The Project Gutenberg eBook of Éloge de la paresse

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Title: Éloge de la paresse

Author: Eugène Marsan

Release date: July 3, 2023 [eBook #71110]

Language: French

Original publication: France: Hachette, 1926

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉLOGE DE LA PARESSE ***

ÉLOGE
DE LA
PARESSE

PAR
EUGÈNE MARSAN

Se trouve
à Paris chez HACHETTE Éditeur.

Il a été tiré de cet ouvrage : 35 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 1 à 35 ; 15 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 36 à 50 ; 100 exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 51 à 150 ; 250 exemplaires sur papier de Madagascar, numérotés de 151 à 400. L’édition originale a été tirée sur papier Alfa.

ÉDITION ORIGINALE

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Librairie Hachette 1926.

Tout est dans tout. Chaque vertu a son avers, comme une médaille ; et des poisons les plus noirs d’experts praticiens tirent habilement des remèdes capables de guérir. Cette considération nous a fait penser qu’il serait excessif de condamner toujours sans appel les défauts que l’on voit habituellement aux personnes appelées à vivre en commun, c’est-à-dire à toutes celles qui composent la société.

Que penserait-on d’un homme que l’horreur entière du mensonge obligerait à dire toujours la vérité ? Il finirait en cour d’assises, sous l’accusation de calomniateur et perturbateur de la paix publique. Que pourrait-on attendre d’une femme qui ne serait point un peu coquette ? D’un causeur qui se défendrait d’être médisant ? D’un savant qui n’aurait pas de curiosité ? D’un amphitryon qui ne serait pas lui-même adonné à la gourmandise ? D’un homme d’esprit qui ne saurait pas être bête quand il faut ? Ils tourneraient tous bientôt à la misanthropie la plus hypoconde et seraient à fuir, comme Alceste, dont c’est l’erreur d’être à ce point intransigeant sur la vertu.

Philinte n’est pas moins honnête ; mais il sait mieux user des hommes et ne déteste rien tant que l’excès. C’est pour lui que nous avons entrepris cette petite collection d’éloges des défauts commodes, utiles, nécessaires, qui s’appellent la Médisance, la Gourmandise, la Frivolité, le Mensonge, la Coquetterie, etc…

Sous le voile transparent de l’ironie, la morale la plus difficile y trouvera son compte et sera très exactement servie. Mais, pour une fois, avec gaieté, ce dont nul ne pourra se plaindre.

LES ÉDITEURS.

ÉLOGE DE LA PARESSE

COQUETEL AU BORD DU LOIR

Imaginez un château.

Un château vous plaira. Et non pas une vaste fabrique rétablie à grand frais, comme un musée, mais une demeure.

La grosse tour de l’ouest est du XIIIe. La légende veut, comme toujours, que ses fondations remontent jusqu’aux Romains. La tour du levant est du XVe, avec une porte si basse qu’il faut se baisser, curieux vestige d’un âge antérieur. Entre elles, tout le corps de logis est d’une Renaissance retouchée. La petite aile droite a double visage : Empire et Louis XVI.

Il est certain qu’une telle bigarrure serait laide dans un objet récent. Il n’est pas moins sûr que le château de B… est délicieux. Après tout, vous comprenez pourquoi. Chacun a subordonné ce qu’il apportait selon le goût nouveau à ce qu’il laissait par besoin ou par respect. Une sorte d’unité est venue de l’usage et de la succession. Le ciel angevin, pour finir, a doucement mûri ce fruit de greffe. Il vous est arrivé de découvrir au fond d’une belle allée donnant sur la route une de ces maisons qui vous troublait soudain comme une femme. Et vous souhaitiez d’y vivre.

Ce qui attriste certains châteaux est un air d’aridité. Ils n’ont aucune eau vive. Et ce peut être l’isolement. Ils perchent ou gisent au milieu d’un désert. B…, à la lisière du bourg, ressemble à une mère poule qui marche en tête de ses poussins, ou bien à quelque capitaine sobrement empanaché qui réunit sa troupe. Je parle comme Aloysius Bertrand. Et le Loir l’embrasse avec tendresse. Le Loir en a fait une île. Les heures reçoivent, dans ce miroir pâle ou ardent, l’image de B…, à demi enveloppée par les arbres.

Nous étions une bonne demi-douzaine qui causions en buvant. La terrasse porte un gros arbre autour duquel l’habitude veut qu’on se range à la fin de l’après-midi. On s’éloigne, à mesure que l’ombre s’allonge. Les derniers rayons nous trouvent établis sur la margelle de la rive, autour d’une petite crique pleine d’algues, d’où nous regardons pencher l’astre du jour. Il était, ce soir-là, et tout le ciel avec lui, d’un blanc d’argent que le fleuve, sans une ride, répétait en moins vif.

Fabrice, Charlemagne, Ghirlandaio, Colbert, Ajax, Savonarole, Livingstone, nous étions plus de six. Vous saurez tout à l’heure l’origine de ces noms bizarres. Nous étions plus de six, et deux dames avec nous. Mme Reine, la dame du château, qui semble une reine, en effet, ou plutôt une bonne sainte de nos églises. Renoir l’a peinte, dans son éclat, mais il l’a épaissie ; la postérité en soit prévenue. Mme Reine et sa belle-fille, la femme de Savonarole : nous la nommions Minerve, parce qu’elle est la raison même, cela va sans commentaires.

Peu à peu, la bulle que formait l’espace parut s’alléger encore, devenir un fluide plus transparent, éthéré, tout à fait impondérable. Puis, des vapeurs en foule naquirent dans le firmament. Il semblait qu’elles se fussent rassemblées à la hâte. Il avait seulement fallu que le soleil les frappât de biais. En même temps, il les avait transfigurées. Un amas d’archanges, de « chars vivants », et de trônes, et de glaives.

— On a beau dire, déclara Fabrice, tout répandu dans l’herbe, la paresse est bonne. Un idiot qui est paresseux, il s’ennuie à ne rien faire. Il me semble pourtant qu’il doit s’ennuyer toujours. Au lieu qu’un paresseux homme d’esprit goûte des plaisirs sans fin.

— Vous ne comptez pas, dit Mme Livingstone, qui nous était arrivée à l’instant (jolie brune aux yeux bleus et gris), vous ne comptez pas tous ceux que la paresse lui fait perdre. La dame d’onze heures ne verra pas ce couchant.

— La malavisée ! dit Mme Reine. A force de bâiller sur un livre ou sur elle-même, elle finira par ne plus rien savoir du globe qui la porte.

— Mais nous, dit Ajax, savons-nous bien ce qui l’enchante ? Je me rappelle une pensée de Jean-Jacques. Ce dément attrapait quelquefois un bon reste de nos moralistes, et il savait une langue magnifique : « L’oisiveté des cercles est triste parce qu’elle est de nécessité ; celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté. »

— En d’autres termes, vous encouragez la dame d’onze heures à nous fuir ?

