The Project Gutenberg eBook of Les chasseurs de chevelures

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Title: Les chasseurs de chevelures

Author: Mayne Reid

Translator: Allyre Bureau

Release date: January 1, 2004 [eBook #10682]
Most recently updated: December 20, 2020

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CHASSEURS DE CHEVELURES ***

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LES CHASSEURS DE CHEVELURES

PAR
LE CAPITAINE MAYNE-REID

Traduit de l'anglais par:
ALLYRE BUREAU

INTRODUCTION

LES SOLITUDES DE L'OUEST.

Déroulez la mappemonde, et jetez les yeux sur le grand continent de l'Amérique du Nord. Au delà de l'Ouest sauvage, plus loin vers le couchant, portez vos yeux: franchissez les méridiens; n'arrêtez vos regards que quand ils auront atteint la région où les fleuves aurifères prennent leur source au milieu des pics couverts de neiges éternelles. Arrêtez-les là. Devant vous se déploie un pays dont l'aspect est vierge de tout contact des mains de l'homme, une terre portant encore l'empreinte du moule du Créateur comme le premier jour de la création; une région dont tous les objets sont marqués à l'image de Dieu. Son esprit, que tout environne, vit dans la silencieuse grandeur des montagnes, et parle dans le mugissement des fleuves. C'est un pays où tout respire le roman, et qui offre de riches réalités à l'esprit d'aventure. Suivez-moi en imagination, à travers des scènes imposantes d'une beauté terrible, d'une sublimité sauvage.

Je m'arrête dans une plaine ouverte. Je me tourne vers le nord, vers le sud, vers l'est et vers l'ouest; et, de tous côtés, j'aperçois le cercle bleu du ciel qui m'environne. Ni roc, ni arbre ne vient rompre la ligne de l'horizon. De quoi est couverte cette vaste étendue? d'arbres? non; d'eau? non; d'herbe? non; elle est couverte de fleurs! Aussi loin que mon oeil peut s'étendre, il aperçoit des fleurs, toujours des fleurs, encore des fleurs! C'est comme une carte coloriée, une peinture brillante, émaillée de toutes les fleurs du prisme. Là-bas, le jaune d'or; c'est l'hélianthe qui tourne son disque-cadran vers le soleil. A côté l'écarlate; c'est la mauve qui élève sa rouge bannière. Ici, c'est un parterre de la monarda pourpre; là, c'est l'euphorbe étalant ses feuilles d'argent; plus loin, les fleurs éclatantes de l'asclepia font prédominer l'orangé; plus loin encore, les yeux s'égarent sur les fleurs roses du cléomé. La brise les agite. Des millions de corolles font flotter leurs étendards éclatants. Les longues tiges des hélianthes se courbent et se relèvent en longues ondulations, comme les vagues d'une mer dorée.

Ce n'est pas tout. L'air est plein de senteurs douces comme les parfums de l'Arabie et de l'Inde. Des myriades d'insectes agitent leurs ailes charmantes, semblables à des fleurs. Les oiseaux-mouches voltigent alentour, brillants comme des rayons égarés du soleil, ou, se tenant en équilibre par l'agitation rapide de leurs ailes, boivent le nectar au fond des corolles; et l'abeille sauvage, les aisselles chargées, grimpe le long des pistils mielleux, ou s'élance vers sa ruche lointaine avec un murmure joyeux. Qui a planté ces fleurs? qui les a mélangées dans ces riches parterres? La nature. C'est sa plus belle parure, plus harmonieuse dans ses nuances que les écharpes de cachemire. Cette contrée, c'est la mauvaise prairie. Elle est mal nommée: c'est le JARDIN DE DIEU.

La scène change. Je suis, comme auparavant, dans une plaine environnée d'un horizon dont aucun obstacle ne brise le cercle. Qu'ai-je devant les yeux? des fleurs? Non; pas une seule fleur ne se montre, et l'on ne voit qu'une vaste étendue de verdure vivante. Du nord au sud, de l'est à l'ouest, s'étend l'herbe de la prairie, verte comme l'émeraude, et unie comme la surface d'un lac endormi. Le vent rase la plaine, agitant l'herbe soyeuse; tout est en mouvement, et les taches d'ombre et de lumière qui courent sur la verdure ressemblent aux nuages pommelés fuyant devant le soleil d'été. Aucun obstacle n'arrête le regard qui rencontre par hasard la forme sombre et hérissée d'un buffalo, ou la silhouette déliée d'une antilope; parfois il suit au loin le galop rapide d'un cheval sauvage blanc comme la neige. Cette contrée est la bonne prairie, l'inépuisable pâturage du bison.

La scène change. Le terrain n'est plus uni, mais il est toujours verdoyant et sans arbres. La surface affecte une série d'ondulations parallèles, s'enflant çà et là en douces collines arrondies. Elle est couverte d'un doux tapis de brillante verdure. Ces ondulations rappellent celles de l'Océan après une grande tempête, lorsque les frises d'écume ont disparu des flots et que les grandes vagues s'apaisent. Il semble que ce soient des vagues de cette espèce qui, par un ordre souverain, se sont tout à coup fixées et transformées en terre. C'est la prairie ondulée.

La scène change encore. Je suis entouré de verdure et de fleurs; mais la vue est brisée par des massifs et des bosquets, de bois taillis. Le feuillage est varié, ses teintes sont vives et ses contours sont doux et gracieux. A mesure que j'avance, de nouveaux aspects s'ouvrent à mes yeux; des vues pittoresques et semblables à celles des plus beaux parcs. Des bandes de buffalos, des troupeaux d'antilopes et des hordes de chevaux sauvages, se mêlent dans le lointain. Des dindons courent dans le taillis, et des faisans s'envolent avec bruit des bords du sentier. Où sont les propriétaires de ces terres, de ces champs, de ces troupeaux et de ces faisanderies? Où sont les maisons, les palais desquels dépendent ces parcs seigneuriaux? Mes yeux se portent en avant, je m'attends à voir les tourelles de quelque grande habitation percer au-dessus des bosquets. Mais non. A des centaines de milles alentour, pas une cheminée n'envoie sa fumée au ciel. Malgré son aspect cultivé, cette région n'est foulée que par le mocassin du chasseur ou de son ennemi, l'Indien rouge. Ce sont les MOTTES, les îles de la prairie semblable à une mer. Je suis dans une forêt profonde. Il est nuit, et le feu illumine de reflets rouges tous les objets qui entourent notre bivouac. Des troncs gigantesques, pressés les uns contre les autres, nous entourent; d'énormes branches, comme les bras gris d'un géant, s'étendent dans toutes les directions. Je remarque leur écorce; elle est crevassée et se dessèche en larges écailles qui pendent au dehors. Des parasites, semblables à de longs serpents, s'enroulent d'arbre en arbre, étreignant leurs troncs comme s'ils voulaient les étouffer. Les feuilles ont disparu, séchées et tombées; mais la mousse blanche d'Espagne couvre les branches de ses festons et pend tristement comme les draperies d'un lit funèbre. Des troncs abattus de plusieurs yards de diamètre, et à demi pourris, gisent sur le sol. Aux extrémités s'ouvrent de vastes cavités où le porc-épic et l'opossum ont cherché un refuge contre le froid. Mes camarades, enveloppés dans leurs couvertures et couchés sur des feuilles mortes, sont plongés dans le sommeil. Ils sont étendus les pieds vers le feu et la tête sur le siège de leurs selles. Les chevaux, réunis autour d'un arbre et attachés à ses plus hautes branches, semblent aussi dormir. Je suis éveillé et je prête l'oreille. Le vent, qui s'est élevé, siffle à travers les arbres, et agite les longues floques blanches de la mousse: il fait entendre une mélodie suave et mélancolique. Il y a peu d'autres bruits dans l'air, car c'est l'hiver, la grenouille d'arbre (tree-frog) et la cigale se taisent. J'entends le pétillement du feu, le bruissement des feuilles sèches roulées par un coup de vent, le cououwuoou-ah du hibou blanc, l'aboiement du rakoon, et, par intervalles, le houlement des loups. Ce sont les voix nocturnes de la forêt en hiver. Ces bruits ont un caractère sauvage; cependant, il y a dans mon sein une corde qui vibre, sous leur influence, et mon esprit s'égare dans des visions romanesques, pendant que je les écoute, étendu sur la terre.

La forêt, en automne, est encore garnie de tout son feuillage. Les feuilles ressemblent à des fleurs, tant leurs couleurs sont brillantes. Le rouge, le brun, le jaune et l'or s'y mélangent. Les bois sont chauds et glorieux maintenant, et les oiseaux voltigent à travers les branches touffues. L'oeil plonge enchanté dans les longues percées qu'égayent les rayons du soleil. Le regard est frappé par l'éclat des plus brillants plumages: le vert doré du perroquet, le bleu du geai et l'aile orange de l'oriole. L'oiseau rouge voltige plus bas dans les taillis des verts pawpaws, ou parmi les petites feuilles couleur d'ambre des buissons de hêtre. Des ailes légères, par centaines, s'agitent à travers les ouvertures du feuillage, brillant au soleil de tout l'éclat des pierres précieuses.

La musique flotte dans l'air: doux chants d'amour; le cri de l'écureuil, le roucoulement des colombes appareillées, le rat-ta-ta du pivert, et le tchirrup perpétuel et mesuré de la cigale, résonnent ensemble. Tout en haut, sur une cime des plus élevées, l'oiseau moqueur pousse sa note imitative, et semble vouloir éclipser et réduire au silence tous les autres chanteurs. Je suis dans une contrée où la terre, de couleur brune, est accidentée et stérile. Des rochers, des ravins et des plateaux de sol aride; des végétaux de formes étranges croissent dans les ravins et pendent des rochers; d'autres, de figures sphéroïdales, se trouvent sur la surface de la terre brûlée; d'autres encore s'élèvent verticalement à une grande hauteur, semblables à de grandes colonnes cannelées et ciselées; quelques-uns étendent des branches poilues et tortues, hérissées de rugueuses feuilles ovales. Cependant, il y a dans la forme, dans la couleur, dans le fruit et dans les fleurs de tous ces végétaux une sorte d'homogénéité qui les proclame de la même famille: ce sont des cactus; c'est une forêt de nopals du Mexique. Une autre plante singulière se trouve là. Elle étend de longues feuilles épineuses qui se recourbent vers la terre: c'est l'agave, le célèbre mezcal du Mexique (mezcal-plant). Çà et là, mêlés au cactus, croissent des acacias et des mezquites, arbres indigènes du désert. Aucun objet brillant n'attire les yeux; le chant d'aucun oiseau ne frappe les oreilles. Le hibou solitaire s'enfonce dans des fourrés impénétrables, le serpent à sonnettes se glisse sous leur ombre épaisse, et le coyote traverse en rampant les clairières.

J'ai gravi montagne sur montagne, et j'aperçois encore des pics élevant au loin leur tête couronnée de neiges éternelles. Je m'arrête sur une roche saillante, et mes yeux se portent sur les abîmes béants, et endormis dans le silence de la désolation. De gros quartiers de roches y ont roulé, et gisent amoncelés les uns sur les autres. Quelques-uns pendent inclinés et semblent n'attendre qu'une secousse de l'atmosphère pour rompre leur équilibre. De noirs précipices me glacent de terreur; une vertigineuse faiblesse me gagne le cerveau; je m'accroche à la tige d'un pin ou à l'angle d'un rocher solide. Devant, derrière et tout autour de moi, s'élèvent des montagnes entassées sur des montagnes dans une confusion chaotique. Les unes sont mornes et pelées; les autres montrent quelques traces de végétation sous formes de pins et de cèdres aux noires aiguilles, dont les troncs rabougris s'élèvent ou pendent des rochers. Ici, un pic en forme de cône s'élance jusqu'à ce que la neige se perde dans les nuages. Là, un sommet élève sa fine dentelure jusqu'au ciel; sur ces flancs gisent de monstrueuses masses de granit qui semblent y avoir été lancées par la main des Titans. Un monstre terrible, l'ours gris, gravit les plus hauts sommets; le carcajou se tapit sur les roches avancées, guettant le passage de l'élan qui doit aller se désaltérer au cours d'eau inférieur, et le bighorn bondit de roc en roc, cherchant sa timide femelle. Le vautour noir aiguise son bec impur contre les branches du pin, et l'aigle de combat, s'élevant au-dessus de tous, découpe sa vive silhouette sur l'azur des cieux. Ce sont les montagnes rocheuses, les Andes d'Amérique, les colossales vertèbres du continent.

Tels sont les divers aspects de l'Ouest sauvage; tel est le théâtre de notre drame. Levons le rideau, et faisons paraître les personnages.

I

LES MARCHANDS DE LA PRAIRIE.

New-Orléans, 3 avril 18…

«Mon cher Saint-Vrain,

«Notre jeune ami, M. Henri Haller, part pour Saint-Louis, en quête du pittoresque. Faites en sorte de lui procurer une série complète d'aventures.

«Votre affectionné, «LOUIS VALTON.

«A M. Charles Saint-Vrain, Esq., hôtel des Planteurs, Saint-Louis.» Muni de cette laconique épître, que je portais dans la poche de mon gilet, je débarquai à Saint-Louis le 10 avril, et me dirigeai vers l'hôtel des Planteurs. Après avoir déposé mes bagages et fait mettre à l'écurie mon cheval (un cheval favori que j'avais amené avec moi), je changeai de linge, puis, descendant au parloir, je m'enquis de M. Saint-Vrain. Il n'était pas à Saint-Louis: il était parti quelques jours avant pour remonter le Missouri. C'était un désappointement: je n'avais aucune autre lettre de recommandation pour Saint-Louis. Je dus me résigner à attendre le retour de M. Saint-Vrain, qui devait revenir dans la semaine. Pour tuer le temps, je parcourus la ville, les remparts et les prairies environnantes, montant à cheval chaque jour; je fumai force cigares dans la magnifique cour de l'hôtel; j'eus aussi recours au sherry et à la lecture des journaux. Il y avait à l'hôtel une société de gentlemen qui paraissaient très-intimement liés. Je pourrais dire qu'ils formaient une clique, mais c'est un vilain mot qui rendrait mal mon idée à leur égard. C'était plutôt une bande d'amis, de joyeux compagnons. On les voyait Toujours ensemble flâner par les rues. Ils formaient un groupe à la table d'hôte, et avaient l'habitude d'y rester longtemps après que les dîneurs habituels s'étaient retirés. Je remarquai qu'ils buvaient les vins les plus chers et fumaient les meilleurs cigares que l'on pût trouver dans l'hôtel. Mon attention était vivement excitée par ces hommes. J'étais frappé de leurs allures particulières. Il y avait dans leur démarche un mélange de la roideur et du laisser-aller presque enfantin qui caractérise l'Américain de l'Ouest. Vêtus presque de même, habit noir fin, linge blanc, gilet de satin et épingles de diamants, ils portaient de larges favoris soigneusement lissés; quelques-uns avaient des moustaches. Leurs cheveux tombaient en boucles sur leurs épaules. La plupart portaient le col de chemise rabattu, découvrant des cous robustes et bronzés par le soleil. Le rapport de leurs physionomies me frappa; ils ne se ressemblaient pas précisément; mais il y avait dans l'expression de leurs yeux une remarquable similitude d'expression qui indiquait sans doute chez eux des occupations et un genre de vie pareils. Étaient-ce des chasseurs? Non. Le chasseur a les mains moins hâlées et plus chargées de bijoux: son gilet est d'une coupe plus gaie; tout son habillement vise davantage au faste et à la super élégance. De plus, le chasseur n'affecte pas ces airs en dehors et pleins de confiance. Il est trop habitué à la prudence. Quand il est à l'hôtel, il s'y tient tranquille et réservé. Le chasseur est un oiseau de proie, et ses habitudes, comme celles de l'oiseau de proie, sont silencieuses et solitaires.

—Quels sont ces messieurs? demandai-je à quelqu'un assis auprès de moi, en lui indiquant ces personnages.

—Les hommes de la prairie.

—Les hommes de la prairie?.

—Oui, les marchands de Santa-Fé.

—Les marchands? répétai-je avec surprise, ne pouvant concilier une élégance pareille avec aucune idée de commerce ou de prairies.

—Oui, continua mon interlocuteur! Ce gros homme de bonne mine qui est au milieu est Bent; Bill-Bent, comme on l'appelle. Le gentleman qui est à sa droite est le jeune Sublette; l'autre assis à sa gauche, est un des Choteaus; celui-ci est le grave Jerry Folger.

—Ce sont donc alors ces célèbres marchands de la prairie?

—Précisément.

Je me mis à les considérer avec une curiosité croissante. Ils m'observaient de leur côté, et je m'aperçus que j'étais moi-même l'objet de leur conversation. A ce moment, l'un deux, un élégant et hardi jeune homme, sortit du groupe, et s'avançant vers moi:

—Ne vous êtes-vous pas enquis de M. Saint-Vrain? me demanda-t-il.

—Oui monsieur.

—Charles?

—Oui, c'est cela même.

—C'est moi.

Je tirai ma lettre de recommandation et la lui présentai. Il en prit connaissance.

—Mon cher ami, me dit-il en me tendant cordialement la main, je suis vraiment désolé de ne pas m'être trouvé ici. J'arrive de la haute rivière ce matin. Valton est vraiment stupide de n'avoir pas ajouté sur l'adresse le nom de Bill-Bent! Depuis quand êtes-vous arrivé?

—Depuis trois jours. Je suis arrivé le 10.

—Bon Dieu! qu'avez-vous pu faire pendant tout ce temps-là! Venez, que je vous présente. Hé! Bent! Bill! Jerry!

Un instant après, j'avais fraternisé avec le groupe entier des marchands de la prairie, dont mon nouvel ami Saint-Vrain faisait partie.

—C'est le premier coup? demanda l'un des marchands au moment où le mugissement d'un gong retentissait dans la galerie.

—Oui, répondit Bent après avoir consulté sa montre. Nous avons juste le temps de prendre quelque chose: Allons.

Bent se dirigea vers le salon, et nous suivîmes tous nemini dissentiente. On était au milieu du printemps. La jeune menthe avait poussé, circonstance botanique dont mes nouveaux amis semblaient avoir une connaissance parfaite, car tous ils demandèrent un julep de menthe. La préparation et l'absorption de ce breuvage nous occupèrent jusqu'à ce que le second coup du gong nous convoquât pour le dîner.

—Venez prendre place près de nous, monsieur Haller, dit Bent; je regrette que nous ne vous ayons pas connu plus tôt. Vous avez été bien seul!

Ce disant, il se dirigea vers la salle à manger; nous le suivîmes. Pas n'est besoin de donner la description d'un dîner à l'hôtel des Planteurs. Comme à l'ordinaire, les tranches de venaison, les langues de buffalo, les poulets de la prairie, les excellentes grenouilles du centre de l'Illinois en faisaient le fond. Il est inutile d'entrer dans plus de détails sur le repas, et quant à ce qui suivit, je ne saurais en rendre compte. Nous restâmes assis jusqu'à ce qu'il n'y eût plus que nous à table. La nappe fut alors enlevée, et nous commençâmes à fumer des régalias et à boire du madère à douze dollars la bouteille! Ce vin était commandé par l'un des convives, non par simple bouteille, mais par demi-douzaines. Je me rappelle parfaitement cela, et je me souviens aussi que la carte des vins et le crayon me furent vivement retirés des mains chaque fois que je voulus les prendre. J'ai souvenir d'avoir entendu le récit d'aventures terribles avec les Pawnies, les Comanches, les Pieds-Noirs, et d'y avoir pris un goût si vif que je devins enthousiaste de la vie de la prairie. Un des marchands, me demanda alors si je ne voudrais pas me joindre à eux dans une de leurs tournées; sur quoi je fis tout un discours qui avait pour conclusion l'offre d'accompagner mes nouveaux amis dans leur prochaine expédition. Après cela, Saint-Vrain déclara que j'étais fait pour ce genre de vie, ce qui me flatta infiniment. Puis quelqu'un chanta une chanson espagnole avec accompagnement de guitare, je crois; un autre exécuta une danse de guerre des Indiens. Enfin nous nous levâmes tous et entonnâmes en choeur: Bannière semée d'étoiles! A partir de ce moment, je ne me rappelle plus rien, jusqu'au lendemain matin, où je me souviens parfaitement que je m'éveillai avec un violent mal de tête.

J'avais à peine eu le temps de réfléchir sur mes folies de la veille, que ma porte s'ouvrit; Saint-Vrain et une demi-douzaine de mes compagnons de table firent irruption dans ma chambre. Ils étaient suivis d'un garçon portant plusieurs grands verres entourés de glace, et remplis d'un liquide couleur d'ambre pâle.

—Un coup de sherry, monsieur Haller! cria l'un; c'est la meilleure chose que vous puissiez prendre; buvez, mon garçon, cela va vous rafraîchir en un saut d'écureuil.

J'avalai le fortifiant breuvage.

—Maintenant, mon cher ami, dit Saint-Vrain, vous valez cent pour cent de plus! Mais, dites-moi: est-ce sérieusement que vous avez parlé de venir avec nous à travers les plaines? Nous partons dans une semaine. Je serais au regret de me séparer de vous sitôt.

—Mais je parlais très-sérieusement. Je vais avec vous, si vous voulez bien m'indiquer ce qu'il faut faire pour cela.

—Rien de plus aisé. Achetez d'abord un cheval.

—J'en ai un.

—Eh bien, quelques articles de vêtement, un rifle, une paire de pistolets, un…

—Bon, bon! j'ai tout cela. Ce n'est pas ça que je vous demande. Voici: vous autres, vous portez des marchandises à Santa-Fé; vous doublez ou triplez votre argent par ce moyen. Or, j'ai 10,000 dollars ici, à la Banque. Pourquoi ne combinerais-je pas le profit avec le plaisir, et n'emploierais-je ce capital comme vous faites pour le vôtre?

—Rien ne vous en empêche; c'est une bonne idée.

—Eh bien, alors, si quelqu'un de vous veut bien venir avec moi et me guider dans le choix des marchandises qui conviennent le mieux pour le marché de Santa-Fé, je paierai son vin à dîner, et ce n'est pas là une petite prime de commission, j'imagine.

Les marchands de la prairie partirent d'un grand éclat de rire, déclarant qu'ils voulaient tous aller courir les boutiques avec moi. Après le déjeuner nous sortîmes bras dessus bras dessous. Avant l'heure du dîner, j'avais converti mes fonds en calicots, couteaux longs et miroirs, conservant juste assez d'argent pour acheter des mules, des wagons, et engager des voituriers à Indépendance, notre point de départ pour les prairies. Quelques jours après nous remontions le Missouri en steam-boat, et nous nous dirigions vers les prairies, sans routes tracées, du Grand-Ouest.

II

LA FIÈVRE DE LA PRAIRIE.

Nous employâmes une semaine à nous pourvoir de mules et de wagons à Indépendance, puis nous nous mîmes en route à travers les plaines. Le caravane se composait de cent wagons conduits par environ deux cents hommes. Deux de ces énormes véhicules contenaient toute ma pacotille. Pour en avoir soin, j'avais engagé deux grands et maigres Missouriens à longues chevelures. J'avais aussi pris avec moi un Canadien nomade, appelé Godé, qui tenait à la fois du serviteur et du compagnon. Que sont devenus les brillants gentlemen de l'hôtel des Planteurs? ont-ils été laissés en arrière? On ne voit là que des hommes en blouse de chasse, coiffés de chapeaux rabattus. Oui, mais ces chapeaux recouvrent les mêmes figures, et sous ces blouses grossières on retrouve les joyeux compagnons que nous avons connus. La soie noire et les diamants ont disparu; les marchands sont parés de leur costume des prairies. La description de ma propre toilette donnera une idée de la leur, car j'avais pris soin de me vêtir comme eux. Figurez-vous une blouse de chasse de daim façonnée. Je ne puis mieux caractériser la forme de ce vêtement qu'en le comparant à la tunique des anciens. Il est d'une couleur jaune clair, coquettement orné de piqûres et de broderies; le collet, car il y a un petit collet, est frangé d'aiguillettes taillées dans le cuir même. La jupe, ample et longue, est brochée d'une frange semblable. Une paire de jambards en drap rouge montant jusqu'à la cuisse, emprisonne un fort pantalon et de lourdes bottes armées de grands éperons de cuivre. Une chemise de cotonnade de couleur, une cravate bleue et un chapeau de Guayaquil à larges bords complètent le liste des pièces de mon vêtement. Derrière, moi sur l'arrière de ma selle, on peut voir un objet d'un rouge vif roulé en cylindre. C'est mon mackinaw, pièce essentielle entre toutes, car elle me sert de lit la nuit et de manteau dans toutes les autres occasions. Au milieu se trouve une petite fente par laquelle je passe ma tête quand il fait froid ou quand il pleut, et je me trouve ainsi couvert jusqu'à la cheville.

Ainsi que je l'ai dit, mes compagnons de voyage sont habillés comme moi. A quelque différence près dans la couleur de la couverture et des guêtres, dans le tissu de la chemise, la description que j'ai donnée peut être considérée comme un type du costume de la prairie. Nous sommes tous également armés et équipés à peu de chose près de la même manière. Pour ma part, je puis dire que je suis armé jusqu'aux dents. Mes fontes sont garnies d'une paire de revolvers de Colt, à gros calibre, de six coups chacun. Dans ma ceinture, j'en ai une autre paire de plus petits, de cinq coups chacun. De plus, j'ai mon rifle léger, ce qui me fait en tout vingt-trois coups à tirer en autant de secondes. En outre, je porte dans ma ceinture une longue lame brillante connue sous le nom de bowie-knife (couteau recourbé). Cet instrument est tout à la fois mon couteau de chasse et mon couteau de table, en un mot, mon couteau pour tout faire. Mon équipement se compose d'une gibecière, d'une poire à poudre en bandoulière, d'une forte gourde et d'un havre-sac pour mes rations. Mais si nous sommes équipés de même, nous sommes diversement montés. Les uns chevauchent sur des mules, les autres sur des mustangs(1); peu d'entre nous ont emmené leur cheval américain favori. Je suis du nombre de ces derniers.

[Note: (1) Mustenos, chevaux mexicains de race espagnole.]

Je monte un étalon à robe brun foncé, à jambes noires, et dont le museau a la couleur de la fougère flétrie. C'est un demi-sang arabe, admirablement proportionné. Il répond au nom de Moro, nom espagnol qu'il a reçu, j'ignore pourquoi, du planteur louisianais de qui je l'ai acheté. J'ai retenu ce nom auquel il répond parfaitement. Il est beau, vigoureux et rapide. Plusieurs de mes compagnons se prennent de passion pour lui pendant la route, et m'en offrent des prix considérables. Mais je ne suis pas tenté de m'en défaire, mon noble Moro me sert trop bien. De jour en jour je m'attache davantage à lui. Mon chien Alp, un Saint-Bernard que j'ai acheté d'un émigrant suisse à Saint-Louis, possède aussi une grande part de mes affections. En me reportant à mon livre de notes, je trouve que nous voyageâmes pendant plusieurs semaines à travers les prairies, sans aucun incident digne d'intérêt. Pour moi, l'aspect des choses constituait un intérêt assez grand; je ne me rappelle pas avoir vu un tableau plus émouvant que celui de notre longue caravane de wagons; ces navires de la prairie, se déroulaient sur la plaine, ou grimpant lentement quelque pente douce, leurs bâches blanches se détachant en contraste sur le vert sombre de l'herbe. La nuit, le camp retranché par la ceinture des wagons et les chevaux attachés à des piquets autour formaient un tableau non moins pittoresque. Le paysage, tout nouveau pour moi, m'impressionnait d'une façon toute particulière. Les cours d'eau étaient marqués par de hautes bordures de cotonniers dont les troncs, semblables à des colonnes, supportaient un épais feuillage argenté. Ces bordures, par leur rencontre en différents points, semblaient former comme des clôtures et divisaient la prairie de telle sorte, que nous paraissions voyager à travers des champs bordés de haies gigantesques. Nous traversâmes plusieurs rivières, les unes à gué, les autres, plus larges et plus profondes, en faisant flotter nos wagons. De temps en temps nous apercevions des daims et des antilopes, et nos chasseurs en tuaient quelques-uns; mais nous n'avions pas encore atteint le territoire des buffalos.

Parfois nous faisions une halte d'un jour, pour réparer nos forces, dans quelque vallon boisé, garni d'une herbe épaisse et arrosé d'une eau pure. De temps à autre, nous étions arrêtés pour racommoder un timon ou un essieu brisé, ou pour dégager un wagon embourbé. J'avais peu à m'inquiéter, pour ma part, de mes équipages. Mes Missouriens se trouvaient être d'adroits et vigoureux compagnons qui savaient se tirer d'affaire en s'aidant l'un l'autre, et sans se lamenter à propos de chaque accident, comme si tout eût été perdu. L'herbe était haute; nos mules et nos boeufs, au lieu de maigrir, devenaient plus gras de jour en jour. Je pouvais disposer de la meilleure part du maïs dont mes wagons étaient pourvus en faveur de Moro, qui se trouvait très-bien de cette nourriture.

Comme nous approchions de l'Arkansas, nous aperçûmes des hommes à cheval qui disparaissaient derrières des collines. C'étaient des Pawnees, et, pendant plusieurs jours, des troupes de ces farouches guerriers rôdèrent sur les flancs de la caravane. Mais ils reconnaissaient notre force, et se tenaient hors de portée de nos longues carabines. Chaque jour m'apportait une nouvelle impression, soit incident de voyage, soit aspect du paysage, Godé, qui avait été successivement voyageur, chasseur, trappeur et coureur de bois, m'avait, dans nos conversations intimes, instruit de plusieurs détails relatifs à la vie de la prairie; grâce à cela j'étais à même de faire bonne figure au milieu de mes nouveaux camarades. De son côté, Saint-Vrain, dont le caractère franc et généreux m'avait inspiré une vive sympathie, n'épargnait aucun soin pour me rendre le voyage agréable. De telle sorte que les courses du jour et les histoires terribles des veillées de nuit m'eurent bientôt inoculé la passion de cette nouvelle vie. J'avais gagné la fièvre de la prairie. C'est ce que mes compagnons me dirent en riant. Je compris plus tard la signification de ces mots: La fièvre de la prairie! Oui, j'étais justement en train de m'inoculer cette étrange affection. Elle s'emparait de moi rapidement. Les souvenirs de la famille commençaient à s'effacer de mon esprit; et avec eux s'évanouissaient les folles illusions de l'ambition juvénile. Les plaisirs de la ville n'avaient plus aucun écho dans mon coeur, et je perdais toute mémoire des doux yeux, des tresses soyeuses, des vives émotions de l'amour, si fécondes en tourments; toutes ces impressions anciennes s'effaçaient; il semblait qu'elles n'eussent jamais existé, que je ne les eusse jamais ressenties! mes forces intellectuelles et physiques s'accroissaient; je sentais une vivacité d'esprit, une vigueur de corps, que je ne m'étais jamais connues. Je trouvais du plaisir dans le mouvement. Mon sang coulait plus chaud et plus rapide dans mes veines, ma vue était devenue plus perçante; je pouvais regarder fixement le soleil sans baisser les paupières. Etais-je pénétré d'une portion de l'essence divine qui remplit, anime ces vastes solitudes qu'elle semble plus particulièrement habiter? Qui pourrait répondre à cela?—La fièvre de la prairie!—Je la sens à présent! Tandis que j'écris ces mémoires, mes doigts se crispent comme pour saisir les rênes, mes genoux se rapprochent, mes muscles se roidissent comme pour étreindre les flancs de mon noble cheval, et je m'élance à travers les vagues verdoyantes de la mer-prairie.

III

COURSE A DOS DE BUFFALO.

Il s'était écoulé environ quatre jours quand nous atteignîmes les bords de l'Arkansas, environ six milles au-dessous des Plum Buttes(1). Nos wagons furent formés en cercle et nous établîmes notre camp. Jusque-là nous n'avions vu qu'un très-petit nombre de buffalos; quelques mâles égarés, tout au plus deux ou trois ensemble, et ils ne se laissaient pas approcher. C'était bien la saison de leurs courses; mais nous n'avions rencontré encore aucun de ces grands troupeaux emportés par le rut.

[Note 1: Mot à mot: Collines à fruit.]

—Là-bas! cria Saint-Vrain, voilà de la viande fraîche pour notre souper.

Nous tournâmes les yeux vers le nord-ouest, que nous indiquait notre ami. Sur l'escarpement d'un plateau peu élevé, cinq silhouettes noires se découpaient à l'horizon. Il nous suffit d'un coup d'oeil pour reconnaître des buffalos. Au moment où Saint-Vrain parlait, nous étions en train de desseller nos chevaux. Reboucler les sangles, rabattre les étriers, sauter en selle et s'élancer au galop fut l'affaire d'un moment. La moitié d'entre nous environ partit: quelques-uns, comme moi, pour le simple plaisir de courir, tandis que d'autres, vieux chasseurs, semblaient sentir la chair fraîche. Nous n'avions fait qu'une faible journée de marche; nos chevaux étaient encore tout frais, et en trois fois l'espace de quelques minutes, les trois milles qui nous séparaient des bêtes fauves furent réduits à un. Là nous fûmes éventés. Plusieurs d'entre nous, et j'étais du nombre, n'ayant pas l'expérience de la prairie, dédaignant les avis, ayant galopé droit en avant, et les buffalos, ouvrant leurs narines au vent, nous avaient sentis. L'un d'eux leva sa tête velue, renifla, frappa le sol de son sabot, se roula par terre, se releva de nouveau, et partit rapidement, suivi de ses quatre compagnons. Il ne nous restait plus d'autre alternative que d'abandonner la chasse, ou de lancer nos chevaux sur les traces des buffalos. Nous prîmes ce dernier parti, et nous pressâmes notre galop. Tout à la fois, nous nous dirigions vers une ligne qui nous faisait l'effet d'un mur de terre de six pieds de haut. C'était comme une immense marche d'escalier qui séparait deux plateaux, et qui s'étendait à droite et à gauche aussi loin que l'oeil pouvait atteindre, sans la moindre apparence de brèche. Cet obstacle nous força de retenir les rênes et nous fit hésiter. Quelques-uns firent demi-tour et s'en allèrent, tandis qu'une demi-douzaine, mieux montés, parmi lesquels Saint-Vrain, mon voyageur Godé et moi, ne voulant pas renoncer si aisément à la chasse, nous piquâmes des deux et parvînmes à franchir l'escarpement. De ce point nous eûmes encore à courir cinq milles au grand galop, nos chevaux blanchissant d'écume, pour atteindre le dernier de la bande, une jeune femelle, qui tomba percée d'autant de balles que nous étions de chasseurs à sa poursuite. Comme les autres avaient gagné pas mal d'avance, et que nous avions assez de viande pour tous, nous nous arrêtâmes, et, descendant de cheval, nous procédâmes au dépouillement de la bête. L'opération fut bientôt terminée sous l'habile couteau des chasseurs. Nous avions alors le loisir de regarder en arrière et de calculer la distance que nous avions parcourue depuis le camp.

—Huit milles, à un pouce près, s'écria l'un.

—Nous sommes près de la route, dit Saint-Vrain, montrant du doigt d'anciennes traces de wagons qui marquaient le passage des marchands de Santa-Fé.

—Eh bien?

—Si nous retournons au camp, nous aurons à revenir sur nos pas demain matin. Cela fera seize milles en pure perte.

—C'est juste.

—Restons ici, alors. Il y a de l'herbe et de l'eau. Voici de la viande de buffalo; nous avons nos couvertures; que nous faut-il de plus?

—Je suis d'avis de rester où nous sommes.

—Et moi aussi.

—Et moi aussi.

En un clin d'oeil, les sangles furent débouclées, les selles enlevées, et nos chevaux pantelants se mirent à tondre l'herbe de la prairie, dans le cercle de leurs longes. Un ruisseau cristallin, ce que les Espagnols appellent un arroyo, coulait au sud vers l'Arkansas. Sur le bord de ce ruisseau, et près d'un escarpement de la rive, nous choisîmes une place pour notre bivouac. On ramassa du bois de vache, on alluma du feu, et bientôt des tranches de bosses embrochées sur des bâtons crachèrent leurs jus dans la flamme, en crépitant. Saint-Vrain et moi nous avions heureusement nos gourdes, et comme chacune d'elles contenait une pinte de pur cognac, nous étions en mesure pour souper passablement. Les vieux chasseurs s'étaient munis de leurs pipes et de tabac; mon ami et moi nous avions des cigares, et nous restâmes assis autour du feu jusqu'à une heure très-avancée, fumant et prêtant l'oreille aux récits terribles des aventures de la montagne. Enfin, la veillée se termina; on raccourcit les longes, on rapprocha les piquets; mes camarades, s'enveloppant dans leurs couvertures, posèrent leur tête sur le siège de leurs selles et s'abandonnèrent au sommeil.

Il y avait parmi nous un homme du nom de Hibbets, qui, à cause de ses habitudes somnolentes, avait reçu le sobriquet de l'Endormi. Pour cette raison, on lui assigna le premier tour de garde, regardant les premières heures de la nuit comme les moins dangereuses, car les Indiens attaquent rarement un camp avant l'heure où le sommeil est le plus profond, c'est-à-dire un peu avant le point du jour. Hibbets avait gagné son poste, le sommet de l'escarpement, d'où il pouvait apercevoir toute la prairie environnante. Avant la nuit, j'avais remarqué une place charmante sur le bord de l'arroyo, à environ deux cents pas de l'endroit où mes camarades étaient couchés. Muni de mon rifle, de mon manteau et de ma couverture, je me dirigeai vers ce point en criant à l'Endormi, de m'avertir en cas d'alarme. Le terrain, en pente douce, était couvert d'un épais tapis d'herbe sèche. J'y étendis mon manteau, et enveloppé dans ma couverture, je me couchai, le cigare à la bouche, pour m'endormir en fumant. Il faisait un admirable clair de lune, si brillant, que je pouvais distinguer la couleur des fleurs de la prairie: les euphorbes argentés, les pétales d'or du tournesol, les mauves écarlates qui frangeaient les bords de l'arroyo à mes pieds. Un calme enchanteur régnait dans l'air; le silence était rompu seulement par les hurlements intermittents du loup de la prairie, le ronflement lointain de mes compagnons, et le crop-crop de nos chevaux tondant l'herbe.

Je demeurai éveillé jusqu'à ce que mon cigare en vint à me brûler les lèvres (nous les fumions jusqu'au bout dans les prairies); puis, je me mis sur le côté, et voyageai bientôt dans le pays des songes. A peine avais-je sommeillé quelques minutes que j'entendis un bruit étrange, quelque chose d'analogue à un tonnerre lointain ou au mugissement d'une cataracte. Le sol semblait trembler sous moi. Nous allons être trempés par un orage, —pensai-je, à moitié endormi, mais ayant encore conscience de ce qui se passait autour de moi; je rassemblai les plis de ma couverture et m'endormis de nouveau. Le bruit devint plus fort et plus distinct; il me réveilla tout à fait. Je reconnus le roulement de milliers de sabots frappant la terre, mêlé aux mugissements de milliers de boeufs! La terre résonnait et tremblait. J'entendis las voix de mes camarades, de Saint-Vrain, et de Godé, ce dernier criant à pleine gorge:

—Sacrrr!… Monsieur, prenez garde! des buffles.

Je vis qu'ils avaient détaché les chevaux et les amenaient au bas de l'escarpement. Je me dressai sur mes pieds, me débarrassant de ma couverture. Un effrayant spectacle s'offrit à mes yeux. Aussi loin que ma vue pouvait s'étendre à l'ouest, la prairie semblait en mouvement. Des vagues noires roulaient sur ses contours ondulés, comme si quelque volcan eût poussé sa lave à travers la plaine. Des milliers de points brillants étincelaient et disparaissaient sur cette surface mouvante, semblables à des traits de feu. Le sol tremblait, les hommes criaient, les chevaux, roidissant leurs longes, hennissaient avec terreur; mon chien aboyait et hurlait en courant tout autour de moi! Pendant un moment je crus être le jouet d'un songe. Mais non; la scène était trop réelle et ne pouvait Passer pour une vision. Je vis la bordure du flot noir à dix yards de moi et s'approchant toujours! Alors, et seulement alors, je reconnus les bosses velues et les prunelles étincelantes des buffalos.

—Grand Dieu! pensai-je, ils vont me passer sur le corps.

Il était trop tard pour chercher mon salut dans la fuite. Je saisis mon rifle et fis feu sur le plus avancé de la bande. L'effet, de ma balle fut insensible. L'eau de l'arroyo m'éclaboussa jusqu'à la face; un bison monstrueux, en tête du troupeau, furieux et mugissant, s'élançait à travers le courant et regrimpait la rive. Je fus saisi et lancé en l'air. J'avais été jeté en arrière, et je retombai sur une masse mouvante. Je ne me sentais ni blessé ni étourdi, mais j'étais emporté en avant sur le dos de plusieurs animaux qui, dans cet épais troupeau, couraient en se touchant les flancs. Une pensée soudaine me vint et m'attachant à celui qui était plus immédiatement au-dessous de moi, je l'enfourchai, embrassant sa bosse, et m'accrochant aux longs poils qui garnissaient son cou. L'animal, terrifié, précipita sa course et eut bientôt dépassé la bande. C'était justement ce que je désirais, et nous courûmes ainsi à travers la prairie, au plein galop du bison qui s'imaginait sans doute qu'une panthère ou un casamount[1] était sur ses épaules.

[Note 1: Chat sauvage de montagne.]

Je n'avais aucune envie de le désabuser, et craignant même qu'il ne s'aperçût que je n'étais pas un animal dangereux et ne se décidât à faire halte, je tirai mon couteau, dont j'étais heureusement muni, et je le piquai chaque fois qu'il semblait ralentir sa course. A chaque coup de cet aiguillon, il poussait un rugissement et redoublait de vitesse. Je courais un danger terrible. Le troupeau nous suivait de près, déployant un front de près d'un mille, et il devait inévitablement me passer sur le corps, si mon buffalo venait à s'arrêter et à me laisser sur la prairie. Néanmoins, et quel que fût le péril, je ne pouvais m'empêcher de rire intérieurement en pensant à la figure grotesque que je devais faire. Nous tombâmes au milieu d'un village de Chiens-de-prairie. Là, je m'imaginai que l'animal allait faire demi-tour et revenir sur ses pas. Cela interrompit mon accès de gaieté; mais le buffalo a l'habitude de courir droit devant lui, et le mien, heureusement, ne fit pas exception à la règle. Il allait toujours, tombant parfois sur les genoux, soufflant et mugissant de rage et de terreur.

Les Plum-Buttes étaient directement dans la ligne de notre course. J'avais remarqué cela depuis notre point de départ, et je m'étais dit que si je pouvais les atteindre, je serais sauf. Elles étaient à environ trois milles de l'endroit où nous avions établi notre bivouac, mais, à la façon dont je franchis cette distance, il me sembla que j'avais fait dix milles au moins. Un petit monticule s'élevait dans la prairie à quelques centaines de yards du groupe des hauteurs. Je m'efforçai de diriger ma monture écumante vers cette butte en l'excitant à un dernier effort avec mon couteau. Elle me porta complaisamment à une centaine de yards de sa base. C'était le moment de prendre congé de mon noir compagnon. J'aurais pu facilement le tuer pendant que j'étais sur son dos. La partie la plus vulnérable de son corps monstrueux était à portée de mon couteau; mais, en vérité, je n'aurais pas voulu me rendre coupable de sa mort pour Koh-i-nor. Retirant mes doigts de la toison, je me laissai glisser le long de son dos, et sans prendre plus de temps qu'il n'en fallait pour lui dire bonsoir, je m'élançai de toute la vitesse de mes jambes vers la hauteur; j'y grimpai, et m'asseyant sur un quartier de roche, je tournai mes yeux du côté de la prairie. La lune brillait toujours d'un vif éclat. Mon buffalo avait fait halte non loin de la place où j'avais pris congé de lui, il s'était arrêté, regardait en arrière et paraissait profondément étonné. Il y avait quelque chose de si comique dans sa mine que je partis d'un éclat de rire; j'étais en pleine sécurité sur mon poste élevé. Je regardai au sud-ouest; aussi loin que ma vue pouvait s'étendre, la prairie était noire et en mouvement. Les vagues vivantes venaient roulant vers moi; je pouvais les contempler désormais sans crainte. Ces milliers de prunelles étincelantes, brillant de phosphorescentes lueurs, ne me causaient plus aucun effroi. Le troupeau était à environ un demi-mille de distance; je crus voir quelques éclairs et entendre le bruit de coups de feu au loin sur le flanc gauche de la sombre masse; ces bruits me donnaient à penser que mes compagnons, sur le sort desquels j'avais conçu quelques inquiétudes, étaient sains et saufs.

Les buffalos approchaient de la butte sur laquelle je m'étais. établi, et, apercevant l'obstacle, il se divisèrent en deux grands courants, à ma droite et à ma gauche. Je fus frappé, dans ce moment, de voir que mon bison,—mon propre bison,—au lieu d'attendre que ses camarades l'eussent rattrapé et de se joindre à ceux de l'avant-garde, se mit à galoper en secouant la tête, comme si une bande de loups eût été à ses trousses; il se dirigea obliquement de manière à se mettre en dehors de la bande. Quand il eut atteint un point correspondant au flanc de la troupe, il s'en rapprocha un peu et finit par se confondre dans la masse. Cette étrange tactique me frappa alors d'étonnement, mais j'appris ensuite que c'était une profonde stratégie de la part de cet animal. S'il fût resté où je l'avais quitté, les buffalos de l'avant-garde auraient pu le prendre pour quelque membre d'une autre tribu, et lui auraient certainement fait un très-mauvais parti. Je demeurai assis sur mon rocher environ pendant deux heures, attendant tranquillement que le noir torrent se fût écoulé. J'étais comme sur une île au milieu de cette mer sombre et couverte d'étincelles. Un moment, je m'imaginai que c'était moi qui étais entraîné, et que la butte flottait en avant, tandis que les buffalos restaient immobiles. Le vertige me monta au cerveau, et je ne pus chasser cette étrange illusion qu'en me dressant sur mes pieds. Le torrent roulait toujours gagnant en avant; enfin je vis passer l'arrière-garde à moitié débandée. Je descendis de mon asile, et me mis en devoir de chercher ma route à travers le terrain foulé et devenu noir. Ce qui était auparavant un vert gazon présentait maintenant l'aspect d'une terre fraîchement labourée et trépignée par un troupeau de boeufs. Des animaux blancs, nombreux et formant comme un troupeau de moutons, passèrent près de moi; c'étaient des loups poursuivant les traînards de la bande. Je poussai en avant, me dirigeant vers le sud. Enfin, j'entendis des voix, et, à la clarté de la lune, je vis plusieurs cavaliers galopant en cercle à travers la plaine. Je criai «Halloa!» Une voix répondit à la mienne, un des cavaliers vint à moi à toute vitesse; c'est Saint-Vrain.

—Dieu puissant, Haller! cria-t-il en arrêtant son cheval et se penchant sur sa selle pour mieux me voir; est-ce vous ou est-ce votre spectre? En vérité, c'est lui-même! et vivant!

—Et qui ne s'est jamais mieux porté, m'écriai-je.

—Mais d'où tombez-vous? des nuages? du ciel? d'où enfin?

Et ses questions étaient répétées en écho par tous les autres, qui, à ce moment, me serraient la main comme s'ils ne m'avaient pas vu depuis un an. Godé paraissait entre tous le plus stupéfait.

—Mon Dieu! lancé en l'air, foulé aux pieds d'un million de buffles damnés, et pas mort! Cr-r-ré mâtin!

—Nous nous étions mis à la recherche de votre corps, ou plutôt de ce qui pouvait en rester, dit Saint-Vrain. Nous avons fouillé la prairie pas à pas à un mille à la ronde, et nous étions presque tentés de croire que les bêtes féroces vous avaient totalement dévoré.

—Dévorer monsieur! Non! trois millions de buffles ne l'auraient pas dévoré. Mon Dieu! Ah! gredin de l'Endormi, que le diable t'emporte!

Cette apostrophe s'adressait à Hibbets, qui n'avait pas indiqué à mes camarades l'endroit où j'étais couché, et m'avait ainsi exposé à un danger si terrible.

—Nous vous avons vu lancé en l'air, continua Saint-Vrain, et retomber dans le plus épais de la bande. En conséquence, nous vous regardions comme perdu. Mais, au nom de Dieu, comment avez-vous pu vous tirer de là?

Je racontai mon aventure à mes camarades émerveillés.

—Par Dieu! cria Godé, c'est une merveilleuse histoire! Et voilà un gaillard qui n'est pas manchot!

A dater de ce moment, je fus considéré comme un capitaine parmi les gens de la prairie. Mes compagnons avaient fait de la bonne besogne pendant ce temps, et une douzaine de masses noires, qui gisaient sur la plaine, en rendaient témoignage. Ils avaient retrouvé mon rifle et ma couverture; cette dernière, enfoncée dans la terre par le piétinement. Saint-Vrain avait encore quelques gorgées d'eau-de-vie dans sa gourde; après l'avoir vidée et avoir replacé les vedettes, nous reprîmes nos couches de gazon et passâmes le reste de la nuit à dormir.

IV

UNE POSITION TERRIBLE.

Peu de jours après, une autre aventure m'arriva; et je commençai à penser que j'étais prédestiné à devenir un héros parmi les montagnards.

Un petit détachement dont je faisais partie avait pris les devants. Notre but était d'arriver à Santa-Fé un jour ou deux avant la caravane, afin de tout arranger avec le gouverneur pour l'entrée des wagons dans cette capitale. Nous faisions route pour le Cimmaron. Pendant une centaine de milles environ, nous traversâmes un désert stérile, dépourvu de gibier et presque entièrement privé d'eau. Les buffalos avaient complètement disparu, et les daims étaient plus que rares. Il fallait nous contenter de la viande séchée que nous avions emportée avec nous des établissements. Nous étions dans le désert de l'Artemisia. De temps en temps, nous apercevions une légère antilope bondissant au loin devant nous, mais se tenant hors de toute portée. Ces animaux semblaient être plus familiers que d'ordinaire. Trois jours après avoir quitté la caravane, comme nous chevauchions près du Cimmaron, je crus voir une tête cornue derrière un pli de la prairie. Mes compagnons refusèrent de me croire, et aucun d'eux ne voulut m'accompagner. Alors, me détournant de la route, je partis seul. Godé ayant pris les devants, l'un de mes camarades se chargea de mon chien que je ne voulais pas emmener, craignant d'effaroucher les antilopes. Mon cheval étais frais et plein d'ardeur; et que je dusse réussir ou non, je savais qu'il me serait facile de rejoindre la troupe à son prochain campement. Je piquai droit vers la place où j'avais vu disparaître l'objet, et qui semblait être à un demi-mille environ de la route; mais il se trouva que la distance était beaucoup plus grande; c'est une illusion commune dans l'atmosphère transparente de ces régions élevées.

Un singulier accident de terrain, ce qu'on appelle dans ces contrées un couteau des prairies, d'une petite élévation, coupait la plaine de l'est à l'ouest; un fourré de cactus couvrait une partie de son sommet. Je me dirigeai vers ce fourré. Je mis pied à terre au bas de la pente, et, conduisant mon cheval au milieu des cactus je l'attachai à une des branches. Puis je gravis avec précaution, à travers les feuilles épineuses, vers le point où je m'imaginais avoir vu l'animal. A ma grande joie, j'aperçus, non pas une antilope, mais un couple de ces charmants animaux, qui broutaient tranquillement, malheureusement trop loin pour que ma balle pût les atteindre. Ils étaient au moins à trois cents yards, sur une pente douce et herbeuse. Entre eux et moi pas le moindre buisson pour me cacher, dans le cas où j'aurais voulu m'approcher. Quel parti prendre? Pendant quelques minutes, je repassai dans mon esprit les différentes ruses de chasse usitées pour prendre l'antilope. Imiterais-je leur cri? Valait-il mieux chercher à les attirer en élevant mon mouchoir? Elles étaient évidemment trop farouches; car, de minute en minute, je les voyais dresser leurs jolies petites têtes et jeter un regard inquiet autour d'elles. Je me rappelai que la couverture de ma selle était rouge. En l'étendant sur les branches d'un buisson de cactus, je réussirais peut-être à les attirer. Ne voyant pas d'autre moyen, j'étais sur le point de retourner prendre ma couverture, quand tout à coup mes yeux s'arrêtèrent sur sur une ligne de terre nue qui traversait la prairie, entre moi et l'endroit où les animaux paissaient. C'était une brisure dans la surface de la plaine, une route de buffalo ou le lit d'un arroyo. Dans tout les cas, c'était le couvert dont j'avais besoin, car les antilopes n'en étaient pas à plus de cent yards, et s'en rapprochaient tout en broutant. Je quittai les buissons et me dirigeai, en me laissant glisser le long de la pente, vers le point où l'enfoncement me paraissait le plus marqué. Là, à ma grande surprise, je me trouvai au bord d'un large arroyo, dont l'eau, claire et peu profonde, coulait doucement sur un lit de sable et de gypse. Les bords ne s'élevaient pas à plus de trois pieds du niveau, de l'eau, excepté à l'endroit où l'escarpement venait rencontrer le courant. Là, il y avait une élévation assez forte; je longeai la base, j'entrai dans le canal et me mis en devoir de le remonter. J'arrivai bientôt, comme j'en avais l'intention, à la place où le courant, après avoir suivi une ligne parallèle à l'escarpement, le traversait en le coupant à pic. Là, je m'arrêtai, et regardai avec toutes sortes de précautions par-dessus le bord. Les antilopes s'étaient rapprochées à moins d'une portée de fusil de l'arroyo; mais elles étaient encore loin de mon poste. Elles continuaient à brouter tranquillement, insouciantes du danger. Je redescendis, et repris ma marche dans l'eau.

C'était une rude besogne que de marcher dans cette voie. Le lit de la ravine était formé d'une terre molle qui cédait sous le pied, et il me fallait éviter de faire le moindre bruit, sous peine d'effaroucher le gibier; mais j'étais soutenu dans mes efforts par la perspective d'avoir de la venaison fraîche pour mon souper. Après avoir péniblement parcouru quelques cents yards, je me trouvai en face d'un petit buisson d'absinthe qui touchait à la rive.

—Je suis assez près, pensai-je, et ceci me servira de couvert.

Tout doucement je me dressai jusqu'à ce que je pusse voir à travers les feuilles. La position était excellente. J'épaulai mon fusil, et, visant au coeur du mâle, je lâchai la détente. L'animal fit un bond et retomba sur le flanc, sans vie. J'étais sur le point de m'élancer pour m'assurer de ma proie, lorsque j'observai que la femelle, au lieu de s'enfuir comme je m'y attendais, s'approchait de son compagnon gisant, et flairait anxieusement toutes les parties de son corps. Elle n'était pas à plus de vingt yards de moi, et je distinguais l'expression d'inquiétude et d'étonnement dont son regard était empreint. Tout à coup, elle parut comprendre la triste vérité, et, rejetant sa tête en arrière, elle se mit à pousser des cris plaintifs et à courir en rond autour de son corps inanimé. Mon premier mouvement avait été de recharger et de tuer la femelle; mais je me sentais désarmé par sa voix plaintive qui me remuait le coeur. En vérité, si j'avais pu prévoir un aussi lamentable spectacle, je ne me serais point écarté de la route. Mais la chose était sans remède.

—Je lui ai fait plus de mal que si je l'avais tuée elle-même, pensai-je; le mieux que je puisse faire pour elle, maintenant, c'est de la tuer aussi.

En vertu de ce principe d'humanité, qui devait lui être fatal, je restai à mon poste; je rechargeai mon fusil; je visai de nouveau, et le coup partit. Quand la fumée fut dissipée, je vis la pauvre petite créature sanglante sur le gazon, la tête appuyée sur le corps de son mâle inanimé. Je mis mon rifle sur l'épaule, et je me disposais à me porter en avant, lorsque, à ma grande surprise, je me sentis pris par les pieds. J'étais fortement retenu, comme si mes jambes eussent été serrées dans un étau! Je fis un effort pour me dégager, puis un second, plus violent, mais sans aucun succès: au troisième, je perdis l'équilibre, et tombai à la renverse dans l'eau. A moitié suffoqué, je parvins à me mettre debout, mais uniquement pour reconnaître que j'étais retenu aussi fortement qu'auparavant. De nouveau je m'agitai pour dégager mes jambes; mais je ne pouvais les ramener ni en avant, ni en arrière, ni à droite, ni à gauche; de plus, je m'aperçus que j'enfonçais peu à peu. Alors l'effrayante vérité se fit jour dans mon esprit: j'étais pris dans un sable mouvant!

Un sentiment d'épouvante passa dans tout mon être. Je renouvelai mes efforts avec toute l'énergie du désespoir. Je me penchais d'un côté, puis de l'autre, tirant à me déboîter les genoux. Mes pieds étaient toujours emprisonnés; impossible de les bouger d'un pouce. Le sable élastique s'était moulé autour de mes bottes de peau de cheval, et collait le cuir au-dessus des chevilles, de telle sorte que je ne pouvais en dégager mes jambes, et je sentais que j'enfonçais de plus en plus, peu à peu, mais irrésistiblement, et d'un mouvement continu, comme si quelque monstre souterrain m'eût tout doucement tiré à lui! Je frissonnai d'horreur, et je me mis à crier au secours! Mais qui pouvait m'entendre! il n'y avait personne dans un rayon de plusieurs milles, pas un être vivant.

Si pourtant: le hennissement de mon cheval me répondit du haut de la colline, semblant se railler de mon désespoir. Je me penchai en avant autant que ma position me le permettait, et, de mes doigts convulsifs, je commençai à creuser le sable. A peine pouvais-je en atteindre la surface, et le léger sillon que je traçais était aussitôt comblé que formé. Une idée me vint. Mon fusil mis en travers pourrait me supporter. Je le cherchai autour de moi. On ne le voyait plus. Il était enfoncé dans le sable. Pouvais-je me coucher par terre pour éviter d'enfoncer davantage? Non il y avait deux pieds d'eau; je me serais noyé. Ce dernier espoir m'échappa aussitôt qu'il m'apparut. Je ne voyais plus aucun moyen de salut. J'étais incapable de faire un effort de plus. Une étrange stupeur s'emparait de moi. Ma pensée se paralysait. Je me sentais devenir fou. Pendant un moment, ma raison fut complètement égarée.

Après un court intervalle, je recouvrai mes sens. Je fis un effort pour secouer la paralysie de mon esprit, afin du moins d'aborder comme un homme doit le faire, la mort, que je sentais inévitable. Je me dressai tout debout. Mes yeux atteignaient jusqu'au niveau de la prairie, et s'arrêtèrent sur les victimes encore saignantes de ma cruauté. Le coeur me battit à cette vue. Ce qui m'arrivait était-il une punition de Dieu? Avec un humble sentiment de repentir, je tournai mon visage vers le ciel, redoutant presque d'apercevoir quelque signe de la colère céleste…. Le soleil brillait du même éclat qu'auparavant, et pas un nuage ne tachait la voûte azurée. Je demeurai les yeux levés au ciel, et priai avec une ferveur que connaissent ceux-là seulement qui se sont trouvés dans des situations périlleuses analogues à celle où j'étais.

Comme je continuais à regarder en l'air, quelque chose attira mon attention. Je distinguai sur le fond bleu du ciel la silhouette d'un grand oiseau. Je reconnus bientôt l'immonde oiseau des plaines, le vautour noir. D'où venait-il? Qui pouvait le savoir? A une distance infranchissable pour le regard de l'homme, il avait aperçu ou senti les cadavres des antilopes, et maintenant sur ses larges ailes silencieuses il descendait vers le festin de la mort. Bientôt un autre, puis encore un, puis une foule d'autres se détachèrent sur les champs azurés de la voûte céleste, et, décrivant de larges courbes, s'abaissèrent silencieusement vers la terre. Les premiers arrivés se posèrent sur le bord de la rive, et après avoir jeté un coup d'oeil autour d'eux, se dirigèrent vers leurs proies. Quelques secondes après, la prairie était noire de ces oiseaux immondes qui grimpaient sur les cadavres des antilopes, et battaient de l'aile en enfonçant leurs becs fétides dans les yeux de leurs proies. Puis vinrent les loups décharnés, affamés, sortant des fourrés de cactus et rampant, comme des lâches, à travers les sinuosités de la prairie. Un combat s'ensuivit, dans lequel les vautours furent mis en fuite, puis les loups se jetèrent sur la proie et se la disputèrent, grondant les uns contre les autres, et s'entre-déchirant.

—Grâce à Dieu! pensai-je, je n'aurai pas du moins à craindre d'être ainsi mis en pièces!

Je fus bientôt délivré de cet affreux spectacle. Mes yeux n'arrivaient plus au niveau de la berge. Le vert tapis de la prairie avait eu mon dernier regard. Je ne pouvais plus voir maintenant que les murs de terre qui encaissaient le ruisseau, et l'eau qui coulait insouciante autour de moi. Une fois encore je levai les yeux au ciel, et avec un coeur plein de prières, je m'efforçai de me résigner à mon destin. En dépit de mes efforts pour être calme, les souvenirs des plaisirs terrestres, des amis, du logis, vinrent m'assaillir et provoquèrent par intervalles de violents paroxysmes pendant lesquels je m'épuisais en efforts réitérés, mais toujours impuissants. J'entendis de nouveau le hennissement de mon cheval. Une idée soudaine frappa mon esprit, et me rendit un nouvel espoir: peut-être mon cheval…. Je ne perdis pas un moment. J'élevai ma voix jusqu'à ses cordes les plus hautes, et appelai l'animal par son nom. Je l'avais attaché, mais légèrement. Les branches de cactus pouvaient se rompre. J'appelai encore, répétant les mots auxquels il était habitué. Pendant un moment tout fut silence, puis j'entendis les sons précipités de ses sabots, indiquant que l'animal faisait des efforts pour se dégager; ensuite je pus reconnaître le bruit cadencé d'un galop régulier et mesuré. Les sons devenaient plus proches encore et plus distincts, jusqu'à ce que l'excellente bête se montrât sur la rive au-dessus de moi. Là, Moro s'arrêta, secouant la tête, et poussa un bruyant hennissement. Il paraissait étonné, et regardait de tous côtés, renâclant avec force. Je savais qu'une fois qu'il m'aurait aperçu, il ne s'arrêterait pas jusqu'à ce qu'il eût pu frotter son nez contre ma joue, car c'était sa coutume habituelle. Je tendis mes mains vers lui et répétai encore les mots magiques. Alors, regardant en bas, il m'aperçut, et, s'élançant aussitôt, il sauta dans le canal. Un instant après, je le tenais par la bride.

Il n'y avait pas de temps à perdre; l'eau m'atteignait presque jusqu'aux aisselles. Je saisis la longe, et, la passant sous la sangle de la selle, je la nouai fortement, puis je m'entourai le corps avec l'autre bout. J'avais laissé assez de corde entre moi et la sangle pour pouvoir exciter et guider le cheval dans le cas où il faudrait un grand effort pour me tirer d'où j'étais. Pendant tous ces préparatifs, l'animal muet semblait comprendre ce que je faisais. Il connaissait aussi la nature du terrain sur lequel il se trouvait, car, durant toute l'opération, il levait ses pieds l'un après l'autre pour éviter d'être pris. Mes dispositions furent enfin terminées, et avec un sentiment d'anxiété terrible, je donnai à mon cheval le signal de partir. Au lieu de s'élancer, l'intelligent animal s'éloigna doucement comme s'il avait compris ma situation. La longe se tendit, je sentis que mon corps se déplaçait, et, un instant après, j'éprouvai une de ces jouissances profondes impossibles à décrire, en me trouvant dégagé de mon tombeau de sable. Un cri de joie s'échappa de ma poitrine. Je m'élançai vers mon cheval, je lui jetai mes deux bras autour du cou; je l'embrassai avec autant de délices que s'il eût été une charmante jeune fille. Il répondit à mes embrassements par un petit cri plaintif qui me prouva qu'il m'avait compris. Je me mis en quête de mon rifle. Heureusement qu'il n'était pas très-enfoncé, et je pus le ravoir. Mes bottes étaient restées dans le sable; mais je ne m'arrêtai point à les chercher. La place où je les avais perdues m'inspirait un sentiment de profonde terreur.

Sans plus attendre, je quittai les bords de l'arroyo, et, montant à cheval je me dirigeai au galop vers la route. Le soleil était couché quand j'arrivai au camp, où je fus accueilli par les questions de mes compagnons étonnés:

—Avez-vous trouvé beaucoup de chèvres? Où sont donc vos bottes?—Est-ce à la chasse ou à la pêche que vous avez été?

Je répondis à toutes ces questions en racontant mon aventure, et cette nuit-là encore je fus le héros du bivouac.

V

SANTA-FÉ.

Après avoir employé une semaine à gravir les montagnes rocheuses, nous descendîmes dans la vallée du Del-Norte, et nous atteignîmes la capitale du Nouveau-Mexique, la célèbre ville de Santa-Fé. Le lendemain, la caravane elle-même arriva, car nous avions perdu du temps en prenant la route du sud, et les wagons, en traversant la passe de Raton, avaient suivi la voie la plus rapide. Nous n'eûmes aucune difficulté relativement à l'entrée de notre convoi, moyennant une taxe de cinq cents dollars d'alcavala pour chaque wagon. C'était une extorsion qui dépassait le tarif; mais les marchands étaient forcés d'accepter cet impôt. Santa-Fé est l'entrepôt de la province, et le chef-lieu de son commerce. En l'atteignant, nous fîmes halte et établîmes notre camp hors des murs.

Saint-Vrain, quelques autres propriétaires et moi nous nous installâmes à la fonda, où nous cherchâmes dans le délicieux vin d'el Paso l'oubli des fatigues que nous avions endurées à travers les plaines. La nuit de notre arrivée se passa tout entière en festins et en plaisirs. Le lendemain matin, je fus éveillé par la voix de mons Godé, qui paraissait de joyeuse humeur et chantonnait quelques fragments d'une chanson de bateliers canadiens.

—Ah! monsieur, me cria-toi! en me voyant éveillé, aujourd'hui, ce soir, il y a une grande funcion,—un bal—ce que les Mexicains appellent le fandago. C'est très-beau, monsieur. Vous aurez bien sûr un grand plaisir à voir un fandago mexicain.

—Non, Godé. Mes compatriotes ne sont pas aussi grands amateurs de la danse que les vôtres.

—C'est vrai, monsieur, mais un fandago! ça mérite d'être vu. Ça se compose de toutes sortes de pas: le bolero, la valse, la coûna, et beaucoup d'autres; le tout mélangé de pouchero. Allez! monsieur, vous verrez plus d'une jolie fille aux yeux noirs et avec de très-courts… Ah! diable!… de très-courts… comment appelez-vous cela en américain?

—Je ne sais pas de quoi vous voulez parler.

—Cela! cela, monsieur.

Et il me montrait la jupe de sa blouse de chasse.

—Ah! pardieu, je le tiens!—Petticoes, de très-courts petticoes. Ah! vraiment, vous verrez, vous verrez ce que c'est qu'un fandago mexicain.

Las niñas de Durango
Conmigo bailandas,
Al cielo saltandas
En el fan-dango—en el fan-dango.

Ah! voici M. de Saint-Vrain. Il n'a sans doute jamais vu un fandago. Sacristi! comme monsieur danse! comme un vrai maître de ballets! Mais il est de sangre… de sang français, vraiment. Voyez donc!

Al cielo saltandas
En el fan-dan-go—en el fan-dang…

—Eh! Godé?

—Monsieur.

—Cours à la cantine et demande, prends à crédit, achète ou chippe une bouteille du meilleur Paso.

—Faut-il essayer de la chipper, monsieur Saint-Vrain? Demanda Godé avec une grimace significative.

—Non, vieux coquin de Canadien! paie-la, voilà de l'argent. Du meilleur
Paso, tu entends? frais et brillant. Maintenant, vaya!

—Bonjour, mon brave dompteur de buffalos. Encore au lit, à ce que je vois.

—J'ai une migraine qui me fend la tête.

—Ah! ah! ah! C'est comme moi tout à l'heure; mais Godé est allé chercher le remède. Poil de chien guérit la morsure. Allons, en bas du lit.

—Attendez au moins que j'aie pris une dose de votre médecine.

—C'est juste. Vous vous trouverez mieux après. Dites-moi, comment vous trouvez-vous des plaisirs de la ville, hein?

—Vous appelez cela une ville!

—Mais oui; c'est ainsi qu'on la nomme partout: la ciudad de Santa-Fé, la fameuse ville de Santa-Fé, la capitale du Nuevo-Mejico, la métropole de la prairie, le paradis des vendeurs, des trappeurs et des voleurs.

—Et voilà le progrès accompli dans une période de trois cents ans! En vérité, ce peuple semble à peine arrivé aux premiers échelons de la civilisation!

—Dites plutôt qu'il en a dépassé les derniers. Ici, dans cette oasis lointaine, vous trouverez peinture, poésie, danse, théâtre et musique, fêtes et feux d'artifice; tous les raffinements de l'art et de l'amour qui caractérisent une nation en déclin. Vous rencontrerez en foule des don Quichottes, soi-disant chevaliers errants, des Roméos, moins le coeur, et des bandits, moins le courage. Vous rencontrerez… toutes sortes de choses avant de vous croiser avec la vertu ou l'honneur.—Holà! muchacho!

Que es señor

—Avez-vous du café?

Si, señor.

—Apportez deux tasses: dos tazas, entendez-vous, et leste! Aprisa! aprisa!

Si, señor.

—Ah! voici le voyageur canadien! Eh bien, vieux Nord-Ouest, apportes-tu le vin?

—C'est un vin délicieux, monsieur Saint-Vrain! ça vaut presque les vins
Français.

—Il a raison, Haller! (tsap! tsap!) délicieux, vous pouvez le dire, mon cher Godé! (tsap! tsap!) Allons, buvez; cela va vous rendre fort comme un buffalo. Voyez, il pétille comme de l'eau de Seltz![1] comme fontaine qui bouille. Eh! Godé?

[Note 1: Nom d'une localité où il y a des eaux gazeuses, aux États-Unis.]

—Oui, monsieur; absolument comme fontaine qui bouille, parbleu! oui.

—Buvez, mon ami, buvez! ne craignez pas ce vin-là; c'est pur jus de la vigne. Sentez cela, humez ce bouquet. Dieu! Quel vin les Yankees tireront un jour de ces raisins du Nouveau-Mexique!

—Eh quoi? croyez-vous que les Yankees aient des vues sur ce pays?

—Si je le crois? je le sais. Et pourquoi pas! A quoi peut servir cette race de singes dans la création? uniquement à embarrasser la terre.—Eh bien, garçon, vous avez apporté le café?

Ya, esta, señor.

—Allons, prenez-moi quelques gorgées de cette liqueur, cela vous remettra sur pied tout de suite. Ils sont bons pour faire du café, par exemple; les Espagnols sont passés maîtres en cela.

—Qu'est-ce que ce fandago dont Godé m'a parlé?

—Ah! c'est vrai. Nous allons avoir une fameuse soirée, vous y viendrez, sans doute?

—Par pure curiosité!

—Très-bien! votre curiosité sera satisfaite.

—Le vieux coquin de gouverneur doit honorer le bal de sa présence, et, dit-on, sa charmante señora; mais je ne crois pas que celle-ci vienne.

—Et pourquoi pas?

—Il a trop peur qu'un de ces sauvages americanos ne prenne fantaisie de l'enlever en croupe. Cela s'est vu quelquefois dans cette vallée. Par sainte Marie! c'est une charmante créature,—continua Saint-Vrain, se parlant à lui-même,—et je sais quelqu'un… Oh! le vieux tyran maudit! Pensez-y donc un peu!

—A quoi?

—Mais à la manière dont il nous a traités. Cinq cents dollars par wagon! et nous en avions un cent! en tout cinquante mille dollars.

—Mais, est-ce qu'il empoche tout cela? Est-ce que le gouvernement….

—Le gouvernement! le gouvernement n'en touche pas un centime. C'est lui qui est le gouvernement ici. Et, grâce aux ressources qu'il tire de ces impôts, il gouverne les misérables habitants avec une verge de fer. Pauvres diables!

—Et ils le haïssent, je suppose?

—Lui et les siens. Dieu sait s'ils ont raison.

—Pourquoi donc alors ne se révoltent-ils pas?

—Cela leur arrive quelquefois. Mais que peuvent faire ces malheureux? Comme tous les tyrans, il a su les diviser et semer entre eux des haines irréconciliables.

—Mais il ne me semblait pas qu'il ait une armée bien formidable: il n'a point de gardes du corps.

—Des gardes du corps, s'écria Saint-Vrain en m'interrompant. Regardez dehors les voilà, ses gardes du corps.

Indios bravos! les Navajoes! exclama Godé au même instant.

Je regardai dans la rue. Une demi-douzaine d'Indiens drapés dans des sérapés rayés passaient devant l'auberge. Leurs regards sauvages, leur démarche lente et fière, les faisaient facilement distinguer des indios manzos, des pueblos, porteurs d'eau et bûcherons.

—Sont-ce des Navajoes? demandai-je.

—Oui, monsieur, oui, reprit Godé avec quelque animation. Sacrr…! des
Navajoes, de véritables et damnés Navajoes!

—Il n'y a pas à s'y tromper, ajouta Saint-Vrain.

—Mais les Navajoes sont les ennemis déclarés des Nouveaux-Mexicains.
Comment sont-ils ici? prisonniers?

—Ont-ils l'air de prisonniers?

Certes, on ne pouvait apercevoir aucun indice de captivité ni dans leurs regards ni dans leurs allures. Ils marchaient fièrement le long du mur, lançant de temps à antre sur les passants un coup d'oeil sauvage, hautain et méprisant.

—Pourquoi sont-ils ici alors? Leur pays est bien loin vers l'ouest.

—C'est là un de ces mystères du Nouveau-Mexique sur lesquels je vous donnerai quelques éclaircissements une autre fois. Ils sont maintenant sous la protection d'un traité de paix qui les lie, tant qu'il ne leur convient pas de le rompre. Quant à présent, ils sont aussi libres ici que vous et moi; que dis-je? ils le sont bien davantage. Je ne serais point surpris de les rencontrer ce soir au fandango.

—J'ai entendu dire que les Navajoes étaient cannibales?

—C'est la vérité. Observez-les un instant! Regardez comme ils couvent des yeux ce petit garçon joufflu, qui paraît instinctivement en avoir peur. Il est heureux pour ce petit drôle qu'il fasse grand jour, sans cela il pourrait bien être étranglé sous une de ces couvertures rayées.

—Parlez-vous sérieusement, Saint-Vrain!

—Sur ma parole; je ne plaisante pas! Si je me trompe, Godé en sait assez pour pouvoir confirmer ce que j'avance, Eh! voyageur?

—C'est vrai, monsieur. J'ai été prisonnier dans la Nation: non pas chez les Navagh, mais chez les damnés d'Apaches. C'est la même chose, pendant trois mois. J'ai vu les sauvages manger,—eat,—un, deux trie, trie enfants rôtis, comme si c'étaient des bosses de buffles. C'est vrai, monsieur, c'est très-vrai.

—C'est la vraie vérité: les Apaches et les Navajoes enlèvent des enfants dans la vallée, ici, lors de leurs grandes expéditions; et ceux qui ont été à même de s'en instruire assurent qu'ils les font rôtir. Est-ce pour les offrir en sacrifice au dieu féroce Quetzalcoatl? est-ce par goût pour la chair humaine? c'est ce qu'on n'a pas encore bien pu vérifier. Bien peu parmi ceux qui ont visité leurs villes ont eu, comme Godé, la chance d'en sortir. Pas un homme de ces pays ne s'aventure à traverser la sierra de l'ouest.

—Et comment avez-vous fait, monsieur Godé pour sauver votre chevelure?

—Comment, monsieur? Parce que je n'en ai pas. Je ne peux pas être scalpé. Ce que les trappeurs yankees appellent hur, ma chevelure, est de la fabrication d'un barbier de Saint-Louis. Voilà, monsieur.

En disant cela, le Canadien ôta sa casquette, et, avec elle, ce que jusqu'à ce moment j'avais pris pour une magnifique chevelure bouclée, c'était une perruque.

—Maintenant, messieurs, s'écria-t-il d'un ton de bonne humeur, comment ces sauvages pourraient-ils prendre mon scalp? Les Indiens damnés n'en toucheront pas la prime, sacr-r-r…!

Saint-Vrain et moi ne pûmes nous empêcher de rire à la transformation comique de la figure du Canadien.

—Allons, Godé! le moins que vous puissiez faire après cela, c'est de boire un coup. Tenez, servez-vous.

—Très-obligé, monsieur Saint-Vrain, je vous remercie.

Et le voyageur, toujours altéré avala le nectar d'el Paso comme il eût fait d'une tasse de lait.

—Allons, Haller! Il faut que nous allions voir les wagons. Les affaires d'abord, le plaisir après, autant du moins que nous pourrons nous en procurer au milieu de ces tas de briques. Mais nous trouverons de quoi nous distraire à Chihuahua.

—Vous pensez que nous irons jusque-là?

—Certainement. Nous n'aurons pas acheteurs ici pour le quart de notre cargaison. Il faudra porter le reste sur le marché principal. Au camp! allons!

VI

LE FANDANGO.

Le soir, j'étais assis dans ma chambre, attendant Saint-Vrain. Il s'annonça du dehors en chantant:

Las niñas de Durango
Conmigo bailandas
Al cielo… ha!

—Êtes-vous prêt, mon hardi cavalier?

—Pas encore. Asseyez-vous une minute et attendez-moi.

—Dépêchez-vous alors: la danse commence. Je suis revenu par là. Quoi! c'est là votre costume de bal! Ha! ha! ha!

Et Saint-Vrain éclata de rire en me voyant vêtu d'un habit bleu et d'un pantalon noir assez bien conservés.

—Eh! mais sans doute, répondis-je en le regardant, et qu'y trouvez-vous à redire?—Mais est-ce là votre habit de bal, à vous?

Mon ami n'avait rien changé à son costume; il portait sa blouse de chasse frangée, ses guêtres, sa ceinture, son couteau et ses pistolets.

—Oui, mon cher dandy, ceci est mon habit de bal; il n'y manque rien, et si vous voulez m'en croire, vous allez remettre ce que vous avez ôté. Voyez-vous un ceinturon et un couteau autour de ce bel habit bleu à longues basques! Ha! ha! ha!

—Mais quel besoin de prendre ceinturon et couteau? Vous n'allez pas, peut-être, entrer dans une salle de bal avec vos pistolets à la ceinture?

—Et de quelle autre manière voulez-vous que je les porte? dans mes mains?

—Laissez-les ici.

—Ha! ha! cela ferait une belle affaire! Non, non. Un bon averti en vaut deux. Vous ne trouverez pas un cavalier qui consente à aller à un fandango de Santa-Fé sans ses pistolets à six coups. Allons, remettez votre blouse, couvrez vos jambes comme elles l'étaient, et bouclez-moi cela autour de vous. C'est le costume de bal de ce pays-ci.

—Du moment que vous m'affirmez que je serai ainsi comme il faut, ça me va.

—Je ne voudrais pas y aller en habit bleu, je vous le jure.

L'habit bleu fut replié et remis dans mon portemanteau. Saint-Vrain avait raison. En arrivant au lieu de réunion, une grande sala dans le voisinage de la plaza, nous le trouvâmes rempli de chasseurs, de trappeurs, de marchands, de voituriers, tous costumés comme ils le sont dans la montagne. Parmi eux se trouvaient une soixantaine d'indigènes avec autant de señoritas, que je reconnus, à leurs costumes, pour être des poblanas, c'est-à-dire appartenant à la plus basse classe; la seule classe de femme, au surplus, que des étrangers pussent rencontrer à Santa-Fé.

Quand nous entrâmes, la plupart des hommes s'étaient débarrassés de leurs sérapés pour la danse, et montraient dans tout leur éclat le velours brodé, le maroquin gaufré, et les bérets de couleurs voyantes. Les femmes n'étaient pas moins pittoresques dans leurs brillantes naguas, leurs blanches chemisettes, et leurs petits souliers de satin. Quelques-unes étaient en train de sauter une vive polka; car cette fameuse danse était parvenue jusque dans ces régions reculées.

—Avez-vous entendu parler du télégraphe électrique?

—No, señor.

—Pourriez-vous me dire ce que c'est qu'un chemin de fer?

Quien sabe!

—La polka!

Ah! señor, la polka! la polka! cosa bonita, tan graciosa! vaya!

La salle de bal était une grande sala oblongue, garnie de banquettes tout autour. Sur ces banquettes, les danseurs prenaient place, roulaient leurs cigarettes, bavardaient et fumaient dans l'intervalle des contredanses. Dans un coin, une demi-douzaine de fils d'Orphée faisaient résonner des harpes, des guitares et des mandolines; de temps en temps, ils rehaussaient cette musique par un chant aigu, à la manière indienne. Dans un autre angle, les montagnards, altérés, fumaient des puros en buvant du whisky de Thaos, et faisaient retentir la sala de leurs sauvages exclamations.

—Holà, ma belle enfant! vamos, vamos, à danser! mucho bueno! mucho bueno! voulez-vous?

C'est un grand gaillard à la mine brutale, de six pieds et plus, qui s'adresse à une petite poblana sémillante.

Mucho bueno, señor Americano! répond la dame.

—Hourra pour vous! en avant! marche! Quelle taille légère! Vous pourriez servir de plumet à mon chapeau. Qu'est-ce que vous voulez boire? de l'aguardiente[1] Ou du vin?

[Note 1: Aguardiente, sorte d'eau-de-vie de blé de maïs.]

Copitita de vino, señor. (Un tout petit verre de vin, monsieur.)

—Voici, ma douce colombe; avalez-moi ça en un saut d'écureuil!…
Maintenant, ma petite, bonne chance, et un bon mari je vous souhaite!

Gracias, señor Americano!

—Comment! vous comprenez cela? usted entiende, vous entendez?

Si, señor.

—Bravo donc! Eh bien, ma petite, connaissez-vous la danse de l'ours?

No entiende.

—Vous ne comprenez pas! tenez, c'est comme ça.

Et le lourdaud chasseur commence à se balancer devant sa partenaire, en imitant les allures de l'ours gris.

—Holà, Bill! crie un camarade, tu vas être pris au piège, si tu ne te tiens pas sur tes gardes. As-tu tes poches bien garnies, au moins?

—Que je sois un chien, Gim, si je ne suis pas frappé là, dit le chasseur étendant sa large main sur la région du coeur.

—Prends garde à toi, bonhomme! c'est une jolie fille, après tout.

—Très-jolie! offre-lui un chapelet, si tu veux, et jette-toi à ses pieds!

—Beaux yeux qui ne demandent qu'à se rendre; oh! les jolies jambes!

—Je voudrais bien savoir ce que son vieux magot demanderait pour la céder. J'ai grand besoin d'une femme; je n'en ai plus eu depuis celle de la tribu des Crow que j'avais épousée sur les bords du Yeller-Stone.

—Allons donc, bonhomme, tu n'es pas chez les Indiens. Fais, si tu veux, que la fille y consente, et il ne t'en coûtera qu'un collier de perles.

—Hourra pour le vieux Missouri! crie un voiturier.

—Allons, enfant! montrons-leur un peu comment un Virginien se fraye son chemin. Débarrassez la cuisine, vieilles et jeunes canailles.

—Gare à droite et à gauche! la vieille Virginie va toujours de l'avant.

Viva el Gobernador! viva Armijo! viva, viva!

L'arrivée d'un nouveau personnage faisait sensation dans la salle. Un gros homme fastueux, à tournure de prêtre, faisait son entrée, accompagné de plusieurs individus. C'était le gouverneur avec sa suite, et un certain nombre de citoyens bien couverts, qui formaient sans doute l'élite de la société new-mexicaine. Quelques-uns des nouveaux arrivants étaient des militaires revêtus d'uniformes brillants et extravagants; on les vit bientôt pirouetter autour de la salle dans le tourbillon de la valse.

—Où est la señora Armijo? demandai-je tout bas à Saint-Vrain.

—Je vous l'avais dit: elle n'est pas venue. Attendez-moi ici je m'en vais pour quelques instants. Procurez-vous une danseuse: et voyez à vous divertir. Je serai de retour dans un moment. Au revoir.

Sans plus d'explications, Saint-Vrain se glissa à travers la foule et disparut.

Depuis mon entrée, j'étais demeuré assis sur une banquette, près de Saint-Vrain, dans un coin écarté de la salle. Un homme d'un aspect tout particulier occupait la place voisine de mon compagnon, et était plongé dans l'ombre d'un rideau. J'avais remarqué cet homme tout en entrant, et j'avais remarqué aussi que Saint-Vrain avait causé avec lui; mais je n'avais pas été présenté, et l'interposition de mon ami avait empêché un examen plus attentif de ma part, jusqu'à ce que Saint-Vrain se fût retiré. Nous étions maintenant l'un près de l'autre, et je commençai à pousser une sorte de reconnaissance angulaire de la figure et de la tournure qui avaient frappé mon attention par leur étrangeté. Ce n'était pas un Américain; on le reconnaissait à son vêtement, et cependant sa figure n'était pas mexicaine. Ses traits étaient trop accentués pour un Espagnol, quoique son teint, hâlé par l'air et le soleil, fût brun et bronzé. La figure était rasée, à l'exception du menton, qui était garni d'une barbe noire taillée en pointe. L'oeil, autant que je pus le voir sous l'ombre d'un chapeau rabattu, était bleu et doux. Les cheveux noirs et ondulés, marqués çà et là d'un fil d'argent. Ce n'étaient point là les traits caractéristiques d'un Espagnol, encore moins d'un Hispano-Américain; et, n'eût été son costume, j'aurais assigné à mon voisin une toute autre origine. Mais il était entièrement vêtu à la mexicaine, enveloppé d'une manga pourpre, rehaussée de broderies de velours noir le long des bords et autour des ouvertures. Comme ce vêtement le couvrait presque en entier, je ne faisais qu'entrevoir en dessous une paire de calzoneros de velours vert, avec des boutons jaunes et des aiguillettes de rubans blancs comme la neige, pendant le long des coutures. La partie intérieure des calzoneros était garnie de basane noire gaufrée, et venait joindre les tiges d'une paire de bottes jaunes munies de forts éperons en acier. La large bande de cuir piqué qui soutenait les éperons et passait sur le cou-de-pied donnait à cette partie le contour particulier que l'on remarque dans les portraits des anciens chevaliers armés de toutes pièces. Il portait un sombrero noir à larges bords, entouré d'un large galon d'or. Une paire de ferrets, également en or, dépassait la bordure; mode du pays. Cet homme avait son sombrero penché du côté de la lumière, et paraissait vouloir cacher sa figure. Cependant, il n'était pas disgracié sous ce rapport. Sa physionomie, au contraire, était ouverte et attrayante; ses traits avaient dû être beaux autrefois, avant d'avoir été altérés, et couverts d'un voile de profonde mélancolie par des chagrins que j'ignorais. C'était l'expression de cette tristesse qui m'avait frappé au premier aspect. Pendant que je faisais toutes ces remarques, en le regardant de côté, je m'aperçus qu'il m'observait de la même manière, et avec un intérêt qui semblait égal au mien. Il fit sans doute la même découverte, et nous nous retournâmes en même temps de manière à nous trouver face à face; alors l'étranger tira de sa manga un petit cigarero brodé de perles et me le présenta gracieusement en disant:

Quiere a fumar, caballero? (Désirez-vous fumer, monsieur?)

—Volontiers, je vous remercie,—répondis-je en espagnol.

Et en même temps je tirai une cigarette de l'étui.

A peine avions-nous allumé, que cet homme, se tournant de nouveau vers moi, m'adressa à brûle-pourpoint cette question inattendue:

—Voulez-vous vendre votre cheval?

—Non.

—Pour un bon prix?

—A aucun prix.

—Je vous en donnerai cinq cents dollars.

—Je ne le donnerais pas pour le double.

—Je vous en donnerai le double.

—Je lui suis attaché. Ce n'est pas une question d'argent.

—J'en suis désolé. J'ai fait deux cents milles pour acheter ce cheval.

Je regardai mon interlocuteur avec étonnement et répétai machinalement ses derniers mots.

—Vous nous avez donc suivis depuis l'Arkansas?

—Non, je viens du Rio-Abajo.

—Du Rio-Abajo! du bas du Del-Norte?

—Oui.

—Alors, mon cher monsieur, il y a erreur. Vous croyez parler à un autre et traiter de quelque autre cheval.

—Oh! non; c'est bien du vôtre qu'il s'agit, un étalon noir, avec le nez roux, et à tous crins; demi-sang arabe. Il a une petite marque au-dessus de l'oeil gauche.

Ce signalement était assurément celui de Moro, et je commençai à éprouver une sorte de crainte superstitieuse à l'endroit de mon mystérieux voisin.

—En vérité, répliquai-je, c'est tout à fait cela; mais j'ai acheté cet étalon, il y a plusieurs mois, à un planteur louisianais. Si vous arrivez de deux cents milles au-dessous de Rio-Grande, comment, je vous le demande, avez-vous pu avoir la moindre connaissance de moi ou de mon cheval?

Dispensadme, caballero! je ne prétends rien de semblable. Je viens de loin au-devant de la caravane pour acheter un cheval américain. Le vôtre est le seul dans toute la cavalcade qui puisse me convenir, et, à ce qu'il parait, le seul que je ne puisse me procurer à prix d'argent.

—Je le regrette vivement; mais j'ai éprouvé les qualités de l'animal. Nous sommes devenus amis, et il faudrait un motif bien puissant pour que je consentisse à m'en séparer.

—Ah! señor, c'est un motif bien puissant qui me rend si désireux de l'acheter. Si vous saviez pourquoi, peut-être…—Il hésita un moment. —Mais non, non, non!

Après avoir murmuré quelques paroles incohérentes au milieu desquelles je pus distinguer les mots buenas noches, caballero! l'étranger se leva en conservant les allures mystérieuses qui le caractérisaient, et me quitta. J'entendis le cliquetis de ses éperons pendant qu'il se frayait lentement un chemin à travers la foule joyeuse, et il disparut dans l'ombre.

Le siège vacant fut immédiatement occupé par une manola tout en noir, dont la brillante nagua, la chemisette brodée, les fines chevilles et les petits pieds chaussés de pantoufles bleues attirèrent mon attention. C'était tout ce que je pouvais apercevoir de sa personne; de temps en temps, l'éclair d'un grand oeil noir m'arrivait à travers l'ouverture du rebozo tapado (mantille fermée). Peu à peu le rebozo devint moins discret, l'ouverture s'agrandit, et il me fut permis d'admirer les contours d'une petite figure charmante et pleine de malice. L'extrémité de la mantille fut adroitement rejetée par-dessus l'épaule gauche, et découvrit un bras nu, arrondi, terminé par une grappe de petits doigts chargés de bijoux, et pendant nonchalamment. Je suis passablement timide; mais, à la vue de cette attrayante partenaire, je ne pus y tenir plus longtemps, et, me penchant vers elle, je lui dis dans mon meilleur espagnol:

—Voulez-vous bien, mademoiselle, m'accorder la faveur d'une valse?

La malicieuse petite manola baissa d'abord la tête en rougissant; puis, relevant les longs cils de ses yeux noirs, me regarda et me répondit avec une douce voix de canari:

Con gusto, señor (avec plaisir, monsieur).

—Allons! m'écriai-je, enivré de mon triomphe.

Et, saisissant la taille de ma brillante danseuse, je m'élançai dans le tourbillonnement du bal.

Nous revînmes à nos places, et, après nous être rafraîchis avec un verre d'Albuquerque, un massepain et une cigarette, nous reprîmes notre élan. Cet agréable programme fut répété à peu près une demi-douzaine de fois; seulement, nous alternions la valse avec la polka, car ma manola dansait la polka aussi bien que si elle fût née en Bohême. Je portais à mon petit doigt un diamant de cinquante dollars, que ma danseuse semblait trouver muy buonito. La flamme de ses yeux m'avait touché le coeur, et les fumées du champagne me montaient à la tête; je commençai à calculer le résultat que pourrait avoir la translation de ce diamant de mon petit doigt au médium de sa jolie petite main, où sans doute il aurait produit un charmant effet. Au même instant je m'aperçus que j'étais surveillé de près par un vigoureux lepero de fort mauvaise mine, un vrai pelado qui nos suivait des yeux, et quelquefois de sa personne, dans toutes les parties de la salle. L'expression de sa sombre figure était un mélange de férocité et de jalousie que ma danseuse remarquait fort bien, mais qu'elle me semblait assez peu soucieuse de calmer.

—Quel est cet homme? lui demandai-je tout bas, comme il venait de passer près de nous, enveloppé dans son sérapé rayé.

Esta mi marido, señor (c'est mon mari, monsieur), me répondit-elle froidement.

Je renfonçai ma bague jusqu'à la paume et tins ma main serrée comme un étau. Pendant ce temps, le whisky de Thaos avait produit son effet sur les danseurs. Les trappeurs et les voituriers étaient devenus bruyants et querelleurs! Les leperos qui remplissaient la salle, excités par le vin, la jalousie, leur vieille haine, et la danse, devenaient de plus en plus sombres et farouches. Les blouses de chasses frangées et les grossières blouses brunes trouvaient faveur auprès des majas aux yeux noirs à qui le courage inspirait autant de respect que de crainte; et la crainte est souvent un motif d'amour chez ces sortes de créatures.

Quoique les caravanes alimentassent presque exclusivement le marché de Santa-Fé, et que les habitants eussent un intérêt évident à rester en bons termes avec les marchands, les deux races, anglo-américaine et hispano-indienne, se haïssent cordialement; et cette haine se manifestait en ce moment, d'un côté par un mépris écrasant, et de l'autre par des carajos concentrés et des regards féroces respirant la vengeance.

Je continuais à babiller avec ma gentille partenaire. Nous étions assis sur la banquette où je m'étais placé en arrivant. En regardant par hasard au-dessus de moi, mes yeux s'arrêtèrent sur un objet brillant. Il me sembla reconnaître un couteau dégainé qu'avait à la main su marido, qui se tenait debout derrière nous comme l'ombre d'un démon. Je ne fis qu'entrevoir comme un éclair ce dangereux instrument, et je pensais à me mettre en garde, lorsque quelqu'un me tira par la manche; je me retournai et me trouvai en face de mon précédent interlocuteur à la manga pourpre.

—Pardon, monsieur, me dit-il en me saluant gracieusement; je viens d'apprendre que la caravane pousse jusqu'à Chihuahua.

—Oui; nous n'avons pas acheteurs ici pour toutes nos marchandises.

—Vous y allez, naturellement?

—Certainement, il le faut.

—Reviendrez-vous par ici, señor?

—C'est très-probable. Je n'ai pas d'autre projet pour le moment.

—Peut-être alors pourrez-vous consentir à céder votre cheval? Il vous sera facile d'en trouver un autre aussi bon dans la vallée du Mississipi.

—Cela n'est pas probable.

—Mais señor, si vous y étiez disposé, voulez-vous me promettre la préférence?

—Oh! cela, je vous le promets de tout mon coeur.

Notre conversation fut interrompue par un maigre et gigantesque Missourien, à moitié ivre, qui, marchant lourdement sur les pieds de l'étranger, cria:

—Allons, heup, vieux marchand de graisse! donne-moi ta place.

Y porqué? (et pourquoi?) demanda le Mexicain se dressant sur ses pieds.

Et toisant le Missourien avec une surprise indignée.

