The Project Gutenberg eBook of Quinze Jours en Égypte

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Title: Quinze Jours en Égypte

Author: Fernand Neuray

Release date: February 1, 2004 [eBook #10906]
Most recently updated: December 23, 2020

Language: French

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FERNAND NEURAY

Quinze Jours en Égypte

Bruxelles

1908

«Mon itinéraire est la course d'un homme qui va vers le ciel, la terre et l'eau, et qui revient à ses foyers avec quelques images nouvelles dans la tête et quelques sentiments de plus dans le coeur.»

CHATEAUBRIAND, Préface de la troisième édition de l'Itinéraire de
Paris à Jérusalem
.

«L'Égypte m'a paru le plus beau pays de la terre; j'aime jusqu'aux déserts qui le bordent et qui ouvrent à l'imagination le champ de l'immensité.»

CHATEAUBRIAND, Itinéraire.

_Au commencement de décembre 1907, les fondateurs de la nouvelle Héliopolis, qui s'élèvera bientôt, à une dizaine de kilomètres de la capitale de l'Égypte, dans un jardin verdoyant créé, comme par un coup de baguette magique, en plein désert, invitèrent quelques journalistes à aller voir leur ville sortir de terre. L'auteur de ce petit livre était de cette caravane. Il a passé quinze jours en Égypte. Ses impressions de voyage, trop rapides, hélas! ont été publiées, en janvier et en février 1908, dans le XXe Siècle. Il se hasarde aujourd'hui à réunir ces articles. Son livre aura certainement un mérite, dans lequel, il est vrai, l'auteur n'est pour rien: on y verra, d'après des photographies prises sur place, quelques-uns des monuments les plus célèbres de l'antiquité égyptienne, dont le grand public ne connaît guère que le nom.

Ces photographies sont, pour la plupart, l'oeuvre personnelle de M. Jean Capart, conservateur adjoint du Musée du Cinquantenaire de Bruxelles. M. Capart les a rapportées des missions scientifiques qu'il a remplies en Égypte pour le compte du gouvernement belge, avec un éclat qui lui a valu, dans le monde des égyptologues, une enviable renommée. Il a bien voulu mettre ses beaux clichés à notre disposition; M. le docteur Mathien nous en a prêté obligeamment quelques autres. Nous prions ces Messieurs de trouver ici l'expression de notre gratitude._

DE BRUXELLES AU CAIRE

Depuis le mois de décembre 1907, la route de Bruxelles au Caire est raccourcie de deux jours. Cinq jours au lieu de sept. On peut même la faire en quatre jours et demi. Mais il faut que les vents et la mer s'y prêtent. Plusieurs de nos confrères n'ont quitté Bruxelles que le vendredi 6 décembre, à midi, pour arriver à Marseille le samedi 7, vers neuf heures du matin, un peu avant le départ de l'Héliopolis. Le 10, à six heures du soir, le navire entrait, prudemment, lentement, dans le port d'Alexandrie, dont l'accès est difficile aux colosses de douze mille tonnes. Les gens pressés ont encore pu gagner le Caire le jour même, vers minuit, soit dix heures en Europe. En tout donc, juste quatre jours et demi. Or il en fallait cinq jusqu'à présent, par les bateaux les plus rapides, pour faire la traversée entre Marseille et Alexandrie! Il n'en faut plus que dix désormais, au maximum, grâce à l'Héliopolis, pour le voyage de Bruxelles au Caire, aller et retour. Dix jours au lieu de quatorze, sur une route aussi fréquentée! Car il y a plus de six cents Belges établis en Égypte, et quatre cent cinquante millions de capitaux belges engagés dans des entreprises égyptiennes.

L'Héliopolis était le premier des deux steamers qu'une nouvelle compagnie de navigation avait mis en circulation, l'hiver passé, entre Marseille et Alexandrie. Si la nationalité suivait la paternité, cette compagnie eût été belge; car elle devait la naissance et la vie à l'initiative de quelques-uns de nos plus entreprenants capitalistes. Elle était anglaise cependant, de nom et de fait, bien qu'une notable partie de son capital eût été souscrite en France et qu'il y eût des Français et des Belges dans son conseil d'administration.

Ses deux navires avaient été construits en Angleterre. Pas un clou qui n'eût été fabriqué et cloué à Greenock ou à Londres. Tout le personnel était Anglais. Un artiste parisien avait dessiné, dans de purs styles français, le salon, le restaurant et le fumoir, véritables merveilles de goût et d'élégance. Mais l'Angleterre annexa son oeuvre comme une simple république sud-africaine. Dans les prospectus de la compagnie, le style Louis XVI fut baptisé «Reine Anne» et le Louis XIV «Roi Georges».

A bord de l'Héliopolis, le dimanche même était anglais, du moins jusqu'à midi. A dix heures, service divin. Dans le grand salon, le capitaine, entouré des officiers, lit des versets de la Bible; l'assistance répond en choeur; puis les «fidèles» chantent des cantiques, avec accompagnement de piano et de bugle. La cérémonie, froide et sèche, n'est pourtant pas dénuée de caractère. Sur toutes les mers du monde, au même moment, à bord des innombrables navires qui promènent le commerce, la force et le pavillon de l'Angleterre, le même Dieu est officiellement invoqué, dans la même langue et dans le même appareil, au nom de la nation. En Belgique, quand le gouvernement pourvut d'un aumônier notre premier navire-école, la presse libérale se déchaîna. Au nom de la liberté de conscience, naturellement. Heureuse Angleterre, où cette espèce de fanatisme est encore inconnue …

L'énergie française sommeillait, probablement, pendant que les Belges faisaient le plan de la nouvelle ligne et que les Anglais lui imposaient leur marque. «Sur notre mer: entre Marseille, notre grand port, et l'Égypte, que la France ouvrit à l'Europe, ce sont des étrangers qui créent, à notre barbe et au détriment des compagnies françaises, des voies plus confortables et plus rapides» me disait, sur le pont de l'Héliopolis, un de nos plus distingués confrères parisiens. Et il ajoutait mélancoliquement: «C'est un sujet d'affligeantes réflexions, je vous assure.»

L'Héliopolis est un gracieux colosse de douze mille tonnes—nos malles congolaises en jaugent sept mille à peine! Cent quatre-vingt-cinq mètres sur vingt, sept ponts, vingt noeuds à l'heure. Il bondit sur la mer comme un lévrier géant. On y pourrait loger facilement plus de mille passagers. Il a coûté sept millions de francs. A Marseille, il étonnait la Cannebière elle-même. «Les autres bateaux, à côté de l'Héliopolis, semblent des bateaux-mouches» nous disait le cocher qui nous véhiculait, sous une pluie battante, à travers les rues boueuses d'un Marseille sans soleil et sans joie, vers les bassins de l'Estaque.

Nous avons levé l'ancre, le samedi 7, à deux heures de l'après-midi, quatre heures trop tard, à cause de l'affluence inattendue des passagers, par un beau ciel. Plus un seul nuage; une mer verte et sans ride. Les collines roses et les maisons blanches rayonnaient dans la chaude lumière. Nous étions une vingtaine de journalistes à bord, Français et Belges, invités à aller voir une autre Héliopolis, qui s'achève en ce moment aux portes du Caire, sur la lisière de l'immense désert d'Arabie, à deux pas des ruines de l'antique capitale religieuse de l'Égypte, cette Héliopolis où l'on dit que Platon alla chercher la sagesse et dont les idoles se seraient écroulées, d'après une tradition, quand la Sainte Famille approcha de ses murailles.

L'Académie française et le Palais Bourbon avaient laissé partir M. Maurice Barrès. Cet immortel justement célèbre est l'homme le plus simple du monde. Il est fin et sympathique; pas l'ombre d'une pose; il n'a parlé qu'une fois en public, au dessert d'un dîner de journalistes; son éloquence est simple, élégante et forte. L'accent lorrain—c'est l'accent de Virton atténué—ne l'a pas quitté tout à fait; il prononce «vin» et «plein» en appuyant sur les finales, comme les gens du pays gaumais. M. Joseph Galtier, du Temps, M. Maurice Muret, du Journal des Débats, confrères aimables et très distingués; MM. Pierre Baudin, ancien ministre des Travaux publics; Léon Parsons, attaché au Cabinet du ministre Briand; Paul Adam, Jules Huret (Figaro), Verdier (Eclair), Casella (Auto) et l'éditeur Pierre Laffitte; je crois que j'ai cité tous nos confrères français. Nous étions treize Belges: Maurice des Ombiaux, Jean d'Ardenne, Julius Hoste, de Borchgrave, de Laveleye, Ansel, Garnir, Kaiser, Quadvlieg, Raquez, Rossel, Rotiers et votre serviteur. L'aimable M. Cornet guidait notre caravane.

Manifestement, les vents et la mer ont craint d'avoir une mauvaise presse. Pendant que les tempêtes se déchaînaient sur les mers occidentales, l'Héliopolis voguait gentiment sur un lac tranquille et tout bleu. Et le soleil avait conspiré en notre faveur avec les vents et la mer. Au moment où nous entrions dans la rade d'Alexandrie, peuplée de navires au repos et comme plantée de mâts rassemblés en bosquets, il commençait de descendre dans les flots. Spectacle «à souhait pour le plaisir des yeux»! Devant nous, la ligne courbe des maisons carrées s'étendait, s'étirait comme un immense serpent blanc. Nous distinguions des terrasses parmi des bouquets de palmiers. A l'Occident, d'énormes bandes de feu brûlaient, aux confins de l'horizon, dans un ciel opalin. La beauté des nuits orientales se révélait, à nos yeux enchantés.

Qu'on me reproche, si l'on veut, de découvrir l'Égypte. Je me risque à dire un mot du plaisir que nous avons goûté, les plus blasés aussi bien que les enthousiastes, en traversant le Delta, par une radieuse matinée, dans le rapide qui nous emportait vers le Caire. La plaine a l'aspect d'un vaste jardin cultivé et tout vert. Le ciel est bleu turquoise, sans un nuage. Une ardente lumière caresse le panache des sycomores et la chevelure frémissante des palmiers. La jeune verdure brille de son plus pur éclat. Le long du chemin de fer, les villages rassemblent leurs masures carrées, faites de terre séchée, rébarbatives et sales. Des pigeons, ramassés en boule, se reposent sur le seuil des colombiers, dômes minuscules arrondis sur la toiture plate des maisons.

On sait que le Delta est le pays du monde où la population est la plus dense: plus de trois cents habitants par kilomètre carré. Les villages se succèdent à de courts intervalles. Sur tous les chemins—étroites bandes de terre durcie qui longent les champs de coton ou de trèfle—circulent, en groupes, des fellahs et des fellahines. C'est un continuel défilé de scènes chatoyantes. Des laboureurs vêtus de longues robes flottantes, blanches, jaunes ou bleues, dirigent des boeufs, poilus comme des boeufs sauvages, attelés deux par deux à des charrues identiques aux charrues d'il y a cinq mille ans, que nous verrons bientôt gravées sur les parois des tombeaux. Voici un grand gaillard drapé dans une robe bleu ciel, agitée et gonflée par la brise. Il arpente majestueusement son champ, les mains croisées sur le dos, pendant que deux femmes accroupies remuent la terre labourée. Des femmes cheminent, par groupes, emmaillotées de noir—on dirait des religieuses de chez nous, sauf la guimpe—la figure voilée, depuis le nez jusqu'au menton, par une bande d'étoffe noire. Voici un vieux paysan sur son âne chargé de deux sacs en équilibre, robe jaune et turban blanc, barbe grise de saint Joseph. Un peu plus loin, quatre dromadaires, à la file, suivent le chamelier de leur pas solennel, leur grand corps secoué comme un vaisseau sur la mer.

A toutes les gares, cohue bariolée et bourdonnante: robes et turbans de toutes les couleurs, fez rouges; paysannes escortées de marmaille; «dames» en robe de soie, voilées de transparente mousseline blanche, un parasol à la main, affairées et précieuses; gentlemen en redingote; têtes fines d'Égyptiens: grosses lèvres, yeux allongés; arabes, nègres, soudanais, figures de cuivre, d'ébène ou de bronze, figures de patriarches et de prophètes. Rêvons-nous ou sommes-nous au spectacle? Qu'on attende encore un peu avant de baisser le rideau …

Fellah n'est pas un nom de race, mais seulement de profession. Fellah signifie paysan. Le paysan de la vallée du Nil descend de la race égyptienne primitive. Nous verrons ses ancêtres sur les parois du tombeau de Ti, architecte à Memphis sous une des premières dynasties, qui dort au seuil du désert lybique, près des pyramides de Saqqarah, depuis près de six mille ans.

Des restes de couleur sont encore accrochés aux figures en relief, dont le temps a respecté l'élégant dessin et le groupement harmonieux. Des femmes soutiennent, de leurs bras arrondis, des corbeilles posées sur leurs têtes. Des paysans fauchent et battent le blé. Mêmes visages, mêmes instruments agricoles que ceux de l'Égypte actuelle.

Ces petits ânes, robustes, élégants et fins, qui trottinent pour notre amusement dans la plaine du Delta, le long des canaux où bombent des voiles blanches, nous les reverrons aussi dans les tombeaux de Saqqarah, où ils défilent, depuis six mille ans, devant l'effigie du maître, grand propriétaire ou fonctionnaire de la Cour. Nous les monterons dans la Haute Égypte, quand nous galoperons à travers la plaine, peuplée de travailleurs et couverte de moissons, vers les ruines et les tombeaux de la vallée des Rois. Ce n'est pas une des moindres merveilles de ce pays merveilleux que cette identité de la race et de la vie d'à présent avec la race et la vie ressuscitée après soixante siècles.

Race admirable, puisqu'elle a résisté au corrosif de l'Islam. On sait que les Arabes convertirent de force, au VIIe siècle de notre ère, les paysans égyptiens, chrétiens depuis le deuxième. Ils sont beaux, laborieux, prolifiques et sales. Vraisemblablement, l'Égypte aura, dans un demi-siècle, vingt millions d'habitants. Le coton de la Basse Égypte est hors prix: cinquante francs le cantar (45 kilogrammes) en 1895; cent francs ou à peu près, l'année dernière. Les fellahs s'enrichissent. Il y a quelques semaines, un vieux paysan paya 500,000 francs, rubis sur l'ongle, à une société belge, des terres qu'il venait d'acquérir. A le juger sur sa mine, sa crasse et ses haillons, on lui aurait donné l'aumône! La crise financière, qui a fait tant de ravages dans les grandes villes, parmi les colonies européennes surtout, n'a pas atteint les ruraux. Dans toute l'Égypte, la valeur et le loyer de la terre augmentent tous les jours. Il faut sans cesse de nouvelles terres cultivables à une population qui ne cesse de s'accroître.

Il n'y a pas au monde de cultivateur plus laborieux, plus passionné que le fellah. Une longue et étroite bande de terre fertile serrée entre deux déserts: voilà l'Égypte. Le Nil coule au milieu. Jamais de pluie. Chaque été, le flot débordant étend sur le sol l'eau du fleuve et le limon qu'elle apporte. Où s'arrête l'inondation commence, de chaque côté, l'aride désolation du désert. Le labeur du fellah fait fructifier admirablement ce présent annuel du vieux fleuve. Dès que l'eau commence à se retirer, les champs, du matin au soir, sont peuplés de travailleurs, qui pataugent, jambes nues, même au plus chaud des jours déjà brûlants, dans la boue limoneuse. Dans la Haute Égypte, quand nous verrons de près leurs villages, leur saleté, leur vermine et les beaux enfants dévorés par les mouches sur le seuil des masures, nous songerons aux paysans de l'Ardenne ou de la Lorraine, tels que les ont faits douze siècles de christianisme, race fière, heureuse et libre sous un ciel souvent hostile et sur un sol ingrat …

C'est le jeudi 12 décembre qu'on nous mena voir la nouvelle Héliopolis. De l'Ezbekieh, nous avons mis, en autobus, une vingtaine de minutes. Le chemin de fer électrique dévorera la route en un quart d'heure.

LA NOUVELLE HÉLIOPOLIS

La nouvelle ville s'élèvera à l'est de la capitale de l'Égypte. Les deux mille cinq cents hectares que les premières constructions doivent couvrir ont été découpés dans le désert arabique, dont les vagues sablonneuses fuient, à perte de vue, vers Suez et la mer Rouge. Trois mille travailleurs, hommes et femmes, remuent depuis quinze mois les pierres et le mortier. Cent cinquante villas sont en construction; plusieurs sont presque achevées. Le Palace Hôtel, édifice grandiose et charmant, long de cent quatre-vingt-cinq mètres, sera terminé dans un an. Il coûtera, tout meublé, cinq millions. Ce sont les plans d'un jeune architecte belge, M. Ernest Jaspar, qui ont triomphé au concours. Ses terrasses étagées domineront un admirable spectacle: le désert, infini et rosé, où l'on voit courir, en même temps que les nuages au ciel, de grandes taches d'ombre; les maisons blanches et les palmiers de Matarieh; puis, à l'Ouest, Le Caire, inondé de lumière, hérissé de coupoles et de minarets; le ruban argenté du Nil; enfin, flamboyant dans l'azur, l'énorme triangle de la grande Pyramide.

Trois avenues, larges de quarante mètres, traverseront la ville. Quarante-deux kilomètres de conduites d'eau sont achevés. Des milliers d'arbrisseaux, serrés les uns contre les autres, et protégés par des capuchons contre le vent du désert, grandissent dans le limon humide d'une vaste pépinière. Ils sont destinés à border les avenues et à peupler les jardins. M. le baron Empain et S.E. Boghos Pacha Nubar se font construire à Héliopolis chacun une villa somptueuse[1].