— Oh ! la pauvre petite. Je crois seulement qu’elle se cherche. Ses pensées, ses livres. Elle cherche à se reconnaître dans cet orage de découvertes qui étonne ses dix-huit ans. De là ses rêveries, sa distraction. Elle est paresseuse comme La Fontaine.

Ainsi naquit un beau soir un beau sujet de conversation.

LA BELLE LENDORE

Charlemagne est ainsi nommé par nous à cause de sa grande barbe. La pipe ne quitte point cette bouche, une longue pipe recourbée, malgré la mode. Il a passé sa vie à se dévouer. Il n’imagine pas un plus grand bonheur.

Ghirlandaio est ainsi nommé parce qu’il est capable d’ajouter à toutes les beautés de la terre, encore des ornements, encore des guirlandes. Il connaît tous les tableaux, a lu tous les livres, parle trois langues. Il est puissant comme un dogue, fin comme l’ambre, bon comme le pain, gourmet comme une chatte. (Ces expressions toutes faites, quel régal ! Prétendez-vous rivaliser avec leur génie ?) Ghirlandaio a un raffinement du XVIe siècle ; avec cela, un grand esprit de simplicité.

Le même, à peu près, qui distingue Fabrice, où il est presque sans frein. On le surnommait Fabrice, par allusion à la Chartreuse de Parme, à cause de cette simplicité justement qui lui garde une candeur enfantine au delà de la trentaine. Il est toujours étonné lorsqu’il découvre une vilenie au monde. Il s’émerveille de l’irrégularité de la pluie, de la méchanceté des hommes. Après quoi, se ravisant tout à coup, il rit de lui-même, de son propre personnage.

Colbert est un homme politique, toujours à deux doigts du ministère. Je ne dis pas un politicien : il y a longtemps qu’il serait ministre. Républicain comme on l’est en Lorraine, il est suspect à ceux de la majorité. Ses rapports sont des chefs-d’œuvre lus par une dizaine de personnes. Il vit dans une garçonnière où toute la politique, toute l’économie de l’Europe sont en fiches. Et il épuise honnêtement trois dactylographes dépourvues de toute coquetterie. Un Colbert blond, aux yeux bleus, pareillement silencieux quoique moins bourru, ayant, en clair, jusqu’aux gros sourcils de son modèle.

Ajax, nous le nommions aussi Sardanapale, selon le cas. Fabrice l’avait d’abord nommé Gladiateur, du nom d’un cheval fameux sous Napoléon III, mais il s’était plaint. Il avait dit qu’il détestait le caractère de ce coursier. Va donc pour Ajax ou Sardanapale. C’était la même idée fastueuse. Notre homme avait bien la tête maigre des pur-sang, et leurs pattes fines, et leur allure, leur majesté, leurs découragements. Les champs de course lui sont un domaine privé. Il rivalise avec les ombres les plus fameuses : Morny, d’Orsay. Au lieu de travailler de son métier de poète, il soupe, joue, et bâille.

Savonarole est dévoré de scrupules. Il doit son nom à un dépit d’artiste insatiable, qui l’a jeté un jour sur l’une de ses œuvres, brisée en miettes. On le voit décrire des cercles autour de sa statue. Il l’aime et il la hait, la fuit et lui revient. Les deux forces étant égales, il tourne en rond, à cause d’elles, dans les escaliers, dans les couloirs, dans le parc. Il est chrétien chaleureux, qui adore le moyen âge. L’ardeur et la subtilité se battent dans son jeune cœur.

Le dernier de la pléiade, nous le nommions Livingstone parce qu’il est toujours par monts et par vaux. Vous le rencontriez un matin, tranquille dans son quartier. Vous appreniez le lendemain qu’il était parti la veille au soir, avec sa jeune femme, pour Nijnii-Novgorod : un taxi jusqu’à la gare de l’Est, chacun sa petite valise. Entre tant, il s’occupe de politique et de poésie.

Je n’oublie pas de noter que Fabrice et Ghirlandaio sont des écrivains de carrière, et ce dernier, peintre et céramiste. Il s’occupait alors de son premier roman, où l’on vit les Treize de Balzac, Stendhal en personne, et l’un des faux dauphins. Le délicieux été nous caressait par les fenêtres ouvertes. Fabrice assurait que les acrobates chinois dansant sur la tenture lui fatiguaient l’âme par l’idée de l’effort inutile. Il n’avait rien fait depuis quinze jours qu’il était à B… Sur cet aveu, Savonarole le considéra avec un redoublement d’amitié. Sa Vierge n’avait pas bougé d’un fil. Livingstone avait arpenté la commune, puis l’arrondissement, il allait s’attaquer à la province ; mais d’écrit, point. Ghirlandaio change seulement de travail, et il croit se reposer. Son plus grand repos est fait de lectures insondables : Balzac à la file, l’Astrée en huit jours, les Mille et une nuits à la vapeur. Colbert observa qu’il était arrivé n’en pouvant plus, qu’il se reposait donc, mais qu’il était surpris de trouver pour la première fois tant de plaisir dans l’inertie. Ajax déclara que, pour lui, c’était ce qu’il avait toujours fait, le travail étant, selon la loi même de l’Écriture, un châtiment qu’il pensait n’avoir point mérité.

Lecteur, avise-toi qu’il s’agit, dans tout ce qui précède, bel et bien d’une préparation, à vrai dire un peu trop lente. Si tu as jamais écrit toi-même, tu m’excuseras.

Quant à Charlemagne, il souriait avec tant de mystère que nous lui en fîmes un ultimatum.

La porte s’ouvrit sur Mme Reine et sur Minerve. Presque aussitôt, Mme Livingstone en coup de vent.

Nous entourions Charlemagne d’un cercle peu amène, dont les dames voulurent savoir la cause.

— Je constatais une fois de plus, expliqua-t-il, la magie de ce château. Messieurs que voilà ont bouclé leurs malles, la tête bouillant de projets. Mais les livres dorment dans les caisses, et les dossiers prennent la poussière, le service n’osant les remuer. C’est que B… est enchanté. Avez-vous seulement des remords ?

— Parbleu, non ! fit Ajax. Nous mourons seulement de faim. La dame d’onze heures n’est plus même de midi. Je propose de la nommer la belle Lendore, en changeant en nom propre une épithète qui est dans Mme de Sévigné et dans Brantôme. La Belle Lendore…


Elle entra comme la cloche sonnait pour la troisième fois. Elle avait l’insouciance peinte sur sa face un peu ronde, comme celle de certaines héroïnes d’Ingres. Elle ne s’excusa point, parce qu’elle se croyait à l’heure.

— Vous avez donc corrompu Mariette, lui demanda Colbert, qu’elle sonne trois coups, à présent ?