Porky te damne! Je suis fatigué de danser. J'ai besoin de m'asseoir. Voilà, vieille bête.

Il y avait tant d'insolence et de brutalité dans l'acte de cet homme que je ne pus m'empêcher d'intervenir.

—Allons! dis-je en m'adressant à lui, vous n'avez pas le droit de prendre la place de ce gentleman, et surtout d'agir d'une telle façon.

—Eh! monsieur, qui diable vous demande votre avis? Allons, heup! je dis.

Et il saisit le Mexicain par le coin de sa manga comme pour l'arracher de son siège.

Avant que j'eusse eu le temps de répliquer à cette apostrophe et à ce geste, l'étranger était debout, et d'un coup de poing bien appliqué envoyait rouler l'insolent à quelques pas.

Ce fut comme un signal. Les querelles atteignirent leur plus haut paroxysme. Un mouvement se fit dans toute la salle. Les clameurs des ivrognes se mêlèrent aux malédictions dictées par l'esprit de vengeance; les couteaux brillèrent hors de l'étui: les femmes jetèrent des cris d'épouvante, et les coups de feu éclatèrent, remplissant la chambre d'une épaisse fumée. Les lumières s'éteignirent, et l'on entendit le bruit d'une lutte effroyable dans les ténèbres, la chute de corps pesants, les vociférations, les jurements, etc. La mêlée dura environ cinq minutes. N'ayant pour ma part aucun motif d'irritation contre qui que ce fût, je restai debout à ma place sans faire usage ni de mon couteau ni de mes pistolets; ma maja, effrayée, se serrait contre moi en me tenant par la main. Une vive douleur que je ressentis à l'épaule gauche me fit lâcher tout à coup ma jolie compagne, et, sous l'empire de cette inexpressible faiblesse que provoque toujours une blessure reçue, je m'affaissai sur la banquette. J'y demeurai assis jusqu'à ce que le tumulte fût apaisé, sentant fort bien qu'un ruisseau de sang s'échappait de mon dos et imbibait mes vêtements de dessous.

Je restai dans cette position, dis-je, jusqu'à ce que le tumulte eût pris fin; j'aperçus un grand nombre d'hommes vêtus en chasseurs courant çà et là en gesticulant avec violence. Les uns cherchaient à justifier ce qu'ils appelaient une bagarre, tandis que d'autres, les plus respectables parmi les marchands, les blâmaient. Les leperos et les femmes avaient tous disparu, et je vis que les Americanos avaient remporté la victoire. Plusieurs corps gisaient sur le plancher; c'étaient des hommes morts ou mourants. L'un était un Américain, le Missourien, qui avait été la cause immédiate du tumulte; les autres étaient des pelados. Ma nouvelle connaissance, l'homme à la manga pourpre n'était plus là. Ma fandanguera avait également disparu, ainsi que su marido, et, en regardant à ma main gauche, je reconnus que mon diamant aussi avait disparu.

—Saint-Vrain! Saint-Vrain! criai-je en voyant la figure de mon ami se montrer à la porte.

—Où êtes-vous, Haller, mon vieux camarade? Comment allez-vous? bien, j'espère?

—Pas tout à fait, je crains.

—Bon Dieu! qu'y a-t-il donc? Aïe! vous avez reçu un coup de couteau dans les reins! Ce n'est pas dangereux, j'espère. Otons vos habits que je voie cela.

—Si nous regagnions d'abord ma chambre?

—Allons! tout de suite, mon cher garçon; appuyez-vous sur moi; appuyez, appuyez-vous!

Le fandango était fini.

VII

SÉGUIN LE CHASSEUR DE SCALPS.

J'avais eu précédemment le plaisir de recevoir une blessure sur le champ de bataille. Je dis le plaisir; sous certains rapports, les blessures ont leur charme. On vous a transporté sur une civière en lieu de sûreté; un aide de camp, penché sur le cou de son cheval écumant, annonce que l'ennemi est en pleine déroute, et vous délivre ainsi de la crainte d'être transpercé par quelque lancier moustachu; un chirurgien se penche affectueusement vers vous, et, après avoir examiné pendant quelque temps votre blessure, vous dit: Ce n'est qu'une égratignure, et vous serez guéri avant une ou deux semaines. Alors vous apparaissent les visions de la gloire, de la gloire chantée par les gazettes; le mal présent est oublié dans la contemplation des triomphes futurs, des félicitations des amis, des tendres sourires de quelque personne plus chère encore. Réconforté par ces espérances, vous restez étendu sur votre dur lit de camp, remerciant presque la balle qui vous a traversé la cuisse, ou le coup de sabre qui vous a ouvert le bras. Ces émotions, je les avais ressenties. Combien sont différents les sentiments qui vous agitent quand on agonise des suites d'une blessure due au poignard d'un assassin!

J'étais surtout fort inquiet de savoir quelle pouvait être la profondeur de ma blessure. Étais-je mortellement atteint? Telle est la première question que l'on s'adresse quand on s'est senti frappé. Il est rare que le blessé puisse se rendre compte du plus ou moins de gravité de son état. La vie peut s'échapper avec le sang à chaque pulsation des artères, sans que la souffrance dépasse beaucoup celle d'une piqûre d'épingle. En arrivant à la fonda, je tombai épuisé sur mon lit. Saint-Vrain fendit ma blouse de chasse depuis le haut jusqu'en bas, et commença par examiner la plaie. Je ne pouvais voir la figure de mon ami, puisqu'il était derrière moi, et j'attendais avec impatience.

—Est-ce profond? demandai-je.

—Pas aussi profond qu'un puits et moins large qu'une voie de wagon, me fut-il répondu. Vous êtes sauf, mon vieux camarade. Remerciez-en Dieu, et non l'homme qui vous a coutelé, car le gredin a fait tout ce qu'il a pu pour vous expédier. C'est un coup de couteau espagnol, et c'est une terrible blessure. Par le Seigneur! Haller, il s'en est peu fallu! un pouce de plus, et l'épine dorsale était atteinte, mon garçon? Mais vous êtes sauf, je vous l'assure. Godé, passez-moi cette éponge!

—Sacr-rée!… murmura Godé avec toute l'énergie française pendant qu'il tendait l'éponge humide.

Je sentis le frais de l'eau, puis une compresse de coton fin et tout neuf, ce qu'on put trouver de mieux dans ma garde-robe, fut appliquée sur la blessure, et fixée avec des bandes. Le plus adroit chirurgien n'aurait pas fait mieux.

—Voilà qui est bien arrangé, ajouta Saint-Vrain, en posant la dernière épingle et en me plaçant dans la position la plus commode. Mais qui donc a provoqué cette bagarre, et comment avez-vous fait pour y jouer un pareil rôle? Et j'étais dehors, malheureusement!

—Avez-vous remarqué un homme d'une tournure étrange?

—Qui? celui qui portait une manga rouge?

—Oui.

—Qui était assis près de nous?

—Oui.

—Ah! je ne m'étonne pas que vous lui ayez trouvé une tournure étrange, et il est plus étrange encore qu'il ne paraît. Je l'ai vu, je le connais, et peut-être suis-je le seul de tous ceux qui étaient là qui puisse en dire autant. Si; il y en avait un autre, continua Saint-Vrain avec un singulier sourire; mais ce qui m'intrigue, c'est de savoir pourquoi il se trouvait là. Armijo ne doit pas l'avoir vu. Mais continuez.

Je racontai à Saint-Vrain toute ma conversation avec l'étranger, et les incidents qui avaient mis fin au fandango.

—C'est bizarre! très-bizarre! Que diable peut-il avoir tant à faire de votre cheval? Courir deux cents milles, et offrir mille dollars!

—Méfiez-vous capitaine! Godé me donnait le titre de capitaine depuis mon aventure avec les buffalos; si ce monsieur a fait deux cents mille et veut payer un mille, thousand dollars, pardieu! c'est que Moro lui plaît diablement. Cela montre une grande passion pour ce cheval! why, pourquoi, puisqu'il en a tant envie, pourquoi ne le volerait-il pas?

Je fus frappé de cette supposition, et me tournai vers Saint-Vrain.

—Avec la permission du capitaine, je vais cacher le cheval,—continua le
Canadien en se dirigeant vers la porte.

—Ne vous tourmentez pas, vieux Nord-Ouest, du moins en ce qui concerne ce gentleman. Il ne volera pas votre cheval. Malgré cela, ce n'est pas une raison pour vous empêcher de suivre votre idée et de cacher l'animal. Il y a assez de coquins à Santa-Fé pour voler les chevaux de tout un régiment. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de l'attacher tout près de cette porte.

Godé après avoir envoyé Santa-Fé et tous ses habitants à un pays où il fait beaucoup plus chaud qu'au Canada, c'est-à-dire à tous les diables, se dirigea vers la porte et disparut.

—Quel est donc cet homme? demandai-je, qui semble environné de tant de mystères?

—Ah! si vous saviez! Je vous raconterai, quand l'occasion s'en présentera, quelques épisodes étranges; mais pas ce soir. Vous n'avez pas besoin d'être excité. C'est le fameux Séguin, le chasseur de scalps.

—Le chasseur de scalps!

—Oui; vous avez sans doute entendu parler de lui, cela ne peut pas être autrement pour peu que vous ayez parcouru la montagne.

—J'en ai entendu parler. L'infâme scélérat! l'égorgeur sans pitié d'innocentes victimes!…

Une forme noire s'agita sur le mur, c'était l'ombre d'un homme. Je levai les yeux. Séguin était devant moi. Saint-Vrain, en le voyant entrer, s'était retourné, et se tenait près de la fenêtre, semblant surveiller la rue. J'étais sur le point de continuer ma tirade en lui donnant la forme de l'apostrophe, et d'ordonner à cet homme de s'ôter de devant mes yeux; mais je me sentis impressionné par la nature de son regard, et je restai muet. Je ne saurais dire s'il m'avait entendu ou s'il avait compris à qui s'adressaient les épithètes injurieuses que j'avais proférées; rien dans sa contenance ne trahissait qu'il en fût ainsi. Je remarquai seulement le même regard qui m'avait tout d'abord attiré, la même expression de mélancolie profonde. Se pouvait-il que cet homme fût l'abominable bandit dont j'avais entendu parler, l'auteur de tant d'atrocités horribles?

—Monsieur, dit-il, voyant que je gardais le silence, je suis vivement peiné de ce qui vous est arrivé. J'ai été la cause involontaire de ce malheur. Votre blessure est-elle grave?

—Non, répondis-je avec une sécheresse qui sembla le déconcerter.

—J'en suis heureux, reprit-il après une pause. Je venais vous remercier de votre généreuse intervention; je quitte Santa-Fé dans dix minutes, et je viens vous faire mes adieux.

Il me tendit la main. Je murmurai le mot «adieu,» mais sans répondre à son geste par un geste semblable. Les récits des cruautés atroces associées au nom de cet homme me revenaient à l'esprit, et je ressentais une profonde répulsion pour lui. Son bras demeura tendu et sa physionomie revêtit une étrange expression quand il s'aperçut que j'hésitais.

—Je ne puis accepter votre main, lui dis-je enfin.

—Et pourquoi? demanda-t-il avec douceur.

—Pourquoi? Elle est rouge, elle est rouge de sang. Retirez-vous, monsieur, retirez-vous!

Il arrêta sur moi un regard rempli de douleur dans lequel on n'apercevait aucun symptôme de colère; il retira sa main sous les plis de sa manga, et, poussant un profond soupir, se retourna et sortit lentement de la chambre. Saint-Vrain, qui était revenu sur la fin de cette scène, courut vers la porte, et le suivit des yeux. Je pus, de la place où j'étais couché, voir le Mexicain au moment où il traversait le vestibule. Il s'était enveloppé jusqu'aux yeux dans sa manga, et marchait dans l'attitude du plus profond abattement. Un instant après il avait disparu, ayant passé sous le porche et de là dans la rue.

—Il y quelque chose de vraiment mystérieux chez cet homme. Dites-moi,
Saint-Vrain…

—Chut! chut! regardez là-has! interrompit mon ami, tandis que sa main était dirigée vers la porte ouverte.

Je regardai, et, à la clarté de la lune, je vis trois formes humaines glissant le long du mur et se dirigeant vers l'entrée de la cour. Leur taille, leur attitude toute particulière et leurs pas silencieux me convainquirent que c'étaient des Indiens. Un moment après, ils avaient disparu sous l'ombre épaisse du porche.

—Quels sont ces individus? demandai-je.

—Les ennemis du pauvre Séguin, plus dangereux pour lui que vous ne le désireriez si vous le connaissiez mieux. Je tremble pour lui si ces bêtes féroces le rencontrent dans la nuit. Mais non; il est bien sur ses gardes, et il sera secouru s'il est attaqué; il le sera. Demeurez tranquille, Harry! je reviens dans moins d'une seconde.

Disant cela, Saint-Vrain me quitta, et, un instant après, je le vis traverser rapidement la grande porte. Je restai plongé dans des réflexions profondes sur l'étrangeté des incidents qui se multipliaient autour de moi, et ces réflexions n'étaient pas toutes gaies. J'avais outragé un homme qui ne m'avait fait aucune injure et pour lequel il était évident que mon ami professait un grand respect. Le bruit d'un sabot de cheval sur la pierre se fit entendre auprès de moi: c'était Godé avec Moro, et, un instant après, je l'entendis enfoncer un piquet entre les pavés. Presque aussitôt, Saint-Vrain rentra.

—Eh bien, demandai-je, que s'est-il passé?

—Pas grand chose. C'est un renard qui ne s'endort jamais. Il était à cheval avant qu'ils fussent près de lui, et a bientôt été hors de leur atteinte.

—Mais ne peuvent-ils pas le poursuivre à cheval.

—Ce n'est pas probable. Il a des compagnons près d'ici, je vous le garantis. Armijo, c'est lui qui a mis ces coquins-là sur ses traces —Armijo ne dispose pas de forces capables d'oser le suivre une fois qu'il sera dans ses montagnes.

—Mais, mon cher Saint-Vrain, dites-moi donc ce que vous savez à l'endroit de cet homme extraordinaire. Ma curiosité est excitée au plus haut degré.

—Non, pas ce soir, Harry; pas ce soir. Je ne veux pas vous causer plus d'agitation; en outre, j'ai besoin de vous quitter en ce moment. A demain, donc. Bonsoir! bonsoir!

Et, ce disant, mon pétulant ami me laissa entre les mains de Godé, au repos de la nuit.

VIII

LAISSÉ EN ARRIÈRE.

Le départ de la caravane pour Chihuahua avait été fixé au troisième jour après le fandango. Ce jour arrivé, je me trouve hors d'état de partir! Mon chirurgien, abominable sangsue mexicaine, m'affirme que c'est courir à une mort certaine que de me mettre en route. En l'absence de toute preuve contraire, je suis forcé de m'en rapporter à lui. Je n'ai pas d'autre alternative que la triste nécessité d'attendre à Santa-Fé le retour des marchands.

Cloué sur mon lit par la fièvre, je dis adieu à mes compagnons. Nous nous séparons à regret; mais surtout je suis vivement affecté en disant adieu à Saint-Vrain, dont la joyeuse et cordiale confraternité avait été ma consolation pendant ces trois jours de souffrance. Il me donna une nouvelle preuve de son amitié en se chargeant de la conduite de mes wagons et de la vente de mes marchandises sur le marché de Chihuahua.

—Ne vous inquiétez pas, mon garçon, me dit-il en me quittant. Tâchez de tuer le temps avec le champagne et le pas. Nous serons revenus en un saut d'écureuil; et, croyez-moi.

Je vous rapporterai des doublons mexicains de quoi charger une mule. Dieu vous garde! Adieu!

Je pus me mettre sur mon séant, et, à travers la fenêtre ouverte, voir défiler les bâches blanches des wagons, qui semblaient une chaîne de collines en mouvement. J'entendis le claquement des fouets et les sonores huo-hya des voituriers. Je vis les marchands à cheval galoper à la suite, et je me retournai sur ma couche plein du sentiment de ma solitude et de mon abandon. Pendant plusieurs jours, je demeurai couché, inquiet et agité, malgré l'influence consolatrice du champagne et les soins affectueux, quoique rudes, de mon valet voyageur. Enfin je pus me lever, m'habiller et m'asseoir à ma ventana. De là, j'avais une belle vue de la place et des rues adjacentes, voies sablonneuses, bordées de maisons brunes bâties en adobé [1].

[Note 1: Larges briques séchées au soleil.]

Des heures entières s'écoulent pour moi dans la contemplation des gens qui passent. La scène n'est pas dépourvue de nouveauté et de variété. De laides figures basanées se montrent sous les plis de noirs robozos; des yeux menaçants lancent leurs flammes sous les larges bords des sombreros. Des poblanas en courts jupons et en pantoufles passent sous ma fenêtre. Des groupes d'Indiens soumis, des pueblos, arrivent des rancherias (petites fermes) voisines, frappant leurs ânes pour les faire avancer. Ils apportent des paniers de fruits et de légumes. Ils s'installent au milieu de la place sablonneuse, derrière des tas de poires longues, ou des pyramides de tomates et de chile. Les femmes, achetant au détail, ne font que rire, chanter et babiller. La tortillera, à genoux près de son metaté, fait cuire sa pâte de maïs, l'étend en feuilles minces, la pose sur les pierres chaudes et crie: Tortillas! tortillas! calientes! (Tortillas toutes chaudes). La cocinera épluche les gousses poivrées de chile colorado, agite le liquide rouge avec sa cuiller de bois, et allèche les pratiques par ces mots: Chile bueno! excellente!—Carbon! carbon! crie le charbonnier!—Agua! agua limpia! chante le porteur d'eau.—Pan fino! Pan blanco! hurle le boulanger. Et une foule d'autres cris poussés par les vendeurs d'atole, de huevos et de leche, forment l'ensemble le plus discordant qu'on puisse imaginer.

Telles sont les voix d'une place publique au Mexique. C'est d'abord assez amusant; mais cela devient monotone, puis désagréable; jusqu'à ce qu'enfin j'en sois obsédé au point de ne pouvoir plus les entendre sans en avoir la fièvre.

Quelques jours après, je puis enfin marcher, et je vais me promener avec mon fidèle Godé. Nous parcourons la ville. Elle me fait l'effet d'un vaste amas de briques préparées pour recevoir le feu. Partout nous trouvons le même adobe brun, les mêmes leperos de mauvaise mine, flânant aux coins des rues; les mêmes jeunes filles aux jambes nues et chaussées de pantoufles; les mêmes files d'ânes rossés; les mêmes bruits et les mêmes détestables cris. Nous passons devant une espèce de masure dans un quartier éloigné, et nous sommes salués par des voix sortant de l'intérieur. Elles crient; Mueran los Yankees! Abajo los Americanos! Sans doute le pelado à qui je suis redevable de ma blessure est parmi les canailles qui garnissent les croisées. Mais je connais trop l'anarchie du pays pour m'aviser d'en appeler à la justice! Les mêmes cris nous suivirent dans une autre rue, puis sur la place. Godé et moi nous rentrâmes à la fonda convaincus qu'il n'était pas sans danger de nous montrer en public. Nous résolûmes en conséquence de rester dans l'enceinte de l'hôtel.

A aucune époque de ma vie je n'ai autant souffert de l'ennui que dans cette ville à demi barbare, et confiné entre les murs d'une sale auberge. Et cet ennui était d'autant plus pesant, que je venais de traverser une période toute de gaieté, au milieu de joyeux garçons que je me représentais à leurs bivouacs sur les bords du Del-Norte, buvant, riant en écoutant quelque terrible histoire des montagnes. Godé partageait mes sentiments et se désespérait comme moi. L'humeur joviale du voyageur disparaissait. On n'entendait plus la chanson des bateliers canadiens, mais les «s…,» les «f…,» et les «godd…» ronflaient à chaque instant, provoqués par tout ce qui tenait du Mexique ou des Mexicains. Je pris enfin la résolution de mettre un terme à nos souffrances.

—Nous ne pourrons jamais nous habituer à cette vie-là, Godé! dis-je un jour à mon compagnon.

—Ah! monsieur! jamais, jamais nous ne pourrons nous y habituer! Ah! c'est assommant plus assommant qu'une assemblée de quakers…

—Je suis décidé à ne pas la mener plus longtemps.

—Mais qu'est-ce que monsieur prétend faire? Quel moyen, capitaine?

—Je quitte cette maudite ville, et cela pas plus tard que demain.

—Mais monsieur est-il assez fort pour monter à cheval?

—J'en veux courir le risque, Godé. Si les forces me manquent, il y a d'autres villes le long de la rivière où nous pourrions nous arrêter. Où que ce soit, nous serons mieux qu'ici.

—C'est vrai, capitaine; il y a de beaux villages le long de la rivière: Albuquerque, Tomé. Il n'en manque pas, et, Dieu merci, nous y serons mieux qu'ici. Santa-Fé est un repaire d'affreux gredins. C'est fameux de nous en aller, monsieur, fameux.

—Fameux ou non, Godé, je m'en vais. Ainsi, préparez tout cette nuit, même, car je veux quitter la ville avant le lever du soleil.

-Dieu merci, ce sera avec un grand plaisir que je préparerai tout.

Et le Canadien sortit en courant de la chambre, se frottant les mains de joie.

J'avais pris la résolution de quitter Santa-Fé à tout prix; je voulais, si mes forces à moitié rétablies me le permettaient, suivre, et même, s'il était possible, rattraper la caravane. Je savais qu'elle ne pouvait faire que de courtes étapes à travers les routes sablonneuses du Del-Norte. Si je ne pouvais parvenir à rejoindre mes amis, je m'arrêterais à Albuquerque ou à El-Paso, l'un ou l'autre de ces points devant m'offrir une résidence au moins aussi agréable que celle que je quittais.

Mon chirurgien fit tous ses efforts pour me dissuader de partir. Il me représenta que j'étais encore en très-mauvais état, que ma blessure était loin d'être cicatrisée. Il me fit un tableau très-éloquent des dangers de la fièvre, de la gangrène, de l'hémorragie. Voyant que j'étais résolu, il mit fin à ses remontrances, et me présenta sa note. Elle montait à la modeste somme de cent dollars! C'était une véritable extorsion. Mais que pouvais-je faire? Je criai, je tempêtai. Le Mexicain me menaça de la justice du gouverneur. Godé jura en français, en espagnol, en anglais et en indien; tout cela fut inutile. Je vis qu'il fallait payer et je payai, quoique avec mauvaise grâce.

La sangsue disparut, et le maître d'hôtel lui succéda. Celui-ci, comme le premier, me supplia avec instances de ne pas partir. Il me donna quantité d'excellentes raisons pour me faire changer d'avis.

—Ne partez pas! sur votre vie, señor, ne partez pas!

—Et pourquoi, mon bon José? demandai-je.

—Oh! señor, los lndios bravos! los Navajoes! caramba!

—Mais je ne vais pas du côté des Indiens. Je descends la rivière; je traverse les villes du Nouveau-Mexique.

—Ah! señor, les villes! vous n'avez pas de seguridad. Non! Non! Nulle part on n'est à l'abri du Navajo. Nous avons des novedades (des nouvelles toutes fraîches). Polvidera! Pobre Polvidera! elle a été attaquée dimanche dernier. Dimanche, señor, pendant que tout le monde était à la messe. Et puis, señor, les brigands ont entouré l'église; et… oh! caramba! ils ont traîné dehors tous ces pauvres gens, hommes, femmes et enfants. Puis, señor, ils ont tué les hommes, et pour les femmes… Dios de mi alma!

—Eh bien, et les femmes?

—Oh! señor, toutes parties, emmenées aux montagnes par les sauvages. Pobres mugeres!

—C'est une lamentable histoire, en vérité! mais les Indiens, à ce que j'ai entendu dire, ne font de pareils coups qu'à de longs intervalles. J'ai la chance de ne pas les rencontrer maintenant. En tout cas, José, j'ai résolu d'en courir le risque.

—Mais, señor, continua José abaissant sa voix au diapason de la confidence, il y d'autres voleurs, outre les Indiens; il y en a de blancs, muchos, muchissimos! Ah! je vous le dis, mi amo, des voleurs blancs; blancos, blancos y muy feos (et bien dangereux) carrai!

Et José serra les poings comme s'il se fût débattu contre un ennemi imaginaire. Tous ses efforts pour éveiller mes craintes furent inutiles. Je répondis en montrant mes revolvers, mon rifle et la ceinture bien garnie de mon domestique Godé. Quand le bonhomme mexicain vit que j'étais déterminé à le priver du seul hôte qu'il eût dans sa maison, il se retira d'un air maussade et revint un instant après avec sa note. Comme celle du médecin, elle était hors de toute proportion raisonnable, mais encore une fois je n'y pouvais rien, et je payai. Le lendemain, au petit jour, j'étais en selle, suivi de Godé et d'une couple de mules pesamment chargées; je quittais la ville maudite et suivais la route du Rio-Abajo.

IX

LE DEL-NORTE.

Pendant plusieurs jours nous côtoyâmes le Del-Norte en le descendant. Nous traversâmes beaucoup de villages, la plupart semblables à Santa-Fé. Nous eûmes à franchir des zequias, des canaux d'irrigation, et à suivre les bordures de champs nombreux, étalant le vert clair des plantations de maïs. Nous vîmes des vignes et de grandes fermes (haciendas). Celles-ci paraissaient de plus en plus riches à mesure que nous nous avancions au sud de la province, vers le Rio-Abajo. Au loin, à l'est et à l'ouest, nous découvrions de noires montagnes dont le profil ondulé s'élevait vers le ciel. C'était la double rangée des montagnes Rocheuses. De longs contre-forts se dirigeaient, de distance en distance, vers la rivière, et, en certains endroits, semblaient clore la vallée, ajoutant un charme de plus au magnifique paysage qui se déroulait devant nous à mesure que nous avancions.

Nous vîmes des costumes pittoresques dans les villages et sur la route; les hommes portaient le sérapé à carreaux ou la couverture rayée des Navajoes; le sombrero conique à larges bords; les calzoneros de velours, avec des rangées de brillantes aiguillettes attachées à la veste par l'élégante ceinture. Nous vîmes des mangas et des tilmas, et des hommes chaussés de sandales comme dans les pays orientaux. Chez les femmes, nous pûmes admirer le gracieux rebozo, la courte nagua et la chemisette brodée. Nous vîmes encore tous les lourds et grossiers instruments de l'agriculture: la charrette grinçante avec ses roues pleines; la charrue primitive avec sa fourche à trois branches, à peine écorchant le sol; les boeufs sous le joug, activés par l'aiguillon, les houes recourbées entre les mains des cerfs-péons. Tout cela, curieux et nouveau pour nous, indiquait un pays où les connaissances agricoles n'en étaient qu'aux premiers rudiments.

En route, nous rencontrâmes de nombreux atajos conduits par leurs arrieros. Les mules étaient petites, à poil ras, à jambes grêles et rétives. Les arrieros avaient pour montures des mustangs aux jarrets nerveux. Les selles à hauts pommeaux et à hautes dossières, les brides en corde de crin; les figures basanées et les barbes taillées en pointe des cavaliers; les énormes éperons sonnant à chaque pas; les exclamations: Hola! mula! Malraya! vaya! nous remarquâmes toutes ces choses, qui étaient pour nous autant d'indices du caractère hispano-américain des populations que nous traversions. Dans toute autre circonstance, j'eusse été vivement intéressé. Mais alors tout passait devant moi comme un panorama ou comme les scènes fugitives d'un rêve prolongé. C'est avec ce caractère que les impressions de ce voyage sont restées dans ma mémoire. Je commençais à être sous l'influence du délire et de la fièvre. Ce n'était qu'un commencement; néanmoins, cette disposition suffisait pour dénaturer l'image des objets qui m'environnaient et leur donner un aspect étrange et fatigant. Ma blessure me faisait souffrir de nouveau; l'ardeur du soleil, la poussière, la soif, et, par-dessus tout, le misérable gîte que je trouvais dans les posadas du Nouveau-Mexique m'occasionnaient des souffrances excessives.

Le cinquième jour, après notre départ de Santa-Fé, nous entrâmes dans le sale petit pueblo de Parida. J'avais l'intention d'y passer la nuit, mais j'y trouvai si peu de chances de m'établir un peu confortablement, que je me décidai à pousser jusqu'à Socorro. C'était le dernier point habité du Nouveau-Mexique, et nous approchions du terrible désert: la Jornada del muerte (l'étape de la mort). Godé ne connaissait pas le pays, et à Parida je m'étais pourvu d'un guide qui nous était indispensable. Cet homme avait offert ses services, et comme j'avais appris qu'il ne nous serait pas si facile d'en trouver un autre à Socorro, j'avais été forcé de le garder. C'était un gaillard de mauvaise mine, velu comme un ours et qui m'avait fortement déplu à première vue; mais je vis, en arrivant à Socorro, que j'avais été bien informé. Impossible d'y trouver un guide à quelque prix que ce fût, tant était grande la terreur inspirée par la Jornada et ses hôtes fréquents, les Apaches.

Socorro était en pleine rumeur à propos de nouvelles incursions des Indiens. Ceux-ci avaient attaqué un convoi près du passage de Fra-Cristobal, et massacré les arrieros jusqu'au dernier. Le village était consterné. Les habitants redoutaient une attaque, et me considérèrent comme atteint de folie quand je fis connaître mon intention de traverser le désert. Je commençais à craindre qu'on ne détournât mon guide de son engagement; mais il resta inébranlable, et assura plus que jamais qu'il nous accompagnerait jusqu'au bout. Indépendamment de la chance de rencontrer les Apaches, j'étais en assez mauvaise position pour affronter la Jornada. Ma blessure était devenue très-douloureuse, et j'étais dévoré par la fièvre. Mais la caravane avait traversé Socorro, trois jours seulement auparavant, et j'avais l'espoir de rejoindre mes anciens compagnons avant qu'ils eussent atteint El-Paso. Cela me détermina à fixer mon départ au lendemain matin, et à prendre toutes les dispositions nécessaires pour une course rapide.

Godé et moi nous nous éveillâmes avant le jour. Mon domestique sortit pour avertir le guide et seller les chevaux et les mules. Je restai dans la maison pour préparer le café avant de partir. J'avais pour témoin oisif de cette opération le maître de l'auberge, qui s'était levé et se promenait gravement dans la salle, enveloppé dans son sérapé. Au beau milieu de ma besogne, je fus interrompu par la voix de Godé, qui appelait du dehors:

—Mon maître! mon maître! le gredin s'est sauvé!

—Qu'est-ce que vous dites? Qui est-ce qui s'est sauvé?

—Oh! monsieur! le Mexicain avec la mule; il l'a volée et s'est sauvé avec. Venez, monsieur, venez.

Rempli d'inquiétude, je suivis le Canadien à l'écurie. Mon cheval!… Dieu merci, il était là. Une des mules manquait; c'était celle que le guide avait montée depuis Parida.

—Peut-être n'est-il pas encore parti, hasardai-je; il peut se faire qu'il soit encore dans la ville.

Nous cherchâmes de tous côtés et envoyâmes dans toutes les directions, mais sans succès. Nos doutes furent enfin levés par quelques hommes arrivant pour le marché; ils avaient rencontré notre homme beaucoup plus haut, le long de la rivière, menant la mule au triple galop…. Que pouvions-nous faire? Le poursuivre jusqu'à Parida? C'était une journée de perdue. Je pensai bien, d'ailleurs, qu'il n'aurait pas été si sot que de prendre cette direction; l'eût-il fait, c'eût été peine perdue pour nous que de nous adresser à la justice. En conséquence, je pris le parti de laisser cela jusqu'à ce que le retour de la caravane me mît à même de retrouver le voleur et de poursuivre son châtiment devant les autorités. Mes regrets de la perte de mon mulet furent quelque peu mélangés d'une sorte de reconnaissance envers le coquin qui l'avait volé, lorsque je caressai de la main le nez de mon bon cheval. Pourquoi n'avait-il pas pris Moro de préférence à la mule? C'est une question que je n'ai jamais pu résoudre jusqu'à présent. Je ne puis m'expliquer la préférence de cette canaille qu'en l'attribuant à quelques scrupules d'un vieux reste d'honnêteté, ou à la stupidité la plus complète. Je cherchai à me procurer un autre guide; je m'adressai à tous les habitants de Socorro; mais ce fut en vain. Ils ne connaissaient pas une âme qui voulût consentir à entreprendre un tel voyage.

Los Apaches! Los Apaches!

Je m'adressai aux péons, aux mendiants de la place:

Los Apaches!

Partout où je me tournais, je ne recevais qu'une réponse: Los Apaches, et un petit mouvement du doigt indicateur, à la hauteur du nez, ce qui est la façon la plus expressive de dire non dans tout le Mexique.

—Il est clair, Godé, que nous ne trouverons pas de guide. Il faut affronter la Jornada sans ce secours. Qu'en dites-vous, voyageur?

—Je suis prêt, mon maître; allons!

Suivi de mon fidèle compagnon, avec la seule mule de bagage qui nous restât, je pris la route du désert. Nous dormîmes la nuit suivante au milieu des ruines de Valverde, et le lendemain, partis de très-bonne heure, nous entrions dans la Jornada del Muerte.

X

LA JORNADA DEL MUERTE.

Au bout de deux heures, nous avions atteint le passage de Fra-Cristobal. Là, la route s'éloigne de la rivière et pénètre dans le désert sans eau. Nous entrons dans le gué peu profond et nous traversons sur la rive orientale. Nous remplissons nos outres avec grand soin, et nous laissons nos bêtes boire à discrétion. Après une courte halte pour nous rafraîchir nous-mêmes, nous reprenons notre marche. Quelques milles sont à peine franchis que nous pouvons vérifier la justesse du nom donné à ce terrible désert. Le sol est jonché d'ossements d'animaux divers. Il y a aussi des ossements humains. Ce sphéroïde blanc, marbré de rainures grises et dentelées, c'est un crâne humain: il est placé près du squelette d'un cheval. Le cheval et l'homme sont tombés, ensemble, et ensemble leurs cadavres sont devenus la proie des loups. Au milieu de leur course altérée, ils avaient été abattus par le désespoir, ignorant que l'eau n'était plus éloignée d'eux que d'un seul effort de plus! Nous rencontrons le squelette d'une mule, avec son bât encore bouclé, et une vieille couverture longtemps battue par les vents. D'autres objets, évidemment apportés là par la main de l'homme, frappent nos yeux à mesure que nous avançons. Un bidon brisé, des tessons de bouteilles, un vieux chapeau, un morceau de couverture de selle, un éperon couvert de rouille, une courroie rompue et tant d'autres vestiges se trouvent sous nos pas et racontent de lamentables histoires. Et nous n'étions encore que sur le bord du désert. Nous venions de nous rafraîchir. Qu'adviendrait-il de nous quand, ayant traversé, nous approcherions de la rive opposée? Étions-nous destinés à laisser des souvenirs du même genre!

De tristes pressentiments venaient nous assaillir, lorsque nos yeux mesuraient la vaste plaine aride qui s'étendait à l'infini devant nous. Nous ne craignions pas les Apaches. La nature elle-même était notre plus redoutable ennemi. Nous marchions en suivant les traces des wagons. La préoccupation nous rendait muets. Les montagnes de Cristobal s'abaissaient derrière et nous avions presque perdu la terre de vue. Nous apercevions bien les sommets de la Sierra-Blanca, au loin, tout au loin à l'est; mais devant nous, au sud, l'oeil n'était arrêté par aucun point saillant, par aucune limite. La chaleur commençait à être excessive. J'avais prévu cela au moment du départ, sentant que la matinée avait été très-froide, et voyant la rivière couverte de brouillards. Dans tout le cours de mes voyages à travers toutes sortes de climats, j'ai remarqué que de telles matinées pronostiquent des heures brûlantes pour le milieu du jour. Les rayons du soleil deviennent de plus en plus torrides à mesure qu'il s'élève. Un vent violent souffle, mais il n'apporte aucune fraîcheur. Au contraire; il soulève des nuages de sable brûlant et nous les lance à la face. Il est midi. Le soleil est au zénith. Nous marchons péniblement à travers le sable mouvant. Pendant plusieurs milles nous n'apercevons aucun signe de végétation. Les traces des wagons ne peuvent plus nous guider: le vent les a effacées.

Nous entrons dans une plaine couverte d'artemisia et de hideux buissons de plantes grasses. Les branches tordues et entrelacées entravent notre marche. Pendant plusieurs heures, nous chevauchons à travers des fourrés de sauge amère, et nous atteignons enfin une autre région, une plaine sablonneuse et ondulée. De longs chaînons arides descendent des montagnes et semblent s'enfoncer dans les vagues du sable amoncelé de chaque côté. Nous ne sommes plus entravés par les feuilles argentées de l'artemisia. Nous ne voyons devant nous que l'espace sans limite, sans chemins tracés et sans arbres. La réverbération de la lumière par la surface unie du sol nous aveugle. Le vent souffle moins fort, et de noirs nuages flottant dans l'air s'éloignent lentement. Tout à coup nous nous arrêtons frappés d'étonnement. Une scène étrange nous environne. D'énormes colonnes de sable soulevé par des tourbillons de vent s'élèvent verticalement jusqu'aux nuages. Ces colonnes se meuvent çà et là à travers la plaine. Elles sont jaunes et lumineuses. Le soleil brille à travers les cristaux voltigeants. Elles se meuvent lentement, mais s'approchent incessamment de nous. Je les considère avec un sentiment de terreur. J'ai entendu raconter que des voyageurs, enlevés dans leur tourbillonnement rapide, ont été précipités de hauteurs effrayantes sur le sol. La mule de bagages, effrayée du phénomène, brise son licol et s'échappe vers les hauteurs. Godé s'élance à sa poursuite. Je reste seul. Neuf ou dix gigantesques colonnes se montrent à présent, rasant la plaine, et m'environnent de leur cercle. Il semble que ce soient des êtres surnaturels, créatures d'un monde de fantômes, animés par le démon. Deux d'entre elles s'approchent l'une de l'autre. Un choc court et violent provoque leur mutuelle destruction; le sable retombe sur la terre, et un nuage de poussière flotte au-dessus, se dissipant peu à peu. Plusieurs se sont rapprochées de moi et me touchent presque. Mon chien hurle et aboie. Le cheval souffle avec effroi et frissonne entre mes jambes, en proie à une profonde terreur. Interdit, incertain, je reste sur ma selle, attendant l'événement avec une anxiété inexprimable. Mes oreilles sont remplies d'un bourdonnement pareil au bruit d'une grande machine; mes yeux sont frappés d'éblouissements au milieu desquels se mêlent toutes les couleurs; mon cerveau est en ébullition. D'étranges apparitions voltigent devant moi. J'ai le délire de la fièvre. Les courants chargés se rencontrent et se heurtent dans leur terrible tourbillonnement. Je me sens saisi par une force invincible et arraché de ma selle. Mes yeux, ma bouche, mes oreilles sont remplis de poussière. Le sable, les pierres et les branches d'arbres me fouettent la figure, je suis lancé avec violence contre le sol.

Un moment, je reste immobile, à moitié enseveli et aveugle. Je sens que d'épais nuages de sable roulent au-dessus de moi. Je ne suis ni blessé, ni contusionné; j'essaie de regarder autour de moi, mais il m'est impossible de rien distinguer; je ne puis ouvrir mes yeux, qui me font horriblement souffrir. J'étends les bras, cherchant après mon cheval. Je l'appelle par son nom. Un petit cri plaintif me répond. Je me dirige du côté d'où vient ce cri, et je pose ma main sur l'animal. Il gît couché sur le flanc. Je saisis la bride et il se relève; mais je sens qu'il tremble comme la feuille. Pendant près d'une demi-heure, je reste auprès de sa tête, débarrassant mes yeux du sable qui les remplit, et attendant que le simoun soit passé. Enfin l'atmosphère s'éclaircit, et le ciel se dégage; mais le sable, encore agité le long des collines, me cache la surface de la plaine. Godé a disparu. Sans doute il est dans les environs; je l'appelle à haute voix; j'écoute, pas de réponse. De nouveau j'appelle avec plus de force… rien; rien que le sifflement du vent. Aucun indice de la direction qu'il a pu prendre! Je remonte à cheval et parcours la plaine dans tous les sens. Je décrivis un cercle d'un mille environ, en l'appelant à chaque instant. Partout le silence et aucune trace sur le sol. Je courus pendant une heure, galopant d'une colline à l'autre, mais sans apercevoir aucun vestige de mon camarade ou des mules. J'étais désespéré. J'avais crié jusqu'à extinction. Je ne pouvais pas pousser plus loin mes recherches. Ma gorge était en feu; je voulus boire! Mon Dieu! ma gourde était brisée, et la mule de bagage avait emporté les outres. Les morceaux de la calebasse pendaient encore après la courroie, et les dernières gouttes de l'eau qu'elle avait contenue coulaient le long des flancs de mon cheval. Et j'étais à cinquante milles de l'eau!

Vous ne pouvez comprendre toute l'horreur de cette situation, vous qui vivez dans des contrées septentrionales, sur une terre remplie de lacs, de rivières et de sources limpides. Vous n'avez jamais ressenti la soif. Vous ne savez pas ce que c'est que d'être privé d'eau! Elle coule pour vous de toutes les hauteurs, et vous êtes blasé sur ses qualités. Elle est trop crue; elle est trop fade; elle n'est pas assez limpide. Il n'en est pas ainsi pour l'habitant du désert, pour celui qui voyage à travers l'océan des prairies. L'eau est le principal objet de ses soins, de son éternelle inquiétude: l'eau est la divinité qu'il adore. Il peut lutter contre la faim tant qu'il lui reste un lambeau de ses vêtements de cuir. Si le gibier manque, il peut attraper des marmottes, chasser le lézard et ramasser les grillons de la prairie. Il peut se procurer toutes sortes d'aliments. Donnez-lui de l'eau, il pourra vivre et se tirer d'affaire; avec du temps il atteindra la limite du désert. Privé d'eau, il essayera de mâcher une bille ou une pierre de calcédoine; ouvrira les cactus sphéroïdaux et fouillera les entrailles du buffalo sanglant; mais il finira toujours par mourir. Sans eau, eut-il d'ailleurs des provisions en abondance, il faut qu'il meure. Ah vous ne savez pas ce que c'est que la soif! C'est une terrible chose. Dans les sauvages déserts de l'ouest c'est la soif qui tue.

Il était tout naturel que je fusse en proie au désespoir. Je pensais avoir atteint environ le milieu de la Jornada. Je savais que, sans eau, il me serait impossible d'atteindre l'autre extrémité. L'angoisse m'avait déjà saisi; ma langue était desséchée et ma gorge se contractait. La fièvre et la poussière du désert augmentaient encore mes souffrances. Le besoin, l'atroce besoin de boire, m'accablait d'incessantes tortures. Ma présence d'esprit m'avait abandonné et j'étais complètement désorienté. Les montagnes, qui jusqu'alors nous avaient servi de guide, semblaient maintenant se diriger dans tous les sens. J'étais embrouillé au milieu de toutes ces chaînes de collines. Je me rappelais avoir entendu parler d'une fontaine l'Ojo del Muerto, qui, disait-on, se trouvait à l'ouest de la route. Quelquefois il y avait de l'eau dans cette fontaine; d'autres fois il était arrivé que des voyageurs l'avaient trouvée complètement à sec, et avaient laissé leurs os sur ses bords. Voilà du moins ce qu'on racontait à Socorro. Pendant quelques minutes, je restai indécis; puis, tirant presque machinalement la rêne droite, je dirigeai mon cheval vers l'ouest. Je voulais d'abord chercher la fontaine, et si je ne la trouvais pas, pousser vers la rivière. C'était revenir sur mes pas, mais il me fallait de l'eau sous peine de mort. Je me laissais aller sur ma selle, faible et vacillant, m'abandonnant à l'instinct de mon cheval. Je n'avais plus l'énergie nécessaire pour le conduire. Il me porta plusieurs milles vers l'ouest, car j'avais le soleil en face. Tout à coup je fus réveillé de ma stupeur. Un spectacle enchanteur frappait mes yeux. Un lac!—Un lac, dont la surface brillait comme le cristal! Étais-je bien sûr de le voir? N'était-ce pas un mirage? Non, ses contours étaient trop fortement arrêtés. Ils n'avaient pas cette apparence grêle et nuageuse qui caractérise le phénomène. Non; ce n'était pas un mirage. C'était bien de l'eau!

Involontairement mes éperons pressèrent les flancs de mon cheval; mais il n'avait pas besoin d'être excité. Il avait vu l'eau et se précipitait vers elle avec une énergie toute nouvelle. Un moment après, il était dedans jusqu'au ventre. Je m'élançai de ma selle et plongeai à mon tour, et j'étais sur le point de puiser l'eau avec le creux de mes mains, lorsque mon attention fut éveillée par l'attitude de mon cheval. Au lieu de boire avidement, il s'était arrêté, secouant la tête, et soufflant avec toutes les apparences du désappointement. Mon chien, lui aussi, refusait de boire et s'éloignait de la rive en se lamentant et en hurlant. Je compris ce que cela signifiait; mais avec cette obstination qui repousse tous les témoignages et ne s'en rapporte qu'à l'expérience propre, je puisai quelques gouttes dans ma main et les portai à mes lèvres. L'eau était salée et brûlante! J'aurais pu prévoir cela avant d'arriver au lac, car j'avais traversé des champs de sel qui l'environnaient comme d'une ceinture de neige; mais, à ce moment, la fièvre me brûlait le cerveau et je n'avais plus ma raison. Il était inutile de rester là plus longtemps. Je sautai sur ma selle. Je m'éloignai du bord et de sa blanche ceinture de sel. Çà et là le sabot de mon cheval sonnait contre les ossements blanchis d'animaux, tristes restes de nombreuses victimes. Ce lac méritait bien son nom de Laguna del Muerto (lac de la mort). Je me dirigeai vers son extrémité méridionale, et pointai de nouveau vers l'ouest, dans l'espoir de gagner la rivière.

A dater de ce moment jusqu'à une époque assez éloignée, où je me trouvai placé au milieu d'une scène toute différente, ma mémoire ne me rappelle que des choses confuses; quelques incidents, sans aucune liaison entre eux, mais se rapportant à des faits réels, sont restés dans mon souvenir. Ils sont mêlés dans mon esprit avec d'autres visions trop terribles et trop dépourvues de vraisemblance pour que je puisse les considérer autrement que comme des hallucinations de mon cerveau malade. Quelques-unes cependant étaient réelles. De temps en temps la raison avait dû me revenir, sous l'influence d'une espèce d'oscillation étrange de mon cerveau. Je me rappelle être descendu de cheval sur une hauteur. J'avais dû parcourir auparavant une longue route sans m'en rendre compte, car le soleil était près de l'horizon quand je mis pied à terre. C'était un point très-élevé, au bord d'un précipice, et devant moi je voyais une belle rivière, coulant doucement à travers des bosquets verts comme l'émeraude. Il me semblait que ces bosquets étaient remplis d'oiseaux qui chantaient délicieusement. L'air était rempli de parfums et le paysage qui se déroulait devant moi m'offrait tous les enchantements d'un Élysée. Autour de moi tout paraissait lugubre, stérile et brûlé d'une intolérable chaleur. La soif qui me torturait était surexcitée encore par l'aspect de l'eau. Tout cela était réel: tout cela était exact.

* * * * *

Il faut que je boive! Il faut que j'atteigne la rivière! c'est de l'eau douce et fraîche… Oh! il faut que je boive! Que vois-je? Le rocher est à pic. Non, je ne puis descendre ici; je descendrai plus facilement là-bas. —Qui est là!—Qui êtes-vous, monsieur?

—Ah! c'est toi, mon brave Moro; c'est toi, Alp, Venez! Venez! suivez-moi! descendons! descendons à la rivière!—Ah! Encore ce rocher maudit! —Regardez comme cette eau est belle! Elle nous sourit. On entend son joyeux clapotement! Allons boire!—Non, pas encore; nous ne pouvons pas encore descendre. Il faut aller plus loin. Mon Dieu! il n'est pas possible de sauter d'une telle hauteur! mais il faut pourtant que nous apaisions notre soif! Viens. Godé! viens, Moro, mon vieil ami! Alp! Viens! Allons! nous atteindrons la rivière; nous boirons.—Qui parle de Tantale? Ah! ah! ce n'est pas moi; ce n'est pas moi!—Arrière! démon! ne me poussez pas! —Arrière! arrière! Vous dis-je.—Oh!… Des formes étranges, des démons innombrables, dansent autour de moi et me tirent vers le bord du rocher. Je perds pied; je me sens lancé dans l'air, puis tomber, tomber, et tomber encore, et cependant l'eau reste toujours à la même distance de moi, et je la vois au-dessous couler brillante au milieu des arbres verts….

* * * * *

Je suis sur une roche, sur une masse de dimensions énormes; mais elle n'est pas en repos; elle se meut à travers l'espace, tandis que je reste immobile sur elle, étendu, râlant de désespoir et d'impuissance. C'est un aérolithe! ce ne peut être qu'un aérolithe! Grand Dieu! quel choc quand il va rencontrer une planète! Horreur! horreur!

* * * * *

Le soleil se soulève au-dessous de moi et oscille dans toutes les directions comme secoué par un tremblement de terre!

* * * * *

La moitié de tout cela était réel; la moitié était un rêve, un rêve du genre de ceux dans lesquels vous jettent les premières atteintes d'un empoisonnement.

XI

ZOÉ

Je suis couché, et mes yeux suivent les contours des figures qui couvrent les rideaux. Ce sont des scènes de l'ancien temps; des chevaliers revêtus de cottes de maille, le heaume sur la tête, et à cheval, dirigent les uns contre les autres des lances penchées, quelques-uns tombent de leur selle, atteints par le fer mortel. Il y a d'autres scènes encore; de nobles dames, assises sur des palefrois flamands, suivent de l'oeil le vol de l'émerillon. Elles sont entourées de leurs pages de service, qui tiennent en laisse des chiens de races curieuses et disparues. Peut-être n'ont-elles jamais existé que dans l'imagination de quelque artiste à la vieille mode: quoi qu'il en soit, je considère leurs formes étranges avec une sorte d'extase à moitié idiote. Les beaux traits des nobles dames me causent une vive impression. Sont-ils aussi le produit de l'imagination du peintre, ou ces divins contours représentent-ils le type du temps? Dans ce dernier cas, il n'est pas étonnant que tant de corselets fussent faussés et tant de lances brisées pour gagner un de leurs sourires. Des baguettes de métal soutiennent les rideaux; elles sont brillantes et se recourbent de manière à former un ciel de lit. Mes yeux courent le long de ces baguettes, analysant leur configuration et admirant, comme un enfant le pourrait faire, la régularité de leur courbure. Je ne suis pas chez moi. Toutes ces choses me sont étrangères. Cependant,—pensé-je,—j'ai déjà vu quelque chose de semblable; mais où?—Oh! je sais; avec de larges rayures tissées de soie; c'était une couverture de Navajo!—Où étais-je donc? —dans le New-Mexico?—Oui.—Maintenant je me souviens! la Jornada! —Mais comment suis-je venu ici?

C'est un labyrinthe inextricable; il m'est impossible d'en trouver le fil. Mes doigts! comme ils sont blancs et effilés! et mes ongles! longs et bleus comme les griffes d'un oiseau! Ma barbe est longue! je la sens à mon menton! Comment se fait-il que j'aie une barbe? Je n'en ai jamais porté; je veux la couper… Ces chevaliers! comme ils se battent! oeuvre sanglante! Celui-là, le plus petit, veut désarçonner l'autre. Oh! quel élan prend son cheval et comme il est ferme en selle. Le cheval et le cavalier semblent ne faire qu'un seul être. Leurs âmes sont unies par un mystérieux lien. Le même sentiment les anime. En chargeant ainsi ils ne peuvent manquer de vaincre. Oh! les belles dames! Comme celle qui porte le faucon perché sur son poing est brillante! comme elle est fière! comme elle est charmante!… Fatigué, je m'endormis de nouveau.

* * * * *

Mes yeux parcourent encore les scènes peintes sur les rideaux; les chevaliers et les dames, les chiens de chasse, les faucons et les chevaux. Mes idées se sont éclaircies, et j'entends de la musique. Je reste silencieux et j'écoute. Ce sont des voix de femmes; c'est un chant doux et délicatement modulé. L'une joue d'un instrument à cordes. Je reconnais les sons de la harpe espagnole, mais la musique est française; c'est une chanson normande; les paroles appartiennent à la langue de cette contrée romantique. Cela me cause une vive surprise, car la mémoire des derniers évènements m'est revenue, et je sais bien que je suis loin de la France.

La lumière éclairait mon lit, et, en détournant la tête, je m'aperçus que les rideaux étaient ouverts. J'étais couché dans une grande chambre, irrégulièrement, mais élégamment meublée. Des figures humaines étaient devant moi, les unes debout, les autres assises; quelques-unes couchées sur le plancher; d'autres occupaient des chaises ou des ottomanes; toutes paraissaient absorbées dans quelque occupation. Il me semblait voir un assez grand nombre de personnes, six ou huit pour le moins. Mais c'était Une illusion; je m'aperçus bientôt que ma rétine malade, doublait les objets, et que chaque chose m'apparaissait sous forme d'un couple dont une image était la reproduction de l'autre. Je m'efforçai de raffermir mon regard; ma vue devint plus distincte et plus exacte. Alors je vis qu'il n'y avait que trois personnes dans la chambre, un homme et deux femmes. Je gardais le silence, ne sachant trop si cette scène ne constituait pas une nouvelle phase de mon rêve. Mes regards passaient d'une personne à l'autre sans s'arrêter sur aucune d'elles. La plus rapprochée de moi était une femme d'un âge mûr, assise sur une ottomane très basse. La harpe dont j'avais entendu les sons était devant elle, et elle continuait à en jouer. Elle devait avoir été, à ce qu'il me parut, d'une rare beauté dans sa jeunesse; et elle était encore belle sous beaucoup de rapports. Elle avait conservé des traits pleins de noblesse, mais sa figure portait l'empreinte de souffrances morales plus qu'ordinaires. Les soucis plus que le temps avaient ridé le satin de ses joues. C'était une Française; un ethnologiste pouvait l'affirmer à première vue. Les lignes caractéristiques de sa race privilégiée étaient facilement reconnaissables. Je ne pus m'empêcher de penser qu'il avait été un temps où les sourires de cette figure avaient dû faire battre plus d'un coeur. Le sourire avait disparu maintenant, et avait fait place à l'expression d'une tristesse profonde et sympathique. Cette mélancolie se faisait sentir aussi dans sa voix, dans son chant, dans chacune des notes qui s'échappaient des vibrations de l'instrument.

Mes regards se portèrent plus loin. Un homme, qui avait passé l'âge moyen était assis devant une table, à peu près au milieu de la chambre. Sa figure était tournée de mon côté, et sa nationalité n'était pas plus difficile à reconnaître que celle de la dame. Les joues vermeilles, le front large, le menton proéminent, la petite casquette verte à forme haute et conique, les lunettes bleues étaient autant de signes caractéristiques. C'était un Allemand. L'expression de sa physionomie n'était pas très intelligente; mais il avait une de ces figures que l'on retrouve chez bien des hommes dont l'intelligence a brillé dans des recherches artistiques ou scientifiques de tout genre; recherches profondes et merveilleuses, dues à des talents ordinaires fécondés par un travail extraordinaire; travail herculéen qui ne connaît pas de repos: Pélion sur Ossa. L'homme que j'avais devant les yeux me sembla devoir être un de ces travailleurs infatigables. L'occupation à laquelle il se livrait était également caractéristique. Devant lui, sur la table, et autour de lui, sur le plancher, étaient étendus les objets de son étude: des plantes et des arbrisseaux de différentes espèces. Il était occupé à les classer, et les plaçait avec précaution entre les feuilles de son herbier. Il était clair que cet homme était un botaniste. Un regard jeté à droite détourna bien vite mon attention du naturaliste et de son travail. J'avais sous les yeux la plus charmante créature qu'il m'eût jamais été donné de voir; mon coeur bondit dans ma poitrine et je me penchai avec effort en avant frappé d'admiration. L'iris dans tout son éclat, les teintes rosées de l'aurore, les brillantes nuances de l'oiseau de Junon, sont de belles et douces choses. Réunissez-les; rassemblez toutes les beautés de la nature dans un harmonieux ensemble, et vous n'approcherez pas de la mystérieuse influence qu'exerce sur le coeur de celui qui la contemple l'aspect enchanteur d'une jolie femme. Parmi toutes les choses créées, il n'y a rien d'aussi beau, rien d'aussi ravissant qu'une jolie femme! Cependant ce n'était point une femme qui tenait ainsi mon regard captif, mais une enfant,—une jeune fille, une jeune vierge,—à peine au seuil de la puberté, et prête à fleurir aux premiers rayons de l'amour.

Il me sembla que j'avais déjà vu cette figure. Je l'avais vue en, effet, un moment auparavant, lorsque je regardais la dame plus âgée. C'étaient les mêmes traits, et, si je puis ainsi parler, le même type transmis de la mère à la fille; le même front élevé, le même angle facial, la même ligne du nez, droite comme un rayon de lumière, et la courbe des narines, délicatement dessinée en spirale, que l'on retrouve dans les médailles grecques. Leurs cheveux aussi étaient de la même couleur, d'un blond doré; mais chez la mère l'or était mélangé de quelques fils d'argent. Les tresses de la jeune fille semblaient des rayons du soleil, tombant sur son cou et sur des épaules dont les blancs contours paraissaient avoir été taillés dans un bloc de Carrare. On trouvera sans doute que j'emploie un langage bien élevé, bien poétique. Il m'est impossible d'écrire ou de parler autrement sur ce sujet. Au reste, je m'arrête là, et je supprime des détails qui auraient peu d'intérêt pour le lecteur. En échange, accordez-moi la faveur de croire que la charmante créature, qui fit alors sur moi une impression désormais ineffaçable, était belle, était adorable.

—Ah! il serait bien krande la gomblaisance, si matame et matemoiselle ils foulaient chouer la Marseillaise, la krante Marseillaise. Qu'en tit mein lieb fraulein? (Ma chère demoiselle.)

—Zoé! Zoé! prends ta mandoline. Oui, docteur, nous allons jouer, pour vous faire plaisir. Vous aimez la musique, et nous aussi. Allons, Zoé.

La jeune fille, qui jusque-là avait suivi avec attention le travail du naturaliste, se dirigea vers un coin de la chambre, et décrochant un instrument qui ressemblait à une guitare, elle retourna s'asseoir près de sa mère. La mandoline fut mise d'accord avec la harpe, et les cordes des deux instruments retentirent des notes vibrantes de la Marseillaise. Il y avait quelque chose de particulièrement gracieux dans ce petit concert. L'accompagnement, autant que j'en pus juger, était parfaitement exécuté, et les voix, pleines de douceur, s'y harmonisaient admirablement. Mes yeux ne quittaient pas la jeune Zoé, dont la figure, animée par les fortes pensées de l'hymne, s'illuminait de rayons divins; elle semblait une jeune déesse de la liberté jetant le cri: «Aux armes!» Le botaniste avait interrompu son travail et prêtait l'oreille avec délices. A chaque retour de l'énergique appel: Aux armes, citoyens! le brave homme battait des mains et frappait la mesure avec ses pieds sur le plancher. Le même enthousiasme qui, à cette époque, mettait toute l'Europe en rumeur éclatait dans tous ses traits.

—Où suis-je donc! Des figures françaises, de la musique française, des voix françaises, la causerie française!-Car le botaniste s'était servi de cette langue, en s'adressant aux dames, bien qu'avec un fort accent des bords du Rhin, qui m'avait confirmé dans ma première impression, relativement à sa nationalité.—Où suis-je donc? Mon oeil errait tout autour de la chambre cherchant une réponse à cette question. Je reconnaissais le style de l'ameublement; les chaises de campêche avec les pieds en croix, un rebozo, un pautaté de feuilles de palmier. Ah! Alp! Mon chien était couché sur le tapis près de mon lit, et il dormait.

—Alp!… Alp!…

—Oh! maman! maman! écoutez! l'étranger appelle.

Le chien s'était dressé; et, posant ses pattes de devant sur le lit frottait son nez contre moi avec de joyeux petits cris. Je sortis une main de mon lit et le caressai en lui adressant quelques mots de tendresse.

—Oh! maman! maman! il le reconnaît! Voyez donc!

La dame se leva vivement et s'approcha du lit. L'Allemand me prit le poignet, et repoussa le Saint-Bernard qui était sur le point de s'élancer sur moi.

—Mon Dieu! il est mieux. Ses yeux, docteur, quel changement!

—Ya, ya! beaugoup mieux; pien beaugoup mieux. Hush! arrière, tog! En arrière, mon pon gien!

—Qui?… quoi?… dites-moi?… où suis-je? qui êtes-vous?

—Ne craignez rien, nous sommes des amis. Vous avez été bien malade.

—Oui, oui; nous sommes des amis, répéta la jeune fille…

—Ne craignez rien, nous veillerons sur vous. Voici le bon docteur, voici maman, et moi je suis…

—Un ange du ciel, charmante Zoé!

L'enfant me regarda d'un air émerveillé, et rougit en disant:

—Ah! maman, il sait mon nom!

C'était le premier compliment qu'elle eût jamais reçu, inspiré par l'amour.

—C'est pon, madame; il est pien beaugoup mieux; il sera pientôt tepout, maindenant. Ote-toi de là, mon pon Alp! Ton maître il fa pien; pon gien: à pas! à pas!

—Peut-être, docteur, ferions-nous bien de le laisser. Le bruit…

—Non, non! je vous en prie, restez avec moi. La musique! voulez-vous jouer encore?

—Oui, la musique, elle est très-ponne, très-ponne pour la malatie.

—Oh! maman, jouons alors.

La mère et la fille reprirent leurs instruments et recommencèrent à jouer. J'écoutais les douces mélodies, couvant les musiciennes du regard. A la longue, mes paupières s'appesantirent, et les réalités qui m'entouraient se perdirent dans les nuages du rêve.

Mon rêve fut interrompu par la cessation brusque de la musique. Je crus entendre, à moitié endormi, que l'on ouvrait la porte.

Quand je regardai à la place occupée peu d'instants avant par les exécutants, je vis qu'ils étaient partis. La mandoline avait été posée sur l'ottomane, mais Elle n'était plus là. Je ne pouvais pas, de la place que j'occupais, voir la chambre tout entière; mais j'entendis que quelqu'un était entré par la porte extérieure. Les paroles tendres, que l'on échange quand un voyageur chéri rentre chez lui, frappèrent mon oreille. Elles se mêlaient au bruit particulier des robes de soie froissées. Les mots: «Papa!—Ma bonne petite Zoé!» ceux-ci, articulés par une voix d'homme, se firent entendre. Ensuite vinrent des explications échangées à voix basse et que je ne pouvais saisir. Quelques minutes s'écoulèrent; j'écoutai en silence. On marchait dans la salle d'entrée. Un cliquetis d'éperons accompagnait le bruit sourd des bottes sur le plancher. Les pas se firent entendre dans la chambre et s'approchèrent de mon lit. Je me retournai; je levai les yeux; le chasseur de chevelures était devant moi!

XII

SÉGUIN

—Vous allez mieux? vous serez bientôt rétabli; je suis heureux de voir que vous vous êtes tiré de là.

Il dit cela sans me présenter la main.

—C'est à vous que je dois la vie, n'est-ce pas?

Cela peut paraître étrange, mais dès que j'aperçus cet homme, je demeurai convaincu que je lui devais la vie. Je crois même que cette idée m'avait traversé le cerveau auparavant, dans la courte période qui s'était écoulée depuis que j'avais repris connaissance. L'avais-je rencontré pendant mes courses désespérées à la recherche de l'eau, ou avais-je rêvé de lui dans mon délire?

—Oh! oui! me répondit-il en souriant; mais vous devez vous rappeler que j'étais redevable envers vous du risque que vous aviez couru de la perdre pour moi.

—Voulez-vous accepter ma main? Voulez-vous me pardonner?

Après tout, il y a une pointe d'égoïsme même dans la reconnaissance.

Quel changement s'était opéré dans mes sentiments à l'égard de cet homme! Je lui tendais la main, et, quelques jours auparavant, dans l'orgueil de ma moralité, j'avais repoussé la sienne avec horreur. Mais j'étais alors sous l'influence d'autres pensées. L'homme que j'avais devant les yeux était le mari de la dame que j'avais vue; c'était le père de Zoé. Son caractère, son affreux surnom, j'oubliais tout; et, un instant après, nos mains se serraient dans une étreinte amicale.

—Je n'ai rien à vous pardonner. J'honore le sentiment qui vous a poussé à agir comme vous l'avez fait. Une pareille déclaration peut vous sembler étrange. D'après ce que vous saviez de moi, vous avez bien agi; mais un jour viendra, monsieur, où vous me connaîtrez mieux, et où les actes qui vous font horreur non-seulement vous sembleront excusables, mais seront justifiés à vos yeux. Assez pour l'instant. Je suis venu près de vous pour vous prier de taire ici ce que vous savez sur mon compte.

Sa voix s'éteignit dans un soupir en me disant ces mots, tandis que sa main indiquait en même temps la porte de la chambre.

—Mais, dis-je à Séguin, désirant détourner la conversation d'un sujet qui lui paraissait pénible, comment suis-je venu dans cette maison? C'est la vôtre, je suppose? Comment y suis-je venu? Où m'avez-vous trouvé?

—Dans une terrible position, me répondit-il avec un sourire. Je puis à peine réclamer le mérite de vous avoir sauvé. C'est votre noble cheval que vous devez remercier de votre salut.

—Ah! mon cheval! mon brave Moro, je l'ai perdu!

—Votre cheval est ici, attaché à sa mangeoire pleine de maïs, à dix pas de vous. Je crois que vous le trouverez en meilleur état que la dernière fois que vous l'avez vu. Vos mules sont dehors. Vos bagages sont préservés, ils sont là.

Et sa main indiquait le pied du lit.

—Et?…

—Godé, voulez-vous dire? interrompit-il; ne vous inquiétez pas de lui. Il est sauf aussi; il est absent dans ce moment, mais il va bientôt revenir.

—Comment pourrai-je jamais reconnaître?… Oh! voilà de bonnes nouvelles.
Mon brave Moro? mon bon chien Alp! Mais que s'est-il donc passé? Vous
dites que je dois la vie à mon cheval? Il me l'a sauvée déjà une fois.
Comment cela s'est-il fait?

—Tout simplement: nous vous avons trouvé à quelques milles d'ici, sur un rocher qui surplombe le Del-Norte. Vous étiez suspendu par votre lasso, qui, par un hasard heureux, s'était noué autour de votre corps. Le lasso était attaché par une de ses extrémités à l'anneau du mors, et le noble animal, arc-bouté sur les pieds de devant et les jarrets de derrière ployés, soutenait votre charge sur son col.

—Brave Moro, quelle situation terrible!

—Terrible! vous pouvez le dire! Si vous étiez tombé, vous auriez franchi plus de mille pieds avant de vous briser sur les roches inférieures. C'était en vérité une épouvantable situation.

—J'aurai perdu l'équilibre en cherchant mon chemin vers l'eau.

—Dans votre délire, vous vous êtes élancé en avant. Vous auriez recommencé une seconde fois si nous ne vous en avions pas empêché. Quand nous vous eûmes hâlé sur le rocher, vous fîtes tous les efforts imaginables pour retourner en arrière; vous voyiez l'eau dessous, mais vous ne voyiez pas le précipice. La soif est une terrible chose: c'est une véritable frénésie.

—Je me souviens confusément de tout cela. Je croyais que c'était un rêve.

—Ne vous tourmentez pas le cerveau. Le docteur me fait signe qu'il faut que je vous laisse. J'avais quelque chose à vous dire, je vous l'ai dit (ici un nuage de tristesse obscurcit le visage de mon interlocuteur); autrement je ne serais pas entré vous voir. Je n'ai pas de temps à perdre; il faut que je sois loin d'ici cette nuit même. Dans quelques jours, je reviendrai. Pendant ce temps, remettez vos esprits et rétablissez votre corps. Le docteur aura soin que vous ne manquiez de rien. Ma femme et ma fille pourvoiront à votre nourriture.

—Merci! merci!

—Vous ferez bien de rester ici jusqu'à ce que vos amis reviennent de Chihuahua. Ils doivent passer près de cette maison, et je vous avertirai quand ils approcheront. Vous aimez l'étude; il y a ici des livres en plusieurs langues; amusez-vous. On vous fera de la musique. Adieu, monsieur!

—Arrêtez, monsieur, un moment! Vous paraissiez avoir un caprice bien vif pour mon cheval.

—Ah! monsieur, ce n'était pas un caprice; mais je vous expliquerai cela une autre fois. Peut-être la cause qui me le rendait nécessaire n'existe-t-elle plus.

—Prenez-le si vous voulez; j'en trouverai un autre qui le remplacera pour moi.

—Non, monsieur. Pouvez-vous croire que je consentirais à vous priver d'un animal que vous aimez tant et que vous avez tant de raisons d'aimer? Non, non! gardez le brave Moro; je ne m'étonne pas de l'attachement que vous portez à ce noble animal.

—Vous dites que vous avez une longue course à faire cette nuit; prenez-le au moins pour cette circonstance.

—Cela, je l'accepte volontiers, car mon cheval est presque sur les dents.
Je suis resté deux jours en selle. Eh bien, adieu.

Séguin me serra la main et se dirigea vers la porte. Ses bottes armées d'éperons résonnèrent sur le plancher; un instant après, la porte se ferma derrière lui. Je demeurai seul, écoutant tous les bruits qui me venaient du dehors. Environ une demi-heure après qu'il m'eût quitté, j'entendis le bruit des sabots d'un cheval, et je vis l'ombre d'un cavalier traverser le champ lumineux de la fenêtre. Il était parti pour son voyage; sans doute pour l'accomplissement de quelqu'une de ces oeuvres sanglantes qui se rattachaient à son terrible métier! Pendant quelque temps je pensai à cet homme étrange, et je ressentis une grande fatigue d'esprit. Puis mes réflexions furent interrompues par des voix douces; devant moi se tenaient deux figures aimables, et j'oubliai le chasseur de chevelures.

XIII

AMOUR

Je voudrais pouvoir renfermer en dix mots l'histoire des dix jours qui suivirent. Je tiens à ne pas fatiguer le lecteur de tous les détails de mon amour; de mon amour qui, dans l'espace de quelques heures, avait atteint les limites de la passion la plus ardente et la plus profonde. J'étais jeune alors; j'étais à l'âge auquel on est le plus vivement impressionné par des événements romanesques du genre de ceux au milieu desquels j'avais rencontré cette charmante enfant; à cet âge où le coeur, sans soucis de l'avenir, s'abandonne irrésistiblement aux attractions électriques de l'amour. Je dis électriques; je crois en effet que les sympathies que l'amour fait éclater entre les jeunes gens sont des phénomènes purement électriques. Plus tard, la puissance de ce fluide se perd; la raison gouverne alors. Nous avons conscience de la mutabilité possible des affections, car nous avons l'expérience des serments rompus, et nous perdons cette douce confiance qui fait toute la force de l'amour dans la jeunesse. Nous devenons impérieux ou jaloux, suivant que nous croyons gagner ou perdre du terrain. L'amour de l'âge mûr est mélangé d'un grossier alliage qui altère son caractère divin. L'amour que je ressentis alors fut, je puis le dire, ma première passion véritable. J'avais cru quelquefois aimer auparavant, mais j'avais été le jouet d'illusions passagères; illusions d'écolier de village qui voyait le ciel dans les yeux brillants de sa timide compagne de classe, ou qui, par hasard, à quelque pique-nique de famille, dans un vallon romantique, avait cueilli un baiser sur les joues roses d'une jolie petite cousine.

Mes forces renaissaient avec une rapidité qui surprenait grandement mon savant amateur de plantes. L'amour ranimait et alimentait le foyer de la vie. L'esprit réagit sur la matière, et il est certain, quoi qu'on en puisse dire, que le corps est soumis à l'influence de la volonté. Le désir de guérir, de vivre pour un objet aimé, est souvent le plus efficace de tous les remèdes: c'était le mien. Ma vigueur revint, et je commençai à pouvoir me lever. Un coup d'oeil dans la glace me prouva que je reprenais des couleurs. L'instinct pousse l'oiseau à lisser ses ailes et à donner le plus brillant éclat à son plumage, pendant tout le temps où il courtise sa femelle. Le même sentiment me rendait très-soigneux de ma toilette. Mon portemanteau fut vidé, mes rasoirs tirés de leur étui, ma longue barbe disparut, et mes moustaches furent réduites à des proportions raisonnables.

Je fais ici ma confession complète. On m'avait dit que je n'étais pas laid, et je croyais ce que l'on m'avait dit. Je suis homme, et j'ai la vanité de l'homme. N'êtes-vous pas ainsi? Quant à Zoé, enfant de la nature encore endormie dans la plus complète innocence, elle n'avait pas de ces préoccupations. Les artifices de la toilette n'occupaient point sa pensée. Elle n'avait nulle conscience des grâces dont elle était si abondamment pourvue. Son père, le vieux botaniste des pueblos péons et les valets de la maison étaient, à ce que j'appris, les seuls hommes qu'elle eût jamais vus jusqu'à mon arrivée. Depuis nombre d'années sa mère et elle vivaient dans leur intérieur, aussi renfermées que si elles eussent été recluses dans un couvent. Il y avait là un mystère qui ne me fut révélé que plus tard. C'était donc un coeur virginal, pur et sans tache, un coeur dont les doux rêves n'avaient point encore été troublés par les éclairs de la passion, contre la sainte innocence duquel le dieu des amours n'avait encore décoché aucun de ses traits. Appartenez-vous au même sexe que moi? Avez-vous jamais désiré conquérir un coeur comme celui-là? Si vous pouvez répondre affirmativement à cette question, je n'ai pas besoin de vous dire ce dont vous aurez gardé, comme moi, le souvenir: à savoir que tous les efforts que vous aurez pu faire pour arriver à un tel but ont été inutiles. Vous avez été aimé tout de suite, ou vous ne l'avez jamais été. Le coeur de la vierge ne se conquiert pas par les subtilités de la galanterie. Il ne fait pas de ces demi-avances que vous pouvez rendre décisives par de tendres assiduités. Un objet l'attire ou le repousse, et l'impression est instantanée comme la foudre. C'est un coup de dé. Le sort s'est prononcé pour ou contre vous. Dans ce dernier cas, ce que vous avez de mieux à faire, c'est de quitter la partie. Aucun effort ne triomphera de l'obstacle et n'éveillera les émotions de l'amour. Vous pourrez gagner l'amitié; l'amour, jamais. Vos coquetteries avec d'autres n'éveilleront aucun sentiment de jalousie; aucuns sacrifices ne parviendront à vous faire aimer. Vous pouvez conquérir des mondes, mais vous n'aurez aucune action sur les battements silencieux et secrets de ce jeune coeur. Vous pouvez devenir un héros chanté dans toutes les langues, mais celui dont l'image aura rempli la pensée de la jeune fille sera son seul héros, plus grand, plus noble pour elle que tous les autres. Celui qui possédera cette chére petite créature la possédera tout entière, quelque humble de condition, quelque indigne qu'il puisse être. Chez elle, il n'y aura ni retenue, ni raisonnement, ni prudence, ni finesse. Elle cédera tout simplement aux impulsions mystérieuses de la nature. Sous cette influence, elle portera son coeur tout entier sur l'autel, et se dévouera, s'il le faut, au plus cruel sacrifice. En est-il ainsi des coeurs plus avancés dans la vie, qui ont déjà subi plus d'un assaut? Avec les belles, les coquettes? Non, soyez repoussé par une de ces femmes, ce n'est pas un motif pour vous désespérer. Vous pouvez avoir des qualités qui, avec le temps transformeront les regards sévères en sourires. Vous pouvez faire de grandes choses; vous pouvez acquérir de la renommée; et au dédain qui vous a d'abord accueilli succédera peut-être une humilité qui mettra cette femme à vos pieds. C'est encore de l'amour, sans doute, de l'amour violent même, basé sur l'admiration qu'inspire quelque qualité intellectuelle, ou même physique, dont vous aurez fait preuve. C'est un amour qui prend pour guide la raison, et non ce mystérieux instinct auquel obéit seulement le premier. Quel est celui de ces deux amours dont l'homme doit le plus s'enorgueillir? Duquel sommes-nous les plus fiers? Du dernier? Hélas! non. Et que celui qui nous a faits ainsi réponde pourquoi; mais je n'ai jamais rencontré un seul homme qui ne préférât être aimé pour les agréments de sa personne plutôt que pour les qualités de son esprit. Vous pouvez trouver mauvais que je fasse cette déclaration; vous pouvez protester contre. Elle n'en reste pas moins vraie. Oh! il n'y a pas de joie plus douce, de triomphe plus enivrant que de serrer contre son sein la tremblante petite captive dont le coeur est agité des innocentes pulsations d'un amour de jeune fille!

Ce sont là des réflexion faites après coup. A l'époque dont je retrace l'histoire, j'étais trop jeune pour raisonner ainsi; trop peu familiarisé avec la diplomatie de la passion. Néanmoins, mon esprit, alors, se jeta dans de longues suites de raisonnements, et je combinai des plans nombreux pour arriver à découvrir si j'étais aimé.

Il y avait une guitare dans la maison. Pendant que j'étais au collège, j'avais appris à jouer de cet instrument, dont les sons charmaient Zoé et sa mère. Je leur disais des airs de mon pays, des chants d'amour; et, le coeur battant, j'épiais sur sa physionomie l'effet que pouvaient produire les phrases brûlantes de ces romances. Plus d'une fois, j'avais posé là l'instrument avec un désappointement complet. De jour en jour, mes réflexions devenaient plus tristes. Se pouvait-il qu'elle fût trop jeune pour comprendre la signification du mot amour? trop jeune pour éprouver ce sentiment? Elle n'avait que douze ans, il est vrai; mais c'était une fille des pays chauds, et j'avais vu souvent, sous le ciel brûlant du Mexique, des épouses, des mères de famille qui n'avaient que cet âge. Tous les jours nous sortions ensemble. Le botaniste était occupé de ses travaux, et la mère se livrait silencieusement aux soins de l'intérieur. L'amour n'est pas aveugle. Il peut être tout ce que l'on voudra au monde; mais pour tout ce qui concerne l'objet aimé, il a ses yeux, toujours éveillés, d'Argus.

* * * * *

Je maniais habilement le crayon, et j'amusais ma compagne en faisant des croquis sur des carrés de papier et sur les feuilles blanches de ses cahiers de musique. La plupart de ces croquis représentaient des figures de femmes, dans toutes sortes d'attitudes et de costumes. Elles se ressemblaient toutes par les traits du visage. L'enfant, sans en deviner la cause, avait remarqué cette particularité.

—Pourquoi cela? demanda-t-elle un jour que nous étions assis l'un près de l'autre. Ces femmes ont toutes des costumes différents, elles sont de différentes nations, n'est-ce pas? Et pourtant elles se ressemblent toutes? Elles ont les mêmes traits; mais tout à fait les mêmes traits, je crois?

—C'est votre figure, Zoé; je ne puis pas en dessiner d'autre. Elle leva ses grands yeux, et les fixa sur moi avec une expression d'étonnement naïf; mais sa physionomie ne trahissait aucun embarras.

—Cela me ressemble?

—Oui, autant que je puis le faire.

—Et pourquoi ne pouvez-vous pas dessiner d'autres figures?

—Pourquoi? parce que je…—Zoé, je crains que vous ne me compreniez pas.

—Oh! Henri, croyez-vous donc que je sois une si mauvaise écolière? Est-ce que je ne comprends pas tout ce que vous me racontez des pays lointains que vous avez parcourus? Sûrement, je comprendrai cela tout aussi bien…

—Alors, je vais vous le dire, Zoé.

Je me penchai en avant, le coeur ému et la voix tremblante.

—C'est parce que votre figure est toujours devant mes yeux; je ne puis pas en dessiner d'autre. C'est que… je vous aime, Zoé!…

—Oh! c'est là la raison? Et, quand vous aimez quelqu'un, sa figure est toujours devant vos yeux, que cette personne soit présente ou non? Est-ce ainsi?

—C'est ainsi, répondis-je, tristement désappointé.

—Et c'est cela qu'on appelle l'amour, Henri?

—Oui.

—Alors je dois vous aimer, car, quelque part que je sois, je vois toujours votre figure, comme si elle était devant moi! Si je savais me servir du crayon comme vous, je suis sûre que je pourrais la dessiner, quand même vous ne seriez pas là! Eh bien, alors, est-ce que vous pensez que je vous aime, Henri?

La plume ne pourrait rendre ce que j'éprouvai en ce moment. Nous étions assis et la feuille de papier sur laquelle étaient les croquis était étendue entre nous deux. Ma main glissa sur la surface jusqu'à ce que les doigts de ma compagne, qui n'opposait aucune résistance, fussent serrés dans les miens. Une commotion violente résulta de ce contact électrique. Le papier tomba sur le plancher, et le coeur tremblant, mais rempli d'orgueil, j'attirai sur mon sein la charmante créature qui se laissait faire. Nos lèvres se rencontrèrent dans un premier baiser. Je sentis son coeur battre contre ma poitrine. Oh! bonheur! joies du ciel! j'étais le souverain de ce cher petit coeur!…

XIV

LUMIÈRE ET OMBRE

La maison que nous habitions occupait le milieu d'un enclos carré qui s'étendait jusqu'au bord de la rivière de Del-Norte. Cet enclos, qui renfermait un parterre et un jardin anglais, était défendu de tous côtés par de hauts murs en adobé. Le faîte de ces murs était garni d'une rangée de cactus dont les grosse branches épineuses formaient d'infranchissables chevaux de frise. On n'arrivait à la maison et au jardin que par une porte massive munie d'un guichet, laquelle, ainsi que je l'avais remarqué, était toujours fermée et barricadée. Je n'avais nulle envie d'aller dehors. Le jardin, qui était fort grand, limitait mes promenades, souvent je m'y promenais avec Zoé et sa mère, et plus souvent encore avec Zoé seule. On trouvait dans cette enceinte plus d'un objet intéressant. Il y avait une ruine, et la maison elle-même gardait encore les traces d'une ancienne splendeur effacée. C'était un grand bâtiment dans le style moresque-espagnol, avec un toit plat (azotea) bordé d'un parapet crénelé sur la façade. Çà et là, l'absence de quelqu'une des dents de pierre de ces créneaux accusait la négligence et le délabrement. Le jardin était rempli de symptômes analogues; mais dans ces ruines mêmes on trouvait un éclatant témoignage du soin qui avait présidé autrefois à l'installation de ces statues brisées, de ces fontaines sans eaux, de ces berceaux effondrés, de ces grandes allées envahies par les mauvaises herbes, et dont les restes accusaient à la fois la grandeur passée et l'abandon présent. On avait réuni là beaucoup d'arbres d'espèces rares et exotiques; mais il y avait quelque chose de sauvage dans l'aspect de leurs fruits et de leurs feuillages. Leurs branches entrelacées formaient d'épais fourrés qui dénotaient l'absence de toute culture. Cette sauvagerie n'était pas dénuée d'un certain charme; en outre, l'odorat était agréablement frappé par l'arôme de milliers de fleurs, dont l'air était continuellement embaumé. Les murs du jardin aboutissaient à la rivière et s'arrêtaient là; car la rive, coupée à pic, et la profondeur de l'eau qui coulait au pied, formaient une défense suffisante de ce coté. Une épaisse rangée de cotonniers bordait le rivage, et, sous leur ombre, on avait placé de nombreux sièges de maçonnerie vernissée, dans le style propre aux contrées espagnoles. Il y avait un escalier taillé dans la berge, au-dessus duquel pendaient les branches d'arbustes pleureurs, et qui conduisait jusqu'au bord de l'eau. J'avais remarqué une petite barque amarrée sous les saules, auprès de la dernière marche. De ce côté seulement, les yeux pouvaient franchir les limites de l'enclos. Le point de vue était magnifique, et commandait le cours sinueux du Del-Norte à la distance de plusieurs milles.

Le pays, de l'autre côté de la rivière, paraissait inculte et inhabité. Aussi loin que l'oeil pouvait s'étendre, le riche feuillage du cotonnier garnissait le paysage, et couvrait la rivière de son ombre. Au sud, près de la ligne de l'horizon, une flèche solitaire s'élançait du milieu des massifs d'arbres. C'était l'église d'El-Paso del Norte dont les coteaux couverts de vignes se confondaient avec les plans intérieurs du ciel lointain. A l'est, s'élevaient les hauts pics des montagnes Rocheuses; la chaîne mystérieuse des Organos, dont les lacs sombres et élevés, avec leurs flux et reflux, impriment à l'âme du chasseur solitaire une superstitieuse terreur. A l'ouest, tout au loin, et à peine visibles, les rangées jumelles des Mimbres, ces montagnes d'or, dont les défilés résonnent si rarement sous le pas de l'homme. Le trappeur intrépide lui-même rebrousse chemin quand il approche de ces contrées inconnues qui s'étendent au nord-ouest du Gila: c'est le pays des Apaches et des Navajoes anthropophages.

Chaque soir nous allions sous les bosquets de cotonniers, et, assis près l'un de l'autre sur un des bancs, nous admirions ensemble les feux du soleil couchant. A ce moment de la journée nous étions toujours seuls, moi et ma petite compagne. Je dis ma petite compagne, et cependant, à cette époque, j'avais cru voir en elle un changement soudain; il me semblait que sa taille s'était élevée, et que les lignes de son corps accusaient de plus en plus les contours de la femme! A mes yeux, ce n'était plus une enfant. Ses formes se développaient, les globes de son sein soulevaient son corsage par des ondulations plus amples, et ses gestes prenaient ces allures féminines qui commandent le respect. Son teint se rehaussait de plus vives couleurs, et son visage revêtait un éclat plus brillant de jour en jour. La flamme de l'amour, qui s'échappait de ses grands yeux noirs, ajoutait encore à leur humide éclat. Il s'opérait une transformation dans son âme et dans son corps, et cette transformation était l'oeuvre de l'amour. Elle était sous l'influence divine!

Un soir, nous étions assis comme d'habitude, sous l'ombre solennelle d'un bosquet. Nous avions pris avec nous la guitare et la mandoline, mais à peine en avions-nous tiré quelques notes, la musique était oubliée et les instruments reposaient sur le gazon à nos pieds. Nous préférions à tout la mélodie de nos propres voix. Nous étions plus charmés par l'expression de nos sentiments intimes que par celle des chants les plus tendres. Il y avait assez de musique autour de nous: le bourdonnement de l'abeille sauvage, disant adieu aux corolles qui se fermaient, le «whoup» du gruya dans les glaïeuls lointains, et le doux roucoulement des colombes perchées par couples sur les branches des arbres voisins et se murmurant comme nous leurs amours. Le feuillage des bois avait revêtu les tons chauds et variés de l'automne. L'ombre des grands arbres se jouait sur la surface de l'eau, et diaprait le courant calme et silencieux. Le soleil allait atteindre l'horizon, le clocher d'El-Paso, réfléchissant ses rayons, scintillait comme une étoile d'or. Nos yeux erraient au hasard, et s'arrêtaient sur la girouette étincelante.

—L'église! murmura ma compagne, comme se parlant à elle-même. C'est à peine si je puis me rappeler comment elle est. Il y a si longtemps que je ne l'ai vue!

—Depuis combien de temps, donc?

—Oh! bien des années, bien des années; j'étais toute jeune alors.

—Et depuis lors vous n'avez pas dépassé l'enceinte de ces murs?

—Oh! si fait. Papa nous a conduites souvent en bateau, en descendant la rivière; mais pas dans ces derniers temps.

—Et vous n'avez pas envie d'aller là-bas dans ces grands bois si gais?

—Je ne le désire pas. Je suis heureuse ici.

—Mais serez-vous toujours heureuse ici?

—Et pourquoi pas, Henri? Quand vous êtes près de moi, comment ne serais-je pas heureuse?

—Mais quand….

Une triste pensée sembla obscurcir son esprit. Tout entière à l'amour, elle n'avait jamais réfléchi à la possibilité de mon départ, et je n'y avais pas réfléchi plus qu'elle. Ses joues pâlirent soudainement, et je lus une profonde douleur dans ses yeux qu'elle fixa sur moi; mais les mots étaient prononcés.

—… Quand il faudra que je vous quitte?

Elle se jeta entre mes bras avec un cri aigu, comme si elle avait été frappée au coeur, et, d'une voix passionnée, cria:

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! me quitter! me quitter!—Oh! vous ne me quitterez pas vous qui m'avez appris à aimer.

—Oh! Henri, pourquoi m'avez-vous dit que vous m'aimiez? Pourquoi m'avez-vous enseigné l'amour?

—Zoé!

—Henri! Henri! Dites que vous ne me quitterez pas?

—Jamais! Zoé! je vous le jure! Jamais! jamais.

—Il me sembla entendre à ce moment le bruit d'un aviron. Mais l'agitation violente de la passion, le contact de ma bien-aimée, qui, dans le transport de ses craintes, m'avait enlacé de ses deux bras, m'empêchèrent de tourner les yeux vers le bord.

C'est sans doute un osprey[1] qui plonge, pensai-je, et, ne m'occupant plus de cela, je me laissai aller à l'extase d'un long et enivrant baiser. Au moment où je relevais la tête, une forme qui s'élevait de la rive frappa mes yeux: un noir sombrero bordé d'un galon d'or. Un coup d'oeil me suffit pour reconnaître celui qui le portait: c'était Séguin. Un instant après, il était près de nous.

[Note 1: Aigle pêcheur.]

—Papa! s'écria Zoé, se levant tout à coup et se jetant dans ses bras.

Le père la retint auprès de lui en lui prenant les deux mains qu'il tint serrées dans les siennes. Pendant un moment il garda le silence, fixant sur moi un regard dont je ne saurais rendre l'expression. C'était un mélange de reproche, de douleur et d'indignation. Je m'étais levé pour aller à sa rencontre; mais ce regard étrange me cloua sur place, et je restai debout, rougissant et silencieux.

—Et c'est ainsi que vous me récompensez de vous avoir sauvé la vie? Un noble remercîment, mon cher monsieur, qu'en pensez-vous?

Je ne répondis pas.

—Monsieur, continua-t-il, la voix tremblante d'émotion, vous ne pouviez pas m'offenser plus cruellement.

—Vous vous trompez, monsieur; je ne vous ai point offensé.

—Comment qualifiez-vous votre conduite? Abuser mon enfant!

—Abuser? m'écriai-je, sentant mon courage revenir sous cette accusation.

—Oui, abuser!… Ne vous êtes-vous pas fait aimer d'elle?

—Je me suis fait aimer d'elle loyalement.

—Fi! monsieur, c'est une enfant et non pas une femme. Vous en faire aimer loyalement! Sait-elle seulement ce que c'est que l'amour?

—Papa, je sais ce que c'est que l'amour. Je le sais depuis plusieurs jours. Ne soyez pas fâché contre Henri, car je l'aime! oh! papa! je l'aime de tout mon coeur!

Il se tourna vers elle, et la regarda avec étonnement.

—Qu'est-ce que j'entends, s'écria-t-il; oh! mon Dieu! Mon enfant! mon enfant!

Sa voix me remua jusqu'au fond du coeur; elle était pleine de sanglots.

—Écoutez-moi, monsieur, criai-je en me plaçant résolument devant lui. J'ai conquis l'amour de votre fille; je lui ai donné tout le mien en échange. Nous sommes du même rang, de la même condition. Quel crime ai-je donc commis? En quoi vous ai-je offensé?

Il me regarda quelques instants sans faire aucune réponse.

—Vous seriez donc disposé à l'épouser? me dit-il enfin, avec un changement évident de ton.

—Si j'avais laissé cet amour se développer ainsi sans avoir cette intention, j'aurais mérité tous vos reproches. J'aurais traîtreusement abusé de cette enfant, comme vous l'avez dit.

—M'épouser! s'écria Zoé, avec un air de profonde surprise.

—Écoutez! la pauvre enfant! elle ne sait pas même ce que ce mot veut dire!

—Oui, charmante Zoé! je vous épouserai; autrement mon coeur, comme le vôtre, serait brisé pour jamais!

—Oh! monsieur!

—C'est bien, monsieur, assez pour l'instant. Vous avez conquis cette enfant sur elle-même; il vous reste à la conquérir sur moi. Je veux sonder la profondeur de votre attachement. Je veux vous soumettre à une épreuve.

—J'accepte toutes les épreuves que vous voudrez m'imposer.

—Nous verrons; venez, rentrons. Viens, Zoé.

Et, la prenant par la main, il la conduisit vers la maison. Je marchai derrière eux.

Comme nous traversions un petit bois d'orangers sauvages, où l'allée se rétrécissait, le père quitta la main de sa fille et passa en avant. Zoé se trouvait entre nous deux, et au moment où nous étions au milieu du bosquet, elle se retourna soudainement, et plaçant sa main sur la mienne, murmura en tremblant et à voix basse:

—Henri, dites-moi ce que c'est qu'épouser?

—Chère Zoé! pas à présent; cela est trop difficile à expliquer; plus tard, je….

—Viens Zoé! ta main, mon enfant!

—Papa, me voici!

XV

UNE AUTOBIOGRAPHIE

J'étais seul avec mon hôte dans l'appartement que j'occupais depuis mon arrivée dans la maison. Les femmes s'étaient retirées dans une autre pièce. Séguin, en entrant dans la chambre, avait donné un tour de clef et poussé les verrous. Quelle terrible épreuve allait-il imposer à ma loyauté, à mon amour? Cet homme, connu par tant d'exploits sanguinaires, allait-il s'attaquer à ma vie? Allait-il me lier à lui par quelque épouvantable serment? De sombres appréhensions me traversaient l'esprit; je demeurais silencieux, mais non sans éprouver quelques craintes. Une bouteille de vin était placée entre nous deux, et Séguin, remplissant deux verres, m'invita à boire. Cette politesse me rassura. Mais le vin n'était-il pas emp…? Il avait vidé son verre avant que ma pensée n'eût complété sa forme.

—Je le calomnie, pensai-je. Cet homme, après tout, est incapable d'un pareil acte de trahison.

Je bus, et la chaleur du vin me rendit un peu de calme et de tranquillité. Après un moment de silence, il entama la conversation par cette question ex abrupto:

—Que savez-vous de moi?

—Votre nom et votre surnom; rien de plus.

—C'est plus qu'on n'en sait ici.

Et sa main indiquait la porte par un geste expressif.

—Qui vous a le plus souvent parlé de moi?

—Un ami que vous avez vu à Santa-Fé.

—Ah! Saint-Vrain; un brave garçon, plein de courage. Je l'ai rencontré autrefois à Chihuahua. Il ne vous a rien dit de plus relativement à moi.

—Non. Il m'avait promis de me donner quelques détails sur vous, mais il n'y a plus pensé; la caravane est partie et nous nous sommes trouvés séparés.

—Donc, vous avez appris que j'étais Séguin, le chasseur de scalps; que j'étais employé par les citoyens d'El-Paso pour aller à la chasse des Apaches et des Navajoes, et qu'on me payait une somme déterminée pour chaque chevelure d'Indien clouée à leurs portes? Vous avez appris cela?

—Oui.

—Tout cela est vrai.

Je gardai le silence.

—Maintenant, monsieur, reprit-il après une pause, voulez-vous encore épouser ma fille, la fille d'un abominable meurtrier?

—Vos crimes ne sont pas les siens. Elle est innocente même de la connaissance de ces crimes, avez-vous dit. Vous pouvez être un démon; elle, c'est un ange.