Cinq mille hectares sont réservés, plus avant dans le désert, pour l'extension de la cité nouvelle, qui doit comprendre, d'après le plan des fondateurs, trois agglomérations distinctes et successives, reliées entre elles par des avenues verdoyantes et des voies de communication rapide. La Société d'Héliopolis a reçu option, par contrat, sur cinq mille hectares, en sus des deux mille cinq cents de la première oasis, au prix de cinquante-cinq francs l'hectare environ. Trois voies ferrées seront établies entre la première oasis et le Caire: un chemin de fer et deux tramways électriques. L'un de ceux-ci, posé et équipé, est prêt pour l'exploitation. Il fera arrêt, en cours de route, à plusieurs stations. Ce sera la voie de banlieue, qui prendra et conduira des voyageurs à tous les villages échelonnés le long du chemin[2]. L'autre tramway est particulièrement destiné aux fonctionnaires que la Société s'est engagée à loger moyennant un prix convenu avec le gouvernement égyptien. Quant au chemin de fer électrique, il courra, sans arrêt, du Caire à Héliopolis. Ce sera le train express. Le trajet durera quinze minutes: tout juste ce qu'il faut, à Bruxelles, pour aller du Nord au Midi.

Telle est, en raccourci, l'entreprise qui a séduit des hommes d'affaires de premier ordre: Belges, Anglais, Français et Égyptiens. Comme toutes les grandes choses, elle a des détracteurs. Mais personne ne peut contester son originalité ni son caractère grandiose. C'est une magnifique partie à jouer. On comprend qu'elle passionne tant et de si puissants capitaines de la finance. Si elle réussit, ils auront attaché leur nom à une des plus belles choses qui se pourront voir, d'ici à une dizaine d'années, dans un des plus beaux pays du monde.

La rareté des habitations et la cherté des loyers la provoquaient depuis longtemps. On a vu le prix des terrains à bâtir monter, au Caire, en cinq ans, de 1901 à 1906, à des sommets vertigineux, de quinze à quinze cents francs le mètre carré en de certains endroits. Il a dégringolé depuis lors. L'excès même de la spéculation a amené une crise immobilière, encore aggravée, dans la suite, par le contre-coup de la crise monétaire qui achève en ce moment son tour du monde. Mais les loyers des maisons et des appartements habitables par les Européens n'en restent pas moins très chers. A quinze minutes du jardin de l'Ezbekieh, un Belge de mes amis occupe un rez-de-chaussée et un étage: dix pièces en tout; loyer: onze mille francs! Dans le centre de la ville, une chambre garnie se paie deux cents francs par mois. Dans les quartiers excentriques, au delà de la gare par exemple, on demande cent vingt-cinq francs par mois pour un modeste appartement de quatre ou cinq pièces. Les propriétaires sont intraitables. La demande continue d'ailleurs de dépasser l'offre. La crise financière a arrêté, en même temps que la spéculation sur les terrains, l'essor de la bâtisse. Tout le monde est mal logé; tout le monde paie horriblement cher des logements médiocres. «Quand je pense que nous aurions à Bruxelles, pour dix-huit cents francs, une jolie maison en plein quartier Nord-Est, la nostalgie des premiers temps de mon séjour ici me reprend et m'oppresse», nous disait une charmante femme, à qui le courage ne manque pas cependant.

Il s'agira pour la Société d'Héliopolis de vendre assez de terrains, de louer assez de villas et d'appartements pour rémunérer le capital engagé. Grosse affaire, évidemment, et de longue haleine. Les sceptiques branlent la tête. Mais les raisons de croire et d'espérer ne manquent pas.

Deux sociétés, l'une belge, l'autre française, font construire quarante des villas auxquelles on met en ce moment la dernière main. Elles se sont constituées dans ce but. Elles ont acheté pour cela, l'une soixante, l'autre quarante feddans (le feddan vaut quarante-deux ares) à la Société d'Héliopolis. C'est quatre cents fonctionnaires égyptiens que la Société s'est engagée à loger dans les conditions que je disais tout à l'heure. Une caserne—il paraît que c'est l'École militaire—élève sa façade banale le long de la route carrossable, totalement terminée, qui relie Héliopolis au Caire. On construit une autre route entre la ville nouvelle et le palais de Koubbeh, résidence du Khédive, dont les jardins et les terrasses semblent toutes proches dans la trompeuse transparence de l'air pur. Il paraît que la température, à Héliopolis, est, toute l'année, moins élevée de deux degrés qu'au Caire, où le thermomètre enregistre parfois, l'été, c'est-à-dire du mois de mars au mois de décembre, quarante-trois degrés à l'ombre. Quelle fournaise pour les occidentaux! Enfin, le gouvernement khédivial aurait décidé la construction prochaine, au Caire, d'un réseau d'égouts[3]. Car cette ville de plus d'un million d'habitants n'a pas d'égouts. Quand il pleut, phénomène très rare, qu'on voit cinq ou six fois chaque année, certains quartiers sont transformés, pour plusieurs heures, en lacs sales et profonds. Il faut se résigner à s'enfermer chez soi; on trompe l'impatience et l'ennui en regardant le niveau de ces petites mers intérieures diminuer lentement. Quand le Caire aura un réseau d'égouts, peut-être que le typhus, favorisé aujourd'hui par la saleté des quartiers indigènes et le mépris de la plèbe égyptienne pour les règles de la plus élémentaire hygiène, cédera tout à fait la place. Ce qui est certain, c'est que d'innombrables maisons s'écrouleront dès les premiers coups de pioche dans le sous-sol de la vieille ville, bâtie depuis douze siècles. La cherté des loyers n'en diminuera pas, bien au contraire.

Héliopolis n'est donc ni une fantaisie aventureuse ni une éblouissante chimère. C'est une entreprise hardie, mais raisonnable, logique et fondée sur un besoin réel. Aux portes d'une vieille cité orientale, où des milliers de riches: fonctionnaires, gens de négoce ou de finance, étouffent, l'été, c'est-à-dire huit mois au moins sur douze, retenus près du bureau ou de la banque par la tâche quotidienne, on bâtit dans la verdure une ville de plaisance, salubre, confortable, parfaitement moderne. Voilà, en quelques mots, toute l'affaire. Imaginez Ostende à vingt minutes de Bruxelles ou de Paris.

La visite de la ville naissante s'est terminée, cela va de soi, par un déjeuner. Le conseil d'administration avait invité une centaine de convives. S.E. Boghos Pacha Nubar présidait. Au champagne, M. Paul Adam a célébré, dans un discours lyrique, le caractère grandiose, méditerranéen et prométhéen de la nouvelle Héliopolis. M. Pierre Baudin a exalté l'oeuvre accomplie par la France en Égypte aux temps du Premier Consul et de Ferdinand de Lesseps. On allait lever le camp sans que personne eût dit un mot de la Belgique et des Belges, quand M. Léon Carton de Wiart s'est levé.

Notre très distingué compatriote est proche parent du député de Bruxelles et du secrétaire du Roi. Il occupe au Caire une situation enviée. Peu d'avocats, en Égypte, pourraient soutenir, à n'importe quel point de vue, la comparaison avec lui. Au demeurant, l'homme le plus simple et le plus serviable du monde. En quelques mots précis, dénués de toute emphase, il a rappelé que la nouvelle Héliopolis est une entreprise belge, née de l'initiative d'un Belge et soutenue, pour une grande part, par le capital belge, à qui le courage, voire l'audace n'a jamais fait défaut: les Égyptiens sont payés pour le savoir. Il a fait acclamer la Belgique et les Belges. Encore un peu, on le portait en triomphe.

Un peu plus tard, une vingtaine de Belges se trouvaient réunis, au Caire, sans concert préalable, dans la salle basse d'un café où l'on débite une pétillante bière blonde. C'est M. l'ingénieur Pécher, le jeune et distingué directeur des Oasis, qui nous avait menés là. Georges Garnir, qui en était, a écrit que ce fut le meilleur moment de la journée. Personne ne le démentira. Les neuf provinces étaient représentées. Avons-nous ri! Véritable après-midi d'étudiants. Les passants s'arrêtaient pour nous regarder rire. Sommé de haranguer l'assistance en flamand, Julius Hoste, le feutre en bataille sur sa tête de guerrier boer, s'est exécuté avec entrain, en brandissant sa chope comme pour assommer, d'un coup de goedendag, quelque «damné fransquillon». M. Finoulst, un aimable et doux Ardennais qui est secrétaire d'une importante société belge, lui a donné la réplique en patois de Dinant. Des Ombiaux, puis Kaiser, puis Garnir y sont allés aussi de leur petit discours. Chacun disait à sa façon, même ceux qui ne disaient rien et qui s'abandonnaient en cachette à l'émotion, que la Belgique est le plus beau, le plus aimable pays du monde, et que ses enfants ont mille raisons de l'aimer. Moquez-vous si vous voulez. C'était très bon.

Je suis retourné à Héliopolis la veille de Noël, tout seul, non pour revoir pousser la ville nouvelle, mais pour flâner sur les ruines de l'ancienne. Les Arabes ont achevé de la détruire, et Memphis avec elle, quand ils ont bâti, avec les pierres de ces deux célèbres capitales, mortes depuis plusieurs siècles, mais encore debout au temps de leur invasion, les premiers palais et les premières mosquées du Caire. Les villas de Matarieh s'élèvent parmi les palmiers, les mimosas et les roses sur ses temples et ses monuments ensevelis. Les Jésuites français, qui possèdent au Caire un collège florissant, ont leur maison de campagne à Matarieh. M. Jean Capart m'avait donné un mot pour le bon Père Jullien. En me guidant sur le clocher de la chapelle, j'ai trouvé tout de suite le chemin. Le Père Jullien m'attendait. Il m'a fait les honneurs de son jardin, de sa chapelle et de ses ruines. L'aimable homme, et l'admirable jardin! La vieillesse ennemie n'a su courber sa haute taille. Il a quatre-vingts ans, bon pied, bon oeil, et une ouïe de vingt ans. Il m'a mené voir l'obélisque—le seul qui soit resté debout de tous ceux de la Basse et de la Moyenne Égypte; il date de 2760 avant notre ère—les soubassements d'un temple, les restes du mur d'enceinte, le parc d'autruches. Une heure et demie à baudet, et par une chaleur!… J'ai lu, dans une intéressante brochure qu'il a publiée sur «l'Arbre de la Vierge», que les obélisques romains des places Vaticane, Saint-Jean de Latran, du Peuple et Monte-Citorio ont été enlevés d'Héliopolis sous les empereurs.

La chapelle est charmante. On y voit une touchante inscription latine exprimant, avec une brève éloquence, la tristesse des religieux exilés qui attendent avec une foi inébranlable, dans le travail et le combat, l'heure où ils pourront rentrer dans leur patrie.

Quant au jardin, une pure merveille. Le Père Jullien en est très fier. Si vous voulez gagner son coeur, admirez tout haut ses bambous, ses palmiers, ses roses et les pommes d'or de ses mandariniers. «C'est un homme distingué», me disait de lui, au Caire, une personnalité appréciée pour son intelligence et son jugement. Je l'ai bien vu tout de suite. Cet homme très distingué est, par surcroît, un jardinier de premier ordre. C'est lui qui a dessiné et planté l'adorable jardin où j'ai passé, le 24 décembre 1907, une heure délicieuse, au milieu de beaux arbres inconnus, frémissants et tout verts, en songeant à la désolation et au froid de nos hivers. Cette merveille a poussé en vingt ans. Il y a vingt ans, le sable du désert tourbillonnait ici. L'eau du Nil et le Père Jullien ont fait pousser dans le désert ce paradis terrestre. L'eau du Nil, dans toute l'Égypte, don magnifique du vieux fleuve, opère tous les jours de ces miracles. Le Père Jullien l'amena près de ses plantations. Au bout de quelques années, le jardin fut plein de promesses. Les bambous, hauts de vingt mètres, croissent d'un noeud—plus de dix centimètres!—par jour. «Il y a six mois, me disait le Père Jullien, j'embrassais facilement, de mes deux bras arrondis, ce jeune acacia. Essayez donc aujourd'hui.» Le tronc a grossi d'au moins vingt centimètres.

Matarieh a rang de lieu saint secondaire. L'Arbre de la Vierge y est vénéré depuis les premiers temps de l'Église égyptienne. Un vieux tronc rabougri, rejeton de l'arbre primitif, qui mourut en 1694, pousse encore des rameaux verdoyants. C'est un sycomore. Vainqueur de quatre-vingt mille Turcs à Héliopolis, Kléber y grava son nom de la pointe de son épée. La tradition remonte au Ve siècle suivant laquelle la Sainte Famille, ayant gagné l'Égypte après la fureur d'Hérode, se serait reposée à son ombre. Une source aurait jailli, tout près, pour rafraîchir l'Enfant. On montre encore la source.

Un peu plus loin, un vieux fellah, robe blanche et turban jaune, surveille deux boeufs qui tournent comme les chevaux de nos campagnards au manège. Contemplons une sakieh en travail. Une longue pièce de bois est attachée au flanc de chaque animal, joignant, de son autre extrémité, une grande roue enfoncée verticalement dans un puits et armée de vases en terre. Ces vases vont puiser l'eau qui tombe, à l'orifice du puits, dans, une rigole où elle bondit en chantant. Ainsi est captée la fertilité du Nil, seigneur et providence de l'Égypte.

FOOTNOTES:

[Note 1: D'après le rapport officiel qui vient d'être publié, par notre Ministre au Caire, sur la situation de l'Égypte, trente-six villas, vingt-trois magasins et plusieurs maisons de rapport ont été construits depuis le printemps de 1907.]

[Note 2: Cette ligne a été ouverte à l'exploitation dans le courant de 1908. «L'affluence des voyageurs est telle, dans l'après-midi, qu'une partie d'entre eux seulement peut être transportée», dit le rapport du Ministre de Belgique au Caire.]

[Note 3: D'après le rapport de notre Ministre au Caire, les contrats seront signés à la fin de l'année courante.]

L'ÉGYPTE ET L'ANGLETERRE

On reparle dans les journaux—dans les journaux anglais et français tout au moins—du «mouvement nationaliste égyptien». A peine rentré en France, M. Maurice Barrès a été invité par un journaliste à dire ce qu'il en pensait. Le gouvernement anglais vient d'autoriser le gouvernement égyptien à mettre en liberté plusieurs fellahs détenus, depuis à peu près deux ans, dans une des dures prisons de là-bas, pour avoir participé à l'échauffourée qui coûta la vie à un officier anglais. Ce gentleman, en compagnie de quelques camarades, fusillait, près d'un village du Delta, les pigeons qui couraient dans les champs labourés. Le fellah aime beaucoup ses pigeons. Pas de maison, dans les villages, qui n'ait son colombier. Les officiers anglais avaient fait bonne chasse. L'un d'eux, par surcroît, avait blessé, de quelques plombs égarés, une vieille femme et un enfant. Les paysans s'ameutèrent et fondirent, en bande, sur les chasseurs, qui passèrent tout de suite à l'état de gibier. Entourés, menacés, frappés, ils purent s'échapper néanmoins, grâce à la vitesse de leurs jambes. L'un d'eux mourut d'avoir couru trop longtemps et trop vite. Les coupables—c'est-à-dire, naturellement, les fellahs!—furent sévèrement punis. On en pendit quatre, préalablement fustigés. Plusieurs autres furent condamnés aux travaux forcés; l'Angleterre vient de leur rendre la liberté. Ses journaux ne tarissent pas sur la magnanimité de cette action. Telle est, en raccourci, et sauf erreur sur les détails, la célèbre affaire de Denchawaï. On ne pourrait choisir une plus «actuelle» entrée en matière pour un article sur l'Égypte d'aujourd'hui.

Joanne, Baedeker ou Larousse vous diront que l'Égypte, hellénisée, après la mort d'Alexandre le Grand, et gouvernée, jusqu'à la mort de Cléopâtre, par de successives dynasties ptolémaïques, devint province romaine, puis suivit la loi de l'empire byzantin, qui se la laissa prendre, au VIIe siècle, par les Arabes, supplantés eux-mêmes, au XVIe, par les Turcs. Napoléon, vainqueur des Mameluks; des Turcs et des Anglais, l'aurait sûrement donnée à la France si la décrépitude du Directoire mourant ne l'avait rappelé à Paris. Mohammed-Ali, sous Louis-Philippe, la rendit indépendante, en fait, du sultan de Constantinople, qui n'en est plus depuis lors que le souverain nominal. Depuis les victoires de ce grand homme d'État, l'Égypte a une dynastie héréditaire. Le khédive n'est tenu, vis-à-vis de Constantinople, qu'au tribut et à l'hommage.

Mais le véritable souverain de l'Égypte d'aujourd'hui, c'est l'Angleterre. Elle est censée surveiller, contrôler au nom de l'Europe le gouvernement égyptien. En fait, elle gouverne et elle règne, sans avoir de compte à rendre à personne, ni aux puissances, ni aux indigènes. Le khédive, vassal du Grand Turc, est le pupille de l'Angleterre. Les folies et les prodigalités du khédive Ismaïl, sous le règne duquel Ferdinand de Lesseps perça l'isthme de Suez, amenèrent les puissances à intervenir dans l'administration de l'Égypte. Les tribunaux et la Caisse de la Dette ont encore un personnel international. Il y a moins de trente ans, la France, admirablement servie par ses religieux, et dont la langue était parlée partout, occupait encore, à tous les points de vue, le premier rang. Elle contrôlait officiellement, au nom de l'Europe, de compte à demi avec l'Angleterre, le gouvernement égyptien. Égale en droit de sa rivale séculaire, elle avait, en fait, le pas sur elle. Comment elle perdit cette enviable primauté? Le fait est encore dans toutes les mémoires. En 1882, au lendemain de la révolte d'Arabi pacha et du massacre d'Alexandrie, où plusieurs résidents étrangers furent assassinés par la populace, une intrigue victorieuse de M. Clémenceau l'empêcha de participer à la répression nécessaire. L'Angleterre, ayant été seule à la peine, recueillit tout le profit de son effort. L'accord anglo-français, qui valut à la France, il y a quelques années, le redoutable cadeau du Maroc, abolit ce qui pouvait lui rester de droits traditionnels.

