The Project Gutenberg eBook of Contes et poésies de Prosper Jourdan: 1854-1866

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Title: Contes et poésies de Prosper Jourdan: 1854-1866

Author: Prosper Jourdan

Release date: May 1, 2004 [eBook #12459]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES ET POÉSIES DE PROSPER JOURDAN: 1854-1866 ***

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CONTES ET POÉSIES

DE
PROSPER JOURDAN

—1854-1866—

ROSINE ET ROSETTE

LÉONE
POÉSIES DIVERSES
QUELQUES PAGES D'UN LIVRE
NOTES AU CRAYON

PARIS

SEPTEMBRE 1866

A

PROSPER JOURDAN

Mon fils bien-aimé, mon Prosper, mon ami, mon cher et doux poëte, tu étais près de moi, il n'y a pas trois mois encore, près de nous qui t'aimions et t'aimons toujours si tendrement; tu vivais de notre vie, tu nous prodiguais toutes les délicatesses de ton amour, tout le charme de ton esprit; tu nous parlais de ton avenir, de tes projets … et maintenant nous voici seuls et tristes! Tu nous as quittés pour toujours, et ton pauvre père affligé, ton vieil ami t'écrit comme si tu pouvais encore l'entendre, comme si tes yeux pouvaient déchiffrer encore cette écriture que tu aimais tant, cher enfant adoré!

Tu nous as quittés! Que de peine j'ai à me le persuader et que de larmes quand cette vérité m'apparaît dans toute sa tristesse! Une fièvre, quelques jours de maladie, ont suffi pour éteindre la belle intelligence, pour arrêter les battements de ce coeur loyal d'où n'approchèrent jamais ni un sentiment bas ni une passion grossière! Tu nous as quittés en pleine jeunesse, dans la fleur de les vingt-six ans, mon Prosper chéri! Pourquoi si tôt? Pourquoi notre amour n'a-t-il pu te rattacher à la vie? Ne savais-tu donc pas que ton départ nous laisserait une incurable blessure?

Quand tu vivais près de nous, ami de mon âme, je n'avais pas de secrets pour toi, tu lisais dans ma vie comme dans un livre ouvert. Je ne veux pas perdre ces douces et chères habitudes de notre intimité; je continue à te parler et à l'écrire, à te livrer mon coeur tout plein de toi.

Et pourquoi ne le ferais-je pas?

Tu vis, mon fils aimé; je suis trop imparfait pour savoir, quelle est la forme que tu as revêtue, quel est le milieu où tu te développes, mais je crois à ta vie loin de nous aussi fermement que je croyais à ta vie quand j'avais le bonheur de te presser dans mes bras et d'entendre la voix si douce à mes oreilles et à mon coeur.

Je crois à ta vie actuelle comme je croyais, comme je crois encore à ton amour. Je t'ai vu expirer dans nos bras, j'ai contemplé ton beau visage glacé par la mort, j'ai entendu la terre tomber, par lourdes pelletées, sur le cercueil qui renfermait ta dépouille mortelle; mes yeux se remplissent de larmes, mon coeur se déchire à ces cruels souvenirs, et cependant je ne crois pas à la mort! Je te sens vivant d'une vie supérieure à la mienne, mon Prosper, et quand sonnera ma dernière heure, je me consolerai de quitter ceux que nous avons aimés ensemble, en pensant que je vais te retrouver et te rejoindre.

Je sais que cette consolation ne me viendra pas sans efforts, je sais qu'il faudra la conquérir en travaillant courageusement à ma propre amélioration comme à celle des autres; je ferai du moins tout ce qu'il sera en mon pouvoir de faire pour mériter la récompense que j'ambitionne: te retrouver.

Ton souvenir est le phare qui nous guide et le point d'appui qui nous soutient. A travers les ténèbres qui nous enveloppent, nous apercevons un point lumineux vers lequel nous marchons résolument; ce point est celui où tu vis, mon fils, auprès de tous ceux que j'ai aimés ici-bas et qui sont partis avant moi pour leur vie nouvelle: mon père, ma mère, ma soeur, Moïse Retouret, Delaury, Prosper Enfantin, Moroche, Jal, Charles Ferrand, Gustave Suchet, et tant d'autres, hélas!

Te rappelles-tu encore, ami, nos conversations inépuisables sur ces graves sujets, assis tous deux dans ta chambre de Mont-Riant: Dieu, la mort, la vie éternelle, la liberté humaine, etc.? Maintenant ton âme, dégagée des liens matériels si lourds et si compacts sur ce petit globe, entrevoit ces grands problèmes d'un point de vue plus haut. Tu sais ou tu le prépares à savoir ce que j'ignore; tu aperçois des clartés que je ne soupçonne même pas. Mais ma foi reste ardente et entière, telle que tu l'as connue! mon bien-aimé Prosper. Ce n'est pas sous la terre où j'ai déposé tes restes que je te cherche, doux trésor de mon coeur, fils qui as été mon orgueil, ami qui as été ma force et ma joie! non, mon âme te cherche sur les hauts sommets, dans ces champs de l'infini peuplés de demeures éclatantes.

Plus que jamais je crois à l'immortalité, à la persistance de l'individualité humaine à travers le temps et l'espace; je crois au libre arbitre, aux développements successifs de la vie, aux paradis et aux enfers que nous nous créons, suivant le bon ou le mauvais usage que nous faisons de notre liberté.

Je crois surtout à la toute-puissance de l'amour, du dévouement, de la bonté, de l'indulgence, de toutes ces grandes vertus dont tu possédais et dont j'admirais le germe en toi, mon Prosper!

Je crois aujourd'hui tout ce que nous croyions ensemble avec les lumières de notre conscience et sans le secours d'aucun prêtre catholique ou protestant. Nous étions et nous sommes toujours de ceux qui n'appartiennent à aucune des églises existantes, et qui cependant se sentent religieusement unis à Dieu et à tout ce qui est vrai, juste, bon et beau.

Tu le vois, cher bien-aimé, je t'écris comme je t'écrivais quand nous étions momentanément séparés pendant ton existence sur cette planète; je t'ouvre mon coeur, je te rassure sur notre compte comme si tu en avais besoin, en te disant que si ton départ a brisé nos âmes dans la douleur, il ne les a du moins pas desséchées et que notre foi reste entière comme elle l'était quand tu étais près de nous.

Et maintenant, mon Prosper chéri, approuveras-tu ce que nous avons fait? Tu as mis autant de soin, mon doux poëte, à cacher ton nom et tes vers que d'autres en incitent à se produire avec fracas. Mais à présent, quand tu vis loin de ce globe, nous pardonneras-tu de réunir en un volume ces chants de ta jeunesse? Non que nous ayons la pensée de les livrer au public et aux indifférents! Mais, est-ce faiblesse, piété ou amour-propre paternel, nous voulons offrir à chacun de nos amis, en souvenir de toi, ce volume discret qui ne franchira pas les bornes de l'intimité et de l'affection. La plupart de ceux qui t'ont connu,—et tous ceux qui t'ont connu t'ont aimé,—ne soupçonnent même pas l'oeuvre que tu as laissée, si incomplète qu'elle soit. Je laisse de côté, bien entendu, et je garde pour nous seuls les lettres, les esquisses, les plans, les articles que tu as publiés sous divers pseudonymes. J'ai fait parmi tes poëmes, avec le concours de ta mère et de ton frère, un choix presque rigoureux. Je n'ai voulu mettre sous les yeux de nos amis que ce que ton goût, si exquis en toutes choses, aurait lui-même avoué.

En tête de ce volume je placerai cette lettre, où nous n'avons pu que bien imparfaitement exprimer notre profond et tendre amour.

A toi, notre fils, notre frère, notre compagnon, notre ami, à toi toujours et à notre réunion future.

H.C. et L.J.

Paris, 3 août 1866.

CONTES ET POÉSIES

A MADAME GEORGE SAND

_Vous savez, Madame, vous qui voulez bien m'appeler votre petit-fils, avec quel affectueux respect j'ose invoquer ici l'amitié que vous me parlez depuis mon enfance pour mettre sous votre protection ce petit livre.

Je vous le dédie parce que votre génie m'est sympathique et parce que votre bonté m'enhardit et m'attire, en un mot parce que je vous aime. Comme c'est la première fois de ma vie que j'écris une dédicace, on m'excusera d'y avoir mis plus de coeur que d'esprit.

Voilà donc pourquoi je vous dédie mes essais, et non par orgueil; j'en pourrais cependant sentir un bien naturel de mettre ces vers à l'abri d'un tel nom et sous la sauvegarde d'une amitié qui m'est si chère.

C'est pourtant un peu par égoïsme, c'est-à-dire pour me faire bien venir de mes lecteurs et de mes lectrices, que je prends la précaution superflue de me justifier auprès de vous. En sachant que vous m'aimez, eux qui vous aiment tant, ils m'aimeront peut-être un peu aussi, et, vous le savez la sympathie est relative: lorsqu'elle s'adresse à vous, c'est de l'admiration; en s'adressant à moi, ce sera de l'indulgence. J'en ai si grand besoin!_

PROSPER JOURDAN.

ROSINE ET ROSETTE

I

  Ce chant était fort long. Il n'a plus qu'une page;
  C'est fait. N'y pensons plus. Mais c'est vraiment dommage.
  Maintenant n'allez pas, lecteur, le regretter;
  Il paraît qu'il était ennuyeux à crier.
  On a donc très-bien fait de l'ôter; c'est plus sage.
  Mais à ce compte-là, ce n'est pas le premier
  Qu'il fallait supprimer, c'étaient les douze ensemble,
  Car ils se valent tous à peu près. Il me semble
  Qu'on pourrait comparer ce chapitre défunt,
  Sans trop lui faire tort, à la mort de quelqu'un;
  Ceux qui restent, ma foi! sont bien les plus à plaindre;
  C'est d'eux évidemment qu'il faut avoir pitié.

  Ces pauvres survivants! c'est pour eux qu'il faut craindre.
  Leur tendrez-vous la main? Leur avenir entier
  Dépend de vous, Madame, et de votre amitié.
  Soyez-leur indulgente et dites-vous sans cesse,
  Quand vous lirez ces vers, enfants de ma paresse,
  Que l'auteur est bien jeune et que, le ciel l'aidant,
  Il pourra faire mieux quand il sera plus grand.
  Tâchez d'aller au bout. Ma frayeur est extrême,
  Songez donc! la jeunesse a besoin d'un appui.
  Soyez le mien, et si deux vers vous ont souri,
  Ne les oubliez pas; j'ai besoin que l'on m'aime.
  Je pars, sans bien savoir même où je vais aller.
  Ainsi qu'un oisillon trop prompt à s'envoler
  Qui tombe et sur le sol à chaque pas chancelle,
  Mon poëme embrouillé, jusqu'à son dernier chant
  S'en va tout de travers, et ma muse infidèle
  En se moquant de moi trébuche à chaque instant.
  O vous qui me lirez! soyez meilleure qu'elle.

  Cet exorde entendu, je commence. D'abord
  Rosine était comtesse et se respectait fort;
  De plus, coquette et veuve à dix-neuf ans. Ensuite,
  Dire qu'elle était bien, c'est ce que vous pensez;
  Dire qu'elle était mieux ne serait pas assez.
  Un pied … comme la main! et la main si petite
  Qu'à peine y voyait-on la place d'un baiser;
  Des yeux bleus et foncés, des cils longs à friser,
  Et des cheveux!… sachez,—pour les dire plus vite,—
  Qu'ils n'étaient bruns ni blonds, avec un reflet tel
  Qu'à sa vierge Albéenne en donna Raphaël.

  On dit: de Maison d'Albe et j'écris: Albéenne.
  Ce mot-là nous manquait; je mérite un fauteuil.—
  Sachez donc qu'un printemps, dans sa villa d'Auteuil,
  Notre Contessina s'en fut porter un deuil
  D'une tante éloignée et de noblesse ancienne,
  Dont vous m'épargnerez de faire l'oraison.
  A Paris, dans le monde où Rosine était reine,
  De temps à autre un deuil est une bonne aubaine;
  Le gris est si divers! et le noir si bon ton!
  La pâleur, aux yeux bleus donne un si doux rayon!
  Puis, moitié pour poser la femme qui s'ennuie,
  Moitié pour le printemps dont il faut profiter,
  Parmi ses frais lilas Rose alla transporter
  Ses amoureux, son luxe et sa mélancolie.

II

  C'est l'heure où le soleil empourpre l'horizon
  De ses derniers reflets. D'un plus tiède rayon,
  Tendre comme une étreinte et doux comme un sourire,
  A la terre qu'il quitte il semble vouloir dire
  Adieu. Telle en sa chambre, une femme, le soir,
  Avant de se coucher prolonge sa toilette
  Et reste à se peigner, nonchalante et coquette,
  Et, le sourire aux dents, s'attarde à son miroir:
  Telle, au déclin du jour, la nature amoureuse
  Se pare et se fait belle aux rayons du couchant
  Et devient tout à coup plus tendre et plus rêveuse,
  Comme fait sa maîtresse au départ d'un amant.

  Rien ne dort à cette heure; et pourtant c'est à peine
  Si l'on entend la brise au murmure pensif,
  Si l'on distingue au loin le bruit d'une fontaine
  Qui coule en murmurant sur le marbre massif
  Ou le chant des oiseaux regagnant leur couvée.
  Quel calme! différent de celui de la nuit;
  Quel silence joyeux entremêlé de bruit!
  Il semble, à voir ainsi la campagne noyée
  Dans ce dernier baiser d'un soleil pâlissant,
  Que les cieux sont plus doux, que l'ombre est plus amie,
  La brise plus riante et plus chère la vie
  Et que l'amour, lui-même, en est plus caressant.

  On croirait par moments, quand frémit le feuillage,
  Voir des ombres passer en se donnant le bras;
  Évoquer leur fantôme et deviner l'image
  D'un monde d'amoureux qu'on ne soupçonnait pas.

  Dante! N'était-ce pas ton couple au doux murmure
  Qui passait tout à l'heure à travers ce massif?
  N'était-ce pas son vol dont la traînante allure
  Le faisait frissonner avec un bruit plaintif?
  Lovelace sans âme et toi, pâle Clarisse,
  Est-ce vous qui fuyez en frôlant les buissons?

  Il me semblait entendre, à travers leurs chansons
  Monter, comme un écho de ton long sacrifice,
  Et mourir sur ta lèvre un soupir de regret,
  Pauvre fille! Mon coeur te suivait dans ta peine
  Et tandis que ton ombre indécise et sereine
  M'apparut, j'ai senti que mon âme pleurait.
  Est-ce toi, dis, Manon, immortelle charmeuse?
  Est-ce ta voix joyeuse et ton rire moqueur?
  Où vas-tu si légère et si peu soucieuse
  De ton indigne amant qui causa ton malheur?
  O Werther! est-ce toi, pauvre amie déchirée?
  Viens-tu trouver ce soir ta Charlotte adorée
  Au premier rendez-vous que son coeur te donnait
  Pour ce monde où tous vont et que nul ne connaît?
  Est-ce toi qui gémis, ô frêle Desdémone,
  Dont la plainte se mêle au chant des rameaux verts?
  Hélas! ton coeur criait sous le vent des hivers
  Comme fait, sous l'orage, un saule qui frissonne.
  Telle une algue battue au caprice des mers!
  C'est toi, gai Roméo? Cette forme inquiète
  Qui se penche à ton bras, est-ce ta Juliette?
  Est-ce toi, Marion? Doña Sol, est-ce toi?
  Rosine! Camargo! Belcolore au coeur froid!
  Répondez, est-ce vous? ou votre chère image
  N'est-elle que l'effet d'un bizarre mirage?
  Est-ce votre fantôme apporté par le vent,
  Ainsi qu'aux nuits d'automne un tas de feuille morte,
  Que la bise disperse et que l'orage emporte,
  Suit l'aquilon qui passe et s'arrête en un champ?

  O qui que vous soyez! visions passagères
  Ou fantômes errant dans le jour qui pâlit,
  Qu'il est doux de rêver à vos charmants mystères
  Et de sentir en vous notre âme qui frémit!
  Mais c'est bien vous; j'entends votre voix qui soupire,
  Et vos soupirs sont doux comme un souffle de mai.
  Vous passez en silence et je vous vois sourire
  Et mon âme ressent jusqu'à votre martyre
  Et voltige avec vous dans cet air embaumé.

  Ainsi notre âme rêve à l'instant solitaire
  Où le soleil soulève, à son heure dernière,
  Un coin du voile bleu que vient jeter la nuit,
  Comme un ange rêveur qui laisse, sur la terre,
  Son manteau scintillant traîner derrière lui.

  Raphaël! ton pinceau l'avait-il devinée
        Cette forme au contour si pur?
  Ton esprit l'avait-il entrevue ou rêvée
  Cette tête, qui n'est ni brune ni cendrée,
        Aux yeux plus profonds que l'azur?

  Lorsque ta Marguerite au seuil de son église,
        O Faust, apparut à tes yeux,
  Vis-tu rien de plus beau que cette femme assise?
  Un rayon de soleil dore encor ses cheveux
        Que froisse et caresse la brise.

  Arbres déjà pâlis par l'automne au front roux!
        Vastes cieux! pensives étoiles!
  Qui passez éternels, les yeux fixés sur nous,
  Astres muets! Témoins pour qui tout est sans voiles,
        Avez-vous rien vu de si doux?

  Qui donc est cette femme? En la voyant assise,
  Immobile, troublée, inquiète, les yeux
  Vers le sol, on dirait la statue indécise
  D'une vierge hésitante ou d'un ange amoureux
  Qui lutte encore avant de renoncer aux cieux.
  Ce n'est pas la douleur que sa pose rappelle;
  Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air inquiet.
  Elle écoute son coeur, et son coeur est muet.
  C'est donc une ombre encor? Non, mais qui donc est-elle?
  Cette femme est Rosine et, sous ce rayon d'or,
  Dans sa mélancolie, elle est plus belle encor.

  Elle est charmante ainsi. Ce cadre de verdure
  Rehausse encor sa grâce et lui sert de parure.
  Mais elle n'est pas seule. Assis à quelques pas,
  Un jeune homme au front triste et beau la considère
  De son regard profond. Il a l'air un peu las;
  On devine aisément qu'une pensée amère
  A dû plisser sa lèvre indolente: et ses yeux
  S'attachent sans relâche à celle qu'il supplie,
  Comme pour demander ou la mort ou la vie
  A ce regard de femme errant et soucieux.
  On sent que ce regard le fascine et l'attire.
  Rosine, cependant, continue à rêver;
  Il semble qu'elle ait peur de ce qu'elle va dire.
  —Mais lui, d'une voix grave, avec un doux sourire:
  Quel silence! Rosine, et qu'en dois-je augurer?
  Ces mots que votre bouche hésite à murmurer,—
  Soyez franche,—sont ceux que je tremble d'entendre.
  Si je l'ai deviné, pourquoi vous en défendre?
  Pourquoi rester muette et me laisser au coeur
  Un doute, plus cruel encor que sa douleur?
  Et surtout….

ROSINE.

                 Je sais bien ce que vous m'allez dire,
  Stello; mais songez donc: vous me forcez ici
  D'accepter un amant ou de perdre un ami.

STELLO.

  Rosine, écoutez-moi. Pour un homme, le pire
  Qui lui puisse arriver quand il est amoureux,
  C'est de se voir bercer de ce mot vague et creux
  Qui, s'il n'est un mensonge, est encor un blasphème.
  Que me fait l'amitié de la femme que j'aime?
  J'aime! C'est dire assez qu'il me faut votre corps,
  Vos larmes, vos baisers, votre âme tout entière!
  Et vous allez m'offrir une telle misère?
  Appelez vos laquais pour me jeter dehors.
  Soyez plus charitable en étant plus altière.
  Avouez-moi plutôt que je vous fais horreur
  Et que vous m'exécrez, que mon amour vous blesse,
  Mais ne me plongez pas ce poignard dans le coeur
  D'avoir encor pitié de moi dans mon malheur.

ROSINE.

  Vous me comprenez mal et j'en ai de tristesse,
  Failli pleurer, Stello.

STELLO.

                           Maudite ma tendresse
  Qui fait naître une larme en un regard si doux!
  O ma reine! Oh! pardon!

ROSINE, souriant.

                          Vous passez à l'extrême;
  Ne soyez point trop tendre après ce grand courroux.
  Vous aimé-je en ami? Je l'ignore moi-même.
  N'ayant jamais aimé, sais-je si je vous aime?

STELLO.

Non, vous ne m'aimez pas.

ROSINE.

                             Je le crois comme vous,
  C'est vrai. Car je sens bien qu'un jour, s'il se réveille,
  Mon coeur, qu'on dit absent, qui, peut-être, sommeille
  En attendant son heure, inondera mes sens
  Comme un torrent sans frein qui renverse ou qui brise,
  Ou qu'il m'envahira dans une ardente crise
  Comme un feu souterrain comprimé trop longtemps.
  Certes, l'émotion que votre aveu me cause
  Est bien loin de cela, pour être de l'amour,
  Mais, ce que vous étiez pour moi jusqu'à ce jour,
  Je ne m'en rends pas compte et n'en sais autre chose
  Que le vague plaisir que j'avais de vous voir.
  Votre voix m'était douce et j'aimais à l'entendre;
  Je vous aimais enfin, à quoi bon m'en défendre?
  J'étais heureuse en vous attendant chaque soir.
  M'étiez-vous un ami? Vous m'étiez plus, peut-être,
  Et jusqu'ici, Stello, si j'ai, sans le vouloir,
  En vous aimant ainsi fait grandir votre espoir,
  Vous en avez le droit, vous pouvez méconnaître
  Un tel nom. Mais, du moins, laissez-moi regretter
  De ne point avoir su vous le faire accepter.

  Ainsi dans le grand parc désert, sous la ramure,
  Leurs voix s'entremêlaient comme un faible murmure;
  Tous deux parlaient encore,—il faisait déjà nuit,—
  Oubliant le destin devant cette nature,
  Témoin de leur tristesse. Et quand Stello partit,
  Son front cherchait en vain la fraîcheur passagère;
  Il marchait au hasard et d'un pas inégal.
  Une larme brûlante errait sous sa paupière;
  Il emportait au coeur une blessure amère.

La comtesse en pleura, dit-on, jusqu'à son bal.

III

  Si vous avez connu la mine la plus fière,
  Le bras le plus vaillant et le plus noble coeur,
  Le coeur le plus aimant qui fût jamais sur terre,
  Vous connaissez Stello. Libertin et rêveur,
  Tenace comme un roc et doux comme une fille,
  Il avait les défauts d'un bon fils de famille
  Et ce rare bonheur de compter à la fois
  Les solides vertus des héros d'autrefois.
  Il avait de bonne heure appris l'expérience,
  Son père, Dieu merci! l'ayant, dès son enfance,
  Laissé maître de lui comme on l'est à vingt ans;
  Ce qui fit qu'il connut la vie avant le temps.

  Avec ses vingt-deux ans, il pensait comme à trente
  Et s'ennuyait de tout sans que rien le tourmente,
  Jusqu'à ce que son coeur se fit prendre un beau jour
  A ce jeu si cruel et si vieux de l'amour.
  Au reste, sa fortune égalait sa noblesse.
  Rien ne vint donc, durant le cours de sa jeunesse,
  Entraver sa nature ou gêner son instinct;
  Il grandit librement, au gré de son destin.
  Ce qu'il était resté Dieu l'avait voulu faire.
  Tel il était sorti du ventre de sa mère,
  Tel nous le retrouvons au jour de ce récit.
  —Et ce qu'il en advint depuis lors, le voici:

  Avec de pareils dons que lui fit la nature,
  Je vous laisse à penser,—sans compter sa figure,—
  Si Stello dans le monde eut bientôt des amis.
  Heureusement pour lui, la chose la plus sûre,
  Il savait qu'ici-bas, c'est le pouvoir acquis
  Sur soi-même, et depuis qu'il marchait dans la vie,
  Il avait assez vu comme le monde oublie
  Pour s'en faire une règle, et faisait peu de cas
  De tout ce qui n'était ni son coeur, ni son bras.

  Pourtant, depuis trois mois qu'il connaissait Rosine,
  Ceux qui voyaient Stello le trouvaient bien changé.
  Il avait doucement senti dans sa poitrine
  Grandir un sentiment qui l'avait dominé.
  Ce n'était plus alors cet enfant débauché
  Que les fous de son bord se vantaient de connaître;
  Ce n'était pas non plus,—tant l'amour nous pénètre!
  Le Stello d'autrefois incrédule et lassé.
  Tout le monde savait qu'il aimait la comtesse.
  Aussi bien savait-on, à cette enchanteresse
  Sous sa gorge de marbre un coeur non moins marbré.
  Ses amis, les meilleurs, l'en avaient détourné;
  Mais, soit que ce grand coeur eût trouvé sa faiblesse,
  Soit qu'il y vit du sort un ordre impérieux,
  Il garda sa chimère et ne l'aima que mieux.

  C'est une chose étrange et bien inexplicable
  Que ce bizarre aimant qui, d'un être vivant,
  Fait l'ombre d'une femme et, comme dans la fable,
  Attelle au même joug un couple différent.

  Quel mystère inouï, quel sort inexorable
  Jette au hasard deux coeurs dans un même courant?
  Quel est l'esprit boiteux qui fait ces injustices?
  Est-ce un mauvais génie, ami des maléfices,
  S'acharnant à ce jeu de mortelles douleurs?
  Si le dieu, qui, du moins, préside à ces caprices,
  Daignait, dans ses cruels et lâches sacrifices,
  Ne se faire immoler que de vulgaires coeurs!
  Encor si sa fatale et maudite puissance,
  Sans chercher ici-bas les fronts qu'elle a marqués,
  Se contentait de prendre avec indifférence,
  Aussi bien ceux qui n'ont noblesse de naissance
  Ni noblesse de coeur, pour ses festins blasés!
  Mais non…. Il semble même, ô misère inouïe!
  Que les prédestinés à cette mort sans fin
  Portent une auréole et que, dans cette vie,
  Un ange les reprend quand la mort les oublie.
  —Envoyé de malheur!—c'est l'éternel destin,
  Hélas!—Le feu du ciel, né des fureurs sublimes,
  N'a menacé jamais que les plus hautes cimes;
  Plus l'arbre est élevé, plus il craint l'aquilon.
  La douleur est sur terre et choisit ses victimes
  Parmi ceux dont le sceau du génie est au front.

  Ils avaient donc raison, tous, avec leur morale.
  Et notre fier Stello, malgré son beau front pâle,
  Sa belle âme et son nom, partait, le coeur brisé.
  On prétend qu'il avait juré d'être vengé.
  Quoi qu'il en soit, deux jours après cette soirée
  Qui décida son sort,—la dernière pour lui,—
  De laquelle il sortit l'âme désespérée,
  Seul désormais, errant au hasard dans la nuit,
  Stello quittait Paris.

IV

                  Qui sait ce que peut faire
  De ravage sans borne et de taches sans nom,
  Dans un coeur vierge encor, plein d'un amour profond,
  Le souvenir mortel d'une horrible misère?
  Qui sait dans quelle nuit, dans quel abîme obscur
  Va se perdre à jamais une âme désolée?
  Qui sait quel lupanar,—qui sait quel antre impur
  Attend le désespoir au sortir d'une allée
  Pour lui souffler au corps une vengeance usée?
  Qui connaîtra jamais de quel rude sillon
  Se creuse un coeur atteint d'une telle torture
  Et quel venin terrible en greffe la morsure
  Sur le coeur le plus noble ou le plus noble front?
  Qui connaîtra jamais,—quand l'amour le renie,—
  Où va le malheureux, en se frappant le coeur,
  Prostituer l'amour dont il faisait sa vie
  Et, blasphémant son Dieu, son âme et son génie,
  Rire lugubrement de sa propre douleur?
  L'amour, le grand amour est ce baume suprême
  Qu'à ses derniers soupirs on verse au moribond:
  Il va mordre en plein coeur cette chair déjà blême,
  L'homme peut naître encor de sa souffrance même,
  Mais s'il succombe, alors le baume le corrompt.

