste. Halleck se releva dun bond, recula de trois pas, et voyant que lheure dune lutte suprême était arrivée, il se prépara à vaincre ou mourir; lIndien, de son côté, allongea le bras pour le frapper.

Il ny avait plus quune seconde dexistence pour Halleck, lorsque la détonation aiguë dun rifle rompit le silence de la solitude; le Sioux fit un saut convulsif et retomba mort aux pieds du jeune homme.

Ce dernier jeta un rapide regard autour de lui pour tâcher de découvrir quel était le Sauveur survenu si fort à propos; il ne vit rien et ne parvint même pas à deviner de quel côté était parti le coup de feu.

La première pensée de lartiste fut que la balle lui était destinée, et sétait trompée dadresse, mais quelques instants de réflexion le firent changer davis.

Cependant, songeant aussitôt que les autres Indiens devaient approcher, il sonda anxieusement les alentours. Rien ne se montra, la solitude était rendue à son profond silence.

Après sêtre convaincu, par une longue attente, que tout adversaire avait disparu, Halleck tira ses crayons, ouvrit philosophiquement son fameux portefeuille, et murmura, en cherchant une page blanche :

— Si cette balle navait pas si bien été ajustée, jaurais du imiter Parrhaseus; heureusement il ne sagit plus de cela, je me garderai bien de laisser échapper la plus sublime occasion de faire un croquis magistral.

Sur ce propos, il se prépara à enrichir son album dune étude sur lindien mort devant lui.

CHAPITRE V UN AMI PROPICE.

Il ne faudrait pas croire que la main de lartiste tremblât pendant quil crayonnait le portrait de lIndien abattu; si quelque agitation nerveuse se produisait dans sa main, cétait la suite de lexercice forcé auquel il venait de se livrer, mais lémotion ny entrait pour rien.

Comme un vieux soldat ou un chirurgien émérite familiarisé avec laspect de la mort, Adolphe considérait ce cadavre farouche et hideux avec le plus grand sang froid, exactement comme un simple modèle de nature morte.

Bien plus, peu satisfait de sa pose, il le tourna et retourna, arrangea ses bras et ses jambes, disposa sa tête, plaça tout le corps dans le meilleur état de symétrie possible, de façon à, lui donner une jolie tournure.

Ensuite, se reculant de quelque pas pour mieux juger leffet, il se plaça lui-même en bonne situation; et tout étant ainsi ajusté à sa grande satisfaction, il se mit à dessiner.

— Je ne suppose pas, murmura-t-il en travaillant, avec son flegme habituel; je ne suppose pas quon puisse appeler cela un modèle qui pose, Cest un modèle qui gît.

Et il continua en fredonnant un air de chasse. Son croquis fut bientôt terminé, rangé précieusement dans le portefeuille, et le portefeuille lui-même mis sous le bras; puis Halleck se leva, lestement pour se mettre en quête de Maria.

À ce moment, il éprouvait une sorte dinquiétude vague, et comme un remords de navoir pas couru sur le champ et avant tout à la recherche de sa cousine; un pressentiment fâcheux sempara de lui au fur et à mesure quil se rapprochait hâtivement du lieu où il lavait laissée.

Ce nétait pas quil fût embarrassé pour retrouver sa cachette; Halleck avait une mémoire infaillible; dailleurs les circonstances émouvantes dans lesquelles il avait exploré cette région, étaient de nature à imprimer dans son esprit les moindres détails.

Sur le point darriver il sarrêta, prêta une oreille attentive, mais aucun bruit ne se fit entendre; il fit encore quelques pas, et se trouva devant le gros arbre entouré de ronces.

— Maria! sécria-t-il, venez je crois le terrain déblayé; nous pourrons retourner sains et saufs à la maison.

Ne recevant aucune réponse, il entra précipitamment dans la cachette, et, avec un affreux battement de coeur, reconnut que la jeune fille ny était plus.

Il demeura un moment interdit, respirant à peine, cherchant à sexpliquer cette disparition.

Bientôt, grâce à ses habitudes optimistes, il fut davis quelle avait profité dun instant favorable pour quitter ce refuge et revenir au logis. Pour corroborer cette opinion il se disait que Maria nétait pas femme à se laisser enlever sans résistance; et que si quelque méchante aventure lui était arrivée, elle aurait fait retentir lair de ses cris désespérés.

Cependant lartiste nétait pas entièrement convaincu, ni sans inquiétude: car il savait que des Indiens étaient dans le bois; et il venait dapprendre dune façon mémorable que la nature de ces braves gens nétait pas chevaleresque au point de respecter quelquun dans les bois, ce quelquun fût-il une femme sans défense.

Il était là immobile, hésitant, ne sachant quel parti prendre, lorsquune clameur aiguë frappa son oreille; ce cri provenait du lac, cétait, à ne pas sy méprendre, la voix de Maria qui lavait poussé.

Halleck bondit comme un daim blessé, se précipita tête première, à travers branches, et ne sarrêta quau bord de leau, à lendroit où il sétait précédemment installé pour dessiner. Là, il regarda avidement dans toutes les directions, et aperçut au milieu du lac un canot que deux Indiens faisaient voler à force de rames.

Maria était entre eux, pâle, désespérée; à lapparition de son cousin elle poussa un cri dappel, levant les bras frénétiquement, et aurait sauté à leau si ses ravisseurs ne leussent retenue.

Halleck navait dautre ressource que de gagner, en faisant le tour du rivage, lavance sur le canot, et de lattendre au débarquement; quoique seul et sans armes, il sélança bravement avec lagilité de la colère et de lanxiété, bien résolu à ne pas laisser échapper les Sauvages sans leur livrer une lutte à outrance.

Malheureusement, il eut beau courir, le bateau avait gagné le bord avant que le pauvre artiste eût parcouru la moitié seulement de la distance. Les Indiens sautèrent rapidement à terre, entraînant Maria avec eux.

Adolphe, courant toujours à perte dhaleine, suivait avec des regards furieux les fugitifs, lorsquil vit tout à coup un Indien chanceler et tomber à la renverse. En même temps les échos se renvoyèrent la détonation dune carabine; le second Sauvage, saisi de terreur, disparut comme sil avait eu des ailes.

En cherchant des yeux quel pouvait être ce sauveur arrivé en ce moment si propice, Halleck découvrit Christian Jim, le fusil en main, qui cheminait tout doucement à travers les rochers, et arrivait auprès de la jeune fille éperdue.

Halleck les eût bientôt rejoints; il serra affectueusement la main de Maria, en murmurant quelques paroles que son émotion rendait inintelligibles; puis il se tourna vers le Sioux qui venait de jouer si fort à propos le rôle sauveur de la Providence.

— Votre main! mon brave! donnez-moi votre main, vous dis-je! vous êtes un vrai Indien, vous!

Jim ne lui rendit en aucune façon sa politesse. Il se contenta de le toiser, un instant, des pieds à la tête, et dit :

— Courez, allez-vous-en dici! Les Indiens sont soulevés, brûlent les maisons; ils tuent tout. Vite! chez loncle John !

Malgré son extérieur glacial, il était évident que Jim était dans une grande agitation. Ses yeux noirs lançaient çà et là des regards flamboyants; il y avait dans ses allures quelque chose de farouche et dinquiet qui frappa les jeunes gens.

— Ne nous abandonnez pas ici, je vous en supplie! sécria Maria encore pâle et frémissante de terreur; conduisez-nous jusquen dehors de ces bois terribles.

Sans répondre, le Sioux les fit monter dans le canot quil repoussa vivement du rivage en y sautant: ensuite il traversa le lac à force de rames et vint aborder devant une clairière traversée par un sentier qui conduisait aux habitations.

Jim passa devant, en éclaireur, loeil et loreille au guet, le doigt à la détente du fusil, marchant sans bruit, se dérobant dans les broussailles.

On passa ainsi tout près du lieu où Maria sétait cachée.

— Comment avez-vous eu limprudence de quitter une aussi excellente cachette, demanda Halleck avec son sang-froid habituel; je vous avais pourtant recommandé, dune façon formelle, de nen pas bouger jusquà mon retour.

— Je me serais bien gardée den sortir; on men a arrachée. Ce sont deux de vos honorables Indiens qui sont arrivés droit sur moi et se sont emparés de ma personne.

— Mais alors, pourquoi navez-vous pas crié? je me serais hâté daccourir à votre secours.

— Si javais poussé un cri, jétais morte… Ces «chevaleresques» bandits me lont parfaitement fait comprendre à laide de leurs couteaux.

— Ah! voici mon revolver que javais lancé au visage du drôle qui ma attaqué.

Lartiste à ces mots, courut ramasser son arme, et dût se diriger vers la gauche, car Jim avait changé brusquement de route pour éviter à Maria le spectacle hideux quoffrait le cadavre du Sauvage tué le premier. Halleck reprit:

— Mon opinion est que…

Il fut soudainement interrompu par Jim qui venait de faire une brusque halte en prêtant loreille dans toutes les directions, et qui recula avec vivacité dans les broussailles :

— Couchons-nous par terre, dit-il en donnant lexemple, les
Sioux viennent!

Tous trois disparurent sous lherbe, et restèrent immobiles en retenant leur haleine. Pendant quelques minutes on nentendit pas le moindre bruit; Jim se hasarda à relever la tête, non sans prendre des précautions infinies; lartiste crût pouvoir en faire autant. Ses yeux furent terrifiés dapercevoir une bande dIndiens qui cheminait dans le bois lui-même, sans froisser une branche ni une herbe, sans laisser autour delle le moindre bruit.

Ils étaient nombreux, armés, peints en guerre; toutes ces figures farouches semblaient autant de visages de démons.

Ce sinistre bataillon de fantômes passa comme une vision effrayante, courant à la curée des blancs, aspirant le carnage, préparant lincendie. Le massacre du Minnesota était commencé; cétait lavant-garde quon venait de voir.

Les fugitifs restèrent encore immobiles et muets pendant une demi-heure. Alors Jim se releva, et leur fit signe de se remettre en marche. Bientôt ils furent sortis du bois sur le chemin direct de la maison.

Maria était agitée de sinistres pressentiments; quelque chose de secret lui disait que, pendant son absence, tout nétait pas bien allé dans la maison hospitalière de ses bons parents; elle éprouvait une fébrile impatience darriver, afin de sassurer par ses propres yeux de létat des choses.

Enfin, ils arrivèrent sur le dernier coteau devant lequel sélevait la case; ce fut avec un profond soupir de soulagement que la jeune fille reconnut la situation habituelle des lieux; rien ny était changé, rien ny trahissait la présence de lennemi.

Elle reprit aussitôt son enjouement naturel, et poussant un grand soupir de satisfaction:

— Ah! mon Dieu! dit-elle, il me semble quon menlève une montagne de dessus le coeur; javais les plus horribles appréhensions!… il me semblait certain que quelque grand malheur était arrivé, pendant notre absence, à loncle John ou à quelquun de la famille.

— Pensez-vous quil y eût ici quelque autre objet plus attractif que vous aux yeux des galants Sauvages?

— Quelle mauvaise plaisanterie! Tout individu, pourvu quil soit blanc, offre un grand attrait à leurs tomahawks. Supposez que cette pauvre petite Maggie eût été à ma place, les Sauvages lauraient enlevée tout aussi bien que moi.

Adolphe Halleck fit semblant de regarder devant lui, mais en réalité il ne quittait pas de loeil son interlocutrice encore tout effarée et haletante. Le même sourire étrange et mystérieux se produisit encore sur ses lèvres; en résumé il était évident que, malgré les terribles scènes quil venait de traverser, le jeune homme se sentait dhumeur prodigieusement divertissante.

Quelques minutes sécoulèrent dans un profond silence. Enfin Halleck renoua la conversation, mais sur un sujet tout-à-fait différent.

— Maria, demanda-t-il, est-ce un reflet du Soleil qui me trompe? regardez là-bas dans le nord-est, et expliquez-moi ce que signifie cette fumée, fort peu naturelle, qui monte vers le ciel en si grande abondance.

— Je lavais déjà remarquée depuis quelque temps. Jim! dites-moi ce que vous pensez de cela.

Le Sioux retourna la tête et répondit:

— Ce sont les maisons des settlers qui brûlent, les indiens y ont mis le feu.

— Est-ce loin dici?

— À six, huit, dix milles.

— En vérité, je le dis! sécrie Maria pâlissant de terreur, ces horribles Sauvages seront bientôt ici.

En dépit de son stoïcisme affecté, Halleck ne put dissimuler un mouvement de malaise. Réellement le danger mortel qui était imminent ne pouvait se révoquer en doute, et les sinistres pressentiments de la jeune fille terrifiée nétaient que de trop réelles prophéties.

— Que lenfer les confonde! murmura lartiste; quel esprit malfaisant les anime donc? Cest le diable, à coup sûr! Mais enfin, peut-on savoir à quelle cause doit être attribué ce soulèvement épouvantable?

— Ils ne font quobéir à leurs invariables instincts.

— Ma chère cousine, répondit Halleck dun ton doctoral, vous faites erreur dune manière grave; telle nest pas la nature des Indiens, leur histoire en fait foi. Ces peuplades sont la noblesse et la loyauté personnifiées; je les porte dans mon coeur. Il ne sagit ici, évidemment, que dobscurs vagabonds, dun ramassis de coquins errants, désavoués par toutes les tribus.

— Ah! fit Maria sans lui répondre: il y a quelquun sur le belvédère de la maison. Ils ont pressenti le danger.

Effectivement, au bout de quelques pas, ils aperçurent le jeune Will Brainerd, debout sur le toit, à demi caché par une cheminée, et lançant ses regards dans toutes les directions. Il fit à Jim un signal que les deux touristes ne purent comprendre, mais à la suite duquel le Sioux hâta le pas.

Toute la maison de loncle John était bouleversée par les préparatifs de combat et de fuite.

Les tourbillons de fumée qui obscurcissaient lhorizon avaient parlé un lugubre langage, facile à comprendre; du haut de son observatoire, Will avait aperçu le détachement indien qui avait côtoyé le lac.

Au premier abord, on avait pu croire quils se dirigeaient vers le Settlement, et dans lattente dune agression prochaine, on avait attelé les chevaux aux chariots, pour être plus tôt prêt à fuir.

Mais la horde sauvage ayant changé de direction; dautre part, labsence de Maria et dHalleck se prolongeant, loncle John suspendit son départ pour les attendre. Bien entendu que la question de fuir ne fut pas mise en délibération.

Cétait le seul parti à prendre.

Ces préparatifs de mauvais augure, ces chevaux attelés, frappèrent de suite les deux arrivants; Halleck lança un regard à Maria.

— La prolongation de notre séjour ici, parait douteuse, observa- t-il; loncle John a pris lalarme.

— Certes! il serait étrange quil eût pris quelque autre détermination, en présence de tous ces affreux présages. Mais, qui aurait pu croire à de pareilles horreurs dans lÉtat de Minnesota, au coeur de la civilisation? Pour moi, je nai quun désir ardent, cest de méloigner le plus promptement possible.

— Eh bien! Non pas moi! chère cousine. Maintenant, je le confesse, mon opinion sur les aborigènes devient douteuse; il y a comme un brouillard dans mon imagination. Avant de men aller, je veux éclaircir la question; je veux, sil est possible, réhabiliter ces pauvres Indiens à mes yeux, dans toute leur splendeur.

— Ô Adolphe! vous serez donc toujours une tête folle? Si vous avez peur de perdre votre affreux fétichisme pour les Sauvages, il vaut. mieux vous en aller sans pousser lexamen plus loin; car, croyez-moi, la désillusion sera terrible.

— Eh bien! donc, enlevez-moi! dit lartiste en riant; Ah mais! jy songe, je ne vous ai pas fait voir le croquis délicieux que…

— Ai-je le temps de regarder des paysages, lorsque la vie de mes amis est en danger? riposta impatiemment la jeune fille en lui tournant le dos pour courir dans la maison.

Au même instant, Will Brainerd descendit de son observatoire. Il informa la famille quaucun ennemi nétait visible à lhorizon, bien que les symptômes de bouleversement et dincendie se multipliassent dans les alentours.

— Je métonne, ajouta-t-il en terminant, que notre Settlement a été épargné jusquà ce moment.

Toute la famille se réunit alors en un vrai conseil de guerre; les délibérations furent brèves et concluantes. Une fuite très prompte fut décidée, comme étant le seul et unique moyen de salut. En effet, il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour craindre lirruption dune bande de Peaux-rouges apportant avec elle le carnage et lincendie, et une seule chance de ne pas être envahi; toute minime que fût cette dernière probabilité, elle inspira à loncle John quelques modifications dans son plan de fuite.

Il fut résolu que M. et mistress Brainerd, Maggie et Maria, accompagnés par Jim, partiraient les premiers dans le chariot le plus léger, et, quils se dirigeraient à toute vitesse, vers Saint-Paul, de façon à sortir le plus tôt possible du territoire de Minnesota et éviter ainsi les bandes sanguinaires des Indiens soulevés.

Will et Halleck devaient rester, attendant lissue des événements, dans le but de protéger, sil était possible, le Settlement contre le pillage de quelques maraudeurs isolés. Bien entendu, ils se tenaient tout prêts à fuir en cas de nécessité.

En outre, ils étaient munis chacun dune bonne carabine, dun revolver, dun bon couteau de chasse; la poudre et les balles ne leur manquaient pas. Moyennant ces préparatifs, ils pourraient se défendre avec succès contre les rôdeurs qui viendraient à se présenter.

Loncle John leur recommanda expressément de nengager une lutte que lorsque les chances de succès seraient évidentes; attendu que lorsque le sang avait coulé, les Sauvages du Minnesota devenaient des démons incarnés. Halleck accepta fort légèrement les recommandations et lopinion de son oncle; il prétendit «quon calomniait ces pauvres gens.»

— Nous nous rendrons directement à Saint-Paul, conclut M. Brainerd; si vous êtes obligés de déguerpir, suivez nos traces; Will connaît assez le pays pour vous guider dune façon sûre. Je ne vous dis cela que pour le cas ou vous seriez obligés de fuir absolument.

Fuir… non! mais nous en aller… oui! répliqua Halleck dun ton suffisant; si lIndien se présente, de deux choses lune: ou il sera facile à apprivoiser, ou il sera méchant. Si bon il est, ma théorie sera démontrée; sil fait le méchant nous le corrigerons; voilà tout!

Et il alluma son cigare avec une nonchalance superbe.

— Puissiez-vous dire vrai! observa Maggie à laquelle cette manière sans façon denvisager ces terribles réalités semblait incompréhensible.

— Je suis dans la réalité, Maggie, croyez-le bien, jy suis! Personne narrivera à me convaincre que ces pauvres indigènes du Minnesota soient aussi terribles. Tout ceci me fait leffet dune terreur panique; or, vous savez combien pareilles frayeurs aveuglent lesprit. Votre frère sen est aperçu lété dernier, à Bull-Run.