Une expression douloureuse se peignit sur sa figure, pendant que je parlais ainsi.

—Crimes! démon! murmurait-il comme se parlant à lui-même; oui, vous avez le droit de parler ainsi. C'est ainsi que pense le monde. On vous a raconté les histoires des hommes de la montagne dans toutes leurs exagérations sanglantes. On vous a dit que, pendant une trêve, j'avais invité un village d'Apaches à un banquet dont j'avais empoisonné les viandes; qu'ainsi j'avais empoisonné tous mes hôtes, hommes, femmes, enfants, et qu'ensuite je les avais scalpés! On vous a dit que j'avais fait placer en face de la bouche d'un canon deux cents sauvages qui ignoraient l'effet de cet instrument de destruction; que j'avais mis le feu à cette pièce chargée à mitraille, et massacré ainsi ces pauvres gens sans défiance. On vous a sans doute raconté ces actes de cruauté, et beaucoup d'autres encore.

—C'est vrai. On m'a raconté ces histoires lorsque j'étais parmi les chasseurs de la montagne; mais je ne savais trop si je devais les croire.

—Monsieur, ces histoires sont fausses; elles sont fausses et dénuées de tout fondement.

—Je suis heureux de vous entendre parler ainsi. Je ne pouvais pas aujourd'hui vous croire capable de pareils actes de barbarie.

—Et cependant, fussent-elles vraies jusque dans leurs plus horribles détails, elles n'approcheraient pas encore de toutes les cruautés dont les sauvages se sont rendus coupables envers les habitants de ces frontières sans défense. Si vous saviez l'histoire de ce pays pendant les dix dernières années, les massacres et les assassinats, les ravages et les incendies, les vols et les enlèvements; des provinces entièrement dépeuplées; des villages livrés aux flammes; les hommes égorgés à leur propre foyer; les femmes les plus charmantes, emmenées captives et livrées aux embrassements de ces voleurs du désert! Oh! Dieu! et moi aussi, j'ai reçu des atteintes qui m'excuseront à vos yeux, et qui m'excuseront peut-être aussi devant le tribunal suprême!

En disant ces mots, il cacha sa tête dans ses mains, et s'accouda les deux mains sur la table.

—J'ai besoin de vous faire une courte histoire de ma vie.

Je fis un signe d'assentiment, et, après avoir rempli et vidé un second verre de vin, il continua en ces termes:

—Je ne suis pas Français, comme on le suppose; je suis créole de la Nouvelle-Orléans; mes parents étaient des réfugiés de Saint-Domingue, où, à la suite de la révolte des nègres, ils avaient vu leurs biens confisqués par le sanguinaire Christophe. Après avoir fait mes études pour être ingénieur civil, je fus envoyé aux mines de Mexico en cette qualité par le propriétaire d'une de ces mines, qui connaissait mon père. J'étais jeune alors, et je passai plusieurs années employé dans les établissements de Zacatecas et de San-Luis-Potosi. Quand j'eus économisé quelque argent sur mes appointements, je commençai à penser à m'établir pour mon propre compte. Le bruit courait depuis longtemps que de riches veines d'or existaient aux bords du Gila et de ses affluents. On avait recueilli dans ces rivières des sables aurifères, et le quartz laiteux, qui enveloppe ordinairement l'or, se montrait partout à nu dans les montagnes solitaires de cette région sauvage. Je partis pour cette contrée avee une troupe d'hommes choisis; et après avoir voyagé pendant plusieurs semaines à travers la chaîne des Mimbres, je trouvai, près de la source du Gila, de précieux gisements de minerai. J'installai une mine, et, au bout de cinq ans, j'étais riche. Alors je me rappelai la compagne de mon enfance: une belle et charmante cousine qui avait conquis toute ma confiance et m'avait inspiré mon premier amour. Pour moi le premier amour devait être le dernier; ce n'était pas, comme cela arrive si souvent, un sentiment fugitif. A travers tous mes voyages, son souvenir m'avait accompagné. M'avait-elle gardé sa foi comme je lui avais gardé la mienne? Je résolus donc de m'en assurer par moi-même, et, laissant mes affaires à la garde de mon mayoral, je partis pour ma ville natale.

Adèle avait été fidèle à sa parole, et je revins à mon établissement avec elle. Je bâtis une maison à Valverde, le district le plus voisin de ma mine. Valverde était alors une ville florissante; maintenant elle est en ruine, et vous avez pu voir ce qui en reste en venant ici. Là, nous vécûmes plusieurs années au sein du bonheur et de la richesse. Ces jours passés m'apparaissent maintenant comme autant de siècles de félicité. Nous nous aimions avec ardeur, et notre union fut bénie par la naissance de deux enfants, de deux filles. La plus jeune ressemblait à sa mère; l'aînée, m'a-t-on dit tenait principalement de moi. Nous les adorions, trop peut-être; nous étions trop heureux de les posséder.

A cette époque, un nouveau gouverneur fut envoyé à Santa-Fé; un homme qui, par son libertinage et sa tyrannie, a été jusqu'à ce jour la plaie de cette province. Il n'y a pas d'acte si vil, de crime si noir, dont ce monstre ne soit capable. Il se montra d'abord très-aimable, et fut reçu dans toutes les maisons des gens riches de la vallée. Comme j'étais du nombre de ceux-ci, je fus honoré de ses visites, et cela très-fréquemment. Il résidait de préférence à Albuquerque, et donnait de grandes fêtes à son palais. Ma femme et moi y étions toujours invités des premiers. En revanche, il venait souvent dans notre maison de Valverde, sous le prétexte d'inspecter les différentes parties de la province. Je m'aperçus enfin que ses visites s'adressaient à ma femme, auprès de laquelle il se montrait fort empressé. Je ne vous parlerai pas de la beauté d'Adèle à cette époque. Vous pouvez vous en faire une idée, et votre imagination sera aidée par les grâces que vous paraissez avoir découvertes dans sa fille, car la petite Zoé est l'exacte reproduction de ce qu'était sa mère, à son âge.

A l'époque dont je parle, elle était dans tout l'éclat de sa beauté. Tout le monde parlait d'elle, et ces éloges avaient piqué la vanité du tyran libertin. En conséquence, je devins l'objet de toutes ses prévenances amicales. Rien de tout cela ne m'avait échappé; mais, confiant dans la vertu de ma femme, je m'inquiétais peu de ce qu'il pourrait faire. Aucune insulte apparente, jusque-là n'avait appelé mon attention. A mon retour d'une longue absence motivée par les travaux de la mine, Adèle me donna connaissance des tentatives insultantes dont elle avait été l'objet, à différentes époques, de la part de Son Excellence, choses qu'elle m'avait tues jusque-là, par délicatesse; elle m'apprit qu'elle avait été particulièrement outragée dans une visite toute récente, pendant mon absence. C'en était assez pour le sang d'un créole. Je partis pour Albuquerque, et, en pleine place publique, devant tout le monde assemblé, je châtiai l'insulteur. Arrêté et jeté en prison, je ne fus rendu à la liberté qu'après plusieurs semaines. Quand je retournai chez moi, je retrouvai ma maison pillée, et ma famille dans le désespoir. Les féroces Navajoes avaient passé par là. Tout avait été détruit, mis en pièces dans mon habitation, et mon enfant!… Dieu puissant! ma petite Adèle avait été emmenée captive dans les montagnes….

—Et votre femme? et votre autre fille? demandai-je, brûlant de savoir le reste.

—Elles avaient échappé. Au milieu d'un terrible combat, car mes pauvres péons se défendaient bravement, ma femme, tenant Zoé dans ses bras, s'était sauvée hors de la maison et s'était réfugiée dans une cave qui ouvrait sur le jardin. Je les retrouvai dans la hutte d'un vaquero, au milieu des bois; elles s'étaient enfuies jusque-là.

—Et votre fille Adèle, en avez-vous entendu parler depuis?

—Oui, oui. Je vais y revenir dans un instant. A la même époque, ma mine fut attaquée et ruinée; la plupart des ouvriers, tous ceux qui n'avaient pu s'enfuir, furent massacrés; l'établissement qui faisait toute ma fortune fut détruit. Avec quelques-uns des mineurs qui avaient échappé et d'autres habitants de Valverde qui, comme moi, avaient souffert, j'organisai une bande et poursuivis les sauvages; mais nous ne pûmes les atteindre et nous revînmes, la plupart le coeur brisé et la santé profondément altérée. Oh! monsieur, vous ne pouvez pas savoir ce que c'est que d'avoir perdu une enfant chérie! Vous ne pouvez pas comprendre l'agonie d'un père ainsi dépouillé!

Séguin se prit la tête entre les deux mains et garda un moment le silence.
Son attitude accusait la plus profonde douleur.

—Mon histoire sera bientôt terminée, jusqu'à l'époque où nous sommes, du moins. Qui peut en prévoir la suite? Pendant des années, j'errai sur les frontières des Indiens, en quête de mon enfant. J'étais aidé par une petite troupe d'individus, la plupart aussi malheureux que moi; les uns ayant perdu leurs femmes, les autres leurs filles, de la même manière. Mais nos ressources s'épuisaient, et le désespoir s'empara de nous. Les sentiments de mes compagnons se refroidirent avec le temps. L'un après l'autre, ils me quittèrent. Le gouverneur de New-Mexico ne nous prêtait aucun secours. Au contraire, on soupçonnait, et c'est maintenant un fait avéré, on soupçonnait le gouverneur lui-même d'être secrètement ligué avec les chefs des Navajoes. Il s'était engagé à ne pas les inquiéter, et, de leur côté, ils avaient promis de ne piller que ses ennemis.

En apprenant cette horrible trame, je reconnus la main qui m'avait frappé. Furieux de l'affront que je lui avais infligé, exaspéré par le mépris de ma femme, le misérable avait trouvé un moyen de se venger. Deux fois depuis, sa vie a été entre mes mains; mais je n'aurais pu le tuer sans risquer ma propre tête, et j'avais des motifs pour tenir à la vie. Le jour viendra où je pourrai m'acquitter envers lui.

»Comme je vous l'ai dit, ma troupe s'était dispersée. Découragé, et sentant le danger qu'il y avait pour moi à rester plus longtemps dans le New-Mexico, je quittai cette province et traversai la Jornada pour me rendre à El-Paso. Là, je vécus quelque temps, pleurant mon enfant perdue. Je ne restai pas longtemps inactif. Les fréquentes incursions des Apaches dans les provinces de Sonora et de Chihuahua avaient rendu le gouvernement plus énergique dans la défense de la frontière. Les presidios furent mis en meilleur état de défense et reçurent des garnisons plus fortes; une bande d'aventuriers, de volontaires, fut organisée, dont la paie était proportionnée au nombre de chevelures envoyées aux établissements. On m'offrit le commandement de cette étrange guérilla, et, dans l'espoir de retrouver ma fille, j'acceptai: je devins chasseur de scalp. C'était une terrible mission, et si la vengeance avait été mon seul objet, il y a longtemps que j'aurais pu me retirer satisfait. Nous fîmes plus d'une expédition sanglante, et, plus d'une fois, nous exerçâmes d'épouvantables représailles.

Je savais que ma fille était captive chez les Navajoes. Je l'avais appris, à différentes époques, de la bouche des prisonniers que j'avais faits; mais j'étais toujours arrêté par la faiblesse de ma troupe et des moyens dont je disposais. Des révolutions successives et la guerre civile désolaient et ruinaient les États du Mexique; nous fûmes laissés de côté. Malgré tous mes efforts, je ne pouvais réunir une force suffisante pour pénétrer dans cette contrée déserte qui s'étend au nord du Gilla, et au centre de laquelle se trouvent les huttes des sauvages Navajoes.

—Et vous croyez!…

—Patience, j'aurai bientôt fini. Ma troupe est aujourd'hui plus forte qu'elle n'a jamais été. J'ai reçu d'un homme récemment échappé des mains des Navajoes l'avis formel que les guerriers des deux tribus sont sur le point de partir pour le Sud. Ils réunissent leurs forces dans le but de faire une grande incursion; ils veulent pousser, à ce qu'on dit, jusqu'aux portes de Durango. Mon intention est de pénétrer dans leur pays pendant qu'ils seront absents, et d'aller y chercher ma fille.

—Et vous croyez qu'elle vit encore?

—Je le sais. Le même individu qui m'a donné ces nouvelles, et qui, le pauvre diable, y a laissé sa chevelure et ses oreilles, l'a vue souvent. Elle est devenue, m'a-t-il dit, parmi ces sauvages, une sorte de reine possédant un pouvoir et des privilèges particuliers. Oui, elle vit encore, et si je puis parvenir à la retrouver, à la ramener ici, cette scène tragique sera la dernière à laquelle j'aurai pris part; je m'en irai loin de ce pays.

J'avais écouté avec une profonde attention l'étrange récit de Séguin. L'éloignement que j'éprouvais auparavant pour cet homme, d'après ce qu'on m'avait dit de son caractère, s'effaçait et faisait place à la compassion; que dis-je? à l'admiration. Il avait tant souffert! Une telle infortune expiait ses crimes et les justifiait pleinement à mes yeux. Peut-être étais-je trop indulgent dans mon jugement. Il était naturel que je fusse ainsi. Quand cette révélation fut terminée, j'éprouvai une vive émotion de plaisir. Je sentis une joie profonde de savoir qu'elle n'était pas la fille d'un démon, comme je l'avais cru. Séguin sembla pénétrer ma pensée, car un sourire de satisfaction, de triomphe, je pourrais dire, éclaira sa figure. Il se pencha sur la table pour atteindre la bouteille.

—Monsieur, cette histoire a dû vous fatiguer. Buvez donc.

Il y eut un moment de silence, pendant que nous vidions nos verres.

—Et maintenant, monsieur, vous connaissez, un peu mieux qu'auparavant, le père de celle que vous aimez. Êtes-vous encore disposé à l'épouser?

—Oh! monsieur! plus que jamais elle est un objet sacré pour moi.

—Mais il vous faut la conquérir de moi, comme je vous l'ai dit.

—Alors, monsieur, dites-moi comment; je suis prêt à tous les sacrifices qui ne dépasseront pas mes forces.

—Il faut que vous m'aidiez à retrouver sa soeur.

—Volontiers.

—Il faut venir avec moi au désert.

—J'y consens.

—C'est assez. Nous partons demain.

Il se leva, et se mit à marcher dans la chambre.

—De bonne heure? demandai-je, craignant presque qu'il me refusât une entrevue avec celle que je brûlais plus que jamais d'embrasser.

—Au point du jour, répondit-il, semblant ne pas s'apercevoir de mon inquiétude.

—Il faut que je visite mon cheval et mes armes, dis-je en me levant et en me dirigeant vers la porte, dans l'espoir de la rencontrer dehors.

—Tout est préparé; Godé est là. Revenez mon ami; elle n'est point dans la salle. Restez où vous êtes. Je vais chercher les armes dont vous avez besoin.—Adèle! Zoé!—Ah! Docteur, vous êtes revenu avec votre récolte de simples! C'est bien! Nous partons demain. Adèle, du café, mon amour! Et puis, faites-nous un peu de musique. Votre hôte vous quitte demain.

Zoé s'élança entre nous deux avec un cri.

—Non, non, non, non! s'écria-t-elle, se tournant vers l'un et vers l'autre avec toute l'énergie d'un coeur au désespoir.

—Allons, ma petite colombe! dit le père en lui prenant les deux mains; ne t'effarouche pas ainsi. C'est seulement pour une courte absence. Il reviendra.

—Dans combien de temps, papa? Dans combien de temps,
Henri?

—Mais, dans très-peu de temps, et cela me paraîtra plus long qu'à vous,
Zoé.

—Oh! non, non! Une heure, ce serait longtemps. Combien d'heures serez-vous absent?

—Oh! cela durera plusieurs jours, je crains.

—Plusieurs jours! Oh! papa! oh! Henri! plusieurs jours!

—Allons, petite fille, ce sera bientôt passé. Va, aide ta mère à faire le café.

—Oh! papa, plusieurs jours, de longs jours… Ils ne passeront pas vite quand je serai seule.

—Mais tu ne seras pas seule. Ta mère sera avec toi.

—Ah!

Soupirant et d'un air tout préoccupé, elle quitta la chambre pour obéir à l'ordre de son père. En passant la porte, elle pousse un second soupir plus profond encore.

Le docteur observait, silencieux et étonné, toute cette scène, et quand la légère figure eut disparu dans la grande salle, je l'entendis qui murmurait:

—Oh! ja! bovre bedite fraulein! je m'en afais pien toudé!

XVI

LE HAUT DEL-NORTE.

Je ne veux pas fatiguer le lecteur par les détails d'une scène de départ. Nous étions en selle avant que les étoiles eussent pâli, et nous suivions la voie sablonneuse. A peu de distance de la maison, la route faisait un coude et s'enfonçait dans un bois épais. Là, j'arrêtai mon cheval, je laissai passer mes compagnons, et, me dressant sur mes étriers, je regardai en arrière. Mes yeux se dirigèrent du côté des vieux murs gris, et se portèrent sur l'azotea.

Sur le bord du parapet, se dessinant à la pâle lueur de l'aurore, était celle que cherchait mon regard. Je ne pouvais distinguer ses traits; mais je reconnaissais le charmant ovale de sa figure, qui se découpait sur le ciel comme un noir médaillon. Elle se tenait auprès d'un des palmiers-yucca qui croissaient sur la terrasse. La main appuyée au tronc, elle se penchait en avant, interrogeant l'ombre de ses yeux. Peut-être aperçut-elle les ondulations d'un mouchoir agité; peut-être entendit-elle son nom, et répondit-elle au tendre adieu qui lui fut porté par la brise du matin. S'il en est ainsi, sa voix fut couverte par le bruit des piaffements de mon cheval qui, tournant brusquement sur lui-même, m'emporta sous l'ombre épaisse de la forêt. Plusieurs fois je me retournai pour tâcher d'apercevoir encore cette silhouette chérie, mais d'aucun point la maison n'était visible. Elle était cachée par les bois sombres et majestueux. Je ne voyais plus que les longues aiguilles des palmillas pittoresques; et, la route descendant entre deux collines, ces palmillas eux-mêmes disparurent bientôt à mes yeux.

Je lâchai la bride, et, laissant mon cheval aller à volonté, je tombai dans une suite de pensées à la fois douces et pénibles. Je sentais que l'amour dont mon coeur était rempli occuperait toute ma vie; que, dorénavant, cet amour serait le pivot de toutes mes espérances, le puissant mobile de toutes mes actions. Je venais d'atteindre l'âge d'homme, et je n'ignorais pas cette vérité, qu'un amour pur comme celui-là était le meilleur préservatif contre les écarts de la jeunesse, la meilleure sauvegarde contre tous les entraînements dangereux. J'avais appris cela de celui qui avait présidé à ma première éducation, et dont l'expérience m'avait été souvent d'un trop puissant secours pour que je ne lui accordasse pas toute confiance. Plus d'une fois j'avais eu l'occasion de reconnaître la justesse de ses avis. La passion que j'avais inspirée à cette jeune fille était, j'en avais conscience, aussi profonde, aussi ardente que celle que j'éprouvais moi-même; peut-être plus vive encore; car mon coeur avait connu d'autres affections, tandis que le sien n'avait jamais battu que sous l'influence des tendres soins qui avaient entouré son enfance. C'était son premier sentiment puissant, sa première passion. Comment n'aurait-il pas envahi tout son coeur, dominé toutes ses pensées? Elle, si bien faite pour l'amour, si semblable à la Vénus mythologique?

Ces réflexions n'avaient rien que d'agréable; mais le tableau s'assombrissait quand je cessais de considérer le passé. Quelque chose, un démon sans doute, me disait tout bas: Tu ne la reverras plus jamais! Cette idée toute hypothétique qu'elle fût, suffisait pour me remplir l'esprit de sombres présages, et je me mis à interroger l'avenir. Je n'étais point en route pour une de ces parties de plaisir de laquelle on revient à jour et à heure fixes. J'allais affronter des dangers, les dangers du désert, dont je connaissais toute la gravité. Dans nos plans de la nuit précédente, Séguin n'avait pas dissimulé les périls de notre expédition. Il me les avait détaillés avant de m'imposer l'engagement de le suivre. Quelques semaines auparavant, je m'en serais préoccupé; ces périls même auraient été pour moi un motif d'excitation de plus. Mais alors mes sentiments étaient bien changés; je savais que la vie d'une autre était attachée à la mienne. Que serait-ce donc si le démon disait vrai? Ne plus la revoir, jamais! jamais!… Affreuse pensée—et je cheminais affaissé sur ma selle, sous l'influence d'une amère tristesse. Mais je me sentais porté par mon cher Moro qui semblait reconnaître son cavalier; son dos élastique se soulevait sous moi; mon âme répondait à la sienne, et les effluves de son ardeur réagissaient sur moi. Un instant après je rassemblais les rênes et je m'élançais au galop pour rejoindre mes compagnons. La route, bordant la rivière, la traversant de temps en temps au moyen de gués peu profonds, serpentait à travers les vallées garnies de bois touffus.

Le chemin était difficile à cause des broussailles épaisses; et quoique les arbres eussent été entaillés pour établir la route, on n'y voyait aucun signe de passage antérieur, à peine quelques pas, de cheval. Le pays paraissait sauvage et complètement inhabité. Nous en voyions la preuve dans les rencontres fréquentes de daims et d'antilopes, qui traversaient le chemin et sortaient des taillis sous le nez de nos chevaux. De temps en temps, la route s'éloignait beaucoup de la rivière pour éviter ses coudes nombreux. Plusieurs fois nous traversâmes de larges espaces où de grands arbres avaient été abattus, et où des défrichements avaient été pratiqués; mais cela devait remonter à une époque très reculée, car la terre qui avait été remuée avec la charrue, était maintenant couverte de fourrés épais et impénétrables. Quelques troncs brisés et tombant en pourriture, quelques lambeaux de murailles, écroulées, en adobé, indiquait la place où le rancho du settler avait été posé. Nous passâmes près d'une église en ruines, dont les vieilles tourelles s'écroulaient pierre à pierre. Tout autour, des monceaux d'adobé couvraient la terre sur une étendue de plusieurs acres. Un village prospère avait existé là. Qu'était-il devenu? Où étaient ses habitants affairés? Un chat sauvage s'élança du milieu des ronces qui recouvraient les ruines, et s'enfonça dans la forêt; un hibou s'envola lourdement du haut d'une coupole croulante, et voleta autour de nos têtes en poussant son plaintif woû-hoû-ah ajoutant ainsi un trait de plus à cette scène de désolation. Pendant que nous traversions ces ruines, un silence de mort nous environnait, troublé seulement par le houloulement De l'oiseau de nuit et par le cronk-cronk des fragments de poteries dont les rues désertes étaient parsemées et qui craquaient sous les pieds de nos chevaux. Mais où donc étaient ceux dont l'écho de ces murs avait autrefois répercuté les voix? qui s'étaient agenouillés sous l'ombre sainte de ces piliers jadis consacrés? Ils étaient partis; pour quel pays? Et pourquoi? Je fis ces questions à Séguin qui me répondit laconiquement:

—Les Indiens!

C'était l'oeuvre du sauvage armé de sa lance redoutable, de son couteau à scalper, de son arc et de sa hache de combat, de ses flèches empoisonnées et de sa torche incendiaire.

—Les Navajoes? demandai-je.

—Les Navajoes et les Apaches.

—Mais ne viennent-ils plus par ici?

Un sentiment d'anxiété m'avait tout à coup traversé l'esprit. Nous étions encore tout près de la maison; je pensais à ses murailles sans défense. J'attendais la réponse avec anxiété.

—Ils n'y viennent plus.

—Et pourquoi?

—Ceci est notre territoire, répondit-il d'un ton significatif. Nous voici, monsieur, dans un pays où vivent d'étranges habitants; vous verrez. Malheur à l'Apache ou au Navajo qui oserait pénétrer dans ces forêts.

A mesure que nous avancions, la contrée devenait plus ouverte, et nous voyions deux chaînes de hautes collines taillées à pic, s'étendant au nord et au sud sur les deux rives du fleuve, ces collines se rapprochaient tellement qu'elles semblaient barrer complètement la rivière. Mais ce n'était qu'une apparence. En avançant plus loin, nous entrâmes dans un de ces terribles passages que l'on désigne dans le pays sous le nom de cañons [1], et que l'on voit indiqués si souvent sur les cartes de l'Amérique intertropicale. La rivière, en traversant ce canon, écumait entre deux immenses rochers taillés à pic, s'élevant à une hauteur de plus de mille pieds, et dont les profils, à mesure que nous nous en approchions, nous figuraient deux géants furieux qui, séparés par une main puissante, continuaient de se menacer l'un l'autre. On ne pouvait regarder sans un sentiment de terreur, les faces lisses de ses énormes rochers et je sentis un frisson dans mes veines quand je me trouvai sur le seuil de cette porte gigantesque.

[Note 1: prononcez kagnonz.]

—Voyez-vous ce point? dit Séguin en indiquant une roche qui surplombait la plus haute cime de cet abîme.

Je fis signe que oui, car la question m'était adressée.

—Eh bien, voilà le saut que vous étiez si désireux de faire. Nous vous avons trouvé vous balançant contre ce rocher là-haut.

—Grand Dieu! m'écriai-je, considérant cette effrayante hauteur. Bien que solidement assis sur ma selle, je me sentis pris de vertige à cet aspect, et je fus forcé de marcher quelques pas.

—Et sans votre noble cheval, continua mon compagnon, le docteur que voici aurait pu se perdre dans toutes sortes d'hypothèses en examinant ce qui serait resté de vos os. Oh! Moro! beau Moro!

—Oh! mein got! ya! ya! dit avec le ton de l'assentiment le botaniste, regardant le précipice, et semblant éprouver le même sentiment de malaise que moi.

Séguin était venu se placer à côté de moi, et flattait de la main le cou de mon cheval avec un air d'admiration.

—Mais pourquoi donc, lui dis-je, me rappelant les circonstances de notre première entrevue; pourquoi donc étiez-vous si désireux de posséder Moro?

—Une fantaisie.

—Ne puis-je savoir pourquoi? Il me semble au fait que vous m'avez dit alors que vous ne pouviez pas me l'apprendre?

—Oh! si fait; je puis facilement vous le dire. Je voulais tenter l'enlèvement de ma fille, et j'avais besoin pour cela du secours de votre cheval.

—Mais, comment?

—C'était avant que j'eusse entendu parler de l'expédition projetée par nos ennemis. Comme je n'avais aucun espoir de la recouvrer autrement, je voulais pénétrer dans le pays, seul ou avec un ami sûr, et recourir à la ruse pour l'enlever. Leurs chevaux sont rapides; mais ils ne peuvent lutter contre un arabe, ainsi que vous aurez l'occasion de vous en assurer. Avec un animal comme celui-ci, j'aurais pu me sauver, à moins d'être entouré; et, même dans ce cas, j'aurais pu m'en tirer au prix de quelques légères blessures. J'avais l'intention de me déguiser et d'entrer dans leur ville sous la figure d'un de leurs guerriers. Depuis longtemps je possède à fond leur langue.

—C'eût été là une périlleuse entreprise.

—Sans aucun doute! mais c'était ma dernière ressource, et je n'y avais recours qu'après avoir épuisé tous les efforts; après tant d'années d'attente, je ne pouvais plus y tenir. Je risquais ma vie. C'était un coup de désespoir, mais, à ce moment, j'y étais pleinement déterminé.

—J'espère que nous réussirons, cette fois.

—J'y compte fermement. Il semble que la Providence veuille enfin se déclarer en ma faveur. D'un côté, l'absence de ceux qui l'ont enlevée; de l'autre, le renfort considérable qu'a reçu ma troupe d'un gros parti de trappeurs des plaines de l'Est. Les peaux d'ours sont tombées, comme ils disent, à ne pas valoir une bourre de fusil, et ils trouvent que les Peaux-Rouges rapportent davantage. Ah! j'espère en venir à bout, cette fois.

Il accompagna ces derniers mots d'un profond soupir.

Nous arrivions en ce moment à l'entrée d'une gorge, et l'ombre d'un bois de cotonniers nous invitait au repos.

—Faisons halte ici, dit Séguin.

Nous mîmes pied à terre, et nos chevaux furent attachés de manière à pouvoir paître. Nous prîmes place sur l'épais gazon, et nous étalâmes les provisions dont nous nous étions munis pour le voyage.

XVII

GÉOGRAPHIE ET GÉOLOGIE.

Nous nous reposâmes environ une heure sous l'ombre fraîche, pendant que nos chevaux se refaisaient aux dépens de l'excellent pâturage qui croissait abondant autour d'eux. Nous causions du pays curieux que nous étions en train de traverser; curieux sous le rapport de sa géographie, de sa géologie, de sa botanique et de son histoire; curieux enfin sous tous les rapports. Je suis, je puis le dire, un voyageur de profession. J'éprouvais un vif intérêt à me renseigner sur les contrées sauvages qui s'étendaient à des centaines de milles autour de nous; et il n'y avait pas d'homme plus capable de m'instruire à cet égard que mon interlocuteur. Mon voyage en aval de la rivière m'avait très-peu initié à la physionomie du pays. J'étais à cette époque, ainsi que je l'ai dit, dévoré par la fièvre; et ce que j'avais pu voir n'avait laissé dans ma mémoire que des souvenirs confus comme ceux d'un songe. Mais j'avais repris possession de toutes mes facultés, et les paysages que nous traversions tantôt charmants et revêtus des richesses méridionales, tantôt sauvages, accidentés, pittoresques, frappaient vivement mon imagination.

L'idée que cette partie du pays avait été occupée autrefois par les compagnons de Cortez, ainsi que le prouvaient de nombreuses ruines; qu'elle avait été reconquise par les sauvages, ses anciens possesseurs; l'évocation des scènes tragiques qui avaient dû accompagner cette reprise de possession, inspiraient une foule de pensées romanesques auxquelles les réalités qui nous environnaient formaient un admirable cadre. Séguin était communicatif, d'une intelligence élevée, et ses vues étaient pleines de largeur. L'espoir d'embrasser bientôt son enfant, si longtemps perdue, soutenait en lui la vie. Depuis bien des années, il ne s'était pas senti aussi heureux.

—C'est vrai, dit-il répondant à une de mes questions, on connaît bien peu de choses de toute cette contrée, au delà des établissements mexicains. Ceux qui auraient pu en dresser la carte géographique n'ont pas accompli cette tâche. Ils étaient trop absorbés dans la recherche de l'or; et leurs misérables descendants, comme vous avez pu le voir, sont trop occupés à se voler les uns les autres, pour s'inquiéter d'autre chose. Ils ne savent rien de leur pays au delà des bornes de leurs domaines, et le désert gagne tous les jours sur eux. Tout ce qu'ils en savent, c'est que c'est de ce côté que viennent leurs ennemis, qu'ils redoutent comme les enfants craignent le loup et Croquemitaine.

—Nous sommes ici, continua Séguin, à peu près au centre du continent: au coeur du Sahara américain. Le Nouveau-Mexique est une oasis, rien de plus. Le désert l'environne d'une ceinture de plusieurs centaines de milles de largeur; dans certaines directions, vous pouvez faire mille milles, à partir du Del-Norte, sans rencontrer un point ferme. L'oasis de New-Mexico doit son existence aux eaux fertilisantes du Del-Norte. C'est le seul point habité par les blancs, entre la rive droite de Mississipi et les bords de l'océan Pacifique, en Californie. Vous y êtes arrivé en traversant un désert, n'est-ce pas?

—Oui. Et, à mesure que nous nous éloignions du Mississipi en nous rapprochant des montagnes Rocheuses, le pays devenait de plus en plus stérile. Pendant les trois cents derniers milles environ, nous pouvions à peine trouver l'eau et l'herbe nécessaires à nos animaux. Mais est-ce qu'il en est ainsi au nord et au sud de la route que nous avons suivie?

Au nord et au sud, pendant plus d'un millier de milles, depuis les plaines
du Texas jusqu'aux lacs du Canada, tout le long de la baie des montagnes
Rocheuses, et jusqu'à moitié chemin des établissements qui bordent le
Mississipi, vous ne trouverez pas un arbre, pas un brin d'herbe.

—Et à l'ouest des montagnes?

—Quinze cents milles de désert en longueur sur à peu près sept ou huit cents de large. Mais la contrée de l'ouest présente un caractère différent. Elle est plus accidentée, plus montagneuse, et, si cela est possible, plus désolée encore dans son aspect. Les feux volcaniques ont eu là une action plus puissante, et, quoique des milliers d'années se soient écoulées depuis que les volcans sont éteints, les roches ignées, à beaucoup d'endroits, semblent appartenir à un soulèvement tout récent. Les couleurs de la lave et des scories qui couvrent les plaines à plusieurs milles d'étendue, dans certains endroits n'ont subi aucune modification sous l'action végétale ou climatérique. Je dis que l'action climatérique n'a eu aucun effet, parce qu'elle n'existe pour ainsi dire pas dans cette région centrale.

—Je ne vous comprends pas.

—Voici ce que je veux dire: les changements atmosphériques sont insensibles ici; rarement il y a pluie ou tempête. Je connais tels districts où pas une goutte d'eau n'est tombée dans le cours de plusieurs années.

—Et pouvez-vous vous rendre compte de ce phénomène?

—J'ai ma théorie; peut-être ne semblerait-elle pas satisfaisante au météorologiste savant; mais je veux vous l'exposer.

Je prêtai l'oreille avec attention, car je savais que mon compagnon était un homme de science, d'expérience et d'observation, et les sujets du genre de ceux qui nous occupaient m'avaient toujours vivement intéressé. Il continua:

—Il ne peut y avoir de pluie s'il n'y a pas de vapeur dans l'air. Il ne peut y avoir de vapeur dans l'air s'il n'y a pas d'eau sur la terre pour la produire. Ici, l'eau est rare, et pour cause.

Cette région du désert est à une grande hauteur; c'est un plateau très-élevé. Le point où nous sommes est à près de 6,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. De là, la rareté des sources qui, d'après les lois de l'hydraulique, doivent être alimentées par des régions encore plus élevées; or, il n'en existe pas sur ce continent. Supposez que je puisse couvrir ce pays d'une vaste mer, entourée comme d'un mur par ces hautes montagnes qui le traversent; et cette mer a existé, j'en suis convaincu, à l'époque de la création de ces bassins. Supposez que je crée une telle mer sans lui laisser aucune voie d'écoulement, sans le moindre ruisseau d'épuisement; avec le temps, elle irait se perdre dans l'Océan, et laisserait la contrée dans l'état de sécheresse où vous la voyez aujourd'hui.

—Mais comment cela! par l'évaporation?

-Au contraire; l'absence d'évaporation serait la cause de leur épuisement.
Et je crois que c'est ainsi que les choses se sont passées.

—Je ne saurais comprendre cela.

—C'est très-simple. Cette région, nous l'avons dit, est très-élevée; en conséquence, l'atmosphère est froide, et l'évaporation s'y produit avec moins d'énergie que sur les eaux de l'Océan. Maintenant, il s'établira entre l'Océan et cette mer intérieure, un échange de vapeurs par le moyen des vents et des courants d'air; car c'est ainsi seulement que le peu d'eau qui arrive sur ces plateaux peut parvenir. Cet échange sera nécessairement en faveur des mers intérieures, puisque leur puissance d'évaporation est moindre, et pour d'autres causes encore. Nous n'avons pas le temps de procéder à une démonstration régulière de ce résultat. Admettez-le, quant à présent, vous y réfléchirez plus tard à loisir.

—J'entrevois la vérité; je vois ce qui se passe.

—Que suit-il de là? Ces mers intérieures se rempliront graduellement jusqu'à qu'elles débordent. La première petite rigole qui passera par-dessus le bord sera le signal de leur destruction. L'eau se creusera peu à peu un canal à travers le mur des montagnes; tout petit d'abord, puis devenant de plus en plus large et profond sous l'incessante action du flot, jusqu'à ce que, après nombre d'années,—de siècles,—de centaines de siècles, de milliers, peut-être, une grande ouverture comme celle-ci (et Séguin me montrait le cañon) soit pratiquée; et bientôt la plaine aride que nous voyons derrière sera livrée à l'étude du géologue étonné.

—Et vous pensez que les plaines situées entre les Andes et les montagnes
Rocheuses sont des lits desséchés de mers?

—Je n'ai pas le moindre doute à cet égard. Après le soulèvement de ses immenses murailles, les cavités nécessairement remplies par les pluies de l'Océan, formèrent des mers; d'abord très-basses, puis de plus en plus profondes, jusqu'à ce que leur niveau atteignit celui des montagnes qui leur servaient de barrière, et que, comme je vous l'ai expliqué, elles se frayassent un chemin pour retourner à l'Océan.

—Mais est-ce qu'il n'existe pas encore une mer de ce genre?

—Le grand Lac Salé? Oui, c'en est une. Il est situé au nord-ouest de l'endroit où nous sommes. Ce n'est pas seulement une mer, mais tout un système de lacs, de sources, de rivières, les unes salées les autres d'eau douce; et ces eaux n'ont aucun écoulement vers l'Océan. Elles sont barrées par des collines et des montagnes qui constituent dans leur ensemble un système géographique complet.

—Est-ce que cela ne détruit pas votre théorie?

—Non. Le bassin où ce phénomène se produit est beaucoup moins élevé que la plupart des plateaux du désert. La puissance d'évaporation équilibre l'apport de ces sources et de ces rivières, et conséquemment neutralise leur effet, c'est-à-dire que dans l'échange de vapeurs qui se fait avec l'Océan, ce bassin donne autant qu'il reçoit. Cela tient moins encore à son peu d'élévation qu'à l'inclinaison particulière des montagnes qui y versent leurs eaux. Placez-le dans une situation plus froide, coeteris paribus, et avec le temps, l'eau se creusera un canal d'épuisement. Il en est de ce lac comme de la mer Caspienne, de la mer d'Aral, de la mer Morte. Non, mon ami, l'existence du grand Lac Salé ne contrarie pas ma théorie. Autour de ses bords le pays est fertile; fertile à cause des pluies dont il est redevable aux masses d'eau qui l'entourent. Ces pluies ne se produisent que dans un rayon assez restreint, et ne peuvent agir sur toute la région des déserts qui restent secs et stériles à cause de leur grande distance de l'Océan.

—Mais les vapeurs qui s'élèvent de l'Océan ne peuvent-elles venir jusqu'au désert?

—Elles le peuvent, comme je vous l'ai dit, dans une certaine mesure; autrement il n'y pleuvrait jamais. Quelquefois, sous l'influence de quelque cause extraordinaire, telle que des vents violents, les nuages arrivent par masses jusqu'au centre du continent. Alors vous avez des tempêtes, et de terribles tempêtes! Mais, généralement, ce sont seulement les bords des nuages qui arrivent jusque-là, et ces lambeaux de nuages combinés avec les vapeurs, résultant de l'évaporation propre des sources et des rivières du pays, fournissent toute la pluie qui y tombe. Les grandes masses de vapeur qui s'élèvent du Pacifique et se dirigent vers l'est, s'arrêtent d'abord sur les côtes et y déposent leurs eaux; celles qui s'élèvent plus haut et dépassent le sommet des montagnes vont plus loin, mais elles sont arrêtées, à cent milles de là, par les sommets plus élevés de la sierra Nevada, où elles se condensent et retournent en arrière vers l'Océan, par les cours du Sacramento et du San-Joachim. Il n'y a que la bordure de ces nuages qui, s'élevant encore plus haut et échappant à l'attraction de la Nevada, traverse et vient s'abattre sur le désert. Qu'en résulte-t-il? L'eau n'est pas plutôt tombée qu'elle est entraînée vers la mer par le Gila et le Colorado, dont les ondes grossies fertilisent les pentes de la Nevada; pendant ce temps, quelques fragments, échappés d'autres masses de nuages, apportent un faible tribut d'humidité aux plateaux arides et élevés de l'intérieur, et se résolvent en pluie ou en neige sur les pics des montagnes Rocheuses. De là les sources des rivières qui coulent à l'est et à l'ouest; de là les oasis, semblables à des parcs que l'on rencontre au milieu des montagnes. De là les fertile vallées du Del-Norte et des autres cours d'eau qui couvrent ces terres centrales de leurs nombreux méandres. Les nuages qui s'élèvent de l'Atlantique agissent de la même manière en traversant la chaîne des Alleghanis. Après avoir décrit un grand arc de cercle autour de la terre, ils se condensent et tombent dans les vallées de l'Ohio et du Mississipi. De quelque côté que vous abordiez ce grand continent, à mesure que vous Vous approchez du centre, la fertilité diminue et cela tient uniquement au manque d'eau. En beaucoup d'endroits, partout où l'on peut apercevoir une trace d'herbe, le sol renferme tous les éléments d'une riche végétation. Le docteur vous le dira: il l'a analysé.

—Ya! ya! cela est vrai, se contenta d'affirmer le docteur.

—Il y a beaucoup d'oasis, continua Séguin, et dès qu'on a de l'eau pour pouvoir arroser, une végétation luxuriante apparaît aussitôt. Vous avez dû remarquer cela en suivant le cours inférieur de la rivière, et c'est ainsi que les choses se passaient dans les établissements espagnols sur les rives du Gila.

—Mais pourquoi ces établissements ont-ils été abandonnés? demandai-je, n'ayant jamais entendu assigner aucune cause raisonnable à la dispersion de ces florissantes colonies.

—Pourquoi! répondit Séguin avec une énergie marquée, pourquoi! Tant qu'une race autre que la race ibérienne n'aura pas pris possession de cette terre, l'Apache, le Navajo et le Comanches, les vaincus de Cortez, et quelquefois ses vainqueurs chasseront les descendants de ces premiers conquérants du Mexique. Voyez, les provinces de Sonora, de Chihuahua, à moitié dépeuplées! Voyez le Nouveau-Mexique: ses habitants ne vivent que par tolérance; il semble qu'ils ne cultivent la terre que pour leurs ennemis, qui prélèvent sur eux un tribut annuel!—Mais, allons! le soleil nous dit qu'il est temps de partir; allons! Montez à cheval; nous pouvons suivre la rivière, continua-t-il. Il n'a pas plu depuis quelque temps et l'eau est basse; autrement il nous aurait fallu faire quinze milles à travers la montagne. Tenez-vous près des rochers! Marchez derrière moi!

Cet avertissement donné, il entra dans le canon; je le suivis, ainsi que
Godé et le docteur.

XVIII

LES CHASSEURS DE CHEVELURES

Il était presque nuit quand nous arrivâmes au camp, au camp des chasseurs de scalps. Notre arrivée fut à peine remarquée. Les hommes près desquels nous passions se bornaient à jeter un coup d'oeil sur nous. Pas un ne se leva de son siège ou ne se dérangea de son occupation. On nous laissa desseller nos chevaux et les placer où nous le jugeâmes à propos.

J'étais fatigué de la course, après avoir passé si longtemps sans faire usage du cheval. J'étendis ma couverture par terre, et je m'assis, le dos appuyé contre un tronc d'arbre. J'aurais volontiers dormi, mais l'étrangeté de tous les objets qui m'environnaient tenait mon imagination éveillée; je regardais et j'écoutais avec une vive curiosité. Il me faudrait le secours du pinceau pour vous donner une esquisse de la scène, et encore ne pourrais-je vous en donner qu'une faible idée. Jamais ensemble plus sauvage et plus pittoresque ne frappa la vue d'aucun homme. Cela me rappelait les gravures où sont représentés les bivouacs de brigands dans les sombres gorges des Abruzzes. Je décris d'après des souvenirs qui se rapportent à une époque déjà bien éloignée de ma vie aventureuse. Je ne puis donc reproduire que les points les plus saillants du tableau. Les petits détails m'ont échappé; alors cependant les moindres choses me frappaient par leur nouveauté, et leur étrangeté fixait pendant quelque temps mon attention. Peu à peu ces choses me devinrent familières, et dès lors, elles s'effacèrent de ma mémoire comme le font les actes ordinaires de la vie.

Le camp était établi sur la rive du Del-Norte, dans une clairière environnée de cotonniers dont les troncs lisses s'élançaient au-dessus d'un épais fourré de palmiers nains et de baïonnettes espagnoles. Quelques tentes en lambeaux étaient dressées çà et là; on y voyait aussi des huttes en peaux de bêtes, à la manière indienne. Mais le plus grand nombre des chasseurs avaient construit leur abri avec une peau de buffalo supportée par quatre piquets debout. Il y avait, dans le fourré, des sortes de cabanes formées de branchages et couvertes avec des feuilles palmées d'yucca, ou des joncs arrachés au bord de la rivière. Des sentiers frayés à travers le feuillage conduisaient dans toutes les directions. A travers une de ces percées, on apercevait le vert tapis d'une prairie dans laquelle étaient groupés les mules et les mustangs, attachés à des piquets par de longues cordes traînantes. On voyait de tous côtés des ballots, des selles, des brides, celles-là posées sur des troncs d'arbres, celles-ci suspendues aux branches; des sabres rouillés se balançaient devant les tentes et les huttes; des ustensiles de campement de toutes sortes, tels que casseroles, chaudières, haches, etc., jonchaient le sol. Autour de grands feux, où brillaient des arbres entiers, des groupes d'hommes étaient assis. Ils ne cherchaient pas la chaleur, car la température n'était pas froide: ils faisaient griller des tranches de venaison; ou fumaient dans des pipes de toutes formes et de toutes dimensions. Quelques-uns fourbissaient leurs armes ou réparaient leurs vêtements.

Des sons de toutes les langues frappaient mon oreille: lambeaux entremêlés de français, d'espagnol, d'anglais et d'indien. Les exclamations se croisaient, chacune caractérisant la nationalité de ceux qui les proféraient: «Hilloa, Dick! kung it, old hoss, whot ore ye' bout? (Holà, Dick! accroche-moi ça, vieille rosse; qu'est-ce que tu fais donc?)» —«Sacrr…!—Carramba!»—«Pardieu, monsieur!»—«By the eternal airthquake!» (par le tremblement de terre éternel).—«Vaya, hombre, vaya!» «—Carajo!»—«By Gosh!_»—«Santissima, Maria!»—«Sacrr…!» On aurait pu croire que les différentes nations avaient envoyé là des représentants pour établir un concours de jurements.

Trois groupes distincts étaient formés. Dans chacun d'eux un langage particulier dominait, et il y avait une espèce d'homogénéité de costume chez les hommes qui composaient chacun de ces groupes. Le plus voisin de moi parlait espagnol: c'étaient des Mexicains. Voici, autant que je me le rappelle, la description de l'habillement de l'un d'eux:

Des calzoneros de velours vert, taillés à la manière des culottes de marin; courts de la ceinture, serrés sur les hanches, larges du bas, doublés à la partie inférieure de cuir noir ornementé de filets gaufrés et de broderies; fendus à la couture extérieure, depuis la hanche jusqu'à la cuisse; ornés de tresses, et bordés de rangées d'aiguillettes à ferrets d'argent. Les fentes sont ouvertes, car la soirée est chaude, et laissant apercevoir les calzoncillos de mousseline blanche, pendant à larges plis jusqu'autour de la cheville. Les bottes sont en peau de biche tannée, de couleur naturelle. Le cuir en est rougeâtre; le bout est arrondi, les talons sont armés d'éperons, pesant chacun une livre au moins; et garnis de molettes de trois pouces de diamètre! Ces éperons, curieusement travaillés, sont attachés à la botte par des courroies de cuir ouvré. Des petits grelots (campanillas) pendent de chacune des dents de ces molettes colossales, et font entendre leur tintement, à chaque mouvement du pied. Les calzoneros ne sont point soutenus par des bretelles, mais fixés autour de la taille par une ceinture ou une écharpe de soie écarlate. Cette ceinture fait plusieurs fois le tour du corps; elle se noue par derrière, et les bouts frangés pendent gracieusement près de la hanche gauche. Pas de gilet; une jaquette d'étoffe brune brodée, juste au corps, courte par derrière, à la grecque, et laissant voir la chemise elle-même, à large collet, brodée sur le devant, témoigne de l'habileté supérieure de quelque poblana à l'oeil noir. Le sombrero à larges bords projette son ombre sur tout cet ensemble; c'est un lourd chapeau en cuir verni noir, garni d'une large bordure en galon d'argent. Des glands, également en argent, tombent sur le côté et donnent à cette coiffure un aspect tout particulier. Sur une épaule pend le pittoresque sérapé, à moitié roulé. Un baudrier et une gibecière, une escopette sur laquelle la main est appuyée, une ceinture de cuir garnie d'une paire de pistolets de faible calibre, un long couteau espagnol suspendu obliquement sur la hanche gauche, complètent le costume que j'ai pris pour type de ma description. A quelques menus détails près, tous les hommes qui composent le groupe le plus rapproché de moi sont vêtus de cette manière. Quelques-uns portent des calzoneros de peau, avec un spencer ou pourpoint de même matière, fermé par devant et par derrière. D'autres ont, au lieu du sérapé en étoffe peinte, la couverture des Navajoes avec ses larges raies noires. D'autres laissent pendre de leurs épaules la superbe et gracieuse manga. La plupart sont chaussés de mocassins; un petit nombre, les plus pauvres, n'ont que le simple guarache, la sandale des Astèques. La physionomie de ces hommes est sombre et sauvage; leurs cheveux longs et roides sont noirs comme l'aile du corbeau; des barbes et des moustaches incultes couvrent leurs visages; des yeux noirs féroces brillent sous les larges bords de leurs chapeaux. Ils sont généralement petits de taille; mais il y a dans leurs corps une souplesse qui dénote la vigueur et l'activité. Leurs membres, bien découplés, sont endurcis à la fatigue et aux privations. Tous, ou presque tous, sont nés dans les fermes du Mexique; habitant la frontière, ils ont eu souvent à combattre les Indiens. Ce sont des ciboleros, des vaqueros, des rancheros et des monteros, qui, à force de fréquenter les montagnards, les chasseurs de races gauloise et saxonne des plaines de l'est, ont acquis un degré d'audace et de courage dont ceux de leur pays sont rarement doués. C'est la chevalerie de la frontière mexicaine. Ils fument des cigarettes, qu'ils roulent entre leurs doigts, dans des feuilles de maïs. Ils jouent au monte sur leurs couvertures étendues à terre, et leur enjeu est du tabac. On entend les malédictions et les «carajo» de ceux qui perdent; les gagnants adressent de ferventes actions de grâces à la «santissima Virgen.» Ils parlent une sorte de patois espagnol; leurs voix sont rudes et désagréables.

A une courte distance, un second groupe attire mon attention. Ceux qui le composent diffèrent des précédents sous tous les rapports: la voix, l'habillement, le langage et la physionomie. On reconnaît au premier coup d'oeil des Anglo-Américains. Ce sont des trappeurs, des chasseurs de la prairie, des montagnards. Choisissons aussi parmi eux un type qui nous servira pour les dépeindre tous.

Il se tient debout, appuyé sur sa longue carabine, et regarde le feu. Il a six pieds de haut, dans ses mocassins, et sa charpente dénote la force héréditaire du Saxon. Ses bras sont comme des troncs de jeunes chênes; la main qui tient le canon du fusil est large, maigre et musculeuse. Ses joues, larges et fermes, sont en partie cachées sous d'épais favoris qui se réunissent sous le menton et viennent rejoindre la barbe qui entoure les lèvres. Cette barbe n'est ni blonde ni noire; mais d'un brun foncé qui s'éclaircit autour de la bouche, où l'action combinée de l'eau et du soleil lui a donné une teinte d'ambre. L'oeil est gris ou gris-bleu, petit et légèrement plissé vers les coins. Le regard est ferme, et reste généralement fixe. Il semble pénétrer jusqu'à votre intérieur. Les cheveux bruns sont moyennement longs. Ils ont été coupés sans doute lors de la dernière visite à l'entrepôt de commerce, ou aux établissements; le teint, quoique bronzé comme celui d'un mulâtre, n'est devenu ainsi que par l'action du hâle. Il était autrefois clair comme celui des blonds. La physionomie est empreinte d'un caractère assez imposant. On peut dire qu'elle est belle. L'expression générale est celle du courage tempéré par la bonne humeur et la générosité. L'habillement de l'homme dont je viens de tracer le portrait sort des manufactures du pays, c'est-à-dire de son pays à lui, la prairie et les parcs de la montagne déserte. Il s'en est procuré les matériaux avec la balle de son rifle, et l'a façonné de ses propres mains, à moins qu'il ne soit un de ceux qui, dans un de leurs moments de repos, prennent, pour partager leur hutte, quelque fille indienne, des Sioux, des Crows ou des Cheyennes. Ce vêtement consiste en une blouse de peau de daim préparée, rendue souple comme un gant par l'action de la fumée; de grandes jambières montant jusqu'à la ceinture et des mocassins de même matière; ces derniers, garnis d'une semelle de cuir épais de buffalo. La blouse serrée à la taille, mais ouverte sur la poitrine et au cou, se termine par un élégant collet qui retombe en arrière jusque sur les épaules. Par-dessous on voit une autre chemise de matière plus fine, en peau préparée d'antilope, de faon ou de daim fauve. Sur sa tête un bonnet de peau de rackoon [1] ornée, à l'avant, du museau de l'animal, et portant à l'arrière sa queue rayée, qui retombe, comme un panache, sur l'épaule gauche. L'équipement se compose d'un sac à balles, en peau non apprêtée de chat des montagnes, et d'une grande corne en forme de croissant sur laquelle sont ciselés d'intéressants souvenirs. Il a pour armes un long couteau, un bowie (lame recourbée), un lourd pistolet, soigneusement attaché par une courroie qui lui serre la taille. Ajoutez à cela un rifle de cinq pieds de long, du poids de neuf livres, et si droit que la crosse est presque le prolongement de la ligne du canon.

[Note: Sorte de blaireau.]

Dans tout cet habillement, cet équipement et cet armement, on s'est peu préoccupé du luxe et de l'élégance; cependant, la coupe de la blouse en forme de tunique n'est pas dépourvue de grâce. Les franges du collet et des guêtres ne manquent pas de style, et il y a dans le bonnet de peau de rackoon une certaine coquetterie qui prouve que celui qui le porte n'est pas tout à fait indifférent aux avantages de son apparence extérieure. Un petit sac ou sachet gentiment brodé avec des piquants bariolés de porc-épic pend sur sa poitrine. Par moments, il le contemple avec un regard de satisfaction: c'est son porte-pipe, gage d'amour de quelque demoiselle aux yeux noirs, aux cheveux de jais, sans doute, et habitant comme lui ces contrées sauvages. Tel est l'ensemble d'un trappeur de la montagne. Plusieurs hommes, à peu de chose près vêtus et équipés de même, se tiennent autour de celui dont j'ai tracé le portrait. Quelques-uns portent des chapeaux rabattus, de feutre gris; d'autres des bonnets de peau de chat; ceux-ci ont des blouses de chasse de nuances plus claires et brodées des plus vives couleurs; ceux-là, au contraire, en portent d'usées et rapiécées, noircies de fumée; mais le caractère général des costumes les fait aisément reconnaître; il était impossible de se tromper sur leur titre de véritables montagnards.

Le troisième des groupes que j'ai signalés était plus éloigné de la place que j'occupais. Ma curiosité, pour ne pas dire mon étonnement, avait été vivement excitée lorsque j'avais reconnu que ce groupe était composé d'Indiens.

—Sont-ils donc prisonniers? pensai-je. Non; ils ne sont point enchaînés; rien dans leur apparence, dans leur attitude, n'indique qu'ils soient captifs; et cependant ce sont des Indiens. Font-ils donc partie de la bande qui combat contre…?

Pendant que je faisais mes hypothèses, un chasseur passa près de moi.

—Quels sont ces Indiens? demandai-je en indiquant le groupe.

—Des Delawares; quelques Chawnies.

J'avais donc sous les yeux de ces célèbres Delawares, des descendants de cette grande tribu qui, la première, sur les bords de l'Atlantique, avait livré bataille aux visages pâles. C'est une merveilleuse histoire que la leur. La guerre était l'école de leurs enfants, la guerre était leur passion favorite, leur délassement, leur profession. Il n'en reste plus maintenant qu'un petit nombre. Leur histoire arrivera bientôt à son dernier chapitre! Je me levai et m'approchai d'eux avec un vif sentiment d'intérêt. Quelques-uns étaient assis autour du feu, et fumaient dans des pipes d'argile rouge durcie, curieusement ciselées. D'autres se promenaient avec cette gravité majestueuse si remarquable chez l'Indien des forêts. Il régnait au milieu d'eux un silence qui contrastait singulièrement avec le bavardage criard de leurs alliés mexicains. De temps en temps, une question articulée d'une voix basse, mais sonore, recevait une réponse courte et sentencieuse, parfois un simple bruit guttural, un signe de tête plein de dignité, ou un geste de la main; tout en conversant ainsi, ils remplissaient leurs pipes avec du kini-kin-ik et se passaient, de l'un à l'autre, les précieux instruments.

Je considérais ces stoïques enfants des forêts avec une émotion plus forte que celle de la simple curiosité; avec ce sentiment que l'on éprouve, quand on regarde, pour la première fois, une chose dont on a entendu raconter ou dont on a lu d'étranges récits. L'histoire de leurs guerres et de leurs courses errantes était toute fraîche dans ma mémoire. Les acteurs mêmes de ces grandes scènes étaient là devant moi, ou du moins des types de leurs races, dans toute la réalité, dans toute la sauvagerie pittoresque de leur individualité. C'étaient ces hommes qui chassés de leur pays par les pionniers venus de l'Atlantique, n'avaient cédé qu'à la fatalité, victimes de la destinée de leur race. Après avoir traversé les Apaches, ils avaient disputé pied à pied le terrain, de contrée en contrée, le long des Alleghanis, dans des forêts des bords de l'Ohio, jusqu'au coeur de la terre sanglante.[1]

[Note 1: Bloody Ground. Partie du territoire de l'Ohio, nommée à cause des combats sanglants livrés aux Indiens par les premiers colons.]

Et toujours les visages pâles étaient sur leurs traces, les repoussant, les refoulant sans trêve vers le soleil couchant. Les combats meurtriers, la foi punique, les traités rompus, d'année en année, éclaircissaient leurs rangs. Et, toujours refusant de vivre auprès de leurs vainqueurs blancs, ils reculaient, s'ouvrant un chemin, par de nouveaux combats, à travers des tribus d'hommes rouges comme eux, et trois fois supérieurs en nombre! La fourche de la rivière Osage fut leur dernière halte. Là, l'usurpateur s'engagea de respecter à tout jamais leur territoire. Mais cette concession arrivait trop tard. La vie errante et guerrière était devenue pour eux une nécessité de nature; et, avec un méprisant dédain, ils refusèrent les travaux pacifiques de la terre. Le reste de leur tribu se réunit sur les bords de l'Osage; mais, au bout d'une saison, ils avaient disparu. Tous les guerriers et les jeunes gens étaient partis, ne laissant sur les territoires concédés que les vieillards, les femmes et les hommes sans courage. Où étaient-ils allés! Où sont-ils maintenant! Celui qui veut trouver les Delawares doit les chercher dans les grandes prairies, dans les vallées boisées de la montagne, dans les endroits hantés par l'ours, le castor, le bighhorn et le buffalo. Là il les trouvera, par bandes disséminées, seuls ou ligués avec leurs anciens ennemis les visages pâles; trappant et chassant, combattant le Yuta ou le Rapaho, le Crow ou le Cheyenne, le Navajo et l'Apache.

J'étais, je le répète, profondément ému en contemplant ces hommes; j'analysais leurs traits et leur habillement pittoresque. Bien qu'on n'en vit pas deux qui fussent vêtus exactement de même, il y avait une certaine similitude de costume entre eux tous. La plupart portaient des blouses de chasse, non en peau de daim comme celles des blancs, mais en calicot imprimé, couvertes de brillants dessins. Ce vêtement, coquettement arrangé et orné de bordures, faisait un singulier effet avec l'équipement de guerre des Indiens. Mais c'était par la coiffure spécialement que le costume des Delawares et des Chawnies se distinguait de celui de leurs alliés, les blancs. En effet, cette coiffure se composait d'un turban formé avec une écharpe ou avec un mouchoir de couleur éclatante, comme en portent les brunes créoles d'Haïti. Dans le groupe que j'avais sous les yeux on n'aurait pas trouvé deux de ces turbans qui fussent semblables, mais ils avaient tous le même caractère. Les plus beaux étaient faits avec des mouchoirs rayés de madras. Ils étaient surmontés de panaches composés avec les plumes brillantes de l'aigle de guerre, ou les plumes bleues du Gruya.

[Note: Sorte de petite grue bleuâtre.]

Leur costume était complété par des guêtres de peau de daim et des mocassins à peu près semblables à ceux des trappeurs. Les guêtres de quelques-uns étaient ornées de chevelures attachées le long de la couture extérieure, et faisant montre des sombres prouesses de celui qui les portait. Je remarquai que leurs mocassins avaient une forme particulière, et différaient complètement de ceux des Indiens des prairies. Ils étaient cousus sur le dessus, sans broderies ni ornements, et bordés d'un double ourlet.

Ces guerriers étaient armés et équipés comme les chasseurs blancs. Depuis longtemps ils avaient abandonné l'arc, et beaucoup d'entre eux auraient pu rendre des points ou disputer la mouche à leurs associés des montagnes, dans le maniement du fusil. Indépendamment du rifle et du long couteau, la plupart portaient l'ancienne arme traditionnelle de leur race, le terrible tomahawk.

J'ai décrit les trois groupes caractéristiques qui avaient frappé mes yeux dans le camp. Il y avait, en outre, des individus qui n'appartenaient à aucun des trois et qui semblaient participer du caractère de plusieurs. C'étaient des Français, des voyageurs canadiens, des rôdeurs de la compagnie du nord-ouest, portant des capotes blanches, plaisantant, dansant, et chantant leurs chansons de bateliers, avec tout l'esprit de leur race; c'étaient des pueblos, des Indios manzos, couverts de leurs gracieuses tilmas, et considérés plutôt comme des serviteurs que comme des associés par ceux qui les entouraient. C'étaient des mulâtres aussi, des nègres, noirs comme du jais, échappés des plantations de la Louisiane, et qui préféraient cette vie vagabonde aux coups du fouet sifflant du commandeur. On voyait encore là des uniformes en lambeaux qui désignaient les déserteurs de quelque poste de la frontière; des Kanakas des îles Sandwich, qui avaient traversé les déserts de la Californie, etc., etc. On trouvait enfin, rassemblés dans ce camp, des hommes de toutes les couleur, de tous les pays, parlant toutes les langues. Les hasards de l'existence, l'amour des aventures les avaient conduits là. Tous ces hommes plus ou moins étranges formaient la bande la plus extraordinaire qu'il m'ait jamais été donné de voir: la bande des chasseurs de chevelures.

XIX

LUTTE D'ADRESSE.

J'avais regagné ma couverture, et j'étais sur le point de m'y étendre, quand le cri d'un gruya attira mon attention. Je levai les yeux et j'aperçus un de ces oiseaux qui volait vers le camp. Il venait par une des clairières ouvrant sur la rivière, et se tenait à une faible hauteur. Son vol paresseux et ses larges ailes appelaient un coup de fusil. Une détonation se fit entendre. Un des Mexicains avait déchargé son escopette, mais l'oiseau continuait à voler, agitant ses ailes avec plus d'énergie, comme pour se mettre hors de portée.

Les trappeurs se mirent à rire, et une voix cria:

—Fichue bête! est-ce que tu pourrais seulement mettre ta balle dans une couverture étendue, avec cette espèce d'entonnoir? Pish!

Je me retournai pour voir l'auteur de cette brutale apostrophe. Deux hommes épaulaient leurs fusils et visaient l'oiseau. L'un d'eux était le jeune chasseur dont j'ai décrit le costume, l'autre un Indien que je n'avais pas encore aperçu. Les deux détonations n'en firent qu'une, et la grue, abaissant son long cou, tomba en tournant au milieu des arbres, et resta accrochée à une branche. De la position que chacun d'eux occupait, aucun des tireurs n'avait pu voir que l'autre avait fait feu. Ils étaient séparés par une tente, et les deux coups étaient partis ensemble. Un trappeur s'écria:

—Bien tiré, Garey! que Dieu assiste tout ce qui se trouve devant la bouche de ton vieux tueur d'ours, quand ton oeil est au point de mire!

A ce moment, l'Indien faisait le tour de la tente. Il entendit cette phrase, et vit la fumée qui sortait encore du fusil du jeune chasseur; il se dirigea vers lui en disant:

—Est-ce que vous avez tiré, monsieur?

Ces mots furent prononcés avec l'accent anglais le plus pur, le moins mélangé d'indien, et cela seul aurait suffi pour exciter ma surprise si déjà mon attention n'eût été vivement éveillée sur cet homme.

—Quel est cet Indien? demandai-je à un de mes voisins.

—Connais pas; nouvel arrivé, fut toute la réponse.

—Croyez-vous qu'il soit étranger ici?

—Tout juste; venu il y a peu de temps; personne ne le connaît, je crois; si fait pourtant; le capitaine. Je les ai vus se serrer la main.

Je regardai l'Indien avec un intérêt croissant. Il pouvait avoir trente ans environ et n'avait guère moins de sept pieds (anglais) de taille. Ses proportions vraiment apolloniennes le faisaient paraître moins grand. Sa figure avait le type romain. Un front pur, un nez aquilin, de larges mâchoires, accusaient chez lui l'intelligence aussi bien que la fermeté et l'énergie. Il portait une blouse de chasse, de hautes guêtres et des mocassins; mais tous ces vêtements différaient essentiellement de ceux des chasseurs ou des Indiens. Sa blouse était en peau-de daim rouge, préparée autrement que les trappeurs n'ont l'habitude de le faire. Presque aussi blanche que la peau dont on fait les gants, elle était fermée sur la poitrine et magnifiquement brodée avec des piquants de porc-épic; les manches ornées de la même manière; le collet et la jupe rehaussés par une garniture d'hermine douce et blanche comme la neige. Une rangée de peaux entières de cet animal formait, tout autour de la jupe, une bordure à la fois coûteuse et remarquablement belle. Mais ce qui distinguait le plus particulièrement cet homme, c'était sa chevelure. Elle tombait abondante sur ses épaules et flottait presque jusqu'à terre quand il marchait. Elle avait donc près de sept pieds de longueur. Noire, brillante et plantureuse, elle me rappelait la queue de ces grands chevaux flamands que j'avais vus attelés aux chars funèbres à Londres. Son bonnet était garni d'un cercle complet de plumes d'aigles, ce qui, chez les sauvages, constitue la suprême élégance. Cette magnifique coiffure ajoutait à la majesté de son aspect. Une peau blanche de buffalo pendait de ses épaules, et le drapait gracieusement comme une toge. Cette fourrure blanche s'harmonisait avec le ton général de l'habillement et formait repoussoir à sa noire chevelure. Il portait encore d'autres ornements; l'éclat des métaux resplendissait sur ses armes et sur les différentes pièces de son équipement; le bois et la crosse de son fusil étaient richement damasquinés en argent.

Si ma description est aussi minutieuse, cela tient à ce que le premier aspect de cet homme me frappa tellement que jamais il ne sortira de ma mémoire. C'était le beau idéal d'un sauvage romantique et pittoresque; et, de plus, chez lui rien ne rappelait le sauvage, ni son langage, ni ses manières. Au contraire, la question qu'il venait d'adresser au trappeur avait été faite du ton de la plus exquise politesse. La réponse ne fut pas aussi courtoise.

—Si j'ai tiré? N'as-tu pas entendu le coup? N'as-tu pas vu tomber la bête? Regarde là-haut!

Et Garey montrait l'oiseau accroché dans l'arbre.

—Il parait alors que nous avons tiré simultanément.

L'Indien, en disant cela, montrait son fusil, de la bouche duquel la fumée s'échappait encore.

—Voyez-vous, ça, l'Indien! que nous ayons tiré simultanément, ou étrangèrement, ou similairement, je m'en fiche comme de la queue d'un blaireau; mais j'ai vu l'oiseau, je l'ai ajusté, et c'est ma balle qui l'a mis bas.

—Je crois l'avoir touché aussi, répliqua l'Indien modestement.

—J'm'en doute, avec cette espèce de joujou! dit Garey, jetant un regard de dédain sur le fusil de son compétiteur, et ramenant ses yeux avec orgueil sur le canon, bronzé par le service et les intempéries de son rifle qu'il était en train de recharger, après l'avoir essuyé.

—Joujou, si vous voulez, répondit l'Indien, mais il envoie sa balle plus droit et plus loin qu'aucune arme que je connaisse jusqu'à présent. Je garantis que mon coup a porté en plein corps de la grue.

—Voyez-vous ça, môssieu! car je suppose qu'il faut appeler môssieu un gentleman qui parle si bien et qui paraît si bien élevé, quoiqu'il soit Indien. C'est bien aisé à voir qui est-ce qui a touché l'oiseau. Votre machine est du numéro 50 ou à peu près, mon killbair,[1] du 90. C'est pas difficile de dire qui est-ce qui a tué la bête. Nous allons bien voir.

[Note 1: Killbair, pour killbear, tueur d'ours.]

Et, en disant cela, le chasseur se dirigea vers l'arbre ou le gruya était accroché.

—Comment vas-tu faire pour l'atteindre? cria un des chasseurs qui s'était avancé pour être témoin de la curieuse dispute.

Garey ne répondit rien et se mit en devoir d'épauler son fusil. Le coup partit, et la branche, frappée par la balle, s'affaissa sous la charge du gruya. Mais l'oiseau était pris dans une double fourche et resta suspendu sur la branche brisée. Un murmure d'approbation suivit ce coup; et les hommes qui applaudissaient ainsi n'étaient point habitués à s'émouvoir pour peu de chose. L'Indien s'approcha à son tour, ayant rechargé son fusil. Il visa, et sa balle atteignit la branche au point déjà frappé, et la coupa net. L'oiseau tomba à terre, au milieu des applaudissements de tous les spectateurs, mais surtout des Indiens et des chasseurs mexicains. On le prit et on l'examina; deux balles lui avaient traversé le corps; l'une ou l'autre aurait suffi pour le tuer. Un nuage de mécontentement se montra sur la figure du jeune trappeur. Être ainsi égalé, dépassé, dans l'usage de son arme favorite, en présence de tant de chasseurs de tous les pays, et cela par un Indien, bien plus encore, avec un fusil de clinquant! Les montagnards n'ont aucune confiance dans les fusils à crosses ornées et brillantes. Les rifles à paillettes, disent-ils, c'est comme les rasoirs à paillettes: c'est bon pour amuser les jobards. Il était évident cependant que le rifle de l'Indien étranger avait été confectionné pour faire un bon usage. Il fallut tout l'empire que le trappeur avait sur lui-même pour cacher son chagrin. Sans mot dire, il se mit à nettoyer son arme avec ce calme stoïque particulier aux hommes de sa profession. Je remarquai qu'il le chargeait avec un soin extrême. Évidemment, il ne voulait pas en rester là de cette lutte d'adresse, et il tenait à battre l'Indien ou à être battu par lui complètement. Il communiqua cette intention à voix basse à un de ses camarades. Son fusil fut bientôt rechargé, et, le tenant incliné à la manière des chasseurs, il se tourna vers la foule, à laquelle on était venu se joindre de toutes les parties du camp.

—Un coup comme ça, dit-il, ça n'est pas plus difficile que de mettre dans un tronc d'arbre. Il n'y a pas d'homme qui ne puisse en faire autant, pour peu qu'il sache regarder droit dans son point de mire. Mais je connais une autre espèce de coup qui n'est pas si aisé; faut savoir tenir ses nerfs.

Le trappeur s'arrêta et regarda l'Indien qui rechargeait aussi son fusil.

—Dites donc, étranger! reprit-il en s'adressant à lui, avez-vous ici un camarade qui connaisse votre force?

—Oui! répondit l'Indien, après un moment d'hésitation….

—Et ce camarade a-t-il une pleine confiance dans votre adresse?

—Oh! je le crois. Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce que je vas vous montrer un coup que nous avions l'habitude de faire au fort de Bent, pour amuser les enfants. Ça n'a rien de bien extraordinaire comme coup; mais ça remue un peu les nerfs, faut le dire. Hé! oh! Rubé!

—Au diable, qu'est-ce que tu veux?

Ces mots furent prononcés avec une énergie et un ton de mauvaise humeur qui firent tourner tous les yeux vers l'endroit d'où ils étaient sortis. Au premier abord, il semblait qu'il n'y eût personne dans cette direction. Mais, en regardant avec plus de soin à travers les troncs d'arbres et les cépées, on découvrait un individu assis auprès d'un des feux. Il aurait été difficile de reconnaître que c'était un corps humain, n'eût été le mouvement des bras. Le dos était tourné du coté de la foule, et la tête, penchée du côté du feu, n'était pas visible. D'où nous étions, cela ressemblait plutôt à un tronc de cotonnier recouvert d'une peau de Chevreuil terreuse qu'à un corps humain. En s'approchant et en le regardant par devant, on reconnaissait avoir affaire à un homme très extraordinaire il est vrai, tenant à deux mains une longue côte de daim, et la rongeant avec ce qui lui restait de dents. L'aspect général de cet individu avait quelque chose de bizarre et de frappant. Son habillement, si on pouvait appeler cela un habillement, était aussi simple que sauvage. Il se composait d'une chose qui pouvait avoir été autrefois une blouse de chasse, mais qui ressemblait beaucoup plus alors à un sac de peau, dont on aurait ouvert les bouts et aux côtés duquel on aurait cousu des manches. Ce sac était d'une couleur brun sale; les manches, râpées et froncées aux plis des bras étaient attachées autour des poignets; il était graisseux du haut en bas, et émaillé çà et là de plaques de boue! On n'y voyait aucun essai d'ornements ou de franges. Il y avait eu autrefois un collet, mais on l'avait évidemment rogné, de temps en temps, soit pour rapiécer le reste, soit pour tout autre motif, et à peine en restait-il vestige. Les guêtres et les mocassins allaient de pair avec la blouse et semblaient sortir de la même pièce. Ils étaient aussi d'un brun sale, rapiécés, râpés et graisseux. Ces deux parties du vêtement ne se rejoignaient pas, mais laissaient à nu une partie des chevilles qui, elles aussi, étaient d'un brun sale, comme la peau de daim. On ne voyait ni chemise, ni veste, ni aucun autre vêtement, à l'exception d'une étroite casquette qui avait été autrefois un bonnet de peau de chat, mais dont tous les poils étaient partis laissant à découvert une surface de peau graisseuse qui s'harmonisait parfaitement avec les autres parties de l'habillement. Le bonnet, la blouse, les jambards et les mocassins, semblaient n'avoir jamais été ôtés depuis le jour où ils avaient été mis pour la première fois, et cela devait avoir eu lieu nombre d'années auparavant. La blouse ouverte laissait à nu la poitrine et le cou qui, aussi bien que la figure, les mains et les chevilles avaient pris, sous l'action du soleil et de la fumée des bivouacs, la couleur du cuivre brut. L'homme tout entier, l'habillement compris, semblait avoir été enfumé à dessein! Sa figure annonçait environ soixante ans. Ses traits étaient fins et légèrement aquilins; son petit oeil noir vif et perçant. Ses cheveux noirs étaient coupés courts. Son teint avait dù être originairement brun, et nonobstant, il n'y avait rien de français ou d'espagnol dans sa physionomie. Il paraissait plutôt appartenir à la race des Saxons bruns.

Pendant que je regardais aussi cet homme vers lequel la curiosité m'avait attiré, je crus m'apercevoir qu'il y avait en lui quelque chose de particulièrement étrange, en dehors de la bizarrerie de son accoutrement. Il semblait qu'il manquât quelque chose à sa tête. Qu'est-ce que cela pouvait être? Je ne fus pas longtemps à le découvrir. Lorsque je fus en face de lui, je vis que ce qui lui manquait, c'étaient… ses oreilles. Cette découverte me causa une impression voisine de la crainte. Il y a quelque chose de saisissant dans l'aspect d'un homme privé de ses oreilles. Cela éveille l'idée de quelque drame épouvantable, de quelque scène terrible, d'une cruelle vengeance; cela fait penser au châtiment de quelque crime affreux. Mon esprit s'égarait dans diverses hypothèses, lorsque je me rappelai un détail mentionné par Séguin, la nuit précédente. J'avais devant les yeux, sans doute, l'individu dont il m'avait parlé. Je me sentis tranquillisé. Après avoir fait la réponse mentionnée plus haut, cet homme singulier resta assis quelques instants, la tête entre les genoux, ruminant, marmottant et grognant comme un vieux loup maigre dont on troublerait le repas.

—Viens ici, Rubé! j'ai besoin de toi un instant, continua Garey d'un ton presque menaçant.

—T'as beau avoir besoin de moi; l'Enfant ne se dérangera pas qu'il n'ait fini de nettoyer son os; il ne peut pas maintenant.

—Allons, vieux chien, dépêche-toi alors!

Et l'impatient trappeur, posant la crosse de son fusil à terre, attendit silencieux et de mauvaise humeur. Après avoir marronné, rongé et grogné quelques minutes encore, le vieux Rubé, car c'était le nom sous lequel ce fourreau de cuir était connu, se leva lentement et se dirigea vers la foule.

—Qu'est-ce que tu veux, Billye? demanda-t-il au trappeur en allant à lui.

—J'ai besoin que tu me tiennes ça, répondit Garey en lui présentant une petite coquille blanche et ronde à peu près de la dimension d'une montre. La terre à nos pieds était couverte de ces coquillages.

—Est-ce un pari, garçon?

—Non, ce n'est pas un pari.

—Pourquoi donc user ta poudre alors? en as-tu trop?

—J'ai été battu, reprit le trappeur à voix basse, et battu par cet
Indien.

Rubé chercha de l'oeil l'Indien, qui se tenait droit et majestueux, dans toute la noblesse de son plumage. Aucune apparence de triomphe ou de fanfaronnade ne se montrait sur sa figure; il s'appuyait sur son rifle dans une attitude à la fois calme et digne. A la manière dont le vieux Rubé le regarda, on pouvait facilement deviner qu'il l'avait déjà vu auparavant, mais ailleurs que dans ce camp. Il le toisa du haut en bas, arrêta un instant les yeux sur ses pieds, et ses lèvres murmurèrent quelques syllabes inintelligibles qui se terminèrent brusquement par le mot: «Coco

—Tu crois que c'est un Coco? demanda l'autre avec un intérêt marqué.

—Est-ce que tu es aveugle, Billye? Est-ce que tu ne vois pas ses mocassins?

—Tu as raison; mais j'ai demeuré chez cette nation, il y a deux ans, et je n'ai pas vu d'homme pareil à celui-là.

—Il n'y était pas.

—Où était-il donc?

—Dans un pays où on ne voit guère de peaux-rouges. Il doit bien tirer: autrefois, il couvrait la mouche à tout coup.

—Tu l'as donc connu?

—Oui, oui, à tout coup. Jolie fille, beau garçon!—Où veux-tu que j'aille me mettre?

Je crus voir que Garey n'aurait pas mieux demandé que de continuer la conversation. Il tendit l'oreille avec un intérêt marqué quand l'autre prononça les mots: jolie fille. Ces mots éveillaient sans doute en lui un tendre souvenir; mais, voyant que son camarade se préparait à s'éloigner, il lui montra du doigt un sentier ouvert qui se dirigeait vers l'est, et lui répondit simplement: Soixante.

—Prends garde à mes griffes, entends-tu? Les Indiens m'en ont déjà enlevé une, et l'Enfant a besoin de ménager les autres.

Le vieux trappeur, en disant cela, fit un geste arrondi de la main droite, et je vis que le petit doigt était absent.

—As pas peur, vieille rosse! lui fut-il répondu.

Sans plus d'observations, l'homme enfumé s'éloigna d'un pas lent à la régularité duquel on reconnaissait qu'il mesurait la distance. Quand il eut marqué le soixantième pas, il se retourna et se redressa en joignant les talons; puis il étendit son bras droit de manière que sa main fût au niveau de son épaule; il tenait entre deux doigts la coquille dont il présentait la face au tireur:

—Allons, Billye, cria-t-il alors, tire et tiens-toi bien.

Le coquillage était légèrement concave, et le creux était tourné de notre côté. Le pouce et le doigt indicateur en cachaient une partie du bord sur la moitié de la circonférence, et la surface visible pour le tireur ne dépassait pas la largeur du fond d'une montre ordinaire. C'était un émouvant spectacle; l'on aurait tort de penser, comme quelques voyageurs voudraient le faire croire, que des faits de ce genre fussent très-communs parmi les hommes de la montagne. Un coup pareil prouve doublement l'habileté du tireur, d'abord, en montrant tout l'empire qu'il sait exercer sur lui-même, et, en second lieu, par la confiance éclatante qu'un autre manifeste dans cette adresse, confiance mieux établie par une semblable preuve que par tous les serments du monde. Certes, en pareil cas, il y a au moins autant de mérite à tenir le but qu'à le toucher. Beaucoup de chasseurs consentiraient à risquer le coup, mais bien peu se soucieraient de tenir la coquille. C'était, dis-je, un émouvant spectacle, et je me sentais frémir en le regardant. Plus d'un frémissait comme moi; mais personne ne tenta d'intervenir. Peu l'eussent osé, quand bien même les deux hommes se fussent disposés à tirer l'un sur l'autre. Tous deux étaient considérés parmi leurs camarades, comme d'excellents tireurs, comme des trappeurs de premier ordre. Garey, après avoir aspiré fortement, se planta ferme, le talon de son pied gauche opposé et un peu en avant de son cou-de-pied droit. Puis, armant son fusil, il laissa tomber le canon dans la main gauche, et cria à son camarade:

—Attention, vieux rongeur d'os, garde à toi!

Ces mots à peine prononcés, le chasseur mettait en joue. Il se fit un silence de mort; tous les yeux étaient fixés sur le but. Le coup partit et l'on vit la coquille enlevée, brisée en cinquante morceaux! Il y eut une grande acclamation de la foule. Le vieux Rubé se baissa pour ramasser un des fragments, et, après l'avoir examiné un moment, cria à haute voix:

Plomb centre! nom d'une pipe.

Le jeune trappeur avait en effet touché au centre même de la coquille, ainsi que le prouvait la marque bleuâtre faite par la balle.

XX

UN COUP A LA TELL.

Tous les regards se portèrent sur l'Indien. Pendant toute la scène que je viens de décrire, il était demeuré spectateur silencieux et calme, et maintenant il avait les yeux baissés vers le sol et semblait chercher quelque chose. Un petit convolvulus, connu sous le nom de gourde de la prairie, était à ses pieds; rond de la grosseur environ d'une orange, et à peu près de la même couleur. Il se baissa et le ramassa. Après l'avoir examiné, il le soupesa comme pour en calculer le poids. Que prétend-il faire de cela? Veut-il le lancer en l'air et le traverser d'une balle pendant qu'il retombera! Quelle peut être son intention? Chacun observe ses mouvements en silence. Presque tous les chasseurs de scalps, cinquante à soixante, sont groupés autour de lui. Séguin seul est occupé, avec le docteur et quelques hommes, à dresser une tente à quelque distance. Garey se tient de côté, quelque peu fier de son triomphe, mais non exempt d'appréhensions. Le vieux Rubé est retourné à son feu, et s'est mis en train de ronger un nouvel os. La petite gourde paraît satisfaire l'Indien. Un long morceau d'os, un fémur d'aigle, curieusement sculpté, et percé de trous comme un instrument de musique, est suspendu à son cou. Il le porte à ses lèvres, en bouche tous les trous avec ses doigts et fait entendre trois notes aiguës et stridentes, formant une succession étrange. Puis il laisse retomber l'instrument, et regarde à l'est dans la profondeur des bois. Les yeux de tous les assistants se portent dans la même direction. Les chasseurs, dont la curiosité est excitée par ce mystère, gardent le silence et ne parlent qu'à voix basse. Les trois notes sont répétées comme par un écho. Il est évident que l'Indien a un compagnon dans le bois, et nul parmi ceux qui sont là ne semble en avoir connaissance, à l'exception d'un seul cependant, le vieux Rubé.

—Attention, enfants! s'écrie celui-ci regardant par-dessus son épaule. Je gagerais cet os contre une grillade de boeuf que vous allez voir la plus jolie fille que vos yeux aient jamais rencontrée.

Personne ne répond: nous sommes tous trop attentifs à ce qui va se passer. Un bruit se fait entendre, comme celui de buissons qu'on écarte; puis les pas d'un pied léger, et le craquement des branches sèches. Une apparition brillante se montre au milieu du feuillage: une femme s'avance à travers les arbres. C'est une jeune fille indienne dans un costume étrange et pittoresque. Elle sort du fourré et marche résolument vers la foule. L'étonnement et l'admiration se peignent dans tous les regards. Nous examinons tous sa taille, sa figure et son singulier costume.

Il y a de l'analogie entre ses vêtements et ceux de l'Indien, auquel elle ressemble d'ailleurs sous tous les autres rapports. Sa tunique est d'une étoffe plus fine, en peau de faon, richement ornée et rehaussée de plumes brillantes de toutes couleurs. Cette tunique descend jusqu'au milieu des cuisses et se termine par une bordure de coquillages qui s'entrechoquent, avec un léger bruit de castagnettes, à chacun de ses mouvements. Ses jambes sont entourées de guêtres de drap rouge, bordées comme la tunique, et descendant jusqu'aux chevilles où elles rencontrent les attaches des mocassins blancs, brodés de plumes de couleur et serrant le pied dont la petitesse est remarquable. Une ceinture de vampum retient la tunique autour de la taille, faisant valoir le développement d'un buste bien formé, et les courbes gracieuses d'un beau corps de femme. Sa coiffure est semblable à celle de son compagnon, mais plus petite et plus légère; ses cheveux, comme ceux de l'Indien, pendent sur ses épaules et descendent presque jusqu'à terre. Plusieurs colliers de différentes couleurs interrompent seuls la nudité de son cou, de sa gorge et d'une partie de sa poitrine. L'expression de sa physionomie est élevée et noble. La ligne des yeux est oblique; les lèvres dessinent une double courbure; le cou est plein et rond. Son teint est celui des Indiens: mais l'incarnat perce à travers la peau brune de ses joues, et donne à ses traits cette expression particulière que l'on remarque chez les quarteronnes des Indes Occidentales. C'est une jeune fille, mais arrivée à son plein développement; c'est un type de santé florissante et de beauté sauvage. Elle s'avance au milieu des murmures d'admiration de tous les hommes. Sous ces blouses de chasse plus d'un coeur bat qui n'est guère habitué d'ordinaire à s'occuper des charmes de la beauté.

L'attitude de Garey, en ce moment, me frappa. Sa figure est décomposée, le sang a quitté ses joues, ses lèvres sont blanches et serrées, et ses yeux s'environnent d'un cercle noir. Ils expriment la colère et un autre sentiment encore. Est-ce de la jalousie? Oui! Il s'est placé derrière un de ses camarades comme pour éviter d'être vu. Une de ses mains caresse involontairement le manche de son couteau; l'autre serre le canon de son fusil comme s'il voulait l'écraser entre ses doigts.

La jeune fille s'approche. L'Indien lui présente la gourde, lui dit quelques mots dans une langue qui m'est inconnue. Elle prend la gourde sans faire aucune réponse et se dirige, sur l'indication qui lui en est donnée, vers la place précédemment occupée par Rubé. Arrivée auprès de l'arbre qui marque le but, elle s'arrête et se retourne, comme avait fait le trappeur. Il y avait quelque chose de si dramatique, de si théâtral dans tout ce qui se passait, que jusque-là nous avions tous attendu le dénoûment en silence. Nous crûmes comprendre alors de quoi il s'agissait, et les hommes commencèrent à échanger quelques paroles.

—Il va enlever cette gourde d'entre les doigts de la fille, dit un chasseur.

—Ce n'est pas une grande affaire, après tout, ajouta un autre; et telle était l'opinion intime de la plupart de ceux qui étaient là.

—Ouache! il n'aura pas battu Garey s'il ne fait que ça, s'écrie un troisième.

Quelle fut notre stupéfaction lorsque nous vîmes la jeune fille retirer sa coiffure de plumes, placer la gourde sur sa tête, croiser ses bras sur sa poitrine, et se tenir en face de nous aussi calme, aussi immobile que si elle eût été incrustée dans l'arbre. Un murmure courut dans la foule. L'Indien levait son fusil pour viser; tout à coup un homme se précipite vers lui pour l'empêcher d'ajuster. C'est Garey.

—Non, vous ne ferez pas cela! Non! crie-t-il, relevant le fusil baissé. —Elle m'a trahi, cela est clair; mais je ne voudrais pas voir la femme qui m'a aimé autrefois, ou qui m'a dit qu'elle m'aimait, courir un pareil danger. Non! Bill Garey n'est pas homme à assister tranquillement à un semblable spectacle.

—Qu'est-ce que c'est? s'écrie l'Indien d'une voix de tonnerre. Qui donc ose ainsi se mettre devant moi?

—Moi, je l'ose, répond Garey. Elle vous appartient maintenant, je suppose. Vous pouvez l'emmener où bon vous semblera, et prendre cela aussi, ajouta-t-il en arrachant de son cou le porte-pipe brodé en le jetant aux pieds de l'Indien, mais vous ne tirerez pas sur elle tant que je serai là pour l'empêcher.

—De quel droit venez-vous m'interrompre? Ma soeur n'a aucune crainte, et….

—Votre soeur!

—Oui, ma soeur.

—C'est votre soeur? demanda Garey avec anxiété. Les manières et la physionomie du chasseur ont entièrement changé d'expression.

—C'est ma soeur; je vous l'ai dit.

—Êtes-vous donc El-Sol?

—C'est mon nom.

—Je vous demande pardon; mais….

—Je vous pardonne. Laissez-moi continuer.

—Oh! monsieur, ne faites pas cela. Non! non! C'est votre soeur, et je reconnais que vous avez tous droits sur elle; mais ce n'est pas nécessaire. J'ai entendu parler de votre adresse; je me reconnais battu. Pour la grâce de Dieu, ne risquez pas cela! Par l'attachement que vous lui portez, ne le faites pas!

—Il n'y a aucun danger. Je veux vous le faire voir

—Non, non! Si vous voulez tirer, eh bien, laissez-moi prendre sa place; je tiendrai la gourde: laissez-moi faire! dit le chasseur d'une voix entrecoupée et suppliante.

—Holà! Billye; de quoi diable t'inquiètes-tu? dit Rubé intervenant. Ote-toi de là! laisse-nous voir le coup. J'en ai déjà entendu parler. Ne t'effarouche pas, nigaud! il va enlever cela comme un coup de vent, tu verras!

Et le vieux trappeur en disant cela, prit son camarade par le bras, et le retira de devant l'Indien.

Pendant tout ce temps, la jeune fille était restée en place, semblant ne pas comprendre la cause de cette interruption. Garey lui avait tourné le dos, et la distance, jointe à deux années de séparation, l'avait sans doute empêchée de le reconnaître. Avant que Garey eût pu essayer de s'interposer de nouveau, le fusil de l'Indien était à l'épaule et abaissé. Son doigt touchait la détente et son oeil fixait le point de mire. Il était tard pour intervenir. Tout essai de ce genre eût pu avoir un résultat mortel. Le chasseur vit cela, en se retournant, et, s'arrêtant soudain par un effort violent, il demeura immobile et silencieux. Il y eut un moment d'attente terrible pour tous; un moment d'émotion profonde. Chacun retenait son souffle; tous les yeux étaient fixés sur le fruit jaune, pas plus gros qu'une orange, ainsi que je l'ai dit.—Mon Dieu! le coup ne partira-t-il donc pas? Il partit. L'éclair, la détonation, la ligne de feu, un hourra effrayant, l'élan de la foule en avant, tout cela fut simultané. La boule traversée était emportée; la jeune fille se tenait debout, saine et sauve. Je courus comme les autres. La fumée pour un instant, m'empêcha de voir. J'entendis les notes stridentes du sifflet de l'Indien. Je regardai devant moi, la jeune fille avait disparu: Nous courûmes vers la place qu'elle avait occupée; nous entendîmes un froissement sous le bois, et le bruit des pas qui s'éloignaient. Mais, retenus par un sentiment délicat de réserve, et craignant de mécontenter son frère, personne de nous ne tenta de la suivre. Les morceaux de la gourde furent trouvés par terre. Ils portaient la marque de la balle qui s'était enfoncée dans le tronc de l'arbre; l'un des chasseurs se mit en devoir de l'en extraire avec la pointe de son couteau.

Quand nous revînmes sur nos pas, l'Indien s'était éloigné et se tenait auprès de Séguin, avec qui il causait familièrement. Comme nous rentrions dans le camp, je vis Garey qui se baissait et ramassait un objet brillant. C'était son gage d'amour qu'il replaçait avec soin autour de son cou à la place accoutumée. A sa physionomie et à la manière dont il le caressait de la main, on pouvait juger que le chasseur considérait ce souvenir avec plus de complaisance et de respect que jamais.

XXI

DE PLUS FORT EN PLUS FORT.

J'étais plongé dans une sorte de rêverie, mon esprit repassait les événements dont je venais d'être témoin, quand une voix, que je reconnus pour être celle du vieux Rubé, me tira de ma préoccupation.

—Attention, vous autres, garçons! Les coups du vieux Rubé ne sont pas à mépriser, et, si je ne fais pas mieux que cet Indien, vous pourrez me couper les oreilles.

Un rire bruyant accueillit cette allusion du trappeur, à ses oreilles dont, ainsi que je l'ai dit, il était déjà privé; elles avaient été coupées de si près qu'il ne restait plus la moindre prise au couteau ou aux ciseaux.

—Comment vas-tu faire, Rubé? cria un des chasseurs. Vas-tu tirer le but sur ta propre tête?

—Attendez un peu, vous allez voir, répliqua Rubé, se dirigeant vers un arbre, et tirant de son repos un long et lourd rifle qu'il se mit à essuyer avec soin.

L'attention se porta alors sur les mouvements du trappeur. On se mit à bâtir des conjectures sur ce qu'il voulait faire. Par quel exploit voulait-il donc éclipser le coup dont on venait d'être témoin? Personne ne pouvait le deviner.

—Je le battrai, continua-t-il en rechargeant son fusil, ou bien vous pourrez me couper le petit doigt de la main droite. Un autre éclat de rire se fit entendre, car chacun pouvait voir que ce doigt lui manquait déjà.

—Oui, oui, oui, dit-il encore regardant en face tous ceux qui l'entouraient; je veux être scalpé si je ne fais pas mieux que lui.

A cette dernière boutade, les rires redoublèrent, car, bien que le bonnet de peau de chat lui couvrit entièrement la tête, tous ceux qui étaient là savaient que le vieux Rubé avait depuis longtemps perdu la peau de son crâne.

—Mais comment vas-tu t'y prendre? Dis-nous ça, vieille rosse.

—Vous voyez bien ça, n'est-ce pas? demanda le trappeur, montrant un petit fruit du cactus pitayaya qu'il venait de cueillir et de débarrasser de son enveloppe épineuse.

—Oui, oui, firent plusieurs.

—Vous le voyez, n'est-ce pas? Vous voyez que ça n'est pas moitié aussi gros que la calebasse de l'Indien. Vous voyez bien, n'est-ce pas?

—Oh! certainement. Un idiot le verrait.

—Bien, supposez que j'enlève ça à soixante pas, plomb centre.

—La belle affaire! s'écrièrent plusieurs voix, sur un ton de désappointement.