V

  La lune était limpide; Alger, la blanche ville,
  Depuis longtemps déjà dormait profondément;
  Et depuis la Casbah jusqu'à la mer tranquille
  On n'eût pas entendu le mulet d'un Kabile,
  Ni vu glisser aux murs le manteau d'un amant.
  La nuit splendide et calme étalait ses étoiles
  Sur sa coupe d'azur: ou eût dit qu'au ciel bleu,
  Par ces milliers de trous dans les plis de ces voiles,
  La terre eût entrevu les domaines de Dieu.
  La rue était sans bruit. La plage solitaire,
  Sous l'écume d'argent que fait la vague arrière,
  Berçait dans les échos son chant triste et rêveur.
  Pas un oiseau de nuit sur le rivage en pleur!
  Nulle voix n'animait la muette mosquée.
  Pas même un frôlement de Mauresque masquée
  Gagnant quelque ruelle étroite et désertée:
  Le port semblait une ombre et la ville un tombeau.

  Cependant, à travers le murmure de l'eau
  Se mêlait par moments, pour l'oreille attentive,
  Un plus étrange accent que la brise plaintive
  Qui, sur ces bords, le soir, incline l'oranger;
  Plus sourd que le fracas des lames sur la grève
  Et pareil à ces cris que l'on n'entend qu'en rêve
  Dans les folles terreurs d'un sommeil mensonger.

  On eût dit comme un choeur de voix incohérentes,
  Comme un lointain concert de plaintes discordantes
  Où des éclats de rire étouffaient des sanglots;
  Dont le vent emportait les notes turbulentes
  Et qu'un écho mourant apportait par lambeaux.
  Parfois tout se taisait. D'une voix plus égale,
  Qu'on entendait à peine, une femme chantait
  Quelque libre refrain que la bande écoutait.
  Puis le choeur reprenait sa folle bacchanale
  Comme fait, dans la nuit, une troupe infernale
  Qui tantôt meurt dans l'ombre et qui tantôt renaît.

  Six mois sont écoulés. Du passé, plus de trace
  Qu'un chant mystérieux dans les échos plaintifs.
  C'est une nuit d'orgie à se voiler la face;
  Le vin répand l'ivresse et les amours lascifs.

STELLO.

  Qui parle du passé? La peste du trappiste
  Qui vient gémir ici!—Georgette, mon cher coeur,
  Tu me laisses mourir de soif.—Maudit chanteur!
  C'est à lui qu'est la faute avec sa chanson, triste
  Comme un souper sans femme.—Au diable l'aubergiste!—
  Heureux celui qui dort quand il est gris! D'honneur,
  Quiconque a le vin triste est un méchant buveur.
  Hors d'ici les regrets et la mélancolie!
  Je veux boire ce soir à tout ce qui s'oublie,
  Aux filles, au bon vin, à l'homme, au monde entier!
  —A la littérature!—A la gendarmerie!
  Boirons-nous à l'amour? Mais l'amour fait pitié;
  On abuse du mot, c'est une maladie.
  A la santé de ceux qui croyaient à l'amour!

        (Il chante avec le choeur et s'accompagne on faisant sonner
           sa bourse dans sa main.)

                     Non! Non!
                     Non! Non!
              Voilà ce qu'aime Margot!

  Par Bacchus ivre-mort! c'est une pauvre espèce
  Que ces malheureux-là qui s'en vont nuit et jour
  Dans le creux des échos déclamant leur tristesse.
  L'amour, même au théâtre, est un moyen usé.
  D'abord c'est mélodrame…

GEORGETTE, élevant son verre.

A toi, mon adoré!

STELLO.

  Ma belle, cela vaut un baiser….—Que je meure
  Si je n'ai pas vidé dix flacons tout à l'heure!
  Ventre et boyaux! jamais je n'eus tant de gaîté.
  Les murs sont à l'envers … ha! ha! la belle danse!
  Vous avez tous la tête en bas … les pieds en l'air….
  Morbleu! c'est évident, je sais ce que j'avance;
  Le premier qui dira que je n'y vois pas clair…—
  Dieu! que j'ai soif!… Messieurs, je bois à l'hyménée!
  Je deviens vertueux quand il est si matin.
  Ma, corpo di Baccho! mon verre est encor plein?
                                           (Il boit.)
  A boire!… j'ai dans l'âme une joie insensée….
  Décidément, l'homme est un piteux mannequin….—
  Que je voudrais avoir le ventre de Silène!
  Je boirais un tonneau, ce soir, tout d'une haleine.—
  Georgette … je suis gris, mon coeur, en vérité!
  Au diable les soupirs!…—Vive la volupté!
  Du vin! je meurs de soif.—Allons, la courtisane,
  Chante-nous le refrain d'une chanson profane;
  Chante nos vins de France et nos amours perdus!
  Les seins nus, et debout! seule, au milieu du groupe!
  Silence! La bacchante a tordu ses bras nus;
  Sa lèvre brille encor des rubis de la coupe.

CHANSON DE GEORGETTE.

      Vive le vin! les nuits d'ivresse!
      Vivent la table et la beauté!
      Vrai Dieu! la vie enchanteresse
      C'est le plaisir et la paresse!
      Rien n'est vrai, hors la volupté!

      Vive l'amour des courtisanes!
      L'amour qui s'obtient sans effort.
      Vivent les yeux de ces sultanes,
      Les baisers sur les ottomanes
      Quand le vin ruisselle avec l'or!

      Malheur aux femmes de ce monde!
      Honte à ces bégueules sans coeur!
      Leur métier de vertu profonde
      Est encor cent fois plus immonde
      Que notre métier d'impudeur.

      A nous leurs maris et leurs frères!
      Nous autres, les filles sans nom,
      Nos calèches sont plus légères;
      Et leurs fils boivent dans nos verres
      Pour nous venger de leur affront.

      Vive la clarté des bougies!
      Vivent la débauche et le bruit!
      Comme les lèvres sont rougies!
      Les yeux pâlis par les orgies
      Ne brillent plus qu'après minuit.

      D'ailleurs, nous sommes les plus belles,
      Et, partout, c'est nous qui trônons;
      C'est pour nous qu'ils sont infidèles,
      Mais ils ne valent pas mieux qu'elles,
      Ces beaux fils que nous ruinons.

      Oui, votre sottise est étrange,
      Car vous nous faites les yeux doux
      Et nous méprisez en échange;
      Mais vous nous traînez dans la fange
      Sans pouvoir vous passer de nous.

      A nous vos jeunesses rendues,
      Vos bijoux, vos chevaux de prix,
      Vos amours, vos santés perdues!
      A nous, à nous, filles vendues!
      Pour nous venger de vos mépris.

      Vive l'atmosphère étouffante
      Qui se répand dans un festin!
      Puisque c'est le vin que je chante;
      Plus la chaleur est accablante,
      Meilleur encore en est le vin!

      Vive le vin! les nuits d'ivresse!
      Vive la table et la beauté!
      Vrai Dieu! la vie enchanteresse
      C'est le plaisir et la paresse!
      Rien n'est vrai hors la volupté!

LE CHOEUR.

  Ta chanson a menti, Georgette.
  C'est immoral!

GEORGETTE.

           Dieu! qu'il est bête!
  Allez au diable!

LE CHOEUR.

                       Au diable? bon,
  J'y suis. Le trajet n'est pas long.
  Vive Dieu! l'enfer est en fête.
  Ma foi! le bourgogne a du bon,
  Ma voisine dort comme un plomb,
  Tout ce vin me porte à la tête.
  Vivent le diable et le mâcon!
  Vive Georgette!… et sa chanson!
  Georgette a lu de mauvais livres!
  L'auteur!

STELLO.

C'est moi!… vous êtes ivres.

(Il roule de sa chaise.)

LE CHOEUR.

  Hurrah!—hé!—holà!—ho!—bravo!
  Silence!… en triomphe Stello!
  Il faut le coucher sur la table.
  Parle donc!… as-tu soif?… Que diable!
  Il ne fait pas un mouvement.
  Salut! c'est le roi de la fête!
  Monte à côté du roi, Georgette,
  Et verse à boire à ton amant.

  Telle dans la campagne, à cette heure attardée,
  L'orgie osait troubler le silence des bois.
  La maison d'où partaient ces cris et cette voix,
  Était celle où Stello, cette même soirée,
  Sur la fin d'un souper se trouvait ivre-mort.
  Ainsi que l'avait dit un ami charitable,
  Sans qu'il pût dire un mot, ni faire un seul effort,
  On l'avait de son long étendu sur la table
  Où le seigneur du lieu trônait, sans sourciller,
  Les pieds dans les débris d'un salmis de faisane
  Tandis qu'un jambon d'York lui servait d'oreiller.
  Auprès de lui debout, la belle courtisane,
  Georgette, la bacchante au front échevelé,
  La lèvre en feu, les yeux brillants de volupté,
  Laissant voir son beau sein qui s'abaisse et qui monte,
  Ivre de bruit, de vin, de plaisir et de honte,
  Achevant le refrain qu'elle avait commencé,
  Lui versait de son haut un flacon sur la tête.
  Cependant qu'autour d'eux le reste de la fête,
  Sans cesse redoublant son tapage effréné,
  Avec des cris de joie, au comble de l'ivresse,
  Dansait, criait, hurlait, et dans son allégresse,
  Près de tomber aussi, semblait plus acharné.

  Stello, lui, l'oeil éteint, le visage livide,
  Ses cheveux inondés et collés par le vin,
  Son beau col débraillé dans sa chemise humide,
  Plus pâle que jamais sous la clarté morbide
  Des lustres que déjà pâlissait le matin,
  Laissait pendre ses bras comme une masse inerte.

  Ah! si Rosine alors, par une porte ouverte,
  Avait pu contempler ce spectacle navrant!
  Devant cette misère et cet abaissement,
  Devant ce regard morne et cette indifférence;
  En songeant qu'elle avait d'une vaine espérance
  Bercé ce coeur qu'ensuite elle avait déchiré;
  En songeant qu'elle seule avait désespéré
  Celui qui cherchait là l'oubli de sa souffrance
  Et qu'à peine, aujourd'hui, son oeil reconnaîtrait;
  En retrouvant ainsi cette riche nature
  Où la pâle Débauche imprimait sa souillure,
  Aurait-elle pleuré de ce qu'elle avait fait?

VI

  Depuis tantôt six mois qu'il menait cette vie,
  Cherchant en vain l'oubli qu'il ne pouvait trouver,
  Après avoir couru par toute l'Italie,
  Suivi du train royal d'un prince qui s'ennuie,
  Un soir notre héros débarqua dans Alger.
  Son luxe pouvait seul égaler sa folie,
  Et, pour le coup, Stello se ruinait bel et bien.
  Les faciles amis qu'il traînait à sa suite
  Prévoyaient, sans aller ni plus loin ni plus vite,
  Que leur hôte, en deux ans, mangerait tout son bien.
  Lui-même il le savait et glissait de plus belle
  Sur la pente fatale où nous pousse l'ennui.

  Il disait seulement,—sa ruine vînt-elle,—
  Qu'il partirait avant qu'on n'en sût la nouvelle,
  Et qu'on n'entendrait plus, dès lors, parler de lui.
  Pour le moment Stello, sans souci de la vie,
  Menait un train de prince en son château d'Hydra.
  C'est là que nous l'avons, par une nuit d'orgie,
  Retrouvé, s'affolant en noble compagnie,
  Fort épris de Georgette et gris comme un soldat.

  O dédale du coeur, labyrinthe plein d'ombre!
  Mystère de l'amour,—ô palais!—ô décombre!
  Qui de nous a jamais sondé ta profondeur?
  Ceux qui l'ont voulu faire en sont morts de douleur
  Sans avoir vu la fin de tes détours sans nombre.
  Si basse est donc ta voûte et ton chemin si sombre
  Que, parmi tant de fronts que ton air a flétris,
  Les plus hautains soient ceux qui sont les plus meurtris?
  Est-il vrai qu'ici-bas il n'est de grands poëtes
  Que ceux qui n'ont chanté dans leur divin concert
  Et pleuré dans le vent de leurs nuits inquiètes
  Que leurs sanglots réels et que leurs propres fêtes,
  Et que l'on n'est si grand que pour avoir souffert?
  Se peut-il donc, mon Dieu, que l'amour d'une femme
  Une misère, un rien, un caprice écouté,
  Jette, ainsi qu'une tête au tranchant d'une lame,
  Notre coeur dans la boue et qu'il creuse en notre âme
  Une plaie où se va perdant l'éternité?

  Ce pâle libertin, ce masque à l'oeil stupide
  Qui regarde sans voir, ce fantôme livide,
  Ce cadavre vivant, le reconnaissez-vous?
  Ce ne peut être lui…. C'est un autre…. Il se lève:
  Non, ce n'est point Stello qui gisait là-dessous.
  C'est une ombre sans os, comme on en voit en rêve.
  Mieux vaudrait, si c'est lui, l'avoir percé d'un glaive
  Et jeté ses lambeaux aux fanges des égouts.
  Circé se vanterait de sa métamorphose!
  Ce ne peut être lui. C'est une horrible chose,
  Cependant, que de voir un aussi jeune front
  Pâle et déjà courbé sous cet immonde affront.

  C'était pourtant bien lui, cet enfant qui, la veille,
  Capable de tout bien comme de tout honneur,
  Osait parler d'amour et croyait au bonheur.
  Telle on voit, dans les champs, une féconde treille
  S'embellir, appuyée au flanc d'un chêne altier:
  Mais un jour l'arbre tombe, et la vigne, en souffrance,
  Ployant sous le fardeau de sa propre abondance,
  Se mêle dans la boue aux pierres du sentier.

  Tant qu'il avait gardé quelque faible espérance
  D'être aimé de Rosine, il sentait cet amour
  Vivre dans sa poitrine et grandir en son âme,
  Et, comme un acier pur s'endurcit à la flamme,
  Sa nature, en aimant, s'élevait chaque jour;
  Mais, une fois ce charme arraché de sa vie,
  Une fois qu'il eût vu la dernière lueur
  Qui lui montrait le ciel, s'éteindre dans son coeur,
  Alors il lui sembla, dans sa fierté meurtrie,
  Que ce monde, après tout, n'est qu'une comédie
  Infâme et désolante, et que c'est un malheur
  Pour tout homme, ici-bas, d'être un homme d'honneur.
  Lors, mesurant l'abîme, il comprit sa détresse;
  Et son coeur retomba d'autant plus désolé
  Qu'il s'était élevé plus haut dans sa tendresse
  Pour suivre en souriant son fantôme envolé.
  C'est ainsi que l'on voit, dans le soir étoilé,
  Un nuage qui passe emprunter un visage
  Dont notre oeil se complaît à suivre le mirage;
  Et qu'enfin, quand la brise en disperse l'image,
  Réveillé tout à coup de ce rêve enchanté,
  Notre coeur se débat dans la réalité.
  Grandi par son amour, c'est par lui qu'il s'abaisse!
  Plus vaillant fut Stello, plus morne est sa faiblesse!
  Tout ce qui l'eût fait grand se tourne contre lui,
  Et c'est son propre coeur qui le tue aujourd'hui.

  C'était bien lui. Son coeur tressaillait en lui-même.
  En vain il refoulait, par un effort suprême,
  Ses larmes et ses cris et sa folle douleur;
  En vain il affectait une froide ironie;
  En vain dans la débauche il consumait sa vie;
  En vain, pour le tuer, il reniait son coeur:
  Son coeur n'était pas mort! Grandi par sa souffrance,
  Pendant les nuits d'ivresse et de pâles excès,
  Sous son masque impassible il pleurait en silence.
  Mais, sitôt qu'il sortait de son sommeil épais,
  Stello sentait en lui sa terrible morsure,
  Et, plus vivace encore après sa flétrissure,
  De son ancien amour l'éternelle torture
  Se réveillait alors, plus rude que jamais.

  Quelquefois, cependant, sa puissante nature
  Reprenait le dessus. Il redevenait lui.
  Alors il se disait qu'ici-bas rien ne dure,
  Et, se trouvant plus calme, il croyait à l'oubli.
  Ces jours-là, fatigué de sa dernière orgie,
  Las de son monde et las de sa banale vie,
  Pour errer librement et rêver sans témoin
  Il partait à cheval et s'en allait au loin,
  Marchant à l'aventure et, laissant sa pensée
  Lui retracer tout bas sa jeunesse effacée,
  Conduit par son murmure et bercé par son chant.
  Souvenirs qui vivez dans notre âme endormie,
  Charme mystérieux! votre mélancolie,
  D'où vient-elle? et que veut son murmure enivrant?

  Par un de ces jours-là, seul, comme à l'ordinaire,
  Stello longeait la mer et se laissait aller
  A ce calme complet où la nature entière,
  Sous ces ardents climats, semble se dévoiler.
  C'était en plein automne. On eût dit que la terre
  Eût caché, ce jour-là, le soleil dans son flanc,
  Tant le ciel était tiède et le jour caressant!
  Il s'enivrait. Pour lui c'était un nouveau monde
  Que ses yeux saluaient pour la première fois.
  Tout s'était effacé: ses rêves d'autrefois,
  Sa fièvre, ses sanglots, sa misère profonde.
  Tout, jusqu'à son amour, jusqu'à l'ivresse immonde,
  Jusqu'à son nom, jusqu'à ses yeux, jusqu'à sa voix.
  Son coeur était vivant! Il sentait sa jeunesse
  Se soulever en lui sous le souffle divin
  Qui passait dans son âme, et, comme une ombre épaisse,
  Les cendres du passé s'envoler de son sein.
  Son coeur était vivant! Il aimait la nature.
  Il se berçait au chant de l'onde qui murmure
  Et comprenait le monde on regardant les cieux.
  Il lui semblait entendre une voix inconnue
  Dont le timbre, dans l'air, chantait sa bienvenue
  Et volait sur ses pas, oiseau mystérieux.
  Son coeur était vivant!

                         Quand il vit la campagne
  Se teindre à l'horizon de la pâleur du soir,
  Quand il vit le soleil pencher sur la montagne
  Qui se dressait déjà comme un fantôme noir,
  Alors il s'aperçut qu'une grande distance
  Le séparait d'Alger qu'il ne pouvait plus voir.
  Nul bruit au loin. Le flot troublait seul le silence.
  Il tourna son cheval pour mieux s'orienter
  Et vit, dans un rayon lointain, se dessiner
  Sidi-Ferruch, ainsi qu'un fil sur la mer bleue;
  Il tourna derechef et gravit le coteau:
  Le Tombeau de la Reine au loin; à droite l'eau;
  A gauche, Coléah la Sainte; un quart de lieue
  Le séparait alors de ce fond sans pareil
  Où s'endort Bou-Smaël au couchant du soleil.

  Stello prit le parti d'y coucher à l'auberge.
  Un quart d'heure plus tard il était attablé
  Hôtel de la Panthère, aspirant l'air salé
  Que fraîchissait le soir et qu'exhalait la berge.

  En face, à la fenêtre, une enfant de seize ans
  Le regardait dîner. Elle était blonde et blanche:
  Blonde,—comme Rosine,—ayant ses traits charmants,
  Appuyant sur sa main sa tête qui se penche
  Et laissant son travail pendre sur ses genoux,
  Rêveuse dans sa pose et comme subjuguée,
  Elle considérait Stello d'un oeil si doux
  Qu'il n'est douceur au monde à s'en faire une idée.
  Raphaël l'eût conçue et Greuze l'a rêvée.
  Quel mystère insondable elle avait dans les yeux!
  Dans le pays, chacun se la rappelle encore,
  Moins doux que ses regards sont les feux de l'aurore;
  Moins profonde est la mer et moins purs sont les cieux.
  —Providence ou hasard,—quel destin, sur ces plages
  Réservait cette perle au souffle des orages?
  Au village on disait qu'elle riait toujours
  Et qu'un ange habitait son âme. De nos jours
  Il faut aller si loin trouver telle sornette!
  Quoi qu'il en soit, un ange a de moins purs contours.
  Du nom comme des traits, ressemblance complète:
  Elle se nommait Rose: on l'appelait Rosette.

  Quand la Fatalité nous trace le chemin,
  Insensé qui s'agite et croit fuir son destin.

  Rose le contemplait toujours, tendre et plus belle.
  Pourquoi ce long regard attaché sur le sien?
  Pourquoi cette rougeur sur ce front de pucelle?
  Pourquoi ce flot d'amour qui bouillonnait en elle
  Alors que cette enfant même n'en savait rien?
  Qui l'approfondira, cet éternel mystère?
  Chaîne d'anneaux perdus qu'on retrouve plus tard
  Pêle-mêle enlacés, renoués au hasard
  Pour se briser encore.—Et quelle chaîne amère,
  Qui brise, en se rompant, les coeurs qu'elle resserre!
  Le fait est que Stello pâlit horriblement
  Lorsqu'en levant les yeux il vit ce front charmant,
  Se croyant le jouet de quelque mauvais ange.
  Leurs yeux s'étaient croisés d'un si rapide échange
  Que son verre faillit échapper de sa main.
  Mais lui, se reprenant, d'un mouvement soudain,
  Il le vida d'un trait avec un rire étrange.

Tous deux s'étaient aimés quand revint le matin.

VII

  Où sont-ils?—Le Méandre est parti pour la France.
  Le flot, de son sillage a gardé la nuance
  Dont la nacre s'efface. On peut encor le voir
  Au tournant des rochers. «Adieu climats étranges
  Où j'ai souffert! Adieu golfe aux mourantes franges
  Que l'aube diamante et qu'argente le soir!
  Je ne vous verrai plus, beaux lieux de ma souffrance,
  Bords témoins de ma honte et de mon désespoir.»
  … Il glisse, il fuit toujours. L'onde qui le balance
  N'a jamais au soleil étalé plus d'azur.
  Adieu!—Stello!—Rosette!—Espérance! Espérance!

Enfants! la vie est longue et l'horizon si pur.

L'horizon peut trahir et la mort nous surprendre.

  Sur la proue appuyés, seuls et silencieux,
  Deux jeunes gens sondaient cette mer et ces cieux
  Qu'ils quittaient pour jamais, ne pouvant se défendre
  D'une tristesse éparse à travers leur bonheur.
  Les passagers, voyant deux âmes tant unies,
  Se racontaient tout bas qu'après mille folies
  De débauche et de luxe, il s'était pris de coeur
  Pour elle qu'il avait enlevée et ravie,
  Et qu'il s'en revenait avec elle à Paris
  Pour fuir les lieux témoins de son ancienne vie,
  De ses jours sans ardeur plus pâles que ses nuits.

VIII

  Par quels détours secrets le hasard qui nous mène
  Ne peut-il nous conduire à son but ignoré?
  Par quel fatal pouvoir l'homme est-il condamné
  A suivre malgré lui le destin qui l'entraîne?
  Tel recherche la mort qui ne la trouve pas.
  Tel autre la redoute et s'attache à la vie
  Qui, laissant à moitié sa tâche inaccomplie,
  Plein d'espoir et d'amour, vole vers le trépas.
  Spectre aveugle, ô Destin! ce monde est ton esclave.
  Insensé qui te fuit! Malheur à qui te brave!
  O vieillard entêté qui nous tiens dans la main;
  Quel grief as-tu donc contre le genre humain
  Pour que le Tout-Puissant, protégeant ta vengeance,
  Ait pu l'abandonner à ta lâche puissance?

  O Muse! prends le deuil! pars et retiens tes chants
  Loin de ces souvenirs que ma plume soulève.
  Mon âme se reporte à de cruels instants.
  Triste récit, pourquoi faut-il que je t'achève?
  Pour mes vers désormais il n'est plus de printemps;
  Ni les parfums du soir, ni les bruits de la grève
  Ne se mêleront plus à mes tristes accents.

  Jeunes, libres tous deux, souriant à la vie,
  Rosette et son amant s'aimaient à la folie,
  Et tenaient leurs amours pour uniques soucis,
  S'inquiétant fort peu du reste; et l'habitude
  Qu'avait prise Stello, dès qu'il fut à Paris,
  De n'amener chez lui pas un de ses amis,
  Fit que rien ne troublait leur chère solitude.
  Ils vivaient donc heureux autant qu'il est permis.

  Mais combien ce bonheur fut de courte durée!
  Comme ils étaient comptés ces beaux jours! Destinée!
  Destinée impassible! Oh! sombre lendemain
  Que suspendait sur eux ton immuable main!
  N'as-tu donc dans le coeur de pitié ni de honte
  Qui te puisse émouvoir? Et n'est-il ici-bas
  Nul qui puisse espérer, en te tendant les bras,
  Que sa prière, au moins, te peut rendre moins prompte?

  Or quoi qu'il l'eût voulu, Stello ne pouvait pas
  Fuir le monde, et partant, y faisait bonne mine,
  Engagé qu'il était par son ancien éclat.
  Le bruit de son retour fut, comme on l'imagine,
  Un grand événement dont tout Paris parla.
  On médit bien un peu, mon lecteur le devine,
  Cependant tout était pour le mieux jusque-là.
  Mais hélas! quel bonheur jamais ne s'envola?
  Insensés qu'ils étaient!—Ah! frémissez, madame!
  Frémissez, car ce conte, ici, se change en drame.
  Ma plume, en ce moment, hésite à retracer
  Le simple et froid récit d'aussi pénibles choses.
  Hélas! ô ma lectrice, ôtez vos habits roses!
  O ma lectrice, hélas! vos beaux yeux vont pleurer.

  Les amis de Stello, qui voyaient la comtesse,
  N'avaient garde,—on s'en doute un peu,—de lui cacher
  Ni comment il vivait, ni combien sa maîtresse
  Lui ressemblait. C'était, dit-on, à s'y tromper
  Jusques à les confondre et dire: Les deux Roses.
  A force d'en parler on fit tant et si bien
  Que le hasard, habile en ces sortes de choses,
  Les fit se rencontrer au Théâtre Italien.

  O Sphinx! entre les sphinx, impossible à comprendre!
  En retrouvant celui qu'elle avait désolé,
  Assis en face d'elle auprès d'une autre femme,
  En le voyant heureux, et le sachant aimé,
  Rosine, dans son coeur, sentit comme une lame
  Dont le contact mortel, en déchirant son âme,
  Lui fit comprendre alors que lui s'était vengé.
  Et celle dont la bouche avait été muette,
  Celle qui, froidement, avait brisé ce coeur
  Et s'était fait un jeu d'une atroce douleur,
  Ressentit à son tour cette fièvre inquiète
  Dont il avait souffert, et se prit à l'aimer.

IX

  Que faire au bal masqué si ce n'est d'y flâner,
  Quand on est amoureux et qu'on sait que sa mie
  Ne s'y doit point trouver? Lecteur, je vous supplie,
  Lorsqu'on la sait chez elle et qu'on y doit aller,
  Que faire en attendant sinon que d'y flâner?
  Stello pensait ainsi. Rêvant à sa maîtresse
  Et contraint d'être au bal, il flânait de son mieux,
  Par-ci par-là mettant un nom sur une tresse,
  Et s'amusait de voir passer devant ses yeux
  Ce cortége dansant et d'écouter sans cesse
  Le gai bourdonnement de cet essaim joyeux.
  Il restait donc perdu dans cette rêverie
  Où ce flot pailleté de rire et de folie,
  De soie et de velours l'enfonçait pas à pas;
  Suivant ce rêve ami sans en chercher la cause,
  Lorsqu'il en fut tiré par un domino rose
  Qui, prononçant son nom et lui prenant le bras,
  L'entraîna dans le bal en lui parlant tout bas.

  A l'azur de ses yeux pleins d'ombre et de tendresse,
  Stello croyait avoir reconnu sa maîtresse.
  Il était bien un peu surpris de la voir là,
  A cette heure, tandis qu'il la croyait chez elle;
  Peut-être aussi … vexé qu'on le crût infidèle:
  Mais quel mal un amant peut-il voir à cela?
  Il est vrai que Rosette était peu coutumière
  Du fait; mais une nuit, mauvaise conseillère,
  Avait pu lui souffler au coeur quelque soupçon.
  Donc, à n'en pas douter, c'était elle. La chose,
  Au reste, était d'autant plus probable que Rose
  Connaissait quelque peu le maître de maison.

  A propos de cela, madame, il faut vous dire
  —Ce qui fût fait déjà, si je savais écrire,—
  Qu'entre ces deux beautés, dont il est question,
  La seule différence apparente et tranchée
  Était un signe noir gros comme un grain de plomb
  Dont Rosette portait la main gauche marquée.