Loncle John, ainsi que sa femme, et Maria soccupaient activement dentasser dans le chariot les objets de plus indispensable nécessité; pendant ce temps, Will, pensif et soucieux, était remonté à son observatoire aérien sur le toit de la maison.

Lartiste avait fait quelques tentatives pour aider à lembarquement des colis, mais, dans son étourderie, il navait réussi quà casser plusieurs pièces de porcelaine, et à faire rouler entre les jambes des chevaux quelques pots de confiture; il se résigna donc, en riant, à abandonner cette tâche à des mains plus prudentes ou plus adroites.

Maggie lobservait avec étonnement; son esprit doux et sérieux ne pouvait comprendre une telle légèreté.

— Votre indifférence me confond, lui dit-elle; surtout après votre aventure que Maria ma racontée.

— Ah! oui, vraiment! murmura lartiste, en distillant la fumée avec symétrie par les deux coins de sa bouche; écoutez, jen ai fait un dessin capital! Jai quelque intention de lenvoyer à Harper… mais cest trop beau pour lui. De ma vie, je navais eu un sujet dont la pose soit dune docilité plus parfaite. Ah! mais oui! il posait comme un demi-dieu, cet Indien mort!

— Et, si Christian Jim ne sétait pas trouvé là?…

— Ma foi! je conviens quil ma rendu un fameux service, je me réjouis den convenir; jaimerais le récompenser magnifiquement pour cela.

— Il ne désire et nacceptera rien qui ressemble à une récompense; mais je puis vous dire ce quil recevrait avec un plaisir extrême.

— Quoi donc?

— Une Bible; jai été assez heureuse pour lui apprendre à lire cet été, il peut en faire un usage très satisfaisant pour lui. Vous ne sauriez croire avec quelle ardeur il désirait parvenir à comprendre ce bon livre, dont les missionnaires lui avaient parlé. On lui en a donné une copie partielle et grossière quil ne manque jamais de prendre avec lui et quil porte partout dans ses courses; mais je sais quil sera dans le dernier ravissement sil devient possesseur dun de ces beaux volumes quon trouve dans les librairies des grandes villes. Je ne doute pas que vous nen ayez avec vous.

Lartiste rougit et balbutia dun ton embarrassé:

— Jai honte de vous avouer que je nen ai pas ici; mais je saurai bien men procurer et ce sera tout ce quon peut trouver de splendide.

— Oh!… vous dites que vous nen avez pas avec vous?… demanda avec étonnement Maggie, en fixant sur Halleck ses grands yeux bleus, expressifs, empreints dune affectueuse mélancolie.

— Non… pas avec moi… Mais jen ai plusieurs à la maison! Ce sont des cadeaux de ma mère, de mes soeurs, et de quelques jeunes ladies qui sintéressent à mon salut.

— Permettez-moi de vous offrir celle-ci, reprit Maggie en lui présentant une bible quelle sortit de sa poche; Je ne vous demanderai quune seule chose, cest dy jeter un coup doeil de temps en temps. Aucune créature raisonnable ne doit laisser passer un jour sans en lire quelques versets; je nose pas vous en réclamer autant, ce sera lorsque vous le pourrez seulement.

— Je vous le promets, du fond de mon coeur, lui répondit lartiste en recevant avec respect et courtoisie le don pieux que venait de lui faire sa jeune cousine.

Le ton sérieux, les manières graves et douces de Maggie, le parfum dingénuité et de candeur affectueuse qui séchappait de ses moindres actions, tout en elle avait parlé dune manière étrange au coeur dAdolphe. En sa présence, il se sentait moins railleur, moins sceptique, moins fanfaron; peut-être, sils eussent eu, sur le moment, à braver la fureur des Sioux aurait-il combattu avec un nouveau courage, entièrement différent de ses bravades précédentes.

— Jen ferai une bonne lecture, à la première occasion favorable, dit-il en serrant le volume entre ses deux mains, avec une certaine émotion; aujourdhui même, dans laprès-midi, après votre départ, jaurai longuement du loisir pour cela.

— Pas tant que vous le croyez, peut-être, répondit la jeune fille sans dissimuler un léger tremblement dans sa voix; je vous lassure, monsieur Halleck, quelque chose de terrible est proche de nous, et vous ny songez pas.

— Ta! ta! ta! répliqua lartiste en reprenant ses manières frivoles pour cacher son trouble, vous êtes nerveuse et impressionnable; chassez de pareilles idées puériles.

Mais, en dépit de son assurance, il sentit comme un frisson traverser tout son être; jamais, dans le cours de son existence, pareille impression ne sétait produite en lui; durant quelques secondes, il se sentit glacé et découragé.

Néanmoins, cette période dabattement ne fut pas de longue durée; il reprit presque aussitôt son assurance imperturbable :

— Je vous avais prise pour une jeune fille forte et courageuse, Maggie; mais javoue que vos timidités daujourdhui, me jettent vraiment dans le doute à cet égard.

— Jai lâme ferme cependant il me semble, repartit la jeune fille avec un sourire mélancolique; mais vous ne pouvez exiger de moi que je ne partage point des craintes manifestées par tout le monde excepté par vous.

— Rirons-nous assez de tout cela! lorsque nous serons arrivés sains et saufs à Saint-Paul; ou mieux, lorsque nous serons revenus à la ferme!…

— Dieu veuille que vous ne vous trompiez pas! Quest devenu Jim? voilà longtemps que je ne lai pas vu.

— Il est par là-bas, dans un petit coin de la prairie, en observation de son côté; Will est en vedette sur le toit, il y a donc peu de risques quun ennemi puisse nous aborder sans avoir été aperçu. Soyez donc sans crainte pour le moment.

Ah! japerçois loncle John et nos gens qui ont terminé laménagement du wagon.

Effectivement, le chariot était rempli, bourré, lesté de tous les objets quil pouvait contenir: on eût dit un navire frété pour quelque voyage au long cours. Maria, M. Brainerd et sa fille sy installèrent; ce fut ensuite au tour de loncle John.

Et Jim, où est-il donc? demanda ce dernier; ah! le voilà qui arrive.

LIndien apparaissait à peu de distance; M. Brainerd suspendit son départ pour lui dire adieu.

— Bonsoir, mon enfant! cria-t-il ensuite à son fils toujours perché sur son observatoire.

On échangea des saluts, on se souhaita mutuellement bonne chance; enfin, le lourd véhicule sébranla, et séloigna en craquant.

— Prenez bien garde! soyez vigilants! que Dieu veille sur vous! cria M. Brainerd.

— Ne craignez rien pour moi, dit lartiste en sadressant plus particulièrement à Maggie; cest vous qui méritez toute notre sollicitude.

— Adieu! répondit la jeune fille; noubliez pas la Bible.

Bientôt on allait se perdre de vue, lorsquune exclamation poussée par Will suspendit la marche.

Tous sentreregardèrent, haletants, dans une anxieuse attente.

CHAPITRE VI INDÉCISION.

Sur la limite orientale de la prairie, et tout ai fait en position dintercepter la route des fugitifs, trois Indiens venaient dêtre signalés par le jeune Brainerd. Selon toute probabilité ce nétaient pas des amis; dans lincertitude provoquée par cette crise redoutable, il y avait mille précautions à prendre. Wïll sétait donc empressé de prévenir le départ de sa famille.

— Quest-ce quil y a encore? demanda loncle John en réprimant tout signe dinquiétude, afin de modérer la terreur des femmes.

— Il faut quon menvoie Jim, cria Will; japerçois, à lest, certains symptômes que je naime pas.

Le Sioux entra vivement dans la maison, et linstant daprès il parut sur le toit, à côté de Will. Un seul regard lui suffit pour reconnaître que les appréhensions du jeune homme étaient parfaitement fondées. Toute la famille en fût aussitôt instruite.

— Ils sont directement sur votre chemin, vous ne pourriez les éviter, sécria Will.

— Je crois que vous pourriez supprimer lennui de cette rébarbative rencontre, observa lartiste en jetant un regard farceur à Maria.

— Comment donc? demanda cette dernière précipitamment.

— En faisant un détour pour prendre une autre route, ou, plus simplement, et ne partant pas du tout.

— Oui, attendez encore, appuya le jeune Brainerd; vous ne pouvez partir maintenant.

— Bast! interrompit Halleck avec sa fanfaronne indifférence; tout ça nest autre chose que deux ou trois malheureux Indiens qui prennent lair, admirant les beautés de la nature et faisant leurs petites observations. Qui sait?… ils ont peut-être un artiste parmi eux? Quant à moi, je suppose que, ne pouvant pas dormir par cette chaleur, ils prennent le parti de destiner la nuit aux promenades sentimentales.

Chacun regarda Halleck pour savoir sil ne donnait pas quelque signe ostensible de folie, digne de ses incroyables discours. Il fumait son cigare plus méthodiquement, plus tranquillement que jamais. Tout à coup il porta la main à sa poche et la fouilla vivement comme sil se sentait illuminé par une idée subite.

— Ah! que je suis étourdi! sécria-t-il, jai là sur moi une lorgnette, mieux que cela, un petit télescope; ce sera fort commode pour inspecter ces malheureux vagabonds. Je ne comprends pas que je ny aie pas songé plutôt; nous en aurions déjà tiré fort bon parti, quand ce neut été que pour reconnaître le canot, lorsque avec Maria nous étions sur le bord du lac.

Sur ce propos, il entra dans la maison et courut tout dun trait jusquau toit. Il offrit dabord son instrument au Sioux: celui- ci layant refusé; il le passa à Brainerd qui après avoir regardé un moment, sécria:

— Je vois trois Indiens cachés dans un bas fonds, comme sils attendaient quelque chose… oui… il y en a plusieurs autres couchés à plat ventre dans lherbe.

— Sont-ils dans un buisson?

— Non, au commencement dune clairière.

— Eh bien! cest tout simple; ces pauvres diables sont ahuris de fatigue, ils se reposent en attendant leurs camarades; passez-moi la lunette, je vous prie.

— Apercevez-vous ceux qui sont étendus sur le sol? demanda Will à Jim, pendant que lartiste faisait son inspection.

— Oui, une demi-douzaine renversés par terre.

— Que pensez-vous de çà?

— Je ne peux pas savoir.

— Ne pensez-vous pas quils soient là pour nous épier?…

— Mais, par le soleil! mon pauvre Will, à quoi cela leur servirait-il, sécria lartiste en repliant solennellement son instrument de longue vue; du moment quon peut les signaler à deux ou trois milles de distance, il leur est formellement impossible de nous surprendre; sils ne peuvent réussir à nous surprendre, il leur est encore plus impossible de nous faire aucun mal, sils sont incapables de nous faire aucun mal, ils ne sont pas à craindre, pourquoi vous effrayez-vous? Cest raisonné, ce que je vous dis-là, hein!

— Mon cher Adolphe, je ne puis rien vous répondre, sinon que je regarde comme bien difficile de deviner les ténébreuses malices des Indiens. Ils sont si rusés, si audacieux, si entreprenants que fort souvent ils accomplissent des choses incompréhensibles.

Will reprit la lunette, et après en avoir fait usage, annonça que les Sauvages étaient sur pied; mais que leur nombre était augmenté; sans doute les compagnons quils attendaient les avaient rejoints. À ce moment on pouvait les distinguer à loeil nu, mais seulement dune façon vague et incertaine.

— Miséricorde! juste ciel! ils viennent sur nous! sécria tout à coup Will, incapable de maîtriser son émotion.

— Ah! Diable! Voyons, un peu de calme, mon garçon! ne va pas tagiter comme cela, au point dépouvanter les autres là-bas dans le chariot.

— Épouvanter!! Il y a certes bien de quoi! Ces brigands-là seront ici dans une demi-heure!

— Bah! quest-ce qui le prouve? Regarde-les donc un peu mieux; tu verras que précisément ils ne viennent pas de ce coté.

Lartiste avait raison pour le moment; mais on ne pouvait être sûr de rien, car les mouvements des Sauvages étaient si incertains, si errants, quon ny pouvait rien comprendre. Après avoir marché à droite et à gauche sans but apparent, ils commencèrent à se diriger sur la maison.

Ces étranges rôdeurs apercevaient certainement le Settlement, duquel ils connaissaient dailleurs lexistence; suivant toute probabilité, ils débattaient entre eux le point de savoir sils sen approcheraient ou non.

Pendant que le jeune Brainerd les épiait avec une consternation toujours croissante, ils changèrent de direction une troisième fois, et suivirent une ligne qui, en se prolongeant, les éloignait considérablement de la maison. Rien ne pourrait rendre lanxiété avec laquelle Will suivait tous leurs mouvements au travers du télescope. Lentement, dun mouvement imperceptible comme celui dune aiguille dhorloge, les Sauvages continuèrent à décrire une courbe quon aurait pu croire tracée avec un compas, et qui ne semblait, ni les éloigner, ni les rapprocher de la ferme.

— Tout va bien! sécria alors lartiste: ces Peaux-rouges ne veulent pas nous inquiéter le moins du monde. Que Diable! jai lu assez de livres sur leur compte, pour my connaître!

— Il faut partir maintenant, dit le Sioux en descendant avec rapidité.

Will était trop assiégé de terreurs et dappréhensions pour quitter son poste aérien. Mais Adolphe navait pas les mêmes raisons pour rester avec lui; il descendit donc aussi afin déchanger de nouveaux adieux avec ses amis; enfin le chariot se mit en route.

Les deux chevaux qui lentraînaient, malgré son bagage considérable, et le poids de cinq personnes, étaient de robustes animaux accoutumés aux travaux de la ferme, et quoique un peu lourds, ils étaient capables, lorsquon les pressait un peu, de fournir rapidement une longue traite.

Halleck et son ami Will Brainerd restèrent en observation toute la journée. Leur poste était tout simplement la partie plate du toit; abritée par une cheminée, à laquelle on arrivait par létroit châssis dune lucarne.

Lartiste sinstalla sur les tuiles avec la nonchalance étourdie qui lui était habituelle, sarma de son télescope, et le braqua sur les amis qui séloignaient, son intention étant, pour se distraire, de les accompagner ainsi des yeux jusquà leur complète disparition.

Will, debout à côté de lui, se retenant dune main à la cheminée, partageait ses regards entre les régions ennemies où il soupçonnait la présence des Indiens, et la région bien chère que parcouraient les bien-aimés fugitifs.

Au milieu de ses investigations il aperçut de nouveau les Sauvages groupés qui semblaient avoir encore une fois changé de direction; peut-être délibéraient-ils sur quelque plan diabolique organisé pour capturer les Blancs qui sefforçaient de leur échapper.

— Halleck! dit-il enfin avec un soupir danxiété; quel infernal projet trament ces Peaux-rouges? Je commence à perdre toute espérance de salut!

— Que pensent-ils?… que trament-ils?…répondit lartiste sans abaisser son télescope; Dieu quels grands mots! — Moi je suppose quils ne songent à rien de particulier; ce dont je suis certain cest que vous êtes terriblement soupçonneux, mon cher enfant! Contentez-vous donc dinspecter votre part dhorizon, et laissez- moi tranquille à la mienne.

— Ah! je vous le dis, Halleck! insista Will en joignant les mains avec anxiété, il mest impossible dêtre tranquille lorsque je vois de telles choses. Il se prépare là-bas des événements terribles et cruels, que Christian Jim même ne soupçonne peut- être pas. — Holà! voici cette vermine qui se remet en marche! Seigneur, Dieu! elle prend juste la fatale direction !

— Oh! parbleu! parbleu! nous sommes en plein Océan de lamentations maintenant! riposta impatiemment Adolphe; un peu de sang-froid, un peu de raison sil vous plaît, mon petit ami! Continuez à inspecter tranquillement lhémisphère qui vous est échu en partage; quant à moi, je sonde mon horizon avec des yeux infatigables; je ne laisserai rien échapper, soyez en sûr!

Sans se laisser calmer par les affirmations de lartiste, le jeune Brainerd, se renfermant dans un anxieux silence, continua de surveiller la plaine où les Indiens continuaient de rôder comme des bêtes fauves de sinistre augure. Il eut la bonne chance de revoir encore ses amis qui cheminaient tout doucement à lextrémité dune clairière; ils disparurent bientôt derrière limpénétrable rideau des forêts, et le coeur du jeune homme se serra involontairement en les perdant de vue.

Après être resté muet pendant une demi-heure, il se retourna vers lartiste qui tenait activement sa lunette à hauteur des yeux, comme si elle lui eût révélé un spectacle très intéressant.

— Les voyez-vous encore? demanda Will.

— Je les ai perdus de vue il y a quelques instants: répliqua
Halleck.

— Et maintenant quapercevez-vous de suspect?

— Que, diable! Voulez-vous que je voie? dit lautre, en recommençant son inspection avec un soin tout particulier, comme sil eût voulu approfondir une question douteuse.

— Que je voie un peu! reprit Will en prenant la lunette à son tour.

Halleck en essuya les verres avant de la lui remettre.

— Ce nest guère la peine, à présent, ils sont si loin! Vous napercevrez probablement plus rien. Je ne pouvais parvenir à les garder en vue, quen gardant ma lunette parfaitement immobile, toujours dans la même direction.

Heureusement, pour sa tranquillité desprit, Will naperçut point ce qui avait si fort attiré lattention de son cousin: il aurait vu avec une inquiétude horrible, une bande de Sauvages en pleine poursuite, sur les traces des fugitifs.

Halleck navait pas voulu lui faire connaître un mal sans remède; dans la crainte quil ne vînt à les découvrir, Adolphe lui reprit sur le champ le télescope, et le mit nonchalamment dans sa poche. Plus tard, et durant toute son existence, cette vision du désert lui rappela de terribles souvenirs.

Il était tard dans laprès-midi; quelques bouffées de vent, annonçant un orage, firent ployer les cimes des arbres. Il en résulta un peu de fraîcheur, ce qui rendit la position des deux jeunes gens plus supportable; car, jusque-là, ils avaient rôti sur les tuiles échauffées par le soleil.

Brainerd, sur les sollicitations de son cousin, sassit à côté de lui.

— Vous voyez, mon pauvre Will, que tout va pour le mieux, lui dit ce dernier: maintenant; si nous devons recevoir la visite de ces sombres enfants de la forêt, je men réjouirai considérablement, car ce sera pour moi une occasion superbe denrichir mon album.

— En vérité! grommela Brainerd vexé au plus haut degré, je ne puis deviner si votre indifférence est réelle ou affectée. Certes! votre expérience de ce matin devrait avoir démoli une notable portion de vos idées baroques sur les Indiens!

— Pas une particule nest changée chez moi, riposta lartiste avec une bonne humeur contre laquelle aucun courroux naurait pu tenir. Allons-nous rire de tout cela quand nous serons de retour à Saint-Paul!