Il est vrai que cette petite est charmante. Comment tout le monde ne lui cèderait-il pas ? Qui pourrait lui en vouloir ? Cette loyauté que l’on sent chez elle, cette obligeance, cette aptitude à se vaincre pour rendre service. Belle, aussi. Elle a ses cheveux courts qui surmontent en boule une nuque divine. Elle a ses yeux mordorés qui brillent tout d’un coup sous la paupière un peu épaisse. La bouche et la courbe de la joue jusqu’au menton sont parfaites. Un corps des plus justes proportions. Enfin, un air de beauté classique animée : hellène, italienne, provençale…

LES MEILLEURS PARESSEUX DE FRANCE

Un ange était entré avec nous dans la salle à manger. Il s’agit d’un ange silencieux, non plus de la belle Lendore, ci-devant dame d’onze heures. Savonarole essaya de mettre la conversation sur le temps, mais la jeune fille :

— A présent, j’en suis tout à fait sûre ; vous parliez de moi.

— Nous parlions de ces messieurs. Figurez-vous qu’ils ne travaillent point, sauf Ghirlandaio, bien entendu (qui travaillerait sur le gril de Saint Laurent et à Capoue) et ils n’en ont point de remords, à part l’iconoclaste ; ce qui les surprend tous, Ajax excepté. Je leur révélais que nul n’a jamais travaillé à B…, de mémoire d’homme. A dix lieues à la ronde, nul ne travaille. L’arbre et la prairie travaillent « en lieu de l’homme », comme disait Ronsard. Le paradis terrestre s’est retrouvé. C’est en Anjou.

— Oh ! que c’est bien dit. Mais je persiste : conversation sur la paresse, vous me nommâtes.

— Eh bien ! mon enfant, dit Mme Reine, ce méchant Ajax vous a pourvue d’un autre surnom.

C’était l’usage à B… de faire connaître les sobriquets que nous nous donnions. Ils devaient rester innocents.

La petite Livingstone : — Ajax Sardanapale était sûrement jaloux.

— Parce que, fit Ajax, vous exagérez. Nul ne m’entendra jamais honnir la paresse. Mais vous l’altérez, vous la corrompez. Voilà que vous n’aimez plus à contempler la planète : vous laissez les soleils se coucher sans vous. Et voilà que vous n’êtes plus gourmande, la première à table. Vous faites manger à l’heure anglaise nos bouches de France. Ce n’est plus de jeu. Ce n’est plus la paresse. La douce, la pensive, la chaste, la courtoise, l’aimable. Mais cette résignation hébétée (je vous demande pardon) que l’obsession de sa guigne donnait à Toulet, à ce qu’il prétendait. Ou bien ce pessimisme, dont parle Gœthe, si décourageant qu’il inspira le suicide à un jardinier de sa connaissance, fatigué d’avoir à arroser toujours les mêmes parterres. A coup sûr, vous avez cessé de mériter même ce nom d’une fleur lambine que Ghirlandaio vous donna.

— C’était donc un nom de fleur ? dit la pauvrette, avec une naïveté que Fabrice admira. J’avais cru que j’étais comparée aux dames de la messe de midi, qui se lèvent à onze heures. Et leur chocolat leur est servi sur l’oreiller, au lieu que l’on exige de nous, malheureuses, que nous l’avalions debout, comme des hérons, et que l’hiver il y ait de la glace sur l’eau de notre toilette.

Parce qu’on riait de l’hyperbole, elle se rengorgea comme une colombe, fière et rougissante à la fois, par un mélange à elle.

— Monsieur Ghirlandaio, soyez gentil : racontez-moi la dame d’onze heures.

— Beaucoup de citadins imagineraient, s’ils y songeaient, que les fleurs s’ouvrent toutes au même instant, au signal de l’aube, comme si les jardins et les champs étaient pareils à des dortoirs de jeunes filles élevées par la cruelle Mme de Genlis. Il n’en est rien. Les fleurs n’ont pas moins d’humeurs diverses que les femmes. Quelques-unes sont héroïques, comme le salsifis, lequel a aussi des fleurs. Elles s’éveillent à 4 heures du matin. La crépide est prête à 5 heures, la scorsonère à 6, et le doux nénuphar, qui flotte sur nos douves, à 7. La chicorée sauvage et la piloselle ont des levers bourgeois : 8 heures, 9 heures. Nous en sommes à la dame d’onze heures. Seulement dépassée par les plantes grasses, qui s’étirent à midi.

— On m’aura donné le nom d’une plante grasse !

C’était trop cruel. Il devenait charitable de la rassurer. Ajax déclara son invention.

Nous en étions au plus joli dessert du monde, lorsqu’elle imagina de se venger de tous et de chacun. Elle demanda :

1o Que nos réunions du soir dans le salon blanc fussent consacrées à l’examen de la paresse : il fallait savoir au juste ce que c’était.

2o Qu’Ajax, le plus coupable, eût à porter la parole, à diriger les débats, à recevoir la contradiction.

Mme Reine était ravie du secours qui lui venait par là.

LA PLUS SAGE DE NOS PASSIONS

La paresse mérite bien mieux l’élogieuse définition que s’est à lui-même accordée le peuple de Dieu, Israël. Elle est véritablement le sel de la terre.

Sans la paresse, la terre serait une autre Géhenne. Dans cette amère aventure de l’existence, l’homme trouve quelque répit en elle et grâce à elle. Dans cette amère aventure, qui ressemble au noir rocher de Sisyphe. Telles sont les voies que les astres nous ont ouvertes : nous succomberions à la peine, et sans doute à la fatigue moins qu’à l’inquiétude ; mais nous délassant du premier de ces maux, le bain de la paresse dissipe mystérieusement nos soucis. Il loge à leur place, dans notre âme tout à coup détendue, la sérénité, le repos, la paix, une gerbe ineffable.

Qu’elle soit notre perpétuelle libératrice dans ces combats de l’homme et du destin, La Rochefoucauld l’a gravé. Personne n’a mieux vu sa nature profonde : « Le repos de la paresse, a-t-il dit, est un baume secret de l’âme, qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites… Elle est une béatitude qui nous console de toutes nos pertes et qui nous tient lieu de tous les biens. » Pesons tous ces termes. Ils reviennent à dire que la paresse est en quelque sorte le bouclier du sage. Elle lui a été donnée afin qu’il parvienne à détacher de la roue agaçante des choses sa personne souveraine.

« On s’est trompé, dit encore La Rochefoucauld, quand on a cru qu’il n’y avait que les violentes passions, comme l’ambition et l’amour, qui pussent triompher des autres. La paresse ne laisse pas d’en être souvent la maîtresse. » Que la paresse soit donc notre recours, notre pourvoi, notre défense, notre oasis.

Comme elle nous aide à fuir les passions violentes, elle nous incline vers toutes les vertus paisibles, — l’expression est encore de La Rochefoucauld. Ces vertus paisibles où s’éprouve et s’apaise la délicatesse d’un cœur, et dont la paresse est à la fois le témoin et le guide, le garant, peut-être le principe.