  Or donc, il arriva ce que vous prévoyez:
  Qu'un gant trompa Stello; qu'à force de tendresse,
  De ruse féminine et de regards noyés,
  De désir et d'amour, cette autre enchanteresse
  Eut raison du jeune homme … et qu'il était trop tard,
  En un mot, quand Stello reconnut la comtesse.
  En vain eût-il voulu maudire le hasard;
  Sa bouche ne pouvait mentir à sa pensée;
  Tout son amour passé lui refluait au coeur,
  Envahissant soudain sa poitrine oppressée,
  Sans qu'il en pût maudire ou dominer l'ardeur.
  O chaste amante! et toi, pauvre Rose endormie,
  Hélas! dans cet instant où se jouait ta vie,
  Pendant que ton Stello mourait entre des bras
  Qui n'étaient pas les tiens, tu ne t'éveillas pas!

X

  Voilà notre amoureux avec ses deux maîtresses
  Pareilles en tous points; d'un aussi tendre amour
  Les aimant toutes deux et croyant sans détour
  Rester loyal, tout en partageant ses caresses.
  Vainement cherchait-il à se persuader
  Qu'il ne devait point vivre en cette double ivresse;
  Lui-même il condamnait sa coupable faiblesse
  Et ne pouvait pourtant se résoudre à quitter
  L'une ou l'autre des deux et, rien que d'y songer,
  Il était pris soudain d'une telle tristesse
  Qu'il se sentait pâlir et le coeur lui manquer.
  Aux genoux de Rosine il se jurait dans l'âme
  Que son coeur, malgré lui, n'aimait que cette femme
  Et faisait le serment,—pauvres serments d'amours!—
  De ne plus voir jamais Rosette de ses jours.
  Mais quand, la nuit venue, il revoyait Rosette,
  Honteux et repentant, il s'avouait tout bas
  Qu'elle seule régnait sur son âme inquiète,
  Et, sincère toujours, lui jurait sur sa tête
  Qu'il n'avait, de sa vie, aimé que dans ses bras.

  Quoi qu'il en soit, flottant de l'une à l'autre amie,
  Notre amoureux menait une assez douce vie
  Et se trouvait si bien dans ce tendre embarras
  Que, soit pour conserver sa chère inquiétude,
  Soit par oubli, faiblesse ou par incertitude,
  Soit pour toute autre chose, il ne s'en sortait pas.

XI

  Qu'a-t-elle donc, Rosette? Une vague tristesse,
  Comme un pressentiment à travers son bonheur,
  Vient noyer son regard et donne à sa tendresse
  Je ne sais quel accent de furtive langueur.
  Tu souffres…. Par moments ta voix entrecoupée
  Trahit le battement de ton coeur inquiet.
  Ton front moite est brûlant et ton sommeil distrait
  Soulève à chaque instant ta poitrine oppressée.
  Pourquoi t'éveilles-tu soudain, les yeux en pleurs?
  Qu'as-tu donc à pleurer? Pourquoi ton beau sourire
  Est-il d'une tristesse impossible à décrire?
  Quel est-il donc, enfant, ce mal dont tu te meurs?
  Il t'aime, lui, pourtant; et ton âme est ravie
  Au seul bruit de ses pas. Son amour est ta vie;
  Il t'a dit ce matin qu'il ne vit que pour toi.
  Déjà dans ton amour as-tu perdu ta foi?
  Pleure donc, pauvre fille, et soulage ton âme!
  Laisse-la déborder, cette amère douleur
  Si grande qu'elle n'a d'égal que ton malheur!
  Elle te vient du jour où tu vis cette femme.
  Cette comtesse, il l'aime et ton coeur te l'a dit;
  Et tes yeux ont compris, à son mortel silence,
  Le secret de sa vie; et cette ressemblance
  T'a fait connaître aussi le mal qui te poursuit.

  Mais Rosine, elle aussi, souffrait d'un mal étrange
  Et, malgré ses serments, en femme qu'elle était,
  Devinait par instinct que Stello la trompait.
  Elle eût voulu pouvoir, en se donnant le change,
  Calmer sa jalousie et croire en son amant;
  Mais lorsque ce serpent, s'enroulant dans notre âme,
  Nous laisse au coeur son dard aigu comme une lame,
  Rien n'en peut arrêter l'aiguillon déchirant.

  Un soir elle insista pour qu'il vînt avec elle
  Entendre, aux Italiens, le Don Juan de Mozart.
  Le jeune homme accepta, souriant du hasard.
  Il comparait la pièce à la scène réelle
  Qu'il jouait chaque jour; il ne soupçonnait pas
  Que son festin de Pierre, à lui, fût aussi proche,
  Et qu'il courait, riant de sa propre débauche,
  Vers un sort plus affreux que son propre trépas.

  Comme ils venaient d'entrer tous deux dans la baignoire,
  Un frôlement, pareil à celui de la moire,
  Fit retourner Stello vers la loge à côté.
  Un sanglot en sortit alors, faible, étouffé,
  Qui le fit tressaillir des pieds jusqu'à la tête.
  Il ne put prononcer que le nom de Rosette;
  Puis, se levant, plus pâle et plus froid que la mort,
  Il courut à sa loge et, d'une main tremblante,
  Relevant doucement sa maîtresse mourante,
  La prit, et, comme un pâtre emporte un agneau mort,
  S'enfuit on emportant son douloureux trésor.

XII

  Déjà la lampe d'or au plafond suspendue
  Pâlit de ses rayons l'indécise clarté.
  La pendule sonore a par deux fois tinté.
  Blanche et silencieuse ainsi qu'une statue,
  N'est-ce pas, sur ce lit, une enfant étendue
  Qui s'endort dans sa fleur ou meurt dans sa beauté?

  C'est Rosette. Jamais ce beau corps qui sommeille
  N'a d'un plus pur contour dessiné sa blancheur.
  Ses yeux ont oublié leurs larmes de la veille;
  Son sourire trahit le rêve de son coeur.
  Pourtant, à son chevet, son amant qui la veille
  Semble chercher un souffle à travers sa pâleur.

  Il écoute. On dirait parfois qu'elle soupire
  Comme un enfant qui dort après avoir pleuré;
  Sa lèvre pâlissante, à son rêve adoré,
  Semble vouloir s'ouvrir pour conter son martyre;
  D'autres fois, au contraire, il croit voir un sourire
  Éclairer en passant son front décoloré.

  Mais non, c'était un songe, elle n'a pas bougé.
  Son front est resté pâle, et sa lèvre entr'ouverte
  Sous les rayons mourants n'a pas même tremblé.
  Rien! Pas même un soupir dans la chambre déserte!
  O sombre et lente nuit! O funèbre clarté!
  Rien! Rien que le silence et l'immobilité.

  N'osant plus l'appeler, il prend sa main inerte:
  Cette main est glacée et retombe aussitôt.
  Alors, sans qu'une larme à ses yeux soit montée,
  Il pousse un long cri sourd d'une voix étouffée,
  Et, sur ce même lit où Rosette est couchée,
  Une dernière fois, sans prononcer un mot,
  Serrant entre ses bras cette fille adorée,
  Dans un dernier baiser jette un dernier sanglot.
  Déjà de ce beau corps l'âme était envolée;
  Il ne pressa sur lui qu'une ombre inanimée….
  Sa main fut sans étreinte et sa voix sans écho.

  Lors, prenant dans ses bras sa maîtresse expirée,
  Comme elle avait tenu sa main gauche fermée,
  Un papier, qu'il n'avait pas encore aperçu,
  En tomba tout froissé. L'ouvrant alors, il lut
  Le billet que voici, de la main de Rosine:
  «Ce soir, aux Italiens, la chanteuse est divine.
  Nouveau duo d'amour; qui viendra l'entendra.
  La seconde baignoire est à gauche;—c'est là.»

  Alors il comprit tout; et sa tête penchée
  Demeura jusqu'au jour dans ses deux mains cachée.
  Sa mère, le matin, ne l'eût pas reconnu.

Il est parti depuis et nul ne l'a revu.

  Rosine aime le monde et le cherche sans cesse;
  Elle souffre, dit-on, d'une étrange tristesse,
  Et cherche dans le bruit un oubli mensonger.

  Qui de nous, ici-bas, peut sonder son mystère?
  Quand le vent du destin a passé sur la terre,
  Nul n'a compté les fleurs qu'il en put arracher.

1862.

LÉONE

—CONTE AUX JEUNES FILLES—

I

  Dans ce temps-là, mesdemoiselles,
  Paris était, comme aujourd'hui,
  La ville des époux fidèles;
  On en citait bien sept ou huit.
  Les gens naïfs dormaient la nuit
  Et les bonnes moeurs étaient telles
  Qu'il fallait qu'un père eût conduit
  Sa fille à trois pièces nouvelles
  Pour qu'elle en sût autant que lui.

  Comme aujourd'hui, chaque ménage
  Était d'un exemple touchant:
  Jamais on ne parlait d'argent
  Dans les contrats de mariage.
  Les maris n'étaient point tenus
  D'être plus riches que Crésus;
  Leurs moitiés étant peu coquettes,
  Les trois quarts de leurs revenus
  Suffisaient presque à leurs toilettes.

  Entre autres détails singuliers,
  Il paraît qu'en ces temps austères,
  Suivant leurs goûts irréguliers,
  Ces dames avaient des bottiers
  Et ces messieurs des bouquetières.

  Quant au scandale, on ignorait
  Absolument ce que c'était,
  Car, Dieu merci! pour la constance,
  Paris est le pays de France
  Qui craint le moins la concurrence.
  Les rois s'en vont; mais les ramiers
  Nichent toujours aux Tuileries.
  Leur amour n'a pas deux patries;
  C'est là, dans les grands marronniers,
  Que ces doux oiseaux familiers,
  Modèles des coeurs réguliers,
  Ont établi leurs galeries.

  Charme étrange des rêveries!
  A voir ces hôtes printaniers
  Perdus sous les ombres fleuries,
  Je songe à tous les amoureux
  Qu'attire ce séjour ombreux
  Et j'admire la ressemblance
  De ces oiseaux si gracieux
  Avec certains petits messieurs.
  Au fond, le plus pigeon des deux
  N'est pas toujours celui qu'on pense.
  Quant aux belles, je ne veux pas
  Les comparer à nos palombes;
  Mais ce n'est point, dans tous les cas,
  Le bec qui manque à ces colombes,
  Ni la douceur, ni la beauté,
  Ni même la légèreté.

  Mais, s'il vous plaît, mesdemoiselles,
  Reprenons pour quelques instants
  La chronique du bon vieux temps
  Dont je vous donnais des nouvelles.

  Alors, toujours comme aujourd'hui,
  Les dévotes, c'était l'usage,
  Se rendaient en pèlerinage
  Autour du «Lac» avant la nuit.
  C'était dans un bois solitaire
  Et sauvage qu'on appelait
  Bois de Boulogne; et l'on allait
  Y déployer un luxe austère.
  On voyait là, sous les bouleaux,
  Des créatures angéliques
  Avec de tout petits chapeaux,
  En calèche à quatre chevaux,
  Prendre des airs mélancoliques.
  D'autres n'avaient qu'un huit-ressorts
  A deux chevaux, pas davantage!
  Et dans ce modeste équipage
  Abritaient leurs humbles trésors.

  Même rigueur pour le costume.
  On poussait la simplicité
  Jusques à la sévérité.
  Je sais bien que c'est la coutume;
  Mais vraiment on allait trop loin.
  On outre-passait sur ce point
  La limite des exigences.

  Jusqu'à trois fois on remettait
  La robe neuve qu'on portait;
  Et l'on ne se décolletait
  Jamais, à moins de circonstances
  Très-rares, c'est-à-dire: bals,
  Concerts, réveillons, festivals,
  Soupers, réceptions, soirées,
  Conférences, cours, matinées,
  Séances, dîners d'apparat,
  Soirs d'Italiens, soirs d'Opéra,
  Lunchs, punchs, raoûts, «et caetera.»

  A part cela, les élégantes,
  Au dire de plus d'un auteur,
  Avec la plus stricte rigueur,
  S'en tenaient aux robes montantes;
  Et, par un excès de pudeur
  Dont on retrouve encor la trace,
  Se résignaient de bonne grâce,
  Pour mieux cacher leurs cous mignons,
  A porter d'énormes chignons
  Que leurs coiffeurs, mis en campagne
  Et chargés de ces soins discrets,
  Leur faisaient venir tout exprès
  De Picardie et de Bretagne.

  J'ai vu des factures du temps;
  Un chignon du plus grand modèle,
  Bien monté, garanti quatre ans,
  De la qualité la plus belle,
  Valait de quatre à cinq cents francs,
  Mais quelle solide coiffure!
  Décidément, je vous le jure,
  C'est un luxe que je comprends
  Que celui de la chevelure.
  C'était un si bel ornement
  Que ces chignons! Et puis vraiment,
  Pour une mère de famille,
  Est-il un souci plus charmant
  Que de léguer par testament
  Ses fausses nattes à sa fille?

  Enfin, pour vous dépeindre mieux
  Cette époque exceptionnelle,
  Je puis vous apprendre sur elle
  Un détail assez curieux.
  Suivant le quartier de la lune
  Une femme était blonde ou brune
  Et, de la veille au lendemain,
  Changeait sa pâleur en carmin:
  Car on détestait la paresse
  Dans cet âge à présent vanté.
  Vous voyez, sans qu'il y paraisse,
  Que nous n'avons rien inventé.

  Mais, n'importe! En prenant la plume,
  Mon intention n'était point
  De tant discourir sur ce point.
  N'y voyez aucune amertume,
  Si je l'ai fait, c'est qu'au moment
  De vous commencer mon histoire,
  Il m'est venu subitement
  Un scrupule, et voici comment:
  Si vous alliez ne pas y croire?
  Mes deux héros sont bien constants!
  Un amour que rien ne sépare,
  Cela se voit de notre temps;
  Mais c'est un exemple bien rare
  A toute autre époque. Et voilà
  Pourquoi je disais tout cela.
  Car, ce que vous allez entendre,
  Il fallait bien vous l'expliquer,
  Et commencer par vous apprendre
  Que le temps dont je veux parler
  Ressemble au nôtre à s'y tromper.
  Dès lors, ce que je vais conter
  N'a plus rien qui doive surprendre,
  Et je commence.

II

                    Les savants,
  Qui font bâiller de pauvres gens
  Et dessécher de pauvres roses,
  Passent pour savoir toutes choses.
  Eh bien! (jugez d'après cela
  Du niveau de l'Académie)
  Je n'en sais pas un qui nous die
  Comment Léone se trouva
  Être, à seize ans, la plus jolie
  Des danseuses de ce temps-là.
  Pauvre fille de comédie!
  Dont nul n'a raconté la vie,
  Et qui peut-être ensorcela
  Plus d'un immortel qui l'oublie.

  Mais, au fond, cela n'y fait rien;
  Le fait n'en est que plus notoire;
  Et, quant à moi, l'on peut m'en croire
  Je ne suis pas historien.

  Or donc, mes belles demoiselles,
  S'il me faut faire le portrait
  De Léone, je vous dirai
  Que, si le bruit qui court est vrai,
  En la regardant les gazelles,
  Dont chacun vante les doux yeux,
  Se dépitaient à qui mieux mieux
  De voir qu'une simple mortelle
  Eût osé s'en procurer deux
  Dessinés d'après leur modèle.
  Avec ces yeux-là, vous pensez
  Que des cils bruns et retroussés
  Devaient aller le mieux du monde;
  Et les cheveux noirs abondants
  Montraient, sous leurs flots imprudents,
  L'oreille vierge de pendants.

  Ajoutez que, sans être blonde,
  Elle avait, comme Ophélia,
  La pâleur d'un camellia,
  Qu'elle était petite et mutine,
  Avec de certains airs douteurs
  Et des sourires enchanteurs;
  Qu'elle avait la main blanche et fine,
  Le pied perdu dans la bottine,
  Et que sa lèvre de rubis,
  Constamment mouillée et vermeille
  Au milieu de ces tons pâlis,
  Rougissait comme une groseille
  Tombée au beau milieu d'un lis.

  Pour compléter le paysage,
  Sachez encor que son corsage
  Renfermait une âme de prix.
  De plus, ainsi que c'est l'usage
  Dans les théâtres de Paris,
  Étant jolie, elle était sage.

  Ainsi fut et non autrement
  L'héroïne de ce roman,
  Qui n'eut jamais qu'un seul amant.

III

  Ce qui lui manquait, à vrai dire,
  Ce n'était pas les amoureux;
  Vous savez qu'avec un sourire
  On en a plus qu'on n'en désire,
  Et son sourire en valait deux.
  Mais, bien qu'on fit queue à sa porte,
  Tous ceux qui lui faisaient la cour
  En étaient pour leurs frais d'amour.
  La chronique du temps rapporte
  Que Léone, en les égarant
  Avec son sourire enivrant,
  Les tenait tous au même rang.

  Hélas! la vertu d'une fille
  Est comme le pur diamant:
  L'acier s'émousse vainement
  Pour mordre le caillou qui brille;
  Rien ne l'entame. Seulement,
  S'il tombe, adieu le diamant!

  Quand on est vierge et qu'on est belle,
  Surtout à l'âge de la belle,
  A l'amour on est peu rebelle.

  Vierge et danseuse! Par ma foi!
  C'était un vrai gibier de roi.
  Et, chose rare et curieuse,
  Bien qu'elle eût, au gré de son coeur,
  A choisir plus d'un grand seigneur,
  Ce ne fut pas un bel acteur
  Qui rendit Léone amoureuse.

  Parmi tous les beaux jeunes gens
  Qui se faisaient les assiégeants
  De cette belle créature,
  Il en était un qu'on nommait
  Patrice, et qui se renommait
  Par plus d'une étrange aventure.

  C'était un charmant cavalier,
  Très-digne d'avoir pour collier
  Les plus jolis bras de la terre;
  Et, comme il ne lui manquait rien,
  Le ciel, qui lui voulait du bien,
  Ne savait plus trop comment faire.

  Dieu, par un fait sans précédents,
  L'avait fait noble, en même temps,
  De coeur, de race et de visage.
  Il pouvait avoir vingt-sept ans,
  Et, pour attendre le printemps,
  Il menait très-grand équipage.

  En somme, c'était un dandy;
  Mais, comme la chanson le dit,
  Il était franc, fier et hardi.

IV

  Mes chères lectrices, j'hésite
  A continuer mon chemin;
  Si vous ne me tendez la main,
  Je n'irai jamais assez vite.

  Jugez un peu de mon ennui:
  Je veux peindre une belle nuit
  Et je ne sais comment la rendre,
  Car c'est un sujet bien usé
  Dont tant d'auteurs ont abusé
  Qu'on ne sait plus comment s'y prendre.

  Certes, si j'étais écrivain,
  Je ne chercherais pas en vain;
  La chose serait bientôt faite.
  Je prendrais le premier poëte
  Qui me tomberait sous la main
  Et je vous parlerais des voiles
  De la nuit, et puis des étoiles,
  Et puis du lac aux flots d'argent
  Où se mire Phébé la blonde
  Qui se penche vers l'eau profonde,
  Et puis des bois, et puis du vent;
  Du rossignol dans la vallée,
  De la vieille tour isolée,
  Des étoiles d'or ou de feu,
  De l'herbe verte, du ciel bleu,
  Des bouleaux que la lune argenté
  Et surtout, chose très-urgente!
  Du poëte à la Lyre d'or,
  Ame dans l'idéal ravie,
  Pleurant devant ce beau décor….
  Qu'il n'a jamais vu de sa vie.

  Car c'est un fait bien constaté
  Que trois mille auteurs ont chanté
  Juste la même nuit d'été
  Sans qu'elle ait jamais existé.
  Aussi, quel morceau bien traité!

  Dans le monde des élégies
  L'hiver est beaucoup moins gâté;
  Époque fraîche où les génies,
  Pour réparer leurs insomnies,
  Ne perdent pas à rimailler
  Le temps qu'on doit à l'oreiller.
  Et le fait est, mesdemoiselles,
  Que dans notre calendrier
  Les nuits ne sont pas toujours belles
  Aux alentours de février.
  C'est pourquoi je suis fort à plaindre,
  Car la nuit qu'il me faut dépeindre
  Se trouve au plein coeur de janvier.

  Figurez-vous donc la nuit brune,
  Un vent très-sec, un ciel très-noir,
  Dans ce ciel pas la moindre lune:
  Un horizon à n'y rien voir.
  Le givre dessèche la terre,
  La grande route solitaire
  S'allonge en ruban déroulé.
  Sur la route déserte et blanche,
  Légère comme un char ailé,
  Rapide comme une avalanche,
  Une berline au grand galop;
  L'hirondelle qui rase l'eau
  Va moins gaîment que ma berline
  Dont le postillon bien payé,
  C'est-à-dire bien éveillé,
  Pour se donner meilleure mine,
  A tous les échos d'alentour
  Fait claquer son fouet, comme un sourd.

  Dans la berline est une fille,
  Au front tout rose de pudeur,
  Qu'un flot de fourrure entortille,
  Mourante d'amour ou de peur.
  Elle est dans les bras d'un jeune homme.
  Si vous croyez qu'ils font un somme,
  C'est que vous connaissez bien mal
  Le coeur humain en général.

  Les baisers volent sur la route!
  L'amour conduit les voyageurs!
  Pour la fillette je redoute
  Autre chose que les voleurs.
  Les chevaux vont comme le diable!
  La nuit est noire comme un four!
  Le voyage a l'air agréable….
  Hue! donc, beau postillon d'amour!

  Mais je ne sais à quoi je pense
  D'aller vous raconter cela.
  S'il en est temps encor: défense
  De lire ce chapitre-là!
  C'est une affaire scandaleuse
  Comme on n'en voit plus à Paris;
  Vous devez la trouver affreuse,
  Et je suis bien de votre avis.
  En vérité, c'est une histoire
  Pleine d'une atrocité noire.

  Pourtant ce fut dans cet état
  Qu'un beau soir Patrice emporta
  Son amante Léonita.

V

  O vous, pour qui j'écris ces lignes!
  —Et qui peut-être les lirez,
  Bien qu'elles ne soient pas très-dignes
  De l'honneur que vous leur ferez;—
  Vous, les belles filles de France,
  Vous, l'orgueil d'un ciel enchanté,
  Vous, le sourire et l'espérance!
  Vous, la jeunesse et la beauté!
  O vous à qui sourit l'Aurore,
  A qui tous les bras sont ouverts,
  Qui ne connaissez pas encore
  Vos printemps d'avec vos hivers!

  Vous, les vierges! Vous, les charmeuses!
  Dont le coeur, peureux et hardi,
  A des langueurs mystérieuses
  Dans un corps jeune comme lui!
  Vous, pour qui la coupe est remplie
  Et qui vous sentez d'y goûter
  Presqu'autant de peur que d'envie!
  Vous qui faites aimer la vie
  Ou qui la faites redouter!

  Vous, pour qui les vieillards moroses
  Ont des regards pleins de regrets!
  Vous, pour qui les roses sont roses
  Et les bleuets bleus tout exprès!
  Vous, pour qui chantent les poëtes,
  Pour qui les étoiles sont faites
  Et brillent dans l'azur des soirs!
  Vous, pour qui les perles sont rondes!
  O vous, les brunes et les blondes!
  Vous, les yeux bleus et les yeux noirs!
  Si vous avez, par aventure,
  Daigné me suivre jusqu'ici,
  Laissez-là, je vous en conjure,
  Laissez-là ce triste récit
  Dont j'ai commencé la peinture,
  Car un destin malencontreux
  Réserve à nos deux amoureux
  Un dénoûment des plus affreux.

  Adieu le rêve! adieu l'ivresse!
  Adieu l'amour et la tendresse
  Et les frais soupirs éperdus!
  Adieu le bal et ses délires,
  Et les parfums et les sourires!
  Adieu tous les bonheurs perdus!

  Chevaux, postillon et berline
  Qui, sur le flanc de la colline,
  Descendiez si légèrement,
  Vos grelots aux notes joyeuses,
  Durant les nuits silencieuses,
  N'effraieront plus l'écho dormant.

  Sur le grand chemin solitaire
  Vous n'écaillerez plus la terre
  Que durcit le givre argentin.
  Tout ce passé que je soulève
  S'est évanoui comme un rêve
  Aux premiers rayons du matin.

  O gaîté! reste ensevelie.
  Mon âme est désormais emplie
  D'une sombre mélancolie.

  Je suis si triste que vraiment
  Je ne sais plus du tout comment
  Je vais reprendre mon roman.
  Et, malgré mon regret sincère,
  Je commence à m'apercevoir
  Que le dramatique et le noir
  Ne sont pas du tout mon affaire.
  Mais puisque j'ai, sans m'en douter,
  Commencé de vous raconter
  Une histoire des plus touchantes,
  Quoi qu'il puisse m'en advenir,
  Je vais tâcher de la finir
  En vous priant d'être indulgentes.
  Si vous aviez quelque amitié
  Pour le héros et l'héroïne
  De ce roman très-détaillé,
  J'en appelle à votre pitié;
  Car leur bonheur s'est effeuillé
  Ainsi qu'un bouquet d'églantine.

  Ma plume hésite à retracer
  Le récit d'aussi tristes choses;
  Hélas! quittez vos habits roses!
  Hélas! vos beaux yeux vont pleurer.

VI

  Donc, autrefois, c'était l'usage:
  Pour peu qu'on se fût épousé
  Et que l'on fût civilisé,
  Il fallait partir en voyage
  Le soir même du mariage.
  On n'a jamais bien su comment
  Ni pourquoi vint cette méthode;
  Mais sachez que c'était la mode
  Et que vous-même, assurément,
  N'eussiez pas fait différemment.
  Car, suivant un vieil axiome,
  La mode était, dans le royaume,
  Aussi puissante que le roi;
  Et, pas plus tôt la noce faite,
  On se fût fait couper la tête
  Plutôt que de rester chez soi.
  Le départ était une rage;
  On n'épousait pas sans partir.
  En raison de votre grand âge,
  Vous devez vous en souvenir.

  Or, voyez si la destinée
  Est malignement enchaînée;
  Un sourire amène des pleurs.
  Cette mode qui vous étonne
  Fut pour Patrice et pour Léone
  La source de tous les malheurs.

  A vous dire le vrai, je doute
  S'ils étaient mariés ou non.
  Ils suivaient bien la même route,
  Mais ce n'est pas une raison.
  Je n'ai vu ni monsieur le maire,
  Ni le curé, ni le notaire,
  Ni les voitures d'apparat,
  Ni le moindre bout de contrat,
  Ni tuteur, ni père, ni mère,
  Ni parents, ni gens, ni témoins,
  Mais enfin j'ai vu les conjoints,
  Et, pour moi, je les considère
  Comme bien et dûment unis,
  Mariés, prêchés et bénis
  Par tous les abbés de la terre.
  Dans tous les cas je crois qu'on peut
  Dire qu'il s'en fallait de peu,
  Car, dès le soir, ils s'en allèrent
  Et, huit jours après, s'embarquèrent,
  Ce qui, pour ce temps-là, dit-on,
  Était le suprême bon ton.

  S'ils voulaient aller en Turquie,
  Ou dans l'île de Bornéo,
  Ou simplement en Italie,
  C'est ce que je ne sais pas trop.

  Ce que je sais, c'est qu'un navire
  Se perdit vers le lendemain,
  Qu'un pêcheur (pas Napolitain,
  Mais c'est tout ce que j'en puis dire)
  Au bord du rivage trouva,
  Pâle et blanche, Léonita,
  Comme une madone de cire.

  Elle était sur le sable fin,
  Sous le gai soleil du matin
  Qui riait dans sa chevelure.
  La vague l'effleurait un peu,
  Comme une fille qui ne peut
  Abandonner une parure.

  L'eau verte et le soleil joyeux
  Mêlaient parmi ses longs cheveux
  Des reflets d'or et d'émeraude;
  Et les flots qui les déroulaient
  Jouaient avec et s'en allaient
  Comme des enfants pris en fraude.

  Un sourire presque effacé,
  Dernier vestige du passé,
  Entr'ouvrait sa lèvre pudique,
  Et l'aurore qui rayonnait
  Sur son front pâlissant, formait
  Un contraste mélancolique.
  Sachez pourtant, si vous l'aimez,
  Que ses beaux yeux inanimés
  N'étaient pas à jamais fermés.

  Léone revint à la vie.
  Le pêcheur, pas Napolitain,
  Qui la trouva sur son chemin,
  Jugea qu'elle était endormie.
  Ce fut lui qui fut son docteur,
  Et qui, chose assez inouïe,
  Fut en même temps son sauveur.
  Il la prit tout évanouie,
  L'emporta jusqu'en son réduit,
  Et, sans plus de cérémonie,
  Vous la coucha droit dans son lit.
  Puis il fallait voir le bonhomme,
  Par la chambre allant et venant.
  Et soignant Léone tout comme
  Si c'eût été son propre enfant.