— Oui!… si le ciel nous accorde dy revenir jamais… Vous pouvez bien vous mettre une chose dans lesprit, Adolphe; cest quavant dêtre sorti du Minnesota, vous aurez, plus dune fois, senti votre sang se figer dhorreur dans vos veines. Jai vécu assez longtemps chez les indiens pour savoir quils ne reculent devant aucun crime, ou plutôt, il nexiste pas de crime pour eux. Je vous le répète, Adolphe, la mort est près de nous tous; une mort plus cruelle que nous ne pouvons limaginer.

Cependant la nuit approchait, et avec elle lombre pleine de perfidies et de mystères. Brainerd devint plus triste, plus inquiet encore.

Halleck, au contraire, redoubla daisance, dindifférence, de sang-froid.

Après avoir fait de nouveau usage du télescope, il se mit à siffler une fanfare de chasse, non sans entrecouper sa musique de réflexions philosophiques sur les incertitudes de la guerre.

Le ciel continuait à se couvrir de gros nuages noirs; il devint évident que la pluie ne tarderait pas à tomber avec une grande abondance. Après avoir complété toutes ses observations météorologiques et autres, Halleck songea à quitter le poste aérien où ils étaient juchés depuis plus de cinq heures, il demanda à Brainerd sil ne jugerait pas à propos de descendre, du moment que lobscurité nocturne venait paralyser tous leurs efforts dobservation.

— Je ne sais plus que penser ni que dire, tant ma perplexité est grande, soupira Brainerd découragé; quon regarde au nord ou à lest, on ne voit partout que la réverbération des flammes dans le ciel. Nous sommes en plein désastre Adolphe! Il y a autour de nous une atmosphère de sang, de désastre, de désolation. Voyez dans la direction du nord, à gauche de ce massif de forêt, se trouve la maison du vieux M. Smith. Elle est à dix milles de distance, environ, je suppose quelle recevra le premier choc des sauvages.

— Eh bien! lorsque lincendie éclatera chez M. Smith, alors, à mon avis, il sera temps de prendre une résolution.

— Regardez, sécria Brainerd

Tremblant, éperdu, le jeune homme appuya sa main sur lépaule de lartiste, en lui indiquant la maison dont ils venaient de parler. On y distinguait un point lumineux dont lintensité ardente allait croissant. Au bout de quelques secondes, les flammes élargies et dévorantes complétaient leur oeuvre de destruction.

— Que vous avais-je dit? regardez! répéta Will avec une sorte de terreur triomphante.

— Êtes-vous en connaissance avec M. Smith? demanda posément lartiste

— Assurément! je le connais mieux que je ne vous connais vous- même.

— Quelle est sa famille?

— Il y a lui, sa femme, et trois petits enfants.

— Quelle sorte de gens sont-ils?

— Ah! Çà! mais où voulez-vous en venir avec ces questions,
Adolphe?

— Le père ou la mère sont sans doute fort négligents? ils ne surveillent pas leurs enfants, les laissent courir au danger, tête baissée?

— Après? où voulez-vous en venir à la suite de ce verbiage?

— À rien; seulement je pense quils auront laissé les enfants jouer avec le feu et ces petits drôles auront allumé un incendie.

— Un idiot ou un imbécile pourraient seuls concevoir quelques doutes sur lorigine de ce feu!

— Enfin! supposons que ce soient les Indiens; chose que je nadmets pas; que vous proposez-vous de faire?

— Mon père nous a confié la garde de ces lieux; nous sommes les uniques défenseurs de presque toute notre fortune; il est de notre devoir dy rester jusquà la dernière extrémité. Je vais descendre à lécurie pour harnacher nos chevaux de façon à ce quils soient prêts à partir à lheure suprême; ensuite nous nous remettrons en observation.

Will descendit pour faire les préparatifs dont il venait de parler; lartiste resta flegmatiquement sur le toit. Le jeune Brainerd sella, brida soigneusement les chevaux, les emmena hors de lécurie, et les cacha dans un fourré tout proche, où il pouvait espérer que loeil subtil des Indiens ne les découvrirait pas. Aussitôt après il rejoignit Halleck.

Il ny avait pas moyen den douter; les hordes indiennes avaient commencé leur oeuvre de mort et de dévastation: au nord, à louest, au sud, dans toutes les directions surgissaient des traînées de flammes qui semblaient rendre les ténèbres plus profondes et plus redoutables.

Loreille du jeune homme effrayé avait cru entendre, aussi, par intervalles, des cris, des vociférations, des plaintes déchirantes, éparses dans cette atmosphère dépouvante.

Il lui aurait néanmoins été impossible de discerner, à coup sûr, si cétait une illusion ou une réalité lugubre; lorsquil eût rejoint Halleck, il lui demanda sil navait rien entendu de semblable. Ce dernier lui répondit négativement.

Il nest pas certain que cette réponse fût lexpression de la vérité; mais, dans son trouble, la pauvre Brainerd ny regardait pas de si près.

CHAPITRE VII LOEUVRE INFERNALE.

— Avez-vous fait quelque autre découverte particulièrement alarmante? demanda lartiste à son cousin.

— Non, pas pour le moment; et vous?

— Peut-être oui, suivant votre manière de voir. Apercevez-vous ce gros tronc darbre, là-bas, droit devant vous?

— Oui.

— Eh bien je me trompe grandement, ou bien il y a deux Indiens cachés derrière. Je nen suis pas absolument sûr, mais je tiendrais un pari sil le fallait.

Brainerd jeta un coup doeil dans la direction indiquée;

— Halleck! murmura-t-il à voix basse après un court examen; au nom du ciel! quittons ce poste où nous sommes si fort en vue! voulez-vous donc vous faire fusiller comme une cible?

En même temps il lui saisit le bras et lentraîna par la lucarne. Au bout de quelques instants Halleck voulut y reparaître pour examiner létat des choses.

— Gardez-vous en bien! murmura Brainerd, ils reconnaîtraient immédiatement que nous sommes en méfiance. Descendons au second étage; là nous pourrons sans inconvénient les surveiller à notre aise.

Les deux jeunes gens, munis chacun dune carabine, descendirent avec précaution, et traversèrent doucement une grande chambre fermée. Halleck, moins familiarisé avec les lieux que son cousin, se heurtait aux chaises, renversait les meubles et faisait un tapage exécrable, en punition duquel Brainerd aurait souhaité de bon coeur quil se rompît le cou.

— Chut, donc! grommela ce dernier; venez donc regarder maintenant!

Les volets, en chêne épais, étaient solidement fermés. Ils portaient des lames mobiles comme celles des persiennes dans les pays chauds; en faisant tourner doucement la plus basse sur ses pivots, le jeune Brainerd pratiqua une éclaircie, inaperçue du dehors, mais bien suffisante pour leur permettre dapercevoir tout ce qui pouvais se passer autour deux.

Mais, au moment où les deux cousins allaient placer loeil à ce Judas improvisé, un coup violent frappé à la porte dentrée les fit tressaillir; en même temps une voix rude cria en bon anglais:

— Ouvrez-moi!

— Voyons combien ils sont! avant de leur laisser connaître que nous sommes ici! murmura vivement Will en imposant silence à lartiste.

— Il y en a une demi-douzaine je le parie, répondit lautre sur le même ton, en quittant la fenêtre pour aller vers une croisée de lescalier qui était directement au-dessus du portail.

Avec des précautions infinies pour ne pas faire le moindre bruit, les deux assiégés se rendirent ensemble à ce nouveau poste dobservation.

Le premier coup doeil fut de nature à les consterner; plus de douze Indiens gigantesques étaient groupés devant lentrée.

— Ah! voilà le moment dagir! murmura Halleck.

— Rien! rien à faire! mon pauvre ami, si ce nest de songer à fuir le plus tôt et le plus adroitement possible.

Mais la porte commençait à sébranler sous les coups réitérés; les cris «ouvrez!» se renouvelaient avec une violence impérieuse. Les jeunes gens descendirent à pas de loup jusquau rez-de- chaussée.

— Maintenant, dit lartiste, allez faire tous vos préparatifs par la porte de derrière; moi, je vais parlementer avec eux.

— Je ne vous abandonnerai pas dans une pareille extrémité, répliqua Brainerd, refusant dobéir; dautant mieux que vous choisissez un parti qui frise la folie.

— Mais va donc! par le diable! insista Halleck en le poussant amicalement dans la direction indiquée; nous navons plus rien de mieux à faire.

— Quarrivera-t-il de vous?

— Ah! tu mennuies! Est-ce que jai peur? moi! Mais, cest mon affaire toute spéciale cette entrevue de parlementaire!

— Décidément, cest un vrai suicide auquel vous songez-là; je ne men rendrai assurément pas complice! fit Brainerd en résistant toujours.

— Ce nest point ainsi que je lentends, parbleu! tu vas tévader, te mettre en selle, me tenir mon cheval prêt, et je ne tarderai pas à te suivre.

Il fallait bien se rendre à la généreuse obstination dHalleck; la porte de derrière fût doucement ouverte; aucun Indien napparaissait de Ce côté. Will se glissa dehors sans bruit, et Halleck revint faire face aux Sauvages dont les violences redoublaient.

— Qui va là? demanda-t-il dune grosse voix.

— De pauvres Indiens, qui veulent entrer, fatigués; ils sassoiront un peu pour se reposer.

— Voulez-vous rester ici toute la nuit?

— Non! ils sen iront bientôt, ne resteront pas longtemps, fatigués; ils veulent sasseoir un peu pour se reposer.

— Eh! bien, reposez-vous tranquillement par terre, et voyez un peu ce qui en résultera; si ça, ne vous va pas, cherchez ailleurs.

Un profond silence accueillit cette réponse. Puis, tout à coup, la porte reçut une telle bordée de coups quelle en trembla sur ses gonds.

À ce moment lartiste fut davis quil fallait «aviser.» Sans avoir de projet arrêté, il sélança lestement par lissue dérobée quavait prise Brainerd, referma soigneusement la porte de façon à ne laisser aucun indice qui pût trahir son mode dévasion.

Tout cela fut fait en un instant et avec une promptitude qui lui sauva la vie; car, à la minute même où il gagnait le large, la grande porte était enfoncée et les Sioux entraient en forcenés dans la maison.

Bien en prit à Halleck davoir refermé lissue secrète, car, au bout de quelques secondes, les Sauvages auraient été sur ses talons. Mais, napercevant rien au rez-de-chaussée, ils supposèrent que leur invisible interlocuteur avait gagné les étages supérieurs, et sélancèrent à sa poursuite dans les escaliers.

Dabord, Halleck sarrêta dans le jardin pour observer les environs et prêta loreille, cherchant surtout à retrouver son cousin. Au bout de quelques instants, napercevant et nentendant rien, il se mit à marcher tout doucement, la carabine en main, le fameux album sous son bras, et un cigare non allumé aux lèvres.

La seule mésaventure qui lui arriva, fut de rencontrer à hauteur de visage une corde de lessive qui, suivant son expression, «faillit lui scier le cou».

Une fois hors du jardin, sous labri dun grand arbre, il sarrêta pour observer ce que faisaient les sauvages. Ils continuaient de parcourir bruyamment la maison, cherchant toujours les habitants quils supposaient cachés dans quelque coin.

— Vous pouvez continuer vos perquisitions comme cela toute la nuit, si çà vous amuse, murmura-t-il avec un sourire silencieux; il est dans lopinion dun certain gentleman de mon âge et de ma ressemblance, que vous chercherez très longtemps sans trouver sir Adolphe Halleck. Bonsoir, mes coquins cuivrés! à lavantage de vous revoir.

Il aurait été imprudent de sattarder auprès dun aussi dangereux voisinage. Lartiste se mit donc à chercher lendroit où Brainerd devait lattendre avec les chevaux, mais, à son grand déplaisir, il ne trouva rien; après avoir tâtonné dans les broussailles pendant quelques Instants, il en fut réduit à croire que lautre lavait abandonné seul au milieu de ce formidable danger.

Cette pensée ne le laissa pas sans émotion; il saventura même à appeler Will plusieurs fois, dune voix contenue. Enfin, ne recevant aucune réponse, il prit la résolution de se tirer daffaire tout seul.

La position, incontestablement, était fort épineuse; seul, avec une carabine à un coup pour toute défense, en regard dune bande dIndiens enragés pour la magnanimité desquels il navait plus la même admiration, Halleck se voyait fort embarrassé sur le parti à prendre.

Néanmoins, il délibéra avec une lucidité qui lui faisait honneur.

Rester tapi dans le fourré jusquau matin, cétait littéralement se jeter dans la gueule du loup. Dautant mieux que, depuis quelques instants, lincendie qui dévorait le Settlement entier, éclairait comme un soleil tous les bois dalentour; il devenait impossible de sy cacher.

Dautre part, fuir à travers champs dans la direction de Saint- Paul, était un moyen praticable, quoique chanceux, mais il nentrait pas «constitutionnellement» dans la tête de lartiste, dadopter ce système «peu chevaleresque» dévasion, autrement quen cas de nécessité absolue.

— Que la peste létouffe! grommela-t-il; où ce jeune animal peut-il sêtre fourré avec ses chevaux? Holà hé!

Seul, le craquement sinistre de lincendie lui fit réponse; de longues traînées de flamme, éblouissantes de blancheur, percèrent la fumée comme des éclairs. Halleck recula instinctivement lorsquil se vit tout illuminé par ce jour funeste.

Dans ce mouvement rétrograde, il faillit se heurter contre un grand Sauvage dont il navait assurément pas soupçonné la présence. Halleck tira son revolver de sa ceinture, mais avant quil leût armé sa main était emprisonnée dans celle de lIndien. Cependant aucune lutte ne sengagea, car lartiste, à sa surprise extrême, sentit létreinte de son adversaire se relâcher amicalement.

— Moi, bon pour homme blanc. Courez là-bas. On attend.

Et le géant Sauvage disparut comme un météore, laissant Adolphe plus intrigué que jamais.

— Voilà le vrai Indien! Murmura-t-il après quelques instants de réflexion; il confirme pleinement mes théories! Que le diable lemporte! ne pouvait-il me donner le temps de le croquer, en deux coups de crayon?… Cest un type splendide! Jaimerais faire échange de cartes avec lui. Comment a-t-il réussi à dénicher Brainerd?

Il ne vint pas, une seule minute, à, lesprit dHalleck, la pensée que cet homme avait pu le tromper et lui indiquer le chemin au bout duquel lattendait une mort horrible. Aussi, sans hésiter, il marcha vivement au point désigné. Pendant le trajet, il aperçut à droite et à gauche des Indiens à cheval; heureusement il se faisait bien petit dans lherbe et se glissait fort adroitement, sans le moindre bruit, car il ne fut point découvert; mais il convint, lui-même, plus tard, que chaque reflet dincendie lui semblait léclair dun rifle, et que plus dune fois il menaça de loeil quelque grosse racine, la prenant pour un Indien embusqué dans lombre.

Néanmoins ses opinions «constitutionnelles sur les aborigènes» ne furent pas sensiblement modifiées; on laurait invité à exposer sa théorie nouvelle, quil naurait pas hésité à dire: «Le Sioux a des moments demportement inouïs, mais, au milieu même de ses plus grandes exaspérations, il sait user dune chevaleresque magnanimité envers lhomme blanc.»

Après avoir parcouru un petit sentier sombre, Halleck entrevit trois formes vagues, groupées ensemble; cétaient Brainerd et les deux chevaux quil tenait par la bride.

Adolphe leût bientôt rejoint.

— Vous me pardonnerez, se hâta de dire Will, si je ne vous ai pas exactement tenu parole; jai été forcé de méloigner, ma cachette était trop proche; jaurais été découvert sur-le-champ.

— Tout va bien! mon ami; vous avez fort bien manoeuvré, car, en effet, il y avait dans cette région infernale, des coups de jour fort dangereux.

— Comment avez-vous réussi à me trouver?

— Un noble, majestueux, estimable Indien Américain ma indiqué ma route, spontanément, et sans aucune question de ma part!

— Ah! oui cétait Paul: un autre Sauvage converti.

— Mais, sil est chrétien, que vient-il faire dans cette bagarre?

— Il a été contraint de feindre pour sauver sa vie. Je suis presque sûr quil nen fait que tout juste afin de se mettre à labri des soupçons; et quau contraire il épie les occasions de nous être secourable. Nous le reverrons sans aucun doute.

— Jaimerais à cultiver sa connaissance; à lui faire compliment sur la noblesse de ses procédés.

— Allons! allons! vite en selle! interrompit Brainerd; Soyons prêts à disparaître.

Une fois sur leurs montures, les deux jeunes gens se retournèrent pour jeter un regard vers le lieu de désolation quils abandonnaient. La maison toute entière nétait quune masse incandescente du sein de laquelle séchappaient à longs intervalles des grondements sinistres, ressemblant aux plaintes dun colosse agonisant. Tout autour flottait une atmosphère rouge, sanglante, pleine de reflets sombres et sinistres; image saisissante du chaos!

— Ah vraiment! cest trop, cent fois trop malheureux! murmurait Brainerd, inconsolable; voici la seconde fois que mon père est ruiné.

Quel malheur de voir brûler ainsi le seul asile de la famille, sous nos yeux, sans pouvoir lui porter aucun secours!

— Pauvre Will! vous avez raison… mais, nen doutez pas, ces malheureux quégare un moment de passion rétabliront ce quils ont ruiné, lorsquils seront rentrés dans le calme de leur conscience.

Brainerd ne parût accorder aucune attention à cette métaphysique trop alambiquée pour être consolante.

— Au milieu du désordre qui préside à tous leurs mouvements, poursuivit-il sans répondre au discours dHalleck, ils ont lair de se grouper tous sur le côté opposé de la maison; je voudrais bien savoir ce quils veulent faire; faisons un détour pour nous en assurer.

— Vous attendrai-je ici?

— Il ny a aucun inconvénient, car le champ est libre pour courir au premier signe de mauvais augure, élancez-vous dans la prairie, suivant la direction prise ce matin par nos amis. Je vous rejoindrai le plus tôt possible.

— Ne soyez pas trop long, observa Halleck; non pas que jaie des craintes sur notre sort; mais jai hâte den finir avec toutes ces incertitudes.

Brainerd, suivant son projet, fit un circuit dans la prairie, de façon à, tourner la maison, et à découvrir sa façade opposée. Halleck mit pied à terre et sadossa à un gros arbre, après avoir passé â son bras la bride de son cheval; puis il attendit avec assez dimpatience, maugréant de ne pas avoir un cigare allumé.