—Pose ça sur un bâton, et n'importe qui de nous l'enlèvera, dit le principal orateur de la troupe.—Voilà Barney qui le ferait avec son vieux mousquet de munition. N'est-ce, pas Barney?

—Certainement, en visant bien, répondit un tout petit homme appuyé sur un mousquet et vêtu d'un uniforme en lambeaux qui avait été autrefois bleu de ciel. J'avais déjà remarqué cet individu, en partie à cause de son costume, mais plus particulièrement encore à cause de la couleur rouge de ses cheveux qui étaient les plus rouges que j'eusse jamais vus, et qui, ayant été coupés ras, selon la sévère discipline de la caserne, commençaient à repousser tout autour de sa petite tête ronde, drus, serrés, gros, et de la couleur d'une carotte épluchée. Il était impossible de se tromper sur le pays de Barney. Pour parler le langage des trappeurs, un idiot pouvait le dire. Qui avait conduit là cet individu? Il ne me fut pas difficile de m'en instruire. Il avait tenu garnison, comme soldat, dans un des postes de la frontière. C'était un des bleus-de-ciel de l'oncle Sam. Fatigué de la viande de porc, de la pipe de terre, et des distributions trop généreuses de couenne de lard, il avait déserté. Je ne sais pas quel était son véritable nom, mais il s'était présenté sous celui de O'Corck: Barney O'Corck.

Un éclat de rire accueillit la réponse à la question du chasseur.

—N'importe qui de nous, continua l'orateur, peut enlever cette boulette comme ça. Mais ça fait une petite différence quand on voit à travers la mire une jolie fille comme celle de tout à l'heure.

—Tu as raison, Dick, dit un autre chasseur, ça vous fait passer un petit frisson dans les jointures.

—Quelle céleste apparition! que de grâces! que de beauté! s'écria le petit Irlandais, avec une vivacité et une expression qui provoquèrent de nouveaux éclats de rire.

—Pish! fit Rubé, qui avait fini de charger, vous êtes un tas de nigauds; v'là ce que vous êtes. Qu'est-ce qui vous parle d'un pieu? J'ajusterai sur une squaw tout aussi bien que l'Indien, et elle ne demandera pas mieux que de porter le but pour l'Enfant; elle ne demandera pas mieux.

—Une squaw! Toi! une squaw?

—Oui, rosses, j'ai une squaw que je ne changerais pas contre deux des siennes. Je ne voudrais pas, pour rien au monde, faire seulement une égratignure à la pauvre vieille. Tenez-vous tranquilles et attendez un peu; vous allez voir.

Ce disant, le vieux goguenard enfumé mit son fusil sur son épaule et s'enfonça dans le bois.

Moi, et quelques autres nouveaux venus qui ne connaissions pas Rubé, nous crûmes vraiment qu'il avait une vieille compagne. On ne voyait aucune femme dans le camp, mais elle pouvait être quelque part dans le bois. Les trappeurs, qui le connaissaient mieux, commençaient à comprendre que le vieux bonhomme se préparait à faire quelque farce; ils y étaient habitués.

Nous ne restâmes pas longtemps en suspens. Quelques minutes après, Rubé revenait côte à côte avec sa vieille squaw, sous la forme d'un mustang long, maigre, décharné, osseux, et que, vu de plus près, on reconnaissait pour une jument. C'était là la squaw de Rubé, et, de fait, elle lui ressemblait quelque peu, excepté par les oreilles, qu'elle portait fort longues, comme tous ceux de sa race; cette race même qui avait fourni le coursier sur lequel don Quichotte chargeait les moulins à vent. Ces longues oreilles l'auraient fait prendre pour une mule; en l'examinant attentivement, on reconnaissait un pur mustang. Sa robe paraissait avoir été autrefois de cette couleur brun jaunâtre que l'on désigne sous le nom de terre de Sienne; couleur très-commune chez les chevaux mexicains. Mais le temps et les cicatrices l'avaient quelque peu métamorphosée, et le poils gris dominaient sur tout son corps, particulièrement vers la tête et l'encolure. Ces parties étaient d'un gris sale de nuances mélangées. Elle était fortement poussive, et de minute en minute, sous l'action spasmodique des poumons, son dos se soulevait par saccades, comme si elle avait fait un effort impuissant pour lancer une ruade. Son échine était mince comme un rail, et elle portait sa tête plus basse que ses épaules. Mais il y avait quelque chose dans le scintillement de son oeil unique (car elle n'en avait qu'un) qui indiquait de sa part l'intention formelle de durer encore longtemps. C'était une bonne bête de selle. Telle était la vieille squaw que Rubé avait promis d'exposer à sa balle. Son entrée fut saluée par de retentissants éclats de rire.

—Maintenant, regardez bien, garçons, dit-il en faisant halte devant la foule, vous pouvez rire, vous pouvez rire, jacassez et blaguez tant qu'il vous plaira! mais l'Enfant va faire un coup qui surpassera celui de l'Indien;—il le fera,—ou il n'est qu'une mazette.

Plusieurs des assistants firent observer que la chose ne leur paraissait pas impossible, mais qu'ils désiraient voir comment il s'y prendrait pour cela. Tous ceux qui le connaissaient ne doutaient pas que Rubé ne fût, comme il l'était en effet, un des meilleurs tireurs de la montagne; aussi fort peut-être que l'Indien: mais les circonstances et la manière de procéder avaient donné un grand éclat au coup précédent. On ne voyait pas tous les jours une jeune fille comme celle-là placer sa tête devant le canon d'un fusil; et il n'y avait guère de chasseur qui se fût risqué à tirer sur un but ainsi disposé. Comment donc Rubé allait-il s'y prendre pour faire mieux que l'Indien. Telle était la question que chacun adressait à son voisin, et qui fut enfin adressée à Rubé lui-même.

—Taisez vos mâchoires, répondit-il, et je vas vous le montrer. D'abord, et d'une, vous voyez tous que ce fruit que voici n'est pas moitié aussi gros que celui de l'autre?

—Oui, certainement, répondirent plusieurs voix. C'était une circonstance en sa faveur évidemment.

—Oui! oui!

—Bien; maintenant, autre chose. L'Indien a enlevé le but de dessus la tête. Eh bien, l'Enfant va l'enlever de dessus la queue Votre Indien en ferait-il autant? Eh! garçons?

—Non! non!

—Ça l'enfonce-t-y ou ça ne l'enfonce-t-y pas?

—Ça l'enfonce! Certainement. C'est bien plus fort. Hourra! vociférèrent plusieurs voix au milieu des convulsions de rire de tous. Personne ne contesta, car les chasseurs, prenant goût à la farce, désiraient la voir aller jusqu'au bout.

Rubé ne les fit pas longtemps languir. Laissant son fusil entre les mains de son ami Garey, il conduisit la vieille jument vers la place qu'avait occupée la jeune Indienne. Arrivé là, il s'arrêta. Nous nous attendions tous à le voir tourner l'animal, de manière à présenter le flanc, pour mettre son corps hors d'atteinte, mais nous vîmes bientôt que ce n'était pas l'intention du vieux compagnon. En faisant ainsi, il aurait manqué l'effet, et nul doute qu'il ne se fût beaucoup préoccupé de la mise en scène. Choisissant une place où le terrain était un peu en pente, il y conduisit le mustang, et le plaça de manière à ce que ses pieds de devant fussent en contre-bas. La queue se trouvait ainsi dominer le reste du corps. Après avoir posé l'animal bien carrément, l'arrière tourné vers le camp, il lui dit quelques mots tout bas, puis il plaça le fruit sur la courbe la plus élevée de la croupe, et revint sur ses pas. La jument resterait-elle là sans bouger? Il n'y avait rien à craindre de ce côté. Elle avait été dressée à garder l'immobilité la plus complète pendant des périodes plus longues que celle qui lui était imposée en ce moment. La bête, dont on ne voyait que les jambes de derrière et le croupion, car les mules lui avaient arraché tous les crins de la queue, présentait un aspect tellement risible, que la plupart des spectateurs en était à se pâmer.

—Taisez vos bêtes de rires, entendez-vous! dit Rubé, saisissant son fusil et prenant position.

Les rires cessèrent, nul ne voulant déranger le coup.

—Maintenant, vieux tar-guts, ne perds pas ta charge! Murmura le vieux trappeur en parlant à son fusil qui, un instant après, était levé, puis abaissé.

Personne ne doutait que Rubé ne dût atteindre l'objet qu'il visait. C'était un coup familier aux tireurs de l'Ouest, que de toucher un but à soixante yards. Et certainement Rubé l'aurait fait.

Mais juste au moment où il pressait la détente, le dos de la jument fut soulevé par une de ces convulsions spasmodiques auxquelles elle était sujette, et le pitahaya tomba à terre. La balle était partie, et, rasant l'épaule de la bête, elle alla traverser une de ses oreilles. La direction du coup ne put être reconnue qu'ensuite; mais l'effet produit fut immédiatement visible. La jument, touchée en un endroit des plus sensibles, poussa un cri presque humain; et, se retournant de bout en bout, se mit à galoper vers le camp, lançant des ruades à tout ce qui se rencontrait sur son chemin. Les cris et les rires éclatants des trappeurs, les sauvages exclamations des Indiens, les «vayas» et «vivas» des Mexicains, les jurements terribles du vieux Rubé formèrent un étrange concert dont ma plume est impuissante à reproduire l'effet.

XXII

LE PLAN DE CAMPAGNE.

Peu après cet incident, je me trouvais au milieu de la caballada, cherchant mon cheval, lorsque le son d'un clairon frappa mon oreille. C'était pour tout le monde le signal de se rassembler, et je retournai sur mes pas. En rentrant au camp, je vis Séguin debout près de la tente, et tenant encore le clairon à la main. Les chasseurs se groupaient autour de lui. Ils furent bientôt tous réunis, attendant que le chef parlât.

—Camarades, dit Séguin, demain nous levons le camp pour une expédition contre nos ennemis. Je vous ai convoqués ici pour vous faire connaître mes intentions et vous demander votre avis!

Un murmure approbateur suivit cette annonce. La levée d'un camp est toujours une bonne nouvelle pour des hommes qui font la guerre. On peut voir qu'il en était de même pour ces bandes mélangées de guerilleros. Le chef continua:

—Il n'est pas probable que nous ayons beaucoup à combattre. Le désert lui-même est le principal danger que nous aurons à affronter; mais nous prendrons nos précautions en conséquence.

J'ai appris de bonne source que nos ennemis sont en ce moment même sur le point de partir pour une grande expédition qui a pour but le pillage des villes de Sonora et de Chihuahua. Ils ont l'intention, s'ils ne sont pas arrêtés par les troupes du gouvernement, de pousser jusqu'à Durango. Deux tribus ont combiné leurs mouvements; et l'on pense que tous les guerriers partiront pour le Sud, laissant derrière eux, leur contrée sans défense. Je me propose donc, aussitôt que j'aurai pu m'assurer qu'ils sont partis, d'entrer sur leur territoire, et de pénétrer jusqu'à la principale ville des Navajoes.

—Bravo!—Hourra!—Bueno!—Très-bien!—Good as wheat! (c'est pain béni!) et nombre d'autres exclamations approbatives suivirent cette déclaration.

—Quelques-uns d'entre vous connaissent mon but dans cette expédition.
D'autres l'ignorent. Je veux que vous le sachiez tous. C'est de….

—Faire une bonne moisson de chevelures, quoi donc? S'écria un rude gaillard à l'air brutal, interrompant le chef.

—Non, Kirker! répliqua Séguin, jetant sur cet homme un regard mécontent, ce n'est pas cela, nous ne devons trouver là-bas que des femmes. Malheur à celui qui fera tomber un cheveu de la tête d'une femme indienne. Je payerai pour chaque chevelure de femme ou d'enfants épargnés.

—Quels seront donc nos profits? Nous ne pouvons pas ramener des prisonniers! Nous aurons assez à faire pour nous tirer tous seuls du désert en revenant.

Ces observations semblaient exprimer les sentiments de beaucoup de membres de la troupe, qui les confirmèrent par un murmure d'assentiment.

—Vous ne perdrez rien. Tous les prisonniers que vous pourrez faire seront comptés sur le terrain, et chacun sera payé en raison du nombre qu'il en aura fait. Quand nous serons revenus, je vous en tiendrai compte.

—Oh! alors, ça suffit, dirent plusieurs voix.

—Que cela soit donc bien entendu; on ne touchera ni aux femmes ni aux enfants. Le butin que vous pourrez faire vous appartient d'après vos lois; mais le sang ne doit pas être répandu. Nous en avons assez aux mains déjà. Vous engagez-vous à cela?

Yes, yes!

Si!

—Oui! oui!

Ya, ya!

—Tous!

All.

Todos, todos crièrent une multitude de voix, chacun répondant dans sa langue.

—Que celui à qui cela ne convient pas parle?

Un profond silence suivit cet appel. Tous adhéraient au désir de leur chef.

—Je suis heureux de voir que vous êtes unanimes. Je vais maintenant vous exposer mon projet dans son ensemble. Il est juste que vous le connaissiez.

—Oui, voyons ça, dit Kirker; faut savoir un peu ce qu'on va faire, puisque ce n'est pas pour ramasser des scalps.

—Nous allons à la recherche de nos amis et de nos parents qui, depuis des années, sont captifs chez nos sauvages ennemis. Il y en a beaucoup parmi nous qui ont perdu des parents, des femmes, des soeurs et des filles.

Un murmure d'assentiment, sorti principalement des rangs des Mexicains, vint attester la vérité de cette allégation.

—Moi-même, continua Séguin, et sa voix tremblait en prononçant ces mots, moi-même, je suis de ce nombre. Bien des années, de longues années se sont écoulées, depuis que mon enfant, ma fille, m'a été volée par les Navajoes. J'ai acquis tout dernièrement la certitude qu'elle est encore vivante, et qu'elle est dans leur capitale, avec beaucoup d'autres captives blanches. Nous allons donc les délivrer, les rendre à leurs amis, à leurs familles.

Un cri d'approbation sortit de la foule:

—Bravo! nous les délivrerons, vive le capitaine, viva el gefe!

Quand le silence fut rétabli, Séguin continua:

—Vous connaissez le but, vous l'approuvez. Je vais maintenant vous faire connaître le plan que j'ai conçu pour l'atteindre, et j'écouterai vos avis.

Ici le chef fit une pause; les hommes demeurèrent silencieux et dans l'attente.

—Il y a trois passages, reprit-il enfin, par lesquels nous pouvons pénétrer dans le pays des Indiens en partant d'ici. Il y a d'abord la route du Puerco de l'ouest. Elle nous conduirait directement aux villes des Navajoes.

—Et pourquoi ne pas prendre cette route? demanda un des chasseurs mexicains; je connais très-bien le chemin jusqu'aux villes des Pecos.

-Parce que nous ne pourrions pas traverser les villes des Pecos sans être vus par les espions des Navajoes. Il y en a toujours de ce côté. Bien plus, continua Séguin, avec une expression qui correspondait à un sentiment caché, nous n'aurions pas atteint le haut Del-Norte, que les Navajoes seraient instruits de notre approche. Nous avons des ennemis tout près de nous.

Carrai! c'est vrai, dit un chasseur, parlant espagnol.

—Qu'ils aient vent de notre arrivée, et, quand bien même leurs guerriers seraient partis pour le Sud, vous pensez bien que notre expédition serait manquée.

—C'est vrai, c'est vrai, crièrent plusieurs voix.

—Pour la même raison, nous ne pouvons pas prendre la passe de Polvidera. En outre, dans cette saison, nous aurions peu de chance de trouver du gibier sur ces deux routes. Nous ne sommes pas approvisionnés suffisamment pour une expédition pareille. Il faut que nous trouvions un pays giboyeux avant d'entrer dans le désert.

—C'est juste, capitaine; mais il n'y a guère de gibier à rencontrer en prenant par la vieille mine. Quelle autre route pourrons-nous donc suivre?

—Il y a une autre route meilleure que toutes celles-là, à mon avis. Nous allons nous diriger vers le sud, et ensuite vers l'ouest à travers les Llanos [1]de la vieille mission. De là nous remonterons vers le nord, et entrerons dans le pays des Apaches.

[Note 1: lianos.]

—Oui, oui, c'est le meilleur chemin, capitaine.

—Notre voyage sera un peu plus long, mais il sera plus facile. Nous trouverons des troupeaux de buffalos ou de boeufs sauvagessur les Llanos. De plus, nous pourrons choisir notre moment avec sûreté, car en nous tenant cachés dans les montagnes du Pinon, d'où l'on découvre le sentier de guerre des Apaches, nous verrons passer nos ennemis. Quand ils auront gagné le sud, nous traverserons le Gila, et nous remonterons l'Azul ou le Prieto. Après avoir atteint le but de notre expédition, nous reviendrons chez nous par le plus court chemin.

—Bravo! Viva!—C'est bien cela, capitaine!—C'est là le meilleur plan!

Tous les chasseurs approuvèrent. Il n'y eut pas une seule objection. Le mot Prieto avait frappé leur oreille comme une musique délicieuse. C'était un mot magique: le nom de la fameuse rivière dans les eaux de laquelle les légendes des trappeurs avaient placé depuis longtemps l'Eldorado, la Montagne-d'Or. Plus d'une histoire sur cette région renommée avait été racontée à la lueur des feux de bivouac des chasseurs; toutes s'accordaient sur ce point que l'or se trouvait là en rognons à la surface du sol, et couvrait de ses grains brillants le lit de la rivière. Souvent des trappeurs avaient dirigé des expéditions vers cette terre inconnue, très-peu, disait-on, avaient pu y arriver. On n'en citait pas un seul qui en fût revenu. Les chasseurs entrevoyaient, pour la première fois, la chance de pénétrer dans cette région avec sécurité, et leur imagination se remplissait des visions les plus fantastiques. Beaucoup d'entre eux s'étaient joints à la troupe de Séguin dans l'espoir qu'un jour ou l'autre cette expédition pourrait être entreprise, et qu'ils parviendraient ainsi à la Montagne-d'Or. Quelle fut donc leur joie lorsque Séguin déclara son intention de se diriger vers le Prieto! A ce nom, un bourdonnement significatif courut à travers la foule, et les hommes se regardèrent l'un l'autre avec un air de satisfaction.

—Demain donc, nous nous mettrons en marche, ajouta le chef. Allez maintenant et faites vos préparatifs. Nous partons au point du jour.

Aussitôt que Séguin eut fini de parler, les chasseurs se séparèrent; chacun se mit en devoir de rassembler ses nippes, besogne bientôt faite, car les rudes gaillards étaient fort peu encombrés d'équipages. Assis sur un tronc d'arbre, j'examinai pendant quelque temps les mouvements de mes farouches compagnons, et prêtai l'oreille à leurs babéliens et grossiers dialogues. Le soleil disparut et la nuit se fit, car, dans ces latitudes, le crépuscule ne dure qu'un instant. De nouveaux troncs d'arbres furent placés sur les feux et lancèrent bientôt de grandes flammes. Les hommes s'assirent autour, faisant cuire de la viande, mangeant, fumant, causant à haute voix, et riant aux histoires de leurs propres hauts faits. L'expression sauvage de ces physionomies était encore rehaussée par la lumière. Les barbes paraissaient plus noires, les dents brillaient plus blanches, les yeux semblaient plus enfoncés, les regards plus perçants et plus diaboliques. Les costumes pittoresques, les turbans, les chapeaux espagnols, les plumes, les vêtements mélangés; les escopettes et les Rifles posés contre les arbres; les selles à hauts pommeaux, placées sur des troncs d'arbres et sur des souches; les brides accrochées aux branches inférieures; des guirlandes de viande séchée disposées en festons devant les tentes, des tranches de venaison encore fumantes et laissant perler leurs gouttes de jus à moitié coagulé; tout cela formait un spectacle des plus curieux et des plus attachants. On voyait briller, dans la nuit, comme des taches de sang, les couches de vermillon étendues sur les fronts des guerriers indiens. C'était une peinture à la fois sauvage et belliqueuse, mais présentant un aspect de férocité qui soulevait le coeur non accoutumé à un tel spectacle. Une semblable peinture ne pouvait se rencontrer que dans un bivac de guérilleros, de brigands, de chasseurs d'hommes.

XXIII

EL-SOL ET LA LUNA.

—Venez, dit Séguin en me touchant le bras, notre souper est prêt, je vois le docteur qui nous appelle.

Je me rendis avec empressement à cette invitation, car l'air frais du soir avait aiguisé mon appétit. Nous nous dirigeâmes vers la tente devant laquelle un feu était allumé. Près de ce feu, le docteur, assisté par Godé et un péon pueblo, mettait la dernière main à un savoureux souper, dont une partie avait été déjà transportée sous la tente. Nous suivîmes les plats, et prîmes place sur nos selles, nos couvertures et nos ballots qui nous servaient de sièges.

—Vraiment, docteur, dit Séguin, vous avez fait preuve ce soir d'un admirable talent comme cuisinier. C'est un souper de Lucullus.

—Oh! mon gabitaine, ch'ai vait de mon mieux; M. Cauté m'a tonné un pon goup te main.

—Eh bien, M. Haller et moi nous ferons honneur à vos plats. Attaquons-le.

—Oui, oui! bien, monsieur Capitaine, dit Godé arrivant, tout empressé, avec une multitude de viandes.

Le Canadien était dans son élément toutes les fois qu'il y avait beaucoup à cuire et à manger.

Nous fûmes bientôt aux prises avec de tendres filets de vache sauvage, des tranches rôties de venaison, des langues séchées de buffalo, des tortillas et du café. Le café et les tortillas étaient l'ouvrage du Pueblo, qui était le professeur de Godé dans ces sortes de préparations. Mais Godé avait un plat de choix, un petit morceau en réserve, qu'il apporta d'un air tout triomphant.

—Voici, messieurs! s'écria-t-il en le posant devant nous.

—Qu'est-ce que c'est, Godé?

—Une fricassée, monsieur.

—Fricassée de quoi?

—De grenouilles: ce que les Yankees appellent Bou-Frog (grenouilles-boeuf)…

—Une fricassée de Bull-frogs?

—Oui, oui, mon maître. En voulez-vous?

—Non, je vous remercie.

—J'en accepterai, monsieur Godé, dit Séguin.

Ich, ich! mons Godé; les crénouilles sont très-pons mancher. Et le docteur tendit son assiette pour être servi.

Godé, en suivant le bord de la rivière, était tombé sur une mare pleine de grenouilles énormes, et cette fricassée était le produit de sa récolte. Je n'avais point encore perdu mon antipathie nationale pour les victimes de l'anathème de saint Patrick, et, au grand étonnement du voyageur, je refusai de prendre part au régal.

Pendant la causerie du souper, je recueillis sur l'histoire du docteur quelques détails qui, joints à ce que j'en avais appris déjà, m'inspirèrent pour ce brave naturaliste un grand intérêt. Jusqu'à ce moment, je n'aurais pas cru qu'un homme de ce caractère pût se trouver dans la compagnie de gens comme les chasseurs de scalps. Quelques détails qui me furent donnés alors m'expliquèrent cette anomalie. Il s'appelait Reichter, Friedrich Reichter. Il était de Strasbourg, et avait exercé la médecine avec succès dans cette cité des cloches. L'amour de la science, et particulièrement de la botanique, l'avait entraîné bien loin de sa demeure des bords du Rhin. Il était parti pour les Etats-Unis; de là il s'était dirigé vers les régions les plus reculées de l'Ouest, pour faire la classification de la flore de ces pays perdus. Il avait passé plusieurs années dans la grande vallée du Mississipi; et, se joignant à une des caravanes de Saint-Louis, il était venu à travers les prairies jusqu'à l'oasis du New-Mexico. Dans ses courses scientifiques le long du Del-Norte, il avait rencontré les chasseurs de scalps, et, séduit par l'occasion qui s'offrait à lui de pénétrer dans les régions inexplorées jusqu'alors par les amants de la science, il avait offert de suivre la bande. Cette offre avait été acceptée avec empressement, à cause des services qu'il pouvait rendre comme médecin; et depuis deux ans, il était avec eux; partageant leurs fatigues et leurs dangers. Il avait traversé bien des aventures périlleuses, souffert bien des privations, poussé par l'amour de son étude favorite, et peut-être aussi par les rêves du triomphe que lui vaudrait un jour, parmi les savants de l'Europe, la publication d'une flore inconnue. Pauvre Reichter! pauvre Friedrich Reichter! c'était le rêve d'un rêve; il ne devait pas s'accomplir.

Notre souper se termina enfin, et le dessert fut arrosé par une bouteille de vin d'El-Paso. Le camp en était abondamment pourvu, ainsi que de whisky de Taos; et les éclats joyeux qui nous venaient du dehors prouvaient que les chasseurs faisaient une large consommation de cette dernière liqueur. Le docteur sortit sa grande pipe, Godé remplit un petit fourneau en terre rouge, pendant que Séguin et moi nous allumions nos cigarettes.

—Mais, dites-moi, demandai-je à Séguin, quel est cet Indien? Celui qui a exécuté ce terrible coup d'adresse sur…

—Ah! El-Sol; c'est un Coco.

—Un Coco?

—Oui, de la tribu des Maricopas.

—Mais cela ne m'en apprend pas plus qu'auparavant. Je savais déjà cela.

—Vous saviez cela? qui vous l'a dit?

—J'ai entendu le vieux Rubé le dire à son ami Garey.

—Ah! c'est juste; il doit le connaître.

Et Séguin garda le silence.

—Eh bien? repris-je, désirant en savoir davantage, qu'est-ce que c'est que les Maricopas? Je n'ai jamais entendu parler d'eux.

—C'est une tribu très-peu connue; une nation singulièrement composée. Ils sont ennemis des Apaches et des Navajoes. Leur pays est situé au-dessous du Gila. Ils viennent des bords du Pacifique, des rives de la mer de Californie.

—Mais cet homme a reçu une excellente éducation, à ce qu'il paraît du moins. Il parle anglais et français aussi bien que vous et moi. Il paraît avoir du talent, de l'intelligence, de la politesse. En un mot, c'est un gentleman.

—Il est tout ce que vous avez dit.

—Je ne puis comprendre…

—Je vais vous l'expliquer, mon ami. Cet homme a été élevé dans une des plus célèbres universités de l'Europe. Il a été plus loin encore dans ses voyages, et a parcouru plus de pays différents, peut-être, qu'aucun de nous.

—Mais comment a-t-il fait! Un Indien!

—Avec le secours d'un levier qui a souvent permis à des hommes sans valeur personnelle (et El-Sol n'est pas du nombre de ceux-là) d'accomplir de très-grandes choses, ou tout au moins de se donner l'air de les avoir accomplies, avec le secours de l'or.

—De l'or? et où donc a-t-il pris tout cet or? J'ai toujours entendu dire qu'il y en avait très-peu chez les Indiens. Les blancs les ont dépouillés de tout celui qu'ils pouvaient avoir autrefois.

—Cela est vrai, en général, et vrai pour les Maricopas en particulier… Il fut une époque où ils possédaient l'or en quantités considérables, et des perles aussi, recueillies au fond de la mer Vermeille. Toutes ces richesses ont disparu. Les révérends pères jésuites peuvent dire quel chemin elles ont pris.

—Mais cet homme? El-Sol?

—C'est un chef. Il n'a pas perdu tout son or. Il en a encore assez pour ses besoins; et il n'est pas de ceux que les padres puissent enjôler avec des chapelets ou du vermillon. Non; il a vu le monde, et a appris à connaître toute la valeur de ce brillant métal.

—Mais sa soeur a-t-elle reçu la même éducation que lui?

—Non; la pauvre Luna n'a pas quitté la vie sauvage; mais il lui a appris beaucoup de choses. Il a été absent plusieurs années, et, depuis peu seulement, il a rejoint sa tribu.

—Leurs noms sont étranges: le Soleil! la Lune!

—Ils leur ont été donnés par les Espagnols de Sonora; mais ils ne sont que la traduction de leurs noms indiens. Cela est très-commun sur les frontières.

—Comment sont-ils ici?

Je fis cette question avec un peu d'hésitation, pensant qu'il pouvait y avoir quelque particularité sur laquelle on ne pouvait me répondre.

—En partie, répondit Séguin, par reconnaissance envers moi, je suppose. J'ai sauvé El-Sol des mains des Navajoes quand il était enfant. Peut-être y a-t-il encore une autre raison. Mais attendez, continua-t-il, semblant vouloir détourner la conversation vous ferez connaissance avec mes amis Indiens. Vous allez être compagnons pendant un certain temps. C'est un homme instruit; il vous intéressera. Prenez garde à votre coeur avec la charmante Luna.—Vincent! Allez à la tente du chef Coco, priez-le de venir prendre un verre d'el-paso avec nous. Dites-lui d'amener sa soeur avec lui.

Le serviteur se mit rapidement en marche à travers le camp. Pendant son absence, nous nous entretînmes du merveilleux coup de fusil tiré par l'Indien.

—Je ne l'ai jamais vu tirer, dit Séguin, sans mettre sa balle dans le but. Il y a quelque chose de mystérieux dans une telle adresse. Son coup est infaillible, et il semble que la balle obéisse à sa volonté. Il faut qu'il y ait une sorte de principe dirigeant dans l'esprit, indépendant de la force des nerfs et de la puissance de la vue. Lui et un autre sont les seuls à qui je connaisse cette singulière puissance.

Ces derniers mots furent prononcés par Séguin comme s'il se parlait à lui-même; après les avoir prononcés, il garda quelques moments le silence, et parut rêveur. Avant que la conversation eût repris, El-Sol et sa soeur entrèrent dans la tente, et Séguin nous présenta l'un à l'autre. Peu d'instants après, El-Sol, le docteur, Séguin et moi étions engagés dans une conversation, très-animée.

Nous ne parlions ni de chevaux, ni de fusils, ni de scalps, ni de guerre, ni de sang, ni de rien de ce qui avait rapport à la terrible dénomination du camp. Nous discutions un point de la science essentiellement peu guerrière de la botanique: les rapports de famille des différentes espèces de cactus! J'avais étudié cette science, et je reconnus que j'en savais moins à cet égard que chacun de mes trois interlocuteurs. Je fus frappé de cela sur le moment, et encore plus, lorsque j'y réfléchis plus tard, du simple fait qu'une telle conversation eût pris place entre nous, dans ce lieu, au milieu des circonstances qui nous environnaient. Deux heures durant, nous demeurâmes tranquillement assis, fumant et causant de sujets du même genre. Pendant que nous étions ainsi occupés, j'observais, à travers la toile, l'ombre d'un homme. Je regardai dehors ce que ma position me permettait de faire sans me lever, et je reconnus, à la lumière qui sortait de la tente, une blouse de chasse avec un porte-pipe brodé, pendant sur la poitrine.

La Luna était assise près de son frère, cousant des semelles épaisses à une paire de mocassins. Je remarquai qu'elle avait l'air préoccupé, et de temps en temps jetait un coup d'oeil hors de la tente. Au plus fort de notre discussion, elle se leva silencieusement, quoique sans aucune apparence de dissimulation, et sortit. Un instant après, elle revint, et je vis luire dans ses yeux la flamme de l'amour, quand elle se remit à son ouvrage.

El-Sol et sa soeur nous quittèrent enfin, et peu après, Séguin, le docteur et moi, roulés dans nos sérapés, nous nous laissions aller au sommeil.

XXIV

LE SENTIER DE LA GUERRE.

La troupe était à cheval à l'aube du jour, et, avant que la dernière note du clairon se fût éteinte, nos chevaux étaient dans l'eau, se dirigeant vers l'autre bord de la rivière. Nous débouchâmes bientôt des bois qui couvraient le fond de la vallée, et nous entrâmes dans les plaines sablonneuses qui s'étendent à l'ouest vers les montagnes des Mimbres. Nous coupâmes à travers ces plaines dans la direction du sud, gravissant de longues collines de sable qui s'allongeaient de l'est à l'ouest. La poussière était amoncelée en couches épaisses, et nos chevaux enfonçaient jusqu'au fanon. Nous traversions alors la partie ouest de la jornada. Nous marchions en file indienne. L'habitude a fait prévaloir cette disposition parmi les Indiens et les chasseurs quand ils sont en marche. Les passages resserrés des forêts et les défilés étroits des montagnes n'en permettent pas d'autre. Et même, lorsque nous étions en pays plat, notre cavalcade occupait une longueur de près d'un quart de mille. L'atajo[1] suivait sous la conduite des arrieros.

[Note 1: Convoi des mules de bagages.]

Nous fîmes notre première journée sans nous arrêter. Il n'y avait ni herbe ni eau sur notre route, et une halte sous les rayons ardents du soleil n'aurait pas été de nature à nous rafraîchir. De bonne heure, dans l'après-midi, une ligne noire, traversant la plaine, nous apparut dans le lointain. En nous rapprochant, nous vîmes un mur de verdure devant nous, et nous reconnûmes un bois de cotonniers. Les chasseurs le signalèrent comme étant le bois de Paloma. Peu après, nous nous engagions sous l'ombre de ces voûtes tremblantes, et nous atteignions les bords d'un clair ruisseau où nous établîmes notre halte pour la nuit.

Pour installer notre campement, nous n'avions plus ni tentes ni cabanes; les tentes dont on s'était servi sur le Del-Norte avaient été laissées en arrière et cachées dans le fourré. Une expédition comme la nôtre exigeait que l'on ne fût pas encombré de bagages. Chacun n'avait que sa couverture pour abri, pour lit et pour manteau. On alluma les feux et l'on fit rôtir la viande. Fatigués de notre route (le premier jour de marche à cheval, il en est toujours ainsi), nous fûmes bientôt enveloppés dans nos couvertures et plongés dans un profond sommeil. Le lendemain matin, nous fûmes tirés du repos par les sons du clairon qui sonnait le réveil. La troupe avait une sorte d'organisation militaire, et chacun obéissait aux sonneries, comme dans un régiment de cavalerie légère. Après un déjeuner lestement préparé et plus lestement avalé, nos chevaux furent détachés de leurs piquets, sellés, enfourchés, et, à un nouveau signal, nous nous mettions en route. Les jours suivants ne furent marqués par aucun incident digne d'être remarqué. Le sol stérile était, çà et là, couvert de sauge sauvage et de mesquite. Il y avait aussi des massifs de cactus et d'épais buissons de créosote qui exhalaient leur odeur nauséabonde au choc du sabot de nos montures. Le quatrième soir nous campions près d'une source, l'Ojo de Vaca, située sur la frontière orientale des Llanos. La grande prairie est coupée à l'ouest par le sentier de guerre des Apaches, qui se dirige au sud vers Sonora. Près du sentier, et le commandant, une haute montagne s'élève et domine au loin la plaine. C'est le Pinon. Notre intention était de gagner cette montagne et de nous tenir cachés au milieu des rochers près d'une source bien connue, jusqu'à ce que nos ennemis fussent passés. Mais, pour faire cela, il fallait traverser le sentier de guerre, et nos traces nous auraient dénoncés. C'était une difficulté que Séguin n'avait pas prévue. Le Pinon était le seul point duquel nous puissions être aperçus. Il fallait donc atteindre cette montagne, et comment le faire sans traverser le sentier qui nous en séparait!

Aussitôt notre arrivée à l'Ojo de Vaca, Séguin réunit les hommes en conseil pour délibérer sur cette grave question.

—Déployons-nous sur la prairie, dit un chasseur, et restons très-écartés les uns des autres jusqu'à ce que nous ayons traversé le sentier de guerre des Apaches. Ils ne feront pas attention à quelques traces disséminées çà et là, je le parie.

—Ouais! compte là-dessus, reprit un autre; croyez-vous qu'un Indien soit capable de rencontrer une piste de cheval sans la suivre jusqu'au bout? Cela est impossible.

—Nous pouvons envelopper les sabots de nos chevaux, pour le temps de la traversée, suggéra l'homme qui avait déjà parlé.

—Ah! ouiche; ça serait encore pire. J'ai essayé de ce moyen-là une fois, et j'ai bien failli y perdre ma chevelure. Il n'y a qu'un Indien aveugle qui pourrait être pris à cela. Il ne faut pas nous y risquer.

—Ils ne sont pas si vétilleux quand ils suivent le sentier de la guerre, je vous le garantis. Et je ne vois pas pourquoi nous ne nous contenterions pas de ce moyen.

La plupart des chasseurs parurent être de ravis du second. Les Indiens, pensèrent-ils, ne pourraient manquer de remarquer un si grand nombre de traces de sabots enveloppés, et de flairer quelque chose en l'air. L'idée de tamponner les pieds des chevaux fut donc abandonnée. Mais que faire?

Le trappeur Rubé, qui jusque-là n'avait rien dit, attira sur lui l'attention générale par cette exclamation:

—Pish!

—Eh bien, qu'as-tu à dire, vieille rosse? demanda un des chasseurs.

-Que vous êtes un tas de fichues bêtes, tous tant que vous êtes. Je ferais passer autant de chevaux qu'il en pourrait tenir dans cette prairie à travers le sentier des Apaches sans laisser une trace que l'Indien le plus fin puisse suivre et particulièrement un Indien marchant à la guerre, comme ceux qui vont passer ici.

—Comment? demanda Séguin.

—Je vous dirai comment, capitaine, si vous voulez me dire quel besoin vous avez de traverser le chemin.

—Mais, c'est pour nous cacher dans les gorges du Pinon; voilà tout.

—Et comment rester cachés dans le Pinon sans eau?

—Il y a une source sur le côté, au pied de la montagne.

—C'est vrai comme l'Écriture. Je sais très-bien cela; mais les Indiens viendront remplir leurs outres à cette source quand ils passeront pour se rendre dans le sud. Et comment prétendez-vous aller auprès de cette source avec toute cette cavalerie sans laisser de traces? Voilà ce que l'Enfant ne comprend pas bien clairement.

—Vous avez raison, Rubé. Nous ne pouvons pas approcher de la source du Pinon sans laisser nos traces, et il est évident que l'armée des Indiens fera halte ici.

—Je ne vois rien de mieux à faire pour nous que de traverser la prairie. Nous pourrons chasser des bisons, jusqu'à ce qu'il soient passés. Ainsi, dans l'idée de l'Enfant, il suffit qu'une douzaine de nous se cachent dans le Pinon, et surveille le passage de ces moricauds. Une douzaine peut faire cela avec sûreté, mais pas un régiment tout entier de cavalerie.

—Et les autres: les laisserez-vous ici?

—Non, pas ici. Qu'ils s'en aillent au nord-est, et coupent, a l'ouest, les hauteurs des Mesquites. Il y a là un ravin, à peu près à vingt milles de ce côté du sentier de guerre. Là, ils trouveront de l'eau et de l'herbe, et pourront rester cachés jusqu'à ce qu'on aille les prévenir.

—Mais pourquoi ne pas rester ici auprès de ce ruisseau, où il y a aussi de l'eau et de l'herbe à foison.

—Parce que, capitaine, il pourrait bien arriver qu'un part d'Indiens prit lui-même cette direction. Et je crois que nous ferions bien de faire disparaître toutes les traces de notre passage avant de quitter cette place.

La force des raisonnements de Rubé frappa tout le monde, et principalement Séguin qui résolut de suivre entièrement ses avis. Les hommes qui devaient se mettre en observation furent choisis, et le reste de la bande, avec l'atajo, prit la direction du nord-est, après que l'on eut enlevé toute les traces de notre séjour auprès du ruisseau. La grande troupe se dirigea vers les monts Mesquites, à dix ou douze milles au nord-ouest du ruisseau. Là ils devaient rester cachés près d'un cours d'eau bien connu de la plupart d'entre eux, et attendre jusqu'à ce qu'on vint les chercher pour nous rejoindre. Le détachement d'observation, dont je faisais partie, se dirigea à l'ouest à travers la prairie. Rubé, Garey, El-Sol et sa soeur, plus Sanchez, un ci-devant toréador et une demi-douzaine d'autres composaient ce détachement, placé sous la direction de Séguin lui-même.

Avant de quitter l'Ojo de Vaca, nous avions déferré nos chevaux et rempli les trous des clous avec de la terre, afin que leurs traces pussent être prises pour celles des mustangs sauvages. Cette précaution était nécessaire, car notre vie pouvait dépendre d'une seule empreinte de fer de cheval. En approchant de l'endroit où le sentier de guerre coupait la prairie, nous nous écartâmes à environ un demi-mille les uns des autres. De cette façon, nous nous dirigeâmes vers le Pinon, près duquel nous nous réunîmes de nouveau, puis nous suivîmes le pied de la montagne en inclinant vers le nord. Le soleil baissait quand nous atteignîmes la fontaine après avoir couru toute la journée pour traverser la prairie. La position de la source nous fut révélée par un bouquet de cotonniers et de saules. Nous évitâmes de conduire nos chevaux près de l'eau; mais ayant gagné une gorge dans l'intérieur de la montagne, nous nous y engageâmes et prîmes notre cachette dans un massif de pins-noyers (nut-pine), où nous passâmes la nuit. Aux premières lueurs du jour, nous fîmes une reconnaissance des lieux. Devant nous était une arête peu élevée couverte de rochers épars et de pins-noyers disséminés. Cette arête formait la séparation entre le défilé et la plaine. De son sommet, couronné par un massif de pins, nous découvrions l'eau et le sentier, et notre vue atteignait jusqu'aux Llanos qui s'étendaient au nord, au sud et à l'est. C'était justement l'espèce d'observatoire dont nous avions besoin pour l'occasion. Dès cette matinée, il devint nécessaire de descendre pour faire de l'eau. Dans ce but, nous nous étions munis d'un double baquet mule et d'outres supplémentaires. Nous allâmes à la source, et remplîmes tous nos vases, ayant soin de ne laisser aucune trace de nos pas sur la terre humide. Toute la journée nous fîmes faction, mais pas un Indien ne se montra. Les daims et les antilopes, une petite troupe de buffalos, vinrent boire à une des branches du ruisseau, et retournèrent ensuite aux verts pâturages. Il y avait de quoi tenter des chasseurs, car il nous était facile de les approcher à portée de fusil; mais nous n'osions pas les tirer. Nous savions que les chiens des Indiens seraient mis sur la piste par le sang répandu. Sur le soir, nous retournâmes encore à la provision d'eau, et nous fîmes deux fois le voyage, car nos animaux commençaient à souffrir de la soif. Nous prîmes les mêmes précautions que la première fois.

Le lendemain, nos yeux restèrent anxieusement fixés sur l'horizon, au nord. Séguin avait une petite lunette d'approche, et nous pouvions découvrir la prairie jusqu'à une distance de près de trois milles; mais l'ennemi ne se montra pas plus que la veille. Le troisième jour se passa de même, et nous commencions à craindre que les ennemis n'eussent pris un autre sentier. Une autre circonstance nous inquiétait: nous avions consommé presque toutes nos provisions, et nous nous voyions réduits à manger crues les noix du Pinon. Nous n'osions pas allumer du feu pour les faire griller. Les Indiens reconnaissent une fumée à d'énormes distances. Le quatrième jour arriva, et rien ne troubla encore la tranquillité de l'horizon, au nord. Nos provisions étaient épuisées, et la faim commençait à nous mordre les entrailles. Les noix ne suffisaient point pour l'apaiser. Le gibier abondait à la source et sur la prairie. Quelqu'un proposa de se glisser à travers les saules et de tirer une antilope ou un daim rayé. Ces animaux se montraient par troupeaux tout autour de nous.

—C'est trop dangereux, dit Séguin, leurs chiens sentiraient le sang. Cela nous trahirait.

—Je puis vous en procurer un sans verser une goutte de sang, reprit un chasseur mexicain.

—Comment cela? demandâmes-nous tous ensemble.

L'homme montra son lasso.

—Mais vos traces? Vos pieds feront de profondes empreintes dans la lutte.

—Nous pourrons les effacer, capitaine, répondit le chasseur.

—Essayez donc, dit le chef consentant.

Le Mexicain détacha le lasso de sa selle, et, prenant avec lui un compagnon, se dirigea vers la source. Ils se glissèrent à travers les saules et se mirent en embuscade. Nous les suivions du regard du haut de la crête.

Ils n'étaient pas là depuis un quart d'heure, que nous vîmes un troupeau d'antilopes s'approcher, venant de la plaine. Elles se dirigeaient droit à la source, se suivant à la file, et furent bientôt tout près des saules où les chasseurs s'étaient embusqués. Là, elles s'arrêtèrent tout à coup, levant leurs têtes et reniflant l'air. Elles avaient senti le danger; mais il était trop tard pour celle qui était en avant.

—Voilà le lasso parti, cria l'un de nous.

Nous vîmes le noeud traversant l'air et tombant sur le chef de file. Le troupeau fit volte-face, mais la courroie était enroulée autour du cou du premier de la bande, qui, après deux ou trois bonds, tomba sur le flanc et demeura sans mouvement. Le chasseur sortit du bouquet de saules, et, chargeant l'animal mort sur ses épaules, revint vers l'entrée du défilé. Son compagnon suivait, effaçant les traces du chasseur et les siennes propres. Au bout de quelques instants ils nous avaient rejoints. L'antilope fut dépouillée et mangée crue, toute saignante.

Nos chevaux, affamés et altérés, maigrissaient à vue d'oeil. Nous n'osions pas aller trop souvent à l'eau, bien que notre prudence se relâchât à mesure que le temps se passait. Deux autres antilopes furent prises au lasso par l'habile chasseur. La nuit qui suivit le quatrième jour était éclairée par une lune brillante. Les Indiens marchent souvent au clair de la lune, et particulièrement quand ils suivent le sentier de la guerre. Nous avions des vedettes aussi bien la nuit que le jour, et, cette uit-là, nous exerçâmes une surveillance avec meilleur espoir que précédemment. C'était une si belle nuit! pleine de lune, calme et pure. Notre attente ne fut point trompée. Vers minuit, la sentinelle nous éveilla. On distinguait au nord des formes noires se détachant sur le ciel. Ce pouvaient être des buffalos. Ces objets s'approchaient de nous. Chacun de nous se tient le regard tendu au loin sur le tapis d'herbe argentée, et cherche à percer l'atmosphère. Nous voyons briller quelque chose: ce sont des armes, sans doute,—des chevaux,—des cavaliers,—ce sont les Indiens!

—Oh! Dieu! camarades, nous sommes fous! et nos chevaux, s'ils allaient hennir?….

Nous nous précipitons à la suite de notre chef en bas de la colline, à travers les rochers et les arbres, nous courons au fourré, où nos animaux sont attachés. Peut-être il est trop tard, car les chevaux s'entendent les uns les autres à plusieurs milles de distance, et le plus léger bruit se transmet au loin à travers l'atmosphère tranquille de ces hauts plateaux. Nous arrivons près de la caballada. Que fait Séguin? Il a détaché la couverture qui est à l'arrière de la selle, et il enveloppe la tête de son cheval. Nous suivons son exemple; sans échanger une parole, car nous comprenons qu'il n'y a pas autre chose à faire. Au bout de quelques minutes, nous avons reconquis notre sécurité, et nous remontons à notre poste d'observation.

Nous nous y étions pris à temps, car, en atteignant le sommet, nous entendîmes les exclamations des Indiens, les thoump, thoump des sabots sur le sol résistant de la plaine; de temps en temps un hennissement annonçant que leurs chevaux sentaient l'approche de l'eau. Ceux qui étaient en tête se dirigeaient vers la source; et nous aperçûmes la longue ligne des cavaliers s'étendant jusqu'au point le plus éloigné de l'horizon. Ils approchèrent encore, et nous pûmes distinguer les banderoles et les pointes brillantes de leurs lances. Nous voyons aussi leurs corps demi-nus luire aux rayons de la lune. Au bout de quelques instants, ceux qui étaient en tête atteignaient les buissons, faisaient halte, laissaient boire leurs animaux, puis, faisant demi-tour, gagnaient le milieu de la prairie au trot, et là, sautant à terre, déharnachaient leurs chevaux. Il devenait évident que leur intention était de camper là pour la nuit. Pendant près d'une heure, ils défilèrent ainsi, jusqu'à ce que deux cents guerriers fussent réunis dans la plaine sous nos yeux.

Nous observions tous leurs mouvements. Nous ne craignions pas d'être vus. Nos corps étaient cachés derrière les rochers et nos figures masquées par le feuillage des arbres du Pinon. Nous pouvions facilement voir et entendre tout ce qui se passait, les sauvages n'étant pas à plus de trois cents yards de notre poste. Ils commencent par attacher leurs chevaux à des piquets disposés en un large cercle, au loin dans la plaine. Là, l'herbe est plus longue et plus épaisse que dans le voisinage de la source. Ils détachent et rapportent avec eux les harnais, composés de brides en crin, de couvertures en cuir de buffalo et de peaux d'ours gris. Peu d'entre eux ont des selles. Les Indiens n'ont pas l'habitude de s'en servir dans les expéditions de guerre. Chaque homme plante sa lance dans le sol, et place, auprès de son bouclier, son arc et son carquois. Il étend à son côté une couverture de laine, ou une peau de bête, qui lui sert à la fois de tente et de lit. Les lances, bien alignées sur la prairie, y forment un front de plusieurs centaines de yards, et en un instant leur camp est formé avec une promptitude et une régularité à faire honte aux plus vieilles troupes. Leur camp est divisé en deux parties, correspondant à deux bandes: celle des Apaches et celle des Navajoes. La dernière est, de beaucoup, la moins nombreuse, et se trouve la plus éloignée, par rapport à nous. Nous entendons le bruit de leurs tomahawks attaquant les arbres du fourré au pied de la montagne, et nous les voyons retourner vers la plaine, chargés de fagots qu'ils empilent et qu'ils allument. Un grand nombre de feux brillent bientôt dans la nuit. Les sauvages s'assoient autour et font cuire leur souper. Nous pouvons distinguer les peintures dont sont ornés leurs visages et leurs poitrines nues. Il y en a de toutes les couleurs: les uns sont peints en rouge, comme s'ils étaient barbouillés de sang; d'autres en noir de jais. Ceux-ci ont la moitié de la figure peinte en blanc et l'autre moitié en rouge ou en noir. Ceux-là sont marqués comme des chiens de chasse, d'autres sont rayés et zébrés. Leurs joues et leurs poitrines sont tatouées de figures d'animaux: de loups, de panthères, d'ours, de buffalos et autres hideux hiéroglyphes, vivement éclairés par l'ardente flamme du bois de pin. Quelques-uns portent une main rouge peinte sur le coeur; un grand nombre étalent comme devise des têtes de mort ou des os en croix. Chacun d'eux a adopté un symbole correspondant à son caractère. Ce sont des écussons où la fantaisie joue le même rôle que dans le choix des armoiries que l'on voit sur les portières des voitures, sur les boutons des livrées, ou sur la médaille de cuivre du facteur de magasin. La vanité est de tous les pays, et les sauvages, comme les civilisés, ont aussi leurs hochets.

Mais qu'est-ce donc? des casques brillants, de cuivre et d'acier, avec des plumes d'autruche! Une telle coiffure à des sauvages! Où ont-ils pris cela? Aux cuirassiers de Chihuahua. Pauvres diables, tués dans quelque rencontre avec ces lanciers du désert.

La viande saignante crépite au feu sur des broches de bois de saule, les Indiens placent des noix du Pinon sous les cendres, et les en retirent grillées et fumantes; ils allument leur pipe de terre durcie, et lancent en l'air des nuages de fumée. Ils gesticulent en se racontant les uns aux autres leurs sanglantes aventures. Nous les entendons crier, causer et rire comme de vrais saltimbanques. Combien sont-ils différents des Indiens de la forêt! Pendant deux heures, nous suivons tous leurs mouvements et nous les écoutons. Enfin les hommes qui doivent garder les chevaux sont choisis et se dirigent vers la caballada; des Indiens, l'un après l'autre, étendent leurs peaux de bêtes, s'enroulent dans leurs couvertures et s'endorment. Les flammes cessent de briller, mais, à la lueur de la lune, nous pouvons distinguer les corps couchés des sauvages. Des formes blanches se meuvent au milieu d'eux; ce sont les chiens quêtant après les débris du souper. Ils courent çà et là, grondant l'un après l'autre, et aboyant aux coyotes qui rôdent à la lisière du camp. Plus loin, sur la prairie, les chevaux sont encore éveillés et occupés. Nous entendons le bruit de leurs sabots frappant le sol et le craquement de l'herbe touffue, sous leurs dents. D'espace en espace nous apercevons la forme droite d'un homme debout: ce sont les sentinelles de la caballada.

XXV

TROIS JOURS DANS LA TRAPPE.

Nous dûmes nous préoccuper alors de notre propre situation. Les dangers et les difficultés dont nous étions entourés apparurent à nos yeux.

—Est-ce que les sauvages vont rester ici pour chasser?

Cette pensée sembla nous venir à tous au même instant, et nous échangeâmes des regards inquiets et consternés.

—Cela n'est pas improbable, dit Séguin à voix basse, et d'un ton grave; il est évident qu'ils ne sont pas approvisionnés de viande; et comment pourraient-ils sans cela entreprendre la traversée du désert? Ils chasseront ici ou plus loin. Pourquoi pas ici?

—S'il en est ainsi, nous sommes dans une jolie trappe! Interrompit un chasseur montrant successivement l'entrée de la gorge d'un côté et la montagne de l'autre.—Comment sortirons-nous d'ici? Je serais vraiment curieux de le savoir.

Nos yeux suivirent les gestes de celui qui parlait. En face de l'ouverture de la ravine, à moins de cent yards de distance des rochers qui en obstruaient l'entrée, nous apercevions la ligne du camp des Indiens. Plus près encore, il y avait une sentinelle. On n'aurait pu s'aventurer à sortir, la sentinelle fût-elle endormie, sans s'exposer à rencontrer les chiens qui rôdaient en foule dans le camp. Derrière nous, la montagne se dressait verticalement comme un mur. Elle était inaccessible. Nous étions positivement dans une trappe.

Carraï! s'écria un des hommes, nous allons crever de faim et de soif s'ils restent ici pour chasser!

—Ça sera encore plus tôt fait de nous, reprit un autre, s'il leur prend fantaisie de pénétrer dans la gorge!

Cette hypothèse pouvait se réaliser, bien qu'il y eût peu d'apparence. Le ravin formait une espèce de cul-de-sac qui entrait de biais dans la montagne et se terminait à un mur de rochers. Rien ne pouvait attirer nos ennemis dans cette direction, à moins, toutefois, qu'ils ne vinssent y chercher des noix du Pinon. Quelques-uns de leurs chiens aussi ne pouvaient-ils pas venir de ce côté, en quête de gibier, ou attirés par l'odeur de nos chevaux? Tout cela était possible, et chacune de ces probabilités nous faisait frissonner.

—S'ils ne nous découvrent pas, dit Séguin, cherchant à nous rassurer, nous pourrons vivre un jour ou deux avec des noix de pin. Quand les noix nous feront défaut, nous tuerons un de nos chevaux. Quelle quantité d'eau avons-nous?

—Nous avons de la chance, capitaine, nos outres sont presque pleines.

—Mais nos pauvres bêtes? Il n'y aura pas de quoi les abreuver.

—Il n'y a pas à craindre la soif tant que nous aurons de cela, dit El-Sol, regardant à terre et indiquant du pied une grosse masse arrondie qui croissait parmi les rochers: c'était un cactus sphéroïdal. Voyez, continua-t-il, il y en a par centaines.

Tout le monde comprit ce qu'El-Sol voulait dire, et les regards se reposèrent avec satisfaction sur les cactus.

—Camarades, reprit Séguin, il ne sert à rien de nous désoler. Que ceux qui peuvent dormir dorment. Il suffit de poser une sentinelle là-bas et une autre ici. Allez, Sanchez! Et le chef indiqua en bas de la ravine un poste d'où on pouvait surveiller l'entrée.

La sentinelle s'éloigna, et prit son poste en silence. Les autres descendirent, et, après avoir visité les muselières des chevaux, retournèrent à la station de la vedette placée sur la crête. Là, nous nous roulâmes dans nos couvertures, et, nous étendant sur les rochers, nous nous endormîmes pour le reste de la nuit.

Avant le jour, nous sommes tous sur pied, et nous guettons à travers le feuillage avec un vif sentiment d'inquiétude. Le camp des Indiens est plongé dans le calme le plus profond. C'est mauvais signe! S'ils avaient dû partir, ils auraient été debout plus tôt. Ils ont l'habitude de se mettre en route avant l'aube. Ces symptômes augmentent nos alarmes. Une lueur grise commence à se répandre sur la prairie. Une bande blanche se montre à l'horizon, du côté de l'Orient. Le camp se réveille. Nous entendons des voix. Des formes noires s'agitent au milieu des lances plantées verticalement dans le sol. Des sauvages gigantesques traversent la plaine. Des peaux de bêtes couvrent leurs épaules et les protègent contre l'air vif du matin. Ils portent des fagots. Ils rallument les feux. Nos hommes causent à voix basse, étendus sur les rochers et suivant de l'oeil tous leurs mouvements.

—Il est évident qu'ils ont l'intention de faire séjour ici.

—Oui, ça y est; c'est sûr et certain! Fichtre! je voudrais bien savoir combien de temps ils vont y rester.

—Trois jours au moins; peut-être cinq ou six.

—B…igre de chien! nous serons flambés avant qu'il n'en soit passé la moitié!

—Que diable auraient-ils à faire ici si longtemps? Je parie, moi, qu'ils vont filer aussitôt qu'ils pourront.

—Sans doute; mais pourront-ils partir plus tôt?

—Ils ont bien assez d'un jour pour ramasser toute la viande dont ils ont besoin. Voyez! il y a là-bas des buffalos en masse. Regardez! là-bas, tout là-bas!

Et celui qui parlait montrait des silhouettes noires qui se détachaient sur le ciel brillant. C'était un troupeau de buffalos.

—C'est juste. En moins d'une demi-journée, ils auront abattu autant de viande qu'ils en veulent. Mais comment la feront-ils sécher en moins de trois jours. C'est là ce que je serais bien aise de savoir.

Es verdad! dit un des Mexicains, un cibolero; tres dias, al menos!

—Oui, messieurs! Et gare si le soleil nous joue le mauvais tour de ne pas se montrer.

Ces propos sont échangés entre deux ou trois hommes qui parlent à voix basse, mais assez haut cependant pour que nous les entendions. Ils nous révèlent une nouvelle face de la question, que nous n'avions pas encore envisagée. Si les Indiens restent là jusqu'à ce que leurs viandes soient séchées, nous sommes grandement exposés à mourir de soif ou à être découverts dans notre cachette. Nous savons que l'opération du dessèchement de la viande de buffalo demande trois jours, avec un bon soleil, comme un chasseur l'a insinué. Cela, joint à une première journée employée à la chasse, nous fait quatre jours d'emprisonnement dans le ravin! La perspective est redoutable. Nous pressentons les atroces et mortelles tortures de la soif. La famine n'est pas à craindre; nos chevaux sont là et nous avons nos couteaux. Ils nous fourniront de la viande, au besoin, pour plusieurs semaines. Mais les cactus suffiront-ils à calmer la soif des hommes et des bêtes pendant trois ou quatre jours? C'est là une question que personne ne peut résoudre. Le cactus a souvent soulagé un chasseur pendant quelque temps; il lui a rendu les forces nécessaires pour gagner un cours d'eau, mais plusieurs jours! L'épreuve ne tarde pas à commencer. Le jour s'est levé; les Indiens sont sur pied. La moitié d'entre eux détachent les chevaux de leurs piquets et les conduisent à l'eau. Ils ajustent les brides, prennent leurs lances, bandent leurs arcs, mettent le carquois sur leurs épaules et sautent à cheval. Après une courte consultation, ils se dirigent au galop vers l'est. Une demi-heure après, nous les voyons poursuivant les buffalos à travers la prairie, les perçant de leurs flèches et les traversant de leurs longues lances. Ceux qui sont restent au camp mènent leurs chevaux à la source, et les reconduisent dans la prairie. Puis ils abattent de jeunes arbres, pour alimenter les feux. Voyez! les voilà qui enfoncent de longues perches dans la terre, et qui tendent des cordes de l'une à l'autre. Dans quel but? Nous ne le savons que trop.

—Ah! regardez là-bas! murmure un des chasseurs en voyant ces préparatifs; là-bas, les cordes à sécher la viande! Maintenant, il n'y a pas à dire, nous voilà en cage pour tout de bon.

Por todos los santos, es verdad!

Caramba! carajo! chingaro! grommelle le cibolero qui voit parfaitement ce que signifient ces perches et ces cordes.

Nous observons avec un intérêt fiévreux tous les mouvements des sauvages. Le doute ne nous est plus permis. Ils se disposent à rester là plusieurs jours. Les perches dressées présentent un développement de plus de cent yards, devant le front du campement. Les sauvages attendent le retour de leurs chasseurs. Quelques-uns montent à cheval et se dirigent au galop vers la battue des buffalos qui fuient au loin dans la plaine. Nous regardons à travers les feuilles en redoublant de précautions, car le jour est éclatant, et les yeux perçants de nos ennemis interrogent tous les objets qui les entourent. Nous parlons à voix basse, bien que la distance rende, à la rigueur, cette précaution superflue; mais, dans notre terreur, il nous semble que l'on peut nous entendre. L'absence des chasseurs indiens a duré environ deux heures. Nous les voyons maintenant revenir à travers la prairie, par groupes séparés. Ils s'avancent lentement. Chacun d'eux porte une charge devant lui, sur le garrot de son cheval. Ce sont de larges masses de chair rouge, fraîchement dépouillée et fumante. Les uns portent les côtes et les quartiers, les autres les bosses, ceux-ci les langues, les coeurs, les foies, les petits morceaux, enveloppés dans les peaux des animaux tués. Ils arrivent au camp et jettent leurs chargements sur le sol. Alors commence une scène de bruit et de confusion. Les sauvages courent çà et là, criant, bavardant, riant et sautant. Avec leurs longs couteaux à scalper, ils coupent de larges tranches et les placent sur les braises ardentes, ils découpent les bosses, et enlèvent la graisse blanche et remplissent des boudins. Ils déploient les foies bruns qu'ils mangent crus. Ils brisent les os avec leurs tomahawks, et avalent la moelle savoureuse. Tout cela est accompagné de cris, d'exclamations, de rires bruyants et de folles gambades. Cette scène se prolonge pendant plus d'une heure. Une troupe fraîche de chasseurs monte à cheval et part. Ceux qui restent découpent la viande en longues bandes qu'ils accrochent aux cordes préparées dans ce but. Ils la laissent ainsi pour être transformée en tasajo par l'action du soleil. Nous savons ce qui nous attend; le péril est extrême; mais des hommes comme ceux qui composent la bande de Séguin ne sont pas gens à abandonner la partie tant qu'il reste une ombre d'espoir. Il faut qu'un cas soit bien désespéré pour qu'ils se sentent à bout de ressources.

—Il n'y a pas besoin de nous tourmenter tant que nous ne sommes pas atteints dans nos oeuvres vives, dit un des chasseurs.

—Si c'est être atteint dans ses oeuvres vives que d'avoir le ventre creux, réplique un autre, je le suis, et ferme. Je mangerais un âne tout cru, sans lui ôter la peau.

—Allons, garçons, réplique un troisième, ramassons des noix de pin et régalons-nous.

Nous suivons cet avis et nous nous mettons à la recherche des noix. A notre grand désappointement, nous découvrons que ce précieux fruit est assez rare. Il n'y a pas sur la terre ou sur les arbres de quoi nous soutenir pendant deux jours.

—Par le diable! s'écrie un des hommes, nous serons forcés de nous en prendre à nos bêtes.

—Soit, mais nous avons encore le temps, nous attendrons que nous nous soyons un peu rongé les poings avant d'en venir là.

On procède à la distribution de l'eau qui se fait dans une petite tasse. Il n'en reste plus guère dans les outres, et nos pauvres chevaux souffrent.

—Occupons-nous d'eux, dit Séguin, se mettant en devoir d'éplucher un cactus avec son couteau.

Chacun de nous en fait autant et enlève soigneusement les côtes et les piquants. Un liquide frais et gommeux coule des tissus ouverts. Nous arrachons, en brisant leurs courtes queues, les boules vertes des cactus, nous les portons dans le fourré et les plaçons devant nos animaux. Ceux-ci s'emparent avidement de ces plantes succulentes, les broient entre les dents et avalent le jus et les fibres. Ils y trouvent à boire et à manger. Dieu merci! nous pouvons espérer de les sauver. Nous renouvelons la provision devant eux jusqu'à ce qu'ils en aient assez. Deux sentinelles sont entretenues en permanence, l'une sur la crête de la colline, l'autre en vue de l'ouverture du défilé. Les autres restent dans le ravin, et cherchent, sur les flancs, les fruits coniques du Pinon. C'est ainsi que se passe notre première journée. Jusqu'à une heure très-avancée de la soirée, nous voyons les chasseurs Indiens rentrer dans le camp apportant leur charge de chair de buffalo. Les feux sont partout allumés, et les sauvages, assis autour, passent presque toute la nuit à faire des grillades et à manger. Le lendemain, ils ne se lèvent que très-tard. C'est un jour de repos et de paresse; la viande pend aux cordes, et ils ne peuvent qu'attendre la fin de l'opération. Ils flânent dans le camp; ils arrangent leurs brides et leurs lassos, ou passent la visite de leurs armes. Ils mènent boire leurs chevaux et les reconduisent au milieu de l'herbe fraîche. Plus de cent d'entre eux sont incessamment occupés à faire griller de larges tranches de viandes, et à les manger. C'est un festin perpétuel. Leurs chiens sont fort affairés aussi, après les os dépouillés. Ils ne quitteront probablement pas cette curée, et nous n'avons pas à craindre qu'ils viennent rôder du côté de la ravine tant qu'ils seront ainsi attablés. Cela nous rassure un peu. Le soleil est chaud pendant toute la seconde journée, et nous rôtit dans notre ravin desséché. Cette chaleur redouble notre soif; mais nous sommes loin de nous en plaindre, car elle hâtera le départ des sauvages. Vers le soir, le tasajo commence à prendre une teinte brune et à se racornir. Encore un jour comme cela, et il sera bon à empaqueter. Notre eau est épuisée; nous suçons les feuilles succulentes du cactus, dont l'humidité trompe notre soif, sans pourtant l'apaiser. La faim se fait sentir de plus en plus vive. Nous avons mangé toutes les noix de pin, et il ne nous reste plus qu'à tuer un de nos chevaux.

—Attendons jusqu'à demain, propose-t-on. Laissons encore une chance aux pauvres bêtes. Qui sait ce qui peut arriver demain matin?

Cette proposition est acceptée. Il n'y a pas un chasseur qui ne regarde la perte de son cheval comme un des plus grands malheurs qui puisse l'atteindre dans la prairie. Dévorés par la faim, nous nous couchons, attendant la venue du troisième jour. Le matin arrive, et nous grimpons comme d'habitude à notre observatoire.

Les sauvages dorment tard comme la veille; mais ils se lèvent enfin, et, après avoir fait boire leurs chevaux, recommencent à faire cuire de la viande. L'aspect des tranches saignantes, des côtes juteuses fumant sur la braise, l'odeur savoureuse que nous apporte la brise surexcitent notre faim jusqu'à la rendre intolérable. Nous ne pouvons pas résister plus longtemps. Il faut qu'un cheval meure! Lequel? La loi de la montagne en décidera. Onze cailloux blancs et un noir sont placés dans un seau vide; l'un après l'autre nous sommes conduits auprès, les yeux bandés. Je tremble, en mettant la main dans le vase autant que s'il s'agissait de ma propre vie.

—Grâce soit rendue au ciel! mon brave Moro est sauvé!…

Un des Mexicains a pris la pierre noire.

—Nous avons de la chance! s'écria un chasseur, un bon mustang bien gras vaut mieux qu'un boeuf maigre.

En effet, le cheval désigné par le sort est très-bien en chair. Les sentinelles sont replacées, et nous nous dirigeons vers le fourré pour exécuter la sentence. On s'approche de la victime avec précaution; on l'attache à un arbre, et on lui met des entraves aux quatre jambes pour qu'elle ne puisse se débattre. On se propose de la saigner à blanc. Le cibolero a dégainé son long couteau; un homme se tient prêt à recevoir dans un seau le précieux liquide, le sang. Quelques-uns, munis de tasses, se préparent à boire aussitôt que le sang coulera. Un bruit inusité nous arrête court. Nous regardons à travers les feuilles. Un gros animal gris, ressemblant à un loup, est sur la lisière du fourré et nous regarde. Est-ce un loup? Non; c'est un chien indien. L'exécution est suspendue, chacun de nous s'arme de son couteau. Nous nous approchons doucement de l'animal; mais il se doute de nos intentions, pousse un sourd grognement, et court vers l'extrémité du défilé. Nous le suivons des yeux. L'homme en faction est précisément le propriétaire du cheval voué à la mort. Le chien ne peut regagner la plaine qu'en passant près de lui, et le Mexicain se tient, la lance en arrêt, prêt à le recevoir. L'animal se voit coupé, il se retourne et court en arrière; puis, prenant un élan désespéré, il essaie de franchir la vedette. Au même moment il pousse un hurlement terrible. Il est empalé sur la lance. Nous nous élançons vers la crête pour voir si le hurlement a attiré l'attention des sauvages. Aucun mouvement inusité ne se manifeste parmi eux; ils n'ont rien entendu. Le chien est dépecé et dévoré avant que la chair palpitante ait eu le temps de se refroidir! Le cheval est préservé. La récolte des cactus rafraîchissants pour nos bêtes nous occupe pendant quelque temps. Quand nous retournons à notre observatoire, un joyeux spectacle s'offre à nos yeux. Les guerriers assis autour des feux renouvellent les peintures de leurs corps. Nous savons ce que cela veut dire. Le tasajo est devenu noir. Grâce au soleil brûlant il sera bientôt bon à empaqueter. Quelques-uns des Indiens s'occupent à empoisonner les pointes de leurs flèches. Ces symptômes raniment notre courage. Ils se mettront bientôt en marche, sinon cette nuit, demain au point du jour. Nous nous félicitons réciproquement, et suivons de l'oeil tous les mouvements du camp. Nos espérances s'accroissent à la chute du jour. Ah! voici un mouvement inaccoutumé. Un ordre a été donné. Voilà!

Mira! Mira!—See!—Look! look!—Tous les chasseurs s'exclament à la fois, mais à voix basse.

—Par le grand diable vivant! ils vont partir à la brune.

Les sauvages détachent le tasajo et le mettent en rouleaux. Puis, chaque homme se dirige vers son cheval, les piquets sont arrachés: les bêtes menées à l'eau; on les bride, on les harnache et on les sangle. Les guerriers prennent leurs lances, endossent leur carquois, ramassent leurs boucliers et leurs arcs, et sautent légèrement à cheval. Un moment après, leur file est formée avec la rapidité de la pensée, et, reprenant leur sentier, ils se dirigent, un par un, vers le sud. La troupe la plus nombreuse est passée. La plus petite, celle des Navajoes, suit la même route. Non, cependant! cette dernière oblique soudainement vers la gauche et traverse la prairie, se dirigeant à l'est, vers la source de l'Ojo de Vaca.

XXVI

LES DIGGERS.[1]

[Note 1: Diggers, mot à mot: homme qui creuse, fossoyeur. C'est une race particulière de sauvage de ces montagnes.]

Notre premier mouvement fut de nous précipiter au bas de la côte, vers la source, pour y satisfaire notre soif, et vers la plaine pour apaiser notre faim avec les os dépouillés de viandes dont le camp était jonché. Néanmoins, la prudence nous retint.

—Attendez qu'ils aient disparu, dit Garey. Ils seront hors de vue en trois sauts de chèvre.

—Oui, restons ici un instant encore, ajoute un autre; quelques-uns peuvent avoir oublié quelque chose et revenir sur leurs pas.

Cela n'était pas impossible, et, bien qu'il nous en coûtât, nous nous résignâmes à rester quelque temps encore dans le défilé. Nous descendîmes au fourré pour faire nos préparatifs de départ: seller nos chevaux et les débarrasser des couvertures dont leurs têtes étaient emmaillotées. Pauvres bêtes! Elles semblaient comprendre que nous allions les délivrer. Pendant ce temps, notre sentinelle avait gagné le sommet de la colline pour surveiller les deux troupes, et nous avertir aussitôt que les Indiens auraient disparu.

—Je voudrais bien savoir pourquoi les Navajoes vont par l'Ojo de Vaca, dit notre chef d'un air inquiet; il est heureux que nos camarades ne soient pas restés là.

—Ils doivent s'ennuyer de nous attendre où ils sont, ajouta Garey, à moins qu'ils n'aient trouvé dans les mesquites plus de queues noires que je ne me l'imagine..

Vaya! s'écria Sanchez, ils peuvent rendre grâce à la Santissima de ne pas être restés avec nous. Je suis réduit à l'état de squelette Mira! Carraï!

Nos chevaux étaient sellés et bridés nos lassos accrochés; la sentinelle ne nous avait point encore avertis. Notre patience était à bout.

—Allons! dit l'un de nous, avançons: ils sont assez loin maintenant. Ils ne vont pas s'amuser à revenir en arrière tout le long de la route. Ce qu'ils cherchent est devant eux, je suppose. Par le diable! le butin qui les tente est assez beau!

Nous ne pûmes y tenir plus longtemps. Nous hélâmes la sentinelle. Elle n'apercevait plus que les têtes dans le lointain.

—Cela suffit, dit Séguin, venez; emmenez les chevaux!

Les hommes s'empressèrent d'obéir, et nous courûmes vers le fond de la ravine, avec nos bêtes. Un jeune homme, le pueblo domestique de Séguin, était à quelques pas devant. Il avait hâte d'arriver à la source. Au moment où il atteignit l'ouverture de la gorge, nous le vîmes se jeter à terre avec toutes les apparences de l'effroi, tirant son cheval en arrière et s'écriant:

Mi amo! mi amo! todavia son! (Monsieur! monsieur! Ils sont encore là!)

—Qui? demande Séguin, se portant rapidement en avant.

—Les Indiens! monsieur! les Indiens!

—Vous êtes fou! Où les voyez-vous?

—Dans le camp, monsieur. Regardez là-bas!

Je suivis Séguin vers les rochers qui masquaient l'entrée du défilé. Nous regardâmes avec précaution par-dessus. Un singulier tableau s'offrit à nos yeux. Le camp était dans l'état où les Indiens l'avaient laissé, les perches encore debout. Les peaux velues de buffalos, les os empilés, couvraient la plaine; des centaines de coyotes rôdaient çà et là, grondant l'un après l'autre, ou s'acharnant à poursuivre tel d'entre eux qui avait trouvé un meilleur morceau que ses compagnons. Les feux continuaient à brûler, et les loups, galopant à travers les cendres, soulevaient des nuages jaunes. Mais il y avait quelque chose de plus extraordinaire que tout cela, quelque chose qui me frappa d'épouvante. Cinq ou six formes quasi humaines s'agitaient auprès des feux, ramassant les débris de peaux et d'os, et les disputant aux loups qui hurlaient en foule tout autour d'eux. Cinq ou six autres figures semblables, assises autour d'un monceau de bois allumé, rongeaient silencieusement des côtes à moitié grillées! Étaient-ce donc des… en vérité, c'étaient bien des êtres humains! Ce ne fut pas sans une profonde stupéfaction que je considérai ces corps rabougris et ridés, ces bras longs comme ceux d'un singe, ces têtes monstrueuses et disproportionnées d'où pendaient des cheveux noirs et sales, tortillés comme des serpents. Un ou deux paraissaient avoir un lambeau de vêtement, quelque vieux haillon déchiré. Les autres étaient aussi nus que les bêtes fauves qui les entouraient; nus de la tête aux pieds. C'était un spectacle hideux que celui de ces espèces de démons noirs accroupis autour des feux, tenant au bout de leurs longs bras ridés des os à moitié décharnés dont ils arrachaient la viande avec leurs dents brillantes. C'était horrible à voir, et il se passa quelques instants avant que l'étonnement me permit de demander, qui ou quoi ils pouvaient être. Je pus enfin articuler ma question.

Los Yamparicos, répondit le cibolero.

—Les quoi? demandai-je encore.

Los Indios Yamparicos, señor.

—Les Diggers, les Diggers dit un chasseur croyant mieux expliquer ainsi l'étrange apparition.

—Oui, ce sont des Indiens Diggers, ajouta Séguin. Avançons. Nous n'avons rien à craindre d'eux.

—Mais nous avons quelque chose à gagner avec eux, ajouta un des chasseurs, d'un air significatif. La peau du crâne d'un Digger se paie aussi bien qu'une autre, tout autant que celle d'un chef Pache.

—Que personne ne fasse feu! dit Séguin d'un ton ferme. Il est trop tôt encore: regardez là-bas!

Et il montra au bout de la plaine deux ou trois objets brillants, les casques des guerriers qui s'éloignaient, et qu'on apercevait encore au-dessus de l'herbe.

—Et comment pourrons-nous les prendre, alors, capitaine? demanda le chasseur. Ils nous échapperont dans les rochers; ils vont fuir comme des chiens effrayés.

—Mieux vaut les laisser partir, les pauvres diables! dit Séguin, semblant désirer que le sang ne fût pas ainsi répandu inutilement.

—Non pas, capitaine, reprit le même interlocuteur. Nous ne ferons pas feu; mais nous les attraperons, si nous pouvons, sans cela. Garçons, suivez-moi, par ici!

Et l'homme allait diriger son cheval à travers les roches éparpillées, de manière à passer inaperçu entre les nains et la montagne. Mais il fut trompé dans son attente; car au moment où El-Sol et sa soeur se montrèrent à l'ouverture, leurs vêtements brillants frappèrent les yeux des Diggers. Comme des daims effarouchés, ceux-ci furent aussitôt sur pied et coururent ou plutôt volèrent vers le bas de la montagne. Les chasseurs se lancèrent au galop pour leur couper le passage; mais il était trop tard. Avant qu'ils pussent les joindre, les Diggers avaient disparu dans une crevasse, et on les voyait grimper comme des chamois, le long des rochers à pic, à l'abri de toute atteinte. Un seul des chasseurs, Sanchez, réussit à faire une prise. Sa victime avait atteint une saillie élevée, et rampait tout le long, lorsque le lasso du toréador s'enroula autour de son cou. Un moment après, son corps se brisait sur le roc! Je courus pour le voir: il était mort sur le coup. Son cadavre ne présentait plus qu'une masse informe, d'un aspect hideux et repoussant.

Le chasseur, sans pitié, s'occupa fort peu de tout cela. Il lança une grossière plaisanterie, se pencha vers la tête de sa victime, et, séparant la peau du crâne, il fourra le scalpel tout sanglant et tout fumant dans la poche de ses calzoneros.

XXVII

DACOMA.

Après cet épisode, nous nous précipitâmes vers la source, et, mettant pied à terre, nous laissâmes nos chevaux boire à discrétion. Nous n'avions pas à craindre qu'ils fussent tentés de s'éloigner. Autant qu'eux, nous étions pressés de boire; et, nous glissant parmi les branches, nous nous mimes à puiser de l'eau à pleines tasses. Il semblait que nous ne pourrions jamais venir à bout de nous désaltérer; mais un autre besoin aussi impérieux nous fit quitter la source, et nous courûmes vers le camp, à la recherche des moyens d'apaiser notre faim. Nos cris mirent en fuite les coyotes et les loups blancs, que nous achevâmes de chasser à coups de pierres. Au moment où nous allions ramasser les débris souillés de poussière, une exclamation étrange d'un des chasseurs nous fit brusquement tourner les yeux.

Malaray, camarados; mira el arco!

Le Mexicain qui proférait ces mots montrait un objet gisant à ses pieds, sur le sol. Nous fûmes bientôt près de lui.

Caspita! s'écria encore cet homme, c'est un arc blanc!

—Un arc blanc, de par le diable! répéta Garey.

—Un arc blanc! crièrent plusieurs autres, considérant l'objet avec un air d'étonnement et d'effroi.

—C'est l'arc d'un grand guerrier, je le certifie, dit Garey.

—Oui, ajouta un autre, et son propriétaire ne manquera pas de revenir pour le chercher aussitôt que… Sacredié! Regardez là-bas! Le voilà qui vient, par les cinquante mille diables!

Nos yeux se portèrent tous ensemble à l'extrémité de la prairie, à l'est, du côté qu'indiquait celui qui venait de parler. Tout au bout de l'horizon on voyait poindre comme une étoile brillante en mouvement. C'était tout autre chose; un regard nous suffit pour reconnaître un casque qui réfléchissait les rayons du soleil et qui suivait les mouvements réguliers d'un cheval au galop.

—Aux saules! enfants! aux saules! cria Séguin. Laissez l'arc! laissez-le à la place où il était. A vos chevaux! emmenez-les! leste! leste!

En un instant chacun de nous tenait son cheval par la bride et le guidait ou plutôt le traînait vers le fourré de saules. Là nous nous mimes en selle pour être prêts à tout événement, et restâmes immobiles, guettant à travers le feuillage.

—Ferons-nous feu quand il approchera, capitaine? Demanda un des hommes.

—Non.

—Nous pouvons le prendre aisément, quand il se baissera pour prendre son arc.

—Non, sur votre vie!

—Que faut-il faire alors, capitaine?

—Laissez-le prendre son arc et s'en aller! répondit Séguin.

—Pourquoi ça, capitaine? pourquoi donc ça?

—Insensés! vous ne voyez pas que toute la tribu serait sur nos talons avant le milieu de la nuit? Êtes-vous fous? Laissez-le aller. Il peut ne pas reconnaître nos traces, puisque nos chevaux ne sont pas ferrés: s'il ne les voit pas, laissez-le aller comme il sera venu, je vous le dis.

—Mais que ferons-nous, s'il jette les yeux de ce côté?

Garey, en disant cela, montrait les rochers situés au pied de la montagne.

—Malédiction! le Digger! s'écria Séguin en changeant de couleur.

Le cadavre était tout à fait en vue sur le devant des rochers; le crâne sanglant tourné en l'air et vers le dehors de telle sorte qu'il ne pouvait manquer de frapper les yeux d'un homme venant du côté de la plaine. Quelques coyotes avaient déjà grimpé sur la plate-forme où était le cadavre, et flairaient tout autour, semblant hésiter devant cette masse hideuse.

—Il ne peut pas manquer de le voir, capitaine, ajouta le chasseur.

—S'il le voit, il faudra nous en défaire par la lance ou par le lasso, ou le prendre vivant. Que pas un coup de fusil ne soit tiré. Les Indiens pourraient encore l'entendre, et seraient sur notre dos avant que nous eussions fait le tour de la montagne. Non! mettez vos fusils en bandoulière! Que ceux qui ont des lances et des lassos se tiennent prêts.

—Quand devrons-nous charger, capitaine?

—Laissez-moi le soin de choisir le moment. Peut-être mettra-t-il pied à terre pour ramasser son arc, ou bien il viendra à la source pour faire boire son cheval. Dans ce cas, nous l'entourerons. S'il voit le corps du Digger, il s'en approchera, peut-être, pour l'examiner de plus près. Dans ce cas encore, nous pourrons facilement lui couper le chemin. Ayez patience! je vous donnerai le signal..

Pendant ce temps, le Navajo arrivait au grand galop. A la fin du dialogue précédent, il n'était plus qu'à trois cents yards de la source, et avançait sans ralentir son allure. Les yeux fixés sur lui, nous gardions le silence et retenions notre respiration. L'homme et le cheval captivaient tous deux notre attention. C'était un beau spectacle. Le cheval était un mustang à large encolure, noir comme le charbon, aux yeux ardents, aux naseaux rouges et ouverts. Sa bouche était pleine d'écume, et de blancs flocons marbraient son cou, son poitrail et ses épaules. Il était couvert de sueur, et on voyait reluire ses flancs vigoureux à chacun des élans de sa course. Le cavalier était nu jusqu'à la ceinture; son casque et ses plumes, quelques ornements qui brillaient sur son cou, sur sa poitrine et à ses poignets, interrompaient seuls cette nudité. Une sorte de tunique, de couleur voyante, toute brodée, couvrait ses hanches et ses cuisses. Les jambes étaient nues à partir du genou, et les pieds chaussés de mocassins qui emboîtaient étroitement la cheville. Différent en cela des autres Apaches, il n'avait point de peinture sur le corps, et sa peau bronzée resplendissait de tout l'éclat de la santé. Ses traits étaient nobles et belliqueux, son oeil fier et perçant, et sa longue chevelure noire qui pendait derrière lui allait se mêler à la queue de son cheval. Il était bien assis, sur une selle espagnole, sa lance, posée sur l'étrier et reposant légèrement contre son bras droit. Son bras gauche était passé dans les brassards d'un bouclier blanc, et un carquois plein de flèches emplumées se balançait sur son épaule. C'était un magnifique spectacle que de voir ce cheval et ce cavalier se détachant sur le fond vert de la prairie; un tableau qui rappelait plutôt un des héros d'Homère qu'un sauvage de l'Ouest.

—Wagh! s'écria un des chasseurs à voix basse, comme ça brille! regarde cette coiffure, c'est comme une braise.

—Oui, répliqua Garey, nous pouvons remercier ce morceau de métal. Nous serions dans la nasse où il est maintenant, si nous ne l'avions pas aperçu à temps. Mais, continua le trappeur, sa voix prenant un accent d'exclamation, Dacoma! par l'Éternel c'est Dacoma, le second chef des Navajoes!

Je me tournai vers Séguin pour voir l'effet de cette annonce. Le Maricopa était penché vers lui et lui parlait à voix basse, dans une langue inconnue, en gesticulant avec énergie. Je saisis le nom de Dacoma prononcé, avec une expression de haine féroce, par le chef indien qui, au même instant, montrait le cavalier qui avançait toujours.

—Eh bien, alors, repartit Séguin, paraissant céder aux voeux de l'autre, nous ne le laisserons pas échapper, qu'il voie ou non nos traces. Mais ne faites pas usage de votre fusil; les Indiens ne sont pas à plus de dix milles d'ici; ils sont encore là-bas, derrière ce pli de terrain. Nous pourrons aisément l'entourer; si nous le manquons de cette façon, je me charge de l'atteindre avec mon cheval et en voici encore un autre qui le gagnera de vitesse.

Séguin, en disant ces derniers mots, indiquait Moro.

—Silence, continua-t-il, baissant la voix. Ssschht!

Il se fit un silence de mort. Chacun pressait son cheval entre ses genoux comme pour lui commander l'immobilité. Le Navajo avait atteint la limite du camp abandonné et inclinant vers la gauche, il galopait obliquement, écartant les loups sur son passage. Il était penché d'un côté, son regard cherchant à terre. Arrivé en face de notre embuscade, il découvrit l'objet de ses recherches, et dégageant son pied de l'étrier, dirigea son cheval de manière à passer auprès. Puis, sans retenir les rênes, sans ralentir son allure, il se baissa jusqu'à ce que les plumes de son casque balayassent la terre et, ramassant l'arc, se remit immédiatement en selle.

—Superbe! s'écria le toréador.

—Par le diable! c'est dommage de le tuer, murmura un chasseur; et un sourd murmure d'admiration se fit entendre au milieu de tous ces hommes.

Après quelque temps de galop, l'Indien fit brusquement volte-face et il était sur le point de repartir, quand son regard fut attiré par le crâne sanglant du Yamparico. Sous la secousse des rênes, son cheval ploya les jarrets jusqu'à terre, et l'Indien resta immobile, considérant le corps avec surprise.

—Superbe! superbe! s'écria encore Sanchez. Caramba, il est superbe!

C'était en effet un des plus beaux tableaux que l'on pût voir. Le cheval avec sa queue étalée à terre, la crinière hérissée et les naseaux fumants, frémissant de tout son corps sous le geste de son intrépide cavalier; le cavalier lui-même avec son casque brillant, aux plumes ondoyantes, sa peau bronzée, son port ferme et gracieux et l'oeil fixé sur l'objet qui causait son étonnement.

C'était, comme Sanchez l'avait dit, un magnifique tableau, une statue vivante, et nous étions tous frappés d'admiration en le regardant. Pas un de nous, à une exception près cependant, n'aurait voulu tirer le coup destiné à jeter cette statue en bas de son piédestal. Le cheval et l'homme restèrent quelques moments dans cette attitude. Puis la figure du cavalier changea tout à coup d'expression. Il jeta autour de lui un regard inquisiteur et presque effrayé. Ses yeux s'arrêtèrent sur l'eau encore troublée par suite du piétinement de nos chevaux. Un coup d'oeil lui suffit; et, sous une nouvelle secousse de la bride, le cheval se releva et partit au galop à travers la prairie. Au même instant, le signal de charger nous était donné et, nous élançant en avant, nous sortions du fourré tous ensemble. Nous avions à traverser un petit ruisseau. Séguin était à quelques pas devant; je vis son cheval butter, broncher sur la rive et tomber, sur le flanc, dans l'eau! Tous les autres franchirent l'obstacle. Je ne m'arrêtai pas pour regarder en arrière; la prise de l'Indien était une question de vie ou de mort pour nous tous. J'enfonçai l'éperon vigoureusement, continuant la poursuite. Pendant quelque temps, nous galopâmes de front en groupe serré. Quant nous fûmes au milieu de la plaine, nous vîmes l'Indien, à peu près à douze longueurs de cheval de nous, et nous nous aperçûmes avec inquiétude qu'il conservait sa distance, si même il ne gagnait pas un peu. Nous avions oublié l'état de nos animaux: affaiblis par la diète, engourdis par un repos si prolongé dans le ravin, et, pour comble, sortant de boire avec excès.

La vitesse supérieure de Moro me fit bientôt prendre la tête de mes compagnons. Seul, El-Sol était encore devant moi, je le vis préparer son lasso, le lancer et donner la secousse; mais le noeud revint frapper les flancs de son cheval: il avait manqué son coup. Pendant qu'il rassemblait sa courroie, je le dépassai et je pus lire sur sa figure l'expression du chagrin et du désappointement. Mon arabe s'échauffait à la poursuite, et j'eus bientôt pris une grande avance sur mes camarades. Je me rapprochais de plus en plus du Navajo; bientôt nous ne fûmes plus qu'à une douzaine de pas l'un de l'autre. Je ne savais comment faire. Je tenais mon rifle à la main et j'aurais pu facilement tirer sur l'Indien par derrière, mais je me rappelais la recommandation de Séguin et nous étions encore plus près de l'ennemi; je ne savais même pas trop si nous n'étions pas déjà en vue de la bande. Je n'osai donc faire feu. Me servirais-je de mon couteau? essaierais-je de désarçonner mon ennemi avec la crosse de mon fusil? Pendant que je débattais en moi-même cette question, Dacoma, regardant par-dessus son épaule, vit que j'étais seul près de lui. Immédiatement il fit volte-face et mettant sa lance en arrêt, vint sur moi au galop. Son cheval paraissait obéir à la voix et à la pression des genoux sans le secours des rênes. A peine eus-je le temps de parer, avec mon fusil, le coup qui m'arrivait en pleine poitrine. Le fer, détourné, m'atteignit au bras et entama les chairs. Mon rifle, violemment choqué par le bois de la lance, échappa de mes mains. La blessure, la secousse et la perte de mon arme m'avaient dérangé dans le maniement de mon cheval et il se passa quelques instants avant que je pusse saisir la bride pour le faire retourner. Mon antagoniste, lui, avait fait demi-tour aussitôt, et je m'en aperçus au sifflement d'une flèche qui me passa dans les cheveux au-dessus de l'oreille droite. Au moment où je faisais face de nouveau, une autre flèche était posée sur la corde, partait et me traversait le bras droit. L'exaspération me fit perdre toute prudence et, tirant un pistolet de mes fontes, je l'armai et galopai en avant. C'était le seul moyen de préserver ma vie. Au même moment, l'Indien laissant là son arc, se disposa à me charger encore avec sa lance, et se précipita à ma rencontre. J'étais décidé à ne tirer qu'à coup sûr et à bout portant.

Nous arrivions l'un sur l'autre au plein galop. Nos chevaux allaient se toucher; je visai, je pressai la détente… Le chien s'abattit avec un coup sec! Le fer de la lance brilla sous mes yeux: la pointe était sur ma poitrine. Quelque chose me frappa violemment en plein visage. C'était la courroie d'un lasso. Je vis le noeud s'abattre sur les épaules de l'Indien et descendre jusqu'à ses coudes: la courroie se tendit. Il y eut un cri terrible, une secousse dans tout le corps de mon adversaire; la lance tomba de ses mains; et, au même instant, il était précipité de sa selle, et restait étendu, sans mouvement, sur le sol. Son cheval heurta le mien avec une violence qui fit rouler les deux animaux sur le gazon. Renversé avec Moro, je fus presque aussitôt sur pied. Tout cela s'était passé en beaucoup moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. En me relevant, je vis El-Sol qui se tenait, le couteau à la main, près du Navajo garrotté par le noeud du lasso.

—Le cheval! le cheval! Assurez-vous du cheval! cria Séguin.

Et les chasseurs se précipitèrent en foule à la poursuite du mustang, qui, la bride traînante, s'enfuyait à travers la prairie. Au bout de quelques minutes, l'animal était pris au lasso, et ramené à la place qui avait failli être consacrée par ma tombe.

XXVIII

UN DINER A DEUX SERVICES.

El-Sol, ai-je dit, se tenait debout auprès de l'Indien étendu à terre. Sa physionomie trahissait deux sentiments: la haine et le triomphe. Sa soeur arrivait en ce moment, au galop, et sautant en bas de son cheval, elle courut vers lui.

—Regarde, lui dit son frère, en montrant le chef Navajo; regarde le meurtrier de notre mère.

La jeune fille poussa une courte et vive exclamation; puis, tirant son couteau, elle se précipita sur le captif.

—Non, Luna! cria El-Sol, la tirant en arrière, non; nous ne sommes pas des assassins. Ce ne serait pas, d'ailleurs, une vengeance suffisante: il ne doit pas mourir encore. Nous le montrerons vivant aux femmes des Maricopas. Elles danseront la mamanchic autour du grand chef, du fier guerrier capturé sans aucune blessure!

Ces derniers mots, prononcés d'un ton méprisant, produisirent immédiatement leur effet sur le Navajo.

—Chien de Coco! s'écria-t-il en faisant un effort involontaire pour se débarrasser de ses liens. Chien de Coco! ligué avec les voleurs blancs. Chien!

—Ah! tu me reconnais. Dacoma? C'est bien…

—Chien! répéta encore le Navajo, l'interrompant.

Les mots sortaient en sifflant à travers ses dents serrées, tandis que son regard brillait d'une férocité sauvage.

—C'est lui! c'est lui? cria Rubé, accourant au galop. C'est lui! C'est un Indien aussi féroce qu'un couperet. Assommez-le! déchirez-le! écharpez-le à coups de lanières; c'est un échappé de l'enfer: que l'enfer le reprenne!

—Voyons votre blessure, monsieur Haller, dit Séguin descendant de cheval, et s'approchant de moi non sans quelque inquiétude, à ce qu'il me parut. Où est-elle? dans les chairs' Il n'y a rien de grave, pourvu toutefois que la flèche ne soit pas empoisonnée. Je le crains. El-Sol! ici! vite, mon ami! Dites-moi si cette pointe n'a pas été empoisonnée.

—Retirons-la d'abord, répondit le Maricopa, répondant à l'appel. Il ne faut pas perdre de temps pour cela.

La flèche me traversait le bras d'outre en outre. El-Sol prit à deux mains le bout emplumé, cassa le bois près de la plaie, puis, saisissant le dard du côté de la pointe, il le retira doucement de la blessure.