  Si bien qu'à la fin, ô prodige!
  La belle fille ouvrit les yeux
  Et dit, en voyant ce bon vieux,
  Les mots sacramentels: «Où suis-je?»

  Il la rassura de son mieux,
  Lui dit comme il l'avait trouvée
  Et combien il était joyeux
  De penser qu'elle était sauvée.
  Alors elle lui raconta
  Comment elle, Léonita,
  Et son «frère,» et tout l'équipage
  Du navire avaient fait naufrage;
  Qu'elle et son «frère» avaient pensé
  Se sauver ensemble à la nage
  Et qu'ils avaient bien commencé;
  Mais qu'à la moitié du voyage
  Les vagues et l'obscurité
  Les firent changer de côté;
  Qu'alors elle s'était perdue;
  Qu'elle était enfin parvenue
  Jusqu'à cette plage, mais là,
  Tout ce qu'elle se rappela,
  C'est qu'elle perdit connaissance.
  Puis, comme elle s'inquiétait
  De son «frère» qui lui manquait,
  Le bonhomme, comme l'on pense,
  Lui dit, pour la rasséréner,
  Tout ce qu'il put imaginer
  De plus propre à la circonstance,
  Jurant ses grands dieux qu'on avait,
  Dans un port voisin, qu'il nommait,
  Fait le plus complet sauvetage
  Du navire et de l'équipage.
  Et, tout en lui contant cela,
  Près de la belle il mit un plat,
  Puis un verre, puis une assiette,
  Et je crois même une serviette.

  Léone avait l'esprit fort gai.
  Du moment qu'elle eut distingué
  Dans le discours sans queue ni tête
  Dont le brave homme lui fit fête,
  Que Patrice, de son côté,
  Etait lui-même en sûreté,
  Cette charmante créature,
  Sans se désoler plus longtemps,
  Prit en riant son aventure.
  Et, comme elle avait dix-sept ans,
  Elle se mit, à belles dents,
  A dévorer en conscience
  Le déjeuner que, sur son lit,
  L'excellent homme lui servit
  Dans ses assiettes de faïence.

  Ce fut ainsi qu'un beau matin
  Léone mangea le festin
  D'un pêcheur, pas Napolitain.

VII

  Un mois plus tard elle était nonne:
  Et la belle, au fond d'un couvent,
  Pleurait,—que Dieu le lui pardonne!
  Moins sa faute que son amant.

  Hélas! hélas! ô destinée,
  A quoi bon l'avoir épargnée
  Pour lui rendre des jours amers?
  N'eût-il pas mieux valu pour elle,
  A travers la nuit éternelle,
  S'en aller morte au sein des mers?

  On n'avait sauvé du naufrage
  Ni passagers, ni matelots;
  Victimes d'une nuit d'orage,
  Tous avaient péri dans les flots.
  Parmi ceux que la marée haute
  Vint jeter le long de la côte,
  L'oeil éteint et le front blémi,
  La pauvre fille n'eut pas même
  La consolation suprême
  De reconnaître son ami.
  C'est en vain qu'on chercha Patrice;
  La mer avait dû l'engloutir,
  Car on ne put rien découvrir
  Qui de sa mort fût un indice.

  Léone le pleura très-fort.
  Je crois pourtant qu'on aurait tort
  De parier qu'elle était veuve;
  Et moi, si j'étais esprit fort,
  Je ne croirais Patrice mort
  Que lorsque j'en aurais la preuve.

  Quoi qu'il en soit, à qui voudra,
  Le suivant chapitre apprendra
  Ce que tout ceci deviendra.

VIII

  N'est-ce pas un spectacle étrange
  De voir deux pauvres amoureux
  Qui, lorsque pour eux tout s'arrange,
  Et dès qu'ils devraient être heureux,
  Se vont justement mettre en tête
  Qu'ils sont séparés par la mort,
  Et se bornent, sans plus d'enquête,
  A maudire leur triste sort?

  La chose paraît incroyable;
  Pourtant, vous l'avez deviné,
  C'est là l'histoire lamentable
  De notre couple infortuné:

  A dire la vérité pure,
  Le héros de cette aventure
  N'était pas mort dans les flots bleus,
  Ainsi que l'on se le figure;
  Mais il n'en valait guère mieux.

  Tandis que Léone est au cloître,
  Où sa douleur ne fait que croître
  Et embellir, en quelques mots
  Je vais vous dire tous les maux
  Que dut endurer le jeune homme
  En trois mois d'un supplice affreux,
  Et par ainsi vous verrez comme
  Les voyages sont dangereux.

  Durant la nuit de ce naufrage
  Où presque tous avaient péri,
  Comme Léone et son ami
  Tâchaient de gagner le rivage
  Et se dirigeaient à la nage
  Par un chemin fort encombré
  Et surtout fort mal éclairé,
  On se souvient, sans aucun doute,
  Que Patrice fit fausse route.
  Il s'était bientôt égaré;
  Si bien qu'au lever de l'aurore
  Le malheureux, n'en pouvant plus,
  Moitié mourant, moitié perclus,
  A peine respirant encore,
  Et sur le point de se noyer,
  Fut recueilli, sans connaissance,
  Par un pauvre petit voilier
  Qui longeait les côtes de France.
  O douloureux rapprochement!
  Cela se passait justement
  A l'heure où, loin de son amant,
  La belle, ignorant son tourment,
  Déjeunait si mignonnement.

  Le jeune homme, en cette détresse,
  N'en fut point, comme sa maîtresse,
  Quitte pour la peur; car il fit
  Une terrible maladie
  Qui pensa lui coûter la vie
  Et le retint trois mois au lit.

  Sur ce brave petit navire
  Il fut soigné, tant bien que mal,
  Du mieux qu'on put. Le principal,
  C'est qu'il en revint. Mais le pire,
  Ce fut le changement moral
  Qui s'opéra dans sa nature.
  On ne le vit, dans ces trois mois,
  Pas sourire une seule fois,
  Et cette funeste aventure,
  Après même qu'il fut guéri,
  Paraissait, à ce qu'on assure,
  L'avoir pour toujours assombri.
  Il revenait; mais ses idées
  Étaient visiblement changées,
  Et, de plus, le pauvre garçon
  Crut si bien sa maîtresse morte
  Qu'il ne tint en aucune sorte
  A s'en faire apprendre plus long.
  Bref, Patrice, à bout d'espérance,
  Le corps vaincu par la souffrance,
  Pleurant son rêve inachevé,
  Aussitôt de retour en France,
  S'en fut tout droit se faire abbé.
  Vous me direz: «C'est mal tombé!»
  Mais que voulez-vous qu'on y fusse?
  Les faits sont là que rien n'efface:
  C'est tantôt pile et tantôt face.

  Ce qui m'afflige, c'est de voir
  Comme ce roman tourne au noir.
  Le malheur est de la partie;
  On se demande, en vérité,
  Quelle fâcheuse sympathie
  Put donner à chaque partie
  D'une union bien assortie
  Ce penchant pour la sacristie:
  C'est comme une fatalité.

  Mais souffrez que je continue,
  Et bientôt la vérité nue
  Jusqu'au bout vous sera connue.

IX

  Voilà donc nos deux étourdis
  Perdus, comme on disait jadis,
  Sur le chemin du Paradis.

  Un jour vint qu'ils se rencontrèrent,
  Mais ce ne fut qu'après longtemps!
  —Donc, au bout de cinq ou six ans
  Voici comme ils se retrouvèrent:

  Tandis que Léone au couvent,
  Moitié priant, moitié rêvant,
  Pleurait comme une Madeleine,
  Il arriva que son amant,
  Bien qu'il fût aussi fort en peine,
  Oublia très-dévotement
  Et sa maîtresse et son tourment.

  Je ne vais pas, comme on peut croire,
  Tâcher d'excuser à vos yeux
  Ce que peut avoir d'odieux
  Une ingratitude aussi noire.
  Que suis-je? un pauvre historien
  Qui raconte, et n'invente rien.

  Donc, si ce jeune homme est coupable,
  Ma lectrice pensera bien
  Que je n'en suis pas responsable,
  Et que sa conduite sans nom
  M'indigne autant que de raison.

  Patrice était pourtant sincère;
  Si rien ne l'eût désespéré,
  Jamais il n'eût été curé.
  Mais enfin, qu'y pouvons-nous faire?
  Son grand désespoir fut l'affaire
  De six mois.

              Le pauvre garçon,
  C'est une justice à lui rendre,
  Dès qu'il fut en religion,
  Sans vouloir d'abord rien entendre,
  Maigrit de la belle façon.
  Sans dormir du soir à l'aurore,
  Sans parler de l'aurore au soir,
  Tout défrisé, broyant du noir,
  Mangeant peu, buvant moins encore,
  C'était pitié que de le voir.

  Et c'est justement là le diable:
  Un jeune abbé si languissant
  Avait trop l'air inconsolable
  Pour ne pas être intéressant.
  D'autant que, si l'on considère
  Que Patrice fut, en naissant,
  Marquis de par ses père et mère,
  Et qu'il avait sans contredit
  Le pied mince, la mine fière,
  De la fortune et de l'esprit:
  On conviendra sans trop de peine
  Qu'il lui fallait, quoi qu'il advint,
  Faire très-vite son chemin
  Dans la sainte Église romaine.

  Pour commencer, il eut l'honneur
  D'être invité chez monseigneur,
  Lequel était un charmant homme
  Qui le prit en affection,
  Lui donna sa protection
  Et, dès ce jour, le traita comme
  Il eût fait d'un fils. En un mot,
  Grâce à lui, notre ami Patrice
  Fut fait prêtre beaucoup plus tôt
  Que ne l'est un simple novice.
  C'est alors que l'ambition,
  Sans être encore la plus forte,
  Lentement, par gradation,
  Fit sa petite invasion.
  Dans son coeur, de si belle sorte
  Que sa très-chère passion
  En fut sans bruit mise à la porte.
  Bref, après un an écoulé,
  Ce pauvre amant si désolé
  Semblait à peu près consolé.

  Toutefois je n'oserais dire
  Qu'il n'eût point gardé dans son coeur
  Le souvenir de sa douleur:
  Car, même à travers son sourire,
  Son visage avait conservé
  Je ne sais quoi d'un peu voilé,
  Signe d'une douleur profonde,
  Qui lui seyait le mieux du monde.

  Vous remarquerez en passant,
  Mesdemoiselles, je vous prie,
  Qu'avec cet air intéressant
  Ce garçon, malgré son envie,
  Ne pouvait pas faire autrement
  Que d'avoir de l'avancement.

X

  Or, un certain jour que Patrice,
  —Patricius en bon latin,—
  Avait justement le matin
  Appris, au sortir de l'office,
  Que l'on devait, le lendemain,
  Le nommer évêque romain,
  Il arriva que la nouvelle
  De ce rapide avénement
  Fit une sensation telle
  Que ce fut un événement
  Jusqu'au fond du cloître où Léone,
  Fidèle comme au premier jour,
  Priait le Christ et la Madone
  De la guérir de son amour.

  A cette nouvelle imprévue,
  Vous pouvez vous imaginer
  A quel point elle fut émue
  Et ce qu'elle dut éprouver.

  D'abord, sans force et sans courage
  Devant ce fait presque inouï,
  La pauvre enfant s'évanouit
  Pour être en règle avec l'usage,
  Mais, au bout de quelques instants,
  Lorsqu'elle eut repris connaissance,
  Oubliant toute obéissance
  Et sans attendre plus longtemps,
  Tremblante et pourtant décidée,
  Les yeux baissés, le coeur battant,
  Elle sortit de son couvent
  Par une porte dérobée;
  A pas furtifs et n'emportant
  Qu'un petit miroir avec elle;
  Et tandis qu'elle trottinait,
  Tout le long du chemin, la belle
  Furtivement s'y regardait
  Pour voir si celui qu'elle aimait.
  Allait encor la trouver belle.

  Ce point-là, seul, l'inquiétait.
  Or, à cette époque, Léone
  N'avait pas encor vingt-trois ans,
  Et l'on sait que, pour bien des gens,
  C'est le bel âge d'une nonne.
  Mais, que l'on pense ou non comme eux,
  C'est ainsi que notre amoureuse
  S'en vint, palpitante et peureuse,
  Chez monseigneur son amoureux.

  Lequel, il faut bien qu'on le dise,
  Pour se donner avant la prise
  Un avant-goût fort délicat
  Des plaisirs de l'épiscopat,
  Avec un sérieux d'église,
  Était en train, pour le moment,
  De s'admirer complaisamment
  Devant un miroir de Venise
  Et posait comme il le fallait,
  Du talon jusques au collet,
  Dans un bel habit violet.

XI

  J'affirme, de mémoire d'homme,
  Que jamais miracle accompli
  N'étonna créature comme
  Sut être étonné notre ami,
  Quand, pareille au lys qui frisonne,
  Sous son voile, dont chaque pli
  Tremblait sur sa blanche personne,
  Il vit apparaître Léone.
  Le fait est, sans plus d'embarras,
  Qu'ils se jetèrent dans les bras
  L'un de l'autre, et qu'ils s'embrassèrent
  De bon coeur, et recommencèrent
  Tant et si bien que l'évêché
  Lui-même en eût été touché.

XII

  On se retrouve, on rit, on pleure.
  On s'aime et le reste n'est rien;
  C'est charmant. Bref tout alla bien
  Pendant près d'une demi-heure.

  Mais, une fois l'émotion
  Du premier moment apaisée,
  Quand la froide réflexion
  Vint, avec sa morale usée,
  Se représenter à l'esprit
  Du futur prélat, il se dit
  Qu'il avait fait une folie;
  Et je crois qu'il s'en repentit.

  Quoique Léone fût pâlie,
  Elle était encor bien jolie
  Et Patrice en eût été fou;
  Mais l'évêché, quand on y pense,
  A bien aussi son importance,
  Et Patrice y tenait beaucoup.

  Lors il s'établit une lutte
  Entre sa raison et son coeur,
  Et le jeune homme fut rêveur
  Pendant une bonne minute.

  Mais son parti fut bientôt pris,
  Et, bien qu'il fût encore épris,
  L'évêché lui parut sans prix.

  Aussi devint-il inflexible.
  Et, quand la malheureuse enfant
  Ne pouvant le croire insensible,
  Le suppliait en étouffant,
  A travers sa pâleur mortelle,
  Avec ses beaux yeux languissants
  Et sa voix aux sons caressants,
  De partir encore avec elle:

  «—Ma chère, je réfléchirai,
  Lui dit Patrice, et je verrai
  Lorsqu'archevêque je serai.»

  Devant un semblable langage,
  Voyant son bonheur s'écrouler,
  Léone sentit s'en aller
  Tout ce qu'elle avait de courage.
  Et, par un changement subit,
  Grave et muette, elle sortit
  L'oeil sombre, la démarche lente;
  Si bien qu'en la voyant ainsi
  Déchevelée et chancelante,
  Son amant, un peu tard, hélas!
  Lui courut après dans l'allée.

  Mais, l'ayant en vain rappelée,
  Pensif, il revint sur ses pas;
  Car elle ne l'entendit pas,
  Tellement elle était troublée.

  Elle rentra dans son couvent
  Par la même petite porte
  Qu'elle avait franchie en rêvant
  Quelques heures auparavant.
  Mais la secousse était trop forte,
  Et ses soeurs ne la virent plus;
  Car, à l'heure de l'Angelus,
  Le soir même on la trouva morte.

  Patrice, en apprenant cela,
  Se dit: «Le bonheur était là!»
  Et derechef se désola.

XIII

  Quelle apparence recueillie
  Offre à l'oeil ce parc ténébreux!
  A voir ces vieux troncs vigoureux,
  On sent bien la mélancolie
  D'une antique forêt vieillie
  Dans le voisinage sacré
  D'un vaste et puissant prieuré.

  Ces bois ont un parfum mystique.
  La vieille cloche au bruit d'airain
  Y trouve un écho sympathique,
  Et, ce lieu désert est empreint
  D'une tristesse monastique.
  Ces pins droits et silencieux
  Disposent à la rêverie.
  Leur ombrage est sombre et pieux,
  Comme pour dire: «Ici l'on prie.»
  Et les grands tilleuls tortueux
  Ont, dans leur air majestueux,
  Je ne sais quoi de vertueux,
  De respectable et d'immobile
  Qui donne à ce séjour tranquille
  La solennité des saints lieux.
  On dirait des religieux
  Rêvant au néant de la vie.
  Ce bois triste et mystérieux,
  C'est le jardin de l'abbaye.

  Rien n'est changé dans le couvent.
  Les arbres sont verts comme avant,
  Et les nonnes du monastère,
  Ainsi qu'autrefois, vers le soir,
  Viennent promener et s'asseoir
  Sous leur ombrage solitaire.

  Pourtant, derrière ce décor,
  Est un jardin plus sombre encor,
  Où jamais la fraîche églantine
  N'accroche, le long des sentiers,
  Aux branches des verts noisetiers
  Sa tige odorante et mutine.

  Là, de vieux arbres en lambeaux
  Protégent les pâles tombeaux
  Contre le vent et la froidure;
  Ce sont des ifs et des cyprès.
  La rivière qui passe auprès
  Reflète leur sombre verdure.

  Là, dans un éternel sommeil,
  Dort plus d'un front jeune et vermeil,
  Plus d'une par la mort blémie.
  Sous un pin au feuillage épais,
  Dans le silence et dans la paix,
  C'est là qu'est Léone endormie.

  Elle dort. Le temps passera,
  Et toujours elle dormira
  Sous la pierre, immobile et douce,
  Et de sa divine beauté,
  Hélas! hélas! rien n'est resté
  Qu'une tombe où verdit la mousse.

  Ce marbre, où nul ne doit venir,
  Gardera seul le souvenir
  De cette figure angélique.
  Et seul, dans les tristes échos,
  Le vent bercera son repos
  D'une plainte mélancolique.

  Ainsi fut, et non autrement,
  L'héroïne de ce roman,
  Qui n'ont jamais qu'un seul amant.

  Et depuis lors le jeune évêque,
  En proie au chagrin le plus noir,
  Par amour devint … archevêque,
  Et cardinal … de désespoir.

XIV

  Vous qui, d'une mignonne main,
  Feuilletez ces pages légères,
  Et qui les oublirez demain,

  O vous, lectrices passagères,
  Dont la joue au sang de carmin
  N'a point de roses mensongères;
  Si jamais vous avez pleuré,
  Si jamais vous avez aimé,
  Si jamais vous avez rêvé:
  Parfois, dans la triste soirée,
  A l'heure où la lune éplorée,
  Viendra, par la vitre nacrée,
  Pencher sur nous son front tremblant,
  Plaignez la nonne en voile blanc
  Par la mort tout ensommeillée,
  Qui repose au sein de l'oubli,
  Là-bas, parmi l'herbe mouillée,
  Printemps céleste, enseveli
  Sous la campagne défeuillée.

  Le monde est un juge banal;
  On trouve, en ouvrant un journal,
  Des nouvelles du cardinal.
  Mais Léone? qui parle d'elle?
  C'est pourtant un rare modèle
  Qu'une amante à jamais fidèle.

1865.

PREMIERES LARMES

  J'admire ces étoiles lentes;
  J'y vois même, en rêvant un peu,
  Comme des gouttes d'or tremblantes
  D'un ton divin sur un fond bleu.

  J'écoute avec charme, ô nature!
  Qu'est-ce donc qu'un coeur d'amoureux?
  Ce bruit de cailloux, quand murmure
  La source au fond du ravin creux;

  Quand la brise, sur la montagne,
  Soupire en inclinant les fleurs:
  Et me voilà, par la campagne,
  Dieu me pardonne, tout en pleurs!

  Je crois même, quelle folie!
  Qu'un rossignol ou qu'un pinson
  Me rend plein de mélancolie.
  Las! qui me rendra ma raison?

  D'où vient, j'ose à peine le dire,
  Que je me suis, seul dans les bois,
  Surpris quatre fois à sourire
  Quand je pleurais tout à la fois?

  Est-ce l'amour? Sans m'y connaître,
  Je le crois quand je pense à vous.
  Mais, non; l'amour ne doit pas être
  Si cruel, hélas, ni si doux!

1856.

L'AUTOMNE

  Septembre finissait: déjà le vent d'automne
  Du printemps, dans les bois, effeuillait la couronne.
  Les monts, dorés encor des reflets du soleil,
  Se mouraient sous ses feux. Chaque arbre à son réveil,
  Voyait le sol jonché de ses feuilles flétries,
  Brillantes de rosée et par le froid meurtries.
  Comme un rideau de gaze, une faible vapeur
  Jetait sur la vallée un voile de langueur;
  De quelques pauvres toits, en spirale dormante,
  S'élevait lentement une trace fumante,
  Tandis que le soleil, à l'horizon lointain,
  Rougissait les coteaux d'un rayon incertain.

  En longs frémissements les brises murmurantes
  De l'automne apportaient les senteurs enivrantes
  Et soupiraient ces chants qui font rêver d'amour,
  Errants dans les échos sur le soir d'un beau jour.
  Et la nature alors chantait comme en un rêve
  Le silence et l'amour, l'ombre et tout ce qui rêve,
  Puis semblait, languissante ainsi que la beauté,
  Mourir dans sa splendeur et sa sérénité.

Octobre 1857.

MA FOLIE

  Moi, j'ai fait ma folie
  D'une fille aux yeux bleus.
  Le moindre de ses voeux
  Dispose de ma vie.

  Et jusqu'à son dépit,
  Jusques à ses pleurs même,
  Tout en elle je l'aime,
  Et pourtant elle en rit.

  Et pourtant, si ma bouche
  S'égare sur sou cou,
  Elle m'appelle fou,
  La folle, et s'effarouche.

  Et je suis furieux!
  Car elle est si jolie
  Que j'aime à la folie
  Cette fille aux yeux bleus.

Paris, Mai 1858.

A MARIE

  En promenant, vous souvient-il, Marie,
  Vous me donniez votre petit bras blanc
  Que je serrais parfois, tout en causant?
  Vous pâlissiez malgré vous, ma chérie,
  Et votre voix tremblait en me parlant.

  Je vous aimais, Mariette, et pourtant
  N'en disais rien, mais je mourais d'envie
  De vous conter mon secret, par moment,
                 En promenant.

  Mais vous partez; quand on part, on oublie.
  Vous allez donc vous marier, vraiment?
  Parfois, là-bas, si votre coeur s'ennuie,
  —Vos grands yeux bleus sont si doux en rêvant!—
  Songez à moi du fond de l'Algérie,
                En promenant.

Toulon, Juin 1858.

RHODINA

  Fille de Lesbos, vierge aux tresses blondes,
  Nymphe auprès de qui pâlirait Vénus,
  Fleur du Sunium, dont de chastes ondes
  Au soleil jadis baignaient les pieds nus!

  Comme sur la mer, la mer frémissante
  Poursuit le sillon d'un fuyant esquif,
  Sur le sable fin l'onde caressante
  A-t-elle effacé ton pas fugitif?

  Blanche Rhodina, ma déesse antique,
  Si chez les mortels, par faveur des dieux,
  Tes charmes divins, dans leur grâce attique,
  Daignaient un beau soir descendre des cieux,

  Si tu revenais, ravissante et telle
  Que Cléphas te vit, un jour de péché,
  Je voudrais t'aimer d'amour immortelle
  A rendre jalouse Hélène ou Psyché!

  Car parmi tes soeurs au chaste sourire
  Dont je vois s'enfuir dans les bois ombreux
  Le pas, cadencé comme un chant de lyre,
  Toi seule es la reine aux yeux amoureux.

  Et tu m'aimerais, ma pudique amante,
  Tout en restant nymphe et divinité:
  Comme ton sein nu sa pudeur charmante,
  O reine, l'amour a sa chasteté.

Passy, Août 1858.

A L'HOTELLERIE

—SOUVENIR DE MUSSET—

I

  Il est des jours, Dieu me pardonne!
        Où, sans mentir,
  Je sauterais de la Colonne
        Pour en finir.

  D'où vient cette mélancolie?
        Voyons un peu:
  Suis-je en veine de poésie?
        Mais non, par Dieu!

  Est-ce un de ces spleens qu'on éprouve
        Quand, par moment,
  Votre étourdi de coeur se trouve
        Seul en aimant?

  Suis-je dans mes jours de tristesse?
        Ai-je un trésor
  Caché dont le souci m'oppresse?
        Ou bien encor

  La province me semble-t-elle
        Bête à ce point
  Qu'il n'est rien qu'on puisse chez elle
        Trouver à point?

  La connaissez-vous, la province?
        Pour aujourd'hui,
  Hélas! j'y bâille comme un prince
        Mourant d'ennui.

  Lyon! dire qu'on y demeure!
        Séjour mortel!
  Si je couche ici, que je meure
        Dans cet hôtel!

  Par hasard, est-ce que vous êtes
        De mon avis,
  Que rien, même en ses jours de fêtes,
        Ne vaut Paris?

  Car Paris! ah! mademoiselle,
        C'est là qu'on vit;
  C'est là que la femme est fidèle,
        A ce qu'on dit.

  C'est là que l'Amour vend ses pommes
        Et mille riens,
  Et c'est le pays des grands hommes
        Et des vauriens.

  Ah! c'est beau, Paris! Pour les femmes,
        Quel paradis,
  Et quel purgatoire, ô mesdames,
        Pour les maris!

  Ces pauvres gens … mais je m'arrête;
        Car, Dieu merci!
  Pas plus que vous ne m'inquiète
        Un tel souci!

  Mon avis, puisque la franchise
        Est de saison,
  Est que vous avez, quoi qu'on dise,
        Toujours raison;

  D'abord parce que, dans la vie,
        Autant qu'on peut,
  Je trouve qu'il faut suivre un peu
        Sa fantaisie;

  Et puis, vous savez bien, Ninon,
        Vous que j'implore,
  Que, tout ce que vous trouvez bon,
        Moi je l'adore.

  Et je le dis sincèrement,
        Chacun avoue,
  Femmes, que le bon Dieu vous doue
        Très-joliment.

  Et qu'il n'est pas un homme au monde
        Qui vaille enfin
  La moindre fille, brune ou blonde.
        C'est bien certain.

II

  Pour en revenir au malaise
        De mon esprit,
  Nous parlions de ce qui me pèse
        Et m'assombrit:

  Non! ce n'est ni la Poésie
        Au front rêveur,
  Engendrant la mélancolie
        Dans tout le coeur;

  Ni le spleen qui bâille et qui bâille,
        Le spleen maudit
  Triste et plat comme une muraille
        Qu'on reblanchit;

  Ni rien des malheurs de la vie,
        Petits ou grands,
  Qui passent et que l'on oublie
        Avec le temps.

  Mais alors, d'où vient que mon âme
        Voit tout en noir?
  Que mon coeur palpite, sans flamme
        Et sans espoir?

  Quel est donc ce malaise étrange
        Qui m'engourdit?
  Est-ce mon diable ou mon bon ange
        Qui m'affadit?

  Je crois que j'aimais ma maîtresse,
        Sans m'en douter;
  Et que je suis plein de tristesse
        De la quitter.

  Suis-je donc un amant fidèle?
        Car, en un mot,
  J'ai dans l'âme une peur mortelle
        De l'aimer trop.

  Je laisse, hélas! tout ce que j'aime
        Derrière moi;
  Si je pleure au fond de moi-même,
        Voilà pourquoi.

  Je sens que mon coeur se réveille,
        Espoir déçu!
  Quand je le crois mort, il sommeille
        A mon insu.

  Nous avons beau faire, notre âme
        Subsiste en nous
  Et brûle, étincelle sans flamme,
        D'un feu plus doux.

  Cette étincelle est notre vie,
        Joie ou malheur;
  Sa lueur, ardente ou pâlie,
        Jamais ne meurt.

  C'est la mystérieuse chaîne
        Qui nous unit
  A tout ce que notre âme en peine
        Aime et bénit;

  C'est l'amour qui tue ou fait vivre;
        C'est notre sort;
  C'est l'étoile qu'il nous faut suivre
        Après la mort.

  Dieu l'a dit, et la destinée
        Suit son chemin
  Comme une ennemie acharnée
        Du genre humain.