Son influence, depuis lors, n'a cessé de décroître. En dépit de l'entente cordiale, le gouvernement anglo-égyptien pensionne, dès qu'il le peut, quelquefois avant l'âge, les fonctionnaires français, remplacés incontinent par des anglais. Ses commerçants ne brillent pas en général par l'initiative. Les nôtres sont plus connus, plus laborieux, plus estimés et réussissent davantage. Il lui reste, il est vrai, ses missionnaires, Jésuites et Frères des écoles chrétiennes, ses savants et ses journalistes.

De ceux-ci, j'aime mieux ne pas dire grand'chose. Ils nous ont gentiment invités à dîner. Puis, ce n'est peut-être pas leur faute si les journaux égyptiens de langue française ont, au Caire, une si déplorable réputation. Quelques-uns de ces journaux sont rédigés en français de Saint-Domingue ou de Haïti. Un au moins, asservi à une loge méprisée, honore le clergé et la foi catholiques des plus basses injures. Avant de le lire, je croyais que les orateurs de nos congrès de Libre Pensée étaient sans rivaux dans ce genre. Je croyais leur pompon sans égal. Mais il a fallu se rendre à l'évidence, jamais ils ne parleront dans ce style des «sbires de l'Inquisition» et des «esclaves de Rome». Dans quelques autres, on fait un plus fréquent emploi de l'escopette que de la plume. «Payez, et vous serez considérés …» Ce ne sont pas ces vengeurs qui rendront jamais l'Égypte à la France.

Les égyptologues français sont incomparables. De son ancienne parure, il ne lui reste que ces joyaux, mais ils sont en or fin. Mariette, mort à la tâche, commença, avec d'autres, la glorieuse lignée. M. Maspero jouit aujourd'hui d'une autorité universelle. Ce sont les savants français qui ont ressuscité l'Égypte des Pharaons, déblayé les temples, découvert et décrit les tombeaux. Ses missionnaires la serviraient, sinon avec plus d'ardeur, peut-être plus efficacement encore si ses gouvernants ne s'ingéniaient aujourd'hui à les contrarier, à les humilier, voire à les diffamer. Mais qu'elle y prenne garde. La langue française perd du terrain au profit de l'anglais. Nos âniers, à Luxor, parlaient couramment l'anglais. Ils ne savaient pas un mot de français, pas un seul. De même le drogman Abd-El-Rahim, beau et grave bédouin de vingt-cinq ans, doux, poli, musulman de la stricte observance, qui nous guida, cinq jours durant, à travers les ruelles du vieux Caire «non pour gagner de l'argent, disait-il, mais pour le plaisir de servir de braves gens comme vous, des amis de M. Jean Capart». Il a tout de même fini par accepter nos piastres …

Bref, l'Égypte appartient, en fait, et en dépit de toutes les fictions diplomatiques, à l'Angleterre. Le représentant de l'Angleterre a le titre de «consul général de Sa Majesté Britannique», rien de plus. En réalité, qu'il s'appelle lord Cromer ou sir Gorst, il est le véritable maître du pays. Vous savez que l'Égypte n'a pas de Parlement. L'exécutif, ministres et khédive sont dans sa main. Aucune dépense ne peut se décider, aucune nomination se faire sans son autorisation. Lord Cromer, qui vient de prendre sa retraite, s'appliquait, dans les premiers temps de son règne, à ne pas faire sentir le mors. L'impératif ne lui était pas familier. Il insinuait, il conseillait, il guidait; il n'ordonnait jamais. L'Angleterre ne témoignera jamais assez de gratitude à cet homme d'État, éminent entre tous, ouvrier de la première heure, dont le génie fit de l'Égypte, terre sans maître, proie convoitée par plus d'une puissance et sur laquelle les droits de la France étaient primordiaux, une province anglaise. Son gouvernement l'a comblé d'honneurs. On n'en raconte pas moins, là-bas, qu'il partit, non point volontairement, mais en disgrâce. J'ai entendu dire que l'habitude du pouvoir avait usé, à la longue, sa courtoisie et développé ses tendances despotiques. Gonflé, aigri, remarié sur le tard, confiant dans sa force, il finit par perdre cette habileté et ce tact souverains auxquels il avait dû, pour une bonne part, ses premiers succès et la rapidité de sa fortune. Impérieux, cassant, coupant, il humiliait, par plaisir pur ou par caprice, les personnalités les plus «considérables». J'ai entendu dire aussi que lord Cromer manifesta tout haut, et plus d'une fois, qu'il désapprouvait la campagne menée en Angleterre contre l'État du Congo par les missionnaires baptistes. Mais l'un n'empêche pas l'autre, évidemment.

La tâche de son successeur, M. Gorst, venant après un politique d'aussi grande envergure, est malaisée. On lui fait crédit. On l'attend à l'oeuvre. Je l'ai vu, le samedi 21 décembre, à la fête du Tapis Sacré. Fête colorée, pittoresque, régal de choix pour nos yeux d'Occidentaux. Il faudrait, pour la décrire, du temps et des pinceaux. Mais, hélas!

Ce jour-là, le Tapis Sacré prenait, à dos de chameau, le chemin de La Mecque. Il est destiné à orner le tombeau de Mahomet. Le Caire en envoie un tous les quatre ou cinq ans. Il part en grande pompe, après une cérémonie officielle, à la fois religieuse, civile et militaire. Le khédive la préside, l'armée y participe, on y voit la gravité des imans et l'hystérie des derviches; cinquante mille badauds s'assemblent sur l'esplanade où le cortège se déroule. Robes de toutes les couleurs, rouge écarlate et rouge brun des fez, femmes voilées; fantassins en khaki, «chasseurs» en tunique bleue, baudriers blancs et oriflammes des lanciers, artillerie de montagne, les canons attachés sur le dos des mulets; mendiants, camelots et porteurs d'eau; ciel du plus magnifique azur; couleurs mêlées et chatoyantes: vous voyez d'ici le tableau. Autour de notre voiture, des dames de harems, en voiture aussi, tout en noir, et voilées de mousseline blanche, babillent et font des grâces. Celle-ci, qui porte un domino rose sous son manteau, nous regarde en souriant. Elle a les yeux très jeunes. Julius Hoste croit fermement que c'est pour lui qu'ils sourient … Dix heures juste. L'escorte du khédive accourt au grand galop. Son Altesse—trente-trois ans, très bel homme—est à dix pas de nous. Pas un vivat, pas un cri. Les musiques militaires recommencent à jouer; le canon tonne; le tapis s'avance, étalé sur une pyramide portée par un dromadaire, lequel est suivi de sept autres, tous magnifiquement harnachés. Sur leur dos, des hommes et des enfants, assis à l'orientale, jouent de la flûte ou frappent, en cadence, sur des tambourins.

C'est dans ce cadre que m'est apparu M. Gorst, consul général d'Angleterre et souverain véritable du pays. Il était en redingote grise et coiffé d'un haut de forme gris clair. Nous avons, Dieu merci, des chefs de bureau plus élégants et des chefs de division plus pompeux!… Pas d'escorte militaire, pas le moindre tralala. M. Gorst était venu en voiture. Il s'est tout de suite perdu dans l'entourage du khédive, parmi les tuniques éclatantes et les habits dorés. À côté de lui, reluisait un magnifique pacha, argent et or, qui représente ou qui a représenté le Sultan. «Tout ce qui brille n'est pas or»: le pacha et M. Gorst murmuraient peut-être, au même instant, le vieux proverbe, mais non pas, assurément, avec le même accent …

Le khédive, l'Angleterre et M. Gorst règnent sur un peuple de douze millions d'individus, appartenant à des races et à des religions diverses. Les purs Égyptiens, descendants de la race qui peuplait la vallée du Nil sous les Pharaons, forment la majorité. On les reconnaît tout de suite à leur crâne légèrement allongé, à l'ovale un peu large de leur visage, à leurs yeux très ouverts et très fendus. Dans les villages de la Basse et de la Haute Égypte, on ne voit guère d'autres types. Mais dix autres races, dans les bourgades et dans les villes, se perpétuent sans se confondre: Arabes, Turcs, Juifs, Arméniens, Syriens, Grecs d'Orient, Européens de toutes les nations.

On compte douze ou treize cent mille Coptes orthodoxes. Prenez garde que copte n'est pas un nom de race. Les Coptes aussi sont des Égyptiens authentiques. C'est la minorité chrétienne. En dépit de la conquête arabe, des sommations, des violences, des sanglantes persécutions du vainqueur et de la conversion à l'Islam de la plupart de leurs concitoyens, ils ont gardé la foi de l'Égypte du VIIe siècle, baptisée au IIe par saint Marc et ses disciples, puis gagnée aux hérésies d'Eutychès et de Nestorius. Un patriarche, qui est aussi le chef de l'Église d'Abyssinie et qui réside au Caire, est élu par leurs moines, nombreux encore dans la Haute Égypte. La véritable langue copte n'est rien autre que l'égyptien primitif, additionné de mots grecs et latins, et écrit en caractères grecs. Elle n'est plus courante. C'est une langue morte. Elle est encore usitée dans la liturgie, mais un grand nombre de prêtres ne la comprennent plus. C'est l'arabe qui est aujourd'hui la langue de la population égyptienne. À côté des orthodoxes, et sortis de leurs rangs, on peut dénombrer environ cent mille coptes catholiques.

Les catholiques égyptiens se partagent entre plusieurs rites, notamment le latin, le maronite, le grec, le copte. La plupart des Syriens, très nombreux dans la Basse Égypte, sont catholiques. Les Arméniens et les Grecs appartiennent presque tous à l'église schismatique. On voit que, dans cette mosaïque de races et de religions, aucune couleur, aucune nuance ne manque.

Ce peuple, le plus ancien du monde, et qui forme un assemblage unique au monde de races, de civilisations, de religions mêlées ou superposées, comment supporte-t-il la domination et la main de l'Angleterre? Y a-t-il une «âme égyptienne»? Si elle existe, a-t-elle des regrets, des désirs, des espérances? J'ai pris des informations sur tout cela, et à bonne source. Je raconterai ce qu'on m'a dit, ni plus ni moins.

Les Anglais sont craints, respectés même; mais on ne les aime pas: telle est, à l'endroit des maîtres actuels de l'Égypte, l'opinion générale des milieux européens et de l'élite indigène. Ils ont rétabli l'ordre en Égypte, et ils le maintiennent. Si le paysan est délivré de la séquelle des beys et des pachas qui l'exploitaient, au gré de leurs besoins ou de leurs appétits, à la façon dont les mandarins exploitent les paysans chinois, c'est aux Anglais qu'il le doit. Avant l'occupation, l'impôt était arbitraire. Le khédive demandait autant à tel district; pachas et beys faisaient rentrer la somme, majorée d'un «honnête» bénéfice. Ces abus ne sont plus qu'un souvenir.

La sécurité règne, avec l'ordre, dans tout le pays. Toutes les rues, toutes les ruelles du Caire, à toutes les heures du jour et de la nuit, sont parfaitement sûres. La police égyptienne, commandée par des officiers anglais, ne badine pas avec les délinquants. Les «chawichs»—c'est le nom des policemen—ont la main légère et le nerf de boeuf prompt. Ils apaisent souvent les disputes dont on les fait juges en distribuant autant de coups de pied aux demandeurs qu'aux défendeurs. Gare aux badauds qui n'obtempèrent pas assez vite au commandement de circuler. La police du Caire leur inculque l'obéissance et le respect—je l'ai vu—à coups de pied et à coups de bâton. Des agents montés, Anglais ou Écossais, géants superbes, tunique rouge et casquette plate, renforcent et surveillent la police ordinaire. Dès qu'on voit poindre leur silhouette, le soir, dans les quartiers populaires, et qu'on entend le sabot de leurs chevaux, bêtes imposantes et pleines de feu, les bons se rassurent et les méchants tremblent … Le respect et la crainte chevauchent, en croupe, avec eux.

C'est encore à l'Angleterre qu'il faut attribuer la prospérité du pays. Personne ne le conteste. Personne ne peut refuser son admiration à l'oeuvre accomplie, en moins de trente ans, par les Anglais, avec, en fait de force matérielle, une armée d'occupation de 3,000 hommes.

Ils ne sont pas aimés cependant. On prétend que c'est leur faute. On dit qu'ils n'ont pas su se faire aimer et qu'ils ne se sont jamais souciés de l'être. Pourvu que l'indigène obéisse aux règlements, acquitte l'impôt, se résigne au service militaire, le reste ne leur importe guère. Même les gens qui rendent hommage à leurs qualités et à leur oeuvre d'assainissement s'élèvent avec amertume contre leur indifférence et leur dureté. Des hommes distingués, intelligents et calmes ont tenu devant moi ces propos-ci: «L'occupation anglaise, nous le savons bien, est un mal nécessaire; sans l'occupation européenne, l'Égypte retomberait dans l'anarchie, peut-être dans la barbarie. Entre toutes les occupations possibles, c'est encore l'anglaise que nous préférons; l'allemande serait plus tracassière, plus ostentatoire, plus insolente; elle ferait sonner ses éperons; et quand nous voyons l'impuissance, en matière coloniale, de la légèreté française, nous ne regrettons pas que la France se soit retirée d'ici. Nous commençons néanmoins à trouver les Anglais insupportables: leur morgue, qui semble augmenter tous les jours, nous rend leur joug odieux; cette race a le despotisme hautain. Ce qu'ils pourraient obtenir par la douceur, rien qu'en le demandant, ils l'exigent brutalement; ils ordonnent pour le plaisir d'être impératifs, toujours, partout, dans tous les domaines; il ne leur suffit pas d'être les maîtres, il faut qu'ils nous fassent sentir qu'ils le sont; nous les détestons principalement pour cela …»

Bref, la main de fer sans le gant de velours.

Ce sentiment est commun à la plupart des Égyptiens qui constituent, de par leur naissance, leur fortune, leur intelligence et leur culture, l'élite du pays. Mais ce n'est, jusqu'à présent du moins, qu'un sentiment. Ce qu'on appelle en Europe le «mouvement nationaliste égyptien» n'est qu'une agitation de surface, désordonnée et vaine. J'ai rencontré des hommes qui croient fermement à l'émancipation de leur pays et qui travaillent en silence à en hâter l'avènement. Ces aspirations et cette foi ne sont pourtant rien autre chose qu'un ferment, dont le sort et l'action sont incertains et précaires. On chercherait vainement l'ombre d'un programme précis et d'un parti organisé, d'une organisation comparable à celle des nationalistes irlandais par exemple.

Mustapha Kamel Pacha s'intitule, il est vrai, chef du parti nationaliste égyptien.[4] Ce jeune musulman passe pour intelligent, actif et remuant. Il dirige, au Caire, un journal arabe. Il voyage souvent en Europe, l'été surtout. Il écrit quelquefois dans le Figaro. Ses amis et lui réclament pour l'Égypte l'autonomie immédiate et le régime parlementaire. Ils attaquent ouvertement et âprement la domination anglaise. Assurément, ils font beaucoup de bruit. Font-ils beaucoup de besogne? Les gens à qui j'ai posé la question m'ont répondu par un sourire. Le parti de Mustapha Kamel n'est d'ailleurs pas le seul parti nationaliste égyptien. On en compte au moins six autres, chacun muni d'un journal, et ils sont tous en guerre perpétuelle. Les journaux nationalistes égyptiens préparent l'émancipation de leur pays en se disputant et en s'invectivant. Ce n'est pas très prestigieux. On m'a même assuré que lord Cromer lui-même avait fondé et soutenu de ses subsides, au début de son règne, une feuille nationaliste et antianglaise. La rédaction fulminait tous les jours contre le despotisme britannique. Perfide, infâme, scélérate Albion … Emballées dans ces tirades patriotiques, les idées du vice-roi devaient circuler sans encombre dans le peuple sans méfiance, et s'insinuer petit à petit dans l'opinion. Mais la comédie fut tout de suite dévoilée. Et le journal mourut. Quelle perte pour l'Art!…

J'ai eu l'occasion de causer assez longuement avec des Coptes, journalistes, fonctionnaires, hommes de commerce ou de finance. Mon sentiment, tout bien pesé, est que la racine du vrai nationalisme égyptien est de ce côté-là. Encore une fois, je le donne pour ce qu'il vaut. C'est le sentiment d'un journaliste qui a regardé, observé, interrogé, pendant quinze jours, autant qu'il a pu, c'est-à-dire trop peu, beaucoup trop peu, et qui est totalement dénué de passion et de parti pris.

Les Coptes sont chrétiens, à la fois hérétiques et schismatiques: c'est-à-dire, n'en déplaise aux braves gens qui m'ont fait, là-bas, un si charmant accueil, affligés de deux infirmités qui contrarieront probablement l'émancipation de leur peuple et de leur pays. Ils passent pour être rusés, astucieux, très «ficelles» en affaires. Sous le joug pendant des siècles, sous le dur joug musulman; haïs, tracassés, persécutés, parias dans leur patrie, la ruse fut longtemps, contre la brutalité de l'oppresseur, leur unique bouclier. «Une race ne se dépouille pas en un jour d'une habitude séculaire», me disait en souriant, à ce propos, un jeune copte. Il y a, au Caire, deux ou trois journaux coptes, rédigés et imprimés en arabe. J'y ai rencontré des hommes aimables, intelligents, résolus, parlant tous le français et qui aiment passionnément leur pays. Leur patriotisme n'a rien de commun avec le nationalisme tapageur dont je parlais tout à l'heure. Dans leurs journaux, je n'ai pas vu d'agressions contre l'Angleterre. Tous ceux avec qui j'ai pu causer, soit sur la terrasse du Shephard's, où nous étions assis comme au spectacle, toutes les scènes colorées de la vie orientale défilant sous nos yeux, soit dans les cafés arabes, en fumant le narghilé, où les feuilles odorantes grésillaient sous les charbons ardents—tous les Coptes avec qui j'ai causé de l'avenir de l'Égypte attendent son affranchissement de leur force grandissante et de la sagesse future de l'Angleterre «qui finira bien par comprendre, disent-ils, quand nous serons assez forts pour le lui faire comprendre, son véritable intérêt, le nôtre, et par les mettre d'accord».