—Laissez saigner, dit-il, pendant que je vais examiner la pointe. Il ne semble pas que ce soit une flèche de guerre. Mais les Navajoes emploient un poison excessivement subtil. Heureusement j'ai le moyen de reconnaître sa présence, et j'en possède l'antidote. En disant cela, il sortit de son sac une touffe de coton. Il essuya soigneusement le sang qui tachait la pointe. Il déboucha ensuite une petite fiole, et, versant quelques gouttes sur le métal, observa le résultat. J'attendais avec une vive anxiété. Séguin aussi paraissait inquiet; et comme je savais que ce dernier avait dû souvent être témoin des effets d'une flèche empoisonnée, j'étais peu rassuré par l'inquiétude qu'il manifestait en suivant l'opération. S'il craignait un danger, c'est que le danger devait être réel.

—Monsieur Haller, dit enfin El-Sol, vous avez une heureuse chance. Je puis appeler cela une heureuse chance, car incontestablement votre antagoniste doit avoir dans son carquois des flèches moins inoffensives que celle-là. Laissez-moi voir, ajouta-t-il.

Et, soulevant le Navajo, il tira une autre flèche du carquois qui était encore attaché derrière le dos de l'Indien. Après avoir renouvelé l'épreuve, il s'écria:

-Je vous le disais bien! Regardez celle-ci: verte comme du planton! Il en a tiré deux; où est l'autre? Camarades, aidez-moi à la trouver. Il ne faut pas laisser un pareil témoin derrière nous.

Quelques hommes descendirent de cheval et cherchèrent la flèche qui avait été tirée la première. J'indiquai, autant que je le pus, la direction et la distance probable où elle devait se trouver; un instant après, elle était ramassée. El-Sol la prit, et versa quelques gouttes de sa liqueur sur la pointe. Elle devint verte comme la précédente.

-Vous pouvez remercier vos patrons, monsieur Haller, dit le Coco, de ce que ce ne soit pas celle-çi qui ait traversé votre bras, car il aurait fallu toute la science du docteur Reichter, et la mienne, pour vous sauver. Mais qu'est-ce que cela? une autre blessure!… Ah! il vous a touché à la première charge. Laissez-moi voir.

—Je pense que ce n'est qu'une simple égratignure.

—Nous sommes ici sous un climat terrible, monsieur Haller. J'ai vu des égratignures de ce genre tourner en blessures mortelles quand on n'en prenait pas un soin suffisant. Luna! un peu de coton, petite soeur! Je vais tâcher de panser la vôtre de telle sorte que vous n'ayez à craindre aucun mauvais résultat. Je vous dois bien cela, car sans vous, monsieur, il m'aurait échappé.

—Mais sans vous, monsieur, il m'aurait tué.

—Ma foi, reprit le Coco en souriant, il est supposable que sans moi vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien. Votre arme vous a trahi… Ce n'est pas chose facile que de parer un coup de lance avec la crosse d'un fusil, et vous avez merveilleusement exécuté cette parade. Je ne m'étonne pas que vous ayez eu recours au pistolet à la deuxième rencontre. J'en aurais fait autant, si je l'avais manqué une seconde fois avec mon lasso. Mais nous avons été favorisés tous les deux. Il vous faudra porter votre bras en écharpe pendant un jour ou deux. Luna! votre écharpe!

—Non! dis-je, en voyant la jeune fille détacher une magnifique ceinture nouée autour de sa taille; non, je vous en prie, je trouverai autre chose.

—Tenez, monsieur, si cela peut convenir? dit le jeune trappeur Garey intervenant, je suis heureux de pouvoir vous l'offrir.

Garey en disant cela, tira un mouchoir de couleur de dessous sa blouse de chasse, et me le présenta.

—Vous êtes bien bon; je vous remercie, répondis-je, bien que je comprisse en faveur de qui le mouchoir m'était offert. Vous voudrez bien accepter ceci en retour?

Et je lui tendis un de mes petits revolvers; c'était une arme qui, dans un pareil moment, et sur un pareil théâtre, valait son poids de perles.

Le montagnard savait bien cela, et accepta avec reconnaissance le cadeau que je lui offrais. Mais quelque valeur qu'il pût y attacher, je vis que le simple sourire qu'il reçut d'un autre côté constituait à ses yeux une récompense plus précieuse encore, et je devinai que l'écharpe, à quelque prix que ce fût, changerait bientôt de propriétaire. J'observais la physionomie d'El-Sol pour savoir s'il avait remarqué et s'il approuvait tout ce petit manège. Aucun signe d'émotion n'apparut sur sa figure. Il était occupé de mes blessures et les pansait avec une adresse qui eût fait la réputation d'un membre de l'Académie de médecine.

—Maintenant, dit-il quand il eut fini, vous serez en état de rentrer en ligne dans une couple de jours au plus tard. Vous avez un mauvais mors, monsieur Haller, mais votre cheval est le meilleur que j'aie jamais vu. Je ne m'étonne pas que vous ayez refusé de le vendre.

Presque toute la conversation avait eu lieu en anglais. Le chef Coco parlait cette langue avec une admirable netteté et un accent des plus agréables. Il parlait français, aussi, comme un Parisien; et c'était ordinairement dans cette langue qu'il causait avec Séguin. J'en étais émerveillé. Les hommes étaient remontés à cheval et avaient hâte de regagner le camp. Nous mourions littéralement de faim; nous retournâmes sur nos pas pour reprendre le repas interrompu d'une façon si intempestive. A peu de distance du camp, nous mimes pied à terre, et, après avoir attaché nos chevaux à des piquets, au milieu de l'herbe, nous procédâmes à la recherche des débris de viande dont nous avions vu des quantités quelque temps auparavant. Un nouveau déboire nous était réservé; pas un lambeau de viande ne restait! Les coyotes avaient profité de notre absence, et nous ne trouvions plus que des os entièrement rongés. Les côtes et les cuisses des buffalos avaient été nettoyées et grattées comme un couteau. La hideuse carcasse du Digger, elle-même, était réduite à l'état de squelette!

—Bigre! s'écria un des chasseurs; du loup maintenant, ou rien.

Et l'homme mit son fusil en joue.

—Arrêtez! cria Séguin voyant cela. Êtes-vous fou, monsieur!

—Je ne crois pas, capitaine, répliqua le chasseur, relevant son fusil d'un air de mauvaise humeur. Il faut pourtant bien que nous mangions, je suppose. Je ne vois plus que des loups par ici; et comment les attraperons-nous sans tirer dessus?

Séguin ne répondit rien, et se contenta de montrer l'arc qu'El-Sol était en train de bander.

—Oh! c'est juste; vous avez raison, capitaine; je vous demande pardon.
J'avais oublié ce morceau d'os.

Le Coco prit une flèche dans le carquois, en soumit la pointe à l'épreuve de sa liqueur. C'était une flèche de chasse: il l'ajusta sur la corde, et l'envoya à travers le corps d'un loup blanc qui tomba mort sur le coup. Il retira sa flèche, l'essuya, et abattit un autre loup, puis un autre encore, et ainsi, jusqu'à ce que cinq ou six cadavres fussent étendus sur le sol.

—Tuez un coyote pendant que vous y êtes, cria un des chasseurs. Des gentlemen comme nous doivent avoir au moins deux services à leur dîner.

Tout le monde se mit à rire à cette saillie; El-Sol ne se fit pas prier, et ajouta un coyote aux victimes déjà sacrifiées.

—Je crois que nous en aurons assez maintenant pour un repas, dit El-Sol, retirant la flèche et la replaçant dans le carquois.

—Oui, reprit le farceur. S'il nous en faut d'autres, nous pourrons retourner à l'office. C'est un genre de viande qui gagne beaucoup à être mangée fraîche.

—Tu as raison, camarade, dit un autre; pour ma part, j'ai toujours eu un goût particulier pour le loup blanc; je vas me régaler.

Les chasseurs, tout en riant des plaisanteries de leur camarade, avaient tiré leurs couteaux brillants, et ils eurent bientôt dépouillé les loups. L'adresse avec laquelle cette opération fut exécutée prouvait qu'elle n'avait rien de nouveau pour eux. La viande fut aussitôt dépecée, chacun prit son morceau et le fit rôtir.

—Camarades! comment appellerez-vous cela? Boeuf ou mouton? demanda l'un d'eux qui commençait à manger.

—Du mouton-loup, pardieu! répondit-on.

—C'est ma foi un bon manger, tout de même. La peau une fois ôtée, c'est tendre comme de l'écureuil.

—Ça vous a un petit goût de chèvre; ne trouvez-vous pas?

—Ça me rappelle plutôt le chien.

—Ça n'est pas mauvais du tout; c'est meilleur que du boeuf maigre comme on en mange si souvent.

—Je le trouverais un peu meilleur si j'étais sûr que celui que je mange n'a pas été dépouiller la carcasse qui est là sur le rocher.

Et l'homme montrait le squelette du Digger.

Cette idée était horrible, et dans toute autre circonstance elle eût agi sur nous comme de l'émétique.

—Pouah! s'écria un chasseur, vous m'avez presque soulevé le coeur. J'allais goûter du coyote avant que vous ne parliez. Je ne peux plus maintenant, car je les ai vus flairer autour avant que nous n'allions là-bas.

—Dis donc, vieux gourmand, tu ne t'inquiètes guère de ça toi.

Cette question s'adressait à Rubé, qui était sérieusement occupé après une côte, et qui ne fit aucune réponse.

—Lui? allons donc, dit un autre, répondant à sa place; Rubé a mangé plus d'un bon morceau dans son temps. N'est-ce pas, Rubé?

—Oui, et si vous devez vivre dans la montagne aussi longtemps que l'Enfant, vous serez bien aise de n'avoir jamais à mordre dans une viande plus répugnante que la viande du loup; croyez-moi, mes petits amours.

—De la chair humaine, peut-être?

—Oui, c'est ce que Rubé veut dire.

—Garçons, dit Rubé sans faire attention à la remarque, et paraissant de bonne humeur depuis que son appétit était satisfait, quelle est la chose la plus désagréable, sans parler de la chair humaine, que chacun de vous ait jamais mangée?

-Eh bien, sans parler de la chair humaine, comme vous dites, répondit un des chasseurs, le rat musqué est la plus détestable viande à laquelle j'aie mis la dent.

—J'ai mangé tout cru un lièvre nourri de sauge, dit un autre, et je n'ai jamais rien trouvé d'aussi amer.

—Les hiboux ne valent pas grand-chose, ajouta un troisième.

—J'ai mangé du chince,[1] continua un quatrième, et je dois dire qu'il y a bien des choses qui sont meilleures.

[Note: Chinche, mouffette, sorte de fouine douêe d'une telle puissance d'infection que son simple passage suffit à empoisonner un endroit clos pour un mois]

Carajo! s'écria un Mexicain, et que dites-vous du singe? J'en ai fait ma nourriture pendant assez longtemps dans le Sud.

—Oh! je crois volontiers que le singe est une nourriture coriace; mais j'ai usé mes dents après du cuir sec de buffalo, et je vous prie de croire que ce n'était pas tendre.

—L'Enfant, reprit Rubé après que chacun eut dit son mot, l'Enfant a mangé de toutes les créatures que vous avez nommées, si ce n'est pourtant du singe. Il n'a pas mangé de singe, parce qu'il n'y en a pas de ce côté-ci. Il ne vous dira pas si c'est coriace, si ça ne l'est pas, si c'est amer ou non; mais, une fois dans sa vie, le vieux nègre a mangé d'une vermine qui ne valait pas mieux, si elle valait autant.

—Qu'est-ce que c'était, Rubé? qu'est-ce que c'était? demandèrent-ils tous à la fois, curieux de savoir ce que le vieux chasseur pouvait avoir mangé de plus répugnant que les viandes déjà mentionnées.

—C'était du vautour noir; voilà ce que c'était.

—Du vautour noir! répétèrent-ils tous.

—Pas autre chose.

—Pouah? Ça ne devait pas sentir bon, si je ne me trompe.

—Ça passe tout ce que vous pouvez dire.

—Et quand avez-vous mangé ce vautour, vieux camarade? demanda un des chasseurs, supposant bien qu'il devait y avoir quelque histoire relative à ce repas.

—Oui, conte-nous ça, Rubé! conte-nous ça.

—Eh bien, commença Rubé, après un moment de silence, il y a à peu près six ans de cela; j'avais été laissé à pied, sur l'Arkansas, par les Rapahoès, à près de deux cents milles au-dessus de la forêt du Big. Les maudits gueux m'avaient pris mon cheval, mes peaux de castor et tout. Hé! hé! continua l'orateur, avec un petit gloussement; hé! hé! ils croyaient bien en avoir fini avec le vieux Rubé, en le laissant ainsi tout seul.

—S'ils l'ont fait, remarqua un chasseur, c'est qu'ils comptaient là-dessus. Eh bien, et le vautour?

—Ainsi donc j'étais dépouillé de tout: il ne me restait juste qu'un pantalon de peau, et j'étais à plus de deux cents milles de tout pays habité! Le fort de Bent était l'endroit le plus proche: je pris cette direction.

Je n'ai jamais vu de ma vie de gibier aussi farouche. Si j'avais eu mes trappes, je lui en aurais fait voir des grises; mais il n'y avait pas une de ces bêtes, depuis les mineurs aquatiques jusqu'aux buffalos de la prairie, qui ne parût comprendre à quoi le pauvre nègre en était réduit. Pendant deux grands jours, je ne pus rien prendre que des lézards, et encore c'est à peine si j'en trouvais.

—Les lézards font un triste plat, remarqua un des auditeurs.

-Vous pouvez le dire. La graisse de ces jointures de cuisse vaut mieux, bien sûr.

Et, en disant cela, Rubé renouvelait ses attaques au mouton-loup.

—Je mangeai les jambes de mes culottes, jusqu'à ce que je fusse aussi nu que la Roche de Chimely.

—Cré nom! était-ce en hiver?

—Non. Le temps était doux et assez chaud pour qu'on pût aller ainsi. Je ne me souciais guère de mes jambes de peau à cet endroit; mais j'aurais voulu en avoir plus longtemps à manger.

Le troisième jour, je tombai sur une ville de rats des sables. Les cheveux du vieux nègre étaient plus longs alors qu'ils ne sont aujourd'hui. J'en fis des collets, et j'attrapai pas mal de rats; mais ils devinrent farouches, eux aussi, les satanés animaux, et je dus renoncer à cette spéculation. C'était le troisième jour depuis que j'avais été planté là, et j'en avais au moins pour toute une grande semaine. Je commençai à croire qu'il était temps pour l'Enfant de dire adieu à ce monde. Le soleil venait de se lever, et j'étais assis sur le bord de la rivière, quand je vis quelque chose de drôle qui flottait sur l'eau. Quand ça s'approcha, je vis que c'était la carcasse d'un petit buffalo qui commençait à se gâter, et, dessus, une couple de vautours qui se régalaient à même. Tout ç'était loin de la rive et l'eau était profonde; mais je me dis que je l'amènerais à bord. Je ne fus pas long à me déshabiller, vous pensez. Un éclat de rire des chasseurs interrompit Rubé.

—Je me mis à l'eau et gagnai le milieu à la nage. Je n'avais pas fait la moitié du chemin que je sentais la chose à plein nez. En me voyant approcher, les oiseaux s'envolèrent. Je fus bientôt près de la carcasse, mais je vis d'un coup d'oeil qu'elle était trop avancée tout de même.

—Quel malheur! s'écria un des chasseurs.

—Je n'étais pas d'humeur à avoir pris un bain pour rien: je saisis la queue entre mes dents et me mis à nager vers le bord. Au bout de trois brasses la queue se détacha! Je poussai la charogne, en nageant derrière jusqu'à un banc de sable découvert. Elle manqua tomber en pièces quand je la tirai de l'eau. Ça n'était vraiment pas mangeable!

Ici Rubé prit une nouvelle bouchée de mouton-loup et garda le silence jusqu'à ce qu'il l'eût avalée. Les chasseurs, vivement intéressés par ce récit, en attendaient la suite avec impatience. Enfin il reprit:

—Les deux oiseaux de proie voltigeaient alentour, et d'autres arrivaient aussi. Je pensai que je pourrais bien me faire un bon repas avec un d'entre eux. Je me couchai donc auprès de la carcasse et ne bougeai pas plus qu'un opossum. Au bout de quelques instants, les oiseaux arrivèrent se poser sur le banc de sable, et un gros mâle vint se percher sur la bête morte. Avant qu'il n'eût le temps de reprendre son vol, je l'avais agrippé par les pattes.

—Hourra! bien fait, nom d'un chien!

—L'odeur de la satanée bête n'était guère plus appétissante que celle de la charogne; mais je m'inquiétais peu que ce fût du chien mort, du vautour ou du veau; je plumai et je dépouillai l'oiseau.

—Et tu l'as mangé?

—Non-on, répondit en traînant Rubé, vexé sans doute d'être ainsi interrompu, c'est lui qui m'a mangé.

—L'as-tu mangé cru, Rubé? demanda un des chasseurs.

—Et comment aurait-il fait autrement? il n'avait pas un brin de feu, et rien pour en allumer….

—Animal bête! s'écria Rubé se retournant brusquement vers celui qui venait de parler; je ferais du feu, quand il n'y en aurait pas un brin plus près de moi que l'enfer!

Un bruyant éclat de rire suivit cette furieuse apostrophe, et il se passa quelques minutes avant que le trappeur se calmât assez pour reprendre sa narration.

—Les autres oiseaux, continua-t-il enfin, voyant le vieux mâle empoigné, devinrent sauvages, et s'en allèrent de l'autre côté de la rivière. Il n'y avait plus moyen de recommencer le même jeu. Justement alors, j'aperçus un coyote qui venait en rampant le long du bord, puis un autre sur ses talons, puis deux ou trois encore qui suivaient. Je savais bien que ce ne serait pas une plaisanterie commode que d'en empoigner un par la jambe; mais je résolus pourtant d'essayer, et je me recouchai comme auparavant près de la carcasse. Mais je vis que ça ne prenait pas. Les bêtes madrées se doutaient du tour et se tenaient à distance. J'aurais bien pu me cacher sous quelques broussailles qui étaient près de là, et je commençais à y tirer l'appât; mais une autre idée me vint. Il y avait un amas de bois sur le bord; j'en ramassai et construisis une trappe tout autour du cadavre. En un clin d'oeil de chèvre, j'avais six bêtes prises au piège.

—Hourra! tu étais sauvé alors, vieux troubadour.

—Je ramassai des pierres, j'en mis un tas sur la trappe. Et laissai tomber tout sur eux, et moi par-dessus. Seigneur mon Dieu! camarades, vous n'avez jamais vu ni entendu pareil vacarme, pareils aboiements, hurlements, grognements, remuements: c'était comme si je les avais mis dans un bain de poivre. Hé! hé! Hé! ho! ho! ho!

Et le vieux trappeur enfumé riait avec délices au souvenir de cette aventure.

—Et tu parvins jusqu'au fort de Bent, sain et sauf, j'imagine?

—Ou-ou-i. J'écorchai les bêtes avec une pierre tranchante, et je me fis une espèce de chemise et une sorte de pantalon. Le vieux nègre ne se souciait pas de donner à rire à ceux du fort en y arrivant tout nu. Je fis provision de viande de loup pour ma route, et j'arrivai en moins d'une semaine. Bill se trouvait là en personne; vous connaissez tous Bill Bent? Ce n'était pas la première fois que nous nous voyions. Une demi-heure après mon arrivée au fort, j'étais équipé, tout flambant neuf et pourvu d'un nouveau rifle; ce rifle, c'était Tar-guts, celui que voilà.

—Ah! c'est là que tu as eu Tar-guts, alors?

—C'est là que j'ai eu Tar-guts, et c'est un bon fusil. Hi! Hi! hi! Je ne l'ai pas gardé longtemps à rien faire. Hi! hi! hi! Ho! ho! ho!

Et Rubé s'abandonna à un nouvel accès d'hilarité.

—A propos de quoi ris-tu maintenant, Rubé? demanda un de ses camarades.

—Hi! hi! hi! de quoi je ris? hi! hi! hi! ho! ho! C'est le meilleur de la farce. Hi! hi! hi! de quoi je ris?

—Oui, dis-nous ça, l'ami.

—Voilà de quoi je ris, reprit Rubé en s'apaisant un peu. Il n'y avait pas trois jours que j'étais au fort de Bent, quand… Devinez qui arriva au fort?

—Qui? les Rapahoès, peut-être?

—Juste, les mêmes Indiens, les mêmes gredins qui m'avaient fichu à pied. Ils venaient au fort pour faire du commerce avec Bill, et, avec eux, ma vieille jument et mon fusil.

—Tu les as repris, alors?

—Na-tu-relle-ment. Il y avait là des montagnards qui n'étaient pas gens à souffrir que l'Enfant eût été planté là au milieu de la prairie pour rien. La voilà, la vieille bête! et Rubé montrait sa jument.—Pour le rifle, je le laissai à Bill, et je gardai en échange, Tar-guts, voyant qu'il était le meilleur.

—Ainsi, tu étais quitte avec les Rapahoès?

—Quant à ça, mon garçon, ça dépend de ce que tu appelles quitte. Vois-tu ces marques-là, ces coches qui sont à part?

Le trappeur montrait une rangée de petites coches faite sur la crosse de son rifle.

—Oui! oui! crièrent plusieurs voix.

—Il y en a cinq, n'est-ce pas?

—Une, deux, trois… Oui, cinq.

Autant de Rapahoès!

L'histoire de Rubé était finie.

XXIX

LES FAUSSES PISTES.—UNE RUSE DE TRAPPEUR.

Pendant ce temps, les hommes avaient terminé leur repas et commençaient à se réunir autour de Séguin dans le but de délibérer sur ce qu'il y avait à faire. On avait déjà envoyé une sentinelle sur les rochers pour surveiller les alentours, et nous avertir au cas où les Indiens se montreraient de nouveau sur la prairie. Nous comprenions tous que notre position était des plus critiques. Le Navajo, notre prisonnier, était un personnage trop important (c'était le second chef de la nation) pour être abandonné ainsi; les hommes placés directement sous ses ordres, la moitié de la tribu environ, reviendraient certainement à sa recherche. Ne le trouvant pas à la source, en supposant même qu'ils ne découvrissent pas nos traces, ils retourneraient dans leur pays par le sentier de la guerre. Ceci devait rendre notre expédition impraticable, car la bande de Dacoma seule était plus nombreuse que la nôtre; et si nous rencontrions ces Indiens dans les défilés de leurs montagnes, nous n'aurions aucune chance de leur échapper. Pendant quelque temps, Séguin garda le silence, et demeura les yeux fixés sur la terre. Il élaborait évidemment quelque plan d'action. Aucun des chasseurs ne voulut l'interrompre.

—Camarades, dit-il enfin, c'est un coup malheureux; mais nous ne pouvions pas faire autrement. Cela aurait pu tourner plus mal. Au point où en sont les choses, il faut modifier nos plans. Ils vont, pour sûr, se mettre à la recherche de leur chef, et remonter jusqu'aux villes des Navajoes. Que faire, alors? Notre bande ne peut ni escalader le Pinon ni traverser le sentier de guerre en aucun point. Ils ne manqueraient pas de découvrir nos traces.

—Pourquoi n'irions-nous pas tout droit rejoindre notre troupe où elle est cachée, et ne ferions-nous pas le tour par la vieille mine? Nous n'aurons pas à traverser le sentier de la guerre.

Cette proposition était faite par un des chasseurs.

-Vaya! objecta un Mexicain; nous nous trouverions nez à nez avec les Navajoès en arrivant à leur ville! Carrai! ça ne peut pas aller, amigo! La plupart d'entre nous n'en reviendraient pas. Santissima! Non!

-Rien ne prouve que nous les rencontrerons, fit observer celui qui avait parlé le premier; ils ne vont pas rester dans leur ville, quand ils verront que celui qu'ils cherchent n'y est pas revenu.

—C'est juste, dit Séguin; ils n'y resteront pas. Sans aucun doute, ils reprendront le sentier de la guerre; mais je connais le pays du côté de la vieille mine….

—Allons par là! allons par là! crièrent plusieurs voix.

—Il n'y a pas de gibier de ce côté, continua Séguin. Nous n'avons pas de provisions; il nous est impossible de prendre cette route.

—Pas moyen d'aller par là.

—Nous serions morts de faim avant d'avoir traversé les Mimbres.

—Et il n'y a pas d'eau non plus, sur cette route.

—Non, ma foi; pas de quoi faire boire un rat des sables.

-Il faut chercher autre chose, dit Séguin.

Après une pause de réflexion, il ajouta d'un air sombre:

—Il nous faut traverser le sentier, et aller par le Prieto, ou renoncer à l'expédition.

Le mot Prieto, placé en regard de cette phrase: renoncer à l'expédition, excita au plus haut degré l'esprit d'invention chez les chasseurs. On proposa plan sur plan; mais tous avaient pour défaut d'offrir la probabilité sinon la certitude, que nos traces seraient découvertes par l'ennemi et que nous serions rejoints avant d'avoir pu regagner le Del-Norte. Tous furent rejetés les uns après les autres. Pendant toute cette discussion, le vieux Rubé n'avait pas soufflé mot. Le trappeur essorillé était assis sur l'herbe, accroupi sur ses jarrets, traçant des lignes avec son couteau, et paraissant occupé à tresser le plan de quelque fortification.

—Qu'est-ce que tu fais là, vieux fourreau de cuir? Demanda un de ses camarades.

—Je n'ai plus l'oreille aussi fine qu'avant de venir dans ce maudit pays; mais il me semble avoir entendu quelques-uns dire que nous ne pouvions pas traverser le sentier des Paches sans qu'on fût sur nos talons au bout de deux jours. Ça n'est pourtant pas malin.

—Comment vas-tu nous prouver ça, vieux….

—Tais-toi, imbécile! ta langue remue comme la queue d'un castor quand le flot monte.

—Pouvez-vous nous indiquer un moyen de nous tirer de cette difficulté,
Rubé! J'avoue que je n'en vois aucun.

A cet appel de Séguin, tous les yeux se tournèrent vers le trappeur.

—Eh bien, capitaine, je vas vous dire comment je comprends la chose. Vous en prendrez ce que vous voudrez; mais si vous faites ce que je vas vous dire, il n'y a ni Pache ni Navagh qui puisse flairer d'ici à une semaine par où nous serons passés. S'ils s'y reconnaissent, je veux que l'on me coupe les oreilles. C'était la plaisanterie favorite de Rubé, et elle ne manquait jamais d'égayer les chasseurs. Séguin lui-même ne put réprimer un sourire et pria le trappeur de continuer.

—D'abord et avant tout, donc, dit Rubé, il n'y a pas de danger qu'on se mette à courir après ce mal blanchi avant deux jours au plus tôt.

—Comment cela?

—Voici pourquoi: vous savez que ce n'est qu'un second chef, et ils peuvent très-bien se passer de lui. Mais ce n'est pas tout. Cet Indien a oublié son arc, cette machine blanche. Maintenant, vous savez tous aussi bien que l'Enfant, qu'un pareil oubli est une mauvaise recommandation aux yeux des Indiens.

—Tu as raison en cela, vieux, remarqua un chasseur.

—Eh bien, le gredin sait bien ça. Vous comprenez maintenant, et c'est aussi clair que le pic du Pike, qu'il est revenu sur ses pas sans dire aux autres une syllabe de pourquoi; il ne le leur a bien sûr pas laissé savoir s'il a pu faire autrement.

—Cela est vraisemblable, dit Séguin; continuez, Rubé.

—Bien plus encore, continua le trappeur, je parierais gros qu'il leur a défendu de le suivre, afin que personne ne pût voir ce qu'il venait faire. S'il avait eu la pensée qu'on le soupçonnât, il aurait envoyé quelque autre, et ne serait pas venu lui-même: voilà ca qu'il aurait fait.

Cela était assez vraisemblable, et la connaissance que les chasseurs de scalps avaient du caractère des Navajoès les confirma tous dans la même pensée.

—Je suis sûr qu'ils reviendront en arrière, continua Rubé, du moins la moitié de la tribu, celle qu'il commande. Mais il se passera trois jours et peut-être quatre avant qu'ils ne boivent l'eau de Pignion.

—Mais ils seront sur nos traces le jour d'après.

—Si nous sommes assez fous pour laisser des traces, ils les suivront, c'est clair.

—Et comment ne pas en laisser? demanda Séguin.

—Ça n'est pas plus difficile que d'abattre un arbre.

—Comment? Comment cela? demanda tout le monde à la fois.

—Sans doute, mais quel moyen employer? demanda Séguin.

—Vraiment, cap'n, il faut que votre chute vous ait brouillé les idées. Je croyais qu'il n'y avait que ces autres brutes capables de ne pas trouver le moyen du premier coup.

—J'avoue, Rubé, répondit Séguin en souriant, que je ne vois pas comment vous pouvez les mettre sur une fausse voie.

—Eh bien donc, continua le trappeur, quelque peu flatté de montrer sa supériorité dans les ruses de la prairie, l'Enfant est capable de vous dire comment il peut les mettre sur une voie qui les conduira tout droit à tous les diables.

—Hourra pour toi, vieux sac de cuir!

—Vous voyez ce carquois sur l'épaule de cet Indien?

—Oui, oui!

—Il est plein de flèches ou peu s'en faut, n'est-ce pas?

—Il l'est. Eh bien?

—Eh bien donc, qu'un de nous enfourche le mustang de l'Indien; n'importe qui peut faire ça aussi bien que moi; qu'il traverse le sentier des Paches, et qu'il jette ces flèches la pointe tournée vers le sud, et si les Navaghs ne suivent pas cette direction jusqu'à ce qu'ils aient rejoint les Paches, l'Enfant vous abandonne sa chevelure pour une pipe du plus mauvais tabac de Kentucky.

Viva! Il a raison! il a raison! Hourra pour le Vieux Rubé! s'écrièrent tous les chasseurs en même temps.

—Ils ne comprendront pas trop pourquoi il a pris ce chemin, mais ça ne fait rien. Ils reconnaîtront les flèches, ça suffit. Pendant qu'ils s'en retourneront par là-bas, nous irons fouiller dans leur garde-manger; nous aurons tout le temps nécessaire pour nous tirer tranquillement du guêpier, et revenir chez nous.

—Oui, c'est cela, par le diable!

—Notre bande, continua Rubé, n'a pas besoin de venir jusqu'à la source du Pignion, ni à présent ni après. Elle peut traverser le sentier de la guerre, plus haut, vers le Heely, et nous rejoindre de l'autre côté de la montagne, où il y a en masse du gibier, des buffalos et du bétail de toute espèce. La vieille terre de la Mission en est pleine. Il faut absolument que nous passions par là; il n'y a aucune chance de trouver des bisons par ici, après la chasse que les Indiens viennent de leur donner.

—Tout cela est juste, dit Séguin. i1 faut que nous fassions le tour de la montagne avant de rencontrer des buffalos. Les chasseurs indiens les ont fait disparaître des Llanos. Ainsi donc, en route! mettons-nous tout de suite à l'ouvrage. Nous avons encore deux heures avant le coucher du soleil. Par quoi devons-nous commencer, Rubé? Vous avez fourni l'ensemble du plan; je me fie à vous pour les détails.

—Eh bien, dans mon opinion, cap'n, la première chose que nous ayons à faire, c'est d'envoyer un homme, au grandissime galop, à la place où la bande est cachée; il leur fera traverser le sentier.

—Où pensez-vous qu'ils devront le traverser?

—A peu près à vingt milles au nord d'ici, il y a une place sèche et dure, une bonne place pour ne pas laisser de traces. S'ils savent s'y prendre, ils ne feront pas d'empreintes qu'on puisse voir. Je me chargerais d'y faire passer un convoi de wagons de la compagnie Bent sans que le plus madré des Indiens soit capable d'en reconnaître la piste; je m'en chargerais.

—Je vais envoyer immédiatement un homme. Ici, Sanchez! vous avez un bon cheval, et vous connaissez le terrain. Nos amis sont cachés à vingt milles d'ici, tout au plus; conduisez-les le long du bord et avec précaution, comme on l'a dit. Vous nous trouverez au nord de la montagne. Vous pouvez courir toute la nuit, et nous avoir rejoints demain de bonne heure. Allez!

Le torero, sans faire aucune réponse, détacha son cheval du piquet, sauta en selle, et prit au galop la direction du nord-ouest.

—Heureusement, dit Séguin, le suivant de l'oeil pendant quelques instants, ils ont piétiné le sol tout autour; autrement, les empreintes de notre dernière lutte en auraient raconté long sur notre compte.

—Il n'y a pas de danger de ce côté, répliqua Rubé; mais quand nous aurons quitté d'ici, cap'n, nous ne suivrons plus leur route. Ils découvriraient bientôt notre piste. Il faut que nous prenions un chemin qui ne garde pas de traces. Et Rubé montrait le sentier pierreux qui s'étendait au nord et au sud, contournant le pied de la montagne.

—Oui, nous suivrons ce chemin; nous n'y laisserons aucune empreinte. Et puis, après?

—Ma seconde idée est de nous débarrasser de cette machine qui est là-bas.

Et le trappeur, en disant ces mots, indiquait d'un geste de tête le squelette du Yamporica.

—C'est vrai, j'avais oublié cela. Qu'allons-nous en faire?

—Enterrons-le, dit un des hommes.

—Ouais! Non pas. Brûlons-le! conseilla un autre.

—Oui, ça vaut mieux, fit un troisième.

On s'arrêta à ce dernier parti. Le squelette fut amené en bas; les taches de sang soigneusement effacées des rochers; le crâne brisé d'un coup de tomahawk; les ossements mis en pièces; puis le tout fut jeté dans le feu mêlé avec un tas d'os de buffalos déjà carbonisés sous les cendres. Un anatomiste seul aurait pu trouver là les vestiges d'un squelette humain.

—A présent, Rubé, les flèches?

—Si vous voulez me laisser faire avec Billy Garey, je crois qu'à nous deux nous arrangerons ça de manière à mettre dedans tous les Indiens du pays. Nous aurons à peu près trois milles à faire, mais nous serons revenus avant que vous ayez fini de remplir les gourdes, les outres, et tout préparé pour le départ.

—Très-bien! prenez les flèches.

—C'est assez de quatre attrapes, dit Rubé, tirant quatre flèches du carquois. Gardez le reste. Nous aurons besoin de viande de loup avant de nous en aller. Nous ne trouverons pas la queue d'une autre bête, tant que nous n'aurons pas fait le tour de lamontagne. Billy! enfourche-moi le mustang de ce Navagh. C'est un beau cheval; mais je ne donnerais pas ma vieille jument pour tout un escadron de ses pareils. Prends une de ces plumes noires.

Le vieux trappeur arracha une des plumes d'autruche du casque de Dacoma, et continua:

—Garçons! veillez sur la vieille jument jusqu'à ce que je revienne; ne la laissez pas échapper. Il me faut une couverture. Allons! ne parlez pas tous à la fois.

—Voilà, Rubé, voilà! crièrent tous les chasseurs, offrant chacun sa couverture.

—J'en aurai assez d'une. Il ne nous en faut que trois; celle de Bill, la mienne et une autre. Là, Billy, mets ça devant toi. Maintenant suis le sentier des Paches pendant trois cents yards à peu près, et ensuite tu traverseras; ne marche pas dans le frayé; tiens-toi à mes côtés, et marque bien tes empreintes. Au galop, animal!

Le jeune chasseur appuya ses talons contre les flancs du mustang, et partit au grand galop en suivant le sentier des Apaches. Quand il eut couru environ trois cents yards, il s'arrêta, attendant de nouvelles instructions de son camarade. Pendant ce temps, le vieux Rubé prenait une flèche, et, attachant quelques brins de plumes d'autruche à l'extrémité barbelée, il la fichait dans la plus élevée des perches que les Indiens avaient laissées debout sur le terrain du camp. La pointe était tournée vers le sud du sentier des Apaches, et la flèche était si bien en vue, avec sa plume noire, qu'elle ne pouvait manquer de frapper les yeux de quiconque viendrait du côté des Llanos. Cela fait, il suivit son camarade à pied, se tenant à distance du sentier et marchant avec précaution. En arrivant près de Garey, il posa une seconde flèche par terre, la pointe tournée aussi vers le sud, et de façon à ce qu'elle pût être aperçue de l'endroit où était la première. Garey galopa encore en avant, en suivant le sentier, tandis que Rubé marchait, dans la prairie, sur une ligne parallèle au sentier.

Après avoir fait ainsi deux ou trois milles, Garey ralentit son allure, et mit le mustang au pas. Un peu plus loin, il s'arrêta de nouveau, et mit le cheval au repos dans la partie battue du chemin. Là, Rubé le rejoignit, et étendit les trois couvertures sur la terre, bout à bout, dans la direction de l'ouest, en travers du chemin. Garey mit pied à terre et conduisit le cheval tout doucement en le faisant marcher sur les couvertures. Comme ses pieds ne portaient que sur deux à la fois, à mesure que celle de derrière devenait libre, elle était enlevée et replacée en avant. Ce manège fut répété jusqu'à ce que le mustang fût arrivé à environ cinquante fois sa longueur dans le milieu de la prairie. Tout cela fut exécuté avec une adresse et une élégance égales à celles que déploya sir Walter Raleigh dans le trait de galanterie qui lui a valu sa réputation. Garey alors ramassa les couvertures, remonta à cheval et revint sur ses pas en suivant le pied de la montagne; Rubé était retourné auprès du sentier et avait placé une flèche à l'endroit où le mustang l'avait quitté; et il continuait à marcher vers le sud avec la quatrième. Quand il eut fait près d'un demi-mille, nous le vîmes se baisser au-dessus du sentier, se relever, traverser vers le pied de la montagne et suivre la route qu'avait pris son compagnon. Les fausses pistes étaient posées; la ruse était complète.

El-Sol, de son côté, n'était pas resté inactif. Plus d'un loup avait été tué et dépouillé, et la viande avait été empaquetée dans les peaux. Les gourdes étaient pleines, notre prisonnier solidement garrotté sur une mule, et nous attendions le retour de nos compagnons. Séguin avait résolu de laisser deux hommes en vedette à la source. Ils avaient pour instructions de tenir leurs chevaux au milieu des rochers et de leur porter à boire avec un seau, de manière à ne pas faire d'empreintes fraîches auprès de l'eau. L'un d'eux devait rester constamment sur une éminence, et observer la prairie avec la lunette. Dès que le retour des Navajoès serait signalé, leur consigne était de se retirer, sans être vus, en suivant le pied de la montagne; puis de s'arrêter dix milles plus loin au nord, à une place d'où l'on découvrait encore la plaine. Là, ils devaient demeurer jusqu'à ce qu'ils eussent pu s'assurer de la direction prise par les Indiens en quittant la source, et alors seulement, venir en toute hâte rejoindre la bande avec leurs nouvelles. Tous ces arrangements étaient pris, lorsque Rubé et Garey revinrent; nous montâmes à cheval et nous nous dirigeâmes, par un long circuit, vers le pied de la montagne. Quand nous l'eûmes atteint, nous trouvâmes un chemin pierreux sur lequel les sabots de nos chevaux ne laissaient aucune empreinte. Nous marchions vers le nord, en suivant une ligne presque parallèle au Sentier de la guerre.

XXX

UN TROUPEAU CERNÉ.

Une marche de vingt milles nous conduisit à la place où nous devions être rejoints par le gros de la bande. Nous fîmes halte près d'un petit cours d'eau qui prenait sa source dans le Pinon et courait à l'ouest vers le San-Pedro. Il y avait là du bois pour nous et de l'herbe en abondance pour nos chevaux. Nos camarades arrivèrent le lendemain matin, ayant voyagé toute la nuit. Leurs provisions étaient épuisées aussi bien que les nôtres, et, au lieu de nous arrêter pour reposer nos bêtes fatiguées, nous dûmes pousser en avant, à travers un défilé de la sierra, dans l'espoir de trouver du gibier de l'autre côté. Vers midi, nous débouchions dans un pays coupé de clairières, de petites prairies entourées de forêts touffues, et semées d'îlots de bois. Ces prairies étaient couvertes d'un épais gazon, et les traces des buffalos se montraient tout autour de nous. Nous voyions leurs sentiers, leurs débris de cornes et leurs lits. Nous voyions aussi le bois de vache du bétail sauvage. Nous ne pouvions pas manquer de rencontrer bientôt des uns ou des autres.

Nous étions encore sur le cours d'eau, près duquel nous avions campé la nuit précédente et nous fîmes une halte méridienne pour rafraîchir nos chevaux. Autour de nous, des cactus de toutes formes nous fournissent en abondance des fruits rouges et jaunes. Nous cueillons des poires de pitahaya, et nous les mangeons avec délices; nous trouvons des baies de cormier, des yampas et des racines de pomme blanche. Nous composons un excellent dîner avec des fruits et des légumes de toutes sortes qu'on ne rencontre à l'état indigène que dans ces régions sauvages. Mais les estomacs des chasseurs aspirent à leur réfection favorite, les bosses et les boudins de buffalo; après une halte de deux heures, nous nous dirigions vers les clairières. Il y avait une heure environ que nous marchions entre les chapparals, quand Rubé, qui était de quelques pas en avant, nous servant de guide, se retourna sur sa selle, et indiqua quelque chose derrière lui.

—Qu'est-ce qu'il y a, Rubé? demanda Séguin à voix basse.

—Piste fraîche, cap'n; bisons!

—Combien? pouvez-vous dire?

—Un troupeau d'une cinquantaine: Ils ont traversé le fourré là-bas. Je vois le ciel. Il y a une clairière pas loin de nous, et je parierais qu'il y en a un tas dedans. Je crois que c'est une petite prairie, cap'n.

—Halte! messieurs, dit Séguin, halte! et faites silence. Va en avant, Rubé. Venez, monsieur Haller; vous êtes un amateur de chasse; venez avec nous!

Je suivis le guide et Séguin à travers les buissons, m'avançant tout doucement et silencieusement, comme eux. Au bout de quelques minutes, nous atteignions le bord d'une prairie remplie de hautes herbes. En regardant avec précaution à travers les feuilles d'un prosopis, nous découvrîmes toute la clairière. Les buffalos étaient au milieu. C'était, comme Rubé l'avait bien conjecturé, une petite prairie, large d'un mille et demi environ, et fermée de tous côtés par un épais rideau de forêts. Près du centre il y avait un bouquet d'arbres vigoureux qui s'élançait du milieu d'un fourré touffu. Un groupe de saules, en saillie sur ce petit bois, indiquait la présence de l'eau.

—Il y a une source là-bas, murmura Rubé; ils sont justement en train d'y rafraîchir leurs mufles.

Cela était assez visible; quelques-uns des animaux sortaient en ce moment du milieu des saules, et nous pouvions distinguer leurs flancs humides et la salive qui dégouttait de leurs babines.

—Comment les prendrons-nous, Rubé? demanda Séguin; pensez-vous que nous puissions les approcher?

—Je n'en doute pas, cap'n. L'herbe peut nous cacher facilement, et nous pouvons nous glisser à l'abri des buissons.

—Mais comment? Nous ne pourrions pas les poursuivre; il n'y a pas assez de champ libre. Ils seront dans la forêt au premier bruit. Nous les perdrons tous.

—C'est aussi vrai que l'Écriture.

—Que faut-il faire alors?

—Le vieux nègre ne voit qu'un moyen à prendre.

—Lequel?

—Les entourer.

—C'est juste; si nous pouvons. Comment est le vent?

—Mort comme un Indien à qui on a coupé la tête, répondit le trappeur, prenant une légère plume de son bonnet et la lançant en l'air. Voyez, cap'n, elle retombe d'aplomb!

—Oui, c'est vrai!

—Nous pouvons entourer les buffles avant qu'ils ne nous éventent, et nous avons assez de monde pour leur faire une bonne haie. Mettons-nous vite à la besogne, cap'n; il y a à marcher d'ici au bout là-bas.

—Divisons nos hommes, alors, dit Séguin, retournant son cheval. Vous en conduirez la moitié à leur poste, je me chargerai des autres. Monsieur Haller, restez où vous êtes: c'est une place aussi bonne que n'importe quelle autre. Quand vous entendrez le clairon, vous pourrez galoper en avant, et vous ferez de votre mieux. Si nous réussissons, nous aurons du plaisir et un bon souper; et je suppose que vous devez en avoir besoin.

Ce disant, Séguin me quitta et retourna vers ses hommes, suivi du vieux Rubé. Leur intention était de partager la bande en deux parts, d'en conduire une par la gauche, l'autre par la droite, et de placer les hommes de distance en distance tout autour de la prairie. Ils devaient marcher à couvert sous le bois et ne se montrer qu'au signal convenu. De cette manière, si les buffalos voulaient nous donner le temps d'exécuter la manoeuvre, nous étions sûrs de prendre tout le troupeau.

Aussitôt que Séguin m'eut quitté, j'examinai mon rifle, mes pistolets, et renouvelai les capsules. Après cela n'ayant plus rien à faire, je me mis à considérer les animaux qui paissaient, insouciants du danger. Un moment après, je vis les oiseaux s'envoler dans le bois; et les cris du geai bleu m'indiquaient les progrès de la battue. De temps à autre, un vieux buffle, sur les flancs du troupeau, secouait sa crinière hérissée, reniflait le vent et frappait vigoureusement le sol de son sabot; il avait évidemment un soupçon que tout n'allait pas bien autour de lui. Les autres semblaient ne pas remarquer ces démonstrations, et continuaient à brouter tranquillement l'herbe luxuriante. Je pensais au beau coup de filet que nous allions faire, lorsque mes yeux furent attirés par un objet qui sortait de l'îlot de bois. C'était un jeune buffalo qui se rapprochait du troupeau. Je trouvais quelque peu étrange qu'il se fût ainsi séparé du reste de la bande, car les jeunes veaux, élevés par leurs mères dans la crainte du loup, ont l'habitude de rester au milieu des troupeaux.

—Il sera resté en arrière à la source, pensai-je. Peut-être les autres l'ont-ils repoussé du bord et n'a-t-il pu boire que quand ils ont été partis.

Il me sembla qu'il marchait difficilement, comme s'il eût été blessé; mais, comme il s'avançait au milieu des hautes herbes, je ne le voyais qu'imparfaitement. Il y avait là une bande de coyotes (il y en a toujours) guettant le troupeau. Ceux-ci, apercevant le veau qui sortait du bois, dirigèrent une attaque simultanée contre lui. Je les vis qui l'entouraient, et il me sembla que j'entendais leurs hurlements féroces; mais le veau paraissait se frayer chemin, en se défendant, à travers le plus épais de cette bande, et, au bout de peu d'instants, je l'aperçus près de ses compagnons et je le perdis de vue au milieu de tous les autres.

—C'est un bon gibier que le jeune bison, me dis-je à moi-même; et je portai mes yeux autour de la ceinture du bois pour reconnaître où les chasseurs en étaient de la battue. Je voyais les ailes brillantes des geais miroiter à travers les branches, et j'entendais leurs cris perçants. Jugeant d'après ces signes, je reconnus que les hommes s'avançaient assez lentement. Il y avait une demi-heure que Séguin m'avait quitté, et ils n'avaient pas encore fait la moitié du tour. Je me mis alors à calculer combien de temps j'avais encore à attendre, et me livrai au monologue suivant:

—La prairie a un mille et demi de diamètre; le cercle fait trois fois autant, soit quatre milles et demi. Bah! le signal ne sera pas donné avant une heure. Prenons donc patience, et mais qu'est-ce? les bêtes se couchent! Bon. Il n'y a pas de danger qu'elles se sauvent. Nous allons faire une fameuse chasse? Une, deux, trois… en voilà six de couchées. C'est probablement la chaleur et l'eau. Elles auront trop bu. Encore une! Heureuses bêtes! Rien autre chose à faire qu'à manger et à dormir, tandis que moi… Et de huit. Cela va bien. Je vais bientôt me trouver en face d'un bon repas. Elles s'y prennent d'une drôle de manière pour se coucher. On dirait qu'elles tombent comme blessées. Deux de plus! Elles y seront bientôt toutes. Tant mieux. Nous serons arrivés dessus avant qu'elles n'aient eu le temps de se relever. Oh! je voudrais bien entendre le clairon!

Et tout en roulant ces pensées, j'écoutais si je n'entendais pas le signal, quoique sachant fort bien qu'il ne pouvait pas être donné de quelque temps encore. Les buffalos s'avançaient lentement, broutant tout en marchant, et continuant de se coucher l'un après l'autre. Je trouvais assez étrange de les voir ainsi s'affaisser successivement, mais j'avais vu des troupeaux de bétail, près des fermes, en faire autant, et j'étais à cette époque peu familiarisé avec les moeurs des buffalos. Quelques-uns semblaient s'agiter violemment sur le sol et le frapper avec force de leurs pieds. J'avais entendu parler de la manière toute particulière dont ces animaux ont l'habitude de se vautrer, et je pensai qu'ils étaient en train de se livrer à cet exercice. J'aurais voulu mieux jouir de la vue de ce curieux spectacle; mais les hautes herbes m'en empêchaient. Je n'apercevais que les épaules velues et, de temps en temps, quelque sabot qui se levait au-dessus de l'herbe. Je suivais ces mouvements avec un grand intérêt, et j'étais certain maintenant que l'enveloppement serait complet avant qu'il ne leur prît fantaisie de se lever. Enfin, le dernier de la bande suivit l'exemple de ses compagnons et disparut. Ils étaient alors tous sur le flanc, à moitié ensevelis dans l'herbe. Il me sembla que je voyais le veau encore sur ses pieds; mais à ce moment le clairon retentit, et des cris partirent de tous les côtés de la prairie. J'appuyai l'éperon sur les flancs de mon cheval et m'élançai dans la plaine. Cinquante autres avaient fait comme moi, poussant des cris en sortant du bois. La bride dans la main gauche, et mon rifle posé en travers devant moi, je galopais avec toute l'ardeur que pouvait inspirer une pareille chasse. Mon fusil était armé, je me tenais prêt, et je tenais à honneur de tirer le premier coup. Il n'y avait pas loin du poste que j'avais occupé au buffalo le plus rapproché. Mon cheval allait comme une flèche, et je fus bientôt à portée.

—Est-ce que la bête est endormie? Je n'en suis plus qu'à dix pas et elle ne bouge pas! Ma foi, je vais tirer dessus pendant qu'elle est couchée.

Je levai mon fusil, je mis en joue, et j'appuyai le doigt sur la détente, lorsque quelque chose de rouge frappa mes yeux, c'était du sang! J'abaissai mon fusil avec un sentiment de terreur et retins les rênes. Mais, avant que j'eusse pu ralentir ma course, je fus porté au milieu du troupeau abattu. Là, mon cheval s'arrêta court, et je restai cloué sur ma selle comme sous l'empire d'un charme. Je me sentais saisi d'une superstitieuse terreur. Devant moi, autour de moi, du sang! De quelque côté que mes yeux se portassent, du sang, toujours du sang!

Mes camarades se rapprochaient, criant tout en courant; mais leurs cris cessèrent, et, l'un après l'autre, ils tirèrent la bride, comme j'avais fait, et demeurèrent confondus et consternés. Un pareil spectacle était fait pour étonner, en effet. Devant nous gisaient les cadavres des buffalos, tous morts ou dans les dernières convulsions de l'agonie. Chacun d'eux portait sous la gorge une blessure d'où le sang coulait à gros bouillons, et se répandait sur leurs flancs encore pantelants. Il y en avait des flaques sur le sol de la prairie, et les éclaboussures des coups de pieds convulsifs tachaient le gazon tout autour.

—Mon Dieu! qu'est-ce que cela veut dire?

—Whagh!—Santissima!—Sacrr… s'écrièrent les chasseurs.

—Ce n'est bien sûr pas la main d'un homme qui a fait cela!

—Eh! ce n'est pas autre chose, cria une voix bien connue, si toutefois vous appelez un Indien un homme. C'est un tour de Peau-Rouge, et l'Enfant… Tenez! tenez!

En même temps que cette exclamation, j'entendis le craquement d'un fusil que l'on arme. Je me retournai; Rubé mettait en joue. Je suivis machinalement la direction du canon, j'aperçus quelque chose qui se remuait dans l'herbe.

—C'est un buffalo qui se débat encore! pensai-je, voyant une masse velue d'un gris brun, il veut l'achever… tiens, c'est le veau!

J'avais à peine fait cette remarque, que je vis l'animal se dresser sur ses deux jambes de derrière en poussant un cri sauvage, mais humain. L'enveloppe hérissée tomba, et un sauvage tout nu se montra, tendant ses bras, dans une attitude suppliante. Je n'aurais pu le sauver. Le chien s'était abattu et la balle était partie; elle avait percé la brune poitrine; le sang jaillit et la victime tomba en avant sur le corps d'un des buffles.

—Whagh! Rubé! s'écria un des hommes; pourquoi ne lui as-tu pas laissé le temps d'écorcher ce gibier? Il s'en serait si bien acquitté pendant qu'il était en train….

Et le chasseur éclata de rire après cette sanglante plaisanterie.

—Cherchez là, garçons! dit Rubé montrant l'îlot. Si vous cherchez bien, vous ferez partir un autre veau! Je vais m'occuper de la chevelure de celui-ci.

Les chasseurs, sur cet avis, se dirigèrent au galop vers l'îlot avec l'intention de l'entourer. Je ne pus réprimer un sentiment de dégoût en assistant à cette froide effusion du sang. Je tirai ma bride par un mouvement involontaire, et m'éloignai de la place où le sauvage était tombé. Il était couché sur le ventre nu jusqu'à la ceinture. Le trou par lequel la balle était sortie se trouvait placé sous l'épaule gauche. Les membres s'agitaient encore, mais c'étaient les dernières convulsions de l'agonie. La peau qui avait servi à son déguisement était en paquet à la place où il l'avait jetée. Près de cette peau se trouvait un arc et plusieurs flèches: celles-ci étaient rouges jusqu'à l'encoche. Les plumes, pleines de sang, étaient collées au bois. Ces flèches avaient percé d'outre en outre les corps monstrueux des animaux. Chacune d'elles avait fait plusieurs victimes. Le vieux trappeur se dirigea vers le cadavre, et descendit posément de cheval.

—Cinquante dollars par chevelure! murmura-t-il, dégainant son couteau, et se baissant vers le corps: c'est plus que je n'aurais pu tirer de la mienne. Ça vaut mieux qu'une peau de castor! Au diable les castors! dit l'Enfant. Tendre des trappes pour ramasser des peaux, c'est un fichu métier, quand bien même le gibier donnerait comme des mangeurs d'herbe dans la saison des veaux. Allons, toi, nègre! continua-t-il en saisissant la longue chevelure du sauvage, et retournant sa figure en l'air: je vais te gater un peu le visage. Hourra; coyote de Pache! hourra!

Un éclair de triomphe et de vengeance illumina la figure de l'étrange vieillard pendant qu'il poussait ce dernier cri.

—Est-ce que c'est un Apache? demanda un des chasseurs, qui était resté près de Rubé.

—C'en est un, un coyote de Pache, un de ces gredins qui ont coupé les oreilles de l'Enfant! que l'enfer les prenne tous! Je jure bien d'arranger de la même façon tous ceux qui me tomberont dans les griffes. Wou-wough vilain loup! tu y es, toi! te v'là propre, hein! En parlant ainsi, il rassemblait les longues boucles de cheveux dans sa main gauche, et en deux coups de couteau, l'un en quarte, et l'autre en tierce, il décrivit autour du crâne un cercle aussi parfait que s'il eût été tracé au compas. Puis la lame brillante passa sous la peau et le scalp fut enlevé.

—Et de six, continua-t-il, se parlant à lui-même en plaçant le scalp dans sa ceinture.—Six à cinquante la pièce. Trois cents dollars de chevelures paches. Au diable, ma foi, les trappes et les castors.

Après avoir mis en sûreté le trophée sanglant, il essuya son couteau sur la crinière des buffalos, et se mit en devoir de faire, sur la crosse de son fusil, une nouvelle entaille à la suite des cinq qui y étaient déjà marquées. Ces six coches indiquaient seulement les Apaches; car, en regardant le long du bois de l'arme, je vis qu'il y avait plusieurs colonnes à ce terrible registre.

XXXI

UN AUTRE COUP.

La détonation d'un fusil frappa mes oreilles et détourna mon attention des faits et gestes du vieux trappeur. En me retournant, je vis un léger nuage bleu flottant sur la prairie; mais il me fut impossible de deviner sur quoi le coup avait été tiré. Trente ou quarante chasseurs avaient entouré l'îlot et restaient immobiles sur leurs selles, formant une sorte de cercle irrégulier. Ils étaient encore à quelque distance du petit bois, et hors de portée des flèches. Ils tenaient leurs fusils en travers et échangeaient des cris. Évidemment, le sauvage n'était pas seul. Il devait avoir un ou plusieurs compagnons dans le fourré. Toutefois, il ne pouvait pas y en avoir en grand nombre; car les broussailles inférieures n'étaient pas capables de recéler plus d'une douzaine de corps, et les yeux perçants des chasseurs fouillaient dans toutes les directions. Il me semblait voir une compagnie de chasseurs dans une bruyère, attendant que le gibier partit; mais ici, Dieu puissant! le gibier était de la race humaine! C'était un terrible spectacle. Je tournai les yeux du côté de Séguin pensant qu'il interviendrait peut-être pour arrêter cette atroce battue. Il vit mon regard interrogateur et détourna la tête. Je crus apercevoir qu'il était honteux de l'oeuvre à laquelle ses compagnons travaillaient; mais la nécessité commandait de tuer ou de prendre tous les Indiens qui pouvaient se trouver dans l'îlot; je compris que toute observation de ma part serait absolument inutile. Quant aux chasseurs eux-mêmes, ils n'auraient fait qu'en rire. C'était leur plaisir et leur profession; et je suis certain que, dans ce moment, leurs sentiments étaient exactement de la même nature que ceux qui agitent les chasseurs en train de débusquer un ours de sa tanière. L'intérêt était peut-être plus vivement excité encore; mais à coup sûr il n'y avait pas plus de disposition à la merci. Je retins mon cheval, et attendis, plein d'émotions pénibles, le dénoûment de ce drame sauvage.

Vaya! Irlandes! qu'est-ce que vous avez vu? demanda un des Mexicains s'adressant à Barney. Je reconnus par là que c'était l'Irlandais qui avait fait feu.

—Une Peau-Rouge, par le diable! répondit celui-ci.

—N'est-ce pas ta propre tête que tu auras vue dans l'eau? cria un chasseur d'un ton moqueur.

—C'était peut-être le diable, Barney!

—Vraiment, camarades, j'ai vu quelque chose qui lui ressemblait fort, et je l'ai tué tout de même.

—Ha! ha! Barney a tué le diable! Ha! ha!

Vaya! s'écria un trappeur, poussant son cheval vers le fourré; l'imbécile n'a rien vu du tout. Je parie tout ce qu'on voudra….

—Arrêtez, camarade, cria Garey, prenons des précautions, méfions-nous des Peaux-Rouges. Il y a des Indiens là-dedans, qu'il en ait vu ou non; ce gredin-là n'était pas seul bien sûr, essayons de voir comme ça….

Le jeune chasseur mit pied à terre, tourna son cheval le flanc vers le bois, et, se mettant du côté opposé, il fit marcher l'animal en suivant une spirale qui se rapprochait de plus en plus du fourré. De cette manière, son corps était caché, et sa tête seule pouvait être aperçue derrière le pommeau de la selle, sur laquelle était appuyé son fusil armé et en joue. Plusieurs autres, voyant faire Garey, descendirent de cheval et suivirent son exemple. Le silence se fit de plus en plus profond, à mesure que le diamètre de leur course se resserrait. En peu de temps, ils furent tout près de l'îlot. Pas une flèche n'avait sifflé encore. N'y avait-il donc personne là? On aurait pu le croire, et les hommes pénétrèrent hardiment dans le fourré. J'observais tout cela avec un intérêt palpitant. Je commençais à espérer que les buissons étaient vides. Je prêtais l'oreille à tous les sons; j'entendis le craquement des branches et les murmures des hommes. Il y eut un moment de silence, quand ils pénétrèrent plus avant. Puis une exclamation soudaine, et une voix cria:

—Une peau rouge morte! Hourra pour Barney!

—La balle de Barney l'a traversé, par tous les diables! Cria un autre.
Hilloa! vieux bleu de ciel! Viens ici voir ce que tu as fait!

Les autres chasseurs et le ci-devant soldat se dirigèrent vers le couvert. Je m'avançai lentement après eux. En arrivant, je les vis traînant le corps d'un Indien hors du petit bois: un sauvage nu comme l'autre. Il était mort, et on se préparait à le scalper.

—Allons, Barney? dit un des hommes d'un ton plaisant, la chevelure est à toi. Pourquoi ne la prends-tu pas, gaillard?

—Elle est à moi, dites-vous! demanda Barney s'adressant à celui qui venait de parler, et avec un fort accent irlandais.

—Certainement: tu as tué l'homme; c'est ton droit.

—Est-ce que ça vaut vraiment cinquante dollars?

—Ça se paie comme du froment.

—Auriez-vous la complaisance de l'enlever pour moi?

—Oh! certainement, avec beaucoup de plaisir, reprit le chasseur, imitant l'accent de Barney, séparant en même temps le scalp et le lui présentant.

Barney prit le hideux trophée, et je parierais qu'il n'en ressentit pas beaucoup de fierté. Pauvre Celte! Il pouvait bien s'être rendu coupable de plus d'un accroc à la discipline, dans sa vie de garnison, mais évidemment c'était son premier pas dans le commerce du sang humain.

Les chasseurs descendirent tous de cheval et se mirent à fouiller le fourré dans tous les sens. La recherche fut très-minutieuse, car il y avait encore un mystère. Un arc de plus, c'est-à-dire un troisième arc, avait été trouvé avec son carquois et ses flèches. Où était le propriétaire? S'était-il échappé du fourré pendant que les hommes étaient occupés auprès des buffalos morts? C'était peu probable, mais ce n'était pas impossible. Les chasseurs connaissaient l'agilité extrême des sauvages, et nul n'osait affirmer que celui-ci n'eût pas gagné la forêt, inaperçu.

—Si cet Indien s'est échappé, dit Garey, nous n'avons pas même le temps d'écorcher ces buffles. Il y a pour sûr une troupe de sa tribu à moins de vingt milles d'ici.

—Cherchez au pied des saules, cria la voix du chef, tout près de l'eau.

Il y avait là une mare. L'eau en était troublée et les bords avaient été trépignés par les buffalos. D'un côté, elle était profonde, et les saules penchés laissaient pendre leurs branches jusque sur la surface de l'eau. Plusieurs hommes se dirigèrent de ce côté et sondèrent le fourré avec leurs lances et le canon de leurs fusils. Le vieux Rubé était venu avec les autres, et ôtait le bouchon de sa corne à poudre avec ses dents, se disposant à recharger. Son petit oeil noir lançait des flammes dans toutes les directions, devant, autour de lui et jusque dans l'eau. Une pensée subite lui traversa le cerveau. Il repoussa le bouchon de sa corne, prit l'Irlandais, qui était le plus près de lui, par le bras, et lui glissa dans l'oreille d'un ton pressant:

—Paddy! Barney! donnez-moi votre fusil, vite, mon ami, vite!

Sur cette invitation pressante, Barney lui passa immédiatement son arme, et prit le fusil que le trappeur lui tendait. Rubé saisit vivement le mousquet, et se tint un moment comme s'il allait tirer sur quelque objet du côté de la mare. Tout à coup, il fit un demi-tour sans bouger les pieds de place, et, dirigeant le canon de son fusil en l'air, il tira au milieu du feuillage. Un cri aigu suivit le coup; un corps pesant dégringola à travers les branches qui se rompaient, et tomba sur le sol à mes pieds. Je sentis sur mes yeux des gouttes chaudes qui m'occasionnaient un frémissement: c'était du sang! J'en étais aveuglé. J'entendis les hommes accourir de tous les points du fourré. Quand j'eus recouvré la vue, j'aperçus un sauvage nu qui disparaissait à travers le feuillage.

—Manqué, s…. mille tonnerres! cria le trappeur. Au diable soit le fusil de munition! ajouta-t-il, jetant à terre le mousquet et s'élançant le couteau à la main.

Je suivis comme les autres. Plusieurs coups de feu partirent du milieu des buissons. Quand nous atteignîmes le bord de l'îlot, je vis l'Indien, toujours debout, et courant avec l'agilité d'une antilope. Il ne suivait pas une ligne droite, mais sautait de côté et d'autre, en zigzag, de manière à ne pouvoir être visé par ceux qui le poursuivaient. Aucune balle ne l'avait encore atteint, assez grièvement du moins pour ralentir sa course. On pouvait voir une traînée de sang sur son corps brun; mais la blessure, quelle qu'elle fût, ne semblait pas le gêner dans sa fuite. Pensant qu'il n'avait aucune chance de s'échapper, je n'avais pas l'intention de décharger mon fusil dans cette circonstance. Je demeurai donc près du buisson, caché derrière les feuilles, et suivant les péripéties de la chasse. Quelques chasseurs continuaient à le poursuivre à pied, tandis que les plus avisés couraient à leurs chevaux. Ceux-ci se trouvaient tous du côté opposé du petit bois, un seul excepté, la jument du trappeur Rubé, qui broutait à la place où Rubé avait mis pied à terre, au milieu des buffalos morts, précisément dans la direction de l'homme que l'on poursuivait. Le sauvage, en s'approchant d'elle, parut être saisi d'une idée soudaine, et déviant légèrement de sa course, il arracha le piquet, ramassa le lasso avec toute la dextérité d'un Gaucho, et sauta sur le dos de la bête.

C'était une idée fort ingénieuse, mais elle tourna bien mal pour l'Indien. A peine était-il en selle qu'un cri particulier se fit entendre, dominant tous les autres bruits; c'était un appel poussé par le trappeur essorillé. La vieille jument reconnut ce signal, et, au lieu de courir dans la direction imprimée par son cavalier, elle fit demi-tour immédiatement et revint en arrière au galop. A ce moment, une balle tirée sur le sauvage écorcha la hanche du mustang qui, baissant les oreilles, commença à se cabrer et à ruer avec une telle violence que ses quatre pieds semblaient détachés du sol en même temps. L'Indien cherchait à se jeter en bas de la selle; mais le mouvement de l'avant à l'arrière lui imprimait des secousses terribles. Enfin, il fut désarçonné et tomba par terre sur le dos. Avant qu'il eût pu se remettre du coup, un Mexicain était arrivé au galop, et avec sa longue lance l'avait cloué sur le sol.

Une scène de jurements, dans laquelle Rubé jouait le principal rôle, suivit cet incident. Sa colère était doublement motivée. Les fusils de munition furent voués à tous les diables, et comme le vieux trappeur était inquiet de la blessure reçue par sa jument, les fichues ganaches à l'oeil de travers reçurent une large part de ses anathèmes. Le mustang cependant n'avait pas essuyé de dommage sérieux, et, quand Rubé eut vérifié le fait, le bouillonnement sonore de sa colère s'apaisa dans un sourd grognement et finit par cesser tout à fait. Aucun symptôme ne donnait à croire qu'il y eût encore d'autres sauvages dans les environs, les chasseurs s'occupèrent immédiatement de satisfaire leur faim. Les feux furent allumés, et un plantureux repas de viande de buffalo permit à tout le monde de se refaire. Après le repas, on tint conseil. Il fut convenu qn'on se dirigerait vers la vieille Mission que l'on savait être à dix milles tout au plus de distance. Là, nous pourrions tenir facilement en cas d'attaque de la part de la tribu des Coyoteros, à laquelle les trois sauvages tués appartenaient. Au dire de presque tous, nous devions nous attendre à être suivis par cette tribu, et à l'avoir sur notre dos avant que nous eussions pu quitter les ruines. Les buffalos furent lestement dépouillés, la chair empaquetée, et, prenant notre course à l'ouest, nous nous dirigeâmes vers la Mission.

XXXII

UNE AMÈRE DÉCEPTION.

Nous arrivâmes aux ruines un peu après le coucher du soleil. Les hiboux et les loups effarouchés nous cédèrent la place, et nous installâmes notre camp au milieu des murs croulants. Nos chevaux furent attachés sur les pelouses désertes, et dans les vergers depuis longtemps abandonnés, où les fruits mûrs jonchaient la terre en tas épais. Les feux, bientôt allumés, illuminèrent de leurs reflets brillants les piliers gris; une partie de la viande fut dépaquetée et cuite pour le souper. Il y avait là de l'eau en abondance. Une branche du San-Pedro coulait au pied des murs de la Mission. Il y avait, dans les jardins, des yams, du raisin, des pommes de Grenade, des coings, des melons, des poires, des pêches et des pommes; nous eûmes de quoi faire un excellent repas. Après le dîner, qui fut court, les sentinelles furent placées à tous les chemins qui conduisaient vers les ruines. Les hommes étaient affaiblis et fatigués par le long jeûne qui avait précédé cette réfection, et au bout de peu de temps ils se couchèrent la tête reposant sur leurs selles et s'endormirent. Ainsi se passa notre première nuit à la Mission de San-Pedro. Nous devions y séjourner trois jours, ou tout au moins attendre que la chair de buffalo fût séchée et bonne à empaqueter.

Ce furent des jours pénibles pour moi. L'oisiveté développait les mauvais instincts de mes associés à demi sauvages. Des plaisanteries obscènes et des jurements affreux résonnaient continuellement à mes oreilles; je n'y échappais qu'en allant courir les bois avec le vieux botaniste, qui passa tout ce temps au milieu des joies vives et pures que procurent les découvertes scientifiques. Le Maricopa était aussi pour moi un agréable compagnon. Cet homme étrange avait fait d'excellentes études, et connaissait à peu prés tous les auteurs de quelque renom. Il se tenait sur une très-grande réserve toutes les fois que j'essayais de le faire parler de lui. Séguin, pendant ces trois jours, demeura taciturne et solitaire, s'occupant très-peu de ce qui se passait autour de lui. Il semblait dévoré d'impatience, et, à chaque instant, allait visiter le tasajo. Il passait des heures entières sur les hauteurs voisines, et tenait ses regards fixés du côté de l'est. C'était le point d'où devaient revenir les hommes que nous avions laissés en observation au Pinon. Une azotea dominait les ruines. J'avais l'habitude de m'y rendre chaque après-midi, quand le soleil avait perdu de son ardeur. De cette place on jouissait d'une belle vue de la vallée; mais son principal attrait pour moi résidait dans l'isolement que je pouvais m'y procurer. Les chasseurs montaient rarement là; leurs propos sauvages et silencieux n'arrivaient pas à cette hauteur. J'avais coutume d'étendre ma couverture près des parapets à demi écroulés, de m'y coucher, et de me livrer, dans cette position, à de douces pensées rétrospectives, ou à des rêves d'avenir plus doux encore. Un seul objet brillait dans ma mémoire; un seul objet occupait mes espérances. Je n'ai pas besoin de le dire, à ceux du moins qui ont véritablement aimé.

Je suis à ma place favorite, sur l'azotea. Il est nuit; mais on s'en douterait à peine. Une pleine lune d'automne est au zénith, et se détache sur les profondeurs bleues d'un ciel sans nuages. Dans mon pays lointain, ce serait la lune des moissons. Ici elle n'éclaire ni les moissons ni le logis du moissonneur; mais cette saison, belle dans tous les climats, n'est pas moins charmante dans ces lieux sauvages et romantiques. La Mission est assise sur un plateau des Andes septentrionales, à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer. L'air est vif et sec. On reconnaît son peu de densité à la netteté des objets qui frappent la vue, à l'aspect des montagnes que l'on croirait voisines, bien que leur éloignement soit considérable, à la fermeté des contours qui se détachent sur le ciel. Je m'en aperçois encore au peu d'élévation de la température, à l'ardeur de mon sang, au jeu facile de mes poumons. Ah! c'est un pays favorable pour les personnes frappées d'étisie et de langueur. Si l'on savait cela dans les contrées populeuses! L'air, dégagé de vapeurs, est inondé par la lumière pâle de la lune. Mon oeil se repose sur des objets curieux, sur des formes de végétation particulières au sol de cette contrée. Leur nouveauté m'intéresse. A la blanche lueur, je vois les feuilles lancéolées de l'uyucca, les grandes colonnes du pitahaya et le feuillage dentelé du cactus cochinéal. Des sons flottent dans l'espace; ce sont les bruits du camp, des hommes et des animaux; mais, Dieu merci! je n'entends qu'un bourdonnement lointain. Une autre voix plus agréable frappe mon oreille; c'est le chant de l'oiseau moqueur, le rossignol du monde occidental. Il pousse ses notes imitatives du sommet d'un arbre voisin, et remplit l'air d'une douce mélodie. La lune plane par-dessus tout; je la suis dans sa course élevée. Elle semble présider aux pensées qui m'occupent, à mon amour! Que de fois les poètes ont chanté son pouvoir sur cette douce passion! Chez eux l'imagination seule parlait: c'était une affaire de style; mais dans tous les temps et dans tous les pays, ce fut et c'est une croyance. D'où vient cette croyance? d'où vient la croyance en Dieu? car ces sentiments ont la même source. Cette foi instinctive, si généralement répandue, reposerait-elle sur une erreur? Se pourrait-il que notre esprit ne fût, après tout, que matière, fluide électrique? Mais, en admettant cela, pourquoi ne serait-il pas influencé par la lune? Pourquoi n'aurait-il pas ses marées, son flux et son reflux aussi bien que les plaines de l'air et celles de l'Océan?

Couché sur ma couverture et m'abreuvant des rayons de la lune, je m'abandonne à une suite de rêveries sentimentales et philosophiques. J'évoque le souvenir des scènes qui ont dû se passer dans les ruines qui m'environnent; les faits et les méfaits des pères capucins entourés de leurs serfs chaussés de sandales. Ce retour au passé n'occupe pas longtemps mon esprit. Je traverse rapidement des âges reculés, et ma pensée se reporte sur l'être charmant que j'aime et que j'ai récemment quitté: Zoé, ma charmante Zoé! A elle je pensai longtemps. Pensait-elle à moi dans ce moment? Souffrait-elle de mon absence? Aspirait-elle après mon retour? Ses yeux se remplissaient-ils de larmes quand elle regardait du haut de la terrasse solitaire? Mon coeur répondait: Oui! battant d'orgueil et de bonheur. Les scènes horribles que j'affrontais pour son salut devaient-elles se terminer bientôt? De longs jours nous séparaient encore, sans doute. J'aime les aventures; elles ont fait le charme de toute ma vie.

Mais ce qui se passait autour de moi!… Je n'avais pas encore commis de crime; mais j'avais assisté passif à des crimes, dominé par la nécessité de la situation que je m'étais faite. Ne serais-je pas bientôt entraîné moi-même à tremper dans quelque horrible drame du genre de ceux qui constituaient la vie habituelle des hommes dont j'étais entouré. Dans le programme que Séguin m'avait développé, je n'avais pas compris les cruautés inutiles dont j'étais forcé d'être le témoin. Il n'était plus temps de reculer; il fallait aller en avant, et traverser encore d'autres scènes de sang et de brutalité, jusqu'à l'heure où il me serait donné de revoir ma fiancée, et de recevoir comme prix de mes épreuves l'adorable Zoé.

Ma rêverie fut interrompue. J'entendis des voix et des pas; on s'approchait de la place où j'étais couché. J'aperçus deux hommes engagés dans une conversation animée. Ils ne me voyaient pas, caché que j'étais derrière quelques fragments de parapet brisé, et dans l'ombre. Quand ils furent plus près, je reconnus le patois de mon serviteur canadien, et l'on ne pouvait pas se tromper à celui de son compagnon. C'était l'accent de Barney, sans aucun doute. Ces dignes garçons, ainsi que je l'ai déjà dit, s'étaient liés comme deux larrons en foire, et ne se quittaient plus. Quelques actes de complaisance avaient attaché le fantassin à son associé, plus fin et plus expérimenté;—ce dernier avait pris l'autre sous son patronage et sous sa protection.

Je fus contrarié de ce dérangement, mais la curiosité me fit rester immobile et silencieux. Barney parlait au moment où je commençai à les entendre.

—En vérité, monsieur Gaoudé, je ne donnerais pas cette nuit délicieuse pour tout l'or du monde. J'avais remarqué le petit bocal déjà: mais que le diable m'étrangle si j'avais cru que c'était autre chose que de l'eau claire. Voyez-vous ça! Aurait-on pensé que ce vieux loustic d'Allemand en apporterait un plein bocal et garderait comme ça tout pour lui! Vous êtes bien sûr que ç'en est?

—Oui! oui! c'est de la bonne liqueur, de l'aguardiente.

Agouardenty, vous dites?

—Oui, vraiment, monsieur Barney. Je l'ai flairée plus d'une fois. Ça sent très-fort; c'est fort, c'est bon!

—Mais pourquoi ne l'avez-vous pas pris vous-même? Vous saviez bien où le docteur fourrait ça, et vous auriez pu l'attraper bien plus facilement que moi.

—Pourquoi, Barney?

—Parce que, mon ami, je ne veux pas me mettre mal avec M. le docteur, il pourrait me soupçonner.

—Je ne vois pas clairement la chose. Il peut vous soupçonner dans tous les cas. Eh bien alors?

—Oh! alors, n'importe! je jurerai mes grands dieux que ce n'est pas moi.
J'aurai la conscience tranquille.

—Par le ciel! nous pouvons prendre la liqueur à présent. Voulez-vous, monsieur Gaoudé; pour moi je ne demande pas mieux: c'est dit, n'est-ce pas?

—Oui, très-bien!

—Pour lors, à présent ou jamais; c'est le bon moment. Le vieux bonhomme est sorti; je l'ai vu partir moi-même. La place est bonne ici pour boire. Venez et montrez-moi où il la cache; et, par saint Patrick, je suis votre homme pour l'attraper!

—Très-bien; allons! monsieur Barney, allons!

Quelque obscure que cette conversation puisse paraître, je la compris parfaitement. Le naturaliste avait apporté parmi ses bagages un petit bocal d'aguardiente, de l'alcool de Mezcal, dans le but de conserver quelques échantillons rares de la famille des serpents ou des lézards, s'il avait la chance d'en rencontrer. Je compris donc qu'il ne s'agissait de rien moins que d'un complot ayant pour but de s'emparer de ce bocal et de vider son contenu.

Mon premier mouvement fut de me lever pour mettre obstacle à leur dessein, et, de plus, administrer un savon salutaire à mon voyageur ainsi qu'à son compagnon à cheveux rouges; mais, après un moment de réflexion, je pensai qu'il valait mieux s'y prendre d'une autre façon et les laisser se punir eux-mêmes.

Je me rappelais que, quelques jours avant notre arrivée à l'Ojo de Vaca, le docteur avait pris un serpent du genre des vipères, deux ou trois sortes de lézards, et une hideuse bête baptisée par les chasseurs du nom de grenouille à cornes. Il les avait plongés dans l'alcool pour les conserver. Je l'avais vu faire, et ni mon Français ni l'Irlandais ne se doutaient de cela. Je résolus donc de les laisser boire une bonne gorgée de l'infusion avant d'intervenir. Je n'attendis pas longtemps. Au bout de peu d'instants, ils remontèrent, et Barney était chargé du précieux bocal. Ils s'assirent tout près de l'endroit où j'étais couché, puis, débouchant le flacon, ils remplirent leurs tasses d'étain et commencèrent à goûter. On n'aurait pas trouvé ailleurs une paire de gaillards plus altérés; et d'une seule gorgée, chacun d'eux eut vidé sa tasse jusqu'au fond.

—Un drôle de goût, ne trouvez-vous pas? dit Barney après avoir détaché la tasse de ses lèvres.

—Oui, c'est vrai, monsieur.

—Que pensez-vous que ce soit?

—Je ne sais quoi. Ça sent le… dame le… dame!…

—Le poisson, vous voulez dire?

—Oui, ça sent comme le poisson: un drôle de bouquet, fichtre!

—Je suppose que les Mexicains mettent quelque chose là dedans pour donner du goût à l'aguardiente. C'est diablement fort tout de même. Ça ne vaut pas grand'chose et on n'en ferait pas grand cas, si on avait à sa portée de la bonne liqueur d'Irlande. Oh! mère de Moïse! c'est là une fameuse boisson!

Et l'Irlandais secouait la tête, ajoutant ainsi à l'emphase de son admiration pour le whisky de son pays.

—Mais, monsieur Gaoudé, continua-t-il, le whisky est le whisky, sans aucun doute; mais, si nous ne pouvons avoir de la brioche, ce n'est pas une raison pour dédaigner le pain; ainsi donc, je vous en demanderai encore un coup.

Le gaillard tendit sa tasse pour qu'on la remplit de nouveau.

Godé pencha le flacon, et versa une partie de son contenu dans les deux tasses.

Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a dans ma tasse? s'écria-t-il après avoir bu une gorgée.

—Qu'est-ce que c'est? laissez voir. Ça! sur mon âme, on dirait d'une bête.

—Sacr-r-r… c'est une vilaine bête du Texas, c'est une grenouille! C'est donc ça que ça empoisonnait le poisson. Oh! o-ouach!

—Oh! sainte Mère! il y en a une autre dans la mienne! Par le diable! c'est un scorpion; un lézard! Houch! ouach! ouach!

—Vou-achr! ha-a-ach! Mon Dieu! ouachr! ach! Sacr…! oachr! ach! o-oa-a -achr!

—Sacré tonnerre! Ho-ach! Le vieux satané docteur! A-ouach!

—Ack! ackr! Vierge sainte! ha! ho! hohachr! Poison! Poison!

Et les deux ivrognes marchèrent avec agitation sur l'azotéa, se débarrassant l'estomac, crachant tant qu'ils pouvaient, remplis de terreur, et pensant qu'ils devaient être empoisonnés. Je m'étais relevé et riais comme un fou. Mes éclats de rire et les exclamations des deux victimes attirèrent une foule de chasseurs sur la terrasse, et quand ils eurent vu de quoi il s'agissait, les ruines retentirent du fracas de leurs moqueries sauvages. Le docteur, qui était arrivé avec les autres, goûtait peu la plaisanterie. Cependant, après une courte recherche, il retrouva ses lézards et les remit dans le bocal, qui contenait encore assez d'alcool pour les recouvrir. Il pouvait être tranquille sur l'avenir: son flacon était à l'abri des tentatives des chasseurs les plus altérés.

XXXIII

LA VILLE FANTÔME.

Le matin du quatrième jour, les hommes que nous avions laissés en observation rejoignirent, et nous apprîmes d'eux que les Navajoès avaient pris la route du sud. Les Indiens, revenus à la source, le second jour après notre départ, avaient suivi la direction indiquée par les flèches. C'était la bande de Dacoma; en tout, à peu près, trois cents guerriers. Nous n'avions rien de mieux à faire que de plier bagage le plus promptement possible et de poursuivre notre marche vers le nord. Une heure après, nous étions en selle et suivions la rive rocheuse du San-Pedro. Une longue journée de marche nous conduisit aux bords désolés du Gila; et nous campâmes, pour la nuit, près du fleuve, au milieu des ruines célèbres qui marquent la seconde halte des Aztèques lors de leur migration.

A l'exception du botaniste, du chef Coco, de moi et peut-être de Séguin, pas un de la bande ne semblait s'inquiéter de ses intéressantes antiquités. Les traces de l'ours gris, que l'on voyait sur la terre molle, occupaient bien plus les chasseurs que les poteries brisées et leurs peintures hiéroglyphiques. Deux de ces animaux furent découverts près du camp, et un terrible combat s'ensuivit, dans lequel un des Mexicains faillit perdre la vie, et n'échappa qu'après avoir eu la tête et le cou en partie dépouillés. Les ours furent tués et servirent à notre souper. Le jour suivant, nous remontâmes le Gila jusqu'à l'embouchure de San Carlos, où nous fîmes halte pour la nuit. Le San-Carlos vient du nord, et Séguin avait résolu de remonter le cours de cette rivière pendant une centaine de milles, et, ensuite, de traverser à l'est vers le pays des Navajoès. Quand il eut fait connaître sa décision, un esprit de révolte se manifesta parmi les hommes, et des murmures de mécontentement grondèrent de tous côtés. Peu d'instants après, cependant, plusieurs étant descendus et s'étant avancés dans l'eau, à quelque distance du bord, ramassèrent quelques grains d'or dans le lit de la rivière. On aperçut aussi, parmi les rochers, comme indice du précieux métal, la quixa, que les Mexicains désignent sous le nom de mère de l'or. Il y avait des mineurs dans la troupe, qui connaissaient très-bien cela, et cette découverte sembla les satisfaire. On ne parla plus davantage de gagner le Prieto. Peut-être le San-Carlos se trouverait-il aussi riche. Cette rivière avait, comme l'autre, la réputation d'être aurifère. En tout cas, l'expédition, en se dirigeant vers l'est, devait traverser le Prieto dans la partie élevée de son cours, et cette perspective eut pour effet d'apaiser les mutins, du moins pour l'instant. Une autre considération encore contribuait à les calmer: le caractère de Séguin. Il n'y avait pas un individu de la bande qui se souciât de le contrarier en la moindre des choses. Tous le connaissaient trop bien pour cela; et ces hommes, qui faisaient généralement bon marché de leur vie quand ils se croyaient dans le droit consacré par la loi de la montagne, savaient bien que retarder l'expédition dans le but de chercher de l'or n'était ni conforme à leur contrat avec lui, ni d'accord avec ses désirs. Plus d'un dans la troupe, d'ailleurs, était vivement attiré vers les villes des Navajoès par des motifs semblables à ceux qui animaient Séguin. Enfin, dernier argument qui n'échappait pas à la majorité: la bande de Dacoma devait se mettre à notre poursuite aussitôt qu'elle aurait rejoint les Apaches. Nous n'avions donc pas de temps à perdre à la recherche de l'or, et le plus simple chasseur de scalps comprenait bien cela. Au point du jour, nous étions de nouveau en route, et nous suivions la rive du San-Carlos. Nous avions pénétré dans le grand désert qui s'étend au nord depuis le Gila jusqu'aux sources du Colorado. Nous y étions entrés sans guide, car pas un de la troupe n'avait jamais traversé ces régions inconnues. Rubé lui-même ne connaissait nullement cette partie du pays. Nous n'avions pas de boussole, mais nous pouvions nous en passer. Presque tous nous étions capables d'indiquer la direction du nord sans nous tromper d'un degré, et nous savions reconnaître l'heure exacte, à 10 minutes près, soit de nuit, soit de jour, à la simple inspection du firmament. Avec un ciel clair, avec les indications des arbres et des rochers, nous n'avions besoin ni de boussole ni de chronomètre. Une vie passée sous la voûte étoilée, dans ces prairies élevées et dans ces gorges de montagnes, où rarement un toit leur dérobait la vue de l'azur des cieux, avait fait de tous ces rôdeurs insouciants autant d'astronomes. Leur éducation, sous ce rapport, était accomplie, et elle reposait sur une expérience acquise à travers bien des périls. Leur connaissance de ces sortes de choses me paraissait tout à fait instinctive. Nous avions encore un guide aussi sûr que l'aiguille aimantée; nous traversions les régions de la plante polaire, et à chaque pas la direction des feuilles de cette plante nous indiquait notre méridien. Notre route en était semée, et nos chevaux les écrasaient en marchant.

Pendant plusieurs jours nous avançâmes vers le nord à travers un pays de montagnes étranges, dont les sommets, de formes fantastiques et bizarrement groupés, s'élevaient jusqu'au ciel. Là, nous apercevions des formes hémisphériques comme des dômes d'église; ici, des tours gothiques se dressaient devant nous; ailleurs, c'étaient des aiguilles gigantesques dont la pointe semblait percer la voûte bleue. Des rochers, semblables à des colonnes, en supportaient d'autres posés horizontalement; d'immenses voûtes taillées dans le roc semblaient des ruines antédiluviennes, des temples de druides d'une race de géants! Ces formes si singulières étaient encore rehaussées par les plus brillantes couleurs. Les roches stratifiées étalaient tour à tour le rouge, le blanc, le vert, le jaune et les tons étaient aussi vifs que s'ils eussent été tout fraîchement tirés de la palette d'un peintre. Aucune fumée ne les avait ternis depuis qu'ils avaient émergé de leurs couches souterraines. Aucun nuage ne voilait la netteté de leurs contours. Ce n'était point un pays de nuages, et tout le temps que nous le traversâmes, nous n'aperçûmes pas une tache au ciel; rien au-dessus de nous que l'éther bleu et sans limites. Je me rappelai les observations de Séguin. Il y avait quelque chose d'imposant dans la vue de ces éblouissantes montagnes; quelque chose de vivant qui nous empêchait de remarquer l'aspect désolé de tout ce qui nous entourait. Par moment, nous ne pouvions nous empêcher de croire que nous nous trouvions dans un pays très-peuplé, très-riche et très-avancé, si on en jugeait par la grandeur de son architecture. En réalité, nous traversions la partie la plus sauvage du globe, une terre qu'aucun pied humain n'avait jamais foulée, sinon le pied chaussé du mocassin: la région de l'Apache-Loup et du misérable Vamparico.

Nous suivions les bords de la rivière; çà et là, pendant nos haltes, nous cherchions de l'or. Nous n'en trouvions que de très-petites quantités, et les chasseurs commençaient à parler tout haut du Prieto. Là, prétendaient-ils, l'or se trouvait en lingots. Quatre jours après avoir quitté le Gila, nous arrivâmes à un endroit où le San-Carlos se frayait un cañon à travers une haute sierra. Nous y fîmes halte pour la nuit. Le lendemain matin, nous découvrîmes qu'il nous serait impossible de suivre plus longtemps le cours de la rivière sans escalader la montagne. Séguin annonça son intention de la quitter et de se diriger vers l'est. Les chasseurs accueillirent cette déclaration par de joyeux hourras. La vision de l'or brillait de nouveau à leurs yeux. Nous attendîmes au bord du San-Carlos, que la grande chaleur du jour fût passée, afin que nos chevaux pussent se rafraîchir à discrétion. Puis, nous remettant en selle, nous coupâmes à travers la plaine. Nous avions l'intention de voyager toute la nuit, ou du moins jusqu'à ce que nous trouvassions de l'eau, car une halte sans eau ne pouvait nous procurer aucun repos. Avant que nous eussions marché longtemps, nous nous trouvâmes en face d'une terrible jornada, un de ces déserts redoutés, sans herbe, sans arbre, sans eau. Devant nous, s'étendait du nord au sud une rangée inférieure de montagnes, puis au-dessus une autre chaîne plus élevée et couronnée de sommets neigeux. On voyait facilement que ces deux chaînes étaient distinctes, et la plus éloignée devait être d'une prodigieuse élévation. Cela nous était révélé par les neiges éternelles dont ses pics étaient couverts. Une rivière, peut-être celle-là même que nous cherchions, devait nécessairement se trouver au pied des montagnes neigeuses. Mais la distance était immense. Si nous ne trouvions pas un cours d'eau en avant des premières montagnes, nous étions grandement exposés à périr de soif. Telle était notre perspective. Nous marchions sur un sol aride, à travers des plaines de lave et de roches aiguës qui blessaient les pieds de nos chevaux: et, parfois, les coupaient. Il n'y avait autour de nous d'autre végétation que l'artémise au vert maladif, et le feuillage fétide de la créosote. Aucun Être vivant ne se montrait, à l'exception du hideux lézard, du serpent à sonnettes et des grillons du désert, qui rampaient sur le sol dur, par myriades, et que nos chevaux écrasaient sous leurs pieds. «De l'eau!» tel était le cri qui commençait à être proféré dans toutes les langues. —Water! criait le trappeur suffoquant.—De l'eau! criait le Canadien. —Agua! agua! criait le Mexicain.

A moins de vingt milles du San-Carlos, nos gourdes étaient aussi sèches que le rocher. La poussière de la plaine et la chaleur de l'atmosphère avaient provoqué chez nous une soif intense, et nous avions tout épuisé. Nous étions partis assez tard l'après-midi. Au soleil couchant, les montagnes en face de nous semblaient toujours être à la même distance. Nous voyageâmes toute la nuit, et, quand le soleil se leva, nous en étions encore très-éloignés. Cette illusion se produit toujours dans l'atmosphère transparente de ces régions élevées. Les hommes mâchonnaient tout en causant. Ils tenaient dans leur bouche de petites balles, ou des cailloux d'obsidienne, qu'ils mordaient avec des efforts désespérés. Quand nous atteignîmes les premières montagnes, le soleil était déjà haut sur l'horizon. A notre grande consternation, nous n'y trouvâmes pas une goutte d'eau! La chaîne présentait un front de roches sèches, tellement serrées et stériles, que les buissons de créosote eux-mêmes ne trouvaient pas de quoi s'y nourrir. Ces roches étaient aussi dépourvues de végétation que le jour où elles étaient sorties de la terre à l'état de lave. Des détachements se répandirent dans toutes les directions et grimpèrent dans les ravins; mais après avoir perdu beaucoup de temps en recherches infructueuses, nous renonçâmes, désespérés. Il y avait un passage qui paraissait traverser la chaîne. Nous y entrâmes et marchâmes en avant, silencieux et agités de sinistres pensées. Peu après nous débuchions de l'autre côté, et une scène d'un singulier caractère frappait nos yeux. Devant nous une plaine entourée de tous côtés par de hautes montagnes; à l'extrémité opposée, les monts neigeux prenaient naissance, et montraient leurs énormes rochers s'élevant verticalement à plus de mille pieds de hauteur. Les roches noires apparaissaient amoncelées les unes sur les autres, jusqu'à la limite des neiges immaculées dont les sommets étaient recouverts. Mais ce qui causait notre principal étonnement, c'était la surface de la plaine. Elle était aussi couverte d'un manteau d'une éclatante blancheur; cependant la place plus élevée que nous occupions était parfaitement nue, et nous y ressentions vivement la chaleur du soleil. Ce que nous voyions dans la vallée ne pouvait donc pas être de la neige.

L'uniformité de la vallée, les montagnes chaotiques, dont elle était environnée, m'impressionnaient vivement par leur aspect froid et désolé. Il semblait que tout fût mort autour de nous et que la nature fût enveloppée dans son linceul. Mes compagnons paraissaient éprouver la même sensation que moi, et tout le monde se taisait. Nous descendîmes la pente du défilé qui conduisait dans cette singulière vallée. En vain nos yeux interrogeaient l'espace: aucune apparence d'eau devant nous. Mais nous n'avions pas le choix: il fallait traverser. A l'extrémité la plus éloignée, au pied des montagnes neigeuses, nous crûmes distinguer une ligne noire, comme celle d'une rangée d'arbres, et nous nous dirigeâmes vers ce point. En arrivant sur la plaine nous trouvâmes le sol couvert d'une couche épaisse de soude, blanche comme de la neige. Il y en avait assez là pour satisfaire aux besoins de toute la race humaine; mais, depuis sa formation nulle main ne s'était encore baissée pour la ramasser. Trois ou quatre massifs de rocher se trouvaient sur notre route, près de l'endroit où le défilé débouchait dans la vallée. Pendant que nous les contournions, nos yeux tombèrent sur une large ouverture pratiquée dans les montagnes qui étaient en face de nous. A travers cette ouverture, les rayons du soleil brillaient et coupaient en écharpe le paysage d'une traînée de lumière jaune. Dans cette lumière, se jouaient par myriades les légers cristaux de la soude soulevé par la brise. Pendant que nous descendions, je remarquai que les objets prenaient autour de nous un aspect tout différent de celui qu'ils nous avaient présenté d'en haut. Comme par enchantement, la blanche surface disparaissait et faisait place à des champs de verdure au milieu desquels s'élançaient de grands arbres couverts d'un épais et vert feuillage.