Jamais on ne verra la paresse nourrir, par exemple, une ambition hostile au bien de l’État. Le grand coupable que devint Fouquet fut d’abord ce frénétique dont la devise (Où ne m’élèverai-je pas ?) et le blason (un écureuil grimpant), annonçaient à coup sûr le malheur et les crimes. Le paresseux redoutera cette agitation de l’écureuil sautant de branche en branche, comme de vanité en vanité un homme avide. Content de son état, humble lorsqu’il se regarde, fier lorsqu’il se compare, le paresseux ne sera jamais un ennemi des lois.

Non plus de ses voisins. Il vit en paix avec ses proches. Il n’intrigue pas contre eux, par un travail qui d’abord lui semble pénible, avant que de lui paraître injuste. Il n’en médit pas même, voulant épargner à son esprit cette contention et ces regrets. Il lui suffit d’un petit effort pour être bon. Il ne lui en faut aucun pour n’être point méchant. Les alarmes de l’hypocrite, toujours armé, toujours bandé, l’épouvantent. Lui, il a de l’abandon, il est ingénu. Est-ce qu’il ne convient pas d’admirer et pour ainsi dire d’adorer, cette efficacité, cette économie de la paresse ? Elle est seule à nous frayer si aisément le chemin de la philosophie. Si bien qu’un auteur du XVIIIe siècle, qui est peut-être Caylus, ou peut-être Crébillon, ou peut-être Duclos, dans un curieux recueil que seul le premier a signé, n’a pas craint de dire, puisqu’elle se confondait avec la philosophie, que la paresse était la philosophie même.

Elle est clémente, parce que la rigueur et l’oppression veulent un tracas, parce qu’elles ont des suites qui la fatiguent par avance. Elle est modérée : la modération est son climat. Elle est constante, par haine naturelle du changement. Elle appréhende les affres de la rupture, les sapes des raccommodements, les campagnes d’une nouvelle conquête. Elle est donc fidèle comme on respire. Et elle est exempte, aussi bien, de toute envie. La face décharnée, la face travaillée de l’Envie lui ferait horreur, si elle n’évitait spontanément même de la concevoir.

Si tel est l’effet multiplicateur de la paresse sur les vertus paisibles, ou, si l’on veut, passives, on aurait tort de croire qu’elle détruit forcément les vertus actives. Elle ne les annihile pas. Ménagées, tenues en balance, elles composent un magasin, un arsenal dont le paresseux bien né garde la clef et l’usage… Le paresseux bien né. Il est évident que je ne songeais point aux autres, aux âmes perverses et basses qui brandissent la paresse comme le criminel son alibi, ou qui s’y vautrent comme dans une boue. Dans la paresse, un cœur bien né se retrempe.

Un amant paresseux ne sera ni brutal, ni blasé, ni dégoûté, ni affolé. Déjà fidèle par habitude, il sera tendre, non par politique mais par élection, par ce goût inné qu’il a de la volupté la plus douce.

Un lettré paresseux, un savant paresseux, ils seront calmes, ils évitent la précipitation. Il ne parcourt pas son laboratoire en insensé, il ne choque pas au hasard les cornues. Sans le blé de l’esprit, il ne labourera pas une page, un livre ingrats. Non. Sa fraîche imagination, un jour aura jailli, comme le bras vivace d’une source. Son invention reposée a pris un jour sa course comme une nymphe pleine d’élan. Archimède n’était-il pas au bain, ses jambes doucement soulevées par la force de l’eau, lorsqu’il découvrit, dans cette occupation d’oisif, l’un des premiers principes de la physique ? Est-ce que la gravitation des mondes n’a pas été rencontrée par un autre paresseux, qui se promenait dans les champs ? Et il rêvait, étendu, lorsqu’une pomme lui révéla dans sa chute cette attraction qui maintient, à travers l’éternité, la ronde des sphères. Il émeut de songer qu’une pomme, un fruit d’arbre, s’est retrouvée là, dans cette seconde invention du monde.

Les affaires publiques elles-mêmes souffrent volontiers un peu de paresse. Témoin, cet homme qui a tenu dans ses mains la grandeur de la France et l’a peut-être laissé couler comme de l’eau, parce qu’il n’avait de pensée que pour l’étude à la loupe d’un million de dossiers. Témoin aussi, dans l’autre sens, ce comte de Grignan, qui avait renom de paresseux. Et musicien, bon écrivain, bel esprit, quasi poète, profondément pénétré par les impressions du chant et des paroles cadencées, il devait l’être. Son château provençal, où résidait ce gouverneur de province, plein de monde pour le servir et d’amis pour lui complaire, il vivait dans le faste, dans les concerts, il ruinait chaque année ses finances personnelles. Sa belle-mère pourtant le défendait partout. Sa belle-mère : rien de moins que Mme de Sévigné ! Elle protestait qu’il n’était point paresseux au service du roi.

Et c’était vrai. Et Tacite nous fait voir dans Pétrone ce miraculeux passage de la noble paresse à l’action heureuse : « Pétrone, nous dit-il, consacrait les jours au sommeil, la nuit aux soins et aux douceurs de la vie. Où les autres tirent leur réputation du travail, il devait la sienne à la paresse… Il affichait en paroles et dans sa conduite un nonchaloir et une désinvolture qui jouaient la simplicité, ce qui leur donnait un charme de surcroît. Toutefois (achève Tacite), proconsul de Bithynie, puis consul, il sut montrer sa vigueur et traiter de plain-pied les affaires de sa charge. »

La chronique et l’histoire enregistrent que Pétrone fut équitable et fier jusqu’à la magnanimité, au lieu qu’elles ont flétri la cruauté rampante de son rival, l’industrieux Tigellin.


Ajax parlait devant un verre d’eau que la belle Lendore lui avait moqueusement sucré. On lui avait permis à peine d’avaler son café. On avait versé son cognac dans ce verre d’eau. Et il aurait commencé, selon les règles, déclara-t-il, par une invocation aux muses, si :

— Si, merveilleusement vivante, je n’avais aperçu devant moi l’une d’elles, ou plutôt leur dixième sœur, et qui commande à leur troupe : vous-même, madame [petit salut à la belle Lendore ; dent pour dent], bien que cachée sous le nom et les traits d’une mortelle. Muse entre les Muses, qui inspirez non seulement les faibles hommes, mais jusqu’à vos sœurs, la Paresse étant, comme les Anciens l’avaient bien vu, le lieu et l’occasion, la Mère immortelle de la Connaissance et de la Poésie.

Sur cette tirade, Ajax avait bravement pris son sujet de droit fil, comme on vient de le voir. Emphase et archaïsme, nous admirions son ironie.

LE BONHEUR PAR LA PARESSE

Je ne sais pas, dit Fabrice à Ajax, — ils sont amis intimes, — si vous trichez au jeu, mais vous tronquez les citations. La Rochefoucauld n’a pas vraiment loué la paresse. Il l’a seulement expliquée. Comme toujours, il a fait un constat.

— Oui bien, comme disait le père Faguet. Voulez-vous que je récite La Rochefoucauld de bout en bout ? J’en prends un peu, ce qu’il me faut.