Ils ajoutaient: «Nous sommes un peu plus d'un million sur douze millions d'Égyptiens; au point de vue de la culture intellectuelle, nous l'emportons, et de beaucoup, sur la majorité musulmane; nous possédons la moitié de la fortune publique; si nous étions seulement trois millions, l'Angleterre pourrait s'en remettre à nous du soin de gouverner le pays, d'y maintenir l'ordre et d'y développer la civilisation. Car il faudra que l'Angleterre, un jour ou l'autre, desserre les liens de l'Égypte. Ceux qui rêvent d'une séparation absolue sont des fous. Quant à nous, nous ne l'espérons ni ne la souhaitons. Ceux qui parlent au peuple, à mots couverts, de révolte et d'insurrection, sont des criminels. Nous croyons, nous, que son intérêt commandera un jour à l'Angleterre d'accorder à l'Égypte ce qu'elle a accordé au Canada. Une telle autonomie suffirait à notre dignité; elle assurerait le progrès de notre nation; et la route des Indes anglaises serait aussi bien gardée qu'aujourd'hui.» Telles sont les espérances des Coptes, parmi lesquels on citerait facilement des hommes capables de soutenir la comparaison, pour l'intelligence et la culture, avec les plus brillantes individualités de nos classes dirigeantes. D'aucuns acceptent d'un coeur tranquille l'éventualité de travailler, toute leur vie, silencieusement et sans gloire, à préparer l'émancipation de l'Égypte, résignés, s'il le faut, à ne la voir jamais, dans l'espoir, suffisant pour entretenir leur flamme, que leurs enfants recueilleront le fruit de leur labeur.

Malheureusement, le schisme et l'hérésie, sans qu'ils s'en rendent bien compte, les privent d'un levier dont ils ne soupçonnent même pas la puissance. Douze cent mille autochtones catholiques, avec de vrais prêtres, de vrais évêques, de vrais moines, instruits, disciplinés et chastes: il n'y a guère de chaînes qui tiendraient longtemps contre cette force. L'affranchissement de l'Orient en général et de l'Égypte en particulier est avant tout une question religieuse. Il faudrait qu'une vague de christianisme balayât au préalable, de cette terre merveilleuse, la lèpre, le chancre de l'islam. Or, la foi de l'hérésie et du schisme est privée de toute vertu conquérante. C'est un mince filet détourné du grand fleuve et incapable de déborder hors de son lit étroit. Le christianisme inonde notre Occident comme le Nil sa vallée. De ses sources innombrables et bouillonnantes, coule un flot qui ne tarit jamais. Il entretient perpétuellement la charité, la chasteté, la liberté. À peine reste-t-il en Égypte quelques oasis chrétiennes, les unes verdoyantes, les autres à demi desséchées, toutes perdues dans l'immense désert …

En lisant que la religion de Mahomet est la lèpre et le chancre de l'Égypte, M. Homais va crier au scandale. Je l'entends d'ici: «Toutes les religions sont respectables, ainsi que toutes les croyances sincères; et la saine morale n'est pas l'apanage exclusif de la religion de Jésus-Christ» …

Certainement, Homais, toutes les croyances sont respectables. Quand je regardais, au Caire, dans la cour d'une maison arabe où sautillaient deux corneilles mantelées, un vieux domestique en prière, agenouillé sur les dalles, les yeux tournés vers La Mecque et insensible à tous les bruits de la rue; quand mon ami Abd-El-Rahim, que je vous recommande, si vous allez au Caire, pour sa probité et sa discrétion, me disait: «Dès que j'aurai économisé mille francs, j'irai en pèlerinage à La Mecque», je n'avais pas envie de rire. Un domestique qui croit en Dieu et qui le prie me paraît supérieur à un bourgeois qui se refuse à voir le Créateur à travers les étoiles, ce bourgeois fût-il diplômé, conseiller communal ou représentant du peuple. Mais il ne s'agit pas de cela. La race égyptienne est une des plus belles du monde. La race arabe aussi. Force, courage, probité: rien ne leur manque de ce qui constitue la matière première d'un grand peuple. Leur déchéance pourtant est séculaire et paraît sans remède. Sans le joug et le bâton de l'Angleterre, elles tomberaient dans un pire esclavage. Leurs qualités mêmes et leurs vertus ne servent qu'à rendre leur abaissement plus visible et plus triste. Pourquoi? Tous les hommes que j'ai interrogés, catholiques ou libres penseurs, m'ont fait la même réponse: l'islam a condamné ces admirables races à la sensualité et au fatalisme; voilà la source de leur abaissement.

—Ah oui! la polygamie, ricanera M. Homais, s'il est sûr que Mme Homais ne peut l'entendre. Hé, hé! il resterait à prouver qu'elle n'est pas le signe et l'effet d'une civilisation supérieure à la nôtre …

—Aux yeux des individus pour qui l'esclavage de la femme, extirpé par le christianisme, est le dernier mot de la civilisation véritable, la question ne fait pas de doute en effet …

«Comment voulez-vous que les jeunes gens d'ici aient le respect de la femme, me disait, en me racontant, à charge d'adolescents bien nés, des faits de basse et crapuleuse débauche, un de mes amis du Caire, quand ils ont vu leur mère, dans la maison paternelle, tenir le rang d'une servante, tout au plus d'une intendante?» La polygamie pourtant n'est pas ce qu'il y a de pire. C'est une forme inférieure de la famille; ce n'est pas la manifestation la plus basse de la sensualité. Elle n'existe plus guère que dans la moyenne bourgeoisie et dans le peuple. Abd-El-Rahim, à vingt-cinq ans, a quatre enfants de sa première femme. Il en prendra une deuxième au printemps. Mes piastres l'y aideront sans doute. Son pèlerinage à La Mecque sera encore retardé. Mais à cela près. «Plus on a de femmes, me confiait-il, mieux cela vaut.» Les paysans et les riches citadins rompent de plus en plus avec cette tradition vénérable, mais coûteuse. Quand un fellah est fatigué de sa femme, il la répudie et il en prend une autre. Dans les villes, les riches commencent à trouver la débauche plus commode et moins cher. Vous voyez d'ici la condition de la femme!

Pour le musulman, la mère, la soeur, l'épouse, au sens occidental du mot, n'existent pas. Ce charme et cette douceur lui sont totalement inconnus. La femme est la femme, rien de plus. L'amour, la vie à deux, le compagnonnage, pour toute l'existence, de l'esprit et du coeur: l'idée que nous nous faisons de ces grandes choses trouve son cerveau réfractaire. La chasteté, la domination de l'instinct dans un but supérieur, évidente racine de la fleur de notre civilisation: ces mots n'ont pas de sens pour lui. Les musulmans, à ce point de vue, sont des brutes: il n'y a pas d'autre mot. De leur décrépitude précoce et des maladies qui les rongent, on ne pourrait rien dire sans froisser le lecteur. Je doute donc que Mme Homais ratifie le jugement de son époux sur la polygamie. Et je prie M. Homais de me dire ce que la religion de Mahomet a inventé ou prescrit pour réfréner la sensualité orientale. Il y avait une civilisation arabe avant Mahomet, une civilisation chrétienne: un savant orientaliste belge, le Père Lammens, que j'ai eu le plaisir de voir au Caire, mettra prochainement en lumière, dans un ouvrage qu'il achève en ce moment, ce fait généralement ignoré. Mahomet et ses successeurs la détruisirent par la force. Leur religion sensuelle, à elle seule, n'en serait pas venue à bout. Malgré la complicité de la luxure, il leur fallut du temps. Son magnifique crépuscule dura plus de trois siècles. On a pris longtemps pour l'éclat de l'Islam à son aurore, les dernières lueurs de l'Arabie chrétienne.

Quant au fatalisme, source de l'immobilité de ce peuple, emprisonné dans les préjugés les plus stupides, je me bornerai, par crainte d'allonger indéfiniment ce chapitre, à citer un seul fait. Tout le monde connaît, de nom tout au moins, la célèbre mosquée d'El-Azhar, dernière université musulmane et cerveau de l'Islam. Pour cinquante centimes, ou à peu près, le premier venu peut la visiter à l'aise, comme d'ailleurs toutes les mosquées du Caire. Si je ne me trompe, les portiers d'hôtels délivrent des tickets d'entrée. Sur le seuil, deux Arabes,—le concierge et le sacristain?—vous chaussent les babouches obligatoires. Pour attacher les cordons, ils s'agenouillent devant «l'infidèle». Si cette génuflexion les fait souffrir, ils n'en laissent rien paraître. Et ils acceptent gracieusement le pourboire … On arrive à El-Azhar par des ruelles pleines d'ombre. Tout à coup, le seuil franchi, la grande cour inondée de chaude lumière déploie dans le cadre élégant de ses arcades le spectacle d'un peuple d'étudiants vêtus de couleurs vives. La plupart, assis sur les talons, un livre sur les genoux, marmottent le texte d'une leçon, le corps agité par un balancement continuel. D'autres dorment sous les arcades, la tête posée sur un bras arrondi. Ils sont là près de neuf mille, venus de tous les points du monde mahométan, du Maroc, du Soudan et des Indes. Un nègre racontait à notre guide, en rangeant des hardes dans un coffre vermoulu, son voyage à travers le Sahara, pendant des jours et des jours … El-Azhar, qui est riche—on sait que la mainmorte existe toujours en Égypte—nourrit gratuitement les plus pauvres. Un certain nombre n'ont pas d'autre logis que la Mosquée. Celle-ci est à la fois le séminaire et l'école de droit de l'Islam. Les prêtres et les magistrats du monde musulman se recrutent dans son sein. Eh bien, on ne leur enseigne que le Koran et des commentaires du Koran. Ce qui est écrit est écrit. Rien n'importe en ce monde que la loi du Prophète … «Je fus un jour présenté au grand cheik, me racontait un Belge établi au Caire. L'idée me vint de demander à quel titre ce personnage devait cette fonction éminente. On me répondit: c'est parce que le commentaire qu'il fait du livre sacré est textuellement identique au commentaire enseigné, dans nos grandes écoles, il y a six cents ans …» Tout commentaire serait superflu, c'est le cas de le dire … Le fatalisme condamne à une incurable paralysie cette race intelligente, endormie par l'Islam, comme les chevaliers légendaires dans les jardins des magiciennes, momie vivante, et qui ne se réveille, de temps en temps, que pour une explosion de fanatisme.

El-Azhar est un des foyers les plus actifs du fanatisme musulman. Celui-ci n'est pas un mal endémique. Il sévit, de temps à autre, à la façon d'une épidémie. Le musulman égyptien n'a pas le tempérament fanatique. Si la haine du chrétien couve encore dans la populace, et si les observateurs attentifs n'écartent pas l'éventualité de nouvelles explosions, c'est que les «prédicants» formés à El-Azhar s'emploient à persuader au peuple que les chrétiens sont les ennemis de sa foi. Dans la Haute Égypte, des imans prêchent aux fellahs d'enfouir leur argent plutôt que de rien acheter aux «infidèles». Un de nos compatriotes est servi depuis quinze ans par un vieux domestique, prévenant et dévoué. «Il se ferait hacher pour moi, me disait-il; regardez sa bonne tête de chien fidèle; pourtant, qu'un fanatique le persuade, demain, que je suis l'ennemi de sa religion, et il me tuera sans balancer.» C'est le même qui m'avait dit, la veille: «Je connais intimement plusieurs musulmans de distinction; quelques-uns sont mes amis; je me flatte de leur avoir rendu certains services, et qui ne sont pas médiocres; ils me font des politesses, ils me comblent de cadeaux; n'empêche qu'il y aura toujours entre nous, je le sens, je le vois, par le fait des religions différentes, une barrière infranchissable; il n'y a pas de libres penseurs parmi eux; ils sont tous, au fond, croyants, même ceux qui ne pratiquent pas.»

… Pourtant, si les puissances voulaient, me disait un éminent religieux, nous finirions bien par extirper ce chancre, par éteindre, par affaiblir tout au moins ce foyer de luxure et de haine. On croit communément qu'il est impossible de convertir les musulmans au christianisme. Quelle erreur! Nous en convertissons tous les jours, qui font de fervents, d'admirables chrétiens, et prêts à tous les sacrifices. Seulement, il faut qu'ils s'expatrient ou qu'ils se cachent. Sitôt leur conversion connue, leur famille les retranche de son sein. Et leurs coreligionnaires les abreuvent d'insultes, sans que l'autorité intervienne jamais. Voilà pourquoi les conversions sont si rares. L'Angleterre, si dure, si impitoyable pour les moindres peccadilles, laisse malmener nos convertis. Elle a peur des prêtres musulmans, de leur fanatisme, de leurs prédications. C'est cette peur qui fait leur force à eux. Ah! si l'Angleterre voulait! Encore n'est-elle pas aussi aveugle que la France qui, en Algérie, contrarie systématiquement la conversion des indigènes. La République peut recueillir aujourd'hui les fruits de cette intelligente politique!… Sans aller aussi loin, l'Angleterre n'en paralyse pas moins la seule force qui puisse dompter le fanatisme musulman et rendre l'Égypte à la civilisation.

Le 25 décembre, dans l'église du collège où les Pères Jésuites, investis de la confiance de plusieurs centaines de familles, instruisent pêle-mêle des enfants catholiques, schismatiques, juifs et musulmans, j'ai assisté à la messe de minuit.

Dès l'introït, l'église était remplie. Presque autant d'hommes que de femmes; le recueillement, jusqu'à la fin de l'office, ne s'est pas relâché un seul instant; plusieurs centaines de communions. Sur tous les autels, en gros bouquets, des fleurs orientales au parfum pénétrant. «Noël, Noël, voici ton Rédempteur» chantaient au jubé un choeur d'hommes et d'enfants. Jamais le bienfait de la Rédemption ne m'avait paru aussi lumineux, ni aussi grand. L'esclavage dont le monde est racheté depuis la nuit de Bethléem est ici visible à tous les yeux. Il faut avoir vu l'abjection des peuples sans baptême pour goûter pleinement la douceur et la joie de Noël. Beaucoup, dans notre Occident catholique, jouissent des fruits du christianisme sans connaître ou sans aimer l'arbre précieux qui les donne. Il est vraisemblable qu'ils retrouveraient la mémoire ou qu'ils apprendraient la reconnaissance au spectacle du monde musulman.

FOOTNOTES:

[Note 4: Mustapha Kamel est mort, à la fleur de l'âge, au commencement de l'année 1908.]

LES BELGES EN ÉGYPTE

On vient de fonder, au Caire, une «Union belge». Elle est née le jour de notre arrivée, c'est-à-dire le 11 décembre. Nous avons assisté au baptême. On a entendu la détonation de plusieurs bouchons. Ce n'était pas pour de la petite bière, je vous assure. Président d'honneur, M. de Gaiffier, ministre de Belgique; président, M. Florent Lambert; secrétaire, M. Émile Emsheimer. Citons parmi les membres: M. Albert Eeman, ancien député de Gand, magistrat éminent et universellement respecté; le baron Forgeur, les ingénieurs De Bruycker, Pécher et De Rycker, les avocats Squilbin et Schaar, l'architecte Jaspar, l'entrepreneur Rolin, etc. La petite fête a duré jusqu'à minuit. La plus franche cordialité n'a cessé de régner, naturellement.

Nos compatriotes établis en Égypte y font respecter et aimer notre pays. La qualité de Belge, là-bas, est maintenant un titre d'estime. Les Belges ont la réputation de gens actifs, laborieux et sérieux. Surtout sérieux; avec cela, sans morgue, et très ronds en affaires. La plupart réussissent fort bien, mais le succès ne leur fait pas tourner la tête. Ni arrogants, ni hautains[5].

J'ai fait la connaissance, dans un jardin ombragé de beaux arbres, d'un religieux belge qui vit en Orient depuis un quart de siècle. Si j'écrivais ce que je pense de l'élévation de son intelligence et de l'étendue de son savoir, on pourrait le reconnaître, et il m'en voudrait. Pendant que nous nous promenions dans une allée bordée de cyprès, il me disait: «J'ai vu naître et grandir, en Orient, le renom de notre pays; il y a vingt-cinq ans, le nom de la Belgique y était presque inconnu; mon premier passeport me donnait la qualité de Français, que j'avais sollicité de pouvoir prendre afin de forcer ainsi certaines portes qui, sans cela, je le savais, me seraient restées fermées; aujourd'hui, cette ruse innocente n'est plus nécessaire, loin de là; l'estime et la sympathie, en Égypte, accueillent les Belges partout.