—Des cotonniers! s'écria un chasseur en regardant les bosquets encore éloignés.

—Ce sont d'énormes sapins, pardieu! s'écria un autre.

—Il y a de l'eau là, camarades, bien sûr! fit remarquer un troisième.

—Oui, messieurs! il est impossible que de pareilles tiges croissent sur une prairie sèche. Regardez! Hilloa!

—De par tous les diables, voilà une maison là-bas!

—Une maison! une, deux, trois!… Mais c'est tout une ville, ou bien il n'y a pas un seul mur. Tenez! Jim, regardez là-bas! Wagh!

Je marchais devant avec Séguin; le reste de la bande atteignait la bouche du défilé derrière nous. J'avais été absorbé pendant quelques instants dans la contemplation de la blanche efflorescence qui couvrait le sol et je prêtais l'oreille au craquement de ces incrustations sous le sabot de mon cheval. Ces exclamations me firent lever les yeux. Sous l'impression de ce que je vis, je tirai les deux rênes d'une seule secousse. Séguin avait fait comme moi, et toute la troupe s'était arrêtée en même temps. Nous venions justement de tourner une des masses qui nous empêchaient de voir la grande ouverture qui se trouvait alors précisément en face de nous; et, près de sa base, du côté du sud, on voyait s'élever les murs et les édifices d'une cité; d'une vaste cité, si l'on en jugeait par la distance et par l'aspect colossal de son architecture. Les colonnes des temples, les grandes portes, les fenêtres, les balcons, les parapets, les escaliers tournants nous apparaissaient distinctement. Un grand nombre de tours s'élevaient très-haut au-dessus des toits; au milieu, un grand édifice ressemblant à un temple et couronné d'un dôme massif, dominait toutes les autres constructions. Je considérais cette apparition soudaine avec un sentiment d'incrédulité. C'était un songe, une chimère, un mirage peut-être…. Non, cependant le mirage ne présente pas un tableau aussi net. Il y avait là des toits, des cheminées, des murs, des fenêtres. Il y avait des maisons fortifiées avec leurs créneaux réguliers et leurs embrasures. Tout cela était réel: c'était une ville. Était-ce donc là la Cibolo des pères espagnols? Était-ce la ville aux portes d'or et aux tours polies? Après tout, l'histoire racontée par les prêtres voyageurs ne pouvait-elle pas être vraie? Qui donc avait démontré que ce fût une fable! Qui avait jamais pénétré dans ces régions où les récits des prêtres plaçaient la ville dorée de Cibolo? Je vis que Séguin était, autant que moi, surpris et embarrassé. Il ne connaissait rien de ce pays. Il avait vu souvent des mirages, mais pas un seul qui ressemblât à ce que nous avions sous les yeux.

Pendant quelque temps, nous demeurâmes immobiles sur nos selles, en proie à de singulières émotions. Pousserions-nous en avant? Sans doute. Il nous fallait arriver à l'eau. Nous mourions de soif. Aiguillonnés par ce besoin, nous partîmes à toute bride. A peine avions-nous couru quelques pas, qu'un cri simultané fut poussé par tous les chasseurs. Quelque chose de nouveau,—quelque chose de terrible,—était devant nous. Près du pied de la montagne se montrait une ligne de formes sombres, en mouvement: c'étaient des hommes à cheval! Nous arrêtâmes court nos chevaux; notre troupe entière fit halte au même instant.

—Des Indiens! telle fut l'exclamation générale.

—Il faut que ce soient des Indiens murmura Séguin: il n'y a pas d'autres créatures humaines par ici. Des Indiens! mais non. Jamais il n'y eut d'Indiens semblables à cela. Voyez! ce ne sont pas des hommes! Regardez leurs chevaux monstrueux, leurs énormes fusils: ce sont des géants! Par le ciel! continua-t-il après un moment d'arrêt, ils sont sans corps, ce sont des fantômes!

Il y eut des exclamations de terreur parmi les chasseurs placés en arrière. Étaient-ce là les habitants de la cité? Il y avait une proportion parfaite entre la taille colossale des chevaux et celle des cavaliers. Pendant un moment, la terreur m'envahit comme les autres; mais cela ne dura qu'un instant. Un souvenir soudain me vint à l'esprit; je me rappelai les montagnes du Hartz et ses démons. Je reconnus que le phénomène que nous avions devant nous devait être le même, une illusion d'optique, un effet de mirage. Je levai la main au-dessus de ma tête. Le géant qui était devant les autres imita le mouvement. Je piquai de l'éperon les flancs de mon cheval et galopai en avant. Il fit de même, comme s'il fût venu à ma rencontre. Après quelque temps de galop, j'avais dépassé l'angle réflecteur, et l'ombre du géant disparut instantanément dans l'air. La ville aussi avait disparu; mais nous retrouvâmes les contours de plus d'une forme singulière dans les grandes roches stratifiées qui bordaient la vallée. Nous ne fûmes pas longtemps sans perdre de vue, également, les bouquets d'arbres gigantesques. En revanche, nous vîmes distinctement au pied de la montagne, non loin de l'ouverture, une ceinture de saules verts et peu élevés, mais des saules réels. Sous leur feuillage, on voyait quelque chose qui brillait au soleil comme des paillettes d'argent, c'était de l'eau! C'était un bras du Prieto. Nos chevaux hennirent à cet aspect; un instant après, nous avions mis pied à terre sur le rivage, et nous étions tous agenouillés auprès du courant.

XXXIV

LA MONTAGNE D'OR.

Après une marche si pénible, il était nécessaire de faire une halte plus longue que d'habitude. Nous restâmes près de l'arroyo tout le jour et toute la nuit suivante. Mais les chasseurs avaient hâte de boire les eaux du Prieto lui-même; le lendemain matin, nous levâmes le camp et prîmes notre direction vers cette rivière. A midi, nous étions sur ses bords. C'était une singulière rivière, traversant une région de montagnes mornes, arides et désolées. Le courant s'était frayé son chemin à travers ces montagnes, y creusant plusieurs canons, et roulait ses flots dans un lit presque partout inaccessible. Elle paraissait noire et sombre. Où donc étaient les sables d'or? Après avoir suivi ses bords pendant quelque temps, nous nous arrêtâmes à un endroit où l'on pouvait gagner la rive. Les chasseurs, sans s'occuper d'autre chose, franchirent promptement les rochers et descendirent vers l'eau. C'est à peine s'ils prirent le temps de boire. Ils fouillèrent dans les interstices des rochers tombés des hauteurs; ils ramassèrent le sable avec leurs mains et se mirent à le laver dans leurs tasses; ils attaquèrent les roches quartzeuses à coups de tomahawk et en écrasèrent les fragments entre deux grosses pierres. Ils ne trouvèrent pas une parcelle d'or. Ils avaient pris la rivière trop haut, ou bien l'Eldorado se trouvait encore plus au nord.

Harassés, baignés de sueur, furieux, jurant et grognant, ils obéirent à l'ordre de marcher en avant. Nous suivîmes le cours du fleuve et nous nous arrêtâmes, pour la nuit, à une autre place où l'eau était accessible pour nos animaux. Là, les chasseurs cherchèrent encore de l'or, et n'en trouvèrent pas plus qu'auparavant. La contrée aurifère était au-dessous, ils n'en doutaient plus. Le chef les avait conduits par le San-Carlos pour les en détourner, craignant que la recherche de l'or ne retardât la marche. Il n'avait nul souci de leurs intérêts. Il ne pensait qu'au but Particulier qu'il voulait atteindre. Ils s'en retourneraient aussi pauvres qu'ils étaient venus, ça lui était bien égal. Jamais ils ne retrouveraient une occasion pareille. Tels étaient les murmures entremêlés de jurements. Séguin n'entendait rien, ou feignait de ne pas entendre. Il avait un de ces caractères qui savent tout supporter, jusqu'à ce que le moment favorable pour agir se présente. Il était naturellement emporté, comme tous les créoles; mais le temps et l'adversité avaient amené son caractère à un calme et à un sang-froid qui convenaient admirablement au chef d'une semblable troupe. Quand il se décidait à agir, il devenait, comme on dit dans l'Ouest, un homme dangereux, et les chasseurs de scalps savaient cela. Pour l'instant, il ne prenait pas garde à leurs murmures.

Longtemps avant le point du jour, nous nous étions remis en selle, et nous nous dirigions vers le haut Prieto. Nous avions remarqué des feux à une certaine distance pendant la nuit et nous savions que c'étaient ceux des villages des Apaches. Notre intention était de traverser leur pays sans être aperçus, et nous devions, quand le jour aurait paru, nous cacher parmi les rochers jusqu'à la nuit suivante. Quand l'aube devint claire, nous fîmes halte dans une profonde ravine, et quelques-uns de nous grimpèrent sur la hauteur pour reconnaître. Nous vîmes la fumée s'élever au-dessus des villages, au loin; mais nous les avions dépassés pendant l'obscurité, et, au lieu de rester dans notre cachette, nous continuâmes notre route à travers une large plaine couverte de sauges et de cactus. De chaque côté les montagnes se dressaient, s'élevant rapidement à partir de la plaine, et affectant ces formes fantastiques qui caractérisent les pics de ces régions. En haut des roches à pic, formant d'effrayants abîmes, on découvrait des plateaux mornes, arides, silencieux. La plaine arrivait jusqu'à la base même des rochers qui avaient dû nécessairement être baignés par les eaux autrefois. C'était évidemment le lit d'un ancien océan. Je me rappelai la théorie de Séguin sur les mers intérieures. Peu après le lever du soleil, la direction que nous suivions nous conduisit à une route indienne. Là nous traversâmes la rivière avec l'intention de nous en séparer et de marcher à l'est. Nous arrêtâmes nos chevaux au milieu de l'eau et les laissâmes boire à discrétion. Quelques-uns des chasseurs qui étaient portés en avant avaient gravi le bord escarpé. Nous fûmes attirés par des exclamations d'une nature inaccoutumée. En levant les yeux, nous vîmes que plusieurs d'entre eux, sur le haut de la côte, montraient le nord avec des gestes très-animés. Voyaient-ils les Indiens?

—Qu'y a-t-il? cria Séguin, pendant que nous avancions.

—Une montagne d'or; une montagne d'or! Telle fut la réponse.

Nous pressâmes nos chevaux vers le sommet. Au loin vers le nord, aussi loin que l'oeil pouvait s'étendre, une masse brillante réfléchissait les rayons du soleil. C'était une montagne, et le long de ses flancs, de la base au sommet, la roche avait l'éclat et la couleur de l'or! La réverbération des rayons du soleil sur cette surface nous éblouissait. Était-ce donc une montagne d'or?

Les chasseurs étaient fous de bonheur! C'était la montagne dont il avait été si souvent question autour des feux des bivouacs. Lequel d'entre eux n'en avait pas entendu parler, qu'il y eût cru ou non? Ce n'était donc pas une fable. La montagne était là devant eux, dans toute son éclatante splendeur! Je me retournai et regardai Séguin. Il se tenait les yeux baissés; sa physionomie exprimait une vive inquiétude. Il comprenait la cause de l'illusion; le Maricopa, Reichter et moi la comprenions aussi. Au Premier coup d'oeil, nous avions reconnu les écailles brillantes de la sélénite. Séguin vit qu'il y avait là une grande difficulté à surmonter. Cette éblouissante hallucination était très-loin de notre direction; mais il était évident que ni menaces ni prières ne seraient écoutées. Les hommes étaient tous résolus à aller vers cette montagne. Quelques-uns avaient déjà tourné la tête de leurs chevaux de ce côté, et s'avançaient dans cette direction. Séguin leur ordonna de revenir. Une dispute terrible s'ensuivit, et peu après ce fut une véritable révolte. En vain Séguin fit valoir la nécessité d'arriver le plus promptement possible à la ville; en vain il représenta le danger que nous courions d'être surpris par la bande de Dacoma, qui pendant ce temps serait sur nos traces; en vain le chef Coco, le docteur et moi-même, affirmâmes à nos compagnons ignorants que ce qu'ils voyaient n'était que la surface d'un rocher sans valeur. Les hommes s'obstinaient. Cette vue, qui répondait à leurs espérances longtemps caressées, les avait enivrés. Ils avaient perdu la raison; ils étaient fous.

—En avant donc! cria Séguin, faisant un effort désespéré pour contenir sa fureur. En avant, insensés, suivez votre aveugle passion. Vous payerez cette folie de votre vie!

En disant ces mots, il retourna son cheval et prit sa course vers le phare brillant. Les hommes le suivirent en poussant de joyeuses et sonores acclamations. Après un long jour de course nous atteignîmes la base de la montagne. Les chasseurs se jetèrent en bas de cheval et grimpèrent vers les roches brillantes. Ils les atteignirent; les attaquèrent avec leurs tomahawks, leurs crosses de pistolets; les grattèrent avec leurs couteaux; enlevèrent des feuilles de mica et de sélénite transparente… puis les jetèrent à leurs pieds, honteux et mortifiés; l'un après l'autre ils revinrent dans la plaine, l'air triste et profondément abattus; pas un ne dit mot; ils remontèrent à cheval et suivirent leur chef.

Nous avions perdu un jour à ce voyage sans profit; mais nous nous consolions en pensant que les Indiens, suivant nos traces, feraient le même détour. Nous courions maintenant au sud-ouest; mais ayant trouvé une source non loin du pied de la montagne, nous y restâmes toute la nuit. Après une autre journée de marche au sud-est, Rubé reconnut le profil des montagnes. Nous approchions de la grande ville des Navajoes. Cette nuit-là, nous campâmes près d'un cours d'eau, un bras du Prieto, qui se dirige vers l'est. Un grand abîme entre deux rochers marquait le cours de la rivière au-dessus de nous. Le guide montra cette ouverture, pendant que nous nous avancions vers le lieu de notre halte.

—Qu'est-ce, Rubé? demanda Séguin.

—Vous voyez cette gorge en face de vous?

—Oui; qu'est-ce que c'est?

—La ville est là.

XXXV

NAVAJOA.

La soirée du jour suivant était avancée quand nous atteignîmes le pied de la sierra, à l'embouchure du canon. Nous ne pouvions pas suivre le bord de l'eau plus loin, car il n'y avait dans le chenal ni sentier ni endroit guéable. Il fallait nécessairement franchir l'escarpement qui formait la joue méridionale de l'ouverture. Un chemin frayé à travers des pins chétifs s'offrait à nous, et, sur les pas de notre guide, nous commençâmes l'ascension de la montagne. Après avoir gravi pendant une heure environ, en suivant une route effrayante au bord de l'abîme. Nous parvînmes à la crête; nos yeux se portèrent vers l'est. Nous avions atteint le but de notre voyage. La ville des Navajoes était devant nous!

—Voilà! Mira el pueblo! That's the town! Hourra! S'écrièrent les chasseurs, chacun dans sa langue.

—Oh Dieu! enfin, la voilà! murmura Séguin dont les traits exprimaient une émotion profonde; soyez béni! mon Dieu! Halte! camarades, halte!

Nous retînmes les rênes, et, immobiles sur nos chevaux fatigués, nous demeurâmes les yeux tournés vers la plaine. Un magnifique panorama, magnifique sous tous les rapports, s'étalait devant nous; l'intérêt avec lequel nous le considérions était encore redoublé par les circonstances particulières qui nous avaient amenés à en jouir. Placés à l'extrémité occidentale d'une vallée oblongue, nous la voyons se dérouler dans toute sa longueur. C'est, non pas une vallée proprement dite, bien qu'elle fût ainsi appelée par les Américains espagnols, mais plutôt une plaine entourée de tout côtés par des montagnes. Sa forme est elliptique. Le grand axe, ou diamètre des foyers de cette ellipse, peut avoir dix ou douze milles de longueur; le petit axe en a cinq ou six. La surface entière présente un champ de verdure dont le plan n'est coupé ni de buissons, ni de haies, ni de collines. C'est comme un lac tranquille transformé en émeraude. Une ligne d'argent la traverse dans toute son étendue, en courbes gracieuses, et marque le cours d'une rivière cristalline. Mais les montagnes! Quelles sauvages montagnes! surtout celles qui bordent la vallée au nord. Ce sont des masses de granit amoncelées. Quelles convulsions de la nature doivent avoir présidé à leur naissance! Leur aspect présente l'idée d'une planète en proie aux douleurs de l'enfantement. Des rochers énormes sont suspendus, à peine en équilibre, au-dessus de précipices affreux. Il semble que le choc d'une plume suffirait pour occasionner la chute de ces masses gigantesques. D'effrayants abîmes montrent dans leurs profondeurs de sombres défilés qu'aucun bruit ne trouble. Çà et là, des arbres noueux, des pins et des cèdres, croissent horizontalement et pendent le long des rochers. Les branches hideuses des cactus, le feuillage maladif des buissons de créosote, se montrent dans les fissures, et ajoutent un trait de plus au caractère âpre et morne du paysage. Telle est la barrière septentrionale de la vallée. La sierra du midi présente un contraste géologique complet. Pas une roche de granit ne se montre de ce côté. On y voit aussi des rochers amoncelés, mais blancs comme la neige. Ce sont des montagnes de quartz laiteux. Elles sont dominées par des pics de formes diverses, nus et brillants; d'énormes masses pendent sur les profonds abîmes: les ravins, comme les hauteurs, sont dépourvus d'arbres. La végétation qui s'y montre a tous les caractères de la désolation. Les deux sierras convergent vers l'extrémité orientale de la vallée. Du sommet que nous occupons, et qui se trouve à l'ouest, nous découvrons tout le tableau. A l'autre bout de la vallée, nous apercevons une place noire au pied de la montagne. Nous reconnaissons une forêt de pins, mais elle est trop éloignée pour que nous puissions distinguer les arbres. La rivière semble sortir de cette forêt, et, sur ses bords, près de la lisière du bois, nous apercevons un ensemble de constructions pyramidales étranges. Ce sont des maisons. C'est la ville de Navajoa!

Nos yeux s'arrêtent sur cette ville avec une vive curiosité. Nous distinguons le profil des maisons, bien qu'elles soient à près de dix milles de distance. C'est une étrange architecture. Quelques-unes sont séparées des autres, et ont des toits en terrasse, au-dessus desquels nous voyons flotter des bannières. L'une, grande entre toutes, présente l'apparence d'un temple. Elle est dans la plaine ouverte, hors de la ville, et, au moyen de la lunette, nous apercevons de nombreuses formes qui se meuvent sur son sommet. Ces formes sont des êtres humains. Il y en a aussi sur les toits et les parapets des maisons plus petites; nous en voyons beaucoup d'autres, sur la plaine, entre la ville et nous, chassant devant eux des troupes de bestiaux, de mules et de mustangs. Quelques-uns sont sur les bords de la rivière, et nous en apercevons qui plongent dans l'eau. Plusieurs groupes de chevaux, dont les flancs arrondis accusent le bon état d'entretien, pâturent tranquillement dans la prairie. Des troupes de cygnes sauvages, d'oies et de grues bleues suivent en nageant et en voltigeant le courant sinueux de la rivière. Le soleil baisse; les montagnes réfléchissent des teintes d'ambre, et les cristaux quartzeux resplendissent sur les pics de la sierra méridionale. La scène est imposante par sa beauté et le silence qui l'environne. Combien de temps s'écoulera-t-il, pensais-je, avant que ce tableau si calme soit rempli de meurtre et de pillage?

Nous demeurons quelque temps absorbés dans la contemplation de la vallée sans proférer un seul mot. C'est le silence qui précède les résolutions terribles. L'esprit de mes compagnons est agité de pensées et d'émotions diverses, diverses par leur nature et par leur degré de vivacité, et différant autant les unes des autres, que le ciel diffère de l'enfer. Quelques-unes de ces émotions sont saintes. Des hommes ont le regard tendu sur la plaine, croyant ou s'imaginant distinguer, à cette distance, les traits d'un être aimé, d'une épouse, d'une soeur, d'une fille, ou peut-être d'une personne plus tendrement chérie encore. Non; cela ne pouvait être; nul n'était plus profondément affecté que le père cherchant son enfant. De tous les sentiments mis en jeu là, l'amour paternel était le plus fort. Hélas! il y avait des émotions d'une autre nature dans le coeur de ceux qui m'entouraient, des passions terribles et impitoyables. Des regards féroces étaient lancés sur la ville; les uns respiraient la vengeance, les autres l'amour du pillage; d'autres encore, vrais regards de démons, la soif du meurtre. On en avait causé à voix basse tout le long de la route, et les hommes déçus dans leurs espérances au sujet de l'or, s'entretenaient du prix des chevelures.

Sur l'ordre de Séguin, les chasseurs se retirèrent sous les arbres et tinrent précipitamment conseil. Comment devait-on s'y prendre pour s'emparer de la ville? Nous ne pouvions pas approcher en plein jour. Les habitants nous auraient vus longtemps avant que nous eussions franchi la distance, et ils fuiraient vers la forêt. Nous perdrions ainsi tout le fruit de notre expédition. Pouvions-nous envoyer un détachement à l'extrémité orientale de la vallée pour empêcher la fuite? Non pas à travers la plaine du moins, car les montagnes arrivaient jusqu'à son niveau, sans hauteurs intermédiaires, et sans défilé près de leurs flancs. A quelques endroits, le rocher s'élevait verticalement à une hauteur de Mille pieds environ. Cette idée fut abandonnée. Pouvions-nous tourner la sierra du sud, et arriver par la forêt elle-même? De cette manière, nous marchions à couvert jusqu'auprès des maisons. Le guide, interrogé, répondit que cela était possible; mais il fallait faire un détour d'environ 50 milles. Nous n'avions pas le temps, et nous y renonçâmes.

Le seul plan praticable était donc de nous approcher de la ville pendant la nuit, ou, du moins, c'était celui qui présentait le plus de chances de succès. On s'y arrêta. Séguin ne voulait pas faire une attaque de nuit, mais seulement entourer les maisons en restant à une certaine distance, et se tenir en embuscade jusqu'au matin. La retraite serait ainsi coupée, et nous serions sûrs de retrouver nos prisonniers à la lumière du jour. Les hommes s'étendirent sur le sol, et, le bras passé dans la bride de leurs chevaux, attendirent le coucher du soleil.

XXXVI

L'EMBUSCADE NOCTURNE

Une petite heure se passa ainsi. Le globe brillant disparut derrière nous, et les roches de quartz revêtirent une teinte sombre. Les derniers rayons du soleil illuminèrent un moment les pics les plus élevés, puis s'éclipsèrent. La nuit était venue. Nous descendîmes la pente rapide en une longue file et atteignîmes la plaine; puis, tournant à gauche, nous suivîmes le pied de la montagne. Les rochers nous servaient de guides. Nous avancions avec prudence et parlions à voix basse. La route que nous suivions était semée de roches détachées, tombées du haut de la montagne. Nous étions obligés de contourner des contre-forts qui s'avançaient jusque dans la plaine. De temps en temps, nous nous arrêtions pour tenir conseil.

Après avoir marché ainsi pendant dix à douze milles, nous nous trouvâmes de l'autre côté de la ville. Nous n'en étions pas à plus d'un mille. Nous apercevions les feux allumés sur la plaine, et nous entendions les voix de ceux qui étaient autour. Là, nous divisâmes la troupe en deux parts. Un petit détachement resta caché dans un défilé au milieu des rochers. Ce détachement fut chargé de la garde du chef captif et des mules de bagages. Le corps principal se porta en avant, sous la conduite de Rubé, et suivit la lisière de la forêt, laissant un poste de distance en distance. Ces postes se cachèrent à leurs stations respectives, gardant un profond silence et attendant le signal du clairon, qui devait être donné au point du jour.

* * * * *

La nuit s'écoule lente et silencieuse. Les feux s'éteignent l'un après l'autre, et la plaine reste enveloppée des ombres d'une nuit sans lune. De sombres nuages flottent dans l'air, la pluie menace, phénomène rare dans cette région. Le cygne fait entendre son cri discordant, le gruya pousse sa note cuivrée au-dessus de la rivière, le loup hurle sur la lisière du village endormi. La voix de la chauve-souris géante traverse les airs. On entend le flap-flap de ses grandes ailes quand elle descend en le sol de la prairie résonne sourdement sous les sabots des chevaux, le craquement de l'herbe se mêle au tink-ling des anneaux des mors, car les chevaux mangent tout bridés. Par moments, un chasseur endormi murmure quelques mots, se débattant en rêve contre quelque terrible ennemi. Ainsi la nuit se passe, traversant les groupes de lumineux cucujos[1]

[Note 1: Coléoptères phosphorescents.]

Tout se tait au moment où le jour approche. Les loups cessent de hurler; le cygne et la grue bleue font silence; l'oiseau de proie nocturne a garni sa panse vorace, et s'est perché sur un pin de la montagne; les mouches phosphorescentes disparaissent sous l'influence des heures plus froides; et les chevaux, ayant pâturé toute l'herbe qui se trouvait à leur portée, sont couchés et endormis.

Une lumière grise commence à se répandre sur la vallée; elle glisse le long des blancs rochers de la montagne de quartz. L'air frais du matin réveille les chasseurs. L'un après l'autre ils se lèvent. Ils frissonnent en se redressant, et ramassent autour d'eux les plis de leurs manteaux. Ils paraissent fatigués; leurs figures sont pâles et blafardes. L'aube grise donne un air de fantôme à leurs faces barbues et non lavées. Un instant après, ils rassemblent les longes et les attachent aux anneaux; visitent les chiens et les amorces de leurs fusils, et rebouclent leurs ceintures; tirent de leurs havre-sacs des morceaux de tasajo et les mangent crus. Debout auprès de leurs chevaux, ils se tiennent prêts à se mettre en selle. Le moment n'est pas encore venu. La lumière gagne la vallée. Le brouillard bleu qui couvrait la rivière pendant la nuit s'élève. Nous distinguons tous les détails des maisons. Quelles singulières constructions! Les plus élevées ont un, deux, et jusqu'à quatre étages. Toutes affectent la forme d'une pyramide tronquée. Chaque étage est en retraite sur celui qui est au-dessous, d'où résulte une série de terrasses superposées. Les maisons sont d'un blanc jaunâtre, couleur de la terre qui a servi à les construire. On n'y voit pas de fenêtres; des portes ouvertes à chaque étage sur le dehors donnent accès dans l'intérieur; des échelles dressées de terrasse en terrasse sont appuyées contre les murs. Sur le sommet de quelques-unes, il y a des perches portant des bannières, ce sont les demeures des principaux chefs et des grands guerriers de la nation. Nous voyons le temple distinctement. Il a la même forme que les maisons, mais il est plus large et plus élevé. De son toit s'élance un grand mât portant une bannière avec un étrange écusson. Près des maisons sont des enclos remplis de mules et de mustangs: c'est le bétail de la ville.

Le jour devient plus clair. Nous voyons des formes apparaître sur les toits et se mouvoir le long des terrasses. Ce sont des figures humaines enveloppées de vêtements flottant comme des robes, en étoffes rayées. Nous reconnaissons la couverture des Navajoes, avec ses raies alternées, noires et blanches. Avec la lunette, nous apercevons les formes plus distinctes et nous pouvons reconnaître les sexes. Les cheveux pendent négligemment sur les épaules et descendent jusqu'au bas des reins. La plupart sont des femmes de différents âges. On aperçoit beaucoup d'enfants. Il y a des hommes, des vieillards à cheveux blancs; d'autres plus jeunes, en petit nombre, mais ce ne sont pas des guerriers; tous les guerriers sont absents. Au moyen des échelles, ils descendent de terrasse en terrasse, se dirigent vers la plaine et vont rallumer les feux. Quelques-uns portent des vases de terre, des ollas sur leur tête, et vont à la rivière puiser de l'eau. Ils sont à peu près nus. Nous voyons leurs corps bruns et leurs poitrines découvertes. Ce sont des esclaves. Ah! les vieillards se dirigent vers le sommet du temple. Des femmes et des enfants les suivent; les uns en blanc, les autres vêtus de couleurs variées. Il y a des jeunes filles et des jeunes garçons; ce sont les enfants des chefs. Une centaine environ sont réunis sur le toit le plus élevé. Un autel est dressé près de la hampe du drapeau. La fumée s'élève, la flamme brille: ils ont allumé du feu sur l'autel. Écoutez les chants et les sons du tambour indien! Le bruit cesse; tous restent immobiles et silencieux, la face tournée vers l'est.

—Qu'est-ce que cela signifie?

—Ils attendent que le soleil paraisse. Ces peuples adorent le soleil.

Les chasseurs, dont la curiosité est excitée, restent le regard tendu, observant la cérémonie. Le sommet le plus élevé de la montagne quartzeuse s'allume. C'est le premier signe de l'arrivée du soleil. La teinte dorée descend le long du pic. D'autres points s'illuminent. Les rayons viennent frapper les figures des adorateurs. Voyez! il y a des blancs parmi eux! Un, deux, plusieurs blancs: ce sont des femmes et des jeunes filles.

—Oh! Dieu, faites qu'elle soit là! s'écrie Séguin prenant sa lunette avec empressement, et portant le clairon à ses lèvres.

Quelques notes éclatantes résonnent dans la vallée. Les cavaliers entendent le signal. Ils débouchent des bois et des défilés. Ils galopent à travers la plaine, et se déploient en avançant. En peu de minutes nous avons formé un grand arc de cercle autour de la ville. Nos chevaux nous mènent vers le pied des murailles. L'atajo et le chef captif, confiés à la garde d'un petit nombre d'hommes, sont restés dans le défilé. Les sons du clairon ont attiré l'attention des habitants. Ils s'arrêtent un moment, frappés d'immobilité par la surprise. Ils voient la ligne qui les enveloppe. Ils aperçoivent les cavaliers qui s'avancent. Serait-ce un jeu de la part de quelque tribu amie? Non. Ces voix étrangères, ce clairon, tout cela est nouveau pour les oreilles des Indiens. Quelques-uns cependant ont déjà entendu ces sons, ils reconnaissent la trompette de guerre des visages pâles! Pendant un moment la consternation les prive de la faculté d'agir. Ils nous regardent jusqu'à ce que nous soyons tout près. Ils voient les visages pâles, les armes étranges, les chevaux singulièrement harnachés. C'est l'ennemi! ce sont les blancs! Ils courent d'une place à l'autre, de rue en rue. Ceux qui portaient de l'eau jettent leurs ollas et prennent leur course, en criant, vers les maisons. Ils montent sur les toits et retirent les échelles après eux. Des exclamations sont échangées; les hommes, les femmes et les enfants poussent des cris affreux. La terreur est peinte sur toutes les figures; l'épouvante se lit dans tous leurs mouvements. Pendant ce temps, notre ligne s'est resserrée, et nous ne sommes plus qu'à deux cents yards des murs. Nous faisons halte un moment. Vingt hommes sont laissés pour former une arrière-garde. Les autres se réunissent en corps et se portent en avant sur les pas de leurs chefs.

XXXVII

ADÈLE.

Nous nous dirigeons vers le grand bâtiment, nous l'entourons et nous faisons halte de nouveau. Les vieillards sont toujours sur le toit et garnissent le parapet. Ils sont en proie à la terreur et tremblent comme des enfants.

—Ne craignez rien; nous venons en amis! crie Séguin, parlant une langue qui nous est étrangère et leur faisant des signes.

Sa voix ne peut percer le bruit des cris perçants que l'on entend de tous côtés. Il répète les mêmes mots et renouvelle ses signes avec plus d'énergie. Les vieillards se groupent au bord du parapet. L'un d'entre eux se distingue au milieu de tous les autres. Ses cheveux blancs comme la neige tombent jusqu'à sa ceinture. De brillants ornements pendent à ses oreilles et sur sa poitrine. Il est revêtu d'une robe blanche. Il a toute l'apparence d'un chef; tous les autres lui obéissent. Sur un signe de sa main, les cris cessent. Il se penche au-dessus du parapet comme pour nous parler.

Amigos! amigos! crie-t-il en espagnol.

—Oui, oui, nous sommes des amis, répond Séguin dans la même langue.. Ne craignez rien de nous! Nous ne venons pas pour vous faire du mal.

—Pourquoi nous feriez-vous du mal? Nous sommes en paix avec tous les blancs de l'Est. Nous sommes les fils de Moctezuma. Nous sommes Navajoes. Que voulez-vous de nous?

—Nous venons pour nos parents, vos captives blanches. Ce sont nos femmes et nos filles.

—Des captives blanches! vous vous trompez: nous n'avons pas de captives. Celles que vous cherchez sont parmi les Apaches, loin, là-bas, vers le sud.

—Non. Elles sont parmi vous, répond Séguin, j'ai des informations précises et sûres à cet égard. Pas de retard, donc! Nous avons fait un long voyage pour les retrouver, et nous ne nous en irons pas sans elles.

Le vieillard se tourne vers ses compagnons. Ils parlent à voix basse et échangent des signes. Les figures se retournent du côté de Séguin.

—Croyez-moi, señor chef, dit le vieillard, parlant avec emphase, vous avez été mal informé. Nous n'avons pas de captives blanches.

—Pish! vieux menteur impudent! cria Rubé en sortant de la foule et ôtant son bonnet de peau de chat. Reconnais-tu l'Enfant, le reconnais-tu?

Le crâne dépouillé se montre aux yeux des Indiens. Un murmure plein d'alarmes se fait entendre parmi eux. Le chef aux cheveux blancs semble déconcerté. Il sait l'histoire de cette tête scalpée. De sourds grondements se font entendre aussi parmi les chasseurs. Ils ont vu les femmes blanches en galopant vers la ville. Ce mensonge les irrite, et le bruit menaçant des rifles qu'on arme se fait entendre tout autour de nous.

—Vous avez dit des paroles fausses, vieillard, crie Séguin. Nous savons que vous avez des captives blanches, rendez-nous-les donc, si vous voulez sauver vos têtes.

—Et vite! crie Garey, levant son rifle avec un geste menaçant. Plus vite que ça, ou bien je fais sauter la cervelle de ton vieux crâne.

—Patience, amigo, vous verrez nos femmes blanches; mais ce ne sont pas des captives. Ce sont nos filles, les enfants de Moctezuma.

L'Indien descend au troisième étage du temple. Il disparaît sous une porte et revient presque aussitôt, amenant avec lui cinq femmes revêtues du costume des Navajoes. Ce sont des femmes et des jeunes filles et, ainsi qu'on peut le voir au premier coup d'oeil, elles appartiennent à la race hispano-mexicaine.

Mais il y en a parmi nous qui les connaissent plus particulièrement. Trois d'entre elles sont reconnues par autant de chasseurs, et à la vue de ceux-ci, elles se précipitent vers le parapet, tendent leurs bras, et poussent des exclamations de joie. Les chasseurs les appellent:

—Pepe!—Rafaela!—Jesusita!—entremêlant leurs noms d'expressions de tendresse. Ils leur crient de descendre, en leur montrant des échelles.

Bajan, niñas, bajan! aprisa! aprisa! (Venez en bas, chères filles; descendez vite, vite!)

Les échelles sont sur les terrasses. Les jeunes filles ne peuvent les remuer. Leurs maîtres se tiennent auprès d'elles, les sourcils froncés, et silencieux.

—Tendez les échelles! crie Garey menaçant de son fusil, tendez les échelles et aidez les jeunes filles à descendre, ou je fais de l'un de vous un cadavre.

—Les échelles! les échelles! crient une multitude de voix.

Les Indiens obéissent. Les jeunes filles descendent, et, un moment après, tombent dans les bras de leurs amis. Deux restaient encore, trois seulement étant descendues. Séguin avait mis pied à terre et les avait examinées toutes les trois. Aucune d'elles n'était l'objet de sa sollicitude. Il monte à l'échelle, suivi de quelques-uns des hommes. Il s'élance de terrasse en terrasse jusqu'à la troisième, et se porte vivement vers les deux captives. Elles reculent à son approche, et, se méprenant sur ses intentions, poussent des cris de terreur. Séguin les examine d'un regard perçant. Le père interroge ses propres instincts, sa mémoire confuse. L'une des femmes est trop âgée; l'autre est affreuse et présente tous les dehors d'une esclave.

—Mon Dieu! se pourrait-il! s'écrie-t-il avec un sanglot. Il y avait un signe… Non! non! cela ne se peut pas! Il s'élance en avant, saisit la jeune fille par le poignet, mais sans brusquerie, relève la manche et découvre le bras jusqu'à l'épaule.

—Non! s'écrie-t-il de nouveau, rien! Ce n'est pas elle.

Il la quitte et s'élance vers le vieil Indien, qui recule, épouvanté de l'expression terrible de son regard.

—Toutes ne sont pas là! crie Séguin d'une voix de tonnerre; il y en a d'autres: amène-les ici, vieillard, ou je t'écrase sur la terre.

—Nous n'avons pas ici d'autres femmes blanches, répond l'Indien d'un ton calme et décidé.

—Tu mens! tu mens! ta vie m'en répondra. Ici! Rubé, viens le confondre.

—Tu mens, vieille canaille! tes cheveux blancs ne resteront pas longtemps à leur place, si tu ne l'amènes pas bientôt ici. Où est-elle, la jeune reine?

—Au sud. Et l'Indien indiquait la direction du midi.

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écrie Séguin, dans sa langue natale, avec l'accent du plus profond désespoir.

—Ne le croyez pas, cap'n! J'ai vu bien des Indiens dans ma vie, mais je n'ai jamais vu un menteur plus effronté que cette vieille vermine. Vous l'avez entendu tout à l'heure à propos des autres filles?

—C'est vrai, il a menti tout à l'heure; mais elle!… elle peut être partie.

—Il n'y a pas un mot de vrai dans ses paroles. Il ne sait que mentir. C'est un maître charlatan; il ne dit que des impostures. La jeune fille est ce qu'ils appellent la reine des mystères. Elle sait beaucoup de choses, et aide ce vieux bandit dans toutes ses momeries et dans les sacrifices. Il ne se soucie pas de la perdre, elle est ici quelque part, j'en suis sûr; mais elle est cachée, c'est certain.

—Camarades! crie Séguin se précipitant vers le parapet, prenez des échelles! fouillez toutes les maisons! faites sortir tout le monde, jeunes et vieux. Conduisez-les au milieu de la plaine. Ne laissez pas un coin sans l'examiner. Ramenez-moi mon enfant.

Les chasseurs s'emparent des échelles. Avec celles du grand temple, ils sont bientôt en possession des autres. Ils courent de maison en maison et font sortir les habitants, qui poussent des cris d'épouvante. Dans quelques habitations, il y a des hommes, des guerriers traînards, des enfants et des dandys. Ceux qui résistent sont tués, scalpés et jetés par-dessus les parapets. Les habitants arrivent en foule devant le temple, conduits par les chasseurs: il y a des femmes et des filles de tous âges. Séguin les examine avec attention; son coeur est oppressé. À l'arrivée de chaque nouveau groupe, il découvre les visages; c'est en vain! Plusieurs sont jeunes et jolies, mais brunes comme la feuille qui tombe. On ne l'a pas encore trouvée. J'aperçois les trois captives délivrées près de leurs amis mexicains. Elles pourront peut-être indiquer le lieu où on peut la trouver.

—Interrogez-les! dis-je tout bas au chef.

—Ah! vous avez raison. Je n'y pensais pas. Allons, allons!

Nous descendons par les échelles, nous courons vers les captives. Séguin donne une description rapide de celle qu'il cherche.

—Ce doit être la reine des mystères, dit l'une.

—Oui! oui! s'écrie Séguin, tremblant d'anxiété, c'est elle; c'est la reine des mystères.

—Elle est dans la ville, alors, ajoute une autre.

—Où? où? crie le père hors de lui.

—Où?… où?… répètent les jeunes filles s'interrogeant l'une l'autre.

—Je l'ai vue ce matin, il y a peu d'instants, juste avant que vous n'arriviez.

—Je l'ai vu, lui, qui la pressait de rentrer, ajoute une seconde, montrant le vieil Indien. Il l'a cachée.

Caval! s'écrie une autre, peut-être dans l'Estufa.

—L'Estufa? qu'est-ce que c'est?

C'est l'endroit où brûle le feu sacré, où il prépare ses médicaments.

—Où est-ce? Conduisez-moi.

Ay de mi! nous ne savons pas le chemin; c'est un endroit secret oû on brûle les gens! Ay de mi!

—Mais, señor, c'est dans le temple, quelque part sous terre. Il le sait bien. Il n'y a que lui qui ait le droit d'y entrer. Ourraï! l'Estufa est un endroit terrible, c'est du moins ce que tout le monde dit.

Une idée vague que sa fille peut être en danger traverse l'esprit de Séguin. Peut-être est-elle morte déjà, ou en proie à quelque terrible agonie. Il est frappé, et nous le sommes comme lui, de l'expression de froide méchanceté qui se montre sur la physionomie du vieux chef-médecin. Il y a dans cette figure quelque chose de plus que chez les Indiens ordinaires, quelque chose qui indique une détermination entêtée de mourir, plutôt que d'abandonner ce qu'il a mis dans sa tête de conserver. On reconnaît en lui cette ruse démoniaque, caractère distinctif de ceux qui, parmi les tribus sauvages, s'élèvent à la position qu'il occupe. En proie à cette idée, Séguin court vers les échelles, remonte sur le toit, suivi de quelques hommes. Il se jette sur le prêtre imposteur, le saisit par ses longs cheveux.

—Conduis-moi vers elle! crie-t-il d'une voix de tonnerre, conduis-moi vers cette reine, la reine des mystères! Elle est ma fille!

—Votre fille! la reine des mystères! répond l'Indien tremblant pour sa vie, mais résistant encore à la menace. Non, homme blanc, non, elle n'est pas votre fille, la reine est des nôtres. C'est la fille du Soleil; c'est l'enfant d'un chef des Navajoes!

—Ne me tente pas davantage, vieillard, ne me tente pas, te dis-je. Écoute: si on a touché à un de ses cheveux, tous payeront pour elle. Je ne laisserai pas un être vivant dans ta ville. Marche! conduis-moi à l'Estufa.

—A l'Estufa! à l'Estufa!—crient les chasseurs.

Des mains vigoureuses empoignent l'Indien par ses vêtements et 'accrochent à ses cheveux. On brandit à ses yeux les couteaux déjà rouges de sang; on l'entraîne du toit et on lui fait descendre les échelles. Il n'oppose plus aucune résistance, car il voit que toute hésitation sera désormais le signal de sa mort. Moitié traîné, moitié dirigeant la marche, il atteint le rez-de-chaussée du temple. Il pénètre dans un passage masqué par des peaux de buffalos. Séguin le suit, ne le quitte pas de l'oeil et ne le lâche pas de la main. Nous marchons en foule derrière, sur les talons les uns des autres. Nous traversons des couloirs sombres, qui descendent et forment un labyrinthe inextricable. Nous arrivons dans une large pièce faiblement éclairée. Des images fantastiques frappent nos yeux, mystiques symboles d'une horrible religion. Les murs sont couverts de formes hideuses et de peaux de bêtes sauvages. Nous voyons la tête féroce de l'ours gris; celles du buffalo blanc, du carcajou, de la panthère, et du loup toujours affamé. Nous reconnaissons les cornes et le frontal de l'élan, du cimmaron, du buffle farouche. Çà et là sont des figures d'idoles, de formes grotesques et monstrueuses, grossièrement sculptées, en bois ou en pierre rouge du désert. Une lampe jette une faible lumière; et sur un brasero, placé à peu près au milieu de la pièce, brille une petite flamme bleuâtre. C'est le feu sacré: le feu qui, depuis des siècles, brûle en l'honneur du dieu Quetzalcoatl! Nous ne nous arrêtons pas à examiner tous ces objets. Nous courons dans toutes les directions, renversant les idoles et arrachant les peaux sacrées. D'énormes serpents rampent sur le sol et s'enroulent autour de nos pieds. Ils ont été troublés, effrayés par cette invasion inaccoutumée. Nous aussi nous sommes épouvantés, car nous entendons la terrible crécelle de la queue du crotale! Les chasseurs sautent par-dessus, et les frappent de la crosse de leurs fusils; ils en écrasent un grand nombre sur le pavé. Tout est cris et confusion. Les exhalaisons du charbon nous asphyxient; nous étouffons. Où est Séguin? Par où est-il passé?

Écoutez! des cris! c'est la voix d'une femme! Des voix d'hommes s'y mêlent aussi. Nous nous précipitons vers le point d'où partent ces cris. Nous écartons violemment les cloisons de peaux accrochées. Nous apercevons notre chef. Il tient une femme entre ses bras; une jeune fille, une belle jeune fille couverte d'or et de plumes brillantes. Elle crie et se débat pour lui échapper, au moment où nous entrons. Il la tient avec force et a relevé la manche de peau de faon de sa tunique. Il examine son bras gauche, qu'il serre contre sa poitrine.

—C'est elle! c'est elle! s'écrie-t-il d'une voix tremblante d'émotion. Oh! mon Dieu, c'est elle! Adèle Adèle! ne me reconnais-tu pas, moi, ton père?

Elle continue à crier. Elle le repousse, tend les bras à l'Indien, et l'appelle à son secours! Le père lui parle avec toute l'énergie de la tendresse la plus ardente. Elle ne l'écoute pas. Elle détourne son visage et se traîne avec effort jusqu'aux pieds du prêtre, dont elle embrasse les genoux.

—Elle ne me connaît pas! Oh! Dieu! mon enfant! ma fille!

Séguin lui parle encore dans la langue des Indiens, et avec l'accent de la prière.

—Adèle! Adèle! je suis ton père!

—Vous! qui ètes-vous? des blancs! nos ennemis! Ne me touchez pas! hommes blancs! arrière!

—Chère, chère Adèle; ne me repousse pas, moi, ton père! Te rappelles-tu….

—Mon père!… mon père était un grand chef. Il est mort. Voici mon père: le Soleil est mon père. Je suis la fille de Moctezuma! je suis la reine des Navajoes.

En disant ces mots, un changement s'opère en elle. Elle ne rampe plus. Elle se relève sur ses pieds. Ses cris ont cessé, et elle se tient dans une attitude fière et indignée.

—Oh! Adèle, continue Séguin de plus en plus pressant, regarde-moi! ne te rappelles-tu pas? Regarde ma figure! Oh! Mon Dieu! ici! regarde! regarde ceci, voilà ta mère. Adèle! regarde; c'est son portrait; ton ange de mère! Regarde-le! regarde, oh! Adèle!

Séguin, tout en parlant, tire une miniature de son sein et la place sous les yeux de sa fille. Cet objet attire son attention. Elle le regarde, mais sans manifester aucun souvenir. Sa curiosité seule est excitée. Elle semble frappée des accents énergiques mais suppliants de son père. Elle le considère avec étonnement. Puis, elle le repousse de nouveau. Il est évident qu'elle ne le reconnaît pas. Elle a perdu le souvenir de son père et de tous les siens. Elle a oublié la langue de son enfance; parents, Famille, elle a tout oublié!

Je ne puis retenir mes larmes en regardant la figure de mon malheureux ami. Semblable à un homme atteint d'une blessure mortelle, mais encore vivant, il se tenait debout, au milieu du groupe, silencieux et écrasé de douleur. Sa tête était retombée sur sa poitrine; le sang avait abandonné ses joues; son oeil errait avec une expression d'imbécillité douloureuse à contempler. Je me faisais facilement une idée du terrible conflit qui s'agitait dans son sein. Il ne fit plus aucun effort pour persuader sa fille. Il n'essaya pas davantage d'approcher d'elle; mais il garda pendant quelque temps la même attitude, sans proférer un mot.

—Emmenez-la! murmura-t-il enfin d'une voix rauque et entrecoupée; emmenez-la! Peut-être, si Dieu le permet, elle se rappellera un jour.

XXXVIII

LE SCALP BLANC

Il nous fallut traverser de nouveau l'horrible salle pour remonter sur la terrasse inférieure du temple. Comme je m'avançais vers le parapet, je vis en bas une scène qui me remplit de crainte. Mon coeur se serra et s'environna comme d'un nuage. L'impression fut soudaine, indéfinissable comme la cause qui la produisait. Était-ce l'aspect du sang? (car il y en avait de répandu). Non; ce ne pouvait être cela. J'avais vu trop souvent le sang couler dans ces derniers temps; je m'étais même habitué à le voir verser sans nécessité. D'autres choses, d'autres bruits, à peine perceptibles à l'oeil ou à l'oreille, agissaient sur mon esprit comme de terribles présages. Il y avait une sorte d'électricité funeste dans l'air, non dans l'atmosphère physique, mais dans l'atmosphère morale, et cette électricité exerçait son influence sur moi par un de ces mystérieux canaux que la philosophie n'a point encore définis. Réfléchissez un peu sur ce que vous avez éprouvé vous-même. Ne vous est-il pas arrivé souvent de sentir la colère ou les mauvaises passions éveillées autour de vous, avant qu'aucun symptôme, aucun mot, aucun acte, n'eût manifesté ces dispositions chez ceux qui vous entouraient? De même que l'animal prévoit la tempête lorsque l'atmosphère est encore tranquille, je sentais instinctivement que quelque chose de terrible allait se passer. Peut-être trouvais-je ce présage dans la complète tranquillité même qui nous environnait. Dans le monde physique, la tempête est toujours précédée d'un moment de calme.

Devant le temple étaient réunies les femmes du village, les jeunes filles et les enfants; en tout, à peu près deux cents. Elles étaient diversement habillées; quelques-unes drapées dans des couvertures rayées; d'autres portant des tilmas, des tuniques de peau de faon brodées, ornées de plumes et teintes de vives couleurs; d'autres des vêtements de la civilisation: de riches robes de satin qui avaient appartenu aux dames du Del-Norte, des jupes à falbalas qui avaient voltigé autour des chevilles de quelque joyeuse maja passionnée pour la danse. Bon nombre d'entre elles étaient entièrement nues, n'étant pas même protégées par la simple feuille de figuier. Toutes étaient indiennes, mais avaient le teint plus ou moins foncé, et elles différaient autant par la couleur; quelques unes étaient vieilles, ridées, affreuses; la plupart étaient jeunes, d'un aspect noble, et vraiment belles. On les voyait groupées dans des attitudes diverses. Les cris avaient cessé, mais un murmure de sourdes et plaintives exclamations circulait au milieu d'elles.

En regardant, je vis que le sang coulait de leurs oreilles! Il tachait leur cou, et se répandait sur leurs vêtements. J'en eus bientôt reconnu la cause. On leur avait arraché leurs pendants d'oreilles. Les chasseurs de scalps, descendus de cheval, les entouraient en les serrant de près. Ils causaient à voix basse. Mon attention fut attirée par des articles curieux d'ornement ou de toilette qui sortaient à moitié de leurs poches ou de leurs havresacs; des colliers et d'autres bijoux de métal brillant; —c'était de l'or,—qui pendaient à leurs cous, sur leurs poitrines. Ils avaient fait main basse sur la bijouterie des femmes indiennes. D'autres objets frappèrent ma vue et me causèrent une impression pénible. Des scalps frais et saignants étaient attachés derrière la ceinture de plusieurs d'entre eux. Les manches de leurs couteaux et leurs doigts étaient rouges; ils avaient les mains pleines de sang; leurs regards étaient sinistres. Ce tableau était effrayant, de sombres nuages roulant au-dessus de la vallée et couvrant les montagnes d'un voile opaque, ajoutaient encore à l'horreur de la scène. Des éclairs s'élançaient des différents pics, suivis de détonations rapprochées et terribles du tonnerre.

—Faites venir l'atajo, cria Séguin, descendant l'échelle avec sa fille.

Un signal fut donné, et peu après les mules conduites par les arrieros arrivèrent au galop à travers la plaine.

—Ramassez toute la viande séchée que vous pourrez trouver. Empaquetez, le plus vite possible.

Devant la plupart des maisons, il y avait des cordes garnies de tasajo, accrochées aux murs. Il y avait aussi des fruits et des légumes secs, du chile, des racines de kamas, et des sacs de peaux remplis de noix de pin et de baies. La viande fut bientôt décrochée, réunie, et les hommes aidèrent les arrieros à l'empaqueter.

—C'est à peine si nous en aurons assez, dit Séguin.—Holà, Rubé, continua-t-il, appelant le vieux trappeur, choisissez nos prisonniers. Nous ne pouvons en prendre plus de vingt. Vous les connaissez; prenez ceux qui conviendront le mieux pour négocier des échanges.

Ce disant, le chef se dirigea vers l'atajo avec sa fille, dans le but de la faire monter sur une des mules. Rubé procédait à l'exécution de l'ordre qu'il avait reçu. Peu après, il avait choisi un certain nombre de captifs qui se laissaient faire, et il les avait fait sortir de la foule. C'étaient principalement des jeunes filles et de jeunes garçons, que leurs traits et leurs vêtements classaient parmi la noblesse de la nation; c'étaient des enfants de chefs et de guerriers.

—Wagh! s'écria Kirker, avec sa brutalité accoutumée, il y a là des femmes pour tout le monde, camarades! pourquoi chacun de nous n'en prendrait-il pas? qui nous en empêche?

—Kirker a raison, ajouta un autre, je me suis promis de m'en donner au moins une.

—Mais comment les nourrirons-nous en route? nous n'avons pas assez de viande pour en prendre une chacun.

—Au diable la viande, s'écria celui qui avait parlé le second. Nous pouvons atteindre le Del-Norte en quatre jours au plus. Qu'avons-nous besoin de tant de viande.

—Il y en a en masse de la viande, ajouta Kirker. Ne croyez donc pas le capitaine; et puis, d'ailleurs, s'il en manque en route, nous planterons là les donzelles en leur prenant ce qu'elles ont de plus précieux pour nous.

Ces mots furent accompagnés d'un geste significatif désignant la chevelure, et dont la féroce expression était révoltante à voir.

—Eh bien, camarades, qu'en dites-vous?

—Je pense comme Kirker.

—Moi aussi.

—Moi aussi.

—Je ne donne de conseils à personne, ajouta le brutal; chacun de vous peut faire comme il lui plaît; mais quant à moi, je ne me soucie pas de jeûner au milieu de l'abondance.

—C'est juste, camarade, tu as raison; c'est juste.

—Eh bien, c'est celui qui a parlé le premier qui choisit le premier, vous le savez; c'est la loi de la montagne. Ainsi donc, la vieille, je te prends pour moi. Viens, veux-tu?

En disant cela, il s'empara d'une des Indiennes, une grosse femme de bonne mine; il la prit brutalement par la taille et la conduisit vers l'atajo. La femme se mit à crier et à se débattre, effrayée, non pas de ce qu'on avait dit, car elle n'en avait pas compris un mot, mais terrifiée par l'expression féroce dont la physionomie de cet homme était empreinte.

—Veux-tu bien taire tes mâchoires! cria-t-il, la poussant vers les mules. Je ne vas pas te manger. Wagh! ne sois donc pas si farouche. Allons! grimpe-moi là. Allons, houpp!

Et, en poussant cette dernière exclamation, il hissa la femme sur une des mules.

—Si tu ne restes pas tranquille, je vas t'attacher; rappelle-toi de ça.

Et il lui montrait son lasso, en lui indiquant du geste son intention. Une horrible scène suivit ce premier acte de brutalité.

Nombre de chasseurs de scalps suivirent l'exemple de leur scélérat compagnon. Chacun d'eux choisit une jeune fille ou une femme à son goût, et la traîna vers l'atajo. Les femmes criaient; les hommes criaient plus fort et juraient. Quelques-uns se disputaient la même prise, une jeune fille plus belle que ses compagnes; une querelle s'ensuivit. Les imprécations, les menaces furent échangées; les couteaux brillèrent hors de la gaine, et les pistolets craquèrent.

—Tirons-la au sort! s'écria l'un d'eux.

—Oui, bravo! tirons! tirons! s'écrièrent-ils tous.

La proposition était adoptée; la loterie eut lieu, et la belle sauvage devint la propriété du gagnant. Peu d'instants après, chacune des mules de l'atajo était chargée d'une jeune fille indienne. Quelques-uns des chasseurs n'avaient pas pris part à cet enlèvement des Sabines. Plusieurs le désapprouvaient (car tous n'étaient pas méchants) par simple motif d'humanité; d'autres ne se souciaient pas d'être empêtrés d'une squaw, et se tenaient à part, assistant à cette scène avec des rires sauvages. Pendant tout ce temps, Séguin était de l'autre côté du bâtiment avec sa fille. Il l'avait installée sur une des mules et couvrait ses épaules avec un sérapé. Il procédait à tous ces arrangements de départ avec des soins que lui suggérait sa sollicitude paternelle. A la fin, le bruit attira son attention et, laissant sa fille aux mains de ses serviteurs, il courut vers la façade.

—Camarades! cria-t-il en voyant les captives montées sur les mules, et comprenant ce qui s'était passé. Il y a trop de captifs là. Sont-ce ceux que vous avez choisis? ajouta-t-il en se tournant vers le trappeur Rubé.

—Non, répondit celui-ci; les voilà. Et il montra le groupe qu'il avait placé à l'écart.

—Faites descendre ces femmes, alors, et placez vos prisonniers, sur les mules. Nous avons un désert à traverser, et c'est tout ce nous pourrons faire que d'en venir à bout avec ce nombre.

Puis, sans paraître remarquer les regards furieux de ses compagnons, il se mit en devoir, avec Rubé et quelques autres, d'exécuter l'ordre qu'il avait donné. L'indignation des chasseurs tourna en révolte ouverte. Des regards furieux se croisèrent, et des menaces se firent entendre.

—Par le ciel! cria l'un, j'emmènerai la mienne, ou j'aurai sa chevelure.

Vaya! s'écria un autre en espagnol. Pourquoi les emmener? Elles ne seront que des occasions d'embarras, après tout. Il n'y en a pas une qui vaille la prime de ses cheveux.

—Prenons les cheveux, alors, et laissons les moricaudes! Proposa un troisième.

—C'est ce que je dis.

—Et moi aussi.

—J'en suis, pardieu!

—Camarades! dit Séguin, se tournant vers les mutins, et parlant avec beaucoup de douceur, rappelez-vous votre promesse; faites le compte de vos prisonniers comme cela vous conviendra. Je réponds du payement pour tous.

—Pouvez-vous payer tout de suite? demanda une voix.

—Vous savez bien que cela n'est pas possible.

—Payez tout de suite! payez tout de suite! dit une voix.

—L'argent ou les scalps, voilà!

-Carajo! où donc le capitaine trouvera-t-il l'argent, quand nous serons à El-Paso, plutôt qu'ici? Il n'est ni juif ni banquier, que je sache, et je n'ai pas appris qu'il fût devenu si riche. D'où nous tirera-t-il tout cet argent?

-Pas du cabildo,[1] bien sûr, à moins de présenter des scalps. Je le garantis.

[Note 1: Le bureau où se payaient les primes.]

—C'est juste, José! On ne lui donnera pas plus d'argent à lui qu'à nous; et nous pouvons le recevoir nous-mêmes si nous présentons les peaux; nous le pouvons.

—Wagh! il se soucie bien de nous, maintenant qu'il a retrouvé ce qu'il cherchait!

—Il se fiche de nous comme d'un tas de nègres! Il n'a pas voulu nous conduire par le Prieto, où nous aurions ramassé de l'or à poigne-main.

—Maintenant, il veut encore nous ôter cette chance de gagner quelque chose. Nous serions bien bêtes de l'écouter.

Je crus en ce moment pouvoir intervenir avec succès. L'argent paraissait être le seul mobile des révoltés; du moins c'était le seul motif qu'ils missent en avant et, plutôt que d'être témoin du drame horrible qui menaçait, j'aurais sacrifié toute ma fortune.

—Messieurs, criai-je de manière à pouvoir être entendu au milieu du bruit, si vous voulez vous en rapporter à ma parole, voici ce que j'ai à vous dire: j'ai envoyé un chargement à Chihuahua avec la dernière caravane. Pendant que nous retournerons à El-Paso, les marchands seront revenus et je serai mis en possession de fonds qui dépassent du double ce que vous demandez. Si vous acceptez ma parole, je me porte garant que vous serez tous payés.

—Wagh! c'est fort bien, ce que vous dites là; mais est-ce que nous savons quelque chose de vous ou de votre chargement?

-Vaya! un oiseau dans la main vaut mieux que deux sur l'arbre.

—C'est un marchand! Qui est-ce qui va croire à sa parole?

—Au diable son chargement! les scalps ou de l'argent; de l'argent ou les scalps, voilà mon avis. Vous pouvez les prendre, vous pouvez les laisser, camarades, mais c'est le seul profit que vous aurez dans tout ceci, soyez-en sûrs.

Les hommes avaient goûté le sang et comme le tigre, ils en étaient plus altérés encore. Leurs yeux lançaient des flammes et les figures de quelques-uns portaient l'empreinte d'une férocité bestiale horrible à voir. La discipline qui avait jusque-là maintenu cette bande, quelque peu semblable à une bande de brigands, semblait tout à fait brisée; l'autorité du chef était méconnue. En face se tenaient les femmes, qui se serraient confusément les unes contre les autres. Elles ne pouvaient comprendre ce qui se disait, mais elles voyaient les attitudes menaçantes et les figures agitées de fureur; elles voyaient les couteaux nus; elles entendaient le bruit des fusils et des pistolets que l'on armait. Le danger leur apparaissait de plus en plus imminent et elles se groupaient en frissonnant. Jusqu'à ce moment, Séguin avait dirigé l'installation des prisonniers sur les mules. Il paraissait en proie à une étrange préoccupation qui ne l'avait pas quitté depuis la scène entre lui et sa fille. Cette grande douleur, qui lui remplissait le coeur, semblait le rendre insensible à tout ce qui se passait. Il n'en était pas ainsi.

A peine Kirker (c'était lui qui avait parlé le dernier) eut-il prononcé son dernier mot, qu'il se fit dans l'attitude de Séguin un changement prompt comme l'éclair. Sortant tout à coup de son indifférence apparente, il se porta devant le front des révoltés.

—Osez! cria-t-il d'une voix de tonnerre, osez enfreindre vos serments! Par le ciel! le premier qui lève son couteau ou son fusil, est un homme mort!

Il y eut une pause, un moment de profond silence.

—J'ai fait voeu, continua-t-il, que s'il plaisait à Dieu de me rendre mon enfant, cette main ne verserait plus une seule goutte de sang. Que personne de vous ne me force à manquer à ce voeu, ou, par le ciel! son sang sera le premier répandu!

Un murmure de vengeance courut dans la foule, mais pas un ne répondit.

—Vous n'êtes qu'une brute sans courage, avec tous vos airs matamores, continua-t-il se tournant vers Kirker et le regardant dans le blanc des yeux. Remettez ce couteau tout de suite! Ou, par le Dieu vivant! je vous envoie la balle de ce pistolet à travers le coeur!

Séguin avait tiré son pistolet, se tenant prêt à exécuter sa menace. Il semblait qu'il eût grandi; son oeil dilaté, brillant et terrible, fit reculer cet homme qui se vit mort, s'il désobéissait; et, avec un sourd rugissement, il remit son couteau dans la gaine.

Mais la révolte n'était pas encore apaisée. Ces hommes ne se laissaient pas dompter si facilement. Des exclamations furieuses se firent entendre, et les mutins cherchèrent à s'encourager l'un l'autre par leurs cris.

Je m'étais placé à côté du chef avec mes revolvers armés, prêt à faire feu et résolu à le soutenir jusqu'à la mort. Beaucoup d'autres avaient fait comme moi, et, parmi eux, Rubé, Garey, Sanchez le torero et le Maricopa. Les deux partis en présence étaient à peu près égaux en nombre, et si nous en étions venus aux mains, le combat eût été terrible; mais, juste à ce moment, quelque chose apparut dans le lointain qui calma nos fureurs intestines: c'était l'ennemi commun. Tout à l'extrémité occidentale de la vallée, nous aperçûmes des formes noires, par centaines, accourant à travers la plaine. Bien qu'elles fussent encore à une grande distance, les yeux exercés des chasseurs les reconnurent au premier regard; c'étaient des cavaliers; c'étaient des Indiens; c'étaient les Navajoes lancés à notre poursuite. Ils arrivaient à plein galop, et se précipitaient à travers la prairie comme des chiens de chasse lancés sur une piste. En un instant, ils allaient être sur nous.

—Là-bas! cria Séguin: là-bas, voilà des scalps de quoi vous satisfaire; mais prenez garde aux vôtres. Allons, à cheval! En avant l'atajo! je vous tiendrai parole. A cheval, braves compagnons! à cheval!

Les derniers mots furent prononcés d'un ton conciliant. Mais il n'y avait pas besoin de cela pour activer les mouvements des chasseurs. L'imminence du danger suffisait. Ils auraient pu sans doute soutenir l'attaque à l'abri des maisons, mais seulement jusqu'au retour du gros de la tribu, et ils sentaient bien que c'en était fait de leur vie, s'ils étaient atteints. Rester dans la ville eût été folie et personne n'y pensa. En un clin d'oeil nous étions tous en selle; l'atajo, chargé des captifs et des provisions, se dirigeait en toute hâte vers les bois. Nous nous proposions de traverser le défilé qui ouvrait du côté de l'est, puisque notre retraite était coupée par les cavaliers, venant de l'autre côté. Séguin avait pris la tête et conduisait la mule sur laquelle sa fille était montée. Les autres suivaient, galopant à travers la plaine sans rang et sans ordre. Je fus des derniers à quitter la ville. J'étais resté en arrière avec intention, craignant quelque mauvais coup et déterminé à l'empêcher si je pouvais.

—Enfin, pensai-je, ils sont tous partis!

Et enfonçant mes éperons dans les flancs de mon cheval, je m'élançai après les autres.

Quand j'eus galopé jusqu'à environ cent yards des murs, un cri terrible retentit derrière moi; j'arrêtai mon cheval et me retournai sur ma selle pour voir ce que c'était. Un autre cri plus terrible et plus sauvage encore m'indiqua l'endroit d'où était parti le premier. Sur le toit le plus élevé du temple, deux hommes se débattaient. Je les reconnus au premier coup d'oeil; je vis aussi que c'était une lutte à mort. L'un des deux hommes était le chef-médecin que je reconnus à ses cheveux blancs; la blouse étroite, les jambières, les chevilles nues, le bonnet enfoncé de son antagoniste me le firent facilement reconnaître. C'était le trappeur essorillé. Le combat fut court. Je ne l'avais pas vu commencer, mais je vis le dénoûment. Au moment où je me retournais, le trappeur avait acculé son adversaire contre le parapet et de son bras long et musculeux il le forçait à se pencher par-dessus le bord; de l'autre main, il brandissait son couteau. La lame brilla et disparut dans le corps; un flot rouge coula sur les vêtements de l'Indien; ses bras se détendirent; son corps, plié en deux sur le bord du parapet, se balança un moment et tomba avec un bruit sourd sur la terrasse au-dessous. Le même hurlement sauvage retentit encore une fois à mes oreilles, et le chasseur disparut du toit. Je me retournai pour reprendre ma route. Je pensai qu'il s'agissait du payement de quelque dette ancienne, de quelque terrible revanche. Le bruit d'un cheval lancé au galop se fit entendre derrière moi, un cavalier me suivait. Je n'eus pas besoin de me retourner pour comprendre que c'était le trappeur.

—Prêté rendu, c'est légitime, dit-on. C'est, ma foi, une belle chevelure tout de même.—Wagh! ça ne peut pas me payer ni me remplacer la mienne; mais c'est égal, ça fait toujours plaisir.

Je me retournai pour comprendre la signification de ce discours. Ce que je vis suffit pour m'éclairer. Quelque chose pendait à la ceinture du vieux trappeur: on eut dit un écheveau de lin blanc comme la neige, mais ce n'était pas cela; c'était une chevelure, c'était un scalp. Des gouttes de sang coulaient le long des fils argentés et, en travers, au milieu, on voyait une large bande rouge. C'était la place où le trappeur avait essuyé son couteau!

XXXIX

COMBAT DANS LE DÉFILÉ.

Arrivés au bois, nous suivîmes le chemin des Indiens, en remontant le courant. Nous allions aussi vite que l'atajo le permettait. Après une course de cinq milles, nous atteignîmes l'extrémité orientale de la vallée. Là les sierras se rapprochent, entrent dans la rivière et forment un canon. C'est une porte gigantesque semblable à celle que nous avions traversée en entrant dans la vallée par l'ouest, et d'un aspect plus effrayant encore. Il n'y avait de route ni d'un côté ni de l'autre de la rivière; en cela ce canon différait du premier. La vallée était encaissée par des rochers à pic, et il n'y avait pas d'autre chemin que le lit même de la rivière. Celle-ci était peu profonde; mais dans les moments de grandes eaux, elle se transformait en torrent, et alors la vallée devenait inaccessible par l'est. Cela arrivait rarement dans ces régions sans pluies.

Nous pénétrâmes dans le canon sans nous arrêter, galopant sur les cailloux, contournant les roches énormes qui gisaient au milieu. Au-dessus de nous s'élevaient à plus de mille pieds de hauteur, des rochers menaçants qui, parfois, s'avançaient jusqu'au-dessus du courant; des pins noueux, qui avaient pris racine dans les fentes, pendaient en dessous; des masses informes de cactus et de mezcals grimpaient le long des fissures, et ajoutaient à l'aspect sauvage du site par leur feuillage sombre, mais pittoresque. L'ombre projetée des roches surplombantes rendait le défilé très-sombre. L'obscurité était augmentée encore par les nuages orageux qui descendaient jusqu'au-dessous des cimes. De temps en temps, un éclair déchirait la nue et se réfléchissait dans l'eau à nos pieds. Les coups de tonnerre, brefs, secs, retentissaient dans la ravine, mais il ne pleuvait pas encore. Nous avancions en toute hâte à travers l'eau peu profonde, suivant notre guide. Quelques endroits n'étaient pas sans dangers, car le courant avait une très-grande force aux angles des rochers, et son impétuosité faisait perdre pied à nos chevaux; mais nous n'avions pas le choix de la route, et nous traversions pressant nos animaux de la voix et de l'éperon. Après avoir marché ainsi pendant plusieurs centaines de yards, nous atteignîmes l'entrée du canon et gravîmes les bords.

—Maintenant, cap'n, cria le guide, retenant les rênes, et montrant l'entrée, voilà la place où nous devons faire halte. Nous pouvons les retenir ici assez longtemps pour les dégoûter du passage: voilà ce que nous pouvons faire.

—Vous êtes sûr qu'il n'y a point d'autre passage que celui-ci pour sortir?

—Pas même un trou à faire passer un chat; à moins qu'ils ne fassent le tour par l'autre bout; et ça leur prendrait, pour sûr, au moins deux jours.

—Il faut défendre ce passage, alors. Pied à terre, compagnons!
Placez-vous derrière les rochers.

—Si vous voulez m'en croire, cap'n, vous enverrez les mules et les femmes en avant avec un détachement pour les garder; ça ne galope pas bien, ces bêtes-là. Et il faudra se démener de la tête et de la queue quand nous aurons à déguerpir d'ici; s'ils partent maintenant nous les rattraperons aisément de l'autre côté sur la prairie.

—Vous avez raison, Rubé; nous ne pourrons pas tenir bien longtemps ici: nos munitions s'épuiseront. Il faut qu'ils aillent en avant. Cette montagne est-elle dans la direction de notre route, pensez-vous?

Séguin, en disant cela, montrait un pic couvert de neiges, qui dominait la plaine au loin à l'est.

—Le chemin que nous devons suivre pour gagner la vieille Mine passe tout auprès, cap'n. Au sud-est de cette neige, il y a un passage; c'est par là que je me suis sauvé.

—Très-bien; le détachement se dirigera sur cette montagne. Je vais donner l'ordre du départ tout de suite.

Vingt hommes environ, ceux qui avaient les plus mauvais chevaux, furent choisis dans la troupe. On leur confia la garde de l'atajo et des captifs, et ils se dirigèrent immédiatement vers la montagne neigeuse. El-Sol s'en alla avec ce détachement, se chargeant particulièrement de eiller sur Dacoma et sur la fille de notre chef. Nous autres tous, nous nous préparâmes à défendre le défilé. Les chevaux furent attachés dans une gorge, et nous primes position de manière à commander l'embouchure du cañon avec nos fusils. Nous attendions en silence l'approche de l'ennemi.

Nous n'avions encore entendu aucun cri de guerre; mais nous savions que ceux qui nous poursuivaient ne devaient pas être loin, et, agenouillés derrière les rochers, nous tendions nos regards à travers les ténèbres de la sombre ravine. Il est difficile de donner avec la plume une idée plus exacte de notre position. Le lieu que nous avions choisi pour établir notre ligne de défense était unique dans sa disposition, et il n'est pas aisé de le décrire. Cependant je ne puis me dispenser de faire connaître quelques-uns des caractères particuliers du site, pour l'intelligence de ce qui va suivre.

La rivière, après avoir décrit de nombreux détours en suivant un canal sinueux et peu profond, entrait dans le cañon par une vaste ouverture semblable à une porte bordée de deux piliers gigantesques. L'un de ces piliers était formé par l'extrémité escarpée de la chaîne granitique; l'autre était une masse détachée de roches stratifiées. Après cette ouverture, le canal s'élargissait jusqu'à environ cent yards; son lit était semé de roches énormes et de monceaux d'arbres à demi submergés. Un peu plus loin, les montagnes se rapprochaient si près, que deux cavaliers de front, pouvaient à peine passer; plus loin, le canal s'élargissait de nouveau, et le lit de la rivière était encore rempli de rochers, énormes fragments qui s'étaient détachés des montagnes et avaient roulé là. La place que nous avions choisie était au milieu des rochers et des troncs d'arbres, en dedans du cañon, et au-dessous de la grande ouverture qui en fermait l'entrée en venant du dehors. La nécessité nous avait fait prendre cette position; c'était la seule où la rive présentât une pente et un chemin en communication avec le pays ouvert, par où nos ennemis pouvaient nous prendre en flanc si nous les laissions arriver jusque-là. Il fallait, à tout prix, empêcher cela; nous nous plaçâmes donc de manière à défendre l'étroit passage qui formait le second étranglement du canal. Nous savions que, au delà de ce point, les rochers à pic arrivaient des deux côtés jusque dans l'eau, et qu'il était impossible de les gravir. Si nous pouvions leur interdire l'accès du bord incliné, il ne leur serait pas possible d'avancer plus loin. Ils n'auraient plus dès lors d'autre ressource que de nous prendre en flanc, en retournant par la vallée et en faisant le tour par le défilé de l'ouest, ce qui nécessitait une course de cinquante milles au moins. En tout cas, nous pouvions les tenir en échec jusqu'à ce que l'atajo eût gagné une bonne avance; et alors, montant à cheval, forcer de vitesse pour les rattraper pendant la nuit. Nous savions bien qu'il nous faudrait, à la fin, abandonner la défense, faute de munitions, et nous n'en avions pas pour bien longtemps.

Au commandement de notre chef, nous nous étions jetés au milieu des rochers. Le tonnerre grondait au-dessus de nos têtes et le bruit se répercutait dans le cañon. De noirs nuages roulaient sur le précipice, déchirés de temps en temps par les éclairs. De larges gouttes commençaient à tomber sur les pierres. Comme Séguin me l'avait dit, la pluie, le tonnerre et les éclairs sont des phénomènes rares dans ces régions; mais, lorsqu'ils s'y produisent, c'est avec la violence qui caractérise les tempêtes des tropiques. Les éléments, sortant de leur tranquillité ordinaire, se livrent à de terribles batailles. L'électricité longtemps amassée, rompt son équilibre, semble vouloir tout ravager et substituer un nouveau chaos aux harmonies de la nature. L'oeil du géognosiste, en observant les traits de cette terre élevée, ne peut se tromper sur les caractères de ses variations atmosphériques. Les effrayants cañons, les profondes ravines, les rives irrégulières des cours d'eau, leurs lits creusés à pic, tout démontre que c'est un pays à inondations subites. Au loin, à l'est, en amont de la rivière, nous voyions le tempête déchaînée dans toute sa fureur. Les montagnes, de ce côté, étaient complètement voilées; d'épais nuages de pluie les couvraient, et nous entendions le bruit sourd de l'eau tombant à flots. Nous ne pouvions manquer d'être bientôt atteints.

—Qu'est-ce qui les arrête donc? demanda une voix.

Ceux qui nous poursuivaient avaient eu le temps d'arriver. Ce retard était inexplicable.

—Dieu seul le sait! répondit un autre. Je suppose qu'ils ont fait halte à la ville pour se badigeonner à neuf.

—Eh bien, leurs peintures seront lavées, c'est sûr. Prenez garde à vos amorces, vous autres, entendez-vous?

—Par le diable! il va en tomber une, d'ondée!

—C'est ce qu'il nous faut, garçons! Hourra pour la pluie! cria le vieux
Rubé.

—Pourquoi? Est-ce que tu éprouves le besoin d'être trempé, vieux fourreau de cuir?

—C'est justement ce que l'Enfant désire.

—Eh bien, pas moi. Je voudrais bien savoir quel tant besoin tu as d'être mouillé. Est-ce que tu veux mettre ta vieille carcasse à la lessive?

—S'il pleut pendant deux heures, voyez-vous, continua Rubé sans prendre garde à cette plaisanterie, nous n'aurons plus besoin de rester ici, voyez-vous!

—Et pourquoi cela, Rubé? demanda Séguin avec intérêt.

—Pourquoi, cap'n? répondit le guide: J'ai vu un orage faire de cette gorge un endroit dans lequel ni vous ni personne n'auriez voulu vous aventurer. Hourra! le voici qui vient pour sûr, le voici! hourra!

Comme le trappeur prononçait ces derniers mots, un gros nuage noir arrivait de l'est en roulant et enveloppait de ses replis gigantesques tout le défilé; les éclairs déchiraient ses flancs et le tonnerre retentissait avec violence. La pluie, dès lors, se mit à tomber, non pas en gouttes, mais selon les voeux du chasseur, à pleins torrents. Les hommes s'empressèrent de couvrir les batteries de leurs fusils avec le pan de leurs blouses, et restèrent silencieux sous les assauts de la tempête. Un autre bruit, que nous entendîmes entre les piliers, attira notre attention. Ce bruit ressemblait à celui d'un train de voitures passant sur une route de gravier. C'était le piétinement des chevaux sur le lit de galets du cañon. Les Navajoes approchaient. Tout à coup le bruit cessa. Ils avaient fait halte. Dans quel dessein? Sans doute pour reconnaître. Cette hypothèse se vérifia: peu d'instants après, quelque chose de rouge se montra au-dessus d'une roche éloignée. C'était le front d'un Indien, recouvert de sa couche de vermillon. Il était hors de portée du fusil, et les chasseurs le suivirent de l'oeil sans bouger. Bientôt un autre parut, puis un autre, puis, enfin, un grand nombre de formes noires se glissèrent de roche en roche, s'avançant ainsi à travers le cañon. Ils avaient mis pied à terre et s'approchaient silencieusement.

Nos figures étaient cachées par le varech qui couvrait les rochers, et les Indiens ne nous avaient pas encore aperçus. Il était évident qu'ils étaient dans le doute sur la question de savoir si nous avions marché en avant, et leur avant-garde poussait une reconnaissance. En peu de temps, le plus avancé, tantôt sautant, tantôt courant, était arrivé à la place où le cañon se resserrait le plus. Il y avait un gros rocher près de ce point, et le haut de la tête de l'Indien se montra un instant au-dessus. Au même moment, une demi-douzaine de coups de feu partirent: la tête disparut, et, l'instant d'après, nous vîmes le bras brun du sauvage étendu la paume en l'air. Les messagers de mort étaient allés à leur adresse. Nos ennemis avaient dès lors, en perdant un des leurs, il est vrai, acquis la certitude de notre présence et découvert notre position. L'avant-garde battit en retraite avec les mêmes précautions qu'elle avait prises pour s'avancer. Les hommes qui avaient tiré rechargèrent leurs armes, et se remettant à genoux, se tinrent l'oeil en arrêt et le fusil armé. Un long intervalle de temps s'écoula avant que nous entendissions rien du côté de l'ennemi, qui, sans doute, était en train de débattre un plan d'attaque. Il n'y avait pour eux qu'un moyen de venir à bout de nous, c'était d'exécuter une charge par le canon, et de nous attaquer corps à corps. En faisant ainsi, ils avaient la chance de n'essuyer que la première décharge et d'arriver sur nous avant que nous eussions le temps de recharger nos armes. Comme ils avaient de beaucoup l'avantage du nombre, il leur deviendrait facile de gagner la bataille au moyen de leurs longues lances.

Nous comprenions fort bien tout cela, mais nous savions aussi qu'une première décharge, quand elle est bien dirigée, a pour effet certain d'arrêter court une troupe d'Indiens, et nous comptions là-dessus pour notre salut. Nous étions convenus de tirer par pelotons, afin de nous ménager une seconde volée si les Indiens ne battaient pas en retraite à la première. Pendant près d'une heure, les chasseurs restèrent accroupis sous une pluie battante, ne s'occupant que de tenir à l'abri les batteries de leurs fusils. L'eau commençait à couler en ruisseaux plus rapides entre les galets et à tourbillonner autour des roches. Elle remplissait le large canal dans lequel nous étions et nous montait jusqu'à la cheville. Au-dessus et au-dessous, le courant resserré dans les étranglements du canal courait avec une impétuosité croissante. Le soleil s'était couché, ou du moins avait disparu, et la ravine où nous nous trouvions était complètement obscure. Nous attendions avec impatience que l'ennemi se montrât de nouveau.

—Ils sont peut-être partis pour faire le tour? suggéra un des hommes.

—Non! ils attendront jusqu'à la nuit; alors seulement ils attaqueront.

—Laissez-les attendre, alors, si ça leur plaît, murmura Rubé. Encore une demi-heure et ça ira bien; ou c'est que l'Enfant ne comprend plus rien aux apparences du temps.

—St! st! firent plusieurs hommes, les voici! ils viennent!

Tous les regards se tendirent vers le passage. Des formes noires, en foule, se montraient à distance, remplissant tout le lit de la rivière. C'étaient les Indiens à cheval. Nous comprimes qu'ils voulaient exécuter une charge. Leurs mouvements nous confirmèrent dans cette idée. Ils s'étaient formés en deux corps, et tenaient leurs arcs prêts à lancer une grêle de flèches au moment où ils prendraient le galop.

—Garde à vous, garçons! cria Rubé, voilà le moment de bien se tenir; attention à viser juste, et à taper dur, entendez-vous!

Le trappeur n'avait pas achevé de parler qu'un hurlement terrible éclata, poussé par deux cents voix réunies. C'était le cri de guerre des Navajoes. A ces cris menaçants, les chasseurs répondirent par de retentissantes acclamations, au milieu desquelles se faisaient entendre les sauvages hurlements de leurs alliés Delawares et Shawnies. Les Indiens s'arrêtèrent un moment derrière l'étranglement du cañon, jusqu'à ce que ceux qui étaient en arrière les eussent rejoints. Puis, poussant de nouveau leur cri de guerre, ils se précipitèrent en avant vers l'étroite ouverture. Leur charge fut si soudaine, que plusieurs l'avaient dépassée avant qu'un coup de feu eût été tiré. Puis on entendit le bruit des coups de fusil, la pétarade des rifles et les détonations plus fortes des tromblons espagnols, mêlés aux sifflements des flèches indiennes. Les clameurs d'encouragement et de défi se croisaient; au milieu du bruit l'on distinguait les sourdes imprécations de ceux qu'avait atteints la balle ou la flèche empoisonnée.

Plusieurs Indiens étaient tombés à notre première volée, d'autres s'étaient avancés jusqu'au lieu de notre embuscade et nous lançaient leurs flèches à la figure. Mais tous nos fusils n'étaient pas déchargés, et à chaque détonation nouvelle, nous voyions tomber de sa selle un de nos audacieux ennemis. Le gros de la troupe, retourné derrière les rochers, se reformait pour une nouvelle charge. C'était le moment le plus dangereux. Nos fusils étaient vides; nous ne pouvions plus les empêcher de forcer le passage et d'arriver jusqu'à la plaine ouverte. Je vis Séguin tirer son pistolet et se porter en avant, invitant tous ceux qui avaient une arme semblable à suivre son exemple. Nous nous précipitâmes sur les traces de notre chef jusqu'à l'embouchure du cañon, et là nous attendîmes la charge. Notre attente ne fut pas longue; l'ennemi, exaspéré par toutes sortes de raisons, était décidé à nous exterminer coûte que coûte. Nous entendîmes encore le terrible cri de guerre, et pendant qu'il résonnait, répercuté par mille échos, les sauvages s'élancèrent au galop vers l'ouverture.

—Maintenant, à nous! cria une voix. Feu! hourra!

La détonation des cinquante pistolets n'en fit qu'une. Les chevaux qui étaient en avant reculèrent et s'abattirent en arrière, se débattant des quatre pieds dans l'étroit passage. Ils tombèrent tous à la fois, et barrèrent entièrement le chenal. D'autres cavaliers arrivaient derrière excitant leurs montures. Plusieurs furent renversés sur les corps amoncelés. Leurs chevaux se relevaient pour retomber encore, foulant aux pieds les morts et les vivants. Quelques-uns parvinrent à se frayer un passage et nous attaquèrent avec leurs lances. Nous les repoussâmes à coups de crosses et en vînmes aux mains avec les couteaux et les tomahawks. Le courant refoulé par le barrage des cadavres d'hommes et de chevaux, se brisait en écumant contre les rochers. Nous nous battions dans l'eau jusqu'aux cuisses. Le tonnerre grondait sur nos têtes, et nous étions aveuglés par les éclairs. Il semblait que les éléments prissent part au combat. Les cris continuaient plus sauvages et plus furieux que jamais. Les jurements sortaient des bouches écumantes, et les hommes s'étouffaient dans des embrassements qui ne se terminaient que par la mort d'un des combattants. Mais l'eau, en montant, soulevait les corps des chevaux qui, jusque-là, avaient obstrué le passage, et les entraînait au-delà de l'ouverture. Toutes les forces des Indiens allaient nous écraser. Grand Dieu! ils se réunissent pour une nouvelle charge, et nos fusils sont vides!

A ce moment un nouveau bruit frappe nos oreilles. Ce ne sont pas les cris des hommes, ce ne sont pas les détonations des armes à feu; ce ne sont pas les éclats du tonnerre. C'est le mugissement terrible du torrent. Un cri d'alarme se fait entendre derrière nous. Une voix nous appelle: Fuyez, sur votre vie! Au rivage! au rivage! Je me retourne: je vois mes compagnons se précipiter vers la pente abordable, en poussant des cris de terreur. Au même instant, mes yeux sont attirés par une masse qui s'approche. A moins de vingt yards de la place où je suis, et entrant dans le cañon, je vois une montagne noire et écumante: c'est l'eau, portant sur la crête de ses vagues des arbres déracinés et des branches tordues. Il semble que les portes de quelque écluse gigantesque ont été brusquement ouvertes, et que le premier flot s'en échappe. Au moment où mes yeux l'aperçoivent, elle se heurte contre les piliers de l'entrée du cañon avec un bruit semblable à celui du tonnerre; puis recule en mugissant et s'élève à une hauteur de vingt pieds. Un instant après, l'eau se précipite à travers l'ouverture. J'entends les cris d'épouvante des Indiens qui font faire volte-face à leurs chevaux et prennent la fuite. Je cours vers le bord, à la suite de mes compagnons. Je suis arrêté par le flot qui me monte déjà jusqu'aux cuisses; mais, par un effort désespéré, je plonge et fends la vague, jusqu'à ce que j'aie atteint un lieu de sûreté. A peine suis-je parvenu à grimper sur la rive que le torrent passe, roulant, sifflant et bouillonnant. Je m'arrête pour le regarder. D'où je suis, je puis apercevoir la ravine dans presque toute sa longueur. Les Indiens fuient au grand galop, et je vois les queues des derniers chevaux disparaître à l'angle du rocher. Les corps des morts et des blessés gisent encore dans le chenal. Il y a parmi eux des chasseurs et des Indiens. Les blessés poussent des clameurs terribles en voyant le flot qui s'avance. Nos camarades nous appellent à leur secours. Mais nous ne pouvons rien faire pour les sauver! Le courant les saisit dans son irrésistible tourbillon; ils sont enlevés comme des plumes, et emportés avec la rapidité d'un boulet de canon.

—Il y a trois bons compagnons de moins! Wagh!

—Qui sont-ils? demande Séguin; les hommes regardent autour d'eux avec anxiété.

—Il y a un Delaware et le gros Jim Harris. puis…

—Quel est le troisième qui manque? Personne ne peut-il me le dire?

—Je crois, capitaine, que c'est Kirker.

—C'est Kirker, par l'Éternel! Je l'ai vu tomber, wagh! Ils auront son scalp, c'est certain.

—S'ils peuvent le repêcher, ça ne fait pas de doute.

—Ils auront à en repêcher plus d'un des leurs, j'ose le dire. C'est un furieux coup de marée, sacr…! Je les ai bien vus courir comme le tonnerre; mais l'eau court vite et ces moricauds passeront un mauvais quart d'heure si elle leur arrive sur le corps avant qu'ils aient gagné l'autre bout!

Pendant que le trappeur parlait, les corps de ses camarades qui se débattaient encore au milieu du flot, étaient emportés à un détour du cañon et tourbillonnaient hors de notre vue. Le chenal était alors rempli par l'eau écumante et jaunâtre qui battait les flancs du rocher et se précipitait en avant. Nous étions pour le moment hors de danger. Le cañon était devenu impraticable, et après avoir considéré quelques instants le torrent, en proie, pour la plupart, à une profonde angoisse, nous fîmes volte-face et gagnâmes l'endroit où nous avions laissé nos chevaux.

XL

LA BARRANCA.

Après avoir conduit nos chevaux vers l'ouverture qui donnait sur la plaine, nous revînmes au fourré pour couper du bois et allumer du feu. Nous nous sentions en sûreté. Nos ennemis, en supposant qu'ils eussent échappé dans leur vallée ne pouvaient nous atteindre qu'en faisant le tour des montagnes, ou en attendant que la rivière eût repris son niveau. Il est vrai que l'eau devait baisser aussi vite qu'elle s'était élevée si la pluie cessait; mais, heureusement, l'orage était encore dans toute sa force. Nous savions qu'il nous serait facile de rejoindre promptement l'atajo, et nous nous déterminâmes à rester quelque temps près du cañon, jusqu'à ce que les hommes et les chevaux eussent pu rafraîchir leurs forces par un repas. Les uns et les autres avaient besoin de nourriture et les événements des jours précédents n'avaient pas permis d'établir un bivouac régulier. Bientôt les feux flambèrent sous le couvert des rochers surplombant. Nous fîmes griller de la viande séchée pour notre souper, et nous mangeâmes avec appétit. Nous avions grand besoin aussi de sécher nos vêtements. Plusieurs hommes avaient été blessés. Ils furent, tant bien que mal, pansés par leurs camarades, le docteur étant allé en avant avec l'atajo.

Nous demeurâmes quelques heures près du cañon. La tempête continuait à mugir autour de nous, et l'eau s'élevait de plus en plus. C'était justement ce que nous désirions. Nous regardions avec une vive satisfaction le flot monter à une telle hauteur que, Rubé l'assurait, la rivière ne pourrait pas reprendre son niveau avant un intervalle de plusieurs heures. Le moment vint enfin de reprendre notre course. Il était près de minuit quand nous montâmes à cheval. La pluie avait presque effacé les traces laissées par le détachement d'El-Sol; mais la plupart des hommes de la troupe étaient d'excellents guides, et Rubé, prenant la tête, nous conduisit au grand trot. De temps en temps la lueur d'un éclair nous montrait les pas des mules marqués dans la boue, et le pic blanc qui nous servait de point de mire. Nous marchâmes toute la nuit. Une heure après le lever du soleil, nous rejoignions l'atajo, près de la base de la montagne neigeuse. Nous fîmes halte dans un des défilés, et, après quelques instants employés à déjeuner, nous continuâmes notre voyage à travers la sierra. La route conduisait, par une ravine desséchée, vers une plaine ouverte qui s'étendait à perte de vue à l'est et à l'ouest. C'était un désert.

* * * * *

Je n'entrerai pas dans le détail de tous les événements qui marquèrent la traversée de cette terrible jornada. Ces événements étaient du même genre que ceux que nous avions essuyés dans les déserts de l'ouest. Nous eûmes à souffrir de la soif, car il nous fallut faire une traite de 60 milles sans eau. Nous traversâmes des plaines couvertes de sauge où pas un être vivant ne troublait la monotonie mortelle de l'immensité qui nous environnait. Nous fûmes obligés de faire cuire nos aliments sans autre combustible que l'artemisia. Puis nos provisions s'épuisèrent, et les mules de bagages tombèrent l'une après l'autre sous le couteau des chasseurs affamés. Plusieurs nuits, nous dûmes nous passer de feu. Nous n'osions plus en allumer, car, bien que l'ennemi ne se fût pas encore montré, nous savions qu'il devait être sur nos traces. Nous avions voyagé avec une telle rapidité qu'il n'avait pu encore parvenir à nous rejoindre. Pendant trois jours, nous nous étions dirigés vers le sud-est. Le soir du troisième jour, nous découvrîmes les sommets des Mimbres, à la bordure orientale du désert. Les pics de ces montagnes étaient bien connus des chasseurs et servirent désormais à diriger notre marche. Nous nous approchions des Mimbres en suivant une diagonale.

Notre intention était de traverser la sierra par la route de la Vieille-Mine, l'ancien établissement, si prospère autrefois, de notre chef. Pour lui, chaque détail du paysage était un souvenir. Je remarquai que son ardeur lui revenait à mesure que nous avancions. Au coucher du soleil, nous atteignîmes la tête de la Barranca del oro, une crevasse immense qui traversait la plaine où était assise la mine déserte. Cet abîme, qui semblait avoir été ouvert par quelque tremblement de terre, présentait une longueur de vingt milles. De chaque côté il y avait un chemin, le sol était plat et s'étendait jusqu'au bord même de la fissure béante. A peu près à moitié chemin de la mine, sur la rive gauche, le guide connaissait une source, et nous nous dirigeâmes de ce côté avec l'intention de camper près de l'eau.

Nous marchions péniblement. Il était près de minuit quand nous atteignîmes la source. Nos chevaux furent dételés et attachés au milieu de la plaine. Séguin avait résolu que nous nous reposerions là plus longtemps qu'à l'ordinaire. Il se sentait rassuré en approchant de ce pays qu'il connaissait si bien. Il y avait un bouquet de cotonniers et de saules qui bordaient la source, nous allumâmes notre feu au milieu de ce bois. Une mule fut encore sacrifiée à la divinité de la faim, et les chasseurs, Après s'être repus de cette viande coriace, s'étendirent sur le sol et s'endormirent. L'homme préposé à la garde des chevaux resta seul debout, s'appuyant sur son rifle, près de la caballada. J'étais couché près du feu, la tête appuyée sur ma selle; Séguin était près de moi avec sa fille. Les jeunes filles mexicaines et les Indiennes captives étaient pelotonnées à terre, enveloppées dans leurs tilmas et leurs couvertures rayées. Toutes dormaient ou semblaient dormir.