— La Rochefoucauld dit de la paresse que, de toutes nos passions, elle est celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes.

— En effet, la paresse est mystérieuse. Hélas ! fugitive à douter qu’elle puisse être autre chose qu’un rêve[1]. Elle nous échappe toujours.

[1] Claude Barjac.

— Elle est, dit La Rochefoucauld, « la remore qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux, une bonace plus dangereuse que les écueils et les plus grandes tempêtes »… Que la paresse soit couverte d’éloges par des bourreaux de travail, comme Ghirlandaio et Colbert, ils se divertissent. Chez toi, Sardanapale, une telle louange est cynique. Elle est d’ailleurs imprudente. Rappelle-toi comme la paresse est vilaine dans le tableau de Mantegna : une face verte, le corps d’une grassouillette limace. Tu défies le sort. Jupiter ne permet pas que son royaume s’endorme dans une lâche indolence. Virgile dixit.

Écrivez, belle Lendore, conclut Fabrice. Nous allons rivaliser avec les plus illustres maximes.

Pensée :

Pour goûter la paresse, il faut aimer à suivre le travail. Les vrais paresseux savent tout ce que leur ôte des mains une si insidieuse passion. Et ils la maudissent. Mais l’impuissance prétend se parer d’elle, comme d’un masque dans les grelots du Carnaval.

Sa bouchette encore entr’ouverte d’admiration, la dame d’onze heures voulut avoir aussi le texte de Gœthe dont on avait parlé.

— Vous le demanderez à André Maurois, répondit Ajax. Il s’agit de la stupeur où l’on peut tomber devant l’agitation humaine ; et plutôt que de vouloir bouger ainsi, tous les jours les mêmes mouvements, on se tue.

— Ce n’est plus la Paresse, dit Savonarole, c’est la Mélancolie.

— Celle qu’il faut fuir, dit Livingstone.

Fabrice. — Paresse et mélancolie, deux sœurs.

Ajax. — Autre pensée vertueuse à graver, petite fille.

Encore Fabrice :

— Dante méprisait tellement les paresseux qu’il les loge en dehors du ciel et de l’enfer, dans un vestibule. Le ciel les chassait, pour n’être pas moins beau, l’enfer n’en voulait pas. Et Virgile dit à Dante :

« Non ragionam di lor… Regarde et passe. »

Encore Ajax :

— C’est toi qui triches. Dante ne parle point des paresseux, mais des tièdes. Tiédeur et paresse peuvent se rencontrer. Elles sont diverses.

Fabrice, de plus en plus lugubre, exprès, par exagération, par feinte mondaine. — La paresse trahit un empoisonnement de l’âme ou du corps, sinon des deux. Les confesseurs et les médecins…

Ajax, éclatant comme dans Homère. — A la fin, tu nous ennuies. Tu cherches une querelle d’Allemand. Tu sais très bien que le prétexte même t’en manquerait, et l’ombre du prétexte, si nous parlions latin. Car le sujet de tes verbes serait pigritia, et otium, otia celui des miens. On verrait tout de suite que j’ai raison. Majestueusement raison. Les mots sont des miroirs psychologiques. Celui-ci reflète la véritable figure de la paresse. On l’y voit dans son authenticité, dans sa pureté, dans sa candeur. Paresse, autant dire loisir. Tu te rappelles : loisir, repos, absence d’occupations. Mais loisir, c’est-à-dire contemplation, invention, étude. Ce n’est pas tout. La paresse est aussi la paix : per otium, dans la paix. La paresse est aussi la poésie. Ovide nomme les poèmes otia, c’est-à-dire les fruits de la paresse. Dis-moi : que serait un poète sans la rêverie ? Un poète qui ne connaîtrait pas cet état d’attente, de disponibilité, de solitude, le seul où les ombres consentent à venir, ses propres ombres, témoins de sa vie, et d’autres, plus incertaines et toutefois lancinantes, qui dictent d’une voix inconnue. Paresse de Baudelaire. Paresse de Musset. Paresse de Villon. Paresse même de Ronsard : ses veilles si studieuses. Et tu as su comment vivait Moréas. Il avait renoncé à tout. A la fortune, parce qu’elle exige trop de soins. A l’amour, pour la même raison, et pour uniquement se souvenir de la belle étrangère qui ravit à jamais sa jeunesse, puis disparut. A l’ambition vulgaire, parce qu’il en avait une autre. Scrupuleusement oisif, il se tenait aux ordres d’Apollon. Il attendit, guetta, espéra le moment d’Ériphyle, le moment des Stances. Ne m’objecte pas que l’art, ce passage du songe à l’acte poétique, exige une fabrication, une élaboration. Vois, te répondrai-je, vois cet homme immobile, ce muet. Si tu élèves la voix, tu vas lui faire mal. Si tu veux qu’il t’écoute, l’importuner. Il caresse dans sa tête, que tu crois indolente, les formes et les nombres de la beauté.

Et récapitule, je te prie. Foyer des vertus paisibles (sans blague), lampe qui brille sur un livre ami, second ciel du promeneur, consolatrice de la peine, avant-courrière de l’oubli, nieras-tu que la paresse soit le bonheur ? « Il ne manque, disait La Bruyère, à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler. » Voilà dénoncée par un meilleur que moi la querelle de mots que tu me faisais. « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi et à ne rien faire ; personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. » Comme cela, la pensée de La Bruyère est complète. Je t’ai seulement donné la fin avant le commencement. Tu ne peux plus m’accuser. Paresse égale dignité, capacité, scrupule, modestie, étude, désintéressement. Elle est aussi liberté et fantaisie : « On ne vole point des mêmes ailes pour sa fortune que l’on fait pour des choses frivoles et de fantaisie. » Voilà un beau merle blanc, La Bruyère ! Il y en a donc… Le prince Kaunitz, en 1840, qui ne se lavait jamais…

— Pouah ! dit Minerve. Ne nous dégoûtez pas !

— Le prince Kaunitz n’était pas un paresseux, mais un abruti. Il suffit de définir. Les dames qu’il aimait, il lui plaisait qu’elles eussent un gros nez, et de remplir ce nez de tabac. Un paresseux véritable est propre parce qu’il aime son bien-être. Il ressemble au chat, qui ne passe point pour un foudre de labeur. De même, il est gourmand, et non pas goinfre, qui fatigue. N’est point paresseux qui veut. Lessing : « Paressons en toutes choses, sauf en paressant. » Il faut savoir posséder et conserver la paresse. Savoir en jouir. C’est Renan, qui passait des heures à regarder la mer. Saint François de Sales, qui se plaisait dans les bois. Et c’est, paraît-il, Bourget, bien que je ne puisse garantir l’anecdote. Il était chez le comte d’Haussonville, sur les bords du lac de Genève. Je l’ai vu, ce beau lac, des fenêtres de Jacques Chennevière, qui avait sa maison sur la rive. Il est ravissant. Un bleu du ciel entre le bleu de l’Ile-de-France et le bleu méditerranéen. Le comte d’Haussonville, un matin, aurait surpris Bourget encore au lit vers dix heures : « Mon bon ami, je travaille, je réfléchis. » Le lendemain, mais une heure plus tard, M. d’Haussonville prenait les devants : « Je vous en prie, cher ami, levez-vous, vous allez vous surmener. » Oh ! vive l’esprit ! Mais vive un paresseux qui écrit cinquante chefs-d’œuvre du roman, et les Essais de psychologie contemporaine

Rappelle-toi encore Virgile disant : « Amat otia Daphnis. » Ce qui peut être traduit fidèlement : « Daphnis aime la paix. » La paix, la tranquillité, la flûte et le clair de lune. Je préfère celui qui a traduit, dans le beau goût abstrait et psychologique de l’ancienne France : « Daphnis aime qu’on soit heureux. »

Par la paresse, Fabrice, par la paresse.