» Le premier artisan de cette victoire, c'est notre Roi. Son oeuvre congolaise commença, je m'en souviens, de mettre la Belgique en vedette, de faire connaître en Orient notre nom et notre valeur. Je ne suis pas grand clerc, vous le savez, en matière commerciale; la littérature arabe m'est plus familière que la cote de la Bourse. Je sais néanmoins, comme tout le monde, qu'on voit tous les jours des affaires excellentes, et bien servies par des hommes de premier ordre, péricliter, faute de publicité, faute de réclame, et puis périr. Eh bien! la conquête et la colonisation du Congo ont été en Orient, pour les Belges, pour les entreprises belges, une indispensable, une merveilleuse réclame. Ah! nos ingénieurs, nos commerçants, nos hommes d'affaires en ont admirablement profité. Dans la route ainsi ouverte, ils se sont précipités avec cette ardeur tempérée qui est la caractéristique de notre race. Ils ont conquis une place honorable dans cette course enfiévrée, où ils s'étaient engagés les avant-derniers, un peu avant les Allemands, et où ils furent contrariés par la jalousie, l'inimitié même de certains puissants rivaux. Mais il fallait leur ouvrir et leur frayer le chemin. Non, vous ne direz jamais assez à quel point la politique de Léopold II et notre gloire congolaise ont servi, en Orient et particulièrement en Égypte, nos industriels et nos négociants.»

Plusieurs des sociétés belges constituées en Égypte s'occupent exclusivement d'entreprises agricoles. Elles sont presque toutes florissantes. Elles achètent, à bas prix, des terres de qualité inférieure, améliorées ensuite par l'irrigation et les engrais, puis louées ou revendues aux indigènes. Le fellah est rivé au vieux sol que sa race cultive depuis plus de soixante siècles. Les produits de son agriculture, particulièrement le coton et la canne à sucre, se vendent de mieux en mieux. La demande dépasse toujours l'offre. Les terres cultivables n'attendent jamais longtemps le locataire ou l'acheteur. Le prix de la terre augmente chaque année: plus de cent livres le feddan, dans certains districts, en 1906 (le feddan contient 42 ares; la livre vaut fr. 25.92). Rien d'étonnant dès lors que les «affaires agricoles» aient résisté à la crise qui a paralysé, au Caire et à Alexandrie, plusieurs sociétés financières ou industrielles en pleine croissance.

Cette crise a éclaté à la fin du mois d'avril 1907. Elle est née de l'excès de la spéculation sur les terrains à bâtir et sur les valeurs boursières. Puis elle a été aggravée par le «resserrement» monétaire qui, après la débâcle de New-York, s'est manifesté sur toutes les «places» du monde. Au Caire, elle a été effroyable. Le plus fort est passé. Les ruines se relèvent. On assure que, dans un an, ce ne sera plus qu'un souvenir.[6] Mais bien des plaies sont encore saignantes. On cite des gens de finance appauvris, en moins d'un an, de deux ou trois millions; et des ci-devant millionnaires réduits à trois mille francs de rente. On a nommé devant moi un officier supérieur, un Anglais, obligé, à la veille de prendre sa retraite, de solliciter un commandement sur une frontière lointaine, afin d'apaiser, en leur abandonnant l'augmentation de solde acquise au prix de ce très dur exil, ses créanciers. Les Grecs, si avisés pourtant et si fins en affaires, mais joueurs et spéculateurs effrénés, ont payé plus que personne leur tribut à la fièvre. L'important marché du coton d'Alexandrie leur a été ravi, et il semble bien que ce soit pour toujours. Ils en étaient les régulateurs et les rois. De successives et retentissantes faillites leur ont fait perdre ce sceptre, tout de suite ramassé par les Allemands, qui font, depuis une dizaine d'années, leur trouée en Égypte, à la stupéfaction et à l'indignation des Anglais. À quelque chose malheur est bon: depuis qu'ils ont peur des Allemands, les Anglais font patte de velours aux Belges, en butte, de leur part, à mille petites tracasseries au lendemain des «histoires» de l'enclave de Lado.

L'avenir de l'Égypte est, non pas sur l'eau, mais dans l'eau, dans l'eau limoneuse du Nil, fidèle, généreux et fécond, qui transforme en un jardin verdoyant, chaque année, par la vertu d'une inondation aussi régulière que le cours des saisons, cette longue et étroite vallée où l'eau du ciel ne tombe jamais. Le barrage d'Assouan, en retenant les eaux et en régularisant les crues, a reculé, à droite et à gauche, les anciennes limites du débordement annuel, et augmenté de vingt-cinq millions par an les revenus de l'Égypte agricole. Il est décidé qu'on exhaussera le niveau du barrage. Le domaine du Nil s'en accroîtra encore. Ah! les Belges qui ont fondé ou développé les sociétés agricoles en Égypte seront bien payés de leurs peines! Dans un pays si lointain, si peu connu et où l'argent se risquait alors d'un pas timide, deviner, dix ou quinze ans d'avance, la bonne veine, la veine qu'il suffit de creuser avec persévérance pour trouver le succès et la fortune: c'était aussi difficile, et plus hasardeux, que de déchiffrer une énigme du Sphinx. Bon nombre de Belges ont eu cette audace et ce bonheur.

J'ai demandé à plusieurs de nos compatriotes, au moment des adieux: «Qu'est-ce qu'il faut vous souhaiter pour 1908?» Quelques-uns ont répondu: «Un consul belge» sans vouloir autrement expliquer cette énigme—encore une! Il a fallu, pour la débrouiller, aller aux informations. Voici l'explication: nous n'avons pas de consul de carrière au Caire; notre consul est un Syrien naturalisé Belge, homme considérable d'ailleurs et très riche. Malheureusement, il ne sait pas un traître mot de flamand. Le vice-consul non plus, ni le chancelier, ni l'avocat du consulat, également Syriens. Or, les ouvriers flamands commencent à émigrer en Égypte. Il y a quelques mois, un Flamand fut inculpé de vol. L'Égypte étant soumise, comme la Turquie, au régime des «capitulations», les consuls ont qualité de juge d'instruction vis-à-vis de leurs nationaux. Notre consul instruisit contre cet accusé. Celui-ci se défendit comme il put, en mauvais français, donc très mal. Il y avait au dossier des pièces en langue flamande. Personne au consulat ne put en traduire un mot. L'inculpé paya cher cette ignorance. Sa détention préventive dura deux fois plus longtemps que de raison.

Si notre gouvernement ne prend des mesures, cette injustice se répétera. Or les prisons du Caire, obscures et sales, nauséabondes, agréables pourtant à la paresse de la plèbe locale, offrent peu d'attraits pour nos braves Flamands. Donnez un consul belge, s'il vous plaît, M. le ministre des Affaires étrangères, aux Belges du Caire, un consul qui comprenne et qui parle nos deux langues nationales.

D'autres m'ont dit: «Souhaitez-nous des cochers qui connaissent la ville.» J'ai compris tout de suite. Un soir, M. Georges Eeman m'invite à une tasse de thé. Il me donne son adresse: rue Zakhi Pacha, 3. Le portier de l'hôtel choisit entre vingt cochers un gaillard qui se fait fort de me conduire les yeux fermés. En route. Course d'un quart d'heure; arrêt devant un hôtel précédé d'un jardin; c'est là, me dit, du geste, le Collignon. Notez que pas un cocher du Caire ne sait un mot de français ni d'anglais. Moi, je sais trois mots d'arabe: «arbaghi» qui signifie cocher, «karakol»: police, et «malesh» c'est-à-dire—traduction un peu libre —fichez-moi la paix.—Eh non, ce n'est pas là; le numéro 31 est imprimé au-dessus de la grille. Suis-je seulement dans la rue?—L'indigène discourt et gesticule. Moi aussi. Des flots d'éloquence coulent ainsi en pure perte. Ah! voici un jeune élégant, souliers vernis et gants glacés, qui se hâte vers une réunion mondaine, apparemment. Un gentleman aussi bien habillé doit savoir au moins une langue de chrétien.—Monsieur!—Monsieur?—Venez à mon secours.—Volontiers.—Suis-je dans la rue Zakhi Pacha?—Du tout; c'est à un quart d'heure d'ici, il faut tourner à gauche; vous êtes devant l'hôtel de Zakhi pacha; ce n'est pas la même chose …» Je m'en doutais un peu. L'aimable jeune homme parlait aussi l'arabe. Il mit mon cocher sur le bon chemin. Sans lui, je n'avais qu'à rentrer à l'hôtel.

La nuit de Noël, un autre, au lieu de me conduire à l'église des Jésuites, me mène hors de la ville. Tout d'un coup, il arrête ses chevaux. Où est l'église? Il n'en sait rien, le monstre; je n'y arriverai pas; le plus sûr est d'aller me coucher. Tous les cochers du Caire connaissent l'hôtel Shephard's. Je lui crie donc: «Shephard's» et il fait demi-tour. Attends une minute. Voilà, sur le trottoir, un monsieur et une dame qui ont l'air bien honnêtes. —Monsieur, parlez-vous français?—No.—Speak english?—Yes. —Ce couple, anglais et catholique, se rendait à la messe de minuit, dans mon église même. J'ai tout de même donné un pourboire à l'animal …

Seigneur, Seigneur, faites que notre consul apprenne le flamand et que les cochers du Caire apprennent un peu de français, fût-ce du français belge …

FOOTNOTES:

[Note 5: Voici les chiffres du commerce spécial de la Belgique avec l'Égypte: nous vendons à l'Égypte (chiffres de 1906) pour 46,444,000 francs; nous lui achetons pour 3,073,000 francs.]

[Note 6: De récentes nouvelles semblent démentir ces espérances. Il paraît que la crue du Nil a été insuffisante cette année et que le coton de la dernière récolte a été attaqué par les vers. La vache maigre de 1907 n'aurait donc pas été seule de son espèce. Pourvu que le troupeau n'ait pas plus de deux têtes!…]

LES SPECTACLES DU CAIRE

Tâchons de noter brièvement les spectacles du Caire, leur couleur et leur vie. Ils courent la rue, c'est le cas de le dire. Nous sommes sur la terrasse du Shephard's. Donnez-vous la peine de vous asseoir. Puis regardez; c'est gratis, et la scène change à tout moment.

L'hôtel est situé en plein quartier moderne. C'est un des centres du Caire européen. Dans la rue, la mêlée des fiacres qui se suivent et se croisent, tous attelés de deux chevaux ardents, dure du matin au soir. Des flâneurs en turban et en robe musent sur les trottoirs. Toutes les races de l'Orient: Égyptiens, Bédouins, nègres, maigres Hindous, Circassiens somptueux, défilent comme dans une féerie.

Un étranger descend l'escalier de l'hôtel et entre bravement dans la cohue bourdonnante. Dix grands gaillards enjuponnés l'assaillent et l'assourdissent. «Moi drogman, moi bon drogman, Mousié le comte; achetez cartes postales; achetez chapelet, prenez chasse-mouches, Mousié le pacha.» S'il écarte tout de suite cette racaille, il est sauvé. S'il s'arrête seulement une minute, s'il parlemente, s'il se laisse tenter par l'éclat d'une breloque ou la couleur d'une antiquité fabriquée l'avant-veille, c'est un homme à la mer. Il mettra dix minutes à se tirer de leurs mains, à moins que le chawich qui fait faction devant l'hôtel ne vienne à son secours et ne mette en fuite, à coups de bâton, ces pittoresques mais redoutables gagne-petit.

Dig, ding, dong! un, deux, trois dromadaires à la file, chacun portant un carillon sur la bosse. Les sonnettes tintent en cadence, selon le rythme de leur pas allongé. C'est un mariage indigène. Une troupe de musiciens joue des airs de fête sur des modes mineurs. Tons élevés, sons aigus: vraie musique à porter le diable en terre. Six, huit, dix enfants, empilés dans un ou deux fiacres, rient aux éclats en se donnant des bourrades: c'est la progéniture des premières épouses.

Enterrement grec: un corbillard, blanc et or, vraie voiture de charlatan de chez nous, la caisse surmontée d'un ange aux ailes éployées, file comme une flèche; sur le siège, à côté du cocher, qui fume une cigarette, un prêtre orthodoxe, barbe d'ébène et barrette d'avocat; le cortège des parents et des amis, derrière, suit au grand galop.

Enterrement arabe: pas de cercueil; le mort, recouvert d'un drap, gagne le cimetière tel quel, étendu sur une civière soutenue par quatre porteurs; derrière lui, et rangés sur deux files, parents et amis crient qu'Allah est Dieu et Mahomet son prophète.

Dans une «quarante chevaux», deux dames d'un riche harem, costume tailleur et voile de mousseline blanche, font leur promenade quotidienne, sous la garde d'un eunuque noir, trapu, rébarbatif, assis à côté du chauffeur. Devant une élégante berline, deux coureurs, habillés de soie voyante, veste et larges culottes, une longue et flexible baguette à la main, fendent la foule, qui se range à leurs cris. Des femmes du peuple se faufilent dans la cohue, un enfant à califourchon sur l'épaule. Un bataillon de soldats indigènes, musique en tête, se hâte vers la plaine d'exercice. Voici un charmeur de serpents, débraillé et loqueteux. Les badauds font cercle autour de lui. De la musette qu'il porte en bandoulière, il extrait deux vipères, une salamandre, un scorpion; il les pose doucement sur le trottoir, et la représentation commence. Les vipères se dressent en sifflant, la salamandre sautille, le scorpion s'étire sous la caresse du soleil; le montreur, de la voix et du geste, excite sa ménagerie. La scène dure trois minutes. Sur un mot du chawich, l'homme a rengainé ses bêtes, et les pièces de nickel tombent, de la terrasse, dans son bonnet crasseux. Nous goûtons un vrai plaisir d'enfant devant la lanterne magique.

Pour voir les indigènes chez eux, pour saisir sur le vif la vieille ville et sa plèbe, immuable comme elle, il faut tourner le dos aux grandes et banales bâtisses du quartier européen et gagner la «Mouski», artère principale du quartier indigène, canal autour duquel s'embrouille un réseau de mille ruelles étroites. Les voitures y fendent, au grand trot, du matin au soir, le flot pressé et plein de remous d'une foule colorée et bruyante. Elles n'écrasent personne cependant. Il est vrai que les cochers n'épargnent pas les discours. «Passant, prends garde à ton flanc, tu vas rouler sous les roues de ma voiture … Jeune fille, fais attention; tu es peut-être fiancée; si mes chevaux t'écrasaient, quel malheur, quelle désolation»!… Tout cela en arabe, naturellement. Les interjections des cochers bruxellois sont moins douces à l'oreille …

Aux carrefours, la cohue défie toute description. Chevaux galopants; haquets chargés de briques; longues et plates charrettes où se tiennent accroupies dix ou douze femmes voilées, silencieuses, des enfants dans les bras; ânes chargés de fardeaux; mendiants, camelots, chiens errants et marmaille: tout cela court, se mêle, bourdonne, hurle, glapit. Je me souviens d'avoir attendu cinq minutes, à un tournant de mon chemin, avant de pouvoir traverser cette mer.

Les ruelles, à droite et à gauche, sont à peine plus larges que notre rue d'Une-Personne. Vous ne feriez pas cinquante pas, sans guide, dans ce labyrinthe obscur, avant d'être perdu. Si l'on avait le temps, on s'arrêterait des heures près de chaque corps de métier. Chacun a son quartier spécial, comme dans nos villes au moyen âge. Les ouvriers travaillent sur le seuil des boutiques. En voici qui cousent, coupent, ajustent des bandes de grosse toile. Ils fabriquent des tentes. Manifestement, ils ne sont pas pressés. L'aiguille, entre leurs doigts, va doucement son petit bonhomme de chemin.

C'est dans le quartier des batteurs de cuivre qu'on aurait du plaisir à flâner. Mais il faudrait pouvoir donner deux ou trois jours à la ville indigène. Marchons droit aux bazars, entre des maisons lépreuses dont les façades, toutes de guingois, se cogneraient à la hauteur de l'étage si on les poussait un peu. Une toile tendue brise, au-dessus de nos têtes, les ardeurs du soleil. On a l'illusion de marcher dans une ville souterraine. Point de pavés; le sol est dur et lisse comme l'asphalte de nos boulevards. On distingue de temps en temps, dans le clair-obscur, au-dessus d'une porte cintrée, le lacis dégradé de gracieuses arabesques.

Rien que des turbans et des robes de toutes couleurs. Pas de femmes, ou si peu: de rares fantômes noirs, pieds nus dans des sandales, glissent dans la pénombre, un bel enfant à califourchon sur l'épaule. À l'étal des bouchers, de grosses mouches, par milliers, leurs pattes plantées dans les quartiers de viande, font bombance; personne ne les chasse. À quoi bon? Rien n'arrive qui ne doive arriver. D'ailleurs, elles sont trop. Tous ces moutards en haillons, ravissants et sales, qui se roulent dans les ruelles, un tuyau de canne à sucre entre leurs petites dents blanches, sont la proie des mouches, qui leur dévorent le visage et les yeux. Nous ne nous étonnerons plus de rencontrer tant d'aveugles.

Du fond d'une cour qui se laisse entrevoir par l'entre-bâillement d'une porte vermoulue, se répand un choeur de traînantes lamentations. Les voix de femmes dominent; il y a deux groupes de chanteuses, et qui se répondent. Qu'est-ce que c'est? Une veillée funéraire? Abd-el-Rahim va aux informations. Ce sont des femmes juives qui chantent les prières de la veille du sabbat. L'écho de leur mélopée nous poursuit jusque dans les bazars.

Gare à nos poches! Voici des ennemis plus dangereux que les tire-laine qui guettent l'étranger à tous les carrefours de la ville indigène. Les marchands nous haranguent, dans toutes les langues connues, sur le seuil de boutiques pleines de tentations. Fiez-vous à votre guide, même si vous le soupçonnez de toucher le denier à Dieu sur chacune de vos empiètes. Vous ne serez volé qu'une seule fois, et en bloc. Abd-el-Rahim nous détourne, en clignant de l'oeil, des boutiquiers qui n'ont pas sa confiance.