  Je marchais, croyant pour la vie,
        Mon coeur brisé,
  Et voilà que ce coeur me crie:
        «Tu t'es trompé!»

  Mes amis, ma mère et mon père,
        Je vous aimais.
  J'aimais ma maîtresse, ah! misère!
        Plus que jamais.

  Ah! si c'est bien toi qui déchaînes
        Charmes et peines!
  S'il est vrai que, toujours, demain
        Soit dans ta main!

  Mon Dieu, si nos blessures même
        Viennent de toi!
  Si mon cri n'était qu'un blasphème,
        Pardonne-moi.

1858.

LA ROSE

  O ma pauvre rose effeuillée,
  Charme, regret, parfum, trésor,
  Toi que ses lèvres ont mouillée,
  O fleur, parle-moi d'elle encor.

  C'est dans un bal que je l'ai vue,
  Blanche avec des lèvres de feu.
  Une douce flamme ingénue
  Brillait dans son profond oeil bleu.
  C'était, je crois, la nuit dernière
  Que je la vis pour en mourir.

  Il n'est point de pire misère,
  Et pourtant ma douleur m'est chère
  Et cher aussi son souvenir.

II

  La Valse a d'étranges ivresses;
  Je sentais à chaque détour
  Ses beaux bras aux molles caresses
  Qui me chargeaient de morbidesses
  Toutes ruisselantes d'amour.
  —Elle est blanche, sa chevelure
  L'éclaire comme un cadre d'or
  Éclaire une miniature.
  L'étoile tremblante qui dort
  Aux cieux où sa clarté s'azure,
  Brille d'un moins pur diamant
  Que ne brillait son front charmant
  Pendant cette nuit de féerie.

  Hélas! Tout s'est enfui, pourtant!
  Mais de ma vision chérie
  Il me reste la fleur flétrie
  Qu'elle a perdue en me quittant.

  O douceur! ô mélancolie!
  Adieu, fleur désormais pâlie!
  L'amour est ce bel oiseau bleu
  Léger comme un songe frivole,
  Qui nous caresse, et puis s'envole.
  En battant des ailes, vers Dieu!

Paris, Novembre 1859.

RENCONTRE

  Je le croyais pourtant bien mort, mon pauvre amour.
  Et rien que pour la voir aujourd'hui, dans la rue,
  Le voilà revenu, brûlant, comme à sa vue
          Il me prit un beau jour.

  Mais alors il était doux et plein d'espérance
  Comme un rayon de lune adorable qui luit,
  Quand la tempête souffle et que le vent balance
          Les arbres dans la nuit.

  Et je l'avais béni, lui si plein de promesses,
  Me berçant à son chant….—Beaux rêves enchanteurs!—
  Hélas! pourquoi faut-il que toutes nos tendresses
         Nous coûtent tant de pleurs?

  Certes! j'aurais juré de l'avoir oubliée,
  Elle qui m'a tant fait souffrir quand je l'aimais,
  Et voilà que ma plaie à peine refermée
         Saigne plus que jamais!

Passy, Mai 1860.

A MADAME L***

  C'est amusant, à deux, de courir dans les bois,
  Et de rêver le soir au frais des grands ombrages.
  En parlant à voix basse errer sous les feuillages,
  N'est-ce pas un bonheur à faire envie aux rois?

  Cependant un boudoir, lorsque de petits doigts
  Vous en ouvrent la porte, a bien ses avantages,
  Qui partout ont semblé divins, même aux plus sages.
  C'est mon avis, et c'est le vôtre aussi, je crois.

  On dit même, est-ce vrai? qu'une bonne voiture
  Quand les coussins sont doux, moins pourtant que les yeux
  De celle qui l'occupe, est chose qui s'endure.

  Un seul point me surprend: ces mots mystérieux
  Que le coeur seul entend, que la bouche murmure,
  Oh! comme on les oublie après un an ou deux!

Passy, Juin 1860

ADIEU, NINON

      Depuis longtemps,
  Trop longtemps, je soupire.
      Il est grand temps
  Aujourd'hui de me dire
      Si vous voulez
  Jouer avec ma flamme.
      Parlez, madame,
  Mais vous me le paierez.

      Allons, mon coeur,
  Et cachez, je vous prie,
      Cet air moqueur
  Qui vous rend moins jolie.
      Quoi! vous osez
  Rire de mon attente?
      Riez, méchante,
  Mais vous me le paierez.

      Hélas! pourquoi
  Faut-il que je vous aime,
      Fille au coeur froid,
  Qui n'aimez que vous-même?
      Vous souriez?
  Ma peine est bien étrange,
      Allez, mon ange,
  Mais vous me le paierez.

      Pourquoi tantôt
  Votre voix si rieuse,
      Au piano
  Était-elle rêveuse?
      Vous le savez,
  Cela vous rend plus belle.
      Chantez, cruelle,
  Mais vous me le paierez.

      Mêlant nos pas
  Dans un même dédale,
      Quand dans mes bras
  La Valse vous rend pâle,
      Vous ne songez,
  Vous, qu'à votre toilette.
      Dansez, coquette,
  Mais vous me le paierez.

      Mais quel courroux!
  Vous aurais-je blessée?
      Quels yeux moins doux!
  Quelle moue offensée!
      Vous vous fâchez?
  Vous êtes en colère?
      Boudez, ma chère,
  Mais vous me le paierez.

      Adieu, Ninon.
  Eh bien! quel est ce geste?
      Qu'avez-vous donc?
  Voulez-vous que je reste?
      Ciel! vous pleurez
  Votre main me rappelle….
      Pleurez, ma belle,
  Mes maux sont trop payés.

Passy, Août 1860.

DANS LA FORÊT

  Bois où l'Automne se courrouce,
  Et, dans les sentiers gracieux
  Étend sa rouille sur la mousse!
  Brises dont la plainte est si douce
  Qu'elle semble venir des cieux!

  Sombres écueils! roches antiques!
  Vous qui bravez les océans!
  Vous que les vagues atlantiques
  Ont, dans leurs fureurs fantastiques,
  Découpés en profils géants!

  Et vous, cieux où l'aube étincelle,
  A l'heure où la lune s'endort,
  Dites-moi s'il est, brune ou blonde,
  Une belle plus belle au monde
  Que ma maîtresse aux cheveux d'or?

Étretat, Décembre 1860.

MESSAGE

  Allez vers elle, fleurs chéries,
  Allez, et ne trahissez pas
  Ces mots que dans mes rêveries
    Ma bouche dit tout bas.

  Ne lui dites pas, indiscrètes,
  Combien de désirs insensés
  Cachent sous mes regards glacés
    Leurs flammes inquiètes.

  Ne lui dites pas qu'en tous lieux
  Mon coeur la suit à tire-d'aile,
  Que les rayons de ses grands yeux
    Me font frémir près d'elle;

  Cachez-lui qu'un mot de sa voix
  Trouble mon oreille ravie,
  Et que je donnerais ma vie
    Pour mourir sous ses lois.

  Qu'elle ignore, la grande dame,
  Que je l'aime au point d'en mourir,
  Quand ma bouche, étouffant mon âme,
    Froidement sait mentir;

  Lorsque dans sa chambre où, sans cause,
  Je deviens timide et tremblant,
  Tous deux, d'un ton indiffèrent,
    Nous parlons d'autre chose.

  Quand elle fait, par ses accents,
  Sur la scène où chacun l'admire,
  Haleter la foule en suspens
    Par son divin sourire,

  Dans un coin, pensif, inconnu,
  Qu'elle ignore, la grande artiste,
  Combien celui-là seul est triste
    Qu'un beau rêve a perdu!

  Ne lui dites pas que je l'aime,
  Ni combien il m'en a coûté
  Pour comprimer mon coeur blessé
    Qui criait en moi-même!

  Ne lui dites pas que je meurs
  Et que c'est elle qui me tue,
  N'ayant pas soupçonné mes pleurs
    Dans mon âme éperdue.

  Pourquoi faut-il l'avoir connue,
  Puisque j'en devais tant souffrir?
  N'eût-il pas mieux valu mourir
    Avant de l'avoir vue?

  Maudit soit le jour où mes yeux
  Ont vu ces traits si pleins de charmes,
  Puisqu'inutiles sont mes voeux
    Et vaines mes alarmes!

  Gardez bien mon triste secret;
  Si vous lui parliez de ma peine,
  Qui sait, avec son air de reine,
    Ce qu'elle en penserait?

Paris, Janvier 1860.

A MA MÈRE

  Où sont-ils, mes chagrins d'enfant,
  Grandes peines vite oubliées,
  Aux larmes si vite essuyées
  Que je riais en même temps?

  Comme elles sont loin, les soirées
  Que nous passions en attendant
  Mon père! O mes heures dorées!
  Tu disais: «Quand tu seras grand!…»

  J'ai grandi. Le temps d'un coup d'aile
  Jette au vent bien des rêves d'or:
  J'ai souffert et je souffre encor.

  Mais j'ai dans mon âme immortelle
  Senti que Dieu me laisse encor
  Ma mère, et que j'ai tout en elle.

Paris, Février 1861.

A MA MÈRE

  Un an passé, mère, qu'un beau matin,
  Enfant par l'âge et vieux par la tristesse,
  Malade, usé, las de vivre sans cesse
  Et de trouver l'ennui sur mon chemin,

  En souriant à mon nouveau destin,
  Je vins ici chercher dans ta tendresse
  Pour mon coeur froid la chaleur de ta main,
  Dans ton amour l'abri de ma faiblesse;
  C'est près de toi, pour la première fois,
  Que j'ai connu la douceur de sa voix,
  Que le bonheur a passé sur ma route.

  Je vais partir. Qu'importe? j'ai vécu.
  Qu'il soit béni, malgré ce qu'il en coûte
  Pour le pleurer après l'avoir perdu!

Alger, 5 février 1862.

A MON AMI PAUL E.. G..

  Paul, as-tu quelquefois, dans tes jours de tristesse,
  Senti passer en toi quelque gai souvenir?
  Et n'as-tu pas alors, à travers ta détresse,
  Songé combien le charme en est doux à sentir?

  Moi j'y pensais ce soir, laissant mon feu mourir;
  J'errais dans ce passé qui me revient sans cesse.
  Je songeais qu'il est loin, et, sans qu'il y paraisse,
  Que voilà plus d'un an que tu m'as vu partir.

  Puis je rêvais encore, et dans la cheminée
  Suivant des yeux la bûche à demi consumée,
  Je comparais ma vie à ce feu pâlissant.

  Et je songeais, mon cher, à notre douce vie,
  A ce qu'un souvenir a de mélancolie,
  Et qu'il est doux aussi de vieillir en s'aimant.

Alger, mardi soir, 25 février 1862.

A MADAME V***

  Puisqu'il vous faut six mois pour être mon amie,
  Avez-vous bien songé, quand vous me les disiez,
  A ce que ces deux mots ont de mélancolie
  Et de douceur aussi? Tandis que vous parliez,

  Il me semblait à moi que c'est une folie
  Et que pour la prévoir, quoi que vous en pensiez,
  Il faut que l'amitié soit un peu ressentie,
  Et, même à votre insu, que vous en éprouviez.

  Laissez-moi l'espérer; car après tout, madame,
  S'il n'en est rien, ces vers que vous me demandiez,
  Je voudrais bien savoir ce que vous en feriez.

  Mais six mois! Jusque-là que faire de mon âme?
  Ah! songez que mes maux seraient tous oubliés
  Et mes chagrins finis demain, si vous vouliez!

Alger, Mars 1862.

A MADAME A***

—ENVOI DE ROSINE ET ROSETTE

  Ce conte fut écrit sous un climat doré
  Où nous avons vécu dans un site adoré,
                Près de ma mère;
  Où vous m'avez soigné comme elle, de longs jours,
  Adoucissant pour moi le mal, qui fait toujours
                La vie amère;

  Où vous m'avez guéri, toutes deux de moitié,
  Où mon âme vivait, dans sa double amitié
                Tout endormie;
  Où d'être aimé deux fois j'ai senti la douceur,
  Car elle était ma mère, et vous étiez ma soeur
                Et mon amie.

  Et maintenant, le rêve adorable me suit.
  Je revois ce rivage où l'on entend, la nuit,
                Gémir la lame,

  Et j'écoute pleurer, comme un chant qui s'émeut,
  Le souvenir si doux, hélas! que rien ne peut
                M'ôter de l'âme!

Paris, Juin 1862.

A FÉLIX M***

  Ainsi, mon cher ami, nous voilà vieux, malades,
  Ennuyés, sérieux, mélangeant notre vin,
  Toi souffrant, moi rimeur, en un mot, très-maussades,
  Alea jacta est … et je parle latin!

  Qui m'aurait dit cela lors de nos sérénades
  Sous les balcons d'Aline, et de nos escapades
  La nuit, dans mon quartier, alors que, le matin,
  Nous nous apercevions que le sommeil est sain?

  Plus j'y songe, vraiment, et plus je me désole
  Que, pour de bons amis, un pareil temps s'envole,
  Puisque l'amitié reste et qu'elle doit grandir.

  Et, comme j'y pensais en ouvrant cette page
  Pour y mettre ces vers, je songeais qu'à notre âge
  C'est un bien d'être unis et de se souvenir.

Paris, Juin 1862.

A MON PÈRE

  Grâce au titre un peu plaisant,
  Un peu plaisant qu'on me prête,
  Puisque me voilà poëte,
  Hélas! poëte, à présent!

  O ma muse, allez-vous-en,
  Allez-vous-en, et la fête
  Que nous fêtons sera faite,
  Sera faite plus gaiment;

  Ou chargez-vous de lui dire
  Qu'il me garde son sourire
  Gai comme un soleil de mai.

  Car il n'est de poésie
  Au monde, ni d'ambroisie
  Qui vaille un sourire aimé.

Paris, 25 Août 1862, jour de Saint-Louis.

A MADAME L.. B..

—SUR UN EXEMPLAIRE DES ÉMAUX ET CAMÉES

  Vous vous trompez, je vous le jure,
  Si vous croyez ce rondeau-ci
  Fait d'onyx ou d'émail aussi:
  Car Gautier seul achève ainsi
  Des merveilles de ciselure.

  Mais si je signe: «Votre ami,»
  N'allez pas, je vous en conjure,
  Me dire, en songeant à demi:
      «Vous vous trompez.»

  Car, selon moi, si jusqu'ici
  Vous avez cru qu'une parure,
  (Fût-ce un camée en pierre dure,
  Fût-ce un émail de Rudolfi),
  Vaut un ami dont on est sûre,
  Vous vous trompez.

Paris, Avril 1862.

ADIEU

  Adieu! mon âme t'a suivie,
  Pareille à la fleur endormie
  Qu'en passant cueille le zéphir.
  Avec toi, j'ai senti partir
  Encor un lambeau de ma vie.

  Adieu, toi qui crois en partant
  Qu'un déchirement d'un instant
  N'a pas de mortelles alarmes;
  Toi dont les yeux remplis de larmes
  Étaient si doux en me quittant.

  Adieu, toi qui dans la nuit sombre,
  Sur ce lit, vide maintenant,
  A travers nos baisers sans nombre
  Murmurais follement dans l'ombre
  Ces mots que le coeur seul entend!

  Adieu, toi dont l'épaule nue
  A tant de fois caché mes pleurs!
  Je verrai toujours tes pâleurs
  Devant ma tristesse inconnue.

  Tu t'en souviens, du mal sans nom
  Dont tu t'effrayais sans raison,
  Lorsqu'il me prenait sur ta couche;
  Ces accès-là me reviendront,
  Et les pleurs qu'ils me coûteront
  Ne s'éteindront plus sur ta bouche.

  Quel est donc ce frisson subit
  D'une fièvre incompréhensible?
  Que me veut cet être invisible
  Qui vient s'asseoir près de mon lit?

  Quelle est cette voix qui m'appelle
  Et qui me fait pâlir d'effroi?
  D'où vient-elle? que me veut-elle?
  Pourquoi cette pâleur mortelle
  Dès que je l'entends près de moi?

  Pourquoi suis-je sous son empire?
  Pourquoi sans cesse? Ah! malheureux!
  C'est quand je ne veux plus maudire:
  Soudain, au milieu d'un sourire,
  Je sens mon coeur qui se déchire
  Sous l'étreinte d'un mal affreux.

  Et si, pour tromper cette fièvre,
  J'étreignais ton corps adoré,
  A peine l'avais-je effleuré
  Que sur ton front décoloré
  Je sentais se glacer ma lèvre.

II

  Je me souviens surtout d'un soir.
  J'étais d'une tristesse affreuse;
  Sur l'oreiller, nue et rêveuse,
  Tu le soulevais pour t'asseoir:
  Tout à coup, sortit du ciel noir
  Comme un spectre au fond d'un miroir,
  La lune blafarde et peureuse.
  Je n'y puis songer sans te voir
  Dans cette pâleur lumineuse,
  Immobile et silencieuse
  Devant mon sombre désespoir.

  Je voyais ta douce figure
  Pâle et muette de terreur;
  Je contemplais avec stupeur
  Ton expression morne et pure,
  Et cela me brisait le coeur
  De voir pleurer sur ta blancheur
  Les ondes de ta chevelure.

  Quel est ce démon acharné,
  Cette voix qui jamais ne change?
  On dirait l'ombre d'un damné
  Qui me poursuit et qui se venge.
  Est-ce un fantôme inanimé?
  Un spectre dont je suis aimé?
  Ou plutôt quelque mauvais ange
  Auquel je suis abandonné?
  Rien ne peut lui donner le change.
  Quel est-il donc, ce mal étrange
  Qui ne m'a jamais pardonné?

  Mais, durant ces nuits de folie,
  Souffrant de ces maux inconnus,
  Dans la blancheur de tes bras nus
  Je cachais ma tête pâlie;
  O vision ensevelie!
  Je sens à ma mélancolie
  Que je ne te reverrai plus.

  Adieu! le Destin nous égare:
  Pourquoi partir quand tu m'aimais?
  Le coup de vent qui nous sépare
  Va nous séparer pour jamais.

  Dans un mois, ou dans une année,
  Si tu songes à nos amours
  Sans en avoir l'âme troublée:
  Par une belle matinée,
  Pense à cette heure désolée,
  La dernière de nos beaux jours!
  Car cette heure, à peine envolée,
  Tu la regretteras toujours!

  Adieu! pense au cri de détresse
  Que mon coeur te jette en partant.
  Adieu, ma vie et ma maîtresse,
  Adieu! songe à notre tendresse,
  Songe à notre dernier instant!

  Adieu! sois heureuse et m'oublie.
  Que Dieu te guide par la main!
  Et que douce te soit la vie,
  Comme le soleil d'Italie
  Qui nous souriait ce matin!

  Oublions-nous, quoi qu'il advienne!
  L'éternité qui va s'ouvrir,
  Qu'elle soit païenne ou chrétienne,
  Passera sans nous réunir.
  Dieu m'aurait dû faire mourir
  Lorsque ta main serrait la mienne.
  Hélas! j'ai peur du souvenir.

  O souvenir! volupté sombre,
  Source de désespoirs sans nombre,
  Qu'un autre te célèbre encor!
  Moi je te crains! Tu n'es qu'une ombre
  Et toute ombre rappelle un mort.

  Tu n'es qu'un compagnon perfide
  Qui nous empêche de guérir,
  Souvenir! ô spectre livide,
  Qui n'es bon qu'à faire souffrir!

13 Juillet 1863.

LE RÊVE

I

  Elle m'a fait une marque
      Sur le front;
  Les siècles y passeront.
  Chaque rive où je débarque
      M'apparaît
  Sombre comme une forêt,

  Comme une forêt détruite
      Que le vent
  Tourmente éternellement.

  C'est une terre maudite,
      Et mes yeux
  La retrouvent en tous lieux.

II

  J'entends des voix gémissantes,
      Et ne vois
  Que le vide autour de moi,
  Et leurs plaintes menaçantes
      Font un choeur
  Qui me déchire le coeur.

  On dirait des funérailles
      Dont le bruit,
  Qui vient traverser la nuit
  Semble sortir des entrailles
      D'un enfer
  Qui se serait entr'ouvert.

  C'est comme un chant monotone
      Que les morts
  Viennent chanter sur leurs corps,
  Ou le glas lointain qui sonne,
      Désolé,
  De quelque monde écroulé.

Mont-Riant, Février 1864.

A MA MÈRE MALADE

  Ces trois fleurs, ma pauvre mère,
  Font un bouquet bien petit;
  Mais au Christ, que ta main chère
  A pendu près de ton lit,
  Leur nombre est une prière.

  Il commence par la Foi
  Et finit par l'Espérance;
  Ainsi, nous prions pour toi,
  Tous les trois d'intelligence:
  Mon père, mon frère et moi.

  Triste ou gai, le temps s'efface,
  La neige s'évanouit
  Au premier soleil qui passe.
  Pour nos peines, vienne ainsi
  Quelque beau jour qui les chasse.

Mont-Riant, 5 Février 1861, jour de Sainte-Agathe.

L'OUBLI

  Ce chercheur d'oubli
  S'exprimait ainsi:

  J'éprouve un souci
  Rien inexplicable:
  Je cherche en vain si,
  Dans ce monde-ci,
  Le plus désirable
  Des biens que Dieu fit,
  C'est de boire à table
  Ou dormir au lit.

  Quand je bois, j'oublie
  Jusqu'à ma folie,
  Et je suis heureux;
  Quand je dors, l'envie
  De boire est partie
  Et je perds la vie
  En fermant les yeux.

  O fièvre bizarre!
  Fou raisonnement!
  Dans ce double aimant,
  Mon esprit s'égare
  Régulièrement;
  Et, je le déclare,
  Je ne sais vraiment
  Si c'est en buvant
  Ou bien en dormant
  Que l'oubli s'empare
  De moi plus gaîment.
  Et, plus je compare,
  Plus, à tout moment,
  Ma raison s'effare
  A chercher comment
  Ce doute charmant
  Peut m'être un tourment.

  Le sommeil, c'est l'ange
  Qui veille sur moi:
  Le sommeil me venge
  De n'être ni roi,
  Ni pape et, ma foi!
  De n'être que moi.
  Quand je bois, tout change
  Si je veux, je crois
  Être agent de change.
  Dans ce que je vois,
  Tout va, tout m'arrange;
  Tout ce que je bois
  M'est d'un charme étrange.

  Le vin, c'est l'oubli,
  Mais, je le confesse,
  Le sommeil aussi.
  L'un est la paresse
  Et l'autre l'ivresse.
  Leur double caresse
  Est enchanteresse,
  Et dans ma détresse,
  Je flotte en esprit
  De la table au lit.

  Et rien ne peut faire
  Que, pour en finir,
  Des biens de la terre,
  Malgré mon désir,
  Je sache saisir
  Lequel je préfère
  De boire ou dormir.

Mont-Riant, Février 1864.

LE MYOSOTIS

—A MON PÈRE—

  Dis-moi, la connais-tu, la fleur que je préfère?
  Celle qu'au bord de l'eau je cueille avec mystère
        Dans le sentier perdu;
  Celle qui, dans l'instant où, rêveur, je l'admire,
  Tantôt me fait pleurer, tantôt me fait sourire,
        Dis-moi, la connais-tu?

  Ce n'est pas cette fleur orgueilleuse et coquette,
  Le dahlia hautain qui redresse la tête,
        Envieux et jaloux;
  Superbe parvenu qu'un parterre vit naître,
  Et qui n'orna jamais la modeste fenêtre
        D'un poëte humble et doux.

II

  C'est le myosotis, la fleur douce et pensive,
  Étoile du gazon scintillant sur la rive,
        Rayon du souvenir
  Par qui l'amer regret se change en espérance
  Et dont l'azur promet au coeur gros de souffrance
        Un céleste avenir.

  Trésor des coeurs aimants, combien tu nous rappelles
  De vierges comme toi pâles, jeunes et belles,
        Épouses du tombeau!
  Tu fais revivre un nom parfumé d'ambroisie,
  Un nom cher à l'amour, cher à la poésie:
        Hégésippe Moreau.

  Père, c'est le présent que mon amour t'apprête;
  De mon coeur à ton coeur il sera l'interprète
        Le plus digne de foi;
  Sous des cieux étrangers m'accompagnant sans cesse,
  Ce talisman dira, stimulant ma tendresse:
        «Enfant, rappelle-toi.»

Margency, 25 Août 1864.

COLLOQUE D'AUTOMNE

LE POËTE.

  Tel, dominant le cerf qui brame,
  Le vent pleure dans les bouleaux:
  Tel le tumulte de mon âme,
  Pareil à celui de ces flots,
  M'agite, et le fracas des lames
  Couvre le bruit de mes sanglots.

  Mer, toi dont le charme est sévère
  Comme sévère ta splendeur,
  J'aime ta beauté large et fière
  Qui se mesure à la grandeur
  De ton calme au chant séducteur,
  Comme à celle de ta colère.

  J'aime ton orgueil de géant
  Et ta puissance révoltée,
  Et ton désespoir effrayant
  De te voir soudain arrêtée:
  Toi qui semblais illimitée,—
  Contre qui nul frein n'est puissant.

  Déferlez, vagues bondissantes!
  J'aime vos clameurs menaçantes;
  Roulez sous le vent qui vous tord.
  Votre voix, comme un bruit de mort,
  Domine, à travers la tourmente,
  La foudre qui gronde moins fort.

  J'aime à voir vos houleuses crêtes
  Que l'ouragan roule et blanchit.
  Ainsi l'on doit voir dans la nuit,
  Surpris dans ses nocturnes fêtes,
  S'enfuir au souffle des tempêtes
  Un troupeau sinistre et maudit.

  Je me berce à vos cris de rage,
  O flots tumultueux et fiers;
  Soit que vous alliez sur la plage
  Rejaillir en flocons amers,
  Ou sur des rocs noirs et déserts
  Vous briser loin de tout rivage.

  Pleure sur les écueils, ô flot!
  Ta souffrance est le seul écho
  Dont le cri réponde à la mienne.
  Ton chant me berce dans ma peine
  Et mon âme en désordre est pleine
  De ton tumultueux sanglot.

  Ta voix est d'autant plus puissante,
  Ta colère, plus menaçante,
  Et ton cri, plus terrible encor
  Qu'il meurt de son suprême effort:
  Et ta vague, qui se lamente,
  Jette, en pleurant, son cri de mort.

  Mer, ta grandeur est éternelle,
  Mais ton flot meurt quand il gémit.
  Tel mon coeur tremblant, qui frémit
  Avec une angoisse mortelle
  Mourra, comme ce flot rebelle,
  Du cri qu'il jette dans sa nuit.

L'ESPÉRANCE.

  Arrête, ô toi qui, dans la nuit profonde,
  Remplis l'écho du chant de tes douleurs!
  Pour tant souffrir, es-tu donc seul au monde?
  Verse en mon sein la peine qui t'inonde:
  Je t'ai compris et j'accours à tes pleurs.
  Enfant, dis-moi le mal qui te déchire.
  Il n'en est pas sans doute qui soit pire,
  Car, à travers tes pleurs et ton délire,
  Tu blasphémais et tu parlais de mort.
  Je viens à toi. Courage, ô mon poëte!
  Ne vois-tu pas, là-bas, cette mouette?
  Son aile est blanche et joyeux son essor.
  Ne vois-tu pas cette étoile nacrée
  Qui fend la nue à peine déchiree,
  Et cette voile, un instant éclairée,
  Qui fuit, s'abaisse et reparaît encor?

LE POËTE.

  L'étoile à disparu. La mouette effarée
  S'est enfuie en poussant de lamentables cris.
  Le vaisseau s'est perdu dans l'obscure nuée:
  Je crois qu'il a sombré, car ma vue égarée,
  Aux lueurs des éclairs, sur l'onde tourmentée,
  Aperçoit par moments de sinistres débris.
  Qui que tu sois, fantôme ou vivant qui m'appelles!
  Ta voix est douce et grave, et mon coeur te bénit.
  Mais il est des douleurs profondes et cruelles,
  Qui ne guérissent plus au contact d'un ami.
  Que viens-tu faire ici, par cette nuit obscure?
  Si c'est pour moi, retourne et fuis-moi désormais.
  J'aurais voulu t'aimer, car ta parole est pure:
  Mais je garde en mon coeur une telle blessure,
  Que, jusque dans la mort, le mal qui me torture
  Fera saigner mon âme et ne mourra jamais.

L'ESPÉRANCE.