VÉRITABLE INTENTION DE DIEU

Ajax, dit Ghirlandaio, a certainement raison, puisqu’il est du même avis que Dieu.

— Attention ! dit Mme Reine, tandis que Savonarole sautait de joie.

— Ayez confiance, intervint Minerve.

Et Ghirlandaio :

— Dieu n’a pas imaginé, comme l’on dit quelquefois, et tous nous sommes tombés dans cette erreur, que le travail fût un châtiment dans tous les cas. Mais il eut lui-même une idée de l’oisiveté féconde, ou du loisir, qui rend notre Ajax tout à fait orthodoxe. J’en administre la preuve.

Il reposa une étrange et belle pipe qu’il fumait, qui est taillée dans une calebasse. Charlemagne en est jaloux et Fabrice la nomme Virginie, pour son aspect colonial.

— Adam et Ève n’ont pas encore désobéi. Que dis-je ? Il ne semble pas qu’Ève soit déjà née. Adam vit seul et dans l’innocence entre les quatre fleuves. Je n’ai point parlé par redondance. Les quatre fleuves étaient bien quatre. C’étaient quatre canaux, issus de la même fontaine : Phison, dans le pays de l’or, du bdellion et de l’onyx ; Géhon, qui coule en Éthiopie ; le Tigre et l’Euphrate, que nous connaissons mieux. Adam vient d’être formé du limon de la terre. Dieu vient de répandre sur son visage un souffle de vie. Il vient d’introduire sa créature dans le délicieux jardin qu’il avait planté dès le commencement… Je cite : « Le Seigneur Dieu prit donc l’homme et le mit dans le paradis de délices, afin qu’il le cultivât et le gardât. » Travail ingénu, gratuit, rose sans épine. Adam est capable de goûter la saveur d’un fruit, ses yeux jouissent de la beauté d’un arbre. Il ignore l’affreux aiguillon du besoin. Avant de devenir si misérable, il était pareil à un patricien romain ou à un berger de pastorale : amabat otia.

Après leur crime, ce crime énigmatique qu’aucune glose ne finira jamais d’expliquer, Adam et Ève reconnaissent qu’ils sont nus et se cachent. Les approches du destin ont quelquefois un air de familiarité. Nous voyons le Seigneur Dieu « se promener dans le paradis », en appelant les hommes, ces deux-là. Et c’est Adam qui répond, qui paraît. Il avoue qu’il a eu peur. Nous le voyons faiblir, nous l’entendons élever, pour la première fois, une plainte qui sera reprise d’âge en âge : « La femme que vous m’avez donnée… » Les misères qui seront les misères du genre humain fondent à ce moment sur le premier couple. En punissant, Dieu trace le plan d’une vie nouvelle, où perce la condition du rachat. Le sort des hommes gardera une clarté et une harmonie qui seront les reflets du jardin. Le reste, tout ce qui semblera absurde ou trop cruel, est la marque du châtiment, ineffaçable avant le dernier jour. Au serpent : « Je mettrai une inimitié entre toi et la femme… » C’est l’épouvante des mères et des fils devant les monstres. Virgile s’en souvient encore lorsqu’il parle, dans les Géorgiques, des noirs serpents de Jupiter. A la femme : « Je vous affligerai de plusieurs maux, vous enfanterez dans la douleur, vous serez sous la puissance de votre mari et il vous dominera… » A Adam ! « La terre sera maudite à cause de ce que vous avez fait, et vous n’en tirerez de quoi vous nourrir qu’avec beaucoup de travail, elle vous produira des épines et des ronces, vous vous nourrirez de l’herbe de la terre… »

La punition a été de muer le passe-temps du jardin de délices en travail contraint sous peine de mort ; le plaisir et le jeu, en nécessité.

Inversement, l’effort pénible tenant à l’imperfection de notre intelligence et à la faiblesse de notre être physique, il doit être exclu des actes divins. Et les jeux, les plaisirs de l’oisiveté ne peuvent donc être criminels, s’ils distinguent la création divine. Dans la Bible, la genèse du monde est radieusement aisée. De telle sorte que le repos du septième jour paraît une grâce conçue à notre intention.


Au seuil des divins vergers, lorsqu’ils partirent, Ève n’avait pas encore un nom. Elle était le double, elle était l’ombre de l’homme. Ce fut Adam qui la nomma Ève, parce qu’il l’aimait, sans doute ; Ève, la Vie, parce que d’elle allaient naître tous les vivants. Cela n’a plus aucun rapport avec ce que nous cherchions, mais la pensée s’y arrête volontiers.

LA PAIX UNIVERSELLE

Fabrice comme un flâneur, Colbert comme un homme méthodique, aimaient les longues promenades à pied. Livingstone s’enfuyait dès patron-minette. Eux entraient dans la campagne sur le coup de 10 heures.

Après un silence qui permit aux deux hommes marchant d’un bon pas de savourer dans l’air les dernières fraîcheurs du matin :

— Si tout le monde, prononça Colbert, si tout le monde était semblablement et totalement paresseux ? Ajax n’y a pas songé.

— Il vous reprocherait de tomber dans le sophisme de Paris et du flacon. Si Paris était tout petit, il tiendrait dans une bouteille. Le monde est comme il est.

— Mais les raisonnements par l’absurde ont du bon. Ils permettent quelquefois de voir clair.

— Il en serait alors comme dans cette ville du Thibet… Les habitants sont si lâches qu’ils laissent les débris domestiques devant leur porte, et quand la motte est devenue une montagne, ils y ouvrent un tunnel.

— Voilà. Connaissez-vous le socialiste Lafargue et son Droit à la Paresse ?

— Il veut la paresse pour tous. Avec ses trois heures de travail général, ses trois heures fabuleuses, il n’est pas raisonnable comme La Bruyère. Il oublie ce qu’il faut de talent à l’oisiveté utile ou seulement égayante. Et il sacrifie tout, jusqu’à la sûreté de l’État.

— Il expose, mais c’était avant les ruines de la dernière guerre, que l’Europe a payé l’erreur des économistes, la cupidité des industriels, et les préjugés de la morale bourgeoise, par les travaux forcés de la classe ouvrière, et son affreuse pauvreté au milieu de l’abondance… Il est plein d’astuce.