Bientôt un «élément» nouveau dinquiétude vint se joindre à ses émotions premières. Non contents davoir livré aux flammes le bâtiment principal, les Sauvages avaient incendié toutes les constructions accessoires; de sorte que la circonférence du désastre sétait successivement agrandie, au point de refouler les Indiens à une grande distance, tant la chaleur était devenue intolérable. Tout le voisinage, et notamment le point où se trouvait Halleck, étaient devenus fort dangereux à cause des rôdeurs qui sy répandaient.

Son inquiétude devint si vive quil fit un demi-tour vers lEst, et narrêta sa monture que lorsquil eût placé un mille entre lui et le sinistre. Là, il fit halte, et se remit à attendre. Néanmoins la fascination exercée sur lui par laspect de lincendie était si grande, quil ne pût sempêcher de se retourner pour contempler ce sinistre soleil de la nuit.

À ce moment il entendit le galop dun cheval.

«Par ici! Brainerd! cria-t-il en allant à sa rencontre; ah! mon ami! quel émouvant spectacle! Jy trouve une grande ressemblance avec lembrasement dun vaisseau en pleine mer; ne trouvez-vous pas?

Son compagnon ne lui répondit rien; aussitôt il ajouta:

— Je remarque une chose, Will; cest que nous nous dirigeons plutôt au Nord quau Levant… Chut! Jentends des pas de chevaux.

Tous deux sarrêtèrent, gardant un profond silence. Cependant le cavalier survenant vint droit à eux comme sil les eût aperçus ou entendus: cétait un Sauvage, qui fut sur eux avec la promptitude de léclair.

Halleck, à son approche, avait cherché son revolver; mais à son inexprimable regret, il saperçut quil lavait perdu.

— Will! sécria-t-il, sus à cet indien! avant quil… Il sarrêta brusquement, car il venait de reconnaître, dans ce silencieux compagnon, un énorme Sauvage qui remplaçait fort désavantageusement Brainerd.

Au même instant il se trouva serré entre ces deux ennemis, sans autre arme que sa carabine désormais inutile.

Avant quil eut fait un mouvement ou prononcé un mot, lindien dernier arrivé prit la parole :

— Homme blanc, prisonnier — sil bouge, sera scalpé.

— Je crois bien quil ne me reste aucune autre ressource, répondit sans façon Halleck; vous me traiterez, je pense, avec la courtoisie chevaleresque qui a rendu votre race si célèbre dans le monde.

— Venez avec nous; lui fût-il brièvement répondu.

Et on lemmena dans la direction de lincendie.

Lun des deux sauvages navait rien dit, navait fait aucune démonstration. Il se contenta de prendre position à gauche du prisonnier, qui, ainsi se trouvait gardé à vue de tous côtés. Tout en chevauchant, lartiste chercha à distinguer les visages de ses vainqueurs, un frisson singulier courut dans ses veines lorsquil crut reconnaître, dans lun des deux, lindien Paul qui lui avait précédemment rendu un bon office.

Plusieurs fois il fut sur le point de lui adresser la parole; instinctivement il se contint, et la route seffectua en silence.

Tout cela nétait point sans mystère. Lartiste sen préoccupait fort, lorsque lun de ses deux gardiens resta de quelques pas en arrière; lautre avec un mouvement de surprise, en fit autant. Craignant quelque sinistre projet contre sa personne, Halleck se retourna pour épier leurs mouvements.

Il aperçut les deux sauvages marchant côte à côte, puis léclair soudain dun couteau: lun deux tomba mort et glissa lourdement à bas de son cheval.

— Restez là, vous, dit aussitôt le secourable Paul; lautre jeune Blanc va venir — Les Indiens galopent contre les femmes — courez après. — Il y aura des scalps.

Et lIndien disparut plus prompt quun souffle dorage, laissant
Adolphe tout palpitant démotion.

Son audace nonchalante commençait à labandonner, et il se surprenait à rouler dans sa tête de sombres pressentiments, surtout depuis que limmense danger couru par ses amis venait de lui être si soudainement révélé. Il désirait maintenant, avec angoisse, courir vers le chariot fugitif, et, par conséquent, attendait Brainerd avec une impatience extrême.

Bientôt le trot dun cheval retentit à proximité, Halleck se tint prêt à recevoir le nouvel arrivant de pied ferme, quil fût ami ou ennemi. Heureusement toute précaution était inutile; au bout de quelques instants Brainerd apparut et reçut avec une émotion facile à comprendre la communication des événements survenus pendant son absence.

Après avoir donné un dernier et triste regard à ce qui fût la maison paternelle, les deux amis senfoncèrent rapidement dans la forêt épaisse, au travers de laquelle ils devaient suivre les traces des fugitifs partis avant eux.

CHAPITRE VIII QUESTION DE VIE OU DE MORT.

Vers minuit, une pluie fine mais serrée commença à tomber sans discontinuer jusquau matin. Les deux jeunes cavaliers étaient percés jusquaux os, affamés, fatigués; tout cela joint à la vive inquiétude qui les dévorait, rendit leur position extrêmement pénible.

Lartiste insistait pour sarrêter et allumer du feu: mais Brainerd sopposa de toutes ses forces à une telle imprudence, objectant, avec raison que la fumée inévitablement produite par le foyer attirerait sur eux dune façon très périlleuse lattention des rôdeurs Indiens.

Laspect du pays avait successivement changé. Au lieu de la prairie uniforme et presque nue, les voyageurs rencontraient maintenant une végétation plus abondante, des ruisseaux, des collines assez élevées, et des groupes darbres qui annonçaient une région forestière.

Will, dont la jeune expérience était toujours en éveil, évitait soigneusement les fourrés, les buissons sombres, dont les flancs pouvaient receler des embuscades, et sen éloignait par de longs détours.

Cependant, après plusieurs heures dune course rapide, ils navaient rencontré aucun indice qui annonçât la présence dun ennemi. Will commença à être convaincu sérieusement que les hordes malfaisantes des Petits Corbeaux, des Wacoutahs, des Wabashaw, et des Pieds-Rouges, navaient point encore pénétré sur ce territoire. Néanmoins ses appréhensions étaient loin dêtre calmées, car les Sauvages ne connaissent ni les distances ni les difficultés, et devancent, dans leurs poursuites acharnées, les fuites les plus promptes.

Midi approchait; les jeunes gens étaient tourmentés par une faim intolérable; ils se décidèrent à faire halte pour tâcher de se procurer la nourriture nécessaire. Les ruisseaux et les lacs du Minnesota abondent en poissons de toute espèce, les bois sont giboyeux à lexcès; ils ne devaient donc avoir aucune difficulté à se procurer de la venaison.

Pour arriver à leur but, ils furent obligés de pénétrer dans un bois dont létendue paraissait être denviron vingt ou trente ares. Mais lorsquils en furent à une centaine de pas, Brainerd arrêta son cheval.

— Je ne suppose pas que nous courions un grand risque en nous approchant ainsi de la forêt; cependant nous agissons dune manière qui ne me convient pas.

— Pourquoi?

— Il est impossible de sonder les coquineries des Peaux-rouges. Nous sommes loin dêtre hors de danger; si ce nest en rase prairie.

— Eh bien! au contraire, moi, je pense que ces gens là ont un fond de noblesse et de chevalerie qui les poussera toujours à nous attaquer ouvertement.

— Ah! pauvre Adolphe, vous êtes obstiné dans vos ridicules illusions! Oui, sils sont en nombre énormément supérieur et sûrs de nous écraser, ils nous attaqueront effrontément mais heureusement nous sommes bien montés, et suffisamment armés pour les tenir à distance. Tout ce que je crains, ce sont les embuscades; les Indiens nont pas dautre idée en tête.

— Si vous le préférez je vais battre le bois; vous mattendrez ici.

— Non! je vais avec vous.

Ils pénétrèrent ensemble sous la voûte de verdure, firent quelques pas et écoutèrent en regardant tout autour deux. La forêt était silencieuse comme une tombe; pas un être animé ny donnait signe de vie.

— Jespère que nous sommes seuls, dit Brainerd; comme les broussailles sont très inextricables par ici, nous serons obligés de mettre pied à terre et de nous séparer quelque peu, afin de chasser pendant quelques heures chacun de notre côté.

— Cest parfait! répondit Halleck se mettant en devoir dobéir; nous nous retrouverons ici, chargés du gibier que nous aurons pu conquérir.

Ils se séparèrent ainsi; lartiste prit à droite, son compagnon à gauche. Dabord une grande quantité décureuils soffrit à leur vue, mais ils dédaignèrent daussi menues proies, réservant leurs munitions pour de meilleures rencontres. Au milieu de ses zigzags, lartiste fit la rencontre dune petite source, abritée dans le creux dun énorme rocher; tout autour de ce nid frais et murmurant senlaçaient les racines noueuses de grands arbres au milieu desquelles ruisselaient avec une grâce infinie les plus mignonnes cascades.

Le site était ravissant; aussi Halleck après sêtre avidement désaltéré à cette glace liquide, ne put résister au désir den faire le dessin.

En conséquence, il ouvrit son inséparable album, et accomplit son oeuvre avec une attention que rien ne pouvait distraire. Tout en crayonnant, il crut bien entendre, une douzaine de fois, Brainerd décharger son fusil; mais il ne se troubla pas pour cela; au contraire, il en conclut quil était heureux en chasse, et que dès lors, lui Halleck, pouvait bien vaquer â son cher dessin.

Néanmoins, il fit la réflexion que rentrer sans une seule pièce de gibier serait chose humiliante; aussi; lorsquil eût fini, il replia son album et repartit en chasse, le fusil sur lépaule.

Mais ses aventures nétaient pas finies, à beaucoup près. À proximité dune petite éclaircie, il sarrêta tout frissonnant: son oreille aux aguets venait dentendre une voix plaintive, semblable au râle dun agonisant. Il écouta encore; il ny avait point â sy méprendre, cétait bien les gémissements dune créature humaine blessée à mort; ils partaient dun buisson situé à une cinquantaine de pas.

Halleck courut dans cette direction et découvrit avec consternation un homme étendu à la renverse sur le sol; il paraissait mortellement blessé et navait plus quun souffle de vie.

Lartiste se pencha sur lui dune façon compatissante.

— Comment vous trouvez-vous en ce misérable état, pauvre malheureux? lui demanda-t-il.

— Hélas! murmura le moribond en se raidissant pour regarder autour de lui comme sil eut appréhendé le retour dun ennemi féroce; ce sont ces Sauvages… ils ont massacré ma femme et mes enfants, et mont traîné jusquici pour y expirer.

— Où sont-ils, les Indiens

— Partout! vous nen avez point rencontré?

— Y a-t-il dautres hommes Blancs dans ces bois?

— Il y en avait quatre, que les Sauvages ont suivis à la piste depuis ce matin.

— Que sont-ils devenus?

— Trois gisent dans lherbe près dune source, où ils ont été fusillés.

Lartiste se releva, les cheveux hérissés sur la tête, et alla au lieu indiqué, pour vérifier ce que venait de lui dire lagonisant. En effet, il trouva un homme et deux enfants, froids, raidis dans les embrassements de la mort. Ils avaient été si brutalement hachés à coups de tomahawks, que loeil dun ami naurait pu les reconnaître.

Après avoir contemplé pendant quelques minutes avec égarement cet effrayant spectacle, lartiste revint au moribond; mais il ne trouva plus quun cadavre.

Il resta un instant immobile, perdu dans une sombre rêverie.

Tout à coup, une détonation, suivie dun sifflement qui lui passa devant la figure, le rappela au sentiment de la réalité, cest-à- dire du danger.

Sa première manoeuvre fut digne dun vétéran dans la guerre forestière: il bondit en arrière dun arbre, et sy cacha de façon à être garanti contre une nouvelle balle.

Il avait remarqué la direction doù était venu le message de mort; il sabrita en conséquence, et se tint en observation.

Une pensée lui causait un certain malaise; si ses ennemis étaient nombreux, lissue de laventure pouvait devenir extrêmement désagréable. Il éprouva un sentiment de soulagement lorsquil aperçut une figure sombre, une seule, se dessinant derrière les feuillages.

— Impudent vagabond! murmura Halleck, tu lorgnes par ici pour juger du résultat de ton coup. Attends un peu, je vais te rendre la monnaie de ta pièce.

Malheureusement, loeil expérimenté de lIndien avait remarqué le canon de carabine quAdolphe dirigeait contre lui; il se déroba subtilement derrière un arbre, au moment où le coup partait, et esquiva ainsi une conclusion précipitée de tous ses combats.

Sans sarrêter à savoir sil avait touché le but, Halleck rechargea son arme avec toute la rapidité possible; il venait dassurer la dernière bourre, lorsque avec un cri insultant de triomphe le Sauvage arriva en bondissant sur lui.

Quoiqu»il neut pas encore placé la capsule, Halleck ne se troubla point, et coucha en joue son adversaire. Ce dernier, trompé par ce sang-froid, crut que lartiste avait une arme à deux coups et se cacha vivement derrière un arbre.

Avec la rapidité de la pensée, Halleck mit sa capsule, arma la batterie, et attendit, tout en réfléchissant quau fond les choses allaient pour le mieux puisque la partie était égale.

Cependant, chacun des deux adversaires étant abrité, la bataille, devenait une question de stratégie. Le vainqueur devait être celui qui, le premier, parviendrait à surprendre lautre hors de garde.

Une histoire du désert revint alors en mémoire à lartiste; il se rappela avoir lu quun Européen se trouvant en position analogue, avait imaginé de tromper son ennemi et de provoquer son feu, en faisant apparaître cauteleusement son chapeau ou un autre objet paraissant indiquer que la tête était dessous. LIndien avait fusillé un bonnet suspendu au bout dune branche, et lorsquil était arrivé sur celui quil croyait mort, il avait reçu lui-même le coup mortel.

Halleck se souvint aussi avoir vu cette petite scène reproduite par un dessin qui lavait charmé.

Mettant aussitôt ses souvenirs en pratique, lartiste plaça son Panama sur le canon de la carabine, et léleva doucement un peu au-dessus de larbre. Mais il avait compté sans la perspicacité de son adversaire, et aussi sans sa propre inexpérience; le chapeau balançait sur son appui improvisé, ses allures nétaient pas naturelles, il ny avait pas trompe-loeil.

Aussi, eut-il beau reproduire son artifice sur toutes les faces du tronc darbre, le Sauvage se contenta de grimacer un sourire méprisant, et ne bougea pas.

Halleck finit par comprendre que sa ruse était éventée; il en conclut que lIndien devait avoir lu cette histoire et pris connaissance de lillustration qui laccompagnait. Mais, en même temps, il fit, dans la doublure de sa veste, une découverte qui lui causa un sensible plaisir. Son revolver quil avait cru perdu, ayant glissé par une poche décousue, sétait réfugié un peu plus bas entre un porte-cigares, un étui à crayons, un couteau-fourchette et le télescope.

Cette trouvaille réconforta considérablement lartiste, et lui suggéra, lidée dune autre ruse. Une sorte de protubérance indécise ressemblant un peu à une tête abritée par une couverture, se montra du côté de lIndien, et disparut aussitôt. Quelques secondes après, la même apparition se reproduisit sur un autre point. Lartiste comprit lartifice; un demi-sourire plissa ses lèvres, il épaula et fit feu.

Comme il sy attendait, un hurlement de triomphe lui répondit, et le Sauvage se précipita sur lui, le tomahawk levé. Halleck laissa tomber son rifle et dirigea contre lennemi, avec la fermeté dune tige dacier, son poing armé du revolver. Le Sauvage sans méfiance continua davancer; trois petites détonations sèches et brèves retentirent, enfonçant chacune un messager de mort dans le buste de lIndien.

Il ne tomba quau troisième coup.

— Les carabines ne sont pas les seuls instruments propres à la fusillade, mon bel ami cuivré, murmura lartiste en replaçant paisiblement son arme en lieu sûr; ce petit engin fait peu de fracas mais dexcellente besogne, comme vous avez pu voir. Il y a mieux; pour le cas où il y aurait dautres vagabonds de même espèce dans le voisinage, je vais recharger toute mon artillerie.

En procédant à cette opération, il donna un coup doeil au vaincu qui se débattait dans lherbe, au milieu des dernières convulsions. Sa face contractée était horrible à voir; cétait le type dune férocité infernale. Du reste, elle ne trompait pas, cet homme avait commis tous les crimes depuis lassassinat jusquà lincendie; sa ceinture portait en grand nombre les scalps des femmes et des enfants. La mort quil venait de subir était une punition trop douce; ce nétait pas en guerrier, mais en supplicié quil devait finir.

Il lança à Halleck des regards furieux, comme sil avait voulu lanéantir; ses dents grincèrent; ses mains se crispèrent sur les broussailles environnantes.

— Va-t-en! va! lui cria-t-il en Anglais, va-t-en! coquin! moi tuer…

— Je ne doute pas de vos bonnes intentions à mon égard, murmura Halleck impassiblement; mais elles meffrayent encore moins que tout à lheure.

— Le chien Face-Pâle peut courir, il arrivera trop tard dans la prairie. Les guerriers indiens ont suivi la piste de lOncle John et de ses femmes.

Halleck sentit comme un coup de couteau dans le coeur; le souvenir de ses amis et des dangers quils pouvaient courir lui revint en esprit:

— Que dites-vous?… Ils ont été surpris par cette canaille rouge?… Où?… Quand?… Mais, parle donc, gredin!… cria-til en se penchant sur le blessé.

Tout fut inutile; lIndien avait entonné son chant de mort, dont rien ne pouvait le distraire; et au fond de ses yeux demi- éteints, vacillaient comme des lueurs fugitives les flammes de la colère, de la haine, de la vengeance.

Halleck prit soudain son parti; abandonnant le monstre à la mort qui sen emparait, il courut en toute hâte au rendez-vous convenu.

Là, il trouva les chevaux dans la position où on les avait laissés, mais Brainerd nétait pas encore de retour. Limpatience fiévreuse dHalleck était telle quil fut sur le point de partir sans lattendre; heureusement le jeune settler ne tarda pas à paraître, ployant littéralement sous le poids du gibier.

À peine fût-il arrivé quAdolphe lui expliqua précipitamment tout ce qui venait de se passer, insistant particulièrement sur les révélations de lIndien concernant les dangers courus par leurs amis.

Sur-le-champ ils se remirent en route; leur appétit, tout surexcité quil fut par le besoin, sétait évanoui devant ces nouvelles inquiétudes. Seulement, par mesure de précaution, les jeunes gens chargèrent en croupe une portion de leur gibier.

— Cette race Indienne me parait avoir changé un peu de cachet par ici, observa lartiste lorsquils furent en pleine campagne; je trouve surtout des types incroyables de vagabonds… ils ne me déplaisent pas trop.

— Eh! mon cher! ce sont ces nobles guerriers dont vous êtes si poétiquement entiché! ces hommes chevaleresques et généreux daignent, à cette heure, courir sur la piste de mon père, de ma mère, de ma soeur, comme des limiers altérés de sang; ces braves gens, comme vous les appelez, dansent peut-être; à cette heure, les pieds dans le sang, autour des scalps de Maria et de Maggie!