Les bazars du Caire regorgent de merveilles; de camelote aussi. Maints fabricants autrichiens ou allemands y écoulent leurs cuivres dits arabes et leurs bijoux orientaux, qui se vendent deux fois plus cher, naturellement, que dans les boutiques de Berlin ou de Vienne. Mais il n'en faut pas davantage pour garantir, aux yeux des snobs, leur authenticité. À côté de ces attrape-nigauds, d'admirables spécimens des vieilles industries de l'Orient: images byzantines, ciselures de Damas, émaux persans, tapis de laine et de soie, à quatre mille francs pièce—et qui les valent,—nous retiennent et nous charment, des heures durant, par l'éclat et l'harmonie des couleurs ou l'originalité du dessin.

La chaleur du jour commence à s'apaiser; la flamme des lanternes tremblote aux carrefours; les ombres des passants dansent sur les murailles; notre promenade s'achève dans un décor fantastique et lugubre. «Maudite soit votre religion», marmotte, entre ses dents, un loqueteux qui nous croise. C'est la suprême injure. Partons avant la nuit; allons revoir les lumières et l'animation de l'Ezbékieh.

La Mouski mène aux tombeaux des Khalifes, où j'ai été deux fois, de jour d'abord, pour jouir pleinement de la beauté de Quaït baï, charmante mosquée du XVIe siècle, vrai bijou de pierre dentelée, chef-d'oeuvre de hardiesse et de grâce. Le minaret monte comme une flèche dans l'air pur. La coupole semble un miracle d'équilibre. Le plafond, en bois sculpté et peint, flatte et caresse les yeux. Une douce lumière tombe des petites fenêtres. Impossible de rêver, pour les fleurs des vitraux, des couleurs plus franches, plus discrètes et plus pures. Sous le porche, pendant que le gardien nous aide à chausser les babouches, un vieil indigène offre sa tête au rasoir d'un barbier. Des vautours, au-dessus de la colline proche, tournoient dans l'azur. La nappe rose du désert fuit à cent pas de nous.

Nous y sommes retournés le soir, bien que l'endroit passe pour être peu sûr. Julius en était. J'entends encore l'explosion de sa joie. Au sortir de la Mouski illuminée et bruyante, la voiture venait d'entrer dans le silence et l'ombre de la nécropole abandonnée. «Nom d'un … chien, dit Julius en flamand; comme c'est beau!» Quelle nuit, quel clair de lune! Un globe d'or pâli brûlait dans une mer de vieil argent. Caressés de doux rayons, les minarets et les coupoles projetaient des ombres démesurées sur la blancheur du sable. Les ombres sont moins noires et la clarté moins blanche dans nos plus belles nuits. Pas un bruit. Nous frissonnions d'émotion et de plaisir.

Un autre jour, nous avons vu, du haut de la citadelle, le soleil se coucher derrière les Pyramides. La nuit tombait. À nos pieds, la ville immense, enveloppée d'ombre, trouait les ténèbres naissantes. Devant nous, aux confins de l'horizon, la masse dorée de la Grande Pyramide semblait flotter dans une buée violette; le Nil charriait un paquet d'or en fusion.

Tels sont les spectacles du Caire. Je les aurais donnés tous, à la fin, vers le quatorzième jour, pour voir, rien qu'un moment, un seul des spectacles familiers de chez nous: les nuages de notre ciel, les jeux du soleil d'été dans nos hêtres et nos chênes, le cuivre et les opales de notre automne. Aujourd'hui, je les évoque et je les regrette. Un savant professeur a beau crier que le choléra accourt vers l'Europe et qu'il atteindra le Caire l'année prochaine. L'année prochaine, si je peux aller revoir l'azur laiteux de ce ciel, les vagues roses du désert, la grâce des mosquées et les voiles blanches qui courent sur le Nil, bombées par le vent du soir, comme autant de grands oiseaux, ce n'est pas sa prédiction qui m'arrêtera.

THÈBES

Du Caire à Louqsor, bourgade de sept mille habitants, dont les maisons carrées s'élèvent sur la rive droite du Nil, près des ruines de Thèbes, on compte, à vol d'oiseau, environ six cent cinquante kilomètres: à peu près la distance de Paris à Marseille. Les touristes qui ont le temps remontent le Nil en bateau. C'est très amusant. Mais il faut sept ou huit jours. Nous avons pris le train. On va plus vite et c'est moins cher. Quatorze heures d'express. Juste le temps de dîner et de bavarder en fumant un cigare, puis de dormir une bonne nuit. Les couchettes des wagons-lits sont tout à fait confortables. On se lève au petit jour, quand l'aurore tire doucement les rideaux devant le soleil. On voit s'éveiller, le long de la voie ferrée, les villages indigènes. Les champs s'animent, le soleil monte; les collines qui courent, à droite et à gauche, au seuil des deux déserts, se teintent d'une jolie couleur rose, et les scènes bibliques du Delta reparaissent devant nos yeux. Huit heures et demie: on arrive à Louqsor.

Nous y avons passé cinq jours, et c'est trop peu. Les ruines de Thèbes, de la Thèbes aux cent portes, sont éparpillées sur une surface immense. Le monde antique ne connut guère de plus grande ville, ni de plus somptueuse. Quand les rois de Thèbes régnaient sur toute l'Égypte, l'Égypte régnait sur cent peuples, sujets ou tributaires. Quand elle commença de décliner, la splendeur de Thèbes durait depuis vingt et un siècles. C'est entre le XXXIIe et le XIe siècle avant Jésus-Christ que la ville fut au sommet de sa gloire. Il est certain qu'elle existait dès le XLIe. À Karnac, sous les ruines du grand temple d'Amon, dieu de la ville et de l'empire, on a trouvé des vestiges: silex et poteries—je les ai vus—d'une Thèbes préhistorique, antérieure donc au XLVe siècle. Additionnez, faites le compte, descendez au fond du gouffre. Il y a plus de 6,500 ans que des hommes vivent, aiment, se querellent et meurent, sous la voûte ardente de ce ciel sans nuages, dans ce cadre immuable et charmant. Mesurée à cette échelle, l'histoire de notre Occident fait vraiment piètre figure. Moïse tira Israël de la servitude égyptienne dans la moitié du XIVe siècle avant notre ère. Entre les premiers temps de Thèbes et l'instant où nous sommes, l'Exode occuperait donc le milieu de la chaîne. Trente-trois siècles de chaque côté. Plus de six mille cinq cents ans! Ces pauvres petites minutes, finies aussitôt que commencées et qui meurent si vite sur le cadran de la montre, ce sont elles qui ont comblé, en tombant une à une, cet abîme, infime portion du Temps, abîme sans fin …

Memphis est de beaucoup plus ancienne. La vieille capitale des premières dynasties était peuplée, florissante et célèbre dès le XLIIe siècle avant Jésus-Christ: le fait est sûr. Thèbes n'était alors qu'une bourgade naissante. Mais, sauf la nécropole, qui se développe, le long du désert de Lybie, sur un ruban de plus de trente kilomètres, et deux colosses mutilés étendus sur le sable, il ne reste rien de Memphis. Rien: ni un obélisque, ni une colonne; à peine, çà et là, un informe amoncellement de pierres dégradées qui marquent l'emplacement d'un palais ou d'un temple. Pendant des siècles, les ruines de Memphis furent exploitées, comme une carrière, pour bâtir et rebâtir le Caire, dont les Arabes vainqueurs avaient fait, à trois ou quatre lieues de la ville morte, la capitale de leur empire égyptien. Victimes des invasions, des assauts, des tremblements de terre et du temps, qui finit par achever, dans toutes les villes déchues, les ravages des hommes, les monuments de Thèbes, heureusement éloignés de toutes les grandes villes de l'Égypte moderne, ont échappé à un pillage aussi systématique et aussi continu. Leurs ruines dressent encore dans la pure et éclatante lumière le squelette colossal d'une architecture de géants.

Il y a moins de trente ans, elles étaient ensevelies sous le sable et les constructions parasitaires. À force de patience et de travail, les savants, presque tous Français, du service des antiquités égyptiennes, les ont ressuscitées. Elles sont vivantes aujourd'hui. Leurs pylônes, leurs portiques, leurs statues énormes et souriantes donnent la mesure de Thèbes à son zénith. Roses dans la douce lumière du matin; dorées et flamboyantes dans la gloire des midis; enveloppées, au crépuscule, comme d'une poussière violette; peuplées d'ombres immenses sous la clarté de la lune: il faut leur donner plusieurs jours si l'on veut avoir une idée de leur changeante figure et des aspects divers de leur beauté. Plaignons le voyageur qui les traverse en courant!…

Le fleuve séparait la ville des vivants, bâtie sur la rive droite, de la cité des morts. Des édifices de la première, il ne reste que les temples de Louqsor et de Karnak, les plus imposantes reliques de toute l'Égypte ancienne. Sur la rive gauche, à trois quarts de lieue du Nil, au milieu des champs cultivés, sur une ligne parallèle au fleuve et longue de cinq kilomètres, s'espacent les débris d'une multitude d'édifices. L'enceinte du plus grand de ceux qui subsistent encore formait un rectangle de deux kilomètres et demi sur neuf cent vingt-sept mètres. Dans un autre, monument funéraire de Ramsès II, la statue en granit du souverain, dont les débris remplissent toute une cour, mesurait, en hauteur, un peu plus de dix-sept mètres; et l'on a calculé qu'elle devait peser plus d'un million de kilogrammes. Sur cette terre où passe aujourd'hui la charrue, on ne peut faire un pas sans que le pied heurte une ruine. Près des colosses dits de Memnon, qui commandaient l'entrée d'un édifice dont il ne reste plus d'autre trace—statues royales, hautes de dix-huit mètres environ, dégradées et formidables encore—un buffle, quand nous mettons pied à terre, traîne un soc identique aux charrues d'il y a six mille ans, un enfant nu à califourchon sur le dos.

La vallée des Rois et la vallée des Reines s'ouvrent un peu plus loin, dans les gorges d'une montagne qui est le type parfait de l'aridité et de la désolation. On part à huit heures du matin. Girgis Morgan, notre drogman, attend sur le seuil de l'hôtel. Baedeker recommande ce brave homme. Je me permets de joindre ma modeste voix à ce trombone illustre. Girgis Morgan nous a protégés, tout le temps de notre séjour, contre la rascaille enturbannée qui assaille le voyageur à chaque pas. Sans lui, Julius payait dix francs un oiseau momifié, puant et laid, qu'il a fini par avoir pour cinq piastres: 1 fr. 25. Il parle couramment, outre l'arabe, le français, l'anglais et l'italien. Ce sont les Pères Franciscains de Louqsor qui l'ont muni de ce bagage, dont il retire, en hiver, un bon profit. Il a une tête d'Égyptien de l'Ancien Empire. Sérieux, discret, point bavard, il connaît parfaitement son métier. Avec cela, quoique hérétique, fervent chrétien. Après une chevauchée de quatre heures dans la vallée des Rois, par vingt-cinq degrés de chaleur, il fit maigre, par respect pour l'abstinence de l'Avent, dans la cantine installée par l'agence Cook au milieu du désert. Le roastbeef et le jambon étaient pourtant de première qualité. Et le vin du Rhin aussi …

On part donc à huit heures. Les ânes nous attendent de l'autre côté du fleuve. Des nuées de vautours tourbillonnent dans l'air pur. Les collines, en face de nous, baignent dans une vapeur rose. Notre barque approche de la rive. Les robes des âniers et les housses, noires, jaunes et rouges des baudets, composent un ravissant tableau. «C'est joli, joli! fait à côté de nous un touriste écossais; quel délicieux Fromentin! Comme c'est heureux que ce peuple ait gardé ses coutumes séculaires.» Je pense en dedans de moi: «Heureux pour nous, sir; mais pour eux, cela n'est pas si sûr.»

Houp! en selle. Le premier moment est un peu dur. Les baudets prennent le trot. Leurs sabots, sur le chemin de terre battue, font un bruit de castagnettes. Les âniers courent derrière, un pan de leur tunique entre les dents.—Doucement, vilaine bête, la selle tourne, et nous allons longer un ravin, va doucement.—Mais les ânes de Louqsor n'entendent pas le français. Heureusement, l'ânier a vu le péril. Il crie à pleins poumons: «Ouch! Ramsès II, Ouch!» Ramsès II, c'est le nom du bourricot, Ouch veut dire doucement. Ramsès II a régné sur Thèbes, sur l'Égypte, sur cent peuples divers; il a bâti des temples, fondé des villes, peuplé de son effigie tous les monuments d'un des plus puissants empires que le monde ait connus; il est mort à cent ans. Et un âne, aujourd'hui, se reconnaît à son nom, qui fit trembler l'Orient … Soyez donc députés!…

C'est dans cet équipage que nous avons visité, en deux jours, les ruines de la rive gauche, ainsi que les tombeaux de la vallée des Rois et de la vallée des Reines.

La route monte dans une gorge étroite, entre deux murailles de rochers nus. Pas une plante, pas un brin d'herbe, pas un oiseau: le désert est plus animé, moins morne et moins tragique. Il fait chaud, chaud … Le guide déclare vingt-cinq degrés. Ramsès II commence à renâcler. Allons, un peu de courage. Nous ne sommes pas au bout. Tout à l'heure, sur le coup de midi, il faudra gravir, à pied, les baudets menés en laisse derrière nous, la pente raide de cet éperon, déjà embrasé par la lumière ardente, et dont le sommet semble grandir à chaque pas que nous faisons. Si nous voulons voir Deir-el-Bahari aujourd'hui, il n'y a pas d'autre chemin, à moins de faire un détour et de perdre ainsi deux heures. Un peu de courage. L'entrée de la première tombe royale bâille à quelques pas de nous.

Nous avons visité douze tombeaux, les plus grands, les plus beaux, les plus célèbres. Des millions de morts dorment dans les flancs de la montagne, qui servait de cimetière aux Thébains. On fourrait les gens du commun, momifiés au plus bas prix, dans les fentes des rochers. Les gens de qualité se faisaient construire des caveaux. Pour les rois, les reines et les princes du sang, ce n'était pas trop de palais souterrains. Nous voici chez Aménophis II, roi de la XVIIIe dynastie, mort en 1600, ou à peu près, avant Jésus-Christ. La dernière demeure de Sa Majesté est maintenant éclairée à la lumière électrique. On entre par un couloir large de trois ou quatre mètres, en pente rapide, sur lequel s'embranchent, à droite et à gauche, des salles funéraires supportées par des piliers. Toutes les parois sont couvertes de fresques. Dieux à tête de chacal, de vautour ou de chouette; le roi, la reine, leurs ancêtres, leurs enfants, leurs serviteurs; personnages agenouillés devant les dieux; cortèges religieux escortant la barque sacrée; serpents déroulés et sifflants, vautours aux ailes éployées: des centaines d'images, souriantes, grotesques ou terribles se mêlent dans des processions fantastiques. M. Jean Capart dit que c'est le «Baedeker» de l'enfer égyptien.

Les couleurs, simples et franches, ont gardé leur éclat. On dirait que les décorateurs viennent de finir leur tâche. Le dessin, ferme, vigoureux, mais conventionnel et monotone, ne manque pas de noblesse. Dans les figures, dessinées de profil, l'oeil regarde en face. Il est rare que l'artiste ait travaillé la muraille même. Presque toujours, c'est dans un enduit de plâtre appliqué sur le mur qu'il a gravé, en relief, ses personnages, livrés ensuite au peintre. Le plafond: étoiles d'or sur fond bleu, figure la voûte du ciel. Tout cela fait un ensemble animé et impressionnant. Le tableau a grande allure. Quelle somme de labeur il représente, on peut facilement l'imaginer en songeant à ceci: le sarcophage repose à trois cents mètres de profondeur; couloir, salles et caveau sont creusés dans le roc.

Un dernier escalier, et, dans une espèce de basse fosse encadrée d'un treillis, apparaît le seigneur de céans. Le sarcophage, magnifiquement décoré, est ouvert: une plaque de verre remplace le couvercle, volé par les pillards du désert. Le voilà, entouré de bandelettes, et tel qu'il fut enseveli il y a trois mille cinq cents ans, après que les embaumeurs eurent assuré son corps contre la corruption. La figure, longue et osseuse, offre un contour précis. De longues mèches descendent sur les tempes; la bouche entr'ouverte laisse voir de fortes dents; une chauve-souris volète, éperdue, au-dessus du cercueil. Du bout de la canne, en allongeant le bras, nous pourrions la toucher. Il y a pourtant trente-cinq siècles entre nous. Trente-cinq siècles! Et ce n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan infini …

L'histoire de la ville et de l'empire est extraite, lambeau par lambeau, de la nécropole thébaine. Les deux vallées n'ont pas livré, loin de là, tous leurs secrets. Bien que la plupart des tombes, découvertes dès le moyen âge, par l'avidité des Arabes, aient été pillées, depuis lors, plusieurs fois, on a enrichi de leurs dépouilles tous les grands musées du monde, à commencer par cet admirable Musée du Caire, bondé de momies royales, de sarcophages aux effigies colorées ou revêtues d'or fin, de statues, de bijoux, des plus précieux objets du mobilier entassé dans les demeures des morts.