Comme les autres, j'étais épuisé de fatigue; mais l'agitation de mes pensées me tenait éveillé. Mon esprit contemplait l'avenir brillant. Bientôt,—pensai-je,—bientôt je serai délivré de ces horribles scènes; bientôt il me sera permis de respirer une atmosphère plus pure, près de ma bien-aimée Zoé. Charmante Zoé! Dans deux jours je vous retrouverai, je vous serrerai dans mes bras, je sentirai la douce pression de vos lèvres chéries, je vous appellerai: mon amour! mon bien! ma vie! Nous reprendrons nos promenades dans le jardin silencieux, sous les allées qui bordent la rivière; nous nous assiérons encore sur les bancs couverts de mousse, pendant les heures tranquilles du soir; nous nous répéterons ces mots brûlants qui font battre nos coeurs d'un bonheur si profond! Zoé, innocente enfant! pure comme les anges! Cette question d'une ignorance enfantine: «Henri, qu'est-ce que le mariage?» Ah! douce Zoé! vous l'apprendrez bientôt! Quand donc pourrai-je vous l'enseigner? Quand donc serez-vous mienne? mienne pour toujours! Zoé! Zoé! êtes-vous éveillée? êtes-vous étendue sur votre lit en proie à l'insomnie, ou suis-je présent dans vos rêves? Aspirez-vous après mon retour comme j'y aspire moi-même? Oh! quand donc la nuit sera-t-elle passée! Je ne puis prendre aucun repos; j'ai besoin de marcher, de courir sans cesse et sans relâche, en avant, toujours en avant!

Mon oeil était arrêté sur la figure d'Adèle, éclairée par la lueur du feu. J'y retrouvais les traits de sa soeur: le front noble, élevé, les sourcils arqués et les narines recourbées; mais la fraîcheur du teint n'y était plus; le sourire de l'innocence angélique avait disparu. Les cheveux étaient noirs, la peau brunie. Il y avait dans le regard une fermeté et une expression sauvage, acquises, sans aucun doute, par la contemplation de plus d'une scène terrible. Elle était toujours belle, mais ce n'était plus la beauté éthérée de ma bien-aimée. Son sein était soulevé par des pulsations brèves et irrégulières. Une ou deux fois, pendant que je la regardais, elle s'éveilla à moitié, et murmura quelques mots dans la langue des Indiens. Son sommeil était inquiet et agité. Pendant le voyage, Séguin avait veillé sur elle avec toute la sollicitude d'un père; mais elle avait reçu ses soins avec indifférence, et tout au plus avait-elle adressé un froid remercîment. Il était difficile d'analyser les sentiments qui l'agitaient. La plupart du temps elle restait immobile et gardait le silence. Le père avait cherché une ou deux fois à réveiller en elle quelque souvenir de son enfance, mais sans aucun succès; et chaque fois il avait dû, le coeur rempli de tristesse, renoncer à ses efforts. Je le croyais endormi, je me trompais. En le regardant plus attentivement, je vis qu'il avait les yeux fixés sur sa fille avec un intérêt profond, et prêtait l'oreille aux phrases entrecoupées qui s'échappaient de ses lèvres. Il y avait dans son regard une expression de chagrin et d'anxiété qui me toucha jusqu'aux larmes. Parmi les quelques mots, inintelligibles pour moi, qu'Adèle avait murmurés tout endormie, j'avais saisi le nom de «Dacoma». Je vis Séguin tressaillir à ce nom.

—Pauvre enfant! dit-il, voyant que j'étais éveillé, elle rêve; elle a des songes agités. J'ai presque envie de l'éveiller.

—Elle a besoin de repos, répondis-je.

—Oui; mais repose-t-elle ainsi? Ecoutez! encore Dacoma.

—C'est le nom du chef captif.

—Oui. Ils devaient se marier, conformément à la loi indienne.

—Mais comment savez-vous cela?

—Par Rubé. Il l'a entendu dire pendant qu'il était prisonnier dans leur ville.

—Et l'aimait-elle, pensez-vous?

—Non; il est clair que non. Elle avait été adoptée comme fille par le chef-médecin et Dacoma la réclamait pour épouse.

Moyennant certaines conditions, elle lui aurait été livrée. Elle le redoutait et ne l'aimait pas, les paroles entrecoupées de son rêve en font foi. Pauvre enfant! quelle triste destinée que la sienne!

—Encore deux journées de marche et ses épreuves seront terminées. Elle sera rendue à la maison paternelle, à sa mère.

—Ah! si elle reste dans cet état, le coeur de ma pauvre Adèle en sera brisé!

—Ne craignez pas cela, mon ami. Le temps lui rendra la mémoire. Il me semble avoir entendu parler d'une histoire semblable arrivée dans les établissements frontières du Mississipi.

—Oh! sans doute; il y en a eu beaucoup de semblables. Espérons que tout se passera bien.

—Une fois chez elle, les objets qui ont entouré son enfance feront vibrer quelque corde du souvenir. Elle peut encore se rappeler tout le passé. Ne le croyez-vous pas?

—Espérons! espérons!

—En tout cas, la société de sa mère et de celle sa soeur effaceront bientôt les idées de la vie sauvage. Ne craignez rien! Elle redeviendra votre fille encore.

Je disais tout cela dans le but de le consoler. Séguin ne répondit rien; mais je vis que sa figure conservait la même expression de douleur et d'inquiétude. Mon coeur n'était pas non plus exempt d'alarmes. De noirs pressentiments commençaient à m'agiter sans que j'en pusse définir la cause. Ses pensées étaient-elles du même genre que les miennes?

—Combien de temps nous faut-il encore, demandai-je, pour atteindre votre maison du Del-Norte?

Je ne sais pourquoi je fis alors cette question. Craignais-je encore que nous pussions être atteints par l'ennemi qui nous poursuivait?

—Nous pouvons arriver après-demain soir, répondit-il. Fasse le ciel que nous les retrouvions en bonne santé!

Je tressaillis à ces mots. Ils me dévoilaient la cause de mes inquiétudes; c'était là le vrai motif de mes vagues pressentiments.

—Vous avez des craintes? demandai-je avidement.

—J'ai des craintes.

—Des craintes. De quoi? de qui?

—Des Navajoes.

—Des Navajoes?

—Oui. Je suis inquiet depuis que je les ai vus se diriger à l'est du Pinon. Je ne puis comprendre pourquoi ils ont pris cette direction, à moins d'admettre qu'ils méditaient une attaque contre les établissements qui bordent la vieille route des Llanos. Sinon, je crains qu'ils n'aient fait une descente dans la vallée d'El-Paso, peut-être sur la ville elle-même. Une chose peut les avoir empêché d'attaquer la ville; c'est le départ de la troupe de Dacoma, qui les a trop affaiblis pour tenter cette entreprise; mais le danger n'en sera devenu que plus grand pour les petits établissements qui sont au nord et au sud de cette ville.

Le malaise que j'avais ressenti jusque-là sans m'en rendre compte, provenait d'un mot qui était échappé à Séguin à la source du Pinon. Mon esprit avait creusé cette idée, de temps en temps, pendant que nous traversions le désert; mais comme il n'avait plus parlé de cela depuis, je pensai qu'il n'y attachait pas grande importance. Je m'étais grandement trompé.

—Il est plus que probable, continua-t-il, que les habitants d'El-Paso auront pu se défendre. Ils se sont battus déjà avec plus de courage que ne le font d'ordinaire les habitants des autres villes; aussi, depuis assez longtemps, ils ont été exempts du pillage, en partie à cause de cela, en partie à cause de la protection qui résultait pour eux du voisinage de notre bande, pendant ces derniers temps, circonstance parfaitement connue des sauvages. Il est à espérer que la crainte de nous rencontrer aura empêché ceux-ci de pénétrer dans la jornada, au nord de la ville. S'il en est ainsi, les nôtres auront été préservés.

—Dieu veuille qu'il en soit ainsi! m'écriai-je.

—Dormons, ajouta Séguin, peut-être nos craintes sont-elles chimériques, et, en tout cas, elles ne servent à rien. Demain nous reprendrons notre course, sans plus nous arrêter, si nos bêtes peuvent y suffire. Reposez-vous, mon ami; vous n'avez pas trop de temps pour cela.

Ce disant, il appuya sa tête sur sa selle, et s'arrangea pour dormir. Peu d'instants après, comme si cela eût été un acte de sa volonté, il parut plongé dans un profond sommeil. Il n'en fut pas de même pour moi. Le sommeil avait fui mes paupières; j'étais dans l'agitation de la fièvre; j'avais le cerveau rempli d'images effrayantes. Le contraste entre ces idées terribles et les rêveries de bonheur, auxquelles je venais de me livrer quelques instants auparavant, rendait mes appréhensions encore plus vives. Je me représentai les scènes affreuses qui, peut-être, s'accomplissaient dans ce moment même; ma bien-aimée se débattant entre les bras d'un sauvage audacieux; car les Indiens du Sud, je le savais, n'étaient nullement doués de ces délicatesses chevaleresques, de cette réserve froide qui caractérisent les peaux rouges des forêts. Je la voyais entraînée en esclavage, devenant la squaw de quelque Indien brutal, et dans l'agonie de ces pensées, je me dressai sur mes pieds, et me mis à courir à travers la prairie. A moitié fou, je marchais sans savoir où j'allais. J'errai ainsi pendant plusieurs heures, sans me rendre compte du temps. Je m'arrêtai au bord de la barranca. La lune brillait, mais l'abîme béant, ouvert à mes pieds, était rempli d'ombre et de silence. Mon oeil ne pouvait en percer les ténèbres. A une grande distance au-dessus de moi j'apercevais le camp et la caballada; mes forces étaient épuisées, et donnant cours à ma douleur, je m'assis sur le bord même de l'abîme. Les tortures aiguës qui m'avaient donné des forces jusque-là firent place à un sentiment de profonde lassitude. Le sommeil vainquit la douleur: je m'endormis.

XLI

L'ENNEMI.

Je dormis peut-être une heure ou une heure et demie. Si mes rêves eussent été des réalités, ils auraient rempli l'espace d'un siècle. L'air frais du matin me réveilla tout frissonnant. La lune était couchée; je me rappelais l'avoir vue tout près de l'horizon quand le sommeil m'avait pris. Néanmoins, il ne faisait pas très-nuit, et je voyais très-loin à travers la brume.

—Peut-être est-ce l'aube, pensai-je, et je me tournai du côté de l'est.

En effet, une ligne de lumière bordait l'horizon de ce côté. Nous étions au matin. Je savais que l'intention de Séguin était de partir de très-bonne heure, et j'allais me lever, lorsque des voix frappèrent mon oreille. J'entendais des phrases courtes, comme des exclamations, et le bruit d'une troupe de chevaux sur le sol ferme de la prairie.

—Ils sont levés, pensai-je, et se préparent à partir.

Dans cette persuasion, je me dressai sur mes pieds, et hâtai ma course vers le camp. Au bout de dix pas, je m'aperçus que le bruit des voix venait de derrière moi. Je m'arrêtai pour écouter. Plus de doute, je m'en éloignais.

-Je me suis trompé de direction! dis-je en moi-même, et je m'avançai au bord de la barranca pour m'en assurer.

Quel fut mon étonnement lorsque je reconnus que j'étais bien dans la bonne voie, et que cependant le bruit provenait de l'autre côté! Ma première idée fut que la troupe m'avait laissé là et s'était mise en route.

—Mais non; Séguin ne m'aurait pas ainsi abandonné. Ah! Il a sans doute envoyé quelques hommes à ma recherche, ce sont eux.

Je criai: Holà! pour leur faire savoir où j'étais. Pas de réponse. Je criai de nouveau plus fort que la première fois. Le bruit cessa immédiatement. J'imaginais que les cavaliers prêtaient l'oreille, et je criai une troisième fois de toutes mes forces. Il y eut un moment de silence; puis, j'entendis le murmure de plusieurs voix et le bruit du galop des chevaux qui venaient vers moi. Je m'étonnais de ce que personne n'eût encore répondu à mon appel; mais mon étonnement fit place à la consternation quand je m'aperçus que la troupe qui s'approchait était de l'autre côté de la barranca. Avant que je fusse revenu de ma surprise, les cavaliers étaient en face de moi et s'arrêtaient sur le bord de l'abîme. J'en étais séparé par la largeur de la crevasse, environ trois cents yards, mais je les voyais très-distinctement à travers la brume légère. Ils paraissaient être une centaine; à leurs longues lances, à leurs têtes emplumées, à leurs corps demi-nus, je reconnus, au premier coup d'oeil, des Indiens.

Je ne cherchai pas à en savoir davantage: je m'élançai vers le camp de toute la vitesse de mes jambes. Je vis, de l'autre côté, les cavaliers qui galopaient parallèlement. En arrivant à la source, je trouvai les chasseurs, pris au dépourvu, et s'élançant sur leurs selles. Séguin et quelques autres étaient allés au bord de la crevasse, et regardaient d'un autre côté. Il n'y avait plus à penser à une retraite immédiate pour éviter d'être vus, car l'ennemi, à la faveur du crépuscule, avait déjà pu reconnaître la force de notre troupe.

Quoique les deux bandes ne fussent séparées que par une distance de trois cents yards, elles avaient à parcourir au moins vingt milles avant de pouvoir se rencontrer. En conséquence, Séguin et les chasseurs avaient le temps de se reconnaître. Il fut donc résolu qu'on resterait où l'on était, jusqu'à ce qu'on pût savoir à qui nous avions affaire. Les Indiens avaient fait halte de l'autre côté, en face de nous, et restaient en selle, cherchant à percer la distance. Ils semblaient surpris de cette rencontre. L'aube n'était pas encore assez claire pour qu'ils pussent distinguer qui nous étions. Bientôt le jour se fit: nos vêtements, nos équipages nous firent reconnaître, et un cri sauvage, le cri de guerre des Navajoes, traversa l'abîme.

—C'est la bande de Dacoma! cria une voix. Ils ont pris le mauvais côté de la crevasse.

—Non, cria un autre; ils ne sont pas assez nombreux pour que ce soit la bande de Dacoma. Ils ne sont pas plus d'une centaine.

—L'eau a peut-être emporté le reste,—suggéra celui qui avait parlé le premier.

—Wagh! comment auraient-ils pu manquer notre piste qui est aussi claire qu'une voie de wagons? Ça ne peut pas être eux.

—Qui donc, alors? Ce sont des Navagh: je les reconnaîtrais les yeux fermés.

—C'est la bande du premier chef, dit Rubé, qui arrivait en ce moment.
Regardez, là-bas, le vieux gredin lui-même sur son cheval moucheté.

—Vous croyez que ce sont eux, Rubé? demanda Séguin.

—Sûr et certain, cap'n.

—Mais où est le reste de la bande? Ils ne sont pas tous là.

—Ils ne sont pas loin, pour sûr. St! st! je les entends qui viennent.

—Là-bas, une masse! Regardez camarades, regardez!

A travers le brouillard qui commençait à s'élever, nous voyions s'avancer un corps nombreux et épais de cavaliers. Ils accouraient en criant, en hurlant, comme s'ils eussent conduit un troupeau de bétail. En effet, quand le brouillard se fut dissipé, nous vîmes une grande quantité de chevaux, de bêtes à cornes et des moutons, couvrant la plaine à une grande distance. Derrière venaient les Indiens à cheval, qui galopaient çà et là, pressant les animaux avec leurs lances et les poussant en avant.

—Seigneur Dieu! en voilà un butin! s'écria un des chasseurs.

—Oui, les gaillards ont fait quelque chose, eux, dans leur expédition.
Nous, nous revenons les mains vides comme nous sommes partis. Wagh!

Jusqu'à ce moment, j'avais été occupé à harnacher mon cheval, et j'arrivais alors. Mes yeux ne se portèrent ni sur les Indiens ni sur les bestiaux capturés. Autre chose attirait mes regards, et le sang me refluait au coeur. Loin, en arrière de la troupe qui s'avançait, un petit groupe séparé se montrait. Les vêtements légers flottant au vent indiquaient que ce n'étaient pas des indiens. C'étaient des femmes captives! Il paraissait y en avoir environ une vingtaine, mais je m'inquiétai peu de leur nombre. Je vis qu'elles étaient à cheval et que chacune d'elles était gardée par un Indien également à cheval. Le coeur palpitant, je les regardai attentivement l'une après l'autre; mais la distance était trop grande pour distinguer les traits. Je me tournai vers notre chef. Il avait l'oeil appliqué à sa lunette. Je le vis tressaillir; ses joues devinrent pâles, ses lèvres s'agitèrent convulsivement, et la lunette tomba de ses mains sur le sol. Il s'affaissa sur lui-même d'un air égaré en s'écriant:

—Mon Dieu! mon Dieu! vous m'avez encore frappé!

Je ramassai la lunette pour m'assurer de la vérité. Mais je n'eus pas besoin de m'en servir. Au moment où je me relevais, un animal qui courait le long du bord opposé frappa mes yeux.

C'était mon chien Alp! je portai la lunette à mes yeux, et un instant après, je reconnaissais la figure de ma bien-aimée. Elle me paraissait si rapprochée que je pus à peine m'empêcher de l'appeler. Je distinguais ses beaux traits couverts de pâleur, ses joues baignées de larmes, sa riche chevelure dorée qui pendait, dénouée, sur ses épaules, tombant jusque sur le cou de son cheval. Elle était couverte d'un sérapé. Un jeune Indien marchait à côté d'elle, monté sur un magnifique étalon, et vêtu d'un uniforme de hussard mexicain. Je ne regardais qu'elle et cependant du même coup d'oeil j'aperçus sa mère au milieu des captives placées derrière.

Le troupeau des chevaux et des bestiaux passa, et les femmes, accompagnées de leurs gardes, arrivèrent en face de nous. Les captives furent laissées en arrière dans la prairie, pendant que les guerriers s'avançaient pour rejoindre ceux de leurs camarades qui s'étaient arrêtés sur le bord de la barranca. Il était alors grand jour. Le brouillard s'était dissipé, et les deux troupes ennemies s'observaient d'un bord à l'autre de l'abîme.

XLII

NOUVELLES DOULEURS.

C'était une singulière rencontre. Là se trouvaient en présence deux troupes d'ennemis acharnés, revenant chacune du pays de l'autre, chargée de butin, et emmenant des prisonniers! Elles se rencontraient à moitié chemin; elles se voyaient, à portée de mousquet, animées des sentiments les plus violents d'hostilité, et cependant un combat était impossible, à moins que les deux partis ne franchissent un espace de près de vingt milles. D'un côté, les Navajoes, dont la physionomie exprimait une consternation profonde, car les guerriers avaient reconnu leurs enfants; de l'autre, les chasseurs de scalps, dont la plupart pouvaient reconnaître, parmi les captives de l'ennemi, une femme, une soeur, ou une fille.

Chaque parti jetait sur l'autre des regards empreints de fureur et de vengeance. S'ils se fussent rencontrés en pleine prairie, ils auraient combattu jusqu'à la mort. Il semblait que la main de Dieu eût placé entre eux une barrière pour empêcher l'effusion du sang et prévenir une bataille à laquelle la largeur de l'abîme était le seul obstacle. Ma plume est impuissante à rendre les sentiments qui m'agitèrent à ce moment. Je me souviens seulement que je sentis mon courage et ma vigueur corporelle se doubler instantanément. Jusque-là, je n'avais été que spectateur à peu près passif des événements de l'expédition. Je n'avais été excité par aucun élan de mon propre coeur; mais maintenant je me sentais animé de toute l'énergie du désespoir.

Une pensée me vint, et je courus vers les chasseurs pour la leur communiquer. Séguin commençait à se remettre du coup terrible qui venait de le frapper. Les chasseurs avaient appris la cause de son accablement extraordinaire, et l'entouraient; quelques-uns cherchaient à le consoler. Peu d'entre eux connaissaient les affaires de famille de leur chef, mais ils avaient entendu parler de ses anciens malheurs; la perte de sa mine, la ruine de sa propriété, la captivité de sa fille. Quand ils surent que, parmi les prisonniers de l'ennemi, se trouvaient sa femme et sa seconde fille, ces coeurs durs eux-mêmes furent émus de pitié au spectacle d'une telle infortune. Des exclamations sympathiques se firent entendre, et tous exprimèrent la résolution de mourir ou de reprendre les captives. C'était dans l'intention d'exciter cette détermination que je m'étais porté vers le groupe. Je voulais, au prix de toute ma fortune, proposer des récompenses au dévouement et au courage; mais voyant que des motifs plus nobles avaient provoqué ce que je voulais obtenir, je gardai le silence. Séguin parut touché du dévouement de ses camarades, et fit preuve de son énergie accoutumée. Les hommes s'assemblèrent pour donner leurs avis et écouter ses instructions. Garey prit le premier la parole:

—Nous pouvons en venir à bout, cap'n, même corps à corps; ils ne sont pas plus de deux cents.

—Juste cent quatre-vingt-seize, dit un chasseur, sans compter les femmes.
J'ai fait le calcul; c'est le nombre exact.

—Eh bien, continua Garey, nous valons un peu mieux qu'eux sous le rapport du courage, je suppose, et nous rétablirons l'équilibre du nombre avec nos rifles. Je n'ai jamais craint les Indiens à deux contre un, et même quelque chose de plus, si vous voulez.

—Regarde le terrain, Bill! c'est tout plaine. Qu'est-ce que nous aurons après la première décharge' Ils auront l'avantage avec leurs arcs et leurs lances. Wagh! ils nous embrocheront comme des poulets.

—Je ne dis pas qu'il faut les attaquer sur la prairie. Nous pouvons les suivre jusque dans les montagnes, et nous battre au milieu des rochers. Voilà ce que je propose.

—Oui. Ils ne peuvent pas nous échapper à la course avec tous ces troupeaux, c'est certain.

—Ils n'ont pas la moindre intention de fuir. Ils désirent bien plutôt en venir aux coups.

—C'est justement ce qu'il nous faut, dit Garey; rien ne nous empêche d'aller là-bas, et de livrer bataille quand la position sera favorable.

Le trappeur, en disant ces mots, montrait le pied des Mimbres, à environ dix milles à l'est.

—Ils pourront bien attendre qu'ils soient encore plus en nombre. La principale troupe est plus nombreuse encore que celle-là. Elle comptait au moins quatre cents hommes quand ils ont passé le Pinon.

—Rubé, où le reste peut-il être? demanda Séguin; je découvre d'ici jusqu'à la mine; ils ne sont pas dans la plaine!

—Il ne doit pas y en avoir par ici, cap'n. Nous avons un peu de chance de ce côté; le vieux fou a envoyé une partie de sa bande par l'autre route, sur une fausse piste, probablement.

—Et qui vous fait penser qu'ils ont pris par l'autre route?

—Voici, cap'n; la raison est toute simple: s'il y en avait d'autres après eux, nous aurions vu quelques-uns de ces moricauds de l'autre côté, courir en arrière pour les presser d'arriver; comprenez-vous? Or, il n'y en a pas un seul qui ait bougé.

—Vous avez raison, Rubé, répondit Séguin, encouragé par la probabilité de cette assertion. Quel est votre avis? continua-t-il en s'adressant au vieux trappeur, aux conseils duquel il avait l'habitude de recourir dans les cas difficiles.

—Ma foi, cap'n, c'est un cas qui a besoin d'être examiné. Je n'ai encore rien trouvé qui me satisfasse, jusqu'à présent. Si vous voulez me donner une couple de minutes, je tâcherai de vous répondre du mieux que je pourrai.

—Très-bien; nous attendrons votre avis. Camarades, visitez vos armes, et voyez à les mettre en bon état.

Pendant cette consultation, qui avait pris quelques secondes, l'ennemi paraissait occupé de la même manière, de l'autre côté. Les Indiens s'étaient réunis autour de leur chef, et on pouvait voir, à leurs gestes, qu'ils délibéraient sur un plan d'action. En découvrant entre nos mains les enfants de leurs principaux guerriers, ils avaient été frappés de consternation. Ce qu'ils voyaient leur inspirait les plus terribles appréhensions sur ce qu'ils ne voyaient pas. A leur retour d'une expédition heureuse, chargée de butin et pleins d'idées de fêtes et de triomphes, ils s'apercevaient tout à coup qu'ils avaient été pris dans leur propre piège. Il était clair pour eux que nous avions pénétré dans la ville. Naturellement, ils devaient penser que nous avions pillé et brûlé leurs maisons, massacré leurs femmes et leurs enfants. Ils ne pouvaient s'imaginer autre chose; c'était ainsi qu'ils avaient agi eux-mêmes, et ils jugeaient notre conduite d'après la leur. De plus, ils nous voyaient assez nombreux pour défendre, tout au moins contre eux, ce que nous avions pris; ils savaient bien qu'avec leurs armes à feu, les chasseurs de scalps avaient l'avantage sur eux tant qu'il n'y avait pas une trop forte disproportion dans le nombre. Ils avaient donc besoin, tout aussi bien que nous, de délibérer, et nous comprîmes qu'il se passerait quelque temps avant qu'ils en vinssent aux actes. Leur embarras n'était pas moindre que le nôtre.

Les chasseurs, obéissant aux ordres de Séguin, gardaient le silence, attendant que Rubé donnât son avis. Le vieux trappeur se tenait à part, appuyé sur son rifle, ses deux mains contournant l'extrémité du canon. Il avait ôté le bouchon, et regardait dans l'intérieur du fusil, comme s'il eût consulté un oracle au fond de l'étroit cylindre. C'était une des manies de Rubé, et ceux qui connaissaient cette habitude l'observaient en souriant. Après quelques minutes de réflexions silencieuses, l'oracle parut avoir fourni la réponse; et Rubé, remettant le bouchon à sa place, s'avança lentement vers le chef.

—Billy a raison, cap'n. S'il faut nous battre avec ces Indiens, arrangeons-nous pour que l'affaire ait lieu au milieu des rochers ou des bois. Ils nous abîmeraient dans la prairie, c'est sûr. Maintenant, il y a deux choses: s'ils viennent sur nous, notre terrain est là-bas (l'orateur indiquait le contrefort des Mimbres); si, au contraire, nous sommes obligés de les suivre, ça nous sera aussi facile que d'abattre un arbre; ils ne nous échapperont pas.

—Mais comment ferez-vous pour les provisions dans ce cas? Nous ne pouvons pas traverser le désert sans cela.

—Pour ça, capitaine, il n'y a pas la plus petite difficulté. Dans une prairie sèche, comme il y en a par là, j'empoignerais toute cette cavalcade aussi aisément qu'un troupeau de buffles, et nous en aurons notre bonne part, je m'en vante. Mais il y a quelque chose de pire que tout cela et que l'Enfant flaire d'ici.

—Quoi?

—J'ai peur que nous ne tombions sur la bande de Dacoma, en retournant en arrière; voilà de quoi j'ai peur.

—C'est vrai; ce n'est que trop probable.

—C'est sûr; à moins qu'ils n'aient été tous noyés dans le cañon, et je ne le crois pas. Ils connaissent trop bien le passage.

La probabilité de voir la troupe de Dacoma se joindre à celle du premier chef, nous frappa tous, et répandit un voile de découragement sur toutes les figures. Cette troupe était certainement à notre poursuite, et devait bientôt nous rattraper.

—Maintenant, cap'n continua le trappeur, je vous ai dit ce que je pensais de la chose si nous étions disposés à nous battre. Mais j'ai comme une idée que nous pourrons délivrer les femmes sans brûler une amorce.

—Comment? comment? demandèrent vivement le chef et les autres.

—Voici le moyen, reprit le trappeur qui, me faisait bouillir par la prolixité de son style, vous voyez bien ces Indiens qui sont de l'autre côté de la crevasse?

—Oui, oui, répondit vivement Séguin.

—Très-bien; vous voyez maintenant ceux qui sont ici et le trappeur montrait nos captifs.

—Oui! oui!

—Eh bien, ceux que vous voyez là-bas, quoique leur peau soit rouge comme du cuivre, ont pour leurs enfants la même tendresse que s'ils étaient chrétiens. Ils les mangent de temps en temps, c'est vrai, mais ils ont pour cela des motifs de religion que nous ne comprenons pas trop, je l'avoue.

—Et que voulez-vous que nous fassions?

—Que nous hissions un chiffon blanc, et que nous offrions un échange de prisonniers. Ils comprendront cela, et entreront en arrangement, j'en suis sûr. Cette jolie petite fille aux longs cheveux est la fille du premier chef, et les autres appartiennent aux principaux de la tribu; je les ai choisies à bonne enseigne. En outre, nous avons ici Dacoma et la jeune reine. Ils doivent s'en mordre les ongles jusqu'au sang de les voir entre nos mains. Vous pourrez leur rendre le chef, et négocier pour la reine le mieux que vous pourrez.

—Je suivrai votre avis, s'écria Séguin l'oeil brillant de l'espoir de réussir dans cette négociation.

—Il n'y a pas de temps à perdre alors, cap'n. Si les hommes de Dacoma se montrent, tout ce que je vous ai dit ne vaudra pas la peau d'un rat des sables.

—Nous ne perdrons pas un instant.

Et Séguin donna des ordres pour que le signe de paix fût arboré.

—Il serait bon avant tout, cap'n, de leur montrer en plein tout ce que nous avons à eux. Ils n'ont pas vu Dacoma encore, ni la reine, qui sont là derrière les buissons.

—C'est juste, répondit Séguin, camarades, amenez-les captifs au bord de la barranca. Amenez le chef Navajo. Amenez la… amenez ma fille.

Les hommes s'empressèrent d'obéir à cet ordre, et peu d'instants après les enfants captifs, Dacoma et la reine des mystères furent placés au bord de l'abîme. Les sérapés qui les enveloppaient furent retirés, et ils restèrent exposés dans leurs costumes habituels aux Indiens. Dacoma avait encore son casque, et la reine était reconnaissable à sa tunique richement ornée de plumes. Ils furent immédiatement reconnus. Un cri d'une expression singulière sortit de la poitrine des Navajoes à l'aspect de ces nouveaux témoignages de leur déconfiture.

Les guerriers brandirent leur lances et les enfoncèrent sur le sol avec une indignation impuissante. Quelques-uns tirèrent des scalps de leur ceinture, les placèrent sur la pointe de leurs lances et les secouèrent devant nous au-dessus de l'abîme. Ils crurent que la bande de Dacoma avait été détruite; que leurs femmes et leurs enfants avaient été égorgés, et ils éclatèrent en imprécations mêlées de cris et de gestes violents. En même temps, un mouvement se fit remarquer parmi les principaux guerriers. Ils se consultaient. Leur délibération terminée, quelques-uns se dirigèrent au galop vers les femmes captives qu'on avait laissées en arrière dans la plaine.

—Grand Dieu! m'écriai-je, frappé d'une idée horrible, ils vont les égorger! Vite, vite, le drapeaux de paix!

Mais avant que la bannière fût attachée au bâton, les femmes mexicaines étaient descendues de cheval, leurs rebozos étaient enlevés, et on les conduisait vers le précipice. C'était dans le simple but de prendre une revanche, de montrer leurs prisonniers; car il était évident que les sauvages savaient avoir parmi leurs captives la femme et la fille de notre chef. Elles furent placées en évidence, en avant de toutes les autres, sur le bord même de la barranca.

XLIII

LE DRAPEAU DE TRÊVE.

Ils auraient pu s'épargner cette peine; notre agonie était assez grande déjà. Mais, néanmoins, la scène qui suivit renouvela toutes nos douleurs. Jusqu'à ce moment nous n'avions pas été reconnus par les êtres chéris qui étaient si près de nous. La distance était trop grande pour l'oeil nu, et nos figures hâlées, nos habits souillés par la route, constituaient un véritable déguisement. Mais l'amour a l'intelligence prompte et la vue perçante; les yeux de ma bien-aimée se portèrent sur moi; je la vis tressaillir et se jeter en avant, j'entendis son cri de désespoir; elle tendit ses deux bras blancs comme la neige et s'affaissa sur le rocher, privée de connaissance. Au même instant, madame Séguin reconnaissait son mari et l'appelait par son nom. Séguin lui répondait d'une voix forte, lui adressait des encouragements, et l'engageait à rester calme et silencieuse. Plusieurs autres femmes, toutes jeunes et jolies, avaient reconnu leurs frères, leurs fiancés, et il s'ensuivit une scène déchirante.

Mes yeux restaient fixés sur Zoé. Elle reprenait ses sens; le sauvage, vêtu en hussard, était descendu de cheval; il la prenait dans ses bras et l'emmenait dans la prairie. Je les suivais d'un regard impuissant. Cet Indien lui rendait les soins les plus tendres; et j'en étais presque reconnaissant, bien que je reconnusse que ces attentions étaient dictées par l'amour. Peu d'instants après, elle se redressa sur ses pieds et revint en courant vers la barranca. J'entendis mon nom prononcé; je lui renvoyai le sien; mais, à ce moment, la mère et la fille furent entourées par leurs gardiens, et entraînées en arrière. Pendant ce temps, le drapeau blanc avait été préparé. Séguin s'était placé devant nous, et le tenait élevé. Nous gardions le silence, attendant la réponse avec anxiété. Il y eut un mouvement parmi les Indiens rassemblés. Nous entendions leurs voix: ils parlaient avec animation, et nous vîmes qu'il se préparait quelque chose au milieu d'eux. Immédiatement, un homme grand et de belle apparence perça la foule, tenant dans la main gauche un objet blanc: c'était une peau de faon tannée. Dans sa main droite il avait une lance. Il plaça la peau de faon sur le fer de la lance et s'avança en l'élevant. C'était la réponse à notre signal de paix.

—Silence, camarades! s'écria Séguin s'adressant aux chasseurs. Puis, élevant la voix, il s'exprima ainsi en langue indienne:

—Navajoes! vous savez qui nous sommes. Nous avons traversé votre pays et visité votre principale ville. Notre but était de retrouver nos parents, qui étaient captifs chez vous. Nous en avons retrouvé quelques-uns; mais il y en a beaucoup que nous n'avons pu découvrir. Pour que ceux-là nous fussent rendus plus tard, nous avons pris des otages, vous le voyez. Nous aurions pu en prendre davantage, mais nous nous sommes contentés de ceux-ci. Nous n'avons pas brûlé votre ville: nous avons respecté la vie de vos femmes, de vos filles, de vos enfants. A l'exception de ces prisonniers, vous trouverez tous les autres comme vous les avez laissés.

Un murmure circula dans les rangs des Indiens. C'était un murmure de satisfaction. Ils étaient dans la persuasion que leur ville était détruite, leurs femmes massacrées, et les paroles de Séguin produisirent sur eux une profonde sensation. Nous entendîmes de joyeuses exclamations et les phrases de félicitations que les guerriers échangeaient. Le silence se rétablit; Séguin continua:

—Nous voyons que vous avez été dans notre pays. Vous avez, comme nous, fait des prisonniers. Vous êtes des hommes rouges. Les hommes rouges aiment leurs proches comme le font les hommes blancs. Nous savons cela, et c'est pour cette raison que j'ai élevé la bannière de la paix, afin que nous puissions nous rendre mutuellement nos prisonniers. Cela sera agréable au Grand-Esprit, et nous sera agréable à tous en même temps. Ceux que vous avez pris sont ce qu'il y a de plus cher au monde pour nous, et ceux que nous avons en notre possession vous sont également chers. Navajoes! j'ai dit. J'attends votre réponse.

Quand Séguin eut fini, les guerriers se rassemblèrent autour du grand chef, nous les vîmes engagés dans un débat très-animé. Il y avait évidemment deux opinions contraires; mais le débat fut bientôt terminé, et le grand chef, s'avançant, donna quelques ordres à celui qui tenait le drapeau. Celui-ci, d'une voix forte, répondit à Séguin en ces termes:

—Chef blanc, tu as bien parlé, et tes paroles ont été pesées par nos guerriers. Ce que tu demandes est juste et bon. L'échange de nos prisonniers sera agréable au Grand-Esprit et nous satisfera tous. Mais comment pouvons-nous savoir si tes paroles sont vraies? Tu dis que vous n'avez pas brûlé notre ville et que vous avez épargné nos femmes et nos enfants. Comment saurons-nous si cela est la vérité? Notre ville est loin; nos femmes aussi, si elles sont encore vivantes. Nous ne pouvons pas les interroger. Nous n'avons que ta parole; cela n'est pas assez.

Séguin avait prévu les difficultés, et il ordonna qu'un de ses prisonniers, un jeune garçon très-éveillé, fut amené en avant. Le jeune sauvage se montra un instant après auprès de lui.

—Interrogez-le! s'écria-t-il en le montrant à son interlocuteur.

—Et pourquoi n'adresserions-nous pas nos questions à notre frère, le chef Dacoma? Ce garçon est jeune, il peut ne pas nous comprendre. Nous en croirons mieux la parole du chef.

—Dacoma n'était pas avec nous dans la ville. Il ignore ce qui s'y est passé.

—Que Dacoma le dise, alors.

—Mon frère a tort de se méfier ainsi, répondit Séguin mais il aura la réponse de Dacoma. Et il adressa quelques mots au chef Navajo qui était assis sur la terre auprès de lui.

La question fut faite directement à Dacoma par l'Indien qui était de l'autre côté. Le fier guerrier, qui semblait exaspéré par la situation humiliante dans laquelle il se trouvait, répondit négativement par un geste brusque de la main et une courte exclamation.

—Maintenant, frère, continua Séguin,—vous voyez que j'ai dit la vérité.
Questionnez maintenant ce garçon sur ce que je vous ai avancé.

On demanda au jeune Indien si nous avions brûlé la ville et si nous avions fait du mal aux femmes et aux enfants. Aux deux questions, il répondit négativement.

—Eh bien, dit Séguin, mon frère est-il satisfait?

Un temps assez long se passa sans qu'il fut fait de réponse. Les guerriers se rassemblèrent de nouveau en conseil et se mirent à gesticuler avec violence et rapidité. Nous comprimes qu'il y avait un parti opposé à la paix, et qui poussait à tenter la fortune de la guerre. Ce parti était composé des jeunes guerriers; et je remarquai que l'Indien costumé en hussard qui, comme Rubé me l'apprit, était le fils du grand chef, paraissait être le principal meneur de ceux-là. Si le grand chef n'eût pas été aussi vivement intéressé au résultat des négociations, les conseils belliqueux l'auraient emporté, car les guerriers savaient que ce serait pour eux une honte parmi les tribus environnantes de revenir sans prisonniers. De plus, il y en avait plusieurs parmi eux qui avaient un autre motif pour les retenir; ils avaient jeté les yeux sur les filles du Del-Norte et lei avaient trouvées belles. Mais l'avis des anciens prévalut enfin, et l'orateur reprit:

—Les guerriers Navajoes ont réfléchi sur ce qu'ils ont entendu. Ils pensent que le chef blanc a dit la vérité; et ils consentent à l'échange des prisonniers. Pour que les choses se passent d'une manière convenable, ils proposent que vingt guerriers soient choisis de chaque côté; que ces guerriers laissent, en présence de tous, leurs armes sur la prairie; qu'ils conduisent les captifs à l'extrémité de la barranca, du côté de la mine, et que là, ils débattent les conditions de l'échange. Que tous les autres, des deux côtés, restent où ils sont jusqu'à ce que les guerriers sans armes soient revenus avec les prisonniers échangés; alors les drapeaux blancs seront abattus, et les deux camps seront libres de tout engagement. Telles sont les paroles des guerriers Navajoes.

Séguin dut prendre le temps de réfléchir avant de répondre à cette proposition. Elle paraissait assez avantageuse, mais il y avait dans ses termes quelque chose qui nous faisait soupçonner un dessein caché. La dernière phrase indiquait chez l'ennemi l'intention formelle d'essayer de reprendre les captifs qui allaient nous être rendus; mais nous nous inquiétions peu de cela, pourvu que nous pussions les avoir une fois avec nous, du même côté de la barranca. La proposition de faire conduire les prisonniers au lieu de l'échange, par des hommes désarmés, était très-raisonnable, et le chiffre indiqué, vingt de chaque côté, constituait un nombre suffisant. Mais Séguin comprit très-bien comment les Navajoes interprétaient le mot désarmé. En conséquence, plusieurs des chasseurs reçurent à voix basse l'avis de se retirer derrière les buissons et de cacher couteaux et pistolets sous leurs blouses de chasse. Nous crûmes apercevoir une manoeuvre semblable de l'autre côté, et voir les Indiens cacher de même leur tomahawks. Nous ne pouvions faire aucune objection aux conditions proposées, et comme Séguin sentait qu'il n'y avait pas de temps à perdre, il se hâta de les accepter.

Aussitôt que cela eut été annoncé aux Navajoes, vingt hommes, déjà désignés sans doute, s'avancèrent au milieu de la prairie, plantèrent leurs arcs, leurs carquois et leurs boucliers. Nous ne vîmes point de tomahawks, et nous comprîmes que chaque Navajo avait gardé cette arme. Il ne leur avait pas été difficile de les cacher sur eux, car la plupart portaient des vêtements civilisés, enlevés dans le pillage des établissements et des fermes. Nous nous en inquiétions peu, étant armés nous-mêmes. Nous remarquâmes que tous les hommes ainsi choisis étaient d'une force peu commune. C'étaient les principaux guerriers de la tribu. Nous fîmes nos choix en conséquence. El-Sol, Garey, Rubé, le toréador Sanchez en étaient; Séguin et moi également. La plupart des trappeurs et quelques Indiens Delawares complétèrent le nombre.

Les vingt hommes désignés se dirigèrent vers la prairie, comme les Navajoès avaient fait, et déposèrent leurs rifles en présence de l'ennemi. Nous plaçâmes nos captifs sur des chevaux et sur des mules, et nous les disposâmes pour le départ. La reine et les jeunes filles mexicaines furent réunies aux prisonniers. C'était un coup de tactique de la part de Séguin. Il savait que nous avions assez de captifs pour faire l'échange tête contre tête, sans ces dernières; mais il comprenait et nous comprenions comme lui, que laisser la reine en arrière, ce serait rompre la Négociation et, peut-être, en rendre la reprise impossible. Il avait résolu en conséquence de l'emmener et de négocier le plus habilement possible, en ce qui la concernait, sur le terrain de la conférence. S'il ne réussissait pas, il en appellerait aux armes et il nous savait bien préparés à cet événement. Les deux détachements furent prêts enfin et s'avancèrent parallèlement de chaque côté de la barranca. Les corps principaux restèrent en observation, échangeant d'un bord â l'autre de l'abîme des regards de haine et de défiance. Pas un mouvement ne pouvait être tenté sans être immédiatement aperçu, car les deux plaines, séparées par la barranca, faisaient partie du même plateau horizontal. Un seul cavalier, s'éloignant d'une des deux troupes, aurait été vu par les hommes de l'autre pendant une distance de plusieurs milles. Les bannières pacifiques flottaient toujours en l'air, les lances qui les portaient fichées en terre; mais chacune des deux bandes ennemies tenait ses chevaux sellés et bridés, prêts à être montés au premier mouvement suspect.

XLIV

UN TRAITÉ ORAGEUX.

Dans la barranca même se trouvait la mine. Les puits d'extraction laborieusement creusés dans le roc, de chaque coté, semblaient autant de caves. Un petit ruisseau partageait la ravine en deux et se frayait difficilement un chemin à travers les roches qui avaient roulé au fond. Sur le bord du ruisseau, on voyait quelques vieilles constructions enfumées, et des cabanes de mineurs en ruine; la plupart étaient effondrées et croulantes de vétusté. Le terrain, tout autour, était obstrué, rendu presque impraticable par les ronces, les mezcals et les cactus; toutes plantes vigoureuses, touffues et épineuses. En approchant de ce point, les routes, de chaque côté de la barranca, s'abaissaient par une pente rapide et convergeaient jusqu'à leur rencontre au milieu des décombres. Les deux détachements s'arrêtèrent en vue des masures et échangèrent des signaux.

Après quelques pourparlers, les Navajoes proposèrent que les captifs resteraient sur le sommet des deux rives, sous la garde de deux hommes; les autres, dix-huit de chaque côté, devant descendre au fond de la barranca, se réunir au milieu des maisons, et après avoir fumé le calumet, déterminer les conditions de l'échange. Cette proposition ne plaisait ni à Séguin ni à moi. Nous comprenions qu'en cas de rupture de négociations (et cette rupture nous paraissait plus que probable) notre victoire même, en supposant que nous la remportions, ne nous servirait de rien. Avant que nous pussions rejoindre les prisonnières des Navajoes, en haut de la ravine, les deux gardiens les auraient emmenées, et, nous frémissions rien que d'y penser, les auraient peut-être égorgées sur place! C'était une horrible supposition, mais elle n'avait rien d'exagéré. Nous comprenions, en outre, que la cérémonie du calumet nous ferait perdre encore du temps; et nous étions dans des transes continuelles au sujet de la bande de Dacoma qui, évidemment, ne devait pas être loin. Mais l'ennemi s'obstinait dans sa proposition. Impossible de formuler nos objections sans dévoiler notre arrière-pensée; force nous fut donc d'accepter.

Nous mîmes pied à terre, laissant nos chevaux à la garde des hommes qui surveillaient les prisonniers et, descendant au fond de la ravine, nous nous trouvâmes face à face avec les guerriers navajoès. C'étaient dix-huit hommes choisis: grands, musculeux, larges des épaules, avec des physionomies rusées et farouches. On ne voyait pas un sourire sur toutes ces figures, et menteuse eût été la bouche qui aurait essayé d'en grimacer un. Leurs coeurs débordaient de haine et leurs regards étaient chargés de vengeance. Pendant un moment, les deux partis s'observèrent en silence. Ce n'étaient point des ennemis ordinaires; ce n'était point une hostilité ordinaire qui animait ces hommes, depuis des années, les uns contre les autres; ce n'était point un motif ordinaire qui les amenait pour la première fois à s'aborder autrement que les armes à la main. Cette attitude pacifique leur était imposée, aux uns comme aux autres, et c'était entre eux quelque chose comme la trêve qui s'établit entre le lion et le tigre, lorsqu'ils se rencontrent dans la même avenue d'une forêt touffue, et s'arrêtent en se mesurant du regard. La convention relative aux armes avait été observée des deux côtés de la même manière, et chacun le savait. Les manches des tomahawks, les poignées des couteaux et les crosses brillantes des pistolets étaient à peine dissimulés sous les vêtements. D'un côté comme de l'autre, on avait fait peu d'efforts pour les cacher. Enfin la reconnaissance mutuelle fut terminée, et l'on entama la question. On chercha inutilement une place libre de buissons et de ruines, assez large pour nous réunir assis et fumer le calumet. Séguin indiqua une des maisons, une construction en adobé, qui était dans un état de conservation supportable, et on y entra pour l'examiner. C'était un bâtiment qui avait servi de fonderie; des trucks brisés et divers ustensiles gisaient sur le sol. Il n'y avait qu'une seule pièce, pas très-grande, avec un brasero rempli de scories et de cendres froides au milieu. Deux hommes furent chargés d'allumer du feu sur le brasero; les autres prirent place sur les trucks et sur les masses de roche quartzeuse disséminées dans la pièce.

Au moment ou j'allais m'asseoir, j'entendis derrière moi un hurlement plaintif qui se termina par un aboiement. Je me retournai, c'était Alp, c'était mon chien. L'animal, dans la frénésie de sa joie, se jeta sur moi à plusieurs reprises, m'enlaçant de ses pattes, et il se passa quelque temps avant que je parvinsse à le calmer et à prendre place. Nous nous trouvâmes enfin tous installés chaque côté du feu, de chaque groupe formant un arc de cercle et faisant face à l'autre.

Une lourde porte pendait encore sur ses gonds; mais comme il n'y avait point de fenêtres dans la pièce, on dut la laisser ouverte. Bientôt le feu brilla; le calumet de pierre, rempli de kimkinik et allumé, circula de bouche en bouche au milieu du plus profond silence. Nous remarquâmes que chacun des Indiens, contrairement à l'habitude qui consiste à aspirer une bouffée ou deux, fumait longtemps et lentement. L'intention de traîner la cérémonie en longueur était évidente. Ces délais nous mettaient au supplice, Séguin et moi. Arrivé aux chasseurs, le calumet circula rapidement. Ces préliminaires, soi-disant pacifiques, terminés, on entama la négociation. Dès les premiers mots, je vis poindre un danger. Les Navajoes, et surtout les jeunes guerriers, affectaient un air bravache et une attitude provocante que les chasseurs n'étaient pas d'humeur à pouvoir supporter longtemps, et ils ne l'eussent pas supporté un seul instant, n'eût été la circonstance particulière où leur chef se trouvait placé. Par égard pour lui, ils faisaient tous leurs efforts pour se contenir, mais il était clair qu'il ne faudrait qu'une étincelle pour allumer l'incendie.

La première question à débattre portait sur le nombre de prisonniers. L'ennemi en avait dix-neuf; tandis que nous, sans compter la reine et les jeunes filles mexicaines, nous en avions vingt et un. L'avantage était de notre côté; mais à notre grande surprise, les Indiens, s'appuyant sur ce que la plupart de leurs captifs étaient des femmes, tandis que le plus grand nombre des nôtres n'étaient que des enfants, élevèrent la prétention de faire l'échange sur le pied de deux des nôtres pour un des leurs. Séguin répondit que nous ne pouvions accepter une pareille absurdité; mais que, comme il ne voulait conserver aucun prisonnier, il donnerait nos vingt et un pour les dix-neuf.

—Vingt et un! s'écria un des guerriers; qu'est-ce que c'est? Vous en avez vingt-sept. Nous les avons comptés sur la rive.

—Six de celles que vous avez comptées nous appartiennent. Ce sont des blanches et des Mexicaines.

—Six blanches! répliqua le sauvage, il n'y en a que cinq. Quelle est donc la sixième? C'est peut-être notre reine? Elle est blanche de teint; et le chef pâle l'aura prise pour un visage pâle.

—Hal ha! ha! firent les sauvages éclatant de rire, notre reine, un visage pâle! Ha! ha! ha!

—Votre reine, dit Séguin d'un ton solennel, votre reine, comme vous l'appelez, est ma fille.

—Ha! ha! ha! hurlèrent-ils de nouveau en choeur et d'un air méprisant:
—Sa fille! Ha! ha! ha!

Et la chambre retentit de leurs rires de démons.

—Oui, ajouta-t-il d'une voix forte, mais tremblante d'émotion, car il voyait la tournure que les choses allaient prendre. Oui, c'est ma fille!

—Et comment cela peut-il être? demanda un des guerriers, un des orateurs de la tribu. Tu as une fille parmi nos captives; nous savons cela. Elle est blanche comme la neige qui couvre le sommet de la montagne. Ses cheveux sont jaunes comme l'or de ses bracelets. La reine a le teint brun. Parmi les femmes de nos tribus il y en a beaucoup qui sont aussi blanches qu'elle; ses cheveux sont noirs comme l'aile du vautour. Comment cela se ferait-il? Chez nous, les enfants d'une même famille sont semblables les uns aux autres. N'en est-il pas de même des vôtres? Si la reine est ta fille, celle qui a les cheveux d'or ne l'est donc pas. Tu ne peux pas être le père des deux. Mais non! continua le rusé sauvage élevant la voix, la reine n'est pas ta fille. Elle est de notre race. C'est un enfant de Moctezuma; c'est la reine des Navajoes.

—Il faut que notre reine nous soit rendue! s'écrièrent les guerriers.
Elle est nôtre! nous la voulons!

En vain Séguin réitéra ses réclamations paternelles; en vain il donna tous les détails d'époques et de circonstances relatives à l'enlèvement de sa fille par les Navajoès eux-mêmes, les guerriers s'obstinèrent à répéter:

—C'est notre reine, nous voulons qu'elle nous soit rendue!

Séguin, dans un éloquent discours, en appela aux sentiments du vieux chef dont la fille se trouvait dans une situation analogue; mais il était évident que celui-ci, en eût-il la volonté, n'avait pas le pouvoir de calmer la tempête. Les plus jeunes guerriers répondaient par des cris dérisoires, et l'un d'eux s'écria que «le chef blanc extravaguait.» Ils continuèrent quelque temps à gesticuler, déclarant, d'un ton formel, qu'à aucune condition, ils ne consentiraient à un échange si la reine n'en faisait pas partie. Il était facile de voir qu'ils attachaient une importance mystique à la possession de leur reine. Entre elle et Dacoma lui-même, leur choix n'eût pas été douteux.

Les exigences se produisaient d'une manière si insultante que nous en vînmes à nous réjouir intérieurement de leur intention manifeste d'en finir par une bataille. Les rifles, principal objet de leurs craintes, n'étant pas là, ils se croyaient sûrs de la victoire.

Les chasseurs ne demandaient pas mieux que d'en venir aux mains, et se sentaient également certains de l'emporter. Seulement, ils attendaient le signal de leur chef. Séguin se tourna vers eux, et baissant la tête, car il parlait debout, il leur recommanda à voix basse le calme et la patience. Puis, couvrant ses yeux de sa main, il demeura quelques instants plongé dans une méditation profonde.

Les chasseurs avaient pleine confiance dans l'intelligence aussi bien que dans le courage de leur chef. Ils comprirent qu'il combinait un plan d'action quelconque, et attendirent patiemment le résultat. De leur côté, les Indiens ne se montraient nullement pressés. Ils ne s'inquiétaient pas du temps perdu, espérant toujours l'arrivée de la bande de Dacoma. Ils demeuraient tranquilles sur leurs sièges, échangeant leurs pensées par des monosyllabes gutturaux ou de courtes phrases; quelques-uns coupaient de temps en temps la conversation par des éclats de rire. Ils paraissaient tout à fait à leur aise, et ne semblaient aucunement redouter la chance d'un combat avec nous. Et, en vérité, à considérer les deux partis, chacun aurait dit que, homme contre homme, nous n'étions pas capables de leur résister. Tous, à une ou deux exceptions près, avaient six pieds de taille, quelques-uns plus; tandis que la plupart de nos chasseurs étaient petits et maigres. Mais c'étaient des hommes éprouvés. Les Navajoès se sentaient avantageusement armés pour un combat corps à corps. Ils savaient bien aussi que nous n'étions pas sans défense; toutefois, ils ne connaissaient pas la nature de nos armes. Ils avaient vu les couteaux et les pistolets; mais ils pensaient qu'après une première décharge incertaine et mal dirigée, les couteaux ne seraient pas d'un grand secours contre leurs terribles tomahawks. Ils ignoraient que plusieurs d'entre nous,—El-Sol, Séguin, Garey et moi,—avions dans nos ceintures la plus terrible de toutes les armes dans un combat à bout portant: le revolver de Colt. C'était une invention toute récente, et aucun Navajo n'avait encore entendu les détonations successives et mortelles de cette arme.

—Frères! dit Séguin reprenant de nouveau la parole, vous refusez de croire que je suis père de votre reine. Deux de vos prisonnières, que vous savez bien être ma femme et ma fille, sont sa mère et sa soeur. Si vous êtes de bonne foi, donc, vous ne pouvez refuser la proposition que je vais vous faire. Que ces deux captives soient amenées ici; que la jeune reine soit amenée de son côté. Si elle ne reconnaît pas les siens, j'abandonne mes prétentions, et ma fille sera libre de retourner avec les guerriers Navajoès.

Les chasseurs entendirent cette proposition avec surprise. Ils savaient que tous les efforts de Séguin pour éveiller un souvenir dans la mémoire de sa fille avaient été infructueux. Quel espoir y avait-il qu'elle pût reconnaître sa mère? Séguin lui-même n'y comptait pas beaucoup, et un moment de réflexion me fit penser que sa proposition était motivée par quelque pensée secrète. Il reconnaissait que l'abandon de la reine était la condition sine qua non de l'acceptation de l'échange par les Indiens; que, sans cela, les négociations allaient être brusquement rompues, sa femme et sa fille restant entre les mains de nos ennemis. Il pensait au sort terrible qui leur était réservé dans cette captivité, tandis que son autre fille n'y retournerait que pour être entourée d'hommages et de respects. Il fallait les sauver à tout prix; il fallait sacrifier l'une pour racheter les autres. Mais Séguin avait encore un autre projet. C'était une manoeuvre stratégique de sa part une dernière tentative désespérée. Voici ce qu'il disait:

Si, une fois sa femme et sa fille se trouvaient avec lui dans les ruines, peut-être pourrait-il, au milieu du désordre d'un combat, les enlever; peut-être réussirait-il, dans ce cas, à enlever la reine elle-même; c'était une chance à tenter en désespoir de cause. En quelques mots murmurés à voix basse, il communiqua cette pensée à ceux de ses compagnons qui étaient le plus près de lui, afin de leur inspirer patience et prudence. Aussitôt que cette proposition fut formulée, les Navajoès quittèrent leurs sièges, et se rassemblèrent dans un coin de la chambre pour délibérer. Ils parlaient à voix basse. Nous ne pouvions par conséquent entendre ce qu'ils disaient. Mais, à l'expression de leurs figures, de leur gestes, nous comprenions qu'ils étaient disposés à accepter. Ils avaient observé attentivement la reine pendant qu'elle se promenait sur le bord de la barranca; ils avaient correspondu par signes avec elle avant que nous eussions pu l'empêcher. Sans aucun doute, elle les avait informés de ce qui s'était passé dans le cañon avec les guerriers de Dacoma, et avait fait connaître la probabilité de leur arrivée prochaine. Sa longue absence, l'âge auquel elle avait été emmenée captive, son genre de vie, les bons procédés dont on avait usé envers elle, avaient effacé depuis longtemps tout souvenir de sa première enfance et de ses parents. Les rusés sauvages savaient tout cela, et, après une discussion prolongée pendant près d'une heure, ils reprirent leurs sièges et formulèrent leur assentiment à la proposition.

Deux hommes de chaque troupe furent envoyés pour ramener les trois captives, et nous restâmes assis attendant leur arrivée. Peu d'instants après, elles étaient introduites. Il me serait difficile de décrire la scène qui suivit leur entrée. Séguin, sa femme et sa fille, se retrouvant dans de telles circonstances; l'émotion que j'éprouvai en serrant un instant dans mes bras ma bien-aimée, qui sanglotait et se pâmait de douleur; la mère reconnaissant son enfant si longtemps perdue; ses angoisses quand elle vit l'insuccès de ses efforts pour réveiller la mémoire dans ce coeur fermé pour elle; la fureur et la pitié se partageant le coeur des chasseurs; les gestes et les exclamations de triomphe des Indiens; tout cela formait un tableau qui reste toujours vivant dans ma mémoire, mais que ma plume est impuissante à retracer.

Quelques minutes après, les captives étaient reconduites hors de la maison, confiées à la garde de deux hommes de chaque troupe, et nous reprenions la négociation entamée.

XLV

BATAILLE ENTRE QUATRE MURS.

Ce qui venait de se passer n'avait point rendu meilleures les dispositions des deux partis, notamment celles des chasseurs. Les Indiens triomphaient, mais ils ne se relâchaient en rien de leurs prétentions déraisonnables. Ils revinrent sur leur offre primitive; pour celles de nos captives qui avaient l'âge de femme, ils consentaient à échanger tête contre tête; pour Dacoma, ils offraient deux prisonniers; mais pour le reste, ils exigeaient deux contre un. De cette manière, nous ne pouvions délivrer que douze des femmes mexicaines environ; mais voyant qu'ils étaient décidés à ne pas faire plus, Séguin consentit enfin à cet arrangement, pourvu que le choix nous fût accordé parmi les prisonniers que nous voulions délivrer. Nous fûmes aussi indignés que surpris en voyant cette demande rejetée. Il nous était impossible de douter, désormais, du résultat de la négociation.

L'air était chargé d'électricité furieuse. La haine s'allumait sur toutes les figures, la vengeance éclatait dans tous les regards. Les Indiens nous regardaient du coin de l'oeil d'un air moqueur et menaçant. Ils paraissaient triomphants, convaincus qu'ils étaient de leur supériorité. De l'autre côté, les chasseurs frémissaient sous le coup d'une indignation doublée par le dépit. Jamais ils n'avaient été ainsi bravés par des Indiens. Habitués toute leur vie, moitié par fanfaronnade, moitié par expérience, à regarder les hommes rouges comme inférieurs à eux en adresse et en courage, ils ne pouvaient souffrir de se voir ainsi exposés à leurs bravades insultantes. C'était cette rage furieuse qu'éprouve un supérieur contre l'inférieur qui lui résiste, un lord contre un serf, le maître contre son esclave qui se révolte sous le fouet et s'attaque à lui. Tout cela s'ajoutait à leur haine traditionnelle pour les Indiens.

Je jetai un regard sur eux. Jamais figures ne furent animées d'une telle expression. Leurs lèvres blanches étaient serrées contre leurs dents; leurs joues pâles, leurs yeux démesurément ouverts, semblaient sortir de leurs orbites. On ne voyait sur leurs visages d'autre mouvement que celui de la contraction des muscles. Leurs mains plongées sous leurs blouses, à demi-ouvertes sur la poitrine, serraient la poignée de leurs armes; ils semblaient être, non pas assis, mais accroupis comme la panthère qui va s'élancer sur sa proie. Il y eut un moment de silence des deux côtés. Un cri se fit entendre, venant du dehors: le cri d'un aigle de guerre.

Nous n'y aurions sans doute pas fait attention, car nous savions que ces oiseaux étaient très-communs dans les Mimbres, et l'un d'eux pouvait se trouver au-dessus de la ravine; mais il nous sembla que ce cri faisait une certaine impression sur nos adversaires. Ceux-ci n'étaient point hommes à laisser percer une émotion soudaine; mais leurs regards nous parurent prendre une expression plus hautaine et plus triomphante encore. Était-ce donc un signal? Nous prêtâmes l'oreille un moment. Le cri fut répété, et quoiqu'il ressemblât, à s'y méprendre à celui de l'oiseau que nous connaissions tous très-bien (l'aigle à tête blanche), nous n'en restâmes pas moins frappés d'appréhensions sérieuses. Le jeune chef costumé en hussard s'était levé. C'était lui qui s'était montré le plus violent et le plus exigeant de tous nos ennemis. Homme d'un fort vilain caractère et de moeurs très-dépravées, d'après ce que nous avait dit Rubé, il n'en jouissait pas moins d'un grand crédit parmi les guerriers. C'est lui qui avait refusé la proposition de Séguin, et il se disposait à déduire les raisons de ce refus. Nous les connaissions bien sans qu'il eût besoin de nous les dire.

—Pourquoi? s'écria-t-il en regardant Séguin, pourquoi le chef, pâle est-il si désireux de choisir parmi nos captives? Voudrait-il par hasard, reprendre la jeune fille aux cheveux d'or?

Il s'arrêta un moment comme pour attendre une réponse, mais Séguin garda le silence.

—Si le chef pâle croit que notre reine est sa fille, pourquoi ne consentirait-il pas à ce qu'elle fût accompagnée par sa soeur, qui viendrait avec elle dans notre pays?

Il fit une pause, mais Séguin se tut comme auparavant. L'orateur continua.

—Pourquoi la jeune fille aux cheveux d'or ne resterait-t-elle pas parmi nous et ne deviendrait-elle pas ma femme? Que suis-je, moi qui parle ainsi? Un chef parmi les Navajoès, parmi les descendants du grand Moctezuma, le fils de leur roi!

Le sauvage promena autour de lui un regard superbe en disant ces mots.

—Qui est-elle? continua-t-il, celle que je prendrais ainsi pour épouse? La fille d'un homme qui n'est pas même respecté parmi les siens; la fille d'un culatta [1]

[Note 1: Expression du dernier mépris parmi les Mexicains.]

Je regardai Séguin. Son corps semblait grandir; les veines de son cou se gonflaient; ses yeux brillaient de ce feu sauvage que j'avais déjà eu occasion de remarquer chez lui. La crise approchait. Le cri de l'aigle retentit encore.

—Mais non! continua le sauvage, qui semblait puiser une nouvelle audace dans ce signal. Je n'en dirai pas plus. J'aime la jeune fille; elle sera à moi! et cette nuit même elle dormira sous m….

Il ne termina pas sa phrase. La balle de Séguin l'avait frappé au milieu du front. Je vis la tache ronde et rouge avec le cercle bleu de la poudre, et la victime tomba en avant. Tous au même instant, nous fûmes sur pied. Indiens et chasseurs s'étaient levés comme un seul homme. On n'entendit qu'un seul cri de vengeance et de défi sortant de toutes les poitrines. Les tomahawks, les couteaux et les pistolets furent tirés en même temps. Une seconde après, nous nous battions corps à corps.

Oh! ce fut un effroyable vacarme; les coups de pistolets, les éclairs des couteaux, le sifflement des tomahawks dans l'air, formaient une épouvantable mêlée. Il semblerait qu'au premier choc les deux rangs eussent dû être abattus. Il n'en fut pas ainsi. Dans un semblable combat, si les premiers coups sont terribles, ils sont habituellement parés, et la vie humaine est chose difficile à prendre, surtout quand il s'agit de la vie d'hommes comme ceux qui étaient là. Peu tombèrent. Quelques-uns sortirent de la mêlée blessés et couverts de sang, mais pour reprendre immédiatement part au combat. Plusieurs s'étaient saisis corps à corps; des couples s'étreignaient, qui ne devaient se lâcher que quand l'un des deux serait mort. D'autres se dirigeaient vers la porte dans l'intention de combattre en plein air: le nombre fut petit de ceux qui parvinrent à sortir; sous le poids de la foule, la porte se ferma, et fut bientôt barrée par des cadavres. Nous nous battions dans les ténèbres. Mais il y faisait assez clair cependant pour nous reconnaître. Les pistolets lançaient de fréquents éclairs à la lueur desquels se montrait un horrible spectacle. La lumière tombait sur des figures livides de fureur, sur des armes rouges et pleines de sang, sur des cadavres, sur des combattants dans toutes les attitudes diverses d'un combat à mort.

Les hurlements des Indiens, les cris non moins sauvages de leurs ennemis blancs, ne cessaient pas; mais les voix s'enrouaient, les cris se transformaient en rugissements étouffés, en jurements, en exclamations brèves et étranglées. Par intervalles on entendait résonner les coups, et le bruit sourd des corps tombant à terre. La chambre se remplissait de fumée, de poussière et de vapeurs sulfureuses; les combattants étaient à moitié suffoqués.

Dès le commencement de la bataille, armé de mon revolver, j'avais tiré à la tête du sauvage qui était le plus rapproché de moi. J'avais tiré coup sur coup et sans compter; quelquefois au hasard, d'autrefois en visant un ennemi; enfin, le bruit sec du chien s'abattant sur les cheminées sans capsules m'avertit que j'avais épuisé mes six canons. Cela s'était passé en quelques secondes. Je replaçai machinalement l'arme vide à ma ceinture, et mon premier mouvement fut de courir ouvrir la porte. Avant que je pusse l'atteindre, elle était fermée; impossible de sortir. Je me retournai, cherchant un adversaire; je ne fus pas longtemps sans en trouver un. A la lueur d'un coup de pistolet, je vis un Indien se précipitant sur moi la hache levée.

Je ne sais quelle circonstance m'avait empêché de tirer mon couteau jusqu'à ce moment; il était trop tard, et, relevant mes bras pour parer le coup, je m'élançai tête baissée contre le sauvage. Je sentis le froid du fer glissant dans les chairs de mon épaule; la blessure était légère. Le sauvage avait manqué son coup à cause de mon brusque mouvement; mais l'élan que j'avais pris nous porta l'un contre l'autre, et nous nous saisîmes corps à corps. Renversés sur les rochers, nous nous débattions à terre sans pouvoir faire usage d'aucune arme; nous nous relevâmes, toujours embrassés, puis nous retombâmes avec violence. Il y eut un choc, un craquement terrible, et nous nous trouvâmes étendus sur le sol, en pleine lumière! J'étais ébloui, aveuglé. J'entendais derrière moi le bruit des poutres qui tombaient; mais j'étais trop occupé pour chercher à me rendre compte de ce qui se passait.

Le choc nous avait séparés; nous étions debout au même instant, nous nous saisissions encore pour retomber de nouveau sur la terre. Nous luttions, nous nous débattions au milieu des épines et des cactus. Je me sentis faiblir, tandis que mon adversaire, habitué à ces sortes de combats, semblait reprendre incessamment de nouvelles forces. Trois fois il m'avait tenu sous lui; mais j'avais toujours réussi à saisir son bras droit et à empêcher la hache de descendre. Au moment où nous traversions la muraille, je venais de saisir mon couteau; mais mon bras était retenu aussi, et je ne pouvais en faire usage. A la quatrième chute, mon adversaire se trouva dessous. Un cri d'agonie sortit de ses lèvres; sa tête s'affaissa dans les buissons, et il resta sans mouvement entre mes bras. Je sentis son étreinte se relâcher peu à peu. Je regardai sa figure: ses yeux étaient vitreux et retournés; le sang lui sortait de la bouche. Il était mort.

J'avais pourtant conscience de ne l'avoir point frappé, et j'en étais encore à tâcher de retirer mon bras de dessous lui pour jouer du couteau, quand je sentis qu'il ne résistait plus. Mais je vis alors mon couteau: il était rouge de la lame jusqu'au manche; ma main aussi était rouge. En tombant, la pointe de l'arme s'était trouvée en l'air et l'Indien s'était enferré. Ma pensée se porta sur Zoé; et me débarrassant de l'étreinte du sauvage, je me dressai sur mes pieds. La masure était en flammes. Le toit était tombé sur le brasero, et les planches sèches avaient pris feu immédiatement. Des hommes sortaient du milieu des ruines embrasées, mais non pour fuir; sous les jets de la flamme, au milieu de la fumée brûlante, ils continuaient de combattre, furieux, écumant de rage. Je ne m'arrêtai pas à voir qui pouvaient être ces combattants acharnés. Je m'élançai, cherchant de tous côtés les objets de ma sollicitude.

Des vêtements flottants frappèrent mes yeux, au loin, sur la pente de la ravine, dans la direction du camp des Navajoès. C'étaient elles! toutes les trois montaient rapidement, chacune accompagnée et pressée par un sauvage. Mon premier mouvement fut de m'élancer après elles; mais, au même instant, cinquante cavaliers se montraient sur la hauteur et arrivaient sur nous au galop. C'eût été folie de suivre les prisonnières; je me retournai pour battre en retraite du côté où nous avions laissé nos captifs et nos chevaux. Comme je traversais le fond de la ravine, deux coups de feu sifflèrent à mes oreilles, venant de notre côté. Je levai les yeux et vis les chasseurs lancés au grand galop poursuivis par une nuée de sauvages à cheval. C'était la bande de Dacoma. Ne sachant quel parti prendre, je m'arrêtai un moment à considérer la poursuite.

Les chasseurs, en arrivant aux cabanes, ne s'arrêtèrent point; ils continuèrent leur course par le front de la vallée, faisant feu tout en fuyant. Un gros d'indiens se lança à leur poursuite; une autre troupe s'arrêta près des ruines fumantes et se mit en devoir de fouiller tout autour des murs. Cependant je m'étais caché dans le fourré de cactus; mais il était évident que mon asile serait bientôt découvert par les sauvages. Je me glissai vers le bord en rampant sur les mains et sur les genoux, et, en atteignant la pente, je me trouvai en face de l'entrée d'une cave, une étroite galerie de mine; j'y pénétrai et je m'y blottis.

XLVI

SINGULIÈRE RENCONTRE DANS UNE CAVE.

La cavité dans laquelle je m'étais réfugié présentait une forme irrégulière. Dans les parois du rocher, les mineurs avaient creusé d'étroites galeries, suivant les ramifications de la quixa…. La cave n'était pas profonde: la veine s'était trouvée insuffisante, sans doute, et on l'avait abandonnée. Je m'avançai jusque dans la partie obscure, puis, grimpant contre un des flancs, je trouvai une sorte de niche où je me blottis. En regardant avec précaution au bord de la roche, je voyais à une certaine distance dehors, jusqu'au fond de la barranca, où les buissons étaient épais et entrelacés. A peine étais-je installé, que mon attention fut attirée par une des scènes qui se passaient à l'extérieur. Deux hommes rampaient sur leurs mains et sur leurs genoux à travers les cactus, précisément devant l'ouverture. Derrière eux une demi-douzaine de sauvages à cheval fouillaient les buissons, mais ne les avaient point encore aperçus. Je reconnus immédiatement Godé et le docteur. Ce dernier était le plus rapproché de moi. Comme il s'avançait sur les galets, quelque chose sortit d'entre les pierres à portée de sa main. C'était, autant que je pus en juger, un petit animal du genre des armadilles. Je vis le docteur s'allonger, le saisir, et d'un air tout satisfait, le fourrer dans un petit sac placé à son côté.

Pendant ce temps, les Indiens, criant et hurlant, n'étaient pas à plus de cinquante yards derrière lui. Sans doute l'animal appartenait à quelque espèce nouvelle, mais le zélé naturaliste ne put jamais en donner connaissance au monde; il avait à peine retiré sa main, qu'un cri de sauvages annonça que lui et Godé venaient d'être aperçus. Un moment après, ils étaient étendus sur le sol, percés de coups de lance, sans mouvement et sans vie! Leurs meurtriers descendirent de cheval avec l'intention de les scalper. Pauvre Reichter! son bonnet lui fut ôté, le trophée sanglant fut arraché, et il resta gisant, le crâne dépouillé et rouge, tourné de mon côté. Horrible spectacle! Un autre Indien se tenait auprès du Canadien, son long couteau à la main. Quoique vraiment apitoyé sur le sort de mon pauvre compagnon, et fort peu en humeur de rire, je ne pus m'empêcher d'observer avec curiosité ce qui allait se passer. Le sauvage s'arrêta un moment, admirant les magnifiques boucles qui ornaient la tête de sa victime. Il pensait sans doute à l'effet superbe que produirait une telle bordure attachée à ses jambards. Il paraissait extasié de bonheur, et, aux courbes qu'il dessinait en l'air avec son couteau, on pouvait juger que son intention était de dépouiller la tête tout entière. Il coupa d'abord quelques mèches à l'entour, puis il saisit une poignée de cheveux; mais avant que la lame de son couteau eût touché la peau, la chevelure lui resta dans la main et découvrit un crâne blanc et poli comme du marbre! Le sauvage poussa un cri de terreur, lâcha la perruque, et, se rejetant en arrière, vint rouler sur le cadavre du docteur. Ses camarades arrivèrent à ce cri; plusieurs, mettant pied à terre, s'approchèrent, avec un air de surprise, de l'objet étrange et inconnu.

L'un deux, plus courageux que les autres, ramassa la perruque, et ils se mirent tous à l'examiner avec une curiosité minutieuse. L'un après l'autre, ils vinrent considérer de près le crâne luisant et passer la main sur sa surface polie, en accompagnant ces gestes d'exclamations étonnées. Ils replacèrent la perruque dessus, la retirèrent de nouveau, l'ajustant de toutes sortes de façons. Enfin, celui qui l'avait réclamée comme étant sa propriété ôta sa coiffure de plumes, et, mettant la perruque sur sa tête, sens devant derrière, il se mit à marcher fièrement, les longues boucles pendant sur sa figure. C'était une scène vraiment grotesque et dont je me serais beaucoup amusé en toute autre circonstance.

Il y avait quelque chose d'irrésistiblement comique dans l'étonnement des acteurs; mais la tragédie m'avait trop ému pour que je fusse disposé à rire de la farce. Trop d'horreurs m'environnaient. Séguin peut-être mort! Elle perdue pour jamais, esclave de quelque sauvage brutal! Ma propre situation était terrible aussi; je ne voyais pas trop comment je pourrais en sortir, et combien de temps j'échapperais aux recherches. Au surplus, cela m'inquiétait beaucoup moins que le reste. Je ne tenais guère à ma propre vie; mais il y a un instinct de conservation qui agit même en dehors de la volonté; l'espérance me revint bientôt au coeur, et avec elle le désir de vivre. Je me mis à rêver. J'organiserais une troupe puissante; j'irais la sauver. Oui! Quand bien même je devrais employer à cela des années entières, j'accomplirais cette oeuvre. Je la retrouverais toujours fidèle! Elle ne pouvait pas oublier, Elle! Pauvre Séguin! les espérances de toute une vie détruites ainsi en une heure! et le sacrifice scellé de son propre sang! Je ne voulais cependant pas désespérer. Dût mon destin être pareil au sien, je reprendrais la tâche où il l'avait laissée. Le rideau se lèverait sur de nouvelles scènes, et je ne quitterais point la partie avant d'arriver à un dénoûment heureux ou, du moins, avant d'avoir tiré de ces maux une effroyable vengeance.

Malheureux Séguin! Je ne m'étonnais plus qu'il se fût fait chasseur de scalps. Je comprenais maintenant tout ce qu'il y avait de saint et de sacré dans sa haine impitoyable pour l'Indien sans pitié. Moi aussi, je ressentais cette haine implacable. Toutes ces réflexions passèrent rapidement dans mon esprit, car la scène que j'ai décrite n'avait pas duré longtemps. Je me mis alors à examiner tout autour de moi pour reconnaître si j'étais suffisamment caché dans ma niche. Il pouvait bien leur venir à l'idée d'explorer les puits de mine. En cherchant à percer l'ombre qui m'environnait, mon regard rencontra un objet qui me fit tressaillir et me donna une sueur froide. Quelque terribles qu'eussent été les scènes que je venais de traverser, ce que je voyais me causa une nouvelle épouvante. A l'endroit le plus sombre, je distinguai deux petits points brillants. Ils ne scintillaient pas, mais jetaient une sorte de lueur verdâtre. Je reconnus que c'étaient des yeux. J'étais dans la cave avec une panthère! ou peut-être avec un compagnon plus terrible encore, un ours gris! Mon premier mouvement fut de me rejeter en arrière dans ma cachette. Je me reculai jusqu'à ce que je rencontrasse le roc.

Je n'avais pas l'idée de chercher à m'échapper. C'eût été me jeter dans le feu pour éviter la glace, car les Indiens étaient encore devant la cave. Bien plus, toute tentative de retraite n'aurait fait qu'exciter l'animal, qui peut-être en ce moment se préparait à s'élancer sur moi. J'étais accroupi, et je cherchais dans ma ceinture le manche de mon couteau. Je le saisis enfin, et, le dégainant, je me mis en attitude de défense. Pendant tout ce temps, j'avais tenu mon regard fixé sur les deux orbes qui brillaient devant moi. Ils étaient également arrêtés sur moi, et me regardaient sans un clignement. Je ne pouvais en détacher mes yeux, qui semblaient animés d'une volonté propre. Je me sentais saisi d'une espèce de fascination, et je m'imaginais que si je cessais de le regarder, l'animal s'élancerait sur moi.

J'avais entendu parler de bêtes féroces dominées par le regard de l'homme, et je faisais tous mes efforts pour impressionner favorablement mon vis-à-vis. Nous restâmes ainsi pendant quelque temps sans bouger ni l'un ni l'autre d'un pouce. Le corps de l'animal était complètement invisible pour moi; je n'apercevais que les cercles luisants qui semblaient incrustés dans de l'ébène. Voyant qu'il demeurait si longtemps sans bouger, je supposai qu'il était couché dans son repaire, et n'attaquerait pas tant qu'il serait troublé par le bruit du dehors, tant que les Indiens ne seraient pas partis. Il me vint à l'idée que je n'avais rien de mieux à faire que de préparer mes armes. Un couteau ne pouvait m'être d'une grande utilité dans un combat avec un ours gris. Mon pistolet était à ma ceinture, mais il était déchargé. L'animal me permettrait-il de le recharger? Je pris le parti d'essayer.

Sans cesser de regarder la bête, je cherchai mon pistolet et ma poire à poudre; les ayant trouvés, je commençai à garnir les canons. J'opérais silencieusement, car je savais que ces animaux y voient dans les ténèbres, et que, sous ce rapport, mon vis-à-vis avait l'avantage sur moi. Je bourrai la poudre avec mon doigt. Je plaçai le canon chargé en face de la batterie, et armai le pistolet. Au cliquetis du chien, je vis un mouvement dans les yeux. L'animal allait s'élancer! Prompt comme la pensée, je mis mon doigt sur la détente. Mais avant que j'eusse pu viser, une voix bien connue se fit entendre:

—Un moment donc, s… mille ton…! s'écria-t-elle. Pourquoi diable ne dites-vous pas que vous êtes un blanc? Je croyais avoir affaire à une canaille d'Indien. Qui diable êtes-vous donc! Serait-ce Bill Garey? Oh! non, vous n'êtes pas Billye, bien sûr.

—Non, répondis-je, revenant de ma surprise, ce n'est pas Bill.

—Oh! je le pensais bien, Bill m'aurait deviné plus vite que ça. Il aurait reconnu le regard du vieux nègre, comme j'aurais reconnu le sien. Ah! pauvre Billye! je crains bien que le bon trappeur soit flambé! Il n'y en a pas beaucoup qui le vaillent dans les montagnes; non, il n'y en a pas beaucoup.

—Maudite affaire! continua la voix avec une expression profonde, voilà ce que c'est que de laisser son rifle derrière soi. Si j'avais eu Targuts entre les mains, je ne serais pas caché ici comme un oposum effrayé. Mais il est perdu le bon fusil; il est perdu! et la vieille jument aussi; et je suis là, désarmé, démonté! gredin de sort!

Ces derniers mots furent prononcés avec un sifflement pénible, qui résonna dans toute la cave.

—Vous êtes le jeune ami du capitaine, n'est-ce pas? Demanda Rubé en changeant de ton.

—Oui, répondis-je.

—Je ne vous avais pas vu entrer, autrement j'aurais parlé plus tôt. J'ai reçu une égratignure au bras, et j'étais en train d'arranger ça quand vous serez entré. Qui pensiez-vous donc que j'étais?

—Je ne croyais pas que vous fussiez un homme. Je vous prenais pour un ours gris.

—Ha! ha! ha! hé! hi! hi! C'est ce que je me disais quand j'ai entendu craquer votre pistolet. Hi! hi! hi! Si jamais je rencontre encore Bill Garey, je le ferai bien rire. Le vieux Rubé pris pour un ours gris! La bonne farce! Hé! hé! hé! hi! hi! Hi! ho! ho! hoou!

Et le vieux trappeur se livra à un accès de gaieté, tout comme s'il eût assisté à quelque farce de tréteaux à cent milles de toute espèce de danger.

—Savez-vous quelque chose de Séguin? demandai-je, désirant savoir s'il y avait quelque probabilité que mon ami fût encore vivant.

—Si je sais quelque chose? Oui, je sais quelque chose. Je l'ai perçu un instant. Avez-vous jamais vu un catamount bondir?

—Je crois que oui, répondis-je.

—Eh bien, vous pouvez vous le figurer. Il était dans la masure quand elle s'est écroulée. J'y étais aussi; mais je n'y suis pas resté longtemps après. Je me glissai vers la porte, et je vis alors le capitaine aux prises avec un Indien sur un tas de décombres. Mais ça n'a pas été long. Le cap'n lui a logé quelque chose entre les côtes, et le moricaud est tombé.

—Mais Séguin, l'avez-vous revu depuis?

—Si je l'ai revu depuis? Non, je ne l'ai pas revu.

—Je crains qu'il n'ait été tué.

—Ça n'est pas probable, jeune homme. Il connaît les puits d'ici mieux que personne de nous; et il a du savoir où se cacher. Il s'est mis à l'abri, sûr et certain.

—Sans doute, il a pu le faire s'il a voulu, dis-je, pensant que Séguin avait peut-être exposé témérairement sa vie en voulant suivre les captives.

—Ne soyez pas inquiet de lui, jeune homme. Le cap'n n'est pas un gaillard à fourrer ses doigts dans une ruche où il n'y a pas de miel; il n'est pas homme à ça.

—Mais où peut-il être allé, puisque vous ne l'avez plus revu depuis ce moment-là?

—Où il peut être allé? Il y a cinquante chemins qu'il a pu prendre au milieu de la bagarre. Je ne me suis pas occupé de regarder par où il passait. Il avait laissé là l'Indien mort sans prendre sa chevelure; et je m'étais baissé pour la cueillir; quand je me suis relevé, il n'était plus là, mais l'autre, l'Indien, y était, lui. Cet Indien-là a quelque amulette, c'est sûr.

—De quel Indien voulez-vous parler?

—Celui qui nous a rejoints sur le Del-Norte, le Coco.

—El-Sol! que lui est-il arrivé? est-il tué?

—Lui, tué! par ma foi, non; il ne peut pas être tué: telle est l'opinion de l'Enfant. Il est sorti de la cabane après qu'elle était tombée, et son bel habit était aussi propre que s'il venait de le tirer d'une armoire. Il y en avait deux après lui; et, bon Dieu! fallait voir comme il les a expédiés! J'arrivai sur un par derrière et je lui plantai mon couteau dans les côtes; mais la manière dont il a dépêché l'autre était un peu soignée. C'est le plus beau coup que j'aie vu dans les montagnes, où j'en ai vu plus d'un, je peux le dire.

—Comment donc a-t-il fait?

—Vous savez que cet Indien, le Coco, combattait avec une hachette!

—Oui.

—Bien, alors; c'est une fameuse arme pour ceux qui savent s'en servir, et il est fort sur cet instrument-là, lui; personne ne lui en remontrerait. L'autre avait une hachette aussi; mais il ne l'a pas gardée longtemps; en une minute elle lui avait été arrachée des mains, et le Coco lui a planté un coup de la sienne! Wagh! c'était un fameux coup, un coup comme on n'en voit pas souvent. La tête du moricaud a été fendue jusqu'aux épaules. Elle a été séparée en deux moitiés comme on n'aurait pas pu le faire avec une large hache! Quand la vermine fut étendue à terre on aurait dit qu'elle avait deux têtes. Juste à ce moment, je vis les Indiens qui arrivaient des deux côtés; et comme l'Enfant n'avait ni cheval ni armes, si ce n'est un couteau, il pensa que ça n'était pas sain pour lui de rester là plus longtemps, et il alla se cacher. Voilà!

XLVII

ENFUMÉS.

Nous avions parlé à voix basse, car les Indiens se tenaient toujours devant la cave. Un grand nombre étaient venus se joindre aux premiers, et examinaient le crâne du Canadien avec la même curiosité et la même surprise qu'avaient manifestées leurs camarades. Rubé et moi nous les observions en gardant le silence; le trappeur était venu se placer auprès de moi, de façon qu'il pouvait voir dehors et me parler tous bas. Je craignais toujours que les sauvages ne dirigeassent leurs recherches du côté de notre puits.

—Ça n'est pas probable, dit mon compagnon; il y a trop de puits comme ça, voyez-vous; il y en a une masse, plus de cent, de l'autre côté. De plus, presque tous les hommes qui se sont sauvés ont pris par là, et je crois que les Indiens suivront la même direction; ça les empêchera de… Jésus, mon Dieu, ne voilà-t-il pas ce damné chien, maintenant!

Je ne compris que trop la signification du ton de profonde alarme avec lequel ces derniers mots avaient été prononcés. En même temps que Rubé j'avais aperçu Alp. Il courait çà et là devant la cave. Le pauvre animal était à ma recherche. Un moment après il était sur la piste du chemin que j'avais suivi à travers les cactus, et venait en courant dans la direction de l'ouverture. En arrivant près du corps du Canadien, il s'arrêta, parut l'examiner, poussa un hurlement, et passa à celui du docteur, autour duquel il répéta la même démonstration. Il alla plusieurs fois de l'un à l'autre, et enfin les quitta; puis interrogeant la terre avec son nez, il disparut de nos yeux.

Ses étranges allures avaient attiré l'attention des sauvages, qui, tous, l'observaient. Mon compagnon et moi, nous commencions à espérer qu'il avait perdu mes traces, lorsque, à notre grande consternation, il reparut une seconde fois, suivant ma piste comme auparavant. Cette fois il sauta par-dessus les cadavres, et un moment après il s'élançait dans la cave. Les cris des sauvages nous annoncèrent que nous étions découverts. Nous essayâmes de chasser le chien, et nous y réussîmes, Rubé lui ayant donné un coup de couteau; mais la blessure elle-même et les allures de l'animal démontrèrent aux ennemis qu'il y avait quelqu'un dans l'excavation. L'entrée fut bientôt obscurcie par une masse de sauvages criant et hurlant.

—Maintenant, jeune homme, dit mon compagnon, voilà le moment de vous servir de votre pistolet. C'est un pistolet du nouveau genre que vous avez là! Chargez-en tous les canons.

—Est-ce que j'aurai le temps de les charger?

—Vous aurez tout le temps. Il faut qu'ils aillent à la masure pour avoir une torche, dépêchez-vous! Mettez-vous en état d'en descendre quelques-uns.

Sans prendre le temps de répondre, je saisis ma poudrière et chargeai les cinq autres canons du revolver.

A peine avais-je fini, qu'un des Indiens se montra devant l'ouverture, tenant à la main un brandon qu'il se disposait à jeter dans la cave.

—A vous maintenant, cria Rubé. F… ichez-moi ce b…-là par terre!
Allons!

Je tirai, et le sauvage, lâchant la torche, tomba mort dessus!

Un cri de fureur suivit la détonation, et les Indiens disparurent de l'ouverture. Un instant après, nous vîmes un bras s'allonger, et le cadavre fut retiré de l'entrée.

—Que croyez-vous qu'ils vont faire maintenant? demandai-je à mon compagnon.

—Je ne peux pas vous dire exactement; mais la position n'est pas bonne, j'en conviens. Rechargez votre coup. Je crois que nous en abattrons plus d'un avant qu'ils ne prennent notre peau. Gredin de sort! mon bon fusil Targuts! Ah! si je l'avais seulement avec moi! Vous avez six coups, n'est-ce pas? bon! Vous pouvez remplir la cave de leurs carcasses avant qu'ils arrivent jusqu'à nous. C'est une bonne arme que celle-là: on ne peut pas dire le contraire. J'ai vu le cap'n s'en servir. Bon Dieu! quelle musique il lui a fait jouer sur ces moricauds dans la masure! Il y en a plus d'un qu'il a mis à bas avec. Chargez bien, jeune homme. Vous avez tout le temps. Ils savent qu'il ne fait pas bon de s'y frotter.

Pendant tout ce dialogue, aucun des Indiens ne se montra; mais nous les entendions parler de chaque côté de l'ouverture, en dehors. Ils étaient en train de discuter un plan d'attaque contre nous. Comme Rubé l'avait supposé, ils semblaient se douter que la balle était partie d'un revolver. Probablement quelqu'un des survivants du dernier combat leur avait donné connaissance du terrible rôle qu'y avaient joué ces nouveaux pistolets, et ils ne se souciaient pas de s'y exposer. Qu'allaient-ils essayer? De nous prendre par la famine?

—Ça se peut, dit Rubé, répondant à cette question, et ça ne leur sera pas difficile. Il n'y a pas un brin de victuaille ici, à moins que nous ne mangions des cailloux. Mais il y a un autre moyen qui nous ferait sortir bien plus vite, s'ils ont l'esprit de l'employer. Ha! s'écria le trappeur avec énergie; je m'y attendais bien. Les gueux vont nous enfumer. Regardez là-bas!

Je regardai dehors à une certaine distance, je vis des Indiens venant dans la direction de la cave, et apportant des brassées de broussailles. Leur intention était claire.

—Mais pourront-ils réussir? demandai-je, mettant en doute la possibilité de nous enfumer par ce moyen;—ne pourrons-nous pas supporter la fumée?

—Supporter la fumée! Vous êtes jeune, l'ami. Savez-vous quelle sorte de plantes ils vont chercher là-bas!

—Non; qu'est-ce que c'est donc?

—C'est une plante qui ne sent pas bon: c'est la plante la plus puante que vous ayez jamais sentie, je le parie. Sa fumée ferait sortir un chinche de son trou. Je vous le dis, jeune homme, nous serons forcés de quitter la place, ou nous étoufferons ici. L'Enfant aimerait mieux se battre contre trente Indiens et plus que de rester à cette fumée. Quand elle commencera à gagner, je prendrai mon êlan dehors; voilà, ce que je ferai, jeune homme.

—Mais comment? demandai-je haletant, comment nous y prendrons-nous?

—Comment? Nous sommes sûrs d'être pincés ici, n'est-ce pas?

—Je suis décidé à me défendre jusqu'à la dernière extrémité.

—Très-bien; alors voici ce qu'il faut faire, et il ne faut pas faire autrement: quand la fumée s'élèvera de manière qu'ils ne puissent pas nous voir sortir, vous vous jetterez au milieu d'eux. Vous avez le pistolet et vous pouvez aller de l'avant. Tirez sur tous ceux qui vous barreront le chemin, et courez comme un daim! Je me tiendrai sur vos talons. Si seulement nous pouvons passer au travers, nous gagnerons les broussailles, et nous nous fourrons dans les puits de l'autre côté. Les caves communiquent de l'une à l'autre, et nous pourrons les dépister. J'ai vu le temps où le vieux Rubé savait un peu courir; mais les jointures sont un peu raides maintenant. Nous pouvons essayer pourtant; et puis, jeune homme, nous n'avons pas d'autre chance, comprenez-vous?

Je promis de suivre à la lettre les instructions que venait de me donner mon compagnon.

—Ils n'auront pas encore le scalp du vieux Rubé de cette fois, ils ne l'auront pas encore, hi! hi! hi! murmura mon camarade, incapable de jamais désespérer.

Je me retournai vers lui. Il riait de sa propre plaisanterie, et, dans une telle situation, cette gaieté me causa comme une sorte d'épouvante.

Plusieurs charges de broussailles avaient été empilées à l'embouchure de la cave. Je reconnus des plantes de créosote: l'ideondo. On les avait placées sur la torche encore allumée; elles prirent feu et dégagèrent une fumée noire et épaisse. D'autres broussailles furent ajoutées par-dessus, et la vapeur fétide, poussée par l'air du dehors, commença à nous entrer dans les narines et dans la gorge, provoquant chez nous un sentiment subit de faiblesse et de suffocation. Je n'aurais pu supporter longtemps cette atteinte; Rubé me cria:

—Allons, voilà le moment, jeune homme! dehors, et tapez dessus!

Sous l'empire d'une résolution désespérée, je m'élançai, le pistolet au poing, à travers les broussailles fumantes. J'entendis un cri sauvage et terrible. Je me trouvai au milieu d'une foule d'hommes,—d'ennemis. Je vis les lances, les tomahawks, les couteaux sanglant levés sur moi, et….

XLVIII

UN NOUVEAU MODE D'ÉQUITATION.

Quand je revins à moi, j'étais étendu à terre, et mon chien, la cause innocente de ma captivité, me léchait la figure. Je n'avais pas dû rester longtemps sans connaissance, car les sauvages étaient encore autour de moi, gesticulant avec violence. L'un d'eux repoussait les autres en arrière. Je le reconnus, c'était Dacoma. Le chef prononça une courte harangue qui parut apaiser les guerriers. Je ne comprenais pas ce qu'il disait, mais j'entendis plusieurs fois le nom de Quetzalcoatl. C'était le nom de leur dieu; je ne l'ignorais pas, mais je ne m'expliquais pas dans le moment quel rapport il pouvait y avoir entre ce Dieu et la conservation de ma vie. Je crus que Dacoma, en me protégeant, obéissait à quelque sentiment de pitié ou de reconnaissance, et je cherchais à me rappeler quel genre de service j'avais pu lui rendre pendant qu'il était prisonnier. Je me trompais grossièrement sur les intentions de l'orgueilleux sauvage.

Une vive douleur que je ressentais à la tête m'inquiétait. Avais-je donc été scalpé? Je portai la main à mes cheveux pour m'en assurer; mes boucles brunes étaient à leur place; mais j'avais eu le derrière de la tête fendu par un coup de tomahawk. J'avais été frappé au moment où je sortais et avant d'avoir pu faire feu. Qu'était devenu Rubé? Je me soulevai un peu et regardai autour de moi. Je ne le vis nulle part. S'était-il échappé, comme il en avait annoncé l'intention? Cela n'était pas possible; aucun homme n'eût été capable, sans autre arme qu'un couteau, de se frayer passage au milieu de tant d'ennemis. De plus, je ne voyais parmi les sauvages aucun symptôme de l'agitation qu'aurait immanquablement provoqué la fuite d'un ennemi. Nul n'avait quitté la place. Qu'était-il donc devenu? Ha! je compris alors le sens de sa plaisanterie relativement à un scalp. Ce mot n'avait pas été, comme à l'ordinaire, à double mais bien à triple entente. Le trappeur, au lieu de me suivre, était resté tranquillement dans le trou, d'où il m'observait sans aucun doute, sain et sauf, et se félicitant de l'avoir ainsi échappé. Les Indiens ne s'imaginant pas que nous fussions deux dans la cave, et satisfaits d'en avoir fait sortir un, n'essayèrent plus de l'enfumer. Je n'avais pas envie de les détromper. La mort ou la capture de Rubé ne m'aurait été d'aucun soulagement; mais je ne pus m'empêcher de faire quelques réflexions assez maussades sur le stratagème employé par le vieux renard pour se tirer d'affaire.