— Écoutez donc Will; je déteste ces indiens vagabonds qui pullulent sur les frontières de la civilisation. Mais si nous étions à cent milles plus loin dans les bois…

Eh! mon pauvre cousin, vous auriez déjà subi vingt fois la mort si la chose était possible! interrompit Brainerd avec irritation; il est temps, croyez-moi, de jeter au loin vos niaises utopies sur les Sauvages, et de vous conduire un peu daprès lexpérience de gens qui en savent plus que vous là-dessus !

— Au moins, vous maccorderez une chose; cest quils nont pas commis un seul acte de cruauté, avant dy avoir été poussés par la méchanceté des Européens.

— Cest possible; mais ils ne se sont pas privés de prendre des revanches féroces.

— Remarquez-le bien, Will; les trafiquants, les émigrants, les pionniers, les forestiers, les chasseurs, les trappeurs, les settlers, tout le monde sest jeté sur ce pauvre désert et sur ses pauvres habitants comme sur une terre de conquête; on a pris, on a pillé, on a gaspillé, on a brûlé, on a chassé, on a massacré à tort et à travers; on a violenté et exaspéré les Indiens de toutes manières; on leur a tout pris, leau, la terre, et jusquà lair du ciel; on les a anéantis… Est-ce que tout cela ne crie pas vengeance?

— Dites ce que vous voudrez, Halleck; vous nempêcherez pas que leur cruauté nait dépassé toutes les dimensions de loffense; il y a longtemps quils se sont vengés au double, au triple, au centuple!

— Mon opinion est que ce soulèvement nest quune ébullition passagère et locale; dans quelques jours il nen sera plus question.

— Vous croyez cela?… Eh bien! priez Dieu pour que les Sissetons, les Yanktonas, les Yanktomis ne se joignent pas à linsurrection; ou bien faites en votre sacrifice, vous ne reverrez plus Saint-Paul.

— Mon Dieu! Will, comme vous amplifiez le danger! Parce que nous avons eu la mauvaise chance de rencontrer deux ou trois vagabonds dans les bois, voilà-t-il pas que vous ne rêvez plus que soulèvement dans tout le Nord!

— Si vous aviez seulement la moitié de mon expérience, vous ne seriez pas si aveugle.

— Oh! quelle perspective splendide! sécria tout-à-coup lartiste avec enthousiasme; si jen avais le temps, comme je crayonnerais, cela!

— Vous pouvez vous en donner ici à coeur joie, riposta aigrement Brainerd, si vous considérez cela comme plus important que les existences et le salut des nôtres.

— Là! là! calmez-vous, cher Will! je nai pas la moindre idée de ce genre… il ny a aucun mal, ce me semble, à admirer daussi belles choses en passant. Dieu! que cest admirable! Ces forêts dun vert-bleu sombre!… Cette prairie de velours vert!… et ce lointain de montagnes qui escaladent le ciel! Will! regardez! fit soudain Halleck à voix basse, il y a sur cette colline quelquun qui nous télégraphie des signaux!…

CHAPITRE IX JIM LINDIEN EN MISSION.

Sur lextrême sommité du coteau, les deux amis aperçurent en reflet la tige dun arbre qui se balançait à droite et à gauche, de façon à indiquer lintervention active dun homme ou dun animal.

Lartiste fit usage de son télescope pour inspecter longtemps en silence ce phénomène inexpliqué.

— Pouvez-vous me définir cela? demanda-t-il à son compagnon, en lui passant la lunette.

— Au moment où larbre sest incliné à droite, reprit Will en parlant lentement sans cesser de regarder, il ma semblé apercevoir quelque chose comme une tête. Maintenant, appartient- elle à un Indien ou à un blanc, je lignore. Voyez un peu Adolphe.

Lartiste regarda longuement et avec une attention soutenue, sans pouvoir déterminer à quelle espèce humaine appartenait lêtre mystérieux, objet de sa curiosité.

Cependant les deux jeunes gens avaient arrêté leurs chevaux; cette halte fût sans doute remarquée par linconnu, car ses signaux devinrent plus agités quauparavant.

— Approchons-nous, dit Brainerd; au moins nous saurons à quoi nous en tenir.

— Ce sera quelque pauvre réfugié, épuisé par une longue course, et ne sachant plus à quel saint se vouer.

— Dans tous les cas, pourquoi ne descend-il pas vers nous pour se faire connaître?

— Impossible à dire; ma curiosité est piquée au plus haut degré, il faut que jaille savoir ce que cest.

— Je crains quelque perfidie, observa Brainerd. Suivant toute probabilité, il y a quelque bande Indienne blottie, là-haut, dans les broussailles.

— Bah! ils auraient déjà fondu sur nous, pour nous envelopper.

— Non; ils ne possèdent sans doute pas de chevaux, et leur ruse constitue à se cacher. Ils savent parfaitement quils ne peuvent rien contre nous, à moins que nous napprochions à portée de fusil: cest là ce quils attendent.

— Nous ne saurons rien dici, reprit Halleck, il faut nous approcher un peu.

Brainerd mesura soigneusement la distance du regard.

— Nous pouvons faire une centaine de pas dans cette direction; à cette distance nous courons quelques chances dêtre fusillés sans trop de danger. Il y a peu de tireurs capables datteindre leur but à pareil éloignement; néanmoins jai connu des Indiens qui sen seraient chargés.

Ils savancèrent vers la colline, doucement et avec mille précautions; puis, lorsquils se crurent au point extrême quil était prudent de ne pas dépasser, ils firent halte.

Lartiste regarda au travers de sa lunette; à ce moment larbre tomba par terre, mais personne napparut derrière.

— Quest-ce encore, cela? demanda-t-il en se retournant vers son compagnon.

— Il saperçoit que nous venons à lui, et il juge convenable de suspendre ses signaux.

— Eh bien! sil en est ainsi, tournons-lui le dos; il recommencera son manège.

Les jeunes gens ramenèrent leurs chevaux dans une direction opposée, comme sils avaient voulu séloigner. Mais lorsquils eurent fait quelques pas, un appel lointain arriva à leurs oreilles; en retournant la tête ils aperçurent un Indien qui étendait vers eux sa couverture blanche.

— Bon! fit Brainerd; le voilà furieux de notre prudence, il nous insulte de loin.

— Voyons, que je le lorgne cette fois, comme si je voulais faire son portrait.

À ces mots, lartiste braqua sur lui son télescope, le regarda attentivement; puis, baissant soudain son instrument:

— Je parie que je connais cet homme, Will. Qui croyez-vous?…

— Un Petit-Corbeau, un Nez-Coupé quelque autre de cette espèce?…

— Cest Christian Jim.

Au moment où Brainerd, avec un signe dincrédulité, cherchait à vérifier cette assertion, ils purent distinguer Christian Jim accourant vers eux à grande vitesse.

Quoique certains, cette fois, davoir affaire à un ami, les jeunes gens ne firent aucun mouvement pour aller au-devant de lui, tant ils redoutaient de faire quelque fausse démarche.

Mais, dès quil fût à portée de la voix, Brainerd, incapable de maîtriser sa fiévreuse impatience, sécria:

— Où les avez-vous laissés, Jim?

— Là-bas, à quarante milles environ dans les bois.

— Et comment vous trouvez-vous ici?

— Je vous cherche, riposta lIndien dun air mécontent; prenez- moi vite sur un cheval, vite! les Indiens sont là!

Tous deux jetèrent un regard inquiet sur les environs; mais napercevant rien, ils interrogèrent le Sioux du regard:

— Ils sont là-bas, dans lherbe; cest pour çà que je restais sur la colline; je naime pas ces Indiens fermiers.

— Comment se sont passées les choses, au commencement de votre fuite?

— Bien; nous avions pris une grande avance dans la prairie. Vers le soir, il y a eu des pistes derrière nous; loncle John était parti trop tard; les Wacoutahs suivaient nos traces.

— Ah! mon Dieu! Et, ma mère, ma soeur, que disaient-elles?

— Rien; les femmes Faces-Pâles ont été courageuses, elles ont chargé les armes en se préparant au combat. Loncle John a poussé les chevaux; le char courait très vite. Ensuite Christian Jim a prêté loreille jusquà terre, des plaintes volaient en lair et retombaient dans la prairie; les maisons craquaient dans les flammes. Le massacre et lincendie étaient partout, devant, derrière, à côté, avec les Indiens.

— Diable! interrompit Halleck, la situation est donc vraiment terrible?

— Continuez, Jim! dit Brainerd impatiemment.

— Alors, loncle John a dit: «Nous ne sommes pas en force pour combattre un aussi grand nombre dennemis; il faut que Will et Adolphe arrivent au plus tôt.

— Et alors?… demanda Halleck.

— Alors, Christian Jim a conduit le chariot dans un fourré impénétrable; il y a caché les femmes et le vieux guerrier. Ensuite il a effacé avec soin toutes les traces, et il a couru chercher les amis quon attendait.

— Mais, pourquoi ne descendiez-vous pas de la colline, au lieu dy rester occupé à manoeuvrer comme un télégraphe incompréhensible? demanda Halleck.

— Quand Christian Jim vous a vus, il a aperçu en même temps, une bande dIndiens à cheval qui cheminait à très peu de distance. Pour ne pas être découvert par eux, il est resté caché derrière un arbre, tout en vous faisant des signaux capables dattirer votre attention.

— Eh bien! nous lavons échappé belle! murmura Will en pâlissant. Cest une chose terrible! Un voyage ainsi côte à côte avec la mort, sans même le soupçonner! Et ces indiens, que sont- ils devenus?

Jim, au lieu de répondre, incline son oreille presque jusquà terre, et écouta pendant quelques instants avec une anxiété profonde.

— Ils partent au grand galop; entendez! fit-il en se relevant.

Les jeunes gens prêtèrent loreille; un bruit semblable à un tonnerre lointain parvint jusquà eux, accompagné dune clameur sauvage.

— Oui, répondit Brainerd, cest le galop de leurs chevaux; ils séloignent.

— Puissent-ils aller jusquen enfer et ne jamais revenir! soupira sentencieusement Halleck.

Personne ne répondit, la marche continua silencieusement dans la direction de louest. La journée était lourde et brûlante, comme il arrive souvent au mois daoût; par cette suffocante atmosphère, hommes et chevaux étaient accablés; cependant les jeunes gens, dans leur hâte darriver, auraient surmené leurs montures si Christian Jim ne les eût retenus.

— La route est longue, dit-il, les chevaux tomberont.

— Mais pourtant, il nous faut joindre, à tout prix, les pauvres fugitifs, répliqua Brainerd avec une légère disposition à la mutinerie; ils peuvent avoir besoin de notre secours à chaque instant:

— Je ne le crois pas.

— Mais, au nom du ciel! Jim, les croyez-vous en sûreté?

— Ils sont entre les mains du Grand Père! répondit lIndien avec une solennité qui impressionna vivement les jeunes gens.

— Nous le savons, Jim, reprit Brainerd après un moment de silence; mais nous savons aussi que, pour mériter le secours du Tout-Puissant, nous devons, nous-mêmes, remplir nos devoirs et agir courageusement jusquà la dernière limite de nos forces.

— Le Grand Père fait ce qui lui paraît le meilleur.

— Parlez-moi deux… Que pensez-vous de leur situation, des chances quils ont déchapper aux poursuites des Indiens?

— Moi, je les crois sains et saufs. On ne les verra pas sils restent cachés dans le bois.

— Mais le chariot avec ses roues, les sabots des chevaux, ont dû laisser des traces profondes et faciles à reconnaître. Les yeux des Hommes-Rouges sont perçants, ils aperçoivent ce qui resterait invisible pour nous.

— Leurs regards sont voilés aujourdhui par la fumée de lincendie; ils voient tout couleur de sang; ils naperçoivent que les scalps des femmes, des babies; ils ne regardent que le pillage. Le démon est dans leurs coeurs, ils ne savent plus ce quils font.

Jusque-là lartiste navait presque rien dit; mais, pour plaider la cause de ses honorables Indiens, il retrouva la parole :

— Vous ne pouvez, dit-il, établir aucun parallèle entre ces honteux coquins, ces affreux vagabonds et le vrai Aborigène. Le vrai guerrier Indien est chevaleresque, honorable et loyal dans la guerre; nest-ce pas, Jim?

Le Sioux le regarda avec des yeux étonnés, dont lexpression indiquait quil navait pas compris son interlocuteur. Lartiste recommença une explication;

— Vos guerriers, cest-à-dire vos vrais Indiens, ne sont pas semblables à ces hommes-la.!… Ils sont meilleurs, plus sensés, plus modérés dans la guerre?… hein?…

— Je nen connais point comme çà, répliqua Jim en détournant la tête.

Brainerd se mit à rire et ajouta:

— Vous aurez besoin dun fier microscope; mon pauvre Halleck, pour découvrir les phénomènes que vous rêvez. Car; vous venez de vous en convaincre, ils sont invisibles à tous les yeux.

Lartiste eut une moue dédaigneuse et sardonique; indiquant que sa foi nétait nullement ébranlée, et quil admettait une seule chose, savoir que le nombre des vagabonds exceptionnels était considérable sur les frontières.

Dévoré dinquiétude, Brainerd navait pu se résoudre à faire halte; il sétait contenté de ralentir le pas; mais, malgré cette modération à leur fatigue, les pauvres animaux continuaient de souffler et de transpirer dune façon inquiétante.

Pour ne pas imposer toujours au même, une surcharge au-dessus de ses forces, lIndien montait en croupe tantôt derrière Halleck, tantôt derrière Will.

Après avoir marché pendant quelques heures Jim annonça quon approchait et que, si aucun accident ne survenait, on aurait rejoint lonce John à la tombée de la nuit.

Mais, à peine eût-on fait cent pas que lIndien poussa un grognement de déplaisir.

— Quy a-t-il encore? demanda Will, derrière lequel celui-ci était en croupe à ce moment.

— Ugh! les Indiens! grommela Jim en indiquant le côté nord de lhorizon.

Tous les yeux se tournèrent dans cette direction — les jeunes gens aperçurent à une grande distance un tourbillon quon aurait pu prendre pour un troupeau danimaux sauvages lancés à fond de train dans la prairie. Leur course impétueuse soulevait derrière elle des nuages de poussière; les yeux inexpérimentés des deux hommes Blancs ne virent dabord là autre chose quune horde de buffles ou de sangliers nomades. Mais bientôt le télescope dHalleck révéla des cavaliers qui caracolaient çà et là, activant la marche de ce groupe effaré.

— Des Indiens chassant les bestiaux pillés dit le Sioux.

— Quelle direction prennent-ils?

— Droit sur nous.

— Alors faisons vite un écart pour nous dissimuler à leur vue, nous courons les plus grands dangers; ils sont bien montés, et nos chevaux sont trop épuisés pour nous tirer daffaire.

Mais une double difficulté se présentait; sils faisaient un trop grand détour, il leur devenait impossible de joindre les amis avant la nuit; sils ne se cachaient pas promptement et sûrement, le danger était pire encore.

En quelques secondes létat des choses empira de telle façon que les fugitifs neurent même plus le temps de délibérer. Les Indiens arrivaient sur eux, au vol, toujours chassant devant eux les bestiaux affolés de terreur. Cette espèce davalanche vivante nétait plus quà deux ou trois cents pas de distance, lorsque Jim fit signe à ses compagnons de se jeter à terre et de renverser leurs chevaux dans les grandes herbes.

Les pauvres animaux, épuisés de fatigue, comprenant peut-être aussi le danger, restèrent étendus sur le sol, sans faire aucun mouvement, à côté de leurs maîtres également immobiles et silencieux.

Il était temps! Comme une trombe beuglante, mugissante, hurlante, bestiaux et Indiens passèrent si près, quun moment Brainerd se crut découvert. Mais, aveuglée par la poussière, enivrée de fureur et dorgueil sauvage, la bande rouge passa sans rien apercevoir.

Les fugitifs les regardèrent séloigner, toujours cachés, loreille et loeil au guet, la carabine au poing, prêts à disputer chèrement leurs vies, si le malheur voulait quune mêlée sengageât.

Aussitôt quils furent hors de vue, Jim donna le signal du départ, et on se remit vivement en route. Les premières ombres du soir ne tardèrent pas à arriver, et, avec elles, une brise agréable, dont la fraîcheur ranima les hommes et les chevaux; la marche se continua plus allègrement, plus promptement; bientôt, à lextrême limite de lhorizon bleuissant, apparut un bouquet darbres; cétait le refuge où loncle John et sa famille attendaient anxieusement larrivée de leurs trois amis.

— Si une horde de ces vagabonds vient à tomber sur les traces du chariot, dit lartiste, ils se mettront en tête de les suivre; et alors, Dieu sait quil faut nous hâter.

— Cela peut arriver, répliqua Brainerd, mais cest le cas le moins à craindre. En ce moment, il y a des fuyards dans toutes les directions, les Indiens auraient trop à faire pour suivre toutes les pistes; ils prennent au hasard. Je crains surtout que quelque groupe ennemi ait eu lidée fortuite de camper dans le bois et ait ainsi découvert nos amis; je crains aussi que ces derniers aient eu la malheureuse idée de fuir.

La perspective immense de la prairie trompe comme celle de lOcéan; plus on marchait, moins on paraissait sapprocher du petit bois: deux ou trois fois, dans son ardeur impatiente, Brainerd manifesta le désir de lancer les chevaux au triple galop; heureusement la sage influence de Jim tempéra cette hâte imprudente qui naurait abouti quà épuiser les montures dont ils avaient si grand besoin.

Sur la route soffraient à eux, çà et là, un spectacle navrant, des scènes effrayantes. Ici une ferme brûlée; là des corps sanglants, criblés daffreuses blessures; plus loin des groupes surpris dans leur fuite, des familles entières massacrées, mais qui avaient eu le triste bonheur de rester unies dans la mort comme elles lavaient été dans la vie; plus loin encore, les restes mutilés dun enfant, dune jeune fille, dun vieillard, tombés sous lhorreur dune mort solitaire, en un épouvantable duel avec quelque bourreau plus acharné que les autres.

Le sang bouillonnait dans les veines des jeunes gens, à de pareils spectacles: Brainerd surtout, le visage sombre, les sourcils froncés, la main crispée sur son rifle, regardait des yeux du coeur, plus loin, là-bas, où peut-être il faudrait chercher aussi dans les herbes rougies, les restes aimés de ceux qui lattendaient pleins dangoisse.

Jim conservait son visage de bronze, vrai masque métallique de lIndien; cependant à quelques ressauts des muscles de ses joues, au tremblement insaisissable de ses narines, un observateur attentif aurait pu deviner un orage intérieur et de dangereuses dispositions pour les bandits auteurs de tous ces forfaits.