— Il est plein des sales chicanes de la haine, sous une apparence joviale. Il enverrait Auguste Comte limer et forger. Et il condamne le luxe, c’est-à-dire, en fin de compte, toute la parure du monde, la vie ornée, les dentelles, les perles, et jusqu’aux beaux-arts, — jusqu’aux collections d’Anatole France…

— Mais, fit Colbert, vous alliez dire : mais

— Mais la coutume de l’ancienne France assurait aux ouvriers plus de quatre-vingts jours de repos, les cinquante-deux dimanches, une trentaine de saints : « Et M. le curé, de quelque nouveau saint charge toujours son prône… » Tandis que les règlements des corporations, en répartissant le travail, prévenaient le cruel, le hideux chômage. Le XIXe siècle n’a été ni si charitable ni si prudent. Je vous étonne, beau libéral… Curieuse fortune de ce mot, si noble dans la langue pure, lorsqu’il était synonyme de généreux… L’explosion individualiste du XVIIIe siècle finissant a été une faute, un malheur dont nous n’avons pas fini d’essuyer les conséquences. Juste au moment que la terre et les choses allaient devenir entre nos mains plus fertiles et maniables ! Quand les voitures allaient n’être plus traînées comme du temps des Pharaons ! Quand les charrues allaient n’être plus poussées comme par les premiers agriculteurs, immédiatement après l’âge du renne ! Dans l’ancienne Europe, la disette venait quelquefois de la nature. Elle n’avait pas le blé d’Amérique. Dans l’Europe d’il y a cinquante ans, la misère venait souvent des lois. La liberté n’est pas féconde, mais la règle. Tous les vrais chefs le savent, qu’ils mènent un peuple ou une équipe. L’anéantissement des corporations par le décret révolutionnaire a longtemps empêché les artisans de tirer une meilleure part de cette augmentation, de cette prolifération des richesses. Nos pères ont ainsi déterminé une injustice de surcroît, qui n’était pas inscrite dans la destinée fatale des hommes, et des troubles immenses. Entre l’ignoble prétention de l’anarchie, entre son égalité d’une seconde, celle du partage, entre son retour à une rusticité entièrement dénuée, entre cet abîme et l’inclémence du XIXe siècle, l’esprit imagine avec regret un état normal dont tous les principes existaient. N’admire-t-on pas encore à Venise les vestiges de la puissante fortune des Corporations ? Les artisans n’auraient pas été durement bannis tout un siècle des douceurs du repos, de l’oisiveté. Leurs têtes ne seraient pas égarées par les ressouvenirs et la rancune. Au lieu de cette guerre sociale, l’exception autrefois et la règle aujourd’hui, nous connaîtrions la paix. Qui sait ? Aurions-nous vu ces vastes guerres des nations, ces guerres d’affamés ? J’ai chez moi un tableau de bataille du XVIIIe siècle, dont la contemplation doit rendre modeste un homme d’à présent : le fleuve, la colline, une batterie sur la pente, une cavalerie enrubannée qui caracole dans la vallée. Utopie pour utopie, j’aime mieux la mienne… Savoir si Ajax sera content ou mécontent de l’eau que nous lui amenons.


Ils ne causèrent point toute la matinée de Paul Lafargue et du socialisme. Il régnait sur l’Anjou un temps plein de langueur, doux et précaire, couleur de tourterelle.

L’OISIVETÉ MÈRE DE TOUS LES BIENS

Nous croyons trop, disait Ajax, que tout sur la terre, vient du travail. Il se peut. Mais quoi ? Le travail n’est-il pas son propre ennemi ? Il se hait. Il s’exerce pour s’abolir, et plus il fait rage, plus il désire sa propre fin. Car il n’est pas un but mais un moyen. Il n’est pas un port mais une route. Le port s’appelle Oisiveté.

J’irai jusque là : je dis que l’oisiveté nous sert bien mieux, que nous lui devons plus, que nous lui devons tout. Elle n’est pas seulement le port, elle est la voile ; si j’ose ainsi entre-choquer les images.

Représentez-vous un homme accablé de travaux. Que l’aube réveille, que les heures pressent, qui n’a pas un seul moment, dont la fatigue brise les muscles, et il s’endort comme une bête de petit cerveau. Représentez-vous qu’une grâce du sort lui donne quelque répit. Dans cette paix nouvelle, sa chair une fois reposée, l’esprit s’éveillera : plaisirs de l’oisiveté, tels que je les ai définis : un philtre. L’esprit s’éveillera : bonheur de l’invention. Je viens de dire l’histoire des hommes. L’inventeur de l’imprimerie songeait à sa gloire, et songeait au fastidieux labeur des copistes, sinon par charité, du moins par calcul. La preuve serait encore meilleure, tirée de son égoïsme supposé.

— En ce cas, l’écriture est elle-même une conquête de la paresse.

La remarque venait d’un Charlemagne dont le lorgnon brillait.

— Oui, fit Ajax… Disons une conquête de l’oisiveté en vue de contenter la paresse. Les trouvailles naissent de l’oisiveté, et la paresse en profite. L’encre et la plume ont diminué l’effort du style ; la cire, l’effort de la pierre et du ciseau ; l’écriture, celui de la mémoire. On me croit paradoxal et je parle comme M. de la Palisse… L’homme a toujours eu l’idée d’un travail-plaisir, d’un travail otieux, à la place du travail-fatigue et du travail-douleur qui était son loyer. Il a toujours eu l’idée d’une oisiveté, chérie comme un trésor inaccessible ou perdu. De là, l’Age d’or… Ante Jovem, dit la genèse virgilienne, « avant Jupiter, aucun agriculteur ne travaillait les champs, ni pouvait même se permettre de les signaler en les bornant pour son usage… D’elle-même, la terre fournissait tout, sans qu’il en coûtât aucun effort à personne… C’est lui, dans son inexplicable volonté, qui donna un fatal venin aux serpents, montra au loup sa proie, ordonna à la mer de se soulever. En les secouant, il fit pleurer aux feuilles leur miel, et il nous retira le feu, et il arrêta le cours des ruisseaux de vin, pour que leur misère peu à peu découvrît aux hommes tous les arts. Mais on vit aussitôt le tronc creusé de l’aune peser sur les fleuves, on vit les marins compter et nommer les étoiles… » Un abrégé des travaux du genre humain est l’histoire des peines qu’il s’est données pour alléger ce joug insupportable du travail. L’oisiveté se confond avec la civilisation. Elle est l’objet de la civilisation, sa toison d’or. L’homme croyait avoir ses seules mains. Ses ongles. Ses dents. Il courait au milieu d’une embûche universelle, Et je recommence ma litanie. La première massue diminua l’effort de son bras ; la première pierre lancée, l’effort de son bras et de ses jambes ; la première pierre taillée, l’effort de ses mains et de sa bouche. Ainsi, de la première épée, de la première boîte, de la première enclume, de la première roue, de la première charrue. Chaque fois, un effort moindre, l’obsession écartée d’une nécessité contraignante. Le premier chien séduit courut à la place de l’homme. Le premier cheval soumis le porta. Nous devons le respect aux fatigues des laboureurs. Nous savons qu’elles sont assez grandes. Concevons toutefois la félicité des premiers paysans lorsqu’ils virent la terre travailler pour eux. Au lieu de s’essouffler encore à la poursuite des animaux rapides, les hommes regardaient enfin la terre germer.