  Il n'est point de souffrance au monde
  Qui soit si grande et si profonde.
  Que rien ne la puisse guérir.
  Il n'est de blessures mortelles
  Dont le temps, sur ses vastes ailes,
  N'emporte jusqu'au souvenir.
  Viens, enfant, calme ton délire.
  Je connais ton cruel martyre;
  Mais je suis l'Ange au doux sourire:
  Avec moi tout peut rajeunir.

LE POËTE.

  Ange! qui donc es-tu, toi, dont la voix sonore,
  Comme un souffle de Dieu, murmure dans la nuit?
  Tu parles de sourire? Ah! pour sourire encore,
  Ignores-tu le poids du mal qui me dévore?
  C'est un feu qui me brûle et partout me poursuit.

L'ESPÉRANCE.

  Enfant, cède à ma prière.
  Surmonte ta peine amère;
  Je saurai te consoler.
  A celui qui désespère
  Ma présence est douce et chère;
  Cesse de te désoler.
  L'homme m'appelle Espérance.
  Je suis soeur de la Souffrance:
  Il n'est de douleur immense
  Que je ne sache calmer.

LE POËTE.

  Fille des cieux, retourne à celui qui t'envoie.
  Mon âme à tout jamais s'est repliée en soi.
  Parmi les souvenirs où mon être se noie,
  Mon coeur désespéré n'entrevoit plus de joie.
  Mon âme est sans espoir, et mon esprit sans foi.
  Va! poursuis ton chemin, et donne, sur la route,
  Ta main et ta jeunesse à celui qui t'écoute
  Sans redouter encor d'être trompé par toi.
  Pour moi, la Solitude accompagne ma vie:
  Mère du doute et soeur de la Mélancolie.
  Les destins sont écrits et mon coeur suit sa loi.

L'ESPÉRANCE.

  Adieu! puisque tu me repousses.
  Je pars et pleure en te quittant.
  J'aurais voulu rendre plus douces
  Les angoisses de ton néant.
  Adieu! Si ta voix me rappelle,
  Par hasard, un jour de malheur,
  Tu me retrouveras fidèle;
  Car je te suis à tire-d'aile,
  Et je t'aime comme une soeur.

L'OUBLI.

  Je suis l'Oubli. Silence,
  Mer! apaise ton flot
  Comme un lointain sanglot
  Qui soupire en cadence.
  C'est l'ordre de là-haut.
  Envolez-vous, nuages,
  Bise, remonte au Nord;
  Sombre esprit des naufrages,
  Que ton souffle de mort
  Se disperse. Ravages,
  Disparaissez. Toi, mer,
  Prends ces corps aux yeux caves;
  Engloutis tes épaves
  Au fond du gouffre amer.
  Voici l'Oubli qui passe:
  Que la plus faible trace
  Se dissipe et s'efface
  Au jour qui va venir.
  Couvrons de mon mystère
  La divine colère.
  Qu'il n'en reste à la terre
  Pas même un souvenir.
  J'entends, près de la plage,
  Deux voix s'entremêler.
  Est-ce un couple volage,
  Sur le bord du rivage,
  Échangeant un baiser?
  Tous deux vont oublier,
  S'ils sont sur mon passage.
  Mais je n'entends plus rien
  Qu'une timide plainte.
  C'est la voix presque éteinte
  D'un sylphe aérien.

LE POËTE.

  Une brise plus fraîche a dissipé la nue;
  Comme un essaim troublé, l'ouragan s'est enfui;
  La lune, encor voilée, apparaît, demi-nue.
  C'est étrange. On dirait qu'une force inconnue
  A dispersé soudain les horreurs de la nuit.
  Quel est ce bruit qui vient de réveiller la grève?
  Une voix inconnue a traversé les airs:
  Qui donc, à pareille heure, est en ces lieux déserts?
  Mais non, je me trompais. Nul accent ne s'élève.
  Personne…. Je suis seul au bord des flots amers,
  C'est une vision qui passe comme un rêve.
  Pourtant, qu'entends-je encore? On parle cette fois.
  Je ne distingue rien, malgré le clair de lune;
  Mais la brise de nuit, qui souffle de la dune,
  M'apporte jusqu'ici l'écho de cette voix.
  Ce n'est point là le son d'une parole humaine;
  Elle est impérieuse et douce en même temps.
  A travers quelques mots que je distingue à peine,
  J'entends confusément que cette voix lointaine,
  D'un timbre doux et clair, commande aux éléments.
  Sitôt qu'elle a passé, partout naît le silence.
  Pourtant, de ce côté je crois qu'elle s'avance:
  Quel est-il, ce Génie errant, dont les baisers
  Rassérènent les flots, par son aile apaisés?
  Si c'est une ombre encor, ce n'est plus l'Espérance,
  Sa voix était moins brève.—Ange mystérieux,
  Qui descends sur la terre à l'heure où tout repose,
  Toi de qui la parole ordonne à toute chose!
  Dis-moi ton nom avant de remonter aux cieux.

L'OUBLI.

  Je suis le frère du Silence.
  Dieu me donne un pouvoir immense;
  Je répands l'éternelle nuit,
  Et je puis, du bout de mon aile;
  Effacer la trace mortelle
  Et de la Joie et du Souci.
  Mes compagnons sont le Mystère
  Et le Bruit, l'Ombre et la Lumière;
  Quant à moi, le Temps est mon père,
  Et je suis aussi vieux que lui.
  Je suis le sommeil de l'aurore,
  L'ivresse que le vin colore;
  L'homme me maudit et m'implore,
  Car je suis l'Ange de l'oubli.

LE POËTE.

  Sur mon passage, alors c'est le ciel qui t'amène.
  Avant de t'envoler, répands à coupe pleine
  Ton baume bienfaisant sur mon coeur en lambeaux.
  Ange, viens m'effleurer de ton aile si pure,
  Car je porte dans l'âme une large blessure
  Qui ronge ma poitrine, et sa rude morsure
  Fait éclater mon coeur et le brise en morceaux.

L'OUBLI.

  Ami, quel que soit le martyre
  Du supplice qui te déchire,
  Je ne puis aller avec toi.
  Pourquoi faut-il qu'en cette vie,
  Celui qui m'implore et supplie
  Ne puisse attendre rien de moi?
  Hélas! telle est ma destinée
  Que ceux dont la voix éplorée
  Du fond de leur nuit désolée
  M'appelle du soir au matin,
  Sont les seuls de qui ma puissance
  N'apaisera pas la souffrance.
  Laisse-moi passer en silence,
  Ami, j'obéis au Destin.

LE POËTE.

  Va donc…. Et maintenant du mal qui te harcèle
  Meurs, ô mon triste coeur, brisé par ton amour.
  Seigneur! ne vois-tu pas que ce coeur est plein d'elle,
  De celle qu'en tous lieux ma pauvre âme rappelle;
  Et que ce souvenir d'une amour immortelle
  Poursuit ton pauvre enfant sans trêve et sans retour?
  Dieu tout-puissant! quel est le destin qui me pousse?
  O mystère éternel! que viens-je faire ici?
  Meurs plutôt. Que ce soit la dernière secousse!

  Ah! cent fois mieux valait mon éternel ennui
  Qu'un amour qui me laisse une telle blessure!
  Mieux vaudrait le dégoût que le mal que j'endure,
  Mieux vaut n'aimer jamais que souffrir la torture
  Dont l'amour nous flagelle ou qu'il laisse après lui!

  Au moins, que cette amour, mon Dieu, soit la dernière!
  Qu'elle brise mon coeur en atomes si fins,
  Qu'il n'en reste pas même une trace éphémère!
  Et que le vent d'automne en chasse la poussière
  Devant la feuille d'arbre et l'écume légère
  Que son souffle, au hasard, sème par les chemins!

1864.

IMPRESSIONS DE VOYAGE

I

  Elle m'apparut, rasant l'eau,
  Dans le sillage du vaisseau.
  C'était le soir, elle était belle.
  J'avais vingt ans depuis un jour;
  Je compris qu'elle était l'Amour,
  Et je tendis les bras vers elle.

  Son sourire était caressant.
  Elle me fit signe en passant
  De la suivre à travers les ombres.
  Mais soudain je la vis pâlir,
  Pencher sa tête et s'engloutir
  Parmi la mer Blanche, au flots sombres.

II

  Quatre ans plus tard, sous d'autres cieux,
  Las de traîner, silencieux,
  Mon coeur et ses vaines alarmes,
  Un matin je la reconnus,
  Sortant des flots comme Vénus,
  Et riant à travers des larmes.

  D'un pied rêveur elle sillait
  L'onde, où son reflet vacillait
  Comme dans un miroir qui bouge.
  «Ton nom?» fis-je. Elle répondit:
  «L'Espérance!» et se confondit
  Avec l'azur de la mer Rouge.

III

  Plus tard encore, errant toujours,
  Plus las, plus seul qu'aux premiers jours,
  Je la retrouvai sur ma route.
  Mais son front, quoique jeune encor,
  Semblait triste jusqu'à la mort,
  Et portait les traces du doute.

  Elle rit d'un rire nerveux
  En secouant de ses cheveux
  Je ne sais quelles fleurs décloses;
  Puis, dans un sanglot, murmura:
  «Je suis ta Gloire!» et s'engouffra
  Dans la mer Bleue aux vagues roses.

IV

  Et plus tard enfin, une nuit,
  Rongé de fatigue et d'ennui,
  J'ai vu cette ange de détresse.
  Mais lors, pour la dernière fois,
  J'entendis sa mourante voix
  Qui me dit: «J'étais ta Jeunesse!»

  L'eau la berçait comme un beau lis.
  Sur sa gorge aux tons appâlis
  Du sang se mêlait à l'ivoire,
  Et je vis celle que j'aimais
  S'enfoncer morte et pour jamais
  Sous les flots verts de la mer Noire.

Mont-Riant, 18 Février 1865.

A MA MÈRE

  Mère, crois-moi, ces quelques vers,
  Si mauvais qu'ils puissent paraître,
  Te portent mes voeux les plus chers
  Et tout le meilleur de mon être.

  Et ce griffonnage moqueur
  Prouve, moralité profonde,
  Qu'on peut confier un bon coeur
  Aux plus méchants quatrains du monde.

Paris, 31 Décembre 1865.

A MON PÈRE

  Père, voici cinq ou six vers
  Écrits à tort et à travers.
  Si tu fais tant que de les lire,
  Dis-moi donc comment il advient
  Qu'un enfant qui t'aime si bien,
  Ne sache pas mieux te le dire.

Paris, fin Décembre 1865.

ENVOI

DE ROSINE ET ROSETTE, A ***

  Enfant au séduisant visage,
  Vous qui, d'un doigt rose, ouvrirez
  Ce volume, et qui le lirez
  Si vous en avez le courage,
  Rose blonde, quand vous verrez
  Votre doux nom sur cette page,
  A votre amant vous penserez.

  Ne me reprochez pas ce livre,
  C'est un méchant petit récit,
  Assez mal rimé, Dieu merci!
  Mais tel qu'il est, je vous le livre:
  Tâchez d'être bonne pour lui.

  Assez d'autres m'ont fait un crime
  De quelques vers trop sans façon.
  Vous qui m'avez pris ma raison,
  Que peut vous importer ma rime?

  Gardez ces vers en souvenir
  Du temps où nous étions ensemble:
  Jamais deux coeurs qu'un Dieu rassemble
  N'ont été plus prompts à s'unir.

Paris, Août 1865.

SOUVENIR DE MARGENCY

—A MON PÈRE—

  Mon père, il me souvient de cette heureuse enfance
  Qui s'écoulait pour nous entre ma mère et toi.
  C'est un frais souvenir: je ne sais pas pourquoi
      Depuis tantôt j'y pense.

  Involontairement je revois le chemin,
  Où j'allais, chaque soir, t'attendre, avec mon frère,
  Grimpés sur un vieux mur qui n'en pouvait plus guère,
      Pour te voir de plus loin.

  Je revois ce jardin en fleurs où notre mère
  Tâchait de se fâcher et n'y parvenait pas,
  Quand le vieux jardinier trouvait dans un parterre
      La trace de nos pas.

  J'évoque ce passé qu'un souvenir colore,
  Où la perte d'un nid était un grand revers.
  Je me revois enfant, libre, et courant encore
      Parmi les buissons verts.

  A présent je vieillis. Crois-moi, tout me le prouve.
  D'abord j'ai vingt-cinq ans sonnés depuis trois mois,
  Et puis d'où viendrait donc ce charme que je trouve
      A parler d'autrefois?

  Jamais un souvenir n'est exempt de tristesse.
  C'est comme un chant lointain, d'une étrange douceur,
  Qui nous berce un instant; mais, si doux qu'il paraisse,
      Il nous serre le coeur.

  Je sais le cas qu'il faut faire de ce mensonge,
  Qui prête aux jours enfuis comme un cruel éclat,
  Et cependant, ce soir, je l'accueille et je songe
        Aux jours de ce temps-là.

Paris, 25 août 1865.

A MON FRÈRE

  Charlot, pardonne-moi ces vers;
  Soit à l'endroit, soit à l'envers,
  Ils te diront que je t'adore.
  Et si, par cas, tu les as lus,
  Frère, crois-moi, n'y pense plus,
  Car ils te le diraient encore.

Paris, 12 Août 1865

EFFET DE LUNE

DANS LA MITIDJA
RIMES RICHES
—A THÉODORE DE BANVILLE—

  C'est l'heure où la ferme
      Ferme.
  Le Soir incertain
  Trace en découpures
      Pures
  L'horizon lointain.

  Une vapeur vaine
      Veine
  Le couchant blêmi,
  Et semble au bord d'une
      Dune,
  Un flot endormi.

  La nuit qui l'apaise,
      Pèse
  Sur l'homme qui dort,
  Et le ciel s'étoile,
      Toile
  D'azur aux points d'or.

  Cependant le tremble
      Tremble,
  Lorsqu'en voltigeant,
  Une folle brise
      Brise
  Ses feuilles d'argent.

  Quelque pauvre hère
      Erre
  Dans la Mitidja,
  Et, dans le silence,
      Lance
  L'air de Kadoudja.

  Dans la diaprée
      Prée,
  Du ruisseau mutin
  L'onde trébuchante
      Chante
  Son air argentin,

  Et l'herbe entr'ouverte,
      Verte,
  Frange ses réseaux,
  Où l'eau qui roucoule,
      Coule
  Parmi les roseaux.

  Le sol uniforme
      Forme
  Un tapis ouaté,
  Dont la ronce aride
      Ride
  L'uniformité.

  Là, le cactus perse
      Perce
  L'aloës en fleurs;
  La ronce jumelle
      Mêle
  Ses piquants aux leurs.

  Bien que leur ensemble
      Semble
  Au hasard éclos,
  Leur triple ramure
      Mure
  De pauvres enclos.

  L'Arabe en maraude
      Rôde
  Dans les alentours,
  Et suit de malignes
      Lignes,
  Pleines de détours.

  Sa marche est coulante,
      Lente,
  Et ne s'entend pas.
  Et le sinistre être,
      Traître,
  Guette à chaque pas,

  Afin qu'il évite
      Vite
  L'oeil du gabelou,
  Et, dans la broussaille,
      S'aille
  Cacher comme un loup.

  La lune d'opale,
      Pâle
  Dans les bleus sillons,
  Inonde la plaine,
      Pleine
  De pâles rayons.

  O lune blafarde,
      Farde
  Ton visage blanc;
  Tâche que ta face
      Fasse
  Un oeil moins tremblant!

  Ton air morne et grave
      Grave
  Au fond de mon coeur
  Ton grand trou livide,
      Vide,
  Au reflet moqueur.

  Pauvre astre impassible!
      Cible
  De tant de rimeurs!
  Est-ce de ce qu'on te
      Conte,
  Lune, que tu meurs?

  Leur lyre énervante
      Vante
  Ton disque jauni.
  Toi qui vois leur tâche,
      Tâche
  Que ce soit fini.

  D'une voix émue,
      Mue
  Par un faux humour,
  Est-ce toi qu'un homme
      Nomme
  L'astre de l'amour?

  Ta méchante corne,
      Qu'orne
  Ta jaune couleur,
  Est plutôt l'emblème
      Blême
  Qui porte malheur.

  Ta prunelle éteinte,
      Teinte
  D'un morose éclair,
  Semble une lanterne
      Terne
  Pendue au ciel clair.

  Quand la Nuit, sereine
      Reine,
  Tient l'homme abattu,
  Vers la solitaire
      Terre
  Que regardes-tu?

  La lumière adverse
      Verse
  Des rayons hagards.
  Lune, que t'importe?
      Porte
  Ailleurs tes regards.

  Va, pâle inconnue,
      Nue,
  Glisse au sein des nuits,
  Laisse notre immonde
      Monde
  Tout chargé d'ennuis.

  Glisse dans l'espace.
      Passe.
  Et, bouche sans voix,
  Sache avec mystère
      Taire
  Tout, ce que tu vois.

Paris, Mars 1866.

MANDOLINE

  J'ai pour unique amante
  Une fille charmante,
  A l'oeil profond et doux
  Comme un ciel andalous.
  —Quelque ennui me tourmente.

  Son tuteur subrogé
  N'a, certes, pas songé
  Que je pourrais peut-être
  Entrer par la fenêtre.
  —Je ne sais ce que j'ai.

  C'est un moyen pratique,
  Très-vieux, mais poétique
  Et qui, pour nos amours,
  Nous est d'un grand secours.
  —Je suis mélancolique.

  Que j'aime la rougeur
  De plaisir et de peur
  Dont rougit, quand j'arrive,
  Mon amante craintive!
  —J'ai du noir dans le coeur.

  Seigneur! qu'elle est jolie!
  J'en ai fait ma folie;
  Et sans elle, ici-bas,
  Je n'existerais pas.
  —Tout m'attriste et m'ennuie.

  Sa soeur a de grands yeux
  Bruns; mais les siens sont bleus.
  On ne sait trop laquelle
  Des deux est la plus belle.
  —Je suis très-malheureux.

  Et, deux fois la semaine,
  A l'église elle mène,
  Ange plein de douceur,
  Son tuteur et sa soeur.
  —Comment guérir ma peine?

  Ma main souffletterait
  Quiconque toucherait
  Un cheveu de la tresse
  De ma jeune maîtresse.
  —J'éprouve un mal secret.

  Le coeur me bat d'avance.
  Le soir, lorsque je pense
  Que va sonner pour nous
  L'heure du rendez-vous.
  —Quelle triste existence!

  Certes, j'aime à plein coeur
  Cette belle en sa fleur,
  Et l'amour de ma mie
  M'est plus cher que ma vie.
  —Mais … j'aime aussi sa soeur.

Paris, Avril 1866.

ROUTADE

  Décidément, la mort est belle.
  J'ai dix-neuf ans, et je m'en vais
  Me faire sauter la cervelle,
  Pour en finir à tout jamais.
  Celle que j'aime s'évertue
  A se cacher je ne sais où:
  L'ai-je rêvée ou l'ai-je vue?
  N'importe, il faut que je me tue,
  Pour qu'on sache que j'en suis fou.

  Ce n'est point par amour du drame;
  Mais enfin c'est original
  De se tuer pour une dame
  Que l'on a rencontrée au bal.

DÉCLARATION D'ÉCOLIER

—A CONSTANT COQUELIN—

I

  Madame, ayez la politesse
  De m'écouter, fût-ce un instant:
  J'ai quinze ans, sans qu'il y paraisse,
  Et je ne suis plus un enfant.
  Veuillez donc, sans vous mettre à rire,
  Me prêter une oreille ou deux,
  Car j'ai quelque chose à vous dire
  De très-grave et très-sérieux.

  Je ne sais trop comment m'y prendre,
  Le courage va me manquer:
  Promettez-moi de me comprendre,
  N'ayez pas l'air de vous moquer!
  Ce que j'éprouve m'épouvante,
  Mais m'épouvante … au dernier point!
  Et si vous croyez que j'invente,
  Vous vous méprenez de bien loin.

  Si vous connaissiez la nature
  Du mal dont je suis châtié!
  Vous feriez une autre figure,
  Et m'auriez en grande pitié.
  C'est un malaise fort bizarre,
  Pour moi seul sans doute inventé,
  Et qui doit être un cas très-rare,
  Peu connu de la Faculté.

  C'est une espèce de folie,
  Bien effrayante, en vérité!
  Car elle est à la fois remplie
  De douceur et de cruauté.

  Mais ce que je tremble de dire,
  C'est qu'en tous temps, c'est qu'en tous lieux,
  Ce qui me cause ce martyre,
  Condamnable et mystérieux,
  C'est … cela va bien vous surprendre;
  Ah! madame, pardonnez-moi!
  C'est vous!—Et vous devez comprendre
  A présent quel est mon émoi.
  Je sens le rouge qui me monte!
  Surtout, jurez-moi le secret;
  Car, bien sur, je mourrais de honte
  Le jour où cela se saurait.

  Oui, c'est vous qui troublez ma vie,
  Vous dont l'image me poursuit,
  Vous, ma douleur et ma folie!
  Vous, mon soleil, et vous, ma nuit!
  C'est vous, quand la lune éplorée
  Sur mes vitres vient scintiller;
  C'est vous, dans sa lueur nacrée,
  Vous dont je vois les yeux briller!
  Et si le sommeil, faisant trêve,
  Gagne un instant mon front pâli,
  C'est vous encor que dans mon rêve
  Je vois passer près de mon lit!

  C'est vous dont je vois le sourire!
  C'est vous dont je sens le toucher!
  Et même, alors que je respire,
  C'est vous que j'entends respirer!
  Je sens votre main qui m'effleure,
  Et je m'éveille en étouffant,
  Et je me désole et je pleure,
  Et je pleure comme un enfant.
  Et cette vision m'est chère,
  Madame, et chère ma douleur….
  Ah! ne vous montrez point sévère,
  Car vous me briseriez le coeur!

II

  Je sais que j'aurais dû me taire.
  Mais n'en ayez point de courroux.
  Ayez pitié de ma misère,
  Laissez-moi vivre auprès de vous.
  Laissez-moi vous voir, vous entendre.
  Laissez-moi toucher votre main;
  Je ne sais ce qui m'a pu prendre,
  Mais ce sera passé demain.

  Il me faut pourtant vous apprendre
  Que cela m'a pris tout d'un coup,
  Sans que j'y pusse rien comprendre,
  Un jeudi qu'il neigeait beaucoup!

  Vous étiez en fourrure grise;
  C'était à Paris, cet hiver.
  Je me rappelle votre mise
  Tout comme si c'était hier.
  Vous veniez de monter très-vite,
  Ma mère était à la maison!
  Vous alliez faire une visite,
  Et je sortais de ma leçon.
  Vous aviez quelques airs de reine
  Que je trouvais fort de mon goût,
  Mais vous me regardiez à peine,
  Et vous m'intimidiez beaucoup.

  Quant à moi, malgré ma contrainte,
  Je vous regardais de mon mieux,
  Et j'ai si bien pris votre empreinte,
  Que je l'ai toujours dans les yeux.
  Pour vous voir monter en voiture
  Je collai mon front aux carreaux,
  Et restai dans cette posture
  Tant que je pus voir vos chevaux.
  Puis, comme un avare en cachette,
  Je fermai ma chambre aux verrous,
  Et je repassai dans ma tête
  Tout ce que j'avais vu de vous.

  Je vous avais vue un peu vite,
  Mais j'avais pourtant remarqué
  Que vous aviez la main petite
  Et le poignet bien attaché.
  Ce poignet devint ma folie,
  Ce fut là ce qui me perdit!
  L'attache eût été moins jolie,
  Je crois que je serais guéri.
  Tels qu'ils sont au bout de vos manches,
  Vos petits poignets fin serrés
  M'ont fait passer bien des nuits blanches
  Et bien des jours décolorés.

  Mais je veux m'efforcer d'en rire,
  Et j'ai des larmes dans les yeux.
  Qu'ai-je fait pour qu'un tel martyre
  Me déchire le coeur en deux?

  Hélas! qui change ainsi ma vie?
  De quel mal est-ce là le cours?
  C'est quelque horrible maladie
  Sans précédent jusqu'à nos jours!

  C'est une torture mortelle!
  Je l'ai gagnée en vous voyant,
  Et je crois, lorsqu'elle s'en mêle,
  Que la douleur me rend méchant.

  Eh bien, cette souffrance affreuse,
  Dont je parle avec tant d'effroi,
  Je la voudrais contagieuse.
  Pour que vous l'eussiez avec moi!

CHANSON D'OURIDA

  Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
  La belle rêvait, le voile épinglé;
      La brise a soufflé….
  La brise a soufflé sur la fine toile;
  Le voile est ouvert, l'amour est passé,
      Le coeur envolé.

  Le ciel est ardent, la brise est légère;
  Quelque cavalier, qui va son chemin,
      Passe à la portière
      De ton palanquin.

  La belle, où va-t-il ton regard d'étoile?
  Ton voile frissonne au vent du matin:
      Qui donc, sous ton voile,
      Fait trembler ta main?

  Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
  La belle rêvait, le voile épinglé;
      La brise a souffle….
  La brise a soufflé sur la fine toile;
  Le voile est ouvert, l'amour est passé,
      Le coeur envolé.

  Le jeune homme est loin; la maison est close.
  Qu'il fait chaud dehors! voici la fraîcheur.
      La belle repose
      D'un air de langueur.
  A quoi songes-tu? Te voilà si pâle!
  Tu penches ton front comme un lis en fleur.
      Qui donc, sous ton châle,
      Fait battre ton coeur?

  Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
  La belle rêvait, le voile épinglé;
      La brise a soufflé….
  La brise a soufflé sur la fine toile;
  Le voile est ouvert, l'amour est passé,
      Le coeur envolé.

  La lune se lève et la nuit est pure.
  —Ne dirait-on pas le trot d'un cheval?—
      C'est l'eau qui murmure
      Son chant de cristal.
  Folle, il faut dormir. Quel rêve t'effleure?
  Qui donc tient encore en ces lieux déserts,
      En dépit de l'heure,
      Tes beaux yeux ouverts?

  Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
  La belle rêvait, le voile épinglé;
      La brise a soufflé….
  La brise a soufflé sur la fine toile;
  Le voile est ouvert, l'amour est passé,
  Le coeur envolé.

KIEF

I

  Au plein coeur de l'été, vers le milieu du jour,
  A l'heure où, des coteaux qu'un ciel ardent calcine,
  Le serpent vient dormir au bord de la ravine;
  Quand l'air semble sortir de la bouche d'un four,
  Et que le grand soleil, brûlant comme la braise,
  Grille un sol crevassé comme un mur de fournaise;
  Alors que la cigale au chant criard et faux
  Dont la monotonie est comme une cadence,
  Fait, seule, de son cri résonner les échos;
  A cette heure de calme et de profond silence,
  C'est un fait reconnu que tout bon musulman,
  Fermé dans sa maison, fume nonchalamment;
  Et, suivant sa fumée en spirales tordue,
  S'il entend par hasard quelque bruit dans la rue,
  Murmure entre ses dents, s'il est homme de bien:
  «Par Mahomet! ce n'est qu'un chien ou qu'un chrétien.»

II

  ….. La cour mauresque était silencieuse
  Et fraîche. On n'entendait, aux marbres des bassins,
  Que le chant vacillant de l'eau capricieuse
  Se perdant sous la voûte en échos argentins;
  Et, comme un rossignol, le soir, dans la campagne,
  Chante et, de sa chanson que nul bruit n'accompagne,
  Prête un calme plus doux aux douces nuits d'été:
  Tel, en se cadençant sur les murs de faïence,
  On eût dit que ce bruit grandissait le silence.
  Ainsi qu'un feu follet, dans un site écarté,
  La nuit, autour de lui, grandit l'obscurité.

  Il faut l'avoir connu pour s'en faire une idée,
  Ce charme singulier, cette étrange torpeur,
  Dont les Orientaux font un divin bonheur:
  D'aspirer des parfums dont l'âme est affaissée,
  De rêver sans sommeil et presque sans pensée,
  Et, le regard perdu, la tête renversée,
  De vivre de mollesse et mourir de langueur.

  Le marbre et ses blancheurs ont bien des indolences
  Que ne connaissent pas nos boudoirs d'Occident.
  O l'amour! les parfums! le vin! les nonchalances!
  L'oubli, surtout, l'oubli! le seul bien vraiment grand
  Et le seul désirable! Il est donc vrai qu'au monde,
  Sous nos tristes climats comme au soleil ardent,
  C'est vous que l'homme cherche à travers son néant!