Quant à lartiste, il sétait dabord furieusement indigné de tant datrocités et avait jeté feu et flammes; mais au bout de quelques instants son caractère mobile et frivole reprenant le dessus, il sétait remis à admirer le paysage, et avait même parlé de sarrêter un peu pour dessiner un site «délirant». Mais une sévère rebuffade de Brainerd le ramena à des sentiments plus sérieux.

Le soleil venait de se coucher lorsque la petite cavalcade arriva, auprès du petit bois où était cachée la famille Brainerd, Les jeunes gens ralentirent lallure de leurs chevaux pour laisser à leur ami Indien le soin de reconnaître les lieux.

Mais à peine ce dernier eût-il fait quelques pas quil poussa une exclamation étouffée. En réponse à la muette interrogation de Will, il montra du doigt un mince filet de fumée qui surgissait précisément du milieu du bois, et sévanouissait dans lazur du ciel après sêtre élevé tout droit dans lair.

Cet indice, presque imperceptible, était dun fâcheux augure; il pouvait déceler la présence des Indiens dans le fourré où sétaient abrités loncle John et les siens; et, dans ce cas, que sétait-il passé!

Il serait impossible de définir les émotions qui bouleversèrent les deux jeunes gens à laspect de ce signe alarmant. Brainerd terrifié voyait déjà une scène de massacre et dhorreur; les cheveux blancs de son père souillés de son sang, sa mère gisante sur le sol défigurée à coups de tomahawk, Maggie, Maria, massacrées aussi, ou, sort également affreux! entraînées en captivité?

Lartiste amorça et examina son revolver en proférant de terribles menaces contre ces «vagabonds odieux qui déshonoraient la race Indienne».

Le Sioux ne disait rien; il aurait été difficile de savoir ce quil pensait, car il ne répondit point aux questions que lui adressaient les jeunes gens.

— Il faut que jexamine le bois, avant tout, leur dit-il enfin; retirez-vous derrière ces broussailles avec vos chevaux et ne bougez quà la dernière extrémité.

Aussitôt lIndien se mit à ramper dans lherbe de façon à faire le tour du bois, et arriver ainsi inaperçu jusquà ce feu mystérieux dont la fumée était si inquiétante.

CHAPITRE X UNE NUIT DANS LES BOIS.

Le Sioux déploya toute la ruse et lagilité indiennes dans cette difficile entreprise: les hautes broussailles, tout en le favorisant par leur abri protecteur, opposaient mille obstacles à la marche qui devait rester entièrement silencieuse. Aussi, quoique la distance à parcourir fût courte, avançait-il lentement; une heure sécoula ainsi, et la nuit était venue entièrement lorsquil arriva sous la voûte sombre du bois.

Jim sétait fait aussi son opinion concernant la fumée suspecte quon venait dapercevoir. Il ne pouvait admettre que ce feu eût été allumé par ses amis: la chaleur du jour en excluait la nécessité; dautre part, les fugitifs avaient une trop grande crainte dattirer lattention de leurs mortels ennemis, pour commettre une pareille imprudence; enfin, loncle John était trop expérimenté pour se départir ainsi des règles dune précaution sévère.

Jim nétait donc pas sans appréhensions, et, quoiquil nen laissât rien voir, il se sentait agité de sombres pressentiments.

Progressant plus silencieusement quune ombre, il glissait au milieu des branches sans froisser une feuille, sans déplacer un brin dherbe; loreille de son plus cruel ennemi naurait pu lentendre, eût-il rampé à ses pieds.

En arrivant vers le lieu où sétait cachée la famille Brainerd, il sarrêta et écouta, concentrant toutes ses facultés pour saisir le moindre son. Mais pas une feuille ne remua; un silence de mort régnait sur toute la nature; il sembla à Jim dun funeste augure. Par intervalles un souffle de la brise nocturne planait dans lair, puis il expirait aussitôt.

Si quelque ennemi se trouvait dans le bois, il dissimulait bien habilement sa présence!

Après avoir avancé encore un peu, il arriva près du foyer demi- éteint. Un seul coup doeil lui suffit pour reconnaître quil était abandonné depuis plusieurs heures. Soupçonnant tout à coup la terrible réalité, il se leva, marcha droit à la cachette et la trouva vide.

Sûrement, une bande dIndiens avait découvert les fugitifs et les avait emmenés en captivité! Les traces du campement étaient visibles, les signes du départ étaient certains; tout cela sétait passé depuis quelques heures seulement.

Après avoir vérifié les lieux et sêtre assuré quil ny avait personne, le Sioux désolé revint dans la prairie, où il fit un signal pour appeler les deux jeunes gens.

Ceux-ci accoururent au galop.

— Où sont-ils? demanda Brainerd haletant.

— Je ne sais pas, Dieu le sait, murmura Jim avec découragement.

— Ô ciel! est-il possible! sécria le jeune homme chancelant sur sa selle. Bientôt une ardeur fébrile lui monta au cerveau; il reprit:

— Où les aviez-vous laissés, Jim?

— Là-bas, droit devant nous.

— Y a-t-il des signes du passage des Indiens?

— Il fait trop noir pour suivre la piste.

— Mais, Jim, demanda lartiste, êtes-vous sûr quils aient été capturés par cette race de vagabonds?

— Je ne sais pas; je le pense.

À ce moment Will mit pied à terre.

— Quallez-vous faire, Will?

— Ils doivent être encore dans le bois; je vais me mettre à leur recherche.

En agissant ainsi, Brainerd pensait bien quil faisait une chose inutile; mais cette agitation même tempérait son désespoir.

Tous deux sélancèrent vers le fourré avec une égale ardeur.

Jim les regardait faire avec son stoïcisme habituel, et resta immobile.

— Il ne nous faut pas marcher ensemble, observa lartiste; divisons nos recherches; vous, Will, passez à gauche, moi à droite; dans une demi-heure, au plus tard, nous nous rejoindrons à lautre extrémité du bois. Et vous, Jim, quallez-vous faire?

— Vous attendre ici.

Brainerd commença son exploration avec daffreux battements de coeur. Chaque bête fauve fuyant devant lui, chaque oiseau senvolant sur sa tête le faisait tressaillir; le murmure du vent lui donnait des frissons involontaires.

Il avança pourtant, avec la résolution du désespoir, et pénétra jusquau centre de la forêt, cherchant, regardant, écoutant avec anxiété. Mais tous ses efforts furent inutiles; il ne rencontrait que lombre et le silence.

Bientôt il arriva au bout de la forêt, et il pût voir scintiller les étoiles à travers les derniers arbres; tout à coup il sarrêta éperdu, palpitant; une grande forme sombre se dressait devant lui… cétait le chariot!

Nen pouvant croire ses yeux, il fit un pas en avant et posa la main sur une roue; le froid contact du fer dissipa tous ses doutes.

— Mon père! mon père! ma mère! chère mère! êtes-vous là? demanda-t-il dune voix frissonnante.

Aucune réponse ne se fit entendre; Will sauta convulsivement dans le char. Son front se heurta contre un objet souple qui se balançait en lair, cétait une courroie rompue. Il ny avait pas autre chose; plus rien, pas même les sièges.

Il chercha le timon, les chevaux ny étaient plus. Cette froide et muette épave gardait son sinistre secret, tout en faisant pressentir une formidable catastrophe.

Glacé jusquau coeur, le jeune homme prit entre les mains sa tête quil sentait prête à éclater; des larmes brillantes jaillirent de ses yeux. Il resta ainsi pendant quelques minutes sans trouver une pensée, sans savoir que devenir.

Lidée lui vint ensuite de retourner hâtivement auprès de Jim pour lui faire part de sa découverte. Mais il la rejeta aussitôt, et, poussé par une impatience dévorante; il continua ses recherches.

Courbé presque jusquà terre, il sondait chaque motte de gazon, sattendant toujours à y trouver un cadavre. Lobscurité était si profonde quil cherchait davantage avec les mains quavec les yeux.

Il rencontra les empreintes profondes quavaient laissées les sabots des chevaux. Ces traces étaient profondes et avaient violemment déchiré le sol. Évidemment il y avait eu là une lutte furieuse entre les braves animaux et leurs ravisseurs. Effectivement cétaient de nobles bêtes, pleines de race, et qui navaient pas dû supporter patiemment lapproche dun étranger.

Après avoir tâtonné encore pendant quelques instants sans aucun succès, il prit dans sa poche une allumette, et lenflamma, espérant que cette clarté auxiliaire pourrait laider à faire quelque autre découverte. Hélas, la petite flamme tremblotante alla se refléter sur les feuilles les plus proches, mais là se borna sa faible action; en définitive elle naboutit quà faire paraître plus épais, plus impénétrable, le cercle de ténèbres qui se resserrait autour du jeune homme.

Au moment où il laissait tomber limperceptible tison qui avait survécu à la brève combustion de lallumette, Will crut entendre à peu de distance, un long et profond soupir, pareil à celui dune créature humaine oppressée par un lourd fardeau.

Dire la terreur, le saisissement vertigineux qui semparèrent de lui, serait chose impossible! Mille fantômes tourbillonnèrent autour de lui, pendant que ses yeux égarés ne voyaient partout que des milliards détincelles. Jamais encore le pauvre enfant navait éprouvé dépouvante pareille.

Cependant sa tendresse filiale le soutint dans la lutte et lemporta sur tout autre sentiment. Il se remit à écouter avec une attention profonde, espérant que le son plaintif allait se renouveler et lui révéler la voix de quelque personne chère.

Ce fut peine perdue; et le silence continua dêtre si profond, si absolu, que Brainerd en vint à se demander si son oreille navait pas été le jouet dune illusion effrayante.

Néanmoins il se raidit contre le découragement et marcha dans la direction où il avait cru entendre gémir.

Quoiquil navançât quavec des précautions infinies, il trébucha tout à coup, et tomba rudement sur un corps mou qui sagita sous lui. Ses mains, en cherchant à se retenir, rencontrèrent la tête dun cheval; à côté, en était un autre. Tous deux étaient vivants et venaient dêtre réveillés par le jeune homme.

— Cher père! mère chérie! parlez, si vous êtes là! sécria Will.

— Eh! cest donc toi, mon pauvre William? fit une voix bien connue et aimée, celle de loncle John; nous tavions pris pour un de ces brigands Indiens, et nous nosions souffler.

Alors une ombre sapprocha, puis une autre, puis une autre et une autre encore; toute la famille!

— Oh! père! balbutia Will suffoqué de joie; quelquun de vous est-il blessé ou malade?

Il saisit tendrement la main de son père et la serra; puis il se jeta au cou de sa mère, en pleurant de joie; Maggie, Maria furent aussi affectueusement embrassées.

— Oh! Maria! bien chère Maria! murmura-t-il; que Dieu soit béni! je vous revois donc? Navez-vous aucun mal, aucune blessure?

— Personne na à se plaindre, cher Will; nous sommes tous sains et saufs. Et vous… et Adolphe?…

— Nous allons parfaitement; mais quelle a été notre inquiétude à votre sujet! comment donc se fait-il que vous ayez quitté votre cachette?

— Eh! répliqua loncle John, cest une horde de ces damnés Indiens qui est venue camper dans ce bois; il nous a fallu déguerpir, sans quoi nous étions découverts. Heureusement nous nous sommes dérobés avec une adresse parfaite, les marauds nont pas seulement soupçonné notre présence. Oh sont Halleck et Jim?

— Sur lautre limite de la forêt; je vais leur faire un signal.

Ces deux derniers furent bientôt arrivés, et à laspect de leurs amis, éprouvèrent une stupéfaction joyeuse, facile à concevoir. Il y eût encore des embrassades et des poignées de main à nen plus finir. Lartiste éprouvait une émotion telle quil ne pouvait dire un mot, exalté quil était par la joie et la surprise.

Pendant quelques instants ce fut un pêle-mêle de questions et de réponses presque joyeuses. À la fin loncle John demanda des nouvelles de la ferme.

— Ah! ma foi! quimporte! quimporte! sécria-t-il dun ton ferme, en apprenant quelle était brûlée; nos vies sont sauves, cest déjà beaucoup. Jai fait deux fois ma fortune; il nest pas trop tard pour recommencer.

— Nous ne sommes pas encore hors des bois, observa son fils; nous ferions bien de ne pas perdre un instant.

— À mon avis, il fait trop sombre pour marcher maintenant, dit M. Brainerd, nous ferons sagement de rester ici jusquau point du jour. Nous pourrions perdre notre route, nous égarer en pays ennemi, et lorsque le soleil nous avertirait de lerreur, il ne serait plus temps de la réparer.

— Bast! Jim est un trop bon guide pour ségarer ainsi, répliqua loncle John; il a si souvent parcouru les bois et la prairie quil sy reconnaît les yeux fermés: Nest-ce pas Jim? que dites- vous de ça?

— Il faut rester ici jusquà demain et retourner au chariot; les femmes y dormiront dedans.

LIndien avait raison. Les voyageurs et leurs chevaux avaient un pressant besoin de se reposer, car ils venaient de subir les plus rudes épreuves, et une très longue marche leur était encore nécessaire pour se tirer entièrement hors du danger. Dautre part, ce nétait point un délai de quelques heures qui pouvait accroître les chances de danger, en augmentant dune manière sensible le nombre des Indiens soulevés; tout le mal quon pouvait craindre sur ce point étant à peu près réalisé.

On campa donc du mieux possible; les femmes dans le chariot; les hommes dans leurs couvertures, par terre; et on sendormit profondément.

Jim seul ne laissa pas le sommeil approcher de ses paupières; avec cette vigueur physique et morale qui caractérise lIndien dans son existence aventureuse des bois, il resta debout, appuyé contre un arbre, impassible comme une statue de bronze, vigilant comme un chat sauvage, entendant tout, voyant tout dans les profondeurs de la nuit et de la forêt.

Aux premières clartés de laurore, tous les fugitifs furent sur pied; loncle John fit la prière matinale, lut un chapitre de la Bible; tous ensemble demandèrent «au père qui est dans les cieux» le secours tout-puissant de la Providence paternelle.

Cétait un spectacle touchent de voir ces créatures affligées, exilées dans la solitude, fuyant une mort pour en affronter une autre, de voir ce guerrier sauvage, remettre leur sort aux mains miséricordieuses de Celui dont la «bonté sétend sur toute la nature».

Les prières terminées on songea au repas, et, quoique les vivres fussent froids, on y fit grandement honneur.

Ensuite on partit. Ce ne fut pas une médiocre difficulté de tirer le chariot du bois et de le remettre dans la bonne route; heureusement il y avait, à cette heure, deux chevaux de renfort: lopération fut accomplie sans trop de peine.

Une fois en bonne direction, le petit convoi sarrêta pendant quelques minutes, pour laisser au Sioux le temps dexaminer les alentours afin de se convaincre quil ny avait pas dennemis.

Enfin on se mit en marche dans la direction de Saint-Paul.

CHAPITRE XI PÉRIPÉTIES.

Comme il importait de ménager les chevaux dont la marche devait se prolonger jusquà une heure avancée de la soirée, on régla leur course à une allure modérée.

Jim avait pris place sur le siège de devant à côté de loncle John qui tenait les rênes avec la calme habileté dun vétéran du sport. Chose bizarre! lIndien, malgré les cahots de la voiture, se tenait debout sans chanceler, et, de ses yeux noirs toujours en mouvement, fouillait au loin les environs.

Halleck avait pris place sur le second rang, avec Maggie; depuis leur réunion il avait manifesté une préférence marquée pour la société de sa douce et sympathique cousine. Celle-ci paraissait encore plus grave et plus pensive que de coutume; les dangers que sa famille traversait, les horreurs de cette guerre sauvage, les regrets du passé, les craintes de lavenir avaient imprimé à cette âme impressionnable une teinte ineffaçable de tristesse mélancolique.

Du reste, tous les visages étaient mornes et préoccupés; si, par intervalles, une joyeuse saillie de loncle John, un éclat de rire argentin de Maria rompaient le lourd silence, cétaient comme des éclairs passant et séteignant aussitôt dans un ciel sombre.

Pendant que Maria et Will babillaient de leur côté, Halleck poursuivait la conversation avec Maggie.

— Quelle est maintenant votre opinion sur les Indiens du Minnesota en général? demanda la jeune fille en tournant vers lartiste ses doux yeux noirs.

— Je pense à tout hasard, quil y a parmi eux un étrange ramassis de vauriens, de vagabonds, de bandits!…

— Enfin, croyez-vous que la majorité soit bonne ou mauvaise?

— Je ne saurais trop… pour parler il faut connaître… répondit Adolphe avec un sourire embarrassé.

— Vous êtes désillusionné, je le vois, et revenu un peu de vos poétiques théories sur cette race barbare. Voyons, soyez franc, dites votre pensée telle quelle est.

— Ma franchise est indubitable, chère Maggie; aussi je vous dirai que je ne désespère point dy trouver quelque noble type.

— Votre admiration pour le caractère Indien a quelque chose de surprenant, reprit la Jeune fille avec une énergie qui la surprit elle-même; mais irait-elle jusquà vous dévouer pour linstruction de ces peuplades perdues dans la solitude? Irait- elle jusquà vous faire oublier le confort, les délices de la civilisation, pour aller vivre au milieu delles, afin de les évangéliser?

— Mon opinion est que jaurais dabord moi-même besoin de quelques sermons, répliqua lartiste en riant.

—Navez-vous pas quelque autre pensée plus réellement sérieuse? reprit Maggie. Pardonnez-moi damener la conversation sur un sujet pareil; je suis franche au point de ne pouvoir garder aucune secrète pensée. Nous sommes sur le bord dun précipice, celui de la mort; nous pouvons y tomber à chaque instant; il est raisonnable dêtre prêts… de songer à ce grand voyage de lÉternité.

— Assurément, Maggie, vous seriez la digne femme dun missionnaire, vous êtes déjà une sainte, je laffirme.

La jeune fille allait répliquer, lorsquune exclamation de Jim attira lattention de tout le monde.

Toujours debout, lIndien paraissait regarder avec attention un objet qui avait attiré ses yeux.

— Eh bien! quest-ce quil y a? demanda loncle John.

— Une ferme là-bas! répliqua le Sioux.

Effectivement, par dessus les cimes des arbres se montrait un grand toit allongé dont laspect fut dagréable augure pour les voyageurs. La soirée savançait, la fatigue de la journée avait été accablante; cétait une perspective attrayante que de pouvoir se reposer une heure ou deux sous un toit hospitalier.

Ce settlement avait une apparence confortable; les bâtiments, de construction moderne, entourés de vastes dépendances, étaient construits près dun cours deau considérable.

Néanmoins, malgré cet extérieur satisfaisant, Will surprit dans le regard de Jim une expression particulière empreinte dune certaine inquiétude. Il semblait trouver que tout ny était pas pour le mieux.