On ne me laissa pas le temps de m'appesantir beaucoup sur ce détail: deux des sauvages me saisirent par les bras et m'entraînèrent vers les ruines encore en feu. Grand Dieu! était-ce pour me réserver à ce genre de mort, le plus cruel de tous, que Dacoma m'avait sauvé de leurs tomahawks! Ils me lièrent les pieds et les mains. Plusieurs de mes compagnons étaient autour de moi et subissaient le même traitement. Je reconnus Sanchez, le toréador, et l'Irlandais aux cheveux rouges. Il y en avait encore trois autres dont je n'ai jamais su les noms. Nous étions sur la place ouverte devant la masure brûlée. Nous pouvions voir tout ce qui se passait alentour. Les Indiens cherchaient à dégager les cadavres de leurs amis du milieu des poutres embrasées. Quand j'eus vérifié que Séguin n'était ni parmi les prisonniers ni parmi les morts, je les observai avec moins d'inquiétude. Le sol de la cabane, déblayé des ruines, présentait un horrible spectacle. Plus de douze cadavres étaient étendus là, à moitié brûlés et calcinés. Leurs vêtements étaient consumés; mais aux lambeaux qui en restaient encore, on pouvait reconnaître à quel parti chacun avait appartenu. Le plus grand nombre étaient des Navajoès. Il y avait aussi plusieurs cadavres de chasseurs fumant sous leurs blouses racornies. Je pensai à Garey; mais autant que j'en pus juger, à l'aspect de ces restes informes, il n'était point parmi les morts.

Il n'y avait point de scalps à prendre pour les Indiens. Le feu n'avait pas laissé un cheveu sur la tête de leurs ennemis. Cette circonstance parut leur causer une vive contrariété, et ils rejetèrent les corps des chasseurs au milieu des flammes, qui s'échappaient encore du milieu des chevrons empilés. Puis, formant un cercle autour, ils entonnèrent, à plein gosier, un choeur de vengeance. Pendant tout ce temps, nous restions étendus où l'on nous avait mis, gardés par une douzaine de sauvages, et en proie à de terribles appréhensions. Nous voyions le feu encore brûlant au milieu duquel on avait jeté les cadavres à demi consumés de nos camarades. Nous redoutions un sort pareil. Mais nous reconnûmes bientôt que nous étions réservés pour d'autres desseins. Six mules furent amenées, et nous y fûmes installés d'une façon toute particulière. On nous fit asseoir le visage tourné vers la queue; puis nos pieds furent solidement liés sous le cou des animaux; ensuite on nous força à nous étendre sur le dos des mules, le menton reposant sur leur croupe; dans cette position, nos bras furent placés de sorte que nos mains vinssent se réunir par dessous le ventre, et nos poignets furent attachés à leur tour comme l'avaient été nos pieds. La position était fort incommode, et, pour surcroît, les mules, non habituées à des fardeaux de ce genre, se cabraient et ruaient, à la grande joie de nos vainqueurs. Ce jeu cruel se prolongea longtemps après que les mules elles-mêmes en étaient fatiguées, car les sauvages s'amusaient à les exciter avec le fer de leur lance, et en leur plaçant des branches de cactus sous la queue. Nous avions presque perdu connaissance.

Les Indiens se divisèrent alors en deux bandes qui remontèrent la barranca, chacune d'un côté. Les uns emmenèrent les captives mexicaines avec les filles et les enfants de la tribu. La troupe la plus nombreuse, sous les ordres de Dacoma, devenu principal chef par la mort de l'autre, tué dans le dernier combat, nous prit avec elle. On nous conduisit vers l'endroit où se trouvait la source, et arrivé au bord de l'eau, on fit halte pour la nuit. On nous détacha de dessus les mules; on nous garrotta solidement les uns aux autres, et nous fûmes surveillés, sans interruption, jusqu'au lendemain matin. Puis on nous paqueta de nouveau comme la veille, et nous fûmes emmenés à l'ouest, à travers le désert.

XLIX

UNE NUANCE BON TEINT.

Après quatre jours de voyage, quatre jours de tortures, nous rentrâmes dans la vallée de Navajo. Les captives, emmenées par le premier détachement avec tout le butin, étaient arrivées avant nous, et nous vîmes tout le bétail provenant de l'expédition épars dans la plaine. En approchant de la ville nous rencontrâmes une foule de femmes et d'enfants, beaucoup plus que nous n'en avions vu lors de notre première visite. Il en était venu des autres villages des Navajoès, situés plus au nord. Tous accouraient pour assister à la rentrée triomphale des guerriers, et prendre part aux réjouissances qui suivent toujours le retour d'une expédition heureuse.

Je remarquai parmi ces femmes beaucoup de figures du type espagnol. C'étaient des prisonnières qui avaient fini par épouser des guerriers indiens. Elles étaient vêtues comme les autres, et semblaient participer à la joie générale. Ainsi que la fille de Séguin, elles s'étaient indianisées. Il y avait beaucoup de métis, sang mêlé, descendant des Indiens et des captives mexicaines, enfants de ces Sabines américaines. On nous fit traverser les rues et sortir du village par l'extrémité ouest. La foule nous suivait en poussant des exclamations de triomphe, de haine et de curiosité. On nous conduisit près des bords de la rivière, à environ cent yards des maisons. En vain j'avais promené mes regards do côté et d'autre, autant que ma position incommode me le permettait, je n'avais aperçu ni elle, ni les autres captives. Où pouvaient-elles être? Probablement dans le temple. Ce temple, situé de l'autre côté de la ville, était masqué par des maisons. De la place où nous étions, je n'en pouvais apercevoir que le sommet. On nous détacha, et on nous mit à terre. Ce changement de position nous procura un grand soulagement. C'était un grand bonheur pour nous de pouvoir nous tenir assis; mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Nous nous aperçûmes bientôt qu'on ne nous avait tiré de la glace que pour nous mettre dans le feu. Il s'agissait simplement de nous retourner. Jusque-là, nous avions été couchés sur le ventre; nous allions être couchés sur le dos. En peu d'instants le changement fut accompli.

Les sauvages nous traitaient avec aussi peu de cérémonie que s'il se fût agi de choses inanimées. Et, en vérité, nous ne valions guère mieux. On nous étendit sur le gazon. Autour de chacun de nous, quatre longs piquets formant un parallélogramme étaient enfoncés dans le sol. On nous attacha les quatre membres avec des courroies qui furent passées autour des piquets, et tendues de telle sorte que nos jointures en craquaient. Nous étions ainsi, gisant la face en l'air, comme des peaux mises au soleil pour sécher. On nous avait disposés sur deux rangs, bout à bout, de telle sorte que la tête de ceux qui étaient en avant se trouvait entre les jambes de ceux qui étaient sur la même file en arrière. Nous étions six en tout, formant trois couples un peu espacés. Dans cette position, et attachés ainsi, nous ne pouvions faire aucun mouvement. La tête seule jouissait d'un peu de liberté; grâce à la flexibilité du cou, nous pouvions voir ce qui se passait à droite, à gauche et devant nous.

Aussitôt que notre installation fut terminée, la curiosité me porta à regarder tout autour de moi. Je reconnus que j'occupais l'arrière de la file de droite, et que mon chef de file était le ci-devant soldat O'Cork. Les Indiens chargés de nous garder commencèrent par nous dépouiller de presque tous nos vêtements, puis ils s'éloignèrent. Les squaws et les jeunes filles nous entourèrent alors. Je remarquai qu'elles se rassemblaient en foule devant moi et formaient un cercle épais autour de l'Irlandais. Leurs gestes grotesques, leurs exclamations étranges et l'expression d'étonnement de leur physionomie me frappèrent.

-Ta-yah! Ta-yah!—criaient-elles, accompagnant ces exclamations debruyants éclats de rire.

Qu'est-ce que cela pouvait signifier! Barney était évidemment le sujet de leur gaieté. Mais qu'y avait-il de si extraordinaire en lui de plus qu'en nous autres? Je levai la tête pour savoir de qui il s'agissait; je compris tout immédiatement. Un des Indiens, avant de partir, avait pris le bonnet de l'Irlandais, dont la petite tête rouge restait exposée à tous les yeux. C'était cette tête, placée entre mes deux pieds, qui, semblable à une boule lumineuse, avait attiré l'attention de toutes les femmes. Peu à peu les squaws s'approchèrent jusqu'à ce qu'elles fussent entassées en cercle épais autour du corps de mon camarade. Enfin, l'une d'elles se baissa et toucha la tête, puis retira brusquement sa main, comme si elle se fût brûlée. Ce geste provoqua de nouveaux éclats de rire, et bientôt toutes les femmes du village furent réunies autour de l'Irlandais, se poussant, se bousculant, pour voir de plus près.

On ne s'occupa d'aucun de nous; seulement on nous foulait aux pieds sans aucun égard. Une demi-douzaine de squaws fort lourdes se servaient de mes jambes comme de marchepied, pour mieux voir par-dessus les épaules des autres. Comme la vue n'était pas interceptée par un grand nombre de jupes, j'apercevais encore la tête de l'Irlandais qui brillait comme un météore au milieu d'une forêt de jambes. Les Squaws devinrent de moins en moins réservées dans leurs attouchements, et, prenant des cheveux brin à brin, elles cherchaient à les arracher en riant comme des folles. Je n'étais à coup sûr ni en position, ni en disposition de m'égayer, mais il y avait dans le derrière de la tête de Barney une telle expression de résignation patiente, qu'elle eût déridé un fossoyeur. Sanchez et les autres riaient aux larmes. Pendant assez longtemps notre camarade endura le traitement en silence, mais enfin la douleur l'emporta sur la patience, et il commença à parler tout haut.

—Allons, allons, les filles, dit-il d'un ton de prière peu dégagé, ça vous amuse, n'est-ce pas? Est-ce que vous n'aviez jamais vu des cheveux rouges auparavant?

Les squaws, en entendant ces mots, qu'elles ne comprirent naturellement pas, se mirent à rire de plus belle, découvrant leurs dents blanches.

—Vraiment, si je vous avais avec moi dans mon vieux manoir d'O'Cork, je pourrais vous en montrer des quantités à vous rendre contentes pour toute votre vie. Allons donc, ôtez-vous de dessus moi! vous me trépignez les jambes à me broyer les os! Aie! Ne me tirez pas comme ça! Sainte Mère! voulez-vous me laisser tranquille? Que le diable vous envoie toutes ses… Aie!

Le ton duquel furent prononcés ces derniers mots montrait que O'Cork était sorti de son caractère, mais cela ne fit qu'augmenter l'activité de celles qui le tourmentaient, et leur gaieté ne connut plus de bornes. Elles se mirent à l'épiler avec plus d'acharnement que jamais, criant toujours; de telle sorte que les malédictions incessantes de O'Cork n'arrivaient plus à mes oreilles que par bouffées:

-Mère de Moïse!… Seigneur mon Dieu!… Sainte Vierge!… et autres exclamations.

La scène dura ainsi pendant quelques minutes; puis, tout à coup, il y eût un arrêt; les femmes se consultèrent, préparant sans doute quelque nouveau tour. Plusieurs jeunes filles furent envoyées vers les maisons, et revinrent avec une large olla et un autre vase plus petit. Que prétendaient-elles faire? Nous ne fûmes pas longtemps sans le savoir. L'olla fut remplie d'eau à la rivière, et l'autre vase placé près de la tête de Barney. Ce dernier contenait du savon de yucca, en usage parmi les Mexicains du Nord. Les femmes se proposaient de laver à fond les cheveux pour en faire partir le rouge.

Les lanières qui attachaient les bras de l'Irlandais furent relâchées, afin qu'il pût être mis sur son séant; on lui couvrit les cheveux d'un emplâtre de savon: deux squaws robustes le prirent chacun par une épaule, puis, imbibant d'eau des bouchons de fibres d'écorce, elles se mirent à frotter vigoureusement. Cette opération parut être très-peu du goût de Barney, qui se prit à hurler et à remuer la tête dans tous les sens, pour y échapper. Vains efforts. Une des squaws lui saisit la tête entre ses deux mains et la tint ferme, tandis que l'autre, puisant de l'eau fraîche, le savonna plus énergiquement que jamais. Les Indiennes hurlaient et dansaient tout autour; au milieu de tout ce bruit, j'entendais Barney éternuer et crier d'une voix étouffée:

—Sainte mère de Dieu!… htch-tch! vous frotterez bien… tch-itch!… jusqu'à, enlever la… p-tch! peau, sans que… tch-iteh! Ça s'en aille. Je vous dis… itch-tch! que c'est leur couleur!… ça n… ich-tch! ça ne s'en ira p… itch-tch! pas… atch-itch hitch!

Mais les protestations du pauvre diable ne servaient à rien. Le frottage et le savonnage allèrent leur train pendant dix minutes au moins. Puis on souleva la grande olla, et on en versa tout le contenu sur la tête et sur les épaules du patient.

Quel fut l'étonnement des femmes, lorsqu'elles s'aperçurent qu'au lieu de disparaître, la couleur rouge était devenue, s'il était possible, plus éclatante et plus vive que jamais. Une autre olla pleine d'eau fut vidée en manière de douche sur les oreilles du pauvre Irlandais; mais rien n'y faisait. Barney n'avait pas été si bien débarbouillé depuis longtemps, et il ne serait pas sorti mieux lavé des mains d'un régiment de barbiers.

Quand les squaws virent que la teinture résistait à tous leurs efforts, elles abandonnèrent la partie, et notre camarade fut replacé sur le dos. Son lit n'était plus aussi sec qu'auparavant, ni le mien non plus, car l'eau avait imbibé la terre tout autour, et nous étions tous couchés dans la boue. Mais c'était un léger inconvénient au milieu de tout ce que nous avions à supporter. Longtemps encore les femmes et les enfants des Indiens restèrent autour de nous, chacun d'eux examinant curieusement la tête de notre camarade. Nous eûmes notre part de leur curiosité; mais O'Cork était l'éléphant de la ménagerie. Les Indiennes avaient vu des cheveux semblables aux nôtres sur la tête de leurs captives mexicaines; mais, sans aucun doute, Barney était le premier rouge qui eût pénétré jusque-là dans la vallée des Navajoès. La nuit vint enfin; les squaws retournèrent au village, nous laissant à la garde de sentinelles qui ne nous quittèrent pas de l'oeil jusqu'au lendemain matin.

L

ÉMERVEILLEMENT DES NATURELS.

Jusque-là nous étions demeurés dans une complète ignorance du sort qui nous était réservé. Mais d'après tout ce que nous avions entendu dire des sauvages, et d'après notre propre expérience, nous nous attendions à de cruelles tortures. Sanchez, qui connaissait un peu la langue, ne nous laissa, au surplus, aucun doute à cet égard. Au milieu des conversations des femmes, il avait saisi quelques mots qui l'avaient instruit de ce qu'on nous destinait. Quand elles furent parties, il nous fit part du programme, d'après ce qu'il avait pu comprendre.

—Demain, dit-il, ils vont danser la mamanchic, la grande danse de Moctezuma. C'est la fête des femmes et des enfants. Après-demain, il y aura un grand tournoi dans lequel les guerriers montreront leur adresse à l'arc, à la lutte et à l'équitation. S'ils veulent me laisser faire, je leur montrerai quelque chose en fait de voltige.

Sanchez n'était pas seulement un toréro de première force, il avait passé ses jeunes années dans un cirque, et, nous le savions tous, c'était un admirable écuyer.

—Le troisième jour, continua-t-il, nous ferons la course des massues; vous savez ce que c'est?

Nous en avions tous entendu parler.

—Et le quatrième?

—Oui, le quatrième!

On nous fera rôtir.

Cette brusque déclaration nous aurait émus davantage si l'idée eût été nouvelle pour nous. Mais, depuis notre capture, nous avions considéré ce dénoûment comme un des plus probables. Nous savions bien que si l'on nous avait laissé la vie sauve à la mine, ce n'était pas pour nous réserver une mort plus douce; nous savions aussi que les sauvages ne faisaient jamais des hommes prisonniers pour les garder vivants. Rubé constituait une rare exception, son histoire était des plus extraordinaire, et il n'avait échappé qu'à force de ruse.

—Leur dieu, continua Sanchez, est celui des Mexicains Aztèques; ces tribus sont de la même race, croit-on; je suis assez ignorant sur ces matières, mais j'ai entendu des gens dire cela. Ce dieu porte un nom diablement dur à prononcer. Carrai! je ne m'en souviens plus.

—Quetzalcoatl?

Caval! c'est bien ça. Pues, señores, c'est un dieu du feu, très-grand amateur de chair humaine, qu'il préfère rôtie, à ce que disent ses adorateurs. C'est pour ça qu'on nous fera rôtir. Ça sera pour lui être agréable, et en même temps pour se faire plaisir à eux-mêmes. Dos pajaros a un golpe (deux oiseaux avec une seule pierre). [1]

[Note 1: Two birds with one stone, proverbe anglais qui correspond à: d'une pierre deux coup.]

Il n'était pas seulement probable, mais tout à fait certain que nous serions traités ainsi; et là-dessus, nous nous endormîmes n'ayant rien de mieux à faire. Le lendemain matin, nous vîmes tous les Indiens occupés à se peindre le corps et à faire leur toilette. Puis la fameuse danse, la mamanchic commença.

Cette cérémonie eut lieu sur la prairie, à quelque distance en avant de la façade du temple. Préalablement on nous avait détachés de nos piquets et on nous avait conduits sur le théâtre de la fête, afin que nous pussions voir la nation dans toute sa gloire. Nous étions toujours garrottés, mais nos liens nous laissaient la liberté de nous tenir assis. C'était un grand adoucissement, et ce changement de position nous causa plus de plaisir que la vue du spectacle.

C'est à peine si je pourrais décrire cette danse quand bien même je l'aurais regardée, et je ne la regardai point. Comme Sanchez nous l'avait dit, elle était exécutée par les femmes de la tribu seulement. Des processions de jeunes filles, dans des costumes gais et fantastiques, portant des guirlandes de fleurs, marchaient en rond et dessinaient toutes sortes de figures. Un guerrier et une jeune fille placés sur une plate-forme élevée représentaient Moctezuma et la reine; autour d'eux s'exécutaient les danses et les chants. La cérémonie se terminait par une prosternation en demi-cercle devant le trône qui était occupé, à ce que je vis, par Dacoma et Adèle. Celle-ei me parut triste.

—Pauvre Séguin! pensai-je; elle n'a plus personne pour la protéger à présent. Son prétendu père, le chef-médecin, lui était peut-être attaché; il n'est plus là non plus, et….

Je cessai bientôt de penser à Adèle; d'autres sujets d'alarmes plus vives vinrent m'assaillir. Mon âme, aussi bien que mes yeux, se portait du côté du temple que nous pouvions apercevoir de l'endroit où on nous avait placés. Nous en étions trop loin pour reconnaître les traits de femmes blanches qui garnissaient les terrasses. Elle était là sans doute, mais je ne pouvais la distinguer des autres. Peut-être valait-il mieux qu'il en fût ainsi. C'est ce que je pensai alors.

Un Indien était au milieu d'elles. J'avais déjà vu Dacoma, avant le commencement de la danse, paradant fièrement devant elles dans tout l'éclat de sa robe royale. Ce chef, au dire de Rubé, était brave, mais brutal et licencieux; mon coeur était douloureusement oppressé, quand on nous reconduisit à la place que nous occupions auparavant. Les sauvages passèrent en festins la plus grande partie de la nuit suivante; il n'en fut pas de même pour nous. On nous fournissait à peine la nourriture suffisante, nous souffrions beaucoup de la soif; nos gardiens se décidaient difficilement à se déranger pour nous donner de l'eau, bien que la rivière coulât à nos pieds.

Le jour revint et le festin recommença. De nouveaux bestiaux furent sacrifiés et d'énormes quartiers de viandes accrochés au-dessus des flammes. Dès le matin, les guerriers s'équipèrent, sans revêtir cependant le costume de guerre, et le tournoi commença. On nous conduisit encore sur le théâtre des jeux, mais on nous plaça plus loin dans la prairie. Je voyais distinctement sur la terrasse du temple les blancs vêtements des captives. Le temple était leur demeure. Sanchez l'avait entendu dire par les Indiens qui causaient entre eux: et il me l'avait répété. Elles devaient y rester jusqu'au cinquième jour, lendemain de notre sacrifice. Puis le chef en choisirait une pour lui, et les autres devraient être tirées au sort par les guerriers! Oh! ces heures furent cruelles à passer.

Quelquefois, je désirais la revoir une fois encore avant de mourir; puis la réflexion me soufflait qu'il vaudrait mieux ne plus nous rencontrer. La connaissance de mon malheureux destin ne pourrait qu'augmenter l'amertume de ses douleurs. Oh! ces heures furent cruelles! Je me mis à regarder le carrousel des sauvages. Il y avait des passes d'armes et des exercices d'équitation. Des hommes couraient au galop avec un seul pied sur le cheval, et dans cette position lançaient la javeline ou la flèche droit au but. D'autres exécutaient la voltige sur des chevaux lancés à fond de train, et sautaient de l'un sur l'autre. Ceux-ci sautaient à bas de la selle au milieu d'une course rapide; ceux-là montraient leur adresse à manier le lasso. Puis il y eut des joutes dans lesquelles les guerriers cherchaient à se désarçonner l'un l'autre comme des chevaliers du moyen age. C'était, en fait, un très-beau spectacle: un grand hippodrome dans le désert. Mais je n'étais point en disposition de m'en amuser. Sanchez y trouvait plus de plaisir que moi. Je le voyais suivre chaque exercice avec un intérêt croissant. Tout à coup il parut agité; sa figure prit une expression étrange: quelque pensée soudaine, quelque résolution subite venait de s'emparer de lui.

—Dites à vos guerriers, s'écria-t-il, s'adressant à un de nos gardiens, dans la langue des Navajoès, dites à vos guerriers que je ferais mieux que le plus fort d'entre eux, et que je pourrais leur montrer comment on manoeuvre un cheval. Le sauvage répéta ce que le prisonnier avait dit: peu après plusieurs guerriers à cheval l'entourèrent et l'apostrophèrent.

—Toi! un misérable esclave blanc, lutter avec des guerriers navajoès! Ha! ha! ha!

—Savez-vous aller à cheval sur la tète, vous autres?

—Sur la tête! comment?

—Vous tenir sur la tête pendant que le cheval est au galop!

—Non; ni toi ni personne. Nous sommes les meilleurs cavaliers de toute la contrée, et nous ne le pourrions pas.

—Je le puis, moi, affirma solennellement le toréador.

—Il se vante! c'est un fou! crièrent-ils tous.

—Laissons-le essayer, cria l'un; donnez-lui un cheval; il n'y a pas de danger.

—Donnez-moi mon cheval et je vous le ferai voir.

—Quel est ton cheval?

—Ce n'est aucun de ceux dont vous vous êtes servis, bien sûr; mais amenez-moi ce mustang pommelé, donnez-moi un champ de cent fois sa longueur sur la prairie, et je vous apprendrai un nouveau tour.

Le cheval qu'indiquait Sanchez était celui sur lequel il était venu depuis Del-Norte. En cherchant à le reconnaître, j'aperçus mon arabe favori, pâturant au milieu des autres.

Les Indiens se consultèrent et consentirent à la demande du toréro. Le cheval qu'il avait désigné fut pris au lasso et amené près de notre camarade, qu'on débarrassa de ses liens. Les Indiens n'avaient pas peur qu'il s'échappât. Ils savaient bien que leurs chevaux ne seraient pas embarrassés d'atteindre le mustang pommelé; de plus, il y avait un poste établi à chacune des entrées de la vallée, de sorte que, Sanchez leur eût-il échappé dans la plaine, il n'aurait pu sortir de la vallée. Celle-ci constituait en elle-même une prison.

Sanchez eut bientôt terminé ses préparatifs. Il noua solidement une peau de buffle sur le dos de son cheval, puis le conduisit par la bride en lui faisant décrire plusieurs fois de suite le même rond. Quand l'animal eut reconnu le terrain, le torero lâcha la bride, et fit entendre un cri particulier. Aussitôt le cheval se mit à parcourir le cercle au petit galop. Après deux ou trois tours, Sanchez sauta sur son dos, et exécuta ce tour bien connu qui consiste à chevaucher la tête en bas, les pieds en l'air. Mais ce tour de force, s'il n'avait rien d'extraordinaire pour les écuyers de profession, était nouveau pour les Navajoès qui semblaient émerveillés et poussaient des cris d'admiration. Ils le firent recommencer maintes et maintes fois jusqu'à ce que le mustang pommelé fût en nage. Sanchez ne voulut pas quitter la partie sans donner aux spectateurs un échantillon complet de son savoir-faire, et il réussit à les étonner au suprême degré. Quand le carrousel fut terminé et qu'on nous reconduisit au bord de la rivière, Sanchez n'était plus avec nous. Il avait gagné la vie sauve. Les Navajoès l'avaient pris pour professeur d'équitation.

LI

LA COURSE AUX MASSUES.

Le lendemain arriva. C'était le jour oû nous devions entrer en scène. Nos ennemis procédèrent aux préparatifs. Ils allèrent au bois, en revinrent avec des branches en forme de massues, fraîchement coupées, et s'habillèrent comme pour une course ou une partie de paume. Dès le matin, on nous conduisit devant la façade du temple. En arrivant, mes yeux se portèrent sur la terrasse. Ma bien-aimée était là; elle m'avait reconnu. Mes vêtements en lambeaux étaient souillés de sang et de boue; mes cheveux pleins de terre; mes bras, couverts de cicatrices; ma figure et mon cou, noirs de poudre; malgré tout cela, elle m'avait reconnu. Les yeux de l'amour pénètrent tous les voiles.

Je n'essayerai pas de décrire la scène qui suivit. Y eut-il jamais situation plus terrible, émotions plus poignantes, coeurs plus brisés! Un amour comme le nôtre, tantalisé par la proximité! Nous étions presque à portée de nous embrasser, et cependant le sort élevait entre nous une infranchissable barrière; nous nous sentions séparés pour jamais; nous connaissions mutuellement le sort qui nous était réservé; elle était sûre de ma mort; et moi… Des milliers de pensées, toutes plus affreuses les unes que les autres, nous remplissaient le coeur. Pourrais-je les énumérer ou les dire? Les mots sont impuissants à rendre de pareilles émotions. L'imagination du lecteur y suppléera. Ses cris, son désespoir, ses sanglots déchirants me brisaient le coeur. Pâle et défaite, ses beaux cheveux en désordre, elle se précipitait avec frénésie vers le parapet comme si elle eût voulu le franchir. Elle se débattait entre les bras de ses compagnes qui cherchaient à la retenir; puis l'immobilité succédait aux transports. Elle avait perdu connaissance, on l'entraînait hors de ma vue.

J'avais les pieds et les poings liés. Deux fois pendant cette scène j'avais voulu me dresser, ne pouvant maîtriser mon émotion: deux fois j'étais retombé. Je cessai mes efforts et restai couché sur le sol dans l'agonie de mon impuissance. Tout cela n'avait pas duré dix secondes; mais que de souffrances accumulées dans un seul instant! C'était la condensation des misères de toute une vie.

Pendant près d'une demi-heure je ne vis rien de ce qui se passait autour de moi. Mon esprit n'était point absorbé, mais paralysé, mais tout à fait mort. Je n'avais plus de pensée. Enfin, je sortis de ma stupeur. Les sauvages avaient achevé de tout préparer pour leur jeu cruel. Deux rangées d'hommes se déployaient parallèlement sur une longueur de plusieurs centaines de yards. Ils étaient armés de massues et placés en face les uns des autres à une distance de trois à quatre pas. Nous devions traverser en courant l'espace compris entre les deux lignes, recevant les coups de ceux qui pouvaient nous atteindre au passage. Celui qui aurait réussi à franchir toute la ligne et à atteindre le pied de la montagne avant d'être repris, devait avoir la vie sauve. Telle était du moins la promesse!

—Est-ce vrai, Sanchez! demandai-je tout bas au toréro qui était près de moi.

—Non, me répondit-il sur le même ton. C'est un moyen de vous exciter à mieux courir, afin d'animer le jeu. Vous devez mourir dans tous les cas. Je les ai entendus causer de cela.

En bonne conscience. C'eût été une mince faveur que de nous accorder la vie à de telles conditions; car l'homme le plus vigoureux et le plus agile n'aurait pu les remplir.

—Sanchez, dis-je encore au toréro, Séguin était votre ami. Vous ferez tout ce que vous pourrez pour elle.

Sanchez savait bien de qui je voulais parler.

—Je le ferai, je le ferai! répondit-il paraissant profondément ému.

—Brave Sanchez! Dites-lui tout ce que j'ai souffert pour elle… Non, non; ne lui parlez pas de cela!

Je ne savais vraiment plus ce que je disais.

—Sanchez, ajoutai-je encore, une idée qui m'avait déjà traversé l'esprit me revenant, ne pourriez-vous pas… un couteau, une arme… n'importe quoi… ne pourriez-vous pas me procurer une arme quand on me déliera?

—Cela ne vous servirait à rien. Vous n'échapperiez pas quand vous en auriez cinquante.

—Cela se peut. Mais j'essayerai. Le pire qui puisse m'arriver, c'est de mourir; et j'aime mieux mourir au milieu d'une lutte.

—Ça vaudrait mieux, en effet, murmura le toréro. J'essayerai de vous procurer une arme; mais je pourrai bien le payer de… Il fit une pause. Regardez derrière vous, continua-t-il d'un ton significatif, tout en levant les yeux comme pour examiner le profil des montagnes, vous apercevrez un tomahawk. Je crois qu'il est assez mal gardé, et que vous pourrez facilement vous en emparer.

Je compris et je regardai autour de moi.

Dacoma était à quelques pas, surveillant le départ des coureurs.

Je vis l'arme à sa ceinture: elle pendait négligemment. On pouvait l'arracher.

Je tiens beaucoup à la vie, et je suis capable de déployer une grande énergie pour la défendre. Je n'avais pas encore eu occasion de faire preuve de cette énergie dans les aventures que nous avions traversées. J'étais resté jusque-là spectateur presque passif des scènes qui avaient eu lieu, et généralement, je les avais contemplées avec un certain dégoût. Mais, dans d'autres circonstances, j'ai pu vérifier ce trait distinctif de mon caractère. Sur le champ de bataille, à ma connaissance, il m'est arrivé trois fois de devoir mon salut à ma vive perception du danger et à ma promptitude pour y échapper. Un peu plus on un peu moins brave, j'eusse été perdu: cela peut sembler obscur, énigmatique; mais c'est un fait d'expérience.

Quand j'étais jeune, j'étais renommé pour ma rapidité à la course. Pour sauter et pour courir, je n'avais jamais rencontré mon supérieur; et mes anciens camarades de collège se rappellent encore les prouesses de mes jambes. Ne croyez pas que je cite ces particularités pour m'enorgueillir. La première est un simple détail de mon caractère, les autres sont des facultés physiques dont aujourd'hui, parvenu à l'âge mûr, je me sens trop peu fier. Je les rappelle uniquement pour expliquer ce qui va suivre.

Depuis le moment où j'avais été pris, j'avais constamment ruminé des plans d'évasion. Mais je n'avais pas trouvé la plus petite occasion favorable. Tout le long de la route, nous avions été surveillés avec la plus stricte vigilance. J'avais passé la dernière nuit à combiner un nouveau plan qui m'était venu en tête en voyant Sanchez sur son cheval. Ce plan, je l'avais complètement mûri, et il n'y manquait que la possession d'une arme. J'avais bon espoir d'échapper; je n'avais eu ni le temps, ni l'occasion de parler de mon projet au toréro, et, d'ailleurs, il ne m'eût servi de rien de le lui raconter. Même sans arme, j'entrevoyais la chance de me sauver; mais, j'avais besoin d'en avoir une pour le cas où il se trouverait parmi les sauvages un meilleur coureur que moi. Je pouvais être tué; c'était même assez vraisemblable; mais cette mort était moins affreuse que celle qui m'était réservée pour le lendemain. Avec ou sans arme, j'étais décidé à tenter l'aventure, au risque d'y périr.

On déliait O'Cork. C'était lui qui devait courir le premier. Il y avait un cercle de sauvages autour du point de départ: les vieillards et les infirmes du village qui se tenaient là pour jouir du spectacle. On n'avait pas peur que nous prissions la fuite; on n'y pensait même pas; une vallée fermée avec un poste à chaque issue; des chevaux en quantité tout près de là, et qu'on pouvait monter en un instant. Il était impossible de s'échapper, du moins le pensaient-ils.

O'Cork partit. Pauvre Barnay; c'était un triste coureur! Il n'avait pas fait dix pas dans l'avenue vivante, qu'il recevait un coup de massue, et on l'emportait sanglant et inanimé, au milieu des rires de la foule enchantée. Un second subit le même sort, puis un troisième: c'était mon tour; on me délia. Je me dressai sur mes pieds, j'employai le peu d'instants qui m'étaient accordés à me détirer les membres, à concentrer dans mon âme et dans mon corps toute l'énergie dont j'étais capable pour faire face à une circonstance aussi désespérée. Le signal de se tenir prêt fut donné aux Indiens. Ils reprirent leurs places, brandissant leurs massues, et impatients de me voir partir.

Dacoma était derrière moi. D'un regard de côté, j'avais mesuré l'espace qui me séparait de lui. Je reculai de quelques pas, feignant de vouloir me donner un peu plus d'élan; quand je fus sur le point de le toucher, je fis brusquement volte-face; avec l'agilité d'un chat et la dextérité d'un voleur, je saisis le tomahawk et l'arrachai de sa ceinture. J'essayai de le frapper, mais, dans ma précipitation, je le manquai; je n'avais pas le temps de recommencer; je me retournai et pris ma course. Dacoma était immobile de surprise, et j'étais hors de son atteinte avant qu'il eût fait un mouvement pour me suivre.

Je courais, non vers l'avenue formée par les guerriers, mais vers un côté du cercle des spectateurs qui, je l'ai dit, était formé de vieillards et d'infirmes. Ceux-ci avaient tiré leurs couteaux et leurs rangs serrés me barraient le chemin. Au lieu d'essayer de me frayer une voie au milieu d'eux, ce à quoi j'aurais pu ne pas réussir, je m'élançai d'un bond terrible et sautai par-dessus leurs épaules. Deux ou trois de ceux qui étaient en arrière cherchèrent à m'arrêter au moment où je passai près d'eux; mais je les évitai, et, un instant après, j'étais au milieu de la plaine; le village entier était lancé sur mes traces.

Ma direction était déterminée d'avance dans mon esprit, et sans la ressource que j'avais en vue, je n'aurais pas tenté l'aventure: je courais vers l'endroit où étaient les chevaux. Il s'agissait de ma vie, et je n'avais pas besoin d'être autrement encouragé à faire de mon mieux. J'eus bientôt distancé ceux qui étaient le plus près de moi au départ. Mais les meilleurs coureurs se trouvaient parmi les guerriers qui avaient formé la haie, et ceux-là commençaient à dépasser les autres. Néanmoins, ils ne gagnaient pas sur moi. J'avais encore mes jambes de collégien. Après un mille de chasse, je vis que j'étais à moins de la moitié de cette distance de la caballada, et à plus de trois cents yards de ceux qui me poursuivaient; mais, à ma grande terreur, en jetant un regard en arrière, je vis des hommes à cheval. Ils étaient encore bien loin; mais ils ne tarderaient pas à m'atteindre. Étais-je assez près pour qu'il pût m'entendre? Je criai de toute ma force, et sans ralentir ma course: «Moro, Moro!»

Il se fit un mouvement parmi les chevaux, qui se mirent à secouer leurs têtes, puis, j'en vis un sortir des rangs et se diriger vers moi au galop. Je le reconnus à son large poitrail noir et à son museau roux: c'était Moro, mon brave et fidèle Moro! Les autres suivaient en foule, mais, avant qu'ils fussent arrivés sur moi, j'avais atteint mon cheval, et, tout pantelant, je m'étais élancé sur son dos! Je n'avais pas de bride, mais ma bonne bête était habituée à obéir à la voix, à la main et aux genoux; je la dirigeai à travers le troupeau, vers l'extrémité occidentale de la vallée. J'entendais les hurlements des chasseurs à cheval, pendant que je traversais la caballada; je jetai un regard en arrière; une bande de vingt hommes environ courait après moi au triple galop. Mais je ne les craignais plus maintenant. Je connaissais trop bien Moro. Quand j'eus franchi les douze milles de la vallée et gravi la pente de la Sierra, j'aperçus ceux qui me poursuivaient loin derrière, dans la plaine, à cinq ou six milles pour le moins.

LII

COMBAT AU BORD D'UN PRÉCIPICE.

Un repos de plusieurs jours avait rendu à mon cheval toute son énergie, et il gravit la pente rocailleuse d'un pas rapide. Il me communiquait une partie de sa vigueur, et je sentais mes forces revenir. C'était heureux, car j'allais avoir bientôt à m'en servir. J'approchais de l'endroit où le poste était établi. Au moment où je m'étais échappé de la ville, tout entier au péril immédiat, je ne m'étais plus préoccupé de ce dernier danger. La pensée m'en revint tout à coup, et je commençai à faire provision de courage pour l'affronter. Je savais qu'il y avait un poste sur la montagne: Sanchez me l'avait appris, et il le tenait de la bouche des Indiens.

Combien d'hommes allais-je rencontrer là? Deux étaient bien suffisants, plus que suffisants pour moi, affaibli que j'étais et n'ayant d'autre arme qu'un tomahawk dont j'étais fort peu habile à me servir. Sans aucun doute, ces hommes auraient leurs arcs, leurs lances, leurs tomahawks et leurs couteaux. Toutes les chances étaient contre moi. A quel endroit les trouverais-je? En qualité de vedettes, leur principal devoir était de surveiller le dehors. Ils devaient donc être à une place d'où on pût découvrir cette plaine. Je me rappelais parfaitement bien la route: c'était celle par laquelle nous avions pénétré dans la vallée. Il y avait une plate-forme sur le sommet occidental de la Sierra. Le souvenir m'en était resté parce que nous y avions fait halte pendant que notre guide allait en reconnaissance en avant.

Un rocher surplombait cette plate-forme; je me souvenais aussi de cela; car, pendant l'absence du guide, Séguin et moi nous avions mis pied à terre et nous l'avions gravi. De ce rocher, on découvrait tout le pays extérieur au nord et à l'ouest. Sans aucun doute, les vedettes avaient choisi ce point. Seraient-elles sur le sommet? Dans ce cas, le meilleur parti à prendre était de passer au galop, de manière à ne pas leur donner de temps de descendre, et à courir seulement le risque des flèches et des lances. Passer au galop! Non, cela était impossible; aux deux extrémités de la plate-forme la route se rétrécissait jusqu'à n'avoir pas deux pieds de largeur, bordée d'un côté par un rocher à pic, et de l'autre par le précipice du canon. C'était une simple saillie de rocher qu'il était dangereux de traverser, même à pied et à pas comptés. De plus, mon cheval avait été referré à la Mission. Les fers étaient polis par la marche, et la roche était glissante comme du verre.

Pendant que toutes ces pensées roulaient dans mon esprit, j'approchais du sommet de la Sierra. La perspective était redoutable; le péril que j'allais affronter était extrême, et dans toute autre circonstance, il m'aurait fait reculer. Mais le danger qui était derrière moi ne me permettait pas d'hésiter; et sans savoir au juste comment je m'y prendrais, je poursuivais mon chemin. Je m'avançais avec précaution, dirigeant mon cheval sur les parties les plus molles de la route, pour amortir le bruit de ses pas. A chaque détour, je m'arrêtais et sondais du regard; mais je n'avais pas de temps à perdre, et mes haltes étaient courtes. Le sentier s'élevait à travers un bois épais de cèdres et de pins rabougris. Il décrivait un zigzag sur le penchant de la montagne. Près du sommet, il tournait brusquement vers la droite et entrait dans le canon. Là commençait la saillie de roc qui continuait la route et régnait tout le long du précipice. En atteignant ce point, je découvris le rocher oû je m'attendais à voir la sentinelle.

Je ne m'étais point trompé; elle était là; et je fus agréablement surpris de voir qu'il n'y avait qu'un seul homme. Il était assis sur la cime du rocher le plus élevé, et son corps brun se détachait distinctement sur le bleu pâle du ciel. La distance qui me séparait de lui était de trois cents yards au plus, et il me fallait. Suivre la saillie qui me rapprochait de lui jusqu'au tiers environ de cette distance. Au moment où je l'aperçus, je m'arrêtai pour me reconnaître. Il ne m'avait encore ni vu ni entendu; il me tournait le dos et paraissait observer attentivement la plaine du côté de l'ouest. A côté de la roche sur laquelle il était assis, sa lance était plantée dans le sol; son bouclier, son arc et son carquois, appuyés contre. Je voyais sur lui le manche d'un couteau et un tomahawk.

Mes instants étaient comptés; en un clin d'oeil j'eus je pris ma résolution. C'était d'atteindre le défilé, et de tâcher de le traverser avant que l'Indien eût le temps de descendre pour me couper le chemin. Je pressai les flancs de mon cheval. J'avançai, avec lenteur et prudence, pour deux raisons: d'abord parce que Moro n'osait pas aller plus vite, et puis, parce que j'espérais ainsi passer sans attirer l'attention de la sentinelle. Le torrent mugissait au-dessous; le bruit pouvait étouffer celui des sabots sur le roc. J'allais donc, soutenu par cet espoir. Mon oeil passait du périlleux sentier au sauvage, et du sauvage au sentier que mon cheval suivait, frissonnant de terreur. Quand j'eus marché environ vingt pas le long de la saillie, j'arrivai en vue de la plate-forme; là, j'aperçus un groupe qui me fit saisir en tremblant la crinière de Moro: c'était un signe par lequel je m'arrêtais toujours quand je ne voulais pas me servir du mors. Il demeura immobile, et je considérai ce que j'avais devant moi.

Deux chevaux, deux mustangs, et un homme, un Indien! Les mustangs, sellés et bridés, se tenaient tranquillement sur la plate-forme, et un lasso, attaché à la selle de l'un, était enroulé au poignet de l'Indien. Celui-ci, accroupi, le dos appuyé à un rocher, les bras sur les genoux et la tête sur les bras, paraissait endormi. Près de lui, son arc, ses flèches, sa lance et son bouclier. La situation était terrible. Je ne pouvais plus passer sans être entendu par celui-là, et il fallait absolument passer. Quand même je n'aurais pas été poursuivi, il ne m'était plus possible de reculer, car le passage était trop étroit pour que mon cheval pût se retourner. Je pensai à me laisser glisser à terre, à m'avancer à pas de loup, et d'un coup de tomahawk… Le moyen était cruel; mais je n'avais pas le choix et l'instinct de la conservation parlait plus haut que tous les sentiments. Mais il était écrit que je n'aurais pas recours à cette terrible extrémité. Moro, impatient de sortir d'une position aussi dangereuse, renifla et frappa le roc de son sabot. A ce bruit les chevaux espagnols répondirent par un hennissement. Les sauvages furent aussitôt sur leurs pieds, et leurs cris simultanés m'apprirent que tous deux m'avaient aperçu. La sentinelle du haut rocher saisit sa lance et se précipita en avant; mais je m'occupais exclusivement, pour le moment, de son camarade. Celui-ci, en me voyant, avait saisi son arc, et, machinalement, avait sauté sur son cheval; puis, avec un cri sauvage, il s'était avancé à ma rencontre sur l'étroit sentier. Une flèche siffla à mes oreilles; dans sa précipitation, il avait mal visé.

Les têtes de nos chevaux se rencontrèrent. Ils restèrent ainsi, les yeux dilatés, soufflant de leurs naseaux. Tous les deux semblaient partager la fureur de leurs cavaliers et comprendre qu'il s'agissait d'un combat mortel. Ils s'étaient rencontrés dans l'endroit le plus resserré du passage. Ni l'un ni l'autre ne pouvait retourner sur ses pas; il fallait que l'un des deux fût précipité dans l'abîme: une chute de plus de mille pieds, et le torrent au fond! Je m'arrêtai avec un sentiment profond de désespoir. Pas une arme avec laquelle je pusse atteindre mon ennemi; lui, il avait son arc, et je le voyais ajuster une seconde flèche sur la corde. Au milieu de cette crise, trois idées se croisèrent dans mon cerveau se suivant comme trois éclairs. Mon premier mouvement fut de pousser Moro en avant, comptant sur sa force supérieure pour précipiter l'autre. Si j'avais eu une bride et des éperons, je n'aurais pas hésité; mais je n'avais ni l'une ni les autres; la chance était trop redoutable; puis, je pensai à lancer mon tomahawk à la tête de mon antagoniste. Enfin, je m'arrêtai à ceci: mettre pied à terre et m'attaquer au cheval de l'Indien. C'était évidemment le meilleur parti: en un instant je me laissai glisser du côté du rocher. Au moment où je descendais, une flèche me frôla la joue; j'avais été préservé par la promptitude de mon mouvement.

Je rampai le long des flancs de mon cheval et me plaçai devant le nez du mustang. L'animal, semblant deviner mon intention, se cabra en renâclant; mais il lui fallut bien retomber à la même place. L'Indien préparait une troisième flèche, mais celle-ci ne devait jamais partir. Au moment où les sabots du mustang refrappaient le rocher, mon tomahawk s'abattait entre ses deux yeux. Je sentis le craquement de l'os sous le fer de la hachette. Immédiatement je vis disparaître dans l'abîme cheval et cavalier, celui-ci poussant un cri terrible et cherchant vainement à s'élancer de la selle. Il y eut un moment de silence, un long moment;—ils tombaient, ils tombaient… Enfin, on entendit un bruit sourd,—le choc de leurs corps rencontrant la surface de l'eau! Je n'eus pas la curiosité de regarder au fond, et d'ailleurs je n'en aurais pas eu le temps. Quand je me relevai (car je m'étais mis à genoux pour frapper), je vis l'autre sauvage atteignant la plateforme. Il ne s'arrêta pas un instant, mais vint en courant sur moi et la lance en arrêt. J'allais être traversé d'outre en outre, si je ne réussissais pas à parer le coup. Heureusement la pointe rencontra le fer de ma hache; la lance détournée passa derrière moi, et nos corps se rencontrèrent avec une violence qui nous fit rouler tous deux au bord du précipice.

Aussitôt que j'eus repris mon équilibre, je recommençai l'attaque, serrant mon adversaire de près, afin qu'il ne pût pas se servir de sa lance. Voyant cela, il abandonna cette arme et saisit son tomahawk. Nous combattions corps à corps, hache contre hache! Tour à tour nous avancions ou nous reculions, suivant que nous avions à parer ou à frapper. Plusieurs fois nous nous saisîmes en tâchant de nous précipiter l'un l'autre dans l'abîme; mais la crainte d'être entraînés retenait nos efforts; nous nous lâchions et recommencions la lutte au tomahawk. Pas un mot n'était échangé entre nous. Nous n'avions rien à nous dire; nous ne pouvions d'ailleurs nous comprendre. Notre seule pensée, notre seul but était de nous débarrasser l'un de l'autre, et il fallait absolument, pour cela, que l'un de nous deux fût tué. Dès que nous avions été aux prises, l'Indien avait interrompu ses cris; nous nous battions en silence et avec acharnement. De temps en temps une exclamation sourde, le sifflement de nos respirations, le choc de nos tomahawks, le hennissement de nos chevaux et le mugissement continuel du torrent: tels étaient les seuls bruits de la lutte. Pendant quelques minutes nous combattîmes sur l'étroit sentier; nous nous étions fait plusieurs blessures, mais ni l'un ni l'autre n'était grièvement atteint. Enfin je réussis à faire reculer mon adversaire jusqu'à la plate-forme. Là nous avions du champ, et nous nous attaquâmes avec plus d'énergie que jamais. Après quelques coups échangés, nos tomahawks se rencontrèrent avec une telle violence, qu'ils nous échappèrent des mains à tous deux. Sans chercher à recouvrer nos armes, nous nous précipitâmes l'un sur l'autre, et après une courte lutte corps à corps, nous roulâmes à terre. Je croyais que mon adversaire avait un couteau, mais je m'étais sans doute trompé, car il s'en serait certainement servi. Je reconnus bientôt qu'il était plus vigoureux que moi. Ses bras musculeux me serraient à me faire craquer les côtes. Nous roulions ensemble, tantôt dessus tantôt dessous. Chaque mouvement nous rapprochait du précipice! Je ne pouvais me débarrasser de son étreinte. Ses doigts nerveux étaient serrés autour de mon cou; il m'étranglait… Mes forces m'abandonnèrent; je ne pus résister plus longtemps; je me sentis mourir. J'étais… je… O Dieu! Pardon!—Oh!

Mon évanouissement ne dut pas être long, car, quand la conscience me revint, je sentis encore la sueur de mes efforts précédents, et mes blessures étaient toutes saignantes, la vie reprenait possession de mon être; j'étais toujours sur la plate-forme; mais qu'était donc devenu mon adversaire? Comment ne m'avait-il pas achevé? Pourquoi ne m'avait-il pas jeté dans l'abîme? Je me soulevai sur un bras et regardai autour de moi. Je ne vis d'autre être vivant que mon cheval et celui de l'Indien galopant sur la plate-forme et se livrant un combat à coups de tête et à coups de pieds. Mais j'entendais un bruit, le bruit d'une lutte terrible: les rugissements rauques et entrecoupés d'un chien dévorant un ennemi, mêlés aux cris d'une voix humaine, d'une voix agonisante! Que signifiait cela? Il y avait une crevasse sur la plate-forme, une crevasse assez profonde, et le bruit paraissait sortir de là. Je me dirigeai de ce côté. C'était un affreux spectacle. La ravine avait environ dix pieds de profondeur, et, tout au fond, parmi les épines et les cactus, un chien énorme était en train de déchirer quelque chose qui criait et se débattait. C'était un homme, un Indien. Tout me fut expliqué. Le chien, c'était Alp; l'homme, c'était mon dernier adversaire.

Au moment où j'arrivai sur le bord de la crevasse, le chien tenait son ennemi sous lui et le renversait à chaque nouvel effort que celui-ci faisait pour se relever. Le sauvage criait comme un désespéré. Il me sembla voir l'animal enfonçant ses crocs dans la gorge de l'Indien; mais d'autres préoccupations m'empêchèrent de regarder plus longtemps. J'entendis des voix derrière moi. Les sauvages lancés à ma poursuite atteignaient le canon et pressaient leurs chevaux vers la saillie.

M'élancer sur mon cheval, le diriger vers la sortie, tourner le rocher et descendre la montagne, fut l'affaire d'un moment. En approchant du pied, j'entendis du bruit dans les buissons qui bordaient la route, un animal en sortait à quelques pas derrière moi: c'était mon Saint-Bernard. En venant auprès de moi, il poussa un long hurlement et se mit à remuer la queue. Je ne comprenais pas comment il avait pu s'échapper, car les Indiens avaient dû atteindre la plate-forme avant qu'il eût pu sortir de la ravine; mais le sang frais lui souillait ses babines et le poil de sa poitrine, montrait qu'il en avait mis un, tout au moins, hors d'état de le retenir. En arrivant sur la plaine, je jetai un coup d'oeil en arrière. Les Indiens descendaient la pente de la Sierra. J'avais près d'un demi-mille d'avance, et, prenant la montagne Neigeuse pour guide, je me lançai dans la prairie ouverte devant moi.

LIII

RENCONTRE INESPÉRÉE.

Quand je quittai le pied de la montagne, le pic blanc se montrait devant moi à la distance de trente milles. Jusque-là on ne voyait pas une colline, pas un buisson, sauf quelques arbrisseaux nains l'artemisia. Il n'était pas encore midi. Pourrais-je atteindre la montagne Neigeuse avant le coucher du soleil? Dans ce cas, je me proposais de prendre notre ancienne route vers la mine. De là, je gagnerais le Del-Norte en suivant une branche du Paloma ou quelque autre cours d'eau latéral. Tel était à peu près mon plan.

Je devais m'attendre à être poursuivi jusqu'aux portes d'El Paso; quand j'eus fait un mille environ, un coup d'oeil en arrière me fit voir les Indiens débouchant dans la plaine et galopant après moi.

Ce n'était plus une question de vitesse. Pas un de leurs chevaux ne pouvait lutter avec le mien. Mais Moro aurait-il le même fond que leurs mustangs? Je connaissais la nature nerveuse, infatigable de cette race espagnole; je les savais capables de galoper sans interruption pendant une journée entière, et je n'étais pas sans inquiétude sur le résultat d'une lutte prolongée. Pour l'instant, il m'était facile de garder mon avance sans presser mon cheval, dont je tenais à ménager les forces. Tant qu'il ne serait pas rendu, je ne risquais pas d'être atteint; je galopais donc posément, observant les mouvements des Indiens et me bornant à conserver ma distance. De temps en temps je sautais à terre pour soulager Moro, et je courais côte à côte avec lui.

Mon chien suivait, jetant parfois un regard intelligent sur moi et semblant avoir conscience du motif qui me faisait voyager avec une telle hâte. Pendant tout le jour je restai en vue des Indiens; je pouvais distinguer leurs armes et les compter; ils étaient environ une vingtaine en tout. Les traînards avaient tourné bride, et les hommes bien montés continuaient seuls la poursuite. En approchant du pied de la montagne Neigeuse, je me rappelai qu'il y avait de l'eau à notre ancien campement dans le défilé. Je pressai mon cheval pour gagner le temps de nous rafraîchir tous les deux. J'avais l'intention de faire une courte halte, de laisser le noble animal reprendre haleine et se refaire un peu aux dépens de l'herbe grasse qui entourait le ruisseau. Mon salut dépendait de la conservation de ses forces, et c'était le moyen de les lui conserver.

Le soleil était près de se coucher quand j'atteignis le défilé. Avant de m'engager au milieu des rochers, je jetai un coup d'oeil en arrière. J'avais gagné du terrain pendant la dernière heure. Ils étaient au moins à trois milles derrière, et leurs chevaux paraissaient fatigués. Tout en continuant ma course, je me mis à réfléchir. J'étais maintenant sur une route connue; mon courage se ranimait, mes espérances, si longtemps obscurcies, renaissaient brillantes et vivaces. Toute mon énergie, toute ma fortune, toute ma vie, allaient être consacrées à un seul but. Je lèverais une troupe plus nombreuse que toutes celles qu'avait commandées Séguin. Je trouverais des hommes parmi les employés de la caravane, à son retour; j'irais fouiller tous les postes de trappeurs et de chasseurs dans la montagne; j'invoquerais l'appui du gouvernement mexicain; je lui demanderais des subsides, des troupes. J'en appellerais aux citoyens d'El Paso, de Chihuahua, de Durango, je…

—Par Josaphat! voilà un camarade qui galope sans selle et sans bride!

Cinq ou six hommes armés de rifles sortirent des rochers et m'entourèrent.

—Que je sois mangé par un Indien si ce n'est pas le jeune homme qui m'a pris pour un ours gris! Billye! regarde donc! Le voilà, c'est lui, c'est lui-même! Hi! hi! hi! ho! ho!

—Rubé! Garey!

—Eh quoi! par Jupiter! c'est mon ami Haller! hourrah! Mon vieux camarade! est-ce que vous ne me reconnaissez pas?

—Saint-Vrain!

—Lui-même, parbleu! Est-ce que je suis changé? Quant à vous, il m'eût été difficile de vous reconnaître, si le vieux trappeur ne nous avait pas instruit de tout ce qui vous est arrivé. Mais, dites-moi donc, comment avez-vous pu vous tirer des mains des Philistins?

—D'abord, dites-moi ce que vous êtes ici, et pourquoi vous y êtes?

—Oh! nous sommes un poste d'avant-garde! l'armée est là-bas.

—L'armée?

-Oui; nous l'appelons ainsi. Il y a là six cents hommes: et c'est une véritable armée pour ce pays-ci.

—Mais, qui? Quels sont ces hommes?

—Il y en a de toutes les sortes et de toutes les couleurs. Il y a des habitants de Chihuahua et d'El Paso, des nègres, des chasseurs, des trappeurs, des voituriers; votre humble serviteur commande la troupe de ces derniers. Et puis, il y a la bande de notre ami Séguin.

—Séguin! est-il…

-Quoi? C'est notre général en chef. Mais venez: le camp est établi près de la fontaine. Allons-y. Vous paraissez affamé, et j'ai dans mes bagages une provision de paso première qualité. Venez!

—Attendez un instant, je suis poursuivi!

-Poursuivi! s'écrièrent les chasseurs levant tous en même temps leurs rifles et regardant vers l'entrée de la ravine. Combien?

-Une vingtaine environ.

—Sont-ils sur vos talons?

—Non.

—Dans combien de temps pourront-ils arriver?

—Ils sont à trois milles, avec des chevaux fatigués, comme vous pouvez l'imaginer.

—Trois quarts d'heure, une demi-heure, tout au moins. Venez! nous avons le temps d'aller là-bas et de tout préparer pour les bien recevoir. Rubé! restez-là avec les autres; nous serons revenus avant qu'ils arrivent, Venez, Haller! venez!

Je suivis mon excellent ami, qui me conduisit à la source. Là, je trouvai l'armée; elle en avait bien la physionomie, car deux ou trois cents hommes étaient en uniforme; c'étaient les volontaires de Chihuahua et d'El Paso. La dernière incursion des Indiens avait porté au comble l'exaspération des habitants, et cet armement inaccoutumé en était la conséquence. Séguin, avec le reste de sa bande, avait rencontré les volontaires à El Paso, et les avait conduits en toute hâte sur les traces des Navajoès. C'est par lui que Saint-Vrain avait su que j'étais prisonnier, et celui-ci, dans l'espoir de me délivrer, s'était joint à l'expédition avec environ quarante ou cinquante des employés de la caravane. La plupart des hommes de la bande de Séguin avaient échappé au combat de la barranca; j'appris avec plaisir qu'El Sol et la Luna étaient du nombre. Ils accompagnaient Séguin, et je les trouvai dans sa tente.

Séguin m'accueillit comme on accueille le porteur d'heureuses nouvelles. Elles étaient sauves encore. Ce fut tout ce que je pus lui dire, et tout ce qu'il voulait savoir. Nous n'avions pas de temps à perdre en vaines paroles.

Cent hommes montèrent immédiatement à cheval et se dirigèrent vers la ravine. En arrivant à l'avant-poste, ils conduisirent leurs chevaux derrière les rochers et se mirent en embuscade.

L'ordre était de prendre tous les Indiens, morts ou vifs. On avait pour instructions de laisser l'ennemi s'engager dans la ravine jusqu'au delà de l'embuscade, de le suivre jusqu'en vue du corps d'armée et de le prendre ainsi entre deux feux.

Au-dessus du cours d'eau, la ravine, était rocheuse et les chevaux n'y laissaient pas de traces. De plus, les Indiens, acharnés à ma poursuite, ne s'inquiéteraient pas de chercher des traces jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés près de l'eau. Du moment qu'ils auraient eu dépassé l'embuscade, pas un ne pourrait s'échapper, car le défilé était bordé de chaque côté par des rochers à pic. Quand les cent hommes furent partis, cent autres montèrent à cheval et se placèrent en observation devant le passage. L'attente ne fut pas longue. Nos arrangements étaient à peine terminés, qu'un Indien se montra à l'angle du rocher, à peu près à deux cents yards de la source. C'était le premier de la bande des Indiens. Ceux-ci avaient déjà dépassé l'embuscade, immobile et silencieuse. Le sauvage, voyant des hommes armés, s'arrêta brusquement; puis il poussa un cri, et courut en arrière vers ses camarades. Ceux-ci suivirent son exemple, firent volte-face; mais avant qu'ils eussent regagner la ravine, les cavaliers cachés, sortant du milieu des rochers, arrivaient sur eux au galop. Les Indiens se voyant pris et reconnaissant la supériorité du nombre, jetèrent leurs lances et demandèrent merci. Un instant après, ils étaient tous prisonniers. Tout cela n'avait pas pris une demi-heure, et nous retournâmes vers la source avec nos captifs solidement garrottés.

Les chefs se réunirent autour de Séguin pour délibérer sur un plan d'attaque contre la ville. Devions-nous partir cette nuit même? On me demanda mon avis; je répondis naturellement que le plus tôt serait le mieux pour le salut des captifs. Mes sentiments, partagés par Séguin, étaient opposés à tout délai. Nos camarades prisonniers devaient mourir le lendemain; nous pouvions encore arriver à temps pour les sauver. Comment nous y prendrions-nous pour aborder la vallée? C'était là la première question à discuter. Incontestablement, l'ennemi avait placé des postes aux deux extrémités.

Un corps aussi important que le nôtre ne pouvait s'approcher par la plaine sans être immédiatement signalé. C'était une grave difficulté.

—Divisons-nous, dit un des nommes de la vieille bande de Séguin; attaquons par les deux bouts, nous les prendrons dans la trappe.

—Wagh! répondit un autre, ça ne se peut pas. Il y a dix milles de forts là-dedans. Si nous nous montrons ainsi à ces moricauds, ils gagneront les bois avec les femmes et tout le reste, et nous aurons toutes les peines du monde à les retrouver.

Celui-ci avait évidemment raison. Nous ne devions pas attaquer ouvertement. Il fallait user de stratagème. On appela au conseil un homme qui devait bientôt lever la difficulté: c'était le vieux trappeur sans oreilles et sans chevelure, Rubé.

—Cap'n, dit-il après un moment de réflexion, nous n'avons pas besoin de nous montrer avant de nous être rendus maîtres du canon.

—Comment nous en rendrons-nous maîtres? demanda Séguin.

—Déshabillez ces vingt moricauds, répondit Rubé, montrant les prisonniers; que vingt de nous mettent leurs habits. Nous conduirons avec nous le jeune camarade, celui qui m'a pris pour un ours gris! Hi! hi! hi! Le vieux Rubé pris pour un ours gris! Nous le conduirons comme prisonnier. Maintenant, cap'n, vous comprenez?

—Ces vingt hommes iront en avant, prendront le poste et attendront le corps d'armée.

—Voilà la chose, c'est justement mon idée.

—C'est ce qu'il y a de mieux, c'est la seule chose à faire; nous agirons ainsi.

Séguin donna immédiatement l'ordre de dépouiller les Indiens de leurs vêtements. La plupart étaient revêtus d'habits pillés sur les Mexicains. Il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs.

—Je vous engage, cap'n, dit Rubé voyant. Séguin se préparer à choisir les hommes de cette avant-garde, je vous engage à prendre principalement des Delawares. Ces Navaghs sont très-rusés, et on ne les attrape pas facilement. Ils pourraient reconnaître une peau blanche au clair de la lune. Ceux de nous qui iront avec eux devront se peindre en Indien, autrement nous serons éventés; nous le serons sûrement.

Séguin, suivant cet avis, choisit le plus de Delawares et de Chawnies qu'il put, et leur fit revêtir les costumes des Navajoès. Lui-même. Rubé, Garey et quelques autres, complétèrent le nombre. Quant à moi, je devais naturellement jouer le rôle de prisonnier. Les blancs changèrent d'habits et se peignirent en Indiens, genre de toilette fort usité dans la prairie, et auquel ils étaient tous habitués. Pour Rubé, la chose ne fut pas difficile. Sa couleur naturelle suffisait presque pour ce déguisement. Il ne se donna pas la peine d'ôter sa blouse et son pantalon. Il aurait fallu les couper, et il ne se souciait pas de sacrifier ainsi son vêtement favori. Il passa les autres habits par dessus, et, peu d'instants après, se montra revêtu de calzoneros tailladés, ornés de boutons brillants depuis la hanche jusqu'à la cheville; d'une jaquette justaucorps, qui lui était échue en partage. Un élégant sombrero posé coquettement sur sa tête acheva de le transformer en un dandy des plus grotesques. Tous ses camarades accueillirent cette métamorphose par de bruyants éclats de rire, et Rubé lui-même éprouvait un singulier plaisir à se sentir aussi gracieusement harnaché. Avant que le soleil eût disparu, tout était prêt, et l'avant-garde se mettait en route. Le corps d'armée, sous la conduite de Saint-Vrain, devait suivre à une heure de distance. Quelques hommes seulement, des Mexicains, restaient à la source, pour garder les prisonniers navajoès.

LIV

LA DÉLIVRANCE.

Nous coupâmes la plaine droit dans la direction de l'entrée orientale de la vallée. Nous atteignîmes le canon à peu près deux heures avant le jour. Tout se passa comme nous le désirions. Il y avait un poste de cinq Indiens à l'extrémité du défilé; ils se laissèrent approcher sans défiance et nous les prîmes sans coup férir. Le corps d'armée arriva bientôt après, et toujours précédé de l'avant-garde, traversa le canon. Arrivés à la lisière des bois situés près de la ville, nous fîmes halte et nous nous couchâmes au milieu des arbres.

La ville était éclairée par la lune, un profond silence régnait dans la vallée. Rien ne remuait à une heure aussi matinale; mais nous apercevions deux ou trois formes noires, debout près de la rivière. C'étaient les sentinelles qui gardaient nos camarades prisonniers. Cela nous rassura; ils étaient donc encore vivants. En ce moment ils ne se doutaient guère, les pauvres diables, que l'heure de la délivrance fût si près d'eux. Pour les mêmes raisons que la première fois, nous retardions l'attaque jusqu'à ce qu'il fit jour; nous attendions comme alors, mais la perspective n'était plus la même. La ville était défendue maintenant par six cents guerriers, nombre à peu près égal au nôtre; et nous devions compter sur un combat à outrance. Nous ne redoutions pas le résultat, mais nous avions à craindre que les sauvages, par esprit de vengeance, ne missent à mort les prisonniers pendant la bataille. Ils savaient que notre principal but était de les délivrer, et, s'ils étaient vaincus, ils pouvaient se donner l'horrible satisfaction de ce massacre. Tout cela n'était que trop probable, et nous dûmes prendre toutes les mesures possibles pour empêcher un pareil résultat. Nous étions satisfaits de penser que les femmes captives étaient toujours dans le temple. Rubé nous assura que c'était leur habitude constante d'y tenir renfermées les nouvelles prisonnières pendant plusieurs jours, avant de les distribuer entre les guerriers. La reine, aussi, demeurait dans ce bâtiment.

Il fut donc décidé que la troupe travestie se porterait en avant, me conduisant comme prisonnier, aux premières lueurs du jour, et irait entourer le temple; par ce coup hardi, on mettait les captives blanches en sûreté. A un signal du clairon ou au premier coup de feu, l'armée entière devait s'élancer au galop. C'était le meilleur plan et après en avoir arrêté tous les détails, nous attendîmes l'aube. Elle arriva bientôt. Les rayons de l'aurore se mêlèrent à la lumière de la lune. Les objets devinrent plus distincts. Au moment où le quartz laiteux des rochers revêtit ses nuances matinales, nous sortîmes de notre couvert et nous nous dirigeâmes vers la ville. J'étais en apparence lié sur mon cheval, et gardé entre deux Delawares.

En approchant des maisons, nous vîmes plusieurs hommes sur les toits. Ils se mirent à courir çà et là, appelant les autres; des groupes nombreux garnirent les terrasses, et nous fûmes accueillis par des cris de félicitations. Évitant les rues, nous prîmes, au grand trot, la direction du temple. Dès que nous eûmes atteint la base des murs, nous sautâmes en bas de nos chevaux et grimpâmes aux échelles. Les parapets des terrasses étaient garnis d'un certain nombre de femmes. Parmi elles, Séguin reconnut sa fille, la reine. En un clin d'oeil elle fut emmenée et mise en sûreté dans l'intérieur. Un instant après je retrouvais ma bien-aimée auprès de sa mère et je la serrais dans mes bras. Les autres captives étaient là; sans perdre de temps en explications, nous les fîmes rentrer dans les chambres et nous gardâmes les portes, le pistolet au poing. Tout cela s'était fait en moins de deux minutes; mais avant que nous eussions fini, un cri sauvage annonçait que la ruse était découverte. Des hurlements de rage éclatèrent dans toute la ville, et les guerriers, s'élançant de leurs maisons, accoururent; vers le temple. Les flèches commencèrent à siffler autour de nous; mais à travers tous les bruits, les sons du clairon, qui donnaient le signal de l'attaque, se firent entendre.

Nos camarades sortirent du bois et; accoururent au galop. A deux cents yards de la ville, les cavaliers se divisèrent en deux colonnes, qui décrivirent, chacune, un quart de cercle pour attaquer par les deux bouts à la fois. Les Indiens se portèrent à la défense des abords du village; mais, en dépit d'une grêle de flèches qui abattit plusieurs hommes, les cavaliers pénétrèrent dans les rues, et, mettant pied à terre, combattirent les Indiens corps à corps, dans leurs murailles. Les cris, les coups de fusil, les détonations sourdes des escopettes, annoncèrent bientôt que la bataille était engagée partout. Une forte troupe, commandée par El Sol et Saint-Vrain, était venue au galop jusqu'au temple. Voyant que nous avions mis les captives en sûreté, ces hommes mirent pied à terre à leur tour et attaquèrent la ville de ce côté, pénétrant dans les maisons et forçant à sortir les guerriers qui les défendaient. Le combat devint général. L'air était ébranlé par les cris et les coups de feu. Chaque terrasse était une arène où se livraient des luttes mortelles. Des femmes en foule, poussant des cris d'épouvante, couraient le long des parapets, ou gagnaient le dehors, s'enfuyant vers les bois. Des chevaux effrayés, soufflant, hennissant, galopaient à travers les rues et se sauvaient dans la prairie, la bride traînante; d'autres, enfermés dans des parcs, se précipitaient sur les barrières et les brisaient. C'était une scène d'effroyable confusion, un terrible spectacle.

Au milieu de tout cela, j'étais simple spectateur. Je gardais la porte d'une chambre où étaient enfermées celles qui nous étaient chères. De mon poste élevé, je découvrais tout le village, et je pouvais suivre les progrès de la bataille sur tous les points. Beaucoup tombaient de part et d'autre, car les sauvages combattaient avec le courage du désespoir. Je ne redoutais pas l'issue de la lutte; les blancs avaient trop d'injures à laver, et le souvenir de tous les maux qu'ils avaient soufferts doublait leur force et leur ardeur. Ils avaient l'avantage des armes pour ce genre de combat, les sauvages étant principalement redoutables en plaine, avec leurs longues lances. Au moment où mes yeux se portaient sur les terrasses supérieures, une scène terrible attira mon attention et me fit oublier toutes les autres. Sur un toit élevé, deux hommes étaient engagés dans un combat terrible et mortel. A leurs brillants vêtements, je reconnus les combattants. C'étaient Dacoma et le Maricopa! Le Navajo avait une lance; l'autre tenait un rifle dont il se servait en guise de massue. Quand mes yeux tombèrent sur eux, ce dernier venait de parer et portait un coup que son antagoniste évita. Dacoma, se retournant subitement, revint à la charge avec sa lance, et avant qu'El Sol pût se retirer, le coup était porté et la lance lui traversait le corps. Involontairement je poussai un cri; je m'attendais à voir le noble Indien tomber. Quel fut mon étonnement en le voyant brandir son tomahawk au-dessus de sa tête, se porter en avant sur la lance, et abattre le Navajo à ses pieds! Attiré lui-même par l'arme qui le perçait d'outre en outre, il tomba sur son ennemi; mais, se relevant bientôt, il retira la lance de son corps, et, se penchant au-dessus du parapet, il s'écria:

—Viens, Luna! viens ici! Notre mère est vengée.

Je vis la jeune fille s'élancer vers le toit, suivie de Garey, et un moment après, le Maricopa tombait, sans connaissance, entre les bras du trappeur. Rubé, Saint-Vrain et quelques autres arrivèrent à leur tour et examinèrent la blessure. Je les observais avec une anxiété profonde, car le caractère de cet homme singulier m'avait inspiré une vive affection. Quelques instants après, Saint-Vrain venait me rejoindre, et j'apprenais que la blessure n'était pas mortelle. On pouvait répondre de la vie d'El Sol.

* * * * *

La bataille était finie. Les guerriers survivants avaient fui vers la forêt. On entendait encore par-ci, par-là, un coup de feu isolé et le cri d'un sauvage qu'on découvrait caché dans quelque coin. Beaucoup de captives blanches avaient été trouvées dans la ville, et on les amenait devant la façade du temple, gardée par un poste de Mexicains. Les femmes indiennes s'étaient réfugiées dans les bois. C'était heureux; car les chasseurs et beaucoup de volontaires, exaspérés par leurs blessures, échauffés par le combat, couraient partout comme des furieux. La fumée s'échappait de plus d'une maison, les flammes suivaient, et la plus grande partie de la ville ne montra bientôt plus que des monceaux de ruines fumantes. Nous passâmes la journée entière à la ville des Navajoès pour refaire nos chevaux et nous préparer à la traversée du désert. Les troupeaux pillés furent rassemblés. On tua la quantité de bestiaux nécessaire pour les besoins immédiats. Le reste fut remis en garde aux vaqueros pour être emmené. La plupart des chevaux des Indiens furent pris au lasso; les uns servirent aux captives délivrées, les autres furent emmenés comme butin. Mais il n'aurait pas été prudent de rester longtemps dans la vallée. Il y avait d'autres tribus de Navajoès vers le nord, qui pouvaient bientôt être sur notre dos. Il y avait aussi leurs alliés: la grande nation des Apaches au sud, et celle des Nijoras à l'ouest.

Nous savions que tous ces Indiens s'uniraient pour se mettre à notre poursuite. Le but de notre expédition était atteint: l'intention du chef au moins était entièrement remplie; un grand nombre de captives que leurs proches avaient crues perdues pour toujours étaient délivrées. Il se passerait quelque temps avant que les Indiens tentassent de renouveler les excursions par lesquelles ils avaient coutume de porter chaque année la désolation dans les pueblos de la frontière. Le lendemain, au lever du soleil, nous avions repassé le canon et nous nous dirigions vers la montagne Neigeuse.

LV

EL PASO DEL-NORTE.

Je ne décrirai pas notre traversée du désert, et je n'entrerai pas dans le détail des incidents de notre voyage au retour. Toutes les fatigues, toutes les difficultés étaient pour moi des sources de plaisir. J'avais du bonheur à veiller sur elle, et, tout le long de la route, ce fut ma principale occupation. Les sourires que je recevais me payaient, et au delà, de mes peines. Mais étaient-ce donc des peines? était-ce un travail pour moi que de remplir ses gourdes d'eau fraîche à chaque nouveau ruisseau, d'arranger la couverture sur sa selle, de manière à lui faire un siège commode; de lui fabriquer un parasol avec les larges feuilles du palmier; de l'aider à monter à cheval et à en descendre? Non, ce n'était pas un travail. Nous étions heureux pendant ce voyage. Moi, du moins, j'étais heureux, car j'avais accompli l'épreuve qui m'avait été imposée, et j'avais gagné ma fiancée.

Le souvenir des périls auxquels nous venions d'échapper donnait plus de prix encore à notre félicité. Une seule chose assombrissait parfois le ciel de nos pensées: la reine—Adèle!—Elle revenait au berceau de son enfance, et ce n'était pas volontairement; elle y revenait en prisonnière, prisonnière de ses propres parents, de son père et de sa mère! Pendant tout le voyage, ceux-ci veillaient sur elle avec la plus tendre sollicitude, et ne recevaient, en échange de leurs soins, que des regards froids et silencieux. Leur coeur était rempli de douleur.

Nous n'étions pas poursuivis, ou du moins l'ennemi ne se montra pas. Peut-être ne fûmes-nous pas suivis du tout. Le châtiment avait été terrible, et il devait se passer quelque temps avant que les Indiens rassemblassent les forces suffisantes pour revenir à la charge. Nous ne perdions pas un moment, d'ailleurs, et voyagions aussi vite que le permettait la composition de notre caravane. En cinq jours, nous atteignîmes la Barranca del Oro, et nous traversâmes la vieille mine, théâtre de notre lutte sanglante. Pendant notre halte au milieu des cabanes ruinées, je cherchai si je ne trouverais pas quelques vestiges de mon pauvre compagnon et du malheureux docteur. À la place où j'avais vu leurs corps, je trouvai deux squelettes dépouillés par les loups aussi complètement que s'ils avaient été préparés pour un cabinet d'anatomie. C'était tout ce qui restait des deux infortunés.

En quittant la Barranca del Oro, nous fîmes route vers les sources du rio des Mimbres et suivîmes ce cours d'eau jusqu'au Del-Norte. Le jour suivant, nous entrions dans le pueblo d'El-Paso. Notre arrivée provoqua une scène des plus intéressantes. À notre approche de la ville, la population entière se porta à notre rencontre. Quelques-uns venaient par curiosité, d'autres pour nous faire accueil et prendre part à la joie de notre retour triomphant; beaucoup étaient poussés par d'autres sentiments. Nous avions ramené avec nous un grand nombre de captives délivrées, environ cinquante, et elles furent immédiatement entourées d'une foule de citadins. Parmi cette foule, il y avait des mères, des soeurs, des amants, des maris, dont la douleur n'avait encore pu s'apaiser, et dont notre victoire terminait le deuil.

Les questions se croisaient, les regards cherchaient, l'anxiété était peinte sur toutes les figures. Les reconnaissances provoquaient des cris de joie. Mais il y avait aussi des cris de désespoir; car parmi ceux qui étaient partis quelques jours auparavant pleins de santé et d'ardeur, beaucoup n'étaient pas revenus. Un épisode entre tous, un épisode bien triste, me frappa. Deux femmes du peuple avaient jeté les yeux sur une captive, une jeune fille qui me parut avoir dix ans environ. Chacune se disait la mère de cette enfant; chacune l'avait saisie par le bras, sans violence, mais avec l'intention de la disputer à l'autre. La foule les entourait, et ces deux femmes faisaient retentir l'air de leurs cris et de leurs réclamations plaintives. L'une établissait l'âge de l'enfant, racontait précisément l'histoire de sa capture par les sauvages, signalait certaines marques sur son corps, et déclarait qu'elle était prête à faire le serment que c'était sa fille. L'autre en appelait aux spectateurs leur faisait remarquer que l'enfant n'avait pas les cheveux et les yeux de la même couleur que l'autre femme; elle montrait la ressemblance de la jeune captive avec son autre fille qui était là, et qu'elle disait être la soeur aînée. Toutes les deux parlaient en même temps et embrassaient la pauvre enfant, chacune de son côté, tout en parlant. La petite captive, tout interdite, se tenait entre les deux, recevant leurs caresses d'un air étonné. C'était une enfant charmante, costumée à l'indienne, brunie par le soleil du désert. Il était évident qu'elle n'avait nul souvenir d'aucune des deux femmes; pour elle, il n'y avait pas de mère! Tout enfant, elle avait été emmenée au désert, et, comme la fille de Séguin, elle avait oublié les impressions de ses premières années. Elle avait oublié son père, sa mère, elle avait tout oublié. C'était, comme je l'ai dit, une scène pénible à voir. L'angoisse des deux femmes, leurs appels passionnés, leurs caresses extravagantes mais pleines d'amour, leurs cris plaintifs, mêlés de sanglots et de pleurs, remplissaient le coeur de tristesse. Le débat fut terminé, à ce que je pus voir, par l'intervention de l'alcade qui, arrivé sur les lieux, confia l'enfant à la police pour être gardée jusqu'à ce que la mère véritable eût pu établir les preuves de sa maternité. Je n'ai jamais su la fin de ce petit drame.

Le retour de l'expédition à El Paso fut célébré par une ovation triomphale. Salves de canon, carillons de toutes les cloches, feux d'artifice, messes solennelles, musique en plein air dans toute la ville, rien n'y manqua. Les banquets et les réjouissances suivirent, la nuit fut éclairée par une brillante illumination de bougies, et un gran funcion de baile—un fandago—compléta la manifestation de l'allégresse générale.

Le lendemain matin, Séguin se prépara à retourner à sa vieille habitation de Del Norte, avec sa femme et ses filles. La maison était encore debout, à ce que nous avions appris. Elle n'avait pas été pillée. Les sauvages, lorsqu'ils s'en étaient emparés, s'étaient trouvés serrés de près par un gros de Paisanos, et avaient dû partir en toute hâte, avec leurs prisonnières, laissant les choses dans l'état où ils les avaient trouvées. Saint-Vrain et moi nous suivions la famille. Le chef avait pour l'avenir des projets dans lesquels tous deux nous étions intéressés. Nous devions les examiner mûrement à la maison.

Ma spéculation de commerce m'avait rapporté plus que Saint-Vrain ne l'avait présumé. Mes dix mille dollars avaient été triplés. Saint-Vrain aussi était à la tête d'un joli capital, et nous pûmes reconnaître largement les services que nos derniers compagnons nous avaient rendus. Mais la plupart d'entre eux avaient déjà reçu un autre salaire. En sortant d'El Paso, je retournai par hasard la tête, et je vis une longue rangée d'objets noirs suspendus au-dessus des portes. Il n'y avait pas à se tromper sur la nature de ces objets, à nuls autres semblables: c'étaient des scalps.

LVI

UNE VIBRATION DES CORDES DE LA MÉMOIRE.

Le deuxième soir après notre arrivée à la vieille maison du Del Norte, nous étions réunis, Séguin, Saint-Vrain et moi, sur l'azotéa. J'ignore dans quel but notre hôte nous avait conduits là. Peut-être voulait-il contempler une fois encore cette terre sauvage, théâtre de tant de scènes de sa vie aventureuse. Nos plans étaient arrêtés. Nous devions partir le lendemain, traverser les grandes plaines et regagner le Mississipi. Elles partaient avec nous.

C'était une belle et chaude soirée. L'atmosphère était légère et élastique comme elle l'est toujours sur les hauts plateaux du monde occidental. Son influence semblait s'étendre sur toute la nature animée; il y avait de la joie dans le chant des oiseaux, dans le bourdonnement des abeilles domestiques. La forêt lointaine nous envoyait la mélodie de son doux murmure; on n'entendait pas les rugissements habituels de ses hôtes sauvages et cruels: tout semblait respirer la paix et l'amour. Les arrieros chantaient gaiement, en s'occupant en bas des préparatifs de départ. Moi aussi, je me sentais joyeux; depuis plusieurs jours le bonheur était dans mon âme, mais cet air pur, le plus brillant avenir qui s'ouvrait devant moi, ajoutaient encore â ma félicité.

Il n'en était pas ainsi de mes compagnons. Tous deux semblaient tristes. Séguin gardait le silence. Je croyais qu'il était monté là pour regarder une dernière fois la belle vallée. Sa pensée était ailleurs. Il marchait de long en large, les bras croisés, les yeux baissés et fixés sur le ciment de la terrasse. Il ne regardait rien; il ne voyait rien. L'oeil de son esprit seul était éveillé. Ses sourcils froncés accusaient de pénibles préoccupations. Je n'en savais que trop la cause. Elle persistait à ne pas le reconnaître. Mais Saint-Vrain,—le spirituel, le brillant, le bouillonnant Saint-Vrain,—quelle infortune l'avait donc frappé? quel nuage était venu assombrir le ciel rose de sa destinée? quel serpent s'était glissé dans son coeur? à quel chagrin si vif pouvait-il être en proie, que le pétillant Paso lui-même était impuissant à dissiper? Saint-Vrain ne parlait plus; Saint-Vrain soupirait; Saint-Vrain était triste! J'en devinais à moitié la cause: Saint-Vrain était….

On entend sur l'escalier des pas légers et un frôlement de robes. Des femmes montent. Nous voyons paraître madame Séguin, Adèle et Zoé. Je regarde la mère;—sa figure aussi est voilée de tristesse. Pourquoi n'est-elle pas heureuse? pourquoi n'est-elle pas joyeuse d'avoir retrouvé son enfant si longtemps perdue! Ah! C'est qu'elle ne l'a pas encore retrouvée!

Mes yeux se portent sur la fille—l'aînée—la reine. L'expression de ses traits est des plus étranges. Avez-vous vu l'ocelot captif? Avez-vous vu l'oiseau sauvage qui refuse de s'apprivoiser, et frappe, de ses ailes saignantes, les barreaux de la cage qui lui sert de prison. Vous pouvez alors vous imaginer cette expression. Je ne saurais la dépeindre. Elle ne porte plus le costume indien. On l'a remplacé par les vêtements de la vie civilisée, qu'elle supporte impatiemment. On s'en aperçoit aux déchirures de la jupe, au corsage béant, découvrant à moitié son sein qui se soulève, agité par des pensées cruelles. Elle suit sa mère et sa soeur, mais non comme une compagne. Elle semble prisonnière; elle est comme un aigle à qui on a coupé les ailes. Elle ne regarde personne. Les tendres attentions dont on l'a entourée ne l'ont point touchée. Dès que sa mère, qui l'a conduite sur l'azotéa, lui lâche la main, elle s'éloigne, va s'accroupir à l'écart, et change plusieurs fois de place, sous l'influence d'émotions profondes. Accoudée sur le parapet, à l'extrémité occidentale de l'azotéa, elle regarde au loin—du côté des Mimbres. Elle connaît bien ces montagnes, ces pics de sélénite brillante, ces sentinelles immobiles du désert; elle les connaît bien: son coeur suit ses yeux.

Tous nous l'observons, elle est l'objet de notre commune sollicitude. C'est à elle que se rapportent toutes les douleurs. Son père, sa mère, sa soeur, l'observent avec une profonde tristesse; Saint-Vrain aussi. Cependant, chez ce dernier l'expression n'est pas la même. Son regard trahit l'….

Elle s'est retournée subitement; et s'apercevant que tous nos yeux sont fixés sur elle, nous regarde l'un après l'autre… Ses yeux rencontrent ceux de Saint-Vrain! Sa physionomie change tout à coup; elle s'illumine, comme le soleil se dégageant des nuages. Ses yeux s'allument. Je connais cette flamme: je l'ai vue déjà, non dans ses yeux, mais dans des yeux qui ressemblaient aux siens, dans ceux de sa soeur; je connais cette flamme: c'est celle de l'amour. Saint-Vrain, lui aussi, est en proie à la même émotion. Heureux Saint-Vrain! heureux, car son amour est partagé. Il l'ignore encore, mais je le sais, moi. Je pourrais d'un seul mot combler son coeur de joie.

Quelques moments se passent ainsi. Ils se regardent: leurs yeux échangent des éclairs. Ni l'un ni l'autre ne peut les détourner. Ils obéissent à la puissance suprême de l'amour. L'énergique et fière attitude de la jeune fille s'affaisse peu à peu; ses traits se détendent; son regard devient plus doux; tout son extérieur s'est transfiguré. Elle se laisse aller sur un banc et s'appuie contre le parapet. Elle ne se tourne plus vers l'est; ses regards ne cherchent plus les Mimbres. Son coeur n'est plus au désert! il a suivi ses yeux qui restent continuellement fixés sur Saint-Vrain. De temps en temps, ils s'abaissent sur les dalles de l'azoléa; mais sa pensée les ramène au même objet; elle le regarde tendrement, plus tendrement chaque fois qu'elle y revient. L'angoisse de la captivité est oubliée. Elle ne désire plus s'enfuir. L'endroit où il est n'est plus pour elle une prison; c'est un paradis. On peut maintenant laisser les portes ouvertes. L'oiseau ne fera plus d'efforts pour sortir de sa cage: il est apprivoisé. Ce que la mémoire, l'amitié, les caresses, n'ont pu faire, est accompli par l'amour en un instant; la puissance mystérieuse de l'amour a transformé ce coeur sauvage; le temps d'une pulsation a suffi pour cela: les souvenirs du désert sont effacés. Je crus voir que Séguin avait tout remarqué, car il observait avec attention les moindres mouvements de sa fille. Il me sembla que cette découverte lui faisait plaisir; il Paraissait moins triste qu'auparavant. Mais je ne continuai pas à suivre cette scène. Un intérêt plus vif m'attira d'un autre côté, et, obéissant à une douce attraction, je me dirigeai vers l'angle méridional de l'azoléa. Je n'étais pas seul. Ma bien-aimée était avec moi, et nos mains étaient jointes, comme nos coeurs. Notre amour n'avait point à se cacher; avec Zoé, il n'avait jamais été question de secrets sous ce rapport. Notre passion s'abandonnait aux impulsions de la nature. Zoé ne savait rien des usages conventionnels du monde, de la société, des cercles soi-disant raffinés. Elle ignorait que l'amour fût un sentiment dont on pût avoir à rougir. Jusque-là, nuls témoins ne l'avaient gênée. La présence même de ses parents, si redoutable aux amoureux moins purs que nous ne l'étions, n'avait jamais mis le moindre obstacle à l'expression de ses sentiments. Seule ou devant eux, sa conduite était la même. Elle ignorait les hypocrisies de la nature conventionnelle; les scrupules, les intrigues, les luttes simulées. Elle ignorait les terreurs des âmes coupables. Elle suivait naïvement les impulsions placées en elle par le Créateur. Il n'en était pas tout à fait de même chez moi. J'avais vécu dans la société; peu, il est vrai, mais assez pour ne pas croire autant à l'innocente pureté de l'amour; assez pour être devenu quelque peu sceptique sur sa sincérité. Grâce à elle, je me débarrassais de ce misérable scepticisme; mon âme s'ouvrait à l'influence divine: je comprenais toute la noblesse de la passion. Notre attachement était sanctionné par ceux-là mêmes qui seuls avaient le droit de le sanctionner. Il était sanctifié par sa propre pureté. Nous contemplons le paysage, rendu plus beau par le coucher du soleil, dont les rayons ne frappent plus la rivière, mais dorent encore le feuillage des cotonniers qui la couvrent, et envoient, çà et là, une traînée lumineuse sur les flots. La forêt est diaprée des riches nuances de l'automne. Les feuilles vertes sont entremêlées de feuilles rouges; ici elles revêtent le jaune d'or, là le marron foncé. Sous cette brillante mosaïque, le fleuve déploie ses courbes sinueuses, comme un serpent gigantesque dont la tête va se perdre dans les bois sombres qui environnent El Paso. Tout cela se déroule à nos yeux, car la place que nous occupons domine le paysage. Nous voyons les maisons brunes du village, le clocher brillant de son église.

Combien de fois, dans nos heures d'ivresse, nous avons regardé ce clocher! Jamais avec autant de bonheur que dans ce moment. Nous sentons que nos coeurs débordent. Nous parlons du passé comme du présent; car Zoé compte maintenant des événements dans sa vie. Sombres tableaux, il est vrai; mais souvent ce sont ceux-là dont un aime le plus à évoquer le souvenir. Les scènes du désert ont ouvert à son intelligence tout un horizon de pensées nouvelles qui provoquent de sa part des questions sans nombre. Nous parlons de l'avenir. Il est tout lumière, quoique un long et périlleux voyage nous en sépare encore. Nous n'y pensons pas. Nous regardons au delà; nous pensons à l'époque où je lui enseignerai, où elle apprendra de moi ce que c'est que le mariage.

Les vibrations d'une mandoline se font entendre. Nous nous retournons. Madame Séguin est assise sur un banc; elle tient l'instrument dans ses mains; elle l'accorde. Jusqu'à ce moment, elle n'y avait pas touché. Il n'y avait pas eu de musique depuis notre retour. C'est à la demande de Séguin que l'instrument a été apporté, il veut, par la musique, chasser les sombres souvenirs; ou peut-être espère-t-il adoucir les pensées cruelles qui tourmentent encore son enfant. Madame Séguin se dispose à jouer; nous nous rapprochons pour entendre. Séguin et Saint-Vrain causent à part. Adèle est encore assise où nous l'avons laissée, silencieuse, absorbée.

La musique commence; c'est un air joyeux, un fandango; un de ces airs dont les Andalouses aiment à suivre la cadence avec leurs pieds. Séguin et Saint-Vrain se sont retournés; nous regardons tous la figure d'Adèle. Nous tâchons de lire dans ses traits. Les premières notes l'ont fait tressaillir; ses yeux vont de l'un à l'autre, de l'instrument à celle qui le tient; elle semble étonnée, curieuse. La musique continue. La jeune fille s'est levée, et par un mouvement machinal, elle se rapproche du banc où sa mère est assise. Elle s'accroupit à ses pieds, place son oreille tout près de la boite vibrante, et prête une oreille attentive. Sa figure revêt une expression singulière.

Je regarde Séguin; sa physionomie n'est pas moins étrange; ses yeux sont fixés sur ceux de sa fille; il la dévore du regard; ses lèvres sont entrouvertes; il semble ne pas respirer. Ses bras pendent sans mouvement, et il se penche vers elle comme pour lire sur son visage les pensées qui agitent son âme. Il se relève, comme frappé d'une idée soudaine.

—Oh! Adèle! Adèle! s'écrie-t-il d'une voix oppressée! En s'adressant à sa femme, oh! chante cette chanson, cette romance si douce, tu te rappelles? cette chanson que tu avais l'habitude de lui répéter si souvent. Tu te la rappelles? Adèle! Regarde-la! vite! vite! Oh! mon Dieu! peut-être elle pourra…

La musique l'interrompt. La mère l'a compris, et, avec l'habileté d'une virtuose, elle amène par une modulation savante un chant d'un caractère tout différent: je reconnais la douce cantilène espagnole: «La madre a su hija» (La mère à son enfant).

Elle chante en s'accompagnant de la mandoline. Elle y met toute son âme; l'amour maternel l'inspire. Elle donne aux paroles l'accent le plus passionné, le plus tendre:

Tu duermes, cara niña.
Tu duermes en la paz.
Los angeles del cielo
Los angeles guardan, guardan
Niña mia! Cara ni—

* * * * *

Le chant est interrompu par un cri,—un cri dont l'expression est impossible à rendre. Les premiers mots de la romance avaient fait tressaillir la jeune fille, et son attention avait redoublé, s'il était possible. Pendant que le chant continuait, l'expression singulière que nous avons remarquée sur sa figure devenait de plus en plus visible et marquée. Quand la voix arriva au refrain de la mélodie, une exclamation étrange sortit de ses lèvres. Elle se dressa sur ses pieds, regarda avec égarement celle qui chantait.

Ce fut un éclair! L'instant d'après, elle criait d'un accent profond et passionné: «Maman! maman!» et tombait dans les bras de sa mère.

Séguin avait dit vrai lorsqu'il s'était écrié: «Peut-être un jour Dieu permettra qu'elle se rappelle!» Elle se rappelait non seulement sa mère, mais, bientôt après, elle le reconnaissait lui aussi. Les cordes de la mémoire avaient vibré, les portes du souvenir s'étaient ouvertes. Elle retrouvait les impressions de son enfance. Elle se rappelait tout!

Je ne veux point tenter de décrire la scène qui suivit. Je n'essayerai pas de peindre les sentiments des acteurs de cette scène, les cris de joie céleste mêlés de sanglots et de larmes, larmes de bonheur!

Nous étions tous heureux, ivres de joie; mais pour Séguin, cette heure était l'heure de sa vie.

FIN

End of Project Gutenberg's Les chasseurs de chevelures, by Captain Mayne-Reid