  Volupté! volupté! divine enchanteresse!
  Dis-moi ton dernier mot; laisse-moi jusqu'au bout
  Savourer à longs traits ton énervante ivresse.
  Je t'appartiens. Prends-moi. Révèle-moi surtout
  Si l'on peut, pour mourir en des plaisirs immenses,
  Épuiser d'un seul coup toutes les jouissances.
  Que je vide la coupe, et puis tout sera dit:
  Un linceul n'est-il pas toujours un drap de lit?

  Si je vis sans jouir, que m'importe la vie?
  Que m'importe la mort si je meurs de plaisir?
  Quels regrets peut laisser cette soif assouvie
  De sentir, en mourant, tout ce qu'on peut sentir?
  Qu'un autre te méprise et te jette la pierre!
  Je t'aime, ô volupté! je t'adore, ô matière!
  Et qui n'a pas connu tes baisers épuisants
  N'aura jamais vécu, dût-il vivre mille ans!

III

  C'est la liqueur de feu qui guérit ou qui tue.
  C'est le coursier sans frein, qui va bride abattue:
  Malheur au cavalier! car sa bête au pied sûr
  Peut lui briser d'un coup la tête contre un mur!
  C'est le rêve épuisant d'une ivresse nerveuse
  De morphine ou d'opium: Ah! malheur à celui
  Qui s'enivre de kief lorsque le jour a lui!
  Son front se flétrira comme une tubéreuse
  Au contact d'un serpent. Pour lui, plus de sommeil;
  Tantôt il fuira l'ombre et tantôt le soleil;
  Il aura beau fumer, boire et tripler la dose:
  Rien! Et si quelque soir, d'aventure, il repose,
  La nuit qu'il dormira n'aura plus de réveil.

  C'est l'idéal brillant du pays de nos rêves.
  C'est la sirène en mer; c'est l'ange aux ailes d'or
  Qui nous prend dans son vol et nous fait voir des grèves
  Où nous n'irons jamais, et nous montre le port,
  Sans nous montrer l'écueil d'où lui sourit la mort;
  Car dans notre univers les anges ont des glaives
  Et lorsque celui-là, l'ange au chant séducteur,
  Nous sourit en passant et nous touche de l'aile,
  Malheur à l'imprudent qui tend les bras vers elle
  Et le suit dans son vol vers un rêve enchanteur!
  S'il monte jusqu'aux cieux, plus léger que la flamme,
  S'il s'endort au départ dans un charme trompeur,
  S'il se berce au concert d'une amoureuse gamme,
  Ou suit en souriant quelque ombre de bonheur:
  Malheur! malheur à lui! l'ange a brandi son glaive,
  Un glaive flamboyant, et qui perce en plein coeur!
  Alors, sentant frémir l'aile qui le soulève,
  Il pousse un cri funèbre; et, sortant de son rêve,
  Se réveille en sursaut sur cette terre en pleur;
  Et, là, désespéré, pleurant sur sa chimère,
  Sombre et suivant des yeux son rêve qui s'enfuit,
  Chante au sein de la nuit, d'une voix triste et claire,
  Un chant plein de sanglots perdu dans le mystère,
  Et tel que le passant qui rentre après minuit,
  Se sentant frissonner, murmure une prière,
  Et croit entendre encor dans le soir solitaire
  Comme une étrange voix dont l'écho le poursuit.

  Plus doux fut le bonheur, plus l'ombre en est amère!
  Plus le jour fut ardent, plus profonde est la nuit!
  La lune brille au ciel d'un éclat funéraire.
  Et quand le malheureux contemple sa misère,
  Il n'en peut comparer l'immensité sur terre
  Qu'à l'infini perdu qui se ferme sur lui!

A MADAME GEORGE SAND

  _Ce livre est mon premier coup d'aile.
  Il est signé d'un nom d'enfant;
  Mais l'enfance a cela pour elle
  Quelle est faible et qu'on la défend.

  Vous le savez mieux que personne,
  Reine au front de musc, abrité
  Par une immortelle couronne,
  Qui pourtant m'avez adopté.

  Vous la gloire, vous le génie,
  Vous oubliez votre moisson
  Précieuse et du ciel bénie,
  Pour mieux sourire à ma chanson!

  Vous trouvez en ce temps morose
  Un plaisir magnifique et doux
  A faire de rien quelque chose:
  Mais qui le peut, si ce n'est vous?

  Sur sa route, quand on est reine,
  On donne à des bohémiens,
  Et l'on peut être la marraine
  De méchants vers comme les miens.

  C'est le droit du rayon superbe,
  Lorsqu'il embrase la forêt,
  De dorer aussi le brin d'herbe
  Que tout passant dédaignerait.

  Il enflamme, il éclaire ensemble
  Tout un monde horrible ou charmant,
  Et de la goutte d'eau qui tremble
  Fait l'égale du diamant._

Nohant, Juillet 1862.

NOTES AU CRAYON

La lettre qui sert d'introduction à ce recueil posthume indique assez le sentiment qui nous fait le livrer à l'impression.

Mais les personnes amies auxquelles ce livre est destiné ne s'expliqueraient peut-être pas la publication des boutades tristes ou railleuses, des réflexions décousues qui vont suivre, si nous ne leur disions les motifs qui nous ont porté à ne pas les éloigner de ce recueil.

Ces Notes étaient jetées au crayon sur un cahier où Prosper écrivait, de temps à autre, dans une forme sommaire et imparfaite, les fantaisies, les répliques, les oppositions de mots, les bizarreries qui se présentaient à son esprit.

Souvent il semble avoir voulu tracer une de ces légendes qui n'ont de valeur que lorsqu'elles se trouvent placées au-dessous d'un dessin de Gavarni ou de Daumier.

Si donc nous nous décidons à publier quelques-unes de ces Notes au crayon, ce n'est pas que nous ayons la faiblesse de leur attribuer une valeur morale ou philosophique; nous les publions parce qu'elles révèlent, mieux peut-être que tout ce qui précède, le tour d'esprit, l'originalité de cet ète charmant qui a été et qui a emporté la meilleure part de notre vie.

Nous prions nos amis de ne voir là aucune prétention puérile: nous n'en avons d'autre, en vérité, que celle de conserver quelques traits d'une physionomie délicate et fine, d'un talent qui n'a pas eu le temps de tenir ses promesses.

Nous avons dit que ces Notes révélaient le tour d'esprit de Prosper. Elles ont peut-être un autre mérite—si mérite il y a:—c'est qu'elles révèlent et prennent, en quelque sorte, sur le fait—bien à l'insu de leur auteur!—quelques traits aussi de l'esprit, des tendances, des déceptions, des tristesses du temps présent.

Il n'est pas, pour l'historien, de documents insignifiants: le moindre détail peut lui servir à expliquer, à reconstruire même certains aspects d'une société disparue.

Qui sait si un exemplaire de cet humble livre—conservé par hasard,—qui sait si ces Notes, que notre bien-aimé poëte écrivait pour lui seul, n'aideront pas un jour quelque Oedipe de l'avenir à déchiffrer moins difficilement l'énigme que prépare le Sphinx contemporain?

Puisse cette explication faire comprendre à nos amis le motif qui nous a décidé à conserver quelques-unes de ces Notes au crayon!

L.J.

I

EN MARGE D'UN CAHIER

Dans une cuisine de campagne, sur la table en bois blanc, les mouches serrées les unes contre les autres dans les endroits où donne le soleil….

* * * * *

Sous les arbres, le soir, avant le coucher du soleil, les moucherons voltigent en un seul essaim dans la clarté d'un rayon.

* * * * *

Le vent peut déraciner un chêne; mais il passe au travers d'une toile d'araignée sans pouvoir l'emporter.

* * * * *

Ses petits pieds chuchotaient sur le parquet….

* * * * *

… Balafrer l'âme….

* * * * *

On dit: le parfum de la rose et l'odeur du chou.

* * * * *

  … Mais sous son corsage de bure
  Frissonne une peau de satin.

* * * * *

J'ai vu, dans des endroits publics, des gens tout seuls rire avec recueillement.

* * * * *

—C'est un petit malheur.

—Oui, mais les malheurs c'est comme les diamants; si petit que cela soit, c'est toujours quelque chose.

* * * * *

Où la douleur trouve un souvenir, la joie rencontre des larmes. Le gris, qui paraît clair à côté du noir, est sombre à côté du blanc.

II

OPINIONS SUR TELS ET TELS

Il est de ces gens dont la fréquentation gâterait n'importe quelles natures; comme la boue et la poussière qui tachent en blanc sur les habits noirs et en noir sur les robes blanches.

* * * * *

La visite de Mme *** est une chose si ennuyeuse que, lorsqu'on la reçoit, c'est sans le faire exprès,—comme une tuile.

* * * * *

Son ingratitude est si grande qu'un bienfait s'y perdrait,—quoi qu'en dise la Fontaine.

* * * * *

X*** ne procède qu'avec du papier timbré.

—Son papier est comme lui; c'est sa manière de le faire marquer à son chiffre.

* * * * *

Chez lui, la main gauche semblait ignorer ce qu'avait reçu la main droite.

* * * * *

—Vous connaissez Chose, le jeune banquier? Pour la toilette il ne craint personne.

—Ce garçon-là a toujours une tenue admirable, disait-on l'autre jour devant la petite R***.

—C'est vrai, fit-elle en surenchérissant, une tenue … de livres!

* * * * *

EN PARLANT DE QUELQU'UN QUI A L'ESPRIT MÉCHANT

Il a des éclats de rire qui sont comme des éclats d'obus. On ne s'en relève pas.

* * * * *

X*** a la joie silencieuse. Quand il est content, il rit sans faire de bruit. C'est comme une petite fête de famille qui se passe en lui. On n'en est pas.

* * * * *

H*** est un beau parleur, comme un tambour qui est creux et sonore.

* * * * *

Il vous a une physionomie ouverte … à deux battants!

* * * * *

EN PARLANT DE MADAME A***, QUI EST BÉGUEULE ET PRÉTENTIEUSE

—Avec du temps et de la patience, on en deviendrait amoureux.

* * * * *

—Elle a fait ses dents très-tard.

—Et encore .. pas elle-même!

* * * * *

—Oh! il est toujours en avance, allez! Ce n'est pas lui qui arrivera après le potage.

—Naturellement … les huîtres d'abord; la soupe ensuite. C'est une règle.

* * * * *

—Elle, jeune?… Je réponds qu'elle n'a pas besoin de se mettre à deux pour avoir quarante ans.

* * * * *

—On lui prête des amants.

—Qui lui en prête?

—Mais … Mme T***.

—Oh! elle … cela n'est pas étonnant. Elle en a assez pour en prêter aux autres.

UNE AUTRE

—C'est vrai, mais il ne faut pas la faire plus généreuse qu'elle ne l'est. Elle a toujours soin d'en garder quelques-uns pour elle.

* * * * *

Le nez de mon nègre est épaté; mais celui d'Espinosa est épatant.

* * * * *

—X*** est agaçant. Il parle du nez et il parle continuellement.

—Eh bien, c'est un très-bon sentiment. Cela prouve qu'il n'oublie pas les absents, lui, au moins.

* * * * *

Un sot bien connu. Je ne prétends point parler de H***.

* * * * *

Le Maelstrom n'est pas plus profond que le silence qui accompagne les plaisanteries de X***.

* * * * *

… Il est bon comme le bon pain … et mauvais comme le bon fromage.

* * * * *

J'ai vu un tel, le Polonais; il embaumait l'eau de … Cognac.

* * * * *

—Elle est maigre!… mais maigre à figurer sur la table du pape un vendredi saint!

* * * * *

… Une fille qui s'était vouée au célibat … et aux célibataires.

* * * * *

X*** prétend que Bade est un vrai paradis … sans doute parce qu'il y joue un jeu d'enfer.

* * * * *

—Z*** a constamment l'air de faire blanc de son épée.

—C'est son épée qui m'a l'air de fer-blanc.

* * * * *

—M. P***? c'est un pédant.

—Tiens. Mais Chose nous en a dit beaucoup de bien.

—Oh! il n'y a rien d'étonnant à ce que M. P*** lui ait plu. M. P*** est sot, terne et grave; il doit lui aller comme le vin blanc aux huîtres.

* * * * *

—X***? Ce n'est pas un homme, c'est un nez.

—Pardon. Ce n'est pas un nez, c'est un timon.

* * * * *

—Un potage maigre … comme Mlle M*** et plus froid que le public lorsqu'elle chante….

* * * * *

Et quant à ses phrases, on ne saurait lui reprocher de les faire trop courtes ou trop longues: elles durent juste le temps qu'un âne met à braire.

* * * * *

—Chose est un charmant garçon.

—Le fait est qu'il n'est pas marié.

* * * * *

—X*** a la physionomie très-franche.

—C'est vrai…. Il a l'air bête; mais au moins il l'est.

* * * * *

T***? Quand il lui arrive de dire la vérité, c'est pour le plaisir de faire un faux mensonge.

* * * * *

Six heures et M. Bruno sonnèrent avec un remarquable ensemble, tant à la porte qu'à la pendule. Il ne dit pas: «Je suis exact.» Il dit: «La pendule va très-bien.»

* * * * *

—Il a la fatuité de se croire modeste et la modestie d'avouer qu'il est fat. Et il dit:

—Je suis modeste puisque j'avoue que je ne le suis pas.

* * * * *

Il est de ces gens qui se figurent qu'en allumant une lanterne à midi on n'en verrait que mieux le soleil.

* * * * *

En ses jours de tristesse, Calino prétend qu'il n'était pas né pour vivre.

III

CAPRICES DU LANGAGE

On appelle «âge tendre,» sans doute par antiphrase, l'époque de la vie où l'on n'a pas encore connu l'amour.

* * * * *

… Pas le plus petit géant!…

… Pas l'ombre de soleil….

… Pas la queue d'une tête….

* * * * *

DICTON AMÉRICAIN

Payez et vous serez confédéré.

* * * * *

… Mais, triple notaire que vous êtes!…

* * * * *

Est-ce parce que l'imagination voyage sans cesse comme une vagabonde, qu'on la dit folle du logis?

* * * * *

Une lorette disait:

—Un de mes amants les plus intimes….

IV

CE QUE DISENT
LES DISEURS DE RIENS

—Un doigt de cour et … deux doigts de jardin, avec un petit hôtel au milieu,—et je vous promets que cet ange sera à vous.

* * * * *

Si l'Amour était réellement le fils de Vénus, comme la Mythologie veut le faire croire, par quel miracle Vénus, sa mère, l'aurait-elle conçu et engendré?

* * * * *

Je ne sais si réellement, en Orient, la parole est d'argent et le silence est d'or; mais je sais bien que dans nos pays, les trois quarts du temps, le silence est urgent, car la parole endort.

* * * * *

—Nos chevaux dévorent l'espace.

—C'est une nourriture si légère!

* * * * *

«La femelle est faite pour le mâle … et la femme pour le mal.»—J'ai lu cela sur le calepin d'un ami à moi.

* * * * *

… Il lui allongea un soufflet … de forgeron! C'est tout dire.

* * * * *

Fiat … luxe!

* * * * *

Huit et sept font quinze et cinq font vingt; je pose zéro et je ne vous retiens plus…. C'est assez vous dire que vous pouvez vous en aller.

* * * * *

Les caresses ne prouvent rien. On n'aime pas toujours la carrière qu'on embrasse.

* * * * *

J'entends dire bien souvent qu'il n'y a plus d'enfants.

Ce n'est toujours pas faute d'en faire.

* * * * *

Dans le journalisme actuel, il faut être timbré pour aborder les questions dites sérieuses.

* * * * *

Un condamné à mort disait:

—Le bourreau et moi, nous sommes de la même taille, mais bientôt il aura la tête de plus que moi.

* * * * *

… Une sauce relevée,—un peu plus haut que le genou….

* * * * *

A la guerre il faut qu'on paye ou qu'on pille.

* * * * *

Il faut que la chasse soit ouverte ou fermée.

* * * * *

Les voyages déforment les chapeaux et les malles.

* * * * *

PROVERBE

Qui paye ses dettes sent Clichy.

* * * * *

On dit: La fortune, c'est le travail.

On dit: Le travail, c'est la liberté.

Or la liberté fait les révolutions.

Et les révolutions détruisent les fortunes.

* * * * *

Que de déjeuners de soleil, mangés par une averse.

* * * * *

… Et les fils uniques sont rares! sans doute parce qu'on en trouve rarement plus d'un dans la même famille.

* * * * *

  La vie tient à un fil,
  Et l'heure à une aiguille.

* * * * *

Comme on dort bien dans son lit quand on est couché … sur un bon testament!

* * * * *

X*** parle depuis longtemps de se brûler la cervelle.

—Bah! il sait bien que le feu ne se propage pas dans le vide.

* * * * *

La vérité sort de la bouche de l'innocence … pour n'y plus revenir.

* * * * *

LES PUCES DE MADDALA

A Maddala, dans la tribu des Beni ben Jagoub,—où l'on trouve dans son lit tant de puces et si peu de pucelles,—Ali Schériff et moi, moi surtout, nous étions piqués comme des couvre-pieds de molleton. Impossible de découvrir une heure de sommeil dans toute la maison. C'est là que je me suis fait le serment à moi-même, si jamais j'ai des capitaux, de les laisser dormir au moins huit heures par jour.

Mon compagnon, qui se grattait tout autant que moi, mais qui tenait sans doute à prendre la défense de son pays, me disait de temps à autre, en manière d'encouragement:

—N'y pensez pas, voyez-vous; les puces, c'est comme cela, dès qu'on peut n'y pas penser, on ne les sent plus.

Je ne répondais rien, mais je n'en pensais pas moins … aux puces.

C'est absolument comme les personnes qui ont les jambes coupées: si elles n'y pensaient pas, elles pourraient courir.

* * * * *

Que voulez-vous faire? il faut bien tuer le temps, n'est-ce pas?

—Naturellement … puisque c'est un grand maître.

* * * * *

Pour un qui brille, vingt qui braillent.

* * * * *

Il faut que le temps se couvre ou que le teint se cuivre.

* * * * *

—Connaissez-vous la différence qui existe entre une chûte et une cataracte?

—Non.

—C'est qu'une cataracte est un beau spectacle, au lieu qu'une chûte est un spectacle ennuyeux.

Exemple: Le Niagara, c'est une cataracte. La comédie de ***, voilà une chûte.

* * * * *

—Eh bien, garçon, et ce café? Il ne paraît que le soir, comme la
Patrie
?

* * * * *

—Un journal qui se dit bien informé,—ce qui déjà est une erreur de sa part,—….

* * * * *

Mlle X*** faisait mettre une glace au plafond de son lit:

—C'est pour me voir dormir, disait-elle.

* * * * *

Un bohême, encore plus bohême que C***, a inventé une sentence dont il fait un fréquent usage avec ses fournisseurs. Il leur soutient que la Fontaine a dit: A l'oeil on connaît l'artisan. Son bottier la trouve très-mauvaise.

* * * * *

LE MARIAGE EN DEUX PARTIES

Lune de miel, L'autre de fiel.

* * * * *

Un pays où il fait si froid qu'on ne sait jamais au juste si les gens vous parlent ou s'ils éternuent.

* * * * *

Et la pièce tombait, toujours!…

* * * * *

J'ai la faim canine et la soif câline.

* * * * *

PROVERBE

Mieux vaut lard que navet.

* * * * *

—Tel journal n'est pas timbré, n'est-ce pas?

—Cela dépend. Comment l'entendez-vous?

* * * * *

—Je ne sais pas ce que j'ai. Je crois que je vais être malade; je m'endors continuellement.

—Vous vous écoutez trop, mon cher.

* * * * *

—X*** n'a pas le moindre fond.

—C'est un vrai tonneau d'Adélaïde:

* * * * *

—Il ne faut pas confondre la ronde avec l'anglaise,—qui est généralement plate.

* * * * *

… Une poire … d'angoisse, pour la soif.

* * * * *

Qui donc dit que X… est un chef de secte? c'est d'insectes qu'il faut dire.

* * * * *

EN CALÈCHE

—Qu'est-ce qui sent donc le brûlé?

—Nous allons très-vite; ce doit être le pavé.

* * * * *

Calino,—toujours Calino, il n'y a que lui pour cela,—admirait un géant:

—Dieu! comme il serait grand si c'était un nain! disait-il. Quel grand nain cela ferait!

* * * * *

Le gros X*** fume continuellement. Ce n'est pas un homme, c'est une cheminée….

—Bouchée.

* * * * *

L'avez-vous revu?

—Oui, je l'ai revu … et corrigé.

* * * * *

Mme M*** me disait en parlant de T***:

—Comment une femme peut-elle supporter qu'un être pareil lui fasse la cour? C'est à peine si je lui permettrais de faire mon escalier.

* * * * *

—Vous connaissez donc Chose?

—Il m'a été présenté hier.

—Et … est-ce qu'il vous a plu?

—A verse! je ne savais plus où me fourrer.

* * * * *

—Un tel? je ne peux pas le sentir.

—Mon cher, il faut que vous y mettiez bien de la mauvaise volonté … ou que vous ayez le nez bouché à l'émeri.

* * * * *

Il a pris ses cliques; et ses claques, il les a … reçues. Et puis il s'est en allé.

* * * * *

—… Mais enfin, pourquoi le supportez-vous de sa part et pas de la mienne?

—Il en a le droit, lui.

—Eh bien, et moi?

—Vous? c'est le contraire: vous n'en avez que le travers.

* * * * *

Un nègre qui lisait un rapport de M. B***, de l'Institut, sur les noirs, dans lequel ce savant expliquait que la présence d'une grande quantité de fer dans le sang des nègres est l'unique cause de leur couleur, s'écriait amèrement:

«Si c'était au moins du fer-blanc!»

* * * * *

La direction du Vaudeville est presque aussi impossible que celle des ballons.

* * * * *

J'ai demeuré en face d'un changeur et j'ai remarqué qu'il entrait par jour, dans sa boutique, environ cinq fois plus de femmes que d'hommes.

Je savais bien déjà que les Parisiennes étaient changeantes, mais pas à ce point-là.

* * * * *

Vous ne me toucherez qu'après avoir passé sur son corps.

* * * * *

DEVANT UNE TABLE SPLEDIDEMENT MISE

—Voyez! Comment trouvez-vous que ce couvert est mis?

—Comme un prince.

* * * * *

On sent l'air lorsqu'il est frais et le poisson lorsqu'il ne l'est pas.

* * * * *

Pourquoi dit-on: Madame est servie! quand c'est la soupe qui est servie.

* * * * *

Une femme à son voisin de table:

—Comme les hommes sont gourmands! C'est donc une bien douce chose que d'être ainsi sur sa bouche?

Lui:—Pas si douce à coup sûr que d'être sur la vôtre!

* * * * *

SCIE D'ATELIER

—Mon cher, avec un gilet … de boeuf, une culotte pareille, des pieds truffés, un col … de poisson, une tête de veau, des côtelettes de mouton, un chapeau du Mans, un coeur … de salade et surtout une langue … farcie, pourvu qu'on possède un certain chic à la noix, on peut toujours se tenir au milieu d'un entourage … de cornichons!

* * * * *

A TABLE

Une dîneuse: Ha! je m'en suis mordu la langue.

Son voisin: Et vous vous plaignez? Je voudrais bien être à votre place.

* * * * *

La mer était tranquille … comme Baptiste.

* * * * *

L'art d'élever les lapins et de s'en faire trois mille lièvres de rentes.

* * * * *

J'ai trop peu d'argent pour l'employer à des dépenses utiles.

* * * * *

Le sergent de ville: Votre profession?

Le filou: Je fais la chaîne aux incendies.

Le voyou: Et la montre aux feux d'artifices.

* * * * *

La preuve que le fromage est une chose atroce, c'est que la Fontaine a dit qu'une leçon (et une leçon c'est pourtant bien ennuyeux) vaut encore mieux qu'un fromage.

* * * * *

—Monsieur, voilà une parole imprudente.

—Eh bien, alors j'ai bien fait de ne pas la garder.

* * * * *

X*** a la plaisanterie funèbre.

—C'est égal; je lui trouve l'esprit mordant quelquefois.

—Oui, c'est-à-dire … croque-mordant.

* * * * *

—Outre qu'il est bête, je ne le crois pas bon. Il n'a pas une figure ouverte.

—Dame! il faut la faire ouvrir … il y a une écaillère au coin.

* * * * *

… Maigre comme un——clown….

* * * * *

Un Monsieur,—je vous en prie, ne l'appelons pas Calino!—devant qui on causait sur la vie et la mort, disait que, quant à lui, le seul espoir de mourir lui donnait le courage de supporter la vie.

—Vraiment? fit quelqu'un.

—C'est certain. Et la preuve c'est que si la mort n'existait pas, je me serais suicidé depuis longtemps.

* * * * *

Pourquoi, dans les cartes, le trèfle signifie-t-il de l'argent?

—Parce que si tout le monde avait du trèfle, presque tout le monde aurait de quoi manger.

* * * * *

B*** a toujours des arguments très-serrés.

—C'est vrai. On dirait des cornichons dans un bocal.

* * * * *

Pour le moment, dans cette affaire-là, c'est lui qui tient la corde.

—Il devrait bien en profiter pour se pendre.

* * * * *

… Un orgueil de Barbarie….

* * * * *

DICTON

—On ne sait ni qui rit ni qui pleure.

* * * * *

Aie de quoi, le ciel t'aidera.

* * * * *

—Calino, est-ce que vous entendez le grec?

—Parbleu!… je ne suis pas sourd.

* * * * *

A la sortie d'une gare, pendant qu'on chargeait des malles sur un fiacre, les chevaux avançaient continuellement de quelques pas.

—Ah çà! mais, cocher, vous voulez donc partir avant d'être chargé? Vous êtes encore un drôle de pistolet.

—Oh! non, bourgeois, j'aurais d'abord besoin d'un canon.

* * * * *

  Le feu prend,
  Le chaland donne,
  Le caoutchouc prête.

* * * * *

—Vous la jugez trop sévèrement. Elle est moins mal que vous ne le dites. Quoique un peu maigre, elle est bien plantée.

—Je crois bien!… comme avec un marteau!… on s'y pendrait!

* * * * *

Chose est un bien joli garçon, mais il se met trop de parfums. Il embaumerait … un mort, à quinze pas.

* * * * *

Les sujets de tristesse ou les sujets … de pendules, c'est autre chose.

* * * * *

PROVERBE

Un bon Titien vaut mieux que deux Ribeira.

* * * * *

A DEUX PERSONNES QUI SE PARLENT BAS

—Vous savez? si vous êtes de trop … que je ne vous gêne pas…. Vous pouvez sortir.

* * * * *

J'avais pour connaissance un sergent, qui faisait quelquefois la lecture, le soir, à la chambrée. Et chaque fois qu'il rencontrait l'abréviation de et caetera, ne sachant comment la traduire, il se bornait à nommer bien haut les trois lettres dans leur ordre respectif. Cela faisait un drôle d'effet à la fin d'une phrase, E.T.C. Un jour il eut un trait de lumière et, se frappant le front, s'écria: «Faut-il que je sois bête pour ne pas avoir compris ça plus tôt!» Il venait de deviner. Et, en effet, à dater de ce jour-là il traduisit le mystérieux, etc. en disant: Et ta soeur?

* * * * *

—Qu'est-ce qu'il y a donc eu, sergent, en 93, qu'on nous en parle souvent?

—En 93?… Eh bien, pardi! c'est la révolution de 1830.

* * * * *

—Sergent, j'ai entendu dire que le tonnerre ne tombe jamais sur les paratonnerres.

—Eh bien, le tonnerre_re_ a cela de commun avec moi, car_rr_ je puis dir_rr_e que cela ne m'est jamais arr_rr_rivé non plus_ss_e: jusqu'à pr_rr_ésent du moins_ss_e.

* * * * *

Le violon—corps de garde, ainsi nommé parce qu'on y est conduit par des archers.

* * * * *

Pour doubler un cap, est-ce qu'il faut en avoir un autre pareil?

* * * * *

DANS UNE BAL COSTUMÉ—A UN SANCHO PANÇA

—Pardon … est-ce au seigneur Sancho ou à son âne que j'ai l'honneur de parler?

* * * * *

—AU BAL DE L'OPÉRA—

A un sauvage.

Eh! Peau-Rouge!… est-ce que c'est vrai que dans ton quartier les forêts sont encore vierges?