Lorsquon fut arrivé à une centaine de pas, après avoir bien examiné les lieux, il demanda quon fît halte.

Comme chacun linterrogeait des yeux, il répondit :

— Où sont les gens?

En effet, partout, en ce lieu, régnaient un silence, une immobilité, une absence de vie, qui navaient rien de naturel. La porte dentrée était grande ouverte, semblable à une vaste plaie béante; personne nentrait ni ne sortait; on nentendait pas un souffle à lintérieur, pas de mugissements de bestiaux, rien…

— Cest drôle, tout çà! fit loncle John après avoir promené en tous sens ses yeux inquisiteurs: les fermiers se seraient-ils tous endormis après souper?…

— Les Indiens sont passés par là, dit le Sioux en secouant la tête; voyons donc, ajouta-t-il en sautant à terre et en courant vers la maison.

Will et Halleck le suivirent de près; un spectacle horrible les attendait à lintérieur.

Au milieu de la première pièce gisait, sanglant et froid, le cadavre dun homme dun certain âge, le père de famille, sans doute. Plus loin était étendu celui dune femme, littéralement haché de blessures affreuses. Entre ses bras crispés était serré un petit enfant raide et glacé; derrière, dans les cendres du foyer, apparaissaient des débris humains quon pouvait reconnaître comme étant ceux dun enfant.

Les Indiens avaient laissé là lempreinte sanglante de leur passage. Il avait dû y avoir une terrible lutte: tous les meubles étaient bouleversés, brisés, maculés de sang. Le père avait vendu chèrement sa vie et celles de sa famille; dans ses mains raidies étaient serrées des poignées de cheveux noirs et brillants, arrachés aux têtes de ses sauvages adversaires. Mais dans cette lutte épouvantable, le nombre des assaillants lavait emporté, le settler avait été écrasé avec tous les siens.

— Comment se fait-il quils nont pas brûlé la maison? demanda lartiste qui, le premier, avait repris son incroyable sang-froid et dessinait à la hâte toutes ces scènes effrayantes.

— Trop pressés, nont pas eu le temps, avaient peur des soldats, répondit laconiquement le Sioux.

— Est-ce quil y a des troupes dans la voisinage? demanda, avec empressement le jeune Brainerd.

— Je ne sais pas, peux pas dire, cest possible.

— En tout cas, voilà une triste affaire, reprit Halleck, et suivant moi, si ces vagabonds…..

Une fusillade soudaine linterrompit brusquement. Jim bondit, rapide comme léclair; les deux jeunes gens le suivirent.

Ils aperçurent le chariot entouré dun groupe dIndiens. Les deux chevaux avaient été tués raides. Loncle John luttait comme un lion. Maria, Maggie, mistress Brainerd étaient aux mains des Sauvages qui les tiraient brutalement sur leurs chevaux.

Loncle John, debout sur lavant du chariot, faisait tourbillonner avec une force irrésistible, une barre de chêne arrachée au siège de la voiture; plus dune tête Indienne fut brisée par ce terrible moulinet. Mais un coup de tomahawk latteignit traîtreusement par derrière; il tomba en jetant un grand cri; au même instant, son meurtrier eut le crâne troué par une balle que lançait linfaillible carabine de Jim.

En voyant tomber le vieux Brainerd, les Indiens firent un mouvement pour se jeter sur lui et lachever par terre; mais le coup de feu tiré par Jim leur donna à réfléchir, ils reculèrent de quelque pas et regardèrent de tous côtés afin de découvrir ces adversaires imprévus.

Les deux jeunes gens voulurent sélancer au secours de leur famille; le Sioux, sombre et les sourcils froncés, leur barra rudement le passage.

— Ici! restez! grands fous! Eux vous tuer, vous scalper, comme rien!

— Allons donc! répliqua Will; resterons-nous là, à voir massacrer nos amis?

— Restez! mauvais sortir de la maison, feu par les fenêtres!

Joignant lexemple aux paroles, lIndien arma sa carabine, visa un Sauvage prêt à poignarder loncle John, et labattit. Les jeunes gens limitèrent, et mettant le fusil à lépaule, épièrent le moment favorable pour faire feu.

Les Sauvages ne sattendaient nullement à ce quil y eût des êtres vivants dans la ferme, ils laissèrent les femmes aux mains de ceux qui les avaient saisies, et savancèrent avec précaution contre les bâtiments.

Les trois Indiens, chargés des captives, prirent leur course dans la direction du nord-est.

Lorsque le groupe de ceux qui restaient fut à proximité, Jim et ses deux compagnons firent feu. Ces détonations reçues presque à bout portant eurent un résultat prodigieux, les assaillants firent halte, pleins dhésitation.

Malheureusement la balle de Jim avait seule touché le but; lagitation exaltée des jeunes gens leur avait fait manquer leur coup. Cependant les Sauvages, intimidés par cette chaude réception, craignant sans doute de rencontrer un nombre considérable de combattants, se retirèrent à lécart, et peu à peu se rabattirent dans la direction prise par le reste de leur bande.

— Chargeons vite! murmura Jim, ils vont vers le wagon tuer oncle
John.

Effectivement, deux bandits rouges sétaient détachés du gros de la troupe, et se rapprochaient du chariot. Loeil perçant de Jim les surveillait comme celui de laigle guettant sa proie.

Au moment où ils passèrent près du char, celui qui marchait le dernier lança violemment son tomahawk contre John toujours étendu sans mouvement. Par bonheur, le cheval du Sauvage broncha au même instant; la direction du coup fut dérangée, et le vieux settler ne fut pas atteint. Cette circonstance sauva la vie à lIndien que Jim tenait au bout de son fusil, mais sur lequel il ne voulut pas gaspiller inutilement ses munitions.

Les trois Indiens partis les premiers avec leurs captives avaient ralenti leur marche pour attendre les autres; lorsque ceux-ci les eurent rejoints, toute la bande sélança ventre à terre dans la direction du nord-est; au bout de quelques secondes elle avait disparu dans les profondeurs des bois, et le plus profond silence régna dans cette solitude désolée.

Sil avait été possible à lartiste de reproduire sur la toile le tableau quil offrait lui-même avec ses deux compagnons, il aurait certainement réalisé une oeuvre capable, plus que toutes les autres, de le rendre illustre.

Le Sioux sombre, silencieux, le front pensif et menaçant, suivait du regard les ombres lointaines et fugitives des Indiens ravisseurs.

Will, pâle, abattu, les yeux voilés, regardait aussi cette route par laquelle venait de disparaître ce quil chérissait le plus au monde.

Halleck, lair égaré, les yeux errants au hasard, paraissait perdu dans les idées les plus complexes; on aurait dit un homme cherchant sa route par une nuit obscure.

Tous trois avaient oublié le vieux John Brainerd; ils revinrent au sentiment de la réalité en le voyant se relever et accourir vers eux.

— Vous nêtes donc pas blessé, père? sécria Will en sélançant au-devant de lui.

— Pas le moins du monde! étourdi seulement. Mais, Ô mon Dieu! que vont-elles devenir aux mains de ces bandits?

— Hélas! qui peut le dire? murmura le jeune homme avec un sanglot.

— Nos chevaux, où sont-ils? Les miens sont tués. Ne pourrions- nous pas poursuivre cette canaille? Quen dites-vous, Jim?

Le Sioux secoua tristement la tête :

— Impossible de les atteindre, dit-il; nous ne réussirons quà nous faire tuer ou à faire tuer les prisonnières.

— Miséricorde du ciel! mais voyez donc ces scènes dhorreur qui nous entourent! Nest-ce pas là un menaçant augure? Plus de ressources; mon Dieu! plus de ressources!

Le visage bronzé du vieillard sabaissa convulsivement dans ses mains, et des larmes brûlantes jaillirent au travers de ses doigts. Un silence douloureux régna pendant quelques instants au milieu de ce groupe désolé.

Le bras de Christian Jim sétendit doucement vers lui et se reposa sur son épaule :

— Mon frère nest pas sans espoir! lui dit-il de cette voix douce et harmonieuse qui étonne quiconque na pas vécu parmi les Indiens.

John releva la tête et le regarda :

— Que mon frère parle au Père qui est dans les Terres Heureuses; son oreille entend toujours la voix qui pleure; sa main est toujours ouverte pour soutenir celui qui est affligé.

— Vous avez raison, Jim, répondit le vieillard en raffermissant sa voix; vous me rappelez à mon devoir de chrétien… Il est vrai, le Seigneur est désormais notre unique appui, notre suprême espérance…

Tous tombèrent à genoux, et prièrent ardemment au travers de leurs larmes.

CHAPITRE XII AMIS ET ENNEMIS.

Les dernières paroles de prière montaient encore vers le ciel, lorsque le galop de plusieurs chevaux se fit entendre dans le lointain; il approcha successivement, devint plus distinct; bientôt une voix brève et retentissante cria: «Halte!»

En savançant de quelques pas, les quatre fugitifs aperçurent un peloton de cavalerie et son officier, portant luniforme des États-unis.

— Holà, hé! par là! dit lofficier; quelles nouvelles?

En même temps, il mit pied à terre et sapprocha de la ferme.

Cétait un homme de six pieds, gros à proportion de sa taille, coiffé dune cape ronde de chasse, ayant pistolets à la ceinture, carabine en bandoulière, revolver suspendu à la boutonnière, sabre à la main. Son visage, allongé démesurément par une barbe pointue descendant sur sa poitrine comme un fer de lance, son visage, disons-nous, était illuminé par deux yeux dun bleu clair fulgurant; un nez prodigieux en bec dépervier, des sourcils noirs, de longs cheveux roux, un teint bronzé, composaient à cet être extraordinaire le physique le plus étrange quon puisse rêver.

Quel type pour Halleck!… sil eut eu le coeur à dessiner!

Le nouveau venu entama, la conversation avec une mémorable loquacité:

— Avez-vous quelque notion dun lot de Diables peints qui doivent rôder par ici? Ah! ah! Ils ont laissé dans ce lieu lempreinte de leurs satanées griffes! Hello! ouf! ils ont fait du bel ouvrage! Ah! je vois que vous avez fait un prisonnier! Vous le savez, la consigne est de ne faire aucun quartier à cette vermine; vous allez voir.

Will neut que le temps de relever le revolver auquel lofficier avait expéditivement recours. La balle siffla sur la tête de Jim qui navait pas daigné faire un mouvement.

— Eh bien! quy a-t-il donc, jeune cadet? demanda lautre avec un air surpris; pas de sensiblerie, jeune homme! pas de sensiblerie! cest mal porté!… vous allez voir.

Il coucha de nouveau lIndien en joue.

— Ne touchez pas à un seul cheveu de sa tête! sécria le jeune homme; cest notre meilleur ami!

— Tiens! tiens! tiens! Je ne dis pas le contraire. Enchanté de faire sa connaissance!… Vous avez parlé à temps, jeune homme; un quart de seconde plus tard, il naurait plus été temps de sauver sa peinture. Je my connais…. vous auriez vu! Quel est ce gaillard-là?

— Christian Jim, un Indien Sioux qui nous a rendu les meilleurs et les plus fidèles services dans ces temps de trouble.

— Très bien. Je ne dis pas le contraire. Mais, jeune homme, vous navez pas répondu à ma première question. Avez-vous quelque notion dun lot de Peaux-rouges, en campagne par ici? Répondez- moi, je vous le demande positivement.

— Je suis prêt à parler, mais lorsque vous men laisserez le temps, répliqua Will.

Aussitôt il sempressa de lui raconter tous les événements déjà connus du lecteur.

Lofficier écouta le récit avec un calme imperturbable; rien ne semblait capable de létonner. En temps utile il se coupa une énorme chique et en offrit une pareille à Jim. Puis il soccupa dépousseter la poussière qui couvrait ses grandes bottes. Enfin il rechargea son revolver et promena méthodiquement un cure-dent entre ses incisives et ses molaires qui rappelaient celles dune bête fauve.

Lorsque le jeune Brainerd eut fini sa narration, lofficier reprit:

— Tout ça, cest une rude affaire de sport… une rude affaire! À la dernière campagne jai eu un cheval tué sous moi; oui, Monsieur, tué comme un lapin par un grand drôle peint en vert. Celui-là, je lai embroché en tierce. Un autre cheval fourbu, et un autre, couronné des deux genoux. Ah! cétait trop fort; mais je vous le dis…..

Il y eut un instant de silence pendant lequel lhonorable gentleman lissa sa formidable moustache avec le bout de sa langue et la tortilla fort agréablement en croc avec le pouce et lindex; puis, il renouvela sa chique, et continua:

— Je suis, moi, un vétéran de la guérilla, voyez-vous. Il ny a pas un coin du Minnesota où je naie tué net ma demi-douzaine de Peaux-rouges. Le tout est de savoir sy prendre; je vous en avertis. Dabord…

À ce moment il fut interrompu par loncle John qui lui dit:

— Sir, ne pensez-vous pas quil y ait urgence de nous mettre en chasse? Ces bandits auront le temps de séloigner tellement quil deviendra impossible de retrouver leur piste, si nous nous laissons gagner par la nuit.

— Mon ancien, répliqua le commandant, je partage votre avis et je lexécuterai en temps utile. Mais…. mais!… il faut de la méthode! en tout, Sir, il en faut! À ce sujet, souffrez que je vous dise… les Indiens sont des brutes, des bêtes fauves dont on ne fera jamais rien…. Savez-vous pourquoi?… Parce quils nont pas de méthode; oui, Sir, parce quils nen ont pas. Jirai même plus loin, et je dirai quils seraient de bons soldats, sils avaient de la méthode. Il me sera facile de vous démontrer cela par une simple histoire vous allez voir.

— Sir, reprit douloureusement le vieux Brainerd; ma femme, ma fille, ma nièce souffrent peut-être en ce moment mille morts… hâtons-nous, je vous en supplie.

— Du calme, honorable Settler, du calme! quel est votre nom?

— Brainerd, sir; ou, si vous aimez mieux, loncle John Brainerd.

—Très-bien, sir; votre nom était arrivé jusquà moi, comme celui dun intrépide chasseur dours grizzly. Vous avez mon estime.

— Alors, nous pouvons faire nos préparatifs?…

Lofficier lança obliquement un long jet noirâtre provenant de sa chique, regarda le soleil et dit:

— Oui, nous allons essayer une chasse en règle, destinée à rendre la liberté à vos dames. Honneur au beau sexe! Mes hommes ne sont pas des conscrits, la chose ne traînera pas en longueur avec eux. Je désire avoir un renseignement préalable est-ce que cet Apollon cuivré ne pourra pas nous être de quelque utilité?

Jim ne sourcilla point jusquà ce quon leût interpellé directement.

— Je ne sais pas, répondit-il.

— Je ne sais pas!… ne sais pas!… répéta impatiemment le capitaine; ils font tous la même réponse, ces sournois-là! Une fois, je faisais de la guérilla en Virginie; nous avions besoin dun guide au milieu de ces régions diaboliques, javisai un Nez- Coupé que mavaient recommandé les missionnaires; il commença par répondre à toutes mes questions: «Je ne sais pas… je ne sais pas…» Tout comme celui-ci! Eh bien, sir, je nai jamais vu de renard plus futé que ce garçon là; à lui seul il me dépista un demi-cent de Peaux-rouges que nous tuâmes fort proprement dans lespace de deux matinées. Cest ce qui arrivera aujourdhui, nest-ce pas Jim? Il me plaît vraiment, je vous le dis. Jaime ces coquins silencieux. Maintenant, attention! il faut filer vivement. Avez-vous des chevaux?

— Il ne nous en reste que deux, répliqua Will; ceux du chariot ont été tués.

— Eh! quimporte? deux de perdus, trois de retrouvés: regardez là-bas.

Parlant ainsi, lofficier leur montra, rôdant dans les environs, les chevaux des Indiens abattus par la carabine de Jim.

Ce dernier, avec laide de Will, se fut bientôt emparé de deux de ces animaux; la petite troupe se trouvait donc parfaitement montée; on se mit en marche sans tarder.

Tout en cheminant au petit galop de chasse, linfatigable commandant reprit la conversation.

— Vous allez voir, gentlemen; cette vermine sauvage peut être fort loin de nous; elle peut aussi être fort près. Les coquins ne se doutent pas de ma présence par ici; ils nont eu aucune raison pour se presser; au contraire, je pencherais à croire quil leur sera venu en idée de se blottir dans quelque coin, pour se reposer dabord, et vous tendre une embuscade ensuite; car tout doit leur faire présumer que vous tenterez de les poursuivre. Ils savent les settlers si stupides… pardon, je voulais dire; si inexpérimentés en matière de stratégie!… Enfin, à tort ou à raison je pense ainsi; que dit Master Jim?

— Je pense comme le capitaine; répondit le Sioux qui connaissait lofficier de longue date, et qui trouvait fort satisfaisante lattention quavait eue celui-ci de lui offrir une superbe chique.

— Très bien, Peau-rouge mon ami. Dans quelques minutes nous allons voir un peu le dessous des cartes, comme disent les settlers franco-canadiens. Quand nous serons au sommet de cette colline, tout un panorama de prairies sétalera sous nos veux.

On galopa pendant près dun quart dheure en silence; après quoi on arriva au sommet dune éminence boisée qui dominait deux plaines fort étendues.

Dans le lointain, sur le bord dune forêt épaisse, circulait un cours deau important; à gauche, sélevaient à perte de vue des coteaux boisés dont les élévations progressives aboutissaient à des montagnes bleues qui se confondaient avec lhorizon; au pied du mamelon occupé par la petite caravane serpentait une espèce de clairière allongée et tortueuse, toute bordée darbres qui la recouvraient en partie; cette avenue naturelle se prolongeait jusquà un gros bouquet de sapins dont lissue devait donner immédiatement sur la rivière.

— Mes enfants! dit le commandant, ralentissons un peu notre allure; vous savez laxiome du parfait cavalier: En plaine au trot, et la montée au galop, à la descente au pas! Dailleurs, il ne faut pas nous conduire comme des hannetons davril qui nont jamais rien vu; notre affaire, maintenant, cest de dépister ces rascals sans être dépistés par eux. Or donc, pour arriver à cet intéressant résultat, nous devons nous remiser sous un abri convenable, pendant que Master Jim ira en éclaireur flairer ce que contient le gros bouquet de pins, là-bas. Cest drôle, jai comme un avant-goût d_injuns_.

Le capitaine appuya en riant sur cette façon darticuler le mot Indien à la mode sauvage; en même temps il regarda Jim dun air si facétieux, en imitant la pose dun chef Corbeau bien connu, que Jim faillit sourire et partit aussitôt en rampant sous les broussailles.

Pour charmer les ennuis de lattente, lofficier, après avoir rangé son petit escadron dans une aile de forêt qui finissait en pointe du côté de la clairière, renouvela copieusement sa chique; après quoi il passa en revue ses trois nouveaux amis.