On y voit, hauts comme de grands joujoux, des esclaves, hommes et femmes, qui pétrissent le pain, cisèlent des métaux, font leur office de domestiques ou d'ouvriers; et des bataillons de soldats, infanterie légère ou hoplites, qui défilaient comme à la parade pour l'orgueil et la joie du souverain défunt. Les heures passent comme l'éclair au milieu de ces merveilles. Ne vous étonnez pas qu'on ait vidé de leurs richesses, pour ranger et étiqueter celles-ci comme des cadavres dans une morgue, les palais souterrains des rois de l'ancienne Égypte. Certainement, elles perdent à être vues hors de leurs cadres. Mais il faut bien compter avec les pirates du désert, organisés en bandes, aventureux, hardis, et soudoyés par des industriels qui s'enrichissent en revendant à prix d'or, aux musées et aux collectionneurs, les rois, les reines et les dieux égyptiens, toutes les curiosités des tombes et des temples. Tous les tombeaux ont des gardiens armés. Aménophis II fut néanmoins volé, une nuit, à la barbe de sa garnison, surprise et garrottée; volé de sa barque sacrée et du couvercle de son sarcophage. Des chevaux et des chameaux attendaient sur le seuil. Avant le lever du jour, les voleurs avaient mis plusieurs lieues de désert entre eux et les «chawichs». Quelle joie, pour l'amateur qui inspira ce raid et en paya les frais, de se rappeler cette aventure en contemplant son butin! Il paraît qu'un grand nombre de gentlemen anglais et américains donneraient, pour l'éprouver, plusieurs années de leur vie. Entre nous, je donnerais la barque et le sarcophage d'Aménophis—mais ne le dites jamais à Capart—pour avoir écrit, sur l'Égypte souterraine, ce morceau-ci, qui est de Paul de Saint-Victor:

«L'Égypte n'est que la façade d'un sépulcre immense; ses pyramides sont des mausolées, ses montagnes des ruches de tombeaux; le terrain sonne creux dans ses plaines, épiderme de vie drapé sur un charnier gigantesque. Pour loger ses cadavres, elle s'est convertie elle-même en cimetière; elle s'est dédiée, en quelque sorte, à la Mort.

»J'ai vu, dans le cimetière de Nuremberg, une tombe plus grande à mon sens que tous les hypogées de l'Égypte, avec les colosses qui les gardent et les panégyriques en lettres de dix coudées gravés sur leurs parois. C'est une simple dalle sur laquelle est écrit ce seul mot: Resurgam! «Je me relèverai!» Cri sublime poussé par une pierre nue, par un cercueil en lambeaux, par des ossements en poussière, mais qui affirme plus haut l'immortalité que les pyramides, les sarcophages et les momies indélébiles de l'antique Égypte.»

LOUQSOR ET KARNAK

Le mot «colossal» revient toujours à l'esprit quand on pense aux temples de l'ancienne Égypte. Les monuments de la Grèce et de Rome sont des pygmées en comparaison de ces géants. On mettrait le Colisée dans un petit coin de Karnak. «Bâtissons une tour qui s'élève jusqu'aux cieux», se disaient les constructeurs de Babel, soucieux uniquement d'étonner, par un monument démesuré, la postérité et le ciel même. Il semble que les constructeurs égyptiens n'aient pas eu d'autre idéal.

Voilà quarante siècles que leurs temples souffrent des injures du temps et de la fureur des hommes. Ceux de Thèbes furent ravagés et pillés, au VIIe siècle avant notre ère, par les Assyriens, au VIe par les Perses. Ptolémée Latyre, vers 114, détruisit la ville de fond en comble. On montre encore, à Karnak, dans le temple d'Amon, quelques-uns des boulets de pierre lancés par ses machines. Le tremblement de terre de l'an 27 avant Jésus-Christ, qui fit tant de ruines en Orient, cribla les édifices thébains de blessures mortelles. Quand le christianisme vainqueur eut transformé en chapelles les sanctuaires d'Amon, les effigies des dieux disparurent sous un épais badigeon. Après les édits de Théodose, des milliers de statues périrent sous le marteau, l'empereur voulant donner le coup de grâce, en détruisant les idoles, aux cultes monstrueux et impurs du paganisme agonisant. Dès lors, c'en est fait, et pour toujours, de la splendeur, de la vie même de Thèbes. Les chacals rôdèrent sans crainte dans la ville, dépeuplée et croulante. Dans la solitude et le silence, ses pierres vont tomber une à une, comme, dans nos forêts occidentales, les branches desséchées des arbres morts. Les arbustes et les fleurs continueront de dégrader les ruines en achevant, d'une verdoyante parure, leur touchante et mélancolique beauté.

Louqsor est une des «curiosités» de l'univers. Il suffit de s'abandonner un moment à l'imagination pour animer et faire vivre ce magnifique squelette. En 1883, il était encombré de petites maisons arabes. Une mosquée, construite dans l'enceinte, sur le sol exhaussé par les apports séculaires, domine encore le grand pylône. Il y a vingt-cinq ans, les colonnes plongeaient dans un lit de terre épais de six mètres au moins, quand M. Maspero entreprit de rendre à l'édifice, dans la mesure du possible, sa forme et son aspect. Elles défilent aujourd'hui, face au Nil, toutes droites, et hautes de dix-huit mètres, comme un bataillon de géants rangés pour une revue. L'édifice développait, du nord au sud, un rectangle long de cinq cents mètres environ. Un seul obélisque, sur le seuil du pylône qui commandait l'entrée, dresse encore son aiguille de granit rose; l'autre, donné à la France par Méhémet Ali, s'ennuie depuis trois quarts de siècle sous le ciel parisien, au milieu de la place de la Concorde. Des statues échappées aux massacres: rois, princes, princesses et reines, en granit blanc ou noir, colosses de quinze, vingt, vingt-cinq mètres, font sentinelle à l'entrée des vastes cours encore jonchées de débris. Tout cela pourtant nous paraîtra modeste, tout à l'heure, quand M. Georges Legrain nous fera les honneurs de Karnak: à peu près comme une grande église de province auprès de Saint-Pierre de Rome.

Le grand temple de Karnak, consacré à Amon, était le centre d'une véritable ville forte dont l'enceinte, encore visible, enfermait, dans un quadrilatère d'au moins quatre kilomètres, plusieurs autres sanctuaires, une demeure royale, des maisons pour les prêtres, les fonctionnaires, et tous les petits métiers qui vivaient de l'immense ruche. Entre Karnak et Louqsor courait une avenue bordée, à droite et à gauche, de cinq cents sphinx accroupis. La route existe encore. C'est un chemin bien entretenu et très propre, qui enjambe, sur des ponceaux, des rigoles où croupit l'eau du Nil. Les sphinx n'ont pas tous disparu. Sur le seuil de Karnak, il en reste plusieurs, têtes pacifiques de béliers, corps musclés de lions au repos.

Quatre kilomètres: les deux tiers de l'enceinte de Bruxelles! Une longue file de débris gigantesques se déroule tout à coup devant nos yeux. On dirait une ville saccagée par le canon ou un tremblement de terre. Deux obélisques roses, des colonnes plus hautes que nos plus beaux peupliers, la masse trapue de pylônes crénelés émergent d'un océan de décombres. Une robe de broussailles vertes s'étend, çà et là, sur les pierres amoncelées. Des bouquets de palmiers se balancent paresseusement dans l'air pur. On ne trouve pas de mots pour rendre comme il faudrait la noble tristesse de ce tableau.

M. Legrain, qui dirige depuis douze ans les fouilles et les travaux de Karnak, va nous faire les honneurs de son domaine. Je dirai tout à l'heure un mot de ses découvertes. Il ne trouva, en arrivant, qu'une espèce de carrière abandonnée et chaotique: huit mètres de terre sur toute la surface; plus de trace des avenues. Il a fini par déterrer le gigantesque squelette. Grâce à ses heureux efforts, on peut se faire une idée de la colossale majesté de Karnak.

Six pylônes, épaisses masses de pierres en forme de pyramide quadrangulaire tronquée, s'espaçaient, séparés par des cours, depuis le seuil jusqu'au sanctuaire du Grand Temple, coeur de toute la ville, et qui formait un rectangle de mille mètres environ sur cent vingt, largeur du pylône principal. Au delà de la première cour s'alignaient, en rangs serrés, sur trois nefs, pour composer une formidable et ténébreuse forêt, les cent trente-quatre colonnes de la salle hypostyle. Quinze mètres les moins hautes, celles des bas-côtés; vingt-trois mètres les autres, qui supportaient la nef centrale. Sur les chapiteaux de celles-ci, qui ont quinze mètres de tour, cinquante personnes pourraient s'asseoir à l'aise. Nulle part mieux qu'ici l'Égypte ancienne ne donne sa mesure.

Toute dévastée qu'elle est, la forêt fait encore grande figure. Après les ouragans, les assauts et les sacs, deux mille ans d'abandon n'ont pu venir à bout de ses géants. La moitié environ restent debout, dorés par l'ardente lumière, griffés d'hiéroglyphes et revêtus, du haut en bas de leurs énormes troncs, de reliefs jadis enluminés. Au sommet, sous l'abri des chapiteaux, des bribes de couleurs vives achèvent de s'effacer. M. Legrain travaille passionnément à replanter les colonnes déracinées. Il faut chercher patiemment les morceaux, un à un, dans le fouillis des décombres, puis les classer et les réunir d'après les inscriptions. Quand l'oeuvre du savant est finie, quand tous les débris d'une même colonne se trouvent rassemblés, la besogne des maçons commence. M. Legrain commande à trois cents ouvriers, hommes et enfants, recrutés parmi les fellahs du voisinage. Voilà une colonne qui s'élève sous l'effort d'une équipe. Un terrassement, qui monte en même temps qu'elle, fait fonction de plan incliné; deux rails sont posés dessus; les blocs, rangés sur un chariot, avancent péniblement, au gré d'une trentaine de moricauds attelés par une longue corde. Quand la colonne sera achevée, on détruira le terrassement. Et de même pour chacune. Ainsi besognaient déjà, il y a quatre mille ans, sous le bâton de leurs chefs d'escouade, les ancêtres de cette plèbe en guenilles, les innombrables esclaves qui bâtirent, par le seul effort de leurs muscles serviles, pour réaliser le rêve fantastique des Pharaons, les temples et les palais de Karnak. Mêmes pierres tendres et dorées, mêmes outils rudimentaires, mêmes procédés simplistes. La même tâche, après quatre mille ans, recommence sous le même ciel. Une seule différence: les manoeuvres de M. Legrain touchent dix sous par jour. Même pour ces pauvres diables, il y a un «fait nouveau» dans le monde.

Derrière la forêt de l'hypostyle règne encore le chaos. Où se déployait jadis, entre deux rangées de statues colossales, la majesté de la Grande Avenue, un chemin étroit se faufile à présent, entre des blocs postés pour arrêter, à droite et à gauche, l'incessante invasion des décombres. Du peuple de granit qui remplissait les cours, quelques rares survivants mutilés, corps sans tête, bustes sans bras, continuent dans le silence et l'effrayante désolation des ruines leur faction séculaire. Par des blessures béantes, les moellons des pylônes éventrés s'écroulent dans les cours. Nous heurtons du pied, dans le pêle-mêle des débris, de charmants visages de souriantes princesses ou des torses de dieux taillés à la mesure de leurs temples.

M. Legrain se prodigue pour nous. Pendant qu'il parle, en nous guidant à travers les éboulis, tout le plan de la ville sacrée se débrouille à nos yeux. L'aimable homme nous raconte, avec une verve pétillante, ses bonnes fortunes et ses déboires. Il a retrouvé la redoutable déesse Hathor. Il va nous montrer une fresque éclatante de fraîcheur découverte par hasard dans l'épaisseur d'un mur. Un Pharaon y trône environné de dieux. Le successeur, probablement, voulut détourner vers sa personne les hommages que cet honneur attirait au souverain destitué ou défunt. On mura, sur son ordre, le tableau séditieux. Bénits soient cet in pace et ce roi lunatique! Les figures, toutes intactes, semblent être peintes de la veille. On peut enfin se représenter la décoration intérieure et la couleur de Karnak …

M. Legrain s'arrête soudain de parler. Il voit bien que nous ne l'écoutons plus. «Le charme agit» nous dit-il en souriant. Charme étrange, amalgame bizarre de sensations inconnues et de sentiments contradictoires. C'est d'abord l'ahurissement de Gulliver tombé dans sa peuplade de géants. Nos yeux d'Occidentaux se trouvent dépaysés. Jamais nous ne nous habituerons à cette «colossalité» monotone. On se sent l'âme écrasée par une grandeur qui échappe à ses prises. Puis on goûte malgré tout le plaisir un peu «snob» d'errer, sous un ciel éclatant, parmi les reliques d'un des plus prestigieux monuments du vieux monde. Puis la majesté de l'ensemble force l'admiration. En aucun lieu de la terre, les masses de pierres assemblées par l'orgueil ou le génie de l'homme ne parlèrent un aussi formidable langage. L'effort de ces bâtisseurs ne fut jamais dépassé. Et voilà ce qu'il en reste! Ad quid? À quoi bon? Ces palais et ces temples titanesques, les voilà saccagés comme, au moment de la marée, les constructions des enfants sur le sable. Puissance des rois, audace des architectes, fier ou gracieux génie des artistes, labeur accablant des esclaves: jeux puérils que tout cela. Tout cela n'a paru sur la terre, un moment, que pour intéresser M. Legrain et amuser quelques touristes …

Retournons flâner, avant la nuit, dans les allées profondes de la salle hypostyle. Tout à l'heure, dans le premier émoi, saisis et stupéfaits en présence de ces géants de pierre, nous n'avions d'yeux que pour leur masse énorme et l'effet grandiose de leur alignement. M. Legrain va faire revivre pour nous le cortège, maintenant effacé et confus, des dieux et des rois gravés sur leurs fûts millénaires. Des dieux à tête de chacal, d'ibis ou de chouette entourent le grand dieu de Thèbes à figure d'homme; le Priape égyptien étale impudemment sa sereine impudeur. Un peu plus loin, sur la face d'un pylône, des processions de barques sacrées déroulent leurs théories; un roi vainqueur fait massacrer des prisonniers de guerre, troupeau tremblant agenouillé sous le glaive.

Le soir tombe; une chape d'ombre violette descend du ciel, où le soleil décline. Dépêchons-nous de monter sur le grand pylône. Voici l'heure de la plus belle scène. À l'ouest, le soleil gagne la chaîne lybique; le Nil charrie du feu; de grands nuages carmin incendient les confins de l'horizon. De l'autre côté, les ruines entrent dans la nuit. Les obélisques semblent tomber, comme d'immenses stalactites, de la voûte, maintenant sombre, où s'allument les étoiles; çà et là, au-dessus d'un pylône ou du bonnet de pierre d'une effigie souriante, flotte, embrasée par des rayons de pourpre sanglante, la chevelure d'un palmier; la lune monte; les ombres des colonnes s'allongent sur la blancheur du sable … Ce spectacle nous hantera toute la vie.

Nous sommes revenus à Karnak dans la soirée, mais tard, après dix heures, sûrs d'éviter alors l'exubérante gaîté des touristes qu'on rencontre hélas! en bandes, par les beaux clairs de lune, dans la magnifique solitude des ruines endormies. Quel magicien a pu, en si peu de temps et dans le même cadre, faire un autre tableau? Élargie, sans limites, infinie, la ville baigne dans une lumière très douce, et toute bleue. Dans l'hypostyle, parmi les ombres immenses, les gardiens de nuit glissent comme des fantômes-nains. Entre les colonnes blanches, dans les avenues maintenant pleines de ténèbres, les rayons de la lune sèment des feux follets. Un moment, l'envie nous prend de nous perdre dans les ruines, puis de nous laisser enfermer jusqu'au matin. Mais nos âniers, sous l'acacia dont l'ombre, devant la maison du directeur des fouilles, étend un cercle noir, nous appellent à grands cris. On entend souffler les chevaux d'une ronde de police. Déjà minuit?… Le trot de nos baudets éveille le village arabe. Sur les plates-formes des maisons, des chiens hurlent en choeur. Le vent du soir gémit dans les palmiers; des chansons de rameurs se répondent sur le Nil. Nous rentrons à l'hôtel par des ruelles qui serpentent entre des jardins, dans le doux parfum des mimosas.

Je ne sais comment m'acquitter envers M. Georges Legrain. Si je parle encore de lui, il m'en voudra. Je ne peux pourtant pas dire, pour lui être agréable, que c'est le Grand Turc qui a déterré et reconstitué plus de dix mille statues à Karnak! Non, ce n'est pas le Grand Turc, ni le Khédive. C'est un ancien élève de l'école des Beaux-Arts de Paris, exubérant, spirituel, et qu'on prendrait, sur sa mine, pour un artiste ou un officier en bourgeois: cela dépend des moments. Il aime les ruines de Karnak comme la prunelle de ses yeux. Il ne les quitte pas de toute l'année. Il a planté sa tente, qui est une petite maison blanche, sur le seuil du Grand Temple. Sa famille, c'est-à-dire Mme Legrain et deux enfants, y passe l'hiver avec lui. Mais l'été, la place n'est plus tenable. Quarante-cinq degrés, jamais de pluie, et plus un souffle de vent, sauf les souffles brûlants qui accourent du désert. Mme Legrain et les enfants émigrent alors au Caire, parfois en France. Et M. Legrain ne bouge plus de sa maison. Karnak est changé en fournaise. Tous les touristes ont déserté Louqsor. On ne voit plus une âme dans les ruines. C'est le moment pour M. Legrain d'écrire ses livres. Il en a déjà écrit pas mal, et qui comptent. On peut dire qu'il a sué dessus!… Les plus belles des statues découvertes: mille en pierre et cent septante en bronze, trouveraient acheteurs à mille francs celles-ci—mille francs pièce, bien entendu—et dix mille francs celles-là. Faites le compte. Toutes les trouvailles étant la propriété du gouvernement égyptien, qui alloue un crédit annuel de dix mille francs aux fouilles de Karnak, l'affaire n'est vraiment pas mauvaise. On connaît des mines d'or qui rapportent moins d'argent … Une seule cachette, creusée, probablement, pendant le siège de Ptolémée Latyre, qui voulait exproprier Amon-Ra, suzerain et propriétaire de la moitié du royaume, pour partager ses dépouilles entre les dieux et les prêtres de toute l'Égypte—le vol à … la tire, dirait M. Legrain—a donné des milliers d'objets très précieux. Il faut que le directeur des fouilles sache défendre ces trésors par la force. Une nuit, on lui vola douze statues, dans sa maison même. Il reconnut les voleurs aux écorchures qu'ils s'étaient faites en se faufilant dans la brèche. C'étaient des gens de son personnel, qui opéraient pour le compte des industriels dont j'ai raconté les exploits. Les malheureux ont attrapé cinq ans de travaux forcés. Pour ce prix-là, en Europe, on pourra bientôt tuer père et mère.