La belle Lendore leva sa petite main. Elle avait une maxime à proposer, en pendant à celle de Fabrice.

Pensée :

L’oisiveté est la halte et la couronne du travail. Les paresseux béants l’ignorent. Ils n’ont pas de loisir. Ils n’en ont pas le temps.

— Voyez l’insidieuse, glissa Ajax.

Et enchaînant :

— Les Anciens ont si bien compris les services rendus à l’espèce par l’oisiveté qu’ils l’ont garantie à tous ceux qu’ils nommaient des citoyens. Les seuls travaux qui leur fussent réservés ou permis étaient réputés nobles : la guerre, les champs, la nourriture et la défense de la cité. Et la science, qui augmente les pouvoirs de l’homme. Et la poésie, et les beaux-arts, joie des yeux, voix de l’âme. Il faut connaître et confesser la vérité. L’esclavage ne fut pas seulement l’abus du vainqueur. Il fut un vaste système organisé par les hommes contre la dureté de leur sort commun, les meilleurs ayant mission de commander, de conduire, de supputer. C’est un fait que les inventions de l’homme se sont multipliées de plus en plus vite à mesure qu’il savait mieux changer en loisirs nouveaux les efforts anciens, attestés par les signes durables et transmissibles de la monnaie et des titres. Le travail et les services de chacun acquirent ces hypothèques sur le travail de tous. Les apparentes injustices que l’on remarque dans le maniement et la répartition de ces signes ne sont pas du même degré. Les usurpations sont criantes, mais susceptibles de réforme. Les inégalités portent la marque du destin, des talents, des chances, ou celle de l’ordonnateur : réseau d’épreuves et de tentations qui forment sa politique… Ici, j’invoquerai une petite chanson russe, l’un de ces chants qu’un peuple trouve, comme pour fixer et fasciner le sort, ou pour s’en consoler :

La jeune Ouliana
Se promenait dans son jardin,
Elle cueillait des fleurs d’aubépine,
Elle les comparait à son visage ;
Elle demandait à sa mère :
Dis-moi, oh ! ma mère,
Serai-je jamais comme cette aubépine ?
Marie-moi avec un seigneur.
On vit bien avec un seigneur.
Il ne faut pas remuer ni travailler,
Rien que se vêtir joliment.
REFRAIN : Tzobé-Iob ! — Tzobé, Tzobé, Tzob !

La chanson d’Ouliana découvre les deux pentes de la paresse, celle des fleurs, et celle du crime et de la honte, ou du péché et de la vergogne. Mais il en va ainsi de toutes nos passions, peut-être de tout ce qui est humain. L’orgueil naît de la dignité, de la fierté, et lui-même, il dégénère. L’avion vole et tue. La calomnie et l’amour sont sur la même bouche.

L’oisiveté pourtant est la récompense dont notre cœur nous renouvelle sans cesse la promesse. Elle est le terme de notre ambition. La terre hérissée des premiers âges rendue pareille au jardin des délices. Nous nous servons, avec ce grand espoir, peut-être sans nous défier assez d’elles et de leur usage, de nos machines enlaidissantes. Cependant, il est permis d’espérer en des machines plus subtiles, plus dépouillées, qui nous enlèvent ce tohu-bohu de bielles et d’engrenages, qui soient réduites, comme déjà la T. S. F., à quelques tracés, à quelques fils énigmatiques. Et cependant aussi, comparez cet ancien laboureur, courbé, rompu, à celui-là, qui est campé sur sa machine, et fume en plein air, libre, distrait, paresseux. S’il est véritablement plus heureux, c’est une autre question. Nous devrions savoir garder nos anciens bonheurs, nos anciens pouvoirs, quand nous en acquérons d’autres.

Le ciel lui-même, le paradis d’en haut, nous le concevons comme un immense loisir, avec des harpes.

ÉPILOGUE ET MORALE

I

La belle Lendore s’est mariée. Si belle et gentille, véritablement princière, elle a épousé, avec sa maigre dot, un homme sans fortune.

Une certaine paresse, une certaine inaction peuvent résulter, dans les jeunes années, d’une surabondance de forces spirituelles, où l’embarras est de choisir. Ces forces morales et poétiques dont l’être plie supposent qu’il a beaucoup de générosité, et beaucoup de courage. Ainsi la belle Lendore. Pour suivre son cœur, elle n’a pas même hésité. Adieu les songes ! Adieu, loisirs ! Elle travaille à présent, comme des milliers de ses sœurs, barbares que nous sommes. Elle enseigne. Avec un sourire encore surpris que le monde ne soit pas tout entier une idylle. Elle assure que la paresse de son adolescence lui a beaucoup appris.

II

Chénedollé nous rapporte un grand nombre des plus étincelants propos de Rivarol. Il se flattait de n’être pas ingrat, et cependant il n’est pas pur de toute jalousie. Rivarol le jetait dans un enivrement. Il ne pensait d’abord qu’à Rivarol. Le charme rompu, il n’a pas su se priver d’un peu griffer son dieu.

Ils ont parlé de Voltaire, de Thomas, de Buffon. C’est ce que Rivarol disait de ce dernier qui nous intéresse. Il était difficile, contenté par la seule perfection. « Le portrait du cheval, disait Rivarol, a du mouvement, de l’éclat, de la rapidité, du fracas ; celui du chien vaut peut-être mieux encore, mais il est trop long… » Quant à l’aigle, il est manqué. Manqué aussi, le paon… Qu’il fût de Buffon ou de Guéneau, n’importe, c’était une description à refaire (Guéneau était le nègre de Buffon). Elle était trop longue et pourtant incomplète, elle manquait de cette verve intérieure qui anime tout, et de cette brièveté pittoresque qui double l’éclat des images en les resserrant. « J’ai dans la tête, — concluait Rivarol, — un paon bien autrement neuf, bien autrement magnifique, et je ne demanderai pas une heure pour mieux faire. »

Mais cette heure, il ne l’a jamais eue, elle s’envola toujours. Son scrupule, son entrain, sa folle confiance, ses feux d’artifice : il a tout gaspillé. Jusqu’à ce qu’il fût trop tard, éternellement.

Ami, prends garde aux heures. Chacune d’elles est unique. Telle est la morale de cette histoire, moins immorale que tu ne l’attendais peut-être.

IMPRIMERIE CRÉTÉ
CORBEIL (S.-ET-O.)
609-10-1926.