— Le major Hachtincson, commandant le 3° escadron du 6° régiment de cavalerie légère, Minnesotas division, dit-il en saluant tour-à-tour Brainerd père, Will et Halleck; excusez-moi, gentleman, si je me présente moi-même, le manque absolu de société convenable dans ce désert, my oblige.

— Will Brainerd mon fils, sir répondit John; Adolphus Halleck mon neveu, un Sketcher (dessinateur) distingué qui a fait, en artiste, quelques campagnes de la guerre de cinq ans.

On sentre salua avec tout le décorum convenable; les présentations étaient faites régulièrement, on pouvait causer.

Le major sadressa sur-le-champ à lartiste.

— Sir Halleck, voua avez beaucoup pratiqué le champ de bataille? lui demanda-t-il dun ton qui ne dissimulait point une légère ironie.

Adolphe rougit un peu, malgré son sang-froid habituel:

— Fort peu, major, le troisième coup de fusil tiré à la bataille de Bull-run ma écorné le bout dune oreille; ma foi, comme je navais pas précisément une vocation militaire transcendante, jai renoncé aux travaux de guerre…

— Et maintenant, mon cousin fait des études sauvages… ajouta malicieusement Will Brainerd: Voici une belle occasion mon cher Adolphe de vous renseigner sur les vrais indiens, poursuivit-il avec un léger sourire; le major doit sy connaître, lui!

Halleck eut un moment dembarras et dhésitation, sous les regards moqueurs qui se fixaient sur lui. Cependant il reprit bonne contenance et demanda à lofficier:

— Certainement, je serais fort aise dêtre fixé sur le compte de cette race dhommes étranges, peu connus, diversement appréciés, que les uns représentent comme nobles et chevaleresques, les autres…

— Peu connus!… diversement appréciés!… Chevaleresques!… interrompit lofficier avec un éclat de rire strident; écoutez, sir, un homme qui a vécu trente ans dans ce monde là, et que vous pouvez croire sur parole, je vous le garantis. Voici la photographie morale et physique du vrai Sauvage: tous les instincts réunis du chat, de la hyène, du tigre, du vautour, et généralement des carnassiers de bas étage; tous les vices agglomérés des populations civilisées, des hordes barbares, des bandits hors la loi; un amalgame de la bête fauve et du scélérat sans conscience. Voilà pour le côté moral… que jadoucis passablement… La force, la souplesse, lagilité, la vigueur indomptable, supérieures à celles du singe, de la panthère, du cerf, de laigle et de tous les animaux les plus surprenants; une finesse de sens inouïe; une adresse phénoménale à, tous les exercices physiques; un corps de diamant, de bronze, dacier, de caoutchouc; le diable au corps et mille fois plus. Voilà pour le côté physique. Total, des monstres infernaux à figure humaine et qui réalisent limpossible, linimaginable, surtout au point de vue du crime et de la méchanceté.

— Le portrait ne me semble guère flatté, murmura Halleck avec un rire forcé.

— Peuh! Jen dis peut être encore plus de bien quils nen méritent. Et je vais vous étonner… Ces êtres-là, si, par hasard, le bon esprit du Christianisme réussit à sintroduire en eux, ces êtres-là deviennent des sujets délite, de nobles et dignes créatures valant beaucoup mieux que nous tous hommes civilisés.

— Mais alors! interrompit Halleck dun ton triomphant.

— Doucement, jeune homme! Distinguo… comme nous disions au collège. Le Sauvage christianisé…

— Eh bien?

— Ce nest plus un Sauvage! puisquil nest plus mauvais.

Halleck se mordit les lèvres, en se souvenant que Maggie lui avait fait exactement la même réponse.

Lofficier reprit:

—Tandis que le sauvage… le vrai sauvage… le sauvage pur…

— Eh bien?

— Cest un méprisable et haïssable et redoutable monstre. Ergo! ma démonstration est faite. Attention! continua lofficier en changeant de ton, voilà Jim qui nous fait un signe, là-bas.

La petite troupe se porta avec précaution vers le Sioux qui les attendait

— Eh bien! quelles nouvelles? demanda lofficier à voix si basse quà peine lIndien pût lentendre.

— Rien, répondit celui-ci; je vais voir, attendez-là.

Il poursuivit sa marche silencieuse et invisible au bout dune demi-heure on le vit surgir de broussailles à une assez grande distance, et faire des signaux pour que la cavalerie avançât avec les plus méticuleuses précautions.

Lorsquon leut rejoint:

— Une piste! fit-il dune voix semblable à un souffle, en montrant quelques vestiges à peine visibles sur lherbe. — Attendez.

Cette fois, Jim repartit avec une prudence extraordinaire, et une ardeur contenue qui étincelait dans ses yeux noirs; il sentait sa proie!

Une heure sécoula ainsi dans une anxieuse attente; le major commença à perdre patience et à sinquiéter.

— Ah çà! votre homme ne reparaît plus, dit il à loreille de Brainerd; quest-ce que cela veut dire? Nous trahirait-il comme un vilain?

— Oh non; il en est incapable, répliqua le settler.

— Eh bien! alors, on nous la pris ou tué dans quelque coin.

— Ah mon Dieu! il ne nous manquerait plus que ce nouveau malheur!

— Non, non! fit le major en étendant doucement son doigt vers la prairie; voyez-vous, dans ce creux, lherbe qui remue contre la direction du vent… et puis cette tête noire qui se soulève un peu pour nous regarder… cette main qui se montre avec précaution et nous fait un petit signe. Très bien! il nous indique un autre bouquet darbres auquel il pourra arriver sans être vu de la rivière… il nous recommande de marcher doucement, doucement, sans faire de bruit, de nous bien dissimuler le long des grandes broussailles. Cest compris! ajouta le major en répondant par un petit signe de tête; allons, enfants! et de la prudence!

On se glissa, avec une adresse et des précautions incomparables jusquau point indiqué; là on trouva Jim qui attendait avec un visage préoccupé.

— Pas de bruit, dit-il, ils sont là! Sils nous entendent, ils tueront les femmes.

On se groupa dans un recoin de la forêt et on tint conseil. Le soleil était sur le point de quitter lhorizon; il importait davoir une solution avant la nuit.

Le major se frottait les mains, au comble de la jubilation.

— Il faut que ça chauffe tout de suite! dit-il; comme nous allons brûler tous ces gredins-la! Vous autres, Continua-t-il en sadressant à ses hommes, ayez loeil au guet, le doigt sur la détente, et visez juste; chaque coup de feu doit abattre son Sauvage.

Brainerd, son fils et Halleck ne pouvaient parler, tant était terrible leur émotion. Ils apprêtèrent convulsivement leurs armes.

— Marchons, dit Jim.

La moitié des cavaliers mit pied à terre; tout le monde se mit à ramper dans le bois, suivant la direction indiquée par le Sioux.

Larrivée des poursuivants fut tellement silencieuse, et les Indiens sattendaient si peu à être poursuivis, quils furent surpris à cinquante pas de distance, au moment où ils étaient occupés à harnacher leurs chevaux pour le départ. Ainsi, tout le désavantage était de leur côté.

— Feu! et chargez ensuite! cria le major dune voix tonnante.

Un tourbillon de fumée et de flammes remplit la clairière; des hurlements de mort répondirent aux détonations; quatre Indiens seulement restèrent debout; tous les autres se tordaient sur lherbe dans les convulsions de lagonie.

Les trois femmes tremblantes accoururent éperdues vers leurs libérateurs. Maggie se trouvait la plus proche dHalleck; il sélança vers elle.

Au même instant, un des Indiens survivants bondit sur la jeune fille, le couteau à la main, et la saisit par les cheveux.

— Veux-tu la lâcher! démon maudit! hurla lartiste en armant son revolver et en faisant feu.

La première balle imprima dans la poitrine du Sauvage un point noir, doù jaillit aussitôt un mince filet de sang. Le bandit chancela en grinçant des dents, mais sans abandonner sa victime sa main levée sabaissa sur la tête courbée de la malheureuse enfant, la lame brillante du couteau disparut jusquau manche dans le cou frêle et délicat qui fut à moitié tranché. Ensuite, avec un cri insultant et sinistre, le monstre tomba à la renverse, criblé de balles quAdolphe lui avait envoyées désespérément.

Le corps inanimé de la jeune fille saffaissa sur le sol sanglant, comme la tige dune fleur atteinte par la faux; Halleck narriva même pas à temps pour la recevoir dans ses bras. Il sagenouilla avec désespoir auprès delle, les yeux noyés de larmes brûlantes, et releva avec un soin pieux cette douce figure dont les traits pâles avaient conservé jusque dans la mort leur expression résignée et angélique.

Cette horrible scène sétait accomplie avec la rapidité de léclair, comme un coup de foudre, sans que personne eût pu faire un mouvement pour la prévenir. Mistress Brainerd et Maria étaient aussitôt accourues haletantes et désespérées, mais, tout était fini, lange avait quitté son enveloppe dargile pour remonter au ciel.

Brisés de douleur, les malheureux parents de la jeune victime sétaient jetés à genoux autour delle, essayant de lui prodiguer des soins… hélas! désormais inutiles. Chacun deux déposa sur son front blanc et pur un long et douloureux baiser. En se relevant, Mistress Brainerd aperçut Halleck, agonisant de désespoir, et dont les yeux restaient fixés sur la morte chérie; la bonne mère comprit tout ce que renfermait cette angoisse comprimée; elle fit un signe au jeune homme, en lui disant

— Donnez-lui aussi un dernier baiser.

Le pauvre Adolphe sinclina sanglotant, éperdu, et posa ses lèvres sur la joue froide de celle quil aimait tant, dans le silence de son âme.

Puis il retomba à genoux et demeura immobile, priant, pleurant, suppliant le ciel de lui envoyer aussi la mort.

Pendant ce temps, les Indiens avaient été foudroyés par une dernière décharge et le major Hachtincson avait pris le soin personnel de sassurer, le sabre à la main, que chacun deux était bien mort et ne jouait pas au cadavre.

Cette clairière était sinistre avec ses herbes ensanglantées, noircies par la poudre, écrasées par les corps inanimés mais toujours farouches des Sauvages.

Dans un coin reculé, la famille Brainerd pleurait et priait autour de celle qui avait été Maggie.

Au milieu du champ de bataille, le major vainqueur essuyait lentement son épée, lorsque son regard se portait vers ce dernier groupe, ses sourcils se fronçaient, ses yeux clairs lançaient des flammes.

— Pauvre douce enfant! Grommelait-il; ah! canailles! ah! gredins! ah! race infernale! on nen tuera jamais assez!

Jim, immobile sur la lisière du bois, regardait tout cela dun air impassible; on aurait dit une statue de bronze…

On se serait trompé en le croyant insensible, lorsque ses yeux rencontraient la pâle image de Maggie, une lueur humide tremblait dans ses prunelles… Jim pleurait, lui aussi!

ÉPILOGUE

Trois jours après les événements quon vient de retracer, la petite caravane arrivait en vue du territoire de Saint-Paul.

Le major Hachtincson, qui avait escorté jusque-là la famille Brainerd, pour la protéger contre de nouveaux malheurs, fit faire halte à sa troupe et se prépara à prendre congé de ses nouveaux amis.

— Que Dieu vous garde! sir, et vous rende plus heureux à lavenir, dit-il à Brainerd, en lui serrant la main: Je vous quitte pour rentrer dans le désert où mappelle la chasse Indienne. Vous pouvez compter quelle sera vengée plus dune fois…

— Pas bon! venger: prier, meilleur, interrompit Jim, qui, pour la première fois peut-être, se mêlait à la conversation sans avoir été interpellé.

Le major le regarda pendant quelques minutes avec un sérieux incroyable: puis il secoua la tête dune façon dubitative, et ajouta en style Indien.

— Jim avoir raison peut-être… sang pour sang, mauvais!

Et il tortilla pendant quelques instants sa longue moustache en réfléchissant; ensuite il dit avec explosion.

— Ah! pourtant, on ne peut soutenir le contraire; un assassin doit mourir! autant il men tombera sous la main, autant jen tuerai!

— Se défendre, bon! répliqua Jim; attaquer, mauvais.

— Ces diables dIndiens parlent peu, observa le major en souriant, mais ils parlent bien. Adieu, mes amis, que Dieu vous garde!

Le peloton de cavalerie était déjà à quelque distance, lorsque lofficier entendit une voix qui lappelait: cétait Halleck, revenant sur ses pas pour lui parler.

— Sir, dit le jeune homme qui était très pâle voulez-vous accepter une mission?

— Volontiers, mon jeune ami: de quoi sagit-il?

Halleck tira de sa poche une petite croix sculptée quil avait façonnée en route

— Lorsque vous passerez près de lendroit… vous savez?… Je vous prie de placer cette petite croix dans une incision que porte le Sumac penché sur sa tombe.

— Oui… je vous le jure! répondit le major en lui serrant énergiquement la main.

— Ensuite, reprit Halleck dune voix à peine intelligible, vous vous agenouillerez, vous ferez une prière, et vous lui direz, de ma part, «au revoir». Merci! Adieu, ajouta-t-il en senfuyant brusquement pour cacher un flot de larmes qui venait de monter à ses paupières.

Le major continua sa route machinalement; au bout de quelques secondes, il porta vivement un doigt à son oeil.

— Diable dhomme! murmura-t-il, quavait-il besoin de venir me tracasser ainsi?… voilà-t-il pas que jai le coin dune paupière humide!… Allons, enfants! un temps de galop! commanda- t-il à ses hommes. Il faut un peu de mouvement pour me distraire, reprit-il en monologue; comme çà, aussi, sa commission sera plus tôt exécutée.

Bientôt la solitude reprit son silencieux empire; les Brainerd avaient disparu dans la direction du Nord, les cavaliers dans celle du Midi; toute trace humaine sétait évanouie au milieu du désert.

Une semaine après larrivée des pauvres fugitifs dans la ville de Saint-Paul, M. Brainerd reçut une lettre portant la suscription suivante:

À mistress Brainerd, pour remettre è miss Maria Allondale.

La bonne dame se hâta de la présenter à Maria, qui, à peine remise de tant de secousses, était encore au lit.

— Oh mon Dieu! sécria la jeune fille en regardant ladresse, quy a-t-il encore? Il me semble que voilà lécriture dAdolphe Halleck.

Et, brisant le cachet dune main tremblante, elle lut:

«Chère Maria, quand ces lignes seront sous vos yeux, je serai loin de vous, loin de toute ma chère famille, à laquelle je dis un adieu suprême.

«Nous avions vécu pendant plusieurs années, amis et fiancés, dans la pensée souriante quun jour nous serions mariés ensemble.

«Mais, une catastrophe irréparable, qui a soudainement détruit tout mon bonheur et mes espérances, ma ouvert les yeux et ma appris que nous ne devons, pas…. que je ne dois pas vivre désormais de la vie de ce monde.

«Soyez libre, Maria, je me suis aperçu que votre coeur éprouve une affection plus particulière pour notre cher cousin Will… soyez libre… et heureuse avec lui; je vous dégage de toute promesse envers moi.

«De notre ancienne amitié; il restera entre nous une affection sincère et profonde qui nous, unira dans nos souvenirs, dans nos prières, dans nos espérances…

«Je ne vous demande plus quune seule chose, cest dadresser au ciel des voeux pour que ma voix, qui va prêcher dans le désert, trouve un écho dans lâme des malheureux Sauvages; pour que le Seigneur fertilise en eux la bonne parole que je leur porterai jusquau sein de la solitude, pour quaprès avoir muré la voie du ciel aux autres, je parvienne à la suivre moi-même jusquà la fin.

«Adieu! à revoir dans la Patrie céleste.

«ADOLPHE, Missionnaire indigne de Jésus-Christ.»

Quand elle est finie cette lecture, Maria fondit en larmes et cacha sa tête dans le sein de mistress Brainerd, et lui dit dune voix étouffée:

— Lisez, ma bonne tante, je ne sais vraiment que vous dire.

— Cest un noble coeur! murmura la vieille dame, après avoir parcouru la lettre, non sans sessuyer plusieurs fois les yeux. Puis elle ajout en regardant fixement la jeune fille: Il a choisi la meilleure part, et je crois sa résolution aussi bonne pour dautres que pour lui.

Maria devint rouge comme une fleur de grenade sous le regard de sa tante et sabrita, sans répondre, sous son oreiller.

……………………

Quelques mois plus tard un mariage était célébré dans la principale église de Saint-Paul.

Lassistance était modeste, mélancolique, peu nombreuse. Mais une atmosphère de piété, daffection douce et sincère sexhalait de cette petite réunion. Les jeunes époux semblaient profondément heureux et aimants.

Cétaient, on le devine, Maria Allondale et Will Brainerd qui unissaient leur sort. La cérémonie terminée on quitta le séjour de Saint-Paul pour aller habiter une petite ferme que les nouveaux labeurs de John Brainerd avaient su conquérir dans une vallée fertile du Minnesota.

Là, on pouvait vivre et sans inquiétude, en paix; car un poste militaire garantissait le territoire contre toute invasion indienne.

Pendant bien des années, la Clairière de la Sainte (cétait le nom donné au lieu où était la tombe de Maggie), fut visitée, chaque automne, par deux pèlerins silencieux et attristés…

Lun deux portait la robe noire du missionnaire; sur son visage jeune encore, mais pâli par les rudes épreuves de son saint ministère, se lisait une pensée profonde et douloureuse.

Lautre, son inséparable compagnon, était un Indien de haute stature, dans la noire chevelure duquel lâge commençait à semer de longs fils dargent.

Tous deux sagenouillaient sur un tertre gazonné queux seuls auraient pu reconnaître, et ils priaient longtemps en silence pendant que quelques larmes coulaient de leurs yeux desséchés par les orages et les soleils du Désert.

Puis, en se relevant, le plus jeune disait à lautre

— Oui, mon bon Jim, la prière est douce au coeur affligé.

— Prier, penser, espérer, très bon, répondait Jim.

Ensuite Halleck, le jeune missionnaire vieilli avant lâge, se détournait avec un soupir, et, moissonneur infatigable, partait pour récolter des âmes.

Un jour lIndien revint seul et portant une forme humaine: enveloppée dun suaire noir.

Il creusa une tombe à côté de celle de la sainte et y déposa son précieux fardeau.

Pendant plusieurs mois on le vit errer dans les bois environnants; quand lhiver arriva, la neige nétait pas plus blanche que ses cheveux.

Le printemps suivant, au grand réveil de la nature, on trouva des ossements blanchis étendus au pied du Sumac, qui portait la petite croix défigurée, hélas, par bien des orages.

Cétaient les restes du fidèle Jim, du bon Indien dévoué jusquà la mort.

FIN.