* * * * *

—Voyons, monsieur, offrez donc un rafraîchissement à madame…. A son âge, cela ne peut pas lui faire de mal.

* * * * *

A un vieux.

—Pardon, monsieur. C'est bien au doyen des centenaires de France que j'ai l'honneur de parler!

* * * * *

—Madame est blanchisseuse? j'ai reconnu cela tout de suite … en voyant ses battoirs.

* * * * *

A un municipal, à la porte du foyer.

—Dites-moi un peu: vous n'auriez pas vu, par hasard, passer un monsieur en habit noir?…

* * * * *

A un arrivant.

—Monsieur arrive de Cancale?… C'est dommage, on n'en veut plus…. La soupe est servie.

* * * * *

Au même arrivant.

—Mais comme vous voilà fripé, jeune homme!… Vous étiez donc bien serrés, dans cette bourriche?

* * * * *

A un nez dans le genre de celui de Polichinelle.

—Toi, tu as un joli nez, c'est vrai; mais c'est bien dommage que tu n'en aies qu'un. Si tu pouvais te procurer la paire, je t'assure que tu ferais de l'argent.

* * * * *

Une voiture à stores baissés rentre à Paris au petit trot. A l'octroi, l'employé entr'ouvre la portière et dit:

—Vous n'avez aucune déclaration à faire?

—Merci … c'est fait.

MISANTHROPE

—Mon Dieu! rendez-moi des champs qui ne soient pas Élysées, des bois qui ne soient pas de Boulogne, des prés qui ne soient point Catelans!…

* * * * *

J'entends souvent des gens se plaindre d'avoir la vue basse; mais je n'en ai jamais entendu se plaindre d'avoir l'âme placée au même niveau.

Pourtant il doit en exister.

* * * * *

Il est vrai que la Bourse a l'air d'un temple grec. Mais cette forme est très-rationnelle. Si nous n'avions pas nos temples, où diable mettrions-nous nos Grecs?…

Et même nos Juifs, par-dessus le marché?

* * * * *

Un écrivailleur, qui passe sa vie à attaquer les gens qui meurent, priait quelqu'un d'écrire deux lignes sur un album. Voici les deux lignes.

—Ce ne sont pas ceux qui s'en vont qui sont à craindre; ce sont ceux qui restent.

* * * * *

  Je ne suis pas de ceux qui disent: Ce n'est rien,
            C'est une femme qui se noie.

Au contraire, je me dis: Tiens, tiens, cela en fait toujours une de moins.

* * * * *

Une espèce de chanson à laquelle, s'il y avait eu des paroles, il n'aurait plus manqué qu'un air.

* * * * *

… Et puis un monsieur nous a lu un tas de petits vers très-soporifiques qu'il avait organisés pour la circonstance.

* * * * *

Jadis les esprits littéraires avaient le culte des filles de Mémoire.

Les beaux esprits d'aujourd'hui préfèrent les mémoires des filles.

* * * * *

Il n'y a que deux manières de gouverner les peuples. On ne les mène que par la force ou par la farce.

* * * * *

Toujours les femmes et les montres: plus elles sont plates, plus elles coûtent cher.

* * * * *

Il en est de certains hommes comme de ces gros nuages qui traversent l'air par un temps lourd et orageux. Tout le monde est oppressé. Ils crèvent: tout le monde respire.

* * * * *

Ah! si j'avais pu prévoir comment vous seriez,—disait-elle en pleurant à son troisième époux,—je vous assure bien que je ne serais pas veuve à l'heure qu'il est….

* * * * *

L'enfant eut, en venant au monde, une crise qui faillit le sauver de vivre. Par malheur pour lui, le docteur était réellement habile et le sauva d'être sauvé.

* * * * *

Une femme laide qui fait la bégueule, c'est comme une porte de prison sur laquelle on lirait:

Le public n'entre pas ici.

—Pardon, mon pauvre enfant, de t'avoir mis au monde!…

* * * * *

… Comme toutes les calomnies, le mot eut du succès….

* * * * *

La médecine est un art qui fait vivre beaucoup de médecins, vivoter beaucoup de croque-morts et mourir beaucoup de malades.

* * * * *

«… Une société où il y a du monde.»

C'est ainsi que P*** désigne une réunion quelconque où se trouvent des indifférents et des ennuyeux. Et lorsqu'on est entre amis seulement, alors c'est: une société où il n'y a personne.

* * * * *

Quand on pense que les gens qui possèdent des dettes n'auraient qu'à les payer pour s'enrichir, on est étonné de trouver un si grand nombre d'âmes désintéressées.

On ne me fera jamais croire que les personnes qui ont sous la main un moyen si simple de faire fortune, préfèrent rester dans la misère uniquement pour leur plaisir.

* * * * *

Certes, c'est la position la plus humiliante pour un mort que d'être le premier mari d'une femme.

Mais je n'en sais guère de plus triste pour un vivant que d'en être le second.

* * * * *

—A propos, et M. un tel?

—Mais … il est mort.

—Comment! encore?

—Mais, dame! c'est la première fois.

* * * * *

—Le 1er mai 1840,—époque à laquelle je pouvais encore espérer ne jamais venir au monde….

QUELQUES PAGES D'UN LIVRE

I

MARIE A CÉCILE

Vous souvenez-vous, Cécile, des bals étourdissants, des grandes soirées, de nos toilettes et de nos succès de cet hiver?

Que tout cela est loin maintenant!

Loin pour moi seule, bien entendu; car vous, vous êtes sans doute encore à Paris, ou tout au moins dans votre belle propriété d'Enghien, mais toujours au milieu des bruyantes agitations que nous appelons les plaisirs du monde, comme une reine que vous êtes, sans cesse entourée d'une cour que vous traînez sur vos pas.

Quand je pense aux changements que peuvent amener quelques mois dans notre vie, je me sens frappée irrésistiblement et comme prise d'une sorte de vertige à l'idée de l'insouciance avec laquelle nous vivons, et nous oublions, et nous faisons des projets pour l'avenir, si proche qu'il puisse être.

Cette idée-là a quelque chose d'effrayant quand on la regarde en face!

Mon langage doit bien fort vous surprendre, n'est-ce pas, mon amie? Vous, si rieuse et charmante, si adulée, pour qui l'hiver prochain s'annonce, ainsi que ceux qui l'ont précédé, escorté de son grand luxe et de ses parures, avec ses salons inondés de lumière et remplis d'entraînantes harmonies; vous, heureuse, qui n'entrevoyez la vie qu'à travers les feuillages aux séduisantes couleurs de vos roses d'Enghien et de vos camellias de Paris.

Vous n'étiez guère habituée à m'entendre parler ainsi, du temps où nous étions réunies? Mais c'est qu'il est survenu dans mon existence bien des choses depuis ce temps-là. Je n'irai plus dans le monde avec vous, ma Cécile. Nous n'irons plus toutes deux autour des lacs, ni au théâtre, ni dans aucune fête. Tout cela est perdu pour moi. Je ne sais même pas s'il me sera possible de retourner encore à Paris, malgré tout mon désir de vous revoir et de vous embrasser, et de reprendre nos causeries d'autrefois, dont je garderai le souvenir tant que je vivrai.

Tant que je vivrai! je suis folle de venir vous attrister avec mes idées noires. Je le sais bien, mais j'ai tellement besoin de m'épancher, de parler de mes sentiments et de mes peines! Mes peines … j'ai tort de parler de la sorte. Quelles sont-elles? Je n'en ai pas, en réalité. Mais, malgré moi, une tristesse profonde, que le docteur veut appeler: du calme, reflète pâlement sur tout ce qui me touche.

Vous vous rappelez que je fus obligée de vous quitter à la fin de l'hiver dernier pour venir en toute hâte auprès d'une vieille tante, qui se mourait. C'était la seule parente qui me restât du côté de ma mère, et c'est chez elle que j'ai été soignée pendant mon enfance et élevée, sinon avec tendresse, avec affection du moins. Elle était bien vieille, la pauvre femme; et elle s'est éteinte plutôt qu'elle n'est morte. Moi, j'ai passé de longues nuits à son chevet, et je n'étais pas d'un tempérament assez robuste pour supporter la moindre fatigue.

Et puis, il me manquait quelque chose sur cette terre. Je n'avais pas, comme vous, un mari dont l'amour pût répondre au mien. M. Dalmay a l'air de vous aimer tant! Vous devez être bien heureuse, Cécile! Quant à moi, vous le savez, je n'ai jamais connu ce que c'est qu'être aimée. J'ai fait, très-jeune encore, un mariage de raison, comme disait ma tante. M. de Champré était vieux et songeait peu à moi. Il était riche: on parlait de mon bonheur. Mariée depuis un an à peine, j'étais veuve déjà; et depuis, si l'amitié pouvait nous suffire, j'aurais vécu bien heureuse avec la vôtre. Hélas! je n'ai pas su me contenter de cette sympathie qui m'a donné tous les instants de joie que j'ai éprouvés ici-bas. Il me fallait une autre affection plus absolue, plus exclusive, plus vivifiante, dont tous ont besoin au monde, mais qui nous est parfois peut-être plus indispensable qu'aux hommes.

Née orpheline, pour ainsi dire, puisque j'ai perdu mon père et ma mère avant de savoir prononcer leur nom, j'ai passé, ainsi que je vous le disais, toute mon enfance chez cette tante dont je vous parlais tout à l'heure, qui m'aimait certainement, mais qui n'avait pas pour moi ces mille petits soins qui consistent en caresses, en sourires, en gâteries de toutes sortes enfin, et qui apprennent la tendresse aux enfants.

Ici, ma santé, déjà faible, s'est graduellement affaiblie: avec lenteur au commencement, mais à présent je sens bien que je m'en vais plus vite chaque jour.

Mon médecin a beau dire, et faire son possible pour me persuader que c'est là une langueur passagère: je sais qu'au fond, lui-même a bien peu d'espoir.

Je suis si changée, moralement! Si vous me voyiez, Cécile, ma belle aimée! Il me semble que je n'aimerais plus le monde, ni ses bruits, ni ses fêtes, dont je ne pouvais me passer autrefois. Maintenant je suis triste. Je me plais à rêver, le soir, seule sur ma terrasse, en regardant les nuages courir dans l'azur qui s'étend infini devant moi, et je me suis surprise deux fois à songer aux vies futures et à me voir morte. Morte! pour ce monde où vous brillez, où j'ai brillé aussi et dont j'ai été si folle dans le temps.

Combien tout cela est étrange!

Mais je vois bien décidément que je suis d'un égoïsme insensé, ne vous parlant que de moi depuis plus d'une heure et ne songeant même pas à demander à ma meilleure amie quelle est sa vie, moi qui, vous le savez bien, n'est-ce pas? suis si heureuse de vos plaisirs et si triste de vos tristesses!

Écrivez-moi, Cécile. Il me semble qu'en lisant vos lettres, je jetterai un dernier regard sur mon existence passée, à jamais perdue. Et il est si doux de se rappeler, de faire revivre un peu son coeur dans la mélancolie calme et involontaire qui est la compagne inséparable du souvenir! Parlez-moi de vos soirées, de vos projets, de votre luxe, de vos soupirants et des miens aussi, enfin de tout mon beau Paris que j'ai tant aimé!

Les malades sont comme les enfants, ils veulent qu'on les amuse.

Il y a si longtemps que je n'ai été gaie, si vous saviez! Ici, tout a un aspect morne qui me glace. A l'exception de Justine, ma petite femme de chambre, dont le dévouement et la peine me touchent, et de mon vieux docteur que je vois tous les jours et dont je suis journellement les métaphores galantes et interminables, je ne vois que les gens de la campagne, les jardiniers, les garçons de ferme, et ma nourrice, qui est aussi bonne et pour le moins aussi ennuyeuse que ce bon docteur.

Je suis donc seule, ou à peu près. Et je me complais parfois dans la torpeur dont cette solitude engourdit mon âme pleine d'espérances infinies et de souvenirs sans regrets.

Pardonnez, mon amie, je retombe invinciblement dans ma tristesse. J'ai mes jours, voyez-vous, et mieux vaut que je m'arrête. Si je continuais, je dissiperais peut-être le sourire de vos lèvres et la gaieté de vos yeux.

Adieu! Écrivez-moi surtout! Et soyez heureuse! Soyez aimée!

Votre vieille, bien vieille amie,

MARIE DE CHAMPRÉ D'AVENY.

Aveny, Septembre 1854.

II

CÉCILE A MARIE

Est-elle bien de vous, chère Marie, cette lettre que j'ai devant les yeux? On me l'a remise hier matin, comme je venais de me lever, et depuis ce moment je ne cesse de la relire, tant l'impression que j'en ai ressentie est singulière! Comment! c'est vous, mon amie, ma belle chérie, vous si charmante et avec cela si bonne que je n'ai jamais songé à vous en vouloir de ce que vous étiez plus jolie que moi, c'est vous, si mondaine, si danseuse, vous dont la belle main blanche a écrit ces lignes que je relis encore avec étonnement, pleines de mélancolie et de regrets!

Votre lettre m'a tout attristée, et je ne sais d'où vient que je ne puis me soustraire à mes idées noires qui m'assaillent depuis hier.

Se peut-il que vous soyez aussi changée, Marie!

J'avais pensé bien souvent à vous depuis votre départ, si précipité que nous avons eu à peine le temps de nous faire nos adieux. Je vous vois encore, au moment où Justine vous a apporté cette malheureuse lettre qui vous appelait au chevet de votre tante. On venait de vous essayer, quelques minutes auparavant, cette délicieuse robe blanche que vous aviez fait faire pour aller le surlendemain au grand bal de la comtesse de Sernes.

Vous rappelez-vous avec quel désespoir nous admirions ses grands volants bouillonnés et relevés tout autour par de toutes petites roses: et sa grande ruche du bas, qui remontait en deux endroits et s'attachait aussi par deux roses plus grosses que les autres! Avec cela une rose au corsage et une ou deux encore dans vos beaux cheveux blonds, complétaient votre toilette. Des fleurs, toujours des fleurs, jamais de bijoux; pas un collier, pas une bague, pas même de boucles d'oreille, coquette! Vraiment il n'y a que vous pour savoir mettre tant de charme exquis et d'élégance dans la simplicité. Aussi, faisiez-vous des furieuses!

Quelle tristesse à l'idée de partir sans avoir porté cette ravissante toilette! Et le fait est que la chose en valait bien la peine!

Je crois qu'à votre place je ne serais partie que le lendemain du bal. Mais votre âme a toujours été aussi belle que votre visage, et vous n'avez pas hésité à faire ce sacrifice.

Le soir même vous étiez en route, et moi, soit pressentiment ou folie (mon mari prétend que c'est la même chose), j'éprouvais une tristesse mortelle de cette solitude où me laissait votre absence.

Car je suis seule aussi, Marie, et moins heureuse que vous ne le pensez. Le monde aussi me croit heureuse en voyant mon luxe. Mais le monde ne voit guère que la superficie des choses, et souvent la mer cache bien des désastres sous l'azur trompeur de sa surface.

Mon mari est riche. Que lui servirait de me refuser quoi que ce soit? Cela flatte son amour-propre d'abord, d'entendre vanter le train de notre maison, mes chevaux et les diamants qu'il me donne. Mais je puis vous le dire, à vous, ma Mariette adorée, il ne m'aime pas, il ne m'a jamais aimée, et il m'arrive parfois de faire de douloureuses réflexions lorsque je me retrouve seule dans ma chambre à coucher, le soir, tandis qu'il est, lui, je ne sais où, à Paris, à son cercle, d'où il ne rentre que fort tard.

Je tâche d'y songer le moins possible; et il faut bien que j'oublie, en effet, pour paraître ce que je suis aux yeux du monde, c'est-à-dire la femme heureuse dont on envie le bonheur. J'étouffe mon coeur quand il me parle, parce que sa voix me donne toujours des conseils qui me troublent, et je ne sais quelle puissance incompréhensible qui se trouve en moi, me pousse à l'écouter. Alors, pour chasser cette tristesse qui m'envahit, pour échapper à ces préoccupations qui m'obsèdent, je me rejette plus avant dans le bruit, dans les fêtes et mes toilettes. Que voulez-vous? je cherche dans les plaisirs de mon luxe l'oubli de ce qui manque à mon âme.

Et voilà que, moi qui vous écrivais pour tâcher de vous égayer un peu, je suis triste comme un gros bonnet de nuit qui s'aviserait de parler. Voilà ce que c'est que d'écrire à sa meilleure amie d'aussi vilaines lettres que la vôtre. On lui fait perdre la moitié de sa pauvre gaieté, et elle devient incapable de vous rendre le courage qu'elle n'a plus elle-même. Ainsi, vous voilà prévenue.

Pour cette fois-ci je vous pardonne, parce que l'on peut être plus triste ou plus mal disposée un jour que les autres. Cela dépend un peu du temps qu'il fait. Et puis, à la campagne … et à la campagne en province, surtout! Mais cela est une raison de plus pour que vous rentriez bien vite à Paris, où l'on ne peut plus se passer de vous. Voilà, Mariette de mon coeur, chère aimée, ce qu'il faudra m'annoncer dans votre prochaine lettre.

Vous me le promettez, n'est-ce pas? à moi, votre meilleure amie, qui vous aime et qui vous regrette, mais aussi qui vous attend,

CÉCILE DALMAY.

Enghien, Septembre 1854.

III

MARIE A CÉCILE

Je suis bien triste, ma pauvre Cécile, et je ne puis me rendre compte de l'état de mon âme.

Voilà aujourd'hui deux mois, deux longs mois que j'ai reçu votre lettre bonne et tendre comme tout ce qui vient de vous. C'est ma seule compagnie ici, je me trouve moins seule en relisant ces lignes pleines de souvenirs où j'aperçois comme en un miroir les reflets lointains de mon passé, qui se perdent peu à peu dans la brume de l'horizon en silhouettes gracieuses et insaisissables.

Insaisissables! ce mot rend bien ma pensée, et je n'avais jamais senti, en le voyant écrit, tout ce qu'il peut renfermer de tristesse! Car je tends les bras maintenant, mon amie, vers cette image fugitive, douloureusement riante, et je pleure et je me débats, folle de désespoir, car je ne trouve rien sous mes mains que le vide et la nuit, car je sens mon coeur se serrer de plus en plus, prêt à étouffer entre les angoisses de cette solitude mortelle.

Je me sens mourir nuit et jour, heure par heure, minute par minute. Et c'est cette solitude qui me tue; et je ne puis plus la fuir, et elle s'appesantit sans cesse, impitoyable et morne, sur mon âme à jamais défaillante.

Ma santé ne me permet plus de m'en aller d'ici. Le moindre voyage suffirait à épuiser le peu de force qui me reste; et quand, après avoir passé ma journée assise auprès de ma fenêtre à lire ou à rêver, je veux faire un tour de parc pour profiter d'un rayon de soleil, je suis brisée en rentrant comme si j'avais été battue. Que se passe-t-il en moi? Je ne puis le comprendre. Et puis, je n'ose pas, j'ai peur de le deviner. Pourquoi? Du reste, je ne sais pourquoi je vous parle de toutes ces folies qui sont capables de vous attrister, et dont la seule pensée me trouble et me tourmente moi-même.

Parlons de vous, ma Cécile bien-aimée, de vous qui souffrez aussi, et qui êtes contrainte de cacher votre peine. Combien je vous plains, mon amie, et qu'il doit vous en coûter de garder, pour le monde indifférent qui vous entoure, le masque de bonheur sous lequel vous languissez! Et encore, vous êtes meilleure que moi, car votre lettre était pleine de tendresse et de gais souvenirs. Tandis que moi, au contraire, je ne sais que vous affliger chaque fois que je vous écris. Mais vous me le pardonnerez, n'est-ce pas, Cécile? car il faut me traiter avec l'indulgence qu'on a pour une enfant malade. Si je suis aussi triste, c'est qu'il m'est impossible de lutter contre la langueur qui me tue, voyez-vous!

Mon médecin n'ose plus se fier à lui seul, et il a fait venir ici deux docteurs célèbres de Paris. Tous trois n'osent presque plus me cacher l'état dans lequel je me trouve. Ils ne m'ont rien dit, mais je vois bien sur leur visage, lorsqu'ils se consultent devant moi, que ce n'est plus qu'une affaire de temps. C'est fini! je puis encore traîner pendant quatre ou cinq mois peut-être, mais je n'irai pas plus loin.

Je suis entourée ici de bonnes gens qui passent leur vie à s'efforcer de m'épargner toute espèce de contrariétés. Mais il me semble, en voyant leurs visages silencieux et mornes, qu'ils sont tous prévenus, et je crois lire ma condamnation sur chaque figure que je rencontre.

Je suis obsédée par une foule d'idées pénibles, de visions étranges, inexplicables.

J'ai fait, pendant une nuit de la semaine dernière, un horrible rêve dont le souvenir me pèse depuis ce moment et me poursuit sans relâche.

J'étais assise avec Justine dans le bois qui se trouve derrière la maison. Nous parlions de Paris, de vous, qui deviez arriver ici le jour même pour passer une semaine auprès de moi. J'étais guérie ou à peu près, et je comptais m'en retourner avec vous. Tout d'un coup je vis les arbres qui nous entouraient glisser sur la terre, comme si une main puissante les avait repoussés et je me trouvai debout au milieu d'une plate-forme autour de laquelle ils s'étaient arrêtés en rond, serrés les uns contre les autres. Mais ce n'était plus les mêmes que tout à l'heure; de quelque côté que je voulusse tourner mes regards, je n'apercevais plus que des cyprès dont la noire verdure montait constamment en tiges roides et droites vers le ciel. Effrayée, je me retournai vers Justine pour prendre sa main. Justine avait disparu. Je voulus l'appeler; ma langue restait collée à mon palais. A la place qu'elle occupait un instant auparavant, le spectre de la Mort, tel qu'on nous le dépeignait au couvent, ricanait à côté de moi; je sentais son souffle repoussant et humide effleurer mes lèvres et mes joues, qu'il flétrissait, en passant, et parcourir tout mon corps comme un frisson indicible. L'émotion que j'éprouvais est inexprimable. Je tremblais d'une manière effrayante. Enfin, à travers les arbres, j'aperçus une forme qui venait de mon côté. C'était vous. Mais vous n'étiez pas seule. Mon coeur bat encore de l'impression que j'ai ressentie en la voyant. Auprès de vous, marchait un homme jeune dont les traits, où respiraient la tristesse et la distinction, m'étaient déjà connus. Ne pouvant parler, je tendis les bras vers vous. Sa tête se releva alors, et ses yeux brillèrent d'un éclat inouï. Tous deux, vous m'aviez compris et vous veniez me chercher. Vous alliez arriver à la limite des arbres. Alors le spectre fixa sur moi son regard vide et hébété: je ne vous voyais plus. Puis il posa son doigt sur mon coeur, et de l'autre main il me montra une éclaircie au milieu des cyprès. Dans une allée dont je ne voyais pas la fin, je vous aperçus tous les deux; mais au lieu de venir, vous vous éloigniez de moi, enlacés dans les bras l'un de l'autre. Désespérée, je poussai un cri terrible. Ni vous ni lui ne vous êtes retournés. Le fantôme ôta son doigt de mon coeur et se mit à courir autour de moi en traçant un cercle qu'il agrandissait à chaque tour. A la place où j'avais senti le contact mortel et glacé de sa main osseuse, j'avais une plaie par où mon sang se perdait goutte à goutte et creusait dans le sol un trou dans lequel j'enfonçais peu à peu, comme en un tombeau. En ce moment, de larges flocons de neige commencèrent à tomber. Je trouvai la force de prononcer une parole, et le nom que je jetai à l'air sans échos n'était pas le vôtre, Cécile. Lui, ne se retourna pas encore. Je tombai à genoux. Mes genoux s'attachèrent à la terre.

Je ne pouvais plus me relever, ni crier. La neige qui tombait avec force me cachait tout. Je n'apercevais plus ni vous, ni lui, ni le spectre. J'étais seule, seule, entendez-vous bien? Je ne voyais que la blancheur opaque des arbres couverts de neige. Et mon sang coulait sans cesse, et ma tombe se creusait rapidement, et moi je descendais toujours, à genoux, les mains jointes, folle de terreur et brisée par mon désespoir.

Je sentais le froid de la neige qui couvrait mes épaules et qui montait autour de moi comme pour m'ensevelir avant même que ma fosse fût achevée. J'étouffais.

Quand je me réveillai en sursaut, c'était le matin. Justine, qui m'avait entendue me plaindre, était auprès de mon lit.

Lorsqu'elle ouvrit mes persiennes, il neigeait. C'était la première fois de cette année. Vous ne pouvez vous figurer l'impression que cela me produisit.

Je suis encore tremblante en vous racontant cette douloureuse et inexplicable crise. Et j'aurais mieux fait de ne vous en point parler. Excusez-moi encore, mon amie, chère Cécile de mon âme.

Pardon de la tristesse que je vais vous causer encore. Mais j'ai besoin, malgré moi, de parler de ce rêve. Dites-moi qu'il est faux, dites-moi qu'il ne signifie rien, je vous en conjure. J'ai beau me le répéter, moi, il me poursuit sans cesse.

Vous le savez, je n'ai jamais aimé. Je ne puis aimer, aujourd'hui. C'est impossible, cela n'est pas. N'est-ce pas, ma Cécile adorée?

Et cependant, d'où vient alors qu'en voyant approcher le moment de ma mort, je regrette davantage l'existence, et que je voudrais pouvoir me cramponner à la vie? Il me semble que je pourrais être heureuse. J'entrevois des joies qui ne m'étaient jamais apparues aussi douces et aussi séduisantes.

Que veut dire tout cela? J'ai peur d'être folle, par moments. Écrivez-moi encore, Cécile, je vous en supplie. Qu'il me soit donné d'entendre encore une voix amie et aimée avant de quitter ce monde où je souffre, et que je pleure en le quittant.

Pensez à moi, aimez-moi, vous, ma Cécile que j'aime, et songez que je n'ai que votre amitié au monde.

Votre MARIE.

Aveny, Novembre 1854.

Nous ne possédons que ces fragments,—nous n'osons dire d'un roman ou d'un livre,—car l'auteur ne songeait probablement guère, en écrivant ces pages, à faire un livre ou un roman. Nous y verrions plus volontiers une sorte d'autobiographie transposée, un cadre dans lequel il aurait groupé ses propres impressions, fait raconter ses tristesses, ses déceptions ou ses rêves par des personnages de fantaisie.

Nulle part nous ne reconnaissons, nous ne retrouvons cet aimable et cher enfant, ce doux et bien-aimé poëte, aussi complètement que nous le retrouvons dans cette dernière ébauche. Il y a bien tracé la profonde mélancolie, les lassitudes, le besoin d'oublier, qui remplissaient son âme.

Que les amis auxquels nous offrons ce volume nous pardonnent de n'en avoir pas éloigné des pages qui leur paraîtront peut-être peu dignes du talent de Prosper. Nous avons tenu à conserver tout ce qui pouvait caractériser cette nature si fine et si délicate.

En présence de la tombe qui a englouti tant de jeunesse et tant d'espérances, il n'y a plus de place pour l'orgueil paternel.

L.J.

TABLE

A Prosper Jourdan

CONTES ET POÉSIES

A Madame George Sand

Rosine et Rosette

Léone

Premières larmes

L'Automne

Ma Folie

A Marie

Rhodina

A l'hôtellerie (souvenir de Musset)

La Rose

Rencontre

A madame L***

Adieu, Ninon

Dans la forêt

Message

A ma mère

A ma mère

A mon ami Paul E.G.

A madame V***

A madame A*** (envoi de Rosine et Rosette)

A Félix M***

A mon père

A madame L.B. (sur un exemplaire des Émaux et Camées)

Adieu

Le Rêve

A ma mère malade

L'Oubli

Le Myosotis (à mon père)

Colloque d'automne

Impressions de voyage

A ma mère

A mon père

Envoi de Rosine et Rosette, A ***

Souvenir de Margency (à mon père)

A mon frère

Effet de lune dans la Mitidja (à Théodore de Banville)

Mandoline

Boutade

Déclaration d'écolier (à Constant Coquelin)

Chanson d'Ourida

Kief

A madame George Sand

NOTES AU CRAYON

Note

En marge d'un cahier

Opinions sur tels et tels

Caprices du langage

Ce que disent les diseurs de riens

Misanthropie

QUELQUES PAGES D'UN LIVRE

Marie à Cécile

Cécile à Marie

Marie à Cécile

Note