TIMIDES RÉFLEXIONS D'UN PROFANE SUR L'ART ÉGYPTIEN

Je ne sais plus comment cela s'est fait: à un moment donné, en flânant dans ces ruines, les plus grandioses du monde, le souvenir du Parthénon et du Forum s'est levé dans ma mémoire. Mais j'ai tout de suite chassé ce rôdeur, qui m'invitait à des comparaisons dangereuses pour mon plaisir. Il ne faut pas penser, en face de cette architecture de géants, aux temples grecs ou aux églises gothiques. Un temple grec et une église gothique sont, dans des langues différentes, de clairs et harmonieux poèmes. Leurs lignes se développent et se mêlent au commandement d'une idée tout de suite intelligible, pour produire l'harmonie et la grâce. Tout y est à sa place, et subordonné au but. Les moindres détails font leur partie dans le concert. Un artiste disait un jour devant moi: «une église gothique, c'est un syllogisme de pierre.» «Symphonie» ne serait peut-être pas moins juste: une symphonie plus chaude et plus vibrante que la symphonie grecque, mais aussi pure. Tandis que ces colosses serrés les uns contre les autres font penser à la troupe de musiciens américains qui se produisit, il y a cinq ou six ans, à l'Alhambra! Je me souviens qu'un confrère écrivit sur leurs exploits un bien joli article. Pour le nombre des exécutants, la grosseur, la variété et la sonorité des instruments, on ne verra jamais mieux. Il paraît que leur vacarme, aux États-Unis, est appelé musique par bon nombre de gens. Mais en Europe, non; pas encore. Les temples de l'ancienne Égypte m'ont rappelé cette énormité musicale. Quant au frisson sacré qui vous saisit, à Rome, près du tombeau d'une antiquité si maternelle, si proche de nous, et dont les plus indifférents ont encore la saveur sur les lèvres, ne demandez rien de pareil à l'Égypte. Du moins n'ai-je rien éprouvé de semblable, là-bas, à cette émotion. Des amis m'ont querellé à ce propos. L'un d'eux m'a gourmandé: «Vous ne comprenez pas, vous ne connaissez pas l'architecture égyptienne; vous n'étiez pas préparé à la comprendre, tandis que votre éducation, à la fois humaniste et catholique, vous dispose à admirer le gothique et le grec.» Il y aurait à répondre. Mais ce n'est pas le moment de disputer sur l'absolu et le relatif dans l'Art. Quoi qu'il en soit, les ruines de l'ancienne Égypte intéressent; elles n'émeuvent pas, du moins par la beauté et l'harmonie des lignes. Elles constituent un incomparable musée, mais nous n'y retrouvons pas, comme dans les ruines romaines, un berceau de famille. Elles nous dépassent, elles nous excèdent, elles sont trop lointaines et trop peu à notre mesure. Voilà mon impression, que je donne en toute sincérité.

Faites attention que ce n'est pas un jugement, pas même une opinion. Juger l'architecture égyptienne sur le squelette d'une demi-douzaine de temples, remaniés, transformés, défigurés sans doute, et plus d'une fois, au cours de vingt ou trente siècles, par la fantaisie des architectes, les exigences de l'opinion ou le caprice des rois: quelle folie! Imaginez qu'on veuille juger l'architecture gothique, dans mille ou deux mille ans, sur les ruines confondues de notre Palais de la Nation, de Sainte-Gudule, et du Palais de Justice!

Il y a une vingtaine d'années, on soupçonnait à peine la sculpture égyptienne, la vraie, celle de la belle époque, celle des premières dynasties, dont les oeuvres, au point de vue de l'expression, du sens du pittoresque et de la vie, peuvent soutenir la comparaison avec les oeuvres les plus vivantes de nos XIIIe, XIVe et XVe siècles. Mais depuis lors, grâce surtout aux fouilles de Karnak, quelle révélation!

Au Musée du Caire, où l'on compte plus de cinquante mille «documents» concernant l'art égyptien, il faut commencer la promenade par la grande salle du rez-de-chaussée. On trouve tout de suite Kephren, Ranofir, et le Maire de village, qui datent, je crois, de la Ve dynastie. On leur donne tout le temps qu'on peut, et on revient les contempler, un instant encore, au moment de partir. À ces masques vigoureux et vivants, comme d'ailleurs à cent autres statues de la même époque, il ne manque vraiment que la parole, selon le mot des bonnes gens. Par la vérité, la grâce et la noblesse, ces chefs-d'oeuvre sont aussi éloignés des magots impassibles et stéréotypés des époques décadentes que le beau Dieu d'Amiens des «machines» de Saint-Sulpice par exemple.

Et les bijoux, les merveilleux bijoux enfermés, comme de vrais trésors qu'ils sont, dans des espèces de coffres-forts vitrés que surveillent des hommes de police: colliers, pectoraux, bracelets et diadèmes, en pierreries chatoyantes et or fin, ciselés il y a six mille ans pour la joie des reines et des princesses du Moyen Empire et ensevelis avec elles, au seuil du désert, dans la Cité des morts! Quels sujets d'inspiration, au point de vue de l'harmonieuse simplicité de l'ensemble et de l'exécution des détails, pour nos artistes d'aujourd'hui!

Est-il déraisonnable de supposer que les grands architectes ne firent pas défaut à une époque si féconde en sculpteurs et en orfèvres de premier ordre? Qui sait ce que nous réservent les fouilles de l'avenir? Qui sait si l'on ne découvrira pas un jour des débris ou des plans d'édifices qui nous révéleront une architecture égyptienne encore inconnue, aussi rationnelle, aussi simple, aussi véritablement belle que la statuaire des premières dynasties? Nous connaissons, par les fresques des tombeaux, des plans de maisons particulières. Un jardin règne autour de l'édifice, environné d'arbres et de verdure comme un cottage anglais. Deux étages: un balcon au premier, une terrasse au deuxième. Rien de plus simple, de plus riant, de plus heureux. Non, il n'est pas déraisonnable d'espérer que l'architecture égyptienne, au point de vue de la mesure et du goût, sera réhabilitée un jour.

Quant à la civilisation et à la religion de l'Égypte ancienne, ce qu'on en sait est mince. J'ai admiré, un dimanche matin, dans la section égyptienne du Musée du Cinquantenaire, un monsieur barbu, guindé et solennel, qui expliquait l'histoire et la résurrection d'Osiris à une demi-douzaine de bourgeois endimanchés, messieurs et dames. «La science nous apprend ceci, les plus récentes découvertes nous ont éclairé sur cela …» Impossible de rendre avec des mots l'assurance du bonhomme, qui sentait le magister à vingt pas, le magister d'extension universitaire. Il termina sa leçon par un parallèle entre la légende d'Osiris et la légende de Christ «de ce philosophe Christ, disait-il, proclamé dieu par les évêques trois siècles après sa mort»!…

Heureux homme! Heureuse extension universitaire! Les spécialistes en égyptologie sont un peu moins tranchants. «Nous ne savons rien ou si peu que rien, me confessait M. Capart; je vous avoue que mes idées se modifient tous les jours.»

L'Égypte ancienne s'étend sur plus de quarante siècles. La Grèce et Rome elle-même font figure de collines en comparaison de cet Himalaya. Combien de races se sont succédé, depuis les premières dynasties jusqu'à l'époque romaine, dans la vallée du Nil! Combien de religions et de civilisations mêlées et confondues! Que d'éléments disparates dans leurs résidus!

Voilà un siècle à peine que les débris des monuments égyptiens commencent à sortir de terre. Les mêmes travaux, exécutés au même endroit, ont mis plus d'une fois au jour, dans le même instant, des «documents» appartenant aux époques les plus différentes: statues des premières dynasties, bijoux du Moyen Empire, bas-reliefs des derniers empires thébains. Qu'un géologue essaie donc de reconnaître et de déterminer les couches d'un terrain bouleversé de fond en comble par un cataclysme souterrain qui les aurait mélangées toutes! Imaginez que les savants de l'an 4000 retrouvent pêle-mêle, en Belgique et en France, sans connaître un traître mot de l'histoire de notre civilisation occidentale, des restes de dolmens druidiques, de basiliques romaines, d'églises gothiques, d'hôtels de ville Renaissance, de façades Louis XV! Que de tâtonnements, dans un tel labyrinthe, avant de trouver le fil conducteur!

Telle est exactement la position des égyptologues d'aujourd'hui. Quand ils croient tenir enfin le fil, celui-ci les mène dans une impasse. Il faut qu'ils reviennent sur leurs pas et qu'ils recommencent à chercher dans le noir. Tous les systèmes généraux se sont successivement évanouis. Les vrais savants se contentent d'exhumer des matériaux, de les étudier, puis de les classer s'il y a lieu. Cet inventaire de greffiers durera encore un siècle, peut-être deux. Après quoi, de la multitude des hypothèses qui auront été imaginées, surgira peut-être une faible lueur, prélude et aurore du plein jour. Un petit contingent de spécialistes explore lentement ce champ immense. Imaginez une tribu de taupes acharnée à soulever le Sahara!

Le cadre de la vie égyptienne, depuis des milliers d'années, n'a pas changé: même ciel d'incorruptible azur; même flot limoneux du même fleuve; même rosé tendre des montagnes. Il ne faut qu'un léger effort à l'imagination la plus pauvre pour évoquer les spectacles de la vie thébaine par exemple. Du haut du pylône de Karnak, M. Kaekebroeck lui-même verrait surgir des processions de prêtres, des parades militaires, des chars courir entre les sphinx de la voie triomphale, et le Pharaon trôner parmi ses gardes, ses eunuques et ses chasse-mouches. Mais l'âme de la vieille Égypte est encore, pour nous, un livre fermé. Sur sa sensibilité, sa façon de concevoir l'énigme du monde, sur sa vie intérieure, nous n'avons que des lueurs tremblotantes. Un homme un peu averti suit assez facilement, dans l'histoire grecque ou romaine, la courbe des idées morales et la sensibilité artistique. De l'âme farouche de la petite nation juive, qui ne bâtit qu'un seul temple, duquel il n'est pas resté pierre sur pierre, les frémissements sont venus jusqu'à nous. Rien de pareil pour l'âme de l'ancienne Égypte. Il faut se contenter d'y épeler péniblement quelques mots.

Il est certain que la civilisation égyptienne est une des plus imposantes, des plus grandioses que le monde ait connues. Art, religion, droit, législation, force guerrière et conquérante: rien ne lui manqua de ce qui assure aux peuples la force, l'éclat et la durée. Cela, nous le savons. Nous ne savons rien de plus. Quant à son origine, le problème n'est pas près d'être résolu. La civilisation égyptienne est-elle fille ou mère de la civilisation chaldéenne? M. Legrain et M. de Morgan, à Karnak, nous disaient qu'il se pose aujourd'hui dans ces termes. D'autres se demandent si elles ne seraient pas toutes les deux des rameaux d'un tronc plus ancien et encore inconnu.

LE DERNIER JOUR

Par une radieuse matinée qui rappelait la pimpante allégresse de notre mois de mai, nous sommes allés voir la nécropole de Saqqarah. On enfourche les ânes à la gare de Bedrechein, où arrive du Caire, en une petite heure, un lent train de banlieue. Julius trône sur l'unique siège d'un sandcar, haute et légère voiture aux essieux évasés: le conducteur trotte à côté du cheval. Un troupeau de moutons noirs s'affole devant notre cortège; sur la berge d'un canal, des pêcheurs vident leurs nasses; la moisson naissante déploie un tapis d'émeraude sur le limon de la plaine. Derrière le mince rideau de la «forêt des palmiers» fuit l'océan moutonné du désert. Ô futaies de nos grands bois, ruisselantes de flèches d'or et pleines de chansons! Pas un oiseau. Entre les troncs nus et clairsemés, qui dressent dans la lumière crue la dentelure de leurs panaches, trois cavaliers pourraient passer de front. Nous piquons droit sur une pyramide dont les degrés escaladent l'azur. Ici fut Memphis. Des vagues de poussière roulent sur sa nécropole, vieille de six mille ans.

Dans un livre loué par la critique allemande et dont M. Maspero parlait l'autre jour avec tendresse, M. Capart a décrit Une rue de tombeaux à Saqqarah. Une rue! Et il y en a des milliers. C'est Pompéi élevée à la cinquantième puissance. Pendant quarante siècles, on y bâtit pour les morts des maisons meublées, pourvues et décorées comme pour l'agrément et l'usage des vivants. L'immense ville souterraine déroule à l'infini l'écheveau de ses avenues bordées de demeures funéraires; l'Égypte des premières dynasties y étale les scènes rustiques de sa vie pastorale. Les pyramides ont poussé à la surface, comme des montagnes projetées vers le ciel par une éruption volcanique. Elles jalonnent en ligne droite, sur une file de trente lieues, la frontière du désert. Ce sont des tombes aussi, des tombes royales, postérieures aux tombes souterraines, dont notre Musée du Cinquantenaire, grâce à la générosité de M. le baron Empain, possède un intéressant spécimen.

Entre les pyramides de Saqqarah et celles de Gizeh, les plus grandes de toute l'Égypte, trois lieues de désert. Soulevés par un aigre vent du Nord, d'aveuglants tourbillons étendaient sur la route une molle croûte sablonneuse qui se brisait sous la foulée de nos montures. Quatre heures pénibles. La «terre promise», au loin, se montrait à nos yeux. Nous nous guidions sur le triangle de Chéops, posé comme un joujou à la limite de l'horizon et qui grandissait insensiblement devant nous d'une lente et solennelle ascension. Chephren, Mycerinus, et six autres, qui ont l'air de jeunes faons dispersés autour d'une girafe, composent avec Chéops, dont l'arête mesure deux cent dix-sept mètres, le groupe de Gizeh. Le Sphinx, un peu en avant, sa fière tête songeuse tournée vers l'Orient, fait sentinelle près des ruines de son temple.

Deux mers viennent mourir au pied de leurs assises formidables: la mer blonde et sans cesse agitée des sables infinis, et la mer riante des vertes cultures où la route du Caire enfonce un blanc sillon. Sans la canaille dont les savants assauts, combinés comme les manoeuvres d'une armée en bataille, ne laissent pas un moment de répit, on entendrait sans doute le langage de ces géants indestructibles qui ont vu défiler, depuis quatre mille ans, au milieu de hordes en armes, tant de maîtres de l'Égypte et du monde. Mais il y a trop de bédouins, trop de camelots, trop de chameliers, d'âniers, de baudets et de chameaux; et ils font trop de bruit. Vous échappez à une escouade par un adroit détour; six autres, un peu plus loin, vous guettent en embuscade. Il y a trop de touristes aussi. Voilà toute une famille en proie au photographe. Car il y a un photographe aux Pyramides, avec licence des autorités et monopole, probablement. Monsieur, Madame et Mesdemoiselles, à cheval sur de vieux bourricots, se composent, conseillés par «l'artiste», des attitudes héroïques.—Appuyez un peu plus à droite, Monsieur; veuillez pencher la tête, s'il vous plaît, Madame … Sauvons-nous; il me semble que le Sphinx va éclater de rire. Heureusement, le soleil couchant fit flamber pour nous, comme des torches d'or, les sommets des énormes triangles.

Un vaste et mélancolique cimetière paré des couleurs vives d'un immuable été: voilà l'Égypte. Une inexprimable tristesse naît de la splendeur de ces ossements, qui ne se relèveront jamais. La fête éternelle de l'azur n'éclaire qu'un tombeau. Nos ruines, à nous, ne sont qu'un accident: un arbre abattu dans une forêt vivante. Celles-ci sont mortes, et c'est pour toujours. Le désert m'a paru l'image de l'Égypte ancienne. Il ne faut qu'un souffle du vent pour y effacer la trace des caravanes. Bêtes chargées de richesses, hommes chargés de soucis et d'espoirs: leur route se reconnaît, çà et là, à un lambeau de tente emportée par le simoun ou à la carcasse d'un chameau mort. De même les quatre mille ans des Pharaons et leurs monuments gigantesques: quelques murs dégradés et croulants qui flottent comme des épaves sur un océan de ruines.

L'Égypte actuelle oppose sa repoussante décrépitude à cette froide mais attirante majesté. Ce n'est pas un mort; c'est un cadavre, et il sent. Moins et pire qu'un cadavre: un corps qui se décompose tout vif, lentement, sans en mourir, sous l'action d'une lèpre ou d'un chancre incurables. Plusieurs empiriques s'acharnent sur le patient, qui n'échapperait au bâton de l'Angleterre que pour tomber dans un pire esclavage. Mais le Sauveur est tenu à l'écart. On peut cependant défier les Jeunes Turcs, non moins décrépits que les Vieux, l'onguent constitutionnel et le vitriol d'une presse qui se croit libre parce qu'elle est enragée, d'opérer jamais, à eux seuls, la restauration nécessaire. «Le christianisme, disait Gerbet, est une grande aumône faite à une grande misère». La misère ici réunit tous les signes de la plus basse abjection. Et le misérable est mieux gardé contre l'aumône que les captives du sérail contre la curiosité.

End of Project Gutenberg's Quinze Jours en Egypte, by Fernand Neuray